Textes Divers. Par Denis Diderot. (1713-1784) TOME III TABLE DES MATIERES Cinqmars Et Derville. Lettres A M. Le Breton. Lettres A Sophie Volland. Sur L’Inconséquence Du Jugement Public De Nos Actions Particulières. Notes. Cinqmars Et Derville. Par Denis Diderot. Cinqmars Et Derville entrent ensemble dans les jardins de l’hôpital; Cinqmars marche d’un air soucieux; Derville est à côté de lui. derville. D’où vient donc cette retraite précipitée? cinqmars. Laissez-moi. derville. Quitter ainsi ses amis au sortir de la table! au moment où l’on est le plus sensible au plaisir de se voir, et lorsque le chevalier, par des anecdotes charmantes, par des saillies divines, rendait cette journée la plus délicieuse que j’aie passée depuis longtemps!... (Cinqmars le regarde d’un air sombre et mêlé de pitié.) Pour moi, j’ai failli mourir de rire à sa dernière histoire. cinqmars. Eh! mordieu, c’est précisément celle-là qui m’a fait fuir. Les propos, le lieu, le repas, tout m’a déplu... N’avez-vous point honte de rire comme vous avez fait? derville. Moi, honte! et pourquoi? cinqmars., se tournant vers la maison d’où ils sortent. La maison des pauvres ainsi décorée!... ce jardin... ces allées où nous voici, me déchirent l’âme... Je ne puis plus y tenir. Sortons d’ici. derville. Je ne vous comprends pas. D’où vous vient cet accès de misanthropie? Je ne vous ai jamais vu comme cela. N’ étions-nous pas avec tous nos amis, chez l’homme du monde qui vous est le plus attaché, qui vous en a donné le plus de preuves? Vous étiez si gai avant le repas. cinqmars. C’est que je comptais dîner chez mon ami. derville. Eh bien? cinqmars. Eh bien, n’avez-vous pas entendu? derville. Quoi? cinqmars, sans le regarder. Un administrateur de l’hôpital!... Je connais la fortune de Versac. Lorsqu’il nous pria de venir dîner ici, je ne fis nulle difficulté de l’accepter, croyant qu’il nous traiterait en ami. Point du tout. J’arrive et je vois une table de quinze couverts. Que diable, cet homme croit donc que sa compagnie ne nous suffit pas! On sert, et c’est un dîner pour quarante personnes... «Mais, dites-moi, je vous prie, lui demandai-je, qu’est-ce que cela signifie? Qui nous traite ainsi? qui fait les frais de ce repas? «-La maison, me répond-il. «-Quoi! dis-je, ce festin, car c’en est un?... «-Il ne me coûte rien, dit Versac, et je vous en donnerai comme celui-là tant qu’il vous plaira... » (En s’arrêtant.) À l’instant même mon âme s’est serrée; tous les plats m’ont paru couverts de la substance des pauvres, et tout ce qui nous environnait inondé de leurs larmes... et vous voulez que je rie? Morbleu! je ne pourrai de longtemps envisager cet homme. derville. Quel tableau! vous me faites frissonner. cinqmars. Lui qui est placé ici pour maintenir la règle!... Non, je ne remettrai de ma vie les pieds ici. derville. Je rougis, je l’avoue, de n’avoir pas été frappé comme vous de cet abus. cinqmars, vivement. Et Versac, et votre chevalier, et ses contes, et vous-même, vous m’avez rempli l’âme d’amertume. Mais, dites-moi: vous vous étiez donc tous donné le mot pour bafouer ce pauvre d’Arcy? derville, riant. Ah! la bonne figure! avec ses trois pas en arrière dès qu’on le regarde: le chevalier a raison; il a toujours l’air de vous laisser passer. cinqmars. Voilà comme sont ces messieurs. Les apparences du ridicule les frappent, et voilà un homme jugé. Quoi! parce que d’Arcy est timide... derville. Ah! parbleu, Cinqmars, convenez que rien n’est plus ridicule que le rôle qu’il a joué pendant tout le repas... cinqmars. Je le crois bien! vous l’avez terrassé avec vos éternelles plaisanteries. Oserais-je vous demander ce qui vous en est resté? derville. Rien, pas la moindre chose. Et voilà pourquoi j’y mets si peu d’importance. cinqmars. Eh bien! mon ami, vous ne m’en diriez pas autant si vous aviez su en tirer parti. Je le connais, moi, cet homme; et j’en connais fort peu qui le valent. derville. Je le crois le plus honnête homme du monde; mais pour l’esprit... cinqmars. Oui, monsieur, oui, pour l’esprit, c’est un homme rare, profond; et si, au lieu de votre absurde persiflage, vous l’eussiez laissé parler sur vingt matières importantes que vous croyez tous avoir bien approfondies, il vous aurait prouvé, morbleu, comme deux et deux font quatre, que vous ne vous en doutiez seulement pas. derville. Cela n’aurait, ma foi, pas été fort plaisant. cinqmars. Il faut donc rire absolument? Vous voilà bien avancé! vous avez fait de la peine à un honnête homme, vous avez manqué à la justice envers lui, et vous avez perdu une occasion de rendre hommage au vrai mérite. derville. Tour ma part, je suis prêt à lui faire réparation; mais je ne puis me rappeler encore de sang-froid le contraste de son ennui, de son maintien grave, avec nos folies pendant l’histoire des convulsionnaires. cinqmars s’arrête et le regarde. Elle vous a donc fort diverti? derville. Beaucoup. Tout comme vous, je pense. cinqmars. Vous la rappelez-vous, cette histoire? derville. À merveille. cinqmars. Eh bien, voyons donc ce qu’elle a de si plaisant. (Ils continuent de marcher.) derville. Je n’y mettrai pas les grâces du chevalier. cinqmars. N’importe, contez toujours. derville. Eh bien, le chevalier a été curieux d’assister à une assemblée de convulsionnaires. Il en a vu une à qui on mit un bourrelet, qui contrefaisait l’enfant, marchait sur ses genoux, et qu’on étendit ensuite sur une croix; en effet, on la crucifia, on lui perça de clous les pieds et les mains; son visage se couvrit d’une sueur froide, elle tomba en convulsion. Au milieu de ses tourments, elle demandait du bonbon, à faire dodo, et mille autres extravagances que je ne me rappelle pas. Détachée de la croix, elle caressait avec ses mains, encore ensanglantées, le visage et les bras des spectateurs... et l’embarras de Mme de Kinski... et les mines du chevalier en les contrefaisant, vous les rappelez-vous (1)? cinqmars. Oui, mais vous ne riez plus. derville, étonné et embarrassé. Plaît-il? cinqmars. Vous ne riez plus; ce fait ne vous paraît donc plus si plaisant?... derville. C’est que la façon de conter fait tout. Je vous l’avais bien dit; cela n’a plus le même sel. cinqmars, en lui prenant la main. Ce n’est pas cela, mon ami; l’évaporation générale à laquelle on participe sans s’en apercevoir, à la fin d’un repas bruyant, nous ôte souvent la faculté de réfléchir; et le rire déplacé ou inconsidéré en est la suite, quand il ne vient pas d’un vice du coeur. Vous me paraissiez tous, vis-à-vis du chevalier, lorsqu’il contrefaisait les convulsionnaires, comme des gens qui iraient aux petites-maisons, par partie de plaisir, repaître leur férocité du tableau de la misère et de la faiblesse humaines. Comment, morbleu! vous n’êtes affecté que du ridicule de cette indécente pantomime, et vous ne voyez pas que le délire et l’aliénation de ces têtes fanatiques les rendent cruels et homicides envers eux et leurs semblables? derville. J’en conviens; mais au diable, si je puis les plaindre à un certain point. C’est un genre de bonheur qu’ils ont choisi. cinqmars. Soit. Mais la cause de ce choix est absurde!... Ne tient-il pas au dérangement des organes, et par conséquent à la faiblesse de notre nature?... Une fibre plus ou moins tendue... Tenez, un de vos éclats de rire immodérés pouvait vous rendre aussi à plaindre... ou aussi plaisant qu’eux. derville. D’accord. cinqmars. Et les conséquences, monsieur, les conséquences! y avez-vous pensé? Croyez-vous que le fanatisme poussé à ce degré se borne à faire pitié aux uns et à exciter le mépris ou le rire des autres? Rien ne se communique plus vite; rien n’excite plus de fermentation que cette chaleur de tête... Un homme parvenu à se faire un jeu des tourments et même de sa vie, sera-t-il fort occupé du bonheur et de la conservation de ses semblables? Et si son voisin, son ennemi surtout, a des opinions différentes; s’il les croit nuisibles, dangereuses, voyez-vous où cela mène? Riez donc, morbleu! riez si vous en avez le courage. derville. Non, vous m’en ôtez l’envie. Mais toutes ces réflexions ne se présentent guère, comme vous l’avez dit vous-même, au milieu d’un repas bruyant et gai. Il n’est pas étonnant qu’on se livre alors à la plaisanterie et à la saillie du moment. cinqmars. Pardonnez-moi. Car il y a des gens qui, tout à travers cette ivresse, n’auraient pas ri; et il y en a d’autres qui riraient encore malgré toutes ces réflexions. derville. Oh, ceux-ci auraient tort. Cela prouverait une légèreté impardonnable. cinqmars. Oh, cela prouverait plus que cela. Savez-vous que le rire est la pierre de touche du goût, de la justice et de la bonté? derville. Oui, témoin le rire des enfants, n’est-ce pas? cinqmars. Il est d’inexpérience; et vous venez de rire comme eux. Asseyons- nous sur ce banc. derville. J’avoue que je n’ai jamais trop réfléchi sur le rire ni sur ses causes. Il y en a tant... cinqmars, souriant. Je m’en doutais bien. Pour moi, je crois bien qu’il n’y en a qu’une. derville. Comment, il n’y en a qu’une? cinqmars. C’est toujours l’idée de défaut qui excite en nous le rire; défaut ou dans les idées, ou dans l’expression, ou dans la personne qui agit, ou qui parle, ou qui fait l’objet de l’entretien. derville. Mais il y a des choses plaisantes par elles-mêmes, et qui n’entraînent point l’idée de défaut. Lorsque le Médecin malgré lui dit qu’il y a fagots et fagots, je vous défie de n’en point rire, et cependant je n’y trouve pas l’idée de défaut. cinqmars. Ne voyez-vous pas que c’est l’importance qu’il met à ses fagots qui fait rire? Mais indépendamment de cela, vous riez de la simplicité de deux paysans qui parlent avec respect à un bûcheron à moitié ivre, qu’ils prennent pour un célèbre médecin. Celui-ci, inquiet de ce qu’ils lui veulent, cache sa peur autant qu’il peut, et croit leur en imposer par son bavardage. C’est le défaut de jugement des uns, et le manque de fermeté de l’autre qui vous ont préparé au ridicule de son importance; et le malentendu qui règne entre eux achève de rendre la scène plaisante. derville. Mais si cela est ainsi, tout défaut physique et moral devrait faire rire? cinqmars. Oui, toutes les fois que l’idée de nuisible ne s’y trouve pas jointe ; car alors elle arrête le rire de tous ceux qui ont atteint l’âge de raison. Vous n’en verrez point rire à l’aspect d’un homme contrefait... Je gage pourtant qu’un bossu vous fait rire. derville. Ma foi, il y a des moments où je n’en répondrais pas. cinqmars. Eh bien, mon ami, il faut n’avoir pour cela aucune idée des inconvénients et des maux attachés à cette disgrâce. Ce ne sera pas celui qui a un bossu dans sa famille qui rira de ceux qu’il rencontre. derville. Tenez, Cinqmars, je ne crois pas à l’impression de votre nuisible. Je me rappelle vingt exemples où on le réduit à rien. N’avez-vous jamais vu des jouteurs combattre sur la rivière? cinqmars. Pardonnez-moi. derville. Eh bien, si après avoir bien combattu, l’un d’eux vient à tomber, les huées, les éclats de rire se font de tous côtés; et l’on ne songe plus que le pauvre diable bafoué peut se noyer... cinqmars. Ils savent nager, tout le monde le sait et y compte. Cela est si vrai, que vous n’avez qu’à mettre à la place du jouteur une femme, un enfant, et vous verrez tous ceux qui riaient consternés et remplis d’effroi. C’est une vérité constante. L’idée de nuisible arrête le rire. Et voilà pourquoi le conte de vos convulsionnaires n’a excité en moi que de l’horreur, malgré toutes les gentillesses et les bouffonneries dont le chevalier le décorait. derville. Vous direz tout ce qu’il vous plaira, j’en ai ri de tout mon coeur; et si le nuisible du conte ne m’a pas frappé, vous ne me persuaderez jamais que je manque pour cela d’humanité. cinqmars. Mon ami, j’en ai eu peur pour vous; mais je suis rassuré par l’impression que vous a faite votre propre récit. C’est faute de réflexion si le nuisible vous a échappé d’abord, cela est clair. derville. Si bien qu’à votre avis, les gens accoutumés à réfléchir doivent moins rire que d’autres. cinqmars. N’en doutez pas. Un philosophe, un juge, un magistrat rit rarement. derville. Ah! quant à ces derniers, la dignité de leur état l’exige. cinqmars. Oui. Mais un homme très-gai ne parvient pas à dompter son caractère par la seule considération que son état l’exige. Il se contraint d’abord par décence, j’en conviens; mais peu à peu la réflexion opère ce que faisait la bienséance, et l’homme léger et enjoué devient vraiment grave. Son état lui montre sans cesse le spectacle de la misère humaine, et les tourments que les hommes envieux, avares ou méchants font éprouver aux honnêtes gens; il aperçoit d’un coup d’oeil une foule de conséquences graves dans des choses qui paraissent très-indifférentes au commun des hommes. Le philosophe est dans le même cas. derville. Et, par la raison contraire, les enfants rient de tout. cinqmars. Cela est vrai. derville. Mais une chute fait rire tout le monde. Il n’y a pas de cas où le nuisible se présente plus vite ni plus généralement. Vous en concluez donc que tous ceux qui en rient manquent de goût, de justice, ou de bonté? cinqmars. Non. Car lorsque le nuisible ne l’emporte pas sur le défaut, il fait rire; et c’est le cas d’une chute ordinaire; mais si elle est forte ou dangereuse, elle ne fera rire personne. Si vous prenez un intérêt très-vif à la personne tombée; si c’est une femme, si cette femme est grosse, son premier vacillement vous aura fait frissonner; quelque plaisante ou ridicule que soit sa chute, le nuisible sera la seule idée qui vous occupera, et le défaut n’excitera en vous le rire qu’autant que le nuisible sera entièrement effacé. J’étais dernièrement avec des femmes, dans une loge de la salle des comédiens italiens, sur le boulevard. Cette salle a été construite à la hâte, et manque de solidité. Au milieu du spectacle, la loge au-dessus de la nôtre craqua à deux fois, d’une telle force, qu’elle épouvanta tous ceux des environs que sa chute pouvait mettre en danger. Chacun marqua son effroi d’une manière différente. Une femme de notre loge fit un mouvement comme pour se jeter dans l’orchestre. Il se fit un silence général, mais lorsque tout fut calme, et que l’idée du danger fut totalement détruite, le parterre ne vit plus que la peur outrée de cette femme. Il fut un quart d’heure à rire, à battre des mains, et à se dédommager ainsi du trouble qu’elle lui avait causé. derville. Voilà qui est à merveille. Mais j’ai deux questions à vous faire, d’où dépendra ma conversion, je vous en avertis. cinqmars. Voyons. derville. D’où vient que les hommes timides, même accoutumés à la réflexion, rient-ils toujours en parlant? cinqmars. C’est pour empêcher les autres de rire de ce qu’ils disent. Il n’est pas même nécessaire d’être fort timide pour cela. Toutes les fois qu’on hasarde un propos qu’on n’est pas sûr d’apprécier à sa juste valeur, on rit pour avertir qu’on en aperçoit le défaut... Passons à votre autre question (en souriant), car il me semble que votre conversion s’avance. derville. Vous m’avez dit que ceux qui, par état ou par goût, méditaient profondément sur les misères humaines, ne riaient point; que le rire déplacé ou inconsidéré venait d’inexpérience, lorsqu’il ne partait pas d’un manque de goût, de justice, ou de bonté. cinqmars. Cela est vrai. derville. Comment se fait-il donc que le méchant ne rit jamais? cinqmars. Est-ce que vous ne voyez pas que le nuisible est toujours l’idée principale et permanente du méchant? Il blesse, et il le sait; mais non-seulement il est occupé de nuire, il faut encore qu’il travaille en même temps à prévoir et à parer la vengeance et le ressentiment toujours prêts à fondre sur sa tête. L’importance du mystère et du secret redouble encore en lui la tension d’esprit; il travaille sourdement lorsque les autres se délassent. Pour être accessible au rire, il faut que l’âme soit dans un état de calme et d’égalité; et le méchant est perpétuellement en action et en guerre avec lui-même et avec les autres: voilà pourquoi il ne rit point. derville. Je ne sais point de réplique à cela. (Rêvant.) Les mélancoliques et les amants ne rient pas non plus. cinqmars. Non; mais ils sourient, ce qui vaut peut-être mieux. Au reste, c’est le privilège des choses douces et tendres de caresser notre âme sans l’ébranler assez pour la sortir de son assiette. (Il tire sa montre.) Mais il est tard; vous voulez aller à la pièce nouvelle (2); que je ne vous retienne pas, Derville. (Ils se lèvent et marchent.) derville. Vous me l’aviez fait oublier. N’y venez-vous pas? cinqmars. Non. On dit que c’est une satire sanglante des hommes qui honorent notre siècle. Mon âme est révoltée de semblables horreurs. derville. Mais d’autres m’ont dit que non; qu’elle n’attaque que leurs ridicules, et alors c’est le but de la comédie. cinqmars. Oui, le ridicule de l’état; mais le personnel me paraît odieux. derville. Mais si ceux qu’elle attaque ont en effet des ridicules? cinqmars. Il n’importe; leur mérite est reconnu, cela suffit pour les respecter. Déchire-t-on un tableau de Raphaël ou du Poussin parce qu’on y découvre dans un coin un petit défaut, une légère incorrection qui ne fait que la millième partie du tableau? Cette incorrection mérite-t-elle d’occuper un instant un homme touché de la beauté du chef-d’oeuvre?... Mais voici votre chemin: une autre fois nous causerons, si vous voulez, des bornes qu’un gouvernement éclairé doit prescrire à la critique. C’est une matière assez déliée qu’on ne ferait pas mal, je crois, d’approfondir. (Il lui prend la main.) Bonjour, mon ami, au revoir. derville. Adieu, Cinqmars, je vous quitte à regret; mais je vous rappellerai bientôt l’engagement que vous venez de prendre. Lettres A M. Lebreton. 12 Novembre 1764. Ne m’en sachez nul gré, monsieur, ce n’est pas pour vous que je reviens; vous m’avez mis dans le coeur un poignard que votre vue ne peut qu’enfoncer davantage. Ce n’est pas non plus par attachement à l’ouvrage que je ne saurais que dédaigner dans l’état où il est. Vous ne me soupçonnez pas, je crois, de céder à l’intérêt. Quand vous ne m’auriez pas mis de tout temps au-dessus de ce soupçon, ce qui me revient à présent est si peu de chose, qu’il m’est aisé de faire un emploi de mon temps moins pénible et plus avantageux. Je ne cours pas enfin après la gloire de finir une entreprise importante qui m’occupe et fait mon supplice depuis vingt ans; dans un moment, vous concevrez combien cette gloire est peu sûre. Je me rends à la sollicitation de M. Briasson. Je ne puis me défendre d’une espèce de commisération pour vos associés qui n’entrent pour rien dans la trahison que vous m’avez faite, et qui en seront peut-être avec vous les victimes. Vous m’avez lâchement trompé deux ans de suite; vous avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt honnêtes gens qui vous ont consacré leur temps, leurs talents et leurs veilles gratuitement, par amour du bien et de la vérité, et sur le seul espoir de voir paraître leurs idées, et d’en recueillir quelque considération qu’ils ont bien méritée, et dont votre injustice et votre ingratitude les aura privés. Mais songez bien à ce que je vous prédis: à peine votre livre paraîtra-t-il, qu’ils iront aux articles de leur composition, et que voyant de leurs propres yeux l’injure que vous leur avez faite, ils ne se contiendront pas, ils jetteront les hauts cris. Les cris de MM. Diderot, de Saint- Lambert, Turgot, d’Holbach, de Jaucourt et autres, tous si respectables pour vous et si peu respectés, seront répétés par la multitude. Vos souscripteurs diront qu’ils ont souscrit pour mon ouvrage, et que c’est presque le vôtre que vous leur donnez. Amis, ennemis, associés élèveront leur voix contre vous. On fera passer le livre pour une plate et misérable rapsodie. Voltaire, qui nous cherchera et ne nous trouvera point, ces journalistes, et tous les écrivains périodiques, qui ne demandent pas mieux que de nous décrier, répandront dans la ville, dans la province, en pays étranger, que cette volumineuse compilation, qui doit coûter encore tant d’argent au public, n’est qu’un ramas d’insipides rognures. Une petite partie de votre édition se distribuera lentement, et le reste pourra vous demeurer en maculatures. Ne vous y trompez pas, le dommage ne sera pas en exacte proportion avec les suppressions que vous vous êtes permises; quelque importantes et considérables qu’elles soient, il sera infiniment plus grand qu’elles. Peut-être alors serai-je forcé moi-même d’écarter le soupçon d’avoir connivé à cet indigne procédé, et je n’y manquerai pas. Alors on apprendra une atrocité dont il n’y a pas d’exemple depuis l’origine de la librairie. En effet, a-t-on jamais ouï parler de dix volumes in-folio clandestinement mutilés, tronqués, hachés, déshonorés par un imprimeur? Votre syndicat sera marqué par un trait qui, s’il n’est pas beau, est du moins unique. On n’ignorera pas que vous avez manqué avec moi à tout égard, à toute honnêteté et à toute promesse. À votre ruine et à celle de vos associés que l’on plaindra, se joindra, mais pour vous seul, une infamie dont vous ne vous laverez jamais. Vous serez traîné dans la boue avec votre livre, et l’on vous citera dans l’avenir comme un homme capable d’une infidélité et d’une hardiesse auxquelles on n’en trouvera point à comparer. C’est alors que vous jugerez sainement de vos terreurs paniques et des lâches conseils des barbares ostrogoths et des stupides vandales qui vous ont secondé dans le ravage que vous avez fait. Pour moi, quoi qu’il en arrive, je serai à couvert. On n’ignorera pas qu’il n’a été en mon pouvoir ni de pressentir ni d’empêcher le mal quand je l’aurais soupçonné; on n’ignorera pas que j’ai menacé, crié, réclamé. Si, en dépit de vos efforts pour perdre l’ouvrage, il se soutient, comme je le souhaite bien plus que je ne l’espère, vous n’en retirerez pas plus d’honneur, et vous n’en aurez pas fait une action moins perfide et moins basse; s’il tombe, au contraire, vous serez l’objet des reproches de vos associés et de l’indignation du public auquel vous avez manqué bien plus qu’à moi. Au demeurant, disposez du peu qui reste à exécuter comme il vous plaira; cela m’est de la dernière indifférence. Lorsque vous me remettrez mon volume de feuilles blanches, je vous donne ma parole d’honneur de ne le pas ouvrir que je n’y sois contraint pour l’application de vos planches. Je m’en suis trop mal trouvé la première fois: j’en ai perdu le boire, le manger et le sommeil. J’en ai pleuré de rage en votre présence; j’en ai pleuré de douleur chez moi, devant votre associé, M. Briasson, et devant ma femme, mon enfant, et mon domestique. J’ai trop souffert, et je souffre trop encore pour m’exposer à recevoir la même peine. Et puis, il n’y a plus de remède. Il faut à présent courir tous les affreux hasards auxquels vous nous avez exposés. Vous m’aurez pu traiter avec une indignité qui ne se conçoit pas: mais en revanche vous risquez d’en être sévèrement puni. Vous avez oublié que ce n’est pas aux choses courantes, sensées et communes que vous deviez vos premiers succès, qu’il n’y a peut-être pas deux hommes dans le monde qui se soient donné la peine de lire une ligne d’histoire, de géographie, de mathématiques et même d’arts, et que ce qu’on y a recherché et ce qu’on y recherchera, c’est la philosophie ferme et hardie de quelques-uns de vos travailleurs. Vous l’avez châtrée, dépecée, mutilée, mise en lambeaux, sans ugement, sans ménagement et sans goût. Vous nous avez rendus insipides et plats. Vous avez banni de votre livre ce qui en a fait, ce qui en aurait fait encore l’attrait, le piquant, l’intéressant et la nouveauté. Vous en serez châtié par la perte pécuniaire et par le déshonneur: c’est votre affaire: vous étiez d’âge à savoir combien il est rare de commettre impunément une vilaine action; vous l’apprendrez par le fracas et le désastre que je prévois. Je me connais; dans cet instant, mais pas plutôt, le ressentiment de l’injure et la trahison que vous m’avez faites sortira de mon coeur, et j’aurai la bêtise de m’affliger d’une disgrâce que vous aurez vous-même attirée sur vous. Puissé-je être un mauvais prophète! mais je ne le crois pas: il n’y aura que du plus ou du moins; et avec la nuée de malveillants dont nous sommes entourés, et qui nous observent, le plus est tout autrement vraisemblable que le moins. Ne vous donnez pas la peine de me répondre; je ne vous regarderai jamais sans sentir mes sens se retirer, et je ne vous lirai pas sans horreur. Voilà donc ce qui résulte de vingt-cinq ans de travaux, de peines, de dépenses, de dangers, de mortifications de toute espèce! Un inepte, un ostrogoth détruit tout en un moment: je parle de votre boucher, de celui à qui vous avez remis le soin de nous démembrer. Il se trouve à la fin que le plus grand dommage que nous ayons souffert, que le mépris, la honte, le discrédit, la ruine, la risée nous viennent du principal propriétaire de la chose! Quand on est sans énergie, sans vertu, sans courage, il faut se rendre justice, et laisser à d’autres les entreprises périlleuses. Votre femme entend mieux vos intérêts que vous; elle sait mieux ce que nous devons aux persécutions et aux arrêts qu’on a criés dans les rues contre nous; elle n’eût jamais fait comme vous. Adieu, monsieur Le Breton; c’est à un an d’ici que je vous attends, lorsque vos travailleurs connaîtront par eux-mêmes la digne reconnaissance qu’ils ont obtenue de vous. On serait persuadé que votre coignée ne serait tombée que sur moi, que cela suffirait pour vous nuire infiniment; mais. Dieu merci! elle n’a épargné personne. Comme le baron d’Holbach vous enverrait paître vous et vos planches, si je lui disais un mot! Je finis tout à l’heure, car en voilà beaucoup; mais c’est pour n’y revenir de ma vie. Il faut que je prenne date avec vous; il faut qu’on voie, quand il en sera temps, que j’ai senti, comme je devais, votre odieux procédé, et que j’en ai prévu toutes les suites. Jusqu’à ce moment vous n’entendrez plus parler de moi; j’irai chez vous sans vous apercevoir; vous m’obligerez de ne me pas apercevoir davantage. Je désire que tout ait l’issue heureuse et paisible dont vous vous bercez; je ne m’y opposerai d’aucune manière; mais si, par malheur pour vous, je suis dans le cas de publier mon apologie, elle sera bientôt faite. Je n’aurai qu’à raconter nûment et simplement les faits comme ils se sont passés, à prendre du moment où, de votre autorité privée et dans le secret de votre petit comité gothique, vous fîtes main-basse sur l’article Intendant et sur quelques autres dont j’ai les épreuves. Au reste, ne manquez pas d’aller remercier M. Briasson de la visite qu’il me rendit hier. Il arriva comme je me disposais à aller dîner chez M. le baron d’Holbach, avec la société de tous ses amis et les miens. Ils auraient vu mon désespoir (le terme n’est pas trop fort); ils m’en auraient demandé la raison, que je n’aurais pas eu la force de la leur celer, et votre ouvrage serait décrié et perdu. Je promis à Briasson de me taire, et je lui ai tenu parole. J’ai fait plus: j’ai bien dit à M. Briasson tout le désordre que vous aviez fait; mais il ignore comment j’ai pu m’en assurer, et ne sait pas que j’ai les volumes; c’est un secret que vous êtes le maître de lui garder encore. Je fais si peu de cas de mon exemplaire, que sans une infinité de notes marginales dont il est chargé, je ne balancerais pas à vous le faire jeter au milieu de votre boutique. Encore s’il était possible d’obtenir de vous les épreuves, afin de transcrire à la main les morceaux que vous avez supprimés! La demande est juste, mais je ne la fais pas: quand on a été capable d’abuser de la confiance au point où vous avez abusé de la mienne, on est capable de tout. C’est mon bien, pourtant, c’est le bien de vos auteurs que vous retenez. Je ne vous le donne pas; mais vous, vous le retiendrez, quelque serment que je fasse de ne les employer à aucun usage qui vous soit le plus légèrement préjudiciable. Je n’insiste pas sur cette restitution qui est de droit: je n’attends rien de juste ni d’honnête de vous. P. S. Vous exigez que j’aille chez vous, comme auparavant, revoir les épreuves; M. Briasson le demande aussi: vous ne savez ce que vous voulez ni l’un ni l’autre; vous ne savez pas combien de mépris vous aurez à digérer de ma part: je suis blessé pour jusqu’au tombeau. J’oubliais de vous avertir que je vais rendre la parole à ceux à qui j’avais demandé et qui m’avaient promis des secours, et restituer à d’autres les articles qu’ils m’avaient déjà fournis, et que je ne veux pas livrer à votre despotisme. C’est assez de tracasseries auxquelles je serai bientôt exposé, sans encore les multiplier de propos délibéré. Allez demander à votre associé ce qu’il pense de votre position et de la mienne, et vous verrez ce qu’il vous en dira. Lettres A Sophie Volland. Au Grandval, le 31 octobre 1760. Vous ne savez pas ce que c’est que le spleen, ou les vapeurs anglaises; je ne le savais pas non plus. Je le demandai à notre Écossais dans notre dernière promenade, et voici ce qu’il me répondit: «Je sens depuis vingt ans un malaise général, plus ou moins fâcheux; je n’ai jamais la tête libre. Elle est quelquefois si lourde que c’est comme un poids qui vous tire en devant, et qui vous entraînerait d’une fenêtre dans la rue, ou au fond d’une rivière, si on était sur le bord. J’ai des idées noires, de la tristesse et de l’ennui; je me trouve mal partout, je ne veux rien, je ne saurais vouloir, je cherche à m’amuser et à m’occuper, inutilement; la gaieté des autres m’afflige, je souffre à les entendre rire ou parler. Connaissez-vous cette espèce de stupidité ou de mauvaise humeur qu’on éprouve en se réveillant après avoir trop dormi? Voilà mon état ordinaire, la vie m’est en dégoût; les moindres variations dans l’atmosphère me sont comme des secousses violentes; je ne saurais rester en place, il faut que j’aille sans savoir où. C’est comme cela que j’ai fait le tour du monde. Je dors mal, je manque d’appétit, je ne saurais digérer, je ne suis bien que dans un coche. Je suis tout au rebours des autres: je me déplais à ce qu’ils aiment, j’aime ce qui leur déplaît; il y a des jours où je hais la lumière, d’autres fois elle me rassure, et si j’entrais subitement dans les ténèbres, je croirais tomber dans un gouffre. Mes nuits sont agitées de mille rêves bizarres: imaginez que l’avant-dernière je me croyais marié à Mme R..... Je n’ai jamais connu un pareil désespoir. Je suis vieux, caduc, impotent; quel démon m’a poussé à cela? Que ferai-je de cette jeune femme- là? Que fera-t-elle de moi? Voilà ce que je me disais. Mais, ajoutait-il, la sensation la plus importune, c’est de connaître sa stupidité, de savoir qu’on n’est pas né stupide, de vouloir jouir de sa tête, s’appliquer, s’amuser, se prêter à la conversation, s’agiter, et de succomber à la fin sous l’effort. Alors il est impossible de vous peindre la douleur d’âme qu’on ressent à se voir condamner sans ressource à être ce qu’on n’est pas. Monsieur, ajoutait-il encore avec une exclamation qui me déchirait l’âme, j’ai été gai, je volais comme vous sur la terre, je jouissais d’un beau jour, d’une belle femme, d’un bon livre, d’une belle promenade, d’une conversation douce, du spectacle de la nature, de l’entretien des hommes sages, de la comédie des fous: je me souviens encore de ce bonheur; je sens qu’il faut y renoncer.» Eh bien, avec cela, mon amie, cet homme est encore de la société la plus agréable. Il lui reste je ne sais quoi de sa gaieté première qui se remarque toujours dans son expression. Sa tristesse est originale, et n’est pas triste. Il n’est jamais plus mal que quand il se tait; et il y a tant de gens qui seraient fort bien comme le père Hoop quand il est mal! Voilà des vents, une pluie, de la tempête, un murmure sourd qui font retentir sans cesse nos corridors, dont il est désespéré. J’aime, moi, ces vents violents, cette pluie que j’entends frapper nos gouttières pendant la nuit, cet orage qui agite avec fracas les arbres qui nous entourent, cette basse continue qui gronde autour de moi; j’en dors plus profondément, j’en trouve mon oreiller plus doux, je m’enfonce dans mon lit, je m’y ramasse en un peloton; il se fait en moi une comparaison secrète de mon bonheur avec le triste état de ceux qui manquent de gîte, de toit, de tout asile, qui errent la nuit exposés à toute l’inclémence de ce ciel, qui valent mieux que moi peut-être que le sort a distingué, et je jouis de la préférence. Tibulle sentait comme moi; mais je suis seul dans mon lit, et lui il tenait entre ses bras celle dont il était aimé, il la rassurait contre le tumulte de l’air qui se faisait autour de lui, et ce tumulte n’ajoutait peut-être à son bonheur que par la certitude où il était que personne ne s’en doutait, et ne viendrait le troubler par le temps orageux qu’il faisait. Ce temps renferme les importuns, je le sais bien. Combien de fois un ciel qui se fondait en eau ne m’a-t-il pas été favorable? Le bruit d’un lit que le plaisir fait craquer se perd, se dérobe, ou est mis par une mère sur le compte du vent. C’est alors qu’on peut sortir de sa chambre sur la pointe du pied, qu’une porte peut crier en s’ouvrant, se fermer durement, qu’on peut faire un faux pas en s’en retournant, et cela sans conséquence. Ah! si j’étais à Isle, et que vous voulussiez! ils diraient tous le lendemain: La nuit affreuse qu’il a fait! et nous nous tairions, et nous nous regarderions en souriant. Eh! non, je ne crois pas que vous m’oubliiez, même quand je vous le dis! J’ai reçu toutes vos lettres; n’en soyez point inquiète. Elles arrivent tard à cause des tours qu’elles font avant d’arriver. Le mauvais temps et les voyages des domestiques à Charenton m’auraient ruiné sans Damilaville; je ne me mêle de rien, et tout se fait par ses ordres. Je vous apparais donc quelquefois en rêve? Le sommeil ne me sert pas si bien que vous, mais je sais m’en dédommager quand je veille; ne donnez pas à cela trop de force, je n’ai encore rien à regretter; non, mais il est temps que vous vous rapprochiez de moi. Amusez-vous toujours de mes petits volumes, et croyez qu’ils ne prennent rien sur mon repos; nous nous retirons de bonne heure depuis que le Baron est indisposé. J’ai refusé qu’on fît du feu chez moi. L’aspect de mon appartement les transit, et je n’ai personne ni le matin ni le soir. J’ai déjà par-devers moi un jour de sobriété. Mme d’Aine a juré que cela ne durerait pas. Il faut que je vous apprenne un secret pour gagner au jeu, c’est de se mettre à cul nu. C’est le Baron qui l’a enseigné à Mme d’Aine, et elle s’en est bien trouvée. Le père Hoop est jeune; je ne sais pas s’il a les quarante-cinq ans que vous lui donnez, mais à cent ans il aura le même visage. Le Baron l’appelle vieille momie: j’en ai encore une autre. Le joli temps que Mme Le Gendre passerait entre ces deux momies-là! Ma seconde momie, c’est le docteur Sanchez, ci-devant premier médecin de la czarine, juif de religion et Portugais d’origine. Quand je me la représente jeune, fraîche et vermeille entre ces deux sempiternités, il me semble que je vois un tableau de Fleur d’Épine, ou des Quatre Facardins (1). C’est encore un homme bien précieux que le docteur Sanchez. À propos, Mme Le Gendre se mettrait de temps en temps les doigts dans les oreilles; car ils sont tous les deux un peu orduriers. Au demeurant, grands penseurs et jamais d’ordures vides de sens; il y a toujours quelques petites perles dans ce fumier-là. Nous ne causerons plus guère, l’Écossais et moi; le moyen de sortir par le temps qu’il fait? Nos gens, hommes et femmes, allèrent dimanche au Piple (2), danser chez Mme de La Bourdonnaye, et ils en revinrent à dix heures du soir, crottés jusqu’aux fesses, et trempés jusqu’aux os. C’était un plaisir de voir Mlle Anselme dans cet équipage. L’affaire du grimoire parti sans un mot de moi est précisément comme vous l’avez pensé. M. Gillet n’a rien à vous. À propos de Chinois et de magot, quand un étranger débarque à Canton, on lui donne un maître de cérémonies, comme on donnerait ici un maître à danser, et ceux qui ont les dispositions les plus heureuses sont au moins trois mois à apprendre toutes les révérences d’usage. Le père Hoop défendit hier avec beaucoup de vigueur les formalités chinoises. M. de Saint-Lambert fut de son avis. Le Baron n’y prit point de part, parce qu’il ne parle plus. Ils prétendirent l’un et l’autre que, puisqu’il est impossible de rendre les hommes bons, il fallait au moins les forcer à le paraître. Je pensai, moi, que c’était anéantir la franchise et rendre une nation hypocrite. Cette question vaut bien la peine d’être creusée, et n’est pas aussi facile qu’elle le paraît d’abord. Le Baron m’appela hier à côté de lui: «Tenez, me dit-il, asseyez- vous là, et lisez; voilà encore un exemple frappant de la sublime morale de la nature humaine.» Je m’assis, je pris le livre, et je lus: «Sha-Sesi Ier de Perse aimait beaucoup à s’entretenir avec une de ses parentes. C’était une femme d’esprit et d’une gaieté charmante. Sha-Abbas l’avait accordée pour épouse à un de ses officiers, en récompense des grands services qu’il en avait reçus. Un jour cette femme dit, en plaisantant, à Sesi: «Seigneur, vous ne vous pressez guère d’avoir des enfants. Savez-vous bien qu’à force de différer, vous pourriez bien mettre la couronne sur la tête d’un de mes petits-fils?» La bête féroce se lève, se renferme dans son palais, appelle les trois enfants de cette femme, et leur fait couper la tête à tous trois. Le lendemain il invite la mère à dîner, et lui fait servir dans un plat couvert la tête de ses enfants..... Et moi, je jette le livre; et vous, mon amie, ne jetez-vous pas ma lettre? Et puis le Baron se met à rire: Et le beau moral? et la dignité de la nature humaine? etc. La dame D..... contrefait toujours la désolée de la perte de Pouf. Elle lui avait mis au cou un beau collier avec une plaque d’argent sur laquelle on avait gravé: Je m’appelle Pouf, et j’appartiens à Mme D..... On a renvoyé le collier avec ces mots cruels: Pouf se porte bien. Les politiques prévoient que cette affaire aura des suites. Ce n’est pas le chien renvoyé qui fait le fond, ce sont les détours de la dame..... Son ami, en général, n’aime pas les chiens ni les autres bêtes, n’importe quel nom elles aient, ni comme quoi elles marchent. Votre globe, et votre manière d’obvier à tout, est horrible. Si une idée comme celle-là m’était venue, et que j’eusse eu le malheur de vous la confier, et surtout du ton leste dont vous l’avez fait, je n’en dormirais pas de quatre jours. J’aurais peur que vous ne vissiez là dedans de la fausseté et de la cruauté. Je vous conseille de travailler sérieusement à votre apologie, si vous êtes assez jalouse de mon estime pour n’en vouloir rien perdre. Pensez-y les jours et les nuits. Que ce soit au moins un volume! Je l’attends, et en l’attendant, j’ai le coeur flétri. Je crains beaucoup qu’en dépit du mauvais temps qui chasse tout le monde des champs vers la ville, et des affaires qui vous rappellent, vous ne restiez encore longtemps. Ma mère voudrait bien encore passer ici trois mois; le temps et l’éloignement ne peuvent rien changer à mes sentiments. Qu’est-ce que tout cela m’annonce? Nous avons eu ici M. Magon, qui est à présent directeur de la Compagnie des Indes, et qui a beaucoup voyagé. Il est gai, il est tout jeune, il a de l’esprit, des connaissances, de la philosophie. C’est un neveu de Maupertuis. J’ai appris, à cette occasion, une chose qui m’a fait plaisir. Maupertuis avait eu un enfant d’une fille. Il a fait élever cet enfant en Chine, où il l’a envoyé dès l’âge de cinq ans. Il n’a pas dix-huit ans; il est presque aussi savant qu’un mandarin. Il sait plus de trente mille mots. Il est en chemin pour Paris. C’est une curiosité que j’attends. Ô chère amie! qu’il y a peu de monde à qui il soit permis de jouer! Je ne veux pas vous écrire cela, et si j’oublie de vous en parler, tant mieux. Je ne reçois jamais une de vos lettres sans un petit billet tout à fait obligeant de M. Damilaville. Voici comme se passe mon temps: À huit heures, jour ou non, je me lève. Je prends mes deux tasses de thé. Beau ou laid, j’ouvre ma fenêtre et je prends l’air. Je me renferme et je lis. Je lis un poëme italien burlesque, qui me fait alternativement pleurer de douleur et de plaisir; et puis, cela est écrit partout avec une facilité, une douceur, une délicatesse! et des préambules à tourner la tête. Il me prend quelquefois des envies de vous en traduire des morceaux, mais il n’y a pas moyen; toutes ces fleurs délicates-là se fanent entre mes mains. Ces auteurs qui charment si puissamment nos ennuis, qui nous ravissent à nous-mêmes, à qui Nature a mis en main une baguette magique dont ils ne nous touchent pas plus tôt que nous oublions les maux de la vie, que les ténèbres sortent de notre âme, et que nous sommes réconciliés avec l’existence, sont à placer entre les bienfaiteurs du genre humain. Nous dînons, après avoir un peu causé vers le feu. Nous dînons toujours longtemps. Après dîner, c’est la promenade, ou le billard, ou les échecs. Le Baron ne veut pas que l’Écossais joue aux échecs, et il a raison. Puis un peu de causerie et de lecture. Le piquet, le souper, le radotage au bougeoir, et le coucher. Que regretter au milieu de cela? Rien, si ce n’est ma Sophie. Paris est oublié, mais en revanche Isle et les vordes ne le sont pas. C’est toujours là que je me retrouve à la fin de mes rêveries. Mais dites-moi pourquoi j’y arrive toujours à votre insu, à celui de votre soeur et de votre mère? Adieu, chère et tendre amie. Je vous embrasse de toute mon âme. C’est aujourd’hui jour de fête et de messe: ce qu’il y a de plaisant, c’est que c’est la même cloche qui fait marcher les coquemars et le calice. C’est une idée folle qui me fait toujours rire. Sur L’Inconséquence Du Jugement Public De Nos Actions Particulières. (3) Mme de La Carlière. (1772) Rentrons-nous? -C’est de bonne heure. -Voyez-vous ces nuées? -Ne craignez rien; elles disparaîtront d’elles-mêmes, et sans le secours de la moindre haleine de vent. -Vous croyez? -J’en ai souvent fait l’observation en été, dans les temps chauds. La partie basse de l’atmosphère, que la pluie a dégagée de son humidité, va reprendre une portion de la vapeur épaisse qui forme le voile obscur qui vous dérobe le ciel. La masse de cette vapeur se distribuera à peu près également dans toute la masse de l’air; et, par cette exacte distribution ou combinaison, comme il vous plaira de dire, l’atmosphère deviendra transparente et lucide. C’est une opération de nos laboratoires, qui s’exécute en grand au-dessus de nos têtes. Dans quelques heures, des points azurés commenceront à percer à travers les nuages raréfiés; les nuages se raréfieront de plus en plus; les points azurés se multiplieront et s’étendront; bientôt vous ne saurez ce que sera devenu le crêpe noir qui vous effrayait; et vous serez surpris et récréé de la limpidité de l’air, de la pureté du ciel, et de la beauté du jour. -Mais cela est vrai; car tandis que vous parliez, je regardais, et le phénomène semblait s’exécuter à vos ordres. -Ce phénomène n’est qu’une espèce de dissolution de l’eau par l’air. -Comme la vapeur, qui ternit la surface extérieure d’un verre que l’on remplit d’eau glacée, n’est qu’une espèce de précipitation. -Et ces énormes ballons qui nagent ou restent suspendus dans l’atmosphère ne sont qu’une surabondance d’eau que l’air saturé ne peut dissoudre. -Ils demeurent là comme des morceaux de sucre au fond d’une tasse de café qui n’en saurait plus prendre. -Fort bien. -Et vous me promettez donc à notre retour... -Une voûte aussi étoilée que vous l’ayez jamais vue. -Puisque nous continuons notre promenade, pourriez-vous me dire, vous qui connaissez tous ceux qui fréquentent ici, quel est ce personnage long, sec et mélancolique, qui s’est assis, qui n’a pas dit un mot, et qu’on a laissé seul dans le salon, lorsque le reste de la compagnie s’est dispersée? -C’est un homme dont je respecte vraiment la douleur, -Et vous le nommez? -Le chevalier Desroches. -Ce Desroches qui, devenu possesseur d’une fortune immense à la mort d’un père avare, s’est fait un nom par sa dissipation, ses galanteries, et la diversité de ses états? -Lui-même. -Ce fou qui a subi toutes sortes de métamorphoses, et qu’on a vu successivement en petit collet, en robe de palais et en uniforme? -Oui, ce fou. -Qu’il est changé! -Sa vie est un tissu d’événements singuliers. C’est une des plus malheureuses victimes des caprices du sort et des jugements inconsidérés des hommes. Lorsqu’il quitta l’Église pour la magistrature, sa famille jeta les hauts cris; et tout le sot public, qui ne manque jamais de prendre le parti des pères contre les enfants, se mit à clabauder à l’unisson. -Ce fut bien un autre vacarme, lorsqu’il se retira du tribunal pour entrer au service. -Cependant que fit-il? un trait de vigueur dont nous nous glorifierions l’un et l’autre, et qui le qualifia la plus mauvaise tète qu’il y eût; et puis vous êtes étonné que l’effréné bavardage de ces gens-là m’importune, m’impatiente, me blesse! -Ma foi, je vous avoue que j’ai jugé Desroches comme tout le monde. -Et c’est ainsi que de bouche en bouche, échos ridicules les unes des autres, un galant homme est traduit pour un plat homme, un homme d’esprit pour un sot, un homme honnête pour un coquin, un homme de courage pour un insensé, et réciproquement. Non, ces impertinents jaseurs ne valent pas la peine que l’on compte leur approbation, leur improbation pour quelque chose dans la conduite de sa vie. Écoutez, morbleu; et mourez de honte. Desroches entre conseiller au parlement très-jeune: des circonstances favorables le conduisent rapidement à la grand’chambre; il est de Tournelle (4) à son tour, et l’un des rapporteurs dans une affaire criminelle. D’après ses conclusions, le malfaiteur est condamné au dernier supplice. Le jour de l’exécution, il est d’usage que ceux qui ont décidé la sentence du tribunal se rendent à l’hôtel de ville, afin d’y recevoir les dernières dispositions du malheureux, s’il en a quelques-unes à faire, comme il arriva cette fois-là. C’était en hiver. Desroches et son collègue étaient assis devant le feu, lorsqu’on leur annonça l’arrivée du patient. Cet homme, que la torture avait disloqué, était étendu et porté sur un matelas. En entrant, il se relève, il tourne ses regards vers le ciel, il s’écrie: «Grand Dieu! tes jugements sont justes.» Le voilà sur son matelas, aux pieds de Desroches. «Et c’est vous, monsieur, qui m’avez condamné! lui dit-il en l’apostrophant d’une voix forte. Je suis coupable du crime dont on m’accuse; oui, je le suis, je le confesse. Mais vous n’en savez rien.» Puis, reprenant toute la procédure, il démontra clair comme le jour qu’il n’y avait ni solidité dans les preuves, ni justice dans la sentence. Desroches, saisi d’un tremblement universel, se lève, déchire sur lui sa robe magistrale, et renonce pour jamais à la périlleuse fonction de prononcer sur la vie des hommes. Et voilà ce qu’ils appellent un fou! Un homme qui se connaît, et qui craint d’avilir l’habit ecclésiastique par de mauvaises moeurs, ou de se trouver un jour souillé du sang de l’innocent. -C’est qu’on ignore ces choses-là. -C’est qu’il faut se taire, quand on ignore. -Mais pour se taire, il faut se méfier. -Et quel inconvénient à se méfier? -De refuser de la croyance à vingt personnes qu’on estime, en faveur d’un homme qu’on ne connaît pas. -Hé, monsieur, je ne vous demande pas tant de garants, quand il s’agit d’assurer le bien! -Mais le mal?... -Laissons cela; vous m’écartez de mon récit, et me donnez de l’humeur. Cependant il fallait être quelque chose. Il acheta une compagnie. -C’est-à-dire qu’il laissa le métier de condamner ses semblables, pour celui de les tuer sans aucune forme de procès. -Je n’entends pas comment on plaisante en pareil cas. -Que voulez-vous? vous êtes triste, et je suis gai. -C’est la suite de son histoire qu’il faut savoir, pour apprécier la valeur du caquet public. -Je la saurais, si vous vouliez. -Cela sera long. -Tant mieux. -Desroches fait la campagne de 1745, et se montre bien. Échappé aux dangers de la guerre, à deux cent mille coups de fusil, il vient se faire casser la jambe par un cheval ombrageux, à douze ou quinze lieues d’une maison de campagne, où il s’était proposé de passer son quartier d’hiver; et Dieu sait comment cet accident fut arrangé par nos agréables. -C’est qu’il y a certains personnages dont on s’est fait une habitude de rire, et qu’on ne plaint de rien. -Un homme qui a la jambe fracassée, cela est en effet très- plaisant! Hé bien! messieurs les rieurs impertinents, riez bien; mais sachez qu’il eût peut-être mieux valu pour Desroches d’avoir été emporté par un boulet de canon, ou d’être resté sur le champ de bataille, le ventre crevé d’un coup de baïonnette. Cet accident lui arriva dans un méchant petit village, où il n’y avait d’asile supportable que le presbytère ou le château. On le transporta au château, qui appartenait à une jeune veuve appelée Mme de La Carlière, la dame du lieu. -Qui n’a pas entendu parler de Mme de La Carlière? Qui n’a pas entendu parler de ses complaisances sans bornes pour un vieux mari jaloux, à qui la cupidité de ses parents l’avait sacrifiée à l’âge de quatorze ans? -À cet âge, où l’on prend le plus sérieux des engagements, parce qu’on mettra du rouge et qu’on aura de belles boucles, Mme de La Carlière fut, avec son premier mari, la femme de la conduite la plus réservée et la plus honnête. -Je le crois, puisque vous me le dites. -Elle reçut et traita le chevalier Desroches avec toutes les attentions imaginables. Ses affaires la rappelaient à la ville; malgré ses affaires et les pluies continuelles d’un vilain automne, qui, en gonflant les eaux de la Marne qui coule dans son voisinage, l’exposait à ne sortir de chez elle qu’en bateau, elle prolongea son séjour à sa terre jusqu’à l’entière guérison de Desroches. Le voilà guéri; le voilà à côté de Mme de La Carlière, dans une même voiture qui les ramène à Paris; et le chevalier, lié de reconnaissance et attaché d’un sentiment plus doux à sa jeune, riche et belle hospitalière. -Il est vrai que c’était une créature céleste; elle ne parut jamais au spectacle sans faire sensation. -Et c’est là que vous l’avez vue?... -Il est vrai. -Pendant la durée d’une intimité de plusieurs années, l’amoureux chevalier, qui n’était pas indifférent à Mme de La Carlière, lui avait proposé plusieurs fois de l’épouser; mais la mémoire récente des peines qu’elle avait endurées sous la tyrannie d’un premier époux, et plus encore cette réputation de légèreté que le chevalier s’était faite par une multitude d’aventures galantes, effrayaient Mme de La Carlière, qui ne croyait pas à la conversion des hommes de ce caractère. Elle était alors en procès avec les héritiers de son mari. -N’y eut-il pas encore des propos à l’occasion de ce procès-là? -Beaucoup, et de toutes les couleurs. Je vous laisse à penser si Desroches, qui avait conservé nombre d’amis dans la magistrature, s’endormit sur les intérêts de Mme de La Carlière. -Et si nous l’en supposions reconnaissante! -Il était sans cesse à la porte des juges. -Le plaisant, c’est que, parfaitement guéri de sa fracture, il ne les visitait jamais sans un brodequin à la jambe. Il prétendait que ses sollicitations, appuyées de son brodequin, en devenaient plus touchantes. Il est, vrai qu’il le plaçait tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et qu’on en faisait quelquefois la remarque. -Et que pour le distinguer d’un parent du même nom, on l’appela Desroches-le-Brodequin. Cependant, à l’aide du bon droit et du brodequin pathétique du chevalier, Mme de La Carlière gagna son procès. -Et devint Mme Desroches en titre. -Comme vous y allez! Vous n’aimez pas les détails communs, et je vous en fais grâce. Ils étaient d’accord, ils touchaient au moment de leur union, lorsque Mme de La Carlière, après un repas d’apparat, au milieu d’un cercle nombreux, composé des deux familles et d’un certain nombre d’amis, prenant un maintien auguste et un ton solennel, s’adressa au chevalier, et lui dit: «Monsieur Desroches, écoutez-moi. Aujourd’hui nous sommes libres l’un et l’autre; demain nous ne le serons plus; et je vais devenir maîtresse de votre bonheur ou de votre malheur; vous, du mien. J’y ai bien réfléchi. Daignez y penser aussi sérieusement. Si vous vous sentez ce même penchant à l’inconstance qui vous a dominé jusqu’à présent; si je ne suffisais pas à toute l’étendue de vos désirs, ne vous engagez pas; je vous en conjure par vous-même et par moi. Songez que moins je me crois faite pour être négligée, plus je ressentirais vivement une injure. J’ai de la vanité, et beaucoup. Je ne sais pas haïr; mais personne ne sait mieux mépriser, et je ne reviens point du mépris. Demain, au pied des autels, vous jurerez de m’appartenir, et de n’appartenir qu’à moi. Sondez-vous; interrogez votre coeur, tandis qu’il en est encore temps; songez qu’il y va de ma vie. Monsieur, on me blesse aisément; et la blessure de mon âme ne cicatrise point; elle saigne toujours. Je ne me plaindrai point, parce que la plainte importune d’abord, finit par aigrir le mal; et parce que la pitié est un sentiment qui dégrade celui qui l’inspire. Je renfermerai ma douleur; et j’en périrai. Chevalier, je vais vous abandonner ma personne et mon bien, vous résigner mes volontés et mes fantaisies; vous serez tout au monde pour moi; mais il faut que je sois tout au monde pour vous; je ne puis être satisfaite à moins. Je suis, je crois, l’unique pour vous dans ce moment; et vous l’êtes certainement pour moi; mais il est très-possible que nous rencontrions, vous une femme qui soit plus aimable, moi quelqu’un qui me le paraisse. Si la supériorité de mérite, réelle ou présumée, justifiait l’inconstance, il n’y aurait plus de moeurs. J’ai des moeurs; je veux en avoir, je veux que vous en ayez. C’est par tous les sacrifices imaginables, que je prétends vous acquérir sans réserve. Voilà mes droits, voilà mes titres; et je n’en rabattrai jamais rien. Je ferai tout pour que vous ne soyez pas seulement un inconstant, mais pour qu’au jugement des hommes sensés, au jugement de votre propre conscience, vous soyez le dernier des ingrats. J’accepte le même reproche, si je ne réponds pas à vos soins, à vos égards, à votre tendresse, au delà de vos espérances. J’ai appris ce dont j’étais capable, à côté d’un époux qui ne me rendait les devoirs d’une femme ni faciles ni agréables. Vous savez à présent ce que vous avez à attendre de moi. Voyez ce que vous avez à craindre de vous. Parlez-moi, chevalier, parlez- moi nettement. Ou je deviendrai votre épouse, ou je resterai votre amie; l’alternative n’est pas cruelle. Mon ami, mon tendre ami, je vous en conjure, ne m’exposez pas à détester, à fuir le père de mes enfants, et peut-être, dans un accès de désespoir, à repousser leurs innocentes caresses. Que je puisse, toute ma vie, avec un nouveau transport, vous retrouver en eux et me réjouir d’avoir été leur mère. Donnez-moi la plus grande marque de confiance qu’une femme honnête ait sollicitée d’un galant homme; refusez-moi, si vous croyez que je me mette à un trop haut prix. Loin d’en être offensée, je jetterai mes bras autour de votre cou; et l’amour de celles que vous avez captivées, et les fadeurs que vous leur avez débitées, ne vous auront jamais valu un baiser aussi sincère, aussi doux que celui que vous aurez obtenu de votre franchise et de ma reconnaissance!» -Je crois avoir entendu dans le temps une parodie bien comique de ce discours. -Et par quelque bonne amie de Mme de La Carlière? -Ma foi, je me la rappelle; vous avez deviné. -Et cela ne suffirait pas à rencogner un homme au fond d’une forêt, loin de toute cette décente canaille, pour laquelle il n’y a rien de sacré? J’irai; cela finira par là. Rien n’est plus sûr, j’irai. L’assemblée, qui avait commencé par sourire, finit par verser des larmes. Desroches se précipita aux genoux de Mme de La Carrière, se répandit en protestations honnêtes et tendres; n’omit rien de ce qui pouvait aggraver ou excuser sa conduite passée; compara Mme de La Carlière aux femmes qu’il avait connues et délaissées; tira de ce parallèle juste et flatteur des motifs de la rassurer, de se rassurer lui-même contre un penchant à la mode, une effervescence de jeunesse, le vice des moeurs générales plutôt que le sien; ne dit rien qu’il ne pensât et qu’il ne se promît de faire. Mme de La Carlière le regardait, l’écoutait, cherchait à le pénétrer dans ses discours, dans ses mouvements, et interprétait tout à son avantage. -Pourquoi non, s’il était vrai? -Elle lui avait abandonné une de ses mains, qu’il baisait, qu’il pressait contre son coeur, qu’il baisait encore, qu’il mouillait de ses larmes. Tout le monde partageait leur tendresse; toutes les femmes sentaient comme Mme de La Carlière, tous les hommes comme le chevalier. -C’est l’effet de ce qui est honnête, de ne laisser à une grande assemblée qu’une pensée et qu’une âme. Comme on s’estime, comme on s’aime tous dans ces moments! Par exemple, que l’humanité est belle au spectacle! Pourquoi faut-il qu’on se sépare si vite! Les hommes sont si bons et si heureux lorsque l’honnête réunit leurs suffrages, les confond, les rend uns! -Nous jouissions de ce bonheur qui nous assimilait, lorsque Mme de La Carlière, transportée d’un mouvement d’âme exaltée, se leva et dit à Desroches: «Chevalier, je ne vous crois pas encore, mais tout à l’heure je vous croirai.» -La petite comtesse jouait sublimement cet enthousiasme de sa belle cousine. -Elle est bien plus faite pour le jouer que pour le sentir. «Les serments prononcés au pied des autels...» Vous riez? -Ma foi, je vous en demande pardon; mais je vois encore la petite comtesse hissée sur la pointe de ses pieds; et j’entends son ton emphatique. -Allez, vous êtes un scélérat, un corrompu comme tous ces gens-là, et je me tais. -Je vous promets de ne plus rire. -Prenez-y garde. -Hé bien, les serments prononcés au pied des autels... -«Ont été suivis de tant de parjures, que je ne fais aucun compte de la promesse solennelle de demain. La présence de Dieu est moins redoutable pour nous que le jugement de nos semblables. Monsieur Desroches, approchez. Voilà ma main; donnez-moi la vôtre, et jurez-moi une fidélité, une tendresse éternelle; attestez-en les hommes qui nous entourent. Permettez que, s’il arrive que vous me donniez quelques sujets légitimes de me plaindre, je vous dénonce à ce tribunal, et vous livre à son indignation. Consentez qu’ils se rassemblent à ma voix, et qu’ils vous appellent traître, ingrat, perfide, homme faux, homme méchant. Ce sont mes amis et les vôtres. Consentez qu’au moment où je vous perdrais, il ne vous en reste aucun. Vous, mes amis, jurez-moi de le laisser seul.» À l’instant le salon retentit des cris mêlés: Je promets! je permets! je consens! nous le jurons! Et au milieu de ce tumulte délicieux, le chevalier, qui avait jeté ses bras autour de Mme de La Carlière, la baisait sur le front, sur les yeux, sur les joues. «Mais, chevalier!» -«Mais, madame, la cérémonie est faite; je suis votre époux, vous êtes ma femme.» -«Au fond des bois, assurément; ici il manque une formalité d’usage. En attendant mieux, tenez, voilà mon portrait; faites-en ce qu’il vous plaira. N’avez-vous pas ordonné le vôtre? Si vous l’avez, donnez-le-moi...» Desroches présenta son portrait à Mme de La Carlière, qui le mit à son bras, et qui se fit appeler, le reste de la journée, Mme Desroches. -Je suis bien pressé de savoir ce que cela deviendra. -Un moment de patience. Je vous ai promis d’être long; et il faut que je tienne parole. Mais... il est vrai... c’était dans le temps de votre grande tournée, et vous étiez alors absent du royaume. Deux ans, deux ans entiers, Desroches et sa femme furent les époux les plus unis, les plus heureux. On crut Desroches vraiment corrigé; et il l’était en effet. Ses amis de libertinage, qui avaient entendu parler de la scène précédente et qui en avaient plaisanté, disaient que c’était réellement le prêtre qui portait malheur, et que Mme de La Carlière avait découvert, au bout de deux mille ans, le secret d’esquiver à la malédiction du sacrement. Desroches eut un enfant de Mme de La Carlière, que j’appellerai Mme Desroches, jusqu’à ce qu’il me convienne d’en user autrement. Elle voulut absolument le nourrir. Ce fut un long et périlleux intervalle pour un jeune homme d’un tempérament ardent, et peu fait à cette espèce de régime. Tandis que Mme Desroches était à ses fonctions, son mari se répandait dans la société; et il eut le malheur de trouver un jour sur son chemin une de ces femmes séduisantes, artificieuses, secrètement irritées de voir ailleurs une concorde qu’elles ont exclue de chez elles, et dont il semble que l’étude et la consolation soient de plonger les autres dans la misère qu’elles éprouvent. -C’est votre histoire, mais ce n’est pas la sienne. -Desroches, qui se connaissait, qui connaissait sa femme, qui la respectait, qui la redoutait... -C’est presque la même chose... -Passait ses journées à côté d’elle. Son enfant, dont il était fou, était presque aussi souvent entre ses bras qu’entre ceux de la mère, dont il s’occupait, avec quelques amis communs, à soulager la tâche honnête, mais pénible, par la variété des amusements domestiques. -Cela est fort beau. -Certainement. Un de ses amis s’était engagé dans les opérations du gouvernement. Le ministère lui redevait une somme considérable, qui faisait presque toute sa fortune, et dont il sollicitait inutilement la rentrée. Il s’en ouvrit à Desroches. Celui-ci se rappela qu’il avait été autrefois fort bien avec une femme assez puissante, par ses liaisons, pour finir cette affaire. Il se tut. Mais, dès le lendemain, il vit cette femme et lui parla. On fut enchanté de retrouver et de servir un galant homme qu’on avait tendrement aimé, et sacrifié à des vues ambitieuses. Cette première entrevue fut suivie de plusieurs autres. Cette femme était charmante. Elle avait des torts; et la manière dont elle s’en expliquait n’était point équivoque. Desroches fut quelque temps incertain de ce qu’il ferait. -Ma foi, je ne sais pas pourquoi. -Mais, moitié goût, désoeuvrement ou faiblesse, moitié crainte qu’un misérable scrupule... -Sur un amusement assez indifférent pour sa femme... -Ne ralentît la vivacité de la protectrice de son ami, et n’arrêtât le succès de sa négociation; il oublia un moment Mme Desroches, et s’engagea dans une intrigue que sa complice avait le plus grand intérêt de tenir secrète, et dans une correspondance nécessaire et suivie. On se voyait peu, mais on s’écrivait souvent. J’ai dit cent fois aux amants: N’écrivez point; les lettres vous perdront; tôt ou tard le hasard en détournera une de son adresse. Le hasard combine tous les cas possibles; et il ne lui faut que du temps pour amener la chance fatale. -Aucuns ne vous ont cru? -Et tous se sont perdus, et Desroches, comme cent mille qui l’ont précédé, et cent mille qui le suivront. Celui-ci gardait les siennes dans un de ces petits coffrets cerclés en dessus et par les côtés de lames d’acier. À la ville, à la campagne, le coffret était sous la clef d’un secrétaire. En voyage, il était déposé dans une des malles de Desroches, sur le devant de la voiture. Cette fois-ci il était sur le devant. Ils partent; ils arrivent. En mettant pied à terre, Desroches donne à un domestique le coffret à porter dans son appartement, où l’on n’arrivait qu’en traversant celui de sa femme. Là, l’anneau casse, le coffret tombe, le dessus se sépare du reste, et voilà une multitude de lettres éparses aux pieds de Mme Desroches. Elle en ramasse quelques-unes, et se convainc de la perfidie de son époux. Elle ne se rappela jamais cet instant sans frisson. Elle me disait qu’une sueur froide s’était échappée de toutes les parties de son corps, et qu’il lui avait semblé qu’une griffe de fer lui serrait le coeur et tiraillait ses entrailles. Que va-t-elle devenir? Que fera-t-elle? Elle se recueillit; elle rappela ce qui lui restait de raison et de force. Entre ces lettres, elle fit choix de quelques-unes des plus significatives; elle rajusta le fond du coffret, et ordonna au domestique de le placer dans l’ appartement de son maître, sans parler de ce qui venait d’arriver, sous peine d’être chassé sur-le-champ. Elle avait promis à Desroches qu’il n’entendrait jamais une plainte de sa bouche; elle tint parole. Cependant la tristesse s’empara d’elle; elle pleurait quelquefois; elle voulait être seule, chez elle ou à la promenade; elle se faisait servir dans son appartement; elle gardait un silence continu; il ne lui échappait que quelques soupirs involontaires. L’affligé mais tranquille Desroches traitait cet état de vapeurs, quoique les femmes qui nourrissent n’y soient pas sujettes. En très-peu de temps la santé de sa femme s’affaiblit, au point qu’il fallut quitter la campagne et s’en revenir à la ville. Elle obtint de son mari de faire la route dans une voiture séparée. De retour ici, elle mit dans ses procédés tant de réserve et d’adresse, que Desroches, qui ne s’était point aperçu de la soustraction des lettres, ne vit dans les légers dédains de sa femme, son indifférence, ses soupirs échappés, ses larmes retenues, son goût pour la solitude, que les symptômes accoutumés de l’indisposition qu’il lui croyait. Quelquefois il lui conseillait d’interrompre la nourriture de son enfant; c’était précisément le seul moyen d’éloigner, tant qu’il lui plairait, un éclaircissement entre elle et son mari. Desroches continuait donc de vivre à côté de sa femme, dans la plus entière sécurité sur le mystère de sa conduite, lorsqu’un matin elle lui apparut grande, noble, digne, vêtue du même habit et parée des mêmes ajustements qu’elle avait portés dans la cérémonie domestique de la veille de son mariage. Ce qu’elle avait perdu de fraîcheur et d’embonpoint, ce que la peine secrète dont elle était consumée lui avait ôté de charmes, était réparé avec avantage par la noblesse de son maintien. Desroches écrivait à son amie lorsque sa femme entra. Le trouble les saisit l’un et l’autre; mais, tous les deux également habiles et intéressés à dissimuler, ce trouble ne fit que passer. «Oh ma femme! s’écria Desroches en la voyant et en chiffonnant, comme de distraction, le papier qu’il avait écrit, que vous êtes belle! Quels sont donc vos projets du jour? -Mon projet, monsieur, est de rassembler les deux familles. Nos amis, nos parents sont invités, et je compte sur vous. -Certainement. À quelle heure me désirez- vous? -À quelle heure je vous désire? mais... à l’heure accoutumée. -Vous avez un éventail et des gants, est-ce que vous sortez? -Si vous le permettez. -Et pourrait-on savoir où vous allez? -Chez ma mère. -Je vous prie de lui présenter mon respect. -Votre respect? -Assurément.» Mme Desroches ne rentra qu’à l’heure de se mettre à table. Les convives étaient arrivés. On l’attendait. Aussitôt qu’elle parut, ce fut la même exclamation que celle de son mari. Les hommes, les femmes l’entourèrent en disant tous à la fois: «Mais voyez donc, qu’elle est belle!» Les femmes rajustaient quelque chose qui s’était dérangé à la coiffure. Les hommes, placés à distance et immobiles d’admiration, répétaient entre eux: «Non, Dieu ni la nature n’ont rien fait, n’ont rien pu faire de plus imposant, de plus grand, de plus beau, de plus noble, de plus parfait. -Mais, ma femme, lui disait Desroches, vous ne me paraissez pas assez sensible à l’impression que vous faites sur nous. De grâce, ne souriez pas; un souris, accompagné de tant de charmes, nous ravirait à tous le sens commun.» Mme Desroches répondit d’un léger mouvement d’indignation, détourna la tête et porta son mouchoir à ses yeux, qui commençaient à s’humecter. Les femmes, qui remarquent tout, se demandaient tout bas: «Qu’a-t-elle donc? On dirait qu’elle a envie de pleurer.» Desroches, qui les devinait, portait la main à son front et leur faisait signe que la tête de madame était un peu affectée. -En effet, on m’écrivit au loin qu’il se répandait un bruit sourd que la belle Mme Desroches, ci-devant la belle Mme de La Carlière, était devenue folle. -On servit. La gaieté se montrait sur tous les visages, excepté sur celui de Mme de La Carlière. Desroches la plaisanta légèrement sur son air de dignité. Il ne faisait pas assez de cas de sa raison ni de celle de ses amis pour craindre le danger d’un de ses souris. «Ma femme, si tu voulais sourire.» Mme de La Carlière affecta de ne pas entendre, et garda son air grave. Les femmes dirent que toutes les physionomies lui allaient si bien, qu’on pouvait lui en laisser le choix. Le repas est achevé. On rentre dans le salon. Le cercle est formé. Mme de La Carlière... -Vous voulez dire Mme Desroches? -Non; il ne me plaît plus de l’appeler ainsi. Mme de La Carlière sonne; elle fait signe. On lui apporte son enfant. Elle le reçoit en tremblant. Elle découvre son sein, lui donne à téter, et le rend à la gouvernante, après l’avoir regardé tristement, baisé et mouillé d’une larme qui tomba sur le visage de l’enfant. Elle dit, en essuyant cette larme: «Ce ne sera pas la dernière.» Mais ces mots furent prononcés si bas, qu’on les entendit à peine. Ce spectacle attendrit tous les assistants, et établit dans le salon un silence profond. Ce fut alors que Mme de La Carlière se leva et, s’adressant à la compagnie, dit ce qui suit, ou l’équivalent: «Mes parents, mes amis, vous y étiez tous le jour que j’engageai ma foi à M. Desroches, et qu’il m’engagea la sienne. Les conditions auxquelles je reçus sa main et lui donnai la mienne, vous vous les rappelez sans doute. Monsieur Desroches, parlez. Ai- je été fidèle à mes promesses?... -Jusqu’au scrupule. -Et vous, monsieur, vous m’avez trompée, vous m’avez trahie... -Moi, madame!... -Vous, monsieur. -Qui sont les malheureux, les indignes... -Il n’y a de malheureux ici que moi, et d’indigne que vous... -Madame, ma femme... -Je ne la suis plus... -Madame! - Monsieur, n’ajoutez pas le mensonge et l’arrogance à la perfidie. Plus vous vous défendrez, plus vous serez confus. Épargnez-vous vous-même...» En achevant ces mots elle tira les lettres de sa poche, en présenta de côté quelques-unes à Desroches, et distribua les autres aux assistants. On les prit, mais on ne les lisait pas. «Messieurs, mesdames, disait Mme de La Carlière, lisez et jugez- nous. Vous ne sortirez point d’ici sans avoir prononcé.» Puis, s’adressant à Desroches: «Vous, monsieur, vous devez connaître l’écriture.» On hésita encore; mais, sur les instances réitérées de Mme de La Carlière, on lut. Cependant Desroches, tremblant, immobile, s’était appuyé la tête contre une glace, le dos tourné à la compagnie, qu’il n’osait regarder. Un de ses amis en eut pitié, le prit par la main, et l’entraîna hors du salon. -Dans les détails qu’on me fit de cette scène, on me disait qu’il avait été bien plat, et sa femme honnêtement ridicule. -L’absence de Desroches mit à l’aise. On convint de sa faute; on approuva le ressentiment de Mme de La Carlière, pourvu qu’elle ne le poussât pas trop loin. On s’attroupa autour d’elle; on la pressa, on la supplia, on la conjura. L’ami qui avait entraîné Desroches entrait et sortait, l’instruisant de ce qui se passait. Mme de La Carlière resta ferme dans une résolution dont elle ne s’était point encore expliquée. Elle ne répondait que le même mot à tout ce qu’on lui représentait. Elle disait aux femmes: «Mesdames, je ne blâme point votre indulgence.» Aux hommes: «Messieurs, cela ne se peut; la confiance est perdue, et il n’y a point de ressource.» On ramena le mari. Il était plus mort que vif. Il tomba plutôt qu’il ne se jeta aux pieds de sa femme; il y restait sans parler. Mme de La Carlière lui dit: «Monsieur, relevez-vous.» Il se releva, et elle ajouta: «Vous êtes un mauvais époux. Êtes-vous, n’êtes-vous pas un galant homme, c’est ce que je vais savoir. Je ne puis ni vous aimer ni vous estimer; c’est vous déclarer que nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble. Je vous abandonne ma fortune. Je n’en réclame qu’une partie suffisante pour ma subsistance étroite et celle de mon enfant. Ma mère est prévenue. J’ai un logement préparé chez elle; et vous permettrez que je l’aille occuper sur-le-champ. La seule grâce que je demande et que je suis en droit d’obtenir, c’est de m’épargner un éclat qui ne changerait pas mes desseins, et dont le seul effet serait d’accélérer la cruelle sentence que vous avez prononcée contre moi. Souffrez que j’emporte mon enfant, et que j’attende à côté de ma mère qu’elle me ferme les yeux ou que je ferme les siens. Si vous avez de la peine, soyez sûr que ma douleur et le grand âge de ma mère la finiront bientôt.» Cependant les pleurs coulaient de tous les yeux; les femmes lui tenaient les mains; les hommes s’étaient prosternés. Mais ce fut lorsque Mme de La Carlière s’avança vers la porte, tenant son enfant entre ses bras, qu’on entendit des sanglots et des cris. Le mari criait: «Ma femme! ma femme! écoutez-moi; vous ne savez pas.» Les hommes criaient , les femmes criaient: «Madame Desroches! madame!» Le mari criait: «Mes amis, la laisserez-vous aller? Arrêtez-la, arrêtez-la donc; qu’elle m’entende, que je lui parle.» Comme on le pressait de se jeter au-devant d’elle: «Non, disait- il, je ne saurais, je n’oserais: moi, porter une main sur elle! la toucher! je n’en suis pas digne.» Mme de La Carlière partit. J’étais chez sa mère lorsqu’elle y arriva, brisée des efforts qu’elle s’était faits. Trois de ses domestiques l’avaient descendue de sa voiture et la portaient par la tête et par les pieds; suivait la gouvernante, pâle comme la mort, avec l’enfant endormi sur son sein. On déposa cette malheureuse femme sur un lit de repos, où elle resta longtemps sans mouvement, sous les yeux de sa vieille et respectable mère, qui ouvrait la bouche sans crier, qui s’agitait autour d’elle, qui voulait secourir sa fille, et qui ne le pouvait. Enfin la connaissance lui revint; et ses premiers mots, en levant les paupières, furent: «Je ne suis donc pas morte! C’est une chose bien douce que d’être morte! Ma mère, mettez-vous là, à côté de moi, et mourons toutes deux. Mais, si nous mourons, qui aura soin de ce pauvre petit?» Alors elle prit les deux mains sèches et tremblantes de sa mère dans une des siennes; elle posa l’autre sur son enfant; elle se mit à répandre un torrent de larmes. Elle sanglotait: elle voulait se plaindre; mais sa plainte et ses sanglots étaient interrompus d’un hoquet violent. Lorsqu’elle put articuler quelques paroles, elle dit: «Serait-il possible qu’il souffrît autant que moi!» Cependant on s’occupait à consoler Desroches et à lui persuader que le ressentiment d’une faute aussi légère que la sienne ne pourrait durer; mais qu’il fallait accorder quelques instants à l’orgueil d’une femme fière, sensible et blessée, et que la solennité d’une cérémonie extraordinaire engageait presque d’honneur à une démarche violente. «C’est un peu notre faute,» disaient les hommes... «Vraiment oui, disaient les femmes; si nous eussions vu sa sublime momerie du même oeil que le public et la comtesse, rien de ce qui nous désole à présent ne serait arrivé... C’est que les choses d’un certain appareil nous en imposent et que nous nous laissons aller à une sotte admiration, lorsqu’il n’y aurait qu’à hausser les épaules et rire... Vous verrez, vous verrez le beau train que cette dernière scène va faire, et comme on nous y tympanisera tous.» -Entre nous, cela prêtait. -De ce jour, Mme de La Carlière reprit son nom de veuve et ne souffrit jamais qu’on l’appelât Mme Desroches. Sa porte, longtemps fermée à tout le monde, le fut pour toujours à son mari. Il écrivit, on brûla ses lettres sans les ouvrir. Mme de La Carlière déclara à ses parents et à ses amis qu’elle cesserait de voir le premier qui intercéderait pour lui. Les prêtres s’en mêlèrent sans fruit. Pour les grands, elle rejeta leur médiation avec tant de hauteur et de fermeté, qu’elle en fut bientôt délivrée. -Ils dirent sans doute que c’était une impertinente, une prude renforcée. -Et les autres le répétèrent tous d’après eux. Cependant elle était absorbée dans la mélancolie; sa santé s’était détruite avec une rapidité inconcevable. Tant de personnes étaient confidentes de cette séparation inattendue et du motif qui l’avait amenée, que ce fut bientôt l’entretien général. C’est ici que je vous prie de détourner vos yeux, s’il se peut, de Mme de La Carlière, pour les fixer sur le public, sur cette foule imbécile qui nous juge, qui dispose de notre honneur, qui nous porte aux nues ou qui nous traîne dans la fange, et qu’on respecte d’autant plus qu’on a plus d’énergie et de vertu. Esclaves du public, vous pourrez être les fils adoptifs du tyran; mais vous ne verrez jamais le quatrième jour des Ides!... Il n’y avait qu’un avis sur la conduite de Mme de La Carlière; «c’était une folle à enfermer... Le bel exemple à donner et à suivre!... C’est à séparer les trois quarts des maris de leurs femmes... Les trois quarts, dites-vous? Est-ce qu’il y en a deux sur cent qui soient fidèles à la rigueur?... Mme de La Carlière est très-aimable, sans contredit; elle avait fait ses conditions, d’accord; c’est la beauté, la vertu, l’honnêteté même. Ajoutez que le chevalier lui doit tout. Mais aussi vouloir, dans tout un royaume, être l’unique à qui son mari s’en tienne strictement, la prétention est par trop ridicule.» Et puis l’on continuait: «Si le Desroches en est si féru, que ne s’adresse-t-il aux lois, et que ne met-il cette femme à la raison?» Jugez de ce qu’ils auraient dit si Desroches ou son ami avait pu s’expliquer; mais tout les réduisait au silence. Ces derniers propos furent inutilement rebattus aux oreilles du chevalier. Il eût tout mis en oeuvre pour recouvrer sa femme, excepté la violence. Cependant Mme de La Carlière était une femme vénérée; et du centre de ces voix qui la blâmaient, il s’en élevait quelques-unes qui hasardaient un mot de défense; mais un mot bien timide, bien faible, bien réservé, moins de conviction que d’honnêteté. -Dans les circonstances les plus équivoques, le parti de l’honnêteté se grossit sans cesse de transfuges. -C’est bien vu. -Le malheur qui dure réconcilie avec tous les hommes, et la perte des charmes d’une belle femme la réconcilie avec toutes les autres. -Encore mieux. En effet, lorsque la belle Mme de La Carlière ne présenta plus que son squelette, le propos de la commisération se mêla à celui du blâme. «S’éteindre à la fleur de son âge, passer ainsi, et cela par la trahison d’un homme qu’elle avait bien averti, qui devait la connaître, et qui n’avait qu’un seul moyen d’acquitter tout ce qu’elle avait fait pour lui; car, entre nous, lorsque Desroches l’épousa, c’était un cadet de Bretagne qui n’avait que la cape et l’épée... La pauvre Mme de La Carlière! cela est pourtant bien triste... Mais aussi, pourquoi ne pas retourner avec lui?... Ah! pourquoi? C’est que chacun a son caractère, et qu’il serait peut-être à souhaiter que celui-là fût plus commun; nos seigneurs et maîtres y regarderaient à deux fois.» Tandis qu’on s’amusait ainsi pour et contre, en faisant du filet ou en brodant une veste, et que la balance penchait insensiblement en faveur de Mme de La Carlière, Desroches était tombé dans un état déplorable d’esprit et de corps, mais on ne le voyait pas; il s’était retiré à la campagne, où il attendait, dans la douleur et dans l’ennui, un sentiment de pitié qu’il avait inutilement sollicité par toutes les voies de la soumission. De son côté, réduite au dernier degré d’appauvrissement et de faiblesse, Mme de La Carlière fut obligée de remettre à une mercenaire la nourriture de son enfant. L’accident qu’elle redoutait d’un changement de lait arriva; de jour en jour l’enfant dépérit et mourut. Ce fut alors qu’on dit: «Savez-vous? cette pauvre Mme de La Carlière a perdu son enfant... Elle doit en être inconsolable... Qu’appelez- vous inconsolable? C’est un chagrin qui ne se conçoit pas. Je l’ai vue; cela fait pitié! on n’y tient pas... Et Desroches?... Ne me parlez pas des hommes; ce sont des tigres. Si cette femme lui était un peu chère, est-ce qu’il serait à sa campagne? est-ce qu’il n’aurait pas accouru? est-ce qu’il ne l’obséderait pas dans les rues, dans les églises, à sa porte? C’est qu’on se fait ouvrir une porte quand on le veut bien; c’est qu’on y reste, qu’on y couche, qu’on y meurt...» C’est que Desroches n’avait omis aucune de ces choses, et qu’on l’ignorait; car le point important n’est pas de savoir, mais de parler. On parlait donc... «L’enfant est mort... Qui sait si ce n’aurait pas été un monstre comme son père?... La mère se meurt... Et le mari que fait-il pendant ce temps-là?... Belle question! Le jour, il court la forêt à la suite de ses chiens, et il passe la nuit à crapuler avec des espèces (5) comme lui... Fort bien.» Autre événement. Desroches avait obtenu les honneurs de son état, lorsqu’il épousa. Mme de La Carlière avait exigé qu’il quittât le service, et qu’il cédât son régiment à son frère cadet. -Est-ce que Desroches avait un cadet? -Non, mais bien Mme de La Carlière. -Eh bien? -Eh bien, le jeune homme est tué à la première bataille; et voilà qu’on s’écrie de tous côtés: «Le malheur est entré dans cette maison avec ce Desroches!» À les entendre, on eût cru que le coup, dont le jeune officier avait été tué, était parti de la main de Desroches. C’était un déchaînement, un déraisonnement aussi général qu’inconcevable. À mesure que les peines de Mme de La Carlière se succédaient, le caractère de Desroches se noircissait, sa trahison s’exagérait; et, sans en être ni plus ni moins coupable, il en devenait de jour en jour plus odieux. Vous croyez que c’est tout? Non, non. La mère de Mme de La Carlière avait ses soixante-seize ans passés. Je conçois que la mort de son petit- fils et le spectacle assidu de la douleur de sa fille suffisaient pour abréger ses jours; mais elle était décrépite, mais elle était infirme. N’importe: on oublia sa vieillesse et ses infirmités; et Desroches fut encore responsable de sa mort. Pour le coup, on trancha le mot; et ce fut un misérable, dont Mme de La Carlière ne pouvait se rapprocher, sans fouler aux pieds toute pudeur; le meurtrier de sa mère, de son frère, de son fils! -Mais, d’après cette belle logique, si Mme de La Carlière fût morte, surtout après une maladie longue et douloureuse, qui eût permis à l’injustice et à la haine publiques de faire tous leurs progrès, ils auraient dû le regarder comme l’exécrable assassin de toute une famille. -C’est ce qui arriva, et ce qu’ils firent. -Bon! -Si vous ne m’en croyez pas, adressez-vous à quelques-uns de ceux qui sont ici; et vous verrez comment ils s’en expliqueront. S’il est resté seul dans le salon, c’est qu’au moment où il s’est présenté, chacun lui a tourné le dos. -Pourquoi donc? On sait qu’un homme est un coquin; mais cela n’empêche pas qu’on ne l’accueille. -L’affaire est un peu récente; et tous ces gens-là sont les parents ou les amis de la défunte. Mme de La Carlière mourut, la seconde fête de la Pentecôte dernière, et savez-vous où? À Saint- Eustache, à la messe de la paroisse, au milieu d’un peuple nombreux. -Mais quelle folie! On meurt dans son lit. Qui est-ce qui s’est jamais avisé de mourir à l’église? Cette femme avait projeté d’être bizarre jusqu’au bout. -Oui, bizarre; c’est le mot. Elle se trouvait un peu mieux. Elle s’était confessée la veille. Elle se croyait assez de force pour aller recevoir le sacrement à l’église, au lieu de l’appeler chez elle. On la porte dans une chaise. Elle entend l’office, sans se plaindre et sans paraître souffrir. Le moment de la communion arrive. Ses femmes lui donnent le bras, et la conduisent à la sainte table. Le prêtre la communie, elle s’incline comme pour se recueillir, et elle expire. -Elle expire!... -Oui, elle expire bizarrement, comme vous l’avez dit. -Et Dieu sait le tumulte! -Laissons cela; on le conçoit de reste, et venons à la suite. -C’est que cette femme en devint cent fois plus intéressante, et son mari cent fois plus abominable. -Cela va sans dire. -Et ce n’est pas tout? -Non, le hasard voulut que Desroches se trouvât sur le passage de Mme de La Carlière, lorsqu’on la transférait morte de l’église dans sa maison. -Tout semble conspirer contre ce pauvre diable. -Il approche, il reconnaît sa femme; il pousse des cris. On demande qui est cet homme. Du milieu de la foule il s’élève une voix indiscrète (c’était celle d’un prêtre de la paroisse), qui dit: «C’est l’assassin de cette femme.» Desroches ajoute, en se tordant les bras, en s’arrachant les cheveux: «Oui, oui, je le suis.» À l’instant, on s’attroupe autour de lui; on le charge d’imprécations; on ramasse des pierres; et c’était un homme assommé sur la place, si quelques honnêtes gens ne l’avaient sauvé de la fureur de la populace irritée. -Et quelle avait été sa conduite pendant la maladie de sa femme? -Aussi bonne qu’elle pouvait l’être. Trompé, comme nous tous, par Mme de La Carlière, qui dérobait aux autres, et qui peut-être se dissimulait à elle-même sa fin prochaine... -J’entends; il n’en fut pas moins un barbare, un inhumain. -Une bête féroce, qui avait enfoncé peu à peu un poignard dans le sein d’une femme divine, son épouse et sa bienfaitrice, et qu’il avait laissé périr sans se montrer, sans donner le moindre signe d’intérêt et de sensibilité. -Et cela pour n’avoir pas su ce qu’on lui cachait. -Et ce qui était ignoré de ceux mêmes qui vivaient autour d’elle. -Et qui étaient à portée de la voir tous les jours. -Précisément; et voilà ce que c’est que le jugement public de nos actions particulières; voilà comme une faute légère... -Oh! très-légère. -S’aggrave à leurs yeux par une suite d’événements qu’il était de toute impossibilité de prévoir et d’empêcher. -Même par des circonstances tout à fait étrangères à la première origine; telles que la mort du frère de Mme de La Carlière, par la cession du régiment de Desroches. -C’est qu’ils sont, en bien comme en mal, alternativement panégyristes ridicules ou censeurs absurdes. L’événement est toujours la mesure de leur éloge et de leur blâme. Mon ami, écoutez-les, s’ils ne vous ennuient pas; mais ne les croyez point, et ne les répétez jamais, sous peine d’appuyer une impertinence de la vôtre. À quoi pensez-vous donc? vous rêvez. -Je change la thèse, en supposant un procédé plus ordinaire à Mme de La Carlière. Elle trouve les lettres; elle boude. Au bout de quelques jours, l’humeur amène une explication, et l’oreiller un raccommodement, comme c’est l’usage. Malgré les excuses, les protestations et les serments renouvelés, le caractère léger de Desroches le rentraîne dans une seconde erreur. Autre bouderie, autre explication, autre raccommodement, autres serments, autres parjures, et ainsi de suite pendant une trentaine d’années, comme c’est l’usage. Cependant Desroches est un galant homme, qui s’occupe à réparer, par des égards multipliés, par une complaisance sans bornes, une assez petite injure. -Comme il n’est pas toujours d’usage. -Point de séparation, point d’éclat; ils vivent ensemble comme nous vivons tous; et la belle-mère, et la mère, et le frère, et l’enfant, seraient morts, qu’on n’en aurait pas sonné le mot. -Ou qu’on n’en aurait parlé que pour plaindre un infortuné poursuivi par le sort et accablé de malheurs. -Il est vrai. -D’où je conclus que vous n’êtes pas loin d’accorder à cette vilaine bête, à cent mille mauvaises têtes et à autant de mauvaises langues, tout le mépris qu’elle mérite. Mais tôt ou tard le sens commun lui revient, et le discours de l’avenir rectifie le bavardage du présent. -Ainsi vous croyez qu’il y aura un moment où la chose sera vue telle qu’elle est, Mme de La Carlière accusée et Desroches absous? -Je ne pense pas même que ce moment soit éloigné; premièrement, parce que les absents ont tort, et qu’il n’y a pas d’absent plus absent qu’un mort; secondement, c’est qu’on parle, on dispute; les aventures les plus usées reparaissent en conversation et sont pesées avec moins de partialité: c’est qu’on verra peut-être encore dix ans ce pauvre Desroches, comme vous l’avez vu, traînant de maison en maison sa malheureuse existence; qu’on se rapprochera de lui; qu’on l’interrogera; qu’on l’écoutera; qu’il n’aura plus aucune raison de se taire; qu’on saura le fond de son histoire; qu’on réduira sa première sottise à rien. -À ce qu’elle vaut. -Et que nous sommes assez jeunes tous deux pour entendre traiter la belle, la grande, la vertueuse, la digne Mme de La Carlière d’inflexible et hautaine bégueule; car ils se poussent tous les uns les autres; et comme ils n’ont point de règles dans leurs jugements, ils n’ont pas plus de mesure dans leur expression. -Mais si vous aviez une fille à marier, la donneriez-vous à Desroches? -Sans délibérer, parce que le hasard l’avait engagé dans un de ces pas glissants dont ni vous, ni moi, ni personne ne peut se promettre de se tirer; parce que l’amitié, l’honnêteté, la bienfaisance, toutes les circonstances possibles, avaient préparé sa faute et son excuse; parce que la conduite qu’il a tenue, depuis sa séparation volontaire d’avec sa femme, a été irrépréhensible, et que, sans approuver les maris infidèles, je ne prise pas autrement les femmes qui mettent tant d’importance à cette rare qualité. Et puis j’ai mes idées, peut-être justes, à coup sûr bizarres, sur certaines actions, que je regarde moins comme des vices de l’homme que comme des conséquences de nos législations absurdes, sources de moeurs aussi absurdes qu’elles, et d’une dépravation que j’appellerais volontiers artificielle. Cela n’est pas trop clair, mais cela s’éclaircira peut-être une autre fois (6), et regagnons notre gîte. J’entends d’ici les cris enroués de deux ou trois de nos vieilles brelandières qui vous appellent; sans compter que voilà le jour qui tombe et la nuit qui s’avance avec ce nombreux cortège d’étoiles que je vous avais promis. -Il est vrai. Notes. (1) Voyez t. II, p. 255, la note concernant Du Doyer de Gastel. (2) Les Philosophes, comédie en trois actes et en vers, par M. Palissot de Montenoy, de plusieurs académies, fut représentée «pour la première fois par les comédiens Français ordinaires du Roi, » le 2 mai 1760. Cette date nous fixe sur celle de ce dialogue. Comme on le voit, Diderot se borne d’abord à mettre ses griefs en formules générales et ne s’emporte pas encore contre Palissot. Il ne deviendra cruel à son égard, il n’emploiera contre lui des procédés de polémique imités de Voltaire que dans le Neveu de Rameau, alors que Palissot décidément incorrigible, non content de l’avoir accusé de plagiat dans les Petites lettres sur les grands philosophes et ailleurs; non content de l’avoir montre sur la scène enseignant, de complicité avec Helvétius, D’Alembert, Duclos et tutti quanti, comme dit Voltaire, aux laquais à voler dans les poches de leurs maîtres; continuera, dans la Dunciade, ses premières attaques en y ajoutant l’accusation de conspirer contre la sûreté de l’État. Nous espérons que lorsqu’on trouvera dans le Neveu de Rameau certaines invectives un peu fortes contre Palissot, qui n’était au fond que ridicule par son inconsistance, ou se rappellera ce portrait de Dortidius: Je l’ai connu, vous dis-je, excusez ma franchise: Apparemment qu’alors il cachait bien son jeu; Mais ce n’était qu’un sot, presque de son aveu. Quelqu’un me le fit voir, et malgré sa grimace, Et les plats compliments qu’il vous adresse en face, Et le sucre apprêté de ses propos mielleux, Je ne lui trouvai rien de si miraculeux. Malgré son ton capable et son air hypocrite, Je ne fus point tenté de croire à son mérite, Et je ne vis en lui, pour le peindre en deux mots, Qu’un froid enthousiasme imposant pour les sots. Les Philosophes, acte II, scène V. (3) Nous ne savons si c’est Naigeon qui a donné ce titre à ce morceau, qu’il a été le premier à publier. Une copie que nous en possédons porte simplement celui-ci: Madame de La Carlière, conte. Cette copie nous a fourni quelques corrections. (4) La Tournelle était la chambre criminelle du Parlement. (5) Et non espèces de brutes. Espèce est un terme assez méprisant par lui-même. (6) C’est à la même époque que Diderot écrivit le Supplément au voyage de Bougainville. Source: http://www.poesies.net