LES STALACTITES 1843-1846 A MON PÈRE M. Claude-Théodore de Banville Lieutenant de Vaisseau en retraite Chevalier de Saint-Louis et de la Légion d'honneur Je dois tout à l'affection sans bornes avec laquelle vous avez protégé, défendu, soutenu mon enfance, modelé et éclairé ma jeune âme; et si j'ai jamais souhaité quelques modestes succès, c'est pour pouvoir vous donner un témoignage de ma reconnaissance. Les Stalactites ont été conçues avec maturité, exécutées avec une certaine gravité de manière, et, par là, me semblent en quelque sorte dignes de vous être offertes. Agréez l'assurance de mon profond respect et de ma tendresse filiale. Théodore de Banville. Paris, le 25 février 1846. Préface Un immense appétit de bonheur et d'espérance est au fond des âmes. Reconquérir la joie perdue, remonter d'un pas intrépide l'escalier d'azur qui mène aux cieux, telle est l'aspiration incessante de l'homme moderne, qui ne se sent plus ni condamné ni esclave, et qui de jour en jour comprend davantage la nécessité de croire à sa propre vertu et à l'incommensurable amour de Dieu pour les créatures. Si donc l'auteur de ce livre a chanté encore une fois, sous les divins noms que la Grèce leur a trouvés, la Beauté, la Force et l'Amour, c'est qu'il appartient éternellement à la poésie lyrique de devancer comme une aurore la philosophie humaine. L'auteur espère que les lecteurs des Cariatides remarqueront avec plaisir dans Les Stalactites, non point un changement, mais une certaine modification de manière, qui, pour être légère, n'en est pas moins importante; les personnes dont l'esprit noblement curieux s'attache parfois aux lentes transformations et aux progrès d'un écrivain sauront sans doute gré à l'auteur des Cariatides d'avoir, dans son style primitivement taillé à angles trop droits et trop polis, apporté cette fois une certaine mollesse qui en adoucit la rude correction, une espèce d'étourderie qui tâche à faire oublier qu'un poëte, quelque poëte qu'il soit, contient toujours un pédant. En effet, il ne serait pas plus sensé d'exclure le demi-jour de la poésie, qu'il ne serait raisonnable de le souhaiter absent de la nature; et il est nécessaire, pour laisser certains objets poétiques dans le crépuscule qui les enveloppe et dans l'atmosphère qui les baigne, de recourir aux artifices de la négligence. C'est le métier qui enseigne à mépriser le métier; ce sont les règles de l'art qui apprennent à sortir des règles. C'est surtout quand il s'agit d'appliquer des vers à de la musique qu'on sent vivement cette bizarre et délicate nécessité, et surtout encore lorsqu'il faut exprimer en poésie un certain ordre de sensations et de sentiments qu'on pourrait appeler musicaux. Les quelques chansons et imitations de rondes populaires que contient ce volume seront, pour le lecteur, comme pour l'auteur lui-même, une préparation, un acheminement vers un nouveau livre qui aura pour titre: Chansons sur des airs connus. L'auteur profite de cette occasion pour remercier toutes les personnes qui lui ont adressé de nombreuses marques de sympathie et quelquefois même d'admiration, trop vives sans doute, mais aussi sincères qu'il l'est lui-même en les considérant comme exagérées. Paris, le 25 février 1846. Décor Dans les grottes sans fin brillent les Stalactites. Du cyprès gigantesque aux fleurs les plus petites, Un clair jardin s'accroche au rocher spongieux, Lys de glace, roseaux, lianes, clématites. 5 Des thyrses pâlissants, bouquets prestigieux, Naissent, et leur éclat mystique divinise Des villes de féerie au vol prodigieux. Voici les Alhambras où Grenade éternise Le trèfle pur; voici les palais aux plafonds 10 En feu, d'où pendent clairs les lustres de Venise. Transparents et pensifs, de grands sphinx, des griffons Projettent des regards longs et mélancoliques Sur des Dieux monstrueux aux costumes bouffons. Dans un tendre cristal aux reflets métalliques 15 S'élancent, dessinant le rhythme essentiel, Vos clochetons à jour, ô sveltes basiliques, Et sous l'arbre sanglant et providentiel De la croix, sont éclos, enamourés des mythes, Les vitraux où revit tout le peuple du ciel. 20 Stalactites tombant des voûtes, stalagmites Montant du sol, partout les orgueilleux glaçons Argentent de splendeurs l'horizon sans limites. Babels de diamants où courent des frissons, Colonnes à des Dieux inconnus dédiées, 25 Souterrains éblouis, miraculeux buissons, Tout frémit : cent lueurs baignent, irradiées, Les coupoles qui sont pareilles à des cieux. Pourtant c'est le destin, voûtes incendiées! Le voyageur, ravi dans ce lieu précieux 30 Et sachant qu'une Nymphe auguste est son hôtesse, Parfois sur vos trésors lève un oeil soucieux. Quel trouble appesanti sur leur délicatesse Pare de la langueur mourante du sommeil Ces merveilles du rêve, et d'où vient leur tristesse? 35 Hélas! l'ardent soleil de Dieu, le vrai soleil Ne les éclaire pas de son regard propice Et fait voler plus haut ses flèches d'or vermeil. Sous un mont que jamais le lierre ne tapisse, Vit cet enchantement qui tremble au son du cor, 40 Gardé par la caverne et par le précipice. Mais (chère nymphe, ô Muse inassouvie encor, Que devance le choeur ailé des Métaphores), Pour installer ce rare et flamboyant décor, Sous ces blancs chapiteaux et ces arceaux sonores 45 Où les métaux ont mis leur charme et leurs poisons, Il a fallu les pleurs des Soirs et des Aurores. Car, toi pour qui le roc orna ces floraisons De rose, de safran et d'azur constellées, Tu le sais, Poésie, ange de nos raisons, 50 Ces caprices divins sont des larmes gelées! Décembre 1846. Carmen Dicere carmen. Horace. Camille, en dénouant sur votre col de lait Vos cheveux radieux plus beaux que ceux d'Hélène, Égrenez tour à tour, ainsi qu'un chapelet, Ces guirlandes de fleurs sur ces tapis de laine. 5 Tandis que la bouilloire, éveillée à demi, Ronfle tout bas auprès du tison qui s'embrase, Et que le feu charmant, tout à l'heure endormi, Mélange l'améthyste avec la chrysoprase; Tandis qu'en murmurant, ces vins, célestes pleurs, 10 Tombent à flots pressés des cruches ruisselantes, Et que ces chandeliers, semblables à des fleurs, Mettent des rayons d'or dans les coupes sanglantes; Que les Dieux de vieux Saxe et les Nymphes d'airain Semblent, en inclinant leur tête qui se penche, 15 Parmi les plâtres grecs au visage serein, Se sourire de loin dans la lumière blanche; Les bras et les pieds nus, laissez votre beau corps Dont le peignoir trahit la courbe aérienne, Sur ce lit de damas étaler ses accords, 20 Ainsi qu'un dieu foulant la pourpre tyrienne. Que votre bouche en fleur se mette à l'unisson Du vin tiède et fumant, de la flamme azurée Et de l'eau qui s'épuise à chanter sa chanson, Et dites-nous des vers d'une voix mesurée. 25 Car il faut assouplir nos rhythmes étrangers Aux cothurnes étroits de la Grèce natale, Pour attacher aux pas de l'Ode aux pieds légers Le nombre harmonieux d'une lyre idéale. Il faut à l'hexamètre, ainsi qu'aux purs arceaux 30 Des églises du Nord et des palais arabes, Le calme, pour pouvoir dérouler les anneaux Saints et mystérieux de ses douze syllabes! Janvier 1844. Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés. Les Amours des bassins, les Naïades en groupe Voient reluire au soleil en cristaux découpés Les flots silencieux qui coulaient de leur coupe. 5 Les lauriers sont coupés, et le cerf aux abois Tressaille au son du cor; nous n'irons plus au bois, Où des enfants charmants riait la folle troupe Sous les regards des lys aux pleurs du ciel trempés, Voici l'herbe qu'on fauche et les lauriers qu'on coupe. 10 Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés. Novembre 1845. La Muse La muse est un oiseau, disait un maître ancien. Auguste Vacquerie. Près du ruisseau, sous la feuillée, Menons la Muse émerveillée Chanter avec le doux roseau, Puisque la Muse est un oiseau. 5 Puisque la Muse est un oiseau, Gardons que quelque damoiseau N'apprenne ses chansons nouvelles Pour aller les redire aux belles. Un méchant aux plus fortes ailes 10 Tend mille pièges infidèles. Gardons-la bien de son réseau, Puisque la Muse est un oiseau. Puisque la Muse est un oiseau, Empêchons qu'un fatal ciseau 15 Ne la poursuive et ne s'engage Dans les plumes de son corsage. Mère, veillez bien sur la cage Où la Muse rêve au bocage. Veillez en tournant le fuseau, 20 Puisque la Muse est un oiseau. Avril 1844. Oh! quand la Mort, que rien ne saurait apaiser, Nous prendra tous les deux dans un dernier baiser Et jettera sur nous le manteau de ses ailes, Puissions-nous reposer sous deux pierres jumelles! 5 Puissent les fleurs de rose aux parfums embaumés Sortir de nos deux corps qui se sont tant aimés, Et nos âmes fleurir ensemble, et sur nos tombes Se becqueter longtemps d'amoureuses colombes! Avril 1845. Chanson à boire Allons en vendanges, Les raisins sont bons! Chanson. De ce vieux vin que je révère Cherchez un flacon dans ce coin. Çà, qu'on le débouche avec soin, Et qu'on emplisse mon grand verre. 5 Chantons Io Paean! Le Léthé des soucis moroses Sous son beau cristal est enclos, Et dans son coeur je veux à flots Boire du soleil et des roses. 10 La treille a ployé tout le long des murs, Allez, vendangeurs, les raisins sont mûrs! Jusqu'en la moindre gouttelette, La fraîche haleine de ce vin Exhale un parfum plus divin 15 Qu'une touffe de violette, Chantons Io Paean! Et, dessus la lèvre endormie Des pâles et tristes songeurs, Met de plus ardentes rougeurs 20 Que n'en a le sein de ma mie. La treille a ployé tout le long des murs, Allez, vendangeurs, les raisins sont mûrs! A mes yeux, en nappes fleuries Dansantes sous le ciel en feu, 25 L'air se teint de rose et de bleu Comme au théâtre des féeries; Chantons Io Paean! Je vois un cortège fantasque, Suivi de cors et de hautbois, 30 Tourbillonner, et joindre aux voix La flûte et les tambours de basque! La treille a ployé tout le long des murs, Allez, vendangeurs, les raisins sont mûrs! C'est Galatée ou Vénus même 35 Qui, dans l'éclat du flot profond, Se joue et me sourit au fond De mon grand verre de Bohême. Chantons Io Paean! Cette autre Cypris, plus galante, 40 Naît du nectar si bien chanté, Et laisse voir sa nudité Sous une pourpre étincelante. La treille a ployé tout le long des murs, Allez, vendangeurs, les raisins sont mûrs! 45 Plus d'amante froide ou traîtresse, Plus de poëtes envieux! Dans ce grand verre de vin vieux Pleure une immortelle maîtresse, Chantons Io Paean! 50 Et, comme un ballet magnifique, Je vois, dans le flacon vermeil, Couleur de lune et de soleil, Des rhythmes danser en musique! La treille a ployé tout le long des murs, 55 Allez, vendangeurs, les raisins sont mûrs! Septembre 1844. Viens. Sur tes cheveux noirs jette un chapeau de paille. Avant l'heure du bruit, l'heure où chacun travaille, Allons voir le matin se lever sur les monts Et cueillir par les prés les fleurs que nous aimons. 5 Sur les bords de la source aux moires assouplies, Les nénufars dorés penchent des fleurs pâlies, Il reste dans les champs et dans les grands vergers Comme un écho lointain des chansons des bergers, Et, secouant pour nous leurs ailes odorantes, 10 Les brises du matin, comme des soeurs errantes, Jettent déjà vers toi, tandis que tu souris, L'odeur du pêcher rose et des pommiers fleuris. Avril 1845. La Chanson de ma Mie Or, voyez qui je suis, ma mie. Alfred de Musset. L'eau dans les grands lacs bleus Endormie, Est le miroir des cieux: Mais j'aime mieux les yeux 5 De ma mie. Pour que l'ombre parfois Nous sourie, Un oiseau chante au bois: Mais j'aime mieux la voix 10 De ma mie. La rosée à la fleur Défleurie Sait rendre sa couleur: Mais j'aime mieux un pleur 15 De ma mie. Le temps vient tout briser. On l'oublie: Moi, pour le mépriser, Je ne veux qu'un baiser 20 De ma mie. La rose sur le lin Meurt flétrie: J'aime mieux pour coussin Les lèvres et le sein 25 De ma mie. On change tour à tour De folie: Moi, jusqu'au dernier jour, Je m'en tiens à l'amour 30 De ma mie. Mars 1845. Les Tourterelles Et voy ces deux colombelles, Qui font naturellement, Doucement, L'amour du bec et des ailes. Ronsard. Cependant qu'étrangère à la nature en fête, Elle rêvait sans but sur sa couche défaite, Le soleil frissonnait sur l'or et les damas; Le doux air de l'été, qui chasse les frimas, 5 Chargé de la couleur et du parfum des roses, Entrait, et redonnait la vie à mille choses. Le vin était de pourpre, et les cristaux de feu. Alors, comme, en jouant, deux cygnes d'un lac bleu, Comme deux lys jumeaux que leur beauté protège, 10 D'un vol silencieux, deux colombes de neige Franchirent l'azur vaste et vinrent se poser Sur la fenêtre ouverte, et dans un long baiser Se becqueter sans fin en remuant les ailes. Or, la douce beauté, voyant ces tourterelles, 15 (Tandis que de la mousse et des feuillages verts S'exhalaient alentour mille parfums amers,) Laissait, l'âme enivrée à la brise fleurie, Dans le bleu de l'amour errer sa rêverie. Dis-moi, que faisais-tu loin d'elle, ô bel enfant! 20 Tandis que sur son col et sur son dos charmant Couraient à l'abandon ses tresses envolées, Que faisais-tu, perdu sous les longues saulées, Et que te disaient donc, ô timide rêveur! Les brises de l'été si pleines de saveur? Avril 1845. Ronde sentimentale Entrez dans la danse, Voyez comme on danse! Ronde. Sur les gazons verts, le soir nous dansons, Au clair de la lune, au bruit des chansons. Tout brûlant d'amour, le Ciel dit à l'Onde: Je ne puis descendre et baiser tes flots, 5 Ni dans tes beaux yeux, par le soir déclos, Voir se refléter ton âme profonde. Sur les gazons verts, le soir nous dansons, Au clair de la lune, au bruit des chansons. La Rose s'entr'ouvre et dit à l'Étoile: 10 Que n'ai-je, ô ma fleur! des ailes d'oiseau, Puisque la madone, avec son fuseau, File un blanc nuage, et t'en fait un voile! Sur les gazons verts, le soir nous dansons, Au clair de la lune, au bruit des chansons. 15 L'Étoile scintille et dit à la Rose: Je ne puis voler comme un papillon, Mais je puis, cher astre! au bout d'un rayon Boire tous tes pleurs, sans que l'on en cause. Sur les gazons verts, le soir nous dansons, 20 Au clair de la lune, au bruit des chansons. Frémissante encor, l'Onde sous la flamme Apaise ses flots et dit à l'Azur: Le meilleur de toi dans mon lit obscur Sommeille à demi sur mon sein qui pâme. 25 Sur les gazons verts, le soir nous dansons, Au clair de la lune, au bruit des chansons, Mars 1845. La Femme aux roses Divini opus Alcimedontis. Virgile. Nue, et ses beaux cheveux laissant en vagues blondes Courir à ses talons des nappes vagabondes, Elle dormait, sereine. Aux plis du matelas Un sommeil embaumé fermait ses grands yeux las, 5 Et ses bras vigoureux, pliés comme des ailes, Reposaient mollement sur des flots de dentelles. Or, la capricieuse avait, d'un doigt coquet, Sur elle et sur le lit parsemé son bouquet, Et, fond éblouissant pour ces splendeurs écloses! 10 Son corps souple et superbe était jonché de roses. Et ses lèvres de flamme, et les fleurs de son sein, Sur ces coteaux neigeux qu'elle montre à dessein, Semblaient, aux yeux séduits par de douces chimères, Les boutons rougissants de ces fleurs éphémères. Mars 1845. La Chanson du Vin Un soir l'âme du vin chantait dans les bouteilles. Charles Baudelaire. Parmi les gazons Tout en floraisons Dessous les treilles, J'écoute sans fin 5 La chanson du Vin Dans les bouteilles. L'Ode à l'Idéal Au fond du cristal Coule embaumée. 10 La strophe bruit, Et, limpide, suit Sa soeur charmée. Les nectars vermeils Chantent les soleils 15 De la jeunesse, Et tous les retours Qui font nos amours Pleins de tristesse; Et le dieu cornu, 20 Le beau guerrier nu, Dans les mêlées, Qui guide en rêvant Des femmes au vent Échevelées; 25 Le dieu des pressoirs Qui, sous les pins noirs Du mont Ménale, Fait, pendant la nuit, Courir à grand bruit 30 La bacchanale! Et le tambourin Des vierges sans frein Dans leurs querelles, Qui, loin des regards, 35 Dans les bois épars S'aiment entre elles; Et le choeur dansant Qui, rouge, et versant Dans son délire 40 Le sang et le vin, Brise le devin Avec sa lyre! Le Nectar nous dit: O vous qu'engourdit 45 La Poésie, Plus de vains sanglots! Buvez à mes flots La fantaisie. Ne réservez plus 50 Vos voeux superflus Et vos tendresses Pour les impudeurs Et pour les froideurs De vos maîtresses. 55 Nos claires prisons Montrent aux raisons Évanouies L'âme des couleurs, Du rhythme et des fleurs 60 Épanouies! Nos secrets plaisirs, Nés dans les loisirs, Ont à s'accroître, Pour les sens domptés 65 Plus de voluptés Que ceux du cloître. Mais fuis, jeune élu, Le bois chevelu, Le flot rapide 70 Et l'antre secret Où te rencontrait L'Aganippide! Le thyrse est levé. Dans le lieu trouvé 75 Pour les mystères, Hurlent de fureur Les vierges en choeur Et les panthères. Privé de tombeaux, 80 L'impie en lambeaux Meurt comme Orphée. Dans l'onde à la fois Sa lyre et sa voix Pleure étouffée, 85 Tandis qu'au lointain Bondit, le matin, Toute rougie, En vociférant Sur l'indifférent, 90 La sainte Orgie! Septembre 1844. A Charles Baudelaire A eux la faute, pourquoi tant d'orgueil? Stendhal. O poëte, il le faut, honorons la Matière; Mais ne l'honorons point d'une amitié grossière, Et gardons d'offenser, pour des plaisirs trop courts, L'Amour, qui se souvient, et se venge toujours. 5 Notre âme est trop souvent comme cette Bacchante Que, dans une attitude aimable et provocante, Le Satyre caresse et retient dans ses bras, Rouge de ses désirs et de son embarras, La tête renversée et les lèvres mi-closes, 10 Et que l'enfant Amour châtie avec des roses. Mars 1845. Chère, voici le mois de mai, Le mois du printemps parfumé Qui, sous les branches, Fait vibrer des sons inconnus, 5 Et couvre les seins demi-nus De robes blanches. Voici la saison des doux nids, Le temps où les cieux rajeunis Sont tout en flamme, 10 Où déjà, tout le long du jour, Le doux rossignol de l'amour Chante dans l'âme. Ah! de quels suaves rayons Se dorent nos illusions 15 Les plus chéries, Et combien de charmants espoirs Nous jettent dans l'ombre des soirs Leurs rêveries! Parmi nos rêves à tous deux, 20 Beaux projets souvent hasardeux Qui sont les mêmes, Songes pleins d'amour et de foi Que tu dois avoir comme moi, Puisque tu m'aimes; 25 Il en est un seul plus aimé. Tel meurt un zéphyr embaumé Sur votre bouche, Telle, par une ardente nuit, De quelque Séraphin, sans bruit, 30 L'aile vous touche. Camille, as-tu rêvé parfois Qu'à l'heure où s'éveillent les bois Et l'alouette, Où Roméo, vingt fois baisé, 35 Enjambe le balcon brisé De Juliette, Nous partons tous les deux, tout seuls? Hors Paris, dans les grands tilleuls Un rayon joue; 40 L'air sent les lilas et le thym, La fraîche brise du matin Baise ta joue. Après avoir passé tout près De vastes ombrages, plus frais 45 Qu'une glacière Et tout pleins de charmants abords, Nous allons nous asseoir aux bords De la rivière. L'eau frémit, le poisson changeant 50 Émaille la vague d'argent D'écailles blondes; Le saule, arbre des tristes voeux, Pleure, et baigne ses longs cheveux Parmi les ondes. 55 Tout est calme et silencieux. Étoiles que la terre aux cieux A dérobées, On voit briller d'un éclat pur Les corsages d'or et d'azur 60 Des scarabées. Nos yeux s'enivrent, assouplis, A voir l'eau dérouler les plis De sa ceinture. Je baise en pleurant tes genoux, 65 Et nous sommes seuls, rien que nous Et la nature! Tout alors, les flots enchanteurs, L'arbre ému, les oiseaux chanteurs Et les feuillées, 70 Et les voix aux accords touchants Que le silence dans les champs Tient éveillées, La brise aux parfums caressants, Les horizons éblouissants 75 De fantaisie, Les serments dans nos coeurs écrits, Tout en nous demande à grands cris La Poésie. Nous sommes heureux sans froideur. 80 Plus de bouderie ou d'humeur Triste ou chagrine; Tu poses d'un air triomphant Ta petite tête d'enfant Sur ma poitrine; 85 Tu m'écoutes, et je te lis, Quoique ta bouche aux coins pâlis S'ouvre et soupire, Quelques stances d'Alighieri, Ronsard, le poëte chéri, 90 Ou bien Shakspere. Mais je jette le livre ouvert, Tandis que ton regard se perd Parmi les mousses, Et je préfère, en vrai jaloux, 95 A nos poëtes les plus doux Tes lèvres douces! Tiens, voici qu'un couple charmant, Comme nous jeune et bien aimant, Vient et regarde. 100 Que de bonheur rien qu'à leurs pas! Ils passent et ne nous voient pas: Que Dieu les garde! Ce sont des frères, mon cher coeur, Que, comme nous, l'amour vainqueur 105 Fit l'un pour l'autre. Ah! qu'ils soient heureux à leur tour! Embrassons-nous pour leur amour Et pour le nôtre! Chère, quel ineffable émoi, 110 Sur ce rivage où près de moi Tu te recueilles, De mêler d'amoureux sanglots Aux douces plaintes que les flots Disent aux feuilles! 115 Dis, quel bonheur d'être enlacés Par des bras forts, jamais lassés! Avec quels charmes, Après tous nos mortels exils, Je savoure au bout de tes cils 120 De fraîches larmes! Avril 1844. Le Démêloir Quelle est celle-ci qui s'avance comme l'Aurore lorsqu'elle se lève, qui est belle comme la Lune et éclatante comme le Soleil, et qui est terrible comme une armée rangée en bataille? Cantique des cantiques. Je sais qu'elle est pareille aux Anges de lumière. Elle a des rayons d'astre éclos sous sa paupière, Et je vois aux candeurs de son pied calme et pur Qu'il a marché longtemps sur les tapis d'azur. 5 Sa bouche harmonieuse et de charme inondée Semble, à son doux parfum de roses de Judée, Avoir vidé la coupe aux noces de Cana, Et chanté dans les cieux le Salve Regina. Mais ces tempes de marbre et ce sourcil farouche, 10 La superbe fierté du front et de la bouche, Ces rougeurs, ce duvet pleins de défis mordants, L'insolente fraîcheur de ces tons discordants, Ces ongles lumineux et ces dents de tigresse A des instants furtifs trahissent la Déesse. 15 Quand, pareille aux Vénus que je chante en mes vers, Sous un grand démêloir d'écaille aux reflets verts Elle fait ruisseler, en sortant de l'alcôve, Cette ample chevelure à l'or sanglant et fauve, Quand ses mains de statue achèvent d'y verser 20 Le flot d'huile épandu, le soleil fait glisser Sur ces âpres trésors, qu'à loisir elle baigne, Un rayon rose au bout de chaque dent du peigne. Février 1844. A la Font-Georges Voici les lieux charmans où mon âme ravie Passoit à contempler Sylvie Ces tranquilles momens si doucement perdus. Boileau. O champs pleins de silence, Où mon heureuse enfance Avait des jours encor Tout filés d'or! 5 O ma vieille Font-Georges, Vers qui les rouges-gorges Et le doux rossignol Prenaient leur vol! Maison blanche où la vigne 10 Tordait en longue ligne Son feuillage qui boit Les pleurs du toit! O claire source froide, Qu'ombrageait, vieux et roide, 15 Un noyer vigoureux A moitié creux! Sources! fraîches fontaines! Qui, douces à mes peines, Frémissiez autrefois 20 Rien qu'à ma voix! Bassin où les laveuses Chantaient insoucieuses En battant sur leur banc Le linge blanc! 25 O sorbier centenaire, Dont trois coups de tonnerre Avaient laissé tout nu Le front chenu! Tonnelles et coudrettes, 30 Verdoyantes retraites De peupliers mouvants A tous les vents! O vignes purpurines, Dont, le long des collines, 35 Les ceps accumulés Ployaient gonflés; Où, l'automne venue, La Vendange mi-nue A l'entour du pressoir 40 Dansait le soir! O buissons d'églantines, Jetant dans les ravines, Comme un chêne le gland, Leur fruit sanglant! 45 Murmurante oseraie, Où le ramier s'effraie, Saule au feuillage bleu, Lointains en feu! Rameaux lourds de cerises! 50 Moissonneuses surprises A mi-jambe dans l'eau Du clair ruisseau! Antres, chemins, fontaines, Acres parfums et plaines, 55 Ombrages et rochers Souvent cherchés! Ruisseaux! forêts! silence! O mes amours d'enfance! Mon âme, sans témoins, 60 Vous aime moins Que ce jardin morose Sans verdure et sans rose Et ces sombres massifs D'antiques ifs, 65 Et ce chemin de sable, Où j'eus l'heur ineffable, Pour la première fois, D'ouïr sa voix! Où rêveuse, l'amie 70 Doucement obéie, S'appuyant à mon bras, Parlait tout bas, Pensive et recueillie, Et d'une fleur cueillie 75 Brisant le coeur discret D'un doigt distrait, A l'heure où les étoiles Frissonnant sous leurs voiles Brodent le ciel changeant 80 De fleurs d'argent. Octobre 1844. La Fontaine de Jouvence Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo. Virgile. Il est une fontaine heureuse, dont l'eau tombe Dans un bassin plus blanc qu'une aile de colombe; Cette eau limpide, avec de clairs rayonnements, Sur les dauphins de marbre éclate en diamants. 5 Elle rend aux vieillards la jeunesse et la force. Mille jeunes Cypris, fières de leur beau torse, Sur l'azur de ses flots qui ne sont point amers Lèvent un pied plus blanc que la perle des mers. Celles qui n'aimaient plus les tourterelles blanches, 10 Et ne tressaillaient pas dans le mois des pervenches, Ceux que laissaient glacés la Lyre et le bon vin, Sortent joyeux et beaux de ce Léthé divin; Non beaux comme autrefois d'une beauté sévère, Mais semblables aux Dieux qui boivent à plein verre 15 Le feu que le Titan pour nous a dérobé, Et qui puisent le vin dans la coupe d'Hébé. La Naïde aux yeux bleus, qui pleure goutte à goutte, Noie au fond de leur coeur la tristesse et le doute, Et, tournant leur esprit vers les biens éternels, 20 Leur montre l'Idéal dans les plaisirs charnels. Voyez-les, souriants, fiers de leur belle taille, Dans ces riches habits de fête et de bataille Qui relèvent la mine, et qu'aux siècles anciens Peignaient avec amour les grands Vénitiens. 25 Les couples sont épars: de jeunes femmes rousses Dont les yeux rallumés sont pleins de clartés douces, Avec leurs amoureux assis sur le gazon Effeuillent les bouquets de leur jeune saison. L'une parle à mi-voix, et, comme en un méandre, 30 Erre par les sentiers de la carte du Tendre; Celle-là, fière enfin de vivre et de se voir, Tantôt joue, et ternit l'acier de son miroir. Tandis qu'à ses genoux son compagnon étale, Jeune et fort comme un dieu, la grâce orientale, 35 Une verse du vin dans le verre incrusté D'un jeune cavalier debout à son côté. Plus loin, deux rajeunis, sur la mousse des plaines, Mêlent dans un baiser les fleurs de leurs haleines; Et, seins nus, une vierge en fleur, sans embarras, 40 Tord ses cheveux luisants qui pleurent sur ses bras. Dans l'humide vapeur de sa métamorphose, Blanche encore à demi comme une jeune rose, Une autre naît au monde, et ses beaux yeux voilés Argentent l'eau d'azur de rayons étoilés. 45 Dans les vagues lointains l'une l'autre s'enchantent, Agitant leurs tambours dont les clochettes chantent, De galantes beautés, honneur de ces pourpris, Qui teignent l'air limpide à leur rose souris. Et tous ces nouveau-nés de qui l'âme ravie 50 Connaît le prix des biens qui font aimer la vie, Sans trouble et sans froideur cèdent à leurs désirs, Et vident lentement la coupe des plaisirs. O doux cygnes chanteurs, vous que la Poésie Retrempe incessamment dans son onde choisie, 55 Amis, soyons pareils à ces beaux jeunes gens: Créons autour de nous des cieux intelligents. Cherchons au fond du vin les sciences rebelles, Et l'amour idéal sur les lèvres des belles, Et dans leurs bras, qu'anime une calme fierté, 60 Rêvons la Jouissance et l'Immortalité. Mai 1844. Chanson d'amour Si je l'dis à l'alouette, L'alouette le dira. La violett' se double, double, La violett' se doublera. Ronde. Qui veut avant le point du jour, Vers le bien-aimé de mon âme, Parce que je languis d'amour, Porter le secret de ma flamme? 5 O mon coeur, à quel coeur discret Peux-tu te confier encore? Si l'alouette a mon secret, Elle ira le dire à l'Aurore. Le désir de son javelot 10 A percé mon coeur qui se brise. Si je dis mon secret au flot, Le flot l'ira dire à la brise. Un frisson glisse sur mon col, Et glace ma lèvre déclose. 15 Si je le dis au rossignol, Il ira le dire à la rose. Qui donc saura le supplier De finir mes peines mortelles? Si je le dis au blanc ramier, 20 Il l'ira dire aux tourterelles. Je me ploie ainsi qu'un roseau Et ma beauté penche flétrie. Si je le dis au bleu ruisseau, Il l'ira dire à la prairie. 25 Vous qui voyez mon désespoir, Flots, ailes, brises des montagnes! Si je le dis à mon miroir, Il l'ira dire à mes compagnes. Parce que je languis d'amour, 30 Vous qui voyez que je me pâme, Allez, allez de ce séjour Vers le bien-aimé de mon âme! Juillet 1844. Camille, quand la Nuit t'endort sous ses grands voiles; Quand un rêve céleste emplit tes yeux d'étoiles; Quand tes regards, lassés des fatigues du jour, Se reposent partout sur des routes fleuries 5 Dans le pays charmant des molles rêveries, Camille, que vois-tu dans tes songes d'amour? Nous vois-tu, revenant par les noires allées, Tous deux, donner des pleurs aux choses envolées Que l'oubli dédaigneux couvre de flots dormants, 10 Ou dans le vieux manoir, au fond des parcs superbes, Pousser de l'éperon parmi les hautes herbes Les pas précipités de nos chevaux fumants? Dans les moires de l'eau dont l'azur étincelle, Nous vois-tu laissant fuir une frêle nacelle 15 Sur le grand lac paisible et frémissant d'accords, Où devant les grands bois et les coteaux de vignes, Glisse amoureusement la blancheur des beaux cygnes, Aux accents mariés des harpes et des cors? Moi, je vois rayonner tes yeux dans la nuit sombre, 20 Et je songe à ce jour où je sentis dans l'ombre, Pour la première fois, de ton col renversé Tombant à larges flots avec leur splendeur fière, Tes cheveux d'or emplir mes deux mains de lumière, Et ta lèvre de feu baiser mon front glacé. Août 1844. Chanson de bateau Et vogue la nacelle Qui porte mes amours. Chanson. Le canal endort ses flots, Ses échos, Et le zéphyr nous verse Des parfums purs et doux. 5 Le flot nous berce, Endormons-nous! Les voix emplissent les airs De concerts, Et le vent les disperse 10 Avec nos baisers fous. Le flot nous berce, Endormons-nous! En vain ton époux caduc, Comte ou duc, 15 Se jette à la traverse De nos gais rendez-vous. Le flot nous berce, Endormons-nous! Ah! que les cieux étoilés 20 Soient voilés, Tandis que je renverse Ton front sur mes genoux! Le flot nous berce, Endormons-nous! 25 Qu'importe si, dans la nuit Qui s'enfuit, L'orage bouleverse Les éléments jaloux! Le flot nous berce, 30 Endormons-nous! Juillet 1844. Pour mademoiselle *** 22. Car la fille d'Hérodiade y étant entrée et ayant dansé devant le roi, elle lui plut tellement, et à ceux qui étaient à table avec lui, qu'il lui dit: Demandez-moi ce que vous voudrez, et je vous le donnerai. 23. Et il ajouta avec serment: Oui, je vous donnerai tout ce que vous me demanderez, quand ce serait la moitié de mon royaume. 24. Elle, étant sortie, dit à sa mère: Que demanderai-je? Sa mère lui répondit: La tête de Jean-Baptiste. Évangile selon saint Marc. Amours des bas-reliefs, ô Nymphes et Bacchantes, Qui, sur l'Ida nocturne, au bruit d'un tambourin, Les fronts échevelés en tresses provocantes, Dansiez en agitant vos crotales d'airain! 5 Vous, plus belles déjà que ces filles du Pinde, Bayadères d'ébène aux bras purs et nerveux, Qui bondissez sans bruit sur les tapis de l'Inde! Avec des sequins d'or passés dans vos cheveux! Elssler! Taglioni! Carlotta! soeurs divines 10 Aux corselets de guêpe, aux regards de houri, Qui fouliez, en quittant le gazon des collines, Le splendide outremer des ciels de Cicéri! O reines du ballet, toutes les trois si belles! Qu'un Homère ébloui fera nymphes un jour, 15 Ce n'est plus vous la Danse, allons, coupez vos ailes! Éteignez vos regards, ce n'est plus vous l'Amour! Février 1845. A une petite Chanteuse des rues Mon père est oiseau, Ma mère est oiselle, Je passe l'eau sans nacelle, Je passe l'eau sans bateau. Victor Hugo. Enfant au hasard vêtu, D'où viens-tu Avec ta chanson bizarre? D'où viennent à l'unisson 5 Ta chanson, Ta chanson et ta guitare? Tu livres au doigt vermeil Du soleil, Qui les dore et les caresse, 10 Tes longs cheveux emmêlés, Crespelés Comme ceux d'une Déesse. D'où vient ce front soucieux, Ces grands yeux, 15 Ces chairs dont la transparence Fait voir parmi les couleurs De cent fleurs Des tons dignes de Lawrence? Viens-tu du pays serein 20 Où le Rhin Baise les coteaux de vignes, Dont le feuillage mouvant Tremble au vent, Et serpente en longues lignes? 25 Viens-tu du pays riant D'Orient, De Sorrente aux blondes grèves, Ou de Venise au ciel bleu Tout en feu, 30 Ou du blond pays des rêves? Avec son hardi carmin, Quelle main A pourpré pour les féeries Tes lèvres, ces fruits brûlants, 35 Plus sanglants Que des grenades fleuries? Est-ce bien toi, cet enfant Triomphant, Dont le père, ouvrant son aile, 40 Au fond d'un nid de roseau Fut oiseau, Dont la mère fut oiselle? Belle fille aux cheveux d'or, Est-ce encor 45 Toi, qui, rieuse et fantasque, Faisais voltiger en l'air Un éclair Avec ton tambour de basque? Toi, la Bohême à l'oeil noir 50 Qui, le soir, D'une dorure fanée Serrais ton ample chignon, Et Mignon Est-elle ta soeur aînée? 55 Ou plutôt, courant au bois, Et sans voix Pour un brin d'herbe qui bouge, Interdite à chaque pas, N'es-tu pas 60 Le petit Chaperon-Rouge, Qui fit même des jaloux Chez les loups, Et qui, portant sa galette Chez la bonne mère grand, 65 En entrant Faisait choir la bobinette? Mais non, aux divins attraits De tes traits Et de ta voix, je devine 70 L'enfant comblé des faveurs Des rêveurs, La folâtre Colombine. Mais où sont tes beaux souliers, Tes colliers 75 Qui font rêver les fillettes? Où sont le bel or changeant Et l'argent De tes jupes à paillettes? Et le souple casaquin 80 D'Arlequin? Et Cassandre et sa fortune? Où Pierrot, l'homme subtil, Cache-t-il Sa face de clair de lune? Mars 1845. Idylle Et quum vidisti puero donata, dolebas. Virgile. [NÉÈRE, MYRRHA.] [Néère.] Le soir est tiède et pur, le vent pleure. O Myrrha, Notre jeune Iollas, qui souvent t'admira, Va venir près de nous, sous l'arbre qui soupire, Dénouer nos cheveux et caresser la lyre. [Myrrha.] 5 Néère, c'est pour toi qu'il éveille, en songeant, La douce lyre, auprès de ce ruisseau d'argent. Comme toi, dans mes yeux, ô Néère! que n'ai-je Ce trait qui brûle un coeur endormi sous la neige! [Néère.] Sa main silencieuse aime tes cheveux bruns, 10 D'où ses doigts pour longtemps s'en vont pleins de parfums. [Myrrha.] Les tiens, jouet charmant de la brise qui vole, Sont lisses et dorés comme un flot du Pactole. [Néère.] Tes pieds charment la lèvre, et montrent au hasard Leurs ongles transparents arrondis avec art. [Myrrha.] 15 Ta gorge est comme un marbre, et la lumière arrose Sur ses fermes contours deux frais boutons de rose. [Néère.] Que n'es-tu beau comme elle, ô bel enfant? Hélas! J'irais en suppliante adorer Iollas! [Myrrha.] Iollas! pour un jour sois semblable à Néère, 20 Et je n'aurai pour toi nulle froideur amère. [Néère.] La bouche des Zéphyrs aux souffles embaumés S'enivre en s'égarant sous tes bras parfumés. [Myrrha.] Quelle autre ivresse attend les deux lèvres choisies Qui, goûtant de ton cou les blanches ambroisies 25 Et buvant à longs traits les flammes que j'y sens, Y feront circuler des frissons rougissants! [Néère.] Vois comme l'onde est calme, et comme la Naïade, Dont la molle fraîcheur invite et persuade, Semble tourner vers nous l'azur de ses yeux bleus. [Myrrha.] 30 Dans ses bras palpitants descendons toutes deux. Confions notre tête à son bruit qui fascine, Et notre épaule blonde à sa douce poitrine. [Néère.] Goûtons auparavant ce doux vin. Pour nos jeux La grappe y mit la force et l'emplit de ses feux. [Myrrha.] 35 Oui, mais la coupe d'or est froide à qui la touche. Quel or vaut, ô ma soeur, les roses de ta bouche! [Néère.] Tenons-nous par la main. Ah! ce flot est glacé! Entoure bien mon cou de ton bras enlacé. [Myrrha.] Comme l'eau, soeur du ciel, qui flottait indécise, 40 Me presse avec amour! Je suis toute surprise. [Néère.] Chacune bien serrée avec deux bras tremblants, O Myrrha! nous voguons comme deux cygnes blancs, Et sur nos fronts jumeaux aux poses familières Se mêlent toutes deux nos guirlandes de lierres. [Myrrha.] 45 Le flot rasséréné, qui court sans se lasser, M'enivre, et je ne sais, me sentant caresser Voluptueusement dans cette paix profonde, Si c'est ta chair polie, ou le zéphyr, ou l'onde! [Néère.] Iollas va venir de ses doigts enjoués 50 Tresser en folâtrant nos cheveux dénoués. Mai 1843. Toute cette nuit nous avons Relu le vieil ami Shakspere Aux beaux endroits que nous savons, Et voici que la nuit expire. 5 Nous avons longtemps veillé, mais Nous lisions le poëte unique, Et la sombre nuit n'eut jamais Plus d'étoiles à sa tunique. Phoebé, qu'en riant nous troublons, 10 Va s'enfuir, et le jour va naître, Et ma voisine aux cheveux blonds Viendra se mettre à sa fenêtre. Ah! lorsque vous allez venir, Ma voisine, en jupe de toile, 15 Nous ne suivrons du souvenir Aucun beau vers, aucune étoile. Vous apparaîtrez comme un lys, Avec votre guimpe croisée, Au milieu des volubilis 20 Qui couronnent votre croisée; Et nous, nous analyserons, Sans redouter qu'elle nous mente, Sous son rideau de liserons Votre tête simple et charmante. Avril 1843. L'arbre de Judée Mais ne serait-ce pas plutôt un jeune rameau du délicieux arbuste consacré à l'Amour, lorsque, consumé par Siva dans un accès de colère, il vint à renaître mille fois plus charmant encore, grâce à la céleste ambroisie dont l'arrosèrent les dieux? Calidasa. Lorsque Mai rougissant rassérène les coeurs Et que sourit à tous la terre fécondée, Quand sur les verts gazons Chloris mène des choeurs, Il fleurit dans le parc un arbre de Judée. 5 C'est un arbre tout rose, et sans feuilles d'abord, Un tout harmonieux que rien autre n'égale. Ses longs rameaux, groupés dans un parfait accord, Ont l'air de supporter des roses du Bengale. Quand la feuille leur met son beau satin ouvert, 10 Ils sont plus doux encore au regards de l'artiste; La pourpre s'adoucit près du feuillage vert, Et la tendre émeraude encadre l'améthyste. Puisque c'est à présent que mon arbre fleurit, Je veux, couché sur l'herbe, oubliant toutes choses, 15 Dans ses vivants écrins égarer mon esprit, Et pendant un moment faire des songes roses. Voyez comme l'azur est calme et reposé, Comme on se sent heureux sans en savoir les causes, Comme l'herbe frémit sur le sol arrosé, 20 Comme le ciel couchant est riche en fleurs écloses! Sous ces bosquets charmants, épanouis pour eux, Pleins d'ombrages secrets et de faibles murmures, Voyez ces beaux enfants, ces couples amoureux Qui vont en écartant les épaisses ramures. 25 C'est toi, belle Rosine! Hélas! le vert rideau Nous dérobe tes pieds, les plus charmants du monde. C'est toi, folle Rosette avec ton Orlando! Pauvre morte amoureuse, est-ce toi, Rosemonde? Quel est ce bruit de cor qui passe dans les bois? 30 C'est la chasse qui vient: salut, blanches marquises! Mettez les coeurs en flamme et le cerf aux abois, Vos paniers de satin ont des façons exquises. Près de ce rocher blanc taillé comme un autel, Ainsi qu'un lévrier l'eau folâtre et se dresse. 35 Pardieu! c'est la marquise, avec son air cruel, Qui se baigne là-bas en nymphe chasseresse. Il manque un Actéon, ce sera le mari: Il a tout ce qu'il faut, et pourrait en revendre. Abbé! votre musique est un charivari! 40 Vous soupirez, Églé! Que vous a fait Silvandre? C'est ainsi que je rêve aux temps des Pompadours. Et lorsqu'un bruit aigu, conne un cri de cigale, Fait envoler le rêve, il me reste toujours Mon arbre de Judée aux roses du Bengale. Mai 1844. Élégie Gallus et Hesperiis, et Gallus notus Eoïs Et sua cum Gallo nota Lycoris erit. Ovide. Tombez dans mon coeur, souvenirs confus, Du haut des branches touffues! Oh! parlez-moi d'elle, antres et rochers, Retraites à tous cachées! 5 Parlez, parlez d'elle, ô sentiers fleuris! Bois, ruisseaux, vertes prairies! O charmes amers! dans ce frais décor Elle m'apparaît encore. C'est elle, ô mon coeur! sur ces gazons verts, 10 Au milieu des primevères! Je vois s'envoler ses fins cheveux d'or Au zéphyr qui les adore, Et notre amandier couvre son beau cou Des blanches fleurs qu'il secoue! 15 Sur mon bras frémit son bras ingénu, Et frissonne sa main nue. Le feuillage est noir, le ciel étoilé, Viens, suivons la noire allée! La belle-de-nuit s'ouvre toute en feu, 20 La voûte du ciel est bleue. Écoutez, ma mie, au coin du vieux mur, Le rossignol qui murmure. Chante ta chanson, ô doux rossignol! Ta chanson qui nous console, 25 Et que pour toi seul, à côté du lys, La rose ouvre son calice! Des yeux tant aimés tombe un divin pleur Sur ma tempe qu'il effleure. O larme d'amour, trésor sans pareil! 30 Dites-moi si je sommeille? Qui t'envoie, hélas! charmant souvenir, Briser mon coeur qui soupire? Hélas! je suis seul dans ces bois épars Où résonnaient les guitares. 35 Une illusion, songe évanoui, Charmait mon âme éblouie. Je fatigue seul le flot de cristal, L'herbe où la fleur d'or s'étale, L'antre et la fontaine où croît le glaïeul, 40 Et ma voix fatigue seule La forêt tremblante et l'azur du lac De ma plainte élégiaque! Août 1844. La Symphonie de la Neige Chaque année, au printemps, elles reviennent chargées de neige; Dans la cour de la salle qu'embellissent les fleurs du Haïtang, elles rivalisent de blancheur avec la lune; Douze jalousies ornées de perles les enveloppent en se relevant; Un couple d'hirondelles blanches vole en haut et en bas. Les deux jeunes filles lettrées, roman chinois. I La neige qui s'amasse et tombe dans la neige, Du ciel, à gros flocons, sur la terre descend, Et, comme pour les pas d'un triomphal cortège, Son glorieux tapis rayonne éblouissant. 5 D'autres regretteront, devant cette richesse, Les pourpris que l'Aurore arrose de ses pleurs, Le gazon aplani pour des pieds de duchesse, Et le rose printemps des oiseaux et des fleurs; Et de ne plus revoir, au soleil d'or qui baise 10 Les grands coquelicots, orgueil mouvant des blés, Les gammes de Rubens et de Paul Véronèse Tourbillonner en choeur devant leurs yeux troublés. Mais moi, j'aime à songer devant cette harmonie, Et toutes les blancheurs des rêves anciens 15 Mettent d'accord leurs voix pour une symphonie, Et leur rhythme plaintif me prend dans ses liens. II C'est dans le mol oubli d'un ciel douteux et pâle Qui donne à toute chose un prestige charmant, Et qui passe en douceur le duvet et l'opale, 20 Que le drame du jour s'agite vaguement. Leurs six ailes au vent, pareilles à des voiles, Les Anges sont épars dans les chemins du ciel; Les nuages rêveurs font la cour aux étoiles, Et tout l'éther frémit d'un amour sensuel. 25 Les lacs sont habités par la troupe des cygnes, Qui semblent frissonner sous nos soleils pâlis, Et l'ombre du feuillage a les marbres insignes Dont un grêle rayon baise les pieds polis. III Ces filles de la Grèce aux allures profanes 30 Écartent en riant les cheveux du bouleau; Et, cherchant le repos dans les flots diaphanes, L'escalier des palais plonge son pied dans l'eau. Sur la vague s'agite une légère écume, Comme celle où, parmi les dauphins entraînés, 35 Pleine, ainsi que les flots, de charme et d'amertume, Aphrodite jaillit des flots rassérénés. (Dans la conque de nacre, avec ses pieds timides, Vierge elle caressait les Grâces et les Jeux, Et les purs diamants et les perles humides 40 Ruisselaient de sa bouche et de ses blonds cheveux.) Voici les bois sacrés à la Mélancolie Où, mêlant à la brise un murmure confus, L'oranger, le laurier, le myrte d'Idalie Accueille mille oiseaux dans ses dômes touffus. 45 C'est là que le pommier fleurit, et que la rose, Fière de son bouton suave, encor tout blanc, Déjà pâmée, attend que l'Aurore l'arrose Et que l'enfant au dard la teigne de son sang. IV En cavalcade, au long des terrasses de brique, 50 Des dames, dont Zéphyr baise le front mutin, Avec des cavaliers au sourire lubrique, Passent dans leurs habits d'hermine et de satin. Les pages, les muguets langoureux et bravaches, Et les belles de cour, aux cheveux crespelés, 55 Font briller dans la nuit, sous d'insolents panaches, Les fronts de leurs chevaux d'une flamme étoilés. La nappe encore vierge est mise pour l'orgie, Et les flacons d'argent brillent sur le dressoir, Tandis qu'à la fenêtre, avec sa main rougie, 60 Elvire désolée agite son mouchoir. Et dans l'ombre, un fuyard, qu'une autre ombre accompagne, Les cheveux hérissés par le vent qui les suit, Rejoint ses compagnons dans l'immense campagne, Au galop d'un coursier sombre comme la Nuit. V 65 Blanche, dans un massif, dort parmi les dentelles Dont le bouquet foisonne autour de ses beaux seins; Elle rêve, et son corps, semblable aux tourterelles, Creuse en nid embaumé le duvet des coussins. Auprès d'elle, à mi-voix, deux colombes mystiques, 70 Au milieu des ardeurs du tiède renouveau, Se murmurent, ainsi que des lyres antiques, Des vers d'Anacréon, d'Orphée et de Sappho. VI Ainsi la Rêverie en mon âme s'épanche, Et, le front caressé par ses folles fraîcheurs, 75 J'entends s'épanouir en moi (divine Blanche!) L'accord mélodieux de toutes les blancheurs. Mais ces pâles amours de fleurs et de sculptures, Dont je mène en chantant le choeur étiolé, Sont encore à mes yeux moins blanches et moins pures 80 Que votre âme sereine, ô Lys inviolé! Janvier 1844. Dans le vieux cimetière, où cette chaude pluie Sur l'aubépine en fleurs A versé, dans un flot que le soleil essuie, Des parfums et des pleurs; 5 Au coucher du soleil, dans le vieux cimetière Où, sur chaque tombeau, Des bouquets de rayons empourprent l'humble pierre, Entrons, il y fait beau! Le ciel, bariolé par la métamorphose 10 De son limpide azur, Borde joyeusement d'écume grise et rose Son grand lac d'un bleu pur. Puisqu'ils vivent encor dans ces riants calices De soleil amoureux, 15 Les morts qui sont couchés dans ce lieu de délices, Ils doivent être heureux! Leur âme nous parfume, et la grande Nature, Si pleine de raison, A fait avec leurs corps tombés en pourriture 20 Sa belle floraison. Oui, c'est d'eux que nous vient cette ombre douce et triste; Et ce sont eux encor Ces bouquets de corail, ces thyrses d'améthyste, Ces riches grappes d'or! 25 Ce sont eux ces rosiers aux mille roses blanches Et ces amaryllis, Et ce bleuet céleste et ces tendres pervenches, Et ce sont eux ces lys! De même la Nature, avec mélancolie, 30 Jusqu'au matin vermeil Laisse la vaine cendre en nous ensevelie Pourrir loin du soleil; Haine, douleur, néant de la gloire et du crime, Illusion d'un jour; 35 Et, baignant de rayons tout ce fumier sublime, Elle en fait de l'amour! Mai 1845. L'Étang Mâlo Quand le froid de la mort enveloppe cette argile souffrante, où va l'âme immortelle? Byron. Il est un triste lac à l'eau tranquille et noire Dont jamais le soleil ne vient broder la moire, Et dont tous les oiseaux évitent les abords. Un chêne vigoureux a grandi sur ses bords, 5 Et, courbé par le Temps jusqu'aux ondes, étale Sur la cime des flots sa masse horizontale. Son feuillage muet se tait malgré le vent; Le nymphaea, l'iris, le nénufar mouvant, Le bleu myosotis et la pervenche sombre 10 Penchent étiolés, ou meurent sous cette ombre. Ainsi, quand sur le coeur, dans sa jeune saison, Amour! tu fais tomber ta large frondaison Et tes rameaux géants dont le fardeau l'accable, Tout s'étiole et meurt sous ton ombre implacable. Août 1844. Sonnet sur une Dame blonde ... velut inter ignes Luna minores. Horace. Sur la colline, Quand la splendeur Du ciel en fleur Au soir décline, 5 L'air illumine Ce front rêveur D'une lueur Triste et divine. Dans un bleu ciel, 10 O Gabriel! Tel tu rayonnes; Telles encor Sont les madones Dans les fonds d'or. Août 1844. Le Triomphe de Bacchos à son retour des Indes ...sa face estoit comme d'un jeune enfant, pour enseignement que tous bons beuveurs jamais n'envieillissent, rouge comme un chérubin, sans aucun poil de barbe au menton: en teste portoit cornes aiguës: au-dessus d'icelles une belle couronne faite de pampres et de raisin, avec une mitre rouge cramoisine, et estoit chaussé de brodequins dorez. En sa compagnie n'estoit un seul homme, toute sa garde et toutes ses forces estoient des Bassarides, Evantes, Euhyades, Edonides, Trieterides, Ogygies, Mimalones, Ménades, Thyades et Bacchides, femmes forcenées, furieuses, enragées, ceintes de dragons et serpens vifs en lieu de ceintures: les cheveux voletans en l'air avecques fronteaux de vignes... Rabelais. Le chant de l'Orgie avec des cris au loin proclame Le beau Lysios, le Dieu vermeil comme une flamme, Qui, le thyrse en main, passe rêveur et triomphant, A demi couché sur le dos nu d'un éléphant. 5 Le tigre indien, le lynx, les panthères tachées, Suivent devant lui, par des guirlandes attachées, Les chèvres des monts, que, réjouis par de doux vins, Mènent en dansant les Satyres et les Sylvains. Après eux Silène, embrassant d'une lèvre avide 10 Le museau vermeil d'une grande urne déjà vide, Use sans pitié les flancs de son âne en retard, Trop lent à servir la valeur du divin vieillard. Sous leurs peaux de cerfs les Évantes et les Thyades, Le choeur furieux des Bacchides et les Ménades, 15 En arrondissant l'arc vigoureux de leurs beaux reins, Sautent aux accords des flûtes et des tambourins. La reine du choeur, déesse à la rouge paupière, Heurte, en agitant ses grands cheveux mêlés de lierre Sur ses seins meurtris par le vent de ces lieux déserts, 20 Ses crotales d'or dont le chant déchire les airs. En l'honneur du dieu retentissent les dithyrambes; Le choeur en démence entre-choque ses mille jambes, Et, quittant la terre avec le rhythme forcené, Comme un tourbillon vole sur un mode effréné. 25 Folle, ayant encor du vin sur le coin de sa lèvre, Seule, Aganappé, la belle Nymphe aux pieds de chèvre, Pâle de désir, et pleine de l'amour du Dieu, S'arrête, pensive, et tourne vers lui son oeil bleu. O Cypris! le choeur la renverse dans la poussière, 30 Son corps palpitant roule dans la fange grossière; Les vierges des bois marchent dans son sang et ses pleurs, Et foulent aux pieds son sein qui ressemble à des fleurs. Sa bouche frémit de désespoir et de tendresse; Fière d'expirer au milieu de sa double ivresse, 35 Dans son sang plus pur que le vin coulant sur l'autel Voici qu'elle meurt, les yeux sur le jeune immortel. Bacchos triomphant n'a pas vu, dans la sainte fièvre, Mourir à ses pieds la belle Nymphe aux pieds de chèvre, Ni couler son sang, ni le vin, qui s'échappe à flots 40 De l'urne d'airain, bouillonner avec des sanglots. Il rêve à Câma, l'Amour aux cinq flèches fleuries, Qui, lorsque soupire au milieu des roses prairies Le doux Vasanta, parmi les bosquets de santal, Envoie aux cinq sens les flèches du carquois fatal. 45 Il vous voit errer le long des bords sacrés du Gange, Et plonger dans l'or que roule son azur étrange Votre sein plus blanc que les neiges de l'Imaos, Vierges de Nysa, qui vous couronnez de lotos! Et, suivant le rit, brisant leurs mouvantes colonnes, 50 La mâle Bacchide et les hurlantes Mimalones Sautent avec rage autour du bois, et font encor Dans les airs lassés retentir les crotales d'or! Juin 1845. La dernière Pensée de Weber Je me promenais dans un jardin délicieux: sous l'épais gazon on voyait des violettes et des roses dont le doux parfum embaumait l'air. Un son doux et harmonieux se faisait entendre, et une tendre clarté éclairait le paysage. Les fleurs semblaient tressaillir de bonheur et exhaler de doux soupirs. Tout à coup, je crus m'apercevoir que j'étais moi- même le chant que j'entendais, et que je mourais. Hoffmann. Nuit d'étoiles, Sous tes voiles, Sous ta brise et tes parfums, Triste lyre 5 Qui soupire, Je rêve aux amours défunts. La sereine Mélancolie Vient éclore au fond de mon coeur, Et j'entends l'âme de ma mie 10 Tressaillir dans le bois rêveur. Nuit d'étoiles, Sous tes voiles, Sous ta brise et tes parfums, Triste lyre 15 Qui soupire, Je rêve aux amours défunts. Dans les ombres de la feuillée, Quand tout bas je soupire seul, Tu reviens, pauvre âme éveillée, 20 Toute blanche dans ton linceul. Nuit d'étoiles, Sous tes voiles, Sous ta brise et tes parfums, Triste lyre 25 Qui soupire, Je rêve aux amours défunts. Je revois à notre fontaine Tes regards bleus comme les cieux; Cette rose, c'est ton haleine, 30 Et ces étoiles sont tes yeux. Nuit d'étoiles, Sous tes voiles, Sous ta brise et tes parfums, Triste lyre 35 Qui soupire, Je rêve aux amours défunts. Juin 1845. L'Ame de la Lyre Fille des hommes, je suis une parcelle de l'esprit de Dieu. Cette Lyre est mon corps. George Sand. Quand le premier sculpteur eut achevé la Lyre Et caché dans son sein les chants harmonieux; Ouvrier sans défaut, lorsqu'il eut fait sourire Parmi ses ornements les figures des Dieux, 5 Et qu'il eut couronné l'instrument de martyre Avec le vert rameau d'un laurier radieux; L'indomptable Titan, à son désir fidèle, Qui, tout brûlant encor, vers la voûte éternelle Une seconde fois, tentait de s'envoler, 10 Fit, pareil au vautour qui devait l'immoler, Tomber sur le chef-d'oeuvre une blanche étincelle Du feu resplendissant qu'il venait de voler. C'est l'âme de la Lyre; à notre âme invisible Elle se plaint souvent loin du monde réel, 15 Souvent, dans une étreinte amoureuse et terrible, Vient la brûler aux feux de son oeil immortel; Et, captive à jamais dans le rhythme inflexible, Elle aspire sans cesse à remonter au ciel. Elle meurt du désir qui toujours la dévore 20 Dans la froide prison des mètres et des vers, Et tâche, l'oeil perdu parmi les cieux ouverts, D'entendre encor la voix de cet archet sonore Qui, si loin du désert où ses chants vont éclore, Mène dans l'infini le choeur de l'univers. Juin 1845. A mon Père O mon père, soldat obscur, âme angélique! Juste qui vois le mal d'un oeil mélancolique, Sois béni! je te dois ma haine et mon mépris Pour tous les vils trésors dont le monde est épris. 5 Oh! tandis que je vais fouillant l'ombre éternelle, Si la Muse une fois me touchait de son aile! Si ses mains avaient pris plaisir à marier Sur mon front orgueilleux la rose et le laurier Par lesquels le poëte est souvent plus qu'un homme, 10 Comme je tomberais à tes genoux! et comme Je ne serais jaloux de personne et de rien, Si tu disais: Mon fils, je suis content, c'est bien. Car ce coeur fier que rien de bas ne peut séduire, O père, est bien à toi, qui toujours as fait luire 15 Devant moi, comme un triple et merveilleux flambeau, L'ardeur du bien, l'espoir du vrai, l'amour du beau! Février 1846. A Olympio C'est peu qu'avec son lait une mère amazone M'ait fait sucer encor cet orgueil qui t'étonne. Racine. O poëte! courbé sur mon oeuvre lyrique, Ambitieux du ciel, Je veux savoir par moi la hauteur chimérique Où peut monter Babel. 5 Je ferai fourmiller dans mes architectures, Tenace en mon dessein, Le choeur éblouissant des mille créatures Qui vivent dans mon sein. Je veux voir de mes yeux l'Olympe dont la neige 10 Blanchit le front chenu, Et les Grâces que suit Éros, riant cortège, Folâtrer le sein nu! Comme dans les combats du superbe Encelade, Ardent comme un lion, 15 Si ce n'est point assez d'Ossa pour l'escalade, J'y mettrai Pélion. J'irai jusques au ciel, dans ses voûtes profondes, Lui voler pour mes vers Le rhythme qu'en dansant chantent en choeur les mondes 20 Qui forment l'univers. Je boirai le nectar de la force première, Et dans la main du dieu, Impassible titan, chercheur de la lumière, J'irai voler le feu. 25 Alors, vous que j'ai faits et d'une fange vile Et de ce qui m'est cher, Vous vivrez de ma vie, ô colosses d'argile, Et vous vous ferez chair! Vous vivrez, ô mes fils! et comme d'un jeune arbre 30 On secouerait les fleurs, Moi je ferai couler avec mon doigt de marbre Votre sang et vos pleurs. Comme une floraison par le printemps hâtée, Par l'effort de mon bras 35 Tu sortiras du bloc, ô jeune Galatée! Et tu me souriras! Moi-même dans tes yeux j'allumerai l'étoile D'or et de diamant, Et, père enorgueilli, je te tiendrai sans voile 40 Sous mes lèvres d'amant! Car je me sens élu pour ton amour étrange Qui me cherche et me fuit. J'ai le coeur de Jacob, et je puis avec l'Ange Lutter toute une nuit. 45 La Muse me sait fort, et m'est souvent prodigue De ses âpres baisers, Qui font que l'impuissant décroise de fatigue Ses bras martyrisés. Toi qu'elle aime, ô poëte, à qui la voix de l'Ode 50 En ton berceau parlait! Toi que, petit enfant, la fille d'Hésiode A nourri de son lait! Victorieux lutteur, qui tiens en main la palme, Qui, déjà radieux, 55 Le front ceint de laurier, trônes dans le bleu calme Pareil aux demi-dieux! Si je te parle ainsi de la Déesse, ô maître! C'est que dans ce moment, A la face du ciel, toi seul et moi peut-être 60 L'aimons sincèrement. Mai 1845. Sculpteur, cherche avec soin, en attendant l'extase, Un marbre sans défaut pour en faire un beau vase; Cherche longtemps sa forme et n'y retrace pas D'amours mystérieux ni de divins combats. 5 Pas d'Héraklès vainqueur du monstre de Némée, Ni de Cypris naissant sur la mer embaumée; Pas de Titans vaincus dans leurs rébellions, Ni de riant Bacchos attelant les lions Avec un frein tressé de pampres et de vignes; 10 Pas de Léda jouant dans la troupe des cygnes Sous l'ombre des lauriers en fleurs, ni d'Artémis Surprise au sein des eaux dans sa blancheur de lys. Qu'autour du vase pur, trop beau pour la Bacchante, La verveine mêlée à des feuilles d'acanthe 15 Fleurisse, et que plus bas des vierges lentement S'avancent deux à deux, d'un pas sûr et charmant, Les bras pendant le long de leurs tuniques droites Et les cheveux tressés sur leurs têtes étroites. Février 1846. Source: http://www.poesies.net