SONNAILLES ET CLOCHETTES Avant-Propos I. A Catulle Mendès II. Chic III. Toute la Lyre IV. Landrol V. Soleil VI. Exeat VII. Bastille VIII. Le Lys IX. La Pluie X. L'Immortelle XI. Désarmement XII. Le Piano XIII. Le Froid XIV. Repos XV. Margot XVI. Colloque XVII. Chasseurs XVIII. Réplique XIX. Rire XX. Lune XXI. L'Écho de Paris XXII. Peinture XXIII. Lapins XXIV. Birbe XXV. Variante XXVI. Tour Eiffel XXVII. Jocrisse XXVIII. Titania XXIX. Neige XXX. Mardi Gras XXXI. Névrose XXXII. Moderne XXXIII. Tristesse XXXIV. Visite XXXV. Exposante XXXVI. Mon Cheval XXXVII. Deux Tours XXXVIII. Les Fontaines XXXIX. Concurrence XL. Été XLI. Noce XLII. Pessimisme XLIII. Pégase XLIV. Scientifique XLV. Princesse XLVI. La Nuit XLVII. Thalie XLVIII. Turlurette XLIX. Cigare L. Bêtes LI. Lutte LII. Sursum! LIII. Les Femmes LIV. Chapeaux LV. Vendeur LVI. Carnaval LVII. Controverse LVIII. Avril LIX. A Auguste Vacquerie LX. La Charrette LXI. Villégiature LXII. Flirt SONNAILLES ET CLOCHETTES [mai 1888 - mai 1890] AVANT-PROPOS Ce ne sont ici que des caprices légers; mais j'ai écrit sans doute assez de longs poëmes pour qu'on me permette de me jouer en ces folles arabesques. Et puis, n'est-ce pas séduisant, de rimer au jour le jour pour les lecteurs du journal, c'est-à-dire: pour tout le monde? Le grand Goethe voulait que, si une bagatelle se présente bien, on ne la néglige pas sous prétexte de faire l'Iliade, que quelquefois on ne fait tout de même pas. Certes, il est beau de se contenter au besoin d'un seul lecteur, comme notre Montaigne, et d'ajouter avec lui, fièrement: Et même, j'ai assez de pas un! Mais c'est amusant aussi d'en avoir beaucoup et de tendre à la foule des cailloux d'Eldorado, pierreries et diamants, en lui disant avec gaieté: Ça ne coûte que deux sous! T.B. Paris, le 20 juin 1890. I A Catulle Mendès Très souvent, las des Philistins Et les yeux brouillés, cher Catulle, Par les cheveux de Philis teints, Je voudrais aller jusqu'à Tulle. 5 Car, ami Catulle Mendès, Peut-être qu'on est encore aise D'oublier notre noir Hadès, Bien loin d'ici, dans la Corrèze, Et de ne plus voir sur des seins 10 Blanchir des poudres de riz mates, Et de suivre en leurs fiers dessins, Tous les beaux vers que vous rimâtes. Si je fuyais nos singes laids, Et le macadam où va Lise, 15 Il est bien certain que je les Emporterais dans ma valise. Même je voudrais en crier, De vos chansons que l'écho cite, Quand penché sur mon encrier, 20 Je puise dans ce noir Cocyte. 19 mai 1888. II Chic O mon coeur, Paris têtu S'engouffre aux Montagnes Russes. Dis, que faudrait-il que tu Crusses? 5 Le divin Paris moqueur, Pour qui l'or chante et rougeoie, Y roule et s'en donne à coeur Joie. En ce peuple sans amour 10 Coloré de folles gammes, Oh! que de merveilles pour Dames! Les gracieux farfadets Qu'épargnent tous les désastres, 15 Sur leurs robes plaquent des Astres. Parmi ces insanités, Avec leurs frimousses douces, Brillent les divinités 20 Rousses. Toute Eve a l'air d'un soleil Qui brûle, et sur chaque jambe Un bas céleste et vermeil Flambe. 25 Les messieurs, pleins de respect, Semblent venus de l'Autriche. Leurs plastrons ont un aspect Riche. Tel scintille Aldébaran 30 Faisant tourner sa rondache, Ils posent tous pour Caran D'Ache. Que de luxe et de gala! Vois comme ils font bien la fête 35 Gravement, sans tourner la Tête. 26 mai 1888 III Toute la Lyre Un grand souffle court dans les bois Et sur les cimes éternelles; J'entends parler toutes les voix Et frissonner toutes les ailes. 5 Le Rhythme chante, inassouvi, Le brouillard déchire ses gazes, Et nous suivons d'un oeil ravi, Le vol effrayant des Pégases. Dans l'éther vaste et radieux, 10 Loin des cloaques et des fanges Éclatent le rire des Dieux Et le chant triomphal des Anges. Sombre et délicieux tourment, Orgueil, amour, espoir, délire, 15 Écoutez, c'est l'enchantement De la prodigieuse Lyre! A travers les cieux arrogants Elle chasse un troupeau d'Aurores Et les cheveux des Ouragans 20 Sont pris dans ses cordes sonores. L'Océan fait gronder ses flots Et là gémit et se démène Avec des cris et des sanglots, Et pleure la Misère humaine. 25 Qui vous agite sur nos fronts, Épopée où le sang ruisselle, Douce idylle, chant des clairons, O symphonie universelle, Et vous, colères de l'autan, 30 Caresses de l'aube vermeille, Et toi, Nuit! C'est le grand Titan, HUGO, qui parle et se réveille. 2 juin 1888. IV Landrol Landrol, ô deuil! terreur! extase! O Koning! Landrol est resté Quarante ans, et plus, au Gymnase. O noir destin! sort détesté! 5 A présent, son pauvre coeur tremble. Inquiet, prêt à se troubler, Ce martyr murmure: Il me semble Que je voudrais bien m'en aller. Mais Scribe, qu'un laurier décore, 10 Apparaît dans les airs flottants Et dit à Landrol: Reste encore. Landrol répond: Combien de temps? Mais, blêmi par de tristes rages, Scribe prend un air solennel. 15 Et l'on voit passer des orages Sur le front de ce colonel. Des Cunégondes et des Thècles Passent, mystérieux témoins, Dans ses yeux clairs. Trois mille siècles, 20 Dit-il. Ou quatre. Plus ou moins. Landrol dit: Mais quoi! la vallée Frissonnante de Josaphat Délivrera mon âme ailée. Mais feu Scribe lui répond: Fat! 25 Quand on résiste, je m'obstine, Et dans l'infini radieux Tu joueras Michel et Christine Après la mort de tous les Dieux! 9 juin 1888. V Soleil Lorsque Juin fait même sourire Le noir cachot, Je n'aime pas entendre dire Qu'il fait trop chaud. 5 Non. Pas assez chaud. Que notre âme Au jour vermeil Renaisse, prenne un bain de flamme Et de soleil! O Zéphyr, tandis que tu bouges 10 Dans le ciel bleu, Que toutes les lèvres soient rouges Comme du feu! Que hors du corsage, sans honte Les jeunes seins 15 Tressaillent, sans rendre nul compte De leurs desseins! Je veux dans les apothéoses Entendre, autour Du jardin, les bouches des roses 20 Crier d'amour! Oublions les matins livides, Flore aux abois, La malignité des avides Marchands de bois, 25 Et voulant que l'azur nous voie Contents, ayons Les prunelles pleines de joie Et de rayons! 16 juin 1888. VI Exeat Le vieil Hiver aux pieds lourds Est bien loin, s'il court toujours En portant sa chaufferette. Allez-vous-en, Turlurette. 5 Sans peur de son rire amer, Il fait bon près de la mer Fumer une cigarette. Allez-vous-en, Turlurette. Vous entendrez, ingénus 10 Les petits Désirs tout nus Baiser votre collerette. Allez-vous-en, Turlurette. Puis vous irez sous le flot, Qui chante avec un sanglot, 15 Mais qui sait conter fleurette. Allez-vous-en, Turlurette. Car le grand infini bleu Embrase du même feu La reine et la bergerette. 20 Allez-vous-en, Turlurette. Oui, peut-être, on le pressent, Une écume, vous pressant, Vous parlera d'amourette. Allez-vous-en, Turlurette. 25 Mais, pareille aux floraisons, Vous conterez vos raisons A cette vague indiscrète. Allez-vous-en, Turlurette. 23 juin 1888. VII Bastille Tandis que tu t'envoles Dans les cieux bénévoles Mieux que ta soeur Babel, O tour Eiffel, 5 La Bastille s'élève De nouveau, comme en rêve. C'est bien. Mettons dedans Les imprudents. Donnons-lui ces critiques 10 Aux vagues esthétiques, Faux comme des jetons. Amis, jetons Dans sa gueule vorace Les tribuns, dont la race 15 Ne vaut pas même un tiers De monsieur Thiers! Que bien vite elle avale Leur troupe sans rivale, Dont les moins longs discours 20 Ne sont pas courts! Qu'elle mange et dévore Le fabricant sonore Des poëmes qu'on sert Dans un concert! 25 Mettons-lui dans la gueule Non Margot toute seule, Mais tous les régiments De ses amants. Et l'étranger baroque 30 Débarqué, vers l'époque Où tombe le grésil, D'un faux Brésil, Et ces crétins sans nombre Dont les nez font une ombre 35 Épouvantable sur Le chaste azur! 30 juin 1888. VIII Le Lys Étouffons le chagrin cuisant Et les peines qui nous meurtrissent: Portons haut nos coeurs, à présent Que les orgueilleux lys fleurissent! 5 Coupe sereine, ô chaste lys Où le regard du soleil entre! Corps délicieux de Cypris! Blancheur superbe de son ventre! Le beau lys, pour son coup d'essai, 10 Efface le cygne et l'ivoire; Il est mieux vêtu que d'Orsay Et que Salomon dans sa gloire. Il règne, avec ses pistils d'or Dans sa magnifique structure: 15 Pourtant, il ne s'est pas encor Occupé d'une filature. Splendide en son riche attirail, Tu le sais, rayon qui le baises, Il n'exécute aucun travail, 20 Pas même celui des trapèzes. Noble épouvantail des méchants Dont l'âme est toujours mercantile, Le lys que ravissent les chants, Ignore la prose inutile. 25 Pareil au marbre que Scyllis Taillait d'un ciseau grandiose, Il se contente d'être lys Et ne sait pas faire autre chose. 7 juillet 1888. IX La Pluie Ce temps-là ne m'a pas déplu Et son rhythme obstiné me grise. Mais, chers amis, comme il a plu! Comme l'atmosphère était grise! 5 Lorsqu'elle tombe drue encor Et que le soleil la traverse, Alors la pluie est tout en or Et sa longue chanson me berce. Puis le rayon vermeil, avec 10 Fierté, s'enfuit comme une flèche. Selon le beau symbole grec, Danaé, c'est la Terre sèche. Sans qu'on lui reproche aucun tort, Meurtrie et toute malheureuse, 15 Elle se tourmente et se tord, Comme une personne amoureuse. Elle cherche en vain le repos, Car elle brûle. Mais la pluie D'or, vient caresser à propos 20 Cette princesse qui s'ennuie. Il fera bon pour l'Opéra, Puisqu'à mars juillet s'assimile; Dans les théâtres, on fera, Comme au coeur de l'hiver, six mille. 25 Dans le mystérieux éther Où sa fantaisie est diverse, Du grand ciel d'en haut, Jupiter A plu, j'ose le dire, à verse. Il est venu dans cet air bleu 30 Qu'il inonde, orage ou rosée, Et, tout de bon, la Terre en feu Peut dire qu'elle est arrosée. Qu'elle trouve une douce voix La pâle victime qu'on tente! 35 Mais par exemple, cette fois, Si Danaé n'est pas contente!... 14 juillet 1888. X L'Immortelle Muse, Daudet n'a pas raison; Sa justice n'est qu'apparente, Car ta divine floraison Vit très bien avec les Quarante. 5 L'Académie est un phénix Riant comme Cypris dans l'île; Et certes elle a monsieur X, Mais elle a Leconte de Lisle. Elle reçoit dans un salon 10 Cette duchesse, l'Épopée. Tu dois aimer l'endroit où l'on Voit Sully Prudhomme et Coppée. Dans le vieux palais Mazarin Où ta chanson la divinise, 15 Minerve au lourd casque d'airain Avec toi joue et s'humanise. Il vaut mieux, et c'est plus décent, La voir là que dans une auberge, Et ton bel oeil incandescent 20 Fait rire à propos cette vierge. La palme verte a moins d'appas Et moins de splendeur qu'une rose, Mais cependant on n'en meurt pas. Va pour un peu d'apothéose! 25 Tes yeux sont pleins de diamants Et de sagesse et de folie, Et tous les travestissements Te rendent encor plus jolie. Les charmes sont divers, mais on 30 En voit chez toi le monopole, Et quand tu vas dans la maison Où l'on est sous une coupole, Chacun regarde tes cheveux Et songe et te voudrait pour sienne, 35 Et tu peux même, si tu veux, Te faire académicienne. 21 juillet 1888. XI Désarmement Désarmer? Oui, ce bruit-là court, Je sais qu'on a conté ce conte. Églé, qui doit l'arrêter court? Vous, dont il faut bien tenir compte. 5 On parle de désarmement! Sans nulles paroles railleuses, On rangerait, pour le moment, Les canons et les mitrailleuses. Ainsi, tout sera bien réglé 10 Pour tranquilliser les empires. C'est bon. Mais cependant, Églé, Que ferez-vous de vos sourires? Car, Déesse, vos fiers appas Et vos beautés et tous vos charmes, 15 Ainsi qu'on ne l'ignore pas, Sont les plus redoutables armes. Jeune guerrière aux sombres yeux, Que ferez-vous de l'arc farouche De vos sourcils mystérieux 20 Et des braises de votre bouche? O vous dont on craint l'oeil subtil Et qui triomphez dans les villes, Dites-le-nous, en sera-t-il De vous comme des vaudevilles, 25 Et verra-t-on les fiers accords Que la grâce des attitudes Fait saillir sur votre beau corps, Remplacés par des platitudes? Celle qui vit à ses genoux 30 Le jeune Adonis comme Anchise, Avait bien moins d'armes que vous; Et, je le dis avec franchise, Charmeresse, Eve ou Dalila, Dût l'Europe en être alarmée, 35 Tant que vous aurez ces yeux-là, Je ne vous vois pas désarmée. 28 juillet 1888. XII Le Piano Tant pis, j'aime le piano! Mon maître, au fond de la Scythie Fort connu, comme à Landerneau, Aimait l'araignée et l'ortie. 5 Et pourquoi? Parce qu'on les hait. Pour moi, j'aime, épris de chimères, Le piano, parce qu'il est Plus haï que les belles-mères. Un rayon sur mon front a lui, 10 Lorsque l'heure du thé ramène Ce monstre, affreux comme celui Du long récit de Théramène. Devant les dames à turban, A ses voeux j'aime à condescendre, 15 Quand sa croupe se recourbe en Replis de bois de palissandre. N'ayant pas tremblé pour si peu, Je supporte ses airs farouches Et même, le terrible jeu 20 De ses dents, qu'on nomme: des touches. Eh! oui, le piano, Meyer Beer admettait cet ustensile, Et c'est pourquoi Ernest Reyer Me semble un peu trop difficile. 25 Implorant les cieux parfois sourds Où passent des guerriers équestres, J'en conviens, je n'ai pas toujours Sous ma main de puissants orchestres. Or, pour oublier les méchants 30 Si, pâle et l'oeil de pleurs humide, J'ai besoin d'entendre les chants Célestes d'Orphée ou d'Armide, O Vérité, sors de ton puits! Lorsque ce désir fou m'étrangle, 35 Dis-nous cependant si je puis Me les jouer sur le triangle! 4 août 1888. XIII Le Froid Dans le ciel noir, plein d'échancrures, Il volait tristement, vêtu D'un gros paletot de fourrures, Et je lui dis: Qui donc es-tu? 5 Affublé d'un passe-montagne, On ne lui voyait que les yeux. Oh! que le bonheur t'accompagne, Lui dis-je, oiseau mystérieux! Volant toujours à perdre haleine 10 Dans les cieux tarabiscotés, Il avait de gros gants de laine Avec de gros doigts tricotés. Je dis: Toi que l'ouragan fête, Voyageur pâle, exempt d'humour, 15 Comment te nomme-t-on? Poëte, Dit-il, moi, le féroce Amour, Qui connais bien toutes les banques, Je me fais voir, ô sort fatal! Laid comme, dans Les Saltimbanques, 20 On voit le nommé Ducantal. Je suis Amour, dieu de Cythère, Du moins, je l'ai toujours été. Mais, rimeur, on ne peut se taire, Nous avons un bizarre été. 25 Je sais que je devrais, en somme, Possédant la blancheur du lys, Me montrer strictement nu, comme La main de Rose ou de Philis. Mon front n'a subi nulle tonte, 30 Et je ne me sens pas plus vieux Que naguères, dans Amathonte; Mais le temps est trop pluvieux. Je ris, je pleure, je sanglote; Ce qui ravit les coeurs, je l'ai; 35 Mais pour le moment, je grelotte Et j'ai le bout du nez gelé. 11 août 1888. XIV Repos Je disais, en pressant le pas: Que font ces Amours sans vergogne? En somme, il ne me semble pas Qu'ils accomplissent leur besogne. 5 Ils méritent des mauvais points. Hypnotisés par sa caresse, Dorment-ils, en fermant leurs poings, Sur le doux sein de la Paresse? Certes, je les vois compromis; 10 Leur activité se repose. Depuis deux jours, ils n'ont pas mis De flammes dans les yeux de Rose. Luce, dont les jeunes attraits Étaient cause de tant de fièvres, 15 Depuis deux jours n'a plus de traits Meurtriers aux coins de ses lèvres. On danse en vain sous les mûriers: C'est fini du rire et des charmes. A quoi servent ces armuriers, 20 Puisqu'ils ne fabriquent plus d'armes? Tel, sévère pour le bandit, Je blâmais les Amours frivoles. Mais il sont venus et m'ont dit: Prenez des airs plus bénévoles. 25 Il est vrai que, depuis un temps, Sagement nous nous reposâmes. Comme nous faisions au printemps, Nous ne tourmentons plus les âmes. Toutefois, nous reconnaissons 30 Que vous êtes bon guitariste, Habile à gratter des chansons. Mais enfin, il serait fort triste, Monsieur, que vous altérassiez La vérité, dans quelque rêve. 35 De même que les terrassiers, Nous, Amours, nous sommes en grève. 18 août 1888. XV Margot Grosse Margot, blanche nourrice, Qu'adorait, en son fier caprice, Le bon rimeur Villon, Sur toi, sa conquête et sa proie 5 Et le navire de sa joie, Flotte son pavillon! En son âme dévotieuse, Il t'estimait plus précieuse Que de l'or en lingot 10 Et, mieux qu'une chair de princesse, Il aimait et choyait sans cesse Ton sein, grosse Margot! Si bien qu'en ta jupe de laine, Immortelle comme une Hélène, 15 Ravis, nous te voyons Avec ta glorieuse allure, Et que ta lourde chevelure Est pleine de rayons. Lui, le génie, et toi, la gouge, 20 Vous buviez à flots du vin rouge, Plein de rubis ardents, Fleurant comme des violettes, Et la pourpre des gouttelettes Ruisselait sur tes dents. 25 Maintenant, ô perle des filles, Tu resplendis encor, tu brilles, Comme de l'or moulu, Lorsque sur du cuivre on l'applique, Par cette raison sans réplique: 30 Ton François l'a voulu. Oui, ce grand Villon t'a choisie, Comme un dieu de la poésie, Recueillant son butin, Choisit la fille de Tyndare; 35 Car il chantait comme Pindare, A Paris, près Pantin! 25 août 1888. XVI Colloque En passant auprès du bassin Où le flot s'enfle comme un sein, L'oiseau neigeux m'ayant fait signe, J'approchai bien vite, et sur lui 5 Comme un rayon d'or avait lui, Je dis à ce beau Cygne: Cygne! Buvant le ciel aérien, Blanc voyageur, tu ne fais rien. C'est vainement que l'on t'épie. 10 Etre de neige, comme un lys, Te suffit, ô Cygne, tandis Que nous faisons de la copie. Va chercher une entrave ailleurs! Imite les bons travailleurs: 15 Le Boeuf superbe qui laboure, Ou l'Ane, heureux d'avoir marché, Qui, sur son dos, porte au marché, Des légumes, et que l'on bourre. Et nous-mêmes, sans nous vanter, 20 Vois, nous ne savons qu'inventer Pour montrer notre humeur folâtre. Romantiques impénitents, Nous écrivons, de temps en temps, Quelque farce, pour le théâtre. 25 Que diable! escrime-toi, voyons, Autrement que dans les rayons! Tel, mû par le désir insigne Et rempli d'opportunité D'entrer dans la modernité, 30 Je gourmandais le nommé Cygne; Mais l'oiseau de neige et de lys, Plus blanc que le sein de Laïs, L'oiseau divin qui, sur la ville Regarde l'astre à son déclin, 35 Me dit: Ne fais pas le malin Et soigne tes rimes, Banville. 1er septembre 1888. XVII Chasseurs Amour connaît toujours cet art Qui fit ruisseler tant de larmes. Cependant, il est en retard, Du moins sous le rapport des armes. 5 En de nombreux départements Voici que la chasse est ouverte, Et livre à leurs déportements Les chasseurs, dans la forêt verte. Adonis jamais amoindris, 10 Brûlés des plus ardentes fièvres, Ils vont massacrer les perdrix Et mettre à mort beaucoup de lièvres. Jolis des premiers aux derniers, Ils ont, en leurs façons coquettes, 15 De très agréables carniers Et de gracieuses casquettes. Les ruisseaux, comme des miroirs, Orgueilleusement les reflètent, Et leurs chiens, blancs, jaunes et noirs 20 Leur vont très bien et les complètent. Leurs solides et clairs fusils Où le confort anglais respire, Ont été dans Londres choisis: Cela fait plaisir à Shakspere. 25 Ils marchent, d'un air élégant. Leurs guêtres, qu'on achète rue De Richelieu, vont comme un gant, Et charment la foule accourue. Tous équipés au goût du jour, 30 Ils sont venus dans leurs calèches, Excepté le chasseur Amour, Qui n'a que son arc et ses flèches. 8 septembre 1888. XVIII Réplique Le perdreau, sur son plat d'argent, Bien enveloppé dans sa barde, Avait un bel air engageant. Il eût même inspiré le barde. 5 En le voyant, Rose et Ninon, Ces tendresses que l'on achète Et qui ne disent jamais: Non, Tourmentaient déjà leur fourchette. Rose, qui plaît à don Pedro, 10 Grand d'Espagne aux sourcils d'ébène, Dit alors au perdreau: Perdreau, Vois! pour toi quelle heureuse aubaine D'être enfin savouré, mon cher, Par de si belles demoiselles, 15 Qui vont se nourrir de ta chair Et se régaler de tes ailes! Telle Rose, par un circuit, S'égarait en discours frivoles. Mais le perdreau, bien qu'il fût cuit, 20 Prononça de sages paroles. Etre mangé n'est pas un mal, Dit-il, et c'est la fin morose De n'importe quel animal. Sache-le pourtant, jeune Rose, 25 Fille plus folle que la mer Fertile en farces incongrues, A nous, perdreaux, il semble amer D'être dévoré par des grues! 15 septembre 1888. XIX Rire Rions sur la terre en délire Où la lumière aime et fleurit, Puisque le clair, le divin Rire Nous appartient, comme l'Esprit. 5 Rions sous la clarté qui tombe Parmi les rameaux chevelus; Car, amis, la blanche colombe Ne rit pas, le tigre non plus. Oui, rions sous les flammes vives, 10 Puisque c'est notre beau destin D'être les glorieux convives Assis à l'immortel festin; Puisque la Vie âpre et sévère Aura son éclatant réveil; 15 Puisque brillent dans notre verre Les rouges vins, pleins de soleil; Puisque l'Homme, cueillant des roses, Peut dire au divin Rabelais: Tu sais toutes sortes de choses 20 Amusantes, conte-moi-les! Puisque le sommelier Prodige Est notre docile échanson; Puisque c'est, lorsque je l'exige, Hugo qui chante une chanson, 25 Et puisque, auprès du bleu pilastre, Le diamant aux cieux cloué N'est certes pas un plus bel astre Que la prunelle de Chloé. 22 septembre 1888. XX Lune Comme aux Cieux elle étincela, Je la contemplai d'un oeil mâle, Et la Lune me fit de la Peine, tant je la voyais pâle. 5 Elle souffrait, j'en étais sûr, Et sa face, comme assoupie, Ressemblait à ce papier sur Lequel on fait de la copie. Au haut des célestes pourpris, 10 Avec ses pâleurs d'avalanche Et de houppe à poudre de riz, Elle était très blanche, oh! si blanche! J'en sentais un trouble à mon flanc. Voyant cela, je lui dis: Lune, 15 Quel est ce visage si blanc? Car enfin, de deux choses l'une, Ou tu défailles ou tu meurs, L'âme épuisée et comme antique, Ou bien c'est, pour plaire aux rimeurs, 20 Un déguisement romantique. En tout cas, astre, hélas! transi Devant le nuage qui bouge, Par décence, au lieu d'être ainsi, Tu devrais mettre un peu de rouge! 25 Mais la Lune aux lèvres d'argent Me dit, sans être intimidée, Avec un sourire engageant: Du rouge! Eh! oui, c'est une idée, Et l'on en met à Singapour. 30 Moi j'aime peu qu'on me diffame, Et je me ferais passer pour Etre aussi folle qu'une femme! 29 septembre 1888. XXI L'Écho de Paris Au son de l'or pur, au son Clair du fer, Le divin Paris fait son Bruit d'enfer. 5 Chez lui, tout le bien fleurit, Tout le mal Souffre; il modèle et pétrit L'idéal. Dans ce Paris, dans ce lieu 10 Radieux Fait pour ravir le ciel bleu Et les Dieux, Les femmes, aux blanches dents, Au talon 15 Rose, semblent des lys dans Le vallon; Le poëte dans le vent Meurtrier Jette sa plainte en rêvant 20 Au laurier, Et l'ardent musicien, Plein d'effroi, Est comme l'Orphée ancien Qui fut roi. 25 Par le peintre et le sculpteur, Ce géant Le génie est le dompteur Du néant; L'esprit s'élance en un vol 30 Svelte et fort, Plus hardi que Rivarol Et Chamfort; Le bon ouvrier, charmant Tout Ophir, 35 Associe au diamant Le saphir, Et pour orner les palais, Nos marteaux Sans trêve meurtrissent les 40 Durs métaux. Mon Paris, ivre d'amour Et de bruit, Ne s'arrête ni le jour Ni la nuit; 45 C'est pourquoi ce grand charmeur Du réel Lance une immense rumeur Jusqu'au ciel. Trompettes de Jéricho, 50 Chants et cris, Luths et flûtes, c'est l'écho De Paris! 31 octobre 1888. XXII Peinture Elle était blanche comme un cygne Et parfaitement nue, et puis Sans aucune feuille de vigne, Car elle sortait de son puits. 5 Moi, je pris le blanc et le rouge Et sur son visage et son flanc, Sans souci du zéphyr qui bouge, Fier, je mis du rouge et du blanc. Avec ces couleurs de théâtre, 10 Que sans remords nous étalons, Je maquillai son corps folâtre De la nuque jusqu'aux talons. Et je disais: Le Beau respire Chez l'auteur suave et mesquin; 15 Aussi doit-on, fuyant Shakspere, Aimer éperdûment Berquin! Épris de la gloire et du lucre, Il serait bon qu'on les briguât Avec une Revue en sucre 20 Et des romanciers en nougat! Pas de choses éblouissantes! Foin de la Rose au coeur vermeil! Surtout craignez les indécentes Éclaboussures de soleil! 25 On peut célébrer le Hanôvre, Ou Londres, avec Tom et Bob; Mais que la rime soit très pauvre! Oh! beaucoup plus pauvre que Job! Certes, le vrai morceau de prince 30 Qu'il faut louanger en un lai, C'est une demoiselle, mince Comme un svelte manche à balai. Le style très sobre, sans honte Avec la vertu correspond: 35 Ce sont les vrais lions de fonte Qui rugissent au bout du pont! Ainsi je parlais, magnanime, Tâchant, dans ma péroraison, D'agenouiller la nymphe Rime 40 Sous le dur fouet de la Raison. Et toujours, avec politesse, Éteignant la pourpre du sang, Parmi les lys de la déesse Je mettais du rouge et du blanc. 45 Et comme, en cette ardente fièvre, Sur le rouge, sans l'effacer, Je passais la patte de lièvre, Un critique vint à passer. Alors, tout à coup faisant halte, 50 Oubliant sa rédaction, Il admira, droit sur l'asphalte, Mes discours et mon action. Que vois-je? Quel est ce prodige? Dit-il avec sévérité. 55 Que faites-vous là? Moi? lui dis-je; Mais je farde la Vérité! 13 novembre 1888. XXIII Lapins Les petits Lapins, dans le bois, Folâtrent sur l'herbe arrosée Et, comme nous le vin d'Arbois, Ils boivent la douce rosée. 5 Gris foncé, gris clair, soupe au lait, Ces vagabonds, dont se dégage Comme une odeur de serpolet, Tiennent à peu près ce langage: Nous sommes les petits Lapins, 10 Gens étrangers à l'écriture Et chaussés des seuls escarpins Que nous a donnés la Nature. Près du chêne pyramidal Nous menons les épithalames, 15 Et nous ne suivons pas Stendhal Sur le terrain des vieilles dames. N'ayant pas lu Dostoïewski, Nous conservons des airs peu rogues Et certes, ce n'est pas nous qui 20 Nous piquons d'être psychologues. Exempts de fiel, mais non d'humour Et fuyant les ennuis moroses, Tout le temps nous faisons l'amour, Comme un rosier fleurit ses roses. 25 Nous sommes les petits Lapins, C'est le poil qui forme nos bottes, Et, n'ayant pas de calepins, Nous ne prenons jamais de notes. Nous ne cultivons guère Kant; 30 Son idéale turlutaine Rarement nous attire. Quant Au fabuliste La Fontaine, Il faut qu'on l'adore à genoux; Mais nous préférons qu'on se taise, 35 Lorsque méchamment on veut nous Raconter une pièce à thèse. Étant des guerriers du vieux jeu, Prêts à combattre pour Hélène, Chez nous on fredonne assez peu 40 Les airs venus de Mitylène. Préférant les simples chansons Qui ravissent les violettes, Sans plus d'affaire, nous laissons Les raffinements aux belettes. 45 Ce ne sont pas les gazons verts Ni les fleurs, dont jamais nous rîmes Et, qui pis est, au bout des vers Nous ne dédaignons pas les rimes. En dépit de Schopenhauer, 50 Ce cruel malade qui tousse, Vivre et savourer le doux air Nous semble une chose fort douce, Et dans la bonne odeur des pins Qu'on voit ombrageant ces clairières, 55 Nous sommes les tendres Lapins Assis sur leurs petits derrières. 27 novembre 1888. XXIV Birbe En mon printems, à l'âge en fête Où l'on fuit gaîment tout salon, J'avais sur mon front de poëte Une tignasse d'Absalon. 5 Fort riche, ayant de l'or en barre, Embrassant la Rime à tout coup, On m'eût pris pour un chef barbare Ou pour une tête de loup. A présent c'est fini de rire, 10 Et si j'ai fait un peu de bruit, Si je trouve aussi de quoi frire, Me voilà pelé, comme un fruit. Heureux au gré de mon envie, Moi qui semblais un damoiseau, 15 Je fus, par les soins de la Vie, Plumé, comme on plume un oiseau. Moi qui savais chanter Achille Passant dans un éclair soudain, Me voilà chauve comme Eschyle 20 Et comme le fut Siraudin. Et ma tête, objet illusoire, Se faisant voir à découvert, Est comme ces billes d'ivoire Qu'on fait rouler sur un drap vert. 25 Sa boîte, à présent nette et lisse, Est comme une perle d'Ophir, Et peut s'offrir avec délice A la caresse du zéphyr. Ou, s'il fait trop froid, si la bise 30 Court par les chemins où je vais Et m'écorche, comme Cambyse Écorchait les juges mauvais, Alors, tout noir, comme une mouche, Me parant et me régalant, 35 Un gai béret de Scaramouche Me coiffe de son pli galant. Il me capitonne, il me sauve, Il déroute le vent amer, Et si je l'ôte, je suis chauve 40 Comme une roche dans la mer. Oui, moi que sait bercer la vague Et qui lui parle quand je veux, Je n'ai qu'une parenté vague Avec Hélène aux beaux cheveux. 45 Je n'ai pas épuisé ma veine Et je reste droit comme un pin, Mais je laisse enfin cette vaine Luxuriance à Richepin. Toujours le poëte, dont l'âme 50 Est un gouffre plein de ciel bleu, Se souvient d'avoir bu la flamme Et baisé le charbon de feu. Réchauffe-moi, sainte brûlure! Amis, tout est bien comme il est, 55 Car avec ou sans chevelure, Un bon chanteur n'est jamais laid. Et celle qui donne la manne Avec son baiser meurtrier, La Muse a voulu sur mon crâne 60 Faire la place du Laurier! 11 décembre 1888. XXV Variante Lila, personne orientale, Qu'on n'égale qu'aux Dieux et qu'aux Rois, dit: Je suis l'Horizontale Dont on parle dans les Échos. 5 Je suis la plus belle Tendresse Que dans la forêt suive un daim, Et le Lys ébloui se dresse, Quand je passe dans le jardin. Étrangère à toutes les Prusses, 10 Je suis la favorite des Russes et des Montagnes Russes Et, la nuit, je dors sous un dais. Cantinière de l'ambroisie, Aussi blonde que le maïs, 15 Voyez, je suis comme Aspasie Et comme Thaïs et Laïs. Je suis, avec mon front de lune, Comme Rhodope au rire frais, Que l'Égypte vit bâtir une 20 Grande pyramide, à ses frais. Je visite Amour dans sa forge, Comme Phryné, dont l'avocat Fit voir la radieuse gorge, Seule excuse qu'il invoquât! 25 Dédaignant toute mousseline, Je suis, dans ce siècle vénal, Comme la grande Messaline, Mal comprise par Juvénal. Je suis comme ces tentatrices 30 Et comme Ninon de Lenclos, Dont on adorait les caprices, Innombrables comme les flots. Célèbre jusques dans l'Autriche, Je suis comme Sophie Arnould 35 Qui, par l'esprit, fut aussi riche Que les Rothschild et que les Fould. C'est de moi que naît le délire Et je suis, comme je le dois, A moi seule toute la Lyre 40 Qu'Amour fait vibrer sous ses doigts. C'est ainsi que Lila, savante A donner de bonnes raisons, Fait son propre éloge, et se vante Par un choix de comparaisons. 45 Mais en regardant sa frimousse, Voyant comme elle a le nez fait, Un jeune homme à la voix très douce L'interpelle et dit: En effet, Madame, c'est vous le cytise 50 Que broute le chevreau lascif; Courtisane, tout vous courtise; Vous rendez l'univers pensif. Vous entraînez la vieille Europe Dans votre vertige effréné; 55 Oui, vous êtes comme Rhodope Et comme Laïs et Phryné. Mais, ô nymphe, qui dans les fêtes Passez comme une flèche, au son Des brillants orchestres, vous êtes 60 Également comme Chausson! 25 décembre 1888. XXVI Tour Eiffel Tour Eiffel, grandis, monte encore Dans la lumière et dans l'aurore, Dans les éthers silencieux. Née entre les pieds noirs d'Hécate, 5 Monte, grande fleur délicate, Mets ton front dans les sombres cieux. Car un génie au coeur de flamme Fouille la terre jusqu'à l'âme Et jusqu'aux portes de l'enfer, 10 Et pour préparer à la France Le nid joyeux de l'espérance, Le tresse avec des brins de fer. Oui, sois de plus en plus géante, Et devant la foule béante 15 Que charmeront tes fils vermeils, Apparais, de clarté baignée, Comme une toile d'araignée Où vont se prendre les soleils. Pendant les prochaines semailles, 20 Luis, resplendis avec tes mailles, Brille, joyau prestigieux Et séduis l'oeil par ta caresse, Filigrane ajouré, que tresse Un orfèvre prodigieux. 25 On verra, dans leurs vols énormes, Accourir vers tes plates-formes Le hardi faucon, le gerfaut, Les vautours, les aigles voraces; Mais en contemplant ces terrasses, 30 Ils trouveront que c'est trop haut. Monte encor, Tour démesurée! Le dieu de la mer azurée Et de l'ouragan libyen, Dit à l'équipe ralliée 35 De Babel réconciliée: Venez, à présent. Je veux bien. La Tour grandit et, sur son faîte, Invincible, dressant la tête, L'Homme ouvrant tout grands ses yeux clairs, 40 Pourra, dans ses jeux ordinaires, Prendre dans ses mains les tonnerres Et jouer avec les éclairs. Car, autrefois chaste et jalouse, Maintenant, la Science épouse 45 L'Homme et, regardant l'Orient, Pour lui déchire tous les voiles Qui lui dérobaient les étoiles, Et baise sa bouche, en riant. Sans craindre que rien la meurtrisse, 50 La Science libératrice, Dans sa main tenant une faux Que l'on ne voyait pas naguère, Moissonnera les deuils, la guerre, Les canons et les échafauds. 55 Tour, grand lys fleuri dans l'espace, Colosse de force et de grâce! Épouvantant le doute amer, Les certitudes et l'extase Reviendront caresser ta base, 60 Comme les vagues d'une mer. Et, malgré le vent, qui s'effare, Ton veilleur, auprès de son phare, A l'heure divine où le bruit S'éteint dans la nature fée, 65 Entendra la Lyre d'Orphée Guider les astres, dans la nuit. 8 janvier 1889. XXVII Jocrisse Ce siècle, beau, mais décadent, -Comme l'ont prédit les augures, Voit au fond du rouge occident S'effacer les grandes figures. 5 Mangin ne vend plus de crayons, Avec son bagout dur et leste. Peut-être qu'il vend des rayons, Dans une calèche céleste. Robert Macaire n'est plus roi 10 Au bagne affreux ni dans le bouge, Et ne fait pas naître l'effroi, N'ayant plus son pantalon rouge; Et triste, faisant son paquet, Emportant sa malle et sa harpe, 15 Le prodigieux Bilboquet Renonce à marchander la carpe. Prudhomme, exempt de tous mollets, Sur son front dévasté ramène Des crins, plus étirés que les 20 Vers du récit de Théramène. Polichinelle est aboli. Dans la neige d'une avalanche Se dissipe son nez pâli, Aussi blanc qu'une truffe blanche. 25 Pierrot, morne et l'air abattu, Se promenant à Pampelune, Dit: O Lune, me connais-tu? Pas du tout, dit la blanche Lune. Oui, tous ces héros glorieux, 30 Que les cieux de flamme éblouissent, Dans les lointains mystérieux S'effacent et s'évanouissent. Seul, ô Jocrisse, aimable enfant, Dont l'oeil doux charmait ta nourrice, 35 Toi que l'Illusion défend, Chaste, ingénu, divin Jocrisse, Etre initial et sans prix, O toi que la brise courtise, Au milieu de nous tu fleuris, 40 Éternel comme la Bêtise. Dans tes petits yeux radieux La Certitude heureuse éclate. Naïf, tu vas, comme les Dieux, Vêtu de la pourpre écarlate. 45 Plus allègre que Jupillon, Pareil à la fleur sur sa tige, Un symbolique papillon Près de tes cheveux roux voltige. Et ce messager du ciel pur, 50 Léger comme ta petite âme, Jette un éclair d'or et d'azur Dans ta chevelure de flamme. Toi, sur qui la Fée, en rêvant, Pose encor sa main protectrice, 55 Ami du soleil et du vent, Incommensurable Jocrisse, Ignorant ce que les passants Peuvent abriter sous leurs crânes, Tu montres autant de bon sens 60 Et de sagesse que les Anes! 22 janvier 1889. XXVIII Titania Bottom, être baigné d'azur, Baisé dans les apothéoses, Toujours la Reine mettra sur Tes longues oreilles, des roses. 5 Au bal, où maint gardénia Chantait son amoureuse gamme, Je vis hier Titania. Elle était déguisée en dame. Car Worth, qui peinait et rêvait 10 Comme un forgeron dans sa forge, Dans une robe d'or avait Mis en captivité sa gorge. Dans ses cheveux doux et charmants, Tout pareils à ces bestioles, 15 Cent mille et mille diamants Brillaient comme des lucioles. Elle avait je ne sais quel feu D'espoir, de fureur et de joie Dans les clartés de son oeil bleu, 20 Comme un loup qui cherche sa proie. Et moi, qui ne songeais à rien, Je contemplais, en bon lyrique Épris du ciel aérien, La Reine du pays féerique. 25 Elle et moi, quand j'étais bandit, Bien souvent ensemble nous rîmes. Elle m'aperçut et me dit: Cher Banville, marchand de rimes, Aujourd'hui le temps est fait pour 30 Me donner des rêves d'amante. Je ne sais quel frisson d'amour Court sur mes lys, et les tourmente. Je voudrais qu'en chants inégaux Un beau mortel, suivant mon ombre, 35 Me récitât des madrigaux Dans quelque boudoir un peu sombre. Ah! lui dis-je, comment serait L'être qui, bouffon ridicule, Pour vous ne recommencerait 40 Les exploits effrayants d'Hercule? Ne saurez-vous pas tout ravir, Étant la fille de Shakspere? Demandez, faites-vous servir. Tout Paris est là, qui soupire. 45 Voici des seigneurs qu'il faut voir! Ils n'ont pas traîné dans les bouges. Au contraire, ils semblent avoir Été cuits dans leurs habits rouges. Voici des financiers d'enfer, 50 Ludovic, Edgar, Anatole, Qui dans leurs grands coffres de fer Ont su détourner le Pactole. Puis, voici de subtils esprits Dont le groupe heureux se dessine. 55 Ils sont malins, ayant appris Le coeur des femmes dans Racine. Tel je montrais le Tout-Paris Brillant comme une chrysolithe. Mais la Fée aux rires fleuris 60 Me dit, en voyant cette élite: Oui, pour une tête à l'envers, Tu fais à souhait ton Plutarque; Tous ces Parisiens divers Me semblent d'une bonne marque. 65 Tous répondent à mon désir; Il n'en est pas que je condamne. Mais je ne sais lequel choisir... Car ils ont tous la tête d'âne! 5 février 1889. XXIX Neige La neige tombe en flocons Sur les toits, sur les balcons. C'est à se croire en Norvège. Les gazons gèlent, tapis 5 Sous un merveilleux tapis. Car il neige, il neige, il neige. Pour combiner, en ses jeux, Un effet de blanc neigeux, Le ciel a jeté ses perles. 10 Mais ces parures de cour Sont un mince régal, pour Les moineaux et pour les merles. Par ce temps, ils n'errent pas. Mais enfin, pour quel repas 15 Cette nappe est-elle mise? La Terre, montrant son flanc, Est dans un vêtement blanc, Comme une dame en chemise. Or, mesdames, le rimeur 20 Se livre à sa belle humeur, Et sur les routes divines Aux harmonieux dessins, Voit les blancheurs de vos seins Et celles de vos poitrines. 25 Sous la neige ensevelis, Mais levant leurs fronts pâlis Que le vent ne peut abattre, Les arbres un peu tremblants, Ont tous des panaches blancs, 30 Comme le roi Henri Quatre. Les petits dos féminins Sont comme des Apennins; Et Flavie, Emma, Nadège, Pour qui j'enfle mes pipeaux, 35 Sur leurs élégants chapeaux Emportent des fleurs de neige. Des loups, terreur des marmots, Pénètrent dans les hameaux, Plus sérieux que des mages, 40 Et si j'en crois le journal, On en voit dans Épinal, Où se vendent les images. Ces loups, fuyant nos paris, Ne viennent pas à Paris. 45 Mais dans ce Paris, qui m'aime Et qui, malgré les méchants, Écoute parfois nos chants, Nous en avons tout de même. Ces chasseurs qui passent dans 50 La ville, ont du sang aux dents. O Balzac! c'est toi qui trouves Ces meurtriers, ces filous; Nous avons beaucoup de loups, Et même aussi, quelques louves. 55 Sveltes comme des fuseaux, Elles tendent leurs museaux De bêtes aventurières, Et plus d'un sage barbon Estime qu'il serait bon 60 D'exterminer ces guerrières. Mais le prudent louvetier Veut bien les amnistier, Si leur candeur les protège; Et ne soyez pas surpris 65 Que ces louves de Paris Aient la blancheur de la neige! 19 février 1889. XXX Mardi gras Aussi fou qu'un essaim de guêpes, Car il ne faut pas qu'on s'y trompe, Mardi-gras, qui mange des crêpes, Est venu, sonnant de la trompe. 5 Donc, mon ami Paul, et toi, Lise, Amusez-vous. Ce qu'on achève Et qu'à propos on réalise, N'est plus dans le pays du rêve. Mais n'allez pas au bal. C'est triste. 10 C'en est fini du Veau qui tette, Et lointain comme un guitariste, Chicard n'est plus qu'une épithète. Donc, Lise, dont le fier corsage Cache mal un sein couleur d'ambre, 15 Et toi, Paul, croyez un vieux sage: Faites le bal dans votre chambre. Amants fiers de porter des chaînes, Dansez un pas naturaliste! Voyagez aux rives prochaines, 20 Comme le veut mon fabuliste. Je le sais bien, moi que la Muse A dressé pour son dithyrambe, En nul endroit on ne s'amuse Mieux que devant un feu qui flambe. 25 Pour le carnaval, trop précaire, Il faut pourtant qu'on se déguise; Si l'on veut, en Robert Macaire, Et s'il le faut, en duc de Guise. Toi, Paul, mets ta chemise russe, 30 Et toi, Lise aux charmantes poses, Déguise-toi, pleine d'astuce, En femme qui met des bas roses. Et soupez! Lise, fleur humaine, Si l'on peut t'adorer comme ange, 35 Pour imiter le fils d'Alcmène Il est essentiel qu'on mange. Si tu veux que Paul sur tes lèvres Se livre aux plus tendres sévices, Sur une assiette de vieux Sèvres 40 Épluche-lui des écrevisses. Et pour mêler toutes les joies, Commande, ô guerrière jalouse, La fine terrine de foies Gras, chez Tivollier de Toulouse. 45 L'Éden, il faudrait que tu l'eusses, O femme du ciel émanée! Pour cela, bois du Lur Saluces Après un peu de Romanée. O Paul, sois prévoyant! Profite 50 Du temps où tu n'es pas obèse, Et tandis que Lise t'invite, Baise sa bouche, et la rebaise. Car ce bonheur, que tu répètes, Vaut bien les douleurs éternelles 55 D'entendre hurler des trompettes Et de voir des polichinelles! 5 mars 1889. XXXI Névrose Névrose tortille des fleurs, Comme une étonnante fleuriste. Avec ses prunelles en pleurs, Névrose est une dame triste. 5 Ses fureurs de Phèdre aux abois Sont dans les crimes impliquées; Elle songe aux fraîcheurs des bois Avec des amours compliquées. Ayant le Crime pour vizir, 10 Misanthrope comme un Alceste, Elle traîne son long désir De l'ode sapphique à l'inceste. En son long peignoir entr'ouvert Aussi pâle qu'une orpheline, 15 Dans un verre de cristal vert Elle boit l'absinthe opaline. Sur les horreurs de son destin, Elle gémit comme l'hyène, Et dans les plats de son festin 20 Met du picrate et du cayenne. Livrée à ses vagues tourments, Le seul plaisir qui l'éperonne, C'est de feuilleter des romans Où fleurit le mot de Cambronne. 25 Comme elle dédaigne Amadis Et tout Chérubin qui respire L'air fortifiant! Mais tandis Qu'elle soupire et qu'elle expire, Bien mieux informé que Dangeau, 30 Avec son regard qui fascine Apparaît le grand Tourangeau, Le bon docteur en médecine. Il lui dit, sachant l'aguerrir: Névrose gracieuse et fine, 35 Dédaigne, si tu veux guérir, L'antipyrine et la morphine. Voltige comme un papillon, Car c'est le remède efficace, Des vers endiablés de Villon 40 Aux contes joyeux de Boccace. Laisse ton cou libre dans l'air! Ote ce boa de vigogne Et, prompte comme un vif éclair, Vide un grand verre de Bourgogne. 45 Sur la colline et le ravin Ouvre ce peignoir que tu fripes. Tout en savourant le bon vin, Mange des boudins et des tripes. Et sagement, diligemment, 50 Pour voir ta douleur apaisée Donne aux lèvres de ton amant Ta bouche mille fois baisée. 19 mars 1889. XXXII Moderne Le Saint dit à son compagnon: Vil animal souillé de crotte, Puisque tu prends cet air grognon, Va te cacher là, dans la grotte. 5 Laisse-moi dans l'air nébuleux Regarder l'Ange qui s'élance Pour franchir les escaliers bleus, Et d'abord, garde le silence. Mais le rôdeur aux flancs épais 10 Dit: Je suis fatigué du mythe. En somme, accorde-moi la paix! Ne m'agace pas, bon ermite. C'est bon. Laisse tes vieux cheveux Se coller sur ta face blême, 15 Et je parlerai, si je veux. Garde le silence, toi-même. Les instants envolés sont courts. Bonhomme, il ne faudrait pas m'être Désagréable en tes discours, 20 Et maintenant, c'est moi le maître. Tu nasilles, comme au lutrin. Mais sache-le, vieux botaniste, C'est moi seul qui suis dans le train. Je suis le Cochon moderniste. 25 Je suis comme un roi d'Orient. Le soleil me baise et me dore, Et tout le monde, en me voyant, Me dit: Cochon, viens qu'on t'adore! Dût cette existence m'user, 30 Parmi des femmes idolâtres Désormais je veux m'amuser Dans les endroits les plus folâtres. Hôte d'éblouissants palais, Je fréquenterai les Folies- 35 Bergère, pour courtiser les Demoiselles aux moeurs polies. Je couronnerai mes destins. Puisqu'ici-bas tout n'est que rêve, J'organiserai des festins 40 Si plantureux que l'on en crève. Je veux des menus abondants Que nul ascète ne rature. Et puisque enfin je règne dans La meilleure littérature, 45 J'irai, sans demander jusqu'où. Tandis que siffleront les merles, On attachera sur mon cou Des fleurs et des colliers de perles, Ermite, dans les cieux divins 50 Tu peux regarder fuir les Anges. Moi je me soûlerai de vins, De belles chairs et de louanges. Après avoir bien déliré Dans une éternelle glissade, 55 Avec délices je lirai Mon ravissant marquis de Sade. Je mènerai des choeurs dansants, Et, tout le temps que le jour dure, Caressé, fier, ivre d'encens, 60 J'irai me vautrer dans l'ordure. 2 avril 1889. XXXIII Tristesse Au temps où vont naître les roses, Puisqu'il est des heures moroses Même pour les fils d'Apollon, Pleure, pleure, mon violon. 5 Jadis, turbulent comme un faune, Je regardais le soleil jaune Avec des yeux de jeune aiglon. Pleure, pleure, mon violon. A présent, très ancien poëte, 10 Je n'ai plus du tout sur la tête Ma chevelure d'Absalon. Pleure, pleure, mon violon. Écartant la verte liane, Je ne poursuis plus Viviane 15 Dans les bocages d'Avalon. Pleure, pleure, mon violon. Dans le vaste azur, que de voiles! Et comme c'est haut, les étoiles! On n'y peut monter en ballon. 20 Pleure, pleure, mon violon. On fabrique, en cet âge insigne, Du vin sans le fruit de la vigne, Et la rose est pour le frelon. Pleure, pleure, mon violon. 25 La Muse, pauvresse éternelle, Marche nue, et Polichinelle A sur le dos trop de galon. Pleure, pleure, mon violon. Délaissant Pierrot, Colombine 30 S'en va dévider sa bobine Avec le seigneur Pantalon. Pleure, pleure, mon violon. Quant à des figures de femmes Peintes en de cruelles gammes, 35 Nous pourrons en voir au Salon. Pleure, pleure, mon violon. Faut-il que la jeune Eurydice, Pareille au lys blanc, resplendisse? Le serpent lui mord le talon. 40 Pleure, pleure, mon violon. Le Maître, en vain, par sa tendresse Dompte la fureur vengeresse De la mer et de l'aquilon. Pleure, pleure, mon violon. 45 Tandis que parle sa voix douce, Un Judas à la barbe rousse Lui donne son baiser félon. Pleure, pleure, mon violon. Tel qui cherchait dans la mêlée 50 Roland, crinière échevelée, S'arrête, en voyant Ganelon. Pleure, pleure, mon violon. Mais qu'importe! une échelle grimpe Jusqu'au mystérieux Olympe: 55 J'en vois le premier échelon. Pleure, pleure, mon violon. Et je veux encor, sous la nue A qui j'offre ma tête nue, Errer dans le sacré vallon. 60 Pleure, pleure, mon violon. 16 avril 1889. XXXIV Visite Ah! pour nos prunelles ouvertes, Le divin spectacle vermeil, Ce triomphe de feuilles vertes Éclaboussé par le soleil! 5 On voit sur les folles verdures Les diamants que la pluie a. Nous oublions nos peines dures: Tout ressuscite. Alleluia. Dans les palais et dans les bouges, 10 Les lèvres pleines de frissons Disent: Voyez, nous sommes rouges! Et les seins blancs: Nous fleurissons! En chaque toilette qui passe Faisant voler un gai jupon, 15 Se mire, traversant l'espace, Le paradis clair du Japon. Un seigneur qui jamais n'hésite, Plein de folie et l'oeil riant, Vient ici nous rendre visite, 20 Vêtu comme un roi d'Orient. Le poëme effréné qu'il chante Ne fut nullement expurgé; Sa bouche de rose est méchante. En un mot, c'est un insurgé. 25 Parfumé comme un flot d'essence, Il n'a pas le moindre souci De ce qu'on nomme: la décence, Et fièrement il dit ceci: Paris! les portes étant closes, 30 Un capricieux démon t'a Montré Gilles marchand de roses Et vers toi le parfum monta. Moi, je suis le marchand de joie! En vain l'âpre hiver m'isola; 35 Il me plaît qu'ici tout rougeoie, Comme un chapitre de Zola. Je m'ébats dans la clarté rousse, Caparaçonné de pompons, Et devant moi la brise trousse, 40 Les demoiselles sur les ponts. Toujours nous nous servirons d'elles Pour admirer l'azur des cieux. Puisque voici les hirondelles, Poussons des cris séditieux. 45 Je vole partout, sans paresse. La Chimère qui griffe aurait L'heur de me plaire, et je caresse Titania dans la forêt. Dans la lumière pénétrante 50 Je vide mes brillants écrins. De même qu'en mil huit cent trente Les romantiques à tous crins, Ayant sur mon front une raie, Je porte des cheveux flottants 55 Comme ceux de Lapommeraye. Car je suis le nommé Printems! 30 avril 1889. XXXV Exposante Le jour où, dans l'ambition D'orner la ville déjà verte, A Paris, l'Exposition Universelle s'est ouverte, 5 Cependant que l'on voyait sur Notre ciel qui n'est plus morose Briller les coupoles d'azur, Un humoriste dit à Rose: Toi, dont on adore à genoux 10 Les cils et la paupière blonde, Vois, nous centralisons chez nous Toutes les merveilles du monde. Nous avons les pays charmants, Toutes les Indes et les Chines, 15 Les vertigineux diamants, Les peintures et les machines. Pour oublier les maux subis, Nous avons des fêtes hautaines; La chrysoprase et les rubis 20 Coulent dans le flot des fontaines. Soeur de la sage Dalila, Sur nos glorieux territoires Chacun apporte ce qu'il a, Des ors, des argents, des ivoires. 25 Eiffel (on ne saurait nier Qu'il gagnera de fortes sommes) Expose une tour, et Garnier Les habitations des hommes. Qui donc sous les feuillages verts 30 Expose dans l'air qui frissonne? Tous les mortels de l'univers. Et qui donc est absent? Personne. Mais toi, Rose, dont les desseins Ont un appétit grandiose; 35 Toi qui sur les bouts de tes seins Laisses voir des boutons de rose; Toi qui, ne craignant aucun choc, Sembles superbement taillée A coups de ciseaux dans le roc, 40 Et pourtant, si bien détaillée; Toi, délice et régal du jour, Dont la robe, sans que tu puisses L'en empêcher, avec amour Dessine ton ventre et tes cuisses; 45 Femme dont les cheveux épars Sur ton épaule et sur tes hanches Roulent à flots de toutes parts, Comme de noires avalanches; Triomphe adorable et vermeil, 50 Etre à la blancheur liliale, Dont la lèvre brille au soleil Comme une pourpre impériale; Toi, Rose, ange, femme et bandit, Charmeresse aux regards de flamme, 55 Qu'exposeras-tu donc? Moi? dit Rose, j'exposerai mon âme! 14 mai 1889. XXXVI Mon Cheval Je hélais un cocher de fiacre Moi, paria, Mais lui, sans nul vain simulacre, M'injuria. 5 Pâle, évoquant la catastrophe Et les tourments, Il écumait comme une strophe Des Châtiments. Il criait: Tonnerre et massacre! 10 Zut! Holà là! Monsieur veut monter dans mon fiacre! Est-il Zola? Est-il Rothschild? Est-il en nacre? Oh! ces rimeurs! 15 Il prétend monter dans mon fiacre, Tenez, j'en meurs. Tel, ce cocher plein de chimères, En son émoi, Épanchait en notes amères 20 Sa bile. Et moi, Las, rêvant d'être solitaire Sur un divan, Prêt à m'enfoncer dans la terre Comme don Juan, 25 J'admirais dans les rayons fauves Les vains rébus Que mimaient les conducteurs chauves Des omnibus. Mais dans la foule sacrilège 30 Passait par là Un cheval blanc comme la neige, Qui me parla. Et c'était le divin Pégase, Agile et sûr. 35 Il ouvrait ses ailes de gaze Jusqu'à l'azur. Oh! dit-il, toi qui tiens Golconde En tes écrins, Dédaigne leur vaine faconde. 40 Saisis mes crins! Viens, monte! et sous le bénévole Ciel estival, Je leur montrerai comme on vole, Moi, ton cheval. 45 Je suis fidèle comme Thècle En mes amours. Tu peux me prendre à l'heure, au siècle, Même, à toujours. Nous pourrons errer, groupe blême 50 Aux yeux ardents, Tout autour de la Tour, et même Grimper dedans. Et de là, par des élans brusques Et factieux, 55 Bondir effroyablement jusques Au fond des cieux. Et tirer, au fond des sublimes Gouffres vermeils, Un feu d'artifice de rimes 60 Pour les soleils! 28 mai 1889. XXXVII Deux tours Emma dit au jeune étranger: La tour Eiffel? C'est inutile. Car à quoi bon te déranger Dans une intention futile? 5 Tu pourras la voir à son tour Sous le rayon d'or qui s'y vautre. Mais je suis moi-même une tour, Et je vaux parfaitement l'autre. Je suis svelte et superbe aussi. 10 Tu me vois jaillir vers la nue, Et la foule m'admire ici Mieux que cette grande ingénue. Comme elle, j'attache en effet Ma parure avec des agrafes 15 Et, modèle insolent, j'ai fait La fortune des photographes. Je plais, même au chat de Salis; Nul rimeur ne m'a ravalée. Je suis droite comme ces lys 20 Qu'on voit dans la douce vallée. J'en conviens, l'autre a des appas Que suit une ardente séquelle; Mais, jeune homme, je ne suis pas Moins solide et moins dure qu'elle. 25 Rigide comme le Devoir, Je surgis! Reste dans la ville. Tu n'as pas besoin, pour me voir, Du chemin de fer Decauville. Planant dans les cieux, le vautour 30 Ne fait aucune différence Entre elle et moi. Donc, tour pour tour, Accorde-moi la préférence. Telle, avec un peu de rougeur, Emma, non sans littérature 35 S'expliquait, et le voyageur Admirait sa belle structure. Il pensa: Quo non ascendam? Ayant avalé quelques verres D'un bon genièvre d'Amsterdam, 40 Qui rend les âmes peu sévères. Et dardant son oeil de gerfaut, Il cria comme une fanfare: Vous êtes la tour qu'il me faut, Et je m'éclaire à votre phare. 45 Pur comme Diaz de Bivar, Je suis né sous un grand ciel rose, Dans le département du Var Qu'un furieux soleil arrose. J'arrive, en effet, de Fréjus. 50 Près de vous mon désir énorme Naît, palpite, et veut grimper jus- Qu'à la seconde plate-forme. 11 juin 1889. XXXVIII Les Fontaines Les fontaines, les fontaines S'élancent en gerbes hautaines Et, lumineuses, jaillissent Et de leurs feux s'enorgueillissent. 5 Leur triomphe se décore De ton fluide éclat d'aurore, Embrasement qui nous berces, Et montre des couleurs diverses. Comme en des apothéoses 10 Elles montent, vertes et roses, Ou bien refont leurs toilettes Jaunes, lilas et violettes. Avec leurs beautés récentes, Les fontaines phosphorescentes, 15 Dont le doux éclat flamboie, Emplissent nos yeux de leur joie. Leurs adorables féeries, S'éblouissant de pierreries, Mêlent, pour charmer l'artiste, 20 Le rubis avec l'améthyste. Que votre eau superbe et claire Se précipite en sa colère, Et croisez vos incertaines Lueurs, ô fontaines, fontaines! 25 Les fontaines en délire, Ainsi qu'une orageuse lyre Dont la corde se courrouce, Chantent dans la nuit pâle et douce. Dans votre gloire ingénue, 30 Vous montez vers la blanche nue Par des élans grandioses, Fontaines qui roulez des roses! Splendeurs que l'ombre importune, En vos jets baisés par la lune, 35 Dont les blancs luisants ruissellent, Mille diamants étincellent. Divinement somptueuses, Vous brillez, eaux voluptueuses, Comme l'acier clair d'un glaive, 40 Et vous êtes des fleurs de rêve. Car vos grands et purs calices Ont plus de suaves délices, Plus de tendresse et de flammes Que les chers désirs de nos âmes. 45 O flots jaillissants, lumières, Caresses de roses trémières, Votre beau vol énergique Est fait pour la forêt magique, Et l'amazone Hippolyte 50 Blonde comme une chrysolithe, Écouterait, près d'Athènes, Les mélodieuses fontaines. 25 juin 1889. XXXIX Concurrence Là-haut gronde un orage. Le soleil plein de rage Semble s'extasier Dans un brasier. 5 Le turbulent tonnerre Célèbre un centenaire Au milieu des éclairs Ardents et clairs. A quelle oeuvre inconnue 10 Travaillent dans la nue Les Chérubins riants Des Orients? Ces faiseurs de poëmes Ouvrent, comme nous-mêmes, 15 Une Exposition Dans leur Sion. On y vient du nocturne Sirius, de Saturne, De Vénus tout en feu 20 Dans l'azur bleu, Et de l'ombre où fulgure, Détachant sa figure Dans l'éther de safran, Aldébaran. 25 Le Berger des étoiles A dans ses larges toiles Emprisonné divers Grands univers. Là, tendant leurs échines, 30 D'invincibles machines Font mouvoir les vermeils Coeurs des Soleils. Puis, des fontaines vives Dans leurs eaux convulsives 35 Roulent des firmaments De diamants. La chevelure d'Eve Et sa bouche de rêve Les ont teintes de leurs 40 Tendres couleurs, Et des jardins étranges Fleurissent, dont les Anges Ailés et triomphants Sont les Alphands. 45 Là naissent, blancs et lisses, Ouvrant leurs purs calices Près des amaryllis, D'immenses lys, Et des roses farouches, 50 Pareilles à des bouches Que tout baise à l'entour, Disent: Amour! Parmi l'or des fournaises Dansent des Javanaises 55 Venant d'une Java Où nul ne va. Mille milliers de rimes S'éparpillent, sublimes, En un glorieux chant; 60 Et se penchant Vers les grands téléphones, Hurlent des Tisiphones Et parlent en mots fins Les Séraphins. 65 Dans la nue électrique, Dieu, puissamment lyrique, Lutte avec Edison A sa façon; Et de ses mains profondes, 70 L'ingénieur des mondes Construit dans le plein ciel Sa Tour Eiffel! 9 juillet 1889. XL Été On dit à ce cruel Été, Qui tanne la peau des gorilles: Tu nous endors, comme un Léthé; Puis tu nous cuis et tu nous grilles. 5 Nous vivons, grâce à ton aplomb Comme la colombe et les ânes, Sous une calotte de plomb Qui fond les cerveaux dans les crânes. Été cruel, chacun se tut 10 Devant ton affreux monopole; Car on sent, comme à l'Institut, L'étouffement d'une coupole. Pourquoi remplir nos vastes cieux De ton caprice et de tes rages? 15 Quel appareil prétentieux De fournaise et de faux orages! Ces orages, que tu prends soin De balayer avec ta robe, Filent, et puis s'en vont très loin, 20 Comme un caissier qui se dérobe. Effarouchant les astres bleus Effarés dans leur vol magique, On ne sait jamais si tu pleus Ou non. Rouge Été, sois logique. 25 Écoute-nous, dans tes donjons! Nous voulons, moyennant des sommes, Savoir si c'est nous qui mangeons Les biftecks, ou si nous les sommes. Or, le féroce Été répond: 30 Homme, instruit jadis par la Muse, La foire n'est pas sur le pont. Je suis un roi. Le roi s'amuse. Avant de manger les cerneaux, Comme il est bon que l'homme souffre, 35 J'ai repris dans mes arsenaux L'ouragan, la pluie et le soufre. J'étale ainsi mon gai savoir Et je sais égayer ma rate; Et je ris, lorsque après avoir 40 Balancé, mon dénoûment rate. Comme en un désert libyen, J'ai tari les mourantes sources. Mais que voulez-vous? il faut bien Que l'on connaisse mes ressources. 45 Mon sourcil, quand je le fronçais, A fait gémir la terre noire. Comme Claretie aux Français, Je reprends mon vieux répertoire. Accrochant l'éther sur mes pas, 50 Je ne tonne pas, et je tonne. Puis je pleus, et je ne pleus pas. Voilà donc ce qui vous étonne? Je fleuris la rose et le lys. Je sais charmer autant que nuire; 55 Je fais un Alger de Senlis Et, j'en conviens, j'aime à vous cuire. Cependant on doit m'héberger! Tout cela n'est pas une pose. Je le fais pour monsieur Berger 60 Et pour monsieur Alphand. J'expose! 23 juillet 1889. XLI Noce La nuit meurt. C'est bientôt l'heure Frissonnante du matin, Où dans les bois le vent pleure, Doux et parfumé de thym. 5 Des soupeurs, faisant la guerre A leur vieil ennui bavard, S'ébattent dans un vulgaire Cabaret du boulevard. Et ces pâles noctambules 10 Montrent des visages blancs Comme ceux des funambules Avec leurs toupets tremblants. Ils traitent des cocodettes Pour qui ces plaisirs sont nuls, 15 Et qui songent à leurs dettes Avec de profonds calculs. Elles font de tristes moues Sous de riantes couleurs, Car les pastels de leurs joues 20 Sont comme un bouquet de fleurs. C'est la fête qu'elles donnent A leurs amants éblouis, Et tout bas elles fredonnent L'hypothèse des louis. 25 Leur fard éclatant rougeoie, Et cependant, les soupeurs, Sans désir comme sans joie, Plus graves que des sapeurs, Dans le bleu salon morose 30 Où leur ennui se tient coi, Boivent du champagne rose, En baisant n'importe quoi. Des écrevisses farouches Forment le fond du repas. 35 Elles emportent les bouches Et ne les rapportent pas. Et l'on mange aussi des pickles D'un prodigieux élan, Où l'on peut voir, sans besicles, 40 Tous les monstres de Ceylan. Sous le gaz jaune qui flambe, Grande comme une Pallas, Emma laisse voir sa jambe Que l'on a tant vue, hélas! 45 Séraphine devient tendre; Et Lise, dans un dessein Qu'il est aisé de comprendre, Montre les lys d'un beau sein. Telle Cypris dans sa conque. 50 Puis, comme il faut accoucher D'un vieux dénoûment quelconque, Tous vont aller se coucher. Non sans un peu d'amertume, Chacun ayant fait ses frais, 55 Ils sortent sur le bitume, Caressés par le vent frais. Avec les vains simulacres De s'être bien amusés, Les voilà prenant des fiacres 60 Vieux et jusqu'à l'âme usés. Redoutant le dieu féroce Que désigne un arc vermeil, Ils s'en vont, gens de la noce, A l'heure où vient le Soleil. 65 Ils vont dormir, sous les toiles, Un sommeil essentiel, Car les dernières étoiles Pâlissent au fond du ciel. 6 août 1889. XLII Pessimisme Psychologues à l'oeil subtil, Analystes et pessimistes, Afin d'en extraire un plomb vil, Tourmentez l'or, ô bons chimistes! 5 Pour moi, je ne pratiquerai Jamais votre culte barbare. Au contraire, j'invoquerai Les Grâces, comme a fait Pindare. Et séduisant par mon brio 10 Les cieux rouges et pleins de roses, J'interrogerai le trio De ces déesses grandioses. Vous êtes vraiment dégoûtés! Je ne sais dans quelle Sorbonne, 15 Tristes songeurs, vous écoutez Une leçon qui n'est pas bonne. Ah! dans les rayons triomphants, Petites âmes vagabondes, Regardez jouer les enfants 20 Avec leurs chevelures blondes. Sur cette terre, où vous errez Comme dans une vile auberge, Regardez, lorsque vous pleurez, Le pur sourire d'une vierge! 25 Prêts à bondir sur le tremplin Où vous pousse votre folie, Affirmant que le vin est plein De lie et de mélancolie, Vous dites: N'en buvons jamais! 30 Je hasarde cette hypothèse: Le vin est délicieux, mais Vous avez la bouche mauvaise. Ne dévisagez pas les cieux Avec des prunelles hautaines. 35 C'est toujours la Muse aux beaux yeux Qui nous parle dans les fontaines. Les femmes, prétend votre humour, Ensanglantent leurs bras de nacre, En aidant le féroce Amour 40 A vulgariser le massacre. Vous affirmez que ce boucher Leur doit ses plus belles recettes. On peut cependant les toucher Autrement qu'avec des pincettes. 45 Parmi les fleurs que nous pillons, Dans le bois hanté par les faunes, De jolis vols de papillons Font palpiter leurs ailes jaunes. Non, monsieur, l'homme ne me plaît 50 Pas du tout, l'homme ni la femme, Disait jadis le prince Hamlet, Qui chantait fort bien cette gamme. Le zéphyr turbulent dans l'air Frissonne et se tourne en volute. 55 Laisse-moi, bon Schopenhauer, Te régaler d'un air de flûte. Par ce beau soir plein de fraîcheurs, Sur le feuillage et dans les nues Partout se glissent des blancheurs 60 Et de chastes figures nues. Blanc cheval sans bride et sans mors, Porte-moi vers les belles fêtes, Car les Dieux ne seront pas morts Tant qu'il restera des poëtes. 20 août 1889. XLIII Pégase Le poëte qui dans l'extase, O Muse, fait ce que tu veux, Est monté sur le blanc Pégase, En l'empoignant par les cheveux. 5 Au-dessus d'eux le ciel flamboie, Et le cheval fier et subtil Dit au poëte plein de joie: Où dois-je aller? Que te faut-il? Veux-tu le trône au dais de moire 10 Que l'homme regarde en rêvant, Ou ce vain murmure, la gloire, Qui s'éparpille dans le vent? Veux-tu suivre en ses nobles crimes La Guerre au souffle meurtrier, 15 Ou sur ton beau front plein de rimes Avoir l'ombre du noir laurier? Traversant la mer inféconde, Plus rapide que le zéphyr, Tu pourras dépouiller Golconde 20 Et cueillir les perles d'Ophir! Je puis te donner une Omphale Aux cheveux baisés par le jour, Et la richesse triomphale, Et ce que l'on appelle: Amour! 25 Et tu n'as qu'à parler, poëte, Pour vêtir de riches habits, Si tu veux boire un vin de fête Dans une coupe de rubis. En ta colère impétueuse, 30 Tu verras tomber sur ton flanc Une pourpre voluptueuse, Ayant le rouge éclat du sang. Tu peux tenir ma chevelure Qui frissonne en tes blanches mains. 35 Rien ne ralentit mon allure Et je connais tous les chemins. J'arrive, d'une aile guerrière, Jusqu'aux Dieux, sur le pavé d'or. Tout me cède, et nulle barrière 40 Ne peut arrêter mon essor. Je sais voler comme les aigles Et bondir comme les lions, Sans briser le rhythme et ses règles. Où te plaît-il que nous allions? 45 Ainsi parle, voix ingénue, Pégase, le hardi cheval Qui dans l'orage et dans la nue Devance l'éclair, son rival. Déchirant l'azur et le soufre, 50 Il dit encor, dans la rumeur Des astres, et dans l'or du gouffre: Où vais-je te mener, rimeur? Et le poëte, en ses prunelles Ayant le ciel oriental 55 Brillant de clartés éternelles, Dit: Tu sais bien. A l'hôpital! 3 septembre 1889. XLIV Scientifique Lentement, vers la fin du jour, Une voix murmurait dans l'ombre: Amour! Amour! Amour! Amour! Au milieu de la forêt sombre. 5 Quelqu'un disait: L'essentiel N'est pas la gloire et sa fumée. Non, le vrai, c'est de voir le ciel Dans les yeux de la bien-aimée. Une bouche peut s'embraser 10 Lorsqu'une autre bouche s'y pose. On voit dans le divin baiser L'éblouissement d'une rose. La haie en fleur, l'étang dormant Ont le souffle qui vous enivre. 15 Pour être heureux tout bêtement, Il suffit de se laisser vivre. Écoute l'yeuse et le pin! Bon laboureur, chéris ta femme Et baise-la comme du pain, 20 Tandis que le bon air t'affame. Quant aux hors-d'oeuvre superflus, Ami, bien fol est qui s'y fie. Et l'on ne trouve rien de plus Dans toute la philosophie. 25 Ainsi parlait, génie, esprit, Je ne sais qui, dans l'ombre noire, Au bois où l'églantier fleurit Près de l'étang glacé de moire. J'écoutais, regardant les cieux 30 Où s'allume la chrysoprase, Et je marchais, silencieux, D'un pas léger, sur l'herbe rase. Je trouvais les instants bien courts, Dans la grande forêt magique, 35 Et je dis: Quel est ce discours Si raisonnable et si logique? Et tandis que tombait la nuit, Écartant le houx et la ronce, Je marchais sans faire de bruit, 40 Car j'attendais une réponse. Les oiseaux, chers petits bandits, Mettaient les branches au pillage. Bientôt, près de moi, j'entendis Un froissement dans le feuillage. 45 Pâle dans le fluide azur, Ame que le bruit importune, Avec son blanc visage pur Apparaissait la douce lune; Et, choeurs envolés, se nouant 50 Parmi les zéphyrs qui soupirent, Je vis des Nymphes se jouant, Blanches figures, qui me dirent: Oui, tu peux t'instruire, en effet, Au bruit de la brise et des ailes. 55 Quel est ce discours tout à fait Sage? continuèrent-elles, En jetant leurs cheveux flottants Sur leurs tuniques sans agrafes: C'est la chère voix du Printemps 60 Qui parle dans nos phonographes! 17 septembre 1889. XLV Princesse Les blonds Amours, chez vous tapis, Jeanne, sifflent comme des merles, Et vous marchez sur les tapis Avec des pantoufles de perles. 5 Aussi riche qu'Ali-Baba, Vous cachez vos roses fleuries, Comme la reine de Saba, Sous des robes de pierreries. Endormeuse comme un Léthé, 10 Vous grignotez, en vos auberges, Des ortolans pendant l'été Et, quand vient l'hiver, des asperges. Et froide comme un iceberg, Vous demandez un peu d'extase 15 A quelque grand johannisberg De chrysoprase et de topaze. Mais, ô déesse, dont les pas Auraient fleuri toute Cythère, Vous le savez, on ne vit pas 20 Seulement de pain, sur la terre. Princesse aux désirs indomptés Que nul obstacle ne rature, Vous savourez les voluptés De la saine littérature. 25 Des poëtes, sachant ravir, Tressent, en leurs beaux soliloques, Des rimes d'or, pour vous servir De colliers et de pendeloques. Et des romanciers, nécromants 30 Dévoués à l'heur de vous plaire, Fabriquent pour vous des romans. On en tire un seul exemplaire. Ainsi, vous ne pleurez jamais. A vous servir tout met du zèle; 35 Un zéphyr vous caresse. Mais Avouez-le, mademoiselle, Ces bonheurs vous semblent hideux Auprès des maux que vous souffrîtes, Du temps où vous mangiez pour deux 40 Sous de pommes de terre frites. Car alors, ignorant le bain, Vous aviez, fillette aux yeux pâles, Treize ans, l'âge de Chérubin, La bouche rose et les mains sales. 45 C'était en de charmants accords Et dans la radieuse ivresse Qu'on admirait sur votre corps Vos petits haillons de pauvresse, Vous aviez la saveur d'un fruit, 50 Et sur les places reculées Des amants tressaillaient, au bruit De vos savates éculées. 1er octobre 1889. XLVI La Nuit Ne parle pas, trop parler nuit: Bon passant, prends garde à ta montre. Comme elle est superbe, la Nuit Qui se dérobe et qui se montre! 5 Quand cette reine aux doigts fleuris Vient pour charmer les demoiselles, Oh! sur le fabuleux Paris Comme elle étend de grandes ailes! Vite, elle a fermé son rideau 10 Pour cacher la clarté vermeille, Et chante: Dodo, l'enfant do A l'homme éreinté qui sommeille. Et l'immense ville apparaît Avec ses effrayants colosses, 15 Pareille à la noire forêt Que peuplent les bêtes féroces, La verte Seine, dont le flot Brille comme une pertuisane, Dans son lit, avec un sanglot 20 S'étire, et fait la courtisane. Et le grand Paris, traversé Tout entier par ses chansons vagues, Se réjouit d'être bercé Dans le murmure de ses vagues. 25 Les amants dont le coup d'essai De nul chef-d'oeuvre ne diffère, S'embrassent, et comme Sarcey L'ordonne, font la scène à faire. Le rimeur, en son rêve bleu 30 Que nul ukase ne supprime, Baise l'ardent charbon de feu Sur les deux lèvres de la Rime. Ouvrant, avec un geste sec, Leurs grands coffres-forts à fonds doubles, 35 Comme Gigonnet et Gobseck Les éditeurs comptent des roubles. En prononçant de vagues mots, Des filles, seules ou par groupes Vont et, comme les animaux, 40 Font saillir de lascives croupes. Les souteneurs et les filous Tentent de rafler des sacoches, Et rôdant, pareils à des loups, Touchent leurs couteaux dans leurs poches. 45 Ce sont eux, les marchands d'amour. Avec sa prunelle hagarde, Au coin du sombre carrefour La blanche Lune les regarde. Pâle, des nappes de l'azur 50 A sa lumière habituées, Elle jette ses rayons sur Les petites prostituées. Effroyablement, par milliers, Volent dans le gouffre des nues 55 Des Pégases, des cavaliers, Des monstres et des femmes nues. Et dans l'immensité des cieux On voit au-dessus de nos fanges, Comme un long choeur silencieux 60 Errer les figures des Anges. 15 octobre 1889. XLVII Thalie O muse Comédie, Souffre un peu que ma main Hardie S'égare en ton chemin! 5 Tel, rouge et faisant halte, Devant cette primeur S'exalte Un apprenti rimeur. Et bien vite il ajoute: 10 Pour guérir mes tourments Écoute- Moi, nymphe aux yeux charmants. Vendangeuse Thalie, Viens, prends en pitié ma 15 Folie, Toi que Bacchus aima! Déesse au cou de cygne Que n'atteint nul affront, La vigne 20 Se tord sur ton beau front. Oh! ne sois pas farouche! Mes yeux s'égarent dans Ta bouche Et sur tes blanches dents. 25 L'air ému tourbillonne Et mon sang courroucé Bouillonne Pour ton nez retroussé. Je veux te plaire, ô Muse! 30 Et sachant comment on S'amuse, Te prendre le menton. Oyant ces mots, Thalie Au visage taché 35 De lie, N'a pas l'air trop fâché, Et répond, déjà tendre: Tu pourras, sous les draps, Me prendre 40 Tout ce que tu voudras. Combattant ma paresse, Pour tes secrets desseins Caresse La neige de mes seins, 45 Leur neige grandiose, Où de vivants boutons De rose Charment les feuilletons. Je le veux bien, apaise 50 Mon dédain querelleur Et baise Ma rouge lèvre en fleur. J'y consens, dans tes rages, Flétris par les derniers 55 Outrages Mes trésors printaniers. Sois heureux, comme en songe. Fais tout ce que tu veux, Et plonge 60 Ta main dans mes cheveux. Sois méchant pour moi seule, Puisque je ne suis pas Bégueule, Bouscule mes appas. 65 Mais, ô marchand de rimes, Qu'au ciel aérien Tes crimes N'aient pas crié pour rien! Si tu n'es pas infirme, 70 Sous les astres sereins Affirme La vigueur de tes reins. Avec joie et bravoure Ma lèvre belle à voir 75 Savoure Le sang du raisin noir. Je dédaigne un coeur lâche. Sois rude et triomphant, Mais tâche 80 De me faire un enfant! 29 octobre 1889. XLVIII Turlurette Il s'en va, le fol Amour. Nous entendons le tambour Qui pour vous bat la retraite. Eh! allez donc, Turlurette! 5 Sous les rouges cieux pourprés, Vous n'irez plus dans les prés Effeuiller la pâquerette. Eh! allez donc, Turlurette! Du poëte au savetier, 10 Vous charmiez tout le quartier Notre-Dame-de-Lorette. Eh! allez donc, Turlurette! Hélas! au lieu d'ortolans, A vos appétits galants 15 On offre une vinaigrette. Eh! allez donc, Turlurette! Déjà, lors de vos treize ans, Vous aviez les yeux luisants, Car vous étiez guillerette. 20 Eh! allez donc, Turlurette! Vous faisiez peu de façons, Et d'aimables polissons Baisaient votre collerette. Eh! allez donc, Turlurette! 25 Belle aux sens extasiés, A coup sûr vous ne lisiez Ni Beuve, ni Philarète. Eh! allez donc, Turlurette! Plus tard, quand toute une cour 30 Vous adorait, tour à tour Vous fûtes dame et soubrette. Eh! allez donc, Turlurette! On admirait votre peau. Sur votre insolent chapeau 35 Brillait une folle aigrette. Eh! allez donc, Turlurette! A vos genoux, très soumis, Se traînaient des gens bien mis, Ayant des croix en barrette. 40 Eh! allez donc, Turlurette! Ou bien, d'un pas vif et prompt, Vous portiez sur votre front Le pot au lait de Perrette. Eh! allez donc, Turlurette! 45 Où sont hélas! tous les ors Et tous les riants trésors Cachés sous la gorgerette? Eh! allez donc, Turlurette! Et vos seins blancs, où jadis 50 Parmi les glorieux lys Rougissait une fleurette? Eh! allez donc, Turlurette! Et le gai visage en fleur Où le Temps écornifleur 55 Plante sa griffe indiscrète? Eh! allez donc, Turlurette! On voit maigrir votre flanc Et déjà, dans votre sang Frémit une peur secrète. 60 Eh! allez donc, Turlurette! Bientôt, regrets superflus! Vous ne voyagerez plus Au pays de l'amourette. Eh! allez donc, Turlurette! 65 Car, à bouche que veux-tu, Vous aurez de la vertu Comme un pâle anachorète. Eh! allez donc, Turlurette! Et tenant votre cabas, 70 Vous tricoterez des bas, Mince comme une levrette. Eh! allez donc, Turlurette! Alors, grillant vos mollets, Vous songerez, triste, les 75 Pieds sur votre chaufferette. Eh! allez donc, Turlurette! 12 novembre 1889. XLIX Cigare Dans l'or et la pourpre du soir, Après une lointaine course, Paresseusement vint s'asseoir Le beau Serge auprès d'une source. 5 N'étant nullement du vieux jeu, Comme un homme qui se respecte, Il intimidait le ciel bleu Par son élégance correcte. Ses yeux, comme avivés de khol, 10 Indiquaient une turlutaine Assez tranquille, et son faux-col Se reflétait dans la fontaine. Et dans sa bouche où les baisers Volant toujours sans crier gare 15 Sont comme des oiseaux posés, Brûlait un farouche cigare. Mais dardant, ainsi qu'un vautour, Son oeil fauve, à côté de Serge, Vint s'asseoir dans l'herbe, à son tour, 20 Un Etre beau comme une vierge. Oh! dit-il, devant ces roseaux, Tu rêves là, comme en un gîte, En écoutant des chants d'oiseaux. Mais, bel enfant, pense à Brigitte. 25 Elle a treize ans, comme jadis La Juliette de Shakspere. Elle ressemble au chaste lys Fleur qui s'éveille et qui respire. Voyant sa lèvre, en paradant 30 La Rose brode sur ce thème; Serge, elle t'aime et cependant, Elle ne sait pas qu'elle t'aime. Goûte l'ineffable saveur De sa douce prunelle en flamme, 35 Et sache, glorieux buveur, T'enivrer de sa petite âme. Sois fidèle! pour apaiser Ta soif de la joie inconnue, Quel nectar vaudrait le baiser 40 De cette fillette ingénue? Et moi, qu'à ce moment tu vois, Aussi blond que l'orange mûre, Et qui te parle, et dont la voix Se mêle au ruisseau qui murmure, 45 Je suis l'Amour, que nul ne fuit, Qui mène les troupes d'oiselles Vers les nids tièdes, et la nuit, Je m'endors sous mes grandes ailes. Ainsi parlait, près des échos, 50 Au fumeur, gracieux éphèbe, Le Roi divin, né du Chaos Dans le silencieux Érèbe. Mais ayant pris un air grognon, Avec un geste qui rature, 55 Serge dit à son compagnon: Ne fais pas de littérature. Tes fils, dans la brise flottants, Sont presque aussi gros que des câbles. Chante, puisque c'est le printemps, 60 Mais n'abuse pas des vocables. Est-ce que tu me prendrais pour Un Daphnis, antique baderne? Tu dis cela, comment? L'Amour? Pas fin de siècle. Pas moderne. 26 novembre 1889 L Bêtes Hier, comme il est essentiel De fuir les foules turbulentes, Pour contempler un peu de ciel Je flânais au Jardin des Plantes. 5 J'oubliais tout, les biens, les maux, La science trop incertaine, Et je vis tous les animaux Qu'a chantés le bon La Fontaine. Comme le Soleil en courroux 10 Qui s'endort sur les marécages, Le Tigre et le grand Lion roux Semblaient s'ennuyer dans leurs cages. Ce temps est dur pour les Lions, Disait le grand porte-crinière; 15 Il ne faut pas que nous voulions Éviter l'injure dernière. On ne sait plus ce que valait Ma colère et ma vaste joie, Et maintenant c'est un valet 20 Qui m'apporte un semblant de proie. Tandis qu'un éclair triomphant S'allumait dans les yeux de l'Aigle, Ce héros, l'antique Éléphant Mangeait un petit pain de seigle. 25 Et se dandinant avec pompe, Ce dieu solidement bâti Égalait par sa belle trompe Ganéça, fils de Parvati. Le Singe à des hommes divers, 30 Pour accomplir son ambassade, Enseignait des gestes pervers, De la part du marquis de Sade. Léchant sa femelle ardemment, Rhythmique, avec des yeux folâtres 35 Et des gentillesses d'amant, L'Ours noir grognait: Oh! les théâtres! Le Perroquet taché de feu, Sans peur ouvrant son bec solide, Criait: Député jaune et bleu, 40 Je ne veux pas qu'on m'invalide! Il disait, le divin Chameau, Dont les jambes valent des ailes: Fi du joueur de chalumeau Qui me compare aux demoiselles! 45 Le Rossignol dans son verger, Parlait du ténor qui l'obsède, Et la Gazelle au pas léger Se plaignait du vélocipède. Avec son air paisible et fou 50 Je vis l'innocente Girafe Qui fait sa belle, et dont le cou A l'élégance d'un paraphe. Cette bête, qui dans la nuit Va d'un pas naïf, qu'elle scande, 55 Me dit: la Tour Eiffel me nuit; C'est une Girafe plus grande. Aspirant les senteurs de pin Que la noire forêt compose, L'ingénu, le tendre Lapin 60 Disait, furtif: C'est moi qu'on pose. Car, et je n'y vois aucun mal, Poser un lapin signifie: Je vous paierai, foi d'animal! Monsieur, bien fol est qui s'y fie. 65 Je vis sur les eaux, restant coi, L'oiseau que sa blancheur désigne. Et courroucé, je dis: Pourquoi Donc es-tu Cygne? On n'est pas Cygne. Quelle chimère! On est Canard. 70 En des coins-coins analytiques On s'envole, car c'est un art, Dans les grands journaux politiques. Ou bien l'on est Oie, et ce nom Fait qu'on trouve une gloire insigne, 75 Comme la déesse Junon. Hélas! me répondit le Cygne, L'Oie est un digne objet d'amour, Elle s'envole comme un Ange. Rien n'égale une basse-cour 80 Où l'on barbote dans la fange. Là, comme aux noces de Cana, On s'enivre de mille joies. Bonheur idéal! Mais on n'a Pas voulu de moi chez les Oies! 10 décembre 1889. LI Lutte La Muse est divine, et sans cesse Charme le jour. Elle restera ma déesse Et mon amour. 5 Jamais celle que j'ai suivie Ne m'a lésé. Mais, certes, lutter pour la vie Est malaisé. Ah! sous le rouge crépuscule 10 Du ciel en feu, Le meilleur lutteur fut Hercule, Esclave et dieu. Car agile en ses peccadilles Comme les faons, 15 Il faisait à cinquante filles Cinquante enfants. Prolixité digne d'envie! Puissant gala, De pouvoir prodiguer la vie 20 A ce point-là! Mais songer à soi-même, vivre, Est déjà fort, Si bien que parfois on est ivre De cet effort. 25 Au Paris de la rive gauche, Sur les coteaux Persiste encore la débauche Des Flicoteaux. Plus d'un jeune mélancolique, 30 Ivre de grec, Y meurtrit sa dent famélique Sur un bifteck. Mais, ô lutte sourde et hagarde! Fuyant repas! 35 Le bifteck, pareil à la garde, Ne se rend pas. Tel esquisse, en mots d'une lieue, Des Ménélas Héros d'une histoire sans queue 40 Ni tête, hélas! Le clown, dans une triste fête Content de peu, Orne d'un toupet bleu sa tête. Oh! pourquoi bleu? 45 Près des vieux aux lourdes paupières, Tristes et soûls, Vois, les pierreuses, dans les pierres, Vont, pour deux sous. Et c'est la même coqueluche 50 Dans le ruisseau Que sur les coussins de peluche Couleur ponceau. Torgnole, fuyant comme un lièvre Et lasse enfin, 55 Vend le froid baiser de la fièvre Et de la faim. Et de même, Anna que mignote Son vieux lion, Avec ses quenottes grignote 60 Un million. Pour toute l'humanité blême Oh! que rêver? C'est toujours l'unique problème: Ne pas crever. 65 L'Homme obéit, l'Or est le maître De ce valet, Et c'est bien l'Etre ou ne pas être Du prince Hamlet. Et toi qui n'as pas de colère, 70 O doux rimeur, Puisque tu n'obtiens pour salaire Qu'une rumeur; Puisque la salle où se goberge Trimalcion, 75 Te dédaigne, comme l'auberge, Trime, alcyon! 24 décembre 1889. LII Sursum! Dans ce Paris, cul-de-sac Inventé par feu Balzac, Le plus humble mammifère Nous parle d'Influenza. 5 Une chanson de Rosa Ferait bien mieux notre affaire. Sur notre front, clair et beau, Toujours brilla le flambeau Qui dissipe les ténèbres. 10 Le savetier Gavarni Fit notre soulier verni. Donc, ne soyons pas funèbres! Pour amuser nos destins Nous avons les doux satins, 15 L'or tramé, la pourpre insigne. C'est chez nous qu'Eve aux beaux yeux S'en délecte et sait le mieux Porter ces feuilles de vigne. O toi, dont le petit nez 20 A des reflets satinés Sous le zéphyr qui le fripe Et qui baise tes appas, Femme, ne te laisse pas Étonner par une grippe! 25 L'homme, qui s'est nommé roi, Garde le pouvoir; mais toi, Sa dédaigneuse compagne, Qui toujours le mets dedans, Rafraîchis tes blanches dents 30 Sur la mousse du champagne. Les théâtres, je les plains, Ne sont pas tout à fait pleins. A la meilleure des villes Nous permettrons ce défaut; 35 Et nous saurons, s'il le faut, Nous passer de vaudevilles. Tentons-le, c'est un essai. Et tout en plaignant Sarcey, Dont le cher coeur en soupire, 40 Devant les rubis du feu, Près d'une amante à l'oeil bleu, On pourra lire Shakspere. Le meilleur régal qu'on sert N'est pas au café-concert. 45 Ce sont les douces diphthongues Et les mots imitatifs Que les amoureux furtifs Disent sur les chaises longues. Que Gluck et Cimarosa 50 Fassent taire Influenza! Car c'est une douce chose De chanter Amaryllis, Tant que sur un sein de lys Fleurit un bouton de rose. 55 Nous cherchions le trésor; mais Nous savons tout, désormais. La Science, triste sphinge, En son babil indiscret Nous a dit le grand secret: 60 Nous descendons tous du Singe. Nos aïeux, contents de peu, Avaient le bout du nez bleu. Mais la meilleure sagesse Que l'on doive éterniser, 65 Croyez-le, c'est de baiser La bouche de la Singesse. 7 janvier 1890. LIII Les Femmes Au lieu de nous mettre à genoux, Prenons des airs quelque peu rogues Et montrons du savoir; car nous Sommes devenus psychologues. 5 Nous savons, pour l'avoir appris, Combien un coeur pèse de grammes, Et de l'exactitude épris, Nous connaissons très bien les femmes. Charmeresses dont les baudets 10 Adorent la grâce éternelle, Pour les ravir, elles ont des Bosses, comme Polichinelle. Deux bosses, d'où vient leur pouvoir! Mais par une saine doctrine, 15 Elles préfèrent les avoir Toutes les deux, sur la poitrine. Elles ont un oeil décevant, Les reines comme les ânières, Et peuvent secouer au vent, 20 Comme les lions, des crinières. Elles ont de très jolis nez Impertinents, gais ou farouches, Beaucoup de lys d'azur veinés, Et des roses, qui sont leurs bouches. 25 Leur fine oreille, en beaux accords, Charme par la grâce des lobes Et sans nul effort, sur leur corps On voit pousser de belles robes. Pour que le gai printemps du ciel 30 Sur leur doux visage fleurisse, Elles sont exemptes de fiel Et fidèles à leur caprice. Puis, ces reines au flanc divin, Que de loin adore le pâtre, 35 Jettent des perles dans le vin, Ainsi que leur soeur Cléopâtre. Elles ont aussi beaucoup d'or Sur leur dos svelte de cétoine Et, tout comme elle, vont encor 40 Au Théâtre-Libre d'Antoine. Au moral, quand s'enfuit le jour, Las de rayonner sur nos vices, Elles aiment d'un chaste amour Le champagne et les écrevisses. 45 Nous craignons leurs courroux mignons, Comme les vagues furieuses, Et leurs voluptueux chignons Sont des forêts mystérieuses. Derrière elles, des sacripants 50 Marchent en bande familière, Brillants et pareils à des paons Échappés de quelque volière, Ce sont les amants, damoiseaux Corrects; mais dans leurs friperies 55 Ils n'ont pas, comme ces oiseaux, Une traîne de pierreries. Non, ces amoureux sans festons, Qui fredonnent leurs pauvres gammes, A leurs incohérents vestons 60 N'ont pas de saphirs; mais les femmes Les complètent facilement, Sirènes aux prunelles bleues, Et par un ensorcellement, C'est elles qui leur font des queues. 21 janvier 1890. LIV Chapeaux Oh! sur le divin boulevard, Qui de l'univers est la moelle Et qu'aime le Journal bavard Que de chapeaux tuyau de poêle! 5 Devant le soleil, ce doreur, Sombres comme des Érinnyes, Ils resplendissent pleins d'horreur, Ainsi que des bottes vernies. Fourmillement de noirs tuyaux! 10 Ils s'en vont jusqu'en Amérique, On dirait les affreux boyaux De quelque bête chimérique. Bien que pour se faire admirer Ils n'aient aucune fanfreluche, 15 Un blanc rayon vient se mirer Dans leurs cylindres en peluche. En leur pêle-mêle confus, Ces indécentes colonnades Par leurs abominables fûts 20 Déshonorent nos promenades. Mais quoi! séjour essentiel, Où sont venus même les Kurdes, Paris est charmant comme un ciel, En dépit des chapeaux absurdes. 25 Là, produit qui n'est pas trop cher Quand on connaît le prix des choses, Les amantes ont une chair Liliale, et des bouches roses. Que de neige en fleur! que de lys! 30 Et quant aux spectacles féeriques, Ils sont confiés, chez Salis, A de bons poëtes lyriques. Marteler, ciseler, forger Dans une braise qui s'allume, 35 Ne jamais se décourager, Torturer le fer sur l'enclume; Et dans les clairs métaux sertir Le diamant et l'améthyste, Voilà dans la moderne Tyr, 40 Le sort glorieux de l'artiste. Puis, comme Ruy Blas, pour garder En sa mémoire des richesses, Il se délecte à regarder Entrer et sortir les duchesses. 45 Tel est son droit et son devoir! Et leurs grâces, d'où naît la joie, Le consolent très bien d'avoir Contemplé des chapeaux de soie. Enfin, un jour, vient le printemps, 50 Paris qui s'attife et respire, Est plein d'esprits dans l'air flottants, Comme la forêt de Shakspere. Les vents mystérieux et doux Ont éparpillé leurs crinières, 55 Et nous mettons des chapeaux mous, Pour aller découvrir Asnières. Courir comme la nymphe Io Nous réjouit. Le flot se moire. Chapeau luisant, chapeau tuyau, 60 Nous te reléguons dans l'armoire. Et dans nos arbres pleins de fleurs, Sous le soleil et les averses, Les oiseaux chanteurs et siffleurs Murmurent des choses diverses. 4 février 1890. LV Vendeur Dans les immenses magasins, Le commis à voix suborneuse Envié par tous ses voisins, Charme une dame promeneuse. 5 Madame, arrêtez-vous un peu! Cieux étoilés, flammes fleuries, Nous avons tout le nouveau jeu Flamboyant dans nos galeries. Parcourez nos rayons de blanc. 10 Ne fuyez pas! Voyez nos toiles. Jamais une Eve sur son flanc N'eut de telles blancheurs d'étoiles. Quant à nos concurrents songeurs, Ils n'ont pas des toiles de Frise 15 Comme en trouvent nos voyageurs. C'est bien là ce qui les défrise. Pour les mystérieux combats, Où parfois la victoire est vague, Nous avons des paires de bas 20 Qu'on fait passer dans une bague. Grâce à la douceur de nos gants, Une héroïne, sans paresse, Peut souffleter les ouragans. Ils penseront qu'on les caresse. 25 Ah! madame, il n'est pas besoin De vous faire des plaidoiries Qui nous entraîneraient trop loin. Voyez, s'il vous plaît, nos soieries. En ses vertigineux essors, 30 La Renommée emporte et chante Nos clairs surahs et nos tussors Dont le brillant tissu l'enchante. Certes, nos satins merveilleux Savent avec beaucoup de gloire 35 Abriter les rocs sourcilleux Que parent des blancheurs d'ivoire, Et le conducteur du troupeau Sourit, l'âme pleine de joie, S'il voit une vivante peau 40 Tressaillir sous nos peaux de soie. La beauté par nous resplendit, Car sous quelle défroque a-t-elle, Franchement, un air plus bandit Qu'en portant notre brocatelle? 45 Ainsi le bon mercier parla D'une voix aux flûtes pareille. Mais à tous ces beaux discours, la Dame faisait la sourde oreille. Madame, enfin que voulez-vous? 50 Dit le commis, chantant sa gamme Et cherchant les mots les plus doux. Ce que je veux? répond la dame. Ah! lorsque le jour est venu, Le vrai bonheur, c'est d'être aimée 55 Par un noble coeur ingénu. Tout le reste n'est que fumée. Comme à l'auberge des Adrets, On nous vole. Robert Macaire Poursuit les femmes. Je voudrais 60 Trouver un amour non précaire, Et surtout que, jamais atteint Par le sort dont souffrit Hélène, Ce fidèle amour fût bon teint, Sans nulle éraflure, et tout laine. 65 Je vous comprends, dit le commis Et, les yeux pleins de vagues flammes, Il ajouta, d'un ton soumis: Voyez par là. Rayon des âmes! 18 février 1890. LVI Carnaval L'autre nuit, dans la clarté blonde, Je vis au bal de l'Opéra Un jeune homme du meilleur monde. Son oeil terne m'exaspéra. 5 Son habit, qu'en vain je m'excite A glorifier sans remords, Était noir comme le Cocyte Qui roule son flot chez les morts. Il obéissait à la règle 10 Et son prodigieux faux-col Semblait vers les cieux, comme un aigle Démesuré, prendre son vol. Il était correct et puriste, Uni comme le fond d'un val. 15 Cependant je lui dis: Quel triste Costume, pour le carnaval! Le bonheur est avec les masques Et les Arlequins onduleux Venus des pays bergamasques. 20 Ils sont jaunes, rouges et bleus. Il est bon de montrer son râble Comme troubadour abricot, Et c'est un plaisir adorable D'être un Pierrot de calicot. 25 C'est une chose excitatrice De prendre un veston vermillon Pour se travestir en Jocrisse Agrémenté d'un papillon. Comme aux époques disparues, 30 Pour stupéfier les badauds, Il est bon d'être un Turc des rues Avec un soleil dans le dos. Dans son allégresse éternelle Que, soûlé par des vins troublants, 35 Quelque divin Polichinelle Déshonore ses cheveux blancs! En de fabuleux amalgames, Brûlés d'impudiques ardeurs, On aime à voir, hommes et femmes, 40 Tourbillonner les débardeurs, Et la fantaisie est complice Pour qu'une Javotte aux seins lourds De ses robustes flancs emplisse Une culotte de velours. 45 Venu des lointaines bourgades Comme un printemps en floraison, Amour emporte ces brigades. Brigadier, vous avez raison! A bas la sagesse vieillotte. 50 Puisque heureusement la chair est Faible, quand le bal papillote Comme une affiche de Chéret! Tel, raisonnable guitariste Savant comme un procès-verbal, 55 Je parlais au jeune homme triste Qui se promenait dans le bal. Et je lui disais: Mince comme Un caillou par l'onde aiguisé, Réponds-moi, tranquille jeune homme. 60 Pourquoi n'es-tu pas déguisé? Et lui, rajustant son monocle, Me dit: Poëte qui me suis, Je suis droit comme sur un socle. Mais pour déguisé, je le suis. 65 En quoi? demande à Cidalise Que charme ce jeu puéril: En jeune homme qui s'analyse, Et se regarde le nombril. 4 mars 1890. LVII Controverse Ayant du loisir, et comptant M'amuser, je dis au vieux Diable: Enfin tu dois être content; La chose est irrémédiable. 5 Nargue le ciel aérien! Tu triomphes; l'heure est sonnée Où la Femme ne vaut plus rien, Grâce à toi, qui l'as façonnée. Il se mêle un subtil poison 10 Au vin doré qu'elle nous verse. Blanche sous la folle toison, Elle est horriblement perverse. Femelle avec ou sans petits, Que mènent des instincts atroces, 15 Elle a les hideux appétits De toutes les bêtes féroces. Elle est panthère aux yeux ardents, Elle est lionne en son repaire, Elle est tigresse aux fortes dents; 20 Elle est aussi chatte et vipère. Elle obéit à son destin, L'expérience nous l'enseigne, Lorsque pour son joyeux festin Elle dévore un coeur qui saigne. 25 Elle apprête ses trahisons Avec une rare sagesse, Et gratte ses démangeaisons, Par atavisme, étant singesse. Toi qui l'adoptas dès hier 30 Et qui l'avais prise en sevrage, Bon Diable, tu dois être fier Et satisfait de ton ouvrage. Telle ma colère parlait. Mais le Diable, que rien n'entame, 35 Dit: Je suis, comme un autre Hamlet, Assez mécontent de la Femme. Contre elle acharné vainement, Je n'ai fait que de la bouillie Pour les chats, et l'événement 40 Trompe encor ma ruse vieillie. Faute d'avoir assez bien lu Ce qui concerne cette amante, Vieux logicien, j'ai voulu En faire un monstre: elle est charmante! 45 Son visage a l'éclat du jour Par qui tout se métamorphose, Et le souffle pur de l'Amour Vient fleurir ses lèvres de rose. Par leurs mystérieux accords 50 De fruit vermeil où l'on va mordre, Les chairs saines de son beau corps Nous affirment le rhythme et l'ordre. Lorsque je veux l'exciter par La saveur des piments étranges, 55 Son âme se révolte, car Elle est fière comme les Anges. Même, son regard enchanté Ravit les astres et les sphères, Car elle est bonne; et sa bonté 60 Ne fait plus du tout mes affaires Elle est chaste encor, dans l'émoi Où l'a jetée un mot trop leste, Et conserve, en dépit de moi, Une ingénuité céleste. 18 mars 1890. LVIII Avril Oh! sois le bien venu, Printemps, Ami joyeux qui nous accueilles! Fais voler tes cheveux flottants Sous ton riant chapeau de feuilles. 5 Voici le doux mois, cet Avril Qui sur l'asphalte, en son extase, Fait briller le chrysobéryl Et flamber la jaune topaze. Mille rameaux pleins de bourgeons 10 Préparent leur folle parure, C'est pourquoi, mes amis, songeons A dépouiller notre fourrure. Serrés par de légers vestons Et de clair soleil idolâtres, 15 Les hommes, comme des festons, Vont briller en taches folâtres. Les Halles offrent leurs primeurs. On peut admirer les asperges Grosses, pour charmer les rimeurs, 20 Comme des bras de jeunes vierges. Pareille aux flammes d'un brasier, Eve, la jeune fleur éclose, Sent, comme un bouton de rosier, S'épanouir sa gorge rose. 25 Plus grisante que les raisins, Elle va, par un art insigne, Dans les divers Grands Magasins Acheter sa feuille de vigne. Prête à payer d'un seul radis 30 Le philosophe ennuyeux, comme Autrefois, dans le paradis, Elle aspire à manger la pomme. O psychologue, esprit ouvert! Même, il faudrait que tu la visses 35 Grignoter, avant ce fruit vert, Un tas de rouges écrevisses. Pendant ces jours aventureux, Le Printemps, secouant ses ailes Sur tous les nids des amoureux, 40 Dit: En classe, mesdemoiselles! Cernay, c'est le pays charmant Où l'on dit à Rose: Qu'a-t-elle? Irisé, le blanc diamant Ruisselle de la cascatelle; 45 Et Corot, qui fut dans le vrai, Donne, en guirlandes ingénues, Aux coteaux de Ville-d'Avray Un choeur de Nymphes toutes nues. Un pays vraiment enjoué 50 Vit dans la maritime Asnières, Où l'on dit que parfois Chloé Subit les injures dernières. Là d'aventureux matelots, Prodigues du temps qui s'envole, 55 Emportent sur l'azur des flots Des personnes d'un goût frivole; Et, leurs beaux seins gonflés d'amour, Les vagues apaisent l'orchestre De leurs orageux sanglots, pour 60 Écouter les vers de Silvestre. Nous sommes las de réfléchir: Que notre âme enfin s'extasie! Doux Printemps, viens nous rafraîchir Avec ton souffle d'ambroisie. 65 Vous voilà mûrs pour le repos, Esprit banal qui nous écoeures, Vaudeville enflant tes pipeaux, Et vous aussi, thés de cinq heures. 1er avril 1890. LIX A Auguste Vacquerie Ami, voici que ton poëme, Comme un oiseau baigné de jour, Vole, éperdu, vers le ciel même, En poussant de grands cris d'amour. 5 Armé de ta vertu première, Tu réclames, pour les maudits, Leur part de pain et de lumière Et le soleil des paradis. Il est temps de chasser la haine! 10 Sur le monde ressuscité La fille de Faust et d'Hélène Jette son regard enchanté. Futura, dans son attitude, Victorieuse du tombeau, 15 C'est la vie et la certitude, C'est la sérénité du Beau. Caressé par cette faunesse, O poëte, je t'ai connu A l'âge heureux où la jeunesse 20 Nous prête son rire ingénu. Et, combattant déjà robuste, Pour le pauvre, à tort châtié, Tu sentais dans ton âme juste Une inconsolable pitié. 25 Tu disais: Le fou dérisoire Marche comme un aveugle errant Qui titube dans la nuit noire. Pourquoi punir cet ignorant? Verse-lui plutôt l'ambroisie. 30 Qu'il savoure, comme un doux vin, La lecture et la poésie, Ce breuvage vraiment divin. Tu voulais que le sort morose Lâchât sa proie, et maintenant, 35 Tu veux encor la même chose, En ton poëme rayonnant. Et dans ton rêve prophétique Tu montres, vainqueur à son tour, Le Titan de la guerre antique, 40 Délivré du hideux vautour. Futura, bonne et charitable Ne rompra, de ses belles mains, Le pain du festin, qu'à la table Où s'assoiront tous les humains. 45 Et dans une tranquille gloire Apaisant ses yeux radieux, Elle fera manger et boire Tous les maudits et tous les Dieux. Mais avant qu'elle se décide, 50 Vierge vengeresse, il lui faut Tuer le combat fratricide Et briser le vil échafaud. Un jour, un jour, espoir sublime! Le glaive de flamme tuera 55 L'aveugle colère et le crime; Et, pour adorer Futura, Sur la terre, où la moisson mûre S'offre à l'oiseau pour se poser, On n'entendra que le murmure 60 Ailé, d'un immense baiser. Ce sera la tranquille fête De l'avenir victorieux, Et tu la vois déjà, poëte, Avec tes yeux mystérieux. 15 avril 1890. LX La Charrette Montrant leur belle collerette Et leurs appas ensorceleurs, Sur une hideuse charrette Brillent les plus charmantes fleurs. 5 Oui, violettes, roses, jaunes, D'un jaune clair, délicieux, Elles sont comme un choeur de faunes Qui s'épanouit sous les cieux. Et la charrette fait merveille! 10 Mais celle qui la traîne, hélas! Est une abominable vieille, Courbant l'épaule, comme Atlas. Elle est couleur de pain d'épice, Cuite au grand air, et ses yeux bleus 15 Sont profonds comme un précipice Ouverts sous un ciel fabuleux. Elle marche, ivre de courage, Et ne se met pas en émoi Pour le soleil ou pour l'orage. 20 Elle est comme moi, comme moi! Elle a sa vertu pour cuirasse Et ne songe pas à s'enfuir. C'est l'eau du ciel qui la décrasse Et le vent qui tanne son cuir. 25 Elle fut belle et même sage. Mais plus tard, lorsque vint son tour, Elle a senti sur son visage La griffe atroce de l'Amour. Elle a quarante ans de services. 30 Jadis mignonne, elle a tété La mamelle de tous les Vices Et veut voir encor cet été. Cette femme parisienne Qui fut assise au grand festin, 35 Parcourt la ville qui fut sienne, Et sait tout, comme le Destin. Lorsque vient la fin du poëme, Il faut se faire une raison. Jadis elle était, elle-même, 40 Comme un printemps en floraison. Étrange comme la Joconde, Elle mangeait des ortolans, Et sur elle portait Golconde. Elle régnait par ses talents. 45 Supplice et délice des âmes, Sur son cou neigeux ruissela Un fleuve d'astres et de flammes. Le temps a changé tout cela. Celle qui fut la soeur d'Hélène 50 Se réchauffe sous un tricot, Met à ses pieds des bas de laine Et se nourrit d'un vil fricot. Et moi, rimeur à l'âme altière, A présent, mon sort est pareil 55 A celui de la bouquetière Qui vend des fleurs et du soleil. J'ai subi les fureurs, la haine, La gaîté des merles siffleurs Et d'autres ennuis. Mais je traîne 60 Aussi ma charrette de fleurs! 29 avril 1890. LXI Villégiature C'est le printemps, le printemps fou Qui s'étend sur la terre dure, Au milieu des airs flottants, où Frissonne et frémit la verdure. 5 J'allai hier dans le bois profond Où sur les noirs coteaux propices Les feuillages révoltés font Des gouffres et des précipices. Et, montrant son front d'or vermeil 10 Là, je vis la Nymphe ingénue Qui chauffait son ventre au soleil, Enamourée et toute nue. Printemps, ses regards adorés Charmaient au loin toutes les choses, 15 Tandis que ses beaux seins dorés Dressaient en l'air des pointes roses. Parfois quelque Faune insolent Venait la baiser sur la bouche. Elle, avec un geste indolent 20 Recevait le baiser farouche. Comme elle était de bonne humeur, (Elle et moi, bien souvent nous rîmes), Elle me dit: C'est toi, rimeur! Ce bois folâtre est plein de rimes. 25 Tu viens de Paris; qu'y fait-on? Réponds-moi sans détour, Banville. Mais, dis-je, le parfait bon ton Règne toujours dans cette ville. Ses femmes ont des airs divins 30 Et là, dans les hautes demeures, Pour économiser les vins, Nous prenons du thé, vers cinq heures. Parfois pleuvent des livres tels Qu'ils nous font l'effet d'une tuile! 35 On nous expose des pastels Et de nombreux tableaux à l'huile. Amour, embusqué dans le parc Monceau, rit, montrant ses gencives, Et sans pudeur tire de l'arc 40 Sur les dames inoffensives. Dans Paris, où l'on n'est qu'amant, Les rieurs, malgré leurs blasphèmes, Sont aimés plus que fréquemment. Quelques-uns le sont pour eux-mêmes. 45 D'autres font voir l'idéal sous Des espèces d'or plus solides, Et tels sont aimés pour deux sous Dans les fossés des Invalides. Bien, me dit la Nymphe, le roi 50 Amour et le meurtre sont frères. Mais, pour le moment, parle-moi Des événements littéraires. Car la paresse nous retient Dans ce bois où fleurit la menthe. 55 Dis-nous un peu ce que devient La politique? Elle est charmante, Répondis-je. Un calme zéphyr Soufflait sur l'eau folle et changeante, Ridant le ruisseau de saphir, 60 Qui parfois doucement s'argente. Et des rayons d'or inouïs, Ardents, brisant les saintes règles, Déchiraient les cieux, éblouis Par le vol effrayant des aigles. 13 mai 1890. LXII Flirt Paris, d'espérance allaité, En attendant les myrtes Et les rouges fleurs de l'été, Il est bon que tu flirtes! 5 Flirte en disant des mots confus Avec de molles poses, Sous tes arbres verts et touffus, Sous tes étoffes roses. Le Flirt vient pour nous embraser, 10 Quoi qu'il dise ou qu'il fasse. Annonçant le divin baiser, Il en est la préface. Feuille de vigne ou falbala, Tout habit le seconde. 15 Même, il est aussi vieux que la Création du monde. Vénus, avec un doux sanglot Jaillissant de la brume, Flirtait, joyeuse, avec le flot 20 Qui la baignait d'écume. Dans un tourbillon qui l'aida, Blonde en sa gloire insigne, On vit la tremblante Léda Flirter avec le cygne. 25 Médée et Jason à leur tour, Durs meurtriers d'Absyrte, Ont connu le chasseur Amour Dans le monde où l'on flirte, Et ce vainqueur, l'Hercule grec, 30 L'empoignant par ses ailes, Flirtait le même jour avec Cinquante demoiselles. Mais par la grâce atténué, Délaissant les cavernes, 35 Le Flirt n'a pas diminué Dans les âges modernes. Don Juan, qui n'est pas loin de nous, A travers les tourmentes Flirtait vaillamment aux genoux 40 De mille et trois amantes. Pensives, en léger manteau, Ne voulant pas se taire, Les pèlerines de Watteau Vont flirter à Cythère. 45 Et dans les chambres à coucher, Folle troupe ingénue, Les Cidalises de Boucher Flirtent, la cuisse nue. En cet accord si bien réglé, 50 Dans le pays du Tendre, On voit flirter avec Églé Myrtil, comme Silvandre; Et gardant le vieux rituel Dans un but analogue, 55 Flirte, comme eux, l'homme actuel, Douloureux psychologue. Comme en Afrique, dans la mer, Tremble et flotte une syrte, Il fait son Hamlet, triste, amer, 60 Et cependant, il flirte. Tous flirtent, jouant des pipeaux Dont ils ne sont pas chiches, Les princes, les marchands de peaux De lapins, les gens riches. 65 Prodigue de ses jeux courtois, Dans la nuit pleine d'ombres, La chatte flirte sur les toits Avec des matous sombres. Parfois, des gais basochiens 70 Les foules accourues Poursuivent de leurs cris des chiens Qui flirtent dans les rues, Et les cieux brillent, lumineux, Sous les transparents voiles 75 Où l'Infini vertigineux Flirte avec les Étoiles. 27 mai 1890. Source: http://www.poesies.net