Premières Poésies 1829-1835 Par Alfred de Musset (1810-1857) TABLE DES MATIERES Au lecteur des deux volumes de vers de l’auteur Don Paez Les Marrons du feu Portia L’Andalouse Le Lever Madrid Madame la marquise À Madame X- Au Yung-Frau À Ulric G. Venise Stances Sonnet : Que j’aime le premier- Ballade à la lune Mardoche Suzon Les Voeux stériles Octave Les secrètes pensées de Rafael Chanson À Pépa À Juana À Julie À Laure À mon ami Edouard B. À mon ami Alfred T. À Madame N. Menessier À Madame M- Le Saule Au lecteur des deux pièces qui suivent La Coupe et les Lèvres À quoi rêvent les jeunes filles Namouna Au lecteur des deux volumes de vers de l'auteur Ce livre est toute ma jeunesse; Je l'ai fait sans presque y songer. Il y paraît, je le confesse, Et j'aurais pu le corriger. Mais quand l'homme change sans cesse, Au passé pourquoi rien changer? Va-t'en, pauvre oiseau passager; Que Dieu te mène à ton adresse! Qui que tu sois, qui me liras, Lis-en le plus que tu pourras, Et ne me condamne qu'en somme. Mes premiers vers sont d'un enfant, Les seconds d'un adolescent, Les derniers à peine d'un homme. Don Paez I had been happy, if the general camp, Pioneers and all, had tasted her sweet body So I had nothing known. Othello. I Je n'ai jamais aimé, pour ma part, ces bégueules Qui ne sauraient aller au Prado toutes seules, Qu'une duègne toujours de quartier en quartier Talonne, comme fait sa mule au muletier; Qui s'usent, à prier, les genoux et la lèvre, Se courbant sur le grès, plus pâles dans leur fièvre Qu'un homme qui, pieds nus, marche sur un serpent, Ou qu'un faux monnayeur, au moment qu'on le pend. Certes, ces femmes-là, pour mener cette vie, Portent un coeur châtré de toute noble envie; Elles n'ont pas de sang et pas d'entrailles. - Mais, Sur ma tête et mes os, frère, je vous promets Qu'elles valent encor quatre fois mieux que celles Dont le temps se dépense en intrigues nouvelles. Celles-là vont au bal, courent les rendez-vous, Savent dans un manchon cacher un billet doux, Serrer un ruban noir sur un beau flanc qui ploie, Jeter d'un balcon d'or une échelle de soie, Suivre l'imbroglio de ces amours mignons, Poussés en une nuit comme des champignons. Si charmantes, d'ailleurs! aimant en enragées Les moustaches, les chiens, la valse et les dragées. Mais, oh! la triste chose et l'étrange malheur, Lorsque dans leurs filets tombe un homme de coeur! Frère, mieux lui vaudrait, comme ce statuaire Qui pressait dans ses bras son amante de pierre, Réchauffer de baisers un marbre, mieux vaudrait Une louve affamée en quelque âpre forêt. Ce que je dis ici, je le prouve en exemple. J'entre donc en matière, et, sans discours plus ample, Ecoutez une histoire: Un mardi, cet été, Vers deux heures de nuit, si vous aviez été Place San-Bernardo, contre la jalousie D'une fenêtre en brique, à frange cramoisie, Et que, le cerveau mû de quelque esprit follet, Vous eussiez regardé par le trou du volet, Vous auriez vu, d'abord, une chambre tigrée, De candélabres d'or ardemment éclairée; Des marbres, des tapis montant jusqu'aux lambris; Çà et là, les flacons d'un souper en débris; Des vins, mille parfums; à terre, une mandore Qu'on venait de quitter, et frémissant encore, De même que le sein d'une femme frémit Après qu'elle a dansé. - Tout était endormi; La lune se levait; sa lueur souple et molle, Glissant aux trèfles gris de l'ogive espagnole, Sur les pâles velours et le marbre changeant Mêlait aux flammes d'or ses longs rayons d'argent. Si bien que, dans le coin le plus noir de la chambre, Sur un lit incrusté de bois de rose et d'ambre, En y regardant bien, frère, vous auriez pu, Dans l'ombre transparente, entrevoir un pied nu. - Certes, l'Espagne est grande, et les femmes d'Espagne Sont belles; mais il n'est château, ville ou campagne, Qui, contre ce pied-là, n'eût en vain essayé (Comme dans Cendrillon) de mesurer un pied. Il était si petit, qu'un enfant l'eût pu prendre Dans sa main. - N'allez pas, frère, vous en surprendre; La dame dont ici j'ai dessein de parler Etait de ces beautés qu'on ne peut égaler: Sourcils noirs, blanches mains, et pour la petitesse De ses pieds, elle était Andalouse et comtesse. Cependant, les rideaux, autour d'elle tremblant, La laissaient voir pâmée aux bras de son galant; Oeil humide, bras morts, tout respirait en elle Les langueurs de l'amour, et la rendait plus belle. Sa tête avec ses seins roulait dans ses cheveux, Pendant que sur son corps mille traces de feux, Que sa joue empourprée, et ses lèvres arides, Qui se pressaient encor, comme en des baisers vides, Et son coeur gros d'amour, plus fatigué qu'éteint, Tout d'une folle nuit vous eût rendu certain. Près d'elle, son amant, d'un oeil plein de caresse, Cherchant l'oeil de faucon de sa jeune maîtresse, Se penchait sur sa bouche, ardent à l'apaiser, Et pour chaque sanglot lui rendait un baiser. Ainsi passait le temps. - Sur la place moins sombre Déjà le blanc matin faisant grisonner l'ombre, L'horloge d'un couvent s'ébranla lentement; Sur quoi le jouvenceau courut, en un moment, D'abord à son habit, ensuite à son épée; Puis, voyant sa beauté de pleurs toute trempée: "Allons, mon adorée, un baiser, et bonsoir! - Déjà partir, méchant! - Bah! je viendrai vous voir Demain, midi sonnant; adieu, mon amoureuse! - Don Paez; don Paez! Certe, elle est bien heureuse, La galante pour qui vous me laissez sitôt. - Mauvaise! vous savez qu'on m'attend au château. Ma galante, ce soir, mort-Dieu, c'est ma guérite. - Eh! pourquoi donc alors l'aller trouver si vite? Par quel serment d'enfer êtes-vous donc lié? - Il le faut. Laisse-moi baiser ton petit pied! - Mais regardez un peu, qu'un lit de bois de rose, Des fleurs, une maîtresse, une alcôve bien close, Tout cela ne vaut pas, pour un fin cavalier, Une vieille guérite au coin d'un vieux pilier! - La belle épaule blanche, ô ma petite fée! Voyons, un beau baiser. - Comme je suis coiffée! Vous êtes un vilain! - La paix! Adieu, mon coeur; Là, là, ne faites pas ce petit air boudeur. Demain, c'est jour de fête, un tour de promenade, Veux-tu? - Non, ma jument anglaise est trop malade. - Adieu donc; que le diable emporte ta jument! - Don Paez! mon amour, reste encore un moment. - Ma charmante, allez-vous me faire une querelle? Ah! je m'en vais si bien vous décoiffer, ma belle, Qu'à vous peigner, demain, vous passerez un jour! - Allez-vous-en, vilain! - Adieu, mon seul amour!" Il jeta son manteau sur sa moustache blonde, Et sortit; l'air était doux, et la nuit profonde; Il détourna la rue à grands pas, et le bruit De ses éperons d'or se perdit dans la nuit. Oh! dans cette maison de verdeur et de force, Où la chaude jeunesse, arbre à la rude écorce, Couvre tout de son ombre, horizon et chemin, Heureux, heureux celui qui frappe de la main Le col d'un étalon rétif, ou qui caresse Les seins étincelants d'une folle maîtresse! II Don Paez, l'arme au bras, est sur les arsenaux; Seul, en silence, il passe au revers des créneaux; On le voit comme un point; il fume son cigare En route, et d'heure en heure, au bruit de la fanfare, Il mêle sa réponse au qui-vive effrayant Que des lansquenets gris s'en vont partout criant. Près de lui, çà et là, ses compagnons de guerre, Les uns dans leurs manteaux s'endormant sur la terre, D'autres jouant aux dés. - Propos, récits d'amours, Et le vin (comme on pense), et les mauvais discours N'y manquent pas. - Pendant que l'un fait, après boire, Sur quelque brave fille une méchante histoire, L'autre chante à demi, sur la table accoudé. Celui-ci, de travers examinant son dé, A chaque coup douteux grince dans sa moustache. Celui-là, relevant le coin de son panache, Fait le beau parleur, jure; un autre, retroussant Sa barbe à moitié rouge, aiguisée en croissant, Se verse d'un poignet chancelant, et se grise A la santé du roi, comme un chantre d'église. Pourtant un maigre suif, allumé dans un coin, Chancelle sur la nappe à chaque coup de poing. Voici donc qu'au milieu des rixes, des injures, Des bravos, des éclats qu'allument les gageures, L'un d'eux: "Messieurs, dit-il, vous êtes gens du roi, Braves gens, cavaliers volontaires. - Bon. - Moi, Je vous déclare ici trois fois gredin et traître, Celui qui ne va pas proclamer, reconnaître, Que les plus belles mains qu'en ce chien de pays On puisse voir encor de Burgos à Cadix, Sont celles de dona Cazales de Séville, Laquelle est ma maîtresse, au dire de la ville!" Ces mots, à peine dits, causèrent un haro Qui du prochain couvent ébranla le carreau. Il n'en fut pas un seul qui de bonne fortune Ne se dît passé maître, et n'en vantât quelqu'une: Celle-ci pour ses pieds, celle-là pour ses yeux; L'autre c'était la taille, et l'autre les cheveux. Don Paez, cependant, debout et sans parole, Souriait; car, le sein plein d'une ivresse folle, Il ne pouvait fermer ses paupières sans voir Sa maîtresse passer, blanche avec un oeil noir! "Messieurs, cria d'abord notre moustache rousse. La petite Inésille est la peau la plus douce Où j'aie encor frotté ma barbe jusqu'ici. - Monsieur, dit un voisin rabaissant son sourcil, Vous ne connaissez pas l'Arabelle; elle est brune Comme un jais. - Quant à moi, je n'en puis citer une, Dit quelqu'un, j'en ai trois. - Frères, cria de loin Un dragon jaune et bleu qui dormait dans du foin, Vous m'avez éveillé; je rêvais à ma belle. - Vrai, mon petit ribaud! dirent-ils, quelle est-elle?" Lui, bâillant à moitié: "Par Dieu! c'est l'Orvado, Dit-il, la Juana, place San-Bernardo." Dieu fit que don Paez l'entendit; et la fièvre Le prenant aux cheveux, il se mordit la lèvre: "Tu viens là de lâcher quatre mots imprudents, Mon cavalier, dit-il, car tu mens par tes dents! La comtesse Juana d'Orvado n'a qu'un maître, Tu peux le regarder, si tu veux le connaître. - Vrai? reprit le dragon; lequel de nous ici Se trompe? Elle est à moi, cette comtesse aussi. - Toi? s'écria Paez; mousqueton d'écurie, Prendras-tu ton épée, ou s'il faut qu'on t'en prie? Elle est à toi, dis-tu? Don Etur! sais-tu bien Que j'ai suivi quatre ans son ombre comme un chien? Ce que j'ai fait ainsi, penses-tu que le fasse Ce peu de hardiesse empreinte sur ta face, Lorsque j'en saigne encor, et qu'à cette douleur J'ai pris ce que mon front a gardé de pâleur? - Non, mais je sais qu'en tout, bouquets et sérénades, Elle m'a bien coûté deux ou trois cents cruzades. - Frère, ta langue est jeune et facile à mentir. - Ma main est jeune aussi, frère, et rude à sentir. - Que je la sente donc, et garde que ta bouche Ne se rouvre une fois, sinon je te la bouche Avec ce poignard, traître, afin d'y renfoncer Les faussetés d'enfer qui voudraient y passer. - Oui-da! celui qui parle avec tant d'arrogance, A défaut de son droit, prouve sa confiance; Et quand avons-nous vu la belle? Justement Cette nuit? - Ce matin. - Ta lèvre sûrement N'a pas de ses baisers sitôt perdu la trace? - Je vais te les cracher, si tu veux, à la face. - Et ceci, dit Etur, ne t'est pas inconnu?" Comme, à cette parole, il montrait son sein nu, Don Paez, sur son coeur, vit une mèche noire Que gardait sous du verre un médaillon d'ivoire; Mais dès que son regard, plus terrible et plus prompt Qu'une flèche, eut atteint le redoutable don, Il recula soudain de douleur et de haine, Comme un taureau qu'un fer a piqué dans l'arène: "Jeune homme, cria-t-il, as-tu dans quelque lieu Une mère, une femme? ou crois-tu pas en Dieu? Jure-moi par ton Dieu, par ta mère et ta femme, Par tout ce que tu crains, par tout ce que ton âme Peut avoir de candeur, de franchise et de foi, Jure que ces cheveux sont à toi, rien qu'à toi! Que tu ne les as pas volés à ma maîtresse, Ni trouvés, - ni coupés par derrière à la messe! - J'en jure, dit l'enfant, ma pipe et mon poignard. - Bien! reprit don Paez, le traînant à l'écart, Viens ici, je te crois quelque vigueur à l'âme. En as-tu ce qu'il faut pour tuer une femme? Frère, dit don Etur, j'en ai trois fois assez Pour donner leur paiement à tous serments faussés. - Tu vois, prit don Paez, qu'il faut qu'un de nous meure. Jurons donc que celui qui sera dans une heure Debout, et qui verra le soleil de demain, Tuera la Juana d'Orvado de sa main. - Tope, dit le dragon, et qu'elle meure, comme Il est vrai qu'elle va causer la mort d'un homme." Et sans vouloir pousser son discours plus avant, Comme il disait ce mot, il mit la dague au vent. Comme on voit dans l'été, sur les herbes fauchées, Deux louves, remuant les feuilles desséchées, S'arrêter face à face, et se montrer la dent; La rage les excite au combat; cependant Elles tournent en rond lentement, et s'attendent; Leurs mufles amaigris l'un vers l'autre se tendent. Tels, et se renvoyant de plus sombres regards, Les deux rivaux, penchés sur le bord des remparts, S'observent; - par instants entre leur main rapide S'allume sous l'acier un éclair homicide. Tandis qu'à la lueur des flambeaux incertains, Tous viennent à voix basse agiter leurs destins, Eux, muets, haletants vers une mort hâtive, Pareils à des pêcheurs courbés sur une rive, Se poussent à l'attaque, et, prompts à riposter, Par l'injure et le fer tâchent de s'exciter. Etur est plus ardent, mais don Paez plus ferme. Ainsi que sous son aile un cormoran s'enferme, Tel il s'est enfermé sous sa dague; - le mur Le soutient; à le voir, on dirait à coup sûr Une pierre de plus dans les pierres gothiques Qu'agitent les falots en spectres fantastiques. Il attend. - Pour Etur, tantôt d'un pied hardi, Comme un jeune jaguar, en criant il bondit; Tantôt calme à loisir, il le touche et le raille, Comme pour l'exciter à quitter la muraille. Le manège fut long. Pour plus d'un coup perdu, Plus d'un bien adressé fut aussi bien rendu, Et déjà leurs cuissards, où dégouttaient des larmes, Laissaient voir clairement qu'ils saignaient sous leurs armes. Don Paez le premier, parmi tous ces débats, Voyant qu'à ce métier ils n'en finissaient pas: "A toi, dit-il, mon brave! et que Dieu te pardonne!" Le coup fut mal porté, mais la botte était bonne; Car c'était une botte à lui rompre du coup, S'il l'avait attrapé, la tête avec le cou. Etur l'évita donc, non sans peine, et l'épée Se brisa sur le sol, dans son effort trompée. Alors, chacun saisit au corps son ennemi, Comme après un voyage on embrasse un ami. - Heur et malheur! On vit ces deux hommes s'étreindre Si fort que l'un et l'autre ils faillirent s'éteindre, Et qu'à peine leur coeur eut pour un battement Ce qu'il fallait de place en cet embrassement. - Effroyable baiser! - où nul n'avait d'envie Que de vivre assez long pour prendre une autre vie; Où chacun, en mourant, regardait l'autre, et si, En le faisant râler, il râlait bien aussi; Où, pour trouver au coeur les routes les plus sûres Les mains avaient du fer, les bouches des morsures. - Effroyable baiser! - Le plus jeune en mourut. Il blémit tout à coup comme un mort, et l'on crut, Quand on voulut après le tirer à la porte, Qu'on ne pourrait jamais, tant l'étreinte était forte, Des bras de l'homicide ôter le trépassé. - C'est ainsi que mourut Etur de Guadassé. Amour, fléau du monde, exécrable folie, Toi qu'un lien si frêle à la volupté lie, Quand par tant d'autres noeuds tu tiens à la douleur, Si jamais, par les yeux d'une femme sans coeur, Tu peux m'entrer au ventre et m'empoisonner l'âme, Ainsi que d'une plaie on arrache une lame, Plutôt que comme un lâche on me voie en souffrir, Je t'en arracherai, quand j'en devrais mourir. III Connaîtriez-vous point, frère, dans une rue Déserte, une maison sans porte, à moitié nue, Près des barrières, triste; - on n'y voit jamais rien, Sinon un pauvre enfant fouettant un maigre chien; Des lucarnes sans vitre, et par le vent cognées, Qui pendent, comme font des toiles d'araignées; Des pignons délabrés, où glisse par moment Un lézard au soleil; - d'ailleurs, nul mouvement. Ainsi qu'on voit souvent; sur le bord des marnières, S'accroupir vers le soir de vieilles filandières, Qui, d'une main calleuse agitant leur coton, Faibles, sur leur genou laissent choir leur menton; De même l'on dirait que, par l'âge lassée, Cette pauvre maison, honteuse et fracassée, S'est accroupie un soir au bord de ce chemin. C'est là que don Paez, le lendemain matin, Se rendait. - Il monta les marches inégales, Dont la mousse et le temps avaient rompu les dalles. - Dans une chambre basse, après qu'il fut entré, Il regarda d'abord d'un air mal assuré. Point de lit au dedans. - Une fumée étrange Seule dans ce taudis atteste qu'on y mange. Ici, deux grands bahuts, des tabourets boiteux, Cassant à tout propos quand on s'assoit sur eux; - Des pots; - mille haillons; - et sur la cheminée, Où chantent les grillons la nuit et la journée, Quatre méchants portraits pendus, représentant Des faces qui feraient fuir en enfer Satan. "Femme, dit don Paez, es-tu là?" Sur la porte Pendait un vieux tapis de laine rousse, en sorte Que le jour en tout point trouait le canevas; Pour l'écarter du mur, Paez leva le bras. "Entre", répond alors une voix éraillée. Sur un mauvais grabat, de lambeaux habillée, Un femme, pieds nus, découverte à moitié, Gisait. - C'était horreur de la voir, - et pitié. Peut-être qu'à vingt ans elle avait été belle; Mais un précoce automne avait passé sur elle; Et noire comme elle est, on dirait à son teint, Que sur son front hâlé ses cheveux ont déteint. A dire vrai, c'était une fille de joie. Vous l'eussiez vue un temps en basquine de soie, Et l'on se retournait quand, avec son grelot, La Belisa passait sur sa mule au galop. C'étaient des boléros, des fleurs, des mascarades. La misère aujourd'hui l'a prise. - Les alcades, Connaissant, le taudis pour triste et mal hanté, La laissent sous son toit mourir par charité. Là, depuis quelques ans, elle traîne une vie Que soutient à grand'peine une sale industrie: Elle passe à Madrid pour sorcière, et les gens Du peuple vont la voir à l'insu des sergents. Don Paez, cependant, hésitant à sa vue, Elle lui tend les bras, et sur sa gorge nue, Qui se levait encor pour un embrassement, Elle veut l'attirer. Don Paez Quatre mots seulement, Vieille. - Me connais-tu? Prends cette bourse, et songe Que je ne veux de toi ni conte ni mensonge. Belisa De l'or, beau cavalier? Je sais ce que tu veux; Quelque fille de France, avec de beaux cheveux Bien blonds! - J'en connais une. Don Paez Elle perdrait sa peine; Je n'ai plus maintenant d'amour que pour ma haine. Belisa Ta haine? Ah! je comprends. - C'est quelque trahison; Ta belle t'a fait faute, et tu veux du poison. Don Paez Du poison, j'en voulais d'abord. - Mais la blessure D'un poignard est, je crois, plus profonde et plus sûre. Belisa Mon fils, ta main est faible encor; - tu manqueras Ton coup, et mon poison ne le manquera pas. Regarde comme il est vermeil; il donne envie D'y goûter; - on dirait que c'est de l'eau-de-vie. Don Paez Non. - Je ne voudrais pas, vois-tu, la voir mourir Empoisonnée; - on a trop longtemps à souffrir. Il faudrait rester là deux heures, et peut-être L'achever. - Ton poison, c'est une arme de traître; C'est un chat qui mutile et qui tue à plaisir Un misérable rat dont il a le loisir. Et puis cet attirail, cette mort si cruelle, Ces sanglots, ces hoquets. - Non, non; elle est trop belle! Elle mourra d'un coup. Belisa Alors, que me veux-tu? Don Paez Ecoute. - A-t-on raison de croire à la vertu Des philtres? - Dis-moi vrai. Belisa Vois-tu sur cette planche Ce flacon de couleur brune, où trempe une branche? Approches-en ta lèvre, et tu sauras après Si les discours qu'on tient sur les philtres sont vrais. Don Paez Donne. - Je vais t'ouvrir ici toute mon âme: Après tout, vois-tu bien, je l'aime, cette femme. Un cep, depuis cinq ans planté dans un rocher, Tient encore assez ferme à qui veut l'arracher. C'est ainsi, Belisa, qu'au coeur de ma pensée Tient et résiste encor cette amour insensée. Quoi qu'il en soit, il faut que je frappe. - Et j'ai peur De trembler devant elle. Belisa As-tu si peu de coeur? Don Paez Elle mourra, sorcière, en m'embrassant. Belisa Ecoute. Es-tu bien sûr de toi? Sais-tu ce qu'il en coûte Pour boire ce breuvage? Don Paez En meurt-on? Belisa Tu seras Tout d'abord comme pris de vin. - Tu sentiras Tous tes esprits flottants, comme une langueur sourde Jusqu'au fond de tes os, et ta tête si lourde Que tu la croirais prête à choir à chaque pas. - Tes yeux se lasseront, - et tu t'endormiras: - Mais d'un sommeil de plomb, sans mouvement, sans rêve. C'est pendant ce moment que le charme s'achève. Dès qu'il aura cessé, mon fils, quand tu serais Plus cassé qu'un vieillard, ou que dans les forêts Sont ces vieux sapins morts qu'en marchant le pied brise, Et que par les fossés s'en va poussant la bise, Tu sentiras ton coeur bondir de volupté, Et les anges du ciel marcher à ton côté! Don Paez Et souffre-t-on beaucoup pour en mourir ensuite? Belisa Oui, mon fils. Don Paez Donne-moi ce flacon. - Meurt-on vite? Belisa Non. - Lentement. Don Paez Adieu, ma mère! Le flacon Vide, il le reposa sur le bord du balcon. - Puis tout à coup, stupide, il tomba sur la dalle, Comme un soldat blessé que renverse une balle. "Viens, dit la Belisa l'attirant, viens dormir Dans mes bras, et demain tu viendras y mourir." IV Comme elle est belle au soir, aux rayons de la lune, Peignant sur son col blanc sa chevelure brune! Sous la tresse d'ébène on dirait, à la voir, Une jeune guerrière avec un casque noir! Son voile déroulé plie et s'affaisse à terre. Comme elle est belle et noble! et comme, avec mystère, L'attente du plaisir et le moment venu Font sous son collier d'or frissonner son sein nu! Elle écoute. - Déjà, dressant mille fantômes, La nuit comme un serpent se roule autour des dômes; Madrid, de ses mulets écoutant les grelots, Sur son fleuve endormi promène ses falots. - On croirait que, féconde en rumeurs étouffées, La ville s'est changée en un palais de fées, Et que tous ces granits dentelant les clochers Sont aux cimes des toits des follets accrochés. La senora, pourtant, contre sa jalousie, Collant son front rêveur à sa vitre noircie, Tressaille chaque fois que l'écho d'un pilier Répète derrière elle un pas dans l'escalier. - Oh! comme à cet instant bondit un coeur de femme! Quand l'unique pensée où s'abîme son âme Fuit et grandit sans cesse, et devant son désir Recule comme une onde, impossible à saisir! Alors, le souvenir excitant l'espérance, L'attente d'être heureux devient une souffrance; Et l'oeil ne sonde plus qu'un gouffre éblouissant, Pareil à ceux qu'en songe Alighieri descend. Silence! - Voyez-vous, le long de cette rampe, Jusqu'au faîte en grimpant tournoyer une lampe? On s'arrête; - on l'éteint. - Un pas précipité Retentit sur la dalle, et vient de ce côté. - Ouvre la porte, Inès, et vois-tu pas, de grâce, Au bas de la poterne un manteau gris qui passe? Vois-tu sous le portail marcher un homme armé? C'est lui, c'est don Paez! - Salut, mon bien-aimé! Don Paez Salut - que le Seigneur vous tienne sous son aide! Juana Etes-vous donc si las, Paez, ou suis-je laide, Que vous ne venez pas m'embrasser aujourd'hui? Don Paez J'ai bu de l'eau-de-vie à dîner, je ne puis. Juana Qu'avez-vous, mon amour? pourquoi fermer la porte Au verrou? don Paez a-t-il peur que je sorte? Don Paez C'est plus aisé d'entrer que de sortir d'ici. Juana Vous êtes pâle, ô ciel! Pourquoi sourire ainsi? Don Paez Tout à l'heure, en venant, je songeais qu'une femme Qui trahit son amour, Juana, doit avoir l'âme Faite de ce métal faux dont sont fabriqués La mauvaise monnaie et les écus marqués. Juana Vous avez fait un rêve aujourd'hui, je suppose? Don Paez Un rêve singulier. - Donc, pour suivre la chose, Cette femme-là doit, disais-je, assurément, Quelquefois se méprendre et se tromper d'amant. Juana M'oubliez-vous, Paez, et l'endroit où nous sommes? Don Paez C'est un péché mortel, Juana, d'aimer deux hommes. Juana Hélas! rappelez-vous que vous parlez à moi. Don Paez Oui, je me le rappelle; oui, par la sainte foi, Comtesse! Juana Dieu! vrai Dieu! quelle folie étrange Vous a frappé l'esprit, mon bien-aimé! mon ange! C'est moi, c'est ta Juana. - Tu ne le connais pas, Ce nom qu'hier encor tu disais dans mes bras? Et nos serments, Paez, nos amours infinies! Nos nuits, nos belles nuits! nos belles insomnies! Et nos larmes, nos cris dans nos fureurs perdus! Ah! mille fois malheur, il ne s'en souvient plus! Et comme elle parlait ainsi, sa main ardente Du jeune homme au hasard saisit la main pendante. Vous l'eussiez vu soudain pâlir et reculer, Comme un enfant transi qui vient de se brûler. "Juana, murmura-t-il, tu l'as voulu!" Sa bouche N'en put dire plus long, car déjà sur la couche Ils se tordaient tous deux, et sous les baisers nus Se brisaient les sanglots du fond du coeur venus. Oh! comme, ensevelis dans leur amour profonde, Ils oubliaient le jour, et la vie, et le monde! C'est ainsi qu'un nocher, sur les flots écumeux, Prend l'oubli de la terre à regarder les cieux! Mais, silence! écoutez. - Sur leur sein qui se froisse, Pourquoi ce sombre éclair, avec ces cris d'angoisse? Tout se tait. - Qui les trouble, ou qui les a surpris? - Pourquoi donc cet éclair, et pourquoi donc ces cris? - Qui le saura jamais? - Sous une nue obscure La lune a dérobé sa clarté faible et pure. - Nul flambeau, nul témoin que la profonde nuit Qui ne raconte pas les secrets qu'on lui dit. Qui le saura? - Pour moi, j'estime qu'une tombe Est un asile sûr où l'espérance tombe, Où pour l'éternité l'on croise les deux bras, Et dont les endormis ne se réveillent pas. Les marrons du feu Prologue Mesdames et messieurs, c'est une comédie, Laquelle, en vérité, ne dure pas longtemps; Seulement que nul bruit, nulle dame étourdie Ne fasse aux beaux endroits tourner les assistants. La pièce, à parler franc, est digne de Molière; Qui le pourrait nier? Mon groom et ma portière, Qui l'ont lue en entier, en ont été contents. Le sujet vous plaira, seigneurs, si Dieu nous aide; Deux beaux fils sont rivaux d'amour. La signora Doit être jeune et belle, et si l'actrice est laide, Veuillez bien l'excuser. - Or, il arrivera Que les deux cavaliers, grands teneurs de rancune, Vont ferrailler d'abord. - N'en ayez peur aucune; Nous savons nous tuer, personne n'en mourra. Mais ce que cette affaire amènera de suites, C'est ce que vous saurez, si vous ne sifflez pas. N'allez pas nous jeter surtout de pommes cuites Pour mettre nos rideaux et nos quinquets à bas. Nous avons pour le mieux repeint les galeries. - Surtout considérez, illustres seigneuries, Comme l'auteur est jeune, et c'est son premier pas. Les marrons de feu Personnages L'Abbé Annibal Desiderio. Rafael Garuci. Palforio, hôtelier. Matelots. Valets. Musiciens. Porteurs, etc. La Camargo, danseuse. Laetitia, sa camériste. Rose. Cydalise. L'amour est la seule chose ici-bas qui ne veuille d'autre acheteur que lui-même. - C'est le trésor que je veux donner ou enfouir à jamais, tel que ce marchand qui, dédaignant tout l'or du Rialto, et se raillant des rois, jeta sa perle dans la mer, plutôt que de la vendre moins qu'elle ne valait. Schiller. Scène I Le bord de la mer. - Un orage. Un matelot Au secours! il se noie! au secours, monsieur l'hôte! Palforio Qu'est-ce? qu'est-ce? Le matelot Un bateau d'échoué sur la côte. Palforio Un bateau, juste ciel! Dieu l'ait en sa merci! C'est celui du seigneur Rafael Garuci. En dehors. Au secours! Le matelot Ils sont trois; on les voit se débattre. Palforio Trois! Jésus! Courons vite, on nous paîra pour quatre Si nous en tirons un. - Le seigneur Rafael! Nul n'est plus magnifique! et plus grand sous le ciel! (Exeunt.) (Rafael est apporté, une guitare cassée à la main.) Rafael Ouf! - A-t-on pas trouvé là-bas une ou deux femmes dans la mer? Deuxième matelot Oui, seigneur. Rafael Ce sont deux bonnes âmes. Si vous les retirez, vous me ferez plaisir. Ouf! (Il s'évanouit.) Deuxième matelot Sa main se raidit. - Il tremble. - Il va mourir. Entrons-le là dedans. (Ils le portent dans une maison.) Troisième matelot Jean, sais-tu qui demeure Là? Jean C'est la Camargo, par ma barbe! ou je meure. Troisième matelot La danseuse? Jean Oui, vraiment, la même qui jouait Dans le Palais d'Amour. Palforio, rentrant. Messeigneurs, s'il vous plaît, Le seigneur Rafael est-il hors, je vous prie? Troisième matelot Oui, monsieur. Palforio L'a-t-on mis dans mon hôtellerie, Ce glorieux seigneur? Troisième matelot Non; on l'a mis ici. Un valet, sortant de la maison. De la part du seigneur Rafael Garuci, Remerciements à tous, et voilà de quoi boire. Matelots Vive le Garuci! Palforio Que Dieu serve sa gloire! Cet excellent seigneur a-t-il rouvert les yeux, S'il vous plaît? Un valet Grand merci, mon brave homme, il va mieux. Holà! retirez-vous! Ma maîtresse vous prie De laisser en repos dormir Sa Seigneurie. Scène II Chez la Camargo. - Rafael, couché sur une chaise longue, La Camargo, assise. Camargo Rafael, avouez que vous ne m'aimez plus. Rafael Pourquoi? - d'où vient cela? - Vous me voyez perclus, Salé comme un hareng! - Suis-je, de grâce, un homme A vous faire ma cour? - Quand nous étions à Rome, L'an passé - Camargo Rafael, avouez, avouez Que vous ne m'aimez plus. Rafael Bon, comme vous avez L'esprit fait! - Pensez-vous, madame, que j'oublie Vos bontés? Camargo C'est le vrai défaut de l'Italie, Que ses soleils de juin font l'amour passager. - Quel était près de vous ce visage étranger Dans ce yacht? Rafael Dans ce yacht? Camargo Oui. Rafael C'était, je suppose, Laure. Camargo Non. Rafael C'était donc la Cydalise, - ou Rose. - Cela vous déplaît-il? Camargo Nullement. - La moitié D'un violent amour, c'est presque une amitié, N'est-ce pas? Rafael Je ne sais. D'où nous vient cette idée? Philosopherons-nous? Camargo Je ne suis pas fâchée De vous voir. - A propos, je voulais vous prier De me permettre... Rafael A vous? - Quoi? Camargo De me marier. Rafael De vous marier? Camargo Oui. Rafael Tout de bon? - Sur mon âme, Vous m'en voyez ravi. - Mariez-vous, madame! Camargo Vous n'en aurez nulle ombre, et nul déplaisir? Rafael Non. - Et du nouvel époux peut-on dire le nom? Foscoli, je suppose? Camargo Oui, Foscoli lui-même. Rafael Parbleu! j'en suis charmé; c'est un garçon que j'aime, Bonne lignée, et qui vous aime fort aussi. Camargo Et vous me pardonnez de vous quitter ainsi? Rafael De grand coeur! Ecoutez, votre amitié m'est chère; Mais parlons franc. Deux ans! c'est un peu long. Qu'y faire? C'est l'histoire du coeur. - Tout va si vite en lui! Tout y meurt comme un son, tout, excepté l'ennui! Moi qui vous dis ceci, que suis-je? une cervelle Sans fond. - La tête court, et les pieds après elle; Et quand viennent les pieds, la tête au plus souvent Est déjà lasse, et tourne où la pousse le vent! Tenez, soyons amis, et plus de jalousie. Mariez-vous. - Qui sait? s'il nous vient fantaisie De nous reprendre, eh bien! nous nous reprendrons, - hein? Camargo Très bien. Rafael Par saint Joseph! je vous donne la main Pour aller à l'église, et monter en carrosse! Vive l'hymen! - Ceci, c'est mon présent de noce, (Il l'embrasse.) Et j'y joindrai ceci, pour souvenir de moi. Camargo Quoi! votre éventail? Rafael Oui. N'est-il pas beau, ma foi? Il est large à peu près comme un quartier de lune, - Cousu d'or comme un paon - frais et joyeux comme une Aile de papillon, - incertain et changeant Comme une femme. - Il a des paillettes d'argent Comme Arlequin. - Gardez-le, il vous fera peut-être Penser à moi; c'est tout le portrait de son maître. Camargo Le portrait en effet. - O malédiction! Misère! - Oh! par le ciel, honte et dérision!... Homme stupide, as-tu pu te prendre à ce piège Que je t'avais tendu? - Dis! - Qui suis-je? Que fais-je? Va, tu parles avec un front mal essuyé De nos baisers d'hier. - Oh! c'est honte et pitié! Va, tu n'es qu'une brute, et tu n'a qu'une joie Insensée, en pensant que je lâche ma proie! Quand je devrais aller, nu-pieds, t'attendre au coin Des bornes, si caché que tu sois et si loin, J'irai. - Crains mon amour, Garuci, il est immense Comme la mer! - Ma fosse est ouverte, mais pense Que je viendrai d'abord par le dos t'y pousser. Qui peut lécher peut mordre, et qui peut embrasser Peut étouffer. - Le front des taureaux en furie, Dans un cirque, n'a pas la cinquième partie De la force que Dieu met aux mains des mourants. Oh! je te montrerai si c'est après deux ans, Deux ans de grincements de dents et d'insomnie, Qu'une femme pour vous s'est tachée et honnie, Qu'elle n'a plus au monde, et pour n'en mourir pas, Que vous, que votre col où pendre ses deux bras, Qu'elle porte un amour à fond, comme une lame Torse, qu'on ôte plus du coeur sans briser l'âme; Si c'est alors qu'on peut la laisser, comme un vieux Soulier qui n'est plus bon à rien. Rafael Ah! les beaux yeux! Quand vous vous échauffez ainsi, comme vous êtes Jolie! Camargo Oh! laissez-moi, monsieur, ou je me jette Le front contre ce mur! Rafael, l'attirant. Là là, modérez-vous. Ce mur vous ferait mal; ce fauteuil est plus doux. Ne pleurez donc pas tant. - Ce que j'ai dit, mon ange, Après votre demande, était-il donc étrange? Je croyais vous complaire, en vous parlant ainsi; Mais - je n'en pensais pas une parole. Camargo Oh! si! Si, vous parliez franc. Rafael Non. L'avez-vous bien pu croire? Vous me faisiez un conte, et j'ai fait une histoire. Calmez-vous. - Je vous aime autant qu'au premier jour, Ma belle! - mon bijou! - mon seul bien! - mon amour! Camargo Mon Dieu, pardonnez-lui s'il me trompe! Rafael Cruelle! Doutez-vous de ma flamme, en vous voyant si belle? (Il tourne la glace.) Dis, l'amour, qui t'a fait l'oeil si noir, ayant fait Le reste de ton corps d'une goutte de lait? Parbleu! quand ce corps-là de sa prison s'échappe, Gageons qu'il passerait par l'anneau d'or du pape! Camargo Allez voir s'il ne vient personne. Rafael, à part. Ah! quel ennui! Camargo, seule un moment, le regardant s'éloigner. Cela ne se peut pas. - Je suis trompée! Et lui Se rit de moi. Son pas, son regard, sa parole, Tout me le dit. Malheur! Oh! je suis une folle! Rafael, revenant. Tout se taît au dedans comme au dehors. - Ma foi, Vous avez un jardin superbe. Camargo Ecoutez-moi; J'attends de votre amour une marque certaine. Rafael On vous la donnera. Camargo Ce soir, je pars pour Vienne; M'y suivrez-vous? Rafael Ce soir! - Etait-ce pour cela Qu'il fallait regarder si l'on venait? Camargo Holà! Laetitia! Lafleur! Pascariel! Laetitia, entrant. Madame? Camargo Demandez des chevaux pour ce soir. (Exit Laetitia.) Rafael Sur mon âme, Vous avez des vapeurs, madame, assurément. Camargo Me suivrez-vous? Rafael Ce soir! à Vienne? - Non vraiment, Je ne puis. Camargo Adieu donc, Garuci. Je vous laisse. - Je pars seule. - Soyez plus heureux en maîtresse. Rafael En maîtresse? heureux? moi? - Ma parole d'honneur, Je n'en ai jamais eu. Camargo, hors d'elle. Qu'étais-je donc? Rafael Mon coeur, Ne recommencez pas à vous fâcher. Camargo Et celle De tantôt? Quels étaient ces gens? - Que faisait-elle, Cette femme? - J'ai vu! - Voudrais-tu t'en cacher? Quelque fille, à coup sûr. - J'irai lui cravacher La figure! Rafael Ah! tout beau, ma belle Bradamante. Tout à l'heure, voyez, vous étiez si charmante. Camargo Tout à l'heure j'étais insensée, - à présent Je suis sage! Rafael Eh! mon Dieu! l'on vous fâche en faisant Vos plaisirs! - J'étais là, près de vous. - Vous me dites D'aller là regarder si l'on vient. - Je vous quitte, Je reviens. - Vous partez pour Vienne! Par la croix De Jésus, qui saurait comment faire? Camargo Autrefois, Quand je te disais: "Va!" c'était à cette place! (Montrant son lit.) Tu t'y couchais - sans moi. - Tu m'appelais par grâce! Moi, je ne venais pas. - Toi, tu priais. - Alors J'approchais lentement, - et tes bras étaient forts Pour me faire tomber sur ton coeur! - Mes caprices Etaient suivis alors, - et tous étaient justices. Tu ne te plaignais pas; - c'était toi qui pleurais! Toi qui devenais pâle, et toi qui me nommais Ton inhumaine! - Alors, étais-je ta maîtresse? Rafael, se jetant sur le lit. Mon inhumaine, allons! Ma reine! ma déesse! Je vous attends, voyons! Les champs clos sont rompus! M'osez-vous tenir tête? Camargo, dans ses bras. Ah! tu ne m'aimes plus! Scène III Devant la maison de la Camargo. - L'Abbé Annibal Desiderio, descendant de sa chaise; musiciens, porteurs. L'Abbé Holà! dites, marauds, - est-ce pas là que loge La Camargo? Un porteur Seigneur, c'est là. - Proche l'horloge Saint-Vincent, tout devant; ces rideaux que voici, C'est sa chambre à coucher. L'Abbé Voilà pour toi, merci. Parbleu! cette soirée est propice, et je pense Que mes feux pourraient bien avoir leur récompense. La lune ne va pas tarder à se lever; La chose au premier coup peut ici s'achever. Têtebleu! c'est le moins qu'un homme de ma sorte Ne s'aille pas morfondre à garder une porte; Je ne suis pas des gens qu'on laisse s'enrouer. - Or, vous autres coquins, qu'allez-vous nous jouer? - Piano, signor basson; - amoroso! la dame Est une oreille fine! - Il faudrait à ma flamme Quelque mi bémol, - hein? Je m'en vais me cacher Sous ce contrevent-là; c'est sa chambre à coucher, N'est-ce pas? Un porteur Oui, Seigneur. L'Abbé Je ne puis trop vous dire D'aller bien lentement. - C'est un cruel martyre Que le mien! Têtebleu! je me suis ruiné Presque à moitié, le tout pour avoir trop donné A mes divinités de soupers et d'aubades. Musiciens Andantino, Seigneur! (Musique.) L'Abbé Tous ces airs-là sont fades. Chantez tout bonnement: "Belle Philis", ou bien: "Ma Clymène". Musiciens Allegro, Seigneur! (Musique.) L'Abbé Je ne vois rien A cette fenêtre. - Hum! (La musique continue.) Point. - C'est une barbare. - Rien ne bouge. - Allons, toi, donne-moi ta guitare. (Il prend une guitare.) Fi donc! pouah! (Il en prend une autre.) Hum! je vais chanter, moi. - Ces marauds Se sont donné, je crois, le mot pour chanter faux. (Il chante.) Pour tant de peine et tant d'émoi... Hum! mi, mi, la. Pour tant de peine et tant d'émoi... Mi, mi. - Bon. Pour tant de peine et tant d'émoi, Où vous m'avez jeté, Clymène, Ne me soyez point inhumaine, Et, s'il se peut, secourez-moi, Pour tant de peine! Quoi! rien ne remue! Va-t-elle me laisser faire le pied de grue? Têtebleu! nous verrons! (Il chante.) De tant de peine mon amour... Rafael, sortant de la maison et s'arrêtant sur le pas de la porte. Ah! ah! monsieur l'abbé Desiderio! - Parbleu! vous êtes mal tombé. L'Abbé Mal tombé, monsieur! - Mais, pas si mal. Je vous chasse, Peut-être? Rafael Point du tout; je vous laisse la place. Sur ma parole, elle est bonne à prendre, et, de plus, Toute chaude. L'Abbé Monsieur, monsieur, pour faire abus Des oreilles d'un homme, il ne faut pas une heure; - Il ne faut qu'un mot. Rafael Vrai? j'aurais cru, que je meure, Les vôtres sur ce point moins promptes, aux façons Dont les miennes d'abord avaient pris vos chansons. L'Abbé Tête et ventre! monsieur, faut-il qu'on vous les soupe? Rafael Là, tout beau, sire! Il faut d'abord, moi, que je soupe. Je ne me suis jamais battu sans y voir clair, Ni couché sans souper. L'Abbé Pour quelqu'un de bel air, Vous sentez le mauvais soupeur, mon gentilhomme. (Le touchant.) Ce vieux surtout mouillé! Qu'est-ce donc qu'on vous nomme? Rafael On me nomme seigneur Vide-bourse, casseur De pots; c'est, en anglais, Blockhead, maître tueur D'abbés. - Pour le seigneur Garuci, c'est son père Le plus communément qui couche avec ma mère. L'Abbé S'il y couche demain, il court, je lui prédis, Risque d'avoir pour femme une mère sans fils. Votre logis? Rafael Hôtel du Dauphin bleu. La porte A droite, au petit Parc. L'Abbé Vos armes? Rafael Peu m'importe; Fer ou plomb, balle ou pointe. L'Abbé Et votre heure? Rafael Midi. (L'abbé le salue et retourne à sa chaise.) Ce petit abbé-là m'a l'air bien dégourdi. Parbleu! c'est un bon diable; il faut que je l'invite A souper. - Hé, monsieur, n'allez donc pas si vite! L'Abbé Qu'est-ce, monsieur? Rafael Vos gens s'ensauvent, comme si La fièvre à leurs talons les emportait d'ici. Demeurez pour l'amour de Dieu, que je vous pose Un problème d'algèbre. Est-ce pas une chose Véritable, et que voit quiconque a l'esprit sain, Que la table est au lit ce qu'est la poire au vin? De plus, deux gens de bien, à s'aller mettre en face Sans s'être jamais vu, ont plus mauvaise grâce, Assurément, que, quand il pleut, une catin A descendre de fiacre en souliers de satin. Donc, si vous m'en croyez, nous souperons ensemble; Nous nous connaîtrons mieux pour demain. Que t'en semble, Abbé? L'Abbé Parbleu! marquis, je le veux, et j'y vais. (Il sort de sa chaise.) Rafael Voilà les musiciens qui sont déjà trouvés; Et pour la table, - holà, Palforio! l'auberge! (Frappant.) Cette porte est plus rude à forcer qu'une vierge. Palforio, manant tripier, sac à boyaux! Vous verrez qu'à cette heure ils dorment, les bourreaux! (Il jette une pierre dans la vitre.) Palforio, à la fenêtre. Quel est le bon plaisir de votre courtoisie? Rafael Fais-nous faire à souper. Certes, l'heure est choisie Pour nous laisser ainsi casser tous tes carreaux! Dépêche, sac à vin! - Pardieu! si j'étais gros Comme un muid, comme toi, je dirais qu'on me porte En guise d'écriteau sur le pas de ma porte; On saurait où me prendre au moins. Palforio Excusez-moi, Très excellent seigneur. Rafael Allons, démène-toi. Vite! va mettre en l'air ta marmitonnerie. Donne-nous ton meilleur vin et ta plus jolie Servante; embroche tout: tes oisons, tes poulets, Tes veaux, tes chiens, tes chats, ta femme et tes valets! - Toi, l'abbé, passe donc; en joie! et pour nous battre Après, nous taperons, vive Dieu! comme quatre. Scène IV La loge de la Camargo. On la chausse. Camargo Il ira. - Laissez-moi seul, et ne manquez pas Qu'on me vienne avertir quand ce sera mon pas. - C'est la règle, ô mon coeur! - Il est sûr qu'une femme Met dans une âme aimée une part de son âme. Sinon, d'où pourrait-elle et pourquoi concevoir La soif d'y revenir, et l'horreur d'en déchoir? Au contraire un coeur d'homme est comme une marée Fuyarde des endroits qui l'ont mieux attirée. Voyez qu'en tout lien, l'amour à l'un grandit Et par le temps empire, à l'autre refroidit. L'un, ainsi qu'un cheval qu'on pique à la poitrine, En insensé toujours contre la javeline Avance, et se la pousse au coeur jusqu'à mourir. L'autre, dès que ses flancs commencent à s'ouvrir, Qu'il sent le froid du fer, et l'aride morsure Aller chercher le coeur au fond de la blessure, Il prend la fuite en lâche, et se sauve d'aimer. Ah! que puissent mes yeux quelque part allumer Une plaie à la mienne en misère semblable, Et je serai plus dure et plus inexorable Qu'un pauvre pour son chien, après qu'un jour entier Il a dit: "Pour l'amour de Dieu!" sans un denier. - Suis-je pas belle encor? - Pour trois nuits mal dormies, Ma joue est-elle creuse? ou mes lèvres blêmies? Vrai Dieu! ne suis-je plus la Camargo? - Sait-on Sous mon rouge, d'ailleurs, si je suis pâle ou non? Va, je suis belle encor! C'est ton amour, perfide Garuci, que déjà le temps efface et ride, Non mon visage. - Un nain contrefait et boiteux, Voulant jouer Phoebus, lui ressemblerait mieux, Qu'aux façons d'une amour fidèle et bien gardée L'allure d'une amour défaillante et fardée. Ah! c'est de ce matin que ton coeur m'est connu, Car en le déguisant tu me l'as mis à nu. Certes, c'est un loisir magnifique et commode Que la paisible ardeur d'une intrigue à la mode! - Qu'est-ce alors? - C'est un flot qui nous berce rêvant! C'est l'ombre qui s'enfuit d'une fumée au vent! Mais que l'ombre devienne un spectre, et que les ondes S'enfoncent sous les pieds, vivantes et profondes, Le mal aimant recule, et le bon reste seul. Oh! que dans sa douleur ainsi qu'en un linceul Il se couche à cette heure et dorme! La pensée D'un homme est de plaisirs et d'oublis traversée; Une femme ne vit et ne meurt que d'amour; Elle songe une année à quoi lui pense un jour! Laetitia, entrant. Madame, on vous attend à la troisième scène. Camargo Est-ce la Monanteuil, ce soir, qui fait la reine? Laetitia Oui, madame, et monsieur de Monanteuil, Sylvain. Camargo Fais porter cette lettre à l'hôtel du Dauphin. Scène V. Une salle à manger très riche. - Garuci, à table avec l'Abbé Annibal; Musiciens. Rafael Oui, mon abbé, voilà comme, une après-dînée, Je vis, pris, et vainquis la Camargo, l'année Dix-sept cent soixante-un de la nativité De Notre-Seigneur. L'Abbé - Triste, oh! triste, en vérité! Rafael Triste, abbé? - Vous avez le vin triste? - Italie, Voyez-vous, à mon sens, c'est la rime à folie. Quant à mélancolie, elle sent trop les trous Aux bas, le quatrième étage, et les vieux sous. On dit qu'elle a des gens qui se noient pour elle. - Moi, je la noie. (Il boit.) L'Abbé Et quand vous eûtes cette belle Camargo, vous l'aimiez fort? Rafael Oh! très fort; - et puis A vous dire le vrai, je m'y suis très bien pris. Contre un doublon d'argent un coeur de fer s'émousse. Ce fut, le premier mois, l'amitié la plus douce Qui se puisse inventer. Je m'en allais la voir, Comme ça, tout au saut du lit, - ou bien le soir Après le spectacle. - Oh! c'était une folie, Dans ce temps-là! - Pauvre ange! - Elle était bien jolie. Si bien, qu'après un mois, je cessai d'y venir. Elle de remuer terre et ciel, - moi de fuir. - Pourtant je fus trouvé; - reproches, pleurs, injure, Le reste à l'avenant. - On me nomma parjure, C'est le moins. - Je rompis tout net. - Bon. - Cependant Nous nous allions fuyant et l'un l'autre oubliant. - Un beau soir, je ne sais comment se fit l'affaire, La lune se levait cette nuit-là si claire, Le vent était si doux, l'air de Rome est si pur: - C'était un petit bois qui côtoyait un mur, Un petit sentier vert, - je le pris, - et, Jean comme Devant, je m'en allai l'éveiller dans son somme. L'Abbé Et vous l'avez reprise? Rafael, cassant son verre. Aussi vrai que voilà Un verre de cassé. - Mon amour s'en alla Bientôt. - Que voulez-vous? moi, j'ai donné ma vie A ce dieu fainéant qu'on nomme fantaisie. C'est lui qui, triste ou fou, de face ou de profil, Comme un polichinel me traîne au bout d'un fil; Lui qui tient les cordons de ma bourse, et la guide De mon cheval; jaloux, badaud, constant, perfide, En chasse au point du jour dimanche, et vendredi Cloué sur l'oreiller jusque et passé midi. Ainsi je vais en tout, - plus vain que la fumée De ma pipe, - accrochant tous les pavés. - L'année Dernière, j'étais fou de chiens d'abord, et puis De femmes. - Maintenant, ma foi, je ne le suis De rien. - J'en ai bien vu, des petites princesses! La première surtout m'a mangé de caresses: Elle m'a tant baisé, pommadé, ballotté! C'est fini, voyez-vous, celle-là m'a gâté. Quant à la Camargo, vous la pouvez bien prendre Si le coeur vous en dit; mais je me veux voir pendre Plutôt que si ma main de sa nuque approchait. L'Abbé Triste! Rafael Encor triste, abbé? (Aux musiciens.) Hé! messieurs de l'archet, En ut! égayez donc un peu sa courtoisie. (Musique.) Ma foi! voilà deux airs très beaux. (Il parle en se promenant, pendant que l'orchestre joue piano.) La poésie, Voyez-vous, c'est bien. - Mais la musique, c'est mieux, Pardieu! voilà deux airs qui sont délicieux; La langue sans gosier n'est rien. - Voyez le Dante; Son Séraphin doré ne parle pas, - il chante! C'est la musique, moi, qui m'a fait croire en Dieu. - Hardi, ferme, poussez; crescendo! Mais, parbleu! L'abbé s'est endormi. - Le voilà sous la table. C'est vrai qu'il a le vin mélancolique en diable. O doux, ô doux sommeil! ô baume des esprits! Reste sur lui, sommeil! dormir quand on est gris, C'est, après le souper, le premier bien du monde. Palforio, entrant. Une lettre, seigneur. Rafael, après avoir lu. Que le ciel la confonde! Dites que je n'irai, certes, pas. - Attendez! Si - c'est cela - parbleu! - je - non - si fait, restez. Dites que l'on m'attende. (Exit Palforio.) Hé, l'abbé! Sur mon âme, Il ronfle en enragé. L'Abbé Pardonnez-moi, madame; Est-ce que je dormais? Rafael Hé! voulez-vous avoir La Camargo, l'ami? L'Abbé, se levant. Tête et ventre! ce soir? Rafael Ce soir même. - Ecoutez bien: - elle doit m'attendre Avant minuit. - Il est onze heures, - il faut prendre Mon habit. (L'abbé se déboutonne.) Me donner le vôtre. (L'abbé ôte son manteau.) Vous irez A la petite porte, et là vous tousserez Deux fois; toussez un peu. L'Abbé Hum! hum! Rafael C'est à merveille. Nous sommes à peu près de stature pareille. Changeons d'habit. (Ils changent.) Parbleu! cet habit de cafard Me donne l'encolure et l'air d'un Escobard. Le marquis Annibal! l'abbé Garuci! - Certe, Le tour est des meilleurs. Or donc, la porte ouverte, On vous introduira piano. - Mais n'allez pas Perdre la tête là. - Prenez-la dans vos bras, Et tout d'abord du poing renversez la chandelle. - L'alcôve est à main droite en entrant. - Pour la belle, Elle ne dira mot, ne réponds rien. - L'Abbé J'y vais. Marquis, c'est à la vie, à la mort. - Si jamais Ma maîtresse te plaît, à tel jour, à telle heure Que ce soit, écris-moi trois mots, et que je meure Si tu ne l'as le soir! (Il sort.) Rafael lui crie par la fenêtre. L'abbé, si vous voulez Qu'on vous prenne pour moi tout à fait, embrassez La servante en entrant. - Holà! marauds, qu'on dise A quelqu'un de m'aller chercher la Cydalise! Scène VI. Chez la Camargo. Camargo, entrant. Déchausse-moi. - J'étouffe. - A-t-on mis mon billet? Laetitia Oui, madame. Camargo Et qu'a-t-on répondu? Laetitia Qu'il viendrait. Camargo Etait-il seul? Laetitia Avec un abbé. Camargo Qui se nomme... Laetitia Je ne sais pas. - Un gros joufflu, court, petit homme. Camargo Laetitia? Laetitia Madame? Camargo Approchez un peu. - J'ai, Depuis le mois dernier, bien pâli, bien changé, N'est-ce pas? Je fais peur. - Je ne suis pas coiffée; Et vous me serrez tant, je suis tout étouffée. Laetitia Madame a le plus beau teint du monde ce soir. Camargo Vous croyez? - Relevez ce rideau. - Viens t'asseoir Près de moi. - Penses-tu, toi, que, pour une femme, C'est un malheur d'aimer, - dans le fond de ton âme? Laetitia Un malheur, quand on est riche! L'Abbé, dans la rue. Hum! Camargo N'entends-tu pas Qu'on a toussé? - Pourtant ce n'était point son pas. Laetitia Madame, c'est sa voix. - Je vais ouvrir la porte. Camargo Versez-moi ce flacon sur l'épaule. (La Camargo reste un moment seule, en silence. Laetitia rentre, accompagnée de l'abbé sous le manteau de Garuci, puis se retire aussitôt. Le coin du manteau accroche en passant la lampe et la renverse.) L'Abbé, se jetant à son cou. Oh! (La Camargo est assise; elle se lève et va à son alcôve. L'abbé la suit dans l'obscurité. Elle se retourne et lui tend la main; il la saisit.) Camargo Main-forte! Au secours! Ce n'est pas lui! (Tous deux restent immobiles un instant.) L'Abbé Madame, en pensant... Camargo Au guet! - Mais quel est donc cet homme? L'Abbé, lui mettant son mouchoir sur la bouche. Ah! tête et sang! Ma belle dame, un mot. - Je vous tiens, quoi qu'on fasse. Criez si vous voulez; mais il faut qu'on en passe Par mes volontés. Camargo, étouffant. Heuh! L'Abbé Ecoute! - Si tu veux Que nous passions une heure à nous prendre aux cheveux, A ton gré, je le veux aussi, mais je te jure Que tu n'y peux gagner beaucoup, - et sois bien sûre Que tu n'y perdras rien. - Madame, au nom du ciel, Vous allez vous blesser. - Si mon regret mortel De vous offenser, si... Camargo, arrachant la boucle de sa ceinture et l'en frappant au visage. Tu n'es qu'un misérable Assassin. - Au secours! L'Abbé Soyez donc raisonnable. Madame! calmez-vous. - Voulez-vous que vos gens Fassent jaser le peuple, ou venir les sergents? Nous sommes seuls, la nuit, - et vous êtes trompée Si vous pensez qu'on sort à minuit sans épée. Lorsque vous m'aurez fait éventrer un valet Ou deux, m'en croira-t-on moins heureux, s'il vous plaît? Et n'en prendra-t-on pas le soupçon légitime Qu'étant si criminel, j'ai commis tout le crime? Camargo Et qui donc es-tu, toi, qui me parles ainsi? L'Abbé Ma foi! je n'en sais rien. - J'étais le Garuci Tout à l'heure; à présent... Camargo, le menant à l'endroit de la fenêtre où donne la lune. Viens ici. - Sur ta vie Et le sang de tes os, réponds. - Que signifie Ce chiffre? L'Abbé Ah! pardonnez, madame, je suis fou D'amour de vous. - Je suis venu sans savoir où. Ah! ne me faites pas cette mortelle injure, Que de me croire un coeur fait à cette imposture. Je n'étais plus moi-même, et le ciel m'est témoin Que de vous mériter nul n'a pris plus de soin. Camargo Je te crois volontiers en effet la cervelle Troublée. - Et cette plaque enfin, d'où te vient-elle? L'Abbé De lui. Camargo Lui! - L'as-tu donc égorgé? L'Abbé Moi? Non point; Je l'ai laissé très vif, une bouteille au poing. Camargo Quel jeu jouons-nous donc? L'Abbé Eh! madame, lui-même Ne pouvait-il pas seul trouver ce stratagème? Et ne voyez-vous point que lui seul m'a donné Ce dont je devais voir mon amour couronné? Et quel autre que lui m'eût dit votre demeure? M'eût prêté ces habits? m'eût si bien marqué l'heure? Camargo Rafael! Rafael! le jour que de mon front Mes cheveux sur mes pieds un à un tomberont, Que ma joue et mes mains bleuiront comme celles D'un noyé, que mes yeux laisseront mes prunelles Tomber avec mes pleurs, alors tu penseras Que c'est assez souffert, et tu t'arrêteras! L'Abbé Mais... Camargo Et quel homme encor me met-il à sa place? De quelle fange est l'eau qu'il me jette à la face? Viens, toi. - Voyons, lequel est écrit dans tes yeux, Du stupide, ou du lâche, ou si c'est tous les deux? L'Abbé Madame! Camargo Je t'ai vu quelque part. L'Abbé Chez le comte Foscoli. Camargo C'est cela. - Si ce n'était de honte, Ce serait de pitié qu'à te voir ainsi fait Comme un bouffon manqué, le coeur me lèverait! Voyons, qu'avais-tu bu? dans cette violence, Pour combien est l'ivresse, et combien l'impudence? Va, je te crois sans peine, et lui seul sûrement Est le joueur ici qui t'a fait l'instrument. Mais, écoute. - Ceci vous sera profitable. - Va-t-en le retrouver, s'il est encore à table; Dis-lui bien ton succès, et que lorsqu'il voudra Prêter à ses amis des filles d'Opéra... L'Abbé D'Opéra! - Hé parbleu! vous seriez bien surprise Si vous saviez qu'il soupe avec la Cydalise. Camargo Quoi! Cydalise! L'Abbé Hé oui! Gageons que l'on entend D'ici les musiciens, s'il fait un peu de vent. (Tous deux prêtent l'oreille à la fenêtre. On entend une symphonie lente dans l'éloignement.) Camargo Ciel et terre! c'est vrai! L'Abbé C'est ainsi qu'il oublie Auprès d'elle, qui n'est ni jeune ni jolie, La perle de nos jours! Ah! madame, songez Que vos attraits surtout par là sont outragés; Songez au temps, à l'heure, à l'insulte, à ma flamme; Croyez que vos bontés... Camargo Cydalise! L'Abbé Eh! madame, Ne daignerez-vous pas baisser vos yeux sur moi? Si le plus absolu dévouement... Camargo Lève-toi. As-tu le poignet ferme? L'Abbé Hai... Camargo Voyons ton épée. L'Abbé Madame, en vérité, vous vous êtes coupée. Camargo Hé quoi! pâle avant l'heure, et déjà faiblissant? L'Abbé Non pas, mais têtebleu! voulez-vous donc du sang? Camargo Abbé, je veux du sang! J'en suis plus altérée Qu'une corneille au vent d'un cadavre attirée. Il est là-bas, dis-tu? cours-y donc, - coupe-lui La gorge, et tire-le par les pieds jusqu'ici. Tords-lui le coeur, abbé, de peur qu'il n'en réchappe. Coupe-le en quatre, et mets les morceaux dans la nappe; Tu me l'apporteras, et puisse m'écraser La foudre, si tu n'as par blessure un baiser! Tu tressailles, Romain? C'est une faute étrange Si tu te crois ici conduit par ton bon ange! Le sang te fait-il peur? Pour t'en faire un manteau De cardinal, il faut la pointe d'un couteau. Me jugeais-tu le coeur si large, que j'y porte Deux amours à la fois, et que pas un n'en sorte? C'est une faute encor; mon coeur n'est pas si grand, Et le dernier venu ronge l'autre en entrant. L'Abbé Mais, madame, vraiment, c'est... Est-ce que?... Sans doute C'est un assassinat. - Et la justice? Camargo Ecoute. Je t'en supplie à deux genoux. L'Abbé Mais je me bats Avec lui demain, moi. Cela ne se peut pas; Attendez à demain, madame. Camargo Et s'il te tue? - Demain! et si j'en meurs? - Si je suis devenue Folle? - Si le soleil, se prenant à pâlir, De ce sombre horizon ne pouvait pas sortir? On a vu quelquefois de telles nuits au monde. - Demain! le vais-je attendre à compter par seconde Les heures sur mes doigts, ou sur les battements De mon coeur, comme un juif qui calcule le temps D'un prêt? - Demain ensuite, irai-je pour te plaire Jouer à croix ou pile, et mettre ma colère Au bout d'un pistolet qui tremble avec ta main? Non pas. - Non! Aujourd'hui est à nous, mais demain Est à Dieu! L'Abbé Songez donc... Camargo Annibal, je t'adore! Embrasse-moi! (Il se jette à son cou.) L'Abbé Démons!!! Camargo Mon cher amour, j'implore Votre protection. - Voyez qu'il se fait tard. - Me refuserez-vous? - Tiens, tiens, prends ce poignard. Qui te verra passer? Il fait si noir! L'Abbé Qu'il meure, Et vous êtes à moi? Camargo Cette nuit. L'Abbé Dans une heure. Ah! je ne puis marcher. - Mes pieds tremblent. - Je sens, Je - je vois... Camargo Annibal, je suis prête, et j'attends. Scène VII. A l'auberge. - Rafael est assis avec Rose et Cydalise. Rafael, chantant. Trivelin ou Scaramouche, Remplis ton verre à moitié, Si tu le bois tout entier, Je dirai que tu te mouches Du pied. Je ne sais pas au fond de quelle pyramide De bouteilles de vin, au coeur de quel broc vide S'est caché le démon qui doit me griser, mais Je désespère encor de le trouver jamais. Cydalise A toi, mon prince! Rafael A toi! Buvons à mort, déesse! Ma foi, vive l'amour! Au diable ma maîtresse! La vie est à descendre un rude grand chemin; Gai donc, la voyageuse, au coup du pèlerin! Cydalise Chante, je vais danser. Rafael Bien dit. - Ah! la jolie Jambe! (Il se couche aux pieds de Rose et prélude.) Je suis Hamlet aux genoux d'Ophélie. Mais, reine, ma folie est plus douce, et mes yeux Sous vos longs sourcils noirs invoquent d'autres dieux. (Il chante.) Si, dans les antres de Gnide Au bras de Vénus porté, Le vieux Jupiter, que ride Sa vieille immortalité, Dans la céleste furie Me laissait finir sa vie, Qui jamais ne finira; Dieux immortels, que je meure! J'aimerais mieux un quart d'heure Chez la Blanche Lydia. Que j'aime ces beaux seins qui battent la campagne! Au menuet, danseuse! - et vous, du vin d'Espagne! (A Rose.) Et laissez vos regards avec le vin couler. Dieu merci, ma raison commence à s'en aller! Cydalise Tu me laisses danser toute seule? Rafael Ma reine, Cela n'est pas bien dit. (Il se lève.) Cette table nous gêne. (Il la renverse du pied.) Palforio, entrant. Seigneur, je ne puis dire autre chose, sinon Que de vous déranger je demande pardon; Mais vous faites un bruit bien fort, et qui fait mettre Autour de ma maison le monde à la fenêtre. Veuillez crier moins haut. Rafael Ah! parbleu! je crierai, Maître porte-bedaine, autant que je voudrai. Holà! hé! ohé! ho! Palforio Seigneur, je vous supplie D'observer qu'il est tard. Rafael Allons, paix, vieille truie. Je suis abbé, d'abord. - Si vous dites un mot, Je vous excommunie. - Arrière, toi, pied-bot! (Il danse en chantant.) Monsieur l'abbé, où courez-vous? Vous allez vous casser le cou. Palforio Seigneur, si vous chez, j'irai chercher la garde; J'en demande pardon à votre honneur. Rafael Prends garde, Que mon pied n'aille voir tes chausses. Palforio Aïe! à moi! Je suis mort. Rafael Ventrebleu! je suis ici chez toi; J'y suis pour mon plaisir, et n'en sortirai mie. Palforio Seigneur, excusez-moi; c'est mon hôtellerie, Et vous en sortirez. - A la garde! Rafael, lui jetant une bouteille à la tête. Tiens. Palforio Ah! (Il tombe.) Cydalise Vous l'avez tué! Rafael Non. Cydalise Si fait. Rafael Non. Rose Si fait. Rafael Bah! (Il le secoue.) Hé! Palforio, vieux porc! Il sait mieux que personne Où vont après leur mort les gredins. - Je m'étonne Que Satan ou Pluton, dès la première fois, Dans cette nuque chauve ait enfoncé les doigts. Ma foi, bonsoir; le drôle a soufflé sa chandelle. Adieu, ventre sans tête. - Il faut partir, ma belle. Les sergents nous feraient payer les pots. - Allons. C'est dur de nous quitter si tôt. - Allons, partons. Je le croyais plus ferme, et que les vieilles âmes Se rouillaient à l'étui comme les vieilles lames. Cydalise Paix! on vient. Voix Au guet! Rafael Hein! Je crois que les bourreaux Sont gens, Dieu me pardonne, à quérir les prévôts. Ne les attendons pas, mon ange. - Cette issue Secrète nous conduit, par la petite rue, A mon hôtel. Voix C'est là. Cydalise Mon Dieu! si l'on entrait! Rafael Allons, le mantelet, le loup et le bonnet; Par ici, par ici! bonsoir, mes Cydalises. Cydalise Bonsoir, mon prince. Un sergent, entrant. Arrête! En voilà deux de prises. Cydalise Mon prince, sauvez-vous. Le sergent Qu'on le retienne. Rafael Il pleut Un peu, mais c'est égal. - Ma foi, sauve qui peut! (Il saute par la fenêtre.) Un soldat Sergent, nous n'avons rien. - Votre homme est passé maître Dans le saut périlleux. - Il a pris la fenêtre. Le sergent Oh! oh! tenez-le bien. - Que vois-je? L'hôtelier Est mort. Courez tous vite, et sus le meurtrier! Scène VIII. Une rue au bord de la mer. - Rafael descend le long d'un treillis; Annibal passe dans le fond. Rafael Peste soit des barreaux! Hé, rendez-moi ma veste, Mon camarade! Où donc vous sauvez-vous si preste? Eh bien! et vos amours, - que font-ils? L'Abbé Le voilà! Rafael On me poursuit, mon cher. - Je vous dirai cela; Mais rendez-moi l'habit. L'Abbé On crie. - On vous appelle! Têtebleu! qu'est-ce donc? Rafael Bon! une bagatelle. Je crois que j'ai tué quelqu'un là-bas. L'Abbé Vraiment! Rafael Je vous dirai cela; mais l'habit seulement. L'Abbé L'habit? non de par Dieu! Je ne veux pas du vôtre. Les sergents me prendraient pour vous. Rafael Le bon apôtre! (Plusieurs gens traversent le théâtre.) Attendez. - Donnez-moi ce manteau. - Bon. - Je vais Dire à ces gredins-là deux petits mots. L'Abbé Jamais Je n'oserai tuer cet homme. (Il s'assoit sur une pierre.) Le sergent Holà! je cherche Le seigneur Rafael. Rafael A moins qu'il ne se perche Sur quelque cheminée en manière d'oiseau, Qu'il n'entre dans la terre, ou qu'il ne saute à l'eau; Vous l'aurez à coup sûr. Le connaissez-vous? Le sergent Certe, J'ai son signalement. - C'est une plume verte Avec des bas orange. Rafael En vérité! - Parbleu! Vous n'aurez point de peine, et vous jouez beau jeu. Combien vous donne-t-on? Le sergent Hai... Rafael Trouvez-vous qu'en somme Votre prévôt vous ait assez payé votre homme? Le bon sire est-il doux ou dur sur les écus? Le sergent Mais, il n'en mourrait pas pour donner un peu plus. Mais je n'y pense pas. - Le ventre à la besogne, Et non le dos. - Mieux vaut la hart que la vergogne, Et puis, l'homme pendu, nous avons le pourpoint. Rafael Sans compter les revers, s'il met l'épée au poing. Le sergent J'ai de bons pistolets. Rafael Voyons. - Et puis? Le sergent Ma canne De sergent. Rafael Bon. - Et puis? Le sergent Ce poignard de Toscane. Rafael Très excellent. - Et puis? Le sergent J'ai cette épée. Rafael. Et puis? Le sergent Et puis! je n'ai plus rien. Rafael, le rossant. Tiens, voilà pour tes cris, Et pour tes pistolets. Le sergent Aïe! aïe! Rafael Et pour ta canne, Et pour ton fin poignard en acier de Toscane. Le sergent Aïe! aïe! je suis mort! Rafael Le seigneur Garuci Est sans doute au logis. - On y va par ici. (Il le chasse.) C'est du don Juan, ceci. (Revenant.) Que dis-tu du bonhomme, Sauvons-nous maintenant. - Moi, je retourne à Rome. (L'abbé va à lui, et lui met son poignard dans la gorge.) Etes-vous fou, l'abbé? - L'abbé? (Il tombe.) Je n'y suis pas. Ah! malédiction! Mais tu me le paieras. (Il veut se relever.) Mon coup de grâce, abbé! Je suffoque! Ah! misère! Mon coup, mon dernier coup, mon cher abbé. La terre Se roule autour de moi! - miserere! - Le ciel Tourne. Ah, chien d'abbé, va! par le Père éternel!... Qu'attends-tu donc là, toi, fantôme, qui demeures Avec ces yeux ouverts? L'Abbé Moi? J'attends que tu meures. Rafael Damnation! Tu vas me laisser là crever Comme un païen, gredin, et ne pas m'achever! Je ne te ferai rien; viens m'achever. - Un verre D'eau pour l'amour de Dieu! - Tu diras à ma mère Que je donne mes biens à mon bouffon Pippo. (Il meurt.) L'Abbé Va, ta mort est ma vie, insensé! - Ton tombeau Est le lit nuptial où va ma fiancée S'étendre sous le dais de cette nuit glacée! Maintenant le hibou tourne autour des falots. L'esturgeon monstrueux soulève de son dos Le manteau bleu des mers, et regarde en silence Passer l'astre des nuits sur leur miroir immense. La sorcière, accroupie et murmurant tout bas Des paroles de sang, lave pour les sabbats La jeune fille nue; Hécate aux trois visages Froisse sa robe blanche aux joncs des marécages; Ecoutez. - L'heure sonne! et par elle est compté Chaque pas que le temps fait vers l'éternité. Va dormir dans la mer, cendre; et que ta mémoire S'enfonce avec ta vie au coeur de cette eau noire; (Il jette le cadavre dans la mer.) Vous, nuages, crevez! essuyez ce chemin! Que le pied, sans glisser, puisse y passer demain. Scène IX. Chez la Camargo. - La Camargo est à son clavecin, en silence; on entend frapper à petits coups. Camargo Entrez. (L'abbé entre. Il lui présente son poignard.) (La Camargo le considère quelque temps, puis se lève.) A-t-il souffert beaucoup? L'Abbé Bon! c'est l'affaire D'un moment. Camargo Qu'a-t-il dit? L'Abbé Il a dit que la terre Tournait. Camargo Quoi! rien de plus? L'Abbé Ah! qu'il donnait son bien A son bouffon Pippo. Camargo Quoi! rien de plus? L'Abbé Non, rien. Camargo Il porte au petit doigt un diamant. De grâce, Allez me le chercher. L'Abbé Je ne le puis. Camargo La place Où vous l'avez laissé n'est pas si loin. L'Abbé Non, mais Je ne le puis. Camargo Abbé, tout ce que je promets; Je le tiens. L'Abbé Pas ce soir. Camargo Pourquoi? L'Abbé Mais... Camargo Misérable! Tu ne l'as pas tué. L'Abbé Moi! que le ciel m'accable Si je ne l'ai pas fait, madame, en vérité! Camargo En ce cas, pourquoi non? L'Abbé Ma foi! je l'ai jeté Dans la mer. Camargo Quoi! ce soir, dans la mer? L'Abbé Oui, madame. Camargo Alors, c'est un malheur pour vous; car, sur mon âme, Je voulais cet anneau. L'Abbé Si vous me l'aviez dit, Au moins... Camargo Et sur quoi donc t'en croirai-je, maudit? Sur quel honneur vas-tu me jurer? Sur laquelle De tes deux mains de sang? Où la marque en est-elle? La chose n'est pas sûre, et tu te peux vanter. - Il fallait lui couper la main, et l'apporter. L'Abbé Madame, il faisait nuit... La mer était prochaine. Je l'ai jeté dedans. Camargo Je n'en suis pas certaine. L'Abbé. Mais, madame, ce fer est chaud, et saigne encor. Camargo Ni le sang ni le feu ne sont rares. L'Abbé Son corps N'est pas si loin, madame, il se peut qu'on se charge... Camargo La nuit est trop épaisse, et l'Océan trop large. L'Abbé Mais je suis pâle, moi! tenez. Camargo Mon cher abbé, L'étais-je pas ce soir, quand j'ai joué Thisbé Dans l'opéra? L'Abbé Madame, au nom du ciel! Camargo Peut-être Qu'en y regardant bien, vous l'aurez. - Ma fenêtre Donne sur la mer. (Elle sort.) L'Abbé Mais... - Elle est partie, ô Dieu! J'ai tué mon ami, j'ai mérité le feu, J'ai taché mon pourpoint, et l'on me congédie. C'est la moralité de cette comédie. Portia I Qu'est le hasard? - C'est le marbre qui reçoit la vie des mains du statuaire. La Providence donne le hasard. Schiller. Les premières clartés du jour avaient rougi L'Orient, quand le comte Onorio Luigi Rentra du bal masqué. - Fatigue ou nonchalance, La comtesse à son bras s'appuyait en silence, Et d'une main distraite écartait ses cheveux Qui tombaient en désordre, et voilaient ses beaux yeux. Elle s'alla jeter, en entrant dans la chambre, Sur le bord de son lit. - On était en décembre, Et déjà l'air glacé des longs soirs de janvier Soulevait par instant la cendre du foyer. Luigi n'approcha pas toutefois de la flamme Qui l'éclairait de loin. - Il regardait sa femme; Une idée incertaine et terrible semblait Flotter dans son esprit, que le sommeil troublait. Le comte commençait à vieillir. - Son visage Paraissait cependant se ressentir de l'âge Moins que des passions qui l'avaient agité. C'était un Florentin; jeune, il avait été Ce qu'on appelle à Rome un coureur d'aventure. Débauché par ennui, mais triste par nature, Voyant venir le temps, il s'était marié; Si bien qu'ayant tout vu, n'ayant rien oublié, - Pourquoi ne pas le dire? il était jaloux. - L'homme Qui vit sans jalousie, en ce bas monde, est comme Celui qui dort sans lampe; il peut sentir le bras Qui vient pour le frapper, mais il ne le voit pas. Pour le palais Luigi, la porte en était libre. Le comte eût mis en quatre et jeté dans le Tibre Quiconque aurait osé toucher sa femme au pied; Car nul pouvoir humain, quand il avait prié, Ne l'eût fait d'un instant différer ses vengeances. Il avait acheté du ciel ses indulgences; On le disait du moins. - Qui dans Rome eût pensé Qu'un tel homme pût être impunément blessé? Mariée à quinze ans, noble, riche, adorée, De tous les biens du monde à loisir entourée, N'ayant dès le berceau connu qu'une amitié, Sa femme ne l'avait jamais remercié; Mais quel soupçon pouvait l'atteindre? Et qu'était-elle, Sinon la plus loyale et la moins infidèle Des épouses? Luigi s'était levé. Longtemps Il parut réfléchir en marchant à pas lents. Enfin, s'arrêtant court: "Portia, vous êtes lasse, Dit-il, car vous dormez tout debout. - Moi, de grâce? Prit-elle en rougissant; oui, j'ai beaucoup dansé. Je me sens défaillir malgré moi. - Je ne sais, Reprit Onorio, quel était ce jeune homme En manteau noir; il est depuis deux jours à Rome. Vous a-t-il adressé la parole? - De qui Parlez-vous, mon ami? dit Portia. - De celui Qui se tenait debout à souper, ce me semble, Derrière vous; j'ai cru vous voir parler ensemble. Vous a-t-on dit quel est son nom? - Je n'en sais rien Plus que vous, dit Portia. - Je l'ai trouvé très bien, Dit Luigi, n'est-ce pas? Et gageons qu'à cette heure, Il n'est pas comme vous défaillant, que je meure; Joyeux plutôt. - Joyeux? sans doute; et d'où vous vient, S'il vous plaît, ce dessein d'en parler qui vous tient? - Et, prit Onorio, d'où ce dessein contraire, Lorsque j'en viens parler, de vous en vouloir taire? Le propos en est-il étrange? Assurément Plus d'un méchant parleur le tient en ce moment. Rien n'est plus curieux ni plus gai, sur mon âme, Qu'un manteau noir au bal. - Mon ami, dit la dame, Le soleil va venir tout à l'heure, pourquoi Demeurez-vous ainsi? Venez auprès de moi. - J'y viens, et c'est le temps, vrai Dieu, que l'on achève De quitter son habit quand le soleil se lève! Dormez si vous voulez, mais tenez pour certain Que je n'ai pas sommeil quand il est si matin. - Quoi, me laisser ainsi toute seule? J'espère Que non, - n'ayant rien fait, seigneur, pour vous déplaire. - Madame", dit Luigi s'avançant quatre pas, - Et comme hors du lit pendait un de ses bras, De même que l'on voit d'une coupe approchée Se saisir ardemment une lèvre séchée, Ainsi vous l'auriez vu sur ce bras endormi Mettre un baiser brûlant, - puis, tremblant à demi: "Tu ne le connais pas, ô jeune Vénitienne! Ce poison florentin qui consume une veine, La dévore, et ne veut qu'un mot pour arracher D'un coeur d'homme dix ans de joie, et dessécher Comme un marais impur ce premier bien de l'âme, Qui fait l'amour d'un homme, et l'honneur d'une femme! Mal sans fin, sans remède, affreux, que j'ai sucé Dans le lait de ma mère, et qui rend insensé. - Quel mal? dit Portia. - C'est quand on dit d'un homme Qu'il est jaloux. Ceux-là, c'est ainsi qu'on les nomme. - Maria! dit l'enfant, est-ce de moi, mon Dieu! Que vous seriez jaloux? - Moi, madame! à quel lieu? Jaloux? vous l'ai-je dit! sur la foi de mon âme, Aucunement! jaloux pourquoi donc? Non, madame, Je ne suis pas jaloux; allez, dormez en paix." Comme il s'éloignait d'elle à ce discours, après Qu'il se fut au balcon accoudé d'un air sombre (Et le croissant déjà pâlissait avec l'ombre), En regardant sa femme, il vit qu'elle fermait Ses bras sur sa poitrine, et qu'elle s'endormait. Qui ne sait que la nuit a des puissances telles, Que les femmes y sont, comme les fleurs, plus belles, Et que tout vent du soir qui les peut effleurer Leur enlève un parfum plus doux à respirer? Ce fut pourquoi, nul bruit ne frappant son ouïe, Luigi, qui l'admirait si fraîche épanouie, Si tranquille, si pure, oeil mourant, front penché, Ainsi qu'un jeune faon dans les hauts blés couché, Sentit ceci, - qu'au front d'une femme endormie, Il n'est âme si rude et si bien affermie Qui ne trouve de quoi voir son plus dur chagrin Se fondre comme au feu d'une flamme l'airain. Car, à qui s'en fier, mon Dieu! si la nature Nous fait voir à sa face une telle imposture, Qu'il faille séparer la créature en deux, Et défendre son coeur de l'amour de ses yeux! Cependant que, debout dans son antique salle, Le Toscan sous sa lampe inclinait son front pâle, Au pied de son balcon il crut entendre, au long Du mur, une voix d'homme, avec un violon. - Sur quoi, s'étant sans bruit avancé sous la barre, Il vit distinctement deux porteurs de guitare, - L'un inconnu, - pour l'autre, il n'en pouvait douter, C'était son manteau noir, - il le voulut guetter. Pourtant rien ne trahit ce qu'en sentit son âme, Sinon qu'il mit la main lentement à sa lame, Comme pour éprouver, la tirant à demi, Qu'ayant là deux rivaux, il avait un ami. - Tout se taisait. Il prit le temps de reconnaître Les traits du cavalier; puis, fermant sa fenêtre Sans bruit, et sans que rien sur ses traits eût changé, Il vit si dans le lit sa femme avait bougé. - Elle était immobile, et la nuit défaillante La découvrait au jour plus belle et plus riante. Donc notre Florentin, ayant dit ses avés Du soir, se mit au lit. - Frère, si vous avez Par le monde jamais vu quelqu'un de Florence, Et de son sang en lui pris quelque expérience, Vous savez que la haine en ce pays n'est pas Un géant comme ici fier et levant le bras; C'est une empoisonneuse en silence accroupie Au revers d'un fossé, qui de loin vous épie, Boiteuse, retenant son souffle avec sa voix, Et, crainte de faillir, s'y prenant à deux fois. II L'église était déserte, et les flambeaux funèbres Croisaient en chancelant leurs feux dans les ténèbres, Quand le jeune étranger s'arrêta sur le seuil. Sa main n'écarta pas son long manteau de deuil Pour puiser l'eau bénite au bord de l'urne sainte. Il entra sans respect dans la divine enceinte, Mais aussi sans mépris. - Quelques religieux Priaient bas, et le choeur était silencieux. Les orgues se taisaient, les lampes immobiles Semblaient dormir en paix sous les voûtes tranquilles; Un écho prolongé répétait chaque pas. Solitudes de Dieu! qui ne vous connaît pas? Dômes mystérieux, solennité sacrée, Quelle âme, en vous voyant, est jamais demeurée Sans doute ou sans terreur? - Toutefois devant vous L'inconnu ne baissa le front ni les genoux. Il restait en silence et comme dans l'attente. - L'heure sonne. - Ce fut une femme tremblante De vieillesse sans doute, ou de froid (car la nuit Etait froide), qui vint à lui. "Le temps s'enfuit, Dit-il, entendez-vous le coq chanter? La rue Paraît déserte encor, mais l'ombre diminue; Marchez donc devant moi." La vieille répliqua: "Voici la clef; allez jusqu'à ce mur, c'est là Qu'on vous attend; allez vite, et faites en sorte Qu'on vous voie. - Merci", dit l'étranger. - La porte Retomba lentement derrière lui. "Le ciel Les garde!" dit la vieille en marchant à l'autel. Où donc, noble jeune homme, à cette heure où les ombres Sous les pieds du passant tendent leurs voiles sombres, Où donc vas-tu si vite? et pourquoi ton coursier Fait-il jaillir le feu de l'étrier d'acier? Ta dague bat tes flancs, et ta tempe ruisselle: Jeune homme, où donc vas-tu? qui te pousse ou t'appelle? Pourquoi comme un fuyard sur l'arçon te courber? Frère, la terre est grise, et l'on y peut tomber. Pourtant ton serviteur fidèle, hors d'haleine, Voit de loin ton panache, et peut le suivre à peine. Que Dieu soit avec toi, frère, si c'est l'amour Qui t'a dans l'ombre ainsi fait devancer le jour! L'amour sait tout franchir, et bienheureux qui laisse La sueur de son front aux pieds de sa maîtresse! Nulle crainte en ton coeur, nul souci du danger, Va! - Car ce qui t'attend là-bas, jeune étranger, Que ce soit une main à la tienne tendue, Que ce soit un poignard au tournant d'une rue, Qu'importe? - Va toujours, frère, Dieu seul est grand! Mais, près de ce palais, pourquoi ton oeil errant Cherche-t-il donc à voir et comme à reconnaître Ce kiosque, à la nuit close entr'ouvrant sa fenêtre? Tes voeux sont-ils si haut et si loin avancés? Jeune homme, songes-y; ce réduit, tu le sais, Se tient plus invisible à l'oeil, que la pensée Dans le coeur de son maître, inconnue et glacée. Pourtant au pied du mur, sous les arbres caché, Comme un chasseur, l'oreille au guet, tu t'es penché. D'où partent ces accents? et quelle voix s'élève Entre ces barreaux, douce et faible comme un rêve? "Dalti, mon cher trésor, mon amour, est-ce toi? - Portia! flambeau du ciel! Portia, ta main; c'est moi." Rien de plus. - Et déjà sur l'échelle de soie Une main l'attirait, palpitante de joie; Déjà deux bras ardents, de baisers enchaîné, L'avaient comme une proie à l'alcôve traîné. O vieillards décrépits! têtes chauves et nues! Coeurs brisés, dont le temps ferme les avenues! Centenaires voûtés, spectres à chef branlant, Qui, pâles au soleil, cheminez d'un pied lent! C'est vous qu'ici j'invoque, et prends en témoignage. Vous n'avez pas toujours été sans vie, et l'âge N'a pas toujours plié de ses mains de géant Votre front à la terre, et votre âme au néant! Vous avez eu des yeux, des bras et des entrailles! Dites-nous donc, avant que de vos funérailles L'heure vous vienne prendre, ô vieillards, dites-nous Comme un coeur à vingt ans bondit au rendez-vous! "Amour, disait l'enfant, après que, demi-nue, Elle s'était, mourante, à ses pieds étendue, Vois-tu comme tout dort? Que ce silence est doux! Dieu n'a dans l'univers laissé vivre que nous." Puis elle l'admirait avec un doux sourire, Comme elles font toujours. Quelle femme n'admire Ce qu'elle aime, et quel front peut-elle préférer A celui que ses yeux ne peuvent rencontrer Sans se voiler de pleurs! "Voyons, lui disait-elle, T'es-tu fait beau pour moi, qui me suis faite belle? Pour qui ce collier d'or? pour qui ces fins bijoux? Ce beau panache noir? Etait-ce un peu pour nous?" Et puis elle ajouta: "Mon amour! que personne Ne vous ait vu venir surtout, car j'en frissonne." Mais le jeune Dalti ne lui répondait pas; Aux rayons de la lune, il avait de ses bras Entouré doucement sa pâle bien-aimée; Elle laissait tomber sa tête parfumée Sur son épaule, et lui regardait, incliné, Son beau front, d'espérance et de paix couronné! "Portia, murmura-t-il, cette glace dans l'ombre Jette un reflet trop pur à cette alcôve sombre; Ces fleurs ont trop d'éclat, tes yeux trop de langueurs; Que ne m'accablais-tu, Portia, de tes rigueurs! Peut-être, Dieu m'aidant, j'eusse trouvé des armes. Mais quand tu m'as noyé de baisers et de larmes, Dis, qui peut m'en défendre, ou qui m'en guérira? Tu m'as fait trop heureux; ton amour me tuera!" Et comme sur le bord de la longue ottomane, Elle attachée à lui comme un lierre au platane, Il s'était renversé tremblant à ce discours, Elle le vit pâlir: "mes seules amours, Dit-il, en toute chose il est une barrière Où, pour grand qu'on se sente, on se jette en arrière; De quelque fol amour qu'on ait empli son coeur, Le désir est parfois moins grand que le bonheur; Le ciel, ô ma beauté, ressemble à l'âme humaine: Il s'y trouve une sphère où l'aigle perd haleine, Où le vertige prend, où l'air devient le feu, Et l'homme doit mourir où commence le Dieu." La lune se voilait; la nuit était profonde, Et nul témoin des cieux ne veillait sur le monde. La lampe tout à coup s'éteignit. "Reste là, Dit Portia, je m'en vais l'allumer." Elle alla Se baisser au foyer. - La cendre à demi morte Couvrait à peine encore une étincelle, en sorte Qu'elle resta longtemps. - Mais lorsque la clarté Eut enfin autour d'eux chassé l'obscurité: "Ciel et terre, Dalti! Nous sommes trois, dit-elle. - Trois", répéta près d'eux une voix à laquelle Répondirent au loin les voûtes du château. Immobile, caché sous les plis d'un manteau, Comme au seuil d'une porte une antique statue, Onorio, debout, avait frappé leur vue. - D'où venait-il ainsi? Les avait-il guettés En silence longtemps, et longtemps écoutés? De qui savait-il l'heure, et quelle patience L'avait fait une nuit épier la vengeance? Cependant son visage était calme et serein, Son fidèle poignard n'était pas dans sa main, Son regard ne marquait ni colère ni haine; Mais ses cheveux, plus noirs, la veille, que l'ébène, Chose étrange à penser, étaient devenus blancs. Les amants regardaient, sous les rayons tremblants De la lampe déjà par l'aurore obscurcie, Ce vieillard d'une nuit, cette tête blanchie, Avec ses longs cheveux plus pâles que son front. "Portia, dit-il, d'un ton de voix lent et profond; Quand ton père, en mourant, joignit nos mains, la mienne Resta pourtant ouverte; en retirer la tienne Etait aisé. Pourquoi l'as-tu donc fait si tard?" Mais le jeune Dalti s'était levé. "Vieillard, Ne perdons pas de temps. Vous voulez cette femme? En garde! Qu'un de nous la rende avec son âme. - Je le veux", dit le comte; et deux lames déjà Brillaient en se heurtant. - Vainement la Portia Se traînait à leurs pieds, tremblante, échevelée. Qui peut sous le soleil tromper sa destinée? Quand des jours et des nuits qu'on nous compte ici-bas Le terme est arrivé, la terre sous nos pas S'entr'ouvrirait plutôt: que sert qu'on s'en défende? Lorsque la fosse attend, il faut qu'on y descende. Le comte ne poussa qu'un soupir, et tomba. Dalti n'hésita pas. "Viens, dit-il à Portia, Sortons." Mais elle était sans parole, et mourante. Il prit donc d'une main le cadavre, l'amante De l'autre, et s'éloigna. La nuit ne permit pas De voir de quel côté se dirigeaient ses pas. III Une heure est à Venise, - heure des sérénades, Lorsqu'autour de Saint-Marc sous les sombres arcades, Les pieds dans la rosée, et son masque à la main, Une nuit de printemps joue avec le matin, Nul bruit ne trouble plus, dans les palais antiques, La majesté des saints debout sous les portiques. La ville est assoupie, et les flots prisonniers S'endorment sur le bord de ses blancs escaliers. C'est alors que de loin, au détour d'une allée, Se détache en silence une barque isolée, Sans voile, pour tout guide ayant son matelot, Avec son pavillon flottant sous son falot. Telle, au sein de la nuit, et par l'onde bercée, Glissait, par le Zéphyr lentement balancée, La légère chaloupe où le jeune Dalti Agitait en ramant le flot appesanti. Longtemps, au double écho de la vague plaintive, On le vit s'éloigner, en voguant, de la rive; Mais lorsque la cité, qui semblait s'abaisser Et lentement au loin dans les flots s'enfoncer, Eut, en se dérobant, laissé l'horizon vide, Semblable à l'alcyon qui, dans son cours rapide, S'arrête tout à coup, la chaloupe écarta Ses rames sur l'azur des mers, et s'arrêta. "Portia, dit l'étranger, un vent plus doux commence A se faire sentir. - Chante-moi ta romance." Peut-être que le seuil du vieux palais Luigi Du pur sang de son maître était encor rougi; Que tous les serviteurs sur les draps funéraires N'avaient pas achevé leurs dernières prières; Peut-être qu'alentour des sinistres apprêts Les moines, s'agitant comme de noirs cyprès, Et mêlant leurs soupirs aux cantiques des vierges, N'avaient pas sur la tombe encore éteint les cierges; Peut-être de la veille avait-on retrouvé Le cadavre perdu, le front sous un pavé; Son chien pleurait sans doute et le cherchait encore. Mais quand Dalti parla, Portia prit sa mandore, Mêlant sa douce voix, que l'écho répétait, Au murmure moqueur du flot qui l'emportait. - Quel homme fut jamais si grand, qu'il se pût croire Certain, ayant vécu, d'avoir une mémoire Où son souvenir, jeune et bravant le trépas, Pût revivre une vie, et ne s'éteindre pas? Les larmes d'ici-bas ne sont qu'une rosée Dont un matin au plus la terre est arrosée, Que la brise secoue, et que boit le soleil; Puis l'oubli vient au coeur, comme aux yeux le sommeil. Dalti, le front baissé, tantôt sur son amante Promenait ses regards, tantôt sur l'eau dormante. Ainsi muet, penchant sa tête sur sa main, Il sembla quelque temps demeurer incertain. "Portia, dit-il enfin, ce que vous pouviez faire, Vous l'avez fait; c'est bien. Parlez-moi sans mystère: Vous en repentez-vous? - Moi, dit-elle, de quoi? - D'avoir, dit l'étranger, abandonné pour moi Vos biens, votre maison et votre renommée (Il fixa de ses yeux perçants sa bien-aimée. Et puis il ajouta d'un ton dur), - votre époux." Elle lui répondit: "J'ai fait cela pour vous; Je ne m'en repens pas. - O nature, nature! Murmura l'étranger, vois cette créature: Sous les cieux les plus doux qui la pouvaient nourrir, Cette fleur avait mis dix-huit ans à s'ouvrir. A-t-elle pu tomber et se faner si vite, Pour avoir une nuit touché ma main maudite? C'est bien, poursuivit-il, c'est bien, elle est à moi. Viens, dit-il à Portia, viens et relève-toi. T'est-il jamais venu dans l'esprit de connaître Qui j'étais? qui je suis? - Eh! qui pouvez-vous être, Mon ami, si ce n'est un riche et beau seigneur? Nul ne vous parle ici, qui ne vous rende honneur. - As-tu, dit le jeune homme, autour des promenades, Rencontré quelquefois, le soir, sous les arcades, De ces filles de joie errant en carnaval, Qui traînent dans la boue une robe de bal? Elles n'ont pas toujours au bout de la journée Du pain pour leur souper. Telle est leur destinée; Car souvent de besoin ces spectres consumés Prodiguent aux passants des baisers affamés. Elles vivent ainsi. C'est un sort misérable, N'est-il pas vrai? Le mien cependant est semblable. - Semblable à celui-là! dit l'enfant. Je vois bien, Dalti, que vous voulez rire, et qu'il n'en est rien. - Silence! dit Dalti, la vérité tardive Doit se montrer à vous ici, quoi qu'il arrive. Je suis fils d'un pêcheur. - Maria; Maria! Prenez pitié de nous, si c'est vrai, dit Portia. - C'est vrai, dit l'étranger. Ecoutez mon histoire. Mon père était pêcheur; mais je n'ai pas mémoire Du jour où pour partir le destin l'appela, Me laissant pour tout bien la barque où nous voilà. J'avais quinze ans, je crois; je n'aimais que mon père, Ma venue en ce monde ayant tué ma mère, Mon véritable nom est Daniel Zoppieri. Pendant les premiers temps mon travail m'a nourri, Je suivais le métier qu'avait pris ma famille; L'astre mystérieux qui sur nos têtes brille Voyait seul quelquefois tomber mes pleurs amers Au sein des flots sans borne et des profondes mers; Mais c'était tout. D'ailleurs, je vivais seul, tranquille, Couchant où je pouvais, rarement à la ville. Mon père cependant, qui, pour un batelier, Etait fier, m'avait fait d'abord étudier; Je savais le toscan, et j'allais à l'église; Ainsi dès ce temps-là je connaissais Venise. Un soir, un grand seigneur; Michel Gianinetto, Pour donner un concert me loua mon bateau. Sa maîtresse (c'était, je crois, la Muranèse) Y vint seule avec lui; la mer était mauvaise; Au bout d'une heure au plus un orage éclata. Elle, comme un enfant qu'elle était, se jeta Dans mes bras, effrayée, et me serra contre elle. Vous savez son histoire, et comme elle était belle; Je n'avais jusqu'alors rien rêvé de pareil, Et de cette nuit-là je perdis le sommeil." L'étranger, à ces mots, parut reprendre haleine; Puis, Portia l'écoutant et respirant à peine, Il poursuivit: "Venise! ô perfide cité, A qui le ciel donna la fatale beauté, Je respirai cet air dont l'âme est amollie, Et dont ton souffle impur empesta l'Italie! Pauvre et pieds nus, la nuit, j'errais sous tes palais. Je regardais tes grands, qu'un peuple de valets Entoure, et rend pareils à des paralytiques, Tes nobles arrogants, et tous tes magnifiques Dont l'ombre est saluée, et dont aucun ne dort Que sous un toit de marbre et sur un pavé d'or. Je n'étais cependant qu'un pêcheur; mais, aux fêtes, Quand j'allais au théâtre écouter les poètes, Je revenais le coeur plein de haine, et navré. Je lisais, je cherchais; c'est ainsi, par degré, Que je chassai, Portia, comme une ombre légère, L'amour de l'Océan, ma richesse première. Je vous vis, - je vendis ma barque et mes filets. Je ne sais pas pourquoi, ni ce que je voulais, Pourtant je les vendis. C'était ce que sur terre J'avais pour tout trésor, ou pour toute misère. Je me mis à courir, emportant en chemin Tout mon bien qui tenait dans le creux de ma main. Las de marcher bientôt, je m'assis, triste et morne, Au fond d'un carrefour, sur le coin d'une borne. J'avais vu par hasard, auprès d'un mauvais lieu De la place Saint-Marc, une maison de jeu. J'y courus. Je vidai ma main sur une table, Puis, muet, attendant l'arrêt inévitable, Je demeurai debout. Ayant gagné d'abord, Je résolus de suivre et de tenter le sort. Mais pourquoi vous parler de cette nuit terrible? Toute une nuit, Portia, le démon invincible Me cloua sur la place, et je vis devant moi Pièce à pièce tomber la fortune d'un roi. Ainsi je demeurai, songeant au fond de l'âme, Chaque fois qu'en criant tournait la roue infâme, Que la mer était proche, et qu'à me recevoir Serait toujours tout prêt ce lit profond et noir. Le banquier cependant, voyant son coffre vide, Me dit que c'était tout. Chacun d'un oeil avide Suivait mes mouvements; je tendis mon manteau. On me jeta dedans la valeur d'un château, Et la corruption de trente courtisanes. Je sortis. - Je restai trois jours sous les platanes Où je vous avais vue, ayant pour tout espoir, Quand vous y passeriez, d'attendre et de vous voir. Tout le reste est connu de vous. - Bonté divine! Dit l'enfant, est-ce là tout ce qui vous chagrine? Quoi? de n'être pas noble? Est-ce que vous croyez Que je vous aimerais plus quand vous le seriez? - Silence! dit Dalti, vous n'êtes que la femme Du pêcheur Zoppieri; non, sur ma foi, madame, Rien de plus. - Et quoi rien, mon amour? - Rien de plus, Vous dis-je; ils sont partis comme ils étaient venus, Ces biens. Ce fut hier la dernière journée Où j'ai (pour vous du moins) tenté la destinée. J'ai perdu; voyez donc ce que vous décidez. - Vous avez tout perdu? - Tout, sur trois coups de dés; Tout, jusqu'à mon palais, cette barque exceptée Que j'ai depuis longtemps en secret rachetée: Maudissez-moi, Portia; mais je ne ferai pas, Sur mon âme, un effort pour retenir vos pas. Pourquoi je vous ai prise, et sans remords menée Au point de partager ainsi ma destinée, Ne le demandez pas. Je l'ai fait; c'est assez. Vous pouvez me quitter et partir; choisissez." Portia, dès le berceau, d'amour environnée, Avait vécu comtesse ainsi qu'elle était née. Jeune, passant sa vie au milieu des plaisirs, Elle avait de bonne heure épuisé les désirs, Ignorant le besoin, et jamais, sur la terre, Sinon pour l'adoucir, n'ayant vu de misère. Son père, déjà vieux, riche et noble seigneur, Quoique avare, l'aimait et n'avait de bonheur Qu'à la voir admirer, et quand on disait d'elle Qu'étant la plus heureuse, elle était la plus belle. Car tout lui souriait, et même son époux, Onorio, n'avait plié les deux genoux Que devant elle et Dieu. Cependant, en silence, Comme Dalti parlait, sur l'Océan immense Longtemps elle sembla porter ses yeux errants. L'horizon était vide, et les flots transparents Ne reflétaient au loin sur leur abîme sombre, Que l'astre au pâle front qui s'y mirait dans l'ombre. Dalti la regardait, mais sans dire un seul mot. - Avait-elle hésité? - Je ne sais; - mais bientôt, Comme une tendre fleur que le vent déracine, Faible, et qui lentement sur sa tige s'incline, Telle elle détourna la tête, et lentement S'inclina tout en pleurs jusqu'à son jeune amant. "Songez bien, dit Dalti, que je ne suis, comtesse, Qu'un pêcheur; que demain, qu'après, et que sans cesse Je serai ce pêcheur. Songez bien que tous deux Avant qu'il soit longtemps nous allons être vieux; Que je mourrai peut-être avant vous. - Dieu rassemble Les amants, dit Portia; nous partirons ensemble. Ton ange en t'emportant me prendra dans ses bras." Mais le pêcheur se tut, car il ne croyait pas. Chansons à mettre en musique et fragments L'andalouse Allons, bel oiseau bleu, chantez la romance à madame. La Folle Journée. Avez-vous vu, dans Barcelone, Une Andalouse au sein bruni? Pâle comme un beau soir d'automne! C'est ma maîtresse, ma lionne! La marquesa d'Amaëgui! J'ai fait bien des chansons pour elle; Je me suis battu bien souvent. Bien souvent j'ai fait sentinelle, Pour voir le coin de sa prunelle, Quand son rideau tremblait au vent. Elle est à moi, moi seul au monde. Ses grands sourcils noirs sont à moi, Son corps souple et sa jambe ronde, Sa chevelure qui l'inonde, Plus longue qu'un manteau de roi! C'est à moi son beau col qui penche Quand elle dort dans son boudoir, Et sa basquina sur sa hanche, Son bras dans sa mitaine blanche, Son pied dans son brodequin noir! Vrai Dieu! Lorsque son oeil pétille Sous la frange de ses réseaux, Rien que pour toucher sa mantille, De par tous les saints de Castille, On se ferait rompre les os. Qu'elle est superbe en son désordre, Quand elle tombe, les seins nus, Qu'on la voit, béante, se tordre Dans un baiser de rage, et mordre En criant des mots inconnus! Et qu'elle est folle dans sa joie Lorsqu'elle chante le matin, Lorsqu'en tirant son bas de soie, Elle fait, sur son flanc qui ploie, Craquer son corset de satin! Allons, mon page, en embuscades! Allons! la belle nuit d'été! Je veux ce soir des sérénades A faire damner les alcades De Tolose au Guadalété! Le lever Assez dormir, ma belle! Ta cavale isabelle Hennit sous tes balcons. Vois tes piqueurs alertes, Et sur leurs manches vertes Les pieds noirs des faucons. Vois écuyers et pages, En galants équipages, Sans rochet ni pourpoint, Têtes chaperonnées, Traîner les haquenées, Leur arbalète au poing. Vois bondir dans les herbes Les lévriers superbes, Les chiens trapus crier. En chasse, et chasse heureuse! Allons, mon amoureuse, Le pied dans l'étrier! Et d'abord, sous la moire, Avec ce bras d'ivoire Enfermons ce beau sein, Dont la forme divine, Pour que l'oeil la devine, Reste aux plis du coussin. Oh! sur ton front qui penche, J'aime à voir ta main blanche Peigner tes cheveux noirs; Beaux cheveux qu'on rassemble Les matins, et qu'ensemble Nous défaisons les soirs! Allons, mon intrépide, Ta cavale rapide Frappe du pied le sol, Et ton bouffon balance, Comme un soldat sa lance, Son joyeux parasol! Mets ton écharpe blonde Sur ton épaule ronde, Sur ton corsage d'or, Et je vais, ma charmante, T'emporter dans ta mante, Comme un enfant qui dort! Madrid Madrid, princesse des Espagnes, Il court par tes mille campagnes Bien des yeux bleus, bien des yeux noirs. La blanche ville aux sérénades, Il passe par tes promenades Bien des petits pieds tous les soirs. Madrid, quand tes taureaux bondissent, Bien des mains blanches applaudissent, Bien des écharpes sont en jeux. Par tes belles nuits étoilées, Bien des senoras long voilées Descendent tes escaliers bleus. Madrid, Madrid, moi, je me raille De tes dames à fine taille Qui chaussent l'escarpin étroit; Car j'en sais une par le monde Que jamais ni brune ni blonde N'ont valu le bout de son doigt! J'en sais une, et certes la duègne Qui la surveille et qui la peigne N'ouvre sa fenêtre qu'à moi; Certes, qui veut qu'on le redresse, N'a qu'à l'approcher à la messe, Fût-ce l'archevêque ou le roi. Car c'est ma princesse andalouse! Mon amoureuse! ma jalouse! Ma belle veuve au long réseau! C'est un vrai démon! c'est un ange! Elle est jaune, comme une orange, Elle est vive comme un oiseau! Oh! quand sur ma bouche idolâtre Elle se pâme, la folâtre, Il faut voir, dans nos grands combats, Ce corps si souple et si fragile, Ainsi qu'une couleuvre agile, Fuir et glisser entre mes bras! Or si d'aventure on s'enquête Qui m'a valu telle conquête, C'est l' allure de mon cheval, Un compliment sur sa mantille, Puis des bonbons à la vanille Par un beau soir de carnaval. Madame La Marquise Vous connaissez que j'ai pour mie Une Andalouse à l'oeil lutin, Et sur mon coeur, tout endormie, Je la berce jusqu'au matin. Voyez-la, quand son bras m'enlace, Comme le col d'un cygne blanc, S'enivrer, oublieuse et lasse, De quelque rêve nonchalant. Gais chérubins! veillez sur elle. Planez, oiseaux, sur notre nid; Dorez du reflet de votre aile Son doux sommeil, que Dieu bénit! Car toute chose nous convie D'oublier tout, fors notre amour: Nos plaisirs, d'oublier la vie; Nos rideaux, d'oublier le jour. Pose ton souffle sur ma bouche, Que ton âme y vienne passer! Oh! restons ainsi dans ma couche, Jusqu'à l'heure de trépasser! Restons! L'étoile vagabonde Dont les sages ont peur de loin Peut-être, en emportant le monde, Nous laissera dans notre coin. Oh! viens! dans mon âme froissée Qui saigne encor d'un mal bien grand, Viens verser ta blanche pensée, Comme un ruisseau dans un torrent! Car sais-tu, seulement pour vivre, Combien il m'a fallu pleurer? De cet ennui qui désenivre Combien en mon coeur dévorer? Donne-moi, ma belle maîtresse, Un beau baiser, car je te veux. Raconter ma longue détresse, En caressant tes beaux cheveux. Or voyez qui je suis, ma mie, Car je vous pardonne pourtant De vous être hier endormie Sur mes lèvres, en m'écoutant. Pour ce, madame la marquise, Dès qu'à la ville il fera noir, De par le roi sera requise De venir en notre manoir; Et sur mon coeur, tout endormie, La bercerai jusqu'au matin, Car on connaît que j'ai pour mie Une Andalouse à l'oeil lutin. Quand je t'aimais... Quand je t'aimais, pour toi j'aurais donné ma vie, Mais c'est toi, de t'aimer, toi qui m'ôtas l'envie. A tes pièges d'un jour on ne me prendra plus; Tes ris sont maintenant et tes pleurs superflus. Ainsi, lorsqu'à l'enfant la vieille salle obscure Fait peur, il va tout nu décrocher quelque armure; Il s'enferme, il revient tout palpitant d'effroi Dans sa chambre bien chaude et dans son lit bien froid. Et puis, lorsqu'au matin le jour vient à paraître, Il trouve son fantôme aux plis de sa fenêtre, Voit son arme inutile, il rit et, triomphant, S'écrie: "Oh! que j'ai peur! oh! que je suis enfant!" Au Yung-Frau Yung-Frau, le voyageur qui pourrait sur ta tête S'arrêter, et poser le pied sur sa conquête, Sentirait en son coeur un noble battement, Quand son âme, au penchant de ta neige éternelle, Pareille au jeune aiglon qui passe et lui tend l'aile, Glisserait et fuirait sous le clair firmament. Yung-Frau, je sais un coeur qui, comme toi, se cache Revêtu, comme toi, d'une robe sans tache, Il est plus près de Dieu que tu ne l'es du ciel. Ne t'étonne donc point, ô montagne sublime, Si la première fois que j'en ai vu la cime, J'ai cru le lieu trop haut pour être d'un mortel. A Ulric G. Ulric, nul oeil des mers n'a mesuré l'abîme, Ni les hérons plongeurs, ni les vieux matelots. Le soleil vient briser ses rayons sur leur cime, Comme un soldat vaincu brise ses javelots. Ainsi, nul oeil, Ulric, n'a pénétré les ondes De tes douleurs sans borne, ange du ciel tombé. Tu portes dans ta tête et dans ton coeur deux mondes, Quand le soir, près de moi, tu vas triste et courbé. Mais laisse-moi du moins regarder dans ton âme, Comme un enfant craintif se penche sur les eaux; Toi si plein, front pâli sous des baisers de femme, Moi si jeune, enviant ta blessure et tes maux. Juillet 1829. Venise Dans Venise la rouge, Pas un bateau qui bouge; Pas un pêcheur dans l'eau, Pas un falot. Seul, assis à la grève, Le grand lion soulève, Sur l'horizon serein, Son pied d'airain. Autour de lui, par groupes, Navires et chaloupes, Pareils à des hérons Couchés en ronds, Dorment sur l'eau qui fume, Et croisent dans la brume, En légers tourbillons, Leurs pavillons. La lune qui s'efface Couvre son front qui passe D'un nuage étoilé Demi-voilé. Ainsi, la dame abbesse De Sainte-Croix rabaisse Sa cape aux larges plis Sur son surplis. Et les palais antiques, Et les graves portiques, Et les blancs escaliers. Des chevaliers, Et les ponts, et les rues, Et les mornes statues, Et le golfe mouvant Qui tremble au vent, Tout se tait, fors les gardes Aux longues hallebardes, Qui veillent aux créneaux Des arsenaux. - Ah! maintenant plus d'une Attend, au clair de lune, Quelque jeune muguet, L'oreille au guet. Pour le bal qu'on prépare, Plus d'une qui se pare, Met devant son miroir Le masque noir. Sur sa couche embaumée, La Vanina pâmée Presse encor son amant, En s'endormant; Et Narcisa, la folle, Au fond de sa gondole, S'oublie en un festin Jusqu'au matin. Et qui, dans l'Italie, N'a son grain de folie? Qui ne garde aux amours Ses plus beaux jours? Laissons la vieille horloge, Au palais du vieux doge, Lui compter de ses nuits Les longs ennuis. Comptons plutôt, ma belle, Sur ta bouche rebelle Tant de baisers donnés... Ou pardonnés. Comptons plutôt tes charmes, Comptons les douces larmes, Qu'à nos yeux a coûté La volupté! Stances Que j'aime à voir, dans la vallée Désolée, Se lever comme un mausolée Les quatre ailes d'un noir moutier! Que j'aime à voir, pres de l'austère Monastère, Au seuil du baron feudataire, La croix blanche et le bénitier! Vous, des antiques Pyrénées Les aînées, Vieilles églises décharnées, Maigres et tristes monuments, Vous que le temps n'a pu dissoudre, Ni la foudre, De quelques grands monts mis en poudre N'êtes-vous pas les ossements? J'aime vos tours à tête grise, Où se brise L'éclair qui passe avec la brise, J'aime vos profonds escaliers Qui, tournoyant dans les entrailles Des murailles, A l'hymne éclatant des ouailles Font répondre tous les piliers! Oh! lorsque l'ouragan qui gagne La campagne, Prend par les cheveux la montagne, Que le temps d'automne jaunit, Que j'aime, dans le bois qui crie Et se plie, Les vieux clochers de l'abbaye, Comme deux arbres de granit! Que j'aime à voir, dans les vesprées Empourprées, Jaillir en veines diaprées Les rosaces d'or des couvents! Oh! que j'aime, aux voûtes gothiques Des portiques, Les vieux saints de pierre athlétiques Priant tout bas pour les vivants! Sonnet Que j'aime le premier frisson d'hiver! le chaume, Sous le pied du chasseur, refusant de ployer! Quand vient la pie aux champs que le foin vert embaume, Au fond du vieux château s'éveille le foyer; C'est le temps de la ville. - Oh! lorsque l'an dernier, J'y revins, que je vis ce bon Louvre et son dôme, Paris et sa fumée, et tout ce beau royaume (J'entends encore au vent les postillons crier), Que j'aimais ce temps gris, ces passants, et la Seine Sous ses mille falots assise en souveraine! J'allais revoir l'hiver. - Et toi, ma vie, et toi! Oh! dans tes longs regards j'allais tremper mon âme; Je saluais tes murs. - Car, qui m'eût dit, madame, Que votre coeur sitôt avait changé pour moi? Ballade à la lune C'était, dans la nuit brune, Sur le clocher jauni, La lune, Comme un point sur un i. Lune, quel esprit sombre Promène au bout d'un fil, Dans l'ombre, Ta face et ton profil? Es-tu l'oeil du ciel borgne? Quel chérubin cafard Nous lorgne Sous ton masque blafard? N'es-tu rien qu'une boule? Qu'un grand faucheux bien gras Qui roule Sans pattes et sans bras? Es-tu, je t'en soupçonne, Le vieux cadran de fer Qui sonne L'heure aux damnés d'enfer? Sur ton front qui voyage, Ce soir ont-ils compté Quel âge A leur éternité? Est-ce un ver qui te ronge Quand ton disque noirci S'allonge En croissant rétréci? Qui t'avait éborgnée L'autre nuit? T'étais-tu Cognée A quelque arbre pointu? Car tu vins, pâle et morne, Coller sur mes carreaux Ta corne, A travers les barreaux. Va, lune moribonde, Le beau corps de Phoebé La blonde Dans la mer est tombé. Tu n'en es que la face, Et déjà, tout ridé, S'efface Ton front dépossédé. Rends-nous la chasseresse, Blanche, au sein virginal, Qui presse Quelque cerf matinal! Oh! sous le vert platane Sous les frais coudriers, Diane, Et ses grands lévriers! Le chevreau noir qui doute, Pendu sur un rocher, L'écoute, L'écoute s'approcher. Et, suivant leur curées, Par les vaux, par les blés, Les prées, Ses chiens s'en sont allés. Oh! le soir, dans la brise, Phoebé, soeur d'Apollo, Surprise A l'ombre, un pied dans l'eau! Phoebé qui, la nuit close, Aux lèvres d'un berger Se pose, Comme un oiseau léger. Lune, en notre mémoire, De tes belles amours L'histoire T'embellira toujours. Et toujours rajeunie, Tu seras du passant Bénie, Pleine lune ou croissant. T'aimera le vieux pâtre, Seul, tandis qu'à ton front D'albâtre Ses dogues aboieront. T'aimera le pilote Dans son grand bâtiment, Qui flotte, Sous le clair firmament! Et la fillette preste Qui passe le buisson, Pied leste, En chantant sa chanson. Comme un ours à la chaîne, Toujours sous tes yeux bleus Se traîne L'Océan monstrueux. Et qu'il vente ou qu'il neige, Moi-même, chaque soir, Que fais-je, Venant ici m'asseoir? Je viens voir à la brune, Sur le clocher jauni, La lune Comme un point sur un i. Peut-être quand déchante Quelque pauvre mari, Méchante, De loin tu lui souris. Dans sa douleur amère, Quand au gendre béni La mère Livre la clef du nid, Le pied dans sa pantoufle, Voilà l'époux tout prêt Qui souffle Le bougeoir indiscret. Au pudique hyménée La vierge qui se croit Menée, Grelotte en son lit froid, Mais monsieur tout en flamme Commence à rudoyer Madame, Qui commence à crier. "Ouf! dit-il, je travaille, Ma bonne, et ne fais rien Qui vaille; Tu ne te tiens pas bien." Et vite il se dépêche. Mais quel démon caché L'empêche De commettre un péché? "Ah! dit-il, prenons garde. Quel témoin curieux Regarde Avec ces deux grands yeux?" Et c'est, dans la nuit brune, Sur son clocher jauni, La lune Comme un point sur un i. Mardoche Voudriez-vous dire, comme de fait on peut logicalement inférer, que par ci- devant le monde eust été fat, maintenant seroit devenu sage? Pantagruel, liv. V. I J'ai connu, l'an dernier, un jeune homme nommé Mardoche, qui vivait nuit et jour enfermé. O prodige! il n'avait jamais lu de sa vie Le Journal de Paris, ni n'en avait envie. Il n'avait vu ni Kean, ni Bonaparte, ni Monsieur de Metternich; - quand il avait fini De souper, se couchait, précisément à l'heure. Où (quand par le brouillard la chatte rôde et pleure) Monsieur Hugo va voir mourir Phoebus le blond. Vous dire ses parents, cela serait trop long. II Bornez-vous à savoir qu'il avait la pucelle D'Orléans pour aïeule en ligne maternelle. D'ailleurs son campagnon, compère et confident, Etait un chien anglais, bon pour l'oeil et la dent. Cet homme, ainsi reclus, vivait en joie. - A peine Le spleen le prenait-il quatre fois par semaine. Pour ses moments perdus, il les donnait parfois A l'art mystérieux de charmer par la voix: Les muses visitaient sa demeure cachée, Et quoiqu'il fît rimer idée avec fâchée, III On le lisait. C'était du reste un esprit fort; Il eût fait volontiers d'une tête de mort Un falot, et mangé sa soupe dans le crâne De sa grand'mère. - Au fond, il estimait qu'un âne, Pour Dieu qui nous voit tous, est autant qu'un ânier. Peut-être que, n'ayant pour se désennuyer Qu'un livre (c'est le coeur humain que je veux dire), Il avait su trop tôt et trop avant y lire; C'est un grand mal d'avoir un esprit trop hâtif. - Il ne dansait jamais au bal par ce motif. IV Je puis certifier pourtant qu'il avait l'âme Aussi tendre en tout point qu'un autre, et que sa femme (En ne le faisant pas c-) n'eût pas été Plus fort ni plus souvent battue, en vérité, Que celle de monsieur de C***. En politique, Son sentiment était très aristocratique, Et je dois avouer qu'à consulter son goût, Il aimait mieux la Porte et le sultan Mahmoud, Que la chrétienne Smyrne, et ce bon peuple hellène Dont les flots ont rougi la mer hellespontienne, V Et taché de leur sang tes marbres, ô Paros! - Mais la chose ne fait rien à notre héros. Bien des heures, des jours, bien des longues semaines Passèrent, sans que rien dans les choses humaines Le tentât d'y rentrer. - Tout à coup, un beau jour... Fut-ce l'ambition, ou bien fut-ce l'amour? (Peut-être tous les deux, car ces folles ivresses Viennent à tous propos déranger nos paresses); Quoi qu'il en soit, lecteur, voici ce qu'il advint A mon ami Mardoche, en l'an mil huit cent vingt. VI Je ne vous dirai pas quelle fut la douairière Qui lui laissa son bien en s'en allant en terre, Sur quoi de cénobite il devint élégant, Et n'allait plus qu'en fiacre au boulevard de Gand. Que dorme en paix ta cendre, ô quatre fois bénie Douairière, pour le jour où cette sainte envie, Comme un rayon d'en haut te vint prendre en toussant, De demander un prêtre, et de cracher le sang! Ta tempe fut huilée, et sous la lame neuve Tu te laissas clouer, comme dit Sainte-Beuve. VII Tes meubles furent mis, douairière, au Châtelet; Chacun vendu le tiers de l'argent qu'il valait. De ta robe de noce on fit un parapluie; Ton boudoir, ô Vénus, devint une écurie. Quatre grands lévriers chassèrent du tapis Ton chat qui, de tout temps, sur ton coussin tapi, S'était frotté le soir l'oreille à ta pantoufle, Et qui, maigre aujourd'hui, la queue au vent, s'essouffle, A courir sur les toits des repas incertains. - Admirable matière à mettre en vers latins! VIII Je ne vous dirai pas non plus à quelle dame Mardoche, ayant d'abord laissé prendre son âme, Dut ces douces leçons, premier enseignement Que l'amie, à regret, donne à son jeune amant. Je ne vous dirai pas comment, à quelle fête Il la vit, qui des deux voulut le tête-à-tête, Qui des deux, du plus loin, hasarda le premier L'oeillade italienne, et qui, de l'écolier Ou du maître, trembla le plus. - Hélas! qu'en sais-je Que vous ne sachiez mieux, et que vous apprendrais-je? IX Il se peut qu'on oublie un rendez-vous donné, Une chance, - un remords, - et l'heure où l'on est né, Et l'argent qu'on emprunte. - Il se peut qu'on oublie Sa femme, ses amis, son chien, et sa patrie. - Il se peut qu'un vieillard perde jusqu'à son nom. Mais jamais l'insensé, jamais le moribond, Celui qui perd l'esprit, ni celui qui rend l'âme, N'ont oublié la voix de la première femme Qui leur a dit tout bas ces quatre mots si doux Et si mystérieux: "My dear child, I love you." X Ce fut aux premiers jours d'automne, au mois d'octobre, Que Mardoche revint au monde. - Il était sobre. D'habitude, et mangeait vite. - Son cuisinier Ne le gênait pas plus que son palefrenier. Il ne prit ni cocher, ni groom, ni gouvernante, Mais (honni soit qui mal y pense!) une servante. De ses façons d'ailleurs rien ne parut changé. Peut-être dira-t-on qu'il était mal logé; C'est à quoi je réponds qu'il avait pour voisine Deux yeux napolitains qui s'appelaient Rosine. XI J'adore les yeux noirs avec des cheveux blonds. Tels les avait Rosine, - et de ces regards, longs A s'y noyer. - C'étaient deux étoiles d'ébène Sur des cieux de cristal: - tantôt mourants, à peine Entr'ouverts au soleil, comme les voiles blancs Des abbesses de cour; - tantôt étincelants, Calmes, livrant sans crainte une âme sans mélange, Doux, et parlant aux yeux le langage d'un ange. - Que Mardoche y prît goût, ce n'est aucunement, Judicieux lecteur, raison d'étonnement. XII M'en croira qui voudra, mais depuis qu'en décembre La volonté du ciel est qu'on garde la chambre, A coup sûr, paresseux et fou comme je suis, A rêver sans dormir j'ai passé bien des nuits. Le soir, au coin du feu, renversé sur ma chaise, Mon menton dans ma main et mon pied dans ma braise, Pendant que l'aquilon frappait à mes carreaux, J'ai fait bien des romans, - bâti bien des châteaux; - J'ai, comme Prométhée, animé d'une flamme Bien des êtres divins portant des traits de femme; XIII Blonds cheveux, sourcils bruns, front vermeil ou pâli: Dante aimait Béatrix, - Byron la Guiccioli. Moi (si j'eusse été maître en cette fantaisie), Je me suis dit souvent que je l'aurais choisie A Naples, un peu brûlée à ces soleils de plomb Qui font dormir le pâtre à l'ombre du sillon; Une lèvre à la turque, et, sous un col de cygne, Un sein vierge et doré comme la jeune vigne; Telle que par instants Giorgione en devina, Ou que dans cette histoire était la Rosina. XIV Il en est de l'amour comme des litanies De la Vierge. - Jamais on ne les a finies; Mais une fois qu'on les commence, on ne peut plus S'arrêter. - C'est un mal propre aux fruits défendus. C'est pourquoi chaque soir la nuit était bien proche Et le soleil bien loin, quand mon ami Mardoche Quittait la jalousie écartée à demi, D'où l'indiscret lorgnon plongeait sur l'ennemi. - Même, quand il faisait clair de lune, l'aurore A son poste souvent le retrouvait encore. XV Philosophes du jour, je vous arrête ici. O sages demi-dieux, expliquez-moi ceci. On ne volerait pas, à coup sûr, une obole A son voisin; pourtant, quand on peut, on lui vole... Sa femme! - Car il faut, ô lecteur bien appris, Vous dire que Rosine, entre tous les maris, Avait reçu du ciel, par les mains d'un notaire, Le meilleur qu'à Dijon avait trouvé son père. On pense, avec raison, que sa mère, en partant, N'avait rien oublié sur le point important. XVI Rien n'est plus amusant qu'un premier jour de noce; Au débotté, d'ailleurs, on avait pris carrosse. - Le reste à l'avenant. - Sans compter les chapeaux D'Herbeau, rien n'y manquait. - C'est un méchant propos De dire qu'à six ans une poupée amuse Autant qu'à dix-neuf ans un mari. - Mais tout s'use. Une lune de miel n'a pas trente quartiers Comme un baron saxon. - Et gare les derniers! L'amour (hélas! l'étrange et la fausse nature!) Vit d'inanition, et meurt de nourriture. XVII Et puis, que faire? - Un jour, c'est bien long. - Et demain? Et toujours? - L'ennui gagne. - A quoi rêver au bain? - Hélas! l'Oisiveté s'endort, laissant sa porte Ouverte. - Entre l'Amour. - Pour que la Raison sorte Il ne faut pas longtemps. La vie en un moment Se remplit; - on se trouve avoir pris un amant. - L'un attaque en hussard la déesse qu'il aime, L'autre fait l'écolier; chacun a son système. Hier un de mes amis, se trouvant à souper Auprès d'une duchesse, eut soin de se tromper XVIII De verre. "Mais, vraiment, dit la dame en colère, Etes-vous fou, monsieur? vous buvez dans mon verre." O l'homme peu galant, qui ne répondit rien, Si ce n'est. "Faites-en, madame, autant du mien." Assurément, lecteur, le tour était perfide, Car, l'ayant pris tout plein, il le replaça vide. La dame avait du blanc, et pourtant en rougit. Qu'y faire? On chuchota. Dieu sut ce qu'on en dit. Mon Dieu! qui peut savoir lequel on récompense Le mieux, ou du respect - ou de certaine offense XIX Je n'ai dessein, lecteur, de faire aucunement Ici ce qu'à Paris on appelle un roman. Peu s'en faut qu'un auteur, qui pas à pas chemine, Ne vous fasse coucher avec son héroïne. Ce n'est pas ma manière, et, si vous permettez, Ce sera quinze jours que nous aurons sautés. - Un dimanche (observez qu'un dimanche la rue Vivienne est tout à fait vide, et que la cohue Est aux Panoramas, ou bien au boulevard), Un dimanche matin, une heure, une heure un quart, XX Mardoche, habit marron, en landau de louage, Par devant Tortoni passait en grand tapage. - Gare! criait le groom. - Quoi! Mardoche en landau? - Oui. - La grisette à pied, trottant comme un perdreau, Jeta plus d'une fois sans doute à la portière Du jeune gentleman l'oeillade meurtrière. Mais il n'y prit pas garde; un important projet A ses réflexions semblait donner sujet. Son regard était raide, et jamais diplomate Ne parut plus guindé, ni plus haut sur cravate. XXI Où donc s'en allait-il! - Il allait à Meudon. - Quoi! Si matin, si loin, si vite? Et pourquoi donc? - Le voici. D'où sait-on, s'il vous plaît, qu'on approche D'un village, sinon qu'on en entend la cloche? Or, la cloche suppose un clocher, - le clocher Un curé. - Le curé, quand c'est jour de prêcher, A besoin d'un bedeau. - Le bedeau, d'ordinaire, Est en même temps cuistre à l'école primaire. Or le cuistre du lieu, lecteur, était l'ancien Allié des parents de Mardoche, et le sien. XXII Ayant donc débarqué, notre héros fit mettre Sa voiture en un lieu sûr, qu'il pût reconnaître, Puis s'éloigna, sans trop regarder son chemin, D'un pas plus mesuré qu'un sénateur romain. Longtemps et lentement, comme un bayeur aux grues, Il marcha, coudoyant le monde par les rues. Il savait dès longtemps que le bon magister, Les dimanches matins sortait pour prendre l'air; C'est pourquoi, sans l'aller demander à sa porte, Il détourna d'abord le coin du bois, en sorte. XXIII Qu'au bout de trente pas il était devant lui: "And how do you do, mon bon père, aujourd'hui?" Le vieillard, à vrai dire, un peu surpris, et comme Distrait d'un rêve, ôta de ses lèvres la pomme De sa canne. "Mon fils, tout va bien, Dieu merci, Dit-il, et quel sujet vous fait venir ici? - Sujet, reprit Mardoche, excessivement sage, Très moral, un sujet très logique. Je gage Ma barbe et mon bonnet, qu'on pourrait vous donner Dix-sept éternités pour nous le deviner." XXIV La matinée était belle; les alouettes Commençaient à chanter; quelques lourdes charrettes Soulevaient çà et là la poussière. C'était Un de ces beaux matins un peu froids, comme il fait En octobre. Le ciel secouait de sa robe Les brouillards vaporeux sur le terrestre globe. "Asseyez-vous, mon fils, dit le prêtre; voilà L'un des plus beaux instants du jour. - Pour ce vent-là, Je le crois usurier, bon père, dit Mardoche, Car il vous met la main malgré vous à la poche. XXV - L'un des plus beaux instants, mon fils, où les humains Puissent à l'Eternel tendre leurs faibles mains; L'âme s'y sent ouverte, et la prière aisée. - Oui; mais nous avons là les pieds dans la rosée, Bon père; autant vaudrait prier en plus bas lieu. - Les monts, dit le vieillard, sont plus proches de Dieu, Ce sont ses vrais autels, et si le saint prophète Moïse le put voir, ce fut au plus haute faite. - Hélas! reprit Mardoche, un homme sur le haut Du plus pointu des monts, serait-ce le Jung-Frau; XXVI Me fait le même effet justement qu'une mouche Au bout d'un pain de sucre. Ah! bon père, la bouche Des hommes, à coup sûr, les met haut, mais leurs pieds Les mettent bas. - Mon fils, dit le docteur, voyez Que vos cheveux sont d'or et les miens sont de neige. Attendez que le temps vienne. - Et qu'en apprendrai-je? Prit l'autre, souriant de son méchant souris; Science des humains n'est-elle pas mépris? Il s'assit à ce mot. "Laissons cela, mon père, Dit-il, je suis venu pour vous parler d'affaire. XXVII Comme vous le disiez tout à l'heure, je suis Jeune, par conséquent amoureux. Je ne puis Voir ma maîtresse; elle a son mari. La fenêtre Est haute, à parler franc, et... - Je vous ai vu naître, Mon ami, dit le prêtre, et je vous ai tenu Sur les fonts baptismaux. Quand vous êtes venu Au monde, votre père (et que Dieu lui pardonne, Car il est mort) vous prit des bras de votre bonne, Et me dit: Je le mets sous la protection Du ciel; qu'il soit sauvé de la corruption! XXVIII - Le malheur, dit Mardoche, est que les demoiselles Sont toutes, par nature ou par mode, cruelles; Car je vous entends bien, et je sais que c'est mal. Mais que voudriez-vous, monsieur, qu'on fît au bal? - Oui! vous avez raison, dit le bedeau, le monde Est un lieu de misère et de pitié profonde. - Donc, dit Mardoche, avec votre consentement, Je reprends mon récit et mon raisonnement. Or je ne puis pas voir ma maîtresse; hier même J'ai failli m'y casser le cou. - Bonté suprême! XXIX Dit le bedeau, c'est Dieu qui vous aurait frappé. Quel est le malheureux que vous avez trompé? - Malheureux? dit Mardoche; il n'en sait rien, mon père. - Il n'en sait rien, mon fils! Nul secret sur la terre N'est secret bien longtemps. - Bon, dit Mardoche, mais Je ne bavarde guère, et je n'écris jamais. - Et quand cela serait, mon fils, je le demande, Une injure cachée en est-elle moins grande? En aurez-vous donc moins desséché, désuni Un lien que la main d'un prêtre avait béni? XXX En aurez-vous moins fait le plus coupable outrage A la société, dans sa loi la plus sage? Ce secret, qu'à jamais la terre ignorera, Pensez-vous que le ciel, qui le sait, l'oubliera? Songez à ce que c'est qu'un monde, et que le nôtre A quatre pas de long, et, pour l'horizon, l'autre. - Quittons ce sujet-ci, dit Mardoche, je voi Que vous avez le crâne autrement fait que moi. Je vous racontais donc comme quoi ma maîtresse Etait gardée à vue: on la promène en laisse. XXXI - Et l'on a, dit le prêtre, éminemment raison. Ah! qu'elle pense donc à garder sa maison, A vouer au Seigneur un coeur exempt de feinte, A donner à ses fils un lait pur et la crainte Du ciel. - Mon révérend, dit l'autre, les oiseaux Qui sont les plus charmants, sont ceux qui chantent faux. Ne vous paraît-il pas simple et tout ordinaire Qu'un rossignol soit laid, honteux, lorsqu'au contraire Le paon, ce mal-appris, porte un manteau doré, Comme un diacre à Noël à côté du curé? XXXII Ne vous étonnez donc aucunement, bon père, Que le plus bel oiseau que nous ayons sur terre, La femme, chante faux, et sur ce, laissez-moi Vous finir mon récit, je vous dirai pourquoi. Hier donc, je revenais, ayant failli me rompre Les... - Et, dit le vieillard, qui donc l'a pu corrompre Ainsi, fils d'un tel père, et jeune comme il est! N'est-ce pas monstrueux? - J'ai, dit Mardoche, fait Mes classes de bonne heure, et puis, dans les familles, Voyez-vous, j'ai toujours trouvé quatre ou cinq filles XXXIII Contre un ou deux garçons, ce qui m'a fait penser Qu'on pouvait en aimer la moitié, sans blesser Dieu. - Dieu! mon cher enfant! voyons, soyez sincère. Y croyez-vous? - Monsieur, dit Mardoche, Voltaire Y croyait. - Comment donc l'offensez-vous ainsi? - Or, dit le jouvenceau, je reprends mon récit. J'adore cette femme, et ne connais de joie Qu'à la voir; vous sentez qu'il faut que je la voie. Et j'ai compté sur vous dans cette occasion. - Sur moi! dit le bedeau, perdez-vous la raison? XXXIV - La raison, révérend, hélas! je l'ai perdue; Et si, par un miracle, elle m'était rendue, Vous me la verriez fuir, ou plutôt renvoyer Comme un pigeon fidèle au toit du colombier. Ah! secourez-moi donc; votre bonne assistance Peut seule me sauver dans cette circonstance. - Et de quelle façon, mon ami? - Vous sentez, Dit Mardoche, que j'ai cherché de tous côtés, Pour la voir, une chambre, un lit, un trou, n'importe; Y venir n'était rien, mais il faut bien qu'on sorte. XXXV Et le rustre la guette. - Eh bien! dit le bedeau, Puis-je l'en empêcher? - Vous avez un très beau Lit à rideaux bleu-ciel, monsieur; un presbytère N'est pas suspect... - Jamais! dit le vieillard. - Bon père, Dit l'autre, je n'ai pas si peu de temps vécu Qu'au premier jour d'ennui je croie une vertu De partir (en parlant ainsi, l'ami Mardoche Tirait tout bas un long pistolet de sa poche). - Porter la main sur vous, mon fils! dit le chrétien. En êtes-vous donc là? ne croyez-vous à rien? XXXVI - Révérend, répondit Mardoche, je m'ennuie. Shakspeare, dans Hamlet, dit qu'on tient à la vie Parce qu'on ne sait pas ce qu'on doit voir après; Ses vers me semblent beaux, mais ils seraient plus vrais, S'ils disaient qu'on y tient parce qu'une cervelle A peur d'un pistolet qui s'applique sur elle, Pour la faire craquer et sauter d'un seul bond, Comme un bouchon de vin de Champagne, au plafond. Je ne suis pas douillet! - Un suicide! on se damne, Mon fils! - Nous n'avons pas, dit Mardoche, le crâne XXXVII Fait de même. - Attendez du moins jusqu'à demain, Mon fils, et retirez ceci de votre main. Songez-y donc: chez moi! dans ma chambre! une femme! Mon enfant, un suicide! Ah! songez à votre âme. - Henri huit, révérend, dit Mardoche, fut veuf De sept reines, tua deux cardinaux, dix-neuf Evêques, treize abbés, cinq cents prieurs, soixante- Un chanoines, quatorze archidiacres, cinquante Docteurs, douze marquis, trois cent dix chevaliers, Vingt-neuf barons chrétiens, et six-vingt roturiers. XXXVIII Moi, je n'en tuerai qu'un, révérend; mais, de grâce, Parlez, et dites-nous ce qu'il vous plaît qu'on fasse. - Qu'on fasse! dit le prêtre; et l'enfer, mon cher fils! L'enfer! - Monsieur, reprit Mardoche, je ne puis Répondre là-dessus, n'ayant eu pour nourrice Qu'une chèvre." Le bout de l'arme tentatrice Brillait en plein soleil. "Eh bien! je le veux bien, S'écria le vieillard, mais vous n'en direz rien. Sur votre foi, mon fils! songez à ce qu'on pense... - Touchez là, dit Mardoche, et Dieu vous récompense!" XXXIX Telle fut, de tout point, la conversation Qu'avec son oncle Evrard Mardoche eut à Meudon (Car Evrard du bedeau fut le nom véritable). De l'oncle ou du neveu qui fut le plus coupable? Le neveu fut impie, et l'oncle fut trop bon. L'un plaidait pour le ciel, l'autre pour le démon. Le parallèle prête à faire une élégie: Oncle, tu fus trop bon; neveu, tu fus impie. Mais n'importe; il suffit de savoir pour l'instant, Quel qu'en soit le motif, que Mardoche est content. XL De plus, j'ai déjà dit, que c'était jour de fête. Une fête, à Meudon, tourne plus d'une tête; Et qui pouvait savoir, tandis que, soucieux, Notre héros à terre avait fixé ses yeux, Ce qu'il cherchait encor? - Le fait est qu'en silence Au digne magister il fit sa révérence, Puis s'éloigna pensif, sans trop regarder où, La tête basse, et, comme on dit, à pas de loup. - Toujours un amoureux s'en va tête baissée, Cheminant de son pied moins que de sa pensée. XLI Heureux un amoureux! - Il ne s'enquête pas Si c'est pluie ou gravier dont s'attarde son pas. On en rit; c'est hasard s'il n'a heurté personne. Mais sa folie au front lui met une couronne, A l'épaule une pourpre, et devant son chemin La flûte et les flambeaux, comme un jeune Romain! Tel était celui-ci, qu'à sa mine inquiète On eût pris pour un fou, sinon pour un poète. Car vous verriez plutôt une moisson sans pré, Sans serrure une porte, et sans nièce un curé, XLII Que sans manie un homme ayant l'amour dans l'âme. Comme il marchait pourtant, un visage de femme Qui passa tout à coup sous un grand voile noir, Le jeta dans un trouble horrible à concevoir. Qu'avait-il? Qu'était donc cette beauté voilée? Peut-être sa Rosine! - Au détour de l'allée, Avait-il reconnu, sous les plis du schall blanc, Sa démarche à l'anglaise, et son pas nonchalant? Elle n'était pas seule; un homme à face pâle L'accompagnait, d'un air d'aisance conjugale. XLIII Quoi qu'il en soit, lecteur, notre héros suivit Cette beauté voilée, aussitôt qu'il la vit. Longtemps, et lentement, au bord de la terrasse, Il marcha comme un chien basser sur une trace, Toujours silencieux, car il délibérait S'il devait passer outre ou bien s'il attendrait. L'ennemi tout à coup, à sa grande surprise, Fit volte-face. Il vit que l'instant de la crise Approchait; tenant donc le pied ferme, aussitôt Il rajusta d'un coup son col et son jabot. XLIV Muses! - Depuis le jour où John Bull, en silence, Vit jadis par Brummel, en dépit de la France, Les gilets blancs proscrits, et jusques aux talons (Exemple monstrueux!) traîner les pantalons; Jusqu'à ces heureux temps où nos compatriotes Enfin jusqu'à mi-jambe ont relevé leurs bottes, Et, ramenant au vrai tout un siècle enhardi, Dégagé du maillot le mollet du dandy! Si jamais, retroussant sa royale moustache, Gentilhomme au plein vent fit siffler sa cravache; XLV D'un air tendre et rêveur, si jamais merveilleux, Pour montrer une bague, écarta ses cheveux; Oh! surtout, si jamais manchon aristocrate Fit mollement plier la douillette écarlate; Ou si jamais, pareil à l'étoile du soir, Put sous un voile épais scintiller un oeil noir; O Muses d'Hélicon! - O chastes Piérides! Vous qui du double roc buvez les eaux rapides, Dites, ne fut-ce pas lorsque, la canne en l'air, Mardoche en sautillant passa comme un éclair? XLVI Ce ne fut qu'un coup d'oeil, et, bien que passé maître, Notre époux, à coup sûr, n'y put rien reconnaître. Un vieux Turc accroupi, qui près de là fumait, N'aurait pas eu le temps de dire: Mahomet. La dame, je crois même, avait tourné la tête; Et, sans s'inquiéter autrement de la fête, Ni des gens de l'endroit, ni de son bon parent, Mardoche regagna sa voiture en courant. "A Paris!" dit le groom en fermant la portière. A Paris! oh! l'étrange et la plaisante affaire! XLVII Lecteur, qui ne savez que penser de ceci, Et qui vous préparez à froncer le sourcil, Si vous n'avez déjà deviné que Mardoche Emportait de Meudon un billet dans sa poche, Vous serez, en rentrant, étonné de le voir Se jeter tout soudain le nez contre un miroir, Demander du savon, et gronder sa servante; Puis, laissant son laquais glacé par l'épouvante, Se vider sur le front, ainsi qu'un flot lustral, Un flacon tout entier d'huile de Portugal. XLVIII Vénus! flambeau divin! - Astre cher aux pirates! Astre cher aux amants! - Tu sais que de cravates, Un jour de rendez-vous, chiffonne un amoureux! Tu sais combien de fois il en refait les noeuds! Combien coule sur lui de lait de rose et d'ambre! Tu sais que de gilets et d'habits par la chambre Vont traînant au hasard, mille fois essayés, Pareils à des blessés qu'on heurte et foule aux pieds! Vous surtout, dards légers, qu'en ses doctes emphases Delille a consacrés par quatre périphrases! XLIX O bois silencieux! ô lacs! - O murs gardés! Balcons quittés si tard! si vite escaladés! Masques, qui ne laissez entrevoir d'une femme Que deux trous sous le front, qui lui vont jusqu'à l'âme! O capuchons discrets! - O manteaux de satin, Que presse sur la taille une amoureuse main! Amour, mystérieux amour, douce misère! Et toi, lampe d'argent, pâle et fraîche lumière Qui fait les douces nuits plus blanches que le lait! - Soutenez mon haleine en ce divin couplet! L Je veux chanter ce jour d'éternelle mémoire Où, son dîner fini, devant qu'il fît nuit noire, Notre héros, le nez caché sous son manteau, Monta dans sa voiture une heure au moins trop tôt! Oh! qu'il était joyeux, et, quoi qu'on n'y vît goutte, Que de fois il compta les bornes de la route! Lorsqu'enfin le tardif marchepied s'abaissa, Comme, le coeur battant, d'abord il s'élança! Tout le quartier dormait profondément, en sorte Qu'il leva lentement le marteau de la porte. LI Etes-vous quelquefois sorti par un temps doux, Le soir, seul, en automne, - ayant un rendez-vous? Il est de trop bonne heure, et l'on ne sait que faire Pour tuer, comme on dit, le temps, ou s'en distraire. On s'arrête, on revient. - De guerre lasse, enfin, On entre. - On va poser son front sur un coussin. - Sur le bord de son lit, - place à jamais sacrée! Tiède encor des parfums d'une tête adorée! - On écoute. - On attend. - L'ange du souvenir Passe, et vous dit tout bas: "L'Entends-tu pas venir?" LII J'ai vu, sur les autels, le pudique hyménée Joindre une sèche main de prude surannée A la main sans pudeur d'un roué de vingt ans. Au Havre, dans un bal, j'ai vu les yeux mourants D'une petite Anglaise, à l'air mélancolique, Jeter un long regard plein d'amour romantique Sur un buveur de punch, et qui, dans le moment, Venait de se griser abominablement! J'ai vu des apprentis se vendre à des douairières Et des Almavivas payer leurs chambrières. LIII Est-il donc étonnant qu'une fois, à Paris, Deux jeunes coeurs se soient rencontrés - et compris? Hélas! de belles nuits le ciel nous est avare Autant que de beaux jours! - Frère, quand la guitare Se mêle au vent du soir qui frise vos cheveux, Quand le clairet vous a ranimé de ses feux, Oh! que votre maîtresse, alors surtout, soit belle! Sinon, quand vous voudrez jeter les yeux sur elle, Vous sentirez le coeur vous manquer, et soudain L'instrument, malgré vous, tomber de votre main. LIV L'auteur du présent livre, en cet endroit, supplie Sa lectrice, si peu qu'elle ait la main jolie (Comme il n'en doute pas), d'y jeter un moment Les yeux, et de penser à son dernier amant. Qu'elle songe, de plus, que Mardoche était jeune, Amoureux, qu'il avait pendant un mois fait jeûne, Que la chambre était sombre, et que jamais baisé Plus long ni plus ardent ne put être posé D'une bouche plus tendre, et sur des mains plus blanches Que celles que Rosine eut au bout de ses manches. LV Car, à dire le vrai, ce fut la Rosina Qui parut tout à coup, quand la porte tourna. Je ne sais, ô lecteur! si notre ami Mardoche En cette occasion crut son bien sans reproche, Mais il en profita. - Pour la table, le thé, Les biscuits et le feu, ce fut vite apporté. - Il pleuvait à torrents. - Qu'on est bien deux à table! Une femme! un souper! je consens que le diable M'emporte, si jamais j'ai souhaité d'avoir Rien autre chose avant de me coucher le soir. LVI Lecteur, remarquez bien cependant que Rosine Etait blonde, l'oeil noir, avait la jambe fine Même, hormis les pieds qu'elle avait un peu forts, Joignait les qualités de l'esprit et du corps. Il paraît donc assez simple et facile à croire Que son féal époux, sans être d'humeur noire, Voulût la surveiller. - Peut-être qu'il était Averti de l'affaire en dessous; le fait est Que Mardoche et sa belle, au fond, ne pensaient guère A lui, quand il cria comme au festin de Pierre: LVII Ouvrez-moi! - Pechero! dit la dame, je suis Perdue!... Où se cacher, Mardoche?" Au fond d'un puits, Il s'y serait jeté, de peur de compromettre La reine de son coeur. Il ouvrit la fenêtre. Cette fin est usée, et nous la donnons telle, Par grand éloignement de la mode nouvelle. Stratagème excellent! - Rien n'était mieux trouvé. Et zeste! il se démit le pied sur un pavé. O bizarre destin! ô fortune inconstante! O malheureux amant! plus malheureuse amante! Après ce coup fatal qu'allez-vous devenir, Hélas! et comment donc ceci va-t-il finir? LVIII De tout temps les époux, grands dénoueurs de trames, Ont mangé les soupers des amants de leurs femmes. On peut voir, pour cela, depuis maître Gil Blas, Jusqu'à Crébillon fils et monsieur de Faublas. Mais notre Dijonnais à la face chagrine Jugea la chose mal à propos. - Et Rosine, Que fit-elle? - Elle avait cet air désappointé Que fait une perruche à qui l'on a jeté Malicieusement une fève arrangée Dans du papier brouillard en guise de dragée. LIX Elle prend avec soin l'enveloppe, ôte tout, Tire, et s'attend à bien, puis, quand elle est au bout Du papier imposteur, voyant la moquerie, Reste moitié colère et moitié bouderie. "Madame, dit l'époux, vous irez au couvent." Au couvent! - O destin cruel et décevant! Le calice était plein; il fallut bien le boire. Et que dit à ce mot la pauvre enfant? - L'histoire N'en sait rien. - Et que fit Mardoche? - Pour changer D'amour, il lui fallut six mois à voyager. Suzon Heureux celui dont le coeur ne demande qu'un coeur, et qui ne désire ni parc à l'anglaise, ni opera seria, ni musique de Mozart, ni tableaux de Raphaël, ni éclipse de lune, ni même un clair de lune, ni scène de roman, ni leur accomplissement. Jean-Paul. Ce que j'écris est bon pour les buveurs de bière Qui jettent la bouteille après le premier verre: C'est l'histoire d'un fou mort pour avoir aimé A casser une pipe après avoir fumé. Deux muscadins d'abbés qui soupaient chez le pape, Etant venus un jour à bout de se griser, Lorsque pour le dessert on eut tiré la nappe, Dans un coin des jardins se mirent à causer. L'un d'eux, nommé Cassius, frappant sur sa calotte, Dit qu'en fait de maîtresse il était mal tombé, Ayant pour tout potage une belle idiote, Qui s'appelait, je crois, la marquise de B. "Voilà huit jours, dit-il, que je ne sais qu'en faire, Et c'est une bégueule à vous porter en terre. - La faute en est à toi, répondit le second, Si tu n'en tires rien." L'autre dit: "Parbleu non! Je n'ai pas le talent de réchauffer les marbres." Son ami là-dessus se mit à parler bas, Très vite et très longtemps; et tous deux sous les arbres Disparaissant bientôt, ils doublèrent le pas. Cassius reconduisit l'autre jusqu'à la porte, Et demeura chez lui jusques au lendemain Il en sortit tremblant, une fiole à la main: Et le jour qui suivit, sa maîtresse était morte. Il se passa deux ans, durant lesquels Cassius Et son ami l'abbé ne se parlèrent plus. Cassius se montrait peu, boudait, ne riait guère, Buvait moins, maigrissait. L'autre, tout au contraire, Bien poudré, l'oeil au vent, les poches pleines d'or, L'air impudent, taillé comme un tambour-major, Possédant, en un mot, tout ce qui plaît aux femmes, Loin de changer en rien, toujours près de ces dames, Toujours rose, toujours charmant, continua D'épanouir à l'air sa desinvoltura. Tous les deux cependant menaient un train semblable, Et chez Sa Sainteté se rencontraient à table, A l'église, au boston: ils se disaient deux mots, Se touchaient dans la main, et se tournaient le dos. Cela dura deux ans. Je viens de vous le dire, Cassius dépérissait, tombait de mal en pire, Arrivait à souper les cheveux dépoudrés, Avec un pied de rouge et des bas mal tirés. Un beau soir de printemps, certaine demoiselle Arrivant de Paris vint chez Sa Sainteté. Cassius s'alla planter tout à coup derrière elle, Et resta là. Ceci ne fut point remarqué. Le fait est qu'elle avait des yeux à l'espagnole, L'air profondément triste et le pied très petit. Du reste, elle était bête. - Enfin, lorsqu'on partit, Cassius, tout en suivant la belle créature, Vit son ami l'abbé qui cherchait sa voiture; Il lui saisit le bras si fort, que le tabac Qu'il offrait à quelqu'un sur le pied lui tomba. "Fortunio, dit-il, écoute." Ils s'arrêtèrent Sur un banc des jardins: les autres s'en allèrent. Les vents du sud sifflaient sur leurs têtes, les cieux Etaient sombres. Cassius prit un ton furieux: "Un certain jour, dit-il, j'avais cru qu'une femme Méritait mon mépris; tu t'es moqué de moi, Et tu m'as répondu: Ne méprise que toi! Ce que je m'efforçais de trouver dans son âme D'amour et de bonheur, c'est en la dégradant Jusqu'au rôle muet et vil de l'instrument, Que je sus le trouver sur un mot de ta bouche. J'attendais que du luth la corde retentît: Ce n'est point une corde, ami, c'est une touche, M'as-tu dit. Frappe donc. Une femme, une nuit... Je suivis ton conseil, que l'enfer entendit. Un philtre rassembla les forces de son être; Son pâle et triste amour, que je faisais peut-être Répandre goutte à goutte, avant que de mourir, Sur dix ou douze amants qu'il aurait pu nourrir, Déborda tout à coup comme un fleuve en furie, Dont la digue est rompue et qu'a gonflé la pluie. Je frappai la statue: une femme en sortit; J'ouvris les bras, et bus sa vie en une nuit. Ah! Fortunio, pourquoi n'as-tu commis qu'un crime? Mais le peu de poison que ta main me versa Ne fit qu'un assassin et non une victime... - Et que veux-tu, dit l'autre, avec ces phrases-là? Il faut que je m'en aille, ou que tu te dépêches. - As-tu, reprit Cassius, encor de ce poison? - Moi! tant que tu voudras, plein une boîte à mèches. - Ecoute: cette femme avait porté le nom D'un autre; elle avait eu des amants qu'on ignore, Je n'ai fait que presser ce qu'il restait encore De sève au coeur du fruit. J'en veux un aujourd'hui Fermé pour tous; pour moi (moi seul!) épanoui, Après moi refermé. Je veux toute une vie, Et j'ajoute la mienne au marché. - Ton envie, Répondit Fortunio, me sourit. Seulement Tu l'aurais pu d'abord dire plus simplement. Quelle est ta jeune fille? Il te la faut jolie; Sinon ton tour est sot et ne vaut que moitié. Ensuite il faut qu'elle ait pour toi quelque amitié. Au reste, je conviens, mon cher, que ton idée, Qui pourrait étonner un homme compassé, Par la tête le soir m'a quelquefois passé. Au goût du jour, d'ailleurs, elle est accommodée. Lorsqu'un homme s'ennuie et qu'il sent qu'il est las De traîner le boulet au bagne d'ici-bas, Dès qu'il se fait sauter, qu'importe la manière? J'aimerais tout autant ce que tu me dis là Que de prendre un beau soir ma prise de tabac Dans un baril d'opium ou dans ma poudrière. - Eh bien; cria Cassius, marchons de ce côté." Tous les deux à pas lents regagnèrent la rue. "Mais, dit Fortunio, le nom de ta beauté? - Avançons, dit Cassius. Vois-tu cette statue? - Oui. - Vois-tu ce portique entr'ouvert? Sa maison Est derrière. - Et son nom? - On l'appelle Suzon." Les abbés là-dessus traversèrent la ville; Cassius chez son ami tomba pâle et défait, Tandis qu'à son tiroir l'autre, d'un air tranquille, Ayant tiré sa drogue, en sifflant l'apprêtait. "Ah çà! dit Fortunio, tu connais donc ta belle De ton voyage en France, ou comment t'aime-t-elle? C'est la seconde fois ce soir que je la vois. - Moi, répondit Cassius, c'est la première fois. - Comment? Que veux-tu faire alors de cette poudre? - J'ai gagné deux laquais: nous avons arrêté Que Suzanne demain la prendrait dans son thé. Et quand je devrais être écrasé de la foudre, Nous verrons qui rira, quand son palais désert Se trouvera le soir par mégarde entr'ouvert. - Que dis-tu? reprit l'autre: abuser d'une femme Dont tu n'es point aimé! Voler le corps sans l'âme! C'est affreux, c'est indigne, et c'est moins amusant. Eh quoi! parce qu'un jour un philtre complaisant L'aura jetée à bas et la laissera nue Livrée au premier chien qui passe dans la rue, Tu seras, toi, Cassius, content d'être ce chien? Et tu détrôneras des sphères de lumière La vertu d'une enfant qui, du ciel à la terre, N'a que sa foi pour elle et ses bras pour soutien, Pour te rouler sur elle une nuit dans ta fange, Et te désaltérer sur les lèvres d'un ange D'une soif de ruisseau! Pitoyable insensé! Est-ce donc pour cela que sa mère a passé Tant de jours inquiets, tant de nuits d'insomnie? Qu'elle-même ce soir sur son lit a prié, Qu'elle a fermé sa porte, et pour l'autre moitié Gardé jusqu'à seize ans la moitié de sa vie; Qu'elle a de son amour enfermé le trésor Comme une fleur pudique en son calice d'or? Quand je t'ai conseillé de tuer une femme, Elle t'aimait du moins: c'est là qu'est le bonheur, C'est là tout. O Cassius! n'étouffe pas ta flamme Sous la cendre; crois-moi, cherche comme un plongeur Cette perle qui dort dans la mer de son coeur. - Et quand donc, dit Cassius, et de quelle manière Me ferai-je aimer d'elle? En baisant son talon? En enrayant ma roue à l'éternelle ornière? En me faisant son ombre? Ah! mordieu, c'est trop long. Lui plairai-je, d'ailleurs? La chance en est douteuse: Elle aimera plus vite une fois dans mes bras. Que la mort entre nous serve d'entremetteuse. - Je vois, dit Fortunio, que tu ne connais pas Le plus grand des moyens. - Lequel? - Le magnétisme. - Bah! dit Cassius, tu ris. Avec ton athéisme, Comment y croirais-tu? Pour moi, je ne crois rien, Sinon ce que je vois. - Ah! dit l'autre, très bien: Tu crois ce que tu vois! O raisonneur habile! Et l'aveugle, à ton gré, que croira-t-il alors? Parce que l'on t'a fait à ta prison d'argile Une fenêtre ou deux pour y voir au dehors; Parce que la moitié d'un rayon de lumière Echappé du soleil dans ton oeil peut glisser, Quand il n'est pas bouché par un grain de poussière, Tu crois qu'avec ses lois le monde y va passer! O mon ami! le monde incessamment remue Autour de nous, en nous, et nous n'en voyons rien. C'est un spectre voilé qui nous crée et nous tue; C'est un bourreau masqué que notre ange gardien. Sais-tu, lorsque ta main touche une jeune fille, Ce qui se passe en elle, en toi? Qu'en as-tu vu? Qui te fait tressaillir lorsque son oeil pétille? S'il ne se passe rien, pourquoi tressailles-tu? Quand l'aigle, au bord des mers, aperçoit l'hirondelle Et lui dit en passant, d'un regard de ses yeux, De le suivre, as-tu vu ce qui se passe en elle? S'il ne se passe rien, pourquoi donc le suit-elle? Eh quoi! toi confesseur, toi prêtre, toi Romain, Tu crois qu'on dit un mot, qu'on fait un geste en vain! Un geste, malheureux! tu ne sais pas peut-être Que la religion n'est qu'un geste, et le prêtre Qui, l'hostie à la main, lève le bras sur nous, Un saint magnétiseur qu'on écoute à genoux! Tu crois ce que tu vois! toi, qui, dans la nuit sombre, Portes l'étole blanche et vas t'asseoir dans l'ombre Des confessionnaux, pour tenir dans ta main La tête d'une enfant qui t'appelle son père, Qui te dit des secrets qu'elle cache à sa mère, Et de ce qui se fait à l'ombre du saint lieu Ne peut en appeler à rien, pas même à Dieu! Quand Christus renversa les idoles de Rome, Il avait vu quel pas restait à faire encor, Et qu'à qui veut donner l'homme pour maître à l'homme Un caveau verrouillé vaut mieux qu'un trépied d'or. C'est ce pouvoir, ami, c'est ce noeud redoutable De l'aigle à l'hirondelle et du prêtre à l'enfant, Qui fait que l'homme fort doit briser son semblable Contre sa volonté de fer qui le défend. Essaye, et tu verras. Quand la nuit solitaire Sur son cilice d'or s'assoira sur la terre, Laisse évoquer le diable au bouvier du chemin, Qui veut faire avorter la vache du voisin; Evoque ton courage et le sang de tes veines, Ton amour et le dieu des volontés humaines! Pénètre dans la chambre où Suzon dormira; Ne la réveille pas; parle-lui, charme-la; Donne-lui, si tu veux, de l'opium la veille. Ta main à ses seins nus, ta bouche à son oreille; Autour de tes deux bras roule ses longs cheveux, Glisse-toi sur son coeur, et dis-lui que tu veux (Entends-tu? que tu veux!) sur sa tête et sous peine De mort, qu'elle te sente et qu'elle s'en souvienne; Blesse-la quelque part, mêle à son sang ton sang; Que la marque lui reste et fais-toi la pareille, N'importe à quelle place, à la joue, à l'oreille, Pourvu qu'elle frémisse en la reconnaissant. Le lendemain sois dur, le plus profond silence, L'oeil ferme, laisse-la raisonner sans effroi, Et dès la nuit venue arrive et recommence. Huit jours de cette épreuve, et la proie est à toi. - Je le veux, dit Cassius, et la pensée est bonne. Cette nuit je commence, et l'attache à la croix Huit jours à tout hasard, et que Dieu lui pardonne!" Fortunio se trompait, il n'en fallut que trois. Le quatrième jour Suzon vint à confesse; Et derrière un pilier, caché dans l'ombre épaisse, Cassius de son amour surprit l'aveu fatal. Il dit à Fortunio: "Ton conseil infernal Donne déjà son fruit: sa porte d'elle-même S'ouvrira maintenant, car je sais qu'elle m'aime. - Frappe donc! reprit l'autre. - A ce soir. - A ce soir." Au coucher du soleil Cassius revint le voir. "Viens souper, lui dit-il; il me reste une somme De quarante louis dans ma poche. Un autre homme, Ou plus sage ou plus fou que moi, la donnerait A quelque mendiant; allons au cabaret." C'était par une nuit magnifique et sereine, Où les vents embaumés frémissaient dans la plaine; Et les grillons du soir, sous le pied du passant, Chantaient dans la rosée aux feux du ver luisant; La lune, à son lever, sur la cime des arbres Balançait mollement les ombres des saints marbres, Et plongeait dans le fleuve aux flots étincelants Des lourds dieux de granit les colosses tremblants. Dans le coin enfumé d'une auberge malsaine Les abbés sur la table avaient croisé les bras. "Eh bien! cria Cassius, ne chanterons-nous pas?" Et, vidant d'un seul trait une bouteille pleine: "Allons, abbé, dit-il, un toast à ma Suzon!" Il se leva, lança son assiette au plafond, Et se mit à chanter d'une voix triste et pure: Si Lilla voulait me promettre De m'ouvrir quand la nuit viendra, Je l'épouserais bien sans prêtre, Quitte à sauter par la fenêtre Quand sa mère s'éveillera. Sommes-nous donc de vieilles femmes Qui toujours tremblent pour leurs os Et, de peur du diable et des flammes, Attendent que leurs vieilles âmes Sortent par dégoût de leurs peaux? Moi, sur la planche de ma bière, Je souperais avec Lilla. Par la fressure du saint-père! Un homme peut casser son verre, Quand il a bu de ce vin-là. Le ciel a-t-il fait faire un pacte à la nature Avec l'homme, ou rit-il comme un malin esprit Quand il voit un tombeau qui s'entr'ouvre et sourit; Jamais vent de minuit, dans l'éternel silence, N'emporta si gaiement du pied d'un balcon d'or Les soupirs de l'amour à la beauté qui dort, Que lorsque les abbés fredonnant leur romance, Sur la bruyère sèche en se tenant le bras, Vers leur oeuvre sans nom marchèrent à grand pas. Le lendemain dans Rome il courut la nouvelle Qu'une main inconnue avait tué Suzon, Et qu'on avait trouvé sur le pied d'une échelle Fortunio qui dormait au seuil de la maison. Depuis ce jour un fou qui blasphème et mendie Vient s'asseoir quelquefois, à l'heure du sommeil, Sur les lazzaronis étendus au soleil: Il leur parle tout bas, les frotte et parodie Les gestes d'un derviche et d'un magnétiseur; Puis, quand il les éveille, il les frappe en fureur. C'est Cassius qui survit à Suzon: sa victime Lui mourut dans les bras trop tôt pour l'assouvir; Et lui, resté tout seul à la moitié du crime, Sur le pavé de Rome achève de mourir. Les voeux stériles Puisque c'est ton métier, misérable poète, Même en ces temps d'orage, où la bouche est muette Tandis que le bras parle, et que la fiction Disparaît comme un songe au bruit de l'action; Puisque c'est ton métier de faire de ton âme Une prostituée, et que, joie ou douleur, Tout demande sans cesse à sortir de ton coeur; Que du moins l'histrion, couvert d'un masque infâme, N'aille pas, dégradant ta pensée avec lui, Sur d'ignobles tréteaux la mettre au pilori; Que nul plan, nul détour, nul voile ne l'ombrage. Abandonne aux vieillards sans force et sans courage Ce travail d'araignée, et tous ces fils honteux Dont s'entoure en tremblant l'orgueil qui craint les yeux. Point d'autel, de trépied, point d'arrière aux profanes! Que ta muse, brisant le luth des courtisanes, Fasse vibrer sans peur l'air de la liberté; Qu'elle marche pieds nus, comme la Vérité. O Machiavel! tes pas retentissent encore Dans les sentiers déserts de San Casciano. Là, sous des cieux ardents dont l'air sèche et dévore, Tu cultivais en vain un sol maigre et sans eau. Ta main, lasse le soir d'avoir creusé la terre, Frappait ton pâle front dans le calme des nuits. Là, tu fus sans espoir, sans proches, sans amis; La vile oisiveté, fille de la misère, A ton ombre en tous lieux se traînait lentement, Et buvait dans ton coeur les flots purs de ton sang: "Qui suis-je? écrivais-tu; qu'on me donne une pierre, Une roche à rouler; c'est la paix des tombeaux Que je fuis, et je tends des bras las du repos." C'est ainsi, Machiavel, qu'avec toi je m'écrie: O médiocrité, celui qui pour tout bien T'apporte à ce tripot dégoûtant de la vie, Est bien poltron au jeu, s'il ne dit: Tout ou rien. Je suis jeune; j'arrive. A moitié de ma route, Déjà las de marcher, je me suis retourné. La science de l'homme est le mépris sans doute; C'est un droit de vieillard qui ne m'est pas donné. Mais qu'en dois-je penser? Il n'existe qu'un être Que je puisse en entier et constamment connaître, Sur qui mon jugement puisse au moins faire foi, Un seul!... Je le méprise. - Et cet être, c'est moi. Qu'ai-je fait? qu'ai-je appris? - Le temps est si rapide. L'enfant marche joyeux, sans songer au chemin; Il le croit infini, n'en voyant pas la fin. Tout à coup il rencontre une source limpide, Il s'arrête, il se penche, il y voit un vieillard. Que me dirai-je alors? Quand j'aurai fait mes peines, Quand on m'entendra dire: Hélas! il est trop tard; Quand ce sang, qui bouillonne aujourd'hui dans mes veines Et s'irrite en criant contre un lâche repos, S'arrêtera, glacé jusqu'au fond de mes os... O vieillesse! à quoi donc sert ton expérience? Que te sert, spectre vain, de te courber d'avance Vers le commun tombeau des hommes, si la mort Se tait en y rentrant, lorsque la vie en sort? N'existait-il donc pas à cette loterie Un joueur par le sort assez bien abattu Pour que, me rencontrant sur le seuil de la vie, Il me dît en sortant: N'entrez pas, j'ai perdu! Grèce, ô mère des arts, terre d'idolâtrie, De mes voeux insensés éternelle patrie, J'étais né pour ces temps où les fleurs de ton front Couronnaient dans les mers l'azur de l'Hellespont. Je suis un citoyen de tes siècles antiques; Mon âme avec l'abeille erre sous tes portiques. La langue de ton peuple, ô Grèce, peut mourir; Nous pouvons oublier le nom de tes montagnes; Mais qu'en fouillant le sein de tes blondes campagnes Nos regards tout à coup viennent à découvrir Quelque dieu de tes bois, quelque Vénus perdue... La langue que parlait le coeur de Phidias Sera toujours vivante et toujours entendue; Les marbres l'ont apprise, et ne l'oublieront pas. Et toi, vieille Italie, où sont ces jours tranquilles Où sous le toit des cours Rome avait abrité Les arts, ces dieux amis, fils de l'oisiveté? Quand tes peintres alors s'en allaient par les villes, Elevant des palais, des tombeaux, des autels, Triomphants, honorés, dieux parmi les mortels; Quand tout, à leur parole, enfantait des merveilles, Quand Rome combattait Venise et les Lombards, Alors c'étaient des temps bienheureux pour les arts! Là, c'était Michel-Ange, affaibli par les veilles, Pâle au milieu des morts, un scalpel à la main, Cherchant la vie au fond de ce néant humain, Levant de temps en temps sa tête appesantie, Pour jeter un regard de colère et d'envie Sur les palais de Rome, où, du pied de l'autel, A ses rivaux de loin souriait Raphaël. Là, c'était le Corrège, homme pauvre et modeste, Travaillant pour son coeur, laissant à Dieu le reste; Le Giorgione, superbe, au jeune Titien Montrant du sein des mers son beau ciel vénitien; Bartholomé, pensif, le front dans la poussière, Brisant son jeune coeur sur un autel de pierre, Interrogé tout bas sur l'art par Raphaël, Et bornant sa réponse à lui montrer le ciel... Temps heureux, temps aimés! Mes mains alors peut-être, Mes lâches mains, pour vous auraient pu s'occuper; Mais aujourd'hui pour qui? dans quel but? sous quel maître? L'artiste est un marchand, et l'art est un métier. Un pâle simulacre, une vile copie, Naissent sous le soleil ardent de l'Italie... Nos oeuvres ont un an, nos gloires ont un jour; Tout est mort en Europe, - oui, tout, - jusqu'à l'amour. Ah! qui que vous soyez, vous qu'un fatal génie Pousse à ce malheureux métier de poésie, Rejetez loin de vous, chassez-moi hardiment Toute sincérité; gardez que l'on ne voie Tomber de votre coeur quelques gouttes de sang; Sinon, vous apprendrez que la plus courte joie Coûte cher, que le sage est ami du repos, Que les indifférents sont d'excellents bourreaux. Heureux, trois fois heureux, l'homme dont la pensée Peut s'écrire au tranchant du sabre ou de l'épée! Ah! qu'il doit mépriser ces rêveurs insensés Qui, lorsqu'ils ont pétri d'une fange sans vie Un vil fantôme, un songe, une froide effigie, S'arrêtent pleins d'orgueil, et disent: C'est assez! Qu'est la pensée, hélas! quand l'action commence? L'une recule où l'autre intrépide s'avance. Au redoutable aspect de la réalité, Celle-ci prend le fer, et s'apprête à combattre; Celle-là, frêle idole, et qu'un rien peut abattre, Se détourne, en voilant son front inanimé. Meurs, Weber! meurs courbé sur ta harpe muette; Mozart t'attend. - Et toi, misérable poète, Qui que tu sois, enfant, homme, si ton coeur bat, Agis! jette ta lyre; au combat, au combat! Ombre des temps passés, tu n'est pas de cet âge. Entend-on le nocher chanter pendant l'orage? A l'action! au mal! Le bien reste ignoré. Allons! cherche un égal à des maux sans remède. Malheur à qui nous fit ce sens dénaturé! Le mal cherche le mal, et qui souffre nous aide. L'homme peut haïr l'homme, et fuir, mais malgré lui, Sa douleur tend la main à la douleur d'autrui: C'est tout. Pour la pitié, ce mot dont on nous leurre, Et pour tous ces discours prostitués sans fin, Que l'homme au coeur joyeux jette à celui qui pleure, Comme le riche jette au mendiant son pain, Qui pourrait en vouloir? et comment le vulgaire, Quand c'est vous qui souffrez, pourrait-il le sentir, Lui que Dieu n'a pas fait capable de souffrir? Allez sur une place, étalez sur la terre Un corps plus mutilé que celui d'un martyr, Informe, dégoûtant, traîné sur une claie, Et soulevant déjà l'âme prête à partir; La foule vous suivra. Quand la douleur est vraie, Elle l'aime. Vos maux, dont on vous saura gré, Feront horreur à tous, à quelques-uns pitié. Mais changez de façon: découvrez-leur une âme Par le chagrin brisée, une douleur sans fard, Et dans un jeune coeur des regrets de vieillard; Dites-leur que sans mère, et sans soeur, et sans femme, Sans savoir où verser, avant que de mourir, Les pleurs que votre sein peut encor contenir, Jusqu'au soleil couchant vous n'irez point peut-être. Qui trouvera le temps d'écouter vos malheurs? On croit au sang qui coule, et l'on doute des pleurs. Votre ami passera, mais sans vous reconnaître. - Tu te gonfles, mon coeur?... Des pleurs, le croirais-tu Tandis que j'écrivais ont baigné mon visage. Le fer me manque-t-il, ou ma main sans courage A-t-elle lâchement glissé sur mon sein nu? - Non, rien de tout cela. Mais si loin que la haine De cette destinée aveugle et sans pudeur Ira, j'y veux aller. - J'aurai du moins le coeur De la mener si bas que la honte l'en prenne. 831 Octave Fragment Ni ce moine rêveur, ni ce vieux charlatan, N'ont deviné pourquoi Mariette est mourante. Elle est frappée au coeur, la belle indifférente; Voilà son mal, - elle aime. - Il est cruel pourtant De voir entre les mains d'un cafard et d'un âne, Mourir cette superbe et jeune courtisane. Mais chacun a son jour, et le sien est venu; Pour moi, je ne crois guère à ce mal inconnu. Tenez, - la voyez-vous, seule, au pied de ces arbres, Chercher l'ombre profonde et la fraîcheur des marbres, Et plonger dans le bain ses membres en sueur? Je gagerais mes os qu'elle est frappée au coeur. Regardez: - c'est ici, sous ces longues charmilles, Qu'hier encor, dans ses bras, loin des rayons du jour, Ont pâli les enfants des plus nobles familles. Là s'exerçait dans l'ombre un redoutable amour; Là, cette Messaline ouvrait ses bras rapaces Pour changer en vieillards ses frêles favoris, Et, répandant la mort sous des baisers vivaces, Buvait avec fureur ses éléments chéris, L'or et le sang. - Hélas! c'en est fait, Mariette, Maintenant te voilà solitaire et muette. Tu te mires dans l'eau; sur ce corps si vanté Tes yeux cherchent en vain ta fatale beauté. Va courir maintenant sur les places publiques. Tire par les manteaux tes amants magnifiques. Ceux qui, l'hiver dernier, t'ont bâti ton palais, T'enverront demander ton nom par leurs valets. Le médecin s'éloigne en haussant les épaules; Il soupire, il se dit que l'art est impuissant. Quant au moine stupide, il ne sait que deux rôles, L'un pour le criminel, l'autre pour l'innocent; Et, voyant une femme en silence s'éteindre, Ne sachant s'il devait ou condamner ou plaindre, D'une bouche tremblante il les a dits tous deux. Maria! Maria! superbe créature, Tu seras ce chasseur imprudent que les dieux Aux chiens qu'il nourrissait jetèrent en pâture. Sous le tranquille abri des citronniers en fleurs, L'infortunée endort le poison qui la mine; Et, comme Madeleine, on voit sur sa poitrine Ruisseler les cheveux ensemble avec les pleurs. Etait-ce un connaisseur en matière de femme, Cet écrivain qui dit que, lorsqu'elle sourit, Elle vous trompe; elle a pleuré toute la nuit? Ah! s'il est vrai qu'un oeil plein de joie et de flamme, Une bouche riante, et de légers propos, Cachent des pleurs amers et des nuits de sanglots; S'il est vrai que l'acteur ait l'âme déchirée Quand le masque est fardé de joyeuses couleurs, Qu'est-ce donc quand la joue est ardente et plombée, Quand le masque lui-même est inondé de pleurs? Je ne sais si jamais l'éternelle justice A du plaisir des dieux fait un plaisir permis; Mais, s'il m'était donné de dire à quel supplice Je voudrais condamner mon plus fier ennemi, C'est toi, pâle souci d'une amour dédaignée, Désespoir misérable et qui meurs ignoré, Oui, c'est toi, ce serait ta lame empoisonnée Que je voudrais briser dans un coeur abhorré! Savez-vous ce que c'est que ce mal solitaire? Ce qu'il faut en souffrir seulement pour s'en taire? Pour que toute une mer d'angoisses et de maux Demeure au fond du crâne, entre deux faibles os?... Et comment voudrait-il, l'insensé, qu'on le plaigne? Sois méprisé d'un seul, c'est à qui t'oubliera. D'ailleurs, l'inexorable orgueil n'est-il pas là? L'orgueil, qui craint les yeux, et, sur son flanc qui saigne, Retient, comme César, jusque sous le couteau, De ses débiles mains les plis de son manteau. ... Sur les flots engourdis de ces mers indolentes, Le nonchalant Octave, insolemment paré, Ferme et soulève, au bruit des valses turbulentes, Ses yeux, ses beaux yeux bleus, qui n'ont jamais pleuré. C'est un chétif enfant; - il commence à paraître, Personne jusqu'ici ne l'avait aperçu. On raconte qu'un jour, au pied de sa fenêtre, La belle Mariette en gondole l'a vu. Une vieille ce soir l'arrête à son passage: "Hélas! a-t-elle dit d'une tremblante voix, Elle voudrait vous voir une dernière fois." Mais Octave, à ces mots, découvrant son visage, A laissé voir un front où la joie éclatait: "Mariette se meurt! est-on sûr qu'elle meure? Dit-il. - Le médecin lui donne encore une heure. - Alors, réplique-t-il, porte-lui ce billet." Il écrivit ces mots du bout de son stylet: "Je suis femme, Maria; tu m'avais offensée. Je puis te pardonner, puisque tu meurs par moi. Tu m'as vengée! adieu. - Je suis la fiancée De Petruccio Balbi qui s'est noyé pour toi." Les secrètes pensées de Rafael Gentilhomme français Fragment O vous, race des dieux, phalange incorruptible, Electeurs brevetés des morts et des vivants; Porte-clefs éternels du mont inaccessible, Guidés, guédés, bridés, confortables pédants! Pharmaciens du bon goût, distillateurs sublimes, Seuls vraiment immortels, et seuls autorisés; Qui, d'un bras dédaigneux, sur vos seins magnanimes, Secouant le tabac de vos jabots usés, Avez toussé, - soufflé, - passé sur vos lunettes Un parement brossé, pour les rendre plus nettes, Et, d'une main soigneuse ouvrant l'in-octavo, Sans partialité, sans malveillance aucune, Sans vouloir faire cas ni des ha! ni des ho! Avez lu posément - la Ballade à la lune!!! Maîtres, maîtres divins, où trouverai-je, hélas! Un fleuve où me noyer, une corde où me pendre, Pour avoir oublié de faire écrire au bas: Le public est prié de ne pas se méprendre... Chose si peu coûteuse et si simple à présent, Et qu'à tous les piliers on voit à chaque instant! Ah! povero, ohimè! - Qu'a pensé le beau sexe? On dit, maîtres, on dit qu'alors votre sourcil, En voyant cette lune, et ce point sur cet i, Prit l'effroyable aspect d'un accent circonflexe! Et vous, libres penseurs, dont le sobre dîner Est un conseil d'Etat, - immortels journalistes! Vous qui voyez encor, sur vos antiques listes, Errer de loin en loin le nom d'un abonné! Savez-vous le Pater, et les péchés des autres Ont-ils grâce à vos yeux; quand vous comptez les vôtres? - O vieux sir John Falstaff! quel rire eût soulevé Ton large et joyeux corps, gonflé de vin d'Espagne, En voyant ces buveurs, troublés par le champagne, Pour tuer une mouche apporter un pavé! Salut, jeunes champions d'une cause un peu vieille, Classiques bien rasés, à la face vermeille, Romantiques barbus, aux visages blêmis! Vous qui des Grecs défunts balayez le rivage, Ou d'un poignard sanglant fouillez le moyen âge, Salut! - J'ai combattu dans vos camps ennemis. Par cent coups meurtriers devenu respectable, Vétéran, je m'assois sur mon tambour crevé. Racine, rencontrant Shakspeare sur ma table, S'endort près de Boileau qui leur a pardonné. Mais toi, moral troupeau, dont la docte cervelle S'est séchée en silence aux leçons de Thénard, Enfants régénérés d'une mère immortelle, Qui savez parler vers, prose et naïf dans l'art, O jeunesse du siècle! intrépide jeunesse! Quitteras-tu pour moi le Globe ou les Débats? Lisez un paresseux, enfant de la paresse... Muse, reprends ta lyre, et rouvre-moi tes bras. France, ô mon beau pays! j'ai de plus d'un outrage Offensé ton céleste, harmonieux langage, Idiome de l'amour, si doux qu'à le parler Tes femmes sur la lèvre en gardent un sourire; Le miel le plus doré qui sur la triste lyre De la bouche et du coeur ait pu jamais couler! Mère de mes aïeux, ma nourrice et ma mère, Me pardonneras-tu? Serai-je digne encor De faire sous mes doigts vibrer la harpe d'or? Ce ne sont plus les fils d'une terre étrangère Que je veux célébrer, ô ma belle cité! Je ne sortirai pas de ce bord enchanté Où, près de ton palais, sur ton fleuve penchée, Fille de l'Occident, un soir tu t'es couchée... Lecteur, puisqu'il faut bien qu'à ce mot redouté Tôt ou tard, à présent, tout honnête homme en vienne, C'est, après le dîner, une faiblesse humaine Que de dormir une heure en attendant le thé. Vous le savez, hélas! alors que les gazettes Ressemblent aux greniers dans les temps de disettes, Ou lorsque, par malheur, on a, sans y penser, Ouvert quelque pamphlet fatal à l'insomnie, Quelques Mémoires sur*** - Essai de poésie... - O livres précieux! serait-ce vous blesser Que de poser son front sur vos célestes pages, Tandis que du calice embaumé de l'opium, Comme une goutte d'eau qu'apportent les orages Tombe ce fruit des cieux appelé somnium! Depuis un grand quart d'heure incliné sur sa chaise, Rafael (mon héros) sommeillait doucement. Remarquez bien, lecteur, et ne vous en déplaise, Que c'est tout l'opposé d'un héros de roman. Ses deux bras sont croisés; - une ample redingote, Simplicité touchante, enferme sous ses plis Son corps plus délicat qu'un menton de dévote, Et ses membres vermeils par le bain assouplis. Dans ses cheveux, huilés d'un baptême à la rose, Le zéphir mollement balance ses pieds nus, Et son barbet grognon, qui près de lui repose, Supporte fièrement ses deux pieds étendus; Tandis qu'à ses côtés, sous le vase d'albâtre Où dort dans les glaçons le bourgogne mousseux, Le pudding entamé, de sa flamme bleuâtre, Salamandre joyeuse, égaye encor les yeux. Son parfum, qui se mêle au tabac de Turquie, Croise autour des lambris son brouillard azuré, Qui s'enfuit comme un songe, et s'éteint par degré. Trois cigares le soir, quand le jeu vous ennuie, Son un moyen divin pour mettre à mort le temps. Notre âme (si Dieu veut que nous ayons une âme) N'est pas assurément une plus douce flamme, Un feu plus vif, formé de rayons plus ardents, Que ce sylphe léger qui plonge et se balance Dans le bol où le punch rit sur son trépied d'or. Le grog est fashionable, et le vieux vin de France Réveille au fond du coeur la gaîté qui s'endort. - Mais quel homme, fût-il né dans la Sibérie Des baisers engourdis de deux êtres glacés; Eût-on sous un cilice étouffé de sa vie La sève languissante et les germes usés; Se fût-il dans la cendre abreuvé dès l'enfance De végétaux sans suc et d'herbes sans chaleur; Quel homme, au triple aspect du punch, du vin de France, Et du cigarero, ne sentirait son coeur, Plein d'une joie ardente et d'une molle ivresse, S'ouvrir au paradis des rêves de jeunesse?... Reine, reine des cieux, ô mère des amours, Noble, pâle beauté, douce Aristocratie! Fille de la richesse... ô toi, toi qu'on oublie, Que notre pauvre France aimait dans ses vieux jours! Toi que jadis, du haut de son paratonnerre, Le roturier Franklin foudroya sur la terre Où le colon grillé gouverne en liberté Ses noirs, et son tabac par les lois prohibé; Toi qui créas Paris, tuas Athène et Sparte, Et, sous le dais sanglant de l'impérial pavois, Comme autrefois César, endormis Bonaparte Aux murmures lointains des peuples et des rois! - Toi qui, dans ton printemps, de roses couronnée, Et comme Iphigénie, à l'autel entraînée, Jeune, tombas frappée au coeur d'un coup mortel... - As-tu quitté la terre et regagné le ciel? Nous te retrouverons, perle de Cléopâtre, Dans la source féconde, à la teinte rougeâtre, Qui dans ses flots profonds un jour te consuma... "Hé! hé! dit une voix, parbleu! mais le voilà. - Messieurs, dit Rafael; entrez, j'ai fait un somme." 1831 Chanson J'ai dit à mon coeur, à mon faible coeur: N'est-ce point assez d'aimer sa maîtresse? Et ne vois-tu pas que changer sans cesse, C'est perdre en désirs le temps du bonheur? Il m'a répondu: Ce n'est point assez, Ce n'est point assez d'aimer sa maîtresse; Et ne vois-tu pas que changer sans cesse Nous rend doux et chers les plaisirs passés? J'ai dit à mon coeur, à mon faible coeur: N'est-ce point assez de tant de tristesse? Et ne vois-tu pas que changer sans cesse, C'est à chaque pas trouver la douleur? Il m'a répondu: Ce n'est point assez, Ce n'est point assez de tant de tristesse; Et ne vois-tu pas que changer sans cesse Nous rend doux et chers les chagrins passés? 1831. A Pépa Pépa, quand la nuit est venue, Que ta mère t'a dit adieu; Que sous ta lampe, à demi nue, Tu t'inclines pour prier Dieu; A cette heure où l'âme inquiète Se livre au conseil de la nuit; Au moment d'ôter ta cornette Et de regarder sous ton lit; Quand le sommeil sur ta famille Autour de toi s'est répandu; O Pépita, charmante fille, Mon amour, à quoi penses-tu? Qui sait? Peut-être à l'héroïne De quelque infortuné roman; A tout ce que l'espoir devine Et la réalité dément; Peut-être à ces grandes montagnes Qui n'accouchent que de souris; A des amoureux en Espagne, A des bonbons, à des maris; Peut-être aux tendres confidences D'un coeur naïf comme le tien; A ta robe, aux airs que tu danses; Peut-être à moi, - peut-être à rien. 1831. A Juana O ciel! je vous revois, madame, - De tous les amours de mon âme Vous le plus tendre et le premier. Vous souvient-il de notre histoire? Moi, j'en ai gardé la mémoire: - C'était, je crois, l'été dernier. Ah! marquise, quand on y pense, Ce temps qu'en folie on dépense, Comme il nous échappe et nous fuit! Sais-tu bien, ma vieille maîtresse, Qu'à l'hiver, sans qu'il y paraisse, J'aurai vingt ans, et toi dix-huit? Eh bien! m'amour, sans flatterie, Si ma rose est un peu pâlie, Elle a conservé sa beauté. Enfant! jamais tête espagnole Ne fut si belle, ni si folle. - Te souviens-tu de cet été? De nos soirs, de notre querelle? Tu me donnas, je me rappelle, Ton collier d'or pour m'apaiser, - Et pendant trois nuits, que je meure, Je m'éveillai tous les quarts d'heure, Pour le voir et pour le baiser! Et ta duègne, ô duègne damnée! Et la diabolique journée Où tu pensas faire mourir, O ma perle d'Andalousie, Ton vieux mari de jalousie, Et ton jeune amant de plaisir! Ah! prenez-y garde, marquise, Cet amour-là, quoi qu'on en dise, Se retrouvera quelque jour. Quand un coeur vous a contenue, Juana, la place est devenue Trop vaste pour un autre amour. Mais que dis-je? ainsi va le monde. Comment lutterais-je avec l'onde Dont les flots ne reculent pas? Ferme tes yeux, tes bras, ton âme; Adieu, ma vie, - adieu, madame, Ainsi va le monde ici-bas. Le temps emporte sur son aile Et le printemps et l'hirondelle, Et la vie et les jours perdus; Tout s'en va comme la fumée, L'espérance et la renommée, Et moi qui vous ai tant aimée, Et toi qui ne t'en souviens plus! 1831. A Julie On me demande, par les rues, Pourquoi je vais bayant aux grues, Fumant mon cigare au soleil, A quoi se passe ma jeunesse, Et depuis trois ans de paresse Ce qu'ont fait mes nuits sans sommeil. Donne-moi tes lèvres, Julie; Les folles nuits qui t'ont pâlie Ont séché leur corail luisant. Parfume-les de ton haleine; Donne-les-moi, mon Africaine, Tes belles lèvres de pur sang. Mon imprimeur crie à tue-tête Que sa machine est toujours prête, Et que la mienne n'en peut mais. D'honnêtes gens, qu'un club admire, N'ont pas dédaigné de prédire Que je n'en reviendrai jamais. Julie, as-tu du vin d'Espagne? Hier, nous battions la campagne; Va donc voir s'il en reste encor. Ta bouche est brûlante, Julie; Inventons donc quelque folie Qui nous perde l'âme et le corps. On dit que ma gourme me rentre, Que je n'ai plus rien dans le ventre, Que je suis vide à faire peur; Je crois, si j'en valais la peine, Qu'on m'enverrait à Sainte-Hélène, Avec un cancer dans le coeur. Allons, Julie, il faut t'attendre A me voir quelque jour en cendre, Comme Hercule sur son rocher. Puisque c'est par toi que j'expire, Ouvre ta robe, Déjanire, Que je monte sur mon bûcher. Mars 1832. A Laure Si tu ne m'aimais pas, dis-moi, fille insensée, Que balbutiais-tu dans ces fatales nuits? Exerçais-tu ta langue à railler ta pensée? Que voulaient donc ces pleurs, cette gorge oppressée, Ces sanglots et ces cris? Ah! si le plaisir seul t'arrachait ces tendresses, Si ce n'était que lui qu'en triste moment Sur mes lèvres en feu tu couvrais de caresses Comme un unique amant; Si l'esprit et les sens, les baisers et les larmes, Se tiennent par la main de ta bouche à ton coeur, Et s'il te faut ainsi, pour y trouver des charmes, Sur l'autel du plaisir profaner le bonheur: Ah! Laurette! ah! Laurette, idole de ma vie, Si le sombre démon de tes nuits d'insomnie Sans ce masque de feu ne saurait faire un pas, Pourquoi l'évoquais-tu, si tu ne m'aimais pas? 1832. A mon ami Edouard B. Tu te frappais le front en lisant Lamartine, Edouard, tu pâlissais comme un joueur maudit; Le frisson te prenait, et la foudre divine, Tombant dans ta poitrine, T'épouvantait toi-même en traversant ta nuit. Ah! frappe-toi le coeur, c'est là qu'est le génie. C'est là qu'est la pitié, la souffrance et l'amour; C'est là qu'est le rocher du désert de la vie, D'où les flots d'harmonie, Quand Moïse viendra, jailliront quelque jour. Peut-être à ton insu déjà bouillonnent-elles, Ces laves du volcan, dans les pleurs de tes yeux. Tu partiras bientôt avec les hirondelles, Toi qui te sens des ailes Lorsque tu vois passer un oiseau dans les cieux. Ah! tu sauras alors ce que vaut la paresse; Sur les rameaux voisins tu voudras revenir. Edouard, Edouard, ton front est encor sans tristesse, Ton coeur plein de jeunesse... Ah! ne les frappe pas, ils n'auraient qu'à s'ouvrir! 1832. A mon ami Alfred T. Dans mes jours de malheur, Alfred, seul entre mille, Tu m'es resté fidèle où tant d'autres m'ont fui. Le bonheur m'a prêté plus d'un lien fragile; Mais c'est l'adversité qui m'a fait un ami. C'est ainsi que les fleurs sur les coteaux fertiles Etalent au soleil leur vulgaire trésor; Mais c'est au sein des nuits, sous des rochers stériles, Que fouille le mineur qui cherche un rayon d'or. C'est ainsi que les mers calmes et sans orages Peuvent d'un flot d'azur bercer le voyageur; Mais c'est le vent du nord, c'est le vent des naufrages Qui jette sur la rive une perle au pêcheur. Maintenant Dieu me garde! Où vais-je? Eh! que m'importe? Quels que soient mes destins, je dis comme Byron: "L'Océan peut gronder, il faudra qu'il me porte." Si mon coursier s'abat, j'y mettrai l'éperon. Mais du moins j'aurai pu, frère, quoi qu'il m'arrive, De mon cachet de deuil sceller notre amitié, Et, que demain je meure ou que demain je vive, Pendant que mon coeur bat, t'en donner la moitié. Mai 1832 A Madame N. Menessier Qui avait mis en musique des paroles de l'auteur Madame, il est heureux, celui dont la pensée (Qu'elle fût de plaisir, de douleur ou d'amour) A pu servir de soeur à la vôtre un seul jour. Son âme dans votre âme un instant est passée; Le rêve de son coeur un soir s'est arrêté, Ainsi qu'un pèlerin, sur le seuil enchanté Du merveilleux palais tout peuplé de féeries Où dans leurs voiles blancs dorment vos rêveries. Qu'importe que bientôt, pour un autre oublié, De vos lèvres de pourpre il se soit envolé Comme l'oiseau léger s'envole après l'orage? Lorsqu'il a repassé le seuil mystérieux, Vos lèvres l'ont doré, dans leur divin langage, D'un sourire mélodieux. 1833. A madame M*** Qui avait envoyé par plaisanterie, un petit écu à l'auteur Vous m'envoyez, belle Emilie, Un poulet bien emmailloté; Votre main discrète et polie L'a soigneusement cacheté. Mais l'aumône est un peu légère, Et, malgré sa dextérité, Cette main est bien ménagère Dans ses actes de charité. C'est regarder à la dépense Si votre offrande est un paiement, Et si c'est une récompense, Vous n'aviez pas besoin d'argent. A l'avenir, belle Emilie, Si votre coeur est généreux Aux pauvres gens, je vous en prie, Faites l'aumône avec vos yeux. Quand vous trouverez le mérite, Et quand vous voudrez le payer, Souvenez-vous de Marguerite Et du poète Alain Chartier. Il était bien laid, dit l'histoire, La dame était fille de roi; Je suis bien obligé de croire Qu'il faisait mieux les vers que moi. Mais si ma plume est peu de chose, Mon coeur, hélas! ne vaut pas mieux; Fût-ce même pour de la prose Vos cadeaux sont trop dangereux. Que votre charité timide Garde son argent et son or, Car en ouvrant votre main vide Vous pouvez donner un trésor. Le Saule I Fragment ... Il se fit tout à coup le plus profond silence, Quand Georgina Smolen se leva pour chanter. Miss Smolen est très pâle. - Elle arrive de France, Et regrette le sol qu'elle vient de quitter. On dit qu'elle a seize ans. - Elle est Américaine; Mais, dans ce beau pays dont elle parle à peine, Jamais deux yeux plus doux n'ont du ciel le plus pur Sondé la profondeur et réfléchi l'azur. Faible et toujours souffrante, ainsi qu'un diadème Elle laisse à demi, sur son front orgueilleux, En longues tresses d'or tomber ses longs cheveux. Elle est de ces beautés dont on dit qu'on les aime Moins qu'on ne les admire; - un noble, un chaste coeur; La volupté, pour mère, y trouva la pudeur. Bien que sa voix soit douce, elle a sur le visage, Dans les gestes, l'abord, et jusque dans ses pas, Un signe de hauteur qui repousse l'hommage, Soit tristesse ou dédain, mais qui ne blesse pas. Dans un âge rempli de crainte et d'espérance, Elle a déjà connu la triste indifférence, Cette fille du temps. - Qui pourrait cependant Se lasser d'admirer ce front triste et charmant Dont l'aspect seul éloigne et guérit toute peine? Tant sont puissants, hélas! sur la misère humaine Ces deux signes jumeaux de paix et de bonheur, Jeunesse de visage et jeunesse de coeur! Chose étrange à penser, il paraît difficile Au regard le plus dur et le plus immobile De soutenir le sien. - Pourquoi? Qui le dira? C'est un mystère encor. - De ce regard céleste L'atteinte, allant au coeur, est sans doute funeste, Et devra coûter cher à qui la recevra. Miss Smolen commença; - l'on ne voyait plus qu'elle. On connaît ce regard qu'on veut en vain cacher, Si prompt, si dédaigneux, quand une femme est belle!... Mais elle ne parut le fuir ni le chercher. Elle chanta cet air qu'une fièvre brûlante Arrache, comme un triste et profond souvenir, D'un coeur plein de jeunesse et qui se sent mourir; Cet air qu'en s'endormant Desdemona tremblante, Posant sur son chevet son front chargé d'ennuis, Comme un dernier sanglot, soupire au sein des nuits. D'abord ses accents purs, empreints d'une tristesse Qu'on ne peut définir, ne semblèrent montrer Qu'une faible langueur, et cette douce ivresse Où la bouche sourit, et les yeux vont pleurer. Ainsi qu'un voyageur couché dans sa nacelle, Qui se laisse au hasard emporter au courant, Qui ne sait si la rive est perfide ou fidèle, Si le fleuve à la fin devient lac ou torrent; Ainsi la jeune fille, écoutant sa pensée, Sans crainte, sans effort, et par sa voix bercée, Sur les flots enchantés du fleuve harmonieux S'éloignait du rivage en regardant les cieux... Quel charme elle exerçait! Comme tous les visages S'animaient tout à coup d'un regard de ses yeux! Car, hélas! que ce soit, la nuit dans les orages, Un jeune rossignol pleurant au fond des bois, Que ce soit l'archet d'or, la harpe éolienne, Un céleste soupir, une souffrance humaine, Quel est l'homme, aux accents d'une mourante voix, Qui, lorsque pour entendre il a baissé la tête, Ne trouve dans son coeur, même au sein d'une fête, Quelque larme à verser, - quelque doux souvenir Qui s'allait effacer et qu'il sent revenir? Déjà le jour s'enfuit, - le vent souffle, - silence! La terreur brise, étend, précipite les sons. Sous les brouillards du soir le meurtrier s'avance, Invisible combat de l'homme et des démons! A l'action, Iago! Cassio meurt sur la place. Est-ce un pêcheur qui chante, est-ce le vent qui passe? Ecoute, moribonde! il n'est pire douleur Qu'un souvenir heureux dans les jours de malheur. Mais lorsqu'au dernier chant la redoutable flamme Pour la troisième fois vient repasser sur l'âme Déjà prête à se fondre, et que dans sa frayeur Elle presse en criant sa harpe sur son coeur... La jeune fille alors sentit que son génie Lui demandait des sons que la terre n'a pas; Soulevant par sanglots des torrents d'harmonie, Mourante, elle oubliait l'instrument dans ses bras. O Dieu! mourir ainsi, jeune et pleine de vie... Mais tout avait cessé, le charme et les terreurs, Et la femme en tombant ne trouva que des pleurs. Pleure, le ciel te voit! pleure, fille adorée! Laisse une douce larme au bord de tes yeux bleus Briller, en s'écoulant, comme une étoile aux cieux! Bien des infortunés dont la cendre est pleurée Ne demandaient pour vivre et pour bénir leurs maux Qu'une larme, - une seule, et de deux yeux moins beaux! Echappant aux regards de la foule empressée, Miss Smolen s'éloignait, la rougeur sur le front; Sur le bord du balcon elle resta penchée. Oh! qui l'a bien connu, ce mouvement profond, Ce charme irrésistible, intime, auquel se livre Un coeur dans ces moments de lui-même surpris, Qu'aux premiers battements un doux mystère enivre, Jeune fleur qui s'entr'ouvre à la fraîcheur des nuits! Fille de la douleur! harmonie! harmonie! Langue que pour l'amour inventa le génie! Qui nous vins d'Italie, et qui lui vint des cieux! Douce langue du coeur, la seule où la pensée, Cette vierge craintive et d'une ombre offensée, Passe en gardant son voile, et sans craindre les yeux. Qui sait ce qu'un enfant peut entendre et peut dire Dans tes soupirs divins nés de l'air qu'il respire, Tristes comme son coeur et doux comme sa voix? On surprend un regard, une larme qui coule; Le reste est un mystère ignoré de la foule, Comme celui des flots, de la nuit et des bois!... Oh! quand tout a tremblé, quand l'âme tout entière Sous le démon divin se sent encor frémir, Pareille à l'instrument qui ne peut plus se taire, Et qui d'avoir chanté semble longtemps gémir... Et quand la faible enfant, que son délire entraîne, Mais qui ne sait d'amour que ce qu'elle en rêva, Vint à lever les yeux... la belle Américaine Qui dérobait les siens, enfin les souleva. Sur qui? - Bien des regards, ainsi qu'on peut le croire, Comme un regard de reine avaient cherché le sien. Que de fronts orgueilleux qui s'en seraient fait gloire! Sur qui donc? - Pauvre enfant, le savait-elle bien? Ce fut sur un jeune homme à l'oeil dur et sévère, Qui la voyait venir et ne la cherchait pas; Qui, lorsqu'elle emportait une assemblée entière, N'avait pas dit un mot, ni fait vers elle un pas. Il était seul, debout, - un étrange sourire, - Sous de longs cheveux blonds des traits efféminés; - A ceux qui l'observaient son regard semblait dire: On ne vous croira pas si vous me devinez. Son costume annonçait un fils de l'Angleterre; Il est, dit-on, d'Oxford. - Né dans l'adversité, Il habite le toit que lui laissa son père, Et prouve un noble sang par l'hospitalité. Il se nomme Tiburce. On dit que la nature A mis dans sa parole un charme singulier, Mais surtout dans ses chants; que sa voix triste et pure A des sons pénétrants qu'on ne peut oublier. Mais à compter du jour où mourut son vieux père, Quoi qu'on fît pour l'entendre, il n'a jamais chanté. D'où la connaissait-il? ou quel secret mystère Tient sur cet étranger son regard arrêté? Quel souvenir ainsi les met d'intelligence? S'il la connaît, pourquoi ce bizarre silence? S'il ne la connaît pas; pourquoi cette rougeur? On ne sait. - Mais son oeil rencontra l'oeil timide De la vierge tremblante, et le sien plus rapide Sembla comme une flèche aller chercher le coeur. Ce ne fut qu'un éclair. L'invisible étincelle Avait jailli de l'âme, et Dieu seul l'avait vu! Alors, baissant la tête, il s'avança vers elle, Et lui dit: "M'aimes-tu, Georgette, m'aimes-tu?" II Tandis que le soleil s'abaisse à l'horizon, Tiburce semble attendre, au seuil de sa maison, L'heure où dans l'Océan l'astre va disparaître. A travers les vitraux de la sombre fenêtre, Les dernières lueurs d'un beau jour qui s'enfuit Percent encor de loin le voile de la nuit. Deux puissants destructeurs ont marqué leur présence Dans le manoir désert du pauvre étudiant: Le temps et le malheur. - Tu gardes le silence, Vieux séjour des guerriers, autrefois si bruyant! Dans les longs corridors qui se perdent dans l'ombre, Où de tristes échos répètent chaque pas, Se mêlaient autrefois des serviteurs sans nombre... La coupe des festins égaya les repas. Une lampe, qu'au loin on aperçoit à peine, Prouve que de ces murs un seul est habité. Ainsi tombe et périt le féodal domaine; Ici la solitude, ici la pauvreté. Ce sont les lourds arceaux d'un vieux laboratoire Que Tiburce a choisis; - non loin est un caveau, Peut-être une prison, - peut-être un oratoire; Car rien n'approche autant d'un autel qu'un tombeau. Là, dans le vieux fauteuil de la noble famille, Où les enfants priaient, où mouraient les vieillards, S'agenouilla jadis plus d'une chaste fille Qui poursuivait des yeux de lointains étendards. Plus tard, c'est encor là qu'à l'heure où le coq chante, Demandant au néant des trésors inouïs, L'alchimiste courbé, d'une main impuissante, Frappa son front ridé dans le calme des nuits. Le philosophe oisif disséqua sa pensée... La science aujourd'hui, rencontrant sous ses pieds Les vestiges poudreux d'une route effacée, Sourit aux vains efforts des siècles oubliés. Sur le chevet du lit pend cette triste image, Où Raphaël, traînant une famille en deuil, Dépose l'Homme-Dieu de la croix au cercueil. Sa mère de ses mains veut couvrir son visage. Ses bras se sont roidis, et, pour la ranimer, Ses filles n'ont, hélas! que leur sainte prière... Ah! blessures du coeur, votre trace est amère! Promptes à vous ouvrir, lentes à vous fermer! Ici c'est Géricault et sa palette ardente; Mais qui peut oublier cette fausse Judith, Et dans la blanche main d'une perfide amante La tête qu'en mourant Allori suspendit? Et plus loin - la clarté d'une lampe sans vie Agite sur les murs, dans l'ombre appesantie, Un marbre mutilé. - Père d'un temps nouveau, Ta mémoire, ô héros, ne sera point troublée! Ton image se cache et doit rester voilée Sur la terre où l'on boit encore à Waterloo... Les arts, ces dieux amis, fils de la solitude, Sont rois sous cette voûte; auprès d'eux l'humble étude Vient d'un baiser de paix rassurer la douleur; Et toi surtout, et toi, triste et fidèle amie, A qui l'infortuné, dans ses nuits d'insomnie, Dit tout bas ses secrets qui dévorent le coeur, Toi, déesse des chants, à qui, dans son supplice, La douleur tend les bras, criant: - Consolatrice! Consolatrice! A l'âge où la chaleur du sang Fait éclore un désir à chaque battement, Où l'homme, apercevant, des portes de la vie, La Mort à l'horizon, s'avance et la défie, - Parmi les passions qui viennent tour à tour S'asseoir au fond du coeur sur un trône invisible, La haine, - l'intérêt, - l'ambition, - l'amour, Tiburce n'en connaît qu'une, - la plus terrible. Jusqu'à ce jour, du moins, le sillon n'a senti Des autres que le germe; une seule a grandi. Quant à cette secrète et froide maladie, Misérable cancer d'un monde qui s'en va, Ce facile mépris de l'homme et de la vie, Nul de l'avoir connu jamais ne l'accusa. Mais pourquoi cherchait-il ainsi la solitude? On ne sait. - Dès longtemps il chérissait l'étude. Autrefois ignoré, mais content de son sort, Il marcha sur les pas de ceux à qui la mort Révèle les secrets de l'être et de la vie. Incliné sous sa lampe, infatigable amant D'une science aride et longtemps poursuivie, On le voyait, la nuit, écrire assidûment; Ou quelquefois encor, quand l'astre au front d'albâtre Efface les rayons de son disque incertain, Il osait, oubliant sa tâche opiniâtre, Etudier les lois de ces mondes sans fin, Flots d'une mer de feu sur nos fronts balancée, Et que n'ont pu compter ni l'oeil ni la pensée!... Mais, hélas! que de jours, que de longs jours passés, Ont vu depuis ce temps ses travaux délaissés! Renfermé dans les murs où mourut son vieux père, Depuis plus de deux ans, sous son toit solitaire Il vit seul, loin des yeux, - heureux, - car ses amis, En calculant les jours, n'ont point compté les nuits. Peut-être en se cachant voulait-il le silence... Qui savait ses projets? Nul ne connaît celui Qui le fait sur le seuil demeurer aujourd'hui. Mais la nuit à grands pas sur la terre s'avance, Et les ombres déjà, que le vent fait frémir, Sur le sol obscurci semblent se réunir. Le repos par degrés s'étend sur les campagnes; L'astre baisse, - il s'arrête au sommet des montagnes, Jette un dernier regard aux cimes des forêts, Et meurt. - Les nuits d'hiver suivent les soirs de près. Quelques groupes épards d'oisifs, de jeunes filles, De joyeux villageois regagnant la cité, Se distinguent encor, malgré l'obscurité. Sur le chaume habité par de pauvres familles, Des feux de loin en loin enfument les vieux toits Noircis par l'eau du ciel dont dégouttent les bois. Tandis que des enfants la voix fraîche et sonore, Montant avec l'encens de la maison de Dieu, Au bruit confus des mers au loin se mêle encore, Et fait frémir au vent les vitraux du saint lieu, Quelques refrains grossiers que l'on entend à peine Rappellent au passant le jour du samedi. Le buveur nonchalant a laissé loin de lui L'artisan de la veille, obsédé par la gêne, Qui, baignant de sueur chaque morceau de pain, Travaillant pour le jour, doute du lendemain. L'oubli, ce vieux remède à l'humaine misère, Semble avec la rosée être tombé des cieux. Se souvenir, hélas! - oublier, - c'est sur terre Ce qui, selon les jours, nous fait jeunes ou vieux! Tiburce contemplait cette bizarre scène; Son oeil sous les vapeurs apercevait à peine Les fantômes mouvants qui passaient devant lui Dieu juste! sous ces toits que d'humbles destinées S'achevant en silence ainsi qu'elles sont nées! - Et Tiburce pensa qu'il était pauvre aussi. Ah! Pauvreté, marâtre! à qui donc est utile Celui qui d'un sein maigre a bu ton lait stérile? A quoi ressemble l'homme, ignoré du destin, Qui, reprenant le soir son sentier du matin, Marchant à pas comptés dans sa vie inconnue, S'endort quand sur son toit la nuit est descendue? Peut-être est-ce le sage; - un moins pesant fardeau Courbe plus lentement son front jusqu'au tombeau; Mais celui qu'un fatal et tout-puissant génie Livre dans l'ombre épaisse à la pâle Insomnie, Celui qui, pour souffrir ne se reposant pas, Vit d'une double vie, - oh! qu'est-il ici-bas? Pareille à l'ange armé du saint glaive de flamme, L'invincible Pensée a du seuil de son âme Chassé le doux sommeil, comme un hôte étranger. Seule elle y règne, - et n'est pas longue à la changer En une solitude immense, et plus profonde Que les déserts perdus sur les bornes du monde! Mais silence! écoutez! - c'est le son du beffroi. Tiburce s'est levé: "L'heure de la prière! Dit-il, soit: c'est mon heure! ils prieront Dieu pour moi!" Il marche; il est parti... Le jour et la lumière Des sinistres projets sont mauvais confidents. Là, les audacieux sont nommés imprudents. La pensée, évitant l'oeil vulgaire du monde, S'enfuit au fond du coeur. - La nuit, la nuit profonde Vient seule relever, à l'heure du sommeil, Les fronts qui s'inclinaient aux rayons du soleil. ... Pâle étoile du soir, messagère lointaine, Dont le front sort brillant des voiles du couchant, De ton palais d'azur, au sein du firmament, Que regardes-tu dans la plaine? La tempête s'éloigne, et les vents sont calmés. La forêt, qui frémit, pleure sur la bruyère; Le phalène doré, dans sa course légère, Traverse les prés embaumés. Que cherches-tu sur la terre endormie? Mais déjà vers les monts je te vois t'abaisser; Tu fuis, en souriant, mélancolique amie, Et ton tremblant regard est près de s'effacer. Etoile qui descends sur la verte colline, Triste larme d'argent du manteau de la Nuit, Toi qui regarde au loin le pâtre qui chemine, Tandis que pas à pas son long troupeau le suit, - Etoile, où t'en vas-tu, dans cette nuit immense? Cherches-tu sur la rive un lit dans les roseaux? Où t'en vas-tu si belle, à l'heure du silence, Tomber comme une perle au sein profond des eaux? Ah! si tu dois mourir, bel astre, et si ta tête Va dans la vaste mer plonger ses blonds cheveux, Avant de nous quitter, un seul instant arrête; - Etoile de l'amour, ne descends pas des cieux! III ... "C'est vrai, Bell, répondit Georgette à son amie, Souvent jusqu'à la nuit j'aime à rester ici. La mer y vient mourir sur la plage endormie... - Mais qu'as-tu? dit Bella: pourquoi pleurer ainsi? - Restons, restons toujours; ce sont de douces larmes..., Douces, et sans motif... et des larmes pourtant! As-tu peur? mais la peur elle-même a ses charmes... C'est mon plaisir du soir; restons un seul instant. - Hélas! bonne Georgette, il faut bien qu'on te cède; Mais la nuit va venir, et... Dieu nous soit en aide! Pourquoi donc dans ma main sens-je frémir ta main?" Georgette, en soupirant, regarda son amie: "Ainsi, Bella, pour toi, de ce double chemin Où l'on dit que nos pas s'égarent dans la vie, Un seul, un seul existe, et te sera connu! L'hiver prochain, dis-moi, Bell, quel âge auras-tu? Mais que dis-je? notre âge est à peu près le même. Je suis folle, et c'est tout. Pauvre Bella, je t'aime Du fond du coeur. - Mon Dieu! Georgina, qu'as-tu donc? Tu ne te soutiens plus... - Pardon, chère, pardon! Tiens, donne-moi ton bras, et revenons ensemble." Toutes deux lentement marchèrent quelques pas. "Non! cria Georgina, non, je ne le puis pas! Je ne puis pas le fuir! N'est-ce pas qu'il te semble, Bella, que je suis pâle, et que je dois souffrir? C'est le bruit de ces flots, de ce vent qui murmure, C'est l'aspect de ces bois, c'est toute la nature Qui me brise le coeur, et qui me fait mourir!... Ah! Bella, ma Bella, rien que par la pensée, Tant souffrir! Quelle nuit terrible j'ai passée! Terrible et douce, amie! écoute, écoute-moi... - Parle, ma Georgina, raconte-moi ta peine. - Oui, tout à toi, Bella, car ma pauvre âme est pleine, Et qui me soutiendra, chère, si ce n'est toi? Soeur de mon âme, écoute. O mon unique amie, C'est de bonheur, Bella, que je meurs! c'est ma vie Qui dans cet océan se perd comme un ruisseau. Pour toi, ces eaux, ces bois, tout est muet, ma chère! Viens, ma bouche et mon coeur t'en diront le mystère... Rappelons-nous Hamlet, et sois mon Horatio." IV ... Au bord d'une prairie, où la fraîche rosée Incline au vent du soir la bruyère arrosée, Le château de Smolen, vénérable manoir, Découpe son portail sous un ciel triste et noir. C'est au pied de ces murs que Tiburce s'arrête. Il écoute. - A travers les humides vitraux, Il voit passer une ombre et luire des flambeaux: "A cette heure! dit-il. Est-ce encore une fête?" Puis, avec un murmure, il ajoute plus bas: "M'aurait-elle trompé?" Dans ce moment, un pas Au penchant du coteau semble se faire entendre... Il est sans armes, seul. - Viendrait-on le surprendre? Il hésite, - il approche à pas silencieux. Caché sous le portail qui couvre une ombre épaisse, Tour à tour près du mur il se penche et se baisse... Quel spectacle imprévu vient de frapper ses yeux! Près de l'ardent foyer où le chêne pétille, Le vieux Smolen courbé récite à haute voix L'oraison qu'après lui répète sa famille. - Comme dans ce guerrier si terrible autrefois La sainte paix de l'âme efface les années! Il prie, et cependant deux femmes inclinées Pour parler au Seigneur se reposent sur lui. Tiburce les connaît; - l'une est âgée - et l'autre... - Corrupteur, corrupteur, que viens-tu faire ici? Vois! elle est à genoux, mais les chants de l'apôtre Ne retentissent plus dans le fond de son coeur. Pourquoi ces mouvements, ces yeux fixés à terre? Qui rendra maintenant cette fille à son père?... Qui sait si ce vieillard, certain de son honneur, Tout en priant ainsi, n'a pas de sa parole Détourné sa pensée, et s'il ne bénit pas En ce moment, hélas! l'enfant qui le console, Et dont l'ange gardien fuit au bruit de tes pas?... Mais non, non, ce vieillard ne saurait douter d'elle. Soixante ans de vertu l'on fait croire au bonheur. Georgina s'est levée. - Ah! que cette pâleur Lui sied bien à tes yeux, Tiburce, et qu'elle est belle! Courbe-toi, jeune fille, et du pied de l'autel Viens présenter ton front au baiser paternel. Presse, en te retirant, sur ta lèvre brûlante, La main de ce vieillard; - encor! - bien! presse-la! N'entends-tu pas ton coeur, douce et loyale amante, Ton coeur qui bat de joie, et te crie: "Il est là!" Il est là, miss Smolen, qui t'attend, et qui compte Les bénédictions d'un père à son enfant. Il est là, sur le seuil, qui descend et qui monte, Comme un larron de nuit que la frayeur surprend. Hâte-toi, le temps fuit! l'horizon se colore! L'astre des nuits bientôt va briller, - hâte-toi! Mais à peine au château quelques clartés encore S'agitent çà et là. - Le silence, - l'effroi. - Quelques pas, quelques sons traversent la nuit sombre; Une porte a gémi dans un long corridor. - Tiburce attend toujours. - Le ravisseur, dans l'ombre, N'a-t-il pas des pensers de meurtrier? - Tout dort. Oh! qui n'a pas senti son coeur battre plus vite A l'heure où sous le ciel l'homme est seul avec Dieu? Qui ne s'est retourné, croyant voir à sa suite Quelque forme glisser, - quand des lignes de feu, Se croisant en tous sens, brillent dans les ténèbres, Comme les veines d'or du mur d'airain des nuits! Lorsque l'homme effrayé, soulevant les tapis Qui se froissent sur lui, croit que des cris funèbres De courir à son or sont venus l'avertir... Malheur! quand la nuit vient, l'homme est fait pour dormir. Il est certain qu'alors l'Effroi sur notre tête Passe comme le vent sur la cime des bois, Et lorsqu'à son aspect le coeur manque, il s'arrête, Et saisit aux cheveux l'homme resté sans voix. Derrière l'angle épais d'une fenêtre obscure, Tiburce resté seul avançait à grands pas. Aux rayons de la lune une blanche figure Parut à son approche et glissa dans ses bras; "Hélas! après deux ans!" dit-elle, et sa pensée Mourut dans un soupir sur sa lèvre glacée... V "Qu'avez-vous, mon ami? pourquoi ce front chagrin? Seigneur, me cachez-vous vos sujets de tristesse? Vous avez négligé de prier ce matin; Cher seigneur, vous souffrez. Le mal qui vous oppresse Me fait souffrir aussi. - Rien, rien, dit le vieillard. Où donc est votre fille? elle descend bien tard. - Dieu du ciel! Georgina, mon cher seigneur, vous aime, Et vos chagrins la font souffrir comme moi-même; Elle pleure. O Smolen! qui vous a, cette nuit, Fait tout à coup ainsi sortir de votre lit? - Silence! disiez-vous; - et cependant, pensai-je, Les chemins et les toits sont recouverts de neige. Hélas! je parle au nom d'une vieille amitié, Qui de vos soixante ans a porté la moitié. - Je suis malade, femme, et rien de plus. - Malade? Quoi! Smolen est malade, et par cette saison Expose son front chauve à l'agitation D'une nuit de tempête? Et seul, la nuit, s'évade En me criant: "Silence!" - ainsi qu'un assassin Que l'esprit de malheur conduit à son dessein? Oui, vous êtes malade, ou je suis bien trompée. C'est le coeur, cher seigneur, le coeur qui souffre en vous. Pitié, mon Dieu! Pourquoi demander votre épée? Où voulez-vous aller? Seigneur, songez à nous. Allez-vous dans le deuil laisser votre famille? - Rien, rien, dit le vieillard. Mais où donc est ma fille?" VI Comme avec majesté sur ces roches profondes Que l'inconstante mer ronge éternellement, Du sein des flots émus sort l'astre tout-puissant, Jeune et victorieux, - seule âme des deux mondes! L'Océan, fatigué de suivre dans les cieux Sa déesse voilée au pas silencieux, Sous les rayons divins retombe et se balance. Dans les ondes sans fin plonge le ciel immense. La terre lui sourit. - C'est l'heure de prier. Etre sublime! Esprit de vie et de lumière, Qui, reposant ta force au centre de la terre, Sous ta céleste chaîne y restes prisonnier! Toi, dont le bras puissant, dans l'éternelle plaine, Parmi les astres d'or la soulève et l'entraîne Sur la route invisible, où d'un regard de Dieu Tomba dans l'infini l'hyperbole de feu! Tu peux faire accourir ou chasser la tempête Sur ce globe d'argile à l'espace jeté, D'où vers son Créateur l'homme élevant sa tête Passe et tombe en rêvant une immortalité; Mais comme toi son sein renferme une étincelle De ce foyer de vie et de force éternelle, Vers lequel en tremblant le monde étend les bras, Prêt à s'anéantir, s'il ne l'animait pas! Son essence à la tienne est égale et semblable. Lorsque Dieu l'en tira pour lui donner le jour, Il te fit immortel, et le fit périssable. Il te fit solitaire, et lui donna l'amour. Amour! torrent divin de la source infinie! O dieu d'oubli, dieu jeune, au front pâle et charmant! Toi que tous ces bonheurs, tous ces biens qu'on envie Font quelquefois de loin sourire tristement, Qu'importe cette mer, son calme et ses tempêtes, Et ces mondes sans nom qui roulent sur nos têtes, Et le temps et la vie, au coeur qui t'a connu? Fils de la Volupté, père des Rêveries, Tes filles sur ton front versent leurs fleurs chéries, Ta mère en soupirant t'endort sur son sein nu! A cette heure d'espoir, de mystère et de crainte Où l'oiseau des sillons annonce le matin, Tiburce de la ville avait gagné l'enceinte, Et de son pauvre toit reprenait le chemin. Tout se taisait au loin dans les blanches prairies: Tout, jusqu'au souvenir, se taisait dans son coeur. Pour la nature et l'homme, ainsi parfois la vie A ses jours de soleil et ses jours de bonheur. C'est une pause - un calme - une extase indicible. Le Temps - ce voyageur qu'une main invisible, D'âge en âge, à pas lents, mène à l'éternité - Sur le bord du chemin, pensif, s'est arrêté. Ah! brûlante, brûlante, ô nature! est la flamme Que d'un être adoré la main laisse à la main, Et la lèvre à la lèvre, et l'âme au fond de l'âme! Devant tes voluptés, ô Nuit! c'est le Matin Qui devrait disparaître et replier ses ailes! Pourquoi te réveiller, quand, loin des feux du jour, Aux accents éloignés de tes soeurs immortelles, Tes beaux yeux se fermaient dans les bras de l'Amour? Que fais-tu, jeune fille, à cette heure craintive? Lèves-tu ton front pâle au bord du flot dormant, Pour suivre à l'horizon les pas de ton amant? La vaste mer, Georgette, a couvert cette rive. L'écume de ses eaux trompera tes regards. Tu la prendras de loin pour le pied des remparts Où de ton bien-aimé tu crois voir la demeure. Rentre, coeur plein d'amour! les vents d'est à cette heure Glissent dans tes cheveux, et leur souffle est glacé. Retourne au vieux manoir, et songe au temps passé! Sous les brouillards légers qui dérobaient la terre, Tiburce dans les prés s'avançait lentement. Il atteignit enfin la maison solitaire Que rougissaient déjà les feux de l'orient. - Ce fut à ce moment qu'en refermant sa porte Il sentit tout à coup un bras lui résister: "Qui donc lutte avec moi?" dit-il d'une voix forte. "Homme, dit le vieillard, songez à m'écouter." VII ... C'est une chose étrange, à cet instant du jour, De voir ainsi les soeurs, au fond de ce vieux cloître, Parler en s'agitant, et passer tour à tour. Tantôt subitement le bruit semble s'accroître, Puis tout à coup il cesse, et tous pour un moment Demeurent en silence, et comme dans la crainte De quelque singulier et triste événement. Ecoutez! - écoutez! - N'est-ce pas une plainte Que nous venons d'entendre? On dirait une voix Qui souffre et qui gémit pour la dernière fois. Elle sort d'un caveau que la foule environne. Des pleurs, un crucifix, des femmes à genoux... O soeurs, ô pâles soeurs! sur qui donc priez-vous? Qui de vous va mourir? qui de vous abandonne Un vain reste de jours oubliés et perdus? Car vous, filles de Dieu, vous ne les comptez plus. Que le sort les épargne ou qu'il vous les demande, Vous attendez la mort dans des habits de deuil; Et qui sait si pour vous la distance est plus grande, Ou de la vie au cloître, - ou du cloître au cercueil? Inclinée à demi sur le bord de sa couche, Une femme, - une enfant, faible, mais belle encor, Semble en se débattant lutter avec la mort. Ses bras cherchent dans l'ombre et se tordent. Sa bouche Fait pour baiser la croix des efforts impuissants. Elle pleure, - elle crie, - elle appelle à voix haute Sa mère... - O pâles soeurs, quelle fut donc sa faute? Car ce n'est pas ainsi que l'on meurt à seize ans. Le soleil a deux fois rendu le jour au monde Depuis que dans ce cloître un vieillard l'amena. Il regarda tomber sa chevelure blonde, Lui montra sa cellule, - et puis lui pardonna. Elle était à genoux quand il s'éloigna d'elle; Mais en se relevant une pâleur mortelle La força de chercher un bras pour s'appuyer, - Et depuis ce moment on n'a plus qu'à prier. Ah! priez sur ce lit! priez pour la mourante! Si jeune! et voyez-la, sa main faible et tremblante Vous montre en expirant le lieu de la douleur, - Et, quel que soit son mal, il est venu du coeur. Savez-vous ce que c'est qu'un coeur de jeune fille? Ce qu'il faut pour briser ce fragile roseau Qui ploie et qui se courbe au plus léger fardeau? L'amitié, - le repos, - celui de sa famille; - La douce confiance, - et sa mère, - et son Dieu, - Voilà tous ses soutiens; qu'un seul lui manque, adieu! Ah! priez. Si la mort, à son heure dernière, A la clarté du ciel entr'ouvrait sa paupière, Peut-être elle dirait, avant de la fermer, Comme Desdemona: "Tuer pour trop aimer". Il est sous le soleil de douces créatures Sur qui le ciel versa ses beautés les plus pures, Etres faibles et bons, trop charmants pour souffrir, Que l'homme peut tuer, mais qu'il ne peut flétrir. Le Malheur, ce vieillard à la main desséchée, Voit s'incliner leur tête avant qu'il l'ait touchée; Ils veulent ici-bas d'un trône, - ou d'un tombeau. Telles furent, hélas! bien des infortunées Que dévora la tombe au sortir du berceau, Que le ciel au bonheur avait prédestinées; Et telle fut aussi celle qui va mourir. Déjà le mal atteint les sources de la vie. A peine, soulevant sa tête appesantie, Sa main, son bras tremblant, peuvent la soutenir. Cependant elle cherche, - elle écoute sans cesse; A travers les vitraux, sur la muraille épaisse, Tombe un rayon. - Hélas! c'est encore un beau jour. Tout renaît, la chaleur, la vie et la lumière. Ah! c'est quand un beau ciel sourit à notre terre, Que l'aspect de ces biens qui nous fuient sans retour, Nous montre quel désert emplissait notre amour! Mais qui ne sait, hélas! que toujours l'Espérance, Des célestes gardiens veillant sur la souffrance, Est le dernier qui reste auprès du lit de mort? Jetant quelques parfums dans la flamme expirante, Et jusqu'à son cercueil emportant la mourante, Elle berce en chantant la Douleur qui s'endort. Si loin qu'à l'horizon son regard peut s'étendre, L'oeil de la pauvre enfant sur l'eau s'est arrêté: "Quoi! rien?" murmure-t-elle; - et que peut-elle attendre Mais la mort, à pas lents, vient de l'autre côté. L'Océan tout à coup, et le ciel et la terre Tournent, - tout se confond. - Le fanal solitaire Comme un homme enivré chancelle. - Ange des cieux! N'est-ce pas pour toujours qu'elle a fermé les yeux? La grille en cet instant a resonné. - Silence! Un pas se fait entendre, - un jeune homme s'élance. Il est couvert d'un froc. - Tous se sont écarté. Il traverse la foule à pas précipités: "Mes soeurs, demande-t-il, où donc est la novice?" Il l'a vue; un soupir dans l'ombre a répondu. Alors, d'un ton de voix qui veut qu'on obéisse: "Georgette, lui dit-il, Georgette, m'entends-tu?" En prononçant ces mots, le frère se découvre. De la malade alors la paupière s'entr'ouvre; L'a-t-elle reconnu? Son oeil terne et hagard Est voilé d'un nuage et se perd dans le vide. Il doute, - sur son front passe un éclair rapide. "Laissez-nous seuls, dit-il, je suis venu trop tard." Le ciel s'obscurcissait. - Les traits de la mourante S'effaçaient par degrés, sous la clarté tremblante. Auprès de son chevet le crucifix laissé De ses débiles mains à terre avait glissé. Le silence régnait dans tout le monastère, Un silence profond, - triste, - et que par moment Interrompait un faible et sourd gémissement. Sous le rideau du lit courbant son front sévère, L'étranger immobile écoutait, - regardait; - Tantôt il suppliait, - tantôt il ordonnait. On distingua de loin quelques gestes bizarres, Accompagnés de mots que nul ne saisissait, Mais qui, prononcés bas, et de plus en plus rares, Après quelques moments cessèrent tout à fait. Au nom de l'ordre saint dont il se disait frère, Auprès de la malade on l'avait laissé seul... Sur le bord de la couche il vit pendre un linceul: "Trop tard, répéta-t-il, trop tard!" et sur la terre Il tomba tout à coup, plein de rage et d'horreur. Hommes, vous qui savez comprendre la douleur, Gémir, jeter des pleurs, prier sur une tombe, Pensez-vous quelquefois à ce que doit souffrir Celui qui voit ainsi l'infortuné qui tombe, Et lui tend une main qu'il ne peut plus saisir? Celui qui sur un lit vient pencher son front blême Où les nuits sans sommeil ont gravé leur pâleur, Et là, d'un oeil ardent, chercher sur ce qu'il aime, Comme un signe de vie, un signe de douleur; Qui, suspendant son âme à cette âme adorée, S'attache à ce rameau qui va l'abandonner; Qui, maudissant le jour et sa vue abhorrée, Sent son coeur plein de vie, et n'en peut rien donner? Et lorsque la dernière étincelle est éteinte, Quand il est resté là, - sans espoir et sans crainte, - Qu'il contemple ces traits, ce calme plein d'horreur, Ces longs bras amaigris, traînant hors de la couche, Ce corps frêle et roidi, ces yeux et cette bouche Où le néant ressemble encore à la douleur... Il soulève une main qui retombe glacée; Et s'il doute, insensé! s'il se retourne, il voit La Mort branlant la tête, et lui montrant du doigt L'être pâle, étendu sans vie et sans pensée. VIII Tout est fini; la cendre est rendue à la terre. Le ministre est parti, - peut-être l'attend-on. Tu t'es évanouie! ô toi, fleur solitaire! Il ne reste plus rien, - rien qu'un tombeau sans nom. Personne n'a suivi sa dépouille mortelle. Aucun pas n'est marqué sur le bord du chemin. Son vieux père est trop faible, et d'ailleurs privé d'elle, Plus loin encor, peut-être, il la suivra demain. Descends donc, pauvre fille, et ta tombe ignorée, Sous ta pierre mal jointe et d'herbes entourée! Cette terre est fertile, et va bientôt fleurir Sur le débris nouveau qu'elle vient de couvrir... O terre! toi qui sais sous la tombe muette Garder si bien les morts que l'Océan rejette, Quand ton sein, fécondé par la corruption, Redemande la vie à la destruction, Qu'es-tu donc qu'un sépulcre immense, et dont l'emblème Est le serpent roulé qui se ronge lui-même? - Mais vous, reves d'amour, rires, propos d'enfant, Et toi, charme inconnu dont rien ne se défend, Qui fit hésiter Faust au seuil de Marguerite, Doux mystère du toit que l'innocence habite, Candeur des premiers jours, qu'êtes-vous devenus? - Paix profonde à ton âme, enfant! à ta mémoire! Adieu! Ta blanche main sur le clavier d'ivoire Durant les nuits d'été ne voltigera plus... IX ... Glisse au sein de la nuit, beau brick de l'Espérance! Terre d'Ecosse, adieu! Glisse, fils des forêts! - Que l'on tienne les yeux, que l'on veille de près Sur ce jeune homme en deuil qui seul, dans le silence, De la poupe, en chantant, se penche sur les flots. Ses yeux sont égarés. Deux fois les matelots L'ont reçu dans leurs bras, prêt à perdre la vie, Et cependant il chante, et l'oreille est ravie Des sons mystérieux qu'il mêle au bruit des vents. "Le saule... - au pied du saule..." - il parle comme en rêve. "Barbara! - Barbara!" Sa voix baisse, s'élève, Et des flots tour à tour suit les doux mouvements. - Enfants, veillez sur lui! - la force l'abandonne! Sa voix tombe et s'éteint, - pourtant il chante encor. Quel peut être le mal qui cause ainsi sa mort? Couchez-le sur un lit, enfants, la mer est dure! - Enseigne, répondit la voix des matelots, Son manteau recouvrait une large blessure, D'où son sang goutte à goutte est tombé dans les flots." ... La coupe et les lèvres Au lecteur des deux pièces qui suivent Figure-toi, lecteur, que ton mauvais génie T'a fait prendre ce soir un billet d'Opéra. Te voilà devenu parterre ou galerie, Et tu ne sais pas trop ce qu'on te chantera. Il se peut qu'on t'amuse, il se peut qu'on t'ennuie; Il se peut que l'on pleure, à moins que l'on ne rie; Et le terme moyen, c'est que l'on bâillera. Qu'importe? c'est la mode, et le temps passera. Mon livre, ami lecteur, t'offre une chance égale. Il te coûte à peu près ce que coûte une stalle; Ouvre-le sans colère, et lis-le d'un bon oeil. Qu'il te déplaise ou non, ferme-le sans rancune; Un spectacle ennuyeux est chose assez commune, Et tu verras le mien sans quitter ton fauteuil. La coupe et les lèvres Poème dramatique Entre la coupe et les lèvres, il reste encore de la place pour un malheur. Ancien proverbe. Dédicace A M. Alfred T*** Voici mon cher ami, ce que je vous dédie: Quelque chose approchant comme une tragédie, Un spectacle; en un mot, quatre mains de papier. J'attendrai là-dessus que le diable m'éveille. Il est sain de dormir, - ignoble de bâiller. J'ai fait trois mille vers: allons, c'est à merveille. Baste! il faut s'en tenir à sa vocation. Mais quelle singulière et triste impression Produit un manuscrit! - Tout à l'heure, à ma table, Tout ce que j'écrivais me semblait admirable. Maintenant, je ne sais, - je n'ose y regarder. Au moment du travail, chaque nerf, chaque fibre Tressaille comme un luth que l'on vient d'accorder. On n'écrit pas un mot que tout l'être ne vibre. (Soit dit sans vanité, c'est ce que l'on ressent.) On ne travaille pas, - on écoute, - on attend. C'est comme un inconnu qui vous parle à voix basse. On reste quelquefois une nuit sur la place, Sans faire un mouvement et sans se retourner. On est comme un enfant dans ses habits de fête, Qui craint de se salir et de se profaner; Et puis, - et puis, - enfin! - on a mal à la tête. Quel étrange réveil! - comme on se sent boiteux! Comme on voit que Vulcain vient de tomber des cieux! C'est l'effet que produit une prostituée, Quand, le corps assouvi, l'âme s'est réveillée, Et que, comme un vivant qu'on vient d'ensevelir, L'esprit lève en pleurant le linceul du plaisir. Pourtant c'est l'opposé; - c'est le corps, c'est l'argile; C'est le cercueil humain, un moment entr'ouvert. Qui, laissant retomber son couvercle débile, Ne se souvient de rien, sinon qu'il a souffert. Si tout finissait là! voilà le mot terrible. C'est Jésus, couronné d'une flamme invisible, Venant du Pharisien partager le repas. Le Pharisien parfois voit luire une auréole Sur son hôte divin, - puis, quand elle s'envole, Il dit au Fils de Dieu: Si tu ne l'étais pas? Je suis le Pharisien, et je dis à mon hôte: Si ton démon céleste était un imposteur? Il ne s'agit pas là de reprendre une faute, De retourner un vers comme un commentateur, Ni de se remâcher comme un boeuf qui rumine. Il est assez de mains, chercheuses de vermine, Qui savent éplucher un récit malheureux, Comme un pâtre espagnol épluche un chien lépreux. Mais croire que l'on tient les pommes d'Hespérides Et presser tendrement un navet sur son coeur! Voilà, mon cher ami, ce qui porte un auteur A des auto-da-fés, - à des infanticides. Les rimeurs, vous voyez, sont comme les amants. Tant qu'on n'a rien écrit, il en est d'une idée Comme d'une beauté qu'on n'a pas possédée: On l'adore, on la suit; - ses détours sont charmants. Pendant que l'on tisonne en regardant la cendre, On la voit voltiger ainsi qu'un salamandre; Chaque mot fait pour elle est comme un billet doux; On lui donne à souper; - qui le sait mieux que vous? (Vous pourriez au besoin traiter une princesse.) Mais dès qu'elle se rend, bonsoir, le charme cesse. On sent dans sa prison l'hirondelle mourir. Si tout cela, du moins, vous laissait quelque chose! On garde le parfum en effeuillant la rose; Il n'est si triste amour qui n'ait son souvenir. Lorsque la jeune fille, à la source voisine, A sous les nénuphars lavé ses bras poudreux, Elle reste au soleil, les mains sur sa poitrine, A regarder longtemps pleurer ses beaux cheveux. Elle sort, mais pareille aux rochers de Borghèse, Couverte de rubis comme un poignard persan, - Et sur son front luisant sa mère qui la baise Sent du fond de son coeur la fraîcheur de son sang. Mais le poète, hélas! s'il puise à la fontaine, C'est comme un braconnier poursuivi dans la plaine, Pour boire dans sa main, et courir se cacher, - Et cette main brûlante est prompte à se sécher. Je ne fais pas grand cas, pour moi, de la critique. Toute mouche qu'elle est, c'est rare qu'elle pique. On m'a dit l'an passé que j'imitais Byron: Vous qui me connaissez, vous savez bien que non. Je hais comme la mort l'état de plagiaire; Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre. C'est bien peu, je le sais, que d'être homme de bien, Mais toujours est-il vrai que je n'exhume rien. Je ne me suis pas fait écrivain politique, N'étant pas amoureux de la place publique. D'ailleurs, il n'entre pas dans mes prétentions D'être l'homme du siècle et de ses passions. C'est un triste métier que de suivre la foule, Et de vouloir crier plus fort que les meneurs, Pendant qu'on se raccroche au manteau des traîneurs. On est toujours à sec, quand le fleuve s'écoule. Que de gens aujourd'hui chantent la liberté, Comme ils chantaient les rois, ou l'homme de brumaire! Que de gens vont se pendre au levier populaire, Pour relever le dieu qu'ils avaient souffleté! On peut traiter cela du beau nom de rouerie, Dire que c'est le monde et qu'il faut qu'on en rie. C'est peut-être un métier charmant, mais tel qu'il est, Si vous le trouvez beau, moi, je le trouve laid. Je n'ai jamais chanté ni la paix ni la guerre; Si mon siècle se trompe, il ne m'importe guère: Tant mieux s'il a raison, et tant pis s'il a tort; Pourvu qu'on dorme encore au milieu du tapage, C'est tout ce qu'il me faut, et je ne crains pas l'âge Où les opinions deviennent un remord. Vous me demanderez si j'aime ma patrie. Oui; - j'aime fort aussi l'Espagne et la Turquie. Je ne hais pas la Perse, et je crois les Indous De très honnêtes gens qui boivent comme nous. Mais je hais les cités, les pavés et les bornes, Tout ce qui porte l'homme à se mettre en troupeau, Pour vivre entre deux murs et quatre faces mornes; Le front sous un moellon, les pieds sur un tombeau. Vous me demanderez si je suis catholique. Oui; - j'aime fort aussi les dieux Lath et Nésu. Tartak et Pimpocau me semblent sans réplique; Que dites-vous encor de Parabavastu? J'aime Bidi, - Khoda me paraît un bon sire; Et quant à Kichatan, je n'ai rien à lui dire. C'est un bon petit dieu que le dieu Michapous. Mais je hais les cagots, les robins et les cuistres, Qu'ils servent Pimpocau, Mahomet ou Vishnou. Vous pouvez de ma part répondre à leurs ministres Que je ne sais comment je vais je ne sais où. Vous me demanderez si j'aime la sagesse. Oui; - j'aime fort aussi le tabac à fumer. J'estime le bordeaux, surtout dans sa vieillesse; J'aime tous les vins francs, parce qu'ils font aimer. Mais je hais les cafards, et la race hypocrite Des tartufes de moeurs, comédiens insolents, Qui mettent leurs vertus en mettant leurs gants blancs. Le diable était bien vieux lorsqu'il se fit ermite. Je le serai si bien, quand ce jour-là viendra, Que ce sera le jour où l'on m'enterrera. Vous me demanderez si j'aime la nature. Oui; - j'aime fort aussi les arts et la peinture. Le corps de la Vénus me paraît merveilleux. La plus superbe femme est-elle préférable? Elle parle, il est vrai, mais l'autre est admirable, Et je suis quelquefois pour les silencieux. Mais je hais les pleurards, les rêveurs à nacelles, Les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles, Cette engeance sans nom, qui ne peut faire un pas Sans s'inonder de vers, de pleurs et d'agendas. La nature, sans doute, est comme on veut la prendre. Il se peut, après tout, qu'ils sachent la comprendre; Mais eux, certainement, je ne les comprends pas. Vous me demanderez si j'aime la richesse. Oui; - j'aime aussi parfois la médiocrité. Et surtout, et toujours, j'aime mieux ma maîtresse; La fortune, pour moi, n'est que la liberté. Elle a cela de beau, de remuer le monde, Que, dès qu'on la possède, il faut qu'on en réponde, Et que, seule, elle met à l'air la volonté. Mais je hais les pieds-plats, je hais la convoitise. J'aime mieux un joueur, qui prend le grand chemin; Je hais le vent doré qui gonfle la sottise, Et, dans quelque cent ans, j'ai bien peur qu'on ne dise Que notre siècle d'or fut un siècle d'airain. Vous me demanderez si j'aime quelque chose. Je m'en vais vous répondre à peu près comme Hamlet: Doutez, Ophélia, de tout ce qui vous plaît, De la clarté des cieux, du parfum de la rose; Doutez de la vertu, de la nuit et du jour; Doutez de tout au monde, et jamais de l'amour. Tournez-vous là, mon cher, comme l'héliotrope Qui meurt les yeux fixés sur son astre chéri, Et préférez à tout, comme le Misanthrope, La chanson de ma mie, et du Bon roi Henri. Doutez, si vous voulez, de l'être qui vous aime, D'une femme ou d'un chien, mais non de l'amour même. L'amour est tout, - l'amour, et la vie au soleil. Aimer est le grand point, qu'importe la maîtresse? Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse? Faites-vous de ce monde un songe sans réveil. S'il est vrai que Schiller n'ait aimé qu'Amélie, Goethe que Marguerite, et Rousseau que Julie, Que la terre leur soit légère! - ils ont aimé. Vous trouverez, mon cher, mes rimes bien mauvaises: Quant à ces choses-là, je suis un réformé. Je n'ai plus de système, et j'aime mieux mes aises; Mais j'ai toujours trouvé honteux de cheviller. Je vois chez quelques-uns, en ce genre d'escrime, Des rapports trop exacts avec un menuisier. Gloire aux auteurs nouveaux, qui veulent à la rime Une lettre de plus qu'il n'en fallait jadis! Bravo! c'est un bon clou de plus à la pensée. La vieille liberté par Voltaire laissée Etait bonne autrefois pour les petits esprits. Un long cri de douleur traversa l'Italie Lorsqu'au pied des autels Michel-Ange expira. Le siècle se fermait, - et la mélancolie, Comme un pressentiment, des vieillards s'empara. L'art, qui sous ce grand homme avait quitté la terre Pour se suspendre au ciel, comme le nourrisson Se suspend et s'attache aux lèvres de sa mère, L'art avec lui tomba. - Ce fut le dernier nom Dont le peuple toscan ait gardé la mémoire. Aujourd'hui l'art n'est plus, - personne n'y veut croire. Notre littérature a cent mille raisons Pour parler de noyés, de morts, et de guenilles. Elle-même est un mort que nous galvanisons. Elle entend son affaire en nous peignant des filles, En tirant des égouts les muses de Régnier. Elle-même en est une, et la plus délabrée Qui de fard et d'onguents se soit jamais plâtrée. Nous l'avons tous usée, - et moi tout le premier. Est-ce à moi, maintenant, au point où nous en sommes, De vous parler de l'art et de le regretter? Un mot pourtant encore avant de vous quitter. Un artiste est un homme, - il écrit pour des hommes. Pour prêtresse du temple, il a la liberté; Pour trépied, l'univers; pour éléments, la vie; Pour encens, la douleur, l'amour et l'harmonie; Pour victime, son coeur; - pour dieu, la vérité. L'artiste est un soldat, qui des rangs d'une armée Sort, et marche en avant, - ou chef, - ou déserteur. Par deux chemins divers il peut sortir vainqueur. L'un, comme Calderon et comme Mérimée, Incruste un plomb brûlant sur la réalité, Découpe à son flambeau la silhouette humaine, En emporte le moule, et jette sur la scène Le plâtre de la vie avec sa nudité. Pas un coup de ciseau sur la sombre effigie, Rien qu'un masque d'airain, tel que Dieu l'a fondu. Cherchez-vous la morale et la philosophie? Rêvez, si vous voulez, - voilà ce qu'il a vu. L'autre, comme Racine et le divin Shakspeare, Monte sur le théâtre, une lampe à la main, Et de sa plume d'or ouvre le coeur humain. C'est pour vous qu'il y fouille, afin de vous redire Ce qu'il aura senti, ce qu'il aura trouvé, Surtout, en le trouvant, ce qu'il aura rêvé. L'action n'est pour lui qu'un moule à sa pensée. Hamlet tuera Clodius, - Joad tuera Mathan; Qu'importe le combat, si l'éclair de l'épée Peut nous servir dans l'ombre à voir les combattants? Le premier sous les yeux vous étale un squelette. Songez, si vous voulez, de quels muscles d'athlète, De quelle chair superbe, et de quels vêtements Pourraient être couverts de si beaux ossements. Le second vous déploie une robe éclatante, Des muscles invaincus, une chair palpitante, Et vous laisse à penser quels sublimes ressorts Impriment l'existence à de pareils dehors. Celui-là voit l'effet, - et celui-ci la cause. Sur cette double loi le monde entier repose. Dieu seul (qui se connaît) peut tout voir à la fois. Quant à moi, Petit-Jean, quand je vois, quand je vois, Je vous préviens, mon cher, que ce n'est pas grand'chose; Car, pour y voir longtemps, j'aime trop à voir clair: Man delights not me, sir, nor woman neither. Mais s'il m'était permis de choisir une route, Je prendrais la dernière, - et m'y noierais sans doute. Je suis passablement en humeur de rêver. Et je m'arrête ici, pour ne pas le prouver. Je ne sais trop à quoi tend tout ce bavardage. Je voulais mettre un mot sur la première page: A mon très honoré, très honorable ami, Monsieur - et caetera - comme on met aujourd'hui, Quand on veut proprement faire une dédicace. Je l'ai faite un peu longue, et je m'en aperçois. On va s'imaginer que c'est une préface. Moi qui n'en lis jamais! - ni vous non plus, je crois. Invocation Aimer, boire et chasser, voilà la vie humaine Chez les fils du Tyrol, - peuple héroïque et fier! Montagnard comme l'aigle, et libre comme l'air! Beau ciel, où le soleil a dédaigné la plaine, Ce paisible océan dont les monts sont les flots! Beau ciel tout sympathique, et tout peuplé d'échos! Là, siffle autour des puits l'écumeur des montagnes, Qui jette au vent son coeur, sa flèche et sa chanson. Venise vient au loin dorer son horizon. La robuste Helvétie abrite ses campagnes. Ainsi les vents du sud t'apportent la beauté, Mon Tyrol, et les vents du nord la liberté. Salut, terre de glace, amante des nuages, Terre d'hommes errants et de daims en voyages, Terre sans oliviers, sans vigne et sans moissons. Ils sucent un sein dur, mère, tes nourrissons; Mais ils t'aiment ainsi, - sous la neige bleuâtre De leurs lacs vaporeux, sous ce pâle soleil Qui respecte les bras de leurs femmes d'albâtre, Sous la ronce des champs qui mord leur pied vermeil. Noble terre, salut! Terre simple et naïve, Tu n'aimes pas les arts, toi qui n'es pas oisive. D'effeminés rêveurs tu n'es pas le séjour; On ne fait sous ton ciel que la guerre et l'amour. On ne se vieillit pas dans tes longues veillées. Si parfois tes enfants, dans l'écho des vallées, Mêlent un doux refrain aux soupirs des roseaux, C'est qu'ils sont nés chanteurs, comme de gais oiseaux. Tu n'as rien, toi, Tyrol, ni temples, ni richesse, Ni poètes, ni dieux; - tu n'as rien, chasseresse! Mais l'amour de ton coeur s'appelle d'un beau nom: La liberté! - Qu'importe au fils de la montagne Pour quel despote obscur envoyé d'Allemagne L'homme de la prairie écorche le sillon? Ce n'est pas son métier de traîner la charrue; Il couche sur la neige, il soupe quand il tue; Il vit dans l'air du ciel, qui n'appartient qu'à Dieu. - L'air du ciel! l'air de tous! vierge comme le feu! Oui, la liberté meurt sur le fumier des villes. Oui, vous qui la plantez sur vos guerres civiles, Vous la semez en vain, même sur vos tombeaux; Il ne croît pas si bas, cet arbre aux verts rameaux. Il meurt dans l'air humain, plein de râles immondes, Il respire celui que respirent les mondes. Montez, voilà l'échelle, et Dieu qui tend les bras. Montez à lui, rêveurs, il ne descendra pas! Prenez-moi la sandale, et la pique ferrée: Elle est là sur les monts, la liberté sacrée. C'est là qu'à chaque pas l'homme la voit venir, Ou, s'il l'a dans le coeur, qu'il l'y sent tressaillir. Tyrol, nul barde encor n'a chanté tes contrées. Il faut des citronniers à nos muses dorées, Et tu n'es pas banal, toi dont la pauvreté Tend une maigre main à l'hospitalité. - Pauvre hôtesse, ouvre-moi! tu vaux bien l'Italie, Messaline en haillons, sous les baisers pâlie, Que tout père à son fils paye à sa puberté. Moi, je te trouve vierge, et c'est une beauté; C'est la mienne; - il me faut, pour que ma soif s'étanche, Que le flot soit sans tache, et clair comme un miroir. Ce sont les chiens errants qui vont à l'abreuvoir. Je t'aime. - Ils ne t'ont pas levé ta robe blanche. Tu n'as pas, comme Naple, un tas de visiteurs, Et des ciceroni pour tes entremetteurs. La neige tombe en paix sur tes épaules nues. - Je t'aime, sois à moi. Quand la virginité Disparaîtra du ciel, j'aimerai des statues. Le marbre me va mieux que l'impure Phryné Chez qui les affamés vont chercher leur pâture, Qui fait passer la rue au travers de son lit, Et qui n'a pas le temps de nouer sa ceinture Entre l'amant du jour et celui de la nuit. Personnages Personnages Le Chasseur Frank. Le Palatin, Stranio. Le Chevalier Gunther. Un Lieutenant de Frank. Montagnards, Chevaliers. Moines, Peuple. Monna Belcolore. Déidamia. Acte premier Scène I. Une place publique. - Un grand feu allumé au milieu. - Les Chasseurs, Frank. Le Choeur Pâle comme l'amour, et de pleurs arrosée, La nuit aux pieds d'argent descend dans la rosée. Le brouillard monte au ciel, et le soleil s'enfuit. Eveillons le plaisir, son aurore est la nuit! Diane a protégé notre course lointaine. Chargés d'un lourd butin, nous marchons avec peine; Amis, reposons-nous; - déjà, le verre en main, Nos frères sous ce toit commencent leur festin. Frank Moi, je n'ai rien tué; - la ronce et la bruyère Ont déchiré mes mains; - mon chien, sur la poussière, A léché dans mon sang la trace de mes pas. Le Choeur Ami, les jours entre eux ne se ressemblent pas. Approche, et viens grossir notre joyeuse troupe. L'amitié, camarade, est semblable à la coupe Qui passe, au coin du feu, de la main à la main. L'un y boit son bonheur, et l'autre sa misère; Leciel a mis l'oubli pour tous au fond du verre; Je suis heureux ce soir, tu le seras demain. Frank Mes malheurs sont à moi, je ne prends pas les vôtres. Je ne sais pas encor vivre aux dépens des autres; J'attendrai pour cela qu'on m'ait coupé les mains. Je ne ferai jamais qu'un maigre parasite, Car ce n'est qu'un long jeûne et qu'une faim maudite Qui me feront courir à l'odeur des festins. Je tire mieux que vous, et j'ai meilleure vue. Pourquoi ne vois-je rien? voilà la question. Suis-je un épouvantail? - ou bien l'occasion, Cette prostituée, est-elle devenue Si boiteuse et si chauve, à force de courir, Qu'on ne puisse à la nuque une fois la saisir? J'ai cherché comme vous le chevreuil dans la plaine, - Mon voisin l'a tué, mais je ne l'ai pas vu. Le Choeur Et si c'est ton voisin, pourquoi le maudis-tu? C'est la communauté qui fait la force humaine. Frank, n'irrite pas Dieu, - le roseau doit plier. L'homme sans patience est la lampe sans huile, Et l'orgueil en colère est mauvais conseiller. Frank Votre communauté me soulève la bile. Je n'en suis pas encore à mendier mon pain. Mordieu, voilà de l'or, messieurs, j'ai de quoi vivre. S'il plaît à l'ennemi des hommes de me suivre, Il peut s'attendre encore à faire du chemin. Il faut être bâtard pour coudre sa misère Aux misères d'autrui. - Suis-je un esclave ou non? Le pacte social n'est pas de ma façon: Je ne l'ai pas signé dans le sein de ma mère. Si les autres ont peu, pourquoi n'aurais-je rien? Vous qui parlez de Dieu, vous blasphémez le mien. Tout nous vient de l'orgueil, même la patience. L'orgueil, c'est la pudeur des femmes, la constance Du soldat dans le rang, du martyr sur la croix. L'orgueil, c'est la vertu, l'honneur et le génie, C'est ce qui reste encor d'un peu beau dans la vie, La probité du pauvre et la grandeur des rois. Je voudrais bien savoir, nous tous tant que nous sommes, Et moi tout le premier, à quoi nous sommes bons? Voyez-vous ce ciel pâle, au delà de ces monts? Là, du soir au matin, fument autour des hommes Ces vastes alambics qu'on nomme les cités. Intrigues, passions, périls et voluptés, Toute la vie est là, - tout en sort, tout y rentre. Tout se disperse ailleurs, et là tout se concentre. L'homme y presse ses jours pour en boire le vin, Comme le vigneron presse et tord son raisin. Le Choeur Frank, une ambition terrible te dévore. Ta pauvreté superbe elle-même s'abhorre; Tu te hais, vagabond, dans ton orgueil de roi, Et tu hais ton voisin d'être semblable à toi. Parle, aimes-tu ton père? aimes-tu ta patrie? Au souffle du matin sens-tu ton coeur frémir, Et t'agenouilles-tu lorsque tu vas dormir? De quel sang es-tu fait, pour marcher dans la vie Comme un homme de bronze, et pour que l'amitié, L'amour, la confiance et la douce pitié Viennent toujours glisser sur ton être insensible, Comme des gouttes d'eau sur un marbre poli? Ah! celui-là vit mal qui ne vit que pour lui. L'âme, rayon du ciel, prisonnière invisible, Souffre dans son cachot de sanglantes douleurs. Du fond de son exil elle cherche ses soeurs; Et les pleurs et les chants sont les voix éternelles De ces filles de Dieu qui s'appellent entre elles. Frank Chantez donc, et pleurez, si c'est votre souci. Ma malédiction n'est pas bien redoutabe; Telle qu'elle est pourtant je vous la donne ici. Nous allons boire un toast, en nous mettant à table, Et je vais le porter: (Prenant un verre.) Malheur aux nouveau-nés! Maudit soit le travail! maudite l'espérance! Malheur au coin de terre où germe la semence, Où tombe la sueur de deux bras décharnés! Maudits soient les liens du sang et de la vie! Maudite la famille et la société! Malheur à la maison, malheur à la cité, Et malédiction sur la mère patrie! Un autre Choeur, sortant d'une maison. Qui parle ainsi? qui vient jeter sur notre toit, A cette heure de nuit, ces clameurs monstrueuses, Et nous sonner ainsi les trompettes hideuses Des malédictions? - Frank, réponds, est-ce toi? Ce n'est pas d'aujourd'hui que je connais ta vie. Tu n'es qu'un paresseux plein d'orgueil et d'envie. Mais de quel droit viens-tu troubler des gens de bien? Tu hais notre métier, Judas! et nous, le tien. Que ne vas-tu courir et tenter la fortune, Si le toit de ton père est trop bas pour ton front? Ton orgueil est scellé comme un cercueil de plomb. Tu crois punir le ciel en lui gardant rancune; Et tout ce que tu peux, c'est de roidir tes bras Pour blasphémer un Dieu qui ne t'aperçoit pas. Travailles-tu pour vivre, et pour t'aider toi-même? Ne te souviens-tu pas que l'ange du blasphème Est de tous les déchus le plus audacieux, Et qu'avant de maudire il est tombé des cieux? Tous les Chasseurs Pourquoi refuses-tu ta place à notre table? Frank, à l'un d'eux. Hélas! noble seigneur, soyez-moi charitable! Un denier, s'il vous plaît, j'ai bien soif et bien faim. Rien qu'un pauvre denier pour m'acheter du pain. Le Choeur Te fais-tu le bouffon de ta propre détresse? Frank Seigneur, si vous avez une belle maîtresse, Je puis la célébrer, et chanter tour à tour La médiocrité, l'innocence et l'amour. C'est bien le moins qu'un pauvre égaye un peu son hôte. S'il est pauvre, après tout, s'il a faim, c'est sa faute. Mais croyez-vous qu'il soit prudent et généreux De jeter des pavés sur l'homme qui se noie? Il ne faut pas pousser à bout les malheureux. Le Choeur A quel sombre démon ton âme est-elle en proie? Tu railles tristement et misérablement. Frank Car si ces malheureux ont quelque orgueil dans l'âme, S'ils ne sont pas pétris d'une argile de femme, S'ils ont un coeur, s'ils ont des bras, ou seulement S'ils portent par hasard une arme à la ceinture... Le Choeur Que veut dire ceci? veux-tu nous provoquer? Frank Un poignard peut se tordre, et le coup peut manquer. Mais si, las de lui-même et de sa vie obscure, Le pauvre qu'on insulte allait prendre un tison, Et le porter en feu dans sa propre maison! (Il prend une bûche embrasée dans le feu allumé sur la place, et la jette dans sa chaumière.) Sa maison est à lui, - c'est le toit de son père, C'est son toit, - c'est son bien, le tombeau solitaire Des rêves de ses jours, des larmes de ses nuits; Le feu doit y rester, si c'est lui qui l'a mis. Le Choeur Agis-tu dans la fièvre? Arrête, incendiaire. Veux-tu du même coup brûler la ville entière? Arrête! - où nos enfants dormiront-ils demain? Frank Me voici sur le seuil, mon épée à la main. Approchez maintenant, fussiez-vous une armée. Quand l'univers devrait s'en aller en fumée, Tonnerre et sang! je fais un spectre du premier Qui jette un verre d'eau sur un brin de fumier. Ah! vous croyez, messieurs, si je vous importune, Qu'on peut impunément me chasser comme un chien? Ne m'avez-vous pas dit d'aller chercher fortune? J'y vais. - Vous l'avez dit, vous qui n'en feriez rien; Moi, je le fais, - je pars. - J'illumine la ville. J'en aurai le plaisir, en m'en allant ce soir, De la voir de plus loin, s'il me plaît de la voir. Je ne fais pas ici de folie inutile: Ceux qui m'ont accusé de paresse et d'orgueil Ont dit la vérité. - Tant que cette chaumière Demeurera debout, ce sera mon cercueil. Ce petit toit, messieurs, ces quatre murs de pierre, C'était mon patrimoine, et c'est assez longtemps Pour aimer son fumier, que d'y dormir vingt ans. Je le brûle, et je pars; - c'est moi, c'est mon fantôme Que je disperse aux vents avec ce toit de chaume. Maintenant, vents du nord, vous n'avez qu'à souffler; Depuis assez longtemps, dans les nuits de tempête, Vous venez ébranler ma porte et m'appeler. Frères, je viens à vous, - je vous livre ma tête. Je pars, - et désormais que Dieu montre à mes pas Leur route, - ou le hasard, si Dieu n'existe pas! (Il sort en courant.) Scène II. Une plaine. - Frank rencontre une jeune fille. La jeune fille Bonsoir, Frank, où vas-tu? la plaine est solitaire. Qu'as-tu fait de tes chiens, imprudent montagnard? Frank Bonsoir, Déidamia, qu'as-tu fait de ta mère? Prudente jeune fille, où t'en vas-tu si tard? La jeune fille J'ai cueilli sur ma route un bouquet d'églantine; Le voilà, si tu veux, pour te porter bonheur. (Elle lui jette son bouquet.) Frank, seul, ramassant le bouquet. Comme elle court gaîment! Sa mère est ma voisine; J'ai vu cette enfant-là grandir et se former. Pauvre, innocente fille! elle aurait pu m'aimer. (Exit.) Scène III. Un chemin creux dans la forêt. - Le point du jour. Frank, assis sur l'herbe. Et quand tout sera dit, - quand la triste demeure De ce malheureux Frank, de ce vil mendiant, Sera tombée en poudre et dispersée au vent, Lui, que deviendra-t-il? - Il sera temps qu'il meure! Et s'il est jeune encor, s'il ne veut pas mourir? Ah! massacre et malheur! que vais-je devenir? (Il s'endort.) Une Voix, dans un songe. Il est deux routes dans la vie: L'une solitaire et fleurie, Qui descend sa pente chérie Sans se plaindre et sans soupirer. Le passant la remarque à peine, Comme le ruisseau de la plaine, Que le sable de la fontaine Ne fait pas même murmurer. L'autre, comme un torrent sans digue, Dans une éternelle fatigue, Sous les pieds de l'enfant prodigue Roule la pierre d'Ixion. L'une est bornée et l'autre immense; L'une meurt où l'autre commence; La première est la patience, La seconde est l'ambition. Frank, rêvant. Esprits! si vous venez m'annoncer ma ruine, Pourquoi le Dieu qui me créa Fit-il, en m'animant, tomber sur ma poitrine L'étincelle divine Qui me consumera? Pourquoi suis-je le feu qu'un salamandre habite? Pourquoi sens-je mon coeur se plaindre et s'étonner, Ne pouvant contenir ce rayon qui s'agite, Et qui, venu du ciel, y voudrait retourner? La Voix Ceux dont l'ambition a dévoré la vie, Et qui sur cette terre ont cherché la grandeur, Ceux-là, dans leur orgueil, se sont fait un honneur De mépriser l'amour et sa douce folie. Ceux qui, loin des regards, sans plainte et sans désirs, Sont morts silencieux sur le corps d'une femme, O jeune montagnard, ceux-là, du fond de l'âme, Ont méprisé la gloire et ses tristes plaisirs. Frank Vous parlez de grandeur, et vous parlez de gloire. Aurai-je des trésors? l'homme dans sa mémoire Gardera-t-il mon souvenir? Répondez, répondez, avant que je m'éveille. Déroulez-moi ce qui sommeille Dans l'océan de l'avenir! La Voix Voici l'heure où, le coeur libre d'inquiétude, Tu te levais jadis pour reprendre l'étude, Tes pensers de la veille et tes travaux du jour. Seul, poursuivant tout bas tes chimères d'amour, Tu gagnais lentement la maison solitaire Où ta Déidamia veillait près de sa mère. Frank, tu venais t'asseoir au paisible foyer, Raconter tes chagrins, sinon les oublier. Tous deux sans espérance, et dans la solitude, Enfants, vous vous aimiez, et bientôt l'habitude Tous les jours, malgré toi, t'enseigna ce chemin; Car l'habitude est tout au pauvre coeur humain. Frank Esprits, il est trop tard, j'ai brûlé ma chaumière! La Voix Repens-toi! repens-toi! Frank Non! non! j'ai tout perdu. La Voix Repens-toi! repens-toi! Frank Non! J'ai maudit mon père. La Voix Alors, lève-toi donc, car ton jour est venu. (Le soleil paraît; Frank s'éveille; Stranio, jeune palatin, et sa maîtresse, Monna Belcolore, passent à cheval.) Stranio Holà! dérange-toi, manant, pour que je passe. Frank Attends que je me lève, et prends garde à tes pas. Stranio Chien, lève-toi plus vite, ou reste sur la place. Frank Tout beau, l'homme à cheval, tu ne passeras pas. Dégaine-moi ton sabre, ou c'est fait de ta vie. Allons, pare ceci. (Ils se battent. Stranio tombe.) Belcolore Comment t'appelles-tu? Frank Charles Frank. Belcolore Tu me plais, et tu t'es bien battu. Ton pays? Frank Le Tyrol. Belcolore Me trouves-tu jolie? Frank Belle comme un soleil. Belcolore J'ai dix-huit ans, - et toi? Frank Vingt ans. Belcolore Monte à cheval, et viens souper chez moi. (Exeunt.) Acte second Scène I. Un salon. Frank, devant une table chargée d'or. De tous les fils secrets qui font mouvoir la vie, O toi, le plus subtil et le plus merveilleux! Or! principe de tout, larme au soleil ravie! Seul dieu toujours vivant, parmi tant de faux dieux! Méduse, dont l'aspect change le coeur en pierre, Et fait tomber en poudre aux pieds de la rosière La robe d'innocence et de virginité! - Sublime corrupteur! - Clef de la volonté! - Laisse-moi t'admirer! - parle-moi, - viens me dire Que l'honneur n'est qu'un mot, que la vertu n'est rien; Que, dès qu'on te possède, on est homme de bien; Que rien n'est vrai que toi! - Qu'un esprit en délire Ne saurait inventer de rêves si hardis, Si monstrueusement en dehors du possible, Que tu ne puisse encor sur ton levier terrible Soulever l'univers, pour qu'ils soient accomplis! - Que de gens cependant n'ont jamais vu qu'en songe Ce que j'ai devant moi! - Comme le coeur se plonge Avec ravissement dans un monceau pareil! - Tout cela, c'est à moi; - les sphères et les mondes Danseront un millier de valses et de rondes, Avant qu'un coup semblable ait lieu sous le soleil. Ah! mon coeur est noyé! - Je commence à comprendre Ce qui fait qu'un mourant que le frisson va prendre A regarder son or trouve encor des douceurs, Et pourquoi les vieillards se font enfouisseurs. (Comptant.) Quinze mille en argent, - le reste en signature. C'est un coup du destin. - Quelle étrange aventure! Que ferais-je aujourd'hui, qu'aurais-je fait demain, Si je n'avais trouvé Stranio sur mon chemin? Je tue un grand seigneur, et lui prends sa maîtresse: Je m'enivre chez elle, et l'on me mène au jeu. A jeun, j'aurais perdu, - je gagne dans l'ivresse; Je gagne et je me lève. - Ah! c'est un coup de Dieu. (Il ouvre la fenêtre.) Je voudrais bien me voir passer sous ma fenêtre Tel que j'étais hier. - Moi, Frank, seigneur et maître De ce vaste logis, possesseur d'un trésor, Voir passer là-dessous Frank le coureur de lièvres, Frank le pauvre, l'oeil morne et la faim sur les lèvres, Le voir tendre la main et lui jeter cet or. Tiens, Frank, tiens, mendiant, prends cela, pauvre hère. (Il prend une poignée d'or.) Il me semble en honneur que le ciel et la terre Ne sauraient plus m'offrir que ce qui me convient, Et que depuis hier le monde m'appartient. (Exit.) Scène II. Une route. - Montagnards, passant. Chanson de chasse, dans le lointain. Chasseur, hardi chasseur, que vois-tu dans l'espace? Mes chiens grattent la terre et cherchent une trace. Debout, mes cavaliers! c'est le pied du chamois. - Le chamois s'est levé. - Que ma maîtresse est belle! - Le chamois tremble et fuit. - Que Dieu veille sur elle! - Le chamois rompt la meute et s'enfuit dans le bois. - Je voudrais par la main tenir ma belle amie. - La meute et le chamois traversent la prairie: Hallali, compagnons, la victoire est à nous! - Que ma maîtresse est belle, et que ses yeux sont doux! Le Choeur Amis, dans ce palais, sur la place où nous sommes, Respire le premier et le dernier des hommes, Frank, qui vécut vingt ans comme un hardi chasseur. Aujourd'hui dans les fers d'une prostituée, Que fait-il? - Nuit et jour cette enceinte est fermée. La solitude y règne, image de la mort. Quelquefois seulement, quand la nuit est venue, On voit à la fenêtre une femme inconnue Livrer ses cheveux noirs aux vents affreux du nord. Frank n'est plus! sur les monts nul ne l'a vu paraître. Puisse-t-il s'éveiller! - Puisse-t-il reconnaître La voix des temps passés! - Frères, pleurons sur lui. Charles ne viendra plus, au joyeux hallali, Entouré de ses chiens sur les herbes sanglantes, Découdre, les bras nus, les biches expirantes, S'asseoir au rendez-vous, et boire dans ses mains La neige des glaciers, vierge de pas humains. (Exeunt.) Scène III. La nuit. - Une terrasse au bord d'un chemin. - Monna Belcolore, Frank, assis dans un kiosque. Belcolore Dors, ô pâle jeune homme, épargne ta faiblesse. Pose jusqu'à demain ton coeur sur ta maîtresse; La force t'abandonne, et le jour va venir. Carlo, tes beaux yeux bleus sont las, - tu vas dormir. Frank Non, le jour ne vient pas, - non, je veille et je brûle! O Belcolor, le feu dans mes veines circule. Mon coeur languit d'amour, et si le temps s'enfuit, Que m'importe ce ciel, et son jour et sa nuit? Belcolore Ah! Carlo, mon Carlo, ta tête chancelante Va tomber dans mes mains, sur ta coupe brûlante. Tu t'endors, tu te meurs, tu t'enfuis loin de moi. Ah! lâche efféminé tu t'endors malgré toi. Frank Oui, le jour va venir. - O ma belle maîtresse! Je me meurs; oui, je suis sans force et sans jeunesse, Une ombre de moi-même, un reste, un vain reflet, Et quelquefois la nuit mon spectre m'apparaît. Mon Dieu! si jeune hier, aujourd'hui je succombe. C'est toi qui m'as tué, ton beau corps est ma tombe. Mes baisers sur ta lèvre en ont usé le seuil. De tes longs cheveux noirs tu m'as fait un linceul. Eloigne ces flambeaux, - entr'ouvre la fenêtre. Laisse entrer le soleil, c'est mon dernier peut-être. Laisse-le-moi chercher, laisse-moi dire adieu A ce beau ciel si pur qu'il a fait croire en Dieu! Belcolore Pourquoi me gardes-tu, si c'est moi qui te tue, Et si tu te crois mort pour deux nuits de plaisir? Frank Tous les amants heureux ont parlé de mourir. Toi, me tuer, mon Dieu! Du jour où je t'ai vue, Ma vie a commencé; le reste n'était rien; Et mon coeur n'a jamais battu que sur le tien. Tu m'as fait riche, heureux, tu m'as ouvert le monde. Regarde, ô mon amour! quelle superbe nuit! Devant de tels témoins, qu'importe ce qu'on dit, Pourvu que l'âme parle, et que l'âme réponde? L'ange des nuits d'amour est un ange muet. Belcolore Combien as-tu gagné ce soir au lansquenet? Frank Qu'importe? Je ne sais. - Je n'ai plus de mémoire. Voyons, - viens dans mes bras, - laisse-moi t'admirer. - Parle, réveille-moi, - conte-moi ton histoire. Quelle superbe nuit! - je suis prêt à pleurer. Belcolore Si tu veux t'éveiller, dis-moi plutôt la tienne. Frank Nous sommes trop heureux pour que je m'en souvienne. Que dirais-je, d'ailleurs? Ce qui fait les récits, Ce sont des actions, des périls, dont l'empire Est vivace, et résiste à l'heure des oublis. Mais moi qui n'ai rien vu, rien fait, qu'ai-je à te dire? L'histoire de ma vie est celle de mon coeur; C'est un pays étrange où je fus voyageur. Ah! soutiens-moi le front, la force m'abandonne! Parle, parle, je veux t'entendre jusqu'au bout. Allons, un beau baiser, et c'est moi qui le donne, Un baiser pour ta vie et qu'on me dise tout. Belcolore, soupirant. Ah! je n'ai pas toujours vécu comme l'on pense. Ma famille était noble, et puissante à Florence. On nous a ruinés; - ce n'est que le malheur Qui m'a forcée à vivre aux dépens de l'honneur... Mon coeur n'était pas fait... Frank, se détournant. Toujours la même histoire! Voici peut-être ici la vingtième catin A qui je la demande, et toujours ce refrain! Qui donc ont-elles vu d'assez sot pour y croire? Mon Dieu! dans quel bourbier me suis-je donc jeté? J'avais cru celle-ci plus forte, en vérité! Belcolore Quand mon père mourut... Frank Assez, je t'en supplie. Je me ferai conter le reste par Julie Au premier carrefour où je la trouverai. (Tous deux restent en silence quelque temps.) Dis-moi, ce fameux jour que tu m'as rencontré, Pourquoi, par quel hasard, - par quelle sympathie, T'es-tu de m'emmener senti la fantaisie? J'étais couvert de sang, poudreux, et mal vêtu. Belcolore Je te l'ai déjà dit, tu t'étais bien battu. Frank Parlons sincèrement, je t'ai semblé robuste. Tes yeux, ma chère enfant, n'ont pas deviné juste. Je comprends qu'une femme aime les portefaix; C'est un goût comme un autre, il est dans la nature. Mais moi, si j'étais femme, et si je les aimais, Je n'irais pas chercher mes gens à l'aventure; J'irais tout simplement les prendre aux cabarets; J'en ferais lutter six, et puis je choisirais. Encore un mot: cet homme à qui je t'ai volée T'entretenait sans doute, - il était ton amant. Belcolore Oui. Frank - Cette affreuse mort ne t'a pas désolée? Cet homme, il m'en souvient, râlait horriblement. L'oeil gauche était crevé, - le pommeau de l'épée Avait ouvert le front, - la gorge était coupée. Sous les pieds des chevaux l'homme était étendu. Comme un lierre arraché qui rampe et qui se traîne Pour se suspendre encore à l'écorce d'un chêne, Ainsi ce malheureux se traînait suspendu Aux restes de sa vie. - Et toi, ce meurtre infâme Ne t'a pas de dégoût levé le coeur et l'âme? Tu n'as pas dit un mot, tu n'as pas fait un pas! Belcolore Prétends-tu me prouver que j'aie un coeur de pierre? Frank Et ce que je te dis ne te le lève pas! Belcolore Je hais les mots grossiers - ce n'est pas ma manière. Mais quand il n'en faut qu'un, je n'en dis jamais deux. Frank, tu ne m'aimes plus. Frank Qui? moi? Je vous adore. J'ai lu, je ne sais où, ma chère Belcolore, Que les plus doux instants pour deux amants heureux, Ce sont les entretiens d'une nuit d'insomnie, Pendant l'enivrement qui succède au plaisir. Quand les sens apaisés sont morts pour le désir; Quand, la main à la main, et l'âme à l'âme unie, On ne fait plus qu'un être, et qu'on sent s'élever Ce parfum du bonheur qui fait longtemps rêver; Quand l'amie, en prenant la place de l'amante, Laisse son bien-aimé regarder dans son coeur, Comme une fraîche source, où l'onde est confiante, Laisse sa pureté trahir sa profondeur. C'est alors qu'on connaît le prix de ce qu'on aime, Que du choix qu'on a fait on s'estime soi-même, Et que dans un doux songe on peut fermer les yeux! N'est-ce pas, Belcolor? n'est-ce pas, mon amie? Belcolore Laisse-moi. Frank N'est-ce pas que nous sommes heureux? - Mais, j'y pense! - il est temps de régler notre vie. Comme on ne peut compter sur les jeux de hasard, Nous piperons d'abord quelque honnête vieillard, Qui fournira le vin, les meubles et la table. Il gardera la nuit, et moi j'aurai le jour. Tu pourras bien parfois lui jouer quelque tour, J'entends quelque bon tour, adroit et profitable. Il aura des amis que nous pourrons griser; Tu seras le chasseur, et moi, le lévrier. Avant tout, pour la chambre, une fille discrète, Capable de graisser une porte secrète, Mais nous la paierons bien; aujourd'hui tout se vend. Quant à moi, je serai le chevalier servant. Nous ferons à nous deux la perle des ménages. Belcolore Ou tu vas en finir avec tes persiflages, Ou je vais tout à l'heure en finir avec toi. Veux-tu faire la paix? Je ne suis pas boudeuse, Voyons, viens m'embrasser. Frank Cette fille est hideuse... Mon Dieu, deux jours plus tard, c'en était fait de moi! (Il va s'appuyer sur la terrasse; un soldat passe à cheval sur la route.) Le Soldat, chantant. Un soldat qui va son chemin Se raille du tonnerre. Il tient son sabre d'une main, Et de l'autre son verre. Quand il meurt, on le porte en terre Comme un seigneur. Son coeur est à son amie, Son bras est à sa patrie, Et sa tête à l'empereur. Frank, l'appelant. Holà, l'ami! deux mots. - Vous semblez un compere De bonne contenance, et de joyeuse humeur. Vos braves compagnons vont-ils entrer en guerre? Dans quelle place forte est donc votre empereur? Le Soldat A Glurens. - Dans deux jours nous serons en campagne. Je rejoins de ce pas ma corporation. Frank Venez-vous de la plaine, ou bien de la montagne? Connaissez-vous mon père, et savez-vous mon nom? Le Soldat Oh! je vous connais bien. - Vous êtes du village Vis-à-vis le moulin. - Que faites-vous donc là? Venez-vous avec nous? Frank Oui, certe, et me voilà. (Il descend dans le chemin) Je ne me suis pas mis en habit de voyage; Vous me prêterez bien un vieux sabre là-bas? (A Belcolore.) Adieu, ma belle enfant, je ne souperai pas. Le Soldat On vous équipera. - Montez toujours en croupe. Parbleu! compagnon Frank, vous manquiez à la troupe. Ah! çà! dites-moi donc, tout en nous en allant, S'il est vrai qu'un beau soir... (Ils partent au galop.) Belcolore, sur le balcon. Je l'aime cependant. Acte troisième Scène I. Devant un palais. - Glurens. Choeur des soldats Telles par l'ouragan les neiges flagellées Bondissent en sifflant des glaciers aux vallées, Tels se sont élancés, au signal du combat, Les enfants du Tyrol et du Palatinat. Maintenant l'empereur a terminé la guerre. Les cantons sur leur porte ont plié leur bannière. Ecoutez, écoutez: c'est l'adieu des clairons; C'est la vieille Allemagne appelant ses barons. Remonte maintenant, chasseur du cerf timide; Remonte, fils du Rhin, compagnon intrépide; Tes enfants sur ton coeur vont venir se presser. Sors de la lourde armure, et va les embrasser. Soldats, arrêtons-nous. - C'est ici la demeure Du capitaine Frank, du plus grand des soldats. Notre vieil empereur l'a serré dans ses bras. Couronné par le peuple, il viendra tout à l'heure Souper dans ce palais avec ses compagnons. Jamais preux chevalier n'a mieux conquis sa gloire. Il a seul, près d'Inspruck, emporté l'aigle noire, Du coeur de la mêlée aux bouches des canons. Vingt fois ses cuirassiers l'ont cru, dans la bataille, Coupé par les boulets, brisé par la mitraille. Il avançait toujours, toujours en éclaireur, On le voyait du feu sortir comme un plongeur. Trois balles l'ont frappé; - sa trace était suivie; Mais le dieu des hasards n'a voulu de sa vie Que ce qu'il en fallait pour gagner ses chevrons, Et pouvoir de son sang dorer ses éperons. Mais que nous veut ici cette fille italienne, Les cheveux en désordre, et marchant à grands pas? Où courez-vous si fort, femme? On ne passe pas. (Entre Belcolore.) Belcolore Est-ce ici la maison de votre capitaine? Les Soldats Oui. - Que lui voulez-vous? - Parlez au lieutenant. Le Lieutenant On ne peut ni passer ni monter, ma princesse. Belcolore Il faut bien que je passe et que j'entre pourtant. Mon nom est Belcolore, et je suis sa maîtresse. Le Lieutenant Parbleu! ma chère enfant, je vous reconnais bien. J'en suis au désespoir, mais je suis ma consigne. Si Frank est votre amant, tant mieux; je n'en crois rien: Ce serait un honneur dont vous n'êtes pas digne. Belcolore S'il n'est pas mon amant, il le sera ce soir. Je l'aime; comprends-tu? Je l'aime. - Il m'a quittée, Et je viens le chercher, si tu veux le savoir. Les Soldats Quelle tête de fer a donc cette effrontée, Qui court après les gens, un stylet à la main? Belcolore Il me sert de flambeau pour m'ouvrir le chemin. Allons, écartez-vous, et montrez-moi la porte. Le Lieutenant Puisque vous le voulez, ma belle, la voilà. Qu'elle entre, et qu'on lui donne un homme pour escorte. C'est un diable incarné que cette femme-là. (Belcolore entre dans le palais. Entre Frank couronné, à cheval.) Choeur du peuple Couvert de ces lauriers, il te sied, ô grand homme! De marcher parmi nous comme un triomphateur. La guerre est terminée, et l'empereur se nomme Ton royal débiteur. Descends, repose-toi. - Reste dans l'hippodrome, Lave tes pieds sanglants, victorieux lutteur. (Frank descend de cheval.) Choeur des chevaliers Homme heureux, jeune encor tu récoltes la gloire, Cette plante tardive, amante des tombeaux. La terre qui t'a vu chasse de sa mémoire L'ombre de ses héros. Pareil à Béatrix au seuil du purgatoire, Tes ailes vont s'ouvrir vers des chemins nouveaux. Le Peuple Allons, que ce beau jour, levé sur une fête, Dans un joyeux banquet finisse dignement. Tes convives de fleurs ont couronné leur tête; Ton vieux père t'attend. Que tardons-nous encore? Allons, la table est prête. Entrons dans ton palais; déjà la nuit descend. (Ils entrent dans le palais.) Scène II. Frank, Gunther, restés seuls. Gunther Ne les suivez-vous pas, seigneur, sous ce portique? O mon maître, au milieu d'une fête publique, Qui d'un si juste coup frappe nos ennemis, Avez-vous distingué le coeur de vos amis? Hélas! les vrais amis se taisent dans la foule; Il leur faut, pour s'ouvrir, que ce vain flot s'écoule. O mon frère, ô mon maître! ils t'ont proclamé roi! Dieu merci, quoique vieux, je puis encor te suivre, Jeune soleil levant, si le ciel me fait vivre. Je ne suis qu'un soldat, seigneur, excusez-moi. Mon amitié vous blesse, et vous est importune. Ne partagez-vous point l'allégresse commune? Qui vous arrête ici? Vous devez être las. La peine et le danger font les joyeux repas. Le Choeur, dans la maison. Chantons, et faisons vacarme, Comme il convient à de dignes buveurs. Vivent ceux que le vin désarme! Les jours de combat ont leur charme; Mais la paix a bien ses douceurs. Gunther Seigneur, mon cher seigneur, pourquoi ces regards sombres? Le vin coule et circule. - Entendez-vous ces chants? Des convives joyeux je vois flotter les ombres Derrière ces vitraux de feux resplendissants. Le Choeur, à la fenêtre. Frank, pourquoi tardes-tu? - Gunther, si notre troupe Ne fait pas, sous ce toit, peur à vos cheveux blancs, Soyez le bienvenu pour vider une coupe. Nous sommes assez vieux pour oublier les ans. Gunther La pâleur de la mort est sur votre visage, Seigneur. - D'un noir souci votre esprit occupé Méconnaît-il ma voix? - De quel sombre nuage Les rêves de la nuit l'ont-ils enveloppé? Frank Fatigué de la route et du bruit de la guerre, Ce matin de mon camp je me suis écarté: J'avais soif; mon cheval marchait dans la poussière; Et sur le bord d'un puits je me suis arrêté. J'ai trouvé sur un banc une femme endormie, Une pauvre laitière, un enfant de quinze ans, Que je connais, Gunther. - Sa mère est mon amie, J'ai passé de beaux jours chez ces bons paysans. Le cher ange dormait les lèvres demi-closes. - (Les lèvres des enfants s'ouvrent, comme les roses, Au souffle de la nuit.) - Ses petits bras lassés Avaient dans son panier roulé les mains ouvertes. D'herbes et d'églantine elles étaient couvertes. De quel rêve enfantin ses sens étaient bercés, Je l'ignore. - On eût dit qu'en tombant sur sa couche, Elle avait à moitié laissé quelque chanson, Qui revenait encor voltiger sur sa bouche, Comme un oiseau léger sur la fleur d'un buisson. Nous étions seuls. J'ai pris ses deux mains dans les miennes, Je me suis incliné, - sans l'éveiller pourtant. - O Gunther! J'ai posé mes lèvres sur les siennes, Et puis je suis parti, pleurant comme un enfant. Acte Quatrième Scène I. Devant le palais de Frank. La porte est tendue en noir. On dresse un catafalque. - Frank, vêtu en moine et masqué; Deux serviteurs. Frank Que l'on apporte ici les cierges et la bière. Souvenez-vous surtout que c'est moi qu'on enterre, Moi, capitaine Frank, mort hier dans un duel. Pas un mot, - ni regard, - ni haussement d'épaules; Pas un seul mouvement qui sorte de vos rôles. Songez-y. - Je le veux. (Les serviteurs s'en vont.) Eh bien! juge éternel, Je viens t'interroger. Les transports de la fièvre N'agitent pas mon sein. - Je ne viens ni railler Ni profaner la mort. - J'agis sans conseiller. Regarde, et réponds-moi. - Je fais comme l'orfèvre Qui frappe sur le marbre une pièce d'argent. Il reconnaît au son la pure fonderie; Et moi, je viens savoir quel son rendra ma vie, Quand je la frapperai sur ce froid monument. Déjà le jour paraît; - le soldat sort des tentes. Maintenant le bois vert chante dans le foyer; Les rames du pêcheur et du contrebandier Se lèvent, de terreur et d'espoir palpitantes. Quelle agitation, quel bruit dans la cité! Quel monstre remuant que cette humanité! Sous ses dix mille toits, que de corps, que d'entrailles! Que de sueurs sans but, que de sang, que de fiel! Sais-tu pourquoi tu dors et pourquoi tu travailles, Vieux monstre aux mille pieds, qui te crois éternel? Cet honnête cercueil a quelques pieds, je pense, De plus que mon berceau. - Voilà leur différence. Ah! pourquoi mon esprit va-t-il toujours devant, Lorsque mon corps agit? Pourquoi dans ma poitrine Ai-je un ver travailleur, qui toujours creuse et mine, Si bien que sous mes pieds tout manque en arrivant? (Entre le choeur des soldats et du peuple.) Le Choeur On dit que Frank est mort. Quand donc? comment s'appelle Celui qui l'a tué? - Quelle était la querelle? On parle d'un combat. - Quand se sont-ils battus? Frank, masqué. A qui parlez-vous donc? Il ne vous entend plus. (Il leur montre la bière.) Le Choeur, s'inclinant. S'il est un meilleur monde au-dessus de nos têtes, O Frank! si du séjour des vents et des tempêtes Ton âme sur ces monts plane et voltige encor; Si ces rideaux de pourpre et ces ardents nuages, Que chasse dans l'éther le souffle des orages, Sont des guerriers couchés dans leurs armures d'or, Penche-toi, noble coeur, sur ces vertes collines, Et vois tes compagnons briser leurs javelines Sur cette froide terre, où ton corps est resté! Gunther, accourant. Quoi! si brave et si jeune, et sitôt emporté! Mon Frank! est-ce bien vrai, messieurs? Ah! mort funeste! Moi qui ne demandais qu'à vivre assez longtemps Pour te voir accomplir ta mission céleste! Me voilà seul au monde avec mes cheveux blancs! Moi qui n'avais de jeune encor que ta jeunesse! Moi qui n'aimais que toi! Misérable vieillesse! Je ne te verrai plus, mon Frank! On t'a tué. Frank, à part. Ce pauvre vieux Gunther, je l'avais oublié. Le Choeur Qu'on voile les tambours, que le prêtre s'avance. A genoux, compagnons, tête nue et silence. Qu'on dise devant nous la prière des morts. Nous voulons au tombeau porter le capitaine. Il est mort en soldat, sur la terre chrétienne. L'âme appartient à Dieu; l'armée aura le corps. Trois moines, s'avançant. Chant Le Seigneur sur l'ombre éternelle Suspend son ardente prunelle, Et, glorieuse sentinelle, Attend les bons et les damnés. Il sait qui tombe dans sa voie; Lorsqu'il jette au néant sa proie, Il dit aux maux qu'il nous envoie: "Comptez les morts que vous prenez." Le Choeur, à genoux. Seigneur, j'ai plus péché que vous ne pardonnez. Les moines Il dit aux épaisses batailles: "Comptez vos chefs sans funérailles, Qui pour cercueil ont les entrailles De la panthère et du lion; Que le juste triomphe ou fuie, Comptez, quand le glaive s'essuie, Les morts tombés comme la pluie Sur la montagne et le sillon." Le Choeur Seigneur, préservez-moi de la tentation. Les moines "Car un jour de pitié profonde, Ma parole, en terreur féconde, Sur le pôle arrêtant le monde, Les trépassés se lèveront; Et des mains vides de l'abîme Tombera la frêle victime, Qui criera: Grâce! - et de son crime Trouvera la tache à son front." Le Choeur Et mes dents grinceront! mes os se sécheront! Les moines Qu'il vienne d'en bas ou du faîte, Selon le dire du prophète, Justice à chacun sera faite, Ainsi qu'il aura mérité. Or donc, gloire à Dieu notre père Si l'impie a vécu prospère, Que le juste en son âme espère! Gloire à la sainte Trinité! Frank, à part. C'est une jonglerie atroce, en vérité! O toi qui les entends, suprême Intelligence, Quelle pagode ils font de leur Dieu de vengeance! Quel bourreau rancunier, brûlant à petit feu! Toujours la peur du feu. - C'est bien l'esprit de Rome. Ils vous diront après que leur Dieu s'est fait homme. J'y reconnais plutôt l'homme qui s'est fait Dieu. Le Choeur Notre tâche, messieurs, n'est pas encor remplie. Nous avons pour son âme imploré le pardon. Si l'un de nous connaît l'histoire de sa vie, Qu'il s'avance et qu'il parle. Frank, à part. Ah! nous y voilà donc. Un officier, sortant des rangs. Soldats et chevaliers, braves compagnons d'armes, Si jamais homme au monde a mérité vos larmes, C'est celui qui n'est plus. - Charle était mon ami. J'ai le droit d'être fier dès qu'il s'agit de lui. - Né dans un bourg obscur, au fond d'une chaumière, Frank chez des montagnards vécut longtemps en frère, En fils, - chéri de tous, et de tous bienvenu. Frank, s'avançant. Vous vous trompez, monsieur, vous l'avez mal connu. Frank était détesté de tout le voisinage. Est-il ici quelqu'un qui soit de son village? Demandez si c'est vrai. - Moi, j'en étais aussi. Le Peuple Moine, n'interromps pas. - Cet homme est son ami. Les Soldats C'est vrai que le cher homme avait l'âme un peu fière; S'il aimait ses voisins, il n'y paraissait guère, Un certain jour surtout qu'il brûla sa maison. Je n'en ai jamais su, quant à moi, la raison. L'Officier Si Charle eut des défauts, ne troublons pas sa cendre. Sont-ce de tels témoins qu'il nous convient d'entendre? Soldats, Frank se sentait une autre mission. Qui jamais s'est montré plus vif dans l'action, Plus fort dans le conseil? Qui jamais mieux que Charle Prouva son éloquence à l'heure où le bras parle? Vous le savez, soldats, j'ai combattu sous lui; Je puis dire à mon tour: Moi, j'en étais aussi. Une ardeur sans égale, un courage indomptable, Un homme encor meilleur qu'il n'était redoutable, Une âme de héros, - voilà ce que j'ai vu. Frank Vous vous trompez, monsieur, vous l'avez mal connu. Frank n'a jamais été qu'un coureur d'aventure, Qu'un fou, risquant sa vie et celle des soldats, Pour briguer des honneurs qu'il ne méritait pas. Né sans titres, sans bien, parti d'une masure, Il faisait au combat ce qu'on fait aux brelans, Il jouait tout ou rien, - la mort ou la fortune. Ces gens-là bravent tout, - l'espèce en est commune; Ils inondent les ports, l'armée et les couvents. Croyez-vous que ce Frank valût sa renommée? Qu'il respectât les lois? qu'il aimât l'empereur? Il a vécu huit jours, avant d'être à l'armée, Avec la Belcolore, comme un entremetteur. Est-il ici quelqu'un qui dise le contraire? Les Soldats Ma foi! depuis le jour qu'il a quitté son père, C'est vrai que ledit Frank a fait plus d'un métier. Nous la connaissons bien, nous, Monna Belcolore. Elle couchait chez lui; - nous l'avons vue hier. Le Peuple Laissez parler le moine! - Frank Il a fait pis encore; Il a réduit son père à la mendicité. Il avait besoin d'or pour cette courtisane; Le peu qu'il possédait, c'est là qu'il l'a porté. Soldats, que faites-vous à celui qui profane La cendre d'un bon fils et d'un homme de bien? J'ai mérité la mort, si ce crime est le mien. Le Peuple Dis-nous la vérité, moine, et parle sans crainte. Frank Mais si les Tyroliens qui sont dans cette enceinte Trouvent que j'ai raison, s'ils sont prêts au besoin A faire comme moi, qui prends Dieu pour témoin... Les Tyroliens Oui, oui, nous l'attestons, Frank est un misérable. Frank Le jour qu'il refusa sa place à votre table, Vous en souvenez-vous? Les Tyroliens Oui, oui, qu'il soit maudit! Frank Le jour qu'il a brûlé la maison de son père? Les Soldats Oui! Le moine sait tout. Frank Et si, comme on le dit, Il a tué Stranio sur le bord de la route... Le Peuple Stranio, ce palatin que Brandel a trouvé Au fond de la forêt, couché sur le pavé? Frank C'est lui qui l'a tué! Les Soldats Pour le piller, sans doute! Misérable assassin! meurtrier sans pitié! Frank Et son orgueil de fer, l'avez-vous oublié? Tous Jetons sa cendre au vent! Frank Au vent le parricide! Le coupeur de jarrets, l'incendiaire au vent! Allons, brisons ceci. (Il ouvre la bière.) Le Peuple et les Soldats Moine, la bière est vide. Frank, se démasquant. La bière est vide? alors c'est que Frank est vivant. Les Soldats Capitaine, c'est vous! Frank, à l'officier. Lieutenant, votre épée. Vous avez laissé faire une étrange équipée. Si j'avais été mort, où serais-je à présent? Vous ne savez donc pas qu'il y va de la tête? Au nom de l'empereur, monsieur, je vous arrête; Ramenez vos soldats, et rendez-vous au camp. (Tout le monde sort en silence.) Frank, seul. C'en est fait, - une soif ardente, inextinguible, Dévorera mes os tant que j'existerai. O mon Dieu! tant d'efforts, un combat si terrible, Un dévouement sans borne, un corps tout balafré... Allons, un peu de calme, il n'est pas temps encore. Qui vient de ce côté? n'est-ce pas Belcolore? Ah! ah! nous allons voir; - Tout n'est pas fini là. (Il remet son masque et recouvre la bière. - Entre Belcolore en grand deuil; elle va s'agenouiller sur les marches du catafalque.) C'est bien elle; elle approche, elle vient, - la voilà. Voilà bien ce beau corps, cette épaule charnue, Cette gorge superbe et toujours demi-nue, Sous ces cheveux plaqués ce front stupide et fier, Avec ces deux grands yeux qui sont d'un noir d'enfer. Voilà bien la sirène et la prostituée; - Le type de l'égoût; - la machine inventée Pour désopiler l'homme et pour boire son sang: La meule de pressoir de l'abrutissement. Quelle atmosphère étrange on respire autour d'elle! Elle épuise, elle tue, et n'en est que plus belle. Deux anges destructeurs marchent à son côté; Doux et cruels tous deux, - la mort, - la volupté. - Je me souviens encor de ces spasmes terribles, De ces baisers muets, de ces muscles ardents, De cet être absorbé, blême et serrant les dents. S'ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles. Quel magnétisme impur peut-il donc en sortir? Toujours en l'embrassant j'ai désiré mourir. Ah! malheur à celui qui laisse la débauche Planter le premier clou sous sa mamelle gauche! Le coeur d'un homme vierge est un vase profond: Lorsque la première eau qu'on y verse est impure, La mer y passerait sans laver la souillure, Car l'abîme est immense, et la tache est au fond. (Il s'approche du tombeau.) Qui donc pleurez-vous là, madame? êtes-vous veuve? Belcolore Veuve, vous l'avez dit, - de mes seules amours. Frank D'hier, apparemment, - car cette robe est neuve. Comme le noir vous sied! Belcolore D'hier, et pour toujours. Frank Toujours, avez-vous dit? - Ah! Monna Belcolore, Toujours, c'est bien longtemps. Belcolore D'où me connaissez-vous? Frank De Naples, où cet hiver je te cherchais encore. Naples est si beau, ma chère, et son ciel est si doux! Tu devrais bien venir m'aider à m'y distraire. Belcolore Je ne vous remets pas. Frank Bon! tu m'as oublié! Je suis masqué d'ailleurs, et que veux-tu, ma chère? Ton coeur est si peuplé, je m'y serai noyé. Belcolore Passez votre chemin, moine, et laissez-moi seule. Frank Bon! si tu pleures tant, tu deviendras bégueule. Voyons, ma belle amie, à parler franchement, Tu vas te trouver seule, et tu n'as plus d'amant; Ton capitaine Frank n'avait ni sou ni maille. C'était un bon soldat, charmant à la bataille; Mais quel pauvre écolier en matière d'amour! Sentimental la nuit, et persifleur le jour. Belcolore Tais-toi, moine insolent, si tu tiens à ton âme; Il n'est pas toujours bon de me parler ainsi. Frank Ma foi, les morts sont morts: - si vous voulez, madame, Cette bourse est à vous, cette autre, et celle-ci; Et voilà le papier pour faire l'enveloppe. (Il couvre la bière d'or et de billets.) Belcolore Si je te disais oui, tu serais mal tombé. Frank, à part. Ah! voilà Jupiter qui tente Danaé. (Haut.) Je vous en avertis, je suis très misanthrope; Je vous enfermerai dans le fond d'un palais. J'ai l'humeur bilieuse, et je bats mes valets. Quand je digère mal, j'entends qu'on m'obéisse. J'aime qu'on soit joyeux lorsque j'ai la jaunisse, Et, quand je ne dors pas, tout le monde est debout. Je suis capricieux, - êtes-vous de mon goût? Belcolore Non, par la sainte croix! Frank Si vous aimez les roubles, Il m'en reste encor là, mais je n'ai que des doubles. (Il jette une autre bourse sur la bière.) Belcolore Tu me donnes cela? Frank, à part. Voyez l'attraction! Comme la chair est faible à la tentation! (Haut.) J'ai de plus un ulcère à côté de la bouche Qui m'a défiguré; - je suis maigre, et je louche: Mais ces misères-là ne te dégoûtent pas. Belcolore Vous me faites frémir. Frank J'ai là, Dieu me pardonne, Certain bracelet d'or qu'il faut que je vous donne: Il ira bien, je pense, avec ce joli bras. (Il jette un bracelet sur la bière.) Cet ulcère est horrible, il m'a rongé la joue, Il m'a brisé les dents. - J'étais laid, je l'avoue, Mais depuis que je l'ai, je suis vraiment hideux; J'ai perdu mes sourcils, ma barbe et mes cheveux. Belcolore Dieu de ciel, quelle horreur! Frank J'ai là, sous ma simarre, Un collier de rubis d'une espèce assez rare. (Il jette un collier sur la bière.) Belcolore Il est fait à Paris? Frank, à part. Voyez-vous le poisson, Comme il vient à fleur d'eau reprendre l'hameçon! (Haut.) Si c'était tout, du moins! Mais cette affreuse plaie Me donne l'air d'un mort traîné sur une claie! Elle pompe mon sang, mes os sont cariés De la nuque du crâne à la plante des pieds... Belcolore Assez, au nom du ciel! je vous demande grâce! Frank Si tu t'en vas, rends-moi ce que je t'ai donné. Belcolore Vous mentez à plaisir. Frank Veux-tu que je t'embrasse? Belcolore Eh bien! oui, je le veux. Frank, à part. Tu pâlis, Danaé. (Il lui prend la main. Haut.) Regarde, mon enfant, cette rue est déserte. Dessous ce catafalque est un profond caveau. Descendons-y tous deux; - la porte en est ouverte. Belcolore Sous la maison de Frank! Frank, à part. - Pourquoi pas mon tombeau? (Haut.) - Au fait, nous sommes seuls; cette bière est solide. Asseyons-nous dessus. - Nous serons en plein vent. Qu'en dites-vous, mon coeur? (Il écarte le drap mortuaire; la bière s'ouvre.) Belcolore Moine, la bière est vide. Frank, se démasquant. La bière est vide? alors c'est que Frank est vivant. - Va-t'en, prostituée, ou ton heure est venue! - Va-t'en, ne parle pas! ne te retourne pas! (Il la chasse son poignard à la main.) Frank, seul. Ta lame, ô mon stylet, est belle toute nue Comme une belle vierge. - O mon coeur et mon bras, Pourquoi donc tremblez-vous, et pourquoi l'un de l'autre Vous approchez-vous donc, comme pour vous unir? Oui, c'était ma pensée; - était-ce aussi la vôtre, Providence de Dieu, que tout allait finir? Et toi, morne tombeau, tu m'ouvres ta mâchoire. Tu ris, spectre affamé. Je n'ai pas peur de toi. Je renierai l'amour, la fortune et la gloire; Mais je crois au néant, comme je crois en moi. Le soleil le sait bien, qu'il n'est sous la lumière Qu'une immortalité, celle de la matière. La poussière est à Dieu; - le reste est au hasard. Qu'a fait le vent du nord des cendres de César? Une herbe, un grain de blé, mon Dieu, voilà la vie. Mais moi, fils du hasard, moi Frank, avoir été Un petit monde, un tout, une forme pétrie, Une lampe où brûlait l'ardente volonté, Et que rien, après moi, ne reste sur le sable, Où l'ombre de mon corps se promène ici-bas? Rien! pas même un enfant, un être périssable! Rien qui puisse y clouer la trace de mes pas! Rien qui puisse crier d'une voix éternelle A ceux qui téteront la commune mamelle: Moi, votre frère aîné, je m'y suis suspendu! Je l'ai tétée aussi, la vivace marâtre; Elle m'a, comme à vous, livré son sein d'albâtre... - Et pourtant, jour de Dieu, si je l'avais mordu? Si je l'avais mordu, le sein de la nourrice? Si je l'avais meurtri d'une telle façon Qu'elle en puisse à jamais garder la cicatrice, Et montrer sur son coeur les dents du nourrisson? Qu'importe le moyen, pourvu qu'on s'en souvienne? Le bien a pour tombeau l'ingratitude humaine. Le mal est plus solide: Erostrate a raison. Empédocle a vaincu les héros de l'histoire, Le jour qu'en se lançant dans le coeur de l'Etna, Du plat de sa sandale il souffleta la gloire, Et la fit trébucher si bien qu'elle y tomba. Que lui faisait le reste? Il a prouvé sa force. Les siècles maintenant peuvent se remplacer; Il a si bien gravé son chiffre sur l'écorce Que l'arbre peut changer de peau sans l'effacer. Les parchemins sacrés pourriront dans les livres; Les marbres tomberont comme des hommes ivres, Et la langue d'un peuple avec lui s'éteindra. Mais le nom de cet homme est comme une momie, Sous les baumes puissants pour toujours endormie, Sur laquelle jamais l'herbe ne poussera. Je ne veux pas mourir. - Regarde-moi, Nature. Ce sont deux bras nerveux que j'agite dans l'air. C'est dans tous tes néants que j'ai trempé l'armure Qui me protégera de ton glaive de fer. J'ai faim. - Je ne veux pas quitter l'hôtellerie. Allons, qu'on se remue, et qu'on me rassasie, Ou sinon, je me fais l'intendant de ma faim. Prends-y garde; je pars. - N'importe le chemin. - Je marcherai, - j'irai, - partout où l'âme humaine Est en spectacle, et souffre. - Ah! la haine! la haine! La seule passion qui survive à l'espoir! Tu m'as déjà hanté, boiteuse au manteau noir. Nous nous sommes connus dans la maison de chaume; Mais je ne croyais pas que ton pâle fantôme, De tous ceux qui dans l'air voltigeaient avec toi, Dût être le dernier qui restât près de moi. Eh bien! baise-moi donc, triste et fidèle amie. Tu vois, j'ai soulevé les voiles de ma vie. - Nous partirons ensemble; - et toi qui me suivras, Comme une soeur pieuse, aux plus lointains climats, Tu seras mon asile et mon expérience. Si le doute, ce fruit tardif et sans saveur, Est le dernier qu'on cueille à l'arbre de science, Qu'ai-je à faire de plus, moi qui le porte au coeur? Le doute! il est partout, et le courant l'entraîne, Ce linceul transparent, que l'incrédulité Sur le bord de la tombe a laissé par pitié Au cadavre flétri de l'espérance humaine! O siècles à venir! Quel est donc votre sort? La gloire comme une ombre au ciel est remontée. L'amour n'existe plus; la vie est dévastée, - Et l'homme, resté seul, ne croit plus qu'à la mort. Tels que dans un pillage, en un jour de colère, On voit, à la lueur d'un flambeau funéraire, Des meurtriers, courbés dans un silence affreux, Egorger une vierge, et dans ses longs cheveux Plonger leurs mains de sang; - la frêle créature Tombe comme un roseau sur ses bras mutilés: - Tels les analyseurs égorgent la nature Silencieusement, sous les cieux dépeuplés. Que vous restera-t-il, enfants de nos entrailles, Le jour où vous viendrez suivre les funérailles De cette moribonde et vieille humanité? Ah! tu nous maudiras, pâle postérité! Nos femmes ne mettront que des vieillards au monde. Ils frapperont la terre avant de s'y coucher; Puis ils crieront à Dieu: Père, elle était féconde. A qui donc as-tu dit de nous la dessécher? Mais vous, analyseurs, persévérants sophistes, Quand vous aurez tari tous les puits des déserts, Quand vous aurez prouvé que ce large univers N'est qu'un mort étendu sous les anatomistes; Quand vous nous aurez fait de la création Un cimetière en ordre, où tout aura sa place, Où vous aurez sculpté, de votre main de glace, Sur tous les monuments la même inscription; Vous, que ferez-vous donc, dans les sombres allées De ce jardin muet? - Les plantes désolées Ne voudront plus aimer, nourrir, ni concevoir; - Les feuilles des forêts tomberont une à une, - Et vous, noirs fossoyeurs, sur la bière commune Pour ergoter encor vous viendrez vous asseoir; Vous vous entretiendrez de l'homme perfectible; - Vous galvaniserez ce cadavre insensible, Habiles vermisseaux, quand vous l'aurez rongé; Vous lui commanderez de marcher sur sa tombe, A cette ombre d'un jour, - jusqu'à ce qu'elle tombe Comme une masse inerte, et que Dieu soit vengé. Ah! vous avez voulu faire les Prométhées; Et vous êtes venus, les mains ensanglantées, Refondre et repétrir l'oeuvre du Créateur! Il valait mieux que vous, ce hardi tentateur, Lorsqu'ayant fait son homme, et le voyant sans âme, Il releva la tête et demanda le feu. Vous, votre homme était fait! vous, vous aviez la flamme! Et vous avez soufflé sur le souffle de Dieu. Le mépris, Dieu puissant, voilà donc la science! L'éternelle sagesse est l'éternel silence; Et nous aurons réduit, quand tout sera compté, Le balancier de l'âme à l'immobilité. Quel hideux océan est-ce donc que la vie, Pour qu'il faille y marcher à la superficie, Et glisser au soleil en effleurant les eaux, Comme ce fils de Dieu qui marchait sur les flots? Quels monstres effrayants, quels difformes reptiles Labourent donc les mers sous les pieds des nageurs, Pour qu'on trouve toujours les vagues si tranquilles, Et la pâleur des morts sur le front des plongeurs? A-t-elle assez traîné, cette éternelle histoire Du néant de l'amour, du néant de la gloire, Et de l'enfant prodigue auprès de ses pourceaux! Ah! sur combien de lits, sur combien de berceaux Elle est venue errer, d'une voix lamentable, Cette complainte usée et toujours véritable, De tous les insensés que l'espoir a conduit! Pareil à ce Gygès, qui fuyait dans la nuit Le fantôme royal de la pâle baigneuse Livrée un seul instant à son ardent regard, Le jeune ambitieux porte une plaie affreuse, Tendre encor, mais profonde, et qui saigne à l'écart. Ce qu'il fait, ce qu'il voit des choses de la vie, Tout le porte, l'entraîne à son but idéal, Clarté fuyant toujours, et toujours poursuivie, Etrange idole, à qui tout sert de piédestal. Mais si tout en courant la force l'abandonne, S'il se retourne, et songe aux êtres d'ici-bas, Il trouve tout à coup que ce qui l'environne Est demeuré si loin qu'il n'y reviendra pas. C'est alors qu'il comprend l'effet de son vertige, Et que, s'il ne regarde au ciel, il va tomber. Il marche; - son génie à poursuivre l'oblige; - Il marche, et le terrain commence à surplomber. - Enfin, - mais n'est-il pas une heure dans la vie Où le génie humain rencontre la folie? - Ils luttent corps à corps sur un rocher glissant. Tous deux y sont montés, mais un seul redescend. O mondes, ô Saturne, immobiles étoiles, Magnifique univers, en est-ce ainsi partout? O nuit, profonde nuit, spectre toujours debout, Large création, quand tu lèves tes voiles Pour te considérer dans ton immensité, Vois-tu du haut en bas la même nudité? Dis-moi donc, en ce cas, dis-moi, mère imprudente, Pourquoi m'obsèdes-tu de cette soif ardente, Si tu ne connais pas de source où l'étancher? Il fallait la créer, marâtre, ou la chercher. L'arbuste a sa rosée, et l'aigle a sa pâture. Et moi, que t'ai-je fait pour m'oublier ainsi? Pourquoi les arbrisseaux n'ont-ils pas soif aussi? Pourquoi forger la flèche, éternelle nature, Si tu savais toi-même, avant de la lancer, Que tu la dirigeais vers un but impossible, Et que le dard, parti de ta corde terrible, Sans rencontrer l'oiseau, pouvait te traverser? - Mais cela te plaisait. - C'était réglé d'avance. Ah! le vent du matin! le souffle du printemps! C'est le cri des vieillards. - Moi, mon Dieu, j'ai vingt ans, Oh! si tu vas mourir, ange de l'espérance, Sur mon coeur, en partant, viens encor te poser; Donne-moi tes adieux et ton dernier baiser. Viens à moi. - Je suis jeune, et j'aime encor la vie. Intercède pour moi; - demande si les cieux Ont une goutte d'eau pour une fleur flétrie. - Bel ange, en la buvant, nous mourrons tous les deux. (Il se jette à genoux; un bouquet tombe de son sein.) Qui me jette à mes pieds mon bouquet d'églantine? As-tu donc si longtemps vécu sur ma poitrine, Pauvre herbe. - C'est ainsi que ma Déidamia Sur le bord de la route à mes pieds te jeta. Acte cinquième Scène I. Une place. - Déidamia, Les Vierges et Les Femmes. Déidamia Tressez-moi ma guirlande, ô mes belles chéries! Couronnez de vos fleurs mes pauvres rêveries. Posez sur ma langueur votre voile embaumé; Au coucher du soleil j'attends mon bien-aimé. Les Vierges Adieu, nous te perdons, ô fille des montagnes! Le bonheur nous oublie en venant te chercher. Arrose ton bouquet des pleurs de tes compagnes; Fleur de notre couronne, on va t'en arracher. Les Femmes Vierge, à ton beau guerrier nous allons te conduire. Nous te dépouillerons du manteau virginal. Bientôt les doux secrets qu'il nous reste à te dire, Feront trembler ta main sous l'anneau nuptial. Les Vierges L'écho n'entendra plus ta chanson dans la plaine; Tu ne jetteras plus la toison des béliers Sous les lions d'airain, pères de la fontaine, Et la neige oubliera la forme de tes pieds. Les Femmes Que ton visage est beau! comme on y voit, ma chère, Le premier des attraits, la beauté du bonheur! Comme Frank va t'aimer! comme tu vas lui plaire, O ma belle Diane, à ton hardi chasseur! Déidamia Je souffre cependant. - Si vous me trouvez belle, Dites-le-lui, mes soeurs, il m'en aimera mieux. Mon Dieu, je voudrais l'être, afin qu'il fût heureux. Ne me comparez pas à la jeune immortelle: Hélas! de ta beauté je n'ai que la pâleur, O Diane, et mon front la doit à ma douleur. Ah! comme j'ai pleuré! comme tout sur la terre Pleurait autour de moi, quand mon Charle avait fui! Comme je m'asseyais à côté de ma mère Le coeur gros de soupirs! - Mes soeurs, dites-le-lui. Scène II. Les montagnards. Ainsi Frank n'est pas mort: - c'est la fable éternelle Des chasseurs à l'affût d'une fausse nouvelle, Et ceux qui vendaient l'ours ne l'avaient pas tué. Comme il leur a fait peur, quand il s'est réveillé! Mais aujourd'hui qu'il parle, il faut bien qu'on se taise. On avait fait jadis, quand l'Hercule Farnèse Fut jeté dans le Tibre, un Hercule nouveau. On le trouvait pareil, on le disait plus beau: Le modèle était mort, et le peuple crédule Ne sait que ce qu'il voit. - Pourtant le vieil Hercule Sortit un jour des eaux; - l'athlète colossal Fut élevé dans l'air à côté de son ombre, Et le marbre insensé tomba du piédestal. Frank renaît: - ce n'est plus cet homme au regard sombre, Au front blême, au coeur dur, et dont l'oisiveté Laissait sur ses talons traîner sa pauvreté. C'est un gai compagnon, un brave homme de guerre, Qui frappe sur l'épaule aux honnêtes fermiers; Aussi, Dieu soit loué, ses torts sont oubliés, Et nous voilà tous prêts à boire dans son verre. C'est aujourd'hui sa noce avec Déidamia. Quel bon coeur de quinze ans! et quelle ménagère! S'il fut jamais aimé, c'est bien de celle-là. Un soldat m'a conté l'histoire de la bière. Il paraît que d'abord Frank s'était mis dedans. Deux de ses serviteurs, ses deux seuls confidents, Fermèrent le couvercle, et, dès la nuit venue, Le prêtre et les flambeaux traversèrent la rue. Après que sur leur dos les porteurs l'eurent pris: "Vous laisserez, dit-il, un trou pour que l'air passe. Puisque je dois un jour voir la mort face à face, Nous ferons connaissance, et serons vieux amis." Il se fit emporter dans une sacristie; Regardant par son trou le ciel de la patrie, Il s'en fut au saint lieu dont les chiens sont chassés, Sifflant dans son cercueil l'hymne des trépassés. Le lendemain matin, il voulut prendre un masque, Pour assister lui-même à son enterrement. Eh! quel homme ici-bas n'a son déguisement? Le froc du pèlerin, la visière du casque, Sont autant de cachots pour voir sans être vu. Et n'en est-ce pas un souvent que la vertu? Vrai masque de bouffon, que l'humble hypocrisie Promène sur le vain théâtre de la vie, Mais qui, mal fixé, tremble, et que la passion Peut faire à chaque instant tomber dans l'action. (Exeunt.) Scène III. Une petite chambre. - Frank, Déidamia. Frank Et tu m'as attendu, ma petite Mamette! Tu comptais jour par jour dans ton coeur et ta tête. Tu restais là, debout, sur ton seuil entr'ouvert. Déidamia Mon ami, mon ami, Mamette a bien souffert! Frank Les heures s'envolaient, - et l'aurore et la brune Te retrouvaient toujours sur ce chemin perdu. Ton Charle était bien loin. - Toi, comme la fortune, Tu restais à sa porte, - et tu m'as attendu! Déidamia Comme vous voilà pâle et la voix altérée! Mon Dieu! qu'avez-vous fait si loin et si longtemps? Ma mère, savez-vous, était désespérée. Mais vous pensiez à nous quand vous aviez le temps? Frank J'ai connu dans ma vie un pauvre misérable Que l'on appelait Frank, - un être insociable, Qui de tous ses voisins était l'aversion. La famine et la peur, soeurs de l'oppression, Vivaient dans ses yeux creux; - la maigreur dévorante L'avait horriblement décharné jusqu'aux os. Le mépris le courbait, et la honte souffrante Qui suit le pauvre était attachée à son dos. L'univers et ses lois le remplissaient de haine. Toujours triste, toujours marchant de ce pas lent Dont un vieux pâtre suit son troupeau nonchalant, Il errait dans les bois, par les monts et la plaine, Et braconnant partout, et partout rejeté, Il allait gémissant sur la fatalité; Le col toujours courbé comme sous une hache: On eût dit un larron qui rôde et qui se cache, Si ce n'est pis encore, - un mendiant honteux Qui n'ose faire un coup, crainte d'être victime, Et, pour toute vertu, garde la peur du crime, Ce chétif et dernier lien des malheureux. Oui, ma chère Mamette, oui, j'ai connu cet être. Déidamia Qui donc est là, debout, derrière la fenêtre, Avec ces deux grands yeux, et cet air étonné? Frank Où donc? Je ne vois rien. Déidamia Si. - Quelqu'un nous écoute, Qui vient de s'en aller quand tu t'es retourné. Frank C'est quelque mendiant qui passe sur la route. Allons, Déidamia, cela t'a fait pâlir. Déidamia Eh bien! et ton histoire, où veut-elle en venir? Frank Une autre fois, - c'était au milieu des orgies; Je vis dans un miroir, aux clartés des bougies; Un joueur pris de vin, couché sur un sofa. Une femme, ou du moins la forme d'une femme, Le tenait embrassé, comme je te tiens là. Il se tordait en vain sous le spectre sans âme; Il semblait qu'un noyé l'eût pris entre ses bras. Cet homme infortuné... Tu ne m'écoutes pas? Voyons, viens m'embrasser. Déidamia Oh! non, je vous en prie. (Il l'embrasse de force.) Frank, mon cher petit Charle, attends qu'on nous marie; Attends jusqu'à ce soir. - Ma mère va venir. Je ne veux pas, monsieur. - Ah! tu me fais mourir! Frank Lumière du soleil, quelle admirable fille! Déidamia Il faudra, mon ami, nous faire une famille; Nous aurons nos voisins, ton père, tes parents, Et ma mère surtout. - Nous aurons nos enfants. Toi, tu travailleras à notre métairie; Moi, j'aurai soin du reste et de la laiterie; Et tant que nous vivrons, nous serons tous les deux, Tous les deux pour toujours, et nous mourrons bien vieux. Vous riez? Pourquoi donc? Frank Oui, je ris du tonnerre. Oui; le diable m'emporte! il peut tomber sur moi. Déidamia Qu'est-ce que c'est, monsieur? voulez-vous bien vous taire! Frank Va toujours, mon enfant, je ne ris pas de toi. Déidamia Qui donc est encor là? Je te dis qu'on nous guette. Tu ne vois pas là-bas remuer une tête? Là, - dans l'ombre du mur? Frank Où donc? de quel côté? Vous avez des terreurs, ma chère, en vérité. (Il la prend dans ses bras.) Il me serait cruel de penser qu'une femme, O Mamette, moins belle et moins pure que toi, Dans des lieux étrangers, par un autre que moi, Pût être autant aimée. - Ah! j'ai senti mon âme Qui redevenait vierge à ton doux souvenir, Comme l'onde où tu viens mirer ton beau visage Se fait vierge, ma chère, et dans ta chaste image Sous son cristal profond semble se recueillir! C'est bien toi! je te tiens, - toujours fraîche et jolie, Toujours comme un oiseau, prête à tout oublier. Voilà ton petit lit, ton rouet, ton métier, Oeuvre de patience et de mélancolie. O toi, qui tant de fois as reçu dans ton sein, Mes chagrins et mes pleurs, et qui m'as en échange Rendu le doux repos d'un front toujours serein; Comment as-tu donc fait, dis-moi, mon petit ange, Pour n'avoir rien gardé de mes maux, quand mon coeur A tant et si souvent gardé de ton bonheur? Déidamia Ah! vous savez toujours, vous autres hypocrites, De beaux discours flatteurs bien souvent répétés. Je les aime, mon Dieu! quand c'est vous qui les dites; Mais ce n'est pas pour moi qu'ils étaient inventés. Frank Dis-moi, tu ne veux pas venir en Italie? En Espagne? à Paris? nous mènerions grand train. Avec si peu de frais tu serais si jolie! Déidamia Est-ce que vous trouvez ce bonnet-là vilain? Vous verrez tout à l'heure, avec ma robe blanche, Mes bas à coins brodés, mon bonnet du dimanche, Et mon tablier vert. - Vous riez, vous riez? Frank Dans une heure d'ici nous serons mariés. Ce baiser que tu fuis, et que je te dérobe, Tu me le céderas, Mamette, de bon coeur. Dans une heure, ô mon Dieu! tu viendras me le rendre. Mamette, je me meurs. Déidamia Ah! moi, je sais attendre! Voyons, laissez-moi donc être un peu votre soeur. Une heure, une heure encore, et je serai ta femme. Oui, je vais te le rendre, et de toute mon âme, Ton baiser dévorant, mon Frank, ton beau baiser! Et ton tonnerre alors pourra nous écraser. Frank Oh! que cette heure est longue! oh! que vous êtes belle! De quelle volupté déchirante et cruelle Vous me noyez le coeur, froide Déidamia! Déidamia Regardez, regardez, la tête est toujours là. Qui donc nous guette ainsi? Frank Mamette, ô mon amante, Ne me détourne pas cette lèvre charmante. Non! quand l'éternité devrait m'ensevelir! Déidamia Mon ami, mon amant, respectez votre femme. Frank Non! non! quand ton baiser devrait brûler mon âme! Non! quand ton Dieu jaloux devrait nous en punir! Déidamia Eh bien! oui, ta maîtresse, - eh bien! oui, ton amante, Ta Mamette, ton bien, ta femme et ta servante. Et la mort peut venir, et je t'aime, et je veux T'avoir là dans mes bras et dans mes longs cheveux, Sur ma robe de lin ton haleine embaumée. Je sais que je suis belle, et plusieurs m'ont aimée; Mais je t'appartenais, j'ai gardé ton trésor. (Elle tombe dans ses bras.) Frank, se levant brusquement. Quelqu'un est là, c'est vrai. Déidamia Qu'importe? Charle, Charle! Frank Ah! massacre et tison d'enfer! - C'est Belcolor! Restez ici, Mamette, il faut que je lui parle. (Il saute par la fenêtre.) Déidamia Mon Dieu! que va-t-il faire, et qu'est-il arrivé? Le voilà qui revient. - Eh bien! l'as-tu trouvé? Frank, à la fenêtre, en dehors. Non, mais, par le tonnerre, il faudra qu'il y vienne. Je crois que c'est un spectre, et vous aviez raison. Attendez-moi. - Je fais le tour de la maison. Déidamia, courant à la fenêtre. Charle, ne t'en va pas! S'il s'enfuit dans la plaine, Laisse-le s'envoler, ce spectre de malheur. (Belcolore paraît de l'autre côté de la fenêtre et s'enfuit aussitôt.) Au secours! au secours! on m'a frappée au coeur (Déidamia tombe et sort en se traînant.) Les Montagnards, accourant au dehors. Frank! que se passe-t-il? On nous appelle, on crie. Qui donc est là par terre étendu dans son sang? Juste Dieu! c'est Mamette! Ah! son âme est partie. Un stylet italien est entré dans son flanc. Au meurtre! Frank, au meurtre! Frank, rentrant dans la cabane avec Déidamia morte dans ses bras. O toi, ma bien-aimee! Sur mon premier baiser ton âme s'est fermée. Pendant plus de quinze ans tu l'avais attendu, Mamette, et tu t'en vas sans me l'avoir rendu. A quoi rêvent les jeunes filles Comédie Personnages Le Duc Laerte. Le Comte Irus, son neveu. Silvio. Ninon, jumelles, filles du duc Laërte Ninette, jumelles, filles du duc Laërte Flora, servante. Spadille, domestique. Quinola, domestique. La scène est où l'on voudra. Acte premier Scène I. Une chambre à coucher. - Ninon, Ninette. Ninette Onze heures vont sonner. - Bonsoir, ma chère soeur. Je m'en vais me coucher. Ninon Bonsoir. Tu n'as pas peur De traverser le parc pour aller à ta chambre? Il est si tard! - Veux-tu que j'appelle Flora? Ninette Pas du tout. - Mais vois donc quel beau ciel de septembre! D'ailleurs, j'ai Bacchanal qui m'accompagnera. Bacchanal! Bacchanal! (Elle sort en appelant son chien.) Ninon, s'agenouillant à son prie-Dieu. O Christe! dum fixus cruci Expandis orbi brachia, Amare da crucem, tuo Da nos in amplexu mori. (Elle se déshabille.) Ninette, rentrant épouvantée, et se jetant dans un fauteuil. Ma chère, je suis morte. Ninon Qu'as-tu? qu'arrive-t-il? Ninette Je ne peux plus parler. Ninon Pourquoi? mon Dieu! je tremble en te voyant trembler. Ninette Je n'étais pas, ma chère, à trois pas de ta porte; Un homme vient à moi, m'enlève dans ses bras, M'embrasse tant qu'il peut, e repose par terre, Et se sauve en courant. Ninon Ah! mon Dieu! comment faire? C'est peut-être un voleur. Ninette Oh! non, je ne crois pas. Il avait sur l'épaule une chaîne superbe, Un manteau d'Espagnol, doublé de velours noir, Et de grands éperons qui reluisaient dans l'herbe. Ninon C'est pourtant une chose étrange à concevoir, Qu'un homme comme il faut tente une horreur semblable. Un homme en manteau noir, c'est peut-être le diable. Oui, ma chère. Qui sait? Peut-être un revenant. Ninette Je ne crois pas, ma chère: il avait des moustaches. Ninon J'y pense, dis-moi donc, si c'était un amant! Ninette S'il allait revenir! - Il faut que tu me caches. Ninon C'est peut-être papa qui veut te faire peur. Dans tous les cas, Ninette, il faut qu'on te ramène. Holà! Flora, Flora! reconduisez ma soeur. (Flora paraît sur la porte.) Adieu, va, ferme bien ta porte. Ninette Et toi la tienne. (Elles s'embrassent. Ninette sort avec Flora.) Ninon, seule, mettant son verrou. Des éperons d'argent, un manteau de velours! Une chaîne! un baiser! - C'est extraordinaire. (Elle se décoiffe.) Je suis mal en bandeaux; mes cheveux sont trop courts. Bah! j'avais deviné! - C'est sans doute mon père. Ninette est si poltronne! - Il l'aura vu passer. C'est tout simple, sa fille, il peut bien l'embrasser. Mes bracelets vont bien. (Elle les détache.) Ah! demain, quand j'y pense, Ce jeune homme étranger qui va venir dîner! C'est un mari, je crois, que l'on veut nous donner. Quelle drôle de chose! Ah! j'en ai peur d'avance. Quelle robe mettrai-je? (Elle se couche.) Une robe d'été? Non, d'hiver: cela donne un air plus convenable. Non, d'été: c'est plus jeune et c'est moins apprêté. On le mettra sans doute entre nous deux à table. Ma soeur lui plaira mieux. - Bah! nous verrons toujours. - Des éperons d'argent! - un manteau de velours! Mon Dieu! comme il fait chaud pour une nuit d'automne. Il faut dormir, pourtant. - N'entends-je pas du bruit? C'est Flora qui revient; - non, non, ce n'est personne. Tra la, tra deri da. - Qu'on est bien dans son lit! Ma tante était bien laide avec ses vieux panaches Hier soir à souper. - Comme mon bras est blanc! Tra deri da. - Mes yeux se ferment. - Des moustaches... Il la prend, il l'embrasse et se sauve en courant. (Elle s'assoupit. - On entend par la fenêtre le bruit d'une guitare et une voix.) - Ninon, Ninon, que fais-tu de la vie? L'heure s'enfuit, le jour succède au jour. Rose ce soir, demain flétrie. Comment vis-tu, toi qui n'a pas d'amour? Ninon, s'éveillant. Est-ce un rêve? J'ai cru qu'on chantait dans la cour? La Voix, au dehors. Regarde-toi, la jeune fille. Ton coeur bat et ton oeil pétille. Aujourd'hui le printemps, Ninon, demain l'hiver. Quoi! tu n'as pas d'étoile, et tu vas sur la mer! Au combat sans musique, en voyage sans livre! Quoi! tu n'as pas d'amour, et tu parles de vivre! Moi, pour un peu d'amour je donnerais mes jours; Et je les donnerais pour rien sans les amours. Ninon Je ne me trompe pas; - singulière romance! Comment ce chanteur-là peut-il savoir mon nom? Peut-être sa beauté s'appelle aussi Ninon. La Voix Qu'importe que le jour finisse et recommence, Quand d'une autre existence Le coeur est animé? Ouvrez-vous, jeunes fleurs. Si la mort vous enlève, La vie est un sommeil, l'amour en est le rêve, Et vous aurez vécu, si vous avez aimé. Ninon, soulevant sa jalousie. Ses éperons d'argent brillent dans la rosée; Une chaîne à glands d'or retient son manteau noir. Il relève en marchant sa moustache frisée. - Quel est ce personnage et comment le savoir? Scène II. Irus, à sa toilette; Spadille, Quinola. Irus Lequel de vous, marauds, m'a posé ma perruque? Outre que les rubans me font mal à la nuque, Je suis couvert de poudre, et j'en ai plein les yeux. Quinola Ce n'est pas moi. Spadille Ni moi. Quinola Moi, je tenais la queue. Spadille Moi, monsieur, je peignais. Irus Vous mentez tous les deux. Allons, mon habit rose et ma culotte bleue, Hum! Brum! Diable de poudre! - Hatsch! Je suis aveuglé. (Il éternue.) Quinola, ouvrant une armoire. Monsieur, vous ne sauriez mettre cette culotte. La lampe était auprès; - toute l'huile a coulé. Spadille, ouvrant une autre armoire. Monsieur, votre habit rose est tout rempli de crotte; Quand je l'ai déployé le chat était dessus. Irus Ciel! de cette façon voir tous mes plans déçus! Ecoutez, mes amis; - il me vient une idée: Quelle heure est-il? Spadille Monsieur, l'horloge est arrêtée. Irus A-t-on sonné déjà deux coups pour le dîné? Quinola Non, l'on n'a pas sonné. Spadille Si, si, l'on a sonné. Irus Je tremble à chaque instant que le nouveau convive Qui doit venir dîner ne paraisse et n'arrive. Spadille Il faut vous mettre en vert. Quinola Il faut vous mettre en gris. Irus Dans quel mois sommes-nous? Spadille Nous sommes en novembre. Quinola En août! en août! Irus Mettez ces deux habits. Vous vous promènerez ensuite par la chambre, Pour que je voie un peu l'effet que je ferai. (Les valets obéissent.) Spadille Moi, j'ai l'air d'un marquis. Quinola Moi, j'ai l'air d'un ministre. Irus, les regardant. Spadille a l'air d'une oie, et Quinola d'un cuistre. Je ne sais pas à quoi je me déciderai. Laerte, entrant. Et vous, vous avez l'air, mon neveu, d'une bête. N'êtes-vous pas honteux de vous poudrer la tête, Et de perdre, à courir dans votre cabinet, Plus de temps qu'il n'en faut pour écrire un sonnet? Allons, venez dîner; - votre assiette s'ennuie. Irus Vous ne voudriez pas, au prix de votre vie, Me traîner au salon, sans rouge et demi-nu? Quel habit faut-il mettre? Laerte Eh! le premier venu. Allons, écoutez-moi. Vous trouverez à table Le nouvel arrivé; - c'est un jeune homme aimable, Qui vient pour épouser un de mes chers enfants. Jetez, au nom de Dieu, vos regards triomphants Sur un autre que lui; ne cherchez pas à plaire, Et n'avalez pas tout comme à votre ordinaire. Il est simple et timide, et de bonne façon; Enfin c'est ce qu'on nomme un honnête garçon. Tâchez, si vous trouvez ses manières communes, De ne point décocher, en prenant du tabac, Votre charmant sourire et vos mots d'almanach. Tarissez, s'il se peut, sur vos bonnes fortunes. Ne vous inondez pas de vos flacons damnés; Qu'on puisse vous parler sans se boucher le nez. Vos gants blancs sont de trop; on dîne les mains nues. Irus Je suis presque tenté, pour cadrer à vos vues, D'ôter mon habit vert, et de me mettre en noir. Laerte Non, de par tous les saints, non, je vous remercie. La peste soit de vous! - Qui diantre se soucie, Si votre habit est vert, de s'en apercevoir? Irus Puis-je savoir, du moins, le nom de ce jeune homme? Laerte Qu'est-ce que ça vous fait? C'est Silvio qu'il se nomme. Irus Silvio! ce n'est pas mal. - Silvio! - le nom est bien; Irus, - Irus, - Silvio; - mais j'aime mieux le mien. Laerte Son père est mon ami, - celui de votre mère. Nous avons le projet, depuis plus de vingt ans, De mourir en famille, et d'unir nos enfants. Plût au ciel, pour tous deux, que son fils eût un frère! Irus Vrai Dieu! monsieur le duc, qu'entendez-vous par là? Ne dois-je pas aussi devenir votre gendre? Laerte C'est bon, je le sais bien; vous pouvez vous attendre A trouver votre tour; - mais Silvio choisira. (Exeunt.) Scène III. Le jardin du duc. - Ninon, Ninette, dans deux bosquets séparés. Ninon Cette voix retentit encore à mon oreille. Ninette Ce baiser singulier me fait encor frémir. Ninon Nous verrons cette nuit; il faudra que je veille. Ninette Cette nuit, cette nuit, je ne veux pas dormir. Ninon Toi dont la voix est douce, et douce la parole, Chanteur mystérieux, reviendras-tu me voir? Ou, comme en soupirant l'hirondelle s'envole, Mon bonheur fuira-t-il, n'ayant duré qu'un soir? Ninette Audacieux fantôme à la forme voilée, Les ombrages ce soir seront-ils sans danger? Te reverrai-je encor dans cette sombre allée, Ou disparaîtras-tu comme un chamois léger? Ninon L'eau, la terre et les vents, tout s'emplit d'harmonies. Un jeune rossignol chant au fond de mon coeur. J'entends sous les roseaux murmurer des génies... Ai-je de nouveaux sens inconnus à ma soeur? Ninette Pourquoi ne puis-je voir sans plaisir et sans peine Les baisers du zéphyr trembler sur la fontaine, Et l'ombre des tilleuls passer sur mes bras nus? Ma soeur est une enfant, - et je ne le suis plus. Ninon O fleurs des nuits d'été, magnifique nature! O plantes! ô rameaux, l'un dans l'autre enlacés! Ninette O feuilles des palmiers, reines de la verdure, Qui versez vos amours dans les vents embrasés! Silvio, entrant. Mon coeur hésite encor; - toutes les deux si belles! Si conformes en tout, si saintement jumelles! Deux corps si transparents attachés par le coeur! On dirait que l'aînée est l'étui de sa soeur. Pâles toutes les deux, toutes les deux craintives, Frêles comme un roseau, blondes comme les blés; Prêtes à tressaillir, comme deux sensitives, Au toucher de la main. - Tous mes sens sont troublés. Je n'ai pu leur parler, - j'agissais dans la fièvre; Mon âme à chaque mot arrivait sur ma lèvre. Mais elles, quel bon goût! quelle simplicité! Hélas! je sors d'hier de l'université. (Entrent Laerte, et Irus un cigare à la bouche.) Laerte Eh bien! notre convive, où ces dames sont-elles? Irus Quoi! vous sortez de table, et vous ne fumez pas? Silvio, embrassant Laerte. O mon père! ô mon duc! Je ne puis faire un pas. Tout mon être est brisé. (Ninon et Ninette paraissent.) Irus Voilà ces demoiselles. Ninon, ma barbe est fraîche, et je vais t'embrasser. (Ninon se sauve. - Irus court après elle.) Laerte Ne sauriez-vous Irus, dîner sans vous griser? (Ils sortent en se promenant.) Scène IV. Ninette, restée seule; Flora. Ninette Où cours-tu donc, Flora? Mon Dieu! la belle chaîne! Voyez donc! - les beaux glands! Qui t'a donné cela? Ninon, accourant. Voyons! laisse-moi voir. - Ah! je suis hors d'haleine. Quel sot que cet Irus! - Tu l'as trouvé, Flora? Le beau collier, ma foi! Vraiment, comme elle est fière! Flora, à Ninon. Je voudrais vous parler. (Elle l'entraîne dans un coin.) Ninette Quoi donc? c'est un mystère? Flora, à Ninon. Rentrez dans votre chambre, et lisez ce billet. Ninon Un billet? d'où vient-il? Flora Mettez-le, s'il vous plaît, Dans ce petit coin-là, sur votre coeur, ma belle. (Elle le lui met dans son sein.) Ninon Tu sais donc ce que c'est? Flora Moi, non, je n'en sais rien. (Ninon sort en courant.) Ninette Qu'as-tu dit à ma soeur, et pourquoi s'en va-t-elle? Flora, tirant un autre billet. Tenez, lisez ceci. Ninette Pourquoi? Je le veux bien. Mais qu'est-ce que c'est donc? Flora Lisez toujours, ma chère. Mais prenez garde à vous. - J'aperçois votre père; Allez vous enfermer dans votre appartement. Ninette Pourquoi? Flora Vous lirez mieux, et plus commodément. (Elles sortent. Entrent Laërte et Silvio.) Silvio Je crois que notre abord met ces dames en fuite. Ah! monseigneur, j'ai peur de leur avoir déplu. Laërte Bon, bon, laissez-les fuir; vous leur plairez bien vite. Dites-moi, mon ami, dans votre temps perdu, N'avez-vous jamais fait la cour à quelques belles? Quel moyen preniez-vous pour dompter les cruelles? Silvio Père, ne raillez pas, je me défendrais mal. Bien que je sois sorti d'un sang méridional, Jamais les imbroglios, ni les galanteries, Ni l'art mystérieux des douces flatteries, Ce bel art d'être aimé, ne m'ont appartenu. Je vivrai sous le ciel comme j'y suis venu. Un serrement de main, un regard de clémence, Une larme, un soupir, voilà pour moi l'amour; Et j'aimerai dix ans comme le premier jour. J'ai de la passion, et n'ai point d'éloquence. Mes rivaux, sous mes yeux, sauront plaire et charmer. Je resterai muet; - moi, je ne sais qu'aimer. Laërte Les femmes cependant demandent autre chose. Bien plus, sans les aimer, du moment que l'on ose, On leur plaît. La faiblesse est si chère à leur coeur Qu'il leur faut un combat pour avoir un vainqueur. Croyez-moi, j'ai connu ces êtres variables. Il n'existe, dit-on, ni deux feuilles semblables, Ni deux coeurs faits de même, et moi, je vous promets Qu'en en séduisant une on séduit tout un monde. L'une aura les pieds plats, l'autre la jambe ronde, Mais la communauté ne changera jamais. Avez-vous jamais vu les courses d'Angleterre? On prend quatre coureurs, - quatre chevaux sellés; On leur montre un clocher, puis on leur dit: Allez! Il s'agit d'arriver, n'importe la manière. L'un choisit un ravin, - l'autre un chemin battu. Celui-ci gagnera, s'il ne rencontre un fleuve; Celui-là fera mieux, s'il n'a le cou rompu. Tel est l'amour, Silvio; - l'amour est une épreuve; Il faut aller au but, - la femme est le clocher. Prenez garde au torrent, prenez garde au rocher; Faites ce qui vous plaît, le but est immobile. Mais croyez que c'est prendre une peine inutile Que de rester en place et de crier bien fort: Clocher! clocher! je t'aime, arrive ou je suis mort. Silvio Je sens la vérité de votre parabole, Mais si je ne puis rien trouver même en parole, Que pourrai-je valoir, seigneur, en action? Tout le réel pour moi n'est qu'une fiction; Je suis dans un salon comme une mandoline Oubliée en passant sur le bord d'un coussin. Elle renferme en elle une langue divine, Mais si son maître dort, tout reste dans son sein. Laerte Ecoutez donc alors ce qu'il vous faudra faire. Recevoir un mari de la main de son père, Pour une jeune fille est un pauvre régal. C'est un serpent doré qu'un anneau conjugal. C'est dans les nuits d'été, sur une mince échelle, Une épée à la main, un manteau sur les yeux, Qu'une enfant de quinze ans rêve ses amoureux. Avant de se montrer, il faut leur apparaître. Le père ouvre la porte au matériel époux, Mais toujours l'idéal entre par la fenêtre. Voilà, mon cher Silvio, ce que j'attends de vous, Connaissez-vous l'escrime? Silvio Oui, je tire l'épée. Laerte Et pour le pistolet, vous tuez la poupée, N'est-ce pas? C'est très bien; vous tuerez mes valets. Mes filles tout à l'heure ont reçu deux billets; Ne cherchez pas, c'est moi qui les ai fait remettre. Ah! si vous compreniez ce que c'est qu'une lettre! Une lettre d'amour lorsque l'on a quinze ans! Quelle charmante place elle occupe longtemps! D'abord auprès du coeur, ensuite à la ceinture. La poche vient après, le tiroir vient enfin. Mais comme on la promène, en traîneaux, en voiture! Comme on la mène au bal! que de fois en chemin, Dans le fond de la poche on la presse, on la serre! Et comme on rit tout bas du bonhomme de père Qui ne voit jamais rien, de temps immémorial! Quel travail il se fait dans ces petites têtes! Voulez-vous, mon ami, savoir ce que vous êtes, Vous, à l'heure qu'il est? - Vous êtes l'idéal, Le prince Galaor, le berger d'Arcadie; Vous êtes un Lara; - j'ai signé votre nom. Le vieux duc vous prenait pour son gendre, - mais non, Non! Vous tombez du ciel comme une tragédie; Vous rossez mes valets; vous forcez mes verrous; Vous caressez le chien; vous séduisez la fille; Vous faites le malheur de toute la famille. Voilà ce que l'on veut trouver dans un époux. Silvio Quelle mélancolique et déchirante idée! Elle est juste pourtant; - qu'elle me fait de mal! Laerte Ah! jeune homme, avez-vous aussi votre idéal? Silvio Pourquoi pas comme tous? Leur étoile est guidée Vers un astre inconnu qu'ils ont toujours rêvé; Et la plupart de nous meurt sans l'avoir trouvé. Laerte Attachez-vous du prix à des enfantillages? Cela n'empêche pas les femmes d'être sages, Bonnes, franches de coeur; c'est un goût seulement; Cela leur va, leur plaît, - tout cela, c'est charmant. Ecoutez-moi, Silvio: - ce soir, à la veillée, Vous vous cuirasserez d'un large manteau noir. Flora dormira bien, c'est moi qui l'ai payée. Ces dames, pour leur part, descendront en peignoir. Or vous vous doutez bien, par cette double lettre, Que ce que vous vouliez, c'était un rendez-vous. Car, excepté cela, que veut un billet doux? Vous pénétrerez donc par la chère fenêtre. On vous introduira comme un conspirateur. Que ferez-vous alors, vous, double séducteur? Vous entendrez des cris. - C'est alors que le père, Semblable au commandeur dans le Festin de Pierre, Dans sa robe de chambre apparaîtra soudain. Il vous provoquera, sa chandelle à la main. Vous la lui soufflerez du vent de votre épée. S'il ne reste par terre une tête coupée, Il y pourra du moins rester un grand seau d'eau, Que Flora lestement nous versera d'en haut. Ce sera tout le sang que nous devrons répandre. Les valets aussitôt le couvriront de cendre; On ne saura jamais où vous serez passé, Et mes filles crieront. "O ciel! il est blessé!" Silvio Je n'achèverai pas cette plaisanterie. Calculez, mon cher duc, où cela mènera. Savez-vous, puisqu'il faut enfin qu'on nous marie, Si je me fais aimer, laquelle m'aimera? Laerte Peut-être toutes deux, n'est-il pas vrai, mon gendre? Si je le trouve bon, qu'avez-vous à reprendre? O mon fils bien-aimé! laissons parler les sots. Silvio On a bouleversé la terre avec des mots. Laerte Eh! que m'importe à moi! - Je n'ai que vous au monde Après mes deux enfants. Que me fait un brocard? Vous êtes assez mûr sous votre tête blonde Pour porter du respect à l'honneur d'un vieillard. Silvio Ah! je mourrais plutôt. Ce n'est pas ma pensée. Laerte Supposons que des deux vous vous fassiez aimer. Celle qui restera voudra vous pardonner. Votre image, Silvio, sera bientôt chassée Par un rêve nouveau, par le premier venu. Croyez-moi, les enfants n'aiment que l'inconnu. Dès que vous deviendrez le bourgeois respectable Qui viendra tous les jours s'asseoir à déjeuner, Qu'on verra se lever, aller et retourner, Mettre après le café ses coudes sur la table, On ne cherchera plus l'être mystérieux. On aimera le frère et c'est ce que je veux. Si mon sot de neveu parle de mariage, On l'en détestera quatre fois davantage, C'est encor mon souhait. Mes enfants ont du coeur; L'une soit votre femme, et l'autre votre soeur. Je me confie à vous, - à vous, fils de mon frère, Qui serez le mari d'une de mes enfants, Qui ne souillerez pas la maison de leur père, Et qui ne jouerez pas avec ses cheveux blancs. Qui sait? peut-être un jour ma pauvre délaissée Trouvera quelque part le mari qu'il lui faut. Mais l'importante affaire est d'éviter ce sot. (Irus entre.) Irus A souper! à souper! messieurs, l'heure est passée. Laepte Vous avez, Dieu me damne, encor changé d'habit. Irus Oui, celui-là va mieux; l'autre était trop petit. (Exeunt.) Acte Second Scène. I. Le jardin. - Il est nuit. Le duc Laerte en robe de chambre; Silvio, enveloppé d'un manteau. Laerte Lorsque cette lueur, que vous voyez là-bas, Après avoir erré de fenêtre en fenêtre, Tournera vers ce coin pour ne plus reparaître, Il sera temps d'agir. - Elle y marche à grands pas. Silvio Je vous l'ai dit, seigneur, cela ne me plaît pas. Laerte Eh bien! moi, tout cela m'amuse à la folie. Je ne fais pas la guerre à la mélancolie. Après l'oisiveté, c'est le meilleur des maux. En général d'ailleurs, c'est ma pierre de touche; Elle ne pousse pas, cette plante farouche, Sur la majestueuse obésité des sots. Mais la gaîté, Silvio, sied mieux à la vieillesse; Nous voulons la beauté pour aimer la tristesse. Il faut bien mettre un peu de rouge à soixante ans; C'est le métier des vieux de dérider le temps. On fait de la vieillesse une chose honteuse; C'est tout simple: ici-bas, chez les trois quarts des gens, Quand elle n'est pas prude, elle est entremetteuse. Cassandre est la terreur des vieillards indulgents. Croyez-vous cependant, mon cher, que la nature Laisse ainsi par oubli vivre sa créature? Qu'elle nous ait donné trente ans pour exister, Et le reste pour geindre ou bien pour tricoter? Figurez-vous, Silvio, que j'ai, la nuit dernière, Chanté fort joliment pendant une heure entière. C'était pour intriguer mes filles; mais, ma foi, Je crois, en vérité, que j'ai chanté pour moi. Silvio Aussi, dans tout cela, cher duc, c'est vous que j'aime. Il faudra pourtant bien redevenir moi-même. Songez donc, mon ami, qu'il ne restera rien Du héros de roman. Laerte Mon Dieu! Je le sais bien. Un roman dans un lit, on n'en saurait que faire. On réalise là tous ceux qu'on a rêvés. Après la bagatelle il faut le nécessaire; Et j'espère pour vous, mon cher, que vous l'avez. Très ordinairement, dans ces sortes de choses, Ceux qui parlent beaucoup savent prouver très peu. C'est ce qui montre en tout la sagesse de Dieu. Tous ces galants musqués, fleuris comme des roses, Qu'on voit soir et matin courir les rendez-vous, S'assouplir comme un gant autour des jeunes filles, Escalader les murs, et danser sur les grilles, Savent au bout du doigt ce qui vous manque, à vous. Vous avez dans le coeur, Silvio, ce qui leur manque. Je me moque d'avoir pour gendre un saltimbanque, Capable de passer par le trou d'une clef. Si vous étiez comme eux, j'en serais désolé. Mais la méthode existe; - il faut songer à plaire. Une fois marié, parbleu! c'est votre affaire. Permettez-moi, de grâce, une autre question. Avez-vous jusqu'ici vécu sans passion? En un mot... franchement, mon cher, êtes-vous vierge? Silvio Vierge du coeur à l'âme, et de la tête aux pieds. Laerte Bon! Je ne hais rien tant que les jeunes roués. Le coeur d'un libertin est fait comme une auberge; On y trouve à toute heure un grand feu bien nourri, Un bon gîte, un bon lit, - et la clef sur la porte. Mais on entre aujourd'hui: demain il faut qu'on sorte. Ce n'est pas ce bois-là, dont on fait un mari. Que tout vous soit nouveau, quand la femme est nouvelle. Ce n'est jamais un bien que l'on soit plus vieux qu'elle, Ni du corps ni du coeur. - Tâchez de deviner. Quel bonheur, en amour, de pouvoir s'étonner! Elle aura ses secrets, et vous aurez les vôtres. Restez longtemps enfants: vous vous en ferez d'autres. Ce secret-là surtout est si vite oublié! Silvio Si ma femme pourtant croit trouver un roué, Quel misérable effet fera mon ignorance! N'appréhendez-vous rien de ces étonnements? Laerte Ceci pourrait sonner comme une impertinence. Mes filles n'ont, monsieur, que de très bons romans. Ah! Silvio, je vous livre une fleur précieuse. Effeuillez lentement cette ignorance heureuse. Si vous saviez quel tort se font bien des maris, En se livrant, dans l'ombre, à des secrets infâmes, Pour le fatal plaisir d'assimiler leurs femmes Aux femmes sans pudeur dont ils les ont appris! Ils ne leur laissent plus de neuf que l'adultère. Si vous étiez ainsi, j'aimerais mieux Irus. Rappelez-vous ces mots, qui sont dans l'Hespérus: "Respectez votre femme, amassez de la terre Autour de cette fleur prête à s'épanouir; Mais n'en laissez jamais tomber dans son calice." Silvio Mon père, embrassez-moi. - Je vois le ciel s'ouvrir. Laerte Vous êtes, mon enfant, plus blanc qu'une génisse; Votre bon petit coeur est plus pur que son lait; Vous vous en défiez, et c'est ce qui me plaît. Croyez-en un vieillard qui vous donne sa fille. Puisque je vous ai pris pour remplir ma famille, Fiez-vous à mon choix. - Je ne me trompe pas. Silvio La lumière s'en va de fenêtre en fenêtre. Laerte L'heure va donc sonner. - Mon fils, viens dans mes bras. Silvio Elle se perd dans l'ombre, elle va disparaître. Laerte Ton rôle est bien appris? Tu n'as rien oublié? Silvio La lumière s'éteint. Laerte Bravo! l'heure est venue. Suivons tout doucement le mur de l'avenue. Allons, mon cavalier, sur la pointe du pied. (Exeunt.) Scène II. Une terrasse. - Ninon, Ninette, en déshabillé. Ninon Que fais-tu là si tard, ma petite Ninette? Il est temps de dormir. - Tu prendras le serein. Ninette Je regardais la lune en mettant ma cornette. Que d'étoiles au ciel! - Il fera beau demain. Ninon Tra deri. Ninette Que dis-tu? Ninon C'est une contredanse. Tra deri. - Sans amour... Ah! ma chère romance! Ninette Va te coucher, Ninon; je ne saurais dormir. Ninon Ma foi, ni moi non plus. (A part.) Il n'aurait qu'à venir. Ninette, chantant. Léonore avait un amant Qui lui disait: Ma chère enfant... Ninon Je crains vraiment pour toi que le froid ne te prenne. Ninette J'étouffe de chaleur. (A part.) Je tremble qu'il ne vienne. Ninon, continuant la chanson. Qui lui disait. Ma chère enfant... Ninette Je crois que son dessein est de coucher ici. Ninon On monte l'escalier; mon Dieu! si c'était lui! Ninette, reprenant. Léonore avait un amant... Ninon Elle ne songe pas à me céder la place. S'il allait arriver! Ninette Ma chère soeur, de grâce, Va-t'en te mettre au lit. Ninon Pourquoi? Je suis très bien. Ecoute: - promets-moi que tu n'en diras rien; Je vais te confier... Ninette Il faut que je t'avoue... Ninon Jure-moi sur l'honneur... Ninette Garde-moi le secret. Ninon Tiens; ouvre cette lettre. Ninette Et toi, lis ce billet. Ninon, lisant. "Si l'amour peut faire excuser la folie, au nom du ciel, ma belle demoiselle, accordez-moi..." Ninette, lisant. "Si l'amour peut faire excuser la folie, au nom du ciel, ma chère demoiselle..." Toutes deux à la fois Grand Dieu! le même nom! Ninette Ma chère, l'on nous joue! Ninon Quelle horreur! Ninette J'en mourrai. Ninon Faut-il être effronté! Ninette Flora me paiera cher pour l'avoir apporté! Ninon Ce beau collier sans doute était sa récompense. Hélas! Ninette Hélas! Ninon Ma chère, à présent que j'y pense, C'est lui qui t'a suivie, hier, au parc anglais. Ninette C'était lui qui chantait. Ninon Tu le sais? Ninette J'écoutais. Ninon Je le trouvais si beau! Ninette Je l'avais cru si tendre! Ninon Nous lui dirons son fait, ma chère, il faut l'attendre. Ninette Je veux bien; restons là. Ninon Comment crois-tu qu'il soit? Ninette Brun, avec de grands yeux. Il n'a pas ce qu'il croit; Nous allons nous venger de la belle manière. Ninon Brun, mais pâle. Je crois que c'est un mousquetaire. Nous allons joliment lui faire la leçon. Ninette Bien tourné, la main blanche et de bonne façon. C'est un monstre, ma chère, un être abominable! Ninon Les dents belles, l'oeil vif. - Un monstre véritable. Quant à moi, je voudrais déjà qu'il fût ici. Ninette Et le parler si doux! - Je le voudrais aussi. Ninon Pour lui dire en deux mots... Ninette Pour lui pouvoir apprendre... Ninon Et l'air si langoureux qu'on pourrait s'y méprendre!... Ninette Ah! mon Dieu, quelqu'un vient; j'ai cru que c'était lui. Ninon C'est lui, c'est lui, ma chère. (Silvio entre, le visage couvert de son manteau et l'épée à la main.) Ninette, voyant qu'il hésite. Entrez donc par ici! (Irus entre, l'épée à la main, d'un côté; le duc Laërte de l'autre.) Irus Holà! quel est ce bruit! Laerte Holà! quel est cet homme? (Laërte et Silvio croisent l'épée.) Irus, s'interposant. Monsieur, demandez-lui s'il est bon gentilhomme. Laërte, donnant dans l'obscurité un coup de plat d'épée à Irus. Non, non, c'est un voleur! Irus, tombant. Aïe! aïe! il m'a tué. (Flora jette par la fenêtre un seau d'eau sur la tête d'Irus.) Au secours! on m'inonde. Ah! je suis tout mouillé! (Laërte et Silvio se retirent.) Ninon Qu'est devenu Silvio? Ninette Je ne vois pas mon père. (Elles cherchent et rencontrent Irus.) Toutes les deux A l'assassin! au meurtre! un homme est là par terre. (Elles se sauvent.) Irus, seul, couché. Oui, oui, n'attendez pas que j'aille me lever; Si je disais un mot, ils viendraient m'achever. (Flora entré dans l'obscurité; elle rencontre Irus, qu'elle prend pour Silvio.) Flora Etes-vous là, seigneur Silvio? Irus, à part. Laissons-la croire. C'est moi! je suis Silvio. Flora, reconnaissant Irus. Vous avez donc reçu Quelque coup de rapière? Entrez dans cette armoire, (Elle le pousse dans une fenêtre ouverte.) Ninette, rencontrant Silvio au fond du balcon. Entrez dans cette chambre, ou vous êtes perdu. (Elle l'enferme dans sa chambre.) Scène III. Une chambre. - Le point du jour. - Irus sortant d'une armoire; Silvio, d'un cabinet. Irus Je n'entends plus de bruit. Silvio Je ne vois plus personne. Irus Par la mort-Dieu! monsieur, que faites-vous ici? Silvio C'est une question qui m'appartient aussi. Irus Ah! tant que vous voudrez, mais la mienne est la bonne. Silvio Je vous la laisse donc, en n'y répondant pas. Irus Eh bien! moi, j'y réponds. - Si j'y suis, c'est ma place. Ce n'est pas par-dessus le mur de la terrasse Que j'y suis arrivé, comme un larron d'honneur. J'y suis venu, cordieu! comme un homme de coeur. Je ne m'en cache pas. Silvio Vous sortez d'une armoire. Irus S'il faut vous le prouver pour vous y faire croire, Je suis votre homme au moins, mon petit hobereau. Silvio Je ne suis pas le vôtre, et vous criez trop haut. (Il veut s'en aller.) Irus Par le sang! par la mort! mon petit gentilhomme, Il faut donc vous apprendre à respecter les gens? Voilà votre façon de relever les gants! Silvio Ecoutez-moi, monsieur, votre scène m'assomme. Je ne sais ni pourquoi, ni de quoi vous criez. Irus C'est qu'il ne fait pas bon me marcher sur les pieds. Vive-Dieu! savez-vous que je n'en crains pas quatre? Palsambleu! ventrebleu! je vous avalerais. Silvio Tenez, mon cher monsieur, allons plutôt nous battre. Si vous continuiez, je vous souffletterais. Irus Mort-Dieu! ne croyez pas, au moins, que je balance. Laërte, dans la coulisse. Ninette! holà, Ninon! Irus C'est le père. - Silence. Esquivons-nous, monsieur, nous nous retrouverons. (Il rentre dans son armoire, et Silvio dans le cabinet.) Laërte Ninon! Ninon! Ninon, entrant. Mon père, après l'histoire affreuse Qui s'est passée ici, j'attends tous vos pardons. Je n'aime plus Silvio. - Je vivrai malheureuse, Et mon intention est d'épouser Irus. (Elle se jette à genoux.) Laërte Je suis vraiment ravi que vous ne l'aimiez plus. Quel roman lisiez-vous, Ninon, cette semaine? Ninette, entrant et se jetant à genoux de l'autre côté. O mon père! ô mon maître! après l'horrible scène Dont cette nuit nos murs ont été les témoins, A supporter mon sort je mettrai tous mes soins. Je hais mon séducteur, et je me hais moi-même. Si vous y consentez, Irus peut m'épouser. Laërte Je n'ai, mes chers enfants, rien à vous refuser. Vous m'avez offensé. - Cependant je vous aime, Et je ne prétends pas m'opposer à vos voeux. Enfermez-vous chez vous. - Ce soir, à la veillée, Vous trouverez en bas la famille assemblée. Comme vous ne pouvez l'épouser toutes deux, Irus fera son choix. Tâchons donc d'être belles; Il n'est point ici-bas de douleurs éternelles. Allez, retirez-vous. (Il sort. Ninon et Ninette le suivent.) Scène IV. Irus, ouvrant l'armoire; Silvio. Irus Vous avez entendu? Silvio A merveille, monsieur, et je suis confondu. Laquelle prendrez-vous? Irus Je ne rends point de compte. Silvio Vous daignerez me dire, au moins, monsieur le comte, Laquelle des deux soeurs il me reste à fléchir. Irus Je n'en sais rien, monsieur, laissez-moi réfléchir. Silvio Ninette vous plaisait davantage, il me semble. Irus Vous l'avez dit. Je crois que je la préférais. Silvio Fort bien. Maintenant donc allons nous battre ensemble. Irus Je vous ai dit, monsieur, que je réfléchirais. (Ils sortent.) Scène V. Le jardin. Laërte, seul. Mon Dieu! tu m'as béni. - Tu m'as donné deux filles. Autour de mon trésor je n'ai jamais veillé. Tu me l'avais donné, - je te l'ai confié. Je ne suis point venu sur les barreaux des grilles Briser les ailes d'or de leur virginité. J'ai laissé dans leur sein fleurir ta volonté. La vigilance humaine est une triste affaire. C'est la tienne, ô mon Dieu! qui n'a jamais dormi. Mes enfants sont à toi; je leur savais un père, J'ai voulu seulement leur donner un ami; - Tu les as vu grandir, - tu les as faites belles. De leurs bras enfantins, comme deux soeurs fidèles, Elles ont entouré leur frère à cheveux blancs. Aux forces du vieillard leur sève s'est unie; Ces deux fardeaux si doux suspendus à sa vie Le font vers son tombeau marcher à pas plus lents. La nature aujourd'hui leur ouvre son mystère. Ces beaux fruits en tombant vont perdre la poussière Qui dorait au soleil leur contour velouté. L'amour va déflorer leurs tiges chancelantes. Je te livre, ô mon Dieu! ces deux herbes tremblantes. Donne-leur le bonheur, si je l'ai mérité. (On entend deux coups de pistolet.) Qui se bat par ici? Quel est donc ce tapage? (Irus entre, la tête enveloppée de son mouchoir, Spadille portant son chapeau et Quinola sa perruque.) Que diantre faites-vous dans ce sot équipage, Mon neveu? Irus Je suis mort. Il vient de me viser. Laërte Il était bien matin, Irus, pour vous griser. Irus Regardez mon chapeau, vous y verrez sa balle. Laërte Alors votre chapeau se meurt, mais non pas vous. (Entrent Ninon et Ninette, toutes deux vêtues en religieuses.) Que nous veut à présent cet habit de vestale? Sommes-nous par hasard à l'hôpital des fous? Ninon Mon père, permettez à deux infortunées D'aller finir leurs jours dans le fond d'un couvent. Laërte Ah! voilà ce matin par où souffle le vent? Ninette Mon père et mon seigneur, vos filles sont damnées. Elles n'auront jamais que leur Dieu pour époux. Laërte Voyez, mon cher Irus, jusqu'où va votre empire, On prend toujours le mal pour éviter le pire. Mes filles aiment mieux épouser Dieu que vous. Levez-vous, mes enfants; - je suis ravi, du reste, De voir que vous aimez Silvio toutes les deux. Rentrez chez moi. - Ce jour doit être un jour heureux, Et vous, mon cher garçon, allez changer de veste. Irus Ai-je du sang sur moi? Mon oreille me cuit. Spadille Oui, monsieur. Quinola Non, monsieur. Irus Je me suis bien conduit. (Exeunt.) Scène VI. La terrasse. - Ninon, Silvio, sur un banc. Silvio Ecoutez-moi, Ninon, je ne suis point coupable. Oubliez un roman où rien n'est véritable Que l'amour de mon coeur, dont je me sens pâmer. Ninon Taisez-vous; - j'ai promis de ne pas vous aimer. Silvio Flora seule a tout fait par une maladresse, Les billets d'hier soir portaient la même adresse, C'est en les envoyant que je me suis trompé; Le nom de votre soeur sous ma plume est tombé. Le vôtre de si près, comme vous, lui ressemble. La main n'est pas bien sûre, hélas! quand le coeur tremble Et je tremblais; - je suis un enfant comme vous. Ninon De quoi pouvaient servir ces deux lettres pareilles? Je vous écouterais de toutes mes oreilles, Si vous ne mentiez pas avec ces mots si doux. Silvio Je vous aime, Ninon, je vous aime à genoux. Ninon On relit un billet, monsieur, quand on l'envoie. Quand on le recopie, on jette le brouillon. Ce n'est pas malaisé de bien écrire un nom. Mais comment voulez-vous, Silvio, que je vous croie? Vous ne répondez rien. Silvio Je vous aime, Ninon. Ninon Lorsqu'on n'est pas coupable on sait bien se défendre. Quand vous chantiez hier de cette voix si tendre, Vous saviez bien mon nom, je l'ai bien entendu. Et ce baiser du parc que ma soeur a reçu, Aviez-vous oublié d'y mettre aussi l'adresse? Regardez donc, monsieur, quelle scélératesse! Chanter sous mon balcon en embrassant ma soeur! Silvio Je vous aime, Ninon, comme voilà mon coeur. Vos yeux sont de cristal, - vos lèvres sont vermeilles Comme ce ciel de pourpre autour de l'occident. Je vous trompais hier, vous m'aimiez cependant. Ninon Que voulez-vous qu'on dise à des raisons pareilles? Silvio Votre taille flexible est comme un palmier vert; Vos cheveux sont légers comme la cendre fine Qui voltige au soleil autour d'un feu d'hiver. Ils frémissent au vent comme la balsamine; Sur votre front d'ivoire ils courent en glissant, Comme une huile craintive au bord d'un lac d'argent. Vos yeux sont transparents comme l'ambre fluide Au bord du Niémen; - leur regard est limpide Comme une goutte d'eau sur la grenade en fleurs. Ninon Les vôtres, mon ami, sont inondés de pleurs. Silvio Le son de votre voix est comme un bon génie Qui porte dans ses mains un vase plein de miel. Toute votre nature est comme une harmonie; Le bonheur vient de vous, comme il vous vient du ciel. Laissez-moi seulement baiser votre chaussure; Laissez-moi me repaître et m'ouvrir ma blessure. Ne vous détournez pas; laissez-moi vos beaux yeux. N'épousez pas Irus, je serai bien heureux. Laissez-moi rester là près de vous, en silence, La main dans votre main passer mon existence A sentir jour par jour mon coeur se consumer... Ninon Taisez-vous; - j'ai promis de ne pas vous aimer. Scène VII. Un salon. - Le dDuc Laërte, assis sur une estrade; Irus, à sa droite, en habit cramoisi et l'épée à la main; Silvio, à sa gauche; Spadille, Quinola, debout. Laërte Me voici sur mon trône assis comme un grand juge. L'innocence à mes pieds peut chercher un refuge. Irus est le bourreau, Silvio le confesseur. Nous sommes justiciers de l'honneur des familles. Chambellan Quinola, faites venir mes filles. (Ninon et Ninette entrent, habillées en bergères.) Ninon C'est en mon nom, grand duc, comme au nom de ma soeur, Que je viens déclarer à Votre Seigneurie L'immuable dessein que nous avons formé. Laërte Voilà l'habit claustral galamment transformé. Ninette Nous vivrons loin du monde, au fond d'une prairie, A garder nos moutons sur le bord des ruisseaux. Nous filerons la laine ainsi que vos vassaux. Nous renonçons au monde, au bien de notre mère. Il nous suffit, seigneur, qu'une juste colère Vous ait donné le droit d'oublier vos enfants. Laërte Vous viendrez, n'est-ce pas, dîner de temps en temps? Ninette Nous vous demanderons un éternel silence. Si notre séducteur vous brave et vous offense, Notre avis, monseigneur, est d'en écrire au roi. Laërte Le roi, si j'écrivais, me répondrait, je croi, Que nous sommes bien loin, et qu'il est en affaire. Tout ce que je puis donc, c'est d'en écrire au maire, Et c'est ce que j'ai fait, car il soupe avec nous. (Il entre un maire et un notaire.) (A Ninon.) Allons, mon Angélique, embrassez votre époux. (A Ninette.) Il ne s'en ira point, ne pleurez pas, Ninette. Embrassez votre frère, il est aussi le mien. (A Irus.) Et vous, mon cher Irus, ne baissez point la tête; Soyez heureux aussi; - votre habit vous va bien. 1833. Namouna Conte oriental Chant premier Une femme est comme votre ombre: courez après, elle vous fuit; fuyez-la, elle court après vous. I Le sofa sur lequel Hassan était couché Etait dans son espèce une admirable chose. Il était de peau d'ours, - mais d'un ours bien léché; Moelleux comme une chatte, et frais comme une rose. Hassan avait d'ailleurs une très noble pose, Il était nu comme Eve à son premier péché. II Quoi! tout nu! dira-t-on, n'avait-il pas de honte? Nu, dès le second mot! - Que sera-ce à la fin? Monsieur, excusez-moi, - je commence ce conte Juste quand mon héros vient de sortir du bain. Je demande pour lui l'indulgence, et j'y compte. Hassan était donc nu, - mais nu comme la main, - III Nu comme un plat d'argent, - nu comme un mur d'église, Nu comme le discours d'un académicien. Ma lectrice rougit, et je la scandalise. Mais comment se fait-il, madame, que l'on dise Que vous avez la jambe et la poitrine bien? Commet le dirait-on, si l'on n'en savait rien! IV Madame alléguera qu'elle monte en berline; Qu'elle a passé les ponts quand il faisait du vent; Que, lorsqu'on voit le pied, la jambe se devine; Et tout le monde sait qu'elle a le pied charmant. Mais moi qui ne suis pas du monde, j'imagine Qu'elle aura trop aimé quelque indiscret amant. V Et quel crime est-ce donc de se mettre à son aise, Quand on est tendrement aimée, - et qu'il fait chaud? On est si bien tout nu, dans une large chaise! Croyez-m'en, belle dame, et, ne vous en déplaise, Si vous m'apparteniez, vous y seriez bientôt. Vous en crieriez sans doute un peu, - mais pas bien haut. VI Dans un objet aimé qu'est-ce donc que l'on aime? Est-ce du taffetas ou du papier gommé? Est-ce un bracelet d'or, un peigne parfumé? Non, - ce qu'on aime en vous, madame, c'est vous-même. La parure est une arme, et le bonheur suprême, Après qu'on a vaincu, c'est d'avoir désarmé. VII Tout est nu sur la terre, hormis l'hypocrisie; Tout est nu dans les cieux, tout est nu dans la vie, Les tombeaux, les enfants et les divinités, Tous les coeurs vraiment beaux laissent voir leurs beautés. Ainsi donc le héros de cette comédie Restera nu, madame, - et vous y consentez. VIII Un silence parfait règne dans cette histoire. Sur les bras du jeune homme et sur ses pieds d'ivoire La naïade aux yeux verts pleurait en le quittant. On entendait à peine au fond de la baignoire Glisser l'eau fugitive, et d'instant en instant Les robinets d'airain chanter en s'égouttant. IX Le soleil se couchait; - on était en septembre: Un triste mois chez nous, - mais un mois sans pareil Chez ces peuples dorés qu'a bénis le soleil. Hassan poussa du pied la porte de la chambre. Heureux homme! - il fumait de l'opium dans l'ambre, Et vivant sans remords, il aimait le sommeil. X Bien qu'il ne s'élevât qu'à quelques pieds de terre, Hassan était peut-être un homme à caractère; Il ne le montrait pas, n'en ayant pas besoin. Sa petite médaille annonçait un bon coin. Il était très bien pris; - on eût dit que sa mère L'avait fait tout petit pour le faire avec soin. XI Il était indolent, et très opiniâtre; Bien cambré, bien lavé, le visage olivâtre, Des mains de patricien, - l'aspect fier et nerveux, La barbe et les sourcils très noirs, - un corps d'albâtre. Ce qu'il avait de beau surtout, c'étaient les yeux. Je ne vous dirai pas un mot de ses cheveux; XII C'est une vanité qu'on rase en Tartarie. Ce pays-là pourtant n'était pas sa patrie. Il était renégat, - Français de nation, - Riche aujourd'hui, jadis chevalier d'industrie, Il avait dans la mer jeté comme un haillon Son titre, sa famille et sa religion. XIII Il était très joyeux, et pourtant très maussade. Détestable voisin, - excellent camarade, Extrêmement futile, - et pourtant très posé, Indignement naïf, - et pourtant très blasé, Horriblement sincère, - et pourtant très rusé. Vous souvient-il, lecteur, de cette sérénade XIV Que don Juan, déguisé, chante sous un balcon? - Une mélancolique et piteuse chanson, Respirant la douleur, l'amour et la tristesse. Mais l'accompagnement parle d'un autre ton. Comme il est vif, joyeux! avec quelle prestesse Il sautille! - On dirait que la chanson caresse XV Et couvre de langueur le perfide instrument, Tandis que l'air moqueur de l'accompagnement Tourne en dérision la chanson elle-même, Et semble la railler d'aller si tristement. Tout cela cependant fait un plaisir extrême. - C'est que tout en est vrai, - c'est qu'on trompe et qu'on aime; XVI C'est qu'on pleure en riant; - c'est qu'on est innocent Et coupable à la fois; - c'est qu'on se croit parjure Lorsqu'on n'est qu'abusé; c'est qu'on verse le sang Avec des mains sans tache, et que notre nature A de mal et de bien pétri sa créature: Tel est le monde, hélas! et tel était Hassan. XVII C'était un bon enfant dans la force du terme; Très bon - et très enfant; - mais quand il avait dit: "Je veux que cela soit", il était comme un terme. Il changeait de dessein comme on change d'habit; Mais il fallait toujours que le dernier se fît. C'était un océan devenu terre ferme. XVIII Bizarrerie étrange! avec ses goûts changeants, Il ne pouvait souffrir rien d'extraordinaire. Il n'aurait pas marché sur une mouche à terre. Mais s'il l'avait trouvée à dîner dans son verre, Il aurait assommé quatre ou cinq de ses gens. - Parlez après cela des bons et des méchants! XIX Venez après cela crier d'un ton de maître Que c'est le coeur humain qu'un auteur doit connaître! Toujours le coeur humain pour modèle et pour loi. Le coeur humain de qui? le coeur humain de quoi? Celui de mon voisin a sa manière d'être; Mais morbleu! comme lui, j'ai mon coeur humain, moi. XX Cette vie est à tous, et celle que je mène; Quand le diable y serait, est une vie humaine. "Alors, me dira-t-on, c'est vous que vous peignez, Vous êtes le héros, vous vous mettez en scène." - Pas du tout, - cher lecteur, - je prends à l'un le nez, - A l'autre, le talon, - à l'autre, - devinez. XXI "En ce cas vous créez un monstre, une chimère, Vous faites un enfant qui n'aura point de père." - Point de père, grand Dieu! quand, comme Trissotin, J'en suis chez mon libraire accouché ce matin! D'ailleurs is pater est quem nuptioe... j'espère Que vous m'épargnerez de vous parler latin. XXII Consultez les experts, le moderne et l'antique; On est, dit Brid'oison, toujours fils de quelqu'un. Que l'on fasse, après tout, un enfant blond ou brun, Pulmonique ou bossu, borgne ou paralytique, C'est déjà très joli, quand on en a fait un; Et le mien a pour lui qu'il n'est point historique. XXIII Considérez aussi que je n'ai rien volé A la Bibliothèque; - et bien que cette histoire Se passe en Orient, je n'en ai point parlé. Il est vrai que, pour moi, je n'y suis point allé. Mais c'est si grand, si loin! - Avec de la mémoire On se tire de tout: - Allez voir pour y croire. XXIV Si d'un coup de pinceau je vous avais bâti Quelque ville aux toits bleus, quelque blanche mosquée, Quelque tirade en vers, d'or et d'argent plaquée, Quelque description de minarets flanquée, Avec l'horizon rouge et le ciel assorti, M'auriez-vous répondu: "Vous en avez menti?" XXV Je vous dis tout cela, lecteur, pour qu'en échange Vous me fassiez aussi quelque concession. J'ai peur que mon héros ne vous paraisse étrange; Car l'étrange, à vrai dire, était sa passion. "Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange." Et qui l'est ici-bas? - Tartuffe a bien raison. XXVI Hassan était un être impossible à décrire. C'est en vain qu'avec lui je voudrais vous lier, Son coeur est un logis qui n'a pas d'escalier. Ses intimes amis ne savaient trop qu'en dire. Parler est trop facile, et c'est trop long d'écrire: Ses secrets sentiments restaient sur l'oreiller. XXVII Il n'avait ni parents, ni guenon, ni maîtresse. Rien d'ordinaire en lui, - rien qui le rattachât Au commun des martyrs, - pas un chien, pas un chat. Il faut cependant bien que je vous intéresse A mon pauvre héros. - Dire qu'il est pacha, C'est un moyen usé, c'est une maladresse. XXVIII Dire qu'il est grognon, sombre et mystérieux, Ce n'est pas vrai d'abord, et c'est encor plus vieux. Dire qu'il me plaît fort, cela n'importe guère. C'est tout simple d'ailleurs, puisque je suis son père. Dire qu'il est gentil comme un coeur, c'est vulgaire. J'ai déjà dit là-haut qu'il avait de beaux yeux. XXIX Dire qu'il n'avait peur ni de Dieu ni du diable, C'est chanceux d'une part, et de l'autre immoral. Dire qu'il vous plaira, ce n'est pas vraisemblable. Ne rien dire du tout, cela vous est égal. Je me contente donc du seul terme passable Qui puisse l'excuser: - c'est un original. XXX Plût à Dieu, qui peut tout, que cela pût suffire A le justifier de ce que j'en vais dire! Il le faut cependant, - le vrai seul est ma loi. Au fait, s'il agit mal, on pourrait rêver pire. - Ma foi, tant pis pour lui: - je ne vois pas pourquoi Les sottises d'Hassan retomberaient sur moi. XXXI D'ailleurs on verra bien, si peu qu'on me connaisse, Que mon héros de moi diffère entièrement. J'ai des prétentions à la délicatesse; Quand il m'est arrivé d'avoir une maîtresse, Je me suis comporté très pacifiquement. En honneur devant Dieu, je ne sais pas comment XXXII J'ai pu, tel que je suis, entamer cette histoire, Pleine, telle qu'elle est, d'une atrocité noire. C'est au point maintenant que je me sens tenté De l'abandonner là pour ma plus grande gloire, Et que je brûlerais mon oeuvre, en vérité, Si ce n'était respect pour la postérité. XXXIII Je disais donc qu'Hassan était natif de France; Mais je ne disais pas par quelle extravagance Il en était venu jusqu'à croire, à vingt ans, Qu'une femme ici-bas n'était qu'un passe-temps. Quand il en rencontrait une à sa convenance, S'il la gardait huit jours, c'était déjà longtemps. XXXIV On sent l'absurdité d'un semblable système, Puisqu'il est avéré que, lorsqu'on dit qu'on aime, On dit en même temps qu'on aimera toujours, - Et qu'on n'a jamais vu ni rois ni troubadours Jurer à leurs beautés de les aimer huit jours. Mais cet enfant gâté ne vivait que de crème. XXXV "Je sais bien, disait-il un jour qu'on en parlait, Que les trois quarts du temps ma crème a le goût d'aigre. Nous avons sur ce point un siècle de vinaigre, Où c'est déjà beaucoup que de trouver du lait. Mais toute servitude en amour me déplaît; J'aimerais mieux, je crois, être le chien d'un nègre, XXXVI Ou mourir sous le fouet comme un cheval rétif, Que de craindre une jupe, et d'avoir pour maîtresse Un de ces beaux geôliers, au regard attentif, Qui, d'un pas mesuré marchant sur la souplesse, Du haut de leurs yeux bleus vous promènent en laisse. Un bâton de noyer, au moins, c'est positif. XXXVII On connaît son affaire, - on sait à quoi s'attendre; On se frotte le dos, - on s'y fait par degré. Mais vivre ensorcelé sous un ruban doré! Boire du lait sucré dans un maillot vert tendre! N'avoir à son cachot qu'un mur si délabré, Qu'on ne s'y saurait même accrocher pour s'y pendre! XXXVIII Ajoutez à cela que, pour comble d'horreur, La femme la plus sèche et la moins malhonnête Au bout de mes huit jours trouvera dans sa tête, Ou dans quelque recoin oublié de son coeur, Un amant qui jadis lui faisait plus d'honneur, Un coeur plus expansif, une jambe mieux faite, XXXIX Plus de douceur dans l'âme ou de nerf dans les bras." - Je rappelle au lecteur qu'ici comme là-bas. C'est mon héros qui parle, et je mourrais de honte S'il croyait un instant que ce que je raconte, Ici plus que jamais, ne me révolte pas. "Or donc, disait Hassan, plus la rupture est prompte, XL Plus mes petits talents gardent de leur fraîcheur. C'est la satiété qui calcule et qui pense. Tant qu'un grain d'amitié reste dans la balance, Le souvenir souffrant s'attache à l'espérance, Comme un enfant malade aux lèvres de sa soeur. L'esprit n'y voit pas clair avec les yeux du coeur. XLI Le dégoût, c'est la haine - et quel motif de haine Pourrais-je soulever? - pourquoi m'en voudrait-on? Une femme dira qu'elle pleure: - et moi donc! Je pleure horriblement! - je me soutiens à peine; Que dis-je, malheureux! il faut qu'on me soutienne. Je n'ose même pas demander mon pardon. XLII Je me prive du corps, mais je conserve l'âme. Il est vrai dira-t-on, qu'il est plus d'une femme Près de qui l'on ne fait, avec un tel moyen, Que se priver de tout et ne conserver rien. Mais c'est un pur mensonge, un calembour infâme, Qui ne mordra jamais sur un homme de bien." XLIII Voilà ce que disait Hassan pour sa défense. Bien entendu qu'alors tout se passait en France, Du temps que sur l'oreille il avait ce bonnet Qui fit à son départ une si belle danse Par-dessus les moulins. Du reste, s'il tenait A son raisonnement, c'est qu'il le comprenait. XLIV Bien qu'il traitât l'amour d'après un catéchisme, Et qu'il mît tous ses soins à dorer son sophisme, Hassan avait des nerfs qu'il ne pouvait railler. Chez lui la jouissance était un paroxysme Vraiment inconcevable, et fait pour effrayer: Non pas qu'on l'entendît ni pleurer ni crier. - XLV Un léger tremblement, - une pâleur extrême, - Une convulsion de la gorge, un blasphème, - Quelques mots sans raison balbutiés tout bas, C'est tout ce qu'on voyait; - sa maîtresse elle-même N'en sentait rien, sinon qu'il restait dans ses bras Sans haleine et sans force, et ne répondait pas. XLVI Mais à cette bizarre et ridicule ivresse Succédait d'ordinaire un tel enchantement Qu'il commençait d'abord par faire à sa maîtresse Mille et un madrigaux, le tout très lourdement. Il devenait tout miel, tout sucre et tout caresse. Il eût communié dans un pareil moment. XLVII Il n'existait alors secret ni confidence Qui pût y résister. - Tout partait, tout roulait; Tous les épanchements du monde entraient en danse, Illusions, soucis, gloire, amour, espérance; Jamais confessionnal ne vit de chapelet Comparable en longueur à ceux qu'il défilait. XLVIII Ah! c'est un grand malheur, quand on a le coeur tendre, Que ce lien de fer que la nature a mis Entre l'âme et le corps, ces frères ennemis! Ce qui m'étonne, moi, c'est que Dieu l'ait permis. Voilà le noeud gordien qu'il fallait qu'Alexandre Rompît de son épée, et réduisit en cendre. XLIX L'âme et le corps, hélas! ils iront deux à deux, Tant que le monde ira, - pas à pas, - côte à côte, Comme s'en vont les vers classiques et les boeufs. L'un disant: "Tu fais mal!" et l'autre: "C'est ta faute." Ah! misérable hôtesse, et plus misérable hôte! Ce n'est vraiment pas vrai que tout soit pour le mieux. L Et la preuve, lecteur, la preuve irrécusable Que ce monde est mauvais, c'est que pour y rester Il a fallu s'en faire un autre, et l'inventer. Un autre! - monde étrange, absurde, inhabitable, Et qui, pour valoir mieux que le seul véritable, N'a pas même un instant eu besoin d'exister. LI Oui, oui, n'en doutez pas, c'est un plaisir perfide Que d'enivrer son âme avec le vin des sens; Que de baiser au front la volupté timide, Et de laisser tomber, comme la jeune Elfride, La clef d'or de son coeur dans les eaux des torrents: Heureux celui qui met, dans de pareils moments, LII Comme ce vieux vizir qui gardait sa sultane, La lame de son sabre entre, une femme et lui! Heureux l'autel impur qui n'a pas de profane! Heureux l'homme indolent pour qui tout est fini Quand le plaisir s'émousse, et que la courtisane N'a jamais vu pleurer après qu'il avait ri! LIII Ah! l'abîme est si grand! la pente est si glissante! Une maîtresse aimée est si près d'une soeur! Elle vient si souvent, plaintive et caressante, Poser, en chuchotant, son coeur sur votre coeur! L'homme est si faible alors! la femme est si puissante! Le chemin est si doux du plaisir au bonheur! LIV Pauvres gens que nous tous! - Et celui qui se livre, De ce qu'il aura fait doit tôt ou tard gémir! La coupe est là, brûlante, - et celui qui s'enivre Doit rire de pitié s'il ne veut pas frémir! Voilà le train du monde, et ceux qui savent vivre Vous diront à cela qu'il valait mieux dormir. LV Oui, dormir - et rêver! - Ah! que la vie est belle, Quand un rêve divin fait sur sa nudité Pleuvoir les rayons d'or de son prisme enchanté! Frais comme la rosée, et fils du ciel comme elle! Jeune oiseau de la nuit, qui, sans mouiller son aile, Voltige sur les mers de la réalité! LVI Ah! si la rêverie était toujours possible! Et si le somnambule, en étendant la main, Ne trouvait pas toujours la nature inflexible Qui lui heurte le front contre un pilier d'airain! Si l'on pouvait se faire une armure insensible! Si l'on rassasiait l'amour comme la faim! LVII Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène, Est-elle si vivante et si vraiment humaine, Qu'il semble qu'on l'a vue, et que c'est un portrait? Et pourquoi l'Héloïse est-elle une ombre vaine, Qu'on aime sans y croire, et que nul ne connaît? Ah! rêveurs, ah! rêveurs, que vous avons-nous fait? LVIII Pourquoi promenez-vous ces spectres de lumière Devant le rideau noir de nos nuits sans sommeil, Puisqu'il faut qu'ici-bas tout songe ait son réveil, Et puisque le désir se sent cloué sur terre, Comme un aigle blessé qui meurt dans la poussière, L'aile ouverte, et les yeux fixés sur le soleil? LIX Manon! sphinx étonnant! véritable sirène, Coeur trois fois féminin, Cléopâtre en paniers! Quoi qu'on dise ou qu'on fasse, et bien qu'à Sainte-Hélène On ait trouvé ton livre écrit pour des portiers, Tu n'en es pas moins vraie, infâme, et Cléomène N'est pas digne, à mon sens, de te baiser les pieds. LX Tu m'amuses autant que Tiberge m'ennuie. Comme je crois en toi! que je t'aime et te hais! Quelle perversité! quelle ardeur inouïe Pour l'or et le plaisir! Comme toute la vie Est dans tes moindres mots! Ah! folle que tu es, Comme je t'aimerais demain, si tu vivais! LXI En vérité, lecteur, je crois que je radote. Si tout ce que je dis vient à propos de botte, Comment goûteras-tu ce que je dis de bon? J'ai fait un hiatus indigne de pardon; Je compte là-dessus rédiger une note. J'en suis donc à te dire... Où diable en suis-je donc? LXII M'y voilà. - Je disais qu'Hassan, près d'une femme, Etait très expansif, - il voulait tout ou rien. Je confesse, pour moi, que je ne sais pas bien Comment on peut donner le corps sans donner l'âme, L'un étant la fumée, et l'autre étant la flamme. Je ne sais pas non plus s'il était bon chrétien; LXIII Je ne sais même pas quelle était sa croyance, Ni quel secret si tendre il avait confié, Ni de quelle façon, quand il était en France, Ses maîtresses d'un jour l'avaient mystifié, Ni ce qu'il en pensait, - ni quelle extravagance L'avait fait blasphémer l'amour et l'amitié. LXIV Mais enfin, certain soir qu'il ne savait que faire, Se trouvant mal en train vis-à-vis de son verre, Pour tuer un quart d'heure il prit monsieur Galland. Dieu voulut qu'il y vît comme quoi le sultan Envoyait tous les jours une sultane en terre, Et ce fut là-dessus qu'il se fit musulman. LXV Tous les premiers du mois, un juif aux mains crochues Amenait chez Hassan deux jeunes filles nues. Tous les derniers du mois on leur donnait un bain, Un déjeuner, un voile, un sequin dans la main, Et puis on les priait d'aller courir les rues. Système assurément qui n'a rien d'inhumain. LXVI C'était ainsi qu'Hassan, quatre fois par semaine, Abandonnait son âme au doux plaisir d'aimer. Ne sachant pas le turc, il se livrait sans peine: A son aise en français il pouvait se pâmer. Le lendemain, bonsoir. - Une vieille Egyptienne Venait ouvrir la porte au maître, et la fermer. LXVII Ceci pourra sembler fort extraordinaire, Et j'en sais qui riront d'un système pareil. Mais il paraît qu'Hassan se croyait, au contraire, L'homme le plus heureux qui fût sous le soleil. Ainsi donc, pour l'instant, lecteur, laissons-le faire. Le voilà, tel qu'il est, attendant le sommeil. LXVIII Le sommeil ne vint pas, - mais cette douce ivresse Qui semble être sa soeur, ou plutôt sa maîtresse; Qui, sans fermer les yeux, ouvre l'âme à l'oubli; Cette ivresse du coeur, si douce à la paresse Que, lorsqu'elle vous quitte, on croit qu'on a dormi; Pâle comme Morphée, et plus belle que lui. LXIX C'est le sommeil de l'âme, et non du corps. - On fume, On se remue, on bâille, et cependant on dort. On se sent très bien vivre, et pourtant on est mort. On ne parlerait pas d'amour, mais je présume Que l'on serait capable, avec un peu d'effort... Je crois qu'une sottise est au bout de ma plume. LXX Avez-vous jamais vu, dans le creux d'un ravin, Un bon gros vieux faisan, qui se frotte le ventre, S'arrondir au soleil, et ronfler comme un chantre? Tous les points de sa boule aspirent vers le centre. On dirait qu'il rumine, ou qu'il cuve du vin, Enfin, quoi qu'il en soit, c'est un état divin. LXXI Lecteur, si tu t'en vas jamais en Terre sainte, Regarde sous tes pieds: tu verras des heureux. Ce sont de vieux fumeurs qui dorment dans l'enceinte Où s'élevait jadis la cité des Hébreux. Ces gens-là savent seuls vivre et mourir sans plainte: Ce sont des mendiants qu'on prendrait pour des dieux. LXXII Ils parlent rarement, - ils sont assis par terre, Nus, ou déguenillés, le front sur une pierre, N'ayant ni sou ni poche, et ne pensant à rien. Ne les réveille pas: ils t'appelleraient chien. Ne les écrase pas: ils te laisseraient faire. Ne les méprise pas: car ils te valent bien. LXXIII C'est le point capital du mahométanisme De mettre le bonheur dans la stupidité. Que n'en est-il ainsi dans le christianisme! J'en citerais plus d'un qui l'aurait mérité, Et qui mourrait heureux sans s'en être douté! Diable! j'ai du malheur, - encore un barbarisme. LXXIV On dit mahométisme, et j'en suis bien fâché. Il fallait me lever pour prendre un dictionnaire, Et j'avais fait mon vers avant d'avoir cherché. Je me suis retourné, - ma plume était par terre. J'avais marché dessus, - j'ai soufflé de colère, Ma bougie et ma verve, et je me suis couché. LXXV Tu vois, ami lecteur, jusqu'où va ma franchise. Mon héros est tout nu, - moi, je suis en chemise. Je pousse la candeur jusqu'à t'entretenir D'un chagrin domestique. - Où voulais-je en venir? Je ne sais vraiment pas comment je vais finir. Je suis comme Enéas portant son père Anchise. LXXVI Enéas s'essoufflait, et marchait à grands pas. Sa femme à chaque instant demeurait en arrière. "Créuse, disait-il, pourquoi ne viens-tu pas?" Créuse répondait: "Je mets ma jarretière. - Mets-la donc, et suis nous, répondait Enéas. Je vais, si tu ne viens, laisser tomber mon père." LXXVII Lecteur, nous allons voir si tu comprends ceci. Anchise est mon poème; et ma femme Créuse Qui va toujours traînant en chemin, c'est ma muse. Elle s'en va là-bas quand je la crois ici. Une pierre l'arrête, un papillon l'amuse. Quand arriverons-nous, si nous marchons ainsi? LXXVIII Enéas, d'une part, a besoin de sa femme. Sans elle, à dire vrai, ce n'est qu'un corps sans âme. Anchise, d'autre part, est horriblement lourd. Le troisième péril, c'est que Troie est en flamme. Mais, dès qu'Anchise grogne ou que sa femme court, Enéas est forcé de s'arrêter tout court. Chant deuxième Qu'est-ce que l'amour? L'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes. Chamfort. I Eh bien! en vérité, les sots auront beau dire, Quand on n'a pas d'argent, c'est amusant d'écrire. Si c'est un passe-temps pour se désennuyer, Il vaut bien la bouillotte; et, si c'est un métier, Peut-être qu'après tout ce n'en est pas un pire Que fille entretenue, avocat ou portier. II J'aime surtout les vers, cette langue immortelle. C'est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas; Mais je l'aime à la rage. Elle a cela pour elle Que les sots d'aucun temps n'en ont pu faire cas, Qu'elle nous vient de Dieu, - qu'elle est limpide et belle, Que le monde l'entend, et ne la parle pas. III Eh bien! sachez-le donc, vous qui voulez sans cesse Mettre votre scalpel dans un couteau de bois; Vous qui cherchez l'auteur à de certains endroits, Comme un amant heureux cherche, dans son ivresse, Sur un billet d'amour les pleurs de sa maîtresse, Et rêve, en le lisant, au doux son de sa voix; IV Sachez-le, - c'est le coeur qui parle et qui soupire Lorsque la main écrit, - c'est le coeur qui se fond; C'est le coeur qui s'étend, se découvre et respire Comme un gai pèlerin sur le sommet d'un mont. Et puissiez-vous trouver, quand vous en voudrez rire, A dépecer nos vers le plaisir qu'ils nous font! V Qu'importe leur valeur? La muse est toujours belle, Même pour l'insensé, même pour l'impuissant; Car sa beauté pour nous, c'est notre amour pour elle. Mordez et croassez, corbeaux, battez de l'aile; Le poète est au ciel, et lorsqu'en vous poussant Il vous y fait monter, c'est qu'il en redescend. VI Allez, - exercez-vous, - débrouillez la quenouille, Essoufflez-vous à faire un boeuf d'une grenouille. Avant de lire un livre, et de dire: "J'y crois!" Analysez la plaie, et fourrez-y les doigts; Il faudra de tout temps que l'incrédule y fouille, Pour savoir si son Christ est monté sur la croix. VII Eh! depuis quand un livre est-il donc autre chose Que le rêve d'un jour qu'on raconte un instant; Un oiseau qui gazouille et s'envole; - une rose Qu'on respire et qu'on jette, et qui meurt en tombant; - Un ami qu'on aborde, avec lequel on cause, Moitié lui répondant, et moitié l'écoutant? VIII Aujourd'hui, par exemple, il plaît à ma cervelle De rimer en sixains le conte que voici. Va-t-on le maltraiter et lui chercher querelle? Est-ce sa faute, à lui, si je l'écris ainsi? "Byron, me direz-vous, m'a servi de modèle." Vous ne savez donc pas qu'il imitait Pulci? IX Lisez les Italiens, vous verrez s'il les vole. Rien n'appartient à rien, tout appartient à tous. Il faut être ignorant comme un maître d'école Pour se flatter de dire une seule parole Que personne ici-bas n'ait pu dire avant vous. C'est imiter quelqu'un que de planter des choux. X Ah! pauvre Laforêt, qui ne savais pas lire, Quels vigoureux soufflets ton nom seul a donnés Au peuple travailleur des discuteurs damnés! Molière t'écoutait lorsqu'il venait d'écrire. Quel mépris des humains dans le simple et gros rire Dont tu lui baptisais ses hardis nouveau-nés! XI Il ne te lisait pas, dit-on, les vers d'Alceste; Si je les avais faits, je te les aurais lus. L'esprit et les bons mots auraient été perdus; Mais les meilleurs accords de l'instrument céleste Seraient allés au coeur comme ils en sont venus. J'aurais dit aux bavards du siècle: "A vous le reste." XII Pourquoi donc les amants veillent-ils nuit et jour? Pourquoi donc le poète aime-t-il sa souffrance? Que demandent-ils donc tous les deux en retour? Une larme, ô mon Dieu, voilà leur récompense; Voilà pour eux le ciel, la gloire et l'éloquence, Et par là le génie est semblable à l'amour. XIII Mon premier chant est fait. - Je viens de le relire. J'ai bien mal expliqué ce que je voulais dire; Je n'ai pas dit un mot de ce que j'aurais dit Si j'avais fait un plan une heure avant d'écrire; Je crève de dégoût, de rage et de dépit. Je crois en vérité que j'ai fait de l'esprit. XIV Deux sortes de roués existent sur la terre: L'un, beau comme Satan, froid comme la vipère, Hautain, audacieux, plein d'imitation, Ne laissant palpiter sur son coeur solitaire Que l'écorce d'un homme et de la passion; Faisant un manteau d'or à son ambition; XV Corrompant sans plaisir, amoureux de lui-même, Et, pour s'aimer toujours, voulant toujours qu'on l'aime; Regardant au soleil son ombre se mouvoir; Dès qu'une source est pure, et que l'on peut s'y voir, Venant comme Narcisse y pencher son front blême, Et chercher la douleur pour s'en faire un miroir. XVI Son idéal, c'est lui. - Quoi qu'il dise ou qu'il fasse, Il se regarde vivre, et s'écoute parler. Car il faut que demain on dise, quand il passe: "Cet homme que voilà, c'est Robert Lovelace." Autour de ce mot-là le monde peut rouler; Il est l'axe du monde, et lui permet d'aller. XVII Avec lui ni procès, ni crainte, ni scandale. Il jette un drap mouillé sur son père qui râle; Il rôde, en chuchotant, sur la pointe du pied. Un amant plus sincère, à la main plus loyale, Peut serrer une main trop fort, et l'effrayer; Mais lui, n'ayez pas peur de lui, c'est son métier. XVIII Qui pourrait se vanter d'avoir surpris son âme? L'étude de sa vie est d'en cacher le fond... On en parle, - on en pleure, - on en rit, - qu'en voit-on? Quelques duels oubliés, quelques soupirs de femme, Quelque joyau de prix sur une épaule infâme, Quelque croix de bois noir sur un tombeau sans nom. XIX Mais comme tout se tait dès qu'il vient à paraître! Clarisse l'aperçoit, et commence à souffrir. Comme il est beau! brillant! comme il s'annonce en maître! Si Clarisse s'indigne et tarde à consentir, Il dira qu'il se tue, - il se tuera peut-être; - Mais Clarisse aime mieux le sauver, et mourir. XX C'est le roué sans coeur, le spectre à double face, A la patte de tigre, aux serres de vautour, Le roué sérieux qui n'eut jamais d'amour; Méprisant la douleur comme la populace; Disant au genre humain de lui laisser son jour - Et qui serait César, s'il n'était Lovelace. XXI Ne lui demandez pas s'il est heureux ou non; Il n'en sait rien lui-même, il est ce qu'il doit être. Il meurt silencieux, tel que Dieu l'a fait naître. L'antilope aux yeux bleus est plus tendre peut-être Que le roi des forêts; mais le lion répond Qu'il n'est pas antilope, et qu'il a nom: lion. XXII Voilà l'homme d'un siècle, et l'étoile polaire Sur qui les écoliers fixent leurs yeux ardents, L'homme dont Richardson fera le commentaire, Qui donnera sa vie à lire à nos enfants. Ses crimes noirciront un large bréviaire, Qui brûlera les mains et les coeurs de vingt ans. XXIII Quant au roué Français, au don Juan ordinaire, Ivre, riche, joyeux, raillant l'homme de pierre, Ne demandant partout qu'à trouver le vin bon, Bernant monsieur Dimanche, et disant à son père Qu'il serait mieux assis pour lui faire un sermon, C'est l'ombre d'un roué qui ne vaut pas Valmont. XXIV Il en est un plus grand, plus beau, plus poétique, Que personne n'a fait, que Mozart a rêvé, Qu'Hoffmann a vu passer, au son de la musique, Sous un éclair divin de sa nuit fantastique, Admirable portrait qu'il n'a point achevé, Et que de notre temps Shakespeare aurait trouvé. XXV Un jeune homme est assis au bord d'une prairie, Pensif comme l'amour, beau comme le génie; Sa maîtresse enivrée est prête à s'endormir. Il vient d'avoir vingt ans, son coeur vient de s'ouvrir; Rameau tremblant encor de l'arbre de la vie, Tombé, comme le Christ, pour aimer et souffrir. XXVI Le voilà se noyant dans des larmes de femme, Devant cette nature aussi belle que lui; Pressant le monde entier sur son coeur qui se pâme, Faible, et, comme le lierre, ayant besoin d'autrui; Et ne le cachant pas, et suspendant son âme, Comme un luth éolien, aux lèvres de la Nuit. XXVII Le voilà demandant pourquoi son coeur soupire, Jurant, les yeux en pleurs, qu'il ne désire rien; Caressant sa maîtresse, et des sons de sa lyre Egayant son sommeil comme un ange gardien; Tendant sa coupe d'or à ceux qu'il voit sourire, Voulant voir leur bonheur pour y chercher le sien. XXVIII Le voilà, jeune et beau, sous le ciel de la France, Déjà riche à vingt ans comme un enfouisseur; Portant sur la nature un coeur plein d'espérance, Aimant, aimé de tous, ouvert comme une fleur; Si candide et si frais que l'ange d'innocence Baiserait sur son front la beauté de son coeur. XXIX Le voilà, regardez, devinez-lui sa vie. Quel sort peut-on prédire à cet enfant du ciel? L'amour en l'approchant jure d'être éternel; Le hasard pense à lui, - la sainte poésie Retourne en souriant sa coupe d'ambroisie Sur ses cheveux plus doux et plus blonds que le miel. XXX Ce palais, c'est le sien; - le cerf et la campagne Sont à lui; - la forêt, le fleuve et la montagne Ont retenu son nom en écoutant l'écho. C'est à lui le village, et le pâle troupeau Des moines. - Quand il passe et traverse un hameau, Le bon ange du lieu se lève et l'accompagne. XXXI Quatre filles de prince ont demandé sa main. Sachez que s'il voulait la reine pour maîtresse, Et trois palais de plus, il les aurait demain; Qu'un juif deviendrait chauve à compter sa richesse, Et qu'il pourrait jeter, sans que rien en paraisse, Les blés de ses moissons aux oiseaux du chemin. XXXII Eh bien! cet homme-là vivra dans les tavernes Entre deux charbonniers autour d'un poêle assis; La poudre noircira sa barbe et ses sourcils; Vous le verrez un jour, tremblant et les yeux ternes, Venir dans son manteau dormir sous les lanternes, La face ensanglantée et les coudes noircis. XXXIII Vous le verrez sauter sur l'échelle dorée, Pour courir dans un bouge au sortir d'un boudoir Portant sa lèvre ardente à la prostituée, Avant qu'à son balcon done Elvire éplorée, Dans la profonde nuit croyant encor le voir, Ait cessé d'agiter sa lampe et son mouchoir. XXXIV Vous le verrez, laquais pour une chambrière, Cachant sous ses habits son valet grelottant; Vous le verrez, tranquille et froid comme une pierre, Pousser dans les ruisseaux le cadavre d'un père, Et laisser le vieillard traîner ses mains de sang Sur des murs chauds encor du viol de son enfant. XXXV Que direz-vous alors? Ah! vous croirez peut-être Que le monde a blessé ce coeur vaste et hautain, Que c'est quelque Lara qui se sent méconnaître, Que l'homme a mal jugé, qui sait ce qu'il peut être, Et qui, s'apercevant qu'il le serait en vain, Rend haine contre haine et dédain pour dédain. XXXVI Eh bien! vous vous trompez. - Jamais personne au monde N'a pensé moins que lui qu'il était oublié. Jamais il n'a frappé sans qu'on ne lui réponde; Jamais il n'a senti l'inconstance de l'onde, Et jamais il n'a vu se dresser sous son pié Le vivace serpent de la fausse amitié. XXXVII Que dis-je? tel qu'il est, le monde l'aime encore; Il n'a perdu chez lui ni ses biens ni son rang. Devant Dieu, devant tous, il s'assoit à son banc. Ce qu'il a fait de mal, personne ne l'ignore; On connaît son génie, on l'admire, on l'honore. - Seulement, voyez-vous, cet homme, c'est don Juan. XXXVIII Oui, don Juan. Le voilà, ce nom que tout répète, Ce nom mystérieux que tout l'univers prend, Dont chacun vient parler, et que nul ne comprend; Si vaste et si puissant qu'il n'est pas de poète Qui ne l'ait soulevé dans son coeur et sa tête, Et pour l'avoir tenté ne soit resté plus grand. XXXIX Insensé que je suis! que fais-je ici moi-même? Etait-ce donc mon tour de leur parler de toi, Grande ombre, et d'où viens-tu pour tomber jusqu'à moi? C'est qu'avec leurs horreurs, leur doute et leur blasphème, Pas un d'eux ne t'aimait, don Juan; et moi, je t'aime Comme le vieux Blondel aimait son pauvre roi. XL Oh! qui me jettera sur ton coursier rapide! Oh! qui me prêtera le manteau voyageur, Pour te suivre en pleurant, candide corrupteur! Qui me déroulera cette liste homicide, Cette liste d'amour si remplie et si vide, Et que ta main peuplait des oublis de ton coeur! XLI Trois mille noms charmants! trois mille noms de femme! Pas un qu'avec des pleurs tu n'aies balbutié! Et ce foyer d'amour qui dévorait ton âme, Qui, lorsque tu mourus, de tes veines de flamme Remonta dans le ciel comme un ange oublié, De ces trois mille amours pas un qui l'ait noyé! XLII Elles t'aimaient pourtant, ces filles insensées Que sur ton coeur de fer tu pressas tour à tour; Le vent qui t'emportait les avait traversées; Elles t'aimaient, don Juan, ces pauvres délaissées Qui couvraient de baisers l'ombre de ton amour, Qui te donnaient leur vie, et qui n'avaient qu'un jour! XLIII Mais toi, spectre énervé, toi, que faisais-tu d'elles? Ah! massacre et malheur! tu les aimais aussi, Toi! croyant toujours voir sur tes amours nouvelles Se lever le soleil de tes nuits éternelles, Te disant chaque soir: "Peut-être le voici", Et l'attendant toujours, et vieillissant ainsi! Demandant aux forêts, à la mer, à la plaine, Aux brises du matin, à toute heure, à tout lieu, La femme de ton âme et de ton premier voeu! Prenant pour fiancée un rêve, une ombre vaine, Et fouillant dans le coeur d'une hécatombe humaine, Prêtre désespéré, pour y chercher ton Dieu. XLV Et que voulais-tu donc? - Voilà ce que le monde Au bout de trois cents ans demande encor tout bas. Le sphinx aux yeux perçants attend qu'on lui réponde. Ils savent compter l'heure, et que leur terre est ronde, Ils marchent dans leur ciel sur le bout d'un compas, Mais ce que tu voulais, ils ne le savent pas. XLVI "Quelle est donc, disent-ils, cette femme inconnue, Qui seule eût mis la main au frein de son coursier? Qu'il appelait toujours et qui n'est pas venue? Où l'avait-il trouvée? où l'avait-il perdue? Et quel noeud si puissant avait su les lier, Que, n'ayant pu venir, il n'ait pu l'oublier? XLVII N'en était-il pas une, ou plus noble, ou plus belle, Parmi tant de beautés, qui, de loin ou de près, De son vague idéal eût du moins quelques traits? Que ne la gardait-il! qu'on nous dise laquelle." Toutes lui ressemblaient, - ce n'était jamais elle; Toutes lui ressemblaient, don Juan, et tu marchais! XLVIII Tu ne t'es pas lassé de parcourir la terre! Ce vain fantôme, à qui Dieu t'avait envoyé, Tu n'en as pas brisé la forme sous ton pié! Tu n'es pas remonté, comme l'aigle à son aire Sans avoir sa pâture, ou comme le tonnerre Dans sa nue aux flancs d'or, sans avoir foudroyé! XLIX Tu n'as jamais medit de ce monde stupide Qui te dévisageait d'un regard hébété; Tu l'as vu, tel qu'il est, dans sa difformité; Et tu montais toujours cette montagne aride, Et tu suçais toujours, plus jeune et plus avide, Les mamelles d'airain de la Réalité. L Et la vierge aux yeux bleus, sur la souple ottomane, Dans ses bras parfumés te berçait mollement; De la fille de roi jusqu'à la paysanne Tu ne méprisais rien, même la courtisane, A qui tu disputais son misérable amant; Mineur, qui dans un puits cherchais un diamant. LI Tu parcourais Madrid, Paris, Naple et Florence; Grand seigneur aux palais, voleur aux carrefours; Ne comptant ni l'argent, ni les nuits, ni les jours; Apprenant du passant à chanter sa romance; Ne demandant à Dieu, pour aimer l'existence, Que ton large horizon et tes larges amours. LII Tu retrouvais partout la vérité hideuse, Jamais ce qu'ici-bas cherchaient tes voeux ardents, Partout l'hydre éternel qui te montrait les dents; Et poursuivant toujours ta vie aventureuse, Regardant sous tes pieds cette mer orageuse, Tu te disais tout bas: "Ma perle est là dedans." LIII Tu mourus plein d'espoir dans ta route infinie, Et te souciant peu de laisser ici-bas Des larmes et du sang aux traces de tes pas. Plus vaste que le ciel et plus grand que la vie, Tu perdis ta beauté, ta gloire et ton génie Pour un être impossible, et qui n'existait pas. LIV Et le jour que parut le convive de pierre, Tu vins à sa rencontre, et lui tendis la main; Tu tombas foudroyé sur ton dernier festin: Symbole merveilleux de l'homme sur la terre, Cherchant de ta main gauche à soulever ton verre, Abandonnant ta droite à celle du Destin! LV Maintenant, c'est à toi, lecteur, de reconnaître Dans quel gouffre sans fond peut descendre ici-bas Le rêveur insensé qui voudrait d'un tel maître. Je ne dirai qu'un mot, et tu le comprendras: Ce que don Juan aimait, Hassan l'aimait peut-être; Ce que don Juan cherchait, Hassan n'y croyait pas. Chant troisième Où vais-je? - où suis-je? Classiques français. I Je jure devant Dieu que mon unique envie Etait de raconter une histoire suivie. Le sujet de ce conte avait quelque douceur, Et mon héros peut-être eût su plaire au lecteur. J'ai laissé s'envoler ma plume avec sa vie, En voulant prendre au vol les rêves de son coeur. II Je reconnais bien là ma tactique admirable. Dans tout ce que je fais j'ai la triple vertu D'être à la fois trop court, trop long, et décousu. Le poème et le plan, les héros et la fable, Tout s'en va de travers, comme sur une table Un plat cuit d'un côté, pendant que l'autre est cru. III Le théâtre à coup sûr n'était pas mon affaire. Je vous demande un peu quel métier j'y ferais, Et de quelle façon je m'y hasarderais, Quand j'y vois trébucher ceux qui, dans la carrière, Debout depuis vingt ans sur leur pensée altière, Du pied de leurs coursiers ne doutèrent jamais. IV Mes amis à présent me conseillent d'en rire, De couper sous l'archet les cordes de ma lyre, Et de remettre au vert Hassan et Namouna. Mais j'ai dit que l'histoire existait, - la voilà. Puisqu'en son temps et lieu je n'ai pas pu l'écrire, Je vais la raconter; l'écrira qui voudra. V Un jeune musulman avait donc la manie D'acheter aux bazars deux esclaves par mois. L'une et l'autre à son lit ne touchait que trois fois. Le quatrième jour, l'une et l'autre bannie, Libre de toute chaîne, et la bourse garnie, Laissait la porte ouverte à quelque nouveau choix. VI Il se trouva du nombre une petite fille Enlevée à Cadix chez un riche marchand. Un vieux pirate grec l'avait trouvé gentille, Et, comme il connaissait quelqu'un de sa famille, La voyant au logis toute seule en passant, Il l'avait à son brick emportée en causant. VII Hassan toute sa vie aima les Espagnoles. Celle-ci l'enchanta, - si bien qu'en la quittant, Il lui donna lui-même un sac plein de pistoles, Par-dessus le marché quelques douces paroles, Et voulut la conduire à bord d'un bâtiment Qui pour son cher pays partait par un bon vent. VIII Mais la pauvre Espagnole au coeur était blessée. Elle le laissait faire et n'y comprenait rien, Sinon qu'elle était belle, et qu'elle l'aimait bien. Elle lui répondit: "Pourquoi m'as-tu chassée? Si je te déplaisais, que ne m'as-tu laissée? N'as-tu rien dans le coeur de m'avoir pris le mien?" IX Elle s'en fut au port, et s'assit en silence. Tenant son petit sac, et n'osant murmurer. Mais quand elle sentit sur cette mer immense Le vaisseau s'émouvoir et les vents soupirer, Le coeur lui défaillit, et, perdant l'espérance, Elle baissa son voile et se prit à pleurer. X Il arriva qu'alors six jeunes Africaines Entraient dans un bazar, les bras chargés de chaînes. Sur les tapis de soie un vieux juif étalait Ces beaux poissons dorés, pris d'un coup de filet. La foule trépignait, les cages étaient pleines, Et la chair marchandée au soleil se tordait. XI Par un double hasard Hassan vint à paraître. Namouna se leva, s'en fut trouver le vieux: "Je suis blonde, dit-elle, et je pourrais peut-être Me vendre un peu plus cher avec de faux cheveux. Mais je ne voudrais pas qu'on pût me reconnaître. Peignez-moi les sourcils, le visage et les yeux." XII Alors, comme autrefois Constance pour Camille, Elle prit son poignard et coupa ses habits. "Vendez-moi maintenant, dit-elle, et, pour le prix, Nous n'en parlerons pas." Ainsi la pauvre fille Vint reprendre sa chaîne aux barreaux d'une grille, Et rapporter son coeur aux yeux qui l'avaient pris. XIII Et si la vérité ne m'était pas sacrée, Je vous dirais qu'Hassan racheta Namouna; Qu'au lit de son amant le juif la ramena; Qu'on reconnut trop tard cette tête adorée; Et cette douce nuit qu'elle avait espérée, Que pour prix de ses maux le ciel la lui donna. XIV Je vous dirais surtout qu'Hassan dans cette affaire Sentit que tôt ou tard la femme avait son tour, Et que l'amour de soi ne vaut pas l'autre amour. Mais le hasard peut tout, - et ce qu'on lui voit faire Nous a souvent appris que le bonheur sur terre Peut n'avoir qu'une nuit, comme la gloire un jour. Appendices Fragments de poésie I La prêtresse de Diane Il vint sous les figuiers une vierge d'Athènes, Chaste et blanche, puiser l'eau pure des fontaines, De marbre pour les bras, d'ébène pour les yeux. Son père est Noémon de Crète, aimé des dieux. Elle, faible et rêvant, mit l'amphore sculptée Sous les lions d'airain, pères de l'eau vantée Et féconds en cristal sonore et turbulent. II Agnès Un soir Agnès quitta son livre d'oraison Et chacun s'arrêtait au seuil de sa maison C'est que des anciens jours elle chantait l'histoire Ou, posant son bras nu sur la harpe d'ivoire, Pensive écoutait l'eau qui se fie en tremblant Au bassin de granit qu'entoure un marbre blanc; Et cependant sa voix mêlait une ballade Au murmure moqueur de la blanche cascade. Toi, sous ces oliviers qui viens chanter à l'heure De nuit, Vierge, tes chants sont doux, mais ton ange qui pleure S'enfuit; Il pleure près du lac te voyant sur la rive T'asseoir; Et s'enfuit car lui-même il a peur quand arrive Le soir. Vierge, au soleil couchant, quelqu'un sous ta fenêtre Passait, Et, l'observant de loin, tu connaîtras peut-être Qui c'est. Peut-être, hélas! il faut qu'il meure, et qu'il te voie Demain, Et peut-être il vient voir sous le store de soie Ta main. Vierge, ta voix est douce, au moment où s'achève Le jour, Mais, crois-moi, tes chansons ne valent pas un rêve D'amour. Crois-moi, car je me meurs, que l'on ensevelisse Mon corps Ou dans quelque palais avec un grand office Des morts, Ou dans quelque moutier, par une abbesse austère Fermé; Va, j'ai beaucoup vécu, car j'ai beaucoup sur terre Aimé. Elle chantait ainsi lorsque son père entra. Son père était le vieux Sandez de Guadarra, Et, venant l'embrasser, comme il s'assit près d'elle, Il se sentit joyeux en la trouvant si belle, Car, au vieux commandeur, la vierge avait souri: "Par Saint-Eustache, Agnès, il te faut un mari", Dit-il. Agnès pâlit, car deux fois fiancée, Une main dans sa main deux fois s'était glacée, Et, vierge, elle était veuve, en deuil de deux époux. L'un, tout jeune, à l'autel n'était pas à genoux Qu'il tomba sur le front sans dire une prière; L'autre, grand et hardi, resta comme une pierre, Et mourut tout debout dans son armure d'or! Agnès ferma les yeux croyant les voir encor. Mais le vieillard gaiement relevant sa moustache, "Il te faut un mari, dit-il, par saint Eustache; N'aimes-tu pas le fils du seigneur Rodriguez, Carlos? Oui, c'est un brave". (Il vit rougir Agnès.) "Juan, son frère aîné, n'a rien de mieux à faire. Que, pour les biens du ciel, quitter ceux de la terre; Qu'il aille en Paradis et nous laisse en repos. Homme qui porte un casque en vaut deux à chapeaux, Quatre portant bonnet, douze portant perruque." III Trois pierres sur la dune... Trois pierres sur la dune, au revers trois bandits, Trois stylets dans leur sein. Sur les flots alourdis Où commence avec l'ombre à s'engrosser la nue, Dégoutte, au long des toits, une onde tiède et nue. C'est entre chien et loup, comme on dit. Par instant, A peine au quai noirci passe un manteau flottant. D'ailleurs, la grève est large et sombre. Les lanternes En spectres incertains y croisent leurs feux ternes. Pas un pied n'y remue, et chaque coup de vent Fait heurter une vitre en un prochain couvent. - Pippo, dit l'un des trois, estimes-tu qu'en somme Ce vieux renard nous ait assez payé notre homme? J'ai vent que le bon sir est dur sur les écus Et qu'il n'en mourrait pas pour donner un peu plus! - Bah! dit l'autre, as-tu peur? Voilà deux matinées Que je passe à rien faire, et mes après-dînées A dormir contre un mur, au bas d'un escalier... On s'ennuie à la fin. D'ailleurs, le cavalier Mort, à nous le cheval! Ca fera des cigares Pour un mois, et de quoi remonter nos guitares! Et si l'homme est à pied, nous aurons le pourpoint, Sans compter les revers, s'il met l'épée au poing! - Dieu le sait! dit Pippo. Le ventre à la besogne, Et non le dos! Mieux vaut la hart que la vergogne! - Paix, bavards! prit le tiers. On vient, êtes-vous prêts? C'est le temps d'escrimer, et gare les jarrets! Tous trois, sur leurs poignards s'inclinent. - Mais l'alerte Est fausse, Gaëtan! La plume est noire ou verte, Et celle qu'il nous faut est blanche! - Mort de Dieu! Prit le premier causeur, est-ce l'heure et le lieu Qu'on nous fasse en plein vent garder le pied de grue, D'un temps à ne pas mettre un chien mort dans la rue? Le tout pour qui? Pour rien! - Cousin, dit Gaëtan, Si le talon t'en dit, nous voilà deux, va-t'en! - Hum! dit le vieux brigand, grinçant dans sa moustache, Sans doute autant de pris. Il s'assit. - Que je sache, C'est vrai qu'on m'a payé pour tuer un passant, Mais non pas pour l'attendre! Et s'il en passe cent? - Vive Dieu, dit Pippo, c'est quand son gibier passe Qu'on voit, d'un franc limier, s'il est de bonne race. - Je le veux, poursuivit l'autre, et pour franc limier, Par saint Jean! nous verrons qui s'enfuit le premier. Me juges-tu le coeur si faible, et qu'à la tâche Pour avoir le poil gris on ait la main plus lâche? Sais-tu bien seulement que j'étais condamné Et qu'on m'avait pendu, que tu n'étais pas né? Oui, mon fils, et Dieu sait où j'en serais à l'heure Qui sonne, si la corde avait été meilleure! Croyez-moi, mes enfants, quand on a, du licou, Vu le prévôt descendre à cheval sur son cou, On comprend qu'il est dur d'aller gagner sa vie A guetter les passants sur les quais, par la pluie, Et que les gens heureux sont les lazzaroni Qui vivent d'eau, de fruits et de macaroni. - Vrai, dit l'autre, en ce cas, tu sais mieux que personne Ce que pèse un gredin dans sa peau! Je m'étonne Que Satan, t'ayant pris à la gorge une fois, Ne t'ait pas, dans la nuque, enfoncé mieux les doigts! Etais-tu donc trop maigre? Ou si c'est que ton âme S'est rouillée à l'étui comme une vieille lame? - Je ne sais, mon enfant, c'est un moment passé! Mais ma barbe, à l'endroit n'a jamais repoussé! - Bavards, reprit encor le tiers, ferez-vous trêve? Je viens de voir un lac aborder à la grève; Laissez le prendre au large, et ne nous montrons pas Avant qu'il ait paru sous ce falot, là-bas! - Cette fois, dit Pippo, c'est lui-même! Et l'ouvrage Nous vient! Voici l'oiseau: je l'avise au plumage! Main haute et chapeau bas!... Ce qui fut dit fut fait, Quelqu'un le long du mur arrivait en effet. IV Ainsi, lorsque aux beaux jours de Florence et de Rome, Plein d'amour pour les arts, quelque pâle jeune homme Venait chez Raphaël dire à Jules Romain: "Maître, je viens apprendre à peindre sous ton maître!..." Jules, sans dire un mot, lui montrait de la main L'autre au pied de sa toile, où commençait peut-être A sortir lentement des ombres du néant La tête d'une vierge ou la main d'un enfant. "Silence, disait-il, le maître est à l'ouvrage!" Et le nouveau venu s'arrêtait, admirait. Formé dans son école au simple apprentissage De suivre son modèle, en rendant trait pour trait, Et de ne s'attacher qu'à des lignes fidèles: "Comment donc, disait-il, comment fait celui-ci? Il n'a pas un crayon, pas un trait devant lui; Il regarde les cieux; où donc sont ses modèles!..." Et tandis que le peintre, autour des lourds arceaux, Sur le marbre divin promenant ses pinceaux, Semait assidûment la lumière et la vie, L'écolier, méprisant sa jeunesse endormie, Répétait: "Qu'ai-je fait? Insensé, qu'ai-je fait? Malheur à moi! Trop tard j'ai connu l'Italie! Mes beaux jours sont perdus!..." Alors, dans sa folie, Il brisait ses pinceaux sur le marbre et fuyait... V L'oubli des injures Fragments. I will be found most cunning in my patience But (dost thou hear?) most bloody. Shakespeare. I Mon fils, mon pauvre fils! cria la vieille mère, Lorsque Renaud rentra. Son front sous la poussière Ruisselait; il frappa du pied sur le pavé, Et grommela tout bas: Je ne l'ai point trouvé. - Hélas! mon pauvre fils, la nuit vous est fatale! Mon Georges! mon enfant! Voici bientôt deux jours Que tu nous as quittés! - (Elle le vit si pâle Qu'elle fut sur le point d'appeler du secours.) Laisse-moi seul, dit-il. La vieille tout en larmes Suppliait: Je vous dis, reprit le montagnard, Que vous vous retiriez. S'avançant vers ses armes, Aussitôt qu'il fut seul, il saisit son poignard. - Ami, viens, lui dit-il. Viens! que ta froide lame Glisse sur mon sein nu! tu me guériras mieux Que des vins sans chaleur ou que des cris de femme; Viens sur mon coeur, et là, reste silencieux. Nous sommes offensés. - Offensés? Vas-tu dire, Oui, d'hier, le seul jour où tu m'abandonnas. L'outrage fut cruel, et suivi d'un sourire; Je frappai ma poitrine et ne t'y trouvai pas. O mon vieux compagnon, quelle horrible journée! Mais te voilà! Voilà ta place accoutumée Où tu dors, suspendu comme un saint crucifix. Pourras-tu me venger? Peut-être tu souris De me voir abattu pour un jour de voyage. Tel est l'homme! Bien plus, au moment de l'outrage Je demeurai muet, je ne sais pas comment, Comme un homme enivré, qu'on peut impunément Blesser dans son sommeil. Mais quand, par son absence L'offenseur m'eut laissé seul avec son offense, La vipère engourdie à l'air glacé des nuits Déroula dans mon coeur ses anneaux infinis. Depuis ce jour, ami, j'erre dans ces prairies. Je veux servir un plat d'injure refroidies; Partout, comme un valet, je le porte à la main. Mais hier j'étais seul; nous serons deux demain. Le lâche peut attendre (horrible patience) Que l'oubli, ce vieillard au coeur vide et glacé, Se traîne à son chevet et que la conscience Meure comme un écho dans la nuit du passé! Alors sous les baisers affreux de la vieillesse [Il se peut que du front la tache disparaisse]. C'est ce qu'il faut laisser à ces bouffons sans coeur Chez qui la dignité, le courage et l'honneur Ne sont qu'un masque vil que l'humble hypocrisie Promène sur le vain théâtre de la vie! Mais qui, mal fixé tremble, et que la passion Peut faire à chaque instant tomber dans l'action. Pour moi, tu me suivras avant la nuit venue; Trouver un ennemi ne saurait être long! N'est-il plus ici-bas d'heure? L'occasion, Cette prostituée, est-elle devenue, A force de vieillir, maigre et chauve à ce point Qu'on ne puisse une fois la saisir par derrière? Ou le casque d'airain, qui lui sert de visière Au tranchant du poignard ne s'ouvrira-t-il point? Ton acier glacial et ta forme terrible, O fidèle stylet, rafraîchissent mon sang. Nous verrons. Ta poignée est ferme et l'insolent N'a pas reçu d'hier le don d'être invisible. Autrefois le pardon fut connu des humains. L'offenseur demandait grâce pour son offense; L'offensé l'accordait et Dieu joignait leurs mains. Mais la vengeance, Ami, la muette vengeance, Fut et sera toujours le seul fleuve d'oubli, Dont l'abîme jamais n'ait laissé reparaître Un cadavre une fois sous l'onde enseveli. Reste en paix sur mon coeur jusqu'au temps de l'Epreuve; Reste, ô mon compagnon, et quand ce temps viendra, Sors pareil à l'éclair, afin que je m'abreuve D'une onde où pour longtemps ta soif s'apaisera. II L'ouragan nuit et jour, sur une eau désolée, Bat cette âpre forêt, qui pend échevelée. De loin elle ressemble à ces grands éperviers Qu'on voit se balancer au vent sur les graviers. Jamais en aucun temps, jamais bois plus funèbres N'ont sur une eau plus morte épaissi leurs ténèbres. Rien ne bouge à l'entour, si ce n'est par instant Des hérons voyageurs qui pêchent dans l'étang, Ou quelque truie (?) horrible, au revers d'un roc sombre. Son ombre, c'est la nuit; et son soleil, c'est l'ombre. Là, veille un assassin... C'est Renaud!... Il attend. Son âme est une nuit profonde où sa colère Brûle comme une lampe ardente et solitaire. Il mord en blasphémant son bras couvert de sang. Mais ce sont les cailloux, les ronces des montagnes Qui déchirent ses bras, et ce sang est le sien. En vain depuis ce (?) jour, il traque ces campagnes Hier, comme un chasseur, aujourd'hui comme un chien. Malheur, dit-il, j'ai faim! Voici la nuit venue Les loups en gémissant sortent du bois profond. A moi, vieux florentin! Viens, que ta froide lame Glisse sur mon sein nu. Tu m'exciteras mieux Que des vins sans chaleur ou que des cris de femme; Viens sur mon coeur et là, reste silencieux. Nous sommes offensés. Offensés, vas-tu dire. Oui, par Brenna, le jour où tu m'abandonnas. L'outrage fut cruel, et suivi d'un sourire; Je frappai ma poitrine et ne t'y trouvai pas. Ce ne fut que le soir de la même journée Que je pus retrouver la place accoutumée Où tu dors suspendu comme un saint crucifix. O mon vieux compagnon, je te dis mon histoire Et puis je te criai: peux-tu de ma mémoire Effacer cette page et tu me le promis. Aujourd'hui donc un mot qui me l'a rappelée Me fait te répéter cette promesse, ami. L'injure que déjà le temps avait rouillée S'est rajeunie. - Allons, peut-être as-tu souri, De me voir étendu comme un enfant sans vie. Je suis sans aucun doute à l'instant redouté Où le génie humain rencontre la Folie. Ils luttent corps à corps sur un roc escarpé Où le génie arrive après un long voyage Et sur le haut duquel son ennemi l'attend: Ils y montent tous deux, mais un seul redescend. Donne-moi ton conseil, précipité, mais sage. Qui connaît mieux que toi les décrets inouïs De la mystérieuse et pâle Némésis? Tu ne fus point surpris, ô fidèle interprète, D'apprendre que ma haine en ce fatal moment (Au moment de l'outrage) avait été muette, Comme un homme enivré, qu'on peut impunément Blesser dans son sommeil. Mais quand par son absence Ce Brenna m'eut laissé tout seul avec l'offense, La vipère engourdie à l'air glacé des nuits Déroula dans mon coeur ses anneaux infinis. Depuis ce jour, en vain, j'ai fouillé ces montagnes, Et d'un lâche partout j'ai promené les traits; Il ne vient plus. A peine, au loin dans ces campagnes Ai-je entendu son cor appeler ses valets. Ah! me faudra-t-il donc (horrible patience) Attendre que l'oubli, ce spectre au coeur glacé, Se traîne à mon chevet, et que la conscience Meure comme un écho dans la nuit du passé? Alors sous les baisers affreux de la vieillesse S'éteindra par degrés la tache de mon front. Quand je demanderai: voit-on qu'elle paraisse? Les uns auront pitié, les autres souriront. Eblis! Esprit vengeur! Si ton histoire est vraie Ta cause était la bonne et Dieu seul fut méchant. Tu me consoleras, Esprit des Nuits! - Pourtant Qui posera jamais le doigt sur cette plaie? Le pardon d'une offense était connu jadis. [Mais la vengeance, amis,] ne croit qu'en la vengeance. Un cadavre une fois dans l'onde enseveli, Ne surnage jamais sur ce fleuve d'oubli. Héloïse! autrefois, maîtresse de mon être O ma femme et ma soeur, que ton bonheur est grand! Ton beau corps, comme un Dieu d'albâtre transparent Dans sa fraîcheur première, hélas! sitôt ravie A conservé cette eau limpide de la vie Qui se trouble si vite et qu'un souffle (à jamais) Empoisonne et détruit, comme un affreux marais. Et ton époux, ô ciel! Que sera son histoire? Si les hommes jamais en gardent la mémoire On dira qu'il était de ces bouffons sans coeur Chez qui la dignité, le courage et l'honneur Ne sont qu'un masque vil que l'humble hypocrisie Promène sur le vain théâtre de la vie; Mais qui, mal fixé, tremble et que la passion Peut faire à chaque instant tomber dans l'action. Oui, certes, cette histoire un jour sera connue. N'est-il donc plus pour moi d'heure? - L'occasion, Cette prostituée, est-elle devenue A force de vieillir, maigre et chauve à ce point Qu'on ne puisse une fois la saisir par derrière? [Ou le casque d'airain, qui lui sert de visière] Au tranchant du poignard ne s'offrira-t-il point? O Destin! Des humains les innombrables faces Du sein de la poussière où sont marqués leurs pas, Pour entendre ta voix se lèvent quand tu passes; Mais toi, sphinx éternel, tu ne leur réponds pas! Ton acier glacial et ta forme terrible, O fidèle stylet, rafraîchissent mon sang; Et ton aspect m'arrache à ce monde invisible Dont nul être mortel n'approche impunément. Reste en paix sur mon coeur jusqu'au temps de l'épreuve. Reste silencieux, et quand ce temps viendra Sois pareil à l'éclair, afin que je t'abreuve D'une onde où pour longtemps ta soif s'apaisera. III Dans le fond d'un hallier deux corps sont étendus. Au tronc des arbres verts, comme s'attache un lierre, C'est ainsi que deux corps se traînent suspendus Aux restes de leur vie. Auprès d'eux, sur la terre Une femme, pieds nus, dans la nuit solitaire, Aux vents affreux du nord livre ses cheveux gris Et bégaye en pleurant: Mon fils! mon pauvre fils. VI Brandel Fragments de comédie Brandel Moi, je n'ai jamais fait à la nature humaine L'honneur de la haïr et de la mépriser. Quand j'ai mes habits neufs et que ma bourse est pleine, Je prends un compagnon et je vais me griser. Quand je rentre, le soir, après la comédie, Qu'il passe une fillette en robe de guinguans, Chaussée à la légère, alerte et dégourdie, C'est assez pour souper et pour passer le temps. ... Scène I. - Otto, Brandel et Rosemberg, assis sur une colline. Clair de lune. Otto Quand on y réfléchit, quelle bouffonnerie Que ce sale tripot qu'on appelle la vie! Sans compter les braillards, les sots et les gredins... Quel puits à s'y noyer que ces bourbiers humains! Croyez-y donc un peu! Soyez donc assez bête Pour vous imaginer comme un pauvre innocent Que tous ces masques-là sont de chair et de sang! Faites donc le grand coeur et cassez-vous la tête Contre les murs d'airain de la tour de Babel Pour en faire jaillir quelque faible étincelle: Près des femmes, surtout, jouez donc au plus fin. Je crois en vérité que nous valons mieux qu'elles, Nous sommes moins bornés, moins faux, moins tortueux Et ce que nous faisons est toujours pire ou mieux. Nous n'avons pas du moins cette sotte pensée De croire que le monde ait été fait pour nous, Que nous portons dans l'âme une perle enchâssée Et que les plus grands maux doivent sembler trop doux Quand nous laissons les gens nous voir jusqu'aux genoux. Scène III. Brandel Notre route est la même; allez-vous à Venise? Si vous avez besoin que l'on vous y conduise J'y sais les bons endroits et les maisons de jeu. Frank Je voyage sans but et comme il plaît à Dieu. Brandel Je cite cette ville, au reste, comme une autre. A mon âge on est mort. - Mais quand on a le vôtre On doit chercher le monde et les grandes cités. Intrigue, gloire, amour, périls et voluptés, Toute la vie est là; tout en sort, tout y rentre. Elles attirent tout comme le basilic; Tout se disperse ailleurs et là tout se concentre; C'est la création passée à l'alambic. VII et VIII Que ce jour soit nommé le jour de ma naissance! J'ai poursuivi longtemps une aride science... J'ai tenté vainement d'en atteindre les fruits, Triste, inutile à tous, et d'une main qui tremble Frappant mon pâle front dans le calme des nuits. Mais je la foule aux pieds. Maintenant, il me semble Que le fleuve engourdi par le froid des hivers, Où seul je naviguais sous un ciel sans étoiles Au pur souffle des vents qui font enfler mes voiles, S'élargit et me lance au sein mouvant des mers! Salut, rocs du Weiland! Bois profond, où l'aurore Comme la veille au soir me retrouvait encore Sous l'arbre aux verts rameaux où seul je méditais! Je ne viens plus gémir à l'ombre des forêts. Adieu, les vains regrets d'un enfant sans courage! Agite autour de moi ton éternel feuillage! Qu'aux rayons du soleil soit réchauffé mon front Baigné de ta rosée!... Et ceux qui me verront Ainsi, foulant aux pieds ma jeunesse endormie, Renaître et replonger aux sources de la vie, Rocs déserts du Weiland, sauront que c'est l'amour Qui, me frappant au coeur, a tout fait en un jour! Voici l'heure où, le coeur libre d'inquiétude, Je me levais, jadis, pour reprendre l'étude Et mes pensers secrets et mes travaux du jour, Mais avant tout, hélas! mon triste et fol amour. O clarté du matin! Douce et fraîche lumière! Que de fois, égayant mon réduit solitaire, Entre mes instruments par le vitrail obscur Un rayon de soleil glissa sur mon vieux mur! Et moi, je m'arrêtais, je relevais la tête; Un beau jour, dans ce temps, était un jour de fête, Et, consultant mon coeur, de rien je ne doutais. Quoi de plus? Je quittais ce livre, et je partais... Vous, témoins des instants pour lesquels je soupire, Vous savez, ô Weiland! si j'étais malheureux, Et de tant de longs jours combien furent joyeux! O destin! que de pleurs il faut pour un sourire! IX On a dit quelque part qu'il n'est homme sur terre Dont le coeur en secret ne recherche et n'espère Un certain idéal qu'il a toujours rêvé. Je crois que la plupart meurt sans l'avoir trouvé. Au fond d'un petit bourg de la vieille Limagne Vivaient, loin des regards, au pied d'une montagne, Deux Esprits, faits pour l'ordre et pour la pauvreté, Deux époux, deux amants heureux, pleins de beauté, Riches de ces trésors que n'a pas la richesse, D'un amour sans nuage et d'un coeur sans vieillesse. Ce n'est pas que jamais ils eussent pris les soins D'un avare bonheur qui veut fuir les témoins. Mais l'amour leur faisait chercher la solitude, Peut-être aussi le lieu, peut-être l'habitude, Car l'habitude est tout au pauvre coeur humain. Un soir que tous les deux reprenaient le chemin De leur toit, un cheval accourut hors d'haleine, Et, faisant sous les pieds disparaître la plaine, Rudement, tout à coup, s'abattit à leurs yeux. Sur quoi, le cavalier, s'excusant de son mieux Et contre les frimas demandant un asile, Tous les trois de concert regagnèrent la ville. On arrive, on s'assoit; voilà le souper prêt. L'étranger cependant à tout reste muet: "Sainte Vierge! mon Dieu! lui dit la jeune femme, Qu'avez-vous? Est-ce donc que notre pauvreté Vous fait répudier notre hospitalité?" L'étranger répondit. "Dieu m'en garde, madame. Lorsque j'étais heureux, je n'avais point encore De nos illusions dissipé le trésor, Avant que mon errante et fugitive étoile Si loin de ma patrie eut emporté ma voile, (Je vous l'avoue, hélas! ce n'est point un secret) J'eus le malheur d'aimer une femme assez belle Pour qu'on puisse rassurer qu'elle vous ressemblait. Elle est morte! Oui, madame, et d'une mort cruelle, Et si d'abord ici vous m'avez vu rêver, C'est que, malgré moi-même...". Il ne put achever. X Il n'est que la jeunesse, ami, pour être heureuse, Que la belle jeunesse éclatante et rieuse. Oh! courir tout le jour sur des chevaux ardents! Nager dans le ciel vaste aux nuages flottants! Oh! rêver suspendu sur la vallée immense, Dans la nuit claire, au fond d'un roc noir qui s'élance! Quand, dans la longue allée, elle passe le soir, Oh! détourner les yeux et cependant la voir! Si la valse en riant s'est heurtée à la fête, L'emporter d'un bras fort, si blanche et si bien faite! Vivre d'amour, de joie et rendre grâce aux dieux, De l'immense horizon, de la clarté des cieux! Suave et doux matin! Oh! jeunesse amoureuse! Moi pour un peu d'amour je donnerais mes jours Et je les donnerais pour rien sans les amours; Car, hélas! sans amours qui voudrait de la vie? A ce festin désert, dis-moi qui te convie? Qu'apportes-tu de miel à ce breuvage amer? Quoi! tu n'as pas d'étoile et tu vas sur la mer? Au combat sans musique, en voyage sans livre? Quoi! tu n'as pas d'amour et tu parles de vivre? Dis-moi si le présent pour toi ne peut cesser; Quand ton hôte t'ennuie, à quoi peux-tu penser?... Oh! demande à ces monts géants, à leurs prairies, Quels songes, fils du ciel, peuplent mes rêveries, Si, près d'un lac d'argent, dans l'herbe où je m'assois, Regardant l'eau, les fleurs, afin qu'une autre fois Je vienne aux mêmes lieux retrouver mes pensées, Que sur l'eau, sur les fleurs, mon âme avait laissées? Mais vivre sans patrie et mourir sans adieux! Sieds-toi sur la montagne et regarde les cieux! Et maintenant, dis-moi, n'en sais-tu pas quelqu'une Aux yeux noirs, au teint blanc comme la blanche lune; Et telle qu'à son nom ton souffle avec ton coeur S'arrête, en écoutant le nom de son vainqueur? XI et XII M'aime-t-elle? Voilà la pensée où je vis! Partout et constamment j'en ai l'âme obsédée; Quand je marche rêvant, cette invincible idée Me devance, et, le front incliné, je la suis. La nuit, lorsque tout dort, je cherche, et je repasse Toutes mes actions; je répète à voix basse Les mots qu'elle m'a dits... Hier, je lui portai Un livre que longtemps elle avait souhaité!... C'est tout: en le prenant: "Et pourquoi, me dit-elle, Cette feuille marquée?" - Or W [illa] c'était celle Où la vierge reçoit son ami dans ses bras. Je ne répondis rien. "Mais, dit-elle, de grâce Est-ce pour qu'on la lise ou bien pour qu'on la passe?" Tout en parlant, je vis qu'elle lisait tout bas, Longtemps elle parut (je guettais comme on pense) Poursuivre sa lecture avec indifférence. Tout à coup, je ne sais quelle peur la gagna; "Oh! qu'avez-vous? lui dis-je." Elle se détourna, La rougeur la couvrait; elle voulut poursuivre; ... Le livre dans ta main tremblait comme ton coeur, Jeune fille! Ha! pourquoi, pourquoi comme ce livre Ne puis-je à mon souhait l'ouvrir et le fermer? Songes-y, c'est mon nom, Willa, que j'y veux lire, Et, si je ne l'y trouve, il faudra bien l'écrire... Va, si tu n'aimes pas, tu n'es pas loin d'aimer! Qu'ai-je vu? quel démon m'assiège et me pénètre? Un instant, un regard a changé tout mon être! Pourquoi bas-tu, mon coeur, comme pour te briser? Veillai-je? ou quel fantôme est venu m'abuser? Non, moi je douterais vainement de moi-même. C'est elle! mon esprit n'était point égaré. C'est elle, c'est le coeur que Willa m'a livré, Ce coeur qui est plus pur que l'or d'un diadème. C'étaient aussi ses traits, son oeil triste et rêveur, Sous ses grands cheveux noirs tremblant comme une étoile, Son visage tranquille où, comme un chaste voile, Le ciel sur la beauté répandit la pudeur. XIII Quand la comtesse Louise, assise à sa fenêtre, Autour de son palais vit le jour disparaître, Elle posa son front sur son bracelet d'or Et se mit à pleurer. Sa nourrice auprès d'elle Gardait un sillence de mort. L'heure sonnait à la chapelle. Un groupe délaissé de chanteurs ambulants Murmuraient sur la place une vieille romance. Oh! comme les vieux airs qu'on chantait à douze ans Frappent droit dans le coeur aux heures de souffrance! Comme ils dévorent tout! Comme on se sent loin d'eux! Comme on baisse la tête en les trouvant si vieux! Jadis la jeune fille, en entrant dans sa couche Les laissait mollement s'endormir sur sa bouche; Comme de gais oiseaux, leurs refrains adorés Planaient et voltigeaient sur les palais dorés De ces chimères enfantines. Et maintenant leur voix lui semblait des soupirs Que jette au fond du coeur l'ange des souvenirs Debout sur des ruines. La pauvre Louise essuyait tristement Sa robe ensanglantée. Une femme inconnue Venait de l'attaquer au détour d'une rue Et le froid glacial d'un fer étincelant Avait glissé sur son épaule nue. Qui donc avait-elle offensé? Qu'on eût osé porter la main sur elle C'était ce que jamais elle n'avait pensé. Quelle était cette femme? Elle avait prononcé Le nom de son mari. Cette femme était belle. Pourquoi Raymond à cette heure de nuit Ne revenait-il pas? Contre son habitude La comtesse voyait au chevet de son lit Le spectre de la solitude. Raymond! Raymond! que fais-tu loin de moi? XIV Froide, maigre, légère, - une main palpitante Voltigeait sur la table en roulant des flots d'or. Entrons, murmurait-on, - tuons-le, puisqu'il dort. Le vieillard chevrotait dans sa robe sanglante: C'est mon pain quotidien, mon travail, ma sueur. Le tocsin répondait: la ville est au pillage! Les enfants de la mort lui fouillent dans le coeur. Les mères tout en sang couraient sur le rivage Appelant leurs enfants qui flottaient sur les eaux. XV ...Vieillesse, triste fille Du temps et des longs jours et des longues douleurs, Lorsque, heureuse et tranquille au sein d'une famille, Posant ton front blanchi sur des enfants en pleurs, Riche, pleine de jours, sans remords, sans envie, Faisant en souriant tes adieux à la vie, Comme à ton dernier lit tu descends au tombeau, Ta voix est consolante et ton sommeil est beau. XVI Vois-tu ce bel enfant à l'air triste et rêveur? Tous ses traits sont empreints d'une noble langueur: Si, t'approchant de lui, d'une ardeur empressée, Tu cherches dans ses yeux à lire sa pensée, Il sourit doucement en te serrant la main: - Laisse-moi seul, dit-il, et t'éloigne soudain. Il écrit, et ses doigts laissent tomber sa plume, Et ses regards, errants, sur le docte volume Saisissent au hasard quelques mots parcourus. Ses yeux lisent encor, son âme ne lit plus, Mais des pleurs ont coulé sous sa paupière humide: C'est que, dans son sommeil, quelque blanche sylphide Vint, d'un songe doré lui prêtant la douceur, Se pencher sur sa tête et que son jeune coeur Poursuit le souvenir de sa forme idéale Comme un écho qui meurt, un parfum qui s'exhale. XVII Au fond de l'âme humaine est une région Où ni les droits du sang ni ceux de la raison Ni même le remords ne se sont fait entendre. Corde sensible où rien ne touche impunément. Tout l'être y correspond, et la dernière fibre Cachée au fond du coeur se tord quand elle vibre; Oh! si c'est toi surtout, Amour, Dieu tout-puissant Qui l'a frappée, alors, pareil à l'homicide, Le corrupteur dans l'ombre étend ses bras ardents Et de la jeune fille innocente et timide Sort de la Bacchante nue aux yeux étincelants! XVIII O vous, vous dont l'amour ne fut qu'une étincelle Pâle comme l'éclair que la roche recèle, Qui n'avez ici bas connu que le Désir, Ce faible enfant qui meurt dans les bras du Plaisir, Ou la satiété, ce vieillard sans courage Dont tôt ou tard l'oubli recueille l'héritage Savez-(vous) ce que c'est qu'un simple et chaste amour? Source: http://www.poesies.net