Les Bijoux De La Délivrance. Par François Coppée. (1842-1908) Un élégant boudoir, très éclairé. Une femme du monde, en toilette de bal, décolletée et couverte do bijoux précieux, est assise â son miroir. Auprès d'elle, un écrin vide, ouvert. Un bal ! Enfin! je vais au bal comme naguère. On ne pouvait pourtant faire toujours la guerre, Souffrir la faim, le froid et tirer le canon. Mais, ce que je dis là, c'est peut-être mal ? Non. Car j'ai rempli, pendant l'invasion prussienne, Mon devoir de Française et de Parisienne. J'allais à l'ambulance et portais le brassard ; Ces mains, qui ne savaient que jouer du Mozart, Jetant leurs gants, bravant l'hiver et les gerçures, Ont fait de la charpie et pansé des blessures. J'étais à Champigny; j'étais à Buzenval, Comme un soldat. - Et puis, voyons, un petit bal De famille, une franche et bonne sauterie, Cela n'offense pas le deuil de la patrie. Elle est femme, après tout; elle doit bien penser Qu'on ne peut vivre ainsi deux hivers sans danser, Que, depuis dix-huit mois bientôt, j'ai dû proscrire La plus simple toilette et le moindre sourire, Et que, n'ayant pas pu remettre mes bijoux, J'étais comme un enfant privé de sec joujoux. Se regardant au miroir. Qu'ils sont beaux ! ce collier et ces pendants d'oreilles N'avaient jamais jeté d'étincelles pareilles. Ce noeud de diamants brille comme il le doit, Et cet anneau trop lourd fait bien au petit doigt. J'aime sur mes bras purs, sur mes épaules fières, La douce pesanteur des métaux et des pierres Qui pour un roi captif seraient une rançon, Et dont le froid contact donne un léger frisson. Neuf heures, tout au plus, et je suis déjà prête. Je me faisais ce soir une si grande fête De resplendir parmi les bijoux et les ors, Que j'ai voulu revoir plus vite ces trésors, Passer, seule avec eux, une heure clandestine. Et que j'ai savouré cette joie enfantine De délivrer plus tôt mon écrin prisonnier. -Allons, il faut attendre encor. Un silence. L'hiver dernier -Pourquoi donc ce fatal souvenir que j'évoque ? - Juste à l'heure qu'il est, juste à la même époque, J'étais auprès du lit d'un malheureux blessé. -Mon Dieu, comme le temps adonc vite passé! - C'était un paysan, un soldat de la ligne; Et je verrai toujours son air qui se résigne, Quand le front du docteur, tout à coup rembruni, Lui laissa deviner que c'était bien fini. Plus tard, quand l'aumônier vintvers le grabataire, Il fit avec la main le salut militaire, Et ce héros naïf, hier gardeur de troupeau, Rendit à Dieu l'honneur que l'on rend au drapeau. Je le veillai pendant cette nuit, la dernière. Le pauvre enfant me dit alors, à sa manière, Qu'un souvenir, un seul, au moment de mourir, Le faisait encor plus cruellement souffrir : Qu'avant d'être enrôlé pour l'horrible campagne, Il avait dû laisser ses parents, en Champagne, Avec les Allemands qui s'installaient là-bas; Et qu'il savait trop bien qu'ils ne s'en iraient pas De sitôt, ces damnés oppresseurs de provinces. - Oh ! je vois se serrer encor ses lèvres minces, Je vois encor ses yeux ardents, son poing crispé, Alors qu'il me parlait du pays occupé. Il me disait, avec des sanglots et des larmes, Le village encombré de chars, de faisceaux d'armes, Et, bien que ruiné déjà plus qu'à demi, Traité, malgré la paix, en pays ennemi; La misère, déjà si dure, encore accrue; Les piquets de uhlans galopant dans la rue; Chaque maison ayant son soldat à loger, Un soudard qui vient là dormir, boire, manger, Étriller son cheval, poursuivre les fillettes, Fumer sa pipe au nez des mères inquiètes, Et parfois, sur le seuil, en chantant ses succès, Fourbir son sabre encor rouillé de sang français. - Oui, ce pauvre soldat, qui ne savait pas lire, Devint presque éloquent alors, dans son délire : Car il crut voir, devant son foyer qu'on orna D'une image où sont peints les vainqueurs d'Iéna, Un cercle d'Allemands chauffant leurs bottes noires Et se moquant tout haut de nos vieilles victoires; Et, derrière eux, debout et le front découvert, L'aïeul en cheveux blancs, soldat de Champaubert, L'aïeul qui, dans huit jours, sera mort de souffrance, Et qui verse aux railleurs maudits le vin de France! Jamais le souvenir de ce mort inconnu Avec autant d'émoi ne m'était revenu; Et le rêve est profond dans lequel il me plonge. C'est qu'il avait raison, cet homme, et que je songe Qu'ils sont restés là-bas et resteront encor Jusqu'à ce que la France ait sué tout son or! De l'or? Il en faut tant ! Elle lève les yeux sur son miroir et fait un geste d'étonnement. Mais comme je suis belle! Comme je suis parée! Ah! oui, je me rappelle; Je vais au bal ! Avec amertume. Au bal ! Et pendant ce temps-là, Oui, pendant que je mets ma robe de gala, Pendant que je courrai, fière de ma parure, Dans le coupé qu'emplit un parfum de fourrure, Vers la joie et l'éclat du bal éblouissant, Là-bas, dans le pays esclave et frémissant, La patrouille nocturne, errant parmi les ombres, Sonne le couvre-feu dans les villages sombres; Et le soldat français, la rage dans le coeur, Doit, sur le chemin noir, saluer son vainqueur. Je reste. Mais, vraiment, n'ai-je pas mieux à faire? Ai-je pour ma faiblesse un coeur assez sévère? Non! le spectre apparu du pauvre moribond Veut savoir si bientôt les étrangers s'en vont; Il veut savoir si c'est déjà la délivrance, Pour qu'en allant au bal, une femme de France De ce luxe massif surcharge sa beauté; Et ce soldat demande avec sévérité, En me montrant le sang de sa poitrine ouverte, A quoi peut bien servir l'or dont je suis couverte! Cette inspiration me dicte mon devoir. Elle remet â la hâte les bijoux dans leur écria. Rentrez dans cet écrin. Je ne veux plus vous voir, Inutiles bijoux, vous pesez à mes charmes. 0 perles, consolez vos soeurs qui sont les larmes! Allez, joyaux, allez, topazes et rubis! Vous pouvez mettre un terme à tant d'affronts subis. Pour quelques libres pas sur la terre natale, Que vaut cette améthyste et que vaut cette opale? A quoi cet anneau d'or peut-il encor servir? Une simple émeraude, un unique saphir Rend à l'humble hameau ses gaîtés familières, Et ce seul diamant délivre vingt chaumières. - Et maintenant, j'irai dans ce bal, oui, j'irai, Forte (le ma misère et de mon deuil sacré. France ! j'apparaîtrai, comme toi, pauvre et belle; Et, si l'on est surpris de la mode nouvelle, Je dirai seulement à ce monde étonné : - Le pays demandait (le l'or; j'en ai donné. Source: http://www.poesies.net