DANS LA FOURNAISE Titre L'Enfant Rue Lobineau Mourir, dormir Massacre Soleil couchant La Bête Objection Redites A Georges Rochegrosse Parisienne La Forêt Musique Salve! Sagesse Sous bois Semper adora Soeur Séraphine Turbulent Le Guitariste Le Printemps Populus Au laurier Nocturne Rue de l'Éperon Variations Consommation La Promenade Triomphe Bakkhos Les Demoiselles des chars Ballade de Banville à son maître Aimer Paris Lecture Églé Ballade pour mademoiselle Edmée Daudet Anna L'Année cruelle La Lune Les Belles Filles Les Saisons Au Pierrot de Willette A la chanson A Gil Blas La Coupe La Statue de Victor Hugo A Victor Hugo La Fille de Jaïre. Tableau d'Alfred Dehodencq Épitaphe d'Alfred Dehodencq Duel L'Aurore et Céphale La Comédie A mademoiselle Edmée Daudet Les Roses Ballade de Banville à son cher François Coppée A Catulle Mendès A madame Léon Daudet Déja vus Pèlerines Temps chauds Ciels brouillés Ténor Théophile Gautier La Pomme Psyché Retour Flânerie Les Grâces A Paul Legrand Vérité Jeune homme Fleur Cythère Bûche Saisons Jours gras Nuit Pluie DANS LA FOURNAISE Dernières Poésies 1887-1891 L'Enfant C'était au Luxembourg, par un matin brûlant De Juillet, où le clair soleil étincelant Versait partout les feux de ses apothéoses, Jetait des taches d'or parmi les lauriers-roses 5 Et baignant de rayons leurs coeurs incendiés, Embrasait, furieux, les fleurs des grenadiers. De beaux enfants jouaient, montrant leurs jambes nues, Gais, sérieux, ouvrant leurs bouches ingénues, Et la course faisait voler dans l'air vermeil 10 Leurs cheveux frémissants, blonds comme le soleil. Les beaux petits garçons et les petites filles Jouaient à la madame, à la toupie, aux billes. Ceux-ci, vite, emplissaient à la pelle des seaux De sable, ou bien faisaient voltiger les cerceaux, 15 Ou se disputaient, fous et prompts à la riposte. D'autres couraient ensemble et jouaient à la poste, Faisant voler au vent leur petit cotillon. L'un était le cheval, l'autre le postillon, Et leurs petits amis avaient grand'peine à suivre 20 Les claquements du fouet et les grelots de cuivre. Tous, douces fleurs, charmante aurore du présent, Allaient se bousculant, se battant, se baisant, Et leurs grands yeux emplis d'espoir et de chimères Faisaient s'épanouir les sourires des mères, 25 Et tout n'était que joie infinie à l'entour. Mais, ô rêve! ô sinistre enchantement du jour! Comme s'il eût caché d'invisibles désastres, Il sembla que l'azur, où sommeillent les astres, S'allumait, et dans l'air fluide et paresseux, 30 Les spectres de midi, plus effrayants que ceux De la nuit, au milieu des rayons apparurent, Foules qui lentement s'enflèrent et s'accrurent, Flottant dans la lumière et l'éblouissement; Et dans le lointain clair s'ébauchaient vaguement 35 Ces fantômes gardant leur sinistre posture, Teints des couleurs du prisme et de la pourriture. C'était le Meurtre ayant dans la main son couteau, Le Vol, cachant des sacs pleins d'or sous un manteau, L'Usure avec des mains faites comme des serres, 40 La Débauche riante au sein rongé d'ulcères, L'Avarice veillant auprès d'un coffre ouvert, L'Ivresse avec son verre empli du poison vert, La Colère acharnée à de hideux sévices, Et toute la cohorte innombrable des Vices 45 Et des vils Appétits repus et triomphants. Et tous, en regardant les beaux petits enfants, Disaient: Vous serez les acteurs des sombres drames, Les vivants. Vous serez des hommes et des femmes, Nés de la fange, par le désir entraînés, 50 Abjects, vains; c'est pourquoi vous nous appartenez. Ivres et furieux, vous chercherez vos joies Dans la chair pantelante, et vous êtes nos proies. Mais un frisson d'horreur dans leur foule courut Et tranquille, parmi les enfants apparut, 55 Avec une douceur amie et reposée, Pareil au chaste lys que baigne la rosée, Un enfant couronné d'épines, que ceignait Une blanche auréole, et dont le front saignait. Devant son clair regard, aussi doux que les baumes, 60 S'enfuirent, éperdus, les livides fantômes, Les Vices, les Fureurs, les sanglants Appétits, Et lui, le chaste Enfant, tandis que les petits Le regardaient sans peur de leurs yeux téméraires, Il leur disait: Jouez en paix, mes petits frères. Mercredi, 5 janvier 1887. Rue Lobineau Cela se traîne autour du marché Saint-Germain. Cet être fabuleux qui n'a plus rien d'humain, Grand corps en deux ployé, tas de choses flétries Comme les vieilles dans les antiques féeries, 5 Vêtu de vieux tricots, de haillons, de gilets, Spectre laissant pourrir sur de vagues mollets Ces vils jupons mordus par le ruisseau vorace, Où l'on ne voit plus rien que la boue et la crasse; Le nez et le menton pointus; la bouche, écrin 10 Vide; sur le front noir, ces deux mèches de crin; Ce fouillis de lambeaux affreux, de souquenilles; Ces pieds entortillés dans de sales guenilles; Oui, tout cela, divine Hélène au front d'argent Que la Lune, ta soeur, admirait en songeant! 15 Toi dont la jambe nue éblouissait le pâtre, Diane! toi Laïs! vous Phryné, Cléopâtre! Ève! toi dont les fleurs géantes et les cieux Et les fleuves, avec leur chant délicieux, Et les lions ravis disaient l'épithalame, 20 Cela, tout cet amas d'horreurs, c'est une femme? Mardi, 11 janvier 1887. Mourir, dormir Il boite affreusement, ce vieux cheval de fiacre. Ses yeux tout grands ouverts ont des blancheurs de nacre. Il voudrait se coucher, dormir; il ne peut pas. Sur le pavé glissant il bute à chaque pas. 5 Il ressemble à ces morts qu'on traîne sur des claies; Ses jambes et ses flancs sont tout couverts de plaies; Sa bouche molle et noire est gonflée en dedans. Tragique, il mord le vide avec ses longues dents, Tandis que le cocher l'injurie et le fouaille 10 Et chaque fois déchire une nouvelle entaille, Gros homme rouge, avec des gaîtés de noceur. En quelque horrible songe il voit l'équarrisseur; Alors, comme il trébuche, accablé par ce rêve, Bien vite, à coups de fouet son bourreau le relève. 15 Allons, hue! Eh! va donc, carcan! va donc, chahut! Eh! va donc, président! carcasse! Gamahut! Sur le cheval, en proie aux angoisses dernières, Le fouet, ivre et féroce, enlève des lanières. Ce pauvre être perclus, battu, martyrisé 20 Que tourmente un rayon du soleil irisé, Cet affamé qui n'a pas eu d'avoine, en somme N'est qu'une rosse. Il est malheureux comme un homme. Mercredi, 12 janvier 1887. Massacre Elle n'a pas treize ans; fillette à peine éclose, Sa bouche en fleur a l'air d'une petite rose. Avec un doux ruban d'azur autour du cou, Elle va devant elle et sans savoir jusqu'où. 5 Affamée elle mange et dévore des pommes Avec ses dents de nacre, et regarde les hommes D'un air effronté, mais cependant ingénu. Elle se réjouit de montrer son bras nu En lorgnant au bazar quelque bijou de cuivre. 10 Si parfois un passant fait mine de la suivre Et semble affriandé par ses minces appas, Vite elle fait la dame et ralentit son pas. On voit je ne sais quel mystérieux délire Et quel affolement dans son vague sourire; 15 Et pourtant, malgré son manège triomphant, Elle a bien l'ignorance auguste de l'enfant Dans ses yeux pleins de grâce et de mélancolie. Oh! quel deuil, la naïve innocence avilie! Chantonnant son refrain comme un oiseau bavard, 20 Elle va sans repos le long du boulevart, Traînant son corps fragile et son âme tuée, Pauvre petite, hélas! déjà prostituée. Mercredi, 12 janvier 1887. Soleil couchant Dans la rouge fournaise et les brasiers fleuris Le soleil couchant brûle au-dessus de Paris, Tandis qu'entre les murs étouffants de la ville, Une foule indolente, affairée et servile 5 De femmes étalant des ornements royaux Et d'hommes ficelés et coiffés de tuyaux Marche sur le bitume en file irrégulière, Et que grouille au hasard la noire fourmilière. Dans le ciel qui se fait un jeu d'associer 10 La douce rose avec des crudités d'acier; Dans le ciel éclatant de sang, d'or et de soufre Se tord de désespoir tout un peuple qui souffre; Ce sont les Dieux, les rois, les guerriers, les vainqueurs, Ceux qui donnent pour nous tout le sang de leurs coeurs. 15 Dans la flamme, pareille à des oranges mûres, Ce sont les Dieux, casqués, mitrés, couverts d'armures, Bourreaux du néant sombre et du marais hideux. On les voit désolés et tristes. Autour d'eux, Parmi les feux rougis, passent des chars qui roulent 20 Et des fleuves de feu dans la clarté s'écroulent. Des animaux, chevaux, grands lions, aigles roux, Brillent dans un éclair d'orage et de courroux; Et devant tous les rois apparaît, la première, Une figure blanche et faite de lumière, 25 Dont le visage clair et pénétré de jour Épand une clarté de douceur et d'amour. Et les Dieux dans le ciel brûlant qui s'irradie Se tordent, frémissants, mordus par l'incendie. Sentant s'ouvrir pour eux le gouffre incandescent, 30 Ils exhalent enfin leur plainte, et s'adressant A l'homme, qui n'a plus d'espoir ni de bravoure, Cependant que la flamme atroce les entoure Et dévore leurs fronts vermeils et leurs cheveux, Ils disent: Nous mourons parce que tu le veux! Jeudi, 27 janvier 1887. La Bête Paris, toujours expert dans l'art de louanger, A reçu je ne sais quel sublime étranger: Il n'importe, un grand-duc, un roi, quelque lord-maire, Un des triomphateurs heureux que la Chimère 5 Baise avec frénésie et qui sortent des rangs, Premiers rôles parmi les vagues figurants. Or le chef de l'Etat, pour fêter sa fortune, A voulu que ce soir l'Opéra donnât une Représentation superbe de gala, 10 Et tout fut pour le mieux, car on se régala Des chanteurs dont la voix est le moins enrouée. C'est fini, maintenant, et la farce est jouée, Et rois, danseuses, peuple en criant accouru, Tout est rentré dans l'ombre et tout a disparu 15 Et l'on a rangé, las de leurs ardentes luttes, Les violons pleurants, les tambours et les flûtes. La plainte des hautbois pensifs, le chant des cors Se sont tus, et l'on a retourné les décors Où l'on vit parader le ténor et l'étoile, 20 Et sur la scène obscure on a levé la toile. Maintenant le troupeau des invités descend L'escalier monstrueux, énorme, incandescent, Brillant comme le feu dans la rouge fournaise, Dont l'enchevêtrement eût charmé Véronèse. 25 Les balustres d'onyx élancés et rampants Se croisent là, pareils à des noeuds de serpents; Les feux des chandeliers frémissants et des lustres Se reflètent parmi les rougeurs des balustres; Les marches semblent fuir au loin vers les sommets 30 D'une étrange Babel qu'on ne verra jamais. Lumineux, au-dessus des foules prosaïques L'avant-foyer étend l'or de ses mosaïques. Le choeur des invités descend. Les diamants Sur tout ce monde heureux jettent leurs feux charmants. 35 Comme le printemps fou des campagnes fleuries, Les uniformes sont couverts de broderies, Et des balcons de bronze et des longs promenoirs S'écoule avec lenteur le flot des habits noirs, Qui défilent devant les marbres des pilastres, 40 Éclatants de rubans, tout éclaboussés d'astres; Et dans ce tourbillon, les rires ingénus, Les bras nus, les beaux cous de neige, les seins nus, Les regards de pervenche où sommeillent des âmes, Les épaules où les colliers jettent des flammes, 45 Les robes où frémit la dentelle d'argent Passent dans le triomphe et dans l'éclair changeant. L'oeil ébloui croit voir un cortège de reines Laissant sur l'escalier flotter leurs longues traînes, Et toutes ces beautés, délices de Paris, 50 Marchent tranquillement aux bras de leurs maris, Car ils ont fait des frais pour bien monter le drame, Et ce soir, chacun d'eux s'est paré de sa femme. D'autres Parisiens, plus libres sous le ciel, Et qui ne tiennent pas au monde officiel, 55 Respirant l'or fauve ou l'ébène de leurs tresses, Donnent plus simplement le bras à leurs maîtresses. Celles-là, dont les yeux captivent les esprits, S'appuyant sur des bras qui leur seront repris, Regardent cependant les dames sans rancune. 60 C'est ainsi que chacun marche avec sa chacune: Nul être en ce féerique et fabuleux séjour Qui ne soit accouplé sous le joug de l'amour. Cependant, fastueux jouet du sort inique, Rebut de tous parmi ces couples, Véronique 65 Va, dans sa robe rouge en forme de fourreau Seule comme un lépreux ou comme le bourreau. Elle est belle à tenter les démons. Sur sa lèvre De feu, la volupté féroce a mis sa fièvre, Et l'on peut voir tous les instincts, hormis les bons, 70 Dans ses sombres yeux, plus ardents que des charbons. Un reflet bleu fleurit sa chevelure noire; Sa bouche s'amollit en un sourire, et dans Cette pourpre entr'ouverte on voit ses blanches dents. Lascive et jeune, avec la fierté d'une aïeule, 75 Véronique va seule, oh! cruellement seule, Mais calme, et rien ne peut troubler ses yeux riants, Ni la placidité de ses traits effrayants. Véronique au grand coeur, c'est la bête écarlate Que la Perversité docile berce et flatte; 80 C'est le calice ouvert, la grande Fleur du mal, C'est la fureur et la grâce de l'animal; C'est elle que le diable envoie en ambassade; C'est Messaline et c'est la marquise de Sade, Avec sa lèvre offerte aux feux inapaisés 85 Comme le pied d'un dieu poli par les baisers. Pourtant, nul en passant ne regarde sa bouche Et n'a d'attention pour sa beauté farouche; Et le mépris de tous est jusques-là poussé, Qu'un spectateur naïf ou désintéressé, 90 En voyant tout ce monde à sa gloire insensible, Croirait qu'elle est absente ou qu'elle est invisible. Véronique, dont nul ne voudrait s'approcher, Est seule comme un lys éclos sur le rocher. Elle va, détestée et pour tous importune, 95 Et regarde le flot humain, comme un Neptune Dénombre le troupeau des vagues de la mer, Et parle en elle-même avec un rire amer. Oh! dit-elle, voilà tout l'illustre cortège, Les vieillards vénérés aux fronts couverts de neige, 100 Les ministres pensifs que l'on n'ose prier, L'artiste et le poëte épris du noir laurier, Les juges que la Loi vengeresse illumine Sous la sanglante pourpre et sous la blanche hermine, Les purs et dédaigneux soldats qui, sans remord, 105 Frappent, et vont s'offrir aux gueules de la mort, Les orateurs au geste ardent, au coeur de pierre, En qui parle et renaît l'âme de Robespierre; Voici tous les héros, tous les vainqueurs, tous les Meneurs d'hommes, fouaillant un peuple de valets, 110 Que cette foule emporte, ainsi qu'un flot d'orage. Or, entre eux tous, il n'en est pas un seul, ô rage! Qui, même d'un clin d'oeil ou d'un regard distrait, Me verrait sur sa route et me reconnaîtrait. Tous marcheraient sur moi, haïe et réprouvée, 115 Sans pitié, comme sur une chienne crevée. Et cependant, avec des airs insidieux, Il n'en est pas un seul, parmi ces demi-deux Dont le renom vermeil dans la gloire se dore, Qui ne m'ait dit: Mon cher Belzébuth, je t'adore! 120 Et je les ai tous vus qui, par terre accroupis, Se roulaient comme des bêtes, sur mes tapis. Il n'est pas un d'entre eux qui, retenant son souffle Et rugissant d'amour, n'ait baisé ma pantoufle Et qui, tordant ses yeux où meurt une lueur, 125 N'ait respiré mon âme atroce et ma sueur, Et pour me plaire, ayant à ses lèvres l'écume, N'ait pris des petits noms de bête et de légume! Lundi, 21 février 1887. Objection La rousse Pulchérie ayant quitté la ville, Errait folâtrement dans les bois de Chaville, Très pimpante, avec un de ses plus chers amants. Et tous deux ils marchaient près des ruisseaux dormants 5 Et foulant sous leurs pieds le brun velours des mousses, Causaient, car il faut bien dire les choses douces Que l'on sait, pour payer à l'amour son impôt. Mais voici qu'une bête effroyable, un crapaud Cheminait lentement vers le couple superbe. 10 Dans sa triste laideur il émergea de l'herbe Et s'avançant par sauts absurdes et par bonds, Il se trouva tout près de ces deux vagabonds. Eux cependant parlaient, et disaient les bêtises Que les Parisiens enseignent aux cytises, 15 Le Cantique du Lieu Commun, l'Intermezzo Ridicule, qui fait fuir le petit oiseau Et dont les bourgeois, plus entêtés que des mules, Dans les romans du jour apprennent les formules. Surtout l'amant vainqueur, en vrai jeune premier, 20 Trouvait du premier coup la perle en ce fumier, Et comme un coq, tout fier de sa riche peinture, Récitait les petits journaux à la nature. Car, ô don Juan! tu n'es souvent que le nommé Jocrisse, dans l'orgueil du satin parfumé, 25 Et c'est pour obtenir ce nom que tu postules. Donc le crapaud visqueux, mou, couvert de pustules, S'avançait comme un être ignoble et châtié. La dame, en le voyant, fut prise de pitié. Oh! dit-elle, vois donc l'étrangeté des choses! 30 Le Sort injuste a fait les serpents et les roses. Ce crapaud flasque semble ici-bas en exil; Ébauche informe, il est affreux, sinistre, vil; C'est en sautant, comme un baladin, qu'il chemine; Pour toute nourriture il mange la vermine; 35 On sent qu'il a commis je ne sais quels forfaits Dont il garde l'horreur dans ses yeux stupéfaits. Il est le monstre impie, à la grâce rebelle, Vois donc! et moi, mon cher trésor, je suis si belle! Et Pulchérie alors montrait ses cheveux roux 40 Que le fauve soleil baise, non sans courroux, Sa bouche en fleur, toujours convulsée et tordue Par quelque haine au fond de l'âme répandue, Son cou mordu par les baisers, ses yeux pervers Où roule un sable d'or frissonnant, ses yeux verts, 45 Son visage de Nymphe heureuse, où tous les vices Ont traîné leur caresse et laissé leurs sévices. Elle disait: Je suis si belle, cher amant! Elle parlait ainsi voluptueusement Et s'enivrait du son de sa voix imbécile, 50 Comme, dans la campagne, un pâtre de Sicile Se réjouit du miel suave de l'Hybla. Mais alors le crapaud mystérieux sembla Dire, en levant les yeux vers sa fine chaussure Et vers ses bas pourprés: Si belle! En es-tu sûre? Jeudi, 17 mars 1887. Redites Le bois sonore est plein de soleil et d'amants. La rosée a jeté partout ses diamants; L'herbe est comme un tapis riant; sous les ramures On entend des soupirs, des sanglots, des murmures, 5 Et dans ce grand délire, au monde essentiel, Flotte avec son azur l'immensité du ciel. Dans les ombres, que par endroits tachent des flammes, Ces couples vont, mêlant et confondant leurs âmes, Ivres tous, et chacune est reine pour son roi. 10 Ma chère vie, ô mon trésor, je t'aime. Et toi? Je t'aime. Tous les chants sont brodés sur ce thème Et sur les lèvres vole un seul refrain: Je t'aime! O les ravissements toujours inépuisés! O les pleurs! O la joie immense des baisers! 15 O spectacle divin, sous les flots qui s'apaisent Délicieusement, quand les bouches se baisent! Ils s'enivrent du jour, des heures, des instants. Ils vont ainsi, ravis et les coeurs palpitants, Secoués de frissons, déchirés de brûlures; 20 Le vent capricieux court dans leurs chevelures; Fronts ingénus, baignés de lumière et de jour, Ils invoquent le roi des tendresses, l'Amour, Et tandis que leurs yeux captifs s'emparadisent, Tous ils disent: Amour! Amour! et le redisent. 25 Et le bois, les ruisseaux jaseurs, les antres sourds Écoutent ces amants, et s'ils disent toujours La même chose que la colombe et la rose Et les nids, c'est que c'est toujours la même chose. Jeudi, 24 mars 1887. A Georges Rochegrosse Georges, dans le domaine où l'Esprit nous emporte Jusqu'aux cieux fulgurants dont il ouvre la porte, Songeur inassouvi, tu ne dédaignes rien. Dans ta pensée où roule un flot shaksperien, 5 La grande évocatrice au front d'airain, l'Histoire, Rend aux siècles finis la vie expiatoire. L'Égypte, l'Assyrie et l'Inde, l'Orient Tout entier, apparaît sous son grand ciel riant Et les chocs des guerriers, les batailles des races, 10 Le couvert mis partout pour les corbeaux voraces, Et les bouches de rose envoyant les héros Mourir, éblouis, sous les sabres des bourreaux; Tyr, Héliopolis, les villes inconnues, Les festins monstrueux, les ors, les femmes nues, 15 Les Déesses volant avec l'ardent Zéphyr Et regardant l'azur de leurs yeux de saphir; Dans le matin, brumeux comme une mousseline, Le portefaix de Rome accostant Messaline; Notre France expirant dans sa gloire, Azincourt; 20 Jeanne écoutant ses voix, Ange qui nous secourt; Les rois, tous ces Louis à l'âme versaillaise; La Révolution chantant sa Marseillaise Et, pareil à Roland qui meurt au fond du val, Napoléon poussant devant lui son cheval; 25 Puis la Douleur moderne avec sa platitude, L'épouvante, l'oubli des Dieux, l'inquiétude, Et la blessure d'où notre sang ruissela, Tu songes, tu revois, tu pétris tout cela, Et jetant sur tes yeux sa fantasmagorie, 30 Cette magicienne en deuil, l'Allégorie Qui fait vivre et frémir l'idée en ton cerveau, Invente chaque jour un spectacle nouveau. Avec leurs cavaliers épars, leurs cris sonores, Leurs bûchers embrasés flambant sous les aurores, 35 Les projets de tableaux que tu m'as racontés, Nombreux comme les flots que nul oeil n'a comptés, Lasseraient ton génie et ton âme intrépide, Quand même tu peindrais d'une main plus rapide Que l'éclair dans la nue ou le vol des milans. 40 Pour pouvoir y suffire il te faudrait mille ans, Car ton rêve effréné dessine sur des toiles Plus de sujets toujours divers que n'a d'étoiles La fourmillante et vaste immensité du ciel. L'un d'eux, t'en souviens-tu? fait voir, essentiel, 45 En sa brutalité, le mythe de la Vie, Et cette gueule qui, toujours inassouvie Mord l'Espérance avec son pâle nourrisson. Ce sujet effrayant, qui donne le frisson, Je le note en huit vers, tout pantelants de crime, 50 Et je le fixe avec le clou d'or de la Rime. Amour, le tourmenteur, le dieu cruel, au fond De sa caverne, où dort l'oubli noir et profond, Taciturne, enfermé dans ses ailes énormes, Sous la tragique horreur des basaltes difformes 55 Éclairant l'ombre vague avec ses yeux vainqueurs, Amour soucieux mange et dévore des coeurs, Et le sang et la chair de ce festin farouche Débordent en flots noirs sur les coins de sa bouche. Samedi, 2 avril 1887. Parisienne Irma qu'on voit partout, au Bois, au bal, aux Courses, Dans son coupé, les pieds sur des fourrures d'ourses, A tout coup réussit dans l'échange inégal Du sourire ingénu contre le madrigal. 5 Naïve, glorieuse, ironique, frivole, Son éventail est un papillon qui s'envole; Son chapeau merveilleux comme une aube apparaît. Pour elle c'est un fait constant qu'il ne serait Pas digne d'inspirer nos meilleurs vers, ni sage 10 De n'être pas splendide à chaque vernissage. Elle y brille, et l'on n'a pas vu de lampas tels A l'exposition flambante des pastels. Son caprice au ragoût des premières s'obstine, Fleur de l'Académie et de la guillotine, 15 Puisque monsieur Deibler et l'excellent Pingard Déplaceraient pour elle un député du Gard. Irma, la charmeresse indolente, la sphinge Qui croque la noisette avec son petit singe Et qui, le matin, fête en son vague salon 20 Un prince chevelu comme un jeune Absalon, Ce soir, dépenaillée, amusante et farouche, Sans façon laisse errer des gueules sur sa bouche, Et dans le monde ayant raflé quelques valeurs, S'esclaffe au cabaret, soûle, avec des voleurs. Mercredi, 6 avril 1887. La Forêt C'est la forêt sauvage où tout un monde grouille, Où l'obscurité sombre et vaste se verrouille Et fait dans la nuit noire une plus noire nuit; Où tout menace, où tout se hérisse, où tout nuit, 5 Où tandis que les yeux devinent des cavernes, On entend vaguement bouillonner les Avernes. Là, dans cette funèbre et vivante prison, Tout est colère, tout est piège et trahison; L'épouvante fait fuir les tremblantes gazelles. 10 Sur votre front glacé passent de grandes ailes Et vole, furieux, le souffle de la mort. La ronce vous déchire et la gueule vous mord, Le serpent sous vos pieds glisse au bord des abîmes, L'obscurité s'emplit de carnage et de crimes; 15 On marche dans la chair et dans les ossements, Et de longs hurlements et des rugissements, Épars dans l'ombre triste et sous les hideux voiles, Montent vers le ciel noir que percent des étoiles. Cette forêt bruyante, où gémissent les flots 20 Et les plaintes et les fureurs et les sanglots, C'est toi, Cité pleurant et râlant, c'est toi, Ville, Tout entière livrée à la matière vile Et d'où le chaste azur s'efface et disparaît. C'est toi, la fourmillante et sinistre forêt 25 Où, poursuivant leur proie avec des cris atroces, Les hommes pantelants sont les bêtes féroces! Samedi, 9 avril 1887. Musique Dans un coin de la ville ancienne disparue, Depuis douze ans bientôt passés, j'habite, rue De l'Éperon, au rez-de-chaussée, un très vieil Hôtel, hanté par les oiseaux et le soleil. 5 Du côté du jardin, les ailes familières Emplissent de frissons les feuillages des lierres; Mais, hélas! on entend, dès que revient le jour, De bien autres chanteurs du côté de la cour, Où force malheureux, affligés d'un catarrhe, 10 Miaulent avec rage en pinçant la guitare, Bande qui fait la joie et l'ornement des cours. Là sont des béquillards, des aveugles, des sourds. Blêmes comme Pierrot, verts comme des pistaches Des gens à chapeaux mous, des masques à moustaches 15 Chantent des airs, hélas! car tels sont leurs talents, Qu'ils ne sauront jamais, quand ils vivraient mille ans. Tel, pareil à ces morts échoués à la Morgue, Tourne la manivelle indécente de l'orgue Ou, triste comme un vieil acteur de l'Odéon, 20 Tourmente le soufflet du faible accordéon, Et tel, car c'est encore une façon plus nette, De sa bouche sans dents mord une clarinette. Celui-là fait pleurer l'âme du violon En jouant du Lecocq ou du Bach, c'est selon, 25 Et tous chantent! Déesse adorable, ô Musique! Ces types accomplis de la hideur physique Chantent d'un coeur tranquille. Oh! comme ils chantent faux Et de leurs pantalons soulignant les défauts Toutes les fanges, par les balais reculées, 30 Baisent avec amour leurs bottes éculées. Cependant, tels qu'ils sont, déguenillés, maudits, Je les aime, ces noirs mendiants, ces bandits Que l'âpre faim déchire et sur qui les cieux pleuvent, Parce que sous la nue ils chantent comme ils peuvent, 35 Oiseaux boiteux qu'en vain sollicite l'azur, Parce que je ne sais quel souvenir obscur De la Lyre frémit dans leur voix étouffée Et qu'ils sont, comme moi, de la race d'Orphée. Ces gueux, plus enroués qu'une meute aux abois, 40 Ressemblent à des loups qui pleurent dans les bois Et, parmi ces faiseurs de trilles et de gammes, Du matin jusqu'au soir grouillent des tas de femmes. Des fillettes à l'oeil déjà noyé d'amour Sur un rhythme dansant font sonner leur tambour, 45 Et des vieilles sans nombre aux allures fossiles Convulsent en chantant leurs faces imbéciles, Gémissent avec des sanglots et des hoquets Et portent leurs petits roulés en des paquets. C'est la procession de tous les monstres. L'une 50 Montre sur son visage une pâleur de lune Et, comme un lac, s'argente, et l'autre, au nez camard, A sur sa joue en feu des rougeurs de homard. Rien n'est plus effrayant à voir que les structures Et les corps abolis de ces caricatures; 55 Et pourtant, quand leurs voix font leur bruit énervant Comme les grincements de l'orage et du vent, Avec leurs fronts hideux que les bises meurtrissent, Dans leur misère ces chanteuses m'attendrissent Et sans être offensé de leurs chants criminels, 60 Je les contemple avec des regards fraternels. Une surtout, pareille à quelque étrange fée, Pâle, jaune, recuite et d'un mouchoir coiffée. Au fond de ses yeux bleus tout petits, dont le tour Est bistré, se lamente un long passé d'amour, 65 Et sur sa bouche en coup de sabre, le génie De la femme a gravé sa tranquille ironie. Sans nul doute elle fut, parmi l'or et les fleurs, Une Parisienne aux yeux ensorceleurs; Car le reflet des vieux souvenirs la décore 70 Et le songeur ému voit trembloter encore Le triomphe et l'orgueil en son regard terni. Je la nomme souvent: la vieille Gavarni, Car je crois la revoir parmi ces aquarelles Que le maître peuplait d'âmes surnaturelles, 75 Et sur le châle où court un frisson d'air subtil, Je vois distinctement les hachures dont il Avivait sa peinture avec de l'encre rouge. Et ce mince lambeau qui grelotte et qui bouge, Où parfois le soleil jette un fuyant éclair, 80 Étoffe tristement décolorée, a l'air Des drapeaux devenus haillons, que la Victoire Avait jadis enflés dans la bataille noire, Alors que les clairons sonnaient dans l'air fumant, Et que les vieux soldats gardent pieusement. Jeudi, 6 janvier 1887. Salve! Un chariot t'emporte, à l'heure où l'aube naît. Cochon vorace en qui l'homme se reconnaît, Cochon rose, à travers Paris qui vient d'éclore, Sous les premiers rayons frissonnants de l'aurore, 5 Splendide orfèvrerie où brille un cabochon, Pauvre être que baisait la lumière, Cochon, Tu vas, mal secouru par ton pauvre génie, Mourir sous le couteau comme une Iphigénie, Et quand tu tomberas sous le coup meurtrier, 10 On mettra sur ta tête affreuse un noir laurier. Hier pourtant, ignorant encor la peine dure, Tu te vautrais dans les délices de l'ordure, Heureux, sordide, en proie à tes vils appétits, Auprès de ta femelle et de tous ses petits. 15 O Cochon monstreux, goulu, pareil à l'homme, Tu semblais dans ta fange un empereur de Rome; Alors, taché de rose, éblouissant, vermeil, On eût dit que sous les caresses du soleil Tu marchais dans les ors fous des apothéoses, 20 Et qu'il pleuvait sur toi de la flamme et des roses. Samedi, 21 mai 1887. Sagesse Le sage est retiré dans sa petite ville Délivré des bavards et des sots, tourbe vile, Et s'est dit, en voyant le monde: Allons-nous-en! Comme il fut jadis bon soldat, bon artisan, 5 Et que ses actions furent une prière, Sans nulle défaillance il regarde en arrière, Et loin des appétits hagards et furieux, Il écoute venir l'instant mystérieux. Sitôt que l'aube rose est au ciel apparue, 10 Il fume à sa fenêtre ouverte sur la rue; Il voit passer d'abord les ânes des âniers, Puis les femmes portant des fruits dans leurs paniers. Puis, il va faire un tour bien loin, dans la campagne; Toujours la Solitude est sa chère compagne, 15 Et le guide, en rêvant sous les ombrages verts. En marchant, il récite à voix basse des vers, Puis il rentre, bercé par l'extase rhythmique, Et ses larges poumons emplis d'air balsamique. Parfois dans son oeil bleu passe un éclair soudain. 20 Au milieu des rosiers de son petit jardin, Il s'enivre du vent qui murmure et qui pleure: Il écoute là-bas Jacquemart sonner l'heure. Il se repose à l'ombre épaisse d'un tilleul, Et son livre à la main, pensif, car il est seul, 25 Il songe, il boit le vin farouche de l'Histoire. Il a vu le mensonge heureux, la fausse gloire, Et ne convoite rien de tous ces biens volés. Sa femme et ses enfants, chers spectres envolés, Seront toujours vivants en lui, mais il soupire. 30 Il lit Pindare, il lit Homère, il lit Shakspere. Le malheur chez lui trouve un assuré secours. Il sait que les désirs et les espoirs sont courts; Il vit tranquille, doux, très bon, l'âme hautaine, Et près de sa maison murmure une fontaine. Dimanche, 17 juillet 1887. Sous bois Un malheureux, il est vrai, bachelier ès lettres, Mais fort triste, nourri par les seuls hexamètres, Et dans le bois riant, au milieu des ronds d'ifs, Hanté par les supins et par les gérondifs, 5 Un loqueteux, marqué d'avance pour la tombe, Ayant son habit noir plus blanc qu'une colombe, Et tordu comme un cep de vigne, un avorton Mal venu, tourmentait du bout de son bâton Dans l'herbe drue et dans les fleurs, une charogne. 10 Ce lettré, mangé par la gale et par la rogne, Disait vain discours, moins murmuré que rêvé: Que diable peut-on faire avec un chien crevé? Et songeait combien peu, dans cette pourriture, Sourit le bifteck, cher à la littérature. 15 Et le Gueux, dont la peste aurait fait son époux, Avec son autre main, libre, grattait ses poux. A ce moment, parut la belle Cyprienne, Glorieuse, avec sa démarche aérienne, Qui, voyant le maudit, fit un geste d'horreur. 20 Mais il dit: En effet, madame, ce doreur, Le matin rougissant, vous baise et vous caresse; Vous êtes Joie, Orgueil, Beauté, Grâce, Paresse; Vos regards fulgurants, pareils à deux brasiers, Font palpiter d'amour les coeurs extasiés, 25 Et quand on voit les fleurs de vos lèvres éclore, On croit facilement que vous êtes l'Aurore. Votre chair est pareille à des fleurs de lotus. Cléopâtre, sous la figure de Vénus, C'est vous-même. C'est vous Hélène, aux jours de Troie. 30 Bienheureux le vainqueur dont vous êtes la proie! Sur votre sein charmant vous avez plus de lys Que n'en ont eus Phryné, Cléopâtre et Laïs; C'est pour vous que Louis, Roi-Soleil, eût pris Dôle, Et vous auriez été la femme de Candaule. 35 Vivre est délicieux, mais vous voir est plus doux. Pourtant, rayon, clarté, perle, souvenez-vous Que la rose est mortelle, et que tout se termine Par de la pourriture et par de la vermine. Vendredi, 15 juillet 1887. Semper adora O Maître de la Lyre, aïeul, race d'Homère! Hugo, quand tu vivais cette vie éphémère, Devant le vaste flot que seul tu remuais, Tes envieux restaient stupéfaits et muets. 5 Ils ne moissonnaient pas leur haine déjà mûre, Et pâles, dans leurs seins, étouffaient leur murmure. Maître, quand près de toi, dans un repas divin, Nous te parlions, mangeant ton pain, buvant ton vin, Quand nous goûtions, hélas! vieille troupe écolière, 10 Tes entretiens charmants de bonté familière, Dans notre souvenir devenus solennels; Quand tu nous regardais de tes yeux éternels, Te garder, c'est le rêve enivrant que nous fîmes! Eux pourtant, devant toi vaincus, domptés, infimes, 15 Pleins d'une rage sourde et remâchant leur fiel, Petits, ils t'admiraient comme un archer du ciel Lançant tes flèches d'or sur les marais immondes, Ou portant dans ta main, comme Dieu fait des mondes, L'idéal grandiose et la réalité, 20 Génie entré vivant dans l'immortalité. Mage qui dans les cieux mystérieux sus lire, Faisant parler, chanter, frémir toute la Lyre, Évoquant dans ta voix les crimes, les bourreaux, Les baisers, tout un peuple effrayant de héros, 25 Tu nous rendais, parmi nos pleurs et nos désastres, En un tas d'odes, plus nombreuses que les astres, Les Pindares et les Eschyles disparus, Et ne pouvant plus rien ici-bas, tu mourus. Les Zoïles bouffons, dont le front vil rougeoie, 30 En hurlèrent alors de colère et de joie; Ils crièrent, montrant leurs appétits flagrants: A présent qu'il n'est plus, nous pouvons être grands. Puisqu'il prenait nos parts d'orgueil et de lumière, Brillons! notre place est à présent la première. 35 Nous serions comme lui bientôt, si nous voulions. Frères, être un berger d'aigles et de lions, Un Hugo, ce n'est pas du tout la mer à boire: C'est un peu de génie avec un peu de gloire, Et le vent de l'exil parmi des cheveux blancs. 40 C'est ainsi que ces nains heureux, jadis tremblants, Exultaient. Ils disaient: Tout doit finir, en somme. Voici longtemps déjà qu'on admire cet homme. Assez. Ne suivez plus la trace de ses pas. Allons ailleurs. Pardon, messieurs, je n'en suis pas. 45 Maître, je suis un flot parmi les flots sans nombre; Mais, depuis le matin, j'ai marché dans ton ombre. J'ai parfois réfléchi ta lumière, et si peu Que je sois, j'ai pu voir en toi l'infini bleu. Tant que je vivrai sous les grands cieux qui se dorent, 50 O Père, je serai parmi ceux qui t'adorent, Fidèles, et s'il n'en reste qu'un, je serai Celui-là, plein d'amour et le coeur ulcéré! Mardi, 26 juillet 1887. Soeur Séraphine Dans ce vieux couvent plein de silence et d'espace Où le temps, comme un flot très pur, s'écoule et passe, Et doucement ruisselle entre des bords connus; Dans ce couvent, où les souvenirs ingénus 5 Se figent lentement, comme des stalactites, Soeur Séraphine fait la classe des petites. Or elle enseigne ces enfants si doucement, Une telle indulgence orne son front charmant, Que toutes avec joie écoutent sa parole, 10 Et sa bouche, entr'ouverte ainsi qu'une corolle, Ne montrant pas d'orgueil ni de sévérité, Comme un limpide flot répand la vérité. Elle est naïve, heureuse, innocente, ignorante; L'éclat du lys fleurit dans sa chair transparente, 15 Et comme elle est pareille aux anges, dans ses yeux Flotte avec sa lumière un ciel mystérieux. En sa blancheur, elle est une enfant elle-même. Humble et sage parmi les petites qu'elle aime Et qu'elle est tous les jours plus heureuse de voir, 20 Comme elle est toute grâce, elle a tout le savoir. Car celui qui l'inspire en son ombre éphémère Et fait de cette vierge une si douce mère, C'est l'Enfant souriant, sauveur du genre humain, Qui tient le globe bleu dans sa petite main. 25 Oui, bien souvent on cherche en vain soeur Séraphine Et son regard plein de bonté, sa lèvre fine, Où la foi met sa force amie et sa douceur. On ne la trouve pas, mais toujours quelque soeur Dit, tandis que partout vainement on l'appelle: 30 Bien sûr, ma soeur, elle est encor dans la chapelle, Agenouillée aux pieds de son petit Jésus. Oh! que sait-il, celui qui ne vous a pas eus Dans son âme, entr'ouvrant leurs célestes calices, Extase, espoir, ferveur, silencieux délices 35 Que fait épanouir le souffle essentiel, Tendres fleurs, qui serez visibles dans le ciel? Soeur Séraphine est en effet agenouillée, Humble, ployée en deux comme une herbe mouillée, Devant le glorieux, le roi, le triomphant. 40 C'est ainsi qu'elle l'aime, enfant, petit enfant; Elle le voit toujours enfant, ainsi qu'elle ose L'adorer. Tout petit, frêle comme une rose, Il est déjà bonté, clarté, lumière, espoir; Il ressemble au parfum qui s'exhale du soir. 45 Ce roi du ciel, orné des grâces adorables, Aime divinement les êtres misérables Et les console avec son regard plein d'azur. C'est ainsi que le voit l'humble fille au coeur pur. Elle demeure là pendant de longues heures, 50 L'oeil allumé par des clartés intérieures, Et dit, toute livrée à l'éblouissement: O mon Roi, ta parole est un vagissement; Ta douce chevelure est une vapeur blonde; Et cependant, c'est toi qui règnes sur le monde 55 Et tu souris, vainqueur, sous ta couronne d'or. Un souffle triomphal au fulgurant essor Passe et frémit, ô Roi, dans l'azur de tes voiles, Et tu poses tes pieds divins sur les étoiles. Ils sont tout pleins de toi, les vastes firmaments 60 Pavés d'astres de flamme et de blancs diamants; Et devant toi, courbés comme des moissons mûres, Les Anges revêtus d'invincibles armures, Où flottent les clartés des blêmes Orients, Agitent dans l'éther leurs glaives effrayants. 65 Cependant, ô Sauveur, tu veux bien nous sourire; Ton nom, que les soleils sont orgueilleux d'écrire Et qui fait resplendir les Tyrs et les Sions, O Jésus! tu veux bien que nous le prononcions, Et que nous puissions voir, quand son aile te touche, 70 Le rayon pur qui met sa clarté sur ta bouche. Ainsi soeur Séraphine, immobile et rêvant, Répand toute son âme aux pieds du Dieu vivant, Et la laisse courir vers lui, dans son extase, Comme un flot de parfum qui ruisselle d'un vase. 75 Toujours glorifiant, exempte de remord, Le doux Enfant, vainqueur du Mal et de la Mort, Elle prie, et ne peut sortir de la chapelle Où son petit Jésus très doucement l'appelle. Parfois les soeurs, voyant ses yeux vers lui tournés, 80 La grondent sans colère, et lui disent: Venez, Ma soeur, il faut songer à vos petites filles. Aimez l'Époux céleste à l'ombre de ces grilles; Mais quoi! ce bon Pasteur, dont la main nous défend, Jésus n'a pas toujours été petit enfant. 85 Ma soeur, pour adoucir notre destin sévère, Lui-même il a porté sa croix sur le Calvaire, Et le fer de la lance ouvrit son flanc saignant. Lui qui, plein de bonté, s'en allait, enseignant, Il a des vils crachats subi la tache noire. 90 Prince, il a revêtu la pourpre dérisoire; Il a mouillé sa lèvre à l'éponge de fiel, Tandis que gémissaient les beaux Anges du ciel. Il expira. Quand les nuages entendirent Son souffle s'exhaler, les rochers se fendirent. 95 Et maintenant, ma soeur, après deux fois mille ans, Tandis qu'on voit, ainsi qu'un grand vol de milans, Les Crimes sur nos fronts jeter leur ombre immonde, Jésus crucifié saigne encor sur le monde. Elles parlaient ainsi; mais l'innocente soeur 100 Séraphine jamais n'a compris la noirceur. Voir l'Enfant radieux est son unique fête, Et pâle d'épouvante et l'âme stupéfaite, Livide, elle murmure en des mots décousus: Non... Non... C'est trop horrible... Oh! mon petit Jésus! Mai 1887. Turbulent A José-Maria de Heredia O vous pour qui toujours le ciel s'irradia, Véronèse des mots flambants, Heredia, Vous que la Muse fête et suit d'un oeil affable, Je veux exprès pour vous inventer une fable. 5 Jadis au temps du Roi-Soleil, quand Sévigné Usurpait tout l'encens de l'Olympe indigné, Le dieu qui réveilla les plus secrètes fibres, La Fontaine eût conté cette histoire en vers libres, En ces vers dont le pas comme un oiseau marchait. 10 Mais nous avons perdu son rhythme et son archet, Et nous ferions, je pense, une triste figure En voulant de son vol imiter l'envergure. Donc, pour conter l'exploit d'un jeune malandrin, Je me contenterai du vers alexandrin. 15 Mais avec sa grandeur, sa flamme et son délire, Il suffit à la joie immense de la Lyre, Et mon maître, le roi du faste oriental, Qui dans l'ardent brasier forgea son dur métal, A prouvé qu'il sait être, avec son fier mélange, 20 Bon pour Benvenuto comme pour Michel-Ange. On en fait, si l'on veut, le glaive aux durs éclairs, Ou le joyau qui rit à l'azur des yeux clairs, Ou le paillon furtif du svelte funambule. Mais, poëte, j'arrête ici mon préambule. 25 Voici le fait. Ce dieu, souvent digne du fouet, L'enfant Éros avait disloqué son jouet Et son pantin funèbre et morne rendait l'âme. Ces deux êtres formaient un assemblage infâme, L'un pantelant, brisé, tordu, le corps en deux, 30 Et l'autre s'acharnant sur des débris hideux. Oh! le pantin! Ses bras éperdus et fantasques Se balançaient, épars, comme des choses flasques, Et la langue bleuie était horrible à voir. L'enfant tirait toujours le nez tragique et noir 35 Du misérable, et fou comme un loup dans son antre, Lui fourrait jusqu'au fond ses ongles dans le ventre. Sur le beau pavé d'or, à présent méprisés, Gisaient partout des traits cassés, des arcs brisés Et la chambre de jaspe avait l'air d'un vrai bouge. 40 Mais Aphrodite vint et se fâcha tout rouge. Oh! le vrai brise-fer et l'indocile enfant! Dit-elle. Donc tu fais tout ce qu'on te défend. C'est Massacre et Fureur que le grand ciel te nomme. A quoi sert-il d'avoir une mère économe? 45 Va, tes caprices, plus cruels que les autans, Nous auront ruinés avant qu'il soit longtemps Et nous mourrons de faim dans nos terres en friche. Pour le moment, il est certain que je suis riche. Mes domaines, trésors toujours inépuisés, 50 Sont tous ceux où frémit le doux vol des baisers. J'ai Naples, dont jamais le golfe n'est morose, Et j'ai Paris et j'ai Venise toute rose. Mais au train dont tu vas pour me désespérer, Je n'aurai bientôt plus que les yeux pour pleurer. 55 Par suite des excès farouches où tu tombes, Je n'aurai plus de quoi nourrir mes deux colombes. Dans ce pays qu'au ciel bleu nous assimilions, Que me restera-t-il? De vagues millions. Et réduite, pleurant mon antique richesse, 60 A marcher sur la pourpre ainsi qu'une duchesse, On me verra bientôt parer mes bras charmants Avec ces cailloux vils qu'on nomme diamants. C'est ainsi qu'Aphrodite, en sa douleur amère, Se plaignait. Mais Éros lui dit: Ma douce mère, 65 Ne gronde pas. Fluide et plus subtile encor, La flamme du soleil rit dans tes cheveux d'or. A l'avenir, je veux être sage comme une Image. On trouvera ma bonté peu commune. Jamais plus je n'aurai de cruel appétit Et tu voudras encore embrasser ton petit. 70 O Mère, il est bien vrai que d'une façon nette J'ai démantibulé notre marionnette, Mais parfois, ce n'est pas ma faute, mon sang bout. J'en ai fait un débris, des loques, rien du tout, Un haillon ridicule et triste. Mais, en somme, 75 Ce pantin ne valait pas cher. Ce n'est que l'Homme. Novembre 1887. Le Guitariste Pantoum A Georges Rochegrosse Joue encor, bon guitariste, Joue un fandango très fou. Oh! mon âme est triste, triste, Comme un oiseau dans un trou. 5 Joue un fandango très fou, Voltigeant comme une plume. Comme un oiseau dans un trou, Le souvenir me consume. Voltigeant comme une plume, 10 La Danse a les pieds légers. Le souvenir me consume, Je pleure en mes yeux rongés. La Danse a les pieds légers Et les jupes envolées. 15 Je pleure en mes yeux rongés Par trop de larmes salées. Et les jupes envolées, C'est le rouge éclair vainqueur! Par trop de larmes salées 20 J'ai senti noyer mon coeur. C'est le rouge éclair vainqueur, Gracia joue et s'élance. J'ai senti noyer mon coeur Dans la nuit et le silence. 25 Gracia joue et s'élance, Vois briller son front charmant. Dans la nuit et le silence Je soupire affreusement. Vois briller son front charmant 30 Dans l'or de sa chevelure. Je soupire affreusement. Oh! la cuisante brûlure! Dans l'or de sa chevelure Une fleur se fane un peu. 35 Oh! la cuisante brûlure! C'est dans ma poitrine en feu. Une fleur se fane un peu. Où donc gémit le fleuriste? C'est dans ma poitrine en feu. 40 Joue encor, bon guitariste. Le Printemps Sinistre Hiver avec tes farouches colères Pars, va-t'en loin de nous parmi tes ours polaires! Délivre-nous, vieillard, des fallacieux gants De peau de chien ouatés et des noirs ouragans, 5 Et dans le blanc pays des glaces éternelles Emmène les Pierrots et les Polichinelles. Oui, voici l'heure. Il naît, le glorieux Printemps. Il baise les cheveux dans la brise flottants Et déroule, en soufflant dessus, les feuilles vertes. 10 Oiseaux, qui nous charmez de vos ailes ouvertes, C'est un fait, il convient que vous l'ébruitiez: Il va neiger bientôt sur les arbres fruitiers. Nous les verrons, joyeux et quittant l'air morose, Tachés d'un blanc céleste et vaguement, de rose; 15 Un frisson va courir sur les ruisseaux d'argent, Doux comme le soupir d'une âme, et voltigeant Dans l'air tiède, où Zéphir épris chante sa gamme, Le Papillon va dire à la rose: Madame! Dans les calèches au vol fier qu'emporteront 20 De fins chevaux ayant des rubans sur le front, Nous pourrons admirer, sous les cieux tutélaires, Nos Dames de Paris dans leurs toilettes claires. Des amazones, groupe adorable et riant, Jetteront sur la foule un coup d'oeil, en fuyant, 25 A certains cavaliers d'autres feront des signes Et sur le flot du lac silencieux, les cygnes De neige, en regardant folâtrer leurs poneys, Folâtreront avec les canards japonais. Il se pourra qu'on jase à la façon des merles. 30 Et comme s'il pleuvait des rubis et des perles, On entendra partout des madrigaux fleuris. Guy, très correct, louera la duchesse à Paris, Tandis qu'aux champs, parlant d'une façon plus nette, Lucas, plein de malice, embrassera Toinette. 35 Et sur l'étang glacé parmi les joncs dormant Où la lune se mire et semble un diamant, A de vagues chansons les amoureuses fées Mêleront dans la nuit leurs plaintes étouffées. O parfums envolés partout dans l'air subtil! 40 Azur des cieux légers et clairs! Printemps d'Avril! Dans mon vieux Luxembourg, que j'adore et qui m'aime, Les bleus myosotis foisonneront, et même Sous l'Odéon, parmi tant de romans pervers Fleuriront follement les volumes de vers. Mardi, 2 avril 1889. Populus C'était dans une rue affreuse, dont les murs, Éventrés et pourris comme des fruits trop mûrs, Sont envahis par l'eau dormante qui les mine, Et s'affaissent, mangés de lèpre et de vermine. 5 Là, le soleil sinistre, épouvanté, hagard, Éclaire tristement de son vague regard Des pavés, des tessons et des écailles d'huîtres Et des torchons pendus aux fenêtres sans vitres. Là je vis, s'acharnant sur quelque vermisseau, 10 Dans la fange et la boue infecte du ruisseau, Une poule caduque, impotente et sans plumes, Sèche comme le fer qu'on bat sur les enclumes. De plus, un de ses yeux avait été crevé. Elle sautait à bonds tremblants sur le pavé, 15 Avec les gestes secs et fous des automates Et titubait, ayant la goutte à ses deux pattes. Près d'elle, en ce désastre effroyable et complet, Un homme de ses yeux tristes la contemplait. C'était un malheureux. C'était le pauvre diable, 20 Celui dont la misère est irrémédiable Et qui, la nuit, chemine avec les loups-garous. Son habit n'était rien que loques et que trous; Dans sa chemise ouverte on voyait ses mamelles, Et ses souliers percés n'avaient plus de semelles. 25 Il était aussi vieux que la poule, réduit A rien, maigre, pensif, ne faisant pas de bruit. Sur son front dénudé par tant de jours arides Se croisaient des réseaux de veines et de rides, Et fauve, décharné comme elle, horrible à voir, 30 Il regardait la poule en mangeant son pain noir. Or, je lui dis: Quelle est cette étrange merveille? Comment a pu survivre une poule si vieille? Vient-elle de Ninive ou de Jérusalem? Bon homme, ayant duré plus que Mathusalem, 35 Grise, poudrée encor des antiques poussières Et peut-être échappée au sabbat des sorcières, Pourquoi, fermant son oeil unique au jour vermeil, Ne s'endort-elle pas de l'éternel sommeil? Morne, si fatiguée enfin qu'elle en est ivre, 40 Quelle est cette fureur de durer et de vivre? Se traîne-t-elle donc vers le siècle futur? Mais le déguenillé qui mangeait son pain dur, L'homme dont un frisson glaçait chaque vertèbre, Le vieux qui regardait la volaille funèbre, 45 Et semblait la couver des yeux comme un festin, Me dit: Elle n'a pas accompli son destin. Car pour elle et pour moi, l'Histoire se déroule Inexorablement, et c'est la même poule Que le roi Henri Quatre, en levant son impôt, 50 M'avait jadis promis de mettre dans mon pot. Dimanche, 11 avril 1886. Au laurier Si j'étais vraiment le bon ouvrier Que du noir oubli sa volonté sauve, Ce que je voudrais, c'est toi, noir Laurier, Sur ma tête chauve. 5 Car feuillage sombre, effroi des méchants, Lorsque je te vois, mon âme savoure, Devant tes rameaux, la gloire des chants Et de la bravoure. Héros et rimeurs, sous les grands cieux clairs, 10 Nous sentons en nous le même délire Et la chaste Épée aux brillants éclairs Est soeur de la Lyre. Pour revivre un jour sur les blancs frontons, Quand le clairon d'or enfle son haleine, 15 C'est d'un coeur égal que nous combattons Pour la sage Hélène. Henri Quatre, ainsi que François Premier, Brûlé d'une ardeur jamais endormie, En quittant le casque au hardi cimier, 20 Célébrait sa mie. Et dans le passé farouche et saignant Quand mon souvenir enflammé recule, Je revois Linos, chanteur, enseignant Son élève Hercule. 25 Eschyle, superbe entre les grands coeurs, Pour qui les exploits sont des intermèdes, Avant de rhythmer l'ode pour ses choeurs, Combattait les Mèdes. Et le fauve Achille au casque mouvant, 30 Lorsque son armure était dégrafée, Charmait la cithare, et fut un savant Chanteur, comme Orphée. Nocturne Attiré par l'odeur affreuse du charnier, Parfois le dieu Désir s'habille en chiffonnier. Il n'a plus, beau chasseur bondissant d'un pied libre, Ce grand arc dont la corde avec nos âmes vibre, 5 Ni ces traits dont l'airain, comme un oiseau vainqueur, Épouvante la nue et nous blesse en plein coeur. Il est las d'avoir vu les Déesses sans voiles Et d'avoir caressé les blancheurs des Étoiles, Et d'avoir longtemps bu, près des Amaryllis, 10 Les larmes de la Nuit dans la coupe des lys, Et de s'être endormi, dans les apothéoses, Sur des lèvres en fleur pareilles à des roses. Désir, ce dieu superbe au fulgurant essor, Dont les ailes fuyaient dans la lumière d'or 15 Et devant qui Psyché balbutiait, ravie, Sur le comptoir de zinc a bu de l'eau-de-vie. Lui qui faisait pleurer de tendresse les loups, Il trébuche dans l'ombre avec des hoquets fous. Son pied, déjà tremblant, dans le ruisseau barbote; 20 Il est ivre; il a mis sur son dos une hotte, Et sous ses haillons vils, comme un vieux chargé d'ans, Il marche tout courbé, le brûle-gueule aux dents. En traîneur de savate, il va, sous le ciel terne, Tenant en main son noir crochet et sa lanterne. 25 Il a caché tout l'or de son front crespelé Sous la casquette molle, et comme un chien pelé Qui remâche des os et des carcasses dures, Il cherche son régal parmi les tas d'ordures. Jeudi, 9 octobre 1884. Rue de l'Éperon A H. Giacomelli Mon jardin est situé rue De l'Éperon. Il est joli Comme une oasis, apparue En rêve, ô Giacomelli! 5 Devant son ombre taciturne Où le soleil vient par éclairs, Les vieux arbres géants de Furne Dressent leurs beaux feuillages clairs. Joignant leurs branches familières, 10 Vivaces comme les abus, Sur la maison grimpent deux lierres Impérieux, aux troncs barbus. Parfois même ils font une ligne Droite, jusque chez le voisin, 15 Et près d'eux s'étale une vigne Qui ne produit pas de raisin. Elle s'offre au jour qui la fête Et rit avec frivolité, Car tout porte, chez le poëte, 20 Ce cachet d'inutilité. Mes rhododendrons s'aguerrissent, Et quant à mes sveltes lilas, D'abord, une année, ils fleurissent, Puis, l'autre année, ils sont trop las. 25 Pour mes roses ambroisiennes, Elles ont dans leur teint vermeil Des pâleurs de Parisiennes Trop oublieuses du sommeil. Puis, dédaignant les ritournelles, 30 Mille oiseaux, devant mon palais, Improvisent des villanelles, Des rondeaux et des triolets, Et fuyant les rimes d'Alzire, Ils en font un recueil entier 35 Que publiera, s'il le désire, Notre ami Georges Charpentier. L'oeil irisé comme une perle, Fin comme un pastel de Renoir, Sous les arbustes flâne un merle 40 Du meilleur monde, en habit noir. Austère et lisse, il doit écrire Dans quelque Journal des Débats, Où l'on trouve bien de quoi frire; Il est correct, il a des bas. 45 C'est un seigneur, du cant esclave! Mais l'oiselet musicien Dit: Évitons cet oiseau grave, C'est un académicien. Juillet 1879. Variations Il faisait un beau clair de lune dans les cieux, Et j'errais tristement, poursuivi par les yeux De la brillante lune à la face pâlie. Mais, voulant savourer jusqu'au bout la folie 5 Et l'ivresse du clair de lune, je montai Chez Raoul, dont les doigts sont pleins d'agilité Lorsque le violon chante près de sa joue, Et je lui dis: Fais-moi de la musique. Joue Des variations sur l'air: Au clair de la 10 Lune. Au bout d'un instant, le violon parla Mystérieusement, tandis que la caresse De la lune venait bercer notre paresse Et tressait le collier de nos rêves, selon Son caprice. Oh! disait la voix du violon, 15 Colombine, mon coeur, viens, au clair de la lune Qui brille dans l'azur céleste, comme l'une De tes soeurs! Viens errer tous deux, au clair de la Lune. Allons-nous-en, seuls et charmés, par delà Ces jardins frémissants où la lumière argente 20 L'étang poli, glacé d'une moire changeante. Allons-nous-en bien loin, mon amoureuse, au clair De la lune. L'éclair divin, le doux éclair De tes yeux d'or, qui fait ma joie et mon désastre, Brillera dans la nuit sereine, comme un astre, 25 Et je me pencherai pour baiser tes bras, au Clair de la lune! Ainsi qu'un flexible roseau, Quand les parfums du soir empliront ta narine, Ton corps svelte et charmant ploiera sur ma poitrine. Une haleine de rose est éparse dans l'air, 30 Et le délicieux rossignol chante, au clair De la lune. Ote un peu ton masque de théâtre; Sous les rayons pensifs de la lune folâtre Laisse-moi voir ton front de lys, que modela Pour moi le fol Amour, et viens, au clair de la 35 Lune. Allons vers Cythère ou bien vers Pampelune, A travers la forêt bleue, au clair de la lune! Février 1881. Consommation Quand Juin cruel nous brûle en ses autodafés, Paris boit devant les cafés. Lorsque le ciel, criblé de feux, mêle en ses voiles Les becs de gaz et les étoiles, 5 Tout le Paris charmant, amoureux, endetté, Sous les chaudes brises d'été, Devant les cafés d'or absorbe des breuvages Abominablement sauvages. Là vieillards, jeunes gens, filles sous leurs toisons, 10 Dégustent d'étranges poisons Que leur servent Léon, Anatole, Amédée, Et qui feraient peur à Médée. Ils goûtent ces boissons d'enfer, pleines de maux, Qu'on hume avec des chalumeaux, 15 Des bières qu'on brassa sans houblon et sans orge Et qui vous déchirent la gorge, De tristes eaux-de-vie et de mort, et des rhums Qui bravent tous les décorums, Et d'affreux curaçaos troublants, et des absinthes 20 Faites pour ravir des Esseintes. O frères, avec ces boissons qui vous ont nui, Vous buvez le féroce ennui, L'accablement stupide et le dégoût maussade, Les voluptés à la Sade. 25 Sous l'azur, sous le gouffre étoilé du ciel bleu Éclaboussé d'astres de feu, Quelque sombre liqueur, au noir Léthé pareille, Vous hypnotise, et votre oreille, Stupidement, ainsi qu'un refrain de pantoum, 30 Entend retentir l'affreux: Boum! Oh! nos pères buvaient, avec sa pourpre insigne, Le sang généreux de la vigne! Sages, ils remplissaient leurs verres de nos vins Rouges, réchauffants et divins, 35 Et caressaient, avec de gais épithalames Leurs bonnes commères de femmes. Le Plaisir et la Joie étaient leurs échansons; Ils chantaient de belles chansons; Ils ne connaissaient pas, ces gens qui savaient boire, 40 Les diables bleus ni l'humeur noire; Mais leurs fils malheureux s'intoxiquent, par ton, Devant des palais de carton. Là les Parisiens, dans le beau mois des roses, Boivent la haine et les névroses. 45 Et souvent, déguisée en garçon de café, Spectre galamment attifé, Arborant sur son blanc visage de squelette Des favoris en côtelette Et de blanc cravatée ainsi que pour un bal, 50 Avec la fierté d'Annibal Jetant son cri farouche à ceux qu'elle terrasse, La Mort dit: Boum! versez, terrasse! La Promenade Oui, nous dit le pâle Ramon, Dont la tristesse fut touchante, Même ici, je regrette mon Pays, où la lumière chante. 5 Chaque Parisienne, au Bois, Reluit comme une friandise Et nous met le coeur aux abois; Mais, permettez que je le dise, Rien n'est plus splendide et vermeil 10 Que l'Alameda de Grenade, A l'heure fauve où le soleil Teint de ses feux la promenade. Les myrtes et les blancs jasmins, Groupés en corbeilles hautaines, 15 Embaument tout l'air des chemins, Où se lamentent les fontaines. Le zéphyr frissonne, subtil, Dans le feuillage de chaque arbre, Et le beau fleuve, le Genil, 20 Arrive dans son lit de marbre. Il descend vers l'Alameda; Son flot, sur les monts grandioses, Vient de la sierra Nevada Dont les escarpements sont roses. 25 L'oeillet rouge sur le chignon, Le front riant sous leurs mantilles, Passent, d'un pas leste et mignon, Les dames et les jeunes filles. On voit briller leurs dents d'émail, 30 Et leur main folâtre, qui joue, Fait caresser par l'éventail Les pâles roses de leur joue. Que de fières beautés sont là! Gracia dont le front se dore, 35 Dolorès, Teresa, Gala, Martirio que tout adore; Carmen, dont le vent querelleur Baise en riant la blancheur mate. Et Juana dont la bouche en fleur 40 Est une grenade écarlate! Paris, décembre 1879. Triomphe A Georges Rochegrosse Cher Georges, vois, je tente un effort hasardeux, Et j'ai voulu tâcher de fixer pour nous deux, En des vers où frémit la Rime épouvantée, L'étrange vision que tu m'as racontée. 5 C'est la Débauche. C'est la grande Impure. Elle a Des épaules de neige, et cette Dalila Avec ses durs ciseaux tranche des chevelures. Sa bouche est une braise et fait d'âcres brûlures; Et vieillards, beaux enfants au sourire ingénu 10 Et jeunes hommes, tous adorent son sein nu. Tous chantent son orgueil et célèbrent sa gloire. Ils disent: Si ta coupe est la mort, j'y veux boire. Je veux manger ta chair, je veux mordre tes lys! Cléopâtre, Astarté, Phryné, Sémiramis, 15 Je t'adore! Je veux dans ta glauque prunelle Puiser incessamment la Démence éternelle. Et la Dominatrice étonne les cieux clairs De ses yeux glorieux, pleins d'astres et d'éclairs; Sa toison folle est comme un boisseau d'or qu'on pèse; 20 Le Désir la caresse et le Regard la baise. Les hommes sur ses pas, ainsi qu'un vil troupeau, Se pressent, alléchés par l'odeur de sa peau; Elle a, pour triompher dans les apothéoses, Sur son front la tiare et sur son flanc des roses. 25 Elle marche, riante, au bord des claires eaux; A l'entour de son front voltigent des oiseaux; Des chats voluptueux, des belettes lascives La suivent, lentement, en montrant leurs gencives. Sur son corsage aux fiers contours, les diamants 30 Fleurissent éblouis, en lys blancs et charmants; Derrière elle, avec un murmure qui la flatte, Courent les flots pompeux de sa jupe écarlate, Et tout en elle est joie, enchantement, parfum. Mais tout à coup le vent affolé soulève un 35 Coin de sa robe, et sur sa jambe noble et pure On peut voir une plaie affreuse qui suppure, Toujours humide, avec ses bords jaunes et verts Et son écorchement pâle où grouillent des vers. Lundi, 26 avril 1886. Bakkhos Prologue récité à l'Opéra par C. Coquelin dans la représentation consacrée a l'histoire du théatre le 27 janvier 1886 Hommes, je suis Bakkhos aux lèvres purpurines, Qui reçoit le soleil embrasé sur son flanc, Et qui meurt et renaît dans vos fortes poitrines, Et le sang généreux de la vigne est mon sang. 5 Je suis l'enchantement des soirs et des journées. Je suis le Vin, qui met dans vos coeurs un éclair, Et, prodige inouï, c'est de moi que sont nées La fière Tragédie et sa soeur à l'oeil clair, La Comédie, aimable et folle entre vos gloires, 10 Dont la sagesse humaine est le riant trésor, Et qui sur son beau front tresse des grappes noires Et frappe l'air du bruit de ses cymbales d'or. C'est le soir, dans un bourg glorieux de l'Attique, Où le soleil couchant s'empourpre de rougeurs 15 Et, poussant vers les cieux un grand cri frénétique, Sur leurs lourds chariots montent les vendangeurs. Et près d'eux, esquissant leurs danses orageuses, Pour répandre la joie en passant dans les bourgs, Les yeux rouges, le front taché, les vendangeuses 20 Avec des gestes fous tapent sur leurs tambours. Des porteurs de paniers marchent en longues lignes, Flamboyants et vermeils dans les roses du soir, Et tout fumant, le sang mystérieux des vignes Sur un long rhythme clair s'écoule du pressoir. 25 L'âne pensif et doux, tout orné de guirlandes, De la fête en délire est l'hôte essentiel; Ses oreilles sans fin se lèvent toutes grandes, Comme pour déchirer le voile bleu du ciel. Sur son dos ingénu ballotte une outre pleine, 30 A moins que ce ne soit, turbulent et divin, Le beau ventre gonflé de mon père Silène, Glorieux et ravi d'avoir bu trop de vin. D'un char à l'autre, on parle, on s'injurie, on joue. Holà! Doris, tu bois à flots inépuisés! 35 Hé! Céléno, qui t'a si bien rougi la joue? Sont-ce les noirs raisins, bacchante, ou les baisers? Puis, sur un autre char, selon l'antique mode, On chante ma louange, ou celle d'un héros, Ou quelque dieu célèbre, et la strophe de l'Ode 40 Voltige en palpitant sur les lourds tombereaux. Puis, comme dans la mer, dont les chevaux hennissent Quand la vague tressaille avec un bruit vainqueur, A la voix du chanteur les autres voix s'unissent, Pareilles aux rumeurs des flots, et c'est le Choeur! 45 Et c'est la Tragédie et c'est la Comédie, Avec les longs sanglots et les rires vengeurs, Qui ravissent les cieux de leur chanson hardie, Et qui naissent ainsi parmi les vendangeurs. O mes filles, gardez vos fronts tachés de lie, 50 Sous la pourpre héroïque et sous le péplos blanc! O Melpomène, et toi, vendangeuse Thalie, Buvez toujours le flot généreux de mon sang. O chanteuses, gardez toujours l'antique ivresse, Et n'oubliez jamais votre berceau natal. 55 Toi, la dominatrice, et toi, la charmeresse, Soûlez-vous de ce vin qu'on nomme l'Idéal! Et, vos fronts couronnés de fleurs que rien ne fane, Laissant la platitude au menteur exécré, Muse d'Eschyle, et toi, muse d'Aristophane, 60 Souvenez-vous de mordre à mon raisin sacré. Toi, redis-nous les Rois et leur destin funeste, La pâle Phèdre en proie à ses tristes aveux, Argos et le festin horrible de Thyeste Et les malheurs venus d'Hélène aux beaux cheveux. 65 Fais revivre pour nous la grande Histoire amère, Dis-nous Hector, pareil au fougueux aquilon, Oreste en pleurs, fuyant les Chiennes de sa mère, Et Cassandre criant: Apollon! Apollon! Et toi, ma préférée, ô folle Comédie, 70 Montre ton rire en fleur, pareil au lys éclos! Que ton regard s'allume, ainsi qu'un incendie: Fais tintinnabuler tes grappes de grelots! Que le doux vent d'été baise ta gorge nue! La lèvre humide encor du nectar que tu bois, 75 Montre l'Humanité, cette race ingénue, Pareille, en sa démence, aux animaux des bois! Montre ces insensés, et l'homme, et l'homme, et l'homme, Penché vers l'ombre, au lieu de regarder le jour, Que devant lui, pareils à des bêtes de somme, 80 Chasse, à grands coups de fouet, l'inévitable Amour! Ris avec Plaute, avec l'ingénieux Térence! Mais en donnant la vie à leurs acteurs bouffons, Enivre-toi déjà, Muse, de l'espérance Qui tombe jusqu'à toi du haut des cieux profonds. 85 Car pour mêler sa flamme avec la fange humaine, Pour livrer l'Imposteur à l'éternel tourment, Et montrer le roi Zeus rêvant aux pieds d'Alcmène, Un homme un jour viendra, qui sera ton amant. Oui, celui-là sur qui tout mon espoir se fonde, 90 C'est le penseur sublime et le grand ouvrier, C'est le Contemplateur à la tête féconde, Qui sera, comme un roi, couronné de laurier. Tu baiseras son front de ta bouche ravie, Et tu le serviras avec fidélité. 95 Mais lorsque ce génie aura quitté la vie Pour grandir, triomphant, dans l'immortalité, Reste après lui, pensive, auguste et familière, Et comme aux premiers jours de ton matin vermeil, O fille de Bakkhos, amante de Molière, 100 Nymphe, bois notre vin de pourpre et de soleil. Garde pieusement la joie et le délire Que ce poëte a mis dans ton oeil radieux, Et souviens-toi toujours, déesse, que le rire Est le plus beau présent qui nous vienne des Dieux! Mardi, 26 janvier 1886. Les Demoiselles des chars Paris qui vit et s'extasie, Toujours jeune au milieu du monde avarié, Pour la peinture et pour la poésie Quel thème est plus divin, plus beau, plus varié? 5 Oh! Paris! Paris en délire, Avec sa joie, avec son rire, Avec ses amoureux sanglots Et sa folle rumeur qui monte aux cieux féeriques, Pareille au tumulte des flots, 10 Chante dans l'ouragan de mes rimes lyriques. Comme le grand aïeul Pindare, Dont les vers s'envolaient, parmi la nue épars, Je veux unir le chant à la cithare Pour vous mieux célébrer, conductrices des chars. 15 C'est dans l'Hippodrome excentrique Baigné de lumière électrique Et sous les yeux du grand Paris, Amoureux, comme on sait, des Victoires ailées, Que l'orgueil de gagner le prix 20 Vous fait combattre, ainsi que des Penthésilées. Au bruit furieux des orchestres, L'effort gonfle vos bras instruits aux durs travaux. Tout vous enivre, en ces luttes équestres, Et votre voix farouche anime les chevaux. 25 Vous les excitez, ô guerrières, Par des cris et par des prières, Nous voyons frémir dans l'air bleu Leurs naseaux que le vent sèche de ses brûlures, Et le souffle effrayant d'un dieu 30 Tord, comme un ouragan sacré, leurs chevelures. Toutes les têtes resplendissent, Et les jeunes héros des cercles élégants De si bon coeur sur vos pas applaudissent Que ces galants sportsmen en font craquer leurs gants. 35 Je veux imiter leur délire Dans mes hymnes, rois de la lyre. Je saurai vous louer encor; Toi surtout, Claudia superbe, dont le torse Cambré sous les écailles d'or, 40 Nous apparaît, brillant de jeunesse et de force. Telle Athènè dans sa cuirasse Jaillit comme un éclair au haut du ciel serein, Lorsqu'Héphaïstos, père de notre race, Fendit le front de Zeus de sa hache d'airain. 45 L'or enflammait de sa caresse Le sein de la jeune déesse. Ainsi, buveuse de nectar, Ayant le fier courroux des combats dans ton âme, Tu passes, debout sur ton char, 50 Dans ce corset brillant comme une mer de flamme. Cependant, c'est à Batignolles Que tu naquis, fillette aux rires ingénus. Là, tout enfant, tu reçus des torgnoles Près du ruisseau de fange où tu marchais, pieds nus. 55 A présent des seigneurs moroses T'offrent toutes sortes de choses Et, t'adjurant d'un air vainqueur, Entassent devant toi pistoles sur pistoles. Mais, Parisienne au grand coeur, 60 Tu ne veux pas souiller tes lys dans leurs Pactoles. Avec tes instincts coloristes, Amante de la pourpre aux flamboyants orgueils, Tu périrais d'ennui chez ces gens tristes Serrés dans leur frac noir inventé pour les deuils. 65 Mais ton vrai compagnon, ton homme, Celui que tu sais aimer comme Leïla chérissait Mejnoun; Celui que ton regard caresse et que tu flattes, N'est pas un gommeux: c'est un clown 70 Au visage semé de taches écarlates. Oh! ne plus ramper sur la terre! Avoir l'ardeur, avoir la flamme, avoir l'amour! Se délivrer de la fange, ô mystère! Se baigner dans la rouge aurore et dans le jour! 75 Pareille aux lutteurs de Sicile, Toi, guidant leur fougue indocile, Comme en un tourbillon de feu Tu lances tes chevaux, selon l'antique règle; Et lui, ton clown au toupet bleu 80 Vole, et plane dans l'air effaré, comme un aigle. Vous fuyez! sur la terre noire Vos pieds impatients ne se posent jamais, Vos pieds hardis, et plus blancs que l'ivoire. Sans doute un jour, ayant l'appétit des sommets, 85 Couple d'amants, épris du faîte, Dans l'orage et dans la tempête Devançant le vol du milan, Bien plus loin que l'Islande et que le pays kurde, Par un prodigieux élan 90 Vous vous évaderez loin de ce monde absurde. Vous vous enfuirez, pleins de joie, Vers l'éther lumineux des pâles firmaments, Dont le tapis d'azur, qui se déploie, Ruisselle, éclaboussé par les blancs diamants. 95 Là, parmi les sombres mêlées Des comètes échevelées, De sa tête et de son genou Ton clown séditieux, déchirant tous les voiles, Bondira, comme un astre fou, 100 Et toi, tu mèneras des chariots d'étoiles. Ballade de Banville, à son maître Poëte farouche et divin De qui je fus l'humble Pylade, Viens goûter avec moi le vin Et les perdrix en rémolade. 5 On traîne la Muse malade Par son aile de papillon: Père de la sainte Ballade, Ressuscite, François Villon! Pour le rimeur et l'écrivain, 10 De sa bouche en estafilade, Ta Margot sourirait en vain Ainsi que Cypris en Hellade. Oh! ces marchands de marmelade! Cela manque de vermillon 15 Parmi cette triste peuplade. Ressuscite, François Villon! Ouvrons au clairet angevin Le corridor en enfilade, Chassons le rêveur triste et vain 20 Dans quelque lointaine Cyclade, Et mangeons chaude la grillade. Ornons d'astres et de paillon Nos pourpoints que le vent taillade. Ressuscite, François Villon! Envoi 25 Prince fier comme un Encelade, Nous marchons sous ton pavillon. Reviens nous donner l'accolade, Ressuscite, François Villon! Aimer Paris Artiste, désormais tu veux peindre la Vie Moderne, frémissante, avide, inassouvie, Belle de douleur calme et de sévérité; Car ton esprit sincère a soif de vérité. 5 Vois, comme une forêt d'arbres, la ville immense Murmure sous l'orage et le vent en démence; Ses entassements noirs de toits et de maisons Ont le charme effrayant des larges frondaisons. Aime ses bruits, ses voix, ses rires, son tumulte, 10 Ses monuments qu'en vain le Temps railleur insulte, Ses marchés, ses jardins; aime ses pauvres cieux Toujours mornes, d'un gris terne et délicieux. Surtout, n'imite pas Hamlet; sans épigramme Et d'un coeur chaleureux, aime l'Homme et la Femme. 15 La Femme surtout! Suis de l'oeil ces bataillons De gamines qui vont, blanches sous les haillons, Et qui, montrant leurs dents, croquent de jaunes pommes De terre frites, sous l'oeil allumé des hommes! Peins la svelte maigreur aux méplats séduisants 20 Et la gracilité des filles de seize ans; Va, ne dédaigne rien, ni la bourgeoise obèse Ni la duchesse au front d'or que le zéphyr baise, Ni la pierreuse, proie offerte au noir filou, Qui peigne ses cheveux lourds avec un vieux clou, 25 Ni la bonne admirant, parmi la transparence Des bassins, le reflet d'un pantalon garance, Ni la vieille qui, pour implorer un secours, Se coiffe d'un madras et chante dans les cours, Ni ces filles de joie aux tragiques allures 30 Offrant au vent furtif leurs roses chevelures, Et poursuivant, les soirs, leur patient calcul Devant les Nouveautés et le café Méhul, Catins dont les satins, sans jamais faire halte, Comme des serpents noirs se traînent sur l'asphalte! 35 Regarde l'Homme aussi! Peins tous les noirs troupeaux Des hommes, sénateurs on bien marchands de peaux De lapins; droit, bossu, formidable ou bancroche, Vois l'Homme, vois-le bien, de d'Arthez à Gavroche! L'homme actuel, sublime à la fois et mesquin, 40 Est vêtu d'un complet, comme un Américain; Mais tel qu'il est, ce pitre, épris de Navarette, Qui dans ses doigts pâlis roule une cigarette, Lit dans les astres noirs d'un oeil terrible et sûr, Voleur divin, saisit Isis en plein azur, 45 Pose un baiser brutal sur ses yeux pleins d'étoiles, D'un ongle furieux déchire tous ses voiles, Comme un fer rouge met la lèvre sur son col Et la contemple, et pâle encor de son viol, A ses pieds gémissant une plainte ingénue 50 Regarde la Nature échevelée et nue. Oui, l'Homme, vois-le bien, tire parti de tout! Il est beau, l'orateur farouche, qui debout, Du Progrès fugitif embrassant la chimère, Parle et courbe les fronts sous sa parole amère; 55 Mais le vieux chiffonnier, qui sous le ciel changeant Montre son crochet noir et sa barbe d'argent, Près de la verte Seine a des beautés de Fleuve. Et c'est un beau modèle, avec sa blouse neuve, Que l'Alphonse blêmi, fashionable et vainqueur, 60 Dont la cravate rose et les accroche-coeur Font fanatisme, et qui, doux jeune homme de joie, Tortille crânement sa casquette de soie. Oh! ne dédaigne rien dans ta ville! Chéris Les parcs éblouissants, ces jardins de Paris 65 Où pour nous réjouir, en leurs apothéoses Brillent les coeurs sanglants et fulgurants des roses; Mais, artiste, aime aussi les pauvres talus des Fortifications, où sous le triste dais Du ciel gris, l'herbe jaune et sèche qui se pèle 70 Semble un front dévoré par un érésipèle; Car c'est là que, toujours las de voir empirer Son destin, l'ouvrier captif vient respirer Et que la jeune fille heureuse, en mince robe, Laissant errer son clair sourire, où se dérobe 75 Quelque rêve secret de ménage et d'amour, Avec ses yeux brûlants vient boire un peu de jour! 10 avril 1879. Lecture Oh! quelle volupté! Lire! Entendre, oubliant nos maux, Tous les frissons de la Lyre Exprimés avec des mots! 5 Et regarder les estampes, Quand voltige et tremble un peu Sur la blancheur de nos tempes Le rose reflet du feu! Sans les toux préparatoires, 10 Le Livre, doux et charmant, Nous raconte des histoires, Mais silencieusement. Les caractères en foule S'en vont d'un pas leste et fin, 15 Et le conte se déroule Comme une étoffe sans fin. Nous voyons les belles phrases Construites selon nos voeux Nous montrer des chrysoprases 20 Dans les ors de leurs cheveux. Et menant la mascarade Sous les rubis indiens, Les mots qui font la parade Sont tous des comédiens. 25 L'un que la louange flatte, Apparaît tout radieux, Portant la pourpre écarlate; Il fait les Rois et les Dieux. Tel, qui parmi nous émigre, 30 Nous vient du pays latin, Et tel autre est, comme un tigre, Plus rayé que Mezzetin. Quelle joie! auprès de celle Dont le regard plein de jour 35 Même dans l'ombre étincelle, Lire des strophes d'amour! Mais lire est plus doux encore Lorsque le Temps envieux Avec sa neige décore 40 Notre front devenu vieux. Alors, penché sur son livre, Le vieillard, qu'on trouble en vain, Dit à l'Archer toujours ivre: Je ne bois plus de ton vin. 45 C'est fini des soins moroses! Je n'effeuille plus de lys Ni de rougissantes roses Pour Silvie ou pour Philis. Sans colère, il dit à maintes 50 Cruelles aux fronts pâlis: Églés et fières Amintes, Ne fredonnez pas. Je lis. Il dit: Chez moi je n'accueille Ni Lisettes ni Lizons. 55 Il n'est plus temps que je cueille Des violettes. Lisons. Mercredi, 25 novembre 1885. Églé Sous le lourd fleuve d'or qui va le caressant, Avec ses sombres yeux et sa bouche de rose, Le visage d'Églé, fait pour l'apothéose, Apparaît, comme au ciel un astre éblouissant. 5 Dans sa prunelle en feu rit le désir naissant, Et du col au talon qui sur le sol se pose, Sur le torse, où le lys a mis sa neige éclose, La ligne glorieuse et tranquille descend. Toute troublée encor par le songe nocturne, 10 Églé lève ses bras comme des anses d'urne, Et prend ses grands cheveux, mêlés par le sommeil. Un frissonnant rayon de lumière glisse entre Ses jeunes seins, baisant leur bout rose et vermeil, Et met dans la clarté la blancheur de son ventre. Villa de Banville, 29 octobre 1884 Ballade Pour Mademoiselle Edmée Daudet Dans vos yeux, sur la vie amère Brilleront les clairs diamants Qu'on voit dans ceux de votre mère. Entre mille éblouissements, 5 Au milieu des rêves charmants Dont se pare la Renommée, Vous naissez parmi les romans. Bonjour, mademoiselle Edmée. Bien mieux que la rose éphémère, 10 Vos lèvres, ces enchantements, Riront à la belle chimère. Vos prunelles aux feux dormants Ont de vagues rayonnements, Comme une lueur allumée 15 Aux mystérieux firmaments. Bonjour, mademoiselle Edmée. Comme, avec un dédain sommaire, Le poëte, en ces doux moments, Quittant la Muse et sa grammaire, 20 A vite oublié les tourments, L'orgueil, les applaudissements Et la gloire, cette fumée, Avec de longs ravissements! Bonjour, Mademoiselle Edmée. Envoi 25 Princesse, des regards aimants Fêtent votre chair parfumée Et vos tendres vagissements. 30 Bonjour, mademoiselle Edmée. Villa de Banville, mercredi 21 juillet 1886. Anna A Jacques Madeleine C'est ainsi que le Temps nous les métamorphose Et ce tas d'ombre fut une déesse rose; Dans la sombre améthyste on gravait ses profils, Et le Désir restait captif dans ses grands cils. 5 Oui, c'est Anna! Regarde, ô Jacques Madeleine, Ce monstre grelottant dans son haillon de laine. Les ennuis éternels grincent, inapaisés, Sur sa bouche entr'ouverte où nichaient les baisers. Cette vieille, qui fut jadis pleine de gloire, 10 Est terne et sans couleur, comme la terre noire; Ses cheveux sur son front meurtri par le remords Tombent sinistrement comme des serpents morts; Vain débris que par jeu la Misère effiloque, Son corps et ses habits ne sont plus qu'une loque. 15 Errant comme une chienne au fond de la Cité, Ce spectre de folie et de lubricité Tache encor la laideur du sombre paysage. On devine pourtant sur ce morne visage Où dorment les vieux lys dans l'ombre ensevelis, 20 On entrevoit parmi ses rides et ses plis Comme un vague reflet de la splendeur première Qui jadis le baignait d'une chère lumière Du temps que ses yeux bleus réfléchissaient le jour, Et l'ancien coup de griffe horrible de l'Amour. L'Année cruelle A Émile Bergerat Oui, j'aimerais mieux être, ô mon cher Bergerat, Chien dans la rue, ou bien dans une auberge rat, Ou mesurer du drap d'Elbeuf par centimètres, Que de faire ce dur métier d'homme de lettres! 5 Eh! quoi, toujours pâlir ainsi que Deburau, Et, les yeux sur le cuir violet d'un bureau, Sans avoir su quel crime ici-bas l'on expie, Entasser en monceau des feuillets de copie! Ah! je n'étais pas né pour ce fatal destin! 10 Au lieu de respirer au bois l'odeur du thym, Comme un noyé blême à qui nul ne tend la perche, Enfoncé dans sa nuit, l'homme de lettres cherche Les traits spirituels et la transition, Et ne peut même aller voir l'Exposition. 15 Car je n'irai pas! Corps en proie à la névrose, Pâture du journal, vil forçat de la prose, Je dois, par ce beau temps, me barricader au Logis, au lieu d'aller voir le Trocadéro! Ah! j'ai rêvé souvent en ce siècle fantoche 20 De me trouver un jour libre, ayant dans ma poche De l'argent pour pouvoir engager des paris, O poëte, et de faire... un voyage à Paris! Semblant venir de loin par un vain simulacre, Je monterais avec des colis dans un fiacre, 25 Et de mes Dieux jaloux abandonnant l'autel, Je me ferais alors conduire au Grand-Hôtel. J'ai fait ce rêve. Ainsi qu'un Triton dans ma conque, Je feignais d'arriver d'une gare quelconque, Je fumais un londrès, j'avais l'air d'être Anglais, 30 Serré dans un faux-col de marbre où j'étranglais, Et comme on voit le chêne environné de lierre, J'avais sur la poitrine un sac en bandoulière! Oui, dans ce songe heureux, mon esprit se complaît. Coiffé d'une casquette et vêtu d'un complet, 35 Je souris, je m'assieds dans la chambre où l'on dîne A côté d'une miss blanche comme l'Ondine, Et je cause à voix haute avec des Islandais Consultant, pour parler, Napoléon Landais. Avec ces étrangers que leur panache appelle 40 Je visite le Louvre et la Sainte-Chapelle, Puis le Bois et son lac, où vient le nénuphar. Je vois tout. Je me fais montrer Zulma Bouffar. Pareil au mont chenu que la tempête assiège, Un vieillard passe, ayant sur sa barbe de neige 45 L'âpre sérénité des glaciers blancs et clairs Que vient traverser l'or fulgurant des éclairs; Sa tempe, mille fois par la douleur broyée, Semble une roche dans l'ouragan foudroyée; Sa lèvre a la beauté sereine du Devoir; 50 Auprès de lui, dans l'ombre épaissie, on croit voir Un lion familier que sa lèvre gourmande; Il nous frôle en rêvant, et comme je demande: Quel est donc ce passant? Vient-il de Chicago? On me répond: Non, c'est monsieur Victor Hugo! 1878. Chansons sur des airs connus La Lune Air: Au clair de la lune Au clair de la lune Brillent follement Ta prunelle brune Et ton sein charmant. 5 Pâle Cidalise, Ton front sans rival Éclaire Venise Et son carnaval. Cachant sous ton masque 10 Un sourire amer, Tu t'en vas, fantasque, Sur la vaste mer. Et frottant son aile A ton casaquin, 15 Voilà Pulcinelle Avec Arlequin! Voilà Scaramouche Et don Spavento, Et Scapin farouche 20 Dans son vert manteau; Et, comme Tityre Près d'Amaryllis, Pierrot qui s'étire, Mince comme un lys. 25 Zerbin, dans sa fièvre, Après Mezzetin, Baise à pleine lèvre Tes bras de satin. Verse-leur l'ivresse! 30 O toi qui me plus, Folle charmeresse, Je ne t'aime plus. Je ris, ma guitare Chante un air moqueur; 35 Pourtant c'est bizarre, J'ai froid dans le coeur. Et je vois la lune, Dans l'ardente nuit, Frissonner, comme une 40 Clarté qui s'enfuit. Phoebé, la perverse, Peut-être à son tour S'alanguit et verse Des larmes d'amour. 45 Et son char l'emporte, Dans la nuit en feu, Désolée et morte Au fond du ciel bleu. Octobre 1876. Chansons sur des airs connus Les belles filles Air: Giroflé-Girofla Oh çà, les belles filles, Qu'on s'en vienne avec nous! Laissez là vos aiguilles, Le printemps est doux. 5 Avril chante et murmure; Nous irons dans les bois Mêler sous la ramure La danse et les voix! Narguant l'hiver morose, 10 Notre coeur chante aussi; Venez, lèvres de rose! Messieurs, grand merci! Comme ont fait nos aïeules, Sans souci des amants 15 Nous irons toutes seules Dans les bois charmants. Nous verrons la paresse Des étangs onduleux, Dont la brise caresse 20 Les riants flots bleus. Et le ciel s'y reflète! Nous allons, nous allons Cueillir la violette Dans les frais vallons. 25 Nous danserons des rondes, En livrant au soleil Nos chevelures blondes Faites d'or vermeil, Ayant l'oubli superbe 30 Dans nos coeurs ingénus, Et nous sentirons l'herbe Toucher nos pieds nus! Si l'Amour vous rencontre? Taisez-vous, taisez-vous! 35 Si ce chasseur nous montre Son regard jaloux, Nous lui dirons: Beau masque, Porte ailleurs les tourments Et le bonheur fantasque 40 De tes faux serments! Nous courons sous les chênes Librement, tout le jour, Sans ennuis et sans chaînes; Laisse-nous, Amour! 45 Après nos folles courses, Dans le creux de nos mains Nous buvons l'eau des sources Au bord des chemins. Et ce sont là nos fêtes, 50 Garde l'ombre et les pleurs! De poser sur nos têtes Des chapeaux de fleurs. L'heure est charmante et folle; Mille oiseaux des buissons 55 A la brise qui vole Jettent leurs chansons. Le bois fait sa toilette; Nous voilà, mais c'est pour Cueillir la violette; 60 Bon voyage, Amour! L'air joyeux nous invite, Plein de purs diamants, Envolons-nous bien vite Dans les bois charmants! Octobre 1876. Les Saisons Transformant les horizons Où les nuages s'amassent, D'un pas léger les Saisons Passent. 5 L'Hiver frileux et subtil, Parmi son pâle cortège, Est blanc comme un lys, quand il Neige. Le Printemps, dans les palais 10 Sous ses fleurs cache les marbres, Et pose des nids dans les Arbres. Sous les grands cieux triomphants, L'Été, plein d'apothéoses, 15 Dore les fronts des enfants Roses; Et le rouge Automne, cher Au vendangeur, nous enseigne Par son raisin dont la chair 20 Saigne. Villa de Banville, mardi 3 août 1886. Au Pierrot de Willette Cher Pierrot, qui d'un clin d'oeil Me montre tout ce qui m'aime, J'aime ta joie, et ton deuil Même! 5 Je t'aime, de froid transi Et terrassé par le jeûne, Et tremblant d'amour, et si Jeune! J'aime ton regard de feu, 10 Ta bravoure et ton coeur mâle, Bien que tu sembles un peu Pâle. Car sous le céleste dais Tu vas, bon pour toutes choses, 15 Ayant même pitié des Roses. Charmé par le falbala, Tu t'en vas, l'âme ravie, Toujours déchiré par la 20 Vie. Avec son rire moqueur Elle te berce et t'enseigne Les vérités et ton coeur Saigne. 25 Ah! comme il brille, éperdu, Le vin rose et peu sévère, Dans la transparence du Verre! Ah! que l'Amour, tu le sais, 30 Près des belles demoiselles, Nous caresse bien de ses Ailes! Silencieux marmouset, Les fillettes vagabondes, 35 Tu les aimes, brunes et Blondes. Et quand elles prennent soin De se montrer pour toi douces, Tu les aimes, au besoin, 40 Rousses. Parmi les cieux musicaux Fuyant parfois nos désastres, Fou, tu t'envoles jusqu'aux Astres. 45 Lorsque devant toi passa Le doux Zéphyr qui l'emporte, Quel Éden a fermé sa Porte? Va, tu peux le dire, aucun. 50 Par malheur, lorsqu'il s'achève, On le voit, ce n'était qu'un Rêve. Et beau festin de gala, Rire, clarté, fleur, étoile, 55 S'éteignent, quand tombe la Toile! 1884. A la chanson Ode dite par C. Coquelin dans la représentation donnée au bénéfice de Darcier Le jeudi 17 février 188l O toi, délire et fantaisie, Fille de la rime, Chanson Qui, du vin de la poésie, Es la bacchante et l'échanson! 5 Chanson, qui sur les fronts sévères Poses en riant ton orteil, Déesse, qui remplis nos verres De pourpre vive et de soleil; Tu sais bercer notre souffrance, 10 Le plaisir est ton nourrisson, Et la vraie âme de la France, Oh! parle encor, c'est toi, Chanson! Jadis, lorsque Jacques Bonhomme, Servant de cible et de jouet, 15 Ainsi qu'une bête de somme Tressaillait, sanglant, sous le fouet, Tu le vengeais par ton génie! Et les tyrans saignent encor Sous les flèches de l'ironie, 20 Qui s'envolaient de ton arc d'or! Cherchant déjà le grand problème, Villon, qui fut presque pendu, Montrait aux bourreaux son front blême Taché de ton vin répandu; 25 Et depuis lors, pas un poëte Aux calmes regards d'oiseleur Qui n'ait baisé ta lèvre en fête, Écarlate comme une fleur! Ces dévots de l'aube éternelle, 30 Tous ces songeurs, tous ces amants Se sont brûlés à ta prunelle Où brillent mille diamants; Et te mêlant à son délire, Parfois même, quand tu le veux, 35 Hugo, le titan de la Lyre, Passe la main dans tes cheveux. Béranger, dédaignant la mode, Du flonflon vulgaire évadé, Donne le grand frisson de l'Ode 40 A la musette de Vadé; Et par lui, fuyant le servage, Le refrain joyeux de Piron Bondit, comme un cheval sauvage Fouetté par le vent du clairon! 45 Enfin, pour les Margots sublimes Délaissant les pâles Églés, Pierre Dupont chante en ses rimes Les grands boeufs au joug accouplés, Et, dans sa simple et rude phrase, 50 Célèbre le matin vermeil Et la nature qui s'embrase Avec les couchers de soleil. Chanson, qui bondis sur Pégase, Le cheval sans mors et sans frein, 55 Combien de rimeurs en extase Se sont grisés de ton refrain! Mais, en ce temps, où la Musique A dénoué tes bras d'acier Avec son ivresse physique, 60 Ton plus cher amant fut Darcier! Comme dans les bois un satyre Prend une nymphe au cou nerveux En riant de son doux martyre, Et l'empoigne par les cheveux; 65 Comme il la tient d'une main ferme, En appuyant un dur genou Sur sa jambe nue, et lui ferme La bouche, avec un baiser fou; O déesse, toujours éprise 70 De la large coupe où tu bois, Chanson! c'est ainsi qu'il t'a prise Dans le doux silence des bois. Et depuis cette aube première, Affrontant les sots châtiés, 75 Ivres de joie et de lumière, Voix fraternelles, vous chantiez! Tu disais à ce bon rhapsode: Quittons le monde, viens-nous-en; Et, fuyant le joug incommode, 80 Darcier fut peuple et paysan! Car son chant d'amour et de joie, En quête d'un eldorado, Se penche vers quiconque ploie Sous un trop injuste fardeau; 85 Et parfois dans son ode étrange, Mais qui rêve à des cieux meilleurs, La douce Pitié, comme un ange, Laisse entrevoir ses yeux en pleurs. Combattant pour la cause juste, 90 Darcier chanta pendant trente ans, Ferme comme un chêne, et robuste, Et jeune comme le printemps. Mais enfin, avec sa brûlure, Vient l'âpre, le cruel Hiver! 95 Il neige sur la chevelure De ce gai chanteur à l'oeil clair. O Paris! sourire et poëme, Ville de l'éblouissement, Accorde, à cette heure suprême, 100 Un dernier applaudissement A l'humble rhapsode, à ce maître Qui te donna, jadis vainqueur, Toute la flamme de son être, Avec tout le sang de son coeur! A Gil Blas pour l'anniversaire de sa naissance Souris! parle! invente! joue! Donc, en dépit des: hélas! Ayant des fleurs sur ta joue, Tu grandis, petit Gil Blas! 5 Et te voilà, dans ce siècle De Judic et de Renan, Bien moins vieux que sainte Thècle, Mais, en somme, âge d'un an! Et ta chevelure pousse, 10 Proie offerte à Dalila. Un an, Gil Blas, et le pouce... Mais c'est un âge, cela! Ton sang de pourpre circule Dans tes membres souverains, 15 Et, comme un petit Hercule, Déjà tu cambres tes reins. Ainsi qu'un dieu te l'accorde, Tu tends, mime éblouissant, Ton bel arc, où sur la corde 20 S'ajuste un trait frémissant; Et déjà tes yeux dociles Au regard doux et moqueur Ont visé les imbéciles Pour les frapper en plein coeur! 25 Oh! parmi ces bons apôtres, Viens fondre comme un gerfaut! Sois mauvais comme les autres Et méchant quand il le faut! Va! fouaille mainte pécore! 30 Mais, clown aux grelots d'argent, Sache bien qu'il est encore Plus malin d'être indulgent! Car tout charme, vers ou prose, Lorsque la bonté fleurit 35 Sur une lèvre de rose, Dans les flammes de l'esprit. Oui, l'esprit, l'esprit sans digue, L'esprit et l'esprit encor: Jette-le, comme un prodigue 40 Disperse au vent son trésor! Que ton coeur exulte ou saigne, Crois que le bon rituel Est celui qui nous enseigne L'art d'être spirituel. 45 Et surtout garde la joie Comme un bien très précieux: Que toujours elle flamboie Dans ton rire et dans tes yeux! Tes jours n'ont rien de sévère; 50 Ils sont bons, savoure-les, Et remplis ton large verre A l'outre de Rabelais! Souviens-toi que La Fontaine, Admiré des cieux jaloux, 55 Ne prenait pas de mitaine Pour causer avec les loups; Que ton gai caprice vole Vers les divins enchanteurs, Et dans leur langue ivre et folle 60 Cause avec les vieux conteurs! Il est souvent efficace Pour un esprit tourmenté De relire dans Boccace Un conte bien pimenté; 65 Marguerite de Navarre, La chasseresse d'Amours, Ne se montre point avare De bons mots et de bons tours; Les Cent Nouvelles nouvelles 70 Égrènent leurs diamants, Et jettent dans les cervelles Un tas de rêves charmants; Et le bon seigneur Brantôme, Sans nulle sévérité, 75 Déshabille en plus d'un tome La déesse Vérité. Ces maîtres en l'art d'écrire, Gens d'honneur et de vertu, Sauront t'apprendre à bien rire: 80 Et pourquoi pleurerais-tu? Paris, que l'Amour gouverne, Par les louves allaité, Est une aimable caverne, Charmante, hiver comme été. 85 Et c'est là que se démène, Agile et faisant son train, Cette Comédie Humaine Dont le souffleur est Vautrin! Tout est gai, tout est comique, 90 Tout est matière à paris Dans la savante mimique De ce singulier Paris. Il trouve la mode! il l'outre! Il sait, pour donner le ton, 95 Vêtir de martre et de loutre Cidalise et Jeanneton. Et doucement, comme un pâtre, Il promène autour du lac Catinette et Cléopâtre, 100 Qui mettent les coeurs à sac! Vois cette bizarre ville Où maint grec fait sauter l'as D'une façon fort civile, Et ris bien, petit Gil Blas! 105 Là se mêle la gadoue Avec les perles d'Ophir Et les beaux cuirs de Cordoue; Et c'est le même zéphyr Qui caresse avec délices 110 Les ors, les tissus anciens, Effleure les crânes lisses Des académiciens, Et qui devinant, plein d'aise, Plus de trésors que n'en a 115 Rothschild, effarouche et baise Les épaules de Nana! Tandis que son oeil s'allume, Vois-tu le blême Lousteau Saisir en hurlant sa plume 120 Comme on saisit un couteau? Ève sur don Juan se greffe, Et sur son coeur, en chemin, Vois-tu madame Marneffe Meurtrir tout le genre humain? 125 Jocrisse, invoquant la fée Qui remplit d'un doux émoi Le luth, dit: Je suis Orphée! Jeannot dit: Balzac, c'est moi! O l'étrange mascarade! 130 Pompeux et superbe à voir, Bobèche fait sa parade Dans le monde, en habit noir! L'éclectique Messaline En courant son guilledou, 135 Chante sainte Mousseline Sur un thème de Sardou; Et plus loin le duc Alphonse, Ardent comme un léopard, Dans le bois sombre s'enfonce 140 Avec madame d'Espard. La Comédie éternelle S'agite comme il lui plaît. Là, voici Polichinelle Qui met la toque d'Hamlet; 145 Et voulant se faire mordre, Un nabab autrichien Décoré de plus d'un ordre, Flirte avec Zoé Chien-Chien. Oh! Gothon, vertu farouche! 150 Béatrix, l'injure au bec! Oh! le financier Cartouche! Le philanthrope Gobseck! Oh! Séraphita qui fume! Agnès disant: palsambleu! 155 Gavroche qui se parfume! Iris qui boit du vin bleu! Pierrot qui, l'âme accroupie, Prend des airs d'Agésilas! Quelle mine de copie! 160 Tu peux travailler, Gil Blas! Va! que ton art se déploie. Mais ce siècle agonisant A surtout besoin de joie: Avant tout, sois amusant! 165 Garde ta gentille escrime En dépit des envieux. Il est bon d'être sublime, Mais être amusant, c'est mieux. Sois très bon pour le génie. 170 Ne le traite pas, hélas! Ainsi qu'une Iphigénie. S'il paraît, mon cher Gil Blas, Montre de l'enthousiasme, Allume un brillant quinquet! 175 Notre art est dans le marasme, Disait jadis Bilboquet; Mais après tous nos désastres, Ne sois pas pharisien: S'il se lève enfin des astres 180 Dans le ciel parisien; Si dans notre azur funèbre Ils s'allument, tout vermeils, Dis-le bien vite, et célèbre Ce nouveau tas de Soleils. 185 C'est en vain que tu soupires! Ils ont droit à leurs Herschels. Sois juste pour nos Shaksperes Et galant pour nos Rachels. Admire les blanches gammes 190 De la neige dans un bain; Sois toujours aimé des femmes, Comme le fut Chérubin. Enfin, sur la politique, Où s'escrime plus d'un chef, 195 Dis ton mot: qu'il soit caustique Et malin, rapide et bref! Cours de surprise en surprise, Et va, fuyant tout réseau, Agile comme la brise 200 Et léger comme l'oiseau! Décembre 1880. La Coupe Le poëte en sa coupe, orgueil du ciseleur, S'enivre, et boit le vin amer de la douleur. Puis, après avoir bu le vin, il boit la lie Où dorment la tristesse et la mélancolie. 5 Et puis, après la lie encore, tout au fond, Dorment en un flot noir l'accablement profond Et l'inutile amour de l'Idéal qui lève Son front chaste, et l'horreur effrayante du rêve. Et comme, en regardant longtemps ce flot moqueur, 10 Le poëte qui sent se soulever son coeur, A dans ses sombres yeux l'égarement d'Oreste, La Muse lui dit: Mon bien-aimé, bois le reste! Paris, le dimanche 5 septembre 1886. La Statue de Victor Hugo HUGO, le maître de la Lyre Où chante un souffle aérien, Montre en son bienveillant sourire Qu'il n'est désabusé de rien. 5 Le Temps jaloux, qui nous asiège, L'a rendu plus fort et meilleur, Et sa douce barbe de neige A des blancheurs d'astre et de fleur. A présent, c'est la certitude 10 Qui baigne ses yeux de clarté, Et sa glorieuse attitude Est celle de la Vérité. Il sait. Il a vu les mêlées, Les deuils, les colères, les pleurs, 15 Les misères échevelées, Le groupe sombre des Douleurs. L'âpre Exil, qui livre avec joie L'homme au courroux des éléments, L'a promené, comme une proie, 20 Sous les tristes cieux incléments. Ayant encor dans son oreille La plainte des longs jours vécus Au bruit de la grêle pareille, Et les hurlements des vaincus. 25 Il a dormi sous la tourmente, Bercé par les amers sanglots De la vaste mer écumante Et par le tumulte des flots. Livide, il a vu sous l'orage, 30 Parmi les éclairs enflammés, Baver les monstres du naufrage, Ainsi que des chiens affamés. Il a vu la colline ardue Où gémissent les maux soufferts 35 Et sa Pensée est descendue A travers les pâles enfers. Puis sur les ailes de ses Rêves S'enfuyant d'un vol fier et sûr, Il a vu, brandissant leurs glaives, 40 Les Anges guerriers de l'azur; Là-haut ses prunelles savantes Ont vu les gouffres radieux, Les désastres, les épouvantes, Les antres flamboyants des Dieux, 45 La voûte de soleils trouée; Et la blanche neige fleurit Sa chevelure dénouée Par les quatre vents de l'esprit. Il sait tout. Il sait que la brume 50 De la Mort est faite de jour, Et que le Verbe se résume Tout entier dans le mot AMOUR! Trouvant la victoire morose, Il se plaît, lui le triomphant, 55 A voir fleurir comme une rose La bouche d'un petit enfant. Et lui, le combattant superbe Devant qui le monstre a frémi, Il s'inquiète du brin d'herbe 60 Qui peut sauver une fourmi. Alors que Paris pris au piège Goûtait l'ivresse du danger, Et parmi les horreurs du siège N'avait plus de pain à manger, 65 Il est revenu, fort, candide, Pareil au lion calme et doux, Et de notre souffrance avide, Voulant avoir faim avec nous. Les regards tournés vers l'aurore, 70 Il vit rayonnant, au milieu De cette ville qu'il adore; Et maintenant, il semble un dieu! Groupe souriant et prospère, Les petits-enfants demi-nus 75 Caressent le héros grand-père Avec des rires ingénus. Le peuple, comme un flot qui roule, Accourt dès que son front a lui, Et la grande voix de la foule 80 Murmure avec des pleurs: C'est lui! Et, terrifiant les Méduses, Derrière lui vient se ranger Le docile troupeau des Muses, Dont il est le divin berger. 85 S'il fait un signe, la Satire, Lorsque l'homme sert de jouet Aux artisans de son martyre, Agite son terrible fouet; Et l'Épopée au coeur farouche 90 Vient, avec l'éclair dans les yeux Dans la mêlée, à pleine bouche Mordre les clairons furieux. Sur le théâtre, Melpomène, Pour l'univers et la cité, 95 Émeut de la souffrance humaine Cet Eschyle ressuscité, Et s'il le veut, la Comédie Sourit au Drame son voisin, Et montre, danseuse étourdie, 100 Son front couronné de raisin! Descendant pour lui du Taygète Dans la vallée où sont les lys, L'Églogue les cueille, et les jette Sur les pieds blancs d'Amaryllis, 105 Dans le bois sombre, il est Orphée. Les loups par la nuit épiés, Retenant leur rage étouffée, Viennent se coucher à ses pieds. Et charmant le désert féerique, 110 Dans l'ouragan torrentiel, Son ardente strophe lyrique S'envole aux quatre vents du ciel. O grand aïeul! ô sage Homère, Toi que j'adore et que je vois! 115 O toi qui d'Hellas notre mère Es la sublime et sainte voix! O Dante! ô Pindare! ô Shakspere! Chanteurs couronnés de rayons En qui le ciel même respire, 120 Votre frère, nous le voyons. O groupe dont l'esprit nous venge! Votre frère vit parmi nous, Victorieux comme un archange. Oh! voyez-le, terrible et doux! 125 L'Avenir, qui déjà le fête, Nous dira sans doute, effaré: O contemporains du Poëte, Comment l'avez-vous célébré? Oh! que bien vite sa statue, 130 Sublime épanouissement, Se dresse, de blancheur vêtue, Sous le radieux firmament! Que ce penseur, figure altière, Devant les bons et les méchants Revive, dans une matière 135 Immortelle comme ses chants. Que la France, à qui sa grande âme Sut tendrement se marier, Avec des pleurs d'orgueil acclame 140 Son beau front, ceint du noir laurier. Debout sur la place publique Montrons-le, ce vainqueur du Mal, Sous un vêtement héroïque Taillé dans le marbre idéal; 145 Et comme une immense couleuvre Dont l'anneau jamais ne finit, Faites se dérouler son oeuvre Sur le piédestal de granit. Statuaire! que ta main taille 150 Le marbre pris au flanc des monts, Et sache lui donner la taille De Hugo, tel que nous l'aimons. Qu'il soit grand comme son poëme! Tourne ses yeux vers l'Orient; 155 Fais-le si pareil à lui-même, Qu'on reconnaisse en le voyant Le songeur doux et tutélaire, L'ennemi du noir talion, Et, pour figurer sa Colère, 160 Que près de lui dorme un lion. A Victor Hugo Strophes récitées par C. Coquelin A la matinée du Trocadéro Le 26 février 1881. Père, doux au malheur, au deuil, à la souffrance! A l'ombre du laurier dans la lutte conquis, Viens sentir sur tes mains le baiser de la France, Heureuse de fêter le jour où tu naquis! 5 Victor Hugo! la voix de la Lyre étouffée, Se réveilla par toi, plaignant les maux soufferts, Et tu connus, ainsi que ton aïeul Orphée, L'âpre exil, et ton chant ravit les noirs enfers. Mais tu vis à présent dans la sereine gloire, 10 Calme, heureux, contemplé par le ciel souriant, Ainsi qu'Homère assis sur un trône d'ivoire, Rayonnant et les yeux tournés vers l'Orient. Et tu vois à tes pieds la fille de Pindare, L'Ode qui vole et plane au fond des firmaments, 15 L'Épopée et l'éclair de son glaive barbare, Et la Satire, aux yeux pleins de fiers châtiments; Et le Drame, charmeur de la foule pensive, Qui du peuple agitant et contenant les flots, Sur tous les parias répand, comme une eau vive, 20 Sa plainte gémissante et ses amers sanglots. Mais, ô consolateur de tous les misérables! Tu détournes les yeux du crime châtié, Pour ne plus voir que l'Ange aux larmes adorables Qu'au ciel et sur la terre on nomme: la Pitié! 25 O Père! s'envolant sur le divin Pégase A travers l'infini sublime et radieux, Ce génie effrayant, ta Pensée en extase A tout vu, le passé, les mystères, les Dieux. Elle a vu le charnier funèbre de l'Histoire, 30 Les sages poursuivant le but essentiel, Et les démons forgeant dans leur caverne noire, Les brasiers de l'aurore et les saphirs du ciel; Elle a vu les combats, les horreurs, les désastres, Les exilés pleurant les paradis perdus, 35 Et les fouets acharnés sur le troupeau des astres; Et, lorsqu'elle revient des gouffres éperdus, Lorsque nous lui disons: Parle. Que faut-il faire? Enseigne-nous le vrai chemin. D'où vient le jour? Pour nous sauver, faut-il qu'on lutte ou qu'on diffère? 40 Elle répond: Le mot du problème est Amour! Aimez-vous! Ces deux mots qui changèrent le monde Et vainquirent le Mal et ses rébellions, Comme autrefois, redits avec ta voix profonde, Émeuvent les rochers et domptent les lions. 45 Oh! parle! Que ton chant merveilleux retentisse! Dis-nous en tes récits, pleins de charmants effrois, Comment quelque Roland armé pour la justice, Pour sauver un enfant égorge un tas de rois! O maître bien-aimé, qui sans cesse t'élèves, 50 La France acclame en toi le plus grand de ses fils; Elle bénit ton front plein d'espoir et de rêves, Et tes cheveux pareils à la neige des lys! Ton oeuvre, dont le Temps a soulevé les voiles, S'est déroulée ainsi que de riches colliers, 55 Comme après des milliers et des milliers d'étoiles, Des étoiles au ciel s'allument par milliers. Oh! parle! ravis-nous, poëte! chante encore, Effaçant nos malheurs, nos deuils, l'antique affront; Et donne-nous l'immense orgueil de voir éclore 60 Les chefs-d'oeuvre futurs qui germent sous ton front! 26 février 1881. La Fille de Jaïre Tableau d'Alfred Dehodencq Lorsque Jésus entra, la fille de Jaïre Ouvrait sa lèvre encor, ne sachant plus sourire; Son visage était pâle et ses yeux étaient clos, Et dehors éclataient des cris et des sanglots. 5 Se tournant vers le doux Jésus dont le front brille, Le père dit: Seigneur, c'est ma petite fille Dont la tête repose entre ses bruns cheveux; Regarde-la, tu peux me rendre si tu veux Sa rouge lèvre en fleur et ses yeux de gazelle. 10 Qu'est-ce que je ferais sur la terre sans elle? Rien qu'à la voir avec ses prunelles de feu Je triomphais, j'avais en moi tout le ciel bleu; Dans la nuit qui déjà me prend et me dévore, Ma petite Marie était comme une aurore 15 Qui répandait sur moi, père tremblant d'amour, Les rayons de la vie et les roses du jour. Or à présent je suis vaincu par l'ombre amère, Et lorsqu'ainsi j'entends les sanglots de sa mère Dont le sein est gonflé par des pleurs étouffants, 20 Je me trouble en mon coeur pour mes autres enfants. Hélas! tout mon espoir se déchire et succombe Car le vautour muet tient ma chère colombe; Mais si du petit lit tu daignes t'approcher, O toi qui fais jaillir l'eau vive du rocher 25 Et devant qui la mort s'enfuit humble et craintive, Tu n'a qu'à dire un mot pour que ma fille vive. Or, entendant toujours les femmes soupirer, Jésus leur dit: Pourquoi vous troubler et pleurer? Puis, ayant relevé sa chevelure rousse, 30 Le Maître, d'une voix mystérieuse et douce, Ajouta: Cette enfant n'est pas morte, elle dort. Comme lorsqu'au matin le jour s'éveille et sort De la nue, un rayon de lumière fleurie Parut, et se posa sur le lit de Marie. 35 Ainsi dans la clarté riante du soleil Qui la prit toute blanche en son réseau vermeil, Elle avait la douceur d'un ange qui médite. Alors Jésus lui prit la main et dit: Petite Fille, lève-toi. Comme un astre, tu le vis, 40 O Père, le regard de ses grands yeux ravis Se réveilla; pareil à l'oiseau qui se pose, Un sourire courut sur sa lèvre de rose; Ses bras et ses pieds nus étaient pâles encor Tandis que son beau front dans la lumière d'or 45 Frissonnait, comme un lys où la clarté se joue; Une aube rougissait, tremblante, sur sa joue; Et toi, qui n'avais pas gardé l'espoir en vain, Pâle, tu bénissais le voyageur divin, Celui dont la pitié pour ceux que nous aimâmes 50 Nous rend un jour leur voix, leurs yeux, leurs bras, leurs âmes, Et qui, voyant ta peine amère et ton tourment, T'avait dit: Ne crains rien, père, crois seulement! Paris, le lundi 15 mai 1876. Épitaphe d'Alfred Dehodencq Notre Alfred Dehodencq est là, sublime artiste. Créateur toujours jeune et prêt à l'action, Il peignit l'Orient de pourpre et d'améthyste, Les combats de l'Histoire et de la Passion. 5 Jusqu'au dernier moment gardant sa foi première, Il eut en lui le sens de l'humaine douleur, Et pour l'extasier dans la pure lumière Il sut faire pleurer et chanter la Couleur. Son fils Edmond, en qui revivait son génie, 10 A sculpté, plein d'amour, avec un doigt savant, Cette image où revit sa pensée infinie Et sa tête inspirée et son regard vivant. Tous deux voient à présent la vie où rien ne change. Ils se sont réveillés dans la clarté des cieux 15 Avec Emmanuel, Armand et ce doux ange La petite Marie aux yeux mystérieux. Ceux qui restent, le fils, la mère endolorie, Savent qu'ils sont vainqueurs de l'oubli meurtrier Et, fière de ces deux artistes, la Patrie 20 Leur tend, silencieuse, un rameau de laurier. Duel Laquelle des deux, ô mystère! Prendra pour amant le public? Théo le dispute à Judic En son appareil militaire. 5 Judic, s'adressant au parterre Dit: Je rayonne comme un pic; J'ai le regard du basilic Et la force de la panthère. Chère aux Amours, je suis comme eux 10 Et l'on peut voir chaque gommeux Emprisonné par mes yeux, comme Un criminel dans un préau. Mais l'autre, avec sa joue en pomme, Dit: Ego nominor Théo! L'Aurore et Céphale Il s'est enfui, le doux, le bienfaisant sommeil. C'est l'heure où la rosée en larmes s'évapore, Et, frémissants du jour qui ne naît pas encore, Hennissent au lointain les chevaux du Soleil. 5 La Déesse frissonne, à son brillant réveil. Comme une fleur de pourpre on voit sa lèvre éclore, Et Céphale, à genoux, s'enivre de l'Aurore Et de sa bouche en flamme et de son front vermeil. Lentement embrasés par leurs apothéoses, 10 Les cieux d'or sont jonchés d'opales et de roses, Et de sanglants rubis et de clairs diamants. Et l'Aurore superbe, heureuse, triomphale, Nue et rose parmi les éblouissements, Se regarde rougir dans les yeux de Céphale. La Comédie O nymphe Thalia, tu naissais! Frais et verts, Les clairs feuillages sous les rayons semblaient rire; Le mot joie en tes yeux divins pouvait se lire, Et sur son chariot Thespis chantait des vers! 5 On voyait dans son ode, au bord des flots divers Le faune poursuivant la faunesse en délire, Et Silène endormi, ronflant comme une lyre Sur son âne pensif qui marche de travers. Les rires d'or, avec des notes ingénues, 10 Éclataient dans les rangs des jeunes filles nues; Le vendangeur voyait briller les cieux profonds, Et les vers, troupe folle, ardente, ensoleillée, Voltigeaient, gais oiseaux rieurs aux cris bouffons, Sur sa lèvre, de jus de raisin barbouillée. A Mademoiselle Edmée Daudet pour sa fête Le 20 novembre 1887 Mademoiselle Edmée, oh! que le jour a lui Délicieusement, quand le ciel vous a faite! Et la maison s'emplit de joie, et le poëte Sentit comme un printemps qui s'éveillait en lui. 5 Mademoiselle, c'est votre fête aujourd'hui. Vous-même, doux trésor, vous êtes une fête; Votre mère sur vous s'incline, ô chère tête! L'instant s'envole et, comme un rêve, s'est enfui. Fleur, sur vous un rayon mystérieux se pose. 10 Vous riez, vous charmez, vous êtes une rose; Et quand le sommeil tient vos yeux appesantis, Dans l'apaisement bleu de l'ombre enchanteresse, Pendant que vous dormez, des Anges tout petits Chantent pour vous des airs doux comme une caresse. Les Roses Le Printemps rayonnant, qui fait rire le jour En montrant son beau front, vermeil comme l'aurore, Naît, tressaille, fleurit, chante, et dans l'air sonore Éveille les divins murmures de l'amour. 5 O Sylphes ingénus, vous voilà de retour! De mille joyaux d'or la forêt se décore, Et blanche, regardant les corolles éclore, Titania folâtre au milieu de sa cour, A travers l'éther pur dont elle fait sa proie, 10 Tandis que la lumière, éclatante de joie, Frissonne dans la bleue immensité des cieux. Beauté qui nous ravis avec tes molles poses, Dis, n'est-ce pas qu'il est doux et délicieux De plonger follement ta bouche dans les roses? Novembre 1888 Ballade de Banville à son cher François Coppée Oui, cher rimeur, faisons des vers pour rien, Pour le plaisir, comme jadis Caussade Tuait, suivant un bon historien. Vive Thalie et sa douce embrassade! 5 Chantons! contons comme Schéhérazade! Que nos oiseaux divins s'élancent vers L'azur céleste et charment l'univers! Drame, sonnet, farce, idylle, épopée, Tout nous sourit dans le bel art des vers, 10 Car tu dis bien, maître François Coppée. Poëme grec, chinois, assyrien, Tout nous est bon, si nulle palissade Ne vient heurter nos pas. Victorien A pris d'assaut avec une glissade 15 Le noir palais à la triste façade. Pour moi je suis contemplé de travers Par les vieillards ornés d'abat-jours verts; Mais je me ris de leur prosopopée, En m'amusant à des rhythmes divers, 20 Car tu dis bien, maître François Coppée. Chez notre idole être galérien Pour mon plaisir vaut mieux qu'une ambassade, Et tu chéris le luth aérien, Lorsqu'en ce temps réaliste et maussade 25 Cadet-Roussel tourne au marquis de Sade. Foin des romans compliqués et pervers! Le sûr moyen d'être mangé des vers Est ce qu'on trouve en leur pharmacopée. Sur l'idéal gardons les yeux ouverts, 30 Car tu dis bien, maître François Coppée. Envoi Aimons la Muse en dépit des revers Comme Rubens les déesses d'Anvers, Ou bien Néron sa maîtresse Poppée. Pour elle encor j'ai la tête à l'envers, 35 Car tu dis bien, maître François Coppée. A Catulle Mendès Au milieu du quartier Latin Quand j'écrivis Les Stalactites Dans un temps déjà fort lointain, Mes rentes étaient bien petites. 5 Je possédais peu de louis, Mais épris des jeux grandioses, Je vivais, les yeux éblouis, Dans le Luxembourg plein de roses. J'y marchais plein de visions 10 D'enthousiasme et de colère, Sous le soleil, et nous causions Avec le jeune Baudelaire. Nous chantions la rime, Arcades Ambo, de nos voix fanatiques, 15 Oh! mon cher Catulle Mendès, Et nous étions des romantiques. Ah! les jours avec leur affront! Où s'en vont le zéphyr et l'onde? Quand je pense que sur mon front 20 Volait ma chevelure blonde! A Madame Léon Daudet le jour de son mariage Madame, en vous voyant, vous et votre mari, Couple à qui nuls charmants espoirs ne sont rebelles Et qui semblez marcher sur un sentier fleuri, Comme on devine bien que vos mères sont belles! 5 Comme pour enchanter le ciel oriental, Vos songes sont venus par la porte d'ivoire. Sur vos fronts qu'a touchés le pur souffle idéal Brille un signe nouveau de génie et de gloire. Tenant sous vos regards le bonheur évident, 10 Vous voilà tous les deux riants, contents de vivre. Lui, fils d'un père illustre et jeune cependant, Pense et travaille, esprit que la Science enivre. Et, Madame, Victor Hugo, ce coeur si doux, Votre grand-père, maître immense des Orphées, 15 Célébra votre grâce, et pour parler de vous Tressa diligemment des rimes qui sont fées. On les sent frissonner sous les feuillages verts, Ces chants où la tendresse ardente s'extasie, Et votre chaste nom, caressé par ses vers, 20 En gardera toujours un parfum d'ambroisie. Madame, vous qu'adore, ainsi qu'un cher trésor, Ce vaillant devant qui l'avenir se déploie; Vous qu'on admire au loin parmi les rayons d'or, Sous un clair vêtement de lumière et de joie; 25 Soyez heureuse, enfant que le chanteur divin Appelait sa petite Jeanne! Que les Heures, Coulant comme le flot pur d'un généreux vin, Chantent comme une lyre en vos belles demeures! Vous qui semblez un lys à notre oeil ébloui, 30 O beauté, pourtant si naïve et si modeste, Vous triomphez encor par ce luxe inouï D'être bonne, et cela vaut mieux que tout le reste! Déja vus Céline, avec ses cheveux roux Dont la fauve splendeur nous flatte, Darde ses yeux pleins de courroux, Pareille à la bête écarlate. 5 Magnifique dans le printemps Comme une grande fleur qui bouge, Elle charme les airs flottants, En portant son ombrelle rouge. Albert, l'enragé promeneur, 10 Qui rappelle, en chantant sa gamme, Le prince Hamlet, dans Elseneur, La rencontre et lui dit: Madame, Il faut employer les moments Sans penser aux futurs désastres. 15 Voulez-vous de clairs diamants Pareils à des cassures d'astres? Entrons là, chez le joaillier; Je veux être certain qu'on m'aime. Acceptez un riche collier. 20 Céline répond: Tout de même. Oui, dit Albert, nous penserons A des rivières sans pareilles Et, pendant que nous y serons, Nous prendrons des pendants d'oreilles. 25 Mais on va parfois à Choisy! Êum;tes-vous de celles qu'allèche Un équipage bien choisi? Bon. Je vous offre une calèche. Je prétends vous la décocher, 30 Svelte et volant comme la foudre, Avec chevaux, groom et cocher Obèse, rouge sous la poudre. Voulez-vous, madame, un hôtel Tout en briques, dans l'avenue 35 De Villiers? Ce sera l'autel Où rira Vénus toute nue. Et ce n'est pas tout, les poneys! Il faut que le soleil arrose Chez vous, des tableaux japonais 40 Où flambe le ciel rouge et rose. Céline, qu'afflige une toux Sèche, répond: C'est une affaire. Cher monsieur, j'accepterai tous Les dons que vous voulez me faire. 45 Et vous ne perdrez pas au troc! Jeune homme, pâle comme Oreste, C'est bien. Je prendrai tout en bloc, Chevaux, diamants et le reste. Mais, avec les riches appas 50 Qui sont mon armure de guerre, Vous ne me reconnaissez pas? Vous m'avez vue enfant naguère. Vous me courtisiez déjà, car Jamais vous ne vous en privâtes, 55 Quand mes pieds nus s'évadaient, par Les trous béants de mes savates. J'avais l'air d'un jeune filou; Ma peau brune vous semblait douce. Je peignais avec un vieux clou 60 Ma folle chevelure rousse. Et vous, faisant tous les métiers Pour un gain souvent illusoire, Couchant sous les ponts, vous étiez Un petit voyou dérisoire. 10 juin 1890. Pèlerines Dans ces mois, où souffle un vent Énervant, Les dames, les ballerines Et les élèves de Got 5 Et Margot Arborent des pèlerines. Sveltes et roses, marchant Et cachant Les trésors de vos poitrines, 10 Où donc fuyez-vous ainsi? Loin d'ici, Pèlerines, pèlerines! Je reconnais ce charmant Vêtement 15 Que la mode immortalise, Long spencer ou court manteau, C'est Watteau Qui l'offrit à Cidalise. Rose ou noir, ou d'un malin 20 Zinzolin, Il cachait dans son mystère Vos malicieux desseins Et vos seins, Quand vous partiez pour Cythère. 25 Votre nef, au jour naissant, Caressant La vague respectueuse, Balançait, près des îlots, Sur les flots, 30 Sa coque voluptueuse. Charmes toujours enviés! Vous aviez Mille grâces à revendre. Vous promettiez vos faveurs 35 Aux rêveurs Tircis, Myrtil et Silvandre, Oh! partir! Suivre au lointain, Le matin, La douce brise marine! 40 Sur des appas délicats C'est le cas D'avoir une pèlerine. Elle ne s'ouvre jamais Certes, mais, 45 Jumelle comme une rime, On sent bien que sous les plis Assouplis Se dresse une double cime. Et ces monts vieux et nouveaux, 50 Qui sont vos Certificats de civisme, J'explique leurs bouts aigus, Exigus, Par les lois de l'atavisme. 55 C'est ainsi qu'aux paradis Interdits, En montrait notre mère Ève; Mais la blanche floraison En prison 60 Nous enchante comme un rêve. Car dans les draps, au léger Voltiger, Une cassure est complice, Pour tourmenter à loisir 65 Le désir, Et sous l'étoffe qui plisse, Le bon régal que d'oser Supposer Les lumières purpurines 70 Et les feux extasiés Des rosiers Cachés sous vos pèlerines! 24 juin 1890. Temps chauds Il faisait chaud. Le ciel vermeil Étalait sa pourpre et sa braise Sous les flammes du blanc soleil Qui regardait mûrir la fraise. 5 Parmi l'air infiniment bleu Où gaîment rougissait la pêche, Tout grillait, comme sur le feu. Mais la chambre était toute fraîche. Ils s'y reposaient tous les deux, 10 Rose et Pierre, en habits champêtres. Certes, rien n'était moins hideux Que le groupe de ces deux êtres. Ils étaient venus pas à pas! Et non loin d'eux sifflaient des merles. 15 Je pense que ce n'était pas Le moment d'enfiler des perles. Laissant poindre ses jeunes seins Que parfois soulevait un souffle, Rose flambait sur les coussins 20 Et jouait avec sa pantoufle. Folâtre, ses flancs palpitants, Cette fillette aventureuse Léchait ses lèvres par instants, Ainsi qu'une chatte amoureuse. 25 Et les yeux, ces volubilis, Des cheveux fins comme la cendre, Mille roses, les divins lys Demandaient à se laisser prendre. O jeune savant qui m'es cher, 30 Je le veux, je suis ta victime. Prends ma chevelure et ma chair, S'écriait-elle, en pantomime. Elle sentait déjà le goût Des baisers errer sur sa bouche. 35 Pierre, que prit-il? Rien du tout. C'était un raisonneur farouche. Dans son crétinisme divin Droit comme Vénus dans sa conque, Il murmura, comme un flot vain, 40 Les mots d'une prose quelconque. O céleste Rose, dit-il, S'il est vrai que nous nous aimâmes Par un accord chaste et subtil, Que se passe-t-il dans nos âmes? 45 Par quel doux et timide essor En notre paresse mentale S'envoleront les notes d'or Et la gamme sentimentale! O fille de rire et de pleurs, 50 Qui rappelez notre mère Ève Jouant dans la forêt de fleurs, Où vous porte l'aile du rêve? Oui, j'aimerais à le savoir, Et c'est là ce qui m'intrigue, ange. 55 Est-ce dans l'Afrique au front noir? Est-ce au bord du Tigre ou du Gange? Est-ce auprès de cet Eurotas Que le souvenir divinise? Ou dans le désert de Chactas? 60 Ou bien dans la triste Venise? Rose leva ses yeux ardents, Puis, avec l'air d'un jeune dogue, Folle, montra ses blanches dents Et dit: A Chaillot, psychologue! 8 juillet 1890. Ciels brouillés Campagne, où sur le cerisier Je mange à même des cerises, Chez toi je puis m'extasier! Mais le ciel t'en fait voir de grises. 5 C'est vrai, nous sommes en juillet Par ce temps-là, sang et tonnerre! Voici bien la rose et l'oeillet, O vieux siècle nonagénaire! Mais par un procédé nouveau, 10 Puisque, pour imiter décembre, Le vent pleure et geint comme un veau, J'allume un grand feu dans ma chambre. Pluie, orage, tonnerre, éclair, Et vous, noirs frimas que j'héberge, 15 Tant pis! j'allume un beau feu clair, Un feu de forge, un feu d'auberge. Privé de voir le doux ciel bleu, Je mets un terme aux dithyrambes Et, transi, j'allume ce feu, 20 Afin de me rôtir les jambes. Et l'autan noir peut aboyer. Pourtant, voyant la flamme éparse Rougir ma vitre et flamboyer, Les Lys disent: C'est une farce. 25 Lys pur au superbe appareil, Vous dont Hugo, dans sa fournaise, A dit: Le Lys à Dieu pareil, Vous en parlez bien à votre aise! Car pourquoi, par quelles raisons, 30 Renan l'ignore comme Taine, Mais on voit bien que les Saisons Courent toutes la prétentaine. Par un délire inattendu, (Qu'un bon coup de vin nous console!) 35 A coup sûr, elles ont perdu La tramontane et la boussole. Cachant sous leur sombre manteau Les déluges, les pleurs, les houles, Ces vagabondes s'en vont au 40 Hasard, comme des femmes soûles. A voir leur choeur aérien S'agiter dans le ciel qui bouge, On songe aux danseuses que rien Ne déconcerte, au Moulin-Rouge. 45 Elles vont, folles de terreur, Parmi les nuits hyperborées, A travers le vague et l'horreur Et les vertigineux Borées, Et découvrant leur mollet noir 50 A travers la nue impollue, Sur leurs jambes semblent avoir Des bas noirs, comme la Goulue. En se tordant comme des flots, Elles s'en vont avec des rages, 55 Des hurlements et des sanglots; Et les cherchant dans les orages, Parfois, combat mystérieux! Dans le désordre affreux d'un rêve, Le Soleil, astre furieux, 60 Les aveugle avec son vieux glaive. Sous l'éclair de son yatagan Elles s'en vont, dégingandées Et c'est le sauvage Ouragan Qui fouaille ces dévergondées. 22 juillet 1890. Ténor Le Roi triomphe dans sa cour. Soit qu'il fasse beau, soit qu'il pleuve, L'air caressant, avec amour Frémit dans sa barbe de fleuve. 5 Il est heureux, calme, riant, Baigné de clartés éternelles, Car l'Occident et l'Orient Sont captifs dans ses deux prunelles. Pour lui, seigneur et justicier, 10 Les Victoires sont peu bégueules. A ses pieds, les canons d'acier, Comme des chiens, ouvrent leurs gueules. Candides à jeter l'affront Sur la neige des avalanches, 15 Toujours voltigent sur son front Des éventails de plumes blanches. Près de sa robe d'apparat La pourpre est de la toile bise. Il se pourrait qu'il s'emparât 20 De l'Égypte, comme Cambyse. Tout à coup, d'un noir palefroi Descend, en sa gloire absolue, Un être sublime. Il dit: Roi, Moi, le Ténor, je te salue. 25 (C'est ton vainqueur, le dieu Ténor, O bon sens dompté qui t'immoles!) Suave, il semble tout en or, Parce qu'il a des bottes molles. Eh quoi! dit-il, chanter pour rien, 30 Comme égrène son air de flûte Le rossignol aérien! Je veux mille francs par minute. Mille francs! le siècle a marché, Dit le Roi, dont la bouche ordonne. 35 Enfin, c'est encor bon marché. Mon argentier, qu'on les lui donne. Le Ténor dit: Non asservi Aux abstinences des Tartuffes, Je veux un boeuf entier, servi 40 Sur un plat d'or, avec des truffes! Jamais l'emphase à la Brébeuf, Répond le Roi, ne m'incommode. Bouchers, qu'on égorge le boeuf Et qu'on l'accommode à la mode! 45 Le Ténor dit: Les firmaments Rayonnent dans les noirs désastres, Je veux aussi mes diamants, Brillants comme des grappes d'astres. Et le Roi dit: Il les lui faut, 50 Comme à l'insecte ses élytres. Choisissez-les bien sans défaut, Et qu'on en apporte deux litres. Si tu fais tout ce que je veux, Il faut que la Reine, ta femme, 55 Passe la main dans mes cheveux, Dit le Ténor. C'est mon programme. Grand tumulte dans les salons. Mais le Roi, qui ne bouge mie, Dit à sa belle Reine: Allons! 60 Vous l'entendez, ma bonne amie. Votre front vainement rougit, Car il ne faut pas que l'on biaise Imprudemment, lorsqu'il s'agit De nous assurer notre ut dièze. 65 La Reine tremble, en son effroi. Mais tranquille comme Baptiste, Le Ténor triste dit: O Roi, Comprends enfin mon coeur d'artiste. Mon métier commence à m'user, 70 Tant de labeur m'a fait morose. Maintenant, je veux m'amuser: Tu vas me chanter quelque chose! 5 août 1890. Théophile Gautier Pour entrer vainqueur dans la gloire, Le grand Théophile Gautier S'est levé de la tombe noire. Il revit pour nous tout entier. 5 Son oeuvre est une moisson mûre. Il paraît beau comme un lion Et comme, en sa pesante armure, Un héros du temps d'Ilion. Dans sa ville parisienne 10 Il renaît et peut marier Sa chevelure ambroisienne Au feuillage du noir laurier. Autour de ses lèvres sublimes S'élance, fuyant les réseaux, 15 L'essaim mystérieux des rimes Qui volent comme des oiseaux. Et l'Ode, qui le sut élire, Près de lui, pour charmer le jour, Fait résonner la grande Lyre 20 Et chante, avec des cris d'amour. Ici, pendant l'apprentissage Qu'il faisait, pour charmer les cieux, Le divin Gautier fut un sage, Indulgent et silencieux. 25 Paré pour l'éternelle fête Dont les astres sont les témoins, Cet exilé fut un Poëte. Oui, rien de plus et rien de moins. Rien de plus, ô Dieux! Comme Orphée, 30 Vivre avec les yeux pleins d'azur, Voir au loin, dans l'ombre étouffée, Passer la figure au front pur; Et la bouche pleine de cendre, Pâle de tous les maux soufferts, 35 Chercher sa proie, et la reprendre Aux Dieux effrayants des enfers; Dire les magiques paroles Pour être, en son espoir divin, Traqué par les Bacchantes folles 40 Que guide la fureur du vin; Toujours emporté dans le songe Qui berce un rêveur enchanté, Mépriser, comme un vil mensonge, Tout ce qui n'est pas la beauté; 45 Garder, comme en un sanctuaire, L'idéale forme du corps Et savoir, comme un statuaire, Immobiliser ses accords; Ainsi qu'un aigle, vers le faîte 50 Ouvrir son vol, toujours altier, Voilà ce que fait un Poëte Comme Théophile Gautier. Il ne fut rien de plus! Génie Ayant fièrement combattu, 55 Il subit sa lente agonie Sans perdre la mâle vertu. Et maintenant, sans qu'un barbare L'insulte avec des cris hagards, Écoutant s'exalter Pindare 60 Au bruit des chevaux et des chars, Éclatant de joie et de lustre, Il appartient, sous le ciel bleu, A la même lignée illustre Que Hugo, son maître et son dieu. 19 août 1890. La Pomme Confesseurs, juges sans appel, Obstinés chercheurs de problèmes, Vous tenez si bien le scalpel Que vous en devenez tout blêmes. 5 Ainsi, de tout votre pouvoir, De la houri jusqu'aux tziganes, Vous fouillez la Femme, pour voir Le jeu secret de ses organes. Ayant classifié l'amour 10 Et promenant votre lanterne, Vous voulez traîner au grand jour Le secret de l'Ève moderne. Cela, vous nous le promettez Avec une ardente mimique 15 Et, soigneusement, vous mettez Au net, sa formule chimique. A ces méthodes convertis, Vous défendez qu'elle ressente Rien, sans vous avoir avertis. 20 Qu'est-elle, cette Ève récente? Ah! que vous prenez de tourment! Cette Ève (chaque âge a la sienne) Qu'est-elle? Mais exactement La même en tout point que l'ancienne. 25 Car, bien qu'elle soit plus ou moins Dans tous les procès impliquée, Sur le rapport de cent témoins, La Femme n'est pas compliquée. Avec ses pieds fins et petits 30 Elle échappe vite au reproche. Ce que veulent ses appétits, C'est clair comme de l'eau de roche. En mil huit cent quatre-vingt-dix, Comme au temps des décors étrusques, 35 La Femme, éprise d'Amadis, Aime à porter de belles frusques. Elle mange assez volontiers Une friture à la campagne, Et boit, sans nuls dédains altiers, 40 Le vin rose ou le clair champagne. Toujours la même, je vous dis! Elle veut, sans billevesée, Êum;tre prise en des bras hardis Et sur sa bouche en fleur, baisée. 45 Si vous voulez en être sûr, (Ne craignez pas que ce plan rate) Plantez dans le pays d'Assur Un jardin baigné par l'Euphrate. Là, sous les cieux extasiés, 50 Que le regard enchanté voie D'immenses forêts de rosiers Et d'énormes lys, pleins de joie. Oubliant les rébellions Au milieu des chants et des ailes, 55 Que les tigres et les lions Baisent tendrement les gazelles. Dans ces paradis enchanteurs Mettez la Femme auprès de l'Homme Et les doux rossignols chanteurs 60 Et l'arbre céleste et la Pomme; Et, comme en tout pays, cela Suffit pour un épithalame, Croyez-le bien, ce n'est pas la Pomme qui mangera la Femme! 2 septembre 1890. Psyché Psyché, dont la grâce inouïe Charmait l'éther essentiel, Voltige, encor tout éblouie, Car elle vient du profond ciel. 5 Et pâle des apothéoses, Sa lèvre à l'orgueil indompté Boit dans le calice des roses Un élixir de volupté. Tantôt folâtre et sérieuse, 10 Avec l'oubli des jours défunts, Elle sourit, victorieuse, Dans la lumière et les parfums. Mais fier comme Hermès trismégiste, Par là, triste et la haine au flanc, 15 Passe un jeune entomologiste, Avec sa boîte de fer-blanc. Murmurant quelque diatribe, Il porte un filet, comme les Jeunes filles de monsieur Scribe, 20 Mais avec des gestes plus laids. Il voit Psyché pleine de joie Et son aile de vermillon Dans la lumière qui flamboie. Il dit: Ah! le beau papillon! 25 Ayant fini sa vie aptère, Il vole à présent vers les cieux. Il me faut ce lépidoptère Dont l'aspect est délicieux. Je crois que c'est une femelle. 30 Prenons-la. Pour la fatiguer, Je veux être léger comme elle. Je prétends la cataloguer. Moyennant une grande épingle, J'en serai quitte. C'est pour rien. 35 C'est cela qui perce et qui cingle Et fixe un être aérien. C'est ainsi que j'ai fait mon siège. Car je veux la clouer, par ton, Sur un joli morceau de liège 40 Étiqueté dans un carton. Oui, vous y passerez, ma mie, Avec un joli numéro Conforme à la taxonomie. Vous embellirez mon bureau. 45 A ces mots il se précipite, Et ce disciple de Homais, Atteignant l'Ame qui palpite, La prend avec ses gros doigts. Mais Devançant les troupes d'oiselles, 50 Psyché perd seulement un peu De la poussière de ses ailes Et s'évade vers le ciel bleu. Au milieu des Instituts calmes Déjà voyant son front lauré, 55 Cousant à son habit des palmes, Toujours s'écriant: Je l'aurai! Le savant que ce jeu suffoque, Court et reprend haleine, et court, Souffle et s'essouffle comme un phoque 60 Et finalement reste court; Et Psyché, fulgurante et leste, Avec des vols désordonnés, S'engouffre dans l'azur céleste, En lui faisant des pieds de nez! 16 septembre 1890. Retour Chasseurs, gent carnassière, Secouez la poussière De vos chapeaux flétris. Voici Paris! 5 Et vous, rois du beau monde, Qui, dans la clarté blonde, Traîniez par les chemins Vos parchemins, Rentrez, battant d'une aile, 10 Dans la ville éternelle Aux vastes horizons Pleins de maisons! Vous couvriez de malles Nos stations thermales. 15 Toutes ces villes d'eaux Ont si bon dos! On y flirte à son aise Dans l'or d'une fournaise Où les seuls gens marris 20 Sont les maris. Ah! lorsque juin farouche Pose sur notre bouche D'ardents charbons de feu Comme par jeu, 25 S'en aller, c'est un rêve! Errer sur quelque grève, C'est un luxe enchanté De volupté. On s'enivre à l'aurore 30 Du hurlement sonore Qui monte de la mer Au flot amer. Ou la forêt hagarde Longuement vous regarde 35 Avec ses profonds yeux Mystérieux. Sur les montagnes blanches Où sont les avalanches, La neige des sommets 40 Vous ravit. Mais Paris, qui chante et souffre, Est la mer et le gouffre Avec ses larges flots Pleins de sanglots. 45 La mégère hargneuse Près d'une Maufrigneuse, La fleur rose et l'égout, Paris a tout. Les toisons de ces femmes 50 Y déroulent des gammes, Et les coeurs des huissiers Sont des glaciers. A Paris, Cléopâtre Vit, et montrant l'albâtre 55 De son sein effréné, Revient Phryné. C'est la métempsycose! Et comme gaîment cause Cet effronté bavard, 60 Le boulevart! Il sied d'y faire halte. Oh! comme sur l'asphalte On y voit des palais Et des mollets! 65 Mais parlons des théâtres Sérieux et folâtres. Verrons-nous un Reszké? C'est bien risqué. Oui, dans notre caverne, 70 La Mode offre et gouverne Bien plus de Koh-innors Que de ténors. Des lèvres et des âmes Qu'en vain nous épuisâmes 75 Coule un flot d'infini Chez Tortoni. L'esprit joue et s'envole Comme un oiseau frivole Montant et descendant; 80 Et cependant, Comme, la trouvant belle, Un enfant saisit l'aile Peinte de vermillon D'un papillon, 85 Le flâneur, qui s'amuse Du babil de la muse, Prend et saisit au vol Un mot de Scholl! 30 septembre 1890. Flânerie Comme aux pays tunisiens, Le soleil flambe sur la ville. O mes amis, Parisiens, Vivez! Tout est calme et tranquille. 5 Nous voudrions qu'on s'entêtât Pour le bien. Le mieux est encore De travailler de son état, Comme Gavroche ou Stésichore. Pierreuse, enchante les voyous! 10 Écolier, fouaille la toupie! Cantonnier, casse des cailloux! Chroniqueur, fais de la copie! Bon rimeur, imite Gautier: Presse les rimes attardées. 15 Car si chacun fait son métier, Les vaches seront bien gardées. Le Devoir est très haut juché. Pourtant, chacun dans votre sphère, Après avoir longtemps bûché, 20 Si vous n'avez plus rien à faire, C'est bien. Allez vous promener, Sur tous les boulevarts, qu'importe! Sans savoir où peut vous mener Le flot d'hommes qui vous emporte. 25 Philosophe, ne songez pas Au progrès que l'intrigue arrête, Et lesté par un bon repas, Savourez votre cigarette, Et cependant, quoique doué 30 De la sagesse analytique, Chassez d'un beau geste enjoué Le vieux cauchemar politique. Bien que vous soyez fort constant Dans l'amour des romans en vogue, 35 Fils de Stendhal, pour un instant Oubliez d'être psychologue. Et n'écoutez pas les potins Ni les discours à perdre haleine Qui s'échangent tous les matins 40 Entre Cythère et Mitylène. Mais bien qu'ayant assez souvent Redouté qu'elles vous trompassent, Quand leur jupe frissonne au vent Regardez les femmes qui passent. 45 Et ne faites pas le têtu. Les célestes on les devine, Car il en est que la vertu Pare d'une grâce divine. Oui, maintenant, comme jadis! 50 Et bien souvent le diable endêve Quand il voit tant de chastes lys Et tant d'honnêtes filles d'Ève. Il est des minettes aussi, Et plus agiles que les fées, 55 Se glissent dans l'air adouci Les onduleuses dégrafées, Les couchants roses, dans leurs jeux, Sous les pourpres occidentales Baignent des plus splendides feux 60 L'horizon des horizontales, Mais parfois l'idéal azur Avec sa gloire et ses colères Vient se refléter dans l'oeil pur De quelques perpendiculaires. 14 octobre 1890. Les Grâces Quoi donc! est-ce bien les trois Grâces? Apprenez-moi si c'est bien elles, Dis-je, en voyant leurs âmes basses Errer dans leurs vagues prunelles. 5 Tandis que l'effroi me pénètre, Dans ce groupe triste et barbare J'ai de la peine à reconnaître Les Grâces, que chantait Pindare. Elles étaient dans nos demeures 10 La gaîté, le rire et la joie; Elles dansaient avec les Heures Dans la lumière qui flamboie. Leurs regards que la nuit courrouce Nous donnaient de célestes fièvres 15 Et la persuasion douce Coulait de leurs charmantes lèvres. Mais celles-ci! dans leurs voix rauques Passent des hurlements de cuivre, Et ce qu'on lit dans leurs yeux glauques 20 C'est l'horreur et l'ennui de vivre. Monsieur, répondit l'être agile Qui roulait vers moi ses yeux ternes Et qui me servait de Virgile, Ce sont les trois Grâces modernes. 25 On aime leurs ennuis moroses, Lorsqu'une fois l'on s'approprie Leur dédain de toutes les choses; Regardez-les mieux, je vous prie. Il dit et moi, pour lui complaire, 30 Bercé par de molles paresses Dans une langueur tutélaire, Je regardai mieux ces déesses. O terreur! elles étaient vertes. Et nonchalantes et câlines, 35 A travers leurs robes ouvertes Brillaient des clartés opalines. Elles se tournaient vers les mâles Avec des mines éplorées; Je contemplais des lueurs pâles 40 Sur leurs bouches décolorées. Cependant maigres et lascives, Ayant les Terreurs pour cortège, Et sur la chair de leurs gencives Laissant voir des blancheurs de neige, 45 Elles disaient, voix murmurantes, Au milieu des frissons rapides, L'ivresse de se voir mourantes Et la fierté d'être stupides. Quoi! dis-je, se peut-il, mon maître, 50 Que ces vains spectres de folie Et de tristesse, puissent être Euphrosyne, Aglaé, Thalie? Non, dit mon guide, alors étrange, Pas plus que Basilide ou Thècle, 55 Ce ne seront plus, car tout change, Les noms des Grâces fin de siècle. Mais avec leur esprit baroque Et leurs souplesses de panthère, Elles valent pour notre époque 60 Celles qu'on suivait dans Cythère. Chacune peut ravir un homme Rien qu'avec son allure fine, Et maintenant Paris les nomme Absinthe, Névrose et Morphine. 28 octobre 1890. A Paul Legrand Ami Paul, que j'ai vu souvent Baigné par les feux électriques D'un soleil flambant et mouvant, Je t'adjure en ces vers lyriques. 5 Il ne faut plus de longs discours Désormais, pour être sublime; Il n'en faut même pas de courts. La mode est à la pantomime. Ce genre qui déjà m'allait, 10 Encor plus profond que futile, Depuis Félicia Mallet Remplace le drame inutile. Je vois flotter un blanc sarrau Que surmonte un pâle visage, 15 Et le grand aïeul Deburau Apparaît dans le paysage. Plus svelte qu'un glorieux lys, D'un geste simple il te désigne, Toi qui, seul, comme lui jadis, 20 As droit à la blancheur du cygne. O mon cher Paul, ami Pierrot, Paul Legrand, qui sus toujours être Ce naïf et divin maraud, Viens et reprends ta place, maître. 25 Dans un rêve artificiel, Comme on caresse l'air de bulles De savon, pleines d'arc-en-ciel, Ressuscite les Funambules. Un vêtement blanc sur le flanc, 30 Où glisse la brise farouche, Étends une couche de blanc Sur ton nez, ta joue et ta bouche. Et follement, vers l'idéal Marche, guidé par ton génie, 35 Passant, dont le front lilial Abrite la sainte ironie. Sans que rien t'en puisse empêcher Viens, suis Urgèle et son cortège; O cygne, lys, fleur de pêcher; 40 Gracieux bonhomme de neige! Poursuis le riant Arlequin, Dont le délire fou combine Un tas de ruses de coquin Pour embobiner Colombine. 45 Plutôt, ne le poursuis pas! Feins De vouloir tout réduire en cendre Et d'imaginer des trucs fins Pour servir Léandre et Cassandre. Mais laisse les divins amants 50 Suivre la route coutumière Dans les bleus éblouissements De la joie et de la lumière. Paul, mon ami, pour inventer Cette délicieuse fête 55 Que le doux Gautier sut vanter, Il n'est pas besoin de poëte. Amour, bien assez inventif Pour y suffire, ne harnache Pas d'imparfaits du subjonctif, 60 Ni d'épithètes à panache. Même, avec ses yeux de saphir, Auprès de vous la Rime est une Esclave, et ne doit qu'obéir Quand on la fait taire. O fortune! 65 Afin de ne pas nous glacer Avec des mots que l'on rature, Amour est là, pour remplacer Toute vaine littérature. Se jouant ainsi qu'il le doit, 70 Il sait faire la scène à faire, Sans qu'on la désigne du doigt. La réussir est son affaire. D'ailleurs, fier comme d'Assoucy Et plus conquérant que Thésée, 75 N'ayant jamais pris nul souci De la critique (elle est aisée!), Il dédaigne l'abonnement Dont les frais onéreux nous pèsent, Et la scène est, tout bonnement: 80 Deux bouches en fleur qui se baisent. 11 novembre 1890. Vérité Quoi! vous êtes la Vérité! Dis-je à la déesse pensive Qui, sans nulle sévérité, Riait, laissant voir sa gencive. 5 Il se peut que ce soit un fait Et que votre grâce ingénue Porte ce nom, car, en effet, Je vous vois nue, ou presque nue. Comme au bout du compte, je puis 10 Croire à cette histoire un peu roide, Peut-être sortez-vous d'un puits, Caressée encor par l'eau froide. Car les collines de vos seins, Entièrement libres de voiles, 15 Manifestent leurs purs dessins Et brillent comme des étoiles. Vous avez, en sortant de l'eau, Deux bras de plus que n'en possède La grande Vénus de Milo, 20 Cette guerrière à qui tout cède. J'admire vos robustes flancs, Et moi, le mélodieux chantre Des lys, je célèbre les plans Harmonieux de votre ventre. 25 Oui, je n'ai, dit-elle, hérité D'aucune parure connue. Étant déesse et Vérité, Il convient que je reste nue. Je prends un plaisir infini 30 A perpétuer ma coutume Et je m'y tiens, Bianchini M'ayant dessiné ce costume. Oui, dis-je, sur ces purs sommets Oh! que de neige éparpillée, 35 Frissonnante déesse, mais Comme vous êtes maquillée! Comme les filles qui, la nuit, S'en vont flirter dans quelque bouge, Vous avez, et cela vous nuit, 40 Beaucoup trop de blanc et de rouge. Et sans compter les traits subtils Des crayons bleus qui font les veines, De faux sourcils et de faux cils Vous ornent de leurs grâces vaines. 45 Oui, dit la déesse, ma peau A besoin d'un soupçon de rose, Que je pose là, comme appeau. Et pourtant, c'est bien quelque chose, Quand il fait du soleil, je mets 50 En liberté ma toison blonde. Et je suis la Vérité, mais La Vérité, femme du monde. En un milieu select, et d'où L'Amour s'enfuit, tirant ses grègues, 55 Ainsi qu'en un gai paradou Je folâtre avec mes collègues. Feuilletant les divers Bottins, Qui de jour en jour s'exagèrent, Nous accueillons tous les potins 60 Que tant de noms épars suggèrent. Loin du sexe laid, à l'écart, Nous ourdissons de belles trames, Car à cinq heures, pour le quart, Nous prenons des thés entre femmes. 65 On a beau dire: O Jeux! O Ris! O Candeur! si je vous imite, C'est grâce à la poudre de riz. La poudre de riz est un mythe. C'est de vrai blanc, du blanc de zinc, 70 Pareil à celui des actrices, Que nous montrons aux thés de cinq Heures. O Nymphes protectrices! Nos appas du temps sont vainqueurs Et ne craignent aucune rouille, 75 Et comme on ne voit pas les coeurs, Ni vu, ni connu, je t'embrouille! 25 novembre 1890. Jeune homme Il se traînait, pâle et sans voix, Lui, jadis hardi comme un page. Quoi! dis-je, c'est toi que je vois, O vainqueur, dans cet équipage! 5 Peu soucieuse de l'affront, Sa blouse n'était pas coquette, Et sur la blancheur de son front Pendait une molle casquette. Fagoté comme un vil paquet, 10 Mal culotté lui-même et veule, Cet analyste se piquait De culotter son brûle-gueule. Puis il était soûl, lui divin, Mêlant dans sa bouche ravie 15 Les sinistres hoquets du vin Et les vapeurs de l'eau-de-vie. Quoi! dis-je, c'est toi, chaste fils De la guerrière aux yeux de flamme, Qui triomphais, et qui jadis 20 Ouvrais tes ailes, comme une âme! Oui, c'est bien moi, répondit-il, Que tu vois blême et taciturne. Désormais je trouve subtil De flâner sous l'azur nocturne. 25 On m'accueillait dans les salons Qu'une folle brise parfume, Bah! les boulevarts sont plus longs, Bien aérés, et l'on y fume. Le milieu sans doute prévaut; 30 J'en fis toujours ma coqueluche, Car je sais très bien ce que vaut Une femme dans la peluche. Doux et timide, enfant encor, Dans la turbulente Cythère 35 Je faisais traîner mon char d'or Par la tigresse et la panthère. J'aimai, sous leur petit manteau Que le zéphyr caresse et bouge, Les grandes femmes que Watteau 40 Dessine avec son crayon rouge, Puis, avec le soulier verni Et le sémillant bas de soie, Les charmeuses de Gavarni, Folles de tristesse et de joie. 45 Mais quoi! n'étant plus un rieur! Je suis les ombres clandestines Du boulevart extérieur, Où fourmillent tant de bottines. Car, poëte, il n'est pas besoin 50 D'un pardessus garni de martre Pour plaire, quand on n'est pas loin De la colline de Montmartre. A Paris, où l'on n'ose pas Me chicaner sur mon costume 55 Je me promène à petits pas Sur un long trottoir de bitume. Des femmes à l'esprit ouvert, Qui me prennent sans étiquette, Me caressent comme Vert-Vert, 60 Et moi, j'adore ma casquette. Sur ma chevelure de feu Tombe cet ornement futile Et je suis l'Amour, ancien dieu, Maintenant jeune homme inutile. 9 décembre 1890. Fleur Triste comme le prince Hamlet, Guy cria d'une façon nette: Je vois notre avenir en laid. Qu'elle est vieille, notre planète! 5 On y cherchera vainement Dans peu de temps la bête fauve, Et ce fatal événement Se produit: elle devient chauve. Pour plaire à nos petits-neveux, 10 Étant sans feuillage et sans marbres, Comme on se met de faux cheveux Elle se mettra de faux arbres. Depuis le roi du ciel, Indra, Tous les volcans, souffrant d'un asthme, 15 Toussent leurs poumons; il faudra Qu'on leur mette un grand cataplasme. Se glaçant, par un triste jeu, Des extrémités jusqu'au centre, La pauvre Terre, au lieu de feu 20 A de la neige dans le ventre. Et c'est là son moindre défaut. Depuis que le pic la farfouille Elle est vidée, ou peu s'en faut, On n'aura bientôt plus de houille. 25 Quant à l'homme, drôle de corps! Jusqu'à ce que la mort s'en suive Il doit écouter les accords Des Huguenots et de la Juive. Et tant de malheureux ont faim! 30 Le ciel est froid, la neige est dure, Par l'hiver qui n'a pas de fin. Oh! la bise dans la froidure! Engin cruel, affreux joyau Que la Démence voit en songe, 35 En abominable tuyau Le sombre acier de Krupp s'allonge. Et les belles Illusions, Engouffrant leurs comiques robes Dans le ciel plein de visions, 40 Laissent l'homme en proie aux microbes. On va sans espoir et sans but Dans cette ombre mal habitée. Il est temps qu'on mette au rebut La planète désorbitée. 45 Tel Guy, sans pitié, ni merci, Injuriait l'astre morose. Mais comme il s'écriait ainsi, Vint à passer la jeune Rose. Douce, autour d'elle ruisselait 50 Comme une lumière inconnue. Elle a seize ans tout juste, elle est Folâtre, naïve, ingénue. Pétrie avec un peu d'azur Ainsi qu'un Ange, elle est de celles 55 Dont on admire le front pur. Ses yeux d'or sont pleins d'étincelles. Pareille au gai matin vermeil, Elle est enfantine et superbe Et, sous un rayon de soleil, 60 Semble un grand lys, fleuri dans l'herbe. Regardant cette floraison, Je dis à Guy, l'âme ravie; Mon ami, vous avez raison, Elle est monotone, la vie. 65 Paris, que le songe berçait, Comme Ecbatane et comme Tarse, Rentre au néant tragique, et c'est Toujours la même vieille farce. Partout c'est on n'en sort jamais 70 L'orgie écoeurante ou le jeûne, Et la planète est vieille, mais Comme la jeune fille est jeune! 23 décembre 1890. Cythère Comme j'écoutais dans les flots Gémir une plainte lointaine, Avec de langoureux sanglots Qui s'éloignent, le capitaine 5 Me dit: Si tu veux évoquer Les vieilles âmes de la terre, Ami, nous allons débarquer Dans l'ancienne île de Cythère. Mais tu n'y verras pas Cypris, 10 La vierge guerrière et déesse, Marcher près des splendides lys Qui la frôlaient d'une caresse. Aphroditè, fermant ses yeux, Dort, aussi pâle que l'ivoire, 15 Et le voile mystérieux A couvert sa prunelle noire. Son fier palais, ses blanches tours Sont des ruines et des tombes, Et les aigles et les vautours 20 Ont déchiqueté ses colombes. Veuve de ses belles forêts, Avec ses eaux qui s'évaporent, Cythère est un impur marais Où des monstres s'entre-dévorent. 25 Et dans un horrible repos Où le vent orageux se joue, De longs serpents et des crapauds Y rampent, tout couverts de boue. Tandis qu'un bel azur serein 30 Se mirait dans l'eau convulsive, Tel s'attristait le vieux marin Quand nous atteignîmes la rive. Alors, silencieux, cachés, Dans le chemin que nous suivîmes, 35 Parmi les ombres des rochers, Voici les choses que nous vîmes. L'île n'était qu'un champ de fleurs Aux mille corolles écloses, Où s'harmonisaient les couleurs 40 Des violettes et des roses. Et Celle à qui plaisent nos voeux, La grande âme de la nature, Dont l'air baigne les doux cheveux, Cypris à la belle ceinture; 45 Cypris, vierge, ravie encor Dans sa divinité première, Qui porte une couronne d'or Brillant à son front de lumière, Parut. Ses yeux noirs pleins d'éclairs, 50 Pareils au brasier qui flamboie, Emplissaient follement les airs D'éblouissement et de joie. Et tandis que se reposaient, Oubliant leurs douces querelles, 55 Et tendrement s'entrebaisaient De glorieuses tourterelles, Des zéphyrs jaloux et tremblants, Errant parmi les feuilles basses, Venaient adorer ses pieds blancs. 60 Derrière elle marchaient les Grâces. Or le vieux matelot me dit, En prenant des mines confuses: Ah! poëte, enchanteur, bandit! C'est bon, je reconnais tes ruses. 65 Telle qu'une fleur de lotus Qu'a brisée un tranchant de glaive, Certes, je sais bien que Vénus Est dans la nuit et dans le rêve. Mais c'est toi, perfide enchanteur 70 Baisé par les rouges aurores, Musicien, rimeur, chanteur, Assembleur des verbes sonores; C'est toi, c'est ta vaillante amour, Toujours si fidèle et si forte, 75 Qui la ramène dans le jour Et qui l'empêche d'être morte! 6 janvier 1891. Bûche A quoi penses-tu, pauvre bûche? Dis-je à la bûche dans mon feu, Qu'un blanc vêtement de peluche Environnait, comme par jeu, 5 Pâlie et rouge tour à tour, Comme une fille en mal d'amour. La bûche répondit: Je pense, Avec un plaisir infernal, Que la plus douce récompense 10 Est mon habit de cardinal, Dont l'adorable vermillon Brille comme un rouge paillon. Le froid noir, c'est moi qui le brave, Car seule, en ce moment, j'ai chaud. 15 Et folle, ayant quitté la cave Du charbonnier, sombre cachot, Je me chauffe dans un brasier Aussi vermeil que le rosier. Chacun s'affuble de mitaines. 20 En proie à l'Hiver, ce bourreau, Blanches, les muettes fontaines, Oubliant de verser leur eau, Avec un faste oriental Ont de grands plumets de cristal. 25 Ne pouvant porter de voilettes, Les messieurs tristes, dont les nez Ressemblent à des violettes, Regrettent parfois d'être nés Ailleurs qu'au pays où Brazza 30 Dans l'air enflammé s'embrasa. Quant aux femmes, trésor des hommes, Ces languissantes Éloas Obtiennent, pour de fortes sommes, Des écharpes et des boas 35 Comme en a pu voir Paul de Kock, Faits avec des plumes de coq. Moi que, seule, contre la bise Défend le calorique sain, Je reste, pour qu'on me courtise, 40 Rose, comme le bout du sein Que, parmi des touffes de lys, Baisait le chasseur Adonis. Je règne sur mon lit de bronze, Princesse qu'il faut envier, 45 En mil huit cent quatre-vingt-onze Et dans cet horrible janvier, Car je sens dans ma braise en fleur Deux mille degrés de chaleur. Tout en admirant le prodige, 50 Après ce discours si complet, Voilà qui va des mieux, lui dis-je, Et ton éloquence me plaît. Ta douce fierté me surprit, Mais, bûche, as-tu beaucoup d'esprit? 55 C'est là que je flaire une embûche. Fût-ce un auteur du plus grand vol, Un homme qu'on appelle Bûche, Est rarement un Rivarol, Et sans doute il semblerait fort 60 De le confondre avec Chamfort. C'est bon, dit la bûche hautaine, Qui parlait selon son humeur, Comme parlent chez La Fontaine Les objets quelconques, rimeur 65 Glorieux du vin que tu bois, Je le sais bien, je suis en bois. Mais que de gens font des tirages De leurs portraits coloriés Et, pour se garer des orages, 70 Mettent des chapeaux de lauriers Sur leurs têtes pâles d'émoi, Qui sont aussi bûches que moi! 20 janvier 1891. Saisons En dépit des jours moroses Qu'on voudrait en vain nier, Mes amis, l'été dernier J'ai connu de belles roses. 5 J'écoutais des chants d'oiselles Et, tout le long des chemins, Fleurissaient de blancs jasmins Pour les jeunes demoiselles. Sous les ramures hautaines, 10 A l'ombre d'un noir buisson Murmurait une chanson Dans l'eau pure des fontaines. Aux jardins où l'air flamboie Dans un clair frisson vermeil, 15 Tout n'était qu'amour, soleil, Sourire, caresse et joie. Et la ville était charmante. Couronnés de leur vapeur, Des bateaux couraient sans peur 20 Sur la rivière écumante. Les plates-bandes fleuries Chantaient leur gai carillon, Piquant d'un beau vermillon Les joyeuses Tuileries. 25 Et leurs beaux yeux, sans colères S'emplissant d'ombre et d'azur, Les dames au profil pur Arboraient des robes claires. Bravant périls et traverses, 30 Tout le long du boulevart Paris frivole et bavard Causait de choses diverses. Tout à coup, l'âme transie, Tremblant et nu comme un ver, 35 L'Hiver parut, un Hiver De retraite de Russie. Il fallut rompre en visière Avec ce qui nous ravit, Et sur l'asphalte on ne vit 40 Que des chaussons de lisière. Dans sa calotte, minée Par des frimas, le ciel bleu Eut des fentes, et le feu Gela dans la cheminée. 45 D'une glace adamantine Le zéphyr se régala, Et ce fut un beau gala Dans le monde où l'on patine. Que tout se remette en place! 50 Et quoique ce soit moins sûr, Amis, glissons plutôt sur Le gazon que sur la glace! Oui, la froidure jalouse Montra pour nous trop d'amour: 55 Trouvez autre chose pour Mil huit cent quatre-vingt-douze! Dans ton habit de féerie Viens vite, clair et subtil, Génie enchanté d'Avril! 60 Baise la terre fleurie. Et sur toutes les Hélènes, O Printemps accoutumé, Répands, d'un souffle embaumé, Tes parfums et tes haleines! 3 février 1891. Jours gras Tu t'en es allé, Mardi-Gras! C'est toi-même, effroi des Cassandres, Qui vers le néant émigras, Avec le Mercredi des Cendres! 5 Ils sont partis, les Arlequins Dont le vieux carnaval s'honore. Où sont les cornets à bouquins Dont s'épouvantait l'air sonore? Où sont allés, tristes et las, 10 Nos Polichinelles des bouges, Et, sous la toile à matelas, Paillasse aux carreaux jadis rouges? Où, comme on se la rappelait, Cette laitière inspiratrice 15 Qui naguère, à défaut de lait, Nous montrait des seins de nourrice? Nous les avons revus encor Et même, en quittant nos rivages, Les hussards bleus, au bruit du cor 20 Ont fait endêver les sauvages. Mais je n'ai pas vu le Boeuf-Gras Et c'est vraiment ce qui me fâche. Sans doute nous trouvant ingrats, Cet animal a fait relâche. 25 Avec un bon air endormi, Ce monstre doux et pléthorique Se réfugie enfin parmi Les figures de rhétorique. Sous le ciel pavé de lapis 30 Le Boeuf-Gras menait son cortège, Plus digne que le boeuf Apis, Dans la froidure et dans la neige. C'était le meilleur des fardeaux, L'enfant Amour, poëme en prose, 35 Qu'il portait sur son large dos Et qui montrait sa bouche rose. L'Amour! il n'était pas venu Sur ce dos, par amour du lucre. Il était frisé, presque nu, 40 Si joli qu'il semblait en sucre. Devant le regard ébloui Par ses allures militaires, Il s'est de même évanoui, Le régiment des mousquetaires. 45 Ils ne boivent plus de cognac Dans la boutique familière, Mais en revanche, Pourceaugnac S'ébaudit encor chez Molière. Pressé par le vil argousin, 50 Courbé comme une parenthèse, Cet infortuné Limosin Contre son dos serre sa chaise. Voyant sur ses pas rassemblés Cent médecins et leurs mystères, 55 Il reflète en ses yeux troublés Un horizon plein de clystères. Ébouriffé, gonflé de vent, Trompé dans ses désirs précaires, Il fuit éperdûment devant 60 La course des apothicaires. Il s'enfuit, tourmenté, honni, Assiégé par de grandes bringues, Et l'on n'aura jamais fini De Pourceaugnac et des seringues. 17 février 1891. Nuit Roch, le bon noctambule, Amoureux comme feu Tibulle, Erre sous le ciel bleu. 5 Oubliant nos désastres, Il voit les diamants Des astres Pleins d'éblouissements. Ivre du pur silence 10 Où le rêve subtil S'élance, Oh! maintenant, dit-il, Je renais, je respire! Je me récite du 15 Shakspere! Ce n'est pas défendu. Oh! quelle joie immense! La nuit, ce temps béni Commence 20 Et le jour est fini. Ayant quitté leurs bagues, Par le sommeil touchés, Les vagues Figurants sont couchés. 25 Ronflant en folles gammes, Ces gens dorment avec Leurs femmes, A Paris comme au Pecq. Et les filles de joie, 30 Bataillon que la Faim Déploie, Se reposent enfin. D'une main rude et forte J'ai vu que l'on barrait 35 La porte Du fauve cabaret. Tout gorgés d'écrevisses, Les fêteurs ont quitté Leurs vices 40 Et leur iniquité. Je suis seul, ô mon rêve! Mon regard triste et pur S'élève Jusqu'au limpide azur. 45 Et d'anges ou d'oiselles Dans l'éther bleu, je vois Des ailes Et j'écoute des voix. Où sont les faux artistes 50 Et sur les boulevarts Les tristes Cortèges des bavards? Évanouis! La terre, Dans un délicieux 55 Mystère, Murmure avec les cieux. Certes, parfois la Vie Prépare d'affreux mets, Ravie 60 De nous les servir; mais Elle n'est plus mauvaise, Lorsque seul et sans bruit Me baise La caressante Nuit. 3 mars 1891. Pluie Quand les cieux taciturnes Sur nous vident leurs urnes Et dans ces durs assauts Pleuvent à seaux, 5 Les foules éblouies Portent des parapluies Montrant, en rang d'oignons, Leurs champignons. Le parapluie, ô rage! 10 Est mouillé par l'orage. Sous son modeste abri Fort assombri, L'employé, triste mâle, Se dirige, plus pâle 15 Que le grand Deburau, Vers son bureau. Gens aux moeurs policées, Dans les vastes lycées Entrent ces confesseurs, 20 Les professeurs. Vers les bibliothèques, Pour leurs études grecques Se hâtent les savants, Malgré les vents. 25 Tous ont des parapluies. Oui tous, et même, enfuies Au premier chant du coq, O Paul de Kock! De sveltes couturières, 30 Marchant, aventurières, Dans Paris obscurci, En ont aussi. Leurs jupes retroussées, Vainement courroucées 35 En de vaillants combats, Montrent les bas. Malgré toi, c'est l'absinthe! Les yeux courent, ô sainte Pudeur, qui t'immolais, 40 Sur leurs mollets. Parfois, ruse divine, Au-dessus on devine, Et ce n'est pas plus cher, Un peu de chair. 45 Assez! le Parapluie, Que le soleil essuie, En bravant le typhon Reste bouffon. Il est grave, il est digne. 50 Jamais, âme bénigne, Bouvard ni Pécuchet Ne le cachait. On l'emporte au Mont-Dore Et plus d'un vieux adore, 55 Comme sur un autel, Cet immortel. Par lui le sage évite L'omnibus qui court vite, Faisant aux gens bien nés 60 Des pieds de nez, Et l'incurable fiacre Qui fait le simulacre, Pour mieux vous effrayer, De relayer. 65 Pour vous, ô quelle joie! Sa coupole de soie Rend les noirs ouragans Moins arrogants, Et l'on est fier et libre, 70 Quand dans votre main vibre Son manche de roseau, Comme un oiseau! 12 mars 1891. Source: http://www.poesies.net