Les Grandes Dames. Par Arsène Houssaye. (1815 -1896) TOME IV TABLE DES MATIERES I LA CONFESSION DE VIOLETTE II OCTAVE A PARISIS II LE DÉFI A DIEU III LE DÉFI A DIEU IV LA MORTE ET LA VIVANTE V LE BOUQUET DE FRAISES ET LEBOUQUET DE LÈVRES VI LE MARIAGE DE DON JUAN VII L'EXTRAIT MORTUAIRE DE VIOLETTE DANS LA CHAMBRE NUPTIALE VIII L'HIRONDELLE DE VIOLETTE IX LE LENDEMAIN DU BONHEUR X MOURIR CHEZ SOI XI LA D'ANTRAYGUES! XII LA MORT D'UNE PÉCHERESSE XIII LA LETTRE DE DEUIL XIV L'APPARITION XV LE DIABLE AU CHATEAU XVI LA MARQUISE DE FONTANEILLES XVII LE DÉJEUNER SUR L'HERBE XVIII LES FILLES REPENTIES XIX LA GRISE XX QUE L'AMOUR DE LA RÉSISTANCE EST AUSSI IMPÉRIEUX QUE LE DÉSIR DE L'AMOUR XXI LE DERNIER SOUPER XXII UNE CAUSERIE SUR LES FEMMES AUCONCERT DES CHAMPS-ÉLYSÉES XXIII LA FATALITÉ XXIV LES ADIEUX XXV LE DÉMON DE L'ADULTÈRE XXVI NÉE POUR AIMER, NÉE POUR SOUFFRIR XXVII TOURNE-SOL ET LA TACITURNE XXVIII LA FEMME VOILÉE XXIX LES DEUX ATHÉES XXX M. DE FONTANEILLES XXXI PROPOS PERDUS XXXII OU ÉTAIT LA DUCHESSE DEPARISIS? XXXIV L'HEURE D'AIMER XXXIV LE JUGEMENT DE DIEU XXXV MONJOYEUX XXXVI UNE NOUVELLE A LA MAIN XXXVII LES ROSES FANÉES XXXVIII VIOLETTE ÉTAIT-ELLE MORTE? LIVRE IV - LA TRAGÉDIE *I LA CONFESSION DE VIOLETTE Que ces tableaux du musée secret de la vie moderne s'effacent de nos yeux sous les douces images de Violette et de Geneviève. On n'avait pas reçu de nouvelles de Violette depuis sa fuite. Un ami d'Octave lui dit qu'il l'avait vue à Rome. Une amie de Mme de Fontaneilles lui dit qu'à Biarritz on s'était montré du doigt une jeune fille voilée qui passait pour Violette de Parme. Rien de plus. Où était-elle? Sur quel rivage hospitalier avait-elle porté son désespoir? Un matin, Geneviève reçut une lettre timbrée de Madrid. C'était une lettre de Violette. «Madrid! Que peut-elle faire à Madrid?» se demanda Mlle de La Chastaigneraye. Et elle dévora cette longue lettre qui était la confession de Violette. Madrid, ce 12 août. «Ma chère Geneviève, «Quand cette lettre tombera sous vos beaux yeux, je ne serai plus de ce monde; pardonnez-moi, si je joue, moi aussi, la Dame de Coeur. «Il faut se confesser avant de mourir. Je vous choisis pour mon confesseur, c'est devant vous que je veux m'humilier dans l'esprit de Dieu, c'est à votre coeur que je veux tout dire. «Ce n'est pas faute de prêtre que je vous choisis; j'en ai trouvé partout depuis que je fuis la France, depuis que je me fuis moi-même. A l'heure où j'écris, j'en vois un à la fenêtre voisine qui lit son bréviaire; mais que lui dirais-je? Je ne suis pas de sa paroisse: Écouterait-il bien les paroles d'une étrangère qui porte un coeur comme le sien sans doute, mais qui meurt d'une passion qu'il ne comprendra pas? «Vous, Geneviève, vous me comprendrez, parce que vous m'aimez. «Je vous ai dit ça et là, dans les hasards de la causerie, une page de la vie de mon coeur. Je vais me confesser toute. «Mes premières années méritent-elles bien qu'on s'y arrête? J'ai vécu toujours abritée par cette adorable femme toute de travail et de prière que je croyais ma mère. Mais n'était-elle pas ma mère? J'ai lu depuis l'histoire de d'Alembert et de Mme de Tencin. Vous savez que d'Alembert avait été abandonné par cette grande pécheresse de la Régence, qui avait fait de son frère un cardinal et qui faisait de son fils un enfant perdu. Cet enfant perdu fut un enfant trouvé et retrouvé, grâce à une vitrière qui lui donna son lait, son pain, son sang. Elle lui donna une âme. Elle en fit un homme. S'il porta des fruits, cet arbre de science, ce fut par la greffe; s'il fut un homme, ce fut par sa seconde mère. Aussi ai-je compris ces terribles paroles qu'il dit à la première quand elle revint à lui: «Je ne vous connais pas! Ma mère, c'est la vitrière!» «Moi, je n'aurais pas eu la brutalité de d'Alembert, sans doute, parce que je suis une femme. Mais tout en accueillant ma première mère, je fusse restée l'enfant de la seconde, si toutes les deux avaient vécu. Et si la seconde eût été toujours ma mère, je puis dire que j'eusse été toujours sa fille, car je m'explique bien pourquoi elle me cacha à ma première mère, c'est qu'elle la connaissait, c'est qu'elle avait peur de me perdre, c'est qu'elle voulait vivre pour moi. «Tant qu'elle vécut, je fus heureuse. Elle avait choisi pour mes mains délicates un travail charmant. Pendant qu'elle raccommodait de la dentelle, je faisais des fleurs. Je trouvais bien doux de veiller à côté d'elle, je ne croyais pas travailler, et il se trouvait que j'avais gagné ma journée. «Dans les heures de repos, je lisais, et je ne lisais que des livres pieux. Maman était sévère, elle avait veillé comme une sainte à ma première communion. Elle m'avait expliqué avec l'accent chrétien tous les miracles et toutes les beautés du christianisme; je ne vivais que dans le monde des purs esprits, aucune mauvaise pensée n'était venue en deçà de notre porte. «Certes, nous n'étions pas riches, mais nous ne pensions pas que la richesse fût un bien. Nous avions un petit appartement sous les toits, mais tout y était gai, les fenêtres avaient pour horizon le ciel et les arbres du Luxembourg. Je ne me contentais pas de fabriquer des fleurs; pour les mieux connaître, j'en cultivais. J'ai lu que je ne sais plus quel philosophe voyait la nature dans un fraisier, moi je m'étais fait toute une compagnie, un monde avec des roses, des violettes, des pervenches, des giroflées; j'avais même un arbre sur ma fenêtre, un lilas qui émerveillait tous nos voisins; j'avais aussi un fraisier, mais c'était par gourmandise, car j'y cueillais jusqu'à cent fraises par an. «Que serait-il arrivé si maman eût vécu? «J'avoue que je n'aurais pas eu grand plaisir à épouser un homme de ma condition; quoique je n'eusse pas lu de romans, j'avais mon idéal comme s'il coulât encore en moi un peu du sang des Parisis. Je ne saurais vous dire comme mon orgueil s'éveilla quand j'appris que ce beau monsieur qui avait osé me parler dans la rue, et que j'aimais déjà malgré moi, était un duc. «Geneviève, ce fut mon premier péché. Et voyez le malheur; que le démon vous a touché, vous êtes presque à lui. La porte de l'orgueil fut pour moi la porte de l'enfer. «Maman mourut. Elle m'avait plusieurs fois parlé de son pays; elle me disait que nous ferions bientôt le voyage pour aller voir une grande dame de ses amies qui me ferait peut-être une dot si je trouvais un brave homme pour m'épouser. Plus d'une fois elle pleura en m'embrassant; je n'osais l'interroger, car je ne voulais pas lui parler de mon père, puisqu'elle ne m'en parlait pas. Quelques mots surpris dans l'escalier pendant le commérage des voisines m'avaient avertie vaguement que ma mère n'était pas mariée. Mais elle était si pieuse et si bonne, que je me disais: Dieu lui a pardonné. «Quand elle tomba malade, elle me retint un jour devant son lit pour me faire des confidences, puis tout à coup elle se re en disant: Non, je n'en mourrai pas, nous parlerons de cela plus tard, quand nous irons en Bourgogne. Elle ne croyait pas à sa mort prochaine, mais elle mourut soudainement d'un anévrisme. La parole lui manqua pour me dire la vérité; quand j'arrivai devant son lit, elle expirait. «Louise! Louise! dit-elle, Dieu...» «Elle ne dit pas un mot de plus; elle aurait pu prononcer peut-être quelques paroles, mais elle n'eut pas le courage de me dire en mourant: «Je ne suis pas ta mère.» «La misère est venue s'abattre sur ce pauvre petit appartement en deuil, tout me manqua à la fois: ma mère, le travail, le courage! Ce fut alors que survint M. de Parisis. Il me sauva de la misère, il m'emporta dans un rêve d'or; mais je n'étais sauvée que pour être perdue. «Je n'avais pas eu le temps de feuilleter les papiers de maman. Ce n'est que depuis ma sortie de prison que j'ai pu découvrir l'histoire de ma naissance, en lisant des lettres et des brouillons de lettres que ma mère cachait dans un petit coffret en bois noir où je ne croyais trouver que des factures. «Est-ce la peine de vous parler des lettres de Mme de Portien et des réponses de maman, ou plutôt des lettres de ma mère et des réponses de sa femme de chambre? Pendant la première année, ma mère s'inquiéta de moi, elle vint me voir une fois, elle gronda sa femme de chambre de lui écrire trop souvent, elle lui recommandait de dire mon enfant et non votre enfant. Au bout d'un an, il n'y avait plus de lettres de Mme. de Portien; elle voulait tout oublier pour mieux faire tout oublier. Je trouvai des brouillons de lettres de maman où la pauvre femme parlait avec adoration de la petite Louise. A ma première communion, elle écrivit encore, ce fut la dernière fois. Ce qu'il y a d'admirable, c'est que dans ces lettres elle ne lui parle jamais d'argent. Et Mme. de Portien n'en parlait pas non plus. «Maintenant, quel fut mon père? Là est le secret éternel, mais ce ne fut pas ce M. de Portien. Je ne dis pas cela pour calomnier ma mère, je dis cela parce que je me confesse et que je vous dois toute la vérité. «Je vais mourir et je ne me plains pas. J'ai eu ma part de bonheur. J'ai adoré M. de Parisis; les jours que j'ai passés avec lui ont été des siècles. Qu'ai-je à regretter? Je vous jure, ô ma douce et sainte Geneviève, que c'est pour moi une joie encore de penser que je me sacrifie à votre bonheur. Moi vivante, vous n'épouseriez pas Octave, voilà pourquoi je meurs heureuse. La vie est ainsi faite, il faut savoir se retirer de devant le soleil des autres. J'étais comme l'arbre empoisonné: vous seriez morte sous mon ombre. «En face de Dieu qui m'entend, en face de vous qui êtes l'image de la vertu, je le déclare encore, car je veux vous prouver que je ne suis pas tout à fait indigne du doux nom de cousine que vous m'avez donné. Je n'ai pas eu d'autre amant que le duc de Parisis. Il a été cruel en m'abandonnant. Vous savez qu'il m'avait envoyé un bon de dix mille francs comme à la première venue. J'ai juré de me venger. Et je me suis vengée! «Ah! j'avais une vengeance bien noble. C'était de retourner rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, de travailler jour et nuit, de mourir à la peine. «Mais Mme. d'Antraygues, qui connaissait les hommes, m'enseigna l'autre vengeance. Il ne faut pas la condamner, car c'est un brave coeur; elle a ses heures de fragilité, mais elle a gardé toute sa noblesse d'âme. «Sur ses conseils, je me jetai donc la tête la première dans ce tourbillon de la comédie parisienne, dans ce steeple-chase de toute la folie du luxe et de l'amour. La pauvre Violette, foulée aux pieds, devint l'orgueilleuse Violette de Parme. Ce fut Mme. d'Antraygues, qui me donna mon premier billet de mille francs avant de partir pour l'Irlande. J'avais été très malade, presque condamnée, mais elle me dit que j'étais plus belle que jamais, la première fois qu'elle me conduisit boire du lait au Pré Catelan par des chemins détournés, car elle se cachait et je ne voulais pas me montrer. «C'était sans doute parce que nous nous cachions que nous fûmes surprises. Le prince Rio vint vers nous et demanda à la comtesse l'honneur de m'être présenté. Vous avez raison, lui dit-elle, car celle que vous voyez là, dans tout l'éclat de ses vingt ans et de sa beauté, est une princesse par la grâce de Dieu. Elle ne vous dira jamais son nom; elle ne veut être connue à Paris que sous le nom de Violette de Parme. «L'orgueil qui m'avait perdue parce que M. de Parisis était duc, me perdit encore une fois parce que celui qui nous parlait était prince. Je sentis tout de suite que je ne l'aimerais pas, mais c'était l'homme qu'il me fallait pour jouer mon jeu. Je ne fis pas trop de façons pour aller dîner avec lui dans un salon du Petit-Moulin-Rouge. Je savais que le duc y allait quelquefois, je ne désespérais pas de le rencontrer et de passer fièrement devant lui au bras du prince. «A la fin du dîner, on était éperdument amoureux de moi, on m'offrait des diamants, un hôtel, des équipages. Je ne rentrai pas chez moi; mais tout en allant chez le prince, j'étais bien décidée à ne pas être sa maîtresse. «Le prince me trouva bizarre, mais il était bon prince; ce qu'il aimait en moi, c'était ma figure. Lui aussi était un orgueilleux, c'était déjà quelque chose que de m'afficher. Il y a des qui veulent être, il y a des gens qui veulent paraître. Ma «bizarrerie» ne l'empêcha pas de me donner cent mille francs et de me meubler, avec le luxe du plus pur Louis XVI, un hôtel rue de Marignan, où il vint trois fois par semaine dîner avec ses amis, des hommes du monde, des journalistes, des hommes politiques, des diplomates et des artistes. «C'était bien un peu le monde de Parisis; mais comme on ne m'avait pas connue avec lui, naturellement personne ne me reconnut chez le prince. «Cette vie-là, je vous l'avouerai, me plut beaucoup, quoique je souffrisse beaucoup, quoique je souffrisse toujours. J'espérais venir à bout de mon coeur; mais point. Plus je m'éloignais d'Octave, plus je le retrouvais. «Il était en Angleterre quand je fis ma première entrée dans le monde du Bois. On vous a parlé du bruit qui retentit autour de moi. Quand on voit monter peu à peu une courtisane cela n'étonne personne.-Ah! c'est celle-ci!-Ah! c'est celle-là!-Connue! reconnue! tout est dit. Mais quand une courtisane apparaît un grand luxe sans qu'on puisse dire d'où elle vient, toutes les curiosités sont en éveil, elle triomphe avec éclat. C'est un feu d'artifice qui n'a pas été annoncé. «Le prince ne pouvait croire à son bonheur; jusqu'à minuit, c'était le plus heureux des hommes, mais à minuit, je m'enfermais dans ma chambre et je me jetais voluptueusement dans la solitude de mon lit. «Je n'étais pourtant pas une sainte. Je me hasardais dans tous les périls, j'étais coquette avec tous les hommes, comme une femme qui veut se faire une cour. J'éprouvais une joie secrète de me prouver que j'étais vertueuse sous le masque d'une pécheresse. «Ce fut ainsi que j'allai un soir à Mabille à l'insu du prince; ayant appris la langue du pays avant d'y entrer, décidée à répondre à toutes les apostrophes. J'avais dîné en folle compagnie, et je crois bien que j'avais bu un peu trop de vin de Champagne. «Je vous ai dit comment j'y avais rencontré Octave, comment il s'était repris à moi selon les prédictions de Mme d'Antraygues. Mais, en le retrouvant, je ne retrouvai plus mon coeur. Il y avait de l'orage dans le ciel. «Vous savez mieux que moi l'histoire de Dieppe. Je ne lui ai pas dit toute ma jalousie, mais je compris alors qu'il vous aimait. Les femmes qui aiment ont la double vue. Vous me haïssiez et je vous haïssais; dans ma jalousie aveugle, croyant frapper Octave au coeur, je m'enfuis avec ce grand d'Espagne qui n'avait de grand que sa grandesse. Tout naturellement je fus tout aussi «bizarre» avec lui qu'avec le prince. «Mais j'avais beau vouloir m'étourdir, je ne vivais que pour Octave; mon âme était toute à sa pensée, mes yeux le cherchaient partout. «Mais vous savez le reste. Vous savez ma rencontre avec ma mère. Je vous avouerai que la force du sang ne se trahit pas alors. Et pourtant, quoique Mme de Portien n'eût pas une figure sympathique, je me souviens que j'éprouvais quelque plaisir à la voir. C'est peut-être un préjugé, mais il me semble qu'elle ne me parut pas être une étrangère pour moi. «La pauvre femme! Dans quelques heures je la reverrai, si Dieu lui permet ce bonheur de revoir un enfant qu'elle a abandonné. Qui sait si elle aussi n'a pas subi cette fatalité du coeur qui trahit toujours les vertus de la femme? «Vous avez voulu tenter une belle chose. Vous avec dit à Octave de m'épouser pour arracher de ma main ces violettes de Parme qui la souillent. Mais la vertu est comme les sources vives, elle ne remonte jamais. Ce n'était pas moi qui devait épouser Octave; un mariage aussi éclatant eût montré ma chute plus grande encore. «Grâce à vous, grâce à cette douce Hyacinthe que vous m'aviez donnée, j'ai failli prendre racine à Pernan pour y vivre dans le repentir et la charité. Vous savez que les souvenirs vivants m'en ont chassée. «Et d'ailleurs, je voulais mourir. Je voulais mourir pour vous, sinon pour moi. Croiriez-vous que vingt fois le courage m'a manqué? Une femme qui ne s'est pas tuée du premier coup ne trouve plus la force de se tuer. «Le courage m'est enfin revenu. «Suis-je digne de revêtir le linceul blanc? Ai-je assez expié mes fautes? Ma prison a été un long supplice, ma délivrance ne m'a pas délivrée de mes chagrins. Vous avez été un ange pour moi, aussi c'est à vous que je demande des prières. «Avant les prières, j'ai une grâce à vous demander: c'est d'épouser Octave, car je ne veux pas que ma mort soit inutile. Et puis il me semble que je serai dans votre bonheur. «Ne me pleurez pas, je meurs contente. «Vous m'avez donné un million, je vous lègue un million. Ce que j'ai dépensé était la fortune de ma mère. «J'aime tant à causer avec vous, ma chère Geneviève, que j'allais oublier l'heure de la mort. «Adieu! à Dieu! «VIOLETTE DE PERNAN-PARISIS.» Et d'une écriture plus fiévreuse, Violette avait jeté ces mots après a signature. «Quand vous vous promènerez avec Octave dans le parc de Par ou de Champauvert, si vous voyez à vos pieds une pauvre petite violette des champs-pas une violette de Parme!-ne la foulez pas dans la poussière; penchez-vous pour la cueillir, respirez-la et donnez-la à votre mari. Il se souviendra de moi, mais vos mains auront sanctifié le souvenir. «Adieu!» Mlle de La Chastaigneraye pleura beaucoup en lisant la confession de Violette. Elle sentait que c'était un coeur et une âme qui parlaient. «Ah! oui, dit-elle en se rappelant cette douce figure, c'est Violette qu'il faut appeler la DAME DE COEUR.» Violette était entrée si profondément dans la vie de Geneviève, qu'il lui semblait qu'en la perdant elle perdait quelque chose d'elle-même, un battement de son coeur, un rayon de son âme. «Et pourtant, dit-elle, j'étais jalouse jusqu'à en mourir!» *II OCTAVE A PARISIS Mademoiselle de La Chastaigneraye écrivit à la marquise de Fontaneilles: «Ma chère Armande, «Je suis désespérée plus que jamais. Je reçois une lettre de Violette, et cette lettre c'est l'adieu d'une femme qui va mourir. «Cette fois, si tu ne viens pas tout de suite, je pars pour l'Abbaye-au-Bois. Je t'embrasse. «GENEVIÈVE.» Mlle de La Chastaigneraye avait un trop noble coeur pour songer à épouser Octave devant le tombeau de Violette. La marquise de Fontaneilles pria par un mot le duc de Parisis d'aller la voir. «Mon cher duc, lui dit-elle, ne perdez pas une heure; cette pauvre Violette est morte, c'est par un dévouement sublime pour Geneviève et pour vous-même. Partez de suite pour Champauvert, dites que j'y serai demain avec le marquis. Il faut que dans quinze jours Mlle de La Chastaigneraye soit la duchesse de Parisis.» Octave partit une heure après, non sans avoir tenté d'entraîner avec lui la marquise. Il arriva la nuit à Parisis; le lendemain, à midi, il descendait de cheval dans la cour de Champauvert, quelque peu surpris de ne pas voir apparaître Geneviève, car dès qu'on voyait poindre une figure dans l'avenue, on avertissait la jeune châtelaine. Un domestique s'avança sur le perron. «Monsieur le duc ne sait donc pas que mademoiselle est partie!-Partie! Depuis quand?-Depuis hier?-Elle est allée à Paris?-Oui, monsieur le duc.-Quand doit-elle revenir?-Oh! pour cela! ni moi non plus, répondit le domestique dans la mode de son pays. On a parlé ici du couvent, presque toute la maison a été remerciée et je vais rester seul ici avec ma femme. On a donné l'ordre de vendre les chevaux.-C'est sérieux, pensa Parisis.» Il remonta à cheval. Il voulut repartir pour Paris, mais il se ravisa et se contenta d'écrire à la marquise de Fontaneilles: «Chère marquise, «Nos destinées jouent aux quatre coins. Pendant que je viens à Champauvert, Geneviève va à Paris. Faut-il que je rebrousse chemin ou qu'elle revienne sur ses pas? Jugez. J'attends! «PARISIS.» Le lendemain, Parisis reçut un télégramme qui ne renfermait qu'un mot: Attendez. Octave attendit. Il ne craignait pas de trop s'ennuyer, car il y avait au château une armée d'ouvriers. Le spectacle du travail des autres est une vive récréation pour l'esprit, surtout quand le travail des autres est pour soi-même. En l'absence de l'architecte, Parisis pouvait donner de bons conseils pour les détails de la restauration du château. Il n'était pas né artiste, mais il avait le sentiment de l'art dans toutes ses faces, peinture, sculpture, architecture, art antique, art chrétien, art de la Renaissance, art rococo, art moderne; supérieur en cela à Monjoyeux lui-même, qui était absolu dans son style, qui n'aimait pas Louis XII et qui eût massacré les plus jolis motifs pour métamorphoser à son gré le caractère du château. Octave ne croyait pas que Violette fût morte. Toutefois son souvenir attristait encore la solitude de Parisis. *III LE DÉFI A DIEU Ce jour-là, Octave feuilleta la bibliothèque du château. Il avait ouvert cinquante volumes. Il avait traversé à vol d'oiseau, on pourrait dire à vol de hibou, toute l'histoire des philosophes, mais pénétrant surtout dans les sciences occultes, quoique le caractère de son esprit l'appelât toujours dans les régions lumineuses. C'était un dimanche. Tout le monde du château était à une fête voisine. Il n'avait voulu retenir personne. Il était donc seul. Le soir amenait l'ombre, le ciel s'était voilé. Il se rappela qu'il n'était pas allé à la chapelle, on lui avait remis depuis longtemps les clefs de la crypte. Il était presque nuit quand il entra dans la chapelle. A la mort de son mari, la duchesse de Parisis eut une telle horreur de la nuit qu'elle ne dormit jamais sans lumière, pareille en cela à Mme de Montespan qui se voyait déjà dans le linceul dès que l'ombre se répandait sur elle. Quand on descendit à son tour la duchesse de Parisis dans la chapelle souterraine, Octave qui savait avec quelle terreur sa mère envisageait la nuit, voulut qu'une lampe brûlât perpétuellement devant son tombeau. Aussi dès qu'il ouvrit la porte de la crypte, il vit passer un pâle rayon de lumière. Il descendit avec une sourde émotion, s'efforçant de ne voir dans la mort que la mort elle-même, voulant supprimer les sombres cortèges que lui font les poètes et les visionnaires. Quand il fut aux derniers degrés de l'escalier en spirale, il s'arrêta, regarda tous les cercueils et les salua avec piété. C'étaient pour la plupart des cercueils de pierre et de marbre, tous rangés autour d'un autel où le jour des Morts le curé de Parisis venait dire la messe. Quelques-uns des cercueils, les derniers, étaient en bois de hêtre recouvert de velours à clous d'argent. C'étaient les derniers venus. Parisis retrouvait parmi ceux-là son père et sa mère. Il vint se pencher au-dessus et appuya les deux mains comme s'il touchait les deux morts bien-aimés. Quoiqu'il n'eût pas l'habitude de s'agenouiller, par un mouvement involontaire et soudain il tomba à genoux et mit ses lèvres sur le velours de chaque cercueil. Il lui sembla qu'il sentait des tressaillements sous ses lèvres. Je ne sache pas un athée qui n'ose rayer d'un trait de plume l'immortalité de l'âme. Et pourtant s'il n'y a qu'un pas de la vie à la mort, il n'y a qu'un pas de la mort à la vie. Octave se leva. Il regarda cette éternelle lumière qui ne brûlait que pour ceux qui ne voient plus et retourna vers l'escalier. Quand il fut sur la dernière marche, il salua gravement comme à son arrivée. Il lui sembla que les morts lui disaient adieu. Dans le silence funèbre, il crut entendre ce mot qui l'obsédait toujours: «C'EST LA!» Il remonta silencieusement l'escalier; mais dès qu'il eut refermé la porte, il murmura en essayant de sourire: «Non! je ne veux pas que ce soit là.» Il se sentait protégé par sa mère. «Je défie tous les esprits de m'enchaîner à la destinée des Parisis, je brise les liens de la légende et je m'affranchis de tout en bravant tout.» Quoiqu'il se crût maître de lui et de sa destinée, il ne fut pas fâché de se retrouver au grand air et d'allumer un cigare. Le cigare, l'ami de l'homme depuis que le chien l'a trahi-depuis qu'il y a des chiens enragés. La vie de château, dépouillée de toutes ses suzerainetés, n'est plus possible que si on y apporte la vie de Paris. Je sais des châtelains qui ne reçoivent de Paris que le journal; ceux-là se nourrissent trop de la vie idéale; il leur faut alors une grande force d'imagination pour trouver que tout est bien, même si comme Candide ils cultivent leur jardin. Octave, qui n'avait pas prévu son voyage, n'avait rien emporté du boulevard des Italiens, pas même un journal. Aussi, après le dîner, il ne lui resta qu'une ressource, celle de remontera la bibliothèque. Cette fois il feuilleta des romans; il n'avait pas la main heureuse ce jour-là: il tomba sur le Moine de Lewis. Il l'avait lu déjà, il le relut à vol d'oiseau, mais trop encore pour ne pas se pénétrer de la terreur que répand ce chef d'oeuvre. Le vieux Dominique, qui lui avait servi à dîner, vint lui demander s'il voulait du feu. «Oui, dit Octave, qui n'aimait pas la solitude; le feu est un gai compagnon: d'ailleurs cela fera plaisir aux grillons, aux araignées, aux moucherolles qui habitent cette bibliothèque, sans compter que tous ces livres-là ne seront pas fâchés de se réchauffer un peu, car ils me semblent tous morfondus.» Il y avait au bout de la bibliothèque une cheminée en bois sculpté du temps de François 1er où couraient des salamandres. La bibliothèque était alors une salle d'armes. Au XVIIIe siècle, autre temps autres moeurs, la plume avait conquis ses droits de haute noblesse; on recueillit tous les livres épars dans le château et on les logea dans cette grande pièce abandonnée. Octave fut content de voir du feu. En se chauffant les pieds, il se vit dans la glace et faillit ne pas se reconnaître. La vie méditative qu'il menait depuis le matin avait altéré son expression railleuse. En outre, il avait bien un peu négligé ses cheveux et ses moustaches. «Diable! dit-il, si je restais toute une saison en province, je ferais une drôle de rentrée à Paris.» Il traîna un canapé devant le feu et s'y renversa, toujours un livre à la main. Ce livre, c'était Descartes. Il avait voulu refaire le tour des idées dans les tourbillons du grand philosophe. Au premier tourbillon il s'endormit. Quelle heure était-il quand il se réveilla? Le feu s'éteignait, les quatre bougies brûlaient encore, mais ne devaient pas brûler longtemps. Il voulut sonner. Il y avait encore un cordon, mais il n'y avait plus de sonnette. Il appela, mais tout le monde était à la fête. Il ouvrit la fenêtre. Un orage était survenu, un coup de tonnerre retentit; le vent se déchaînait dans les grands arbres: de noires nuées sillonnées d'éclairs ensevelissaient le château. C'était le dernier orage de la saison, mais il devait laisser un beau souvenir. A travers les grandes voix du tonnerre et du vent, Parisis entendit au loin les violons, ces violons rustiques qui ne seraient pas étouffés par la trompette du Jugement dernier. «C'est bien, dit Octave, on s'amuse là-bas; ne soyons pas un trouble-fête, d'autant qu'après tout je trouverai bien mon lit tout seul. Quelle heure est-il?» Il n'y avait qu'un sablier dans la bibliothèque. Sans doute un des Parisis avait voulu exprimer que même avec les philosophes il ne faut pas perdre son temps. Quand une fois le sommeil du soir vous a pris dans ses chaînes, on a toutes les peines du monde à briser les liens. Octave avait beau étendre les bras, il resta à moitié anéanti sur le canapé où il s'était rejeté comme en fuyant l'orage. L'orage était bien pour quelque chose dans cet ensevelissement de ses forces. Il avait continué par ses rêves son voyage dans le pays des Esprits. «Suis-je assez bête, murmura-t-il, pour me laisser envahir par toutes ces rêveries de philosophes ou de chercheurs, qui n'ont jamais aimé la terre parce qu'ils n'avaient pas cent mille livres de rente pour s'y trouver bien! La terre est notre patrie passée et notre patrie future, nous n'en avons point d'autre. Le tonnerre a beau gronder, il ne m'épouvante pas. La science nous a conduits dans la coulisse, nous savons maintenant comment on fait le tonnerre.» Mais Parisis avait beau se dire toutes ces belles choses, une vague terreur s'était répandue sur lui. «Il faut bien l'avouer, poursuivit-il d'un ton moins fier, à force de science, nous savons que nous ne savons rien de Dieu.» Il avait beaucoup discuté avec les philosophes d'aujourd'hui, il avait dîné avec les plus fiers apôtres de l'athéisme, mais ils accusaient çà et là des phrases superstitieuses. Parisis se moquait de toutes les superstitions, mais il eût été désespéré de rencontrer le matin un de ces musiciens redoutés par leur mauvais oeil, d'autant plus terrible qu'il porte bonheur à eux-mêmes. «Eh bien! dit tout à coup Octave, je veux en finir avec ces derniers nuages de la bêtise humaine.» Sur la cheminée, il n'y avait qu'une glace sans tain. Il se leva et marcha droit au fond de la bibliothèque, devant un grand miroir qui descendait du plafond jusqu'au parquet. Le miroir n'était éclairé que par la réverbération des quatre bougies. «J'oubliais! dit Parisis. Pour que les esprits se manifestent, il ne faut que trois lumières.» Il retourna sur ses pas et éteignit la quatrième bougie. «Maintenant, dit-il en revenant au miroir, il doit être minuit, et le moment est bien choisi, puisque le vent siffle et que le tonnerre tonne. Montre-toi, Satan!» Il se regarda. Or lui, qui jusque-là n'avait jamais eu peur de qui que ce fût au monde, il eut peur de lui-même. Dans cette lumière douteuse, il se trouva d'une pâleur mortelle; il essaya de sourire, mais son expression demeura grave et triste. Il attendit bravement, se regardant toujours. Un éclair passa, il vit une vague image dans la glace. Une fenêtre s'ouvrit avec fracas, les bougies s'éteignirent, et Octave, qui se regardait toujours dans la glace, vit deux figures. L'effroi le saisit: il appela Dominique et retourna vers la cheminée pour rallumer les bougies. Il n'osait regarder. Cependant, quand il eut fait jaillir le feu d'une allumette, il ouvrit bien les yeux. Une femme s'avançait vers lui. Il laissa tomber l'allumette... *IV LA MORTE ET LA VIVANTE Quelle était cette femme qui s'avançait ainsi vers Octave? «Elle!» s'écria-t-il avec effroi. Il croyait voir Mme Révilly. Il s'imagina qu'elle était sortie de son tombeau pour venir lui reprocher sa mort. Vous n'avez pas oublié Mme d'Argicourt, cette blonde Bourguignonne haute en amour, avec laquelle il avait valsé-la valse des Roses. -Vous n'avez pas oublié non plus que, par un singulier jeu du souvenir, Octave s'était imaginé, en la revoyant après la mort de Mme de Révilly, que c'était Mme de Révilly elle-même qu'il revoyait. Son aventure avec ces deux femmes avait été si rapide, il les avait si peu vues avant de les aimer, que ces charmantes figures se confondaient dans sa mémoire. Il avait beau vouloir recomposer les deux figures, dès que son esprit recommençait le dessin de l'une, la figure de l'autre s'imposait. Cette nuit-là, à peine eut-il distingué vaguement les traits de Mme d'Argicourt, qu'il s'imagina que Mme de Révilly était devant lui. Tout autre, à sa place, se fût peut-être évanoui, mais il dominait sa peur, toujours résolu à ne croire à rien. Il reconnut bientôt que ce n'était pas là un fantôme, car Mme d'Argicourt parla tout haut. Or, comme il ne craignait pas les esprits, il ne craignait pas non plus les vivants. Il est vrai qu'il n'était pas armé ce soir-là; mais quoique sans pistolet et sans poignard, trois ou quatre voleurs eussent encore mordu la poussière s'ils se fussent hasardés au château. Il alluma enfin une bougie, après quoi il fit deux pas au-devant de Mme d'Argicourt. «Mon cher duc, lui dit-elle gaiement, vous êtes introuvable; je vous cherche partout; pas âme qui vive dans ce château!-C'est vous, madame? dit Octave avec une joie soudaine, tout en saisissant la main de la baronne; je ne vous attendais pas ici!-A cette heure, surtout, n'est-ce pas? Si je viens vous dire bonjour à minuit, c'est que je me suis perdue dans vos grands bois. Vous ne savez donc pas que je suis presque votre voisine pendant la chasse? J'ai dîné chez ma soeur, à deux lieues d'ici; on m'a dit que vous étiez en villégiature. J'ai voulu vous surprendre le soir, ne pouvant pas, d'ailleurs, venir le jour. J'espérais bien arriver plus tôt, car je ne voulais pas faire une pompeuse entrée de minuit, mais l'orage m'a fait perdre deux heures et demie; il m'a fallu m'abriter dans une cabane de bûcherons. Quel temps! quel tonnerre!-Ne m'en parlez pas; voyez si ce n'est pas le diable qui entre par cette fenêtre!-Dites-moi, mon cher duc, ce que vous pouvez faire dans une bibliothèque sans y voir clair?-J'évoquais les esprits, ou plutôt je me moquais des esprits.-Vous m'épouvantez!-Il y a bien de quoi! Je m'ennuyais; j'avais peur de passer la nuit tout seul, je priais le diable devenir me tenir compagnie. Mais voulez-vous que je vous dise pourquoi le diable n'est pas venu?-Dites.-C'est que je ne crois pas au diable.-Eh bien! moi, je vais vous dire pourquoi le diable n'est pas venu,-ô païen endurci dans le péché!-c'est que Dieu voulait se montrer à vous.» Et d'un air de moquerie: «Voilà pourquoi je suis venue.-Oui, vous avez raison, car si Dieu s'est jamais montré sur la terre, c'est par la figure de ses plus belles créatures.-Eh bien! maintenant croyez-vous en Dieu?-Oui, puisque je crois en vous.» Octave embrassa la jeune femme sur le front. Elle le pria de lui montrer le théâtre de ses évocations ou de ses défis au diable. Il prit la bougie et la conduisit devant le miroir. «C'est étrange! dit-il en s'approchant.-Que voyez-vous donc?» Octave venait de voir apparaître la blanche figure de Mme de Révilly, comme s'il fût toujours le jouet de cette étrange vision qui lui montrait l'une pour l'autre. «Je vois que le miroir est cassé.-Il ne l'était donc pas?-Non, si j'ai bonne mémoire; cela m'explique pourquoi je me suis vu double et pourquoi je vous vois double. -Comment, vous me voyez double?-Oui ne voyez-vous donc pas Mme de Révilly à côté de vous?-Vous me faites froid! Êtes-vous assez fou?-Oui, je veux rire, dit Octave qui ne riait pas.-Mais qui a cassé ce miroir?» Parisis comprit que la question des superstitions était encore à résoudre. «C'est le coup de vent, après avoir ouvert la fenêtre.-Cela n'est pas prouvé; mais d'ailleurs, pourquoi le coup de vent a-t-il ouvert la fenêtre?» Il y avait trop de pourquoi et de parce que pour que Parisis et Mme d'Argicourt s'y attardassent. «Adieu! dit tout à coup la belle voyageuse. -Adieu! au milieu de la nuit, par cet abominable temps! -Oui, mes chevaux sont en bas.-Madame, on n'est jamais venu la nuit à Parisis -c'est une tradition-pour ne pas y voir lever l'aurore.» Honni soit qui mal y pense! Octave avait-il trop peur de trouver Mme de Révilly dans Mme d'Argicourt pour écouter cette nuit-là les échos de la Valse des Roses? Je crois qu'il n'avait peur de rien. Je ne répondrais pourtant pas que les images de Geneviève et de Violette ne fussent venues, comme celle de Mme de Révilly, traverser ses songes amoureux et faire ombre à la gaieté de Mme d'Argicourt. *V LE BOUQUET DE FRAISES ET LEBOUQUET DE LÈVRES Cependant Mme de Fontaneilles ne désespérait pas encore de marier Geneviève à Octave. Elle avait compris cette pudeur des sentiments qui empêchait la jeune fille de faire un rêve de bonheur sous une pensée de deuil. Quelques jours déjà s'étaient passés; un matin, elle alla voir Geneviève à l'Abbaye-au-Bois et lui dit qu'il fallait qu'elle partît avec elle pour Champauvert. «Non, dit Geneviève, je ne retournerai pas à Champauvert. Et d'ailleurs, qu'irais-je y faire?-M. de Parisis t'y attend. Il est à son château.-De grâce, ma chère Armande, laissez-moi à mes prières. Je veux mourir en Dieu.» La marquise comprit que l'heure n'était pas venue. Elle écrivit à Octave: «J'ai échoué dans une mission qui m'était bien douce, car je vous aime tous les deux; revenez donc à Paris, vous aurez peut-être une éloquence plus sûre que la mienne.» Parisis revint à Paris. Il voulut voir Geneviève, mais elle refusa de se rencontrer avec lui chez la marquise. Ce qui n'empêcha pas la marquise de dire à sa jeune amie qu'il fallait obéir à la dernière volonté de la morte. «Tu épouseras Octave.-Jamais, répondit Geneviève.-Jamais! voilà un mot qui n'est pas en situation. Pourquoi jamais?-Pourquoi? parce que je n'aime plus Octave.-Tu n'aimes plus Octave! mais il te faut donc être jalouse pour aimer! Violette vivante, tu aimais Octave; Violette morte, tu ne l'aimes plus?-Non. Et, d'ailleurs, je ne veux pas bâtir sur un tombeau.-Pathos? on ne bâtit que sur des ruines.» Et la marquise, qui croyait connaître les femmes, ajouta avec une pointe de raillerie: «Puisque tu aimes mieux vivre au couvent dans la mort que de vivre à Parisis dans l'amour, à ton aise, je m'en lave les mains.» La fière Geneviève ne s'adoucit pas. «Donc, reprit la marquise, tu ne veux plus revoir Octave?-Non.» Et Geneviève rentra stoïquement au couvent. Mais, le lendemain, Mlle de La Chastaigneraye retourna chez la marquise de Fontaneilles, quoi qu'elle eût l'habitude de n'y aller que deux fois par semaine. La marquise ne dit pas un mot d'Octave. Geneviève ne parla pas de son cousin. «Veux-tu venir au bois? dit la marquise à son amie.-Oui, répondit Geneviève.-Tu me promets, reprit Mme de Fontaneilles en souriant, que tu ne regarderas pas l'hôtel d'Octave?-Je te le promets. -Et si nous rencontrons Octave au bord du Lac, tu détourneras la tête?-Oui.» Geneviève ne regarda pas l'hôtel de M. de Parisis. Au bord du Lac, elle n'eut pas besoin de détourner la tête, parce qu'elle ne rencontra pas Octave. Est-ce pour cela qu'elle demanda à aller boire du lait à la vacherie du Pré Catelan? Il était tard, il n'y avait presque plus personne. Quand le coupé s'arrêta devant la vacherie, elle dit à son amie qu'elle ne descendrait pas. Elle avait entrevu Octave et une célèbre étrangère, la plus belle des Italiennes blondes, attablés sous un orme. Ils buvaient du lait,-je me trompe,-elle buvait du lait et il buvait sa beauté, car il la regardait avec des yeux amoureux. A son tour, la marquise vit le duc de Parisis et l'Italienne. «Eh bien! ma belle amie, dit-elle à Geneviève, on appelle cela: boire du lait! Tu vois que Violette n'a pas emporté la jalousie dans le tombeau.-Je ne suis pas jalouse, dit froidement Geneviève qui s'était rejetée au fond du coupé. Demande du lait, nous ne descendrons pas.» La marquise fit signe à une Suissesse d'opéra comique d'apporter deux tasses de lait. Pour boire il faut bien se pencher: voilà pourquoi Mlle de La Chastaigneraye vit encore une fois son cousin de Parisis. Dieu de vengeance, comment le vit-elle! On avait apporté des fraises en bouquet, car on avait coupé le fraisier pour avoir les fraises, à la manière des plus sauvages et des plus civilisés. C'étaient d'admirables fraises anglaises rouges, toutes pleines du sang de la terre comme la vigne, des fraises presque vivantes. Parisis promenait le fraisier sous les lèvres de la dame: les lèvres et les fraises, c'étaient le même fruit. L'Italienne dorée mordit à belles dents, prenant la moitié de chaque fraise. Et quand elle avait mordu sa moitié, Octave dévorait l'autre. Vraie comédie d'amoureux. Geneviève répandit la moitié de son lait. «Oh! la belle maladroite! s'écria la marquise.-C'est que le lait est si mauvais!» murmura Mlle de La Chastaigneraye. La marquise de Fontaneilles pensa que c'était sur les lèvres de Geneviève que Parisis devait cueillir des fraises: «Tu n'as pas vu là-bas M. de Parisis et la duchesse de Casti?» Geneviève sembla ne pas comprendre: «M. de Parisis? dit-elle d'un air distrait pour cacher son émotion, pourquoi n'est-il pas encore venu me demander ma main?» La marquise sourit. «Enfin! s'écria-t-elle, voilà le mot parti!» Et se parlant à elle-même: «Il n'y a donc que la jalousie qui fasse des miracles en amour!» *VI LE MARIAGE DE DON JUAN Et si je vous dis que monseigneur de Bourges, prince de la Tour d'Auvergne, vint un soir coucher au château de Champauvert, que le lendemain matin tout le village était pavoisé; qu'on avait élevé un arc de triomphe sur le chemin de l'église, que l'évêque de Dijon, les chanoines, les archidiacres, que toutes les robes noires, toutes les robes violettes, toutes les robes rouges, suivant le mot des paysans, illustraient l'église, vous ne me demanderez pas pourquoi. Vous savez déjà que c'est pour le mariage de M. le duc de Parisis avec Mlle Geneviève de La Chastaigneraye. N'avez-vous pas reçu une lettre de faire-part? Le Sport n'a pas manqué, à ce propos, de rappeler tous les titres des deux familles. Qui que vous soyez, athée ou chrétien, libre penseur ou catholique, vous auriez éprouvé comme moi une vive émotion dans le sanctuaire de cette église rustique, en voyant non pas toutes ces splendeurs inacoutumées, mais la jeune mariée, qui souriait doucement pour faire croire à son bonheur, quoique l'inquiétude passât jusque sur ses lèvres. Elle n'avait pas toute sa beauté: les mariées ne sont jamais belles le jour de leur mariage. La joie a ses fièvres et ses pâleurs; on dort mal la veille de ses noces; c'est comme la veille d'une traversée périlleuse, quand on pressent déjà la tempête. Pendant la messe, tous ceux qui regardaient la blanche épousée voyaient un point noir à l'horizon, même s'ils ne se rappelaient pas la légende de Parisis. C'est qu'on connaissait bien Octave, c'est que ceux qui l'aimaient le plus voyaient avec quelque frayeur tomber cette haute et divine vertu de Geneviève de La Chastaigneraye dans les bras de don Juan de Parisis. Quel serait le lendemain? Cet homme, toujours emporté par ses passions, allait-il abdiquer, renoncer à «l'éternel féminin» pour s'enchaîner aux pieds d'une seule femme? crever les yeux à toutes ses curiosités, tuer en lui le héros de roman pour n'être plus qu'un homme d'honneur et de raison? ne plus courir qu'une aventure, la bonne aventure du foyer? Tout le monde en doutait. Et en voyant l'expression à la fois heureuse et triste de Geneviève, on se disait à soi-même que cette jeune mariée était de celles qui se couchent chastement dans le tombeau, quand leur échappe le rêve de leur vie. Le Ministre des Affaires étrangères était venu avec son cadeau de noces. Le duc de Parisis devait être nommé, sous très peu de temps, ministre en Allemagne; c'était une promesse, mais une promesse qui avait le sceau impérial, car l'Empereur venait d'écrire de sa main à la duchesse de Parisis. Octave était-il heureux en ce plus beau jour de sa vie? Il s'était peut-être marié trop souvent. On remarquait dans l'assistance, parmi les femmes, vingt célébrités héraldiques, toutes plus distraites que pieuses, s'inquiétant de leurs robes et critiquant celles de leurs voisines. La seule femme qui pria pour le bonheur de Geneviève, ce fut Mlle Hyacinthe: celle-là avait des larmes dans les yeux. Avait-elle des larmes pour Violette! Pauvre Violette, elle n'était pas oubliée encore. Geneviève lui donna une prière pendant la messe, Octave lui donna un souvenir. Si la mariée avait perdu ce jour-là beaucoup de sa beauté, le duc de Parisis, en revanche, était plus beau que jamais. Ce qui le soir fit dire à une des grandes dames de l'assemblée: «Est-il possible qu'on nous le prenne pour toujours!» Cette grande dame, c'était la duchesse de Hautefort parlant à la marquise de Fontaneilles. «Qui sait!» dit la marquise, qui ne savait pas encore lire dans son coeur. Il y eut dans les jardins de Champauvert un dîner de cent et un couverts, qui rappelait les fêtes patriarcales du moyen âge. Les paysans dansaient sur le préau; on n'avait rien voulu changer à leur musique, pour ne pas altérer le caractère rustique cher à Geneviève. On porta un toast de l'archevêque à la mariée et un toast de Parisis à l'archevêque; ce n'était pas encore un chrétien qui parlait à un prince de l'Église, mais ce n'était plus un athée qui bravait le ciel. On ne chanta pas; mais Guy de Charnacé lut un fort beau sonnet d'un rimeur illustre qui voulait que sa muse fût de la fête. On se croyait tout à la fois aux noces de Cana et aux noces de Gamache. Octave voulut ramener la mode de ces festins homériques, où l'on fait rôtir un boeuf et où jaillissent des fontaines de vin. Au milieu du festin, les jeunes paysannes de Champauvert, celles qui avaient été dotées par Geneviève et celles qui devaient être dotées ce jour-là, vinrent cette fois encore avec des bouquets, mais non plus avec des bouquets de roses-thé. La plus jeune de toutes, celle qui avait apporté le bouquet empoisonné, présenta à M. de Parisis la plus belle grappe de raisin de la vendange. «N'y touchez pas, dit-elle, car j'ai la main malheureuse.» Geneviève avait acheté pour les paysannes des croix d'or toutes rustiques, taillées dans la vieille mode. Quand elle se leva pour les mettre au cou de chacune des jeunes filles, Octave se leva aussi. Cette simple action de placer une croix d'or sur le sein d'une femme ramena Parisis plus près des sphères chrétiennes que tous les sermons qu'il avait entendus. *VII L'EXTRAIT MORTUAIRE DE VIOLETTE DANS LA CHAMBRE NUPTIALE Il était deux heures du matin quand une chaise de poste à quatre chevaux emmena les mariés à Parisis. Geneviève n'était accompagnée que de Mlle Hyacinthe. Ce fut avec un sentiment de fierté et de mélancolie que Geneviève entra en souveraine, cette fois-dans cette vieille demeure des Parisis. Elle s'appuyait, pour monter l'escalier, sur Octave et sur sa jeune protégée, qui sauvait, par son intarissable gaieté, les embarras charmants de la situation. Les deux jeunes amies entrèrent seules dans la chambre nuptiale. Geneviève se laissa tomber sur une petite causeuse hospitalière tournée vers la porte; elle vit du premier regard deux pastels de La Tour, son bisaïeul et sa bisaïeule, souriants comme s'ils étaient heureux de la voir. «Oh! mon Dieu! dit-elle tout à coup à Hyacinthe, j'ai oublié dans la voiture, dans le petit panier, la miniature de ma mère.» La jeune fille ouvrit la porte pour descendre chercher le petit portrait. Dans sa précipitation, elle laissa tomber une lettre qu'on lui avait remise à l'heure du départ et qu'elle voulait achever de lire le soir même. Il n'y avait plus d'enveloppe à la lettre. Geneviève la prit et reconnut l'écriture de Violette. «C'est singulier, dit elle. Comment cette lettre m'arrive-t-elle ici?» Elle ne l'avait pas vue tomber des mains de Mlle Hyacinthe. Geneviève lut rapidement, sans bien reconnaître que la lettre n'était pas pour elle: «Pour vivre, il fallait que vous fussiez là; pour mourir, pourquoi ne puis-je vous serrer la main? «Il me faut mourir seule, dans un coin, comme un chien abandonné. «Moi aussi, je suis une Parisis, surtout pour la légende. Vous la connaissez, Hyacinthe: L'AMOUR DES PARISIS DONNERA LA MORT! L'AMOUR DONNERA LA MORT AUX PARISIS. «Adieu, mon amie. «On m'a promis de vous envoyer cette lettre avec mon extrait mortuaire, pour qu'on puisse là-bas s'occuper de ma succession. «N'oubliez pas que vous avez cent mille francs en dot. Soyez heureuse! «VIOLETTE.» A cette lettre était joint cet extrait mortuaire: Don Francisco Santa-Cruz, licenciado en teologia, Caballero de la Real orden americana de Isabel la Catolica y Cura parroco de la Iglesia de Santa-Maria de esta ciudad de Burgos, diocesis de la misma, de la que es Arzobispo el Excelentisimo é Ilustrisimo senor Don Atanasio Rodriguez Juste. Certifico: que, en el dia de hoy, ha sido depositado en la boveda de esta Santa Iglesia parroquial el cadaver de la senora dona Luisa Violeta de Pernan Parisis, hija del senor Hedwige Portien la cual nacio en Paris el 17 de april 1846 y fallecio en el de ayer a las cuatro de la tarde, despues de haber recibido los ultimos ausilios espirituales, asistida del Teniente Cura, vicario de esta parroquia D. Florencio Lasala. I para que conste espido la presente certificacion, cuyo original queda depositado en el archivo de esta parroquia é inscripto al folio 237 con el numero 3,789 en el libro de difuntos. A Ruegos de los Senores Don Angel Vallejo y Don Laureano de la Roda-infante, ejecutores testamentarios de la finada, Burgos 13 de agosto de 1867. EL CURA PARROCO, L. FRANCISCO SANTA-CRUZ. Mlle Hyacinthe, en rentrant, surprit Geneviève dans les bras d'Octave. Elle avait jeté un cri de douleur, le duc de Parisis était accouru, il ne comprenait rien à ses désolations. Celle qui était la duchesse de Parisis depuis midi montra à son mari la lettre de Violette. «Voyez, lui dit-elle, pouvait-on me rappeler plus fatalement la légende des Parisis!» Octave lut l'extrait mortuaire de Violette. «C'est étrange, se dit-il à lui-même, je ne puis croire à la mort de Violette.» *VIII. L'HIRONDELLE DE VIOLETTE Pour le duc de Parisis et Mlle de La Chastaigneraye, la nuit des noces fut une nuit de deuil. Le spectre de Violette se dressa devant les épousés; ils eurent beau s'abriter dans leur amour, la pauvre fille sacrifiée promena sur la couche nuptiale l'ombre de son suaire. Le bonheur est ainsi fait qu'il n'arrive jamais dans un cortège qui rit et qui chante sans regret. Regardez bien parmi ces figures joyeuses, ne voyez-vous pas celles qui penchent la tête et qui essayent de sourire pour cacher leurs larmes? C'est que les deux épousés, quelle que soit la candeur de la jeune femme, quelle que soit la noblesse de coeur du jeune homme, apportent toujours l'un à l'autre un passé qui a ses nuages. On a beau faire, on ne peut pas rayer les pages vécues dans le livre de la vie. Tous les points noirs du passé font les points noirs de l'avenir; les tombes fermées se rouvrent trop souvent; les fantômes apparaissent dans l'auréole de leur vertu, à l'heure même où les vivants montrent les imperfections de la nature. Le souvenir a cela de beau, qu'il ne garde en amour que les sourires des figures aimées. Mais chaque jour emporte sa peine comme sa joie: le soleil levant sème dans ses rayons d'or l'espoir du bonheur; l'âme la plus détachée des fêtes du monde se reprend malgré elle à chanter sa chanson dans le concert universel. Voilà pourquoi Octave et Geneviève se levèrent gaiement le lendemain de leur mariage, oubliant presque Violette et ne songeant qu'à vivre de leur amour. Mlle Hyacinthe les avait réveillés, vers midi, en jouant sur le piano le Songe d'une nuit d'été. Le déjeuner fut charmant. Une hirondelle égarée, la dernière de la saison, vint battre des ailes au-dessus de la table, ce qui fit dire à Geneviève: «-C'est la bonne messagère.» Hyacinthe la saisit et la baisa. Geneviève voulut lui attacher aux pattes un ruban bleu de ciel de sa coiffure; quelle ne fut pas sa surprise de trouver un petit ruban violet au cou de l'hirondelle, presque caché par ses plumes. «Elle a déjà un ruban! s'écria Geneviève.-Il faut le dénouer, dit Hyacinthe; elle porte peut-être un secret.-Non, dit Geneviève, c'est un simple souvenir.» Mais Hyacinthe avait dénoué le ruban violet. «Eh bien, en vérité, dit-elle, on se croirait dans une féerie du Châtelet.-Pourquoi? -Voyez plutôt!» C'était à qui, d'Octave ou de Geneviève, prendrait le ruban; ce fut Geneviève qui le saisit. Elle le laissa tomber en pâlissant. «Violette! dit-elle.-N'allez-vous pas vous attrister pour cela? dit Octave à Geneviève, après avoir à son tour lu le nom de Violette sur le ruban. C'est tout simplement une hirondelle de Pernan qui a passé par Parisis, chassée par l'automne. Elle bat le rappel, elle a sans doute ici de petites amies qu'elle veut emmener avec elle vers l'éternel printemps.-Qui sait, dit Hyacinthe, si ce n'est pas une hirondelle privée qu'on a baptisée du nom de Violette?-Peut-être, dit Geneviève; il faut bien vite lui remettre ce ruban.» Hyacinthe tenait toujours sous sa main la gentille hirondelle, qui pépiait sans trop d'effroi. Geneviève lui rattacha elle-même le ruban violet; le ruban bleu de ciel était déjà noué à la patte; elle la baisa doucement sur la tête et lui donna la liberté. «Va, petit oiseau; si tu montes assez haut dans les nues pour rencontrer l'âme de Violette, caresse-la d'un coup d'aile en souvenir de moi.» Ce nuage passa rapidement; on alla se promener dans les sombres avenues du parc, déjà dépouillées par les premières bises d'automne. Dieu donnait à la terre une de ces belles journées d'octobre où la nature resplendit sous les couleurs les plus lumineuses. Les tons verts de l'été, mordus çà et là au soleil, ont pris des teintes d'or et de pourpre; les fils de la vierge s'accrochent aux églantiers, qui sourient au regard par leurs fruits rouges comme le sorbier des oiseaux, comme les mûriers sauvages, comme les prunelliers amers. «Ah! que je suis heureuse! s'écria le soir Geneviève en se jetant dans les bras d'Octave.» Il répondit par mille baisers; il n'avait jamais été si heureux lui-même. C'est que don Juan de Parisis n'avait jamais appuyé sur son coeur un coeur si noble et si pur; c'est qu'il n'avait jamais bu sur les lèvres d'une femme une âme si divine. *IX LE LENDEMAIN DU BONHEUR Parisis était merveilleusement doué pour tout faire, c'est peut-être pour cela qu'il n'avait rien fait. On sait qu'il avait le sentiment de l'art au plus haut degré. Les heures qui suivirent son mariage, il fit de charmantes surprises à Geneviève: elle aimait surtout, en peinture, les paysages, non pas seulement parce qu'ils étaient l'image de la nature,-cette figure de Dieu, mais parce qu'elle les peuplait à sa fantaisie: son imagination, toujours créatrice, y représentait les scènes romanesques de son esprit. Le lendemain du mariage, elle avait trouvé que le parc était un peu touffu; on n'y respirait pas la lumière, les horizons étaient trop rapprochés, elle aurait voulu des perspectives et des échappées,-des portes ouvertes vers l'infini.-Elle disait que c'était là le tort des paysagistes modernes, de se parquer dans un coin de vallée ou devant une lisière de forêt, sans souci des lointains. Voilà pourquoi elle aimait le paysage de style, fût-il trop bleu comme celui de Léonard de Vinci, fût-il trop vert comme celui de Raphaël. Elle aimait surtout le paysage de Poussin qui pense dans ses arbres et dans ses nuages. Le duc de Parisis joua à sa femme le jeu du duc d'Antin à Louis XIV; en une nuit, il fit abattre assez d'arbres pour changer tout le caractère du parc. Le lendemain, quand le soleil fut à son zénith, il prit Geneviève par la main et la conduisit à une des grandes fenêtres du château. «Voyez,» lui dit-il. Elle fut ravie. «Ah! dit-elle, comme on respire bien aujourd'hui! Hier, on respirait la terre; aujourd'hui, on respire le ciel.» Parisis prit un étrange plaisir à se faire paysagiste en action. Armé d'un marteau à marque, il étudiait tous les points de vue et condamnait les arbres qui obstruaient ou qui dépoétisaient, celui-ci par un feuillage vulgaire, celui-là par un dessin maladroit. Pendant quelques jours, il se passionna à ce plaisir de faire des Poussin, des Diaz, des Claude Lorrain, des Rousseau, des Ruysdaël, des Corot, jusqu'à des Paul Potter et des Rosa Bonheur, car il avait amené des troupeaux dans le parc. Selon que le promeneur prenait telle ou telle avenue, il trouvait des paysages de style aux grandes nappes de lumière, aux horizons perdus, avec des arbres centenaires, pensifs, la tête dans les nues; ou bien il trouvait des pages animées: la prairie avec ses vaches, la cascade avec son rocher et son buisson, le promenoir avec ses brebis. Je ne saurais trop donner le conseil d'imiter Parisis aux châtelains et aux châtelaines qui s'ennuient; mais je me hâte de dire qu'il ne faut faire ce paysage-là qu'aux premiers jours d'automne, quand les arbres sont encore feuillus et qu'on peut les déplacer sans les tuer. N'oublions pas que les arbres vivent comme nous, et que si nous n'avons pas besoin de leur abri après avoir joui de leur ombre, il nous faut dire: «Prenez garde à la hache!» Tous les soirs la douce Hyacinthe était au salon et chantait. Octave et Geneviève étaient ravis de n'être que deux en cette belle saison de leur amour pour mieux savourer les joies de la lune de miel; mais quand Hyacinthe était là, ils croyaient n'être toujours que deux; elle ne troublait pas leur duo, même quand elle chantait. Geneviève avait transformé la physionomie intérieure du château de Parisis pendant qu'on retouchait à la façade, qu'on bâtissait les serres et qu'on replantait çà et là dans le parc des arbres rares avec la rapidité fabuleuse du duc d'Antin ou du baron Haussmann. Les paysans s'émerveillaient de ces changements à vue; ils avaient bien ouï parler de la pluie qui marche, mais ils ne pouvaient croire que les arbres en fleurs ou en feuilles voyageaient comme de grandes personnes, pour venir à quatre chevaux se planter d'eux-mêmes au voisinage de chênes séculaires. La jeune femme avait fait du château un palais. On sait déjà sa passion pour les oeuvres d'art, elle avait voulu être presque de moitié dans tout ce que son mari avait acheté, çà et là, à l'atelier de Clésinger et à l'atelier de Gérôme, aux ventes Demidoff, Salamanca, Diaz, Morny et Khalil-Bey. Dès qu'on franchissait la porte du vestibule de Parisis, on était émerveillé par le grand air que donnent toujours les chefs-d'oeuvre. Dans ce beau château, on voyait qu'il fallait que tout le monde fût content, les hôtes comme les maîtres de la maison. Et quel luxe de chevaux et de voitures pour les promenades! Et quelles réserves royales pour les chasses? Et quelle école de chiens pour les massacres de chevreuils, de faisans et de sangliers! La haute vie n'avait jamais été mieux comprise. M. de Parisis était si heureux qu'il avait peur du lendemain. L'homme qui bâtit son bonheur est pareil à ces enfants qui élèvent des châteaux de cartes. A chaque instant l'édifice s'écroule avant d'être achevé; si par hasard ou par adresse ce château est fini, l'enfant admire et s'étonne de le voir si beau; mais, presque au même instant, il s'amuse à le détruire. M. de Parisis avait devant ses yeux le château enchanté pour loger sonbonheur. Son bonheur était fait de toutes les poésies; il savourait avec religion cet amour d'une vierge, que le poète appelle une Piété. Il avait trouvé un ange gardien visible, il avait trouvé l'Amour sous la forme de la Beauté. Geneviève, trop romanesque avant son mariage, avait pris la souriante gravité d'une femme et d'une mère; c'était l'âme de la maison. Après toutes les secousses et toutes les défaillances de la fortune, Octave était redevenu riche, il pouvait à son gré vivre, dans son château comme à Paris, d'une vie princière. Il avait les plus beaux chevaux du monde, il triomphait toujours aux courses, il allait fertiliser sa terre. Il n'avait qu'un mot à dire pour recommencer sa carrière politique par le Corps législatif: les fortes têtes de l'arrondissement étaient venues lui offrir vingt mille voix pour les prochaines élections. S'il voulait rentrer dans la diplomatie, il n'avait encore qu'un mot à dire, tant il avait laissé de bons souvenirs chez le ministre ou chez l'Empereur. Tout lui souriait donc; mais les vraies joies ne sont pas de ce monde. L'infini, qui est la force de notre âme, nous condamne sur la terre; dans le château du bonheur, nous ouvrons la fenêtre pour voir par delà, nous aspirons à l'inconnu, dévoré par cette éternelle curiosité qui a gâté le lait de notre première mère. Voilà pourquoi, au château de Parisis, qui était redevenu le château du Bonheur, Octave ouvrait la fenêtre et regardait l'horizon. Qu'y a-t-il au delà des nuages, au delà des montagnes, au delà des forêts, au delà des neiges éternelles, au delà des océans, au delà des étoiles, au delà des mondes? L'âme a beau s'essouffler dans la grande course au clocher de l'infini, elle n'arrive jamais. Si on aime tant l'amour, c'est que l'amour est une parcelle de l'infini, c'est l'abîme sans fond, c'est le ciel sans barrière; on s'y jette et on s'y envole éperdument. Aimer, c'est être presque Dieu, car déjà vivre de la vie éternelle, c'est goûter au ciel, c'est se fondre dans l'immensité. Quoique M. de Parisis ne fût pas en amour un rêveur platonicien, quoique ce fût plutôt chez lui une action qu'un sentiment, comme c'était un chercheur et que son corps ne dominait pas son âme, il ressentait même dans ses étreintes d'une heure, dans ses passions d'un jour, tous les enivrements de la pensée; il s'embarquait à toutes voiles pour les rivages dorés, pour les pays impossibles, pour les routes étoilées. Sa femme lui était, certes, plus chère mille fois que toutes les créatures qu'il avait «entr'aimées», mais elle ne lui donnait pas le vertige. Elle faisait autour de lui tout un horizon d'or et d'azur, mais c'était le monde connu; elle avait beau varier à l'infini les mélodies et les symphonies de son âme, c'était toujours le même opéra. Octave avait le malheur d'aimer trop les premières représentations. Voilà pourquoi l'hiver il décida Geneviève à passer deux ou trois mois à Paris, quoiqu'il lui eût dit vingt fois qu'ils passeraient toute la mauvaise saison à Paris. Ils emportèrent leur bonheur à Paris. *X MOURIR CHEZ SOI La comtesse d'Antraygues était tombée des bras d'Octave dans les bras du prince Bleu, un Octave au petit pied. Elle sentait que son premier amant ne l'aimait plus; elle croyait retrouver les mêmes féeries imprévues dans l'amour d'un autre. Mais quand on a soupé chez Lucullus, le souper de Marcellus ne donne plus les savantes ivresses. Quand on quitte Naples pour échouer à Livourne, on ne croit plus au paradis terrestre. Le prince était un homme d'esprit, mais c'était un homme; Parisis avait quelque chose du dieu et du démon. Le prince, d'ailleurs, eut le tort de devenir follement amoureux; il se traînait aux pieds d'Alice comme un esclave et comme un chien; il jurait de vivre et de mourir pour elle; il lui chanta trop la même chanson. A une femme romanesque comme elle, il fallait un esprit supérieur. Elle chercha et ne le trouva pas. Ce fut en vain que, tombant tout à coup, comme on l'a vu, dans le demi-monde, dans le monde des comédiennes, elle tenta de s'appareiller à un de ces hommes à la mode, dont s'affolent les filles. Elle ne trouva partout que le néant de l'esprit et le néant de la passion. «Ah! dit-elle un jour en pleurant toutes ses larmes, Parisis ou mourir!» Elle écrivit à Parisis qu'elle l'attendait. Parisis ne vint pas et lui répondit par ce simple mot: Pourquoi faire? Pourquoi faire! En effet, le rêve était évanoui; ils avaient lu ensemble le premier mot et le dernier mot du livre. Pourquoi faire? Ce jour-là, elle alla dans une église et y pria longtemps. Le soir, elle entra dans une maison de refuge. «Pourquoi faire? dit-elle encore; Parisis me cachera Dieu.» Elle passa d'un couvent dans un autre, comme elle avait passé d'un amant à un autre. Elle ne trouva pas plus Dieu qu'elle n'avait trouvé l'amant. Mme d'Antraygues avait donc voulu reposer sa tête sur le marbre de l'autel, mais vainement elle s'était cogné le front dans l'église de trois couvents où elle avait passé et où elle n'avait pu s'exiler du monde. Une insatiable curiosité la rejetait dehors, la fièvre de vivre l'empêchait d'apaiser son coeur dans la solitude et le silence. Si Violette fût restée à Pernan, peut-être fût-elle allée vivre avec elle, peut-être se fût-elle enchaînée sans trop de révoltes dans cette amitié si douce et si suave. Il fallait à cette nature ardente, dépaysée dans les devoirs du monde, dépaysée aussi dans les licences du demi-monde, il fallait un coeur vaillant qui l'aimât à toute heure. Elle était de celles qui ne peuvent vivre réfugiées en elles-mêmes dans l'horizon de leur âme; nature de feu et d'expansion, elle courait toujours les aventures, cherchant l'amour et ne le trouvant pas, parce que celle-là aussi avait un idéal inaccessible. Avant de rencontrer le duc de Parisis, elle avait lutté bravement contre toutes les tentations. On a vu que le vrai coupable était son mari. Si M. d'Antraygues se fût montré plus digne de cette jeune femme romanesque, elle eût passé le cap des tempêtes sans trahir cet hyménée où elle avait apporté toutes les illusions et toutes les grâces de ses vingt ans. Mais Parisis avait passé par là. Certes, elle eût aimé Parisis d'un amour éternel,-que dis-je? elle n'avait pas cessé de l'aimer un instant,-mais il n'était pas dans la destinée de Parisis d'être heureux avec une femme, quelle que fût cette femme. Il émiettait l'amour comme un enfant joueur émiette son pain aux oiseaux quand il fait l'école buissonnière. Mme d'Antraygues avait eu beau tomber des bras de Parisis dans les bras du prince Bleu, pour tomber le lendemain dans un autre amour, pour faire le surlendemain une chute plus profonde encore, rien n'avait pu l'arracher à son amour pour son premier amant. Elle s'était amusée des coups de dés de l'imprévu; elle avait de plus en plus compromis ce qui lui restait de noblesse et de dignité; après avoir subi le mépris de tout le monde, elle s'était méprisée elle-même. Rien ne lui restait, pas même Dieu. Quand on donne sa vie au premier venu, on s'éloigne de Dieu par respect pour Dieu, si ce n'est par oubli. Il ne lui restait même plus sa famille, puisqu'elle avait fini par se brouiller avec sa grand'mère et les soeurs de sa mère. Une de ses tantes était venue à Paris pour l'arracher à ses folies; cette femme avait parlé de haut, la comtesse s'était révoltée à jamais. «Dites à ma grand'mère que je ne subirai jamais de pareilles remontrances: elle peut me déshériter, mais elle ne m'obligera jamais à m'humilier devant vous.» La grand'mère mourut sans l'avoir pourtant déshéritée, mais les tantes s'arrangèrent si bien que, grâce au procès qu'elles suscitèrent, il ne revint presque rien à la comtesse, parce que c'était une fortune en terres impossibles à vendre. Son notaire pourtant lui fit ouvrir un crédit de cinquante mille francs sur cette succession à longue échéance. Alice n'avait pas revu son mari qui vivait dans le Poitou d'une petite rente de sa famille, et qui pêchait à la ligne, sans trop regretter une jeunesse inféconde, où, tous comptes faits, il avait eu bien plus de déboires que de plaisirs. Quoique Mme d'Antraygues fut renommée par la fraîcheur de son teint, la robustesse de ses épaules bien nourries de chair, l'éclat de ses beaux yeux, elle perdit l'âme du sang, elle fut prise par des palpitations et tomba malade. Elle tomba malade, parce que son âme était malade. Elle avait voulu jouer un jeu qui dépassait sa fortune; elle avait bien vite dissipé cette belle santé qu'enviaient toutes les femmes étiolées qui font leur entrée dans le monde avec une jeunesse déjà flétrie. Alice habitait depuis quelque temps le boulevard Malesherbes; son appartement-un petit appartement-ne rappelait guère le haut luxe de son hôtel de l'avenue de la Reine-Hortense. Aussi n'aimait-elle pas son chez soi. Elle se levait tard et déjeunaît dans son lit; elle se traînait dans son petit salon et recevait quelques hommes, tout en tourmentant son piano comme pour atténuer toutes les sottises qu'ils débitaient. Elle ne dînait guère chez elle, et elle rentrait fort tard, courant les théâtres et soupant quelquefois; il lui arrivait même de ne plus rentrer du tout, ce qui ne scandalisait plus personne, excepté elle-même, car elle avait gardé, sans le vouloir, des rappels de dignité. Un matin qu'elle n'était pas rentrée chez elle, quoiqu'elle fût déjà bien malade, elle passa avenue de la Reine-Hortense pour traverser le parc Monceaux. Naturellement, quand elle passait là, elle regardait toujours la façade de son hôtel qui la regardait, lui aussi: expression triste d'un côté, sévère de l'autre. Ce matin-là, elle y remarqua deux affiches: l'hôtel était à vendre. Après le procès en séparation de corps, on avait, d'un commun accord avec les créanciers, vendu l'hôtel tout meublé à un Américain fraîchement marié qui voulait y placer le bonheur conjugal. Mais il paraît que le bonheur conjugal ne voulait pas loger là: l'Américain, forcé de faire un voyage à New-York, y laissa sa femme qui, elle non plus, n'aimait pas la solitude. Quand revint l'Américain, la femme avait disparu. Cette disparition romanesque fit beaucoup de bruit: l'Américain cherche encore sa femme. Voilà pourquoi l'hôtel était encore à vendre, mais on devait commencer par les meubles. Mme d'Antraygues, après avoir lu rapidement les affiches, franchit le seuil en toute hâte. Elle avait peur d'être reconnue; elle ne savait pas qu'à Paris en moins de deux ans tout s'oublie et tout se renouvelle: le torrent qui passe aujourd'hui emporte toutes les épaves d'hier. On ne vit plus au jour le jour, on vit à l'heure l'heure. On ne la reconnut pas dans la maison. Elle ne s'y reconnut pas non plus. Etait-ce bien Mme d'Antraygues qui montait l'escalier? Etait-ce bien cette jeune femme enviée de tout le beau Paris, pour qui piaffaient dans la cour des chevaux anglais? Elle avait alors sa part de royauté dans le monde: quelle figure faisait aujourd'hui cette inconnue qui montait l'escalier? «Où allez-vous, madame?» lui cria une voix aiguë. Où allez-vous, madame? Le savait-elle bien? Elle comprit que ce n'était plus son escalier qu'elle montait. «Je vais voir les meubles, parce que je veux les acheter.-Mais l'exposition ne commence qu'à midi.» La comtesse passa outre. Pauvre femme! chaque pas qu'elle fit la rejeta dans les bras d'Octave. En s'appuyant à la rampe, elle se rappela la première soirée où elle attendait Parisis dans cet idéal déshabillé blanc qu'il trouva si bon à chiffonner. Elle se souvint comment il l'emporta jusque devant le feu qui pétillait si gaiement dans sa chambre. Tout le roman de cette soirée remplissait encore son âme: l'illusion fut grande quand elle retrouva sa chambre telle qu'elle l'avait quittée. Le même lit, la même causeuse, la même pendule, la même jardinière. Mais dans la jardinière il n'y avait que des fleurs artificielles. «Hélas! dit la comtesse, moi aussi j'ai changé mes fleurs naturelles contre des fleurs artificielles.» L'Américaine n'avait pour ainsi dire fait que traverser cette chambre. On sait d'ailleurs que les étrangères se soumettent à toutes les fantaisies parisiennes, acceptant bien volontiers les formes et les modes de l'intérieur comme de l'extérieur. Elles habitent toute une année une chambre disposée par une autre; quand elles s'en vont, tout est à sa place, tant la France impose jusqu'à ses habitudes. Après ces images riantes du souvenir, qui arrachèrent deux larmes à Mme d'Antraygues, des images plus sérieuses passèrent sous ses yeux. Il lui sembla que les figures du Devoir et de la Vertu hantaient tristement cet hôtel. Elle se rappela toutes ses déchéances; elle pensa à toutes ses ruines, ruines du coeur, ruines de la jeunesse, ruines de la fortune; elle tomba sur un fauteuil en murmurant: «Je veux mourir.» Puis, jetant les yeux sur son lit, elle ajouta: «Je veux mourir ici.» C'était très bien de dire cela, mais comment Alice pouvait-elle mourir là, dans cet hôtel qui n'était plus à elle, dans ce lit qui allait être vendu? Elle sortit en toute hâte et alla rue Castiglione, chez le notaire chargé de vendre ou de louer l'hôtel. Avec le peu qui lui restait de la succession de sa grand'mère, il lui était impossible de vivre là; mais puisqu'elle voulait mourir, elle n'eut pas de calculs à faire. Le notaire demanda dix-huit mille francs par an; elle ne marchanda pas, elle offrit de signer le bail à l'instant même. Elle alla ensuite chez le commissaire-priseur et lui donna l'ordre de racheter, quel que fût le prix, tout ce qui était dans la chambre à coucher, dans le boudoir et le cabinet de toilette. C'était dans la morte-saison, on ne lui fit pas payer cela trop cher. Le lendemain soir, pendant que les vendeurs emportaient leur butin, Mme d'Antraygues, accompagnée de sa femme de chambre,-son ancienne femme de chambre qu'elle avait reprise,-rentrait dans cet hôtel qu'elle avait paré de ses mains, mais surtout de sa grâce. La concierge, qui l'attendait, avait en toute hâte effacé les traces de la vente à l'encan, mais il n'avait pu effacer je ne sais quel air de désolation qui avait pris la place des meubles. Mais Alice ne put s'empêcher de parcourir, un bougeoir à la main, ces beaux salons dépouillés comme par l'ennemi. Elle éprouva quelque bien-être à entrer dans sa chambre qui avait été fermée aux curieux et où tout était en ordre. Dans la journée, la femme de chambre était venue mettre de vraies fleurs dans la jardinière et des draps au lit. Elle y avait répandu les parfums chers à sa maîtresse, elle y avait apporté les livres souvent feuilletés, si bien que Mme d'Antraygues se sentit chez elle. Elle respira et soupira. «Enfin, dit-elle, voilà le rivage!» Oui, c'était le rivage. Elle s'était embarquée pendant la tempête; après toutes les angoisses du naufrage, elle s'en revenait mourante aborder au port. Dès qu'elle fut seule, elle se jeta à genoux et remercia Dieu. En retrouvant sa maison, elle retrouva Dieu: «Je vous remercie, ô mon Dieu! de me permettre de mourir dans ma maison.» *XI LA D'ANTRAYGUES! M. de Parisis n'avait pas revu Mme d'Antraygues depuis qu'il était marié. Quelques jours après la cérémonie, il avait reçu d'elle ce petit mot écrit dans le style tout moderne qu'elle adoptait: «Il le fallait!» «Soyez heureux, ce sera le dernier beau jour de ma vie.» «C'est égal, j'ai bien de la peine à croire que vous êtes marié.» Et vous qui vous êtes tant de fois marié, le croyez-vous? Oui, n'est-ce pas? car Geneviève est la vraie femme. Cette fleur je vous envoie, c'est la fleur de l'oubli: vous l'avez déjà respirée... «ALICE.» A ce mot, Octave avait répondu par je ne sais quel billet sentimental, moitié railleur, selon sa coutume. Il se demandait quelquefois avec mélancolie ce qu'elle était devenue, cette Alice qui lui avait laissé un très vif souvenir; il ne s'était pas éternisé dans cet amour, mais elle n'était pas de celles qu'il avait aimées à «la hussarde» ou à la Parisis, pour dire un mot plus juste. Alice avait résisté avec un charme étrange; ses jolies causeries en dame de Pique, les scènes pittoresques du patinage, les scènes intimes de l'escalier d'onyx, la tasse de thé bue à deux, la rencontre au château de Parisis, tout cela répandait dans le souvenir d'Octave un parfum enivrant qui l'eût rejeté bien volontiers dans les bras d'Alice. Chaque fois qu'il passait dans l'avenue de la Reine-Hortense, il faisait comme elle: il baisait du regard la façade de l'hôtel d'Antraygues. Le lendemain de son retour à Paris, il y passa en voiture avec Geneviève, il vit des affiches: c'était au moment de la vente du mobilier. Il ne parla pas à Geneviève, mais il se dit tout bas qu'il irait à cette vente. Voulait-il acheter la fameuse théière de vieux Sèvres qui faisait le thé si bon? Il alla à la vente, bravant, lui qui bravait tout, les malices de ceux qui pourraient le reconnaître sur ce terrain brûlant. On voit qu'un même sentiment était sorti de son coeur et du coeur de Mme d'Antraygues, le sentiment du passé: seulement, lui voulait en vivre une heure et elle voulait en mourir. A la vente, on lui dit que la chambre, le boudoir et le cabinet de toilette seraient vendus en un seul lot. Il demanda pourquoi: on lui dit que la comtesse d'Antraygues avait donné l'ordre d'acheter à quelque prix que ce fût. Il comprit cela et voulut s'en aller; mais malgré lui il fut retenu par quelques conversations qui racontaient les faits et gestes d'Alice. On rappelait son histoire, on parlait d'elle comme de la première coquine venue. Ce fut pour lui un vif chagrin; il n'avait jamais si bien tâté le pouls à l'opinion publique. Tout le monde appréciait à sa manière ce rachat de meubles. «Elle s'imagine qu'elle va racheter sa vertu.-Sa vertu! j'en connais qui l'ont achetée à meilleur compte.-Il paraît que cette vertu-là n'a rien coûté au duc de Parisis. Bien mieux, on dit que dans leurs premières folies ils ont cassé deux tasses de Sèvres qui valaient bien deux mille francs, deux bijoux du Petit-Trianon.» Octave était furieux; il se contint. Ce n'était pas tout. «Qu'est-elle devenue, cette femme à la mode?-Plus à la mode que jamais.-A la mode de Caen.-Vous n'avez pas entendu parler de la d'Antraygues?-Ah! c'est celle-là?» Celui qui avait dit «la d'Antraygues» était un Monsieur, un monsieur non pas du meilleur monde, mais du monde. Octave le jeta à trois pas de là par un geste de colère. «Monsieur! quand on parle d'une femme qu'on ne connaît pas, on ne dit pas «la d'Antraygues!» Le monsieur pâlit, balbutia et se perdit dans la foule. Cette indignation d'Octave changea visiblement l'opinion publique sur la comtesse, du moins jusqu'à la fin de la vente: nul n'osa plus parler d'elle d'un air dégagé. Il n'y a que ceux qui ne connaissent pas les femmes qui en disent du mal. *XII. LA MORT D'UNE PÉCHERESSE Quelques jours après, Octave passant seul avenue de la Reine-Hortense, après avoir dîné dans un des hôtels du parc Monceaux, vit une lumière à la chambre à coucher de Mme d'Antraygues. Il reconnaissait bien la fenêtre. «Que veut dire cette lumière?» se demanda-t-il, ne se doutant pas que la comtesse eût racheté les meubles pour habiter l'hôtel. Il sonna. «Qui donc demeure ici?-Mme la comtesse d'Antraygues.» Il monta rapidement l'escalier, ne revenant pas de sa surprise. La femme de chambre, qui reconduisait un médecin, s'écria: «M. de Parisis!» Et quand le médecin fut parti: «Ah! lui dit-elle, le vrai médecin, c'est vous, monsieur le duc.» Elle le conduisit à sa maîtresse. Octave n'avait pas dit un mot; il ne trouva pas un mot à dire quand il vit Mme d'Antraygues couchée toute blanche dans son lit, comme dans un tombeau. On pouvait dire d'elle les paroles du poète: «Elle s'est échappée des bras de l'amour pour se jeter dans les bras de la mort.» Octave ressentit un coup au coeur. Il saisit la main d'Alice et tomba agenouillé. «Ah! mon ami, lui dit-elle, je ne vous attendais pas. Je croyais mourir seule comme un chien; mais je ne me plains pas, car je m'abreuve de ma douleur comme je me suis abreuvée de ma joie.» La mourante-car elle était mourante-se ranima un peu. «Dieu me pardonne, reprit-elle, puisqu'il vous envoie me dire adieu. Je n'osais espérer cette grâce.» Et après un silence: «Ah! je suis bien heureuse de vous avoir revu.» Parisis n'avait pas encore dit un mot. Il regardait la pauvre femme avec une passion respectueuse. «Alice! est-ce bien vous?» murmura-t-il d'une voix étouffée. La comtesse avait sur son lit un petit miroir à cadre d'argent qu'elle souleva de sa main gauche; sa main droite était toujours dans les mains de Parisis. «N'est-ce pas, mon ami, que vous ne me reconnaissez pas, lui dit-elle? C'est pourtant vous qui m'avez métamorphosée ainsi!-Moi!-Oui, vous! laissez-moi vous dire, laissez moi croire que c'est vous-vous seul-qui m'avez tuée. Allez, Octave, la femme, quelle qu'elle soit, vaut toujours mieux qu'on ne pense.» La comtesse se souleva sur l'oreiller: «Voyez-vous, mon cher Octave, quand une femme est tombée de haut, elle peut répéter les paroles de Jésus: «Je suis triste jusqu'à la mort.» Elle a beau rire, elle est frappée au coeur.» Alice appuya la main d'Octave sur son coeur: «Voyez, il y a longtemps que le mien bat trop vite: on dirait qu'il dévore une année en une heure. Oui, frappée au coeur; elles le sont toutes ces pauvres femmes trop calomniées, à moins pourtant...» Elle regarda Octave avec amour: «A moins pourtant qu'elles ne trouvent un homme qui les abrite dans leur fragilité et qui les console de tout, même de l'honneur perdu.» Octave était ému profondément. Mme d'Antraygues, qu'il avait çà et là mal jugée parce qu'elle donnait le spectacle d'une femme qui a abdiqué, le dominait du haut de sa douleur. «Est-il possible, se disait-il, que si peu de plaisir soit payé si cher!» Il n'en revenait pas de la voir si changée. En quelques semaines de maladie, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Le sceau de la mort s'était déjà imprimé sur cette figure si vivante naguère. «Alice, dit-il en dévorant ses larmes, il faut vivre, Geneviève viendra vous voir et vous prouver que tout n'est pas perdu. On juge les femmes par le coeur et non par les actions. Vous êtes un noble coeur.» Et pour la réconforter, il ajouta ce pieux mensonge: «La duchesse de Hauteroche m'a parlé de vous hier en toute amitié; elle aussi viendra vous voir.» La mourante sourit amèrement: «Dites à la duchesse de Hauteroche que je la remercie: dites à Geneviève que je l'aime; mais je veux mourir!-Pourquoi?-Pourquoi! Vous me le demandez? vous le savez bien. C'est ma volonté seule qui m'a mise dans ce lit mortuaire. N'avez-vous donc pas compris pourquoi je suis venue ici? C'est le sentiment du devoir qui m'a fait rouvrir cette porte que mon amour pour vous m'avait fermée.» La comtesse n'avait plus de voix. Elle s'était épuisée dans les émotions de cette entrevue inespérée. «Sachez-le bien, mon ami, j'ai voulu mourir chez moi ... dans ma chambre ... dans mon lit... On jugera cela comme on voudra; pour moi, je juge que je fais bien. J'ai tout disposé pour mon dernier jour. Ce dernier jour, c'est peut-être demain; c'est demain, du moins, que je me réconcilie avec Dieu. Vous ne me croirez pas! je me fais une fête de l'Extrême-Onction!» Octave admirait la grandeur de la femme dans sa fragilité. Il se perdait dans cet abîme où Dieu a marqué l'infini, il s'émerveillait de ce vif rayon d'intelligence qui transperce dans toute créature. «Ouvrez la fenêtre, dit tout à coup Mme d'Antraygues.» L'air lui manquait, elle se trouva mal. La femme de chambre, qui guettait, arriva tout de suite et baigna d'eau glacée le front de sa maîtresse. «Oh! dit-elle, voilà une visite qui lui fera beaucoup de bien, mais qui lui fera beaucoup de mal.-Adieu, mon ami, dit Mme d'Antraygues à Octave en rouvrant à demi les yeux. Reviendrez-vous demain?-Oui, je reviendrai.-Après trois heures, car le curé de Saint-Philippe-du-Roule viendra à deux heures.» Octave baisa doucement Alice sur le front et s'éloigna désolé, n'espérant presque pas la revoir. Le lendemain matin, il fit prendre de ses nouvelles. Elle avait passé une mauvaise nuit; le médecin ne lui accordait plus que quelques jours. Octave n'avait rien dit à Geneviève. Il devait, ce soir-là, présenter sa femme aux Tuileries. Aussitôt qu'il eut dîné, il courut chez Mme d'Antraygues. Quoiqu'elle fût très contente d'avoir communié, elle était plus mal encore que la veille; elle ne pouvait plus respirer, même assise; le médecin l'avait transportée dans un fauteuil devant le feu; à chaque instant il fallait ouvrir la fenêtre. «Ce qui prouve qu'elle va mourir, dit la femme de chambre à Octave, c'est qu'à toute minute elle regarde la pendule et demande, l'heure qu'il est.» En effet, à peine Alice eut-elle soulevé la main pour la donner à Octave, qu'elle lui dit d'une voix éteinte: «Il est huit heures, n'est-ce pas?» Elle regardait la pendule, mais elle ne voyait plus bien. Elle venait d'entendre sonner, mais elle ne savait plus compter. «Savez-vous quand je mourrai? dit-elle en regardant doucement Parisis.-Vous mourrez quand vous aurez quatre-vingts ans.» Elle sourit avec impatience. «Je mourrai à minuit.» Et comme il y avait dans son esprit un fond de raillerie,-l'esprit d'Octave avait passé en elle,-elle ne put arrêter ce mot qui trahissait la pécheresse: «Et vous ne serez pas là quand je jetterai ma coupe à la mer.» A minuit, le duc de Parisis vit passer la figure de la comtesse d'Antraygues au bal des Tuileries. «C'est étrange, dit-il à Villeroy, je deviens visionnaire.» C'était l'âme d'Alice qui passait devant lui. *XIII LA LETTRE DE DEUIL Comme elle l'avait dit, la comtesse d'Antraygues mourut à minuit. Elle mourut en Dieu, mais pourtant son dernier mot fut pour Octave. Elle avait dit à sa femme de chambre: «S'il vient demain, tu lui diras qu'il embrasse mes cheveux.» Le duc de Parisis retourna pour voir la mourante: il vit la morte. «Madame, lui dit-il en s'agenouillant, je vous demande pardon.» Les larmes, qu'il avait dévorées la veille et l'avant-veille, il les répandit sur les cheveux et les mains de la morte: «Madame, dit-il encore, je vous demande pardon.» Toutes les amies d'Alice, quand Alice était une femme du monde, reçurent cette lettre d'invitation: M Le colonel O'NEIL et madame MARY O'NEIL, lord LEIGHTON et lady LEIGHTON, miss Lucy et JANE LEIGHTON ont l'honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu'ils viennent de faire en la personne de madame la comtesse D'ANTRAYGUES, née ALICE MAC-ORCHARDSON, leur nièce et cousine, décédée dans sa vingt-septième année, munie des Sacrements de l'Eglise, en son hôtel, avenue de la Reine-Hortense; Et vous prient d'assister au convoi, service et enterrement qui se feront en l'église Saint-Philippe-du-Roule, le samedi 12 janvier, à midi. ON SE RÉUNIRA A LA MAISON MORTUAIRE Priez pour elle! Comme elle l'avait voulu, la comtesse d'Antraygues était morte «en son hôtel.» On pouvait se réunir «à la maison mortuaire.» Mais le monde ne pardonne pas, même quand on meurt pieusement dans son hôtel avec les Sacrements de l'Eglise. Le monde est plus sévère que Dieu. Trois femmes seulement se réunirent à la maison mortuaire. C'étaient la duchesse de Parisis, la marquise de Fontaneilles et la duchesse de Hauteroche. Elles prièrent pour la morte à Saint-Philippe-du-Roule. Elles pleurèrent de vraies larmes sur sa tombe, au Père-Lachaise. «Hélas! dit la marquise de Fontaneilles, la pauvre Alice avait bien raison quand elle s'écriait en retournant sa carte: «Je ne veux pas jouer la Dame de Pique.»-Oui, je me rappelle, dit Mme de Hauteroche. Quand chacune de nous a tiré sa carte pour faire dessiner son costume, Alice eut peur de la Dame de Pique: «Tant pis, dit-elle, il n'y a pas à s'en dédire. Il faut jouer sa carte.»-Qui sait, dit la marquise, si la Dame de Carreau et la Dame de Trèfle nous porteront bonheur?» Les deux amies se regardèrent comme des femmes qui n'étaient pas heureuses. «Il n'y a, dit Mme de Hauteroche, que Geneviève qui ait mis la main sur la bonne carte. La Dame de Coeur, c'est le bonheur. -Oh! oui, dit la duchesse de Parisis, mais mon bonheur est si grand qu'il m'effraye.» Quand les trois grandes dames se furent éloignées de la tombe de Mme d'Antraygues, une jeune fille toute vêtue de noir, une ample robe de cachemire brodée de jais, la tête presque masquée par un double voile, vint s'agenouiller et pria longtemps. Il était deux heures, une sombre nuée couvrait le Père-Lachaise, quelques gouttes de pluie tombèrent sur la jeune fille sans qu'elle relevât la tête. Elle détourna son voile comme pour permettre à ses larmes de mouiller la terre. Elle avait entendu, cachée derrière un monument, l'oraison funèbres des trois amies de Mme d'Antraygues. «Elles ne savent pas, murmura-t-elle, qu'il n'y a pas loin de la vertu aux égarements de l'amour.» Et regardant la fosse, qui peut-être attendait une dalle de marbre, qui peut-être n'attendait-que l'herbe des cimetières, la jeune fille se releva et murmura: «Pauvre femme!» Puis, portant la main à son coeur, elle reprit: «Pauvre fille! Pauvre fille!» *XIV. L'APPARITION A Paris, Octave fut un mari idéal. Il revit tout ses amis, mais il refusa de voir ses amies. Et pourtant que de tentations de quelque côté qu'il tournât ses yeux! Les femmes qu'il avait aimées et les femmes qu'il avait failli aimer! Combien de passions ébauchées, combien d'aventures qui parlaient du lendemain! Parisis fut stoïque, se disant qu'on est plus près de l'amour avec une seule femme qu'avec toutes les femmes. Profession de foi bien nouvelle pour lui! Toutefois, Geneviève fit bien de ne pas trop s'attarder à Paris. Dès qu'on fut de retour à Parisis, on parla de la succession de Violette, parce que les notaires insistaient à cause des droits d'enregistrement et parce qu'on voulait assurer la situation d'Hyacinthe qui avait, comme on sait, un legs de cent mille francs. Voici les termes du testament: «J'écris ici mes dernières volontés. «Mademoiselle Geneviève de la Chastaigneraye m'a donné un million que je suis heureuse de lui rendre intact. Je la prie donc, en toute amitié, de reprendre la terre de la Roche-l'Épine et les créances qui y sont attachées. «Il me reste la fortune de ma mère. Je donne cent-mille francs à mademoiselle Hyacinthe Auberti, à prendre sur la succes que j'ai recueillie de madame Edwige de Portien, née de Pernan-Parisis. «Écrit à Burgos, à l'heure de ma mort, le 13 août 1866. «LOUISE-VIOLETTE DE PERNAN-PARISIS.» Un notaire de Burgos avait envoyé ce testament au notaire de Pernan, en disant qu'il obéissait à l'ordre de la testatrice. Sur la prière d'Octave, le notaire de Pernan avait écrit au notaire de Burgos pour lui demander des détails sur la mort de Violette. Cet homme répondit très brièvement que la jeune dame lui avait elle-même remis le testament, qu'elle lui en avait payé le dépôt, qu'il avait appris sa mort, qu'il croyait à un suicide, mais qu'il ne savait rien de plus. Geneviève voulut donner aussi cent mille francs à Hyacinthe; elle voulut en outre que le petit château de Pernan, qui valait bien cent mille francs, devînt sa propriété. Et comme Hyacinthe refusait: «C'est par égoïsme, lui dit-elle; c'est pour vous avoir toujours dans le voisinage.» L'idée d'avoir deux cent mille francs, l'espoir de trouver un mari, le rêve d'être châtelaine, consola bien un peu cette charmante Hyacinthe de la mort de Violette. Elle pensait pourtant que ce ne serait pas sans une profonde tristesse qu'elle habiterait le petit château de Pernan où elle verrait toujours errer la figure de la morte. Fut-ce pour cela que le fantôme de Violette s'imposa à son imagination? A Parisis, elle avait voulu aller, à chaque repas, puiser de l'eau à la source vive du parc. Octave et Geneviève trouvaient l'eau meilleure quand Hyacinthe l'apportait de ses blanches mains. Elle ne posait pas la cruche sur la tête pour imiter les filles de la Bible, mais elle trahissait une grâce charmante en portant une jolie cruche du Japon qui emplissait les deux carafes du déjeuner ou du dîner. Un soir, la nuit était venue depuis plus d'une heure, quand Hyacinthe, familière aux chemins et aux sentiers du parc, alla puiser de l'eau. On n'avait pas encore rebâti la glacière; l'eau de cette source était si froide qu'elle tenait presque lieu de glace. Parisis avait toujours l'habitude de boire du vin de Champagne en le coupant avec de l'eau de source; il le croyait presque frappé. Or, ce soir-là, elle laissa tomber sa cruche et revint en toute hâte, blanche comme une statue. «Qu'avez-vous?» dit Geneviève, qui traversait le salon pour passer dans la salle à manger. Hyacinthe la regardait avec de grands yeux effarés qui lui firent peur. Parisis survint. «Qu'y a-t-il? demanda-t-il à son tour.-Je viens de voir Violette, dit Hyacinthe sur le point de se trouver mal.-Vous êtes folle!-Je ne sais si c'est une vision, mais j'ai vu Violette comme je vous vois; j'allais me penchera la fontaine, elle était au-dessus sous les arbres, toute vêtue de noir. La terreur m'a prise, au lieu d'aller à elle je me suis enfuie. On n'entra pas dans la salle à manger. Octave s'élança sur le perron qui descendait sur le parc. «Octave, je vais avec vous!» lui cria la duchesse. Geneviève suivit son mari, Hyacinthe suivit Geneviève. Il les prit toutes les deux par le bras et les entraîna vers la source. Vainement ils parcoururent tout ce côté du parc. «Vous voyez bien, ma chère Hyacinthe, que vous êtes une folle, dit la duchesse à son amie.-Peut-être pas si folle que cela!» pensait Parisis. On dîna avec quelque agitation. L'éclat des lumières n'avait pas ramené la gaieté sur la figure de Mlle Hyacinthe. Elle était toute à sa vision, elle ne parlait que par monosyllabes, elle avait des distractions incroyables. Aussi elle proposa à la duchesse d'aller avec elle à la fontaine. «Peut-être la reverrons-nous? Avec vous je n'aurai plus peur.-Allons,» dit la duchesse. Et les voilà toutes les deux à la porte. «Allez, allez, dit Parisis. Il ne faut jamais fuir les fantômes.» Les deux amies furent bientôt au bas du perron. La nuit était sombre; elles se hasardèrent vers la fontaine avec des battements de coeur. Parisis, qui les avait suivies, s'était arrêté sur le perron. Tout à coup il entendit un cri; il courut vers elles. «Violette! Violette! dit la duchesse en se jetant dans les bras de son mari Octave, je te jure que j'ai vu Violette!-Je te jure que tu es folle,» dit Parisis. Mais Mlle Hyacinthe affirma qu'elle aussi avait vu Violette. Parisis alla jusqu'à la fontaine, entraînant les deux femmes. Il eut beau ouvrir les yeux, il ne vit que la petite nappe d'eau sous les branches agitées des marronniers. «Voyez, leur dit-il, le jeu de l'imagination.-Ne raisonnez pas, Octave, reprit la duchesse, je vous jure que j'ai vu apparaître Violette.» *XV LE DIABLE AU CHATEAU Cependant on était rentré au salon. Le duc de Parisis se moquait de sa femme et de Mlle Hyacinthe. La duchesse dit qu'il ne fallait jamais rire des visions, puisque les plus grands hommes ont été des visionnaires. Comme minuit sonnait, un bruit inaccoutumé se fit entendre. «J'ai peur, dit Geneviève.» Le duc de Parisis se pencha vers elle et l'embrassa. «Peur avec moi! à côté d'Hyacinthe! Mais le diable lui-même n'oserait venir dans une pareille compagnie,-si le diable existait.-Octave, je vous en supplie, ne défiez pas le diable.-Vous avez raison, Geneviève; si le diable n'existe pas, son esprit est répandu partout. On m'a dit souvent à moi-même que j'étais le diable, quand j'étais un pécheur. Maintenant, grâce à vous, j'ai abdiqué le sceptre de Satan. Mais, le plus souvent, c'est sous la figure d'une femme qu'on retrouve le diable.» La porte s'ouvrit avec fracas. Cette fois, la duchesse s'imagina que c'était le diable en personne qui entrait sans se faire annoncer. C'était un coup de vent dans la porte, un domestique à moitié endormi venait d'ouvrir cette porte avant d'avoir fermé les fenêtres de l'antichambre. «Qu'est-ce que cela? dit Octave impatienté.-Monsieur le duc, c'est un coup de vent. Je me trompe, reprit le domestique en présentant un plat d'argent, c'est une dépêche télégraphique.» Geneviève, curieuse, se leva pour la saisir. «Prenez garde, dit Octave; si elle venait de l'enfer!» Geneviève ouvrit la dépêche et lut ces vingt mots: «Après-demain, midi, j'arriverai à Tonnerre. Venez me prendre au chemin de fer, je passerai huit jours à Parisis. «ARMANDE.» «Dieu soit loué! s'écria Geneviève.-Pourvu, dit Octave, que Mme de Fontaneilles vienne sans le marquis, cet homme accompli qui ferait prendre en horreur toutes les vertus dont il s'embéguine.-Rassurez-vous, mon cher Octave, elle vient pour me voir dans mon bonheur, elle ne vous ennuiera pas de son mari.» Hyacinthe s'était levée pour tourmenter le piano. «Cette dépêche me chiffonne, pensa-t-elle: elle arrive un vendredi, à minuit, au moment où on parle de l'autre monde; elle entre avec un coup de vent: je suis bien sûre que c'est le diable qui envoie la marquise. Pauvre Geneviève! elle est si heureuse!» Et après avoir rêvé un instant: «Si jamais la destinée retournait la page de son livre!» Le duc et la duchesse allèrent le lendemain à Tonnerre chercher à quatre chevaux la marquise de Fontaneilles, comme eût fait Louis XIV. Ce fut une vraie fête de se revoir. Pendant toute une demi-heure les mille propos de l'amitié, de l'imprévu, de la curiosité se croisaient et se brouillaient comme un écheveau que tiennent des mains capricieuses. On parla de soi-même et on dit un peu de mal de son prochain pour n'en pas perdre l'habitude. La marquise fit la caricature de la dernière fête de l'hôtel --, où tous les asthmatiques du faubourg Saint-Germain s'étaient retrouvés comme à un enterrement de première classe. «Est-ce que vous avez beaucoup de monde au château? demanda Mme de Fontaneilles.-Beaucoup de monde! dit Geneviève; mais pour moi, l'univers, c'est Octave.-Comment donc! s'écria Parisis, mais encore un peu on vous refusait l'hospitalité.» Geneviève regardait son amie. La marquise n'avait jamais été plus belle. Elle était vêtue avec un peu de luxe pour une voyageuse. Robe en foulard des Indes «framboise et lis» avec une mante Pompadour et une ceinture fermée par un chou. Louis XV n'a rien vu à sa cour de mieux troussé et de mieux chiffonné. Et le chapeau de paille avec la couronne de sorbiers, comme il était planté dans cette belle chevelure! La marquise balançait une ombrelle pareille à sa robe; elle montrait son petit pied dans des bottines mordorées du plus merveilleux dessin. Le pied est une des expressions de la femme. «Quand on pense, disait Octave en voyant cette beauté épanouie, que tout cela est du bien perdu!» On dîna à quatre. «Et vous êtes bien heureux? dit Mme de Fontaneilles au dessert.-Comme dans les contes de fées, répondit Geneviève.-N'allez pas croire, ma chère marquise, dit Parisis, que notre vie soit un conte.-Ni un roman, reprit Geneviève.-Prenez garde, dit la marquise, qu'elle ne devienne une histoire; je n'ai jamais eu de goût pour l'histoire.-Allons! allons! dit Octave, vous voudriez nous faire croire que vous n'êtes pas la femme la plus heureuse du monde.-Chut! dit elle, on n'entre pas dans mon coeur. -Est-ce que vous n'y entrez pas vous-même?-Peut-être, mais je vis presque toujours en dehors.-Oui, je vous admire, continua Octave. S'il fallait représenter la Charité, on prendrait votre figure.» La marquise soupira. «Que voulez-vous! quand on ne peut pas faire, comme Geneviève, le bonheur d'un homme, on se consacre aux pauvres.-Comment, le bonheur d'un homme! s'écria Geneviève; mais le marquis de Fontaneilles est l'homme le plus heureux du monde.-Vous croyez! moi, je ne crois pas; car il n'est content de rien. Si on lui présentait le bonheur en personne, il ne voudrait pas faire sa connaissance, parce qu'il ne le trouverait pas d'assez bonne maison.-Ce que c'est que de n'avoir jamais été amoureux, dit étourdiment Parisis.-Je vous remercie, dit la marquise; mais vous avez peut-être raison: mon mari m'a aimée à peu près comme il aimait sa soeur, dont il vient d'hériter.-Ingrate, dit Geneviève en regardant son amie; est-ce qu'on est jaloux de sa soeur comme le marquis est jaloux de toi?-Ma chère enfant, la jalousie de M. de Fontaneilles n'est pas du tout la jalousie d'Othello; il est jaloux par orgueil et point par amour.» Octave retint cette exclamation sur ses lèvres: «Et pourquoi ne vous a-t-il pas aimée!» Les jeunes femmes marchaient devant lui; il s'adressa la question à lui-même pendant qu'elles se parlaient bas. «Pourquoi Fontaneilles n'a-t-il pas aimé sa femme?» Et il répondit: «Ce n'est pas la faute de la femme, c'est la faute du mari. Il y a des coeurs qui n'ont pas l'énergie de l'amour.» Comme tous ceux qui raisonnent sur cette thèse, Parisis se trompait. Les deux femmes causaient toujours entre elles: c'était un duo de confidences intimes dont il n'arrivait qu'un mot ça et là à Octave. Il comprit que Geneviève, toute en effusion, disait à la marquise les joies de son coeur. En voyant Mme de Fontaneilles, Octave pensait que c'était du bien perdu. Il jugeait que son mari ne comprenait rien ni à sa beauté ni à son intelligence. «Ah! si j'avais eu le temps de l'aimer!» se dit-il en admirant l'adorable tête de la marquise. Mais comme il voyait du même regard la tête de sa femme, plus adorable encore, il fit comme les soldats après la bataille, il mit son épée au fourreau et ne songea qu'à être un ami charmant pour la marquise. Quand une femme nouvelle entre par une porte dans une maison, le diable y vient par la fenêtre. *XVI LA MARQUISE DE FONTANEILLES La marquise de Fontaneilles s'était mariée à vingt ans. On l'a connue jeune fille dans les salons parisiens sous le nom de Mlle Armande de Joyeuse. Sur sa figure, on se disputait beaucoup sans bien s'entendre. Pour les uns, elle n'avait que la beauté du diable, tandis que pour les autres elle avait la beauté absolue. C'est que les juges, en France, n'ont pas étudié à l'université de Phidias et d'Apelles. Le Français n'est pas né dessinateur, je dirai même qu'il n'aime pas la ligne sévère; les minois chiffonnés l'ont toujours ravi. La plupart des gens de lettres eux-mêmes n'ont qu'un vague sentiment de l'art. Jean-Jacques, à Venise, n'allait pas voir les Giorgione, ni les Titien; Voltaire, à Ferney, disait pompeusement: «Mon Versailles,» devant quelques tableaux italiens des plus médiocres. Aujourd'hui, Voltaire aurait peut-être de meilleurs tableaux, et Jean-Jacques irait voir les chefs-d'oeuvre pendant son séjour à Venise; mais si on leur demandait leur sentiment sur la beauté, ils n'iraient pas le chercher devant la Vénus de Milo; ils le prendraient devant quelque Parisienne aux lignes brisées par l'expression et la coquetterie. Y aurait-il deux beautés, celle du marbre et celle de la chair? La marquise avait la beauté de la chair, aussi disait-on que c'était la beauté du diable. Etait-ce pour cela qu'elle se donnait à Dieu? Non, elle se donnait à Dieu parce que M. de Fontaneilles n'avait pas su la prendre. C'était un de ces maris pareils à beaucoup de maris qui ne savent pas amuser l'esprit de leur femme, quand ils n'ont pas eu le don d'amuser leur coeur-parce qu'ils sont trop sérieux dans leur magistrature de mari pour avoir du coeur et de l'esprit.-Les maris s'imaginent volontiers que le sacrement du mariage doit produire le miracle de l'amour. Ils s'achètent une terre; elle est bien à eux après le contrat et la purge des hypothèques; ils épousent une femme, n'est-ce pas à eux pareillement? A eux les moissons et les vendanges. Mais ils oublient que la femme est comme la terre, que tout en elle a sa fleur avant d'avoir son fruit; que si les gelées blanches du mariage viennent la frapper dans sa fleur, le mari ne recueillera ni les moissons ni les vendanges. C'est ce qui arrivait à M. de Fontaneilles. Il avait eu avec d'autres femmes ses heures de jeunesse; il était revenu de ce qu'il appelait les duperies du coeur: il voulait que sa femme sautât à pieds joints sur toutes ces «fémineries» indignes d'une âme fière, qui ne doit resplendir que pour les beaux sentiments de la famille et de la religion. Par malheur pour lui, il n'avait pas purgé les hypothèques, il n'avait pas effacé du coeur de sa femme les souvenirs de vingt ans qui se réveillent un jour et l'envahissent toute. Il était d'ailleurs d'une jalousie espagnole, comme si sa mère, une Pyrénéenne, lui eût donné dans son lait cette inquiétude méridionale. Du plus pur faubourg Saint-Germain, il n'avait jamais «pactisé» avec les hommes nouveaux. Il faisait tous les ans le pèlerinage de Frosdorff pour espérer encore dans les destinées de la France. Il sentait bien que son heure était passée ou n'était pas venue; il se résignait au silence,-ce silence glacial sur la femme qui est le vent d'hiver sans le printemps. Il se croyait bon chrétien et bon mari. La marquise eût préféré de beaucoup, je n'en doute pas, un mauvais chrétien et un mauvais mari comme il y en a tant, qui sont adorés de leur femme, ce qui prouve que, si la perfection était de ce monde, on n'en voudrait pas. Mme de Fontaneilles s'était résignée, disant à ses amies, qui la plaignaient de vivre presque toujours dans ses terres: «Je me suis résignée à mon bonheur.» Quoique son mari fût très jaloux, il la laissait aller ça et là dans le monde, pour ne pas trop ressembler au tyran de Padoue. Il l'accompagnait le plus souvent et s'indignait toujours de la voir trop décolletée, à l'inverse des maris parisiens. Mais il aimait mieux l'accompagner à la messe qu'au bal. La marquise s'était donnée à Dieu. A Dieu toutes ses espérances et toutes ses aspirations. Elle avait jugé, quand elle était jeune fille, que sa vie ne serait pas si sévère. Elle restait neuf mois au château de Fontaneilles; à peine si elle passait à Paris le dernier mois du printemps; à peine si son mari lui donnait un mois de vacances-elle appelait cela ses vacances-à Dieppe, à Biarritz, à Bade, où elle allait avec sa mère et sa soeur, presque toujours sans lui. C'était donc une vaste solitude que sa vie. Elle avait espéré avoir des enfants, mais la trentième année allait sonner sans qu'un berceau fût entré dans sa chambre. Le berceau, la bénédiction du ciel dans le mariage. Elle avait ses heures de désespoir; elle priait avec passion, le dirai-je, quelquefois avec colère, car il lui semblait que Dieu n'était pas toujours là. Elle avait aussi ses heures de tentation; quand elle voyait sa beauté opulente, elle s'écriait avec un battement de coeur, avec une aspiration vers l'inconnu, avec une secousse de vague volupté: «Est-ce donc pour le tombeau!» Depuis un an elle se demandait, avec une rougeur subite, pourquoi elle n'était pas tombée dans les bras d'Octave. Le duc de Parisis avait juré très sérieusement d'effacer de son âme les images du passé pour mieux voir celle de Geneviève dans l'avenir. Il avait juré à Dieu dans le style officiel; mais il avait mieux fait: il avait juré à lui-même que Geneviève serait la seule femme de son âme, de son coeur et de ses lèvres. Et il était de bonne foi; car s'il ne croyait pas à un Dieu qui écoute les serments, il croyait à lui-même: il n'avait jamais manqué à sa parole. Pourquoi Mme de Fontaneilles était-elle venue à Parisis? Elle ne le savait pas bien elle-même. Etait-ce un de ces jeux de la destinée, qui s'amuse à créer des orages sur les sérénités de la vie? Etait-ce pour vivre sous le même toit que celui qui lui faisait peur? Elle se trouva bien heureuse dans le bonheur de Geneviève. Mais huit jours après, des Parisiens vinrent au château. Octave avait déjà oublié qu'il les attendait. Il aurait voulu qu'ils eussent eux-mêmes oublié d'y venir, tant il se trouvait heureux lui-même en cette solitude à trois où Mme de Fontaneilles répandait un charme nouveau par sa figure et par son esprit. Octave craignit de n'avoir plus une heure pour les rêves. Lui qui avait été tout action, il trouvait doux de se reposer ainsi en pleine nature, entre deux femmes qui étaient comme les figures de l'amour et de l'amitié. Et puis, quoiqu'il ne fût pas jaloux dans le sens français du mot, c'est-à-dire dans le sens brutal, il n'aimait pas qu'on jetât un regard trop vif dans sa maison. Il était Romain en deçà du seuil; pour lui, la femme était une créature sacrée que ne devaient jamais profaner les vaines curiosités. Mais enfin, il faut être de son temps et de son monde. On vit arriver à Parisis quelques amis bien connus d'Octave: le prince Bleu, Guillaume de Montbrun et sa femme, le prince Rio, Monjoyeux, d'Aspremont, le comte de Harken, le duc de Pontchartrain et sa femme, la princesse - et sa jeune cousine de H. . .,-qui amenèrent Mlle Diane-Clotilde de Joyeuse, la soeur de Mme de Fontaneilles, une adorable créature, un sourire de Dieu sur la terre. Le château fut comme métamorphosé. C'était tout un monde qui allait, qui venait, qui riait, qui chantait. Depuis un siècle, les ombres de cette grande solitude n'avaient pas été si gaiement évoquées. Ce fut tous les jours une fête: on commençait le matin pour quelque belle promenade vers les ruines voisines, le plus souvent en cavalcades irrégulières; on déjeunait dans la forêt, où les plus beaux menus sortaient de terre comme par magie; le soir, on faisait les charades, on jouait la comédie improvisée, la seule comédie de l'avenir; on se couchait tard, mais on se levait matin; car il est convenu que la vie de château est plus désordonnée que la vie de Paris; il faut être fièrement campé pour y résister: jambes d'acier, estomac d'enfer et coeur de bronze. On s'imagine que tout ce bruit et tout ce mouvement arrachèrent Parisis à cette vive aspiration qui l'avait entraîné vers Mme de Fontaneilles. Eh bien! non. Quand un mauvais sentiment germe dans le coeur, il pousse vite, comme les mauvaises herbes dans le blé de mars. Vous êtes tout surpris, aussitôt les semailles, de voir le bleuet et le coquelicot s'élancer rapidement, lui qu'on n'attendait pas, au-dessus des tiges de blé. Et plus la terre est bonne et plus l'ivraie monte vite. Voilà pourquoi les plus grands coeurs sont souvent les plus coupables; voilà pourquoi la femme qui n'apporte à Dieu que la moisson du bon grain est une vertu divine, car il lui a fallu bien de l'héroïsme pour arracher toujours les mauvaises herbes. Octave de Parisis n'avait pas cet héroïsme-là. Mais il croyait fermement à la vertu de Mme de Fontaneilles. La vertu est une robe faite après coup sur la nature, pour cacher les battements du coeur. Ce qui fait la force de la femme, c'est que l'homme croit trouver la vertu sous la robe. L'antiquité a connu M. de Cupidon-un enfant qui n'était pas né à l'amour.-Les anciens ont élevé des temples à Vénus-Vénus pudique et Vénus impudique-aux chasseresses comme aux bacchantes;-mais ils n'ont pas pénétré dans le divin sanctuaire de l'amour. Nous ne connaissons plus les neuf Muses, mais nous savons par coeur toutes les sublimes strophes de cette muse moderne qui s'appelle la Passion. Si nous avons moins bâti de temples à l'idée, nous avons pieusement élevé l'autel du sentiment. Chez Sapho, comme chez Didon, l'amour a toutes les violences, toutes les colères, toutes les fureurs, mais il ne s'attendrit jamais jusqu'aux larmes. Elles sont égarées, mais elles ne pleurent pas. Le feu qui les altère, qui les dévore, qui les consume, c'est la volupté de la louve. Ce n'est pas la soif de l'infini qui les attire, ce n'est pas la piété universelle qui ouvre et répand leur coeur sur toutes choses: elles sont dominées par les désirs qu'allume le sang. La femme que nous a donnée le christianisme ne voudrait pas, au prix de la couronne de Didon ni de la gloire de Sapho, traverser cet enfer de l'amour païen. La femme nouvelle, tout en subissant les morsures des bêtes féroces de la volupté, se détache, d'un pied victorieux, de la fosse aux lions par ses aspirations vers l'infini. Elle sait que sa vraie patrie est au delà de la forêt ténébreuse qui lui cache le ciel. Dans l'antiquité, la femme ne mettait que l'amour dans l'amour; dans la Vie moderne, la femme y met aussi Dieu. Voilà pourquoi il y a moins de Messalines et plus de La Vallières. Mme de Fontaneilles était la femme du christianisme; mais à force de contenir ses passions en les voulant vaincre, elle se sentait vaincue, comme les femmes de l'antiquité qui jetaient leurs imprécations aux vents des forêts et aux vagues de la mer. Le corps se révoltait contre l'âme, la nature étouffait Dieu. Octave sera-t-il là, le jour de la crise? En attendant, on jouait à Parisis aux jeux innocents, au jeu de cache-cache, au jeu des petits-pieds, charmantes folâtreries où l'amour trouve toujours son compte. On dit les jeux innocents par antiphrase. *XVII LE DÉJEUNER SUR L'HERBE On renouvela donc à Parisis les belles fêtes agrestes du XVIIIe siècle. C'était tous les jours des cavalcades dans la forêt, des caravanes vers les châteaux voisins, des déjeuners et des goûters sur l'herbe, vrais tableaux vivants à réjouir Giorgione. On s'amusait bruyamment. Geneviève donnait son beau rire à la fête, mais elle aspirait au temps où elle retrouverait la solitude à deux. Elle aimait trop Octave pour le retrouver dans la fête des autres; l'amour est jaloux de tout, même des joies du soleil: il aime à se réfugier en lui-même sous l'ombre des fraîches ramées. Geneviève fut pourtant bien heureuse, le jour où on alla déjeuner à la Roche-l'Épine et dîner à Champauvert. Octave rappela si à propos tant de scènes chères à tous les deux, qu'elle pardonna à tout le monde de prendre une part de sa joie. Ce fut d'ailleurs une charmante journée. On déjeuna devant les sources vives, presque glaciales, où se frappait naturellement le vin de Champagne; on étendit une nappe de vingt couverts devant la fontaine, dans un cadre d'aubépine en fleur, en face d'un panorama merveilleusement pittoresque, sur un tapis d'herbe incliné, ce qui amena des chutes sans nombre; on avait toutes les peines du monde à se mettre d'aplomb; les bouteilles et les verres roulaient; le vent battait les jupes et soulevait la nappe; c'était tout un travail des plus divertissants que de mettre l'ordre dans le désordre. Mme de Fontaneilles était éblouissante, il lui semblait qu'elle respirait le bonheur pour la première fois de sa vie. Toutes les femmes étaient habillées avec beaucoup d'art dans leur simplicité presque rustique; mais elle était plus provocante que les autres, avec ses yeux de flamme sous, ses longs cils, ses lèvres rouges, son cou onduleux, ses seins vivants, sa jambe fine et ronde, son pied mutin qui s'agitait dans la bottine. Le vent était son complice, soit qu'il frappât sa jupe, soit qu'il éparpillât ses cheveux sur son front. «Comme elle est jolie, dit tout à coup Geneviève parlant de la marquise à la princesse.-Comment donc! s'écria la princesse, je ne la reconnais pas. Quand elle est chez elle, on dirait toujours qu'elle vient du sermon et qu'elle se prépare à aller à confesse.-De l'influence fatale du mari sur sa femme,» dit sentencieusement et comiquement le prince Bleu qui écoutait aux portes. Octave, qui était à l'autre bout de la «table», se disait aussi que la marquise était bien jolie, et pour lui ce n'était pas seulement un cri d'admiration, c'était un cri d'inquiétude; ce n'était pas seulement sa voix qui parlait, c'était son âme, c'était son coeur, c'était ses bras, c'était ses yeux, c'était sa bouche. Il adorait Geneviève, mais il aurait voulu étreindre avec fureur cette rebelle de l'an passé, qui lui avait résisté, qui était l'image de l'amour corporel comme Geneviève l'image de l'amour idéal. On joua aux quatre coins. Quatre arbres centenaires avaient inspiré ce jeu primitif très salutaire après un déjeuner de plusieurs heures. Ce furent des cris et des rires à émouvoir la montagne et la vallée. Parisis joua comme un enfant; il lui arriva cent fois de saisir la joueuse comme il eût saisi l'arbre, à tour de bras. Les jeux rustiques permettent bien des hardiesses. Mme de Fontaneilles, qui n'avait bu que de l'eau, était ivre. Quand Octave la faisait tourner en courant à sa rencontre, elle s'appuyait sur lui comme si elle allait tomber. Il vint un moment où la princesse jeta un mouchoir à Geneviève: «Vite, cachez vos larmes, folle que vous êtes! -Pourquoi folle:-Parce que vous avez peur de la marquise.-J'ai peur de toutes les femmes.» Le soir, Parisis, Geneviève et Mme de Fontaneilles se promenaient dans le parc; ils passèrent devant une source vive qui jaillissait d'une roche, tombait dans une fontaine et courait dans un nid de verdure et de fleurs jusqu'à l'étang. Octave et Geneviève n'allaient jamais de ce côté du parc sans s'arrêter pour y retremper leurs rêves. Ce jour-là, comme ils se promenaient au-dessus de la fontaine, la marquise leur dit: «C'est cela, mirez-vous dans votre bonheur!» Geneviève s'était penchée pour voir dans l'eau l'image de son mari. Etait-ce pour voir Geneviève ou Mme de Fontaneilles que Parisis s'était penché lui-même? «Hélas! dit tristement Geneviève, il ne faut jamais se mirer dans son bonheur.-Pourquoi? Pourquoi? demanda la marquise. -Vous n'avez pas vu cette couleuvre qui s'agite dans cette fontaine?-C'est d'autant plus étrange, dit Parisis, que les couleuvres ne vont pas dans l'eau.» Parisis prit la couleuvre du bout de sa canne et la jeta violemment contre le tronc d'un arbre. «C'est triste, pensa Geneviève devenue sérieuse. Dieu ne donne pas un beau jour sans mettre un nuage à l'horizon.» Mais ce nuage à l'horizon passa bien vite. Parisis n'avait qu'à appuyer Geneviève sur son coeur pour lui faire croire à toutes les joies de l'amour. Ce soir-là, on improvisa des charades en action, où on s'amusa follement. Geneviève paraissait si heureuse, que la princesse de -- et la marquise de Fontaneilles se demandèrent: «Qu'est-ce donc que le bonheur?» car celles-là n'étaient pas heureuses. Quand, elles allèrent se coucher, elles s'arrêtèrent devant la chambre de Geneviève. Mme de Fontaneilles, plus curieuse, mit son oeil à la serrure en murmurant encore: «Qu'est-ce donc que le bonheur!» Elle entrevit Geneviève, qui, à peine arrivée dans sa chambre, se jetait toute pâle d'amour dans les bras de Parisis. *XVIII LES FILLES REPENTIES Toute la belle compagnie du château de Parisis s'envola un matin, comme les oiseaux chanteurs d'une volière dorée, pour retourner à Paris. Geneviève, qui avait toujours paru gaie, ne put arrêter ce cri de délivrance: «Ah! que je suis heureuse!» Elle retrouva cette belle vie à deux qu'elle aimait tant. «Ma chère Hyacinthe, dit-elle à la jeune fille, il n'y a que vous qui ne comptiez pas quand je suis avec Octave.» Pourquoi Octave alla-t-il à Paris quelques jours après le départ de la marquise de Fontaneilles! C'était la première fois que le duc se trouvait à Paris sans la duchesse. Il lui avait dit qu'il n'y passerait que deux jours, le temps d'aller à Chantilly pour voir ses chevaux, le temps de parler à un notaire, à un avocat, et à deux agents de change, car le bonheur, quel qu'il soit, a toujours un pareil cortège. Geneviève avait voulu partir avec Octave, non pas qu'elle eût peur de le voir retomber dans la fosse aux lions, non pas qu'elle fût bien jalouse, puisqu'il n'avait jamais été plus amoureux, mais parce que c'était pour elle un vif chagrin de vivre un jour-un siècle-sans lui. Elle n'était point partie, parce qu'une nouvelle espérance de bonheur était venue lui sourire: elle sentait dans ses entrailles et dans son coeur les premiers tressaillements de la maternité. L'hiver prochain elle serait mère, ce qui était pour elle une vraie bénédiction de Dieu. Un médecin conseillait à Mme de Fontaneilles d'aller à Ems, quand un médecin conseillait à Mme de Parisis de ne pas aller à Paris. Octave ne tint pas parole; il écrivit tous les jours à Geneviève une lettre charmante, il envoya tous les soirs une dépêche aussi gracieuse que le permet la langue des dépêches, mais il resta huit jours absent. Et pourquoi resta-t-il huit jours absent? Parce qu'il allait tous les soirs chez la marquise de Fontaneilles. Le premier soir, par une pluie battante, comme il avait été faire une visite à Monjoyeux dans son atelier, ses chevaux, irrités d'avoir trop attendu, partirent au galop et renversèrent, sur le boulevard de Clichy, la femme en noir que vous avez vue tout en larmes sur la fosse de la comtesse d'Antraygues. Cette jeune fille se releva, se retourna involontairement. «Le duc de Parisis!» murmura-t-elle avec un battement de coeur. Octave avait donné ordre d'arrêter et il descendait pour la secourir. «Ce n'est rien,» dit-elle sans soulever son voile. Et elle poursuivit fièrement son chemin. Elle ai riva haletante à la porte du refuge Sainte-Anne. Elle était mouillée jusqu'aux os. La supérieure l'accueillit avec sa grâce accoutumée; elle alluma pour elle un fagot et-lui donna l'habit de bure de la maison. La jeune fille embrassa la supérieure. «Oh! ma mère, lui dit-elle, priez pour moi.» Elle s'agenouilla devant le crucifix. «Moi, je vais remercier Dieu de m'avoir donné le courage de franchir votre seuil.» Et se rejetant dans les bras de la supérieure: «Oh! ma mère, dites-moi que je ne retrouverai pas mon coeur ici. J'ai soufert mille morts pour mon coeur, faites-moi vivre en Dieu aux Filles-Repenties.» Les Filles-Repenties! Ce mot est de l'hébreu pour vous qui êtes de votre siècle. Vous ne connaissez que les filles qui ne se repentent pas: celles-là qui vont et qui viennent sans savoir où elles vont, sans savoir d'où elles viennent; qui promènent lu ruine et la mort, mais surtout leur ruine et leur mort; qui se pavanent au Bois avec la queue bruyante de leur robe et la gerbe stérile de leur chevelure; qui soupent à la Maison d'Or; qui jouent,-elles qui n'ont rien à perdre;-qui ne vont jamais voir le lever de l'aurore, si ce n'est avant de s'endormir. Et pour elles cela s'appelle la fête de la vie. Et quel sera le lendemain de cette fête? Trois ou quatre épouseront un amoureux obstiné, trois ou quatre seront des comtesses à Vienne, à Florence, à Saint-Pétersbourg; la plupart mourront à la première chute des feuilles; les autres suivront Rebecca à Clamart. La nouvelle Sainte-Baume des Madeleines-le refuge Sainte-Anne-est à Clichy-la-Garenne. C'est un ancien pavillon de chasse où Louis XIV chassait La Vallière, la grande repentie. Aussi cette maison prédestinée était sanctifiée d'avance. Vous pouvez faire comme moi un pèlerinage à cette ancienne maison royale. Tout y porte une marque de lieux prédestinés. Saint Vincent de Paul, «ce grand retrouveur de brebis perdues,» a été curé de la paroisse. On revoit son ombre toujours en sollicitude, accueillant les âmes en peine. Dans cette ruche toute sainte, vous serez touché de cette pauvreté voulue. Toutes ces femmes qui ont traversé le luxe sont sous la bure. Et quel ameublement! Et quelle table! Saint-Lazare est une maison de luxe. Un banc de bois, du pain et de l'eau, pas de feu dans l'âtre. Mais Dieu est là. La porte est toujours ouverte. On entre avec les larmes, on en sort consolé. Allez à la messe du dimanche dans la chapelle du refuge. C'est un ancien salon du roi Louis XIV, encore orné de peintures allégoriques, de chasses et de trophées; Diane, Adonis et les autres symboles des passions du temps, à peu près comme les tragédies de Racine. Mais aujourd'hui la maison tombe en ruines, il ne faut pas laisser tomber le toit qui abrite ces repenties. O vous qui ne vous repentez pas, apportez tous votre obole! Et vous qui n'avez jamais jeté la première pierre à la pécheresse ni à la femme adultère, soyez, ne fût-ce que pour un grain de sable, dans cette oeuvre du Refuge Sainte-Anne! Quand vous verrez au Bois ou au théâtre, toutes les belles pécheresses vivant de temps perdu, le sourire aux lèvres et l'inquiétude au coeur, rappelez-vous ce mot qui les peint toutes:-Ah! si j'étais riche!-Que feriez-vous?-Je me donnerais le luxe de n'avoir pas d'amant. Après tout, celles du lendemain, celles qui ne veulent plus que Dieu, celles qui vivent là-bas avec six sous par jour, ne sont-elles pas moins pauvres encore? Quelques jours avant l'entrée de la femme en noir, une femme du meilleur monde-et un peu du plus mauvais, depuis qu'elle ouvrait des parenthèses dans sa vertu-le tome second de la comtesse d'Antraygues-venait, toute éblouissante de jeunesse, mais toute voilée, frapper aussi à la porte hospitalière des Filles Repenties. Il y a deux ans, aux courses de Longchamps, elle rayonnait encore dans les tribunes, elle papillonnait au pesage, elle se multipliait, tant elle avait soif de vivre. C'est que son heure allait sonner bientôt: ce fut Octave de Parisis qui la fit tinter gaiement et tristement. Elle écrivait ce billet daté des Filles-Repenties à une de ses amies, une autre grande dame qui n'aura point de déchéance: «Ma chère Berthe, c'est moi. Aujourd'hui tu ne refuserais de me recevoir, car je sens que Dieu m'a déjà pardonnée ou me pardonnera. «J'ai trahi tout le monde en me trahissant moi-même. Mais enfin je me suis souvenue et j'ai compris tout mon crime. Voilà pourquoi je suis aux Filles-Repenties; voilà pourquoi j'apprends le travail et la prière: le travail, pour t'offrir une robe qui ne sortira pas de chez Worth; la prière, pour que tu ne fasses point comme moi. «Car, ne l'oublie pas, dans la femme la plus vertueuse, il y a une pécheresse, comme dans la pécheresse la plus abandonnée, il y a une repentante. «Oui, aux Filles-Repenties! J'ai choisi le refuge le plus humble. Que m'importe? Je ne rougirai plus que devant Dieu. «Écris-moi, dis-moi que tu m'aimes encore; ne me donne pas des nouvelles de Paris-j'ai failli écrire Parisis-que j'entends gronder à ma fenêtre comme la tempête près du port. Quand tu iras à Trouville, dans six semaines, tu diras à la tempête que je ne la crains plus. «Si tu rencontres le duc de Parisis, dis-lui tout bas que ma pénitence est plus grande encore que mon amour. «MATHILDE.» Or, la grande dame qui bravait la tempête, et la jeune fille qui était venue pour oublier son coeur, se rencontrèrent au dortoir, lit à lit. Une nuit qu'elles ne dormaient pas parce qu'elles pleuraient: «Pourquoi pleurez-vous?» se demandèrent-elles toutes les deux. L'une fit sa confession. Elle aimait toujours Parisis. «Et vous, ma soeur?-Vous avez raconté mon histoire, j'aime toujours Parisis.» La blessure saigna, la plaie s'était ouverte, l'orage avait ressaisi leur coeur. Le lendemain à midi, elles n'étaient plus aux Filles-Repenties. «Ce n'est pas là encore que je pouvais oublier, dit la jeune fille en se retournant vers le Refuge; il faut que je brise mon corps pour tuer mon coeur, il me faut les rudes devoirs de la soeur de charité.» *XIX LA GRISE La marquise de Fontaneilles était devenue folle du duc de Parisis, si le duc était devenu amoureux d'elle. Il s'avouait à lui-même qu'il se donnait bien de la peine pour conquérir non pas le coeur qui était à lui depuis longtemps déjà, mais pour conquérir ce bien plus visible et plus humain qui s'appelle le corps. «Une guenille,» dit Diogène. «Toute la femme,» dit don Juan. Le marquis de Fontaneilles était parti pour Londres, où il devait acheter des chevaux et où il était attendu par son ami lord Harttford, pour quelques visites dans le Devonshire. La marquise était seule à Paris: il devait la retrouver, à Fontaneilles ou à Ems. Depuis qu'elle aimait Octave, elle avait pâli, elle ne respirait qu'à moitié, la fièvre la prenait souvent; son médecin avait conseillé au marquis de la conduire à Ems pour y faire une saison, ne fût-ce même qu'une demi-saison. L'eau providentielle d'Ems et l'air balsamique des montagnes voisines devaient effacer ces premières atteintes d'une irritation de poitrine. Il était convenu que si Mme de Fontaneilles se décidait à aller à Ems, elle y emmènerait sa jeune soeur, cette jolie Clotilde de Joyeuse, ces dix-sept années qui s'éveillaient légères et souriantes sous la plus belle chevelure rousse qui eût rayonné en France depuis Mlle de Fontanges. Mme de Fontaneilles, ne savait que faire; tous les matins elle se décidait à partir pour la terre de son mari, toutes les après-midi elle se décidait à aller à Ems, mais tous les soirs elle se décidait à rester à Paris. C'est que tous les soirs elle recevait la visite de Parisis. Mme de Fontaneilles, une fois dans la bataille, n'avait pas défendu son coeur. Elle avait donné son âme, mais elle défendait sa vertu, comme si on pouvait faire deux parts, une pour Dieu et une pour le diable. Octave ne doutait pas de son triomphe. Un soir déjà, la marquise était tombée presque évanouie dans ses bras, en lui disant qu'elle voulait mourir. Elle s'avouait vaincue, mais elle le suppliait à mains jointes de la tuer dans ses embrassements, afin qu'elle ne se réveillât pas. Elle versa tant de larmes ce soir-là, que Parisis se sentit désarmé. Une femme qui se donne est quelquefois plus difficile à prendre qu'une femme qui résiste; une femme qui combat est plus près de sa défaite qu'une femme qui se croise les bras, parce que l'enivrement du combat la précipite dans sa chute. Le lendemain de cette soirée mémorable, M. de Parisis pensa bien sérieusement à ne plus revoir la marquise. Il prévoyait une passion violente qui déborderait de ses rives: rien ne pourrait l'arrêter ni la contenir: il en serait lui-même submergé, malgré son habitude de fuir toujours le mal qu'il causait. M. de Morny, qui le connaissait bien, disait de lui: «Parisis met le feu aux monuments, mais il ne se laisse pas consumer; il ne s'inquiète même pas s'il y aura des pompiers.» Mais la sagesse n'a jamais raison des hommes: si Parisis fût retourné à Parisis, tout le monde eût été heureux, lui tout le premier, mais surtout la duchesse de Parisis, mais surtout la marquise de Fontaneilles. Pourquoi ne partit-il pas? Parce qu'il n'avait pas encore perdu l'habitude des conquêtes. C'était Napoléon qui voulait aller à Moscou; le conquérant des femmes est comme le conquérant des villes, il ne veut jamais rebrousser chemin, même s'il doit mourir en chemin. Le duc de Parisis ne partit pas, parce qu'il n'était plus maître de lui, parce que la terrible destinée des Parisis allait bientôt se montrer dans toute son horreur. *XX QUE L'AMOUR DE LA RÉSISTANCE EST AUSSI IMPÉRIEUX QUE LE DÉSIR DE L'AMOUR Octave retourna donc vers cinq heures chez Mme de Fontaneilles, qu'il trouva plus adorablement belle que jamais. «Je ne vous attendais plus, lui dit-elle; mais puisque vous voilà, je serai votre maîtresse.» Et comme Octave lui fermait la bouche par des baisers trop éloquents, elle se dégagea pour lui dire ses volontés. «Mon ami, je vous aime et vous donne ma vie: peut-être Dieu me fera-t-il cette grâce que je mourrai bientôt. Je ne crois pas aux années selon l'almanach, je crois aux siècles selon le coeur. J'ai plus vécu depuis que je vous aime que je n'ai vécu jusque-là; donc, je ne défends plus rien de moi-même.» Et comme Octave voulait trop prendre à la lettre ces dernières paroles: «Laissez-moi parler, continua-t-elle doucement. Je vous avoue qu'ici même, dans cet hôtel, qui est l'hôtel de M. de Fontaneilles, je ne veux pas braver une pareille trahison. Depuis que je vous aime, je ne me sens plus chez moi quand je suis chez moi.» Parisis vit apparaître l'image de Geneviève. «Ni chez moi ni chez vous, reprit Mme de Fontaneilles.-Je vous comprends, dit Octave, chaque maison a une âme qui est un peu notre conscience. Je vais vous proposer une chose bien simple: nous allons monter en fiacre et nous irons débarquer au Grand-Hôtel ou à l'hôtel du Louvre, comme des voyageurs qui traversent Paris.-Eh bien! non! répondit la marquise: j'y ai songé, mais ce n'est pas encore cela. Il faut que je vous aime de toutes mes forces, mais dans l'air vif des montagnes, loin de Paris, plus loin que la France, à Ems.» Octave pensa que c'était bien loin. «Vous ne me répondez pas? reprit-elle avec anxiété.-C'est mon rêve comme c'est le vôtre, répondit Octave; mais n'oubliez pas que je suis attendu à Parisis et que si je n'y suis pas demain, après-demain matin Geneviève sera à Paris.-Ah! bien, mon ami, vous irez à Parisis et j'irai à Ems. Adieu.» Octave ne se résignait pas si vite à dire adieu. Il regarda Mme de Fontaneilles et ne put s'empêcher de se dire en lui-même: «Elle est pourtant bien belle!» La femme ne néglige jamais la figure visible, même si elle est tout sentiment, tout coeur, toute âme. Celles-là mêmes qui ne croient pas à la force des sens mettent en campagne toutes leurs coquetteries. Ce jour-là, quoique la marquise n'eût songé qu'à jeter de l'eau sur le feu, elle avait je ne sais quoi de provocant dans sa chevelure à la Récamier, dans ses yeux pleins d'amour, dans sa pose inquiète et agitée, qui donnait un voluptueux mouvement à sa gorge, que recouvrait à peine une légère robe de mousseline entr'ouverte, dans la forme des robes Pompadour. La robe n'a pas été inventée par la pudeur, mais par l'amour. Octave prit les mains, prit les bras, prit les épaules de la marquise, puis l'appuyant violemment et tendrement sur son coeur: «j'irai à Ems,» lui dit-il. Il espérait bien la vaincre soudainement par cette promesse; mais elle sortit victorieuse de ses bras. Quand Octave prit son chapeau, la marquise se leva et l'accompagna amoureusement jusque dans l'antichambre. «A Ems! lui dit-elle.-A Ems!» lui répondit-il. Cette promesse fut scellée par un dernier baiser; mais dès qu'Octave entendit refermer la porte, il murmura en descendant l'escalier: «Je n'irai pas.» *XXI LE DERNIER SOUPER Le soir, Octave voulait partir pour Parisis. Il fut retenu par Villeroy qui lui dit que Miravault et Monjoyeux voulaient dîner avec lui. On se rappelle peut-être que dans les premiers chapitres de ce livre on a mis en scène quatre amis très opposés de caractère, qui aspiraient: AU POUVOIR: c'était M. de Villeroy;-A LA FORTUNE: c'était M. de Miravault;-A LA RENOMMÉE: c'était Monjoyeux.-A L'AMOUR: c'était M. Parisis. Ils se retrouvèrent donc ce soir-là à dîner. «Eh bien, leur dit Parisis, c'est moi qui ai eu raison. Vivre amoureux et oublié, c'est le souverain bien.-Et pourtant, dit Monjoyeux, inscrire son nom sur un chef-d'oeuvre.-livre, statue ou tableau,-qui traversera les siècles, n'est-ce pas plus beau que ces heures de paresse passées aux pieds d'une femme? Mais après tout le duc de Parisis a raison, car combien faut-il de livres, de statues et de tableaux pour créer une oeuvre immortelle!-d'autant que tout a été fait.-Je m'avoue vaincu devant Octave.-Et moi aussi, dit M. de Villeroy, car je vais vous confier un secret. Vous savez tous que je rêvais le pouvoir par le ministère des affaires étrangères. Eh bien! j'ai brûlé mes vaisseaux, après vingt années de diplomatie. Hier, on m'a offert une ambassade; j'ai eu le tort de dévoiler que j'avais des idées absolues en politique. Il y a en France un homme qui pense et un homme qui parle; j'ai compris cela trop tard. Je n'ai pas de rancune et je reconnais que l'homme qui pense et l'homme qui parle sont deux maîtres. Je n'ai pas voulu m'humilier devant moi-même: j'ai discuté pied à pied comme un homme qui sent que son épée est bonne. Quoique ma nomination fût décidée, le ministre a dit qu'il aviserait. Nous nous sommes salués froidement. Vous avez vu ce matin au Moniteur un autre nom que le mien.» Monjoyeux félicita Villeroy. «Ces défaites-là, lui dit-il, sont des victoires. On perd son ambassade, mais on se gage soi-même. Vous voilà un homme libre, buvons à votre liberté.»' Marivault leva son verre, mais tristement. Depuis le commencement du dîner il était soucieux. «À quoi pense Marivault? demanda Parisis.-Mon cher ami, répondit l'homme d'argent, je pense que moi aussi, je m'avoue vaincu devant vous.-Je m'en doutais, reprit Octave. Depuis que je vous ai vu monter l'escalier de la marquise Danaé, j'ai tremblé pour vos millions.» Miravault soupira, brisa son verre et parla ainsi: «Meâ culpâ! J'ai défié l'or et j'ai été mitraillé par l'or. J'ai eu mes soudaines ascensions, mais d'un seul coup je suis retombé à mon point de départ. Ah! mes amis, quel steeple-chase que cette course au pays de l'or! quelles stations douloureuses dans les cohues indicibles! Combien de sourires aux coquins qui vous ont dépassé d'une tête! Combien de beaux sentiments il faut tuer sous soi! Et tout cela pour n'avoir pas le prix! Ah! si c'était à recommencer, comme j'irais me jeter dans ma petite terre paternelle pour y vivre de rien, c'est-à-dire de m'a petite fortune patrimoniale. Voilà mon histoire en quatre mots: J'avais quatre-vingts mille francs. Que voulez-vous faire de quatre-vingts mille francs à Paris? Il n'y a pas de quoi vivre plus d'une année quand on a des passions. Or, quand on a mangé son capital, on n'a plus de revenus; j'ai mieux aimé ne vivre qu'un jour. J'ai joué à la Bourse sur les idées de Parisis, j'ai ramassé ses miettes et je suis devenu maître de quatre millions. Mais qu'est-ce que quatre millions quand on a quatre millions! La veille, c'était beau; le lendemain, on aspire au cinquième million. Nul ne reste dans l'escarpement; on veut monter, toujours monter, jusqu'au point où l'on tombe à la renverse poussé par le vertige. C'est moins encore la fortune que l'amour qui m'a trahi. Parisis avait raison, il a toujours raison. Quand il m'a vu amoureux de la marquise Danaë, il m'a dit: «Elle a deux fausses dents, cela ne l'empêchera pas de te manger.» Elle m'a mangé tout vif. «Voilà, mes amis, l'histoire de l'argent. De tous ceux qui s'élancent dans la vie à travers la jeunesse, l'homme qui court après l'argent est le plus malheureux. Je n'ai pas eu le temps de vivre une heure. Je traversais les fêtes comme vous, mais j'entendais les minutes me crier: «Tu perds ton temps!» Et j'allais, et j'allais, et j'allais toujours! Je n'ai pas eu le temps de voir mourir ma mère! je n'ai pas eu le temps d'admirer les oeuvres d'art qui illustraient mon hôtel et mon château, qui seront vendues ces jours-ci! je n'ai pas eu le temps de voir un soleil couchant! que dis-je? je n'ai pas eu le temps d'être amoureux! Quel rocher que celui-là! Sans compter que les fortunes d'aujourd'hui sont versées dans le tonneau des Danaïdes.» Miravault essuya son front. «Adieu, mes amis! dit-il en se levant. Je suis resté digne de vous, je le prouverai. Je vais faire un plongeon pour me retremper: quand vous me reverrez à la surface de l'eau, c'est que j'aurai le bon vent. Adieu!» Et, comme un fou, Miravault serra la main de ses amis et s'éloigna en toute hâte, «Ce pauvre Miravault! dit Villeroy; qui de nous se fût imaginé qu'il bâtissait son château sur le sable!-Moi, dit Parisis. J'étais plus riche sans argent que lui avec ses millions, parce que je dominais la femme, tandis que lui était dominé par la femme.» Comme Parisis parlait ainsi, Léo Ramée entra. On le salua par un toast. «Tu arrives à propos; il n'y a qu'un instant, nous étions quatre blessés sur le champ de bataille de la vie.-Oui, dit Monjoyeux; comme Salomon lui-même, nous reconnaissions que tout est vanité, rien que vanité;-que la femme est amère;-que l'ambition a trop de cartes biseautées dans son jeu;-que la renommée a trop de caprices,-et que la fortune a des coups de théâtre tragiques.-Vous avez oublié le travail!» dit Léo Ramée. Il parlait avec une noble fierté. «Le travail, mes amis, vous ne le connaissez pas; c'est la muse du matin qui vous éveille doucement, qui vous conduit à l'atelier dans l'auréole des rêves, qui vous met le pinceau à la main en vous pariant Raphaël, qui vous chante la gaie chanson de l'alouette et qui vous dit, à toute heure, que l'Art aussi est une royauté.» Parisis serra la main à Léo Ramée. «C'est beau, tout ce que tu dis là; je ne t'ai jamais vu si enthousiaste et si radieux!-C'est que, tout à l'heure, j'ai été nommé membre de l'Institut.» Monjoyeux porta un second toast à Léo Ramée. «Au Travail! s'écria-t-il avec une vive expansion d'amitié.-C'est bien, mon cher Léo, dit Parisis, mais pourtant n'oublie pas que Raphaël n'était pas de l'Institut.» *XXII UNE CAUSERIE SUR LES FEMMES AUCONCERT DES CHAMPS-ÉLYSÉES Ce soir-là, c'était un vendredi, «tout Paris qui n'aime pas la musique» était au concert des Champs-Élysées,-le concert Musard, comme on dit toujours,-parce qu'en France la royauté a toujours un lendemain. Parisis et Villeroy allèrent au concert, non pas pour la musique, mais pour voir quelques-unes de leurs contemporaines. Il y avait tant de monde que c'était à grand'peine si deux promeneurs de front pouvaient passer. Aux loges d'avant-scène, s'épanouissaient dans la fumée de cigare les plus grandes dames. On s'était disputé les places, non pour être au spectacle, mais pour être en spectacle; aussi les promeneurs ne voyaient que le dessus du panier. Quelques bourgeoises prétentieuses avaient voulu, comme les grandes dames, faire corbeille de fleurs; mais c'était des bouquets de la fontaine des Innocents. Celles qui aimaient la musique c'étaient, comme de coutume, approchées des musiciens, s'imaginant tout bêtement que le concert des Champs-Élysées est un concert et non un salon. Après tout, celles-là avaient raison, parce que celles-là n'étaient pas piquées de ce démon parisien qui dit aux femmes les mieux nées: «Vous jouez un rôle, entrez en scène.» Les deux amis, qui savaient tout cela, emportèrent d'assaut une position difficile: ils prirent deux chaises à la porte et se firent une avant-scène devant les avant-scènes, décidés à tout braver, non seulement les murmures des femmes, mais le parlementarisme des hommes. Ils s'étaient établis, sans le savoir, devant le cercle de la duchesse de Hauteroche; on allait se fâcher autour d'elle; mais comme elle ne douta pas que Parisis se fût mis là pour ses beaux yeux, elle apaisa d'un signe d'éventail les colères qui s'élevaient autour d'elle. Quand il reconnut Mme Hauteroche, Parisis salua de son beau sourire et força la duchesse à se remettre sur le devant de la scène, elle et une de ses amies, Mme de Tramont, surnommée dans son monde la Forte-en-Gueule, quoiqu'elle eût la plus adorable bouche qui fût au monde. Mais quand on a de si belles dents, il faut bien mordre son prochain, surtout quand on n'a pas d'amant. Combien de femmes qui sont méchantes parce qu'on ne leur a pas donné l'occasion d'être bonnes! «Monsieur de Parisis, dit Mme de Tramont à Octave,-ils se connaissaient bien,-puisque nous avons la bonne fortune de vous rencontrer avec M. de Villeroy, qui ne vaut pas mieux que vous, vous allez nous faire quelques portraits à La Bruyère et à La Rochefoucauld.-Après vous, madame,-Oh! moi, je ne sais plus mordre.» Et elle montra ses trente-deux dents, trente-deux perles fines, pas une de moins, pas une perle noire. «Voyez-vous, dit-elle, depuis qu'il m'est poussé deux dents de sagesse, je ne me reconnais plus.» Mais comme on ne peut pas vaincre les bonnes habitudes, elle dit en voyant passer une femme irréprochable au bras de son mari: «C'est une femme parfaite comme les tragédies de Racine, voilà pourquoi elle est si ennuyeuse. C'est elle qui, à la cour, chante si bien: Il pleut-t-il pleut, bergère...-Vous n'aimez pas les liaisons, madame, dit Villeroy.-Non; une femme qui dit t-il pleut, bergère, me révolte; si j'étais son mari, je demanderais ma séparation.-C'est égal, dit Parisis, je vous trouve sévère; à tout prendre, j'aimerais mieux t-il pleut, bergère, qu'un ténor dans la chambre à coucher de ma femme.-Chut! la voilà là-bas, la femme au ténor, dit Mme de Hauteroche.-Pourquoi chut! dit la belle amie de la duchesse, est-ce qu'elle disait chut! au ténor, quand il chantait?-Il paraît qu'il n'avait pas assez de voix quand il a chanté un duo avec elle, car elle lui a dit adieu à la troisième station.-La pauvre femme, dit Villeroy, elle avait perdu deux années de sa vie, deux années! sept cent trente et un jours! à étudier les quatre ténors de Paris. Le soleil de la rampe est trompeur; elle a choisi celui qui avait la mauvaise méthode.-Enfin! dit Parisis, il faut bien que les femmes prennent des leçons de fugue et de contre-point.» Passa la veuve de Malabar: «Tambours, battez aux champs, dit Villeroy, voilà un monument d'un autre âge; quand on a été belle, on l'est toujours; les ruines ont encore leur grandeur et leur caractère. -C'est aujourd'hui la veuve idéale; elle est en deuil de son mari et de son amant. Je me rappelle toujours le mot de son mari quand son amant l'a planté là: «Tu pleures, ma chère amie! tu es si bonne; je t'avais toujours XXII. UNE CAUSERIE SUR LES FEMMES AU ... dit que cet homme-là nous tromperait.»-Les maris d'aujourd'hui, dit Parisis,-eût-il dit cela avant d'être marié?-font jouer le rôle ridicule à l'amant. Par exemple, voilà un homme d'esprit passant avec sa femme qui a eu son quart d'heure de folie plus ou moin platonique. Le mari protégeait beaucoup l'amant; il lui savait gré de porter l'éventail, le manteau et le chien de la dame; c'était lui qui demandait les gens, qui se précipitait au marchepied, qui faisait les lectures pieuses. Le mari aimait l'Opéra,-vu des coulisses;-il ne s'inquiétait pas de quelques nuages sur les ciels bleus de l'hyménée. Il savait que sa femme était une brave créature qui, comme toutes les femmes, aurait ses jours de révolte en passant le cap des Tempêtes, après quoi elle lui reviendrait à jamais amoureuse et reconnaissante. Voilà qu'un jour l'amant ou l'amoureux s'aperçoit que la dame a pris un train de plaisir sur les bords du Rhin avec un jeune crevé de haute lignée. Dieu sait si l'amant s'indigna! Il va trouver le mari et lui représente qu'il ne peut laisser sa femme voyager ainsi. «Est-ce que cela vous fait beaucoup de chagrin?» dit le très spirituel mari en éclatant de rire au nez de celui qui plaidait l'honneur de la maison.» Rodolphe de Villeroy fit remarquer que le XIXe siècle était le siècle des maris. Ils voient tout et se moquent de tout. «Excepté, dit la duchesse de Hauteroche, ce savant célèbre qui passe là-bas avec sa femme et ses deux filles, une de ces femmes immaculées qui n'ont hanté que les montagnes neigeuses. Elle ne manque pas un sermon! si ce n'est pas pour elle, c'est pour ses filles. En effet, dès que ses filles sont assises devant la chaire, elle change de paroisse, elle court à un autre prêche, elle monte quatre étages quatre à quatre, elle trouve un jeune avocat stagiaire qui la renverse par son éloquence. Pendant ce temps-là, l'astrologue se laisse choir dans un puits.-Dans un puits! dit la dame aux trente-deux dents, il se laisse choir dans les bras d'une comète, un joli bas-bleu qui a une tache d'encre pour grain de beauté. Je les ai vus qui s'en allaient bras dessus bras dessous piper les étoiles.» Passa la reine des Abeilles: «Saluez, Villeroy, voilà la reine des Abeilles; les grenouilles demandent toujours un roi, les abeilles demandent toujours une reine. Cette reine des abeilles nous vient de loin, mais elle est plus Parisienne que les Parisiennes nées sur le boulevard des Capucines. Elle règne impérieusement sur la mode et sur l'esprit; elle donne le ton; les envieuses disent le mauvais ton, mais elles le prennent. Autrefois, il y avait le coin du roi et le coin de la reine; aujourd'hui, il y a le coin de la princesse de M-- -Oui, elle marque bien son coin.-Il n'y a pas un critique musical qui ne deviendrait plus savant s'il allait à son école. Ils ne parlent que par ouï-dire, elle parle par ouï-chanter.» La princesse salua le groupe avec sa grâce enjouée et spirituelle. «Elle n'a peur de rien, dit Parisis, parce qu'elle n'a pas peur d'elle-même.» Une jeune brune passait alors. «Ce n'est pas comme cette femme sentimentale qui se fait un masque de son éventail, tant elle craint de montrer son coeur. Regardez bien, elle va rougir et pâlir tour à tour quand va passer devant elle ce jeune aide de camp qui a été un héros à la guerre et qui est un mauvais soldat dans sa passion. -Pourquoi ces deux femmes blondes ne se quittent-elles pas? Parce qu'elles fricassent ensemble le moineau de Lesbie, comme autrefois Ninon et la Maintenon.-Et cette femme rousse, pourquoi est-elle seule là-bas en face de nous?-C'est pour être deux; depuis qu'elle a été chassée du Paradis par Adam lui-même, cette Ève majestueuse siffle des airs de serpent.-C'est la fête des rousses! Fontanges serait plus à la mode que jamais. Qui donc est couché dans ce fauteuil?-C'est une Havanaise: un diable-à-quatre, qui fait du mariage la vie à trois.-Je m'aperçois que l'empire n'est plus aux Parisiennes. Voyez donc toutes ces Italiennes, ces Espagnoles et Américaines. L'Océan a jeté ses vagues jusque sur le bord du lac. -C'est la force de Paris de faire des Parisiennes de toutes les figures du globe.» Passa une chercheuse d'esprit qui n'a jamais trouvé: «Ah! voilà la belle des belles! dit Villeroy. Elle est descendue de son char de triomphe et marche dans la souveraineté de la queue de sa robe et de sa niaiserie héraldique.-Qu'est donc devenue sa soeur depuis son équipée? demanda la duchesse.-Sait-on ce que deviennent les vieilles lunes? dit Parisis, car la femme à la mode est comme la lune, elle se renouvelle tous les mois. Aussi la femme à la mode a toujours je ne sais quoi de l'inconstance de la lune naissante et décroissante dans ses passions ou dans ses fantaisies, non pas seulement tous les mois, mais toutes les heures.-Toutes les femmes ne sont pas lunatiques. Combien qui sont des anges de douceur et de vertus, de grâce et de charité!-Je n'en connais pas une, à commencer par moi,» dit Mme de Tramont. Parisis regarda la dame: «Celui qui voudrait faire l'histoire des contradictions ferait votre histoire, dit Parisis. Vous avez raison, la logique de la femme c'est d'être illogique; elle ne triomphe que par l'imprévu, elle n'est parfaite que par ses imperfections, elle n'est divine que parce qu'elle est humaine.-Chut! dit Mme de Tramont, voyez donc Mme de Clarmonde qui pleure son premier amour parce qu'elle n'a pu en trouver un second.-L'amour est un temple en ruines; on n'y cueille que les fleurs de la mort. Les Romains avaient raison de porter au temple de Vénus tout ce qu'il fallait pour les funérailles des trépassés, car rien ne consume plus rapidement la vie,-la vie de l'âme,-que la volupté.-Voyez donc cette comédienne et cette duchesse qui se regardent du haut de leur dédain, plus ou moins théâtralement; elles portent pourtant des robes faites par la même couturière, comme elles-mêmes sont faites par la pareille nature.-Vous trouvez ces robes invraisemblables?-Non, dit Mme de Tramont, ce sont les femmes.-Impudicus habitus signum est adulterae mentis.-La mode a toujours raison. M. de Buonaparte a très bien dit: Quand le Français est entre la crainte des gendarmes et celle du diable, il se décide pour le diable; mais quand il est entre le diable et la mode, il obéit à la mode.»-Et pourtant c'est le peuple, le plus spirituel de la terre, à ce qu'il dit.-Il lui faut toujours des idoles à ce peuple parisien; quelles sont donc les nouvelles idoles du jour? demanda Mme de Tramont.-La femme la plus adorée, la plus peinte, la plus sculptée, la plus gravée, c'est une morte: Marie-Antoinette. Tout le monde lui a bâti dans son coeur une petite chapelle expiatoire; c'est qu'on a reconnu un peu tard que son seul crime avait été d'être une femme sous sa couronne de reine. Crime qu'elle racheta si noblement en restant une reine quand elle ne fut plus qu'une femme.-Oui, elle a laissé partout sa figure et sa marque. Celle qui sera la figure de la Charité au XIXe siècle, est tout entourée des meubles de Marie-Antoinette, qui sont, il faut le dire, les plus adorables bijoux qu'on ait travaillés dans aucun temps,-reliques royales.-Mais toutes les vraies princesses ne sont pas mortes. Combien qui sont l'inspiration, le charme et la grâce de leur temps! Il en est une qui sculpte avec le grand art des Italiens de la Renaissance; il en est une qui promène l'âme impériale et artiste de la Russie par tous les musées et tous les salons de l'Europe; il en est une qui le dimanche tient sa cour plénière, ayant encore, non pas des taches d'encre aux doigts, mais des taches de couleur sur sa blanche main, car elle peint comme un homme.» Une perle fausse passait. «Ah! par exemple, dit Mme de Tramont, elle s'est trompée de porte, cette fille rousse égarée à Londres et qui s'est retrouvée à Paris. Qui donc lui donne ses chevaux et ses cheveux? De beaux cheveux et de beaux chevaux?-Elle ne sait pas; c'est le luxe effréné des filles. Il en est plus d'un qui s'est ruiné pour elle, quoiqu'elle soit toujours ruinée. On aime ses passions comme ses enfants, plus que soi-même. Plus d'un homme se refuse un fiacre, qui donne un carrosse à sa maîtresse.» Passèrent deux femmes renommées pour leur figure et pour leur amitié. «Voilà, dit Parisis, «deux cocottes du meilleur monde» qui ont une cour et qui en abusent, qui ont ouvert un hôtel Rambouillet pour y parler la langue verte, mais, au demeurant, «les plus honnêtes femmes du monde.» Chez elles, tout s'évapore en fumée. Combien qui ne font pas parler d'elles comme cette pâle duchesse qui écoute là-bas, à travers les causeries de son entourage, des motifs du Trovatore, parce que la musique de Verdi lui rappelle ses crimes cachés; celle-là n'est même pas soupçonnée, on lui donnera le paradis sans confession.» Mme de Hauteroche se rappela l'Heure du Diable; elle eut une soudaine émotion qui se trahit sur sa figure; mais Parisis seul s'en aperçut. Pendant que la femme aux trente-deux perles éclatait de rire au passage d'une Américaine qui accentuait trop les modes, Parisis dit à la duchesse: «Voulez-vous prendre mon bras et faire le tour des mondes?» Elle obéit sans répondre, entraînée malgré elle. «Vous m'avez bien haï, n'est-ce pas? lui dit Parisis après un silence, en pressant contre lui la petite main de la duchesse.» Elle tressaillit. «Moi, poursuivit-il en penchant la tête pour parler dans l'oreille de la duchesse, je vous ai bien aimée.» Un second silence. «Je vous ai haï et je vous ai aimé, lui dit-elle, moi toute ma vie n'aura été qu'une heure. Je me croyais la femme du monde la plus vertueuse, je n'aspirais qu'aux oeuvres de charité, je ne croyais qu'à l'amour divin. J'ai trouvé avec vous l'amour de l'enfer; il m'a consumée. Je ne sais si cette pauvre Alice s'est repentie en mourant: le croirez-vous? moi je n'ai pas la force de me repentir. J'ai horreur de moi-même, mais je me retourne doucement vers mon crime et j'y reste abîmée.» Parisis regardait la duchesse: elle était pâle comme la mort, ses grands yeux flambaient, son coeur agitait son sein. «Vous avez voulu, lui dit-elle, savoir le secret de mon âme, vous le savez; maintenant, allons dire du mal des autres.» Parisis conduisit la duchesse dans son cercle, mais il ne resta pas avec Villeroy. Il avait vu non loin de là Mme de Fontaneilles. Quoiqu'il lui eût dit adieu, il ns put s'empêcher d'aller à elle. «Je vous avais vu et je vous attendais, lui dit-elle, je vous croyais déjà à Parisis.-Je pars à minuit.» Et il lui serra la main. «Et moi! reprit-elle avec un sentiment de passion mal déguisé, quoique sa soeur fût là, quand partirai-je pour Ems-la terre promise!» Ils tressaillirent tous les deux: une flamme invisible courut sur eux et les brûla. Ce fut à ce point que Mlle de Joyeuse, une vierge encore toute à Dieu, eut leur secret ce soir-là. *XXIII LA FATALITÉ Octave partit le lendemain matin par l'express pour Parisis. Quand il vit au loin dans l'après-midi se dessiner sur le ciel et sur les grands arbres les vieilles tours qui lui semblèrent prendre pour le regarder leur meilleure physionomie, il dit encore une fois: «Non! je n'irai pas à Ems.» Mais, pour le malheur de tout le monde, la fatalité voulait que le duc de Parisis allât à Ems. Quand il arriva à Parisis, la duchesse était en larmes; il la prit dans ses bras, la caressa doucement et lui demanda pourquoi elle pleurait. «Je pleure mon bonheur perdu, répondit-elle.-Tu es folle, Geneviève! Je te rapporte ton bonheur. Si tu savais comme je m'ennuyais à Paris! Mais tu sais bien que Paris vous retient de force par les mille raisons des choses, même quand on est attendu par une femme comme toi.-Ce n'est pas ce la qui me fait pleurer, reprit Geneviève en embrassant son mari; tu n'as donc pas vu le ministre avant de partir?-Non, j'ai vu l'Empereur.-Et l'Empereur ne t'a rien dit?-Il m'a beaucoup parlé d'Alexandre et de César.-Tu vas comprendre mes larmes!» Geneviève conduisit Octave dans le petit salon d'été. Il comprit tout de suite en voyant sur la table une grande enveloppe qui portait son nom sous le timbre du ministre des affaires étrangères. Il lut deux fois: «Ministère des affaires étrangères!» comme s'il avait peur de savoir la nouvelle. Et se parlant à lui-même: «A-t-on assez la fureur en France de ne pas parler français? Si je deviens ministre des affaires étrangères, on dira comme autrefois: ministre des affaires extérieures. Étrangères! qu'est-ce que cela veut dire? Étrangères à qui? Étrangères à quoi?» Geneviève s'impatientait: «Mais lis donc?» dit-elle. Octave prit le pli et lut. C'était sa nomination de ministre en Allemagne. La duchesse s'aperçut qu'il avait pâli. La pauvre femme ne pouvait comprendre pourquoi cette pâleur. Il avait pâli, voyant que la fatalité le rejetait vers Mme de Fontaneilles. Il fallait qu'il passât près d'Ems pour aller à sa légation. «Eh bien! dit-il à Geneviève, il n'y a pas de quoi te désoler, puisque aussi bien tu voulais me voir continuer ma carrière.» La duchesse interrogea son mari du regard. «Et sans doute, reprit-elle, tu vas partir tout de suite?» Le démon du mal avait déjà dicté la réponse de Parisis. «Oui, sauf à revenir bientôt te chercher.-Eh bien! non, mon ami! je veux partir avec vous.-Ma chère Geneviève, ce serait une folie; j'aimerais mieux donner ma démission. Je sens déjà trop que j'aimerai les enfants que tu me donneras, pour que tu les sacrifies en te sacrifiant toi-même.-Et si je meurs d'ennui ici?-Rassure-toi; je courrai là-bas pour montrer ma bonne volonté; mais à peine arrivé, je reviendrai en toute hâte ici.-Eh bien? ne parlons plus de cela. Tu dois mourir de faim?-Oui. Mais je ne t'ai pas encore mangée.» Et Parisis embrassa Geneviève sur les bras, sur les mains, sur le cou, sur les cheveux. Ce fut comme une âme de feu qui courut sur la jeune femme.-Oh! que c'est bon! dit-elle en respirant. Sitôt que tu n'es plus là, je me sens mourir: j'ai froid jusqu'au coeur. Un jour, si tu es trop longtemps sans revenir, tu me trouveras changée en statue de marbre.-A propos! tu sais que Monjoyeux fait toujours des siennes? Il vient d'exposer un groupe qui fait courir tout Paris; je veux qu'il fasse ton buste. Ce coquin-là donne la vie au marbre, on dirait qu'il le pétrit comme Dieu a pétri le monde, ou plutôt comme nos fermières pétrissent leur pâte. S'il fait un jour Galathée, elle descendra de son piédestal.-Mon ami, dit la duchesse, je ne veux être représentée en marbre que sur mon tombeau; si tu veux un portrait de moi, tu me feras peindre.-C'est une bonne idée, s'écria Octave: nous allons goûter ensemble sur le perron, après quoi j'enverrai une dépêche à Léo Ramée. Il viendra faire ici son ébauche pendant les huit jours que je vais passer avec toi; dans trois semaines, je le reprendrai à Paris pour revenir encore et il finira ton portrait avant notre départ.» Geneviève dit qu'elle ne le voulait pas: «Le temps que je poserai sera du temps perdu, je n'aurai pas le temps de te regarder, j'aime mieux être seule avec toi.-Tu ne connais pas Léo Ramée, on ne pose jamais devant lui quand il vous peint. Il a fait des Dianes et des Junons très ressemblantes: est-ce qu'elles ont jamais posé devant lui! Tu verras, toi, ma Diane et ma Junon, quelle belle chose il va faire avec cette figure divine. Tu as peur de ne pas être seule! Mais Léo Ramée est un brave coeur, il sera si heureux de nous voir heureux, que nous ne verrons pas qu'il est là. D'ailleurs, il est comme l'hirondelle, il porte bonheur à la maison.-Eh bien! écris-lui de venir.» Geneviève pensait qu'elle avait perdu la moitié de son bonheur le jour où son amie la marquise de Fontaneilles était venue lui demander l'hospitalité. Elle pensa aussi qu'un ami d'Octave troublerait peut-être à son tour cette fête intime de deux coeurs qui vivent des mêmes joies. Mais l'amour profond a des timidités enfantines, elle n'osa dire cela à son mari. «C'est égal, se dit-elle à elle-même, le proverbe arabe a peut-être raison: «Prends garde à ton meilleur ami, prends garde à ta meilleure amie, un atome fait ombre, l'amitié fait peur à l'amour.» Et, malgré elle, elle pensa à sa meilleure amie, la marquise de Fontaneilles. Mais Léo Ramée ne devait pas trahir l'amitié d'Octave, comme la marquise devait trahir l'amitié de Geneviève. Il vint à Parisis pour faire le portrait de la duchesse: il était encore dans toutes les joies de son triomphe à l'Institut. Arriver à l'Académie en cheveux blancs, c'est à la portée de tout le monde; mais y arriver dans l'auréole des cheveux blonds, c'est une bonne fortune. Léo Ramée ébaucha largement, dans la grande manière, le portrait de la duchesse. Déjà le quatrième jour, non seulement la figure sortait du chaos, mais l'âme même de la duchesse de Parisis rayonnait par les yeux et par le sourire. «Quelle belle chose tu vas faire là!» dit Parisis à son ami. Mais le lendemain, Léo Ramée était parti. «Il est donc fou!» s'écria Octave. Et il amena la duchesse devant le portrait. «Quel malheur! dit-il; il eût fait là un chef-d'oeuvre. Vois donc, Geneviève, quel adorable dessin et quelle charmante couleur! Tu ressembles à une déesse de Prudhon ou plutôt tu ressembles à toi-même.-Si ton ami est parti, dit la duchesse, c'est qu'il a désespéré de bien finir ce qu'il avait si bien commencé.» En effet, Léo Ramée avait trouvé la duchesse trop belle: la fièvre de l'amour l'avait saisi... Jusque-là, il avait idéalisé ses modèles d'atelier. Pour la première fois, la vraie beauté posait devant lui: il était vaincu par la nature et par l'amour. Il avait fui comme Joseph devant Putiphar, mais sans laisser son manteau, ne voulant pas avoir l'occasion de revenir. *XXIV LES ADIEUX Ce fut avec un déchirement de coeur que la duchesse vit s'éloigner Parisis. Elle l'accompagna jusqu'à la station. On était parti de bonne heure; elle attendit dans la calèche que le train se fût éloigné. Elle avait voulu revoir encore Parisis à la portière; elle agita longtemps son léger mouchoir, un mode d'adieu un peu démodé depuis que nous prenons la vie en riant. Quand elle rentra à Parisis, elle s'imagina qu'elle était dans la solitude depuis un siècle; si elle n'eût craint alors de ne plus arriver à temps, elle serait repartie pour rejoindre Octave. Elle monta dans sa chambre, tomba sur un fauteuil et se résigna. Le soleil venait jouer à ses pieds; il lui sembla d'abord que c'était une ironie; mais peu à peu la sérénité reprit son âme; elle s'accusa de manquer de courage; elle se réjouit à l'espérance qu'elle serait bientôt mère, et s'enorgueillit à la pensée que son mari serait bientôt ambassadeur. Mais Geneviève n'était pas de celles qui vivent du bonheur de demain; elle avait été si heureuse de vivre au jour le jour, qu'elle ne voulut pas s'accoutumer à la solitude. Elle décida énergiquement que, si Parisis ne venait pas la reprendre après quinze jours d'absence, elle partirait seule pour l'Allemagne avec Hyacinthe. Et comme son coeur débordait, elle prit une plume et écrivit à Octave. L'écriture est la vraie marque de l'amour. Quiconque n'aime pas, quiconque n'aime plus, ne tourmente pas la plume, parce qu'il ne trouve rien à dire. Mais les vrais amoureux sont terribles. Ils ont l'éloquence impitoyable de Sapho, de sainte Thérèse et de Lélia. On trouve dans leurs lettres le mot jailli du coeur comme d'une source vive; mais quel torrent de phrases perdues qui vont se jeter dans l'océan de la pensée! Or, je ne sais rien au monde de plus bête à certaines heures que l'océan, cette éternelle voix qui bégaye depuis la création du monde sans avoir rien dit, ce monstre sans conscience qui bat la terre sans savoir pourquoi. Voici comment écrivit Geneviève: «Quand je pense, mon cher Octave, que tout ce que je vais te dire arrivera à toi tout glacé sous la main de la poste français de la poste allemande, je m'arrête découragée. Tu me le disais un jour: les lettres qu'on envoie à cent lieues sont comme les duels qu'on remet au lendemain. Eh bien! je reprends mon courage; je sens qu'un coeur qui parle garde sa force pour parler loin. Je suis sûre que, quand tu ouvriras ma lettre, il s'en exhalera je ne sais quoi de mon âme qui ira droit à la tienne. Ah! mon Octave, je suis désolée de n'être pas partie avec toi: l'absence, c'est la mort. Tu as emporté mon coeur et je ne respire plus. «Que te dirai-je? Le château est désolé comme moi; jusqu'aux chansons d'Hyacinthe qui se changent en litanies. Ah! bien heureux ceux qui aiment et bien heureux ceux qui n'aiment pas. Ainsi Hyacinthe est triste de me voir triste, mais comme elle va et vient avec insouciance! Ne te désole pas de mon chagrin, ce n'est que le nuage du départ; j'aurai le courage de garder mes larmes. Je vais vivre dans l'espérance de te voir bientôt; non, je ne veux pas pleurer.» La duchesse pleurait. «Tu sais que je suis forte et que je puis dominer mon coeur. Reviens pourtant bien vite; d'ailleurs, prends-y garde, si tu tardais d'un jour, tu me trouverais mourante. «Je ne suis pas jalouse, mais prends garde; si tu prenais quelque goût aux Allemandes sentimentales; si tu disais un seul jour à une autre que tu l'aimes, je sentirais ici un coup de poignard dans mon coeur.» Pour tromper son chagrin, la duchesse écrivit plus de dix pages à son mari; mais elle se dit tout à coup: «Ce pauvre Octave! il faut que j'aie pitié de lui.» Voilà pourquoi elle ne lui envoya que la première page. Sur ces mots où elle disait: «Non, je ne veux pas pleurer,» elle laissa la trace de deux larmes. «-C'est mal, dit-elle, d'envoyer des larmes.» Mais elle ne refit pas cette page; il lui sembla qu'une lettre recopiée n'était plus une lettre d'amour. *XXV LE DÉMON DE L'ADULTÈRE Pour ne pas inquiéter la duchesse, qui n'aimait pas Paris, Octave lui avait dit qu'il partirait pour Nuits pour prendre le chemin de fer de l'Est. Dès qu'il fut à Nuits, il écrivit cette dépêche qu'il donna au télégraphe pour la marquise de Fontaneilles: «Midi. Je pars pour Ems. J'y serai après-demain. Je vous saluerai à l'hôtel d'Angleterre ou à l'hôtel de Russie. «PARISIS.» Dès que la dépêche fut partie, Octave comprit son imprudence; non qu'il s'inquiétât d'avoir donné son nom aux hommes du télégraphe, mais le marquis de Fontaneilles pouvait arriver de Londres tout juste pour recevoir la dépêche. «Alea jacta est!» s'écria-t-il. Et il n'y pensa plus. La dépêche arriva dans les blanches mains de Mme de Fontaneilles, le marquis n'étant pas revenu de Londres. Elle la lut vingt fois, parce qu'elle y vit la marque de sa destinée. «Et moi aussi, je serai à Ems après-demain, dit-elle en écoutant battre son coeur.» Elle entendit la voix de Mlle de Joyeuse, qui montait l'escalier. Elle chercha une allumette pour brûler la dépêche, mais, ne trouvant pas de feu sous sa main, elle la déchira et la jeta dans l'âtre, se promettant de la brûler plus tard. «Ma chère belle, dit-elle à sa soeur, nous partirons ce soir pour le Rhin. Es-tu contente?-Plus joyeuse que jamais, dit la jeune fille qui avait l'habitude de jouer sur son nom quand elle était heureuse.-Tu sais, reprit Mme de Fontaneilles, que nous nous arrêterons à Nancy chez la chanoinesse, mais pour quelques heures seulement. Je te donnerai une robe de dentelle qui fera bien des jalouses à Ems, car on se fait belle là-bas! On partit le soir; à Nancy on manqua le train; un accident en vue d'Heidelberg retarda encore les voyageuses; si bien qu'on n'arriva pas le surlendemain à Ems comme on se l'était promis. La marquise piétinait d'impatience comme une femme qui ne veut pas obéir aux événements. Mlle de Joyeuse, qui était très babillarde, remarqua que sa soeur était devenue bien silencieuse. C'est que Mme Fontaneilles était dominée par une seule pensée qu'elle ne disait pas; elle dessinait d'avance dans son imagination toutes les scènes de son entrevue avec Octave. Elle se demandait comment elle échapperait à la vigilance de Mlle de Joyeuse. N'y avait-il pas mille manières de tromper tout le monde? on rencontrerait Octave par hasard; on s'étonnerait beaucoup de part et d'autre, il serait là retenu pour attendre des ordres du ministre; rien ne s'opposait à ce qu'on passât une journée ensemble, sinon dans le même hôtel, du moins dans la même calèche et à la même table. La nuit venue, Mlle de Joyeuse, qui avait encore le sommeil des enfants, s'endormirait bien vite; Mme de Fontaneilles écrirait des lettres dans la chambre voisine; ne voyant plus de lumière, sa soeur la croirait couchée, pendant que, toute éperdue, elle serait chez Octave, donnant son coeur, donnant son âme, donnant sa vie; heure adorable et terrible que les femmes appellent l'heure du sacrifice. Mme de Fontaneilles était partie à huit heures du soir par l'express de l'Est. A neuf heures, le marquis arrivait de Londres par l'express du Nord. Il était si hautain et si fier que nul dans sa maison n'osait lui adresser la parole. Il entra silencieusement et monta droit à la chambre de sa femme. Au moment où il allait entrer, la femme de chambre se hasarda à lui dire que la marquise était partie. M. de Fontaneilles ne put retenir un mouvement de colère. «Partie! Et depuis quand?-Ce soir même.-Avec sa soeur?-Oui, monsieur le marquis. Madame à écrit à Monsieur. Je l'ai conduite à la gare de Strasbourg. Madame doit s'arrêter à Nancy.-Est-ce qu'elle toussait toujours?-Pas du tout, monsieur le marquis.» Le marquis entra dans la chambre et referma la porte violemment. Son oeil jaloux courut partout sur le lit, sur les meubles, sur le tapis. Il déposa sur le petit secrétaire le bougeoir qu'il avait à la main. «Elle m'avait écrit, dit-il. Mais sa lettre ne me reviendra que dans deux jours.» Mme de Fontaneilles avait laissé la clef de son secrétaire comme une femme qui n'a pas de secret: le marquis l'ouvrit et n'y trouva que des lettres de femmes. «Suis-je assez fou, dit-il, en voyant dans la psyché ses cheveux en désordre, sa pâleur, ses traits contractés. Ma femme va à Ems avec sa soeur, quoi de plus naturel, puisque c'était convenu; puisque c'est par ordonnance du médecin?» Mais la jalousie tenaille le coeur des jaloux; il n'en était qu'à ses premières tortures. Voyant quelques chiffons dans la cheminée, le marquis y courut et les saisit. Il découvrit du premier regard un lambeau de dépêche télégraphique. «J'ai trouvé,» dit-il avec une joie mortelle. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour retrouver les autres lambeaux: c'était l'appel de Parisis à la marquise. M. de Fontaneilles faillit tomber à la renverse. Il éclata dans sa fureur et brisa la psyché. La pendule sonnait dix heures. «Si je n'arrivais!» dit-il. On peindra mal toutes ses angoisses; il adorait sa femme sans le lui dire jamais, comme si son amour eût paru une humiliation. «Ce Parisis, cria-t-il d'une voix sourde, je l'ai toujours haï!» Il alla dans sa chambre, qui n'était séparée de celle de la marquise que par une petite bibliothèque intime où ne se montraient guère que des livres de religion. Dans sa chambre, sur une table où il n'y avait que des armes, il prit tour à tour un revolver, un poignard, des pistolets, un couteau malais. «Malheur! malheur! s'écria-t-il. Si j'arrive trop tard, je les tuerai tous les deux. Si je n'arrive pas trop tard...» Il retint sa phrase pour laisser tomber ce mot froid comme l'acier: «Je te tuerai, Parisis!» Et après un silence: «Et que ferai-je de cette femme?» *XXVI NÉE POUR AIMER, NÉE POUR SOUFFRIR Le marquis de Fontaneilles se fût vengé de son malheur sur tout le monde, tant la haine éclatait en lui. Il eut la cruauté, que dis-je? la lâcheté d'aller lui-même au télégraphe pour envoyer cette dépêche à la duchesse de Parisis: «Madame la duchesse de Parisis est avertie par le marquis de Fontanes que M. de Parisis et madame de Fontanes ne l'attendent pas la nuit prochaine à Ems, hôtel d'Angleterre ou hôtel de Russie. «FONTANEILLES.» Il était minuit quand Geneviève reçut cette étrange et horrible dépêche. Elle comprit bien que Fontanes voulait dire Fontaneilles. La jalousie, qui n'était pas aveugle cette fois, lui dessilla les yeux. «Ah! mon coeur! dit-elle, ne trouvant plus d'air à respirer, je pressentais bien cela. Cette femme t'a frappée à mort dans ton bonheur.» Elle appela Hyacinthe. «Hyacinthe, lui dit-elle, je vais mourir.-Mourir! s'écria Hyacinthe en la soulevant dans ses bras, car la pauvre femme était évanouie.-Non! dit Geneviève en se ranimant, je veux aller à Ems, je veux sauver mon bonheur.» Elle conta tout à Hyacinthe. «Oui, dit la jeune fille, il faut partir, et je veux partir avec vous.» Une heure après, les deux femmes étaient à Tonnerre, où elles prenaient l'express pour Paris. Le soir, Geneviève partit par le train de Cologne, sans rencontrer le marquis de Fontaneilles, qui partait en même temps. Qui peindrait jamais les angoisses de cette pauvre femme,-cette pauvre mère déjà, qui risquait son enfant pour son mari? Il n'y a que celles qui ont été trahies dans les joies de leur amour qui comprendront ces horribles douleurs. Hyacinthe tentait de consoler la duchesse. «Non, non, disait Geneviève, je suis comme ma mère: née pour aimer, née pour souffrir!» A Cologne, la duchesse se sépara de Hyacinthe, quelles que fussent les prières de la jeune fille. «Non, Hyacinthe, je veux arriver à Ems toute seule et mystérieusement. Allez m'attendre à Parisis-vivante ou morte.» *XXVII TOURNE-SOL ET LA TACITURNE Cependant Parisis était arrivé seul à Ems par une de ces éclatantes journées de mai, qui font croire à l'amour ceux-là mêmes qui ne sont pas amoureux. A la gare de Coblentz, Parisis avait rencontré Mlle Tourne-Sol et la Taciturne, qui allaient tenter la fortune sur la rive étrangère. Il les avait à peine saluées de la main, ne voulant pas refaire leur connaissance, se croyant devenu un homme tout à fait sérieux par son titre de mari et par son titre de ministre; mais à Ems, il s'aperçut, cinq minutes après son arrivée, qu'elles étaient, comme lui, descendues à Englischer-Hof. Il pensa aller retenir sur la promenade un autre appartement. Il ne voulait pas être en pays-de connaissances-pour recevoir la marquise de Fontaneilles. Mais il ne trouva pas mieux que l'hôtel d'Angleterre. En effet, l'appartement était vaste et il avait deux entrées. Et d'ailleurs Octave n'avait-il pas écrit à Mme de Fontaneilles qu'il l'attendait à l'hôtel d'Angleterre ou à l'hôtel de Russie? Or, à l'hôtel de Russie, il n'y avait rien à louer, hormis sous les toits. Parisis essaya d'abord de vivre renfermé; il demanda à déjeuner; mais cela lui parut si triste de tenir compagnie aux gravures allemandes qui ornaient son salon de passage, qu'il ne put résister au plaisir d'aller déjeuner au soleil, devant la Conversation, comme il faisait à Bade,-comme on fait à Ems. «A la bonne heure, dit-il en écoutant la chanson du vin du Rhin tombant dans son verre, on peut déjeuner ici gaiement.» Mais à peine lui avait-on servi un filet de chevreuil aux confitures de groseilles, que Tourne-Sol et la Taciturne vinrent se pencher au-dessus de lui. «Eh bien! voilà comme tu déjeunes sans nous, toi!» Elles étaient de si belle humeur, elles répandaient un si doux parfum de Paris, qu'un peu plus Octave leur disait de s'asseoir. Mais il les maintint debout, presque à distance, par ce simple mot: «Chut! j'attends la reine de Prusse.» Les deux demi-comédiennes s'envolèrent comme deux oiseaux. Mais elles n'allèrent pas loin; elles s'abattirent sous la prochaine branche et firent tout haut un menu franco-allemand des plus imprévus. Par exemple, elles demandèrent du vin de Champagne du Rhin; Octave ne fut pas peu surpris de voir qu'elles étaient plus savantes que lui sur ce sujet, puisqu'en effet on leur apporta du vin de Champagne du Rhin, un vin mousseux avec je ne sais quoi de sauvage dans le bouquet. Parisis, tout en gardant sa sévérité, ne pouvait s'empêcher de songer un peu à ces bonnes années de sa vie où il vivait sans préjugés et sans soucis, ne craignant de s'attabler en plein soleil avec des comédiennes: Mais la vie ne se passe pas à déjeuner;-bien mieux, les hommes sérieux ne déjeunent pas,-hormis en voyage. Cependant Mlle Tourne-Sol et la Taciturne, voyant que la reine de Prusse n'arrivait pas, se hasardèrent à envoyer une coupe pleine à Octave. Il ne fit pas de façons pour boire avec elles. Il regarda la coupe où pétillait le vin du Rhin mousseux et y trempa ses lèvres avec un sentiment de mélancolie. C'est que, sans le savoir, il buvait à la dernière coupe de sa jeunesse. Il rentra chez lui sans avoir renoué conversation avec ces demoiselles. «Après tout, dit-il, la vraie sagesse, c'est la folie; ne ferais-je pas mieux de passer gaiement une heure avec ces deux toquées que de m'aventurer plus loin dans cette passion qui me fait peur?-moi qui n'ai jamais eu peur!» L'immoralité qui rit est à moitié pardonnée; le seul péché sérieux, c'est l'immoralité sérieuse. Prendre une fille qui passe, c'est chasser sur ses terres; prendre la femme d'autrui, c'est voler une famille. Ces idées traversaient l'esprit du duc de Parisis. «Et pourtant, dit-il, si jamais quelqu'un s'avisait de songer même à aimer Geneviève!» C'était la première fois qu'il se sentait jaloux. S'il eût été temps encore, peut-être eût-il envoyé une dépêche à Mme de Fontaneilles pour lui dire qu'il était forcé de quitter Ems à l'heure même. Mais il réfléchit que la marquise avait dû partir de Paris la veille. Et puis cet obstiné désir de prendre sa part dans la vie de toutes les femmes, l'aveugla encore. Il se raffermit dans sa nature en disant le vers de Byron; «L'amour est un fruit qu'il faut cueillir au risque de casser la branche.» Il écrivit à la duchesse. Combien d'hommes divers dans un homme, combien de sentiments opposés dans un coeur. Il attendait le soir la marquise de Fontaneilles et il écrivit une lettre tendrement amoureuse à sa femme. Les poètes à symboles ne marqueraient pas de dire que l'adultère ricanait devant l'amour conjugal. Voici la lettre: «Ma Geneviève, «Comme je suis loin de toi! j'ai beau me dire que tu es là dans mon coeur, dans mon esprit, dans mon âme: j'ai beau voir apparaître à toute minute ton admirable figure, je me sens triste; il me semble que je suis séparé de toi par un monde et par un siècle! C'est que tu m'as gâté; c'est que j'ai vécu de ton amour. Tu sais que tu m'as fait croire aux anges avant de croire à Dieu. Ah! ma chère Geneviève, pourquoi faut-il que l'homme soit quelque chose dans la vie? Si l'ambition allait m'exiler du bonheur! N'est-ce donc la sagesse de vivre avec toi à Parisis, dans l'oubli du monde, étouffant ma pensée sous la gerbe odorante de tes cheveux! Tes blonds cheveux, voilà la la vraie moisson, la moisson d'or. Le reste ne vaut pas la peine d'y aller. «C'est égal, je te jure que je ne m'éterniserai pas à représenter mon souverain dans les capitales. Je ne veux vivre que pour toi, ce sera vivre pour moi. «Adieu, ma douce adorée. Je rêve que tu viens t'incliner pendant que j'écris, pour me surprendre par un de ces divins baisers qui font refleurir mon front. Je me retourne, mais, hélas! tu n'es pas là! Et pourtant, il me semble que j'ai senti tes lèvres.» «PARISIS.» *XXVIII. LA FEMME VOILÉE Et là-dessus, le duc de Parisis monta à cheval et suivit la route d'Ehrenbreistein, tout en se rappelant les promenades de lord Byron sur ces belles rives du Rhin où les deux grandes figures poétiques de la Révolution-Hoche et Marceau-ont trouvé leur tombe héroïque. On pourrait y mettre pour épitaphe les paroles de Childe-Harold: «Brave et glorieuse fut leur jeune carrière, ils furent pleures par deux armées, celle qu'ils commandaient et celle qu'ils combattaient.»-Ah! dit Parisis, bien heureux celui qui meurt jeune,-plein de jours, -pour une grande pensée dans une grande action! C'est ainsi que je voudrais mourir.» Le soleil allait se coucher dans un lit de pourpre,-éternelle formule des poètes qui s'obstinent à croire que le soleil est toujours la lampe d'or de la terre;-le crépuscule répandait ses mélancolies. Octave admirait ses paysages grandioses qu'il voulait vainement comparer à ceux de Parisis, où il avait accentué les sites sauvages. Il pensa à la duchesse et au doux horizon du parc où sans doute elle se promenait à cette heure. Tout à coup, un nuage de fumée appela ses regards et sa pensée. C'était le train du soir qui amenait de Coblentz les voyageurs venant à Ems. «Déjà!» dit-il. Il s'imagina que la marquise de Fontaneilles arrivait alors; il rebroussa chemin, donna un coup d'éperon et rentra au galop à l'hôtel d'Angleterre. C'était le moment où les voyageurs arrivaient eux-mêmes; il ne doutait pas que la marquise n'apparût tout à coup; mais trois calèches survinrent avec des étrangers, sans qu'il reconnût Mme de Fontaneilles. «Pourquoi? se demanda-il. C'était pourtant bien aujourd'hui; elle a dû partir hier soir, elle avait dit qu'elle s'arrêterait à Coblentz pour n'arriver ici que la nuit. N'est-elle donc pas partie!» Il avait commandé à dîner à l'hôtel; mais il ne toucha pas plus au dîner qu'il n'avait touché au déjeuner. Il alla dîner à sa table du matin sous les arbres du Casino. Mlle Tournesol et la Taciturne étaient aussi à leur table, elles avaient prolongé leur dîner, parce que Mlle Fleur-de-Pêche était fraîchement débarquée apportant des nouvelles de la Maison d'Or. Quoique devenu étranger au monde doré, Parisis ouvrit ses oreilles sans avoir l'air d'écouter. Il apprit que le prince Bleu, qui se consolait avec Mlle Fleur-de-Pêche de la mort de Mme d'Antraygues, qu'il avait pleurée ostensiblement pour se donner des airs d'un homme à passions, était arrivé lui-même; mais il dînait à l'hôtel de Russie avec le duc H--, éperdument amoureux de Mlle Nimporteki et venant la surprendre à Ems. Le duc de Parisis demanda du feu à ces dames pour allumer une cigarette. Quand il dînait seul, il avait l'habitude de fumer dans les entr'actes. «Sans écouter aux portes, dit-il à Fleur-de-Pêche, j'ai compris que le prince était venu avec vous.-Oui. Il va être enchanté de vous trouver.-Est-ce qu'il n'y avait pas d'autres Parisiens dans le train?-Non, c'était le train du silence.» Et se reprenant: «Attendez donc, nous avons voyagé avec une dame voilée qui avait l'air d'aller à son enterrement, tant elle était vêtue de noir. Elle n'était ni dans le compartiment des des femmes, ni dans le compartiment des fumeurs, elle avait un coupé pour elle toute seule et sa confidente.» Fleur-de-Pêche se mit à rire. «Pourquoi riez-vous? dit Octave avec émotion.-Je ris, parce que le prince Bleu, qui aime à faire des folies, a voulu monter avec elle comme s'il se trompait de bonne foi. Mais c'est une femme sérieuse, il a eu beau faire pour voir la couleur de ses paroles: Impénétrable comme une statue.-Est-ce qu'elle est descendue aussi à l'hôtel d'Angleterre?-Je ne l'ai pas vue depuis Coblentz.» Octave ne douta pas que cette femme voilée ne fût la marquise de Fontaneilles. Il retourna à l'hôtel d'Angleterre et alla à l'hôtel de Russie, espérant la trouver, mais aucune femme voilée n'y avait paru. Il ne restait plus à Octave qu'à s'attabler au trente et quarante pour tuer le temps. *XXIX LES DEUX ATHÉES Ce soir-là, Parisis perdit vingt-cinq mille francs en s'obstinant à la noire. Et il ne jouait pas son grand jeu. «Allons, dit-il en se levant quand ce fut fini, il paraît que je suis heureux en amour. Tous les bonheurs se payent cher.» Il était irrité de sa déveine; il demanda un sorbet sous les arbres, à la belle étoile, tout en injuriant la rouge. Un philosophe allemand qu'il avait connu à Paris, au dîner du Commandeur, vint s'asseoir à sa table. «Eh bien! monsieur le duc, vous avez perdu de belles batailles ce soir?-Oui, expliquez-moi pourquoi un homme qui joue si bien est battu par les cartes. Je commence à croire à la malice des choses plus qu'à la malice des hommes.-Et vous avez peut-être raison. Et pour commencer par le commencement, croyez-vous à Dieu?-Non. Et vous?-Moi, je crois à Dieu.-C'est étonnant, dit Parisis en regardant son philosophe, en France vous êtes athée, et en Allemagne vous êtes déiste?-J'ai changé d'opinion; un peu de philosophie éloigne de Dieu, beaucoup y ramène.-Voulez-vous prendre un sorbet?-Non, un verre de kirsch. Je suis de mon pays.-Et où voyez-vous Dieu?-Partout. Dans ce beau ciel étoile, qui est comme la couverture historiée du livre des mondes; sur cette terre, qui n'est que l'ébauche de l'oeuvre de Dieu. Que dis-je? Je le vois même en vous qui le niez.» Un chien passait, qui s'arrêta, lui aussi, devant la table. «Voyez-vous Dieu dans cette bête?-Oui.-Alors ce chien a une âme, une parcelle de la divine intelligence?-Oui, il a une âme matérielle.-Je vous vois venir; vous donnez une âme aux bêtes et une âme aux gens; vous voulez que la première soit mortelle et la seconde immortelle. Croyez-vous donc qu'il y ait bien loin de l'âme du chien qui rêve sans nous écouter, à l'âme de notre voisin qui nous écoute en buvant de la bière et qui ne nous comprend pas? Croyez-vous que le chien ne raisonne pas aussi profondément que ce buveur de bière quand, à la chasse, il rapporte la perdrix à son maître? Pourquoi la rapporte-t-il, lui qui aime le gibier,-au bout du fusil?-C'est qu'il a le sentiment du bien et du mal. Pas un coup de dent, lui qui a faim, c'est stoïque! Mon cher savant, il ne manque à ce chien que de faire un cours à vos universités allemandes pour réduire ces raisonnements en syllogismes.-Peut-être, dit le savant devenu plus pensif, chaque pas qu'on fait dans la science est un pas dans l'abîme.-Voyez-vous, reprit Parisis, quand j'ouvre Malebranche, je suis effrayé de ces lignes: «Les bêtes perdent tout à la mort; elles ont été innocentes et malheureuses, mais il «n'y a point de récompenses qui les attende.» Ainsi, Dieu n'existe pas, puisqu'il n'est pas juste. A quoi servira-t-il au perdreau d'avoir été assassiné et mangé par moi? L'univers n'est qu'un vaste tombeau où s'éteint l'âme des hommes comme l'âme des bêtes.-L'univers est une vaste résurrection, parce que la vie est dans la mort comme la mort est dans la vie.-Et pourquoi passerions-nous dans un autre monde? Le nôtre est admirable; celui qui n'y trouve pas son idéal est un sot ou un rêveur. Mon idéal, je l'ai toujours saisi. Quoi de plus beau que la nature en fête? quoi de plus beau qu'un cheval de race? quoi de plus beau qu'une belle femme? quoi de plus beau que le ciel du soleil ou le ciel des étoiles? Si j'avais une prière à faire à Dieu, ce serait de me faire revivre dans ce monde-ci.» Parisis ajouta en raillant: «D'autant que l'autre n'existe pas -Monsieur le duc, dit le savant, ce monde-ci n'est que l'ébauche de notre destinée.» Octave se leva: «Adieu, mon cher savant, c'est assez bâtir sur sable. Rappelons-nous le mot de Gassendi: «Les philosophes qui parlent de l'âme sont confine ces voyageurs qui racontent ce qui se passe dans le sérail, parce qu'ils ont traversé Constantinople.»-Oui, mais si on parle du sérail, c'est que le sérail existe.-Ah! vous êtes entêtés, vous autres Allemands.» Quand Octave fut seul, il leva les yeux vers les millions d'étoiles qui lui parlaient de l'infini. «Et pourtant, dit-il avec un mouvement d'enthousiasme, je serais si heureux si je pouvais croire en Dieu.» Une femme se jeta à sa rencontre. Il reconnut la marquise de Fontaneilles. «Enfin! s'écria-t-il.-Oui, c'est moi, lui dit-elle en lui serrant la main et en appuyant son front rougissant contre lui. Mais chut! ma soeur est là qui marche en avant vers l'hôtel. Nous sommes arrivées tout à l'heure. Nous avons pris un appartement près du vôtre, mais nous sommes en voisinage d'un personnage prussien qui partira demain. Donc, à demain.» Parisis voulut retenir la marquise. «Mais qui vous empêchera de venir ce soir causer avec moi!-Causer avec vous! Je ne sais pas causer à deux.» La marquise le regarda avec une expression voluptueuse: «Non! demain.» Et elle courut rejoindre sa soeur. Il a fallu que Louis XIV aimât Montespan pour comprendre tout le charme divin de La Vallière, comme s'il fallait voir l'ange à travers le démon. Ce fut un peu le sentiment qui s'empara de Parisis quand il pensa à Geneviève après avoir dévoré d'un oeil ardent Mme de Fontaneilles, comme s'il prenait déjà une part des ivresses promises. L'image mélancolique de Geneviève amena l'image désolée de Violette,-puis celle de Mme d'Antraygues,-puis celle de Mme de Revilly,-puis celles de tant d'autres qui avaient payé cher les heures d'amour passées avec Parisis. Ce fut la vision de Louis XIV, qui, près de mourir, vit apparaître tout éplorées les vingt femmes qu'il avait aimées et qu'il avait condamnées à toutes les misères, au repentir, au désespoir, à la mort: Marie de Mancini, Henriette d'Angleterre, La Vallière, Fontanges, Montespan, dont le cri de douleur retentira au delà des siècles. «Pauvres femmes! dit Parisis en voyant passer dans son souvenir toutes celles qui l'avaient aimé.-Après cela, reprit-il philosophiquement, bien heureuses celles qui meurent jeunes! Mourir jeune, dans la joie ou l'angoisse de l'amour, c'est aller au ciel-s'il y a quelqu'un là-haut!» *XXX. M. DE FONTANEILLES À Ems, M. de Fontaneilles descendit au Kursaal; mais dès que ses bagages furent dans son appartement, il alla à l'hôtel d'Angleterre avec son sac de nuit. Pourquoi ce sac de nuit? C'est qu'il portait à l'hôtel d'Angleterre ce qu'il avait de plus cher dans ses bagages:-ses pistolets,-son poignard espagnol,-son couteau malais. Il savait déjà, par le cocher qui l'avait conduit au Kursaal, que le duc de Parisis était à l'hôtel d'Angleterre. Octave était naturellement le lion du pays, par son grand nom, par son grand air et par son grand jeu. Le marquis demanda s'il restait quelque chose à louer au premier. On lui offrit deux chambres. Il arrivait à propos; celui qui les occupait, M. de Bismark, venait de partir pour Cologne. Il y avait trois portes sur le palier. M. de Fontaneilles entra chez lui par la porte du milieu. «C'est bien, pensa-t-il, je suis sûr d'être voisin de Parisis.» Il ne discuta pas sur le prix. Voyant une porte condamnée: «Où donne cette porte?-Sur le salon de M. le duc de Parisis, dit l'hôtelier, qui était fier d'avoir un duc français tout au début de la saison.-Et quel est mon autre voisin?-Deux dames françaises venues cette nuit qui n'ont pas encore donné leur nom.-C'est bien, murmura le marquis, j'ai mis le pied dans le nid de vipères.» Il dit tout haut: «Je laisse mon sac de nuit. Tenez, voilà mon nom.» Il donna la carte d'un marchand anglais qu'il avait gardée par mégarde: WILLIAMS COOLIDGE Mark-Lane, London. Il enferma son sac de nuit et retourna au Kursaal. Il ne reparut pas de la matinée. Mais vers trois heures, il demanda sa clef, une bouteille de kirsch, une plume et de l'encre, disant qu'il avait à écrire et priant qu'on le laissât en paix. On le trouvait fort original et fort sombre; mais un Anglais! Quand il fut seul, il parcourut l'appartement pour s'assurer que nul ne le pouvait voir, après quoi il tira de sa poche un marteau, une lime et un rossignol. Il venait d'apprendre que Parisis était monté en voiture, à deux heures, avec une dame voilée, accompagnée d'une jeune fille, pour aller se promener à la maison de chasse d'Oberlahnstein. Le marquis s'avouait qu'il était arrivé trop tard; il ne doutait pas que la trahison ne fût consommée, il n'avait plus d'âme que pour la vengeance. Tel était son aveuglement, qu'après avoir examiné la porte condamnée, il ne craignit pas de décider qu'il fallait scier les charnières sans s'inquiéter du bruit qu'il ferait. Il se mit à l'oeuvre, croyant que Parisis et sa femme ne rentreraient qu'à l'heure du dîner. Le temps fut plus long qu'il n'avait cru; mais, armé de sa vengeance, il ne se reposa pas une minute. Au bout d'une heure, c'était fini. «Et maintenant, dit-il, cela ne m'empêchera pas de crocheter la serrure, pour faire moins de bruit; mais, quoi qu'il en soit, je suis sûr de les surprendre-et de les tuer!» Disant ces mots, il s'agenouilla et pria Dieu. Voilà pourquoi Dieu pardonne souvent à ceux qui ne le prient pas. *XXXI PROPOS PERDUS Fleur-de-Pêche, Tourne-Sol et la Taciturne s'arrêtèrent vers deux heures sur le pont, pour voir passer au loin le duc de Parisis qui emmenait deux dames en promenade, la marquise de Fontaneilles et Mlle Clotilde de Joyeuse. «Oh! oh! dit Tourne-Sol, on nous enlève Parisis; c'est dommage, j'espérais qu'il jouerait pour moi. Dieu des décavés, ora pro nobis!-Ces princesses, dit Fleur-de-Pêche, n'ont-elles pas tous les privilèges? Elles vont à la cour, ce qui ne les empêche pas de venir nous prendre nos hommes jusque sur les tapis verts. N'est-ce pas, la Taciturne?-Question d'argent, dit celle-ci avec son indolence accoutumée.-Mais non, ce n'est pas une question d'argent; c'est une question de principes. Décidément, je finirai par le mariage. Je veux, moi aussi, aller partout.-Mais quand tu seras mariée, nous ne te recevrons plus.-Je m'en consolerai. Je prendrai ces grands airs que donnent l'hyménée et la vertu. Voyez ces dames: nous avons beau faire, elles ont un art de pencher la tête, des mouvements de cygne et de roseau que je ne puis pas attraper.-Est-il heureux, ce Parisis! car il est toujours dans les deux mondes, celui-là: il dîne de la messe et soupe du théâtre.-Mais non, ma chère, il est devenu un saint. Il nous parle encore, mais nous n'en ferons plus rien. Ni oui ni non, dit la Taciturne.-Quand je pense qu'il n'y a pas ici un seul Russe pour me venger de la rouge! reprit Tournesol. Encore si la Taciturne était plus expansive, elle séduirait son voisin un jouvenceau.-Oui, mais je suis désarmée.-Il est cousu d'or, demande au prince Bleu.-J'en accepte l'augure.» Le prince Bleu, qui montait à l'autre bout du pont, fut bientôt près de ces demoiselles. «Dites-moi, leur demanda-t-il, je ne puis pas rencontrer Parisis; il n'est pourtant pas parti?-Parti! Il n'y a qu'un instant, il passait en calèche avec deux dames.-Est ce que sa femme est ici?-Chut! n'entrons pas dans la vie privée.» Le prince Bleu, après avoir promis de présenter le voisin de la Taciturne, un jeune Russe qui voulait entrer à Paris par la porte d'Enfer, alla, pour la seconde fois, à l'hôtel d'Angleterre, questionner l'hôtelier sur Parisis. Etait-il venu seul? Quelles étaient les dames qu'il promenait? Reviendrait-il de bonne heure? «M. le duc est venu seul, dit l'hôtelier; mais je crois bien qu'il connaît les deux dames qui sont arrivées cette nuit.-Pouvez-vous me dire le nom de ces dames?-Oui, je viens de les inscrire: c'est si je me souviens bien, la marquise de Fontaneilles et sa soeur, Mlle de la Gaieté.-Vous voulez dire Mlle de Joyeuse. -Ah! oui, dit l'hôtelier, qui pensait en allemand; je traduisais mal.» Le prince s'éloigna. «Que diable tout ce monde-là fait-il ici?» Il rencontra Monjoyeux: «Vous ici! par quel miracle?» Monjoyeux arrivait en toute hâte de Paris, parce qu'un modèle-la soeur de la femme de chambre de Mme de Fontaneilles-lui avait appris l'histoire du rendez-vous à Ems et le départ du marquis. Il était parti lui-même, pressentant un malheur. Monjoyeux n'avait qu'un ami: il veillait sur lui. Il ne voulut rien dire au prince, craignant que cet évaporé ne mît le feu aux poudres. Le duc de Parisis rentra à l'hôtel d'Angleterre à onze heures, avec la marquise de Fontaneilles et Mlle de Joyeuse. Il avait dîné avec elles dans une villa voisine. Le duc et la marquise ne s'étaient pas dit un mot d'amour, mais quelle adorable causerie des yeux! A l'hôtel, Octave serrant la main de Mme de Fontaneilles, avait dit tout haut: A demain, pour Mlle de Joyeuse, mais il avait dit tout bas: A minuit. Et il était sorti pour passer l'heure d'attente à la salle de jeu. *XXXII OU ÉTAIT LA DUCHESSE DEPARISIS? Elle était arrivée à la station d'Ems à une heure; elle s'était logée tout à côté en donnant un nom quelconque; elle s'était bientôt hasardée dans les promenades qui bordent la rivière, mais se dérobant à chaque instant pour n'être pas reconnue. Elle avait bientôt vu ce qu'elle brûlait de voir, ce qu'elle n'aurait pas voulu voir: Parisis se promenant avec Mme de Fontaneilles et Mlle de Joyeuse. La jeune fille n'était pas pour les amoureux un témoin bien embarrassant, car elle courait les buissons et ne s'occupait ni de leurs oeillades ni de leurs causeries. Au détour d'une allée, comme Geneviève s'était approchée, emportée malgré elle, elle avait vu Parisis qui saisissait la marquise par la ceinture pour l'embrasser en plein soleil. «Ah! c'est un coup de poignard,» dit-elle en portant la main à son coeur. Elle voulut se montrer, mais elle eut le courage de se contenir et de s'en aller, craignant un éclat public, car des promeneurs s'étaient approchés. Elle était rentrée en proie à mille desseins contraires. «J'en mourrai,» disait-elle à chaque instant. Et elle avait écrit plusieurs lettres à son mari, à la marquise, à Mlle Hyacinthe; mais ces lettres, on les retrouva inachevées le lendemain. Le soir, Geneviève s'était décidée à aller à l'hôtel d'Angleterre. Comme elle passait devant le palais de la Conversation, elle avait rencontré Parisis qui venait de conduire Mme de Fontaneilles et qui revenait à la salle de jeu. Le nom d'Octave échappa aux lèvres de la duchesse, quoiqu'elle eût résolu d'arriver chez lui incognito. Parisis retourna la tête, très surpris de reconnaître la voix de Geneviève. Il lui saisit la main. «C'est toi?-Je sais que vous ne m'attendiez pas.-Comme je suis heureux de te retrouver!» Ce mot était si bien dit, que toute la jalousie de Geneviève tomba presque comme par enchantement. Mais elle se rappela le baiser à la promenade. «Et la marquise? dit-elle,-La marquise, elle devient folle, répondit Parisis, elle est ici, elle ne sait pourquoi. Elle dit pour sa poitrine, moi je dis pour son coeur. Je l'ai promenée aujourd'hui avec sa soeur, pour lui faire des remontrances.-En l'embrassant?-Oui, comme un bon prédicateur que je suis: je ne veux pas la mort du pécheur.» On sait que Parisis avait par excellence l'art de conjurer toutes les tempêtes de l'amour. Il n'avait peur de rien, parce qu'il était fertile en ressources: tromper, toujours tromper, c'était son jeu. Geneviève le trouva si calme, si souriant, si amoureux, qu'elle ne voulut plus lui parler de Mme de Fontaneilles; elle pensa que le marquis avait été aveuglé par la jalousie, et qu'entre son mari et la marquise il n'y avait eu qu'une simple rencontre de hasard à Ems. La duchesse eut pourtant le courage, en entrant à l'hôtel d'Angleterre, de demander à Parisis pourquoi il se hâtait si lentement d'aller à son poste. «Tu sais, ma chère amie, lui répondit-il, que j'ai gardé quelques-unes de mes mauvaises habitudes. J'aime toujours le jeu.» Et après un silence: «Mais j'aime bien mieux l'amour.» Et il prit Geneviève dans ses bras avec toute la douceur pénétrante de la véritable passion. Une des filles dé l'hôtel, qui avait vu les manèges de Parisis et de Mme de Fontaneilles, ne put s'empêcher de dire en voyant Octave si amoureux de sa femme: «Eh bien! Dieu merci, que va dire l'autre tout à l'heure!» Parisis avait voulu que Geneviève soupât. Peut-être espérait-il pouvoir s'échapper un instant pour avertir la marquise; mais Geneviève, qui n'avait pris depuis le matin que du thé et du café, ne voulut pas souper. Après avoir été toute à sa douleur, elle était toute à sa joie: elle embrassait Octave et le dévorait des yeux. Son bonheur, qu'elle croyait perdu, elle le retrouvait plus rayonnant. Que se passait-il dans le coeur d'Octave? S'il était inquiet, il cachait bien son inquiétude. «Tu sais que je vais me coucher, lui dit tout à coup Geneviève. Et moi donc, lui répondit-il.» Sur ce mot elle jeta ses gants sur le canapé, et décoiffa d'un revers de main son mari qui, sans doute, n'avait gardé son chapeau que pour pouvoir sortir encore. Geneviève qui, à Parisis comme à Champauvert, passait une heure le soir à se déshabiller, ne fut pas cinq minutes cette nuit-là, d'autant plus que Parisis y mit la main avec sa grâce accoutumée. Or, M. de Fontaneilles était à son poste; avec une vrille, il avait percé deux trous imperceptibles pour voir le spectacle. Mais contre son attente, on ne venait pas dans le salon, on restait à causer dans la chambre à coucher. *XXXIV L'HEURE D'AIMER La porte qui s'ouvrait de la chambre à coucher sur le salon était fermée. M. de Fontaneilles entendait vaguement un bruit de voix sans qu'une seule parole vînt à son oreille. Que se disait-on? Il écoutait avec anxiété, il regardait avec fureur le sillon de lumière qui passait sous la porte. «Oh! ma vengeance,» dit-il en se contenant. On causait toujours. Après une heure d'attente, la porte s'ouvrit. Octave seul passa dans le salon. Que venait-il y faire? il n'y apporta pas de lumière, mais la lumière de la chambre le suivit d'un pâle reflet. La chambre de la marquise de Fontaneilles avait une porte sur ce salon: Octave tentait-il de lui donner des nouvelles? La duchesse appela son mari. Octave retourna dans la chambre sans refermer la porte. Alors M. de Fontaneilles vit, à demi masquée par Octave, une femme qui le pressait amoureusement sur son sein. Le marquis rugit. Il avait entendu cette parole-ce cri d'un coeur éperdu: «Ah! si tu savais comme je t'aime!»-«Elle ne m'a jamais dit cela!» dit-il en étouffant sa voix. Il regardait toujours. Octave commença à déshabiller Geneviève avec sa grâce accoutumée. Et, tout en la déshabillant, il lui baisait les cheveux, il lui baisait le cou, il lui baisait les bras. M. de Fontaneilles voyait mal, mais il voyait trop. Et quand la robe tomba, Octave prit doucement Geneviève et la porta sur le lit avec les paroles les plus amoureuses. «Il me semble qu'il y a un siècle!» dit-elle. Parisis alla fermer la porte ouverte sur le salon. Cette fois, le marquis ne vit plus rien et n'entendit plus rien. Sa curiosité fébrile le clouait encore à la porte condamnée. Tout à coup, il arracha cette porte. Il saisit le poignard, -il avait le revolver dans sa poche,-il se précipita dans la chambre à coucher. -Tout aveuglé et tout éperdu il frappa. Octave se défendit mal, parce qu'il fut surpris se déshabillant. Quoique la femme fût presque nue, elle se jeta hors du lit pour se précipiter au-devant du furieux, comme pour préserver Parisis. En se jetant hors du lit, elle renversa le candélabre, les bougies s'éteignirent. Mais M. de Fontaneilles, voyant une forme blanche devant lui: «Toi aussi, je te tuerai!» dit-il en rugissant comme une bête fauve. Il avait déjà blessé Parisis. Avant que Parisis se fût jeté entre l'assassin et sa femme, l'assassin eut le temps de frapper. Et il frappa au coeur. Geneviève poussa un cri: «Octave, je meurs! je meurs!» M. de Fontaneilles n'était pas assouvi; pendant que sa femme entraînait Parisis qui l'avait prise dans ses bras, le marquis frappa encore. Parisis cria avec l'effroi de toutes les douleurs: «Geneviève! Geneviève!» Frappé au côté, ne s'inquiétant que de sa femme, qui tombait à moitié morte dans ses bras, il n'avait pas reconnu M. de Fontaneilles, il ne comprenait rien à cet assassinat. A ce cri d'Octave appelant Geneviève, M. de Fontaneillés eut peur. Déjà quand Geneviève avait dit: -Octave, je meurs!-, il avait pensé que sa femme parlait à son amant en déguisant sa voix. Il courut dans sa chambre et revint avec une bougie. Il vit la duchesse de Parisis mourante, mais s'agitant encore sous les baisers et sous les cris d'Octave. Alors il s'enfuit épouvanté, laissant tomber son poignard. Octave venait de tout voir et de tout deviner. Tout ensanglanté, il ramassa le poignard et courut sur le marquis. Il était effrayant: le visage livide, les traits contractés, les yeux injectés de stries sanglantes. Quand le marquis vit accourir Octave, il saisit un des deux pistolets qui étaient sur la table. «N'avancez pas, lui cria-t-il, n'avancez pas ou je vous tue.» Octave avança, et, frappant au bras M. de Fontaneilles, il détourna le coup. La balle alla trouer une boiserie et briser bruyamment un miroir dans la chambre voisine. C'était la chambre de Mme de Fontaneilles. Elle ne savait pas que Geneviève fût venue à Ems non plus que M. de Fontaneilles. A cette heure même, la marquise, aveuglée par son amour, se demandait pourquoi Octave ne lui faisait pas signe, puisqu'il avait été convenu qu'à minuit, pendant le premier sommeil de Mlle de Joyeuse, elle irait, de son pied léger, continuer sa causerie amoureuse avec Parisis. En attendant, elle se mirait et se trouvait belle. Elle avait les deux battements de coeur de celles qui attendent. Au coup de pistolet, mille éclats de la glace volèrent sur elle. Elle fut stoïque et ne cria pas. Il restait assez du miroir pour lui montrer qu'elle était défigurée. Mlle de Joyeuse, presque endormie dans une chambre à côté, accourut, poussa un cri et recula avec effroi devant ce spectacle. «Ma soeur! ma soeur!-Chut! prions Dieu, Clotilde,» dit Mme de Fontaneilles en tombant évanouie. Mlle de Joyeuse essuyait de ses mains et de ses lèvres le sang qui perlait sur la figure de sa soeur. La femme adultère était frappée à jamais dans ce qu'elle aimait le plus: sa beauté! *XXXIV LE JUGEMENT DE DIEU Parisis avait renversé le marquis de Fontaneilles; il avait frappé deux fois déjà... «C'est une lâcheté! dit le marquis, je suis désarmé.-Une lâcheté! dit Octave avec amertume; est-ce que ma femme était armée?-Vous savez bien que je croyais frapper ma femme.» C'était la première fois que le mot lâcheté résonnait aux oreilles de Parisis. Il domina toutes ses colères et toutes ses douleurs. Il se releva et dit avec calme: «Eh bien! il vous reste un pistolet chargé: voulez-vous le jugement de Dieu?-Le jugement de Dieu! dit le marquis se relevant aussi. Vous ne croyez pas à Dieu!» Ce fut à cet instant que Mlle de Joyeuse jeta un cri en voyant sa soeur toute sanglante. Octave crut entendre la voix de Geneviève et courut à elle. Il lui parla et l'embrassa comme s'il voulût lui donner son âme pour la ranimer. La lune répandait sur la figure de la duchesse un pâle sillon de lumière. Geneviève avait les yeux ouverts, mais elle ne voyait plus Octave. Il s'agenouilla: «Oui, le jugement de Dieu! dit-il avec désespoir; le jugement de Dieu, puisque tout est fini.» Et comme si Geneviève dût l'entendre: «Geneviève! Geneviève! mon adorée Geneviève, attends-moi!» Il l'embrassa encore. «Non, dit-il, l'âme n'est pas morte!» Et levant les yeux dans la nuit, cet athée s'écria: «Credo!» Cette fois, il eut des larmes. Il lui sembla qu'il revoyait déjà au ciel sa mère et sa femme. Mais le marquis attendait. Il retourna vers lui. «Voyons, dit-il, j'ai hâte.-Moi aussi, dit M. de Fontaneilles. Voilà deux pistolets, tous les deux sont couverts de sang: prenez!» Mais Parisis dit qu'il reconnaissait celui qui venait d'être tiré. Le marquis déplia une serviette, la jeta sur les pistolets et les tourna trois fois. «Prenez donc!» dit-il avec impatience. Parisis, toujours galant homme, écrivait sur le coin d'une table: «Je me bats en duel avec M. de Fontaneilles. «DUC DE PARISIS.» Ce 28 juin, minuit et demi. A son tour, le marquis de Fontaneilles écrivit: «Je me bats en duel avec M. de Parisis. «MARQUIS DE FONTANEILLES.» Ce 29 juin, minuit et demi. Le duc croyait que toute la nuit appartenait au jour passé. Le marquis comptait, en homme ordonné, le jour nouveau à partir de minuit. Voilà pourquoi on trouva deux dates: le 28 juin et le 29 juin. Parisis mit la main sous le repli de la serviette et prit un pistolet. Quand il l'arma, il lui sembla, malgré son émotion, tant était grande son expérience des armes, que le canon de ce pistolet était encore tiède comme si on venait de s'en servir. «Dieu me condamne, Geneviève m'appelle,» dit-il en levant fièrement la tête. Les deux adversaires se placèrent presque l'un contre l'autre, le doigt sur la détente, la gueule du pistolet à peine à dix centimètres du coeur. Eclairés par la flamme vacillante d'une bougie, ils se regardèrent un instant d'un terrible regard; ils entendirent battre leur coeur sous le canon des pistolets. «Un, dit Octave.-Deux, dit M. de Fontaneilles.-Trois, dit Octave.» Une détonation retentit dans le silence de la nuit. M. de Fontaneilles vit le dernier des Parisis, frappé d'une balle en pleine poitrine, faire quelques pas en arrière. Tout à coup, ressaisissant un éclair de vie, Octave alla d'un pas rapide tomber avec un grand cri de douleur sur le sein de la duchesse de Parisis. Elle eut encore un tressaillement. *XXXV MONJOYEUX Quoiqu'il fût minuit et demi, quelques joueurs attardés avaient reconduit après souper Mlles Fleur-de-Pêche, la Taciturne et Tourne-Sol jusqu'à la porte de l'hôtel d'Angleterre. Ces deux dames ne recevaient pas intrà muros. On entendit le coup de pistolet qui frappait Parisis. «Entendez-vous? dit un joueur, c'est un décavé qui joue à la rouge.» Horrible mot, quand on pense à tout ce sang répandu. Le prince Bleu devisait gaiement avec ces demoiselles; il avait rencontré à onze heures Parisis et sa femme qui allaient entrer à l'hôtel d'Angleterre; ils lui paraissaient si heureux, qu'un rayon lui était venu jusque sur la figure; il n'avait jamais été si gai. Cette détonation l'inquiéta pourtant. Ce fut alors qu'un homme, plus inquiet que lui, arriva dans le groupe et demanda de quoi il était question. C'était Monjoyeux, suivi bientôt de Villeroy qui était arrivé par le train du soir. Quand on leur eut répondu qu'on venait d'entendre une détonation: «Oh! mon Dieu! s'écria Monjoyeux, il y a là-haut un assassinat.» On voyait courir des lumières dans l'hôtel, on criait et on parlait haut. Monjoyeux carillonna pour entrer. La porte s'ouvrit. Le prince Bleu s'élança désespéré. Monjoyeux allait le suivre, mais M. de Fontaneilles sortit. Monjoyeux remarqua qu'il était tout couvert de sang. «On ne passe pas, lui dit-il en l'arrêtant.-Pourquoi? demanda froidement le marquis.-Parce que vous ressemblez à un homme qui fait son crime.-Moi! Je ne fuis pas. Cet homme m'avait pris ma femme, je vais tout droit me constituer prisonnier.-Eh bien! vous êtes mon prisonnier,» dit Monjoyeux. Et quand il eut appris l'horrible tragédie: «Va! lui dit-il, je t'abandonne à toi-même, va cuver ton sang!» Mais le ressaisissant: «Tu m'as tué mon seul ami; tu porteras un jour ma marque, si tu es absous.» Le rude Monjoyeux pleurait comme un enfant. Et comme à toutes choses il y a une moralité, Monjoyeux ajouta: «Il faut en finir une fois pour toutes avec ces hommes qui assassinent les femmes. Dieu merci! la peine de mort contre la femme est abolie.» Monjoyeux courut vers Parisis. Il lui sembla qu'il tressaillait encore. Il voulait l'embrasser; mais, quand il le vit couvrant de ses mains et de sa figure la chaste nudité de Geneviève, il tomba agenouillé et il éclata en sanglots. Le médecin qui était survenu, les supplia, lui, Villeroy et le prince Bleu, de sortir de cette chambre sanglante, où tout le monde voulait entrer. «Oui, dit Monjoyeux, allons-nous-en. C'est la chambre nuptiale de la mort. Que personne ne la profane.» Et après avoir respectueusement baisé la main de la morte, il ajouta: «Demain j'y reviendrai seul.» Mais le lendemain, quand il revint, on lui dit que son ami était déjà dans le cercueil. Il rencontra dans l'escalier de l'hôtel une femme qu'il avait vue à Paris au bras d'Octave. C'était la Femme de Neige. Elle lui tendit la main: «Tout est fini!» dit-elle tristement. Il voulut lui parler, mais elle passa rapide et mystérieuse. *XXXVI UNE NOUVELLE A LA MAIN Madame d'Argicourt était sérieusement malade. Elle aussi avait perdu son amant; elle aussi s'était réveillée de toutes ses illusions. Horrible réveil, quand déjà la jeunesse décline et qu'on n'espère plus reprendre pied dans le pays de l'amour. Cette femme, si vive et si gaie, toute emportée par la force de sa nature, devait tomber d'un seul coup comme ces arbres branchus qui appellent la foudre. Une soeur de charité la veillait. C'était une jeune religieuse, pâle et méditative, qui lui était venue par son médecin ou par son confesseur, je ne sais pas bien. La jeune religieuse, toute à ses livres de prières, ne semblait rien savoir des choses de ce monde. On apportait les journaux de sport, de haute vie, de nouvelles à la main à Mme d'Argicourt, la soeur de charité ne les lisait jamais. Mais un soir, comme Mme d'Argicourt s'impatientait dans la fièvre, elle lui dit: «Ma soeur, je vous en prie, lisez-moi les journaux, faites-moi oublier que je souffre.» La religieuse tenta de la convaincre que si elle écoutait quelques lectures pieuses elle sentirait comme par miracle ses douleurs s'apaiser, tant les légendes chrétiennes sont un baume sur toutes les douleurs, même sur les douleurs corporelles, puisque, selon l'apôtre, il n'y a que l'âme qui vit. Là est le vrai stoïcisme. Mais enfin, pour complaire à la malade, la religieuse ouvrit le premier journal venu. Elle promena ses regards çà et là. D'où vient que la première chose qu'elle lut fut cette nouvelle à la main toute fraîche venue d'Ems par le télégraphe, comme s'il se fût agi d'un événement politique? «La ville d'Ems inaugure mal sa saison. Voici, en quelques mots, la tragédie épouvantable dont cette petite ville, toujours si gaie, vient d'être le théâtre. Il y a là un dénouement pour les faiseurs de drames. «Un duc célèbre dans le monde parisien était arrivé hier sans sa duchesse. Il paraît qu'il venait à Ems pour y rencontrer une belle marquise parisienne. «Mais le duc et la marquise avaient compté sans la duchesse et le marquis. «Or, la duchesse arrive à temps et prend sa place le soir dans le lit du duc, c'était son droit; c'était son devoir. «Mais, par malheur, le marquis, en proie à sa fureur jalouse, ne doute pas qu'il va trouver sa femme dans le lit du duc; dans son aveuglement, il se précipite, il entend parler une femme, la jalousie lui dit que c'est la sienne, il est armé d'un poignard. Il veut frapper le duc, peut-être pour frapper la femme ensuite. «Le duc était debout, se déshabillant; la femme était déjà couchée. Au premier coup de poignard, la femme se précipite; dans son aveuglement, le marquis la frappe à son tour. «Il frappe au coeur. «Le duc est blessé et la femme tuée. Rien ne peut peindre cet horrible carnage. «Ce n'est pas tout: duel au poignard, duel au pistolet, jugement de Dieu, que sais-je! Le duc est tué, le marquis s'est livré à la justice allemande. «On n'a pas de nouvelles de la marquise. «C'est d'autant plus épouvantable, que le duc et la duchesse s'adoraient. On sait qu'ils étaient encore dans leur lune de miel. Mais n'est-ce pas bien mourir que de mourir heureux? «Et maintenant, on se demande ce que faisait là une dame étrangère connue à Paris sous le nom de la Femme de Neige? «Tout est mystérieux en cette tragédie d'Ems.» La religieuse ne lut tout haut que les premières lignes de cette «nouvelle à la main.» Mme d'Argicourt se souleva. «Lisez, lisez, ma soeur. Je suis sûre que c'est le duc de Parisis. Oh! mon Dieu! mon Dieu! quel malheur!» Mme d'Argicourt s'aperçut alors que la religieuse venait de tomber évanouie. *XXXVII LES ROSES FANÉES Cette dépêche de Bade avait averti d'Aspremont, qui était alors en Bourgogne: M. le comte d'Aspremont à Dijon. Ami, allez nous attendre à Paris. Épouvantable malheur. Duc et duchesse assassinés. Funérailles mardi. MONJOYEUX. D'Aspremont courut au château de Parisis. Il y trouva, dans la chambre de la duchesse, Mlle Hyacinthe, à peine revenue de Cologne. Elle avait le matin cueilli des roses pour Geneviève. Elle venait, elle aussi, de recevoir, une dépêche de Monjoyeux. Quoique d'Aspremont connût à peine la jeune amie de la duchesse, il se jeta dans ses bras et pleura avec elle. «Voyez-vous, lui dit-il, je ne retrouverai jamais un ami comme de Parisis. Brave comme le feu, généreux comme l'or, celui-là ne se marchandait pas. Il donnait son coeur et son âme comme sa fortune. C'est un deuil pour tout Paris! car il était partout la joie et la vie.-Et la duchesse? s'écriait Hyacinthe en éclatant dans ses sanglots, c'était la plus adorable de toutes les femmes: la beauté, la vertu, lâchante. Elle n'avait pas sa seconde, si ce n'est la Violette.» D'Aspremont fut touché des larmes de Mlle Hyacinthe. Il n'avait jamais si bien pleuré. «Dieu ne voulait pas qu'ils fussent heureux, lui dit-elle, car Violette était morte pour eux.-Qui vous a dit que Violette fût morte? dit d'Aspremont. Je suis sûr que je l'ai reconnue à Paris aux filles repenties, quoiqu'elle se cachât bien.-Oh! dites-moi que Violette n'est pas morte; si vous saviez comme nous nous aimions! Si vous saviez comme la duchesse aimait sa cousine! Il n'y a pas une fleur ici qui n'en témoignerait.» Mlle Hyacinthe eut un sourire à travers ses larmes. «Geneviève, reprit-elle, effeuillait tous les jours des milliers de roses en souvenirs de Violette. Les pauvres roses de Parisis et de Pernan, qui donc les cueillera?» Hyacinthe montra à d'Aspremont une couronne de roses blanches qu'elle avait jetée sur le lit de la duchesse. «Ce lit, dit-elle, où on ne la couchera plus, même dans la mort! Ce lit où j'espérais la voir mère!» D'Aspremont eut à cet instant comme une vision de sa vie future: il sembla que ces roses déjà fanées étaient jetées sur le tombeau de son coeur. Il se jeta dans les bras de Hyacinthe comme un désespéré qui voudrait mourir. Hyacinthe ne comprenait pas; elle s'imagina un instant que d'Aspremont l'aimait. Mais d'Aspremont n'était si triste que par prescience: comme un spectateur au théâtre de sa vie, il voyait le drame avant que le rideau fût levé. «Que m'importe moi-même, dit-il à la jeune fille; mon vrai désespoir, c'est la mort de Parisis. Que ferai-je sans lui, maintenant!» Et ce fut à Paris le cri de tous les amis d'Octave, tant il était l'âme de toutes ses belles folies. XXXVII. LES ROSES FANÉES *XXXVIII VIOLETTE ÉTAIT-ELLE MORTE? Celui qu'on surnommait le prince Bleu, le marquis de Villeroy et Monjoyeux accompagnèrent au château de Parisis les dépouilles mortelles du duc et de la duchesse. Monjoyeux avait des bouffées de colère contre ce jeu de hasard que d'autres appellent la destinée. Villeroy était grave, triste et silencieux: un chagrin diplomatique. Le prince était méconnaissable. Il sentait qu'il avait perdu celui qu'il aimait, lui aussi, comme son seul ami. On se racontait dans ce pèlerinage de la mort tous les épisodes amoureux d'Octave de Parisis. Il semblait que la vie parisienne fut déjà en deuil. Qui donc vivrait si bravement dans toutes les aventures, dans le luxe inouï, dans les élégances exquises; une fois encore le beau monde avait perdu son d'Orsay. Les trois amis parlaient de Geneviève comme d'une soeur et comme d'une sainte. Quand on arriva devant le château, qui ce jour-là riait au soleil, on vit, appuyée sur Mlle Hyacinthe, une religieuse voilée, qui descendit le perron et qui fit le signe de la croix sur les deux cercueils recouverts de velours. La religieuse était blanche comme un linceul; elle ressemblait à ces figures d'Angelico da Fiesole qui n'ont plus rien de la terre. Aussi était-ce un étrange contraste que de la voir soutenue par Mlle Hyacinthe qui, quoique toute à sa douleur, gardait l'éclat de ses vingt ans. C'était l'image de la mort soutenue par la vie. Monjoyeux demanda à Mlle Hyacinthe si cette religieuse était de la famille. «Vous ne la connaissez donc pas?-Dites-moi son nom.-Elle s'appelle Louise de la Miséricorde, comme Mlle de la Vallière.» La religieuse avait posé ses deux mains sur les deux cercueils, comme si elle eût senti battre encore le coeur d'Octave de Parisis et de Geneviève de La Chastaigneraye. «Octave, murmura-t-elle, priez Dieu pour moi!» *XXXIX LA LEGENDE DES PARISIS Les funérailles du duc et de la duchesse de Parisis appelèrent au château le beau monde qui naguère était venu si joyeux aux noces d'Octave et Geneviève. Mais il y eut des absents. Ce pauvre château de Parisis! un instant réveillé pour les fêtes, désormais le campo santo d'une grande famille dont le nom ne retentira plus! Après les funérailles, dans la crypte des tombeaux, la religieuse ne dit qu'un seul mot, le mot de Geneviève:-C'EST LA! Et elle montra les deux cercueils. Monjoyeux ne dit qu'un seul mot à la religieuse: «Ma soeur ainsi le voulait la légende des Parisis, qui a dit: L'AMOUR DES PARISIS DONNERA LA MORT, L'AMOUR DONNERA LA MORT AUX PARISIS. La soeur de charité murmura: «Oui, puisque je suis morte pour ce monde.» *XL FRAGMENT D'UNE LETTRE DE MONJOYEUX On donnera ici quelques lignes d'une lettre écrite par Monjoyeux à celui qui a conté cette histoire: N'imprimez pas encore le mot FIN. Il n'y a jamais de dénouement dans les histoires de ce monde. La mort ne tue ni l'âme le souvenir, ni la passion. Le tombeau n'est pas le néant; ne parle-t-il pas à ceux qui survivent? Que de chapitres à travers la mort! Demandez à Violette, cette autre Louise de la Miséricorde, qui porte son linceul, mais qui ne peut pas mourir. Demandez à Mme d'Antraygues, à Mme de Fontaneilles, à Mme de Hauteroche, à toutes celles que nous avons vues dans les pâleurs de la passion. Violette me disait hier: «Pourquoi la tombe ne s'ouvre-t-elle pas pour moi, puisque je traîne mon suaire!» Et elle ajouta: «Mourir d'amour, c'est vivre deux fois: de la vie présente et de la vie future.» La pauvre et douce Violette avait raison. C'est une vraie femme celle-là, une figure et un coeur, une âme dans la passion! Plus je vais, plus je reconnais la supériorité de la femme. Qu'est-ce que l'homme? Un rhéteur. Notre ami Octave n'était pas un rhéteur. C'était la jeunesse emportée par la passion. Pauvre Parisis! J'ai pleuré sur son tombeau; mais je ne puis croire qu'un homme si vivant soit couché dans un linceul. Quand je vois une belle femme, il me semble toujours qu'il n'est pas loin. Source: http://www.poesies.net.