ODELETTES 1846-1872 ... Ego Dis amicum Soeculo festas referente luces Reddidi carmen, docilis modorum Vatis Horati. Horace, Odes, livre iv. A Sainte-Beuve Cher Maître, Vous avez retrouvé la France des rimeurs d'odelettes, et c'est vous qui nous avez appris à lire dans Ronsard. Quand vous avez pratiqué votre critique, vous avez fondu les plus rares suavités du sentiment personnel dans une forme travaillée de main d'ouvrier, et qui touche d'un côté à Callimaque, de l'autre côté à Belleau. C'est à cause de cela que je vous dédie ces quelques pages. Votre oeuvre entière, n'est-ce pas l'odelette du dix-neuvième siècle? Volupté, ce roman de toutes les âmes, ce n'est au fond que l'odelette d'un coeur à trois coeurs. Les Consolations, cette Vie Nouvelle d'à présent, c'est l'odelette d'un seul Dante à vingt Virgiles plus ou moins authentiques. Port-Royal, c'est l'odelette d'un quasi- sceptique à une hérésie! Les Critiques et Portraits, les Portraits de femmes, les Causeries du lundi, c'est la série des odelettes du critique-poëte à cet ami Protée qui s'appelle le monde! Si l'on m'accusait pour avoir repris quelques mètres passés de mode, pour avoir tâché d'innover là où vous et vos pairs semblez avoir épuisé les audaces légitimes, ne trouverais-je pas en vous, cher maître, un défenseur naturel? Les Pensées de Joseph Delorme m'ont enseigné mes théories, les Notes et Sonnets qui sont à la suite des Pensées d'août m'ont donné le type de mes formules. Vous l'avez dit excellemment, soyons les derniers de notre ordre, les derniers des délicats. C'est justice que je vous rapporte ces grappes folles de ma vendange, à vous qui m'avez signalé Chanaan. Théodore de Banville. Avril 1856. PRÉFACE Le titre de ce petit volume n'a pas été choisi au hasard. Il représente plus nettement qu'aucun autre tout un ordre de composi- tions poétiques. L'Odelette, c'est une phrase d'ode-épître, une manière de propos familier relevé et discipliné par les cadences lyriques d'un rhythme précis et bref. C'est, si vous voulez, une goutte d'essence de rose scellée sous une étroite agate dans le chaton d'une bague, cadeau d'anniversaire, rappel quotidien d'une joie fugitive. C'est encore, si vous l'aimez mieux, un de ces thèmes de valse ou de mazurka favorite que le pianiste note en souvenir d'une affection ou d'un amour, et qu'il appelle du nom qui lui dicta cette sincère inspiration du moment. L'Odelette est née en Grèce, aux premiers temps, pendant les heures perdues de la Muse. Anacréon la dépêchait vers Bathylle sous l'aile de son pigeon messager. Elle a picoré, abeille mélodieuse, de Syracuse à Alexandrie, du verger de Moschos au jardin de Méléagre, et son aile a palpité sur la quenouille que Théocrite envoyait à Nicias. Horace n'offrait ni airain de Corinthe ni coupes d'or aux patriciens, ses patrons et ses hôtes, mais il leur dédiait des odelettes. Ainsi firent à leur tour, dans le cycle des croyants de l'Islam, tant de fumeurs de hachich, tant de buveurs d'opium, dont le Mètre solennisa les emportements et les extases. Lauréats de la foire d'Occadh ou courtisans des sultans de la Perse, exécutants de ghazels ou de pantoums, Hafiz ou Rabiah ben al- Kouden, Ferideddin Attar ou Chemidher-el-Islami, tous ces torrents de la poésie orientale ont disséminé dans le palais des souverains ou dans les harems des Fathmas et des Aïchas les limpides ruisseaux de l'Odelette. Ne sont-ce pas des odelettes encore que se renvoient de la tente à la tente, à travers les échos fraternels du désert, et les tolbas mélancoliques, et les chambis improvisateurs? Sur les bords de la Loire, vers ce château qui se souvient d'Agnès Sorel, dans ces salles où Henri de Guise, dans sa suprême nuit, et attendant les assassins, fredonnait aux pieds de sa maîtresse l'odelette que Desportes avait rimée à ses frais: Rosette, pour un peu d'absence, Abd-el-Kader, prisonnier, a récité plus d'une odelette aux Agnès Sorel d'aujourd'hui! Laissons l'hypothèse, l'histoire est assez longue. En France, Charles d'Orléans a préludé sur la lyre aux cordes d'argent. Au XVIe siècle, tous les virtuoses de la pléiade, Belleau, Baïf, Desportes, et Ronsard plus qu'eux tous, dépensèrent le meilleur de leur art à accomplir l'oeuvre légère. Plus tard, l'Odelette ne fut guère en faveur: elle ne s'accommodait pas plus à la gravité froide de Boileau qu'au sans-gêne incorrect de Voltaire. Serai-je assez heureux pour avoir ressaisi l'écho de quelques-unes de ces chansons dont chacune a eu sa minute d'harmonie et de gloire! Je ne l'espère pas. L'entreprise avait trop de difficultés. Une odelette ne dure pas plus longtemps que la roulade d'un rossignol, mais, pour le jeu de ces trilles et de ces arpèges vite envolés, il faudrait une voix d'un timbre toujours pur. Ce livre sera éclairé du moins auprès du public par le reflet des renommées fraternelles auxquelles je le consacre. Ainsi les chevaliers d'autrefois, à la veille de leurs lointains voyages, lâchaient à travers leurs parcs et leurs forêts quelque biche privée dont le collier portait le nom d'une dame enlacé avec le nom du suzerain. S'ils n'échappaient pas aux dangers de la route, la pieuse inscription leur survivait et attestait qu'ils avaient entretenu dans leur coeur ces deux grandes vertus de l'homme: la tendresse et le respect. Avril 1856. Verson ces roses en ce vin, En ce bon vin verson ces roses, Et boivon l'un et l'autre, afin Qu'au coeur nos tristesses encloses Prennent en boivant quelque fin. Ronsard, Odes, livre iv. Loisir Nous avons vu ce mois d'Avril Engourdi par un froid subtil: Le printemps était en péril. Enfin, tout se métamorphose! 5 Mai, comme un jeune sein, arrose De pourpre le bouton de rose. Le vieil Hiver est aux abois. Lauriers, c'est à vous que je bois: Si, nous irons encore au bois! 10 Les pommiers sont couverts de neige. Avec tout son riant cortège, Le nouveau soleil nous assiège. Enfants blonds comme les épis, Ébattez-vous, Amours, tapis 15 Sur mes divans et mes tapis! Voici les jours où tout me presse De chercher ta molle caresse, Poétique et sage Paresse! L'utile est enfin négligé. 20 Depuis ce beau temps enragé, Chacun prend un petit congé. Chacun, dans le mois de la sève, A son dur labeur donne trêve, Pour dorloter un peu son rêve. 25 L'homme grave songe aux houris: On le voit quêter les souris De mesdemoiselles Souris. On a du répit, même au bagne. Le feuilletoniste en campagne 30 Va revoir la Grèce ou l'Espagne. Ploutos dédaigne son trésor, Et, pour six semaines encor, Défend qu'on lui montre de l'or. Nous, par les mêmes théories, 35 Nous fuyons les imprimeries, Le mélodrame et les féeries. Le soir on ne boit plus de thé, Et notre journal endetté Entame les romans d'été. 40 Les théâtres n'ont plus de queues; Scapin court pendant quatre lieues Après les petites fleurs bleues. L'artiste, affolé de rayons, S'en va regarder les Troyons 45 Que le bon Dieu fait sans crayons. Rose sort à pied, sans berline, Sans fard, sans diamants. Céline Met sa robe de mousseline. Le savant au coeur plein de foi 50 Bouquine avec un tendre émoi Pour trouver un Estienne. Et moi, Cependant que les violettes Ouvrent leurs fraîches cassolettes, Je rimerai des Odelettes. Mai 1855. A Arsène Houssaye Grace aux Dalilas, Nos rimeurs sont las De gloire, Et, comme un hochet, 5 Ont jeté l'archet D'ivoire! Au rhythme ailé d'or Il fallait encor Un maître 10 Fou de volupté, Alors j'ai dompté Le Mètre! J'ai repris mon luth, Et, suivant le but 15 Féerique, Je m'en vais cherchant Le secret du chant Lyrique. Oeil épanoui, 20 Je peins ébloui Ou triste, Le ciel radieux, Et, mélodieux Artiste, 25 Près du fleuve grec Murmurant avec Les cygnes Fiers de leur candeur, Je dis la splendeur 30 Des lignes. Mon vin triomphant, Sais-tu quelle enfant Le verse? Viens, et tu verras, 35 Poëte, quel bras Me berce! O chasseur altier, Qui fuis le sentier Profane, 40 Songeur qu'autrefois Rencontrait au bois Diane! Comme toi, qui vins Si jeune aux divins 45 Rivages, Ami, j'ai toujours Voulu des amours Sauvages. Ah! quand Mai sourit 50 Aux prés où fleurit La menthe, Trouveurs de loisir, Sachons y choisir L'amante! 55 Nymphe au regard bleu, Si sa lèvre en feu Caresse Nos fronts sans témoins, Qu'elle soit au moins 60 Déesse! Toi, pâle et rêvant, Au bois que le vent Assiège, Tu suis à dessein 65 La guerrière au sein De neige! Moi, parmi nos jeux, Mon plus orageux Délire 70 Toujours s'en revient Vers celle qui tient La lyre! Sans doute elle a pris La foule en mépris, 75 Et porte Un peu trop souvent Sa crinière au vent. Qu'importe! J'aime sa pâleur, 80 Et sa bouche en fleur Est saine! Son sang et sa chair Les voilà, mon cher Arsène. 85 O sens embrasés! Maîtresse aux baisers Savante! Tendre et chère voix, Ici tu la vois 90 Vivante. Dos flexible et nu! Sourire ingénu Qui m'aime! L'or de ses cheveux 95 M'enivre, et je veux, De même, Dans mon sang qui bout Gardant jusqu'au bout Ma fièvre 100 Tout comme à présent, Mourir en baisant Sa lèvre! Mai 1855. A Sainte-Beuve A la porte d'un beau château Bâti pendant la Renaissance, Une dame au riche manteau, Les cheveux baignés d'une essence 5 Divine, rit au vert coteau. Elle a l'oeil superbe et moqueur; Ses sourcils noirs aux courbes jointes Enivrent comme une liqueur, Et des rayons baisent les pointes 10 Folâtres de sa bouche en coeur. Elle montre l'un de ses seins Nu. Plus souple qu'une liane, Cette Nymphe, heureuse aux larcins, A pris les armes de Diane 15 Qui lui servent pour ses desseins. Son arc est d'un bois lisse et dur, Et ses flèches bien aiguisées, Cachant leurs pointes d'acier pur Sous la dorure déguisées, 20 Sonnent dans le carquois d'azur. Quand sa tresse inonde son cou, (Bien que cette amante farouche Vous plante là pour un bijou,) Pour les morsures de sa bouche 25 On se résigne à mourir fou. Cette chasseresse d'Amours Dont il faut, même au prix d'un crime, Idolâtrer les fiers atours Et les belles mains, c'est la Rime, 30 Délice et tourment de nos jours. Quel bonheur, d'orner ses appas De joyaux! Au bois qu'avril dore, Quel bonheur de baiser ses pas! Quand on l'a connue, on l'adore 35 Pour jamais, et jusqu'au trépas. Oh! pour moi, rien n'éclipsera Sa lèvre indignée et rieuse! Sa voix seule me bercera Et mon sang tout entier sera 40 Bu par cette victorieuse. Car, s'il faut la fuir, quel tourment! Loin de son regard comme on jeûne! Ce que vaut ce clair diamant Tu le sais bien, toi qui, tout jeune, 45 As été son plus cher amant! Mai 1855. A Charles Asselineau Vainement tu lui fais affront, Votre brouille m'amuse, Car je reconnais sur ton front Le baiser de la Muse. 5 Tout est fini, si tu le veux; Mais que le vent les bouge, Vite on le voit sous tes cheveux, La place est encor rouge. Tu fuis le bois des lauriers verts 10 Et la troupe des cygnes, Et, pour mieux laisser l'art des vers A des chanteurs plus dignes, Tu ne t'égares plus jamais Sous la lune blafarde. 15 La modestie est bonne, mais Cette fois prends-y garde! Par ces scrupules obligeants, Trop souvent on condamne La fée amoureuse à des gens 20 Coiffés de têtes d'âne. Firdusi ne vit plus à Thus! Toutes les nuits un ange Vient baiser les fleurs de lotus Aux bords sacrés du Gange; 25 L'hyacinthe frissonne encor Dans les clairières lisses; Toujours, faisant du soleil d'or Les plus chères délices, La rose à sa douce senteur 30 Enivre Polymnie, Mais je connais plus d'un auteur Qui n'a pas de génie! Viens! ne laisse pas galamment Notre gentille escrime 35 Aux sots, privés également De raison et de rime. Au moins, reprends notre lien Pour une année entière! Et d'ailleurs, ami, tu peux bien 40 Chez le vieux Furetière Errer comme en un Sahara; Acheter et revendre Des bouquins; Érato saura Toujours où te reprendre! 45 Au mois où s'ouvrent les boutons, Tous ceux qui l'ont aimée Reviennent comme des moutons Sur sa trace charmée. Or, justement, pris à l'attrait 50 De mes rimes prolixes, J'entends errer dans la forêt Les elfes et les nixes; Et, dans le parc où nous songeons, La sève, dont la force 55 Croît, gonfle déjà les bourgeons Prêts à rompre l'écorce. Mai 1855. A Henry Murger Comme l'autre Ophélie, Dont la douce folie S'endort en murmurant Dans le torrent, 5 Pâle, déchevelée Et dans l'onde étoilée Éparpillant encor Ses tresses d'or, Et comme Juliette, 10 Qui craignait l'alouette Éveillée au matin Parmi le thym, Elle est morte aussi jeune Au bel âge où l'on jeûne, 15 Ta pensive Mimi Au front blêmi, Et, dans la matinée De la vingtième année, Elle a fermé ses yeux 20 Insoucieux. Parmi les pâles ombres Qui, joyeuses ou sombres, A l'entour de ton front Voltigeront, 25 Dis, il en est plus d'une Dont la tendre infortune Souvent nous consola: Mais celle-là, C'est notre bien-aimée! 30 Sa trace parfumée Reste encor dans les champs Avec nos chants! Lorsque, dans la nuit brune, Un frais rayon de lune 35 Argente les berceaux Et les ruisseaux, Ta naïve Giselle Effleure de son aile Des lys et des rosiers 40 Extasiés, Et, diaphane et blanche, Le soir vers nous se penche, En posant ses deux mains Sur les jasmins. 45 Sa plainte triste et pure Dans le ruisseau murmure, Et s'envole en rêvant Avec le vent. Que le printemps renaisse, 50 Ame de ta jeunesse, Elle tressaille aux sons De tes chansons, Et parfois se soulève, Pour les entendre en rêve 55 Dans la brise passer Et s'effacer. Rendors-toi, dors heureuse, Pauvre fille amoureuse: Notre amour te défend 60 Comme un enfant! Croise tes mains d'ivoire: Car, du moins, ta mémoire Qui sait nous attendrir, Ne peut mourir! 65 Que le zéphyr en fête Te berce! le poëte, Qui jadis te pleura, Se souviendra! Dans l'herbe toujours verte 70 Où, de roses couverte, Penche sous le tombeau Ton front si beau, La fleur de la prairie Brille, toujours fleurie, 75 Et peut se marier A son laurier! Mai 1855. A Edmond et Jules de Goncourt Comme sur un beau lac où le feuillage tremble, Deux cygnes dans l'azur au loin voguent ensemble; Comme deux fiers chevaux, buvant au flot des airs, Courent échevelés dans le feu des déserts; 5 Comme en un bas-relief plus blanc que les étoiles, S'avancent le front haut deux vierges aux longs voiles; Comme deux vers jumeaux volent d'un même essor, Attachés par la Rime avec des liens d'or; De même, avec amour, frères, vos deux pensées 10 Marchent d'un pas égal, l'une à l'autre enlacées. O poëtes heureux! comme dans votre esprit, Le même ardent rayon sur vos lèvres fleurit, Et, par un double effort, vos âmes fraternelles Vers le même Idéal ensemble ouvrent leurs ailes! Mai 1855. A Alphonse Karr Que de fois sous les tilleuls, Tous deux seuls Avec ma maîtresse blonde, Ton livre m'a fait songer, 5 Étranger A tout le reste du monde! Je m'alanguissais, à voir Son oeil noir, Et, me répétant: Je t'aime! 10 Sans songer au lendemain, Dans sa main Elle tenait le poëme. Oh! les charmants écoliers! Vous mêliez 15 Votre voix et votre haleine Et vos soupirs amoureux, Couple heureux, O Stéphen, ô Magdeleine! Tel, au mois couleur du jour 20 Où l'amour A la terre se marie, Au fond des vertes forêts Je pleurais Sur les genoux de Marie! 25 Telle Eunice emporte Hylas! Puis, hélas! Tout s'enfuit de la mémoire, L'oubli vient, puis le remord, Puis la mort, 30 C'est bien l'éternelle histoire. Il en est une autre aussi, Dieu merci! Douce à mon âme inquiète: Roméo tombe au printemps, 35 A vingt ans, Auprès de sa Juliette! Il sort par un beau matin Du festin, Plein de jeunesse et de sève, 40 Et meurt les yeux embrasés De baisers: Mais, celle-là, c'est le rêve! Mai 1855. A Zélie Ma soeur, ma soeur, n'est-il pas de défense Contre l'affront du temps? Qui les a pris, ces jours de notre enfance Où, les cheveux flottants, 5 Beaux, enviés par les mères jalouses, Couple au regard vermeil, Tu me suivais à travers les pelouses, Malgré le grand soleil? Te souvient-il de ce jardin sauvage 10 Tout au coeur de Moulins, Où nous courions, ignorant tout servage, Sous les arbres câlins? Il était triste et rempli de mystères. Jamais ses beaux fruits mûrs 15 N'étaient cueillis, et les pariétaires Envahissaient les murs. Sur leur sommet que la mousse inégale Peignait de ses couleurs, Montait superbe un rosier du Bengale 20 Écrasé sous les fleurs. Parfois, bercé dans un songe illusoire Dont s'enchantent mes yeux, Quand je revois au fond de ma mémoire Ce lieu mystérieux, 25 Mon souvenir, empli de ses murmures Et de ses floraisons, Y réunit les diverses parures De toutes les saisons, Et tout se mêle ainsi qu'une famille: 30 Les soucis et les lys, La vigne folle avec la grenadille; Près des volubilis Le glaïeul rose et ses feuilles en pointes; Partout le vert lézard 35 Venait courir sur les pierres disjointes; La liberté sans art Avait rendu leurs énergiques poses Aux vieux arbres fruitiers, Et sur le mur pendaient, blanches et roses, 40 Des touffes d'églantiers, Les nénufars, dans la mare déserte, Fleurissaient sur les eaux, Où se formait une enveloppe verte A l'abri des roseaux. 45 Dis, nous vois-tu dévastant les groseilles Et les grains du cassis? Autour de nous voltigeaient les abeilles, L'éclatante chrysis, Et mille oiseaux, en bandes familières, 50 Se penchaient tout le jour Pour boire, au bord des urnes que des lierres Tapissaient à l'entour. La solitude avait pris sa revanche. Dans ce recueillement 55 L'ortie, hélas! coudoyait la pervenche: C'était morne et charmant. Nous jouions là, gais pour une chimère, Courant, ou bien assis Dans le gazon. Parfois notre grand'mère, 60 La veuve aux chers soucis Qui fut si belle et qui mourut si jeune, Se montrait sur le seuil, Le front pâli comme par un long jeûne, Triste et douce, en grand deuil. Juin 1846. A Léon Gatayès Avec ses sanglots, l'instrument rebelle, Qui sent un pouvoir plus fort que le sien, Donne l'harmonie enivrante et belle Au musicien. 5 Le cheval meurtri, qui saigne et qui pleure, Cède au cavalier, rare parmi nous, Dont aucun effort ne peut avant l'heure Lasser les genoux. De même d'abord, le Rhythme farouche 10 Devant la Pensée écume d'horreur, Et, pour se soustraire au dieu qui le touche, Se cabre en fureur. Mais bientôt, léchant la main qui l'opprime, Il marche en cadence, et comme par jeu, 15 Son vainqueur lui met le mors de la Rime Dans sa bouche en feu. Tu le sais, ami, toi dont l'Art s'honore, Homme à la main souple, au jarret d'acier, Qui fais obéir la harpe sonore 20 Et l'ardent coursier; Lorsque aimé d'Isis aux triples ceintures, Un homme intrépide a baisé son sein, La création et les créatures Suivent son dessein. 25 Le Génie en feu donne à l'âme altière Le Commandement, ce charme vanté, Et l'Esprit captif dans l'âpre Matière Cède épouvanté. Mai 1855. A Méry Plus vite que les autans, Saqui, l'immortelle, au temps De sa royauté naissante, Tourbillonnait d'un pied sûr, 5 A mille pieds en l'air, sur Une corde frémissante. Et l'on craignait que d'un bond Parfois son vol vagabond Décrochât, par aventure, 10 Parmi les cieux étoilés, Les astres échevelés Fouettés par sa chevelure. En haut vers elle parfois, Comme de tremblantes voix, 15 Montaient les cris de la foule Qu'elle voyait du ciel clair Confuse comme une mer Où passe l'ardente houle. Et, soit qu'en faisant un pas 20 Elle regardât en bas Ou vers les célestes cimes, Aux cieux que cherchait son vol, Comme à ses pieds sur le sol, Elle voyait deux abîmes. 25 Dans les nuages vermeils, Au beau milieu des soleils Qu'elle touchait de la tête Et parmi l'éther bravé, Elle songeait au pavé. 30 Tel est le sort du poète. Il trône dans la vapeur. Beau métier, s'il n'avait peur De tomber sur quelque dalle Parmi les badauds sereins, 35 Et de s'y casser les reins Comme le fils de Dédale. Dans l'azur aérien Qui le sollicite, ou bien Sur la terre nue et froide 40 Qu'il aperçoit par lambeau, Il voit partout son tombeau Du haut de la corde roide, Et, sylphe au ventre changeant Couvert d'écailles d'argent, 45 Il se penche vers la place Du haut des cieux irisés, Pour envoyer des baisers A la vile populace. Mai 1855. A Gavarni La Beauté, fatal aimant, Est pareille au diamant Que la fange peut mouiller Sans le souiller. 5 Jusqu'au milieu du ruisseau, L'éclat pur de son berceau Garde un charme essentiel Qui vient du ciel. Ainsi, leurs cheveux au vent, 10 Vois ces folles qui souvent Bercent le premier venu Sur leur bras nu. Ces filles aux teints flétris, Qui dévisagent Paris 15 Avec leur regard moqueur, N'ont plus de coeur. Leur sein insensible et froid Que mord le corset étroit, N'a jamais pendant un jour 20 Tremblé d'amour. Idoles ivres d'encens, Dont rien n'éveille les sens, Elle n'ont jamais pleuré Ni soupiré. 25 Plus pâles que nos Ennuis, Ces spectres des folles nuits Ne mentent même pas bien, Et n'aiment rien. Rien! ni l'orgie et le bal 30 Qui se tord en carnaval Sous les clairons furieux, La flamme aux yeux, Ni le Vin, or ruisselant, Ame du raisin sanglant 35 Qui met ses riches manteaux Sur nos coteaux, Ni la colère du Jeu, Qui rend puissants comme un dieu Les combattants éblouis 40 De ses louis, Ni cette perle des mers Arrachée aux flots amers, Ni Golconde et son trésor, Ni même l'Or! 45 Car l'Or sur notre chemin, C'est l'Art sacré dont la main Embellit les horizons De nos prisons; C'est la sereine fierté, 50 C'est un jour de liberté Sous les ombrages fleuris Loin de Paris; C'est l'Amitié, douce voix, Qu'on peut encore une fois 55 Accueillir et mieux choyer A son foyer. Mais ce gouffre où tout se perd! Mais elles! L'or ne leur sert Qu'à se parer de chiffons 60 Pour des bouffons. Pourquoi donc les chantons-nous, Coeurs de l'Idéal jaloux, Qui toujours au ciel obscur Cherchons l'azur? 65 Sur leurs têtes sans douceur Pourquoi, poëte et penseur, Fais-tu jaillir un rayon De ton crayon? O philosophe subtil, 70 Dis-le-moi, que reste-t-il A leur front désenchanté? Quoi? la Beauté! La Beauté, miroir secret, Où l'amour divin paraît 75 Reflété comme en un ciel Matériel! Mai 1855. A Adolphe Gaïffe Jeune homme sans mélancolie, Blond comme un soleil d'Italie, Garde bien ta belle folie. C'est la sagesse! Aimer le vin, 5 La beauté, le printemps divin, Cela suffit. Le reste est vain. Souris, même au destin sévère! Et quand revient la primevère, Jettes-en les fleurs dans ton verre. 10 Au corps sous la tombe enfermé Que reste-t-il? D'avoir aimé Pendant deux ou trois mois de mai. Cherchez les effets et les causes, Nous disent les rêveurs moroses. 15 Des mots! des mots! cueillons les roses. Mai 1855. Il est dans l'île lointaine Où dort la péri, Sur le bord d'une fontaine, Un rosier fleuri 5 Qui s'orne toute l'année Des plus belles fleurs. Il est une coupe ornée De mille couleurs, Dont le sein de marbre voile 10 Les flots d'un doux vin. Il est une blanche étoile Au rayon divin, Qui verse de blanches larmes Au coeur des lys blancs. 15 Il est un seuil, plein de charmes Pour mes pas tremblants, Où je vais poser ma tête Pour me reposer. Il est un jardin en fête 20 Plus doux qu'un baiser, Qui le soir, au clair de lune, Tressaille embaumé, C'est ton front, ta tresse brune, Ta lèvre, ô Fatmé! Juin 1847. A Raoul Lebarbier Lorsque avec les sons Dont tu les complètes, Tu fais des chansons De mes odelettes, 5 Mille aspects divers De grâce physique Naissent dans mes vers Avec ta musique! A ta seule voix, 10 Tout en eux s'éveille Et vit à la fois. O rare merveille! A ma vigne en fleur, A ma moisson mûre, 15 Tu rends la couleur Avec le murmure! Au ciel rougissant De clartés sans voiles, La nuit en naissant 20 Frissonne d'étoiles, Et sous les berceaux Où sa voix touchante Ravit les ruisseaux, Le rossignol chante! 25 La biche qui court Parmi les charmilles S'arrête tout court, Et des jeunes filles Sous tes feux tremblants, 30 O lune incertaine, Lavent leurs pieds blancs Dans une fontaine. C'est sous le bouleau, Dont les feuilles sombres 35 Découpent dans l'eau De légères ombres, Et lorsqu'un éclair Montre leurs visages, On sent courir l'air 40 Dans ces paysages! Derniers enchanteurs Des âmes en fête, O divins chanteurs, Qui sur notre tête 45 Agitez encor D'une main hardie Les clochettes d'or De la mélodie! Dans l'azur secret, 50 Un sylphe voltige Sur votre forêt Où tout est prestige. Chaque art a le sien, Mais rien ne s'achève, 55 O musicien, Qu'avec votre rêve! Le monde amoureux De la Poésie Se sent plus heureux 60 Lorsqu'il s'extasie Aux accords si doux Nés de ce délire, Mais c'est toujours vous Qui tenez la lyre! Mai 1855. Aimons-nous et dormons Sans songer au reste du monde! Ni le flot de la mer, ni l'ouragan des monts, Tant que nous nous aimons 5 Ne courbera ta tête blonde, Car l'amour est plus fort Que les Dieux et la Mort! Le soleil s'éteindrait Pour laisser ta blancheur plus pure. 10 Le vent, qui jusqu'à terre incline la forêt, En passant n'oserait Jouer avec ta chevelure, Tant que tu cacheras Ta tête entre mes bras! 15 Et lorsque nos deux coeurs S'en iront aux sphères heureuses Où les célestes lys écloront sous nos pleurs, Alors, comme deux fleurs Joignons nos lèvres amoureuses, 20 Et tâchons d'épuiser La Mort dans un baiser! Janvier 1846. A Philoxène Boyer David, brûlé de pures flammes, Dans un chant aux notes divines, Pour faire soupirer deux âmes Croise des rimes féminines. 5 La Volupté ravie embrase Tout ce cantique des cantiques, Et jamais si suave extase Ne charma les odes antiques. On dirait deux blanches colombes 10 Que les feux de l'amour meurtrissent, Roucoulant au-dessus des tombes Au mois où les roses fleurissent. Si comme toi, quand tu te penches Sur sa féerie où tout respire, 15 J'avais entrevu sous les branches Le songe étoilé de Shakspere, Je voudrais écrire un poëme Dans ce rhythme des coeurs fidèles, Aussi doux que le mot: Je t'aime, 20 Et rempli de langueurs mortelles, Et, comme dans une peinture Où se lamente le génie, Toutes les voix de la nature Pleureraient dans ma symphonie. Juin 1856. A un riche Ma foi, vous avez bien raison, Vous pour qui tout est floraison Et violettes Parfumant les pieds de vos lys, 5 De ne pas célébrer Phyllis En odelettes. Vous qui pouvez chaque matin, Bercé par le flot de satin Qui vous arrose, 10 Voir dans l'or de votre salon Tomber les flèches d'Apollon, Parlez en prose! Mais pour nous qui, jusqu'à présent, Soupons sous la treille en causant 15 Avec la lune, (Et c'est notre meilleur repas!) Ami, ne nous enlevez pas Notre fortune. Dans les fleurs, près de frais bassins, 20 Nous nous couchons sur des coussins Très prosaïques, La pourpre au dos, vous le savez! Et dans des bains de stuc pavés De mosaïques. 25 Le col paré de nos présents, De belles filles de seize ans Nous versent même Avec le charme oriental, Le vin du Rhin dans ton cristal, 30 Sainte Bohême! O nuit d'étoiles sous les cieux! Jardins, nectar délicieux, Voûte sublime! Nous les possédons en effet, 35 Mais, hélas! ce beau monde est fait Avec la rime. Sans elle et ses prismes fleuris, Pour pouvoir chercher hors Paris L'eau murmurante 40 Qui court dans les gazons naissants, Il nous faudrait bien quatre cents Écus de rente! Ou, je frissonne d'y penser! Nous n'oserions pas nous passer 45 La fantaisie De perdre un quart d'heure aux genoux De Cidalise. Ah! laissez-nous La poésie! Mai 1855. Chant séculaire Notre Eldorado, Mes amis, enfin doit éclore: Malgré mon bandeau, Je vois une nouvelle aurore. 5 Aux cieux extasiés Tout est pourpre et rosiers: Voici l'heure, ô sainte colère! De chanter le chant séculaire: Les temps sont venus 10 Pour les Dieux inconnus! O sombres penseurs Forts et seuls comme les grands chênes, O vierges nos soeurs, Tendres lys brisés par des chaînes! 15 Laissez le saint amour Éclater au grand jour, Car Cypris, la pâle captive, A lavé son front dans l'eau vive: Les temps sont venus 20 Pour les Dieux inconnus! Tout ce qu'on pleura, Dévouement, liberté, génie, Tout refleurira Pour le règne de l'harmonie: 25 L'art sera dévoilé Comme un ciel étoilé, Et la Muse, pareille aux femmes, Chantera ses épithalames: Les temps sont venus 30 Pour les Dieux inconnus! Je vois les doux vers Rejaillir en strophes écloses, Et des arbres verts Un miel pur couler dans les roses. 35 Les Grâces vont pieds nus Sur les monts chevelus Et leur pas dans les fleurs naissantes Guide en choeur les vierges dansantes: Les temps sont venus 40 Pour les Dieux inconnus! L'Auguste Beauté A quitté les bois de Cythère; Son calme enchanté Resplendit sur toute la terre, 45 Et le mal abattu Sous ses pieds meurt vaincu. Nous tenons sans honte et sans fièvres L'Idéal vivant sous nos lèvres: Les temps sont venus 50 Pour les Dieux inconnus! Avril 1846. A Roger de Beauvoir Ce temps est si sévère Qu'on n'ose pas Remplir deux fois son verre Dans un repas, 5 Ni céder à l'ivresse De son désir, Ni chanter sa maîtresse Et le plaisir! On croit que, pour paraître 10 Rempli d'orgueil, Il est distingué d'être Toujours en deuil! Les topazes, la soie, La pourpre et tout, 15 Ne font pas une joie D'assez bon goût, Et les bourgeois que flatte Un speech verbeux, Ont peur de l'écarlate 20 Comme les boeufs! O pauvres gens sans flamme, Qui, par devoir, Mettent, même à leur âme, Un habit noir! 25 Qu'ils ne puissent plus boire Sans déroger, C'est bien fait pour leur gloire! Mais, cher Roger, Nous de qui le coeur aime 30 Un doux regard, Admirons ce carême Comme objet d'art, Et restons à notre aise Dans le soleil 35 Qu'a fait Paul Véronèse Aux Dieux pareil! Sa lèvre nous embrase! Que ces marchands Gardent pour eux l'emphase, 40 Et nous les chants! Tant que des gens moroses Le ciel épris Ne mettra pas aux roses Un habit gris, 45 Tant qu'au dôme où scintillent Les firmaments, Parmi les saphirs brillent Des diamants, Tant qu'au bois, où m'accueille 50 Un vert sentier, Naîtront le chèvrefeuille Et l'églantier, Tant que sous les dentelles Daignent encor 55 Nous sourire les belles Aux cheveux d'or, Tant que le vin de France Et les raisins Porteront l'espérance 60 A nos voisins, Gardons la jeune Grâce Pour échanson, Que jamais rien ne lasse Notre chanson! 65 Et vous que j'accompagne Jusqu'au mourir, Versez-nous le champagne! Laissons courir, Avec l'or et la lie 70 De sa liqueur, L'inconstante folie Dans notre coeur. Buvons ce flot suave Et sans rival, 75 Et nous prendrons l'air grave Au carnaval! Mai 1855. La Vendangeuse Toi dont les cheveux doux et longs Se déroulent en onde fière, Comme les flots de ta rivière, O belle fille de Châlons! 5 Penche ta tête parfumée, Que je puisse, ô ma bien-aimée! Voir baigné par ces cheveux blonds Ton riant profil de camée. O fille d'un climat divin! 10 Tu naquis plus blanche qu'un cygne Et ton grand-père dans sa vigne Mouilla ta lèvre avec du vin! Aussi, lorsque la primevère Triomphe du climat sévère, 15 Loin du monde vulgaire et vain, Vers les cieux tu lèves ton verre. Toute à l'instant qu'il faut saisir, Tu mords, et d'une ardeur pareille, Aux raisins gonflés de la treille 20 Comme à la grappe du plaisir! Et sur ta poitrine, où se noie Une lumière ivre de joie, Mûrissent les fruits du Désir Comme une vendange qui ploie. 25 En tes veines, de toutes parts, Bourguignonne aux tresses dorées, Le sang des Bacchantes sacrées Bouillonne dans ton sang épars, Et tu tiens tes idolâtries 30 De ces guerrières des féeries Qui conduisaient les léopards Avec des guirlandes fleuries! Il fut ton aïeul, cet amant De la chanson ivre et sauvage, 35 Menant sur son char de feuillage, Par l'Attique, un troupeau charmant! C'est pourquoi, danseuse étourdie, Tu fais d'une main si hardie Carillonner joyeusement 40 Les grelots de la Comédie! O vendangeuse! tu souris, Embrassons-nous jusqu'à l'ivresse! Buvons encore, ô ma maîtresse! Déroule tes cheveux chéris 45 Sur ces raisins! car, ô merveilles! Tes tresses blondes sont pareilles Au soleil qui les a mûris, Et ta bouche aux grappes vermeilles. Septembre 1853. A Théophile Gautier Quand sa chasse est finie, Le poëte oiseleur Manie L'outil du ciseleur. 5 Car il faut qu'il meurtrisse, Pour y graver son pur Caprice, Un métal au coeur dur. Pas de travail commode! 10 Tu prétends, comme moi, Que l'Ode Garde sa vieille loi, Et que, brillant et ferme, Le beau rhythme d'airain 15 Enferme L'idée au front serein. Car toi qui, fou d'extase, Mènes par les grands cieux Pégase, 20 Le cheval aux beaux yeux; Toi qui sur une grève Sais prendre en ton réseau Le Rêve, Comme un farouche oiseau; 25 Maître, qui nous enseignes L'amour du vert laurier, Tu daignes Être un bon ouvrier. Mai 1856. A Odette Odette, vos cheveux vermeils Ont le jaune éclat des soleils Parmi les moissons enchantées, Et caressent en nappes d'or 5 Vos tempes plus blanches encor Que des étoiles argentées. Quand l'aurore rose à demi Se joue et frissonne parmi Cette douce toison fatale, 10 De pâles et tristes lueurs Éclairent de reflets rêveurs Votre joue aux teintes d'opale. Sur votre jeune front penché L'étincelle d'un feu caché 15 Brille dans vos yeux clairs et sombres, Et comme de tendres pistils, Les bandeaux soyeux de vos cils Vous caressent de grandes ombres. Vos lèvres déjà tout en fleur 20 Ont l'harmonieuse pâleur De la sensitive froissée, Et ce lys que rien n'outragea, Votre front se courbe déjà Sous l'orage de la pensée. 25 Vos regards sont si languissants Qu'à votre petit coeur je sens Saigner de secrètes blessures, Et parfois dans vos yeux pensifs Je crois voir s'amasser, captifs, 30 Tous les pleurs des amours futures. Ah! que ces pleurs silencieux Ne coulent jamais de vos yeux! Et ne voyez jamais éclore, Autour de vos cheveux flottants, 25 De nos saisons que le printemps Et de notre jour que l'aurore! Que rien n'emplisse de sanglots Votre âme pareille à ces flots Où Dieu lui-même se reflète! 30 Parlez aux cieux, aux champs, aux bois, Avec votre plus douce voix, Soyez heureuse, chère Odette! Dites aux bosquets de rosiers: Je veux que vous me le disiez 35 Comment vos fleurs s'épanouissent, Et parmi de calmes amours Je veux que ma vie et mes jours Ainsi que vos roses fleurissent! A la source dont le flot clair 40 Boit le bleu transparent de l'air, Dites: Je veux, ô flots sans nombre, Que mes jours coulent, comme vous, Sur un chemin facile et doux, A l'abri d'un feuillage sombre! 45 Au bel Ange qui suit vos pas: Je veux que ma route ici-bas Ne soit qu'harmonie et sourires! Tel dans l'oasis du désert On entend parfois un concert 50 De voix humaines et de lyres. Tous écouteront votre voeu! Vous parliez encore au bon Dieu Hier dans les célestes féeries, Et vous devez encor savoir 55 En quels mots se parlent au soir Un ange et des roses fleuries. Juillet 1846. A Eugène Grangé La fille du gai Thespis Est tout endormie Et penche son front de lys Sur sa main blêmie. 5 Ses Bacchantes aux doux yeux Ne versent plus le vin vieux; Assez de pleurs! j'aime mieux L'amour de ma mie. On dit que nous triomphons! 10 O gaîté facile, Où sont tes joyeux bouffons Venus de Sicile? Les grands mots ont effrayé Ce peuple au manteau rayé 15 Dont Molière a défrayé La verve docile! Mais ta Muse lace encor A son pied d'albâtre Le léger brodequin d'or 20 Qui sied au théâtre. L'Amour est votre échanson, Il rit à votre moisson: Qu'il nous rende la chanson Rieuse et folâtre! 25 Que la Comédie au moins Ait son chant du cygne! Ah! sans prendre tant de soins Pour paraître digne, Son beau rire était si prompt! 30 Ami, sans lui faire affront, Rien ne sied mieux à son front Qu'un rameau de vigne. Mai 1855. A Jules de Prémaray Lecteur, prompt à nous consoler, Toi qui sais encore voler, Comme l'abeille, au miel attique, Ton enthousiaste rumeur 5 Encourage le doux rimeur, O voix émue et sympathique! O mon ami, c'est déjà vieux! Depuis dix ans, les envieux, Acharnés sur la même lime, 10 Ensanglantent leurs yeux ardents, Et viennent se briser les dents Contre l'acier pur de ma rime. O Poésie! ange fatal! Des fous marchent d'un pied brutal 15 A travers tes Édens splendides, Comme, aux approches de la nuit, Par les déserts de fleurs s'enfuit Le troupeau des buffles stupides. Mais croissez, pervenches et thym! 20 Comme ces lueurs du matin Qu'enveloppent en vain des voiles, O symboles de mes amours! C'est vous seuls qui vivrez toujours, Printemps, lauriers, chansons, étoiles! Mai 1855. Théophile Gautier I Théophile Gautier! poëte Au regard limpide et vermeil, Dont l'oeuvre fut un hymne en fête A la vie ivre de soleil! 5 A l'heure où la Mort en délire, Avec un regret insensé, Admire encor ton fier sourire Qu'elle éteint de son doigt glacé, Pardonne-moi, maître des charmes, 10 Dont l'esprit s'enfuit vers le ciel, Si tu vois mes yeux pleins de larmes Devant toi, songeur immortel. Pardonne-moi si je te pleure, Car, ô maître, c'est l'humble ami 15 Qui prie et sanglote à cette heure Auprès du lutteur endormi. Mais ma propre fierté s'irrite De s'attrister en ces douleurs, Et je sais qu'un tel deuil mérite 20 Bien autre chose que des pleurs! Car, ô pur génie, âme immense Qu'emplissait la sainte beauté, A cet instant pour toi commence Une double immortalité. 25 Et tandis que de ta poitrine, Déployant son aile de feu, Ce qui fut la flamme divine S'envole et retourne vers Dieu, Fier meurtrier de la nuit noire, 30 Vainqueur du silence étouffant, Ton génie entre dans la gloire, Libre, superbe et triomphant. Cependant que tes filles pleurent Et que tes fils sont pleins d'effroi, 35 Mornes comme ceux qui demeurent Après des hommes tels que toi; Cependant qu'en ce triste bagne Songent leurs vivants désespoirs, Et cependant que ta compagne 40 Pleure sous ses longs voiles noirs; Artiste, créateur sans tache, Sage et patient ouvrier, Souriante, la Muse attache Sur ton front le divin laurier. 45 Sereine et fixant sur ton livre Son regard clair comme un flambeau, A jamais elle te délivre De l'épouvante du tombeau. Et l'Envie aux dents de couleuvre 50 A beau se plaindre et crier: Non! Elle fait briller sur ton oeuvre Luxuriante, et sur ton nom, L'éclat lumineux et féerique, Le flamboiement mélodieux 55 Qui sied au poëte lyrique Dans son triomphe radieux; Et s'éveillant sous son doigt rose, Chanteur illustre et vénéré, Les clartés de l'apothéose 60 Ruissellent sur ton front sacré! II Déjà la France, à qui nous sommes, Douce mère frappée au flanc, Dans le troupeau de ses grands hommes Choisit ta place au premier rang; 65 Et, te célébrant dans ses veilles, Elle te bénit, fils pieux, D'avoir égalé les merveilles Qu'enfantèrent nos grands aïeux. O fils d'Orphée et de Pindare, 70 Instruit par eux dans l'art des vers, Qu'elle est belle, en ce siècle avare, Ton oeuvre aux cent aspects divers! Ta jeune maîtresse la Rime, Qui fait toujours ce que tu veux, 75 Te donne, prodigue sublime, Les diamants de ses cheveux; Elle t'offre ces pierreries Qui semblent transir et brûler, Et l'on voit leurs flammes fleuries 80 Dans ton poëme étinceler. Statuaire, que le vil piège De la chair appelait en vain, Tu sais du marbre au flanc de neige Faire jaillir un corps divin, 85 Et ravir à la nuit fatale Son frissonnement enchanté, Et le vêtir, forme idéale, D'une invincible chasteté. Et la Nature, ô coloriste! 90 Veut que tu prennes ses trésors: Diamant, rubis, améthyste, Et les bleus saphirs et les ors; Et, par ton génie animées, Tu fais, pour enchanter nos yeux, 95 Avec ces matières charmées Un mélange mystérieux! Russie, Égypte, Espagne, Grèce, Où les grands Dieux vivent encor, On voit, si tu veux qu'il paraisse, 100 Tout le prodigieux décor: Vertes forêts, plaines moroses, Mers d'azur aux charmants reflets, Pics géants de neige, ciels roses, Montagnes aux flancs violets; 105 Et les grandes architectures, Où tous les arts sont mariés, Développent leurs lignes pures Et leurs détails coloriés, Temple à la blanche colonnade, 110 Burg dont l'herbe envahit la cour, Cathédrale, palais de jade, Alhambra découpant le jour! En ce décor passent et vivent Des rois, des guerriers, des amants, 115 Les justes, et ceux que poursuivent Les ailes des noirs Châtiments; Toute la folle engeance humaine Dont le Destin fait son jouet, Tous les mortels tremblants que mène 120 Amour avec son cruel fouet; Et surtout, mille, mille femmes Jetant sur leurs mates pâleurs Des ors divins aux belles gammes Ou de vivants colliers de fleurs; 125 Vierges priant dans leurs alcôves, Et folles aux regards surpris, Dénouant leurs crinières fauves Sur les rouges damas fleuris; Les unes pleurant comme un cygne, 130 D'autres avec l'air irrité, Mais toutes laissant voir le signe De l'irrésistible Beauté. III La Beauté! c'est le seul poëme Que tu chantas sous le ciel bleu, 135 Grand porteur de lyre, et toi-même Tu fus sage et beau comme un dieu. Sans que rien jamais la courrouce, Un regard calme et contempteur Brillait dans ta prunelle douce; 140 On eût dit qu'un divin sculpteur, Dans son jardin planté de vignes, Épris du beau comme du bien, Avait pétri les nobles lignes De ton visage olympien. 145 Ta barbe légère et farouche Tombait, soyeuse, en s'effilant, Pour encadrer ta belle bouche Aussi rouge qu'un fruit sanglant, Et comme au Zeus de l'ode ancienne 150 Qui songe aux éternels devoirs, Ta chevelure ambroisienne Ruisselait en brillants flots noirs. Sur ton large visage austère Quelle douceur, mais quel mépris 155 Pour tous les hochets de la terre Auxquels on attache du prix! Rhéteurs aux démarches hautaines Bâtissant un néant profond, Et se penchant vers les fontaines 160 Pour remplir des urnes sans fond; Orateurs dévorés de fièvre, Dans le carrefour éhonté Baisant de leur ardente lèvre L'ignoble Popularité; 165 Amants de l'or, pourris de plaies, Monnoyant l'angoisse et les pleurs, Blêmes, et comptant des monnaies Dans la nuit, comme les voleurs; Ineptes don Juans de romance, 170 Sous ses haillons d'or, en plein jour, Adorant tous, en leur démence, Le spectre fardé de l'Amour; Maîtres des Odes éclatantes, Se résignant au rire amer 175 Pour des foules plus inconstantes Que le flot fuyant de la mer; O pasteur des rhythmes sans nombre, Comme tu regardais ces fous Acharnés à l'ombre d'une ombre, 180 Avec un air pensif et doux, Toi qui t'asseyais sous un arbre En plaignant le cerf aux abois! Toi, l'amant des Nymphes de marbre Et de la source dans les bois, 185 Qui donnais la richesse vile Et tout leur or matériel Pour une âpre strophe d'Eschyle, S'envolant terrible en plein ciel! Toi qui, dans ton coeur invincible, 190 N'eus pas d'autre rêve étoilé Que de lire la grande bible Et de voir dans le ciel fermé! Toi qui, dans ta candeur sincère, Souriais, ignorant du mal, 195 Et qui remplissais ton grand verre Avec le vin de l'Idéal! IV Reprends-les, ce divin sourire Et ce verre où ta lèvre but, Car voici l'heure de te dire, 200 Maître, non: Adieu, mais: Salut! Oui, sois le bienvenu, poëte, Parmi ceux que nomme les siens La Muse qui fut leur conquête; Car tu ne t'en vas pas, tu viens! 205 Fier de ton renom qui te vante, Tu viens vers la postérité, Ayant sur ta lèvre vivante L'inéluctable vérité, Et dans ta main mystérieuse 210 Apportant, vainqueur du tombeau, Toute une oeuvre victorieuse Où resplendit l'éclat du Beau! Au festin de la poésie, Où chacun, levant son bras nu, 215 Boit le nectar et l'ambroisie, O chanteur, sois le bienvenu! Toi qui, pareil à Véronèse, Parmi les satins et les fleurs, Fais resplendir en ta fournaise 220 Les femmes aux belles couleurs! Toi qui, dans un temps qui végète, Nous fais songer aux choeurs dansants Qui bondissaient sur le Taygète, Avec tes vers éblouissants! 225 Toi qui, savant aux hardiesses, Peux, comme Myron et Scyllis, Tailler l'image des Déesses Dans le marbre pareil au lys! Toi qui sus donner à la prose 230 Le prisme durable et charmant Que traverse un éclair de rose, Et le poli du diamant! Toi qui répands de ta main pleine Toute une riche floraison! 235 Dernier fils du chantre d'Hélène! Ame, sagesse, esprit, raison, Amant du beau, du vrai, du juste, Règne parmi les Dieux de l'art, Et viens prendre ta place auguste 240 Entre Rabelais et Ronsard! 23-24 octobre 1872. A Alfred Dehodencq Tenir la lumière asservie Lorsqu'elle voudrait s'envoler, Et voler A Dieu le secret de la vie; 5 Pour les mélanger sur des toiles Dérober même aux cieux vengeurs Leurs rougeurs Et le blanc frisson des étoiles; Comme on cueille une fleur éclose, 10 Ravir à l'Orient en feu Son air bleu Et son ciel flamboyant et rose; Pétrir de belles créatures, Et sur d'éblouissants amas 15 De damas Éparpiller des chevelures; Inonder de sang le Calvaire Ou jeter un éclat divin Sur le vin 20 Qu'un buveur a mis dans son verre; Se réjouir des pierreries, Et jeter le baiser vermeil Du soleil Jusque sur les rouges tueries; 25 Créer des êtres, et leur dire: Misérables, c'est votre tour! Que l'Amour De sa folle main vous déchire; Enfin pour ce monde risible 30 Forçant la couleur à chanter, L'enchanter Par une musique visible, Voilà vraiment ce que vous faites, Peintres! qui pour nous préparez 35 Et parez Sans repos d'éternelles fêtes! Ouvriers, inventeurs, génies! Par un miracle surhumain, Votre main 40 Réalise ces harmonies Où la couleur qui se déploie En accords de la nuit vainqueurs, Dans nos coeurs Fait jaillir des sources de joie. 45 Et nos fronts sont baignés d'aurore. Mais vous, par un retour fatal, L'Idéal Vous martyrise et vous dévore. Et vos enchantements sublimes, 50 Vous les payez de votre chair; Il est cher, Le feu qu'on vole sur les cimes! Si tu montas avec délice L'escalier bleu des paradis 55 Interdits, Un inexprimable supplice Te punit, ô rêveur étrange Qui sus donner l'illusion Du rayon 60 De lumière où s'envole un Ange; Et lorsque tout le ciel flamboie Dans ta prunelle ivre d'amour, Un vautour Vient manger ton coeur et ton foie. 24 novembre 1872. Les Muses au Tombeau Près de la pierre close Sous laquelle repose Théophile Gautier, (Non tout entier, 5 Car par son oeuvre altière Ce dompteur de matière Est comme auparavant Toujours vivant,) Regardant cette tombe 10 De leurs yeux de colombe, Les Muses vont pleurant Et soupirant. Toutes se plaignent: celle Dont l'oeil sombre étincelle 15 Et qui réveille encor Le clairon d'or, Celle que le délire Effréné de la Lyre Offre aux jeux arrogants 20 Des ouragans, Celle qui rend docile Un mètre de Sicile Et tire du roseau Des chants d'oiseau, 25 Celle qui, dans son rêve Farouche, porte un glaive Frissonnant sur son flanc Taché de sang, Et celle qui se joue 30 Et pour orner sa joue Prend aux coteaux voisins Les noirs raisins, Et la plus intrépide, La Nymphe au pied rapide, 35 Celle qui, sur les monts Où nous l'aimons, Par sa grâce savante, Fait voir, chanson vivante, Les rhythmes clairs dansants 40 Et bondissants. Oui, toutes se lamentent Et pieusement chantent Dans l'ombre où leur ami S'est endormi. 45 Car il n'en est pas une Qui n'ait eu la fortune D'obtenir à son tour Son fier amour; Pas une qu'en sa vie 50 Il n'ait prise et ravie Par un chant immortel Empli de ciel! Ses pas foulaient ta cime, Mont neigeux et sublime 55 Où nul Dieu sans effroi Ne passe; et toi, Fontaine violette, Il a vu, ce poëte, Errer dans tes ravins 60 Les choeurs divins! Et toi, monstre qui passes A travers les espaces, Usant ton sabot sur Les cieux d'azur, 65 Cheval aux ailes blanches Comme les avalanches, Tu prenais ton vol, l'oeil Ivre d'orgueil, Quand sa main blanche et nue 70 T'empoignait sous la nue, Ainsi que tu le veux, Par les cheveux! Mais, ô Déesses pures, Ornez vos chevelures 75 De couronnes de fleurs, Séchez vos pleurs! Car le divin poëte Que votre voix regrette Va sortir du tombeau 80 Joyeux et beau. Les Odes qu'il fit naître Lui redonneront l'être A leur tour, et feront Croître à son front 85 Victorieux de l'ombre, L'illustre laurier sombre Que rien ne peut faner Ni profaner. Toujours, parmi les hommes, 90 Sur la terre où nous sommes Il restera vivant, Maître savant De l'Ode cadencée, Et sa noble pensée 95 Que notre âge adora, Joyeuse, aura Pour voler sur les lèvres Que brûleront les fièvres De notre humanité 100 L'éternité! Jeudi, 7 novembre 1872. Source: http://www.poesies.net