Les Siècles Morts. Par André De Guerne. (1853-1912) Vicomte de Guerne. Tome II L’Orient Grec. Alphonse Lemerre Edition 1890. TABLE DES MATIERES. Préface. La Mort De Philémon. Les Noces Susiennes. Hymne A Artémis Ephésienne. La Mort De Kalanos. Hymne A Zeus. Les Jeux D'Apollon. Les Captives. Le Sacrilège. La Sibylle. Les Paroles De Schemouël-Bèn-Mikah. Sagesse. Cléopâtre. Les Esséniens. La Fuite En Egypte. Iohanan-Le-Baptiste. La Tentation De Jésus. Les Parouschites. Les Divinisantes. Agnôstos Théos. Les Révélations De Jean. Le Temple Eternel. Préface. L’Auteur s’efforça, dans un premier recueil de poèmes, d’évoquer les plus anciennes civilisations orientales. Chacune d’elles portait une empreinte profonde et une marque particulière. La Khaldée, l’Egypte, Israël-Kenaan, l’Eran, semblaient surgir dans un isolement farouche. Les guerres établissaient seules entre les races de rapides et sanglants contacts. Les Dieux, maîtres jaloux de territoires immenses ou restreints, ne franchissaient pas les limites de leurs domaines. Chaque ville même s’enorgueillissait déposséder un temple dédié à une divinité spéciale. Quelles idées étaient communes à ces peuples, dont une splendeur matérielle dérobait encore la barbarie primitive? Quelle fut, pendant de si longs siècles, l’influence réciproque de l’Egypte et de la Khaldée? Il est difficile de le préciser. C’est sur Israël et sur la côte Phénicienne que se manifesta seulement l’action diverse, mais très sensible, de ces deux grands empires. Sans doute, les Phéniciens, par leurs navigations ou leurs caravanes, servirent d’intermédiaires entre les pays les plus éloignés. Par eux s’échangèrent les différents produits, les métaux, les étoffes, le verre, les pierres précieuses. Mais voués au négoce, âpres au gain, les rudes marchands de Tyr et de Sidon durent se préoccuper fort peu de recueillir les légendes cosmogoniques ou les symboles religieux des peuples qu’ils visitaient. Lorsqu’ils achetaient, à Memphis ou à Babylone, la statuette d’une divinité étrange, il est probable qu’ils ne songeaient point à demander l’explication de ses attributs ni même peut-être à s’enquérir de son nom. Il fallait, pour remplir la mission à laquelle faillirent les Phéniciens, une race choisie, intelligente et curieuse, sans préjugés, pauvre et libre, capable de décerner de plus grands honneurs au sage qui rapportait de ses voyages quelque connaissance nouvelle qu’au stratège qui n’avait conquis que de périssables cités. Le monde connut cette race divine, fille des plus nobles Dieux qu’il honora jamais, mère de la Sagesse et du Beau, éducatrice des âmes, révélatrice de l’Harmonie, abeille immortelle qui butina sur toutes les fleurs et transforma tous les sucs en un miel si parfumé que les lèvres humaines n’en goûtèrent qu’une fois l’enivrante et glorieuse saveur. Les Dieux heureux d’Hellas avaient vaincu les monstrueuses divinités de l’Asie; le Grand Roi et ses hordes avaient fui devant les libres défenseurs de la Grèce. Un choeur merveilleux, fait de toutes les voix héroïques, écho de toutes les poésies, chanta dans Athènes ressuscitée. Des statues parfaites peuplèrent les rampes de l’Acropole, et la grande, la prudente, l’harmonieuse, la divine Pallas se dressa dans l’azur éternel. Le Parthénon fut le sommet sacré sur lequel l’humanité pensante fixe encore ses yeux reconnaissants. Le siècle de Périclès révéla tout ce que l’âme des hommes pouvait contenir d’idéal et d’enthousiasme pour la Beauté. En même temps que les chefs-d’oeuvre naissait une curiosité universelle. Déjà Hérodote, en visitant les sanctuaires de l’Egypte, avait noté certaines analogies entre leurs Dieux et ceux de sa patrie. La Philosophie s’emparait de ces données récentes. C’est une loi reconnue que l’esprit religieux décroît à mesure que grandit l’esprit philosophique. Les Dieux, considérés d’abord comme des êtres de réalité, les Dieux que l’on adore, que l’on supplie, en qui l’on espère, n’apparaissent plus que comme des conceptions abstraites et leur existence même semble subordonnée à celle de l’esprit qui les rêva. Un abîme sépare les Dieux d’Hésiode de ceux d’Euripide. La tradition religieuse et mystique a fait place à la libre et changeante métaphysique. Mais Platon, mais Aristote étaient morts; le génie d’Hellas ne leur survivait qu’avec peine. Les rivalités des cités, les luttes intestines, l’arrêtaient dans son vol. Un changement immense, une transformation matérielle et morale étaient nécessaires pour le favoriser encore. Alexandre conquit le monde. Certes les nations domptées, l’Egypte, Babylone et la Perse ne pouvaient compter parmi les peuples barbares, Les ruines de leurs palais, leurs inscriptions, leurs sculptures, tous ces vestiges étonnants que notre siècle a rendus à la lumière, attestent un passé glorieux et une civilisation avancée. Mais la liberté manquait à leur art comme à leur pensée. L’Hellénisme ne tenta pas la tâche impossible de restituer une vie factice à leurs religions séculaires; mais recueillant les dogmes, s’initiant aux mystères, il pénétra les mythes, en interpréta les symboles et en dégagea l’essence, La vieille Athènes ne se prêta point volontiers à cette évolution de l’esprit grec. Les écoles de philosophie s’y rattachèrent longtemps encore au Lycée ou à l’Académie. Athènes, toujours vénérée comme une mère, était cependant à moitié ruinée. Une autre ville, récente et merveilleuse, offrit aux méditations des sages l’asile de ses écoles royales. Alexandrie, capitale de l’Hellénisme, emporium de l’univers, marché ouvert au commerce du monde, en devint aussi le centre intellectuel. Toutes les sciences, encouragées par les Lagides, y fleurirent en paix à l’ombre du Musée et des Bibliothèques. Astronomie et mathématiques, histoire et géographie, poésie et philologie, études mythologiques ou morales, aucune branche de connaissances ne fut négligée. Là, pour ainsi dire, aboutissait la pensée humaine. Les religions diverses et les systèmes étrangers étant mieux connus, leurs points communs apparurent. La critique engendra le syncrétisme. Quelque innombrables que soient les formes des mythes et des doctrines, leur origine humaine est identique. Le fond même des idées religieuses et cosmogoniques est peu vaste: le soleil, grand principe générateur; l’élément humide, principe fécondé; la nuit et l’hiver, images de la mort; le jour et le printemps, images de la vie et de la résurrection des choses. Leur succession régulière symbolise l’action de la nature. Cependant, quel qu’en soit le nom, des forces supérieures, émanées d’un Être invisible, régulateur du monde, ne président-elles pas à l’éternel mouvement? L’âme des hommes n’était plus assez jeune ni assez crédule pour se complaire encore aux fables dont les premiers poètes avaient charmé son enfance, ou pour s’émouvoir des mystères dont les sacerdoces t’avaient épouvantée. Toutes les Divinités qui peuplaient l’univers lui semblaient fragiles et comme transparentes. A travers elles, la raison soupçonnait un principe unique, dont elles n’étaient que des manifestations particulières. Tous les Dieux de toutes les races, d’abord reconnus comme frères, unirent bientôt leurs attributs et leurs légendes pour se fondre en un être encore vague et impersonnel, Daimôn plus philosophique que religieux, mais néanmoins actif et universel. Cette conception de l’unité divine que l’Hellénisme s’efforçait défaire sienne, existait déjà mais sous une forme absolue et théocratique. Israël, armé de sa foi, défendu par sa Thora, soutenu par ses prophètes, avait opposé au Polythéisme sa croyance en un seul Dieu, Après chaque désastre, la Tige de David refleurissait toujours sur les ruines. Longtemps Israël résista à toutes les persuasions comme à toutes les persécutions. Contre les rois Séleucides se dressèrent les princes Haschmonides, Mais la Judée était trop rapprochée de Pergame et d’Alexandrie, pour que l’esprit nouveau n’agitât pas la partie intelligente de la population. Des princes, des pontifes même, prêtaient aux voix étrangères une oreille intéressée. Le temps n’était plus où Jérusalem pouvait s’isoler sur ses collines; des gymnases s’ouvraient; des statues impies se dressaient sur les places publiques; tout ce que la vie grecque offrait de charme et de liberté se révélait à Israël, Iahveh se refusait bien à reconnaître des égaux divins; mais son culte jaloux et les prescriptions étroites de ses cérémonies ne suffisaient plus à quelques-uns de ses adorateurs, De jeunes Judéens avaient accompli le voyage d’Alexandrie; des communautés juives les y accueillirent; leur séjour s’y prolongea; ils rencontrèrent dans la ville un temple presque semblable à celui de Jérusalem et, séduits peut-être par de belles magiciennes, éblouis par tant de merveilles, flattés aussi de voir leurs livres sacrés étudiés et traduits en grec, ils rapportèrent, avec des moeurs nouvelles, le souvenir de l’éloquence des sophistes et une vague tolérance qu’eussent condamnée les vieux nabis. Du reste, il en fut alors en Israël comme il en sera toujours dans l’humanité. Si les Juifs hellénisants montraient un esprit plus libre et plus dégagé, la réaction fut d’autant plus violente. Les Hassidim firent retentir contre eux toutes les imprécations des anciens prophètes. Les discussions religieuses cachèrent des compétitions politiques; deux partis, celui des modérés et celui des intransigeants, ne cessèrent plus de lutter, jusqu’à l’heure où la Cité sainte, victime des Zélotes et des Sicaires, s’écroula dans les flammes. Si Israël subit vraiment l’influence de l’Hellénisme, celle qu’il lui communiqua ne fut pas moindre. Quel fut l’apport réciproque? D’une part, une morale plus douce et plus personnelle, l’idée de la liberté et de la responsabilité consciente, le sentiment de l’harmonie universelle; de l’autre, le dogme du monothéisme. Jamais peut-être à aucune époque, le monde ne traversa une crise religieuse plus grave et plus décisive. Du mélange de la pensée hellénique et de la pensée juive allait naître inconsciemment, dans les bourgs de Judée, une doctrine idéale, fille sans doute de l’Essénisme, dans laquelle l’Orient et l’Occident devaient vivre et se reposer en pleine sécurité, jusqu’au jour où la raison, jamais satisfaite, poserait à leur quiétude cette sombre et redoutable question: « O vous, qui, meurtriers d’innombrables Dieux, n’en adorez plus qu’un seul, mortels, est-il un Dieu? » Mais voici l’heure grave; voici l’aube sévère des temps nouveaux; voici que Iohanan a poussé le dernier cri d’anathème et a salué le Messie d’Israël; voici que brusquement arraché à son rêve de paix et d’amour, Celui qui vient, le Fils de l’Homme, annonce aux âmes indécises la parole de son Père céleste. Victime expiatoire, il succombe sous la haine politique et la perfidie sacerdotale; mais le sang qui pleut de son gibet fertilise un sol desséché et fait s’y lever la moisson. Quelques grains étaient tombés çà et là, que les femmes inquiètes avaient recueillis par hasard. Tout d’abord, elles aiment ce Dieu nouveau qui pardonne et console; il meurt, lui aussi; il est pleuré comme les jeunes Dieux de Phrygie et de Byblos; elles l’accueillent dans leur coeur comme dans un vague et mystérieux Panthéon. Mais ce que les femmes sentaient sans le pouvoir comprendre. Paul de Tarse le révèle à l’univers: ce Dieu inconnu, qui n’a rien de commun avec les amants mortels des voluptueuses Déesses, c’est le Dieu unique et préexistant, le Rédempteur promis, le Sauveur qui réalise en lui toutes les aspirations de l’humanité vers le Divin éternel. Voulant être adoré en esprit, les oeuvres n’ont plus à ses yeux qu’une importance relative; il appelle à lui les Gentils aussi bien que les Juifs; la Foi seule est le signe du salut. Le Christianisme, véritablement fondé par cette prédication de Paul, s’étend chaque jour; une doctrine s’établit; des églises prospèrent; une religion est née. Mais, en même temps qu’elle, s’épanouit la puissance universelle de Rome. Rome qui juge dangereux les adeptes intolérants des cultes étrangers et qui les persécute, Rome devient l’infâme Babylone. Une égale haine anime contre elle juifs et chrétiens; et presque au même moment, au spectacle des crimes de la Bête, la même indignation fait éclater les anathèmes de l’Apocalypse et la révolte de Jérusalem. Quels accents trouva le Prophète! Quelles visions terribles il évoqua! Quelle fureur enflamma les Zélotes! Quel drame que l’effondrement du Temple! Rien ne pouvait être plus favorable au développement du Christianisme que cette disparition soudaine du sanctuaire d’Israël. Malgré eux les humbles disciples de Jésus n auraient-ils pas encore tourné bien souvent leurs yeux vers la Maison de Iahveh? La communauté primitive de Jérusalem ne prétendait-elle pas exercer sa primauté sur les églises récemment fondées? La ville une fois rasée jusqu’aux fondements, il ne resta d’elle qu’un souvenir qui se transforma bientôt en une espérance. Les Juifs vivaient depuis des siècles dans l’attente d’un Messie victorieux et vengeur, roi d’une Jérusalem toute-puissante. Parmi eux, les moins nombreux, ceux qui avaient cru reconnaître ce Messie en Jésus de Nazareth, se mirent à rêver une Jérusalem céleste ou se réaliserait enfin le règne idéal du Seigneur. Les autres, fidèles à la Loi de leurs pères, attendirent-ils encore réellement le Messie promis? Qui peut le dire? Mais ils se bâtirent aussi en esprit, à l’ombre de la Thora, une cité sainte et un temple éternel qui ne devaient s’écrouler désormais ni sous le fer ni dans l’incendie. Le deuxième volume des Siècles Morts présente le tableau de cette époque de syncrétisme et de transition qui commence à Alexandre et finit à la prise de Jérusalem par Titus. Siècles incertains et troublés, où les formes, les moeurs, les actions se mêlent et se confondent comme les mythes et les systèmes. Toutes ces idées, toutes ces croyances dont l’auteur vient de marquer trop longuement les origines et de montrer les développements, sont- elles sensibles dans ce livre? Les événements qu’elles engendrèrent y apparaissent-ils dans leur connexité ou dans leur diversité? L’adieu que les Muses, abandonnant Athènes, adressent à la ville sacrée, fera-t-il comprendre que les grands siècles sont morts et que les Déesses ne retrouveront jamais un asile aussi divin? Reconnaîtra-t-on dans les Noces Susiennes et dans La Mort de Kalanos une figure de l’union qui se forme entre la Grèce et l’Asie? Si Les Jeux d’Apollon réussissent à ressusciter la vision d’une Alexandrie somptueuse et savamment poétique, la Jérusalem indignée d’entendre, pour la première fois, les échos de la philosophie hellénique, revivra-t-elle dans les Paroles de Schemouël-bèn-Mikah? Le songe suprême et presque uniquement matériel, que le poète déroule devant les yeux de Cléopâtre mourante, consola-t-il l’agonie de la fille des rois Lagides, fleur radieuse dont l’éclat éblouit l’univers, dont le souvenir éveille encore un parfum légendaire de grâce et de volupté? L’aube chrétienne se lèvera-t-elle dans une assez douteuse et vacillante lueur? Un éclair assez mystérieux déchirera-t-il les ténèbres du Golgotha? Et, lorsque se seront tues les trompettes de l’Apocalypse, lorsque le silence aura plané sur les ruines de Ziôn, la Jérusalem future surgira-t-elle assez belle et assez durable dans une splendeur assez symbolique? Les Poètes et les Érudits répondront-ils avec indulgence à ces questions, comme ils l’ont fait pour le premier volume? C’est à eux, à eux seuls que s’adresse encore celui-ci. Ceux que ne rebuta point la lecture de l’Orient antique n’ont à chercher dans l’Orient Grec ni des couleurs aussi vives et aussi tranchées ni des caractères aussi distincts. C’est ainsi qu’aucune des divisions ethniques, adoptées précédemment, n’a pu trouver place ici. Seule, une sorte d’ordre chronologique a guidé l’auteur dans la distribution successive des poèmes. Moins austère peut-être et moins uniforme que l’Orient antique, l’Orient Grec ne prétend pas davantage à quelque succès. Le Poète n’ignore point la destinée des oeuvres semblables à la sienne; il sait combien les intérêts journaliers s’accommodent mal des rêves antiques et des tentatives d’art pur. Aucune des passions qui agitent la société actuelle n’a d’écho dans ces poèmes; aucune des formes vulgaires et transitoires ne se réfléchit dans ces vers. Les seuls liens qui rattachent cette humanité morte à l’humanité vivante sont l’angoisse éternelle du mystère et le sentiment religieux d’un idéal toujours inassouvi. Mais au seuil de ce nouveau livre l’auteur doit, comme naguère, inscrire avec reconnaissance un nom glorieux. M. Leconte de Lisle avait daigné accepter l’hommage des Siècles Morts et les couvrir de son bienveillant patronage, Que le Maître illustre et cher reçoive encore ici le tribut d’une respectueuse et fidèle admiration. Qu’il soit encore permis au plus modeste de ses disciples de répéter tout ce qu’il doit lui-même, tout ce que doivent comme lui à M. Leconte de Lisle, ceux qui gardent, de nos jours, la religion du Beau et l’amour de la Poésie. Être le disciple approuvé d’un tel Maître paraît encore un suffisant titre d’honneur. L’oeuvre du grand Poète est jugée; elle rayonne à la place qui lui appartient. Tous ceux dont l’âme est assez généreuse pour comprendre et pour aimer, sont unanimes à admirer ces poèmes dont la perfection ne semble point connaître de défaillance. C’est sur cette perfection même qu’il convient d’insister; c’est par elle que l’influence de M. Leconte de Lisle fut surtout puissante; par elle qu’il est le véritable maître de tous les vrais et consciencieux poètes. M. Leconte de Lisle apparaît en effet comme la plus haute et la plus pure conscience poétique de ce siècle. Le vers français lui dut une noblesse unique et une majesté suprême. Par l’harmonie et la fermeté de leur conception comme par l’impeccable exécution de chaque vers, ses poèmes ne sont comparables qu’à ces frises qui se déroulaient majestueusement aux métopes des temples attiques, mais dont chaque détail était aussi finement sculpté que les ornements d’un vase ou les bas-reliefs d’un autel. M. Leconte de Lisle atteignit la perfection parce qu’il y tendit sans cesse et qu’il n’oublia jamais que la Muse est la plus sainte et la plus jalouse des Déesses. Par ses conseils, par son exemple, il nous apprit à considérer comme un sacrilège tout désordre dans la composition, tout relâchement dans la forme, et surtout toute vulgarité dans la pensée. Quelles que soient la valeur et la différence de leurs théories et de leurs oeuvres, tous les Poètes ont enfin compris que leur premier devoir était de rêver, eux aussi, la Perfection absolue et de s’en rapprocher par tous leurs efforts. Un sentiment du Beau désintéressé, une incessante aspiration vers l’Idéal, un respect profond de la règle, une sévère et intacte conscience, tels sont les dons que reçut de M. Leconte de Lisle la génération présente. Et cette génération reconnaissante, qui le vénère et l’admire, salue en M. Leconte de Lisle le glorieux Poète qui lui fit éprouver les plus nobles émotions d’un art essentiellement pur et parfait. Paris, février 1893. La Mort De Philémon. Muses, pleurez! La nuit couvre la terre antique L’ombre voile à jamais l’azur de votre ciel. Muses de la Patrie, à la voix prophétique, Endormez Philémon dans un rêve éternel! La maison du Poète est modeste et sacrée; Loin du bruit, des combats, de la foule et des cris, Elle mire en tremblant dans les eaux du Pirée Son portique de marbre et ses jardins fleuris. Là, pendant tout un siècle, honorés et fidèles, Dans la chère demeure ont habité les Dieux, Tandis que le vieillard, ceint de roses nouvelles, Chantait Eros vainqueur ou la mort des Aïeux. Déjà Phoibos décroît à l’occident plus pâle. Philémon dort, le front appuyé dans sa main, Et laisse s’échapper et rouler sur la dalle Le calame inutile auprès du parchemin. Un songe, messager des Dieux, descend des nues, Enveloppe son âme, et devant ses yeux clos Un choeur triste et voilé de neuf Vierges connues Paraît, marche, s’arrête avec de longs sanglots. Faible comme un soupir, la voix des jeunes filles Est semblable au murmure invisible et nombreux Des oiseaux inquiets, lorsque sous les faucilles Tombent les blés épars sur les coteaux pierreux: -Salut, ô cher vieillard! ô toi dont les années Ont poli le front pur comme un marbre éclatant, Toi qui, ralentissant les heures fortunées, D’un siècle glorieux as compté chaque instant C’est l’heure, ô Philémon! Regarde! Les collines, Sous le pied des chevaux et le fer des guerriers, Ont perdu les abris où les Nymphes divines, Au chant des belles eaux, fuyaient vers les lauriers. Pour la dernière fois ton oeil vit les fontaines Traîner dans les gazons leur flot d’azur et d’or, Et du haut des remparts l’impérissable Athènes De la Victoire ailée éterniser l’essor. Tu ne reverras plus, venant de Salamine, Nos vaisseaux, aujourd’hui rompus, sans force, hélas! Saluer au retour la Cité que domine Le simulacre armé de la grande Pallas. Les héros sont tombés; tout meurt. Le sable jaune A bu le sang pourpré des hommes au coeur fort. Dans ta ville, Athéna! les soldats d’Antigone Sèment avec l’effroi la famine et la mort. O Dieux inapaisés! ô Kères vénérables! Quel forfait déchaîna des vengeurs immortels Sur le peuple d’Hellas, et de maux innombrables Accable encor la terre où brillaient vos autels? Où sont les nobles jours, aimés des chastes Muses, Et les chants cadencés des lyres aux beaux sons, Et les Nymphes troublant de leurs courses confuses Les bois noirs d’oliviers sur les bleus horizons? Quand Phidias donnait l’Acropole pour socle Au peuple éblouissant de ses marbres pieux; Quand, tragiques rivaux, Eschyle avec Sophocle Semblaient deux grands vieillards interrogeant les Dieux Alors, ô Philémon, les strophes enflammées D’un souffle de triomphe emplissaient tous les coeurs, Tandis qu’en s’inclinant les saintes Renommées D’une couronne d’or ceignaient les fronts vainqueurs! Aux lèvres de Platon la sagesse féconde Chantait l’hymne inspiré des esprits frémissants, Et la jeunesse heureuse et la Grèce et le monde De la langue divine écoutaient les accents. O toi, le dernier-né des époques lointaines, Vieillard silencieux qui naguère entendis, Comme un suprême écho, la voix de Démosthènes, Vieillard, voici les temps et les destins prédits! Viens! la route avec nous sera moins triste encore, Loin des bois consacrés et des neigeux sommets, Loin des murs paternels que la prochaine aurore D’un voile ensanglanté couvrira pour jamais. Les heures du vieillard, hélas! ne sont plus lentes. Hâte-toi, Philémon! Viens, partageant ce soir L’exil harmonieux des Muses consolantes, Mêler à l’amertume un immortel espoir. Saluons en partant, Muses, la vieille Attique! Salut, terre! Salut, Athènes! ô cité, O temples, ô Patrie, ô foyer domestique! Nourrice des grands coeurs, mère de la Beauté! Salut! Tes blancs frontons, tes murs, tes marbres rares, Joncheront vainement le sol où tu vécus. Ton souvenir, sacré même aux peuples barbares, Te ressuscitera dans les siècles vaincus! Tu surgiras toujours dans l’ordre et l’harmonie Sur le monde futur qui redira ton nom, Telle que se dressait, éternelle et bénie, L’image de Pallas sur le haut Parthénon! Telles avec des pleurs parlent les Messagères. Et toutes, dérobant sous le péplos de deuil La jeune majesté de leurs formes légères, De leurs pas fugitifs foulent déjà le seuil. Emportant le laurier, le calame et la lyre, Elles vont, elles vont, traînant sur le chemin Leurs pieds roses et nus que la ronce déchire, Calmes, les yeux pensifs et la main dans la main. Et dans l’ombre, où parfois palpite encore et passe Comme une lueur vague et blanche qui le suit, Le groupe des Neufs Soeurs en décroissant s’efface Dans le mystère antique et l’exil de la nuit. Et soudain Philémon penchant sa tête inerte, Devant l’horizon vide et la noirceur des cieux, Vieillard abandonné dans sa maison déserte, Mourut, sage et poète, en invoquant les Dieux. Les Noces Susiennes. Loin de la terre antique où, depuis dix années, Nul d’entre eux n’a revu ses demeures ornées, Les chefs et les soldats, fantassins, cavaliers, Phalangites épais, porteurs de boucliers, Gardes, archers crétois, hétaeres, Agrianes, Au delà de l’Hydaspe et des marches Persanes, Ont suivi le Héros, fils d’Ammon, et foulé Le sol mystérieux de l’Empire écroulé. Ils ont franchi les flots: des berges du Granique, L’aigle de Macédoine a semé la panique Jusqu’au fond des palais où le bruit et l’effroi N’avaient jamais troublé le repos du Grand Roi. Babylone a frémi dans ses temples énormes, Et les Dieux inconnus, aux monstrueuses formes, Ont tressailli d’angoisse en voyant, par les airs, Zeus sauveur s’élancer vers leurs autels déserts, Et comme aux anciens temps des suprêmes désastres, Dans le ciel Khaldéen monter de nouveaux astres. Comme un grand sacrifice offert au jeune dieu, Ils ont vu flamboyer Persépolis en feu Et, de l’Egypte au Pont, compté dans leurs étapes Les royaumes conquis au nombre des Satrapes. Barbares belliqueux, Mèdes et Baktriens, Peuplades des forêts, des monts aériens, Des déserts ignorés où le sable funeste Cache en ses longs replis la famine et la peste, Tous ont suivi le char symbolique et vainqueur Où, plein de gloire, heureux, divin, l’orgueil au coeur, Alexandre, vêtu d’une pourpre choisie, Semblait Dionysos qui traversait l’Asie. Mais que de maux soufferts et que de jours, ô Dieux! Loin des champs paternels où sont morts les aïeux, Loin des sentiers abrupts et des vertes vallées Que baignait le Strymon de ses ondes gonflées! Où sont les sûrs abris et les caps blanchissants, Et la mer Egéenne aux flots retentissants, Et les prés étendus où les chevaux superbes Bondissaient librement dans l’épaisseur des herbes, Et les murs de rochers et les monts orageux, Et les sommets divins de l’Olympe neigeux, Et le fertile enclos, près des chères demeures Où l’épouse a compté le vol tardif des heures? Que de héros vieillis, de guerriers forts et beaux, Sur la terre barbare oubliés sans tombeaux, Ne reverront jamais, privés de funérailles, De la haute Pella resplendir les murailles! Le sang noir a jailli sous les casques percés, Et FEuphrate et l’Indos et les fleuves glacés Ont dans leurs flots épais, striés d’herbes légères, Roulé des corps meurtris vers des mers étrangères. Mais le cruel Arès hurle et bondit en vain, Et les jours sont venus pour le Héros divin De maîtriser l’essor des rapides Victoires. La mer tumultueuse a rendu les nefs noires Que Néarque, sous l’oeil des astres décevants, Guida, malgré l’hiver, les écueils et les vents, Des rivages de l’Inde au port lointain de Suse. Alexandre le voit. Dans la cité confuse Montent les cris de joie et les appels nombreux Des compagnons de guerre, interrogeant entre eux Ceux qui, blêmes encor des douleurs anciennes, Disent l’effroi nouveau des luttes Indiennes, Les étranges combats où des Rois triomphants Apparaissaient debout sur de grands éléphants, Les marches, le départ, le froid, la frénésie Des soldats affamés, perdus en Gédrosie, Et le trop lent retour et les derniers efforts, Et les tombeaux pieux, bâtis aux guerriers morts. La ville hospitalière, immense et magnifique, Érige au grand soleil, sous le ciel pacifique, La royale splendeur des palais désertés, Et des temples secrets et des toits abrités De poutres de palmiers, recouvertes de terre. Comme un gardien, posté sur un mont solitaire Que ceint d’un flot profond le fleuve au large cours, La citadelle au loin dresse ses vieilles tours, Ses créneaux réguliers, ses bastions de briques Et les sombres parois de ses murs symétriques. Alentour, dans les champs, croissent les blés dorés; Les arbres savoureux offrent leurs fruits pourprés Et la vigne nouvelle enlace au long des pentes Le flexible réseau de ses branches grimpantes. C’est là. Comme un berger, à l’heure du repos, Dans les prés verdoyants assemble ses troupeaux, Tel, près des belles eaux, dans la plaine embaumée, Alexandre vainqueur réunit son armée. Le camp bariolé, plein de foule et de bruit, Jusqu’aux monts Susiens, à l’horizon qui fuit, Aligne ses enclos, ses fossés et ses tentes, Où, mêlés aux reflets des armes éclatantes, Pendent de lourds colliers aux feux éblouissants, Et des vêtements teints et des tapis persans. La multitude va, se presse, lutte et passe; Comme un grondement sourd, s’élèvent dans l’espace Les cris intermittents des animaux parqués, Braiments stridents et longs des ânes efflanqués, Barrits des éléphants, hennissements sonores Des chevaux attelés aux chars multicolores, Mugissements des boeufs que les Dieux immortels Verront, au jour prescrit, tomber sur leurs autels. Les cris, les chants, les voix, tous les murmures vagues, Roulent en un fracas semblable au bruit des vagues Sur les glauques rochers et le sable marin. Et les soldats, heurtant les boucliers d’airain, Erraient; et les enfants et le troupeau des femmes Suivaient à pas craintifs vers les bûchers en flammes Où rôtissaient avec des chevreaux tout entiers Des taureaux pantelants et des cerfs en quartiers. Mais bientôt, dans le camp frémissant, les trompettes Résonnent; les guerriers accourent. Pour les fêtes La vieille armée, ainsi qu’au matin des combats, Se hâte, se déploie et s’ébranle et là-bas Marche vers la colline où la tente royale Ouvre, entre deux piliers, sa porte triomphale. En tête, d’un bras sûr guidant les noirs chevaux, S’avancent lentement les escadrons rivaux, Paeoniens légers et cavaliers Odryses, Ardents à la poursuite, habiles aux surprises. Derrière eux, formidable, énorme, en rangs serrés, Sous l’infrangible abri des boucliers dorés, Comme un rempart de fer la Phalange hérisse Son front impénétrable où reluit la sarisse; Et Perdiccas, parmi tous les chefs, en avant, Fait onduler les crins de son casque mouvant. Puis les frondeurs et les archers de toutes races, Les Hellènes ligués, les acontistes Thraces, Les barbares vêtus de peaux, ceux dont les cris Jettent l’effroi subit dans les coeurs aguerris, Et les Mèdes barbus, aux robes féminines, Et les Perses armés de longues javelines Et d’arcs éblouissants et de profonds carquois. Soudain, hors de l’enceinte et des chemins étroits, Un nuage grandit, s’épaissit, flotte et traîne Une sonore nuit au travers de la plaine; Et tandis qu’elle roule et se déchire au vent, Une masse apparaît dans le soleil levant Et la cavalerie étincelle et s’élance. L’airain brillant revêt les cavaliers; la lance En leurs farouches mains, droite, menace encor; Leur épaule se courbe au poids des plaques d’or; Ils serrent du genou les flancs couverts d’écume Des chevaux qu’ont nourris dans l’orage et la brume Les prés Thessaliens .et les champs de Pella. Ils passent. Le sol dur retentit, et voilà Que viennent à leur tour les troupes intrépides Des vétérans blanchis et des Argyraspides, Aux boucliers d’argent dont l’orbe clair reluit Comme le disque plein de Phoebé dans la nuit. Puis encor l’escadron resplendissant des Pages, Et le pesant convoi des nombreux équipages, Les boeufs liés au joug et les chameaux bossus, Les éléphants de guerre, ornés de leurs tissus Et portant sur leurs dos monstrueux et fidèles De vastes tours de bois comme des citadelles. Enfin, tels qu’au milieu des troupeaux bondissants Plus nobles et plus fiers vont les taureaux puissants, Tels, au-dessus du cercle étincelant des piques, Surgissent les Parents et les Gardes épiques, Les Satrapes mitres et les Princes loyaux Et le groupe choisi des Compagnons royaux, Kratère, au coeur viril, rude et cher à l’armée, Python, Léonnatos, Néarque, Ptolémée, Eumène, sans rival à diriger le cours Des mobiles destins et des flottants discours, Et Séleukos qui joint sous une armure antique A la ceinture d’or la robe asiatique. Et quand l’armée entière eut aligné ses rangs, Quand sur la plaine au loin les souffles odorants De la vaste poussière eurent chassé les nues, Quand, sur le noir chemin, des femmes demi-nues Et des enfants, le front ceint de pampres tressés, Eurent tendu la pourpre et les tapis tissés, Et sur le sol égal versé de leurs corbeilles Des feuillages épars et des roses vermeilles, Un cri superbe, accru de moments en moments, Répondit dans les airs au bruit des instruments, Tandis que s’unissaient en clameurs martiales La trompette et la flûte au fracas des cymbales. Il vient, le Roi semblable au Dieu triomphateur, Au beau Dionysos, Alexandre, dompteur Des princes d’Orient et des peuples farouches. Il vient. Huit chevaux blancs accouplés, dont les bouches D’une écume rebelle ensanglantent les freins, Aux sabots peints d’argent, aux fronts brillants, aux crins Tressés et mélangés de guirlandes fleuries, Traînent le vaste char que des tapisseries Et des voiles flottants ornent des deux côtés. Il s’avance. La peau des tigres tachetés, Ondulant sur son dos, couvre ses flancs d’albâtre. Le pampre le couronne, et le lierre verdâtre, S’échappant des cheveux, étreint son col fardé; Sa main droite brandit le thyrse enguirlandé, Et l’autre se soulève et, languissante, frôle Le bel Héphaestiôn penché sur son épaule. Aux bords ornés de clous du grand chariot plat Pendent les armes d’or du Héros, et l’éclat Du glaive et de l’armure et du casque sonore Est pareil aux rayons de la rapide aurore Sur les penchants neigeux des monts illuminés. Aux angles, s’élançant des trépieds contournés, Ondule la vapeur des parfums salutaires; Et le vin toujours frais rougit dans les cratères, Et des lyres, vibrant sous d’invisibles doigts, D’un rhythme exaspéré pressent le chant des voix. Alentour, enlaçant les danses convulsives, Un choeur voluptueux de bacchantes lascives, Les bras cerclés d’anneaux, seins nus, cheveux épars, Lacère avec des cris des peaux de léopards Et de gestes moqueurs agace les Silènes Sur leurs ventres plissés serrant des outres pleines. Et le désir sans frein des Satyres cornus S’irrite des baisers et des éphèbes nus, Tandis que sur un char que traîne un blanc quadrige Un phallus gigantesque et flamboyant érige, Comme un pilier massif sur un socle planté, Le bronze obscène et droit de sa rigidité. Et le cortège va, revient, reflue, et roule Dans le camp déserté l’ivresse de la foule, La bacchanale énorme et le tréteau divin. Tout hurle et se confond. La sueur et le vin Coulent en flots fumants sur la terre rougie. Et la tumultueuse et symbolique orgie, De l’aube jusqu’au soir exultant sous les cieux, Monte et s’arrête enfin au tertre radieux Où le soleil mourant de ses dernières flèches Crible le toit royal, tendu d’étoffes fraîches, Et fait irradier l’entassement lointain Des grands vases dressés aux tables du festin. Alexandre descend du char; la tente s’ouvre. Du faîte éblouissant qu’un treillis d’or recouvre, Dont cinquante piliers, arrondis et sculptés, Soutiennent la coupole et les bois ajustés, Tombent de lourds tapis sur les murs immobiles Et des voiles légers où des brodeurs habiles Ont tracé les combats des Héros et des Dieux Que, sous des noms divers, en de multiples lieux, Les Aèdes divins ont chantés sur la lyre. Et partout, aux parois, l’ivoire et le porphyre, Gemmes, émaux, métaux, marbres et bas-reliefs Étincellent. Des lits, préparés pour les chefs, Tordent leurs pieds d’argent et, rangés côte à côte, Entourent le lit d’or sur une estrade haute Où le Roi couronné s’étend, la coupe en main. L’ivresse éclate et croît au banquet surhumain Où siègent cent héros et neuf mille convives. Les sangliers rôtis, les boeufs cuits, les chairs vives Fument. Le rouge éclair des vacillants flambeaux D’un reflet plus sanglant teint la viande en lambeaux; Et les vins parfumés, versés par les esclaves, Comme aux flancs de l’Etna roulent les sombres laves, De flots glissants et noirs sillonnent le pavé. Mais le Roi, tel que Zeus, commande et s’est levé. Un silence pieux emplit la vaste enceinte Tandis que, répandant la libation sainte, Alexandre lui-même invoque tous les Dieux: -Salut à vous d’abord, Daimones radieux, A qui j’offre le vin de la coupe fleurie! Salut, ô père Zeus, qui, loin de la patrie, Ouvres au voyageur un seuil hospitalier! Salut à toi, Phoibos, dont l’éclat journalier Dore la terre immense et les flots et les îles Et règle sur les monts, dans de calmes asiles, Le choeur mélodieux des Muses aux beaux chants! Tumultueux Ares, qui bondis dans les champs, Dispersant au hasard les Kères implacables; Poséidon vénéré qui tords et romps les câbles Et brises les vaisseaux sur les écueils marins, Salut! Salut à toi dont les pas souterrains Conduisent dans Triades aux ombres diaphanes La troupe gémissante et funèbre des Mânes! Je te salue, ô toi que l’Oita rougissant A vu lutter encor dans la flamme et le sang, Invincible Héraklès! Et toi, d’un voeu suprême Je t’honore, ô divin, qui pour seul diadème Portes le lierre sombre et le pampre enlacé; Toi qui, premier vainqueur, naguère as traversé Le monde sans limite ouvert à ton cortège, Dionysos! Salut, Reines aux bras de neige, Déesses qui siégez dans l’Ouranos heureux! Et toi qui, de longs cris troublant les vallons creux, Au milieu de tes chiens poursuis les cerfs timides! Et toi surtout, Déesse aux prunelles splendides, Aphrodite au beau sein, mère des voluptés, Qui fais grandir Éros au fond des coeurs domptés Et dans la vierge pâle, aux ivresses précoces, Éveilles la langueur et le désir des noces! Je vous salue aussi, Dieux barbares, Dieux grands, Dont j’honorai le temple en mes combats errants; Dieux des vieilles cités, frères des Dieux hellènes, Dieux des monts Phrygiens, Dieux des eaux, Dieux des plaines; Dieux aux noms inconnus, que les Rois étrangers Ont priés vainement dans leurs anciens dangers! Que la libation, faite selon les rites, Abreuve encor l’orgueil des majestés proscrites Et qu’un viril hommage, offert à vos autels, Unisse votre gloire à mes Dieux paternels! Telle, quand Zeus tonnant a calmé sa colère, La flamme d’Hélios plus riante et plus claire Resplendit de nouveau dans l’immobile azur, Et d’un reflet plus doux charmant le ciel plus pur, Fait tressaillir le sein de la terre amollie, Telle aux pieds du Héros croît et se multiplie La renaissante joie en des clameurs sans fin. Les convives lassés, dont la soif et la faim Hésitent au milieu des mets et des breuvages, Laissent tomber la coupe et, pleins d’espoirs sauvages, Regardent s’avancer vers les lits nuptiaux Le cortège attendu des eunuques royaux, Guidant vers chaque prince, invisible et soumise, L’épouse asiatique à son amour promise. Pâles sous les longs plis du voile immaculé, Les vierges ont paru sur le seuil étoile. Pour elles ont frémi la lyre et la sambuque. Leurs cheveux, noirs ou blonds, déroulés sur la nuque, D’un manteau frissonnant couvrent leurs jeunes seins; Sur leurs robes de laine aux éclatants dessins Serpentent des colliers de perles et d’opales; Des liens d’or tressés attachent leurs sandales, Et le rhythme onduleux de leurs pas ralentis Fait tinter des anneaux le léger cliquetis. Elles vont. La tiare, ainsi qu’il sied aux reines, Ceint leurs timides fronts de clartés souveraines; Et, d’émaux incrusté, le pectoral vermeil Bombe sur leur poitrine et luit comme un soleil. Fleurs des jardins royaux, tiges des vieux Dynastes, Elles ont respiré dans les demeures chastes Le pudique parfum de leur virginité, Et la seule colombe a connu leur beauté Quand, aux jours glorieux, leur jeunesse inconnue, A l’ombre des palmiers, errait tranquille et nue, Ou lorsque dans les parcs, parmi les verts roseaux, Leur nudité craintive hésitait près des eaux. Les unes, dès l’enfance, ont vu dans Babylone Les temples, revêtus d’émail bleu, vert ou jaune, Enfoncer dans le ciel leurs toits pyramidaux, Et dans des chambres d’or, closes d’épais rideaux, Où chantait sourdement l’hymne inspiré des Mages, Au milieu des parfums, resplendir les images De l’auguste Bélit qu’on nomme Mylitta. D’autres, sous les pins noirs que Kybèle habita, Ont entendu jadis pleurer la Grande Mère Et rugir la fureur et l’ivresse éphémère Des Galles qui hurlaient sur le Berger sanglant. D’autres, le sein gonflé, dans un rêve indolent, Invoquant en secret la Lune diaphane, Ont soupiré d’amour au palais d’Ekbatane. D’autres, dans les cités mères des arts subtils, Ont sur la pourpre teinte assemblé l’or des fils. Et d’autres ont quitté leur barbare patrie, L’Atropatène, Tyr, Sardes ou la Syrie. D’autres encor sont là, prêtes aux longs hymens. Filles des Rois soumis et des Chefs inhumains, Des Satrapes nouveaux, des Princes tributaires, Les vierges de l’Asie entière, aux vastes terres, Attendent. Alexandre a d’un geste royal Donné du haut du trône un suprême signal, Et debout, comme un Dieu que la foule environne, Jeté vers Statira les fleurs de sa couronne. Les voiles sont tombés. Vers le splendide époux La Princesse a tourné son oeil craintif et doux. Fille de Dareios, naguère encor captive, Elle hésite et s’avance en sa fierté native; Et sous la mitre d’or redressant son front pur, Elle marche, et son pas sur le dallage dur A la grave lenteur du pas d’une Immortelle. L’époux est jeune et beau; l’époux est digne d’elle Et de la noble race où coulait autrefois Le sang d’Akhéménès et d’innombrables rois. Et Statira sourit et belle, heureuse et tendre, Au plus haut du festin siège auprès d’Alexandre. Héphaesti ôn songeur, accoudé sur son lit, Admire Drypétis qui chancelle et pâlit. Et Séleukos se lève et vers sa couche amène Celle qu’en Sogdiane engendra Spitamène. Kratère impatient appelle de ses voeux La royale Amastris dont les obscurs cheveux Semblent un ciel nocturne où luisent des étoiles. La fille d’Artabaze, en écartant ses voiles, Fait tressaillir le coeur d’Eumène. Artakama, Au corps voluptueux qu’Aphrodite forma, Au col flexible, aux bras polis, au sein rigide, De sa beauté secrète enivre le Lagide; Et chacune à son tour et dans l’ordre fixé Monte, nouvelle épouse, au lit du fiancé. Et toujours au festin, dans la lumière ou l’ombre, D’autres vierges venaient vers des soldats sans nombre, Et, de tous les recoins, un souffle violent Courait parmi la foule, irritant et mêlant Aux brutales ardeurs d’inextinguibles fièvres Le frôlement des chairs et le baiser des lèvres. Au bruit qui meurt succède un silence lassé, De rauques ronflements par moments traversé, Comme lorsque Borée excite ses bourrasques. C’est l’instant où, soufflant par la bouche des masques, Les acteurs, emplissant la tente de leur voix, Peuplent, graves ou fous, le théâtre de bois Et, réveillant l’ivresse aux torpeurs léthargiques, Sèment dans l’air troublé l’effroi des vers tragiques, Ou font, en grimaçant, rire et balbutier La comédie antique au langage grossier. Danseurs légers et nus, entre-croisant les danses Dont la flûte sonore a marqué les cadences; Chanteurs mélodieux dont les molles chansons S’accompagnent du bruit de la lyre aux beaux sons; Magiciens savants et maîtres du prodige, Aux occultes secrets qu’un art caché dirige, Réjouissant l’oreille et ravissant les yeux, Tour à tour ont charmé les convives joyeux, Avant que, célébrant l’heure et la destinée, Un choeur inaperçu n’entonnât l’hyménée: -Hymen! Hymen! le char d’Hélios a sombré Dans la mer violette, au rivage empourpré! Hymen! la couche est prête, et la nuit favorable Invite aux longs baisers l’épouse incomparable Qui vient, près du Héros cher aux Dieux protecteurs, De l’attente et du jour oublier les lenteurs! Hymen! Déjà l’époux a rompu la ceinture De la vierge tremblante et dans sa chevelure, Avec le voile épais et le double bandeau, De la rose et du myrte écarté le fardeau! Hymen! Éros paraît et la torche s’allume! Belle comme Aphrodite émergeant de l’écume, Chaste comme Artémis sur l’Érymanthe ombreux, O Vierge, tu franchis un seuil toujours heureux! Tu ne reviendras plus dans les belles campagnes Unir ta libre danse au choeur de tes compagnes, Et dans la fraîche aurore, à la clarté du ciel, Offrir à d’humbles dieux la guirlande ou le miel. Mais, comme la moisson orne le champ fertile, Comme, un cyprès aigu fait un plus doux asile Du jardin solitaire où son ombre s’étend, Tel, ô Vierge qui ris le soir, en nous quittant, Ton corps harmonieux embellit la demeure. Parmi les courts destins ta part est la meilleure, O toi qui, frémissante et joyeuse en ses bras, Près du guerrier superbe aujourd’hui dormiras, Et, chère aux Dieux d’Hellas, femme et digne d’envie, Comme un lotos terrestre embaumeras sa vie! Salut à toi! salut, Alexandre, pareil Au Père Zeus debout sur le pavé vermeil; A toi, rude aux combats, mais dont le coeur devine La bonté glorieuse et la pitié divine! Je vous salue encore, ô Chefs victorieux, Héroïques enfants d’invincibles aïeux, Parents, Gardes, Amis, Satrapes et Stratèges! Salut! salut à vous, innombrables cortèges Des soldats! Voici l’heure. Éros, toi qui te plais Aux nocturnes baisers, Éros, enivre-les! Dormez, époux, dormez! Que Létô favorise L’embrassement fécond de la vierge surprise! Qu’Aphrodite la garde et que Zeus donne encor À vos postérités un éternel trésor! Dormez, époux, dormez jusqu’à l’heure où l’épouse Verra l’aube glisser sous la porte jalouse, Où le premier chanteur, aux premiers feux du jour, En dressant son beau col saluera votre amour! Dormez, époux, dormez dans la nuit fortunée! Dormez, dormez, époux! Hymen! ô Hyménée! Les parfums s’éteignaient dans les trépieds d’argent, Et les pâles flambeaux mouraient en allongeant Sur les murs et les lits des ombres plus tremblantes. La nuit brève hâtait le vol des heures lentes Et les bras épuisés laissaient sans les offrir Les couronnes de fleurs tomber et se flétrir. L’orgie agonisante exhalait dans la salle Un souffle intermittent ainsi qu’un dernier râle; Et sous le sombre éclair des glaives suspendus, Parmi les mets jetés et les vins répandus, Dans le rapide oubli des ardeurs passagères, Les guerriers engendraient au flanc des étrangères La race violente, aux fils sanglants et durs, Des héritiers royaux et des rivaux futurs. Hymne A Artémis Ephésienne. La Lune renaissante, argentant les prairies, Ramène encor le mois de tes panégyries, Soeur antique des Dieux cléments, Vénérable Artémis, mère, épouse et nourrice, Déesse aux larges flancs, à la vaste matrice Prête aux nombreux enfantements. Oupis! sinistre et vague en un ciel solitaire, La Lune symbolique engendre le mystère. Vierges, avec des chants et des appels vainqueurs, Autour de la Déesse entrelacez les choeurs De vos danses voluptueuses! Que vos voiles, gonflés par de légers essors, Laissent en s'envolant transparaître vos corps Et vos nudités radieuses! Oupis! tels au travers des nuages flottants Brillent les choeurs sacrés des astres éclatants. Ta demeure splendide, aux quadruples pylônes, Infrangible rempart des grandes Amazones, Aime les tumultes guerriers, Et le bruit des tambours et le son des sambuques S’unissent pour te plaire aux clameurs des eunuques Et des chiens aux crocs meurtriers. Oupis! dans le tonnerre et le volcan qui gronde, Dans la clameur des vents vibre ta voix profonde. Le Mégabyse, chef d’un peuple émasculé, Seul pose un pied craintif sur le seuil étoilé De tes retraites interdites, Où dans l’ombre, selon le culte ténébreux, Se déroule en hurlant le cortège fiévreux Des prêtresses hermaphrodites. Oupis! primordial, unique, mais divers, L’Être, mâle et femelle, engendra l’Univers. O productrice, ô mère, ô féconde, ô Nature; D’immobiles forêts hérissent ta ceinture Où pullulent les animaux; Tu vois de noirs taureaux se cabrer sur ta gaîne Et des lions ramper vers ta gorge sereine Parmi les fleurs et les rameaux. Oupis! ton corps scellé dans la gaîne de pierre Est pareil à l’esprit captif dans la matière. Sur le disque de bronze où luit un croissant d’or, Ton front, chargé de tours, laisse ondoyer encor Tes cheveux aux boucles jumelles, Et ta vaste poitrine, ainsi qu’un réservoir, Offre à toutes les soifs le lait que fait pleuvoir Le triple rang de tes mamelles. Oupis! la Moire est grave et file un triple sort: La naissance, la vie et l’implacable mort. O Secrète! tu sais les formules utiles Qu’en des siècles sans nom cachèrent les Dactyles Sous la base de tes autels; Lumière, obscurité, lettres éphésiennes, Où rayonnait jadis pour les races anciennes Le sens des mots sacramentels! Oupis! l’initié seul en tremblant déplace Le voile de sagesse épaissi sur ta face. Salut dans Korissos, mère auguste! salut Dans Éphèse la grande où fleurit et se plut Ta pudeur farouche et sinistre! Tellurique, Lunaire, ô toi dont la clarté Fait apparaître et fuir un vol épouvanté De cygnes hlancs sur le Kaystre! Oupis! mère des mois, comme un cygne qui fuit, Monte, plane, palpite et décroîs dans la nuit! La Mort De Kalanos. Pour quel grand sacrifice, ô noble Ptolomée, Dressas-tu le bûcher dans la plaine embaumée? Quel prince, quel ami, chef des guerriers nombreux, Tombé comme un héros dans les combats poudreux, A clos le noir destin de ses jours vénérables Et sur le dernier lit de palmiers et d’érables, Parmi les tourbillons de fumée et de feu, Sans vie et triomphant sous le ciel vaste et bleu, Livre au vent étranger les cendres de sa gloire? Funèbre pompe! ô jeux sanglants de la victoire! L’armée entière est là. Jusques à l’horizon Palpitait un immense et lumineux frisson D’or, de pourpre, d’airain sur le front des phalanges; Et de leurs rangs pressés couvrant deux parasanges, Les bataillons royaux, alignés au soleil, Autour du haut bûcher semblaient un mur vermeil. Et l’aube étincelait sur l’argent des cuirasses; Et dans le ciel joyeux de grands oiseaux voraces Rétrécissaient déjà les cercles de leur vol, Tandis que lent, pieux, grave, ébranlant le sol Du sourd piétinement de sa marche confuse, Un cortège émergeait des portes d’or de Suse. Comme au jour glorieux d’un triomphe royal, Embouchant tour à tour le clairon martial, Cent cavaliers, de ceux que l’Inde a vus naguère, Précédaient l’escadron des éléphants de guerre, Qui, les pieds ceints d’anneaux, traînaient sur les gazons L’airain souple et bruyant de leurs caparaçons. Puis, attelés de boeufs, roulaient des chars sans nombre Qu’un amas de joyaux et de trésors encombre, Des vases, des colliers, de riches vêtements Brodés de bleus saphirs et de clairs diamants, Et des coffres épais, lourds de dons volontaires, Où métaux bruts, talents, dariques et statères Résonnaient comme font aux antres souterrains Les galets entraînés qu’usent les flots marins. Sabots peints, crins dorés, retenu par la bride, Un coursier de Nysa, fils du désert aride, Marche superbe et seul, humant de ses naseaux Les parfums de la plaine et la fraîcheur des eaux. Nul cavalier, n’étreint le flanc libre et sans taché Du cheval au poil blanc où la lumière attache De soyeuses lueurs et des reflets rosés, Mais par derrière encor, sous les rideaux croisés, Une litière basse approche et se balance Aux bras de huit porteurs qu’accompagne en silence L’élite des Parents et des Chefs. Est-ce un Roi, Un Satrape mitre que suit un vague effroi, Est-ce un Dieu qui s’avance, est-ce Alexandre même Qui dérobe aux mortels dans une ombre suprême L’héroïque splendeur de sa divinité? Bakkhos va-t-il surgir sous le voile écarté? Et la crainte déjà courbe les fronts barbares, Et les trompes de bronze éveillent leurs fanfares, Et le vaste fracas des boucliers heurtés, Comme un orage au ciel, roule aux quatre cotés. La litière immobile, étroite et toujours close, Rayonnante au soleil, près du bûcher repose. Et les rideaux fermés s’écartent, et voici Qu’un vieillard apparaît, pâle, faible, transi. Ptolémée est son guide et soutient par l’aisselle L’ancêtre vénéré qui fléchit et chancelle Et d’un pas indécis monte les noirs degrés Du gigantesque amas d’arbres démesurés. La foule en se taisant contemple l’humble ascète, Silencieux, courbé, seul et nu sur le faîte. L’encens mêle sa brume aux flots du népenthès Autour de Kalanos qu’on nomme aussi Sphinès. Et lui, le vénérable et l’antique Brahmane, Dans l’abîme incréé d’où la Sagesse émane Pour la dernière fois plonge et ne voit plus rien. Un songe séculaire a rompu le lien De sa pensée inerte et de son corps sans force. Sa peau brune, ridée, est comme une âpre écorce Au tronc d’un arbre mort que la flamme a léché. Ses cheveux, au sommet du crâne desséché, Noués d’un cordeau jaune et relevés en gerbe, Se dressent, gris et drus, comme une touffe d’herbe Qu’un troupeau vagabond dédaigne en s’éloignant. Les ongles acérés percent son poing saignant; De sa poitrine maigre aux côtes de squelette S’échappe un court soupir qui faiblit et halète; Et sur ses reins ployés se tord un vil lambeau. Et Kalanos s’appuie aux poutres du tombeau. Il hésite; son oeil s’entrouvre et se referme. Mais soudain, sans trembler, haussant sa taille ferme, Le vieillard se relève et d’un suprême effort Oppose un sein robuste au souffle de la mort. Tel, aux pentes des monts, le pin, chargé de neige, S’incline en frémissant sous le vent qui l’assiège Et se redresse encor jusqu’au dernier assaut, Sphinès, connue un dormeur s’éveillant en sursaut, Semble croître et planer dans l’air qui s’illumine. Les bras levés aux cieux pour bénir, il domine L’armée étincelante et le peuple attentif. Son oeil s’éclaire et luit du rayon primitif Et son corps, épuisé par le jeûne ascétique, Refleurit au baiser de la jeunesse antique. Il parle, il te salue, aube du dernier jour! Trompeuses visions qui fuyez tour à tour, Illusoires clartés des mornes espérances, Le Brahmane expirant jette à vos apparences L’irrévocable adieu du sage délivré. Et tandis que la mort blanchit son front sacré, Tandis que sur sa bouche une suprême haleine Excite encor le bruit de la parole humaine, Les abeilles des Dieux, dans leur vol diligent, Comme au coeur embaumé d’un nymphæa d’argent, Recueillant le miel pur de ses lèvres décloses, L’emportaient vers l’abîme et le néant des choses. Et la voix du vieillard montait pieusement De la terre oubliée au divin firmament: -Contemplez Kalanos, hommes du sol Hellène, Hommes des grands pays qu’Alexandre foula, Voici le Pénitent qui déserta la plaine, Le Pénitent vieilli venu de Taxila. Le poids d’un siècle entier m’accable. Voici l’heure De secouer la cendre au seuil de la demeure Et d’entrer sans frémir dans l’invisible lieu. Puisque mon corps, lassé des travaux et des rites, Rejette le haillon de mes chairs décrépites, Vents purificateurs, soufflez! Jaillis, ô feu! O Roi, Guerriers, Amis, Peuple, je vous salue! Soleil, OEil de Brahma, Lune aux aspects divers, Effort manifesté de la forme absolue, Prajâpati, miroir du mobile Univers, Salut! Retraite sainte où, l’âme inassouvie, Près du Rîchi pieux je t’ai longtemps suivie, Route de la Doctrine! ô forêt où le sal Laissait filtrer l’aurore entre ses feuilles vertes Et prêtait à l’ascète aux longs rêves inertes L’impénétrable abri de son dais colossal! La neige des hivers, au pays des Sept Fleuves, Compta pour Kalanos, solitaire et priant, Les ans de pénitence et le temps des épreuves, Voici que de mes yeux, tournés vers l’Orient, Un impalpable doigt fait tomber les écailles. La Sagesse est assise au lit des funérailles, Et mon âme est pareille à tous les flots épars, Indistincts et mêlés dans un unique abîme. Je suis l’autel, le feu, le prêtre et la victime, Le sacrifice entier et les multiples parts. Heureux l’homme qui meurt nourri de connaissance! Dans le feu du bûcher il est le feu qui luit; Son corps est le grand Corps, son essence est l’Essence; Il est le Dieu semblable au Dieu qu’il a produit. Heureux qui, retiré dans la forêt mystique, A retenu le souffle en sa gorge ascétique, Et, veillant ou dormant, offrant l’acte immortel, L’oblation sans fin seule à jamais féconde, N’ouvrit pour respirer sa poitrine profonde Qu’au souffle assimilé de l’Être universel! Être! Atman! ô Brahma, principe et fin des choses, Ame éternelle au sein des songes satisfaits, Matrice illimitée où s’engendrent les causes, Tombeau de la nature et gouffre des effets, Atman qui fais jaillir de nos coeurs périssables La source de l’esprit comme une eau dans les sables, Atman mystérieux, sans forme, qui surgis Tel que l’air, l’ouragan, la foudre, l’éclair blême, C’est toi qui, dégageant d’en bas l’Homme suprême, Guides le Pourousha vers les cieux élargis! Toi que j’ai médité sous le figuier des sages, Atman, révèle-toi dans tous tes éléments! Agni, les eaux, l’éther, le ciel et les nuages, Les horizons pourprés et les astres cléments, La terre, l’atmosphère et la splendeur et l’ombre Sont des retraits d’un jour pour tes formes sans nombre. Tu vois, connais, entends et n’es pas entendu, Et ton essence unique, emplissant la nature, Pense, agit, se dissout, l’absorbe et la sature Comme une eau transparente où le sel a fondu. Brahma, cet univers conçu par ta pensée, C’est toi, l’insaisissable, étant tout, n’étant rien, Sans ombre, sans couleur, sans parole énoncée, Ni subtil, ni solide, infini, sans soutien, Indra, Prajâpati, les Dieux, les Cinq Grands Etres, C’est toi! L’Intelligent qui meus et qui pénètres Tout ce qui naît, grandit, vole ou rampe: garçon, Vierge, mâle, animaux, fleuves, arbres, semences, C’est toi! Primordial qui finis et commences, Toi qu’en prononçant Om j’honore avec le son! L’Univers était vide et Brahma solitaire, Et la peur le mordait comme un homme égaré, Quand tu t’offris soudain, fille de son mystère, Première et belle épouse, à son baiser sacré. Puis tour à tour génisse aux yeux profonds et chastes, Jument, chèvre et brebis, tu livras tes flancs vastes Aux assauts du taureau, du bouc, de l’étalon, Tandis que, rejetons des divines étreintes, Les couples primitifs peuplaient les terres saintes. Et le Sôma broyé coula sous le pilon. O temps où l’OEuf du monde entr’ouvrant sa coquille, Formant cet Univers de sa moitié d’argent Et de sa moitié d’or le Ciel lointain qui brille, Fit jaillir l’Embryon dont le corps est changeant Et dont les monts ridés semblent la pellicule, Soleil qui nais et meurs au double crépuscule, Suivi par les désirs dans ton essor divin! Tout est la fleur du rêve et le fruit du mensonge, Et la création que la Maya prolonge N’est que l’inanité de tout ce qui fut vain. Heureux qui sait! Heureux qui pense et persévère! Heureux qui voit fleurir en son coeur absorbé Les vives Facultés et le Manas sévère Comme un bourgeon récent sur un rameau courbé! Heureux l’homme que mène, en sa marche indécise, La Buddhi vénérable au char de l’Ame assise! Heureux qui, de l’abîme écartant les barreaux, Parcourt le noir chemin des cercles concentriques Et comme des couloirs d’un grand palais de briques, Éclatant et subtil, sort des quatre Fourreaux! Il entre, pourousha, dans l’univers du Rêve, Ainsi qu’un voyageur au regard ébloui, Qui voit, lorsque l’aurore au front des monts se lève, Des pays merveilleux s’étendre autour de lui. Les lacs et les étangs, d’une onde ensoleillée Ne dorent point le sein de la morne vallée. Mais lui, qui voit blanchir des lacs et des étangs, De son illusion suit la beauté diverse. Il a créé des eaux; il boit, il nage et berce Ses membres rafraîchis parmi les joncs flottants. Devant lui, pour lui seul, l’essaim des belles femmes Tourne, tourne en cadence avec des rires frais. La prompte volupté brûle ses yeux en flammes; Le désir palpitant l’entraîne aux bois secrets Où, jeune, parfumée, étincelante et nue, L’Amante le ravit d’une ivresse inconnue. Et soudain rien n’est plus dans la dormante paix, Rien n’est plus, ni le Temps, les Sens ni les Trois Mondes; Et la nuit du néant roule ses lourdes ondes Sur les Védas perdus dans un brouillard épais. Brahma! tel est l’instant promis à la sagesse. Quand tout s’efface et meurt, en toi-même aboli, Réalité, science, âme, pleurs, allégresse, Qu’êtes-vous, flots troublés d’un océan d’oubli? Brahma! l’homme égaré, dont le coeur vil t’ignore, Erre toujours sans but dans l’abîme incolore, Au vent impur et froid de l’instabilité. Sous la peau des lézards, des vers et des couleuvres, Il traîne son destin au sentier de ses oeuvres, Dans la vie et la mort à jamais ballotté. Mais celui que l’extase et la pensée enivrent, Qui vers l’Inconnaissable a tendu son effort, Le prisonnier des sens que les rêves délivrent, Qui par l’inaction pénètre dans la mort, Celui-là, dégageant son essence éternelle Des fragiles liens de la forme charnelle, Bienheureux Brahmavid, de pureté vêtu, Voit naître en lui le Dieu qu’il perçut en idée Et, l’âme de science et de joie inondée, Plonge au sein du Seigneur sans vice et sans vertu. Là, s’unissent enfin l’esprit et la matière, Comme un flot sans couleur se mêle à d’autres flots. Là, comme un feu brillant, la Connaissance entière Illumine le vide où le monde est enclos. Là, parfait, sans désirs, sans amour, sans vengeance, Inerte, intelligent et sans intelligence, Brahma rêve et réside au coeur de l’Absolu; Et le Sage, échappé du filet illusoire, Vers le monde où Brahma transparaît dans sa gloire Monte l’échelle d’or du pénitent élu. Les cinq cents Apsaras aux radieux sourires L’accueillent, présentant des rameaux ou des fleurs. Les unes, sans parler, offrant de doux collyres, Effacent de ses yeux l’amer sillon des pleurs. D’autres, au vol léger dont l’essaim l’environne, Sur son front rajeuni font briller la couronne Ou, d’une main pudique écartant ses haillons, Couvrent son corps sacré de la robe divine Dont l’éclat est plus vif et la gaze plus fine Que les ailes d’azur et d’or des papillons. Il va sans avirons sur le Lac qu’il traverse. Le Temps fuit; le jour naît et de l’arbre Ilya Tombe, en le pénétrant, l’intarissable averse Des mystiques parfums qu’Agni multiplia. Le Rempart du Bonheur sur l’imprenable roche Baisse son pont d’ivoire et s’ouvre à son approche. Et lui, dans l’ombre rose où flotte une clarté, Sous le parasol d’or et le frisson des palmes, Voyant soudain le Dieu sans limite, aux yeux calmes, Roule et s’anéantit dans la Divinité. Brahma! Brahmal Brahma! Tel, de ta bouche sainte, Kalanos devant tous révélant le secret, A ton brasier vivant livre son âme éteinte. Brahma! tel un plongeur sur les flots reparaît, Tel je sors de la vie et des choses changeantes. O Dieux, Marouts puissants aux ailes indulgentes, Emportez-moi! Jaillis du noir bûcher, Agni! Pareil à Varouna sur les coteaux célestes, De ma chair en lambeaux viens dévorer les restes, Soleil du sacrifice, OEil du ciel infini! L’ascète avait parlé. Morne et silencieuse, La foule, méditant la voix mystérieuse, Vague et dernier écho d’un abîme inconnu, Regardait Kalanos debout, tremblant et nu, La coupe ronde en main, asperger d’une eau pure Son corps émacié que la mort transfigure, D’un fer rapide et froid trancher, selon les voeux, Une mèche d’argent parmi ses blancs cheveux, Et, grave observateur des rites funéraires, D’un geste suppliant l’offrir aux Dieux contraires. Tandis que sur sa lèvre en un souffle léger L’abeille des Védas semble encor voltiger, Il s’agenouille; il chante; une extase dernière Fait sur sa bouche ouverte hésiter la prière; Et, tournant son visage au soleil matinal, Kalanos de la main jette un joyeux signal. Les torches de résine aux quatre angles brandies Font autour du bûcher courir quatre incendies. La flamme obscure, lourde et rampant tout d’abord, Lèche le bois rugueux, l’étreint, siffle, se tord Comme un serpent marbré dans d’humides broussailles. La fumée à grands flots s’échappe des entrailles Du brasier, s’étend, roule, et de ses tourbillons Le feu dévorateur jaillit. D’ardents sillons De bitume embrasé rongent les palissades. La poix brûlante fond et ruisselle en cascades Et la flamme montant de degrés en degrés Jusqu’au rouge sommet s’élance en jets pourprés. Alors, des rangs prochains de l’armée, une haute Et lugubre clameur emplit l’air. Côte à côte, Chefs et soldats, les yeux en pleurs, les bras tendus, Vers les chars des trésors se ruaient éperdus. Comme précipités par un vaste délire, Ils couraient vers la flamme où soudain semblaient luire Des avalanches d’or et de brûlants rubis. Vases, colliers, joyaux, agrafes des habits, Tout, au hasard lancé, sombrait au gouffre avide. Les statères pleuvaient comme un métal liquide Qui tombe en bouillonnant du creuset d’un fondeur; Et de la dévorante et blanche profondeur Un fleuve en fusion, par nappes éclatantes, Sur le sol crépitant s’épanchait vers les tentes. Excité par les cris, par mille bras poussé, Le cheval de Nysa tend son col convulsé, Hume l’acre parfum, dresse sur l’encolure Ses’ crins épouvantés que roussit la brûlure, Recule, ivre d’effroi, se cabre en hennissant, Et fou, ses flancs neigeux tachés d’un noble sang, Bondit et disparaît dans le brasier farouche. Trompe aux accents d’airain que le héraut embouche, Résonne dans l’espace! Éclatez, ô clameurs! Comme aux jours de bataille, unissez vos rumeurs Aux brefs crépitements de la flamme, aux cris rudes Des éléphants armés chargeant les multitudes! Devant l’autel funèbre inclinez, ô guerriers, Vos fronts respectueux, ceints des anciens lauriers, Et saluez d’un chant résigné, triste, austère, L’ascète évanoui dans la mort volontaire! Kalanos, libre et fier, triomphe et livre au vent L’inconsistant lambeau qui fut son corps vivant. Et son âme, plongée en la Pensée unique, S’envole avec le feu vers l’Ame inorganique Où tout revient, nature, être, astres radieux, Nombre, forme et sujet, se perdre avec les Dieux. Hymne A Zeus. Tandis que devant Zeus la libation coule, Chantons! Chantons le Dieu qui dompta les Titans, Celui qui, des sommets, presse, assemble ou refoule Le vol des nuages flottants. Sous quel nom t’invoquer, toi que Dicté réclame, Toi dont le vert Lycée est jaloux? Le Crétois Nourrit habilement le mensonge en son âme: Le haut Parrhasios t’a caché dans ses bois. C’est là que sur la couche antique, la pesante Rhéa, de sa ceinture ayant rompu les noeuds, Purifia ton corps dans l'onde jaillissante Du Fleuve illustre et lumineux. Et c’est près de Cnossos, aux paisibles haleines, Que sur les pâles fleurs coula ton sang vermeil, Et que, couvrant leurs bras, les Nymphes Dictéennes Et la douce Adrastée ont bercé ton sommeil. Sur l’Ida parfumé, riche en herbes secrètes, L’abeille Panacris cueillait un miel plus doux; Et, dansant devant toi, les bondissants Kurètes Heurtaient leurs armes à grands coups. Tel, enfant, oublié dans la sombre demeure, De l’avide Kronos immortel Rejeton, Déjà prudent et mûr, tu grandis jusqu’à l’heure Où le poil juvénile ombragea ton menton. O Poètes! nul sort n’a choisi l’héritage, Ni, disputant à Zeus le trône universel, Aveuglément marqué les trois lots du partage De l’Hadès, des Eaux, et du Ciel. Règne, ô Zeus, et commande à l’Ouranos céleste! Dédaignant les mortels, chanteurs, guerriers, marins, Dirige les Rois seuls; accorde et manifeste Ta splendeur souveraine aux Héros souverains! Qu’Héphaistos soit propice à ses robustes aides, Arès, à qui bondit aux combats meurtriers, Artémis au chasseur, et Phoibos aux aèdes, Moissonneurs des divins lauriers. Mais Toi, comme un veilleur du haut des citadelles, Tu contemples les jours et les travaux des Rois, Jugeant leurs coeurs, gardiens oublieux ou fidèles De la Justice sainte et des augustes Lois. Incorruptible Zeus, Maître des récompenses, Lassé de te louer, le chant rhythmé s’est tu! Salut, Père des Dieux, Kronide, qui dispenses Les richesses et la vertu! Les Jeux D'Apollon. Terre d’Argos, salut! Salut, dernière année, Qui, ramenant au seuil de la demeure ornée Agamemnon vainqueur, suivi par les soldats, Fais sur les monts pourprés jaillir la flamme haute! O Chef qui, sans peur et sans faute, D’un bras infaillible guidas Les solides vaisseaux vers la rocheuse côte, Salut! Salut, douce clarté De Hélios! Et toi, Zeus! Hermès vénérable! Qui rendez aux guerriers, au sein de la cité, L’espoir de la Patrie et d’un tombeau durable! O royale demeure! O temples radieux! Si jamais sous vos toits hospitaliers, naguère, Le Roi qui revient de la guerre Fut d’un oeil bienveillant accueilli par les Dieux, O temples, demeure royale, Que sur la pourpre triomphale Le Roi pose un pied glorieux! Salut, Héros vengeur, par qui tombe et flamboie La ville aux murs noircis, que tu domptas enfin! O toi qui labouras avec le soc divin La terre impudique où fut Troie! Telle jadis Argos louait les chefs vainqueurs; Tels, de la lyre grecque accompagnant les choeurs Et réveillant l’écho des strophes héroïques, Rangés de place en place au long des blancs portiques, Ou par bandes errant de quartier en quartier, Des chanteurs annonçaient dès l’aube au peuple entier La gloire et le retour du divin Ptolémée. La Porte du Soleil est béante. L’armée S’ébranle; et par le porche énorme et large ouvert, Sous les voiles flottants, sous le feuillage vert, Sous les guirlandes d’or, au loin, la Grande Rue Droite, dallée en marbre, immense, est apparue. Tout un peuple de Dieux, de Héros et de Rois, Érigé sous l’abri des exèdres étroits, Dans une profondeur blanche de trente stades, Jusqu’à l’autre horizon fuit sous les colonnades. Alexandrie entière est là. Loin des faubourgs, Au bruit de l’aigre flûte ou des ronflants tambours, Juifs au sombre manteau, délaissant les négoces, Égyptiens pensifs, s’appuyant sur leurs crosses, Et marchant dans la foule avec la gravité Des ancêtres, debout sur un tombeau sculpté, Esclaves, étrangers, toute la populace Monte, reflue et court vers la ville et la place, Où le trône royal, splendide et vide encor, Étincelle au sommet de douze degrés d’or. Sur des chaises d’airain, de pourpre revêtues, Par groupes adossés aux socles des statues, Dans l’hémicycle blanc se croisant tour à tour, Les Savants du Musée attendent à l’entour. Sages, grammairiens, philosophes, poètes, D’un doigt sévère et prompt polissant leurs tablettes, Méditant la lecture ou le discours flatteur, Devant les grands rivaux courbent avec lenteur Leurs fronts ceints du laurier pieux. Tel Kallimaque, Qu’a nourri de son miel la Muse élégiaque, S’avance, vénérable, auguste et glorieux De l’âge séculaire accordé par les Dieux. Tel Théocrite, qui de la flûte docile Conduit les chants légers des pasteurs de Sicile; Et grave auprès de lui, la règle en main, Konon Qui des astres nombreux sait le cours et le nom. Tel Aratos, cher hôte, et tel Ératosthène Qui, mesurant le pôle et la mer incertaine, Trace aux navigateurs des chemins réguliers. Tel encore, songeant aux jardins familiers Où naguère, au milieu des disciples fidèles, Arcésilas semait les sentences nouvelles, Panarète apparaît, suivi par Manéthon. L’antique Egyptien s’incline; un long bâton Soutient la marche aveugle et lourde du vieux prêtre Qui, dénombrant les Rois et leurs races, pénètre Les mystères sacrés des temples interdits. Mais le sol a tremblé. Cent cavaliers hardis, Alternant les clameurs joyeuses et là trompe, Rapides messagers de la royale pompe, Passent. Le soleil monte et du firmament clair Sur les chars apparus glisse un immense éclair, Tandis que le cortège interminable roule Sa splendeur fabuleuse au travers de la foule. Hommes, vivants témoins de l’Orient dompté, Dépouilles des pays, bétail épouvanté Des captifs, tout approche et croît. Vêtus de housses, Les éléphants guerriers viennent, et les secousses Sur leurs dos, monstrueux font osciller des tours. Des chasseurs noirs, armés de traits et d’épieux courts, Poussent les rangs confus des animaux sauvages, Rhinocéros tendant le réseau des cordages, Ours épais, boeufs de l’Inde aux cornes d’argent, cerfs, Bubales bondissants, autruches des déserts, Et des ânes rétifs dont les braiments sonores Excitent la fureur des grands onélaphores. Des tigres et des lynx suivent les lions roux, Et calmes, allongeant la hauteur de leurs cous, Deux girafes dans l’air, au sommet des colonnes, Broutent le vert feuillage et les fleurs des couronnes. Et voici que frémit en d’invisibles mains Une forêt mouvante où, vifs et presque humains, Des singes, au milieu de factices bocages, Agacent des oiseaux dans le fil d’or des cages. Çà et là, des paons bleus, parmi les fins rameaux, Ouvrent un ciel d’azur plus constellé d’émaux Que le zénith astral au fond des nuits torrides. Le faisan somptueux, près des méléagrides, Jette un reflet de pourpre aux ombres des bosquets Qu’enflamme le plumage ardent des perroquets. Sous de sanglantes peaux, crispant leurs bras féroces, Des esclaves guidant deux mille chiens molosses Au poil fauve, à la gueule horrible, de leurs crocs Mordant et déchirant les jarrets des taureaux, Précèdent les brancards où de farouches hures Semblent trouer encor de leurs défenses dures Des ventres palpitants de gazelles. Les chars Débordent de trésors, voiles, tapis épars, Ébène nubien, ivoire, métaux, vasques, Bassins d’or, boucliers, sceptres luisants et casques, Cratères entassés, trépieds resplendissants Qu’étreint de bleus réseaux la vapeur de l’encens. Puis émerge soudain, hors des flottants nuages, La procession lente et sainte des images Divines, mariant aux marbres colorés Les colosses noircis des Dieux qu’a délivrés Le Roi chéri de Ptah. C’est lui! Le char splendide Roule, superbe et seul, dans l’immensité vide. Une Victoire ailée, au flamboyant essor, Sur le front du vainqueur étend un laurier d’or Et, dans le fauve éclat que sa forme projette, Bérénice sourit à côté d’Évergète. Dieux Adelphes, salut! Des vierges devant vous, Balançant l’encensoir dans l’air limpide et doux, Dispersent les parfums envolés en spirales; Et d’autres, présentant des couronnes murales Que hérissent des tours et des créneaux ardus, Portent, sur des tableaux à leurs cols suspendus, Des noms assyriens de peuples et de villes. Les Scribes lettrés, chefs des fonctions civiles, Les Stratèges guerriers, les Amis, les Parents, Au passage du char divin ouvrent leurs rangs; Et le Roi, comme un Dieu qui siège en sa chapelle, Du geste et de la voix à ses côtés appelle La blonde Bérénice, Épouse, Reine et Soeur. Fidèle comme Isis, grave sous l’épaisseur De sa robe serrée, elle s’avance et pose Sur le pavé fleuri son pied rapide et rose. Elle monte; l’amour, l’espoir, l’orgueil joyeux Rayonnent dans l’azur humide de ses yeux. Sur le pectoral d’or de sa gorge arrondie, Le mystique épervier se déploie, irradie Et la vêt de l’éclat subit et diapré Du Soleil naviguant sur le Nil vénéré. Mais nul cercle étoilé, nul diadème, ô Reine! Ne ceignent de ton front la blancheur souveraine. Tes cheveux dont le fer a tranché les bandeaux D’un torrent parfumé n’inondent plus ton dos. Les courts anneaux frisant sur ta tête orgueilleuse, Témoins religieux de l’offrande pieuse, Semblent un chaume blond dans les champs dépouillés. Tes longs cheveux, ô Reine! en gerbe d’or liés, Suspendus par ton ordre à l’autel d’Aphrodite, Illuminent la nuit de la chambre interdite. Et voici que les Dieux reconnaissants et bons, Au milieu des périls, des combats furibonds, Et des assauts et des pestes et des alarmes, Sur l’époux de ton coeur ont étendu leurs armes Et rendent triomphant, à ton amour heureux, L’Evergète adoré, sauf et guidé par eux. Tout bruit cesse. Le chant des lyres musicales Expire; et lentement les rumeurs inégales, Comme les flots lassés au bord des sables mous, Meurent, l’une après l’autre, en de calmes remous. Le Roi se lève, il parle: -Amis, je vous salue, Au seuil de la cité par mes Pères élue! Vous qui, sans crainte, au sein du repos studieux, Goûtez aux mets choisis de la table des Dieux, Et des sages anciens recueillant la pensée, Faites fleurir Hellas à l’ombre du Musée! O vous dont la parole et les hymnes savants, Voltigeant d’âge en âge aux lèvres des vivants, D’un immortel laurier consacrent la Victoire, Chantez! Par Apollon! comme il est doux de boire, Après les durs combats, le vin accoutumé, Tel il convient d’offrir au guerrier désarmé La coupe pacifique et le nectar limpide. Chantez! car il est digne, avant qu’un soir rapide Ne monte d’un pied noir dans le ciel radieux, D’honorer les Héros en célébrant les Dieux! Ainsi, près de la mer, devant le grand Achille, Pour le prix de la lutte ou de la course agile Combattait jusqu’au soir la force des rivaux; Tels, du fouet, de la voix, excitant les chevaux, Les chefs ambitieux heurtaient, dans la poussière, Les essieux gémissants au but de la carrière: Tels voici, comme il sied aux sages, aux vieillards, Que les Maîtres, ouvrant les papyrus épars, Gravement invoquaient les Muses favorables, Et déliant soudain leurs lèvres vénérables, Penseurs par Apollon de sucs divins nourris, Distillaient tour à tour le miel de leurs écrits. THÉOCRITE. Commencez vos beaux chants, Muses, par Zeus lui-même; Finissez-les par Lui, Muses! Mais célébrez Par un inoubliable et lyrique poème Ptolémée au front blanc ceint de cheveux dorés! Car parmi ses vertus la louange incertaine, Impuissante à choisir, s’inquiète en secret, Ainsi qu’un bûcheron, sur la cime Idaienne, Cherche le plus bel arbre au coeur de la forêt. Quels ancêtres divins, couverts de quelle égide, Ont engendré ce fils, dans l’Ouranos joyeux, Et dans le Palais d’or construit pour le Lagide Le trône qu’il partage avec ses grands aïeux? Ici, c’est Héraklès, et la, c’est Alexandre, L’invincible Dompteur des Centaures cabrés Et le Dieu triomphant dont le bras fit descendre L’épouvante d’Arès sur les Perses mitrés. Bérénice au beau sein l’invite au lit prospère, Irréprochable épouse et coeur sans trahison, Tandis que ses enfants, semblables à leur Père, Attentifs et nombreux, veillent sur la maison. L’île qui l’a nourri, Kôs, aux riches cultures, L’a salué naissant, lorsque sa mère en pleurs, Priant Ilythia qui brise les ceintures, Dans l’allégresse sainte oubliait ses douleurs. L’aigle de Zeus, volant dans les hautes nuées, De favorables cris les émut par trois fois. Tu règnes sur l’Egypte où les eaux refluées Des canaux fécondants débordent les parois. Cent pays sous ton joug inclinent leurs peuplades, Le rude Karien, l’Arabe belliqueux; Et sur la vaste mer les brillantes Cyclades Ouvrent leurs ports d’azur à tes vaisseaux rugueux. La richesse abondante en ta noble demeure N’est point le vain trésor qu’enterrent les fourmis. Elle coule, s’épanche, et la part la meilleure Ruisselle autour de toi sur les guerriers amis. Et nul Aède aussi, dans les jeux ou les fêtes, Chanteur harmonieux, n’a charmé les échos, Sans qu’un royal présent, doux aux Muses parfaites, N’illustrât l’art subtil des rhythmes musicaux. Vénérable héritier du nom des Atréides, Pour son Père et sa Mère auguste il a construit Des temples où l’encens, sur des trépieds splendides, Parfume l’air du jour et l’ombre de la nuit. Salut, ô Ptolémée, ô toi de qui la gloire Fleurit en un beau chant, des siècles écouté; Toi qu’un hymne éloquent, digne de ta mémoire, Unit aux Demi-Dieux dans l’Immortalité! ARATOS. Salut! C’est par toi, Zeus, Père, que je commence, Par toi qui, remplissant l’onde et le ciel ardent. Apprends au laboureur le temps de la semence Et le temps du voyage au nautonier prudent! Affermissant le poids des mondes sur leurs bases, Tu guides, en de clairs et propices chemins, Les astres successifs qui règlent par leurs phases L’année et les travaux et les jours des humains. Muses, enseignez-moi la marche et l’apparence Des étoiles qu’emporte un vaste mouvement! Immobile au milieu de la circonférence, Un axe, toujours sûr, soutient le firmament, Et le Ciel entraîné roule. Hâtant leurs courses, Par-dessus l’Océan, vers le Pôle du nord, Comme des chariots circulent les deux Ourses, Hélice que les Grecs contemplent de leur bord, Et Kynosure, utile aux gens de Phénicie. Près d’elle, Engonasis qui travaille à genoux; Non loin le noir Dragon et la tête éclaircie D'Ariadne mourante, au reflet triste et doux. Vois sur le Scorpion briller le Serpentaire Dont la Lune en son plein n’éteint pas la splendeur, Et, près d’Arctophylax, la Vierge solitaire, L’épi de flamme en main, charmer la profondeur. Muses! quels sont autour de la céleste sphère Les cercles appuyés sur les quatre horizons, Et les signes voisins dont l’éclat semble faire Un cortège inégal aux changeantes saisons? Quelle divine main traça le cercle oblique Du Zodiaque énorme où se meut le Soleil Et suspendit alors dans l’orbe symbolique Le Cancer flamboyant et le Lion vermeil? Quel Dieu, d’un pur manteau parant la Vierge austère, Ouvrit les pinces d’or du Scorpion tordu, D’un arc éblouissant arma le Sagittaire, Et de cornes en feu la Chèvre au pied fendu; De l’humide Verseau gonfla les mornes sources, Accoupla les Poissons qui font luire, en nageant Dans un lac de cristal sillonné par leurs courses, Sur leurs dos irisés des écailles d’argent; Du languissant Bélier tissa la toison pâle, Et près du Taureau fier, roi des clairs animaux, Alluma ta splendeur, ô torche sidérale Qu’en leurs poings fraternels brandissent les Gémeaux? Telles, dans l’ordre exact, les étoiles sans nombre Illuminent la nuit prodigieuse, et tels Les astres, épandus dans l’immensité sombre, Religieux flambeaux, brillent aux yeux mortels, Tandis que parcourant les ombres impassibles, Et l’abîme brumeux des cieux jamais atteints, D’autres astres, sans noms, sinistres, invisibles, Élaborent la vie et les obscurs destins. ÉRATOSTHÈNE. Aratos! loin du ciel splendide où tu promènes Ton regard ébloui parmi les Phénomènes, Loin des astres que tu nommas, J’abaisserai les yeux sur la terre habitable Et des trois continents que ceint la mer instable Je peindrai les changeants climats. Je dirai les pays, les îles, l’onde amère Et les bords fabuleux où s’égarait Homère; Je dirai les caps et les monts, Non comme un vain poète, épris d’un léger songe, Mais selon la distance et l’ombre que prolonge Le style étroit sûr les gnomons. J’ai mesuré le globe et sais combien de stades Séparent les tribus de Libyens nomades Des pâles Hyperboréens, Et depuis quand les mers ont réuni leurs ondes Par le détroit nouveau qu’ouvrit entre les mondes L’effort des bras Hérakléens. La Terre primitive est une sphère énorme, Rugueuse, irrégulière, abrupte, que déforme L’ébranlement des sourds volcans. Sa surface se creuse en profondeurs de gouffre, D’où s’échappent, chargés d’exhalaisons de soufre, Les vents malsains et suffocants. En quels siècles muets de la nuit insondable Les déserts ont-ils vu l’Océan formidable Inonder le sable vermeil, Et les barques glisser où sont les Pyramides, Et près des bleus étangs bâiller les chéramides Ouvrant leurs valves au soleil? Jadis les humbles nefs que le flot noir ballotte, De rivage en rivage errantes, sans pilote, Ignoraient les essors lointains; Et voilà qu’aujourd’hui, sur les eaux découvertes, Vous voyez, loin des ports, fuir les vaisseaux alertes. Confiés aux astres certains. L’immensité barbare a révélé ses côtes Et ses trésors, promis aux récents Argonautes. Ils ont connu les cieux divers, La plage où jaunit l’ambre et la Koichide et l’Inde, Et franchi sans périr le cercle en feu qui scinde Les deux moitiés de l’univers. Décrivant les climats, les hommes et lés faunes, Par un docte calcul j’ai divisé les zones Des périples audacieux. Et la terre apparaît comme une vierge esclave Dont le voile écarté livre la beauté grave Et le mystère à tous les yeux. PANARÈTE. Céphise où les potiers lavaient leurs beaux ouvrages, Jardins d’Akadémos, j’ai quitté vos ombrages, Et je ne verrai plus les platanes, hélas! Du soleil matinal défendre Arcésilas! Mais j’enferme au départ, en affrontant la lame, Ta voix en mon oreille et ton âme en mon âme, O Maître! Un peuple heureux qu’un Roi sage éblouit M’accueille. Sois propice, ô terre où m’ont conduit La volonté des Dieux et l’ordre d’Évergète! Frêle, inquiet, borné, l’esprit humain végète Dans une ombre mobile où les sensations Ne sont que lueur fausse et fugaces rayons. Quel mortel, tour à tour déçu par l’apparence, À du Bien ou du Mal prouvé la différence? Quel marcheur indécis n’arrête enfin ses pas Devant un gouffre noir qu’il ne franchira pas? Tel le sage, hésitant devant l’Inconnaissable, Ne comprend rien, sinon que tout est périssable, Obscur, et plus voilé dé nuages trompeurs Que l’orageux Oita d’éternelles vapeurs. Parle, interroge, écoute, enchaîne ou meus ta langue; Tente orgueilleusement d’arracher à la gangue Quelques inertes grains du rare minerai, De distinguer le faux dans les ombres du vrai: C’est prendre un soin jaloux pour tourner la scytale. Ton effort est sans but, ta vanité s’étale Et tu prétends fonder un ferme jugement Sur un sable mouillé qui cède incessamment. Ta science, tes lois, ta raison, tes doctrines, N’ont que l’infirmité des grenouilles gyrines. Condamner, approuver, sentir, connaître, voir, Autant vaut à l’aveugle offrir un clair miroir, Expliquer à des sourds les oracles pythiques Et du ceste plombé charger des poings étiques. Dans quelle profondeur, dans quel puits redouté Dérobes-tu ta face, ô sainte Vérité? Pour nous, mortels, errants dans l’infini des causes, Parmi le flux sans terme et le reflux des choses, Vers un ciel idéal levons nos yeux sereins. A nos désirs domptés mettant de nobles freins, Courbant au joug des lois nos volontés austères, Contemplons sans terreur le Monde et ses mystères. Qu’est le Monde? Nos corps et nos esprits sont-ils Une part nécessaire aux éléments subtils? Qui le sait? L’immortelle et divine Nature Nous pousse à chaque pas vers la tombe future. Vivons indifférents; mourons sans découvrir S’il est une raison de naître ou de mourir. MANÉTHON. Mes yeux éteints, hélas! sur le rouleau mystique Ne déchiffreront plus le cartouche tracé; O Roi! pour Manéthon le signe emblématique N’est plus qu’un texte obscur sur la pierre effacé. Mais la mémoire est jeune et dicte la parole, Et je revois encor la Terre humide et molle Du limon primitif surgir, et les troupeaux De monstres s’élancer des ombres matinales. Et je sais l’origine et j’ai lu les annales Par les aïeux divins écrites sur des peaux. L’Unique existait seul par essence, un et triple, Et s’engendrant lui-même en son éternité, Générateur fécond de l’Univers multiple, Inconnaissable, pur, parfait, illimité, Ancêtre des aïeux, mère des mères, âme Et corps, de sa substance enfantant dans la flamme Ses membres personnels qui sont les Dieux naissants. Et l’Unique vogua sur les ondes célestes, Selon son cours, ses noms, ses formes manifestes, Caché dans le mystère à nos yeux impuissants. Puis, dans la nuit des temps insondables, sorties Du sein des Dieux, Seigneurs des doubles horizons, Tu vis, ô sol de Kern, naître les Dynasties Germant l'une après l’autre ainsi que les moissons Vont succédant toujours à celles déjà mortes. Et Mena le premier fit le mur et les portes Du premier sanctuaire, au port de Man-Nofri. Et le Nil régulier baignait les champs humides, Et dans l’âpre désert, au creux des Pyramides, Les races dérobaient leur funéraire abri. Et les Dieux, incarnés en des formes vulgaires, Gardaient les Pharaons, des peuples obéis. Les greniers florissants débordaient et les guerres Brisaient leur choc rapide au seuil du noir Pays. Et d’âge en âge, au fond des siècles, sans relâche, Dans la Vérité sainte accomplissant leur tâche, Les Rois religieux vivaient; puis tour à tour, Conquérants pleins de gloire ou bâtisseurs de temples, Aux héritiers futurs léguant de grands exemples, Dans le tombeau scellé s’endormaient à leur jour. Et moi, prêtre, pareil aux scribes archivistes, Sur le papyrus souple, avec un fin pinceau, Des générations j’ai retracé les listes Et sur l'ordre royal posé le dernier sceau. Et le vieillard, ô fils des sages! qui vous livre La connaissance occulte et le secret du Livre, Déchiffrant les parois, suivant l’obscur sillon, Sous le Dieu Philadelphe écrivit les chroniques Des mémorables temps, en lettres helléniques, Présent de Toth lui-même à son frère Apollon. Il dit. Phoibos guidait le char d’or qu’il dirige Vers l’étable marine où plongeait le quadrige. La nuit naissante errait dans les cieux assombris, Et les lointaines voix, et les chants et les cris, Les acclamations, les hymnes poétiques Expiraient vaguement dans l’ombre des portiques. La nuit mystérieuse errait. La mort du jour Teignait d’un sang rosé les marbres du pourtour; Et seuls, debout au faîte éblouissant du trône, Les Adelphes royaux, dans une clarté jaune, Groupe d’airain frappé par un rayon vibrant, Resplendissaient en cor sur le soleil mourant. Mais voici; bondissant au travers de la foule, Un messager rapide accourt. La sueur coule Sur ses membres; ses pieds rougissent le pavé; Un souille rauque échappe à son sein soulevé; Il chancelle; l’horreur étreint sa gorge rude, Et dans le soir farouche et plein d’inquiétude, Sa voix en défaillant jette un effroi divin: -O Maîtres, le premier de tous (car il est vain De celer aux grands Dieux le cours secret des choses), Je ferai devant vous s’ouvrir mes lèvres closes, Et messager funèbre, hélas! j’annoncerai L’irrémissible crime et le forfait sacré. Hélas! Hélas! quels mots terribles te dirai-je, Reine! et de quels discours peindre le sacrilège? Sachez-le cependant, ô Rois! et pardonnez À l’esclave. Selon les rites ordonnés, Le Prêtre, chef du temple, avait, d’un bras robuste, De la barre d’airain fermé la porte auguste, A l'heure où, désertant le ciel occidental, La Barque d'or sombrait dans l’Amenti natal. Le nocturne gardien, dès la première veille, Aux frissons du silence avait prêté l’oreille Et d’un oeil coutumier sondé l’obscur parvis. Et les taureaux sacrés, dans l’étable assouvis, Reposaient pesamment près des auges d’agate, Tandis que les ibis, debout sur une patte, Au faîte habituel des triglyphes dorés, Repliaient pour dormir leurs cous démesurés. Et dans toute la Terre où croît le sycomore, Le sommeil bienfaisant jusqu’à la pâle aurore Sur des nattes de joncs berçait le peuple heureux. Dans le temple choisi, riche en trésors nombreux, Les flambeaux empourpraient d’une flamme éphémère Le simulacre d’or d’Arsinoë, ta mère, O Reine! et sur l’autel brillant, selon tes voeux, Fleurissait la moisson de tes divins cheveux. O splendeur vaine! Hélas, ma langue dans la bouche, Comme l’âne rétif qui s’effare et se couche, Résiste et se refuse à d’ineffables mots. Car celui qui, sans crainte annonçant de grands maux, Prononce allègrement des paroles impies, Emporté dans le vol furieux des Harpyes, Maudit et méprisé, redoute un prompt trépas. Or, quand l’aube, semant des roses sous ses pas, De l’Orient nacré jaillit, pour la prière Le Prêtre vénérable écartant la barrière, Dans le temple muet marchait en méditant. Soudain, pâle, hagard, il s’arrête; il étend Ses bras désespérés vers l'autel sombre et vide. La suprême terreur glace sa chair livide; Il recule, il chancelle, il tombe, et son front lourd Dans un flot de sang noir heurte le pavé sourd. Les Prêtres, les Devins, les Hiérogrammates S’élancent. Les flambeaux roulent; les aromates S’échappent lourdement des trépieds refroidis. Et sur l’autel, nos yeux par l’horreur agrandis, Nos yeux, dans l’abandon de la chambre déserte, Reine! n’ont point revu ta Chevelure offerte! Quel mortel odieux, quel traître obscur, voué Aux nocturnes forfaits, dans l’ombre a dénoué Le solide lien fixant la gerbe blonde? Nul bruit, nul pas furtif, nul murmure de l'onde, Nul frisson des rameaux dans les bois endormis, N’a révélé le crime et le larcin commis. J’ai dit. Un long discours ne sied point à la langue Qu’embarrasse, ô Très-Saints, une triste harangue. Puissent les Dieux d’Egypte et les Dieux paternels, Bondissant du sommet des palais éternels, De l’antique Érinnys hâter la diligence! Car aux Dieux seuls, hélas! appartient la vengeance. Tel l’aquilon subit d’un souffle violent Courbe le chêne dur ou le pin vacillant, Tel le vent déchaîné des paroles fatales Vers la terre indécise abaisse les fronts pâles. L’effroi religieux plane. Du haut des fûts, Les oiseaux envolés mêlent leurs cris confus Aux houleuses rumeurs de la foule. Les glaives Hors des fourreaux vibrants jettent des lueurs brèves Un bruit vaste, pareil au choc lointain des flots, Au tumulte guerrier unit de sourds sanglots; Et la mystérieuse horreur des noirs présages Scelle la vérité sur la lèvre des Sages. Ptolémée, appuyé sur le sceptre d’or pur, Attend, regarde, écoute et soutient d’un bras sûr Bérénice tremblante et sans force. Les larmes Des yeux de Bérénice ont effacé les charmes; Et sa main, protégeant son front décoloré, Semble chasser le trait d’un vengeur ignoré. Elle pâlit, ô mort!... Mais une voix soudaine L’éveille... Surgissant au centre de l’arène, Konon d’un doigt certain montre le firmament. Habile à distinguer la place et le moment Des astres voyageurs dans l’infaillible nue, Son oeil au fond du ciel suit une aube inconnue. Il s’écrie: -O clartés! ô rêve que mes yeux Salueront les premiers à l’horizon des cieux! Adelphes adorés! de nouvelles étoiles Des favorables nuits ont enrichi les voiles. Sept astres apparus, montant sans dévier Vers l’Ourse, le Lion, la Vierge et le Bouvier, Du quadruple astérisme emplissent l’intervalle, Et ruisselant des feux d’une splendeur rivale, Déroulent au couchant, selon l’ordre éternel, Leur chevelure d’or sur le manteau du Ciel. O constellations antiques dont j’atteste L’âme divine, éparse en la hauteur céleste, Pâlissez! Parmi vous quels Dieux ont suspendu La tresse flavescente et le trésor perdu? Flamboyante Aphrodite, est-ce toi qui, jalouse, Pares ce soir ton front du nimbe de l’Epouse, Et de récents joyaux ornant les purs sommets, Aux voûtes de l'éther le fixes pour jamais? Triomphales clameurs! retentissant vertige D’un peuple émerveillé qu’effare, un grand prodige! Du côté de la mer, là-bas, vers l’Occident,. L’horizon sidéral d’un éclat ascendant, Toujours plus vif, plus vaste et limpide, se dore. L’ombre paraît blanchir d’une invisible aurore, Et du fond de l’azur, lentement, par degrés, Jaillissent à la fois sept astres ignorés Dont une virginale et mouvante lumière Dans la nuit constellée embrase la crinière. De la rue où, dès l’aube, errait multiplié Le cortège poudreux du triomphe oublié, Des demeures aux murs ceints de fleurs ou d’étoffes, Des gradins somptueux où sont les Philosophes, Une acclamation, pareille au bruit que font Les lourdes eaux croulant en un gouffre profond, Roule, s’enfle et mugit aux pieds de Ptolémée. Et la royale Soeur, Bérénice, charmée, Chère aux Dieux, le coeur plein d’allégresse et d’orgueil, Vers la blonde toison lève en tremblant son oeil Et contemple, à travers la forêt des pilastres, Sa propre ascension parmi le choeur des astres. Et, comme en toute chose un hommage pieux Par les mortels prudents est dû toujours aux Dieux, Il sied qu’un chant nouveau de la sonore lyre Des Poètes émus excite le délire, Le premier, le plus grand, celui de qui les vers, Coulent comme une source au sein des gazons verts, Kallimaque, gardien des livres, noble chantre Des fontaines, des bains de Pallas et de l’Antre Où la vierge Artémis, dans le bois écarté, , Dérobe en s’enfuyant sa blanche nudité, Kallimaque saisit la lyre encor muette. Elle frémit, il chante; et l’hymne du Poète, Défiant la lenteur des siècles et l’oubli, Plane dans le silence austère et recueilli Et s’élançant enfin, comme une aile inspirée, D’un vol harmonieux monte vers l’Empyrée. KALLIMAQUE. Celui qui d’un astre aperçu A calculé la fuite et l’heure, Qui sait pourquoi l’éclipse effleure Le Soleil d’un obscur tissu, Celui qui dans les champs de l’ombre Découvre, révèle et dénombre Les flambeaux célestes du soir, Et voit, dans une blancheur tendre, L’amoureuse Phoebé descendre, O Latmos! sur le rocher noir: Celui-là, Konon même, annonçant ma venue, Dans les sphères du ciel brillant, m’a reconnue, Éparse chevelure en feu, Moi dont la Reine veuve offrit les longues tresses, Tant de fois dans ses nuits, aux jalouses Déesses, Inconsolables d’un tel voeu: Alors que délaissant ta couche parfumée, Ton Frère, ton Époux, loin de la bien-aimée Volait vers les périls sanglants, Et que, des doux combats hyménéens meurtrie, Reine, tu voyais fuir jusqu’aux monts d’Assyrie Le vainqueur de tes chastes flancs. Mais victime promise aux dieux du sacrifice Avec les taureaux, liés à l’autel, Étoiles! je tombai du front de Bérénice, Sous le fer rapide au tranchant cruel. Maudit qui le premier fouillant la terre avare, Assouplit le fer, plus dur que l’airain, Par qui le Mède ouvrit à sa flotte barbare A travers l’Athos un canal marin! Et vous m’avez pleurée, ô boucles, mes compagnes, Quand, frère léger du lointain Memnon, Zéphyre, m’entraînant dans les hautes campagnes, Attacha mes noeuds par un clair chaînon Près d’Aphrodite, heureuse aux rives de Canope, Afin que le soir, lumineuse aussi, J’étincelle dans l’air, flambe et me développe Avec Ariadne, au ciel obscurci. Luisant, astre nouveau, dans l’éther magnifique, Entre la Vierge errante et le Lion sanglant, Je guide à l’Occident vers Téthys pacifique Le Bouvier paresseux qui marche d’un pas lent; Qu’importe si, le jour, aux pieds des Dieux foulée, Si reposant, la nuit, dans le sein de la mer, Je nourris en mon coeur le souvenir amer De ma Maîtresse inconsolée, Alors que, jeune et vierge, avant que nulle odeur N’eût parfumé son front d’huile ou d’essence hellène, Elle embaumait déjà de son unique haleine Le manteau d’or de sa pudeur? O vous pour qui l'Hymen active, Epouses, ses joyeux flambeaux, Que de votre robe craintive L’époux n’offre point les lambeaux, Si de l’albâtre, votre emblème, Une libation suprême N'a point honoré ma clarté! Aimez dans l’ombre et le mystère, Et que l’encens de l’adultère Ne souille pas l’air irrité! Toi, Reine, vers les Immortelles Sans relâché élève tes bras, Pour qu’un jour mes bouclés fidèles Couronnent encor ton front ras, Dût la fuite de ma lumière Attrister de l’ombre première Le désert du Septentrion; Dût par ma descente rapide Le Verseau, dans l’espace vide, Briller près du vaste Orion! Les souffles de la nuit palpitant dans l’air tiède Dispersaient lentement les strophes de l’Aède. Tout, se taisait. Au loin de lourds chars attardés Seuls éveillaient encor les dormeurs accoudés Au seuil hospitalier des temples taciturnes. Et la Terre était sombre et dans les cieux nocturnes Les constellations d’un flamboiement plus pur Semblaient accueillir l’Astre éclos dans leur azur, Et d’un rayon propice argentaient la terrasse Où, solitaire enfin, libre de la cuirasse, Sur le lit nuptial Évergète attendait Et, du cercle ébloui de l’ombre, regardait, Sous l’éclat fraternel des étoiles lucides, Emerger Bérénice aux bras des Pallacides. Les Captives. Les plus braves sont morts, pleins d’orgueil et de haine; D’autres ont fui. La horde innombrable n’est plus; Les cadavres des chefs blêmissent dans la plaine. Pressant contre leur sein les boucliers poilus, Les Barbares du Nord, Galates, Tectosages, Sont tombés. Le sang noir teint les fronts chevelus. La hache fut sans force à tailler des passages Dans le vivant et lourd rempart des éléphants; Et des Dieux ignorés ont déçu les présages. Et voici qu’au milieu de ses chars triomphants Le Prince asiatique, Attalos de Pergame, Pousse un troupeau rétif de vierges et d’enfants. Les épouses au coeur viril, dont la grande âme Excitait les guerriers dans les anciens combats, Les bras liés au dos, suivent l’eunuque infâme. Sombres, l’oeil fixe et dur, foulant d’un noble pas Les bords du Kaïkos aux transparentes ondes, Elles vont fièrement et se parlant tout bas. La Ville est déjà proche et, du haut des tours rondes, Par les blancs escaliers, le peuple, ivre d’espoir, Se rue en frémissant vers les captives blondes. Mais elles, sous l’insulte ou le fouet, sans rien voir, Ni le bleu firmament ni la douce lumière, Songent que l’ombre est vaste et le ciel toujours noir. Ayant nourri l’angoisse atroce et coutumière Et du rêve funèbre éternisant l’effroi, Elles ouvrent leur âme à ta splendeur première, O mémoire des jours ressuscités en toi! Quand, élu parmi tous chef des tribus Galates, L’époux, robuste et cher, était beau comme un roi. Le voici désertant la hutte aux murs de lattes Et de terre battue où sa main a cloué Des têtes d’hommes et des mufles écarlates. Aux Dieux de la Victoire ou de la Mort voué, Il va. L’épieu, durci dans un brasier rapide, Par un lien de cuivre est à son poing noué. Ses cheveux flamboyants que teint la chaux liquide, Sous le casque alourdi par deux cornes d’aurochs, Ruissellent en flots d’or sur son dos intrépide. Et le héros armé, « ans peur, du haut des rocs, Bondissait librement sur les races esclaves, Avilissant le fer en en forgeant des socs. Qu’il était "beau, l’époux, brave parmi les braves, Lorsque, la hache au poing et pareil aux aïeux, De ses chevaux guerriers il rompait les entraves; Et lorsque dominant les combats furieux, Haut et droit comme un chêne au milieu des broussailles, Il craignait seulement l’effondrement des cieux! O soirs où, revenu saignant par dix entailles, Le mâle, jamais las, dédaigneux du repos, Dans une ivresse ardente oubliait les batailles/ Et repoussant du pied l’airain vide dès pots Où ne fermentaient plus l’hydromel et la bière, S’étendait haletant sur la couche de peaux! Nuits sombres, nuits d’amour, dont la femme était fière Comme d’un grand combat où nul n’avait vaincu, Quand l’aube, au fond des bois, montait sûr la clairière! Ainsi le souvenir du libre temps, vécu Sous la tente nomade, entre au coeur des captives, Comme en un sein percé tremble un poignard aigu. Ce soir, les enchaînant dans des chambres furtives, Les vainqueurs méprisés, ceints de lierre et de fleurs, Outrageront leur deuil par des amours chétives. Et des maîtres nouveaux, lâchés, traîtres, voleurs, Courberont pour jamais, dans la prison des villes, Celles dont les yeux bleus n’ont point connu les pleurs. Et pâles de l’effroi des voluptés serviles, Les femmes, à l’instant suprême, ont vu surgir La vision des rocs, des forêts et des îles. Elles ont entendu le vent croître et "mugir Dans les arbres sacrés, quand le Druide antique Secouait le flambeau sur le plus haut men-hir. Sous la lune d’argent’, l’enceinte granitique Semblait un champ neigeux où des géants dressés Prolongeaient en silence un conseil fantastique. Et les mornes captifs, par mille bras poussés, Le col roide et tendu vers les cuves prochaines, Abreuvaient d’un sang frais les Dieux inapaisés. Silence! L’ouragan divin que tu déchaînes, O Krom terrible! émeut les profondes forêts; L’avenir prophétique a rugi dans les chênes. Les tribus sont debout et les guerriers sont prêts; Les bardes inspirés chantent, mêlés aux prêtres, Le courage et la gloire et les destins secrets. Et les peuples Kymris, innombrables, sans maîtres, Sans peur et sans relâche, ont suivi les premiers, Par l'immense univers, le chemin des Ancêtres. Comme l’aigle dont l’aile ombrageait leurs cimiers, Ils ont volé, semant leur fortune et leur race Des régions du chêne aux pays des palmiers. Des bords Kymmériens aux monts rocheux de Thrace, Des mers du noir Ponant aux rives du soleil, La terre fut promise à leur fureur vorace. Préparant aux cités un funèbre réveil, Dans un linceul subit de pourpre et d’incendie, Ils éclairaient leur route à son reflet vermeil. Et vers d’autres butins, prompte et comme enhardie, La horde ne laissait pour les derniers venus Qu’un désert éternel de cendre refroidie. Pleurez! Pleurez les jours que vous avez connus, Femmes! Les plaques d’or et les parures neuves N’orneront plus l’orgueil de vos larges seins nus. Tranchez vos blonds cheveux, comme il sied à des veuves, Épouses des Héros qu’un fils n’a point vengés! L’ombre errante des morts clame dans les épreuves. Telles, armant leurs coeurs, du souvenir rongés, Sans larmes, le front haut, les Galates entre elles Évoquaient vos esprits, ô guerriers égorgés! Un suprême dédain assombrit leurs prunelles; Et nul n’insultera d’un geste ou d’un regard Leur fierté prisonnière au lit des vainqueurs frêles. Le long du Kaïkos elles vont. A l’écart, L’eunuque, embarrassé dans sa robe de soie, D’un oeil trouble et pesant suit le troupeau hagard. Mais soudain s’élançant avec un cri de joie, Les captives ensemble ont franchi d’un seul bond Le bord du Kaïkos qui s’entr’ouvre et tournoie. Le cours inviolé du fleuve vagabond Roule leurs corps unis vers la mer sans souillures, Et leur beauté repose en un tombeau profond. Le flot baisera seul les vierges chevelures Et seul de longs varechs enchaînera les mains Des compagnes des Forts, mortes libres et pures. Car, méprisant la vie et les effrois humains, Elles ont au serment fait l’holocauste unique Et livré leur dépouille à la foi des hymens. Et la Gloire est fidèle au trépas héroïque. Le Sacrilège. Monts hyperboréens, rochers, antres, sommets Où la neige épaissit un linceul léthargique, Bois dont l’ombre est vouée à l’Erinnys tragique, Plage où les noires nefs n’ont abordé jamais! Ouvrez la profondeur de vos derniers asiles Au fugitif qu’un Dieu, certe, aveuglait, hélas! Quand Dircé, toujours chère, entendit, dans Hellas, Les mots sacramentels sur mes lèvres dociles. Dircé, de qui la rose ornait les cheveux blonds, Tu descendis un soir rêver près des fontaines, Et la complicité des ombres incertaines Fit ta voix plus troublante et nos baisers plus longs. Dircé, c’était la nuit du Cortège, où les Mystes Portaient vers Eleusis les torches et les pains. La chouette pleurait dans l’épaisseur des pins; L’angoisse du mystère errait dans tes yeux tristes. Près de moi, t’appuyant aux angles des tombeaux, Tu contemplais au loin la route illuminée Et la procession et la foule effrénée Et l’enfant Iakkhos au milieu des flambeaux. Alors, ô faible coeur dont Éros était maître! O plaintes, ô soupirs, ô larmes, ô Dircé! J’oubliai l'Eumolpide et le Dieu courroucé, Gardien du grand secret que tu voulus connaître. J’ai dit l’heure, le jour, les chemins et le lieu, La colline où jaillit la source Kallichore, Le Temple intérieur et l’autel que décore Un groupe entrelacé, voilé d’un péplos bleu. J’ai divulgué l’épreuve et la première orgie, Où moi-même autrefois, vêtu de peaux de faons, Mêlant le myrte sombre à mes cheveux bouffants, J’ai de la Mère auguste adoré l’effigie. Purifiés, joyeux, les Mystes étaient prêts, Et tels que des chevreaux sautant d’un bond rapide, Atteignaient tour à tour dans la clarté limpide Le phallus florissant, pendu dans un cyprès. Éteignez les flambeaux! Voix de l’Hiérophante, Que l’airain creux prolonge et gonfle dans les nuits, Résonne! et fais surgir au bout des noirs circuits Les apparitions que la terreur enfante! Ici, c’est Nysios aux souffles odorants. Voici les champs aimés où l’olivier s’effeuille Et la molle prairie où Perséphonè cueille Le haut narcisse éclos parmi les bleus safran s. Avec tes chastes soeurs, Vierge aux belles chevilles, Pour la dernière fois bondis dans les gazons Et remplis ta corbeille et fauche les moissons Des glaïeuls empourprés et des pâles jonquilles. Car, du sein de Gaïa prenant son rude essor, L’insatiable Roi, fils de Kronos, s’élance. Et nulle n’entendit, dans le morne silence, La Vierge aux bras du Dieu pleurer sur le char d’or. Le Tartaros profond ouvre à sa triste Reine L’empire désolé des éternels tourments; L’obscurité farouche éteint tes yeux charmants, Epouse de Hadès dans l’ombre souterraine! Et voilà qu’au hasard la grande Déméter, Hâve, le front voilé, cherchant la Vierge blonde, Comme une mère en deuil, fuit, à travers le monde. Le firmament complice et le splendide Aither. Elle passe et s’assied près de la source, à l’heure Douteuse où vous veniez par les chemins poudreux, Filles de Kéléôs, emplir les vases creux D’une onde fraîche, utile à la noble demeure. Elle entra dans la ville et soudain grandissant, Parfumant la Cité d’une immortelle essence, La Déesse à jamais sacra par sa présence Eleusis, la Colline et le Temple naissant. Et ce fut là qu’enfin la Mère douloureuse Revit, hors du char d’or, Perséphonè bondir Et, d’une main timide et faible encor, brandir L’Épi, mystérieux, né de la terre heureuse. Et c’est là que promise au voyage éternel, Vivante, ô Déméter, et tour à tour perdue, Pendant le tiers de l’an vers Hadès descendue, Ta fille au double nom fuit ton sein maternel. Tel, révélant le mythe et le secret du drame, J’ai rompu le serment d’Eleusis et je vais, Sacrilège, hagard, en proie aux Dieux mauvais, Parjure pour Dircé, pour son amour, infâme. Dircé, que les noirs Dieux m’accablent jusqu’au bout! Car j’imitai pour toi les actes et les rites Et ma voix, proférant les formules prescrites, A dit: -Verse la pluie! Enfante! Sois debout! Tu sais pourquoi s’unit dans la ciste mystique L’emblème fécondant au ktéis dentelé, Pourquoi la torche brille et pourquoi fut mêlé A la menthe broyée un miel aromatique. J’ai pris le kalathos en criant: -J’ai jeûné! J’ai bu le kykéon et transmis la patère! J’ai chanté l’hymme grave et je n’ai point su taire, O suprême forfait! que Zagreus était né. Et surtout, ô Dircé, crime que rien n’expie! J’osai du grand Symbole expliquer le secret, Et, découvrant, hélas! le sens qui transparaît, Avouer le mystère à ton oreille impie. Pour toi, Vierge au coeur triste et désormais troublé, Indifférente aux Dieux dont tu sais la nature, Dans une horreur sacrée attends la mort future Où l’âme germe et croît comme un épi de blé. Laisse, avec les saisons, la Mort, hiver des âmes, Elaborer la Vie en son obscurité, Et, comme le printemps, l’Esprit ressuscité Jaillir dans la lumière et mûrir dans les flammes. Que Perséphonè monte ou redescende encor, Que le grain enfoui disparaisse à l’automne, C’est la Vie éternelle et son cours monotone, Et le Mystère antique en est le vain décor. Maintenant vers les monts où l’ombre me dérobe, J’ai fui la terre ancienne et le toit des aïeux; Et l’Eumolpide agite, en évoquant les Dieux, Vers l’Occident sanglant la pourpre de sa robe. La malédiction, rugissant sur mes pas, Excite des Vengeurs les fouets inexorables. Vos serpents sans pitié sifflent, ô Vénérables! Epouses de Hadès, qui ne pardonnez pas! Je meurs, au vent glacé livrant ma cendre blême, Sans que l’urne d’argile, en ses flancs arrondis, Enferme avec mon coeur mes os trois fois maudits; Sans que Dircé se voile en pleurant l’anathème. Dircé, sois belle encore et ne crains rien des jours! Aux coteaux d’Eleusis cueille les fleurs écloses, Néglige l’asphodèle et vis, pareille aux roses A ton seuil bienveillant refleurissant toujours! De ton âme légère efface, ô bien-aimée, L’amant fatal en proie aux Vengeurs triomphants! Oublieuse des soirs, chante, rêve et défends Le nom du Sacrilège à ta lèvre embaumée. Nul remords ne le suit au funèbre séjour, Car sa perte certaine, Eros! est ta victoire. Il meurt, il est heureux, et l’ombre expiatoire Se peuple encor pour lui de souvenirs d’amour. La Sibylle. Où vont d’un d’un pas craintif, dans l’ombre et les ruines, Le blanc Nadîn-Mardouk, prêtre des anciens Dieux, Et Philippos, nourri dans les cités divines Où fleurit la sagesse en des jardins pieux? Nadîn-Mardouk, hélas! a vu dans Babylone Les temples s’écrouler et les images d’or, Du haut des zigurrâts qu’enrichit l’émail jaune, Rouler de rampe en rampe et rebondir encor. Il a vu, près de Bel, dans la chambre interdite, Zeus, maître du tonnerre, à son tour adoré, Et la jalouse Istar accueillir Aphrodite Comme une jeune soeur sur son autel sacré. Car ébranlant le sol de leurs chocs fratricides, Féroces ou cléments, triomphants ou trahis, Depuis deux fois cent ans, les Princes Séleucides D’Antioche au désert ont foulé les pays. Et le Prêtre, gardien des rites et des nombres, A douté de ces Dieux qui ne se vengeaient pas, Tandis que Philippos, errant dans les décombres, Tantôt suivait un rêve ou lui parlait tout bas: -O prêtre Khaldéen, toi l’héritier des Mages, Qui, seul encor debout parmi les murs détruits, Aux grands Dieux de ta race as gardé des hommages, L’étoile à sept rayons palpite au ciel des nuits. Prêtre, sous d’autres noms roulent les mêmes astres; Sous d’autres noms aussi les mêmes Dieux sont là, Immortels survivants d’innombrables désastres; Samas est Hélios, Hadès est Irqalla. La piété d’Hellas, fille de la Sagesse, Ouvre des Panthéons à vos divinités, Et, les reconnaissant, leur offre avec largesse De nobles piédestaux dans ses temples sculptés. -Étranger, dont la race est nouvelle et sans crainte, Lorsque tes Dieux sont nés, indécis et brillants, Sais-tu que, résidant sur la Montagne sainte, Les Dieux de Babylone avaient déjà mille ans? Depuis mille ans déjà, dans le ciel planétaire Voguaient des astres d’or que nous avions nommés La nuit était divine et l’éternel mystère Se révélait dans l’ombre à des pâtres charmés. Vos sages ont cueilli dans nos doctes collèges Les fruits sacerdotaux, comme ceux des dattiers. Dresse à tes Dieux récents des autels sacrilèges; Et laisse aux miens l’orgueil de mourir tout entiers; Mais tout à coup l’effroi clôt leurs lèvres. La dune Comme une lourde mer gonfle ses flots mouvants, Et devant eux surgit, livide sous la lune, L’amas démesuré qui fut la Tour des Vents. Au seuil des hauts débris, où la porte béante Entre les deux Taureaux naguère avait roulé, Une femme debout, que l’ombre fait géante, Tord ses bras éperdus sous un manteau pelé. La vieillesse a ridé son visage farouche; Son oeil las et sanglant s’entr’ouvre avec effort, Et sa voix, comme un râle étranglé dans sa bouche, Semble l’écho des temps et le souffle du sort: -Quels pas ont résonné sur la tombe immobile Où la haine du Dieu réveille la Sibylle? Quels mortels ont franchi le cercle sans espoir, Et du voile des Temps tirant le pli morose, Font s’ouvrir tes yeux morts, ô Fille de Bérose! Comme ceux d’un hibou dans la terreur du soir? Toi, Khaldéen, venu de Babylone, écoute! Fils d’Hellas, tu n’as pas en vain suivi la route Qui va de Séleucie à ces lieux désolés. Silence, ô vous! Le vent qu’irritaient vos disputes Vous répond; et vos Dieux, vos cités dans leurs chutes Font moins de bruit encor que vos discours. Tremblez! Tremblez! L’Esprit en moi rompt le sceau des oracles. O siècles du passé! Lamentables spectacles! Siècles de l’avenir plus odieux déjà! Cataractes du ciel, implacables averses, Liquide et froid tombeau des nations perverses! Océan sans rivage où l’Arche surnagea! Et voici que du sein des ondes refluées, Des races, vers le ciel lointain s’étant ruées, D’une langue unanime outrageaient sa splendeur; Et par lits de roseaux et d’argile pétrie, Bâtissaient une tour dans les champs d’Assyrie Et du haut firmament tentaient la profondeur. Et vous avez rugi, Tempêtes! Sur sa base La Tour s’est effondrée et gît dans l’herbe rase, Et c’est ici le lieu qui fut nommé Babel. Et farouche, sans lois, diverse en son langage, La triste humanité compta le dixième âge; Et les trônes pesaient sur l’univers mortel. Vos fils prodigieux sont nés, ô Ciel, ô Terre! Tu règnes, ô Kronos! Nourri dans le mystère, Zeus exilé grandit aux sommets Phrygiens; Dodone a vu Rhéa, sous les ombres errante, Baigner Ploutôn naissant dans ton eau dévorante, O Styx! et dans tes flots chercher de noirs gardiens. Et les Titans, jaloux des naissances furtives, Déchaînèrent l’essor des guerres primitives. La torche en main, sanglante, ivre, cheveux épars, Éternisant l’effroi des prunelles ternies, Aïeule des fléaux, mère des agonies, La Guerre aux cris aigus bondit sur les remparts. Les siècles dans leur cours ont foulé ces fantômes Que les temps virent croître et succomber: royaumes, Égypte, Babylone, Assyrie et vous tous, Perses, Pamphyliens, Guerriers de Macédoine, Et toi, dernière-née, ô Rome, ô patrimoine Arraché par la Louve à l’appétit des loups! Peuple aux multiples fronts, vêtu de blanc, tu montes Sur l’amas des forfaits, l’entassement des hontes, Sur l’or accumulé comme un mont éclatant; Tu prospères joyeux et sans frein; tu réclames Des corps douteux d’enfants pour tes plaisirs infâmes: Ta gloire est un soleil que la nuit proche attend. Écoutez! Le grand Dieu souffle dans ma poitrine L’annonce des malheurs et leur vieille origine. Malheur! tous condamnés et tous frappés sans fin! Tous du nord au midi! Toi-même, ô Race juste Qu’abrite, en ta cité, l’ombre du Temple auguste, Tu fléchiras la nuque au poids du bras divin. Et tes jours cependant coulaient dans l’innocence, Sans souci de ces Dieux qu’un peuple impur encense. Tes yeux ne tentaient pas, au firmament trompeur, De suivre dans son vol la mouvante Fortune; Et les astres fuyants, le soleil et la lune En ton coeur assuré n’engendraient point la peur. Tes champs n’ont pas connu de mesure inégale; Le pauvre trouvait place à la table frugale Où tu siégeais le soir, candide et partageant Avec la veuve en pleurs ton huile la plus fraîche, Ton vin avec celui dont la gorge était sèche, Et jusqu’au dernier grain l’orge avec l’indigent. Qu’importe! Puisqu’un jour, un seul instant perfide, Tu dédaignas l’autel du temple laissé vide, Le châtiment t’accable et ton sol dévasté, Semé de vains débris, d’inertes simulacres, Inondé de sang noir, fauché par les massacres, Sera comme un désert par le pâtre évité. Dieu grandi si ton élu gît, flagellé lui-même, Quel peuple sans frémir entendra l’anathème? Malheur à vous! Malheur, cités du littoral, Villes de Phénicie, aux obscènes pratiques! Daces, Lyciens, Gog, Magog, tribus Scythiques, Qu’entasse un prompt trépas au gouffre sépulcral! Autour de toi surtout, Hellas, le Dieu déchaîne Le vent irrésistible et vengeur de sa haine, O toi, mère des arts et des hymnes vainqueurs, Qui du marbre parfait fis jaillir des idoles, Et tressant le réseau des flatteuses paroles, En des liens fleuris emprisonnas les coeurs! Toi dont la main, savante à réveiller la lyre, Des mystères impurs prolongeait le délire Et du nocturne Eros rallumait le flambeau, Toi qui divinisant l’or, le bronze et l’ivoire, Par la forme idéale, ô Subtile! as fait croire Que le Vrai résidait dans le temple du Beau! Ta splendeur est éteinte; abandonnée et nue, Faible, sans voix, sans yeux, n’es-tu pas devenue Comme une femme aveugle et désirant la mort? Où sont tes Dieux lassés d'amour et de souillures, Tes Déesses aux bras de neige, aux chevelures Plus belles que la vigne où le pampre se tord? Égypte, où sont tes Dieux aux têtes bestiales, Tes ibis et tes chats et tes cynocéphales, Tes crocodiles saints et tes boeufs vénérés? Dérobe leur momie, approfondis la crypte: Pourriture, charnier. Tes Dieux sont morts, Egypte! L’oeil du grand Dieu les compte au fond des puits murés. J’ai traversé la terre et n’ai point vu Ninive. Où donc gît Babylone? Et l’enceinte massive Où six chars à la fois roulaient sans se heurter? Bel-Mardouk n’attend plus, au seuil de la cellule, La vierge obéissant au grave hiérodule; Sin agonise et l’ombre immense va monter. Rentrez avec vos Dieux dans la nuit et la brume, Vous, mortels inquiets qu’un vieil orgueil consume! Bientôt naîtront des jours, pour le monde expirant, Des jours inattentifs à vos clameurs rivales, Qui, sourds aux cris d’angoisse épars dans les rafales, Ne connaîtront qu’un Dieu, seul, immortel et grand. L’avenir! il luira, lorsque, dans les espaces, De mobiles vapeurs imiteront des chasses De fauves poursuivis par de blancs cavaliers; Lorsque la mer facile aplanira ses ondes; Lorsque les loups charmés, dans les herbes profondes, Brouteront au milieu des agneaux familiers. Et maintenant, tais-toi! Clos ta bouche, ô Sibylle! Assez longtemps l’Oracle usa ta voix débile; Fais silence, ô Sabbé! l’imposture arrachant Ta destinée antique à la Tour inspirée De ton berceau fatal ennoblit Erythrée. Fille de Babylone, arrête ici ton chant! Meurs! le sommeil promis alourdit tes paupières. Meurs! Les vautours, posés en cercle sur les pierres, Rassasieront leur faim de ta chair en lambeaux. Mais les siècles, témoins de ta longue tristesse, Recueilleront ton âme, ô grande Prophétesse, Comme des fils pieux la cendre des tombeaux! Et le vent prolongea la plainte obscure et lasse; Les nuages pressés qui montaient brusquement, Tels que des monstres noirs, semblaient ronger la face De Sin aux cornes d’or, saignant au firmament. L’oreille encore ouverte à la voix sibylline, Pleins d’une horreur sublime et tous les deux songeurs, Les hommes sans parler descendaient la colline; Et l’angoisse hâtait les pas des voyageurs. Et blessés à jamais du sinistre présage, Et comme initiés aux deuils religieux, Nadin-Mardouk, le prêtre, et Philippos, le sage, Fuyaient, doutant du ciel et pensifs pour les Dieux. Les Paroles De Schemouël-Bèn-Mikah. Le soir descend. Une place de Jérusalem, sous la colline du Temple. Plusieurs jeunes hommes sont arrêtés devant une maison neuve, dont la façade est sculptée et peinte selon la mode récente. Sur une des parois, des groupes de danseuses s’enlacent au milieu d’un encadrement de lotus et de grenades; sur l’autre, des poissons, des oiseaux, des gerbes de blé; et au centre, une scène de banquet. LES JEUNES HOMMES. Salut, ami! Viens, l’heure est douce. Déjà dans le ciel endormi Le trait d’or d’Apollon s’émousse, Dorothéos, nouvel ami! Séléné, propice à l’ivresse, De ses voiles d’argent caresse La ville austère où tu grandis. Vendangeur des amours légères, Viens aux lèvres des étrangères Cueillir les baisers interdits! Clos le vin d’Ên-guédi dans les outres scellées, Pour nos festins, ô vigneron! Pour ceindre nos cheveux de roses assemblées, Esclaves, dépouillez Schâron! Viens! tu verras nos Dieux antiques, Dans l’ivoire ou l’airain sculptés, Resplendissant sous les portiques, Sourire aux jeunes voluptés. Dorothéos, un Dieu t’accable; Barbare, jaloux, implacable, Il dort en son temple fermé. Si la vie, hélas! n’est qu’un rêve, Redoute, enfant (car l’heure est brève), De mourir sans avoir aimé. Les flambeaux ont brillé, les coupes d’or sont pleines, Les lits prêts aux hymens joyeux; Et ta place est choisie, à nos festins hellènes, Auprès des femmes aux doux yeux. La porte s’ouvre. Dorothéos, jeune Juif hellénisant, apparaît sur le seuil. Il est vêtu d’une tunique de soie teinte: sa tête est couronnée de lierre. Derrière lui, par l’entre-bâillement de la porte, ses amis aperçoivent dans l’ombre une courtisane étrangère. DOROTHÉOS. Passez, amis, passez! Si la vie est pareille A quelque fruit pourpré qui se dessèche enfin, J’en ai pressé le jus sur ma lèvre vermeille; J’ai satisfait ma soif et j’ai nourri ma faim. Le joug religieux qu’avaient forgé mes pères Ne charge plus mon col de son poids importun. Je marche libre et seul en mes vergers prospères, Loin du chemin banal et du sentier commun. Vos Dieux de marbre blanc peuplent le vestibule De la riche demeure où mon rêve se plaît, Et Sosyklès lui-même a sculpté la fibule De mon manteau tissé de byssos violet. La science hellénique et la sage parole Ont fleuri dans mon âme, en mes jours studieux, Quand suivant Hermippos aux jardins de l’École Et concevant l’essence et l’unité des Dieux, En notre Adonaï je voyais transparaître Ta sombre majesté, Kronos vindicatif. O visions, divins songes, formes de l’Être, Vaines réalités du monde primitif, Dieux, Déesses, Esprits semblables à nos anges, Salut! Temples muets, temples de marbre et d’or, Je vous ai consacrés à des cultes étranges, A des Dieux fraternels que je salue encor! LES JEUNES HOMMES. Jeune homme; la Sagesse idéale et féconde Comme un faisceau de myrrhe embaume tes discours. Ta pensée est pareille à la source profonde D’où s’échappe en chantant un fleuve au large cours. Peut-être tu dis vrai; mais pour toi qu’a vu naître Jérusalem où gît, avec son Dieu jaloux, Le coeur pétrifié d’Israël, quel vieux Maître À ton âme docile ouvrit un ciel plus doux? Ta parole est fleurie, et certes Au bord de tes lèvres disertes Une abeille s’attarderait. Toi qu’Hellas enchante et convie, De sa beauté calme et ravie Respire le parfum discret. DOROTHÉOS. Naguère il enivra ma jeunesse attentive, Amis, lorsque, lassé de l’austérité juive, Je tournai vers l’Egypte un coeur inassouvi; Lorsque, nouveau convive accueilli dans les fêtes, Je vis étinceler les tables toujours prêtes Du festin magnifique au monde entier servi. J’ai vu, j’ai vu la mer harmonieuse et tendre Baigner d’un flot d’azur la Cité d’Alexandre; Le soleil ébloui mourir sur des toits d’or, Et, quand montait la nuit transparente et sans voiles. Le firmament dans l’onde égrener ses étoiles Comme un tribut céleste au Dieu Philopator. Alexandrie! ô ville! ô splendeurs! ô merveilles! Je vois toujours errer, sous les portes vermeilles, Ta litière d’argent, blonde Agathokléa; Et pour le bain du soir, Reine des courtisanes, Tu viens suspendre encor, près des eaux diaphanes, Ta robe tyrienne au tronc d’un perséa. Pour moi les vins ambrés ont fumé dans les coupes: Pour moi, dans les palais, les danseuses par groupes. Les aulètes lascifs, les mimes demi-nus Ont des banquets trop longs consolé l’agonie. O songes, ô désirs, soirs d’ivresse infinie, Votre ombre même est douce à qui vous a connus! Et voici qu’au retour vers la maison natale, J’ai gravi sans émoi la colline où s’étale Jérusalem, plus, sombre et plus morne à mes yeux. Qu’importe la patrie ou la Loi qui l’étaie Puisque, libre et léger, mon coeur franchit la haie Qu’alentour de la Loi plantèrent les aïeux? LES JEUNES HOMMES. Quel remords, quelle crainte éloigne de ses frères Dorothéos déjà lassé? Redoutant la vengeance et les destins contraires, A-t-il peur d’un Dieu courroucé? Cependant le front ceint de lierre, Heureux, paré comme un époux, De sa demeure hospitalière Il referme le seuil jaloux. Peut-être, soumis et fidèle, Comme au fond d’une citadelle Garde-t-il un trésor sans prix? Peut-être une main fine trame Un filet d’amour pour son âme, Un bandeau pour ses yeux épris? Quelle est dans la maison l’ombre qui fuit plus vite Que le ramier des bois sous les traits d’un archer? Quel oiseau disparu dont l’effroi nous évite, Colombe prisonnière et prompte à se cacher? Puisses-tu, toi qui nous exiles, Ne jamais, en tes voeux changeants, Ami, des voluptés faciles Regretter les Dieux indulgents! DOROTHÉOS. Ne les irritez pas, enfants, contre moi-même! Ma retraite est pieuse et les honore aussi; Ne troublez point la paix d’un rêve ignoré: j’aime! L’amour seul est mon hôte, et mon âme est ici. Celle qui m’a charmé, fille d’Alexandrie, Reflète en ses yeux d’or le ciel Égyptien. Un lotus rose meurt sur sa gorge fleurie; Sa tunique de gaze, errante et sans lien, Comme un brouillard nacré s’entr’ouvre sur sa hanche: Deux serpents ciselés mordent ses bras jumeaux. Prêtresse du Mystère, elle est pâle; elle penche Sa bouche sur ma bouche en murmurant des mots. Elle sait les secrets, les philtres, les paroles Qui suscitent l’amour et calment les remords, Et va cueillir, la nuit, au fond des nécropoles, L’herbe des voluptés sur les tombeaux des morts. Initiant ma lèvre à des plaisirs funestes, Elle pleure, frémit, fuit mes baisers impurs, Et dans l’ombre, en dormant, évoque avec des gestes Des spectres indécis et des astres obscurs. Esclave aventureux de sa beauté tragique, J’ai voué mes destins aux funèbres amours, Et dans le vert miroir de son regard magique, Avec les longs désirs, puisé l’oubli des jours. J’aime! que la maison lui soit joyeuse et chère! Des tapis syriens couvrent le pavé froid; Sur la cour du milieu flotte l’ombre légère D’un voile qui palpite aux clous d’airain du toit. Le bronze étincelant clôt la porte sonore; Le plafond joint le cèdre au précieux santal; Sur l’enduit des parois l’habile Apollodore A peint Médée errante et son amour fatal. Pour mon amante, ici, le porphyre, les marbres, L’onyx, le granit rose et l’ivoire incrusté Semblent faire apparaître et vivre sous les arbres Un peuple de héros épris de sa beauté. Passez, passez, amis! Cherchez s’il en est d’autres Qui des plaisirs connus goûtent le vin vieilli. Pour moi, ne craignant rien, ni -mon Dieu, ni les vôtres, Je vis, j’oublie et j’aime, et mon coeur est rempli. Schemouël-bèn-Mikah sort de l’ombre. Il est vieux; ses regards luisent d’un éclat fiévreux. Il porte le costume des Hassidim, semblable à celui des anciens Nazirs: tunique de couleur foncée, ceinture de cuir fauve et manteau de poils noirs. Ses cheveux incultes pendent sur ses épaules. Schemouël, dédaignant le groupe des jeunes hommes, marche droit vers Dorothéos et le regarde fixement. SCHEMOUËL-BÈN-MIKAH. Hanan-bèn-Onia, ton coeur lâche est plus vide Que le trou qu’un enfant creuse en un sable avide. Ta parole entendue est comme un vent mauvais Et les cieux sont témoins du Dieu que tu bravais. Moi, le sombre gardien de la Loi manuscrite, Je sais que, las d’attendre, Adonaï s’irrite, Et que l’impiété, l’outrage et l’abandon Ont en un lac de sang changé l’Eau du Pardon. Tout croule. O vieilles moeurs! ô vieilles lois! Toi-même, De quel nom réprouvé, de quel nom de blasphème, Hanan, te nommaient donc ceux qui parlaient ici? Quel poison versaient-ils en ton coeur endurci, Lorsque, sortant du Temple, à l’heure où la prière Meurt devant le Très-Haut dans une ombre dernière, Près de ton seuil impur j’entendis leur vain bruit De rires et de chants troubler l’air de la nuit? Mais je viens, rude et tel qu’aux jours expiatoires Éliyahou vengeur, surgi des gorges noires, Exhaussait sa stature et d’un geste brutal Chassait comme des chiens les prêtres de Baal. LES JEUNES HOMMES. Ta parole, ô vieillard, est certes plus lugubre Que le cri du hibou dans un porche abattu. L’air joyeux des cités est un air insalubre Au montagnard grossier, de poils rugueux vêtu. Adieu, Dorothéos! Accueille L’hôte abject et souillé que guide un triste Dieu. Si la joie est pareille au rameau qui s’effeuille, Prends garde: le vent souffle! Adieu! Ils s’éloignent. Schemouël-bèn-Mikak tend les bras vers eux et crie d’une voix furieuse: SCHEMOUËL-BÈN-MIKAH. Que l’ombre soit maudite, ô chiens, où vous entraîne L’inéluctable main du Seigneur! Que sa haine, Comme un feu dévorant, de ses éclats soudains, Avant l’aube du jour, brûle vos coeurs mondains, Empoisonne vos mets, verse dans vos breuvages Le fiel et l’acre sang des animaux sauvages, Comme autrefois Qorah, dans un gouffre béant Engloutisse vos corps livrés au noir néant, Et sans trêve, ici-bas, vous suivant à la trace, Pendant sept âges d’homme accable votre race Des maux prophétisés et des fléaux accrus! S’adressant à Dorothéos. Hanan, mon fils! avec tes amis disparus, Avec le chant profane et l’écho de la lyre, De ton mobile esprit fuit le triste délire. Adonaï t’appelle et, m'envoyant vers toi, Rebâtit sous tes yeux le Rempart de la Loi. Il te cerne depuis qu’au Temple présentée, Tomba sous le couteau ta chair ensanglantée; Depuis qu’au temps prescrit, ta mère, en chancelant, Pour l’holocauste pur offrit l’agneau bêlant; Depuis que le Seigneur a, dans sa prescience, Marqué le peuple élu du sceau de l’Alliance, Et depuis qu’héritiers des antiques nabis, Les Pieux au désert, lacérant leurs habits, Couvrant leurs reins domptés d’un sac de poils, plus sombres Que des roseaux tordus consumés dans les ombres, Ont devant l’Éternel consacré leurs cheveux Et des graves Nazirs ressuscité les voeux. Réveille-toi, Mosché! Zéroubbabel, contemple La rouille de l’oubli sur la porte du Temple! Ils sont venus les jours où se redressera Sur l’autel des Parfums, érigé par Ezra, Le simulacre impur des idoles de pierre. Voici que, titubant et couronné de lierre, Sur un char triomphal de tigres attelé, L’abject Dionysos dans l’ivresse a foulé Les chemins d’Israël et le haut des collines. Voici que, dédaignant les vieilles disciplines, Les jeunes hommes nus, frottés d’huile et rivaux, Ont lutté corps à corps aux gymnases nouveaux Et, pour les jeux publics désertant les Écoles, Suspendu leurs lauriers aux socles des idoles. Sacrilège! j’ai vu des ouvriers hardis Faire du marbre dur jaillir des corps maudits, Et fouillant le granit d’une main trop savante, Imiter les contours de la forme vivante, De celle, Adonaï, que ton souffle anima, Lorsque dans Gan-Éden, par ton ordre, germa De l’argile divine un être à ton imagé! Adorez! courbez-vous! priez! rendez hommage A des Dieux de métal ou de bois! Émouvez D’immobiles Seigneurs à leurs autels rivés! Parlez à des Dieux sourds, montrez vos fronts livides A des Dieux impuissants dont les regards sont vides! Criez: -Nos Dieux sont beaux, jeunes, forts, radieux; Ils ont des bras, des coeurs, des lèvres et des yeux; D’eux seuls ruisselle à flots la vie inépuisable!... Insensés! où sont-ils? Regardez sous le sable, Interrogez les eaux, cherchez sous les limons, Sous l’écrasement vaste et terrible des monts: L’Éternel en passant a balayé leur cendre! Lui seul est le Seigneur. C’est Lui qui vient surprendre L’impie et le charnel en leurs oeuvres de nuit. Tout ce qui vit ou meurt, tout ce qui sauve ou nuit, L’eau, le feu bienfaisant, le sel et l’huile fine, Et le sang des raisins et la fleur de farine, Les vents tumultueux, chargés de ses fureurs, La grêle, le déluge et les fauves flaireurs, Et les crocs des lions, et les dents des vipères, Toute chose est son oeuvre! O temps, heures prospères, Jours de deuil, jours passés, qui pour l’homme avez lui, Dons égaux du Seigneur, qu’êtes-vous devant Lui, Sinon des rations que sa main distribue? Hanan! Hanan! la coupe abominable est bue. Lâche postérité des aïeux vénérés, Dans la foi, la science et la Thora murés, Hanan-bèn-Onia, qu’as-tu fait des préceptes? Les cultes du vainqueur, ses moeurs, tu les acceptes, Comme un convive heureux toujours prêt à manger, Quel que soit le festin; les mets de l’étranger. Avarice, impudeur, mensonge, idolâtrie, Tousses vices d’Hellas et tous ceux de Syrie, De Baal en ton coeur sont les mornes suppôts. Quel schabbath dans tes champs marque un divin repos? Sous le toit paternel une étrangère habite; Femme de Mizraïm où femme Moabite, Qu’importe? si par elle opprobre et trahison, Comme des serpents noirs, rampent dans la maison. Hanan! Hanan! qu’en vain l’Égyptienne impure Te fasse de ses bras une lourde ceinture; Qu’en vain, de ses baisers brûlant ta lèvre en feu, Elle triomphe et chante, et ronge peu à peu Ta misérable chair dans l’orgie et la honte: Adonaï se lasse et se courrouce, et compte Les jours de patience, et les trouve accomplis! Éclate, ô flamme! va! Consume sur leurs lits Les couples monstrueux forniquant dans la fange! Flamme, sois sans pitié, cours, purifie et venge! A l’appel du Seigneur volez, ô noirs corbeaux; Glapissez, ô chacals! O mort, que les tombeaux, Trop étroits et pareils à des cuves trop pleines, De chairs et d’ossements débordent dans les plaines! Israël, que tes fils, dans l’horreur enfantés, Tombent comme des fruits sous les vents irrités! Que le sang du massacre empourpre l’eau des fleuves, Et que la guerre, au loin multipliant les veuves, Ne laisse d’Amaleq jusques au Libanon Qu’un désert embrasé, sans refuge et sans nom! Alors, Adonaï, dans la céleste aurore, Dans la foudre et l’éclair, tu surgiras encore, Solitaire, éternel, juste et rebâtissant Sur des fondements neufs un rempart plus puissant D’où ton peuple pieux, à l’abri dans l’enceinte, Reconnaissant ton signe au fond de l’ombre sainte, Te verra monter seul, foulant sous ton talon Les Dieux évanouis qu’emporte l’aquilon. DOROTHÉOS. Vieillard, les temps sont morts où les anciens Prophètes, Messagers d’Élohim, ainsi que lui jaloux, Sortaient de la montagne et, pareils à des loups, D’un hurlement sinistre épouvantaient les fêtes. Emplis de ta fureur les bois et les ravins; Dans le coeur du bouvier ou de l’esclave sème La haine de la vie avec l’âpre anathème: Mais fuis la ville heureuse où tes discours sont vains. La Sagesse et l’Amour nous portent sur leurs ailes Vers la pure clarté de la divine Hellas, Lumière pacifique, encor lointaine, hélas! Rayon d’or éclairant les formes immortelles. Jeunes adorateurs de la noble Beauté, Un art mystérieux évoque dans nos rêves D’harmonieux palais, des bosquets et des grèves Où des couples fuyants s’aiment en liberté. Nos esprits inquiets, lassés des règles graves, Ont secoué la chaîne et rompu leur prison, Et soudain éblouis d’un plus vaste horizon, Vers des cieux plus humains ont volé sans entraves. Ils ont vu tous les Dieux, fils d’un songe éternel, Dans la gloire naissant, mourir sous les insultes; Mais ils n’ont distingué dans la rumeur des cultes Qu’un même et vain soupir vers l’Être universel. Laissons les Dieux anciens aux combats d’autres âges; Vivons! Il est des Dieux hospitaliers et beaux, Illuminant l’azur de bienveillants flambeaux. Leur demeure idéale est la raison des sages. Ivres de longs baisers et de lèvres en fleurs, Aimons l’Ame divine en la splendeur des choses, Dans l’ombre et le soleil, dans la brise et les roses, Dans les parfums flottants, les sons et les couleurs. Aimons-la dans la forme infaillible et parfaite, Dans la fière beauté des femmes au grand coeur, Dans le marbre assoupli par un ciseau vainqueur, Dans la Lyre pieuse et les vers du Poète. Indulgents et charmés, sans crainte et sans effort, Abordons lentement au seuil de la vieillesse, Ainsi qu’un nautonier, pliant sa voile, laisse Sa barque au fil de l’eau descendre vers le port; Afin qu’en exhalant notre haleine dernière, Le regret des jours clos n’attriste point le soir On, libres de désirs, nous viendrons sans espoir A la Terre féconde unir notre poussière! Pendant que Dorothéos parlait, Schemouël-bèn-Mikah a disparu. Tout à coup Dorothéos l’aperçoit à la clarté de la lune, sur la colline du Temple, et debout sur la porte principale. Le front couvert de son manteau, les bras tendus en avant, le Prophète jette à Jérusalem et à ses habitants une imprécation suprême. SCHEMOUËL-BÈN-MIKAH. Voix sur Jérusalem! Malheur sur la Cité! Que le cri de malheur monte et soit écouté; Car voilà ce qu’au fond de l’ombre taciturne Le Vengeur éternel dit au Veilleur nocturne: -Peuple, un joug étranger plaît à ton col: attends Le joug de désespoir que forgeront les temps. Ziôn, le feu s’éteint sur l’Autel solitaire: Le feu qui flamboiera jusqu’au bout de la terre Roulera comme un fleuve et ne tarira plus! Loin du Temple détruit et des murs vermoulus, Peuple, comme un troupeau dispersé par l’orage, Tu marcheras épars dans la haine et l’outrage. Persécuté, meurtri, sanglant, courbant le dos Sous le cuir de la meule et les grossiers fardeaux, Louche, envieux, glissant dans l’ombre tentatrice Vers l’autel souterrain qu’adore l’Avarice, Usant tes maigres doigts à des labeurs sans noms Et des iniquités rivant les noirs chaînons, Tu t’anéantiras, honte et mépris des races, Chair vouée en naissant à des bûchers voraces, Bouc d’expiation plus vil que les pourceaux, Sous ton or innombrable écroulé par monceaux! Alors les nations, témoins des jours funestes, De leurs pieds oublieux. Peuple, foulant les restes, Tournant leurs yeux pensifs vers ton berceau maudit, Hériteront du Dieu qu’Iehouda perdit, Et dérobant ton feu pour allumer leurs lampes, Des temples mensongers encombreront les rampes Et crieront: -Il n’est plus pour l’infâme Israël De part au Sacrifice et de place à l’Autel! Sagesse. Les astres pâlissaient au fond des cieux sublimes; L’aube d’un doux rayon charmait déjà les cimes Des montagnes à l’Orient; Des souffles parfumés erraient, et c’était l’heure Où l’homme, avec le jour, l’âme fraîche et meilleure, L’esprit clair, s’éveille en priant. La parole du Maître embellissait l’étude. Dans une studieuse et calme solitude, Les disciples silencieux Recueillaient les discours et l’enseignement grave Que révéla Mosché, que la Loi sainte grave Sur les tables des coeurs pieux. Et le vieillard, assis sous un haut sycomore, Parlait. Sa voix profonde et bénissant l’aurore, O Sagesse, guidait vers toi! Les Prophètes en choeur chantaient à son oreille, Et sa doctrine était comme une belle treille, Lourde des grappes de la Loi: -La Sagesse éternelle au sein de Dieu repose, Comme un vin précieux dans une amphore close, Que seul, au milieu du festin, Le maître hospitalier distribue aux convives. Le Seigneur a créé la terre et les eaux vives Et les lampes du ciel lointain. La Sagesse, ô mes fils! riche, éclatante, auguste, Brille immortellement sur une tête juste Comme une couronne d’honneur. Elle est comme un palmier planté dans un sol ferme, Comme un enclos fertile où pour récolte germe La crainte austère du Seigneur. Malheur aux coeurs durcis que seule exalte et touche Une parole fausse en une double bouche! Insensé qui, loin de l’azur, S’avance, plein d’orgueil, dans une double voie! Fou qui dans le sentier d’une coupable joie Vers la nuit marche d’un pied sûr! Béni qui, vénérant les vieux jours de son père, Se bâtit à soi-même une maison prospère Dans sa longue postérité; Qui, vêtant l’orphelin d’une tunique neuve, Réserve pour le pauvre et l’infirme et la veuve Le froment qu’il a récolté! Laissez les épis lourds tomber pour les glaneuses! Aux buissons acérés si vos brebis laineuses Accrochent leur laine en passant, Laissez les blancs flocons pendre aux branches. Peut-être Une main tentera, que Dieu seul peut connaître, D’en tisser un manteau décent. Rongé par une plaie horrible et corrompue, L’avare inassouvi, l’âme jamais repue, Se nourrit d’un acre poison, Et, louche trafiquant de son coeur mis en vente, Compte son or maudit, se couché et s’épouvante Au bruit des pas dans sa maison. La mort, qui fauche tout, le saisit et partage Entre ses fils joyeux le tardif héritage; Et lui, hors du tombeau jeté, Pourrit, en proie aux vers, dans une ombre muette, Sans que la pitié même en se détournant jette Un haillon sur sa nudité. Ne dis pas: -Aujourd’hui la peine est inutile, Mon bien suffit. -Qui sait? demain ton champ fertile Sera désert et dévasté. Heureux, tu vis sans croire aux jours de l’infortune; Mais le bonheur passé te blesse et t’importune Aux heures de l’adversité. Redoute le puissant: sa gloire est ta dépouille. Fuis l’impie et le riche, enfant! La main se souille Qui touche à la gluante poix. Ne tente pas, mon fils, humble coupe fragile, Au lourd vase d’airain d’opposer ton argile Et ton flanc grêle à tout son poids. Mieux vaut loin des banquets manger un pain modeste; Mais si, roi du festin, tu sièges sans conteste, Vieillard, au trône du milieu, Ne fais pas avant l’heure éteindre un lampadaire, Ne trouble pas la joie et les chants; considère Que l’allégresse vient de Dieu. Qui boit un vin prudent, ô jeune homme, est sans blâme. Le vin, propice au corps, vivant, allégeant L’âme, Prépare des songes dorés, Mais si l’ivresse chaude et mère des blessures Fait trébucher ton pied sur les portes obscures, Sois chassé des seuils honorés! Combien, le coeur sans force et la chair engluée Dans les pièges d’amour de la prostituée, Ont appris les honteux trafics! Les yeux peints, les bras lourds d’anneaux, toujours en quête, Elle va par la ville, attend sa proie et guette Aux angles des marchés publics. Demi-nue, elle tord ses hanches en cadence, Et découvre en riant dans le vol de la danse Les fleurs mobiles de ses seins. Ton or, il est fondu, morte ta renommée, O toi qui t’accoudas sur la couche embaumée De l’étrangère aux noirs desseins! Sois béni dans l’amour d’une pudique épouse Dont la beauté robuste et la fierté jalouse Sont les parures, dont les yeux Dépassent la splendeur de la Lampe à sept branches. Sa fidélité brille en ses prunelles franches Comme l’aube sur les hauts-lieux. Ouvrez l’oreille, enfants de ma sollicitude! La Sagesse en mon âme est dans sa plénitude Comme la lune au fond du ciel. Le premier je me lève et le dernier je veille. Mes fils, comme le lys et la rose vermeille, Fleurissez devant l’Éternel! Fumez comme l’encens qui vers Dieu s’évapore! Vibrez comme une harpe à la corde sonore Aux mains agiles des chanteurs! Chantez vers le Très-Haut! Chantez un nouveau psaume! Car le Seigneur est grand, la terre est son royaume, Son oeuvre est bonne, ô serviteurs! Le Seigneur a béni le scribe qui médite Et consacre humblement sa pensée érudite Aux énigmes des Aggadas. La mémoire du juste est le parfum des sages. Seigneur, fais se dresser, hors du tombeau des âges, Les Ancêtres que tu guidas! Enoch fut saint; Noah, sortant du noir refuge, Ressuscita la vie aux fanges du Déluge; Abraham a scellé sa chair, Et fidèle en ses jours à la marque sanglante, Multiplia sa race immense et pullulante D’une mer jusqu’à l’autre mer. Tel que la graisse fine aussitôt enlevée, David en Israël fut la part réservée. C’est lui qui d’un bras glorieux Brisa du Pelischthi la corne audacieuse; Lui qui, joignant les voix à la harpe pieuse, Régla les chants religieux. Que, pareils aux rosiers s’enlaçant jusqu’aux faîtes, Refleurissent l’esprit et les os des Prophètes! Un autre germe dans les temps: Il sort du Sanctuaire et, soulevant le voile, Simôn-bèn-Onias paraît, comme une étoile Entre deux nuages flottants. Héritier d’Aarôn, il est le Grand-Gohène; Comme le lys des eaux ou la fleur du troène, Il parfume le saint Autel. Des clochettes, tintant sur le méhil sonore, Annoncent sa venue, et l’éphod tricolore L’habille dans un arc-en-ciel. Est-il de plus auguste et de plus beau spectacle Que de voir resplendir les Pierres de l’Oracle Au Pectoral du Jugement? Le Cohène se dresse en sa gloire isolée, Elève les deux mains et bénit l’assemblée Au nom caché du Dieu clément. Que votre âme, ô mon fils! limpide, humble et constante, Dans le champ du savoir fixe à jamais sa tente, Loin du traître et du suborneur. J’ai semé la semence, et voici la récolte: Cherchez, priez, aimez, et vivez sans révolte De longs jours devant le Seigneur. Et le vieillard se tut. Et c’était l’heure ardente Où le soleil s’arrête en sa course ascendante. Les disciples pour se nourrir, Autour du Maître, assis sur le gazon déclive, En un repas frugal offraient l’orge et l’olive À Celui qui les fait mûrir. Cléopâtre. Le soleil luit, la mer est bleue et les galères, Dans le calme Eunostos pliant leurs voiles claires, Pointant comme des becs leurs éperons d’airain, Semblent de grands oiseaux lassés qu’un flot marin Pousse vers le rivage et berce côte à côte. Au loin, sur le ciel pur, surgit la masse haute Du Phare, plus brillant en s’allumant le soir Que les astres divins dans le firmament noir. Ici le Môle énorme, et là les blanches îles, Antirhode et le Port Royal où, plus tranquilles, Abrités du Notos, dorment les lourds vaisseaux, Auprès des escaliers qui mirent dans les eaux Les blocs marmoréens de leurs marches massives. Partout, depuis les temps, entassés sur les rives, Des greniers, des palais, des tombeaux anciens, Sanctuaires nouveaux, temples égyptiens, Colonnes de porphyre, autels de marbres jaunes, Portiques adossant à de vastes pylônes L’ordre grec des piliers et des blancs chapiteaux. Et le soleil, criblant les toits monumentaux, D’une implacable flamme embrase Alexandrie. Mais la ville est sinistré et morne. Encor meurtrie, La cité merveilleuse où siégeaient autrefois La majesté des Dieux et la splendeur des Rois, Semble un camp belliqueux plein de guerriers barbares. Le sang sur les pavés se fige en sombres mares; Et, de l’aurore au soir, sonne sur les chemins Le pas égal et lourd des fantassins romains, Tandis que, dominant les places et les rues, Se dressent au milieu des piques apparues Et des arcs triomphaux, faits dé cuirasses d’or, Les enseignes d’airain du jeune Imperator. Il est vainqueur et seul. Les populaces viles Ont enivré César de leurs rumeurs serviles.. Les sages, désertant les jardins studieux, L’ont proclamé divin, auguste et cher aux Dieux. La Fortune fidèle a couronné sa tête, Et le retour est proche, et bientôt Rome en fête, Préparant le triomphe et lé laurier promis, Verra, parmi la foule et les rois ennemis, La Reine Égyptienne infâme et prisonnière Du sang de ses pieds nus empourprer la poussière. Mais là-bas, sous le ciel ardent, immense et beau Comme un palais sacré, sombre comme un tombeau, Tourné vers l’Occident, un royal édifice Sur le cap isolé dresse sa paroi lisse. Nul bruit; ni pas furtifs, ni chocs, ni cris soudains. Lé silence du jour et la paix des jardins Bercent lugubrement la maison sépulcrale. La herse de bois dur clôt la porte centrale, Et par nulle fenêtre aucun souffle dans l’air N’apporte, vers le soir, les senteurs de la mer. La Reine Cléopâtre est là, captive et veuve. Belle et parée encor pour la suprême épreuve, Elle étend sur un lit d’ivoire et d’or sculpté L’immortelle splendeur de son corps enchanté. Le temps n’a point flétri sa chair impérissable; Tel le vent du désert, en balayant le sable, Glisse sans le rider sur le granit poli. Ni les Dieux, ni les ans, ni le rapide oubli, N’ont desséché la fleur de sa grâce éternelle. La jeunesse et l’amour germent toujours en elle Comme deux blancs lotos sur le Fleuve azuré. Elle attend, immobile, en son repos sacré. Telle qu’au front d’Isis, la divine coiffure De métal ciselé charge sa chevelure, Où le Disque étincelle entre les cornes d’or. Un épervier d’émail s’étale et prend l’essor Sur les orbes légers de ses pendants d’oreilles. Des fleurs brodent sa robe étroite et, sur des treilles D’émeraudes, mêlant leurs pampres, des raisins En grappes de rubis pendent entre ses seins. Des serpents verts, aux yeux de diamant, se tordent Autour de ses genoux jusqu’au ventre qu’ils mordent. Comme des gouttes d’eau sur un corps virginal Brillent, après le bain, au soleil matinal, Des perles, par un fil invisible tenues, Roulant et s’égrenant au long des jambes nues, D’une pluie irisée aux reflets incertains Inondent l’airain clair des pieds aux ongles teints. Cléopâtre a pleuré. Morne, les mains croisées Sous l’obscure épaisseur de ses boucles frisées, Elle songe. Alentour les flambeaux adoucis D’une vague rougeur teignent des Dieux assis, Roides, les bras tendus sur leurs genoux rigides, Et mêlent aux profils sculptés des Rois Lagides Les colosses carrés des Pharaons défunts. En vain l’ombre la garde; en vain les noirs parfums D’une torpeur subtile ont enivré la Reine; En vain l’esclave grecque à ses côtés se traîne Et lui présente encor, d’un geste agonisant, L’éventail écarlate ou l’encensoir pesant: Cléopâtre, oublieuse et du sort et des armes, Sur le passé chéri fixe des yeux en larmes. Elle revoit sa vie entière, au noble cours, Et les festins royaux et les brèves amours, Tarse, Athènes, l’Egypte et tout son patrimoine Comme un don nuptial offert à Marc-Antoine. Antoine! Le cher nom que sa bouche a redit Brûle sa lèvre aride, éclate et resplendit Comme Horus triomphant dans l’ombre moins farouche. La Reine a déserté les tapis de sa couche; Elle marche, elle court. Pâle, les seins meurtris, Emplissant le tombeau de sanglots et de cris, Telle qu’Isis en pleurs sur le coffre abattue, De ses bras languissants elle étreint la statue Du bien-aimé. Sa main presse les durs genoux Du Romain qu’elle appelle et qui fut son époux; Elle s’attache au glaive et griffe la cuirasse, Et sa bouche, collée au marbre qu’elle embrasse, Cherche et retrouve encor le front ceint du laurier Et sur l’inerte bloc la bouche du Guerrier. Et soudain, redressant sa taille qui se cambre, Et de ses bras dorés faisant un collier d’ambre Au col rigide et froid de l’impassible amant, Cléopâtre soupire et parle amèrement: -Antoine! Antoine! O marbre! ô traits glacés! ô restes De mon âme! O suprême espoir des jours funestes! Cadavre sans honneurs, mort déplorable et cher, Dont la blessure ouverte a saigné sur ma chair, Je te salue, au seuil de ma tombe prochaine, Toi que pieusement mes mains, libres de chaîne, Ont couché pour jamais dans un cercueil récent! Peu de jours ont glissé sur mon coeur frémissant Depuis le soir funèbre où, de la tour de pierre, Je te vis étendu sur la rouge litière. El tu vivais, Antoine! Et, faible, sans secours, Déchirant de mes doigts le câble aux fils trop courts, Je hissai jusqu’ici contre les parois dures Ton corps d’où ruisselait la pourpre des blessures, Et qui, dans la hauteur, horrible et ballotté, Heurtait à chaque effort le mur ensanglanté. O douleur! ô regrets amers! La mort clémente N’a pas avec ton âme emporté ton amante. Si tes Dieux paternels n’ont point trahi ta foi, (Puisque les miens, hélas! ont détourné de moi Leur prunelle odieuse et leur bouche jalouse), Je confie à tes Dieux ta gloire et ton épouse. Je ne suspendrai point à leurs autels pieux Les guirlandes de fleurs ou les myrtes joyeux; Mais j’offrirai, captive, à l’urne cinéraire La libation triste et l’onde funéraire. Parmi les guerriers morts, aux champs d’ombre et de paix, Où l’immortel laurier croît près du Fleuve épais, Accueillez, ô Puissants, le Héros solitaire Qui, sans force et vaincu, gît dans une autre terre Et sur son noir tombeau ne reverra jamais Un choeur religieux poser les derniers mets! Qu’il dorme, non vengé, dans l’éternelle crypte, Époux avec l’épouse et Romain en Egypte, Et que les sombres Dieux, indulgents aujourd’hui, Reçoivent Cléopâtre expirant avec lui! La coupe vide échappe à la Reine épuisée. Cléopâtre, foulant la sardoine brisée, Parmi les noirs éclats marche vers le grand lit. Elle tombe, frissonne, hésite, ensevelit Son corps dans les tapis soyeux; la laine fine Irrite ses flancs bruns et pèse à sa poitrine, Et comme un moule pur la plume des coussins Garde en son épaisseur l’empreinte de ses seins. Vainement les murs frais versent l’ombre. La fièvre La dévore, et la soif a desséché sa lèvre. Mais près d’elle un panier, qu’un esclave subtil Tressa de joncs égaux et de roseaux du Nil, Offre un amas pourpré de figues violettes, Orgueil des vieux jardins, dignes, aux jours de fêtes, De la table des Dieux ou du royal festin. Et, lente, Cléopâtre a d’un geste incertain Vers la corbeille pleine étendu sa main pâle, Et soudain... Mais la mort, la mort prompte et fatale, La mort libératrice est là. Voici l’instant Où dans le ciel de l’Ouest la nuit plane et s’étend, O Reine! Dans tes yeux qu’emplit l’horreur suprême, Le souvenir ailé monte confus et blême; Et ta vie éclatante et brève t’apparaît Telle que se déroule en un tombeau secret, Aux lueurs des flambeaux, le long des parois peintes, L’Histoire aux jours obscurs des Royautés éteintes. O temps! Elle poursuit le songe nuageux De son enfance heureuse et de ses premiers jeux, Lorsque de sa beauté les colombes éprises Vers la haute terrasse où l’enivraient les brises Hâtaient déjà l’essor de leur vol amoureux. Elle voit les enclos princiers, les bassins creux, Et les verts perséas et la grotte irisée Dont l’ombre studieuse abritait sa pensée, Quand les grammairiens, penchés sur les rouleaux, Des papyrus jaunis expliquaient les tableaux; Quand, sans trouble, elle-même aux multiples harangues D’une savante voix répondait en dix langues. Puis un jour, emplissant le palais de rumeurs, Dans un triple cercueil les Prêtres embaumeurs Ont porté Ptolémée au tombeau du Rivage Et du cartouche peint marqué le sarcophage. Elle règne; elle est fille et des Rois et des Dieux. Le double diadème à son front radieux Symbolise le trône et l’Egypte éternelle. Qu’importent le partage et l’ombre fraternelle, La fuite, les combats, la louche trahison, Puisque tu viens, César; puisque de sa prison A tes yeux éblouis, hors de la rude toile, Cléopâtre en riant jaillit comme une étoile? O tumulte! ô terreur! Alexandrie en feu Comme un bûcher sanglant fume sous le ciel bleu. Un nuage d’airain s’étend, s’abaisse et flotte Sur la mer. Les vaisseaux, dérivant sans pilote, Dans un gouffre enflammé sombrent en tournoyant; Et jusqu’à l’horizon sinistre et flamboyant Le souffle du désert sur la ville embrasée Sème les noirs lambeaux des livres du Musée. Mais la Fortune est sûre; et César triomphant Entre ses bras vainqueurs berce comme un enfant La divine Lagide au baiser qui l’enivre. Il part; mais elle-même a tenté pour le suivre Les flots capricieux de l’abîme écumant. Jours glorieux et doux! O soirs où son amant, Oubliant à ses pieds Rome et la République, A l’heure solitaire où le soleil oblique D’un manteau violet couvre les monts Sabins, L’aimait, humide encor de la tiédeur des bains, Ou, sur sa gorge aiguë appuyant son front libre, Dans la riche villa songeait au bord du Tibre! Les Destins sont changeants et brefs. L’assassinat Teint du sang de César le pavé du Sénat. Elle fuit, emportant en son coeur qui soupire Un rêve inachevé d’universel empire. Telle, quand les combats meurtriers ont rougi L’eau des sources, le col roide, l’oeil élargi, La cavale altérée en hennissant recule, S’efîare et ne revient pour boire, au crépuscule, Que lorsqu’un flot plus pur mire le ciel natal: Telle la Reine tremble et du passé fatal, Dédaigneuse et farouche, a détourné son rêve. Mais l’ombre s’éclaircit d’une vision brève, Superbe, surhumaine, où passent tour à tour Les Désirs couronnés et le royal Amour Et des vaisseaux, tendus de somptueuses voiles, Entraînant sur la mer, aux lueurs des étoiles, Le cortège ébloui des Amants enlacés. Voici le bleu Cydnos, limpide, aux flots glacés, Qu’une galère immense éventre de sa proue. Sur l’avant constellé se révolte et s’ébroue Un hippocampe d’or dont les naseaux ouverts Soufflent un brouillard blanc, chaud de parfums divers. Autour des mâts sculptés palpite et se déploie Un frisson triomphal de byssos et de soie; Sur les flancs du vaisseau les rames en plongeant Ont l’éclat fugitif des nageoires d’argent, Et la lyre vibrante, unie à l’aigre flûte, Règle d’accords égaux le rhythme de leur chute. Des guirlandes de fleurs entourent les agrès; Et le navire ailé que pousse un vent plus frais D’une pluie odorante embaume son sillage. Au centre un pavillon ondoyant, que treillage Une vigne de jaspe aux grappes d’onyx noir, Se dresse; sur le faîte éclate un grand miroir D’argent poli, pareil à l’orbe d’où ruisselle La lumière de Râ dans l’ombre universelle. Et du rivage obscur, les peuples anxieux Croyaient voir s’avancer une Barque des Dieux, Quand, dans l’écartement des portières obliques, Sur le fond coloré des tapis attaliques, Eblouissante en un rayonnement lointain, Au radieux sommet d’un trône éléphantin, Splendide, demi-nue, amoureuse, en des brumes De parfums que chassaient les éventails de plumes. Cléopâtre, déesse et reine, apparaissait. Et Tarse à l’horizon lentement blanchissait Où Mars lui-même attend cette Vénus nouvelle Que la mer fabuleuse a promise et révèle. La trompette sonore a donné le signal; Elle approche; elle a vu, siégeant au tribunal, L’Imperator farouche au milieu des cohortes. Une armure étincelle à ses épaules fortes; La barbe se hérisse à son menton carré, Et les rudes cheveux d’un front démesuré Sont rebelles et drus comme une toison noire. Antoine l’aime! Où sont la patrie et la gloire, Et l’orgueil des faisceaux que portent les licteurs, Et l’espoir oublié des chars triomphateurs, Et le cavalier Parthe et l’empire et la vie? Antoine est à ses pieds; Cléopâtre ravie A plongé ses yeux d’or dans les yeux du Romain. Et voici qu’il bondit et d’un bras surhumain L’emporte. Et devant eux les vétérans épiques Ouvrent leurs rangs charmés en abaissant les piques. Ressuscite, ô suprême, ô mourant souvenir, L’astre prodigieux des temps qui vont finir! Comme une inextinguible et radieuse flamme, L’Inimitable Vie embrase encore l’âme De l’amante. Brillez en ses regards épris, Clairs éblouissements des richesses sans prix, Trésors, gemmes, joyaux, dont les flots magnifiques, Débordants et pressés, semaient les mosaïques! Ouvrez vos portes d’or, palais resplendissants! Salles que parfumaient le styrax et l’encens, Du haut des plafonds peints, taillés au coeur des cèdres, Faites pendre et flotter sur l’ombre des exèdres Le lin brodé d’Egypte et la pourpre de Tyr! Ils s’aiment, les Amants royaux. On voit sortir Du sol une moisson de roses quand ils passent. Ils sont heureux, ils sont divins. Pour eux s’entassent Aux tables des banquets la murène et le thon. Pour eux le noir jongleur règle au bout d’un bâton La danse des serpents que son chant apprivoise. Pour eux les coupes d’or, qu’azuré la turquoise, Versent les vins vieillis dans les celliers fameux, Le Cécube latin, le Thasos écumeux Et la jaune liqueur de Byblos ou de Rhodes. Devant le couple assis des mimes, sur des modes Lydiens, du vertige excitant les fureurs, Joignant le cri bachique aux sanglots des pleureurs, Simulent, chaque soir, avec des saltatrices L’orgie, inépuisable en monstrueux caprices, Les fauves voluptés et les amours des Dieux. Dans l’hippodrome plein les chars aux clairs essieux Luttent et, soulevant la poussière embaumée, Se heurtent. Des lions d’Afrique ou d’Idumée Ebranlent l’air épais de leurs rugissements Et s’attaquent. Les crocs luisent; mufles fumants, Ongles aigus, poitrails ouverts, crinière atroce, Tout se mêle et s’étreint en un combat féroce; Et la vapeur du sang surnage et va ravir Cléopâtre enivrée aux bras du Triumvir. Tout s’efface. La ville obscurcie et livide, Comme un flambeau mourant dans une salle vide, Décroît dans le passé du songe interrompu. Tel qu’un taureau puissant, l’Imperator trapu Aspire les parfums guerriers. La mer tragique Qui berçait les vaisseaux de son flot léthargique Hurle. Une flotte immense est prête et l’on croit voir Les Cyclades au loin disposer et mouvoir Leur masse belliqueuse ainsi que des trirèmes. O chocs des éperons! Effondrements suprêmes! O subite terreur des coeurs irrésolus! Cléopâtre blêmit, se penche et ne voit plus Sur la mer d’Actium qu’une course éperdue De galères plongeant dans l’écume fendue Trois rangs superposés d’avirons fugitifs. La nuit tombe; des voix grondent; des cris plaintifs Ont troublé le silence et le rêve superbe. Vainement le lit d’or offre au César imberbe, Avec l’oubli joyeux des trônes décevants, Des baisers inconnus, plus longs et plus savants Que ceux de la matrone orgueilleuse, au front grave. Vainement Cléopâtre ouvrit ses bras; Octave N’a point vu le sourire illuminer les pleurs, Ni sur les seins tendus fleurir les pâles fleurs D’une voluptueuse et lascive agonie. O glaives émoussés de sa beauté ternie! O flèches des désirs! boucliers pleins d’éclairs Que suspendait Eros au fond de ses yeux clairs! La Reine, lasse enfin, dédaignée et sans charmes, Aux portes de la tombe a déposé ses armes, Telle qu’une guerrière abandonne en mourant Sa cuirasse mutile et son arc fulgurant. Et la divine voix qui, fraîche et douce encore, Coulait comme un vin pur d’une parfaite amphore, D’un écho solitaire émeut l’obscurité: -Adieu, ciel! Adieu, terre! Adieu, monde enchanté Par ma beauté native et mon jeune sourire! Fleuves, rivages noirs, mers, qui me vîtes luire Comme un astre égaré dans les cieux entr’ouverts, Adieu! J’éteins la flamme intacte où l’univers, Comme un oiseau de nuit, venait brûler ses ailes Et s’enivrer d’amour au feu de mes prunelles. Peuples, troupeaux humains dont je broyais les fronts, Royaumes ajoutés ainsi que des fleurons A la haute splendeur de la Couronne double, Adieu! J’oublie et meurs. L’ombre est douce qui trouble Le lointain funéraire où vous disparaissez. Les portes ont gémi sur les gonds renversés; Le triomphe m’attend; j’y cours. Mais jamais Rome N’enchaînera la Reine au char sanglant d’un homme. C’est ici qu’immortelle, auprès de ses Aïeux, L’héritière des Rois, fille des anciens Dieux, Dans le bon Amenti va descendre et renaître A côté du Soleil sur la Barque de l’Être, Et belle, triomphante, inoubliable, endort Son souvenir sacré dans l’amour et la mort. Elle dit. Sans effroi sa main dans la corbeille Plonge une épingle d’or, cherche, irrite et réveille L’aspic noir, endormi sous les fruits écartés. Il siffle, se redresse... O Dieux épouvantés! Goutte à goutte le sang filtre de la blessure Sur la chair palpitante où bleuit la morsure. Les voiles de la mort couvrent les yeux hagards, Tandis que dans le fond vitreux des froids regards, Comme un blême reflet dans une onde fugace, Le songe merveilleux agonise et s’efface. Les Esséniens. ... Quos vita fessos ad mores eorum fortunæ fluctus agitat. Ita per sæculorum millia... Gens æterna est, in quo nemo nascitur. Tam fecunda illis aliorum vitæ pænitentia est! PLINE, Hist. nat. v, 17. Rongé par quel désir, par quelle inquiétude, Homme désabusé, viens-tu dans Ên-guédi Chercher la paix austère avec la solitude? La vigne n’étreint plus le seuil farouche et rude; Les vieux ceps ont séché dans un sol refroidi. Si quelque amour blessé te consume et t’emporte, Pleure ou console-toi; mais fuis le sombre enclos. Des bourgs Esséniens ne franchis point la porte, Et ne t’assieds jamais auprès de la Mer Morte, Si ton coeur n’est pas mort comme ses mornes flots. Mais ton âme, Étranger, lasse déjà de vivre, Vers un rêve éternel prend un vol idéal. Les jours sont brefs; les temps sont mûrs; la foi t’enivre Entre, et ceint de vigueur par la vertu du Livre, Goûte l’oubli suprême et l’abandon total. Le soir tombe. Un vieillard entend ta voix mêlée Aux longs croassements des funèbres corbeaux. H t’accueille et te guide à la sainte assemblée Où les Frères, vêtus de laine immaculée, Sont pareils à des morts assis sur des tombeaux. La méditation flotte dans l’air nocturne Comme un oiseau muet dans un ciel triste et gris; Et seule, du milieu du cercle taciturne, Telle qu’une onde rare en s’égouttant de l’urne, La voix du vieillard filtre au fond des coeurs meurtris: -Homme, si, dédaignant l’illusion du monde, Ton âme s’est fermée aux songes d’ici-bas; Si de ton corps vaincu ta main puissante émonde La volupté charnelle et la débauche immonde; Si ta vertu s’apprête à de plus durs combats; Si ta langue, vouée à l’éternel silence, Oublieuse des mots, se sèche par degrés; Si tu marches sans peur et plein de vigilance, Jour et nuit, dans la route où la Thora balance Ses mystiques rameaux sur les fronts inspirés: Viens! Il n’est point ici de révoltes subites. La chair est un haillon qu’on rejette en entrant; Toute humaine lueur s’éteint dans tes orbites, O toi qui veux t’asseoir parmi les Cénobites, Au terme inattendu de ton voyage errant! Offrant l’oblation sans tache et volontaire, Esclave du serment et prisonnier du voeu, L’esprit vers la clarté, mais les yeux vers la terre, Courbé de l’aube au soir par le labeur austère, Jette à ce qui vécut l’irrémissible adieu. Loin de la foule impure et des tribus serviles, Tu creuseras ton lit dans le roc souterrain; Tu ne souilleras point tes regards dans les villes Où des blocs monstrueux, sculptés en formes viles, Figent l’obscénité de l’exécrable airain. Mais délaissant tes biens, tes champs et ta demeure, Comme un fardeau trop lourd assez longtemps porté, Sans qu’un souvenir vive ou qu’un regret t’effleure, Tu choisiras ta part qui sera la meilleure: L’incorruptible, heureuse et sainte Pauvreté. Tel qu’un prêtre zélé, debout avant l’aurore, Lève tes bras en croix vers le soleil tardif; Salue à l’Orient l’astre qui vient d’éclore; Puis, jusqu’à l’heure ardente, ouvre d’un fer sonore Dans la glèbe rebelle un sillon productif. Alors ayant lavé ta sueur importune, Revêts le blanc méhil, et près de tes aînés Va siéger en silence à la table commune Et vide sans dégoût l’écuelle en terre brune Où nagent les pains noirs, d’hysope assaisonnés. Oublié, déjà mort, sans amour, sans famille, Du seuil de ta maison repousse avec effroi La femme au sein gonflé, qui sourit à sa fille. Comme des épis mûrs tombés sous la faucille, La moisson des désirs est faite autour de toi. La femme est la ruine où l’opprobre se cache, Comme un serpent subtil, en son flanc ténébreux. Sa voix est un poison, son regard une tache, Et son souvenir même au coeur rongé s’attache Comme l’écaille abjecte à la peau d’un lépreux. Homme, ne crains-tu pas le désert et les ombres? Veux-tu par la prière user tes deux genoux? Veux-tu, des jours passés balayant les décombres, Jusqu’à l’heure suprême aimer les devoirs sombres? Alors, ô voyageur, ressuscite avec nous! Alors, Essénien, joyeux et sans contrainte, A la règle ascétique enchaîné librement, Parmi les Guérisseurs pénètre dans l’enceinte, Où s’épaissit la haie autour de la Loi sainte. Par le nom de Mosché jure le grand serment. Gardien prédestiné des rouleaux symboliques Où sont écrits les Noms en signes redoublés, Si ta bouche, fermée aux paroles publiques, Tait le nombre infini des ordres angéliques: Par l’extase et la foi monte aux cieux étoilés. Armé de la doctrine et du gage indicible, Cuirassé du secret, souffre et meurs sans fléchir; Dévoré par le feu, percé comme une cible, Délivre des liens de ton corps invincible Ton âme lumineuse et prompte à s’affranchir. Que la Thora révèle à ton âme accomplie Le sens de chaque lettre et le mystère obscur; Que l’Esprit vagabond t’emporte comme Élie Et devant tes regards allume et multiplie Des constellations dans le magique azur. Des célestes coteaux récoltant les vendanges, Libre, purifié, marqué du sceau divin, Plane sur l’aile d’or des visions étranges Et, vieillard prophétique inspiré par les Anges, Du Tétragramme auguste enivre-toi sans fin! Tel l’ascète a parlé; tel encore il s’abîme Au gouffre du mystère et du songe éternel. Etranger, l’ombre gagne; un silence sublime Endort les noirs rochers, les ravins et la cime; Seule au fond de la nuit pleure la Mer de Sel. Pour la dernière fois entends gémir comme elle L’amour, l’angoisse humaine et le désir dompté. O très pur! ô très saint, la Pauvreté t’appelle; L’allégresse divine en est la soeur jumelle. Meurs pour naître et revis dans l’immortalité! La Fuite En Egypte. Fuyant l’abri natal, Bethléem et la haine D’Hérodès inquiet et le meurtre ordonné, Ioseph de Nazareth vers l’Egypte lointaine A guidé Miryam avec le Nouveau-né. Ils ont franchi les mont », le désert de Syrie, Les gouffres de Péluse et les marais fiévreux Où le vent libyen, dans l’oasis flétrie, De souffles ignorés se parfumait pour eux. Ils ont vu s’écrouler en dunes violettes Le sable incandescent sous le soleil en feu, Les chaînes de porphyre ériger leurs squelettes Dans un ciel taciturne, opaque et toujours bleu. Ils ont vu le vieux Fleuve, aux deux berges fertiles, Sous les roses lotos monter et s’élargir Et verser son eau rouge où, près des crocodiles, Buvaient de grands lions qu’ils entendaient rugir. Ils vont, ne sachant rien, parmi les noirs décombres Des temples monstrueux reflétés par le Nil, Voyageurs égarés qui marchent dans les ombres Vers un miraculeux et prophétique exil. Ils vont dans la nuit claire où nagent des étoiles, Comme des vaisseaux d’or voguant devant leurs pas. Et Miryam pensive abrite sous ses voiles L’Enfant mystérieux qui rêve entre ses bras. La Vierge lui sourit et Ioseph conduit l’âne. Mais le vague chemin s’efface et se confond Dans une solitude immense et diaphane, Sous la lune éclatante en un azur profond. Et le vieillard Ioseph s’arrête, écoute, hésite, Comme un guide incertain, dans le silence accru. Des colosses, fermant la demeure interdite, Barrent à l’étranger le chemin disparu. Cherchant une autre voie en des sentiers funèbres, Heurtant sa marche errante aux socles rapprochés, Il rencontre toujours, au milieu des ténèbres, Des murailles sans fin et des remparts cachés. Partout, autour de lui, de longues avenues Que des Sphinx de granit bordent sur le côté, Gardiens muets et sourds de tombes inconnues, Immobiles témoins de l’immobilité. Dans la ruine au loin surgissent des pylônes, Des portiques, des murs lisses, des blocs confus; Solitaire, massif, marbré de lèpres jaunes, Un escalier géant encombré d’anciens fûts. Sur les degrés où croît l’ombre des obélisques, Dans un repos rigide, impassible et dormant, Le front coiffé du pschent ou couronné de disques, Tout un peuple de Dieux songe éternellement. Horus enfant, debout près des Hâpis énormes, Vers le Soleil nouveau tend son col d’épervier, Et la Vache mystique, Isis aux triples formes, Se dresse au même rang que l’immortel Bouvier. Sur les hautes parois symboliques et peintes, En cortège sacré, se déroulent encor Dans l’ordre primitif les processions saintes Des justes Akhimous traînant la Barque d’or. Parfois, derrière ceux qui venaient de Judée, Des vautours, assoupis sur de grands chapiteaux, Relevaient tout à coup leur tête dénudée, Et des chacals fuyaient entre les piédestaux. Plein d’angoisse, perdu dans le désert de pierre, Ioseph interrogeait la Vierge aux chastes yeux. Mais entr’ouvrant soudain sa divine paupière, L’Enfant d’un long regard enveloppa les Dieux. La lune, errant toujours, silencieuse et molle, Sur ces spectres d’un monde immuable et vieilli, Noyait d’un reflet mort l’antique nécropole Où depuis deux mille ans rien n’avait tressailli. Mais voici brusquement que dans la solitude Un vent tumultueux souffla de toutes parts, Qui souleva, parmi des flots de sable rude, La poussière des temps sur les tombeaux épars. Aux bras de Miryam, hors du lange rustique, L’Enfant dressé traçait paisiblement dans l’air, Vers les quatre horizons, un signe emblématique, Etincelant et net comme un vivant éclair. Sur leurs bases d’airain, de brique et de porphyre, Un frisson convulsif courbait les Dieux impurs; Comme une brèche aux flancs d’un vaisseau qui chavire, Des trous béants s’ouvraient dans l’épaisseur des murs. Stèles où s’effaçaient de noirs hiéroglyphes, Chapelles d’un seul bloc, tout croulait à la fois Sur les Sphinx, qui rayant les marbres de leurs griffes Reculaient dans la nuit où blêmissaient les Rois. Sous le plafond doré des voûtes endormies, Frémissant dans leurs os, sèches, claquant des dents, Le nez rongé, l’oeil creux, de luisantes momies Arrachaient le réseau de leurs liens pendants. Domptés et vacillants, Dieux, animaux, colosses, Tombaient, et pêle-mêle, au fond d’obscurs ravins, Les Anubis mordaient de leurs gueules féroces Les croupes des lions et des monstres divins. Et tous les Osiris, armés du sceptre courbe, Les Ammon-Râ, les Ptah dans leur gaîne étouffant, S’effondraient, bousculés comme une immense tourbe, Et s’évanouissaient au geste de l’Enfant. Mais Lui, resplendissant, d’un radieux visage Illuminait la nuit et montrait le chemin, La route triomphale, ouverte à son passage, Vers Memphis et le Nil et l’Occident Romain. Iohanan-Le-Baptiste. Hérodès Antipas est vieux. La forteresse Où le Tétrarque rêve aux périls inconnus, La rude Mackhoerous à l’horizon se dresse. Antipas est farouche et les jours sont venus Où vainement, le soir, Hérodias lascive Fait voltiger la soie autour de ses flancs nus. Le vieillard est muet. Il contemple la rive Sinistre et le miroir blême où la Mer de Sel Réfléchit un ciel bas dans une eau corrosive. Un plus acre souci, rongeant son coeur mortel, Trouble l’obscur effroi de ses nuits désolées, Et son désir tardif est amer comme un fiel. Car il a vu parmi les ombres étoilées, Sur la haute terrasse, une vierge sans nom Ouvrir ses voiles d’or aux brises envolées. Elle réglait sa danse au bruit du tympanon; Mais lui criait vers elle, et du fond de l'abîme Une effroyable voix répondait toujours: -Non! Non! la chair est mauvaise et l’amour est un crime; Le glaive rouge tremble au coeur du condamné; La main du Très-Puissant étrangle la victime.- Et c’était l’âpre voix du Prophète obstiné Qui montait de la fosse et vomissait l’insulte Sur le couple adultère, infâme et couronné. Et soudain, aux clameurs des prêtres, chefs du culte, Les scribes, les soldats, les esclaves tremblants Hors des cours du palais s’élançaient en tumulte. Comme un, peuple nombreux qu’invite aux jeux sanglants Le tambour prolongé joint au buccin sonore, La foule vers les murs hâte ses pas trop lents. Tous, l’Arabe bronzé que le soleil dévore, Et le Romain vêtu de la toge, et le Juif Au manteau de poil sombre ou de laine incolore; Et l’Essénien pauvre, humble et méditatif, Serrant un blanc méhil sur ses hanches étiques, Craignant les taches d’huile et les marques de suif; Et le Pharisien, fidèle aux lois antiques, Qui porte inscrits en noir sur sa mitre de lin Des mots religieux en lettres hébraïques; Et le Grec consultant le rouleau Sibyllin, Et le marchand d’Egypte et le guerrier barbare, Tous, d’un peuple pressé couvrent le terre-plein. Pâle, sur la terrasse interdite que barre Un balustre incrusté de marbre rose et d’or, Le Tétrarque se penche et recule et s’effare. Perrière lui, l’oeil dur, hautaine, belle encor, Hérodias approche; et sa gorge étincelle Des deux joyaux divins volés au saint trésor. Elle est impie, elle est sans remords, elle est celle Qui murmure au Tyran des mots mystérieux, Par qui le poison coule et le sang noir ruisselle. Elle écarte en marchant sa robe aux plis soyeux Et, la main sur le bras du Tétrarque qui pleure, Lui parle sourdement en détournant les yeux: -Écoute! Assez longtemps, dans la triste demeure, L’homme a vomi sa haine et bavé son venin. L’indulgence des Rois est lâcheté. Qu’il meure! Hérodès! le chien mord quand le maître est bénin. Frappe! un coeur mâle bat sous ma poitrine fière Si dans ton sein vieilli gît un coeur féminin. Or voici: juste en face, au creux d’un mur de pierre Une cage sinistre enfonçait ses barreaux; Une forme vivante écumait en arrière. Et c’était le captif terrible; et les bourreaux Reculaient; et parmi la barbe hérissée Les dents blanches luisaient dans des éclairs de crocs. Et secouant la grille, une main convulsée Se crispait et montrait de ses doigts furibonds Le vieillard immobile et la femme enlacée. Les yeux étincelaient ainsi que deux charbons, Et la bouche hurlait et chassait les injures Comme un troupeau de boucs qui redouble ses bonds: -Ah! le dernier soleil mûrit les pourritures. Te voilà donc, Ahab! Je te vois, Izebel! Éliyahou se dresse en vos ombres obscures. L’Archange au glaive ardent surgit à son appel; L’abomination pèse à la vieille terre; Le Vengeur qui descend plonge du haut du ciel. Ah! vous voilà! C’est bien! Salut, ô couple austère! O très heureux amants! Vipères! Chiens vautrés Dans le meurtre, l’oubli, l’inceste et l’adultère! Flagellés, suppliants, vainement vous fuirez La face du Seigneur en bouchant vos oreilles; Sa vengeance s’acharne à vos pas abhorrés. Vos lits sont des brasiers; vos chambres sont pareilles A de noirs souterrains qu’empeste un vent mauvais; Vos coeurs sont lourds d’horreurs comme de grains les treilles. Voici les temps. Le Saint m’a dit: -Marche! -Je vais, Et me voilà. Je suis le messager nocturne, Le spectre courroucé debout à vos chevets; Celui qui met le fiel et le poison dans l’urne, Qui souille de crachats vos festins et qui sert Le banquet de la haine au couple taciturne. Je suis la grande voix criant dans le désert: Malheur! Les jours sont mûrs et les instants sont proches Où des signes luiront dans le ciel entr’ouvert! Voix de colère, voix d’effroi, voix de reproches, Comme un vaste ouragan d’où l’éclair va sortir, Soufflent dans Israël sur le sable et les roches. La solitude est bonne et s’ouvre au repentir, Et l’âpre terre a soif des pleurs de pénitence. L’avenir fleurira dans le sang du Martyr. Le peuple est le pécheur que Dieu châtie et tance; Et moi je suis pareil au nouveau chamelier Appelant ses chameaux et versant leur pitance. Par delà le Torrent, au désert familier, Dans les gorges des monts ou sur l'ardent rivage, J’ai livré ma chair nue au soleil journalier. La boue et l’eau croupie ont été mon breuvage; J’ai, cherchant l’herbe rare et dure brins par brins, Mangé la sauterelle avec le miel sauvage. Ma barbe inculte errait, roide comme des crins, Et mes cheveux, frôlant le cuir de ma ceinture, Aux poils de mon manteau se mêlaient sur mes reins. Qu’importe, si par moi la Colombe future Sur le front du Messie arrête enfin son vol; Si les temps ont paru qu’annonçait l’Écriture; Si le cep infécond gît, couché sur le sol; Si l’olivier sans fruits tombe sous la cognée; Si les Prophètes morts se lèvent du Scheöl? Qu’importe, si le Saint de sa droite indignée A balayé son aire et mis l’orge au milieu; Si le sentier est droit et la route alignée? Préparez le sentier que suivra l’Oint de Dieu, Qui, lavant la souillure et sacrant mon baptême, Baptisera les coeurs dans l’Esprit et le Feu! Je suis le laboureur qui laboure et qui sème; Mais dans le champ foulé Lui seul récoltera Le blé qui germe et croît pour la moisson suprême. Nuage avant-coureur de l’éclair qui luira, J’ai marché devant Lui dans l’ombre et l’épouvante, Austère précurseur d’un Autre qui viendra. Il vient! Le frisson passe en toute chair vivante, Et ma main, qui frémit d’effleurer ses orteils, Est trop impure encor pour être sa servante. Israël a rompu le sceau des longs sommeils, Et sa paupière s’ouvre et sa bouche adoucie Se tend vers les rameaux de l’arbre aux fruits vermeils. Voici le Fils royal qui délivre et gracie; La Tige de David fleurit dans sa beauté Et l’Univers heureux voit naître son Messie. Comme un parfum lointain par les vents apporté, Son souffle inattendu verse une ivresse neuve Aux ascètes élus, priant en liberté. Son bras sera l’appui du juste dans l’épreuve, Et le trésor du riche épanchera ses flots, Comme un canal rempli, sur le pauvre et la veuve. Et tu verras alors, Ziôn, en tes enclos, Les frères, dans l’amour, la justice et la joie, Partager l’héritage en choisissant leurs lots; Et le cohène avare, abandonnant sa proie, Distribuer la graisse et les meilleurs morceaux Du sacrifice offert sur l’autel qui flamboie. Et les mères riront aux enfants des berceaux, Et ce seront les temps prédits par les Prophètes Quand le Vengeur divin marchera sur les eaux; Lorsque le grand Messie, au bruit des chants de fêtes, Dans les vieilles cités entrera comme un roi, Sauvant et bénissant les foules stupéfaites. Et tu luiras, ô jour de fureur et d’effroi, Pour le Pharisien, le lâche et l’hypocrite Qui nourrit ses péchés à l’ombre de la Loi! Et libre, en son orgueil, la nation proscrite Sera comme un troupeau qui revient au bercail, Dans Ierouschalaïm, splendide et reconstruite; Quand le Triomphateur, achevant son travail, Chassant les Rois, broyant la race Iduméenne, Surgira tout à coup comme un épouvantail, Et brandissant le glaive inspiré de sa haine, Dans la fange et le sang qu’ils souilleront tous deux Dispersera les os du porc et de l’hyène! Et les murs résonnaient du choc des mots hideux; Sages, prêtres, guerriers, tous frémissaient d’entendre L’impitoyable voix qui s’enflait auprès d’eux. Jamais lasse, jamais plus indulgente ou tendre, Elle éclatait toujours comme un volcan grondant, Crachant la flamme rouge et vomissant la cendre. Le Tétrarque, penché sur le balustre ardent, Sentait des pleurs de honte inonder son visage. Et la Femme riait d’un sourire impudent. Et soudain, de la foule ouverte à son passage, Une vierge s’élance et bondit dans la cour, Les seins nus, palpitant sous les fleurs du corsage. Elle traîne ses pas ou glisse tour à tour, Telle qu’au faîte obscur de la fraîche terrasse Elle dansait naguère en frissonnant d’amour, Quand Hérodès, charmé de sa lointaine grâce, Croyait voir en rêvant, dans le ciel de la nuit, Parmi les astres d’or s’évanouir sa trace. C’est elle. Quatorze ans, loin du monde et du bruit, Hérodias jalouse a dérobé sa fille, La brune Salomé qu’elle appelle et conduit. C’est elle. Lentement, depuis la noire grille Jusqu’aux degrés massifs du royal escalier, La vierge tourne et va sur le pavé qui brille. Rétrécissant toujours le cercle régulier, Elle avance, s’échappe, hésite et fuit encore Ainsi qu’un papillon sur les fleurs d’un hallier. Elle presse la danse et le rhythme sonore; Et la tunique ouverte, envolée à ses flancs, Semble une aile d’azur dans l’air multicolore. Et tandis qu’Hérodès, les yeux étincelants, Éveille dans l'essor léger de la danseuse L’espoir ressuscité de ses désirs brûlants, Salomé, l’oeil mi-clos, pâle et voluptueuse, Aux pieds du vieux Tétrarque agonise et meurtrit Sur les sandales d’or sa gorge incestueuse. Un mot rapide, un geste, et la Vierge sourit A sa mère, se lève et disparaît dans l’ombre. Et la terreur plana quand la porte s’ouvrit; Quand la foule, muette, immobile et sans nombre, Aperçut vaguement, par le seuil descellé, Le prisonnier luttant dans la profondeur sombre; Quand la voix formidable, en un râle étranglé, Jeta son dernier cri, si rude et si farouche Que Mackhoerous trembla sur le roc ébranlé. Le glaive sillonna l’ombre d’un éclair louche, Et Salomé parut, fléchissant sous le poids De la tête sanglante et l’écume à la bouche. Comme une belle esclave à la table des Rois Présente un bassin plein de figues ou d’oranges, Elle offre en un plat d’or le chef aux cheveux droits, La tête au col tranché nage en d’affreux mélanges De graisse, de caillots et de sang épaissi, Et des yeux convulsifs sortent des feux étranges. Sous le poil hérissé, le regard endurci, Fixe et toujours vivant dans les prunelles vides, Dardait un double trait sur Antipas transi. Une sueur glacée à ses tempes livides, Hérodès aveuglé repousse en frémissant L’épouvantable plat, tombé des mains perfides. Et la tête échappée, horrible, éclaboussant Le balustre, le sol, le Tétrarque et la foule, De degrés en degrés rebondit dans le sang. Elle va, plus rapide, elle tournoie et roule Comme un bloc de granit sur l’escalier ardu, Au travers du palais contre le mur qui croule. Elle passe, entr’ouvrant dans le rempart fendu Une brèche où s’accroche une chair mutilée, Et disparaît soudain vers l’horizon perdu. Et le Vengeur futur grandit en Galilée. La Tentation De Jésus. C’était sur la Montagne interdite et sacrée. Auprès de quels volcans, sous quel astre, en quel lieu, Nul ne sait où plongeait cette cime ignorée Dans l’air encor vibrant du souffle épars de Dieu. Comme un phare allumé, son faîte solitaire Dépassait la nuée et brillait dans l’azur; Et son ombre couvrait la face de la terre Et les cités sombrant dans son abîme obscur. Et les peuples, lassés de la vie inféconde, Vers le sommet divin levaient parfois les yeux, Cherchant, comme naguère à l’enfance du monde, Quelques esprits nouveaux planant sur les hauts-lieux. Or les jours annoncés par les voix prophétiques Surgissaient lentement des siècles accomplis, Et les Temps révélaient leurs mystères antiques, Comme un voile écarté dont frissonnent les plis. Et voilà que le mont sur ses rochers énormes Oscillait et tremblait, tel qu’un rempart détruit, Et que sur l’altitude apparaissaient deux formes Faites de clarté blanche et de vivante nuit. L’une, aux cheveux roux, grave, austère et solennelle, Douce comme une aurore et triste comme un soir, Reflétait tout l’azur en sa calme prunelle, Pleine d’un feu mystique et d’un sublime espoir. Et l’autre se dressait dans sa beauté farouche, Le front cicatrisé, le rire obscène aux dents, Superbe, dédaigneux, vomissant de sa bouche Une haleine de flamme et des éclairs ardents. C’étaient le Roi céleste et le Maître du monde, Jésus de Nazareth et le noir Foudroyé, Qui, d’en haut, contemplaient l’immensité profonde Du changeant Univers devant eux déployé. Et Satan, abritant de ses ailes funèbres Le blond Nazaréen paisible et sans effroi, D’un bras dominateur montrait, dans les ténèbres Les royaumes sans nombre offerts au nouveau Roi. Il parlait, et sa voix tentatrice et subtile, Disant les anciens noms des peuples confondus, Faisait subitement jaillir du sol fertile Des murailles, des tours et des palais perdus: -Jésus! la terre est belle; elle est riche; elle est douce A qui foule en chantant ses chemins embaumés. La fleur s’épanouit, le fruit mûrit, la mousse Plus qu’un lit nuptial charme les bien-aimés. La terre a des lacs bleus, des bois de sycomores; La terre est mon empire et vaut ton morne ciel. Mon empire est à toi, Jésus, si tu m’adores; Siège, fils de David, au trône universel. Vois sous tes yeux au loin les pays et les races S’étendre, et l’horizon s’élargir, et les mers Que les vaisseaux aigus sillonnent de leurs traces Bercer les nautoniers au chant des flots amers. Là-bas, voici l’Egypte avec les Pyramides, Memphis, Alexandrie, éclatante au soleil, Le Nil où, jaillissant hors des vapeurs humides, Navigue un Dieu caché sur un radeau vermeil. Regarde! Sous tes pieds surgit l’Asie entière. Ici, l’Inde où, sauvant le monde infortuné Par la vertu, l’amour, le jeûne et la prière, Six siècles avant toi rêva ton Frère aîné. Ici, sur le désert, où gît encor Ninive, Le pasteur a planté ses abris incertains; Ici, c’est Babylone où ta tribu captive Sous les saules du Fleuve a pleuré ses destins. A l’ombre des palmiers qu’un souffle frais écarte, Damas, blanche et lascive, offre tous ses parfums; Héritier des grands Rois, dans Ctésiphon, le Parthe Compte les chefs vaincus et les guerriers défunts. Mais plus belle, ô Jésus! mère et reine des villes, Jérusalem frémit d’allégresse et t’attend; Et le temple est ouvert et les foules serviles Forgent les degrés d’or de ton trône éclatant. Que veux-tu donc, ô toi qui souris et dédaignes Césarée où, siégeant au faîte souverain, Le dur Procurator arbore comme enseignes Quatre lettres de bronze et la Louve d’airain? Veux-tu Rhodes, Délos et la divine Athènes, La Grèce au ciel d’azur, chère aux coeurs étrangers, Dont le nom est plus doux sur les lèvres humaines Qu’un souffle du printemps dans les bois d’orangers? Non! devant ton orgueil aveugle, ô Fils de l’Homme! Ces royaumes sont tels que cendres et limons. Tu veux pour piédestal l’Univers, et c’est Rome, Rome dont sous tes pas j’abaisse les sept monts. A toi le monde! A toi la cime et la vallée! Ton rêve est accompli si ton rêve était grand. Moi, tel qu’un serviteur, dans l’ombre inconsolée Je rentre; et toi, Jésus, triomphe en m’adorant. Et Jésus répondit: -O tentateur infâme, O mensonge éternel, va-t’en! Il est écrit: Tu ne tenteras point ton Seigneur, et ton âme Ne servira qu’un Dieu, dans la chair et l’esprit. Que font au voyageur qui s’avance et qui passe Les noms des vains pays qu’il foule en se hâtant, Lorsque au bout du chemin rayonnent dans l’espace L’immuable patrie et le temple constant? Confiant, l’oeil fixé sur le ciel de mon Père, J’ai noué ma sandale et, sachant où je vais, Au désert idéal j’ai fui le noir repaire Du monde, empoisonné par le souffle mauvais. Qu’importe un vil amas de royales poussières A Celui qui fut tout quand n’étaient point les Temps? J’ai vu naître et mourir plus de cités grossières Que n’ont de gouttes d’eau la mer et les étangs. La terre inférieure ignore mon royaume; La pourpre n’orne point le lin de mes habits; Mais, né dans l’abandon, sous l’étable de chaume, Je suis le bon Pasteur qui cherche ses brebis. Et voici que j’irai vers les douleurs humaines, Vers l’aveugle, le sourd, l’humble et le possédé, Vers le juste opprimé, vers la veuve en ses peines, Vers qui sous le fardeau tombe sans être aidé. Semeur inattendu des nouvelles paroles, Comme le grain qui germe au sillon du labour, Dans le sein desséché des nations frivoles J’enfouirai l’espoir des récoltes d’amour; Disant: Heureux les doux! Heureux les pacifiques! Heureux les affamés et les simples de coeur! Car ils verront fleurir dans les cieux magnifiques La palme que le Père a promise au vainqueur. Bienheureux l’insulté! Bienheureux ceux qui pleurent Et qui souffrent, joyeux, pour la justice et moi, Fidèles en leurs jours aux règles qui demeurent, Enseignant et vivant à l’ombre de la Loi! Pardonne et tends la joue à la main qui soufflette; A qui prend ta tunique abandonne un manteau, Et ne fais point sonner ta prière secrète Comme un airain sonore offert sur un plateau. L’oiseau ne sème pas, ne moissonne et n’amasse; Mais le Père nourrit l’oiseau du ciel. Vois-tu Croître le lys des champs dont la splendeur dépasse Celle de Salomon, de pourpre et d’or vêtu? Sans crainte, indifférent au païen qui murmure, Marche dans ta justice et dans ta charité, Triant le grain pourri de la vendange mûre Que porte en fléchissant le cep que j’ai planté. Car celui qui m’entend d’une oreille fidèle A fondé sa maison sur l’immuable roc; Et les vents mugiront vainement autour d’elle Et les flots impuissants s’useront dans leur choc. Et tu tressailliras dans tes parvis en fête, Sainte Jérusalem, quand, les temps révolus, Le Fils de l’Homme, au sein de la Cité parfaite, De gloire et de rayons vêtira ses Élus! Et quand toi-même enfin, consumé par ta haine, O Satan, foudroyé sur les derniers sommets, Livide et tournoyant au fond de la Géhenne, Dans la mort et le feu rouleras pour jamais! Et Jésus se taisait tandis que sa pensée Montait d’un vol divin vers le bleu firmament. Mais le Démon tordait sa bouche convulsée En un mélancolique et long ricanement: -O vaine floraison des sagesses nouvelles, Éclose et déjà morte aux lèvres des Docteurs! Rabbi des derniers temps, la loi que tu révèles Est comme un champ banal usé par les pasteurs. Les récoltes d’hier, hélas! sont moissonnées, Et Bèn-Sirach jadis a distillé son miel. Miséricorde, amour, espoir: ô fleurs fanées Du mystique jardin cultivé par Hillel! Jésus! Jésus! la voix des sages est pareille Au murmure confus d’innombrables palmiers Vibrant l’un après l’autre, au vent qui les éveille, Du même et grand frisson dont vibrent les premiers. Tout est vieux sous le ciel et l’homme est las de vivre Sous un même soleil, glacé, stérile et vain. Les coeurs sont desséchés; l’Esprit est tel qu’un livre Qui déroule un chapitre identique et sans fin. Vainement, sans que rien ne fleurisse ou renaisse, Dans la paix douloureuse où ton rêve se plaît, Immolant sans retour ta force et ta jeunesse, Pêcheur désabusé, tu tendras ton filet. Moi seul suis le pêcheur dont la barque est remplie. Richesses, voluptés, vices et trahisons Traînent dans le sillage où lutte et multiplie L’humanité vorace autour des hameçons. Le monde t’oubliera; l’heure fuit et s’efface; Qu’importe? O Rédempteur, va, console et guéris, Avant d’ensevelir en ton âme trop lasse Le remords éternel de ton oeuvre incompris! Il se tait. La nuée errait sur la montagne, Et Jésus frémissait, disant: -En vérité, Le mal est un ulcère impitoyable et gagne Toute chair et le coeur de l’homme épouvanté. Mais les jours sont venus. Silence, ô voix qui doutes! Rentre, ô fatal Serpent, dans l’ombre où tu naquis! Une étoile a brillé pour éclairer tes routes, Postérité d’Adam, vers les cieux reconquis! L’holocauste prochain s’offre dans le mystère, Accomplissant l’espoir, la promesse et le voeu, Et du gibet dressé pleut un sang volontaire Sur le monde à genoux, racheté par son Dieu. L’éternelle moisson des âmes pures germe Dans les siècles divins, à ma lumière éclos, Autour de mon Église inébranlable et ferme Comme une tour de pierre, assise au bord des flots. Salut, race des Saints, Pontifes, doux Apôtres, Qui, dans l’oubli des biens caducs et mensongers, Au milieu des troupeaux paissant avec les vôtres Ne distinguerez plus les agneaux étrangers! Salut, vous qui joyeux, seuls dans la multitude, Sous la lente torture ou sous les glaives prompts, Mendiant un pain noir, vêtus de laine rude, De l’épine cruelle auréolez vos fronts! Debout sur la colline où son ombre s’étale, Le Phare du Salut brille dans la hauteur. Venez, et sous l’abri de ma Croix triomphale, Enivrez-vous d’amour au sang du Rédempteur! Et tandis qu’emporté dans le vol de son rêve, Jésus prophétisant parlait encor, voici Que Satan s’approchait et grandissait sans trêve, Formidable et vainqueur, sur le faîte obscurci. Et l’immense linceul de ses deux ailes noires Couvrait le mont, l’espace et le ciel disparu Et les cités du monde et les vieux territoires Et Jésus blêmissant dans le silence accru. Tel qu’au jour furieux des révoltes célestes, Le Réprouvé, superbe et couronné d’éclairs, De l’antique Vertu bravant les derniers restes, Impérissablement surgissait dans les airs. Comme d’un antre obscur qu’une torche ensanglante, Du fond mystérieux de l’avenir béant, Montait la vision farouche et violente Du mal universel et du forfait géant: C’était le rut sans frein des voluptés barbares, Et le faible broyé sous le talon des forts, Et le sol infécond, souillé de sombres mares, Comme un gouffre altéré buvant le sang des morts. Par le flot débordant les villes submergées, Avec leurs temples saints et leurs grands palais d’or, Sombraient dans un abîme où les tours étagées Seules, parmi la fange, étincelaient encor. La terre, sous l’amas des moissons consumées, Fermant la sépulture aux cadavres vaincus, Oscillait sur sa base au choc lourd des armées; Et la Guerre hurlait dans ses clairons aigus. Avares et jaloux, déchirant l’âme humaine, Ainsi que des vautours, jusqu’aux derniers lambeaux, Tous les Dieux, enivrés de fratricide haine, Pleins d’insultes, entre eux luttaient sur leurs tombeaux. La nuit religieuse où vous dressiez, ô prêtres! En face de l’autel un bûcher fulgurant, S’emplissait du sanglot désespéré des êtres Et du cri des martyrs doutant en expirant. Et voici que s’ouvraient les profondeurs de l’ombre Où, s’armant de longs crocs et de fourches de fer, Des bras hideux poussaient les nations sans nombre Par milliers de troupeaux dans l’éternel enfer. Alors Jésus pleura. Le sang expiatoire Pour la première fois perle à son front navré, Tandis que disparaît dans l’horreur de sa gloire Satan splendide, énorme et toujours adoré. Alors Jésus pleura. Dans la brume livide La colline future à l’horizon monta, Où s’ébranlait, déjà rongé du temps avide, Le gibet solitaire en haut du Golgotha. Les Parouschites. L’ombre du style étroit fuit vers la sixième heure. Deux vieillards sont assis sur la pierre qu’effleure Le soleil printanier de Nisân. Devant eux, Semé de noirs débris et de haillons douteux, Un dur chemin, cerné de croulantes clôtures, S’enfonce et va se perdre au Champ des Pourritures, Et ces deux grands vieillards, pleins de la majesté De ceux qui sans erreur ont toujours respecté Les Schabbaths et la Loi, le jeûne et les pratiques, Sont justes et soumis aux coutumes antiques. Nul souffle extérieur, nul poison odieux N’a troublé l’eau du vase où buvaient leurs aïeux, Et leurs noms, prononcés sur les places publiques, Ont gardé l’âpre écho des syllabes bibliques. Zadoq et Schimeon, infaillibles docteurs, Parouschites zélés, ont pour les novateurs L’indulgence des loups pour les agneaux débiles; Et, sûrs qu’il est mauvais de semer par les villes Un grain nouveau qui germe au fond du coeur humain, Sans relâche, la torche et la faucille en main, Ils vont, fauchant l’ivraie et brûlant Torobanche. Or, ce jour-là, le front voilé de laine blanche Et le manteau bordé de franges, comme il sied, Schimeon satisfait près de Zadoq s’assied, Et vers Jérusalem tournant son regard sombre, Interroge la route et la porte où dans l’ombre Des glaives éclatants et des casques ont lui. Zadoq dit: -Voici l’heure; -et Schimeon: -C’est lui. Zadoq reprit: -La mort, quand la sentence est juste, Rend la vertu plus ferme et la Loi plus auguste. Il est écrit: Du camp par le peuple arraché, L’homme qui blasphéma portera son péché Et mourra. -Béni soit le Nom! La Loi divine Dit: Qu’il soit lapidé, Père; et sur la colline J’ai vu creuser les trous où sur d’abjectes croix Jésus et les voleurs seront cloués tous trois. -Il est vrai. L’Écriture est, en nos jours de honte, Comme un lointain sommet qu’étreint la nuit qui monte. La lettre est incomprise et l’esprit est caché; Et l'on voit croître, hélas! sur l’oeuvre de Mosché Le crépuscule froid d’un siècle d’ignorance. Oui, les prescriptions sont comme une huile rance Qu’on oublie au cellier ou qu’on jette au ruisseau. Mais si l’impur Romain qui tient le lourd faisceau Arme pour nous son poing de la hache ou du glaive; Si, quand le Synhédrin condamne, un bras se lève Et punit, quel que soit le supplice, il vaut mieux Voir un gibet vengeur se dresser sous les cieux Que d’ouvrir la prison d’où l’imposteur s’échappe. Qu’importe le marteau s’il résonne et s’il frappe, Si les clous aigus font dans les membres percés Les mêmes trous saignants que les cailloux lancés, Et si, vienne la mort du Prétoire ou du Temple, Le peuple entier comprend l’inexorable exemple? -L’Esprit réside en toi. Certes le Seigneur-Dieu, Fils de Nekounya, fit descendre son feu Comme une lampe d’or sur l’autel de ton âme. Nos coeurs sont le loyer où vit la vieille flamme Et, lorsque nous passons, l’éclair de nos regards Fait dans Jérusalem rougir les fronts hagards. Nous sommes l’oeil vivant de la Thora; nous sommes Prodigues de conseils et de sang économes. Mais quand l’heure est mauvaise et le Temple ébranlé, Quand l’antique serpent du mensonge a sifflé, La malédiction lui répond par nos bouches; Et cuirassés de haine, ardents, pieux, farouches, Sombres, nous surgissons sans pitié, sans effroi, Devant le mur sacré qui doit ceindre la Loi. Or le Galiléen a franchi la barrière. La foule aux carrefours l’entourait; par derrière Des aveugles guéris, des femmes, des lépreux, Des sourds baisaient le bas de son manteau poudreux, Et jusqu’au saint Parvis la populace en fête, Bénissant et chantant, suivait le vil prophète. Et Zadoq dit: -Tuez les nabis de Baal! Plus haut l’homme est monté, plus l’abîme est fatal. Et Schimeön: -Celui de qui l’austère école N’a point nourri l’esprit et réglé la parole Ne sème que l’orgueil, l’imposture et le vent. -Il disait: Méprisez le prêtre et le savant. -Le sacrifice seul ne remet point la faute. -Il est vain de prier dans le Temple à voix haute. -Le Parouschite est comme un sépulcre blanchi. Maudit soit-il! -Le Fils de l’Homme est affranchi Du Schabbath et plus grand que le Temple lui-même. -Sa bouche était la source et le puits du blasphème. Il prêchait la révolte et le soir, sur les monts, Tentait Béelzébuth et les obscurs démons. On rapporte, Zadoq, qu’entrant à Béthanie, Il ouvrit un sépulcre où dans l’ombre infinie Un cadavre dormait depuis trois jours déjà; Et que le mort, vêtu du linceul, dégagea Ses membres du réseau des blêmes bandelettes, Descella pour parler ses lèvres violettes, Et, traînant après lui l’infecte exhalaison, Livide et chancelant marcha vers sa maison. -Prodiges criminels! Vains signes, noirs miracles, Où le peuple ébloui reconnaît des oracles Et salue, en nos jours d’amertume et d’effroi, Jean comme un précurseur et Jésus comme un roi, Et croit voir, triomphant selon la prophétie, Au trône de David surgir le grand Messie! -Zadoq, il était temps!-Schimeön, tout est bien. -L’arrêt est prononcé. -Béni soit le soutien D’Israël et bénis le juge et le Pontife! -J’ai suivi l’imposteur de Hannah chez Kaïphe, Père, et j’ai vu dans l’ombre où tout fut accompli, Que la Loi fut solide et que nul n’a faibli. Témoins, prêtres, anciens, scribes, docteurs et sages, Ayant du saint Rouleau consulté les passages, Ont tressailli d’horreur quand Jésus répondit: Je suis le Fils de Dieu; c’est vous qui l’avez dit. Maître, tu sais l’arrêt. Nul devant la vengeance N’a péché par faiblesse, erré par indulgence. L’ordre est écrit; Pilate, indécis et furtif, Livre le séducteur au supplice hâtif; Car être fils de Dieu n’était rien; mais se dire Roi des Juifs, c’est braver César, Rome et l’Empire. Zadoq, bénissons Dieu dans la vie et la mort! A mort! comme un écho formidable qui sort De la porte et des murs qu’un vil cortège encombre, Le cri s’élève et roule: A mort 1 Du porche sombre, Des soldats, des bourreaux viennent confusément. Le soleil vertical tombe du firmament, Et c’est l’heure où les tours, les arbres, les colonnes N’allongent aucune ombre aux chemins monotones. Et les vieillards pensifs attendaient. Triste et doux, Comme un agneau lassé qui fléchit sous les coups, Jésus de Nazareth suivait la route ardente. Pâle sous les lambeaux d’une pourpre pendante, L’épine dérisoire enlacée à son front, Jésus se traîne, hésite et sourit sous l’affront. La sueur, de crachats et de sang noir mêlée, Goule en ruisseaux épais sur sa chair flagellée. Il chancelle. La croix qu’il porte en gémissant Écrase le martyr de son bois trop pesant; Il tombe. Cris du peuple, insultes de la horde. Et Jésus se relève, et la pique et la corde Hâtant l’effort meurtri de ses pas douloureux, Il passe. Et les vieillards se regardent entre eux. Or, bientôt, vers la droite, en haut du tertre chauve, Sur l’horizon cuivré qu’embrase un éclair fauve, Entre deux noirs gibets tremblant à ses côtés, La croix sinistre ouvrit ses bras ensanglantés, Où déchiré, tordu, roidi, les mains clouées, Un cadavre pendait sous de brusques nuées. Comme le flux subit d’une nocturne mer, Des nuages au loin montaient dans l’azur clair Et plus tumultueux, plus vastes, plus opaques, Pressaient vers le soleil, marbré de sombres plaques, L’assaut inattendu de leurs flots courroucés, Et sans trêve élargis, l’un par l’autre poussés, Roulaient avec la nuit et l’effroi des ténèbres Sur les plages du ciel des océans funèbres. Et l’ombre déferlait sur les oliviers noirs, Et le vent précurseur, le vent des derniers soirs, Soufflait de la colline en mouvantes rafales; Et de glauques éclairs strié par intervalles, L’obscur et lourd déluge inonda l’horizon. Et la terre fut sombre, et hors de sa prison, La tempête en hurlant prit son vol dans l’espace; Et comme un char guerrier qui bondit et qui passe, La foudre prolongea ses roulements d’airain; Et le sol, ébranlé par un bras souterrain, Du Temple au Golgotha déchira son écorce. Soudain, strident et froid comme une lame torse, Un plus immense éclair, au sein d’un tourbillon, Fendit l’air sépulcral d’un plus large sillon. Et voilà qu’aveuglé, frissonnant d’épouvante, Zadoq sur le sommet crut voir la croix vivante, Toute blanche, grandir et démesurément Étendre ses deux bras jusqu’au noir firmament, Tandis que Schimeön contemplait la victime Qui muette, absolvant le meurtre illégitime, Semblait, le front nimbé d’indécises lueurs, Sourire, et dans la paix des cieux supérieurs, Suivre à travers la mort l’achèvement d’un rêve. Alors, comme fouettés par le vent qui soulève La poussière sanglante où l’Homme, sous les coups, En tombant imprima le creux de ses genoux, Dans le chemin souillé les deux vieillards s’enfuirent, Et dans l’horrible nuit que des clameurs déchirent, Voilant leurs fronts courbés d’un pan de leur manteau, Loin de l’épouvantable et lumineux poteau, Coururent du côté de la porte déserte. Et cette porte était si largement ouverte Que trois chars y roulaient sans heurter leurs essieux. Mais dans l’ombre orageuse où s’éteignaient leurs yeux, Zadoq et Schimeön n’ont pas vu l’ouverture De la morne cité coupant l’enceinte obscure. Et tous deux, aux parois usant leurs faibles poings, Brisant leurs ongles durs, arrachant dans les joints Des racines d’hysope au rempart qui s’éraille, Hagards et sans parole erraient sous la muraille. Et d’un songe vengeur toujours hallucinés, Les Sages d’Israël, tels que des condamnés Qui vont cherchant l’huis d’une geôle profonde, Traînaient autour des murs leur terreur vagabonde Ou s’arrêtaient parfois, d’un geste fou chassant Une ombre inexorable où dégouttait du sang. Les Divinisantes. Bienheureuse, ô mes soeurs, et bénie entre toutes, Celle qui vit errer le jeune homme aux doux yeux, Lorsque, rêvant le soir sous les palmiers des routes, Il oubliait la terre en contemplant les cieux! Sa race était sans gloire; aux lacs de Galilée, Des pêcheurs fraternels l’ont nommé leur ami, Qui ne soupçonnaient point qu’en son âme exilée La tristesse du siècle avait enfin gémi. Il savait par quels mots, quels gestes et quels charmes, Ressuscitent les morts au fond des noirs caveaux. Mais c’est pour les vivants qu’il a gardé ses larmes: C’est eux qu’il a pleurés avec des pleurs nouveaux. Car il a pressenti les douleurs éternelles Du mal qui nous consume et qui ne peut guérir: Cette humaine fureur des voluptés charnelles, Jointe à l’effroi d’aimer ce qui devra périr. Et voici que les coeurs déçus et las d’attendre, Mais toujours dévorés d’un immortel tourment, Ont tressailli d’espoir à sa voix grave et tendre, Comme une amante émue à l’appel de l’amant. O Maître! ô cher Seigneur! ô Préféré des femmes! Si tu connus jamais, en ton rêve divin, La grande inquiétude éparse dans nos âmes, Réjouis-toi! Le monde expire et tout est vain. Toutes ont répondu, vierges ou courtisanes, Au mystique sanglot que tu poussas un jour, Et toutes, dédaignant les ivresses profanes, Ont bu la joie austère à ta source d’amour. Quel es-tu cependant, toi que dans les mystères L’Hiérophante obscur n’osa point révéler, Passant qui murmurais des secrets salutaires, Passant miraculeux, venu pour consoler? Quel es-tu, quel es-tu, toi vers qui les extases Palpitaient vaguement et prenaient leur essor, Quand les femmes, versant les blonds parfums des vases, Essuyaient tes pieds nus avec leurs cheveux d’or? Tu n’étais point le Grec aux fabuleux mensonges, Ni le Romain suivi de clients intrigants, Le Khaldéen nocturne, interprète des songes, Le Syrien vendeur de philtres et d’onguents. Sous la bise, dit-on, ta mère, une humble Juive, Trouva pour t’enfanter l’étable aux murs fendus. Que m’importe! Assez beau pour que l’amour te suive, Foule, ô royal Époux, nos manteaux étendus! O jeune homme! ô martyr! certe elle était divine Comme la bonne Isis et la grande Astarté, Celle qui fut ta mère et qui sur la colline Te vit mort et pendant au bois ensanglanté. Sanglote, ô Déméter, avec ta soeur jumelle, La Juive douloureuse, au coeur sept fois percé! Celui qu’elle a perdu, nous le pleurons comme elle, Et nos baisers pieux cherchent son flanc blessé. Nous viendrons, ô mes soeurs, ivres de saintes fièvres, Vers le roc sépulcral, comme à Byblos jadis, En longue théorie, user d’ardentes lèvres La plaie ouverte au sein du nouvel Adonis. Pâles, le front voilé, sur les places publiques, Nous traînerons l’attente et l’angoisse et le deuil, Epiant le réveil des jardins symboliques Où, le troisième jour, pointe le vert cerfeuil. C’est nous qui, soulevant le suaire livide, Fatidiques témoins de sa Divinité, Annoncerons d’abord que le sépulcre est vide, Et clamerons: Amour! vers le Ressuscité. Et quand, ô Printanier! luira l’aube future, Dispersant ta légende et ta gloire en tout lieu, Nous, coeurs inassouvis qu’un long désir torture, Du Rêveur adoré nous aurons fait un Dieu. Agnôstos Théos. Le vent propice et doux, depuis Thessalonique, Hâta le cours heureux du voyage accompli, Et l’écume du port d’une blanche tunique Revêt la poupe ronde au gouvernail poli. Toi qui, longeant la côte aux anses incertaines, De l’Euripe perfide oublias les dangers, Vaisseau qu’un Dieu sans doute a guidé vers Athènes, Quel Juif débarque ici parmi tes passagers? Des villes et des monts, d’Égypte et de Syrie Jusqu’aux cités d’Hellas, son peuple détesté Essaime, et sans amour, sans art et sans patrie, Au prix de la matière estime la Beauté. Celui-là cependant n’étale sur la terre Ni vases ni tapis ainsi qu’un vil marchand, Mais grave et dédaigneux, inquiet, solitaire, Il s’assied à l’écart ou médite en marchant. Il ne voit point surgir sous l’azur pacifique Le peuple étincelant des marbres immortels, Ni la Liberté sainte et la Fierté civique Fleurir, près de Pallas, sur de nobles autels. Ses yeux n’ont point cherché dans un bloc déjà fruste L’orgueil d’un grand débris par le temps abattu; Et le haut Parthénon sur la Colline auguste N’a pas à l’étranger révélé la Vertu. Paul de Tarse est pareil au prisonnier de mine, Qu’éblouit la lumière au seuil d’un noir caveau. Il passe et ne voit rien; un rêve le domine Et son âme barbare enferme un Dieu nouveau: Le Dieu par qui la nuit des siècles se dissipe Et dont le jour céleste est à la fin venu; Celui que pressentait la main qui sur un cippe Avait gravé naguère: Au DAIMÔN INCONNU. Paul a couru soudain vers l’Agora sonore Où lutte la parole aux lèvres des rhéteurs. Ton zèle, ô Christ Jésus, l’enflamme et le dévore; L’apôtre s’est dressé contre les imposteurs. Ici, niant les Dieux et leur culte éphémère Que les siècles et l’homme ont à la fois miné, Un sophiste moqueur, évoquant Evhémère, Montre Zeus impudique et Bakkhos aviné. Ici, délivrant l’âme, un nouvel Épicure Consacre au seul plaisir des autels indulgents; Là, le sceptique au sein de la morale obscure Ne voit qu’une ombre immense et des destins changeants. Là-bas, contre les lois un cynique s’insurge, Et plus loin, murmurant d’inexplicables mots, A l’angle du Portique, un maigre thaumaturge Plane à trois pieds du sol et guérit tous les maux. Tels, de l’aurore au soir, cultes, mythes, systèmes, Dernières fleurs du rêve et du génie humain, Enivrent la cité de leurs parfums suprêmes Qu’un souffle, oriental dispersera demain. Et les subtiles voix tentaient la foule éparse, Et les groupes erraient plus nombreux, et voilà Que sans crainte, debout devant tous, Paul de Tarse, A l’heure où le soleil décline et meurt, parla: -Parmi les nations, aucune, Hommes d’Athènes, N’ouvre un plus sûr asile à la Divinité; Et nul peuple, ébloui de visions lointaines, Ne nourrit plus d’espoir en son coeur agité. Vos pères, au foyer de la Sagesse attique, De la chaîne immortelle ont forgé le chaînon. J’ai vu vos dieux anciens et, sous un blanc portique, Auprès de leurs autels celui d’un Dieu sans nom. Ce Dieu que révérait sans le connaître encore L’obscure piété des siècles ténébreux, Moi, le veilleur fidèle annonçant son aurore, Je le révèle aux temps marqués pour être heureux. Il a créé la terre et le ciel et l’espace. Quel temple, oeuvre de l’homme, abrite la grandeur De Celui qui seul est, préexiste et dépasse La nature en puissance et le ciel en splendeur? Par Lui l’humanité, d’un seul être tirée, Respire et toute race, humble ou forte aujourd’hui, Sur la face du monde accomplit sa durée. Le Temps obéissant s’immobilise en Lui. C’est Lui qu’au fond de l’ombre invisible les hommes, Aveugles et craintifs, vont cherchant à tâtons; C’est en Lui que se meut la Vie et que nous sommes, Par la mort de la chair, les fils qui l’attestons. Race divine, ô toi qui naguère as pu croire Qu’une âme était figée en un airain terni, Et qu’un morceau taillé d’or, d’argent ou d’ivoire, Simulacre idolâtre, enfermait l’Infini! Voici que le Seigneur prend pitié, parle et daigne Verser un flot d’oubli sur les jours ignorants Et distribue, à l’aube unique de son règne, Ses pardons aux pécheurs et sa grâce aux souffrants. Voici qu’il a fixé les temps de pénitence Et l’heure irrévocable où le. vieil Univers, De l’aube à la clarté mesurant la distance, Verra Jésus monter dans les cieux entr’ouverts. Homme divin, choisi dès l’aurore éternelle, Universel sauveur et justicier futur, Le Fils, arrachant l’âme à la prison charnelle, Vers le Père et l’Esprit l’emporte dans l’azur. Et l’Envoyé paraît, précédé par la preuve: Car trois jours seulement le roc garda son corps Et l’Ange fut témoin que dans la tombe neuve Christ Jésus, le Seigneur, ressuscita des morts. Ainsi prophétisant une aube encor fragile, L’apôtre, aux mêmes lieux qu’avait charmés Platon, Faisait confusément luire son Évangile Comme un reflet d’aurore errant sur un fronton. Les vieillards dédaigneux s’écartaient sans rien dire; Les sages, pleins d’orgueil et de sérénité, Insultaient en passant d’un vague et léger rire L’adorateur d’un Juif et d’un ressuscité. Mais inquiète et grave, au loin, la multitude, Eteignant sa rumeur, rêvait et suivait Paul, Et ne comprenant point, ouvrait son âme rude Au gland qu’un vent d’espoir sème au hasard du sol. Telle la vieille terre en sa profondeur sombre Reçoit, sans le savoir, le germe inespéré; Et le chêne immortel couvre de sa grande ombre La forêt tout entière et l’Univers sacré. Les Révélations De Jean. L’aube des jours futurs semblait déjà rougir La terre où vaguement on entendait vagir, En son obscur berceau, le siècle de l'Attente. Et des lueurs saignaient dans l’ombre intermittente, Fauves rayons glissant dans un ciel orageux; Et le Destin heurtait en d’effroyables jeux L’Empire universel aux races révoltées. Les écumes des temps, sur les mers infectées, Des troubles profondeurs montaient par larges flots. Les vents putrides, lourds, pleins de lointains sanglots, Des quatre coins du monde apportaient jusqu’à Rome Une âcre exhalaison de chair de bête et d’homme Flambant sur les chemins ou pourrissant en croix. Et Rome était la gueule affamée, et les Rois, Comme une meute fait des débris qu’elle trouve, Rongeaient les derniers os que dédaignait la Louve. C’était l’heure hideuse où la nuit et l’enfer, D’horribles légions peuplant les champs de l’air, Poussaient des gouffres noirs et chassaient dans les nues Des apparitions de formes inconnues, Tandis qu’au loin, pétris de monstrueux limons, Des dragons couronnés épouvantaient les monts. Sans nombre, pantelants, surgissant des ténèbres, Des spectres de martyrs, en cortèges funèbres, Erraient, et vers l’azur levant des bras sanglants, Les yeux crevés, les poings brûlés, des trous aux flancs, Evoquaient un vengeur dans les ombres célestes. La Famine et la Mort, mères des noires pestes, Fauchaient d’un fer hâtif la moisson des vivants, Et les vautours criaient d’allégresse, et les vents Fétides s’emplissaient d’une odeur de carnage. Comme un voile fumeux qui s’étend et surnage Sur les vieux horizons, l’haleine des volcans Crachait l’épaisse nuit des brouillards suffocants; Et du sol convulsif, du gouffre, du cratère, Jaillissait, submergeant la face de la terre, L’universel torrent des brasiers souterrains. Et la mer, sous les caps roulant ses flots sans freins, Ouvrait les puits béants des chaudes solfatares; Et le soleil rongé blêmissait sous les tares Et les astres éteints s’écroulaient par morceaux. Prodigieux, ailés, tels que d’ardents oiseaux, Dans le ciel déchiré fuyaient des météores, Brusques avant-coureurs des nocturnes aurores Dont le sang prophétique inondait l’Occident. D’un bout du monde à l’autre allait se répondant Le rauque hurlement des souffrances humaines. C’était l’heure. Au sommet des collines Romaines, L’ivresse impériale, au coeur de la Cité, Sur tes autels déserts, Sainte Pudicité, Dressait le trône d’or de la Prostituée. Vorace et dédaignant une chair polluée, La débauche, à la lèvre infâme, aux vils regards, De vierges et d’enfants peuplait ses lupanars. Et les tigres repus, dans les amphithéâtres, Sur leurs ongles sanglants posant leurs crocs rougeâtres, Parmi des corps broyés se couchaient pour dormir. Les femmes, à genoux et lasses de gémir, Berçaient des enfants morts sur leurs poitrines vides, Sans qu’un pleur maternel brûlât leurs yeux livides. Et les hommes, tremblant de peur, irrésolus, Fermaient leurs coeurs séchés et ne nourrissaient plus Que l’effroi d’être nés et la terreur de vivre, Quand soudain, triomphant, formidable, énorme, ivre De sang, gorgé de haine, armé du sceptre d’or, Le Monstre à l’Orient sembla surgir encor. Néron ressuscité, chef des Parthes féroces, Reconnaissait la route aux blocs de ses colosses Et sortait de l’Asie où sans noms, par milliers, Sur sa piste nouvelle erraient les Cavaliers. Alors du sein profond de la race vivante Un cri suprême, immense, et si plein d’épouvante Que, depuis le matin des temps, le ciel sacré N’en avait pas ouï de plus désespéré, Comme un vaste ouragan qui s’enfle, roule et passe, Sur les ailes des vents s’engouffra dans l’espace. Et l’horreur déborda lorsque sur un monceau De cadavres béants l’impérial Pourceau, Abject, souillant la pourpre et vautré dans la fange, Aux adorations livra sa forme étrange De Bête abominable aux serres d’épervier. Or, chargé d’ans, farouche, âpre, sans dévier, Jean rendait témoignage et marchait dans la voie Où la pure clarté du Rédempteur flamboie. Et Jean, étant celui qui vit les premiers temps, Semblait interroger des anges éclatants, Et sombre, dans Pathmos comme un aigle en son aire, Tourner vers le ciel fauve un oeil visionnaire. Jean le vieillard songeait; et voici que sa main Comme un flambeau subit brandit un parchemin Dont un feu très subtil, courant entre les lignes, D’un reflet de l’Abîme illuminait les signes. Et voici qu’une voix cria: -Déroule et lis Le Livre du Destin des siècles accomplis. Je suis le Tout-Puissant, celui dont la venue Fera s’ouvrir la terre et tressaillir la nue, Quand, au terme des jours, tout oeil reconnaîtra Le Principe et la Fin en Celui qui viendra. Et le Voyant sentit le charbon prophétique Brûler le sceau rompu de sa lèvre extatique, Et l’infaillible Esprit le ravir; et voilà Qu’en l’angoissante nuit le grand Vieillard parla. Et près des flots hurlants, debout sur le rivage, Quatre Anges, attentifs à sa clameur sauvage, Dans des clairons d’airain jetaient aux nations Les quadruples échos des Révélations. I Moi, Jean, le serviteur, votre frère, qui reste Comme un dernier témoin de l’aube manifeste, Je dis: Le temps est proche et bienheureux celui Pour qui la Vérité surnaturelle a lui! Paix et grâce sur vous par l’éternelle Essence Et par les sept Esprits adorant sa présence; Par Jésus-Christ, sauveur, le Premier-né des morts, Prince des Rois, Soutien des Purs, Maître des Forts, De qui le sang divin, répandu comme une onde, Lava toute souillure et racheta le monde, A qui soit gloire, honneur, louange. Ainsi soit-il! J’ai relevé la tête au fond de mon exil Et j’ai vu devant moi surgir le Fils de l’Homme. Ses cheveux de lumière étaient rayonnants comme La neige blanche sur un faîte étincelant. Ses pieds polis luisaient sous son vêtement blanc Comme l’airain sortant d’une fournaise ardente, Et sa voix grave était comme la voix grondante Des grandes eaux battant des rocs irréguliers. En cercle autour de Lui brillaient sept chandeliers Illuminant son front de leurs clartés sans voiles, Et dans sa forte main scintillaient sept étoiles, Tandis que de sa bouche un glaive à deux tranchants Comme hors du fourreau menaçait les méchants. Il dit: -Moi, le Vivant des siècles, je me dresse Dans la nue, et ma droite altière et vengeresse Tient les clefs de la Mort et les clefs du Scheöl. Et voici que, les temps accélérant leur vol, Du suprême avenir roulent les portes closes. Regarde, vois, comprends la vision des choses, Afin que rien n’échappe et que tout soit écrit En vérité parfaite au Livre de l’Esprit, Et que, le dévorant, tu l’ouvres et le lises Aux sept Anges qui sont Pasteurs des sept Églises. Ange d’Éphèse, entends! Prête l’oreille, ô toi Dont j’ai connu l’amour, les oeuvres et la foi, Et qui, déchu soudain de ton ardeur première, Laisses à ton flambeau s’éclipser ma lumière! Espère, Ange de Smyrne! Ange persécuté, J’ai reposé mon coeur sur ta fidélité. Je suis las; repens-toi, pleure, Ange de Pergame! Des Bileâm nouveaux ont lancé, dans ton âme, Des pierres de scandale à tes enfants peureux: Le glaive de ma bouche est irrité contre eux. J’ai vu ta patience, Ange de Thyatire, Et compté ton aumône et pesé ton martyre; Mais forniquant depuis et sourd à mon appel, As-tu de ton giron vomi ta Jézabel? Ange de Sardes, veille et toujours sur la porte Abritant de ta main ta lampe à moitié morte, Ecoute si dans l’ombre, en étouffant ses pas, A l’heure inattendue un voleur ne vient pas. Devant toi, l’Ange élu, ferme à Philadelphie, J’élève un grand rempart qui te cerne et défie Les assauts de Satan et du Juif suborneur, Et j’inscris sur ton mur le nom de mon Seigneur, Tandis que sur ton Ange impur, Laodicée! Je fixe ma prunelle ardente et courroucée. Je hais son avarice et je hais sa tiédeur; Sa nudité s’étale et sa chair a l’odeur D’un cadavre oublié dans un palais qui tombe. Aveugle et croyant voir, il descend vers la tombe. Églises, entendez! Malheur! L’Esprit s’est tu. Malheur au sourd, malheur au coupable têtu Qui, bouchant son oreille, hésite ou persévère! Car se levant enfin, le Justicier sévère Marque d’un signe noir les portes et les murs. Et son heure est prochaine et les siècles sont mûrs. II Et le haut firmament s’entr’ouvrit. Une forme Éblouissante, ainsi qu’une émeraude énorme, Sur un trône d’or pur siégeait dans l’arc-en-ciel. Et vingt-quatre vieillards, près du Trône éternel, Comme un peuple à genoux qui vénère et s’incline, Heurtaient de leurs fronts blancs une mer cristalline Dont les flots sans murmure et jamais obscurcis Réfléchissaient le trône où l’Être était assis. Et parmi les éclairs, aux lueurs de sept lampes, Autour du vaste trône allongés sur les rampes, Quatre animaux, géants, étranges, radieux, De six ailes couvrant leurs corps constellés d’yeux, A la voix des vieillards mêlaient leur voix sonore, Et de l’aurore au soir et du soir à l’aurore Chantaient l’hymne mystique et sans, fin répété: -Saint! Saint! Saint le Très-Haut dans son éternité! Et dans la main de Dieu je vis le Livre insigne, Le Livre inviolé dont nul n’est jugé digne De soulever le voile et de rompre les sceaux. Et, voyant, je pleurais; et les pleurs en ruisseaux, Inondant mon visage, aveuglaient mes yeux mornes, Lorsque soudain, le front hérissé de sept cornes, Le côté rouge encor d’un sang immaculé, Parut l’Agneau divin, pâle, et comme immolé. Et les vieillards chantaient en écartant leurs groupes, Et volant par milliers, porteurs de larges coupes Qu’embaumait le parfum de l’oraison des Saints, Des Anges l’entouraient de glorieux essaims. Et, telle au fond du ciel s’enfle et court la rafale, Une clameur roulait, nouvelle et triomphale: -Béni l’Agneau sanglant! Béni, béni, béni L’Agneau réparateur pour nos péchés puni, Qui, du calice humain épuisant l’acre écume, D’une mort passagère a goûté l’amertume, Et fit s’épanouir et fleurir en tout lieu L’arbre sacerdotal de ton royaume, ô Dieu! Gloire à Celui qui trône et tient fermé le Livre! Gloire, adoration à l’Agneau qui délivre Le. tourbillon vengeur des fléaux prisonniers! Puissance et gloire à Lui jusqu’aux siècles derniers! Et le céleste chant mourait dans l’ombre sainte, Et des sceaux arrachés pendait l’obscure empreinte, Quand je vis dans le ciel bondir un cheval blanc. Un guerrier couronné chargeait son dos brûlant, Et brandissant un arc, vers tous les territoires Hâtait l’essor final de toutes les victoires. Et la Guerre, hurlante et féconde en courroux, D’un horrible éperon pressait un cheval roux Et traçait sur la terre, au fil de son épée, Comme un sillon sanglant dans la moisson coupée. Hâve, cadavérique, épouvantable à voir, La Famine aux flancs creux montait un coursier noir Et, la balance en main, criait: -Je vends et règle A deux deniers marchands les trois livres de seigle; Je cède à deux deniers la livre de froment. Et dans la nuit plus sombre, au fond du firmament, Sur un pâle cheval la pâle Cavalière, La Mort, passait enfin. Sa blême auxiliaire, La Peste galopait avec elle; et l’Enfer Suivait sa faulx dressée et son glaive de fer Comme une légion suit l’aigle des enseignes. Les Princes frémissaient et les forfaits des règnes Jusqu’aux genoux des Rois s’amoncelaient; et tels Que de mornes agneaux couchés sur des autels, Les Martyrs attendaient le suprême carnage, Et comptant devant Dieu les Morts du Témoignage, Supputaient à leur tour si le nombre était plein. Et le ciel fut pareil au lambeau de vélin Qu’une flamme noircit, déforme, roule et froisse; Et la création haleta dans l’angoisse, Veuve du vieux soleil, plus noir qu’un sac de deuil. La lune erra dans l’ombre et saigna comme un oeil Gigantesque et terni qu’un trait rapide aveugle. Et j’ai vu, dans la mer qui se convulsé et beugle, Les étoiles sombrer et les monts s’engloutir, Et du gouffre béant de l’Abîme sortir Soudainement le dos de monstrueuses lies. Et sous les rochers creux cherchant de vains asiles, Les hommes, Rois, guerriers, esclaves, chefs, tribuns, Unissant les clameurs de leurs effrois communs, Hurlaient: -Écrasez-nous, montagnes! Neiges blanches, Sur nos fronts éperdus versez vos avalanches! Volcans, versez le flot de vos laves en feu! Dérobez notre face à la face de Dieu; Car le monde a tremblé sur sa pierre angulaire Et le jour qui se lève est le jour de colère! III Silence pour un temps, Anges des horizons! Des vents dévastateurs refermez les prisons. Par le souffle hivernal, par l’ouragan sonore A la terre, à la mer, ne nuisez point encore, Avant qu’aux fronts choisis des enfants d’Israël L’Agneau n’ait du Salut posé le sceau réel, Et marquant leurs milliers du signe indélébile, Dans les douze tribus compté les douze mille. Silence! ils sont comptés. De blancs manteaux vêtus, Offrant comme un parfum l’encens de leurs vertus, De l’éternel festin immuables convives, Regardez-les marcher vers les bassins d’eaux vives, Eux qui, lavés naguère au sang de leur Pasteur, Vers le Trône étoilé suivent le Rédempteur. Maintenant embouchez les clairons des tempêtes, Anges des sept fléaux, sonnez les sept trompettes! Le dernier sceau du Livre est brisé pour jamais, Et le grand Encensoir, jeté des bleus sommets, De ses charbons épars embrase la nature. Crépite, grêle en feu! Déborde, ô sang; sature Le putride océan, des poissons déserté! Tombe, montagne; emplis de ton énormité L’abîme sans limite où sombrent les navires! Croule, flambeau trompeur, étoile qui chavires Du haut du ciel, Absinthe! et dans le tiers des eaux, Dans les puits, les torrents, les sources, les ruisseaux, Dissous l’amer poison de ton nom d’amertume! Soleil, lune, astres froids qu’a dévorés la brume, Tels qu’aux blafardes nuits, tels qu’aux matins d’hivers, De vos blêmes clartés n’épanchez plus qu’un tiers! Or, quatre fois déjà les clairons angéliques Avaient des horizons échangé leurs répliques. D’un, unique coup d’aile ayant franchi les cieux, Un Ange s’abattit sur le monde anxieux, Quand formidablement la trompette éperdue Eut d’un cinquième appel réveillé l’étendue. Et l’Ange descendait sans trêve et, se mouvant Comme un aigle blessé, s’enfonçait plus avant. Et sa main se crispait et dans sa main sublime Étincelait la clef secrète de l’Abîme. Et le puits fut ouvert. Des mornes profondeurs, Par grappes, par essaims, par nuages rôdeurs, Brusquement émergeaient d’énormes sauterelles Qui, s’échappant ensemble et se heurtant entre elles, Troublaient l’immensité d’un bruit roulant de chars. Leurs visages pâlis semblaient humains; des dards De scorpions, armant la courbe de leurs queues, Imprimaient dans les chairs des cicatrices bleues; Et des cheveux épars, plus longs et plus touffus Que des boucles de femme, erraient en noeuds confus Sur leurs dos cuirassés et, ruisselant des mitres, Comme un réseau de fer étreignaient les élytres. Et tel qu’un roi puissant, sur le noir tourbillon Volait celui qu’on nomme en grec Apollyon, Abaddôn en hébreu. -Malheur! le large Euphrate, A dit le sixième Ange, écume et se dilate. Délivrez les Esprits enchaînés à l’entour Et tenus prêts pour l'an, le mois, l’heure et le jour, Afin que du désert les hordes aguerries Vers l’accomplissement des vastes boucheries S’élancent à la fois, afin que le sang frais Des chevaux d’Hyrcanie empourpre les jarrets, Afin que les guerriers, ceints de lourdes armures, Moissonnent l’Occident comme un champ d’herbes mûres, Afin que rien n’échappe et que sur son chemin L’Exterminateur fauche un tiers du genre humain! Et l’Ange alors, ouvrant ses jambes comme une arche, Eut pour degré la Terre et l’Océan pour marche. Et la foudre parla; mais lui, me défendit D’écrire le secret que la foudre avait dit, Et farouche, levant le bras, d’une voix rude Prit à témoin le ciel et l’âpre solitude: -Je jure par Celui qui préexiste et vit, Je jure par l’Abîme et par tout ce qui vit Sur l’informe chaos courir le souffle antique, Par tout ce qui germa dans l’ombre prophétique, Par tout ce qui se meut sous le haut firmament, Par la terre et le ciel, je jure un grand serment: Les siècles sont finis; l’âge complémentaire A filé sa durée au fuseau du mystère. Les siècles sont finis et le Temps consommé! Et prosterné, livide, et comme inanimé, J’entendis vaguement résonner des bruits d’armes, Et pleuvoir et gronder un déluge de larmes, Et crépiter des feux et glisser en grinçant Sur les portes du ciel un rideau teint de sang. IV Tout s’était tu. Soudain l’universel silence Tressaillit. Le dernier Ange enrayant s’élance; La septième trompette éclate. Rond, vermeil, Béant, son pavillon gigantesque est pareil A la gueule d’un monstre inassouvi qui bâille. Et le tube d’airain semble être de la taille De quelque immense fût de temple renversé Qu’un ouvrier barbare aurait jadis percé. Et le souffle envolé de cette trompe droite, Mugissant comme un vent dans une gorge étroite, Repoussant la nuée aux quatre angles des cieux, De prodiges nouveaux éblouissait mes yeux. Quelle est Celle qui vient, d’étoiles couronnée? Le soleil la revêt; de flamme environnée, Elle foule la lune, et lasse, et se penchant, Comme une femme enceinte elle hésite en marchant. Elle tombe; une prompte et divine souffrance De son ventre alourdi presse la délivrance, Tandis qu’un dragon roux, dressant sept fronts royaux A dix cornes, cerclés d’or rouge et de joyaux, Vers l’enfant nouveau-né tendait sa vaste gueule. Et la femme au désert s’enfuit, sanglante et seule. Un Esprit dans l’espace emporta l’enfant nu Vers le Trône de gloire unique, et j’ai connu Que c’était le Messie adorable, le Mâle Qui, délivrant ses oints par l’onde baptismale, Sous un sceptre de fer courbera pour mille ans Les empires déchus et les gentils tremblants, Et que la Femme en fuite et dans son lieu nourrie Était l’Église sainte, hélas! qu’en sa furie Le monstre satanique au désert poursuivait. Et le Dragon haineux rugissait et bavait, Et vomissait vers l’âpre et sauvage refuge Un fleuve plus fangeux que les eaux d’un déluge; Et la terre en s’ouvrant buvait le flot amer, Et le Dragon debout hurlait devant la mer. Telle la sève court sous une rude écorce, Un noir venin gonflait sa queue agile et torse; Autour de sa couronne éclataient en fleurons Les dix noms de blasphème incrustés dans ses fronts. Et je vis sur le col défaillant de la Bête, Lourde de caillots bruns, pendre une seule tête Comme blessée à mort parmi les autres chefs, Mais qui soudain, hélas! par tressaillements brefs Se redressa plus haute et plus atroce encore. Et le cri de sa bouche était: -Adore, adore Le Dragon triomphant qu’a rendu le trépas! Le glaive l'a meurtri, mais le glaive n’a pas Tranché l’orgueil du monde et la fleur de l’Empire. Il ressuscite, il règne et commande; il respire Les parfums rajeunis des adorations. Exultez, ô tribus! montez, ô nations, D’une voix unanime et d’un public hommage Dans son temple rouvert adorer son image! Que faisais-tu, Seigneur, puisque moi j’ai pu voir Toute vivante chair, soumise à son pouvoir, Embrasser à genoux les autels de la Bête? Que faisais-tu, Seigneur, tandis que la tempête Couchait dans ton sillon, par le glaive et la faulx, Tes Prophètes muets, frappés avec les faux? Tandis que, surgissant devant tes tabernacles, Le Monstre séducteur dérobait tes miracles, Et que loin des maisons, dans les déserts parqués, Tes fils, jeunes ou vieux, et n’étant point marqués Sur le front et la main du signe épouvantable, Rampaient comme des chiens à l’entour de la table, Affamés, inquiets, sans oser échanger Contre un seul pain fangeux les fruits de leur verger, Que faisais-tu, Seigneur? Or, voici le mystère Du nombre de la Bête et du noir caractère Imprimé sur son front en signes odieux. Intelligents, prêtez l’oreille, ouvrez les yeux! Que le sage en secret compte, interprète et nomme Six cent soixante-six comme on fait d’un nom d’homme Et dans les traits obscurs, assemblés à l’instar De sept chiures hébreux, lise: NÉRÔN KÉSAR. V Malheur! dernier malheur et vengeance enfin prête! Comme en un lit souillé, sur le dos de la Bête Une femme est assise et tient entre ses doigts La coupe abominable où burent tous les Rois. Le sang de tes martyrs teint sa robe écarlate, Jésus! L’or l’enrichit; une escarboucle éclate Dans ses cheveux tressés, comme un soleil impur. Et cette femme, c’est la Ville dont le mur Dans un cercle de marbre enferme sept collines, Où cinq Rois sont tombés, où déjà tu t’inclines, Toi, la sixième tête, en attendant le jour Qui verra le dernier s’écrouler à son tour. Et te voilà, c’est toi, grande Prostituée, Toi, grande Babylone, au meurtre habituée, Impudique, accueillant de ton baiser charnel La fornication dans ton sein maternel! Tombée! Elle est tombée en sa honte et son vice, Celle à qui l’Univers s’offrait en sacrifice Et de qui le cadavre exécrable et les os De la vieille Cloaque infecteront les eaux! Malheur, malheur! Le vin de haine et de colère Hors du vase enivrant a débordé sur l’aire, Comme une outre crevée en un marché public. Et les marchands d’Asie ont pleuré leur trafic; Car nul ne verra plus les vaisseaux qu’on arrime D’un pavillon d’azur orner encor la cime De leurs mâts et, joyeux des favorables vents, Suivre un chemin d’écume au sein des flots mouvants! Tombée! Elle n’est plus, la Courtisane-Reine Qui trônait triomphante en sa fierté sereine, Accumulant sans trêve au seuil de son palais Des amas d’or, d’argent, de bronze aux verts reflets! Sur les bois odorants, sur les tapis de soie, Elle a de ses pieds nus détaché la courroie; Elle a foulé la pourpre et laissé les rubis, Les perles, les saphirs pleuvoir de ses habits; Et parmi les parfums des chaudes cassolettes, Sur un lit d’or, fleuri de roses violettes, Elle a dans son ivresse et son obscénité Aux débauches des Rois vendu sa nudité. Peuples, voici l’arrêt! Babylone est jugée. Un Ange entre ses poings l’a saisie et plongée Comme un rocher massif dans l’abîme des flots. Aux voix de ses chanteurs, aux chants des matelots, Rien ne répond dans l’ombre, et la harpe et la flûte Ont cessé leurs accords au fracas de sa chute. Et plus jamais, ô bois, ô sources, plus jamais Vous n’entendrez l’époux dire en tremblant: J’aimais. Du haut des pins aigus envolez-vous, colombes! Les vers et les serpents sortent des vieilles tombes, Et renards et chacals rôdent, et les hiboux, Gardiens de la ruine, ont niché dans ses trous. Levez l’ancre, il est temps! Fuyez, rapides flottes; Et du côté des monts ne cherchez plus, pilotes, A la place du phare illuminant le soir, Qu’un flamboiement pourpré sur un horizon noir. Rien n’est plus! Le Seigneur farouche, et las d’attendre, De la Prostituée a balayé la cendre. Et les morts bienheureux, endormis dans la paix, Alors se sont levés sous les tertres épais. Un long frisson joyeux passa sur les ruines, Comme un souffle plus libre au travers des poitrines. Et j’ai vu tout à coup dans l’espace éclatant Un peuple immense et pur s’avancer en chantant; Et les ressuscités exulter, et les Justes, Graves, vêtus de lin et de lumière, augustes, Pacifiques, pieux, vengés et réjouis, Monter vers la splendeur des cieux épanouis. VI Ils venaient. Plus nombreux que sur les toits fidèles Les matins printaniers n’assemblent d’hirondelles, Ils venaient, les Élus, les Serviteurs choisis, Au banquet nuptial où l’Agneau s’est assis, Boire avec Lui le vin des ineffables noces. Et tous, blancs, couronnés de floraisons précoces, Devant l’Époux divin, prêt au mystique hymen, Chantaient: -Alleluïah! Salut et gloire! Amen! Et comme armé déjà pour le combat suprême, Sur un cheval guerrier l’Agneau parut lui-même. Le glaive à deux tranchants et la verge de fer Hors de sa bouche font jaillir un double éclair. Son nom: Le Roi des rois, resplendit sur sa cuisse. Il va. Derrière Lui la céleste milice S’ébranle tout entière et soulève en passant Une poussière d’or dans le ciel frémissant. Un Ange le précède et par trois fois s’écrie: -Assemblez-vous, oiseaux! venez pour la tuerie! Venez des bois profonds, des rocs, des monts lointains, Pour la fête prochaine et les sacrés festins Que le Vainqueur prépare à vos becs sanguinaires, Chair des rois, chair des forts, chair des légionnaires, Chair des chevaux et chair des cavaliers! Venez, Aigles, vautours, corbeaux, par essaims acharnés Au grand banquet de Dieu choisir vos nourritures! Et dans l’effroi prédit des batailles futures, J’ai vu Gog et Magog se ruer et s’enfuir, Dans l’étang sulfureux les Rois s’évanouir, Avec son faux prophète et toute son armée S’engouffrer l’Antéchrist dans la mer enflammée Et le Dragon rompu descendre, en se tordant Sous des liens en feu, dans l’enfer plus ardent. Victoire! Il est scellé sous le sceau millénaire. Et le monde renaît et le Christ régénère Les Morts du Témoignage à leur premier réveil. Heureux! car ils verront comme un rayon vermeil L’aube de la Justice emplir les mille années Et, dans l’avènement des races fortunées, Jésus compter les siens et faire en vérité Du règne de mille ans fleurir la majesté! Et le Victorieux, l’Agneau qui sur ses traces A des derniers vivants traîné les sombres masses, C’est le Vrai, le Fidèle et le Verbe de Dieu. Silence! Alors le ciel s’ouvrit par le milieu. Tout disparaissait, terre, abîme, immense voûte Du firmament, soleils, étoiles que déroute Dans leur cours suspendu la mort brusque du Temps. Et dans l’écroulement des nuages flottants, Tel qu’un royal vieillard sur un trône d’ivoire, L’éternel Justicier surgissait dans sa gloire. Or, en ce même instant, les morts de toutes parts S’éveillaient. Et voici que des charniers épars, Des tertres inconnus, des tombes descellées, Des souterrains secrets, des monts et des vallées, Des funéraires puits et des caveaux murés Où s’alignaient des corps dans la poix macérés, Des cendres des bûchers, des profonds sarcophages, Des flots insidieux, des sables des rivages, La blême multitude émergeait à la fois. Et bossuant le sol, disjoignant les parois Sous le persévérant effort de leurs vertèbres, Tous les morts apparus, oubliés ou célèbres, Humbles ou grands, fuyant le vide des tombeaux, De leurs anciennes chairs revêtaient les lambeaux Et, tels qu’en leur humaine et propre ressemblance, Du Trône de Lumière approchaient en silence. Puis devant Dieu le Livre où tout est contenu, Par lequel tout est dit, vu, révélé, connu, Le Livre grand ouvert fut posé par un Ange. Et tel qu’un vigneron en triant sa vendange Loin du pressoir joyeux jette les grains pourris, Le Seigneur prit le Livre et lut les noms écrits Et sépara d’un geste, en deux foules compactes, Les morts, selon leur foi, leur constance et leurs actes. Et dans l’immensité la voix de Dieu vagua: -Je suis celui qui vit, tout, l’Alpha, l’Oméga, Et le commencement et le terme des choses. C’est fait. O Peuple saint qui t’assieds et reposes Dans l’asile éternel, à l’ombre de mon bras, Je suis la source vive où tu t’enivreras Et la palme fleurie offerte à ta victoire. Mais vous, ô réprouvés que l’ombre expiatoire Dérobe pour jamais à mon fixe regard, Vous, ouvriers du mal, vous, le fourbe hagard, L’homicide, le lâche impie et l’incrédule, Et le fornicateur qu’un vil cortège adule, L’hérésiarque impur qui de la trahison Dans l’oreille et le coeur distille le poison, Vous rongés par la haine, et vous par la débauche, Tous, mon souffle indigné vous refoule à ma gauche, Pour la deuxième fois morts et précipités Dans les brasiers d’en bas et les lacs empestés Où, sifflant de fureur, la flamme inassouvie Attend ceux dont le nom manque au Livre de Vie. L’ombre fut plus pesante et plus vaste; et plus rien N’émut le bloc détruit de l’Univers ancien; Et je n’entendis plus dans l’impassible gouffre Que des chutes de corps parmi des jets de soufre. VII Mais lentement éclose à l’horizon futur, Une clarté d’aurore illumine l’azur Et fait dans les hauteurs étinceler l’enceinte D’une ville inconnue, inébranlable et sainte. Comme une arche, parmi des vols de Chérubins, Elle descend, splendide en ses remparts urbains, La Cité du Seigneur, Jérusalem nouvelle Qu’aux siècles à venir le temps promis révèle, L’Épouse bien-aimée à qui j’ai vu l’Agneau Offrir la robe fine et le mystique anneau, Et qui, vierge et parée, a pour les fiançailles De symboliques fleurs couronné ses murailles. Jérusalem, salut! Taillé d’un bloc, pareil Au limpide cristal, reluit ton appareil. Le saphir, l’émeraude avec la chrysoprase, Superposant leurs lits, scintillent à ta base; Et le glauque béryl où se joue et se fond Le transparent reflet de l’Océan profond, L’améthyste, l’onyx, le jaspe, l’hyacinthe Incrustent les parois de ta changeante enceinte Et font sur le sommet bleuir ton mur sacré Comme un palais lointain sous un ciel azuré. Mesurez la cité dans ses triples parties; Posez la verge d’or sur les faces bâties; Mesurez la largeur, mesurez la longueur De l’entrée à la place et des remparts au coeur: Égalité; carré de douze mille stades D’une muraille à l’autre et du sol aux façades. Douze portes autour, où sont gravés des noms Sur les gonds, les linteaux, les seuils et les tenons, S’ouvrent: trois au Midi, trois du côté que dore La candide lueur de la naissante aurore, Trois au Septentrion et trois à l’Occident. Sur chacune est assis un Ange, la gardant; Et chacune, creusée en une perle unique, Par un chemin pavé de rubis communique Avec l’aire centrale et le divin Parvis. Et dans la Ville d’or, à mes regards ravis, Nul temple, nul autel fait de bronze ou de pierre, Tels que les construit l’homme en leur forme grossière, N’érigeait de portique, ou de luisant métal N’ornait l’inclinaison d’un toit monumental. Mais seuls, d’un culte pur enivrant la pensée Sur leur gloire idéale obstinément fixée, Le Seigneur tout-puissant et le Verbe immortel Etaient le Temple même et l’infaillible Autel. Anges, ne fermez pas les portes inutiles! Un jour éblouissant jaillit des péristyles; La nuit respectueuse, en son vol obscurci, A replié son ailé et n’entre point ici. Il n’est pas de soleil comme il n’est pas de lune Éclairant la Cité d’une clarté commune; Car tout flambeau s’éteint et tout astre pâlit Devant l’éclat nouveau du rayon qui l’emplit; Et guidés par sa lampe ardente et coutumière, Les peuples et les Rois marchent à sa lumière. Anges, ne fermez pas les portes devant eux! Laissez venir les Purs et boire aux flots laiteux Que le Trône divin de ses degrés épanche, Ceux dont le nom vivant luit sur la page blanche. Laissez les Serviteurs dans la Ville introduits, Au bord du Fleuve saint, cueillir les douze fruits Que mûriront les mois sur l’Arbre des Délices. Laissez les nations, laissez les Rois complices, Par la vertu de l’Arbre et de sa frondaison, Dans les rameaux touffus chercher la guérison. Et toi, Jérusalem, seul temple, forteresse De justice et de foi, grandis, prospère et dresse Ton front miraculeux sur le Mont du Salut I Tabernacle d’amour que le Seigneur élut, Abritant pour jamais la race fortunée, Monte dans ta splendeur, Cité prédestinée, Et plus belle à nos yeux que le jardin d’Éden, Fleuris dans la lumière impérissable! Amen! Or, moi, Jean le vieillard, moi seul ai vu ces choses, Et moi seul entendant, sans oublis et sans gloses J’ai transcrit pour vous tous ce qui fut révélé Dans le Livre terrible et ne l’ai point scellé, Afin que bienheureux en Jésus qui console, Lorsque viendront les temps, vous lisiez sa Parole. Car Lui-même, l’Agneau qu’à genoux j’adorais, Me relevant, m’a dit: -Parle à ceux qui sont prêts Et qui, d’un coeur pieux gardant la prophétie, En espérance et foi connaîtront leur Messie. Racine de David, Etoile du matin, Je suis l’astre attendu montant au jour certain Et le Verbe de Dieu triomphant à son heure. Et j’entendis s’unir, au fond de la Demeure, La voix de l’Épousée à celle de l’Esprit Disant: -Viens! -Répétant à celui qui comprit: -Viens! Que le Juste approche et que l’Altéré vienne S’enivrer d’eau vitale à la source chrétienne. Et moi, voix de l’orage, âpre et grondant au loin, Voix de la solitude, invisible témoin, J’ai confié ce Livre aux Eglises. J’atteste Que rien, par imposture occulte ou manifeste, Au texte primitif ne doit être ajouté Ni retranché. Sinon que hors de la Cité Tous les fléaux décrits poursuivent le faussaire Qui change le rouleau, l’augmente, le lacère Ou trace avec dédain des lettres par-dessus. Et l’Inspirateur dit: -Amen! -Seigneur Jésus, Venez bientôt! Amen! Sur toute votre race De Notre Seigneur Christ soit l’inneffable grâce! Le Temple Eternel. Je séjournerai au milieu des fils d’Israël et je n’abandonnerai point mon peuple Israël. Ainsi Salomon bâtit la Maison du Seigneur et l’acheva. III Rois, VI, 13-14. ... Il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée. Matthieu, XXIV, 2. Les temps sont accomplis des célestes vengeances, Et l’implacable nuit sur les intelligences Traîne le voile obscur d’un désespoir sans fin. Tout est mort. L’Écriture et le Pacte divin Ont du peuple sanglant déçu la certitude. Le Texte est nul, la Loi sans vigueur, et l’étude N’était qu’un jeu d’enfants assembleurs de vains mots. Déluge de fureur, débordement de maux Sur la Ville, rasée ainsi qu’un champ d’ivraie! Toi de qui jusqu’alors la Parole fut vraie, Seigneur! voici l’instant où ta race a douté, Quand vers le Sanctuaire et l’Autel déserté Courut en mugissant la flamme irrésistible Et qu’il ne resta plus du Temple indestructible Qu’un entassement noir sur le rouge horizon. Les jours avaient passé; c’était l’âpre saison. Des cadavres hideux et pourrissant encore, Où fut Jérusalem, épouvantaient l’aurore De Kislev qui succède au mois de Mar’hesvan. La nue accumulait et vannait dans son van La neige, dispersée en un vol circulaire Comme l’orge battue en retombant sur l’aire; La plaine était sans tache et les monts étaient blancs. Mais aux palmiers, aux croix, des squelettes tremblants, Suspendus par milliers près des chemins funèbres, EfFrayaient les corbeaux du choc de leurs vertèbres. Et le soir était sombre. Or Rabbi Josué Marchait depuis l’aurore, et le sol bossué De cadavres roidis sous la neige sanglante De l’aveugle vieillard lassait la marche lente. Les larmes ont brûlé sa paupière, et ses yeux, Pleins d’une vague horreur, ne tournent vers les cieux Que des globes éteints où la nuit s’amoncelle. Sa fille, vierge pâle au regard de gazelle, Hadassa l’accompagne, et guidant par la main Le Rabbi vénéré loin du rempart romain, De la douce Iabné tente la route obscure. Ils vont. Mais tout à coup le grand vieillard adjure La solitude et l’ombre et le désert glacé: -Collines, bourgs fumants, plaines où m’ont chassé La droite du Seigneur et l’Ange du carnage, Tours de Jérusalem, murs, rendez témoignage! Si mes yeux, désormais morts à toute clarté, Ne cherchent plus Ziôn sur le mont dévasté, Si je fuis sans rien voir, je puis du moins entendre Le sourd étouffement de mes pas dans la cendre; Et mes mains au hasard sur un bloc renversé Reconnaissent encore où la flamme a passé. A la terreur des jours je n’ai clos mes prunelles Que pour y mieux garder vos ombres éternelles, O ruines! ô Temple! ô combats des Héros! Et toi, ma fille, proie échappée aux bourreaux, Fuis! Aux ravins d’Edom cherchant un sûr repaire, Dans la mort et l’oubli laisse dormir ton père. Laisse-le, puisque tout, hélas! est consommé, Le Temple étant détruit et le Livre fermé, Nourrir dans le Scheöl la vanité d’un songe, Où la Thora fleurisse et ne soit point mensonge; Où l’Alliance antique et l’immortel Serment Comme une arme au fourreau reposent sûrement, Et ne ressemblent pas, ô Dieu de nos ancêtres! Au glaive à deux tranchants brandi par des mains traîtres! Et le Rabbi pleura. Mais d’une faible voix Hadassa répondit: -Courbe la tête et crois, O Père! La douleur t’égare et le blasphème Comme un âcre poison ronge ta lèvre blême. Par les gorges, les pics, le sable ou le hallier, Je conduirai tes pas vers le toit familier Où ma mère inquiète, aux lueurs de la lampe, Lavera le sang noir épaissi sur ta tempe Et posera tes mains sur les fronts réunis De tes fils à genoux et devant Dieu bénis. -O fille de ma chair, silence! O doux murmure Frais comme un dernier chant d’oiseau dans la ramure, Échos des clairs matins et des jours révolus, Silence! O vains espoirs! ô chutes! Rien n’est plus. Mes fils, dormez! Pleurez, mes filles! Sage épouse, Du nom de ton époux fidèlement jalouse, Quel brasier dans la Ville a dévoré tes os? Tous sont morts par la flamme ou le fer. Quels ruisseaux, Ma fille, ont débordé du sang de tes neuf frères? Seule, réfugiée aux caveaux funéraires, Loin du Parvis croulant et du Temple assiégé, Quel miracle divin naguère a protégé Ta fuite souterraine à travers l’épouvante Et, comme d’un tombeau d’où tu sortis vivante, Te guida vers ton père errant parmi les morts? O toi qui ne vis rien, entends. C’était alors Que les grands Élohim, autour de 1'Arche sainte, L’aile ouverte, hurlaient: Abandonnons l’enceinte! Des nuages cuivrés, roulant des horizons En déluges de sang, crevaient sur les moissons, Et le bitume épais, rouge, en nappes soudaines, Sur les places des bourgs jaillissait des fontaines. Fureur, acharnement, haine, soupçons vainqueurs, Comme une ardente poix bouillonnaient dans les coeurs Et plus horriblement crépitaient à mesure Que du rempart béant s’accroissait la blessure. J’ai vu rouler les dés pour que le sort marquât L’exécrable héritier du Grand Pontificat, Et que l’abjection fît sur le front d’un rustre Pâlir les lames d’or de la tiare illustre. J’ai vu de jour en jour les combattants romains, Comblant les fossés creux avec des corps humains, Sapant les murs, fouillant le sol, brisant les roches, Bâtir leurs tours de bois et creuser leurs approches Et, mêlant le blasphème aux chocs des lourds marteaux, De vacillantes croix ombrager les coteaux. Pour quel péché Juda, que ta haine extermine, Seigneur, a-t-il connu l’angoisse et la famine? Quelle vengeance impie et savante accoupla Au fils de Gioras l’homme de Giskhala, Comme au lion cruel le tigre sanguinaire? Et dans Jérusalem ressuscitant une ère Plus funèbre que celle où Nébukadnézar Dans le Parvis rasé fit reculer son char, Par la fureur civile accrut l'horreur guerrière? L’Autel est sans parfums et la Table de pierre Des dons quotidiens est veuve désormais. L’ombre des derniers jours gagne les trois sommets; Voici l’heure. Ouvrez-vous, portes du Sanctuaire! O torches, embrasez le bûcher mortuaire! Flammes, tourbillonnez et ne laissez debout Que des pans de murs noirs vêtus d’un or qui bout! Entre avec l’incendie, ô Titus, et contemple La profondeur secrète et la beauté du Temple! Une immense clameur emplit le Saint des Saints Et répond dans les cours aux souffles des buccins. Zélotes, prêtres, tous, désertant les exèdres, Vers les balcons, sculptés dans le coeur des vieux cèdres, S’élancent, et du haut des toits vertigineux, Arrachant le faîtage et les clous épineux Que scelle un plomb massif dans le fronton d’albâtre, Font sur l’envahisseur tournoyer et s’abattre Une grêle de fer et de marbre et d’airain. Vains efforts! Le torrent de feu roulait sans frein. Alors, ô légions, alors, ô chefs, vous vîtes Sur la crête embrasée émerger des Lévites Qui, les harpes en main, debout dans la hauteur, Entonnèrent encore un chant libérateur, Puis aux derniers accents de l’hymne liturgique Plongèrent d’un seul bond dans le brasier tragique. Maintenant tout s’écroule et tout est accompli. Dans l’abîme sanglant le Temple enseveli Témoigne, ô Dieu très fort, que tes Voyants mentirent. Dans les creuses parois les hiboux se retirent; Le porc sur les débris se vautre, et le chacal Sort, lorsque vient le soir, des restes de l’Êkal. Jérusalem, où sont tes schabbaths et tes fêtes, Ton autel, tes rouleaux, tes lois et tes Prophètes? Quelle oreille a gardé le Serment éternel? Lambeaux livrés au feu du Pacte solennel, Quel oeil désespéré n’a de larmes amères Taché le papyrus des livres éphémères? O Temple, où donc es-tu? Jérusalem, ô toi, Coteau de l’Alliance où mûrissait la Loi, Quel vendangeur nocturne a vendangé tes grappes? Tu te lèves, Seigneur! Adonaï, tu frappes: Et le désert s’étale où ton peuple périt. Triomphe! Et cependant n’était-il pas écrit Que tu fondas ici l’immuable Demeure Sur l’immuable roc que nul péril n’effleure, Et que nul bras, nul flot, nul orage et nul feu Ne prévaudraient jamais sur la Maison de Dieu? Et moi, si quelque jour, railleur et sacrilège, L’étranger m’interroge, ô Cieux, que répondrai-je Sinon que la Parole était pareille au vent, La Loi comme un pilier sur un sable mouvant, L’Ecriture un filet troué, les Prophéties Une trouble lueur dans les nuits épaissies, Et que rien ne fut sûr, infrangible et réel De ce qu’Adonaï bâtit en Israël? Et la lugubre voix se tut, comme agonise Le suprême sanglot d’un mourant. Et la bise Chassait encor la neige, et comme d’un linceul, Sur le bord du sentier vêtait le triste aïeul, Quand soudain, se dressant auprès de lui, sa fille En frémissant parla dans l’ombre. Son oeil brille De cette vacillante et fragile clarté Que mire un astre pâle en un lac agité. Hadassa, rejetant ses cheveux noirs, élève Ses bras libres de fers, dans un geste de rêve, Vers le Ciel infaillible où son Dieu vit toujours, Et ressuscitant l’âme et l’orgueil des vieux jours, Comme une prophétesse elle voit sur la cime Blanchir l’aube certaine et le matin sublime, Et fait devant Ziôn jaillir d’un chant altier L’Espérance et la Foi d’un peuple tout entier: -Salut, Jérusalem! Ziôn, ruine auguste, Ton, heure fut marquée et ta perte fut juste. Le vivace péché, comme un arbre mauvais, Ombrageait le chemin, Peuple, que tu suivais. Aux prophétiques voix fermant ta sourde oreille, O race, tu siégeais dans la honte, et pareille A quelque hôtellerie, accueillais au hasard Le Grec, l’Égyptien, le Syrien bâtard, Et tous ceux qu’enivrait, sur les hauts-lieux obscènes, Le vin doux et fleuri des voluptés malsaines! Vainement le Pasteur, suscitant les nabis, Vers le bercail céleste appela ses brebis: Toutes, sans rien entendre, à le fuir obstinées, S’engraissaient sans remords d’herbes empoisonnées; Et dans le bercail même, ô prêtres, ô bergers, Vos mains ont jeté l’orge aux troupeaux étrangers! Et les temps sont venus et la Colline est rase. Le Seigneur, vendangeant la vigne amère, écrase Dans le rouge pressoir les restes d’Israël. Béni soit-il! Fauchez les murs, semez le sel! Qu’importe? Maudit soit celui qui désespère! Écoutez, ô tribus, peuple, docteurs! O père, Écoute! L’Éternel, qui règne et parle encor, Dédaigne un temple étroit bâti de marbre et d’or, Que le bélier ébranle ou la flamme endommage. Le Sanctuaire antique était l’obscure image, Et quand l’autre est tombé, le vrai Temple a surgi. Spirituel, secret, pur, immense, élargi, Reposant sur la foi, fondé sur la science, L’amour est son portique ouvert, la conscience Le tabernacle où gît l’immuable Devoir, Et dans la nuit des temps, seul l’immortel espoir Du lampadaire d’or allume les sept branches. Les prémices du coeur sont les victimes blanches; Et l’holocauste offert en esprit est plus cher Au Seigneur que le blé, l’huile fine ou la chair. Israël! Israël! voici les destinées. Père religieux des religions, nées Au pied de tes coteaux, aux rives de tes lacs, Prépare pour ton front la poussière et les sacs! De la dispersion foulant les routes viles, Assieds-toi, sans patrie, à la porte des villes. Mais, grave et résigné, sanglant des maux subis, Pressant ta multitude autour de tes Rabbis, Joyeux comme un captif qu’un messager délivre, Tire de ton manteau ton trésor et ton Livre. Parmi les nations, comme un bloc cimenté, Scelle par la Thora ta vivante unité, Et du Texte épineux franchissant la clôture, Par la Tradition éclaire l’Ecriture. Incline ta pensée au temple intérieur Qu’illumine la pure et céleste lueur D’un Sinaï moins âpre où trône un Dieu moins rude, Et, fidèle à ta Loi, marche en ta solitude, Marche toujours guidé par la colonne en feu, Vers le Vengeur promis, rêvé dans le ciel bleu! Alors vos seins émus tressailliront, ô plaines! O collines, alors d’ineffables haleines Sur vos flancs amollis feront chanter les blés! Alors succédera, telle qu’aux jubilés, A la moisson des grains la récolte des vignes. Et les fils d’Israël, victorieux et dignes, Sous leurs toits reconstruits boiront leur propre vin. Et les coeurs fleuriront dans le Parvis divin; Et dans tout l’Univers l’idéal Édifice Nuit et jour fumera d’un nouveau sacrifice Vers le Juste, le Fort, l’Unique, le Jaloux: Oblation d’esprit, victime offerte en nous, Symbole inoublié du Temple héréditaire, Holocauste éternel vers le Dieu solitaire! Or, tandis que la Vierge avait parlé, là-bas, Bien loin, vers l’Orient du ciel funèbre et bas, Comme un dernier reflet d’incendie, une aurore Sur le sommet des monts sacrés venait d’éclore, Et sur l’écroulement vaste et définitif, Sans reconnaître rien, errait d’un pas craintif. Et lentement, cette aube étrange, inattendue, Grandit, rougit la neige, empourpra l’étendue Et, dans l’ébranlement des nuages confus, Fit apparaître un mur, des portiques, des fûts, Des vestibules d’or, des parois d’améthyste Et, dans un ciel limpide où sa splendeur persiste, La vision d’un Temple inébranlable et pur. Et joyeuse, Hadassa du côté de l’azur Tournait le front pensif du vieillard aux yeux mornes. Et les yeux où flottait l’obscurité sans bornes Cherchaient aveuglément et ne distinguaient rien. Et le Rabbi, sans croire au Temple aérien, Tendait les bras vers l’ombre où périt la lumière, Et comme enseveli dans sa douleur première, Tombeau de la Thora, farouche, épouvanté, Aveugle aux jours futurs, pleurait sur la Cité. Source: http://www.poesies.net