Madame De La Carlière. Par Denis Diderot. (1713-1784) TABLE DES MATIERES. Madame De La Carlière. Entretien D'Un Philosophe Avec La Maréchale de ***. Madame De La Carlière. Conte. -C'est de bonne heure. -Voyez-vous ces nuées? -Ne craignez rien; elles disparaîtront d'elles-mêmes, et sans le secours de la moindre haleine de vent. -Vous croyez? -J'en ai souvent fait l'observation en été, dans les temps chauds. La partie basse de l'atmosphère, que la pluie a dégagée de son humidité, va reprendre une portion de la vapeur épaisse qui forme le voile obscur qui vous dérobe le ciel. La masse de cette vapeur se distribuera à peu près également dans toute la masse de l'air; et, par cette exacte distribution ou combinaison, comme il vous plaira de dire, l'atmosphère deviendra transparente et lucide. C'est une opération de nos laboratoires, qui s'exécute en grand au-dessus de nos têtes. Dans quelques heures, des points azurés commenceront à percer à travers les nuages raréfiés; les nuages se raréfieront de plus en plus. Les points azurés se multiplieront et s'étendront; bientôt vous ne saurez ce que sera devenu le crêpe noir qui vous effrayait, et vous serez surpris et récréé de la limpidité de l'air, de la pureté du ciel, et de la beauté du jour. -Mais cela est vrai, car tandis que vous parliez, je regardais, et le phénomène semblait s'exécuter à vos ordres. -Ce phénomène n'est qu'une espèce de dissolution de l'eau par l'air. -Comme la vapeur, qui ternit la surface extérieure d'un verre que l'on remplit d'eau glacée n'est qu'une espèce de précipitation. -Et ces énormes ballons qui nagent ou restent suspendus dans l'atmosphère ne sont qu'une surabondance d'eau que l'air saturé ne peut dissoudre. -Ils demeurent là comme des morceaux de sucre au fond d'une tasse de café qui n'en saurait plus prendre. -Fort bien. -Et vous me promettez donc à notre retour... -Une voûte aussi étoilée que vous l'ayez jamais vue. -Puisque nous continuons notre promenade, pourriez-vous me dire, vous qui connaissez tous ceux qui fréquentent ici, quel est ce personnage long, sec et mélancolique, qui s'est assis, qui n'a pas dit un mot, et qu'on a laissé seul dans le salon, lorsque le reste de la compagnie s'est dispersée? -C'est un homme dont je respecte vraiment la douleur. -Et vous le nommez? -Le chevalier Desroches. -Ce Desroches qui, devenu possesseur d'une fortune immense à la mort d'un père avare, s'est fait un nom par sa dissipation, ses galanteries, et la diversité de ses états? -Lui-même -Ce fou qui a subi toutes sortes de métamorphoses, et qu'on a vu successivement en petit collet, en robe de palais et en uniforme? -Oui, ce fou. -Qu'il est changé! -Sa vie est un tissu d'événements singuliers. C'est une des plus malheureuses victimes des caprices du sort et des jugements inconsidérés des hommes. Lorsqu'il quitta l'Église pour la magistrature, sa famille jeta les hauts cris; et tout le sot public, qui ne manque jamais de prendre le parti des pères contre les enfants, se mit à clabauder à l'unisson. -Ce fut bien un autre vacarme, lorsqu'il se retira du tribunal pour entrer au service. -Cependant que fit-il? un trait de vigueur dont nous nous glorifierions l'un et l'autre, et qui le qualifia la plus mauvaise tête qu'il y eût; et puis vous êtes étonné que l'effréné bavardage de ces gens-là m'importune, m'impatiente, me blesse! -Ma foi, je vous avoue que j'ai jugé Desroches comme tout le monde. -Et c'est ainsi que de bouche en bouche, échos ridicules les unes des autres, un galant homme est traduit pour un plat homme, un homme d'esprit pour un sot, un homme honnête pour un coquin, un homme de courage pour un insensé, et réciproquement. Non, ces impertinents jaseurs ne valent pas la peine que l'on compte leur approbation, leur improbation pour quelque chose dans la conduite de sa vie. Écoutez, morbleu! et mourez de honte. Desroches entre conseiller au Parlement très jeune; des circonstances favorables le conduisent rapidement à la Grand'Chambre; il est de Tournelle à son tour et l'un des rapporteurs dans une affaire criminelle. D'après ses conclusions, le malfaiteur est condamné au dernier supplice. Le jour de l'exécution, il est d'usage que ceux qui ont décidé la sentence du tribunal se rendent à l'Hôtel de Ville, afin d'y recevoir les dernières dispositions du malheureux, s'il en a quelques-unes à faire, comme il arriva cette fois-là. C'était en hiver. Desroches et son collègue étaient assis devant le feu lorsqu'on leur annonça l'arrivée du patient. Cet homme que la torture avait disloqué était étendu et porté sur un matelas. En entrant, il se relève, il tourne ses regards vers le ciel, il s'écrie: Grand Dieu! tes jugements sont justes... Le voilà sur son matelas aux pieds de Desroches. Est-ce vous, Monsieur, qui m'avez condamné? lui dit-il en l'apostrophant d'une voix forte. Je suis coupable du crime dont on m'accuse, oui, je le suis, je le confesse; mais vous n'en savez rien... Puis, reprenant toute la procédure, il démontra clair comme le jour qu'il n'y avait ni solidité dans les preuves, ni justice dans la sentence. Desroches, saisi d'un tremblement universel, se lève, déchire sur lui sa robe magistrale et renonce pour jamais à la périlleuse fonction de prononcer sur la vie des hommes. Et voilà ce qu'ils appellent un fou! Un homme qui se connaît et qui craint d'avilir l'habit ecclésiastique par de mauvaises moeurs, ou de se trouver un jour souillé du sang de l'innocent. -C'est qu'on ignore ces choses-là. -C'est qu'il faut se taire, quand on ignore. -Mais pour se taire, il faut se méfier. -Et quel inconvénient à se méfier? -De refuser de la croyance à vingt personnes qu'on estime, en faveur d'un homme qu'on ne connaît pas. -Hé! Monsieur, je ne vous demande pas tant de garants quand il s'agira d'assurer le bien; mais le mal!... Laissons cela, vous m'écartez de mon récit et me donnez de l'humeur... Cependant il fallait être quelque chose. Il acheta une compagnie. -C'est-à-dire qu'il laissa le métier de condamner ses semblables pour celui de les tuer sans aucune forme de procès. -Je n'entends pas comment on plaisante en pareil cas. -Que voulez- vous! vous êtes triste et je suis gai. -C'est la suite de son histoire qu'il faut savoir, pour apprécier la valeur du caquet public. -Je la saurais, si vous vouliez. -Cela sera long. -Tant mieux. -Desroches fait la campagne de 1745 et se montre bien. Échappé aux dangers de la guerre, à deux cent mille coups de fusil, il vient se faire casser la jambe par un cheval ombrageux à douze ou quinze lieues d'une maison de campagne, où il s'était proposé de passer son quartier d'hiver; et Dieu sait comment cet accident fut arrangé par nos agréables. -C'est qu'il y a certains personnages dont on s'est fait une habitude de rire et qu'on ne plaint de rien. -Un homme qui a la jambe fracassée, cela est en effet très plaisant! Eh bien, messieurs les rieurs impertinents, riez bien; mais sachez qu'il eût peut-être mieux valu pour Desroches d'avoir été emporté par un boulet de canon ou d'être resté sur le champ de bataille, le ventre crevé d'un coup de baïonnette. Cet accident lui arriva dans un méchant petit village, où il n'y avait d'asile supportable que le presbytère ou le château. On le transporta au château qui appartenait à une jeune veuve appelée Mme de La Carlière, la dame du lieu. -Qui n'a pas entendu parler de Mme de La Carlière? Qui n'a pas entendu parler de ses complaisances sans bornes pour un vieux mari jaloux à qui la cupidité de ses parents l'avait sacrifiée à l'âge de quatorze ans? -À cet âge où l'on prend le plus sérieux des engagements, parce qu'on mettra du rouge et qu'on aura de belles boucles, Mme de La Carlière fut, avec son premier mari, la femme de la conduite la plus réservée et la plus honnête. -Je le crois, puisque vous me le dites. -Elle reçut et traita le chevalier Desroches avec toutes les attentions imaginables. Ses affaires la rappelaient à la ville; malgré ses affaires et les pluies continuelles d'un vilain automne, qui, en gonflant les eaux de la Marne qui coule dans son voisinage, l'exposait à ne sortir de chez elle qu'en bateau, elle prolongea son séjour à sa terre jusqu'à l'entière guérison de Desroches. Le voilà guéri; le voilà à côté de Mme de La Carlière dans une même voiture qui les ramène à Paris, et le chevalier, lié de reconnaissance et attaché d'un sentiment plus doux à sa jeune, riche et belle hospitalière. -Il est vrai que c'était une créature céleste; elle ne parut jamais au spectacle sans faire sensation. -Et c'est là que vous l'avez vue?... -Il est vrai. -Pendant la durée d'une intimité de plusieurs années, l'amoureux chevalier, qui n'était pas indifférent à Mme de La Carlière, lui avait proposé plusieurs fois de l'épouser; mais la mémoire récente des peines qu'elle avait endurées sous la tyrannie d'un premier époux, et plus encore cette réputation de légèreté que le chevalier s'était faite par une multitude d'aventures galantes, effrayaient Mme de La Carlière, qui ne croyait pas à la conversion des hommes de ce caractère. Elle était alors en procès avec les héritiers de son mari. -N'y eut-il pas encore des propos à l'occasion de ce procès-là? -Beaucoup et de toutes les couleurs. Je vous laisse à penser si Desroches, qui avait conservé nombre d'amis dans la magistrature, s'endormit sur les intérêts de Mme de La Carlière. -Et si nous l'en supposions reconnaissante? -Il était sans cesse à la porte des juges. -Le plaisant, c'est que, parfaitement guéri de sa fracture, il ne les visitait jamais sans un brodequin à la jambe: il prétendait que ses sollicitations appuyées de son brodequin en devenaient plus touchantes. II est vrai qu'il le plaçait tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et qu'on en faisait quelquefois la remarque. -Et que pour le distinguer d'un parent du même nom, on l'appela Desroches le Brodequin. Cependant, à l'aide du bon droit et du brodequin pathétique du chevalier, Mme de La Carlière gagna son procès. -Et devint Mme Desroches en titre. -Comme vous y allez! Vous n'aimez pas les détails communs, et je vous en fais grâce. Ils étaient d'accord, ils touchaient au moment de leur union, lorsque Mme de La Carlière, après un repas d'apparat, au milieu d'un cercle nombreux, composé des deux familles et d'un certain nombre d'amis, prenant un maintien auguste et un ton solennel, s'adressa au chevalier, et lui dit: " Monsieur Desroches, écoutez-moi. Aujourd'hui nous sommes libres l'un et l'autre; demain nous ne le serons plus; et je vais devenir maîtresse de votre bonheur ou de votre malheur; vous, du mien. J'y ai bien réfléchi. Daignez y penser aussi sérieusement. Si vous vous sentez ce même penchant à l'inconstance qui vous a dominé jusqu'à présent, si je ne suffisais pas à toute l'étendue de vos désirs, ne vous engagez pas, je vous en conjure par vous-même et par moi. Songez que moins je me crois faite pour être négligée, plus je ressentirais vivement une injure. J'ai de la vanité et beaucoup. Je ne sais pas haïr, mais personne ne sait mieux mépriser, et je ne reviens point du mépris. Demain, au pied des autels, vous jurerez de m'appartenir et de n'appartenir qu'à moi. Sondez-vous; interrogez votre coeur, tandis qu'il en est encore temps; songez qu'il y va de ma vie. Monsieur, on me blesse aisément; et la blessure de mon âme ne cicatrise point; elle saigne toujours. Je ne me plaindrai point, parce que la plainte importune d'abord, finit par aigrir le mal, et parce que la pitié est un sentiment qui dégrade celui qui l'inspire. Je renfermerai ma douleur et j'en périrai. Chevalier, je vais vous abandonner ma personne et mon bien, vous résigner mes volontés et mes fantaisies, vous serez tout au monde pour moi, mais il faut que je sois tout au monde pour vous; je ne puis être satisfaite à moins. Je suis, je crois, l'unique pour vous dans ce moment, et vous l'êtes certainement pour moi; mais il est très possible que nous rencontrions, vous une femme qui soit plus aimable, moi quelqu'un qui me le paraisse. Si la supériorité de mérite, réelle ou présumée, justifiait l'inconstance, il n'y aurait plus de moeurs. J'ai des moeurs, je veux en avoir, je veux que vous en ayez. C'est par tous les sacrifices imaginables, que je prétends vous acquérir sans réserve. Voilà mes droits, voilà mes titres, et je n'en rabattrai jamais rien. Je ferai tout pour que vous ne soyez pas seulement un inconstant, mais pour qu'au jugement des hommes sensés, au jugement de votre propre conscience, vous soyez le dernier des ingrats. J'accepte le même reproche, si je ne réponds pas à vos soins, à vos égards, à votre tendresse, au delà de vos espérances. J'ai appris ce dont j'étais capable, à côté d'un époux qui ne me rendait les devoirs d'une femme ni faciles ni agréables. Vous savez à présent ce que vous avez à attendre de moi. Voyez ce que vous avez à craindre de vous. Parlez-moi, chevalier, parlez- moi nettement. Ou je deviendrai votre épouse, ou je resterai votre amie: l'alternative n'est pas cruelle. Mon ami, mon tendre ami, je vous en conjure, ne m'exposez pas à détester, à fuir le père de mes enfants, et peut-être, dans un accès de désespoir, à repousser leurs innocentes caresses. Que je puisse, toute ma vie, avec un nouveau transport, vous retrouver en eux et me réjouir d'avoir été leur mère. Donnez-moi la plus grande marque de confiance qu'une femme honnête ait sollicitée d'un galant homme; refusez-moi, si vous croyez que je me mette à un trop haut prix. Loin d'en être offensée, je jetterai mes bras autour de votre cou; et l'amour de celles que vous avez captivées et les fadeurs que vous leur avez débitées ne vous auront jamais valu un baiser aussi sincère, aussi doux que celui que vous aurez obtenu de votre franchise et de ma reconnaissance! " -Je crois avoir entendu dans le temps une parodie bien comique de ce discours. -Et par quelque bonne amie de Mme de La Carlière? -Ma foi, je me la rappelle, vous avez deviné. -Et cela ne suffirait pas à rencogner un homme au fond d'une forêt, loin de toute cette décente canaille, pour laquelle il n'y a rien de sacré? J'irai, cela finira par là, rien n'est plus sûr, j'irai. L'assemblée, qui avait commencé par sourire, finit par verser des larmes. Desroches se précipita aux genoux de Mme de La Carlière, se répandit en protestations honnêtes et tendres, n'omit rien de ce qui pouvait aggraver ou excuser sa conduite passée, compara Mme de La Carlière aux femmes qu'il avait connues et délaissées, tira de ce parallèle juste et flatteur des motifs de la rassurer, de se rassurer lui-même contre un penchant à la mode, une effervescence de jeunesse, le vice des moeurs générales plutôt que le sien; ne dit rien qu'il ne pensât et qu'il ne se promît de faire. Mme de La Carlière le regardait, l'écoutait, cherchait à le pénétrer dans ses discours, dans ses mouvements, et interprétait tout à son avantage. -Pourquoi non, s'il était vrai? -Elle lui avait abandonné une de ses mains, qu'il baisait, qu'il pressait contre son coeur, qu'il baisait encore, qu'il mouillait de ses larmes. Tout le monde partageait leur tendresse: toutes les femmes sentaient comme Mme de La Carlière, tous les hommes comme le chevalier. -C'est l'effet de ce qui est honnête, de ne laisser à une grande assemblée qu'une pensée et qu'une âme. Comme on s'estime, comme on s'aime tous dans ces moments! Par exemple, que l'humanité est belle au spectacle! Pourquoi faut-il qu'on se sépare si vite! Les hommes sont si bons et si heureux lorsque l'honnête réunit leurs suffrages, les confond, les rend uns! -Nous jouissions de ce bonheur qui nous assimilait, lorsque Mme de La Carlière, transportée d'un mouvement d'âme exaltée, se leva et dit à Desroches: " Chevalier, je ne vous crois pas encore, mais tout à l'heure je vous croirai... " -La petite comtesse jouait sublimement cet enthousiasme de sa belle cousine. -Elle est bien plus faite pour le jouer que pour le sentir. " Les serments prononcés au pied des autels... " Vous riez? -Ma foi, je vous en demande pardon, mais je vois encore la petite comtesse hissée sur la pointe de ses pieds et j'entends son ton emphatique. -Allez, vous êtes un scélérat, un corrompu comme tous ces gens-là, et je me tais. -Je vous promets de ne plus rire. -Prenez-y garde. -Eh bien, les serments prononcés au pied des autels... -" Ont été suivis de tant de parjures, que je ne fais aucun compte de la promesse solennelle de demain. La présence de Dieu est moins redoutable pour nous que le jugement de nos semblables. Monsieur Desroches, approchez. Voilà ma main, donnez-moi la vôtre, et jurez-moi une fidélité, une tendresse éternelle; attestez-en les hommes qui nous entourent. Permettez que, s'il arrive que vous me donniez quelques sujets légitimes de me plaindre, je vous dénonce à ce tribunal et vous livre à son indignation: consentez qu'ils se rassemblent à ma voix et qu'ils vous appellent traître, ingrat, perfide, homme faux, homme méchant. Ce sont mes amis et les vôtres: consentez qu'au moment où je vous perdrais, il ne vous en reste aucun. Vous, mes amis, jurez-moi de le laisser seul... " À l'instant le salon retentit des cris mêlés: Je promets, je permets, je consens, nous le jurons... et au milieu de ce tumulte délicieux, le chevalier qui avait jeté ses bras autour de Mme de La Carlière, la baisait sur le front, sur les yeux, sur les joues. -Mais, chevalier!... -Mais, madame, la cérémonie est faite; je suis votre époux, vous êtes ma femme. -Au fond des bois, assurément; ici il manque une petite formalité d'usage. En attendant mieux, tenez, voilà mon portrait, faites-en ce qu'il vous plaira. N'avez-vous pas ordonné le vôtre? si vous l'avez, donnez-le-moi. -Desroches présenta son portrait à Mme de La Carlière qui le mit à son bras et qui se fit appeler, le reste de la journée, Mme Desroches. -Je suis bien pressé de savoir ce que cela deviendra. -Un moment de patience; je vous ai promis d'être long, et il faut que je tienne parole. Mais... il est vrai: c'était dans le temps de votre grande tournée et vous étiez alors absent du royaume. Deux ans, deux ans entiers, Desroches et sa femme furent les époux les plus unis, les plus heureux. On crut Desroches vraiment corrigé et il l'était en effet. Ses amis de libertinage, qui avaient entendu parler de la scène précédente et qui en avaient plaisanté, disaient que c'était réellement le prêtre qui portait malheur et que Mme de La Carlière avait découvert, au bout de deux mille ans, le secret d'esquiver la malédiction du sacrement. Desroches eut un enfant de Mme de La Carlière, que j'appellerai Mme Desroches, jusqu'à ce qu'il me convienne d'en user autrement; elle voulut absolument le nourrir. Ce fut un long et périlleux intervalle pour un jeune homme d'un tempérament ardent, et peu fait à cette espèce de régime. Tandis que Mme Desroches était à ses fonctions... -Son mari se répandait dans la société, et il eut le malheur de trouver un jour sur son chemin une de ces femmes séduisantes, artificieuses, secrètement irritées de voir ailleurs une concorde qu'elles ont exclue de chez elles, et dont il semble que l'étude et la consolation soient de plonger les autres dans la misère qu'elles éprouvent. -C'est votre histoire, mais ce n'est pas la sienne. Desroches, qui se connaissait, qui connaissait sa femme, qui la respectait, qui la redoutait... -C'est presque la même chose... -Passait ses journées à côté d'elle. Son enfant, dont il était fou, était presque aussi souvent entre ses bras qu'entre ceux de la mère, dont il s'occupait, avec quelques amis communs, à soulager la tâche honnête, mais pénible, par la variété des amusements domestiques. -Cela est fort beau. -Certainement. Un de ses amis s'était engagé dans les opérations du gouvernement. Le ministère lui redevait une somme considérable, qui faisait presque toute sa fortune, et dont il sollicitait inutilement la rentrée. Il s'en ouvrit à Desroches. Celui-ci se rappela qu'il avait été autrefois fort bien avec une femme assez puissante par ses liaisons pour finir cette affaire. Il se tut, mais dès le lendemain il vit cette femme et lui parla. On fut enchanté de retrouver et de servir un galant homme qu'on avait tendrement aimé et sacrifié à des vues ambitieuses. Cette première entrevue fut suivie de plusieurs autres. Cette femme était charmante; elle avait des torts, et la manière dont elle s'en expliquait n'était point équivoque. Desroches fut quelque temps incertain de ce qu'il ferait. -Ma foi, je ne sais pas pourquoi. -Mais moitié goût, désoeuvrement ou faiblesse, moitié crainte qu'un misérable scrupule... -Sur un amusement assez indifférent à sa femme. -Ne ralentît la vivacité de la protectrice de son ami et n'arrêtât le succès de sa négociation, il oublia un moment Mme Desroches et s'engagea dans une intrigue que sa complice avait le plus grand intérêt de tenir secrète, et dans une correspondance nécessaire et suivie. On se voyait peu, mais on s'écrivait souvent. J'ai dit cent fois aux amants: N'écrivez point, les lettres vous perdront: tôt ou tard le hasard en détournera une de son adresse. Le hasard combine tous les cas possibles, et il ne lui faut que du temps pour amener la chance fatale. -Aucuns ne vous ont cru? -Et tous se sont perdus, et Desroches, comme cent mille qui l'ont précédé, et cent mille qui le suivront. Celui-ci gardait les siennes dans un de ces petits coffrets cerclés en dessus et par les côtés de lames d'acier. À la ville, à la campagne, le coffret était sous la clef d'un secrétaire. En voyage, il était déposé dans une des malles de Desroches, sur le devant de la voiture. Cette fois-ci il était sur le devant. Ils partent, ils arrivent. En mettant pied à terre, Desroches donne à un domestique le coffret à porter dans son appartement où l'on n'arrivait qu'en traversant celui de sa femme. Là, l'anneau casse, le coffret tombe, le dessus se sépare du reste, et voilà une multitude de lettres éparses aux pieds de Mme Desroches. Elle en ramasse quelques-unes et se convainc de la perfidie de son époux. Elle ne se rappela jamais cet instant sans frisson. Elle me disait qu'une sueur froide s'était échappée de toutes les parties de son corps, et qu'il lui avait semblé qu'une griffe de fer lui serrait le coeur et tiraillait ses entrailles. Que va-t-elle devenir? Que fera-t-elle? Elle se recueillit, elle rappela ce qui lui restait de raison et de force: entre ces lettres, elle fit choix de quelques-unes des plus significatives; elle rajusta le fond du coffret, et ordonna au domestique de le placer dans l'appartement de son maître, sans parler de ce qui venait d'arriver, sous peine d'être chassé sur-le-champ. Elle avait promis à Desroches qu'il n'entendrait jamais une plainte de sa bouche; elle tint parole. Cependant la tristesse s'empara d'elle; elle pleurait quelquefois; elle voulait être seule, chez elle ou à la promenade; elle se faisait servir dans son appartement; elle gardait un silence continu; il ne lui échappait que quelques soupirs involontaires. L'affligé mais tranquille Desroches traitait cet état de vapeurs, quoique les femmes qui nourrissent n'y soient pas sujettes. En très peu de temps la santé de sa femme s'affaiblit, au point qu'il fallut quitter la campagne et s'en revenir à la ville. Elle obtint de son mari de faire la route dans une voiture séparée. De retour, ici, elle mit dans ses procédés tant de réserve et d'adresse, que Desroches, qui ne s'était point aperçu de la soustraction des lettres, ne vit dans les légers dédains de sa femme, son indifférence, ses soupirs échappés, ses larmes retenues, son goût pour la solitude, que les symptômes accoutumés de l'indisposition qu'il lui croyait. Quelquefois il lui conseillait d'interrompre la nourriture de son enfant; c'était précisément le seul moyen d'éloigner, tant qu'il lui plairait, un éclaircissement entre elle et son mari. Desroches continuait donc de vivre à côté de sa femme, dans la plus entière sécurité sur le mystère de sa conduite, lorsqu'un matin elle lui apparut grande, noble, digne, vêtue du même habit et parée des mêmes ajustements qu'elle avait portés dans la cérémonie domestique de la veille de son mariage. Ce qu'elle avait perdu de fraîcheur et d'embonpoint, ce que la peine secrète dont elle était consumée lui avait ôté de charmes, était réparé avec avantage par la noblesse de son maintien. Desroches écrivait à son amie lorsque sa femme entra. Le trouble les saisit l'un et l'autre; mais, tous les deux également habiles et intéressés à dissimuler, ce trouble ne fit que passer. Ô ma femme! s'écria Desroches en la voyant et en chiffonnant, comme de distraction, le papier qu'il avait écrit, que vous êtes belle! Quels sont donc vos projets du jour? -Mon projet, monsieur, est de rassembler les deux familles. Nos amis, nos parents sont invités, et je compte sur vous. -Certainement. À quelle heure me désirez-vous? -À quelle heure je vous désire? mais... à l'heure accoutumée. -Vous avez un éventail et des gants, est-ce que vous sortez? -Si vous le permettez. -Et pourrait-on savoir où vous allez? -Chez ma mère. -Je vous prie de lui présenter mon respect. -Votre respect? -Assurément... Mme Desroches ne rentra qu'à l'heure de se mettre à table. Les convives étaient arrivés. On l'attendait. Aussitôt qu'elle parut, ce fut la même exclamation que celle de son mari; les hommes, les femmes l'entourèrent en disant tous à la fois: Mais voyez donc qu'elle est belle!... Les femmes rajustaient quelque chose qui s'était dérangé à la coiffure. Les hommes, placés à distance et immobiles d'admiration, répétaient entre eux: Non, Dieu ni la Nature n'ont rien fait, n'ont rien pu faire de plus imposant, de plus grand, de plus beau, de plus noble, de plus parfait. Mais, ma femme, lui disait Desroches, vous ne me paraissez pas sensible à l'impression que vous faites sur nous. De grâce, ne souriez pas, un souris, accompagné de tant de charmes, nous ravirait à tous le sens commun... Mme Desroches répondit d'un léger mouvement d'indignation, détourna la tête et porta son mouchoir à ses yeux qui commençaient à s'humecter. Les femmes, qui remarquent tout, se demandaient tout bas: Qu'a-t-elle donc? On dirait qu'elle a envie de pleurer... Desroches, qui les devinait, portait la main à son front et leur faisait signe que la tête de madame était un peu dérangée. -En effet, on m'écrivit au loin qu'il se répandait un bruit sourd que la belle Mme Desroches, ci-devant la belle Mme de La Carlière, était devenue folle. -On servit. La gaieté se montrait sur tous les visages, excepté sur celui de Mme de La Carlière. Desroches la plaisanta légèrement sur son air de dignité. Il ne faisait pas assez de cas de sa raison ni de celle de ses amis pour craindre le danger d'un de ses souris: Ma femme, si tu voulais sourire... Mme de La Carlière affecta de ne pas entendre et garda son air grave. Les femmes dirent que toutes les physionomies lui allaient si bien qu'on pouvait lui en laisser le choix. Le repas est achevé; on rentre dans le salon; le cercle est formé. Mme de La Carlière... -Vous voulez dire Mme Desroches? -Non, il ne me plaît plus de l'appeler ainsi. Mme de La Carlière sonne; elle fait signe, on lui apporte son enfant. Elle le reçoit en tremblant, elle découvre son sein, lui donne à téter et le rend à la gouvernante, après l'avoir regardé tristement et mouillé d'une larme qui tomba sur le visage de l'enfant. Elle dit, en essuyant cette larme: Ce ne sera pas la dernière... Mais ces mots furent prononcés si bas, qu'on les entendit à peine. Ce spectacle attendrit tous les assistants et établit dans le salon un silence profond. Ce fut alors que Mme de La Carlière se leva et, s'adressant à la compagnie, dit ce qui suit ou l'équivalent: " Mes parents, mes amis, vous y étiez tous le jour que j'engageai ma foi à M. Desroches et qu'il m'engagea la sienne. Les conditions auxquelles je reçus sa main et lui donnai la mienne, vous vous les rappelez sans doute. Monsieur Desroches, parlez, ai-je été fidèle à mes promesses?... -Jusqu'au scrupule. -Et vous, monsieur, vous m'avez trompée, vous m'avez trahie... -Moi, madame!... -Vous, monsieur. -Qui sont les malheureux, les indignes... -Il n'y a de malheureux ici que moi, et d'indigne que vous... -Madame... ma femme... -Je ne la suis plus. -Madame!... -Monsieur, n'ajoutez pas le mensonge et l'arrogance à la perfidie. Plus vous vous défendrez, plus vous serez confus. Épargnez-vous vous-même... " En achevant ces mots elle tira les lettres de sa poche, en présenta de côté quelques-unes à Desroches, et distribua les autres aux assistants. On les prit, mais on ne les lisait pas. " Messieurs, mesdames, disait Mme de La Carlière, lisez et jugez-nous. Vous ne sortirez point d'ici sans avoir prononcé... " Puis, s'adressant à Desroches: " Vous, monsieur, vous devez connaître l'écriture. " On hésita encore; mais, sur les instances réitérées de Mme de La Carlière, on lut. Cependant Desroches, tremblant, immobile, s'était appuyé la tête contre une glace, le dos tourné à la compagnie, qu'il n'osait regarder. Un de ses amis en eut pitié, le prit par la main, et l'entraîna hors du salon. -Dans les détails qu'on me fit de cette scène, on me disait qu'il avait été bien plat et sa femme honnêtement ridicule. -L'absence de Desroches mit à l'aise: on convint de sa faute, on approuva le ressentiment de Mme de La Carlière, pourvu qu'elle ne le poussât pas trop loin; on s'attroupa autour d'elle, on la pressa, on la supplia, on la conjura; l'ami qui avait entraîné Desroches entrait et sortait, l'instruisant de ce qui se passait. Mme de La Carlière resta ferme dans une résolution dont elle ne s'était point encore expliquée. Elle ne répondait que le même mot à tout ce qu'on lui représentait; elle disait aux femmes: Mesdames, je ne blâme point votre indulgence... aux hommes: Messieurs, cela ne se peut; la confiance est perdue, et il n'y a point de ressource... On ramena le mari; il était plus mort que vif, il tomba plutôt qu'il ne se jeta aux pieds de sa femme, il y restait sans parler. Mme de La Carlière lui dit: Monsieur, relevez-vous. Il se releva, et elle ajouta: " Vous êtes un mauvais époux; êtes-vous, n'êtes-vous pas un galant homme? C'est ce que je vais savoir. Je ne puis ni vous aimer ni vous estimer, c'est vous déclarer que nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble. Je vous abandonne ma fortune, je n'en réclame qu'une partie suffisante pour ma subsistance étroite et celle de mon enfant. Ma mère est prévenue, j'ai un logement préparé chez elle, et vous permettrez que je l'aille occuper sur- le-champ. La seule grâce que je demande et que je suis en droit d'obtenir, c'est de m'épargner un éclat qui ne changerait pas mes desseins, et dont le seul effet serait d'accélérer la cruelle sentence que vous avez prononcée contre moi. Soufrez que j'emporte mon enfant, et que j'attende à côté de ma mère qu'elle me ferme les yeux ou que je ferme les siens. Si vous avez de la peine, soyez sûr que ma douleur et le grand âge de ma mère la finiront bientôt... " Cependant les pleurs coulaient de tous les yeux; les femmes lui tenaient les mains, les hommes s'étaient prosternés. Mais ce fut lorsque Mme de La Carlière s'avança vers la porte, tenant son enfant entre ses bras, qu'on entendit des sanglots et des cris. Le mari criait: Ma femme! ma femme! écoutez-moi. Vous ne savez pas... Les hommes criaient, les femmes criaient: Madame Desroches! Madame!.. Le mari criait: Mes amis, la laisserez-vous aller! Arrêtez-la, arrêtez-la donc! Qu'elle m'entende, que je lui parle... Comme on le pressait de se jeter au-devant d'elle: Non, disait-il, je ne saurais, je n'oserais; moi, porter une main sur elle! la toucher! je n'en suis pas digne... Mme de La Carlière partit. J'étais chez sa mère lorsqu'elle y arriva, brisée des efforts qu'elle s'était faits. Trois de ses domestiques l'avaient descendue de sa voiture et la portaient par la tête et par les pieds; suivait la gouvernante, pâle comme la mort, avec l'enfant endormi sur son sein. On déposa cette malheureuse femme sur un lit de repos, où elle resta longtemps sans mouvement, sous les yeux de sa vieille et respectable mère, qui ouvrait la bouche sans crier, qui s'agitait autour d'elle, qui voulait secourir sa fille, et qui ne le pouvait. Enfin la connaissance lui revint; et ses premiers mots, en levant les paupières, furent: Je ne suis donc pas morte? C'est une chose bien douce que d'être morte. Ma mère, mettez-vous là, à côté de moi, et mourons toutes deux. Mais, si nous mourons, qui aura soin de ce pauvre enfant?... Alors elle prit les deux mains sèches et tremblantes de sa mère dans une des siennes, elle posa l'autre sur son enfant; elle se mit à répandre un torrent de larmes: elle sanglotait, elle voulait se plaindre; mais sa plainte et ses sanglots étaient interrompus d'un hoquet violent. Lorsqu'elle put articuler quelques paroles, elle dit: serait-il possible qu'il souffrît autant que moi! Cependant on s'occupait à consoler Desroches et à lui persuader que le ressentiment d'une faute aussi légère que la sienne ne pourrait durer, mais qu'il fallait accorder quelques instants à l'orgueil d'une femme fière, sensible et blessée, et que la solennité d'une cérémonie extraordinaire engageait presque d'honneur à une démarche violente. C'est un peu notre faute, disaient les hommes... Vraiment oui, disaient les femmes, si nous eussions vu sa sublime momerie du même oeil que le public et la comtesse, rien de ce qui nous désole à présent ne serait arrivé... C'est que les choses d'un certain appareil nous en imposent, et que nous nous laissons aller à une sotte admiration lorsqu'il n'y aurait qu'à hausser les épaules et rire... Vous verrez, vous verrez le beau train que cette dernière scène va faire, et comme on nous y tympanisera tous... Entre nous cela prêtait... De ce jour, Mme de La Carlière reprit son nom de veuve et ne souffrit jamais qu'on l'appelât Mme Desroches. Sa porte, longtemps fermée à tout le monde, le fut pour toujours à son mari. Il écrivit, on brûla ses lettres sans les ouvrir. Mme de La Carlière déclara à ses parents et à ses amis qu'elle cesserait de voir le premier qui intercéderait pour lui. Les prêtres s'en mêlèrent sans fruit; pour les grands, elle rejeta leur médiation avec tant de hauteur qu'elle en fut bientôt délivrée. -Ils dirent sans doute que c'était une impertinente, une prude renforcée. -Et les autres le répétèrent tous d'après eux. Cependant elle était absorbée dans la mélancolie; sa santé s'était détruite avec une rapidité inconcevable. Tant de personnes étaient confidentes de cette séparation inattendue et du motif singulier qui l'avait amenée, que ce fut bientôt l'entretien général. C'est ici que je vous prie de détourner vos yeux, s'il se peut, de Mme de La Carlière pour les fixer sur le public, sur cette foule imbécile qui nous juge, qui dispose de notre honneur, qui nous porte aux nues ou qui nous traîne dans la fange, et qu'on respecte d'autant plus qu'on a moins d'énergie et de vertu. Esclaves du public, vous pourrez être les fils adoptifs du tyran, mais vous ne verrez jamais le quatrième jour des Ides. Il n'y avait qu'un avis sur la conduite de Mme de La Carlière, c'était une folle à enfermer... Le bel exemple à donner et à suivre!... C'est à séparer les trois quarts des maris de leurs femmes... Les trois quarts, dites-vous? Est-ce qu'il y en a deux sur cent qui soient fidèles à la rigueur?... Mme de La Carlière est très aimable sans contredit; elle avait fait ses conditions, d'accord; c'est la beauté, la vertu, l'honnêteté même; ajoutez que le chevalier lui doit tout; mais aussi vouloir dans tout un royaume être l'unique à qui son mari s'en tienne strictement, la prétention est par trop ridicule... Et puis l'on continuait: Si le Desroches en est si féru, que ne s'adresse-t-il aux lois et que ne met-il cette femme à la raison?... Jugez de ce qu'ils auraient dit, si Desroches ou son ami avait pu s'expliquer; mais tout les réduisait au silence. Ces derniers propos furent inutilement rebattus aux oreilles du chevalier; il eût tout mis en oeuvre pour recouvrer sa femme, excepté la violence. Cependant Mme de La Carlière était une femme vénérée, et du centre de ces voix qui la blâmaient il s'en élevait quelques-unes qui hasardaient un mot de défense, mais un mot bien timide, bien faible, bien réservé, moins de conviction que d'honnêteté. -Dans les circonstances les plus équivoques, le parti de l'honnêteté se grossit sans cesse de transfuges. -C'est bien vu. -Le malheur qui dure réconcilie avec tous les hommes, et la perte des charmes d'une belle femme la réconcilie avec toutes les autres. -Encore mieux. En effet, lorsque la belle Mme de La Carlière ne présenta plus que son squelette, le propos de la commisération se mêla à celui du blâme: S'éteindre à la fleur de son âge, passer ainsi, et cela par la trahison d'un homme qu'elle avait bien averti, qui devait la connaître, et qui n'avait qu'un seul moyen d'acquitter tout ce qu'elle avait fait pour lui; car, entre nous, lorsque Desroches l'épousa, c'était un cadet de Bretagne qui n'avait que la cape et l'épée... La pauvre Mme de La Carlière! cela est pourtant bien triste... Mais aussi pourquoi ne pas retourner avec lui?... Ah! pourquoi? c'est que chacun a son caractère, et qu'il serait peut-être à souhaiter que celui-là fût plus commun; nos seigneurs et maîtres y regarderaient à deux fois. Tandis qu'on s'amusait ainsi pour et contre, en faisant du filet ou en brodant une veste, et que la balance penchait insensiblement en faveur de Mme de La Carlière, Desroches était tombé dans un état déplorable d'esprit et de corps, mais on ne le voyait pas; il s'était retiré à la campagne, où il attendait dans la douleur et dans l'ennui un sentiment de pitié qu'il avait inutilement sollicité par toutes les voies de la soumission. De son côté réduite au dernier degré d'appauvrissement et de faiblesse, Mme de La Carlière fut obligée de remettre à une mercenaire la nourriture de son enfant. L'accident qu'elle redoutait d'un changement de lait arriva; de jour en jour l'enfant dépérit et mourut. Ce fut alors qu'on dit: Savez-vous? cette pauvre Mme de La Carlière a perdu son enfant... Elle doit en être inconsolable... Qu'appelez- vous inconsolable? c'est un chagrin qui ne se conçoit pas. Je l'ai vue, cela fait pitié! on n'y tient pas... Et Desroches?... Ne me parlez pas des hommes, ce sont des tigres. Si cette femme lui était un peu chère, est-ce qu'il serait à sa campagne? est-ce qu'il n'aurait pas accouru? est-ce qu'il ne l'obséderait pas dans les rues, dans les églises, à sa porte? C'est qu'on se fait ouvrir une porte quand on le veut bien; c'est qu'on y reste, qu'on y couche, qu'on y meurt... C'est que Desroches n'avait omis aucune de ces choses et qu'on l'ignorait; car le point important n'est pas de savoir, mais de parler. On parlait donc: L'enfant est mort; qui sait si ce n'aurait pas été un monstre comme son père?... La mère se meurt... Et le mari que fait-il pendant ce temps-là?... Belle question! Le jour, il court la forêt à la suite de ses chiens, et il passe la nuit à crapuler avec des espèces comme lui. -Fort bien. -Autre événement. Desroches avait obtenu les honneurs de son état. Lorsqu'il épousa, Mme de La Carlière avait exigé qu'il quittât le service et qu'il cédât son régiment à son frère cadet. -Est-ce que Desroches avait un cadet? -Non, mais bien Mme de La Carlière. -Eh bien? -Eh bien, le jeune homme est tué à la première bataille, et voilà qu'on s'écrie de tous côtés: Le malheur est entré dans cette maison avec ce Desroches... À les entendre, on eût cru que le coup dont le jeune officier avait été tué était parti de la main de Desroches. C'était un déchaînement, un déraisonnement aussi général qu'inconcevable. À mesure que les peines de Mme de La Carlière se succédaient, le caractère de Desroches se noircissait, sa trahison s'exagérait, et sans en être ni plus ni moins coupable, il en devenait de jour en jour plus odieux. Vous croyez que c'est tout? non, non. La mère de Mme de La Carlière avait ses soixante et seize ans passés. Je conçois que la mort de son petit-fils et le spectacle assidu de la douleur de sa fille suffisaient pour abréger ses jours; mais elle était décrépite, mais elle était infirme; n'importe: on oublia sa vieillesse et ses infirmités, et Desroches fut encore responsable de sa mort. Pour le coup on trancha le mot, ce fut un misérable dont Mme de La Carlière ne pouvait se rapprocher sans fouler aux pieds toute pudeur; le meurtrier de sa mère, de son frère, de son fils! -Mais d'après cette belle logique si Mme de La Carlière fût morte, surtout après une maladie longue et douloureuse qui eût permis à l'injustice et à la haine publique de faire tous leurs progrès, ils auraient dû le regarder comme l'exécrable assassin de toute une famille. -C'est ce qui arriva et ce qu'ils firent. -Bon! -Si vous ne m'en croyez pas, adressez-vous à quelques-uns de ceux qui sont ici, et vous verrez comment ils s'en expliqueront. S'il est resté seul dans le salon, c'est qu'au moment où il s'est présenté chacun lui a tourné le dos. -Pourquoi donc? On sait qu'un homme est un coquin, mais cela n'empêche pas qu'on ne l'accueille. -L'affaire est un peu récente, et tous ces gens-là sont les parents ou les amis de la défunte. Mme de La Carlière mourut la seconde fête de la Pentecôte dernière, et savez-vous où? à Saint Eustache, à la messe de la paroisse, au milieu d'un peuple nombreux. -Mais quelle folie! on meurt dans son lit. Qui est-ce qui s'est jamais avisé de mourir à l'église? Cette femme avait projeté d'être bizarre jusqu'au bout. -Oui, bizarre, c'est le mot. Elle se trouvait un peu mieux; elle s'était confessée la veille; elle se croyait assez de force pour aller recevoir le sacrement à l'église, au lieu de l'appeler chez elle. On la porte dans une chaise. Elle entend l'office sans se plaindre et sans paraître souffrir. Le moment de la communion arrive; ses femmes lui donnent le bras et la conduisent à la sainte table; le prêtre la communie, elle s'incline comme pour se recueillir, et elle expire. -Elle expire! -Oui, elle expire bizarrement, comme vous l'avez dit. -Et Dieu sait le tumulte!... -Laissons cela, on le conçoit de reste, et venons à la suite. -C'est que cette femme en devint cent fois plus intéressante et son mari cent fois plus abominable. -Cela va sans dire. -Et ce n'est pas tout? -Non. Le hasard voulut que Desroches se trouvât sur le passage de Mme de La Carlière lorsqu'on la transférait morte de l'église dans sa maison. -Tout semble conspirer contre ce pauvre diable. -Il approche, il reconnaît sa femme, il pousse des cris. On demande qui est cet homme. Du milieu de la foule il s'élève une voix indiscrète (c'était celle d'un prêtre de la paroisse), qui dit: C'est l'assassin de cette femme... Desroches ajoute, en se tordant les bras, en s'arrachant les cheveux: Oui, oui, je le suis... À l'instant, on s'attroupe autour de lui, on le charge d'imprécations, on ramasse des pierres, et c'était un homme assommé sur la place, si quelques honnêtes gens ne l'avaient sauvé de la fureur de la populace irritée. -Et quelle avait été sa conduite pendant la maladie de sa femme? -Aussi bonne qu'elle pouvait l'être. Trompé, comme nous tous, par Mme de La Carlière qui dérobait aux autres et qui peut-être se dissimulait à elle- même sa fin prochaine... -J'entends, il n'en fut pas moins un barbare, un inhumain. -Une bête féroce qui avait enfoncé peu à peu un poignard dans le sein d'une femme divine, son épouse et sa bienfaitrice, et qu'il avait laissé périr, sans se montrer, sans donner le moindre signe d'intérêt et de sensibilité. -Et cela pour n'avoir pas su ce qu'on lui cachait. -Et ce qui était ignoré de ceux-mêmes qui vivaient autour d'elle. -Et qui étaient à portée de la voir tous les jours. -Précisément, et voilà ce que c'est que le jugement public de nos actions particulières. Voilà comme une faute légère... -Ô très légère. -S'aggrave à leurs yeux par une suite d'événements qu'il était de toute impossibilité de prévoir et d'empêcher. -Même par des circonstances tout à fait étrangères à la première origine, telles que la mort du frère de Mme de La Carlière par la cession du régiment de Desroches. -C'est qu'ils sont en bien comme en mal alternativement panégyristes ridicules ou censeurs absurdes; l'événement est toujours la mesure de leur éloge et de leur blâme. Mon ami, écoutez-les, s'ils ne vous ennuient pas, mais ne les croyez point et ne les répétez jamais, sous peine d'appuyer une impertinence de la vôtre. À quoi pensez- vous donc? vous rêvez. -Je change la thèse, en supposant un procédé plus ordinaire à Mme de La Carlière. Elle trouve les lettres; elle boude. Au bout de quelques jours l'humeur amène une explication et l'oreiller un raccommodement, comme c'est l'usage. Malgré les excuses, les protestations et les serments renouvelés, le caractère léger de Desroches le rentraîne dans une seconde erreur; autre bouderie, autre explication, autre raccommodement, autres serments, autres parjures, et ainsi de suite pendant une trentaine d'années, comme c'est l'usage. Cependant Desroches est un galant homme, qui s'occupe à réparer, par des égards multipliés, par une complaisance sans bornes, une assez petite injure. -Comme il n'est pas toujours d'usage. -Point de séparation, point d'éclat; ils vivent ensemble comme nous vivons tous; et la belle-mère, et la mère, et le frère, et l'enfant, seraient morts qu'on n'en aurait pas sonné le mot. -Ou qu'on n'en aurait parlé que pour plaindre un infortuné poursuivi par le sort et accablé de malheurs. -Il est vrai. -D'où je conclus que vous n'êtes pas loin d'accorder à cette vilaine bête, à cent mille mauvaises têtes et à autant de mauvaises langues, tout le mépris qu'elles méritent. Mais tôt ou tard le sens commun lui revient, et le discours de l'avenir rectifie le bavardage du présent. -Ainsi vous croyez qu'il y aura un moment où la chose sera vue telle qu'elle est, Mme de La Carlière accusée et Desroches absous? -Je ne pense pas même que ce moment soit éloigné. Premièrement, parce que les absents ont tort et qu'il n'y a pas d'absent plus absent qu'un mort. Secondement, c'est qu'on parle, on dispute, les aventures les plus usées reparaissent en conversation et sont pesées avec moins de partialité. C'est qu'on verra peut-être encore dix ans ce pauvre Desroches, comme vous l'avez vu, traînant de maison en maison sa malheureuse existence; qu'on se rapprochera de lui, qu'on l'interrogera, qu'on l'écoutera, qu'il n'aura plus aucune raison de se taire, qu'on saura le fond de son histoire, qu'on réduira sa première sottise à rien. -À ce qu'elle vaut. -Et que nous sommes assez jeunes tous deux pour entendre traiter la belle, la grande, la vertueuse, la digne Mme de La Carlière d'inflexible et hautaine bégueule; car ils se poussent tous les uns les autres, et comme ils n'ont point de règles dans leurs jugements, ils n'ont pas plus de mesure dans leur expression. -Mais si vous aviez une fille à marier, la donneriez-vous à Desroches? -Sans délibérer; parce que le hasard l'avait engagé dans un de ces pas glissants dont ni vous, ni moi, ni personne ne peut se promettre de se tirer; parce que l'amitié, l'honnêteté, la bienfaisance, toutes les circonstances possibles, avaient préparé sa faute et son excuse; parce que la conduite qu'il a tenue, depuis sa séparation volontaire d'avec sa femme, a été irrépréhensible, et que, sans approuver les maris infidèles, je ne prise pas autrement les femmes qui mettent tant d'importance à cette rare qualité. Et puis j'ai mes idées, peut-être justes, à coup sûr bizarres, sur certaines actions, que je regarde moins comme des vices de l'homme que comme des conséquences de nos législations absurdes, sources de moeurs aussi absurdes qu'elles, et d'une dépravation que j'appellerais volontiers artificielle. Cela n'est pas trop clair, mais cela s'éclaircira peut-être une autre fois. Et regagnons notre gîte; j'entends d'ici les cris enroués de deux ou trois de nos vieilles brelandières qui vous appellent, sans compter que voilà le jour qui tombe et la nuit qui s'avance avec ce nombreux cortège d'étoiles que je vous avais promis. -Il est vrai. Entretien D'Un Philosophe Avec La Maréchale de ***. L'Entretien d'un Philosophe avec la Maréchale de *** fut publié pour la première fois dans la Correspondance secrète de Métra (numéro du 23 juillet 1776). Diderot (1713-1784) avait alors 63 ans et l'entretien " si on le replace à sa date, a dit André Lefèvre, apparaît comme la conclusion sereine, tolérante et narquoise, d'une longue expérience... Jamais la démolition de la morale révélée et de l'échafaudage métaphysique n'a été exécutée d'une main plus correcte et plus ferme ". On s'étonnera sans doute des dernières paroles que Diderot met dans la bouche de l'athée Crudeli et qui semblent renier tout ce qu'il a dit précédemment. Mais n'oublions pas que cet admirable dialogue fut écrit en 1776, près de vingt ans avant la Révolution, et que sans ces deux petites phrases, mises là pour faire passer le reste, il n'aurait, très probablement, pas pu être imprimé. J'avais je ne sais quelle affaire à traiter avec le maréchal de ***; j'allais à son hôtel un matin; il était absent; je me fis annoncer à madame la maréchale. C'est une femme charmante; elle est belle et dévote comme un ange; elle a la douceur peinte sur son visage; et puis, un son de voix et une naïveté de discours tout à fait avenants à sa physionomie. Elle était à sa toilette. On m'approche un fauteuil; je m'assieds, et nous causons. Sur quelques propos de ma part, qui l'édifièrent et qui la surprirent (car elle était dans l'opinion que celui qui nie la très sainte Trinité est un homme de sac et de corde, qui finira par être pendu), elle me dit: -N'êtes-vous pas monsieur Crudeli? -Oui, madame. -C'est donc vous qui ne croyez rien? -Moi-même. -Cependant votre morale est d'un croyant. -Pourquoi non, quand il est honnête homme? -Et cette morale-là, vous la pratiquez? -De mon mieux. -Quoi! vous ne volez point, vous ne tuez point, vous ne pillez point? -Très rarement. -Que gagnez-vous à ne pas croire? -Rien du tout, madame la maréchale. Est-ce qu'on croit parce qu'il y a quelque chose à gagner? -Je ne sais; mais la raison d'intérêt ne gâte rien aux affaires de ce monde ni de l'autre. -J'en suis un peu fâché pour notre pauvre espèce humaine. Nous n'en valons pas mieux. -Quoi! vous ne volez point? -Non, d'honneur. -Si vous n'êtes ni voleur ni assassin, convenez du moins que vous n'êtes pas conséquent. -Pourquoi donc? -C'est qu'il me semble que si je n'avais rien à espérer ni à craindre quand je n'y serai plus, il y a bien des petites douceurs dont je ne me sèvrerais pas, à présent que j'y suis. J'avoue que je prête à Dieu à la petite semaine. -Vous l'imaginez? -Ce n'est point une imagination, c'est un fait. -Et pourrait-on vous demander quelles sont ces choses que vous vous permettriez si vous étiez incrédule? -Non pas, s'il vous plaît; c'est un article de ma confession. -Pour moi, je mets à fonds perdu. -C'est la ressource des gueux. -M'aimeriez-vous mieux usurier? -Mais oui: on peut faire de l'usure avec Dieu tant qu'on veut; on ne le ruine pas. Je sais bien que cela n'est pas délicat, mais qu'importe? Comme le point est d'attraper le ciel, ou d'adresse ou de force, il faut tout porter en ligne de compte, ne négliger aucun profit. Hélas! nous aurons beau faire, notre mise sera toujours bien mesquine en comparaison de la rentrée que nous attendons. Et vous n'attendez rien, vous? -Rien. -Cela est triste. Convenez donc que vous êtes méchant ou bien fou! -En vérité, je ne saurais, madame la maréchale. -Quel motif peut avoir un incrédule d'être bon, s'il n'est pas fou? Je voudrais bien le savoir. -Et je vais vous le dire. -Vous m'obligerez. -Ne pensez-vous pas qu'on peut être si heureusement né qu'on trouve un grand plaisir à faire le bien? -Je le pense. -Qu'on peut avoir reçu une excellente éducation qui fortifie le penchant naturel à la bienfaisance? -Assurément. -Et que, dans un âge plus avancé, l'expérience nous ait convaincus qu'à tout prendre il vaut mieux, pour son bonheur dans ce monde, être un honnête homme qu'un coquin? -Oui-dà; mais comment est-on un honnête homme, lorsque de mauvais principes se joignent aux passions pour entraîner au mal? -On est inconséquent; et y a-t-il rien de plus commun que d'être inconséquent? -Hélas! malheureusement non: on croit, et tous les jours, on se conduit comme si l'on ne croyait pas. -Et sans croire, on se conduit à peu près comme si l'on croyait. -À la bonne heure; mais quel inconvénient y aurait-il à avoir une raison de plus, la religion, pour faire le bien, et une raison de moins, l'incrédulité, pour mal faire. -Aucun, si la religion était un motif de faire le bien, et l'incrédulité un motif de faire le mal. -Est-ce qu'il y a quelque doute là-dessus? Est-ce que l'esprit de religion n'est pas de contrarier cette vilaine nature corrompue; et celui de l'incrédulité, de l'abandonner à sa malice, en l'affranchissant de la crainte? -Ceci, madame la maréchale, va nous jeter dans une longue discussion. -Qu'est-ce que cela fait? Le maréchal ne rentrera pas sitôt; et il vaut mieux que nous parlions raison, que de médire de notre prochain. -Il faudra que je reprenne les choses d'un peu haut. -De si haut que vous voudrez, pourvu que je vous entende. -Si vous ne m'entendiez pas, ce serait bien ma faute. -Cela est poli; mais il faut que vous sachiez que je n'ai jamais lu que mes Heures, et que je ne suis guère occupée qu'à pratiquer l'Évangile et à faire des enfants. -Ce sont deux devoirs dont vous vous êtes bien acquittée. -Oui, pour les enfants. J'en ai six tout venus et un septième qui frappe à la porte: mais commencez. -Madame la maréchale, y a-t-il quelque bien, dans ce monde-ci, qui soit sans inconvénient? -Aucun. -Et quelque mal qui soit sans avantage? -Aucun. -Qu'appelez-vous donc mal ou bien? -Le mal, ce sera ce qui a le plus d'inconvénients que d'avantages; et le bien, au contraire, ce qui a plus d'avantages que d'inconvénients. -Madame la maréchale aura-t-elle la bonté de se souvenir de sa définition du bien et du mal? -Je m'en souviendrai. Vous appelez cela une définition? -Oui. -C'est donc de la philosophie? -Excellente. -Et j'ai fait de la philosophie! -Ainsi, vous êtes persuadée que la religion a plus d'avantages que d'inconvénients; et c'est pour cela que vous l'appelez un bien? -Oui. -Pour moi, je ne doute point que votre intendant ne vous vole un peu moins la veille de Pâques que le lendemain des fêtes; et que de temps en temps la religion n'empêche nombre de petits maux et ne produise nombre de petits biens. -Petit à petit, cela fait somme. -Mais croyez-vous que les terribles ravages qu'elle a causés dans les temps passés, et qu'elle causera dans les temps à venir, soient suffisamment compensés par ces guenilleux avantages-là? Songez qu'elle a créé et qu'elle perpétue la plus violente antipathie entre les nations. Il n'y a pas un musulman qui n'imaginât faire une action agréable à Dieu et au saint Prophète, en exterminant tous les chrétiens, qui, de leur côté, ne sont guère plus tolérants. Songez qu'elle a créé et qu'elle perpétue, dans une même contrée, des divisions qui se sont rarement éteintes sans effusion de sang. Notre histoire ne nous en offre que de trop récents et de trop funestes exemples. Songez qu'elle a créé et qu'elle perpétue, dans la société entre les citoyens, et dans la famille entre les proches, les haines les plus fortes et les plus constantes. Le Christ a dit qu'il était venu pour séparer l'époux de la femme, la mère de ses enfants, le frère de la soeur, l'ami de l'ami; et sa prédiction ne s'est que trop fidèlement accomplie. -Voilà bien les abus; mais ce n'est pas la chose. -C'est la chose, si les abus en sont inséparables. -Et comment me montrerez-vous que les abus de la religion sont inséparables de la religion? -Très aisément; dites-moi, si un misanthrope s'était proposé de faire le malheur du genre humain, qu'aurait-il pu inventer de mieux que la croyance en un être incompréhensible sur lequel les hommes n'auraient jamais pu s'entendre, et auquel ils auraient attaché plus d'importance qu'à leur vie? Or, est-il possible de séparer de la notion d'une divinité l'incompréhensibilité la plus profonde et l'importance la plus grande? -Non. -Concluez donc. -Je conclus que c'est une idée qui n'est pas sans conséquence dans la tête des fous. -Et ajoutez que les fous ont toujours été et seront toujours le plus grand nombre; et que les plus dangereux sont ceux que la religion fait, et dont les perturbateurs de la société savent tirer bon parti dans l'occasion. -Mais il faut quelque chose qui effraie les hommes sur les mauvaises actions qui échappent à la sévérité des lois; et si vous détruisez la religion, que lui substituerez-vous? -Quand je n'aurais rien à mettre à la place, ce serait toujours un terrible préjugé de moins; sans compter que, dans aucun siècle et chez aucune nation, les opinions religieuses n'ont servi de base aux moeurs nationales. Les dieux qu'adoraient ces vieux Grecs et ces vieux Romains, les plus honnêtes gens de la terre, étaient la canaille la plus dissolue: un Jupiter, à brûler tout vif; une Vénus, à enfermer à l'Hôpital; un Mercure, à mettre à Bicêtre. -Et vous pensez qu'il est tout à fait indifférent que nous soyons chrétiens ou païens; que païens, nous n'en vaudrions pas mieux; et que chrétiens, nous n'en valons pas mieux. -Ma foi, j'en suis convaincu, à cela près que nous serions un peu plus gais. -Cela ne se peut. -Mais, madame la maréchale, est-ce qu'il y a des chrétiens? Je n'en ai jamais vu. -Et c'est à moi que vous dites cela, à moi? -Non, madame, ce n'est pas à vous; c'est à une de mes voisine qui est honnête et pieuse comme vous l'êtes, et qui se croyait chrétienne de la meilleure foi du monde, comme vous le croyez. -Et vous lui fîtes voir qu'elle avait tort? -En un instant. -Comment vous y prîtes-vous? -J'ouvris un Nouveau Testament, dont elle s'était beaucoup servie, car il était fort usé. Je lui lus le sermon sur la montagne, et à chaque article je lui demandai: " Faites-vous cela? et cela donc? et cela encore? " J'allai plus loin. Elle est belle, et quoiqu'elle soit très sage et très dévote, elle ne l'ignore pas; elle a la peau très blanche, et quoiqu'elle n'attache pas un grand prix à ce frêle avantage, elle n'est pas fâchée qu'on en fasse l'éloge; elle a la gorge aussi bien qu'il est possible de l'avoir, et, quoiqu'elle soit très modeste, elle trouve bon qu'on s'en aperçoive. -Pourvu qu'il n'y ait qu'elle et son mari qui le sachent. -Je crois que son mari le sait mieux qu'un autre; mais pour une femme qui se pique de grand christianisme, cela ne suffit pas. Je lui dis: " N'est-il pas écrit dans l'Évangile que celui qui a convoité la femme de son prochain a commis l'adultère dans son coeur? " -Elle vous répondit qu'oui? -Je lui dit: " Et l'adultère commis dans le coeur ne damne-t-il pas aussi sûrement que l'adultère le mieux conditionné? " -Elle vous répondit encore qu'oui? -Je lui dis: " Et si l'homme est damné pour l'adultère qu'il a commis dans son coeur, quel sera le sort de la femme qui invite tous ceux qui l'approchent à commettre ce crime? " Cette dernière question l'embarrassa. -Je comprends; c'est qu'elle ne voilait pas fort exactement cette gorge, qu'elle avait aussi bien qu'il est possible de l'avoir. -Il est vrai. Elle me répondit que c'était une chose d'usage; comme si rien n'était plus d'usage que de s'appeler chrétien et de ne l'être pas; qu'il ne fallait pas se vêtir ridiculement, comme s'il y avait quelque comparaison à faire entre un misérable petit ridicule, sa damnation éternelle et celle de son prochain; qu'elle se laissait habiller par sa couturière, comme s'il ne valait pas mieux changer de couturière que renoncer à sa religion; que c'était la fantaisie de son mari, comme si un époux était assez insensé pour exiger de sa femme l'oubli de la décence et de ses devoirs, et qu'une véritable chrétienne dût pousser l'obéissance pour un époux extravagant, jusqu'au sacrifice de la volonté de son Dieu et au mépris des menaces de son rédempteur. -Je savais d'avance toutes ces puérilités-là; je vous les aurais peut-être dites comme votre voisine: mais elle et moi nous aurions été toutes deux de mauvaise foi. Mais quel parti prit-elle d'après votre remontrance? -Le lendemain de cette conversation (c'était un jour de fête), je remontais chez moi, et ma dévote et belle voisine descendait de chez elle pour aller à la messe. -Vêtue comme de coutume? -Vêtue comme de coutume. Je souris, elle sourit; et nous passâmes l'un à côté de l'autre sans nous parler. Madame la maréchale, une honnête femme! une chrétienne! une dévote! Après cet exemple, et cent mille autres de la même espèce, quelle influence réelle puis- je accorder à la religion sur les moeurs? Presque aucune, et tant mieux. -Comment, tant mieux? -Oui, madame: s'il prenait fantaisie à vingt mille habitants de Paris de conformer strictement leur conduite au sermon sur la montagne... -Eh bien! il y aurait quelques belles gorges plus couvertes. -Et tant de fous que le lieutenant de police ne saurait qu'en faire; car nos petites-maisons n'y suffiraient pas. Il y a dans les livres inspirés deux morales: l'une générale et commune à toutes les nations, à tous les cultes, et qu'on suit à peu près; une autre, propre à chaque nation et à chaque culte, à laquelle on croit, qu'on prêche dans les temples, qu'on préconise dans les maisons, et qu'on ne suit point du tout. -Et d'où vient cette bizarrerie? -De ce qu'il est impossible d'assujettir un peuple à une règle qui ne convient qu'à quelques hommes mélancoliques, qui l'ont calquée sur leur caractère. Il en est des religions comme des constitutions monastiques, qui toutes se relâchent avec le temps. Ce sont des folies qui ne peuvent tenir contre l'impulsion constante de la nature, qui nous ramène sous sa loi. Et faites que le bien des particuliers soit si étroitement lié avec le bien général, qu'un citoyen ne puisse presque pas nuire à la société sans se nuire à lui-même; assurez à la vertu sa récompense, comme vous avez assuré à la méchanceté son châtiment; que sans aucune distinction de culte, dans quelque condition que le mérite se trouve, il conduise aux grandes places de l'État; et ne comptez plus sur d'autres méchants que sur un petit nombre d'hommes, qu'une nature perverse que rien ne peut corriger entraîne au vice. Madame la maréchale, la tentation est trop proche; et l'enfer est trop loin: n'attendez rien qui vaille la peine qu'un sage législateur s'en occupe, d'un système d'opinions bizarres qui n'en impose qu'aux enfants; qui encourage au crime par la commodité des expiations; qui envoie le coupable demander pardon à Dieu de l'injure faite à l'homme, et qui avilit l'ordre des devoirs naturels et moraux, en le subordonnant à un ordre de devoirs chimériques. -Je ne vous comprends pas. -Je m'explique: mais il me semble que voilà le carrosse de M. le maréchal, qui rentre fort à propos pour m'empêcher de dire des sottises. -Dites, dites votre sottise, je ne l'entendrai pas; je me suis accoutumée à n'entendre que ce qui me plaît. Je m'approchai de son oreille et je lui dis tout bas: -Madame la maréchale, demandez au vicaire de votre paroisse, de ces deux crimes, pisser dans un vase sacré, ou noircir la réputation d'une femme honnête, quel est le plus atroce? Il frémira d'horreur au premier, criera au sacrilège; et la loi civile, qui prend à peine connaissance de la calomnie, tandis qu'elle punit le sacrilège par le feu, achèvera de brouiller les idées et de corrompre les esprits. -Je connais plus d'une femme qui se ferait un scrupule de manger gras le vendredi, et qui... j'allais dire aussi ma sottise. Continuez. -Mais, madame, il faut absolument que je parle à M. le maréchal. -Encore un moment, et puis nous l'irons voir ensemble. Je ne sais trop que vous répondre, et cependant vous ne me persuadez pas. -Je ne me suis pas proposé de vous persuader. Il en est de la religion comme du mariage. Le mariage, qui fait le malheur de tant d'autres, a fait votre bonheur et celui de M. le maréchal; vous avez bien fait de vous marier tous les deux. La religion, qui a fait, qui fait et qui fera tant de méchants, vous a rendue meilleure encore; vous faites bien de la garder. Il vous est doux d'imaginer à côté de vous, au-dessus de votre tête, un être grand et puissant, qui vous voit marcher sur la terre, et cette idée affermit vos pas. Continuez, madame, à jouir de ce garant auguste de vos pensées, de ce spectateur, de ce modèle sublime de vos actions. -Vous n'avez pas, à ce que je vois, la manie du prosélytisme. -Aucunement. -Je vous en estime davantage. -Je permets à chacun de penser à sa manière, pourvu qu'on me laisse penser à la mienne; et puis, ceux qui sont faits pour se délivrer de ces préjugés n'ont guère besoin qu'on les catéchise. -Croyez-vous que l'homme puisse se passer de superstition? -Non, tant qu'il restera ignorant et peureux. -Eh bien! superstition pour superstition, autant la nôtre qu'une autre. -Je ne le pense pas. -Parlez-moi vrai, ne vous répugne-t-il point de n'être plus rien après votre mort? -J'aimerais mieux exister, bien que je ne sache pas pourquoi un être, qui a pu me rendre malheureux sans raison, ne s'en amuserait pas deux fois. -Si, malgré cet inconvénient, l'espoir d'une vie à venir vous paraît consolant et doux, pourquoi vous l'arracher? -Je n'ai pas cet espoir, parce que le désir ne m'en a point dérobé la vanité; mais je ne l'ôte à personne. Si l'on peut croire qu'on verra, quand on n'aura plus d'yeux; qu'on entendra, quand on n'aura plus d'oreilles; qu'on pensera, quand on n'aura plus de tête; qu'on sentira, quand on n'aura plus de sens; qu'on aimera, quand on n'aura plus de coeur; qu'on existera, quand on ne sera nulle part; qu'on sera quelque chose, sans étendue et sans lieu, j'y consens. -Mais ce monde-ci, qui est-ce qui l'a fait? -Je vous le demande. -C'est Dieu. -Et qu'est-ce que Dieu? -Un esprit. -Si un esprit fait de la matière, pourquoi de la matière ne ferait-elle pas un esprit? -Et pourquoi le ferait-elle? -C'est que je lui en vois faire tous les jours. Croyez-vous que les bêtes aient des âmes? -Certainement, je le crois. -Et pourriez-vous me dire ce que devient, par exemple, l'âme du serpent du Pérou, pendant qu'il se dessèche, suspendu à une cheminée, et exposé à la fumée un ou deux ans de suite? -Qu'elle devienne ce qu'elle voudra, qu'est-ce que cela me fait? -C'est que madame la maréchale ne sait pas que ce serpent enfumé, desséché, ressuscite et renaît. -Je n'en crois rien. -C'est pourtant un habile homme, c'est Bouguer, qui l'assure. -Votre habile homme en a menti. -S'il avait dit vrai? -J'en serais quitte pour croire que les animaux sont des machines. -Et l'homme qui n'est qu'un animal un peu plus parfait qu'un autre... Mais, M. le maréchal... -Encore une question, et c'est la dernière. Êtes-vous bien tranquille dans votre incrédulité? -On ne saurait davantage. -Pourtant, si vous vous trompiez? -Quand je me tromperais? -Tout ce que vous croyez faux serait vrai, et vous seriez damné. Monsieur Crudeli, c'est une terrible chose que d'être damné; brûler toute une éternité, c'est bien long. -La Fontaine croyait que nous y serions comme le poisson dans l'eau. -Oui, oui; mais votre La Fontaine devint bien sérieux au dernier moment; et c'est où je vous attends. -Je ne réponds de rien, quand ma tête n'y sera plus; mais si je finis par une de ces maladies qui laissent à l'homme agonisant toute sa raison, je ne serai pas plus troublé au moment où vous m'attendez qu'au moment où vous me voyez. -Cette intrépidité me confond. -J'en trouve bien davantage au moribond qui croit en un juge sévère qui pèse jusqu'à nos plus secrètes pensées, et dans la balance duquel l'homme le plus juste se perdrait par sa vanité, s'il ne tremblait de se trouver trop léger: si ce moribond avait alors à son choix, ou d'être anéanti, ou de se présenter à ce tribunal, son intrépidité me confondrait bien autrement, s'il balançait à prendre le premier parti, à moins qu'il ne fût plus insensé que le compagnon de saint Bruno ou plus ivre de son mérite que Bobola. -J'ai lu l'histoire de l'associé de saint Bruno; mais je n'ai jamais entendu parler de votre Bobola. -C'est un jésuite du collège de Pinsk, en Lithuanie, qui laissa en mourant une cassette pleine d'argent, avec un billet écrit et signé de sa main. -Et ce billet? -Était conçu en ces termes: " Je prie mon cher confrère, dépositaire de cette cassette, de l'ouvrir quand j'aurai fait des miracles. L'argent qu'elle contient servira aux frais du procès de ma béatification. J'y ai ajouté quelques mémoires authentiques pour la confirmation de mes vertus, et qui pourront servir utilement à ceux qui entreprendront d'écrire ma vie. " -Cela est à mourir de rire. -Pour moi, madame la maréchale; mais pour vous, votre Dieu n'entend pas raillerie. -Vous avez raison. -Madame la maréchale, il est bien facile de pécher grièvement contre votre loi. -J'en conviens. -La justice qui décidera de votre sort est bien rigoureuse. -Il est vrai. -Et si vous en croyez les oracles de votre religion sur le nombre des élus, il est bien petit. -Oh! c'est que je ne suis pas janséniste; je ne vois la médaille que par son revers consolant: le sang de Jésus-Christ couvre un grand espace à mes yeux; et il me semblerait très singulier que le diable, qui n'a pas livré son fils à la mort, eût pourtant la meilleure part. -Damnez-vous Socrate, Phocion, Aristide, Caton, Trajan, Marc- Aurèle? -Fi donc! Il n'y a que les bêtes féroces qui puissent le penser. Saint Paul a dit que chacun sera jugé par la loi qu'il a connue; et saint Paul a raison. -Et par quelle loi l'incrédule sera-t-il jugé? -Votre cas est un peu différent. Vous êtes un de ces habitants maudits de Corozaïn et de Betzaïda, qui fermèrent leurs yeux à la lumière qui les éclairait, et qui étoupèrent leurs oreille pour ne pas entendre la voix de la vérité qui leur parlait. -Madame la maréchale, ces Corozaïnois et ces Betzaïdains furent des hommes comme il n'y en eut jamais que là, s'ils furent maîtres de croire ou de ne pas croire. -Ils virent des prodiges qui auraient mis l'enchère aux sacs et à la cendre, s'ils avaient été faits à Tyr et à Sidon. -C'est que les habitants de Tyr et de Sidon étaient des gens d'esprit, et que eux de Corozaïn et de Betzaïda n'étaient que des sots. Mais, est-ce que celui qui fit les sots les punira pour avoir été sots? Je vous ai fait tout à l'heure une histoire, et il me prend envie de vous faire un conte. Un jeune Mexicain... Mais, M. le maréchal? -Je vais envoyer savoir s'il est visible. Eh bien! votre jeune Mexicain? -Las de son travail, se promenait un jour au bord de la mer. Il voit une planche qui trempait d'un bout dans les eaux, et qui de l'autre posait sur le rivage. Il s'assied sur cette planche, et là, prolongeant ses regards sur la vaste étendue qui se déployait devant lui, il se disait: Rien n'est plus vrai que ma grand'mère radote avec son histoire de je ne sais quels habitants qui, dans je ne sais quel temps, abordèrent ici de je ne sais où, d'une contrée au-delà de nos mers. Il n'y a pas le sens commun: ne vois- je pas la mer confiner avec le ciel? Et puis-je croire, contre le témoignage de mes sens, une vieille fable dont on ignore la date, que chacun arrange à sa manière, et qui n'est qu'un tissu de circonstances absurdes, sur lesquelles ils se mangent le coeur et s'arrachent le blanc des yeux? Tandis qu'il raisonnait ainsi, les eaux agitées le berçaient sur sa planche, et il s'endormit. Pendant qu'il dort, le vent s'accroît, le flot soulève la planche sur laquelle il est étendu, et voilà notre jeune raisonneur embarqué. -Hélas! c'est bien là notre image: nous sommes chacun sur notre planche; le vent souffle, et le flot nous emporte. -Il était déjà loin du continent lorsqu'il s'éveilla. Qui fut bien surpris de se trouver en pleine mer? ce fut notre Mexicain. Qui le fut encore bien davantage? ce fut encore lui, lorsqu'ayant perdu de vue le rivage sur lequel il se promenait il n'y a pas un instant, la mer lui parut confiner avec le ciel de tous côtés. Alors il soupçonna qu'il pouvait bien s'être trompé; et que, si le vent restait au même point, peut-être serait-il porté sur la rive, et parmi ces habitants dont sa grand'mère l'avait si souvent entretenu. -Et de son souci, vous ne m'en dites mot. -Il n'en eut point. Il se dit: Qu'est-ce que cela me fait, pourvu que j'aborde? J'ai raisonné comme un étourdi, soit; mais j'ai été sincère avec moi-même; et c'est tout ce qu'on peut exiger de moi. Si ce n'est pas une vertu que d'avoir de l'esprit, ce n'est pas un crime que d'en manquer. Cependant le vent continuait, l'homme et la planche voguaient, et la rive inconnue commençait à paraître: il y touche, et l'y voilà. -Nous nous y reverrons un jour, monsieur Crudeli. -Je le souhaite, madame la maréchale; en quelque endroit que ce soit, je serai toujours très flatté de vous faire ma cour. À peine eut-il quitté sa planche, et mis le pied sur le sable, qu'il aperçut un vieillard vénérable, debout à ses côtés. Il lui demanda où il était, et à qui il avait l'honneur de parler. " Je suis le souverain de la contrée ", lui répondit le vieillard. À l'instant le jeune homme se prosterne. " Relevez-vous, lui dit le vieillard. Vous avez nié mon existence? -Il est vrai. -Et celle de mon empire? -Il est vrai. -Je vous pardonne, parce que je suis celui qui voit le fond des coeurs, et que j'ai lu au fond du vôtre que vous étiez de bonne foi; mais le reste de vos pensées et de vos actions n'est pas également innocent. " Alors le vieillard, qui le tenait par l'oreille, lui rappelait toutes les erreurs de sa vie; et, à chaque article, le jeune Mexicain s'inclinait, se frappait la poitrine, et demandait pardon... Là, madame la maréchale, mettez-vous pour un moment à la place du vieillard, et dites-moi ce que vous auriez fait? Auriez-vous pris ce jeune insensé par les cheveux; et vous seriez-vous complu à le traîner à toute éternité sur le rivage? -En vérité, non. -Si un de ces six jolis enfants que vous avez, après s'être échappé de la maison paternelle et avoir fait force sottises, y revenait bien repentant? -Moi, je courrais à sa rencontre; je le serrerais entre mes bras, et je l'arroserais de mes larmes; mais M. le maréchal son père ne prendrait pas la chose si doucement. -M. le maréchal n'est pas un tigre. -Il s'en faut bien. -Il se ferait peut-être un peu tirailler; mais il pardonnerait. -Certainement. -Surtout s'il venait à considérer qu'avant de donner la naissance à cet enfant, il en savait toute la vie, et que le châtiment de ses fautes serait sans aucune utilité ni pour lui-même, ni pour le coupable, ni pour ses frères. -Le vieillard et M. le maréchal sont deux. -Voulez-vous dire que M. le maréchal est meilleur que le vieillard? -Dieu m'en garde! Je veux dire que, si ma justice n'est pas celle de M. le maréchal, la justice de M. le maréchal pourrait bien n'être pas celle du vieillard. -Ah! madame! vous ne sentez pas les suites de cette réponse. Ou la définition générale convient également à vous, à M. le maréchal, à moi, au jeune Mexicain et au vieillard; ou je ne sais plus ce que c'est, et j'ignore comment on plaît ou l'on déplaît à ce dernier. Nous en étions là lorsqu'on nous avertit que M. le maréchal nous attendait. Je donnai la main à Mme la maréchale, qui me disait: " C'est la bouteille à l'encre, n'est-ce pas? " -Il est vrai. -Après tout, le plus court est de se conduire comme si le vieillard existait... même quand on n'y croit pas. -Et quand on y croit, de ne pas trop compter sur sa miséricorde. Saint-Nicolas, nage toujours et ne t'y fie pas. -C'est le plus sûr... À propos, si vous aviez à rendre compte de vos principes à nos magistrats, les avoueriez-vous? -Je ferais de mon mieux pour leur épargner une action atroce. -Ah! le lâche! Et si vous touchiez à votre dernière heure, vous soumettriez-vous aux cérémonies de l'Église? -Je n'y manquerais pas. -Fi! le vilain hypocrite. Source: http://www.poesies.net