NOUS TOUS AVANT-PROPOS I. Misère Il. Lili III. Le Prêtre IV. L'Épouse V. Le Petit VI. La Princesse VII. Monsieur Alexandre VIII. La Bouquetière IX. Le Vieux X. La Fille XI. Fillette XII. L'Odéon XIII. Les Jeunes XIV. Géométrie XV. Balzac XVI. A Sarcey XVII. Chez M. Caro XVIII. A l'Opéra XIX. Académie XX. Centième XXI. Ballard XXII. Transigeante XXIII. Philosophie XXIV. Escrime XXV. Rue de Sèze XXVI. A Zola XXVII. La Mode XXVIII. Petit Noël XXIX. Bibliographie XXX. Comédie Française XXXI. Darcier XXXII. Jour de l'An XXXIII. Pas de Neige XXXIV. ...On les honore XXXV. Politique XXXVI. Maurice Bouchor XXXVII. La Liseuse XXXVIII. Musique Française XXXIX. Édouard Manet XL. Clovis Hugues XLI. Pitié suprême XLII. Comédiens XLIII. Les Boîtes XLIV. Les Grimaces XLV. Juste Retour XLVI. Dans le Monde XLVII. Galatea XLVIII. Quel Daim XLIX. Trop de Temps L. Initiales LI. Bon Matin LII. Bal Masqué LIII. Un Jeune Homme LIV. La Dame LV. Oiseliers LVI. La Mercière LVII. Païva LVIII. Don Juan LIX. Turlututu LX. Garcia LXI. Le Cèdre LXII. Michelet LXIII. A l'Hiver LXIV. La Croupe LXV. Reine-Blanche LXVI. Le Mot LXVII. Cettivayo LXVIII. Les Cartes LXIX. Jeu LXX. Lex LXXI. Vivre LXXII. Le Lion LXXIII. Ave LXXIV. Phémie LXXV. Festin LXXVI. A Paul Arène LXXVII. Vieux Jeu LXXVIII. Grâce LXXIX. Anniversaire LXXX. Carême LXXXI. Cigarettes LXXXII. A Jeun LXXXIII. Prière LXXXIV. Femmes LXXXV. Figaro LXXXVI. Le Bassin LXXXVII. Le Veau LXXXVIII. La Fourmi et la Cigale LXXXIX. Les Robes XC. Le Boulevard XCI. Aveu XCII. Les Tristes XCIII. Adieu XCIV. L'Été de Paris XCV. Le Palais-Royal XCVI. Charivari þ POESIES NOUVELLES þ NOUS TOUS décembre 1883 - mars 1884 AVANT-PROPOS Tous les petits poëmes que contient ce volume ont été publiés sans interruption, l'un suivant l'autre, comme les perles d'un collier qu'on défile. Cette fois encore, dans une campagne très brève, (car il ne faut ni peser, ni insister,) j'ai tenté de réaliser mon vieux rêve, et de marier la Poésie avec le Journal. Mariage moins chimérique certainement que celui du Grand Turc et de la République de Venise, ainsi que le prouvent tous les jours plusieurs de mes jeunes confrères, pleins d'imagination et de verve. Et comment le Journal, qui doit nous donner la vie d'hier, encore saignante et palpitante, ne s'accommoderait-il pas de l'événement pris sur le vif, ou d'un croquis de moeurs rapidement saisi, et exprimé par cette Poésie de veine bien française, vive, ironique, précise, lyrique aussi, que nous a léguée, à travers une succession de génies, le grand aïeul Villon? Toute ma vie, à des intervalles irréguliers, j'ai essayé de contribuer à unir ces deux forces irrésistibles. En 1870, pendant le siège, hélas! j'écrivais au jour le jour les Idylles Prussiennes. La vertigineuse Histoire fournissait alors au rimeur un thème malheureusement trop riche. Réduit maintenant à peindre la vie de tous les jours dans sa réalité comique, a-t-il pu néanmoins réussir en confiant à la feuille éphémère l'odelette qui s'efforce d'être pensée dans une forme durable? Les lecteurs du journal m'ont encouragé à le croire; reste à savoir si leur bienveillante indulgence me suivra dans le livre, et s'ils éprouveront quelque plaisir en y retrouvant leur propre image, évoquée par l'ingénu et mystérieux artifice de la Rime? Paris, le 15 avril 1884. __________ I Misère Hommes, femmes, vieillards enfin, Tous ces vains chercheurs de problèmes Souffrent du froid et de la faim; Aussi les petits enfants blêmes. 5 Le désespoir vient les saisir; C'est lui tout seul qui les enseigne, Et toujours le cruel Désir Mord leur chair qui pleure et qui saigne. Ils vivent dans l'oubli hideux, 10 Sans que jamais rien y fleurisse. Mais qui donc aura pitié d'eux? Misère, la bonne nourrice. Cet Ange au gosier enroué, Réchauffant leur lèvre livide, 15 Met sur eux son châle troué Et leur tend sa mamelle vide. 1er décembre 1883. II Lili La pauvre petite Lili Cherche en vain les rêves magiques Envolés de son front pâli, Et lève au ciel ses bras tragiques. 5 Si le frisson du désespoir S'agite dans sa main crispée Et fait flamber son grand oeil noir, C'est qu'on a tué sa poupée. Oui, Petit Paul, un sacripant, 10 Hier a massacré Zéphyrine Dont la tête est brisée, et pend Horriblement sur sa poitrine. Elle est froide comme un glaçon; Et c'est vainement qu'on le rentre, 15 Toujours on voit sortir le son Par la blessure de son ventre. 1er décembre 1883. III Le Prêtre Le prêtre blême, dont les loups Ne voudraient pas pour nourriture, Est maigre comme un cent de clous, Et semble une caricature. 5 Donnant jusqu'à son dernier sou, Il n'est vêtu que d'une loque. On le prendrait pour un chien fou, Et sa soutane s'effiloque. Pourtant son front est plein de jour, 10 Et sur cet être misérable Voyez! le radieux amour A mis sa lumière adorable. Et, doux, il rit aux cieux bénis, Quand le soleil, au crépuscule, 15 Vient empourprer les poils jaunis De sa perruque ridicule. 1er décembre 1883. IV L'Épouse Par un soir de Juillet, au Bois, Sous la douce brise estivale, L'Épouse trompée, aux abois, A donc voulu voir sa rivale. 5 Oui, sa rivale heureuse. Enfin! La voilà donc, cette merveille. C'est elle, sur ce cheval fin Qui porte une rose à l'oreille. Eh quoi! c'est ce manche à balai, 10 Cette poupée aux boucles rousses, Qu'il emmenait à Viroflay Sur le velours des vertes mousses? Et ces hommes, qu'on voit errer Près de son cheval qui se cabre! 15 Ils ont vraiment l'air d'admirer Sa bouche ouverte en coup de sabre! 1er décembre 1883. V Le Petit Le tout petit faubourien Qu'on voit toujours dans la bagarre, Qui vit de l'air du temps, de rien, Et mâche des bouts de cigare; 5 Le petit, lorsque vient le soir Et qu'il pleut sur la feuille rousse, Flâne sur le boulevard noir, Et puis il tousse, tousse, tousse. Le bourgeron touche sa peau 10 A même, et l'ouragan le gifle; Et sans casquette ni chapeau, Il tousse, et sa poitrine siffle. Il écoute un air de Métra Que chante une fille soumise, 15 Et tousse, hélas! Il ne mettra Jamais sa première chemise. 1er décembre 1883. VI La Princesse La princesse en sa robe d'or, Belle et jeune comme les Anges, Prête l'oreille, et laisse encor Venir les diseurs de louanges. 5 Elle écoute d'un air distrait Les madrigaux de ces Narcisses; Mais, dans son âme, elle voudrait Passer à d'autres exercices. Et tout bas, triste en cette cour 10 Où l'on n'a pas le mot pour rire, Où le bon friturier Amour Ne trouverait pas de quoi frire, De ses lèvres où le baiser Jouerait si volontiers son rôle, 15 Elle murmure: Oh! m'amuser! Vivre une heure! Entendre un mot drôle! 1er décembre 1883. VII Monsieur Alexandre Se trouvant trop à court d'argent, Le joli monsieur Alexandre Fume son cigare, en songeant, Et du doigt fait tomber la cendre. 5 En rêve il revoit les louis Qui tombaient d'une main chérie Pour charmer ses yeux éblouis; Et, triste, il pense à Pulchérie. C'est une femme de rapport. 10 Sa dent brille et son oeil flamboie; Elle a le visage et le port, Et sait faire onduler la soie. Mais le maître a beau la fouailler! C'est à son gré qu'elle se mène; 15 La folle ne veut travailler Que deux ou trois fois par semaine. 1er décembre 1883. VIII La Bouquetière Elle pleure, et n'est pas au bout. Pendant la matinée entière, On n'a rien acheté du tout A la petite Bouquetière. 5 Elle est à jeun. Le sang pourpré A déserté sa lèvre, pâle Comme un linge blanc sur le pré, Et sa pauvre poitrine râle. Frêle victime du guignon, 10 Elle croise son châle, mince Comme une pelure d'oignon, Quand le froid trop aigu la pince. Mais c'est bien d'elle qu'il s'agit! Elle offre en vain sa violette; 15 Et toujours la bise rougit Ses tout petits doigts de squelette. 1er décembre 1883. IX Le Vieux Le vieil homme exempt de remords Que le Temps épargne, ô mystère! Est seul, tous ses enfants sont morts; Nul ne le connaît sur la terre. 5 Il est trop vieux pour travailler. Donc, après la vie âpre et dure, Il a, pour se ravitailler, Le pain ramassé dans l'ordure. Devant ses yeux humiliés 10 La foule heureuse passe et joue, Et par les trous de ses souliers Ses pieds nus traînent dans la boue. Cependant son coeur est sans fiel, Et, dans l'ombre où son vieux front penche, 15 La neige qui tombe du ciel S'engouffre dans sa barbe blanche. 1er décembre 1883. X La Fille En vain, balayant le trottoir De son ample robe de soie, Elle brille sous le ciel noir, Fille de douleur et de joie; 5 Nul ne jette un regard d'amant A la superbe aventurière; Elle s'en va pensivement. Comment payer la couturière? Elle s'en va, passe, revient, 10 Toujours gardant sa belle pose, Et dans sa main droite elle tient Le froid cadavre d'une rose. Sa traîne ondule en plis dorés Comme fait le remous des vagues, 15 Et tous les passants affairés Se reflètent dans ses yeux vagues. 1er décembre. XI Fillette Ce Paris, que Paméla Et Lise ont amusé, l'une Et l'autre, est baigné par la Lune. 5 Comme un monstre qui s'enfuit En traînant sa longue queue, Il s'étire dans la nuit Bleue. Sous l'azur, immense dais, 10 Passe, effroi des Vireloques, Une enfant pâle, sous des Loques. Dans le doux silence ami, Cette fillette ingénue 15 Erre, affamée et demi Nue. Parmi les rares passants, Avec des airs de caniche Elle erre, comme un chien sans 20 Niche. Et les Étoiles des cieux, Mystérieuses fleuristes, La contemplent de leurs yeux Tristes. 7 décembre 1883. XII L'Odéon Ils ont déjà rempli des sacs Et des caisses et des cassettes: Chez eux l'argent forme des lacs. L'Odéon palpe des recettes. 5 N'est-ce pas un casus belli Pour la défiante Allemagne? Avec Severo Torelli Ce théâtre fait charlemagne. C'est aux plus riches mines d'or 10 Que désormais on l'assimile. Plein jusque dans le corridor, Il touche cinq mille et six mille. Où sont les airs d'accordéon Plus vieillis que le roi de Garbe 15 Dont on insultait l'Odéon? Le caissier en rit dans sa barbe. La Rounat, qui s'est dévoilé, Signant avec la chance un pacte, Marche dans son rêve étoilé, 20 Comme Ruy Blas, au troisième acte. L'actif, le turbulent Porel, Tandis qu'en ce bonheur il entre, Sent un embonpoint corporel Qui veut amplifier son ventre. 25 Et Lui, Lui qui ne permet pas Que celui qui s'abonna parte, Il marche, pensif, à grands pas, Semblable au jeune Bonaparte. Ayant loué sur ses autels 30 Celle vers qui mon coeur se hausse, Il a maintenant des hôtels Et diverses fermes en Beauce. C'est un Nabuchodonosor, Et possédant ce dont nous rîmes, Désormais l'auteur du *Trésor* Est riche en trésors comme en rimes. O Crésus! il ferait beau voir Qu'à présent tu l'humiliasses! De son brillant paletot noir 40 Les banknotes tombent par liasses; Il fait ruisseler des louis Parmi la tremblante cohue Des Parisiens éblouis; Et lorsqu'il passe dans la rue, 45 Si quelque svelte Brunehild Ou quelque lascive Poppée Murmure: N'est-ce pas Rothschild? On lui répond: Non, c'est Coppée. 7 décembre 1883. XIII Les Jeunes Beaucoup de jeunes assassins Couvant le meurtre dans leurs seins, Charment de leur front taciturne Le ciel nocturne. 5 Ils se traînent le long d'un mur. La lune qui luit dans l'azur Argente, plus verte que l'herbe, Leur joue imberbe. Ici Polyte encore enfant, 10 A l'air candide et triomphant, Terrasse une vieille et la vole, Et puis s'envole. Plus loin, c'est le petit Loulou Déjà meurtrier et filou, 15 Qui, rose avec un oeil qui brille, Semble une fille. Chérubin triste au poil naissant, Il se jette sur un passant Dont l'habit cossu le renseigne, 20 Et vous le saigne. Et puis, dans un bouge rieur Du boulevard extérieur Il s'en va, pâle encor du drame, Trouver sa femme. 25 Joyeux, il la saisit aux flancs Avec ses doigts encor sanglants, Et baise sa joue éraillée Et maquillée. Et tous les deux, le front pesant, 30 Ils boivent, en s'entre-baisant, Une eau-de-vie épouvantable Qui les accable. Et Loulou murmure tout bas: Cache cet or dans ton vieux bas. 35 J'ai fait une bonne rencontre; Tiens, vois la montre! J'ai mes dix-sept ans révolus: Donc l'atelier, il n'en faut plus. Assez de travail et de jeûnes. 40 Quoi! place aux jeunes! 7 décembre 1883. XIV Géométrie Nous voyons triompher la ligne. Sort, que de crimes tu perpètres! Il est fini, le chant du cygne: La parole est aux géomètres. 5 Avec leurs airs patibulaires Et leurs tristes mines fatales, Force gens perpendiculaires Contemplent des horizontales. Rose à la bouche purpurine, 10 Montrant son petit museau, cèle A grand'peine que sa poitrine Est comme un triangle isocèle. Paméla que le zéphyr baise, Et qui pâlit comme un succube 15 Tout en devenant presque obèse, Offre le triste aspect d'un cube; Et cet homme à face pointue, Son Edgar, qui revient d'Ancône, L'oeil funeste et l'âme abattue, 20 A la tête en forme de cône. Amour! dieu des apothéoses Qui fends les cieux de ton vol d'aigle, Ton troupeau ressemble à ces choses Que font les compas et la règle. 25 Et les amoureux que tu cingles, Heureux de voir des différences Entre les femmes et les tringles, Admirent des circonférences. 7 décembre 1883. XV Balzac O toi dont l'oeuvre qu'on admire Est comme un lac Où notre humanité se mire, Divin Balzac! 5 Oui, nous dresserons ta statue, Roi des esprits, Auguste et de splendeur vêtue, Dans ton Paris. Alors, ô sculpteur de colosses 10 Jamais ployé, Contre qui tant de vils molosses Ont aboyé; Géant, chevelu comme un arbre Tendant ses bras, 15 Dans l'immortalité du marbre Tu revivras! Tu riras au ciel qui t'azure! Et de la main Tu désigneras la masure, 20 Le flot humain, Et mille femmes, et le lustre Des clairs palais, Et tout ce qui vit, fils illustre De Rabelais! 25 Et dans son sublime délire, A nous, lassés, Roi, ta bouche semblera dire: Hommes, passez. Passez, amours, colères, foule 30 Dont les sanglots Se lamentent comme la houle Parmi les flots! Mais dans le sacré sanctuaire Où l'esprit bout, 35 Moi l'Ouvrier, le Statuaire Toujours debout; O foules pâles et meurtries, Moi l'Inspiré Qui de mes mains vous ai pétries, 40 Je resterai. 7 décembre 1883. XVI A Sarcey Puissiez-vous, Bertrand et Raton, Rendre la caisse pléthorique! þ Peut-être s'amusera-t-on A voir cette pièce historique. 5 Il serait mal qu'on m'empêchât D'en savourer la moindre bribe. Mais quoi! j'appelle un chat: un chat, Et monsieur Scribe: monsieur Scribe. Vous avez beau frapper du pied, 10 Vraiment vous avez tort, Francisque. On dit bien: monsieur, comme il sied. Quoi qu'il en soit, j'en cours le risque. Tandis que l'avenir accourt, Vous voulez, candeur enfantine! 15 L'appeler par son nom, tout court, Ainsi que Goethe ou Lamartine. Mais non, enlevez, c'est pesé! Un chou n'est pas une pervenche. Par lui jadis martyrisé, 20 Le Vocable prend sa revanche; Et dussiez-vous ravir les tiers Par votre ardente diatribe, Ainsi qu'on disait: monsieur Thiers, On dira toujours: monsieur Scribe. 25 Mais pour tant de témérité, Si contre nous, frivole engeance, Bondit votre coeur irrité; Si vous aviez soif de vengeance Comme le désert Libyen, 30 Mon ami, par toute la ville, Je vous autorise très bien A dire: monsieur de Banville. 7 décembre 1883. XVII Chez M. Caro Le gai soleil, goutte à goutte, Ruisselle par un carreau Dans la chambre où l'on écoute Le cours de monsieur Caro. 5 Les coquettes anxieuses, Les femmes au coeur aimant Sont toutes délicieuses; Le professeur est charmant. Frêles mains souvent chantées, 10 Prunelles de fin velours Qui se baissent, enchantées, Sous de grands cils presque lourds; Merveilleuses chevelures Dont l'or à nos âmes nuit, 15 Ou bien dont les annelures Sont plus sombres que la nuit. Profils aristocratiques D'un grand style essentiel, Et petits nez socratiques 20 Évaporés vers le ciel; Chastes fronts d'apothéoses, Lèvres où le désir bout, Claires, sanglantes et roses Le froid soleil baise tout. 25 Le magicien qui berce, Exempt de sévérité, Ces curieuses, leur verse Le vin de la vérité. Il leur dit le grand problème 30 Et le mot du rêve obscur, Et l'avenir qui sort, blême Et tremblant, du sombre azur. Mais comme Eve est une chatte Plus vive qu'un feu follet, 35 Ainsi que dans une jatte Une chatte boit du lait, Cependant qu'avec largesse Il précipite son chant, Elles boivent la sagesse 40 Très vite, en se pourléchant. Et quand elles sont bien saoules Du vrai quintessencié, Ces vertigineuses foules, Ce peuple licencié, 45 Ces fidèles, que décore Un bel air de repentir, Ont l'air d'avoir soif encore; Cependant il faut partir. Lorsqu'après ces boustifailles, 50 Sous les gracieux habits Et les satins et les failles Il faut compter ses brebis, Fronts d'or, mines enfantines, Rougeurs des beaux petits doigts, 55 Lys purs, lignes serpentines, Tout, tout célèbre à la fois, Rayons, cassures d'étoffe Et chastes blancheurs de peau, Amour et le Philosophe 60 Bergers du même troupeau. 14 décembre 1883. XVIII A l'Opéra A l'Opéra, quand la Musique, Pour consoler tous nos exils, Jette en une extase physique Nos sens affinés et subtils; 5 Tandis que la magique phrase Veut nous emporter, effarés, Jusqu'au paradis de l'extase A travers les cieux déchirés; Folle, et toujours contrariante, 10 La Beauté, ce friand repas, Nous dit de sa bouche riante: Regardez-moi. N'écoutez pas. La Chair de lys murmure en prose Je suis le vin et l'échanson; 15 Et la Lèvre couleur de rose Dit: C'est moi qui suis la chanson. Amour, ce maraudeur équestre Envolé sur un cheval fou, Empêche d'entendre l'orchestre 20 Et montre les blancheurs d'un cou; Et ce Paris qui toujours cède, Tandis que chante Escalaïs, Admire tout ce que possède Agnès, et tout ce qu'a Laïs. 14 décembre 1883. XIX Académie Les premières où l'on a droit D'adorer en secret sa mie, Ne sont vraiment en nul endroit Plus belles qu'à l'Académie. 5 C'est là que les faiseurs de vers Et que les chercheurs de microbes Peuvent tourner leurs regards vers Un luxe éblouissant de robes. On y prononce des discours 10 Que demain Aix lira comme Arles, Et les meilleurs sont les moins courts; Mais au fond, Worth, c'est toi qui parles! Et tandis que le mot sonneur Chante et fleurit dans l'air, on flirte, 15 Et tu songes, ô moissonneur, A récolter bientôt le myrte. En ce temple, où l'on ne voit pas Athèna lever ses visières, Mazade a fait ses premiers pas: 20 Mézières tenait les lisières. Les Immortels sont là chez eux, Et pour ne pas choir, on y marche Lentement, comme sur des oeufs. Cette Académie est une arche. 25 Quand Pierre y dit vrai, Paul y ment. Cette fois les deux adversaires Se sont parlé très poliment, Avec les douceurs nécessaires. Mazade n'a pas lu Nana. 30 Son âme, de fiel dépourvue, Est profondément chaste. Il n'a Jamais aimé que la Revue Des Deux Mondes. Il trouve laids Tous les vains suiveurs de mantilles. 35 En somme, il donnerait tous les Rimeurs, pour un plat de lentilles. Mézières, qui nous a sonné La charge, est moins pur. J'en soupire. Il est vaguement soupçonné 40 De connivence avec Shakspere. Même son nom, c'est apparent, Nous révèle un peu ses fredaines, Et nous montre qu'il est parent Avec la forêt des Ardennes. 45 Il a connu le grand boucher Et, dans son contact énergique, N'ayant pas craint de le toucher, Il s'est taché du sang tragique. O deuil, ô souvenir amer, 50 O mystérieuse brûlure! Toute l'eau de la vaste mer Ne lavera pas la souillure! On sourit pourtant, voyez-vous? Parfois les belles indolentes 55 Gardent leurs regards les plus doux Pour les héros aux mains sanglantes. 14 décembre 1883. XX Centième On a soupé chez Formosa: La mode est à la poésie. On verra nourris d'ambroisie Les rimeurs qu'on martyrisa. 5 Quoi! les beaux vers qu'on méprisa, Maintenant on s'en rassasie! On a soupé chez Formosa: La mode est à la poésie. Ainsi nous pourrons, sans visa, 10 Admirer à la frénésie Hugo, dont l'esprit s'extasie, Et Shakspere et Kalidasa! On a soupé chez Formosa. 14 décembre 1883. XXI Ballard Il est mort. Destinée obscure. Pauvre Yorick! Pauvre Ballard! Jamais ce brave homme n'eut cure D'élever le niveau de l'art. 5 Ce vieil acteur du Vaudeville, Impassible à son humble rang, Fut jadis par toute la ville Aussi connu que le loup blanc. Éternel comme sainte Thècle, 10 Sans que jamais on l'augmentât, Pendant au moins trois quarts de siècle Il a très bien fait son état. Très bien. Correctement. Sans faute. Fechter n'était pas son rival. 15 Il n'eut pas l'ambition haute Qu'on le vît en Armand Duval. Non. Il jouait les domestiques, Goûtant, courbé sous l'humble loi, Mille voluptés fantastiques 20 A tenir ce modeste emploi; Et tout comme sur une bûche Que dévore le feu charmant, Sur ses deux jambes la peluche Fleurissait naturellement. 25 Comme Ruy Blas, âme livrée Aux coups du destin abusif, Lorsqu'il n'avait pas sa livrée Il était déguisé tout vif. Humble et fort peu payé, qu'importe! 30 Un manque de soin le navrait. On lui disait: Fermez la porte. Ouvrez la fenêtre. Il l'ouvrait. Il supporta la vie amère, Pur de toute défection, 35 Pour cette idéale chimère: L'amour de la perfection. Figure au devoir asservie Comme un esclave nubien, Il disait: Madame est servie. 40 Seulement, il le disait bien. Hélas! par nulle récompense Son sort ne fut édulcoré, Car ce comédien, je pense, Ne fut même pas décoré. 45 Et maintenant, comme on le narre, Ombre éprise encor de son art, Il sert là-bas, sur le Ténare, Arnal et madame Thénard. 14 décembre 1883. XXII Transigeante Les deux vicomtes à la fois Courtisaient Rose, fleur hautaine: En écoutant leurs douces voix Elle ne fut pas incertaine. 5 Trouvant le choix trop hasardeux Ou craignant ceux qu'on désespère, Elle les a pris tous les deux Et maintenant ils font la paire. C'est que, folâtre en son printemps, 10 Rose qui rit n'est pas de celles Qui peuvent demeurer longtemps L'âme par terre entre deux selles. 14 décembre 1883. XXIII Philosophie Tout là-bas, sur un boulevard Peuplé de spectacles risibles Qu'admire le passant bavard, On vous fait voir les Invisibles. 5 Eh quoi! dans une goutte d'eau, Tant de serpents et de molosses Hideux et traînant leur fardeau! Tant d'abominables colosses! Monstrueux, diffus, contournés, 10 Sombre et tragique phénomène, On pourrait croire qu'ils sont nés Dans le récit de Théramène. Car c'est en replis tortueux Que leur croupe aussi se recourbe. 15 Tout en eux est tumultueux: Ailes, écailles, regard fourbe. Et géants altérés de mort Avec leur gueule ruisselante, Tout cela se mange et se mord 20 Et s'éventre dans l'eau sanglante. De combien de ces gouttes d'eau Se compose une mer profonde Soulevant son épais rideau, Et que d'océans dans un monde! 25 Et qui se meut dans l'infini Sans cieux, sans limite et sans voiles? Un troupeau toujours rajeuni D'astres, un tourbillon d'étoiles. Des mondes, pour un seul témoin 30 Pressant leurs courses vagabondes. Plus loin? Des mondes. Et plus loin? Toujours, toujours, toujours des mondes. Tous ces univers radieux Vont dans l'éther clair et terrible 35 Menés par des troupeaux de Dieux Qu'à son tour mène un fouet horrible; Emportés dans l'éternité Qui ne peut être dépensée, Par le calme rhythme enchanté 40 Né dans l'immuable pensée; Effarés, dociles, ayant Pour but d'obéir à la Cause. Oh! dans cet ensemble effrayant Que Turlurette est peu de chose! 21 décembre 1883. XXIV Escrime Chez nous l'Éternel Féminin A pris un essor léonin. Les femmes les plus délicates Sont avocates. 5 D'autres, ayant le charme empreint Sur leur front, dont nous n'avions craint Que les oeillades assassines, Sont médecines. Celles-là, dont le vent mutin 10 A follement, dès le matin, Baisé les boucles et les tresses, Sont les peintresses. Celles-ci, coeurs inexpliqués, Mettent en rhythmes compliqués 15 Leurs mélodieuses tristesses De poétesses. D'autres par l'esprit le plus fin Nous ravissent. D'autres enfin, Et certes ce n'est pas un crime 20 Font de l'escrime. Elles en font même très bien. Carolus Duran ne sait rien Vraiment que désormais ignore Ninette ou Laure. 25 Ces tireurs, qu'Amour effleurait, Tiennent maintenant le fleuret, Enchaînant avec mille charmes Leurs phrases d'armes. Que n'as-tu pu voir, ô Balzac! 30 Leurs ripostes du tac au tac, Leur jeu correct et leur mimique Académique! Aussi bien que l'homme hideux, Elles savent faire: Une! Deux! 35 Quant à leurs attaques d'allonge, C'est comme un songe! Qu'elles mènent agilement Les changements d'engagement! Quand un homme est leur adversaire, 40 Mon coeur se serre. Car bien vite mécontenté, Il est toujours au fond tenté De tomber aux pieds de ce sexe Et, tout perplexe, 45 Il se sent devenir poltron A voir frémir sous le plastron, Comme une cruelle épigramme, Un sein de femme. 21 décembre 1883. XXV Rue de Sèze Dans les clairs salons de la rue De Sèze, vit l'âme française, Comme elle est jadis apparue Sous Louis Quinze et Louis Seize. 5 Dix-huitième siècle adorable, Oh! comme avec délicatesse Il sut avoir la mémorable Élégance de sa tristesse! O boîtes d'or, miniatures, 10 Déités vaguement surprises Parmi d'idéales natures; Nymphes des bois dans l'herbe assises; Satins, étoffes envolées, Éventails qui semblez suffire 15 A calmer les Grâces troublées, Par la caresse de Zéphire; Calmes et souriants visages Rhythmés, où pas un pli ne bouge Et qui, parmi les paysages, 20 Nous charmez, vivants sous le rouge; Extases de la bucolique, Frondaisons pleines de mystère; Églés que le mélancolique Watteau guidera vers Cythère, 25 Avec de longs pleurs taciturnes Je vous suis, et sous les portiques Je vous couler l'eau de vos urnes, O bleus paradis poétiques! Et je vois, dans un vague souffle 30 De voluptés et de délire, Pompadour ôtant sa pantoufle Et du Barry tenant la lyre. 21 décembre 1883. XXVI A Zola Pour savourer votre roman, Je néglige Saint-Arroman Et Fanfreluche, Car avec sa vaillante amour, 5 Votre Pauline est à son tour Ma coqueluche. Mais dans ce livre soucieux, Qui met des larmes dans mes yeux Et sur ma joue, 10 On rencontre, mon cher Zola, Un seul mot qui me désola. Oui, je l'avoue. Quand sous les rameaux du pommier Qui fut dépouillé le premier, 15 Blanche, elle rêve, (Peut-être du futur Abel,) Ce qui fait alors le plus bel Ornement d'Eve; Ce que Théophile Gautier 20 Chanta, savant dans son métier Jusqu'au sublime; Par un effroi nauséabond, Ce que le peintre pudibond A tort supprime; 25 Or ou sombre nuit dans les lys Qui font la beauté de Cypris Divine et tendre, Ce qui sied à leur floraison, Mon ami, vous avez raison 30 De le lui rendre. Mais vous, peintre aux accords savants, Associez les bruns vivants Avec l'ivoire! Car bien que la Galigaï 35 Aux jours de son règne haï Fût assez noire, O mon ami, c'est entendu, Même alors, et dans ce temps du Maréchal d'Ancre 40 Dont le sang nous éclaboussa, On n'a jamais appelé ça: La tache d'encre! 21 décembre 1883. XXVII La Mode Oh! les beautés au chaste front! Tout est bien, si tout est pour elles. Les robes, cette année, auront Des franges de fleurs naturelles. 5 Rien n'est plus fier que les satins; Mais on complétera le charme Et la gloire de leurs destins, Par des violettes de Parme. Puis on mêlera, pour changer 10 Des coutumes enfin usées, Les lilas aux fleurs d'oranger, Sur le voile des épousées. Une adroite et savante main Garnira les robes, de roses, 15 Et les corsages, de jasmin. C'en est fait des pierres moroses. Allez vous cacher, diamants, Saphirs, chrysoprases, topazes! Ce ne sont plus vos feux dormants 20 Qui nous jettent dans les extases. On verra des fleurs en collier Qui sur la chair viendront éclore, Et des touffes, sur le soulier. Flore sera la joaillière. 25 Des fleurs sur le front, sur les bras! Chaque femme sera fleurie. C'est ainsi que tu reviendras, Toute consolée et guérie, Du haut du ciel aérien, 30 Simplicité que nous lésâmes. Chez nous on ne verra plus rien D'artificiel, que les âmes! 21 décembre 1883. XXVIII Petit Noël Le petit à face minée, Dont l'oeil est comme un pâle ciel, S'approche de la cheminée, Tout tremblant, le soir de Noël. 5 Pourtant, la misère et la fièvre N'ont pas diminué l'air fin Et spirituel de sa lèvre. Il est très maigre, et bleu de faim. Depuis si longtemps qu'il l'a mise, 10 Traînent les lambeaux décousus De sa malheureuse chemise. Oh! dit-il, bon petit Jésus! Toi sur qui la lumière joue Et qui souris dans ton berceau! 15 Je marche pieds nus dans la boue Et dans la fange du ruisseau. O petit Jésus adorable, Que parent de riches colliers! Si tu veux m'être secourable, 20 Donne-moi d'abord des souliers. Des souliers trop neufs pour se taire, Des souliers qui fassent: Coin! coin! Et mènent tant de bruit par terre Qu'on m'entende venir de loin. 25 Puis, comme toi seul es le maître, Afin de m'aiguiser les dents, Bon Jésus, tu pourras peut-être Mettre un peu de bonbon dedans! 28 décembre 1883. XXIX Bibliographie Longeant les murs seigneuriaux Des hôtels dont Paris s'honore, Les lourds, les sombres chariots Défoncent le pavé sonore. 5 Ils encombrent la rue. Où fuir? O triste revers des ribotes! Voici leurs longs tuyaux de cuir Et leurs hommes à grandes bottes. Le vent glacé dans nos cheveux 10 Met des caresses dérisoires. On voit briller de rouges feux Parmi des tas de choses noires. Les chariots exorbitants, Sans attendre que Paris dorme, 15 Ainsi que des Léviathans L'offensent de leur masse énorme. Qu'emportent-ils? N'écrivons là Aucun mot que le goût rature. Tiens! c'est bien malin! c'est de la... 20 Non, c'est de la LITTÉRATURE! Oui, ce qui naguère engraissait La Terre où naîtra, de fleurs ivre, Le délicieux Avril, c'est Ce qu'on nomme à présent: UN LIVRE. 25 Les lourds chariots, pleins de bruit, Roulent, hideux, sous la rafale, Épouvantant l'ombre et la nuit, Et de leurs sombres flancs s'exhale... O corolles faisant le guet 30 Au bord du ruisseau qui murmure! Aubépine rose et muguet! Buissons verts où rougit la mûre! O pâquerettes du chemin, Où foisonnent des gouttelettes! 35 O lys, chèvrefeuille et jasmin! Ames des tendres violettes! C'est vainement que Sumatra Devant nos rimes s'extasie: Hélas! l'avenir nous mettra 40 Le nez dans notre poésie. Car tous braves comme Créquy Et vainqueurs du dégoût morose, Nous nommons bravement ce qui N'est pas la rose: pas la rose. 45 O déesse en qui tout est pur, Chaste Nature aux sacrés voiles, A la chevelure d'azur, Dont le front est criblé d'étoiles; Nous te regardons sous tes reins 50 Sans pudeur réactionnaire; Nous explorons les souterrains Aveugles du dictionnaire; Et par ces temps d'humidité Où le brouillard nous environne, 55 On raille ta timidité, Pâle euphémisme de Cambronne! 28 décembre 1883. XXX Comédie Française Pégase bondit sur les monts Et s'ébaudit à sa manière. Art, Comédie, ô fiers démons, Empoignez-le par la crinière. 5 Volez à l'immortalité! Le blanc cheval sans selle y mène. Il est grave, en réalité, De vouloir jouer Célimène. Car il n'est pas bénin, bénin, 10 Ce beau rôle, fiel et délice. Il contient tout l'art féminin Et tout le sac à la malice. Donc, mademoiselle Marsy L'a compris. C'est de bon augure. 15 En son temps, la grande Mars y Faisait, aussi, bonne figure. Où se sont enfuis vos printemps, O Mars, Anaïs et Monrose? Baste! il est bon d'avoir vingt ans 20 Et l'oeil vif et la bouche rose. 28 décembre 1883. XXXI Darcier Nymphe dont l'oeil ébloui Semble un diamant, La Chanson perd aujourd'hui Son dernier amant. 5 Elle ne verra jamais Un autre Darcier, Et ne sait plus désormais Que balbutier. Oh! Darcier! je le revois! 10 Le rhythme précis Se dessinait dans sa voix Aux sons adoucis. Pourtant courbé sous le dieu, Pâle, ivre de jour, Il était brûlé du feu D'un immense amour. Peuple, du peuple fourbu Dévorant les pleurs, On eût dit qu'il avait bu 20 Toutes ses douleurs, Et de sa lèvre, ô tourment Providentiel! Pressé douloureusement L'éponge de fiel. Dans ses chants éblouissants De haine et d'orgueil, On entendait les accents Des mères en deuil, Judas, hypocrite et roux, 30 Comptant ses écus, Et les sanglots de courroux De tous les vaincus. Tous ces martyres hurlants, Tous ces pleurs, l'affront D'Eve, dont les flancs sanglants Toujours saigneront; Il en voulait en effet Prendre la moitié, Car ce génie était fait 40 Surtout de pitié. On entendait dans sa voix Qu'en vain nous pleurons, Des Marseillaises, parfois Des bruits de clairons, Le cri de la Vérité Superbe et fatal Et le regret irrité Du sombre Idéal. Aussi parmi nous fut-il, 50 Et nul n'a dit: non, Un artiste fier, subtil, Digne de ce nom, Donnant, ce consolateur, Pour nous enchanter, Le spectacle d'un chanteur Qui savait chanter! 28 décembre 1883. XXXII Jour de l'an Fillette rose et fier bandit Et douces têtes blondes, Les petits enfants nous ont dit, Menant leurs folles rondes: 5 Nous voulons bien de beaux joujoux, Des Pierrots aux prunelles De turquoise, et des Chinois fous Et des Polichinelles; Et les bébés à l'air mutin 10 Qui disent deux paroles, Et la cuisine du festin Avec ses casseroles; Nous voulons bien les vrais fusils Qu'on charge avec des balles, 15 Et les Paillasses cramoisis Qui choquent leurs cymbales; Pour nous promener dans les bourgs Avec des escopettes, Nous voulons bien de vrais tambours 20 Et de grandes trompettes; Nous voulons l'arbre aérien, Dont jamais rien ne bouge La frisure, et nous voulons bien Le village tout rouge; 25 Nous voulons bien mettre d'aplomb Dans leurs poses classiques Les jolis régiments de plomb Que mènent des musiques; Nous voulons par des jeux nouveaux 30 Réjouir nos cervelles; Nous voulons bien les grands chevaux Avec leurs manivelles; Nous voulons des bonbons fondants, Et d'autres plus étranges 35 Avec de la crème dedans, Qui sont faits pour les Anges; Et les animaux de sapin, Le Coq à l'air bravache, La Chèvre et le petit Lapin 40 Et le Boeuf et la Vache; Nous voulons le Cerf et l'Élan, Et tout ce qui compose Nos étrennes du Jour de l'An, Où pour nous tout est rose; 45 Donnez-nous les plus beaux joujoux, Les jardins, les garennes: Mais, ô petits parents, c'est nous Qui sommes vos étrennes! 28 décembre 1883. XXXIII Pas de neige Paris, lorsque vient la froidure, Aime, pendant la saison dure, A s'orner de martre et de vair. Désireux d'embellir ses fêtes 5 Par toutes ces toisons de bêtes, Il a dit au bonhomme Hiver: O vieil Hiver, père des glaces! Qu'il neige sur mes larges places Et sous mes horizons étroits, 10 Comme là-bas, dans la Norvège, Pour que je voie un peu de neige En mil huit cent quatre-vingt-trois! Oh! que la neige, de son lustre, Blanchisse mon bitume illustre, 15 Pour que, poëte essentiel, Je compare, en mes épigrammes, La neige et les lys de mes femmes Avec les lys tombés du ciel! Tel, rêvant que sa face usée 20 Fût blanche comme une épousée, Paris, en son désir goulu, Demandait que la neige pure L'enveloppât de sa guipure. Le vieil Hiver n'a pas voulu. 25 Il a dit: O ville de Flore, Qui toujours vois tes lys éclore Et tes diamants refleurir; Ville folle, heureuse, adulée, Pour toi la neige immaculée? 30 Allons, tu t'en ferais mourir! Quoi! tes histrions et tes grues Sous leurs semelles incongrues Fouleraient la neige au flanc pur, La neige, divine pucelle, 35 Dont l'âpre candeur étincelle Sous les caresses de l'azur! Non. La neige avec orgueil touche Les champs nus où l'été farouche Faisait ruisseler des épis 40 Qui sont la joie et la richesse. Mais toi, courtisane et duchesse, Marche sur les riches tapis. La neige est faite pour les cimes Où nous, les Dieux, nous nous assîmes; 45 Pour les monts, où la Vérité N'entend pas de sourdes huées, Et voit déchirer les nuées Par le vol de l'aigle irrité. Toi, promène-toi dans la boue; 50 Et, plus tard, quand le soleil joue, Dans tes bois aux sentiers fleuris. Mais quant à la neige divine, Je la garde pour la ravine. Tu t'en ferais mourir, Paris. 55 Laisse au chamois la neige blanche. Mais toi, peureux de l'avalanche, Au son du luth et du hautbois Dont la molle chanson t'effleure, Foule, suivant le jour et l'heure, 60 Ta pourpre, ou ton pavé de bois! 4 janvier 1884. XXXIV ...On les honore Philis, quand le vôtre fleurit, Montrant sa blancheur, souffletée Par le zéphyr, subtil esprit, Dans la robe décolletée; 5 Colline que jouxte un ravin, Lorsqu'il apparaît dans le groupe Des lys purs, tel qu'un Grec divin L'eût pris pour moule de la Coupe; Quand, suavement exigu, 10 Trésor que la lumière arrose, Rougit sur son sommet aigu Un folâtre bouton de rose; Oh! combien, sans comparaison, Dans sa blonde neige endormie, 15 On le préfère avec raison A celui de l'Académie! 4 janvier 1884. XXXV Politique Oui, Misère est toujours Misère, Pâle, avec son rictus affreux. Ainsi que les grains d'un rosaire, Ses jours se ressemblent entre eux. 5 Oui, le pauvre est le pauvre. Jeune Ou vieux, malgré ses appétits, Après le dur travail, il jeûne Avec sa femme et ses petits. Pour lui le bonheur est un mythe. 10 Il est le vrai souverain; mais Quand verra-t-il dans sa marmite Un morceau de viande? Jamais. Et les petits, dont le ciel aime Les doux sourires familiers, 15 Noir et mystérieux problème! Vont en loques et sans souliers. Et, cependant, la forte-en-gueule Qui ne revient pas du Lignon, La Politique, peu bégueule, 20 Hurle et se crêpe le chignon. La mégère met sur ses hanches, Parterre aux maigres floraisons, Ses deux mains qui ne sont pas blanches; Et, faute de bonnes raisons, 25 Forte à la savate, inaugure, Pour tomber son godelureau, Le vif coup de pied de figure, Et le coup de front du taureau. Rires. Clameurs. Effroi. Tumulte. 30 On dirait qu'on fouette un marmot. A Chaillot! C'est nous qu'on insulte! Vous allez retirer le mot! Et le prix du combat sinistre Flotte, vaillamment disputé. 35 On s'explique. Va donc, ministre! Ohé! va donc, toi, député! La Politique, fière, en somme, De ne jamais amnistier, Bavarde et se trémousse comme 40 Un diable dans un bénitier. Elle unit, en ses turlutaines, L'éloquence de feu Dupin Avec celle de Démosthènes. C'est un beau spectacle. ET DU PAIN? 4 janvier 1884. XXXVI Maurice Bouchor J'ai lu de Maurice Bouchor Un livre intitulé: L'AURORE. Non, jamais sur la lyre d'or Un chant plus beau ne sut éclore. 5 Le poëte prend son essor, Caressant la corde sonore, Et sous ses doigts, comme un trésor, S'épanouit la métaphore. Sorti de l'étroit corridor 10 Où le doute amer nous dévore, Il marche, comme un jeune Hector. L'Orient enflammé se dore. Lui, naguère fier matador, Il s'éveille, il voit, il adore, 15 Toujours plus haut sur le Thabor, Plus près de la lumière encore! Et, dans le rougissant décor, La pourpre, que le ciel arbore, Éclate, comme un chant de cor, 20 Et la pâle Nuit s'évapore. 4 janvier 1884. XXXVII La Liseuse Dans la chambre est assise, Mollement indécise, Une dame aux yeux verts Qui lit des vers. 5 La clarté de la lampe Vient jouer sur sa tempe, Et fait briller ses yeux Mystérieux. A côté d'elle éclate 10 Une fleur écarlate, Dans un mince et changeant Vase d'argent. Le chat qu'elle protège, Aussi blanc que la neige, 15 Rêve sur des coussins Aux grands dessins. Sur les chenets de l'âtre Rit la flamme folâtre Et s'embrase le feu 20 Vermeil et bleu. Dans tout ce qui l'entoure La Liseuse savoure Les beaux luxes qui font L'oubli profond. 25 Elle boit la meilleure Tranquillité de l'heure, Ainsi que les gourmets Un doux vin. Mais Tout à coup, quelque chose 30 Touche sa bouche rose Et baise, en mille jeux, Son sein neigeux. Quel est l'esprit farouche Qui baise cette bouche 35 Et palpite, ingénu, Sur le sein nu? C'est la belle Strophe ivre Qui s'échappe du livre, En arrachant son flanc 40 Du feuillet blanc, Et s'évade frivole, Et vole, vole, vole, Murmurant à l'entour: Amour! Amour! 45 Sous la folle caresse Troublée en sa paresse, La songeuse qui lit Soudain pâlit; On voit, pleine d'extase, 50 Tressaillir dans le vase Même la fleur de sang; Et le chat blanc S'étire dans le vide, Ouvre sa bouche avide Et laisse voir les dents Qui sont dedans, Sentant, subtile bête! Qu'au-dessus de sa tête, Près de son fin museau 60 Passe un oiseau. 4 janvier 1884. XXXVIII Musique française Où vous en allez-vous encore? Vous ne vous reposez jamais, Pâles voyageurs que décore La blanche neige des sommets. 5 Franchissant les collines bleues Et les fleuves démesurés, Vous avez fait cent mille lieues Sous les vastes cieux azurés. Vous avez subi des épreuves, 10 Tourmentés comme les roseaux, Et parmi vos barbes de Fleuves S'envolent des petits oiseaux. Où vous en allez-vous encore? Dans vos yeux sont associés 15 L'éclat rougissant de l'aurore Et le froid reflet des glaciers. Nous fuyons, troupeau qui s'effare Sous le fouet des exils amers, Et dans la nuit cherchant un phare, 20 Nous traversons les grandes mers. Nous enjambons la triste lande. Nous avons dit: Allons-nous-en! Nous nous en allons vers l'Islande, Où l'on trouve peut-être Han. 25 Vers la Pologne, vers l'Afrique! Notre effréné caprice y va. Tout là-bas, vers l'Inde féerique Où règne le sanglant Siva! Enchanteurs du monde physique, 30 Nous sommes les marchands de sons, Les compositeurs de musique, Et nous nous évanouissons; Nous disparaissons dans la brume, Sur la Jung-Frau, sur les Balkans, 35 Et dans la Sicile où s'allume La gueule rouge des volcans; Nous nous en allons chez les Kurdes (Vaucorbeil, tu nous le paieras!) Et dans tous les pays absurdes, 40 Faire jouer nos opéras. 11 janvier 1884. XXXIX Édouard Manet Ce riant, ce blond Manet, De qui la grâce émanait, Gai, subtil, charmant en somme, Dans sa barbe d'Apollon, 5 Eut, de la nuque au talon, Un bel air de gentilhomme. Son mal fut celui des forts. Il voulait s'égarer hors De la route coutumière 10 Et vivre avec les esprits. Il eut le tort d'être épris Du jour et de la lumière. Belle Eve blonde à l'oeil noir, Il voulait te faire voir 15 Parmi l'air que tu respires, Et dégrafer ton collier Ailleurs que dans l'atelier. On a fait des crimes pires. On l'adore, on l'a banni. 20 Il n'avait mérité ni Cet excès d'honneur, ni cette Indignité. Le public A sa manie et son tic Et ne voit qu'une facette. 25 Que l'artiste, esclave et roi, Aime la Peinture, ou toi, Chaste Muse enchanteresse Dont le front m'éblouissait, Quand on part, l'important, c'est 30 D'avoir chéri sa maîtresse. 11 janvier 1884. XL Clovis Hugues Les députés ont de ces fugues!... Ils sont une meute aux abois. Donc, ils ont chassé Clovis Hugues, Comme un sanglier dans les bois. 5 Tels des vieux, tombés en enfance. En lui criant: Vade retro! Ils le chassent, avec défense De porter le nom de Pietro. La Chambre ingénue et profonde 10 Arrache de son sein Clovis, Pour assurer la paix du monde. Para bellum, si pacem vis. Enfants, mangez des prunes d'ente! Loin des vertigineux lambris 15 Clovis a dû fuir. Comme Dante, Il est exilé... dans Paris! Hier encore il était membre. Il ne l'est plus. Destins railleurs! Il n'entre jamais dans la Chambre, 20 Hélas! Ni moi non plus, d'ailleurs. Misérable porteur de lyre, Il n'entendra pas, longs ou courts, Ainsi que des chiens en délire Aboyer les vagues discours. 25 Oisif après ces catastrophes, Et portant le suprême affront, Il caresse les belles strophes Ayant des rimes sur le front. Passant inutile, poëte, 30 Échanson des généreux vins. Il entend frémir dans sa tête Les ailes des rhythmes divins; Il s'unit au peuple, à la foule, Plein de pitié, baigné de jour, 35 Bercé par cette grande houle D'où sort un long sanglot d'amour; Il mêle à sa voix forte et pure Les soupirs, les cris douloureux, L'hymne effaré de la nature 40 Et la plainte des malheureux; Ame que tout espoir enchante De sa tragique passion, Il s'extasie, il rêve, il chante... Il n'a plus de profession. 11 janvier 1884. XLI Pitié suprème Dans les journaux singuliers Qui lui sont particuliers, La Mode, à ce qu'il paraît, Dicte un arrêt. 5 Plus d'Invisibles! et plus D'épais voiles superflus. La reine du falbala Change cela. Les corsages, cet hiver, 10 Seront, pour ravir l'enfer Si vous le leur permettez, Décolletés. Près du tissu blanc, ou noir, Ou rose, ils laisseront voir 15 La blancheur et le dessin Charmant du sein. Les uns, spectacle inouï Fait pour Rubens ébloui, Montreront, dans le velours, 20 De beaux seins lourds. D'autres songent, érudits, Aux pommiers du paradis, Et c'est un joli sein rond Qu'ils montreront. 25 D'autres, baisés par le vent, Montreront ce que souvent Les Déesses n'ont point eu: Un sein pointu. Et dans un but assassin, 30 D'autres montreront un sein Délicieux et très pur, Quoique moins dur. D'autres, venant à leur tour, Montreront ce fruit d'amour: 35 Des seins fauves et dorés, Mais adorés. Et les yeux s'enivreront. D'autres, enfin, montreront (Oh! ma pitié les absout!) 40 Quoi? Rien du tout. 11 janvier 1884. XLII Comédiens Dans un chariot, sur la place Où Mangin vendait ses crayons, Casqué, poli comme une glace, Dans la gloire et dans les rayons; 5 Un autre guerrier, qui se hâte Sous la pluie et ses arrosoirs, Vend avec orgueil une pâte Pour faire couper les rasoirs. Et moustachu, nullement glabre, 10 Ingénieux à copier, Il découpe avec son grand sabre D'étranges portraits en papier. Mais tout est changé, hors le site! Mangin, le héros sans remords, 15 A vu le flot noir du Cocyte. Il est au rivage des morts. Car suffit-il d'avoir le casque Et le sabre, farouche engin, Pour s'écrier d'un ton fantasque: 20 Je suis Ajax! Je suis Mangin! Non, c'en est fait. Le cours des astres Emporte dans ses flots vermeils Les triomphes et les désastres Des Césars et des Rois-Soleils. 25 Mais l'Histoire en vain se dépite En embrouillant son écheveau, Et la foule se précipite Vers le comédien nouveau. Comédien? Eh oui, sans doute! 30 Malgré les anges gardiens Qui voudraient guider notre route, Nous sommes tous comédiens. Ayant la Mort pour spectatrice, Tous, frappés du même fléau, 35 Nous jouons Hamlet et Jocrisse; Quelques-uns font les Roméo. Tel, de qui la folie est douce, Met sur sa poitrine un paillon, Et parmi sa perruque rousse 40 Voltige un vague papillon. Telle, aux allures inhumaines, Pour laquelle nous ergotons, Joue en riant les Célimènes, Et telle autre fait les Gothons. 45 Tous, Frédéricks élémentaires, Hypothétiques Beauvallets, Font les Dieux, les rois, les notaires, Les bouffons, les Turcs, les valets. Tel fait le capitan farouche. 50 Moi-même, coiffé, sans humeur, Du noir béret de Scaramouche, Je joue un antique rimeur, Déja courbé par l'âge impie Et par son souffle meurtrier, 55 Qui tousse et fait de la copie En remâchant un vieux laurier. 11 janvier 1884. XLIII Les Boîtes Les Chiffonniers silencieux Sur la terre d'ombre inondée Allaient, en regardant les cieux, Comme des pâtres de Chaldée; 5 Et leur crochet aérien, Qui dans tous les tas savait mordre, Faisait quelque chose de rien Et de l'ordre avec du désordre. Toujours distribuant les sorts, 10 Ils séparaient, en flots contraires, Les squelettes de harengs saurs D'avec les essais littéraires. Ils ne mêlaient pas, sans retour, La rose où sont des gouttelettes 15 Et les chers souvenirs d'amour, Avec les os de côtelettes. Mais que la perte des vaincus Semble laide en principe, ou belle, Ces jours d'autrefois sont vécus. 20 Grâce à notre préfet Poubelle, Galons, casserole, pipeau, Vieux clous, pot au lait de Perrette, Lapins n'ayant plus que la peau, Tessons de verre et d'opérette; 25 Romans estampés sur le vif, Où des amantes névrosées Que ploie un râle convulsif, Ont semblé, dans la Nièvre, osées; Chapeaux défoncés par un choc, 30 Livres d'histoire élémentaires, On emportera tout, d'un bloc, Dans les boîtes réglementaires. 18 janvier 1884. XLIV Les Grimaces La Vérité de son puits Sort, et puis Dans leur splendeur ingénue Montrant son sein et son flanc 5 De lys blanc, Apparaît, superbe et nue. Mais aussitôt, les satins Des catins Se hérissent d'épouvante, 10 Et ce peuple en falbala Traite la Nymphe, comme une servante. Malgré sa noble fraîcheur, La blancheur 15 De ces poudrederizées Obscurcit les purs accords De son corps, Dont elles font des risées. Fi! disent-elles. Pour nous, 20 Fronts si doux, Quel deuil que ce jaune ivoire! Elle n'a donc ni pudeur Ni candeur! La vilaine, qu'elle est noire! 25 En sa toilette, aucun art! Pas de nard, Et le seul zéphyr la gante. Sa croupe même est en vrai! Sans délai 30 Chassez-moi cette arrogante. La Nymphe au regard divin Tâche en vain D'apaiser tout ce tumulte; Avec un grand cri moqueur, 35 Tout le choeur Des filles roses l'insulte. Ce qu'il vous faut encor, c'est Un corset, Disent-elles. Nous, vos dupes! 40 Nenni. Pour avoir du chic En public, Vous manquez par trop de jupes. Non, ce qui plaît et fleurit Pour l'esprit, 45 C'est la robe, quand on l'ouvre. Belle affaire, un sein vivant! On en vend Aux Grands Magasins du Louvre. Cachez-le, votre corps beau, 50 Ce corbeau Près de nos blancheurs de cygne! Impudente, détalez. Vite, allez Mettre une feuille de vigne! 18 janvier 1884. XLV Juste retour Rouges, roses, criant de joie, Vêtus de velours et de soie, Des petits garçons, choeur charmant D'espérances réalisées, 5 Courent dans les Champs-Élysées, Près de la vasque au flot dormant. On dirait des fils de princesse. Mais bien vite leur gaîté cesse Devant un spectacle imprévu. 10 Un groupe de petites filles Toutes pâles sous leurs guenilles, Hélas! voilà ce qu'ils ont vu. Le vent rougit leurs omoplates. On voit de leurs mornes savates 15 S'évader, comme un noir filou, Le pied nu de ces vagabondes, Et leurs cheveux, tignasses blondes, Sont peignés au moyen d'un clou. Les pauvres traîneuses de loques 20 Ont admiré les belles toques Et les blonds cheveux des garçons, Et contemplent, un peu jalouses, Le velours doré de leurs blouses, Où le zéphyr met des frissons. 25 Leurs prunelles s'emparadisent. Mais les beaux petits garçons disent, Courant, comme de jeunes daims Parmi le vert gazon des plaines: Comment laisse-t-on ces vilaines 30 S'égarer dans les beaux jardins? Or, s'attristant à leurs folies, La vieille marchande d'oublies Vient et leur parle. Elle a cent ans, Et dans le fond de ses yeux vagues 35 Errent, pressés comme des vagues, Les spectres des anciens printemps. Oh! dit-elle, chérubins roses, La sagesse aux clartés moroses Est ce dont je vous fais présent. 40 Ces fillettes aux dents pointues Seront, quelque jour, mieux vêtues Que vous ne l'êtes à présent. Tout arrive, en ce monde infirme. Un jour viendra, je vous l'affirme, 45 Où ces Gothons et ces Margots Vous siffleront comme des merles Et, pour rire, fondront vos perles Dans leur vin de Château-Margaux. Les diamants à leurs oreilles 50 Pendront, comme la grappe aux treilles. Alors le temps aura marché, Et c'est vous, ô jeunes microbes, Qui leur achèterez des robes Chez les Worths, plus cher qu'au marché! 18 janvier 1884. XLVI Dans le monde Amené, jeune et plein d'espoir, A la fête que donne Adèle, Luc, charmant dans son habit noir, Se demande ce qu'on a d'elle. 5 Ébloui comme l'étourneau, Il voit se presser sous les lustres En fleurs, venus de Murano, Un tas de bonshommes illustres. Les femmes aux fronts querelleurs 10 Ressembleraient aux jeunes mères D'un tas de Cupidons voleurs, Avec leurs croupes de Chimères. On s'amuse, ou l'on faitsemblant. Tout, dans cette fête, respire 15 Le mystère doux et troublant. On dirait que l'on y conspire. Oh! que d'invités! Quelques-uns Disent des paroles sans queue Ni tête. Des flots de parfums 20 Montent dans l'atmosphère bleue. Et partout, sous ce voile bleu Qui ravirait les coloristes, On voit des diamants de feu Et des seins nus et des yeux tristes. 25 Une femme au sourcil courbé Comme un arc, dont on s'émerveille, Appelle un ministre: Bébé, Et deux collégiens: Ma vieille. A tout ce poëme diffus 30 Voulant comprendre quelque chose, Luc s'adresse d'un air confus A sa belle voisine Rose, Qui met des coeurs dans ses prisons. Timide, il s'est penché vers elle 35 Au point d'effleurer ses frisons. Oh! lui dit-il, mademoiselle, Guidez mes esprits, éblouis Par votre chevelure blonde. Ici, je vois bien que je suis 40 Dans le monde. Mais dans quel monde? J'ai fait ce rêve étrange et doux: Conduire à travers la Bohème Un bel être pareil à vous. Est-ce ici le monde où l'on aime? 45 Sur ma lèvre, un vol de baisers Qui voudraient fuir vers votre joue, S'enivre de ses tons rosés. Est-ce ici le monde où l'on joue? Mais si vous le voulez, je veux 50 Trouver la tristesse meilleure. Je sens frissonner vos cheveux. Est-ce ici le monde où l'on pleure? Ou, si vous le voulez aussi, J'aime la joie et son délire. 55 Répondez, madame, est-ce ici Le monde où l'on se tord de rire? Rose écoute ces mots ardents Et regarde, presque touchée, Le jeune ingénu, dont ses dents 60 Feraient à peine une bouchée. Rose qui connaît tout, le suc Des poisons, le goût de la lie Et tout le reste, dit à Luc, En levant ses yeux d'Ophélie, 65 Ses pâles yeux diamantés Où frissonne un tragique rêve: Jeune homme, allez-vous-en. Partez. C'est ici le monde où l'on crève! 18 janvier 1884. XLVII Galatéa Pailleron, ce vrai sage, Est donc, selon l'ancien Usage, Académicien! 5 Son discours, où tout sonne Comme l'or, n'a lésé Personne: Prodige malaisé! Chez lui l'esprit abonde, 10 Et s'il ravit et prit Le monde Que charme encor l'esprit, C'est qu'avec sa folie Chantant sous le ciel bleu, 15 Thalie Est toujours dans son jeu; Et tendrement folâtre, A l'Institut comme au Théâtre, 20 La Nymphe au vert rameau, Légère sur les planches, Lui sourit avec ses Dents blanches, Et le mène au succès. 25 C'est bien, Académie, D'avoir en ton giron, Ma mie, Accueilli Pailleron; Mais plus d'un, à cette heure, 30 Pour vous brûle d'amour Et pleure. Madame, à qui le tour? Veuve souvent trompée, Ne poussez pas à bout 35 Coppée, Ni le subtil About. L'un célèbre (il est nôtre!) Marguerite au rouet, Mais l'autre 40 Est un fils d'Arouet. Sans qu'on vous morigène, Si le choix hasardeux Vous gêne, Prenez-les tous les deux. 45 Ah! cette Académie, Dans son rêve indolent Blêmie! Si l'homme est un volant, Elle tient la raquette! 50 Etre plus qu'il ne faut Coquette, Est son plus cher défaut. Tenez! voyez-la! comme Elle jette, en riant, 55 La pomme A qui va la priant! Puis, montrant ses épaules, Vite, elle s'enfuit vers Les saules, 60 Ses cheveux de travers. Pourtant elle a beau geindre! Si l'adroit amant sait L'atteindre, Sans demander qui c'est, 65 Et l'a prise et meurtrie, Quoiqu'elle entre en courroux Et crie: Pour qui me prenez-vous? Elle a beau se défendre 70 Et conter son roman Si tendre, Et s'écrier: Maman! Si l'amant, toujours ferme Et sachant tout oser, 75 Lui ferme La bouche d'un baiser; La jeteuse de pomme Dit, en ouvrant ses bras: Cher homme, 80 Fais ce que tu voudras! 25 janvier 1884. XLVIII Quel daim? Les dames, à ce qu'on assure, Par un revirement soudain, Porteront bientôt, pour chaussure, Des bottines en peau de daim. 5 Et bien que l'esprit s'accommode Mal de ce projet fabuleux, Ces mêmes reines de la mode Mettront à leurs mains des gants bleus. Telles on les verra, mutines, 10 S'égarer dans le clair jardin. Quoi! des gants bleus! Et des bottines En peau de daim! Mais de quel daim? O grand Bossuet qui t'envoles, Depuis toi, nous parlons bien mal. 15 Le daim, en nos langues frivoles, N'est pas toujours cet animal Doux et gracieux, qui s'effare Et boit dans la source au flot clair, Tandis que l'horrible fanfare 20 Jette un cri de cuivre dans l'air. Non. Le mot que sans doute ignore Chateaubriand, comme Baïf, Se transforme et désigne encore Le bon jeune homme au coeur naïf. 25 A qui les Eves éternelles, Avec un aplomb très hardi, Font voir, pour charmer ses prunelles, Des chandelles en plein midi. Belles dont les yeux en amande 30 S'éclairent d'un rayon soudain, En quel sens, je vous le demande, Prenons-nous ici le mot: Daim? Quoi! les princesses de nos fêtes, Que sans cesse adule Paris, 35 Auront-elles des bottes faites Avec la peau de leurs maris? Ou bien ces bottes, que décore Une boucle de diamants, Seront-elles faites encore 40 Avec la peau de leurs amants? Quant aux gants bleus, la femme forte Disant toujours: Fais ce que dois, Voudra sans doute, de la sorte, Avoir l'azur au bout des doigts. 45 Et lorsque déroulant sa gamme Aux genoux d'une Alaciel, L'amant dira: Je veux, madame, Le paradis, je veux le ciel; La magicienne enchantée 50 Près du Chérubin qui songeait, Dira, tendant sa main gantée: Prenez, monsieur, voici l'objet! 25 janvier 1884. XLIX Trop de temps Acteurs mélodieux Qu'un sage évite, De grâce, au nom des Dieux, Parlez plus vite. 5 Ah! soyez pétulants! Marchez, statues! Mais vous êtes plus lents Que des tortues. Lui qui voudrait fuir vers 10 Les cieux farouches, Le vers ailé, le vers Meurt sur vos bouches. Les drames sont troublés Entre vos griffes, 15 Et tous, vous ressemblez A des pontifes. Car, étant officiers D'académie, Tous vous officiez, 20 L'âme endormie. Vous bravez le courroux Du bleu Permesse, Et l'on croirait que vous Dites la messe. 25 Hâte-toi, damoiseau Trop bénévole! La Muse est un oiseau De feu, qui vole, Et fuit au ciel obscur, 30 Dans l'ombre immense Où le gouffre d'azur Est en démence. Elle brave les cris Et les huées, 35 Et lit les mots écrits Dans les nuées, Et du vague Inconnu Perce les voiles, Et plonge son front nu 40 Dans les étoiles. Suivant l'aigle aux yeux clairs Jusqu'à son aire, Elle atteint les éclairs Et le tonnerre. 45 Mais toi, bourreau têtu, Dont le pied marche Toujours, comme si tu Portais une arche; Tu vas embarrassé, 50 Traînant la guêtre, Comme un chien harassé Qui suit son maître Et peine, et sent encor Gonfler sa rate, 55 Et sur le sable d'or Traîne la patte! 25 janvier 1884. L Initiales Othello dit bien: C'est la cause. La cause, ô mon âme! Plus ça Change, plus c'est la même chose, Et vainement le temps passa. 5 X. fait les vers, toujours de même. Jamais dans les temps reculés, On n'a vu, comme en son poëme, Autant de tropes éculés. Si jamais il faisait des bottes, 10 Chacun s'écrierait: Ça, bottier! O Muse, en ses vers tu barbotes: Il rime comme un sabotier. Y., la très ancienne blonde, Qui pourtant n'a pas débridé, 15 Voudrait encor montrer au monde Les plis de son vieux coeur ridé. Racorni comme la corolle D'une rose après les festins, Z. traite toujours sa parole 20 Comme il fait des autres catins; Et baissant son regard oblique Empli de ténébreux desseins, Il voit cette fille publique Et lui crache entre les deux seins. 25 Ces malheureux, ivres de lie, Souffrent leurs supplices grossiers; Mais monsieur Grévy les oublie. Il ne les a pas graciés. 25 janvier 1884. LI Bon Matin Au matin, Elle entra chez Guy, Pâle, ayant pourtant l'air d'être aise, Belle, avec un air alangui, Dans sa robe couleur de fraise. 5 Dans la maison, qui se soumit, Elle entra comme une voisine, Et tout de suite, Elle se mit A fourrager dans la cuisine. O doux régal que parfois j'eus! 10 Avec de jolis airs tartuffes, Elle arrosa d'un très bon jus Des oeufs du jour, brouillés aux truffes, Et les servit. Guy déjeuna, Trouvant le destin peu sévère. 15 Ainsi qu'aux noces de Cana, Un vin rose empourprait son verre. Puis, tandis qu'il en savourait Jusqu'aux dernières gouttelettes Qu'un rayon de soleil dorait, 20 Elle servit les côtelettes. Ayant sur ce point triomphé Sans chiffonner sa collerette, Tandis que Guy prit son café En fumant une cigarette, 25 Pour achever l'enchantement, Elle prit un bel exemplaire Du livre, et lut très lentement Quelques strophes de Baudelaire. Puis elle joua du Wagner 30 Au piano, montrant le lobe D'une oreille rose, et dans l'air Volaient les parfums de sa robe. Elle s'agenouilla. Ses yeux Disaient toutes sortes de choses, 35 Et Guy, se roulant dans les cieux, Baisa longtemps ses lèvres roses. Et dans son bonheur affermi Comme un roi jeune et plein de gloire, Il égarait ses doigts parmi 40 La grande chevelure noire. Il planait, comme un Séraphin, Dans le ciel où tout est dictame; Puis il dit, s'éveillant enfin: Mais qui donc êtes-vous, madame? 45 Moi? dit-elle, s'il vous souvient De votre désir, je suis celle Que l'on attendait, et qui vient, Et dont l'oeil d'or sombre étincelle. En ceci, rien d'original. 50 Tout est simple, dans cette affaire. J'ai lu l'annonce du journal, Et je suis la bonne à tout faire! 1er février 1884. LII Bal masqué On peut voir des yeux de phosphore Briller au bal de l'Opéra. C'est bien moins loin que le Bosphore Et que le faubourg de Péra. 5 Tous les ennuis sont prosaïques, Et la vie est un promenoir. Pourquoi pas sous les mosaïques Se promener en habit noir? Plus d'allures dévergondées. 10 Sur le bel escalier géant Les gens échangent leurs idées: Rien du tout, contre le néant. L'âpre musique des Tziganes, Pensive comme le Destin, 15 Étonne et ravit les organes Agacés par son bruit lointain, Et jette, comme une caresse, Dans l'âme de nos Dalilas, Un vague désir de paresse, 20 Avec la chanson des guzlas. Quant au passé, qui sous les lustres Enchanta notre oeil ébloui Avec ses tordions illustres, Tout cela s'est évanoui. 25 Chicard danse dans les étoiles! Et son plumet tressaille encor Dans l'azur, et parmi les toiles De ce vertigineux décor. Pomaré, chaste en sa démence 30 Dont jamais nous ne nous lassions, Danse un cavalier seul immense Avec les constellations; Et raillant la lyre thébaine, Musard aux pâleurs de safran 35 Agite son bâton d'ébène Dans le farouche Aldébaran. Strauss, poursuivi par les huées Des astres au front curieux, Emporte au milieu des nuées 40 Le sombre galop furieux; Et Gavarni, qui rêve encore A leurs impudiques ardeurs, Voit se confondre avec l'aurore Les pourpres de ses débardeurs. 45 Masques, danseurs, satins, amantes, Bacchantes du long corridor, Mer, dont les vagues écumantes Se roulaient comme un serpent d'or; Avec ta face inanimée, 50 Tu nous apparais, Carnaval, Comme on revoit dans la fumée Le spectre d'un combat naval! 1er février 1884. LIII Un jeune homme Le Dernier Né de Monselet Pousse de grands éclats de rire. Ah! pour un vrai démon, ce l'est! On voit bien qu'il a de quoi frire. 5 Il n'a jamais avec Dante eu De relation bien intime, Mais il a trouvé chez Dentu L'honneur, et l'argent et l'estime. Le Dernier Né de Monselet 10 Est plein de joie et de caprices; Ce n'est pas pour boire du lait Qu'il cherche les seins des nourrices. Et cependant, ce tout petit A soif, comme l'Afrique noire, 15 Et doué d'un large appétit, Il boit, pour avoir soif de boire. Il sait par coeur son rituel Et comme le vin rouge opère; De plus, il est spirituel 20 Et très sage, comme son père. Il chante gaiement sa chanson Pour complaire au fils de Latone, Mais il dit à son échanson: Apportez la cruche et la tonne! 25 Il dit, plein d'un espoir divin: Diantre soit des fureurs d'Oreste! Je vais d'abord goûter ce vin: D'autres en boiront, s'il en reste. Frais et rose comme un glaïeul, 30 En sa naïveté première, Il saurait, comme son aïeul, Verser des torrents de lumière. S'il boit plus qu'il n'en peut porter, Ce bel enfant que rien n'entame, 35 En sera quitte pour monter Dessus les tours de Notre-Dame. 1er février 1884. LIV La Dame Tandis que l'actrice brisée, Parmi ses blancs camellias Pleurait son amour méprisée; O toi, Muse qui la plias 5 A ton mystérieux délire, Tremblante, comme tu la vois; Et tandis qu'un frisson de lyre Passait dans sa mourante voix, Tout frémissait comme une houle. 10 Ces douleurs, ces parfums, ces fleurs Enchantaient l'âme de la foule; Tous les yeux étaient pleins de pleurs. Comme Marguerite, en sa fièvre, Sentait son regret la brûler, 15 Et de sa pâlissante lèvre Son souffle prêt à s'exhaler, Ouvrant une aile colossale, Comme un hôte mystérieux L'Ouragan entra dans la salle, 20 Avec ses souffles furieux. Et comme la fille charmante, Victorieuse du remord, Semblait dire: Je suis l'Amante Et la douce Vie et la Mort; 25 Courbant et prenant pour jouet Les éclairs du lustre et les flammes, Comme un Mercure sous son fouet Courbe le vain troupeau des Ames, L'Ouragan dit: Voix assassine, 30 Je suis l'orage essentiel Et l'haleine qui déracine Les grands chênes, voisins du ciel. C'est moi qui tords l'arbuste frêle Parmi des éclats fulgurants, 35 Et qui dans la même horreur mêle Des noirs rochers et des torrents. Pâles humains, vos pleurs, vos vies, Votre obscur poëme rêvant, Vos amours, d'angoisses suivies, 40 Sont comme la poussière au vent. Votre pensive tragédie, Palpitant devant un rideau, Fait, dans la nature assourdie, Moins de bruit qu'une goutte d'eau. 45 Sa plainte, pour qu'on l'applaudisse, Avait séduit l'âme et les sens; Elle était comme une Eurydice Proférant de divins accents. Elle emplissait l'air et l'espace 50 De sa fière modernité; Mais elle se tait quand je passe, Moi, la voix de l'éternité. 1er février 1884. LV Oiseliers Ne sifflons rien. Qu'un damoiseau Siffle de sa bouche mi-close, Etre appelé d'un nom d'oiseau, C'est à quoi souvent il s'expose. 5 Prenez garde à votre chanson! On peut être, même en décembre, Appelé bouvreuil ou pinson. Car, dit-on, naguère, à la Chambre, Quelqu'un sifflant, comme le vent 10 Alors que la vague déferle Sur le blond rivage mouvant, Un Cicéron lui cria: Merle! 1er février 1884. LVI La Mercière D'où venez-vous? Du Lignon? Dis-je à la jeune mortelle. Non, je sors de chez Bignon, Monsieur, me répondit-elle. 5 Quel compère Guilleri Vous a si bien chiffonnée? Dis-je. C'est le Sillery, Dit cette désordonnée. Ses yeux riants, dans le soir 10 Faisaient l'effet d'un prodige, Tout embrasés d'un feu noir. Chère madame, lui dis-je, Que de Jeux et que de Ris Nichent sous votre dentelle! 15 Ces articles de Paris? Oui, je les tiens, me dit-elle, Pour que mon coeur, sans émoi, Du destin amer se rie, Et je m'en vais devant moi 20 Avec cette mercerie. 1er février 1884. LVII Païva Paris, qui dans tout pays va, S'en allait voyager, naguère, Chez madame de Païva. On y dînait, avant la guerre. 5 Pendant l'hiver triste et fatal, Rougissantes comme des braises, Là, dans les baquets de cristal S'entassaient des Alpes de fraises. Là se groupait le cercle entier 10 Des causeurs dont chacun essaie De copier l'esprit: Gautier, Saint-Victor, Girardin, Houssaye; D'autres encor: des paresseux, Des porteurs de plume et de lyre, 15 Des millionnaires, et ceux Qui savent parler et tout dire. Du vaste plafond de Baudry, Sur notre pauvre vie amère Et sur notre siècle amoindri 20 Planaient les Dieux géants d'Homère: Zeus dans un souffle d'aquilon, Cypris aux prunelles pensives, Arès et l'archer Apollon. Avant le festin, les convives, 25 Tous serrés dans leurs fracs étroits, Contemplaient ces mythologies Dans le salon où brûlaient trois Cent soixante-quinze bougies. Ils admiraient les luxes lourds 30 De ces emphatiques demeures, En marchant sur les tapis sourds. Puis enfin, quand sonnaient huit heures, Montrant, comme dans les romans, Sur son cou pareil aux ivoires, 35 Un lourd collier de diamants Jaune pâle, et de perles noires; Ayant dans ses yeux, encor pleins D'un entêtement énergique, Les vagues reflets sibyllins 40 D'on ne sait quel passé tragique; Avec ses mortelles pâleurs, Devant les damas, dont la trame Étincelait de rouges fleurs, Apparaissait la vieille dame. 6 février 1884. LVIII Don Juan Voilà don Juan de retour Et, sous les traits de Lassalle, Ce grand ouvrier d'amour Étonne et ravit la salle. 5 Esprit où rien n'est sans art, Pour ouvrir tous les calices, C'est la langue de Mozart Qu'il parle avec ses délices. Et la Femme, être qui sait 10 Tout ce qu'elle s'assimile, Dit tout bas: Quel vainqueur c'est! Il en a caressé mille! Mesdames, non, mille trois! Prises sur toutes les routes. 15 Certes, dans nos coeurs étroits Elle ne tiendraient pas toutes; Mais toi, don Juan, que tua Le blanc commandeur de marbre, Tu pouvais, Gargantua, 20 Manger tous les fruits d'un arbre Et ceux de tout un verger! Heureux de ces amalgames, Tu menais, comme un berger, Le pâle troupeau des femmes. 25 C'est l'infini que tu bois! Tu les trouvais toutes douces: Comme les feuilles d'un bois, Brunes, ou blondes, ou rousses. Rien ne te fut importun, 30 Ni la duchesse pensive, Ni la vachère au front brun Lavant ses pieds dans l'eau vive. Tu pouvais, monstre adoré, Déchirer ta folle trame; 35 Mais quand on a respiré La grisante odeur de femme Parmi des milliers d'amours Et des milliers d'amourettes, Cela vous cherche toujours: 40 C'est comme les cigarettes! 7 février 1884. LIX Turlututu Pointus comme un paratonnerre Qui tourmente, silencieux, L'aigle brun jusque dans son aire Et la nuée au fond des cieux; 5 Pointus comme des voix de filles, Comme le bec d'un passereau Et comme les blanches aiguilles De glace, sur quelque Jung-Frau; Comme une moustache d'Espagne, 10 Ou comme le chapeau pointu Qui, dans la chanson, accompagne Incidemment Turlututu; Pointu comme un glaive de bronze Dans la main d'Achille; pointus 15 Comme le nez de Louis Onze Raillant ses ennemis battus, Tels sont les souliers du vicomte. Dédaignant les autres vertus, C'est sur eux que pour plaire il compte. 20 Ils sont pointus, pointus, pointus. Le vicomte a de fières pointes! Et Rose, aux regards singuliers, En qui sont mille grâces jointes, L'aime, à cause des beaux souliers. 25 Oh! dit-elle, que je te cingle De baisers, pour ces souliers-là! Ils sont plus pointus qu'une épingle. Ainsi folâtre Dalila, Et de ses deux mains exiguës, 30 Cette amoureuse veut toucher Les souliers, aux pointes aiguës Comme la pointe d'un clocher. Mais, excessivement puriste, En ses désespoirs familiers 35 Le vicomte a le regard triste Et, contemplant ses beaux souliers, Ce rêveur, dont le mal empire, Les yeux sur ses pieds abattus, Les regarde encore, et soupire: 40 Ils ne sont pas assez pointus! 8 février 1884. LX Garcia Puisque son sort le gracia, Fraudant le Diable, qu'il attrape, Le fameux joueur Garcia Est allé se taire à la Trappe. 5 Calme, loin de toute Froufrou, Dans un petit quadrilatère Il creuse chaque jour un trou, Enlevant et bêchant la terre. Toujours traîné par son licou, 10 Jadis, étonnant saltimbanque, Il plongeait ses bras, jusqu'au cou, Dans l'or et les billets de banque. Il remplissait son sac ouvert Et sentait se sécher sa lèvre 15 Et, plus vert que le tapis vert, Il pontait, dévoré de fièvre. Quelquefois, tanné comme un cuir Et pliant comme un vieil érable, Il pleurait; il voulait s'enfuir 20 Et s'évader, le misérable, Et qui sait? revoir le ciel bleu! Mais alors, folle et méthodique, L'affreuse Démone du jeu Relevait sa robe impudique 25 Et disait: Si tu te souviens De notre bel épithalame, Ne fais pas le révolté. Viens, Maudit, viens embrasser ta femme! Il disait: Non! et furieux, 30 Ébauchant un vague sarcasme, Il voulait détourner ses yeux. Mais bientôt, saisi par le spasme Et redevenu l'humble amant, Il s'en retournait vers la gouge. 35 Il baisait son sein noir fumant, Sa chère lèvre de fer rouge, Et palpitant, fauve, perdu, Plus languissant qu'une anémone, Il allait tomber, éperdu, 40 Sur la bouche de la Démone. 9 février 1884. LXI Le Cèdre Que nous dit-on? Monsieur Perrin S'en irait de la Comédie! Et d'où vient ce bruit-là? Du Rhin, Ou du Gange, ou de la Médie? 5 La Comédie! ô cieux flottants, Vous le savez, monsieur Émile Perrin y sera dans cent ans Et, je l'espère aussi, dans mille. Comme la froide goutte d'eau, 10 Coulant toujours, perce la roche, Un temps, derrière le rideau, Vient et patiemment s'approche Où Victor Hugo sera vieux. Les gens de notre âge sinistre 15 Pourront braver les envieux. Coquelin sera mort, ministre. Mademoiselle Reichemberg, Se penchant vers l'ombre éternelle, Aura des blancheurs d'iceberg, 20 Ainsi que madame Pernelle. Le vieux comédien Truffier, Beau de sa gloire octogénaire, Ne sachant à qui se fier, Trouvera que tout dégénère. 25 Ce temps que la Messagère a Prédit, viendra; mais, quoi qu'on die, Monsieur Perrin dirigera Plus que jamais la Comédie. Plus tard, plus tard, encor plus tard, 30 L'homme futur, avec délice Quittant le canon, ce pétard, Reprendra l'arc géant d'Ulysse. Paris, détruit comme Senlis, Sera ce que sont à cette heure 35 Ecbatane et Persépolis. Alors, mes amis, l'âme en pleure! La Seine, où parfois nous plongeons Et dont notre ville s'honore, Sera la pâture des joncs 40 Murmurant dans le vent sonore. Un cèdre croîtra, souverain, Sur la place où l'on jouait Phèdre Mais monsieur Émile Perrin Dirigera toujours le cèdre! 10 février 1884. LXII Michelet Michelet, qui peignit la mer Et les tumultueuses moires Dont s'éblouit le flot amer, Nous revient, jeune, en ses Mémoires. 5 Oh! jadis, tordu par le vent De l'incantation magique, Plongé, palpitant et vivant, Dans l'Histoire au gouffre tragique, Il la vécut, il la souffrit, 10 Tout pâle de ce qu'il enseigne, Ayant dans son vaillant esprit Les douleurs du peuple qui saigne; Guerroyant avec Jeanne d'Arc Et faisant fuir l'Anglais superbe 15 Et, lorsque Louis dans son parc Triomphait, se nourrissant d'herbe. Avec ses mots heurtés, flottants, Éloquents en d'étranges suites, Je le vois, pâle et maigre, au temps 20 De ses leçons sur les Jésuites. Sa parole en flots lumineux Roulait, assujettie au nombre, Et ses beaux yeux vertigineux Avaient l'air de deux grands trous d'ombre. 25 Plus tard, revenu des enfers Que la sombre Histoire devine, Et des doux paradis offerts Par la nature âpre et divine; Ayant vu les charmants réseaux 30 Que la mer tremblante reflète Et les feuillages pleins d'oiseaux Et la montagne violette; Quand d'un pas cruel et pressé Vint derrière lui l'âge austère, 35 Indulgent, pensif, engraissé, Ne voulant pas encor se taire Ni cesser d'être un voyageur, Proie offerte à la vie ardente, Il eut alors un air songeur 40 De vieille femme, comme Dante. ll février 1884. LXIII A l'Hiver Hiver bizarre, hiver tiède, Par un vent chaud souffleté, Faux printemps de Samoyède, Es-tu l'hiver, ou l'été? 5 Voyons, faut-il qu'on s'habille De mousseline, ou de vair? Parle. Explique-toi. Babille. Je veux bien. Es-tu l'hiver? Bon. Alors, fournis la glace 10 Où, sous leurs riants satins, Les princesses que Worth lace Courront avec des patins! Apporte la blanche neige Où, sous le ciel éclairci, 15 Défilera le cortège Des dames, blanches aussi! Donne un sérieux indice. Te plaît-il d'être l'été? Que la Seine resplendisse 20 Comme le Guadalété! Dans les clairières ouvertes, Donne aux arbres les frissons Des tremblantes feuilles vertes, Et qu'ils soient pleins de chansons! 25 Apporte des tas de roses, Et que Lise au front charmant Dans les forêts grandioses Folâtre avec son amant! Déballe ta marchandise. 30 Mais jusqu'à présent, mon cher, Il faut que je te le dise, Tu n'es ni poisson, ni chair. J'ignore si Turlurette Doit prendre son éventail 35 Ou garder sa chaufferette. Un hiver épouvantail, Un hiver cruel, absurde, A la fois borgne et manchot, Un hiver chinois ou kurde, 40 Soufflant le froid et le chaud, Avec un vent qui nous fouette Ainsi que des Esclavons Ou comme une girouette, Voilà ce que nous avons! 12 février 1884. LXIV La Croupe Si les femmes, êtres vainqueurs, N'avaient rien de faux que leurs coeurs, Nous ririons; mais voyez ces groupes De fausse croupes! 5 Jadis elles n'ont fait qu'ombrer La jupe; on les voit encombrer Maintenant de leur masse accrue Toute la rue. Souvent ces fausses croupes m'ont 10 Troublé; la moindre a l'air d'un mont Et, lorsque nous marchons, elle entre Dans notre ventre. Les femmes, au bas de leur dos, Sans effort portent ces fardeaux, 15 Qui, s'élançant de leur échine, Vont jusqu'en Chine. Que recouvrent ces plis bouffants, Aussi gros que des éléphants? Rien, peut-être, à petite dose, 20 Ou peu de chose. Un Tiens, Ninettes et Lauras, Vaut bien mieux que deux Tu l'auras. Ce bloc ne disant rien qui vaille, L'esprit travaille. 25 Laissant derrière elle un sillon, Ainsi qu'un vol de papillon, Cette mouvante fausse croupe Semble une poupe. Quand je la vois, se soulevant 30 Avec orgueil, je crains souvent Qu'elle ne cache, feinte amère! Une chimère. Mais nous pouvons, rêveurs déçus, Poser quelques objets dessus, 35 Ainsi que sur une console. Cela console. Ah! parfois, en avons-nous ri! L'homme des classiques nourri, Quand cette croupe se recourbe, 40 Songe à la fourbe De ce monstre fait à plaisir Dans un récit, que le désir De ne jamais se taire amène Chez Théramène! 13 février 1884. LXV Reine-Blanche La Reine-Blanche est morte. Un vent de glace emporte Et disperse à l'entour Son vieil amour. 5 O paradis terrestre! Épouvantable orchestre Qui même effarouchas Les pauvres chats! Phrase cruelle et nette, 10 Que dit la clarinette, Ou que nous dépistons Dans les pistons! Saladiers sans emphase, Où l'on buvait l'extase 15 Avec le flot sacré Du vin sucré! Alphonses, divins mâles! Robes de femmes pâles Collant comme un linceul! 20 Cavalier seul! Sous le gaz noir qui flambe, Irma levant la jambe En l'air, et montrant son Nez polisson! 25 Femmes parfois gelées Qui dansiez, flagellées Par le fouet triste et fou D'un dieu voyou! Choeur plein de mille rages 30 Qui, parmi des orages Assez souvent décrits, Poussais des cris! Ton orgie indocile Étant sans domicile, Suis la brise et l'autan. Adieu, va-t'en. 35 Laisse ton pauvre vice Déjà hors de service Et pratique, si tu 40 Peux, la vertu! 14 février 1884. LXVI Le Mot Mer... Je m'arrête, ô flot amer! Il ne faut pas que l'on se targue D'allonger ton nom, vaste mer, Ainsi que l'a fait monsieur Margue. 5 Cette boutade, on la connaît. Hélas! plus d'un Français l'imite, Ignorant que quand la borne est Franchie, il n'est plus de limite. Les romanciers font des romans 10 Et les dramaturges, des drames Où, bien mieux que les nécromants, Ils lisent dans les coeurs des femmes. Sans cesse, (ou la Chronique ment,) Les députes en leur enceinte 15 Causent, et réciproquement S'abreuvent de fiel et d'absinthe. D'autres, ô ciel, pour allier Tout ce que ton lapis tolère, Confondent l'art du joaillier 20 Avec le style épistolaire. Tous ces buveurs de riquiqui, Afin d'agrémenter leurs proses, Abusent parfois du mot qui... Mais respirons l'odeur des roses! 25 Or tout à coup dans le tableau Apparaît, devant leur front sombre, Effrayant comme à Waterloo, Un soldat, un fantôme, une ombre. Les cheveux dans un coup de vent, 30 Le grand général de la garde Se plante, menaçant, devant Ses copistes, et les regarde; Et laissant des mots outrageants Tomber de sa bouche funèbre: 35 Çà, dit-il, tas d'honnêtes gens, Qu'on me rende le mot célèbre! Nos puristes, craignant le heurt, Avec des airs de bon apôtre Disent: Ah! oui, La garde meurt... 40 Non, leur répond Cambronne, L'AUTRE! 15 février 1884. LXVII Cettivayo Oh! ces rois d'ébène ou de cuivre! Parfois, leur histoire va si Vite, qu'on a peine à la suivre. Tu l'as dit, ô Gaston Vassy, 5 Délicieux autant qu'immonde, Cettivayo, roi des Zoulous, S'en est allé dans l'autre monde, Où les gens sont spectres ou loups. En ce temps où tout se détraque, 10 Où même Jules Verne ment, Il avait trouvé la matraque, Idéal de gouvernement. Comme Orphée à l'âme éblouie Eut sa lyre, qui vibre encor, 15 Feu Dupin, son noir parapluie, Agamemnon, son sceptre d'or; Cettivayo, prince électrique, Ne quittait pas ce bâton lourd, Cette matraque, ou simple trique, 20 Dont il s'escrimait comme un sourd. Quand ses femmes, bravant sa force, Voulaient obtenir un acquêt, Il ne songeait pas au divorce, Remède prêché par Naquet. 25 Briser leur boîte cérébrale, Et frapper, d'un bras courageux, Sur leur colonne vertébrale, Tels étaient ses tranquilles jeux. Si, voyant un vide sinistre, 30 On disait: Où donc est passé, Très puissant roi, votre ministre? Il répondait: Je l'ai cassé. Tel est Polichinelle en fête, Qui chez nous, don Juan déjà mûr, 35 Pour s'amuser, casse la tête De sa femme, contre le mur. Le Zoulou fut marionnette, Et notre biberon filou Qui mignotte la chopinette, 40 Était digne d'être Zoulou. Mais, avec son nez que décore Un rubis, fabuleux joyau, Polichinelle vit encore, Plus malin que Cettivayo! 16 février 1884. LXVIII Les Cartes Comme au temps de René Descartes, Deux siècles étant bien sonnés, On dit que les héros des cartes Sont violemment soupçonnés. 5 Ces gens-là n'étaient pas honnêtes: Il ne faut pas être comme eux. Figures des cartes, vous n'êtes Bonnes qu'à damner les gommeux. David, qui dansait devant l'arche, 10 Alexandre, dieu sur son char, Le grand Charles, toujours en marche, Le chauve conquérant César; Ces Rois des guerres insolentes, Effroi des peuples mutilés, 15 Ont gardé leurs âmes sanglantes Sous leurs pourpoints bariolés. Judith, qui ne fait pas largesse, A l'enfer dans ses yeux dormants Et paye en mines de singesse 20 Tous ses misérables amants. Il faut se défier d'Argine. Pallas réclame des sursis. Rachel met de la plombagine Pour ombrer ses pâles sourcils; 25 Et ces Reines dont l'oeil nous flatte, Amantes au coeur de bourreau, Tiennent une fleur écarlate, Comme une Hélène de Moreau. Hector semble guigner ta montre. 30 Lahire, Lancelot, Hogier Sont de ces filous qu'on rencontre Dans les pièces d'Émile Augier. Même on doit éviter les Piques. Le Trèfle, avec des airs moqueurs, 35 Nous offre ses festins épiques; Mais, surtout, redoutez les Coeurs! Brillant de ses pourpres grossières, Quand un jeu de cartes s'abat, Il en sort des voix de sorcières 40 Pour nous inviter au sabbat. Le Jeu nous met à bien des sauces. Parfois on y perd son manteau Et l'honneur, sans compter ses chausses. Il vaut mieux jouer au loto! 17 février 1884. LXIX Jeu Ils sont occupés à jouer, Tous bons compagnons, dans le bouge, En buvant jusqu'à s'enrouer, Pâles sous la chandelle rouge. 5 L'un d'eux, qui s'est évertué, Caresse une femme, qui rue. Ils ont de l'or, ayant tué Tout à l'heure un vieux dans la rue. Là sont Pirot, Cadet, Flanquin, 10 Mordeval, Blésimar, Polyte, Mélasse en chapeau d'Arlequin, Ceinturon, Fripouille, une élite! Et des femmes: Irma Bassin, Clarinette, qui vient du Havre, 15 Chiffonnette, qui n'a qu'un sein, Carillon, Morphine et Cadavre. Avalant des alcools verts, Elles sont parfois embrassées, Laissant leurs corsages ouverts 20 Et leurs sales jupes troussées. Chiffonnette dit à Flanquin: A la fin, laisse-moi; ça m'use! Irma soupire: Cré coquin! On joue, on se saoule, on s'amuse; 25 Et Carillon, qui rêve encor, Ainsi qu'une bête assouvie, Voit se mêler le ruisseau d'or Avec le ruisseau d'eau-de-vie. Un rayon, comme un farfadet, 30 Chatouille ces femmes frivoles. Mais tout à coup le grand Cadet Dit à Blésimar: Tu nous voles! Parbleu! tes cartes sont de poids. Ah! tu marches bien, petit homme: 35 Elles ont, dessous, de la poix. Ça n'est pas si cher que la gomme! Mais Blésimar, ce garnement, Dont la voix ainsi qu'une strophe Est douce, n'est aucunement 40 Dérouté par cette apostrophe; Et vite, enfonçant sur son front Sa casquette, ignoble couvercle, Il dit: Eh bien, quoi? Pas d'affront. Je vole; après? C'est comme au Cercle! 18 février 1884. LXX Lex Rosette avait un joli signe Dans un endroit qui n'est pas laid, Amusant sur le cou de cygne, Comme une mouche sur du lait. 5 Elle avait des bouffettes roses Sur ses gais souliers de satin, Qui vous disaient des tas de choses Dans un langage clandestin. Et parfois aussi, la folâtre, 10 Pardonnant aux lys d'être nus, Décolletée au coin de l'âtre, Laissait voir ses seins ingénus. Hier Gontran, lui rendant visite, Vit avec un tragique effroi 15 Qu'un long vêtement parasite Voilait tous ces jouets de roi. Gigantesque feuille de vigne, Une robe aux plis trop osés Cachait les bouffettes, le signe 20 Et les tendres boutons rosés. Alors, d'une âme humiliée, Il dit: O prodige nouveau! Voilà Rosette reliée Comme un volume in-octavo! 25 Chez vous, on était camarade Avec les roses et les lys. D'où nous vient cette mascarade? Thècle remplace Amaryllis! Mais Rosette à la pâleur d'ambre 30 Lui dit: Vous n'avez donc pas lu, Monsieur, les débats de la Chambre Et ce que l'on a résolu? J'embellissais les jours moroses Par des notes bizarres; mais 35 Le signe et les bouffettes roses, Nul ne les verra plus jamais. Si quelque regard les rencontre, Ce sera plus tard, dans les cieux: Car il ne faut plus que l'on montre 40 Des emblèmes séditieux! 19 février 1884. LXXI Vivre Répandant l'ironie à flots, Zola, dans son tragique livre, Nous émeut, avec des sanglots, Sur la joie affreuse de vivre. 5 Je ne suis pas de son avis. Non, la vie est robuste et saine: J'en atteste mes yeux, ravis D'avoir vu l'éternelle scène! Enfant, ignorant de l'affront 10 Et de la trompeuse chimère, Sentir se presser sur son front Les divins baisers de sa mère; Jeune homme, ébloui par le jour Et tout déchiré de blessures 15 Par les dents folles de l'Amour, Chérir ses cruelles morsures; Puis s'éveiller, penser, vouloir, Avoir des charbons sur la bouche Et quitter le doux nonchaloir 20 Pour quelque tâche âpre et farouche; Devenir plus fort et plus pur; Savourer la souffrance même Ouvrant pour nous un ciel obscur, Ainsi qu'un céleste poëme; 25 Aimer, sentir auprès de soi La compagne chaste et fidèle Qui chasse le troublant effroi; Voir son bon sourire, et près d'elle, Cependant que fouettant l'air bleu, 30 Au dehors la bise soupire, Dans un fauteuil, auprès du feu, Lire le bienveillant Shakspere; O bonheur! moment triomphant Qui lave toute ignominie! 35 Voir dans les yeux d'un cher enfant S'allumer l'éclair du génie; Etre un doux ouvrier soumis; Entrevoir Dieu dans la nature Et causer avec ses amis 40 De l'immortalité future; Du doute qui nous désola Faire l'espoir qui nous enivre, Oh! croyez-le, mon cher Zola, Cela vaut la peine de vivre! 20 février 1884. LXXII Le Lion Tandis que déjà voulant naître, Et tout bas me dictant des vers, Le bleu Printemps, qui nous pénètre, Gonfle ardemment les bourgeons verts; 5 A cette heure où tout le bocage Est en pleine rébellion, Je voyais marcher dans sa cage, De long en large, le Lion. Il allait, un rayon qui passe 10 Dans ses cheveux d'or ayant lui, Comme s'il avait eu l'espace Ouvert tout entier devant lui. Comme sur la plage marine Où les flots jettent leur concert, 15 Il ouvrait sa large narine Pour humer le vent du désert. On eût dit qu'il cherchait la vague Et le mugissement du flot, Et son long rugissement vague 20 Avait la douceur d'un sanglot. Il marchait d'un pas circulaire Et, près de toucher la cloison, Il se retournait, sans colère, Et repartait dans sa prison. 25 Raillant sa démarche rapide, Les spectateurs, en son essor, Trouvaient cet animal stupide, Avec sa chevelure d'or. Un bourgeois disait: Il me glace. 30 Oh! que ne puis-je lui parler! Que ne demeure-t-il en place, Puisqu'il ne peut pas s'en aller? Et de rire, dans l'auditoire. Un autre disait: Tu me plais, 35 Marche encor, monstre ambulatoire! Moi, comme je le contemplais, Dans la face de cet Achille Ignorant le cruel Paul Bert, Je crus voir briller l'oeil tranquille 40 Et le clair regard de Flaubert. 21 février 1884. LXXIII Ave Espoir des rêves flottants Dans l'hiver et le printemps, C'est en vain que tu diffères; Et rien qu'en disant un: Oui, 5 L'Académie aujourd'hui Fera deux bonnes affaires. Jamais le frisson des bois Emplis de chants et de voix, La terre de pleurs trempée 10 Et les beaux couchants ardents N'ont mieux rayonné que dans Les vers de François Coppée. Ce pâle enfant de Paris Dans les gais sentiers fleuris 15 De l'églogue et dans le drame, Avec l'esprit et l'humour, A gardé le chaste amour Et le respect de la femme. L'Académie a raison 20 En cueillant la floraison De son renom populaire, Et gagne à s'associer Ce poëte aux yeux d'acier Dont la prunelle est si claire. 25 Tout jeune à la Muse offert, Il a vécu, vu, souffert; Il caresse un chant magique Et sait, par des mots vainqueurs, Faire vibrer dans nos coeurs 30 L'épouvantement tragique. Pour Ferdinand de Lesseps, C'est la pourpre, et non le reps, Qu'il faut sous ses pas étendre. L'Orient au ciel de feu, 35 Jadis, en eût fait un dieu, Comme il a fait d'Alexandre. Car par les isthmes ouverts Il fait passer les flots verts; Et ce Titan philosophe, 40 Qui brave les cieux tonnants, Déchire les continents Comme on déchire une étoffe. Il fait des flots ses vassaux; Et pour le vol des vaisseaux 45 Délivrant la mer profonde, Sa grande Rébellion Met ses griffes de lion Sur la figure du monde. 22 février 1884. LXXIV Phémie Un personnage de La Vie De Bohème, l'avant-dernier! S'endort, suivant, âme ravie, Le premier souffle printanier. 5 Au matin, sans doute endormie En quelque rêve oriental, Sachez que la pauvre Phémie Est morte hier, à l'hôpital. Elle eut toujours l'âme ingénue 10 Et les regards dans l'air flottants; Je suis de ceux qui l'ont connue Dans l'ivresse de ses vingt ans. En sa jeunesse, elle était rousse; Et fauve alors comme un lion, 15 Ressemblait, avec sa frimousse, Aux Faunesses de Clodion. En ce temps-là, c'étaient ses fêtes, Marchant gaîment sur le carreau, Elle venait chez les poëtes 20 Et buvait un peu de leur eau. Bien plus tard, je l'ai retrouvée, Laissant le vent rougir ses mains, Et tout doucement arrivée Où conduisent tous les chemins. 25 Elle n'était plus teinturière, Pauvre jouet du destin fou, Et même, son ardeur guerrière S'était enfuie, on ne sait où. C'était une petite vieille, 30 A qui l'âge n'avait donné Qu'un peu de misère, et pareille A l'enfant toujours étonné. Ah! ces existences amères Et dont le seul matin fut doux, 35 S'envolent, comme des chimères, Dans le vague lointain; mais nous, Joueur des flûtes inégales, En nos rimes, nous caressons Les frêles âmes de cigales 40 Qui ne surent que des chansons. 23 février 1884. LXXV Festin en rimes kyrielles Joseph, qui fuit tout joug servile, Au soir marche et parcourt la ville Et va toujours, sans savoir où. Joseph mange son pain d'un sou. 5 Gaz, nuit, rumeurs, silence, foule, Ce panorama se déroule, Infini comme un rêve indou. Joseph mange son pain d'un sou. Chez le marchand de comestibles 10 Brillent des trésors descriptibles, Raisins, homards, vins de Corfou. Joseph mange son pain d'un sou. Près du cabaret à la mode Glissent, comme des strophes d'ode, 15 Trois femmes dont on serait fou. Joseph mange son pain d'un sou. D'autres sortent par ribambelles: Quelques-unes, blanches et belles, Une autre, laide comme un pou. 20 Joseph mange son pain d'un sou. Plus loin, dans la nuit pâle et brune Qu'argente un vague clair de lune, Sur les toits miaule un matou. Joseph mange son pain d'un sou. 25 Une fillette aux cheveux d'Eve Sur la pointe des pieds se lève Pour baiser son amant, filou. Joseph mange son pain d'un sou. Plus loin, sous les blancs rayons brille 30 Un jardin à travers sa grille, Aussi beau que le Paradou. Joseph mange son pain d'un sou. Un vieux chiffonnier plein de gloire Caresse une bouteille noire 35 Et, lentement, boit comme un trou. Joseph mange son pain d'un sou. Les étoiles, dans le silence, Brillent comme des fers de lance; L'ombre s'enfuit, comme un hibou. 40 Joseph mange son pain d'un sou. Un poëte aux élans sublimes Va, caresse et tresse des rimes, En hurlant comme un loup-garou. Joseph mange son pain d'un sou. 45 Joseph, libre et l'âme hautaine, Boit l'eau claire de la fontaine Et se peigne avec un vieux clou. Joseph mange son pain d'un sou. 24 février 1884. LXXVI A Paul Arène en rimes kyrielles Oui, j'ai d'une lèvre sereine Goûté votre doux miel, Arène, Tout embaumé de floraison. Vos abeilles ont bien raison. 5 Une délicieuse haleine, Un bon parfum de marjolaine Caresse toute la maison. Vos abeilles ont bien raison. Ah! ces filles de la lumière 10 Font la besogne coutumière Sans changer leur combinaison. Vos abeilles ont bien raison. Bien qu'elles fabriquent du sucre, Elles dédaignent un vain lucre 15 Lorsqu'elles en font livraison. Vos abeilles ont bien raison. Ivres de thym et de lavande, Elles ne veulent pas qu'on vende Leur miel aussi cher qu'un poison. 20 Vos abeilles ont bien raison. Si de la sainte friandise On veut faire une marchandise, On les voit fuir vers l'horizon. Vos abeilles ont bien raison. 25 Délaissant le mercier frivole, L'essaim tout aussitôt s'envole Au ciel doré comme un blason. Vos abeilles ont bien raison. O terre où nous nous reposâmes, 30 Vendre tes parfums et tes âmes, Quelle stupide trahison! Vos abeilles ont bien raison. Nous du moins, chercheurs de merveilles, Ainsi que les chastes abeilles 35 Restons purs dans notre prison! Vos abeilles ont bien raison. Qu'on se batte encor, par la ville, Pour madame de Longueville Ou madame de Montbazon! 40 Vos abeilles ont bien raison. Mais l'abominable commerce, Vendre, comme du vin en perce, Les rouges lèvres de Suzon! Vos abeilles ont bien raison. 45 Faisons des vers, et non des livres! Et de rosée et de fleurs ivres, Couchons-nous dans le vert gazon. Vos abeilles ont bien raison. 25 février 1884 LXXVII Vieux Jeu Vous dont brillait la gloire éparse, Nous délaissez-vous, comme ingrats, Apothicaires de la Farce? Voici venir le mardi-gras; 5 Cependant, sans doute on vous triche, Voyageurs d'Aix et de Cognac! Je n'ai pas vu que nulle affiche Annonçât encor Pourceaugnac. Ce jour-là, tout ruisselant d'aise, 10 Le bon bourgeois, c'était son dû, Voyait, en emportant sa chaise, Pourceaugnac s'enfuir, éperdu. Alors, oh! que d'apothicaires, Minces, grands, petits, bedonnés, 15 Avec des jambes en équerres Et de longs nez désordonnés! Et, par le Styx! que de seringues, Dont les porteurs affreux, galants, Graves comme des camerlingues, 20 Ou sauvages et turbulents; Troupes par des troupes rejointes, En leur effrayant magasin Braquaient les redoutables pointes Vers le fauteuil du Limosin! 25 Des filles aussi, grandes bringues, Jouaient, en habit travesti, D'étranges porteurs de seringues Suivant Pourceaugnac investi. Et des enfants, encor précaires. 30 Jouaient, ouvrant leurs yeux de jais, De tout petits apothicaires Braquant de tout petits objets. Mais quoi! la Farce est abolie Autant que l'Almanach Liégeois: 35 On ne veut plus de sa folie. Jeunes élèves et bourgeois, Soyez gais, mangez des meringues! Mais amusez-vous, gravement. Les matassins et les seringues 40 Ne sont plus dans le mouvement. 26 février 1884. LXXVIIl GRâCE! Taisez-vous, reines à l'oeil clair! C'est assez de propos en l'air Et d'épigrammes; Vous troublez notre bon repas. 5 O femmes, ne nous dites pas De mal des femmes! Vous traînez Eve dans le jour, Et vous nous dites que l'Amour A des calices 10 Où tout est fiel et trahison. Laissez-nous boire ce poison Avec délices! Dans votre discours, où tout nuit, La brune, pareille à la nuit, 15 Et sa soeur blonde Et la rousse au front décevant Sont fuyantes comme le vent Et comme l'onde. Avec votre babil d'oiseau, 20 Sans cesse vous nous dites, au Clair de la lune: Les femmes ne font rien de bien; Je sais qu'elles ne valent rien, Car j'en suis une! 25 C'est par elles que le coeur vit; Car tout en elles nous ravit, Lys, neige et rose, Et nous les servons à genoux. Il suffit que le rien pour nous 30 Soit quelque chose. Nous les mêlons à nos destins; Nous les aimons sous les satins Et sous les moires, Et notre raison les absout, 35 Et nous ne voulons pas du tout De vos Mémoires. Laissez là vos jeux biseautés. Respectez un peu des beautés Qui sont les vôtres, 40 Et surtout ne dégoûtez pas Les autres de ces fiers appas. C'est nous, les autres! 27 février 1884. LXXIX Anniversaire 26 février O mon Maître! un nouveau printemps, Avec ses souffles palpitants Baise ta chevelure, insigne Comme le cygne. 5 Tes deux enfants sont dans tes bras; Et tout ce que tu célébras Vient acclamer ta force élue Et te salue. Au loin, sous la rumeur du flot, 10 La mer te dit, dans un sanglot: J'ai moins de colère et de rages Que tes orages. Le bois touffu te dit: J'ai moins D'oiseaux, les cieux m'en sont témoins, 15 Que n'en accueille dans son ombre Ta strophe sombre. Le ciel, en son tragique effroi, Dit: Ton esprit est, comme moi, Plein de gouffres et de désastres, 20 Mais criblé d'astres. Le glaive, au chaste éclair d'acier, Te dit: Poëte et justicier, Je suis effrayant, moi le glaive, Moins que ton rêve. 25 Et la lyre, pleine de voix, Que seul tu touches et tu vois, Murmure: Je suis ta servante Et je m'en vante. Et les humbles et les petits, 30 Déchirés par leurs appétits, Les groupes cent fois adorables Des misérables; Les femmes, si souvent en pleurs, Que tout blesse, comme des fleurs; 35 Et les cohortes vagabondes, Les têtes blondes; Les enfants, dont tu sais les noms, Te disent: Maître, nous venons Louer la douceur infinie 40 De ton génie. O grand songeur plein de pitié, Par qui le crime est châtié, Terrasse la haine méchante: Vis! Aime! Chante! 45 Marche, auguste, dans ton chemin, Et contre tout glaive inhumain Lève ta main pensive et calme Qui tient la palme! 26 février 1884. LXXX Carême Le mardi-gras, ayant pu voir, Le long du boulevard, trois masques Et deux tout petits à l'oeil noir Agitant des tambours de Basques; 5 De plus, en habit vermillon Ayant vu trois joueurs de trompe Exécuter leur carillon, Comme on sonne, quand on se trompe; Mortifiant ses sens domptés, 10 Guy, dont les sentiments sont tendres, Pour expier ces voluptés A fait son mercredi des cendres. Sur une chaise en bois de teck, Il mangea des pommes de terre, 15 Mais qui n'étaient pas au beefteck, Dans une chambre solitaire. Puis il monta, le long du Bois, Un cheval, une ombre, une ellipse, Mince, effaré, pâle, aux abois, 20 Et sorti de l'Apocalypse. Puis, dans une exposition Très intéressante, où deux nègres Se promenaient sans passion, Il alla voir des dessins maigres. 25 Le soir, son esprit se peupla D'effrois; il alla dans le monde Et très longuement contempla Une dame extrêmement blonde. N'offrant nulle prise à l'enfer, 30 Elle était mince et transparente; On aurait dit un fil de fer Sans nulle saillie apparente. Rentré chez lui, Guy lut des vers Très sages, dont jadis nous rîmes, 35 Purs de tout ornement pervers Et même dénués de rimes. Tel, évitant même l'esprit, Que toujours Alphonse Karr aime, Guy, dont la douceur me surprit, 40 A bien commencé le carême. 29 février 1884. LXXXI Cigarettes Donc, la reine de Taïti, Si l'on n'a pas menti, Nous apporte, en sa chevelure, La fine dentelure 5 Et l'ombre et le parfum amer De l'orageuse mer. N'ayant plus du tout de royaume, Libre de ce fantôme, Elle vient admirer Paris, 10 Les houris, les souris, Tout ce que notre ville étale De grâce orientale Et tous ces lys purs et troublants Qu'on voit dans les bals blancs. 15 Sage pourtant comme une Hélène, En sa robe de laine, Et levant toujours vers les cieux Ses yeux insoucieux, On dit que la belle princesse 20 Fume, fume sans cesse, Regarde naître et voltiger Le nuage léger Et se laisse conter fleurettes Par mille cigarettes. 25 Humbles rimeurs, nous qui rêvons, Certes, nous l'approuvons Dans sa fumerie éternelle, Et nous faisons comme elle. Car bien clos, à l'abri des vents, 30 Songer sur les divans, Fut toujours une douce chose; Respirer une rose, Nous plaît; boire un généreux vin, C'est un régal divin; 35 Lire Henri Heine ou Shakspere, Cela vaut un empire; Tout va délicieusement Pour le coeur d'un amant, Quand un rayon de soleil dore 40 Les cheveux qu'il adore; On se plaît à ne rien prouver; Il est bon, pour trouver L'anéantissement physique, D'écouter la musique; 45 Mais alors que le jour s'enfuit, Dans le calme réduit Qu'un tapis effacé décore, Il est plus doux encore De fumer, et de voir le feu, 50 Dans un nuage bleu, Mettre de rouges collerettes Au cou des cigarettes. 1er mars 1884. LXXXII A jeun Tandis qu'avec ses éclairs bleus, Hier, au bal de l'Élysée, La féerie au vol fabuleux Était partout réalisée; 5 Tandis que des flots ralliés De Sémiramis et d'Omphales Montaient les vastes escaliers, Traînant leurs robes triomphales; Tandis que des habits divers 10 Se mêlaient, ainsi que les claques, A des uniformes, couverts De rubans moirés et de plaques; Je vis un jeune homme à l'oeil bleu, Triste, d'une pâleur extrême; 15 Et même, il semblait avoir peu Dîné, comme un simple bohème. Moi, saisi d'un trouble secret, Je le plaignais. Monsieur, lui dis-je, Vous faiblissez. On vous croirait 20 Terrassé par quelque prodige. Lui cependant, très abattu, Mais révolté, comme un esclave, Regardait un ange, vêtu De rose, oh! d'un rose suave! 25 Ayant faim sans doute à pleurer, Dans une fringale extatique, Il semblait vouloir dévorer Cette personne poétique. Monsieur, repris-je à mi-voix, si 30 Votre vigueur est presque morte, Un riche buffet, près d'ici, Offre tout ce qui réconforte. Certain vin, de Chypre venu, Vous y rendra l'âme éclaircie. 35 Souper? murmura l'inconnu, Ma foi! non, je vous remercie. Les buffets seraient superflus, Malgré leur luxe grandiose. J'ai faim, mais je n'y pense plus: 40 Je regarde la dame en rose! 2 mars 1884. LXXXIII Prière Ah! n'allons pas en longue queue, Humiliés, Chez ce traiteur de la banlieue Dont vous parliez! 5 Fêtons notre ami, sans nul doute, Quand sans ennuis Il a bien parcouru sa route. Certes, j'en suis. Avec le vin de la vendange, 10 Sachons encor Lui verser la saine louange, Comme un flot d'or, Et qu'alors le poëte en flamme Reste orateur; 15 Mais n'allons pas chez cet infâme Restaurateur! Effroi de la race latine, Crime formel, Sa soupe est de la gélatine 20 Au caramel. On entend parmi ses hors-d'oeuvre Un cri plaintif, Et j'aimerais mieux une pieuvre Que son rosbeef. 25 Sa volaille a l'aspect lubrique, Et ses homards Sont bons pour des nègres d'Afrique Aux nez camards. Même on le compare à Procuste 30 Dans les journaux. Il collabore avec Locuste Sur des fourneaux. Fuyons cet homme à l'esprit large, Mais au coeur vain; 35 Car c'est avec de la litharge Qu'il fait son vin. Craignons ses crèmes éhontées Et les dégâts Que feraient ses pièces montées 40 Et ses nougats. Fauchant les gens, comme des herbes, Au son des cors, Il prétend donner de superbes Repas de corps. 45 Au temps passé, nous y dînâmes En grand gala; Mais il ferait bientôt des âmes De ces corps-là. Évitons sa cuisine atroce; 50 Car, sans honneur, On périrait chez ce féroce Empoisonneur! 3 mars 1884. XXXIV Femmes On voit une Exposition, Dans le Palais de l'Industrie, Faite, sans opposition, Par la Grâce, de lys pétrie. 5 Oui, Velasquez et Murillos Déroulant de savantes gammes, Ce sont, en somme, des tableaux Peints uniquement par des femmes. O femmes, lumière et parfum! 10 Cette théorie est bien fausse De vous restreindre à connaître un Pourpoint d'avec un haut-de-chausse. Chastes abeilles de l'Hybla, Purs fronts d'or couronnés de lierre, 15 Rassurez-vous; sur ce point-là Je ne suis pas avec Molière. Que rien ne vous puisse être ôté, Soeurs d'Agnès et d'Iphigénie! Vous aviez à vous la beauté: 20 Mais prenez encor le génie. Rêvez sur les coteaux penchants Et parmi l'ombre des ravines; Ayez la couleur et les chants, Afin d'être toutes divines. 25 Ah! comme un gémissant écho, Que dans la plainte de Valmore Revive celle de Sappho! Pleurez sous le vert sycomore! Les fleurs humides sous le ciel, 30 Que peint Madeleine Lemaire, Avec leur fier éclat réel Nous charment plus que la chimère. Madame Estelle Bergerat, Cette très belle entre les belles, 35 Pour que l'Océan l'adorât, A su peindre les flots rebelles; Et je ne trouve point amer, Bien que ce soit une redite, Qu'elle s'empare de la mer, 40 Comme la déesse Aphrodite. 4 mars 1884. LXXXV Figaro Par un bon rapatriage, L'heureux Théâtre Français A repris Le Mariage De Figaro. Grand succès. 5 La caisse à présent se dore, Car de son génie épris, Toujours chez nous on adore Cet Espagnol de Paris. Ah! qu'il intrigue et qu'il serve, 10 Ce laquais à l'oeil brûlant, Dont la fabuleuse verve Est comme un flot turbulent! On dit que la comédie Où sa folle passion 15 Brille comme un incendie, Fit la révolution. Mais, bien plus! il a fait toutes Les révolutions. Tout S'écroula, palais et voûtes, 20 Et rien ne resta debout, Lorsque ses mots qui foisonnent Eurent éveillé l'écho De ces trompettes qui sonnent Tout autour de Jéricho. 25 Tu l'as dit, barbier frivole, O maître des échansons, Dont l'esprit ailé s'envole, Tout finit par des chansons. Ce que dit notre épigramme 30 Sur des rhythmes toujours prêts, C'est la romance à madame Et La Carmagnole, après. Thalie au front ceint de lierre, Qui chérira son bourreau, 35 Et le grand vers de Molière, Tu brises tout, Figaro! Et la phrase, méchant homme, Barbier, laquais et bandit, Tu la haches menu, comme 40 Chair à pâté! Tout est dit. Et quand tu chantes, par bribe, Des zon zon pour ta Suzon, Je vois déjà monsieur Scribe Qui se lève à l'horizon! 5 mars 1884. LXXXVI Le Bassin Au Luxembourg, que je dis Beau comme le paradis, On a torturé les lignes Et le fantasque dessin 5 D'un capricieux bassin, Pour les canards et les cygnes. Les bleus canards du Japon Semblent sortis d'un crépon, Et forment un long cortège 10 A l'entour des cygnes blancs, Dont les ailes et les flancs Sont pareils à de la neige. Tout au beau milieu des eaux, Une île offre à ces oiseaux 15 Le gazon vert. Leur royaume Est fort exigu. Mais on Leur a fait une maison Basse, avec un toit de chaume. En leurs infinis loisirs, 20 Ils savourent les plaisirs Que l'oisiveté ménage; Et philosophes par goût, Les uns ne font rien du tout, Pendant que le reste nage. 25 Mais dans l'île, sur le bord Que l'eau caressante mord Et parmi les folles branches, Parfois, d'un mouvement fou, Les cygnes lèvent leur cou 30 Puis ouvrent leurs ailes blanches. Les grands cygnes fabuleux Et les petits canards bleus Respirent dans la nature Et, leur sens étant profond, 35 Ces êtres ailés ne font Jamais de littérature. C'est la joie, argent comptant. Certes, je serais content Si de tels bonheurs insignes 40 M'étaient seulement promis, O vous, canards, mes amis, Et vous, mes confrères, cygnes! 6 mars 1884. LXXXVII Le Veau Si j'en crois Gustave Claudin, Et son livre assuré de plaire, Où par un flamboiement soudain, Le Paris d'autrefois s'éclaire; 5 A l'ancien Café de Paris, Où venaient, quittant leurs repaires, Des gens qui n'étaient pas maris, Gardes nationaux, ou pères; Roqueplan, cet esprit, Véron, 10 Cet homme à la panse étoffée, Plus voluptueux que Néron, Musset, beau comme un jeune Orphée; En cet endroit où s'échangeaient Les diamants de la parole, 15 Ces grands Parisiens mangeaient Du veau cuit à la casserole. Et même, ô problèmes subtils Qui tordent la raison humaine! Ce mets que chacun évite, ils 20 En mangeaient trois fois par semaine. En quoi donc était fait ce veau? Quelle prophétesse Cassandre, Quelle cuisinière au cerveau Puissant, le cuisait sur la cendre? 25 La casserole où se dorait Ce veau charmeur qui nous fait honte Et que le poëte adorait, Fut-elle de cuivre ou de fonte? De pareils veaux ne cuisent plus! 30 Ils sont entrés dans la nuit noire, Parmi les âges révolus Et catalogués par l'histoire. Comme les amours de Bulbul, Il est bien certain que ce mythe 35 Nous reporte à des temps où nul Ne prévoyait la dynamite. Mais c'est égal, veau décevant Qui vers des extases m'élèves, Je te reverrai bien souvent 40 Dans les chimères de mes rêves. 7 mars 1884. LXXXVIII La Fourmi et la cigale Laure, belle entre les grasses, Qui porte avec mille grâces Les diamants, Sans jamais en être vaine, 5 Trouve qu'elle a trop de peine Et trop d'amants. Elle dit: Je me fatigue De tout ce luxe prodigue, De tous ces ors. 10 Tout cela, c'est trop d'affaire, Et je ne sais plus que faire De mes trésors. Chacun a la fantaisie De goûter à l'ambroisie 15 De mes baisers. Ils arrivent des deux pôles, Et les lys de mes épaules En sont usés. Ils me disent trop de phrases. 20 D'ailleurs, j'ai trop de topazes Et de rubis. Faut-il donc les mettre en poudre, Ou, plus simplement, les coudre Sur mes habits? 25 Telle se désole, en prose, Laure, pareille à la rose Qui resplendit. Elle se moque d'un prince Et d'un banquier. Mais la mince 30 Irma lui dit: Je n'ai rien dans mon armoire, Car les satins et la moire Se vendent cher, Et si, l'hiver, je frissonne, 35 C'est que j'ai sur ma personne Trop peu de chair. Si les faiseurs de tapages Ont mis trop d'or sur les pages De ton roman, 40 Ne jette pas tout, ma belle, Dans les boîtes de Poubelle, Et donne-m'en! 8 mars 1884. LXXXIX Les Robes La pitié, dont vivent les drames, Je la trouve à la note B Qui fait suite à L'Ami des Femmes, Comme un joyau, du ciel tombé. 5 O triste envers d'un art folâtre! Je le demande avec Dumas: La Vertu peut-elle au Théâtre Dire tranquillement: Tu m'as? L'actrice que le succès porte, 10 Est-elle souvent ce que fut Mademoiselle Delaporte, Quand l'amour la guette à l'affût? Ah! la vertu n'a rien qui glace L'esprit au vol aérien; 15 Elle est partout bien à sa place, Et la neige ne tache rien. Même en sa vie impétueuse, L'actrice au mérite éprouvé Peut certes rester vertueuse. 20 Plus d'une femme l'a prouvé. Sagesse! tu ne lui dérobes Rien de son rêve créateur. Cependant, qui paiera les robes? Quoi! sera-ce le directeur? 25 Bon. Je le crois. Même sans preuves. Mais devant ce tragique effet, On verra tout à coup les fleuves Remonter leur cours stupéfait. Dérogeant aux anciennes règles 30 Et domestiqués loin du jour, On pourra voir les sombres aigles Picorer dans la basse-cour, Tandis qu'au-dessus de nos foules S'élançant en plein ciel vermeil, 35 Les humbles canards et les poules S'évaderont vers le soleil! Et sans écouter les murmures Du vent, symphoniste et bourreau, On cueillera des pêches mûres 40 Sur les cimes de la Jung-Frau! 9 mars 1884. XC Le Boulevard Sur le grand boulevard, Où passe et roule Tout un peuple bavard, Mouvante houle, 5 Comme il va, par troupeaux, Emplir les gares, Oh! qu'on voit de chapeaux Et de cigares! Obstinés et têtus, 10 Sans faire halte, Tous les souliers pointus Battent l'asphalte, Et pour nous inspirer Des épigrammes, 15 De même on voit errer Beaucoup de femmes. Flambants et rayonnants, Aux étalages Brillent de surprenants 20 Bariolages. Plus loin le regard, las De ces toilettes, Trouve les blancs lilas, Les violettes, 25 Et parmi d'autres fleurs, Les azalées, Que l'on admire, ailleurs, Dans les allées. Des hommes bruns, vantant 30 La Canebière, Boivent, en se hâtant, Des bocks de bière, Et la trombe de vent Qui court la ville 35 Tourbillonne devant Le Vaudeville. Le monde insoucieux Se désennuie; Mais tout a coup des cieux 40 Tombe la pluie. Chacun se hâte, et sous Le gaz, qui flambe, Des femmes à l'oeil doux Montrent leur jambe. 45 L'eau qui tombe d'en haut, Sempiternelle, Ruisselle comme il faut; Et ta prunelle, O pâle fils d'Adam, 50 Où que tu fuies, Ne voit qu'un océan De parapluies! 10 mars 1884. XCI Aveu On lui disait: Mademoiselle, Faites votre confession. Rire est joli; mais être oiselle N'est pas une profession. 5 On admire votre corsage Et ce bel oeil intelligent; Mais pour être tout à fait sage, Économisez de l'argent. Si votre beauté fulgurante 10 Éblouit toujours le miroir, Achetez des coupons de rente Et mettez-les dans un tiroir. Car un jour viendra, jour de jeûne, Où, le doux printemps ayant fui, 15 Vous serez jeune, mais moins jeune Que vous ne l'êtes aujourd'hui. Lors, pour braver les épigrammes Et garder les amants épris, Il faudra des cheveux pour dames; 20 Vous savez qu'ils sont hors de prix. On lui parlait ainsi. Mais elle Répondit, fugitif éclair: Merci, messieurs, pour votre zèle; J'ai la lèvre rouge et l'oeil clair. 25 Je m'amuse, et la vie est douce; Regardez ma petite main. Je roule et n'amasse pas mousse, Comme la pierre du chemin. Et je ris. Etre ou ne pas être 30 Gaie, est la seule question. Je ne prendrai personne en traître, Pas même le prix Montyon. J'erre, en emplissant ma corbeille Des lys où l'aube a mis ses pleurs, 35 Et j'aspire, comme l'abeille, Le suc des odorantes fleurs. Thésauriser m'est impossible. J'égrène ma folle chanson, Et puis, j'ai le tort invincible 40 D'être aimante comme chausson! ll mars 1884. XCII Les Tristes Elles passent insolemment Sur le dur tapis du bitume, Appelant du regard l'amant Qui pour un instant s'accoutume. 5 Comme hier et comme demain, D'un pas tantôt lent ou rapide Elles arpentent le chemin, Calmes comme un bétail stupide. Leurs corsages voluptueux 10 Provoquent des épithalames. Alors des mortels vertueux Passent, tenant au bras leurs femmes. Oh! disent-ils, voilà le ton Donné par nos littératures! 15 Tête et sang! comment laisse-t-on Sortir de telles créatures? Tels ces orateurs oublieux Se courroucent, et leur flot passe. Les Tristes les suivent des yeux 20 Et leur répondent à voix basse. Ayant pour unique témoin Le souvenir d'une heure tendre, Elles disent, parlant de loin, Comme s'ils pouvaient les entendre: 25 Oui, nous sommes joie et douleur! Mais n'ayez pas un air morose En voyant nos lèvres en fleur Aussi banales qu'une rose. Troupeau docile et châtié, 30 Nous marchons là, troublantes Eves; Mais ayez un peu de pitié Pour les fantômes de vos rêves. Rasant toujours à pas furtifs Les murs de pierres ou de briques, 35 Nous sommes des êtres fictifs Créés par vos désirs lubriques; Vos bras difformes et velus Sont ceux où nous nous reposâmes, Et nous ne sommes rien de plus 40 Que les figures de vos âmes. 12 mars 1884. XCIII Adieu Oui, j'aime, jusqu'en ses verrues, Mon cher Paris; De lui j'aime tout, places, rues, Jardins fleuris; 5 Et les quais où la Seine chante, Les jours, les soirs Et l'âpre misère touchante Des quartiers noirs; Et ses boulevards gais et vagues, 10 Ce long chemin Où ruisselle, en roulant ses vagues, Le flot humain. J'aime ses femmes, les duchesses Reines du goût, 15 Et celles-là qui pour richesse N'ont rien du tout. J'aime ses rousses et ses blondes, Ses clairs salons, Ses théâtres et tous les mondes 20 Où nous allons; La mendiante avec son triste Accordéon, Et la petite guitariste, Et l'Odéon. 25 A Paris, où nul ne s'ennuie, Rien n'est pareil; J'admire également sa pluie Et son soleil; Et jusqu'à son plus mauvais livre, 30 Qui me guérit Ou me caresse, et je m'enivre De son esprit; Et sans m'occuper de Wormspire Et de Gogo, 35 Je sais que près de moi respire Victor Hugo. Et cependant, ô ma pensée! Pour un moment Tu veux t'enfuir, chaste et blessée, 40 Au firmament; Plonger dans le gouffre du rêve Où tout est pur, Voir un Ange essuyer son glaive En plein azur; 45 Oublier la terre et ses bouges En tes réveils, Sentir de près battre les rouges Coeurs des soleils; Et fuyant la ville connue 50 Et son réseau, Te tremper dans l'eau de la nue, O fauve oiseau! 12 mars 1884. XCIV L'Été de paris Nous dont il a pris les âmes, Adorons encor, l'été, Paris plein d'ombre et de flammes, Jouvence et charmant Léthé! 5 Ah! dans cette heureuse ville, Quand les gêneurs sont partis Formant une longue file, On trouve de bons partis. Alors, dans les parcs superbes, 10 Un tas de fleurs ardemment Jaillissent parmi les herbes, Comme un éblouissement. C'est comme une immense orgie Où brillent sous le ciel pur 15 La pourpre de feu rougie, L'or, l'écarlate et l'azur; Et notre Éden est moins triste Que la grève d'Étretat, Car Paris est le fleuriste 20 Qui sait le mieux notre état. Avec ses beaux équipages Et ses reines, dont les cieux Admirent les fiers tapages, Le Bois est délicieux. 25 Zéphyr! c'est là que tu bouges, Et qu'en tes abris nouveaux On voit des rosettes rouges Aux oreilles des chevaux. Et le soir, quand se déploie 30 Le peuple doux et bavard Sous le gaz fou, quelle joie D'être sur le boulevard! Tandis que, sous des rubriques, Les absents mangent, par ton, 35 Des tourne-dos chimériques Et des truites de carton; Tandis qu'en la chaude steppe Ils s'égarent, sans appui, Dans quelque vulgaire Dieppe 40 Ou quelque sinistre Puy; Sans que jamais on nous triche, Avec un bon compagnon Nous dînons au café Riche, Ou bien à l'air, chez Bignon; 45 Puis, tandis que dans les gares Ils suivent un flot confus, Nous fumons de bons cigares Sous les grands arbres touffus. Tous ces gens qui sur l'asphalte 50 Passent, et dont l'oeil sourit, Ont le bonheur qui s'exalte Sous le souffle de l'esprit. Pratiques, exempts de poses, Ayant maint tour dans leur sac, 55 Ils savent le prix des choses Et la langue de Balzac. Sur ce bitume où vous n'êtes Plus, ô voyageurs marris, De belles dames honnêtes 60 Passent avec leurs maris; Et sous nos yeux bénévoles, Qui les suivent à loisir, D'autres aussi, plus frivoles, Que l'on voit avec plaisir. 65 Emma, dont la voix est douce Comme un soupir de hautbois, Avec sa cousine rousse Marche, un éventail aux doigts. Claire, que la haute gomme 70 Chante, suit son hospodar, En robe écarlate comme La vareuse de Nadar. Rosette, qui n'est pas sage, (On l'a célé vainement,) 75 Erre devant le passage Où loge L'Événement. Lucile, que chacun aime, Et qui boude à tort Tony, Prend avec lui tout de même 80 Des glaces chez Tortoni. Et Jeanne, qui hait la prose, Met, effet qui nous est cher! Sur sa chair couleur de rose Des roses couleur de chair. 85 Cependant, sur les falaises, Nos fuyards murmurent: Miss! A l'oreille des Anglaises Bien plus sveltes qu'Artémis, Et souffletés par les vagues, 90 Ils promènent leurs vestons Sur des Himalayas vagues. Ne les suivons pas. Restons! Car, amis, sur leurs grimaces Pour que vous vous réglassiez, 95 Il vous faudrait voir des masses De torrents et de glaciers, Et, moins gais que Cléopâtre Se livrant à ses aspics, Sous la conduite d'un pâtre 100 Escalader d'affreux pics! Ah! parmi les machinistes De l'avalanche et du vent, Que les excursionnistes Aillent toujours en avant! 105 Que l'oracle d'Épidaure, Transis, mouillés jusqu'aux os, Les mène au chaste Mont-Dore Boire de cruelles eaux! Qu'ils aillent aux bords farouches 110 Que mord l'Océan amer, Pour ressembler à des mouches Au bord de la vaste mer! Qu'ils s'égarent sous les brumes Et dans les sombres halliers, 115 En laissant toutes leurs plumes Aux griffes des hôteliers! Mais nous, âmes casanières, Restons, gagnons nos paris, Puisque nous trouvons Asnières 120 Encor trop loin de Paris! 12 août 1883. XCV Le Palais-Royal Strophes dites par mademoiselle Maria Legault le 14 septembre 1880 pour l'inauguration de la nouvelle salle Direction Briet et Delcroix. Toi que le caprice emporte, Public parisien, tu Ne t'es pas trompé de porte: Écoute mon impromptu. 5 Ce palais où tout flamboie, Riant comme un prairial Plein de lumière et de joie, C'est bien le Palais-Royal. Oui, viens chez toi, foule aimée! 10 Après les temps révolus, La vieille salle enfumée Est morte: n'en parlons plus. L'architecte Paul Sédille A paré de cent trésors 15 Ce gai boudoir où tout brille, Les lys, la pourpre et les ors. Notre plafond, comme un astre, Rit, par tes yeux savouré; Le savant peintre Lavastre 20 Broda son dôme ajouré, Et dans l'air, qui s'extasie, Lança, d'un vol indompté, Le Rire, la Fantaisie, La Chanson, la Volupté. 25 Partout des apothéoses, Des enfants ensorceleurs, Des feuillages et des roses, Des ruissellements de fleurs, Et, dans leurs jeux téméraires 30 Et leurs fiers ébats, Dalou A sculpté partout les frères De l'Amour, ce gai filou. O Comédie! ô Folie! Qui riez sur les néants, 35 Sa main, pour charmer Thalie, Modela vos fronts géants, Et, souffletant nos augures, Vers un avenir voilé Vous volez, saintes figures, 40 Dans l'idéal étoilé! Puis dans un cartel mystique S'inscrit, au front du palais, Le miraculeux distique Du grand aïeul Rabelais. 45 Car c'est lui que veulent suivre Nos auteurs, sans orgueil vain, Et c'est lui qui les enivre Avec son généreux vin. Nos pères, dans leur souffrance, 50 Buvaient ce vin écumeux Qui désaltéra la France, Et nous le boirons comme eux! C'est ici qu'en son délire, S'ouvrit aux grands histrions 55 La chère maison du Rire: Donc, ô mes amis! rions. Notre passé fut si riche! Et, sans nul doute, on connaît Nos maîtres: Sardou, Labiche, 60 Et Meilhac, et Gondinet; Halévy, plein de finesse; Siraudin et Delacour, Thiboust, sourire et jeunesse De la muse de l'amour! 65 Puis, sous la clarté des lustres, La comédie eut chez nous Ses bouffons les plus illustres: O souvenir triste et doux! Autrefois, jeune et frivole, 70 C'est ici que Déjazet Égrenait sa chanson folle, Et, comme un ruisseau, jasait. Achard, qui charma la ville, Tousez, qui n'était pas sot, 75 Leménil, le bon Sainville, Et Levassor, et Grassot; Gil Pérès, hélas! Thalie A chéri ces grands railleurs Pleins de verve et de folie; 80 Moi, j'en passe, et des meilleurs, Mais Émile Bayard groupe Sur un panneau triomphant Toute l'immortelle troupe Qui commence à Mars enfant, 85 Et qui posséda naguère Ces rois de notre métier Armés pour la grande guerre: Samson, Régnier et Potier! Puis, de cette époque sainte, 90 Ingénieux et malin, Reste le bon Hyacinthe Avec son nez aquilin; Et celui qui te déride, Le grand, le vrai sage, effroi 95 De la bêtise candide: L'inimitable Geoffroy; Geoffroy, qui jette et secoue Sur les types qu'il revêt Tant de lumière, et qui joue 100 Comme Molière écrivait! Et de tant de gloire éparse Demeure aussi Lhéritier, Qui des princes de la farce Est le fidèle héritier! 105 Puis, cher public qui m'accueilles, Après les glorieux noms Envolés comme des feuilles, Tremblants d'espoir, nous venons. Exempts de toute humeur noire, 110 Tu nous verras toujours gais, Très sûrs de notre mémoire, Contents, jamais fatigués. Nous mettrons dans nos programmes Tout, hors le genre ennuyeux. 115 C'est à toi seul que nos femmes Feront ici les doux yeux. Oui, nous ferons pour te plaire Un effort quotidien; Mais donne-nous pour salaire, 120 Ami, ce que tu sais bien, Et, par un doux bruit sonore Charmant notre essai loyal, Dis que nous sommes encore Ton bon vieux Palais-Royal! 8 septembre 1880. XCVI Charivari Strophes dites par mademoiselle Reichemberg le 3 mai 1883 A la fête donnée chez Pierre Véron pour le cinquantenaire du Journal. Parisiens! âme, sourire, Beauté pareille aux lys fleuri, Vous êtes tous, on peut le dire, Les amis du Charivari! 5 C'est un révolutionnaire, Dont nous allons, devoir bien doux, Célébrer le cinquantenaire. O ciel! mais alors, direz-vous, Il est vieux comme sainte Thècle, 10 Il a des ans subi l'affront! Oui, j'en conviens, un demi-siècle A passé vivant sur son front. Pourtant, sans peur et sans reproche, Fidèle au but essentiel, 15 Il est jeune comme Gavroche Et comme les moineaux du ciel. Marchant toujours où l'on avance, Où jamais l'espoir ne finit, Votre pensée est la Jouvence 20 Où sans cesse il se rajeunit. Toujours de ses prunelles claires Fixant les cieux d'où vient le jour, Il a vos espoirs, vos colères, Vos superbes élans d'amour. 25 Voyez sa chevelure blonde, Son regard de Suzanne au bain Et son allure vagabonde: Il a l'âge de Chérubin! Toujours haïssant le sévice 30 Des grands et des petits bourreaux, Contre la Sottise et le Vice Il s'escrime, comme un héros. Son sourire que rien ne fane Poursuit Turcaret dans son parc, 35 Et la flèche d'Aristophane S'envole en sifflant de son arc! Et les Judas, les vils Alphonses, Les filous dont l'oeil s'effarait, Tout ce qui rampe dans les ronces 40 Au bas de l'humaine forêt, Le délateur, le traître horrible Qui n'a pas connu la rougeur, Tremblent quand cet enfant terrible Leur apparaît, comme un vengeur! 45 Il est noble et, si l'on y fouille, Son passé fort bien réussi Vaut bien celui des La Trémouille Et des meilleurs Montmorency. Car toujours, pour calmer sa fièvre, 50 Cet ennemi des plats valets A trempé son ardente lèvre Dans le verre de Rabelais. Qu'il soit joyeux, nul ne le nie. C'est là sa gloire; mais parfois 55 Il eut avec lui le Génie, Ce grand Warwick faiseur de rois! Parisienne! blanche étoile Dont l'éclat n'est jamais terni, Ton charme divin se dévoile 60 Dans tout l'oeuvre de Gavarni. Ce symphoniste philosophe A su dérouler les accords De la mystérieuse étoffe Sur les lignes de ton beau corps, 65 Et mieux que tous, il a su comme L'émail de tes petites dents, Empressé de mordre la pomme, S'enfonce avec amour dedans! Daumier que la Satire mène, 70 Avec les Juvénals frayant, A peint la Comédie Humaine Ainsi qu'un Balzac effrayant; Et sous un pantalon précaire Ivre de dandysme et d'orgueil, 75 A montré son Robert Macaire Avec le bandeau noir sur l'oeil! Puis, raillant la sottise plate, Vint le gai, l'ingénieux Cham, Dont la plaisanterie éclate, 80 Folle comme un coup de tam-tam! Mais c'est fini des épopées. Des cocottes, pâles comme eux. Invitent à leurs priapées Un tas de funèbres gommeux. 85 Leur moisson qui n'était pas grasse, Toujours s'appauvrit; mais Grévin A su trouver la triste grâce De tout ce monde maigre et vain; Et nul n'a mieux peint les allures 90 Des insidieuses Laïs Éparpillant leurs chevelures Couleur de rose et de maïs. Ainsi sous leur crayon s'allume Tout un monde prodigieux. 95 Voilà qui va bien. Mais la plume? Elle a fait aussi de son mieux. En ses colères indignées, Charivari nargue le temps; Il a des verges à poignées, 100 Encor pour au moins cinquante ans. Puis il aura le vent en poupe Si votre amitié lui sourit, Car, comme Riquet à la Houppe, Vous savez donner de l'esprit! 105 Donc, vous tous, buveurs d'ambroisie Qui dédaignez le vin banal, Aimez-nous, ô foule choisie! Et, saluant votre journal, Pour fêter son cinquantenaire, 110 Qu'un applaudissement nourri Fasse, avec un bruit de tonnerre, Un immense charivari! 27 avril 1883. Source: http://www.poesies.net