RONDELS A Armand Silvestre I. Le Jour II. La Nuit III. Le Printemps IV. L'Été V. L'Automne VI. L'Hiver VII. L'Eau VIII. Le Feu IX. La Terre X. L'Air XI. Le Matin XII. Le Midi XIII. Le Soir XIV. La Pêche XV. La Chasse XVI. Le Thé XVII. Le Café XVIII. Le Vin XIX. Les Étoiles XX. La Lune XXI. La Paix XXII. La Guerre XXIII. Les Métaux XXIV. Les Pierreries RONDELS Juillet 1875 RONDELS composés à la manière de Charles d'Orléans poète et prince français père de Louis XII, oncle de François Ier Rivière, fontaine et ruisseau Portent en livrée jolie, Goultes d'argent d'orfaverie, Chascun s'abille de nouveau, Le Temps a laissié son manteau. Charles d'Orléans, Rondel. A ARMAND SILVESTRE Acceptez, mon cher ami, la dédicace de ces Rondels, et puissent- ils vous rendre un peu du plaisir que m'ont donné vos poëmes, si brillants de la glorieuse extase de l'amour. J'essaie encore une fois de ressusciter, après le Triolet et la Ballade, un de nos vieux rhythmes français, dont l'harmonie et dont la symé-trie sont charmantes. Des rhythmes, n'en invente pas qui veut; mais c'est quelque chose peut-être que de tirer de l'oubli quelques-uns de ceux que nos aïeux nous ont laissés en bloc, comme un tas de pierreries enfermées dans un coffre, que le féroce XVIIe siècle a failli jeter à l'eau avec tout ce qui était dedans, sans autre forme de procès. Le gracieux poëme que voici a le mérite encore d'éveiller l'image d'un rimeur qui, quoique prince par-dessus le marché, fut malheureux comme tous ses confrères, et dont le cri mélanco-lique: Je suis cellui au cueur vestu de noir, doit retentir dans votre âme. Il a, mon ami, de quoi nous faire songer, vous et moi, car, tandis qu'il évoquera en vous le souvenir de Beaulté morte en droicte fleur de jeunesse, il m'engagera à me souvenir, comme c'est à présent mon devoir, de Ung vieil homme, lequel Aage s'appelle. Théodore de Banville. Paris, le samedi 10 juillet 1875. I Le Jour Tout est ravi quand vient le Jour Dans les cieux flamboyants d'aurore. Sur la terre en fleur qu'il décore La joie immense est de retour. 5 Les feuillages au pur contour Ont un bruissement sonore; Tout est ravi quand vient le Jour Dans les cieux flamboyants d'aurore. La chaumière comme la tour 10 Dans la lumière se colore, L'eau murmure, la fleur adore, Les oiseaux chantent, fous d'amour. Tout est ravi quand vient le Jour. II La Nuit Nous bénissons la douce Nuit, Dont le frais baiser nous délivre. Sous ses voiles on se sent vivre Sans inquiétude et sans bruit. 5 Le souci dévorant s'enfuit, Le parfum de l'air nous enivre; Nous bénissons la douce Nuit, Dont le frais baiser nous délivre. Pâle songeur qu'un Dieu poursuit, 10 Repose-toi, ferme ton livre. Dans les cieux blancs comme du givre Un flot d'astres frissonne et luit, Nous bénissons la douce Nuit. III Le Printemps Te voilà, rire du Printemps! Les thyrses des lilas fleurissent. Les amantes qui te chérissent Délivrent leurs cheveux flottants. 5 Sous les rayons d'or éclatants Les anciens lierres se flétrissent. Te voilà, rire du Printemps! Les thyrses de lilas fleurissent. Couchons-nous au bord des étangs, 10 Que nos maux amers se guérissent! Mille espoirs fabuleux nourrissent Nos coeurs gonflés et palpitants. Te voilà, rire du Printemps! IV L'été Il brille, le sauvage Été, La poitrine pleine de roses. Il brûle tout, hommes et choses, Dans sa placide cruauté. 5 Il met le désir effronté Sur les jeunes lèvres décloses; Il brille, le sauvage Été, La poitrine pleine de roses. Roi superbe, il plane irrité 10 Dans des splendeurs d'apothéoses Sur les horizons grandioses; Fauve dans la blanche clarté, Il brille, le sauvage Été. V L'Automne Sois le bienvenu, rouge Automne, Accours dans ton riche appareil, Embrase le coteau vermeil Que la vigne pare et festonne. 5 Père, tu rempliras la tonne Qui nous verse le doux sommeil; Sois le bienvenu, rouge Automne, Accours dans ton riche appareil. Déjà la Nymphe qui s'étonne, 10 Blanche de la nuque à l'orteil, Rit aux chants ivres de soleil Que le gai vendangeur entonne. Sois le bienvenu, rouge Automne. VI L'Hiver Au bois de Boulogne, l'Hiver, La terre a son manteau de neige. Mille Iris, qui tendent leur piège, Y passent comme un vif éclair. 5 Toutes, sous le ciel gris et clair, Nous chantent le même solfège; Au bois de Boulogne, l'Hiver, La terre a son manteau de neige. Toutes les blancheurs de la chair 10 Y passent, radieux cortège; Les Antiopes de Corrège S'habillent de martre et de vair Au bois de Boulogne, l'Hiver. VII L'Eau Jeanne en riant marchait dans l'Eau, Baignant au flot sa jambe nue. Sur cette blancheur inconnue Frissonnait l'ombre d'un bouleau. 5 L'alouette par un solo Vint célébrer sa bienvenue; Jeanne en riant marchait dans l'Eau, Baignant au flot sa jambe nue. Lorsque sur le front d'Apollo 10 Se déchirait soudain la nue, Elle folâtrait, l'ingénue, O gracieux et clair tableau! Jeanne en riant marchait dans l'Eau. VIII Le Feu J'ai fait allumer un grand Feu, Tout est clos, fenêtre et volets. Je veux lire; viens, Rabelais; Ce temps-ci m'intéresse peu. 5 La flamme de rose et de bleu Teint ma chambre, comme un palais; J'ai fait allumer un grand Feu, Tout est clos, fenêtre et volets. Foin des gens qui parlent hébreu, 10 Foin des songeurs tristes et laids! O géant qui les immolais, Causons, parle-moi, demi-dieu. J'ai fait allumer un grand Feu. IX La Terre Soumets la Terre, Les fleurs, les bois, Lyre! à ta voix, A ton mystère. 5 Que rien n'altère Les saintes lois; Soumets la Terre, Les fleurs, les bois. Dompte Cythère! 10 Charme à la fois Le lys des rois Et la panthère, Soumets la Terre! X L'Air Dans l'Air s'en vont les ailes, Par le vent caressées; Mes errantes pensées S'envolent avec elles. 5 Aux cieux pleins d'étincelles, Vers la nue élancées, Dans l'Air s'en vont les ailes Par le vent caressées. Vers des terres nouvelles, 10 Sur les rayons bercées, Vous fuyez, dispersées, O blanches colombelles; Dans l'Air s'en vont les ailes! XI Le Matin Lorsque s'éveille le Matin Au Luxembourg encor désert, En chantant dans le gazon vert Les oiselets font leur festin. 5 Les feuilles sont comme un satin Des larmes de la nuit couvert, Lorsque s'éveille le Matin Au Luxembourg encor désert. Le moineau du quartier Latin, 10 Pour qui se donne le concert, A des miettes pour son dessert, Et folâtre comme un lutin Lorsque s'éveille le Matin. XII Le Midi Je vais voir, quand il est Midi, Les estampes du quai Voltaire, Fragonard qui ne peut se taire, Et Boucher toujours étourdi. 5 Debucourt est fort applaudi, Boilly plaît au célibataire; Je vais voir, quand il est Midi, Les estampes du quai Voltaire. Mais Wateau, nautonier hardi, 10 C'est toi surtout, coeur solitaire, C'est toi qu'en la triste Cythère Où ton soleil a resplendi, Je vais voir, quand il est Midi. XIII Le Soir On cause, chez Victor Hugo, Sans redouter nul pianiste. Tout flûtiste ou violoniste Est reçu là comme Iago. 5 Vînt-il de Siam ou du Congo, Pas d'accueil pour le symphoniste; On cause, chez Victor Hugo, Sans redouter nul pianiste. A d'autres La Reine Indigo, 10 Ce chef-d'oeuvre d'un harmoniste, Même Le Petit Ébéniste, Vous aussi Donna del Lago: On cause, chez Victor Hugo. XIV La Pêche Le pêcheur, vidant ses filets, Voit les poissons d'or de la Loire Glacés d'argent sur leur nageoire Et mieux vêtus que des varlets. 5 Teints encor des ardents reflets Du soleil et du flot de moire, Le pêcheur, vidant ses filets, Voit les poissons d'or de la Loire. Les beaux captifs, admirez-les! 10 Ils brillent sur la terre noire, Glorifiant de sa victoire, Jaunes, pourprés et violets, Le pêcheur vidant ses filets. XV La Chasse Les cris des chiens, les voix du cor Sonnent dans les bois de Ferrières; L'écho de ces rumeurs guerrières Épouvante le frais décor. 5 Les habits d'écarlate et d'or Resplendissent dans les clairières; Les cris des chiens, les voix du cor Sonnent dans les bois de Ferrières. Les meutes ont pris leur essor, 10 Et le cerf dans les fondrières Fuit, sentant leurs dents meurtrières; Mais partout il retrouve encor Les cris des chiens, les voix du cor. XVI Le Thé Miss Ellen, versez-moi le Thé Dans la belle tasse chinoise, Où des poissons d'or cherchent noise Au monstre rose épouvanté. 5 J'aime la folle cruauté Des chimères qu'on apprivoise: Miss Ellen, versez-moi le Thé Dans la belle tasse chinoise. Là sous un ciel rouge irrité, 10 Une dame fière et sournoise Montre en ses longs yeux de turquoise L'extase et la naïveté: Miss Ellen, versez-moi le Thé. XVII Le Café Ce bon élixir, le Café Met dans nos coeurs sa flamme noire; Grâce à lui, fier de sa victoire, L'esprit subtil a triomphé. 5 Faux Lignon que chantait d'Urfé, Tu ne nous en fait plus accroire; Ce bon élixir, le Café Met dans nos coeurs sa flamme noire. Ne faisons qu'un autodafé 10 Des vieux mensonges de l'Histoire; Et mêlons, sans peur du grimoire, A notre vieux sang réchauffé, Ce bon élixir, le Café. XVIII Le Vin Dans la pourpre de ce vieux Vin Une étincelle d'or éclate; Un rayon de flamme écarlate Brûle en son flot sombre et divin. 5 Comme dans l'oeil d'un vieux Sylvain Qu'une Nymphe caresse et flatte, Dans la pourpre de ce vieux Vin Une étincelle d'or éclate. Il ne coulera pas en vain! 10 A le voir mon coeur se dilate. Il n'est pas de ceux qu'on frelate Et je lirai comme un devin Dans la pourpre de ce vieux Vin. XIX Les Étoiles Les cieux resplendissants d'Étoiles Aux radieux frissonnements, Ressemblent à des flots dormants Que sillonnent de blanches voiles. 5 Quand l'azur déchire ses voiles, Nous voyons les bleus firmaments, Les cieux resplendissants d'Étoiles Aux radieux frissonnements. Quel peintre mettra sur ses toiles, 10 O Dieu! ces clairs fourmillements, Ces fournaises de diamants Qu'à mes yeux ravis tu dévoiles, Les cieux resplendissants d'Étoiles? XX La Lune Avec ses caprices, la Lune Est comme une frivole amante; Elle sourit et se lamente, Et vous fuit et vous importune. 5 La nuit, suivez-la sur la dune, Elle vous raille et vous tourmente; Avec ses caprices, la Lune Est comme une frivole amante. Et souvent elle se met une 10 Nuée en manière de mante; Elle est absurde, elle est charmante; Il faut adorer sans rancune, Avec ses caprices, la Lune. XXI La Paix La Paix, au milieu des moissons, Allaite de beaux enfants nus. A l'entour, des choeurs ingénus Dansent au doux bruit des chansons. 5 Le soleil luit dans les buissons, Et sous les vieux arbres chenus La Paix, au milieu des moissons, Allaite de beaux enfants nus. Les fleurs ont de charmants frissons. 10 Les travailleurs aux bras charnus, Hier soldats, sont revenus, Et tranquilles, nous bénissons La Paix, au milieu des moissons. XXII La Guerre La Guerre, ivre de sa colère, Embouche ses clairons sonores; Terre, déjà tu te colores De ce sang fumant qu'elle flaire. 5 L'incendie effrayant l'éclaire, Comme de rouges météores; La Guerre, ivre de sa colère, Embouche ses clairons sonores. Et pour réclamer leur salaire, 10 O Dieu! dans les cieux que tu dores, Les vautours, sous l'oeil des aurores, Suivent de leur vol circulaire La Guerre, ivre de sa colère! XXIII Les Métaux Les Métaux, les divins Métaux Que toujours l'homme voit en rêve, Ornent la couronne ou le glaive De tous les Péchés capitaux. 5 L'Orgueil jette sur ses manteaux Pour cette vie, ô Dieu! si brève, Les Métaux, les divins Métaux Que toujours l'homme voit en rêve. L'or gémit sous les vils râteaux 10 Que toujours le banquier soulève, Et pour parer les filles d'Eve Nous tourmentons de nos marteaux Les Métaux, les divins Métaux. XXIV Les Pierreries Les flamboyantes Pierreries Qui parent les glaives des rois Et les mors de leurs palefrois, Brillent dans les rouges tueries. 5 La foule, amante des féeries, Admire, en ses humbles effrois, Les flamboyantes Pierreries Qui parent les glaives des rois. Et, dans les louanges nourries, 10 Les Princesses aux regards froids Sèment sur leurs corsages droits Et sur leurs jupes d'or fleuries Les flamboyantes Pierreries. Juillet 1875. Source: http://www.poesies.net