Les Veillées des Antilles, François Louis. (1821) Par Marceline Desbordes-Valmore. (1786-1859) Tome II A Paris, Chez François Louis, à sa Librarie Française et Anglaise, rue Hautefeuille, n.° 10. 1821. TABLE DES MATIÈRES. Sarah. Adrienne. Sarah. J’ai vu à Saint-Barthélemi, île neutre des Antilles, une haute montagne dont le sommet présente une plate-forme immense, couverte d’arbres disposés en allées régulières. La pente qui y mène du côté de la ville est douce et facile, embellie d’espace en espace par des habitations charmantes. Les arbustes variés de ce sol brûlant s’enlacent, forment une longue chaîne, fraîche et unique palissade qui borde cette hauteur prodigieuse, dérobe à l’oeil ses progrès, et cause une sorte de ravissement, lorsqu’arrivé sur la plate-forme, on mesure des yeux le chemin que l’on vient de parcourir. La mer s’offre alors dans toute son étendue avec une majesté qui suspend la respiration. Les rochers qui s’élèvent de son sein semblent se séparer avec respect pour laisser passer plus librement ses flots, et l’on ne voit au loin les vaisseaux qui la couvrent que comme des petits oiseaux entre elle et les nuages. La ville aussi n’a plus l’air que d’un hameau dans une vallée profonde; ses maisons basses, vertes et rouges, la plupart isolées les unes des autres, ressemblent à des carrés de fleurs au milieu d’une vaste pelouse. Dès qu’un vent frais annonce que le soleil va se cacher, on se hasarde à traverser l’air qu’il a brûlé durant le jour. D’un pas lent, les femmes créoles se dispersent sur la montagne, promenade choisie par les rares habitans de l’île. On n’admire pas dans leur parure les voiles de riche dentelle, dont l’usage paraît leur être inconnu, mais de simples madras flottans sur leur tête, qu’elles inclinent mollement et avec grâce. Les Françaises, dit-on, semblent courir en marchant; elles ont l’air de jolis papillons qui posent avec dédain leurs petits pieds sur les cailloux; c’est un essaim qui se presse et ne se heurte jamais. Si l’on regarde au loin cette foule variée et légère qui circule par flots dans Paris, on s’étonne de ne pas la voir s’élever au-dessus de la terre qu’elle effleure à peine. Les femmes créoles ne savent pas courir; mais leur taille élégante et souple se déploie avec une simplicité noble: on les suit du coeur dans leurs promenades solitaires; elles ont, comme les palmiers de cette contrée, un léger balancement qui repose leur marche égale et rêveuse. La douceur de leur accent, le choix involontaire des expressions tendres qu’elles adressent aux étrangers, portent au fond de l’ame un charme consolant pour ceux qui regrettent une patrie; je regrettais la mienne, et j’ai senti ce charme. Leur curiosité me parut être de la bienveillance, car elle n’avoit rien de hardi, rien qui pût blesser le malheur même. L’une d’elles, que le voisinage rendait plus assidue à me voir, venait chaque jour m’apprendre quelques mots de son doux langage, que j’essayais de répéter aux autres pour lui faire honneur. Si je me trompais, elles riaient toutes, mais non pas en se cachant de moi. Cette précaution, loin d’être polie, serre le coeur de celle qui devine en être l’objet. On voit avec peine une jolie bouche s’enlaidir par un sourire moqueur, se tourmenter pour le laisser entrevoir et le dérober à la fois. Cette contrainte était étrangère à mes jeunes amies; elles éclataient d’un rire charmant; je riais avec elles, et toutes se disputaient alors le plaisir de m’instruire. Un jour, notre petite société, lasse de parler, de chanter et de parcourir la haute montagne, se divisa deux à deux: chacune prit le bras de sa compagne d’affection. Le coeur le plus naïf a son secret, et cherche un coeur confident pour y verser le sentiment qui l’inquiète ou le charme. Je restai par penchant près d’Eugénie; son âge se liait au mien, elle avait quatorze ans; son nom appelait ma confiance; c’étoit le nom de ma soeur. Notre entretien conserva quelques momens la teinte des jeux dont nous nous reposions. Par degrés l’ombre qui descendait sur les mornes, le bruit monotone des flots qui battaient leur pied, nous rendirent sérieuses. Eugénie voyait que ma pensée la quittait; et, craignant qu’elle ne s’attristât en mesurant l’espace qui me séparait de mon pays natal, elle essaya de me distraire. Il est vrai que presqu’à mon insu, je regardais avec une vague frayeur la route longue et dangereuse qui se déployait devant moi, et que j’avais parcourue sans prévoyance et sans crainte, protégée du sourire de ma mère. L’idée de la franchir une fois encore, la certitude de ne plus revoir mon père qu’à ce prix, m’oppressait le coeur, attristait les rêves de mon âge déjà moins heureux que l’enfance. Eugénie le voyait dans mes yeux, et son inquiète prévoyance captiva mon attention par une ruse innocente dont j’ai gardé le souvenir... «Voyez-vous, me dit-elle, cette habitation qui s’élève au milieu de la montagne? quand je viens de ce côté, elle me rappelle toujours l’histoire de Sarah. Si vous étiez toute à moi, je vous la raconterais.» Je regardai Eugénie en souriant. Alors elle prit mes deux mains dans les siennes, comme pour enchaîner toutes mes idées devant elle, et me dit: Un soir que l’air était tranquille comme aujourd’hui, que rien ne troublait le silence du rivage, et que la mer était unie et bleue comme le ciel qu’elle réfléchissait, un enfant de notre île, Edwin Primrose, dont le père lisait sous les palmiers, regardait cette vaste étendue d’eau qui semblait immobile, et cherchait à découvrir au loin un aliment à sa curiosité. Croyant à la fin apercevoir quelque chose s’approcher, il regarda toujours, jusqu’à ce qu’il reconnut une pirogue que la mer portait doucement. Un nègre ramait sans effort, et voyageait ainsi dans cet arbre creux, avec un autre enfant paisiblement endormi. Edwin n’osant parler, de peur de troubler son père, tendit en silence les bras vers la pirogue, et, les agitant avec vivacité, il semblait l’appeler à lui. Le nègre, qui l’aperçut, le regarda long-temps d’un air craintif; et, cédant enfin à l’invitation muette du petit habitant, se dirigea vers lui. Il aborda au pied du rocher, prit avec précaution la petite Sarah qui sommeillait encore; et, l’ayant couchée sur la mousse marine, il enleva sa pirogue légère, pour qu’elle ne fût pas entraînée par le flot; alors, reprenant l’enfant sur la mousse, il gravit la montagne, et parvint à cette habitation où la Providence paroissait le conduire. Le petit blanc, curieux, suivait tous les mouvemens du nègre avec inquiétude. Quand il le voyait s’incliner en heurtant quelque pierre, il s’inclinait de même. Dès qu’il l’aperçut enfin sur un terrain uni, à quelques pas de lui, il mit une main sur sa bouche, et leva l’autre en signe de victoire. Son père, qui l’observait en feignant de lire, attendait avec quelque intérêt la fin de cette petite aventure. Il vit son fils s’avancer sur la pointe des pieds, sourire à Sarah que ses caresses réveillaient, et qui lui souriait à son tour, on eût cru voir deux anges se rencontrer sur la terre et se saluer avec joie. Le bon nègre, sérieux et réfléchi, semblait méditer profondément. Cette scène muette fut interrompue tout-à-coup par la voix éclatante du jeune Edwin, qui s’écria: «Regarde! regarde, mon père! donne-moi ce petit enfant si beau, donne-moi ce bon nègre qui me l’apporte. Je les veux; ô mon père, qu’ils ne s’en aillent jamais!» et, plein d’impatience, il courait à l’enfant, qu’il voulait prendre dans ses bras, puis sautait sur les genoux de son père, qui, l’embrassant avec bonté, fit signe au nègre de s’approcher. «Quel est ton maître, lui demanda-t-il? -Je suis libre, dit tristement le noir;» et il tira de son sein le gage de sa liberté. M. Primrose le lut avec attention. L’air pensif du nègre, la blancheur de l’enfant qu’il portait dans ses bras, l’étonnaient et le touchaient à son tour. «Où vas-tu donc? -Me vendre, répliqua l’affranchi: le prix de ma liberté doit nourrir la petite Sarah, qui n’a jamais connu son père, et que sa mère mourante a laissée au pauvre Arsène. Je cherche un asile pour elle, et un maître pour moi.» Des larmes roulaient dans ses yeux; elles émurent l’ame compatissante de M. Primrose. Le petit Edwin le regardait lui-même en pleurant, les mains jointes, ne pouvant plus parler. «Ne pleurez-pas, mon fils, lui dit son père; vous savez que j’ai du plaisir à vous rendre heureux. Toi, bon nègre, ne vas pas plus loin chercher un asile pour cette enfant; je l’accueille ainsi que toi; elle grandira sous tes yeux. Sois au nombre de mes serviteurs; je ne les appelle pas mes esclaves, car j’ai besoin d’en être aimé.» Arsène se prosterna. Ses regards éloquens parlèrent, tandis qu’il bégayait dans sa joie des mots sans ordre; et le petit Edwin sautait, poussait des cris, dansait autour de Sarah, comme un jeune chevreuil sur l’herbe des collines. M. Primrose appela Silvain, le régisseur de l’habitation; remit Arsène à ses soins, et l’instruisit en peu de mots de sa volonté. Silvain écouta sans répondre, regardant si le nègre était jeune et fort. Arsène était dans la fleur de l’âge et de la santé. Silvain, l’ayant observé, ne blâma pas son maître d’avoir été trop charitable; et la grâce enfantine de Sarah fit presque naître un sourire sur sa bouche sévère. Voilà comment cette petite orpheline fut recueillie chez le plus riche Anglais de notre colonie. Sans savoir ce qu’elle lui devait de reconnoissance, elle la lui témoigna bientôt par mille gentilles actions, charmant la solitude du père et les jeux d’Edwin, dont elle partagea bientôt l’éducation et les premiers penchans. Par degrés moins vive et moins bruyante que lui, elle écoutait avec attention les leçons de M. Primrose, qui se plaisait à les instruire, à distraire l’ennui de son veuvage et le deuil où ses esprits étaient plongés par la perte récente d’une jeune femme bien-aimée. Tout ce qu’il pouvait dérober à ses rêveries solitaires, aux regrets d’un bonheur perdu, à l’impatient espoir d’un avenir qui devait lui rendre son adorée Jenny, il le donnait à son fils qu’il aimait, qui lui faisait supporter une vie désenchantée par la mort, comme il l’avait écrit lui-même au tombeau de sa femme. Ce tombeau s’élève dans une petite île que vous voyez à l’autre rive, et qui est consacrée aux tristes monumens. L’abattement de son ame le rendait insouciant sur sa fortune et ses propriétés. Silvain le représentait partout; et, comme il arrive souvent aux serviteurs investis de l’autorité de leurs maîtres, il s’enrichissait et faisait redouter, quand son maître se faisait plaindre et chérir. Cette autorité, dont il abusait quelquefois jusqu’à la barbarie, et que les esclaves, effrayés de sa puissance, n’osaient révéler, s’étendit bientôt sur Arsène. D’abord il lui avait demandé le secret de Sarah; il finit par l’exiger. Choqué de son refus, il le menaça d’obtenir par la rigueur ce secret dont il croyait son maître instruit; Cette idée allarmait sa jalouse ambition. Un secret de son maître, dont il n’était pas possesseur, lui semblait un trésor qu’il brûlait d’acquérir. La constante fermeté du nègre à lui résister irritait son orgueil, et l’excitait à se venger en secret par de durs traitemens. Arsène ne se plaignait pas; mais, malgré les promesses et la bonté de M. Primrose, il sentait trop qu’il était esclave. L’espoir consolant d’avoir acquis un protecteur à Sarah le soutenait dans sa captivité volontaire. C’était en la regardant de loin courir librement avec Edwin, qu’il retrouvait son courage, au milieu des tristes pensées que la servitude traîne après elle. Leurs jeux, leur âge, les éclats d’une innocente gaîté que n’osait troubler le farouche Silvain, étaient la seule récompense du nègre, qui, souvent absorbé par la fatigue et la chaleur, s’écartait de ses compagnons pour rêver un moment, pour oser penser à lui-même, à ses parens qu’il avait à peine connus, à son rivage aride, mais libre, dont, malgré ses cris et ses larmes, des blancs, des hommes, l’avaient arraché depuis plus de vingt ans. Ses souvenirs couraient dans sa mémoire, et réveillaient en lui ce qui n’est jamais qu’endormi dans le coeur, l’amour d’une patrie, le besoin de la liberté. Du haut de la montagne, il plongeait ses regards dans l’île où les blancs s’enferment avec tant de soin pour éviter les rayons brûlans du jour. Ses yeux erraient sur les bords de la mer, où quelque nègre, traînant un fardeau à l’ardeur du soleil, paraissait y succomber comme lui, et comme lui, peut-être, envoyer à sa patrie absente un soupir de regret et d’espoir. Il plaignait l’esclave, tous les esclaves; et s’écriait alors comme sortant d’un sommeil ou d’une léthargie: Pays des noirs! berceau du pauvre Arsène, Ton souvenir vient-il chercher mon coeur? Vent de Guinée, est-ce ta douce haleine Qui me caresse et charme ma douleur? M’apportes-tu les baisers de ma mère, Ou la chanson qui console mon père?... Jouez, dansez, beaux petits blancs; Pour être bons, restez enfans! Nègre captif, courbé sur le rivage, Je te vois rire en songeant à la mort; Ton ame libre ira sur un nuage, Où ta naissance avait fixé ton sort. Dieu te rendra les baisers d’une mère Et la chanson que t’apprenait ton père!... Jouez, dansez, beaux petits blancs; Pour être bons, restez enfans! Pauvre et content, jamais le noir paisible, Pour vous troubler, n’a traversé les flots; Et parmi nous, sous un maître inflexible, Jamais d’un homme on n’entend les sanglots. Pour nous ravir aux baisers d’une mère, Qu’avons-nous fait au dieu de votre père?... Jouez, dansez, beaux petits blancs; Pour être bons, restez enfans! Sarah l’aperçut un jour qu’il se plaignait ainsi; elle crut qu’il chantait gaîment comme elle, et vint pour l’entendre, passant ses petites mains au cou du bon nègre, qu’elle regardait en riant. Il pleurait. C’était la première fois qu’elle voyait ses larmes. «Tu pleures, dit-elle? eh! pourquoi pleures-tu?» Ne voulant ni tromper Sarah, ni se plaindre de Silvain, il lui répondit: «Je pensais à ma mère. -Qu’est-ce qu’une mère, demanda-t-elle vivement?» Cette question imprévue troubla le pauvre noir; il resta muet. «Dis-moi donc ce que c’est qu’une mère, reprit-elle encore?» Arsène, après avoir hésité quelques momens, lui dit: «C’est celle qui nous porte tout petits sur son sein, qui nous suspend à son cou jusqu’à ce que nous puissions marcher, qui chante pour nous endormir quand nous pleurons, qui nous cherche des fruits avant même que nous les demandions, qui oublie d’en manger, pour nous les donner tous, et qui meurt quelquefois de douleur de n’en plus trouver pour nous rendre contens.» Ses yeux se fixèrent sur la petite fille, avec l’expression d’un triste souvenir. «Je t’appellerai donc ma mère, s’écria-t-elle, car tu as fait tout cela pour moi!» Arsène n’osait plus rien dire; et Sarah, dont les idées se succédaient avec rapidité, poursuivit: «Mais toi, qui pleures ta mère, tu as donc été tout petit, bon Arsène? -Oui, dit-il, et j’étais faible comme un jeune chevreau qui n’a qu’un jour: alors une tendre mère me portait sur son sein, me couvrait de baisers et m’apprenait à marcher. Quand je sus marcher, je courus d’abord autour d’elle, puis je m’aventurai tout seul pour aller chercher moi-même des fruits, afin de lui en donner à mon tour. Des hommes qui ressemblaient à Silvain abordèrent sur le sable où je courais joyeux; j’en eus peur d’abord, car ils étaient blancs, et je me mis à fuir. En retournant la tête, je les vis encore près de moi; ils m’offrirent, par signe, tout ce que je désirais trouver, et plusieurs choses curieuses et jolies, que je voulus porter à ma mère. Quand mes mains furent pleines de leurs présens, ils m’enlevèrent dans leurs bras, et m’emportèrent à leur vaisseau, où je trouvai quelques enfans noirs qu’ils avaient enlevés comme moi. Nous nous mîmes tous à crier après nos mères, que nous voulions revoir, mais les hommes blancs, qui parlaient un autre langage, ne savaient sûrement ce que nous leur demandions, car ils se mirent à rire, et lièrent nos mains que nous tendions vers eux. J’appris depuis que c’était pour nous vendre. Je fus vendu; je grandis dans les chaînes, où souvent, comme aujourd’hui, je me rappelais mon rivage. Ma mère, peut-être, va tous les jours m’y chercher, en m’appelant à haute voix. Je crois l’entendre quand les flots accourent vers moi, quand le vent balance les palmiers, quand un oiseau de mer vole rapidement sur ma tête. Oui, petite Sarah, tout ce qui est doux et plaintif, tout ce qui forme un murmure à mon oreille, une caresse sur mon front et sur mes joues, tout cela est le souffle et la voix d’une mère... Oh! que j’aimais sa voix!» L’étonnement et la tristesse se peignaient sur la figure de Sarah. Edwin, qui la cherchait partout pour jouer, la trouva, le coeur gonflé des larmes d’Arsène. D’abord, il ne vit qu’elle et son chagrin, dont il voulut connaître la cause. «Il pleure, dit-elle en le montrant. Oh! Edwin, si tu savais ce que c’est qu’une mère! le sais-tu? -Non, dit Edwin, apprends-le moi.» Alors elle lui raconta tout ce qu’elle venait d’entendre. Edwin l’écoutait avec la même surprise. Ce récit d’Arsène, animé de la douce voix et des regards de sa petite compagne, le pénétrait d’une émotion profonde, il n’avait plus envie de courir, il était triste comme elle. Sa poitrine s’élevait, ses yeux la contemplaient avec une expression nouvelle; elle cessa de parler. Tous trois se regardèrent en silence, et tous trois tressaillirent en même temps à la voix de Silvain, qui parut tout-à-coup, en rappelant Arsène au travail. Arsène se leva pour obéir; Sarah le suivit long-temps des yeux, puis elle ramena ses regards craintifs sur Silvain, qui les observait curieusement. «De quoi se plaint cet esclave, dit-il en grondant? on le ménage, votre père le protège. -Et je l’aime, repartit Edwin, car il nous a donné Sarah, mais ne dis pas qu’il est esclave, je ne t’aimerais plus. -Silvain ne sait pas qu’il est malheureux, dit Sarah. -Est-ce ma faute, répliqua vivement l’intendant? -Non, non, reprit-elle, c’est qu’il est loin de sa mère, et qu’il croit l’entendre l’appeler quand les flots acccourent vers lui, quand le vent balance les palmiers.» Silvain leva froidement les épaules, et s’éloigna en sifflant. «Il n’en a jamais eu, il ne plaint pas ceux qui les pleurent. -Faut-il souffrir soi-même pour plaindre la souffrance? ô Sarah! je trouve Silvain bien dur. Tu n’as jamais eu de mère, et pourtant tu pleurais. -Oui, dit-elle, ce nom m’a toute émue; ce qu’Arsène raconte des mères est touchant! Edwin, j’en voudrais une! -Et je n’en ai pas à te donner, s’écria-t-il; je n’en ai pas! hélas! tu désires ce que je n’ai pas!» Dans son agitation, il embrassait Sarah, qui l’embrassait à son tour, et leurs visages se touchèrent comme deux fleurs que le vent rapproche quand le ciel est triste. «Viens avec moi,» dit Edwin, frappé d’une idée soudaine; il entraîne, en courant, sa petite compagne jusqu’auprès de son père, saisit ses mains d’un air suppliant, les presse et dit: «Sarah veut une mère; peux-tu nous en donner une?» Ce mot inattendu porta l’atteinte la plus sensible dans l’ame de M. Primrose; il en pâlit, et cacha quelques momens Edwin sur sa poitrine. «Je voudrais, dit-il enfin, d’une voix émue, je voudrais, mon fils, au prix de mes biens, vous donner... vous rendre une mère; j’ai souffert seul du coup qui vous en a privé; car le ciel et votre père vous avaient choisi la plus tendre, la plus aimable mère!» -Qu’en a-t-on fait, s’écria l’enfant effrayé? -Vous le saurez un jour, ajouta M. Primrose, en essayant un ton plus calme. Un jour, Edwin, vous sentirez le mal que m’a fait votre prière. Je n’y puis répondre aujourd’hui; ne la renouvelez jamais. Que votre enfance ne soit troublée d’aucun nuage: soyez heureux, mon fils, par ma tendresse infinie, et par l’amitié de Sarah. Il n’est pas temps que vous connaissiez la douleur; votre âge ne lui appartient pas encore.» Après avoir embrassé son fils d’un air profondément touché, il s’éloigna. Les enfans n’osèrent le suivre, et se perdirent en mille petits raisonnemens qu’ils conclurent par la résolution d’obéir, en gardant avec soin le silence qui leur était ordonné. Le temps affaiblit l’impression de cette journée; les jeux revinrent, quand les graves leçons de M. Primrose n’occupaient pas leur attention. Silvain, par prudence peut-être, s’adoucit envers le pauvre Arsène, qui dès lors, plus admis au service intérieur de l’habitation, plus libre d’approcher des petits blancs, de leur parler et de les entendre, se crut heureux, et respira. Edwin et Sarah grandissaient; ils s’élevaient comme deux arbrisseaux arrosés d’une eau salutaire. Déjà, pendant leurs leçons, Edwin, souvent distrait, au lieu d’écouter son père, regardait Sarah; mais, quand ils étaient seuls, il lui faisait redire tout ce qu’elle avait retenu, et les plus sérieuses instructions se gravaient dans le coeur d’Edwin, comme tout ce qui sortait de la bouche de Sarah. La sécurité et l’innocence rendaient leurs jours aussi beaux qu’eux-mêmes. Dans les jardins, dans les plantations, ou sur la haute montagne, partout où ils couraient ensemble, l’imagination d’Edwin se nourrissait de Sarah; il trouvait partout le reflet de ses grâces naïves; tout était l’objet d’une comparaison avec elle. «Vois, lui disait-il un soir, ces deux ruisseaux qui s’échappent de deux sources cachées, ils se rencontrent dans la vallée des palmiers; leurs flots se joignent, ils murmurent, ils voyagent ensemble autour de notre île paisible, tu les vois circuler lentement, sans impatience, parce qu’ils ne trouvent en chemin qu’un sable uni et des plantes flexibles. Aucun obstacle ne s’oppose à leur cours innocent; ils arrivent clairs et purs, au grand rivage où la mer les reçoit dans son sein; car tu sais, Sarah, mon père le dit, que c’est la destinée de tous les petits ruisseaux; tu y trouves un miroir pour regarder ta belle image. J’y regarde, et je t’y vois avec moi. Comme eux, nous serons toujours ensemble; nos années couleront de même à travers des jours calmes et rians; et tous deux encore nous irons nous jeter dans une autre vie plus belle, plus grande que cette mer si vaste, dont nous ne voyons pas les bornes. -Oui, répondait Sarah, voilà les promesses que Dieu nous fait dans les leçons de ton père. Mais comment les retiens-tu? à peine tu les écoutes. Je te devine souvent occupé de nos jeux, car tu me regardes! tu voudrais que je fusse moins attentive. Tes pieds brûlent de courir et de m’entraîner avec toi. Je t’entends respirer plus vite comme pour avancer l’heure. Quand nous sommes libres de danser, de courir, tu me demandes tout ce qu’a lu ton père; et le lendemain tu le lui répètes mieux encore que je n’ai su le retenir. -Oui, Sarah! je retiens tout ce que tu dis: tes moindres paroles me jettent dans l’ame une foule d’idées nouvelles qui s’y développent et la remplissent, comme quelques grains jetés au hasard font éclore de la terre qui les recueille mille fois plus qu’elle n’a reçu. Oui! mes idées naissent des tiennes; je les attends, mon ame s’ouvre pour s’en nourrir. Oui, Sarah! parle-moi sans cesse, rappelle-moi les leçons de mon père; j’apprendrai tout ce qu’il voudra.» Sarah touchait à sa treizième année, qu’elle ne savait encore si elle devait commander ou obéir un jour. L’ignorance profonde où on la laissait sur son sort en faisait sans doute le charme. Elle était en ce monde pour aimer, voilà ce qu’elle savait d’elle-même; pour se faire chérir, c’était tout ce qu’elle souhaitait des autres; et tous ceux qui l’ont connue disent qu’ils l’ont aimée. Ils racontent que son visage ne semblait si beau que parce qu’il était le voile transparent de son ame; que la blancheur de son teint se confondait avec la mousseline dont elle était toujours vêtue; qu’un regard céleste animait sa figure angélique, et que les nègres l’appelaient doux Zombi la montagne (le doux génie de la montagne). Chaque soir, M. Primrose descendait lentement jusqu’au pied des mornes, où l’attendait toujours, à la même heure, un vieux nègre dans sa pirogue, qui le passait en silence à l’île des Tombeaux; cette heure triste était, depuis quinze ans, la plus belle de ses longues journées. Il croyait entendre sa Jenny répondre par de douces consolations aux regrets qu’il lui portait dans ces religieux rendez-vous. Il revenait ensuite retrouver le vieux nègre, qui l’attendait dans sa barque, et le repassait à l’autre rive. Demain était le seul mot prononcé dans ces promenades mélancoliques. Pendant son absence, Edwin, Sarah et le fidèle Arsène, l’attendaient souvent à la porte de l’habitation; ils y respiraient la fraîcheur d’une brise légère qui agitait les larges feuilles des bananiers sous lesquels ils étaient assis. Un jour, le livre de M. Primrose était resté près d’eux, Edwin l’ouvrit; bientôt ses yeux et son ame y parurent attachés, comme ils s’attachaient souvent aux regards de Sarah. Surprise de le voir si long-temps enchaîné par sa lecture, elle forçait un peu la voix en chantant, pour distraire son attention, tandis qu’Arsène, à quelque distance, jouait du bamboula, instrument délicieux à l’oreille d’un nègre. «Que ce livre est beau! s’écria tout-à-coup Edwin; qu’il m’apprend de choses! quelle lumière y est comme répandue! Écoute, Sarah: Le ciel veut que l’homme ait une compagne, et qu’il lui donne le nom d’épouse; il devient alors tout pour elle, comme elle est tout pour lui. Quelle joie de t’avoir pour ma compagne, pour mon épouse! -Et pour ta soeur, ajouta tendrement Sarah. -Tu n’es pas ma soeur, reprit-il avec transport, j’en mourrais de douleur. - Quoi! ce nom si cher autrefois te ferait mourir aujourd’hui, dit- elle avec surprise! -Autrefois, Sarah, tu n’étais pas telle que je te vois à présent. Oui! tu es plus grande, plus belle qu’une soeur! Écoute, écoute encore! La compagne de l’homme est pour lui mille fois plus qu’une soeur, qui ne peut jamais en recevoir le doux nom d’épouse. -Oh! Sarah! quel bonheur de n’être pas ton frère!» Sarah livrait avec un doux étonnement sa main tremblante, que le jeune homme pressait sur son coeur, en relisant tout haut et avec feu cette page qui lui révélait son sort. Arsène ne jouait plus, il écoutait. Le pur amour se fait entendre des êtres les plus simples, il porte avec lui un charme qui trouble leur indifférence, et les yeux de deux jeunes amans ont un langage dont la douceur pénètre ceux même qui n’ont jamais aimé. Silvain l’éprouve; il a vu dans le regard de la jeune Créole un autre amour que l’amour de l’or. Ce regard tendre, qui ne cherche et n’appelle qu’Edwin, a rencontré, par hasard, l’oeil inquiet de l’intendant; il le trouve beau; la douce expression dont il est rempli porte une espérance passionnée dans son ame. Cette erreur enflamme son sang, il croit aimer; il calcule rapidement que son intérêt l’engage à plaire. -Mais la naissance mystérieuse de Sarah lui permet-elle d’y prétendre? N’est-elle qu’une esclave protégée?... Sa blancheur éclatante semble attester qu’elle est d’un sang libre; nul mélange n’en altère la pureté; on le voit courir sur ses joues, comme une rose effeuillée sur la neige. N’est-elle qu’une orpheline étrangère? Les égards touchans de M. Primrose n’autorisent-ils pas à penser qu’il y tient par quelque lien secret?... Mais, s’il n’ose l’avouer et la reconnaître, qui la mérite mieux que moi? Peut-il mieux assurer son bonheur, qu’en me l’accordant avec une riche dot? Il me récompense ainsi d’avoir veillé si long-temps sur des biens qu’il néglige et que je mérite de partager. Peut-il mieux justifier les bienfaits qu’il lui destine sans doute, qu’en les versant sur elle par les mains d’un homme qui lui donne un état et son nom, et qui depuis quinze ans se fait haïr pour lui, en le servant avec une infatigable vigilance? Ces pensées ne le quittent plus; elles lui reviennent dans le sommeil; elles le suivent dans ses tournées, dans la revue qu’il fait trois fois le jour aux plantations, et le rendent plus actif encore; à châtier et à compter les esclaves, qui peuvent devenir en partie les siens. Ce projet fermente et mûrit dans le silence; il se hasarde un jour à le laisser entrevoir à son maître; il le presse avec adresse, lui rappelle ses services, et nomme enfin le prix qu’il ose en attendre. Aveuglé par son indulgente bonté, soumis, sans s’en douter, à l’ascendant d’un homme vulgaire qui usurpe sa confiance par l’éclat d’un faux zèle dont se contente une ame abattue dans sa vague distraction, M. Primrose ne voit dans ce projet qu’une source de bonheur pour l’orpheline. «Qu’elle y consente, dit-il, et je vous la donne; car il me semble, Silvain, que vous la méritez.» Silvain se croit l’époux de Sarah; il s’éloigne triomphant, la tête haute; il brûle de la protéger, et s’y prépare avec dignité. Quelle surprise! quelle reconnaissance il va lire dans les beaux yeux de la jeune fille! l’impatience qu’il en éprouve lui donne des ailes; il gravit rapidement la montagne, et semble dire en courant à ceux qu’il rencontre: «Ne m’arrêtez pas, une belle fille m’attend pour me rendre riche.» Il cherche Sarah, il la voit presque penchée sur le coeur d’Edwin, lisant à ses côtés. Il surprend son regard plus tendrement animé qu’il ne l’avait osé croire pour lui-même; ses idées se bouleversent; la jalousie entre dans son ame aussi promptement que l’espoir. D’une voix forte il appelle Arsène, qu’il ose injurier pour la première fois; il effraye la timide Sarah, qui demande grâce pour la faute ignorée d’Arsène. L’intendant, irrité, la regarde elle-même avec colère, et ne répond à sa prière touchante qu’en repoussant le nègre stupéfait de cette étrange fureur. Edwin se lève plein d’émotion; il commande au nègre de rester. «Silvain! dit-il, garde-toi de repousser Arsène; Sarah veut qu’il soit près d’elle; obéis à Sarah; elle est ici tout, après mon père; car elle est ma compagne, et sera mon épouse. Je suis donc son appui contre tous, contre toi!» La foudre n’abat pas plus promptement un arbre que ces paroles n’abattent l’audacieuse colère de l’intendant; il reste pétrifié du ton de maître qui les accompagne. Sa fureur n’éclate plus que dans ses yeux. Humilié, pour la première fois, par un enfant, il dévore cet affront, d’autant plus amer qu’il a pour témoin Sarah. Il descend la montagne plus rapidement qu’il ne l’avait montée, et se jette, en frémissant, sur les pas de M. Primrose. Il peut à peine parler, ses lèvres tremblent. La passion qu’il appelle de l’amour, et qui est déjà de la haine, anime ses gestes et ses discours, que M. Primrose écoute en silence. Il rêve profondément; son visage, toujours sérieux, prend une teinte de tristesse et d’étonnement. S’il ne partage pas la colère du jaloux Silvain, il est au moins frappé d’une douloureuse surprise. Silvain croit y lire la preuve de ses méchans soupçons sur la naissance de Sarah; il croit pouvoir insister sur la promesse qu’il a reçue le jour même; il augmente aux yeux de son maître le danger d’en retarder l’effet; et la chaleur de ses instances arrache à M. Primrose l’arrêt de l’innocente Sarah. Elle sera malheureuse; elle sera la femme de Sylvain. Étonnée encore de ce qui venait de se passer, ne redoutant que pour Arsène l’affreux regard que Silvain avait lancé contre elle, Sarah gardait le silence, de peur d’affliger Edwin, mais Edwin n’est plus un enfant; il console Arsène, et rassure sa craintive compagne; elle le quitte pourtant plus rêveuse que de coutume; il la suit du coeur; ce soir, il trouve en elle un charme qu’il n’a jamais senti. Il veut la voir long-temps, et ne se décide enfin à chercher le repos que lorsqu’il l’a perdue des yeux sous la longue galerie qui les sépare pendant leur sommeil. Personne ne dormit cette nuit dans l’habitation. Edwin croyait lire encore auprès de Sarah, et lui donnait mille fois les doux noms que recelait son livre. Sarah croyait les écouter, et les recueillait dans son ame comme un présent d’Edwin. Ils troublaient son sommeil, mais ils l’enchantaient. Silvain, qui ne voyait plus qu’un rival dans son jeune maître, sentait courir son sang de la tête au coeur, avec une effrayante rapidité. M. Primrose, plongé dans une tardive méditation, rêvait aux moyens de remplir sans rigueur ses devoirs de bienfaiteur et de père. Une action louable entraîne souvent après elle de grands sacrifices; et, pour la première fois, il se sentit effrayé d’avoir été bon. Ses idées flottaient encore incertaines quand le jour parut. Supposant enfin qu’il s’alarmait peut-être à tort des sentimens de son fils pour Sarah, se flattant que les craintes de Silvain les lui avaient exagérés, et qu’elle était d’ailleurs trop simple pour les comprendre et y répondre, il voulut l’interroger la première, ou plutôt lui annoncer le changement prochain qu’il préparait dans son sort. L’aurore était levée, et Sarah descendue au petit jardin, où elle nourrissait elle-même quelques oiseaux des îles. Il n’avait jamais si bien vu cette figure ravissante, plus belle encore de l’émotion de la veille; sa taille légère, ses grâces délicates, ses yeux où le ciel s’était peint lui-même; il s’arrêta. Un sentiment de justice lui fit penser, peut-être, que celui qui n’avait pas connu Jenny devait aimer cette douce créature. Sarah, qui l’aperçut, courut au-devant de lui, pleine de confiance et d’abandon; elle tenait dans ses mains des fleurs qu’elle lui offrit, parce qu’elles étaient belles. Jamais le père d’Edwin ne lui avait été si cher que dans ce moment, où il venait déchirer, en l’éclairant, son ame tendre et reconnaissante. Il éloigna doucement les fleurs qu’elle lui offrait, et la fit asseoir près de lui. «Sarah, dit-il, écoutez-moi. L’intérêt que vous m’inspirez n’a pas attendu jusqu’ici pour préparer votre bonheur, mais il est temps de l’assurer. Douze ans viennent de s’écouler depuis le jour qui vous a fait trouver en moi un refuge, un ami. Ce n’est pas assez pour l’avenir, il peut vous enlever cet ami; car vous êtes très- jeune, Sarah, et je ne le suis plus. Quelle que soit enfin la cause qui vous en sépare, vous supporterez ce chagrin avec plus de courage auprès d’un époux.» Au nom d’époux, Sarah se sentit émue, comme si la voix d’Edwin l’eût prononcé. Ne supposant pas que ce nom pût jamais désigner un autre qu’Edwin, elle baissa ses yeux pleins d’amour, et se laissa tomber aux pieds de M. Primrose, avec une expression de tendresse et de joie qui le surprit et le charma. «Silvain, dit-il, ne s’est donc pas trompé; vous serez heureuse avec lui, vous chérirez le lien qui va l’unir à vous.» Sarah, toujours à genoux, regarda M. Primrose, ses yeux ne peignaient plus que le doute et la frayeur; mais sa frayeur, muette comme sa joie, ne trouva pas un mot; elle attendait qu’il parlât encore, espérant l’avoir mal entendu. «Silvain, continua-t-il, mérite son bonheur, car il m’a promis le vôtre. Il m’est doux, chère Sarah, de penser que le ciel, en vous amenant dans cette île, ait voulu que ma maison renfermât pour vous un protecteur en moi, et un époux dans l’homme que j’estime assez pour vous accorder à ses voeux.» Il se levait déjà et se disposait à s’éloigner, pour épargner à Sarah la réponse qu’il jugeait favorable à ses désirs, lorsqu’elle s’écria d’une voix tremblante: «Je ne suis pas la compagne de Silvain; ce n’est pas à lui que le ciel m’a donnée; c’est à vous, qui êtes le père d’Edwin. Je serai la femme d’Edwin, puisqu’il m’a reçue de vous pour sa compagne dès mon plus jeune âge. Eh! comment Silvain serait-il mon époux? je n’en veux pas.» M. Primrose fut interdit du libre aveu de Sarah; mais il s’échappait de son ame avec tant de candeur, qu’il ne trouva pas le courage de s’en offenser; il crut pourtant devoir fixer ses idées sur ce qu’elle lui devait de soumission, sur celle qu’il avait le droit d’attendre de son fils, qu’il ne destinait pas à devenir jamais son époux; et lui dit qu’ayant sur tous deux l’autorité de la raison, ils devaient tous deux lui laisser le soin de leur sort, s’ils ne voulaient pas, en l’offensant, offenser le ciel. «Je ne saurais croire, reprit-elle tristement, que le ciel, qui m’a bénie par vos bontés, ait voulu me faire tant de mal à la suite. Oh! non, continua-t-elle, en joignant les mains, vous ne donnerez pas Sarah pour femme à un autre qu’Edwin; c’est moi que vous choisirez pour rendre sa vie heureuse comme notre enfance, qui finit à peine. Vous ne donnerez pas ma jeunesse à Silvain, qui me fait peur; j’aimerais mieux la donner à la mort.» M. Primrose tressaillit; ce mot était triste à son ame comme le nom de Jenny. «Sarah, dit-il avec douceur, n’abusez pas des mots: le protecteur de vos premières années ne peut vouloir votre mort. En éclairant votre ame, en vous apprenant la vertu, en éloignant de vous les dangers, la servitude où vous aurait jetée peut-être l’abandon de vos parens, ne les ai-je pas remplacés? mais pouvez- vous exiger davantage? est-ce en m’affligeant que vous reconnaîtrez mes soins? et, parce que j’ai eu le bonheur de vous préserver de mille maux, avez-vous le droit d’attendre le sacrifice de mes volontés, de mes projets, de mes espérances, qui toutes reposent sur mon fils, dont l’avenir doit se séparer du vôtre, de vous, Sarah, qui êtes pour nous une étrangère? -Le pensez-vous! s’écria douloureusement Sarah; puis-je me croire une étrangère, quand je ne respire que pour vous aimer? puis-je me créer une ame nouvelle? quel avenir peut délier mon souvenir d’Edwin et de vous? puis-je jamais donner à d’autres ce respect, cet amour, dont je paie vos bienfaits? -Si d’autres les méritent, seriez-vous assez injuste pour les leur refuser? mais vous semblez vous plaire aux illusions tristes; car, je vous le répète, je ne veux changer votre sort que pour le rendre indépendant de moi-même, qui ne vivrai pas toujours.» Sarah ne répondit plus que par des larmes à tout ce que M. Primrose ajouta pour la convaincre qu’elle allait être heureuse en épousant Silvain. Son silence lui fit penser qu’elle commençait à le croire, et il la quitta plus satisfait. Qu’aurait-elle répondu? une triste lumière venait de lui montrer le chemin où elle marchait avec tant de sécurité. Sa réflexion retourna dans le passé; elle y retrouva des images vagues jusqu’alors, et qui la remplirent de crainte. D’où l’amenait-on, lorsque le petit Edwin se montra devant elle? c’était de ce jour que datait son premier souvenir. Où l’avait-on prise? qui l’avait fait naître? et pourquoi était-elle née, si ce n’était pas pour Edwin? Mais résister aux ordres de M. Primrose, voir le mécontentement dans ses yeux, le reproche dans sa voix toujours si indulgente pour elle; oh! quel saisissement parcourait tout son être à cette idée! Menacée de la colère de son bienfaiteur, elle l’était de la colère céleste; et sa tête se penchait dans l’attitude de la soumission. «Il faut donc obéir, dit-elle; il faut donc lui demander à genoux pardon d’avoir osé penser que la vie est un bonheur; il faut lui laisser le droit de livrer la mienne aux silencieuses douleurs, à l’autorité de Silvain, la plus redoutable de toutes. Hélas! si je deviens sa femme, s’il me commande de l’aimer comme j’aime Edwin, que répondrai-je? sa voix est si dure, si effrayante! elle n’arrivera jamais à mon coeur, que pour le blesser, que pour y troubler la chère image d’Edwin, cachée au fond de ce coeur, avec des regrets et des larmes.» Elle rêvait ainsi depuis long-temps, immobile à la même place, lorsque Silvain, qui avait écouté son maître, le voyant descendre au rivage avec son fils, parut tout-à-coup. Sarah ne put se défendre d’un mouvement d’effroi dont l’orgueilleux fut offensé. Il ne l’était que trop déjà de ce qu’il avait entendu; et le sourire qu’il s’efforçait d’amener sur ses lèvres ne leur donnait qu’une expression plus amère. Les mots d’étrangère et de servitude, prononcés par M. Primerose, en détruisant ses premiers soupçons sur l’origine de Sarah, ne la lui montraient plus que comme une obscure orpheline, réduite à l’infortune, sans la compassion qu’elle avait inspirée. Il ne se fit alors aucun scrupule de l’affliger, et contenta sa colère, qui demandait à éclater. «Vous ne voulez donc pas de Silvain, dit-il à Sarah, en l’empêchant de fuir? vous n’en voulez pas! il faut posséder deux cents nègres, pour vous plaire, pauvre glorieuse! mais, je l’avais prévu, voilà le prix des bienfaits jetés au hasard; voilà l’ordinaire aveuglement des esclaves traités avec trop d’indulgence. -Des esclaves! dit Sarah stupéfaite. -Pensez-vous être autre chose? poursuivit-il? Où sont vos parens? où est votre patrie? où sont vos biens? personne ne vous connaît, si ce n’est Arsène; personne ne vous réclame et ne s’inquiète de votre existence, si ce n’est ce misérable nègre, qui est venu mendier pour vous un asile et une pitié dont vous abusez aujourd’hui, en donnant de l’amour au fils de votre maître, et en l’excitant à la haine contre ceux qu’il devrait respecter. -Dieu! dit Sarah, en s’appuyant contre un arbre, l’ai-je bien entendu! je suis esclave! je l’ignorais, j’ignore tout! -Grâce à la faiblesse de M. Primrose, qui vous a épargné la vérité, parce qu’elle est dure; je la dis, moi, pour vous ouvrir les yeux, et vous ramener à votre devoir, que vous oubliez. -Oh! Silvain, que votre courage est grand, de faire tant de mal! -J’ai dû vous éclairer sur le sort que je vous destinais, et que vous devriez bénir, loin de le dédaigner. -Oh! moins que jamais, dit-elle; moins que jamais j’en sens le prix. Je suis esclave! c’est de votre bouche que je l’apprends; mais je ne suis pas la vôtre, Silvain; et le maître assez généreux pour n’avoir jamais frappé mon coeur de ce nom qui le déchire, le sera peut-être assez pour ne pas m’en donner un tel que vous. -Je sais, reprit-il avec ironie, que la mort vous effraie moins que moi. -Oui! s’écria-t-elle, elle délivre les esclaves.» Loin d’être touché du triste accent dont elle prononça ces mots, Silvain se félicitait de l’avoir humiliée à son tour, et s’éloigna content. «Je l’ai punie, pensait-il, et corrigée d’une dangereuse présomption. M. Primrose m’en remerciera.» C’était toujours ainsi qu’il balançait ce qu’il appelait l’indolence de son maître; il n’en était d’ailleurs que plus sûr encore d’obtenir Sarah. Son avarice l’emportait sur l’humiliation d’en être haï; la perte de ses espérances ne pouvait être payée qu’avec de l’or; et Sarah n’en pouvait avoir pour lui, qu’en devenant sa femme. Il savait de plus que celle d’Edwin était déjà choisie, élevée en Angleterre, où M. Primrose devait retourner avant peu. Il allait donc rester seul responsable des propriétés qu’il convoitait avec tant d’envie. N’en être que le gardien lui paraissait insupportable; et plus d’une fois il avait tressailli, en pensant qu’il tenait dans ses mains la fortune toute entière de son maître. Il se croyait humble de n’en souhaiter qu’une partie, puisque d’autres à sa place pourraient s’approprier le tout. Ces idées; qui passaient et repassaient incessamment dans son esprit, n’attendaient peut-être qu’une occasion pour étouffer un reste d’honneur et l’entraîner à un crime. Sarah, demeurée seule et dans l’accablement, répétait encore: «Je suis esclave! je l’ai su trop tard, et mon abaissement me fait sentir que je suis fière. Arsène! Arsène! quand tu pleurais ta liberté, tu pleurais sans doute aussi la mienne. Que ne me le disais-tu, bon Arsène? j’aurais appris à pleurer comme toi, et comme toi, peut-être, à me résigner à cet esclavage dont le nom seul me remplit d’horreur aujourd’hui.» Edwin avait passé la journée loin d’elle. Envoyé dans l’île, par son père, qui souhaitait rompre par degrés l’habitude qu’il avait de ne jamais quitter Sarah, il revenait hors d’haleine auprès d’elle, brûlant de lui faire le récit de ses peines, de ses impatiences. Il avait une journée entière à lui raconter. Que de pensées tendres et nouvelles avaient rempli une séparation si longue! mais quelle fut sa surprise, de ne pas la voir courir au- devant de lui! de ne l’entendre répondre qu’en tremblant aux démonstrations de sa joie qui éclatait plus encore dans ses traits que dans ses paroles! Il regardait Sarah, sans la comprendre; il écartait les boucles de ses cheveux, pour la mieux revoir, et crut d’abord que l’ennui de son absence l’avait rendue malade; car elle étoit pâle et changée. Il lui fit alors mille sermens de ne la plus quitter. «Puisque le devoir de la femme est de suivre partout son époux, lui dit-il, tu me suivras toujours quand je descendrai dans l’île, et partout où mon père m’enverra. Ne sois donc plus silencieuse et triste, ô Sarah! c’est assez de l’avoir été un jour, et un jour mille fois plus long que tous les autres jours.» Il prit alors ses mains, dont elle cachait son visage, et son visage était baigné de larmes. Le coeur d’Edwin cessa de battre, tant le saisissement qu’il en éprouva fut grand. Enfin, l’accablant de cent questions à la fois, et mêlant déjà la colère à la tendresse, il la pressait, la suppliait, lui commandait de lui apprendre la cause de ses larmes. Ce mélange d’autorité et de soumission de douceur et de vivacité, troublèrent à tel point Sarah, qu’elle balbutia sans ordre, et à travers des sanglots, les terribles nouvelles qu’elle venait d’apprendre. Edwin, qui croyait rêver en l’écoutant, ne songea pas même à l’arrêter quand elle s’échappa de ses bras, en s’écriant d’une voix brisée: «Je suis esclave!» Il resta quelques instants comme anéanti; mais sa fureur contre Silvain le rendit à lui-même; il parcourut rapidement toute l’habitation, en demandant, en appelant son père. À peine sut-il le chemin qu’il avait pris, qu’il s’élança pour le rejoindre; et, rencontrant Silvain sur son passage, il s’écria: «Silvain! tu paieras ses larmes!» Silvain, qui l’entendit, courut en toute hâte se venger d’avance sur quelque innocent esclave. Edwin parcourait le rivage avec tant d’égarement, qu’il croyait voir son père dans tous ceux qu’il apercevait et leur criait de loin: «Ô mon père!» Personne ne lui répondait, et il recommençait à courir. Enfin, un petit nègre pêcheur lui dit qu’il avait vu M. Primrose passer à l’autre rive, dans la pirogue du vieux rameur. Edwin sauta dans celle du petit nègre, qui le regardait s’éloigner avec surprise. Oubliant l’ordre qu’il avait reçu de ne jamais suivre son père dans cette promenade mystérieuse, Edwin gagna rapidement l’autre bord; et, trouvant la mer encore trop lente à le pousser au gré de son impatience, il n’attendit pas que la nacelle fût sur le sable pour s’y précipiter. Mais, comme il abordait pour la première fois dans cette petite île déserte, il cherchait des yeux quelqu’habitation, et ne voyait que des tombes et des arbres mélancoliques. Le vieux nègre, couché dans son canot, n’ayant pu lui indiquer où était son maître, et le pauvre Edwin ne rencontrant personne à qui le demander, s’engagea dans un chemin où il crut voir la fraîche empreinte des pas d’un homme; il s’y perdit bientôt, car le vent dispersait le sable que ces pas avaient foulé. Mourant de tristesse, et haletant de chaleur, Edwin s’arrêta quelques instans pour retrouver la respiration qui lui manquait. Le son vague d’une voix plaintive fut apporté de son côté par la brise; la lune, qui se levait, le guida dans les petits sentiers et les plantes épineuses dont ils étaient couverts. Il parvint enfin à une place où la terre était unie et dégagée de ronces. L’odeur des acacias et des orangers rafraîchissait l’air, et répandait un souffle de vie dans cet asile de la mort. M. Primrose était à genoux et priait; son fils, si plein de sa douleur et du besoin de la répandre, l’oublia et s’oublia lui- même, pour regarder son père avec une crainte religieuse. Il écarta doucement les branches des arbres qui ombrageaient cette place comme un rideau sombre, et contempla long-temps en silence l’ami de sa jeunesse, l’arbitre de son sort, prosterné devant un tombeau, le front penché vers la terre. Entraîné lui-même par le sentiment qui l’oppressait, il se laissa tomber à genoux, et pria pour son père. Le bruit des feuilles froissées par le mouvement qu’il fit en s’agenouillant, attira le regard de M. Primrose, qui vit son fils à l’autre extrémité du tombeau. La lune frappait sur son visage; et l’altération de ses traits aussi doux, aussi beaux que ceux de Jenny, l’émut profondément; il se leva et lui tendit la main sans parler, car sa présence inattendue l’avait beaucoup troublé. Edwin pressa de ses lèvres la main de son père, et la couvrit de larmes, sans oser rompre le silence qui régnait entre eux. Enfin, ne résistant plus à l’émotion qu’il éprouvait, M. Primrose l’entraîna doucement vers lui, et pour la première fois il fondit en pleurs sur le sein de son fils. «Cher Edwin, lui dit-il, ce moment que j’ai redouté vous associe à mes regrets, dont j’ai porté seul depuis quinze ans le poids douloureux. Il me fallait un ami pour les partager; devenez-le, mon fils, et prenez la moitié de mes peines. Ce triste présent vous fait une loi de m’en épargner de nouvelles. Je ne mêlerai pas à ma confiance un seul reproche; mais je vous rappellerai l’ordre que vous avez oublié, de ne jamais me suivre dans cette île, pour prouver que les ordres d’un père ont toujours pour but le repos et le bonheur de ses enfans. Souvenez-vous du jour où vous vîntes me demander une mère; je ne pouvais, comme aujourd’hui, vous montrer la vôtre que dans son dernier asile, et cet asile n’est pas fait pour l’enfance. Les émotions fortes lui sont quelquefois funestes, quand une sensibilité trop vive les porte jusqu’au fond de l’ame; et je connais votre ame. J’attendais que votre raison toute entière pût l’aider à soutenir le coup que j’avais à lui porter, pour vous amener moi-même auprès du tombeau d’une mère à qui votre naissance a fait perdre la vie. Jugez si je pouvais trop ménager la vôtre, après ce qu’elle m’a coûté! quel que soit le motif qui vous a fait tromper aujourd’hui ma tendre prévoyance, allez, mon Edwin, l’offrir à votre mère, avec vos premières larmes; les miennes l’ont honorée pour vous depuis quinze ans, et votre nom la pénétré chaque soir sous cette terre qui couvre un modèle d’amour et de vertu.» Les genoux tremblans d’Edwin ne purent obéir à sa pieuse envie, et il tomba presque sans sentiment aux pieds de son père, qui le releva doucement, et le recueillit sur son coeur, où il demeura long-temps penché. Le dernier mot de M. Primrose s’était arrêté sur les lèvres d’Edwin, et, quand il eut la force de parler, il dit en soupirant: «Mon père, elle ressemblait donc à Sarah? -Ne la comparez à personne, répondit-il.» Edwin n’osa poursuivre. M. Primrose se tut lui-même quelques instans; puis il ajouta: «Nos familles étaient unies; nos fortunes étaient égales; notre union combla les voeux de ses parens et des miens: c’est ainsi que le mariage est approuvé du monde et de Dieu, mon fils. Le vôtre est arrêté dès long-temps. C’est dans la famille de notre mère; c’est en Angleterre, où bientôt nous passerons ensemble, que vous trouverez l’aimable fille qui vous est destinée par cette famille qui comme moi pleure encore Jenny, et qui brûle de la revoir en vous. Mais connaissez aussi toute la faiblesse de votre père. J’aurais pu dès long-temps réaliser ma fortune, et retourner en Angleterre, où des relations si chères nous appellent; et, jusqu’à ce jour, l’idée de m’arracher à ce tombeau, d’abandonner pour toujours ou pour long-temps ce coin de terre qui m’a tenu lieu du monde entier depuis seize ans, a jeté mon ame dans des angoisses inexprimables; et je n’ai pu trouver encore le courage nécessaire à ce dernier sacrifice. Il le faut pourtant, continua-t-il, en attirant son fils du côté du rivage, et c’est presque un adieu que vous venez d’apporter ici.» L’étonnement d’Edwin, l’avenir incompréhensible qui se présentait devant lui, les vives émotions qu’il avait successivement éprouvées, lui ôtèrent jusqu’à la force de répondre; et la cause qui l’avait fait courir si impatiemment demeura cachée au dedans de son ame. Il se laissa conduire et ramener par M. Primrose, en marchant à son côté, silencieux et la tête baissée, dans le plus grand abattement. Mais, sur le point de rentrer à l’habitation, la voix de Silvain, qu’il entendit au dedans, l’arrêta tout-à-coup; elle lui rappela les larmes de Sarah; et, saisissant les mains de son père, il le força de s’arrêter aussi. «Est-il vrai, lui dit-il, ô mon père! que Silvain ose l’aimer? qu’il soit autorisé par vous à lui parler en maître? Enfin, ajoutait-il avec désespoir, est-il vrai qu’elle soit esclave?» M. Primrose, affligé de la vivacité d’Edwin, qui paraissait presqu’en délire, lui répondit doucement, mais avec gravité, «que Sarah n’était esclave que de son devoir, comme ils l’étaient eux- mêmes; que c’était sans doute un maître sévère, mais si juste, qu’on se trouvait toujours heureux de lui avoir obéi.» -Hélas! c’est vous, mon père, qui lui faites un devoir nous quitter! le malheur est donc un devoir pour elle et pour moi? mais, pour combler le sien, vous la laissez sous la puissance d’un homme qu’elle craint et que je hais. -Et pourquoi le haïssez-vous, mon fils? pourquoi le craint-elle? Silvain est brusque, mais intègre; il me sert avec un zèle sans bornes, et sa probité mérite notre confiance. -Il la fera mourir, le cruel! il l’a traitée d’esclave! -Le croyez-vous, Edwin? -Oui, je le crois, Sarah me l’a dit.» Alors il embrassa les genoux de son père avec une ardeur si vive, qu’il lui promit tant de soumission et de respect; il mêla tant de larmes à ses touchantes prières, que M. Primrose, d’ailleurs mécontent de Silvain, par ce qu’il venait d’apprendre, ne put résister davantage; il promit de laisser à Sarah le droit de refuser l’intendant, si elle persistait dans son éloignement pour lui. «Vous le jurez, mon père, demanda tendrement Edwin? -Je le promets, mon fils; et, de votre côté, vous promettez d’obéir: la promesse est le serment des amis, je n’en veux pas d’autre entre nous.» Edwin, quoiqu’il frémit de cette promesse, se crut trop heureux de ce qu’il venait d’obtenir. Sarah, l’unique objet de ses sollicitudes; Sarah, du moins, n’était pas esclave; l’odieux Silvain ne ferait plus couler ses larmes: les siennes se séchèrent enfin; et, quoique son coeur restât chargé d’affliction pour lui- même, le poids le plus douloureux venait de tomber. En rentrant il ne vit point Sarah; elle s’était enfermée. Livrée à une inquiétude que ne calmait aucune espérance, elle tremblait de reparaître aux yeux de M. Primrose; il ne s’offrait plus à ses idées tel qu’elle l’avait vu la veille encore. Edwin, lui-même, n’était plus son Edwin, c’était un maître; et, dès qu’elle les entendit rentrer tous les deux, elle courut se cacher dans ses rideaux, aussi effrayée, aussi confuse que s’ils eussent paru devant elle. Ayant long-temps prêté l’oreille, et n’entendant plus, dans un calme si profond, que les battemens de son coeur qui palpitait à l’étouffer, elle sortit de sa retraite, et découvrit son front brûlant de honte; il lui semblait que le nom d’esclave y fût écrit. C’était devant Dieu seul qu’elle n’en rougissait pas; car on ne rougit devant lui que du crime: voilà pourquoi les malheureux le sont moins dans la solitude;ils pleurent, mais ils n’ont pas de honte. Cependant la nuit était sans fraîcheur et sans repos. Sarah, qui attendait le sommeil, ne put fermer les yeux; son agitation lui donna le courage d’en sortir; elle se leva sans bruit, reprit sa robe légère; puis, ouvrant ses jalousies, elle franchit facilement la fenêtre qui donnait sur la montagne, et s’avança, priant le ciel de la conduire jusqu’à la petite cabane d’Arsène, qu’elle entr’ouvrit, en l’appelant à voix basse. Arsène, qui dormait profondément, s’éveillant avec peine, et voyant, à la clarté des étoiles, cette jeune fille vêtue de blanc, se mit sur ses genoux, croisant les mains sur sa tête avec une grande frayeur, car il la prenait, comme il l’avoua lui-même, pour l’ombre d’une jeune femme qu’il avait vue mourir. «Reconnais-moi, bon Arsène, lui dit la tremblante Sarah, j’ai voulu te parler sans que personne nous entendît: ne crains rien, je suis Sarah.» Dès qu’Arsène entendit cette voix il n’eut plus de peur, et se leva. Il attendait qu’elle parlât; mais Sarah ne faisait plus que le regarder avec tristesse, au lieu de l’interroger; elle s’assit sur une natte de jonc qui servait de lit au nègre, et lui se remit à genoux devant elle. «J’ai cru que vous dormiez à cette heure, lui dit-il. -Non, répondit-elle, le sommeil ne veut pas de moi cette nuit; mais, dis-moi, bon Arsène, songes-tu toujours à ta mère? -Toujours, car elle est peut-être encore malheureuse! -Parle-moi donc de la mienne, je t’en prie! -La vôtre, petite blanche, reprit-il d’un ton désolé, la vôtre est bien, car elle est au ciel; c’est là que vont les malheureux. -Je reverrai donc ma mère, s’écria-t-elle!» puis elle pleura. Le nègre gardait le silence, et Sarah poursuivit: «Tu m’as caché bien des choses! tu craignais sans doute de m’affliger, quand j’étais encore petite et contente, ou trop faible pour savoir de tristes secrets. Donne-moi les miens; donne, Arsène! je sais déjà que le bonheur s’en va comme l’enfance; je sais déjà que je suis esclave. -Dieu sauveur! s’écria le nègre, d’où vous vient cette pensée? n’ai-je pas vendu ma liberté pour sauver la vôtre? -Est-il vrai? dit Sarah, prenant avec vivacité les mains d’Arsène, tu t’es vendu pour moi! je suis libre! Silvain m’a trompée! Dis, oh! dis-moi tout ce que je te dois! je mourrai peut-être du mélange de joie et de douleur que je ressens; mais je te bénis si je meurs libre; et pourtant si tu m’as épargné l’affreux nom d’esclave, pourrai-je survivre à la douleur de te le voir porter pour moi? -Paix! paix! dit Arsène, qui mêlait, malgré lui, ses sanglots à ceux de sa jeune maîtresse; Silvain ne dort pas toujours; il faut pleurer tout bas. -Où m’as-tu prise, quand tu m’amenas jouer avec Edwin, reprit-elle en retenant sa voix? N’hésite plus à me le dire, parle-moi de ma mère! -Je vous pris dans ses bras quand ils cessèrent de vous serrer sur son coeur qui ne souffrait plus. Vous savez déjà comment je tombai aux mains des blancs. Le maître qui m’acheta de ceux qui m’avaient volé à ma patrie était riche, et, Dieu me pardonne cette vérité, aussi méchant qu’eux; mais il avait un jeune fils, dont le bon naturel me sauva des châtimens que j’attirais sur moi par l’impatience avec laquelle je supportai d’abord l’esclavage. Je poussais des cris perçans, lorsqu’on m’appelait esclave. Tandis que les coups dont j’étais quelquefois déchiré n’avaient pas le pouvoir de m’arracher une plainte, je regardais couler mon sang d’un oeil sec, et je disais: Je suis libre; ce qui irritait si fort la fureur de mon vieux maître, qu’il augmentait toujours de moitié la terrible punition qu’il m’avait infligée. Son fils en fut si touché, qu’à force de prières, et surtout de promesses de me soumettre à mon sort, on m’abandonna tout-à-fait à son service. Ce jeune homme, par la douceur de ses manières, triompha par degrés de la haine que j’avais contre les blancs. Je fus d’abord si surpris des paroles consolantes qu’il vint m’adresser, un jour que l’on m’avait laissé presque mort au pied d’un arbre, où j’attendais, sans une larme, que mon ame, qui venait déjà sur mes lèvres, s’envolât libre et heureuse en Guinée (car cet espoir nous poursuit dans la captivité, et nous conseille souvent d’en sortir); je fus, dis-je, si surpris de cette voix charitable, que ma poitrine se gonfla, et que je le regardai avec douceur. J’examinai curieusement ses traits et ses yeux; et, comme ils n’avaient rien de menaçant, je le crus d’une autre espèce d’homme que je ne connoissais pas encore. Il obtint bientôt de moi la soumission la plus entière, et gagna tellement mon coeur aigri par l’ennui de ne plus voir ma mère, que je le servis avec amour, sans penser que j’obéissais. J’avais, je crois, quelques années de moins que lui, car je ne sais pas exactement mon âge; il trouvait du plaisir à éclairer un peu mon ignorance, et se plaisait surtout à me voir gai, parce que tous les esclaves de l’habitation avaient un air triste et morne qui l’affligeait. Je dansais pour lui plaire, mais quand nous étions seuls, car la sévérité de son père s’étendait jusqu’à lui faire un crime des plus innocens loisirs. Je m’aperçus bientôt qu’il devenait rêveur et inquiet; souvent, d’un air mystérieux, il me disait de le suivre; puis, quand nous étions hors de tous les yeux, il me faisait l’attendre à la même place; et j’y restais long-temps seul, à garder des livres, ou des filets, ou des armes, qui servaient de prétexte à nos sorties. Mais, comme nous revenions toujours les mains vides, que la poudre et le plomb ne diminuaient plus, son père conçut de la défiance, et le fit suivre par quelque surveillant moins fidèle que moi. Son rapport perdit mon maître. On sut qu’il avait pris de l’amour pour une jeune créole, libre comme lui, mais dont le père était si pauvre qu’il cultivait lui-même un petit carré de terre qui suffisait à peine à les nourrir, tandis que sa fille gardait leur case, et préparait le riz qu’il recueillait pour tous deux. Mon maître n’avait pu la voir sans la plaindre; bientôt après il l’aima, et sentit bien que ce n’était pas par pitié; elle l’aima de même, parce qu’il semblait que Dieu le voulût, quoiqu’il les ait abandonnés depuis, comme vous l’allez voir, Sarah. Le père de mon jeune maître entra dans une grande fureur, en apprenant cette nouvelle; et l’on crut qu’il mourrait, tant il se mit hors de lui- même. Tout le monde alors trembla pour son fils et pour la jeune fille, car il ne songea pas même à nier qu’il l’aimât, tant il l’aimait. Dès qu’il eut avoué qu’il la voulait pour sa femme, et ne voulait qu’elle, son père le traita sans pitié, comme il traitait les nègres; mais, de même qu’il augmentait par ses violences notre amour pour la liberté, il augmenta l’amour de son fils pour la belle Narcisse, qu’il ne pouvait plus aller voir: il en tomba dans une langueur mortelle. Essayant alors de le consoler comme il m’avait consolé moi-même, je lui répétai tout ce qu’il m’avait dit autrefois; c’était ce que j’avais appris de plus doux et de plus tendre. Il était touché de mes efforts, et je vis bien qu’il m’en aimait davantage; car il m’envoyait en secret vers Narcisse, qui prit à son tour de la confiance en moi. Je courais furtivement lui dire que mon maître pleurait loin d’elle, et je lui rapportais qu’elle pleurait loin de lui. Je revins un soir avec une nouvelle plus triste encore: le père de cette jeune fille était mort la veille; et je l’avais trouvée dans une si profonde douleur, que je n’avais plus de jambes pour retourner en instruire mon maître. Ce nouveau malheur le toucha plus que tout le reste; et, me regardant, peut-être sans me bien reconnaître, il me demanda de le laisser sortir, comme s’il me prenait pour son père. Enfin, malgré la surveillance de ceux qui enchaînaient ses moindres actions, par la crainte d’en être puni, car on l’aimait trop pour lui faire volontairement du mal, il revit sa chère Narcisse, et ils pleurèrent ensemble. Mais ce triste bonheur fut troublé de nouveau, et pour jamais détruit. Mon malheureux maître fut surpris par son père lui-même, qui voulut le tuer aux pieds de cette tendre fille. Elle n’obtint sa grâce qu’en se jetant à genoux, et en jurant de renoncer à lui pour ce monde. Hélas! elle a tenu son serment! mais ce cruel père qui ne croyait ni aux sermens, ni à l’amour, les sépara par la violence. Il eut la barbarie de faire conduire son fils, peu de jours après, sur un vaisseau destiné pour l’Europe; et il le fit si bien garder jusque là, qu’il ne semblait pas moins esclave que nous. Tout ce qu’il obtint, en quittant pour toujours sa bien-aimée, ce fut ma liberté, que je reçus en pleurant, puisqu’elle me séparait de lui. La nuit qui précéda son départ, je me glissai dans sa chambre; et, me traînant jusqu’à ses pieds, je le suppliai de m’emmener pour le servir, et pour lui parler tous les jours de Narcisse. Il me regarda d’un air consterné, et me dit: «Arsène, si tu me suis, qui restera près d’elle? oh! ne l’abandonne pas, mon fidèle Arsène! tu m’aimeras en l’aimant, tu me consoleras en consolant ma plus chère moitié; dis-lui tout ce que tu vois dans mes larmes; n’y vois-tu pas, Arsène, que je meurs de tristesse, et que je meurs pour elle? Dis-lui de m’attendre, répéta-t-il cent fois; et, puisque je ne peux lui redire encore que je l’aime, que je l’aimerai toujours, rapporte-lui que je le jure à toi, devant Dieu qui me juge et m’entend.» Alors (et tout mon sang s’arrête quand j’y songe), il se mit à genoux devant le pauvre Arsène, dont le courage était bien grand, puisqu’il ne mourut pas sur l’heure. Je le suivis le lendemain jusqu’à l’embarcation; la force était alors inutile, car on l’y porta mourant; je poussai malgré moi des cris et des sanglots, en voyant la chaloupe s’éloigner du rivage. Je montai sur un rocher qui bordait la mer, et j’allais m’y précipiter pour suivre mon cher maître à la nage, quand je vis Narcisse, étendue sur le rocher, sans mouvement et sans couleur. Je me souvins alors de la dernière prière de son ami; et, la voyant toujours immobile, je restai près d’elle jusqu’à la nuit, dans une morne affliction. Quand le port fut calme et silencieux, je la portai dans mes bras sur la grève déserte; et, l’ayant posée sur le sable, je jetai de l’eau sur son front, j’en mouillai sa bouche sèche et décolorée; elle ouvrit les yeux, et les tourna encore vers le vaisseau que l’on ne voyait plus. Elle semblait changée en pierre sur le rivage que la mer envahissait par degrés, lorsqu’une lame d’eau me couvrit tout-à-coup, et faillit m’entraîner avec elle. Narcisse me regarda, et, par pitié pour moi sans doute, elle s’éloigna lentement, regagna sa case, où je la suivis sans parler. Je me couchai à la porte; elle m’y retrouva le lendemain. Elle voulut me parler, mais sa poitrine était oppressée; et je vis ses regards désespérés se porter vers le ciel. Je lui racontai tout ce que m’avait dit mon maître; je l’avais répété toute la nuit pour n’en pas oublier une parole; alors elle pleura amèrement, et devint un peu plus tranquille. Pendant le jour, je cultivais le carré de terre négligé depuis longtemps; j’y semai de nouveau du riz, et j’allais dans les bois chercher des fruits pour sa nourriture et la mienne; le soir je la suivais au rocher, où la lune la retrouvait assise et silencieuse, et je demeurais debout et muet devant elle. Une nuit, elle sortit tout-à-coup de la case, et vint à moi «Arsène, me dit-elle, en cachant sa figure sous ses mains; Arsène, je ne suis plus seule en danger dans cette île: sauve Narcisse et l’enfant de ton maître. Bientôt il me sera impossible de le cacher; et la fureur de son vieux père arracherait peut-être de mon sein l’image vivante de celui pour qui je vais bientôt mourir. Sauve-moi! sauve-moi!» Effrayé comme elle, je la suivis à travers les mornes, dans la partie déserte de l’île, au milieu des halliers et des bois touffus. Je retournai la nuit suivante enlever une pirogue qui avait appartenu à son père, et je l’apportai sur mes épaules, pour que l’on nous crût sauvés de l’île, quoique peut-être on ne s’inquiétât guère de Narcisse, ne soupçonnant rien de son malheur. J’apportai de même tout ce qui pouvait nous servir dans cette retraite, où nous demeurâmes comme ensevelis; car elle était si cachée, si profonde, que l’on s’y croyait déjà hors de la vie. Je ne me hasardais pourtant qu’avec précaution, et pendant la nuit, à tendre mes filets dans la mer, qui passait derrière notre solitude; et je trouvais autour de nous des fruits qui remplaçaient l’eau douce dont nous étions quelquefois privés. Un soir que je revenais chargé de provisions, j’entendis une voix nouvelle dans la cabane de feuilles que j’avais construite pour Narcisse; cette voix douce et faible était la vôtre, petite Sarah, et je vis dans les yeux de votre mère le seul rayon de joie qui ait passé près d’elle depuis le départ de mon maître. Elle sembla se ranimer aux soins qu’elle prit de vous, et s’oublier long-temps à contempler sa fille. Mais la Mort la regardait, cette belle Narcisse, quoiqu’elle voulût la tromper alors par amour pour vous. La Mort ne voulait plus se détourner d’elle, et faisait tous les jours un pas pour l’atteindre. Ma jeune maîtresse la voyait devant elle sous l’ombre des arbres et des noirs rochers qui nous entouraient; quelquefois sa main languissante me faisait signe d’y regarder, et moi je ne voyois que l’ombre, les rochers et les arbres. Alors ses tristes regards retombaient sur vous, et s’y attachaient. Vous jouiez près d’elle quand elle vous disait adieu. «Le soleil va s’éteindre, me dit-elle un soir, porte-moi sous ses derniers rayons:» je l’y portai. Sa tête pesante se releva; son corps, anéanti la veille, semblait échapper à mes bras qui l’entouraient; un sourire courut sur ses lèvres entr’ouvertes; ce sourire m’arracha des larmes, parce que je voyais bien que c’était le dernier. Son ame, alors tranquille comme le jour qui finissait, se réunit à sa fuyante lumière; ses yeux s’agrandirent en brillant d’une vive lueur; tout-à-coup cette lueur s’éteignit; et je cachai ma tête dans la poussière.» Un cri sortit du sein de Sarah. Le pauvre Arsène s’arrêta quelques instans; un souvenir déchirant l’empêchait de poursuivre; ils pleurèrent. Mais le nègre, songeant tout-à-coup que Silvain pouvait les surprendre avec l’aurore qui se montrait, sortit de sa hutte; et, s’assurant que personne n’était encore levé dans l’habitation, il y reconduisit Sarah, en promettant de lui dire, dès qu’ils pourraient se parler, tout ce qu’il avait encore à lui apprendre sur elle-même et sur un projet qu’il roulait dans sa tête depuis long-temps. Sarah, lasse et accablée, s’endormit à l’heure où elle s’éveillait chaque jour, et retrouva dans le sommeil toutes les images qu’Arsène venait de faire passer devant son ame. Tout avait changé dans cette demeure autrefois si paisible. Le calme n’était plus qu’apparent; le silence y cachait le trouble, les soupçons et la crainte. Edwin, que son père ne quittait plus, attachait sur Sarah des regards si douloureux, si pénétrans, qu’elle ne pouvait les soutenir. Quand ils se parlaient, leurs voix étaient si tremblantes, qu’il semblait que leur ame venait de se dévoiler toute entière; et des paroles, indifférentes pour les autres, devenaient un échange des plus tristes aveux. M. Primrose voyait tout, et hâtait de tout son pouvoir une séparation qu’il redoutait pourtant; mais, fidèle à la promesse que son fils avait obtenue de lui, il songeait à la remplir sans en prévoir encore le moyen. Emmener Sarah lui paraissait dangereux pour le repos de tous; la laisser dans l’île, sans état, sans appui, n’était à ses yeux qu’une action barbare qui révoltait sa raison: ainsi tous trois se taisaient; et consumaient les jours dans une égale incertitude. L’intendant, dont l’impatience ne pouvait s’asservir long-temps à la même contrainte, observait son maître avec une sombre inquiétude; et, plein d’un brusque chagrin qu’il ne cachait qu’avec peine, il vint un jour réclamer l’entretien dont son sort allait dépendre. M. Primrose, en le lui accordant, était loin de croire que le sien même y fût attaché. Sarah, qui le vit s’éloigner en dirigeant sur elle un regard où son devoir était écrit, se leva pour obéir à cet ordre muet. Seule un moment avec Edwin, elle ne sentit pas comme lui le ravissement qu’il en éprouvait. Elle se retirait, les yeux baissés, la démarche chancelante, lorsqu’Edwin, se plaçant vivement devant elle, l’arrêta et lui dit: «Te voilà donc, Sarah! oh! laisse-moi te regarder! il y a longtemps que je ne t’ai vue!» Sarah, détournant la tête, ne pouvait et ne voulait pas lui répondre. «Que crains-tu, poursuivit-il en cherchant ses regards? il n’y a personne ici. -Dieu nous voit, lui dit-elle, laisse-moi m’en aller. -Non, non, j’ai mille choses à t’apprendre. Silvain t’a trompée, tu n’es pas... oh! non, tu n’es pas esclave; de qui pourrais-tu l’être? tu seras libre, Sarah, libre de refuser tous les époux qui s’offriront à toi. Les haïras-tu? les refuseras-tu?» Elle leva les yeux alors; ils portèrent sa réponse dans le coeur d’Edwin, qui, revenant à sa douleur, lui révéla toute leur infortune et leur séparation prochaine. «Je sais tout, répondit-elle en le repoussant d’une main faible, laisse-moi m’en aller. -Si tu savais tout, Sarah, si tu savais combien je suis malheureux, pourrais-tu de toi-même t’éloigner de moi, de moi qui t’aime et qui meurs de t’aimer? -Je ne t’ai pas entendu, s’écria Sarah, je ne t’ai pas écouté, tu ne m’as rien dit, nous n’avons pas désobéi à ton père; laisse-moi m’en aller!» Ce fut sans doute avec un pénible effort, qu’elle s’enfuit en cet instant, car elle aimait beaucoup Edwin; et quitter ce qu’on aime quand il pleure, sans oser pleurer avec lui, est peut-être plus difficile que de mourir. Mais son devoir, mais l’exemple de sa mère, lui donnaient la force d’affliger Edwin, en s’arrachant le coeur. M. Primrose, qui l’entendit passer dans la galerie, entr’ouvrit sa porte; et, voyant que son fils se disposait à la suivre, il lui ordonna sévèrement de l’attendre où il l’avait laissé. Edwin s’en retourna la mort dans l’ame, se croyant abandonné du ciel, puisqu’il l’était de Sarah; n’osant accuser son père de cruauté, il proféra contre elle mille plaintes; il osa même lui faire un crime d’être plus obéissante que lui. Sarah, toute en pleurs, rencontrant Arsène, lui fit signe de la suivre; et il entra dans sa chambre avec elle. «Encore des larmes, dit le bon nègre, en la regardant d’un air attristé. Oh! méchant Silvain! ces larmes-là disent du mal de toi. Il est temps, poursuivit-il, en fixant ses yeux à terre, il est temps de demander à Dieu de nouvelles grâces.» Sarah, le voyant plongé dans une profonde réflexion, l’interrogea sur ce qui l’occupait. «J’ai là bien des choses, dit-il, en montrant son coeur.» Il s’arrêta, craignant d’être entendu; mais, voyant la porte fermée, il acheva d’instruire Sarah des événemens qu’elle avait voulu connaître. «Resté seul avec, vous, dans notre solitude, je me trouvai si abattu, que je me crus au moment de suivre votre mère; mais vous étiez là, petite maîtresse; vous ne parliez pas encore; mais vous pleuriez, vous cherchiez des yeux cette mère que vous ne deviez plus revoir; et l’idée de vous quitter aussi me donna tant d’effroi, que je vous emportai dans mes bras loin de cette cabane si triste alors. En parcourant le bois; dont je n’osais pas encore sortir, où j’avançais toujours avec crainte, et toujours sans vous, je m’entendis un jour appeler par mon nom: c’était la première fois, depuis deux ans, qu’une voix d’homme frappait mon oreille, et je m’arrêtai saisi de frayeur. Un vieux nègre marron sortit des halliers où je m’étais engagé, et je le reconnus pour l’esclave d’un voisin de mon vieux maître: comme il était presqu’aussi tremblant que moi-même, se croyant poursuivi; je me rassurai; et lui dis de ne rien craindre de moi. «Je ne crains rien de toi, me dit-il; mais, entendant marcher dans les broussailles, je t’ai pris pour un blanc.» Il me raconta sa fuite et ce qui l’avait causée, se trouvant si heureux dans ce bois, qu’il était résolu d’y mourir plutôt que de retourner au pouvoir des blancs. Je lui dis la même chose; et j’appris de lui que rien n’avait changé depuis notre départ. On pensait que Narcisse, qui allait tous les soirs sur un rocher, s’était jetée dans la mer; quelques-uns disaient même l’y avoir vu tomber, et les autres répondaient: C’est dommage. Pour toi, Arsène, les nègres enviaient ton sort; mais nous disions: Il devait venir se réjouir avec nous avant de quitter l’île. Non, ajoutaient d’autres, il n’aurait pu se réjouir, car nous aurions pleuré de le voir libre. Voilà tout ce qui s’est passé alors, dit ce pauvre noir; et je fus content de l’avoir rencontré. Nous nous dîmes adieu; je courus vous réjoindre où je vous avais laissée endormie, car je tremblais qu’en vous éveillant vos cris ne fussent entendus de l’esclave marron, qui pouvait se lasser bientôt de vivre ainsi tout seul, et retourner à l’habitation, comme je l’avais vu quelquefois faire à d’autres nègres. Ma résolution fut prise au moment même. Je retournai à cette cabane que j’avais abandonnée; j’y pris tout ce qui pouvait vous servir; j’entassai dans ma pirogue les provisions qu’elle put contenir, des poissons séchés, des racines et des fruits; ensuite je me confiai avec vous à la Providence; et, après quelques jours de voyage dont j’ignorais encore le but et la durée, nous abordâmes au pied de cette montagne où Dieu nous protège et nous cache depuis douze ans. En montrant à M. Primrose un écrit de mon maître, qui me rendait libre d’appartenir à un autre, je lui dis que je le confiais à lui seul au monde, ainsi que vous, pauvre petite orpheline, qui n’aviez plus que moi pour appui. Il promit de vous en servir lui-même. Cette hospitalité qu’il vous donne encore est trop peu payée sans doute par mon travail et ma liberté, mais je n’avais pas autre chose à offrir. Voyez maintenant si vous êtes esclave! si les durs traitemens que j’ai souvent endurés de Silvain peuvent jamais s’étendre sur l’enfant de Narcisse? Ah! sans la crainte de vous voir tomber dans les mains de celui qui l’a fait mourir si jeune et si belle, je dirais tout; mais elle m’a fait, jurer de ne vous rendre qu’à mon malheureux maître, s’il revient un jour la chercher. Il reviendra, petite Sarah; vous connaîtrez votre père; vous serez heureuse, je l’ai rêvé; mais, ajouta-t-il mystérieusement, quelque chose qui arrive, priez pour moi, et songez que vous êtes libre.» Sarah ne put lui répondre; car ils entendirent Silvain passer près de la porte en grondant. Dès qu’il fut un peu loin, Arsène se jeta dans le corridor, et courut se mêler aux nègres qui revenaient des plantations. Silvain, furieux, quittait alors son maître. Insensible, en apparence, au refus qu’il venait d’essuyer, il l’emportait dans son coeur comme une offense mortelle; et, sans avoir combattu ni approuvé d’un mot les sages discours dont M. Primrose avait accompagné ce refus, il s’affermit en lui-même dans la résolution de se venger par la ruine de cet excellent homme. Le moyen s’en offrait si naturellement, qu’il s’y crut autorisé et servi par la justice du sort. M. Primrose ayant enfin fixé son départ prochain pour l’Angleterre, se décidait à faire vendre ses propriétés dans l’île. Silvain, qui se flattait d’en rester le régisseur unique, reçut d’abord cette nouvelle comme la plus funeste, car elle semblait détruire toutes ses espérances à la fois. La réflexion changea promptement sa colère en joie; car il ne laissa plus sa fortune au hasard, et ne la fit dépendre désormais que de sa volonté. Décidé à fuir dès qu’il aurait recueilli le produit d’une vente si considérable, il y mit tant d’ardeur et d’activité, qu’en peu de jours les biens et l’habitation de M. Primrose, situés dans la plus belle partie de l’île, trouvèrent un nouveau maître. Le hasard, qui favorisait en tout ce serviteur infidèle, amena de Sainte-Marie un riche Suédois qui revenait avec sa famille se fixer dans notre colonie. Ce fut à lui que Silvain s’adressa de préférence. Il le trouva si bien disposé à seconder ses vues, par l’impatience qu’il avait lui-même, qu’en peu de jours il n’y eut plus qu’à échanger les esclaves et les contrats pour de l’or. Cette opération si importante et si rapide fut réglée sous les yeux de M. Primrose. Celui qui devait dans peu lui succéder, ayant laissé sa famille et sa fortune à Sainte-Marie, fut forcé d’y retourner aussitôt; et, devant y rester quelques mois encore, Silvain l’avertit de leur départ prochain pour l’Angleterre, il s’offrit, afin d’éviter tout retard nuisible aux projets de son maître, qui l’écoutait, de se rendre lui-même à Sainte-Marie, chargé du contrat d’acquisition et des pouvoirs de M. Primrose, qui les lui donna tous; et Silvain partit pour ne plus revenir... M. Primrose, dont toutes les pensées se tournaient sur son fils, avait cru devoir saisir cette occasion de l’éloigner de Sarah. Silvain seul en étoit prévenu; et, quoique cette résolution l’eût d’abord troublé, comme un obstacle à son noir projet, il l’applaudit des lèvres, pour ne mêler aucun soupçon à l’imprudente sécurité de son maître. Il prit d’ailleurs si bien ses mesures, que la présence même de M. Primrose n’aurait pu les traverser. Mais qui pourrait rendre le saisissement d’Edwin, lorsque son père lui-même vint l’éveiller au moment du départ. La présence de Silvain, celle du Suédois, qui venait prendre congé de M. Primrose, et plus encore la surprise, enchaînaient sa langue. Il regardait tout le monde avec égarement. «Pour quelques jours seulement, mon fils, lui dit M. Primrose, en se penchant sur lui. -Vous m’éloignez de vous, mon père! dit Edwin à voix basse; et puis, vous m’emmenerez à mon retour! je sentirai donc deux fois ce que j’éprouve? -Patience, Edwin, lui répondit son père: ne m’alarmez pas sur votre courage, vous me feriez trembler sur le mien.» Edwin garda le silence, vaincu par un reproche si tendre; et sa pâleur fut la seule plainte qui osât répondre à un tel père. Mais, hélas! que dit-il à Sarah, quand il la vit à sa fenêtre, sous laquelle il passait pour se rendre au rivage? il s’arrêta au milieu de ceux qui l’emmenaient; et, pressant fortement le bras de Silvain, qu’il força de s’arrêter aussi: «Regarde-la, dit-il; est- ce là une esclave?» Il courut alors, sans attendre la réponse de Silvain, jusqu’auprès de Sarah, qui, tremblante, ne savait si elle devait fuir ou rester. «Ne fuis pas, Sarah, lui dit-il, tu vois bien que c’est moi qui obéis à mon père. Je te pardonne de m’avoir quitté l’autre jour; tu as dû bien souffrir! Mon père, s’écria-t-il, ordonnez-lui donc de me dire adieu. -Adieu, Edwin! répondit-elle d’une voix faible.» Ses yeux, qui se couvrirent d’un nuage, ne retrouvèrent plus Edwin sur la montagne, quand ils se rouvrirent pour le revoir encore. Appuyée contre la fenêtre, comme une jeune liane qui cherche un appui, elle ne bougeait plus. Toute son ame avait cédé sous le coup qui l’accablait. Edwin était déjà pour elle dans l’éloignement, sur les mers, en Europe. «Voilà donc, dit-elle, comme ils ont emmené mon père! Arsène, tu me l’as bien raconté. Voyez, ma mère, voyez! n’est-ce pas ainsi que vous étiez alors? n’est-ce pas cette douleur que je sens, qui vous a fait mourir? et mourir sans regret, puisque cette douleur finit avec la vie, et qu’on ne l’emporte pas au ciel, où vous êtes. Que vous êtes bien, ma mère! ne m’appelez-vous pas?...» Elle était encore à la même place, quand M. Primrose repassa devant elle. Il était rêveur; elle le crut irrité. Il ne l’était pas; car, dans le courant du jour, il la vit avec tant de pitié dévorer ses larmes, et s’efforcer de lire un livre qu’elle tenait ouvert sans y rien voir, qu’il donna en sa présence, et pour qu’elle l’entendît, l’ordre de tout remettre en place dans l’appartement d’Edwin, qui devait être de retour avant peu. Il entendit tomber le livre de Sarah; et, se retournant vers elle, il la vit les mains jointes et les yeux attachés sur lui. Elle ne parlait pas; mais tout disait en elle: vous me rendez la vie! «Qu’est-ce que la vie sans le bonheur? pensait M. Primrose, en s’éloignant. Pauvre Sarah! si timide et si tendre! ô ma chère famille! ô serment fait à toi, ma mourante Jenny! je veux vous obéir; mais j’ai dit, je dirai encore: pauvre Sarah!» Eh! comment la plaignait-il en la quittant si heureuse? Assise encore, sans voix, sans forces pour soutenir cette nouvelle, ce rappel à l’existence, son corps était immobile, mais son sang circulait autour de son coeur, et le baignait de joie. Elle n’essaya de se lever enfin, que pour aller regarder sur la montagne. «Par là, dit-elle, il reviendra; je le verrai encore, et dans peu, et bientôt! je ne mourrai pas, non, ma mère, je ne veux plus mourir; il reviendra! son père a dit: bientôt; c’est donc demain... c’est ce soir!» Et, le cherchant des yeux, elle croyait le voir sous les arbres, qu’un vent d’orage faisait ployer sur le chemin. Le lendemain se passa dans le même ravissement. «Que je suis aimée de tous les anges! disait-elle: je l’attends!» Trois jours s’écoulèrent encore; et par degrés cette attente si douce devint un tourment amer: car, si tous les plaisirs de ce monde sont plus passagers que la vie, celui-là, dit-on, change le plus vite de nature: d’abord il satisfait l’ame comme le bonheur qu’il promet; bientôt il importune tendrement le coeur, et devient enfin cette inquiétude brûlante dont Sarah se sentait dévorée. Des craintes sinistres s’y mêlèrent, lorsque l’ouragan, qui ne faisait que menacer la veille, effraya tout-à-coup l’île entière par sa violence et ses dévastations. Les arbres brisés, les pirogues et les cabanes de nègres emportées par la mer qui battait les rochers, furieuse de ne pouvoir les renverser; les cris des esclaves sur la grève, qui se transmettaient les ordres de leurs maîtres; l’agitation du port, où quelques bâtimens essayaient vainement d’entrer: tout cela, que l’on voyait de la montagne, tout cela jetait la terreur dans l’ame; et Sarah levait au ciel ses mains tremblantes, n’ayant jamais si bien senti l’horreur et la pitié qu’inspire l’approche d’un naufrage. Ce n’était pas pourtant la première fois qu’elle voyait cette colère de la nature, car elle revient presque chaque année désoler notre île paisible; et la saison appelée ici l’hivernage, comme elle est la plus brûlante, est aussi la plus désastreuse. La colonie ressent souvent des secousses de tremblement de terre si terribles, que la plupart de nos maisons en sont renversées. Deux fois, depuis que je suis née, j’ai vu la nôtre détruite ainsi. Une de nos calamités la plus redoutable est la sécheresse, qui se prolonge quelquefois deux ou trois mois, entiers; car nous ne buvons que l’eau du ciel recueillie avec soin dans les citernes. Mais les citernes s’épuisent quelquefois avant qu’une pluie, plus précieuse pour nous que l’or, ne vienne calmer la crainte et souvent le tourment de la soif elle-même. Nos fruits nous soulagent sans doute, mais ils deviennent à leur tour fort rares, par les ravages des vents qui dessèchent et arrachent tout dans cette saison malheureuse. Sarah, dont l’ame était aussi agitée que les flots qu’elle voyait rouler au loin, retenait ses soupirs et jusqu’à son souffle, de peur qu’il n’exhalât le nom d’Edwin; mais la terreur qui était peinte sur son visage ne pouvait échapper au bon M. Primrose; et jugeant, au mouvement de ses lèvres, qu’elle priait tout bas, il s’approcha d’elle, et lui dit: «Priez, Sarah, pour ceux qui sont en danger; mon fils, au moins, n’a rien à craindre; son court voyage demandait à peine deux jours; il est donc en sûreté depuis hier matin. Regardez-moi; vous voyez qu’Edwin est en sûreté, vous voyez que je suis moins troublé que vous. -Que Dieu bénisse votre pitié, dit Sarah;» et ses larmes, qu’elle avait retenues, coulèrent en abondance. «Oh! comme je prierai pour vous, reprit-elle, quand je vous saurai sur cette mer effrayante! car bientôt, n’est-ce pas, vous y serez avec Edwin? et moi, je resterai, je regarderai, je prierai; je n’aurai plus qu’à prier pour vous et pour Edwin.» Elle s’arrêta comme effrayée de sa voix qui avait osé parler d’Edwin devant son père; et M. Primrose, qui, les yeux humides, la regardait, lui dit avec douceur: «Vous êtes très-bonne, Sarah; en vérité, vous êtes une fille très- soumise.» Quand elle fut retirée le soir dans sa chambre, une réflexion la saisit tout-à-coup. Elle n’avait pas vu de tout le jour Arsène aller et venir dans l’habitation. Ses dernières paroles, quand il l’avait quittée, revinrent confusément dans sa mémoire; elle fut tentée de l’appeler; une crainte secrète l’arrêta. Le calme avait succédé dans l’île à la confusion de la journée. Un profond silence régnait autour d’elle; mais son inquiétude en éloignait le repos. Pour la seconde fois elle se rendit seule à la cabane d’Arsène, qu’elle trouva renversée par l’ouragan du matin; Arsène n’y était pas: elle appela doucement et à plusieurs reprises, et n’entendit que les gémissemens des ramiers sauvages, et les cris aigres de quelques oiseaux de mer. Elle se confirma dans l’idée que le bon Arsène avait profité du départ de Silvain, pour hasarder le projet qu’il lui avait à moitié confié. Pour mieux s’en assurer, et comme la lune répandait un peu de lumière, elle descendit entre deux rochers, où elle savait qu’Arsène avait mis sa pirogue à l’abri de tous les mauvais temps, et ne la trouva pas non plus; elle vit bien alors que son fidèle nègre était parti. N’en pouvant plus douter, elle sentit un grand chagrin de cette nouvelle preuve du dévouement d’Arsène: il lui semblait qu’elle demeurait plus abandonnée, plus menacée de tous les malheurs. Enfin, se flattant encore qu’il pourrait être aux alentours, elle répéta plusieurs fois: Arsène! Arsène! elle crut entendre la voix du nègre lui répondre; puis elle pensa que c’était l’écho, car cette voix était faible et tremblante comme la sienne. Cependant, comme elle cessait d’appeler, et que ce murmure recommençait encore, elle avança timidement jusqu’au pied des rochers d’où il paroissait sortir; alors elle vit distinctement un petit nègre à genoux auprès d’un homme étendu sur le morne. L’effroi la fit d’abord reculer; mais l’idée que ce pouvait être quelque malheureux qui avait besoin de secours, l’enhardit jusqu’à demander: «Qui est là-bas? -Moi, dit le petit nègre. -Qui es-tu, toi? -Un petit nègre, repartit l’enfant; et puis un blanc, mon maître, qui dort depuis bien long-temps. N’ayez pas peur, Madame; il est bon, mon maître; et moi, je suis le petit Dominique.» Elle s’approcha davantage; et, se penchant pour regarder de plus près l’homme blanc qui ne s’éveillait pas, elle le crut évanoui, quoique l’enfant dît qu’il dormait. «Oh! depuis quand, je te prie, et d’où venez-vous tous deux?» -De la mer, où nous nous sommes jetés pour gagner terre à la nage, car notre navire était cassé. Le flot nous a jetés là: j’y suis tombé aussi tout endormi par la fatigue; mais mon maître ne se réveille pas, et je l’appelle pourtant bien haut; j’attends qu’il me réponde. -Hélas! puisse-t-il t’entendre! dit Sarah, en soulevant sur ses genoux la tête du naufragé; je tremble qu’il ne soit... Il a froid, poursuivit-elle; souffle ton haleine dans ses mains et dans sa poitrine. Oh! si nous pouvions le réveiller!» Le souffle et les caresses du petit nègre, qui s’agitait pour le réchauffer, rendirent à son maître le sentiment qu’il avait perdu; il ouvrit les yeux, mais les referma aussitôt, comme épuisé de ce premier effort. Sarah, toute palpitante d’espérance, dit au petit nègre de l’attendre, et qu’elle allait chercher du secours. La pitié lui donnant des aîles, toute l’habitation fut éveillée en peu d’instans; et M. Primrose, averti qu’elle avait entendu des plaintes au bas des rochers, se leva promptement, fit allumer des flambeaux, et plusieurs esclaves descendirent avec lui vers l’endroit où Sarah les guidait. On y trouva ceux qu’elle venait d’y voir; et l’infortuné qui ne pouvait se soutenir, quoiqu’il entr’ouvrît de temps en temps les yeux, fut emporté à la maison, où les secours qu’il reçut le rendirent en peu d’heures à la vie. M. Primrose remercia tendrement Sarah de l’avoir éveillé pour une telle cause, et l’envoya se reposer, tandis qu’il veillerait encore; mais elle ne dormit guère, occupée tour à tour d’Edwin, de celui qu’elle avait sauvé, et de son pauvre Arsène absent, exposé peut-être, le jour même, aux mêmes dangers pour elle. Plusieurs fois, dans la nuit, elle se leva pour interroger les nègres qui veillaient avec leur maître; tous lui dirent que l’étranger dormait tranquillement. Le lendemain, M. Primrose reçut les témoignages de reconnaissance de celui qu’il avait secouru: la civilité de ses manières, son air noble et sérieux, doubla sa joie d’avoir pu lui être utile. «J’ai cru voir une femme dans ceux qui m’entouraient hier, dit l’étranger? -Oui, oui, cria le petit nègre, du coin où on l’avoit couché, et belle comme un doux zombi.» Les nègres, qui l’entendirent, lui gardèrent toujours ce nom. «C’est une jeune fille, répondit M. Primrose, qui la première, avait entendu des plaintes. -Ah! une jeune fille,» repartit l’étranger. Il passa la main sur son front, comme s’il cherchait à se la rappeler. «Vous appartient-elle, Monsieur? je voudrais aussi la remercier. -Elle est ici, et vous l’allez voir tout à l’heure. Dieu, qui voulait s’en servir pour vous sauver, la tenait éveillée tandis que nous dormions tous: c’est une enfant dont l’ame est très- sensible. -Une enfant! répéta encore l’étranger. J’avais vu... j’avais cru voir une femme... j’étais troublé.» Quand Sarah parut devant lui, il la regarda long-temps avec une étrange émotion. «Je vous dois beaucoup, lui dit-il enfin, je vous dois la vie, et plus peut-être, un moment de bonheur. Que le ciel veille sur vous, Mademoiselle, et vous comble des grâces qu’il accorde rarement aux êtres sensibles! Votre heureux père dit que vous êtes sensible, et viens de l’éprouver.» Sarah leva timidement les yeux sur M. Primrose: ce nom de père qu’il ne démentait pas l’avait fait tressaillir et rougir à la fois. Quelques jours se passèrent sans que l’étranger pût quitter sa chambre. Il était silencieux, ne détournant qu’avec peine ses regards de Sarah, et soupirait souvent. M. Primrose, qui le jugeait atteint des peines de l’ame, se sentait attiré vers lui par un attrait puissant. Quelques discours, vagues pour tout autre, l’avaient instruit qu’un profond chagrin noircissait l’existence de son nouvel ami; car, sans lui donner tout haut ce titre, c’était ainsi qu’il le nommait quand il en parlait avec lui-même; et, quoiqu’il sentît le désir de le mieux connaître, il n’avait mêlé aucune question aux soins qu’il lui prodiguait. Seulement, il savait de lui que depuis deux ans il avait été rappelé à la Dominique, par la mort de son père, et que toute sa jeunesse s’était écoulée en Europe. «Mon père, avait-il ajouté, ne m’a laissé que de l’or. Mes plus chères espérances sont mortes; et je ne les puis racheter avec tout cet or de mon père. Depuis deux ans, je promène ainsi ma vie, qui n’est utile à personne, sans autre but que de m’en distraire, et d’échapper à d’amers souvenirs.» Ce peu de paroles avaient suffi pour disposer M. Primrose à plaindre un sort qui paraissait ressembler au sien. La fuite d’Arsène, dont il venait d’être instruit, l’affligea. Il regarda ce pauvre noir comme un ingrat, car il l’avait toujours traité avec bonté, et ne soupçonnait pas la secrète rigueur de son intendant. Il fit appeler Sarah, pour l’interroger sur cette étrange fuite; et Sarah répondit qu’en vérité elle ne savait ce qu’il était devenu, mais qu’elle éprouvait pour lui beaucoup d’inquiétude. «S’il voulait me quitter, dit M. Primrose, que ne le demandait-il? je l’aurais laissé partir; car vous pouvez vous assurer vous-même que je ne le considérais pas comme un esclave, et qu’il n’est pas au nombre de ceux que j’ai vendus avec mes biens. J’ai voulu qu’il fût libre comme il l’était en arrivant chez moi, lorsqu’il y vint avec vous.» Il lui remit en même temps un papier dans les mains. Sarah, interdite, ne savait que répondre, et parcourait des yeux les noms des esclaves vendus par Silvain. «Voici le nom d’Arsène, dit-elle, il est avec les autres. -Sur mon ame, dit M. Primrose étonné, Silvain ne m’a point obéi; car je le lui avais détendu. J’aurais réparé cette faute, peut- être involontaire. Mais le pauvre Arsène s’est affranchi lui-même; il l’était par ma parole, et je ne le poursuivrai pas d’un seul reproche; nous n’en parlerons plus. Déjà, depuis deux jours, il attendait Edwin; déjà il dirigeait avec quelqu’impatience sa longue vue du côté où il devait paraître, lorsqu’il crut découvrir une voile à l’horison. Sarah, qui l’observait, le devina à la sérénité de son front, qu’elle vit s’épanouir; dès qu’il eut quitté la fenêtre, elle y courut elle- même, et n’eut besoin que de son coeur, pour découvrir la voile, le petit navire, et son Edwin, que bientôt elle crut reconnaître et voir au loin lui tendre les bras. L’étranger, qui jusqu’à ce moment avait vu Sarah pensive, fut frappé de l’éclat de ses yeux et de la vive rougeur de son teint, lorsqu’elle entra dans sa chambre, où était M. Primrose, en criant: «C’est lui! je l’ai reconnu; il est tout près; il touche au port. Venez le voir! oh! je l’ai reconnu.» Il pensa qu’elle aimait beaucoup son frère; et ils retournèrent à la fenêtre, où, malgré le secours de la longue vue, M. Primrose ne put distinguer son fils. Comme il se disposait à descendre au rivage, l’étranger, qui voulait y descendre avec lui, voyait que Sarah balançait à les suivre, lui prit la main, pour la conduire aux-devant d’un frère qu’elle paraissait tant chérir; M. Primrose, descendait toujours, ne l’avait pas défendu, et Sarah se laissa conduire sans répondre et sans résistance. Ils n’étaient pas aux tiers de la montagne, qu’ils virent accourir Edwin, qui, se jetant, pâle et sans haleine, dans les bras de son père, ne put proférer que ces mots: «Où est Sarah? -Mon fils, lui dit-il, votre seconde pensée sera du moins pour moi? -Ma vie est pour vous, mon père, mais ma crainte est pour elle. -Quoi! quelle crainte, cher Edwin? ne la voyez-vous pas descendre au-devant de vous? -Ah! oui, je la vois, s’écria-t-il, en lui tendant les mains;» et il retomba dans les bras de son père, qui, surpris d’un tel désordre, «allait le lui reprocher, lorsqu’Edwin reprit vivement: «Pourquoi Silvain a-t-il quitté Sainte-Marie sans moi? aviez-vous ordonné qu’il m’y laissât, mon père? et trompiez-vous mon obéissance, au moment où, j’y cédais avec tant de respect? -Je ne vous entends pas, mon fils; où est Silvain? -Ici, sans doute, répondit Edwin avec frayeur. -Il n’est pas ici, dit M. Primrose. -Pas ici! pas à Sainte-Marie! il a donc fui, le scélérat! -Ne dites pas ce mot, Edwin; s’il est injuste, comment le réparerez-vous? -Malédiction sur ce monstre qui vous a trompé, mon père! Il a fui, vous dis-je; il a quitté l’île pendant la nuit, emportant avec lui toute votre fortune. Voilà ma haine et les craintes du Suédois justifiées.» M. Primrose, toujours maître de lui, quoiqu’il fût saisi d’un horrible soupçon, entraîna son fils avec empressement, pour éclaircir sans témoins cet effrayant mystère. L’étranger, qui ne concevait rien aux exclamations du fils et au trouble du père, n’osa se mêler à la scène de désolation qu’il prévoyait, et rentra chez lui presqu’aussi inquiet que ces trois infortunés. Les éclaircissemens qui suivirent ne confirmèrent que trop les premières alarmes. «À peine le perfide intendant s’était-il vu possesseur du trésor qui lui était confié, dit Edwin, que, sous le prétexte d’aller prévenir de leur retour à Saint-Barthélemi celui qui les en avait amenés, il avait disparu avec le petit bâtiment, dont le maître était sans doute le complice de sa trahison. Il avait choisi l’heure où tout le monde dormait encore; et moi, qui, l’attendais avec confiance, quoiqu’éveillé toute la nuit par la douce idée de vous revoir, j’appelais ce jour funeste comme l’un des plus beaux de ma vie. Jugez de mon impatience, quand la matinée s’écoula sans ramener Silvain! Cédant enfin à mon agitation, je courus vers la rade, et mes yeux effrayés cherchèrent en vain le bâtiment qui nous y attendait la veille. Ma première pensée (coupable pensée!) fut que ce traître m’abandonnait par votre ordre, jusqu’au moment où, seul et sans Sarah, vous, viendriez m’y reprendre. Je demeurai suffoqué de douleur, et détestant (oh! pardonnez-le moi, mon père!) ma confiance dans vos paroles. Je retournai dans la maison du Suédois, ne doutant pas qu’il ne fût instruit de vos desseins. La confusion de mes idées me permit à peine de lui raconter la disparition subite de Silvain, et la douleur dont j’étais pénétré; mais, au lieu de me dire, comme je l’attendais, qu’il était prévenu par vous ou par lui, sa surprise fut égale à mienne; et je devinai promptement, à ses discours, que sa méfiance ne s’éveillait que sur des craintes, hélas! plus réelles pour vous, mais que je rejetai d’abord avec horreur. Les miennes se portaient toutes vers Sarah, que je voyais en butte aux persécutions de cette homme vindicatif; et, ne pouvant recueillir aucun autre indice sur cette inexplicable fuite, je partis le jour même, aidé du bon Suédois, qui tremble en ce moment pour vous, et déplore votre confiance, dont vous êtes, hélas! la plus chère, la plus respectable victime.» M. Primrose avait écouté ces tristes détails avec une morne surprise. Il tomba sur sa chaise, comme un homme frappé de mort, dès qu’Edwin est cessé de parler. Son Edwin, son unique enfant, était donc dépouillé de son héritage, et il l’était par la faute de son père! Quel coup pour une ame comme la sienne! Le désespoir dans les yeux, il avança vers lui ses mains tremblantes, et ne put que lui dire: «Pardonnez-moi, mon cher fils!» Les sanglots d’Edwin, ses tendres caresses, les baisers dont il couvrait son front glacé, ne pouvaient l’arracher au profond accablement où il était tombé. «Mon père! lui répétait-il, mon adorable père! revenez à vous; je suis à vos pieds. Si vous voulez que j’y meure de votre tristesse, qui vous consolera? Oh! vous n’avez pas tout perdu! me voici; je travaillerai, mon père! mes forces, mon âge, ma vie, tout est à vous; mais si vous m’aimez, parlez-moi; ne fixez pas sur moi ce regard qui brise mon courage!» M. Primrose, sans lui répondre, jeta ses bras au cou d’Edwin, et le pressa sur sa poitrine avec de sourds gémissemens. Sarah n’avait rien dit. Sarah n’avait pas mêlé ses larmes et ses caresses aux consolations et aux caresses d’Edwin. Pâle et muette, elle était sortie avec précipitation; et les avait laissés tous deux abîmés dans les bras l’un de l’autre. M. Primrose la chercha des yeux avec inquiétude; son ame, ulcérée par le trait de la plus noire ingratitude, ne put se défendre d’un sentiment amer, en ne voyant plus Sarah. «Quoi! dit-il, elle s’éloigne dans un tel moment, Sans parler, sans un signe d’intérêt à notre sort! Arsène déjà s’est enfui. Ô mon Edwin, continua-t-il avec un triste sourire, je ne suis aimé que de vous! -Mon père! s’écria vivement Edwin, quelque part qu’elle soit, elle vous aime et elle pleure!» Pourtant Sarah ne pleurait pas. L’excès de la douleur arrêtait les larmes dans cette ame timide, mais passionnée. Un voeu l’occupait toute entière. Ces mots d’Edwin: Je travaillerai, mon père! avaient passé jusqu’à son coeur, pour lui révéler son devoir. Sans réflexion, sans guide que son amour pour le père d’Edwin, elle était sortie comme entraînée par une inspiration soudaine, et s’avançait vers la porte de l’étranger, qui, plongé dans l’obscurité, rêvait seul à ce se passait autour de lui. Il reconnut Sarah, et tressaillit. «Monsieur, lui dit-elle, en s’approchant de lui d’un air craintif et troublé, je viens vous demander...» Elle s’arrêta, ne sachant plus comment exprimer sa pensée. «Quoi? lui demanda-t-il d’une voix qui appelait la confiance.» Après un moment d’hésitation, Sarah reprit en tremblant: «Monsieur, êtes-vous bien riche? -Je le suis trop, répondit l’étranger; car mes richesses m’ont rendu malheureux. -Et alors, poursuivit-elle, pouvez-vous, voulez-vous acheter une esclave, une pauvre fille abandonnée, un enfant perdu, qui vous servirait, vous donnerait sa vie, sa triste vie, pour saturer son bienfaiteur, trahi, dépouillé par un méchant? Monsieur, c’est moi qui suis cette enfant, cette esclave à genoux devant vous; car je ne suis point la fille de celui qui vous a sauvé. Il vous a sauvé, dit-elle d’un ton céleste: oh! si vous êtes bien riche, achetez Sarah bien cher, et sauvez à votre tour M. Primrose; car il est le meilleur des hommes.» Elle aurait parlé long-temps encore, avant que la surprise et l’émotion de celui qui l’écoutait lui eussent permis de l’interrompre. Cette jeune fille, agenouillée devant lui, sa naïve douleur, sa résolution, si peu d’accord en apparence avec l’élévation de son ame, mais si simple, et selon lui sublime par son motif, le tenaient dans un étonnement que Sarah prit pour un refus. «Oh! dit-elle, en cachant ses larmes, je serai donc encore repoussée, même comme esclave! -Non, s’écria l’étranger, non, vous n’êtes pas repoussée. C’est à présent que je vous remercie de m’avoir sauvé la vie; elle n’est plus inutile aux autres, elle me devient légère; votre bienfait sera payé, s’il peut l’être. Oui, Sarah, je suis riche (c’est la première fois que je le pardonne à mon père; qu’il soit béni!): oui, en vérité; je suis riche, s’écria-t-il avec joie, et dès ce jour vous l’êtes. Votre dévouement, Sarah, ne sera pas perdu, car il est beau comme vous-même. Oh! M. Primrose, ajouta-t-il par réflexion, le plus grand de vos malheurs est de n’être pas le père d’une telle fille! -Il est le père d’Edwin, dit Sarah; Edwin restera près de son père; que peut-on regretter avec lui! Mais je vous suivrai, Monsieur, je vous servirai, je le promets... Non, je ne pleurerai jamais de ne plus les voir!» Et ses larmes coulèrent en abondance. «Et ce frère, belle Sarah, celui du moins que j’ai cru tel, cet Edwin, si digne d’être aimé, vous pourrez donc le quitter pour moi? -Je devais le quitter bientôt, répondit-elle; son père l’avait ordonné; car je ne suis qu’une pauvre orpheline qu’il pouvait renvoyer. Cette séparation prochaine n’allait être que la preuve de ma soumission; grâce à vous, elle le sera de ma reconnaissance; je la trouve plus facile à présent. -Et lui, Sarah, vous quittait-il sans peine? -Sans peine! s’écria-t-elle; ... ah! Monsieur! ... Mais, reprit- elle après un silence, je n’étais pas digne d’être la fille de M. Primrose; car, sans la tendre pitié qu’il eut de moi, je serais depuis long-temps ce que je vais devenir par ma volonté, et, je puis dire, avec joie.» En effet, son ame était remplie de cette joie triste qui naît d’un grand sacrifice fait à ce qu’on aime. L’étranger, plus ému qu’il ne le témoignait, lui dit, en s’arrachant avec peine à cet entretien, qu’elle recevrait le lendemain le prix de sa liberté, consacré à M. Primrose. «C’est vous, Sarah, qui, devez le lui offrir; c’est de vous seule qu’il daignera peut-être le recevoir.» Alors elle quitta celui qu’elle regardait déjà comme son maître; et, avant de s’endormir, elle remercia le ciel de ce nom d’esclave qui lui avait inspiré tant d’effroi. Le lendemain, aux premiers rayons du jour, elle se leva; l’étranger l’ayant fait demander par le petit Dominique, et la voyant arriver presqu’aussitôt, lui remit, sans parler, une donation de la moitié des immenses richesses qu’il possédait, et qui balançait la perte des biens de M. Primrose. Sarah baissa les yeux en silence, tandis qu’il l’examinait avec l’intérêt le plus tendre. «Vous ne lisez donc pas, lui dit-il enfin, cet acte qui vous lie à moi pour toujours? puisse-t-il m’acquitter envers vous, comme il vous acquitte envers M. Primrose! -Hélas! dit-elle, en lisant l’acte avec respect, ma vie ne vaut pas ce qu’elle vous coûte. Oh! Monsieur, que vous êtes heureux, ajouta-t-elle avec un regard plein d’ame, vous donnez tout! -Et vous vous méconnaissez vous-même, lui répondit-il; puissent les autres vous apprécier comme moi!» Ils cherchèrent alors entr’eux les moyens de forcer M. Primrose à ne pas rejeter ce don si pur; et l’inquiète Sarah ne voyait qu’un moyen, c’était de partir avant qu’il en eût connaissance. Tous deux rêvaient, encore incertains, quoiqu’agités de pensées bien différentes, lorsqu’Edwin entra précipitamment dans la chambre de son père, qui ne s’était pas couché de la nuit. Edwin, dont l’ame était de nouveau bouleversée par un orage terrible, s’arrêta devant son père, qui le regardait avec frayeur, et n’osait lui demander la cause du renversement de ses traits. «Enfin, lui dit-il, en rassemblant ses forces, que se passe-t-il encore? répondez, Edwin, quelle nouvelle? -Oh! affreuse nouvelle, répondit Edwin, dont tout le corps tremblait en parlant; Sarah! mon père, Sarah!... -Eh bien, Sarah! où est Sarah? -Vendue! vendue pour nous! esclave! et perdue à jamais pour moi! -Mon fils! dit M. Primrose, en pâlissant, ménagez-moi! dites que je vous ai mal entendu, ou que notre malheur trouble votre raison! -Il a troublé la sienne, reprit Edwin; elle s’est vendue pour nous rendre ce que Silvain nous enlève! elle a un maître! s’écria-t-il, en tombant presque sans vie sur le lit de son père. -Où est Sarah! qu’on appelle Sarah! cria M. Primrose, aussi troublé que son fils. Sarah! Sarah!» et le nom de Sarah retentit bientôt dans toute l’habitation alarmée. Sarah accourut à cette voix puissante et chère. Et, voyant M. Primrose, en désordre, et hors de lui-même pour la première fois de sa vie, elle se précipita à ses pieds, criant: Grâce! comme si elle eût été coupable. «Malheureuse enfant! qu’avez-vous fait? lui dit M. Primrose, d’une voix étouffée; savez-vous que l’on peut donner la mort à ceux qu’on aime, en s’immolant pour eux; qu’avez-vous fait? expliquez le mystère qui va tuer mon fils.» Et Sarah, effrayée, cachait sa tête sous ses vêtemens. «Monsieur, lui dit l’étranger, attiré hors de sa chambre par le bruit qu’il entendait, au nom du ciel, daignez m’écouter seul. Vous effrayez cette enfant; regardez-la. -Bonne, bonne et tendre fille, dit M. Primrose, en la soulevant de terre où elle restait anéantie, venez, que je vous regarde. Oui, poursuivit-il avec transport, que je regarde un ange, puisqu’il y en a encore dans ce malheureux monde. Oh! venez mon enfant, car je vous aime comme Edwin, malgré le mal que vous lui faites.» Et, l’entraînant dans ses bras jusqu’auprès de son fils, il dit: «La voilà, Edwin, je vous la donne;» et il la jeta doucement vers le jeune homme éperdu, dont les yeux se fermèrent en la recevant sur son coeur. «Monsieur, dit-il alors d’un ton plus calme à l’étranger, qui les regardait avec émotion, jugez si cette jeune fille est esclave, quand je la mets dans les bras de mon fils? elle en devient inséparable comme de moi-même; personne ne peut me disputer les droits de père que j’ai sur elle, et dont je prends aujourd’hui le titre devant vous et à la face du ciel. -Refuserez-vous alors, répondit l’étranger, en saisissant ses mains qu’il pressait fortement dans les siennes, refuserez-vous un témoignage de l’amour de votre enfant? car, dès ce moment, je jure ainsi que vous, à la face du ciel, qu’elle est riche comme moi- même. En voici la preuve, ajouta-t-il, en prenant des mains de Sarah le papier qu’elle cachait en tremblant; et ce n’est pas un acte d’esclavage, mais celui d’une reconnaissance légitime; car je savais, j’augurais au moins que Sarah ne pouvait être esclave.» Alors, et devant elle, il raconta tout ce qu’elle avait fait la veille. Les yeux de M. Primrose se mouillaient de tendresse, en regardant sa jeune pupille, dont la modeste confusion n’était pas moins touchante que l’ivresse de son fils. Dans ce premier moment de trouble, il avait oublié qu’il était ruiné; Sarah l’occupait seule, et il se sentait heureux d’être, pour ainsi dire, forcé de ne la plus quitter. Sorti d’un combat qui avait coûté beaucoup à son coeur, il la remerciait intérieurement de la douce contrainte où il se trouvait d’oublier l’Angleterre et le brillant hymen projeté pour son fils, quand la vue de l’acte qu’il tenait encore fit évanouir cet éclair de joie, et lui rappela sa position tout entière. Le regard qu’il jeta sur Edwin peignait à la fois l’émotion de son ame et l’invincible fierté qui repoussait le bienfait. Edwin l’entendit. Par un mouvement involontaire, il s’éloigna de Sarah, et s’approcha tristement de M. Primrose, qui marchait à grands pas, la tête baissée sur sa poitrine. «Mon père, lui dit-il d’une voix basse et altérée, je n’aurai pas moins de courage que Sarah; elle m’a appris à obéir. Ordonnez de mon sort. -Mon cher enfant, mon digne fils, lui répondit M. Primrose, en s’arrêtant, vous voulez donc répandre quelque douceur sur une blessure profonde et sans doute mortelle! vous m’accablez, mon Edwin, et je me sens mourir du remords qui crie au fond de ma conscience. Vous êtes tous généreux pour un homme, sur ma parole, moins prudent que cette jeune fille. -Monsieur, reprit Edwin, en s’adressant à l’étranger, l’erreur d’un honnête homme est-elle donc un crime? un scélérat nous trompe, et c’est sa victime qui parle de remords! défendez-le, je vous en prie, contre lui-même; car, pour moi, je n’ai pas d’empire sur mon père; je ne sais plus que lui dire, et je suis triste à la mort. -Votre père, répondit gravement l’étranger, est injuste envers lui, par l’excès de son amour pour vous; mais il ne peut persister dans un refus qui le rendrait parjure à lui-même. Il adoptait Sarah, il vous l’a donnée, solennellement donnée. Refuser en ce moment la fortune qu’elle possède, c’est la rejeter de son sein; c’est lui dire: Je préfère la mort à ton bonheur. Un tel choix est impossible; l’orgueil de la vertu ne va pas si loin. Non, Monsieur, vous ne serez pas cruel; vous prendrez compassion de deux enfans si rares que le ciel vous a donnés dans son amour; et si la voix d’un homme malheureux a quelqu’empire sur votre belle ame, ajouta-t-il, en le pressant dans ses bras, je la joins à leurs pleurs; je vous demande, par pitié, un beau jour dans cette vie que vous m’avez conservée.» En ce moment le bon Arsène était entouré, embrassé, questionné à la porte de l’habitation, où il arrivait content; car il avait appris d’heureux changemens dans l’île de la Dominique; il revenait pour excuser sa fuite, et pour consoler sa jeune maîtresse. Tous les nègres, qui l’aimaient, étaient venus au- devant de lui en poussant des cris de joie de le revoir. Après les premiers élans de leur amitié naïve, ils lui apprirent les malheurs de M. Primrose, et la méchanceté de Silvain, qu’ils traitaient tous de mazulipatan; car c’est le nom le plus injurieux imaginé par ces bonnes gens. Arsène fut très-affecté de ce récit; mais rien ne peut exprimer la douleur frénétique dont il fut frappé, en apprenant que Sarah s’était vendue la veille, et qu’elle allait partir; car le petit Dominique l’avait entendu; et, le coeur tout gros du chagrin de la belle Sarah, il était venu raconter aux nègres que le beau zombi s’était fait esclave de son maître. C’était par lui qu’Edwin l’avait su le matin même; et cette nouvelle était la conversation de tous les noirs attroupés, lorsqu’Arsène avait reparu au milieu d’eux. Le ciel et la terre bouleversés ensemble auraient produit en lui moins de terreur; il s’élança tout-à-coup en écartant les conteurs interdits, criant de toute sa force comme un homme qui a perdu le sens. Edwin, effrayé par ses cris, croyant que les nègres se révoltaient entr’eux, sortit précipitamment de chez son père; et voyant courir Arsène, les bras au ciel, criant toujours, il l’appela de son côté. Le nègre se jeta sur ses pas dans la chambre où ils étaient tous réunis. Il sembla près d’expirer aux genoux de Sarah, tant il eut de peine à articuler ces mots: «Esclave! non, jamais esclave! blanche et libre, libre comme sa mère! Oh! méchante petite maîtresse! vous avez donc oublié ce que vous a dit le pauvre Arsène?» À ce nom d’Arsène, l’étranger, qui l’examinait en silence, s’élança vers lui; et, le relevant avec précipitation, s’écria fortement: «Arsène! Arsène! où est Narcisse?» Ce nom, cette voix, cette apparition subite, faillirent déranger tout-à-fait la raison d’Arsène; qui, fixant d’un oeil éperdu celui qui l’interrogeait, lui dit d’une voix mourante, en montrant Sarah: «Voilà Narcisse!» et il tomba sans connaissance à leurs pieds. Ce ne fut pour un moment que trouble et confusion; tous parlaient à la fois sans se comprendre. L’étranger, plus tremblant que les autres, cherchait à rappeler son nègre à la vie, et dévorait des yeux Sarah, qui pressait sur son coeur les mains glacées d’Arsène. «Oh! parlez-moi, lui dit-il enfin avec une anxiété mortelle; qu’a- t-il voulu dire? connaissez-vous Narcisse? vivrait-elle encore? parlez, où est Narcisse? -Elle n’est plus, répondit Sarah; je ne me souviens pas d’elle; mais Arsène m’a dit qu’elle était ma mère.» La douleur, le doute et l’espoir se peignirent à la fois sur la figure de l’étranger; il n’osait presser encore dans ses bras une fille dont il n’avait pas même supposé l’existence. Arsène pouvait seul détruire ou réaliser le pressentiment de son bonheur, et il l’appelait avec une inquiétude inexprimable. Le bon nègre, ayant par degrés repris ses sens et sa raison, se croyait aux cieux de se voir ainsi caressé par ceux qu’il avait tant aimés. Ses premiers transports rendaient ses discours si confus, qu’il était impossible d’y rien démêler qu’une ivresse tumultueuse, et presqu’alarmante pour ceux qui le regardaient. Enfin, quand sa joie fut plus sérieuse et plus calme, il confirma l’impatiente espérance de son maître, par le récit qu’il avait déjà fait à Sarah. Il ne fut pas écouté sans beaucoup de larmes par l’époux de Narcisse; mais il avoit une fille, et cette fille était le portrait vivant de sa mère. M. Primrose n’osa plus rien opposer aux instances d’un homme si long-temps malheureux, qui le conjurait de ne pas détruire un bonheur si chèrement acheté. Il céda, sacrifiant l’orgueil à la tendresse; et, peu de jours après, Sarah leur donnait à tous deux le titre de père, comme elle en recevait le doux nom de fille. «Et que sont-ils devenus? demandai-je vivement à Eugénie, qui avait cessé de parler. -Ils sont tous là-bas, me dit-elle, en montrant de la main l’île des tombeaux. Après avoir vécu long-temps ensemble, ils se reposent de même, pour ne plus se quitter. -Je les trouve heureux,» lui répondis-je, en regardant de loin cette île calme et mélancolique: c’était la première fois que l’idée de la mort ne m’effrayait pas. Le son perçant d’un fifre nous tira brusquement de la rêverie où nous étions retombées. Eugénie me saisit par la main, et, reprenant toute sa gaîté, m’entraîna vers la ville d’où sortait cette musique qui annonçait la retraite, qui remontait au fort établi sur un rocher voisin. Je remarquai avec surprise que le musicien était masqué, et courait en dansant au-devant du tambour qui le suivait. Ce spectacle, nouveau pour moi, me fit oublier à mon tour l’impression sérieuse que j’avais éprouvée, et nous nous mîmes à danser aussi sur l’air éclatant qui semblait nous y inviter. Toutes les jeunes créoles accoururent se réunir à nous, et se dispersèrent bientôt après de leur côté. Descendues à l’entrée de l’île, Eugénie, pressée de rejoindre sa mère, me dit adieu, et m’indiqua le chemin le plus sûr pour retrouver la mienne. Elle se perdit alors à mes yeux sur les rochers noirâtres, et je demeurai seule au bord de la mer, presqu’intimidée de l’ombre qui la confondait avec l’horison; mais la lune, un moment voilée, reparut avec tant d’éclat, que je marchai rapidement et sans frayeur le long du rivage. Je fus tout- à-fait rassurée quand je vis deux personnes assises sur la grève, et je fus en même temps curieuse de deviner ce qu’elles regardaient attentivement et en silence, à demi-penchées sur les flots. Leur attention y paraissait tellement attachée, qu’elles ne s’aperçurent pas de mon approche. J’observai leur maintien, qui me parut triste, et leurs traits, qui me parurent beaux. C’était une très-jeune fille et un homme aussi très-jeune. Ils suivaient des yeux deux couronnes d’acacia blanc, que le mouvement de la mer entraînait vers l’île que je connaissais pour l’asile des morts. Tandis que la jeune fille jetait encore après les couronnes quelques fleurs qu’elle ôtait de son sein, celui qui me paraissait un frère en mêlait d’autres aux cheveux noirs et flottans de sa soeur. Enfin, elle releva ses yeux long-temps baissés sur le jeune homme, alors debout devant elle, et il l’emmena par la main, dans le même silence, vers une habitation que je n’avais pas remarquée encore, à demi-cachée par de vieux tamarins. Je me retrouvai seule, et mon imagination s’intimida de nouveau. Je jetai malgré moi des regards fréquens et furtifs du côté de cette île inhabitée, où je croyais voir des ombres se promener lentement aux rayons des étoiles. L’épouvantable cri d’un oiseau sauvage acheva de faire envoler toute ma hardiesse, et je me remis à courir sans distractions, me promettant de savoir d’Eugénie quels étaient ces deux êtres charmans qui m’avaient retracé Edwin et Sarah. Le lendemain, dès l’aube, j’entendis frapper contre ma jalousie. J’y courus, certaine que c’était Eugénie qui, suivant sa coutume, venait m’éveiller pour aller ensemble épier les premiers rayons du soleil, d’où nous le regardions se coucher chaque soir. Là, je lui parlai de ma rencontre de la veille; elle m’apprit tout ce que j’en désirais savoir. «Mais, me dit-elle en s’interrompant, je ne vous apprendrai donc que des choses tristes de notre île? vous désirerez alors bien plus d’en sortir; et j’ai grande envie de me taire. -Non, non, lui répondis-je en l’embrassant, nous danserons encore au chant de la retraite.» Cette idée lui rit, et j’obtins d’elle le récit d’une autre aventure que je voudrais écrire comme elle la racontait. Adrienne. Le jeune homme que vous avez vu si beau, mais si triste, n’est pas le frère de cette petite Georgie qui vous a paru belle, c’est Andréa, qui fut amené dans cette colonie, à l’âge de sept ans, par son frère Arthur. Ils y étaient appelés par un parent riche et vieux, qui laissait de grands biens au petit Andréa, qu’il voulait connaître. Après la mort de ce parent, rien ne semblait ici devoir arrêter Arthur, qui avait entrepris ce voyage dans les intérêts de son jeune frère. Il y fut néanmoins retenu par un intérêt plus tendre encore. Sa conduite, toujours mystérieuse, n’a permis à personne de le blâmer ni de le plaindre; car on n’a jamais conçu pourquoi il avait fait le malheur d’une femme qui l’aima peut-être plus qu’elle n’en fut aimée. Dans l’ignorance où je suis de tout ce qui le concerne, je ne vous en parlerais pas, si son souvenir n’était pour toujours lié parmi nous au souvenir d’Adrienne et d’Andréa. Il venait du nord de l’Angleterre, et ne tarda pas à se faire distinguer par les grâces et en même temps par la singularité de son caractère. Tout le monde en parlait, tout le monde l’aimait. Vous jugez qu’il est facile à un étranger, jeune, spirituel et beau, de fixer les regards et l’intérêt du petit nombre d’habitans dont cette île se compose. «Sa figure, dit ma mère, était noble et touchante; sa gaîté avait quelque chose de si brillant et de si vif, qu’on pouvait l’attribuer au désir de plaire; elle n’avait peut-être d’autre but que de l’étourdir lui-même sur de fâcheux souvenirs, car souvent au milieu d’une fête, d’une conversation riante et animée, ses yeux distraits perdaient tout-à-coup leur éclat; l’immobilité de son regard semblait dire à ceux qui l’observaient, qu’il avait quitté notre île par la pensée; et que sa pensée retrouvait quelqu’objet qu’il s’était vainement efforcé de fuir. Andréa le suivait partout. Nos jeunes et riches créoles essayaient d’attirer l’enfant près d’elles, pour s’attirer peut- être l’attention d’Arthur; mais ces aimables ruses, loin de le flatter, faisaient naître quelquefois sur sa bouche un léger sourire de dédain, et l’enfant, plus ombrageux encore, restait silencieux auprès de son frère, qu’il ne quittait jamais. Il y était en vain poursuivi par les plus gaies et les plus audacieuses; cet inflexible enfant détournait sa figure de leurs baisers, et refusait froidement tous les présens qu’elles lui offraient pour s’en faire aimer.» Adrienne revint à cette époque de l’île des Vierges, où elle était allée voir sa soeur aînée, s’y était mariée depuis quelque temps. Elle assistait un soir, pour la première fois, à l’une de ces réunions dont le bel Écossais était l’ame et le charme; mais, soit qu’elle fût encore préoccupée de sa chère Clémentine et du regret de l’avoir quittée, soit qu’elle prît peu garde à l’étranger qui attirait tous les coeurs, elle ne mêla pas son empressement à celui de ses jeunes amies, dont les efforts s’unissaient inutilement pour apprivoiser le joli petit sauvage, qui, plus farouche encore que de coutume, se débattait avec impatience pour échapper à la douce tyrannie dont il était l’objet. Adrienne, calme et rêveuse, ne quittait pas la place où elle s’était presque cachée en entrant. Un grand chapeau de paille noire couvrait sa figure, et la simplicité de son vêtement annonçait qu’elle ne devait prendre aucune part à la danse, que la jeunesse aime ici avec passion. Andréa se trouva par surprise et tout-à-coup mêlé dans un groupe qui jouissait, avec une joyeuse malice, des peines qu’il se donnait pour rompre le cercle fermé autour de lui. Arthur, comme s’il eût pris plaisir à voir s’augmenter l’éloignement de son jeune frère pour les petites séductions dont on l’entourait, le laissait se débattre seul en l’observant de loin; à l’étonnement de tous, l’enfant, au lieu d’accourir vers lui, après qu’il eut rassemblé toutes ses forces pour recouvrer sa liberté, courut se réfugier dans le sein d’Adrienne, qu’il regardait depuis long- temps. Elle le reçut dans ses bras avec une douce surprise, et il passa les siens autour d’elle avec tant de vivacité et d’ardeur, qu’il fut impossible de l’en détacher. Loin de l’étourdir de ses caresses bruyantes, elle le cacha en silence sous son voile, où l’enfant, heureux d’obtenir l’asile qu’il s’était choisi; par un mouvement décidé de son coeur, s’endormit paisiblement. Cette circonstance, légère en elle-même, décida peut-être du sort entier d’Adrienne; car elle attira sur elle les yeux d’Arthur: et il y a des yeux qui recèlent notre destinée dans un seul regard. On crut voir, lorsqu’il s’approcha d’elle, qu’il l’observait avec une vive émotion. Adrienne en fut frappée au point qu’elle s’offrit à lui rendre son jeune frère; mais il s’éloigna lentement sans lui répondre, et rentra dans la foule, avec une préoccupation si grande, qu’il ne paya plus, même d’un sourire, les soins que l’on prit pour rappeler sa gaîté entièrement effacée. Lorsqu’il reprit enfin son cher Andréa, qui dormait dans les bras d’Adrienne, pour le mettre à ceux d’un esclave, il la regarda long-temps encore avec une expression singulière de reproche et de tristesse, qui la laissa presque confuse et affligée de l’innocente préférence qu’elle avait obtenue sur ses compagnes et sur lui-même. Dès ce moment il changea; il s’éloigna du monde dont il faisait l’entretien et les regrets; notre île parut lui déplaire; pourtant il y restait; et, sans chercher jamais la présence d’Adrienne, on le voyait errer dans les savannes qui entourent son habitation, ou sur cette même montagne qui la domine. Il y demeurait souvent comme enseveli dans une rêverie profonde, et personne n’osa plus l’en distraire; mais, si la présence d’Adrienne l’avait attristé, pourquoi cherchait-il à l’entrevoir de loin? Au contraire, sitôt qu’Andréa la voyait paraître, quand elle venait chercher la fraîcheur sous les tamarins qui ombrageaient sa porte, il jetait un cri, embrassait Arthur, et descendait les rochers avec l’empressement d’un petit cabri qui voit sa mère. Elle le reconnaissait elle-même avec un plaisir qui éclatait d’abord par le sourire le plus tendre; mais ses yeux, quand elle le pressait sur son coeur, ses yeux semblaient encore attendre et chercher autre chose; s’ils se levaient timidement vers ces roches escarpées, ils y retrouvaient toujours Arthur immobile, pensif, et les regards, ou plutôt l’âme entière attachée sur Andréa; car comment aurait-elle osé croire que ce fût sur elle? Il n’avait jamais rappelé son frère, mais jamais il ne l’avait suivi. Cette remarque fit rêver Adrienne; elle s’imagina voir dans l’éloignement d’Arthur une affection jalouse de celle d’un enfant. Le bonheur qu’elle en avait ressenti s’évanouit alors; elle se résolut à le renvoyer le jour même, au moment qu’il accourait vers elle avec transport. Ce fut en tremblant qu’elle lui ferma ses bras, et qu’elle parut insensible à sa naïve tendresse. L’enfant demeura frappé de douleur; mais, sans songer à retourner sur ses pas, il s’assit tristement aux pieds d’Adrienne, en cachant sa tête sur ses genoux; elle repoussa doucement cette tête gracieuse, et lui dit que son frère le rappelait. Il se leva vivement pour obéïr, puis il s’arrêta en fixant sur elle ses yeux brillans et pleins de larmes. Elle ne put retenir les siennes; mais, pour convaincre Arthur qu’elle ne voulait pas s’emparer de cette tendresse dont il paraissait avare, elle prit Andréa par la main, et franchit rapidement avec lui la distance qui les séparait. Arthur, inexplicable en tout, paraissait hésiter de fuir ou de s’élancer au-devant d’eux, lorsqu’Andréa, ne pouvant contenir le ravissement qui succédait à son chagrin, entraîna la craintive Adrienne avec tant de promptitude, qu’elle respirait à peine en arrivant auprès d’Arthur. Ils restèrent tous deux quelques moments sans se parler; et, quand ils se parlèrent, leur voix sembla les confondre mutuellement, car ils ne purent trouver rien de ce qu’il était si simple de dire. Adrienne, toujours timide, mais naturelle et affectueuse, se sentit saisie d’une contrainte si pénible, que tous les mots qu’elle essayait de prononcer mouraient dans sa bouche. On eût dit qu’elle venait s’excuser d’un crime. Toutefois le juge ne paraissait pas moins troublé qu’elle; enfin, comme si elle eût répondu d’avance à quelque plainte injuste, elle dit au frère d’Andréa: «Ce n’ est pas moi qui l’appelle, Monsieur; il m’a toujours cherchée; il me cherchera peut-être encore; et je n’y sais plus d’autre moyen que de me cacher à l’avenir. -Vous cacher! lui répondit vivement Arthur: cette île entière disparaîtra donc pour Andréa; car, depuis qu’il vous a vue, Mademoiselle, il n’y voit que vous. Non! poursuivit-il plus lentement, ce n’est pas vous qui l’avez appelé; non! c’est un charme dangereux répandu sur votre présence: vous l’ignorez peut- être encore; mais cet enfant ne l’a pas évité.» Adrienne crut sentir un reproche amer dans cette réponse; et, levant les yeux avec l’intention de s’en défendre, elle trouva les yeux noirs d’Arthur fixés sur les siens; mais ce reproche qu’elle tremblait d’y lire avait une douceur si pénétrante, qu’il lui fut impossible d’y rien opposer; tout ce qu’elle put faire, c’est qu’elle essaya de dégager sa main de celle d’Andréa, qui la serrait fortement. «Hé bien! reprit-elle, retenez le donc, retenez-le, de grace; vous devez avoir beaucoup d’empire sur sa fantaisie. C’est la dernière fois que je m’expose au chagrin de repousser cet enfant,» et elle le regarda d’un air désolé. Leurs mains, sans se chercher, s’étaient réunies par la tendre obstination d’Andréa; elles semblaient ne devoir plus se quitter qu’avec effort. Ce fut Arthur qui en eut seul le courage; il retint celle de son frère qui n’osa pas lui résister. Adrienne devint libre, mais Arthur lui parut presque cruel; et elle s’éloigna pénétrée d’une tristesse affreuse. Andréa, pensait-elle, ne mérite pas cette rigueur. En descendant, la tête penchée, inattentive sur elle-même, son pied s’engagea dans quelques racines rampantes; elle se baissa pour s’en dégager, et cueillit quelques petites fleurs qui parent la mousse des montagnes. Plusieurs vaisseaux se croisaient sur la mer; les uns s’éloignaient de la côte, d’autres s’en approchaient. Ma soeur, dit-elle, ma chère Clémentine, voilà donc le seul chemin qui conduit où tu vis heureuse? il y a beaucoup d’eau entre nous! comme elle entraîne ces vaisseaux! qu’elle va vite! qu’elle va loin! au bout du monde!... en Écosse!» et ses regards attristés tombèrent, en s’y fixant, sur les mâts d’un vaisseau coulé bas et englouti dans le sable, d’où l’on n’avait pu le dégager encore depuis un an; ces longs mâts sans voiles qui se montraient à fleur d’eau, qui survivaient en quelque sorte aux autres victimes du naufrage, en étaient une indication si mélancolique, un souvenir si lugubre, qu’Adrienne cacha son visage sous ses mains, en jetant loin d’elle les petites fleurs, qui tombèrent en partie dans la mer. Revenue enfin de l’espèce de suffocation qui l’avait saisie, elle disparut aux yeux d’Arthur, et remplit sa promesse en ne s’y montrant plus. L’heure accoutumée se passa durant bien des jours à l’attendre. Le petit Andréa l’appelait tout haut, lorsqu’Arthur peut-être la redemandait tout bas, car il embrassait son frère sitôt qu’il nommoit Adrienne, quoiqu’il lui défendit doucement d’en reparler encore. Mais comment voulait-il qu’il l’oubliât? comment voulait- il l’oublier lui-même, en retournant sans cesse où il la savait cachée par la crainte seule de les revoir? Il cédait peut-être aux larmes d’Andréa, qui ne vivait plus en son absence. S’il apercevait au loin une jeune fille dont l’aspect lui rappelât Adrienne, il courait après elle en lui tendant les bras, hors d'haleine, ivre de joie. Sitôt qu’il reconnaissait sa méprise, il baissait la tête d’un air triste, et s’enfuyait avec la rapidité de l’éclair, sans répondre à celle qui l’avait involontairement trompé. «Que t’a fait cette jeune fille? lui demandait Arthur. -Je ne l’aime pas, disait-il, ce n’est pas Adrienne,» et il devenait taciturne et morne, oubliant tous les jeux de l’enfance, dont il avait la beauté, sans en avoir l’inconstance et les goûts. Absorbé par degrés dans une vague et sombre inquiétude, il repoussa bientôt jusqu’aux alimens nécessaires à la vie, comme si son instinct rejetait cette vie inutile pour lui sans l’objet qu’il ne voyait plus. On ne connaît pas d’exemple d’une affection si grave et si profonde dans un âge où l’ame, dit-on, ressemble à un miroir qui réfléchit tous les objets sans en conserver la trace. Je ne vous dirai pas si ce fut par pitié pour cette jeune ame si sensible, si différente des autres; pour cette tendresse exclusive qui prenait un caractère effrayant de mélancolie, qu’Arthur, dont l’humeur devenait aussi plus sombre et plus inquiète, ramena un soir cet enfant malheureux jusque sous les arbres de la maison d’Adrienne. Ils y restèrent quelque temps arrêtés par une voix douce et lente, comme celle d’une personne triste qui chante par distraction. Arthur ne reconnut peut-être pas sans être ému cette romance écossaise qu’il avait souvent chantée lui-même, à son arrivée dans l'île. Que cherches-tu, Jenny sur la route isolée? Il pleut. Les voyageurs ont une autre saison. Un nuage est au ciel comme sur ta raison; Va-t-en: Dieu te conduise au fond de la vallée! Les vents endormiront ton âme désolée. Tu ris, pauvre Jenny!... tu n’entends pas l’orage; L'éclair qui m’éblouit passe en vain devant toi, Et ton dernier sommeil te surprend sans effroi, Tel un enfant s’endort au milieu d’un naufrage. Oh! l’Amour pleurerait, s’il voyait son ouvrage. Un espoir qui s’éteint, languit dans ton sourire; Il donne un triste charme à tes faibles accens; Il enchante la mort dans tes traits pâlissans. Oui, troublé de ta plainte où le reproche expire, Le méchant se recueille, et la pitié soupire. Comme le sable au vent, comme le bruit d’un songe, Comme un serment d’amour sur la neige tracé, Comme un baiser de feu, par des pleurs effacé, Ton bonheur s’est perdu. S’il n’est pas un mensonge, Va Jenny, va l’attendre où sa fuite nous plonge. Andréa d’abord saisit son frère par le bras d’un air mystérieux et content; mais à mesure qu’il écoutait cette voix, elle frappait si puissamment sur son coeur, que sa respiration devenait lente et pénible; ses yeux roulaient des larmes; tous ses traits altérés décelaient une souffrance qui effraya son frère, et l’arracha sans doute au douloureux prestige qui le troublait lui-même. Il vit une vieille esclave assise sur le seuil, qui tressait des nattes de jonc. Il lui confia l’enfant, et la pria de le conduire à sa jeune maîtresse. «Ma maîtresse, dit la vieille Mona, séduite par le charme des paroles d’Arthur, ma maîtresse languit dans sa case. Écoutez comme elle chante; on dirait qu’elle pleure. Mais ce petit blanc si beau doit porter bonheur: venez, petit blanc, venez lui dire bonjour.» Alors elle l’emporta dans ses bras jusqu’au près d’Adrienne, où Arthur, rêvant à cette réponse, ne voulut ou n’osa pas le suivre. L’apparition d’Andréa fit tressaillir Adrienne. Elle n’était point préparée à le voir, car elle en fuyait l’occasion depuis long- temps. Elle fut si peu maîtresse de cette impression, qu’elle lui tendit les mains en pâlissant, et qu’elle le baigna de ses larmes. «Viens-tu me dire adieu?» lui demanda-t-elle d’un ton triste. L’enfant, surpris de ce mot, la regardait sans répondre. «Oui, c’est un adieu que tu m’apportes, poursuivit-elle en s’efforçant de sourire. Eh bien! adieu, petit Andréa, et pour toi... et pour celui qui t’emmène. -Non! s’écria-t-il vivement, je viens te dire bonjour. Réponds-moi bonjour, et jamais adieu. -En effet, ce mot est difficile; il fait du mal, Andréa! -Oui, dit-il, on pleure quand on l’entend. -T’a-t-il déjà fait pleurer, pauvre enfant? -Un jour, ma mère me l’a dit, et depuis ce jour, qui étoit triste, je ne vois plus ma mère. Je ne te le dirai jamais, car je ne te verrais plus, et je pleurerais. -Hélas! mon petit ami! suffit-il de craindre les larmes, pour n’en jamais répandre? Mais, poursuivit-elle, craignant qu’il ne se fût échappé d’Arthur, pour la venir trouver, tu désobéis donc, pour moi que tu connais à peine, à ton frère, qui t’a défendu sans doute de me chercher? -Il m’a conduit à ta porte, dit-il avec joie. -Il t’a conduit lui-même! s’écria-t-elle; et toute sa figure s’éclaira. -Va! me crains rien pour moi, reprit l’enfant, il est si bon, Arthur! jamais il ne me gronde; jamais il ne me quitte. Juge! Il ne voulait pas venir; et je l’ai tant prié, qu’il n’a pu le vouloir toujours. -Ah! c’est ta prière qui l’a touché!...» et sa rougeur s’effaça comme la pensée qui l’avait fait naître. «Andréa! dit-elle après un silence, n’abuse pas de sa bonté, elle tient à son amour pour toi. Ménage-le bien cet amour! retourne vers lui, afin qu’il t’accorde de venir voir encore quelquefois Adrienne.» Et, s’avançant vers la porte pour rappeler Mona, sa voix s’arrêta tout-à-coup, car elle vit, à peu de distance, sous les arbres, Arthur qui paraissait attendre son frère. Il la salua profondément. La tête d’Adrienne s’inclina; ses regards éblouis se baissèrent jusqu’à ce qu’elle le crut tout-à-fait loin. Mais il occupait la même place quand elle y reporta les yeux. Quoique la gaîté ne parût pas les avoir rapprochés, un demi-sourire courut dans les traits d’Adrienne, et se réfléchit dans ceux d’Arthur. Ils oublièrent tous deux qu’ils se fuyaient comme ennemis. Ce sourire, après tant d'ennuis causés l’un par l’autre, et dévorés en silence, prouvait trop qu’ils ne parviendraient jamais à se haïr; et, fatigués des vains efforts qu’ils venaient de s’imposer pour y parvenir, ils se regardèrent en se les pardonnant. Quel bonheur pour Andréa! il resta près d’Adrienne plus qu’il n’avait fait encore. Il la revit le lendemain, tous les jours! Il rapprochait ainsi deux êtres que le ciel ne voulait pas unir. Il serrait, sans le prévoir et sans le craindre, des noeuds qui allaient se briser par un sacrifice éternel. Andréa, comme une jeune plante un moment abattue, renaissait de le présence d’Adrienne. Une fraîcheur nouvelle annonçait son retour à l’existence. Quand elle parlait, la bouche, les yeux et l’ame d’Andréa recueillaient cette voix qui le faisait sourire ou pleurer d’un mot; il s’en approchait, il respirait son haleine avec avidité, comme si le souffle d’Adrienne eût été l’air de sa vie. Il n’en était pas ainsi d’Arthur; moins heureux qu’entraîné par le même ascendant, il renfermait avec une sorte d’obstination les traces d’une sensibilité trop vive, qui ne se révélait que par le feu de ses regards. La froideur de son maintien, la contrainte de ses discours démentaient ces preuves rapides du trouble qui le poursuivait. Même auprès d’Adrienne, il semblait la fuir; il semblait lui disputait son ame, qu’elle appelait en silence, et lui refuser toutes les facultés tendres qu’elle y réveillait, parce qu’il en avait fait peut-être une épreuve funeste; enfin il n’était attiré vers elle que pour la repousser avec plus d’effroi. Espérait-il la sauver du danger qu’il redoutait pour lui? Cette crainte tardive n’avait plus rien à prévenir; c’en était fait: le mal était sans remède et sans terme. Séduite avec la sécurité de l’innocence, elle écoutait Arthur, dont l’accent enchanteur lui semblait une révélation de tout ce qu’elle désirait apprendre; l’expression la plus simple de cette voix aimée renfermait pour elle la réponse au sentiment délicieux et nouveau qui ne se trahissait de même en elle que par le tremblement du coeur et des lèvres où il errait sans cesse. Vainement Arthur oubliait les qualités brillantes que l’on cultive en Europe avec tant d’éclat et de soins; vainement il négligeait les talens qui l’avaient fait rechercher et admirer de tous; il lui restait davantage, car il ne pouvait cacher cette grâce ont on parle encore; sa douceur, qui était extrême; ses manières simples et attachantes; l’attrait unique d’un esprit cultivé, joint aux charmes extérieurs et à la bonté de l’ame. C’était un assemblage si rare, si beau, si doux à contempler! Adrienne, comme endormie dans une sécurité trompeuse, ne désirait pas même rompre le silence qu’ils gardaient avec une égale réserve sur un sentiment qu’elle croyait partagé. Arthur, il est vrai, ne parlait pas de l’avenir; mais il ne parlait pas non plus de quitter Adrienne; et pour elle, l’avenir c’était lui. Andréa, qui les quittait à peine, fut un jour aperçu par eux sur le penchant du rocher. Il y cherchait quelqu’objet avec une attention extrême, et revint bientôt après tenant une fleur semblable à celles qu’Adrienne avait cueillies et jetées dans les flots. «Je n’en ai trouvé qu’une, dit-il à son frère, mais elle est belle. Il faut la joindre aux autres; c’est moi qui te la donne. -Quoi! interrompis Adrienne, aimez-vous tant les fleurs, sir Arthur? où sont-elles donc celles que vous conservez?» Le front d’Arthur se colora de confusion; mais il tourna cette faiblesse en badinage. «On est enfant avec les enfans, répondit-il. Un jour... un soir... je ne sais, il trouva quelques feurs sur la montagne. Elles étaient fraîchement cueillies; elles étaient charmantes. Andréa me les donna, et je les ai gardées pour l’amour... d’Andréa. -Pour l’amour d’Andréa! montrez-les, répliqua-t-elle d’une voix émue. -Elles sont là, dit Andréa, en posant sa main sur le coeur d’Arthur. Donnez! oh! donnez, mon frère! vous voyez qu’Adrienne le veut.» Arthur, cédant aux prières de l’enfant et aux voeux d’Adrienne, tira de son sein les tablettes où il avait recueilli des fleurs séchées qu’elle reconnut en rougissant. «Je les croyais en chemin pour l’Écosse, dit-elle, comme par réflexion. -Oh! pas encore! répondit Arthur, avec un regard, avec une voix qui semblait repousser l’Écosse aux extrémités de l’univers. Andréa s’occupait alors de replacer avec précaution les fleurs délicates dans les tablettes de son frère. «Tiens! dit-il en les lui rendant, Adrienne est là; moi j’y suis avec elle: ne va pas nous perdre.» Arthur se leva d’un air préoccupé, s’approcha d’Adrienne en lui souhaitant le repos de la nuit, et la quitta plus rêveur et plus tôt que de coutume. «Que les anges vous gardent!» avait-il dit en s’éloignant; et le repos du ciel même n’est pas plus doux que le fut le sommeil d'Adrienne. Le lendemain Andréa vint seul. Elle n’osa lui demander pourquoi il venait seul, mais elle le regardait jouer en s’étonnant qu’il fût aussi paisible, aussi content que la veille. À la fin de cette longue soirée, les pas d’un homme la firent sourire et pâlir tout ensemble; mais elle ne vit entrer qu’un esclave, qui venait chercher l’enfant; il partit joyeux en lui disant: «À demain. -À demain,» lui répondit-elle en regardant lentement l’esclave, sans l’interroger; et Mona, sa vieille et fidèle nourrice, fut obligée de lui rappeler, au milieu de la nuit, qu’elle laissait passer l’heure de la prière et du sommeil. Huit jours ramenèrent le même tourment, accru du tourment de la veille. Lorsqu’Arthur reparut enfin, sans parler de cette absence si douloureuse, si imprévue, il put voir que des larmes brûlantes avaient effacé le moment de bonheur dont il voulait peut-être se punir avec elle. Oh! que Dieu préserve les coeurs tendres de tout ce qu’Adrienne a souffert avec Arthur! Un calme apparent se rétablit entre eux. Nulle plainte, nul reproche n’en troublèrent le retour. Satisfait sans doute du sacrifice qui venait d’expier un moment d’abandon, Arthur paraissait tranquille; Adrienne le voyait, pouvait-elle se rappeler ou regretter ses larmes! Un soir que la lune, calme et brillante, était la seule lumière qui les éclairât en frappant ses rayons sur la fenêtre ouverte, la voix tremblante de la vieille Mona interrompait seule le silence de cette belle soirée. Adrienne, que ce ton plaintif tourmentait depuis une heure, prêta l’oreille au refrain monotone qu’il ramenait sans cesse. Haï! bon Dieu, prends pitié bon blanc! Fais-li pas mouri, li trop jeune encore. «Eh! ma bonne nourrice, lui dit-elle, que murmurez-vous donc là si tristement? -Je chante, petite maîtresse, lui répondit Mona» -Je ne l’aurais pas pensé: vos chansons, Mona, ressemblent aux plaintes des eorts. -Voici tout-à-l’heure la saison des naufrages, petite blanche, et j’en ai vu plus d’un, qui repasse dans ma mémoire; et puis, les vieux esclaves ne chantent pas d’une voix gaie. -Mona, reprit alors doucement Adrienne, en passant sa main sur le front ridé de la vieille négresse, qui s’était approchée de la fenêtre, n’êtes-vous pas heureuse auprès de moi? et, si vous étiez libre, me quitteriez-vous? -On ne quitte pas ceux qu’on aime pour mourir, chère maîtresse. -Oh! que cela est vrai! dit Arthur. -Oh que cela est doux à croire,» ajouta tendrement Adrienne; et ils oublièrent Mona, qui les regardait tous deux avec admiration. Le petit Andréa, durant leur entretien, s’était endormi aux pieds d’Arthur. Adrienne, alors satisfaite et charmée, considérait cet enfant dans son repos céleste. «Si j’osais troubler son sommeil, dit-elle en souriant, j’embrasserais ce petit ange!» et elle se pencha vers lui en posant doucement sa bouche sur son front. À peine elle se retirait, qu’Arthur, avec un transport qui trahit toute sa raison, imprima ses lèvres sur ce front charmant qu’elle venait d’effleurer. Ses grands yeux noirs et brûlans attirèrent ceux d’Adrienne, qu’il enchaînait sur lui, sans qu’elle pût les en détourner. Cette action si prompte, si passionnée, et comme échappée à l’amour même, fit passer entr'eux une émotion, un saisissement et peut-être une joie si vive, qu’ils demeurèrent longtemps plongés dans le silence. Quel silence! Tous les aveux retenus, tous les mystères cachés au fond de leurs ames, s’y dévoilèrent l’un à l’autre. «Il y eut, dit Adrienne, un siècle de bonheur dans ce moment si beau de ma vie.» Il passa pourtant comme l’éclair. Ce fut cette certitude qu’elle obtenait enfin de toute la tendresse d’Arthur, qui fit évanouir le rêve qui les berçait encore. Pour se soustraire à l’excès de son attendrissement, Adrienne voulut ramener sa pensée sur Andréa. «Je crois, dit-elle à voix basse que, si elle le voyait ainsi, sa mère serait jalouse. -Qu’avez-vous dit, s’écria sourdement Arthur? Que supposez-vous de sa mère? Il n’en a plus. Elle n’a plus le droit d’en être jalouse. Vous a-t-il parlé d’elle? La redemande-t-il encore?» Et une pâleur mortelle se répandit sur ses lèvres tremblantes. Interdite et effrayée de son imprudente réflexion, Adrienne se tut, mais elle reprit d’un ton timide: «Il n’en a pas parlé, non! ni moi, jamais. Pardon, Arthur, je croyais... j’ignorais... Dieu! que vous me troublez!... Eh bien, quoi! s’il en est déjà privé, je la remplacerai: je lui en servirai; ne le voulez-vous pas, Arthur, comme je le veux moi- même? Cet enfant m’est cher comme celui de ma soeur, et vous savez qu’il a pour moi une tendresse...» Elle n’acheva pas. Arthur, dans un trouble affreux, s’avançait vers la porte pour sortir. «Où allez-vous? lui dit-elle en l’arrêtant par le bras, n’emmenez- vous pas cet enfant? le laissez-vous avec moi, quand vous semblez douter...? -Douter de vous! répondit-il, de vous! -Oui, vous doutez...;» et ses yeux tristes et caressans demandaient qu’il l’interrompît dans ce reproche qu’elle tremblait d’achever. Il n’y répondit plus que par un profond gémissement, et disparut avec Andréa, qu’il arracha brusquement au sommeil et à sa bien-aimée Adrienne. Stupéfaite, et s’accusant seule de cette étrange scène, sans savoir ce qu’elle en devait redouter, elle ne put trouver un moment de repos durant cette nuit, qu’elle passa toute entière dans un effroi vague comme la conduite d’Arthur. Elle en était aimée pourtant! Cette preuve touchante, inattendue, ce baiser qui venait d’unir leurs ames, se retraçait incessamment au milieu des craintes qui l’assaillaient en foule. L'arrivée de Clémentine, avertie secrètement par sa soeur du besoin qu’elle avait de sa présence et de ses conseils, termina bientôt son incertitude par l’événement le moins pressenti, le plus horrible pour elle. Arthur était revenu, plus maître de lui, ne paraissant se souvenir que de sa tendre amitié pour Adrienne qu’il tremblait d’avoir affligée. Dès que sa soeur reparut ici, tout le monde imagina qu’elle venait, comme une mère, présider à un mariage dont personne ne doutait plus. Après avoir étudié pendant quelques jours cet Arthur si digne en effet d’être aimé, elle ne douta pas plus que les autres qu’il ne fût vivement épris d’Adrienne, et qu’un mot ne dût bientôt décider leur union et leur bonheur. Quelques visites, amenées par son retour, forcèrent Adrienne à sortir de la profonde retraite où elle paraissait se plaire depuis le mariage de sa soeur. Des invitations de fêtes, l’obligation d’y répondre et de s’y rendre, troublèrent une fois encore l’ordre paisible des jours consacrés à la tendresse. Arthur ne témoignait pas qu’il en fut moins heureux; mais, s’il voyait Adrienne plus parée que de coutume, partant avec sa soeur pour quelque habitation éloignée, il lui souriait, en prenant congé d’elle, avec tant de contrainte, qu’elle emportait partout ce sourire comme une cause de tristesse. Andréa, dans l’entière et heureuse liberté de son ame, disait alors, en saisissant la main d’Adrienne: «Je veux aller avec toi.» Arthur ajoutait avec douceur: «Emmenez-vous cet enfant, Mademoiselle?... Permettez- vous, Madame, qu’il vous suive chez vos heureux amis? -Si vous pouvez demeurer seul à l’attendre, répondait Adrienne, je lui sais gré de ce qu’il va perdre pour moi; une journée sans vous, sir Arthur! oh! il la regrettera, j’en suis sûre; mais, puisqu’il veut bien me suivre, lui, j’accepte le sacrifice; j’en suis touchée. J’en suis très-touchée,» répétait-elle les larmes aux yeux; et elle embrassait Andréa, pour les cacher sans doute; mais l’émotion d’Arthur prouvait qu’il les sentait couler, elle attestait à Clémentine, qui l’observait sans cesse, que, s’il fuyait les froids plaisirs du monde, il y suivait du coeur celle qui n’y voyait que lui. Au milieu des courses où les entraînaient leurs relations de famille et d’amitié, elles trouvèrent une jeune créole, leur parente, fort vive, fort gaie, qui courut d’abord embrasser Clémentine, avec un bruyant transport de joie. «Voici Clémentine, cria-t-elle à tout le monde, et voici Adrienne, ajouta-t-elle en lui faisant une profonde révérence. -Vous ne m’embrassez pas, Nelly! dit Adrienne étonnée. -Attendez, laissez-moi auparavant m’expliquer avec Clémentine. Rendez-nous Adrienne, poursuivit-elle; nous ne la voulons plus telle qu’elle est; on aimerait autant qu’elle partit pour l’Écosse que d’oublier ainsi ses premiers amis en leur présence. -Pour l’Écosse! vous m'envoyez en Écosse! dit Adrienne en rougissant, qu’ai-je donc fait pour être exilée si loin?» Nelly, après un moment d’embarras, reprit en éclatant de rire: «Je ne sais ce que je dis; mais, depuis que l’on va me marier et m’emmener en Angleterre, je ne rêve que voyage de long cours; et puis, l’arrivée de Clémentine, le départ prochain d’un vaisseau pour l’Écosse... -Pour l’Écosse! interrompit encore Adrienne; êtes-vous sûre, Nelly? -Là bas, devant vous, prêt à partir, vous dis-je, avec nous, ou nous avec lui. -Il n’emmènera pas ma sooeur, dit en souriant Clémentine; vous n’aurez pas ce plaisir, aux dépens de tout mon bonheur. -Embrassez-moi donc, reprit étourdiment Nelly; quoi! vous restez? que je suis charmée... pour Clémentine! Je suis folle, moi, j’imaginais que ce vaisseau dût vous emmener avec nous; avec... tous les Écossais qui vont sans doute y retourner: oh bien! qu’ils y retournent, ceux qui l’empêchent de rire et de chanter comme autrefois; je voudrais déjà qu’ils fussent bien loin! -Il se pourrait qu’ils ne partissent pas tous, dit Clémentine en regardant sa soeur d’un air de confiance. -Comment! repartit-elle avec vivacité, instruisez-moi; c’est donc vrai, ce que l’on dit? -Quoi? -qu’elle va se marier... au bel Arthur. -Et si cela était, répondit Clémentine en riant à son tour? -J’en serais très-joyeuse, dit Nelly d’un air boudeur, je danserais à ce mariage avec mon riche prétendu, plus riche, oh! beaucoup plus qu’Arthur, et qui vient de m’apporter ce bouquet. Je le trouve fort beau,» continua-t-elle, en le broyant dans ses mains sans s’en apercevoir. Le jeune prétendu, mécontent du sort de son bouquet, touché d’ailleurs de l’embarras où elle jetait Adrienne, en parlant si légèrement d’Arthur, en fit un éloge parfaitement vrai, et se rendit aussi agréable aux deux soeurs qu’insipide à Nelly, qui le regarda toute rouge de colère. Le soir, en traversant un petit bois d’aliziers qui ramenait à Saint-Barthélemi, Clémentine s’aperçut que sa soeur était silencieuse et préoccupée. «Adrienne, lui dit-elle, que penses-tu? je trouve, pour moi, cette Nelly bien enfant, pour devenir une femme et une mère. -Ah! ma soeur, qu’elle est jolie! dit Adrienne avec un soupir involontaire; que ses cheveux blonds donnent de grâce à sa figure si gaie! cette figure a vraiment une expression que je n’avais remarquée encore, surtout...» Elle n’osa, ou ne songea plus à finir sa réflexion, et retomba dans la rêverie. «Oui, reprit-elle, long-temps après, je crois qu’Arthur la trouverait bien; qu’en pensez-vous,» Clémentine? Andréa, quelle est la plus belle à tes yeux? -Je ne me souviens pas de son visage, dit le petit Andréa; mais elle a dit un mot qui la rendrait bien laide pour Arthur. -Quel mot? demanda vivement Adrienne. -Je ne dois jamais le prononcer, dit sérieusement l’enfant; mon frère me l’a défendu.» Ni les prières ni les caresses ne purent le faire sortir de ses lèvres; Clémentine, attendrie d’une constance si rare dans un enfant, s’arrêta pour l’embrasser. Quelle fut sa surprise de le voir baigné des larmes! «Adrienne, dit-elle toute émue, consolez cet enfant, il est en pleurs. -Andréa, mon Andréa, s’écria-t-elle, pourquoi pleurez-vous? -De n’avoir pu t’obéir,» lui dit-il; et mille baisers d’Adrienne le consolèrent à peine de sa douleur volontaire. «Mais croyez-vous, ma soeur, qu’Arthur soit instruit du départ de ce vaisseau? -Qu’importe! dit Clémentine; un autre soin, je crois, l’occupe tout entier; au reste, laissez-moi celui de le lui apprendre; c’est un moyen tout simple de le faire s’expliquer sur ses voeux dont je ne doute pas, ajouta-t-elle avec tendresse; voyez vous- même s’il vous est permis d’en douter?» Arthur en effet parut devant elles; il se promenait lentement sur le chemin où elles devaient passer. «Chère Clémentine, dit Adrienne, en l’apercevant, oh que vous me donnez d’espoir! -Soyez le bien venu, sir Arthur! interrompit gaîment sa soeur, en acceptant sa main pour regagner leur maison; venez, venez, que je vous apprenne une heureuse nouvelle qui vous charmera sans doute. -Je n’en attends pas, répondit-il, qui puissent m’intéresser. -Je pense le contraire. Si, comme nos amis me l’assurent, rien ne vous arrête à Saint-Barthélemi, vous me remercierez de vous apprendre que nous avons en rade un vaisseau prêt à faire voile pour l’Écosse. Me suis-je trompée? ajouta-t-elle, en s’apercevant qu’il pâlissait. -Je vous dois en effet des remercimens, Madame, joignez-les à mes actions de grâces pour ceux qui vous ont priée sans doute de m’en donner avis.» En prononçant ces mots, Arthur jeta sur Adrienne un regard sombre qu’elle eut beaucoup de mal à soutenir, mais, enhardie par la présence et le sourire de Clémentine, elle insista en souriant elle-même. «Ma soeur, il est vrai, n’annonce rien qui ne doive plaire, sir Arthur, puisqu’elle vous rappelle dans votre chère Écosse.» Quoiqu’il fût cruellement blessé de ce qui n’était entr’elles qu’un badinage innocent, il se rendit maître du bouleversement qui avait paru en lui, et répondit avec calme qu’il appréciait l’intérêt qu’on daignait lui témoigner, en l’avertissant que son séjour avait été trop long dans cette colonie; mais il y avait sous cette tranquillité feinte un ressentiment dont toute l’amertume éclata dans l’adieu qu’il répondit au timide adieu d’Adrienne, lorsqu’elle se trouva seule avec lui en le reconduisant. «Partirez-vous? lui dit-elle, avec l’enjouement qu’elle s’efforçait de conserver encore. -Oui, je pars, répliqua-t-il d’une voix basse et irritée. J’emporte la certitude qu’Adrienne ressemble à touts les femmes; qu’elle est légère, qu’elle est vaine et trompeuse, et qu’elle sait rire en donnant la mort à celui qui respectait son repos et son innocence.» En achevant ces mots, qui tuaient la pauvre Adrienne, il repoussa durement sa main qu’il avait saisie d’abord, et s’enfuit dans un courroux égal au triste étonnement de celle qui en était l’objet. En retournant vers sa soeur, elle chancelait, elle la regardait fixement comme quelqu’un qui rêve et qui ne reconnaît plus rien autour de soi. L’immobilité et la pâleur de ses traits effrayèrent cette aimable soeur, qui la regardait à son tour, en tremblant de l'interroger. Adrienne enfin s’assit auprès d’elle, et, prenant sa main qu’elle pressa sur son front, comme pour y retenir ses idées qui s’enfuyaient, elle lui dit faiblement: «Je suis perdue, ma soeur! je me suis trompée» Dès qu’elle fut en état de lui rendre compte de l’adieu d’Arthur, de cette colère inexplicable contre un être si vrai, si sensible, Clémentine crut n’y démêler qu’un excès d’orgueil qui l'alarma sans doute pour l’avenir d’Adrienne, mais qui n’annonçait ni l’indifférence, ni l’abandon, ni la haine dont elle se croyait menacée. Adrienne écoutait avidement toutes les conjectures et les tendres promesses de Clémentine; mais elle ne les comprenait pas sans doute, car elle l’interrompait encore en s’écriant: «Je suis perdue, ma soeur!» Elle l’était en effet. Le départ d’Arthur était irrévocablement fixé quand elle le revit; mais sa colère avait fait place à l’abattement et à la douleur. Il l’aborda d’un air confus; et, reprenant cette main qu’il avait repoussée avec une sorte de fureur, il la mouilla de larmes avec toutes les marques du repentir et de l’amour. L’austérité de cet amour, le mystère dont il s’enveloppait encore, même en gémissant, préparait le coeur d’Adrienne à la sentence qu’elle allait recevoir. «Malheureux pour toujour, lui dit-il enfin, mais un seul instant injuste, un seul instant, ma chère! quelle que soit ma vie, Adrienne, ce moment en aura été le plus affreux, et, je le jure; le plus coupable. Vous devez pardonner beaucoup à qui va beaucoup souffrir, et souffrir pour toi, si bonne, si sincère! et qui ne voulais pas, oh! j’en suis sûr, ajouter des malheurs à la cruelle bizarrerie de mon sort! Le réveil d’un doux songe, mon amie, est quelquefois la mort... Mais, s’il n’est plus temps pour ma vie, il l’est encore pour l’honneur...» Et ses larmes recommencèrent à couler avec plus d’amertume. Adrienne, muette, consternée, lui abandonnait ses mains glacées, dont le tremblement seul annonçait qu’elle vivait encore. «Demain,» poursuivit-il... Ce mot éveilla la stupeur qui enchaînait l’ame d’Adrienne; et sa tête se cacha sur le coeur d’Arthur, comme dans son dernier asile. L’affreux sommeil où elle paraissait être tombée fut rompu par une scène plus déchirante encore. Andréa, retenu par quelques esclaves, venait de leur échapper. Il court, il vole sur les bras de son frère. Il résiste à ceux qui l’atteignent dans sa fuite; il les repousse; il brave les ordres Arthur; et, tout couvert de sable, de sueur et de larmes, il se jette dans la chambre où la malheureuse Adrienne vient de perdre, au moins un moment, la conscience de son sort. Cette vue épouvante Andréa, dont les cris perçants rappellent à la fois Adrienne à la vie, et sa soeur, que le retour d’Arthur avait comblée de joie, et qui souriait à la féicité prochaine dont elle se croyait l’heureux auteur! Arthur pâle et désespéré; Adrienne renversée dans ses bras, le sourire de la mort sur les lèvres; Andréa, dont la douleur impétueuse s’exhale en cris et en sanglots; quel est le plus à plaindre des trois êtres qui s’offrent à elle? À qui doit-elle du secours et des consolations? «C’est toi, mon amour, qui lui fait peur par tes cris,» dit-elle à l’enfant effrayé. Il se tut, et mit ses mains sur sa bouche, pour étouffer les sanglots qu’il ne pouvait retenir. Son frère attendri l’attire doucement à lui; ses vives et innocentes caresses rouvrent les yeux d’Adrienne. Ils se fixent mourans sur Arthur, dont la vie entière se confond encore avec la sienne dans ce triste et long regard qui dit à la fois: toujours! et Adieu! «Regardez-moi aussi, dit Andréa, je suis là!» Son frère, averti par cette voix suppliante, lève les yeux au ciel pour y chercher du courage, et les ramène pleins de pleurs sur ce tableau dont il ne peut s'arracher. «Embrassez Adrienne, dit-il enfin, comme s’il commandait aux autres et à lui-même. Embrassez-la vite, Andréa; il faut lui dire adieu. -Pardon, pardon! Arthur, s’écrie l’enfant, en s’agenouillant devant lui. Faites-moi dire autre chose: oh! ne me faites pas peur!» Et ses cris recommencèrent avec mille tendres promesses d’être soumis à l’avenir. Arthur essayait vainement de l’entraîner; affaibli par l’émotion qui vient d’abattre ses sens, il ne peut plus résister à cette lutte vraiment terrible; car les forces d’Andréa, qui l’enchaîne de ses bras, surpassent les forces d’un enfant. «Eh bien! écoute, Andréa, mon enfant... mon frère! écoute; car tu me fais pitié, pauvre Andréa! écoute, et réponds-moi sans contrainte. Je pars demain; le ciel sait qu’il faut que je parte! veux-tu me suivre? veux-tu rester? choisis entr’elle et moi. Je jure par l’honneur que je souscris à ton choix; mais point de réflexion; décide à l’instant.» Une affreuse pâleur se répandit sur les joues d’Andréa. L’irrésolution et l’effroi se peignirent dans ses regards, qu’il fixait alternativement sur Adrienne et sur son frère; mais il restait frappé de terreur. Ses deux mains étendues vers eux étaient agitées d’un tremblement convulsif. Il ne pouvait parler; il ne pouvait choisir: la nature choisit pour lui et le précipita, privé de sentiment, aux genoux d’Adrienne. «Le sacrifice est entier, dit Arthur; je ne me sauve du danger qu’en y laissant ma vie. Adrienne, garde-moi cet enfant; si mon retour est jamais permis et possible, retiens-en ce gage. Apprends... non! n’oublie pas que je n’ai rien en ce monde de plus cher avec toi.» Alors, couvrant de baisers l’enfant évanoui, le malheureux Arthur se sauva pour ne reparaître jamais. Clémentine le suivit, résolue de s’éclairer sur la cause qui avait amené cette scène de désolation. «Au nom du ciel! lui dit-elle, quand ils furent seuls sous les arbres, sir Arthur, expliquez-vous avec moi. Vous me paraissez trop malheureux pour que j’ose vous reprocher ce qui se passe. Mais j’ai le coeur déchiré. Que vais-je devenir ici moi-même? Que va-t-il résulter de votre départ pour l’Écosse? Je frémis de le prévoir. -Pour l’Écosse, dit Arthur avec véhémence; non, sur mon ame, ce n’est pas en Écosse que je reporte ma triste existence. -Hélas! reprit Clémentine, où fuyez-vous? Inconcevable silence! poursuivit-elle, après avoir vainement attendu sa réponse. Homme cruel et chéri, faut-il vous plaindre ou vous haïr? -Haïssez-moi, Madame, si vous en avez le courage; mais continua-t- il d’un ton solennel et triste, j’abandonne à votre vertu ce que la mienne doit fuir. J’ai respecté votre soeur, mais je l’adore; je ne puis plus vivre sans elle, mais je ne l’aurais obtenue que par un crime, et je m’en sépare. Voilà tous mes droits à votre haine... Demain, vous me reverrez, mais seul, au moment... le plus terrible vient de passer. Vous daignerez recevoir avec mon dernier adieu le secret qui tourmente ma vie, et qui mourrait avec moi, s’il ne devait, en me justifiant dans votre estime, me laisser un juge moins sévère auprès d’Adrienne. Vous le partagerez avec elle, quand sa raison, perdue aujourd’hui comme la mienne, pourra l’apprendre sans danger pour sa vie: car elle m’aime, je le crois! s’écria-t-il avec un sourire douloureux. Ne le croyez-vous pas aussi, Madame?» Clémentine baissa les yeux, après les avoir tournés vers le ciel. «Et moi, Madame, croyez-vous que je l’aime? ajouta-t-il du ton de l’égarement. N’appréciez-vous pas la preuve que je vous donne? l’espoir que je lui laisse, le lien tendre et précieux qui va nous unir quoique absens, le don que je lui fais de mon cher Andréa!...» Sa voix étouffée s’éteignit dans son sein, et ils se séparèrent pour se revoir à l’aurore, mais à l’insu d’Adrienne plongée dans un état à ne plus rien comprendre de ce qui se passait autour d’elle. La nouvelle du départ de Victor se répandit bientôt, et consterna ceux qui avaient prédit leur union. Cependant Clémentine, plus maîtresse que sa soeur de composer ses réponses aux demandes de leurs amis, laissa croire que cette absence serait de peu de durée. La vue du petit Andréa, l’idole d’Arthur, confirma ce discours. L’héritage de son vieux parent; des esclaves nombreux et une habitation immense, confiés à leurs soins, ne laissèrent aucun doute du retour de son frère, parti, non pour l’Écosse, ainsi que l’espérait Nelly, mais sur un navire destiné pour les États-Unis de l’Angleterre. Clémentine, après quelques jours consacrés aux larmes, voulut emmener avec elle sa soeur et Andréa. Rien n’y put résoudre Adrienne dont la douleur, plus calme en apparence, s’alimentait en secret du souvenir plus récent d’Arthur. «Si je quitte cette île, disait-elle à sa soeur, je croirais le quitter à mon tour, et je mourrais plus vite, car il est encore partout où je l’ai vu. Là-haut, ma soeur, dans les arbres de la montagne; autour de notre maison; dans les savannes qu’il parcourait pour moi..., pour me chercher..., pour me voir. Regardez, Clémentine, il y est encore! il y sera jusqu’au moment où mes yeux et mon coeur se fermeront au souvenir d’Arthur.» Oh! que le ciel ne m’a-t-il donné la beauté des anges, pour lui plaire, et leur voix, pour le rappeler!... et lui, lui, que ne voyait-il dans mes traits mon ame toute brillante de son image! il m’aurait trouvée trop belle pour me quitter jamais! Ses regards erraient alors partout où elle croyait poursuivre l’ombre légère d’Arthur, qu’elle voyait en effet par un reflet de son ame. Une autre fois, il reparaissait tout-à-coup en elle dans l’imitation involontaire de son accent, de ses manières; dans des mots de lui, des phrases dérobées par sa mémoire, qui la frappaient d’étonnement sitôt qu’elles s’échappaient de sa bouche, et la faisaient fondre en larmes. C’est alors qu’Andréa redoublait de tendresse pour elle, et qu’il l’écoutait avec plus de ravissement. «Tu parles comme lui, disait-il; on dirait que sa voix est unie à la tienne, et qu’elle est restée avec nous. Oh! s’il fallait paraître!... Quand viendra-t-il, Adrienne? -Un jour,» répondait-elle pour tromper l’impatience d’Andréa; et à force de le lui répéter, elle finissait par s’égarer elle-même, et se répondre tout bas: Un jour. Clémentine la laissa livrée à une longue espérance qu’elle entretenait par ses lettres, sachant bien que prolonger l’erreur d’Adrienne, c’était prolonger sa vie; cette vie donnée à l’amour, qui ne devait plus changer d’objet après avoir rencontré Arthur; et, sans lui révéler le fatal secret qu’elle a toujours gardé, elle lui écrivait sans cesse: «Attendez, mon Adrienne, attendez, et gardez-vous de croire qu’il vous a trompée. -Non, lui répondait-elle, non ma soeur, il ne m’a jamais trompée; vous dites bien, c’est moi, moi seule. J’ai choisi, j’ai fixé mon sort; quel qu’il soit, pardonnez-le lui; c’est moi qui l’ai choisi. Je revois maintenant, en souvenir, des témoignages frappans, des preuves à la fois cruelles et touchantes que son ame était combattue et déchirée. Était-ce amour pour moi?... pour... Quelles tristes lueurs! Clémentine, quand s’éteindront-elles? Je repasse en vain tous ses discours mot-à-mot; je les sais tous. Non, en vérité, il ne m’a jamais dit qu’il m’aimait. J’ai cru cependant qu’il fallait être ce qu’il était pour le persuader. Je m’obstinais peut-être à le croire, pour avoir le droit de l’aimer avec cette passion sincère dont vous plaignez l’excès. J’ai quelquefois essayé, pour vous, ma soeur, de lui disputer ma vie, qui vous est chère; mais qui a pu se croire aimée d’Arthur, ô Clémentine, doit mourir du regret de s’être trompée.» Conduite un soir par Andréa sur cette roche alors si déserte, si aride, où l’enfant croyait souvent apercevoir un vaisseau revenir, mais où elle ne voyait que de l’eau, toujours de l’eau, un affreux tourbillon de vent, et le choc des vagues contre les mornes, lui rappela le chant de Mona. L’effrayante anordie, ce signal des tempêtes, apporta dans son ame une secrète terreur, qui ne s’était pas encore mêlée aux tourmens qu’elle traînait partout avec elle. La vue de ce bâtiment échoué à la côte, des nuages noirs, et le roulement lointain des flots, lui causèrent une subite horreur qu’elle voulut en vain cacher au jeune frère d’Arthur. «Andréa! lui dit-elle avec un regard effrayé. -Que vois-tu? lui demanda-t-il, en cherchant des yeux l’objet qui paraissait la frapper. -Rien, rien! répondit-elle, en le serrant fortement sur son coeur: Oh! n’ayez pas peur, Andréa, je n’ai rien vu;» et, l’entraînant jusqu’à cette petite chapelle gothique que vous voyez non loin de la mer, et consacrée à la Vierge par des matelots espagnols qui s’y sauvèrent autrefois, elle s’appuya contre les piliers à demi- ruinés. Quelques éclairs jetaient une clarté pâle à travers ces lourds nuages qui s’amoncelaient au loin, et rendaient plus horribles à contempler les intervalles d’un calme sombre que nos marins appellent calme de mort, où la nature immobile semble réunir toutes ses forces pour soutenir le choc dont elle est menacée. Mona, qui vit ses jeunes maîtres se réfugier à la chapelle, vint les y joindre toute tremblante. «Chère Mona, lui dit tout bas Adrienne, en se cachant dans ses bras, priez avec moi pour les voyageurs; car voici la saison des naufrages.» Andréa, ce fidèle enfant dont la pensée toujours fixée au même objet répondait sans cesse à la pensée d’Adrienne par le nom d’Arthur, la surprit le lendemain avec cette question. «Veux-tu voir Arthur?» lui demanda-t-il d’un ton de confidence. Elle tressaillit et l’écouta: «Couche-toi sur ton coeur, quand tu t’endors; j’avais entendu raconter que, pour voir en rêve ceux qu’on aime, il fallait se coucher sur le coeur, où passe tout notre sang avec leur souvenir: il s’y arrête alors et nous console. Je l’ai fait pour revoir mon frère; j’en ai bien de la joie, car je l’ai vu long-temps cette nuit, et je viens te le dire.» Adrienne pleura; les jours, les mois n’amenaient aucune nouvelle d’Arthur; le peu d’amis que n’avait pas éloignés la tristesse d’Adrienne gardaient sur cet être adoré un silence qui lui devenait odieux. «Nommez-le mille fois dans vos lettres, écrivait-elle à sa soeur: car il semble que ce nom soit effacé de tous les souvenirs; vous seule, et Andréa, ce fidèle écho de mon coeur, vous seule, vous n’avez pas perdu la mémoire. Eh quoi! j’existe encore, et personne ne parle plus d’Arthur. Arthur est-il donc autre chose que moi- même? ne voyent-ils en moi qu’Adrienne, pour ne me parler jamais que d’Adrienne? oh! s’ils voyaient mon ame, ils n’oseraient rien dire qui ne fût pour Arthur. Mais lui, Clémentine, cet ami tendre, cet autre moi, plus aimé mille fois que moi-même, est-ce lui qui me pénètre d’un sentiment si triste?... En repassant ces jours mille fois heureux, mille fois trompeurs, puis-je me résoudre à croire que celui qui les a fait naître pour moi, soit encore celui dont le silence et l’oubli me déchirent aujourd’hui? quel retour douloureux sur une félicité charmante, détruite, non par la force des événemens; non par l’ordre du ciel qui brise à son gré nos liens les plus chers, nos espérances les plus riantes, sans que nous ayons le droit de nous plaindre autrement que par des pleurs: mais par la volonté d’un seul, dont l’unique bonheur était de me plaire!... je le croyais! et l’univers est entre nous! et c’est lui qui l’a voulu!... qui le veut encore! Mais Clémentine, si je parvenais à détacher mon coeur de cet Arthur, qui m’a repris avec le sien tout le charme de ma vie, comment oublier l’autre Arthur, le plus aimable, le plus tendre des hommes! qui trouvait sa joie dans mes regards, qui vivait par moi, comme je vivais par lui... Il est affreux de n’avoir pour espérance que l’orgueil... Ah! je ne l’écoute pas; laissez-moi donc, laissez-moi toute entière à ces regrets tendres, qui absorbent, qui accablent, qui dévorent l’ame! Mais de la colère, mais du ressentiment, non! je n’en ai pas; je ne saurais: il m’a aimée... Vous me l’avez dit, Clémentine... Hélas! que les plaintes d’un coeur blessé sont vaines! qu’elles soulagent peu l’oppression qui le fatigue! mais je crois que mon coeur m’a quittée pour le suivre, et qu’il me manque pour respirer... que tout ce que je vous écris est inutile! car ce ne sont plus les larmes qui peuvent me guérir; j’en ai répandu trop pour en sentir encore le besoin... Mais ce profond abattement, cet ennui de moi-même, et de tout... voilà l’état qu’un coeur vraiment touché ne peut ni supporter, ni décrire. Je suis si malheureuse de dire: C’est lui qui me rend malheureuse! je ne le dirai plus; je ne voulais pas vous le rappeler; je ne voulais... pourrez-vous le croire en lisant cette lettre? je ne voulais vous parler que d’Andréa; et comment vous entretenir de cet enfant sans retourner d’où je viens! il m’y ramènerait si je pouvais m’en arracher long-temps. Sa mémoire, ses prières, ses espérances, tout prend le nom d’Arthur; il va chaque jour revoir la chambre qu’il occupait avec lui. C’est là qu’il écoute, plus docile, les maîtres que je lui ai conservés avec le vieux intendant de ses biens, choisi par son frère. Les livres favoris d’Arthur sont ceux qui l’intéressent et l’instruisent le mieux. Je les lis moi-même quand il m’est possible; je le force doucement à me suivre dans ce monde qui l’effarouche encore. J’y retourne pour lui; je n’en repousse aucune occasion; par cet effort, jugez de ma tendresse pour Andréa! Mais il me demande sans cesse s’il faut encore attendre long-temps Arthur? Je ne sais que lui répondre... Et vous, Clémentine, que lui répondriez-vous?» Pour la première fois, sa soeur, quand elle répondit, parlait beaucoup plus de sa famille, des ses projets de retour à Saint- Barthélemi, que d’Arthur, dont Adrienne cherchait le nom à chaque ligne. Elle l’informait que son mari cédait à ses instances, et consentait à fixer leur retour auprès d’elle avant un an. Enfin, elle répétait ce que tant de fois elle avait déjà dit, et plus tendrement peut-être. «Attends! attends toujours. Tu le reverras, ô ma chère Adrienne;» mais il paraissait que des larmes étaient tombées sur ces mots. L’arrivée d’un vaisseau marchand conduisit dans cette île quelques navigateurs qui ne tardèrent pas à se trouver en relation avec nos premières maisons de commerce. Adrienne y rencontra l’un d’eux revenant du Bengale, où il avait séjourné deux ans. Ses différens voyages sur mer étaient curieux à entendre raconter. Il parlait de naufrages, de prises par les corsaires, de combats dont les images effrayantes et vraies éveillent si naturellement la crainte dans les coeurs. Adrienne, et Andréa surtout, l’écoutaient avec une émotion profonde; à les voir, on ne pouvait douter qu’ils n’eussent tous deux des affections relatives aux sombres tableaux retracés devant eux. Quand il s’arrêtait de parler, ils le regardaient encore, et ne regardaient que lui, comme s’ils en eussent attendu d’autres récits, les seuls capables de les captiver et de les émouvoir. C’était la première fois depuis deux ans qu’Adrienne écoutait autrement que par complaisance; et le narrateur, charmé sans doute de l’intérêt qu’il faisait naître, retrouvait toujours de quoi satisfaire ses auditeurs attentifs. «Le sort, poursuivit-il, qui nous a conduit si heureusement dans ce port, nous en avait violemment repoussés. Il y a deux ans... oui! deux ans, le vaisseau que je dirigeai sur cette île, en quittant l’Angleterre, fut tout-à-coup arrêté par un calme plat, qui nous fixa douze jours sur le même point, et ne présageait rien d’heureux pour la suite. Ce présage ne fut pas trompeur; car nous fûmes bientôt après jetés et poussés par les vents au hasards des écueils, sans plus pouvoir tenir une route réglée dans cette tourmente affreuse. Nous trouvâmes des compagnons d’infortune, aussi déroutés que nous; mais qui, plus maltraités encore par la perte de leurs voiles et de leurs cordages, nous hélèrent, et nous firent des signes de détresse que nous comprîmes par la nôtre, mieux que par leurs plaintes à moitié perdues dans le bruit des vagues. Nous les jugeâmes à tel point désespérés et hors de salut, que nous jetâmes nos chaloupes à la mer, pour aller à leur secours. Les leurs s’éloignaient déjà remplies par l’équipage, qui fit de vains efforts pour nous rejoindre. Nous les recommandâmes à la Providence, en luttant nous-mêmes contre un danger que nous venions d’accroître inutilement pour les sauver, lorsqu’une lame d’eau couvrit notre chaloupe toute entière; un homme fut amené brusquement par elle si près de nous, que nous eûmes le bonheur de le saisir par ses vêtemens, et de le recueillir évanoui dans nos bras. Nous ne pouvions lui donner aucun secours, et nous avions peur de ne jamais rejoindre notre vaisseau dont nous étions toujours repoussés au moment de l’atteindre; cependant, après quelques heures d’une affreuse inquiétude, nous parvînmes à nous en rapprocher, et à saisir les cables qu’on nous jeta pour y remonter; la mer n’était plus que houleuse, et nous donnait l’espoir d’une tranquillité prochaine. Nous transportâmes l’infortuné dont j’ai parlé, tout évanoui qu’il était encore; une blessure profonde qu’il avait reçue à la tête nous laissa peu d’espoir de le rappeler à la vie. Épuisé par la perte de son sang et par les efforts qu’il avait opposés long-temps aux flots, il n’ouvrit en effet les yeux que pour retomber dans un accablement que nous jugeâmes mortel. Il nous regarda pourtant encore; mais sa vue se voilait pour toujours. Il voulut nous parler, et ne put que proférer d’une voix lente et coupée les noms d’Adrienne et d’Andréa, que nous prîmes le soin d’écrire. Après quelques sanglots, il expira au milieu de tout l’équipage consterné d’une fin si prématurée; car il était jeune et d’une figure admirable, quoique décolorée par la mort. Tous les yeux se tournèrent à la fois sur Adrienne, dont les regards fixés et ternes restaient attachés sur le conteur, qui venait de dévoiler le sort d’Arthur. Un silence morne régna quelques instans; personne n’osait le rompre. On attendait avec inquiétude l’effet d’une nouvelle si désastreuse que l’on n’avait pu prévenir. Mais pas une une plainte ne sortit de ce coeur frappé à mort. C’était comme une blessure refermée aussitôt que reçue, et d’où ne peut s’échapper une goutte de sang. Pas une larme ne tomba de ses yeux arides; on l’emporta, non privée de la vie, mais dans un état effrayant d’insensibilité, qui semblait n’appeler aucun secours, aucune vaine consolation. Andréa la suivit dans le même silence, et l’on crut que, pour lui du moins, cette révélation serait moins funeste. Mona, désolée, gémit inutilement aux pieds d’Adrienne, qui ne répondait rien à ses questions et à ses larmes qu’elle regardait couler sur ses mains avec une froide surprise. Une voix déchirante brisa tout-à-coup cette longue et triste veille; elle semblait venir du haut de la montagne, et, dans la nuit, l’écho la rendait plus déchirante encore: «Andréa! criait cette voix lamentable; et Adrienne se leva vivement. -Mona, dit-elle, entendez-vous? on appelle Andréa. Mais Mona effrayée ne bougeait pas. -Où est Andréa? qui l’appelle à cette heure?... je crois qu’il fait nuit. -Il dort, dit Mona, couchez-vous, chère maîtresse. -Il dort! s’écrie-t-elle, et qui pourrait dormir ici! je veux voir cet enfant.» Elle court dans la chambre d’Andréa; mais ses bras qu’elle étend sur son lit ne l’y trouvent pas. -«Mon Dieu! poursuit-elle, on m’a pris Andréa, on l’emmène... Écoutez! écoutez, comme on l’appelle!» Et le rivage répétait au loin: Andréa! Égarée, mais forte par l’excès même de la frayeur, Adrienne, demi- nue, s’échappe des bras tremblans de Mona, et s’élance comme une ombre sur les rochers d’où la voix semblait descendre. C’était le pauvre petit Andréa lui-même, qu’une fièvre ardente avait fait sortir de son lit. Frappé du récit affreux de la soirée, il étendait les bras en les agitant vers la mer, et criait: Andréa! Andréa! Adrienne le saisit avec l’énergie du désespoir; et l’enfant se laissa prendre par elle et ramener sans résistance jusqu’à l’habitation. La lumière qui brûlait dans la chambre éclaira ses traits pâles et renversés. Ses cheveux étaient hérissés sur son front découvert; ses yeux étincelaient ainsi que deux étoiles ardentes. Il était beau, beau comme Arthur le jour de ses adieux; et Adrienne, qui retenait ses mains sèches et brûlantes, le baigna de ses larmes, en disant: «Pauvre petit misérable!» -Pauvre petit misérable! répéta-t-il, en imitant l’accent plaintif de son amie. Une maladie grave suivit ces tristes symptômes. Adrienne, assise ou à genoux près de son lit, semblait avoir oublié que c’était à elle à mourir. Ses soins, ses voeux, ses veilles, ses pleurs, tout était pour Andréa, qui ne reconnaissait qu’elle, qui n’obéissait qu’à sa voix, durant l’affreux délire qui bouleversait sa raison; souvent, tourmenté par des rêves lugubres, il se levait tout-à- coup, et voulait s’échapper. Il se débattait alors contre Adrienne elle-même, et s’obstinait à s’enfuir, dans un silence qui la glaçait d’épouvante. -C’est moi, disait-elle, veux-tu me quitter? veux-tu quitter Adrienne?» et l’enfant, terrassé par de longs efforts, retombait sur sa couche, en répétant: «Pauvre petit misérable!» Il n’avait plus dans sa mémoire d’autres paroles pour exprimer son impatience et les douleurs aiguës de la fièvre qui le dévorait. Après un mois d’une mortelle inquiétude, il parut plus calme. Le sommeil vint par intervalles rafraîchir son sang, et réparer le désordre de son imagination, que l’on croyait à jamais troublée; il ne lui resta bientôt de cette crise violente qu’une extrême faiblesse qui se dissipa pourtant, et une mélancolie qui ne se dissipera jamais; car il semble que tous les malheurs se soient réunis pour l’augmenter, et la faire pour ainsi dire croître avec son ame. Il avait, à cette époque, à peine dix ans accomplis; mais sa taille élevée, ses traits formés et d’une beauté sérieuse, le faisaient paraître déjà ce qu’il est aujourd’hui. Le passage subit d’une douleur à une autre douleur avait prolongé la vie d’Adrienne; mais elle retrouva le pressentiment de sa fin prochaine aussitôt qu’elle cessa de trembler pour la vie d’Andréa. Elle rêvait souvent, dans sa tendre sollicitude, à lui préparer un lien assez cher pour le consoler, ou du moins pour lui adoucir sa perte. Elle voulait voir Georgie, la fille de sa soeur, qu’elle rappelait dans chacune de ses lettres. «Venez, venez, lui écrivait-elle, ô Clémentine! il est temps.» Elle vint en effet retrouver Adrienne, sa chère Adrienne, méconnaissable pour ceux qui ne l’avaient pas suivie dans le progrès de ses longues douleurs. Clémentine fut navrée; en la pressant dans ses bras, elle sentit qu’elle n’y tenait déjà plus qu’une ombre prête à lui échapper, et elles se regardèrent dans un silence qui disait tout. Georgie, que sa mère amenait avec elle, était une charmante créature, plus jeune qu’Andréa d’une année: le rire ne quittait pas ses joues rondes et fraîches. Volage comme un jeune oiseau des champs, elle sautait plutôt qu’elle ne marchait. Aussi vive que caressante, elle interrompait une chanson, pour venir donner un baiser à sa mère. Adrienne se plut à contempler ses grâces légères, et voulut la parer elle-même de ses mains défaillantes. - Il l’aimera, dit-elle à sa mère. Vous le voulez, n’est-ce pas Clémentine?» -Tu le veux, ma soeur!» ajouta-t-elle en lui serrant fortement la main; et sa soeur n’eut pas plus de peine à la deviner, qu’à souscrire d’avance à son dernier désir. -Écoute! dit-elle à Georgie, tu vas avoir un frère, un petit ami beau comme toi, mais plus triste.» -C’est Andréa! répondit Géorgie. Oh! que je voudrais le voir! toujours, ma mère en a parlé. Viendra-t-il bientôt?» -Bientôt. Et tu l’accueilleras comme un frère? et tu l’aimeras pour l’amour de moi?» Géorgie promit de l’aimer, et courut se placer sur la porte, heureuse de l’idée d’avoir un frère, et de porter à son cou un collier de corail noir qu’Adrienne venait d’y attacher. Alors elle instruisit sa soeur que dès le matin elle avait envoyé quelques nègres au-devant d’elle, mais en leur ordonnant de prendre un long détour, afin de prolonger l’absence d’Andréa, qui ne s’était décidé qu’avec peine à les accompagner. «J’ai voulu, poursuivit-elle, te voir seule... te parler... mais je ne le puis.» Et sa tête se pencha sur le sein de Clémentine. -Adrienne! lui demanda-t-elle, n’es-tu pas charmée de nous voir enfin réunies?» -Charmée, en vérité, ma soeur, lui répondit Adrienne, d’une voix faible. Oh! oui! charmée de sentir votre main dans la mienne... Retenez-la encore, Clémentine, car, je ne sais où je vais, mais il me semble qu’une main invisible m’attire loin d’Andréa... loin de tout!... Pardonnez-moi de dire une telle chose, mais vous me regardez, ma soeur, et vous voyez bien qu’il était temps!» Clémentine la regardait en effet, mais elle n’avait plus la force de lui répondre; et elle la laissa tomber par degrés dans un sommeil qui la préparait doucement à l’éternel repos. Mona, qui guettait de loin le retour d’Andréa, vint les avertir qu’elle croyait l’apercevoir. -Elle croit l’apercevoir, répéta Géorgie toute radieuse.» Adrienne s’éveilla, et, rassemblant ses forces, elle sortit seule pour aller à sa rencontre. -Je n’ai rien vu, dit-il en courant auprès d’elle. Tu les aimes donc beaucoup pour me les envoyer chercher si loin? Il y a près d’un jour que je les attends. Oh! que les heures sont lentes sans toi!» -Et s’il fallait nous quitter pour... long-temps, que ferais-tu donc, Andréa?» Il garda le silence; puis en relevant sur elle ses yeux chargés de tristesse: -Tu m’éprouves?» lui dit-il. -Je t’interroge, Andréa, je voudrais...» -Moi je voudrais aller mourir comme lui. Oh! Adrienne! Tu sais que je mourrais!» -Eh bien! non, répliqua-t-elle en détournant son visage pour cacher ses larmes, n’en parlons pas. Je veux seulement te donner aujourd’hui une preuve singulière de ma tendresse our toi; ne la refuse pas, Andréa, car elle assurera le bonheur de ta vie.» -Donne-moi cette preuve, dit-il, d’un air rêveur, mais ne m’éprouve plus.» Il la suivit alors avec inquiétude dans la chambre où étaient Clémentine et Géorgie. Dès qu’il les aperçut, il s’arrêta sur la porte. Géorgie, dans sa joie naïve, s’avança vers lui, en le saluant par son nom, comme si elle l’eût déjà vu, et lui prit la main avec familiarité; il l’examina sans répondre, et ne parut remarquer en elle que le collier d’Adrienne, sur lequel il attacha les yeux. -Me trouves-tu bien ainsi?» lui dit-elle; et Andréa, retirant doucement sa main, s’avança vers Clémentine, qu’il reconnut avec quelque plaisir. Elle ne put regarder sans émotion cette belle et vivante image du malheureux Arthur. Adrienne se pencha vers elle en lui disant tout bas: -Il ne s’en ira jamais, lui!» Le lendemain elle se leva moins faible; sa voix était animée, son teint plus vif, elle parlait fréquemment. -Venez, dit-elle, aux deux enfans, je veux aussi me parer aujourd’hui; je veux que vous m’aidiez à cueillir ces fleurs qui sèchent si vite... Voyez! la roche en est couverte, allons-y tous trois. J’en mettrai sur ma tête, sur mon coeur; j’en remplirai mes mains; nous en répandrons partout pour l’arrivée de Georgie.» -Pour Adrienne, s’écria vivement Andréa; une couronne pour Adrienne.» -Oui! pour toutes les jeunes filles, reprit-elle; c’est demain la fête des jeunes filles.» -Allons, dit gaîment Georgie, allons faire des couronnes.» Tout trois y montèrent ensemble, et dépouillèrent les murtilles et la mousse de leur richesse passagère. Cette journée fut belle: Adrienne avait souri long-temps; sa figure se colorait de plus en plus; ses cheveux noirs et bouclés s’échappaient de sa couronne, et la rendaient charmante. Clémentine l’observait avec un mélange d’espérance et d’étonnement; Andréa surtout la contemplait avec une expression plus passionnée et plus rêveuse. Pour elle, dont les regards effleuraient tout sans se fixer sur rien, elle respirait plus vite; il y avait dans tous ses mouvemens quelque chose d’empressé qui leur faisait lui demander à chaque instant: «Que veux-tu?» elle ne répondait pas, et semblait partager leur joie. -Andréa, dit-elle enfin, en lui montrant Géorgie qui caressait sa mère, vois qu’elle est douce et belle! vois comme ces fleurs lui vont bien!» -Oh! oui! répondit-il, mais en ne regardant qu’Adrienne, elle est douce et belles, et ces fleurs lui vont bien.» -Va donc le lui dire.» -Laisse-moi te regarder!» -Mais, reprit-il bientôt, tu m’as promis hier le bonheur de ma vie, t’en souviens-tu, ma chère Adrienne?» -Tiens, dit-elle en attirant Géorgie auprès de lui, je l’ai demandée à sa mère pour toi; je te la donne: embrassez-moi, et soyez unis toute la vie, comme je vous unis en ce moment.» -Il ne faut pas être triste, Andréa, lui dit Géorgie en passant son bras autour du sien; il faut répondre comme j’ai répondu hier lorsqu’on m’a commandé de t’aimer; j’ai dit que je t’aimerais: fais de même, et sois mon frère» À ce nom de frère, Andréa pleura, mais il ne répondit pas. -Non, reprit Adrienne en devinant sa pensée, appelle-le toujours ton ami; tu lui donneras un jour un nom plus tendre encore; un jour Andréa sera ton époux, et c’est votre mariage...» -Que dis-tu! s’écria-t-il avec effroi, le mariage! ce mot odieux qui faisait frémir Arthur, et qu’il voulait oublier.» -Oublier! s’écria vivement Adrienne, en pâlissant. Ma soeur! ô ma soeur! avez-vous entendu?...» -Paix, paix! mon cher Andréa, interrompit soudain Clémentine: Adrienne ne veut que ton bonheur, et ton frère l’approuverait lui- même.» -Je ne veux rien, dit-il avec force, je n’aime que toi, et puisque tu ne veux plus d’Andréa, puisque tu me donnes, puisque tu me repousses, je refuse tout: je fuirai tous ceux qui voudront m’appeler leur ami.» Il s’échappa de leurs mains en finissant ces mots. Adrienne, agitée d’un tremblement mortel, lui tendit les bras, mais ses bras retombèrent sans force; elle put à peine proférer d’une voix éteinte: -Ô ma soeur! l’avez-vous entendu? Arthur était donc... Je meurs!» et elle perdit connaissance dans les bras de Clémentine. Le lendemain, la vieille et triste Mona vint demander à l’intendant de l’habitation d’Andréa s’il n’avait point vu son jeune maître? Il l’assura qu’il était enfermé dans la chambre de son frère. -Empêchez-le de sortir jusqu’à ce soir, dit-elle. Oh! pour l’amour du ciel, qu’il ne vienne pas jusque-là!» Il le promit; elle s’en alla, et il lui vit prendre le chemin de l’église catholique; dont les cloches sonnèrent quelques momens après. Vers le soir, André, qui était resté tout le jour dans un triste abattement, sortit de sa chambre et descendit lentement sur le rivage. Il aperçut au loin un cortège de jeunes filles voilées et couronnées de fleurs, qui se dirigeaient sur le bord de mer. Alors il se rappela que c’était la fête des jeunes filles. Adrienne l’avait dit la veille. «Adrienne, ô ma chère Adrienne!» dit-il, et il s’avança, comme entraîné, vers sa demeure. Mais au moment d’entrer, un saisissement affreux l’arrêta. Son sang se glaça dans ses veines; on l’aurait dit pour toujours pétrifié devant l’objet de sa terreur; c’était une petite croix de paille déposée à l'entrée de la porte, comme on fait dans toutes nos maisons pour annoncer que la Mort y a passé récemment. Les genoux d’Andréa se ployèrent sous lui; un nuage couvrit sa vue; cette croix sembla disparaître et s’effacer comme un rêve; alors, sans jeter un cri, sans savoir peut-être où il était lui-même, il franchit le seuil et courut au lit d’Adrienne... Elle n’y était plus. Toute la chambre était jonchée de roseaux, d’acacia blanc, et remplie des parfums de la myrrhe qu’on y avait brûlée. Géorgie, seule, couverte de ses longs cheveux e désordre, les yeux gonflés d’avoir pleuré, était penchée sur cette couche tendue de blanc, et gémissait. Ce murmure triste et doux frappa enfin Andréa, qui, dans un muet désespoir, devinait et n’osait demander ce qu’il avait perdu; il arrêta ses yeux sur Géorgie, qu’il avait vue naguères si riante et si vive. Elle était défaillante, sans mouvement, sans couleur; sa voix ne formait que des sons inarticulés et plaintifs. Il prit sa main, et lui dit, après l’avoir long-temps regardée: -Tu sauras donc pleurer avec moi!» Géorgie ne put rien lui répondre; et sa mère, qui les regardait tous deux, les pressa contre son coeur brisé. Trois ans ont passé sur ce jour de désolation, et l’esprit d’Andréa n’est pas encore guéri de l’impression terrible qu’il reçut alors. Quand le ciel se charge de vapeurs, que la mer s’élance contre les rochers avec un bruit sourd, que l’ouragan fait balancer jusque dans la rade les vaisseaux à l’ancre, on ne tarde pas à voir ce jeune homme errer seul à grands pas, gravir les plus hautes falaises, s’arrêter sur leur cime élevée, se pencher vers l’Océan, et redire d’une voix qui fait peur et pitié: Andréa! comme s’il criait à ceux qu’il aima qu’il les attend encore. Autrefois c’était toujours Adrienne qui parvenait à lui faire abandonner cette roche dangereuse, où nul autre qu’elle n’a jamais osé le suivre depuis. Après cet égarement passager de sa raison, il tombe dans un profond assoupissement, dont il se réveille, sans se rappeler peut-être ce qui l’a causé; alors il redevient, doux et paisible jusqu’au premier orage qui le bouleverse de nouveau. Les parens de Géorgie, dont il est adoré, lui laissent une liberté qui convient à son caractère; il s’en éloigne peu, et revient toujours le premier vers la petite Géorgie, dont l’amitié, plus timide, s’augmente à mesure qu’elle apprend à la cacher. Cette tristesse qui voile son front, sa rougeur quand il lui parle, et le tremblement de sa voix quand elle lui répond, tout prouve qu’elle ne l’aime déjà plus comme une enfant; et Clémentine laisse au temps et au ciel à remplir la dernière espérance d’Adrienne. Source: http://www.poesies.net