Poèmes Divers. Par François Coppée. (1842-1908) TABLE DES MATIERES L’Epave. Le Trésor. La Grève Des Forgerons. La Bénédiction. La Marchande De Journaux. Discours De Réception A L’Académie Française. À Un Grand Arbre. Notes. L’Epave. (1880) Devant la mer, assis au seuil de leur maison, La veuve du marin et son jeune garçon Sont en grand deuil. Hélas! l’équinoxe d’automne A fait d’affreux malheurs sur la côte bretonne; Et c’est pourquoi, rêveurs devant le ciel du soir, Cette femme et son fils sont habillés de noir. Ah! dans ce lac paisible où, sous la brise fraîche, Viennent de s’éloigner les fins bateaux de pêche Dont les voiles, là-bas, blanchissent dans le ciel, Nul ne reconnaîtrait cet Océan cruel Qui, l’an dernier, pendant la grande marée haute, En un jour, a broyé vingt barques sur la côte, Et, parmi tant de deuils dont le pays est plein, A navré cette femme et fait cet orphelin. Le ciel peut être pur, la mer peut être belle, La veuve du marin est sombre et se rappelle L’effroyable tempête où son homme a péri - C’est aussi de sa faute, à mon pauvre mari, Dit-elle en soupirant à son fils qui l’écoute, Il faut porter secours aux malheureux, sans doute, Et nul ne l’a plus fait que mon pauvre Mathieu. Mais affronter ainsi la mort, c’est tenter Dieu!- On n’avait jamais vu de pareille marée. Ton père était chez nous; sa barque était rentrée; Il disait, en mangeant sa soupe; Il faut qu’on soit Maudit pour être en mer par ce vent de noroit! Après dîner, Mathieu prend sa pipe et l’allume Et va fumer dehors, comme il avait coutume. Là, malgré le gros temps, ils étaient quelques-uns Qui regardaient sauter et mousser les embruns, Quand tout à coup, voilà que mon homme remarque, Du côté des rochers Saint-Hierre, un trois-mâts barque- Doux Jésus! Ce ne fut pas long. En un clin d’oeil Le malheureux navire échoua sur l’écueil. - Un canot! dit Mathieu- J’étais épouvantée; Les autres lui montraient cette mer démontée Et la lame en fureur qui crachaient des galets. - Un canot! répétait ton père. Sauvons-les! Un canot à la mer, ou nous sommes des lâches! Le mien, si vous voulez; car aux plus rudes tâches Il est bon; il ne craint ni le flot ni le vent, Et je l’ai baptisé d’un beau nom; En avant!- Ah! les hommes sont fous, mon Tiennot!- Ils partirent- Et tous ont péri, tous- A l’heure où se retirent Les vagues, tu m’as vue aller, tout cet hiver, Chaque jour, aussi loin que va la basse mer. Mais l’Océan qui meurt à mes pieds et les lave N’a jamais rejeté la plus petite épave, Pas plus du grand trois-mâts que du pauvre canot- O mon mignon chéri! Pauvre petit Tiennot! Ne va plus sur la mer- tu sais, j’ai ta promesse- Monsieur le recteur t’aime et tu lui sers sa messe; Il t’apprend l’écriture- Eh bien, c’est ton destin, Tu deviendras un prêtre et parleras latin. Et puis, loin de ces flots dont le bruit m’épouvante, Quand tu seras curé, je serais ta servante. Ne te fais pas marin!- D’ailleurs, tu m’as promis- L’enfant se tait. Il songe à ses petits amis, A ces gamins qu’il voit, dès que le matin brille A bord d’une chaloupe, aller à la godille, Tandis qu’il n’ose plus, le craintif orphelin, Pousser un aviron ni nouer un grelin. Il a promis, il veut obéir à sa mère, Mais, lorsque le curé, refermant sa grammaire, Lui dit; - Va-t-en jouer! et qu’il est libre enfin, Troussé jusqu’aux genoux et sur le sable fin Marchant pieds nus, il court bien vite vers la grève, Et le fils du marin cherche à tromper son rêve. Mais sentir l’âpre vent souffler dans ses cheveux Et l’eau froide monter sur ses mollets nerveux, Voir au loin le gros coup et la lame mauvaise Eclater en couvrant d’écume la falaise, Remplir tout un panier de crevettes, chercher Quelque hideux homard tapi sous un rocher, Ou saisir le lançon dans sa fuite rapide, Cela ne suffit pas à l’enfant intrépide. Non, son ardent désir, c’est le bateau mouvant Avec sa voile ronde et ses deux focs au vent Et le lest de galets humides qui le charge, C’est la course au lointain horizon, c’est le large Avec sa forte houle et son grand souffle amer, C’est l’ivresse d’aller sur cette vaste mer, Dont le parfum le grise et le rhythme l’attire- Et voilà de longs mois que dure ce martyre! Mais le temps passe. Encore un équinoxe affreux! Et les marins du port, un jour, causant entre eux, Tout comme l’an dernier, sur la mer en délire, Viennent de signaler un malheureux navire, - Un brick, cette fois-ci, - qui touche le récif. A chaque lame, il fait ce sursaut convulsif Qu’on pourrait appeler le râle du naufrage. - Un canot à la mer! des hommes de courage! Dit quelqu’un. Aucun n’a pu, certe, oublier Les camarades morts de l’automne dernier. Mais voilà qu’on entoure une barque et qu’on l’arme, La mère de Tiennot est là, pleine d’alarme, Elle étreint son garçon et lui redit tout bas; - Tu sais, tu me l’as bien promis- tu n’iras pas! Et, les yeux dilatés et se mordant la bouche, L’enfant ne répond rien et regarde farouche, Les braves compagnons qui parent le bateau. Tout à coup, une lourde et sombre masse d’eau S’écroule avec fracas, couvrant tout de sa bave, Et devant l’orphelin elle jette une épave, Une planche pourrie et rongée où l’enfant A déjà distingué ces deux mots; En avant! L’Atlantique a tiré du fond de son repaire Ce débris de bateau. C’est un ordre du père! Les sauveteurs sont prêts; ils poussent leur canot; Et s’arrachant des bras de sa mère, Tiennot Saute auprès d’eux, saisit à la hâte une rame- Et les voilà partis avec l’énorme lame! Comme on les suit des yeux! Hardi, là! Comment ils vont! Sainte Vierge! voyez cette lame de fond- Ils ont chaviré- Non, le canot se redresse- Il va toucher, il touche au navire en détresse- Il était temps, le brick se penche à faire peur- Ils reviennent déjà!- Voilà des gens de coeur! Qu’ils sont chargés, ils ont de l’eau jusqu’au bordage- - Combien en avez-vous sauvé? - Tout l’ équipage! - Hurrah! - Vite! jetez une corde- Aidez-nous- Et tandis que, joyeux, sautent sur les cailloux Sauveteurs et sauvés, parmi l’écume amère, Le brave enfant Tiennot dit à sa pauvre mère Qui, des ses bras brisés, l’entoure en sanglotant; - Maman, ne gronde pas- Le père est si content! Le Trésor. À Rodolphe Darzens. Les claires heures des printemps Sont des gemmes qu’en leurs largesses Nous jettent des cieux éclatants Les mains d’invisibles princesses. Tous ces joyaux spirituels, Tombés des célestes Golcondes, Tiennent des bonheurs virtuels Cachés dans leurs clartés profondes. Et cependant, c’est vainement Qu’elles viennent, les gemmes rares, Livrer leur resplendissement A nos doigts de mauvais avares. Car nous entassons, jamais las De nos espérances subtiles, Pour un jour qui ne viendra pas Les belles perles inutiles. Mon Dieu! mes mains d’enfouisseur Ont-elles fait quelque oeuvre bonne? Écoute! Un reproche obsesseur Dans les lents angelus résonne. Tandis qu’éperdument j’attends L’éveil d’une impossible aurore, Le trésor stérile du Temps S’avilit et se décolore. Et je vis, n’ayant dans mon coeur Que des souvenances banales.... O perles qu’un mage moqueur Transforme en feuilles automnales! La Grève Des Forgerons. À mon ami Paul Haag. Mon histoire, messieurs les juges, sera brève. Voilà. Les forgerons s’étaient tous mis en grève. C’était leur droit. L’hiver était très dur; enfin, Cette fois, le faubourg était las d’avoir faim. Le samedi, le soir du payement de semaine, On me prend doucement par le bras, on m’emmène Au cabaret; et, là, les plus vieux compagnons ? J’ai déjà refusé de vous livrer leurs noms? Me disent; « Père Jean, nous manquons de courage; Qu’on augmente la paye, ou sinon plus d’ouvrage! On nous exploite, et c’est notre unique moyen. Donc, nous vous choisissons, comme étant le doyen, Pour aller prévenir le patron, sans colère, Que, s’il n’augmente pas notre pauvre salaire, Dès demain, tous les jours sont autant de lundis. Père Jean, êtes-vous notre homme? » Moi je dis; « Je veux bien, puisque c’est utile aux camarades. » Mon président, je n’ai pas fait de barricades; Je suis un vieux paisible, et me méfie un peu Des habits noirs pour qui l’on fait le coup de feu. Mais je ne pouvais pas leur refuser, peut-être. Je prends donc la corvée, et me rends chez le maître; J’arrive, et je le trouve à table; on m’introduit. Je lui dis notre gêne et tout ce qui s’ensuit; Le pain trop cher, le prix des loyers. Je lui conte Que nous n’en pouvons plus; j’établis un long compte De son gain et du nôtre, et conclus poliment Qu’il pourrait, sans ruine, augmenter le payement. Il m’écouta tranquille, en cassant des noisettes, Et me dit à la fin: « Vous, père Jean, vous êtes Un honnête homme; et ceux qui vous poussent ici Savaient ce qu’ils faisaient quant ils vous ont choisi. Pour vous, j’aurai toujours une place à ma forge. Mais sachez que le prix qu’ils demandent m’égorge, Que je ferme demain l’atelier, et que ceux Qui font les turbulents sont tous des paresseux. C’est là mon dernier mot, vous pouvez le leur dire. » Moi je réponds; « C’est bien, monsieur. » Je me retire, Le coeur sombre, et m’en vais rapporter aux amis Cette réponse, ainsi que je l’avais promis. Là-dessus, grand tumulte. On parle politique. On jure de ne pas rentrer à la boutique; Et, dam! je jure aussi, moi, comme les anciens. Oh! plus d’un, ce soir-là, lorsque devant les siens Il jeta sur un coin de table sa monnaie, Ne dut pas, j’en réponds, se sentir l’âme gaie, Ni sommeiller sa nuit tout entière, en songeant Que de longtemps peut-être on n’aurait plus d’argent, Et qu’il allait falloir s’accoutumer au jeûne. ? Pour moi, le coup fut dur, car je ne suis plus jeune Et je ne suis pas seul.? Lorsque, rentré chez nous, Je pris mes deux petits-enfants sur mes genoux, ? Mon gendre a mal tourné, ma fille est morte en couches? Je regardai, pensif, ces deux petites bouches Qui bientôt connaîtraient la faim; et je rougis D’avoir ainsi juré de rester au logis. Mais je n’étais pas plus à plaindre que les autres; Et, comme on sait tenir un serment chez les nôtres, Je me promis encor de faire mon devoir. Ma vieille femme alors rentra de son lavoir, Ployant sons un paquet de linge tout humide; Et je lui dis la chose avec un air timide. La pauvre n’avait pas le coeur à se fâcher; Elle resta, les yeux fixés sur le plancher, Immobile longtemps, et répondit; « Mon homme, Tu sais bien que je suis une femme économe. Je ferai ce qu’il faut; mais les temps sont bien lourds, Et nous avons du pain au plus pour quinze jours. » Moi je repris; « Cela s’arrangera peut-être! » Quand je savais qu’à moins de devenir un traître Je n’y pouvais plus rien, et que les mécontents, Afin de maintenir la grève plus longtemps, Sauraient bien surveiller et punir les transfuges. Et la misère vint.? O mes juges, mes juges! Vous croyez bien que, même au comble du malheur, Je n’aurais jamais pu devenir un voleur, Que rien que d’y songer, je serais mort de honte; Et je ne prétends pas qu’il faille tenir compte, Même au désespéré qui du matin au soir Regarde dans les yeux son propre désespoir, De n’avoir jamais eu de mauvaise pensée. Pourtant, lorsque au plus fort de la raison glacée Ma vieille honnêteté voyait? vivants défis? Ma vaillante campagne et mes deux petits-fils Grelotter tous les trois près du foyer sans flamme, Devant ces cris d’enfants, devant ces pleurs de femme, Devant ce groupe affreux de froid pétrifié, Jamais? j’en jure ici par ce Crucifié? Jamais dans mon cerveau sombre n’est apparue Cette action furtive et vile de la rue, 0ù le coeur tremble, où l’oeil guette, où la main saisit. Hélas! si mon orgueil à present s’adoucit, Si je plie un moment devant vous, si je pleure, C’est que je les revois, ceux de qui tout à l’heure J’ai parlé, ceux pour qui j’ai fait ce que j’ai fait. Donc on se conduisit d’abord comme on devait; On mangea du pain sec, et l’on mit tout en gage. Je souffrais bien. Pour nous, la chambre, c’est la cage, Et nous ne savons pas rester à la maison. Voyez-vous! j’ai tâté depuis de la prison, Et je n’ai pas trouvé de grande différence. Puis ne rien faire, c’est encore une souffrance. On ne le croirait pas. Eh bien, il faut qu’on soit Les bras croisés par force; alors on s’aperçoit Qu’on aime l’atelier, et que cette atmosphère De limaille et de feu, c’est celle qu’on préfère. Au bout de quinze jours nous étions sans un sou. ? J’avais passé ce temps à marcher comme un fou, Seul, allant devant moi, tout droit, parmi la foule, Car le bruit des cités vous endort et vous saoûle, Et, mieux que l’alcool, fait oublier la faim. Mais, comme je rentrais, une fois, vers la fin D’une après-midi froide et grise de novembre, Je vis ma femme assise en un coin de la chambre, Avec les deux petits serrés contre son sein; Et je pensai; C’est moi qui suis leur assassin! Quand la vieille me dit, douce et presque confuse; « Mon pauvre homme, le Mont-de-piété refuse Le dernier matelas, comme étant trop mauvais. Où vas-tu maintenant trouver du pain? J’y vais, » Répondis-je; et prenant à deux mains mon courage, Je résolus d’aller me remettre à l’ouvrage; Et, quoique me doutant qu’on m’y repousserait Je me rendis d’abord dans le vieux cabaret Où se tenaient toujours les meneurs de la grève. ? Lorsque j’entrai je crus, sur ma foi, faire un rêve; On buvait là, tandis que d’autres avaient faim, On buvait.? Oh! ceux-là qui leur payaient ce vin Et prolongeaient ainsi notre horrible martyre, Qu’ils entendent encore un vieillard les maudire! ? Dès que vers les buveurs je me fus avancé, Et qu’ils virent mes yeux rouges, mon front baissé, Ils comprirent un peu ce que je venais faire; Mais, malgré leur air sombre et leur accueil sévère, Je leur parlai; « Je viens pour vous dire ceci; C’est que j’ai soixante ans passés, ma femme aussi, Que mes deux petits-fils sont restés à ma charge, Et que dans la mansarde où nous vivons au large, ? Tous nos meubles étant vendus? on est sans pain. Un lit à l’hôpital, mon corps au carabin, C’est un sort pour un gueux comme moi, je suppose; Mais pour ma femme et mes petits, c’est autre chose. Donc, je veux retourner tout seul sur les chantiers. Mais, avant tout, il faut que vous le permettiez Pour qu’on ne puisse pas sur moi faire d’histoires. Voyez! J’ai les cheveux tout blancs et les mains noires, Et voilà quarante ans que je suis forgeron. Laissez-moi retourner tout seul chez le patron. J’ai voulu mendier, je n’ai pas pu. Mon âge Est mon excuse. On fait un triste personnage Lorsqu’on porte à son front le sillon qu’a gravé L’effort continuel du marteau soulevé, Et qu’on veut au passant tendre une main robuste. Je vous prie à deux mains. Ce n’est pas trop injuste Que ce soit le plus vieux qui cède le premier. ? Laissez-moi retourner tout seul à l’atelier. Voilà tout. Maintenant, dites si ça vous fâche. » Un d’entre eux fit vers moi trois pas et me dit; « Lâche! » Alors j’eus froid au coeur, et le sang m’aveugla. Je regardai celui qui m’avait dit cela. C’ëtait un grand garçon, blême aux reflets des lampes, Un malin, un coureur de bals, qui, sur les tempes, Comme une fille, avait deux gros accroche-coeurs. Il ricanait, fixant sur moi ses yeux moqueurs; Et les autres gardaient un si profond silence Que j’entendais mon coeur battre avec violence. Tout à coup j’étreignis dans mes deux mains mon front Et m’écriai; « Ma femme et mes deux fils mourront. Soit! Et je n’irai pas travailler.? Mais je jure Que, toi, tu me rendras raison de cette injure, Et que nous nous battrons, tout comme des bourgeois. Mon heure? Sur-le-champ.? Mon arme? J’ai le choix; Et, parbleu! ce sera le lourd marteau d’enclume, Plus léger pour nos bras que l’épée ou la plume; Et vous, les compagnons, vous serez les témoins. Or çà, faites le cercle et cherchez dans les coins Deux de ces bons frappeurs de fer couverts de rouille. Et toi, vil insulteur de vieux, allons! dépouille Ta blouse et ta chemise, et crache dans ta main. » Farouche et me frayant des coudes un chemin Parmi les ouvriers, dans un coin des murailles Je choisis deux marteaux sur un tas de ferraille Et les ayant jugés d’un coup d’oeil je jetai Le meilleur à celui qui m’avait insulté. Il ricanait encor; mais, à toute aventure, Il prit l’arme, et gardant toujours cette posture Défensive; « Allons, vieux, ne fais pas le méchant! » Mais je ne répondis au drôle qu’en marchant Contre lui, le gênant de mon regard honnête Et faisant tournoyer au-dessus de ma tête Mon outil de travail, mon arme de combat. Jamais le chien couché sous le fouet qui le bat, Dans ses yeux effarés et qui demandent grâce, N’eut une expression de prière aussi basse Que celle que je vis alors dans le regard De ce louche poltron, qui reculait, hagard, Et qui vint s’acculer contre le mur du bouge. Mais il était trop tard, hélas! Un voile rouge, Une brume de sang descendit entre moi Et cet être pourtant terrassé par l’effroi, Et d’un seul coup, d’un seul, je lui brisai le crâne Je sais que c’est un meurtre et que tout me condamne; Et je ne voudrais pas vraiment qu’on chicanât Et qu’on prît pour un duel un simple assassinat. Il était à mes pieds, mort, perdant sa cervelle, Et, comme un homme à qui tout à coup se révèle Toute l’immensité du remords de Caïn, Je restai là, cachant mes deux yeux sous ma main. Alors les compagnons de moi se rapprochèrent Et voulant me saisir, en tremblant me touchèrent. Mais je les écartai d’un geste, sans effort, Et leur dis; « Laissez-moi. Je me condamne à mort. » Ils comprirent. Alors, ramassant ma casquette, Je la leur présentai, disant, comme à la quête; « Pour la femme et pour les petiots, mes bons amis. » Et cela fit dix francs, qu’un vieux leur a remis. Puis j’allai me livrer moi-même au commissaire. A présent, vous avez un récit très sincère De mon crime, et pouvez ne pas faire grand cas De ce que vous diront messieurs les avocats. Je n’ai même conté le détail de la chose Que pour bien vous prouver que, quelquefois, la cause D’un fait vient d’un concours d’événements fatal. Les mioches aujourd’hui sont au même hôpital Où le chagrin tua ma vaillante compagne. Donc, que pour moi ce soit la prison ou le bagne, Ou même le pardon, je n’en ai plus souci; Et si vous m’envoyez à l’échafaud, merci! Juillet 1869. La Bénédiction. Or, en mil huit cent neuf, nous prîmes Saragosse. J’étais sergent. Ce fut une journée atroce. La ville prise, on fit le siège des maisons, Qui, bien closes, avec des airs de trahisons, Faisaient pleuvoir les coups de feu par leurs fenêtres. On se disait tout bas; « C’est la faute des prêtres. » Et, quand on en voyait s’enfuir dans le lointain, Bien qu’on eût combattu dès le petit matin, Avec les yeux brûlés de poussière et la bouche Amère du baiser sombre de la cartouche, On fusillait gaîment et soudain plus dispos Tous ces longs manteaux noirs et tous ces grands chapeaux. Mon bataillon suivait une ruelle étroite. Je marchais, observant les toits à gauche, à droite, A mon rang de sergent, avec les voltigeurs, Et je voyais au ciel de subites rougeurs Haletantes ainsi qu’une haleine de forge. On entendait des cris de femmes qu’on égorge, Au loin, dans le funèbre et sourd bourdonnement. Il fallait enjamber des morts à tout moment. Nos hommes se baissaient pour entrer dans les bouges, Puis en sortaient avec leurs baïonnettes rouges, Et du sang de leurs mains faisaient des croix au mur, Car dans ces défilés il fallait être sûr De ne pas oublier un ennemi derrière. Nous allions sans tambour et sans marche guerrière. Nos officiers étaient pensifs. Les vétérans, Inquiets, se serraient des coudes dans les rangs Et se sentaient le coeur faible d’une recrue. Tout à coup, au détour d’une petite rue, On nous crie en français; « À l’aide! » En quelques bonds Nous joignons nos amis en danger et tombons Au milieu d’une belle et grave compagnie De grenadiers chassés avec ignominie Du parvis d’un couvent seulement défendu Par vingt moines, démons noirs au crâne tondu. Qui sur la robe avaient la croix de laine blanche, Et qui, pieds nus, le bras sanglant hors de la manche, Les assommaient à coups d’énormes crucifix. Ce fut tragique; avec tous les autres je fis Un feu de peloton qui balaya la place. Froidement, méchamment, car la troupe était lasse Et tous nous nous sentions des âmes de bourreaux, Nous tuâmes ce groupe horrible de héros. Et cette action vile une fois consommée, Lorsque se dissipa la compacte fumée, Nous vîmes, de dessous les corps enchevêtrés, De longs ruisseaux de sang descendre les degrés. - - Et, derrière, s’ouvrait l’église, immense et sombre. Les cierges étoilaient de points d’or toute l’ombre; L’encens y répandait son parfum de langueur; Et, tout au fond, tourné vers l’autel, dans le choeur, Comme s’il n’avait pas entendu la bataille, Un prêtre en cheveux blancs et de très haute taille Terminait son office avec tranquillité. Ce mauvais souvenir si présent m’est resté Qu’en vous le racontant je crois tout revoir presque; Le vieux couvent avec sa façade moresque, Les grands cadavres bruns des moines, le soleil Faisant sur les pavés fumer le sang vermeil, Et, dans l’encadrement noir de la porte basse, Ce prêtre et cet autel brillant comme une châsse, Et nous autres cloués au sol, presque poltrons. Certes, j’étais alors un vrai sac à jurons, Un impie; et plus d’un encore se rappelle Qu’on me vit une fois, au sac d’une chapelle, Pour faire le gentil et le spirituel, Allumer une pipe aux cierges de l’autel. Déjà j’étais un vieux traîneur de sabretache; Et le pli que donnait ma lèvre à ma moustache Annonçait un blasphème et n’était pas trompeur. - Mais ce vieil homme était si blanc qu’il me fit peur. « Feu! » dit un officier. Nul ne bougea. Le prêtre Entendit, à coup sûr, mais n’en fit rien paraître, Et nous fit face avec son grand saint sacrement, Car sa messe en était arrivée au moment Où le prêtre se tourne et bénit les fidèles. Ses bras levés avaient une envergure d’ailes. Et chacun recula, lorsqu’avec l’ostensoir Il décrivit la croix dans l’air et qu’on put voir Qu’il ne tremblait pas plus que devant les dévotes; Et quand sa belle voix, psalmodiant les notes, Comme font les curés dans tous leurs Oremus, Dit; Benedicat vos omnipotens Deus, « Feu! répéta la voix féroce, ou je me fâche. » Alors un d’entre nous, un soldat, mais un lâche, Abaissa son fusil et fit feu. Le vieillard Devint très pâle, mais, sans baisser son regard Étincelant d’un sombre et farouche courage; Pater et Filius, reprit-il. Quelle rage Ou quel voile de sang affolant un cerveau Fit partir de nos rangs un coup de feu nouveau? Je ne sais; mais pourtant cette action fut faite. Le moine, d’une main s’appuyant sur le faîte De l’autel et tâchant de nous bénir encor De l’autre, souleva le lourd ostensoir d’or. Pour la troisième fois il traça dans l’espace Le signe du pardon, et d’une voix très basse, Mais qu’on entendit bien, car tous bruits s’étaient tus, Il dit, les yeux fermés; Et Spiritus sanctus. Puis tomba mort, ayant achevé sa prière. L’ostensoir rebondit par trois fois sur la pierre. Et, comme nous restions, même les vieux troupiers, Sombres, l’horreur vivante au coeur et l’arme aux pieds, Devant ce meurtre infâme et devant ce martyre; Amen! dit un tambour en éclatant de rire. La Marchande De Journaux. Conte Parisien. À Mounet-Sully I - Demandez les journaux du soir- la Liberté... La France... À cet appel sans cesse répété Par la vieille marchande à la voix âpre et claire, Je faisais halte au coin du faubourg populaire Dont les vitres flambaient dans le soleil couchant, Et prenais un journal pour le lire en marchant. Ce n’est pas que je sois ardent en politique; Les révolutions rendent un peu sceptique; Mais, par vieille habitude et besoin machinal, Je parcours volontiers tous les soirs, un journal, Pour savoir si l’on va changer ou non de maître, Comme avant de sortir on voit le baromètre. - Demandez les journaux du soir, - le Temps... le Moniteur... Et, prenant le paquet tout frais que le porteur Lui jetait, en courant, dans sa pauvre boutique, La bonne femme, active à servir la pratique, Derrière un vasistas ouvert sur le trottoir, Se démenait, cherchait des sous dans son tiroir Et vendait, d’une humeur absolument égale, Papier conservateur ou feuille radicale; - Et, lorsque je prenais un journal, au hasard; - Ah! Vous voilà, monsieur! Vous arrivez bien tard, Disait-elle gaiement. Voyez, ma vente est faite. Je n’ai plus qu’un Pays et que deux Estafette- Et c’est toujours ainsi lorsque les députés, Comme ils ont fait hier, se sont bien disputés, Et quand on dit qu’on va changer de ministère. Quelquefois je causais, auprès de l’éventaire, Avec la brave vieille aux yeux intelligents; Car mon goût est très-vif pour les petites gens. Et, tout en déployant la Presse ou la Patrie, Qui m’envoyait sa bonne odeur d’imprimerie, J’avais pour mes trois sous un instant d’entretien. Mon Dieu, pour le moment, ça ne va pas trop bien- C’est la morte saison, vous savez,- et la Chambre Ne se réunira que vers la mi-novembre. Les grands formats sont nuls, et les petits de journaux N’ont que les faits divers et que les tribunaux- Vous autres, les messieurs, vous chassez ou vous êtes Aux bains de mers, aux eaux- Sans le sou des grisettes Qui ne voudraient pour rien manquer le feuilleton De leur Petit Journal, à peine vivrait-on- Pour écouler ce tas de papiers qu’on imprime, C’est triste à dire, mais il faudrait un gros crime- Je ne désire pas qu’il arrive, grand Dieu! Mais, du temps du procès Billoir, quel coup de feu! Quand on a publié toutes ces infamies, Monsieur, j’étais au bout de mes économies; Mais, en un mois et rien qu’avec les illustrés, Eh bien, j’ai pu payer deux termes arriérés- Mais ce n’est qu’un hasard,- tandis que les tapages A Versailles, voilà le temps des forts tirages! Ça ne peut pas manquer et ça revient vingt fois- Aussi, lorsque je fais un billet pour mon bois, Pendant la session j’en fixe l’échéance, Et je m’acquitte après une bonne séance. Je m’éloignais, trouvant singulier le destin Qui voulait que ce fût le crime du matin Ou le tumulte fait dans les Chambres, la veille, Qui donnât quelque aisance à cette pauvre vieille. Je trouvais un plaisir ironique à savoir Que l’antique combat du peuple et du pouvoir Et tout leur vain travail pour mettre en équilibre Le besoin d’être fort et l’ardeur d’être libre, Le prétoire vibrant à la voix des tribuns, L’assemblée en démence et les cris importuns Qu’on poussera toujours autour du Capitole, Et tout ce que produit, aux jours de rage folle, Le parlementarisme et son jeu régulier, Aidassent cette femme à payer son loyer. Il me plaisait assez que le bruit de la presse Assurât par hasard le pain d’une pauvresse, Et que tout ce scandale eût ce bon résultat Qu’elle pût vivre, à bord du vaisseau de l’État, Durement ballotté sur la mer politique, Ainsi qu’une souris dans un transatlantique. II Un soir, - les premiers froids étaient déjà venus, - Au fond de la chétive échoppe, j’aperçus Un spectacle nouveau, qui me fit de la peine. C’était un pauvre enfant, - huit ou dix ans à peine, - Blond, pâle, l’air malade, habillé tout en deuil, Qui se tenait assis dans un petit fauteuil, Ayant sur ses genoux un vieux dictionnaire Et regardant avec des yeux de poitrinaire. Je demandai; - Quel est donc ce petit garçon? - Mais c’est mon petit-fils; il apprend sa leçon, Me répondit, d’un air tout orgueilleux, la vieille;- Et les Frères en sont très-contens! - A merveille! Repris-je- Ses parents l’ont envoyé vous voir? - Hélas! Mon bon monsieur, voyez- il est en noir. Pauvre enfant! Il n’a plus sa mère ni son père;- Mais sa bonne-maman l’élèvera, j’espère. Maintenant il n’a plus que moi, cher innocent! Il a coûté la vie à ma fille en naissant- Et voilà des malheurs qu’on ne peut pas comprendre- Des orphelins d’un jour!- Quant à mon pauvre gendre, Il était étameur de glaces; et les gens, Dans ce vilain métier, ne dure pas dix ans, S’ils n’ont pas les poumons comme un soufflet de forge- A cause du mercure- - Allons! Un sucre d’orge, Dis-je à l’enfant, qui vint pour me remercier, Prit mes sous et courut, joyeux, chez l’épicier. - Et, quand je fus resté seul avec la marchande; - L’enfant se porte bien? - J’attendais la demande, Monsieur, répondit-elle avec un gros soupir. C’est le chagrin que j’ai tous les jours à subir. Non, il ne va pas bien- que je suis malheureuse!- Avec ses yeux cernés et sa figure creuse, C’est tout son père-Il souffre, hélas! le cher petit! Il tousse, il dort à peine, il n’a pas d’appétit. Enfin le médecin dit que c’est la croissance!- C’est qu’il est si mignon et d ’une obéissance!- Et tout ce qu’il voudrait, il l’apprendrait, je crois, Mon Joseph- A l’école il a toujours la croix- Mais sa santé- voilà ce qui me désespère! - Courage! dis-je. - Enfin mon commerce prospère, Continua l’aïeule, et de telle façon, Monsieur, que rien ne manque à mon pauvre garçon. Le bon Dieu, quand j’ai trop de mal, me vient en aide. Tenez, j’ai cru l’enfant malade sans remède, Voilà tantôt trois ans- Le docteur ordonna Des médicaments chers, du vin de quinquina;- Mais, juste en ce moment, je m’en souviens encore, La Chambre renversa le cabinet Dufaure; Et j’ai pu, - je gagnais des douze francs par jour, - Donner ce qu’il fallait à mon petit amour- Au Seize Mai, - la vente allait, je vous assure, - J’ai fourni mon Joseph de linge et de chaussure; Et quand le Maréchal à la fin est tombé, J’ai fait faire un habit tout neuf à mon bébé- Le retour de Joseph finit la causerie; Mais je sortis de-là, l’âme tout attendrie, Et j’avais le coeur pris par le simple roman De cet enfant malade et de sa grand’maman. Le lendemain, je dus partir pour la province, Mais sans les oublier; et l’intérêt fort mince Qu’aux choses de l’État jusqu’alors j’avais mis Grandit, quand je songeais à mes humbles amis. Car je ne pouvais plus juger la politique Qu’au point de vue étroit de leur pauvre boutique; Et quand, par un hasard devenu bien banal, J’apprenais, en voyant les pages du journal Pleines d’alinéas et de rappels à l’ordre, Que nos législateurs avaient failli se mordre Et qu’en plein parlement ils s’étaient outragés, Rêveur, tout en lisant leurs discours prolongés, Où le bon sens souffrait autant que la grammaire, Je me disais; - Tant mieux pour la pauvre grand’mère! III A mon retour, j’appris que l’enfant était mort. - Ah! monsieur, me disait en sanglotant bien fort, La vieille, devenue en peu de jours caduque, Quand on perd, à mon âge, un enfant qu’on éduque, C’est trop dur!- Et bientôt j’en mourrai, Dieu merci!- Je ne sais pas pourquoi je reste encore ici; Car je perds la mémoire, un rien me bouleverse, Et je n’ai plus la tête à mon petit commerce- Autrefois, si j’étais âpre à gagner du pain, C’était pour partager avec mon chérubin- Maintenant mon chagrin me nourrit- Que m’importe Le reste?- Voyez-vous, je suis à moitié morte; J’aurais cent ans, monsieur, que je serais moins bas!- Un client, qui me prend tous les jours le Débats, M’a promis de me faire admettre aux Incurables- Eh bien, soit- J’irai là mourir un de ces jours!.. Que pouvais-je répondre à ce navrant discours? Que faire pour calmer une douleur si grande? Hélas! rien. Et depuis, chez la pauvre marchande, Quand j’entrais acheter quelques journaux du soir, J’étais muet devant cet affreux désespoir. Vers ce temps, - ce n’est plus pour nous une surprise, - Notre gouvernement était en pleine crise. Voici l’intéressant langage qu’on tenait; - C’est fort heureux. Tant pis pour l’ancien cabinet. Il subit justement la loi de la bascule. Morel était trop vieux, et Morin ridicule; Moreau s’imaginait être de droit divin, Et Morand recevait trop de pots-de-vin- Tandis que parlez-moi du nouveau ministère; Dubois est éloquent et Dufour est austère; Malgré ses tristes moeurs et deux serments trahis, Dupont par ses talents honore son pays; Dupuis est fin; Durand est loin d’être une bête- Nous aurons avec eux la politique honnête. Leur programme est très bien, que donne mon journal- L’ordre et la liberté- C’est fort original. Ces gens-là n’iront pas commettre une imprudence- Bref, il était acquis et de toute évidence Que le groupe Morel-Morin-Morand-Moreau De tout progrès utile eût été le bourreau Et que droit à l’abîme il menait la patrie; Tandis qu’agriculture, arts, commerce, industrie, Allaient fleurir et prendre un essor bien plus grand Par la combinaison Dufour-Dubois-Durand. Je connaissais Durand, un homme fort aimable; Et, depuis quelque temps, je me trouvais blâmable. Se désintéresser de tout, ce n’est pas bien. On finirait par être un mauvais citoyen- Voyons, ce cabinet? Il n’a rien qui me gêne; Il est conservateur, libéral, homogène, Très gentil!- Et déjà, plein d’un zèle subit, Le dos au feu, troussant les pans de mon habit, De mes amis nouveaux j’expliquait la tactique, A l’heure où, dans l’ennui d’un salon politique, Le thé circule avec les tranches de baba. Six semaines après le cabinet tomba. Ah! j’étais furieux, cette fois. Mettre à terre Des gens si bien pensants, un si bon ministère, C’est à désespérer de tout gouvernement!.. Et, maudissant le vain besoin de changement Qui, ce jour-là, venait de troubler les cervelles, Levé de très-bonne heure, avide de nouvelles, J’allais chez ma marchande acheter le journal. Paris avait été plus que matinal; Il ne restait plus rien qu’un Siècle de la veille. Mais je fus stupéfait en regardant la vieille; Car je lui retrouvai l’air joyeux qu’elle avait, Les jours de gain, du temps que son enfant vivait. - Le pauvre mort, pensai-je en mon humeur stupide, Est oublié- Ce n’est qu’une femme cupide. Mais, devant mon regard, l’aïeule avait compris. - Ah! dit-elle, monsieur, ne soyez pas surpris, Si j’ai le coeur content de ce bon jour de vente. Moi, je n’ai plus besoin de rien, et je m’en vante,- Mais, pour Joseph, avec de l’argent emprunté, J’ai pu prendre un terrain à perpétuité, Et j’ai fait des billets, et l’huissier me menace- Puis, si vous pouviez voir son coin, à Montparnasse? Un vrai jardin!- Je vais prier là, tous les mois- Ça me coûte bien cher; mais aussi quand je vois Son tombeau tout couvert de fleurs et de verdure, Il me semble que c’est ma prière qui dure! Je lui serrai les mains, honteux de mon soupçon; Et, depuis lors, ayant médité la leçon, Je suis tout consolé, quand un ministre tombe; Car, ces jours-là, l’enfant a des fleurs sur sa tombe. Juillet 1869. Discours De Réception A L’Académie Française. (1884) 18 décembre 1884 MESSIEURS, Au moment où j’ai le redoutable honneur de parler devant vous, je suis assurément très ému; mais mon coeur, pénétré de gratitude, n’éprouve pourtant aucune crainte. Il circule autour de moi un effluve de sympathie qui m’échauffe et m’encourage. L’Académie, qui est une des rares et glorieuses institutions encore intactes et debout parmi les ruines de la vieille France, tient à ses anciens privilèges, et, en faveur du poète, à peu près banni de la société moderne, elle exerce généreusement le droit d’asile. Chez elle, il se sent en sûreté, dans une atmosphère de bienveillante protection, comme le fugitif des temps mérovingiens sous le cloître paisible de Saint-Martin de Tours. Je me lève donc plein de confiance, me rappelant quel culte vous gardez pour la poésie, confus sans doute d’être un de ses moindres serviteurs, mais certain que vous m’avez choisi comme un des plus fidèles. Vous m’avez élu pour succéder à M. de Laprade, qui lui-même occupait au milieu de vous la place d’Alfred de Musset; et rarement, me semble-t-il, vous avez mieux prouvé que par ces élections successives votre goût hospitalier pour les poètes et la libérale variété de vos choix. Je diffère autant de mon prédécesseur qu’il ressemblait peu au sien; mais vous vous plaisez à ces contrastes. Après le grave contemplateur des glaciers et des hautes futaies, vous appelez à vous un rêveur des rues de Paris; ayant entendu le rossignol des Alpes emplir de sa voix puissante les solitudes du vallon nocturne, vous écoutez la petite chanson du bouvreuil en cage sur une fenêtre de faubourg. Il vous suffit que les deux oiseaux chantent à votre gré; et vous faites le même accueil aux deux poètes. Une fois seulement, j’ai eu le bonheur d’approcher M. de Laprade, pendant un des courts voyages à Paris que sa santé lui permettait, il y a quelques années; une heure seulement, j’ai pu voir ce doux et noble visage, qui est encore présent à vos souvenirs. Mais, je puis le dire, nous nous connaissions de longue date. Écolier de vingt ans, j’avais plus d’une fois suivi, un de ses livres à la main, les allées tournantes de cette pépinière du Luxembourg où, comme il l’a dit dans une de ses plus gracieuses poésies; On feuilletait un jeune coeur, On s’absorbait dans un vieux livre. Quand mes premières rimes furent imprimées, je les lui offris en élève timide, il les lut en maître indulgent; et l’unique poignée de main que nous échangeâmes plus tard ne fit que mieux unir mon respect filial à sa paternelle sympathie. Il m’en a donné plus d’un témoignage. Je conserve précieusement et souvent je relis avec émotion une lettre de M. de Laprade dans laquelle il me remercie d’une page bien sincère écrite sur ses oeuvres, et « conçoit l’espérance » - ce sont ses propres expressions - « d’être un jour loué par moi dans un lieu plus retentissant et plus solennel ». Ce désir, il l’a confié à plusieurs d’entre vous; il l’exprimait encore, dans les derniers jours de sa vie, devant sa chère famille. J’éprouve une grande douceur a croire que son suffrage ne me manque pas aujourd’hui, et j’aime la tâche que vous m’imposez de faire l’éloge d’un poète de race qui fut excellent pour moi; car je suis soutenu dans ce devoir par deux sentiments, l’admiration et la reconnaissance. Issu d’une noble et ancienne famille du Forez, Pierre-Marin-Victor Richard de Laprade naquit en 1812, à Montbrison, contrée montagneuse et boisée. Deux veuves, ses aïeules, le bercèrent avec de tragiques histoires du temps de la Terreur. L’une d’elles, sa grand’mère du côté maternel, portait sur son coeur, comme une relique, l’admirable testament de son mari, M. Chevassieu, maire de Montbrison, fusillé à Feurs, avec dix autres parents des Laprade, dans un massacre de vingt-huit victimes ordonné par Javogne, un des plus hideux proconsuls d’alors. L’aïeul paternel du poète, M. Marin de Laprade, soldat et savant, qui avait vaillamment porté l’épée de cadet, avant d’exercer avec talent la carrière médicale à Montbrison, avait comparu, le même jour que son ami M. Chevassieu, devant le tribunal de sang. Absous par hasard, il avait peu survécu à cette terrible journée. Ainsi entrèrent dans l’âme du poète, dès ses premières années, les deux convictions qu’il conserva toute sa vie; il puisa dans la vue sublime des montagnes l’amour de la liberté, et dans les sinistres légendes de son foyer l’horreur de la Révolution. Dès lors, dans cette libre poussée au milieu d’un beau paysage, son esprit reçut aussi, je le crois, le germe de ce sentiment de la nature qu’il devait répandre, si intense et si grandiose, dans tous ses poèmes. Je veux me reporter par l’imagination, comme il l’a fait si souvent par le souvenir, au temps de sa rustique enfance. La famille, une familière cadets, déjà médiocrement pourvue avant 89, est absolument ruinée; elle ne possède plus guère que la vieille maison, débris d’une demeure seigneuriale, avec sa tourelle d’angle et son mur où les saxifrages détruisent, en les fleurissant, quelques vestiges d’anciens ornements sculptés. Le père, médecin comme l’aïeul, est loin d’être encore devenu le professeur de clinique qui fera plus tard de savants élèves à l’École de médecine de Lyon; à l’heure qu’il est, il ressemble beaucoup au bon docteur de Pernette. C’est un praticien de province, qui va dès le matin visiter ses malades, au trot d’une jument paysanne. La mère et l’aïeule consacrent les longues heures de la journée aux soins du logis, mais surtout au nouveau-né. Quand le ciel sourit, elles l’emportent dans la campagne, qui est tout proche, au bout de quelque ruelle solitaire. On fait halte bientôt, sur la lisière d’un bois, devant un large horizon. Là, l’enfant se roule dans l’herbe, essaye ses premiers pas sous les chênes, tourne vaguement ses regards du côté des cimes lointaines. On ne revient qu’au coucher du soleil, pour le repas du soir; et lorsque le père rentre à son tour et présente à sa jeune femme une poignée de fleurs alpestres, qu’il a cueillies, en conduisant son cheval par la bride, le long d’un chemin escarpé, la mère les pose en souriant sur le berceau du petit garçon, endormi déjà, et le futur poète des sommets respire jusque dans ses premiers rêves l’enivrant et salubre parfum des montagnes. Ce parfum, qu’il aima toute sa vie et qui embaume toute son oeuvre, il en eut la nostalgie pendant son séjour entre les hautes murailles du lugubre lycée de Lyon. Celui qui devait écrire sous le titre de l’Education homicide, des pages brûlantes d’indignation contre les dangers de l’internat, souffrit plus que tout autre de ces années de caserne imposées à l’enfance. Anime de l’esprit du devoir et delà discipline, il fit de fortes et excellentes études; mais il était surtout soutenu par l’espoir des vacances dans ses chères montagnes foréziennes, où celui qui devait être le poète de la nature se retrempait dans la nature. Il sortit épuisé, presque mourant, de sa prison scolaire, et il fallut le généreux soleil du Midi pour lui rendre la santé et la force de son âge. M. de Laprade fit son droit à Aix-en-Provence, où il vécut quatre ans, et tous les témoins de cette époque de sa vie le représentent comme un étudiant laborieux, mais d’un caractère expansif, parfois même d’une gaieté débordante. N’aimez-vous pas cette joyeuse jeunesse précédant une vie de hautes vertus et une oeuvre austère? Le fleuve coule majestueusement entre deux calmes rives; mais remontez à la source, vous la découvrirez où il y a des gazouillements et de la verdure. On peut dire que M. De Laprade ignorait alors sa vocation, Sans doute, cette Provence qui ressemble à la Grèce, ces paysages arides, mais aux lignes magnifiquement harmonieuses, ces côtes, ces promontoires de la Méditerranée qui se découpent sur le bleu du ciel et se reflètent dans le bleu de la.mer, éveillaient sourdement l’inspiration chez un lecteur enthousiaste d’Homère et d’André Chénier. Mais, sincèrement humble de coeur, il s’estimait assez heureux de comprendre, d’admirer les poètes, et n’osait croire qu’il en fût un lui-même. Ses amis lui révélèrent son noble pouvoir. Il en comptait beaucoup parmi les Lyonnais, ses compatriotes, et aussi dans un groupe d’étudiants appartenant à la noblesse polonaise, réfugiés en France depuis la récente proscription. L’un de ces jeunes gens insista pour que M. de Laprade écrivît quelques strophes sur son album. C’en était fait; le vase avait débordé. Depuis ce jour, l’élève en droit fit des vers; mais toujours modeste, il les faisait seulement pour lui, pour ses camarades, sans l’ombre d’une ambition littéraire, sans rêve de succès et de gloire. N’avais-je pas raison de comparer la poésie de M. de Laprade à une source? Elle jaillissait de lui, naturellement, sans effort, limpide et chantante au départ comme l’eau d’une source dans les bois, mais, comme elle aussi, discrète d’abord et cachée. Ses études de droit terminées, gardant toujours une grande défiance du goût impérieux qui l’entraînait vers les lettres, M. de Laprade se fit inscrire au barreau de Lyon, plaida quelque peu, remplit auprès d’un avocat en vogue les fonctions de secrétaire, songea même un instant à entrer dans la magistrature. Celui qui fut par la suite un professeur éloquent et disert, prenait ainsi l’habitude de la parole, quand un voyage en Suisse et en Savoie, qui lui révéla les grandes Alpes, exalta jusqu’à l’enivrement ses facultés poétiques. Il sentit sa pensée s’élever avec sa personne dans l’ascension des pics blancs déneige, et la vue des aigles qui passaient lui fit comprendre qu’il avait le grand coup d’aile. Il revint cependant, quelque temps encore, dans la sombre étude du quartier Saint-Jean où il feuilletait, d’un doigt distrait, les paperasses judiciaires; mais, quand il en sortit, à la fin de son stage, quand il se décida à venir à Paris tenter la fortune de la publicité, il emportait une grande partie des Odes et Poèmes, des Poèmes évangéliques, et sa Psyché tout entière. J’ai dit qu’il n’était pas un ambitieux. Rien en lui de ces grands hommes de province, si fortement dépeints par Balzac, dans sa Comédie humaine, qui se ruent sur Paris en berçant leurs rêves de domination au trot des lourdes diligences et jettent à l’énorme capitale, du haut de quelque mansarde de la montagne Sainte-Geneviève, le défi du conquérant. M. de Laprade, pour nous servir d’un mot qui aurait plu à son tempérament religieux, ne vient à Paris qu’en pèlerinage. Hadji littéraire, il foulera le sol de la Mecque intellectuelle; mais, cette fois-ci comme les autres, il n’y fera qu’un séjour limité. Bientôt il repartira, non seulement pour se replonger dans la nature où il puise ses meilleures inspirations, mais aussi pour revoir sa patrie adoptive, cette ville de Lyon qu’il aime, qu’il préfère au tumultueux, au fiévreux Paris, cette ville de Lyon, grandiose et triste, un peu brumeuse aussi parfois, comme la pensée du poète, et que domine l’autel aérien de Notre-Dame-de-Fourvières ainsi que l’oeuvre de M. de Laprade est dominée par l’idée do Dieu. Je puis évoquer devant vous l’image de l’auteur de Psyché à ce moment de sa jeunesse déjà mûrie et devenue grave, tel qu’il fut introduit à Paris dans quelques sociétés d’élite, tel qu’il fut présenté notamment, par son compatriote Ballanche, à l’Abbaye-aux-Bois, où il s’inclina devant le majestueux silence de Chateaubriand. Ce portrait est signé du nom de notre maître à nous tous, les poètes, d’un maître qui fut particulièrement celui de M. de Laprade, du nom cher et vénéré de Lamartine; « Il était grand, dit-il, en parlant du jeune homme qui vint le saluer à Saint-Point, il était grand, élancé, la tête chargée de modestie, un peu inclinée en avant, le regard bleu et nuancé de blanches visions comme une eau de golfe traversée par beaucoup de voiles, le front plein, les traits maies, quoique avec une expression générale mélancolique, le teint pâli par la lampe, la physionomie pieuse, si l’on peut se servir de cette expression, c’est-à-dire la physionomie d’un jeune homme qui écoute les voix célestes entendues de lui seul, et dont la pensée, consumée du doux feu de l’encensoir, monte habituellement en haut plus qu’elle ne se répand sur les choses visibles d’ici-bas. » Il y a, dans ces lignes magistrales, plus qu’un portrait idéalisé du poète; il y a la définition même de son génie poétique, qui venait de se révéler alors au monde littéraire par la publication de Psyché. Vous l’admirez tous, cette pure fleur de poésie éclose dans un esprit pénétré par Platon, ébloui par Phidias, mais resté, malgré sa juvénile témérité, sincèrement, absolument chrétien; vous le connaissez, ce poème charmant et profond, où l’auteur, employant le plus gracieux des symboles, montre, dans la légende de cette jeune fille devenant l’épouse d’Eros, la destinée de l’âme humaine s’unissant à Dieu dans l’éternité; où le poète, éclairant, rajeunissant en quelque sorte aux lueurs de la philosophie la mythologie antique, en dégage la signification morale, le spiritualisme supérieur, l’idée profondément religieuse. Conception nouvelle et hardie, où se.trouve une fois de plus posé l’insoluble problème qui a inquiété et inquiétera le monde jusqu’à son dernier soir; car toujours Eve regarde d’un oeil plein de désir les fruits de l’arbre de la Science; toujours Psyché allume en tremblant sa lampe pour contempler le visage de son divin amant; toujours l’épouse de Lohengrin a sur les lèvres la question interdite; et, jusque dans les Contes de berceuses, toujours la femme de Barbe-Bleue serre dans sa main frémissante la clef de la chambre défendue. Toujours le mystère! Toujours Isis sous son voile! Toujours l’inflexible et désespérante consigne passée à l’homme d’âge en âge; Aimer et croire sans connaître! Ce poème de Psyché, dont je ne puis qu’indiquer le sens philosophique, mais dont je ne saurais trop louer la forme impeccable, où le dessin classique s’allie à la couleur moderne, fut bientôt suivi des Odes et Poèmes. C’est là, je n’hésite pas à le dire, que M. de Laprade, dans toute la force de son talent, a fait sa plus riche et sa plus féconde moisson lyrique; c’est là qu’il a chanté, avec cet enthousiasme, celle exubérance de jeunesse que les poètes eux-mêmes n’éprouvent qu’une fois dans la vie, son cantique à la gloire de l’univers visible, son hymne à la nature. Aucune analyse ne vaut la vue d’un chef-d’oeuvre, et l’éloge doit ici faire place à la citation. Relisons donc ensemble, si vous le voulez bien, un fragment de ce Poème de l’Arbre, où est exprimée, avec une poésie supérieure à toutes les éloquences, la fusion de l’âme humaine et des choses; relisons ces vers impérissables, qui rayonneront dans le trésor des anthologies comme les planètes. dans le ciel d’une nuit étoilée; À Un Grand Arbre. L’esprit calme des dieux habite dans les plantes. Heureux est le grand arbre aux feuillages épais; Dans son corps large et sain la sève coule en paix, Mais le sang se consume en nos veines brûlantes. A la croupe du mont tu sièges comme un roi; Sur ce trône abrité, je t’aime et je t’envie; Je voudrais échanger ton être avec ma vie, Et me dresser tranquille et sage comme toi. Le vent n’effleure pas le sol où tu m’accueilles; L’orage y descendrait sans pouvoir t’ébranler; Sur tes plus hauts rameaux, que seuls on voit trembler, Comme une eau lente, à peine il fait gémir tes feuilles. L’aube, un instant, les touche avec son doigt vermeil; Sur tes obscurs réseaux semant sa lueur blanche, La lune aux pieds d’argent descend de branche en branche, Et midi baigne en plein ton front dans le soleil. L’éternelle Cybèle embrasse tes pieds fermes; Les secrets de son sein, tu les sens, tu les vois; Au commun réservoir en silence tu bois, Enlacé dans ces lianes où dorment tous les germes. Salut, toi qu’en naissant l’homme aurait adoré! Notre âge, qui se rue aux luttes convulsives, Te voyant immobile a douté que tu vives, Et ne reconnaît plus en toi d’hôte sacré. Ah! moi je sens qu’une âme est là sots ton écorce;. Tu n’as pas nos transports et nos désirs de feu, Mais tu rêves, profond et serein comme un dieu; Ton immobilité repose sur ta force. Salut! Un charme agit et s’échange entre nous. Arbre, je suis peu fier de l’humaine nature; Un esprit revêtu d’écorce et de verdure Me semble aussi puissant que le nôtre et plus doux. Verse à flots sur mon front ton ombre qui m’apaise; Puisse mon sang dormir et mon corps s’affaisser; Que j’existe un moment sans vouloir ni penser; La volonté me trouble, et la raison me pèse. Je souffre du désir, orage intérieur; Mais tu ne connais, toi, ni l’espoir ni le doute, Et lu n’as su jamais ce que le plaisir coûte; Tu ne l’achètes pas au prix de la douleur. Quand un beau jour commence et quand le mal fait trêve Les promesses du ciel ne valent pas l’oubli; Dieu même ne peut rien sur le temps accompli; Nul songe n’est si doux qu’un long sommeil sans rêve. Le chêne a le repos, l’homme a la liberté... Que ne puis-je en ce lieu prendre avec toi racines! Obéir, sans penser, à des forces divines, C’est être dieu soi-même, et c’est ta volupté. Verse, ah! verse dans moi tes fraîcheurs printanières, Les bruits mélodieux des essaims et des nids, Et le frissonnement des songes infinis; Pour la sérénité je t’aime entre nos frères. Si j’avais, comme lui, tout un mont pour soutien. Si mes deux pieds trempaient dans la source des choses, Si l’Aurore humectait mes cheveux de ses roses, Si mon coeur recelait toute la paix du tien; Si j’étais un grand chêne avec la sève pure, Pour tous ainsi que toi, bon, riche, hospitalier, J’abriterais l’abeille et l’oiseau familier Qui, sur ton front touffu, répandent le murmure; Mes feuilles verseraient l’oubli sacré du mal, Le sommeil, à mes pieds, monterait de la mousse; Et là viendraient tous ceux que la cité repousse Écouter ce silence où parle l’idéal. Nourri par la nature, au destin résignée, Des esprits qu’elle aspire et qui la font rêver, Sans trembler devant lui, comme sans le braver. Du bûcheron divin j’attendrai la cognée. Notes. Cette ivresse, cette exaltation du poète devant la nature ont trompé des critiques superficiels; ils ont cru y discerner un penchant vers le panthéisme mystique, vers cet espoir vague, mais passionné, de s’unir â Dieu dans les choses, de s’ensevelir ainsi, de s’anéantir dans son sein. M. de Laprade a été très sensible à cette accusation, car elle offensait ses plus chères croyances. Mais son oeuvre est là qui proteste. Jamais, dans ses plus complètes extases, dans les heures où il unit plus intimement son âme à l’univers, il n’oublie celui qui en est l’auteur; jamais dans ses vers la personne humaine ne cesse d’être distincte de la personne divine, dont le monde est l’ouvrage et dont les spectacles les plus enchanteurs ne sont que la manifestation. Il y a, dans les doctrines panthéistes, une très séduisante et, par conséquent, très dangereuse embûche tendue à notre raison pour la faire choir dans l’adoration de la matière. L’auteur d’Hermia, - je cite à dessein le titre de ce poème, le plus mystique de tous ceux de M. de Laprade, - n’y est point tombé. Sa pensée se mêle un moment à la Création, mais pour remonter aussitôt vers le Créateur; elle est pareille à l’eau du Ciel, qui est absorbée par la terre, mais pour reparaître bientôt dans le flot des sources, dont le murmure est une prière, dans la rosée des fleurs, dont le parfum est un encens. Les Poèmes évangéliques, ainsi que les recueils qui les suivirent, prouvèrent d’ailleurs que le besoin de solitude du poète avait été sans danger pour sa foi chrétienne, que le démon du doute n’était pas venu le tenter dans ses retraites au désert, et qu’il n’y avait pas été pris, comme les gymnosophistes de l’Inde, par le dégoût de la vie et par le vertige du néant. Maintenant, c’est Dieu, toujours Dieu, qu’il adore dans la nature; il garde pour elle le même ardent amour, mais, sous toutes ses apparences, il ne cesse de voir distinctement l’idéal divin; il lui emprunte des symboles, mais à l’imitation de Celui qui parlait si délicieusement sur la montagne des lis des champs et des oiseaux du ciel. De par son pouvoir de magicien lyrique, il prête une voix aux glaciers et aux torrents, il anime les chênes et les roses; mais toute cette symphonie n’éclate que pour la plus grande gloire du Maître vivant et créateur et monte tout droit vers le ciel. Sacrifiant sur les hauts lieux et oubliant peut-être un peu trop l’humanité qui s’agite et souffre dans les vallées, M. de Laprade approche alors, autant que le permet le siècle, de l’idéal qu’il s’est fait du poète des temps primitifs, de l’antique Orphée; il devient, selon la belle expression de Lamartine, un véritable prêtre de la parole chantée. Le mot Dieu est celui qui jaillit le plus souvent de sa plume; et, dans ses vers harmonieux et limpides, le nom sacré retentit sans cesse, ainsi que résonne, le soir, au milieu des bruits de la campagne, la voix d’une cloche de village appelant obstinément les fidèles à la prière. Qu’on ne s’y trompe pas, cependant; mes paroles auraient étrangement trahi ma pensée si je vous avais représenté M. de Laprade comme un rêveur en dehors de toute humanité, un muezzin criant sans relâche le nom d’Allah du haut des minarets, un hiérophante toujours absorbé dans les mystères. Il n’a point cette monotonie sacerdotale; il est beaucoup plus humain. Dans les Symphonies, par exemple, livre qui marque, selon moi, le point culminant de son oeuvre, bien des poèmes, tels que Rosa mystica et la Tour d’Ivoire, contiennent un élément déjà plus vivant, plus dramatique, sont écrits sous la dictée de la passion. De plus, le poète.excelle dans l’expression de beaucoup de sentiments intimes, des sentiments de famille surtout, et les vers par lui dédiés à sa mère, à son père, à ses aïeux, sont pleins de tendresse respectueuse et font prévoir qu’il trouvera plus tard les accents si touchants du Livre d’un Père. Dans ce domaine de la sensibilité, il abonde en mots de la plus pénétrante émotion, en vers tout entiers jaillis du coeur. Qui osera lui reprocher d’avoir gardé pour lui seul certains secrets de son âme, ou du moins de ne les avoir laissé deviner qu’à travers le brouillard de l’abstraction ou sous le voile de l’allégorie? Sans doute, la plupart des poètes modernes ne nous ont pas habitués à tant de réserve; ils ont un besoin, un abandon de confidence, parfois bien indiscret, mais dont, moins que tout autre, j’aurais le droit de leur faire un crime, ayant moi-même à confesser quelques fautes vénielles sur ce point. N’est-ce pas un motif de plus pour que je respecte, pour que j’admire le chaste silence de M. de Laprade, qui lui était imposé par le plus délicat des sentiments, par la pudeur? Tant d’ouvrages d’une inspiration si haute et si pure, d’une forme si parfaite, avaient désigné M. de Laprade à l’attention, aux récompenses de l’Académie Française. Parlant à M. de Laprade de ces lauréats qui deviennent des candidats, puis des élus, M. Vitet a comparé spirituellement l’Académie à une mère de famille prévoyante qui songe d’avance aux alliances possibles. On peut donc dire que, depuis longtemps, M. de Laprade était pour l’Académie plus qu’un prétendant, mais une sorte de fiancé. Il augmentait ses titres à votre suprême faveur par ses remarquables leçons à la Faculté des lettres de Lyon, où l’avait appelé, dès 1847, la bienveillance de M. de Salvandy et où il commentait, en poète et en philosophe, les chefs-d’oeuvre de notre littérature nationale. Admis, encore jeune, à l’honneur de siéger parmi vous, goûtant la douceur d’une heureuse union et voyant grandir autour de lui une belle et nombreuse famille, aimant cette noble profession de l’Enseignement supérieur, qui laissait assez de loisir au rêveur, assez de vacances au montagnard, sans richesses mais sans besoins, satisfait de sa renommée parmi les lecteurs choisis, renommée que n’avait même pas souhaitée cet artiste vraiment désintéressé, M. de Laprade vécut alors des jours calmes et prospères, que le travail et les joies du foyer suffisaient à remplir. Ce ciel était trop pur; un orage, un orage politique, y éclata. Profondément attaché à ses convictions monarchiques et religieuses, M. de Laprade n’avait pas été sans partager les espérances, les illusions, pour mieux dire, qui naquirent dans beaucoup d’esprits à la suite de l’inexplicable révolution de Février, et il fut de ceux qu’assombrit le coup d’Etat du 2 décembre. Néanmoins, il ne manifesta pas tout d’abord son antipathie contre le nouveau régime, estimant sans doute, et avec raison, que le poète est libre de ne se point jeter dans les tumultes. Mais, vers 1860, quand les conséquences de la guerre d’Italie inquiétèrent les catholiques, il publia, sur les choses du temps, quelques satires, plutôt morales que politiques, dont l’une, intitulée les Muses d’État, fit destituer son auteur. L’émotion fut grande, la fonction de professeur de Faculté ayant été considérée jusque-là comme à peu près inamovible. Permettez-moi de ne pas m’étendre sur les satires de M. de Laprade. Ce n’est pas qu’on n’y puisse rencontrer beaucoup de bon, et même de l’excellent; on y remarque surtout une puissance d’ironie, une verve mordante qu’on ne soupçonnerait pas chez l’auteur de Psyché, et cette main, habituée à toucher la lyre virgilienne, a su faire vibrer les cordes d’airain de Juvénal. Mais ces satires datent de loin, et n’offrent plus qu’un intérêt rétrospectif. N’est-ce pas là d’ailleurs le sort ordinaire des vers politiques et ne sont-ils pas comparables aux balles de guerre? Elles sifflent et font leur oeuvre de destruction, le jour du combat; mais elles sont froides, quand on les ramasse, le lendemain, sur le champ de bataille. J’aime mieux insister sur la force d’âme qu’opposa le poète au coup qui le frappait. Ce coup lui était particulièrement cruel, car il diminuait ses médiocres ressources et l’atteignait dans ses besoins de père de famille; mais il ennoblit encore plus cette existence si noble, en y ajoutant la beauté du malheur, du malheur subi avec Je plus simple et le plus fier courage. M. de Laprade dédaigna la popularité que sa disgrâce lui improvisait, n’eut aucune faiblesse, ne laissa échapper aucune plainte; il vécut seulement dans une plus étroite retraite et travailla davantage. On peut dire qu’à partir de cette heure de crise, le caractère de cet homme de bien se rapprocha autant qu’il est possible de la perfection morale et se revêtit d’une suprême dignité. Dans le cabinet paisible où il s’attarde près de sa lampe, protégé par le regard des portraits d’ancêtres, il peut maintenant, comme il l’a raconté dans un mâle poème, voir surgir, une nuit, l’ombre du grand Corneille en personne. Le père de Polyeucte et d’Horace est heureux de visiter dans sa solitude ce chrétien résigné, ce bon patriote, ce frère pauvre, et il lui sourit avec bienveillance. Un tel hôte est digne en effet d’accueillir Corneille, de lui dire; Sieds-toi! de parler avec lui d’honneur sévère, de stoïque devoir, et d’écrire sous sa dictée des vers dignes du maître. L’incursion de M. de Laprade dans le domaine de la satire eut, du reste, un autre avantage que de lui fournir l’occasion de montrer, dans un jour d’adversité, la hauteur et la beauté de son âme; elle lui révéla un style plus souple, plus familier, sans qu’il cessât d’être lyrique; elle détendit, elle humanisa, en quelque sorte, son inspiration. Désormais le poète gravira toujours les cimes, mais, à la descente, il s’arrêtera dans les villages, entrera dans les fermes, s’entretiendra avec les laboureurs; et la grandiose solitude de ses paysages va se peupler de figures touchantes. C’est ainsi qu’il écrit Pernette, et le succès populaire de cet émouvant et charmant récit le récompense de cette rénovation de son talent. Dans cette idylle héroïque, M. de Laprade n’a pas seulement doté les lettres françaises d’un poème qui se peut comparer sans désavantage à l’Hermann et Dorothée de Goethe; mais, comme pressentant nos prochains malheurs, il a, d’un geste prophétique, montré aux paysans le vieux fusil pendu par deux clous aux murs de la chaumière, l’arme de chasse pendant la paix, d’embuscade aux jours d’invasion, que plus d’un désespéré de nos pays de l’Est devait bientôt emporter sous sa blouse, par les nuits sans lune, et dont les coups mortels firent vider les étriers à bien des éclaireurs allemands. Quand l’horrible guerre éclata, quand le double désastre de Reichshoffen et de Sedan nous fit monter la rougeur à la face, l’auteur de Pernette, malgré sa barbe grise, aurait bien voulu imiter le héros de son poème, Pierre le franc-chasseur, et saisir à son tour le fusil du volontaire, le mousquet rouillé des Chouanneries et des Guérillas; car aucun citoyen n’éprouva plus profondément, plus douloureusement que lui cette impression de viol et d’outrage qui alors déchira tous les coeurs. Mais, cloué dans son logis moins par l’Age que par le mal qui devait faire de ses dernières années une lente agonie, il ne put qu’accompagner nos soldats de ses ardentes prières et de ses voeux passionnés. Il ne faillit pas du moins à ce devoir, et parmi les cris de guerre qu’arrachait alors à nos poètes le désespoir national, il en poussa d’admirables. Où trouvera-t-on plus d’enthousiasme vraiment français, plus d’éloquence patriotique, que dans les vers de M. de Laprade aux Bretons, que dans ces strophes enflammées, où l’Arverne se souvient que les habitants des landes de l’Ouest sont Celtes comme lui et que leurs pères ont lutté jusqu’au bout contre les légions romaines; où le montagnard, qui a sans doute dans les veines une goutte du sang de Vercingétorix, crie éperdument; Aux armes! vers le pays de Beaumanoir et de Du Guesclin? Allez donc, ô géants, ô Bretagne, ô Vendée! Allez, Saints de l’Anjou! De sauvages impurs la France est inondée; Peuple chrétien, debout! C’est notre Dieu sanglant qui vous appelle aux armes, Qui vous commande ici. Saint Louis, Jeanne d’Arc, les yeux baignés de larmes, Vous adjurent aussi. Il s’agit de leur France et de son âme entière; Car le Teuton vainqueur Veut moins, dans son orgueil, rogner notre frontière Qu’égorger notre honneur! Il rêve d’effacer la France de l’histoire, Par le fer, par le feu, Et de faire servir son infâme victoire A nier notre Dieu. Il rêve de fonder un droit contraire au nôtre, D’affirmer hautement Que le Peuple Français n’est plus le peuple apôtre Que la liberté ment. Aux armes, fiers Bretons, fils de libres ancêtres, Qui, seuls dans l’univers, N’avez jamais fléchi sous Rome et sous des maître Jamais porté de fers! Aux armes, Vendéens, dont la race héroïque De paysans-soldats, Quand l’Europe tremblait devant la République, Seule ne tremblait pas! Bretons et Vendéens, famille encor meurtrie De nos injustes coups, Vengez-vous, ô martyrs, en sauvant la patrie; Les Bleus comptent sur vous. C’est à vous, paysans, d’achever l’oeuvre sainte; Debout les vieux Gaulois! Et fauchons l’étranger sous cette ferme enceinte Du temple de nos lois. Lutèce vous attend, l’Europe vous regarde, O guerriers de l’Arvor! Que Dieu, pour vous guider, suscite un puissant barde Dont la harpe soit d’or; Qu’il réveille vos morts au fond de leurs cavernes, Vos aïeux en courroux! Je vous jette ce cri du pied des monts arvernes, Moi, Celte comme vous! Après les suprêmes défaites, la ville de Lyon choisit M. de Laprade comme un de ses représentants à l’Assemblée nationale. Aucune main plus pure ne signa la paix douloureuse, et le patriote resta à son poste jusqu’à la fin du danger. Mais son état maladif s’aggravait chaque jour et, de plus, il avait été pris tout de suite d’une singulière répugnance pour la vie parlementaire, Au milieu de cette agitation, de ces intrigues, il regrettait ses templa serena, le calme de la famille, le recueillement du travail, les méditations en pleine nature. Dès 1873, il donna sa démission; quelques ambitieux, toujours occupés à compter les voix d’un parti, s’en plaignirent; et cependant rien n’était plus légitime que cet acte d’un homme de pensée et d’étude reconquérant sa liberté, et il aurait pu répondre à ceux qui le blâmaient que le meilleur moyen offert au poète de prouver qu’il est un bon citoyen, c’est encore d’enrichir de quelques belles oeuvres le trésor littéraire de son pays. Rentré dans sa studieuse retraite, M. de Laprade se remit à l’oeuvre, et, dans les rares heures où il n’était pas obsédé par la maladie, il composa celui de ses livres où se manifestent le plus directement ses sentiments intimes, cette suite de courts et charmants chefs-d’oeuvre qui forment le Livre d’un Père. Qu’elles sont nobles et touchantes, dans leur simplicité d’expression, les paroles que prononce le vieillard devant ses enfants groupés autour de son fauteuil, devant ces fronts inégaux où il dépose de si mâles conseils et sur lesquels il appuie de si tendres baisers! « Soyez des hommes! » leur dit-il; car il songe que, nés dans une époque troublée, ils sont destinés à la lutte; car il se reproche presque d’avoir lui-même négligé l’action pour le rêve; « Soyez des hommes! » J’ai trop souvent, mes doux lecteurs, Parmi les bruyères fleuries, Parmi les bois, sur les hauteurs, Conduit vos jeunes rêveries. J’aimais à cueillir, à genoux, Au bord des neiges les fleurs roses, Sous mes doigts exprimant pour vous Les parfums intimes des choses. Je voulais, seul, dans ces beaux lieux, Loin du monde, à côté des nues, Nourrir vos coeurs purs et joyeux Du miel des plantes inconnues; Et dans le calme des forêts, Aux feux des aurores vermeilles, Vous faire adorer de plus près Le Dieu qui créa ces merveilles. Ce Dieu nous appelle, aujourd’hui, Autre part que dans la nature; Il nous faut pour marcher à lui Revêtir une forte armure. Notre poste est dans les cités, Dans ces combats à toute outrance Où l’on blesse des deux côtés, O Christ! votre soldat... LA FRANCE. Déserts visités en rêvant, J’aspirai, du moins, sur vos cimes, Dans le souffle du Dieu vivant L’espoir et les désirs sublimes. C’est lui que nous allions chercher Sous les sapins, sur la bruyère; Nous grandissions sur le rocher, Dans l’art sacré de la prière; Et nous rapportions des sommets Mieux que des vers et des fleurs vaines, Une foi qui ne meurt jamais, Et l’amour, ce sang de nos veines, En cueillant les lis frais éclos, Ma musé, à ces heures champêtres, Taillait aussi des javelots Dans les frênes et dans les hêtres. Montrez, amis, à quoi vous sert D’avoir habité son domaine; Sortis plus vaillants du désert, Entrez dans la bataille humaine. Élevez vos coeurs et vos yeux Vers les sommets de notre histoire; Saluez l’oeuvre des aïeux Et leurs noms rayonnants de gloire. Pour exciter votre vigueur Nourrissez-vous de leurs exemples; Humbles comme eux près du Seigneur, Soyez fiers au sortir des temples. Fuyez, oubliez pour toujours, Tout prêts à de sanglants baptêmes, Les fleurs, les chansons, les amours, Mes chères Alpes elles-mêmes, Le bleu des lacs si doux à voir, Les bois, ma vieille idolâtrie... Tout ce qui n’est pas LE DEVOIR, Tout ce qui n’est pas LA PATRIE. Ne soupirons plus mollement. Fuyons toute lyre énervante. Arrière le faux sentiment! Place à la foi ferme et vivante! Il faut de plus mâles sauveurs Dans l’affreux orage où nous sommes. Nous avons eu trop de rêveurs. Soyez des hommes! Ces beaux vers, que j’ai tenu à vous relire, me semblent bien résumer la pensée générale du dernier ouvrage de M. de Laprade. Jamais le sentiment paternel, dont ici chaque page est brûlante, ne tombe dans l’attendrissement sénile et maladif. C’est bien le livre d’un père, d’un père au coeur rempli d’amour, d’un père prodigue de caresses, mais qui, tout en adorant ses enfants, prétend leur souffler le haut et sévère idéal et la passion des grands devoirs qu’il tient lui-même de ses aïeux. Vers la fin de la vie de M. de Laprade, l’ironique fortune lui donna les richesses de ce monde qu’il avait toujours méprisées. Il eut du moins la satisfaction de les laisser à sa famille, dont les soins pieux et le tendre respect ont adouci le martyre de ses dernières années. Martyre subi avec un admirable courage, et je puis même dire, en me rappelant les ^lettres écrites par le malade de son lit de torture, avec une surprenante gaieté. Quand la mort mit un terme à ses souffrances, ce chrétien qui les avait supportées avec tant de résignation, cet homme de foi et de vertu eut la fin dont il était digne; il s’éteignit avec la sérénité d’un saint. J’ai accompli mon pieux devoir. J’ai essayé de retracer devant vous, autant qu’il était possible de le faire dans les étroites limites d’un discours, la vie et l’oeuvre d’un poète qui a suivi la route de l’Art, les yeux toujours fixés, comme un berger de l’Écriture, sur l’étoile de l’Idéal; d’un poète qui serait au premier rang, s’il n’était pas né dans un siècle qui a donné à la France Alfred de Musset, Lamartine et Victor Hugo, et dans lequel vous avez eu, Messieurs, l’orgueil de compter de tels hommes dans vos rangs. Nous pouvons encore contempler l’admirable vieillesse de l’auteur de la Légende des Siècles, mais ceux qui ont écrit Jocelyn et les Nuits ne sont plus. Après de pareils génies, qui ont mis la poésie française au-dessus de toutes les autres, il se produit, dans la pensée d’un peuple, une sorte de lassitude et d’épuisement, de même que, dans une marée montante, les petits flots succèdent aux grosses lames. Les yeux éblouis d’un sublime coucher de soleil, vous vous tournez vers l’avenir, vers le levant, vous regardez avec mélancolie les tremblantes étoiles qui palpitent encore dans le ciel poétique. Vos choix deviennent donc forcément indulgents. Mais, fidèles à votre passé et respectueux de vos anciennes gloires, vous conservez ici leurs places aux poètes, aux seuls poètes de bonne foi et de bonne volonté; et vous ne tenez pour tels que ceux qui, comme M. de Laprade, cherchent dans la poésie l’expression la plus noble de la pensée et ne la mettent au service que de ce qu’il y a dans le coeur humain d’héroïque, de tendre et de généreux.