Les exilés Théodore de Banville PREFACE p3 Ce livre est celui peut-être où j' ai pu mettre le plus de moi-même et de mon âme, et s' il devait rester un livre de moi, je voudrais que ce fût celui-ci ; mais je ne me permets pas de telles ambitions, car nous aurons vécu dans un temps qui s' est médiocrement soucié de l' invincible puissance du rhythme, et dans lequel ceux qui ont eu la noble passion de vouloir enfermer leurs idées dans une forme parfaite et précise ont été des exilés. Les exilés ! Quel sujet de poëmes, si j' avais eu plus de force ! En prononçant ces deux mots d' une tristesse sans bornes, il semble qu' on entende gémir le grand cri de désolation de l' humanité à travers les âges et son sanglot infini que jamais rien n' apaise. Ceux-ci, chassés par la jalouse colère des rois ou par la haine des républiques, ceux-là, victimes de la tyrannie des dieux nouveaux, ils écoutent pleurer effroyablement la mer sonore, ou dans le morne (...) d' un sombre azur ils regardent briller des étoiles inconnues. p4 Ovide boit le lait des juments sous la tente de cuir de Sarmate, et sur son pâle visage doré par le soleil de Florence, Dante reçoit la pluie noire du vieux Paris. Ceux-là sont-ils les vrais exilés et les plus misérables ? Non, car un jour vient qu' on n' attendait pas, qu' on n' osait pas espérer, où la patrie fermée se rouvre, où les oppresseurs ont été balayés par le souffle furieux de l' histoire, et l' absent retrouve sa maison encore vivante et rallume son foyer éteint. Mais ceux pour qui j' ai toujours versé des larmes qui brûlent mes yeux, ce sont les êtres dont l' exil n' aura ni fin ni terme. Est-ce ceux qui sont exilés dans la pauvreté, dans le vice, dans l' absence, dans la douleur, ceux que la mort a séparés des êtres qui leur sont chers ? Non, car ceux-là aussi peuvent être plaints et consolés par des êtres pareils à eux, et l' abîme où ils se lamentent peut être comblé par le repentir et par le désir effréné du ciel. Ceux pour qui nulle espérance n' existe ici-bas, ce sont les passants épris du beau et du juste, qui au milieu d' hommes gouvernés par les vils appétits se sentent brûlés par la flamme divine, et où qu' ils soient, sont loin de leur patrie, adorateurs des dieux morts, champions obstinés des causes vaincues, chercheurs de paradis qu' ont dévorés la ronce et les cailloux, et sur le seuil desquels s' est même éteinte comme inutile l' épée flamboyante p5 de l' archange. Ceux-là parfois rencontrent leurs frères si rares, comme eux exilés, et échangeant avec eux un signe de main et un triste sourire, ils plaignent la pierre même, qui, transportée loin de son soleil, pâlit et s' en va en poussière, et le grand lion mordu par le froid qui, dans la cage où l' homme l' a fait prisonnier, étire ses membres souverains, bâille avec dédain en montrant sa langue rose, et parfois regarde avec étonnement, captif comme lui, l' aigle qui fixait les astres sans baisser les yeux, et qui dans la nuée en feu, déchirée par l' ouragan, suivait d' une aile jamais lassée le vol vertigineux de la foudre. T. B. mardi, 24 novembre 1874. DEDICACE p6 à ma chère femme Marie élisabeth De Banville ce livre de foi et d' espérance est dédié L'EXIL DES DIEUX p7 c' est dans un bois sinistre et formidable, au nord de la Gaule. Roidis par un suprême effort, les chênes monstrueux supportent avec rage les grands nuages noirs d' où va tomber l' orage ; le matin frissonnant s' éveille, et la clarté de l' aube mord déjà le ciel ensanglanté. Tout est lugubre et pâle, et les feuilles froissées gémissent, et, géants que de tristes pensées tourmentent, les rochers jusqu' à l' horizon noir se lèvent, méditant dans leur long désespoir ; et, blanche dans le jour douteux et dans la brume, la cascade sanglote en sa prison d' écume. Léchant les verts sapins avec un rire amer, la mer aux vastes flots baigne leurs pieds, la mer douloureuse, où, groupés de distance en distance, accourent les vaisseaux de l' empereur Constance. Tout à coup, ô terreur ! ô deuil ! Au bord des eaux la terre s' épouvante, et jusque dans ses os tremble, et sur sa poitrine âpre, d' effroi saisie, se répand un parfum céleste d' ambroisie. Un grand souffle éperdu murmure dans les airs ; une lueur vermeille au fond de ces déserts grandit, mystérieuse et sainte avant-courrière, p8 ô vastes cieux ! Et là, marchant dans la clairière, luttant de clarté sombre avec le jour douteux, meurtris, blessés, mourants, sublimes, ce sont eux, eux, les grands exilés, les dieux. ô misérables ! Les chênes accablés par l' âge, et les érables les plaignent. Les voici. Voici Zeus, Apollon, Aphrodite, marchant pieds nus (et son talon a la blancheur d' un astre et l' éclat d' une rose ! ) Athènè, dont jadis, dans l' éther grandiose, le clair regard, luttant de douceur et de feu, était l' intensité sereine du ciel bleu. Hèrè, Dionysos, Hèphaistos triste et grave et tous les autres dieux foulant la terre esclave s' avancent. Tous ces rois marchent, marchent sans bruit. Ils marchent vers l' exil, vers l' oubli, vers la nuit, résignés, effrayants, plus pâles que des marbres, parfois heurtant leurs fronts dans les branches des arbres, et, tandis qu' ils s' en vont, troupeau silencieux, la fatigue d' errer sans repos sous les cieux arrache des sanglots à leurs bouches divines, et des soupirs affreux sortent de leurs poitrines. Car, depuis qu' en riant les empereurs, jaloux de leur gloire, les ont chassés comme des loups, et que leurs palais d' or sont brisés sur les cimes de l' Olympe à jamais désert, les dieux sublimes errent, ayant connu les pleurs, soumis enfin à la vieillesse horrible, aux douleurs, à la faim, aux innombrables maux que tous les hommes craignent, et leurs pieds, déchirés par les épines, saignent. Zeus, à présent vieillard, a froid, et sur ses flancs serre un haillon de pourpre, et ses cheveux sont blancs. Sa barbe est blanche : au fond du lointain qui s' allume ses épouses en deuil le suivent dans la brume. Hèrè, Lèto, Mètis, Eurynomè, Thémis sont là, blanches d' effroi, pâles comme des lys, p9 et pleurent. Sur leurs fronts mouillés par la rosée l' aigle vole au hasard de son aile brisée. Et celui qui tua la serpente Pytho, le brillant Lycien, cache sous son manteau son arc d' argent, rompu. Triste en sa frénésie, le beau Dionysos pleure la molle Asie ; et ce hardi troupeau, les femmes au sein nu qui le suivaient naguère au pays inconnu, folles, aspirant l' air avec ses doux aromes, ne sont plus à présent que spectres et fantômes. Hermès, qui n' ouvre plus ses ailes, en chemin songe, et le rameau d' or s' est flétri dans sa main. Athènè, l' invisible Arès, mangent les mûres de la haie, et n' ont plus que des lambeaux d' armures ; Dèmèter, pâle encor de tous les maux soufferts, tient sa fille livide, arrachée aux enfers, et la blonde Arthémis, terrible, échevelée, bondit encor, fixant sa prunelle étoilée sur la nuit redoutable et morne des forêts, cherchant des ennemis à percer de ses traits, et sur sa jambe flotte et vole avec délire sa tunique d' azur que l' ouragan déchire. Cependant, les regards baissés vers le sol noir, les muses lentement chantent le désespoir de l' exil, dont leur père a dû subir l' outrage, et leur hymne farouche éclate avec l' orage. Toute l' horreur des cieux perdus est dans leur voix ; les arbres, les rochers, les profondeurs des bois, les antres noirs ouverts sous la rude broussaille s' émeuvent, et la mer, la mer aussi tressaille, la mer tumultueuse, et sur son flot grondant, vieux, tenant un morceau brisé de son trident, Poséidon apparaît, s' élevant sur la cime des ondes. Près de lui, fugitifs dans l' abîme, Pontos, Céto, Nèreus, Phorcys, Thétis, couverts p10 d' écume, gémissant au milieu des flots verts, sur les pointes des rocs heurtent leurs fronts livides en signe de détresse, et les océanides, frappant leur sein de neige et pleurant les tourments des grands dieux, vers le ciel tordent leurs bras charmants. Leur douleur, en un chant d' une fierté sauvage, s' exhale avec des cris de haine, et du rivage écoutant cette plainte affreuse, à leurs sanglots Aphroditè répond, fille auguste des flots ! ô douleur ! Son beau corps fait d' une neige pure rougit, et sous le vent jaloux subit l' injure de l' orage ; son sein aigu, déjà meurtri par leur souffle glacé, frissonne à ce grand cri. Le visage divin et fier de Cythérée, dont rien ne peut flétrir la majesté sacrée, a toujours sa splendeur d' astre et de fruit vermeil ; mais, dénoués, épars, ses cheveux de soleil tombent sur son épaule, et leur masse profonde comme un fleuve d' or en fusion l' inonde. Leur vivante lumière embrase la forêt. Mêlés et tourmentés par la bise, on dirait que leur flot pleure, et quand la reine auguste penche son front, dans ce bel or brille une tresse blanche. Les larmes de Cypris ont brûlé ses longs cils. Frémissante, elle aussi déplore les exils des grands dieux, et, tandis que les océanides gémissent dans la mer stérile aux flots rapides, elle parle en ces mots, et son rire moqueur, tout plein du désespoir qui gonfle son grand coeur, dans l' ombre où le matin lutte avec les ténèbres donne un accent de haine à ses plaintes funèbres : " ô nos victimes ! Rois monstrueux, dieux titans que nous avons chassés vers les gouffres du temps fils aînés du Chaos aux chevelures d' astres, dont le souffle et les yeux contenaient les désastres p11 des ouragans ! Japet ! Hypérion, l' aîné de nos aïeux ! ô toi, ma mère Dioné ! Et toi qui t' élanças, brillant, vers tes victoires, du sein de l' érèbe, où dormaient tes ailes noires, toi le premier, le plus ancien des dieux, Amour ! Voyez, l' homme nous chasse et nous hait à son tour, votre sang reparaît sur nos mains meurtrières, et nous errons, vaincus, parmi les fondrières. Eh bien ! Oui, nous fuyons ! Nos regards, ciel changeant, ne reflèteront plus les longs fleuves d' argent. Elle-même, la vie amoureuse et bénie nous pousse hors du sein de l' être, et nous renie. Homme, vil meurtrier des dieux, es-tu content ? Les bois profonds, les monts et le ciel éclatant sont vides, et les flots sont vides : c' est ton règne ! Cherche qui te console et cherche qui te plaigne ! Les sources des vallons boisés n' ont plus de voix, l' antre n' a plus de voix, les arbres dans les bois n' ont plus de voix, ni l' onde où tu buvais, poëte ! Et la mer est muette, et la terre est muette, et rien ne te connaît dans le grand désert bleu des cieux, et le soleil de feu n' est plus un dieu ! Il ne te voit plus. Rien de ce qui vit, frissonne, respire ou resplendit, ne te connaît. Personne à présent, vagabond, ne sait d' où tu venais et ne peut dire : c' est l' homme. Je le connais. La nature n' est plus qu' un grand spectre farouche son coeur brisé n' a plus de battements. Sa bouche est clouée, et les yeux des astres sont crevés. Tu ne finiras pas les chants inachevés, et tes fils, ignorant l' adorable martyre, demanderont bientôt ce que tu nommais lyre ! Oh ! Lorsque tu chantais et que tu combattais, nous venions te parler à mi-voix ! Tu sentais près de ta joue, avec nos suaves murmures, p12 délicieusement le vent des chevelures divines. Maintenant, savoure ton ennui. Te voilà nu sous l' oeil effrayant de celui qui voit tant de milliers de mondes et d' étoiles naître, vivre et mourir dans l' infini sans voiles, et devant qui les grains de poudre sont pareils à ces gouttes de nuit que tu nommes soleils. Tout est dit. Ne va plus boire la poésie dans l' eau vive ! Les dieux enivrés d' ambroisie s' en vont et meurent, mais tu vas agoniser. Ce doux enivrement des êtres, ce baiser des choses, qui toujours voltigeait sur tes lèvres, ce grand courant de joie et d' amour, tu t' en sèvres ! Ils ne fleuriront plus tes pensers, enchantés par l' éblouissement des blanches nudités. Donc subis la laideur et la douleur. Expie. Nous, cependant, chassés par ta fureur impie, nous fuyons, nous tombons dans l' abîme béant, et nous sommes la proie horrible du néant. Hellas, adieu ! Forêts, vallons, monts grandioses, rocs de marbre, ruisseaux d' eau vive, lauriers-roses ! Mais, homme, quand la nuit reprend nos cheveux d' or et nos fronts lumineux, tu sentiras encor nos soupirs s' envoler vers ta demeure vide, et sur tes mains couler nos pleurs, ô parricide ! " c' est ainsi que parla dans son divin courroux la grande Aphroditè. Sur les feuillages roux, tout sanglant et vainqueur de l' ombre qui recule, le jour dans un sinistre et sombre crépuscule s' était levé. Baissant leurs regards éblouis, les grands dieux en pleurs dans la brume évanouis, formes sous le soleil de feu diminuées, s' effaçaient tristement dans les vagues nuées où leurs fronts désolés apparaissaient encor. Aphroditè, la reine adorable au front d' or, p13 avec son sein de rose et ses blancheurs d' étoile sembla s' évanouir comme eux sous le long voile de la brume indécise, en laissant dans ces lieux qu' avaient illuminés de leurs feux radieux son sein de lys sans tache et sa toison hardie, un reflet pâlissant de neige et d' incendie. août 1865. LES LOUPS partout la neige. Au bout du sinistre chemin que troublait seul le bruit de ce pas surhumain, c' était un bois sauvage éclairé par la lune. Pas une seule place où la terre fût brune, et, pareil à ce voile effrayant qui descend aux pieds des morts, le blanc linceul éblouissant faisait tomber ses plis sur les chênes énormes, et le vent furieux, engouffré dans les ormes, entre-choquait avec un rire convulsif leurs rameaux. L' exilé farouche, au front pensif, entra dans la forêt que l' âpre bise assiége ; son camail écarlate incendiait la neige d' un long reflet sanglant, rose, aux lueurs d' éclair, comme si, revenu des cieux et de l' enfer, ce voyageur, portant l' infini dans son âme, au lieu d' ombre traînait à ses pieds une flamme. De ce côté des bois, les chasseurs vont s' asseoir dans un grand carrefour où, du matin au soir, chantent pendant l' été de sonores fontaines. Un sentier surplombé par des roches hautaines y conduit. L' exilé soucieux le suivit p14 jusqu' à cette clairière, et voici ce qu' il vit : un fier cheval de race à la noble encolure, dans son sang répandu souillant sa chevelure, expirait, dévoré tout vivant par des loups. Ses meurtriers parmi la ronce et les cailloux le traînaient. Il n' était déjà plus que morsures. Ses entrailles à flots sortaient de ses blessures et ses pieds éperdus trébuchaient dans la mort. En vain, de temps en temps, par un horrible effort, il secouait par terre un peu des bêtes fauves ; d' autres monstres, sortis des antres, leurs alcôves, se ruaient sur son cou, s' attachaient à ses flancs, dans sa chair déchirée enfonçaient leurs crocs blancs et se mêlaient à lui dans d' effroyables poses, et tout son corps teignait de sang leurs gueules roses. Enfin, morne, donnant sa vie à ses bourreaux, il tomba, les genoux ployés, comme un héros qui défie, à l' instant suprême où tout s' efface, les spectres de la mort, et les voit face à face. Sa prunelle effarée et vague interrogea la nuit ; puis le coursier vaincu, sentant déjà que dans ses doux regards entrait l' infini sombre et qu' il roulait au fond dans les gouffres de l' ombre, se leva sur ses pieds avant de s' endormir pour toujours, et frappant la terre, et, pour gémir, dans sa voix qui n' est plus trouvant un cri suprême, sublime, épouvantant l' agonie elle-même et perçant une fois encor son voile obscur, leva vers les grands cieux et roula dans l' azur ses yeux, d' où s' enfuyait lentement l' espérance, et Dante s' écria, l' âme en pleurs : ô Florence ! novembre 1862. LE SANGLIER p15 c' était auprès d' un lac sinistre, à l' eau dormante, enfermé dans un pli du grand mont érymanthe, et l' antre paraissait gémir, et, tout béant, s' ouvrait, comme une gueule affreuse du néant. Des vapeurs en sortaient, ainsi que d' un Averne. Immobile, et penché pour voir dans la caverne, Hercule regarda le sanglier hideux. Les loups fuyaient de peur quand il s' approchait d' eux, tant le monstre effaré, s' il grognait dans sa joie, semblait effrayant, même à des bêtes de proie. Il vivait là, pensif. Lorsque venait la nuit, terrible, emplissant l' air d' épouvante et de bruit et cassant les lauriers au pied des monts sublimes, il allait dans le bois déchirer ses victimes ; puis il rentrait dans l' antre, auprès des flots dormants couché sur la chair morte et sur les ossements, il mangeait, la narine ouverte et dilatée, et s' étendait parmi la boue ensanglantée. Noir, sa tanière au front obscur lui ressemblait. Les ténèbres et lui se parlaient. Il semblait, enfoui dans l' horreur de cette prison sombre, qu' il mangeait de la nuit et qu' il mâchait de l' ombre. Hercule, que sa vue importune lassait, se dit : " je vais serrer son cou dans un lacet ; ma main étouffera ses grognements obscènes, et je l' amènerai tout vivant dans Mycènes. " et le héros disait aussi : " qui sait pourtant, s' il voyait dans les cieux le soleil éclatant, ce que redeviendrait cet animal farouche ? Peut-être que les dents cruelles de sa bouche baiseraient l' herbe verte et frémiraient d' amour, p16 s' il regardait l' azur éblouissant du jour ! " alors, entrant ses doigts d' acier parmi les soies du sanglier courbé sur des restes de proies, il le traîna tout près du lac dormant. En vain, blessé par le soleil qui dorait le ravin, le monstre déchirait le roc de ses défenses. Il fuyait. Souriant de ces faibles offenses, Hercule, soulevant ses flancs hideux et lourds, le ramenait au jour lumineux. Mais toujours, attiré dans sa nuit par un amour étrange, le sanglier têtu retournait vers la fange, et toujours, l' effrayant d' un sourire vermeil, le héros le traînait de force au grand soleil. décembre 1862. HESIODE quand la terre encor jeune était à son aurore, par-delà ces amas de siècles que dévore dans l' espace infini le temps, ce noir vautour, à l' époque où j' étais rapsode en Grèce, un jour je quittais, plein de joie, un bourg de Thessalie. Là, jeune homme frivole en proie à ma folie, ayant cherché l' abri verdoyant d' un laurier, j' avais célébré Cypre et l' amour meurtrier que Zeus devant son trône un jour vit apparaître triomphant. Mais au lieu de montrer que ce maître des hommes exista dès le commencement, après le noir chaos, le tartare fumant et la terre profonde à la large poitrine, même avant l' éther vaste et la vague marine, p17 j' avais feint, pour mieux plaire aux laboureurs grossiers, que, doux enfant, exempt d' appétits carnassiers, ignoré d' échidna sanglante et des Furies, il fût né de Cypris en des îles fleuries. Les vierges, les vieillards devant leur porte assis étaient vite accourus en foule à mes récits, et le pain et le vin ne m' avaient pas fait faute. Or je partais chargé des présents de mon hôte, et sous les oliviers, parmi les chemins verts, j' allais d' un pas rapide, orgueilleux de mes vers. Comme j' étais entré dans la forêt qui grimpe mystérieusement au pied du mont Olympe, je vis auprès de moi, debout sur un talus, un homme fier, pareil aux géants chevelus que la terre enfanta dans sa force première. Son visage était pâle et baigné de lumière. Il touchait de la tête aux chênes murmurants ; à l' entour, dans les rocs penchés sur les torrents, les noirs rameaux touffus, en écoutant son ode, frissonnaient, et c' était le chanteur Hésiode. Les âges à venir, pour nos regards voilés, pensifs, se reflétaient dans ses yeux étoilés ; les tigres lui léchaient les pieds dans leur délire, et les aigles volaient près de sa grande lyre. Le devin se dressa dans les feuillages roux. Il abaissa vers moi ses yeux pleins de courroux où la nuit formidable avec l' aube naissante se mêlait, et cria d' une voix menaçante qui remplissait les bois devenus radieux : " ne fais pas un jouet de l' histoire des dieux ! " je m' inclinai, tremblant et pâle de mon crime. Il ajouta : " vois-tu la nature sublime tressaillir ? La forêt fume comme un encens. Les immortels sont là sur les monts blanchissants. Tais-toi. Laisse l' azur célébrer leur louange, p18 passant, que ces vainqueurs ont pétri dans la fange, et qui, faible et tremblant, sans te souvenir d' eux, vas devant toi, soumis à des besoins hideux, sorti de la douleur, né pour les funérailles, et tout chargé du poids affreux de tes entrailles. " janvier 1863. L'ANTRE au milieu d' un monceau de roches accroupies sur le chemin qui va de Leuctres à Thespies, un antre affreux s' ouvrait, sinistre, horrible à voir. Des buissons monstrueux tombaient de son flanc noir hérissés et touffus comme une chevelure, et dans la pierre en feu, qu' une rouge brûlure dévore, étaient gravés sur son front ruiné ces mots : " ici gémit l' éternel condamné. " rien n' obstruait le seuil de la sombre caverne. Hercule entra. Dans l' ombre, auprès d' une citerne dont le flot n' a jamais regardé le ciel bleu, sur des ossements d' homme était assis un Dieu. Or il avait vécu plus d' ans que la mémoire n' en rêve ; son vieux crâne était comme l' ivoire ; lui-même d' une flèche il déchirait son flanc ; à force de pleurer ses yeux n' étaient que sang, il semblait un oiseau farouche, pris au piége, et le vent frissonnait dans sa barbe de neige. Près de lui, devant lui, partout, des ossements blanchissaient sur le sol ténébreux. Par moments, un grand fleuve de pleurs débordait son oeil terne, et le beau vieillard-dieu pleurait dans la citerne. p19 Le fils d' Amphitryon fut saisi de pitié. " oh ! Dit-il, sombre aïeul durement châtié, que fais-tu loin du ciel dont notre oeil est avide ? Qui te retient ainsi dans ce cachot livide ? Ton désespoir est-il si vaste et si profond que tes larmes aient pu remplir ce puits sans fond ? Viens dans la plaine, où sont les ruisseaux et les chênes ! Sur tes bras affaiblis je ne vois pas de chaînes. D' ailleurs, je suis celui qui les brise ; je puis, si tu le veux, jeter ce rocher dans ce puits ; quelque dieu qu' ait maudit ta bouche révoltée, je te délivrerai, fusses-tu Prométhée ! " le vieillard exhalait des sanglots étouffants. Hercule dit : " suis-moi, laisse aux petits enfants cette lâche terreur et cette angoisse folle. Il n' est pas de douleur qu' un ami ne console ; viens avec moi, remonte à la clarté du jour ! -non, répondit le grand vaincu, je suis l' amour. " janvier 1863. LA ROSE égaré sur l' Othrys après un jour de jeûne, le plus ancien des dieux, l' éternellement jeune amour, le dur chasseur que l' épouvante suit, né de l' oeuf redoutable enfanté par la nuit aux noires ailes, vit la grande Cythérée dormant dans son chemin, sur la mousse altérée par le matin brûlant, et, pâle d' un tel jeu, contempla son visage et ses lèvres de feu. La déesse, couchée entre des rocs de marbre, p20 reposait, les cheveux épars, au pied d' un arbre dont l' abri préservait son front de la chaleur. Ses beaux yeux étaient clos, mais sur sa joue en fleur, dont leur voile exaltait l' impérieuse gloire, des franges de longs cils montraient leur splendeur noire. Comme un prince jaloux qui marque son trésor, le soleil éperdu lançait des flèches d' or sur son sein éclatant d' une candeur insigne, et sa poitrine était de neige comme un cygne, et pareille aux brebis errantes d' un troupeau. Sur sa crinière fauve et sur sa blanche peau de tremblantes lueurs couraient, surnaturelles. Entre ses pieds ouverts dormaient deux tourterelles. Le radieux sourire en pleurs du jour naissant folâtrait sur son corps de vierge éblouissant, et la nuit du feuillage et l' ombre des érables y caressaient, depuis les masses adorables de la blonde toison jusqu' aux divins orteils, les touffes d' or, les lys vivants, les feux vermeils. éros la vit. Il vit ces bras que tout adore, et ces rougeurs de braise et ces clartés d' aurore ; il contempla Cypris endormie, à loisir. Alors de son désir, faite de son désir, toute pareille à son désir, naquit dans l' herbe une fleur tendre, émue, ineffable, superbe, rougissante, splendide, et sous son fier dessin flamboyante, et gardant la fraîcheur d' un beau sein. Et c' est la rose ! C' est la fleur tendre et farouche qui présente à Cypris l' image de sa bouche, et semble avoir un sang de pourpre sous sa chair. Fleur-femme, elle contient tout ce qui nous est cher, jour, triomphe, caresse, embrassement, sourire : voir la rose, c' est comme écouter une lyre ! Notre regard ému suit le frémissement de son délicieux épanouissement ; p21 sa chevelure verte avec orgueil la couvre. Quand nous la respirons, elle est pâmée, et s' ouvre : son parfum d' ambroisie est un souffle. On dirait que, par je ne sais quel ravissement secret, elle prend en pitié notre amour et nos fièvres, et son calice ouvert nous baise avec des lèvres. mars 1863. NEMEE dans la vallée où passe une haleine embaumée, Hercule combattait le lion de Némée. Rampant, agile et nu, parmi les gazons ras, parfois il étreignait le monstre dans ses bras, puis le fuyait ; et, plein de fureur et de joie, par un bond effrayant revenait sur sa proie. Au loin sur les coteaux et dans les bois dormants on entendit leurs cris et leurs rugissements ; ils étaient à la fois deux héros et deux bêtes mêlant leurs durs cheveux, entre-choquant leurs têtes, hurlant vers la clarté des cieux qui nous sont chers, avec la griffe et l' ongle ensanglantant leurs chairs ; haletants, ils ouvraient leurs deux bouches pensives, montrant dans la clarté leurs dents et leurs gencives ; puis, vautrés l' un sur l' autre, ils tombaient en roulant sur les pentes en fleur, dans le sable sanglant. Enfin, d' un cri sauvage effrayant les ravines, Hercule prit le monstre entre ses mains divines ; alors il lui serra si durement le cou, que le lion sentit la mort dans son oeil fou et vit passer sur lui le flot noir de l' Averne. Le héros le traîna jusque dans sa caverne ; p22 sombre et morne, elle avait une entrée au levant, et l' autre au couchant sombre, où s' engouffrait le vent. Hercule, contenant d' une main rude et forte le lion qui voulait bondir vers cette porte, prit un quartier de roche avec son autre main, et la boucha ; puis, d' un long effort surhumain, qui fit craquer les os de l' horrible mâchoire et jaillir un sang rouge entre ses dents d' ivoire, il étouffa le monstre, et, penché vers les cieux, il écouta monter dans l' air silencieux son long râle et sa plainte amère aux vents jetée, si triste que la terre en fut épouvantée. Puis le héros ouvrit ses bras ; poussant un cri suprême, le lion mourant tomba meurtri, et, se heurtant au mur de la caverne close, il expira, laissant traîner sa langue rose. lundi 6 juillet 1874. TUEUR DE MONSTRES le beau monstre, à demi couché dans l' ombre noire, laissait voir seulement sa poitrine d' ivoire et son riant visage et ses cheveux ardents, et Thésée, admirant la blancheur de ses dents, regardait ses bras luire avec de molles poses, et de ses seins aigus fleurir les boutons de roses. Au loin ils entendaient les aboiements des chiens, et la charmante voix du monstre disait : " viens, car cet antre nous offre une retraite sûre. Ami, je dénouerai moi-même ta chaussure, j' étendrai ton manteau sur l' herbe, si tu veux, p23 et tu t' endormiras, le front dans mes cheveux, sans craindre la clarté d' une étoile importune. " mais, comme elle parlait, un doux rayon de lune parut, et le héros, dans le soir triste et pur, vit resplendir avec ses écailles d' azur le corps mystérieux du monstre, dont la queue de dragon vil, pareille à la mer verte et bleue, déroulait ses anneaux, et de blancs ossements brillèrent à ses pieds, sous les clairs diamants de la lune. Alors, sourd à la voix charmeresse du monstre, et saisissant fortement une tresse de la crinière d' or qui tombait sur ses yeux, il tira son épée avec un cri joyeux, et deux fois en frappa le monstre à la poitrine. Et, hurlant comme un loup dans la forêt divine, crispant ses bras, tordant sa queue, horrible à voir, l' Hydre au visage humain tomba dans son sang noir tandis que le héros sous l' ombrage superbe, essuyant son épée humide aux touffes d' herbe, s' en allait, calme ; et, sans que ce cri l' eût troublé, il regardait blanchir le grand ciel étoilé. 16 novembre 1873. LA MORT DE L'AMOUR Une nuit, j' ai rêvé que l' amour était mort. Au penchant de l' Oeta, que l' âpre bise mord, les vierges dont le vent meurtrit de ses caresses les seins nus et les pieds de lys, les chasseresses que la lune voit fuir dans l' antre souterrain, l' avaient toutes percé de leurs flèches d' airain. p24 Le jeune dieu tomba, meurtri de cent blessures, et le sang jaillissait sur ses belles chaussures. Il expira. Parmi les bois qu' ils parcouraient les loups criaient de peur. Les grands lions pleuraient. La terre frissonnait et se sentait perdue. Folle, expirante aussi, la nature éperdue de voir le divin sang couler en flot vermeil, enveloppa de nuit et d' ombre le soleil, comme pour étouffer sous l' horreur de ces voiles l' épouvantable cri qui tombait des étoiles. Laissant pendre sa main qui dompte le vautour, il gisait, l' adorable archer, l' enfant amour, comme un pin abattu vivant par la cognée. Alors Psyché vint, blanche et de ses pleurs baignée : elle s' agenouilla près du bel enfant-dieu, et sans repos baisa ses blessures en feu, béantes, comme elle eût baisé de belles bouches, puis se roula dans l' herbe, et dit : " ô dieux farouches ! C' est votre oeuvre, de vous je n' attendais pas moins. Je connais là vos coups. Mais vous êtes témoins, tous, que je donne ici mon souffle à ce cadavre, pour qu' éros, délivré de la mort qui le navre, renaisse, et dans le vol des astres, d' un pied sûr remonte en bondissant les escaliers d' azur ! " puis, comprimant son coeur que brûlaient mille fièvres dans un baiser immense elle colla ses lèvres sur la lèvre glacée, hélas ! De son époux, et, tandis que la voix gémissante des loups montait vers le ciel noir sans lumière et sans flamme, elle baisa le mort, et lui souffla son âme. Tout à coup le soleil reparut, et le dieu se releva, charmé, vivant, riant. L' air bleu baisait ses cheveux d' or, d' où le zéphyr emporte l' extase des parfums, et Psyché tomba morte. éros emplit le bois de chansons, fier, divin, p25 superbe, et d' une haleine aspirant, comme un vin doux et délicieux, la vie universelle, mais sans s' inquiéter un seul moment de celle qui gisait à ses pieds sur le coteau penchant, et dont le front traînait dans la fange. Et, touchant les flèches dont Zeus même adore la brûlure, il marchait dans son sang et dans sa chevelure. décembre 1862. ROLAND Roncevaux ! Roncevaux ! Que te faut-il encor ? Il s' est éteint l' appel désespéré du cor. Hauts sont les puys et longs et ténébreux, mais Charles, frémissant dans sa chair, entend que tu lui parles, et, couchés à jamais pour l' éternel repos, les païens gisent morts par milliers, par troupeaux, sur le sable, à côté des français intrépides. Ah ! Les vaux sont profonds, et les gaves rapides, et la rafale fait tournoyer sur les monts ces âmes de corbeaux qu' emportent les démons. Tandis que l' empereur à la barbe fleurie accourt, hélas ! Trop tard vers l' affreuse tuerie, ô douleur ! Dans le fond des défilés étroits, au pied des rocs de marbre, ils ne sont plus que trois : l' archevêque Turpin, qui, la mort sur la joue, navre encor les païens, qu' on l' en blâme ou l' en loue, et le brave Gautier De Luz, et puis Roland. Olivier est tombé, qui, déjà chancelant, et l' oeil au paradis qui devant lui flamboie, Hauteclaire à la main, criait encor : Montjoie ! Il dort, le fier marquis, auprès de Veillantif. p26 Cependant, à venger notre France attentif, sous son armure d' or, pâle, souillé de fange, Roland, sanglant, blessé, poudreux, fier comme un ange, combat en vaillant preux qui sait bien son métier. Turpin de son épieu fait merveille ; Gautier est plus rouge partout qu' une grenade mûre ; le sang de tous côtés tombe de son armure, et Roland frappe, ayant une blessure au flanc. Durandal avait tant travaillé que le sang ruisselait sur sa lame, et l' enveloppait toute d' un humide fourreau vermeil, et goutte à goutte pleuvait en même temps de tous les points du fer. On eût dit que Roland, revenu de l' enfer, tînt un glaive de feu levé sur les infâmes, d' où sa main secouait de la braise et des flammes. Tout ce sang tombait dru sur lui, sur son coursier, débordant, émoussait le tranchant de l' acier, et, lorsque le héros s' élançait comme en rêve, bouillonnait en flot clair à la pointe du glaive. Son odeur enivrante attirait les vautours. " ah ! S' écriait le bon Roland frappant toujours devant lui, si, ma main étant moins occupée, je pouvais seulement essuyer mon épée ! " il dit, et sur le front du sarrasin maudit frappe ; alors monseigneur saint Michel descendit du ciel, et vers Roland, occupé de combattre, accourut, enjambant dans l' éther quatre à quatre les clairs escaliers bleus du paradis. Il vint au comte qui luttait, souriant, contre vingt mécréants, et son fer n' était qu' une souillure. Mais l' archange éclatant, dont l' ample chevelure de rayons d' or frissonne autour de son front pur, essuya Durandal à sa robe d' azur. Ensuite il regagna les cieux. Dans la mêlée Roland continuait sa course échevelée. p27 Comme le bûcheron s' abat sur la forêt, sa grande épée, heureuse et rajeunie, ouvrait les fronts casqués ; à chaque estocade nouvelle, on en voyait jaillir le sang et la cervelle ; et les noirs bataillons qu' il touchait en marchant disparaissaient, ainsi que les épis d' un champ se renversent, courbés sous le vent qui les bouge. Une minute après, Durandal était rouge. février 1863. PENTHESILEE quand son âme se fut tristement exhalée par la blessure ouverte, et quand Penthésilée, une dernière fois se tournant vers les cieux, eut fermé pour jamais ses yeux audacieux, des guerriers, soutenant son front pâle et tranquille, l' apportèrent alors sous les tentes d' Achille. On détacha son casque au panache mouvant qui tout à l' heure encor frissonnait sous le vent, et puis on dénoua la cuirasse et l' armure ; et, comme on voit le coeur d' une grenade mûre, la blessure apparut, dans la blanche pâleur de son sein délicat et fier comme une fleur. La haine et la fureur crispaient encor sa bouche, et sur ses bras hardis, comme un fleuve farouche se précipite avec d' indomptables élans, tombaient ses noirs cheveux, hérissés et sanglants. Le divin meurtrier regarda sa victime. Et, tout à coup sentant dans son coeur magnanime une douleur amère, il admira longtemps p28 Cette guerrière morte aux beaux cheveux flottants dont nul époux n' avait mérité les caresses, et sa beauté pareille à celle des déesses. Puis il pleura. Longtemps, au bruit de ses sanglots, ses larmes de ses yeux brûlants en larges flots ruisselèrent, et, comme un lys pur qui frissonne, il baignait de ses pleurs le front de l' amazone. Tous ceux qui sur leurs nefs, jeunes et pleins de jours, pour abattre Ilios environné de tours l' avaient accompagné, fendant la mer stérile, frémissaient dans leurs coeurs, à voir pleurer Achille. Mais seul Thersite, louche boiteux et tortu et chauve, et n' ayant plus sur son crâne pointu que des cheveux épars comme des herbes folles, outragea le héros par ces dures paroles : " cette femme a tué les meilleurs de nos chefs, dit-il, puis les ayant chassés jusqu' à leurs nefs, envoya chez Aidès, les perçant de ses flèches, des achéens nombreux comme des feuilles sèches que le vent enveloppe en son tourbillon fou ; toi cependant, chacun le voit, coeur lâche et mou, qui te plains et gémis comme le cerf qui brame, tu pleures cette femme avec des pleurs de femme ! " à ces mots, regardant le railleur insensé, Achille s' éveilla, comme un lion blessé sur le sable sanglant qu' un vent brûlant balaie, dont un insecte affreux vient tourmenter la plaie, et, voyant près de lui ce bouffon sans vertu, il le frappa du poing sur son crâne pointu. Tersite expira. Car le poing fermé d' Achille avait fait cent morceaux de son crâne débile, de même que l' argile informe cuite au four est fracassée avec un grand bruit à l' entour, alors que le potier, justement pris de rage et fâché d' avoir mal réussi son ouvrage, p29 en se ruant dessus brise un vase tout neuf. Il tomba lourdement, assommé comme un boeuf, et, regardant encor la guerrière sans armes, Achille aux pieds légers versait toujours des larmes. 12 octobre 1872. LA REINE OMPHALE la reine Omphale était assise, comme un dieu, sur un trône ; ses lourds cheveux d' or et de feu étincelaient ; Hermès, pareil au crépuscule, posant sa forte main sur l' épaule d' Hercule, se tourna vers la reine avec un air subtil, et lui dit : " le marché des dieux te convient-il ? -messager, répondit alors d' une voix grave la lydienne, pars, laisse-moi pour esclave ce tueur de lions, de sa forêt venu, et je l' achèterai pour le prix convenu. " Hermès, gardant toujours sa pose triomphale, reçut les trois talents que lui donnait Omphale, et, montrant le héros aux muscles de titan, " cet homme, lui dit-il, t' appartient pour un an. " parlant ainsi, le dieu souriant de Cyllène, comme un aigle qui va partir, prit son haleine et bondit ; il vola de son pied diligent plus haut que l' éther vaste et les astres d' argent ; puis au ciel, qu' une pourpre éblouissante arrose, s' enfuit dans la vapeur en feu du couchant rose. La lydienne au front orné de cheveux roux abaissa sur Hercule un oeil plein de courroux, et lui cria, superbe et de rage enflammée, p30 en touchant la dépouille auguste de Némée : " esclave, donne-moi cette peau de lion. " Hercule, sans colère et sans rébellion, obéit. La princesse arrangea comme un casque, sur sa tête aux cheveux brillants, l' horrible masque du lion, puis mêla, plus irritée encor, la crinière farouche avec ses cheveux d' or, et, levant par orgueil sa tête étincelante, se fit de la dépouille une robe sanglante. " esclave, que le sort a courbé sous ma loi, reprit-elle en mordant sa lèvre, donne-moi tes flèches, ton épée et ton arc, et déchire ce carquois. " le héros obéit. Un sourire ineffable éclairait, comme un rayon vermeil, son front pensif, hâlé par le fauve soleil. Pourquoi vas-tu, couvert de meurtres et de crimes, par les chemins, sous l' oeil jaloux des dieux sublimes ? Dit Omphale. Tu fuis dans l' univers sacré, toujours ivre de sang et de sang altéré ; tu fais des orphelins désolés et des veuves dont le sanglot amer se mêle au bruit des fleuves ; ton pied impétueux ne marche qu' en heurtant des cadavres ; l' horreur te cherche, et l' on entend crier derrière toi les bouches des blessures. Comme un chien dont les dents sont rouges de morsures, et qui, repu déjà, pour se désaltérer cherche encore un lambeau de chair à déchirer, tu peuples d' ossements la terre et les rivages, et tu n' épargnes même, en tes meurtres sauvages, ni les rois au front ceint de laurier, ni les dieux ; mais s' ils ont fui devant ce carnage odieux, comme rougir la terre est ton unique joie, tu cherches les serpents et les bêtes de proie. C' est par de tels exploits que tu te signalas ; mais la terre en est lasse et le ciel en est las ; p31 les fleuves rugissants, dans leurs grottes profondes, ne veulent plus rouler du sang avec leurs ondes ; tes pas lourds font horreur aux grands bois chevelus, et, lasse de te voir, la terre ne veut plus cacher au fond du lac pâle ou de la caverne ta moisson de corps morts promis au sombre Averne. Et c' est pourquoi les dieux, qui seront tes bourreaux, m' ont fait des bras d' athlète et le coeur d' un héros pour vaincre l' oiseleur affreux du lac Stymphale, car ils réserveront à la gloire d' Omphale de dompter un brigand, pourvoyeur des tombeaux ouverts, dût-elle avoir comme toi des lambeaux de chair après ses dents et du sang à la bouche, et déchirer le coeur d' un assassin farouche. " " -ô reine, répondit Hercule doucement, amazone invincible au coeur de diamant ! Quand tu parais, on croit voir, à ta noble taille, un jeune dieu cruel armé pour la bataille. Ton regard, que la Grèce a tant de fois vanté, s' embrase comme un astre au ciel épouvanté, et sur ton sein aigu, que la blancheur décore, tes cheveux rougissants ont des éclats d' aurore. Encor tout jeune enfant par le jour ébloui, j' eus pour maître Eumolpos, et je puis, comme lui, célébrer la fierté charmante et le sourire d' une déesse blonde, ayant tenu la lyre. Mais lorsque je parus sous le regard serein des cieux, portant cet arc et ce glaive d' airain, la terre gémissait, nourrice des colosses, sous la dent des brigands et des bêtes féroces. Des bandits, embusqués près de chaque buisson, arrêtaient le passant pour en tirer rançon ; dans leur démence avide, ils bravaient les tonnerres de Zeus ; tout leur cédait, et les plus sanguinaires, ayant jeté l' effroi dans les murs belliqueux p32 des villes, emmenaient les vierges avec eux. Les dieux même oubliaient la justice. La peste soufflait sinistrement son haleine funeste dans les marais par l' eau dormante empoisonnés ; mordant les arbres noirs déjà déracinés, des monstres surgissaient, hideux, couverts d' écailles renaissant du sang vil versé dans leurs batailles. De lourds dragons ailés se traînaient sur les eaux dans leur bave, jetant le feu par leurs naseaux, et flétrissaient les fleurs de leurs souffles infâmes. ô guerrière fidèle, est-ce toi qui me blâmes ? Quand j' avais nettoyé les sourds marais dormants en détournant le cours d' un fleuve aux diamants glacés ; quand les dragons, le long des feuilles sèches, se traînaient sur le sol, déchirés par mes flèches, j' allais porter secours à des vierges, tes soeurs ; je tuais les brigands furtifs, les ravisseurs, et, près des lacs noyés dans les vapeurs confuses, j' écrasais de mes mains les artisans de ruses, afin de ne plus voir leurs vols insidieux, et sans m' inquiéter s' ils étaient rois ni dieux ! Reine, tu te trompais, tout ce qui souffre m' aime. Ah ! Si j' ai quelquefois combattu pour moi-même et pour sacrifier à mon orgueil, du moins ce fut contre les dieux indolents, qui, témoins de mes travaux, craignaient la terre rajeunie, et mettaient pour une heure obstacle à mon génie. Oui, parfois, las d' errer seul dans leurs durs exils, je les ai défiés ; mais comment pouvaient-ils, sans craindre avec raison que tout s' anéantisse, entraver le héros qui s' appelle Justice ? Et ne savaient-ils pas que, sur cet astre noir, si tout les nomme loi, je me nomme devoir ? Quand, cherchant, pour ma tâche incessamment subie, les boeufs de Géryon, j' entrai dans la Libye, p33 le dieu Soleil lança sur moi ses traits de feu, et moi, de même aussi, je lançai sur le dieu mes flèches, et je vis vaciller à la voûte céleste sa lumière, et je repris ma route sur l' orageuse mer, dans une barque d' or. Quand donc ai-je offensé la vertu, mon trésor ! J' ai combattu la mort qui voulait prendre Alceste ; j' ai violé la nuit de l' Hadès, où l' inceste gémit, et j' ai marché dans le nid du vautour, mais pour rendre Thésée à la clarté du jour ! La femme, dont le front abrite un saint mystère, est la divinité visible de la terre. Elle est comme un parfum dans de riches coffrets ; ses cheveux embaumés ressemblent aux forêts ; son corps harmonieux a la blancheur insigne de la neige des monts et de l' aile du cygne ; habile comme nous à dompter les chevaux, elle affronte la guerre auguste, les travaux du glaive, et comme nous, depuis qu' elle respire, sait éveiller les chants qui dorment dans la lyre. C' est pour elle, qui prend notre âme sur le seuil de la vie, et pour voir ses yeux briller d' orgueil, que j' allais écrasant les hydres dans la plaine, sachant, esprit mêlé d' azur, qu' elle est sa haine contre l' impureté des animaux rampants. Partout, guidant ses pas sur le front des serpents, et cherchant sans repos la clarté poursuivie, j' ai détesté le meurtre et protégé la vie ; et, calme, usant mes mains à déchirer des fers, quand je ne trouvais plus, entrant dans les déserts les bandits à détruire et leurs embûches viles, j' y tuais des lions et j' y laissais des villes ! Et si, toujours le bras armé, toujours vainqueur, j' ai répandu le sang humain, c' est que mon coeur est rempli de courroux contre les impostures, p34 et que je ne puis voir souffrir les créatures. " la grande Omphale avait les yeux baignés de pleurs. Palpitante, le front tout blêmi des pâleurs de l' amour, comme un ciel balayé par l' orage s' éclaire, elle sentait les dédains et la rage loin de son coeur blessé déjà prendre leur vol vers le mystérieux enfer, et sur le sol tout brûlé des ardeurs de l' âpre canicule, elle s' agenouilla, baisant les pieds d' Hercule. Elle courbait son front orgueilleux et vaincu, et ses lourds cheveux roux couvraient son sein aigu. " digne race des dieux ! Vengeur, ô fils d' Alcmène, dit-elle, j' ai rêvé. Qui donc parlait de haine ? Je t' ai volé cet arc pris sur le Pélion, tes flèches, cette peau sanglante de lion, et ce glaive toujours fumant, tes nobles armes. Vois, je lave à présent tes pieds avec mes larmes. Ces joyaux, dont les feux embrasent mes habits, cette ceinture d' or brillant, où les rubis se heurtent quand je marche avec un bruit sonore, sont mes armes aussi, que l' univers adore et qu' a su conquérir la valeur de mon bras ; tu peux me les ôter, ami, quand tu voudras. Mais, afin que je sois à jamais célébrée par les chanteurs épars sous la voûte azurée, et que cette quenouille, où seule j' ai filé la blanche laine en mon asile inviolé, à jamais parmi les mortels surpasse en gloire le foudre ailé du roi Zeus et la lance noire d' Athènè, qui frémit sur son bras inhumain, daigne, oh ! Daigne toucher avec ta noble main cette quenouille, chaude encor de mon haleine, où je filais d' un doigt pensif la blanche laine, et songe que ma mère a tenu ce morceau d' ivoire, en m' endormant dans mon petit berceau ! " p35 Hercule souriait, penché ; la chevelure d' Omphale frissonnait près de sa gorge pure. La lydienne, avec la douceur des bourreaux, languissante, et levant vers les yeux du héros ses yeux de violette où flotte une ombre noire, lui posa dans les mains sa quenouille d' ivoire. juin 1861. L'ILE c' est un riant éden, un splendide Avalon, que le grand nord féerique a voilé dans sa brume, et les chênes géants, l' ombre du frais vallon, y montrent pour ceinture une frange d' écume. Les fiers camellias, les aloès pensifs, fleurissent en plein sol dans l' île fortunée que la rose parfume, et contre ses récifs l' inconsolable mer se débat enchaînée. La mer, écoutez-la rugir ! La vaste mer dresse, en pleurant, ses monts aux farouches descentes et soupire, et ses flots échevelés dans l' air hurlent comme un troupeau de femmes gémissantes. Elle pense, elle songe, et quelque souvenir l' agite. Avec ses cris, avec sa voix sauvage elle annonce quelqu' un de grand qui va venir. Il vient ; regardez-le passer sur le rivage. Regardez-le passer, grave, au bord de la mer, c' est un sage, c' est un superbe esprit tranquille, hôte de l' ouragan sombre et du flot amer, divin comme Hésiode, auguste comme Eschyle. p36 Il marche, hôte rêveur, lisant dans le ciel bleu. Son corps robuste est comme un chêne et son front penche, son habit est grossier, son regard est d' un dieu, son oeil profond contient un ciel, sa barbe est blanche. Les ans, l' âpre douleur, ont neigé sur son front ; il n' a plus rien des biens que la jeunesse emporte ; il a subi l' erreur, l' injustice, l' affront, la haine ; sa patrie est loin, sa fille est morte. Tant de maux, tant de soins, tant de soucis jaloux ont-ils rendu son âme inquiète ou méchante ? Petits oiseaux des bois, il est doux comme vous. Comment s' est-il vengé des envieux ? Il chante. Jadis il a connu le prestige imposant, les applaudissements qu' on est joyeux d' entendre, les honneurs, le tumulte ; il se dit à présent : " qu' était cette fumée, et qu' était cette cendre ? " contre le mal, pareil aux flèches d' or du jour, indigné comme il fut dans la bouche d' Alcée, et d' autres fois divin, fait d' azur, plein d' amour, le vers éblouissant jaillit dans sa pensée. à son côté, pareille aux beaux espoirs déçus, la muse charité, grâce fière et touchante, au front brillant encor du baiser de Jésus, visible pour lui seul, porte une lyre. Il chante. Et son ode, si douce au fond des bosquets verts qu' elle enchante le lys et ravit la mésange, résonne formidable au bout de l' univers comme un clairon mordu par la bouche d' un ange. p37 Alors, au haut des cieux plus riants et plus chauds, l' avenir, pénétré, soulève enfin tes voiles, ô rêve ! Et le plafond ténébreux des cachots, déchiré tout à coup, laisse voir des étoiles. L' esclave humilié, le pauvre, le maudit, sont relevés tandis qu' il accomplit sa tâche, et ce rouge assassin de l' ombre, ce bandit, l' échafaud, démasqué, frissonne comme un lâche. Esprit caché là-bas dans la brume du nord, il répand sa clarté sur nous, tant que nous sommes. Qui donc l' a fait si pur ? C' est le courroux du sort. Et qui l' a fait si grand ? C' est l' injure des hommes. Le sage errant n' a plus ici-bas de prison. Le délaissé qui n' a plus rien n' a plus de chaînes. Sa demeure infinie a pour mur l' horizon ; il parle avec la source et vit avec les chênes ! Si cette flamme d' astre éclate dans ses yeux, si ce vent inconnu fouette sa chevelure, c' est parce qu' il entend le mot mystérieux que depuis cinq mille ans bégayait la nature ! ô mère ! Dont l' azur est le manteau serein, donne tous tes trésors, nature, sainte fée, à ce passant connu de l' aigle souverain qui connaît ton langage et tes noms, comme Orphée. Et toi qui l' accueillis, sol libre et verdoyant, qui prodigues les fleurs sur tes coteaux fertiles et qui sembles sourire à l' océan bruyant, sois bénie, île verte, entre toutes les îles. p38 Oui, sois bénie. Il a marché dans ton sillon, comme passaient ailleurs, laissant leur trace ardente et traînant l' un sa pourpre, et l' autre son haillon, le voyageur Homère et le voyageur Dante. février 1864. DIONE abattu par la roche énorme que sans aide, seul, avait soulevée en ses mains Diomède, énée était tombé sous le char de l' ardent fils de Tydée, ainsi qu' un chêne, et cependant que sa mère Aphrodite, au vent échevelée, l' emportait mourant loin de la noire mêlée, Diomède, sachant qu' elle est faible, et non pas intrépide à guider les hommes sur ses pas vers le carnage, comme ényo destructrice des citadelles, dont la mort suit le caprice, poursuivit Aphrodite en son hardi chemin ; et de sa lance aiguë il lui perça la main, d' où le sang précieux jaillit fluide et rose, délicieux à voir comme une fleur éclose, riant comme la pourpre en son éclat vermeil, et tout éblouissant des perles du soleil. Car, pareils dans leur gloire à la blancheur du cygne, les dieux ne boivent pas le vin noir de la vigne. Ces rois, petris d' azur, ne mangent pas de blé, et c' est pourquoi leur sang, qui n' est jamais troublé, court dans leurs veines, beau de sa splendeur première, comme un flot ruisselant d' éther et de lumière. Aphrodite poussait des cris, comme un aiglon p39 furieux, cependant que Phoebos-Apollon cachait énée au sein d' un nuage de flamme, de peur qu' un Danaen ne lui vînt ravir l' âme en frappant de l' airain ce faiseur de travaux. Mais dans le char brillant d' Arès, dont les chevaux s' envolèrent au gré de sa fureur amère, Aphrodite s' enfuit vers Dioné, sa mère ; Iris menait le char rapide, et secouait les rênes, et tantôt frappait à coups de fouet les deux chevaux, tantôt pour presser leur allure leur parlait, caressant leur douce chevelure, employant tour à tour la colère et les jeux. Ils arrivent enfin à l' Olympe neigeux, et dans le palais d' ombre où sur son trône songe Dioné, dans la nue où sa tête se plonge. Or, lorsque sans pâlir de l' amère douleur, calme, et comme une rose ouvrant sa bouche en fleur, Aphrodite eut montré sa blanche main d' ivoire déchirée et meurtrie et qui devenait noire, la Titane au grand coeur si souvent ulcéré, planant sinistrement d' un front démesuré sur les cieux dont au loin la profondeur s' azure, tressaillit dans ses flancs et lava la blessure. Et, rappelant ainsi des crimes odieux, elle nommait tout bas les meurtriers des dieux : Hercule, nourrisson de la guerre et, comme elle, ivre d' horreur, blessant Hèra sous la mamelle ; Ephialte, en dépit du destin souverain, mettant Arès lié dans un cachot d' airain, et l' emprisonnant, seul avec la nuit maudite. Puis, prenant en ses bras la céleste Aphrodite, sans peine elle étendit ses membres assoupis sur des toisons sans tache et de moelleux tapis, car déjà le sommeil, né de l' ombre éternelle, roulait un sable fin dans sa noire prunelle ; p40 et comme Dioné, redoutable aux méchants, se souvenait encor des invincibles chants avec lesquels, avant de subir leurs désastres, les titans conduisaient le blanc troupeau des astres soucieuse de voir la déesse frémir, elle disait ces chants sacrés pour l' endormir, douce et baissant la voix bien plus qu' à l' ordinaire, et les mortels croyaient que c' était le tonnerre. jeudi 20 août 1874. LA CITHARE déesse, dis comment ce fut le roi, ton fils, guerrier pareil aux dieux, qui façonna jadis la cithare, pieux vainqueur du fleuve sombre, puis inventa les chants soumis aux lois du nombre, envolés et captifs et gardant leur trésor comme un voile fermé par une agrafe d' or ! Le soir baignait de feux les cimes du Rhodope. Ces grands monts désolés que la nue enveloppe s' enfuyaient dans la nuit comme de noirs géants. Joyeux et regardé par les antres béants, Orphée, au vent affreux livrant sa chevelure, ivre d' amour, épris de toute la nature, chantait, et, s' envolant comme l' oiseau des airs, son ode avait donné la vie aux noirs déserts, car les arbres lointains, entraînés par la force des vers, orme touffu, chêne à la rude écorce, étaient venus, cédant au charme de la voix ; et voici qu' à présent le feuillage d' un bois mélodieux, immense et rempli de murmures, sur le front du chanteur étendait ses ramures ; p41 les rocs avaient fendu la terre en un moment : ils s' étaient approchés mystérieusement, et le torrent glacé, qui pleure en son délire, étouffait le sanglot qui toujours le déchire. Du fond de l' éther vaste et des cieux inconnus les oiseaux, déployant leur vol, étaient venus ; puis, gravissant les monts neigeux, mornes colosses, les animaux tremblants et les bêtes féroces et les lions étaient venus. Dans le ravin, ils écoutaient, léchant les pieds du roi divin, ou pensifs, accroupis dans une vague extase. Comme un aigle emportant le rayon qui l' embrase, l' hymne sainte, agitant ses flammes autour d' eux, mettait de la clarté sur leurs mufles hideux ; attendris, ils versaient des larmes fraternelles, et la douceur des cieux entrait dans leurs prunelles. Mais le héros chantait, frémissant de pitié. Son front, par des rougeurs de flamme incendié, était comme les cieux qu' embrasent des aurores. Mêlant ses vers au bruit dont les cordes sonores emplissaient le désert par leur voix adouci, le pieux inventeur des chants parlait ainsi : " ô dieux, s' écriait-il, écoutez la cithare ! Dieux du neigeux Olympe et du sombre Tartare qui portez dans vos mains le sceptre impérieux ! Et vous aussi, titans, aïeux de nos aïeux ! Kronos ! Embrassant tout dans ton vol circulaire ! Et toi, bienheureux ! Zeus brûlant ! Roi tutélaire, indomptable, sacré, terrible, flamboyant ! ô Zeus étincelant, tonnant et foudroyant ! épouse du roi Zeus, Hèra ! Qui seule animes tout, sur les pics de neige et sur les vertes cimes, quand se glissent au sein de l' éther nébuleux ta forme aérienne et tes vêtements bleus ! Rhéa ! Qui sur ton char vénérable es traînée p42 par des taureaux, déesse, ô vierge forcenée qui t' enivres du bruit des cymbales d' airain ! Hypérion ! Strident, tourbillonnant, serein, titan resplendissant d' or, qui, dans ta colère, parais, oeil de justice, avec ta face claire ! ô Sélènè fleurie aux cornes de taureau ! ô toi, robuste Pan, qui sous le vert sureau passes, chasseur subtil, avec tes pieds de chèvre ! Cypris nocturne, ayant des roses sur ta lèvre ! écoutez-moi, vous tous, dieux de gloire éblouis, roi Ploutôn ! Poséidôn roi ! Qui te réjouis des flots ! Puissant érôs ! Et toi, Titanienne, vierge, archer au grand coeur, reine Dictynienne, qui bondis, et te plais, dénouant tes liens sur la montagne verte, aux aboiements des chiens ! Hèphaistos, ouvrier industrieux, qui hantes les villes ! Bel Hermès ! Arès aux mains sanglantes ! Perséphonè ! Lètô ! Reines aux bras charmants ! Toi qui reçus la foudre en tes embrassements, Sémélè ! Toi, puissant Bacchos aux yeux affables ceint de feuillages, né sur des lits ineffables ! Guerrier au front mitré, dieu rugissant et doux, ô toi qui meurs pour nous et qui renais en nous ! Vous, Charites aux noms illustres, florissantes dont le fauve soleil dore d' éblouissantes parures de rayons les cheveux dénoués ! Euménides ! Qui sur vos beaux fronts secouez des serpents agitant sinistrement leurs queues, et qui regardez l' eau du Styx ! Déesses bleues, écoutez la cithare ! ô démons redoutés ! Esprits des bois et des fontaines, écoutez la cithare ! écoutez le cri de sa victoire ! Viens, écoute-la, nuit sainte à la splendeur noire ! écoute-la, splendide Eôs, qui sur les lys mets ta rose lumière ! écoute-la, Thémis. p43 écoutez-la, vous tous, dieux ! Et vous, muses chastes ! Et vous, Nymphes qui dans les solitudes vastes éparpillez dans l' air votre chant innocent, courant obliquement et vous réjouissant des antres ! Qui prenez vos caprices pour guides, et, rieuses, marchez par des chemins liquides ! ô vierges qu' on admire en vos jeux querelleurs et dont les jeunes fronts sont couronnés de fleurs ! Vous tous, guerriers, démons bienfaisants, rois fidèles ! Vous dont chaque pensée errante en vos prunelles contient l' éternité sereine d' une loi, écoutez la cithare, où gronde avec effroi l' orage des sanglots humains, et d' où ruisselle comme un fleuve éperdu la vie universelle ! ô dieux, pendant les nuits sereines, anxieux, j' ai longtemps écouté le bruit qui vient des cieux, d' où sans cesse le chant des étoiles s' élance si doux, que nous prenons ses voix pour le silence ! Dieux comme vous, mais faits de flamme et de clarté, les grands astres épars dans la limpidité de l' azur, triomphants d' orgueil et de bravoure, vivent dans la splendeur blanche qui les entoure. Héros, nymphes, guerriers, chasseurs, parmi les flots de clairs rayons, les uns de leurs blancs javelots percent, victorieux, des monstres de lumière ; penchés sur des chevaux à l' ardente crinière, coursiers de neige ailés au vol terrible et sûr, d' autres livrent bataille à des hydres d' azur. Des vierges parmi les lueurs orientales volent, de leurs cheveux secouant des opales, et le ciel, traversé d' un éclair vif et prompt, s' enflamme au diamant qui tressaille à leur front. Celles-là dans la mer de feu blanche et sonore puisent des flots ravis, puis renversent l' amphore au flanc lourd traversé par un reflet changeant p44 d' où la lumière tombe en poussière d' argent ; d' autres, aux seins de lys et de neiges fleuries, dansent dans les brûlants jardins de pierreries, et des astres pasteurs, près des fleuves de blancs diamants, dont les flots sont des rayons tremblants, conduisent leur troupeau d' étoiles qui flamboie, et tous chantent, joyeux d' être lumière et joie ! C' est leur chant écouté dans la tremblante nuit par l' arbre muet, par le fleuve qui s' enfuit, par la mer furieuse et dont les flots sauvages déborderaient bientôt leurs arides rivages, qui fait que l' univers par le nombre enchaîné obéit et demeure à la règle obstiné ; que l' arbre, noir captif, boit aux sources divines sans tenter d' arracher de terre ses racines ; que le fleuve sommeille, oubliant ses douleurs, et que l' ombre au vol noir, laissant couler ses pleurs et son sang, d' où les fleurs du matin vont éclore, sans révolte et sans cris s' enfuit devant l' aurore ! Ce chant nous dit : " mortels et dieux, pour ressaisir la joie, élevez-vous par le puissant désir vers le ciel chaste où l' ombre affreuse est inconnue ! Car, si vous le voulez, à votre épaule nue des ailes s' ouvriront, et, dévorés d' amour, vous monterez enfin vers la lumière. Un jour, la mort, la nuit, cessant de sembler éternelles, fuiront devant le feu sacré de vos prunelles, et vos lèvres, buveurs d' ambroisie et de miel, boiront la clarté même et la splendeur du ciel ! " hélas ! Telles vers nous leurs prières s' envolent ; mais souvent, en leur clair triomphe, ils se désolent parce que, dans la nuit courant vers le trépas, les hommes et les dieux ne les entendent pas ! " c' est ainsi que chanta le vénérable Orphée, et des antres obscurs une plainte étouffée p45 monta comme un soupir dans le désert profond ; et les arbres aux durs rameaux venus du fond de la Piérie, en fendant la terre noire, pour ombrager le front du roi brillant de gloire, les hêtres, les tilleuls et le chêne mouvant murmuraient comme si dans l' haleine du vent leur feuillage eût voulu jeter sa vague plainte. La gazelle timide, oubliant toute crainte, rêvait dans son extase auprès des ours affreux ; les tigres, qui semblaient se consulter entre eux, échangeaient, frissonnants, des sanglots et des râles ; les lions agitaient leurs chevelures pâles ; debout sur les rochers qui suivaient les détours du fleuve plein d' un bruit sinistre, les vautours et les aigles, ouvrant leurs ardentes prunelles, se tournaient vers Orphée, ivres, battant des ailes, palpitants sous le souffle immense de l' esprit, et regardaient ses yeux pleins d' astres. Il reprit : " ô dieux ! Les animaux que notre orgueil dédaigne et dont le flanc blessé comme le nôtre saigne, ces lions dont la faim répugne aux lâchetés, les chevaux bondissants, les tigres tachetés, ces aigles dont le vol est comme un jet de flammes, ces colombes du ciel, ont comme nous des âmes. Le farouche animal, par nous humilié, si nous y consentions, serait notre allié. Il nous parle et sans cesse il nous offre à voix haute d' entrer dans nos maisons sans haine, comme un hôte ; mais c' est en vain que les gazelles dans les bois et les oiseaux de l' air avec leurs douces voix veulent émouvoir l' homme altéré de carnage, car il a refusé d' apprendre leur langage. Haïs par nous, leurs yeux où l' espoir vit encor se tournent vaguement vers les demeures d' or où leur intelligence aimante vous devine ; p46 avides comme nous de la clarté divine, ils vous cherchent sans doute, humbles et résignés, mais vainement ! Pas plus que nous, vous ne daignez pardonner à la brute en vos haines funestes, et vous détournez d' elle, ô dieux, vos fronts célestes ! J' ai vu cela ! J' ai vu que dans le firmament comme ici-bas, souffrant du même isolement et séparés toujours par d' invincibles voiles, l' homme et les animaux, les dieux et les étoiles vivaient en exil dans l' univers infini, faute d' avoir trouvé le langage béni qui peut associer ensemble tous les êtres, les dieux-titans avec les satyres champêtres et la brute avec l' homme et les astres vainqueurs, celui qui domptera par sa force les coeurs de tous ceux dont le jour fait ouvrir les paupières, et qu' entendront aussi les ruisseaux et les pierres ! Car les rocs chevelus à la terre enchaînés, les fleuves par le cours des astres entraînés, les arbres frissonnants sous leurs écorces rudes, les torrents dans la morne horreur des solitudes voudraient aussi vous voir et pouvoir vous parler, puisqu' en prêtant l' oreille on entend s' exhaler parmi leur masse inerte et dans leurs chevelures des essais de sanglots, des restes de murmures ; et ces vaincus, ô dieux, que les noirs ouragans tourmentent dans la nuit de leurs fouets arrogants et que mord la tempête aux haleines de soufre, voudraient vous dire aussi que la nature souffre, vainement attentifs au seul bruit de vos pas : aveugles et muets, ils ne le peuvent pas. Et tel est le martyre ineffable des choses ! Vous n' entendez jamais crier le sang des roses et nous demeurons sourds aux plaintes des soleils. J' ai vu que tous ces durs exils étaient pareils p47 et que tout gémissait de cette loi barbare, alors j' ai de mes mains façonné la cithare ! Et dans ses flancs polis au gracieux contour le chant s' est éveillé, terrible et tour à tour caressant, qui bondit en son vol avec rage et gronde, sillonné de feux, comme l' orage, et jusqu' aux cieux meurtris ouvre son large essor et prend les coeurs domptés en ses doux liens d' or. Il s' est éveillé dans les flancs de la cithare et s' est enfui ; puis, comme un oiseau qui s' effare, après avoir erré dans son vol éperdu jusqu' aux astres d' argent, il est redescendu vers moi, souffle en délire, et s' est posé, farouche, avec l' essaim des mots sonores, sur ma bouche. Muses, que l' Olmios charme par son fracas et dont on voit les pieds légers et délicats bondir autour de la fontaine violette où toujours votre danse agile se reflète ! Vos chants ambroisiens, vierges aux belles voix, illustrent par des choeurs les triomphes des rois, et votre hymne, éclatant comme un cri de victoire, vole et fait retentir au loin la terre noire. Déesses, dont les pieds mystérieux et prompts glissent, et dont la nuit baise les chastes fronts ! Vous dites le grand Zeus déchaînant sur la plèbe des titans monstrueux les dieux nés de l' érèbe, puis enfermant au fond d' un cachot souterrain Briarée au grand coeur dans un enclos d' airain ; et vous dites l' archer Apollon à l' épée d' or, plantant ses lauriers sur la roche escarpée que leur feuillage obscur couvre d' un noir manteau, et foudroyant d' un trait la serpente Pytho, monstre énorme, sanglant, dont la force sacrée d' Hypérion pourrit la dépouille exécrée. Vous dites Lysios, nourrisson triomphant p48 des nymphes, enlevé sous les traits d' un enfant près de la mer, faisant par un prodige insigne sur le mât des voleurs croître et grimper la vigne, et, sur la nef rapide où coulait un vin doux, devenant un lion rugissant de courroux ; vous dites, bondissant en vos danses hardies, Aphroditè d' or aux paupières arrondies qui par le doux désir prit les olympiens et les hommes et les oiseaux aériens, et qui, vivante fleur que sa beauté parfume, apparut sur la mer dans la sanglante écume ! Et les heures alors, filles du roi des cieux, parèrent sa poitrine et son cou gracieux de colliers brillants dont la splendeur environne sa chair de neige, puis ornant d' une couronne son front ambroisien, s' empressèrent encor pour attacher à ses oreilles des fleurs d' or ! ô muses ! Bondissant près des eaux ténébreuses, vous célébrez ainsi les victoires heureuses et Cypris rayonnant sur les flots onduleux et Bacchos couronné de ses beaux cheveux bleus ! Mais moi, je chante l' homme et sa dure misère et les maux qui toujours le tiennent dans leur serre, pauvre artisan boiteux, qui sous l' ombre, d' un mur travaille et forge, ayant l' appétit de l' azur ! Victime qui, de gloire et de fange mêlée, ne possède ici-bas qu' une flamme volée et voit mourir les lys entre ses doigts flétris ! être affamé d' amour, qui dans ses bras meurtris ne peut tenir pendant une heure son amante sans qu' un génie affreux venu dans la tourmente la lui prenne sitôt que cette heure s' enfuit et, blanche, la remporte aux gouffres de la nuit ! Je dis le chant plaintif des âmes prisonnières et des monstres fuyant le jour en leurs tanières : p49 ce chant est deuil, espoir, mystère, amour, effroi ; il naît de ma poitrine et s' exhale de moi, et, lorsque vient le soir dans la plaine glacée, il porte jusqu' à vous la profonde pensée des tigres, des lions songeurs au large flanc condamnés comme nous à répandre le sang, et des chevaux ardents que la forêt protége, et des chiens affamés dans les déserts de neige, et des oiseaux de flamme au plumage vermeil, et des aigles qui, pour s' approcher du soleil, volent dans la lumière au-dessus de nos tombes, et des biches en pleurs et des blanches colombes ! Surtout je suis la voix, prompte à vous célébrer, de tout ce qui n' a pas de larmes à pleurer. Le rocher vous regarde. Hélas ! Pendant qu' il songe, il sent la goutte d' eau sinistre qui le ronge. Le flot tumultueux déchiré de tourments voudrait mêler des mots à ses gémissements, et son hurlement sourd expire dans l' écume. L' arbre en vain tord ses bras désolés dans la brume : la terre le retient ; son feuillage mouvant n' a qu' un vague soupir déchiré par le vent. Tous ces êtres que tient la morne somnolence sont pour l' éternité murés dans le silence. C' est pourquoi la cithare inconsolée, ô dieux, pleure et gémit pour eux en cris mélodieux, et c' est pourquoi, sentant dans mon coeur les morsures cruelles et le feu cuisant de leurs blessures, je vous adjure encor pour que votre pitié tombe parfois sur l' être obscur et châtié, et délivre surtout de leurs douleurs secrètes l' immobile captif et les choses muettes ! " ayant ainsi chanté pour tous, le roi divin se tut ; mais emplissant les gorges du ravin, un reste de sa plainte émue errait encore p50 douloureusement sur la cithare sonore. La nuit tombait ; alors, dans le grand désert nu, comme si le neigeux Olympe fût venu vers l' inventeur des chants, et, pour trouver sa trace, eût traversé le golfe où dort la mer de Thrace, et, portant sur sa tête un ciel de diamants, franchi les sables d' or et les grands lacs dormants, un mont parut, sauvage, ébloui, grandiose et noyé de lumière, où dans la clarté rose les immortels vêtus de pourpre étaient debout. Secourables, semblant avoir pitié de tout, leurs regards enchantaient par leurs clartés ailées la forêt sombre et les étoiles désolées ; et le divin Orphée, interrogeant leurs yeux, sentit grandir en lui l' homme victorieux et bénit l' art des chants en son coeur plein de joie ; car sur le front des cieux où leur blancheur flamboie les astres, dont la voix perçait l' éther jaloux, resplendissaient de feux plus riants et plus doux ; et, consolés dans leur mystérieux martyre, les monstres effrayants voyaient les dieux sourire. Déesse, vers l' oubli, chargés de nos remords, les longs siècles s' en vont ; beaucoup de dieux sont morts depuis la nuit où l' Hèbre en son eau révoltée roulait avec horreur la tête ensanglantée du poëte, jouet adorable des flots. Toujours depuis ce temps des milliers de sanglots humains, jusqu' au seuil d' or des célestes demeures, inexorablement suivent le vol des heures ; l' homme désespéré ne voit devant ses yeux qu' un voile noir cloué sur la porte des cieux, et, muré tout vivant dans la nuit ténébreuse, ne sait plus rien, sinon que sa douleur affreuse doit à jamais rester muette, et qu' il est seul. Mais moi, baisant les pas sacrés du grand aïeul, p51 j' entends, j' entends encor l' âme de la cithare exhaler ses premiers cris vers le ciel avare que sa voix frémissante essayait d' apaiser, et soupirer avec la douceur d' un baiser ! novembre 1869 : UNE FEMME DE RUBENS nymphe blanche et robuste, dont les bras et le buste défieraient les titans et les autans ; délice de la lyre, qui dus naître et sourire, colosse harmonieux, au temps des dieux, ne crains plus, forme altière, de mourir tout entière, puisque tu m' enivras. Non, tu vivras ! Tu vivras par ces rimes, comme la neige aux cimes où volent des milans dure mille ans. Oh ! Reste ainsi ! Déploie les trésors de ta joie pour guérir mon souci. Oh ! Reste ainsi ! p52 Dans le calme athlétique de ta pose héroïque marche pour m' enchanter : je veux chanter. ô folâtre Céphise, que le dieu de Venise eût livrée au courroux du soleil roux ; fille aux yeux pleins d' étoiles, qui naquis pour les toiles de l' enchanteur d' Anvers, ou pour mes vers, ta tête de faunesse est folle de jeunesse et de rires ardents aux blanches dents. Un sang pur et farouche, enfant, donne à ta bouche cet éclat de la chair qui m' est si cher, et comme un coquillage le rose cartilage de ton nez retroussé est nuancé. Ton folâtre visage, gai comme un bon présage, fait songer à des fleurs par ses couleurs ; p53 et ta petite oreille, qui n' a pas sa pareille, semble un joyau fini par Cellini. Tes yeux, tes yeux étranges recèlent sous les franges soyeuses de tes cils des feux subtils. Dans tes vagues prunelles courent des étincelles d' or fauve, comme au fond d' un ciel profond ; et tes cheveux, où l' ombre court transparente et sombre, s' embellissent encor de reflets d' or. Ils couvrent ta poitrine et ta gorge ivoirine d' un large flot mouvant ; et, bien souvent, tant s' épaissit, profonde, leur masse, qui s' inonde de suaves parfums, on les voit bruns. Pourtant des flammes vives s' égarent fugitives, dans leurs anneaux épars de toutes parts, p54 et quand tu la dénoues, ruisselant sur tes joues et baignant dans ses jeux ton sein neigeux, cette ample chevelure, qui te sert de parure, illumine ton flanc d' or et de sang. Tes blanches mains royales, aux lignes idéales, jettent comme un éclair de rose clair, et les bras et le torse, éblouissants de force, ont tout l' emportement de l' art flamand. Ton cou, blanc comme un cygne, montre une douce ligne d' un suave dessin ; et ton beau sein, ton sein lourd, où se pose un divin rayon rose, est fait d' un marbre dur veiné d' azur. ô jeune chasseresse dont la folle paresse doit tressaillir encor au bruit du cor, p55 toi que la nuit dévore, et que baisait l' aurore au temps où tu courais dans les forêts, laisse que je contemple cet adorable temple que le cruel amour veut pour séjour ; oh ! Laisse que j' admire ces haleines de myrrhe, ces ivoires, ces ors, tous ces trésors ! J' aime tes jambes fières, ton dos où des lumières baignent les arcs sereins de tes beaux reins ; et ce pied de Diane agile et diaphane dont les doigts écartés ont des clartés ; et ces ongles solides, polis et translucides, brillants sur les orteils de tons vermeils ! ô Néréide ! ô muse digne de Syracuse ! Quand j' écoute ta voix, quand je te vois p56 courir, lascive et rose, dans le bois grandiose où si vite a bondi ton pied hardi ; ou, quand sous les ombrages, paresseuse, tu nages, sans déranger les flots, près des îlots, mon rêve idéalise ta fraîche mignardise en cent déguisements toujours charmants ! La nature discrète et merveilleuse prête à mes illusions ses visions. Les bocages des rives où des ailes furtives voltigent par milliers, les peupliers et la noire broussaille, tout s' anime et tressaille d' un invincible émoi ; et devant moi un essaim d' amazones aux brillantes couronnes passent dans le gazon en floraison. p57 C' est Diane ingénue livrant sa gorge nue aux caresses des airs, dans les déserts ; c' est la grave Cybèle, comme un troupeau qui bêle, conduisant sans courroux ses lions roux ; c' est l' ange Cythérée dans la mer azurée appuyant ses pieds fins sur les dauphins ; c' est Ariane heureuse dans sa coupe amoureuse tordant, par un beau soir, le raisin noir ; c' est l' arrogante Omphale, en robe triomphale, énervant un héros sur ses carreaux ; c' est Léda qui s' indigne sous le baiser du cygne et le cherche à son tour folle d' amour ; c' est Hélène, embrasée de désirs, que Thésée emporte dans ses mains par les chemins ; p58 c' est la jeune Amphitrite et sa cour favorite guidant aux flots ouverts les coursiers verts ; c' est la brune Antiope dont le cheval galope au bruit des javelots et des sanglots. Les voilà, ce sont elles ! Ce sont les immortelles qui vivront à jamais sur les sommets ! Non, ces grandes guerrières qui vont dans les clairières en me glaçant d' effroi, c' est toujours toi. C' est en toi que je trouve leurs blanches dents de louve, leurs crinières que fuit la sombre nuit, leurs muscles, où respire avec tout son empire l' immortelle vigueur qui vient du coeur ; et cet éclat de l' ange, qu' un glorieux mélange de neige et de carmin rend surhumain ! p59 Mais, ô sage Aphrodite, qu' une race maudite et vouée au trépas ne connaît pas ! à ces superbes formes il faut les plis énormes des manteaux éperdus au vent tordus ; il leur faut l' écarlate qui les baise et les flatte, le voile aérien du Tyrien, la pourpre qui s' envole au zéphire frivole et qui semble frémir ou s' endormir, et ces étoffes rares, aux ornements barbares, que parent les métaux orientaux. Mais non, la pourpre même nuit dans un tel poëme en mêlant ses ardeurs à tes splendeurs ; ô nymphe de la Thrace ! Il faut que l' oeil embrasse avec sérénité leur nudité p60 arrachée au plus rare filon du blanc Carrare par un nouveau Scyllis, père des lys, ta puissante nature se trouve à la torture dans les noirs casaquins aux plis mesquins, et, faite pour Corinthe, elle est lourde et contrainte sous le flot des pompons et des jupons. Car, pour une déesse tordant sa longue tresse, nous voulons des habits faits de rubis. En vain Gavarni l' aide, Vénus Victrix est laide avec le falbala de Paméla, et, pour orner sa gloire, choisit la perle noire arrachée à la mer du gouffre amer. Donc, rayonne et sois belle, mystérieux modèle, mais pour l' oeil contempteur du grand sculpteur. p61 Sois belle, ô nymphe blonde, sans que jamais le monde, ce vain historien, en sache rien ! Mais dans mon ode pleine de chansons, comme Hélène tu te réveilleras ; tu brilleras pour la race future, en ta haute stature, sous le baiser riant de l' Orient ; comme une fleur d' Asie, épandant l' ambroisie d' un buisson de rosiers extasiés ; magnifique, vêtue, ainsi qu' une statue, de la seule fraîcheur de ta blancheur, et montrant emmêlée, au vent échevelée, ta sauvage toison riche à foison. Alors, quand nos idoles mourantes et frivoles, aux yeux irrésolus, ne seront plus p62 que des chimères vaines, toi, le sang de tes veines montera vif, et prompt, jusqu' à ton front. On verra luire encore ton sein qui se décore de ses lys éclatants ; et dans ce temps où ceux dont l' âme fière tient la vile matière en souverain mépris seront épris de tes formes parfaites, on verra les poëtes, tourmentés par le mal de l' idéal, attester par leurs larmes le pouvoir de tes charmes et l' immortalité de ta beauté. juin 1859 : L'EDUCATION DE L'AMOUR quand le premier des dieux, amour, pendant mille ans eut tenu sous son joug les cieux étincelants, la terre immense et tous les êtres qui respirent, p63 las de souffrir par lui, les immortels se dirent : " ah ! Qu' un autre vainqueur, formidable et serein, paraisse, armé de l' arc et des flèches d' airain ; qu' il porte dans un flot de flamme et de fumée sa torche au Phlégéthon furieux allumée ; qu' il étende sur tous l' inflexible niveau, et nous respirerons sous ce maître nouveau. Car comment sa colère, où grondera l' orage, pourrait-elle égaler jamais l' aveugle rage du dieu titan, du roi funeste qui n' eut pas de mère, et qui sema la terreur sur ses pas quand frémissaient encor du mot qui les sépare le noir chaos, la terre énorme et le tartare ! " tels les Olympiens se plaignaient dans l' éther. Bientôt d' une déesse à l' oeil limpide et fier un autre éros naquit, charmant, sa lèvre pure tout en fleur, agitant de l' or pour chevelure et portant haut son front de neige, où resplendit l' éclat sacré du jour. Mais quand Zeus entendit ses premiers bégaiements, plus doux qu' un chant de lyre, quand il vit ses regards de femme et son sourire où la caresse, les aveux, les doux refus erraient, il devina dans l' avenir confus tant de colère, tant de larmes, tant de crimes hâtant leurs pieds sanglants sur le bord des abîmes, tant de douleurs penchant le front, tant de remords hurlant de longs sanglots à l' oreille des morts ; il vit si clairement la trahison vivante, qu' il sentit dans son coeur s' amasser l' épouvante, et fronça par trois fois son sourcil triomphant. Alors il ordonna que le petit enfant, nu, froid, maudit, victime au noir Hadès offerte, fût porté dans le fond d' une forêt déserte de l' Inde, dans un lieu du jour même exécré, où jamais l' homme ni les dieux n' ont pénétré, p64 et dont les sourds abris et les rochers colosses n' ont pour hôtes vivants que des bêtes féroces. C' était un bois funèbre et pourtant merveilleux ; splendide et noir, baignant ses pieds dans les flots bleus d' un golfe de saphir. Debout près de cette onde, il la voyait depuis les premiers jours du monde réfléchir son front noir. Tel son abri géant était sorti de l' ombre et du chaos béant, tel il avait grandi, sans que nulle aventure entamât une fois sa frondaison obscure, et sans que la bataille humaine aux durs éclairs tourmentât follement ses lacs profonds et clairs. Les aloès, les grands tulipiers aux fleurs jaunes vivaient sans avoir vu les nymphes et les faunes qui brisent des rameaux pour en orner leur front. Les énormes jasmins fleurissaient sans affront ; d' autres arbres mêlaient, comme un riche cortége, des corolles de sang à des feuilles de neige. Au fond d' un antre noir d' érables entouré, tout à coup surgissait un fleuve enamouré, mystérieux, baisant ses rives délicates et, par endroits, bordé de lotus écarlates. Puis des rocs ; puis des monts neigeux, où les torrents charriaient des rubis ; dans les lointains mourants, on ne sait quel flot bleu passe, et traverse encore l' insondable océan de verdure sonore. Là, la création gigantesque apparaît toute nue. Un figuier plus grand qu' une forêt enfonce avec fierté, grand aïeul solitaire, trois cents troncs effrayants dans le coeur de la terre pour y prendre le suc de ses fruits au doux miel, et par mille rameaux boit la clarté du ciel. Puis une fleur qui, même auprès du figuier, semble prodigieuse, au fond d' un calice qui tremble garde assez d' eau de pluie, alors que la forêt p65 brûle, pour faire boire un titan qui viendrait. Ses boutons, sur lesquels un épervier se pose, qui paraissent des blocs polis de marbre rose, et que ne peut ouvrir le soleil étouffant, ont déjà la grosseur d' une tête d' enfant. La vigne monstrueuse étreint les arbres comme un lutteur, puis en troncs pareils à des corps d' homme retombe, puis remonte et va bondir plus loin. La végétation en démence n' a soin que de cacher le ciel avec ses créatures. Le feuillage se dresse en mille architectures, forme une colonnade aux corridors profonds, sur les pics effarés pose de noirs plafonds, tapisse l' antre, grimpe aux montagnes, s' élance dans l' air bleu, tout à coup éclate en fers de lance, puis, noire frondaison que l' oeil en vain poursuit, devient un néant fait de verdure et de nuit, là ruisselle de pourpre et d' argent, partout maître du sol, dans la liane en courant s' enchevêtre ; et des gémissements, des hurlements, des cris retentissent. Au bas des lourds buissons fleuris, des prunelles de flamme, ainsi que des phalènes, s' allument, et l' on sent se croiser des haleines. Aux racines traînant leurs cheveux, sont mêlés des reptiles ; dans les rameaux échevelés volent de grands oiseaux peints d' azur et de soufre ; des yeux rouges parmi l' obscurité du gouffre luisent, et les petits des louves dans leurs jeux se détachent tout noirs sur un plateau neigeux où brillent sur le blanc tapis jonché de branches des flaques de sang rose et des carcasses blanches. Donc le petit enfant éros fut apporté dans cette forêt, où, de spectres escorté, le meurtre au front joyeux par les espaces vides court, teignant dans le sang mille gueules avides, p66 où la nature vierge, ivre de son pouvoir, sachant bien que les dieux ne peuvent pas la voir, heurte ses ouragans, ses ondes, ses tonnerres, brise les rocs, meurtrit les arbres centenaires, déchaîne, groupe fou vers le mal entraîné, ses forces qu' elle emporte en un vol effréné et que jamais les lois célestes ne modèrent. Quand il fut là, les grands lions le regardèrent. Puis vinrent les boeufs blancs bossus, les loups aux dents d' ivoire, le chacal, le tigre aux yeux ardents, les léopards, les lynx, les onces, les panthères, les sangliers, les doux éléphants solitaires, l' hyène ; puis, sortis des arbres à leur tour, les oiseaux, l' aigle altier, le milan, le vautour cachant dans un lambeau souillé son bec infâme, les condors dont le vol est comme un jet de flamme, les rapides faucons, l' épervier qui sait voir l' infini, le corbeau capuchonné de noir dont l' aile suit d' en haut les guerres infertiles, et les paons somptueux qui mangent des reptiles ; puis les serpents aux plis hideux ; et tous, formant un cercle, regardaient le pauvre être charmant sans défense, et déjà savouraient avec joie la douceur de meurtrir cette facile proie. Mais tout à coup, lancé d' en haut par l' arc vermeil d' Apollon, un trait d' or, un rayon de soleil enflamma les cheveux d' éros, sa lèvre rose, son front pur, sa narine où le désir repose, et, miracle ! Sur son doux visage, le dieu, le meurtrier parut, et, sur sa bouche au feu céleste et dans ses yeux brûlants qui nous attirent, ce que Zeus avait vu, ces animaux le virent. Ils se dirent alors dans leur langage obscur : " pourquoi tuer ce prince, échappé de l' azur ? Regardez sa prunelle aventureuse, où nage p67 dans la poussière d' or l' appétit du carnage, et ce sourire fait de miel et de poison, où déjà les baisers menteurs, la trahison, le meurtre, le courroux, les embûches, la ruse naissent, et cet attrait de l' enfance confuse dont sa mère a paré l' éternel ennemi ! Qui mieux que cet enfant né dans les cieux, parmi les éblouissements formidables des astres, sèmera sur ses pas la haine et les désastres, accablera de maux sans fin l' homme odieux et saura nous venger de la race des dieux ? Puisqu' il doit, ce fléau de la faiblesse humaine, prospérer pour le crime et grandir pour la haine, ne le déchirons pas ! Qu' il vive parmi nous dans la grande forêt des vautours et des loups, où nul abri ne peut servir au daim timide, où, sous le verdoyant gazon toujours humide, la terre boit toujours du sang frais, où la mort, toujours prête et jamais lassée, égorge et mord et dévore la vie, et comme elle fourmille. élevons-le plutôt ; nous serons sa famille. " sous l' ombrage, écartant les rameaux querelleurs, ils lui firent un lit de feuilles et de fleurs, et sous ses boucles d' or, doucement protégées, ils mirent des toisons de bêtes égorgées. Les louves, s' avançant vers lui d' un pas hautain léchaient pour le polir son visage enfantin ; les lionnes voyant qu' il était fier comme elles, sur sa bouche de rose abaissaient leurs mamelles ; les gueules aux crocs blancs, ces fournaises de feu, baisaient le petit roi frissonnant du ciel bleu. Des serpents, s' enroulant sur sa gorge ivoirine, s' étalaient en colliers vermeils sur sa poitrine ; d' autres, tordant leurs noeuds en soyeux annelets, à ses jolis bras nus faisaient des bracelets, p68 et, comme un pharaon d' égypte, en son repaire il avait pour bandeau royal une vipère. Tout ce qui sait combattre et détruire et briser l' enveloppait ainsi d' un immense baiser. Le dieu, passant de l' une à l' autre en ses caprices, buvait avidement le lait de ses nourrices, tout joyeux d' assouvir ses rudes appétits de héros, ne laissait plus rien pour leurs petits, et, chaque soir, gorgé de vie et de caresses, il s' endormait repu sur le flanc des tigresses. Au réveil, tous ces durs artisans de trépas étayaient de leurs corps puissants les premiers pas de l' exilé divin, né pour la grande lutte, l' aidant, le consolant d' une légère chute, et lui donnant aussi pour supporter le mal la résignation morne de l' animal. Il grandit, il devint fauve comme ses hôtes, marchant, courant déjà parmi les herbes hautes, nu, superbe, et portant, sauvage enfantelet, sur son épaule en fleur, que le soleil hâlait et dévorait jusqu' à l' heure du crépuscule, la peau d' un lionceau, comme un petit hercule. Lui-même, de sa main mignonne, avait cueilli la massue ; alors ceux qui l' avaient recueilli connurent qu' ils pouvaient, sans tarder davantage, donner au jeune roi des leçons de carnage. Son heure était venue, et, déjà belliqueux, il s' en alla dès lors à la chasse avec eux. Comme Ariane dans Naxos, l' île enchantée, étendu sur un tigre à la peau tachetée, il les suivait, mêlant sa voix aux hurlements ; joyeux, montrant devant les torrents écumants l' impassibilité magnifique des bêtes, il s' en allait pensif en guerre, en chasse, aux fêtes, au meurtre, et quand passaient, avec des bonds soudains, p69 la gazelle aux yeux bleus, l' antilope, les daims, les chèvres, les troupeaux de cerfs, les boeufs difformes, son tigre le posait sous les feuilles énormes, dans une solitude où rien ne le gardait, et là, les yeux tout grands ouverts, il regardait. Il voyait le combat sinistre, la vaillance, la victoire, comment le fier lion s' élance sur sa victime avec de grands bonds souverains, la terrasse d' un coup de griffe sur les reins, puis la déchire ; et quand ce beau guerrier qui tue marchait, crinière au vent, sur sa proie abattue, quand le cerf éventré sur la terre appelait sa compagne en versant des larmes, et râlait, quand tout n' était que deuil, massacres, funérailles, quand le sol tout humide était jonché d' entrailles, quand tout autour du bois l' épouvante criait, le petit éros blond et charmant souriait. Plus tard même il entra nu parmi ces mêlées. Ses tresses d' or au vent orageux déroulées, et sur les monts toujours le premier aux assauts il aidait à leurs jeux les petits lionceaux, se jetant sur sa proie, étouffant dans ses courses d' humbles victimes ; puis se lavant dans les sources, et n' ayant rien qui hors le combat lui fût cher ; dépeçant, enfonçant ses ongles dans la chair, dans les cris des mourants cherchant des harmonies et tout le long du jour enivré d' agonies, de râles, de sanglots et de cris triomphants, excitant les lions contre les éléphants, tuant et se gorgeant de meurtre avec délices, poussant d' un pied haineux la panthère et les lices, donnant la chasse même aux monstres inconnus, pour les atteindre mieux montant des chevaux nus, orgueilleux de pouvoir, en ses fières allures, mordre, briser des dents, tordre des chevelures, p70 et s' éveillant aussi quand le tigre avait faim. C' est ainsi que l' enfant jouait, et lorsqu' enfin las de voir sur les monts tout souillés de sa gloire de larges ruisseaux noirs baigner ses pieds d' ivoire, il posait sa massue inerte sur son flanc, ses mains et ses bras nus étaient rouges de sang. Pour rendre devant lui toute feinte inutile, il pouvait au besoin ramper comme un reptile ; il savait, se voilant d' un sourire amical, des cruautés de loup, des ruses de chacal, attendait l' ennemi dans l' ombre, et, taciturne, avait des yeux de feu comme un hibou nocturne. Comme le bouc lascif il grimpait sur les rocs, et, sans être effrayé de leurs terribles chocs, en poussant dans le flot sonore un bloc de marbre s' élançait, comme un singe, aux minces branches d' arbre. Puis, trouvant qu' il était le plus doux des fardeaux, les aigles, les condors l' emportaient sur leur dos, et, calme, il traversait l' éther comme une plume. Souvent une cascade affreuse au front d' écume sans arrêter leur vol tombait sur leur chemin. Le dieu, pâle et riant, essuyait de sa main le vaste flot poudreux qui lui fouettait la face et dans l' air ébloui continuait sa chasse, fondant comme un milan sur quelque oiseau ravi, et tout aise et criant quand l' aigle inassouvi, ayant vu sur la terre une proie assez belle, descendait de l' azur et s' élançait sur elle, et, pour mieux divertir l' enfant malicieux, l' emportait pantelante au plus profond des cieux. Souvent encor, parmi les riants groupes d' îles éros voguait, porté par de bruns crocodiles, apprenant d' eux comment dans les ruisseaux taris, cachés par les joncs verts, ils imitent les cris d' un nouveau-né qui pleure ; il suivait les batailles p71 des poissons monstrueux aux luisantes écailles ; hôte guerrier du fleuve, il nageait sur ses bords près des chevaux marins et des alligators, ou parfois, se cachant dans une île écartée, penchait ses yeux ravis sur l' onde ensanglantée. Enfin il se lassa de ces monstres soumis. Ayant pensé qu' ailleurs de puissants ennemis pourraient occuper mieux sa bravoure et ses charmes, il voulut se munir de véritables armes pour secouer l' ennui d' un repos importun, et, quoiqu' il n' eût jamais vu d' arc, il en fit un. Il cueillit une branche avec soin, lisse, droite, plus dure que l' airain, et de sa main adroite la courba ; puis tressa des fibres, dont il fit une corde, et, mettant le désert à profit, sans souci de meurtrir la dépouille superbe de ses compagnons morts, pour avoir une gerbe de traits, il ajusta sur des bouts de roseau une griffe de tigre et des plumes d' oiseau. Alors, sans un adieu jeté vers les clairières, fier d' avoir assorti ces flèches meurtrières, il prit sa course à l' heure où le ciel se dorait, et, le coeur tout joyeux, sortit de la forêt. Il arriva d' abord près d' un lac dont l' eau pure réfléchissait le ciel dans la haute verdure, et dont le flot qu' un souffle émeut, rideau changeant, s' effaçait à demi sous les lotus d' argent, ces lys chastes, ces lys faits en forme de rose ! Là, mêlant leurs beaux corps polis que l' onde arrose, des nymphes s' y baignaient, fuyant l' âpre chaleur, couronnant leurs cheveux de la divine fleur, rieuses, folâtrant, voguant sur les eaux calmes, et parfois sur leurs fronts cueillant de vertes palmes pour leurs jeux, ou tressant des colliers odorants, ou, parmi la fraîcheur des doux flots murmurants, p72 soeurs dociles, fendant l' écume en longues lignes, si belles qu' on eût dit une troupe de cygnes dans l' azur ! Mais voici que le cruel amour, ayant tendu son arc les frappa tour à tour de ses flèches de feu. Les nymphes éperdues, quittant le lac, au loin sur les roches ardues couraient, folles, sentant brûler leurs seins meurtris, arrachant leurs cheveux touffus, poussant des cris, ne sachant plus où fuir l' épouvantable outrage, et se roulaient dans l' herbe avec des pleurs de rage. L' enfant éros, content de ce premier exploit, regarda les grands cieux qu' il menaça du doigt, et, sans vouloir entendre une plainte importune, entra dans l' univers pour y chercher fortune. ô muse, c' est ainsi que le dessein prudent du roi Zeus fut trompé ; c' est ainsi que, pendant son enfance, l' amour apprit des tigres même la cruauté, la ruse et la fureur suprême, s' endormit près des grands lions dans les bois sourds, et fut le compagnon de guerre des vautours. C' est ainsi que ce fils éclatant d' une mère adorable épuisa la jouissance amère de voir pleurer, de voir souffrir, de voir mourir et de causer des maux que rien ne peut guérir. Et c' est pourquoi tu fais notre dure misère, c' est pourquoi tu meurtris nos âmes dans ta serre, amour des sens, ô jeune éros, toi que le roi amour, le grand Titan, regarde avec effroi, et qui suças la haine impie et ses délices avec le lait cruel de tes noires nourrices ! novembre 1864 : ERINNA p73 à mon cher Philoxène Boyer qui a ressuscité la grande figure de Sappho dans un poëme impérissable : près du flot glorieux qui baise Mitylène, marchent, vierges en fleur, de jeunes poétesses qui du soir azuré boivent la fraîche haleine et passent dans la nuit comme un vol de déesses. Elles vont, emportant la brise dans leurs voiles, vers le parfum sauvage et les profonds murmures. Les lumières d' argent qui tombent des étoiles sur leurs dos gracieux mordent leurs chevelures. Celle qui les conduit vers la plage marine, c' est érinna, l' orgueil des roses éphémères, l' amante en qui revit dans sa blanche poitrine le grand coeur de Sappho, pâture des chimères. Elle leur parle ainsi, grave, tenant la lyre, le regard ébloui de clartés radieuses, et mêlant tendrement la voix de son délire aux plaintes sans repos des eaux mélodieuses : " vierges, dit-elle, enfants baignés de tresses blondes, vous dont la lèvre encor n' est pas désaltérée, le rhythme est tout ; c' est lui qui soulève les mondes et les porte en chantant dans la plaine éthérée. p74 Poétesses, qu' il soit pour vous comme l' écorce étroitement unie au tronc même de l' arbre, ou comme la ceinture éprise de sa force qui dans son mince anneau tient notre flanc de marbre ! Qu' il soit aussi pour vous la coupe souveraine où, pour garder l' esprit vivant de l' ancien rite, le vin, libre pourtant, prend la forme sereine moulée aux siècles d' or sur le sein d' Aphrodite ! Le cercle où, par les lois saintes de la musique, les constellations demeurent suspendues, n' affaiblit pas l' essor de leur vol magnifique et dans l' immensité les caresse éperdues. Tel est le rhythme. Enfants, suivez son culte aride. Livrez-lui le génie en esclaves fidèles, car il n' offense pas l' auguste Piéride, en entravant ses pieds il l' enveloppe d' ailes ! Mais surtout, mais surtout que vos âmes soient blanches comme la neige où rien d' humain n' a mis sa trace ! Blanches comme l' horreur pâle des avalanches qui roule au flanc des monts irrités de la Thrace ! Ah ! S' il est vrai qu' il faut à la fureur lyrique des victimes dont l' âpre amour ait fait sa proie et que l' ardente soif d' un bonheur tyrannique torture encor par la douleur et par la joie, ah ! Du moins, jeunes soeurs, que la pensée altière affranchisse vos sens de toutes les souillures ! Ivres de volupté pourtant, que la matière ne vous offense pas de ses laideurs impures ! p75 Car celle qui, pour fuir le fardeau de la vie, impose à son extase une forme sensible, et veut boire, au festin où son dieu la convie, le vin matériel dans la coupe visible, ne connaîtra jamais l' implacable démence qui met dans nos regards la clarté des aurores et qui fait résonner comme un sanglot immense l' hymne de nos douleurs sur des cordes sonores ! Celle qui n' ose pas mépriser la nature et qui, par les désirs terrestres endormie dans l' engourdissement où vit la créature, ne sait pas, en tenant la main de son amie, chaste et vierge, oublier les liens qui l' étreignent, et sentir qu' à ses pieds se déchire un abîme et que son pouls s' arrête et que ses yeux s' éteignent et que la mort tressaille en son coeur magnanime ; si, meurtrie et glacée, au monde évanouie, le sein brûlé des feux de ses pleurs solitaires, elle n' adore pas la douleur inouïe dont les ravissements courent dans ses artères, eh bien, que celle-là, promise à l' hyménée, reste dans la maison où son devoir l' attache, et, souriante, près d' un jeune époux menée, file pensivement une laine sans tache ! Elle n' entendra pas les plaintes de la lyre, et son pied, plus vermeil que la rose naissante, n' abordera jamais sur un léger navire la Cythère adorable et toujours gémissante p76 mais vous, de vos grands coeurs, du vol de vos pensées, vous dont les doigts charmants ne filent pas de laine, suivez jusqu' à l' éther les ailes élancées, ô vierges sans souillure, orgueil de Mitylène ! Et dites au ruisseau dont la voix se lamente que rien n' est plus martyre après la poésie, et qu' il n' est pas de flot pour rafraîchir l' amante dont la bouche brûlante a goûté l' ambroisie ! " telle érinna, livrée à ses mâles tristesses, sur le rivage ému que le laurier décore enseignait le troupeau rêveur des poétesses, et l' écho de son cri jaloux me trouble encore ! Et j' ai rimé cette ode en rimes féminines pour que l' impression en restât plus poignante, et, par le souvenir des chastes héroïnes, laissât dans plus d' un coeur sa blessure saignante. ô rhythme, tu sais tout ! Sur tes ailes de neige sans cesse nous allons vers des routes nouvelles, et, quel que soit le doute affreux qui nous assiége, il n' est pas de secret que tu ne nous révèles ! Tu heurtes les soleils comme un oiseau farouche. Ce n' est pour toi qu' un jeu d' escalader les cimes, et, lorsqu' un temps railleur n' a plus rien qui te touche, tu rêves dans la nuit, penché sur les abîmes ! Septembre 1861 : LA SOURCE p77 à Ingres : jeune, oh ! Si jeune avec sa blancheur enfantine, debout contre le roc, la naïade argentine rit. Elle est nue. Encore au bleu matin des jours, la céleste ignorance éclaire les contours de son corps où circule un sang fait d' ambroisie. Svelte et suave, tel près d' un fleuve d' Asie naît un lys ; le désert voit tout ce corps lacté, sans tache et déjà fier de sa virginité, car sur le sein de neige à peine éclos se pose le reflet indécis de l' églantine rose. ô corps de vierge enfant ! Temple idéal, dont rien ne trouble en ses accords le rhythme aérien ! L' atmosphère s' éclaire autour du jeune torse de la naïade, et, comme un dieu sous une écorce, tandis que sa poitrine et son ventre poli reflètent un rayon par la vie embelli, une âme se trahit sous cette chair divine. La prunelle, où l' abîme étoilé se devine, prend des lueurs de ciel et de myosotis ; ses cheveux vaporeux que baisera Thétis étonnent le zéphyr ailé par leur finesse ; elle est rêve, candeur, innocence, jeunesse ; sa bouche, fleur encor, laisse voir en s' ouvrant des perles ; son oreille a l' éclat transparent et les tendres couleurs des coquilles marines, et la lumière teint de rose ses narines. La nature s' éprend de ce matin vermeil de la vie, aux clartés d' aurore. Le soleil p78 du printemps, qui de loin dans sa grotte l' admire, met un éclair de nacre en son vague sourire. La vierge, la naïade argentine est debout contre le roc ; pensive, amoureuse de tout, et son bras droit soulève au-dessus de sa tête l' urne d' argile, chère au luth d' or du poëte, qui dans ses vers, où gronde un bruit mélodieux, décrit fidèlement les attributs des dieux. Son corps éthéréen se déroule avec grâce courbé sur une hanche, et brille dans l' espace, léger comme un oiseau qui va prendre son vol. Seul, un de ses pieds blancs pose en plein sur le sol. Le vase dont ses doigts ont dû pétrir l' ébauche s' appuie à son épaule, ô charme ! Et sa main gauche supporte le goulot, d' où tombe un flot d' argent. Les perles en fusée et le cristal changeant ruissellent, et déjà leur écume s' efface dans l' ombre du bassin luisant, dont la surface répète dans son clair miroir de flots tremblants les jambes de l' enfant naïve et ses pieds blancs. Oh ! Parmi les lotos ouverts et les narcisses, où vont tes pieds glacés, source aux fraîches délices ? Où tes flots, à présent dans la mousse tapis, baigneront-ils au loin des champs mouvants d' épis ? Où verras-tu frémir aussi dans tes opales le pin, et l' olivier que tordent les rafales ? T' enfuis-tu dans la nuit vers le vallon désert, vers le sentier rougeâtre où croit l' euphorbe vert, où l' on voit se flétrir sous les pieds des bacchantes la violette aux yeux mourants et les acanthes ? Où vas-tu, bleue et froide en tes sombres chemins, clarté ? Chercheras-tu les buissons de jasmins ou la cité bruyante et pleine d' allégresse que parent les héros issus d' une déesse, les tueurs de lions, qui sur leur large flanc p79 tourmentent de la main des glaives teints de sang ? ô source, dans les champs de la fertile épire, l' Achéron se courrouce et l' Aréthon soupire ; le Pénée, aux baisers des nymphes échappé, court, ivre de désir, vers la molle Tempé ; l' étolie a des bois odorants où circule l' Achéloos meurtri par le divin Hercule ; près du doux Ilissos qui reflète le ciel, sur les coteaux penchants l' abeille fait son miel, et le Strymon, qui pousse une plainte étouffée, roule avec des sanglots un dernier chant d' Orphée. Tous ces fleuves sont beaux, et dans leur libre essor apportent à la mer des ruisseaux brodés d' or : un choeur dansant bondit sur les bords du Céphise ; l' harmonieux Pénée a vu Daphné surprise se changer en laurier verdoyant sur ses bords ; le Sperchios entend mourir le bruit des cors ; le long de l' Axios passent des hécatombes ; la douce Thyamis a des vols de colombes qui vont en secouant leurs ailes vers les cieux. Tous ces fleuves d' azur au cours délicieux ont de leurs noms vivants charmé la grande lyre, ô source enfant, mais nul d' entre eux n' a ton sourire ! Oh ! Je te reconnais, source enfant, tu seras le limpide Eurotas, où, levant leurs beaux bras, les guerrières de Sparte aux âmes ingénues dans la nappe d' argent se baignent toutes nues ; l' Eurotas, tout glacé de suaves pâleurs, où croît le laurier-rose au front chargé de fleurs ! C' est dans ton flot riant, à l' ombre de la vigne, que Léda frémira sous le baiser du cygne, pâle d' horreur, serrant les ailes de l' oiseau sur sa poitrine folle où l' ombre d' un roseau se joue, et sur le lit de fleurs que l' onde arrose mordant un col de neige avec sa lèvre rose ! p80 Le fleuve ému la berce en un riant bassin, et des soupirs brûlants s' échappent de son sein mollement caressé par les eaux fugitives. Ah ! Toujours l' Eurotas gardera sur ses rives, que les enchantements choisissent pour séjour, l' écho tumultueux de ses grands cris d' amour, ô source ! Et c' est aussi près de ton onde claire qu' Hélène aux cheveux d' or, tremblante de colère, passera, saluant d' un rire méprisant le palais délaissé de Tyndare, et baisant de sa lèvre enfantine encore inapaisée les noirs cheveux touffus de son amant Thésée. La petite naïade est pensive. Elle rit. Devant ses pieds d' ivoire un narcisse fleurit. Oiseaux, ne chantez pas ; taisez-vous, brises folles, car elle est votre joie, ailes, brises, corolles, verdures ! Le désert, épris de ses yeux bleus, écoute murmurer dans le roc sourcilleux son flot que frange à peine une légère écume. L' aigle laisse tomber à ses pieds une plume en ouvrant dans l' éther son vol démesuré ; l' alouette vient boire au bassin azuré dont son aile timide agite la surface. Quand la pourpre céleste à l' horizon s' efface, les étoiles des nuits silencieusement admirent dans le ciel son visage charmant qui rêve, et la montagne auguste est son aïeule. Oh ! Ne la troublez pas ! La solitude seule et le silence ami par son souffle adouci ont le droit de savoir pourquoi sourit ainsi blanche, oh ! Si blanche, avec ses rougeurs d' églantine, debout contre le roc, la naïade argentine ! avril 1861 : LES TORTS DU CYGNE p81 comme le cygne allait nageant sur le lac au miroir d' argent, plein de fraîcheur et de silence, les corbeaux noirs, d' un ton guerrier, se mirent à l' injurier en volant avec turbulence. " va te cacher, vilain oiseau ! " s' écriaient-ils. " ce damoiseau est vêtu de lys et d' ivoire ! Il a de la neige à son flanc ! Il se montre couvert de blanc comme un paillasse de la foire ! Il va sur les eaux de saphir, laid comme une perle d' Ophir, blanc comme le marbre des tombes et comme l' aubépine en fleur ! Le fat arbore la couleur des boulangers et des colombes ! Pour briller sur ce promenoir, que n' a-t-il adopté le noir ! Un fait des plus élémentaires, c' est que le noir est distingué. C' est propre, c' est joli, c' est gai ; c' est l' uniforme des notaires. Cuisinier, garde ton couteau pour ce Gille, cher à Wateau ! Accours ! Et moi-même que n' ai-je p82 le bec aigu comme un ciseau, pour percer le vilain oiseau barbouillé de lys et de neige ! " tel fut leur langage. à son tour dans les cieux parut un vautour qui s' en vint déchirer le cygne ivre de joie et de soleil ; et sur l' onde son sang vermeil coula comme une pourpre insigne. Alors, plus brillant que l' Oeta ceint de neige, l' oiseau chanta, l' oiseau que sa blancheur décore ; il chanta la splendeur du jour, et tous les antres d' alentour s' emplirent de sa voix sonore. Et l' alouette dans son vol, et la rose et le rossignol pleuraient le cygne. Mais les ânes s' écrièrent avec lenteur : " que nous veut ce mauvais chanteur ? Nous savons des airs bien plus crânes. " il chantait toujours. Et les bois frissonnants écoutaient la voix pleine d' hymnes et de louanges. Alors, d' autres êtres ailés traversèrent les cieux voilés d' azur. Ceux-là, c' étaient des anges. Ces beaux voyageurs, sans pleurer, regardaient le cygne expirer p83 parmi sa pourpre funéraire, et, vers l' oiseau du flot obscur tournant leur prunelle d' azur, ils lui disaient : " bonsoir, mon frère. " décembre 1861 : LE PANTIN DE LA PETITE JEANNE à présent, le pantin est accroché devant votre table. Il est là, bien tranquille, et souvent il sourit. On l' a fait avec une poupée habillée en Pierrot. Sa taille est bien drapée ; puis il est gracieux comme le jour qui naît. Il songe, avec des yeux bleu sombre. Si ce n' est que les rubans, les noeuds d' amour et les bouffettes de son habit sont bleus, et ses deux lèvres faites en vermillon, il est tout blanc, comme l' hiver. à son petit chapeau tient un anneau de fer pour qu' on puisse le pendre avec un fil. Sa face est d' un rose charmant que jamais rien n' efface, et l' habit est de neige et les agréments bleus. Il garde la douceur des êtres fabuleux : il est sérieux, mais avec un air de fête. Il est blanc. Ses cheveux, qui volent sur sa tête, sont blancs aussi, naïve innocence des jeux ! Il sont en ouate ; ils font comme un ciel nuageux sous le chapeau pointu qui lui couvre le crâne, et c' était le joujou de la petite Jeanne. Oh ! Je vous tresse, fleurs pâles du souvenir ! Elle n' aurait pas eu la force de tenir ce jouet de fillette avec sa main trop tendre ; mais on avait trouvé cela, de le suspendre p84 avec un léger fil au-dessus du berceau. La douce enfant, tremblant de froid comme un oiseau, en voyant la poupée essayait de sourire. Ses deux mains y touchaient alors, chère martyre ! D' un geste maladif, vaguement enfantin, et l' on voyait trembler à peine le pantin. C' est qu' elle était si faible, elle était si petite ! Pensive, elle ployait sous l' atteinte maudite d' un mal mystérieux, privée encor de tout, ne pouvant ni marcher ni se tenir debout. Pendant ce temps qu' elle a vécu, toute une année ! Elle a souffert toujours, pauvre rose fanée, qui frissonnait, brisée et blanche, au moindre vent. Dans ses profonds yeux bruns brillait un feu mouvant et la douleur brûlait sa prunelle ingénue. Mais, après, elle était vite redevenue charmante. Reposée après ce long effort, elle semblait dormir tranquillement. La mort bienfaisante, effaçant la tristesse et le hâle, avait rendu la grâce au doux visage pâle, et sur le petit front par le calme enchanté comme un lys immobile avait mis la beauté. Elle était belle ; mais qu' elle est plus belle encore aux cieux ! Elle est la vie en fleur qui vient d' éclore. Maintenant, maintenant, mère, je vous le dis, elle est là-haut, avec les saints du paradis. Elle est forte, elle peut marcher ; ses pieds sont lestes et s' envolent, guidés par les harpes célestes. Son front est plus riant qu' une perle d' Ophir. Elle a de beaux pantins d' opale et de saphir, et triomphante, et rose, et libre de ses langes, elle joue en chantant sur les genoux des anges. 18-19 avril 1863 : A MA MERE p85 ô ma mère et ma nourrice ! Toi dont l' âme protectrice me fit des jours composés avec un bonheur si rare, et qui ne me fus avare ni de lait ni de baisers ! Je t' adore, sois bénie. Tu berças dans l' harmonie mon esprit aventureux, et loin du railleur frivole mon ode aux astres s' envole : sois fière, je suis heureux. J' ai vaincu l' ombre et le doute. Qu' importe si l' on écoute avec dédain trop souvent ma voix par les pleurs voilée. Quand sur ma lyre étoilée tu te penches en rêvant ! Va, je verrai sans envie que le destin de ma vie n' ait pas pu se marier aux fortunes éclatantes, pourvu que tu te contentes d' un petit brin de laurier. 16 février 1858 : AU LAURIER DE LA TURBIE p86 toi qui jusques au ciel montes, colosse droit, et qui poses tes pieds dans le roc dur et froid, ô symbole ! Géant ! Bel arbre aux feuilles lisses ! Laurier, ma lâche envie et mes saintes délices ! Fantôme que Pindare ému reconnaîtrait ! Compagnon de la lyre idéale ! Portrait de tout ce que j' adore et de tout ce qui m' aime ! Arbre mélodieux, grand comme Phoebos même ! Sombre feuillage. Hélas ! Mon immortel affront ! Jamais ton noir rameau ne couvrira mon front ; ami, c' est comme un vain passant que tu m' accueilles ; à peine si dans l' ombre une seule des feuilles que l' âpre vent du soir t' arrache avec effroi, brille, chimère folle, et glisse autour de moi. Et pourtant, laurier vert, gloire de la campagne, je n' ai souhaité, moi, ni la douce compagne dont les regards nous font un ciel dans la maison, ni les petits enfants à la blonde toison, ni la richesse aux doigts parfumés d' ambroisie, et tout ce dont l' esprit jaloux se rassasie, ni le repos, si cher à des bohémiens ; et ces enchantements sans nombre, et tous ces biens que notre solitude avidement réclame, arbre mouvant ! Laurier ! Tu le sais, moi dont l' âme bondissait jusqu' aux cieux d' un vol démesuré, je n' en ai rien connu, je n' ai rien désiré ! J' ai vécu seul, penché sur le monde physique, toujours étudiant le grand art, la musique, dans le cri de la pourpre et dans le chant des fleurs où dort la symphonie immense des couleurs, dans les flots que la mer jette de ses amphores, p87 dans le balancement des étoiles sonores, dans l' orgue des grands bois éperdus sous le vent ! J' ai mis tout mon orgueil à devenir savant, pâle et muet, j' entends le murmure des roses : et de tous les trésors et de toutes les choses qui plantent dans nos coeurs un regret meurtrier, tu le sais bien, je n' ai voulu que toi, laurier ! CHIO Chio, l' île joyeuse, est pleine de sanglots. Au fond d' une demeure où l' on entend les flots, la jeune fille morte, ô père misérable ! Dans ses longs cheveux blonds dort sur un lit d' érable. Ses yeux de violette, hélas ! Quand le jour luit, contiennent à présent la formidable nuit. ô dieux ! C' est le moment où fleurit la pervenche ! Le père, avec horreur tordant sa barbe blanche, s' en est allé gémir sur le bord de la mer. Dans l' abîme grondant il verse un fleuve amer, et marche, déchiré par sa douleur sans bornes. La jeune fille dort. Trois divinités mornes, leurs beaux voiles épars et leurs cheveux flottants, sont là debout, tressant les roses du printemps près de la morte en fleur qu' elles avaient vu naître et se plaignent. Soudain, un disciple du maître s' avance et, les voyant, leur dit : " que faites-vous auprès du lit où s' est penché ce front si doux, ô déesses, (car tout en vous fait qu' on devine l' immortelle splendeur d' une race divine,) p88 puisque les dieux, exempts du mal et du remords, ne sauraient sans souillure être en face des morts, qui n' ont plus que la nuit sous leurs paupières lasses ? " il dit. Mais Aglaïa, la plus jeune des grâces, se tourna vers ses soeurs pâles, et faisant voir au disciple ébloui dans la pourpre du soir leurs visages mouillés d' une rosée amère, murmura : " nous pleurons sur la fille d' Homère. " février 1864 : A GEORGES ROCHEGROSSE enfant dont la lèvre rit et, gracieuse, fleurit comme une corolle éclose, et qui sur ta joue en fleurs portes encor les couleurs du soleil et de la rose ! Pendant ces jours filés d' or où tu ressembles encor à toutes les choses belles, le vieux poëte bénit ton enfance, et le doux nid où ton âme ouvre ses ailes. Hélas ! Bientôt, petit roi, tu seras grand ! Souviens-toi de notre splendeur première. Dis tout haut les divins noms : souviens-toi que nous venons du ciel et de la lumière. p89 Je te souhaite, non pas de tout fouler sous tes pas avec un orgueil barbare, non pas d' être un de ces fous qui sur l' or ou les gros sous fondent leur richesse avare, mais de regarder les cieux ! Qu' au livre silencieux ta prunelle sache lire, et que, docile aux chansons, ton oreille s' ouvre aux sons mystérieux de la lyre ! Enfant bercé dans les bras de ta mère, tu sauras qu' ici-bas il faut qu' on vive sur une terre d' exil où je ne sais quel plomb vil retient notre âme captive. Sous cet horizon troublé, ah ! Malheur à l' exilé dont la mémoire flétrie ne peut plus se rappeler, et qui n' y sait plus parler la langue de la patrie ! Mais le ciel, dans notre ennui, n' est pas perdu pour celui qui le veut et le devine, et qui, malgré tous nos maux, balbutie encor les mots dont l' origine est divine. p90 Emplis ton esprit d' azur ! Garde-le sévère et pur, et que ton coeur, toujours digne de n' être pas reproché, ne soit jamais plus taché que le plumage d' un cygne ! Souviens-toi du paradis, cher coeur ! Et je te le dis au moment où nulle fange terrestre ne te corrompt, pendant que ton petit front est encor celui d' un ange. septembre 1865 : LE BERGER tandis qu' autour de nous la nature se dore ivre de fleurs, d' amour et de clartés d' aurore, et que tout s' embellit de rayons souriants, les chercheurs, les penseurs, les esprits, les voyants, les sages, dont la main croit à ce qu' elle touche, tiennent dans leur compas l' immensité farouche, et disent : " ce berger, que vous appelez dieu, n' existe pas. Là-haut, dans les plaines de feu, les blancs troupeaux, suivant la trace coutumière, sans nul guide, au hasard, marchent dans la lumière et, sans que jamais rien ne gêne leur essor, rentrent, quand ils sont las, dans leurs cavernes d' or. " puis dans leur noir réduit, plein d' ombre et de fumée, les orgueilleux savants, dont l' oreille est fermée, p91 murmurent, en montrant d' en-bas les vastes cieux : " là tout est vide, car tout est silencieux. " cependant, pour bercer l' infini qui respire, le doux berger pensif touche sa grande lyre ; il conduit par ses chants tous les monstres vermeils, les constellations, les hydres, les soleils, et, sans souci du vil chasseur qui tend des toiles, fait marcher devant lui ses grands troupeaux d' étoiles. mars 1864 : LA FLEUR DE SANG enfant encore, à l' âge où sur nos fronts éclate la beauté radieuse, un jour dans la forêt je vis un dieu vêtu d' une robe écarlate. Secouant ses cheveux que le soleil dorait, il me cria : " veux-tu m' adorer, vil esclave ? " et je sentis déjà que mon coeur l' adorait. Ses flèches, que tourmente une main forte et brave, s' agitaient sous ses doigts ; le lourd carquois d' airain tremblait de son courroux et rendait un son grave. Implacable, attachant sur moi son oeil serein, il me cria : " veux-tu baiser, de cette bouche tout en fleur, ma chaussure et mon pied souverain ? Je suis le dieu sanglant, je suis le dieu farouche, l' âpre ennemi, le fier chasseur ailé, vainqueur des monstres, le cruel archer que rien ne touche ; p92 je suis l' amour ; veux-tu me servir, faible coeur ? Je te ferai sentir la griffe des chimères et je te verserai ma funeste liqueur. Je prendrai les meilleurs des instants éphémères que doit durer ici ton corps matériel, et tu fuiras en vain les angoisses amères. J' éteindrai tes beaux yeux qui reflètent le ciel, je flétrirai ta joue, et dans mes noirs calices tu trouveras un vin plus amer que du fiel. Savoure sans repos mes atroces délices ! Car tu n' espères pas, tant que durent tes jours, épuiser ma colère, et lasser mes supplices. Mes serpents font leurs noeuds dans l' abîme où tu cours, et pour manger ton foie au pied d' un roc infâme, ne vois-tu pas venir des milliers de vautours ? Quand la lâcheté vile aura souillé ton âme, ton martyre hideux ne sera pas fini ; tu te consumeras sans éclair et sans flamme. Toi que j' aurai cent fois quitté, cent fois banni, mordu par l' aiguillon de ta vieille habitude, tu me suivras encor, par ma froideur puni ! Tu vivras dans la haine et dans l' inquiétude jusqu' au jour où, brisé, tu connaîtras l' horreur de la vieillesse affreuse et de la solitude. " ainsi le jeune dieu parlait, et sa fureur était comme les flots amers qu' un gouffre emporte, et moi je pâlissais de rage et de terreur. p93 Je tressaillais, sentant mon âme à demi morte, comme sous le couteau du boucher la brebis, quand le chasseur amour me parla de la sorte. Et pourtant j' admirais sa beauté, ses habits de pourpre, que le vent harmonieux soulève, et surtout, ô mon coeur, ses lèvres de rubis, larges roses de feu, comme on en voit en rêve, et dont le fier carmin, d' un sourire enchanté, ressemble à du sang frais sur le tranchant d' un glaive. J' égarais mes regards sur son col indompté, neige pure, et tandis qu' il m' insultait encore, fou de honte, éperdu sous l' âcre volupté, j' ai crié : " dieu farouche et sanglant, je t' adore. " mars 1857 : HERMAPHRODITE dans les chemins foulés par la chasse maudite, un doux gazon fleuri caresse Hermaphrodite. Tandis que, ralliant les meutes de la voix, Artémis court auprès de ses guerrières, vois, le bel être est assis auprès d' une fontaine. Il tressaille à demi dans sa pose incertaine, en écoutant au loin mourir le son du cor d' ivoire. Quand le bruit cesse, il écoute encor. Il songe tristement aux nymphes et soupire, p94 et, retenant un cri qui sur sa lèvre expire, se penche vers la source où dans un clair bassin son torse de jeune homme héroïque, et son sein de vierge pâlissante au flot pur se reflète, et des pleurs font briller ses yeux de violette. mars 1858 : LE CHER FANTOME ô larmes de mon coeur, lorsque la bien-aimée fut morte, et que sa tombe, hélas ! Fut refermée, quand tout fut bien fini, quand je demeurai seul, ayant vu cette enfant cousue en son linceul, oh ! Je ne pleurai pas son âme, non, sans doute ! Car tout me disait bien que l' âme prend sa route vers les déserts du ciel éthéré ; qu' étant dieu, elle s' élancera vers les astres de feu comme un puissant oiseau, pour se plonger, ravie, dans les ruissellements de joie et dans la vie. Mais je pleurais sa forme adorable, son corps où la grâce divine avait mis ses accords, et dans son effrayante et chaste et fière allure cet or en fusion qui fut sa chevelure ! Quoi ! Disais-je, cet or, ces roses, ces blancheurs, cette chair, où couraient les plus douces fraîcheurs, ces noirs sourcils, les cils que la brise querelle, sa prunelle où la flamme était surnaturelle, son bras pur, ces lueurs fauves qui m' enivraient, ces pourpres, ces rougeurs, ces lèvres qui s' ouvraient voluptueusement ainsi que des corolles, tout cela n' est plus rien désormais ; ses paroles p95 ne dérouleront plus des notes de cristal ! ô douleurs, ô ruine, ô délire fatal ! Quoi ! Ce chef-d' oeuvre entier de formes et de lignes, son jeune sein, plus blanc que la plume des cygnes, et ce vague frisson de rose d' Orient où la lumière passe et joue en souriant, ces dents où la caresse aimante se mutine, cet ensemble de grâce et de force enfantine, ce beau type idéal sur la terre jeté dans sa perfection et son étrangeté, va s' endormir sous l' herbe et, dépouille flétrie, cet objet merveilleux de mon idolâtrie dans la nuit du tombeau, dans l' immuable hiver, lambeau meurtri, pâture effroyable du ver, sentira donc sur lui ces bouches assassines dans la terre gluante où passent des racines ! Puis sa chair, ses os même en cendre s' en iront ; l' arbre insensible et dur poussera dans son front, et les buissons, les fleurs, l' herbe du cimetière, nourris d' elle à jamais, la boiront tout entière ! Elle fera grandir les rameaux chevelus, et de tant de trésors il ne restera plus que le lys meurtrier et la rose sanglante ! C' est ainsi qu' en ma tête en feu, de pleurs brûlante, je roulais ma misère et mon affreux souci. Moi, le fougueux athlète à la lutte endurci, je sentais mon courage, archer vainqueur de l' ombre, fuir étonné devant l' horreur de la nuit sombre, comme aussi ma vertu, ce cavalier géant, frissonner sur le gouffre immense du néant. Pâle, éperdu, pensif, pris dans un noir délire, je n' osais même plus toucher la grande lyre. Pendant plus de trois ans privé de ma raison, et revoyant toujours le verre de poison dans sa petite main tremblante, avec délice p96 je pleurai cette enfant qui fut mon Eurydice, et, comme un naufragé qui sous le gouffre vert évanoui, rigide et par les eaux couvert, ne sentant même plus le froid qui le dévore ni le ruissellement glacé, gémit encore parmi l' obscurité murmurante des flots, même dans mon sommeil je poussais des sanglots. Mais une nuit, au sein des sinistres féeries, tandis que je dormais sous le fouet des furies, et que dans le cruel silence mes tourments s' exhalaient par des pleurs et des gémissements, je la revis, c' était bien elle ! Dans un rêve. Oh ! Si belle toujours ! Sa chevelure d' ève, comme une vapeur d' or, voltigeait à l' entour de son front ; son visage étincelait d' amour, et mes regards, fermés pour les choses profanes, voyaient le sang courir dans ses bras diaphanes ! Lumineuse, traînant un long vêtement bleu, contre la cheminée où brûlait un grand feu elle appuya sa main d' opale radieuse, et toute son allure était mélodieuse ! L' ardent rayonnement que projette l' esprit la faisait resplendir tout entière ; elle ouvrit sa bouche dont la ligne eût ravi Praxitèle et parla : " cher, ô cher exilé, disait-elle en laissant résonner le cristal de sa voix, ne pleure plus ! Je vis telle que tu me vois, fraîche comme le lys et la rose trémière. Mes cheveux fulgurants, effluves de lumière, vivent ; et ces couleurs, ces formes, ces contours que tu nommais jadis mon corps, vivent toujours, mais beaux, mais rajeunis par une apothéose, et ma lèvre d' enfant sourit, sanglante et rose ! L' âme silencieuse et le corps sont tous deux immortels sans retour, et ce serpent hideux p97 qui mord, en se tordant, le talon de ses maîtres, la mort, ne détruit pas la figure des êtres. Ce qui meurt ici-bas naît dans l' infini bleu. écoute bien ceci : quand le pouce de Dieu s' est imprimé, rêveur, sur une face humaine, l' empreinte vit, malgré la mort, malgré la haine, malgré la sombre nuit d' où l' esclave aux beaux yeux une seconde fois s' élance radieux. Oui, sans doute, la mort, l' être affreux que tu nommes la mort, mange et détruit l' enveloppe des hommes ; elle plante sa dent cruelle dans nos chairs, et, pour le désespoir de ceux qui nous sont chers, avec les ossements d' où veut sortir un ange elle fait de la cendre inerte et de la fange ; mais, quand son noir travail est fini, quand sa main a pendant bien des jours torturé l' être humain, lorsqu' elle a transformé ce chef-d' oeuvre en poussière, alors, du limon vil, de la cendre grossière, où tout s' arrêterait pour le stoïcien, renaît un corps nouveau, tout pareil à l' ancien, effrayant comme lui pour la mort altérée, mais fait d' une substance encor plus éthérée. Dans ses veines, après le formidable exil de la terre, circule un sang vif et subtil ; sa lèvre, qu' un rayon touche, se rassasie d' air immatériel saturé d' ambroisie ; son esprit est lumière, et ses sens plus parfaits pénètrent d' un seul coup la cause et les effets. Mais ce qui fut d' abord sa beauté sur la terre survit dans son aspect divin que rien n' altère, et, lorsqu' il est permis à l' homme sans remords de les voir dans un rêve, il reconnaît les morts. Oui, regarde-moi bien, je vis, blanche, enflammée, pure, mais telle enfin que tu m' as tant aimée, superbe comme Hélène à la clarté du jour. p98 Et quand, né de la fange et de l' ombre, à ton tour tu te verras surgir éperdu vers l' aurore, n' emportant d' ici-bas que ta lyre sonore, nos chers liens d' amour ne seront pas brisés, et tu retrouveras mon front sous tes baisers. Seulement, désormais, les ombres sépulcrales ont fui mes yeux emplis de lueurs sidérales ; mon pied, qui de l' espace ouvert n' est plus banni, bondit d' un vol charmant dans le libre infini ; mes sens plus compliqués et qui percent les voiles perçoivent dans l' éther le parfum des étoiles et voient distinctement les formes de l' azur. La musique des cieux, le chant jadis obscur des sphères, dans son rhythme arrive à mon oreille ; les constellations de la voûte vermeille pendent à ma portée, et je touche à leurs noeuds épars, et dénouant mes cheveux lumineux au vent du ciel baigné dans le concert des astres, je l' écoute, appuyée au pied des bleus pilastres, tandis que tout un choeur au vol démesuré accourt au flamboiement de mon vol azuré. Vois-les, ces cheveux d' or où le rayon se pose, ce front, ces bras de neige et ce talon de rose, et cette bouche folle heureuse de fleurir, ne pleure plus jamais ce qui ne peut mourir, et que ta voix parmi les hommes se déploie dans un immense chant lyrique, ivre de joie. " vision, vision ! Toujours tu brilleras devant ma face, avec la neige de ses bras et je suivrai toujours dans une ombre sacrée sa chevelure d' or par des flammes dorée. C' est pourquoi je serai joyeux, comme un sculpteur dont l' âme virginale et dont l' oeil contempteur ne veut pas une tache à la blancheur des marbres ; près de la source froide, ange, et sous les grands arbres, p99 dans un chant triomphal qui se rit du tombeau, je redirai la gloire immortelle du beau. Tout brûlant du baiser céleste d' Eurydice, je chanterai l' amour, la clarté, la justice, et les hommes pensifs s' éblouiront de voir mes regards de héros, fixés sur le devoir, mépriser tous les vils intérêts de la terre, cependant que mon ode ouvre, fleur solitaire, son calice de pourpre ardente épanoui, et que je sentirai, dans un rêve inouï, cet ange glorieux, vainqueur des épouvantes, secouer sur mon front des étoiles vivantes. juin 1860 : L'AME DE CELIO ce calme Célio, ce fils de la chimère qui passa comme un rêve, et qu' on pleure aujourd' hui, ce jeune homme pensif, beau comme un dieu d' Homère, je l' ai connu ; je veux parler encor de lui. Mais parmi nous, d' ailleurs, son image est vivante ! Terrible, et secouant dans l' air un feu subtil, sa lourde chevelure inspirait l' épouvante, Et sa bouche, ô douceur ! charmait le mois d' avril. Poëte, comme il fut adoré dès ce monde ! Oh ! Que de fois, songeant à nous, il déroula du bout de ses doigts fins l' or d' une tresse blonde, sans savoir qu' à ses pieds une femme était là ! p100 Adoré ! Tout l' aimait dans sa grâce première. Pourtant l' âme féroce et lâche de Don Juan n' habita point ce corps pétri dans la lumière que berçaient les sanglots du sauvage océan ! Non, pour voir jusqu' à lui de pâles favorites lever l' oeil extatique et voilé du martyr, il n' avait pas versé de larmes hypocrites, et jamais Célio n' eut besoin de mentir. Car la séduction émanait de son être, comme du diamant le rayon étoilé. Il n' avait qu' à venir pour dominer en maître ; sa voix persuadait avant d' avoir parlé. Oh ! Savez-vous combien de femmes que dévore même à présent son nom, traînant de longs ennuis, le murmuraient aux soirs, et criaient à l' aurore : je l' aime ! Et se plaignaient aux haleines des nuits ! Et les vierges en fleur, troupe folle et timide, honteuses de sentir frissonner leurs bras nus, le suivaient dans le bal d' un long regard humide, et, blanches, étouffaient leurs soupirs ingénus. Mais ce ne fut pas lui, cet amant des orages, qui put se réjouir à voir couler des pleurs, ou qui suivit la gloire et ses fuyants mirages. Avenir, avenir, son âme était ailleurs ! Que disait-il aux bois, quand, sous leur sombre voûte, il écoutait, caché dans le feuillage noir, l' eau céleste filtrer et pleurer goutte à goutte, délicieusement, comme son désespoir ? p101 Car il fut un vrai fils des antiques orphées, et la création l' accueillait en ami dans la clairière obscure et près des sources fées où brille le serpent, sur le sable endormi. Que disait-il, penché sur le flot des fontaines, aux fleurettes de l' herbe, aux nids dans les roseaux, quand d' une voix si tendre il leur contait ses peines, lui qui savait aussi la langue des oiseaux ? Ou bien, avec l' aurore il fuyait dans la brume, farouche et, comme l' ange horrible du trépas, monté sur un cheval effaré, blanc d' écume, qu' il faisait obéir en lui parlant tout bas. Mais il aima surtout cette consolatrice, la nuit, la grande nuit qui, dans ses cheveux bruns, de nos seins déchirés baise la cicatrice, et berce nos tourments au milieu des parfums ; la nuit et ses lueurs de diamant, froissées par l' aube, dont l' opale éclate au front du ciel, et le frissonnement des étoiles glacées qui guérit les transports de nos coeurs pleins de fiel. Il contemplait, de l' ombre où nos larmes tarissent, dans le jardin de joie à nos pas défendu, ces guirlandes, ces lys de clarté qui fleurissent, et leur parlait alors, de douleur éperdu ! Il leur disait, noyé dans les horreurs du gouffre que l' insondable azur suspend sur notre effroi : " ô constellations, vous voyez que je souffre, flambeaux de l' éther vaste, ayez pitié de moi ! " p102 et les hommes, voyant ce beau porteur de lyre n' avoir pour seuls amis que les astres des cieux, dans lesquels ses regards pénétrants savaient lire, voulaient prendre en pitié son coeur silencieux. " oh ! Disaient-ils, songeur caressé par les flammes, la beauté resplendit sur ton visage altier baigné par des flots d' or, enchantement des âmes, et ta lèvre est pareille aux fleurs de l' églantier. Quand tu lèves tes yeux à la clarté fidèles, dans tes prunelles d' or l' éclair semble jaillir ; les vierges de seize ans, quand tu passes près d' elles, sentent leur voix s' éteindre et leur sang tressaillir. La vertu dédaigneuse et la pudeur farouche se changent pour toi seul en désirs embrasés ; tu charmes l' innocence elle-même, et ta bouche est comme un seuil divin meurtri par les baisers. Comme un dieu triomphant tu parus dans la vie, dont ta pensée agile a déjà fait le tour ; mais qui pourrait remplir ton âme inassouvie, sinon le flot immense et clair d' un seul amour ? Ah ! Sans doute, bel ange effrayé de ton rêve, tu chercheras bientôt la fraîcheur du matin, et tu te guériras des voluptés sans trêve près d' une blonde épouse au regard enfantin. Ainsi qu' un matelot fatigué des tourmentes, et las de voir toujours le gouffre tournoyer, tu renaîtras alors, et loin de tes amantes tu connaîtras enfin la douceur du foyer. " p103 tels ils parlaient ; mais lui, bercé par la musique suave qu' il écoute au fond du ciel obscur, répondait lentement de sa voix héroïque, dont la sérénité fait songer à l' azur : " oui, le calme plairait à ma fierté jalouse, et j' aspire en silence à l' oubli des combats. Oui, mon coeur tout sanglant appelle son épouse ; mais que me parlez-vous de bonheur ici-bas ? Croyez-vous que je puisse en des routes fleuries oublier les déserts d' épouvante peuplés, quand mes frères tremblants, sous le fouet des furies, baissent avec horreur des fronts échevelés ? Ah ! Donnez-leur aussi l' épouse blonde et fière qui tend sa lèvre en fleur plus douce que le vin, et le vieux lit de chêne, et la pure lumière du rajeunissement, sans lequel tout est vain ! Mais s' ils doivent, sans cesse abreuvés d' amertume, leur bâton dans la main poursuivre l' horizon, sans voir pendant les mois de frimas et de brume une lampe fidèle éclairer leur maison ; s' il faut que chaque jour avive leur blessure, et qu' à peine échangeant quelque parole entre eux, toujours ces voyageurs gardent sur leur chaussure la trace des cailloux et des chemins poudreux ; tant qu' il ne viendra pas une heure de délices pour guérir tous les maux dont leur coeur est navré, je refuse ma lèvre aux suprêmes calices du bonheur ; et comme eux jusque-là je vivrai p104 avec l' âpre douceur de l' oiseau solitaire qui fuit d' un vol affreux les arbres et les nids, et qui plane toujours, altéré de mystère, ou sur la foule en pleurs ou dans les cieux bénis ! Car, puisque nous parlons dans ce temps misérable où les exilés seuls ont encor soif du beau, et, dans leur piété pour la muse adorable, gardent le lys sans tache et le sacré flambeau, non, je ne saurais pas chanter aux pieds d' une ange et voir à mes côtés dormir de beaux enfants, tandis que je les vois qui marchent dans la fange, tristes, désespérés, maudits, mais triomphants. Comme à présent la pourpre est une chose vile que les passants haineux peuvent injurier, je montrerai la mienne à ce troupeau servile : je veux ma part de honte et ma part de laurier. Ma place est près de ceux qui sur leur sein d' ivoire étalent, sans souci du railleur odieux, ce lambeau d' écarlate auguste et dérisoire qui désigne ici-bas les bouffons et les dieux. Pour si peu qu' il leur reste un éclair de génie dont les buveurs de flamme un jour s' enivreront, je veux, je veux ma part de leur ignominie ; je veux porter comme eux de la boue à mon front. Je ne suis pas celui qui peut goûter la gloire loin des miens, et me plaire aux loisirs du vainqueur, lorsque derrière moi, dans l' ombre épaisse et noire, on foulerait aux pieds ces morceaux de mon coeur. p105 Ainsi, ne tentez pas mes heures de délire, foyer, chaste bonheur qu' envierait ma raison ! Je mêle mes fureurs aux sanglots de la lyre ; je n' ai pas de famille et n' ai pas de maison. Ma maison, c' est le roc aimé des tourterelles, la grotte dont le lierre a tapissé le mur, c' est le palais empli de joie et de querelles dont le dôme est bâti de feuillage et d' azur. C' est l' abri sourcilleux que la nature enchaîne à la bouche des flots tordus par les autans ; c' est la nuit du ravin ; c' est le tronc noir du chêne meurtri par le tonnerre et creusé par le temps. C' est l' antre d' où l' on voit courir les blanches voiles dans les flocons d' écume et sur le gouffre amer ; c' est la caverne au front baisé par les étoiles, d' où l' on entend gronder et sangloter la mer ! Ma famille, ce sont tous ces pâles convives qui, n' ayant pas eu faim du terrestre repas, tremblent comme des lys au bord des sources vives, et qui ne filent pas et ne travaillent pas ! C' est vous, poëtes forts que les épines blessent, vous qui sur tous les maux tenez vos fronts penchés, et dont les mains, toujours vierges et blanches, laissent une odeur d' ambroisie à ce que vous touchez ! C' est vous chez qui la grâce a conservé son culte, statuaires, démons obstinés et chercheurs, fiers de vivre éperdus pour un art qu' on insulte, dans l' éblouissement lumineux des blancheurs ! p106 C' est vous tous dont le pied bondit sur les rivages, et qui dans les buissons où rit une clarté, cueillez en même temps que les mûres sauvages ce fruit des grands chemins qu' on nomme liberté. C' est le vieux mendiant farouche, qui s' enivre de la sierra vermeille et du ciel espagnol ; c' est toi dont le parfum m' encourageait à vivre, rose de la montagne, et c' est toi, rossignol ! C' est vous, derniers amants de la lyre assassine, pauvres comédiens, qui le long du coteau emportez au soleil Marivaux et Racine, sous le manteau riant que vous donna Wateau ! Idoles aux beaux yeux, c' est vous ! Dont le poëte consolera pendant toute l' éternité la beauté sculpturale et grandiose, faite pour l' infamie, ou bien pour la divinité. Vous roulez au ruisseau, race éclatante et rose ! Dans les jours de cet âge aveugle et sans essor, qui ne se hausse pas jusqu' à l' apothéose de vos fronts de lumière et de vos tresses d' or ! Il vous jette à l' enfer plein d' ombres sépulcrales, parce qu' il ne saurait, dans son dédain jaloux, allumer sur vos fronts les clartés sidérales ! Venez, je vous le dis, ma famille c' est vous. Victime aux longs cheveux, muse, beauté, génie ! Grande vierge promise au supplice immortel, c' est toi que chaque jour, comme une Iphigénie, le couteau du grand prêtre égorge sur l' autel ! p107 Ah ! Peut-être qu' enfin, race pleine de joie ! Quand les vautours de l' air acharnés sur ton flanc seront las de te mordre et de manger ton foie, et d' agrandir ta plaie et de boire ton sang, nourrice de héros, sainte aristocratie, tu régneras avec ton regard azuré sur ce monde qui rêve à peine et balbutie, et certes, ce jour-là, je me reposerai ! " c' est ainsi que parlait aux passants de la terre le divin Célio, que regrettent les fleurs. Il est mort sans avoir à son lit solitaire une timide épouse échevelée en pleurs. Mais sur l' âpre montagne où parmi l' herbe haute frémit le bouton d' or, par la brise plié, la forêt, dont il fut le compagnon et l' hôte, depuis qu' il est parti, ne l' a pas oublié ! Et les trembles d' argent, les chênes, les érables, et la grotte où frissonne un luth éolien, et l' eau vive, si douce au coeur des misérables, et les grands sapins noirs se le rappellent bien ! Et la mer, et la mer plaintive, son amante, et l' océan houleux brisé par les récifs, murmurent sans repos son nom dans la tourmente et l' apprennent encore aux matelots pensifs. Et quand viennent les jours d' été, blancs et féeriques, les sculpteurs amoureux des symboles anciens, les peintres éblouis, les poëtes lyriques, les chanteurs vagabonds et les musiciens p108 songent sans désespoir au marbre funéraire de ce martyr d' amour beau comme Alaciel, et disent : " parfumez l' âme de notre frère ! Aimez-le, fleurissez pour lui, roses du ciel ! " et ce troupeau toujours blessé, les amoureuses, qui se donnent en rêve à cet homme indompté et relisent ses vers dans leurs heures fiévreuses avec les longs frissons de l' âcre volupté, et le mendiant, fils de gueux, qui s' extasie de voir briller l' aurore en son riche appareil, et qui sur ses haillons, comme un prince d' Asie, porte joyeusement un habit de soleil, et ces divinités mornes sous leur dentelle dont les attraits, au lieu de durer deux mille ans, s' effaceront demain faute d' un Praxitèle, et qui n' ont plus d' abri dans les temples croulants. Et les petits oiseaux donneurs de sérénades avec le barde ailé des cieux, le rossignol, et les filles d' amour qui vont par les bourgades jouer en corset d' or Chimène et dona sol ; et tous ceux qui mourront pour l' amante de pierre, tous les pauvres, tous les rêveurs, tous les maudits répètent chaque soir, en faisant leur prière : " accueillez-le, seigneur, dans votre paradis ! " Nice, janvier 1860 : LA BELLE AUDE p109 en arrivant dans sa ville aux cent tours, Charles s' écrie : " ah ! Coeurs pleins d' artifice ! Ah ! Mécréants ! Pourvoyeurs de vautours ! Il faut enfin qu' on vous anéantisse. Que tous les pairs de ma cour de justice viennent, dit-il, me trouver sans délais : je veux qu' on parte et qu' on les avertisse. " mais en passant le seuil de son palais, sous un habit d' argent où l' émeraude jette ses feux près du rubis sanglant, il voit venir près de lui la belle Aude aux fins cheveux d' or pâle et ruisselant. " sire, dit-elle au roi pâle et tremblant que le désir de la vengeance affame, où donc est-il votre neveu Roland, qui m' a juré de me prendre pour femme ? " à ce discours le puissant empereur, le vieux lion couronné, le grand chêne, baisse la tête et frémit de terreur. De larges pleurs brûlants, des pleurs de haine, tombent à flots dans sa barbe hautaine : " hélas ! Dit-il, ce faiseur de travaux, cet artisan d' exploits, mon capitaine, le bon Roland, est mort à Roncevaux. Mais, ô ma soeur ! Amie au col du cygne, je te promets un époux, fils d' aïeux fiers de lignage et de valeur insigne p110 pour te servir à la face des cieux. Il séchera les larmes de tes yeux qui pleureraient toujours de chers fantômes. C' est mon Louis, je ne puis dire mieux : il est mon fils, il aura mes royaumes. " Aude sourit. Vite, un rayon charmant fleurit sa lèvre austère que l' on vante : " je le vois bien, dit-elle doucement à l' empereur tout glacé d' épouvante, vous vouliez donc railler votre servante ! Vous m' avez dit ces choses-là par jeu ! Que, Roland mort, Aude reste vivante ! Cela ne plaise à notre seigneur Dieu ! " elle pâlit. Comme dans la campagne se brise un lys, la jeune fille ainsi se laisse choir aux pieds de Charlemagne, le coeur brisé par un si grand souci. Sa lèvre est blême et son coeur est transi, la voilà morte et froide et son front penche morte à toujours ! Dieu lui fasse merci et dans les cieux prenne son âme blanche ! L' empereur tremble et tressaille ; d' abord il ne la croit que pâmée ; il la frôle ; il la soulève en tremblant, lui si fort ! La tête, hélas ! Retombe sur l' épaule. Va, c' en est fait, ô perle de la Gaule ! Ses longs cheveux, tandis qu' elle s' endort, tombent pareils à des branches de saule : c' est bien le doigt farouche de la mort. Charles, pensif, navré dans ses tristesses, ayant connu cette vaillante amour, p111 au même instant mande quatre comtesses qu' il fit venir en grand deuil à sa cour pour veiller Aude aux bras blancs nuit et jour. Et puis elle eut sa place aux pieds des anges, dans un moutier de nonnains, doux séjour où de Marie on chante les louanges. Sa blanche tombe est sous un noir buisson où l' aubépine étend ses longues branches. Le rossignol en suave chanson y vient la nuit jeter ses notes franches ; la violette et les sombres pervenches semblent gémir sur un trépas si beau, et l' on verra des roses toutes blanches pendant mille ans fleurir sur son tombeau. Car elle est morte, aimable entre les vierges ! Et Ganelon attend son jugement, vil, enchaîné, meurtri, fouetté de verges. Mais Aude morte égale son amant. Dans le sépulcre elle dort fièrement, et Charles pleure encor cette pucelle qui fut sans tache ainsi qu' un diamant, et brave coeur et gente demoiselle. Nice, janvier 1860 : ROUVIERE Rouvière ! Il fut de ceux que l' art prend pour victimes il fut de ceux qu' on voit se plonger dans la nuit où le poëte parle avec des mots sublimes mêlant aux ouragans leurs sanglots et leur bruit. p112 Ces artistes, ces rois, ces lutteurs qui, sans règles, s' offrant à la tempête et cherchant ses baisers, gravissaient la montagne où fuit le vol des aigles, en reviennent un jour pâles, muets, brisés. Ils reviennent muets d' épouvante, et la foule, indifférente, hélas ! Qui ne devine rien, en voyant la sueur qui sur leurs tempes coule, murmure : " qu' a-t-il donc, notre comédien ? Qu' a-t-il donc ? Souffre-t-il de ces chimères vaines ? " ô bon public, parfois tendre et parfois moqueur ! Il a qu' il sent le froid aigu mordre ses veines, parce qu' il t' a donné tout le sang de son coeur. Oui, c' est étrange. Il est des acteurs qui succombent, jouet de leur amour et de leur passion, et que le drame étreint dans sa serre, et qui tombent flagellés par le vent de l' inspiration nous en avons connu : Dorval échevelée et Frédérick versant les larmes de Ruy Blas, Malibran qui tenait sa lyre désolée, Rachel mourante et blanche, et lui, Rouvière, hélas ! Et lui, car il n' est pas d' audaces impunies ! Lui qui subit l' horreur de son destin fatal, parce qu' il s' enivrait au festin des génies de ce vin enflammé qu' on nomme l' idéal. Shakspere l' emportait dans la forêt hantée que son puissant esprit peuple d' illusions, et l' artiste, vaincu par ce grand Prométhée, revenait devant nous en proie aux visions. p113 Hamlet, ô jeune Hamlet, sombre amant d' Ophélie ! Pauvre coeur éperdu, que cette morte en fleur emporte dans la nuit de sa douce folie, non, ce n' est pas en vain qu' on touche à ta douleur. Tu prononces des mots trop divins pour nos lèvres ! On a le front pensif et le regard flétri dès que l' on a connu tes douloureuses fièvres, et pour toute la vie on en reste meurtri. Oh ! Que Rouvière aima ce tragique poëme dont on meurt, et combien c' était un noble jeu, quand le peuple naïf, qui l' admire et qui l' aime, le voyait se débattre, effaré, sous le dieu ! Il l' aimait aussi, lui, ce peuple dont la bouche hait les vins frelatés que nous lui mélangeons, et, traînant devant lui le chef-d' oeuvre farouche, il lui disait : " voilà Shakspere. Partageons. " ô fiers combats où l' homme est vaincu par le rêve ! ô lutte formidable avec le grand aïeul, où l' artiste, à la fin, las d' un effort sans trêve, succombe ! Il est malade, il est pauvre, il est seul. Seul ! Non. Lorsque Rouvière en cette angoisse amère tombait, sa soeur aux traits désolés et flétris le consolait avec la douceur d' une mère, en attachant sur lui ses yeux, déjà taris ! La pauvre créature essayait de sourire, oh ! Quand je la revois ainsi, mon coeur se fend ! Et plus que lui malade, et plus que lui martyre, l' endormait dans ses bras comme un petit enfant. p114 Ah ! Du moins, que mon ode (ô siècle misérable ! ) les bénisse tous deux, le lutteur abattu, l' artiste magnanime et sa soeur adorable, et garde une louange à leur mâle vertu ! Bénis soient-ils ! Bénis soient ceux que sacrifie l' imbécile faveur du vulgaire odieux, et qui pensent, et dont la bouche glorifie les poëtes sacrés et la race des dieux. Car, s' ils n' ont pas suivi la trace coutumière, si les chemins battus ont ignoré leurs pas, ils laissent après eux des traces de lumière, et leur nom est de ceux qui ne périssent pas. Bénissons-les surtout d' être exilés au monde, bénissons-les d' avoir vécu pauvres et nus, austères, enfermés dans une foi profonde, pleins d' amour pour le temps qui les a méconnus. Car, dans l' éternité qui leur garde ses fêtes, la pauvreté, les pleurs, l' injustice, l' affront, la haine, sont les purs rayons dont seront faites les vivantes clartés qu' ils auront sur le front ! mars 1866 : L'AVEUGLE un cavalier disait à Milton : " je vous plains ! Car vos yeux, de colère et d' espérance pleins, qui déchiraient la voûte où le soleil gravite, s' égarent, fous d' horreur, dans la nuit sans limite. p115 Comme un aigle banni du mont aérien dans un sombre cachot, vous ne voyez plus rien sur cette terre aux feux du ciel irradiée ; ni le couchant avec sa pourpre incendiée, ni le terrible azur et la blancheur des lys ! -il est vrai, dit Milton, que mes regards, jadis plus éclatants que ceux des poëtes célèbres, succombent maintenant sous d' épaisses ténèbres : mais c' est parce que Dieu, voyant mes ennemis jaloux de cette paix profonde où je frémis seulement d' allégresse en chantant ses louanges, a pour me soutenir envoyé ses grands anges. Calmes, armés du glaive et répandant l' effroi, invisibles pour tous, ils volent devant moi épouvantant ma face et cachant mes prunelles, et cette nuit farouche est l' ombre de leurs ailes. " Nice, mai 1860 : L'ATTRAIT DU GOUFFRE oh ! Que me voulez-vous, lueurs vertigineuses ? Divin silence, attrait du néant, laisse-moi ! Ainsi la mer, songeant par les nuits lumineuses, me faisait tressaillir de tendresse et d' effroi. Ces yeux où les chansons des sirènes soupirent, océans éperdus, gouffres inapaisés, bleus firmaments où rien ne doit vivre, m' inspirent la haine de la joie et l' oubli des baisers. Les yeux pensifs, les yeux de cette charmeresse sont faits d' un pur aimant dont le pouvoir fatal communique une chaste et merveilleuse ivresse et ce mal effréné, la soif de l' idéal. p116 Ils ne s' abritent pas, solitudes sans voiles, sous des cils baignés d' or et sous de fiers sourcils ; ondes où vont mourir les flèches des étoiles, rien ne cache au regard leur mirage indécis. Ce sont les lacs sans borne où s' égare mon âme ; leur azur éthéré, vaste et silencieux, saphir terrible et doux, sans lumière et sans flamme, vole sa transparence à d' ineffables cieux. Je sais que ce désert plein de mélancolie engloutit mon courage en vain ressuscité, et que je ne peux pas, sans trouver la folie, chercher ta perle, amour ! Dans cette immensité. L' éblouissement clair de ces froides prunelles où le féroce ennui voudrait à son loisir savourer le poison des langueurs éternelles m' enchante et me ravit dans un vague désir. Il n' est plus temps de fuir, laisse toute espérance ! Ils m' ont appris, ces flots aux cruelles pâleurs, les voluptés du calme et de l' indifférence, et l' extase a tari la source de mes pleurs. L' abîme où, sans retour, mon rêve s' embarrasse, semble immobile ; mais je le sens tournoyer. Comme une lèvre humide, il m' attire et m' embrasse, et ma lâche raison frémit de s' y noyer. Eh bien, je poursuivrai mon destin misérable : par-delà le fini, par-delà le réel, je veux boire à longs traits cette angoisse adorable et souffrir les ennuis de ce bonheur mortel. Bellevue, avril 1858 : LES FORGERONS p117 rhythmé par le marteau sonore, le chant joyeux des forgerons s' envole à grand bruit vers l' aurore, plus fier que la voix des clairons. Jean et Jacques. La forge mugissante allume nos fronts par la bise mordus, et son reflet parmi la brume chasse les corbeaux éperdus. De la noël au jour de pâques, nuit et jour, c' est comme un enfer. Jacques. Mon frère Jean, Jean. Mon frère Jacques, Jacques. Soufflons le feu ! Jean. Battons le fer ! Jacques. Fer grossier que la cheminée couvre ici de son noir manteau, jusqu' à la fin de la journée tremble et gémis sous le marteau. p118 Jean. Pour subir ta métamorphose, tu vas sortir, obscur encor, de la fournaise ardente et rose, au milieu d' une gerbe d' or ! Jacques. Puis tu seras l' âpre charrue ! Tu répandras sur les sillons la moisson blonde, que salue le choeur ailé des papillons. Jean. Tu seras le coursier de flamme, le coursier terrible et sans peur qui dans ses flancs emporte une âme de charbon rouge et de vapeur. Jacques. Tu seras la faux qui moissonne, tu courberas le seigle mûr, cette mer vivante où frissonne l' écarlate et la fleur d' azur. Jean. Lumière, d' ombre enveloppée, tu renaîtras au grand soleil ; tu seras le fer de l' épée qui se rougit de sang vermeil. p119 Jacques. Ton destin vil enfin s' élève ! Tu vas surgir dans la clarté, pour te mêler, charrue ou glaive, à la mouvante humanité ! Jean. Tu frémiras pour la justice ! Jacques. Tu serviras à déchirer le sein de la terre nourrice. Jean. Tu vas combattre Jacques. Et labourer ! octobre 1859 : A AUGUSTE BRIZEUX poëte, il est fini l' âpre temps des épreuves. Quitte nos solitudes veuves, et dors, libre et pensif, bercé par tes grands fleuves ! Au milieu des brumes d' Arvor repose ! Ta chanson va retentir encor sur la lande où sont les fleurs d' or. p120 Heureux qui resta pur en ces âges profanes ! Longtemps les jeunes paysannes répéteront tes vers, de Tréguier jusqu' à Vannes ! Ton poëme, génie ailé, volera sur le Scorf et sur le doux Ellé, aux voix de leurs brises mêlé. Oui, le repos est bon à l' homme qui travaille ! Calme au sortir de la bataille, dors, celte aux cheveux blonds, honneur de la Cornouaille. Je n' étais qu' un enfant joyeux lorsque tu vins, armé de l' arc mystérieux : alors je te suivis des yeux. Et, tel que les héros à la belle chaussure, toi, tu lançais d' une main sûre les traits dont l' univers adore la blessure. Savant artiste, comme moi tu chéris l' harmonie et son étroite loi : elle eut les trésors de ta foi. ô prodige inouï ! Magnifique mystère ! Malgré ses liens, l' ode austère s' envole, et ses pieds blancs ne touchent pas la terre. Qu' un esprit saturé de fiel boive à sa coupe, où brille un vin substantiel, elle l' emporte au fond du ciel. En vain ses préjugés aiguillonnaient ses haines. C' en est fait, il n' a plus de chaînes : tu le sais, fils béni de la mer et des chênes ! p121 ô Brizeux, nous pouvons mourir seuls, avant d' avoir vu les roses refleurir ! Mourons sans pousser un soupir. Amoureux du vrai bien, notre lyre sonore saluait le feu qui colore au lointain rougissant la merveilleuse aurore. Nous avons frappé le vautour qui se gorgeait de sang dans les coeurs pleins d' amour ; nous avons crié : " c' est le jour ! " eh bien, que le vulgaire en ses funèbres fêtes accoure aux grandeurs qu' il a faites ! Le bruit et la louange aiment les faux prophètes. Nous, contents d' avoir mérité qu' elle n' ait pas pour nous un regard irrité, suivons la sainte vérité ! Quand se déchirera sur le temple d' ivoire la nuée orageuse et noire, elle se chargera d' éclairer notre gloire ; et, beaux de la haine du mal, elle nous donnera son reflet triomphal sur le seuil du ciel idéal ! Mais, hélas ! Tant d' amis perdus à la même heure ! Permets une fois que je pleure, muse ! Car le silence envahit ta demeure. Ce prince parmi tes amants, le grand Heine périt au milieu des tourments, les mains pleines de diamants. p122 ô déesse ! Il tomba sous le laurier insigne. Puis l' ange implacable désigne Musset pâle et sanglant, qui s' éteint comme un cygne. ô cher et sage paresseux ! Et tous deux pleins de jours ! Et voici qu' après eux la tourmente emporte Brizeux ! Laisse-moi, laisse-moi le pleurer ! La nature allait bien à cette âme pure qui rêve maintenant sous une dalle obscure ! Gémissez, fleuves qu' il chanta, terre dont la mamelle auguste l' allaita, Izol, et toi riant Létâ ! Oiseaux, feuillages, mer à la voix de tonnerre, qui jettes un cri funéraire, enchantez son sommeil : il était votre frère ! Près de vous, au jour redouté, il se réveillera pour l' immortalité, brillant d' orgueil et de beauté. Bellevue, juin 1858 : CELLE QUI CHANTAIT voix solitaire, ô délaissée ! Victime tant de fois blessée, chère morte dont l' âme eut faim et soif d' azur, ô Marceline, dors-tu, sous la froide colline ? As-tu trouvé le calme, enfin ? p123 Quand, parmi la lente agonie, la douleur, qui fut ton génie, t' arrachait de tremblants aveux, le souffle du maître farouche en passant déliait ta bouche, et frissonnait dans tes cheveux. Pâle, vouée à ta chimère, tes dents mordaient la cendre amère ; t' en souvient-il, t' en souvient-il, à présent que tes yeux sans voiles s' emplissent de flamme et d' étoiles ? Tu n' acceptais pas ton exil ! Tu t' écriais, inassouvie : " amour ! Je veux, dès cette vie, ton délire immatériel et tes voluptés immortelles : puisque l' âme a gardé ses ailes, il faut bien qu' on lui rende un ciel ! " non ! Tout désir qui nous déchire n' est qu' un avant-goût du martyre ! Non, l' univers déshérité, où toute vertu saigne et pleure, ne peut pas nous donner une heure, fût-ce au prix de l' éternité. Qu' importe ! Marchons vers le rêve. L' ange a beau secouer son glaive sur le seuil que cherchent nos pas, rôdons aux portes entr' ouvertes ! Cherchons sur les cimes désertes la rose qui n' y fleurit pas ! p124 Allons-nous-en vers le mirage ! écoutons à travers l' orage la voix qui nous a désignés pour la félicité sereine, et que l' ombre à la fin nous prenne, vaincus, mais non pas résignés. Vous le savez, brises fécondes, torrents qui roulez dans vos ondes une poussière d' astres clairs, cascades qui volez en poudre, sapins noirs brisés par la foudre, rochers mordus par les éclairs ! Vous le savez ; et toi, nuit noire, tu le vois, ce n' est pas la gloire que suit le poëte aux beaux yeux. Ce n' est pas pour elle, ô nature ! Qu' il verse à la race future un flot de chant mélodieux. Ce n' est pas lui qu' on rassasie avec cette vaine ambroisie ; et dédaigneux du laurier vert, au milieu de la multitude il garde la morne attitude d' un sphinx regardant le désert. Mais quand ses odes ingénues sur le front immense des nues devancent l' aigle et le vautour, c' est qu' il dit à l' antre sonore la brûlure qui le dévore, seulement altéré d' amour ! octobre 1859 : AMEDINE LUTHER p125 à Madame Anna Luther : adieu, bras de neige, adieu, front de rose ! Adieu, lèvre hier déclose ! Amédine, hélas ! Notre cher trésor ! Blanche, douce, enfant encor ! Elle était rieuse, elle était vermeille, plus légère que l' abeille ! Ses cheveux tombaient en flots triomphants, blonds comme ceux des enfants, et resplendissaient, fiers de leur finesse, sur ce front pur de déesse. Ils prenaient dans l' ombre, et comme par jeu, des ruissellements de feu, et l' air se jouait parmi la dorure de cette noble parure. ô pâle ornement d' un front sidéral, vapeur d' un or idéal ! Nulle n' aura plus, nulle enfant au monde, l' or sacré, la toison blonde qu' on voyait frémir autour de ton front ! Jamais ils ne renaîtront p126 ces rayons riants qui dans les ravines jetaient des lueurs divines, lorsque tu courais, avec tes seize ans ! ô mort farouche ! ô présents qu' ici-bas l' exil ne garde qu' une heure ! Muse, gémis ! Lyre, pleure ! N' est-ce pas hier qu' en sa voix passait la tendresse de Musset, et qu' elle parut, foulant le théâtre de son petit pied folâtre, si jeune, oh ! Si jeune, espoirs adorés ! Avec ses cheveux dorés et sa voix naïve, et son front qui penche ! Sa petite robe blanche, hélas ! Je la vois encor. Nous disions : " l' ange des illusions, c' est elle ! Jamais lèvre plus choisie ne versa la poésie. Celle-ci n' est pas jeune pour un jour ! Mais éclatante d' amour, pour jamais la grâce en fleur la décore comme le lys et l' aurore ! " et déjà, déjà, pauvre ange mortel, tu fuis dans l' horreur du ciel, dans l' immensité bleue aux sombres voiles où frissonnent les étoiles ! p127 Le lys est brisé. C' est fini. Plus rien qu' un fantôme aérien dont les cheveux blonds aux mourantes flammes caressent encor nos âmes. Mais, va, jeune grâce aux yeux si touchants ! Tu renaîtras dans les chants des rimeurs plaintifs qui savent encore éveiller le luth sonore. Ils diront comment tu fus notre soeur par l' enfantine douceur, et comment ta voix eut l' attrait magique d' une suave musique. Amédine ! Aux champs tout la saluait, l' églantine et le bleuet ! Oh ! Rien qu' en disant ce nom d' Amédine, je la revois enfantine et riante ; l' air baisait son bras nu ; son petit coeur ingénu dans la forêt verte, où rit la pervenche, soulevait sa robe blanche. Elle était la joie, elle était l' orgueil de sa mère, que le deuil entoure à présent de crêpes funèbres ! Ah ! Coulez dans les ténèbres, pleurs désespérés, pleurs silencieux ! Quand les étoiles aux cieux p128 scintilleront, moi j' évoquerai celle dont le front pâle étincelle. Elle reviendra, mais, comme jadis, jeune enfant pareille au lys, libre en sa Bretagne, errante et sans chaînes, attentive aux bruits des chênes ; ou, comédienne aux riches habits, sous les éclairs des rubis et des robes d' or, semant sa parole pensive, ingénue et folle, et d' un pas léger grimpant le coteau du vieux parc cher à Wateau ! Et plus tard, tous ceux dont la muse est reine, à l' heure où la nuit sereine sur le front des fleurs met ses diamants, les rêveurs et les amants, écoutant avec le souffle des brises pleurer mes strophes éprises, reverront son pur visage, arrosé, neige en fleur, d' un feu rosé. Et toi, lueur vive, aux reflets d' opale, ô toison, flamme idéale qui baignais de feu son col et ses bras, à jamais tu brilleras, clair rayonnement, chevelure d' ève, par mes vers ; car en mon rêve p129 Amédine vit, ange au front doré ! Oh ! Que de fois je croirai, cherchant ses regards qui versaient les charmes, les voir à travers mes larmes ! Bordeaux, 15 août 1861 : L'ENAMOUREE ils se disent, ma colombe, que tu rêves, morte encore, sous la pierre d' une tombe : mais pour l' âme qui t' adore, tu t' éveilles ranimée, ô pensive bien-aimée ! Par les blanches nuits d' étoiles, dans la brise qui murmure, je caresse tes longs voiles, ta mouvante chevelure, et tes ailes demi-closes qui voltigent sur les roses ! ô délices ! Je respire tes divines tresses blondes ! Ta voix pure, cette lyre, suit la vague sur les ondes, et, suave, les effleure, comme un cygne qui se pleure ! octobre 1859 : LES JARDINS p130 parfois, lorsque mon âme échappe aux soins jaloux, je revois dans un songe épouvantable et doux, plein d' ombre et de silence et d' épaisses ramées, les jardins où jadis passaient mes bien-aimées. Mais voici qu' à présent les rosiers chevelus sont devenus broussaille et ne fleurissent plus ; le temps a fracassé le marbre blanc des urnes ; le rossignol a fui les chênes taciturnes ; les nymphes de Coustou, les sylvains et les pans s' affaissent éperdus sous les lierres rampants ; la flouve, le vulpin, les herbes désolées ont envahi partout le sable des allées ; les larges tapis d' herbe aux haleines de thym, où la lune éclairait les habits de satin et les pierres de flamme aux robes assorties, foisonnent maintenant de ronces et d' orties ; dans les bassins, les flots aux sourires blafards sont cachés par la mousse et par les nénufars ; l' étang, où tout un monde effroyable pullule, ne voit plus sur ses joncs frémir de libellule ; le chaume est tout couvert d' iris ; les églantiers pendent, et de leurs bras couvrent des murs entiers ; l' ombre triste, le houx luisant, les eaux dormantes ont pris les oasis où riaient mes amantes ; la noire frondaison me dérobe les cieux qu' elles aimaient, et dans ces lieux délicieux, naguère tout remplis d' enchantements par elles, meurt le gémissement affreux des tourterelles. Nice, mai 1860 : A THEOPHILE GAUTIER p131 ô toi, Gautier ! Sage parmi les sages aux regards éblouis, toi, dont l' esprit vécut dans tous les âges et dans tous les pays, tu fus surtout un grec, et tu contemples de tes yeux immortels les purs profils harmonieux des temples dans les bleus archipels. Tu les aimas, les doux porteurs de glaive, plus forts que la douleur, et dans le rêve où bouillonnait la sève de ta pensée en fleur, tu fus rhapsode, et pour charmer les heures chez les rois étrangers, tu leur chantas dans les hautes demeures Achille aux pieds légers. Tu modelas auprès de Polyclète, car tu n' ignorais rien, et tu sculptais des figures d' athlète avec ce dorien. Sur les gazons où rit la marguerite, des dieux même enviés, ta claire enfance apprit de Théocrite les chansons des bouviers. p132 Avec Pindare aimant la sainte règle, aux oiseleurs pareil, tu fis monter les odes au vol d' aigle vers le rouge soleil, et tu raillas avec Aristophane, par des mots odieux, le philosophe indocile et profane, vil contempteur des dieux. Et maintenant qu' avec des pleurs moroses, tristes, nous nous plaignons, tu reconnais sous les grands lauriers-roses tes anciens compagnons. Pour que ta lèvre enfin se rassasie, dans le festin charmant, au milieu d' eux, tu goûtes l' ambroisie en causant longuement. Auprès de toi le riant paysage est fait comme tu veux, et tu souris à côté de la sage Hélène aux beaux cheveux, qui déchaîna l' effroyable désastre des guerriers et des rois, et sa beauté resplendissante d' astre, à présent tu la vois ! novembre 1872 : BAUDELAIRE p133 toujours un pur rayon mystérieux éclaire en ses replis obscurs l' oeuvre de Baudelaire, et le surnaturel, en ses rêves jeté, y mêle son extase et son étrangeté. L' homme moderne, usant sa bravoure stérile en d' absurdes combats, plus durs que ceux d' Achille, et, fort de sa misère et de son désespoir, héros pensif, caché dans son mince habit noir, s' abreuvant à longs traits de la douleur choisie, savourant lentement cette amère ambroisie, et gardant en son coeur, lutteur déshérité, le culte et le regret poignant de la beauté ; la femme abandonnée à son ivresse folle se parant de saphirs comme une vaine idole, et tous les deux fuyant l' épouvante du jour, poursuivis par le fouet horrible de l' amour ; la pauvreté, l' erreur, la passion, le vice, l' ennui silencieux, acharnant leur sévice sur ce couple privé du guide essentiel, et cependant mordu par l' appétit du ciel, et se ressouvenant, en sa splendeur première, d' avoir été pétri de fange et de lumière ; l' être vil ne pouvant cesser d' être divin ; le malheureux noyant ses soucis dans le vin, mais sentant tout à coup que l' ivresse fatale ouvre dans sa cervelle une porte idéale, et, dévoilant l' azur pour ses sens engourdis, lui donne le frisson des vagues paradis ; le libertin voyant, en son amer délire, que l' ongle furieux d' un ange le déchire, p134 et le force, avivant cette blessure en feu, à traîner sa laideur sous l' oeil même de Dieu ; la matière, céleste encor même en sa chute, impuissante à créer l' oubli d' une minute, pâture du désir, jouet du noir remord, et souffrant sans répit jusqu' à ce que la mort, apparaissant, la baise au front et la délivre ; ô mon âme, voilà ce qu' on voit dans ce livre où le calme songeur qui vécut et souffrit adore la vertu subtile de l' esprit ; voilà ce que l' on voit dans ces vivantes rimes où Baudelaire, épris de l' horreur des abîmes et fuyant vers l' azur du gouffre meurtrier, dédaigne de descendre au terrestre laurier ; dans cette oeuvre d' amour, d' ironie et de fièvre, où le poëte au coeur meurtri penche sa lèvre que les mots odieux ne souillèrent jamais, vers la foi pâlissante, ange des purs sommets, et, triste comme Hamlet au tombeau d' Ophélie, pleure sur notre joie et sur notre folie. lundi 7 septembre 1874 : LA BONNE LORRAINE livrée aux léopards anglais par Ysabeau, notre France allait être un cadavre au tombeau. Elle n' avait plus rien de sa fierté divine, et Suffolk et Talbot lui broyaient la poitrine ; plus de vaillance, plus d' espoir, c' était la fin. Affolés par la peur affreuse et par la faim, les paysans quittaient par troupes leurs villages. p135 Ils s' enfuyaient et, las de subir les pillages, ils allaient vivre au fond des bois avec les loups. Le roi de Bourges, coeur inquiet et jaloux, sans toucher son épée où s' amassait la rouille, docile, abandonnait sa vie à la Trémouille ; Orléans semblait pris déjà plus qu' à moitié, lorsque Dieu vit la France et la prit en pitié. C' est alors qu' il choisit, pour sauver cette reine, un champion, qui fut la robuste Lorraine, la Lorraine où jamais le travail ni les ans n' abattent la vertu mâle des paysans. Dieu, nous plaignant, voulut qu' elle prît la figure d' une vierge donnant au ciel son âme pure, comme une hostie offerte à Jésus triomphant et qu' elle tînt la hache avec un bras d' enfant, forte de son amour et de son ignorance, pour chasser l' étranger qui dévorait la France comme un troupeau de boeufs mange l' herbe d' un parc, et la Lorraine alors se nomma Jeanne D' Arc ! ô toi, pays de Loire, où le fleuve étincelle, tu la vis accourir, cette rude pucelle qui, portant sa bannière avec le lys dessus, combattait dans la plaine au nom du roi Jésus ! Faucheuse, elle venait faucher la moisson mûre, et le joyeux soleil dorait sa blanche armure. Elle pleurait d' offrir des festins aux vautours, et montait la première aux échelles des tours. Partout sûre en son coeur de vaincre, Orléans, Troyes, malgré le bourguignon vorace, étaient ses proies. Lorsqu' elle pénétrait dans ces séjours de rois, on entendait sonner dans le vent les beffrois avec de grands cris d' or pleins d' une joie étrange, et le peuple ravi la suivait comme un ange. Puis elle retournait, héros insoucieux, à la bataille, et saint Michel, au haut des cieux p136 flamboyants, secouait devant elle son glaive. Le roi Charles conduit par elle comme en rêve, et sacré sous l' azur dans l' église de Reims ; tant de succès hardis, tant d' exploits souverains, tant de force, Dunois, Xaintrailles et Lahire suivant, joyeux, ce chef de guerre au doux sourire ; le grand pays qui met des lys dans son blason ressuscité des morts malgré la trahison, tout cela, tant l' histoire est un muet terrible ! Devait finir un jour à ce bûcher horrible où la pucelle meurt dans un rouge brasier ; et le songeur ne sait s' il doit s' extasier davantage devant l' adorable martyre, ou devant la guerrière enfant qu' un peuple admire, le rendant à l' honneur après ses lâchetés, et dont le sang d' agneau nous a tous rachetés ! ô sainte, ô Jeanne D' Arc, toi la bonne lorraine, tu ne fus pas pour nous avare de ta peine. Devant notre pays aveugle et châtié, pastoure, tu frémis d' une grande pitié. Sans regret tu pendis au clou ta cotte rouge, et toi qui frissonnais pour une herbe qui bouge, tu mis sur tes cheveux le dur bonnet de fer. Pour déloger Bedford envoyé par l' enfer, tu partis à la voix de sainte Catherine ! Et porter un habit d' acier sur ta poitrine, et t' offrir, brebis sainte, au couteau du boucher, et chevaucher pendant les longs jours, et coucher sur le sol nu pendant l' hiver, comme un gendarme ; tu faisais tout cela sans verser une larme, jusqu' à ce que ta France eût vengé son affront, et, comme un lion fier, secoué sur son front sa chevelure, et par tes soins, bonne pastoure, eût retrouvé son los antique et sa bravoure ! Mais, oh ! Pourquoi dans tous les temps blessée au flanc p137 laisse-t-elle aux buissons des taches de son sang ? Jeanne, à présent c' est toi, c' est la Lorraine même que tient dans ses deux poings l' étranger qui blasphème, et qui brave ta haine aux farouches éclairs. C' est lui, le dur teuton d' Allemagne aux yeux clairs, qui fauche tes épis rangés en longue ligne dans la plaine, et c' est lui qui vendange ta vigne. Tes fleuves désormais ont des noms étrangers, un bracelet hideux pèse à tes pieds légers, ô guerrière intrépide et que la gloire allaite ! Une chaîne de fer serre ton bras d' athlète, et la morne douleur est au pays lorrain. Mais laisse venir Dieu, le juge souverain que servit ton génie, et qui voit ta souffrance. Ne désespère pas, regarde vers la France ! Tu rallumas ses yeux éteints, comme un flambeau ; c' est toi qui la repris toute froide au tombeau et qui lui redonnas ton souffle ; elle te nomme depuis ces jours anciens libératrice, et comme alors tu te donnas pour elle sans faillir, elle n' entendra pas non plus sans tressaillir jusqu' en sa moelle, et sans que la pitié la prenne, le long sanglot qui vient des marches de Lorraine ! 30 mai 1872 : LA CHIMERE monstre inspiration, dédaigneuse chimère, je te tiens ! Folle ! En vain, tordant ta lèvre amère, et demi-souriante et pleine de courroux, tu déchires ma main dans tes beaux cheveux roux. Non, tu ne fuiras pas. Tu peux battre des ailes ; p138 tout ivre que je suis du feu de tes prunelles et du rose divin de ta chair, je te tiens, et mes yeux de faucon sont cloués sur les tiens ! C' est l' or de mes sourcils que leur azur reflète. Lionne, je te dompte avec un bras d' athlète ; oiseau, je t' ai surpris dans ton vol effaré, je t' arrache à l' éther ! Femme, je te dirai des mots voluptueux et sonores, et même, sans plus m' inquiéter du seul ange qui m' aime, je saurai, pour ravir avec de longs effrois tes limpides regards céruléens, plus froids que le fer de la dague et de la pertuisane, te mordre en te baisant, comme une courtisane. Que pleures-tu ? Le ciel immense, ton pays ? Tes étoiles ? Mais non, je t' adore, obéis. Vite, allons, couche-toi, sauvage, plus de guerres. Reste là ! Tu vois bien que je ne tremble guères de laisser ma raison dans le réseau vermeil de tes tresses en feu de flamme et de soleil, et que ma fière main sur ta croupe se plante, et que je n' ai pas peur de ta griffe sanglante ! Bellevue, 19 décembre 1857 : A ELISABETH hélas ! Qu' il fut long, mon amie, t' en souvient-il ? Ce temps de douleur endormie, ce noir exil pendant lequel, tâchant de naître à notre amour, nous nous aimions sans nous connaître ! Oh ! Ce long jour, p139 cette nuit où nos voix se turent, cieux azurés qui voyez notre âme, oh ! Qu' ils furent démesurés ! J' avais besoin de toi pour vivre ; je te voulais. Fou, je m' en allais pour te suivre, je t' appelais et je te disais à toute heure dans mon effroi : " c' est moi qui te cherche et qui pleure. Viens. Réponds-moi. " hélas ! Dans ma longue démence, dans mon tourment, j' avais tant souffert de l' immense isolement, et de cacher mon mal insigne, émerveillé de gémir tout seul, comme un cygne dépareillé ; j' étais si triste de sourire aux vains hochets dont s' était bercé mon délire ; et je marchais, si las d' être seul sous la nue, triste ou riant, que je ne t' ai plus reconnue en te voyant. p140 Et je t' ai blessée et meurtrie, et je n' ai pas, au seuil de la chère patrie, baisé les pas de l' ange qui dans la souffrance a combattu, et qui me rendait l' espérance et la vertu ! ô toi dont sans cesse mes lèvres disent le nom, pardonne-moi tes longues fièvres, tes pleurs ! Mais non, j' en cacherai la cicatrice sous un baiser si long et si profond qu' il puisse te l' effacer. Je veux que l' avenir te voie, le front vainqueur, serrée et tremblante de joie près de mon coeur ; écoutant mon ode pensive qui te sourit, et me donnant la flamme vive de ton esprit ! Car à la fin je t' ai trouvée, force et douceur, telle que je t' avais rêvée, épouse et soeur p141 qui toujours, aimante et ravie, me guériras, et qui traverseras la vie entre mes bras. Plus d' exil ! Vois le jour paraître à l' orient : nous ne sommes plus qu' un seul être fort et riant, dont le chant ailé se déploie vers le ciel bleu gardant, comme une sainte joie, l' espoir en Dieu, poursuivant, sans qu' on l' avertisse, l' humble lueur qu' on nomme ici-bas la justice et le bonheur, n' ayant plus ni regrets ni haine dans ce désert, et se ressouvenant à peine qu' il a souffert. Oui, je t' ai retrouvée, et telle que je t' aimais, toi qui, comme un miroir fidèle, vis désormais ma vie, et je t' aime, je t' aime, je t' aime ! Et pour l' éternité, je suis toi-même, ô cher amour ! 9 novembre 1866 : A LA MUSE p142 je n' ai pas renié la lyre. Je puis boire encor dans la fontaine à la profondeur noire, où le rhythme soupire avec les flots divins. ô déesse, j' étais un enfant quand tu vins pour la première fois baiser ma chevelure. J' étais comme un avril en fleur. Nulle souillure ne tachait la fierté de mon coeur ingénu. Plus de vingt ans se sont passés : mon front est nu. Nous nous en souvenons ! En ce temps-là, déesse, vingt autres comme moi, beaux, forts de leur jeunesse, musiciens aux fronts pensifs, que décoraient aussi de longs cheveux d' or éclatant, juraient de t' adorer, jaloux, jusqu' à leur dernière heure, et de rester toujours dans la haute demeure que tes yeux azurés emplissent de clarté. Les autres sont partis, muse. Je suis resté. 10 septembre 1865 : LE FESTIN DES DIEUX j' eus cette vision. Les siècles sans repos avaient passé dans l' ombre, ainsi que des troupeaux que le berger pensif ramène à leurs étables à l' heure où, pour calmer nos maux inévitables, descend sur nous l' obscur silence de la nuit. Dans le brillant palais du roi Zeus, reconstruit au sommet d' un Olympe idéal et céleste, p143 je vis les dieux. Vainqueurs de cet exil funeste que leur avait jadis imposé le destin, ils étaient réunis dans l' immortel festin visible seulement pour le regard des sages, et l' orgueil du triomphe était sur leurs visages. Tout ouvert sur le vaste azur mystérieux et laissant voir au loin les mondes et les cieux, le palais reconstruit dans sa forme première, était fait de splendeur intense et de lumière. Innombrables, penchant sur lui leurs fronts charmants, fixant sur lui d' en haut leurs yeux de diamants, les constellations, les étoiles-déesses, les astres-dieux, laissant voler leurs blondes tresses de flamme dans l' éther qui n' était plus désert, unissaient leurs voix d' or en un tendre concert, et, dansant et jouant dans les ondes sonores, couraient d' un pas agile en portant des amphores. Dans le calme océan aérien, vibrant comme une lyre dont le doux rapsode errant éveille sous ses doigts les cordes amoureuses, se baignaient en riant les âmes bienheureuses. Sur la table des dieux que paraient leurs couleurs, brillait une forêt rouge de grandes fleurs ouvrant avec orgueil pour les apothéoses leurs calices d' amour, écarlates et roses. Sur les plats de rubis et d' or éblouissants, de beaux fruits merveilleux, sanglants et rougissants, où rayonnait la pourpre avec sa frénésie, montraient leur duvet clair et leur chair d' ambroisie. Le vin dormait, vermeil, dans les amphores d' or, d' où, par milliers, courant en leur agile essor, des nymphes aux beaux bras, formant de riants groupes, avec des cris charmants le versaient dans les coupes. Et les heures au haut du ciel oriental, tressant diligemment leurs notes de cristal, p144 montaient et descendaient la gamme ardente encore de l' escalier sonore où s' éveille l' aurore. Rattachant à la chaîne auguste chaque anneau vivant du souvenir, Théa, Mousa, Hymno chantaient. Elles disaient les généalogies des dieux, les saintes lois domptant les énergies premières, et comment Typhôeus tout en feu fut vaincu par le roi rayonnant du ciel bleu qui le précipita dans le large Tartare. Elles disaient comment du noir chaos barbare put naître l' harmonie éternelle, et comment au firmament les clairs astres de diamant, entraînés par la joie amoureuse et physique du nombre, sont la lyre immense et la musique sans fin ! Les immortels les écoutaient, ravis, en savourant le vin vermeil, et je les vis ! Je vis Zeus que le mal en sa haine déteste, Zeus ayant sur le front la lumière céleste ! Je vis les rois-soleils, les gloires de l' azur : Héraklès radieux, vainqueur du monstre impur, le beau Dionysos, dont le regard essuie les cieux et fait tomber la bienfaisante pluie qui s' élance, flot d' or, dans les pores ouverts de notre terre, et fait gonfler les bourgeons verts ; Hypérion, qui fait planer sur nos désastres le mouvement toujours mélodieux des astres, et celui que Dèlos révère, Apollon-roi, le clair témoin, l' archer qui lance au loin l' effroi, et qui donne à la terre, où son regard flamboie, les chansons et l' orgueil des blés d' or et la joie. Puis je vis Hermès, qui, sur le mont déjà noir, vole avec art les gais troupeaux roses du soir ; puis Hèphaistos, qui sait, ingénieux artiste, sertir la chrysolithe en flamme et l' améthyste ; puis Arès effrayant, pour la justice armé, p145 qui sans repos s' élance au combat enflammé, Arès au coeur d' airain qui combat pour la règle, et dont le casque noir a les ailes d' un aigle. Eux et mille autres dieux armés, beaux, rayonnants, fils des titans, guerriers au haut des cieux tonnants, je les vis, et près d' eux, sereines dans leurs belles demeures, je vis les déesses immortelles ! Je vis Hèrè ; je vis portant sur son manteau les plaines, Dèmèter ; puis Korè, puis Lèto, puis Athènè dont l' oeil bleu, brillant de courage, ressemble à la clarté du ciel après l' orage ; la belle Dioné, Thétis, puis Artémis, la reine au fuseau d' or, plus blanche que les lys et que l' Oeta couvert de neige et que les cygnes, qui parcourt sur son char Claros féconde en vignes et la fertile Imbros ; puis encor des milliers d' autres déesses, qui sur les bleus escaliers triomphaient. Leurs beaux fronts parfois touchaient aux frises du grand palais d' azur, et je les vis, assises dans leur gloire sur leurs trônes d' or, ou debout, reines de clarté, dans la clarté. Mais surtout je la vis, celle dont la mer avec ses îles riantes réfléchit les doux regards mobiles, celle dont la prunelle est noire, et dont le corps harmonieux, rhythmé comme les purs accords des sphères, de clartés tremblantes s' illumine, l' auguste Aphroditè, reine de Salamine ! Grande et svelte, et naïve en son charme enfantin, et portant sur son front la splendeur du matin, ses lourds cheveux riants, dont la nuit s' épouvante, étaient comme la mer de feux éblouissante. Son corps, nu, vigoureux, comme un grand lys éclos, s' élançait adorable et poli sous les flots de cette toison folle, et, triomphant sans vaines entraves, ses beaux seins aigus montraient leurs veines p146 d' un pâle azur et leurs boutons de rose ardents. Ses cils courbés faisaient une ombre d' or. Ses dents ressemblaient à la neige où le soleil se pose, et ses lèvres de rose étaient comme une rose. Ces lèvres, je les vis tout à coup s' entr' ouvrir comme une fleur au coeur brûlant qui va fleurir ; penchant son cou rosé, la reine de Cythère délicieusement regarda vers la terre. Ses yeux humides, noirs, mystérieux, où luit notre désir, étaient plus profonds que la nuit, et, secouant ses lourds cheveux épars aux fines lueurs d' or, elle dit ces paroles divines : " homme ! Ce n' était pas assez d' être pareils à toi ! Nous les grands dieux qui tenons les soleils dans nos mains, et, rois faits de lumière et de flamme, d' avoir tes yeux, ton front, ton visage et ton âme ! Ce n' était pas assez d' être pareils à toi par le rhythme ailé, par le chant qui t' a fait roi, par l' orgueil de la pourpre en feu, par le délire du glaive, par la joie immense de la lyre, par les fureurs d' éros, jaloux de nos autels, qui triompha d' unir à des hommes mortels les déesses des cieux à leur sang infidèles, et de même d' unir à des femmes mortelles les dieux, de qui naissaient alors, jouet du sort, des enfants beaux et fiers, mais sujets à la mort. Non ! Tu voulus aussi nous voir mourir nous-mêmes ! Car tu gémis sur tes destins, et tu blasphèmes amèrement tes dieux, s' ils n' ont suivi tes pas dans la nuit, et subi comme toi le trépas. Donc, chassés par ta haine, et pour que tu nous pleures dans ton coeur, nous avons fui nos belles demeures pour l' exil ; nous avons, loin de nos clairs palais, subi l' affreuse mort, puisque tu le voulais ! Et, nous ta vertu, nous ton délice et ta gloire, p147 emportés loin des cieux jaloux par l' aile noire de l' orage, fuyant dans la brume des soirs, fantômes éperdus qu' en leurs longs désespoirs suivaient sinistrement l' insulte et les huées, nous flottions, errants, dans le frisson des nuées et des fleuves, dans les forêts et sur les monts sourcilleux ; les méchants nous appelaient démons, et, frappés comme nous de ta haine si lourde, le ciel était aveugle et la terre était sourde. Mais, sois béni ! Voici qu' en des âges plus doux les poëtes nouveaux ont eu pitié de nous ! Tout est ressuscité dans l' aurore vermeille, et la sainte louange avec nous se réveille. Vois, le ciel est vivant, les astres sont vivants ; une ode ivre de joie éclate aux quatre vents. Partout, dans le flot clair et sur l' âpre colline, brille, nue en sa fleur, la beauté féminine ; les fleuves, tout emplis de rires ingénus, se soulèvent, charmés, sous les jeunes seins nus qu' on voit fuir et glisser vers les grottes obscures ; chevelures d' azur et vertes chevelures, les ondes, les rameaux frémissent de plaisir. Tu ris à l' univers que tu vas ressaisir ! Oui, c' est pour toi que les étoiles resplendissent ; devant tes yeux charmés des choeurs dansants bondissent ; tu revois dans l' eau vive et dans l' air agité mille reflets divers de ta divinité, et tu n' es plus seul ! Dans nos palais grandioses l' échelle des héros et des apothéoses qui joint la terre au ciel pour tes yeux éclairci, se relève, sublime escalier d' or. Ainsi les dieux et l' homme et la nature au flanc sonore sont comme une famille immense qui s' adore ; et dans ce grand festin de la terre et des cieux tandis que nous buvons le vin délicieux p148 et la force de vie intense qu' il recèle a la félicité de l' âme universelle, enivrés comme toi de sons et de rayons dans l' immuable azur, homme, nous te voyons, revêtu de nouveau de ta force première, puissant génie ailé, monter vers la lumière ! " c' est ainsi que parla vers l' avenir naissant la grande Aphroditè, caressante et laissant courir sur son dos sa chevelure embaumée, et les sphères, suivant leur route accoutumée, regardaient ses yeux noirs, carquois inépuisés, avec des tremblements et des bruits de baisers. Goûtant les mets divins après de si longs jeûnes, les grands dieux se penchaient vers moi, bienveillants, jeunes régénérés, heureux d' avoir, grâce à l' effort des poëtes, vaincu les horreurs de la mort, et le joyeux titan amour, levant sa coupe que rougit le nectar, vers les charités, groupe adorable, naguère encor du ciel banni, disait : " que l' homme soit béni ! Que l' infini peuplé d' astres-amants pour lui n' ait plus de voiles ! " et j' entendis le chant merveilleux des étoiles. septembre 1866 : Source: http://www.poesies.net