Les Grandes Dames. Par Arsène Houssaye. (1815 -1896) TOME II TABLE DES MATIERES LIVRE II -MADAME VÉNUS I LA CHAMBRE A DEUX LITS II DE MADAME DE MARSILLAC QUI PORTAIT DES MUFFLES D'OR SUR CHAMP DE GUEULES III LA LUNE REGARDAIT PAR LA FENÊTRE IV POURQUOI ANGÈLE ÉTAIT-ELLE PARTIE V VIOLETTE AU SECRET VI DE QUELQUES DEMOISELLES CHEZ LE JUGE D'INSTRUCTION VII POURQUOI ANGÈLE ÉTAIT-ELLE PARTIE VIII DE QUELQUES PARADOXES DE MONTJOYEUX IX MONTJOYEUX JOUE UN NOUVEAU ROLE X LA COUR D'ASSISES XI LA MÈRE DE VIOLETTE XII VIOLETTE ET GENEVIÈVE XIII TROIS MARIS CONTENTS XIV LES FEMMES INVINCIBLES XV L'ESCARPOLETTE XVI LE FESTIN DE MARBRE XVII UN TOAST A LA FEMME XVIII HISTOIRE DE MADAME VÉNUS XIX LE THÉ DE MADAME VÉNUS XX LE SOUPER DU COMMANDEUR XXI CI GIT MADAME VÉNUS LIVRE II - MADAME VÉNUS I LA CHAMBRE A DEUX LITS Le duc de Parisis prit fort gaiement l'aventure. Il se décida à partir pour le Pérou par le prochain paquebot des transatlantiques. Ses malles étaient bouclées, il avait dit adieu à ses cinq amis et à ses cinq cents femmes, rien ne pouvait l'arrêter un jour de plus à Paris. Mais il avait compté sans une petite lettre anonyme qui lui vint de Bade toute parfumée encore des senteurs d'outre-Rhin; elle exhalait je ne sais quel bouquet de Johannisberg. On disait à Octave que Bade était désolé depuis que le bruit s'était répandu qu'il n'y viendrait pas. Quoiqu'il ne reconnût pas l'écriture, il pensa que ce doux appel était de Violette. «Pourquoi ne vais-je pas à Bade? se demanda-t-il, c'est peut-être là que la fortune m'attend. Bade ou le Pérou, c'est la même chose.» Il croyait qu'en toutes choses le seul service qu on pût demander à un ami, c'était une pièce de cent sous, non pas pour la dépenser, mais pour la jeter en l'air et jouer chacune de ses actions à pile ou face. Il n'y manquait jamais. Pour lui, l'indécision était la pire des choses; elle ruinait l'énergie, elle ruinait la volonté, elle ruinait la vie. Il avait vu, tout jeune encore, représenter dans un salon cette vieille comédie où le beau Valère flotte continuellement entre Isabelle et Célimène; on sait le dernier vers de la pièce: au moment de partir pour l'église avec Isabelle, Valère s'écrie: J'aurais mieux fait, je crois, d'épouser Célimène. Parisis, qui n'avait que douze ans, s'écria tout haut: «Pourquoi ne les épouse-t-il pas toutes les deux?» Dès qu'Octave eut reçu la lettre de Bade, il jeta en l'air une pièce de cent sous. «Si c'est face, dit-il, j'irai à Bade.» La pièce de cent sous tomba face; le dieu Hasard avait parlé, Octave obéit. Comme il ne faisait pas courir cette année-là à Bade, il voulut y arriver incognito, sans équipages d'aucune sorte, décidé à risquer vingt-cinq mille francs et à s'en revenir si le dieu Hasard s'était trompé. Parisis arriva un soir à Bade le second jour des courses. Au débarcadère, Villeroy et Saint-Aymour lui dirent que Violette était dans le voisinage, mais qu'elle cachait son bonheur en tête à tête avec le prince Rio. Elle aussi était venue incognito. On ne la voyait que passer. Octave, ne voulant pas se montrer au grand jour, descendit à l'hôtel de France, qui naturellement n'est jamais habité par les Français. Le maître de la maison, qui vit tout de suite un voyageur de grand air, lui dit combien il était désolé de n'avoir pas un appartement. Octave demanda une simple chambre, mais il n'y avait plus rien, les toits étaient habités. «Cherchez bien, dit Parisis.-Attendez donc! reprit l'hôtelier, il y a une dame qui va partir tout à l'heure pour Paris, et d'ailleurs, si elle ne part pas, tant pis pour elle.-Vous n'êtes pas galant, remarqua Octave, mais cela ne me regarde pas, donnez-moi cette chambre.-Il y a une petite difficulté, c'est que la dame en question a encore la clef.-Quelle est cette dame?-C'est une dame connue, j'imagine, mais je ne la connais pas, dit l'hôte avec des airs fort malins.-Où est-elle?-Elle est à la roulette, je n'en doute pas, car elle a toujours perdu, et vous savez que c'est la perte qui fait les joueurs, mais surtout les joueuses. Après tout, j'ai une autre clef; la dame n'a rien à prendre, elle a tout joué.-Même son honneur? dit Octave, comme s'il mesurait un obélisque.-Je n'en doute pas. Je vais vous ouvrir la porte.-A merveille!» Octave, toujours chercheur d'aventures, n'avait garde de faire un pas en arrière. Il entra résolument dans la chambre de la dame.-Deux lits! s'écria-t-il, peste! quel luxe!-Oui, monsieur, c'est du luxe, car je dois à la vérité de dire que la dame a toujours couché toute seule.-Mais, tout à l'heure, vous doutiez de sa vertu.-J'en doute encore, monsieur. Vous en douterez vous-même en la voyant.-Après tout, cela m'est égal, la chambre est très agréable, un paysage par la fenêtre, le portrait de la reine Victoria et du roi de Prusse: en vérité, je ne connais pas mon bonheur.» L'hôtelier allait s'en aller. Il pria Octave de lui donner son nom. «Quel est le cheval qui a gagné le prix aujourd'hui?-Gladiateur.-Eh bien! c'est mon nom, pas un mot de plus.» Octave, demeuré seul, ouvrit un sac de nuit et jeta çà et là les chemises, les cravates et les pantoufles. «Oh! oh! dit-il en s'approchant de la toilette, la dame aime le luxe: voici tout un attirail de femme comme il ne faut pas. Cocotte, ma mie, qui t'a donné tout cela? Après tout, c'est peut-être moi. Mais n'allons pas faire de fouilles. Je suis couvert de poussière, à ce point que je sens germer des herbes sur mon cou. Une forte ablution est indiquée ici.» Octave versa de l'eau et plongea sa tête dans la cuvette. Tout naturellement ce fut à cet instant que la dame entra chez elle-je me trompe-chez lui. Elle n'avait pas été avertie; sa surprise fut telle qu'elle ne trouva pas un mot à dire. Au bruit de la porte qui s'ouvrait, M. de Parisis se retourna, les joues ruisselantes, la barbe perlée. «Ah! c'est vous, madame, dit-il sans s'émouvoir le moins du monde, je suis charmé de vous rencontrer chez vous.» Au premier regard, Octave jugea que la dame était admirablement belle. «Si jamais, pensa-t-il, cet hôtelier s'était trompé? Il est bien assez malin pour cela.-Monsieur, dit la dame en levant la tête, je ne suppose pas que l'impertinence aille si loin: j'aime à croire que vous vous êtes trompé de porte.-Non, madame: vous ne savez donc pas que le Grand-Duc vient de rendre un nouveau décret? Toutes les chambres à deux lits seront désormais habitées par deux voyageurs.-Des deux sexes? dit la dame, qui ne put s'empêcher de rire.-Oui, madame; où est le mal? Vous savez comme moi que la vertu n'est en danger que lorsqu'elle cherche le danger.» La dame rentra dans toute sa dignité. «Je ne suis pas venue ici pour apprendre des maximes.-Et moi, madame, je ne suis pas venu pour en débiter.» Tout en parlant, M. de Parisis avait pris sa brosse pour remettre au vent ses cheveux et sa barbe. Il était redevenu le plus beau des hommes de son temps. «Et maintenant, madame, permettez-moi de vous présenter ma carte.-Monsieur le duc de Parisis! dit la dame. Eh bien! voilà une raison de plus pour moi de m'insurger contre le décret du Grand-Duc. Avec un homme comme vous, monsieur, les chambres à deux lits sont des illusions.-Je ne croyais pas, madame, qu'on eût aussi bonne opinion de moi au delà du Rhin. Sur le Rhin allemand, il ne faut craindre que les Allemands.-Des mots, des mots, des mots. L'hôtelier s'est sans doute imaginé que je partais ce soir, mais, Dieu merci! je reste.-Pourquoi, Dieu merci? Madame, donnez-vous donc la peine de vous asseoir.-Vous êtes trop gracieux, monsieur.-Il y a deux fauteuils, comme vous voyez, nous pouvons causer.-Il y a deux fauteuils, c'est vrai, je ne m'en étais pas aperçue. J'en suis bien aise, puisque je vais continuer à habiter cette chambre.» La dame déposa sur la cheminée deux rouleaux d'or. «Voilà qui est éloquent, dit Parisis; je vois bien, madame, que vous avez deux mille raisons pour rester ici. Cette chambre vous porte bonheur; savez-vous pourquoi? c'est parce que j'y suis. Je m'appelle Fétiche de mon petit nom.-Monsieur, j'ai des préjugés, mais je ne suis pas superstitieuse. Donc, je pense qu'il n'est pas séant d'habiter une chambre à deux lits avec un inconnu. Et puis je crois que les hommes ne portent pas bonheur.» En disant ces mots, la dame ne put masquer une expression de mélancolie qui alla jusqu'à la tristesse. «Madame, je fais un appel à votre patriotisme, vous ne mettrez pas à la porte un Français au-delà du Rhin.-Monsieur, je ne crois pas aux frontières, voilà pourquoi je vous prie de prendre votre chapeau et d'aller saluer ces dames à la Conversation. Il y a là Mlle Trente-Six-Vertus, le trio Soubise, Délions et Letessier, Mme Revolver, Mlle Rebecca, Mlle Tourne-Sol, la Nouvelle Héloïse, tout le dessus du panier de l'âge d'or. Mais les Phrynés ont toujours trois jeunesses.-Rassurez-vous, madame, je suis un homme bien né, je n'ai jamais violenté les femmes-si j'ose m'exprimer ainsi;-je n'ai jamais pris dans les batailles amoureuses que ce qu'on ne voulait pas m'accorder: c'est le droit de la guerre. Donc, vous ne voulez pas m'accorder l'hospitalité, je la prends.» La dame regarda le duc avec curiosité. «Je vous admire, monsieur, et vous croyez que je subirai pacifiquement votre volonté!-Appelez vos gens, madame, j'appellerai les miens. Ah! j'oubliais, nous les avons laissés à Paris, nous voyageons tous deux incognito.-Mes gens, monsieur, c'est ma colère, c'est ma dignité, c'est ma pudeur.-Vous oubliez votre vertu, madame, voulez-vous que je la sonne?» Octave fut très surpris de voir deux larmes dans les yeux de la dame. Il lui prit les mains et les baisa respectueusement, «Madame, si je vous ai blessée, je vous en demande pardon.» C'est toujours au moment où la femme va mettre un homme à la porte qu'elle se laisse vaincre, si l'homme-est un homme,-s'il sait qu'elle est belle et qu'elle a raison. Octave fut irrésistible; il parla si bien, il se montra si insensé, il trouva tant de mots imprévus, il prouva tant d'amour subit, que la dame fut presque désarmée. Ils signèrent un traité en quatre articles, à peu près comme dans le Voyage sentimental et dans je ne sais quelle comédie. I-La chambre sera divisée en deux jusqu'à minuit. II-Monsieur aura son lit, mais n'aura pas le droit de se coucher. III-La clef restera à la porte, quelque dommage qu'il en puisse advenir. IV-Monsieur respirera à l'unique fenêtre, mais à la condition que Madame ne sera plus là. ARTICLE ADDITIONNEL.-Jusqu'à minuit, Monsieur cherchera une chambre par la ville,-ou une dame plus hospitalière.-S'il ne trouvait pas à minuit, les parties belligérantes aviseront. A peine le traité fut-il signé, que la dame se mit à la fenêtre, comme pour bien marquer son droit. «C'est cela, dit Octave, les femmes ne perdent jamais une minute pour prouver leur despotisme.» Et il s'approcha de la fenêtre, comme s'il manquait d'air. «Je vous vois venir, dit la dame, la fenêtre est étroite,je connais ces malices-là. -Je ne doute pas, madame, de votre science-universelle.-Les femmes les plus ignorantes ont passé sous l'arbre de leur grand'mère; Adam ne leur apprend jamais rien. Aimez-vous ces hautes montagnes?-Beaucoup, monsieur. Mais si vous voulez bien les voir, allez vous promener. Ne violons pas la loi. Je suis venue pour m'habiller, on va sonner tout à l'heure le dîner, et, grâce à vous, je ne dînerai pas.-Voyez, madame, ce que c'est que la passion, j'avais oublié moi-même l'heure du dîner, et pourtant, Dieu sait si j'avais faim en arrivant. Voulez-vous dîner avec moi, madame? Les passions les plus violentes ne m'empêchent pas de dîner.-Ni moi non plus, mais je dîne seule dans ma chambre ou à table d'hôte. Et je vous assure que je suis plus seule encore à table d'hôte que je ne le suis chez moi.-Madame ne trinque pas avec l'infanterie?-Vous avez bien raison, tous ces Allemands ne sont pas des hommes, si ce n'est pour les Allemandes.-Sur ce mot, madame, j'ai l'honneur de vous saluer. Nous nous reverrons entre onze heures et minuit. -Oui, monsieur, pour nous dire adieu.-Oui, un éternel adieu, madame.» Et le duc de Parisis referma la porte tout en disant: «Je veux que le diable m'emporte si j'ai pénétré celle-là; j'ai pourtant de bons yeux.» Il avisa l'hôtelier en descendant. «Eh bien! vous m'avez fait faire une singulière connaissance. A propos, comment se nomme cette dame?-Madame de Marsillac. Tenez, monsieur, j'ai là sa carte dans le bureau de l'hôtel.» Octave regarda la carte. «Une couronne de marquise! il fallait donc me dire cela.-Pourquoi, monsieur?-Pourquoi? c'est que je n'y serais pas allé par quatre chemins, je n'aurais pas fait tant de façons.» L'hôtelier, tout malin qu'il fût, eut bien l'air de ne pas comprendre. Cinq minutes après, Octave alluma un cigare et s'en alla en toute hâte prendre sa pâture, selon son expression, au palais des jeux-à la Conversation, ainsi nommée parce qu'on n'y parle jamais. Après avoir fait vingt pas, il se retourna et regarda une des fenêtres du second étage, où il croyait apercevoir Mme de Marsillac; mais il ne la vit pas. Elle avait fermé la croisée et regardait à travers le rideau. Il fut désappointé et elle fut contente. «Marsillac, Marsillac, disait-il entre ses dents, je connais des Marsillac; c'est une bonne famille toulousaine; il y a un Marsillac au service du pape. Qui sait, la marquise entretient peut-être un zouave pontifical!» *II DE MADAME DE MARSILLAC QUIPORTAIT DES MUFFLES D'OR SUR CHAMP DE GUEULES A son arrivée à la Conversation, Octave fut acclamé. «Parisis! Parisis! Parisis!» Ce fut à qui l'aurait à sa table. «Par ici! par ici! par ici!» criaient-ils tous. Octave cherchait les femmes des yeux, comme s'il dût voir Violette. On revenait des courses, on était encore dans la folie de cette descente de la Courtille. «Quelle bonne fortune de te voir ici, toi qu'on n'attendait pas!-Je ne suis pourtant pas en bonne fortune, dit Octave. Je viens de faire une cour assidue pendant une heure à une femme que je ne connais pas, et elle m'a mis à la porte. Après cela, c'est peut-être une bonne fortune, car, qui sait si elle a déjà fait cela pour quelqu'un? Connaissez-vous Mme de Marsillac?-Si nous la connaissons! mais nous ne connaissons qu'elle ici.-Entendons-nous. Vous la connaissez intrà muros?-Oh! pour cela, non! elle est fort belle, tout le monde le lui dit, mais elle ne reçoit nos hommages qu'extrà muros: aucun de nous n'a encore pénétré chez elle. Tu es donc entré par la fenêtre?-Non! Je suis descendu chez elle.-Par la cheminée?-Peut-être. Que fait-elle ici?-Elle joue.-Ni père, ni mari, ni frère, ni amoureux?-Non, Elle est arrivée avec un nègre qui ajustait la queue de sa robe de distance en distance; mais le nègre a été enlevé par une bourgeoise de Breslau, qui voulait jouer à la couleur.-Comment passe-t-elle ses jours et ses nuits?-Ses nuits, c'est le secret des dieux. Ses jours, c'est le secret de Polichinelle. Elle vient indolemment au trente-et-quarante vers midi. Elle n'est ni bruyante ni coquette, elle prend sa place sans emphase, elle pique les coups avec conscience, et elle joue le jeu le plus stupide que j'aie vu jouer.-Après cela, dit une femme de la meilleure compagnie, chacun joue selon son inspiration. Vous la trouvez si belle et je la trouve si bête. Pour célébrer la bienvenue du duc de Parisis, on avait apporté trois tables autour de lui. Tous les coeurs s'étaient rapprochés; au dessert, les femmes buvaient dans le verre de leurs voisins. Ce fut une petite fête du Café Anglais. Octave pensait vaguement à la dame de l'hôtel de France. Il voyait se dessiner ces deux lits aux draperies blanches, que protégeaient le roi de Prusse et la reine Victoria. A travers les fumées du vin de Champagne, il ne voyait pas de plus doux horizons. Ce jour-là, son idéal était cette chambre que sa destinée lui avait ouverte et presque fermée. Après le dîner, on alla deux par deux, la femme entraînant l'homme, hasarder une poignée de louis, qui à la roulette, qui au trente-et-quarante. Octave cherchait toujours Violette, sans prononcer son nom; mais Violette ne parut pas, soit qu'elle se cachât dans l'hôtel, soit qu'elle eût quitté Bade. Il jeta un billet de cinq cents francs à la noire, pour Mlle Tourne-Sol, qui faillit se trouver mal en voyant un rouleau de cinq cents francs couvrir son billet. Pour lui, il n'avait pas vu cela; Mme de Marsillac venait de passer devant lui, plus belle encore qu'il ne l'avait vue chez elle -chez lui. «Madame que cherchez-vous? dit-il en se plaçant sur son passage. -Ce n'est pas vous, monsieur.-Vous avez tort, madame, car vous me trouveriez si vous me cherchiez bien. -Je suis furieuse. Figurez-vous que j'avais retenu ma place, et cet hippopotame que vous voyez là-bas me l'a prise pour jouer des Frédérics. Il la déshonore.-Eh bien, madame, ne soyez pas furieuse. Je vais le prier de me donner votre place; s'il refuse, comme c'est un Allemand, je lui chercherai un querelle d'Allemand.» Tout en disant ces mots, Parisis alla droit à l'hippopotame. «Monsieur, vous allez avoir la parfaite bonne grâce de donner votre place à une dame qui est debout.-Non! dit l'Allemand.-Monsieur, vous êtes marié, n'est-ce pas?-Oui! dit l'Allemand.-Eh bien, monsieur, je vais enlever votre femme.-Cela m'est bien égal, monsieur!-Si j'enlève votre femme, monsieur, c'est pour enlever votre fille.» L'Allemand se leva. «Monsieur, vous m'insultez!-Oui, monsieur.» Mme de Marsillac avait déjà repris sa place. «Tenez, mon bonhomme, dit-elle à l'Allemand en lui présentant un double florin, voilà la dot de votre fille.» Mme de Marsillac était très émue quand elle prit le râteau pour conduire à la rouge un des deux rouleaux que Parisis avait vus sur sa cheminée. Elle perdit. Tout le monde avait les yeux sur elle, ce qui l'obligea à hasarder le second rouleau pour avoir l'air brave. Ce sont ces coups-là qui perdent le joueur. Dès que le joueur se croit en spectacle, il est battu. Mme de Marsillac perdit le second rouleau. Elle prit une épingle et marqua héroïquement sa défaite. Mais comment prendre sa revanche? Elle se tourna vers Octave et lui dit ces simples mots: «Et pourtant, je sens une série à la rouge!» Octave chiffonna un billet de mille francs et le jeta à la rouge. «Je suis de moitié,» dit-il avec une exquise galanterie. La rouge sortit. «Va pour trois mille francs,» dit-il au croupier qui taillait la banque. Et il jeta d'un air distrait un autre billet de mille francs. La rouge sortit. Du second coup, Parisis atteignit donc le maximum. «Va pour six mille francs.» La dame ne disait pas un mot. La rouge sortit huit fois. La taille n'était pas finie, mais la banque sauta. Il y avait, tout naturellement, une grande émotion autour de la table. «Eh bien! dit Octave à Mme de Marsillac, reprenez le râteau dans vos blanches mains, et tirez à nous ces papillons et ces lingots. «C'est un travail, dit Mme de Marsillac en saisissant le râteau et en le posant sur la «masse.»-Savez-vous compter? dit-il à la belle joueuse.-Non, dit-elle. Et vous?-Moi non plus. Prenez les papillottes, moi je prendrai l'or.-Non, vous seriez volé. Appelons un homme de loi.-Oh! mon Dieu, dit Octave qui savait déjà son compte, c'est une misère, il y a quarante-huit mille francs. -Et encore, dit Mme de Marsillac qui savait compter aussi, il y a deux mille francs qu'il faut retrancher, puisque c'est votre mise. -Il ne faut rien retrancher du tout, c'est votre mise comme la mienne. Comptez-vous donc pour rien votre inspiration? Voyez le hasard: si vous aviez eu mille francs de plus, je ne gagnais rien. Bien mieux, si j'avais parlementé une demi-minute de plus avec l'hippopotame, vous ne perdiez que mille francs avant la série.-Oui, les mille francs qu'on jette aux dieux jaloux, comme disent les joueurs.» M. de Parisis eut beau dire pour faire un partage d'amoureux, Mme de Marsillac ne consentit à prendre que la moitié. Elle porta très bien sa fortune. Après avoir risqué quelques louis à la roulette, toujours en compagnie d'Octave, elle le salua avec un charmant sourire et lui dit qu'elle allait se coucher. «Je vais vous accompagner, madame, car vous avez peur des voleurs?-Non, je n'ai pas peur des voleurs II. DE MADAME DE MARSILLAC QUI PORTAI... d'or-ni des autres, ajouta Mme de Marsillac d'un air railleur.» Et elle partit. *III. LA LUNE REGARDAIT PAR LA FENÊTRE Octave jugea qu'il devait être dans la place avec elle. Maintenant qu'il venait de lui faire gagner vingt-quatre mille francs, il se croyait moins avancé qu'auparavant. Il était de ceux qui ne veulent jamais cueillir le fruit de la reconnaissance. Une femme qu'il avais obligée était sacrée pour lui. Il est vrai qu'il n'avait pas obligé Mme de Marsillac: il avait joué avec elle; mais enfin il craignait qu'elle ne prît désormais ses prières pour des échéances. Voilà pourquoi, surtout, il voulait être rentré avant elle. Cela ne lui fut pas bien difficile; quand il prit la clef à l'hôtel, elle était encore à mi-chemin. Sa première action fut de se jeter sur le lit réservé en mâchant une cigarette, après toutefois avoir allumé les quatre bougies du côté opposé sur la cheminée et sur le guéridon. «A giorno,» dit Mme de Marsillac en entrant. Elle chercha des yeux et fit un pas en arrière en voyant Parisis couché. «Sur mon âme, monsieur, je ne m'attendais pas à celle-là.» Octave salua légèrement de la tête sans faire un mouvement. «Figurez-vous que je suis roué. Est-ce le voyage? sont-ce les émotions du jeu? Toujours est-il que me voilà couché et que pour rien au monde je ne me tiendrai debout.-Comment faire? Et moi qui pour rien au monde ne me coucherais si vous ne vous levez pas.-Vous voulez donc, madame, me condamner à dormir debout?-Je sais bien, monsieur, que vous n'avez pas des pieds à dormir debout; mais, enfin, ni moi non plus.-Eh bien, madame, couchez-vous, je n'y mettai point d'obstacle.-En vérité! c'est pour cela que vous avez allumé quatre bougies?-Oui madame; je ne sais rien de plus charmant qu'une femme qui se couche, comme je ne sais rien de plus attristant qu'une femme qui se lève. -Quatre bougies!reprit Mme de Marsillac?-Oui, reprit Octave; sans compter que la lune met son museau à la fenêtre.-Tout cela est fort joli, monsieur; mais il sera tout à l'heure minuit: vous n'avez pas oublié les articles de notre traité, c'est l'heure de nous dire adieu.-Pour toujours?-Pour toujours.-Eh bien, madame, c'est au-dessus de mes forces, soyez charitable; ce lit est ma seule planche de salut, ne me rejetez pas à la mer, je vous jure que je ne violerai pas les lois de l'hospitalité.-L'hospitalité! Comment, vous prenez une citadelle qui n'était pas défendue, vous y entrez avec armes et bagages, vous vous y couchez, et vous parlez d'hospitalité?» La figure de Mme de Marsillac, jusque-là souriante devint tout à coup sérieuse.-Allons, monsieur, nous avons déjà dit trop de sottises; vous me forcerez à sonner et à prier le maître de la maison de vous mettre dehors.-Prenez garde, madame, je ferai du bruit et on me mettra dedans.-Allons, monsieur, devenez donc sérieux pour cinq minutes. Je sais bien que vous n'êtes pas venu à Bade pour cela; vous avez trop de tête pour accuser le vin de Champagne de vos folies.» Octave avait soulevé la tête: «Madame, si vous me fermez votre porte, (je pourrais dire ma porte) songez donc à quelle extrémité vous me condamnez: il me faudra aller demander l'hospitalité à Mlle Tourne-Sol. -Eh bien, vous vous retrouverez en pays de connaissance; car, tous les deux, vous avez enlevé à la semelle de vos bottines la poussière patriotique du boulevard des Capucines.-Madame, vous ne nous connaissez pas, ni elle ni moi; ladite demoiselle, toute Tourne-Sol qu'elle soit, n'a jamais hasardé son pied mignon sur le boulevard des Capucines.-Ah! oui, je la connais-par ouï-dire:-c'est une ancienne écuyère, elle est toujours à cheval. Vous feriez mieux de l'appeler Mlle Tourne-Bride.-Allons, vous redevenez spirituelle, ma cause est gagnée.-Non, monsieur, votre cause est plus perdue que jamais. Voyez plutôt, je vais sonner.» Octave se leva d'un bond; il prononça quelques paroles hypocrites qui lui permirent de retirer la clef, après avoir tout doucement fermé la porte à double tour. «Je croyais, dit Mme de Marsillac, que cela ne se faisait plus que dans les comédies.-Peut-être, madame. Il y a encore une chose qui ne se fait que dans les comédies.» Et Parisis arracha le cordon de la sonnette. «Vous devenez fou, monsieur!-Que diriez-vous si j'étais sage?» Mme de Marsillac alla se camper fièrement au manteau de la cheminée. «Vous vous imaginez peut-être que j'ai peur de vos violences et que je m'inquiète de vos malices?-Non. Je m'imagine que vous ne pouvez pas finir une si belle journée par une nuit blanche.-Eh bien! je compterai mon or ou j'écrirai ma dépense.-Je ne vous croyais pas une femme de chiffres.-Si vous aimez mieux, si vous ne voulez pas que je me dépoétise à vos yeux, j'ouvrirai la fenêtre et je rêverai au clair de la lune, comme Juliette attendant Roméo.-Puisque Roméo est là!-Vous! Roméo! Si vous étiez Roméo, mon cher monsieur, vous descendriez bien vite là, sous les arbres, pour me chanter une sérénade; mais il n'y a pas plus de Roméo que sur le quai des Morfondus.» La dame alla ouvrir la fenêtre; naturellement Parisis se mit dans l'embrasure; mais elle le repoussa vertement, avec une indignation bien naturelle ou bien jouée. «Vous êtes belle ainsi! lui dit-il en se croisant les bras, car il jugeait que le moment de la grande bataille n'était pas venu encore.-Je le sais bien, dit Mme de Marsillac: une femme est toujours belle quand elle reste une femme en face d'un homme qui s'oublie.-Voulez-vous fumer, madame?» Un sourire amer. «Pourquoi toutes ces impertinences? Que vous ai-je fait! Si on savait à Paris qu'entre minuit et une heure du matin, M. de Parisis se trouvait le 5 septembre, à Bade, chez une femme du monde, que penserait-on?-Il y a longtemps, madame, que Paris ne songe plus à ces choses-là: il aurait trop à penser. Il n'y a plus que les bégueules qui s'indignent du plaisir des autres. Je vous en conjure, n'ayons pas de préjugés. Vous êtes à Bade toute seule comme j'y suis moi-même; puisque vous aimez les chiffres, un et un font deux; quoi de plus beau que ce nombre d'or, quand c'est un homme amoureux et une belle femme?» Octave s'était rapproché de Mme de Marsillac et lui avait pris la main. «Songez, madame, que vous n'êtes pas venue ici, j'imagine, pour faire votre salut.-Cela ne vous regarde pas, monsieur, vous n'avez aucun titre pour veiller sur mes actions.-Peut-être, madame, car je suis l'opinion publique.-Eh bien, si vous êtes l'opinion publique, je m'en fiche.» Depuis une heure, Mme de Marsillac avait les belles attitudes d'une femme du monde qui s'indigne et qui ne veut pas être vaincue; mais elle prononça ces dernières paroles comme si le mot eût été plus énergique. «Après tout, pensa Octave, c'est peut-être une simple drôlesse-ou plutôt une drôlesse compliquée.» Mais il fit cette réflexion stéréotypée que beaucoup de femmes du meilleur monde ont pris, pour être plus à la mode, le beau langage et les belles manières des femmes de la plus mauvaise compagnie. Il voulut faire quelques fouilles archéologiques. «Mais, madame, nous devons nous connaître beaucoup! car nous sommes bien nés tous les deux; nous avons dû vivre dans les mêmes parages.-Non, monsieur, je ne vous ai jamais rencontré, hormis chez moi.-Vous allez aux bals de la cour, aux fêtes des ambassades, aux soirées des ministres?-Non, monsieur, je ne sors jamais de chez moi.-Alors, vous habitez quelque solitude du faubourg Saint-Germain, l'herbe pousse sur votre seuil.-Non, monsieur, il vient beaucoup de monde dans ma maison.-Et... qu'est-ce qu'on fait chez vous, madame?-Cela ne vous regarde pas, monsieur, la recherche de la vie privée est interdite.» Parisis tourmenta sa moustache. «Vous êtes une femme impénétrable. -Non; je suis toute simple; vous ne pouvez voir dans mon âme, parce que vous avez un lorgnon.-Mon lorgnon ne m'empêche pas de voir que vous avez les plus beaux bras du monde.» Parisis glissait sa main sous la manche étoffée. «Froide comme le serpent!-Je suis une femme de marbre.-Où est Pygmalion? Est-ce que votre mari est à Biarritz quand vous êtes à Bade?-Allez y voir.» A cet instant, une bobèche cassa sous le feu de la bougie. Mme de Marsillac tressaillit et s'abandonna presque aux mains caressantes d'Octave. «Suis-je assez bête! dit-elle; voilà pourtant les choses qui me font peur.-Eh bien, madame, nous allons éteindre les bougies pour que les bobèches ne cassent plus, car les bougies sont à toute extrémité.-Et vous croyez peut-être que moi aussi je suis à toute extrémité? Eh bien, je vous avoue franchement que oui, parce que vous m'avez énervée et que je meurs de sommeil... Je vous en prie, vous déchirez mes dentelles...» Octave avait éteint les bougies. «Voyons, monsieur de Parisis, soyez bien sage, allez vous coucher et je vais me jeter dans un fauteuil.-Dans un fauteuil!» Octave souleva avec ses bras d'acier cette belle amazone comme il eût fait d'un enfant. Mme de Marsillac fut si émerveillée de la force de M. de Parisis, qu'il lui échappa ce cri involontaire: «Je n'avais jamais vu cela!-C'est la force de la passion, dit Octave en coupant chaque mot par une averse de baisers.-Oh! mon Dieu! mon Dieu! que vais-je devenir!» Mme de Marsillac se cacha la tête dans les mains. «Pourquoi vous cacher, puisque j'ai éteint les bougies?-Vous ne voyez donc pas, mon cher Parisis, la lune qui nous regarde par la fenêtre?» *IV. POURQUOI ANGÈLE ÉTAIT-ELLE PARTIE? Le lendemain, je veux dire quand le soleil eut resplendi dans l'allée de Lichtenthal et sur la montagne du Vieux-Château, Mme de Marsillac se souleva sur l'oreiller et sauta dans ses pantoufles sans vouloir réveiller Parisis, qui faisait semblant de dormir. Elle s'habilla quatre-à-quatre, comme une voyageuse qui va manquer le train. Elle prit pourtant le temps de se regarder un peu dans le miroir de la cheminée. «N'est-ce pas que vous êtes belle ainsi?» dit Octave sans remuer. Tout échevelée encore, sa pâleur éclatait sous les touffes noires, légèrement bouclées. «Non, je ne suis pas belle, j'imagine que vous me voyez en songe, car vous n'êtes pas réveillé.-C'est un reproche que je ne mérite pas, car je n'ai pas sommeillé, c'est moi qui vous regardais dormir.-J'ai peur de manquer le départ du matin; grâce à vous, j'ai oublié de remonter ma montre, et ces pendules d'auberge n'ont jamais marqué que l'heure du déjeuner.-Pourquoi parlez-vous de partir? Est-ce que c'est moi qui vous chasse, n'avons-nous pas une chambre à deux lits?-Oh! pour Dieu, faites-moi grâce de vos malices, je parle de partir parce que je vais partir. Comment voulez-vous que je reste à Bade après notre rencontre, qui sera cette après-midi la chronique de tout le pays.-Ma chère Angèle, qu'est-ce que cela vous fait? Je t'aime et tu es belle, pas un mot de plus. Je vais envoyer une dépêche à Paris, mes chevaux arriveront demain avec mes gens, nous allons louer un chalet pour huit jours, avenue de Lichtenthal, et nous y mangerons les vingt-quatre mille francs que tu m'as fait gagner hier.» Mme de Marsillac regarda Octave et sembla séduite par cette perspective de vivre huit jours avec lui dans cette solitude toute mondaine et toute romanesque. «C'est une idée, cela!-Je suis de l'école de Girardin, j'ai une idée tous les huit jours. C'est dit, n'est-ce pas?-Avec vous, on perd son temps à dire non.» Disant ces mots, Angèle se pencha vers Octave pour l'embrasser. «Qu'est-ce que cela? dit-elle en voyant un petit poignard d'or sur l'oreiller.-Cela, dit-il, c'est un fétiche que j'ai mis dans tes cheveux. Garde-le si tu veux que mon amour te porte bonheur.» Octava s'était habillé. Il baisa Angèle sur le cou et sortit en toute hâte en disant qu'il allait commander le déjeuner à la Conversation sous les arbres. «Attendez-moi sous l'orme, lui dit Mme de Marsillac.» Une demi-heure après, Octave était assis sous l'orme de Méry, devant les degrés de la Conversation, à une petite table surabondamment couverte de flacons de vin du Rhin. Il attendait Angèle, en lisant un journal pour embrouiller un peu plus son esprit sur la question d'Orient. On lui préparait les plus belles écrevisses de Loos et les plus belles truites tombées des cascades. Mlle Tourne-Sol vint s'asseoir à côté de lui. «C'est pour moi que tu prépares ce festin?-Oui, dit Octave qui ne voulait pas être pris sans femme.» Il avait déjà posé cinq minutes, et il trouvait que c'était cinq minutes de trop. On sait, d'ailleurs, que son plus grand bonheur était d'assembler les nuages, de brouiller les cartes, de jouer aux imbroglios, comme les Indiens jouent avec les couteaux. Il n'était jamais plus content de lui que dans les situations inextricables. Les colères d'Hermione, les larmes de Bérénice, les imprécations de Sapho étaient douces à son coeur. Il affrontait le danger, le sourire sur les lèvres et l'insouciance dans l'âme. Il disait que les meilleures mélodies étaient celles qui remuaient toutes les cordes. Il déjeuna donc avec Mlle Tourne-Sol, espérant bien que Mme de Marsillac viendrait, altière et humiliée à la fois, troubler ce duo matinal. Mais Angèle ne vint pas. Il pensa qu'elle avait entrevu de loin Mlle Tourne-Sol et qu'elle était retournée sur ses pas. «Après tout, se dit-il en buvant une dernière perle de Johannisberg, c'est peut-être une honnête femme.» Quand il retourna à l'hôtel, une demi-heure après, il ne fut pas peu surpris d'apprendre que Mme de Marsillac était partie. Il monta dans la chambre, bien convaincu qu'il trouverait un mot d'adieu. En effet, sur la cheminée, près de la bobèche cassée, il trouva ce simple billet: Adieu, sans rancune, mais ne nous revoyons jamais! ANGÈLE. Un nuage de mélancolie se répandit sur le front d'Octave. Pendant toute la journée on lui parla de sa misanthropie. Tout alla mal: il ne fit plus sauter la banque, il sauta lui-même; Violette passa devant lui toute rayonnante au bras du prince Rio; Mlle Tourne-Sol ne le quitta pas d'une semelle; il rencontra un musicien qui avait le mauvais oeil; au dîner, on renversa du sel sur la table. Mais le soir jugez s'il fut heureux, quand il rentra avec l'idée de se coucher avec le souvenir d'Angèle, de trouver une femme au lit. «Angèle!» s'écria-t-il. Et il courut pour embrasser Mme de Marsillac. Quel ne fut pas son désespoir quand il reconnut Mlle Tourne-Sol. Comme la veille, il y avait quatre bougies allumées, il les éteignit avec fureur, comme s'il dût retrouver son illusion perdue; mais la lune curieuse, comme la veille, vint le railler à la fenêtre. Pourquoi Angèle était-elle partie? *V VIOLETTE AU SECRET Octave n'était point un élégiaque, il se consolait des femmes avec les femmes. Cependant, à son retour à Paris, trois semaines après l'aventure à Bade, il chercha partout et ailleurs «Mme la marquise de Marsillac.» Il jugea que c'était une provinciale égarée à Bade, quelque femme mariée qui voulait s'amuser sans le dire à son mari. Il pensa que le nom de Mme de Marsillac était un pseudonyme et jura de ne jamais prendre au sérieux les femmes qui voyagent. Beaucoup de lettres attendaient Octave. Il regarda toutes les enveloppes avant de les ouvrir. Il espérait une lettre de Champauvert, il trouva une lettre de M. Rossignol, son intendant au château, qui fut pour lui un coup de tonnerre. «Après une enquête sur le poison répandu dans le bouquet de roses, on vient d'arrêter à Paris une demoiselle Violette, que vous connaissez sans doute, monsieur le duc, si j'en crois le journal. On dit qu'on la conduira ces jours-ci à Champauvert pour continuer l'instruction de cette affaire mystérieuse.» M. Rossignol avait découpé un entrefilet d'un journal du pays, que Parisis lut avec fureur: «Il n'est bruit dans nos contrées, que de l'arrestation d'une de ces demoiselles à la mode qui sont le désespoir des familles. Celle-ci, qui s'est baptisée du nom de Violette, mais qui s'appelle Marty de son nom de famille,-un vrai nom de mélodrame-est venue dans un château voisin, il y a quelque temps, en proie à une rage de jalousie qui l'a poussée, dit-on, à un crime abominable. S'il faut en croire le bruit public, elle aurait répandu le poison des Médicis sur un bouquet roses-thé qu'on devait offrir à une jeune fille de la plus haute famille au moment de ses fiançailles. Au moment de son arrestation, cette demoiselle Violette a prononcé un nom bien connu ici, un nom illustre qu'il est de notre devoir de ne pas rappeler. La justice suit son cours: la malignité publique va trouver bien des motifs de curiosité dans cette cause, qui sera célèbre.» Le procureur impérial n'avait pu étouffer l'affaire, le médecin de Champauvert ayant parlé partout avec mystère du bouquet empoisonné. Le juge d'instruction avait si bien cherché l'étrangère de l'hôtel du Lion-d'Or, errant un matin à Champauvert, qu'il avait trouvé ses traces. Voilà pourquoi il avait signé un mandat d'arrêt «contre la fille Louise Marty dite Violette, domiciliée à Paris, rue d'Albe, no 7, anciennement avenue d'Eylau.» Octave lisait pour la seconde fois la lettre de M. Rossignol, quand son valet de chambre lui dit qu'un homme de mauvaise mine, tout noir, avec une cravate rouge, demandait à être introduit. Cet homme se présenta presque aussitôt devant lui. Il reconnut un de ces rôdeurs parisiens, familiers au Palais de Justice, aux cabarets nocturnes, à tous les mauvais lieux. «Que me voulez-vous? demanda le duc de Parisis.-C'est que, voyez-vous, monsieur, j'ai une correspondance pour vous.-Eh bien!» L'homme à la cravate rouge fit un signe au valet de chambre de s'éloigner. Il tira de son portefeuille,-car il avait un portefeuille, -un admirable portefeuille en cuir de Russie qu'il avait volé la veille à un Anglais, sous prétexte de lui demander du feu pour allumer son bout de cigare. «Entre nous, monsieur le duc, dit-il, il ne faut pas m'en vouloir; je suis incognito facteur de la petite poste des prisons. Je rends plus de services à moi tout seul que tous les employés de la grande poste, et on peut me confier des valeurs: vous voyez, mon prince, que j'ai un portefeuille.-Est-ce que vous m'apportez de l'argent? dit le duc de Parisis en souriant.-De l'argent? Vous me feriez mettre à la porte. Je vous apporte mieux que cela.» Et le messager des prisons remit à Octave une lettre de Violette. «Est-ce qu'il y a une réponse? demanda Octave en décachetant la lettre.-Oui, la dame est au secret; mais, sur mon honneur, ce que vous écrirez lui arrivera.» Et comme il y a des joueurs de mots à tous les dégrés, celui-ci ajouta: «Il n'y a point de secret pour moi.» Voici la lettre de Violette: «Octave! Octave! je suis à moitié morte de chagrin. Le savez-vous? Hier, comme je revenais du bois, deux hommes, qui étaient à ma porte, m'ont dit de les suivre à la préfecture de police. J'ai voulu passer, le premier a mis brutalement la main sur moi; j'ai résisté; le second m'a parlé plus doucement et m'a proposé de monter dans un fiacre. Il m'a fait comprendre qu'il fallait obéir si je voulais éviter un grand scandale dans une rue où tout le monde me connaissait. Je suis montée en fiacre, espérant bien qu'il y avait une méprise et que le juge d'instruction me rendrait la liberté; mais on m'a jetée dans un cachot, comme une criminelle, avec trois autres femmes que je ne connais pas. De quoi m'accuse-t-on? grand Dieu! Une de ces femmes m'a confié, avec un air de sympathie, qu'elle n'était là que pour me parler. Dieu sait si j'ai quelque chose à dire! Si vous recevez cette lettre, qu'elle m'a promis de vous faire parvenir, sauvez-moi de cette mort anticipée. Le mandat d'arrêt portait bien mon nom de Louise Marty, surnommée Violette; mais je suis sûre qu'il y a une erreur de la justice. Octave! Octave! Pourquoi ne m'avez-vous pas laissée mourir à la porte de Mme d'Entraygues? «VIOLETTE.» L'homme à la cravate rouge demanda à Octave s'il était content.-Oui, très content, dit Octave. Et il écrivit ce mot à Violette: Violette, je vous aime et je veille sur vous. «PARISIS.» Et se tournant vers l'homme à la cravate rouge: «Tenez, il faut que cette lettre arrive dans une heure.-Comme vous y allez, mon prince! Je n'ai pas encore déjeuné.-Eh bien, reprit Octave en lui jetant cinq louis, vous ne déjeunerez pas.» Le jour où le duc de Parisis recevait les lettres de M. Rossignol et de Violette, la marquise de Fontanelles recevait celle-ci de Geneviève: «Je suis désespérée, ma chère Armande. Je ne sais quel démon s'est incarné a Champauvert depuis la mort de ma tante; mais j'y meurs de chagrin. A qui ouvrir mon coeur? Ah! si tu étais là! Si tu m'aimes, accours. Figure-toi que j'ai été empoisonnée par un bouquet de roses; mais qu'est-ce que cela? Ce n'est pas là qu'est le mal! Le même bouquet a empoisonné une des filles de service qui a voulu rire avec le poison. «Malgré toutes mes prières on instruit l'affaire, il me faudra comparaître comme témoin. J'aime mieux mourir. Et puis, figure-toi qu'on a arrêté une pauvre fille qui aime M. de Parisis: je réponds que celle-là n'est pas coupable. Mais je ne puis pas dire le nom de l'empoisonneuse, quoique je le sache bien. C'est une désolation. C'est un scandale. Je ne sais où cacher mes larmes. Viens me voir, si tu m'aimes. Je te dirai tout cela. Mais les journaux parleront avant moi. Oh! mon Dieu! mon Dieu! qui donc a permis que la dignité des familles, que la pudeur des femmes, que toutes les vertus soient ainsi jetées eu pâture à la sottise publique. «Adieu, je meurs de chagrin.» «GENEVIÈVE.» La marquise de Fontaneilles voulait courir à Champauvert pour consoler Geneviève, mais le marquis ne voulut pas, dans la peur que le nom de sa femme ne fût inscrit au procès. Il tient une petite lettre de Geneviève. «Vous avez oublié à Champauvert vos cinq millions et votre porte-cigare. Figurez-vous que j'ai failli pour avoir le secret de votre insouciance et de votre gaieté. Ne viendrez-vous pas chercher vos cigares et vos millions? Vous me trouverez l'âme en deuil.» Octave fut touché au coeur. Il voulut courir à Champauvert, mais il remit au lendemain cette effusion. Le lendemain il fut pris par une aventure nouvelle. Mlle de La Chastaigneraye demeura seule en face de tous ses chagrins; car elle n'avait pas tout dit à son amie. Un volume de La Bruyère où elle avait marqué cette pensée: Vouloir oublier quelqu'un, c'est y songer, n'eût-il pas dit le plus sérieux de ses chagrins? Elle qui n'avait pas péché, elle lisait Mlle de La Vallière, comme si elle eût écouté une soeur: «Jésus-Christ est mort pour payer toutes nos dettes, il a brisé le joug de notre esclavage et nous a faits ses enfants d'adoption.»-Oui, disait Geneviève, Jésus-Christ a payé toutes nos dettes et nous a faits ses enfants, mais il n'a pas brisé le joug de notre esclavage, puisqu'il n'a pas brisé le joug de l'amour. *VI DE QUELQUES DEMOISELLES CHEZ LE JUGE D'INSTRUCTION M. de Parisis courut au Palais de Justice. Il avait pour camarade de collège un jeune juge d'instruction, qui s'était signalé par trois ou quatre condamnations à mort. Celui-là cherchait les crimes. Dans toute créature, il ne voyait que la tache originelle. Il avait rayé le mot «rédemption» de son dictionnaire; il croyait que la peine de mort était le soldat de la vie. Aussi était-ce un curieux spectacle que de le voir interroger un patient; on peut dire qu'il avait rétabli la question, tant il tyrannisait les consciences, tant il piétinait sur les âmes, tant il flagellait les esprits. Et comme tout est contraste, dans la vie privée c'était le meilleur homme du monde. Comme Léonard de Vinci, il rachetait la liberté des oiseaux, il était généreux aux derniers saltimbanques, et, s'il eût déchiré son manteau, c'eût été pour les épaules de deux pauvres. Quand Parisis était entré dans le cabinet du juge d'instruction, on annonçait sept ou huit femmes-légères-très légères.-plus que légères. «J'espère que tu ne vas pas me mettre à la porte,» lui dit Parisis. Mais le juge d'instruction comprenait sévèrement son devoir, il se leva pour conduire son ami jusqu'au seuil. Octave tint bon. «Non, non, dit-il, je suis de l'affaire, tu verras que je répandrai ça et là un trait de lumière. D'ailleurs, j'ai à te parler très sérieusement.» Les femmes entraient deux par deux comme à une procession. Octave prit un livre de droit et fit semblant de ne pas écouter. Le juge d'instruction fit semblant de ne pas s'apercevoir que son ami fût encore là. Huit de ces créatures étaient entrées; on eût dit que toutes descendaient de la charrette qui conduisait Manon Lescaut au Havre. C'était la même insouciance, la même curiosité, la même figure où ne descendait pas l'âme. Je me trompe, il y en avait deux qui étaient restées des femmes. Une grande et une petite. Le juge d'instruction ne put s'empêcher de leur demander par quelle singulière déchéance elles étaient tombées là. La petite répondit très vivement que c'était pour se venger de sa famille, qui l'avait humiliée par la maison de correction pour un péché tout véniel. La seconde commença par dire, avec quelque fierté, qu'elle ne devait compte qu'à elle-même de ses actions. Et comme le juge d'instruction eut le bon esprit d'insister gracieusement, tout à sa curiosité, elle répondit qu'il n'y a point de stations dans les chutes de femme; que du premier coup une femme perdue est une femme perdue; que peut-être, elle aussi, elle exerçait une vengeance. Octave ne lisait pas son livre de droit: il était tout aux paroles de cette femme, il la regardait avec de grands yeux. «Madame de Marsillac!» dit-il, croyant rêver. Il se pencha vers son ami et lui dit de demander à cette fille depuis quel temps elle en était là.-Depuis un an, dit-elle. J'ai frappé à la porte de cette maison, parce que je n'ai pas trouvé un lit, pas même un lit de paille aux Filles repenties. Si Mlle Eudoxie se venge de sa famille, moi je me venge de la société. «Mais comment pouvez-vous rester là, vous qui paraissez intelligente? Vous avez donc jeté votre coeur à la porte?-Non, je souffre de l'infamie comme d'autres souffrent du repentir. C'est la même pénitence.-Mais les heures sont des siècles pour vous dans une pareille atmosphère.-Non; il y a, si vous voulez me permettre ce mot, des grâces d'état: je passe mon temps à jouer du piano et à lire des romans; je lis même des livres de piété.-C'est une profanation.-Non! mon âme n'est pas complice.» Octave n'en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles. «Quoi! murmura-t-il, cette femme qui jouait là-bas à l'ange de vertu!» Le juge d'instruction questionna la jeune femme sur un crime dont elle avait été témoin comme ses compagnes. «Comment vous nommez-vous? -Mélanie, répondit Angèle.-Votre nom de famille?-Je ne puis le dire.-Pourquoi?-Parce que si je me venge, je ne veux me venger que sur moi-même.-Où les coups de poignard ont-ils été donnés?-Dans le salon, sur un des canapés.-Qui était-là?-Ces dames et quatre ou cinq messieurs que je connais bien, mais dont je n'ai pas le droit de dire les noms. Demandez cela à une de ces dames.» Et se retournant, tout en indiquant la petite femme déjà interrogée: «Pas à mon amie, car elle les connaît aussi, mais les autres ne pourront vous dire que leurs noms de guerre. L'un s'appelle Carrabas, l'autre Chat-Botte, celui-là Gladiateur, celui-ci Barrabas.-Que pouvaient-ils faire au salon?» Angèle regarda profondément le juge d'instruction. «Vous le savez bien. Ils causaient: on a quelquefois beaucoup d'esprit chez nous. Il y vient tant d'hommes bien nés que les femmes finissent par faire leur éducation. Dieu a pris une côte à l'homme pour faire la femme, c'est un symbole: l'homme fait toujours la femme.-Et la femme refait l'homme, dit une fille.-C'est trop de littérature, interrompit le juge d'instruction.» Et il continua gravement son interrogatoire. Angèle, qui n'avait pas reconnu Octave dans l'ombre, alla s'appuyer au mur de son côté, Il lui prit la main et lui marqua la figure en passant devant elle. «Quoi! lui dit-il, je vous retrouve dans une pareille compagnie?» Angèle leva les yeux et reconnut Octave, «Oh! mon Dieu, dit-elle, je ne voudrais pas pour tout au monde que ce malheur de vous rencontrer me fût arrivé. Vous étiez là!» Elle baissa la tête avec un profond sentiment de tristesse. «Expliquez-moi cette énigme.-Chut! on nous écoute; j'irai vous voir demain et je vous dirai tout; car si vous ne me connaissez pas, je vous connais bien, vous.» Quand ces filles furent parties, Parisis s'empressa de parler de Violette; il voulait qu'on la mît en liberté sur-le-champ. «Je réponds d'elle, dit-il, comme d'une enfant que j'aurais élevée.-Elevée au mal, dit le juge d'instruction, je te connais.-Te voilà encore avec ta fureur de trouver partout des criminels. T'imagines-tu donc que j'aie jamais tué une mouche?-Tu as tué des femmes. Il viendra un jour, mon cher, où on recherchera le crime moral comme le crime matériel. Jeter le trouble dans un coeur, désespérer une pauvre créature dont on a tué l'énergie par l'amour, la faire mourir de chagrin par l'abandon, crois-tu donc que ce ne soit pas là un crime?» Parisis était devenu pensif. «Peut-être, dit-il. Est-ce toi qui vas inaugurer la répression de ces crimes-là? Appelle deux gendarmes et mets-moi au régime cellulaire, car je me reconnais coupable. Mais puisque le jour n'est pas venu de cette justice du coeur, donne-moi la liberté de Violette, qui est la plus brave créature que j'aie rencontrée.-Comme tu y vas! dit le juge d'instruction, qui voulait réserver toutes les prérogatives de la justice.-Cela me paraît si simple et si juste! On ne s'élèvera jamais assez haut contre l'odieuse prévention. Quoi! voilà une fille convaincue d'empoisonnement, sans que cela se puisse jamais prouver, puisqu'elle est innocente, on la jette en prison jusqu'au jour où il plaira au procureur impérial de l'envoyer devant messieurs les Jurés, qui ont peut-être une âme et une conscience, mais qui ont toujours peur de condamner un coupable et toujours peur d'absoudre un innocent.-Il n'y a pas d'innocents! s'écria le juge d'instruction.» Cette parole avait jailli comme la vérité. «Sais-tu que tu m'épouvantes? dit Octave en souriant.-Ah! mon cher, l'étude de l'homme, c'est l'étude du crime. Nous sommes tous marqués du sceau fatal.-Ce que c'est que le parti pris! Tu as donc commis des abominations et des atrocités?-Qui sait? dit le juge d'instruction en souriant à son tour. Si je n'étais occupé à prouver que les autres sont criminels, je me prouverais peut-être que je le suis moi-même.-Ce sera ta dernière instruction.» Le duc de Parisis parla à son ami de l'empoisonnement à Champauvert. «Une belle affaire, dit le juge d'instruction, je la sais déjà par coeur. Tu n'as donc pas lu la Gazette des Tribunaux?-Je ne lis jamais la Gazette des Tribunaux.-Chacun son monde. Tu es dans le monde des pécheresses et moi dans le monde des criminels; tu lis les journaux de sport et de fêtes, moi je lis les procès en adultère et les causes célèbres de l'amour.-C'est le même livre, dit Octave; je lis le commencement, tu lis la fin.-Oui, mon cher duc, il y a là un médecin que j'estime beaucoup parce qu'il a voulu savoir la vérité.-Tais-toi donc! un charlatan qui a voulu se mettre en relief.-Je te dis que c'est un honnête homme: si tout le monde faisait son devoir, il n'y aurait pas de crimes impunis.-Tu t'imagines que c'est la justice qui punit les crimes!-Et qui donc? Tu ne me diras pas que c'est Dieu, puisque tu ne crois pas à Dieu.-C'est la conscience. Tout homme a son tribunal en lui: il est lui-même son juge d'instruction et son juge sans appel. Et quand il se condamne à mort, c'est bien un homme mort, c'est bien un homme mort: il a beau aller et venir parmi les vivants, il n'est plus de ce monde.-Bravo! Voilà une nouvelle théorie qui supprime la justice des hommes et celle de Dieu. Tu as des idées, toi; il y a du bon dans ce système-là! Mais, quoi que tu en dises, l'homme qui se juge lui-même abuse du droit de grâce.» Octave regarda son ami avec l'expression d'une vieille amitié. «Voyons, mon cher Maxime, donne-moi la liberté de Violette et étouffe cette affaire! Je sais bien que tu vas me dire que cela ne te regarde pas; mais je sais bien aussi que tu es tout-puissant, parce que tu es l'enfant gâté du ministre de la justice.-Je te jure que je n'y puis rien. Les journaux de Paris, après les journaux de la Bourgogne, ont parlé hier de cet empoisonnement, il faut que l'affaire suive son cours; le ministre lui-même se briserait à vouloir tout arrêter.» Parisis ne croyait pas que ce fût si sérieux. «Mais c'est horrible! dit-il en voyant d'avance le tableau du procès. Quoi! Mlle de La Chastaigneraye serait obligée de comparaître pour accuser Violette ou toute autre. Mais c'est impossible! elle aimerait mieux mourir!-Ah! vous voilà bien, vous autres: vous vous imaginez toujours parce que vous portez un grand nom que vous serez toujours au-dessus de la loi. Tu ne sais donc pas que la loi est symbolisée par un niveau?» Octave était désespéré. «Après tout, ne te désole pas. On priera les journaux de ne donner que les initiales.-Mais quelle folie d'aller rechercher le crime, puisque ma cousine va bien!-Et la servante? n'est-ce donc pas une femme comme ta cousine? Après tout, cette demoiselle Violette n'ira pas sur l'échafaud. Mais enfin, si c'est elle, il faudra bien qu'elle expie sa mauvaise action.-Mais je te jure que ce n'est pas elle.-Eh bien! elle remontera dans son carrosse, car on dit que c'est une courtisane à la mode.» Pour la première fois de sa vie, Octave se sentait vaincu par une force supérieure. Il tremblait de recueillir le mal qu'il avait semé. Si Violette était une courtisane, c'était sa faute à lui; si elle était accusée dans l'opinion publique, sur qui retomberait l'accusation? Sur lui-même. «Si ce n'est pas Violette, qui donc est-ce? lui demanda tout à coup le juge d'instruction.-Je ne puis le dire, répondit Octave; la vérité, c'est qu'on ne le sait pas bien. Mlle de La Chastaigneraye et moi nous avons notre idée, mais nous n'avons pas de preuves et nous n'en voulons pas chercher. Mais je puis bien te dire à toi que c'est une vengeance de famille. A quoi bon pénétrer de pareils mystères, aujourd'hui surtout qu'il faut laisser aux grandes familles tout leur prestige?-Si c'est cela, tu as peut-être raison, dit le juge d'instruction qui était un homme d'autorité, élevé à l'école de Joseph de Maistre. Va voir le ministre, qui est la justice faite homme, il voudra peut-être étouffer le scandale de cette affaire.» Le caractère de notre temps, c'est qu'il n'y a plus que des demi-caractères. A peine les physionomies se sont-elles accusées fortement, qu'elles déroutent l'observateur par les timidités et les indécisions. Au moyen âge, l'ami d'Octave eût fait condamner jusqu'à sa famille; au XIXe siècle, il n'avait que par bouffées les ardeurs de l'Inquisition. Octave serra la main à son ami: «Dis-moi, puisque je viens de retrouver l'homme dans le juge d'instruction, fais-moi voir Violette.-Que me demandes-tu là! Tu ne sais donc pas qu'elle est au secret?» Parisis sourit: «Pour la justice, mais pas pour moi.» *VII POURQUOI ANGÈLE ÉTAIT-ELLE PARTIE? Octave alla voir le ministre; mais il eut beau prier, le ministre lui dit que les journaux avaient déjà trop parlé pour que la justice ne parlât pas à son tour. Il écrivit à Violette par la même poste, car l'homme à la cravate rouge était revenu: «Je vous sais par coeur, chère Violette. Vous m'avez dit souvent que, pour vous, le monde c'était moi: eh bien! je vous juge. Vous sortirez de ce guet-apens blanche comme un lys. «Votre ami plus que jamais, «DUC DE PARISIS.» Il écrive à sa cousine sans changer d'encre. «Je devine tous vos chagrins, chère Geneviève. Je vous ai quittée comme un fou; mais je vous aime comme un frère. Parlez, et j'obéirai. «OCTAVE.» Toutes ces émotions n'empêchèrent pas M. de Parisis de se rappeler Mme de Marsillac. Le lendemain, il attendit Angèle, très curieux et très agité, tout en pensant à Violette.-Elle ne vint pas.-Le surlendemain il attendit encore.-Elle ne vint pas. Il se décida, le soir, à lui écrire ce billet: «Je vous ai attendue, Angèle, je vous attends et je vous attendrai; il faut que je vous parle et que vous me parliez. Vous aimez peut-être les clairs de lune à Bade, moi j'aime ta lumière à Paris. Venez ce soir souper avec moi, je vous recevrai avec du vin du Rhin. «Pas un mot au juge d'instruction.» A ce billet, Angèle répondit par celui-ci: «Ne m'attendez pas, nous ne boirons pas du vin du Rhin à la même coupe. Votre lettre m'arrive à l'heure même où je quitte cette odieuse maison. «Si j'y reviens jamais, je vous le dirai! «ANGÈLE.» Ce billet irrita vivement l'esprit d'Octave. Devant la grande muraille de l'impossible, on sent qu'il vous pousse des ailes. Il voulut voir Angèle. Depuis cinq minutes, Angèle était partie. «Où est-elle allée? demanda Octave furieux.-Ma foi, monsieur, dit une femme avec un rire effronté, elle n'a pas dit son numéro.» Octave ne pensait plus à Angèle, quand il reçut une lettre de Champauvert. C'était la réponse de Mlle de la Chastaigneraye au duc de Parisis: «Je pense, mon cousin, que nous avons chacun notre douleur. Je ne puis vous consoler et vous ne pouvez me consoler. «Je vous serre la main,» «GENEVIÈVE DE LA CHASTAIGNERAYE.» Parisis laissa tomber la lettre: «Eh bien! voilà qui est concis, on n'aime pas à écrire dans ma famille.» Et après avoir relu: «Il y a de la sibylle dans cette jeune fille, elle parle toujours avec une éloquence mystérieuse.» Il ne put comprimer un mouvement de jalousie. «Si je ne puis la consoler, je sais bien pourquoi: c'est qu'elle aime quelqu'un. Et pourtant...» On s'imagine peut-être que Parisis allait rentrer en lui-même et ne plus se mettre en spectacle dans la vie parisienne: mais qui donc aurait pu le retenir dans ses folies? On parla beaucoup alors d'une de ses aventures, au clair de la lune avec une très grande dame, dans un des parcs qui avoisinent le bois de Boulogne. Il faillit attendre! Fut-ce pour cela qu'il écrivit le lendemain cet aphorisme sur l'album de la dame: La vertu des femmes est comme la lune. Elle a ses phases, ses révolutions et ses éclipses. Elle fait les cornes aux amants en croissant et aux maris en décroissant. Elle se montre de face, de trois quarts, de profil. Elle se montre dans tous les quartiers-même dans le quartier Bréda. *VIII DE QUELQUES PARADOXES DEMONTJOYEUX Tous les désoeuvrés du Café Anglais ne savaient, un soir, plus que dire, ils devinrent sérieux-un quart d'heure de sagesse dans cette folie de toutes les heures. Les femmes dormaient, quelque peu dépenaillées dans leur luxe, perdant leurs cheveux, mais tenant bien leurs diamants. Chacun parla d'escalader la montagne abrupte de la fortune, l'un par la politique, l'autre par les journaux, celui-là par les théâtres, celui-ci par l'argent des autres. Monjoyeux prit la parole: «Tout cela est fort beau, dit-il; mais vous raisonnez comme des enfants gâtés, qui s'imaginent qu'on peut aller chercher la lune. Or, le moyen? C'est toujours l'histoire d'Archimède: Donnez-moi un point d'appui et je déplace le monde,-dans le seul but de donner un peu plus de soleil à Paris,-car nous avons, cette nuit, quinze degrés au-dessous de zéro, et une capitale universelle ne peut pas durer à ce régime-là. Songez à Babylone! à Carthage! à Athènes! à Rome!-Il s'agit bien de soulever le monde! Il s'agit seulement d'avoir trois ou quatre cent mille livres de rente.-Oh! oui, rien que cela, dit une des demoiselles qui sommeillaient; si Gaston me fait une pareille liste civile, je deviendrai un ange.» Monjoyeux regarda celle qui parlait. «Si elle était un peu plus jolie, dit-il, je lui ferais trois ou quatre cent mille livres de rente, car elle serait mon point d'appui pour les grandes idées qui germent là.-Et quelles sont les grandes idées qui germent là? demanda le duc de Parisis à Monjoyeux. -Mes enfants, le Monjoyeux qui vous parle n'est par le premier venu. Comme Veuillot et beaucoup de grands seigneurs qui ne s'en vantent pas, il est né dans un cabaret; mais il est d'un bon tonneau et d'un bon crû. Voyez-vous, mes gentilshommes, j'ai mes trente-deux quartiers de roture comme vous avez vos trente-deux quartiers de noblesse.-Noé! passez au déluge, dit Octave.-Eh bien! je suis taillé sur le grand modèle. Je suis un homme, et quiconque peut dire qu'il est un homme, est bien près d'être un grand homme. Vous m'avez sifflé au théâtre, parce que je suis de trop haute taille pour des yeux habitués aux prouesses des femmes. Mon jeu est héroïque et vous n'aimez que les miniatures; vos comédiens à la mode sont des Lilliputiens qui jouent les infiniment petits. Je suis un Shakespeare et un Molière, ni plus ni moins; je ne jouerai bien que les pièces que je ferai moi-même; ce qui me manque, ce n'est pas le génie, c'est le théâtre. Je vous l'ai dit déjà: je suis né pour les premiers rôles dans la vie, et on me condamne aux troisièmes rôles. Quand je veux écrire dans un journal, quand je vais voir un directeur de théâtre, quand je veux portraiturer quelqu'un, je fais peur aux gens. Ce n'est pas si simple que cela écrire, jouer la comédie, sculpter! Le génie est un moulin qui tourne à vide quand il n'a pas du blé à mettre sous les meules. C'est mon histoire, c'est l'histoire de tous ceux qui n'ont pas commencé dans le despotisme paternel des écoles, par le Conservatoire, par l'École de Rome, par l'Université. Il est vrai que j'aurais jeté toutes les écoles par la fenêtre.-Voilà pourquoi tu feras l'école buissonnière toute ta vie.-Eh bien, non! dit Monjoyeux après un silence, non! je ne ferai pas l'école buissonnière toute ma vie. Voilà trop longtemps qu'on doute de moi, je veux prouver ma force: j'ai mon idée, j'ai mon point d'appui. Adieu!» Et Monjoyeux sortit, à la grande surprise de tous ses amis sans même boire la coupe de vin de Champagne glacé que venait de lui verser Mlle Jacyntha, une Hébé en fourrures, laquelle but en s'écriant: «Je bois à Monjoyeux!-Quel pourrait bien être son point d'appui? demanda Parisis.» L'amitié de Parisis et de Monjoyeux avait commencé par un duel, parce que, dans un souper de comédiennes, Monjoyeux avait défendu à Octave de boire dans le verre de Mlle Aurore, une ingénue qui avait déjà ce soir-là donné trois rendez-vous avec l'ingénuité d'une ingénue. Il n'y a plus que les femmes du monde tombées dans le demi-monde qui cultivent la rouerie à front découvert. «Monjoyeux s'était battu avec une épée trempée d'imprévu et de ressources. Octave, blessé à la main, eut son épée brisée. Il dit à ses témoins qu'il était émerveillé de son adversaire. On le rappela. «Monsieur, vous me donnerez une revanche.-Jamais, monsieur, je ne me suis battu que parce que j'ai demain un duel au théâtre.» On trouva cela digne d'un véritable artiste; on s'en alla content; le lendemain, Octave emmena tous ses amis pour applaudir Monjoyeux qui débutait à l'Odéon. Par malheur, la pièce tomba; Monjoyeux eut beau sauver la scène du duel par des miracles, les sifflets furent le dernier mot de ce chef-d'oeuvre incompris. Monjoyeux, qui avait joué à Londres les grands rôles, se brouilla quelques jours après avec son directeur, ne voulant jouer ni les traîtres, ni les pères-nobles. Or, comme tous les autres théâtres avaient leur premier rôle accrédité, il se trouva sur le pavé, grand artiste incompris. Il se remit à la sculpture, tout en regrettant de ne pouvoir faire de la sculpture vivante. Octave le revit çà et là. Il le trouva dans sa misère digne et chevaleresque, jouant dans la coulisse son emploi de beau ténébreux, de mousquetaire ou de don Juan. Il l'invita à souper avec les mêmes comédiennes. Ses amis furent charmés de cet esprit mi-gaulois, mi-parisien, qui courait gaiement sur la nappe. On l'invita le lendemain, puis encore, puis toujours, si bien que son vrai théâtre était le Café Anglais. Ce fut là qu'il joua ses rôles improvisés tout un hiver, content de son public, quoiqu'il reconnût que le public du boulevard du Crime fût encore meilleur. Celui-là était bien une figure du dix-neuvième siècle, avec toutes les aspirations et toutes les défaillances qui nous passionnent et nous désenchantent. Il était parti du dernier échelon de l'échelle sociale; Monjoyeux n'était pas un nom de terre, c'était un sobriquet, un sobriquet de bon augure: son père, un chiffonnier de la rue Gracieuse, le traînait avec lui dans ses équipées nocturnes. L'enfant était si gai, malgré la pluie ou la neige, à travers l'orage ou la bise, que le chiffonnier l'appelait mon Joyeux, comme il eût dit mon Chenapan. Monjoyeux n'avait pas d'état civil; sa mère était accouchée dans les anciennes carrières de Montmartre; elle n'avait pas jugé bien utile d'aller dire cela à M. le Maire, d'autant plus que, dans cette belle période de sa vie, elle se considérait comme du XIIIe arrondissement, attendu qu'elle n'avait pas de domicile fixe. Monjoyeux, qui ne riait pas toujours alors, était bien logé, car il avait élu domicile sur le sein de sa mère. La bonne femme n'était pas mariée, mais elle était fidèle à son compagnon nocturne; Monjoyeux n'était donc pas l'enfant de trente-six pères. Il ne sut jamais bien s'il avait été baptisé, il ne se connaissait pas de nom de baptême; on l'appelait quelquefois Jean comme son père, mais le plus souvent Monjoyeux. Ce fut Pradier qui décida de sa fortune. Un matin que l'enfant n'avait pas éteint sa lanterne et s'oubliait à regarder les gravures sur le quai Voltaire, Pradier s'arrêta devant lui, tout charmé de sa petite figure à la Chardin. C'était comme une vieille gravure de Saint-Aubin; vous vous rappelez ces adorables estampes: les Petits Polissons de Paris. Pradier lui adressa la parole; il aimait les scènes de la rue et les études en plein vent. Qui ne se rappelle l'avoir vu se retourner et suivre ces figures de caractère que les vrais artistes seuls saluent au passage? «Que diable, mon enfant, cherches-tu avec ta lanterne allumée? Tu ne vois donc pas le soleil?» L'enfant regarda Pradier avec de grands yeux surpris: c'était la première fois qu'un homme en habit noir lui parlait avec un sourire.-C'est donc un homme, ton père, mon petit Diogène?-Non, monsieur, c'est un chiffonnier.-Alors, tu ne le retrouveras que la nuit; viens avec moi, je te donnerai cent sous.»-Monjoyeux eut l'air de ne pas comprendre, mais il suivit Pradier, qui le conduisit rue de l'Abbaye, à son atelier. Dès que le sculpteur prit un crayon pour faire un croquis, l'enfant eut l'air de comprendre. «Ah! oui, dit-il, vous faites des statues. Oh! que c'est beau le marbre!-Où as-tu vu du marbre?-Dans les églises. J'aime le marbre.» C'est l'église qui initie le peuple au sentiment du beau et du bien, ces deux sources parallèles qui se rencontrent au confluent de toute grandeur. Les révolutionnaires qui ont fermé les églises n'étaient pas seulement des déicides, mais des homicides. Ils voulaient tuer l'âme. L'église est la grande école; elle enseigne Dieu, l'Art, la Poésie, la Musique à ceux-là mêmes qui n'ont pas le temps d'écouter les maîtres. Si un pauvre diable qui n'a jamais ouvert les yeux à la lumière traverse une église, Dieu lui parle par les yeux, sinon par les voix de l'âme. Devant les chefs-d'oeuvre de la statuaire et de la peinture, en écoutant les grandes symphonies de l'orgue, qui sont comme les voix divines sur les voix humaines, il s'arrête abîmé dans une admiration sourde, mais déjà intelligente. S'il ne sent pas la présence de Dieu, il admire l'homme dans ses oeuvres; c'est déjà une station lumineuse. Combien d'églises qui, au moyen âge, ont été le musée d'où sont sorties des légions d'artistes? Ouvrez les palais au peuple, mais ne lui fermez jamais les églises. Ce fut la pensée de Pradier en écoutant l'enfant qui posait devant lui. «Si tu aimes tant le marbre, mon camarade, veux-tu rester avec moi? -Oh! oui! s'écria Monjoyeux? mais que dirait maman?-Ah! il y a aussi une mère. Eh bien! nous lui ferons des rentes pour qu'elle te donne ta liberté.» Monjoyeux ne posait plus, il dansait. «Oui, mais, reprit-il tristement, je ne verrai plus maman!-Tu iras la voir, et elle te viendra voir. -La pauvre femme! avec ses guenilles, est-ce qu'elle pourrait entrer ici?-Oui, oui, dit Pradier, ici ce n'est pas le palais des Tuileries. Tiens, je t'ai promis cent sous, porte cela à ta mère.» Et il lui donna un louis. Monjoyeux pleurait de joie. «Va! mon bonhomme, si tu aimes encore le marbre demain, reviens pour toujours ici.» Monjoyeux revint le jour même, Pradier lui donna un crayon. Il ne fut pas peu surpris de voir que l'enfant dessinait déjà. Jusque-là le gamin s'était exercé sur les murailles de Paris, pendant que ses camarades écrivaient des maximes. On a publié les murailles révolutionnaires, on pourrait publier aussi les murailles artistes et littéraires. A dix-huit ans, Monjoyeux allait concourir pour le prix de Rome quand mourut Pradier. Ce fut le premier chagrin de sa vie. Il manqua son concours, et il fut perdu par sa liberté de main; comme Pradier, il voulait trop que le marbre parlât. Tous les arts donnent la pauvreté, mais la sculpture donne la misère. Six mois après la mort de Pradier, il n'avait plus ni atelier ni marbre. Il frappa vainement à beaucoup de portes, sa main était discrète et fière, les portes se refermèrent sur lui. Il n'avait eu jusque-là que deux vraies passions, deux hommes, deux originalités: Pradier et Frédérick Lemaître. Désespérant de la sculpture, il se fit comédien. Il joua le drame et la comédie avec le caractère des grands artistes. L'enfant délicat était devenu un homme robuste, de la nature des titans, tête hérissée, torse d'Hercule, un des plus beaux exemplaires de l'humanité. Monjoyeux menait la misère. Il n'avait pas plus de théâtre que d'atelier, il jouait et sculptait ça et là par aventure. Mlle Rachel et Mlle Brohan lui avaient donné cinq mille francs pour deux bustes, deux portraits: la Tragédie et la Comédie. Il avait donné des représentations à Londres avec Fechter pour jouer les rôles de Frédérick. Il parlait de faire le tour du monde. En attendant, il vivait au jour le jour, semant à pleines mains le paradoxe et la vérité pendant que ses amis du club semaient l'or. Ces beaux messieurs du turf se disaient quelquefois entre eux: «Ce comédien est charmant, mais nous ne pouvons pourtant pas être les amis d'un comédien.» Et souvent ils ne le connaissaient pas dans la rue. Il ne faut pas se faire illusion, la question n'a pas fait un pas depuis Molière. Louis XIV a daigné déjeuner du bout des lèvres avec le plus grand homme de son règne pour donner une leçon à ses esclaves. Aujourd'hui Louis XIV déjeunerait-il avec Frédérick Lemaître? Il n'y a que l'Église qui ait ouvert sa porte et son campo-santo. Les gens du monde ne reçoivent guère les comédiens que le jour où on joue la comédie chez eux. Il est vrai que les comédiens ne voudraient pas recevoir les gens du monde. Octave n'avait pas ces préjugés. Il donnait bravement le bras à Monjoyeux. Il l'appelait son ami; il s'était battu une fois pour un mot contre son caractère; aussi Monjoyeux disait: «C'est à la vie à la mort entre un homme qui a reçu un coup d'épée de moi et qui en adonné un pour moi.»-«Je ne suis pas ton ami, je suis ton lion, avait-il dit à Octave. Si jamais tes ennemis me tombent sous la patte, tu verras ma griffe!» Depuis quelque temps on n'avait pas revu Monjoyeux à la Maison-d'Or, ni au café Anglais, ni aux premières représentations. On oublie vite à Paris les figures de la galerie vivante; et si on ne se revoit plus, c'est à peine si un mot dit par hasard réveille le souvenir des absents: la vague qui passe emporte tout, jusqu'au souvenir. Dans la vie agitée, qui vous prend jusqu'aux heures de sommeil pour les mille riens dévorants des heures désoeuvrées, comment aurait-on le temps de se retourner vers le passé, d'évoquer des souvenirs évanouis, de regretter les gais compagnons ou les maîtresses disparues? On jette le passé dans l'abîme, sans vouloir se pencher pour voir s'il est bien mort. Vieux habits, vieux galons, que me voulez-vous? Autrefois, le souvenir avait des temples, aujourd'hui il n'habite plus que la boutique des défroques humaines;-naguère, on vivait de la veille et du lendemain, un pied dans le passé, le front dans l'avenir; maintenant on vit au jour le jour. Donc, Monjoyeux avait disparu sans qu'on sût pourquoi et sans qu'on se demandât quelle belle folie avait pu l'emporter. Un soir pourtant, Octave, qui regrettait cette belle figure épanouie, même dans les quarts d'heure de misanthropie, demanda si on n'avait pas rencontré Monjoyeux. «Monjoyeux? dit Villeroy, c'est du plus loin qu'il m'en souvienne. Nous avons soupé ensemble, il y a bien six semaines, et nous nous sommes quittés pour aller nous coucher-le lendemain. Nous n'étions restés à table que depuis minuit moins un quart jusqu'à l'aurore aux doigts de Champagne rose. Ces dames des Bouffes-Parisiens avaient panaché le festin. Monjoyeux n'était pas si gris que moi, si j'ai bonne mémoire: il avait écrit-entre deux vins-un traité de métaphysique pour le Figaro. Ces dames ont trouvé cela sublime. Il me demanda mon opinion; mais tu sais que j'ai le vin trop tendre pour avoir une opinion.-Ce brave Monjoyeux! dit d'Aspremont, je serais désespéré de ne plus le revoir; j'ai étudié tous les philosophes de l'antiquité, mais je n'en ai jamais trouvé un si profond.-Oui, profond comme le tonneau des Danaïdes? on a beau lui verser à boire, il ne s'emplit jamais.-Que veux-tu? il aura pris un engagement dans quelque théâtre de province. Je suis bien sûr que si on faisait faire des fouilles à Périgueux, le pays des truffes, on le retrouverait là jouant des rôles de Frédérick et cascadant comme les chutes du Niagara.-Non, il a des visées plus hautes, dit Harken, il sera allé s'oublier dans quelque théâtre étranger, à Baltimore ou à Odessa.-Qui parle d'Odessa? s'écria une voix bien connue.» C'était Monjoyeux. «Monjoyeux! c'est lui! dit Octave avec un vif plaisir.-Quand on parle du loup, dit le marquis de Saint-Aymour, on en voit les dents.-Oui, mon cher marquis, je suis devenu un loup: regardez mes dents! vous allez voir le carnage que je vais faire sur le pauvre monde. J'ai déjà commencé.-Expliquez-vous, sphinx!» Monjoyeux prit dans la poche de son habit un très beau porte-cigare en cuir de Russie, encadré d'ornements en platine. «Voulez-vous des cigares?» C'était la première fois que Monjoyeux offrait des cigares. «Tudieu! quel luxe, dit Octave; tu as donc découvert une mine d'or ou une tante avare?-C'est bien mieux que cela! je me marie.-Oh! Monjoyeux! je vais me trouver mal; on ne tire pas ainsi à ses amis des coups de canon rayé. Tu te maries?-Oui. Tu comprends qu'il ne fallait rien moins qu'une pareille catastrophe pour fumer de pareils cigares, des cigares à moi, des cigares offerts par moi-à moi.-Tu te maries! Il y a donc encore des femmes?-Il y en avait une et je l'ai prise.-E elle est belle?-Comme la beauté. Figurez-vous une Transtévérine avec une figure de Milanaise. Une statue en chair, venue d'Arles à Paris sans passer par l'Académie des Inscriptions. En un mot, un chef-d'oeuvre vivant.-Et que feras-tu quand tu seras marié?-La belle question! Je ferai mon chemin.» Les trois amis se mirent à rire, «Faire son chemin, dit Octave, c'est encore un vieux préjugé. Est-ce que nous sommes maîtres de nous?-Eh bien! vous verrez si je suis maître de moi et des autres.-Oui, de tout le monde, excepté de ta femme.-De ma femme comme de tout le monde. -Permets-moi d'être fort indiscret, demanda Parisis à Monjoyeux. Quel rôle jouera ta femme dans ce chemin-là?-Elle jouera le rôle de toutes les femmes qui veulent que leurs maris fassent leur chemin.-Oh! Monjoyeux! je ne te croyais pas descendu à ce degré de scepticisme, pour dire un mot bien porte.-Tu me crois donc une âme plus haute que tous ces ambitieux qui passent là sous nos yeux, courant à leurs chimères, escortés par tous les vices, jetant leurs maîtresses, leurs femmes, leurs soeurs à toutes les concupiscences qui ouvriront la main pour leur donner à eux, qui des croix, qui une ambassade au Monomotapa, qui une concession de chemin de fer de Rome à la lune. Je ne me paye pas d'une autre monnaie que tous ces gens-là.-Après tout, dit d'Aspremont, jouant l'esprit fort, les anciens vendaient les femmes, pourquoi les modernes les estimeraient plus-ou moins-que ne le faisaient les anciens? La femme ne devrait être qu'un objet de luxe, qu'on se passe de main en main jusqu'au dernier enchérisseur, ou plutôt jusqu'à ce qu'elle devienne mère de famille.-Rassurez-vous, messieurs, dit Monjoyeux en voulant reprendre ce qu'il avait dit, j'ai raillé sur des choses saintes. Pour moi, la femme est l'âme, la poésie, la conscience de l'homme; elle doit être pour lui l'image de Dieu sur la terre. Celui-là qui la sacrifie ou la bafoue, est indigne du titre d'homme. Voilà pourquoi je hais mon siècle, voilà pourquoi je voudrais le souffleter en face des siècles passés et des siècles à venir. Adieu, vous aurez de mes nouvelles.» Les amis se séparèrent. «Te voilà devenu pensif, dit Saint-Aymour à Parisis.-C'est que ce fou est un sage; il nous a donné là un premier avertissement; nous vivons comme des enfants prodigues, secouons donc toutes ces aspirations féminines qui nous cassent les bras. Pour moi, je l'avoue, j'en suis arrivé à n'avoir plus le courage d'aller me coucher.» En effet, ce jour-là, Octave était revenu du club au soleil levant, il avait regardé son lit, qui ne l'attendait plus, il s'était jeté sur sa chaise longue, mécontent de tout, même du sommeil. Il sentait que parmi toutes ses femmes, deux femmes manquaient à son coeur: Geneviève et Violette. *IX MONTJOYEUX JOUE UN NOUVEAU ROLE On apporta un matin cette lettre de faire-part à M. de Parisis: «M. Monjoyeux a l'honneur de vous faire part de son mariage avec Mlle Aline de La Roche.» «Diable! dit Octave, de La Roche en deux mots, il ne s'encanaille pas. Quelle pourrait donc bien être cette Aline de La Roche?» M. de Parisis avait la prétention de connaître toutes les femmes: «Il aura déniché cela sur quelque toit du pays latin ou de Montmartre. Je lui souhaite une hirondelle, cela portera bonheur à la maison.» Il jeta le premier feuillet pour lire le second: «Mme la comtesse de La Roche a l'honneur de vous faire part du mariage de Mlle Théodule-Angèle-Aline de La Roche, avec M. de Monjoyeux.» Il y avait au bas de la page, en caractères imperceptibles: Lithographie de Kardec, à Nantes. «Oh! oh! noblesse de Bretagne! dit Parisis, comment s'y est-il pris pour faire ce coup de maître:» Le même jour, à la nuit tombante, comme le duc de Parisis fumait aux Champs-Elysées avec quelques amis du club, il reconnut à vingt pas de distance la tête chevelue de Monjoyeux dans un groupe de spectateurs, hommes et femmes, qui assistaient au spectacle des filles à marier ou des filles à vendre qui vont au Bois. «Je suis sûr qu'il est avec sa femme, dit Octave.» Il alla droit à Monjoyeux, qui lui dit; «Voici ma femme.-Où diable ai-je vu cette figure-là?» se demanda Octave en cherchant dans une sphère où il ne devait pas trouver. Par ce temps de blondes et de brunes, où les brunes se font blondes et les blondes se font brunes, sans parler des rousses, où le pastel et le crayon noir jouent un si grand jeu sur le visage, les yeux les plus fins risquent de se tromper. Octave connaissait bien cette figure, il ne la reconnut pas. C'était une jeune femme, un peu forte, mais d'une belle envergure. Elle était blonde et blanche, voilée d'un voile noir et d'un voile de poudre de riz. Monjoyeux reprenant sa désinvolture théâtrale: «Donc, M. le duc, dit-il, j'ai l'honneur de vous présenter à Mme Monjoyeux.-Madame, dit Octave-en s'inclinant pour une noblesse de Bretagne-je suis bien heureux que mon ami Monjoyeux ait fait une pareille fin. Voilà ce qui s'appelle un commencement.» La jeune femme ne répondit pas un mot, elle avait rougi, elle s'était levée à moitié, comme si elle ne sût pas quelle figure faire. «Oui, mon cher, dit Monjoyeux, vous l'avez dit, cette fin-là c'est un commencement. C'est d'aujourd'hui seulement que je me sens né à la vie; vous allez voir bientôt ce que peut un homme, avec une femme.» M. de Parisis, qui regardait Monjoyeux, remarqua plus de raillerie et d'amertume que de joie dans le sourire du comédien. Il salua une seconde fois et rejoignit ses amis. «C'est Monjoyeux, lui dirent plusieurs voix, as-tu vu sa femme?-Elle est fort belle, fort timide, fort rougissante; mais elle a des mains trop fortes pour des mains bien nées. Noblesse de Bretagne, messieurs!-Je lui trouve un autre défaut: je ne sais si c'est Monjoyeux qui a fait sa figure, mais, comme disaient nos aïeux, elle n'a pas le velouté de la candeur, elle est déjà trop familière à la poudre de riz et au crayon noir. Après cela, je ne hais pas l'art dans la nature, quand c'est le pastel de Rosalba.» Un vague souvenir traversa l'esprit d'Octave; on le questionnait encore, il ne répondait plus. «Te voilà soucieux! Est-ce que tu deviendrais amoureux de cette jeune mariée?-Non, dit-il, elle me rappelle seulement une femme que j'ai aimée au clair de lune. Après cela, il y a tant de femmes au Bois qui se ressemblent.» Tout Paris parla avec quelque surprise du mariage inattendu de Monjoyeux. «Que va-t-il faire de sa femme?-Il va l'aimer, puisqu'elle est si belle.-On dit qu'elle n'est pas riche.-Il y a peut-être une comédienne sous Roche.-Il rentrera sans doute au théâtre.-Qui sait si la femme n'a pas un million dans le gosier, comme la Patti!-Ou un éventail de sociétaire de la Comédie-Française, comme Croizette.» On comprend bien qu'une aussi grave nouvelle fut imprimée jusque dans les grands journaux, où un jour on lut cette lettre de Monjoyeux: «Monsieur le rédacteur, «On annonce ma rentrée au théâtre; que mes amis ne reprennent pas encore leurs sifflets; avant d'être comédien, j'étais sculpteur, j'ai ressaisi mon ciseau et je pars pour Rome. S'il n'y a plus de marbre en Italie, j'irai sculpter les neiges de la Russie.» «Agréez mes adieux éternels, car je n'emporte pas ma patrie à la semelle de mes souliers. «MONJOYEUX.» On commenta cette lettre. C'était bien le style connu de Monjoyeux; il avait sa manière d'écrire comme il avait sa manière de parler. Le lendemain il n'en fut plus question: Monjoyeux disparut de l'horizon parisien. *X LA COUR D'ASSISES Le duc de Parisis avait toujours sa cour; il avait beau vouloir se dérober, les satellites lui prouvaient toujours qu'il est un astre. Vainement il tentait de vivre chez lui, pour s'accoutumer à une loi plus sévère; mais les mauvaises habitudes le rejetaient bien vite dans le cortège des folies parisiennes. Il était comme ces rois du dix-neuvième siècle, qui sont entraînés par la politique de leurs ministres. Il se promettait toujours d'avoir raison de tout le monde et de lui-même, le lendemain; mais le lendemain, il se donnait un jour de plus. On n'abdique pas, d'ailleurs, si volontiers sa part de royauté dans le bruit contemporain: Octave dominait toujours sur le champ de courses, dans les coulisses et dans les loges de l'Opéra, au milieu des gens d'esprit; il ne dédaignait même pas d'être l'idole de chair des Phrynés de rencontre et des Aspasies de contrebande. Comme Alcibiade, dans ses jours de paresse, il croyait que les femmes sont encore une légion qui donne quelque gloire au capitaine. Cependant l'affaire du bouquet de roses-thé arriva devant le jury d'Auxerre. Les journaux de Paris, pour une cause aussi étrange et aussi romanesque, dépêchèrent leurs chroniqueurs à la mode; la capitale de l'Yonne fut envahie par les étrangers, mais surtout par les Parisiens. Quelques dames trop à la mode panachèrent la foule. On eût acheté les bonnes places cinq louis, comme à une belle représentation de l'Opéra. Quand Violette parut, une voix domina tous les murmures; c'était une paysanne qui n'avait pu s'empêcher de crier: «Elle est toute blonde et toute noire.» En effet, la pâle figure de Violette apparaissait comme du marbre encadré dans la dentelle noire qui retombait sur ses yeux, sans cacher son admirable chevelure de jais. Elle était toute vêtue de noir. Elle marcha entre les deux gendarmes, grave et digne. Elle n'avait pu croire jusque-là qu'elle serait traînée jusque devant le jury; mais, à force de prier Dieu, elle s'était résignée à toutes les humiliations; elle trouvait d'ailleurs je ne sais quelle secrète volupté à souffrir pour Octave et pour elle-même: elle croyait ainsi se retourner vers sa vertu. Mlle de La Chastaigneraye avait refusé de comparaître. On produisit des certificats de médecins constatant qu'elle ne pouvait quitter sa chambre. M. de Parisis n'avait pas fait de façons pour venir témoigner; il se fit inscrire comme témoin à charge. Il se retrouva dans la salle des témoins avec le médecin de Champauvert, avec Mlle de Moncenac, avec deux servantes du château, avec les paysannes qui avaient offert la corbeille de fleurs. Me Lachaud était au banc dé la défense. Il avait le front rayonnant comme un avocat qui doit gagner sa cause. Parmi les pièces de conviction, sur une table, devant la Cour, était exposé un bouquet de roses fané depuis longtemps. Le greffier se leva et lut cet acte d'accusation que je retrouve dans un journal d'Auxerre, qui n'avait donné que les initiales des noms de Parisis et de sa cousine: «Le 8 août dernier, une jeune fille qui porte un des plus grands noms de notre pays, Mlle G. . de La C. . revenait de la messe en famille, au château de C. ., quand les paysannes du pays lui offrirent une corbeille de fleurs. On avait appris la veille que Mlle G. . de La C. . était l'unique héritière de sa tante, une fortune considérable. C'était une vraie joie dans le pays, puisqu'on savait que la jeune héritière était bonne aux pauvres. «Si le bien naît du mal, le mal naît quelquefois du bien. On avait voulu faire une fête à Mlle de La C. ., on faillit l'empoisonner: un bouquet dominait tous les autres. Mlle de La C. . déchira le papier qui l'enveloppait et le respira à plusieurs reprises. «Tout à coup elle pâlit et tomba dans les bras de son amie, Mlle de M. ., et de son cousin, le duc de P. . On s'imagina d'abord que c'était un évanouissement; mais quand le médecin arriva, il ne fut pas douteux pour lui qu'elle n'eût respiré le plus subtil et le plus rapide des poisons, Là ne fut pas tout le mal. On rapporta le bouquet au château, et le bruit s'étant répandu que Mlle de La C. . s'était empoisonnée en respirant des roses, une jeune servante se mit à rire, s'empara du bouquet et le respira à perdre haleine, comme pour se moquer de tout le monde. Elle venait de respirer la mort. «Notre époque, Dieu merci, n'est plus familière à ces poisons qui ont été la terreur du quinzième siècle; mais le témoignage des hommes de l'art prouvera tout à l'heure qu'il ne peut y avoir aucun doute sur ce point. Mlle de La C. . a été très malade et la jeune servante ne s'est pas rélevée. «Maintenant, qui donc avait versé le poison sur les roses? Tout est romanesque en cette affaire. «Le bouquet avait été apporté au château par un de ces petits Piémontais, qui font tout dans leur enfance, excepté le bien. Tour à tour ramoneurs, joueurs de guitare, montreurs de singes, en un mot, toutes les figures de la mendicité. Mais qui lui avait donné le bouquet? Il a été impossible de retrouver l'enfant, mais on a pu suivre ses traces. Le samedi soir, il était à Tonnerre, à l'hôtel du Lion d'or, où une étrangère prenait son repas du soir; selon l'habitude de la belle saison, on apporta un bout à l'étrangère. Ce bouquet passa de ses mains dans celles du petit musicien. Elle lui donna l'ordre, tout en lui donnant une pièce d'or, de porter ce bouquet, avec une lettre qu'elle écrivit sur-le-champ, à M. le duc de P. ., au château de C. .. La lettre, qui a été retrouvée comme par miracle, est bien explicite; on verra avec quelle hypocrisie la fille Marty conseille à son amant d'offrir cet abominable bouquet à Mlle de La C. .. Ainsi elle ne craint pas de faire son complice d'un homme qui, heureusement, est au-dessus de toute atteinte, et qui, d'ailleurs, n'a pas eu à offrir le bouquet lui-même. L'enfant obéit; mais comme il était déjà tard, il coucha en route ou s'amusa en route. Il n'arriva au château de C. . que le lendemain matin, à l'heure de la messe. Quand il se présenta au château, tout le monde était à l'église, moins une fille de service, la nommée Rose Dumont, qui jugea que c'était un bouquet pour la fête, et qui le porta elle-même sur la corbeille, que les paysannes avaient déposée sur la place devant l'église. «Cette étrangère, qui venait pour la première fois dans le pays, était une de ces filles, trop connues à Paris, qui jettent la honte, la ruine et le désespoir dans les familles. Quelques-unes sont d'autant plus dangereuses qu'elles cachent leur perversité sous des airs de dignité et d'innocence. Mais la justice ne s'y trompe pas: ce ne sont que des masques, et la justice arrache tous les masques. La fille Louise Marty, surnommée Violette, est une de ces créatures qui ont fui le travail de bonne heure pour se livrer à toutes les souillures. On a connu celle-ci avec des chevaux et des diamants quand elle aurait dû honorer ses mains par le métier que lui avait appris sa mère; car elle est d'autant plus coupable, que sa mère, d'après tous les rapports qui nous sont venus, était une honnête femme. «Fleuriste! voilà donc quel aurait été son dernier bouquet, un bouquet de roses empoisonnées! Toute jeune encore, elle a appris l'art de parfumer les bouquets artificiels; on ne s'étonnera donc pas quand elle empoisonnera les fleurs naturelles. «Et qui l'a poussée à ce crime? Toutes les mauvaises passions. Elle avait eu des relations intimes avec M. le duc de P. ., qui ne voulait pas la revoir. Mais sachant qu'il était venu au château de C. . pour un héritage, naturellement elle voulut le revoir. A son passage à Tonnerre, elle apprit que l'héritage échappait au duc. Ce fut alors, sans doute, que l'idée du crime s'empara d'elle. Mlle G. . de La C. . était le grand obstacle; puisqu'elle avait l'argent, le duc allait l'épouser: ces créatures jugent les actions des autres d'après leurs sentiments. Se débarrasser de l'héritière, c'était tout gagner: l'homme et l'argent. Mlle G. . de la C. . morte, le duc héritait, la fille Marty comptait sur sa part d'héritage. Mais comment faire? Les débats prouveront qu'elle avait emporté du poison pour effrayer son amant, peut-être même avec l'idée de s'en servir contre elle-même, si tout échouait. Ce poison lui servit contre Mlle G. . de de La C. ., mais ce fut la jeune servante qui en fut victime. «Ne voit-on pas d'ici la fille Louise Marty versant le poison sur le bouquet, et payant cher l'enfant qui le portait à son adresse? De là, elle court au chemin de fer pour dépister les soupçons car il faut tout prévoir. Mais ce n'était qu'une fausse route. En effet, le lendemain elle était sur la route de Champauvert pour s'assurer du message. On l'a vue errer autour du château. Que dis-je! on l'a vue pendant la messe, car rien n'arrête ces filles-là dans leurs audaces, venir se pencher au-dessus de la corbeille de fleurs, comme s'il n'y avait pas assez de poison dans le fatal bouquet. «En conséquence, la nommée Louise Marty, dite Violette, est accusée d'homicide volontaire avec préméditation sur la personne de Mlle G. . de La C. ., et d'homicide involontaire sur la personne de la fille Rose Dumont, au service de Mlle G. . de la C. .» Violette, toute troublée qu'elle fût d'être en spectacle et en pareil spectacle, entendit pourtant cet acte d'accusation qui n'admettait pas un doute. Chaque mot tombait sur son coeur comme un coup de poignard. Non pas qu'elle craignît pour sa vie, elle en avait fait le sacrifice, mais elle était frappée de stupeur à la seule pensée qu'on pût la croire empoisonneuse. Le président procéda à l'interrogatoire, après avoir feuilleté rapidement le volumineux dossier du juge d'instruction. «Accusée, levez-vous.» Violette obéit, tout en laissant transparaître sa fierté. «Votre nom?-Louise Marty.-Pourquoi ce surnom de Violette?-Parce que j'aimais les violettes.-Où êtes-vous née?-A Paris, mais je suis originaire de Bourgogne.-Oui, l'instruction nous apprend que votre mère, Sophie Marty, est allée faire ses couches à Paris, car vous êtes fille naturelle.» Violette ne répondit pas. «Avez-vous quelques souvenirs de votre enfance? Pouvez-vous nous dire si votre mère vous a parlé de votre père?-Jamais.-N'avez-vous pas vu venir chez votre mère des habitants de Tonnerre ou des environs, M. de Portien, par exemple; car votre mère avait été femme de chambre de Mme de Portien.-Je ne sais pas, je ne me rappelle rien.-Vous auriez tort de vouloir cacher quelque chose.-Je me rappelle vaguement ce nom de Portien; mais ma mère ne me parlait jamais du passé; mon devoir n'était pas d'interroger ma mère: mon père ne m'avait pas reconnue. Nous avons mené dans les dernières années une existence bien misérable. Ma mère m'embrassait quelquefois en me disant: «Si je voulais, tu serais riche.» Je la regardais avec curiosité, elle se remettait aussitôt en disant: «Je suis folle!» Nous nous remettions à travailler.-Quel travail?-Ma mère raccommodait de la dentelle et je faisais des fleurs.-Vous ne vous expliquez pas ce paroles: Si je voulais, tu serais riche?-Il n'y a pas à s'y méprendre. Ma mère voulait me parler de mon père; je n'en doute pas, car elle était trop noble pour songer un instant que je pourrais être riche si elle me vendait.-En voyant Mme Portien au Lion d'Or, à Tonnerre, vous ne saviez pas son nom?-Non. C'était la seule femme qui fût dans la salle à manger, je m'adressai à elle, et elle eut la bonté de m'écouter. Voilà tout.-Vous savez aujourd'hui que votre mère a été au service de cette dame.-Je ne l'ai appris que dans l'instruction.-Pourquoi avez-vous envoyé un bouquet à Mlle La Chastaigneraye?-Je voulais dire un éternel adieu à M. de Parisis.-Il avait commencé avec moi par un bouquet de violettes, je voulais finir avec lui avec un bouquet de roses. Cela était si peu prémédité, que je me fusse contentée sans doute de lui écrire une lettre, si le hasard n'eût mis dans mes mains ce fatal bouquet.-Croyez-vous donc que le bouquet fût empoisonné avant d'arriver dans vos mains?-Non, puisque je l'ai respiré et que je ne suis pas morte.-Alors, comment vous expliquez-vous que ce bouquet ait été empoisonné à Champauvert?-Je ne sais rien. Je n'y étais pas.-Vous y étiez, vous l'avez avoué dans l'instruction. -J'étais autour du château et non pas dans le château.-La femme Barjou vous a vue sur la place publique vous approcher de la corbeille et entr'ouvrir le papier qui enveloppait le bouquet.-J'ai retiré ma lettre à M. de Parisis. Si à cet instant j'ai empoisonné le bouquet, c'est que mes larmes était empoisonnées.» Le procureur impérial eut un sourire railleur et murmura: «La comédie du sentiment!» L'interrogatoire n'était pas fini. Puisque vous vous dites innocente, qui donc est le coupable: Car c'est un fait acquis, Rose Dumont est morte du poison, et Mlle de la Chastaigneraye n'a survécu que par miracle, tant les choses avaient été bien faites.-Je ne sais rien, si ce n'est que le bouquet est bien mon bouquet.-En retournant à Tonnerre, vous persistez à dire que vous n'avez pas rencontré le petit joueur de violon?-Je ne l'ai pas revu.-Ceci est bien singulier, car MM. les jurés savent déjà qu'il a été impossible de retrouver cet enfant.-Est-ce que je suis accusée aussi de l'avoir assassiné?-Non! la justice n'accuse pas, quand elle n'a pas de preuves.» Et, d'un air sévère, le président fit signe à Violette de s'asseoir. On appela les témoins à charge. On savait d'avance tout ce qu'ils diraient. On avait espéré quelques-unes de ces révélations inattendues qui jettent une vive lumière sur les causes obscures; mais rien. Ce fut une bien grande curiosité quand parut M. le duc de Parisis, cité par l'accusation comme témoin à charge; mais on savait bien qu'il serait témoin à décharge. Il raconta très simplement ce qu'il avait vu, tout en déclarant, sur son âme et sur sa conscience, comme s'il fût juré dans l'affaire, que l'accusée n'était pas coupable. Il ne nia pas que le bouquet ne fût empoisonné, mais, selon lui, jamais la main de Violette n'avait versé le poison. Comme on le tenait pour très savant en toutes choses, l'avocat de l'accusée le pria de donner quelques explications sur cet abominable empoisonnement par l'asphyxie instantanée. Il ne se fit point prier. Il rappela que depuis le seizième siècle, si on n'avait plus le secret du poison des Médicis, il n'était pas douteux pour lui qu'un chimiste ne pût le retrouver avec la noix vomique, la ciguë et l'acide prussique. Il conta que beaucoup d'expériences avaient été faites par Magendie et Cabarrus sur des chiens, qui n'avaient pas eu le temps de respirer, tant la mort les foudroyait. Pour M. de Parisis, le bouquet n'en était pas moins un prodige; puisqu'il avait été cueilli à Tonnerre, vers le soir du samedi, on savait dans quel jardin; il n'avait pu traverser, de Tonnerre à Champauvert, le laboratoire d'un chimiste: et pourtant il donnait la mort à Rose Dumont, qui l'avait respiré après Mlle de La Chastaigneraye. «Aussi me permettrai-je, continua M. de Parisis, de trouver étrange que ce procès se fasse en l'absence du seul témoin qui pourrait dire la vérité; le petit joueur de violon.-Pensez-vous donc, demanda le président avec raillerie, que cet enfant soit le coupable?-Non; mais je pense que puisqu'il n'est arrivé à Champauvert que le lendemain, à l'heure de la messe, c'est qu'il s'est arrêté en route.-Eh bien! il n'y a pas de-chimiste de Tonnerre à Champauvert? -Qui sait?-Je le sais bien, moi, dit l'avocat. L'enfant à fait l'école buissonnière. Mais j'espère n'avoir pas à accuser pour défendre.» Parmi les témoins à décharge, Mme de Portien se présenta la première. Quand elle parut, on fit cette remarque pour la première fois: bien que Violette fût belle et que Mme de Portien fût laide, il y avait entre elles quelque ressemblance, je ne sais quel lointain air de famille. «Voyez donc, dit à sa voisine une des curieuses venues de Paris, ce petit signe de beauté au coin de la lèvre, elles l'ont toutes les deux.» Une vague idée de la vie aventureuse de Mme de Portien courait dans l'auditoire. On avait réveillé un écho de vingt ans; quand la mère de Violette était partie pour Paris, elle était partie avec Mme de Portien, accusée de vouloir cacher une faute avant son mariage. Nul n'avait osé dire cela tout haut, mais beaucoup l'avaient pensé; or, comme cette idée était revenue à la surface, il ne semblait pas impossible que l'accusée fût la fille de Mme de Portien, un de ces enfants perdus qu'on jette derrière soi et vers lesquels on ne se retouche jamais. Aussi fut-ce avec une vraie émotion qu'on vit paraître Mme de Portien. Le président la salua imperceptiblement, tout en lui demandant ses noms. Elle répondit qu'elle se nommait Ange-Virginie de Pernan, petite-fille du duc de Parisis, mariée à M. Théodore de Portien, mais séparée de corps et de biens depuis longtemps. «Dites-nous ce que vous savez.-Ce sera bientôt dit. J'étais au Lion-d'Or, à Tonnerre; cette dame est venue s'asseoir à ma table, elle m'a demandé s'il y avait loin pour aller à Parisis; nous avons causé quelques minutes. Une des filles de l'hôtel m'a offert un bouquet que j'ai refusé; cette dame a pris le bouquet et l'a envoyé à M. de Parisis, qui était au château de Champauvert. Voilà tout ce que je sais. J'avais dit tout cela dans l'instruction, et j'espérais ne pas être forcée de paraître à ce triste procès.-Mais vous étiez là quand l'accusée a empaqueté le bouquet; n'avez-vous rien vu qui pût éveiller vos soupçons?-Non. J'ai beau réveiller mes souvenirs...-Dans quel esprit avez-vous trouvée l'accusée?-J'ai trouvé une amoureuse qui ne savait pas bien ce qu'elle disait. Cela m'a amusée un instant, parce que je pensais à mon cousin de Parisis; mais cinq minutes après, j'étais sur le chemin de Pernan et je ne songeais plus à cela.» Mme de Portien voulait se retirer, mais le président la pria d'aller s'asseoir au banc des témoins. Octave, qui était resté au banc de Me Lachaud, alla s'asseoir à côté de sa cousine. Mme de Portien lui dit combien elle était désolée de tout cela; elle trouvait Violette fort jolie et elle était loin de faire au duc de Parisis un crime de son amour pour elle. «Vous avez raison, dit Parisis sans façon, de trouver que Violette est belle, car j'entends dire autour de moi que vous vous ressemblez.-Comment! je ressemble à cette fille!-Mais, ma cousine, on pourrait se ressembler de plus loin.» Le tribunal écoutait toujours les témoins à décharge. Violette avait demandé le témoignage de la propriétaire de la maison qu'elle habitait rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel. Cette femme peignit l'accusée sous les couleurs les plus sympathiques; elle l'avait toujours connue honnête, laborieuse, dévouée à sa mère, ne sortant le dimanche que pour aller à la messe. Elle l'avait surprise une fois qui achetait des cerises pour déjeuner; une pauvre femme était survenue, elle avait abandonné les cerises, pour remettre l'argent à cette mendiante. Cette simple action de déjeuner d'une aumône donnait l'idée de son coeur et aurait dû lui porter bonheur; mais Dieu éprouve les plus braves et les plus pures. Le président demanda au témoin si elle n'avait ouï parler du père de l'accusée. «Monsieur le président, il y aurait bien à dire; Mme Marty ne m'a fait que des demi-confidences. Si vous voulez savoir mon opinion, mais je puis me tromper, c'est que Mlle Violette, puisque c'est aujourd'hui son nom, n'est pas la fille de Mme Sophie Marty. -Ah! madame! s'écria Violette, laissez-moi au moins ma mère!» *XI LA MÈRE DE VIOLETTE A cet instant une femme se trouva mal. C'était Mme de Portien. Les débats furent interrompus une minute. On emporta Mme de Portien évanouie. «Parlez, dites tout ce que vous savez, dit le président au témoin.-Eh bien, monsieur le président, je crois que Mme Marty a caché la faute d'une autre personne que je ne connais pas. Quand elle était en retard pour payer son loyer, la pauvre femme se croyait obligée à quelque confidence. «Ah! si je voulais, disait-elle, j'aurais de l'argent, mais j'ai peur du scandale, et puis qui sait si on ne m'arracherait pas cet enfant?» Et je lui parlais du père, et elle me répondait, le dirai-je? comme une femme qui n'a jamais eu ni mari ni amant. A travers toutes ces phrases ambiguës, je croyais voir une fille innocente se sacrifiant à une fille coupable.» Ce fut le tour de la mère de Rose Dumont. Cette femme vint toute éplorée demander vengeance. Mlle de La Chastaigneraye avait eu beau lui donner de quoi se croiser les bras, elle ne lui rendait pas sa fille. Elle était bien sûre que le poison avait été mis par cette étrangère qui n'avait fait que paraître et disparaître. Quelques autres témoignages vinrent à la suite qui firent pénétrer dans l'esprit des jurés la culpabilité de Violette. Octave commençait à désespérer, car Violette n'avait eu que deux bons témoignages contre vingt mauvais, quand tout à coup le président annonça que Mlle de La Chastaigneraye allait comparaître comme témoin; il venait de recevoir un mot d'elle où elle lui disait que, dans l'intérêt de la vérité, elle avait cru devoir braver la fièvre et venir faire son devoir. Une rumeur bientôt étouffée courut dans la salle comme si on eût annoncé au Théâtre-Français Mlle Rachel, quand elle était en Amérique. Il y eut un moment d'attente. Bientôt tout le monde se leva à l'arrivée de cette noble héritière qui avait toutes les sympathies. Elle parut plus belle encore qu'on ne se l'imaginait, quoique l'admiration eût parlé d'avance. Elle marcha simplement et noblement devant la Cour, mais avec la dignité de la race et la grâce de la jeunesse. Le président, après les formules coutumières, la pria de dire ce qu'elle savait. «Mon premier mot, monsieur le président, c'est que l'accusée n'est pas coupable.» Ce premier mot jeta une grande surprise dans l'assemblée. On se questionnait des yeux, on écoutait avec anxiété. «Mais qui donc est coupable? demanda le président.-Je le sais bien, répondit Geneviève avec l'accent de la vérité, mais il m'est impossible de dire le nom du coupable.-La justice est en droit de lever tous vos scrupules.-Il y a des secrets que la justice elle-même ne peut pas arracher. J'ai tremblé que l'accusée ne fût condamnée pour un crime qu'elle n'avait pas commis; je suis venue jurer sur mon âme qu'elle n'était pas coupable, mais c'est mon dernier mot.» Mlle de la Chastaigneraye s'inclina, et demanda à s'en aller. Parisis alla à elle et lui offrit son bras. Le président ne jugea pas qu'il dût la retenir. L'audience fut suspendue pendant un quart d'heure. Quand le président reprit son siège, il appela Mme de Portien. Elle était revenue à elle; elle reparut au bras d'une dame. «Je vous prie, madame de Portien, de nous renseigner sur la mère de l'accusée, qui a été à ce qu'il paraît à votre service.» Mme de Portien répondit d'une voix troublée: «Je n'ai plus qu'un bien vague souvenir; je n'ai qu'à me louer de cette fille jusqu'au jour où elle s'est oubliée.-On nous a appris qu'elle avait été faire ses couches à Paris, et que vous l'aviez accompagnée?-Nous allions tous à Paris à cette époque, et, pour lui éviter l'affront aux yeux du pays, nous lui avons permis de partir avec nous.» La voix de Mme de Portien s'arrêtait dans sa gorge; on attribua cela à l'émotion de son évanouissement. «Et savait-on dans le pays quel était le père de l'enfant?-La malignité publique voulait que ce fût mon mari.-Vous étiez donc déjà mariée?» Mme de Portien, qui ne rougissait plus depuis longtemps, rougit encore. «Monsieur le président, le procès n'est pas là. Je vous avoue que je n'ai pas mis tout cela sur mes tablettes, avec l'idée que je serais un jour appelée à en parler en Cour d'assises.-C'est vrai, madame, mais nous cherchons la vérité par toutes les voies.» Sans doute une nouvelle lumière venait de se faire dans l'esprit du procureur impérial, puisqu'il demanda la parole pour dire ceci: «Messieurs les jurés, nous avions espéré que la justice n'avait qu'à se prononcer: toutes les preuves parlaient éloquemment devant elle. Mais l'audition des témoins nous avertit qu'avant de vous prononcer il nous faut entendre un autre témoin, celui qui a porté le bouquet de Tonnerre à Champauvert. Un doute pourrait subsister dans l'esprit des juges et dans l'opinion publique; la justice ne doit pas être soupçonnée: nous attendrons. Des recherches nouvelles seront tentées; une enquête plus minutieuse encore sera faite pour retrouver, sinon le témoin, du moins les traces du chemin qu'il a suivi en portant le bouquet.-Pour moi, je suis bien sûr, dit l'avocat de Violette, qu'il a suivi le chemin des écoliers; s'il eût suivi le droit chemin, le bouquet n'eût pas été empoisonné.» Le président rappela l'avocat au silence, et, après avoir consulté la Cour, il déclara que l'affaire était remise aux prochaines assises. Violette eût été condamnée aux travaux forcés, qu'elle n'eût pas été plus épouvantée que par cette alternative de rentrer en prison sans être jugée. Depuis quelques minutes, deux pensées parallèles se disputaient son coeur; elle avait le pressentiment que Mme de Portien était sa mère, et elle avait le pressentiment que Mme de Portien avait empoisonné le bouquet offert à Mlle de La Chastaigneraye. *XII VIOLETTE ET GENEVIÈVE Octave était désespéré, mais il fallait courber le front sous le niveau de la justice. Il s'approcha de Violette et lui tendit la main comme il eût fait à sa soeur. «Octave, lui dit-elle, puisque vous connaissez le poison des Médicis, pourquoi ne m'en donnez-vous pas?-Violette, je vous en prie, soyez patiente, Dieu vous sauvera.-Dieu! lui dit-elle; pourquoi me parlez-vous de Dieu, puisque vous n'y croyez pas!» Les gendarmes attendaient; les gendarmes n'attendent pas. M. de Parisis veilla à ce que la prison d'Auxerre fût adoucie pour cette dernière station. Le juge d'instruction et le procureur impérial, qui avaient fait volte-face, permirent que Violette ne subit plus l'horrible cellule: on lui donna une chambre; on lui permit d'écrire et de recevoir des lettres, toujours sauf le contrôle du greffe. Octave lui envoya des livres et des fleurs, mais le porte-clefs fut inexorable pour lui. Le procureur impérial, dans l'intérêt de Violette, lui conseilla de ne pas insister. Mme de Portien, toute troublée qu'elle fût, avait offert à Geneviève de l'accompagner à Champauvert, comme si elle dût retrouver une robe d'innocence dans cette intimité du voyage; mais la jeune fille refusa avec douceur et fermeté. Elle refusa aussi de partir en compagnie du duc de Parisis; mais elle lui permit d'aller la voir. Octave arriva à Champauvert le lendemain vers dix heures. Geneviève lui parla de Violette en toute sympathie. «Vous avez raison, Geneviève, car c'est notre cousine.» Et il raconta à Mlle de La Chastaigneraye, quoiqu'il ne le sût pas très bien, le roman de Mme de Portien. Il avait peur que leur famille ne fût atteinte par la personne de Mme de Portien. Il aurait fallu sacrifier Violette; mais ni lui ni Geneviève ne le voulaient. Et puis, après tout, il y avait tant de mystère dans ce poison, que peut-être se trompait-il. Où était le petit joueur de violon? Il y a dans tous les procès célèbres une figure singulière qui ne semble apparaître que pour se jouer de la justice, comme s'il fallait prouver aux nommes que nul ne peut être infaillible. Octave ne se fit pas beaucoup prier pour passer la journée à Champauvert. Ce lui fut une douce chose de se retrouver dans l'atmosphère de Geneviève, dans les idées et les sentiments de cette belle créature, qui avait une grande âme et un grand coeur. Bien des fois déjà il avait étudié les variations de l'atmosphère morale, se trouvant meilleur ou plus mauvais, selon les créatures de son intimité, même quand il les dominait de toute sa hauteur. Il y a l'air vif de la vertu, comme il y a l'air orageux de la passion; on pourrait faire toute une géographie des sensations. On connaît les habitudes d'Octave: dès qu'il restait une heure avec une femme, il n'avait qu'un but, l'aimer et lui parler d'amour. Quoique avec Geneviève les barrières fussent difficiles à franchir, tant elle se tenait dans les hauteurs de sa dignité, de sa grâce, de sa pudeur, il se risqua bientôt à lui dire qu'elle était la seule femme qui fût allée jusqu'à son coeur, toutes les autres n'ayant amusé que son esprit. «Mon cousin, vous ne croyez pas à ce que vous dites, et je ne suis pas assez folle pour y croire. Vos lèvres ont trop profané les choses du coeur en les jetant à tout propos et à toutes les figures. Votre dictionnaire n'est pas le mien; nous ne parlons pas la même langue: si je dis un jour j'aime, c'est que j'aimerai jusqu'à en mourir.-Remarquez, ma cousine, que je vous adore depuis que vous m'êtes apparue dans la blancheur de la neige, et pourtant je ne vous l'ai jamais dit.-Je vous tiens compte de cette discrétion, mais je ne crois pas à un amour aussi extravagant pour une pauvre provinciale.-Comme vous vous moquez de toutes les Parisiennes!» Et Octave essayait de prouver par l'action de ses regards que s'il ne disait pas par sa voix: Je vous aime, il le disait par ses yeux. Geneviève avait beau vouloir couper court à toute causerie sentimentale, comme elle y prenait un vif plaisir, Octave y revenait toujours. Ils se promenaient par le parc et cueillaient ainsi les heures les plus charmantes. Un instant Mlle de La Chastaigneraye changea de figure et de conversation. Sans avoir l'air d'y penser, Parisis l'entraîna dans le parc boisé; mais elle parla astrologie. «Quand je pense, dit tout à coup Octave, que dans cent ans nous habiterons chacun une étoile, si éloignée l'une de l'autre, qu'il faudra un million d'années pour qu'elles tressaillent à la même lumière!-Pourquoi ces deux étoiles si éloignées, mon cousin?-Parce que nous aurions pu nous aimer sur la terre et que nous n'avons pas voulu.-Eh bien! mon cousin, vous vous consolerez parce que vous aurez aimé Violette.» Mlle de La Chastaigneraye était jalouse de toutes les femmes mais elle était surtout jalouse de Violette. M. de Parisis et Mlle de La Chastaigneraye ne s'étaient guère parlé de l'empoisonnement du bouquet de roses: le nom de Mme de Portien, comme le nom de Violette, s'arrêtait sur leurs lèvres. Ils craignaient tous les deux d'accuser la vraie coupable. Craignaient-ils de défendre Violette? Et pourtant il n'était douteux ni pour l'un ni pour l'autre que Mme de Portien n'eût empoisonné le bouquet. Enfin, Geneviève prit la parole sur cette ténébreuse affaire. «Mon cousin, croyez-vous donc qu'aux prochaines assises Mme de Portien ne sera pas appelée sur le banc des accusés?-Peut-être n'osera-t-on pas, car on n'a pas de preuves contre elle.-Et pourtant, vous êtes bien convaincu que cette jeune fille n'a pas voulu m'empoisonner?-Oui, ma cousine; et puisque nous parlons de «l'accusée», il faut que je vous dise encore que Mlle Violette est la fille de Mme de Portien. Je crois même que Mme de Portien en est convaincue elle-même aujourd'hui. Or, que fera-t-elle? Je sais que l'avocat a dressé toutes ses batteries contre elle. Après tout, si Mme de Portien est appelée, elle s'appelle Mme de Portien, elle est déjà bien loin de nous. Si elle est punie, nous ne serons pas atteints. Que voulez-vous, on a dans toutes les familles des cousines à la mode de Toulon.-Pauvre Violette!» dit Geneviève. Ce cri partait du coeur, mais d'un coeur blessé. Octave n'avait pu rejeter de son esprit le souvenir de la dame blanche se promenant au clair de la lune sous les grands arbres de Champauvert. «Il me vient une nouvelle idée, dit-il. Nous accusons Mme de Portien; mais que faisaient là vers minuit cette dame blanche et ce monsieur noir dans votre parc, la nuit d'avant l'empoisonnement par les roses-thé?-Mon cousin, le monsieur noir et la dame blanche ne pensaient pas à empoisonner les autres, je vous assure; c'étaient deux lunatiques qui ne voulaient dire leurs secrets qu'à la lune, mais qui n'avaient pas de poison dans les mains.» Octave n'insista pas et parla politique pour mieux rentrer dans le sujet. «Lisez-vous le Moniteur, ma cousine?-Oui, mon cousin, pour voir le lundi les décrets du feuilleton.-Eh bien! moi, ma cousine, je ne lis que la quatrième page pour voir les enrichis qui se font un baptême héraldique. Vous connaissez M. de Rochelieu, ci-devant M. Marsouin?» Octave étudia la physionomie de sa cousine. Il savait que ce gentilhomme de fraîche date habitait près de Champauvert une vieille abbaye qu'il avait ornée de colombiers à tous les points cardinaux. C'était peut-être pour lui et avec lui que se promenait la dame blanche. «Oui, dit Geneviève, je connais M. Marsouin; on a trouvé ici qu'il avait eu tort de ne pas s'appeler M. de la Truffardière.» Octave sentit qu'il ne faisait que de la mauvaise politique. Comme il regardait Geneviève, elle se mit à sourire avec une pointe de malice. «Puisque vous êtes visionnaire, mon cousin, pourquoi me parlez-vous de visions de Champauvert, et ne me parlez-vous pas des visions de Paris?-Parce qu'à Paris, il n'y a pas de visions.» Le duc de Parisis avait oublié l'étrange visite que lui avait faite une femme voilée une nuit de carnaval; il croyait à quelque mystification de comédienne, une de ces vingt femmes qui avaient une clef d'argent de la petite porte du jardin. «Mais, mon cousin, reprit Geneviève, vous avez donc oublié-que n'oubliez-vous pas?-cette apparition, dans votre hôtel, une nuit de carnaval?-Ah! oui, c'est encore une des pages inexpliquées de ma vie. Une femme est venue vers moi: elle m'a parlé; mon émotion a été telle, moi qui suis bronzé contre toutes choses, que je n'ai pas trouvé de voix pour lui répondre ni de pieds pour la suivre. Je me sentais de marbre à travers mon demi-sommeil; le peu d'esprit qui me restait appartenait au monde des esprits, puisque je lisais Faust.-Oui, vous lisiez Faust, et la femme qui vous est apparue vous a marqué votre destinée.-Oui, elle l'a si bien marquée que j'ai fermé le livre et que je n'ai jamais bien retrouvé la page, car ce beau livre c'est la folie dans la sagesse, ou la sagesse dans la folie. Mais comment savez-vous tout cela? Est-ce que vous connaissez cette femme?-Non, mon cousin. Parlons politique.» Toute la politique d'Octave, c'était Geneviève; mais ce fut en vain qu'il posa devant elle cent points d'interrogation; plus il la questionnait, plus elle embrouillait les cartes: comme la Sibylle, elle se dérobait sous les ramées les plus feuillues. C'était la plus impénétrable et la plus adorable des femmes. Octave changeait tous ses points d'interrogation en points d'admiration. Le soir, Octave partit pour passer la nuit à Parisis. Quoiqu'il se trouvât très heureux d'être à Champauvert, il comprit que Mme Brigitte ne verrait pas d'un bon oeil qu'il prît pied chez sa cousine. Il ne fallait pas que Mlle de La Chastaigneraye fût soupçonnée-même d'être aimée par son cousin. Quand il fut parti, Geneviève pleura. «Ah! dit-elle tristement, je suis un corps sans âme. S'il ne revient pas demain, je mourrai.» Il ne revint pas le lendemain. A Parisis, ce soir-là, il se coucha fort tard. A une heure du matin, il ne dormait pas encore. Il alla chercher un livre dans la bibliothèque du château. Sur une table il vit un livre ouvert. C'était Faust. Il pencha la tête et vit ces deux mots:-C'EST LA!-qui couraient comme le feu sur ces deux lignes: «Le sentiment est tout, le reste n'est que la fumée qui nous voile l'éclat des cieux.» *XIII TROIS MARIS CONTENTS À son retour à Paris, Octave joua encore les Don Juan dans les entr'actes de sa vie. La comédie que je vais conter n'a été représentée jusqu'ici sur aucun théâtre, mais elle a été jouée scène pour scène, mot pour mot, aux Champs-Elysées, no 123 et no 125, étage des balcons. C'est une comédie en un acte, un acte nocturne qui pourrait s'intituler les Trois Maris. Il y a cinq personnages en scène, mais les trois maris sont presque des personnages muets; il n'y a à écrire que le duo chanté entre minuit et une heure du matin par M. de Parisis et Mme la baronne de Biançay. M. de Parisis connaissait beaucoup ces nos 123 et 124 de l'avenue des Champs-Elysées. Au no 123, il était quelquefois attendu très discrètement au troisième étage par une noble étrangère qui s'ennuyait à l'heure où son mari courait le demi-monde. Au no 125, il était non moins discrètement attendu, au quatrième étage, par une très jolie Havanaise née dans un hamac et qui vivait toujours couchée. Il n'avait pas jugé de utile de faire connaissance avec les maris, si bien qu'il ne les avait jamais vus. Or, un soir vers minuit, pendant qu'il était au no 125, le mari, qui ne savait pas vivre, rentra sans se faire annoncer. Parisis dit gravement au mari qu'il venait pour lui demander la main de sa soeur. C'était l'heure de demander une jeune fille en mariage; mais le mari n'avait pas de soeur. C'était un Espagnol qui avait des habitudes américaines; il répondit à Octave en lui montrant un revolver. Octave, ne pouvant alors parler cette langue-là, se jeta sur le balcon et escalada les chardons aigus du balcon voisin. Voilà le prologue de la comédie. Maintenant figurez-vous, dans l'appartement contigu, une jeune femme qui arrive du concert et qui a envoyé coucher ses domestiques. C'est Mme la baronne Blanche de Biançay. Le mari est un chasseur intrépide qui, aimant mieux sa meute que sa femme, est depuis trois jours à la chasse; il est né pour la vie rustique; il aime l'architecture des forêts et non celle de Paris; il meurt d'ennui dans un salon; il s'épanouit dans un chenil. Comme sa femme n'est pas une Diane enchanteresse, il lui donne presque tout l'hiver les agréments du veuvage. C'est la femme de quarante ans qui voudrait bien faucher son regain avec un beau moissonneur armé d'une faux d'or. Elle porte son idéal dans son coeur; mais elle court risque de passer toujours à côté. Il ne faut pas désespérer: le hasard, qui n'est autre qu'un ministre aveugle de la clairvoyante nature, va jeter son idéal sur son chemin. En ce moment, M. de Parisis frappa trois coups à la fenêtre. «Eh bien? on frappe à la fenêtre! Qu'est-ce que cela veut dire? C'est un coup de vent, sans doute.» La baronne écouta. «Voilà qu'on frappe encore! c'est original; je n'ouvrirai pas plus la fenêtre que la porte.» Nous ne sommes plus ici dans le cercle des grandes dames. Elle alla soulever le rideau de la fenêtre. Octave était toujours là. «Un homme sur le balcon! s'écria-t-elle.-Madame, ouvrez-moi, de grâce!-Passez votre chemin.-Madame, je vais briser les vitres.» Blanche se décida à ouvrir la fenêtre. «Mais, monsieur, je suis chez moi.» Octave se jeta aux genoux de Mme de Biançay. «Madame, pardonnez-moi, je vous en supplie, c'est toute une histoire que je ne vous dirai jamais.-Est-ce une gageure, monsieur?-Non, madame, c'est un quiproquo. M. Sardou vous expliquera cela dans une de ses comédies. Adieu, madame.» La baronne avait reconnu Parisis. «Ah! vous voulez vous en aller par la porte quand vous êtes entré par la fenêtre; non, monsieur, je vous défends ma porte.-Mais, madame, je ne puis pas m'en aller par le même chemin, car je dois vous dire la vérité: il y a par là un revolver. J'allais partir avec sa femme pour le bal de l'Opéra-en tout bien, tout honneur,-mais il est rentré! Je me suis enfui sur le balcon pour garder mon incognito, mon Othello m'a poursuivi et me voilà à vos pieds. Ah! madame, si j'ai escaladé votre balcon, ce n'est pas sans danger, car vous êtes défendue par des chardons fort aigus, j'ai failli y rester.-Je vous remercie de la préférence; pourquoi n'avez-vous pas pris l'autre balcon? c'est celui d'une danseuse. Ainsi mon appartement n'est plus maintenant qu'une grande route. On entrera chez moi sans dire gare! On y passera pour aller à la Bourse; on y donnera des rendez-vous; je ne désespère pas d'y voir passer un jour les arbres du bois de Boulogne pour aller aux Champs-Elysées. -Adieu, madame, je suis profondément touché de cette hospitalité d'un instant, sans cela j'étais forcé de descendre quatre étages per-pen-di-cu-lai-re-ment! comme une goutte de pluie.-Encore une fois, monsieur, vous ne vous en irez que par la fenêtre. Songez donc, si mes gens vous voyaient ici, je serais perdue. Il est minuit passé; une jeune femme ne reçoit pas de visites à pareille heure.-C'est vrai, madame, je suis désolé d'être entré chez vous si matin; mais que voulez-vous que je fasse? Attendez donc ... Il me semble ... c'est bien cela ... vous êtes Mme la baronne de Biançay? j'ai eu l'honneur de jouer la comédie avec vous au château de Marchais.» Octave avait pris son lorgnon. La baronne prit sa lorgnette. «Est-ce possible! J'avoue que je ne vous avais pas encore regardé. Quoi! M. de Parisis!-Permettez-moi, madame, de commencer par déposer une carte à vos pieds; car enfin, il faut procéder par ordre. Maintenant, voici une carte cornée.-C'est cela. Et à la troisième visite vous passez par la fenêtre.-Si vous saviez comme je vous aime!-Depuis combien de minutes?-Depuis toujours; ceux qui s'aiment ici-bas se sont aimés dans une autre vie.» Le duo devenait fort joli, mais il se changea malencontreusement en trio. Le mari outragé avait à son tour franchi les chardons, à son tour il frappait à la fenêtre. «C'est sérieux, dit la baronne. On frappe à la fenêtre; c'est le mari de ma voisine.» Le mari de la voisine cria d'une voix de tonnerre: «Madame, ouvrez la fenêtre, ou je brise les vitres.» Madame de Biançay cria: «Monsieur, je vous prie de passer votre chemin.-Madame, dit Octave, le mari se fâche. Avez-vous des armes?-Oui, un poignard.» L'Américain donna un coup de pied dans la glace. Parisis saisit une chaise. «Je vais lui passer cette épée à travers le corps.-Madame, un homme se cache ici, cria le mari outragé.» Octave s'avança vers le revolver: «Je ne me cache pas, monsieur, je suis chez Mme Biançay parce que je vais l'épouser. Si j'ai passé par chez vous, c'est parce que je me suis trompé de numéro. Êtes-vous Octave allait offrir un bougeoir au mari content, mais il était déjà parti. Mme de Biançay se croisa les bras pour admirer l'impertinence d'Octave. «Monsieur de Parisis, maintenant que je vous ai sauvé de la vengeance du mari, vous n'avez plus rien à me demander et vous allez me dire un éternel adieu.-Un éternel adieu! j'aimerais mieux m'en aller par où je suis venu. Je vous aime et je vous supplie de m'écouter.-Quand vous passerez par la porte.-Par la porte de l'église avec vous à mon bras. Vous me prenez par les sentiments. Mais vous savez bien que je suis mariée.» Mme de Biançay prit un flambeau. «Si vous voulez avoir le droit de revenir, allez-vous-en.-Comment, vous mettez à la porte un homme qui passe par la fenêtre.-Taisez-vous, vous me faites frémir! aussi je sais bien ce que l'avenir vous réserve. Vous finirez dans un château avec une gardeuse d'oies.-Non, madame, rassurez-vous, je serai foudroyé comme Don Juan, dans les bras d'une belle femme qui n'aura encore rien gardé du tout.-Dieu vous mène à cette terre promise!-La terre promise, c'est vous.-C'est la première venue.-Non, c'est vous. Avant de vous voir, je vous aimais, car vous êtes mon idéal. Depuis que je vous ai vue, je vous adore.-Et les autres? Et Mlle Violette de Parme? Et la comtesse d'Antraygues? Et Mme d'Argicourt? Et celle-ci et celle-là?-Que voulez-vous! Les pêches de l'espalier voisin me donnent toujours soif.-Et vous croyez que je vais descendre de l'escalier pour vous.» Octave embrassa la baronne. «Quelle saveur et quel parfum!-Mais la voisine?-Sérieusement, je n'ai passé chez elle que pour arriver chez vous.-C'est le chemin le plus court. Mais que dira-t-elle?-Elle pensera que vous avez sauvé son honneur.-Oui! oui! en perdant le mien.-Vous êtes si belle qu'il n'est pas impossible que vous ne le retrouviez.-Je ne comprends pas.-Ni moi non plus. Comme vous avez de beaux cheveux! Il vient un rude vent par cette vitre cassée. Si nous passions dans votre chambre?-Ah! M. de Parisis, ayez pitié de moi, car mon mari...» Octave avait entraîné Mme de Biancay qui, déjà toute échevelée, se croyait encore forte dans sa vertu. Les derniers mots de la causerie se perdirent dans le bruit du vent. Mais tout n'était pas dit. Le mari du balcon, qui avait réfléchi, revint furieux. «Non, s'écria-t-il, on ne se sera pas impunément joué de moi, je me vengerai.» Cette fois, ce n'était plus un mari de comédie, mais un mari de mélodrame. Il acheva de briser la glace. Après quoi, déjà content de cette belle action, il passa l'avant-corps tout entier. Et comme il n'y avait personne, il s'écria:-«Ah! je tiens mon homme, cette fois.» Il entra. Sans doute il allait chercher le duc de Parisis dans les pièces voisines, quand on sonna à la porte. Comme il ne savait pas bien ce qu'il faisait, il alla ouvrir. Un homme tout aussi emporté que lui entra par la porte comme un coup de tonnerre. C'était le mari de dessous, le Maure de Venise. «C'est trop me braver, dit-il au mari du balcon, croyant avoir affaire à M. de Parisis.» Il n'y avait pas de lumière dans l'antichambre. «Mais, monsieur, je ne vous connais pas, dit le mari du balcon.-Et moi, monsieur, je vous connais trop. Vous avez monté un étage de plus parce que j'étais chez moi; vous vous êtes dit sans doute que ma femme monterait chez la baronne de Biançay, car la baronne est indulgente aux actions des autres. Quelles sont vos armes, monsieur?-Mes armes! les voilà!» Et le mari du balcon saisit le mari du dessous pour le mettre à la porte. Naturellement celui-ci résista par les mêmes armes. Et pourtant ni l'un ni l'autre n'étaient habitués à un pareil duel. C'étaient deux hommes d'honneur, plus ou moins-malheureux,-pénétrés des principes d'une bonne éducation. Cependant le duc de Parisis et Mme de Biançay s'inquiétaient quelque peu de ce beau tapage. Octave remettait déjà ses gants pour rappeler les maris à l'ordre, mais ce ne fut pas lui qui arriva le premier sur le champ de bataille, tant il trouvait doux d'apaiser la belle effarouchée. Ce fut le mari de Mme de Biançay. Comme elle l'avait pressenti, il pouvait rentrer cette nuit-là. Et même elle aurait dû en être sûre, puisqu'il avait annoncé son retour pour la nuit suivante. Mais il y a des heures où les femmes n'ont pas la science des hommes. Tant pis pour les hommes qui arrivent avant l'heure qu'ils ont annoncée: ils sont deux fois dans leur tort. Ce qui est certain, c'est que M. de Biançay, suivi d'un domestique qui portait une valise, arriva pour faire une charmante surprise à sa femme, au moment où le mari du balcon et le mari du dessous s'agitaient dans son antichambre; c'était une belle gymnastique en l'honneur de M. le duc de Parisis. «Qu'est-ce qui se passe chez moi?» se demanda-t-il tout abasourdi. Il ne fallut pas cinq secondes pour que la colère l'envahît et lui montât à la tête. C'était un homme taillé en hercule, qui n'abusait pas de sa force, mais qui, plus d'une fois pourtant, avait prouvé qu'il ne fallait pas lui marcher sur le pied. Il saisit le mari et le jeta dans l'escalier. C'était le mari du dessous. Celui-ci eût peut-être remonté, si le mari du balcon, qui roulait à son tour, ne lui eût interdit ce chemin-là. Ce fut une belle fricassée de museaux, selon l'expression d'Octave, car je ne me permettrais pas de parler ainsi de maris malheureux. Non seulement les deux maris roulèrent et continuèrent leur duel, mais ils entraînèrent dans leur chute le domestique de M. de Biançay et la bougie qu'il portait à la main. La bougie fut éteinte, mais on vit bientôt à tous les étages d'autres maris inquiets du vacarme qui retentissait dans toute la maison. La fête de nuit fut complète, avec illuminations. M. de Biançay avait repris possession de lui-même et de son appartement. Il s'étonnait de ne pas voir accourir sa femme, car il ne pouvait supposer qu'elle fût endormie pendant qu'on se battait chez elle. Quand M. de Parisis,-tout fraîchement ganté,-apparut portant aussi un bougeoir. Ils se saluèrent tous les deux avec défiance. M. de Biancay connaissait vaguement M. de Parisis, M. de Parisis ne se rappelait pas M. de Biançay. «Monsieur, dit le mari sans trop prendre les airs d'un mari outragé, voulez-vous m'expliquer cette comédie?-Monsieur, j'allais vous adresser la même question.-Mais, monsieur, puisque vous êtes chez moi et que je suis absent depuis longtemps, sans doute vous savez mieux que moi ce qui s'y passe.-Pas le moins du monde, monsieur.» Parisis n'était jamais en peine. Les auteurs comiques auraient pu inventer pour lui les situations les plus périlleuses, il en fût sorti gaiement sans sourciller jamais. «Mais enfin, monsieur, permettez-moi de vous demander ce que vous faites ici à deux heures du matin?-Je devrais ne pas vous répondre, répondit Octave, mais vous y mettez vraiment trop de bonne grâce pour que je ne vous confie pas mon secret. La femme du voisin, votre voisin du balcon, est nerveuse à tout casser, elle se trouvait mal, le mari est rentré comme je lui donnais des sels; il n'a pas trouvé cela de son goût. Comme il était armé et que je ne l'étais pas, comme elle me suppliait de ne pas me défendre, j'ai franchi votre balcon croyant passer par un appartement inhabité. La fenêtre était ouverte, le mari m'a poursuivi, j'ai fermé la fenêtre, il a brisé les vitres et a rencontré un monsieur qui avait à lui parler, car vous avez entendu leur conversation. Je ne sais pas un mot de plus.-Eh bien, dit M. de Biançay, ils continuent la conversation dans l'escalier.-Je ne suppose pas, dit Octave, que vous songiez à me mettre en tiers dans cette conversation.-Est-ce que c'est Mme de Biançay, monsieur, qui vous a donné ce bougeoir?-Oui, monsieur; Mme de Biançay, qui vous attendait, a été une femme d'esprit: j'étais entré par la fenêtre, elle a voulu me mettre à la porte. Voilà pourquoi elle m'a donné ce bougeoir pour que je trouve mon chemin.» Le duc de Parisis salua. M. de Biançay salua. Le duc de Parisis salua une seconde fois. M. de Biançay se demandait s'il devait le saluer d'un coup de pied, mais il se contint et entra chez sa femme. «Ah! mon ami, j'étais bien sûre que vous arriveriez cette nuit, car je vous attendais.-Avec le duc de Parisis!-Quoi, c'était le duc de Parisis? Ah! par exemple, voilà un original! Cette fois, mon ami, il s'est trompé de chemin en passant par la fenêtre.» Le troisième mari fut content. *XIV LES FEMMES INVINCIBLES Cependant don Juan de Parisis perdit quelques batailles vers ce temps-là. Il surprit un jour presque tout le secret du jeu de cartes. Mme d'Antraygues finit par lui confier les noms de la Dame de Carreau et de la Dame de Trèfle, la duchesse de Hautefort et la marquise de Fontaneilles. Alice s'obstina à cacher le nom de la Dame de Coeur par un sentiment de jalousie, car elle adorait toujours Octave et savait qu'il aimait Geneviève. Parisis connaissait trop de femmes pour reconnaître celles qu'il ne voyait que de loin en loin. Les figures les plus opposées se confondaient dans son souvenir avec le même souvenir amoureux. Souventes fois, il lui arrivait de causer intimement avec une femme, sans bien se rappeler son nom, comme si toutes les femmes étaient la même, suivant l'expression d'un moraliste. Dès qu'il eut surpris le secret, il se présenta vaillamment chez la marquise de Fontaneilles, qu'il ne connaissait guère, sous prétexte qu'il voulait danser pour les pauvres. Elle était dame patronnesse de toutes les bonnes oeuvres. On allait donner un bal de bienfaisance, il fallait bien que l'esprit malfaisant y fût représenté. Quand Octave entra dans le salon de la marquise de Fontaneilles, il y trouva la duchesse de Hauteroche, qui attendait son amie pour sortir. Mme de Hauteroche, comme Mme de Fontaneilles, était une très grande dame de la plus haute naissance, qui avait traversé jusque-là le monde parisien demi-souriante, mais s'amusant à la fête des autres, ne voulant pas jouer d'autre rôle que celui de femme honnête; on disait que son mari s'amusait pour elle. C'était peut-être une raison de plus pour qu'elle fût plus stoïque dans son devoir. Ce qui est hors de doute, c'est que, jusque-là, nul n'avait marqué son pied dans la neige de ses avenues. Elle était charmante: une beauté brune et grave, adoucie par des yeux d'outre-mer profonds comme l'Océan; elle avait été blonde, on le devinait encore à la légèreté de ses cheveux. Quand Mme de Fontaneilles vint pour prendre son amie, elle fut quelque peu surprise de la voir en tête-à-tête avec le duc de Parisis. Ils causaient avec abandon comme des gens qui se sont vus la veille. Octave était partout chez lui. Il se leva et alla au-devant de la marquise, comme si ce fût elle qui vînt en visite. Elle le remercia de faire si bien les honneurs de son salon; il ne manqua pas de développer ce paradoxe, que les gens bien nés sont tous de la même famille, et que, même avant d'avoir été présentés, ils se savent par coeur. Ce fut le point de départ d'une causerie imprévue. Les deux dames se révoltèrent à cette idée prétentieuse d'Octave de connaître si bien les gens qu'il ne connaissait pas. Mais lui, qui n'était jamais pris sans vert, se rappela à propos quelques paradoxes de Lavater. Il s'engagea à dire la bonne aventure à la duchesse et à la marquise, si elles lui permettaient de les dévisager un peu; il n'oublia pas de leur rappeler qu'on n'était pas toujours masqué comme la Dame de Trèfle et comme la Dame de Carreau. La glace était brisée. La duchesse dit à Octave que Mme d'Antraygues avait trahi le secret de ses amies, mais qu'elle comprenait cela, puisqu'elle savait, par ouï-dire, qu'une femme n'avait pas de secrets pour son amant. Le duc de Parisis, un physionomiste raffiné, trouva beaucoup de vérités à dire aux deux amies. La première venue parmi les diseuses de bonne aventure remue des vérités, puisqu'elle remue des mots: qu'est-ce donc si le diseur de bonne aventure est un homme d'esprit qui a étudié dans le coin des femmes! Pour connaître les hommes, pratiquez les femmes; pour connaître les femmes, pratiquez encore les femmes: c'est la sagesse des nations folles. Pendant cette séance à la Lavater, Octave eut l'art de prouver à la duchesse et à la marquise qu'il était éperdument amoureux d'elles. Pendant qu'il leur parlait d'elles, ses yeux leur parlaient de lui. Et ce qu'il y eut de bien fait dans cette oeuvre diabolique, c'est que chacune des deux femmes fut convaincue qu'il n'aimait qu'elle-même. Mais elles étaient au-dessus de l'amour, même de l'amour de don Juan de Parisis. La marquise de Fontaneilles s'était tournée vers Dieu et ne voulait pas se retourner vers son prochain. La duchesse de Hauteroche, âme plus romaine, aimait la vertu pour la vertu, s'attachant à son devoir non pas avec résignation, comme tant d'autres, mais avec vaillance, fière des victoires de l'âme sur le corps. Octave perdit bien huit jours-huit siècles pour lui-à errer autour de ces deux vertus; il avait pourtant imaginé une tactique qui lui semblait victorieuse:-Après avoir prouvé à la marquise qu'il n'était pas amoureux de la duchesse, il prouva à la duchesse qu'il était amoureux de la marquise, soufflant l'orage à tous les horizons.-Mais les nuages ne montèrent pas jusque dans l'azur. Il ne s'avoua pas vaincu; il leva le siège et passa dans un autre camp. Mais tout en courant les petites dames, ses aspirations le ramenaient bientôt aux femmes du monde, parce que s'il trouvait que l'amour est toujours le même au dernier chapitre, quelle que soit l'atmosphère, il trouvait aussi qu'il faut chercher les variations du coeur dans les commencements. Or il n'y a de commencements qu'avec les femmes comme il faut, puisqu'avec les autres on commence toujours par la fin. *XV L'ESCARPOLETTE Parisis ne se contentait pas des femmes du monde ni des femmes du demi-monde; les fillettes de tous les ordres, pourvu qu'elles fussent jolies, lui semblaient de bonne prise; son grand art, en ceci, était de se mettre au diapason et d'entrer de plain-pied dans l'intimité des femmes quelles qu'elles fussent. Venait-il une modiste apporter un chapeau, une fleuriste apporter un bouquet, une couturière apporter une robe, il la lorgnait; si elle était belle, il la saluait et lui disait mille folies, au grand dépit de la dame qu'on venait habiller ou coiffer; on lui reprochait de manquer de dignité, mais il disait lui-même qu'il ne reconnaissait pas les bienséances. Combien d'aventures étaient le second chapitre de ses premières escarmouches! Aussi, un matin, Mme d'Antraygues surprit-elle Parisis dans son jardin, qui faisait balancer, sur une escarpolette, deux jeunes modistes à qui il avait commandé des chapeaux, sans doute pour coiffer ses arbres. Ces deux modistes étaient des jeunes brunes fort provocantes par l'éclat de leurs yeux qu'elles ne veloutaient pas du tout. Elles riaient comme des folles, elles criaient en tombant sur l'herbe comme de vraies pensionnaires; il fallait voir Parisis les rouler sur le gazon, les prendre dans ses bras et les remettre sur la balançoire. Mme d'Antraygues, cachée par un magnolia, assista à toute la fête; on s'amusait si vaillamment qu'elle aurait voulu en être, si sa grandeur ne l'eût attachée au rivage. Elle se montra, les oiseaux s'envolèrent. Parisis les rappela, mais le charme était tombé. «Comment pouvez-vous vous amuser avec ces fillettes? demanda-t-elle à Octave.-Vous voulez que je vous dise le secret, lui répondit-il en riant, c'est que ce sont des femmes et que je m'amuse toujours avec les femmes.» Le duc de Parisis avait d'ailleurs un goût très modéré pour les fillettes; il n'aimait pas les raisins verts, il disait que la volupté s'accommode mieux du fruit que de la fleur. Il disait encore que la femme a deux virginités, celle de la chrysalide et celle du papillon. Il aimait mieux le papillon que la chrysalide. La jeune fille n'est d'abord qu'une ébauche; elle n'est une oeuvre d'art qu'après avoir secoué l'arbre de la science. Les libertins aiment les ingénues; les voluptueux aiment les savantes. Toutes les forêts sont vierges dans le pays de l'amour. *XVI LE FESTIN DE MARBRE Ce fut à peine si de loin en loin le nom de Monjoyeux retentissait aux oreilles de ses amis. Aussi ce fut une vraie surprise quand cette lettre courut à la Maison d'Or, dans le cabinet des journalistes, dans l'atelier des peintres et des sculpteurs, jusque chez M. Beulé-les-Fouilles, secrétaire perpétuel de l'académie des beaux-arts. «M. Monjoyeux et Mme Monjoyeux prient monsieur de leur faire l'honneur de venir souper chez eux le vendredi, 12 décembre, à minuit. «Les statues, sculptées par M. Monjoyeux, seront exposées à giorno. «Avenue de l'Impératrice, 22.» Quand M. de Parisis reçut cette invitation, il se dit: «Voilà Monjoyeux qui nous prépare un coup de théâtre. Il va nous prouver qu'il est un homme de génie; je ne manquerai pas à cette fête.» Ce fut une vraie fête. On en parla beaucoup la veille; on en parla bien plus le lendemain; mais ce fut une fête sans lendemain. Octave ne s'attendait pas à tant d'équipages devant l'hôtel. Il était allé le matin pour voir Monjoyeux; mais quoiqu'il eût beaucoup insisté pour être reçu, quoiqu'il eût remis d'un air victorieux cette carte célèbre qui lui ouvrait toutes les portes, comme naguère à M. de Morny et au comte d'Orsay, un domestique fort bien stylé vint lui dire que ni monsieur ni madame ne pouvaient recevoir monsieur le duc, ce qui aiguillonna d'autant plus sa curiosité. A minuit, quand il fut annoncé dans le premier salon, il fut ébloui par les lumières, les femmes, les diamants; il connaissait l'hôtel, où durant deux hivers une étrangère célèbre avait reçu le beau monde parisien, mais il n'avait jamais vu tant de haut luxe dans les salons. Les étoffes, les tapis, les bronzes, les meubles, tout avait la marque d'une main savante et prodigue. Dans l'avant-salon, dont Cabanel avait peint le plafond, soutenu par des cariatides de Clésinger, on remarquait une marguerite à la fontaine, d'Ary Scheffer, et une Cléopâtre, de Gérôme, deux civilisations en contraste. Dans le grand salon plus sévère quoique plus riche, Ingres, Delacroix, Meissonier et Diaz, les quatre expressions de l'art moderne, se disputaient les panneaux. «Diable! mon cher, dit M. de Parisis à Monjoyeux, vous faites bien les choses.-N'est-ce pas? dit le comédien-sculpteur; l'habitude du théâtre, l'amour des chefs-d'oeuvre! mais je suis très fier de votre approbation, à vous qui avez le plus charmant petit palais de Paris. C'est mon seul talent, et j'avoue que je suis toujours surpris de voir que les autres font bien. Donnez un million à cent hommes, et ces cent hommes gaspilleront leur million sans montrer une preuve de goût.-Si le goût était à la portée de tout le monde, il n'y aurait rien à faire. Mais je vais vous présenter à ma femme: la voyez-vous là-bas dans cette corbeille épanouie?-Oui, c'est le dessus du panier. Tudieu! mon cher, comme elle est belle! Et vous avez le courage de travailler du marbre quand vous avez sous la main un pareil chef-d'oeuvre! Pour moi, je briserais mon ciseau pour adorer la statue vivante.» Le duc de Parisis attachait son regard sur Mme Monjoyeux avec un vague souvenir. Il lui semblait la reconnaître comme à la rencontre des Champs-Elysées. «Et pourtant pensait-il, je n'ai jamais vu cette Bretonne que Monjoyeux est allé épouser à Nantes.» Mme Monjoyeux lui rappelait une figure aimée en passant. Il s'avança vers Mme Monjoyeux, ne s'inquiétant pas de déranger toutes les femmes qui l'entouraient. Il s'assit dans le groupe et parla à tort et à travers de la pluie et du beau temps, de la vie d'artiste, de ses imprévus, des jeux du hasard et des jeux de l'amour. Il eut bientôt conquis toutes les femmes à son esprit railleur et charmant. Octave avait pour politique de se mettre toujours du côté des femmes, disant que dans le papottage qui court sur les éventails, il y avait beaucoup plus de sagesse à recueillir que dans les phrases sentencieuses des hommes sérieux. Quand une femme cause, elle trahit l'éternel féminin, elle ouvre son coeur sans le vouloir, tandis que l'homme n'ouvre le plus souvent que sa boîte à bêtises, tout bouffi qu'il est de vanité. Et puis, comme disait Octave, du côté des femmes la bêtise elle-même a son prix. Il allait plus loin, il disait que la femme est parfaite dans le mal comme dans le bien; tandis que l'homme, sous prétexte d'être un animal raisonnable, n'est en définitif qu'un animal. M. de Parisis fut quelque peu surpris de ne pas reconnaître une seule Parisienne parmi toutes ces femmes qui faisaient cortège à Mme Monjoyeux. C'était la fleur des pois de cette société étrangère qui règne dans les Champs-Elysées et l'avenue de l'Impératrice, Havanaises, Péruviennes, Polonaises, Espagnoles et autres expressions des mondes voyageurs. Quand on veut improviser un salon, il faut s'adresser à ces peuplades pittoresques, toujours gaies et vives, qui paraissent et disparaissent sans marquer de vifs souvenirs. «C'est cela, pensa Octave, Mme Monjoyeux n'ayant pas de racines dans le monde parisien, a ouvert sa porte aux passagères des quatre mondes. Tant mieux, ce sont de jolis oiseaux très apprivoisés qui chantent sans trop se faire prier la chanson de l'amour. Nous allons nous amuser ce soir: je suis bien sûr qu'il n'y a pas une bégueule ici et qu'on pourra avoir de l'esprit sans peur de l'estampille.» Tout en causant avec les femmes, M. de Parisis cherchait à reconnaître les hommes errants ou discutant en groupes dans les salons. C'était le tohu-bohu des premières représentations, avec quelques peintres et sculpteurs en plus. Monjoyeux, en effet, n'allait-il pas donner une première représentation? Il y avait là les critiques du lundi, les causeurs du samedi, les polémistes du dimanche, les chroniqueurs de toute la semaine. Il y avait là les gentilshommes du turf, les patriciens du Moulin-Rouge, du Café Anglais, de la Maison-d'Or; quelques hommes politiques, retenus par la patte aux comédiennes; l'académie des beaux-arts et l'académie française étaient représentées par leurs plus jeunes étoiles. En un mot, tout Paris. Un valet vint avertir que madame était servie. Monjoyeux pria Octave de donner le bras à sa femme, quoiqu'il eût là les personnages consacrés. M. de Parisis obéit avec sa grâce accoutumée; il ne faisait jamais de façons pour passer le premier: c'est un bon pli à prendre à Paris, quand on a vingt ans. Il y a ainsi des personnalités qui s'imposent et prennent le pas sur tout le monde, sans qu'on sache pourquoi. Les hommes s'étonnaient bien un peu de toujours voir Octave jouer le premier rôle, quand tant d'illustrations ne venaient qu'après lui; mais les femmes trouvaient cela très naturel: il était jeune, il était beau, il était fier; pour les femmes, ce sont là des titres plus sérieux que les titres du génie. Et puis, il était duc. Molière a fait sauter les marquis; peut-être qu'aujourd'hui, en face des immortels principes-des principes immortels-les marquis ne songeraient pas à faire sauter Molière, s'il n'avait pas ses deux siècles d'immortalité? Nous avons fait tant de chemin! Le monde marche, mais il marche dans un cercle. M. de Parisis était, d'ailleurs, un homme bien élevé, qui savait son monde; je ne parle pas de son stage en diplomatie, car il était né diplomate. Quand il se trouvait en face d'une illustration de haute roche, il avait l'art, avec ses quartiers de noblesse, de lui faire un piédestal; nul ne savait mieux mettre en relief dans sa vraie lumière un homme de génie, ou même un homme de talent. Et c'était d'autant mieux fait, qu'il se montrait fort impertinent pour toutes les médiocrités tapageuses qui sont le désespoir des esprits d'élite. Il disait que chaque génération, dans la capitale du monde, enfante à peine laborieusement cinquante hommes dignes d'être étudiés, cinquante intelligences qu'il faut aimer et qu'il faut craindre. Octave ne s'y trompait pas, il admirait et il adorait les grands hommes d'aujourd'hui; mais, du haut de son dédain, il disait aux petits hommes montés sur les échasses de la réclame: «Retirez-vous de leur soleil.» Cependant, trois portes à deux vantaux s'étaient ouvertes; on avait été saisi par le radieux spectacle d'un atelier, un ancien théâtre intime, où Monjoyeux avait dressé une table de cinquante couverts sous les lumières ruisselantes des plus beaux lustres du Murano. Dirai-je quel fut l'éblouissement de tout le monde devant le luxe féerique de cette salle et de cette table? Les plus belles étoffes des Indes, brochées d'or et d'argent, retombaient à larges plis sur les murs et s'étoilaient par des candélabres en cristal de roche. Sous chaque candélabre se profilait une élégante jardinière ou un svelte brûle-parfums; ici un émail cloisonné, là une merveille de Sèvres. On marchait sur un tapis de Smyrne moussu et fleuri. La table était magnifique; les festins de Paul Véronèse ne donnent pas une idée de ces splendeurs toutes modernes. A la place de toutes ces misères argentées ou dorées qui jouent au luxe, Monjoyeux avait mis deux statues; le surtout était un admirable buste à deux têtes, représentant les deux faces de la femme, le bien et le mal, l'ange et le démon. C'était le portrait de Mme Monjoyeux. Aucun des convives, tout en la reconnaissant, n'osa prononcer son nom. Pourquoi ce symbole? Le regard courait de surprise en surprise, l'esprit se perdait aux énigmes. «Mesdames et messieurs, dit Monjoyeux en s'inclinant avec sa bonne grâce accoutumée, sous prétexte de vous convier à un festin, j'ai voulu vous montrer mes oeuvres. Je ne sais pas si vous les trouverez dignes de vous et dignes de moi; mais je sais bien que le souper sera exquis, c'est l'oeuvre de Mme Monjoyeux. Un cri d'admiration s'était élevé autour de toute la table. «La critique est de rigueur, mais l'admiration est interdite, dit Monjoyeux en s'asseyant; voyez cela tout à votre aise, faites comme si je n'étais pas là. Le poète Destouches a dit: «La critique est aisée et l'art est difficile;» mais depuis que Janin, Théophile Gautier et Saint-Victor font de la critique avec toutes les magnificences de l'art, nous avons changé tout cela. C'est l'art qui est facile, c'est la critique qui est malaisée.-Vous en parlez bien à votre aise, Monjoyeux, dit M. de Parisis. Vous avez raison, d'ailleurs: la critique est malaisée devant de pareilles oeuvres; il y a longtemps que je n'ai vu le marbre moderne me parler si éloquemment.-Oui, dit un musicien, ces lignes si blanches, et si harmonieuses chantent comme des mélodies de Gounod.-On dit que les dieux s'en vont, dit un néo-grec; les dieux peut-être, les déesses, point. Voyez plutôt, ces deux belles statues qui marchent sur la table viennent toutes radieuses de l'Olympe.» Une jeune femme demanda ingénument quelles étaient ces deux déesses; son voisin, un journaliste répondit: «Je reconnais dans celle-ci Cybèle ou, si vous aimez mieux, la Nature. Voyez comme elle éclate dans sa jeunesse! Quel rayonnement!-Mais, l'autre? dit la jeune femme.-L'autre, madame, je ne la connais pas.» De bouche en bouche, la même question courut toute la table. «Quelle est cette statue,-quelle est cette dame,-qui pourrait bien me dire son état civil,-est-ce une jeune vierge?-est-ce une jeune épouse?» M. de Parisis lui-même demanda à Mme Monjoyeux quel était le symbole révélé par cette figure. «Quoi! vous ne la reconnaissez pas? dit Mme Monjoyeux, vous l'avez pourtant bien souvent fréquentée.-Je ne m'en souviens pas; vous que je n'ai jamais vue, madame, il me semble que je vous connais; mais cette figure, aucune idée ne me la rappelle.-Je vous dis, monsieur, que vous ne connaissez que cela. Une femme qui marche de son pied de marbre sur les roses blanches comme sur la neige ... une femme qui regarde de son oeil candide le bleu des nues ... Cherchez bien.» A cet instant, les questions furent toutes si vives que Monjoyeux dit en souriant: «Eh quoi! mesdames, eh quoi! messieurs, vous ne reconnaissez pas la Vertu! Il y a donc bien longtemps qu'elle n'est plus à Paris?-La Vertu, dit une Espagnole, elle n'est pas habillée comme cela. La vertu prend ses robes chez Worth.-Comment, madame, dit un poète, vous ne savez donc pas que la vertu n'est vêtue que de sa pudeur?-A Athènes, c'est possible, dit une Écossaise, mais à Paris, la pudeur est une robe trop légère.-Mais le marbre aussi est une robe impénétrable, dont la chaste blancheur protège la femme; une femme en marbre n'est jamais nue.-C'est vrai, dit M. de Parisis, mais ce marbre tressaille et frémit comme la chair, c'est la seule critique que je fasse devant ce chef-d'oeuvre. Monjoyeux a fait de sa Vertu une femme plutôt qu'une déesse.-Votre critique est un éloge, dit Monjoyeux à Octave. La Vertu est une femme et non une déesse; j'aurais pu la faire plus penchée, plus chrétienne, plus ascétique; j'aurais pu lui donner les pâleurs des vierges byzantines, mais je n'ai pas ainsi compris la Vertu. Pour moi, c'est la femme dans toute sa force et dans toute sa splendeur. Si elle est la Vertu, c'est parce qu'elle domine la nature jusque dans sa luxuriance. Elle a triomphé de sa beauté et de son sang, elle foule aux pieds dans les roses les épines enflammées de la volupté. N'est-ce pas, messieurs, que cela a son cachet Metternich? Disant ces mots, Monjoyeux leva son verre de vin du Rhin et but après avoir salué sa voisine. Le souper s'annonçait gaiement: les savoureux parfums des faisans, des bécasses, des gélinotes, des écrevisses, des truffes, se mêlaient aux vertes senteurs des roses, des fraises et des framboises, aux bouquets des vins de Bordeaux et des vins de Bourgogne, des vins d'Aï et des vins de Johannisberg; sans parler des vagues odeurs qui s'échappaient des femmes, épaules et chevelures. Tous les esprits s'enivraient déjà et entraient en campagne armés des plus beaux paradoxes. Mais la causerie avait beau courir par tous les méandres de l'imprévu, les yeux ne pouvaient se détacher des figures sculptées par Montjoyeux; la Cybèle et la Vertu, les groupes d'enfants joueurs, le buste à deux faces, tout prenait le regard et l'âme des convives, tant la beauté traduite par le marbre a d'empire sur les esprits. «Parler en prose devant de si belles choses, ce n'est pas bien parler, dit une Parisienne qui était en face du poète; voyons, monsieur Homère, faites des vers à Phidias.-Des vers! Pour qui me prenez-vous?-Pour un poète, tout bêtement.-Un poète! Il n'y en a plus qu'un, ce merveilleux joueur de rimes, Théodore de Banville, qui raille tout, même sa poésie, dans des vers charivariques.-Et Hugo?-Oh! celui-là est un Dieu!» Cependant, on admirait la Cybèle et la Vertu. La Cybèle semblait sculptée par le ciseau vivant et fleuri d'Allegrain; c'était la même abondance et le même charme. La grande déesse avait la poésie d'une amante et la fécondité d'une mère. C'était une fête pour les yeux de suivre le jeu de la chevelure, la beauté du profil, les ondoiements et les serpentements de ces lignes savantes qui couraient avec la grâce antique des épaules aux seins, des hanches aux cuisses, sur les bras luxuriants comme sur les jambes fières. Le marbre avait une force et une saveur incomparables; c'était Cybèle ruisselante de vie, moins robuste que si elle fût sortie des mains de Phidias, moins divine peut-être, mais plus humaine. La Vertu était une belle figure tout à fait nue. Un sculpteur médiocre eût copié les anciens qui représentaient cette figure voilée. Mais la chaste blancheur du marbre n'est-elle pas une robe virginale? Et, d'ailleurs, si la Vertu est nue, elle ne le sait pas. Elle est trop divinement candide pour songer qu'elle n'a pas de péplum, de draperie ou de robe. Elle ne se défendait de l'amour que par la candeur de son attitude. Monjoyeux était un philosophe qui savait que les femmes qui se défendent avec violence sont celles qui tombent bientôt vaincues, car la violence c'est déjà la passion. Cette statue, c'était bien la Vertu. Elle levait les yeux et cherchait l'amour du ciel. Il y avait en elle de la nymphe antique, mais il y avait aussi de la jeune fille chrétienne. Le sculpteur l'avait détachée des passions terrestres avec cet art souverain qui triomphe des rébellions du marbre. Les nymphes de Diane se fussent agenouillées en passant devant elle et auraient baisé sur la neige l'empreinte de ses pieds légers; les vierges de Vesta auraient respiré, dans son atmosphère, je ne sais quelle douceur et quelle vertu divines,-l'air vif des régions sereines qui chasse les orages de l'âme. Ce beau marbre appelait et retenait le regard charmé. On le contemplait de face, on tournait autour avec le même charme. La Vertu était belle comme si elle devait donner encore plus de regrets à l'Amour. L'artiste l'avait coiffée avec un goût savant; il avait noué une grappe de fleurs dans sa chevelure ondulée à l'antique. Il y avait dans le visage, dans le cou, dans les épaules, dans les bras, dans le torse, dans les jambes, dans toute la figure, une jeunesse de contour, une préoccupation de style, une caresse amoureuse et chaste du ciseau, qui ne sont familières qu'aux maîtres. «N'est-ce pas, s'écria Monjoyeux, que c'est beau de voir la Vertu?-Oui, en marbre,» répondit le duc de Parisis. *XVII UN TOAST A LA FEMME M. de Parisis, tout en jetant un mot à droite, à gauche, en face de lui, en homme bien écouté, cherchait à pénétrer dans l'esprit et dans le coeur de Mme Monjoyeux. Plus il regardait, et plus elle lui rappelait une femme qu'il avait connue. «N'avez-vous pas été blonde, madame?-Non, monsieur.» Octave regardait de plus près la dame. Pour lui, toute l'énigme de la fête était là. Aussi s'inquiétait-il bien moins que ses voisins du symbolisme des figures de marbre qui dominaient la table; la vraie statue, c'était la femme du sculpteur. Mais, comme tous les sphinx, Mme Monjoyeux ne se laissait pas pénétrer. Soit qu'elle fût bête, soit qu'elle ne le fût point, elle avait l'art de le paraître à propos. A certaines questions, elle répondait par un sourire qui n'était ni la malice, ni la niaiserie, mais qui en exprimait vaguement l'effet. Tantôt elle répondait de travers, rompant les chiens, puis jouait à l'école buissonnière; si Octave lui parlait de l'empereur de Russie, elle lui répondait que le pape était un fort galant homme, puisque le jour où elle s'était agenouillée pour baiser sa pantoufle, il avait daigné lui tendre la main. «C'est étrange, pensait Octave, cette femme est restée Bretonne, quoique ses yeux accusent çà et là des perversités de fille d'Eve.» Selon sa coutume, M. de Parisis tentait des mots risqués; alors Mme Monjoyeux le regardait avec une candeur de vraie Bretonne. Octave s'aventurait alors sur une autre route; curieux en toutes choses, il suivait les femmes partout où elles voulaient le conduire, même sur les Alpes de la vertu, les pieds dans la neige, le front dans le ciel. Il trouvait une autre volupté à changer d'horizon. Les natures amoureuses ne gardent l'amour qu'en variant ses images à l'infini. Avec Mme Monjoyeux, si M. de Parisis devenait austère, elle se hâtait de le ramener au sourire, quelquefois même à l'éclat de rire. Il ne croyait pas, d'ailleurs, que ce fût un jeu savant: c'était sans doute le hasard des idées et des mots. «Comment trouvez-vous mon mari? dit tout à coup Mme Monjoyeux; à tort ou à raison, il me trouve bien faite...-Il m'est impossible, madame, interrompit Octave qui ne faisait jamais de compliments, d'avoir une opinion sur ce point délicat.-Une opinion sur ce point délicat, vous l'aurez tout à l'heure, écoutez-moi jusqu'au bout. Mon mari n'est pas un de ces artistes qui font une statue d'après une statue; comme il dit qu'une statue est une femme, il prend ses modèles parmi les femmes...-J'ai compris, madame: ces seins adorables de la Cybèle, ces hanches savoureuses, ces jambes de chasseresse, ce sont vos seins, vos hanches et vos jambes.-Chut! dit la jeune femme, si on nous écoutait.» Elle baissa la tête comme pour cacher sa rougeur. «Eh bien! madame, dit Octave, mon opinion est maintenant toute faite; ce chef-d'oeuvre de l'art, c'est le chef-d'oeuvre de la nature; les générations futures remercieront les dieux d'avoir donné une pareille femme à un pareil sculpteur.-Mais, moi, je ne me consolerai jamais d'avoir été ainsi trahie dans ma nudité.» La jeune femme continuait à pencher la tête, comme si tout le monde avait le secret de sa beauté. «Pourquoi cette fausse pudeur? reprit M. de Parisis. Vous êtes traduite mot à mot, et je ne doute pas que la traduction ne soit digne de l'original, mais c'est la chair traduite en marbre; or, le marbre ne rougit jamais, parce que le marbre est au-dessus de cette pudeur atmosphérique inventée par des couturières qui avaient des robes à placer. Si la femme rougissait de montrer quelque chose, elle devrait rougir de montrer sa figure, puisque la figure est l'expression des sept péchés capitaux.» Et une fois dans ce steeple-chase du paradoxe, Octave débita toutes ses opinions avancées sur la pudeur du nu. «En effet, dit Mme Monjoyeux, la robe n'habille pas.» Aux deux bouts de la table, en face de M. de Parisis, partout l'esprit courait gaiement sur la nappe; la gaieté resplendissait comme une lumière nouvelle, sur les coupes, les roses et les raisins. Monjoyeux remarqua que les femmes prenaient des expressions de bacchantes et que les hommes devenaient irrésistibles, parce qu'ils ne savaient plus ce qu'ils disaient. Il jugea qu'il était temps de porter un toast pour être écouté. Sa coupe de vin de Champagne était pleine; il la présenta à sa voisine, et lui dit qu'il allait bien parler, puisqu'il allait porter un toast à la femme. «Chut! mesdames, dit la voisine de Monjoyeux, le sculpteur va parler!» Tout le monde porta la main à son verre, tout le monde écouta. On connaissait la phraséologie pittoresque de Monjoyeux, on ne doutait pas de son éloquence, de ses idées originales, de ses saillies imprévues. C'était une bonne fortune de l'entendre. Monjoyeux s'était levé, la coupe à la main, le front souriant, le sourire moqueur. Il secoua sa crinière comme un lion qui part pour la chasse; il promena son regard sur ses convives et sur ses statues; il jeta un coup d'oeil étrange sur sa femme et porta ce toast: «Mesdames et messieurs! je bois à la femme!» Tous les hommes se levèrent et burent à la femme, «Chut! dit une dame, il ne faut pas boire, il faut parler; on n'a pas si souvent l'occasion d'entendre faire l'éloge des femmes. «Eh bien! dit Monjoyeux, écoutez-moi et ne m'interrompez plus.» Il trempa ses lèvres dans la coupe: «Je bois à la femme! parce que la femme est l'alpha et l'oméga, le premier et le dernier mot, l'enfer et le paradis, le mal et le bien, la chute et la rédemption. «L'homme s'agite, la femme le mène. C'est que la femme est tout à la fois le bien et le mal, la quatrième vertu théologale et le huitième péché mortel. Comme l'ange rebelle, qui se souvient du ciel et qui travaille pour l'enfer, la femme est commencée par Dieu et achevée par Satan. «Où est la femme? disait le magistrat que vous savez, à chaque procès que plaidaient ses justiciables. «Où est la femme? répètent avec le subtil questionneur tous ceux qui veulent expliquer à peu près raisonnablement l'histoire des peuples et le roman des âmes. «Quand un sculpteur a fait une belle statue,-où est la femme? Quand un poète a fait un beau livre,-où est la femme? Quand un héros a gagné une bataille,-où est la femme? «Dans l'Olympe, le dieu de la pensée est un homme; mais Apollon, que fait-il sans les neuf muses? Or, toutes les femmes sont des muses, muses des passions et des crimes, des héroïsmes et des misères. «Elus ou réprouvés, déchus ou rachetés, notre destinée commune se rattache à l'Eden ou à Bethléem: nous relevons tous d'Eve ou de Marie. «Ab Jove principium!» s'écrie le poète fervent. Mais s'il veut que nous confessions Jupiter, il faut que, sous les antres de Crète, il nous ait arrêtés d'abord dans le groupe souriant des nourrices du jeune dieu. «Le ciel lui-même n'aurait plus sa chaleur et sa lumière, sans cette présence réelle de la femme! «La lyre d'Apollon ne commence à vibrer que sous le souffle léger de Daphné qui s'enfuit. Sans Isis, Osiris n'est que la moitié d'un dieu; sans Sitâ, Ramâ serait à peine un héros! Quand l'âme du vieux Faust échappe aux griffes tenaces de Méphisto, elle flotte incertaine de sphère en sphère. En vain chemine-t-elle à travers les étoiles: ce ne sont pas les saints et les martyrs qui donneront un refuge à la pèlerine errante. Mais elle a retrouvé celle qui fut Marguerite, mais elle a été touchée par le rayon de la mère sept fois douloureuse, elle est sauvée, elle est en possession de sa destinée bienheureuse, elle est entrée en possession de l'éternel féminin! «Redescendons sur terre. Aussi bien la femme n'est pas suzeraine seulement sur les cimes sacrées; Marie l'égyptienne et sainte Thérèse ont des soeurs; voyez-vous d'ici l'escadron volant des courtisanes de tous les pays, des déesses en chair et en os, qui vont au sabbat des passions; celles-là imposent le mot d'ordre à toute l'infernale compagnie d'ici-bas; mais les unes et les autres gardent une égale influence. «Pour rassurer contre quarante ans d'épreuves l'âme orageuse de Michel-Ange, mon divin maître, il suffit du mystique attachement de la marquise de Pescaire. Pour ruiner et dépraver André del Sarte, il ne faut qu'un caprice vaniteux de sa Lucrèce. «Depuis Eve, qui n'aimait pas assez Adam, et depuis Zuléïka, qui aimait trop Joseph, les individus et les empires vivent au gré de quelques femmes. «L'Orient et l'Occident s'ébranlent pour Hélène, la veuve aux cinq maris; Hercule est vaincu par Omphale; Antoine est dompté par Cléopâtre; Eurydice entraîne Orphée dans les Champs-Elysées; Merlin est emprisonné par Vivianne; Fastrade, morte, enchaîne Charlemagne sur son tombeau; Béatrice élève Dante jusqu'aux bleus sentiers du paradis. «Ce n'est pas Hiram, c'est Balkis qui bâtit le temple de Jérusalem; c'est la veuve adultère de Ninus qui dresse les portiques de Babylone; c'est la courtisane Rhodope qui assemble les masses énormes des Pyramides; mais c'est Thaïs la courtisane qui brûle les palais de Persépolis. Aspasie trône au sommet d'une des grandes périodes, Hersilie ou Véturie arrête la fureur des soldats qui s'égorgent; mais que la Pompadour, marquise de hasard, jette sa pantoufle au plafond en signe de guerre, et les armées de l'Europe bivaqueront sept ans sur les champs de bataille. «Donnez des couteaux à Judith, qui va délivrer Béthulie, et à Mlle de Corday, qui s'imagine sauver la France. Mettez la hache aux mains de la Jeanne de Beauvais et l'étendard fleurdelysé aux mains de la Jeanne de Domrémy: Dieu agit par le ministère de ces violentes et de ces inspirées. «Est-ce Dieu encore, est-ce Satan qui collabore avec la Florentine au 24 août 1572? «Et vous, Marie Stuart, et vous, Marie la Sanglante, et vous, Elisabeth, ô grande vestale de l'Occident! et vous, Catherine de Russie, qui avez régné sur le roi Voltaire, et vous, Germaine de Staël, ô prophétesse éloquente! qui avez troublé les nuits de Napoléon, dites quelle force secrète vous poussa en avant, dans ces luttes où vous avez témoigné une timidité si fière et une énergie si virile. Ah! vous le saviez, tempétueuses héroïnes: le spectre des affaires humaines appartient à qui sait vouloir, et les hommes s'inclinaient pour saluer nos volontés souveraines qui passaient.» Monjoyeux se versa du vin de Champagne: «Qui s'avise de contester aujourd'hui l'incontestable autocratie des femmes? S'il restait un athée pour la nier au moment même où la raison d'Etat abroge la loi salique, ce n'est pas moi qui essayerais de guérir sa misogynie, et je n'irai pas, pour si peu, visiter, dans le char de ma rhétorique, Sapho sur son rocher trop hanté, Paule de Viguier à son balcon de Toulouse, Mme de Sévigné en son hôtel Carnavalet, ou Mme Récamier à l'Abbaye-aux-Bois. «Laissons Mme Roland sur son échafaud triomphal et Mlle de La Vallière dans son illustre solitude. «N'outrageons pas, par un commentaire indiscret, tant de charmantes visions des tombeaux, Mme Henriette ou Mme de Longueville, Marie Touchet ou Mlle de Romans. Vous savez votre histoire des rois de France, rois qui règnent sous le gouvernement de leurs femmes ou de leurs maîtresses. Là, au lieu de dire: Où est la femme? Diogène vient avec sa lanterne, et dit: Où est l'homme? «Un jour de révolution, le ministre des affaires étrangères n'eut pas le temps d'enlever son portefeuille; celui qui vint après s'écria: Je tiens le mot du sphinx! Il ouvrit le portefeuille: il y trouva un portrait de femme, puis un autre portrait de femme, puis une lettre de femme, puis une autre lettre de femme. «La femme est le dernier mot du Créateur. Le grand maître avait d'abord sculpté les mondes, puis le mastodonte, puis l'aigle, puis le lion, puis l'homme; il termina par la femme. Ce fut alors qu'il se reposa pour se contempler dans son oeuvre. «Je bois à la femme! parce que sans la femme que vous voyez là, en face de moi, je n'eusse pas sculpté ces bustes, ces groupes, ces statues, qui prouvent, j'imagine, que je ne suis pas un déshérité. «Sans cette femme, qui est en face de moi, on dirait encore de moi comme naguère: «Monjoyeux! un hâbleur! qui promet toujours d'être un homme de génie, qui ne se montre au théâtre que pour se faire siffler, qui n'entre à l'atelier que pour sculpter des mots.» Grâce à cette femme, j'ai sculpté du marbre. «Où est la femme?» «La femme, la voilà! C'est toujours la femme qui fait le miracle; pour le pauvre diable, la femme endimanche la vie; pour les artistes, elle donne une âme au génie. Mais pour le sculpteur qui n'a pas de marbre, que fait-elle? Ecoutez bien.» La figure de Monjoyeux prit une expression tout à la fois amère, byronnienne, satanique. «J'étais las d'entendre mes ennemis, mes amis me corner aux oreilles les conquêtes des autres, les oeuvres de celui-ci, les chefs-d'oeuvre de celui-là: ce qui voulait dire que je ne faisais rien. Ne rien faire, messieurs! c'est déjà beau, savez-vous! C'est étudier et c'est admirer. Les sots ne se croisent jamais les bras. Toutefois, si c'est une vertu de ne rien faire pour entrer aux académies, il ne faut pas en abuser, comme a dit Chamfort. Un soir que Parisis, Saint-Aymour, Villeroy, Miravault, me mettaient au défi de prouver mes forces, je suis rentré chez moi, où, durant deux nuits et deux jours, j'ai surexcité ma volonté. La Volonté! une femme celle-là! une fière femme, quand on l'aime jusqu'au sacrifice. Après deux nuits et deux jours, je suis sorti, mais criant comme Newton après ses deux années de visions célestes: «J'ai trouvé!» «Cinq minutes après, on a pu me voir entrer bravement,-je ne rougis jamais, car je suis comme l'ancien, je porte mon âme sur mon chapeau,-dans une maison quelque peu célèbre par ses folies nocturnes et diurnes. Que ceux qui ne connaissent pas la maison, messieurs, me jettent la première pierre.» M. de Parisis remarqua l'agitation et la pâleur de Mme Monjoyeux, qui regardait le sculpteur avec effroi et avec colère. «Je n'y restai pas longtemps, poursuivit Monjoyeux. Je ressortis bientôt ayant au bras une femme voilée, qui n'était pas précisément vêtue comme une femme du monde qui va à la messe. Comme je ne voulais pas porter la queue de sa robe dans les rues, nous montâmes dans le premier fiacre venu, qui nous conduisit chez moi. A peine arrivé, la femme avisa ma chambre à coucher et se déshabilla à demi pendant que je lisais une lettre. «Non, lui dis-je. Vous vous imaginez peut-être que c'est une maîtresse que je suis allé prendre dans cette joyeuse maison où je vous ai trouvée si insouciante, si oublieuse et si belle. Non! si vous voulez, vous serez ma force et non ma faiblesse. Je vous ai choisie non pour humilier la femme, mais pour venger la femme; je vous ai choisie pour faire la satire en action de mon siècle.» Elle ne comprenait pas du tout, je mis mon coeur à nu devant elle, je lui démasquai toutes mes batteries. «Si vous voulez jouer un grand rôle, lui dis-je, venez avec moi; vous serez mon compagnon d'armes dans la guerre terrible que je vais faire à la société. Vous ne changerez pas de métier, mais vous remonterez d'un degré, parce que c'est le dernier mot de l'oeuvre qui moralise l'oeuvre. Là-bas, où je vous ai prise, vous étiez au premier venu qui donnait un louis à la porte. Dans le monde où nous allons, vous serez encore au premier venu, mais les louis se multiplieront à l'infini: je dirai que vous êtes ma femme.» «Cette fille rougit pour moi; elle ne rougissait plus pour elle. Ne rougissez pas, lui dis-je, vous comprendrez un jour pourquoi nous jouons ces deux rôles. Donc, je dirai que vous êtes ma femme. Je suis idéologue, sculpteur, machiavéliste, vous irez solliciter pour moi des monuments à faire et à défaire; je suis un grand homme politique, comme tous ceux qui n'ont rien à faire: nous courrons le monde, et, comme trop d'hommes politiques, je sauverai tous les Etats. C'est vous encore qui serez le trait d'union entre moi et le pouvoir, à Pétersbourg comme à Paris. Une femme a manqué à Machiavel, voilà pourquoi il est mort de faim. Je vous jure que si vous êtes belle-sans être rebelle,-nous n'aurons pas fait vainement le tour de l'Europe. Nous deviendrons riches, moi glorieux, vous plus éblouissante, et toute ma fortune si bien acquise sera pour vous.» Cette fois, elle comprit. Jouer un pareil rôle, pour une pareille femme, c'était déjà de se dégager de ses langes immondes. Ce n'était pas d'ailleurs la première venue. Elle était bien née et elle avait à se venger. Elle voulut m'embrasser: «Non, lui dis-je, je ne vous connais pas, je ne vous embrasserai jamais; vous serez une femme pour tout le monde, excepté pour moi.» Et en effet, messieurs, cette femme que vous voyez là, en face de moi, ce n'est ni ma femme ni ma maîtresse.» Un cri traversa la salle. La jeune femme tomba évanouie dans les bras de Parisis. Jusque-là, elle avait espéré que Monjoyeux ne la démasquerait pas; il lui avait promis de ne pas la trahir; elle ne pouvait croire à cette brutalité; mais c'en était fait, il venait, d'une main fière, d'arracher le masque et de la rejeter à toute sa honte. Il ne mesurait pas l'abîme. Il voulait frapper fort et frapper juste. Voilà tout. «Ce n'est rien, dit-il en homme expérimenté, ce n'est rien: c'est une femme qui se trouve mal.» Et il poursuivit: «Nous commençâmes le lendemain. Est-ce la peine de vous le dire? Ma volonté, armée de cette femme, a triomphé de tout; j'ai été, du premier coup, l'ami des princes, courtisé par les courtisans. Nul n'a résisté à cette femme. J'ai improvisé de belles statues, car j'avais avec moi quatre praticiens romains, des fiers à marbre; j'ai donné à chaque prince la géographie future de l'Europe, tous ont reconnu que j'avais le secret de toutes les politiques. Mais ce n'est pas le génie qui m'a donné tant d'or, tant de croix et tant de titres, car je suis comte italien, baron bavarois, grand d'Espagne, pacha, prince valaque. Non! c'est la beauté de cette femme qui a tout fait. Et combien de femmes aujourd'hui qui ont fait la même besogne!» Il salua sa compagne dans cette oeuvre infernale. «Pardonnez-moi, madame, si je vous ai mise en scène au dénouement de ma comédie.» Puis, se tournant vers les femmes qui faisaient mine de vouloir sortir pour sauver leur dignité: «Encore un mot, mesdames, je vous en prie.» Il monta sur la table, armé d'un marteau. «Il faut bien qu'on le sache, je me dépouille de tous ces oripeaux indignes de moi.» Il arracha ses commanderies et les jeta à ses pieds. Il prit dans sa poche des parchemins qu'il alluma aux bougies. Le silence était plus profond et plus terrible autour de lui. Il y avait quelque chose du jugement dernier dans ce soufflet donné à son siècle sur la joue d'une courtisane. Il frappa d'un premier coup de marteau la figure de la Vertu. «Je ne veux pas qu'il reste rien de cette oeuvre impie.» Un cri de douleur retentit par toute la salle. Frapper un chef d'oeuvre, c'est frapper l'humanité elle-même. On cria autour de lui. «O divine Vertu! dit-il sans écouter, je te révère trop pour permettre que ce marbre souillé ose transmettre ton adorable figure.» Il donna un second coup de marteau. La statue fut défigurée. Il se retourna soudainement et marcha sur les rosés et les camélias qui jonchaient la table jusqu'au piédestal de Cybèle. -Et toi, sainte Nature! s'écria-t-il, toi qui es l'image de Dieu, toi dont les adorables mamelles m'ont allaité, toi qui as mis au monde les Grecs du temps de Socrate, les Italiens du temps de Léonard de Vinci, les Français du temps de Molière et du temps de Saint-Just, je ne veux pas qu'un indigne souvenir te puisse profaner. Je t'ai représentée dans ta souveraine beauté; mais ce marbre a subi les attouchements impudiques de l'or.» Et il frappa la statue sur le front, sur la joue, sur les lèvres. En une seconde, c'en était fait de ce chef-d'oeuvre. Vainement Parisis s'était élancé pour empêcher cette profanation. Monjoyeux, comme un Titan déchaîné, ne se fût laissé dominer que par la foudre. Tout le monde était debout; la pâleur, l'effroi, la tristesse étaient répandus sur les figures. La plupart des convives ne comprenaient qu'à demi. On se demandait s'il était fou. «Mesdames et messieurs, dit-il en s'inclinant une dernière fois, fier d'avoir créé son oeuvre et fier de l'avoir sacrifiée, je redeviens Monjoyeux comme devant. Je crois que j'ai acquis le droit de me croiser les bras comme je faisais.» Il prit un cigare sur la table. «De toute fortune, je ne me garde que ce cigare,-la dernière fumée!-Je retourne à ma chaumière de la rue Germain-Pilon. Adieu, mesdames! adieu, messieurs! Je ne suis plus ici chez moi.» Et se tournant vers celle qu'on appelait Mme Monjoyeux: «Adieu, madame Vénus, adieu! Vous avez été héroïque dans le mal; si je vous avais aimée, vous eussiez été héroïque dans le bien.-Adieu! Nous ne nous reverrons jamais. Vous êtes ici chez vous. Faites que les hirondelles viennent bâtir leurs nids à vos fenêtres.» Il sortit, le front levé, la démarche hautaine, comme Frédérick-Lemaître dans Ruy-Blas. Les femmes qui étaient là ne portèrent pas leurs flacons à la jeune femme, toujours à demi évanouie, qui croyait rêver, qui étouffait dans son humiliation et qui ne trouvait pas la force de s'humilier tout haut. Ces dames mettaient en toute hâte leurs pelisses et leurs chapeaux, «Que dira-t-on de nous demain? se demandaient-elles toutes. Quelques-unes s'enfuirent, les plus curieuses demeurèrent. Les hommes commentaient diversement ce que Monjoyeux appelait sa satire en action. «C'est un fou, disaient les uns.-C'est un sage, disaient les autres.-C'est un sage et un fou,» pensait Parisis, qui avait reconnu enfin Mme de Marsillac. *XVIII HISTOIRE DE MADAME VÉNUS Cependant Mme Vénus s'était levée et voulait parler à son tour: «Encore un instant, mesdames les femmes comme il faut, je prends la parole et on ne refusera pas de m'entendre.» Les dames, plus curieuses encore qu'indignées, se tournèrent vers Mme Vénus. Elle avait subi les rudes paroles de Monjoyeux comme on subit un coup imprévu. Le premier sentiment est la défaillance, mais le coeur se relève, les tempes s'enflamment, la vengeance prend le mors aux dents. Tout emportée qu'elle fût toujours par sa nature, elle s'était contenue, elle avait aimé Monjoyeux, elle avait eu l'adoration de son génie: elle n'avait pas voulu, car elle était généreuse, se jeter à sa traverse pour lui couper son effet, comme on dit au théâtre. Elle se réservait son rôle. Quand elle prit la parole, elle rougit, le sang lui monta à la gorge; elle faillit ne rien dire; mais après cette première secousse, elle retrouva sa voix et ses idées. «Ne vous imaginez pas, mesdames, dit-elle en essayant de railler, que je vais me laisser égorger comme une colombe à l'autel du sacrifice. Monjoyeux est un grand comédien comme il est un grand sculpteur, il lui fallait une femme pour jouer son jeu, il m'a prise où il m'a trouvée. Mais cette femme n'était pas la première venue; moi aussi je voulais jouer mon jeu, moi aussi je voulais me venger. «Etes-vous bien sûres, mesdames, qu'entre les lèvres et la coupe, il n'y a pas un abîme? On dit à la jeune fille: «Ce lit nuptial s'appelle la vertu, tu n'aimeras pas celui que tu aimes, pour épouser celui que tu n'aimes pas.» C'est la loi du monde depuis que le roi du monde s'appelle l'argent. L'odieux argent, dites-vous, l'odieuse pauvreté, dis-je; entre l'argent et la pauvreté, il y a tous les crimes. «Je ne veux pas m'humilier jusqu'à vous dire qui je suis. Une fille, si vous voulez, mais une femme aussi. Je garde mon secret. Quelle que soit la chute, sachez-le bien, le coeur garde un battement pour Dieu; plus la nuit est profonde, plus l'âme se tourne vers le ciel. Adieu, mesdames, vous êtes toutes, je n'en doute pas, des vertus inaccessibles. Peut-être une de vous, en rentrant le soir, ira tirer les verrous sur la porte de sa fille, non pour préserver la fille qui dort dans son lit virginal, mais pour préserver l'amant de la mère qui se cache dans le lit conjugal.» Les femmes n'avaient guère écouté, mais la sacrifiée avait eu des auditeurs sérieux. Tout le monde se regardait et se demandait le secret de cette comédie; mais se tournant vers Octave, Mme Vénus lui dit: «Monsieur de Parisis, je ne veux confier mon secret à personne, hormis à vous seul.» Ces mots éloignèrent les derniers invités. «Et maintenant que nous sommes seuls, dit Parisis en prenant la main de la jeune femme, vous aller me confier le secret de votre vie.-Je vous dirai tout, car il vous a fallu un grand courage pour rester avec moi après tous ces sarcasmes; mais ne restons pas là, devant ces débris d'un odieux festin, qui est pour moi une orgie de l'esprit sinon des lèvres.» Les domestiques, qu'on avait renvoyés, étaient revenus peu à peu et semblaient se demander à qui il fallait encore obéir. «Retirez-vous, dit la dame du logis d'une voix douce et calme; il ne me faut que ma femme de chambre, que je vais retrouver là-haut.» Et elle passa devant Octave. Le duc avait souffert de tous les coups portés à cette femme d'une main brutale. Il lui avait fallu un vrai caractère pour rester avec elle en face de tous ceux qui la fuyaient. Il risquait d'entamer sa dignité héraldique. Il pouvait bien, le soir, courir les folies nocturnes avec ses amis, mais en face des gens du monde il était toujours resté un homme du monde. Au haut de l'escalier du premier étage, après avoir traversé une antichambre, la dame se retourna vers lui et lui fit signe de s'asseoir sur le divan d'un petit salon, doucement éclairé par une lampe pompéienne. «Je m'étonne, lui dit-elle, que vous me demandiez le secret de ma vie; ne l'avez-vous pas deviné, vous qui êtes un homme d'esprit, vous qui m'avez surprise à Bade?» Octave avait reconnu Angèle depuis qu'elle s'était évanouie, comme si elle eût laissé tomber ce masque d'innocence qu'elle s'était fait. «C'était vous! Je le croyais et je ne le croyais pas.-Vous savez pourtant bien avec quel art une femme peut faire, défaire et refaire sa figure.-Oui; en changeant la couleur de ses cheveux, en accentuant ses sourcils, en marquant un grain de beauté pour changer l'expression, on se fait une autre femme.-J'avais juré que vous ne me reverriez jamais; que vous ne feriez pas la lumière sur la nuit de Bade; qu'une fois au moins, dans ma vie, je garderais quelque prestige dans le souvenir d'un galant homme; mais notre rencontre chez le juge d'instruction m'avait arraché cette illusion. -Je suis un homme d'esprit, dit M. de Parisis, c'est pour cela que je reconnais que tout est impossible et que tout est invraisemblable.-Comme mon histoire! Et pourtant mon histoire est toute simple. Je vais vous la conter avec l'abandon d'une pauvre fille qui serait au confessionnal.» Angèle leva les yeux comme pour retrouver les méandres du passé. Octave se renversa sur un coussin tout en attachant son regard sur la jeune femme. «Mon cher ami, vous ne connaissez pas la pauvreté? Eh bien! vous aurez toutes les peines du monde à me comprendre. Celui qui n'a pas traversé la misère noire, comme disent les pauvres gens, la misère qui a faim et qui a froid, ne pressent pas toutes les angoisses de l'enfer. Le pauvre n'existe pas et il souffre toutes les existences. Le pauvre est un inconnu que personne ne veut recevoir, parce qu'il arrive dans la vie sans lettres de recommandation. Je m'appelle Angèle-Hélène de La Roche-Parmailles. Je vous livre le nom de mon père, le baron de La Roche-Parmailles, parce que vous êtes un galant homme et que vous comprenez tout. Je ne l'ai jamais dit à personne. J'ai pris quelquefois le nom de Montrigeac, qui fut un des fiefs de notre famille. Hélas! où sont les fiefs? où est la famille? La première révolution a supprimé les fiefs, la prochaine supprimera la famille, si ce n'est déjà fait! Mon père n'était pas riche, il était garde du corps quand il épousa ma mère. En 1830, il accrocha son épée et se fit gentilhomme campagnard. Mais il aimait ma mère et ma mère aimait Paris; il vendit la petite terre de Parmailles pour complaire à ma mère. On vint à Paris, on prit pied rue du Bac, au coin de la rue de Varennes, dans une maison où j'ai vu mourir Mme Dorval. La pauvre femme! elle me caressait les cheveux sans se douter que je serais plus malheureuse encore qu'elle ne le fut, elle qui mourut de chagrin. Il n'y avait jamais d'argent à la maison, mon père voulait faire figure avec ses anciens camarades, ma mère voulait aller dans le monde. Le capital était entamé, il ne restait plus que quatre-vingt mille francs quand on les risqua pour chercher fortune. Quoique mon père fût resté fier, il se laissa convaincre qu'il pouvait, sans déroger, s'associer dans un hôtel garni, l'hôtel de . ., où d'ailleurs il ne devait jamais paraître. Dans deux associés, il y a presque toujours un fripon, celui qui n'a pas d'argent. Au bout de deux ans, l'associé de mon père avait quatre-vingt mille francs et mon père avait des dettes. Vous voyez d'ici le désastre: mon père en mourut. «Ma mère, le dirai-je! était plus malheureuse encore que coupable, elle chercha à se consoler. Quand les femmes ne trompent pas, ce sont elles qui sont trompées. Ma mère était loyale, elle risqua sa vertu, elle donna ses derniers jours de beauté; on lui avait promis une fortune, elle croyait aux contrats du coeur, on ne lui donna qu'un éclat de rire. Elle courut toute désespérée se réfugier chez une de ses amies à Montmartre. Une femme déchue aussi, qui n'avait sauvé que des épaves. J'avais quatorze ans, vous voyez le tableau, vous voyez l'exemple. Pas une âme au monde qui veillât sur nous. «Nous vivions avec cette femme. Quel pain que celui-là! Des hommes venaient ça et là, je comprends à moitié, j'étais révoltée, ma mère se révolta elle-même, car elle ne voulait pas descendre jusque-là. Avec les derniers bijoux, on loua une chambre. Ma mère prit une aiguille et travailla héroïquement depuis le soleil levant jusqu'au soleil couchant, car la lumière achetée coûte trop cher. «J'allais concourir pour le Conservatoire, mais ma maîtresse de piano, une méchante femme, croyant que notre misère n'était pas vraie, voulut être payée et m'abandonna. C'était la dernière planche de salut. On nous avait fait quelque crédit en me croyant déjà une artiste: tout le monde se détourna. «Je me jetai dans les bras de ma mère et je pleurai longtemps. Ma mère pleura plus longtemps que moi. Je voyais ses belles larmes tomber sur d'affreux torchons qu'elle ourlait, car elle n'avait pas le droit de pleurer les bras croisés. Oh! les travaux forcés à perpétuité! on ne les connaît pas au bagne de Toulon: c'est au bagne de Paris qu'il faut les voir! «Je pris une aiguille moi-même et je travaillai avec ma mère. Total: trente sous par jour. Et pas une heure pour relever la tête, pas une heure, excepté le dimanche quand nous allions nous cacher derrière un pilier pour écouter la grand'messe à Notre-Dame-de-Lorette. C'était notre seul luxe. Je masquais les reprises de ma robe en me serrant contre ma mère. Bientôt il ne me fut plus possible de sortir ensemble: nous n'avions plus qu'une robe! «Je priais Dieu; mais si Dieu se montrait, où serait la vertu? Dieu est en nous, qui nous montre le bien et le mal; Dieu, c'est la conscience. «Je priais encore, je priais toujours; je ne pouvais croire alors à de pareilles épreuves. Il nous fallut souffrir la faim et le froid, toutes les misères, que dis-je, toutes les humiliations. Quand on parle de cela aux gens riches, ils ne comprennent pas; ils sont comme les voyageurs qui ne voient que les rives d'un pays et qui n'en devinent pas les déserts, les abîmes et les volcans. «Nous nous trompions ma mère et moi; nous reprenions encore sur nos lèvres, pour nous regarder, le sourire des meilleurs jours. Cette dernière expression de ma mère souriante dans sa douleur mortelle m'est restée dans l'âme; je la vois toujours ainsi, comme ces saintes femmes qui allaient au supplice avec une flamme divine dans les yeux, parce qu'elles marchaient pour la gloire de Dieu. «On m'a souvent parlé de la charité, je l'ai même vue en peinture, mais je vous jure que la charité ne s'est pas montrée une seule fois pendant notre misère. Je me trompe: une femme est venue un jour, qui avait de l'or dans la main et qui a parlé à ma mère; je ne comprenais pas bien et déjà je voulais embrasser cette femme,-une marchande à la toilette qui vendait plus de femmes que de robes,-mais je compris bientôt; elle venait proposer à ma mère de vendre mon coeur, de vendre mon âme. «Les pauvres esclaves qu'on vend en Orient ne donnent pas leur âme parce qu'elles ne connaissent pas leur âme, mais la femme chrétienne donne sa part de paradis le jour où elle vend son corps. «Vous devinez bien que ma mère mit cette odieuse créature à la porte, mais ce fut le dernier coup. Le soir même, quand ma mère se coucha plus tôt que de coutume, ce fut pour ne plus se relever. Je ne pouvais croire à la mort de ma mère; pendant plus de trois semaines ce fut une agonie, ce fut presque une agonie pour moi-même. J'ai veillé ma mère toutes les nuits; le jour, je tombais de fatigue et de chagrin sur le bord de son lit; le médecin ne vint que deux fois, quoiqu'il m'eût promis de venir souvent, mais ce n'était pas le médecin des pauvres. Quelques voisines me donnaient cinq minutes çà et là, mais j'étais presque toujours seule. Un matin ma mère sembla se ranimer: «Ah! si tu m'apportais des oranges et du raisin, il me semble que cela irait bien.» Je n'avais pas un sou, mais je mis mon chapeau et mon mantelet, je descendis en toute hâte et je courus chez cette abominable marchande à la toilette, car je savais où elle demeurait. C'était tout près, rue Fontaine-Saint-Georges. Avant d'arriver chez elle, je m'arrêtai devant une boutique de fruitier où je vis des oranges et des raisins. «Ah! pensai-je, comme ma mère sera heureuse!» Les raisins étaient magnifiques, quoiqu'on fût en janvier; on avait entr'ouvert une boîte où ils semblaient m'appeler par leur belle couleur dorée. «Enfin, me voilà chez la marchande à la toilette. Que vous dirai-je? Je ne venais pas pour faire des façons; le sacrifice était déjà consommé; j'avais demandé pardon à Dieu, je priais pour mon âme, mais j'apportais mon corps à toutes les souillures. «Ce qui m'a toujours surprise et révoltée, c'est qu'on trouve à toute heure un homme pour cet odieux sacrifice. Celui qui vint ce jour-là n'était pas, comme il arrive quelquefois, un vieillard qui se retourne vers la jeunesse, c'était un jeune homme qui cherchait des émotions, à peu près comme ces enfants cruels qui tuent une colombe à coups de canif. Cette horrible profanation d'une pauvre fille, qui tout à l'heure croyait à tout, et qui désormais ne croira plus à rien, s'est accomplie dans l'arrière-boutique de la marchande à la toilette. Je regardai ce jeune homme avec stupeur. Savez-vous quelle était sa volupté? C'étaient mes larmes, c'était mon effroi, c'étaient mes sanglots. Paris renferme des Héliogabales par milliers.» Ici Angèle s'interrompit. Parisis remarqua qu'elle ressentait encore toute l'horreur de cet attentat; elle avait pâli, la fièvre l'agitait, elle criait toujours vengeance. Elle se leva et fit quelques pas dans l'attitude d'une muse tragique. «Vous êtes belle ainsi, lui dit Octave.-Je vous demande pardon, dit-elle simplement; je me croyais seule tant j'étais retournée loin dans le passé.» Elle retomba dans un fauteuil et continua: «Ma mère eut ses raisins et ses oranges. Elle mangea une orange et une grappe de raisin, sans se douter du prix qu'elles me coûtaient. Puis, tout à coup, comme si l'idée lui en fût venue, elle rejeta ce qui restait et tomba dans le délire. La nuit même elle mourut. «J'avais encore cent quatre-vingts francs; cet argent ne me brûla pas longtemps les mains, ma mère ne fut pas enterrée dans la fosse commune, mais, hélas! son linceul n'en fut que plus souillé, puisqu'il était le prix de ma honte. «Vous devinez quel fut mon dégoût pour toutes choses, surtout quand, au convoi de ma mère, je ne vis venir que la marchande à la toilette. Et comme elle priait Dieu! c'était à croire que Dieu l'inspirait. «Quoique je fusse alors à deux pas de la mort, j'étais énergique. Je résolus de me venger. Dieu m'avait trop abandonnée pour que je n'abandonnasse pas Dieu. On m'a dit que vous étiez athée: eh bien! moi, quand je m'agenouillai sur la terre qui recouvrait ma mère, je ne pouvais pas prier. Je fus logique, puisque Dieu n'existait pas, puisque le monde n'était qu'un marché de dupes, puisque l'argent avait raison de tout, puisque la vertu n'était qu'une légende. Je levai la tête avec dédain, et d'un air railleur je dis à la marchande à la toilette: «Et maintenant que Dieu m'a pris ma mère et que vous m'avez pris mon âme, que me reste-t-il?-Je serai ta mère,» me dit-elle. Sur ce mot, je la quittai avec horreur. «Je ne rentrai même pas à la maison. J'eus encore un souvenir du ciel; je marchai d'un pas ferme vers le refuge Sainte-Anne, aux Filles repenties. Mais il n'y avait pas une place, pas un lit de paille! Je me décidai tout à fait à me venger d'une pareille société, où il n'y avait ni une place pour travailler, ni une place pour prier Dieu. Je pris une patente pour le vice légal. «Je me vengeai de moi sur moi-même. Je dis mon nom tout haut; je me trompe, je ne gardai que mon nom de baptême:-Angèle,-un nom bien fait pour une pareille mission, et je pris le nom de celui qui m'avait donné l'horreur de l'humanité en me donnant l'horreur de l'amour. Il se nommait M. de Marsillac; voilà pourquoi vous m'avez connue à Bade sous le nomde Mme de Marsillac.» Octave avait écouté silencieusement. Il pria Angèle de lui expliquer sa figure à Bade. «Comment! lui dit-elle, vous n'avez pas compris? Vous m'avez vue à Bade sous ma figure toute naturelle. Trois fois en trois ans, je me suis donnée un mois pour respirer un peu d'air vif dans la vie. La première année, je suis allée aux bains d'Ostende; la seconde année, aux Pyrénées; la troisième année, à Bade. Je devenais alors, pendant tout un mois, une honnête femme dans le sens le plus rigoureux du mot; aussi ne fût-ce pas un jeu que je jouai avec vous à Bade. Si vous n'aviez éveillé en moi un vif sentiment,-l'avoue-rai-je,-c'était l'amour qui me surprenait pour la première fois, -l'amour sur le fumier de mon corps,-j'eusse résisté stoïquement. Vous avez vu le lendemain comme je me suis enfuie honteuse de ma défaite, parce que je m'étais juré à moi-même de ne pas souiller mes vacances.-Etrange femme que vous faites! murmura le duc de Parisis. Savez-vous que vous êtes admirable dans vos déchéances comme dans vos rappels de vertu!-Je ne suis pas admirable: j'ai le courage de ma situation et j'ai le courage de mon coeur. Ce qui me soutient quand je me souille, c'est l'idée de la vengeance; ce qui me relève devant moi-même, c'est qu'au milieu de ces infamies, j'ai gardé mon âme fière. Vous avez lu Rolla?-Si j'ai lu Rolla! je le sais par coeur.-Eh bien! il y a beaucoup de vers qui entrent dans ma vie comme des flèches d'or. Vous dirai-je qu'une nuit Monjoyeux faillit en finir avec moi comme le héros d'Alfred de Musset, mais je voulus mourir aussi; ce fut ce qui le sauva, parce qu'il trouva cela mélodramatique de mourir à deux. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que je n'ai été pour lui qu'une étude et un modèle. Même avant qu'il ne me prît pour jouer son grand jeu, j'étais allée poser dans son atelier; il me trouva fort belle, mais l'admiration de l'artiste ne fut point altérée par l'amour du voluptueux. Il m'avait vue souvent dans le salon-de conversation -avec les autres femmes, sans aller plus loin. Une seule fois, il monta dans ma chambre, je lui avais, malgré moi, ouvert mon coeur; ce soir-là il était désespéré, il voulait mourir, il voulait me prendre pour le marbre de son tombeau, mais, comme je vous l'ai déjà dit, je voulus mourir aussi, voilà pourquoi il ne mourut pas. Six mois après, il revint et me dit à l'oreille: «Tu te venges ici de l'humanité, moi aussi je veux me venger; veux-tu jouer un grand rôle?» Vous savez le reste, je ne voulais pas éternellement m'acclimater dans ce bourbier; quoi que je pusse faire, je ne risquais pas de tomber beaucoup plus bas: je me sentais une vive sympathie pour Monjoyeux, je jurai d'être à lui comme une esclave qu'il aurait achetée. Je fus donc pour tout le monde, excepté pour lui, Mme Monjoyeux. *XIX LE THÉ DE MADAME VÉNUS Angèle pencha la tête: «Ou plutôt, reprit-elle, je fus pour tout le monde Mme Tout-le-Monde-Mme Vénus, comme disait Monjoyeux.-Ainsi, dit M. de Parisis, vous avez pris votre rôle au sérieux.-Oui, certes, ce n'était pas un simulacre. Jamais Danaé n'a vu tomber de pareilles pluies d'or. Monjoyeux, dans son jeu railleur, terrible, insensé, me jetait dans les bras de quiconque avait les mains pleines d'or, de diamants et de croix. Je ne pouvais pas trouver étrange de faire des façons pour une poignée d'or, moi qui n'en faisais pas pour une poignée d'argent.-Je vous avoue que je ne croyais pas qu'au delà des fortifications, la femme, quelque belle qu'elle fût, pût trouver le chemin de Corinthe.-Mon cher duc, vous êtes dans les vieilles idées. Paris n'a plus comme vous que des sceptiques qui n'ont que des passions de vingt-quatre heures-et encore si la nuit dure vingt-quatre heures. Il faut courir, je ne dirai pas les provinces, mais les capitales étrangères, pour trouver des paladins sérieux, de ceux-là qui vous mettent aux oreilles, sur la poitrine, les perles et les diamants des reines de l'ancien régime.-En un mot, des hommes de l'âge d'or.-Oui! riez d'eux, parce que vous n'avez ni assez d'argent, ni assez d'amour pour les imiter; mais ce sont de vrais hommes, ceux-là. Au lieu d'attacher leur nom aux biens de ce monde, ils attachent leurs biens à la beauté d'une femme. Croyez-vous donc qu'une femme ne soit pas un joli coffre-fort? Ne raillons personne. Tout le monde a tort et tout le inonde a raison.» Parisis rappela que c'était son principe. Angèle continua: «Vous vous imaginez peut-être que je vais quitter cette maison comme a fait Monjoyeux, laissant la clef sur la porte et en emportant une cigarette? Nenni! nenni! mon cher. Je veux me relever de mes humiliations de ce soir; non pas par la vertu qui ne veut pas de moi, mais par la fortune qui ne fait fi de personne. Vous me verrez au Bois ces jours-ci dans une daumont qui fera du bruit, par ses quatre chevaux, aux quatre coins du monde. Les journaux diront tant de mal de moi que je deviendrai célèbre avant la fin de la saison. Et alors nul ne sera digne, parmi les plus dédaigneux, de dénouer la ceinture de Mme Vénus.-Excepté moi!-Vous, vous ne comptez pas, parce que vous comptez trop. Or, puisque je suis chez moi, voulez-vous prendre du thé?» Angèle sonna. Un domestique se présenta à moitié endormi; mais elle lui donna l'ordre de servir le thé avec un air de souveraine grandeur qui le réveilla subitement. Il comprit qu'elle était la maîtresse de la maison. Octave se rappela le thé de Mme d'Antraygues quand le domestique apporta un service de Saxe. Mme Vénus avait profané ses lèvres dans la porcelaine de toutes les nations, dans le vieux Japon, comme dans le vieux Chine, dans le vieux Sèvres, comme dans le vieux Saxe, jusque dans la faïence hollandaise et dans la majolique italienne. Quoique Octave trouvât quelque peu ridicule de dédaigner la bouche qui a bu, quand on ne dédaigne pas la coupe où on a bu, tout en se souvenant de Mme de Marsillac, il était encore assez délicat pour ne pas chanter avec Mme de Monjoyeux la ballade du Roi de Thulé. Il ne jeta donc pas, ce soir-là, sa coupe à la mer. «Adieu, dit-il à Angèle, la force des choses nous rejettera en face l'un de l'autre.-Adieu, dit-elle tristement, ce jour-là je vous dirai mon secret, car j'en ai encore un à vous dire.» Tout le monde parla bientôt du luxe, des chevaux, des cheveux et des amants de Mme Vénus. *XX LE SOUPER DU COMMANDEUR Octave était de ce célèbre dîner des athées, qui a soulevé l'indignation des journaux religieux, comme si les nuages étaient cloués au ciel. On sait que le dîner des athées, qui se donnait les samedis à la Maison d'Or du pays latin, fut illustré par quelques figures fort à la mode aujourd'hui, et qui seront encore célèbres demain. Un soir que Parisis allait dîner à la Maison d'Or du pays latin, au célèbre cénacle des athées, il arriva bras dessus bras dessous avec un historien qui a écrit l'histoire de Dieu parce qu'il ne croit pas à Dieu. Comme il allait entrer, il vit arriver avec fracas une dame à la mode dans une demi-daumont, ce qui était un spectacle pour tout le quartier. Il reconnut bientôt Mme Vénus, car elle n'avait plus d'autre nom. Elle en était à son quatrième baptême. Ce devait être le dernier. Elle donna la main à Octave en descendant de voiture: «Ah! que je suis heureuse de vous voir! lui dit-elle avec une véritable expansion. Il me semble qu'il y a un siècle que je ne vous ai vu, il me semble que je serai un siècle sans vous voir.-Vous êtes en bonne fortune, ma chère?-Oui. Je suis attendue là-haut par Ali-Baba. Pendant que vous allez dîner comme des Parpaillots, nous dînerons comme des Turcs. Saluez mon amie, qui est une turquoise.» Disant ces mots, et pendant que Parisis essayait une plaisanterie du sérail à la dame, Angèle tourna la tête avec inquiétude, comme si elle eût peur d'être suivie. «Je ne vous cache pas, dit-elle en dépassant Octave, que j'ai M. Othello, mon dernier amant, à mes trousses.» Puis, se retournant vers Parisis, elle lui dit à l'oreille: «Quand m'offrirez-vous du thé chez vous? Voilà mon vrai festin! Ce jour-là je vous dirai mon secret.» Octave serra la main d'Angèle et rejoignit ses amis. On se mit à table: un convive renversa une salière. Grand émoi dans tout le cénacle! Pas un qui ne prît du sel et ne le jetât derrière lui pour apaiser les dieux irrités. On se regarda, comme si on dût trouver Judas autour de la table. «Saluons! dit un savant,-un des quarante,-la philosophie préside ici.» La philosophie, c'était un bas-bleu, un bas-bleu par excellence qui a étudié les passions dans son coeur, et qui sait bien comment tombe une femme. C'est une plume d'or qui dit que la parole est d'argent: voilà pourquoi elle ne parle pas à table. A cet instant, un convive attardé ouvrit la porte. Ce fut un bien plus grand émoi, quand on aperçut un treizième convive. Le treizième convive s'avança pour se mettre à table; mais tout le monde se leva avec épouvante et prit son chapeau. Le dernier venu, qui avait son chapeau à la main, s'éclipsa pour ne pas appeler sur lui même la vengeance des dieux. On dîna gaiement jusqu'à la première entrée. Un journaliste, versant à boire à son voisin, cassa une coupe à vin de Champagne: on faillit se signer. «C'est un jour néfaste, s'écria un ancien; casser un verre dans lequel on n'a pas encore bu!-Comment donc, s'écria un moderne, c'est de bon augure: rappelez-vous le festin de Faliero.-Par le doge! dit un poète chevelu, oeil d'aigle et de colombe, voilà deux couteaux en croix! Est-ce contre nous que le poignard s'aiguise?» Un historien critique néo-grec qui a passé par Venise, ciseau de Praxitèle, palette de Titien, s'écria: «Serons-nous toujours asservis à ces enfantillages? Ne sommes-nous pas sous le portique?-Voyons, dit un éclectique qui voulait marier Dieu et le diable, l'âme et le néant, ne soyons pas si absolus; n'oublions pas que plus d'un d'entre nous cache sous son sein une médaille de la Vierge.-Ou la croix de sa mère, dit un romancier à deux figures.-N'oublions pas, reprit l'éclectique, que plus d'un de nous, en rentrant ce soir, saluera chez lui quelque belle madone veillant sur un berceau, ou quelque doux portrait de mère partie pour le ciel.-Question d'art, dit l'historien critique.-Mais l'art, qu'est-ce autre chose que l'expression de la grandeur humaine s'élevant jusqu'à la grandeur divine?-Tu parles trop bien, bipède saugrenu, reprit le Mérovingien. Tu vas devenir charentonesque, si tu te fais si majestueux. A quoi bon convaincre ces Philistins?» A propos d'art, on parla poésie, peinture et musique. Comme il est convenu que deux musiciens sur quatre ont le mauvais oeil, presque tous les convives conjurèrent les jettatores chimériques en faisant la fourche de XX. LE SOUPER DU COMMANDEUR Satan avec leurs doigts. Une superstition de plus! Et pourtant il y avait là de véritables grands esprits, qui sont l'honneur des dernières années dans la poésie, dans l'histoire, dans l'art et dans la science. Ils croyaient honorer l'intelligence en arrachant d'une main hardie la dernière herbe des préjugés. Quelques-uns se disaient athées, mais nul ne l'était; nier Dieu, c'est déjà le reconnaître; s'il n'existait pas, il ne serait pas nié. Un second philosophe parla ainsi: «Dieu a voulu déjouer la logique humaine: comme nous n'entrons jamais dans la coulisse du théâtre où il joue son grand rôle, nous n'avons pas le secret de la comédie. Par exemple: comment Dieu, qui doit être le bon Dieu, a-t-il pu nous condamner à l'origine, dans la figure d'Adam et d'Ève? Puisqu'il était Dieu, c'est-à-dire l'universel et l'infini, il savait que la femme pécherait et entraînerait l'homme dans sa chute; c'était donc un jeu cruel. Quel, est le père de famille qui voudrait condamner d'avance toute sa lignée?-Dieu n'a voulu la chute que pour la rédemption, dit le bas-bleu.-A moins, dit un sénateur, que Dieu ne sache pas mieux que nous l'histoire du lendemain, entraîné lui-même dans le tourbillon des mondes qu'il a créés, mais qu'il ne domine pas, comme un père de famille qui devient bientôt l'esclave de ses enfants.-Un Dieu aveugle! Il est bien plus simple de dire que Dieu n'existe pas.-Si Dieu n'existait pas, nous n'aurions pas l'idée de Dieu.-Tais-toi, tu n'est qu'un orgueilleux; tu as fréquenté les poètes classiques; tu trouves que ce n'est pas assez de descendre des croisées, tu veux descendre de plus haut.-Alors Dieu ne serait qu'une question de livre héraldique, un soleil d'or sur champ d'azur.» Le sénateur voulut être profond: «Crois-moi, puisque le monde est éternel, c'est qu'il n'a pas eu de commencement. Que serait venu faire Dieu?-Et le chaos.-Es-tu bien sûr que le chaos ne soit pas encore le chaos, et qu'il ne sera pas toujours le chaos? Dieu, c'est la vie universelle, c'est le pain et le vin du cénacle, le pain et le vin du cénacle matériel. Nous avons tous notre part de divinité passagère, comme les vagues de l'Océan ont leur part de soleil.-Il n'est pas plus difficile de croire à la Trinité.-La Trinité! c'est le Vrai, le Bien et le Beau, trois figures en une seule, ou une figure à trois faces. Les philosophes de l'antiquité ne disaient-ils pas que ces trois grandes vertus, qui ne vivaient que dans l'âme des hommes, étaient supérieures à tous les dieux?-A tous les dieux fainéants de l'Olympe, puisque le Vrai, le Beau, le Bien inspiraient des idées, des oeuvres, des actions,-Voilà les trois types de l'humanité, voilà les trois dieux, les trois dieux éternels.-Ce sont les dieux de notre âme; mais les dieux de notre corps?-Ce sont les trois dieux de la nature: l'air, le feu, l'eau.-Et que faites-vous de la terre?-C'est l'homme qui est la terre, berceau et tombeau de la vie universelle.» Chacun bâtissait sur la nappe son petit château de cartes philosophique. Parisis prit ainsi la parole: «Pour moi, la force n'est pas sur les choses, mais dans les choses. Rien de ce qui se fait sur la terre n'est l'oeuvre du ciel. Héraclite avait raison: l'univers n'a été créé ni par les dieux ni par les hommes; il a été et sera toujours un feu vivant qui se ranime et s'éteint pour se ranimer encore. Mais Héraclite était timide dans ses idées, car il fait apparaître Jupiter, quand il dit que la comédie du monde est un jeu que Jupiter joue avec lui-même. Moi, je ne reconnais de Dieu que dans l'imagination des poètes et des femmes. Ce ne sont pas les dieux qui ont créé l'homme à leur image, mais ce sont les hommes qui ont créé Dieu à leur image. Ou plutôt ce sont les hommes qui sont les dieux, puisqu'ils ont la puissance créatrice, matérielle et immatérielle, le réel et l'idéal. Corneille a créé Mlle Corneille et Chimène; Molière a fait Mlle Molière et Célimène. Quelle folie de vouloir qu'un Dieu se cache dans la coulisse pour faire mouvoir les polichinelles et les poupées de la scène du monde! De même que nous respirons pour notre corps l'air vivifiant, notre front allume sa pensée dans un rayonnement invisible comme l'air, mais qui est la source de feu de toute pensée. Il y a la lumière pour l'esprit comme il y a la lumière pour les yeux. Tout homme est un monument d'architecture, l'oeuvre la plus réussie de ce grand architecte qui s'appelle la Nature. Et ma comparaison n'est pas un jeu de rhétorique. Oui, l'homme n'est autre chose qu'une maison plus ou moins ouverte à la lumière qui passe; si les fenêtres sont basses, si l'architecture a dominé, si elle est ombragée par des montagnes ou des arbres, elle est sombre, on y respire mal; c'est l'antre des visions nocturnes; si, au contraire, elle est bâtie sur la montagne, dans le style grec, la lumière y vient toute rayonnante; c'est la lumière de l'intelligence et de la vérité. Il faut donc que les fenêtres de l'homme soient bien ouvertes sur la lumière de l'esprit, cette auréole de tout front qui pense. Tous les grands hommes ont vu par de grandes fenêtres.» Octave saisit une coupe: «Messieurs, ne laissons pas tomber la maison en ruines.» Il but et ajouta gaiement: «Quand ma maison tombera en ruines, tout sera dit et tout sera fini. La lumière qui est mon intelligence ne mourra pas, parce que rien ne meurt, mais elle éclairera une autre maison mortelle qui ne s'appellera plus Octave de Parisis. Rappelez-vous ce qu'a dit le grand Shakspeare: «César changé en argile, lui qui faisait trembler le monde, «servira à boucher le trou d'un mur pour repousser le vent.» Et aujourd'hui, messieurs, cette lumière qui s'appelait César, qui sait si elle ne s'éteint pas dans un idiot, parce que les fenêtres de son cerveau auront été manquées? Pauvres hommes que nous sommes, nous nous croyons des phénix: il n'y a qu'un phénix, c'est la terre toujours renaissante. Que si on veut à tout prix une part d'immortalité, qu'on la prenne là.» Un voisin de Parisis se récria: «Voilà comme pense Don Juan Parisis!-Croit-on, reprit Octave, que saint Bernard, à force de flagellation, ce qui était un sacrilège à la nature, soit parvenu à mieux penser que moi parce qu'il comprimait ses passions pour faire dominer l'esprit pur; n'aurait-il pas été un plus grand homme s'il se fût jeté dans les bras d'Héloïse? C'eût été plus éloquent que de lui parler latin.» Et après avoir ainsi creusé l'abîme du néant, sans qu'aucun des convives voulût y tomber, mais tout simplement comme un simple défi à la Don Juan,-quand on sait que le Commandeur ne viendra pas,-tous se levèrent pour partir, prenant en pitié ces pauvres bourgeois qu'ils allaient rencontrer dans la rue, emmaillotés toujours dans les langes de la religion. Voilà que tout à coup la porte s'ouvre! Une femme apparaît, toute blanche et toute sanglante! Elle pousse un cri et vient tomber à la renverse sur cette table encore tout égayée des plus beaux paradoxes. *XXI CI GIT MADAME VÉNUS Ce fut comme un coup de foudre. Tout le monde se pencha pour voir cette femme. Tout le monde reconnut qu'elle était belle, même dans les sanglots, même dans le sang, même dans les tortures de l'agonie. Octave s'était précipité: il avait reconnu Mme Monjoyeux. «Angèle!» dit-il en lui prenant la main. La pauvre femme se tordait dans sa douleur, mais elle était toute à son salut. «Donnez-moi un crucifix!» s'écria-t-elle. Le premier philosophe fit le signe de la croix sur le front de la courtisane. «Monsieur de Parisis! murmura-t-elle d'une voix déjà perdue. Je meurs ... Un lâche vient de m'assassiner ... Je vous savais là ... Je viens vous demander une prière...» Octave, tout en voulant la secourir, se tourna vers ses amis. «Eh bien! messieurs, dit-il d'un air quelque peu solennel, qui va prier pour cette femme?» Nul ne songea à rire. Octave ne riait pas non plus. Une seconde femme entra. C'était l'amie de Mme Vénus, qui dînaît avec elle dans le cabinet voisin, et qui raconta l'histoire en quelques mots. Angèle avait été surprise par un amant dédaigné, qui, sur son refus de le suivre, l'avait frappée d'un coup de poignard. Et il avait frappé juste. Angèle tournait ses yeux mourants vers Octave avec un vrai sentiment d'amour. «Elle parlait sans cesse de vous, monsieur de Parisis, reprit sa compagne; elle avait dit qu'elle vous reverrait avant de partir.» Et avec une triste expression, cette femme continua: «Elle vous revoit avant de partir.» Tout le monde écoutait, tout le monde était pris par l'émotion la plus vive. On eût dit les douze apôtres penchés respectueusement vers la Madeleine. Angèle n'avait plus que le souffle. Elle essaya de soulever la tête, elle murmura ces mots: «Octave ... je meurs ... J'ai bravé Dieu, Dieu m'a punie ... Priez Dieu pour moi!-Et ce secret que vous ne m'avez pas dit?-Ce secret: je vous aimais!» Angèle venait d'expirer sur ce mot. Octave la regarda doucement, lui qui raillait toujours. «Pauvre femme!» dit-il en posant un baiser sur le front de la morte. Et se tournant vers ses camarades d'athéisme: «Messieurs, leur dit-il, il y a pourtant une heure où l'on croit à Dieu, c'est quand on voit la mort purifier la vie. Cette femme que vous voyez là était une femme galante, si galante qu'on l'a surnommée Mme Tout-le-Monde et Mme Vénus: eh bien! cette blancheur qui se répand sur elle, n'est-ce pas l'aurore de sa rédemption?» Un des douze apôtres s'écria: «CI-GIT MADAME VÉNUS! que les dieux lui ouvrent le ciel!» Source: http://www.poesies.net.