Les Mains Pleines De Rose, Pleines D'Or Et Pleines De Sang. Par Arsène Houssaye. (1815 -1896) Tome II Les Mains Pleines D'Or. TABLE DES MATIERES I Le Portrait Fatal. II Comment Georges Du Quesnoy Etudia Le Droit. III Le Coeur Maître De L'Esprit. IV Vision A La Closerie Des Lilas. V Comment Pierre Du Quesnoy Mourut De Mort Violente. VI La Voyante. VII Les Déchéances. VIII Le Miserere Du Piano. IX Voyage Sentimental. X La Chimie Et L'Alchimie. XI Le Miracle Du Jeu. XII La Bacchante. XIII La Destinée. XIV La Baigneuse. XV Promenade Au Bois. XVI Que Le Bonheur Est Un Rêve Quand On N'A Pas D'Argent. XVII Le Mari Et L'Amant. XVIII La Préface Du Crime. XIX Le Crime. Si tu ne tues pas ton amour, ton amour te tuera. Gérard De Nerval. Regarde ton âme pour voir ta conscience. Saadi. I Le Portrait Fatal. Six semaines après le mariage du comte de Xaintrailles, Georges reçut, non sans quelque surprise, une photographie représentant Valentine en pied avec ces deux signatures: Carolus Duran et Bertall. C'était donc une photographie d'après un portrait. Qui lui avait envoyé cette figure? Il étudia l'écriture de l'enveloppe; c'était une écriture libre et emportée. Valentine ne lui avait jamais écrit; mais, plus d'une fois dans leurs promenades, elle avait ébauché des phrases sur le sable; il ne douta pas que le portrait ne lui fût envoyé par la jeune femme. Pourquoi? se demanda-t-il. Un peu plus, il partait pour Rome. Quelques initiés ont vu ce portrait à l'emporte-pièce, de Valentine de Margival par Carolus Duran. C'était quelques jours après son mariage. Le comte de Xaintrailles avait voulu que M. de Margival ne perdît pas tout à fait sa fille; Carolus Duran, qui est un Espagnol des Flandres françaises, réussit comme par merveille à représenter la femme extérieure et la femme intérieure, la sculpturale beauté, l'ardente curiosité, la despotique coquetterie. Il peignit la future comtesse de Xaintrailles en pied sur un fond rouge, comme il a peint depuis une princesse Bonaparte. S'il n'a pas exprimé toutes les nuances de ce caractère mobile, il a imprimé sur la toile tout l'éclat de la beauté, tout le charme du sourire, toute la fierté du regard, tempérée par les grands cils voluptueusement retroussés. On n'a jamais vu de si beaux yeux nageant dans le bleu. Comme toutes les beautés, celle de la comtesse de Xaintrailles était discutable, selon qu'elle fût dans le repos ou dans l'action. Quoiqu'elle fût souverainement intelligente, on peut dire qu'elle sommeillait souvent les yeux ouverts. La réflexion éteignait ses yeux et masquait le charme de sa bouche. Pour qu'elle fût belle, il fallait donc que sa figure fût éclairée par le rayonnement. Alors, il n'y avait qu'à mettre un point d'admiration. Mais si la figure s'endormait, les yeux voilés, la bouche close, on avait le temps de remarquer que sa peau n'avait ni le duvet de la pêche ni l'éclat «des roses et des lys». La chair était trop brune. On pouvait remarquer aussi que la figure était un peu courte quand le sourire n'entrouvrait pas la bouche. Valentine savait bien cela, aussi avait-elle l'habitude, quand elle était seule, de lire, de dessiner, de faire de la tapisserie, devant sa psyché ou devant un miroir, car dès qu'elle s'apercevait que sa figure «tombait», elle la relevait soudainement. C'était le coup d'éperon donné à son cheval attardé. Ce portrait fut fatal à Georges. Il le regardait matin et soir avec adoration et avec colère. C'était l'éternelle tentation qui devait le décourager à jamais. C'était le souvenir sans l'espérance, c'était l'amour sans la volupté, c'était le battement de coeur sans l'étreinte. II Comment Georges Du Quesnoy Etudia Le Droit. Quand Georges du Quesnoy fît son entrée dans le pays latin, c'était en l'une des années les plus prospères du second Empire. Tout le monde avait cent mille livres de rente. Il était impossible d'aller aux Champs-Élysées où au Bois de Boulogne sans être mordu au coeur du péché d'envie, en voyant s'épanouir aussi follement la haute vie parisienne. Naturellement Georges se dit: «Pourquoi n'aurais-je pas ma part du festin?» Il excusa presque Valentine d'avoir donné sa main au comte de Xaintrailles. Il comprit que la société dans ses exigences condamne les belles femmes à aller où est la fortune. On n'enchâsse pas les diamants dans du cuivre. Chaque fois que Georges était venu au spectacle du Paris mondain, il rentrait chez lui avec la rage dans l'âme. Il habitait une petite chambre de vingt francs par mois, qui pouvait faire aimer le travail, mais qui ne pouvait faire aimer la vie. C'était à l'hôtel du Périgord, rue des Mathurins; mais on n'y mangeait jamais de truffes. Quoique Georges ne fût pas habitué aux lits capitonnés, il n'était pas content du tout dans ce lit de noyer traditionnel où cinq cents étudiants s'étaient endormis avant lui, sans autre ambition que de passer leurs examens. Aussi, Georges ne fit pas un long séjour à l'hôtel du Périgord, se risquant déjà à sauter par-dessus les limites de son budget. Son père, en ne lui donnant que deux mille francs par an, lui réservait pour des temps meilleurs le revenu de sa part dans la fortune de sa mère: environ cinquante mille francs. Donc, s'il avait beaucoup de jeunesse à dépenser, il n'avait pas beaucoup d'argent. Avec deux mille francs on peut encore vivre studieusement dans le pays latin, mais à la condition de ne pas passer l'eau, tandis qu'avec deux mille francs sur les boulevards on ne fait que deux bouchées. Par malheur Georges du Quesnoy passait l'eau; il était de ceux qui s'échappent du devoir comme les enfants qui s'échappent de leur lisière, sauf à faire la culbute. Il ne se croyait pas né pour vivre dans les infiniment petits. Il avait horreur de l'horizon bourgeois, disant qu'il y mourrait d'ennui. Dès son arrivée à Paris, il s'était résigné à vivre mal six jours de la semaine, sauf à vivre bien le dimanche. Peu à peu, comme les ivrognes, il avait fait le lundi, puis le mardi, puis le mercredi, puis le jeudi, puis le vendredi, puis le samedi. Non pas qu'il se fût mis à boire au cabaret du coin, mais au fond c'était la même chose: le jeu de dominos au café, la Closerie des lilas, Mabille, l'Élysée, Valentino, enfin les coulisses des petits théâtres où il avait pénétré grâce à sa bonne mine et à son esprit. En un mot, la vie des désoeuvrés. Il fut bientôt à bout de ressources, mais il connaissait déjà l'art de faire des dettes: la dette ouverte et la dette insidieuse. Georges commença par se dire qu'il pouvait bien s'emprunter à lui-même un billet de mille francs par an. Une fois sur cette pente, il marcha vite; il prit une chambre de soixante-quinze francs par mois à l'hôtel Voltaire, et commença à passer l'eau pour aller dîner avec quelques amis de collège qui vivaient de l'autre côté. L'étudiant qui ne reste pas fidèle au pays latin est un étudiant perdu. Si le Paris du plaisir entraîne le Paris de l'étude, les meilleures résolutions s'évanouissent; le désoeuvrement frappe l'esprit; les droits de la vie s'imposent avant les droits du travail. Georges continua à étudier une heure par jour, mais le reste du temps, il s'amusa. «Ah! si j'avais connu Paris! disait-il souvent, Valentine ne m'eût pas échappé. Au lieu de lui faire des phrases sentimentales dans le Parc-aux-Grives, je lui eusse peint le tableau d'une vie à quatre chevaux à travers les folies parisiennes. Elle n'eût pas résisté. Mais, comme un imbécile, je lui faisais pressentir que, si elle m'épousait, nous repasserions par les moeurs de l'âge d'or. C'était enfantin!» Déjà Georges ne songeait plus qu'aux chemins de traverse; il prenait en pitié ses camarades d'école, qui se promettaient à leur tour de devenir avocats de province et d'épouser quelque fille de notaire de campagne, pour mener une existence à six, huit ou dix mille francs par an. «J'aimerais mieux me faire enterrer tout de suite!» disait Georges d'un air hautain. Mais comment faire pour avoir les cent mille livres de rente d'un Parisien à la mode? Georges n'avait pourtant pas de goût pour la banque. «Qui sait? disait-il, ne voulant pas désespérer; il y a des hasards heureux. Je suis beau, ne puis-je pas faire un beau mariage?» Mais il aimait toujours trop Valentine pour penser sérieusement à une autre femme. Il se consolait bien çà et là avec quelque consolatrice du pays latin; mais ce n'était que des quarts d'heure d'amour. Il se levait à midi sous prétexte qu'il se couchait après minuit. Il allait étudier au café en compagnie de sa voisine, qui lui répondait politique quand il lui parlait amour. Il admirait beaucoup Lycurgue en fumant à la Closerie des lilas. Il vantait, après dîner, le brouet lacédémonien et déclamait contre l'argent en pensant qu'il avait des dettes. Çà et là il était allé à l'École de droit; une fois on lui avait parlé mur mitoyen: il était rentré en toute hâte pour redire sa leçon à sa voisine. Une autre fois il avait rencontré sur le seuil de l'École de droit une fille d'Ève qui cherchait son chemin. «Où allez-vous? -Je ne sais pas. -C'est mon chemin, nous ferons route ensemble.» Et ils étaient allés. Aussi Georges du Quesnoy passa son premier examen comme Louis XIV passa le Rhin. Ses ennemis, les professeurs de droit, ne réussirent pas à le battre avec leur grosse artillerie. Il leur fit un discours sur la peine de mort en matière politique, en homme qui avait profondément étudié la question. Un des trois oracles s'endormit, le second éclata de rire, le dernier essuya une larme: total, trois boules rouges. Dans le tohu-bohu amoureux du quartier latin, Georges du Quesnoy avait oublié son pays-le pays de sa mère.-Les roses qu'il avait cueillies sur la tombe trop tôt ouverte, les baisait-il encore d'une lèvre respectueuse? La vie était devenue pour lui un bal masqué, un carnaval sans fin, presque une descente de Courtille; il allait sans détourner la tête, enivré par toutes les ardentes folies de la première jeunesse, jetant son coeur comme son argent-par la fenêtre-à tous les hasards de l'amour. On se demanda bientôt comment ses maîtresses avaient de si belles robes; on finit par se demander pourquoi il était si bien chaussé et pourquoi il n'allait jamais à pied. O scandale inouï, une coquine à la mode l'amena un jour à l'École de droit dans une Victoria à deux chevaux! Qui payait la coquine? ce n'était pas lui; qui payait les chevaux? ce n'était pas la coquine. Donc Georges du Quesnoy promenait sans vergogne, à deux chevaux, son déshonneur. Le matin, entre onze heures et midi, on reconnaissait encore l'étudiant au café Voltaire, ou au café de Cluny; déjeunant d'une simple tasse de chocolat, mais le soir entre onze heures et minuit, il changeait ses batteries: on le rencontrait sur le boulevard au sortir des théâtres méditant un souper, à la Maison d'or ou au Café du Helder. Vous me saurez gré de ne pas vous conter, le mot à mot de cette existence à la dérive qui est aujourd'hui fort commune à Paris pour les étudiants qui ont de l'argent, qui passent leurs examens chez quelque demoiselle trente-six vertus et qui font leur stage dans toutes les folies parisiennes. Beaucoup finissent par rentrer dans le giron de la sagesse, mais plus d'un finit mal pour avoir mal commencé. Sera-ce l'histoire de Georges du Quesnoy? Ce fut en vain que son père vint à diverses reprises pour le ramener à la raison. Comme ce n'était pas un mauvais coeur, il jurait de bonne foi qu'il briserait avec ses fatales habitudes. Il embrassait son père avec l'effusion la plus filiale; mais dès que M. du Quesnoy était parti, il retombait sous le charme des magiciennes. Et quelles magiciennes! Des femmes qui n'ont de prix que parce qu'on les paie. «On n'en voudrait pas pour rien,» disait Georges d'un air dégagé. Mais il en voulut encore quand il ne les paya plus. Son frère vint lui-même. Mais que vouliez-vous que conseillât un rêveur à un désoeuvré? Ils furent heureux de causer ensemble: ce fut tout. «Et toi, demanda Georges à Pierre, que fais tu? -Je suis amoureux. -De qui? de quoi? -Un amour désespéré. -Parle. -J'aime Mme de Fromentel. -Ah! mon pauvre Pierre, je te plains, car on m'a dit qu'elle aimait son mari et son amant! -Je tuerai l'amant. -Et le mari?» Pierre ne répondit pas. «Te voilà plus fou que moi-même, reprit Georges. Crois-moi, viens habiter Paris. La Seine c'est le Léthé. Il n'est que Paris pour oublier. -Allons, donc! Tu n'as pas oublié Valentine. -C'est vrai. Mais Valentine, c'est Valentine. C'est la jeunesse, c'est la beauté, c'est la poésie. Et encore je finirai par l'oublier.» Le lendemain Pierre partit. «Pourquoi si vite? -J'ai promis d'aller ce soir jouer aux échecs avec M. de Fromentel.» III Le Coeur Maître De L'Esprit. Georges croyait que l'esprit gouverne le coeur comme un navire qui fuit le rivage. Il avait compté sans la tempête. Maintenant qu'il avait déjà la prescience du naufrage, il s'avouait qu'il subissait la domination de son coeur. Il ne pouvait dominer son amour. Et comme beaucoup de jeunes gens qui portent un coeur blessé, il cachait la blessure par un sourire railleur. Mais il ne trompait pas ceux qui ont aimé et qui ont souffert. Ce fut cette passion trahie qui le jeta à la recherche de l'Inconnu, plutôt encore que les prédictions de Mme de Lamarre. Son coeur entraîna son esprit. Il tenta tout, décidé à rire de Dieu et du diable. Je me trompe, il ne croyait ni à Dieu ni au diable. O logique de la raison! Tout sceptique qu'il était il se mit à croire aux esprits, cet esprit fort! Un philosophe a dit que chaque heure du jour et de la nuit impose son despotisme ou tout au moins son influence. Les anciens, nos maîtres éternels, n'avaient pas pour rien créé des théories pour symboliser la force occulte des actions de la nature sur l'homme. On a beau jouer au scepticisme, l'esprit fort le plus résolu n'est le plus souvent qu'un esprit faible, quand sonnent, dans la solitude et le silence, les heures nocturnes. Socrate et Platon, dans l'antiquité, Descartes et Byron dans le monde moderne, pour ne citer que les plus sages et les plus rebelles aux menées invisibles des puissances supérieures, ont reconnu que minuit est une heure fatale où l'esprit humain n'a pas ses coudées franches. Certes, quand on est en belle et bonne compagnie, quand on soupe gaiement ou amoureusement, l'heure passe sans vous donner le frémissement de ses ailes, mais si la douzième heure vous surprend dans la rêverie ou la méditation, quand vous êtes seul avec vous-même dans le cortège des souvenirs, vous subissez le contre- coup de cette heure du sabbat qui répand autour de vous, comme une pluie de fleurs mortes, les âmes en peine qui ont été les âmes de votre vie et qui viennent tenter leur résurrection dans votre coeur. Ce n'est pas seulement le moyen âge qui a imprimé un caractère mystérieux à la douzième heure; dans l'antiquité, quelles que soient les religions, on retrouve partout ce sentiment de terreur religieuse qui s'empare des hommes, qui fait crier les bêtes. C'est la nature elle-même qui a commencé le sabbat; l'homme n'a rien inventé; il a déchiffré peu à peu les vérités éternelles dans le livre grandiose que Dieu tenait ouvert sous ses yeux. Les esprits forts disent que la nature n'a pas de mystères. Ils ne croient à rien et ils parlent de tout avec la désinvolture des gens qui ne savent rien. Un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup y ramène. On peut appliquer ceci aux âmes en peine, aux esprits errants, au monde invisible, qui nous obsèdent. Il faudrait être un docteur de l'omniscience pour résoudre si lestement le premier de ces terribles problèmes. Mais l'esprit humain est comme la mer qui perd d'un côté ce qu'elle gagne de l'autre. Nous ne pouvons aborder qu'un coin de la vérité. Et encore, parmi les plus hardis navigateurs, combien qui vont se briser dans les récifs après avoir entrevu le rivage! Celui qui dit: «Je sais que je ne sais rien,» est déjà un sage. Le Régent Philippe d'Orléans, qui fut un homme de beaucoup d'esprit et d'impiété, disait gaiement: «Je ne crois pas à Dieu, mais je crois au diable.» C'est l'histoire de tous les athées, c'est l'histoire de beaucoup de chrétiens qui ne croient à Dieu que parce qu'ils ont peur du diable. Eh bien, le Régent avait la bonne foi d'avouer qu'il avait peur des ombres, voilà pourquoi il soupait bruyamment pour lutter contre la nuit. Il avait abordé le grand oeuvre; avant d'inventer Law, il avait voulu faire de l'or par la vertu de l'alchimie. Il riait tout haut en plein midi des apparitions nocturnes, mais il ne les niait pas: il reconnaissait qu'il ne faut pas «trop s'approcher de l'inconnu». Certes il ne tombait pas dans le piège grossier des magiciens et il se moquait des commérages de la sorcellerie. Ce n'était pas là qu'il avait étudié les sciences occultes, il était parti de plus haut et de plus loin. Je parle ici du Régent, parce que c'était un sceptique, il me serait trop facile de mettre en scène les esprits enthousiastes pour prouver l'existence de «l'invisible». Bon gré mal gré, il faut reconnaître sa force sans vouloir s'y heurter. Les sciences humaines sont toutes des abîmes: si on s'y penche trop on s'y précipite. Rien n'est plus près de l'extrême sagesse que l'extrême folie. Georges du Quesnoy s'était aventuré dans ce pays de l'inconnu; son imagination ardente voulait dépasser tous les horizons visibles. Il doutait de tout, mais il se laissait pourtant envahir par l'âme mystérieuse des choses. Comme il se croyait appelé à de hautes destinées, il posait à toute heure son point d'interrogation devant l'avenir, sans jamais oublier, d'ailleurs, les prédictions de la chiromancienne. L'idée fixe est la première station de la folie. Les amis de Georges du Quesnoy commençaient à chuchoter autour de lui. Naguère il éclatait en saillies, il était l'homme de toutes les discussions et de tous les plaisirs; mais peu à peu ce ne fut plus la gaieté que par intermittence; on le surprenait méditatif, inquiet, assombri. Il eut toutes les peines du monde à passer son dernier examen, quoiqu'il fût certes un des plus subtils esprits parmi ses camarades. Il s'aperçut lui-même de ses chimériques préoccupations. Il voulut s'arracher à cette fascination de l'abîme. Il reconnut qu'il marchait dans le vide, la raison fuyait sous ses pieds, il résolut de ne plus hanter «l'Inconnu». Mais quand l'esprit a pris des habitudes, il ne peut pas «découcher», comme dit Montaigne. Georges du Quesnoy s'était tourné vers la folie; après avoir divorcé avec la raison, il ne pouvait rebrousser chemin. Tout le rejetait dans sa voie nouvelle, soit qu'il fût chez lui, soit qu'il fût dans le monde. Chez lui il n'aimait que les livres des visionnaires, dans le monde il n'aimait que la causerie des spiritistes ou des femmes qui croient aux évocations ou aux revenants. Partout où il allait, on faisait cercle autour de lui, comme on eût fait cercle autour d'un sphinx. On le questionnait comme un voyageur qui revient d'un pays inconnu. Tout le monde espérait qu'il ferait un peu de lumière dans les ténèbres, mais il jetait un peu plus de nuées sur les nuées, tout en imprimant autour de lui un sentiment de terreur. Il avait d'ailleurs tout ce qu'il faut pour inspirer confiance. Il parlait fort bien; il était physionomiste jusqu'à pénétrer les âmes; il lisait dans les mains comme Desbarolles; il tirait mieux les cartes que tous les charlatans à la mode. «Mais, disait-il à ses amis, ce ne sont là que des jeux d'enfant; je voudrais bien n'avoir pas été plus loin que ces amusements de salon; par malheur, moi aussi, j'ai franchi le Rubicon, et j'ai vu de trop près l'autre monde pour vivre en paix dans celui-ci.» Et quand on voulait rire, il mettait au défi le premier venu de braver la solitude nocturne en bravant le sommeil, parce que le sommeil endort plus encore l'esprit que la bête, parce que le sommeil nous fait retourner sur nos pas toutes les nuits, parce que le sommeil baisse la toile devant notre imagination à l'heure même où elle s'envolerait avec ses coudées franches loin de toutes préoccupations humaines. IV Vision A La Closerie Des Lilas. Un soir Georges du Quesnoy errait à la Closerie des lilas attendant l'heure de l'arrivée de quelques grandes cocottes qui l'avaient averti d'une entrée triomphale. Il fut attiré sur le champ de bataille de la danse par les dehors engageants de Mlle Pochardinette,-une Taglioni bien connue à l'Opéra en plein vent. Plus que jamais, Georges était un rêveur qui brouillait le monde réel et le monde idéal. Telle femme qui passait lui rappelait telle femme oubliée, qui réapparaissait comme par évocation. Ce va-et-vient de la vie égare toutes les imaginations ardentes. Goethe et Byron disaient qu'ils ne distinguaient plus bien les figures vivantes des figures rêvées, créations de la nature ou créations de la poésie. Or, tout à coup, tandis que cent yeux suivaient gaiement les gargouillades spirituelles de cette danseuse illustre, Georges pâlit et chancela. Il venait de voir passer dans un tourbillon de nouveaux venus une figure qui lui était bien connue. C'était une jeune fille d'une beauté insolente, en plein épanouissement. Elle se jeta follement au milieu du quadrille et dansa avec passion. Jamais Fanny Elsler n'avait montré avec plus de coquetterie impertinente sa jambe à la Diane chasseresse; jamais gorge plus franche n'avait fatigué corsage plus orgueilleux. Elle était belle par la vie, par la jeunesse, par la volupté. Sa chevelure légèrement dorée et ses yeux qui avaient dérobé un rayon au soleil, rappelaient Flora, la belle Violante, cette immortelle maîtresse du Titien. C'était la même floraison, la même violence, la même luxuriance de beauté humaine. Mais de beauté divine point. Elle avait oublié le ciel pour la terre. Cependant quand elle fut au bout de sa cachucha enragée, elle pencha sa tête avec un nuage de mélancolie comme si un souvenir eût touché son coeur. Mais au même instant, un sourire désordonné passa sur sa bouche; elle jeta ses mains jointes sur l'épaule de son danseur et lui ordonna de l'emporter dans toutes les joies furieuses de la valse. Georges du Quesnoy avait reconnu la jeune fille du Parc-aux-Grives. C'était la même figure chargée de trois printemps de plus; trois printemps savoureux, couronnés de bleuets, d'épis et de cerises. Elle était fraîche encore; mais déjà atteinte par les premiers ravages des passions. Sa bouche, autrefois pure comme un sourire de pêche, n'avait plus cette adorable naïveté d'une bouche ignorante qui n'a encore ri qu'à elle-même: la science d'aimer avait trop passé par là. «C'est elle pourtant, dit Georges en s'avançant du côté de la danseuse. J'ai reconnu ce beau cou nonchalant que je n'ai retrouvé que dans la Psyché de Praxitèle. Et ces yeux si fiers et si doux! Et ce profil taillé en plein marbre! A n'en pas douter, c'est elle. Enfin! elle va m'expliquer ce mystère étrange. -A qui en as-tu dans ton monologue?» Georges fut ainsi interrompu par un ami intime qu'il connaissait depuis la veille. «Écoute: il y a trois ans, dans un parc de mon pays, j'ai vu passer-comme une vision-une belle fille dont je suis encore amoureux et que je n'ai jamais pu approcher. -Ce n'était qu'une vision. -Peut-être. Mais aujourd'hui, cette vision détachée du bleu des nues, voilà que je la retrouve dansant ici. Vois plutôt cette robe bariolée, ce chapeau insolent, cette écharpe dont elle fait un serpent, cette ceinture de pourpre qui vaut une bonne renommée. -Tu te moques de moi! je ne vois ni la robe, ni le chapeau, ni l'écharpe, ni la ceinture. Est-ce que tu es visionnaire? -Comment! s'écria Georges avec impatience, tu ne vois pas cette danseuse éperdue, qui jette des roses par poignées et qui répand autour d'elle une odeur savoureuse de jeunesse. Regarde-moi bien, je cours à elle et je l'enlève avec toute la force de ma passion.» Georges s'élança pour saisir la danseuse; mais comme il croyait la toucher déjà, elle disparut dans un flot envahissant de beautés surannées que M. Brididi amenait sur ses pas. Durant plus d'une heure, Georges du Quesnoy courut tout le jardin pour la retrouver. Il tomba épuisé dans les bras de son ami, qui lui offrit une glace et lui jeta au-dessus la tête un verre d'eau frappée, tout en lui promettant de le recommander au docteur Blanche. «Je ne suis pas fou,» dit Georges avec fureur. Survinrent les cocottes en rupture de ban. Il essaya de rire et de «blaguer» avec elles, mais il était trop ému encore par cette vision qui agitait son coeur. Il riait des lèvres, mais il répondait de travers. «Voyons, dit une comédienne sans emploi, qui croyait faire des mots, tu n'es ni à la Closerie ni à la causerie. Est-ce que tu es sorti comme ton argent? -Ni argent ni esprit comptant, dit une autre demoiselle de la même paroisse. -Vous m'avez tout emprunté! -On n'emprunte qu'aux riches, mon cher! -Eh bien, prêtez-moi cent sous pour vous offrir des cigares.» Ce jour-là, Georges du Quesnoy avait à peine les cinq sous du Juif errant pour fumer le cigare de minuit. «Oui, je veux bien te prêter cent sous, dit la grande cocotte en prenant pour rire un air de protection, mais c'est à la condition que tu vas me dicter une lettre d'injures à mon amant.» Georges se récria. «Écrivain public! à cent sous la séance! Pour qui me prends-tu? -Ah! voilà que tu fais ta tête, mais, mon cher, tu ne vaux pas mieux que nous autres. Si tu ne te donnais pas pour cent sous, tu te donnerais pour cent francs. -Peut-être! Tu as raison. Donne-moi cinq louis et je te dicte une lettre qui sera un chef-d'oeuvre.» On s'était assis à une petite table; la demoiselle demanda des bocks et des glaces, une plume et de l'encre-ce qui ne s'était jamais vu là. Et quand elle eut la plume en main: «Eh bien, j'y suis, dit-elle. -Et les cinq louis? -C'est comme au théâtre, on paye en entrant? -Eh bien, tu paieras après la lettre. Mais pourquoi cette lettre? -C'est bien simple, mon amant ne revient à moi que quand je lui dis des injures. -Écris. Cela se trouve bien, car je voudrais ce soir injurier le ciel, la terre, la lune et les étoiles.» Georges du Quesnoy dicta à cette fille un vrai chef-d'oeuvre d'impertinences passionnées. On sentait que c'était l'indignation de l'amour. Chaque mot frappait juste. Jamais femme jalouse n'avait si bien marqué les battements de son coeur par des mouvements de colère. Aussi, à la dernière phrase, la demoiselle se jeta au cou de Georges du Quesnoy. «Un chef-d'oeuvre! s'écria-t-elle, Léon est capable de me répondre par un billet de mille francs.» Georges ne rougissait pas de son rôle, tant il avait déjà perdu ce sixième sens qui s'appelle le sens moral. Il croyait faire une «blague» à la don Juan. «Eh bien, dit-il, prête-moi cinq louis sur les mille francs. -C'est sérieux? -Très sérieux. Je te dirai pourquoi.» La demoiselle prit gravement son porte-monnaie et le passa à Georges, qui ne fit aucune façon pour y prendre un billet de cent francs. «Demain j'irai te voir pour te demander des nouvelles de la lettre. -Écoute, s'il m'envoie mille francs, je te donnerai encore cent francs. -Tu me prêteras encore cent francs.» Georges du Quesnoy rectifiait le mot de la demoiselle, mais ce n'était pas la peine, car déjà à cette époque de sa vie, quiconque lui prêtait risquait de lui donner. Une des amies de la comédienne vint s'asseoir à leur table. «Tu sais que ton amant me plaît, dit-elle à cette demoiselle, en prenant la cigarette allumée de Georges du Quesnoy. S'il veut, je lui ferai bien le sacrifice de toute une soirée. -Eh bien, dit l'autre en raillant, tu auras de la chance si tu ne fais que de te donner, car avec lui, ça coûte plus cher que ça.» Georges du Quesnoy s'indigna d'abord et voulut déchignonner un peu l'impertinente par une chiquenaude sur ses faux cheveux; mais il était devenu si philosophe qu'il se croyait au-dessus ou au-dessous de tout ce qu'on pouvait dire. On se leva de table et on alla voir valser Mlle Pochardinette. «J'en ferais bien autant,» dit la comédienne. Et elle entraîna Georges du Quesnoy. Il commença à valser avec elle. Mais tout d'un coup il l'abandonna pour se jeter à la rencontre de la vision qui l'avait frappé une heure auparavant. «Tu es donc fou?» lui dit la comédienne en le ressaisissant. Il était pâle comme la mort. «Figure-toi, lui dit-il, que je viens de voir passer une jeune fille de mon pays, que j'ai aimée, à qui je n'ai jamais parlé, que je n'espérais pas revoir- Elle m'a jeté une poignée d'or et une poignée de roses à la figure-.» Georges se baissa et ramassa des roses. «Tiens, vois plutôt. -Des roses fanées, souillées, piétinées!» Georges du Quesnoy promenait partout son regard anxieux. «Voilà que je l'ai reperdue, tout en la retrouvant.» Quoi que fît la comédienne, Georges du Quesnoy ne voulut pas aller souper avec elle. Il rentra chez lui, voulant s'isoler pour vivre une heure dans son souvenir. La vision l'avait arraché à la vie parisienne pour le rejeter en cette adorable saison où il croyait à tout: au travail, au devoir, à l'amour. Il lui sembla qu'il prenait un bain de jeunesse et qu'il revoyait flotter sur son front ces beaux fils de la Vierge qui portent bonheur aux voyageurs. Il pensa à son père, qu'il n'avait pas vu depuis trois mois; à son frère, qui n'était pas revenu à Paris pour le rappeler une fois de plus à la vie de famille. «Mon frère a raison, dit-il tristement. Je le prenais pour un fou, à cause de ses rimes; mais lui aussi est un voyant et j'ai peur de ses prédictions.» Il résolut d'aller le lendemain chez son père et de se retremper aux sources vives. Il se coucha et dormit mal. Toute la nuit la vision passa au-dessus de son lit. Ce fut une obsession. Le matin on lui apporta une dépêche de son père qui ne contenait que ces mots: «Ton frère est mort. Je t'attends.» V Comment Pierre Du Quesnoy Mourut De Mort Violente. La mort de Pierre Du Quesnoy fut une aventure tragique, qui a éclaté dans les journaux aux quatre coins de la France. Il était devenu l'amant platonique d'une Mme de Fromentel, qui avait, à ce qu'il paraît, un amant plus réel, nommé M. de Vermand. Je ne fais que copier la Gazette des Tribunaux. Le mari, un vrai mari de la vieille comédie, ne voulant pas se donner les émotions d'un duel avec M. de Vermand, trouva fort malicieux de préparer un duel entre l'amant et l'amoureux, se disant que c'était le moyen le plus pratique de se débarrasser de l'un et de l'autre. Il joua si bien son jeu qu'il mit bientôt en effet les armes à la main à M. de Vermand et à Pierre du Quesnoy. Seulement, ce fut un duel entre un homme qui savait se battre et un enfant qui ne savait pas se défendre. Circonstances aggravantes, le duel eut lieu le soir, dans un bois, aux derniers feux du jour, aux premières clartés de la nuit. Pierre du Quesnoy ne se défendit pas longtemps. Quoique M. de Vermand ne voulût que lui donner une leçon, il le frappa d'un coup au coeur, parce que Pierre se précipita au-devant de son épée. Ce fut une désolation dans tout le pays. M. de Vermand était parti la nuit même pour l'Angleterre, disant que c'était pour éviter la prison préventive, mais il ne se présenta pas devant le jury quand il fut appelé. On le condamna, par défaut, à cinq ans de prison. Les jurés furent très-sévères, parce qu'ils connaissaient tous Pierre du Quesnoy. M. de Fromentel en fit une maladie. Mme de Fromentel ne se consolera jamais. Georges du Quesnoy arriva à temps pour voir son frère. Ce fut une scène déchirante, car on sait combien ils s'aimaient tous les deux. «J'ai tout perdu, disait Georges, pensant à Valentine comme à Pierre. C'était la vie de mon coeur et de mon esprit; il ne me reste plus qu'à mourir.» Il fallut que son père, non moins désespéré, lui redonnât du courage. Il fallut que sa soeur, qui était arrivée par l'express du matin, l'arrachât dix fois dans la journée du lit funéraire. Le lendemain, pendant la messe mortuaire, Georges du Quesnoy aperçut Mlle de Lamarre, qui était venue prier avec Mme de Sancy. «Elle l'avait dit, murmura Georges, lui aussi mourra de mort violente. Décidément, il me faudra donc monter sur la guillotine, puisque les prédictions de cette voyante se réalisent!» Georges ne manqua pas de faire encore un pèlerinage au château de Margival. Mais ce n'était plus qu'une solitude abandonnée. Le comte, qui aimait les voyages, était parti quelques jours après le mariage de sa fille pour Rome, Naples, Athènes, Constantinople. Il n'était pas encore revenu. Georges lut sur une pancarte attachée à la grille: CHATEAU A VENDRE. «Ce château est comme moi, pensa-t-il. Ce château n'a plus de maître et il est à vendre.» Il pensait en philosophe. Tout homme qui ne se possède plus est à vendre. «La mort partout,» dit tristement Georges. Et il s'éloigna du château comme du cimetière de sa jeunesse. VI La Voyante. M. du Quesnoy ne voulut pas rester à Landouzy-les-Vignes après la mort de son premier fils. Il alla vivre à Rouen avec sa fille. Georges ne le consola pas, car il mit bientôt la main sur sa part dans la petite fortune que Pierre avait recueillie de sa mère. Georges faisait déjà argent de tout. Cet argent, venu de son frère bien-aimé, ne lui porta pas bonheur. Il le joua et le perdit. Il n'en fut que plus avancé vers toutes les tristesses et tous les découragements. Son père, indigné de cette conduite, ne répondit plus à ses lettres. Sa soeur elle-même lui ferma son coeur, parce qu'elle ne lui pardonnait pas, elle qui avait des enfants, d'avoir dissipé si vite de quoi nourrir une famille. L'homme qui n'est plus sous la main ou sous les yeux de sa famille a déjà perdu son meilleur point d'appui sur la terre. Georges ne savait plus où se tourner. S'il devenait avocat sans le sou, resterait-il avocat sans causes? Il continua pourtant son droit; mais dans son amour de l'Inconnu, il étudia la chimie; bientôt il passa dans l'alchimie, voulant à son tour tenter l'Impossible, jouant le superbe devant Dieu et devant le diable. Quand on pénètre dans le monde des Esprits, on se demande tout d'abord si on a franchi le seuil de Charenton. Comme Pascal on voit l'abîme sous ses pieds, et comme Newton on est pris de vertige. C'est que Dieu n'a pas permis à l'homme de franchir le monde visible, il lui a dit comme à la mer: «Tu n'iras pas plus loin.» Ce qui est d'autant plus inquiétant pour cette parcelle de sagesse humaine que nous appelons orgueilleusement la raison, c'est que les plus grands philosophes sont des visionnaires. Descartes n'a-t-il pas vu apparaître la vierge Marie; Voltaire ne se sentait-il pas possédé d'un esprit surhumain, dont il disait: «Je ne suis pas le maître;» Kant, qui certes n'était pas le Jupiter assemble-nuages de la philosophie, ne disait-il pas: «On en viendra un jour à démontrer que l'âme humaine vit dans une communauté étroite avec les natures immatérielles du monde des Esprits; que ce monde agit sur le nôtre et lui communique des impressions profondes, dont l'homme n'a pas conscience aussi longtemps que tout va bien chez lui?» Georges du Quesnoy finit par s'apercevoir que plus il interrogeait tous les docteurs de la science occulte, plus la nuit se faisait dans son âme. Que lui importait d'ailleurs qu'il y eût des démons s'il ne pouvait s'en servir? Un jour il jeta tous ses livres au feu et se tourna vers le soleil en lui disant: «Je te salue, lumière du monde, les meilleurs esprits ne feraient pas le plus mince de tes rayons.» Il rouvrit Lucrèce, Newton et Voltaire, ces fils du soleil; mais il eut beau se baigner dans les vives clartés de l'esprit humain, il sentit que ce n'était pas tout. Il ne put effacer de son âme l'image de Dieu, il ne put rayer de son souvenir cette prédiction de Mlle de Lamarre qui avait vu la guillotine se dresser pour lui. Vainement il jouait à l'esprit fort: il sentait une âme dans le monde invisible. Il avait dit souvent que pour les imbéciles la terre tournait dans le vide, tandis que pour les hommes d'esprit elle tournait dans le ciel. Il ne pouvait s'habituer à l'idée du néant, le néant avant lui, le néant après lui. Comment nier le pressentiment quand il y a quelque chose là, sous le front, et quelque chose là, dans le coeur? Du pressentiment à la divination, il n'y a pas loin. Si Dieu n'existait pas, on n'aurait pas l'idée de Dieu; si les devins n'avaient pas lu dans les astres, dans les physionomies, jusque dans les mains, le jeu des destinées humaines, qui donc aurait cru à tous les oracles de l'antiquité, à toutes les sorcelleries du moyen âge, aux esprits frappeurs d'aujourd'hui? pourquoi les âmes du purgatoire n'auraient-elles pas la mission de nous conduire par la vie à travers le bien et le mal? Et alors qui les empêcherait de se manifester par des signes visibles pour les voyants, car il y a des voyants? Swedenborg n'était ni dupe pour lui-même ni charlatan pour les autres. A force d'ouvrir les yeux de son âme, il avait vu. Quand Dieu a dit: Malheur à l'homme seul, c'est que Dieu n'a pas voulu que l'homme se tournât avant l'heure vers l'infini. Dans le tourbillon du monde, l'homme ne voit passer que les figures du monde, tandis que dans les studieuses méditations de la solitude, il ose franchir les abîmes qui séparent la vie de la mort. Les grands solitaires ont tous été des voyants. Voilà ce que disait Georges du Quesnoy, non pas qu'il tombât dans les illusions des spiritistes qui voient partout graviter des âmes. Il n'avait, jamais voulu faire tourner les tables possédées; il se moquait de quelques-uns de ses amis qui parlaient des esprits frappeurs, mais il ne pouvait aller jusqu'au scepticisme absolu. «C'est pourtant trop bête, disait-il quelquefois en se rappelant les prédictions du château de Sancy; parce qu'une femme distraite aura dit, pour étonner son monde, que je serai guillotiné, il faudra que je sois toute ma vie préoccupé de la guillotine. C'est là une mauvaise plaisanterie dont je veux faire justice.» Mais plus il voulait n'y plus penser, et plus il y pensait. Un jour qu'il se retournait vers le passé, appuyé à sa fenêtre, il vit un étudiant et une étudiante qui revenaient de Vanves, bras dessus bras dessous, avec des branches de lilas dans la main, s'éventant l'un l'autre, avec la grâce du Misanthrope, s'il se fût armé de l'éventail de Célimène. «Ah! s'écrie-t-il, que les lilas doivent sentir bon dans le Parc-aux-Grives!» Une heure après, il était au chemin de fer du Nord, ligne des Ardennes. Le soir il dînait à Soissons et s'en allait à pied jusqu'à Landouzy-les-Vignes. La maison natale abandonnée lui sembla un cimetière, que dis-je! un tombeau, car le lendemain matin quand il alla saluer la tombe de sa mère et celle de son frère, le cimetière lui parut un pays souriant par ses arbres, ses fleurs et ses gazons. Ce lui fut aussi un pays souriant que le Parc-aux-Grives, tout épanoui sous les pousses printanières. Il y passa des heures regardant à chaque minute les fenêtres de Valentine-un cadre sans portrait.-«Hélas! murmura-t-il, la fenêtre ne s'ouvrira pas!» Il eut l'idée d'aller faire une visite au château de Sancy; il ne s'avouait pas que c'était pour revoir la chiromancienne, mais au fond il n'y allait que pour cela. Il retrouva au château la même société provinciale; Paris se métamorphose sans cesse, mais la province est sempiternelle dans ses évolutions. Non-seulement c'était la même société, mais c'étaient les mêmes causeries. Georges du Quesnoy se crut un instant rajeuni de trois ans. Mais il pensa à son frère et cacha une larme; on n'avait jamais pleuré une plus belle âme. «A propos, dit Mme de Sancy, plus étourdie chaque année, vous n'êtes pas encore guillotiné?» Georges du Quesnoy s'inclina en essayant un sourire. «Je vous remercie de votre impatience, madame; que voulez-vous, j'ai manqué l'occasion.» Disant ces mots, il regardait à la dérobée la sibylle en cheveux blonds qui, tout en piquant sa tapisserie, murmura d'un air convaincu: «Oh! oh! nous n'y sommes pas, M. Georges du Quesnoy a encore bien du temps devant lui.» Le jeune homme se leva et traîna son fauteuil devant la dame. «Puisque aussi bien, lui dit-il, me voilà avec vous face à face, je vous demande sérieusement de me dire pourquoi vous avez mis une guillotine sur mon chemin? -Avez-vous lu Cazotte? lui demanda Mlle de Lamarre. -Oui, j'ai lu ses prédictions dans La Harpe. -Eh bien, c'était un voyant, comme je suis une voyante. Après l'avoir écouté, puisque c'était un homme de bonne foi, il fallait se mettre en garde contre les malheurs qu'il voyait de si loin et de si près. Louis XVI, tout le premier, a ri de ses prédictions, comme les enfants qui jouent au bord l'abîme. S'il y eût ajouté foi, il pouvait prévenir la Révolution en se mettant en travers. On peut rire des voyants, mais il faut tenir compte de ce qu'ils ont vu. -Alors, madame, vous êtes une spectatrice qui voyez déjà le drame à travers le rideau quand les acteurs sont encore dans la coulisse. -Oui, le rideau se fait diaphane pour moi et j'entrevois les acteurs qui répètent leurs rôles. -Et vous m'avez vu dans la coulisse, au dénoûment de ma vie, répétant mon rôle avec le prêtre et avec le bourreau? -Je vous en ai trop dit, vous êtes un noble coeur, car je vous ai vu pleurer sur la tombe de votre frère; vous êtes un esprit hors ligne, car je vous ai entendu discuter sur les destinées de l'âme avec le curé de Sancy. Vous n'êtes pas né pour une existence vulgaire. Si vous escaladez les cimes, prenez garde au vertige; si votre esprit hante les nues, prenez garde au tourbillon.» Et, parlant plus bas, la chiromancienne dit à Georges: «Il n'est pas douteux pour moi que vous aimez toujours Valentine. Voilà un tourbillon dont il faut vous défier. Prenez garde! si vous la rencontrez, ce sera votre malheur à tous les deux. -Vous ne savez donc pas, madame, qu'il y a des heures de malheur qu'on voudrait acheter par des éternités de joie!» Georges du Quesnoy rentra à Paris un peu plus troublé qu'à son départ. Je défie l'homme le plus sceptique de se moquer du lendemain. VII Les Déchéances. Georges du Quesnoy passa son dernier examen, mais plus préoccupé de poser des points d'interrogation devant toutes les philosophies, plus préoccupé surtout de vivre à plein coeur et à pleine coupe que de prendre la robe sévère de l'avocat. Vivre à plein coeur! Mais depuis qu'il avait ébauché la plus adorable des passions avec Valentine de Margival, il ne croyait pas qu'il lui fût possible d'aimer une autre femme. Qui donc aurait pour lui ce charme pénétrant? qui donc le ravirait par cette beauté opulente, beauté divine et beauté du diable? yeux qui rappelaient le ciel, mais qui promettaient toutes les voluptés? Georges se contentait de distraire son coeur par des aventures d'un jour. On sait déjà que, dès son arrivée dans le pays latin, il avait été à la mode parmi les étudiantes, ces demoiselles étant encore assez primitives pour tenir plus compte de la beauté et de l'esprit que de la fortune. Ceci peut paraître une illusion, c'est pourtant la vérité. On sait aussi que Georges avait étendu ses conquêtes de l'autre côté de l'eau, si bien qu'il ne fut jamais en peine de femmes, quand il voulait perdre une heure ou même un jour. Il avait trop pris au pied de la lettre la pensée du philosophe qui dit: «L'homme sans passions est un vaisseau qui attend le vent, voiles tendues, sans faire un pas.» Il avait appelé à lui tous les vents: ceux qui viennent par la tempête comme ceux qui viennent par la fleur des blés. Il s'était brisé aux écueils, il avait fait eau de toutes parts; encore quelques ouragans, il échouait sans une planche de salut. L'orgie-l'orgie de l'esprit-l'avait envahi de la tête au coeur. Il était entré dans le labyrinthe de la passion-la passion sans âme. Il vécut plus que jamais des hasards du jeu et de l'amour. Un soir qu'il désespérait de tout, il reçut ce mot mystérieux, griffonné par une main qui voulait masquer son écriture: Souvenez-vous de l'oubliée. Il ne douta pas que ce mot ne lui vînt de Valentine. «Ah Valentine! s'écria-t-il tristement, c'était l'âme et la force de ma vie!» Or cette femme, qui eût été l'âme et la force de sa vie, qu'était-elle devenue? Sa chute avait été non moins rapide. La jeune châtelaine de Margival avait jeté son bonnet par-dessus le Capitole et il était tombé sur la roche Tarpéienne. C'était au temps où quelques grandes dames émerveillaient Paris de leurs aventures. La comtesse de Xaintrailles avait voulu que la France fût bien représentée à Rome. Pendant que son mari allait à confesse pour la convaincre que Dieu seul vaut la peine d'être aimé, elle courait gaiement les villas voisines avec de nobles étrangères qui n'étaient pas venues à Rome seulement pour voir le pape. Parmi les princesses du nord et les duchesses du midi qui voyagent par curiosité, il en est plus d'une qui ne rentrent pas le front haut dans leurs maisons. Un soir, la comtesse de Xaintrailles ne rentra pas du tout. Grand scandale à Rome jusque chez le pape qui lui avait donné sa bénédiction. Il est vrai que, ce jour-là, un jeune monsignor lui avait offert à Saint-Pierre la clef du paradis de Mahomet. Elle avait refusé, mais l'impiété avait fleuri dans son coeur. Rome est le pays des grands repentirs; mais aussi des grandes perversités. Il ne fallait pas être d'ailleurs un profond physionomiste, physiologiste et psychologiste, pour prédire au comte de Xaintrailles qu'il ne serait bientôt qu'un mari de Molière, en voyant l'impétueuse nature de sa jeune femme. On ne marie pas impunément le couchant à l'aurore, le couchant est rejeté dans la nuit, quand l'aurore s'allume dans le soleil. C'est la loi des forces et des défaillances. Toute femme qui ne se jette pas dans les bras de Dieu se jettera dans les bras de son prochain. Valentine était adorée de son père, elle savait que, quoi qu'elle fît, elle aurait son pardon. L'opinion publique c'était sa conscience, sa conscience c'était son coeur, son coeur c'était sa passion. L'exemple en a perdu plus d'une. Valentine voyait tous les jours à Nice et à Bade, à Rome et à Tivoli, à Paris où elle venait souvent en congé avec ou sans son mari, de très-nobles dames qui se pavanaient dans l'adultère avec une gaieté impertinente. Elle trouvait cela de bon air. Il fut un temps où c'était presque à la mode. Valentine voulut être une femme à la mode. Ce jour-là, le mari put s'écrier: «Tu l'as voulu, Georges Dandin.» Il songea à se venger. Il parla de faire enfermer sa femme. Il jura qu'il tuerait son rival. Mais il en avait deux. Il voulut être le troisième larron: il se jeta aux pieds de sa femme. Il la conjura de lui pardonner ses crimes à elle-combien de maris tombent dans cette lâcheté?-Mais M. de Xaintrailles avait bien quelques péchés sur la conscience. Il continuait de vagues relations avec une ci-devant danseuse qui avait été sa maîtresse pendant dix ans. Valentine renvoya son mari à sa maîtresse en lui disant: «Si vous voulez que je vous aime, faites-vous une autre tête. Je vous ai sacrifié quatre années de ma jeunesse, de ma fortune, de ma beauté, si vous n'êtes pas content vous êtes difficile à vivre.» Et elle s'enfuit à Bade avec le marquis Panino, son second amant. VIII Le Miserere Du Piano. C'était au temps des prodiges de M. Home. Il était bien naturel que Georges du Quesnoy, déjà visionnaire, voulût voir de près le célèbre médium, espérant avoir le premier et le dernier mot de toutes ces aventures occultes. Il voulait aller tout exprès à Bade pour le rencontrer, lorsqu'il lut un matin dans un journal la liste des étrangers en villégiature là-bas. Le nom de: Madame la comtesse de Xaintrailles le frappa comme un coup de soleil. «Décidément, dit-il, ma destinée m'appelle à Bade.» Mais, arrivé à Bade, il lui fut impossible de découvrir Valentine. Il alla chez M. Home. On sait que M. Home ne se laissait pas aborder par le premier venu; mais Georges du Quesnoy, arrière-petit-cousin de M. de Ravignan, arriva jusqu'à lui, grâce à ce nom très-révéré par cet esprit troublé. Georges du Quesnoy, quoiqu'un peu hautain, était, quand il le voulait, l'homme du monde le plus sympathique. M. Home se laissa conquérir à moitié, quoiqu'il fût toujours sur la réserve. Cet homme, qui avait commencé par les malices des dessous de cartes, avait fini par se prendre au jeu. Il avait vu devant lui l'abîme de Pascal, et pour les autres il était devenu un abîme. Georges eut peur d'y tomber; mais au delà de cet abîme on voyait la lumière comme on voit la vie future au delà du tombeau. Le médium avoua qu'il n'était pas maître de lui depuis qu'il était obsédé par un esprit dominateur qui le rappelait toujours à l'ordre quand il voulait se révolter. C'est ainsi qu'il expliquait ce mouvement des choses matérielles, tables, fauteuils, pianos, quand il voulait nier les esprits. «Car je ne les appelle jamais, disait-il, surtout depuis ma confession à l'abbé de Ravignan. Ils me font peur, et je passe ma vie à les exorciser moi-même. C'est dans la lutte qu'ils reviennent ainsi faire le sabbat. -Eh bien, faites-moi voir ce sabbat, je vous en supplie,» dit Georges. Il avait déjà raconté au médium ses visions du parc de Margival et de la Closerie des lilas; mais il ne voulait pas croire aux tables tournantes non plus qu'à la sarabande des fauteuils. Depuis quelques jours, M. Home refusait aux plus belles étrangères en villégiature à Bade, de se remettre en communication avec les esprits frappeurs ou tourbillonnants. On parlait beaucoup alors de sa célèbre séance chez l'impératrice des Français, où il avait convaincu les plus incrédules de ses obsessions démoniaques. C'en était assez pour sa gloire éphémère. Pour lui, les grands de la terre étaient ceux qui, comme le père Ravignan, travaillaient à la rédemption des âmes. Il jouait le dédain du monde périssable. Georges du Quesnoy fut donc bien mal venu à demander des miracles. Mais un soir qu'ils se promenaient tous les deux dans l'avenue de Lichenthal, M. Home lui dit: «Voyez comme je suis malheureux! ce que j'aimerais c'est la solitude, pour rêver à toutes les merveilles du monde, mais je ne connais pas la solitude; dès que je suis seul, les esprits reviennent à moi plus furieux que jamais.» Quoique ce fût avant le coucher du soleil, Georges regarda de très-près M. Home. Il était pâle et effaré. «Ne me quittez pas ce soir, ne me quittez pas ce soir,» disait-il avec une inquiétude, qui ne semblait pas jouée. Georges jugea que c'était une bonne fortune pour lui que cette soudaine reprise des esprits. Il allait enfin savoir! M. Home lui dit qu'il ne voulait pas rentrer à l'hôtel de Russie, où il avait pris pied depuis quelques jours. Il décida qu'il irait à l'hôtel Victoria, où était descendu Georges. «C'est un hôtel plus vivant et plus gai; les esprits ne franchiront peut-être pas le seuil, surtout si vous leur tenez tête.» Ce n'était pas l'affaire de Georges. Aussi il n'eut garde de faire le sceptique. Bien au contraire, il appela lui-même les esprits avec la douceur des oiseleurs qui appellent les oiseaux. Les voilà entrés. M. Home demanda une simple chambre; il n'y en avait pas une seule qui fût libre. On lui proposa l'appartement d'une des grandes-duchesses de Russie, qu'on attendait toujours et qui ne venait jamais. «Il faut bien l'accepter,» dit Home, qui ne regardait pas à l'argent. En passant dans le salon, il fut fâché de voir un piano. «Pourvu qu'ils ne me fassent pas de musique,» dit-il avec tressaillement. Georges se disait: «Il y a là un charlatan, un fou ou un voyant; peut-être y a- t-il de tout cela.» Ils allèrent jusqu'à la chambre à coucher. «Je suis brisé,» dit M. Home. Il se jeta sur son lit et fit signe à Georges de s'asseoir en face de lui sur le canapé. «Ne vous en allez qu'après minuit, c'est une grâce que je vous demande, lui dit le médium. Attendez que je sois endormi, car, si vous n'étiez là, je n'aurais pas de toute cette nuit une heure de sommeil.» Georges voulut parler des esprits, mais M. Home le supplia de changer de causerie. Et il parla à voix haute de toutes les belles dames qu'ils avaient rencontrées dans leur promenade, femmes sérieuses et femmes légères, princesses étrangères et princesses de la rampe. M. Home ne parlait si haut et n'évoquait de si belles figures que pour faire peur aux esprits. A un certain moment, il se jeta hors du lit pour arrêter la pendule. «Pourquoi faites-vous cela? -Pourquoi? C'est que cette pendule pourrait sonner les douze coups de minuit, et me frapper douze fois le coeur presque mortellement.» Cinq minutes après: «Voyez, reprit-il, la pendule marche malgré moi; je l'ai pourtant bien arrêtée. Parlez-moi bien vite de la princesse *** et de Mme Anna Delion. Voilà deux beautés, souveraines, une pour Dieu, l'autre pour le diable.» Une seconde fois il alla arrêter la pendule. «Pourquoi avez-vous allumé cette troisième bougie? dit-il à son compagnon. -C'est singulier, dit le jeune homme, car, en effet, il n'y avait tout à l'heure que deux bougies d'allumées.» M. Home en éteignit une; mais à peine fut-il couché que Georges vit encore trois bougies allumées. Il commença à croire aux esprits. Il éteignit lui-même la troisième bougie. Pendant toute une heure, ils causèrent de la vie parisienne à Bade, de toutes les aventures amoureuses, de la folie des joueurs. «Vous savez, dit Georges; que ce grand Italien, qui avait l'air d'un Meyerbeer brun, s'est pendu au vieux château? -Chut! dit M. Home, ne me parlez pas du vieux château; c'est là que je n'irais pas à minuit.» Un silence. «Voyez, reprit le médium en montrant la pendule, cette fois elle est bien arrêtée, mais les aiguilles vont toujours, il est minuit; accourez vite, je vais mourir.» Georges se jeta vers M. Home. La pendule sonna minuit. M. Home prit la main de Georges et la porta à son coeur. «N'est-ce pas que c'est épouvantable?» lui dit-il. Chaque tintement de la pendule se répétait dans le coeur de M. Home par un battement de toute violence; c'était à le briser. «Voyez comme elle tinte lentement; c'est pour prolonger mon agonie.» Georges courut à la pendule et la secoua pour arrêter la sonnerie, mais elle persista à sonner. Cette fois, sa raison l'avait abandonné, mille nuages passaient sur son front. Sans bien savoir pourquoi, il agita le cordon de la sonnette. «C'est inutile, lui dit M. Home, la sonnette ne sonnera pas, les esprits sont les maîtres ici; il faut nous en aller.» Mais il se passa plus d'une heure sans que M. Home reprît la force de se tenir debout. Georges avait voulu appeler. «Non, lui dit le médium, je ne veux pas donner ce spectacle.» Enfin M. Home, tout défaillant, se mit debout, prit son chapeau et marcha vers la porte du salon. Georges allait le suivre, quand il s'arrêta court. «N'entendez-vous pas?» lui dit M. Home en tombant sur un fauteuil. Georges écoutait. Il entendit résonner le piano comme une harpe éolienne; c'était une vague musique d'église écoutée dans le lointain. Le De profundis et le Miserere n'ont pas de clameurs plus doucement funèbres. «Qui touche du piano? demanda Georges, plus ému encore. -Pouvez-vous le demander? ce sont mes ennemis. Ne les entendez-vous pas qui chantent la mort de mon âme? c'est horrible.» M. Home avait des larmes dans les yeux. Il se traîna à la fenêtre et l'ouvrit; mais déjà Bade dormait. «On n'entend plus, dit le médium, que le sabbat qu'ils font là-haut au vieux château. -Voilà ce que vous entendez, dit Georges, mais moi, j'entends un autre sabbat; on danse là tout à côté, chez Mlle Soubise. J'y suis invité et je vous y emmène. Vous serez sauvé, car vous ne serez plus dans le monde des Esprits. Méry est là avec Scholl et quelques autres esprits bien pensants. -Jamais, dit M. Home, jamais je n'irai dans ce monde-là. -Ce n'est pas la peine de quitter l'esprit des ténèbres pour retrouver l'esprit de l'enfer. -Ne rions pas, dit M. Home avec un accent sévère. Vous ne sentez donc pas que vous êtes au milieu du sabbat? Tout est sens dessus dessous ici. Regardez plutôt dans la glace, vous ne vous verrez pas.» Comme M. Home disait ces mots, les bougies s'éteignirent. «Permettez, ce n'est pas de jeu,» dit Georges en voulant rire encore. M. Home frappa du pied. «Croyez-vous donc que je suis maître de faire le jour et la nuit?» Et après un silence: «Avez-vous aimé? -Si j'ai aimé! j'ai aimé à en mourir. Ç'a été le malheur de ma vie. -Et quelle était la femme? -Une adorable créature. Je ne suis venu ici que pour la voir. -Et vous l'avez vue? -Non. Elle n'a fait que passer, je crois qu'elle est allée à Ems, où j'irai demain. -Contez-moi cette histoire. J'aime beaucoup les contes amoureux.» Georges ne se fit pas prier. Il conta en quelques mots rapides, avec tout l'accent de la passion, les premiers chapitres de son roman. Il peignit, en s'y attardant un peu, cette belle figure de Valentine dont le seul souvenir lui masquait toutes les femmes. «Et vous ne l'avez pas revue une seule fois? lui demanda M. Home. -Non, pas une seule fois; je voulais aller jusqu'à Rome, mais j'avais peur de la trouver heureuse là-bas. Si je suis venu à Bade, si je me décide à aller à Ems pour la poursuivre, c'est que j'ai appris qu'elle avait planté là le comte de Xaintrailles-. -Attendez donc, je la connais. C'est un miracle de beauté, surtout quand elle rit. Je l'ai beaucoup vue à Rome. Je sais mieux son histoire que vous ne la savez vous-même. Elle a enlevé le marquis Panino qui n'osait pas tenter l'aventure. Ç'a été le bruit de la Ville éternelle au dernier carnaval. Comment a-t-elle passé ici sans venir me voir? J'ai causé vingt fois avec elle à Rome: et causeries les plus intimes. Elle m'a souvent donné sa main, en me priant de lui dire sa destinée. Eh bien, mon cher ami, vous voyez qu'il ne faut jamais désespérer; maintenant qu'elle est en rupture de mariage, vous aurez votre tour. -Mon tour! s'écria Georges blessé au coeur. Je la veux toute pour l'emporter à tout jamais dans ma passion. Ce n'est pas une bonne fortune que je cherche. Dieu merci, j'ai usé ma curiosité à ces folies-là. Ce que je veux retrouver en elle, c'est ma jeunesse. Mais retrouverai-je son amour? Voyez-vous, si elle voulait m'aimer, j'oublierais les mauvaises années de ma vie. Je renouerais la chaîne d'or et je redeviendrais un homme. -Tout beau! vous voilà déjà un enfant. Enfin je vois que vous l'aimiez bien. -Oh! oui, je l'aimais bien! je l'aimais à ce point, que, depuis que je l'ai perdue, je n'ai aimé les autres femmes que par contre-coup, que parce qu'elles me la rappelaient. Celle-ci avait sa voix, celle-là la couleur de ses yeux; mais aucune n'avait ce charme terrible qui me poursuit encore, qui me poursuivra jusque dans la mort. Je suis devenu le plus grand sceptique de l'amour. Eh bien, si je retrouvais Valentine, je tomberais à ses pieds aussi ému et aussi croyant qu'autrefois. -Voulez-vous la voir? -Puisque je vous ai déjà dit que je voulais partir demain pour Ems où elle doit être. -Je vous demande si vous voulez la voir tout de suite. -Vous le savez bien. Mais elle n'est pas ici.» M. Home se leva et s'approcha de la glace en saisissant avec force la main de Georges. «Regardez dans cette glace. -Mais il faudrait au moins rallumer les bougies. -Regardez dans cette glace.» Georges voulut regarder, mais à cet instant M. Home lui passa la main sur les yeux. «Regardez bien.» Georges croyait qu'il allait se voir lui-même, mais il vit la comtesse de Xaintrailles. Ce ne fut qu'une vision, car elle disparut au même instant. «J'ai vu, dit-il, mais je ne crois pas. -Eh bien moi, dit M. Home, je n'ai pas vu, mais je crois.» Les bougies venaient de se rallumer. Georges, déjà fort ému, fût frappé de la pâleur de M. Home. «Puisque vous croyez; expliquez-moi ce miracle. -C'est bien simple; ne savez-vous pas que les âmes ont l'image plus ou moins invisible des corps? Quoi de plus naturel que l'âme de Mme de Xaintrailles, si elle vous aime, ne soit venue à vous sur ma prière, quand vous l'attendez? -Ce que vous me dites n'est pas si simple que cela. Et d'abord comment voulez- vous que l'âme de Mme de Xaintrailles se soit si galamment détachée de son corps? -C'est élémentaire: l'âme, qu'est-ce autre chose que la pensée? Mille fois par jour, votre âme quitte son corps pour faire le tour de tous les mondes connus, même des mondes qu'elle ne connaît que par ouï-dire. Ne voyage-t-elle pas dans le passé qu'elle n'a jamais vu? dans l'avenir qui n'a jamais existé? -Je veux bien, mais pourquoi voulez-vous que l'âme de Valentine?-si j'admets l'image de l'âme-vienne s'égarer ici à l'hôtel Victoria, où elle ne sait pas que je suis? -Par les attractions de l'amour, par la volonté de mon âme, car j'ai voulu qu'elle vînt. Ne vous est-il pas arrivé souvent, quand vous étiez au théâtre ou à votre fenêtre, de forcer une femme à vous regarder par le magnétisme de votre regard? Si l'homme corporel a une telle force, pouvez-vous douter de la force cent mille fois plus forte de l'homme incorporel? Puisque l'âme est une parcelle de la Divinité, elle peut soulever un monde.» Georges du Quesnoy ne fut pas convaincu, et pourtant la vision le frappait encore. M. Home s'étant approché de la fenêtre: «Mon cher ami, dit-il à Georges, je dédaigne de vous mettre les points sur les i. Rappelez-vous cette lettre de Marie-Antoinette où elle raconte que Cagliostro lui a fait voir la guillotine dans une carafe. -La guillotine! s'écria Georges avec un sentiment de terreur. -Eh bien, oui, la guillotine. Quand la malheureuse reine fut au Temple, elle se rappela la carafe de Cagliostro; aussi elle demanda toujours qu'on lui servît de l'eau dans une cruche. -La guillotine! dit encore Georges. -C'est un mot qui vous épouvante? -Non, je n'ai peur de rien, mais je dois vous dire qu'une chiromancienne m'a prédit que je mourrais guillotiné. -Si je n'avais pas ouvert la fenêtre, dit M. Home, j'interrogerais votre destinée. Peut-être la glace nous dirait-elle s'il y aura ou s'il n'y aura pas de guillotine. Mais c'est fini, je suis délivré des esprits. Si vous voulez à toute force savoir comment vous mourrez, interrogez un miroir quand vous serez seul la nuit avec la foi au monde invisible. Mais il ne faut pas un seul être vivant autour de vous.» M. Home respirait avec bonheur l'air vif de la nuit. «Je suis sauvé encore une fois,» reprit-il en s'animant. Un silence. «Les esprits ont livré bataille, mais les voilà vaincus, grâce à votre présence. Adieu. Je vais me coucher; je n'ai plus peur.» Ils sortirent tous les deux. Georges serra la main de M. Home. C'était une main de marbre. Comme il avait oublié sa canne, il retourna dans la chambre à coucher. Quand il passa devant le piano, ce ne fut pas sans frissonner un peu. A peine fut-il à la porte, que le piano eut encore quelques notes de son chant lugubre. La porte se ferma violemment derrière lui; aussi il eut beau vouloir reprendre son air de scepticisme pour entrer chez Mlle Soubise, Mlle Anna Delion lui dit: «Vous avez l'air d'un mort qui a la permission de minuit. -Ma foi, dit Georges, je suis plus mort que vif. J'ai passé la soirée avec M. Home, qui m'a livré aux esprits. -Eh bien, dit Aurélien Scholl avec son sourire diabolique, ici vous serez livré aux bêtes.» IX Voyage Sentimental. Le lendemain Georges du Quesnoy partit pour Ems. A peine était-il dans le wagon qu'il vit passer la comtesse de Xaintrailles, au bras du marquis Panino. Ils étaient en retard et ils semblaient s'entraîner l'un l'autre. En reconnaissant la comtesse, en la voyant si belle et si gaie, Georges ressentit un coup au coeur, un vrai coup de poignard; car s'il avait pu admettre jusqu'à un certain point que Valentine le quittât pour se marier, comment pouvait-elle, trahissant tout à la fois le mariage et l'amour, s'abandonner avec la joie dans l'âme à ce Napolitain, qui d'ailleurs n'était ni jeune ni beau? C'est là le mystère des passions. Si elles marchaient à pas comptés avec la logique, elles ne seraient plus des passions. C'est peut-être la volonté occulte de la nature, qui veut toujours marier le beau et le laid, le chaud et le froid, le bien et le mal, l'esprit et la bêtise pour les lois de l'harmonie universelle. Georges pensa à se jeter hors du wagon pour courir à la comtesse et lui reprocher sa double félonie. Mais ce fut le premier mouvement. Il avait trop vécu déjà pour ne pas comprendre le ridicule d'une telle action. Sa seconde pensée fut de rentrer tout simplement à Bade et d'y risquer ses derniers louis, au lieu de les dépenser dans ce voyage inutile. Mais il était trop tard, le coup de sifflet retentit: il fallait partir! Il se promit de descendre à la prochaine station et de monter vaillamment dans le compartiment du marquis et de la comtesse. Ainsi il savourerait douloureusement ce spectacle de la trahison. Comme il n'avait peur de rien, il parlerait haut et ferme, il braverait l'amant et tenterait de reconquérir la maîtresse. Et en effet, dès que le train s'arrêta, il sauta à terre et il alla droit au wagon des amoureux. Il lut sur la portière: compartiment réservé. Mais il n'était pas homme à s'arrêter pour si peu. Il tourna la poignée et monta lestement. «Chut! lui dit le marquis, en se précipitant vers lui, nous sommes chez nous. -Chut! riposta Georges du Quesnoy en mettant un pied sur le tapis, je suis ici chez moi et je prends mon bien où je le trouve. -Qu'est-ce que c'est que cela?» dit le marquis en lui fermant le passage. Georges eût certes passé outre si un des hommes du train ne l'eût saisi par le pan de sa redingote, en lui disant qu'il se trompait de compartiment. Georges était vaincu. Vainement il persista à vouloir entrer, l'homme du train le fit tomber du marchepied au moment même où le train repartait. Il envoya cet homme d'un coup de pied rouler jusqu'à la porte de la gare, mais il n'en était pas plus avancé. Pourtant il se rejeta tout éperdu sur le compartiment, qui ne courait pas encore à grande vitesse. Cette fois il y pénétra comme le tonnerre; il saisit le marquis Panino et le voulut précipiter sur la voie. Par malheur le marquis tenait bon et il l'entraîna lui-même dans sa chute. Si bien que la comtesse de Xaintrailles fit le voyage toute seule jusqu'à la prochaine station. «Enfin monsieur! que me voulez-vous? dit le marquis à Georges. -Rien. Je veux seulement vous empêcher de voyager avec la comtesse de Xaintrailles. -De quel droit, monsieur? -La force prime le droit. D'ailleurs vous n'êtes pas son mari. -Ni vous non plus, monsieur. -La question n'est pas là. Si vous n'êtes pas content-. -Non, certes, monsieur, je ne suis pas content. -Eh bien, voici ma carte. Vous me trouverez partout: à Bade, à Paris ou à Rome, si vous vous permettez de retourner par là avec la comtesse.» Le marquis Panino donna lui-même sa carte; après quoi il alla questionner le chef de gare sur le moyen le plus rapide de rejoindre le train qui partait pour Ems. Georges du Quesnoy se promettait d'empêcher son rival d'aller plus loin, voulant lui-même rejoindre Valentine sur la route d'Ems, quand un de ses amis du boulevard des Italiens, qui attendait à la gare le train retournant sur Bade, frappa sur les vitres de la salle d'attente et l'appela non-seulement par sa voix, mais par la voix de deux demoiselles à la mode dans les coulisses des Bouffes-Parisiens: Mlles Rose Blanche et Adèle Cherche-Après, la Gaieté et l'Insouciance en voyage. «Je suis furieux! dit Georges à son ami; si tu veux partir pour Ems avec moi, tu seras mon témoin dans un duel à mort, avec ce marquis napolitain qui vient de m'enlever la plus adorable des femmes. -Allons donc! dit Mlle Cherche-Après, une de perdue, deux de retrouvées! -D'autant plus, ajouta Mlle Rose Blanche, que nous avons peur de ne pas trouver d'appartement à Bade et que nous avons compté sur ta chambre à coucher. -Ma chambre à coucher! dit Georges qui se rappela alors le sabbat de la veille, il y revient des esprits. -Des esprits! Ils ne reviendront pas si nous sommes là. Conte-nous donc cette bêtise?» Georges leur dit mot à mot ce qui s'était passé à la gare et à l'hôtel Victoria. «Et tu es assez candide pour t'imaginer que tu as vu ta bien-aimée dans le miroir, par la volonté de M. Home? -Oui, je suis assez candide pour cela. -Qui te dit qu'elle n'était pas là avec M. Home? -Après tout, murmura Georges, ceci n'est pas impossible, d'autant plus qu'elle habitait l'hôtel Victoria.» Il se décida à ne pas poursuivre plus longtemps la comtesse de Xaintrailles, jugeant que c'était maintenant à elle à lui donner de ses nouvelles. Il retourna donc à Bade, en compagnie de son amie et des comédiennes. Quand il revit M. Home, il l'interrogea sur la vision dans la glace. Mais le médium lui prouva sans beaucoup de peine qu'il lui eût été bien plus difficile de préparer cette comédie impossible que d'appeler l'âme de Valentine. Il lui jura que d'ailleurs il la croyait partie pour Ems. «Croyez-vous, lui dit-il, que je me suis confessé à l'abbé de Ravignan pour trahir la religion? Ç'a été pour moi une bénédiction. L'abbé de Ravignan m'a exorcisé, mais, par malheur, les esprits reprennent peu à peu leur empire.» Georges avait conté à M. Home sa mésaventure sur le marchepied du wagon. «Quand vous verrez la comtesse, lui dit le médium, vous l'interrogerez à son tour. -Mais la reverrai-je? -N'en doutez pas. Vous vous êtes trop aimés pour ne pas vous revoir. Dieu et la nature le veulent. -Comment a-t-elle pu m'oublier jusqu'à prendre un amant? -Qui vous dit que ce n'est pas le chemin fatal pour revenir à vous? Du reste, elle doit repasser par Bade. Cette fois, ne manquez pas l'occasion.» Georges attendit la comtesse de Xaintrailles sans trop d'impatience, parce qu'il oubliait son coeur et son esprit dans les folies du jeu et des filles galantes. Comme il passait pour avoir de la veine, sans doute parce qu'il était ruiné, ces demoiselles lui faisaient tous les matins une bourse de jeu. Il était toujours sur le point de se révolter contre lui-même, mais comment se relever de ses déchéances sans avoir de l'argent pour point d'appui? Il espérait toujours faire sauter la banque. Cette bonne fortune lui arriva un jour; mais comme il était en spectacle et comme il jouait l'argent des autres, il ne voulut pas s'arrêter en si beau chemin. Il joua encore, il joua toujours, jusqu'au moment où ce fut lui qui sauta. Désespoirs et récriminations de ces demoiselles; un instant il avait eu toutes les caresses, il en fut bientôt aux égratignures. On l'accusa d'avoir mis de l'argent de côté. La vérité, c'est qu'il revint à Paris sans un sou, n'osant pas attendre à Bade la comtesse de Xaintrailles au retour d'Ems, parce qu'il ne voulait reparaître devant elle qu'en vainqueur et non en vaincu. «Soyez mon ambassadeur, dit-il à M. Home. Si vous revoyez Mme de Xaintrailles, dites-lui que jamais héroïne de roman ne fut aimée comme elle.» X La Chimie Et L'Alchimie. La fortune est aux audacieux: ne doutant pas de son audace, Georges ne douta pas de sa fortune. Ce fut alors qu'il se mêla à la tourbe des coquins en gants de Suède qui s'abattent sur Paris comme sur un grand chemin, sans souci de l'honneur non plus que du devoir, jetant leur conscience par-dessus le dernier moulin de Montmartre, décidés à tout pour arriver à tout, brassant des affaires qui n'ont que des commencements, sautant tous les jours à pieds joints par-dessus la police correctionnelle, vrais saute-ruisseaux des hauts financiers, tentant les hasards de la Bourse, jetés par la fenêtre du parquet, tombés dans la coulisse, aujourd'hui courtiers, demain remisiers, après-demain directeurs de la Banque des Familles avec des succursales sans nombre. Vous les connaissez tous: celui- là crée un journal qui n'aura qu'un numéro, celui-ci ouvre un dépôt de prêts sur titres, l'un vous vendra à juste prix la honte de votre ennemi, l'autre vous vendra à plus juste prix les bonnes grâces d'une femme en renom. Je dirai pourtant que Georges du Quesnoy fut longtemps dans ce monde perdu, homme de pensée, mais point homme d'action. Il partait de ce beau principe: l'homme est né voleur, depuis le berceau jusqu'à la tombe, avec le souci de prendre ici, là, plus loin, toujours. Le grand art, c'est de voler avec la protection du gouvernement. Par exemple, le marchand de vin et le marchand d'eau ne volent-ils pas sur la qualité et la quantité avec une patente du gouvernement? Le banquier qui fait un emprunt d'État vole d'abord le roi qui emprunte et ensuite les peuples qui prêtent. Il est volé à son tour par la fille d'Opéra, qui vole tout aussi bien, puisqu'elle se vend sans se donner. Georges, comme s'il riait de tout, débitait ainsi mille paradoxes subversifs, armé de Baboeuf et de Proudhon, mais ne croyant pas un mot de ce qu'il disait. Ses vrais amis lui conseillaient de se hasarder au Palais, puisqu'il avait l'éloquence naturelle et l'éloquence étudiée; mais comme c'était un chercheur et un inquiet, comme il appartenait à la secte de ces esprits turbulents et désordonnés qui n'aiment pas les chemins officiels de la vie, il se jeta décidément dans les hasards de la chimie. La curiosité le dominait toujours. Tout en reconnaissant que la science n'aimait pas les mystères, là encore il voulait trouver des mystères. Mais ce qu'il voulait trouver surtout, c'était le miracle d'une fortune rapide. Il avait d'ailleurs vu quelques-uns de ses amis de rencontre et d'occasion, faire leur fortune dans des découvertes imprévues. La chimie est une loterie. Il en est qui ne tirent jamais le bon numéro, mais il en est qui gagnent du premier coup. Il ne tenta pas de faire de l'or, comme les alchimistes du sabbat, mais il tenta d'orifier le cuivre. Ce fut le sabbat des métaux. Le cuivre fut rebelle à toute métamorphose. On ne refait pas une virginité à la fille perdue. Après cette tentative il s'aventura dans les eaux des fées voulant retrouver les teintures vénitiennes. C'était encore chercher l'or. Il retrouva le blond de Diane de Poitiers, le blond du Nord; mais il comprit que le soleil seul donnait aux filles de Venise le chaud rayon qui les auréole. De là il passa dans les poisons. C'est lui qui inventa ou réinventa le poison des Médicis, ou le poison des bagues et des perles. On se souvient que, vers les dernières années de Napoléon III, beaucoup de crevés, de journalistes, de chercheurs, de femmes déchues, de hautes courtisanes, ne voulaient mourir que par ce poison doux et violent. J'ai rencontré hier à la table d'une comédienne un prince et un homme politique qui portent encore le poison de Georges du Quesnoy «pour être maîtres de leur mort à travers les révolutions». Ils oublient trop que le poison se dissout et perd sa vertu par la chaleur. Par malheur pour Georges du Quesnoy, ce poison ne fit pas sa fortune, n'étant pas à la portée de ceux et de celles qui n'ont ni bagues ni perles. Il chercha d'autres inventions, mais il n'eut pas la main heureuse, quoiqu'il eût le coup d'oeil subtil. Il commençait pourtant à se faire un nom dans la science. Il faut lui rendre cette justice qu'il aimait la science pour la science. Jusqu'à Lavoisier, la chimie avait encore des airs de famille avec l'alchimie; mais Lavoisier prit des balances pour peser l'or vrai et l'or faux. Il marqua d'une vive lumière les agents invisibles, comme les oxydes; il prouva les corps simples et ruina la théorie des transmutations: c'était ruiner la pierre philosophale. Il décomposa tout, pour tout recomposer. Il fonda la théorie atomique, prouvant que la combinaison des différents corps provient de la juxtaposition des atomes. Autour de la théorie atomique se groupèrent la théorie des radicaux et celle des substitutions. On comprit enfin que les composés chimiques étaient les pierres d'un monument, qu'on pouvait substituer les unes aux autres sans changer la forme ni l'équilibre. Il y eut encore la théorie des types, qui donne la clef de la méthode universelle. Georges du Quesnoy admirait beaucoup les Dumas et les Wurtz; il poursuivit la science moderne jusqu'à ses confins; mais il était trop épris du merveilleux pour ne pas s'obstiner à voir autre chose que la vérité. Il rencontra Claude Bernard et le contredit par les paradoxes les plus inattendus. Il voulut lui prouver que toutes les théories modernes étaient déjà dans La Bruyère, dans Fontenelle et dans tous les malins du XVIIIe siècle. Il lui développa sa théorie à lui, la théorie des affinités, qui ne voulait pas sacrifier l'alchimie à la chimie, parce que tout est dans tout, et que c'est l'inconnu, bien plus que le connu, qui fait marcher le monde. Que Georges fût dans le vrai ou dans le faux, il n'en devint pas moins un des sous-oracles de la science moderne; on citait son nom dans les journaux scientifiques; on lut un mémoire de lui sur l'électricité à l'Académie des sciences: c'était écrit à l'emporte-pièce, dans un style imagé, qui égarait l'esprit bien plus qu'il ne l'éclairait. «Et la conclusion?» demanda un membre de l'Académie après la lecture. Georges était peut-être trop raisonnable pour conclure. Qui donc a dit le dernier mot sur toutes choses, hormis le philosophe qui a écrit: «Je sais que je ne sais rien?» Je ne raconterai pas toutes les chutes de Georges du Quesnoy. Un seul sentiment le relevait au-dessus de lui-même: c'était l'amour de la patrie. L'orgie n'avait pu l'entamer par ce côté-là. La patrie a cela de bon-comme la mère-qu'elle peut préserver un homme des dernières chutes et le relever même sur les hauteurs d'où il était tombé. Georges ne fut pourtant pas préservé, il tomba jusqu'au fond de l'abîme-l'abîme sans fond. Comme Figaro, ne sachant plus que faire, il avait pris une plume- entre deux femmes-pour fustiger cette société bâtie sur l'argent, vivant pour l'argent, adorant l'argent. On avait du premier coup d'oeil reconnu en lui un véhément satirique, poétiquement inspiré dans ses patriotiques et sauvages colères. Quelques journaux lui donnèrent de quoi fumer. Un de ses amis était devenu secrétaire du ministre de l'intérieur. Ils se rencontrèrent, ils se comprirent; Georges fut inscrit parmi les honnêtes gens qui sont marqués au coeur de ces deux mots odieux: fonds secrets. La veille il avait bafoué la royauté, le lendemain il souffleta la France. Ce ne fut pas son premier crime, ce crime de lèse-nation. Quelles que fussent les déchéances de cet esprit malade, il gardait avec religion le souvenir radieux de Valentine de Margival. C'était une source pure où il retrempait son âme; c'était le rivage après toutes les tempêtes; c'était le coin du ciel à travers les nuées les plus sombres. Saint Augustin a dit: «Il n'est pas de pécheur si égaré qui ne voie encore Dieu sur son chemin.» Georges ne voyait pas Dieu, mais il voyait Valentine. Il se rappelait avec délices ces beaux jours perdus où il vivait des joies les plus pures et les plus idéales de l'amour. Il ouvrait encore les lèvres comme pour boire les fraîches senteurs du Parc-aux-grives. «Ah! Valentine! s'écria-t-il avec désespoir, vous avez tué en moi ce qu'il y avait de beau et de bon. Vous avez tué ma force à ce point que je n'ai même pas le courage de vous haïr.» Il ne pouvait pas la haïr, parce qu'il l'aimait toujours. «Et pourquoi? se demandait-il. C'est qu'aucune femme n'aura eu pour moi, même celles qui m'ont aimé, la saveur de cette Valentine, que je n'ai appuyée qu'une seule fois sur mon coeur.» Un soir qu'il lisait la vie de Marie-Magdeleine, il fit cette réflexion qu'aux femmes seules il est beaucoup pardonné si elles ont beaucoup aimé; ce qui est une vertu chez la femme est considéré comme une faiblesse chez l'homme. «Et pourtant, disait-il, combien qui ne sont plus des hommes, parce qu'ils ont rencontré une femme sur leur chemin!» XI Le Miracle Du Jeu. Tout le monde a connu à Paris la misère à la mode: une femme du monde déchue, toute ravagée, toute flétrie, toute dépenaillée, qu'on trouve le soir et le matin accroupie à la porte, les mains dans les cheveux, les yeux fixes, les joues pâles. Elle ne prie pas, elle ne pleure pas. La fortune l'a trahie, mais n'a pas vaincu sa fierté. Si elle se confesse ce n'est pas pour mendier, c'est parce qu'elle a trouvé une âme sympathique. Çà et là elle se hasarde pourtant à tendre la main discrètement, mais, presque toujours, elle aime mieux mourir de faim, s'enveloppant dans le linceul de sa dignité. Georges du Quesnoy connut bien cette misère-là. Vainement il la chassait de son seuil par toutes les roueries d'un viveur qui trouve de l'argent dans sa famille et chez ses amis, voire même chez ses maîtresses. Mais ce jeu-là n'a qu'un temps. Comme a dit un vieux jurisconsulte, l'argent mal recueilli ne germe point. Aussi Georges du Quesnoy, après toutes ses escapades, se retrouvait-il plus pauvre qu'auparavant. Trois fois déjà il avait changé de quartier pour dépister ses créanciers, mais il avait beau se rouvrir de nouveaux crédits sur la naïveté publique, il pressentait que Paris tout grand qu'il soit lui serait bientôt impossible à habiter: on le reconnaissait à sa tête hautaine et railleuse, partout où on lui avait fait crédit. En quelques années, il était parvenu à dévorer cent quatre-vingt mille francs, dont moitié pris à son père. Il avait cent créanciers pour l'autre moitié. Comment avait-il mangé tant d'argent? On pourrait se demander pourquoi il n'en avait pas dépensé le triple, car il avait joué, il avait soupé, il avait loué des avant-scène et des carrosses; en un mot, sans mener à front découvert la grande vie des fils de famille, il avait vécu à peu près comme eux. Georges du Quesnoy avait des amitiés demi-célèbres; car il y a la demi-célébrité comme le demi-monde, ou plutôt il y a la petite célébrité et la grande célébrité, comme il y a la petite académie et la grande académie. Dans la confusion des personnalités la plupart des gens ne font pas de distinction entre les unes et les autres, mais il y a toujours une élite qui met tout le monde à sa place. Cette élite, Georges du Quesnoy en était par l'intelligence, mais sa vie désordonnée, sans fortune et sans talent, ne lui avait pas permis d'être du vrai monde de toutes les aristocraties: aristocratie de la naissance, des lettres et des arts. Il y touchait, mais c'était tout. Il fallait qu'il se contentât d'être en camaraderie avec une foule de gens d'esprit qui sont toujours un peu sur le pavé, parce qu'il leur manque deux choses: la dignité et le génie; fils de famille tombés, gens de lettres et artistes qui n'ont pas signé une oeuvre pour demain, journalistes, faméliques, admirant ou critiquant selon le journal, s'imaginant qu'ils font l'opinion publique, parce qu'ils la font fille publique. Comme Georges parlait haut et parlait bien dans les brasseries politiques, littéraires, artistiques, qui sont des académies comme les clubs sont des tribunes, on lui disait souvent de se faire journaliste. Mais il était né pour parler et non pour écrire. Toutefois il prit la plume et fit quelque bruit dans un journal bruyant. Naturellement, il n'exprima pas une seule de ses opinions. Il lui fallut prendre l'air connu de la maison. On lui donna, en politique et en littérature, le nom des hommes à exalter et le nom des hommes à fusiller à traits d'esprit. Il fit cela haut la main. Quelques niais du journalisme s'imaginent volontiers que ce qu'ils disent est toujours parole d'Évangile. Ils s'embusquent derrière un pseudonyme et débitent leurs injures avec la conviction que les hommes qu'ils attaquent ne s'en relèveront pas. C'est de la poudre aux moineaux: la fumée retombe sur eux. Ce sont eux qui ne s'en relèvent pas. Georges n'était pas si bête: il savait très-bien que, dans la bataille de la vie, les blessures qui ne tuent pas sont des titres de plus. Il avait trop le véritable orgueil pour tomber dans cette puérile vanité du critique qui raisonne comme sa pantoufle: «Tout le monde admire celui que j'attaque, je prouve que j'ai plus d'esprit que lui, donc c'est moi qu'il faut admirer.» Georges n'avait pas l'esprit si dépravé. Il admirait dans le journalisme cinq ou six hommes hors ligne qui parlent haut parce qu'ils parlent bien; il aurait voulu marcher à leur suite, mais ii s'était embourbé dans le mauvais chemin. Aussi s'arrêta-t-il bientôt en route, disant que le véritable esprit vit de considération, comme l'estomac vit de pain. De là il tomba dans la passion du jeu. Il joua partout: au café, au tripot, au cercle, jouant ce qu'il avait et ce qu'il n'avait pas. Au cercle, son compte ne fut pas long à régler, car, au cercle, on ne joue pas longtemps sur parole. Mais il tomba du cercle dans le tripot. Là on trouve toujours de quoi jouer. Là tout n'est jamais perdu, hormis l'honneur. La fortune avait trahi Georges du Quesnoy au cercle, elle lui fut bonne fille au tripot. -C'est étonnant, se disait-il à lui-même, il y a là un voleur sur deux joueurs; il me faut une fière veine pour avoir raison de tout le monde.» Non-seulement il avait de la veine, mais il avait des yeux. Il empêchait les méridionaux en rupture de soleil de forcer la carte. Les plus beaux escamoteurs le savaient décidé à tout, ils n'osaient trop le braver. Après avoir perdu vingt-cinq mille francs au cercle, les dernières épaves de sa fortune patrimoniale, il gagna près de cinquante mille francs dans les tripots, à petites journées. Il retourna au cercle, armé de toutes pièces, voulant se venger. A sa première rentrée de jeu, il gagna un peu plus de cinquante mille francs. Il est vrai que cette nuit-là, celui qui perdait le plus lui jeta les cartes à la figure en l'accusant d'avoir apporté des cartes. Qu'y avait-il de vrai? Je ne veux pas me faire l'avocat d'office de Georges du Quesnoy, je me contente de dire qu'il sauta à la figure de celui qui l'outrageait en lui jetant ces mots qui ne prouvent rien: -Et toi, quand tu m'as gagné il y a trois mois, avec quelles cartes jouais-tu? Les deux adversaires se battaient le lendemain au bois de Vincennes, mais ils ne parurent plus au cercle ni l'un ni l'autre. Or la moralité de ceci, c'est que Georges du Quesnoy soupa le soir avec une comédienne à la mode qu'il afficha le lendemain pour s'afficher avec elle. Depuis le commencement de l'hiver, il était courbé sur les tables vertes, il n'avait jamais pris une heure pour relever la tête et respirer la vie. Maintenant qu'il avait cent mille francs, il se sentait le coeur léger. Une porte d'or s'ouvrait pour lui sur le monde. Il allait dépouiller la misère et vivre de loisirs, en attendant qu'il trouvât sa voie, car il se croyait toujours appelé à de hautes destinées. En plein mois de janvier, il retrouvait un printemps en lui. La neige qui tombait sur le boulevard lui semblait douce, comme autrefois la neige des pommiers du Soissonnais. «O Valentine! s'écriait-il avec un renouveau d'enthousiasme; ô Valentine! quel printemps virginal je retrouverais cette année si tu venais me dire: «Me voilà!» XII La Bacchante. Ce coup de dés fut le commencement d'une vraie veine. Georges joua partout: dans le cercle, dans les tripots, à la Bourse, le tripot des tripots. Il gagna partout; mais partout il fut quelque peu accusé de faire sauter la carte, car à la Bourse il avait un partner qui jouait le contre-coup et qui ne payait pas. Il vivait à fond de train de l'argent du jeu, le prodiguant à toute occasion, achetant des tableaux peints et des tableaux vivants, des objets d'art et des vertus. Un soir, vers minuit et demi, il rencontra un de ses amis qui descendait en habit de bal d'une voiture de maître. «D'où viens-tu? -D'un bal de banquiers. Mais décidément l'or est trop triste, je vais m'égayer un peu au bal de l'Opéra.» Georges prit le bras à son ami. «L'or n'est pas si triste que cela. Moi aussi; je vais au bal de l'Opéra. Et si tu me promets d'être gai, je te payerai à souper avec des drôlesses. -Si tu me promets qu'elles seront drôles, je veux bien.» On entra au bal. On fureta toutes les loges pour y trouver des amis, on finit par s'établir dans une avant-scène louée par un prince moldave que Georges avait rencontré chez ces demoiselles. Il y en avait quelques-unes qui venaient faire galerie dans la loge. Le prince trépignait de joie en voyant bondir les almées parisiennes. «Quel peuple! disait-il, comme il a de l'esprit, quoi qu'il fasse! Il n'y a que les femmes de Paris pour avoir de l'esprit au bout des pieds.» Sans doute il osait hasarder cette opinion parce qu'une chicarde de la danse levait, à chaque mesure, le pied vers l'avant-scène, en criant au prince qu'elle lui faisait des pieds de nez. En effet, plus d'une fois elle avait failli le toucher au nez. Georges du Quesnoy étonna d'abord toute l'avant-scène par ses menus propos éblouissants. Mais ce ne fut qu'une fusée. Malgré les agaceries des femmes, il se tourna vers le spectacle de la danse avec toute la curiosité d'un habitué des premières représentations. Il était de ceux qui s'écoutent parler, mais qui n'écoutent jamais les autres, si bien que, presque toujours après avoir jeté son feu, il se recueillait dans la rêverie ou la méditation, ne voulant causer qu'avec lui-même, tant il était personnel. Que méditait-il, ou à quoi rêvait-il? Il pensait toujours à ses cent mille francs. C'était le point d'appui d'Archimède. Rien ne l'arrêterait plus dans son ambition. Cent mille francs! du savoir-vivre et du savoir-faire, de l'esprit, de la figure et «de la blague», il faudrait ne pas vouloir faire un pas en avant pour ne pas arriver à tout. Mais Georges du Quesnoy n'avait pas seulement l'ambition de marcher vers les grandeurs de ce monde. Il avait l'ambition d'arriver à Valentine, aux joies inespérées de son amour, à cet idéal du coeur, plus rayonnant que tous les mirages de l'esprit. Le roman de sa première jeunesse se rouvrait à toute heure dans son souvenir et répandait dans son âme toute la fraîcheur de l'aube et de la rosée. Quels que fussent les orages de sa vie, il n'oubliait jamais ce point de départ rayonnant, ce rêve irréalisé, cette promesse miragée du bonheur. Pendant que le prince voyait par les yeux du corps toutes les comiques péripéties du champ de bataille de la danse, Georges se créait un autre théâtre et voyait passer sur la scène de l'Opéra les bucoliques de ses vingt ans. Il n'y a pas d'âme parmi les plus troublées qui ne retourne aux sources vives. Toutefois la réalité s'accusait trop bruyamment pour que Georges effaçât le spectacle des danses emportées qui tourbillonnaient sous ses yeux. Si bien qu'il mêlait le présent au passé, la vérité à l'imagination, comme lorsqu'un rêve nous prend dans le demi-sommeil. «Voyez-vous? dit-il tout à coup au prince. -Je vois tout et je ne vois rien. -Comment, vous ne voyez pas, dominant toutes les danseuses, cette bacchante toute couronnée de pampres qui jette des louis à pleines mains? -Je crois que vous devenez fou. -Regardez bien! c'est une pluie d'or. -Si c'est une pluie d'or, je n'en suis pas ébloui du tout. Vous savez bien, d'ailleurs, que toutes ces filles qui sont là ne trouveraient pas dans leur porte-monnaie de quoi faire une poignée d'or. Il n'y a que Jupiter qui fasse ces miraclespour Danaé-.» Mais le prince parlait seul; Georges du Quesnoy s'était élancé hors de la loge pour se précipiter vers la bacchante. Comme à la Closerie des lilas, il avait reconnu la jeune fille qui lui était apparue toute blanche dans le Parc-aux-Grives. Mais quelle métamorphose! La virginale figure, couronnée de marguerites, était ce soir-là tout allumée et toute couperosée par les orgies nocturnes. Au lieu de ce regard timide qui se dérobait, c'était un coup d'oeil insolent qui jetait l'ivresse et la luxure. Au lieu de cette bouche candide, qui souriait sous la rêverie et qui n'avait baisé que des roses, c'était une bouche gourmande et inassouvie qui avait dévoré les sept péchés capitaux, lèvres à jamais flétries et toutes barbouillées de rouge. «Pourquoi cette fille jette-t-elle de l'or à pleines mains?» demanda Georges en s'approchant d'elle. Celui à qui il s'adressait était un pierrot, qui se contenta de l'appeler polichinelle en habit noir. Georges fit un pas de plus, mais on avait commencé la quatrième figure du quadrille d'Orphée aux Enfers. Ce fut une vraie bourrasque. Il fut jeté de côté et ne retrouva pas la bacchante. XIII La Destinée. Cependant le jeu le trahit. Il reperdit en quelques nuits de baccarat et en une seule liquidation de Bourse ce qui lui restait de son gain et bien au delà. Il se retrouva donc plus pauvre que jamais. Il avait tenté plus d'une fois de s'arracher au désoeuvrement qui rongeait son âme comme la rouille ronge le fer. Tout en se prenant aux voluptés énervantes des débauches parisiennes, il aspirait à l'air vif des sommets. Il se disait sans cesse qu'il n'était pas né pour vivre sous cette atmosphère. Un jour il eut le courage-il croyait qu'il fallait du courage pour cela-de s'arracher aux mille toiles d'araignée qui l'emprisonnaient. Il courut chez sa soeur, à Rouen; il se jeta dans ses bras, il la pria de le sauver de lui-même. «Quoi! lui dit-elle, tu es un homme, et c'est à une femme que tu demandes de te sauver?» Il resta quelques jours avec sa soeur. Il s'attendrit au tableau de famille, tout épanoui d'enfants. «Hors de là, dit-il, point de salut. -Eh bien, mon cher Georges, lui dit sa soeur, qui t'empêche de prendre une femme et d'avoir des enfants? -Une femme! murmura-t-il amèrement, je n'en connais qu'une au monde. Dieu me l'a montrée comme une raillerie: c'est Valentine de Margival. -Pourquoi s'obstiner à celle-là, puisqu'elle est mariée? -Elle est mariée, mais elle a pris mon coeur, elle a pris mon âme. Je la sens toujours qui tue ma vie. Vous me condamnez tous, mais vous ne savez pas comme je suis esclave de cette femme, même loin d'elle. Elle m'a rendu tout impossible. Je ne me sauverai d'elle que si j'en triomphe un jour. Jusque-là je l'aimerai, je la haïrai, je ne serai bon à rien.» Il en était arrivé à désespérer de tout, sinon de lui-même. Il songeait à se retremper dans une vie nouvelle en partant pour l'Amérique, la patrie hospitalière des esprits aventureux, quand il reçut un petit billet tout parfumé, écrit sur papier whatman par une main qui n'était pas anglaise du tout: «_Vous avez peut-être oublié Valentine de Marginal; si oui, _requiescat in pace; si non, venez continuer une conversation interrompue dans le Parc-aux-Grives.» «VALENTINE.» On ne saurait dire avec quelle joie Georges lut ces quelques lignes! Sa jeunesse déjà mourante se releva, en lui avec toute sa force et toute sa sève. Ce fut une renaissance soudaine. «Valentine, murmura-t-il, mon rêve, ma vie, mon âme!» Était-ce l'amour ou la destinée qui avait dicté cette lettre? là est le mystère de i'inconnu. Georges du Quesnoy ne se fit pas attendre longtemps à l'hôtel du Louvre. Il lut la lettre deux fois, il baisa la signature, il prit un coupé et se présenta un quart d'heure après au numéro 17. Une femme de chambre vint ouvrir qui lui dit que Mme la comtesse prenait un bain, dans sa chambre à coucher. Georges ne doutait pas que Valentine elle-même n'eût grande hâte de le revoir. «Donnez-lui ma carte et dites-lui que je n'ai que cinq minutes.» Il voulait brusquer les choses, il espérait que la comtesse le recevrait devant la baignoire. En effet, elle fit d'abord quelques façons, mais elle finit par lui faire dire d'entrer dans sa chambre à coucher, quoique tout y fût sens dessus dessous. Il se précipita. Elle lui tendit sa main toute mouillée, en lui disant de l'air du monde le plus simple: «Vous voyez que je vous reçois toute nue. -Pas si nue que ça, dit Georges qui voulait cacher sa surprise d'un tel accueil: vous me recevez comme Vénus avant de sortir des ondes. -Quel langage! vous êtes démodé, mon cher. Vénus s'habille chez Worth. -Je le sais trop, hélas! -Est-ce que vous payez beaucoup de factures par là? -Pas précisément: je n'ai payé chez Worth qu'une robe d'indienne qui m'a coûté dix-huit cents francs. Les femmes que j'ai l'honneur d'habiller ne vont pas encore là. -Et les femmes que vous n'habillez pas? -Ah! c'est autre chose, celles-là vont toutes chez Worth. -Eh bien, dit la comtesse en se soulevant un peu, nous avons là une jolie conversation pour commencer. Mais aujourd'hui il n'y a plus que les femmes honnêtes qui parlent mal et qui ne soient pas des grues. Georges avait admiré les épaules de Valentine. Il l'avait aimée jeune fille svelte et légère comme un cygne; il la retrouvait dans toute la luxuriance de la femme, nourrie de chair, comme on disait des figures de Rubens. XIV La Baigneuse. Georges du Quesnoy, qui s'était assis à une distance respectueuse de la baignoire, s'approcha tout contre, en disant avec passion, au risque d'être entendu de la femme de chambre qui venait de passer dans le cabinet de toilette: «O Valentine, comme je vous aime!» Ils étaient loin tous les deux de ces fraîches promenades dans le parc de Margival où ils ne s'aimaient que par le coeur et par l'âme; où l'amour ne songeait pas encore à la passion; où ils jetaient sur leurs rêveries les chastes écharpes de la candeur. Quel chemin ils avaient fait tous les deux en descendant! Georges dévorait des yeux Valentine: «En vérité, vous êtes plus belle que jamais. -Si je n'étais pas plus belle que jamais, je ne vous eusse pas dit de venir me voir. -Vous êtes donc bien heureuse, comtesse, pour vous porter si bien? -Ah! oui, parlons-en: je suis si heureuse, si heureuse, si heureuse que je voudrais mourir. -Vous êtes encore en pleine lune de miel.» La comtesse prit une expression de sauvage tristesse. C'était une question insidieuse. Georges ne voulait pas accuser Valentine, mais il ne pouvait vaincre sa jalousie, non pas sa jalousie contre le mari, mais contre les amants. Il faillit même éclater en reproches, mais il se contint. «Voyez-vous, Georges, je suis la femme la plus malheureuse du monde. -Pourquoi? -Vous ne le devinez pas?» dit Valentine en veloutant ses yeux. Les femmes veulent toujours qu'on leur parle d'elles, à moins qu'elles n'en parlent elles-mêmes. La comtesse de Xaintrailles ne se fit pas prier pour conter ses aventures à Georges, tout en ne disant que ce qu'elle voulait dire, jouant à l'héroïne de roman, et voulant convaincre son amoureux que toutes ces folies, elle ne les avait faites que dans l'enivrement de sa passion pour lui. Ce qui était bien un peu vrai. «Je n'en crois pas un mot, dit Georges. -C'est toute la vérité. Pourquoi n'êtes-vous pas venu à Rome? -Pourquoi ne m'avez-vous pas appelé? -Je vous ai envoyé mon portrait et je vous ai écrit: Souvenez-vous de l'oubliée. -Comment ne m'avez-vous pas fait signe à Bade? -Vous étiez en trop mauvaise compagnie; mais d'ailleurs je ne vous ai pas vu, sinon sur la route d'Ems.» Valentine dit à Georges que, le voyant à Bade, elle s'était cachée. «Voilà pourquoi j'ai voulu aller à Ems. Vous m'avez entrevue et vous m'avez violemment séparée du marquis Panino. J'étais ravie de votre belle action, mais je suis devenue furieuse en voyant que vous ne me poursuiviez pas à Calsruhe. Le marquis m'a retrouvée plus folle que jamais, mais je ne l'aimais plus du tout. -Vous l'avez donc aimé? -J'aimais l'amour, toujours à cause de vous.» Georges expliqua à la comtesse qu'il n'avait pas poursuivi l'aventure dans la peur du ridicule. «C'est que vous ne m'aimiez plus. -Peut-être. Et qu'avez-vous fait de votre marquis? -J'ai failli le précipiter dans le Vésuve. -Pour un autre? -Non. Je revins à mon mari un jour de repentir en lisant une lettre de mon père. Mais c'en était fait des joies conjugales. Un matin, après une nuit orageuse, je courus à Civita-Vecchia, et je me jetai dans le premier navire en partance pour Marseille, décidée à revoir Paris,-je veux dire à vous revoir;-je suis arrivée aujourd'hui même, et mon premier travail a été de vous écrire.» Georges baisa la main droite de Valentine. «Mais savez-vous mon malheur? C'est que monsieur mon mari est arrivé à Paris avant moi. Voilà ce que vient de m'apprendre ma femme de chambre en allant à son petit pied-à-terre, rue de Penthièvre. Le chemin de fer va plus vite que le navire. Heureusement que je suis descendue sous un nom de guerre: Mme Duflot, rentière à Dijon. Et puis je suis à peine connue à Paris et je ne veux sortir que sous un triple voile.» Toute cette histoire, Valentine la conta à Georges du Quesnoy avec une désinvolture charmante, comme si elle eût parlé d'une autre. «Oui, à travers toutes ces folies, je n'ai aimé que vous, dit-elle en penchant son front vers Georges. Mais vous n'étiez pas là. -J'y serai toujours maintenant.» On voit que la comtesse de Xaintrailles en était arrivée à ne plus vouloir que du masque de la vertu. Elle avait une fureur de gaieté, de passion, de curiosité qui la jetait toute en dehors. Elle avait endormi, sinon étouffé les plus adorables vertus de la femme. En six mois de folies, elle s'était métamorphosée en demi-mondaine. «C'est la faute de son sang, disait Cabarrus, son médecin, il ne faut pas lui en vouloir.» Et pendant que la comtesse Valentine de Xaintrailles dévoilait ainsi les années de sa vie à son premier amoureux, Georges, penché au-dessus d'elle, baisait avec passion ses cheveux rebelles et parfumés épars au dehors de la baignoire. Il baisait aussi le cou, il baisait aussi l'épaule. Mais Valentine, toute rieuse, lui jetait des poignées d'eau à la figure. Il ne se tenait pas pour battu, il ripostait par des baisers. C'était un jeu charmant. «Maintenant, dit-elle tout à coup, vous allez me faire le plaisir de passer dans le salon, parce que je vais sortir du bain. -Puisque je suis un mythologue, lui dit-il, figurez-vous que vous êtes une Diane ou une Vénus qui sort de la fontaine ou de la mer, sans s'inquiéter des simples mortels. -Je vous comprends, mais je ne suis pas de marbre. -Je vous jure que je vous regarderai comme une statue, avec le sentiment de l'art. -C'est égal, allez vous-en par là. -Eh bien, savez-vous le fond de ma pensée? c'est que si vous étiez belle comme une déesse, vous ne vous cacheriez pas. -J'y ai pensé, dit-elle, mais, tout bien considéré, j'ai encore de la pudeur, même pour ceux que j'aime. -La pudeur! simple question d'atmosphère.» XV Promenade Au Bois. Je ne sais pas bien ce qui se passa ce jour-là entre l'amoureux et l'amoureuse. Ce que je sais bien c'est que le lendemain, dans leur joie d'être ensemble, ils étaient allés déjeuner à Versailles. En débarquant à l'hôtel des Réservoirs, Georges avait signé au livre des voyageurs: Baron de Villafranca. C'était son nom quand il voyageait. Il avait encore un autre pseudonyme pour se cacher dans les petites occasions: Edmond Duclos. C'était au temps où Versailles n'avait pas encore reconquis la dictature. On n'allait là que pour voir l'olympe de Louis XIV. Les amoureux trouvaient leur compte dans cette solitude des solitudes, hantée autrefois par toutes les passions et toutes les voluptés. Il en reste bien encore quelque chose. Les Lavallière, les Fontange, les Montespan répandent toujours dans les bosquets les douces senteurs de leurs chevelures dénouées. Qui n'est pas amoureux à Versailles n'a jamais été pris par les magies de l'amour. Georges et Valentine amoureux à Paris furent amoureux à Versailles. Avant le déjeuner, pour aiguiser la faim, ils s'égarèrent dans le parc, elle, suspendue à son bras, lui, toujours penché pour lui baiser le front. C'était un gracieux spectacle de les voir tous les deux, ivres de jeunesse, sans souci du monde, oublieux du temps et cueillant l'heure. Georges publiait même qu'il avait à peine de quoi payer l'addition à l'hôtel des Réservoirs. Il paraît que ce ne fut pas un gracieux spectacle pour tout le monde, car un autre promeneur plus matinal encore faillit les heurter dans l'Ile d'amour. C'était le comte de Xaintrailles. Comment était-il là? C'était bien simple: Mlle Émilie, la femme de chambre de la comtesse, le trahissait et la trahissait pour se venger de tous les deux. Mlle Émilie était une de ces créatures qui fleurissent dans la fange parisienne. Fille de couturière, elle avait eu des aspirations; mais elle avait manqué de figure et de tenue pour prendre les premiers rôles. Elle compta sur l'amour, mais elle eut d'abord à faire à un drôle qui la roua de coups et la dépouilla, quoiqu'elle n'eût encore rien. Elle se résigna à se faire femme de chambre, mais femme de chambre de grande maison, en attendant qu'elle pût se faire servir elle-même. C'était un caractère par la volonté; elle n'aimait rien que l'argent. Elle était fort caressante avec Mme de Xaintrailles; mais c'était les caresses du chat qui cache ses griffes. A l'époque où la comtesse commençait à tourbillonner dans les galanteries romaines, le comte, qui aimait les femmes pourvu que ce fussent des femmes, avait fait deux doigts de cour à Mlle Émilie, en lui disant que c'était en faveur des parisiennes. La femme de chambre fût charmée d'être désagréable à sa maîtresse. Si bien qu'un jour Valentine trouva cette fille en tête-à-tête avec le comte, qui voulut se sauver de là en disant que c'était un quiproquo. La comtesse, qui n'était pas sérieusement jalouse, avait pardonné à Emilie, croyant se faire une créature. Mais la femme de chambre aimait trop les trahisons et les catastrophes pour ne pas garder son libre arbitre et pour ne pas tromper le mari et la femme. Elle y trouvait d'ailleurs son compte et elle aimait beaucoup l'argent. Voilà pourquoi M. de Xaintrailles avait été renseigné sur le voyage à Versailles. Que fit-il en les voyant dans l'Ile d'amour? Un contre deux: on pouvait le jeter à l'eau. Il se détourna pour mieux jouir du tableau de son malheur. Jusque-là, quoique séparé de sa femme, non pas officiellement, mais par les fugues perpétuelles de Valentine, il croyait encore à la vertu de cette belle aventureuse. Il n'y avait plus à douter. «C'est bien, dit-il, je me vengerai.» Les jeunes gens étaient si éperdus dans leur bonheur, si aveuglés par ce nuage de volupté dont Homère a couvert Mars et Vénus, qu'ils ne virent pas le mari. Une heure après ils déjeunaient gaiement à l'hôtel des Réservoirs, pendant que le mari déjeunait tristement à l'hôtel de la Chasse. Pauvre mari! pourquoi ne pas dire: pauvres amants! Le soir même, au café Anglais, Georges vit venir à lui deux hommes qu'il ne connaissait pas. Le plus grave prit la parole: «Vous êtes bien M. le baron de Villafranca? -Oui, dit Georges, qui se rappelait avoir pris ce nom-là le matin à l'hôtel des Réservoirs. -Monsieur, le comte de Xaintrailles se trouve offensé par vous, il veut avoir demain matin raison de cette offense, voulez-vous nous dire les noms de vos témoins?» Georges dînait avec trois amis; il les regarda tous les trois: «Messieurs, leur dit-il, répondez.» Deux des amis se levèrent et accompagnèrent tout de suite les ambassadeurs de M. de Xaintrailles jusque sur le boulevard. Ils revinrent bientôt et demandèrent à Georges s'il reconnaissait avoir offensé le comte de Xaintrailles. «Non-seulement je l'ai offensé, mais je veux l'offenser encore. Puisque ce n'est plus un secret, je vous dirai que j'adore sa femme, que ni lui ni ses témoins ne m'empêcheront de l'adorer aujourd'hui, demain, toujours.» On décida que le duel aurait lieu le lendemain à huit heures dans les bois de Meudon. On se battrait au pistolet parce que M. de Xaintrailles avait perdu l'habitude de faire des armes. On dîna rapidement, après quoi Georges courut à l'hôtel du Louvre, où Valentine l'attendait en lisant un journal du soir. «Demain, lui dit-il, vous apprendrez quelque chose en lisant le journal.» Elle eut beau le questionner, il ne voulut pas dire un mot de plus. Mais il avait beau vouloir refouler son inquiétude, une légère expression de mélancolie passait sur sa figure. Il était brave, mais il ne pouvait s'empêcher de penser à tout le bonheur qu'il perdrait s'il était tué le lendemain. Dans la soirée, Valentine parla de son mari; elle raconta à Georges comment il la laissait sans le sou, sous prétexte de sauvegarder sa dot, dont il ne voulait pas se désemparer. Par malheur, M. de Margival avait généreusement donné à sa fille plus qu'il ne devait lui donner. Elle ne pouvait donc plus compter sur lui. «Comment faire, dit-elle, pour ressaisir ma dot dans les mains crochues de cet avare? -Ah! pardieu! s'écria Georges, qu'il ne se trouve jamais sur mon chemin, car je le provoque et je le tue en duel. -Je ne lui veux pas de mal, dit Valentine, mais vous me feriez là une belle grâce.» Il y eut un silence expressif. Elle continua: «Mais c'est surtout à lui que vous feriez une belle grâce. Il a la goutte, il a la pierre, il a déjà la mort dans le coeur. Quand je pense que je suis allée m'enchaîner à ce tombeau, quand je pouvais me jeter dans vos bras et faire un mariage d'amour.» Valentine se jeta dans les bras de Georges toute éplorée et toute éperdue. «Ah! Georges, je vous aimais et je vous aime, tandis que cet homme je ne l'aimais pas et je le hais. Pourquoi Dieu a-t-il permis ce mariage sacrilège, quand il m'avait promise à vous?» Valentine eut tout un quart d'heure d'éloquence. Georges eut tout un quart d'heure de passion. «Ah! si je pouvais tuer demain M. de Xaintrailles!» se disait-il à lui-même. Ils ne se tuèrent ni l'un ni l'autre. M. de Xaintrailles tira le premier à vingt pas. Georges du Quesnoy se croyait sûr de son coup, mais il ne fit que défriser son adversaire. M. de Xaintrailles voulut recommencer. Les témoins de Georges obtinrent que les deux adversaires partiraient de vingt-cinq pas et tireraient quand ils voudraient. Georges impatient tira le premier, toujours sûr de lui. Quand M. de Xaintrailles fut à dix pas, les témoins de Georges lui crièrent: «Tirez donc!» Il tirai mais n'atteignit pas non plus son rival. Tous les deux demandèrent à recommencer, mais les témoins se récusèrent, en disant que c'était déjà trop. Georges n'en revenait pas d'avoir cassé tant de poupées et de n'avoir pu toucher un homme, car c'était la première fois qu'il se battait au pistolet. Quand il raconta son duel à Valentine, il lui dit: «J'espérais vous apporter un extrait mortuaire, mais c'est à peine si j'ai coupé une mèche de cheveux à votre mari.» XVI Que Le Bonheur Est Un Rêve Quand On N'A Pas D'Argent. «Enfin, se disait Georges du Quesnoy, je tiens donc le bonheur sous la main. Mon idéal c'était Valentine: j'ai fini par atteindre mon idéal.» Ce n'était pas encore le bonheur, Valentine n'aimait pas comme lui. C'était la curieuse et l'affamée. Elle se jetait à travers la vie pour toucher à tout et pour mordre à tout. Mais elle avait trop d'aspirations pour se contenter des joies de l'amour caché. «Tu es trop belle pour m'aimer bien, disait Georges. Il faut que tu montres ta beauté à tout le monde. Tu aimes encore mieux l'admiration que l'amour. -Peut-être, disait-elle. Je suis comme la vigne: j'éclate dans ma sève, je brise mon corset. Mon coeur m'emporte au triple galop à toutes les sensations. J'aime tout ce qui est beau: les robes et les chevaux, la fleur dans l'hiver, la neige dans l'été, le soleil partout. Mon esprit a toujours soif et toujours faim.» Georges lui disait souvent: «Vois-tu, ton amour est charmant, mais il a des entr'actes. Tu m'embrasses bien, mais tes lèvres sont distraites. Quand tu me regardes, c'est divin, mais tu vois plus loin que moi. Ah! Valentine, ce n'est pas là le véritable amour. Si tu m'aimais comme je t'aime, tu viendrais vers moi sans détourner la tête et sans regarder au-delà. -O mon Dieu, oui! répondait gaiement Valentine. Tu voudrais me comparer à la louve affamée, qui court chercher la pâture de ses louveteaux, sans rien voir sur son chemin. Tu veux que je te serve mon coeur sans quune seule pensée étrangère l'agite et le fasse battre. Tu veux l'amour dans toute sa fureur et dans tout son aveuglement. Il y a peut-être des femmes qui donnent cet amour-là; va les chercher.» Et, se reprenant: «Non, prends-moi comme je suis. Vois-tu, mon cher Georges, tu ne seras jamais heureux, parce que tu cherches l'absolu. -Ah! tu sais bien qu'il n'y a point d'absolu.» Si Georges n'était pas heureux, même dans son bonheur, c'est qu'il pressentait déjà que Valentine lui échapperait comme un beau rêve. Ce qui l'empêchait aussi d'être heureux, c'est qu'il n'avait pas d'argent et qu'il n'y a point d'amour sans argent-dans le beau monde. C'était aussi le malheur de Valentine dans son bonheur. Quand le marquis Panino l'avait enlevée, il ne lui avait pas donné d'argent, mais il lui avait donné une vie fastueuse, à Bade, à Ems et ailleurs. Elle n'avait eu qu'à parler pour être obéie dans tous ses caprices de grande dame et de grande prodigue. Le marquis Panino n'avait, pas jeté moins de cent mille francs dans ce voyage d'agrément s'il en fut. C'était même pour cela qu'il l'avait «plantée là», comme on dit clans le beau monde. Il avait sans doute compris qu'avec de si belles dents elle lui croquerait sa fortune en quelques saisons. Rien n'est plus difficile, en amour, que de compter avec les femmes, ou plutôt de leur apprendre à compter, surtout quand on a commencé par prendre des airs de prince. Elles ne s'inquiètent pas de la question d'argent, ou plutôt elles ne veulent pas s'en inquiéter. Est-ce qu'on marchande l'eau aux fleurs et le millet aux oiseaux? Une femme est une fleur et un oiseau. La comtesse de Xaintrailles était venue échouer sans un sou à l'hôtel du Louvre, poursuivie par son mari qui l'adorait, mais se cachant de lui. Si elle avait choisi cet hôtel de provinciaux de l'arrière-province, c'est qu'elle savait bien que le comte n'irait pas la chercher là. Mais cela ne lui donnait pas d'argent. Une femme ne se fait jamais enlever sans ses diamants; mais la comtesse n'avait pas emporté sa parure des grands jours. A son arrivée à Paris, elle ne put mettre en gage qu'une broche et deux bagues. Les pendants d'oreilles étaient pour elle deux lumières pour sa beauté: elle ne voulait pas les éteindre. Aussi ne fut-elle pas longtemps sans crier misère à sa femme de chambre. On sait que Mlle Émilie n'était pas la première venue. Ancienne femme de chambre d'une actrice, c'était une fille de ressources, pareille à ces anciens valets de comédie qui se mettaient en campagne pour trouver de l'argent à leur maître. La comtesse s'était attachée à sa femme de chambre, et n'avait pu s'en séparer depuis son mariage, quoiqu'elle la trouvât trop familière avec le comte. Mais, dans sa fierté, Valentine avait dit devant les plus belles Romaines qu'elle mettrait sur son blason: «Jalouse ne daigne.» Ce n'était pas pour s'inquiéter des yeux noirs de sa femme de chambre, d'autant plus qu'elle se gardait bien de mettre le comte sous clef. Moins il était avec elle, plus il s'en trouvait bien. Les femmes ne sont pas prévoyantes quand elles ont une fortune sous la main. Mais quand elles sont sans argent, elles se tournent vers le lendemain avec inquiétude. Valentine se disait vaguement qu'elle avait encore sa dot, s'imaginant que deux cent mille francs sont un capital aujourd'hui. Mais comment reprendre sa dot? La femme de chambre lui amena un matin une marchande à la toilette de ses connaissances, qui lui prêta sur cette dot cinq mille francs, comme si c'était par amitié; d'autant plus que, ce jour-là, elle ne lui offrit rien de sa boutique. XVII Le Mari Et L'Amant. Georges du Quesnoy s'imaginait qu'il était débarrassé du mari, mais il comptait sans le mari. M. de Xaintrailles avait commencé par le commencement, c'est-à- dire par le duel, voulant se donner les airs d'un galant homme, mais il voulait finir par les tribunaux. Voilà pourquoi un beau matin, le commissaire de police vint sonner à la porte de la comtesse, au n° 17 de l'hôtel du Louvre. La femme de chambre, qui trahissait toujours le mari et la femme, poussa un cri et tomba en syncope; comme si elle n'eût pas été prévenue de cette visite inopportune. Mme de Xaintrailles, qui entendit ce cri, pressentit un malheur: elle se jeta hors du lit pour aller fermer le verrou de sa chambre; mais il était déjà trop tard. Le commissaire de police parut sur le seuil. Il n'était pas seul: M. de Xaintrailles se montra presque aussitôt. Le flagrant délit fut constaté, car la comtesse non plus n'était pas seule. La comtesse se jeta au-devant de son mari: «Quoi! lui dit-elle, furieuse, échevelée, menaçante, vous n'avez pas honte de venir ainsi chez moi! -Chez vous! madame, dit M. de Xaintrailles, je suis chez moi. -Vous êtes chez moi!» lui cria Georges du Quesnoy, qui venait d'arracher le rideau du lit pour se draper dedans. Ce fut une vraie tragi-comédie. Georges du Quesnoy voulut avoir raison du commissaire et du mari, mais il n'était pas assez habillé pour cela. Pourtant il les secoua si rudement tous les deux que le commissaire de police appela deux agents qui attendaient dans le salon. La force représentait la loi, la loi représentait la force. Valentine finit par demander grâce à son mari. «Monsieur, je vous abandonne ma dot, mais laissez-moi libre.» Le mari n'avait plus d'oreilles pour sa femme. Le soir, elle couchait au couvent des Dames-Sainte-Marie. Georges du Quesnoy couchait à la Conciergerie, non pour le flagrant délit, mais pour coups et blessures. Il avait pu parler un instant à la femme de chambre en quittant le Grand-Hôtel. «Je ferai votre fortune, lui dit-il, mais répondez toujours que vous ne savez pas qui je suis.» En arrivant au greffe de la Conciergerie, il avait pu s'entendre avec Mme de Xaintrailles. Comme quelques aventureux qui sont un peu aventuriers, Georges avait dans sa poche des cartes toutes faites pour les deux pseudonymes qui lui servaient souvent: EDMOND LEBRUN CHIMISTE. Regent street, 93. Et celle-là: BARON DE VILLAFRANCA Hôtel du Louvre. Lorsque le commissaire de police l'interrogea, il s'empressa de répondre qu'il se nommait Edmond Lebrun, chimiste, né à Turin, domicilié à Londres, habitant l'hôtel du Louvre pendant son passage à Paris. Quand le juge d'instruction l'interrogea le lendemain, il le serra de près par ses questions. Mais il était homme à tenir tête à tous les juges d'instruction. Il lui fagota une histoire si vraisemblable, que celui-ci n'y vit que la vérité. «Mais pourtant, monsieur, on ne vous connaît pas au Grand-Hôtel d'autre appartement que celui de Mme de Xaintrailles. -Je suis venu de Londres tout exprès pour la voir. -Vous la connaissiez donc? -Je l'ai connue à Rome, à Nice, à Bade. -Pourquoi ce nom de Villafranca quand vous vous êtes battu avec le comte? -Quand je voyage, je prends un titré qui appartient à ma famille, je suis baron de Villafranca, mais le nom de mon père comme le mien est tout simplement Lebrun. Je me nomme Edmond Lebrun.» Malgré les coups et blessures, Georges, grâce à son père, finit par obtenir sa liberté jusqu'au jour où il devrait répondre à l'accusation d'adultère. La prévention fut longue, comme toujours; mais le matin même où lé procès fut appelé, aucun accusé ne répondit à l'appel. Les curieux en furent pour leur curiosité, car l'affaire ne vint pas. M. de Xaintrailles, pour l'honneur de son nom, avait enfin compris qu'il était indigne de lui de faire ce procès. On rendit une ordonnance de non-lieu. Il espérait que Georges du Quesnoy, à cause des coups et blessures, ne reparaîtrait pas de sitôt. Aussi chercha-t-il à se rapprocher de sa femme par toute une comédie sentimentale. Mais Valentine avait mis sur son blason: JE N'OUBLIE PAS. Non-seulement elle n'oubliait pas, mais elle voulait se venger. Elle refusa de recevoir M. de Xaintrailles, quelles que fussent les prières de ses billets doux. Elle demanda une séparation de corps, voulant enfin disposer de sa fortune. Mais M. de Xaintrailles lui fit croire que la justice n'avait que suspendu son action; si Valentine refusait de se remettre avec lui, il finirait par la faire condamner comme adultère. Il la menaça d'ailleurs de lui envoyer les gendarmes pour la réintégrer au domicile conjugal. La comtesse était désespérée; elle se penchait à toute heure à sa fenêtre de l'hôtel du Louvre, où elle était retournée, comme si elle dût voir revenir Georges du Quesnoy. Elle avait repris sa femme de chambre, qui s'était juré à elle-même de ne plus trahir sa maîtresse, parce que le comte ne l'avait pas récompensée. Huit jours se passèrent sans que la comtesse vît venir son amant. Enfin, un soir, vers minuit, on sonna à sa porte. Elle savait bien que ce n'était pas son mari. Elle ouvrit elle-même, la femme de chambre étant déjà endormie. «C'est toi! -Enfin!». Et des étreintes à perdre l'âme. «J'ai deviné que tu reviendrais ici, voilà pourquoi j'y suis revenue. Que m'importe l'opinion des gens de cet hôtel! L'opinion, c'est toi: si tu es content, je suis contente.» On se conta les ennuis et les anxiétés de la prison et du couvent; on avait pu s'écrire, mais on n'avait pas tout dit; la haine contre M. de Xaintrailles s'était accrue de toutes les douleurs subies depuis trois mois. «Je me vengerai, dit Valentine. -Je te vengerai, dit Georges. -Songe qu'il tient ma fortune et qu'il me laisse sans argent. Georges était désespéré de ne pouvoir mettre une fortune aux pieds de Valentine. «Combien a-t-il à toi?. -200,000 francs! toute ma dot. Il n'a pas pu la manger, puisque je suis mariée sous le régime dotal. -Que dit ton père? -Mon père lui donne tort, mais il me donne tort aussi. Il est d'ailleurs malade à Margival. Il ne veut pas encore revenir à Paris. Mes deux avocats, Me Allou et Me Carraby, me disent que je ne puis demander la séparation de corps si je ne suis d'accord avec mon mari. Et, d'ailleurs, même si on me donne raison contre lui, ce sera bien long. Le comte veut que je revienne chez lui. Que vais-je faire? que vais-je devenir? -Comptez sur moi, dit Georges.» Mais il ne pouvait pas même compter sur lui. Vers une heure du matin, comme Georges allait sortir de l'hôtel du Louvre, il fut rappelé par une voix de femme. C'était la femme de chambre de la comtesse. «Monsieur, lui dit-elle, il ne faut pas que madame sache que je vous parle, mais je vous avertis que nous sommes tout à fait sans argent. On fait crédit à madame sur sa bonne mine et sur son titre de comtesse, mais les créanciers se fâcheront bientôt. Par exemple, avant-hier, nous avons acheté des dentelles aux magasins du Louvre, je les ai portées au Mont-de-Piété et je n'ai eu que 1,000 francs qui on été éparpillés dans la journée, car madame devait ici avant d'aller au couvent. Ce qui ne l'a pas empêchée de donner cinq louis à une pauvre femme qui portait deux enfants dans ses bras. Or, aujourd'hui, on est déjà venu deux fois des magasins du Louvre. Jugez donc si on savait que nous avons mis les dentelles au Mont-de-Piété! -Que vous ont-elles coûté? -Je crois bien que c'est 2,400 francs.» Georges du Quesnoy fouillait dans sa poche. «Tenez, ma chère, voilà cinq louis, ne dites pas à la comtesse que je vous les ai donnés; si on revient des magasins du Louvre, vous enverrez chez moi; mais ne prenez pas la fièvre, ni vous ni votre maîtresse: je veille sur vous. -Voyez-vous, monsieur, il n'y a qu'une chose à faire, c'est de se débarrasser du mari. -Vous en parlez bien à votre aise. -Ayez encore un duel avec lui, cette fois vous ne le manquerez pas.» Georges alluma un cigare sous les arcades de la rue de Rivoli. «Cette fille a raison, dit-il, il faut se débarrasser du mari.» Comme il disait ces mots, l'heure tintait à Saint-Germain-l'Auxerrois, ce qui le ramena à ses impressions du monde invisible. XVIII La Préface Du Crime. C'était un vendredi; M. de Nieuwerkerke recevait. La plupart des invités étaient déjà partis, il ne restait plus chez lui que les intimes, qui assistaient, tout en fumant, aux spirituelles caricatures d'Eugène Giraud. Un peintre sortit, un ami de Georges du Quesnoy. Il le reconnut dans la nuit. «Bonsoir, Georges, que diable fais-tu là à cette heure occulte? Est-ce que tu songes à aller coucher avec la Vénus de Milo? -Non, je n'aime pas les femmes de marbre. -Ni les antiques! -Ah! que vous êtes heureux, vous autres artistes, vous vivez de rien quand vous n'avez rien; vous ne vous éparpillez pas aux quatre coins du monde. Vous êtes consolés de tout par la passion de l'art. -Je te croyais l'homme du monde le plus heureux. Je t'ai rencontré avec la plus belle femme que j'aie vue, et on m'a dit que tu faisais de l'or. -Allons donc! je fais de la chimie et point de l'alchimie. Cela coûterait d'ailleurs plus cher à faire de l'or qu'à en acheter. -Je ne suis pas en peine, tu es de ceux qui ne restent pas en chemin. Quand on te voit, on juge que tu monteras haut. Adieu, je vais me coucher.» Resté seul, Georges murmura: «Je monterai haut. Si j'étais superstitieux, je dirais que tout me conduit à la guillotine.» Il vit alors dans les parterres du Louvre une guillotine avec le bourreau, le prêtre et le condamné. Dans l'après-midi du lendemain, Émilie lui apporta cette lettre de sa maîtresse: _Mon ami, Je suis désespérée; M. Dufaure, avocat de mon mari, est venu me voir tout à l'heure. Il m'a dit les choses les plus éloquentes en me parlant du devoir. Si tu ne viens pas tout de suite me voir, je serai peut-être assez bête pour retourner avec le comte. Tu sais, d'ailleurs, que je n'ai pas d'argent et que je ne veux pas que tu m'en donnes. Je t'attends. VALENTINE._ «Oh monsieur! dit la femme de chambre, c'est moi qui suis au désespoir. Nous voyez-vous rentrer avec monsieur? Il paraît qu'il nous emmènera à Rio de Janeiro. C'est à se jeter à l'eau. Vous n'êtes pas un homme a ne pas trouver un truc pour nous tirer de là. Du reste, moi je m'en moque, parce que moi je ne partirai pas. Chacun a ses affaires à Paris. -Je comprends, vous ne voulez pas emmener votre amant au delà des mers? Vous figurez-vous que je vais laisser partir Valentine? Jamais! -Comment ferez-vous? -Ah! si vous vouliez être de moitié dans l'aventure, ce serait bientôt fait. -Voyons, parlez.» Georges ne parla pas si vite. «Non, dit-il. C'est tenter le diable: Souvent femme varie, Bien fol qui s'y fie. -Vous ne me connaissez pas! je ne suis pas une grue, ni une éventée. -Qu'est-ce que votre amant? -Mon amant? J'en avais deux, un surnuméraire à la Banque et-. -Et?-. -Le comte de Xaintrailles! -Quoi! vous trahissiez la comtesse? -Non, je trahissais le comte: il n'avait pas de secret pour moi et je n'avais pas de secret pour madame. -O temps! ô moeurs! s'écria Georges, qui ne pouvait s'empêcher de «blaguer», même dans les moments les plus critiques. -Oui, mais maintenant, n-i ni, c'est fini. -Vous ne pourriez pas le réacpincer, cet Othello? -Oh! il ne faudrait pas me mettre en quatre pour cela. -Eh bien, allez-y gaiement, je vous dirai pourquoi. -Non, dites-le-moi d'abord. -C'est que quand vous serez redevenue sa maîtresse, nous serons maîtres de lui. -J'y vais de ce pas. -Allons donc! -Comme je vous le dis! Voici une lettre que madame vient de me donner pour le comte; au lieu de la mettre à la poste, je cours la lui porter.» Et Émilie partit du pied gauche pour aller trouver le comte qu'elle ne voyait plus, tandis que Georges du Quesnoy partait pour l'hôtel du Louvre. Il la rappela dans l'escalier: «Pas un mot au surnuméraire. -Êtes-vous bête! -Je connais du monde à la Banque, je vous réponds qu'il fera son chemin. -J'en accepte l'augure.» Quand Georges du Quesnoy fut avec Mme de Xaintrailles, il s'aperçut que l'avocat du comte avait bouleversé ce jeune esprit ardent à tout, même au bien. Elle avait déjà tempéré sa passion. Elle comprenait qu'une femme bien née doit être prête à tous les sacrifices. On lui pardonnerait ses folies, qui n'étaient que des folies d'une heure, si elle redevenait loyalement la comtesse de Xaintrailles. Au contraire, que ferait-elle en se maintenant dans sa révolte? Le comte, justement blessé, la punirait en s'opposant à une séparation de corps. Il continuerait à retenir ses biens. Son père menaçait de ne plus la recevoir. Elle n'avait pas à Paris une seule amie qui lui tendît la main. «Tant pis, mon cher, dit-elle à Georges. C'est l'heure de la résignation. -Ah! si j'avais tué votre mari en duel! -Oui, vous avez manqué l'occasion ce jour-là de faire notre bonheur à tous les trois.» Et quoiqu'elle eût bien envie de pleurer, Valentine se mit à rire. Georges du Quesnoy était au paroxysme de la passion. En la voyant si belle, en la voyant si près de lui échapper, il jura qu'elle ne serait plus au comte. Le soir, il eut une seconde conférence avec la femme de chambre. Émilie lui conta qu'elle avait été fort mal reçue par M. de Xaintrailles. Il était malade. Elle avait pénétré jusqu'à son lit, mais il s'était écrié qu'il ne la voulait plus voir tout en lui montrant la porte. «Alors, vous ne le verrez plus? -Je ne suis pas fille à obéir quand on me dit de m'en aller. J'ai si bien fait mon compte, qu'une demi-heure après j'étais encore au chevet de M. Xaintrailles, lui rappelant les beaux jours de Rome et de Tivoli, quand il me disait que plus je l'aimais, plus il aimait sa femme. En un mot, j'ai triomphé à ce point qu'il m'a priée de retourner demain. Il a fini par me dire: «Tu as bien fait de venir me demander ton pardon, sans quoi je ne t'aurais pas gardée quand la comtesse va revenir chez moi.» -Quoi! s'écria Georges, il en est si sûr que cela? -Oui, son avocat n'en doute pas. -Eh bien, il était temps de se mettre en travers. Georges du Quesnoy demanda à Emilie quelle était la maladie du comte. Elle lui répondit que c'était une névralgie qui lui faisait souffrir mille morts. Il souffrait en outre de la goutte et de la pierre, mais son médecin, qui était venu ce jour-là, lui promettait que dans huit jours il serait debout. -Eh bien, je vous réponds que dans huit jours il ne sera pas debout, dit Georges en se mordant les lèvres. Vers minuit il alla se jeter encore aux pieds de la comtesse de Xaintrailles, pour lui dire tout son désespoir, à la seule idée de la voir retourner avec son mari. Elle parut bien peu touchée; elle semblait n'écouter que son devoir, ou plutôt elle était toute soumise encore aux conseils de M. Dufaure. Le célèbre jurisconsulte lui avait montré le néant de toutes ces passions bâties, sur un volcan, qui n'enfantent que la douleur et le remords. «Non, se disait-elle, quand on porte mon nom, on n'a pas le droit de trahir la société. Je veux reconquérir la considération; le bonheur que vous me donnez m'épouvante. Je vous aime encore, mais je sens que je vous haïrais bientôt. Je vais quitter cet hôtel de malheur-. -Pouvez-vous dire cela? Valentine. -Cet hôtel de bonheur, si vous voulez. J'ai déjà envoyé ma femme de chambre au comte pour le soigner. Moi, je vais retourner au couvent pour faire quarantaine.» Georges eut toutes les éloquences, toutes les caresses, toutes les colères. «Quoi! lui dit-il, je vous avais presque oubliée; c'est vous qui m'avez appelé, et c'est vous qui me rejetez. Que voulez-vous que je fasse dans ce désespoir? Ce sera le coup mortel. -Vous vivrez de souvenirs, comme moi. Ou plutôt, comme vous êtes un homme, vous oublierez et vous aimerez une autre femme. Pour moi, je vous jure que je n'aurai aimé que vous. Votre souvenir sera ma seule joie. -J'étais déjà perdu à moitié, reprit Georges en marchant à grands pas, vous me précipitez au fond de l'abîme, au lieu de me sauver. -Mon ami, ne dites pas cela. Vous savez que si je le puis, je vous tendrai les bras. Jusqu'ici vous avez perdu votre temps, mais vous êtes si jeune que vous vous relèverez de toutes vos folies. Je connais trois ministres, voulez-vous que j'aille les trouver pour vous? Je n'ai pas encore perdu mon crédit, voulez-vous être magistrat, consul, sous-préfet? -C'est cela; vous voulez m'exiler. -Vous êtes fou! je veux vous emprisonner dans un devoir rigoureux, comme je veux m'emprisonner moi-même dans la maison de mon mari.» Georges prit la main de Valentine. «Eh bien, non, c'est au delà de mes forces. J'aime mieux mourir que de vous perdre.» Et, se penchant pour l'embrasser: «Tu ne sais donc pas comme je t'aime?» La comtesse leva ses beaux yeux sur son amant. «Tu ne sais donc pas comme je t'aime aussi?» dit-elle. Il retomba à ses pieds et il pleura. Elle pleura aussi. Il croyait l'avoir reconquise, mais elle se releva de cette rechute. «Non, mon ami, lui dit-elle, je ne serai plus votre maîtresse. Vous êtes cruel de me décourager. Redevenez un homme et non un enfant. -Si je vous décourage, c'est parce que je sais bien que vous voulez jouer un rôle qui n'est pas le vôtre. Les femmes ne se repentent jamais si jeunes. -Je m'appelle Valentine, mais je m'appelle aussi Madeleine. -Madeleine ne s'est repentie que parce qu'elle a aimé Dieu lui-même. Mais ce n'est jamais avec M. de Xaintrailles que vous vous repentirez. Vous aller tenter l'impossible; aussi, dans six mois, vous aurez planté là votre mari pour la troisième fois; car ne m'avez-vous pas dit vous-même que vous aviez voulu vous repentir avec M. de Xaintrailles de votre aventure avec le marquis Panino? -Eh bien, si je n'ai pas la force du devoir, j'aurai la force de l'amour: je viendrai me jeter encore dans vos bras. Mais, pour aujourd'hui, ne perdez pas votre temps; je vous jure que vous ne gagnerez rien. -Vous me donnerez un quart d'heure de grâce? -Je vous offrirai à dîner, si vous voulez, à la condition que vous me donnerez de l'appétit.» Ils dînèrent ensemble dans le petit salon, comme ils avaient souvent dîné aux meilleurs jours de leur passion. Georges voulait encore se faire illusion, tout en s'avouant que c'était lui qui avait toujours été dominé. Elle avait eu beau s'abandonner avec les voluptueuses lâchetés de l'esclave, il n'était jamais parvenu à se rendre maître de cet esprit rebelle. La raison, ce n'est pas seulement sa timidité presque enfantine dans le Parc-aux-Grives; c'était qu'il l'aimait trop. Pour Valentine, quand elle était devant lui, il y avait toujours une société, une famille, un Dieu. Pour lui, il n'y avait plus rien que Valentine. Après le dîner, il aurait bien voulu rester encore-rester toujours,-mais Valentine lui dit qu'elle avait promis à M. de Xaintrailles d'aller passer une heure avec lui, et que, pour rien au monde, elle ne manquerait à cette promesse. «Songez donc, lui dit-elle, il est si malade que ce serait un homicide.» Il fallut bien que Georges se résignât. «A demain, dit-il à Valentine. -Qui sait!» répondit-elle. Mais elle le vit si triste, qu'elle se hâta d'ajouter un de ces oui charmants que les femmes savent si bien dire. Georges eût peut-être, d'ailleurs, insisté davantage, s'il n'eût été attendu à une table de jeu, car le bonheur ne lui avait pas fait perdre ses bonnes habitudes des jours malheureux. Le lendemain, quand il vint pour voir la comtesse, elle n'y était pas. Il vint jusqu'à trois fois sans la trouver. Il revint le surlendemain. Cette fois, on lui donna ce mot: «Adieu! nous ne nous verrons plus. Si vous m'aimez encore, ne cherchez pas à me rencontrer.» Georges devint pâle. Il eut froid au coeur; il lui sembla qu'il allait mourir. Il questionna, et on lui apprit que la comtesse avait quitté l'hôtel pour n'y pas revenir. Elle était retournée au couvent de Sainte-Marie. Il courut au couvent, mais ne fut pas reçu. On lui apprit que la comtesse était toute seule, même sans sa femme de chambre. Il écrivit, mais on ne lui répondit pas. Il était si désespéré qu'il en devint presque fou. Cette fois c'en était fait. Valentine mariée n'était pas si loin que ne le devenait Valentine repentie. Il ne la verrait donc plus! Il ne rallumerait pas cette belle passion qui le tuait dans les délires et les délices! Il fallait donc tenter l'impossible pour arracher cette pécheresse à son repentir! Pour la ramener dans ses bras, plus égarée que jamais, pour lui prouver que la vie c'était l'amour! Mais il aurait beau faire, c'était tenter l'impossible, à moins que le comte ne mourût. «C'est moi qui suis mort!» s'écriait Georges. Il s'était si bien habitué au savoureux parfum de Valentine, qu'il voulut habiter la chambre même quelle occupait à l'hôtel du Louvre. Aucun voyageur n'y était encore entré; il s'y précipita et s'y enferma avec une sombre volupté. Il se jeta sur le lit, il baisa l'oreiller, il s'enroula dans les couvertures. Il aurait voulu rattraper de chez la blanchisseuse les draps de la comtesse. «Ici, se disait-il, au moins je ne suis pas aussi loin d'elle! je la sens partout! Cette pendule-là parlait de moi.» Et il portait ses lèvres partout et sur toutes choses, ne comprenant pas lui- même que la folie humaine puisse égarer ainsi un homme. «Oh! Valentine, Valentine! comme je vous aime!» dit-il en tombant agenouillé devant le lit. Quoiqu'il n'eût pas beaucoup d'argent, il paya huit jours d'avance pour être bien sûr qu'on ne lui enlèverait pas la chambre de Valentine. Dans l'aveuglement de sa passion, il se hasarda rue de Penthièvre, jusqu'à l'appartement du comte. Ce fut Émilie qui vint lui ouvrir. «Pourquoi avez-vous quitté la comtesse? -Je ne l'ai pas quittée pour longtemps, puisqu'elle doit venir ici la semaine prochaine. D'ailleurs, vous savez bien que je suis devenue la garde malade du comte. -Comment va-t-il? -Vous êtes bien bon! ni bien ni mal. Mais il a trop de maladies à la fois pour en avoir une bonne. -Il faut que je voie la comtesse. -Ah! si madame a dit non, c'est non! Je la connais encore mieux que vous; quand vous verrez madame, c'est que madame voudra vous voir. -Elle vient ici? -Oui! elle est venue hier, elle reviendra demain. Mais je suppose que vous ne songez pas à lui donner ici un rendez-vous. D'ailleurs, elle ne vient pas seule; elle est accompagnée de Mme de Fromentel, une autre femme romanesque, qui, depuis la mort tragique de votre frère, passe la moitié de sa vie à pleurer au couvent de Sainte-Marie. -Il faut pourtant que je voie Valentine. Je lui ai écrit, elle ne me répond pas. Si vous la voyez demain, dites-lui bien que tout ceci finira mal.» Cette petite conversation se passait, moitié dans l'antichambre, moitié sur le palier; car ni Georges ni Emilie n'avaient franchi le seuil. La femme de chambre baissa la voix pour murmurer: «Tout ça finirait bien, si le comte aimait assez sa femme pour en mourir.» XIX Le Crime. Cependant Georges n'était plus maître de sa passion ni de son désespoir. Il souffrait les mille morts de l'amour. Il ne dormait pas, il ne mangeait pas, il ne vivait pas. Il subissait tous les tourments et toutes les angoisses. Cette femme attendue si longtemps! Cette femme retrouvée et reperdue, Dieu la lui rendrait-il? «Mais il n'y a pas de Dieu, dit-il avec colère. Il n'y a pas de Dieu, puisque le bonheur est impossible, puisque la vie est trahie à chaque pas, puisque les rêves ne sont pas des rêves, puisque notre pain quotidien est la douleur, puisqu'une heure de joie se paye par une éternité de larmes!» Et quand Georges eut bien déclamé ces imprécations, il s'écria: «Si Dieu n'existe pas, c'est aux hommes forts à faire la justice. Pourquoi ne tuerais-je pas le comte de Xaintrailles, puisque c'est lui qui m'a volé mon bonheur?» Il s'enhardit dans cette belle idée, en appelant à lui tous les docteurs de l'athéisme. Qu'est-ce qu'un homme inutile de plus ou de moins? César, Napoléon, ne passent pas pour des homicides, quoiqu'ils aient tué des millions d'hommes. Ce fut en vain que son imagination-ou sa conscience-lui montrait à l'horizon la guillotine, que la chiromancienne lui avait prédite; il était décidé à tout braver, étouffant en lui toute prescience et toute divination; niant les mystères de l'inconnu, après les avoir expliqués. «Mais comment me débarrasser de cet homme?» se demandait Georges. On s'habitue au crime comme au poison. A la première idée, on se révolte; la conscience ferme la porte, c'est à peine si on ose regarder le crime par la fenêtre. C'est aussi l'histoire de la femme qui s'effraye d'abord de prendre un amant. Quand elle s'abandonne à cette pensée, elle croit encore que c'est un rêve irréalisable. Quand elle savoure par avance les voluptés de l'amour, elle ne peut pas s'imaginer qu'elle franchira jamais le Rubicon. La minute qui précède le crime ou la chute semble l'éternité: on n'y arrivera jamais. Georges était bien né; il appartenait à ce monde chrétien qui se résigne et qui ne se révolte pas. Il avait vécu sa première jeunesse dans toutes les soumissions aux lois de l'Évangile, ce code des codes. Le paradoxe avait hanté ses lèvres sans descendre dans son coeur; il sentait Dieu en lui. L'amour de la famille le sauvegardait, comme l'amour des lettres, car il avait trouvé dans l'histoire une seconde famille. Tous ceux que le génie a doués étaient des siens, depuis Hésiode jusqu'à Lamartine, depuis Achille jusqu'à Napoléon, depuis Apelle jusqu'à Delacroix. Si, au temps de ses études; quand il prenait la plume pour expliquer les maîtres de toutes les langues, on lui eût dit: «Cette main-là frappera du poignard, ou versera le poison,» il se fût noblement indigné, en s'écriant: «Je me nomme Georges du Quesnoy, du nom de mon père.» Et il eût pris à témoin toutes les figures qui lui étaient sympathiques, tous ses amis d'élection dans le monde ancien et dans le monde moderne. Ce qui l'eût indigné alors l'indigna encore, même après ses déchéances morales, quand le désoeuvrement eut couvert cette intelligence d'élite dont on pouvait tout espérer; mais l'homme avait trop abdiqué pour que la passion ne fût pas plus forte que son coeur. Il n'était plus capable que de faire un sacrifice à lui-même, l'homme périssable, au lieu de le faire à sa conscience, l'âme immortelle. En quelques jours, Georges s'habitua donc au crime. Mais comment pratiquer le crime? S'il eût obéi à son tempérament, il eût pris le poignard, car il gardait une haine violente à cet homme qui l'avait jeté en prison, pour ce qu'il appelait un délit de droit commun; mais il choisit le poison, pour pouvoir cacher son crime à tout le monde, surtout à Valentine. Il pensa d'abord au poison des Indiens. Il irait trouver le comte de Xaintrailles; il lui demanderait raison de ses nuits blanches à la Conciergerie, de sa fièvre de prisonnier; dans sa colère, il lui saisirait le bras et ferait pénétrer le poison dans la chair, par les angles d'une bague imbibée. Tout le monde sait que ce poison est le plus violent et le plus rapide. Ou bien encore, il verserait dans un des breuvages du malade son fameux poison des Médicis, soit celui qui tue à l'instant même, soit celui qui tue lentement. Grâce à la femme de chambre, consciente ou inconsciente, cela n'était pas bien difficile. Ou bien encore, il porterait à Émilie, pour tenir compagnie au comte, le cerf- volant du charnier qui donne le charbon. Et l'aconit, ce capuchon de Vénus, avec ses jolies fleurs blanches et violettes qui vous endorment dans l'éternité! Mais, comme depuis quelque temps il avait étudié les effets inouis de l'eau de laurier-cerise, il se décida à se servir de ce poison, peut-être parce que c'était le plus nouveau. Il était, d'ailleurs, armé de toutes pièces. A partir du jour où il conçut le crime, quoiqu'il ne fût pas bien décidé à le commettre, il portait toujours sur lui trois ou quatre poisons, sans parler d'un revolver américain, un bijou s'il en fut. Georges avait traversé plus d'une aventure périlleuse. Il disait que rien ne préserve de la mort comme la mort elle-même. Il ne sortait donc jamais sans elle. Il ne hâta pas les choses, espérant encore que M. de Xaintrailles mourrait de sa belle mort. Le lendemain, il retourna rue de Penthièvre, espérant toujours voir Mme de Xaintrailles; mais ce jour-là elle ne vint pas. Il retourna le surlendemain. A le voir errer par la rue, avec l'inquiétude peinte sur sa figure de plus en plus pâlissante, les sergents de ville commençaient à se confier qu'il méditait sans doute un mauvais coup, à moins qu'il ne méditât tout simplement d'enlever une des dames du quartier. A force d'aller et de venir ce jour-là sans voir arriver Valentine, Georges se décida pour la seconde fois à monter chez M. de Xaintrailles. Ce fut la cuisinière qui lui ouvrit. Il ne voulut pas entrer, disant qu'il ne voulait parler qu'à la femme de chambre. La cuisinière alla avertir Émilie, qui vint sur le palier, à moitié endormie, parce qu'elle ne s'était pas couchée la dernière nuit. «Ce n'est pas moi que vous voulez voir, dit la femme de chambre à Georges, mais je vous avertis que vous ne verrez plus madame; elle est venue ce matin avec son père; la réconciliation a été des plus touchantes. Je ne dis pas que cela amuse beaucoup madame, mais elle s'y résigne. Dans quelques jours, elle partira pour le Brésil ou pour la Perse, car on ne sait pas encore où monsieur sera nommé ministre. -Le comte va donc mieux? -Hélas! oui. Pourtant, selon moi, il a encore une patte dans la tombe; les nuits sont très-mauvaises; la fièvre le fait divaguer comme un fou; pour moi, je suis au bout de mes forces. -Jetez-lui donc sur le nez un mouchoir imbibé de chloroforme, pour le calmer un peu. -Oui, mais je n'ai pas de chloroforme. Justement je voulais en demander au médecin parce que j'ai mal aux dents.» Georges donna à Émilie une petite fiole, fermée à l'émeri, pleine d'extrait de laurier-cerise. «Qu'à cela ne tienne, dit-il, voilà qui vaut mieux que du chloroforme. Si vous buviez tout cela, vous n'auriez plus jamais mal aux dents. Mais vous avez trop d'esprit pour faire une bêtise, surtout quand je pense à votre fortune. Bonsoir.» Georges n'ajouta pas un mot. Dès qu'il fut sorti, il alla droit au café de la Paix pour écrire à Mme de Xaintrailles; mais il eut beau donner cent sous à l'Auvergnat qui porta la lettre, cet homme ne rapporta pas de réponse. «Oui, dit-il, c'est bien fini, à moins que le comte ne s'en relève pas.» Et après avoir pensé à sa fiole d'extrait de laurier-cerise: -Si Émilie me comprenait! murmura-t-il. Mais je ne me suis pas assez bien expliqué pour me faire comprendre. Le soir, quoiqu'il n'eût pas trop l'espérance de rencontrer Valentine rue de Penthièvre, il y retourna aussitôt son dîner; un dîner sommaire s'il en fut, car depuis quelques jours il n'avait pas faim. Après avoir dépêché une fruitière à la femme de chambre, comme cette fille refusait de descendre, il monta pour lui parler. Cette fois ce fut le valet de chambre, qui lui ouvrit. La femme de chambre vint bientôt et lui dit qu'il était fou de se montrer dans la maison. «Heureusement, ajouta-t-elle, que j'ai dit que vous étiez médecin; mais, je vous en prie, ne venez plus, si vous voulez que tout aille bien. -L'eau de laurier-cerise a-t-elle calmé votre mal de dents? -Je crois bien! à la première goutte, je dormais debout. -C'est souverain! Vous pouvez en donner au comte, avec l'approbation de son médecin. Il vous signera une ordonnance. Il le faut, car s'il arrivait un malheur, on ne manquerait pas de dire que vous avez voulu empoisonner ce moribond. -Est-ce que c'est du poison? -Oui, si on prenait toute la fiole dans une tisane. -A bon entendeur, salut! Mais allez-vous-en bien vite.» On montait dans l'escalier. C'était une femme. Georges ne fut pas peu surpris de reconnaître Valentine. Elle était préoccupée et ne regardait pas; si bien qu'elle ne vit pas que c'était lui quand il lui saisit la main. «Vous!» s'écria-t-elle. Elle faillit se trouver mal. «Oui, je vous poursuivrai jusque chez votre mari. Je veux vous voir et vous parler, ne fût-ce que pour la dernière fois. -Georges! vous allez me perdre. Que dirait-on si on vous voyait ici? -On dira ce qu'on voudra. J'ai le coeur brisé; j'ai la tête perdue. -De grâce! laissez-moi, dit la comtesse en dégageant sa main. Vous savez bien que tout est fini. -Je sais que je veux vous voir encore, ne fût-ce qu'une heure, ne fût-ce qu'un instant. Georges avait ressaisi la main de Mme de Xaintrailles. -Eh bien, dit-elle, subissant cette volonté plus forte que la sienne, demain matin, à dix heures, j'irai vous voir à l'Hôtel du Louvre. -Vous me le jurez? -Je vous le jure!» On se sépara. Je ne sais si le comte remarqua que sa femme était très-émue en venant lui dire bonsoir. Il se plaignit d'être plus malade que le matin. Son médecin avait eu peur d'un érysipèle; sa névralgie était plus insupportable que jamais: «Quelle nuit je vais passer!» dit-il. La comtesse lui promit de venir le veiller le lendemain. Elle lui proposa même de rester ce jour-là; mais M. de Xaintrailles lui dit qu'elle était trop bien habillée pour cela. Le bruit de sa robe de soie l'agaçait, tant il était énervé. Ils se dirent adieu, sans se douter que ce fût le dernier adieu. Le médecin revint vers onze heures; le comte dormait. La femme de chambre dit qu'il fallait une potion pour que la nuit fût bonne, car elle ne doutait pas que le comte ne se réveillât bientôt. Elle parla d'eau de laurier-cerises, disant qu'un ami de M. de Xaintrailles lui avait conseillé d'en prendre quelques gouttes dans du lait. Le médecin ne fit aucune difficulté de signer une ordonnance d'eau de laurier- cerise. Il était venu entre deux entr'actes des Italiens, en se disant sans doute que cette visite payerait sa stalle. Il raffolait de la Patti, qui chantait pour la dernière fois. Source: http://www.poesies.net