IDYLLES PRUSSIENNES A Ildefonse Rousset Le Cavalier La Marseillaise La Besace Les Allemands Les deux Soleils Les Villes Saintes Bonne Fille La Populace Les Femmes violées La Soirée La bonne Nourrice Un Prussien mort Cauchemar Le Héros La Lune Le Charmeur La République Châteaudun Le Turco Réplique L'Histoire Le Rêve Le Jour des Morts Les Fontaines Le Moîneau A la Patrie Le Bavarois Rouge et Bleu Le Cuisinier Attila Orléans Le Mourant L'Ane Chien perdu La Contagion Les Rats Versailles Aux Compagnies de guerre du 18e bataillon Scapin tout seul A Meaux, en Brie Espérance Monstre vert Les Chefs Sabbat La Flèche La Résistance, statue de Falguière Les Pères La fausse Dépêche Travail stérile Les Enfants morts Alsace L'Empereur Marguerite Schneider Les Larmes Un vieux Monarque Le fourrier Graf Celle qui reste Paris Le Docteur La Fillette Henri Regnault Vingt-neuf Janvier L'Épée Le Lion Épilogue IDYLLES PRUSSIENNES Octobre 1870 Février 1871 A ILDEFONSE ROUSSET Directeur du « National » Le grand Goethe, conseillant Eckermann, l'engageait à se confier, comme poëte lyrique, à l'inspiration des faits eux-mêmes. Si le poëte, disait-il, porte chaque jour sa pensée sur le présent, s'il traite immédiatement et quand l'impression est toute fraîche le sujet qui est venu s'offrir à lui, alors ce qu'il fera sera toujours bon (1)... Et plus loin, dans la même conversation, il ajoute: Le monde est si grand et si riche, la vie si variée, que jamais les sujets pour des poésies ne manqueront. Mais toutes les poésies doivent être des poésies de circonstance, c'est-à-dire que c'est la réalité qui doit en avoir donné l'occasion et fourni le motif. Un sujet particulier prend un caractère général et poétique, précisément parce qu'il est traité par un poëte. Toutes mes poésies sont des poésies de circonstance; c'est la vie réelle qui les a fait naître, c'est en elle qu'elles trouvent leur fond et leur appui. Pour les poésies en l'air, je n'en fais aucun cas. Si Goethe pensait ainsi que, même en temps ordinaire, écrire sous la dictée de la vie réelle est encore le meilleur moyen de trouver des motifs originaux et émouvants, combien cette doctrine doit s'appliquer plus justement encore à la terrible période que nous avions déjà traversée avant les jours où se déploya le drapeau rouge, et pendant laquelle nous avons vu distinctement agir et se déployer l'Histoire, comme on voit à l'oeil nu marcher les aiguilles d'une horloge sur un cadran gigantesque! Grâce à vous, mon ami, au milieu des angoisses et des horreurs de la guerre, j'ai pu faire ce qui eût été alors le rêve de tout poète: c'est-à-dire écrire et composer sous la pression même des événements, dans un journal, et avec le public pour collaborateur, pour inspirateur et pour écho, ces petits poëmes toujours sincères! Pour pouvoir mener à bout une entreprise si intéressante pour l'artiste qui s'y dévoue, il fallait avoir le bonheur que j'ai eu, et rencontrer un directeur de journal comme vous lettré, passionné pour le beau, aimant la poésie en écrivain et en dilettante. En vous dédiant cette oeuvre, je ne fais que vous rendre ce qui vous est dû; car c'est grâce à vous seulement que j'ai pu monter sur mon théâtre comique, réciter à la grande foule ma parabase tour à tour ironique, irritée et enthousiaste, et lancer à leur but mes flèches aiguës et sifflantes. Maintenant,permettez moi d'adresser ici un remercîment aux deux personnes qui, après vous, m'ont aidé gracieusement et avec une générosité sans bornes. Un comédien plein d'imagination et d'esprit, qui, rimeur lui-même, connaît à fond les ressources et les difficultés sans nombre de notre art, Saint-Germain du Vaudeville, a, sans se lasser, récité et interprété sur les théâtres plusieurs de mes Idylles, dont il a fait de remarquables créations. Il leur a donné l'intensité, le relief de la vie; il a inventé des Bismarck et des de Molkte d'une ressemblance féroce, à la fois idéale et implacable; et le bruyant succès qui a accueilli ces satires en action s'adressait tout entier à l'ingénieux artiste qui a entrelacé, sur la trame que je lui avais donnée, les broderies et les arabesques de la plus savante fantaisie. En plein siège, pendant que les obus prussiens éventraient çà et là nos maisons, Armand Silvestre, le poëte exquis des Rimes neuves et vieilles et des Renaissances, a consacré à mes strophes, qui paraissaient alors dans Le National, une étude dans laquelle il me louait avec une fraternelle sympathie dont je serai éternellement fier (2). Aujourd'hui Alphonse Lemerre recueille en un volume les Idylles Prussiennes, et nous les réimprimons sans y rien corriger, quels qu'aient pu être les illusions et les chimériques espoirs que j'ai, à certains moments, partagés avec toute la France! L'éditeur des poëtes a pensé qu'il fallait rendre mes vers au public tels qu'ils se sont échappés de mes lèvres, tels qu'il les a pour la première fois entendus et souvent applaudis; et ce n'est que justice. N'avais-je pas le devoir de donner cette preuve d'humilité à ceux qui m'ont lu fidèlement chaque lundi, en des moments si troublés et si tragiques? Avant tout, mon ami, c'est à vous que je dois d'avoir été ainsi écouté, encouragé et compris; aussi ai-je tenu à vous dire sur la première page de ce livre que je suis avec la plus cordiale affection Votre dévoué Théodore de Banville. 20 juin 1871 (1) « Conversations de Goethe pendant les dernières années de sa vie (1822-1832) », recueillies par Eckermann, traduites par Émile Délerot. (2) « Chronique littéraire: L'Esprit français pendant le siège. A Théodore de Banville et Daumier. » Armand Silvestre, dans le journal « Le Soir » du jeudi 12 janvier 1871. C'est toujours le même peuple de pantins pédants; c'est toujours le même angle droit à chaque mouvement, et sur le visage la même suffisance glacée et stéréotypée. Ils se promènent, toujours aussi roides, aussi guindés, aussi étriqués qu'autrefois, et droits comme un I; on dirait qu'ils ont avalé le bâton de caporal dont on les rossait jadis. Oui, l'instrument de la schlague n'est pas entièrement disparu chez les Prussiens; ils le portent maintenant à l'intérieur. Henri Heine, Germania. Le Cavalier Le roi hésite, mais il faudra bien que le vieux cheval marche encore! Paroles de M. de Bismarck. Il est bien las, le vieux cheval! Après les fêtes sans pareilles De son féroce carnaval, Il a du sang jusqu'aux oreilles. 5 A présent que ses durs sabots Ont piétiné dans la tuerie Et qu'il s'est soûlé de tombeaux, Il lui faudrait son écurie. Il regarde les vastes cieux, 10 Extasié comme un bon moine, Et lourd, immobile, anxieux, Il soupire après son avoine. Il rêve au gazon vert du parc Où le flot argenté ruisselle; 15 Mais son vieux cavalier Bismarck Sur son dos se remet en selle. Pâle, dans le flanc du coursier Que serrent ses genoux, il entre Son cruel éperon d'acier; 20 Il lui laboure son vieux ventre. L'écuyer, roide et sans défaut, Qui dans les entrailles lui plante Ce fer, dit: Crève s'il le faut, Mais poursuivons l'oeuvre sanglante. 25 Pour que nos vieux coeurs allemands Se repaissent de funérailles, Viens fouler sous tes pieds fumants Des cervelles et des entrailles. Écume et déchire ton mors! 30 Mais toujours, comme nous le sommes, Soyons des faiseurs de corps morts: Crève, mais foule aux pieds des hommes! Octobre 1870. La Marseillaise Les Prussiens, pour s'approprier notre hymne national, ont fait composer des vers allemands qu'ils chantent sur l'air de La Marseillaise. Les Journaux. Joyeux, parmi les râlements Dont l'horreur vous enivre d'aise, Vous plaquez des vers allemands Sur l'air de notre Marseillaise! 5 Et, fanfarons sous vos plumets, Léchant votre lèvre gourmande, Vous vous écriez: Désormais Cette chanson est allemande! Et Bismarck vous dit: Je le crois, 10 Comme il fallait que je le crusse, J'en jure par toutes mes croix, Voilà bien l'hymne de la Prusse. Allons donc! l'Hymne au vol de feu, L'hymne de gloire et de souffrance 15 Volant sur nous dans le ciel bleu N'a pas un cri qui ne soit: France! L'oeil enflammé, le fer en main, La généreuse, l'immortelle Dit encor: France! au genre humain 20 En vous aveuglant de son aile! Cri de la grande nation Et guerrière au chant symbolique, Elle est la Révolution, Elle est la sainte République; 25 Ame, elle emporte sur ses pas Hoche et Marceau comme Gavroche: Teutons, on ne démarque pas Cela, comme un mouchoir de poche. Elle vous mènera jusqu'où 30 Grince la défaite au front hâve! Ah! vous pouvez lui mettre au cou Votre ignoble collier d'esclave; Celle qui fait peur aux volcans Aura bien vite mis en poudre 35 Votre livrée et vos carcans Parmi les éclats de sa foudre. Allemagne qui remuais, Elle est le Verbe, elle est l'Idée, Et vous resterez tous muets 40 Rien que pour l'avoir regardée! Octobre 1870. La Besace L'air est lourd et le soleil fauve. Dis, que veux-tu, bon Allemand, Pauvre vieillard au crâne chauve, Pour t'en aller tranquillement? 5 Que faut-il mettre en ta besace? Ames secourables, merci. Mettez-y, s'il vous plaît, l'Alsace; Mettez-y la Lorraine aussi. Sur votre bonté souveraine 10 Pour l'amour de Dieu j'ai compté: Dans mon sac avec la Lorraine Mettez-moi la Franche-Comté! Messieurs, à Dieu je recommande Votre vendange et vos moissons! 15 Ma besace a la bouche grande, Mettez-y, s'il vous plaît, Soissons. Je vous bénis, que Dieu m'entende! Et je ne réclame plus rien (Ma besace a la bouche grande) 20 Sinon le mont Valérien! Bon vieillard au crâne d'ivoire, Dont les jours heureux sont passés, Reste ici jusqu'à la nuit noire: Tu ne demandes pas assez! 25 Pour apaiser ta faim qui raille, Vieillard chauve, nous te donnons Les éclats de notre mitraille Et les boulets de nos canons, Et le sang que ton coeur préfère, 30 Vieillard, et nous allons t'offrir Les prodiges que peuvent faire Tous ceux qui veulent bien mourir. Nous t'offrons un festin sur l'herbe, Où devant toi dans le ravin 35 Le sang généreux et superbe Ruissellera comme du vin, Où la Mort, ta fidèle amante, Blanche sous le casque allemand, Peut remplir sa coupe fumante 40 Et se soûler hideusement. Oui, vous pourrez manger et boire Et laver vous bras rafraîchis, Toi, vieillard au crâne d'ivoire Et ton amante aux os blanchis! 45 Devant les paroles railleuses, Paris est lent à s'étonner: Écoute un peu nos mitrailleuses, Ce sont elles qui vont tonner. Donc, mange à ta faim! Continue. 50 Les noirs corbeaux au bec durci Qui volent en haut dans la nue Prétendent qu'ils ont faim aussi! Octobre 1870. Les Allemandes Dans leurs villes belles et grandes Où glissent leurs foules accrues, Les jeunes femmes allemandes Vont lugubrement par les rues. 5 Toutes en noir, sous leurs longs voiles, Murmurant le nom du ministre Et plus blanches que les étoiles, Elles marchent d'un air sinistre. Rebuvant leurs larmes aigries, 10 De la guerre vivants emblèmes, De leurs longues mains amaigries Elles traînent des enfants blêmes. Hélas! murmure une d'entre elles Avec une voix de fantôme, 15 La Victoire a pris sous ses ailes Notre héros, le roi Guillaume; Monsieur de Bismarck nous informe Qu'il va tailler une Allemagne Plus magnifique et plus énorme 20 Que celle du roi Charlemagne; Il leur faudra mille ans pour boire Les éloges qu'ils thésaurisent, Et leur Fritz, écrasé de gloire, Se porte bien, à ce qu'ils disent. 25 Mais nos Fritz à nous, ô martyre! Les pères de ces petits êtres Dont la main tremblante nous tire, Où sont-ils? Qu'en ont fait leurs maîtres? Loin de nous, qui devons nous taire, 30 L'oeil morne et la poitrine ouverte, A peine recouverts de terre, Ils sommeillent sous l'herbe verte. Leur front de neige se soulève Pendant les nuits éblouissantes, 35 Et quoique morts, parfois en rêve Ils voient leurs femmes gémissantes. Ils dorment là-bas dans les havres Où jamais notre vois n'arrive, Et sur tous leurs pauvres cadavres 40 On a jeté de la chaux vive. Octobre 1870. Les deux Soleils Comme deux rois amis, on voyait deux soleils Venir au-devant l'un de l'autre. Victor Hugo, Le Feu du Ciel. Celui qu'une noire tribu De sauterelles accompagne, Le vaillant roi Guillaume a bu Quelques bouteilles de champagne. 5 Il rit. Pas de rébellion Dans sa toute-puissante armée, Et dans sa tête de lion Monte la joyeuse fumée. Héros que l'Épouvante suit, 10 Rêvant carnage et funérailles, Il erre tout seul dans la nuit A travers le parc de Versailles. Et fier comme un dieu sur son char, Il se voit, lui, faiseur de cendre, 15 Avec le laurier de César Et la crinière d'Alexandre. Il erre, exprimant sous le ciel Sa joie aux astres exhalée En des mots plus doux que le miel; 20 Mais voici qu'au bout d'une allée De charmille, vert corridor, Il voit, doré jusqu'à la nuque, Un fantôme ruisselant d'or Coiffé d'un spectre de perruque. 25 C'est Louis Quatorze. Le Roi Soleil, qui n'est plus qu'un fantôme, Dit sans colère et sans effroi Ces paroles au roi Guillaume: Salut, mon frère. J'ai connu 30 L'orgueil de semer les désastres; J'étais comme un Apollon nu, J'étais Soleil parmi les astres. Je lançais, entouré de feu, Sur les peuples, foules serviles, 35 Mes flèches d'or, ainsi qu'un dieu; J'étais le grand preneur de villes. J'allais traitant les potentats Comme l'arbre aux minces ramilles, Taillant à mon gré les États 40 Et la figure des charmilles. Je buvais le vin de l'amour Sur les lèvres de La Vallière, Et c'est moi qui faisais le jour, Et j'avais pour valet Molière! 45 Infirme et vieux, sous mon talon Je foulais encore les cimes Avec le masque d'Apollon, Et mes flatteurs aux voix sublimes M'appelaient encore Soleil 50 En leurs phrases que le temps rogne, Quand, déjà fétide et vermeil, Je n'étais plus qu'une charogne. Octobre 1870. Les Villes Saintes Certes il luira sur nos fronts, Ce grand jour de nos destinées Où nous vous ressusciterons, Saintes villes assassinées! 5 Toul! nous te verrons resplendir Au pied de tes montagnes vertes; Et toi qui sus encor grandir Sur tes places de sang couvertes, Strasbourg! après tant de douleurs, 10 Tes remparts dont la voix s'est tue Seront jonchés des mêmes fleurs Que ton héroïque statue; Et nous y verrons c'est demain! Sous tes guirlandes et tes voiles, 15 Uhrich élevant dans sa main Son bâton bleu semé d'étoiles. Octobre 1870. Bonne Fille Prussiens, vous disiez naguère: Nous pouvons faire des paris! A la guerre comme à la guerre, Nous allons bien rire à Paris. 5 Paris, où tout flamboie et brille, A toujours son rire divin: C'est une Ville bonne fille, Elle nous versera du vin! L'aimable et folle courtisane 10 Bercera notre état-major, Et lui donnera pour tisane Le champagne au flot couleur d'or. Et le Teuton aux mains de pâtre, Amant de la nymphe Paris, 15 Séduira cette Cléopâtre Dans un flot de poudre de riz! Vous aviez compté sans votre hôte, Le paradis est un enfer. Vous trouvez, coeur haut, tête haute, 20 La Guerrière au glaive de fer. Son étreinte est dure et farouche. Elle vous déchire et vous mord, Et voici que sur vous sa bouche Crache la mitraille et la mort. 25 Croyez-moi, reprenez haleine; Car ici vous entendrez, non Les refrains de La Belle Hélène, Mais le tonnerre du canon; La Ville est irritée et forte, 30 Et si vous l'approchez jamais, C'est qu'alors elle sera morte; Et vous la caresserez, mais Prenez garde que la Martyre, Levant son bras ensanglanté, 35 Pour vous égorger ne retire Le couteau dans son sein planté. Octobre 1870. La Populace Qui t'aidera, prince ou bandit, Qui veux te mettre à notre place? Monsieur de Bismarck nous l'a dit: Il compte sur La Populace! 5 Sur ce qui se vautre à genoux, Sur ce qu'on pille et qu'on assomme. Nous n'avons pas cela chez nous; Vous pouvez repasser, brave homme. Ici, nous sommes Peuple, et non 10 Populace (erreur n'est pas compte!) Le doux mot: France est notre nom; Enfin chez nous, monsieur le comte, L'enfant même, aux hommes pareil, Porte en lui les biens qu'il adore: 15 L'Amour, clair rayon du soleil, Et la Liberté, cette aurore! Octobre 1870. Les Femmes violées Les atrocités des Prussiens continuent à Versailles. De nombreuses femmes et jeunes filles ont été violées, non seulement par les soldats, mais aussi par les officiers. Plusieurs sont devenues folles à la suite de ces violences, d'autres sont mortes. Les Journaux. Ces mortes que la brise effleure De leurs chevelures voilées, Ces mortes blanches, tout à l'heure C'étaient des femmes violées. 5 Sur leur front triste et sur leur face, Le vent caressant qui se joue, De son aile tremblante efface Vos baisers de sang et de boue. O Prussiens, ô capitaines! 10 Tout à l'heure ces femmes pâles Suppliaient vos lèvres hautaines Avec des sanglots et des râles; Et vous, les mains de sang tachées, Gais, meurtrissant chaque victime, 15 Devant leurs mères attachées, Vous avez froidement... O crime! A l'heure où vos fils à l'oeil sombre Pleureront aux lueurs des lampes, Où la Mort posera dans l'ombre 20 Son doigt de marbre sur vos tempes, Vous les reverrez, ces martyres Qui, la prunelle encor vivante, Sous vos caresses de satyres Se débattaient dans l'épouvante! 25 Oui, ces cadavres et ces folles, Tendant leurs longues mains d'ivoire, Contre vous alors, sans paroles Témoigneront dans la nuit noire. Et Dieu, dans la voûte étoilée, 30 Ne verra votre âme anxieuse Qu'à travers l'horrible mêlée De leur troupe silencieuse. Montrant au ciel qui les regarde Leurs ventres souillés, vos amantes, 35 Foule hâve, morne, hagarde, Tordront leurs lèvres écumantes. Plus blanches qu'une aile de cygne, Elles vous montreront, vous dis-je, D'un doigt vengeur qui vous désigne; 40 Et vous, par un affreux prodige, Au fond de leurs foules obscures, Dans les ombres visionnaires Vous apercevrez les figures De vos filles et de vos mères! Octobre 1870. La Soirée Lorsqu'en revenant du rempart Où, plein d'une foi chaleureuse, Il a bien veillé pour sa part, Le père quitte sa vareuse, 5 En voilà jusqu'au lendemain! Il t'oublie, aigre vent qui souffles Sur les talus, et, d'une main Réjouie, il met ses pantoufles. Après avoir dîné sans bruit, 10 Il regardera quelque estampe Ou bien lira jusqu'à minuit Aux douces clartés de la lampe, Avec sa femme et ses enfants, Amusant l'un d'eux sur sa jambe 15 Et voyant leurs fronts triomphants Luire aux clartés du feu qui flambe. Il caresse complaisamment Cette jeune et chère couvée Et suit avec un oeil d'amant 20 Sa compagne enfin retrouvée, Qui, charmante en sa floraison, Sous le clair regard qui l'admire Se promène dans la maison Qu'elle éclaire de son sourire. 25 Alors le père tout heureux Ne regrette ni les théâtres, Où des cailloux aventureux Ornaient de fausses Cléopâtres, Ni les cafés, plus laids encor, 30 Où des Phrynés aux blancheurs mates Flamboyaient sous leurs cheveux d'or, Comme des bêtes écarlates. Plus de cercles, où par monceau L'or tombait, et ruisselait comme 35 L'eau méprisable du ruisseau! La femme a retrouvé son homme, Et chacun reste avec les siens, Riant à l'enfant qui babille, Grâce à messieurs les Prussiens, 40 Qui nous ont rendu la famille! Octobre 1870. La bonne Nourrice Portant, selon le rit ancien, Un manteau de pourpre, et coiffée Du sombre casque prussien, La Mort, épouvantable fée, 5 Son échine ployée en arc Et docile au moindre caprice, Câline son enfant Bismarck, Ainsi qu'une bonne nourrice. Et doucement, avec amour, 10 Elle berce le rude athlète Entre ses os lisses, à jour Sur sa poitrine de squelette. Arrangeant le front du héros Sur un oreiller de dentelle 15 Disposée en riants carreaux: O pauvre bien-aimé, dit-elle, Il est fatigué du gala Qu'il a fait avec ses ilotes. Il revient de la fête; il a 20 Du sang jusqu'au haut de ses bottes; Pour me préparer mon butin Qu'une pourpre vivante arrose, Il a veillé jusqu'au matin: Il est bien temps qu'il se repose! 25 Ainsi parle à mi-voix, sans bruit, Avec sa bouche sans gencive Dont les dents brillent dans la nuit, La bonne nourrice attentive. Cependant le chef des uhlans, 30 Rêvant du carnage écarlate, Voit encor les blessés hurlants, Et sa prunelle se dilate. Enfin calme, heureux, sans remord, Il ferme sa paupière sombre. 35 Il sommeille déjà; la Mort, Se penchant vers le faiseur d'ombre Qui de tout temps la festoya, Le caresse à chaque minute, Et, jouant sur un tibia, 40 L'endort avec un air de flûte. Octobre 1870. Un Prussien mort Couché par terre dans la plaine Sous une aigre bise du nord Qui le fouettait de son haleine, Nous vîmes un Prussien mort. 5 C'était un bel enfant imberbe, N'ayant pas dix-huit ans encor. Une chevelure superbe Le parait de ses anneaux d'or, Et sur son cou, séchée et mate, 10 Faisant ressortir sa pâleur, La large blessure écarlate S'ouvrait comme une rouge fleur. Il montrait son regard sans flamme, Étendant ses bras onduleux, 15 Et l'on eût dit que sa jeune âme Errait encor dans ses yeux bleus. Il dormait, le jeune barbare, Avec un doux regard ami; Un volume grec de Pindare 20 Sortait de sa poche à demi. C'était un poëte peut-être, Divin Orphée, un de tes fils, Qui pour un caprice du maître Est mort là, brisé comme un lys. 25 Ah! sans doute, au bord de la Sprée, Une belle enfant de seize ans A la chevelure dorée En versera des pleurs cuisants, Et toujours parcourant la route 30 Qu'il suivait en venant les soirs, Une mère de plus sans doute Portera de longs voiles noirs. Il est parti bien avant l'heure, Jeune et pur, sans avoir pleuré. 35 Pour quel crime faut-il qu'il meure, Cet enfant à l'oeil inspiré? Peut-être que sa mort est juste, Et ne sera qu'un accident S'il se peut que son maître auguste 40 Devienne empereur d'Occident, Et qu'en sa tragique folie, Monsieur le chancelier Bismarck Prenne d'une main l'Italie Et de l'autre le Danemark! 45 Ah! Bismarck, si tu continues, De ces beaux enfants chevelus Aux douces lèvres ingénues Bientôt il n'en restera plus! Octobre 1870. Cauchemar Oui, venez tous! Goths et Vandales Graissés de suif, sortez encor De vos tanières féodales, Avec vos casques tachés d'or! 5 Attilas de la parodie, Ravageurs blonds, meute aux abois, Qui n'avez pas l'âme hardie Et qui vous cachez dans les bois! Soldats que le vieillard gourmande, 10 Immobile, et sur son coursier Rêvant son Europe allemande, Traînez vos lourds canons d'acier! Ainsi que des sauvages ivres, Brûlez le passé radieux 15 Et les monuments et les livres! Brisez les images des Dieux! O superbes marionnettes Au courroux froid et compassé, Au fond, convenez-en, vous n'êtes 20 Que les fantômes du passé! Et vous pouvez sur votre housse Copier en riches lampas L'ancien blason de Barberousse: Mais enfin, vous n'existez pas. 25 Trombe que l'ouragan soulève, Vous êtes, ô peuple géant, Un rêve effrayant, mais un rêve, Qui s'enfuira dans le néant. Quand la France, enfin délivrée 30 De cet horrible cauchemar, Cherchera la foule enivrée Des Vandales, et leur César, Demandant à la plaine verte, Au mont, pleins d'abris murmurants, 35 A l'ombre de la nuit déserte: Où sont donc ces spectres errants? Qu'est devenu leur troupeau blême? Alors le mont aérien, Les plaines et l'ombre elle-même 40 Diront: Nous n'en savons plus rien! Octobre 1870. Le Héros Nous avons à faire pénétrer dans l'esprit de nos officiers et de nos soldats cette grande pensée dont n'ont pas voulu les monarchies et que la République doit consacrer: Que l'opinion seule peut récompenser digne- ment le sacrifice de la vie. Lettre du général Trochu au général Tamisier. Ils le disaient, ces grands Hellènes Qui, morts, dans leurs apothéoses Respiraient encor les haleines Des myrtes et des lauriers-roses: 5 Heureux qui, jeune, à son aurore, Embrassant la Mort détestée, Tombe dans le combat sonore Pour sa patrie ensanglantée! Celui-là, fauché par les glaives, 10 Est orné d'un éclat magique Et dans les ombres de nos rêves Apparaît, superbe et tragique. Son nom ailé, dont s'émerveille Le pêcheur courbé sur ses rames, 15 Voltigera, comme une abeille, Sur les lèvres des jeunes femmes, Et le noir laurier de la guerre Ombrage sa tête sereine. Il n'est plus un passant vulgaire 20 Caché dans la mêlée humaine, Car ce soldat au coeur stoïque Reste l'orgueil de sa chaumière; Pour jamais sa fin héroïque A mis son front dans la lumière! 25 Il meurt, ayant conquis sa proie! Et lorsque dans la plaine verte, Frémissant d'une sainte joie, Il tombe, la poitrine ouverte, La Gloire, souriante et pure, 30 Admirant sa fière jeunesse, Vient baiser la rouge blessure Avec ses lèvres de Déesse. Octobre 1870. La Lune Cependant, dans l'expansion de sa joie la Lune remplissait toute la chambre comme une atmosphère phosphorique... Charles Baudelaire, Poëmes en prose. Comme les soeurs aux fronts étroits Hurlant leurs chansons meurtrières, Qu'on voit dans Macbeth, ils sont trois Dans une chambre de Ferrières. 5 Plus ridé que la vaste mer, De Moltke a le visage glabre Et plisse en un rictus amer Sa bouche ouverte en coup de sabre. Il ne dit rien, mais son compas, 10 Qu'il rétrécit ou qu'il écarte, Prend des villes, et pas à pas Refait l'univers, sur la carte. Les deux autres causent; Bismarck Parle avec un geste d'athlète, 15 Et le paysage du parc Dans son crâne blanc se reflète. Guillaume écoute, sabre au flanc, Pliant d'une main fantaisiste Sa moustache de tigre blanc, 20 Qui se hérisse et lui résiste. Sire, dit Bismarck, je conquiers, Après la France, l'Angleterre; Puis après, je vous en requiers, Songeons au reste de la terre! 25 L'Espagne, l'Italie en deuil Et la Turquie effarouchée Et la Russie ivre d'orgueil, Nous n'en ferons qu'une bouchée. Nous les aurons, foi de Bismarck! 30 Et quant à vos brumes, Hollande, Suède, Norwège et Danemark, Je m'en fais une houppelande. Grèce, Afrique, Hongrie encor, Nous empochons tout; quant aux Indes 35 Fleurissantes sous leur ciel d'or, Nous en ferons nos Rosalindes. Et parlons net, je ne crois pas Former des espoirs chimériques Si je compte réduire au pas 40 L'Asie et les deux Amériques. L'univers ainsi dévasté, Sur son cheval d'apothéose Que fera Votre Majesté? Je crois bon qu'Elle se repose. 45 Oui, nous rentrerons, Vous et moi. Faire un Prussien de chaque homme Vivant, cela suffit, ô Roi! Quelles que puissent être, en somme, Et notre soif et notre faim, 50 Tout boire et manger guérit l'une Ainsi que l'autre; puis enfin On ne peut pas prendre la lune. Quiconque s'en serait chargé Risquerait fort à l'entreprendre. 55 Si, dit alors de Moltke, j'ai Fait mes calculs: on peut la prendre! Octobre 1870. Le Charmeur Tandis que les jeunes Bretons Sous l'éclair du soleil oblique Passaient, et que leurs pelotons Criaient: Vive la République! 5 On m'a montré, parmi leurs flots, Dans les brumes orientales, Un sous-lieutenant de moblots Dont le regard charme les balles. Sa moustache est comme un fil d'or; 10 C'est un enfant à la main blanche, Et le ciel se reflète encor Dans sa prunelle de pervenche. Il fait beau voir ces yeux ardents Et ce jeune corps svelte et grêle. 15 Il va seul, une fleur aux dents, Où le plomb siffle comme grêle, Et les balles, dont les réseaux S'entre-croisent dans la tourmente, Voltigent, comme des oiseaux, 20 Autour de sa tête charmante Et le semblent caresser, mais Sans songer à lui faire injure Et sans même offenser jamais Les boucles de sa chevelure. 25 Les femmes l'admirent aussi; Mais bien loin d'être leur esclave, Il n'a d'elles aucun souci. Car sachez que ce jeune brave A fait un pacte avec la Mort, 30 Et cette noire enchanteresse, Dont la dent cruelle nous mord, Doit être sa seule maîtresse. Il marche au feu comme il lui plaît, Grâce à la Déesse impassible 35 Qui toujours le protège. Elle est Sa Dame, et le rend invincible. Elle aura cet amant si cher, Mais quand nos ennemis superbes, Navrés et meurtris dans leur chair, 40 Dormiront couchés sous les herbes. Car le héros, qu'avec amour Elle suit de ses yeux d'ivoire, Ne doit l'épouser que le jour De notre suprême victoire! Octobre 1870. La République La République est jeune et fière Et ne punit que les bourreaux; Elle marche dans la lumière. La République est un héros 5 Dont le monde entier verra luire Le front magnifique et vermeil. Les monstres qu'elle veut détruire A la clarté du grand soleil, C'est d'abord toi, pâle Misère, 10 Qui mets ta main sur notre flanc, Comme un aigle sa rude serre, Et qui bois notre meilleur sang! Et c'est toi, fantôme aux bras rouges, Que la pensée a su flétrir 15 Et qui déjà croules et bouges, Vieil Échafaud, qui vas mourir! La République magnanime Qui, pour sauver de leur enfer Les peuples mourants qu'on opprime, 20 Trouve des canons et du fer, Accueille les mères bénies, Et, baissant ses yeux triomphants, A des tendresses infinies Pour les femmes et les enfants. 25 La République fraternelle, Qui veut accomplir son mandat, Pour garder la Ville éternelle Se fait terrassier et soldat; Sous la bombe et les incendies 30 Elle est au poste du danger; Et quand de ses villes hardies Elle aura chassé l'étranger, Levant vers le ciel diaphane Un clairon dans sa forte main, 35 Elle sonnera la diane Pour éveiller le genre humain! Octobre 1870. Châteaudun Châteaudun! qui vois des bourreaux Où furent des coeurs de lion, Tu nous parais, nid de héros, Plus sublime qu'un Ilion. 5 Comme on fauche des épis mûrs, Les boulets rougis et fumants Ont dans les débris de tes murs Dispersé tes abris charmants; Mais tes fils, les chasseurs de loups, 10 Sont tombés purs et sans remords. Ils étaient mille, et sous leurs coups Dix-huit cents Prussiens sont morts. Illustre cité (les Romains Te nommaient ainsi) pour tes fils 15 Tu renâitras! par tes chemins On entendra, comme jadis, Dans tes arbres en floraison L'alouette éveiller l'écho. La devise de ton blason 20 Dit: Extincta revivisco! Mais, froid cadavre au pied des tours Parmi les décombres mouvants Fouillé par le bec des vautours, Et cendre abandonnée aux vents, 25 Tu resplendis! patrie en deuil, Qui, devant le destin moqueur Moins obstiné que ton orgueil, Portas la France dans ton coeur! Car tes défenseurs belliqueux, 30 Frémissant d'indignation, Laissaient à de plus lâches qu'eux L'ignoble résignation; Voulant tous, d'un esprit têtu, Que ton beau renom pût fleurir, 35 Ils eurent la mâle vertu De tuer avant de mourir, Et rien ne vaut le fier sommeil De ces soldats couchés en rang Sur la terre nue, au soleil, 40 Qui dorment, couchés dans leur sang. Octobre 1870. Le Turco Quant au lieutenant de turcos, Il a la prunelle électrique. Ses principes sont radicaux; Il est tout noir, venant d'Afrique. 5 La dame son nom triomphant Est bien connu dans tout Mayence A de longs cheveux blonds d'enfant Avec de grands yeux bleu-faïence. L'une avait un bon cuisinier, 10 L'autre sa verve fanfaronne, Si bien qu'enfin le prisonnier Finit par plaire à la baronne. Mais elle eut le coeur bien marri Quand le mal fut fait. Ciel, dit-elle, 15 Tromper, hélas! un tel mari! J'en sens une peine mortelle! Un baron à seize quartiers, Dont le burg, bravant les huées, Pour ceinture a des bois entiers, 20 Et dort le front dans les nuées! Un seigneur au coeur ingénu, Qui parmi ses aïeux insignes Compte Sigefroi le Cornu, Et qui nourrit cinquante cygnes! 25 Un si digne maître! un baron Aux doux cheveux de miel, qui brave Les hivers, et chasse au héron Dans ses forêts, comme un landgrave! A ces mots, plus navrée encor, 30 Dans la chambre même où l'on dîne, La pauvre baronne au front d'or Fondait en pleurs, comme une ondine. Morne, elle répétait toujours: Trahir une telle noblesse! 35 Mais, fort expert en fait d'amours, Voyant bien où le bât la blesse, Le turco, tant de fois vainqueur, Trouva l'argument sans réplique, Et, l'embrassant d'un vaillant coeur, 40 Cria: Vive la République! Octobre 1870. Réplique Les Prussiens disent souvent: Chez nous comme dans la Thuringe, Il n'est pas un homme vivant Qui ne soit plus adroit qu'un singe! 5 Nous savons rester à genoux Plus immobiles que le marbre, Et c'est un jeu d'enfant pour nous De nous déguiser en tronc d'arbre. Que le ciel soit bleu de saphir 10 Ou bien caché dans ses fourrures, Nous passons, comme le zéphyr, A travers les trous des serrures. Gens érudits, nous copions Molière, et c'est par là que brille 15 Un système nos espions Sont imités de Mascarille. Ève même aux divins appas, Qu'embellit encor la céruse, Ne nous en remontrerait pas: 20 Nous triompherions de sa ruse! Les Prussiens, comme il leur plaît, Célèbrent ainsi leur programme. Puis ils disent aussi: Quelle est La créature au nom de femme 25 Qui nous ferait mettre à genoux? Quelle est donc la dame assez fine Qui peut venir à bout de nous? Moi! répond d'en haut Joséphine. Et dans l'azur criant son nom, 30 Tumultueuse et débonnaire, La bonne pièce de canon Fait taire la voix du tonnerre. Octobre 1870. L'Histoire Bismarck en soldat qu'on redoute Parle, et, sans le contrarier, L'austère Déesse l'écoute, Pensive sous son vert laurier. 5 Oui, dit le chancelier, en somme, Berger ou comte palatin, Monarque ou mendiant, tout homme Est l'artisan de son destin. Qu'il porte la pourpre ou la bure, 10 Pauvre ou détenteur d'un trésor, Qu'il soit né dans la foule obscure Ou sur le trône aux franges d'or, Ses oeuvres, dont il est le maître Et dont il n'a pas hérité, 15 Décideront ce qu'il doit être, Même pour la postérité! Cet assassin à tête blonde Qui prend la lyre d'Arion, Néron, quoique maître du monde, 20 N'est qu'un insipide histrion. Alexandre suit sa chimère Comme un soldat sans feu ni lieu, Et cependant l'aveugle Homère De mendiant devient un dieu. 25 On ne saurait tromper la gloire Devant l'avenir indigné. Que devient un titre illusoire Si nous ne l'avons pas gagné? Murat, qui, d'un geste bravache 30 Voulant fendre en deux les cieux clairs, Va, faisant siffler sa cravache Parmi la foudre et les éclairs, Qu'est-il pour la France hautaine, Pour cette guerrière aux yeux bleus? 35 Un roi? non; mais un capitaine, Un vague Roland fabuleux, Un courtisan de l'aventure. Et Marceau, tenant dans sa main Son épée invincible et pure, 40 Est plus grand qu'un César romain! C'est pourquoi, Déesse, si j'ose Agir comme un roi, je suis roi, Créant ma propre apothéose! Bismarck, par ces mots qui font loi, 45 D'une manière péremptoire Achève sa péroraison. Brigadier, lui répond l'Histoire, Brigadier, vous avez raison! Octobre 1870. Le Rêve La Reine, dans sa chambre vide, S'éveille éperdue et lassée, Et sur son visage livide Ruisselle une sueur glacée. 5 Eh quoi! Votre Majesté pleure! Quel est, dit la dame suivante, Le rêve affreux dont à cette heure Votre Majesté s'épouvante? Mais la Reine, comme en furie, 10 Garde son angoisse terrible. En vain sa suivante la prie: Non, dit-elle, c'est trop horrible! Toute à la douleur qui l'accable, Elle passe une heure mortelle, 15 Puis la vision implacable Revient se poser devant elle! Alors cette mère affolée, Comme une lionne en son antre Tragiquement échevelée, 20 Pose ses deux mains sur son ventre. Octobre 1870. Le Jour des Morts Je prends ces fleurs, dont les corolles Ont encor des souffles vivants, Et sur l'aile des brises folles Je les disperse aux quatre vents. 5 Dans l'ombre où, tombés avec joie, Vous frissonnez pâles et nus, C'est à vous que je les envoie, O soldats! ô morts inconnus! 0 soldats morts pour la patrie! 10 Qui, déjà glacés et mourants, L'avez acclamée et chérie, O mes frères! ô mes parents! O ma généreuse famille! O parure de nos malheurs! 15 Ces fleurs dont la corolle brille, Je vous les offre avec mes pleurs. O mobiles, gais et superbes, Si voisins de l'enfance encor, Avec vos visages imberbes 20 Et vos cheveux aux reflets d'or! Cavaliers, soldats de la ligne, Turcos, par le soleil brûlés, Vétérans au courage insigne, Chasseurs d'Afrique aux fronts hâlés! 25 Où dormez-vous? Pour vous sourire, Où peut-on se mettre à genoux, Héros qui voliez au martyre Et qui l'avez souffert pour nous? Nous l'ignorons. C'est là peut-être. 30 Qui peut le dire? Et c'est pourquoi, Lorsque enfin nous allons renaître, Pleins de bravoure et pleins de foi, Après ces longs jours de souffrance, De haine et de meurtre exécré, 35 Le sol tout entier de la France Nous sera désormais sacré. Foule par la guerre immolée, Nous adorerons en tout temps Cette terre partout mêlée 40 A votre cendre, ô combattants! Et quand la Paix aux mains fleuries Aura, nourrice des chansons, Ravivé l'herbe des prairies Et les fleurettes des buissons, 45 Vos soeurs, vos mères, vos amantes Viendront dans les champs embaumés, Parmi les campagnes charmantes, Chercher la place où vous dormez, Pâles d'une espérance folle, 50 Et, rêveuses, suivant des yeux Le ruisseau pourpré qui s'envole Avec un bruit mystérieux, La colline où frémit le tremble, Le nid d'où l'oiseau s'envola 55 Et la place où le rosier tremble, Se diront: C'est peut-être là! Novembre 1870. Les Fontaines Lorsque la Ville était heureuse, Les fontaines, depuis l'aurore, Disaient d'une voix amoureuse Leur chanson tremblante et sonore. 5 Leurs gais jets d'eau, sous la feuillée S'envolant en gerbes fleuries, Dans la lumière ensoleillée Éparpillaient des pierreries, Et, baignés d'une clarté blonde, 10 Leurs bassins, riant sous les grilles, Reflétaient dans leur eau profonde Les visages des belles filles. Même la nuit, quand sous la brume Paris, toujours prêt aux extases, 15 Mettait à son front qui s'allume Une parure de topazes, Leur murmure disait encore D'une voix amie et touchante: Noble Ville que l'Art décore, 20 Vis et travaille en paix: je chante! Et j'aimais jusqu'à leur silence! Mais à présent, dans les ténèbres Chacun de leurs jets d'eau s'élance En jetant des plaintes funèbres. 25 Ainsi que des démons fantasques Menant des danses illusoires, Je vois tristement dans leurs vasques Passer de vagues formes noires. De mystérieuses Chimères 30 S'y viennent ébaucher en foule, Et moi, plein de larmes amères, Je songe à tout le sang qui coule, Versé, versé comme un flot sombre Par nos batailles incertaines, 35 Quand j'entends s'exhaler dans l'ombre Le gémissement des fontaines. Novembre 1870. Le Moineau Rien n'est plus utile, rien n'est meilleur que d'avoir des ailes. Aristophane, Les Oiseaux. Nous traversions une prairie Dont le gazon à ciel ouvert Brillait d'un éclat de féerie; Et sur son riant tapis vert, 5 D'où s'enfuit la blanche colombe Emportant son léger fardeau, Nous vîmes un éclat de bombe Que la pluie avait rempli d'eau. Tirailleur précédant sa troupe, 10 Un oiselet, un moineau-franc Buvait à cette large coupe, Dont le dehors, taché de sang, Était enfoncé dans la boue. Sans songer à rien de fatal, 15 L'oiseau folâtre, qui se joue, Y buvait le flot de cristal. Dans la prairie, où se lamente Le zéphyr aux parfums errants, Je vis cette chose charmante, 20 Et je m'écriai: Je comprends! Je comprends enfin. O prairie, Sous ton beau ciel aérien Ceux qui font la rouge tuerie Ne l'auront pas faite pour rien! 25 Je disais parfois, je l'avoue, Pensant à ce qui nous est cher: A quoi sert le canon qui troue Toutes ces murailles de chair? A quoi bon tant de meurtrissures? 30 Et, sous la mitraille de feu, Toutes ces lèvres des blessures Que l'on entend crier vers Dieu? Guerre! il faut que tu me révèles Pourquoi tes coursiers, en chemin, 35 Foulent des débris de cervelles Où vivait le génie humain! Oui, je parlais ainsi, poëte Ayant en souverain mépris La bataille, sinistre fête. 40 Mais, à présent, j'ai tout compris! Non, ce hideux massacre, où l'homme Égorge l'homme sans remords, N'était pas inutile, en somme, Puisque les amas de corps morts, 45 Tant de dépouilles méprisées, Ces pâles cadavres cloués A terre, ces têtes brisées, Tous ces affreux ventres troués Aboutissent à quelque chose. 50 Car s'éveillant, ô mes amis, Sous le regard de l'aube rose, Ce champ plein de morts endormis, Ce charnier de deuil et de gloire Au souffle pestilentiel, 55 A la fin sert à faire boire Un tout petit oiseau du ciel! Novembre 1870. A la Patrie Oui, je t'aimais, ô ma Patrie! Quand, maîtresse des territoires, Tu menais de ta main chérie Le choeur éclatant des Victoires; 5 Lorsque, souriante et robuste Et pareille aux Anges eux-mêmes, Tu mêlais sur ta tête auguste Les lauriers et les diadèmes! Vivant passé, que rien n'efface! 10 Les peuples, ô grande ouvrière, N'osaient te regarder en face Dans ta cuirasse de guerrière; Et toi, retrouvant dans ton rêve L'âme de Pindare et d'Eschyle, 15 Tu portais, sans laisser ton glaive, La lyre des Dieux, comme Achille! Calme sous l'azur de tes voiles, Et multipliant les prodiges, Tu pouvais semer des étoiles 20 Sur les rênes de tes quadriges; On louait ta blancheur de cygne Et ton ciel, dont la transparence Charme tes forêts et ta vigne; On disait: Voyez! c'est la France! 25 Oui, je t'aimais alors, ô Reine, Menant dans tes champs magnifiques Brillants d'une clarté sereine Tous les triomphes pacifiques; Mais à présent, humiliée, 30 Sainte buveuse d'ambroisie, Farouche, acculée, oubliée, Je t'adore! Avec frénésie Je baise tes mains valeureuses, A présent que l'éponge amère 35 Brûle tes lèvres douloureuses Et que ton flanc saigne, ma mère! Novembre 1870. Le Bavarois Et ce que les Sarrazins et barbares iadis appeloyent proesses, maintenant nous appelons briguanderies et meschancetez... Rabelais. Comme le faisait autrefois Cet héritier de Charlemagne Dont l'ombre épouvantait les rois, Le futur César d'Allemagne, 5 Le vieux roi Guillaume, rêvant Globe d'or et pourpre enflammée, Se promène à pas lents, devant Le front immense d'une armée. Joyeux, il flatte son coursier. 10 Puis il dit: C'est bien. Plus d'entraves. Les canons de bronze et d'acier Et les Saxons ont été braves. Soldats! Je suis content de vous! Nous prendrons Londres comme Vienne, 15 Et si l'un de vous est jaloux De parler à son roi, qu'il vienne! A ces mots du doyen des rois, Pâle et plus jaune que la cire, Un jeune soldat bavarois 20 Quitte les rangs, et lui dit: Sire! Les Bavarois ne sont pas gais. Paris est gardé comme l'arche, Et nous sommes tous fatigués Depuis six grands mois que je marche. 25 De plus, une si grande faim Nous déchire, sombre femelle, Que je me résoudrais enfin A manger du cuir de semelle! On ne nous nourrit que de vent, 30 C'est là ce dont nos coeurs s'émeuvent, Et l'on nous met toujours devant A l'endroit où les balles pleuvent. Les jeunes comme les anciens D'entre nous jonchent la clairière. 35 O mon roi! quant aux Prussiens De Prusse, ils sont toujours derrière. Puis le froid vient nous épier Et nous tient sous sa dent mortelle Avec nos souliers de papier 40 Et nos capotes de dentelle! Ainsi le soldat qui pâlit Défile son triste rosaire. Le Roi lui dit: Pauvre petit! J'aurai pitié de ta misère. 45 Tu souffrais quand je triomphais! Mais quoi! je ne suis pas un Russe. Allons, console-toi, je fais Notre Fritz maréchal de Prusse! Novembre 1870. Rouge et Bleu O République! dans leur antre Il fut des traitants rabougris Qui faisaient un dieu de leur ventre Et que le Vice avait pourris. 5 Ceux-là, pour qui les heures douces Avaient des plaisirs de haut goût, Les acheteurs de filles rousses Et les marchands de rien du tout, C'étaient les faiseurs de pastiches, 10 Si jolis, si tristement laids, Et les gentilshommes postiches: Ils sont partis! bénissons-les, Ces petits-crevés sans haleine, Sans âme et sans barbe au menton, 15 Qui riaient d'Orphée et d'Hélène Avec des Phrynés de carton! Ce qui reste dans tes murailles Où l'on ne connaît pas l'effroi, Par le sang et par les entrailles, 20 O Paris! est digne de toi. Ceux qui demeurent, sur la lèvre Ont la bataille sans merci; Et, fils de Mercier ou de Febvre Ou bien fils de Montmorency, 25 Ils ont des coeurs que rien ne glace, Et combattre est leur seul besoin. Tes fils, ô grande Populace, Et les marquis venus de loin Ont les désirs qui sont les nôtres; 30 Et Paris, qui veut tout souffrir, Voit que, les uns comme les autres, Ils savent marcher comme mourir. Le peuple, fait d'âmes stoïques, Ayant brisé son vieux lien, 35 S'envole aux trépas héroïques, Et les marquis meurent, très-bien. Ils vont où le plomb tue ou blesse, Les uns font bien, les autres mieux; Et tous, populace et noblesse, 40 Ils sont dignes de leurs aïeux! Restés sans peur et sans reproche, Jacques Bonhomme avec Roland, Amadis de Gaule et Gavroche Vont ensemble au combat hurlant, 45 Et, conquérant d'égales tombes Devant la batterie en feu, Mêlent, sous les éclats des bombes, Le sang rouge avec le sang bleu! Novembre 1870. Le Cuisinier Bismarck a dit: Pour les réduire, Tous ces Parisiens que j'eus En haine, il faut les laisser cuire Jusqu'au bon moment, dans leur jus. 5 En attendant qu'il nous perfore, Notre ennemi pille Varin, Joue, emprunte sa métaphore A l'art de Brillat-Savarin, Se fait blanc comme une avalanche, 10 Et même, d'un air ingénu, Décore de la toque blanche Son crâne, ce blanc rocher nu. Donc il se fait, d'un coeur tranquille, Cuisinier. Oui. Pas de mot vain. 15 Il est cuisinier, comme Achille! Et, comme ce boucher divin, S'il le peut, guerrier magnanime, Jetant loin de lui son manteau, Dans la gorge de la victime 20 Il enfoncera le couteau. Il veut, ce nouveau Péliade Choisi pour forger les destins, Que les chants de son Iliade Soient coupés de larges festins! 25 Lorsque sera venu le terme Déjà fixé, la hache au flanc, Il portera d'une main ferme Le vase où doit tomber le sang. Il veut, comme on faisait en Grèce, 30 Brûlant sous le ciel radieux Les entrailles avec la graisse, En offrir la fumée aux Dieux; Il veut, lui soldat qu'on redoute, Cuirassier, général en chef, 35 Savoir quel goût, quand on les goûte, Ont les vrais Parisiens; bref, Il veut c'est le désir en somme Dont il fut toujours démangé Dire un jour de nous, le pauvre homme: 40 Ils étaient bons, j'en ai mangé! Novembre 1870. Attila Lorsque sur le monde un barbare Passe sanglant et triomphant, Et que dans son orgueil bizarre Il se complaît comme un enfant; 5 Quand devant lui ses hordes viles En hurlant ont rasé les tours Et brûlé les maisons des villes Et mis la nappe des vautours; Lorsque ces soldats en démence 10 Ont détruit les blés et le miel, Et même jeté la semence Au caprice des vents du ciel; Quand le ravageur fraternise Avec la peste et l'Aquilon; 15 Lorsqu'il dit: Ce peuple agonise Et je le tiens sous mon talon! Les vieillards et les jeunes femmes Mourront, et les enfants aussi, Pris dans mes filets et mes trames, 20 Parce que je le veux ainsi; Alors, au milieu du dédale Des embûches et des trépas, Apparaît devant le Vandale Un être qu'il n'attendait pas! 25 Cet inconnu dans les fumées Se dresse, et d'un souffle géant Disperse les noires armées Dans les abîmes du néant! Quel est ce passant? On l'ignore, 30 Et les peuples voient seulement Qu'il porte sur son front l'aurore Et dans ses yeux le firmament. C'est un David à tête blonde, Ayant l'enfantine rougeur 35 D'une vierge, et qui de sa fronde Va lancer le caillou vengeur! C'est Jeanne, la bonne Lorraine! C'est quelqu'un dont l'éclair en feu Respecte la tête sereine, 40 Et qui vient de la part de Dieu. Mais, dis-tu, le cri des oracles Depuis plus de mille ans s'est tu Et c'en est fini des miracles! O chasseur d'hommes, qu'en sais-tu? 45 Ce Dieu des combats que tu vantes, Parfois, indigné dans l'azur, Pour outil de ses épouvantes Suscite quelque pâtre obscur. Il vient conduit par une étoile 50 Et vêtu de grossiers habits, Couvert d'un bleu sayon de toile Ou d'une toison de brebis; Et pour ce héros solitaire, Lorsque le moment est venu, 55 Attila n'est qu'un ver de terre Qu'il écrase de son pied nu! Novembre 1870. Orléans Blessé, mourant, traînant son aile, Un pauvre pigeon gris et blanc, Apportant la bonne nouvelle, Est arrivé, taché de sang. 5 Donc, ô Victoire, tu te lasses De suivre machinalement, En rampant dans les routes basses, Le porte-cuirasse allemand! Tu ne veux plus, sous nos huées, 10 Car, même en tombant, nous raillons, Ainsi que les prostituées Marcher vers les gros bataillons. Tu reviens! sois la bienvenue! Dans les rangs d'où l'on t'exila 15 Tu ne pouvais être inconnue, Puisque tes amants étaient là! Ce vin d'espérance et de fièvre, Ce noble, ce généreux vin Dans lequel tu trompes ta lèvre 20 En nous offrant son flot divin, Oui, c'est chez nous qu'on le savoure! Nos fils, dont rien ne peut briser La stoïque et mâle bravoure, Connaissent ton rouge baiser. 25 Dans leurs maisons, au vent flottantes, Ils savent te garder pour eux, Et, lorsque tu quittes leurs tentes, C'est une brouille d'amoureux. Mais te voilà! C'était un rêve. 30 Regarde-nous de tes yeux clairs, Chère infidèle, dont le glaive Met sur nos têtes des éclairs! Et brisons leurs fourches caudines! Là-bas, son épée à la main, 35 C'est Aurelles de Paladines Qui t'emportait dans son chemin, Et, recommençant notre histoire Dans un long combat de géants, Hurrah! nos soldats de la Loire 40 Ont, en deux jours, pris Orléans! Orléans! c'est là que la France Trouve son plus cher souvenir; C'est de là que la délivrance Vers nous encor devait venir. 45 Là, ce flot d'azur qui s'allume Au soleil, ces bois et le val Qui la vit passer dans la brume, Flattant de la main son cheval, Tout nous parle de la guerrière! 50 O Prussien, qui t'aveuglais, Orléans est la ville fière D'où Jeanne a chassé les Anglais. Ah! sans doute, forte et sereine, Dans la rue, en armure d'or, 55 Avec nous la bonne Lorraine Combattait cette fois encor! Elle veille sur la chaumière! Et nos ennemis, en fuyant, Durent entrevoir la lumière 60 De son doux sourire effrayant! Oui! sans cesse, ô fatal présage! Le troupeau mené par Bismarck Rencontrera sur son passage La figure de Jeanne d'Arc! 65 Et si son nom vient sur ma bouche Au jour éclatant du réveil, Lorsque enfin notre honneur farouche Prend sa revanche au grand soleil, C'est parce que jadis, haïe 70 Des traîtres qui sèment l'effroi, Elle ne tomba que trahie Par la lâcheté de son roi. Et ce qui de tout temps vers elle Ramène mon esprit charmé, 75 C'est que pour nous cette pucelle Reste la foi du peuple armé, Et que sa vertu d'héroïne Brûle toujours, malgré les ans, Flamme inextinguible et divine 80 Dans l'âme de nos paysans! Novembre 1870. Le Mourant [Le Soldat.] Dans la fumée affreuse et noire, Ayant du sang jusqu'aux genoux, Il nous faut suivre la Victoire Sans regarder derrière nous! 5 O mon vaillant frère, pardonne! Moi, je me sens désespérer, Car tu meurs, et je t'abandonne. Ah! du moins, laisse-moi pleurer. [Le Mobile.] Non! car je meurs ivre de joie! 10 Va, suis là-bas nos tirailleurs Que le canon blesse et foudroie; Je n'ai pas besoin de tes pleurs. Mon sang inonde les clairières; Mais, ô jour longtemps souhaité! 15 J'en vois naître ces deux guerrières, La Vengeance et la Liberté! [Le Soldat.] Mais tu t'en vas, si jeune encore! [Le Mobile.] Frère, ce qui remplit mes yeux Ce n'est pas la nuit, c'est l'aurore. 20 Va combattre. Je suis joyeux. [Le Soldat.] Une douce lèvre fleurie Sans doute eût béni ton retour! [Le Mobile.] Ma fiancée est la Patrie! Qu'elle ait mon dernier cri d'amour! [Le Soldat.] 25 Et plus tard, dans ta maison close, Des enfants, beaux comme des lys, T'auraient tendu leur bouche rose. [Le Mobile.] Ceux-là qui vaincront sont mes fils! Que l'azur sur leurs têtes brille! 30 Ils vont me suivre et me venger. On n'a ni maison ni famille Sous le talon de l'étranger. [Le Soldat.] Et ta mère, au front angélique! [Le Mobile.] Orpheline par mon trépas, 35 Je la lègue à la République. Va donc, et ne me pleure pas. [Le Soldat.] Je ne pleure plus, je t'envie! Exhale en paix d'un coeur fervent Le dernier souffle de ta vie! [Le Mobile.] 40 Le clairon t'appelle. En avant! Novembre 1870. L'Ane L'Ane, aimé de Titania, N'a qu'un seul défaut, tout physique: C'est que de tout temps il nia Les délices de la musique. 5 Il mange les chardons qu'il voit, O la précieuse nature! Méprise la boue, et ne boit Que dans une eau splendide et pure. Douce monture de Jésus, 10 Il est tout joyeux le dimanche. Ses chants sont un peu décousus, Mais il porte au dos la croix blanche. Il aime ce qui nous est cher, Et ne commet point de rapines; 15 Cependant nous trouons sa chair Avec les durs bâtons d'épines. Et quand il est mort, tous les jours Pour nos concerts et pour nos luttes, On fait de sa peau des tambours, 20 Et de ses tibias des flûtes. Il nous croit bons, rêveur charmant! Nous flatte de sa longue queue, Et nous regarde tendrement De sa vague prunelle bleue. 25 Tant de haine et tant de fureur N'ont pas troublé sa douceur d'ange, Et le laissaient dans son erreur: A présent voici qu'on le mange! C'est que Bismarck et les destins 30 Sont d'une humeur capricieuse! Et le pauvre être à nos festins Offre une chair délicieuse. Elle a conservé le parfum Du pré fleurissant qui verdoie, 35 Et, malgré son léger ton brun, Sa graisse vaut la graisse d'oie. Comme lorsqu'on prend des galons On n'en saurait jamais trop prendre, Nous, ingrats, nous nous régalons 40 De ce manger bizarre et tendre. Ane, qui te protégera? Car, je le dis, quoiqu'il m'en coûte, A l'avenir on mangera Toujours des ânes, sans nul doute! 45 Pourtant rassurez-vous, pédants, Barnums, cuistres, faiseurs de banques, Spadassins, arracheurs de dents, Pitres, charlatans, saltimbanques! Rassurez-vous, faux avocats 50 Instruits au seul talent de braire, Et toi, rimeur, qui provoquas Au suicide ton libraire! Vous qu'on vit, troupeau révolté, Prendre pour des accords de lyre 55 Des chants de Jocrisse exalté, Rassurez-vous, cols en délire! Oui, rassurez-vous, manitous! Fabricants de vieux vers classiques, Rassurez-vous! Rassurez-vous, 60 Paillasses, Pierrots et Caciques! Et toi, vendeur d'orviétan Qui séduis la rouge et la noire! Rassure-toi, beau capitan Que l'on admirait à la foire, 65 Et tâchez de faire tenir Vos anciens plumets sur vos crânes; Jamais nous ne pourrons venir A bout de manger tous les ânes! Novembre 1870. Chien perdu Quand, s'étant coiffé de son heaume, Il partit pour venir ici, Bismarck suivit le roi Guillaume; De Moltke le suivit aussi. 5 Les princes aussi les suivirent; Puis après, généralement, La Prusse, puis tous ceux qui virent Lever le soleil allemand. Ils vinrent, ceux de la Bavière 10 Et même les Wurtembergeois, Et le sang, comme une rivière, Lava les pieds de ces bourgeois. Rassasiés de funérailles, Ils croyaient entrer à Paris; 15 Mais, foudroyés par nos murailles, Ils durent s'arrêter, surpris. Et, savourant, parmi ces drames, Tout l'ennui qu'on peut éprouver, Ils écrivirent à leurs femmes 20 Qu'elles vinssent les retrouver. Alors vers leurs lèvres gourmandes, Pour mettre un terme à leurs tourments, Vinrent les femmes allemandes Avec les petits Allemands. 25 Puis, lorsqu'en vain ils essuyèrent Les écuelles d'un air câlin, Les chiens prussiens s'ennuyèrent; Ils vinrent aussi de Berlin, Espoirs des futurs holocaustes! 30 Moi-même j'en vis quelques uns Flâner jusqu'à nos avant-postes; Des noirs, des jaunes et des bruns. Un surtout, oh! si triste! Seule, Sa queue était gaie. Il tenait 35 Une sébile dans sa gueule, Pour apitoyer Dumanet. Et même, d'une façon nette, Je compris qu'il eût au besoin Joué des airs de clarinette, 40 Et pris le roi Zeus à témoin. Cet animal était habile! Par un geste vraiment trouvé, Bien vite il posa sa sébile Tout près de moi, sur un pavé. 45 Pauvre chien vagabond, lui dis-je, Que veux-tu? Dis, que te faut-il? Mais soudain, - ô rare prodige Permis par quelque dieu subtile, J'entendis parler ce caniche! 50 Et comme je tirais deux liards Pour le renvoyer à sa niche, Il répondit: Cinq milliards! Novembre 1870. La Contagion La Contagion, dans ce temps Épouvantable des histoires, Sur nos ennemis hésitants Éparpille ses flèches noires. 5 Ils meurent en leurs lits fiévreux, Tandis que dans leur âme crie, Au milieu de songes affreux, La figure de la Patrie. D'un oeil morne et vivant encor, 10 Ils voient, loin des salles moroses, Leurs femmes aux longs cheveux d'or Et leurs enfants aux bouches roses. Et brûlants, le sein haletant, Ils cherchent, dans leur longue épreuve, 15 Le gai village, reflétant Ses maisons blanches dans le fleuve! Ils meurent, soldats, cavaliers, Jeunes gens gais comme l'aurore, Par centaines et par milliers, 20 Et la chaux vive les dévore. Parfois, sentant comme un remord A voir cette masse vivante S'écrouler ainsi dans la mort, Leur chef se trouble et s'épouvante. 25 Fléau, dit-il d'un coeur transi, Que veut ta rage envenimée? Pourquoi viens-tu me prendre ainsi Tout le meilleur de mon armée? Pourquoi viens-tu nous immoler? 30 Mais la Contagion impure Devient visible et fait voler Les serpents de sa chevelure, Et parle ainsi: Quand les clairons, Déchaînés sur les territoires, 35 Font frissonner les ailerons Noirs et sinistres des Victoires; Quand montent les arcs triomphaux; Quand les Batailles aux longs râles Vont tranchant de leur large faux 40 Des moissons de cadavres pâles; Quand vous avez dit: Tue ou meurs! Quand de la terre qui poudroie Montent d'effroyables clameurs; Quand la Guerre tonne et foudroie 45 Au milieu des champs douloureux, Cette meurtrière à l'oeil sombre M'apporte dans le vol affreux De ses ailes. Je suis son Ombre. Novembre 1870. Les Rats Dans un coin retiré du parc, Les Rats, assis sur leurs derrières, Regardent monsieur de Bismarck Sous les ombrages de Ferrières. 5 Les yeux enflammés de courroux, Et lui tirant leurs langues roses, Les petits Rats blancs, noirs et roux, Lui murmurent en choeur ces choses: Cuirassier blanc, qui te poussait 10 A vouloir cette guerre étrange? Ah! meurtrisseur de peuples, c'est A cause de toi qu'on nous mange! Mais ce crime, tu le paieras. Et, puisque c'est toi qui nous tues, 15 Nous irons, nous les petits Rats, En Prusse, de nos dents pointues Manger les charpentes des tours Et les portes des citadelles, Plus affamés que les vautours 20 Qui font dans l'air un grand bruit d'ailes! Tu nous entendras dans le mur De ton grenier, où l'ombre est noire, Tout l'hiver manger ton blé mûr, Avant de grignoter l'armoire! 25 Puis nous rongerons l'écriteau Qui sacre un nouveau Charlemagne, Et même le rouge manteau De ton empereur d'Allemagne, Toujours, toujours, à petit bruit, 30 D'une dent aiguë et folâtre Mâchant et mordant, jour et nuit, Ces accessoires de théâtre; Puis, sous les yeux de tes valets, Nous couperons, ô philanthrope! 35 Les mailles des hideux filets Où tu veux enfermer l'Europe! Novembre 1870. Versailles Versailles regarde la route, Muet et se sentant frémir, Et son peuple de marbre écoute La voix des fontaines gémir. 5 Maître des palais et des bouges, Le roi Guillaume sort, coiffé D'une casquette à galons rouges. Il est simple, ayant triomphé. A travers la campagne verte, 10 Il passe d'un air indulgent Dans sa calèche découverte, Entre deux cuirassiers d'argent. Puis il rentre. O gaietés champêtres! Pendant qu'il dîne, on fait un peu 15 De musique sous ses fenêtres. C'est bien modeste pour un dieu! Haïssant la lâcheté vile Et mal instruits aux trahisons, Tous les habitants de la ville 20 Sont enfermés dans leurs maisons. Mais sous leurs cheveux en broussailles Le visage de blanc couvert, De fausses dames de Versailles Agrémentent le tapis vert. 25 Ce sont les rousses fiancées De tout le monde, au coeur bavard, Que, par décence, on a chassées De nos cafés du boulevard. Les officiers, par politesse 30 Pour des Phrynés que nous cotons, Disent: Madame la comtesse, Au nez rose de ces Gothons, Et s'inclinent jusqu'à leur ventre. Le soir vient. Lise et Turlupin, 35 Tout ce beau monde en carton rentre Dans quelque boîte de sapin, Et sur toi, dans les maisons closes, Sans lumière dans leur mur blanc, France des épis et des roses, 40 On verse des larmes de sang! Cependant les officiers glabres, Avec un cynisme innocent, Font traîner lourdement leurs sabres Sur le pavé retentissant, 45 Et l'on entend sous les murailles Qui déjà tressaillent d'espoir, Cet absurde bruit de ferrailles Déchirer le silence noir. Novembre 1870. Aux Compagnies de guerre du dix-huitieme bataillon Pour notre pays, que dévore Un envahisseur exécré, Frères, vous allez, à l'aurore, Combattre le combat sacré! 5 O forgerons de notre histoire! Vous partez, libres et joyeux, Et déjà l'ardente Victoire Semble étinceler dans vos yeux. Vous courez à la délivrance, 10 Coeurs fiers que rien ne peut briser, Emportant le nom de la France A vos lèvres, comme un baiser; Et vous mêlez l'Hymne française, Toute pleine de vos amours, 15 L'incorruptible Marseillaise Au long roulement des tambours! Allez dans la plaine meurtrie Vaincre ces maudits. Il le faut. Ici l'adorable Patrie 20 Vous encourage, et Dieu là-haut! Sur le Vandale, sur ce rustre Allez venger le vieil affront; Allez vers la bataille illustre, Et tous iront, tous vous suivront; 25 Pour briser l'exécrable piège, Tous vous suivront au grand soleil: Les vieillards aux cheveux de neige Et les enfants au front vermeil. Et nous chasserons le barbare 30 Ivre de haine et de trépas, Jusque vers son pays avare Dont le sol ne le nourrit pas! Frères! sous le canon qui tonne Entendez frémir nos bourreaux. 35 Il dit, l'ennemi qui s'étonne: Quel est ce peuple de héros! Trahi, vaincu, dans les fumées Il ressuscite, vigilant; Il se relève, et les armées 40 Jaillissent de son coeur sanglant! Oui, c'est l'heure des grands spectacles! Compagnons, vous triompherez. S'il faut d'impossibles miracles De bravoure, vous les ferez. 45 Et déjà de son auréole Ennoblissant jusqu'aux haillons, Voici que la Victoire vole Sur le front de nos bataillons. Allez donc! Nous saurons vous suivre 50 Et marcher dans votre chemin: La voix des fanfares de cuivre Retentit, Frères, à demain! Décembre 1870. Scapin tout seul Or un nouvel acteur bouffon Vient, jouant le tortionnaire, Prendre son haleine au typhon Et ses hurlements au tonnerre. 5 Sans tache, comme un aubépin, Il porte, dans sa gloire insigne, L'habit blanc qui sied à Scapin, Couleur de la neige et du cygne. Mais il perce l'azur du ciel 10 Avec sa moustache effroyable Qui n'a rien d'artificiel, Et, sacrant toujours comme un diable, Il fait rage avec son manteau, Comme pour éteindre Gomorrhe, 15 Car il fait les don Spavento, Les Fracasse et les Matamore. Ah! tête! Ah! ventre! Ah! Belphégor! Dit-il, qui faut-il que je perce Tout d'abord, ou le grand mogor 20 Ou bien le grand sophi de Perse? Donnons. Ferme. Poussons. Tenez. Ah! morbleu! si je m'évertue!... Soutenez, marauds, soutenez. Ah! coquins! Ah! canaille! Tue! 25 Il reprend: J'ai mis aujourd'hui Mars et Jupiter dans les bagnes. Ah! veillaques! je suis celui Dont le fer tranche les montagnes! Surtout, s'il a peur de l'éclair, 30 Que nul, quelle que soit sa taille, N'aille, ni dans l'eau ni dans l'air, Franchir mes lignes de bataille! Fût-ce un pigeon qui suit le vent, Je ne m'en inquiète guère; 35 Le pigeon passera devant Les juges du conseil de guerre. Pour les dépêches, qu'en ballon La brise emporte par surprise, Elles me trahissent, et l'on 40 Jugera, s'il le faut, la brise. Et si, tremblantes à demi, Les étoiles, ouvrant leurs voiles, Renseignent sur moi l'ennemi, Je fusillerai les étoiles! 45 Parlant ainsi, lorsqu'il s'émeut, De massacres et de désastres, Matamore fait ce qu'il peut Pour ferrailler contre les astres. Et lorsque, non sans un soupir, 50 Planté devant un mur d'auberge, Il a tailladé le zéphyr, Il essuie encor sa flamberge. C'est ainsi que, cherchant le trait, Par ces époques insalubres, 55 Monsieur de Bismarck se distrait En jouant les Scapins lugubres. Décembre 1870. A Meaux, en Brie Avec ses cohortes guerrières Ayant traversé les hameaux, Après avoir quitté Ferrières, Le bon roi Guillaume est à Meaux. 5 Comme il chemine vers les banques, Dans le but de les prendre en flanc, Sur la place, des saltimbanques Regardent le monarque blanc. Ces gais comédiens en fête, 10 Ces Rachels et ces Frédéricks De rencontre, dont la tempête A léché les pâles carricks, C'est Atala, c'est Zéphirine, Fleur que Sosthènes invoquait, 15 Et Gringalet, que tout chagrine, Et leur maître à tous, Bilboquet. Or, dans la ville de province Toute noire de Bavarois, Ils se dévisagent, le prince 20 Des bouffons et le roi des rois. Tous deux sont grands et font campagne. Si Guillaume, le pourfendeur, A la fureur de Charlemagne, Bilboquet en a la splendeur. 25 Car sur son dos le carrick flotte; Et, flamboyant devant ses pas, Comme il s'en fit une culotte, La pourpre ne l'étonne pas. Le grand saltimbanque fantasque 30 Voit l'aigle de cuivre écrasé Sur le cuir miroitant du casque Dont se coiffe le roi rusé; Alors, ôtant son feutre glabre, Que chaque ouragan bossuait, 35 Et qui fut fait à coups de sabre, Il dit ces mots: O Bossuet! Chacun à sa manière dîne. Qu'un aiglon soit un bon régal Étant mis à la crapaudine, 40 Je le veux bien. Mais c'est égal, J'admire, en riant comme un faune En ce monde rempli de maux, Qu'un tel oiseau de cuivre jaune Soit aujourd'hui... l'aigle de Meaux! Décembre 1870. Espérance Cher être pour qui nuit et jour Frémit notre âme révoltée, Patrie, ô notre seul amour, O ma patrie ensanglantée! 5 O toi, pour qui sur les sommets S'envole à Dieu notre prière, On te croyait morte à jamais: Non, tu te relèves, guerrière! Tes bras affaiblis et mourants 10 Se sont roidis, tout noirs de poudre; L'éclair de tes yeux fulgurants Lutte avec l'éclair de la foudre, Et tu viens, avec tes canons, Dans la grande plaine enflammée, 15 Criant à l'ennemi tes noms, O République! France armée! Tu marches par les champs fumants, Au cri de tes musiques fières, Ici fauchant les régiments, 20 Et là franchissant les rivières! Et tes généraux, qui vers toi Tournent leur front docile et tendre, Levant leur glaive sans effroi, Disent à la mort: Viens nous prendre! 25 Et tout change enfin, et je vois, Aux pâles hordes échappées, Les Victoires, comme autrefois, Suivre le vent de leurs épées; Et le ciel lui-même a souri 30 Dans la nue, et je vois, ô France! Flotter devant ton front chéri Le voile bleu de l'Espérance! Décembre 1870. Monstre vert Doucement... ce n'était qu'un rêve... O lâche conscience, comme tu me tourmentes! Shakspere, Richard III. De Moltke est assis. Triste, il bout Dans ses colères anxieuses. Près de lui se tiennent debout Deux guerrières silencieuses. 5 L'une est plus pâle que la Mort. Sa main en fuseau se termine, Et, les dents longues, elle mord Le vide. On la nomme Famine. L'autre est terrible à voir. Rampants, 10 Sifflants, tordant leur annelure Sur son front, un tas de serpents Hideux lui sert de chevelure. Son visage effroyable est vert; Et flamboyant sur ses dents plates, 15 Dans sa bouche, rictus ouvert, Volent trois langues écarlates. Une Gorgone sur le sein, Chimère qui semble vivante, Elle a dans ses mains le tocsin 20 Funèbre: on la nomme Épouvante. Le général, dont les douceurs Sont au-dessus de tout éloge, Lève ses yeux vers les deux soeurs, Et tour à tour les interroge. 25 Famine, dit-il, apprends-moi Si les Parisiens se rangent. Non, répond la Stryge. O mon roi, Je n'ai pas de bonheur. Ils mangent! Problème profond comme un puits! 30 Ils mangent! C'est de la féerie, S'écrie alors de Moltke. Puis Interpellant l'autre Furie, As-tu su les pousser à bout, Guerrière, de serpents couverte? 35 Demande-t-il. Moi? pas du tout, Lui répond la figure verte. Seigneur, le but n'est pas atteint! Ils ont vu (cela m'ensorcelle) Que j'étais faite en papier peint, 40 Et que vous teniez ma ficelle! Décembre 1870. Les Chefs L'heure formidable où nous sommes Ne veut pas que nos généraux Ne soient que des conducteurs d'hommes. Ils sont soldats, ils sont héros, 5 Et comme ceux qui, d'habitude, Faisaient flamboyer leur cimier Où le choc était le plus rude, Et, Roland ou François Premier, Mettaient la main à la besogne, 10 Ils osent, s'en souciant peu, Combattre sans nulle vergogne Et montrer leur poitrine au feu. Il ne faut pas qu'on les en raille! La folle bravoure leur sied. 15 Quand leurs chevaux sous la mitraille Tombent, ils vont encore à pied; Ils vont vers la Mort, cette louve, La nuit, lui barrant le chemin, Et la rouge aurore les trouve 20 Un tronçon de sabre à la main! Puis, ignorant l'orgueil servile, Noirs de poudre, sanglants, blessés, Ces vainqueurs rentrent dans la ville, Triomphants, et les yeux baissés. 25 Leurs âmes n'étant point esclaves, Chacun d'eux pour la tombe est prêt. S'ils pouvaient, ces braves des braves, Envier quelqu'un, ce serait Celui qui succombe en silence, 30 Beau de sa mâle austérité, Veillé sur son lit d'ambulance Par une soeur de charité, Et qui, pâle, étend sa main blanche, Voulant conjurer nos malheurs, 35 Tandis que vers son front se penche Un vieux soldat qui fond en pleurs. Décembre 1870. Sabbat Ah! au milieu du chant, une souris rouge lui a jailli de la bouche. Goethe, Faust. C'est le sabbat. Des femmes nues Aux ailes de chauve-souris Volent prestement dans les nues, Au-dessus des toits de Paris. 5 Germania mène la danse, Plus folle qu'un cheval sans mors Ou qu'une urne qui n'a plus d'anse, Sur la colline où sont les morts. Cette Gretchen dorée et blanche, 10 Dans ses prunelles de saphir Montre des reflets de pervenche. Elle frémit pour un zéphyr Ou pour un brin d'herbe qui bouge, Comme une Agnès au temps jadis; 15 Mais parfois une souris rouge Sort de sa bouche aux dents de lys! En face d'elle se trémousse Un cuirassier, brillant Myrtil, Qui fait merveille sur la mousse. 20 Oh! le beau sabbat! lui dit-il; Sous ce brillant habit de reître, Sans plume de coq ni manteau, Qui diable pourrait reconnaître Le vieux compère Méphisto? 25 D'où je viens avec mon amante, On ne s'en doutera jamais, Et je veux, ô ma Bradamante, Vous faire impératrice! Mais, Comme il la berce d'un tel conte, 30 Embéguiné dans ses amours, De Moltke dit: Pardon, cher comte! On vous reconnaîtra toujours, Tant votre valeur a de lustre, Fussiez-vous même à Fernambouc; 35 Et là, dans votre botte illustre On voit très-bien le pied de bouc! Décembre 1870. La Flêche Germains! venus de vos royaumes Avec un détestable espoir, Voyez-vous ce choeur de fantômes Qui semblent sortir du ciel noir? 5 Blêmes sur les vagues ténèbres, Ils souffrent d'horribles tourments En voyant vos exploits funèbres, Et ce sont les grands Allemands! C'est Herder et c'est Kant, génies 10 Parmi le peuple des esprits; C'est Lessing, dont vos gémonies Excitent le noble mépris; C'est Goethe, dont le front splendide Sur vous comme un astre avait lui, 15 Qui de son regard de Kronide Vous foudroie, et c'est, après lui, Ce roi d'une foule éternelle, Ce pur, ce glorieux Schiller Baissant jusqu'à vous sa prunelle 20 D'où jaillit un farouche éclair. O Germains! que vos rois se louent De recoudre leurs vieux États: Ces divins spectres désavouent Leurs lauriers et leurs attentats! 25 Et lui, ce poëte lyrique Dont la Muse avait déchiré Toute leur pourpre chimérique; Lui, le Prussien libéré, Heine, le fils d'Aristophane, 30 Sous le succès empoisonneur Voit, comme une fleur qui se fane, Se sécher votre antique honneur! Et, comme vos hommes de proie Vantent leur triomphe, si laid! 35 En son inextinguible joie Il en rit, comme un dieu qu'il est! Puis le front tourné vers la horde Que mènent monsieur de Bismarck Et son vieux maître, il tend la corde 40 Effrayante de son grand arc, Et, visant à leurs coeurs de glace, Vengeur dédaigneux et serein, De sa main charmante il y place Une flèche, lourde d'airain. 45 Ou si ce n'est lui, c'est son ombre Qui fait cet exploit d'Apollon. Archer vainqueur, sur le tas sombre, Plus rapide qu'un aquilon, Il lance la Rime avec joie, 50 En secouant ses cheveux roux, Et dans l'air s'envole et flamboie Le messager de son courroux. Ah! vos maîtres à l'âme sèche! Ils emporteront dans leur chair 55 Le dard aigu de cette flèche Jusqu'au pays qui leur est cher! Les conquérants, bouchers en fête, Se plaisent au charnier sanglant, Mais le justicier, le poëte 60 Leur décoche le trait sifflant, Et c'est pour toujours qu'il les blesse! La morsure du fer vermeil S'empare d'eux et ne leur laisse Jamais ni repos ni sommeil. 65 Éternel outil de martyre, Même dans le songe enflammé, La cruelle flèche du Rire Accroît leur mal envenimé, Et la puissante main d'Hercule 70 Ne leur ôterait pas du flanc Le dard terrible et ridicule Qu'ils teignent toujours de leur sang. Décembre 1870. La Résistance Statue de Falguière La force immatérielle vaincra la force brutale et, comme l'ange de Raphaël, mettra le pied sur la croupe monstrueuse de la bête. Théophile Gautier, Musée de Neige. O Paris! un sculpteur qui pense A ton grand coeur que rien ne tue, A figuré ta Résistance Dans une héroïque statue. 5 Frêle et vaillante, âme gauloise Dans son amour puisant sa force, D'un geste superbe, elle croise Ses bras frémissants sur son torse; Son pied nu, qui sur une pierre 10 Se crispe avec idolâtrie, Semble s'agrafer à la terre Adorable de la Patrie; Comme pour dégager sa joue A l'harmonieuse courbure, 15 Fiévreusement elle secoue En arrière sa chevelure, Et montre à l'adversaire horrible Qui médite encor quelque ruse, Sa tête, pour lui plus terrible 20 A voir que celle de Méduse. Telle en sa blancheur est éclose Cette belliqueuse Charite, Que, dans sa merveilleuse prose, Gautier, notre maître, a décrite. 25 Vivante dans la phrase ailée, C'est là que la race future Pour laquelle il l'a ciselée La trouvera, splendide et pure. Car plus fragile que le givre, 30 Cette Ode à nos jeunes armées Était destinée à ne vivre Que dans nos mémoires charmées. En effet dans sa foi profonde Pour une majesté si rare, 35 L'artiste qui la mit au monde Avait dédaigné le Carrare; Même, pour une telle image, Le Paros, dont la Terre est vaine Parce que tout lui rend hommage, 40 N'eût pas eu d'assez blanche veine. A cette tragique déesse, Svelte et forte comme un jeune arbre, Muse! il fallait une caresse Plus pure que celle du marbre! 45 Et c'est pourquoi, tel qu'un poëte Méditant sa divine stance, Quand Falguière eut mis dans sa tête De figurer la Résistance, Il choisit la neige, subtile, 50 Candide, étincelante, franche; La chaste neige en fleur, qu'Eschyle Nomme la neige à l'aile blanche; La neige, près de qui l'écume De la mer qui vogue indécise, 55 Et le lys sont gris, et la plume Du cygne éclatant, paraît grise. Il se souvint, l'âme éblouie, Que rien, pas même un lys céleste, N'égale en splendeur inouïe 60 L'ardente vertu qui nous reste; Et prenant la neige lactée Pour la pétrir sous la rafale, O Résistance, il t'a sculptée Dans cette matière idéale. Décembre 1870. Les Pères Riant à la dent qui le mord, Plein d'une joie ardente et sûre, Un jeune franc-tireur est mort, Ces jours derniers, de sa blessure. 5 Nulle terreur sur son chevet Ne secoua l'ombre morose De son aile noire. Il avait Seize ans, et sa joue était rose. Seize ans! doux âge filé d'or! 10 Éclat de l'aurore première Où sur nos fronts on voit encor Flotter des cheveux de lumière! Quand la Mort, hélas! triomphant, Eut rendu jaunes comme un cierge 15 Le front mâle de cet enfant Et ses lèvres de jeune vierge, Le père, d'abord interdit Par l'épouvantable souffrance, Lorsqu'il s'en réveilla, ne dit 20 Que ces mots: Dieu garde la France! Décembre 1870. La fausse Dépêche Sachant qu'il nous reste du pain... Et des confitures de pêche, Le Prussien, passé Scapin, Nous bâcle une fausse dépêche; 5 Puis on nous l'envoie on se sent Ravi de ces ruses de guerre Par un pigeon bien innocent Qu'il nous a pris sur le Daguerre, Et la signe: Lavertujon! 10 Mais Paris s'en frotte la panse: En vérité, le plus pigeon Des trois n'est pas celui qu'on pense. La farce dont on crut subtil De charger la pauvre colombe, 15 Était cousue avec un fil Blanc comme la neige qui tombe. Ah! ce conte du pigeonneau D'une franche gaîté ruisselle! Attila devient Calino! 20 Cyrus pille Cadet-Rousselle! Donc, aigle prussien, après Avoir volé, farouche et sombre, Sur tant de morts, que les cyprès Ne couvriront pas de leur ombre; 25 Après avoir, cruel et sec, Ouvert tant de blessures noires, Et si longtemps rougi ton bec Dans le charnier de tes victoires; Las enfin d'avoir triomphé, 30 Devant l'Europe spectatrice Tu reviens te montrer, coiffé De la perruque de Jocrisse! Décembre 1870. Travail stérile [Le Poëte.] O vous qui fûtes les amants De toutes les vertus naguères, Que faites-vous, bons Allemands, Dans ces épouvantables guerres? 5 Jadis on voyait parmi vous Des Achilles et des Pindares: Que fais-tu, peuple brave et doux, Au milieu des soldats barbares? [Les Allemands.] Ah! nous pensions, en vérité, 10 Fils de la patrie allemande, Combattre pour sa liberté! Mais un cuirassier nous commande. Nous sommes blessés, nous saignons, La liberté mourante expire, 15 Et dans notre sang nous teignons La pourpre d'un nouvel empire! [Le Poëte.] Vous, braves bourgeois de Leipsick, Où vous mènent ces chefs serviles? [Les Bourgeois.] Pour plaire au moderne Alaric, 20 Bourgeois, nous détruisons les villes. [Le Poëte.] Et vous commerçants de Hambourg? [Les Commerçants.] C'est avec la Mort, qui nous berce, Qu'à présent, au bruit du tambour Nous continuons le commerce. [Le Poëte.] 25 Et vous, ô banquiers de Francfort? [Les Banquiers.] Notre échéance est toute prête: Chaque jour, de plus en plus fort, Le Carnage sur nous fait traite. [Le Poète.] Et vous, tisserands de Stuttgard? [Les Tisserands.] 30 Sombres ouvriers en démence, La main roidie et l'oeil hagard, Nous tissons un linceul immense. [Le Poète.] Et vous, écoliers de Munich Et gais écoliers de Tubingue? [Les Écoliers.] 35 Nous étudions, en public, L'art où le bourreau se distingue. [Le Poète.] Et vous, brasseurs de Nuremberg? [Les Brasseurs.] Nous brassons un triste breuvage, Froid comme la neige au Spitzberg, 40 Et sinistre, et d'un goût sauvage. [Le Poète.] Et vous, hommes des temps anciens, Quel est le labeur dérisoire Qui vous mêle à ces Prussiens, Bûcherons de la Forêt-Noire? [Les Bûcherons.] 45 Exilés sur le grand chemin, Dans l'horreur qui nous environne, Nous frappons, la cognée en main, Pour l'éternelle Bûcheronne. [Le Poète.] O bons Allemands qui, les nuits, 50 Roulez vos angoisses profondes, Songez-vous aux navrants ennuis De vos femmes aux tresses blondes? [Les Allemands.] Nous, les fils du pays du Rhin, Où naît la grappe savoureuse, 55 Nous marchons sous le joug d'airain, Pour accomplir une oeuvre affreuse, Pâles, maudits, courbant nos fronts, Menés comme l'esclave russe; Et c'est ainsi que nous aurons 60 Travaillé pour le roi de Prusse! Décembre 1870. Les Enfants morts Faute d'un lait qui les nourrisse, Les tout petits enfants, que mord Une flamme exterminatrice, Défaillent, glacés par la mort. 5 Les petits enfants meurent, meurent, O pauvres anges familiers! Il en est bien peu qui demeurent: On les emporte par milliers. Avec des fureurs imbéciles, 10 Nous restons là devant nos seuils, A regarder en longues files Passer les tout petits cercueils. O chers petits! leur oeil se vide Et s'enfonce dans un brouillard; 15 En deux jours, leur front qui se ride Ressemble à celui d'un vieillard. Puis, hélas! charmants petits cygnes, Orgueil fleuri de la cité, Ils meurent avec tous les signes 20 Affreux de la caducité. Roi Guillaume! à l'heure inconnue Où notre âme, dans l'azur bleu, Frissonne épouvantée et nue Devant la colère de Dieu; 25 A l'heure où, sans que nulle excuse Apaise ses yeux fulgurants, La victime sanglante accuse Les meurtriers et les tyrans; A l'heure où les soldats, que paie 30 Ton empire aux fureurs voué, Te montreront ouvrant sa plaie Leur flanc hideusement troué; A l'heure où les mères fatales Tordant leurs minces doigts de lys, 35 L'horreur sur leurs têtes spectrales, Viennent hurler: Rends-nous nos fils! Tu sauras bien que leur répondre! Tu leur diras: Au champ lointain, Le rang que le boulet effondre 40 Est la pâture du Destin. Ils étaient tous ce que nous sommes, Des voyageurs nés pour souffrir; C'étaient des soldats et des hommes, Partant destinés à mourir! 45 Tu diras ainsi, roi Guillaume, Pour tromper le maître attentif, Mais quand le tout petit fantôme S'approchera de toi, pensif; Lorsque, sans peur de ton épée, 50 Les tout petits, avec leurs doigts Grands comme des doigts de poupée, Débiles, sans regard, sans voix, Te désigneront à Dieu même Que rien ne saurait abuser, 55 Et lorsqu'ils tendront, flasque et blême, Leur petit bras pour t'accuser; Quand paraîtront, ô roi qui navres Le désespoir et la vertu, Ces anges devenus cadavres, 60 Dis-moi, que leur répondras-tu? Janvier 1871. Alsace Toute désolée et meurtrie, Notre Alsace, en proie aux horreurs, Dans son sein de mère patrie Nous trouve encor des francs-tireurs. 5 Où se forment-ils? On l'ignore. Calmes et le fusil aux doigts, On les voit paraître à l'aurore, Devant quelque bouquet de bois D'où leur troupe au combat s'élance, 10 Ou bien émerger d'un rideau D'arbres noirs, ou bien en silence Suivre quelque petit cours d'eau. Leur flot se masse ou s'éparpille; Harcelant, pillant les convois, 15 Ils fusillent, on les fusille; Ils vont, par les temps les plus froids, Affrontant la neige brûlante Et le plomb qui siffle à l'entour, Embrasser une Mort sanglante 20 Avec de grands transports d'amour. Mais en vain le plomb les dévore: Exterminés, ils sont vivants; On les entend crier encore Le nom de France aux quatre vents; 25 Et l'Alsace française admire, Sur son vieux sol bouleversé, Ces enfants au hardi sourire Qui renaissent du sang versé! Janvier 1871. L'Empereur L'empire est fait. Le roi, que flatte L'Europe, attentive à son jeu, Marche dans la pourpre écarlate Et tient en main le globe bleu. 5 Tandis que les rois, dans leur force, Ne sont que Victor ou que Jean, Superbe, il peut couvrir son torse De la cuirasse de Trajan. Il est le divin porte-glaive; 10 Et les Allemnads indécis N'osent plus affronter qu'en rêve Le froncement de ses sourcils. Cachant son regard insondable, Ainsi qu'une idole d'airain, 15 Il pose sa main formidable Sur l'épaule du dieu du Rhin. L'univers avec lui respire! Mais tout à coup, est-ce un hasard? Vibre un énorme éclat de rire, 20 Qui raille le nouveau César. Qui donc? lui! comme un roi vulgaire, On le raille! O deuil! ô courroux! Assemblez les conseils de guerre, Et graissez à neuf les verrous! 25 Cherchez une tombe bien noire Qui cache au monde extérieur Cet insulteur de votre gloire, Cet être effronté, ce rieur! Non, non, ne dérangez personne, 30 Geôliers de l'empire naissant; Car ce rire effrayant qui tonne, Ce grand rire retentissant, Ce rire surhumain qui roule De la terre jusqu'au ciel bleu, 35 Fort comme celui d'une foule Et clair comme celui d'un dieu, Et qui fait trembler l'Allemagne, Sort, beau de joie et de fureur, De la tombe de Charlemagne: 40 C'est Lui qui rit, Lui, l'Empereur! Janvier 1871. Marguerite Schneider Qu'elles sont toujours romantiques, Ces Gretchens aux chastes profils, Ayant à leurs yeux angéliques Des fils de la vierge pour cils! 5 Quels tendres lys! et comme il prouve Des coeurs faits idéalement, Ce paquet de lettres qu'on trouve Sur tout fusilier allemand! Marguerite Schneider, fleur rose 10 Ayant en son coeur un aspic, Écrit en cette aimable prose A son amant Jean Diétrich: Bien-aimé, si chez l'hérétique Où tes deux mains vont grappiller, 15 Tu passes par quelque boutique Où les soldats pourront piller, Au milieu des tas de merveilles, Ne manque pas de me choisir, S'il te plaît, des boucles d'oreilles; 20 Elles me feront grand plaisir. Ah! flamboyante d'étincelles, Cette lettre au ton résigné Passe de bien loin toutes celles De Madame de Sévigné! 25 On y savoure, avant la noce Que précéderont les cadeaux, Un joli goût d'amour féroce Qui vous laisse un froid dans le dos. C'est pourquoi, fleur plus délicate 30 Que le blanc duvet de l'eider, O vierge que la brise flatte, Jeune Marguerite Schneider, Je veux à la race future Te montrer, fille au divin nom, 35 Riante sous ta chevelure Et portant aux oreilles, non De tremblants joyaux dont l'or bouge, Mais cet ornement tout romain, Deux gouttelettes de sang rouge; 40 Oui, deux gouttes de sang humain, Ne tombant pas, mais toutes prêtes A tomber sur tes blancs habits; Et te faisant, riches fleurettes, Des pendeloques de rubis. 45 Et tu seras toujours en fête Devant l'universel public! Ainsi, chère enfant, le poète, Plus heureux que Jean Diétrich, Grâce au miracle de la lyre 50 T'aura pu fournir, tout entier, Le présent que ton coeur désire, Sans piller aucun bijoutier; Et toujours, sous les fleurs vermeilles De ton visage rose et blanc, 55 On pourra voir à tes oreilles Pendre les deux gouttes de sang! Janvier 1871. Les Larmes Dans l'air, où son drapeau qui bouge Flotte au-dessus des chapiteaux, Visant d'abord à la croix rouge Qui protège les hôpitaux, 5 Et jonchant les nefs des églises De tristes cadavres meurtris Qui tombent sur les dalles grises, Les obus pleuvent sur Paris. Et tout là-bas, dans les fumées, 10 Les Allemands à l'oeil flottant Disent: Notre Dieu des armées Dans les cieux doit être content. Il se réjouit, d'ordinaire, Lorsqu'au lieu de balbutier, 15 Nous faisons sortir un tonnerre Du flanc de nos monstres d'acier. Parmi ces orages de fonte, La gaieté dilate son flanc Lorsque vers sa narine monte 20 Une épaisse vapeur de sang. Son calme regard qu'il promène Sur la campagne hier en fleur, Aime ces tas de chair humaine Broyés, sans forme ni couleur, 25 Qu'a terrassés notre bravoure Pour le triomphe de César; Et ce spectacle, il le savoure Comme un délicieux nectar. Car il est le Vengeur sinistre, 30 Coupant l'univers par moitié; La Guerre est son fauve ministre. Il ne connaît pas la pitié. Il ne permet qu'aux siens de vivre, Et, sous des éclairs fulgurants, 35 Mieux que d'un cantique, il s'enivre Du râle sombre des mourants. Spectateur charmé par nos drames, Il plaît à ce maître jaloux De voir les enfants et les femmes 40 Exterminés comme des loups; Et dans les villes, ces auberges Où tombent nos obus hideux, Il aime à voir les corps des vierges Brutalement coupés en deux. 45 Ainsi de vos lèvres pâmées Louant, ô rêveurs Allemands, Le farouche Dieu des armées Que proclament vos hurlements, Vous vous enorgueillissez même, 50 Lorsque souffle et mugit l'autan, D'avoir mis ce cuirassier blême Sur un vieux trône de Titan; Et vous trouvez encor des charmes A l'assourdir de vos hurrahs. 55 Mais cependant, les yeux en larmes, Jésus emporte dans ses bras, Jusqu'aux cieux où montaient leurs râles Mêlés à vos cris forcenés, Les pauvres petits enfants pâles 60 Que vous avez assassinés. Janvier 1871. Un vieux Monarque Un monarque aux favoris blancs, Turbulent, ivrogne et féroce, Affronte les passants tremblants Et gonfle sa poitrine en bosse. 5 Il est rouge comme du vin. Par Bacchus! dit-il, on me brave! Moi le héros, l'homme divin! Moi le vainqueur! moi, le burgrave! Moi le vieux qui, depuis longtemps, 10 Ai conquis, montrant ma semelle, L'Europe et tous ses habitants, Et les enfants à la mamelle! Moi qui puis à mon gré vêtir Le bleu riant que chacun flatte, 15 Ou la vieille pourpre de Tyr, L'azur céleste ou l'écarlate! Voyez, j'ouvre mon calepin Enjolivé d'or et de nacre; Qui veut perdre le goût du pain? 20 Qui faudra-t-il que je massacre? Qui donc m'a causé cet ennui? Son destin irrémédiable Est de périr dès aujourd'hui, Je le tuerai, fût-ce le diable! 25 Or savez-vous qui parle ainsi D'une voix rauque et solennelle Qui monte parfois jusqu'au si? C'est le seigneur Polichinelle. S'il a pris cet air espagnol 30 De fou décrochant une étoile, C'est qu'il regrette son Guignol, Son palais, sa maison de toile, Dont un large obus éperdu A massacré la vieille gloire, 35 L'autre jour, au beau milieu du Carrefour de l'Observatoire. Janvier 1871. Le fourrier Graf Le fourrier Graf, ce Scipion Semant partout sa gloire éparse, N'était au fond qu'un espion! C'est le triomphe de la farce. 5 Pourtant, quels exploits que les siens! A la course et même à la nage, Il décousait les Prussiens; Il en faisait un grand carnage. Dans le baraquement assis, 10 Ce brave, entre deux pirouettes, Les enfilait, dans ses récits, Comme un chapelet d'alouettes. Toujours le Prussien, guéri De la vie en une seconde, 15 Était mort sans pousser un cri; C'était une mine féconde. Graf ne voulait rien d'exigu; Il vengeait, pieuse démence! Un père, comme à l'Ambigu; 20 C'était un guerrier de romance. Chaque jour, ayant dépêché Douze Prussiens, le treizième Était par-dessus le marché. D'ailleurs il opérait lui-même. 25 Il les envoyait galamment Au pays des apothéoses. Pourtant un jour, Dieu sait comment! On découvrit le pot aux roses. S'il s'était fort évertué 30 A tramer des récits féeriques, Graf, en somme, n'avait tué Que des Prussiens chimériques. Car son bagage tout entier Était fait de ruse et d'astuce; 35 Bref, il exerçait le métier Que l'on trouve honorable en Prusse. Le fait est prouvé, sans effort; Mais (on comprend que c'est dans l'ordre) Le merveilleux nous plaît si fort 40 Que nous n'en voulons pas démordre. Comme un conte des temps anciens, La légende aimable et futile De Graf tueur de Prussiens S'étend comme une tache d'huile; 45 Et revenant à ses amours Avec des voluptés fantasques, Monsieur Prudhomme dit toujours: Mais, puisqu'il rapportait les casques! Janvier 1871. Celle qui reste Allons! applaudissez leurs drames. Ici près, comme un noir tonnerre, Un obus a frappé deux femmes, Une jeune fille et sa mère. 5 Voyez, la jeune fille est morte. Et la foule, mal résignée, L'admire, gracieuse et forte Et dans son sang toute baignée. Elle ressemble aux fleurs vermeilles. 10 Pour élever cette enfant blonde, La mère avait subi les veilles Et l'enfer glacé, dès ce monde. Pas de bois, peu de nourriture. Mais elle était comme en délire 15 Quand l'enfant gracieuse et pure La caressait dans un sourire! Elle se disait: Dans nos bouges On a tout souffert: l'esclavage, La faim, le froid; mes yeux sont rouges; 20 Mais j'ai gardé ma fille sage! Elle est simple, docile et juste, Elle ne sera pas légère, Quelque bon ouvrier robuste La prendra pour sa ménagère: 25 Et l'ayant nourrie et baisée Comme une mère valeureuse, Ce jour-là, je mourrai brisée Et bien lasse, mais bien heureuse. Illusions! songe qui navre! 30 L'obus est tombé là: qu'importe! La jeune fille est un cadavre: Elle ouvre son grand oeil de morte Où nul rayon ne se reflète; Et la voilà bien trépassée 35 Avec sa lèvre violette... Mais la mère n'est que blessée. Janvier 1871. Paris Ainsi, les nuits dans les tranchées, L'arme au pied, le froid et la faim, Les dures souffrances cachées D'une attente morne et sans fin; 5 Les batailles, les escarmouches, Le sang qui coule sur vos pas, Et les fusillades farouches D'un ennemi qu'on ne voit pas; L'ami qui tombe, l'ombre noire 10 Où le hasard seul est vainqueur; La retraite après la victoire, Avec le désespoir au coeur; Les Parisiens gais et pâles, Devenus soldats en un jour, 15 Ont subi ces angoisses mâles Avec une extase d'amour. Enfants d'une mère meurtrie Qu'ils adorent tous à genoux, Les yeux tournés vers la Patrie, 20 Ils ont dit à la Mort: Prends-nous! Les blessés, fiers de leur martyre, Sans baisser leurs regards voilés, Ont vu même avec un sourire Tomber leurs membres mutilés. 25 Dans la forteresse où nous sommes, Nous avons, sans reprocher rien, Rapporté morts des jeunes hommes, Et leurs mères ont dit: C'est bien. Paris aux mille renommées 30 A levé son front de géant; Il a fait sortir des armées De la misère et du néant. Graveur sur l'or et l'améthyste, Tenant son délicat burin, 35 Il a su, de sa main d'artiste, Fondre les lourds canons d'airain. Partout, du faubourg Saint-Antoine A l'ancien boulevard de Gand, Il a mangé son pain d'avoine 40 Avec un dandysme élégant; Et lorsque l'orage des bombes A formidablement tonné Sur nos palais et sur nos tombes, Ses femmes n'ont pas frissonné. 45 Tel fut Paris en ses désastres. Tel ce héros, dont le front bout, Tint son coeur plus haut que les astres, Saignant et lassé, mais debout! Janvier 1871. Le Docteur Sous les vieilles solives noires Où, racontant leur fabliau, Leurs légendes et leurs histoires, Bruissent les in-folio, 5 En pleine vie imaginaire, A côté de son chat câlin, Le docteur septuagénaire Aglaüs Evig, à Berlin, Parle à ses tisons de la sorte, 10 En tourmentant ses favoris D'une blancheur livide et morte: Lorsque nous aurons pris Paris, Dit-il, c'est nous, dont l'esprit veille En dépit des pharisiens, 15 Nous, les Prussiens, ô merveille! Qui serons les Parisiens. Nous pourrons dans nos coupes vertes Boire sentimentalement Le vin de Champagne, qui, certes, 20 Sera du Champagne allemand. Nous écrirons pour les théâtres Des pamphlets gais et querelleurs; Nous serons légers et folâtres Comme l'abeille sur les fleurs. 25 A tout propos, nous saurons dire, D'un ton malicieux et fin, Des contes à mourir de rire; Nous aurons le mot de la fin. Nous fumerons des cigarettes 30 Et, mettant le beau monde à sac, Nous aurons tous des amourettes A la manière de Fronsac! Ainsi fleurira le poëme Depuis longtemps par nous rêvé; 35 Et moi-même, Aglaüs, moi-même J'aurai l'air d'un petit crevé! A ces mots, s'étirant pour cause, Et d'un air de puissant mépris Bâillant, tirant sa langue rose, 40 Le chat dit: Paris n'est pas pris, Docteur, je ne sais s'il doit l'être: Mais à jamais, fatalement, C'est notre destin, mon cher maître, De ne miauler qu'en allemand. Janvier 1871. La Fillette Dimanche dernier, presque à l'heure Où déjà va tomber le soir Sur le grand Paris qu'il effleure, Bruyant, et sur le pavé noir 5 Faisant une joyeuse tache Avec son cortège ambulant, Devant la pointe de Sainte-Eustache Se tenait un marché volant. Une laitue, aujourd'hui chose 10 Fort rare et bonne pour les fous, Grosse comme un bouton de rose, Se vendait de six à huit sous. Bref, comme partout, les légumes Étaient hors de prix. Mais la chair, 15 Quand on la revoit dans ces brumes! Le lapin était cher, fort cher. Avec des fiertés non pareilles, Victime que la gloire émeut, Il semblait dire à ses oreilles: 20 Rothschild peut me manger, s'il veut. Puis, comme au pays de Silvandre, Une Églé, dans ces lieux forains Avait apporté, pour la vendre, Une cage avec des serins. 25 Car, dans ce Paris qui se montre Héroïquement endurci, Comme alouettes de rencontre On mange les serins aussi. Plus loin, d'une voix monotone, 30 Une vieille, aux regards peu francs, Chantonnait: C'est pour rien; je donne Ma poule pour trente-six francs! Et la fuyant d'un air morose Pour jusqu'au jugement dernier, 35 Je vis une fillette rose Debout auprès d'un grand panier. Belle comme un ange en visite, Avec de grands yeux résolus, Elle était petite, petite; 40 Elle avait six ans tout au plus. Je regardais, comme une étoile, Ce pauvre être charmant, vêtu D'une affreuse loque de toile. Et toi, lui dis-je, que vends-tu? 45 Et l'enfant, les pieds dans la boue Près du bureau des omnibus, Me dit vite, en enflant sa joue: Moi, je vends des éclats d'obus! Janvier 1871. Henri Regnault Henri Regnault! La Muse pleure Avec un long regard ami Ce jeune homme illustre, avant l'heure Dans la sombre gloire endormi. 5 O Mort, de forfaits coutumière! Charmant de sa jeunesse en fleur, Il se jouait dans la lumière, Créant la vie et la couleur. Prenant à l'art ses énergies, 10 Ses voluptés et ses tourments, Il s'enivrait de ses magies Et de ses éblouissements. A travers les étoffes rares, Il voyait, d'un oeil enchanté, 15 Sous l'or et les joyaux barbares Vivre l'immortelle Beauté. Déjà même, ivresse infinie! Il sentait, rêveur ébloui, L'aile de son naissant génie 20 Palpiter au dedans de lui. Oh! qui consolera le père, En son tourment sinistre et noir Tombé du faîte où l'on espère Dans le gouffre du désespoir? 25 Qui? le sacrifice lui-même De cet enfant insoucieux, Qui pour notre rachat suprême A donné son sang précieux. Sa mémoire vaillante et pure 30 A vaincu l'oubli meurtrier; A jamais dans sa chevelure Verdira le divin laurier, Et l'Envie aux dents de couleuvre, Qui respecte notre sommeil, 35 Ne mutilera pas son oeuvre Où se joue un rayon vermeil. Hélas! la danseuse lassée Qu'il peignit folle et sans remords, C'est la Destinée insensée, 40 Assise parmi des trésors, Qui, paresseuse et l'oeil candide, Sans rien vouloir ni rien sentir, Joue avec le couteau splendide Qui doit immoler un martyr! Janvier 1871. Vingt-neuf Janvier Tristes d'une douleur austère, Nos combattants, mornes, surpris Et leurs fronts baissés vers la terre, Viennent de rentrer dans Paris. 5 Plus de bataille! Plus de fête! C'en est fini pour de longs jours, Et l'on n'entend plus à leur tête Ni les clairons ni les tambours! Voici les hommes intrépides 10 Des bataillons mobilisés, Ces braves, du péril avides, Par le hâle déjà bronzés. Leurs fusils qui déchiraient l'ombre Avec un flamboyant éclair, 15 Sont entourés d'un crêpe sombre. Ils les portent, la crosse en l'air. Sans que rien désormais les touche, Ils s'en vont comme des troupeaux; Un crêpe aussi, noir et farouche, 20 Entoure les plis des drapeaux. Puis, ce sont des soldats sans armes, Spectacle amer et douloureux Fait pour nous arracher des larmes! Qui parlent à voix basse entre eux. 25 Leurs officiers, comme aux parades Impassibles, marchent au pas; Et, pensant à leurs camarades Qui trouvèrent de beaux trépas, Songent que la part la meilleure 30 Fut celle de ces combattants. J'en vois un, déjà vieux, qui pleure, C'est un Africain du bon temps, Athlétique et de haute taille, L'homme de bronze du devoir. 35 Une large balafre entaille Son dur visage, presque noir. Officiers ou soldats, qu'importe! En leur coeur dédaigneux et fier, Tous ont une espérance morte 40 Dont ils portent le deuil amer. Nos marins surtout, dont l'orage Connaît si bien les fronts hâlés, Pâles d'une muette rage, Sont frémissants et désolés. 45 Ils promènent leurs regards vagues Au loin, mornes, presque honteux, Comme si le gouffre et ses vagues Venaient de surgir devant eux. A leur aspect, le coeur se brise. 50 Car il semble, à les voir ainsi, Que de loin l'Océan leur dise: Eh! quoi, matelots, vous aussi! Et qu'en leur foule résignée, Où s'amasse un âpre tourment, 55 La voix de la mer indignée Se plaigne douloureusement! Février 1871. L'Épée Épée aux éclairs furieux, Qui, vaillante et de sang trempée, Dans la main des victorieux Semblais vivre et combattre; Épée 5 Qui brillais aux mains de Roland, Toi dont toute chair lâche et vile Craignait le choc étincelant, Arme de Kléber et d'Achille! Ton rôle est désormais fini. 10 Ton noble fer, que rien n'imite, N'est plus, en ce brouillamini, Qu'un objet symbolique, un mythe. Il dut, ainsi que tu le vois, Céder à l'obus en délire, 15 Comme le piano de bois A remplacé l'antique lyre. Jadis, mieux valait, dans le choc Des batailles âpres et dures, Asséner de bons coups d'estoc 20 Que de dessiner des épures; Nous avons changé tout cela. Désormais la sûre victoire Est à celui qui se céla Dans un trou, sous la terre noire. 25 Arès, ménager de ses pas, (Certes, bien fol est qui s'y fie,) Tourmente avec un grand compas Des cartes de géographie; Et ce qui vous brise les dents, 30 C'est un large pavé de fonte Avec du pétrole dedans: La méthode est facile et prompte. Épée à qui, si grands jadis, Nous dûmes tout ce que nous sommes, 35 Guerrière plus pure qu'un lys, O mâle compagne des hommes! Un bon arithméticien, Dédaigneux des récifs épiques, A vaincu ton orgueil ancien 40 Par des calculs mathématiques. Et cependant, sous les cieux clairs Où tu promenais l'épouvante, Épée aux furieux éclairs, Oh! que tu fus belle et vivante, 45 Avant qu'en un pays dompté Par sa patiente industrie, Ce voyageur n'eût apporté Sa boîte de géométrie! Février 1871. Le Lion Il fait nuit noire au fond de l'antre, Où nul rayon ne vient fleurir, Et c'est là, couché sur son ventre, Que le grand Lion va mourir. 5 Sa longue chevelure pâle S'affaisse sur son corps tremblant, Et voici déjà que le râle Sort de sa poitrine, en sifflant. Or le Renard, plein de génie, 10 Vient, ainsi qu'un lâche irrité, Insulter à cette agonie Avec un cynisme effronté. Il dit au Lion: Pauvre Sire! La vie heureuse et libre fuit 15 Ton front plus blême que la cire, Et tu vas rouler dans la nuit! Dans ta prunelle douloureuse Que jadis caressait l'air pur, Tu n'auras plus que l'ombre affreuse, 20 Sans astre, ni plafond d'azur. Tu subiras l'éternel jeûne Et les noirs épouvantements; Et moi je vivrai, je suis jeune! Je courrai dans les bois charmants, 25 Rapide, en mon ardeur furtive Plongeant mes yeux dans l'horizon, Et buvant aux ruisseaux d'eau vive Qui murmurent dans le gazon! A moi l'inexprimable joie, 30 Quand j'aurai, grâce à mes talents, Guetté, surpris ma faible proie, D'en faire des lambeaux sanglants! Tel, en ce discours plein de haine, Le Renard, épiant ses traits 35 Affaiblis dans l'ombre incertaine, Triomphe du roi des forêts. Mais lui, levant son oeil où brille Un rayon presque évanoui, En écoutant ce Mascarille, 40 Il bâille avec un sombre ennui, Et fier à son heure dernière Comme un prince dans Ilion, Il dit, secouant sa crinière: Je meurs, mais je suis le Lion! Février 1871. Épilogue Rime, avant cet âge fatal, Voilà bien longtemps, quand la France Dans une coupe de cristal Buvait le vin de l'espérance, 5 Sous mon front venant te poser, Lors de ces époques heureuses Tu chantais comme le baiser Qui joint deux bouches amoureuses. Quand la Patrie eut à son flanc 10 Reçu la blessure exécrable, Lorsqu'il fallut donner son sang Pour cette martyre adorable, Tu résonnas comme un clairon Qui raille le danger vulgaire, 15 Et ta voix, mieux que l'éperon, Fit bondir les coursiers de guerre! Pleine de confiance encor, Tu te jetais dans la mêlée, Fière, sous ta cuirasse d'or, 20 Ainsi qu'une Penthésilée; Et plus d'une fois le Vainqueur, Atteint jusque dans son génie, Tressaillait sous l'accent moqueur De ton implacable ironie! 25 Maintenant, tout à mon souci, Je t'entends, parmi les ténèbres, Sonner sans trêve et sans merci, Comme un glas aux notes funèbres, Ou tu gémis, comme les flots 30 De la mer qui songe et qui veille. O Rime, exhale tes sanglots Tout bas, tout bas, à mon oreille. Et moi, j'étoufferai sans bruit Le cri qui de mon coeur s'élance, 35 Car étant plongés dans la nuit, Il nous faut garder le silence. Mais que, rendue à notre amour, La divine, la bien-aimée Sourie à la clarté du jour, 40 Sa plaie horrible étant fermée; Elle entendra ton chant joyeux, Qui la caresse et qui la venge, Monter éclatant dans les cieux Et pareil à la voix d'un Ange! Février 1871. Source: http://www.poesies.net