L'Apologie Du Théâtre. Par Georges De Scudéry. (1601-1667) Ceux qui condamnent la comedie, parce que certains peres de l'eglîse l'ont condamnée, ne sçavent pas qu'il y en a d'autres, qui nomment les poëtes qui la composent, des exemples de vertu, dignes d'honneur et de l'oüange: et que cette diversité d'opinions, qu'on remarque entre ces grands hommes, vient de la difference des poëmes, dont les uns meritent une rigoureuse censure, et les autres une glorieuse aprobation. Et c'est enquoy ces injustes persecuteurs de la comedie, font voir qu'ils ignorent esgallement, et ce qu'elle estoit dans quelques uns des siecles passez, et ce qu'elle est maintenant dans le nostre. Jamais deux choses ne furent plus directement opposées; puis que l'une n'estoit que medisance et salletez, et que l'autre n'est que pudeur et modestie. De sorte, que la premiere estant coupable, et la seconde innocente, il seroit injuste de les confondre, et de rendre le chatiment commun, puis que le crime ne l'est pas. Et certes comme la fort bien dit le grand Seneque françois, ceux qui blasment etc. . Et veritablement il paroist bien, que les personnes qui n'approuvent point la comedie, n'ont pas consideré comme ils devoyent, que de toutes les façons d'instruire, elle est sans doute la plus agreable, et par consequent la plus utile. Un ancien disoit, qu'entre les choses etc.: laissons le decider à ceux qui ont comme disoit Caton, la langue plus sensible que le coeur; mais que les hommes prennent plus de plaisir descouter les discours de philosophie, qui tiennent moins du philosophe, c'est une chose que l'experience nous aprend tous les jours: et ceux qui connoissent la foiblesse des malades n'ignorent pas, qu'ils veulent qu'on leur sucre les pilules, et qu'on leur donne les medecines dans un gobelet de vermeil doré. Le stile dogmatique à quelque chose d'imperieux, que tous les esprits qui sont nais libres, ne peuvent endurer qu'à peine: ils veulent qu'on les persuade, et non pas qu'on leur commande; et sans les traisner par force vers la vertu, ils veulent qu'on la leur face voir si belle, que leur volonté s'enflamant d'amour pour un si divin objet, se porte d'elle mesme à l'embrasser. C'est à mon advis, ce que la comedie fait excellamment: elle pare cette vertu toute nuë, des plus beaux, et des plus riches ornemens, que l'art puisse adjouster, à ses graces naturelles: et comme ces dames adroites, dont les yeux blessent avecques dessein, ceux qu'elles feignent de blesser par hazard; elle conduit les hommes vers l'instruction, feignant de ne les mener qu'au divertissement: ainsi cette charmante et sage mestresse, travaille à les rendre sages eux mesmes, lors qu'ils pensent qu'elle ne songe qu'à leur plaire. Et comme ceux qui rament tournent le dos aux lieux ou ils veulent aller, cette fidelle, mais adroite guide, les jette insensiblement, dans le chemin de la vertu, feignant de prendre celuy de la volupté: et leur cache un ameçon sous l'appas d'un si doux plaisir, qu'il les arreste sans qu'ils y pensent, qu'il leur fait suivre, ce qu'ils taschoient d'esviter, et qui comme l'hercule gaulois, les meine attachez avecques des chaines d'or, qui de la bouche de l'acteur respondent à l'oreille de tout le peuple qui l'escoute. Il est bien vray, que comme les honnestes femmes, peuvent porter les ornemens, proportionnez à leur condition, mais non pas les habits indecens des courtisanes, de mesme la comedie, doit s'orner de toutes les graces, et de toutes les richesses dont elle est capable, mais non pas de ces dangereuses maximes, qui peuvent corrompre les bonnes moeurs; et qui l'esloignent de la fin, pour laquelle si de grands hommes ne nous abusent point, elle fut autrefois inventée. L'ouye est sans doute celuy de tous les sens qui approche le plus, du propre siege de l'entendement et de la raison, qui est le cerveau; si bien qu'il corrompt aussi plus facilement l'ame, si ce qu'on reçoit par luy n'est pas bon. Et certainement, la poësie de theatre, est comme la boutique d'un apotiquaire, il y a des poisons et des preservatifs; des venins et des remedes; de sorte, qu'elle peut estre utile ou dangereuse, selon le sçavoir ou l'ignorance, de celuy qui la dispense aux autres. Car comme la pierre d'aymant comunique sa vertu au fer qui l'aproche, et ce fer à l'autre fer qui le touche en suite; de mesme dans les poëmes dramatiques, les passions bien representées, ayant premierement atteint le poëtte, passent de luy à l'acteur qui recite, et de l'acteur au peuple qui l'escoute: si bien qu'il s'en peut faire un enchainement de crimes, si la raison et la justice, ne regnent dans tous ces ouvrages, et si ce debordement des passions, n'imite à la fin celuy du Nil, qui fait du bien aux campagnes qu'il inonde; et qui se retire en ses bornes, apres que par ses utiles ravages, il à mis dans le sein de la terre, l'abondance et la fertilité. Et certes celuy qui compose pour le theatre, doit bien s'empescher de faire, comme ces mauvais medecins, dont l'art imparfait esmeut les humeurs, et ne les purge point apres: et qui par cette criminelle ignorance, causent assez souvent la mort, à ceux qu'ils pretendent guarir. En effet, la chaleur poëtique est bien dangereuse, quand elle n'a pas plus de force, que celle du soleil de mars, c'est à dire, qu'elle esmeut et ne resoud point: car elle excite des foudres et des tempestes, qu'elle n'est pas capable d'apaiser. Et veritablement les poëtes dramatiques, s'ils sçavent de quelle importance, est leur bon ou mauvais travail, n'exposeront pas legerement une chose, qui peut estre infiniment utile, et parfois infiniment perilleuse. Car il est indubitable, que les maximes bonnes ou mauvaises, estans comprises et reserrées, en certain nombre de paroles, et de silabes mesurées, ou la rime s'adjouste encore, s'impriment plus aisement dans la memoire, et si conservent avec plus de facilité, que celles quon reçoit de la prose: de sorte, qu'il est d'autant plus important, que ce qu'on aquiert par cette voye ne soit pas mauvais, qu'il est quasi hors de doute, qu'on le gardera tousiours: puis qu'on voit mesme, que cette impression invisible, que font les parfums dans les vases, y laisse l'odeur du musc et de l'ambre, long temps apres qu'on les à vuidez. Je n'entreprens pas de faire l'apologie de tous les poëmes, en faisant celle du theatre. Je sçay qu'il en est qu'il faudroit corriger de mesme façon, que Philoxene corrigea la tragedie de Dionisius, c'est à dire, les effacer d'un bout à l'autre. Mais comme il est des aristophanes vicieux, il est des menandres pleins de vertu. Ce dernier si fameux dans son siecle et dans sa patrie, semble avoir escrit pour le licée, et pour le theatre; pour les sages, et pour le peuple: et certes il fait voir que la poësie, est une des belles choses que la Grece ait jamais produites: car par elle il ravit les coeurs; il charme l'oreille, on ne sçauroit eschaper des filets qu'il tend à l'esprit; et pour luy les theatres d'Athenes estoient pleins de philosophes. Mais dans Aristophane au contraire, les ruses ne sont point galantes mais malignes; la rusticité n'est point naïfve mais sotte; les rencontres ne sont point plaisantes mais basses; les amours ne sont point passionnées mais dissoluës; et l'on diroit que cét autheur n'a escrit, que pour n'estre pas leu d'un homme de bien. Il est vray qu'il ne faut pas d'abord condamner un poëte, parce que ses premiers ouvrages auront des deffaux de peur de donner une sentence precipitée: car comme celuy qui ne sera pas sçavant en agriculture, n'estimera point une terre, qu'il verra couverte de halliers, de meschans arbres, et de plantes sauvages, et qu'au contraire un bon laboureur, tirera de tout cela, des conjectures de sa fertilité: de mesme ne faut il pas juger mal d'un esprit, parce que ses premieres productions, ne seront pas achevées: mais il faut esperer que ce puissant et beau naturel, produira quelque jour de bons fruicts, lors que le temps et l'art auront corrigé ses deffaux. Et puis comme Philipes roy de Macedoine, respondit à ceux qui luy persuadoyent de ruiner la ville d'Athenes, qu'un prince qui etc. , de mesme n'est il pas juste, de condamner la comedie, qui de soy n'a rien que de bon, parce que des mains peu sçavantes, luy auront laissé des fautes qui certainement ne sont point en l'art. Licurgue à mon advis n'eut pas raison, de faire arracher toutes les vignes, parce que quelques uns de ses citoyens s'ennivroyent: il devoit plus tost en aprocher les nimphes qui sont les fontaines, et comme dit ce grand precepteur de Trajan apres Platon, retenir un dieu etc. . Car le meslange de l'eau avecques le vin, luy oste la puissance de nuire, et non la force de proffiter. De mesme on ne doit pas rejecter la poësie theatrale, qui est la plus belle partie des lettres humaines, mais il faut corriger en elle, l'impetuosité du genie, par la solidité du jugement: afin que les raisons de la philosophie, en se meslans parmi des fables, en rendent la sçience plus aisée, et plus agreable aux hommes: et faire que parmi les roses dont la montagne des muses est couverte, à ce que dit une amoureuse et belle greque, ils sentent la piqueure de quelque espine, par l'opposition des vertus. Et comme autrefois les thoscans, chatioyent leurs esclaves au son des haubois, il faut corriger les vices, par la douceur harmonieuse des vers: et rendre s'il est possible, le chatiment agreable, afin de le rendre utile. Mais comme aux vignes il y a beaucoup de grappes de raisin, si bien cachées sous le pampre, qu'on ne les apperçoit qu'a peine: de mesme il faut s'empescher de couvrir si fort ce qui doit instruire dans les poëmes, par ce qui doit dellecter, que l'esprit n'en face point le discernement, et n'en recueille pas, le fruict qu'il en doit attendre. Il faut plus tost imiter en cela, les abeilles que les bouquetieres; car les unes ne cherchent que des fleurs dont l'esclat soit vif et plaisant à l'oeil, et les autres mesprisant les tulipes et les anemones, vont plus tost s'atacher au thin, qui leur doit fournir la matiere, dont elles composent le miel. Ce n'est pas à dire pourtant, qu'il ne soit permis aux poëtes, de produire sur la scene, et les meschans, et leurs maximes: tant s'en faut; comme les contraires se font paroistre davantage, il est bon d'opposer le vice à la vertu, pour en relever d'autant plus l'esclat: mais il faut tousjours establir le throsne de cette reine, sur les ruines de ce tiran si dangereux: et faire toujours triompher à la fin, cette vertu persecutée. Comme l'image de Thersite quand elle est bien faite, donne autant de plaisir à voir que celle d'Helene, il n'est pas deffendu de representer aussi bien, et aussi naïfvement un sinon comme un nestor, pourveu que l'un soit detesté comme meschant, et l'autre estimé comme bon: et que les propos dangereux, soyent tousjours mis seulement, en la bouche des mechantes personnes: de peur que si un vertueux les prononçoit, elles ne fissent impression en l'ame de ceux qui l'escoutent et qui l'estiment; et qu'ils ne creussent ne s'esgarer point, en suivant un chemin qu'il auroit pris. Il est aisé de se garder des ennemis desclarez; mais tres difficile de se sauver des embuches de ceux qui se cachent; qui vous poignardent en vous embrassant; ou qui baisent la coupe empoisonnée, que leur perfidie vous presente. De mesme est-ce une dangereuse chose, qu'une mauvaise maxime, en la bouche d'un personnage creu vertueux: et quand la necessité de la fable, demande des discours de cette nature, il faut tousjours faire voir la punition, des scelerats qui les profferent. C'est ce que les anciens ont pratiqué dans leurs poëmes; et je me souviens de deux exemples d'Euripide, qui ne viennent pas mal à propos à mon subjet. Ce grand homme faisant representer une de ses tragedies, les vers de l'un de ses personnages ayant dit, qu'on devoit tout faire etc.; le peuple se mit à crier, avec une estrange colere; et voulut chasser l'acteur: mais Euripide parut luy mesme sur le theatre; le conjura d'attendre etc. . Il me souvient encor, que quelqu'un disant à ce grand poëte, apres la representation d'une autre piece, etc. à vray dire, il est peu d'ames assez justes, et assez desinteressées, pour se porter au bien, par la seule consideration qu'il est tel: et pour s'esloigner du mal, par la seule connoissance que l'on à de ses deffaux: on reflechit tousjours un peu vers soy, par l'esperance ou par la crainte; et les deux parties de la justice, qui sont la rescompense et le chatiment, font sans doute, plus de la moitié de nostre vertu. Il est peu d'esprits assez forts, pour mespriser ce que tous les autres craignent: et peu de coeurs assez genereux, pour negliger ce que les autres desirent. Mais comme il est peu de vertueux, parfaitement acomplis, il est aussi peu de meschans, dont la malice soit entierement confirmée. Les hommes ne sont guere capables, de l'une ni de l'autre extremité: ils balancent presques tousjours entre les deux, et dans ce degré mediocre, et de vices, et de vertus, le desir ou la sinderese; l'espoir du bien ou la peur du mal; partagent incessamment leur ame. C'est par cette raison si puissante, que les poëmes de theatre, sont d'une merveilleuse utilité. Car la terreur et l'esperance, qui sont les deux ressorts, qui font mouvoir tous les esprits; sont aussi les deux pivots, sur quoy tourne tousjours la scene. En effect, quel homme de fer et de sang, ne sera point touché de crainte et d'horreur? Quand il verra sur le theatre et dans l'oreste , ce parricide agité par des furies, qui le suivent par tout, le flambeau brullant à la main; qui s'arrachent des serpens de la teste, pour les luy mettre dans le coeur; qui presentent à ses yeux espouvantez, et son effroyable crime, et le fantosme sanglant de sa mere, marchant à pas lents et mal assurez; qui luy font ouvrir ce long drap noir qui l'envelope, pour monstrer à ce fils inhumain, et la blesseure qu'il luy à faite; et le poignard qu'il y a laissé dedans; quelle ame ne sera point esbranlée, par ce visage pasle et deffiguré, qu'elle à r'aporté du tombeau? Et quel coeur ne sera point esmeu des profons soupirs, et des longs gemissemens, qui sortent d'une bouche morte! Mais quel tigre ne craindra point? Lors qu'il verra ce miserable qui porte peint sur le visage, le repentir, l'horreur, la crainte, et la fureur tout ensemble? Qui par une inquietude espouvantable, change incessamment de lieux, et trouve par tout son suplice; qui ferme les yeux, pour ne voir point ce fantosme qui le poursuit; et qui les r'ouvre tout aussi tost, parce que son imagination blessée, le luy represente encore plus cruel: qui crie, qui pleure, qui gemit, qui prie, qui menace, qui s'adresse au ciel, à la terre, à la mer, aux enfers, aux dieux, aux hommes, à l'ombre de sa mere, aux furies; et qui sucombant à sa peine, tombe enfin sans pouls et sans mouvement, pour reprendre de nouvelles forces en cet intervale; afin de souffrir un nouveau suplice. Est-il une ame assez sanguinaire, pour ne fremir point à l'aspect de ce chatiment? Et qui pour s'exempter d'un semblable, ne quite sa cruelle inclination? Il en est ainsi de tous les crimes; et ce que nous avons dit du cruel, nous le pouvons dire de l'impie. Lors que dans l'aiax il verra soulever la mer, qui porte ses ondes et les vaisseaux jusqu'au ciel, et qui de la, les abisme dans le centre de la terre; qu'il verra l'air tout obscur, se fendre avec un bruit espouventable, et la foudre comme une flame ondoyante, tomber sur la teste d'Ajax Oilée qu'un rocher accable, et precipite sous les ondes avecques luy: la mer engloutir ses navires à demi brulez; et les feux et les escueils, achever de consumer ou de mettre en pieces, tout ce qui reste de cette miserable flotte: l'impie qui regardera ce spectacle, ou pour le moins qui en entendra faire le recit, ne sçauroit s'empescher de fremir en luy mesme, et d'avoir un bon mouvement. Ainsi quand un homme dont le coeur brulle, de quelque flame ilicite, et languit de quelque amour deffenduë; verra dans l'Oedipe, les espouventables malheurs, qui suivirent, son mariage infortuné; il est sans doute, que l'esgallité du crime, luy fera craindre, l'esgallité du chatiment. Ceux de qui l'humeur panche à la rapine, qui croyent que toutes choses sont en commun; et qui prennent le bien d'autruy, comme s'il leur apartenoit, lors qu'ils verront le promethée , enchainé sur un haut rocher, devoré tout vivant, et mesme sans pouvoir mourir, par ce cruel et affamé vautour qui luy deschire les entrailles; il sera bien difficile, que les serres de cet oyseau de proye, ne percent le coeur d'un volleur, qui regardera ce spectacle, aussi bien que le foye de ce miserable, et que cet objet ne lui peigne en l'imagination, le tableau de la peine qu'il à meritée; et ne luy mette en l'ame, la volonté de l'esviter, par le changement de sa vie. Tout de mesme, quand un ambitieux verra dans l'antigone , la funeste avanture de ces deux tigres, qui se dechirerent l'un l'autre, par un furieux desir de regner, indubitablement il sentira calmer sa passion; et le nauffrage des autres, luy fera regagner le port. Enfin lors que les rois, et les maistres de la terre, qui s'assurent trop en leur grandeur, verront dans l'hecube , les horribles infortunes, qui dans une nuit, renverserent un roy de son throsne; briserent sa couronne et son sceptre; mirent sa ville et son palais en cendre; et le firent nager dans son sang; il ne sera pas bien aisé, que ces dieux visibles ne se souvienent qu'ils sont hommes; et que cet objet ne les advertisse, qu'ils doivent craindre comme nous. Mais si le theatre porte les hommes au bien par les chatimens, il les y porte encor par les rescompenses, et certes fort utilement. Car lors qu'on y voit là vertu triompher de ses ennemis, et l'innocence sur le throsne, l'esprit n'a point de peine à se resoudre de suivre une reine, qui luy promet des couronnes. Lors qu'une femme verra dans l'alceste , la fidellité rescompensée, il ne sera rien de si difficile, qu'elle ne face pour son mary: elle affrontera la mort pour luy sauver la vie; et malgré la foiblesse du sexe, signalera sa vertu, par l'imitation de cette heroine. Quand quelqu'un remarquera dans l'iphigenie en aulide , que le ciel se contenta de la volonté d'Agamemnon, et qu'il mit une biche sur le bucher, au lieu de cette fille qu'il en retira, et qui devoit estre immolleé; ne se remetra t'il pas sous la conduite de la providence? Et ne rangera t'il pas sans difficulté, ses volontez sous celle de Dieu? Qui par des voyes inconnues aux hommes, conduit souvent les choses, au point mesme ou nous les desirons, aussi tost que nous avons fait, un acte d'obeissance. Et bref, lors qu'un homme chargé de crimes, verra dans l'iphigenie taurique , ce mesme Oreste sauvé de la mort si heureusement, sur le poinct de la recevoir: ne connoistra t'il pas que le ciel à soing des coupables qui se repentent? Et par là, ne recevra t'il pas une inspiration, de se remettre au mesme estat, pour recevoir la mesme grace? Ouy sans doute il le voudra faire; et le monde n'a point d'ame si determinée au mal, qui ne puisse changer de volonté, par l'esperance ou par la crainte: et que l'exemple des malheurs ou des felicitez d'autruy, ne puisse à la fin corriger, quand ces remedes sont apliquez par des mains adroictes; qui sçavent faire agir sans violence, et l'espoir et la terreur. C'est de cette sorte que doivent estre les poëmes dramatiques; et c'est de cette sorte aussi, que quelques uns les font aujourd'huy parmi nous. Mais comme il y à des gents, qui ne croyent pas que les eaux puissent estre pures, quand elles sont esloignées de leur source, tachons de justifier la haute estime, que nostre siecle fait de la comedie, par celle des siecles passez: et monstrons leur qu'elle n'est pas née parmi des barbares, ni dans le luxe des perses et des medes, mais dans Athenes, et dans Rome; au milieu de toutes les sectes des philosophes; et fort proche du siecle d'or et d'innocence. C'est une chose indubitable, que la Grece et l'Itallie, sont les meres de toutes les sciences, et les inventrices de tous les beaux arts: et c'est dans elles aussi que la comedie, à receu le plus d'esclat et le plus de gloire, et qu'elle à esté suivie, avecques le plus d'ardeur. Car comme la connoissance du bon et du beau, porte les hommes au desir de le posseder, et que chacun le regarde, comme sa fin principale: il ne faut pas s'estonner, si ces grands esprits tant illuminez, et qui sçavoyent faire avec tant de netteté, le discernement des belles et des bonnes choses, avoyent tant d'estime pour la comedie, qui possede eminamment ces deux qualitez: et qui par concequent doit estre l'objet, de tout esprit raisonnable. Les fruicts et les confitures, sont fort agreables au goust, mais fort contraires à la santé: et les medecines qui sont utiles, ont une amertume effroyable. Mais nous pouvons dire sans nous esloigner de la verité, que le theatre seul à trouvé le moyen d'assembler des choses si differentes, et qui sembloyent avoir entre elles, une invincible antipathie. Il a si bien joinct, et si bien meslé par tout l'utile au plaisant, qu'on ne sçauroit les separer, sans destruire tout le poëme: et comme on ne peut oster la clef d'une voute, sans la faire tomber entiere, on ne peut oster la vertu du theatre sans le desmollir: puis qu'elle est la clef sur la quelle, tout cet edifice se repose: et qu'elle est dans la comedie, ce qu'estoit cette image de Minerve, dans le centre du bouclier d'un grec, qui en rompoit tout l'assemblage, et le desmontoit en cent pieces, quand on ostoit celle du milieu, ou cette Pallas estoit gravée. Aussi la tragedie fut traictée avec tant d'honneur, parmi les atheniens, que par un decret des amphictions il estoit permis en termes expres, à ceux du corps de l'areopage d'en composer, quelques importantes que fussent les occupations de leurs charges: et cette sage republique, ordonna mesme des prix, pour le poëte qui travailleroit le mieux. Tous les philosophes grecs avoient les mesmes sentimens de la comedie; et un d'entre eux à soustenu, que le sage etc. et certes ce n'est pas une petite gloire pour elle, que ces hommes si dettachez des passions; qui ne touchoyent à la terre que d'un poinct qui regardoyent toutes les choses, avec un oeil indiferent; et qui auroient trouvé des sceptres et des couronnes sans les ramasser; publient malgré ce desgagement universel, qu'elle doit estre l'object de l'affection du philosophe. Cela fait bien voir qu'il faut que la comedie, ait une fin plus noble, que celle de divertir; puis que ces ennemis desclarez de tous les plaisirs, non seulement permettent au sage de la voir; non seulement le luy conseillent; mais mesme luy commandent de l'aimer. Et certes si l'on doit juger de la verité d'une doctrine, par le nombre de ceux qui la suivent, celle de ce precepte, doit bien passer pour indubitable, puis que la Grece n'a quasi point eu de grand homme, soit au lycée, ou soit à l'academie, qui n'ait embrassé cette opinion; et qui par sa presence au theatre, n'ait tesmoigné qu'il l'approuvoit. Mais pour passer de l'atique au pays latin, et pour monstrer que Rome à fait comme Athenes, disons que les jeux sceniques ou la tragedie, y fut receuë l'an cinq cens quarante, de la fondation de la ville, sous le consulat de Quintus Fabius fils du dictateur, ce qui fait voir bien clairement, que la sagesse de la republique à establi, ce que la puissance de l'empire, n'a fait depuis que maintenir. Et c'est par cette authorité, que je pretens fermer la bouche, à ces ennemis de la comedie et de la verité, qui tachent de la faire passer dans la croyance de tout le monde, pour une invention de la desbauche des premiers caesars: elle qui fut pourtant establie, par ces mesmes dictateurs, que l'on alloit prendre à la charruë, pour les mettre à la teste d'une armée; à qui l'on ostoit le soc de la main, pour leur donner le baton de general; qui de tant de provinces conquises, n'avoient en propre qu'un arpant de terre; dont les filles estoyent mariées du thresor commun; et lesquels mouroyent si pauvres, qu'on faisoit leurs funerailles, mesme aux despens du public. L'innocence et la pureté, de ces genereux et premiers romains, tesmoigne assez celle de la comedie, car des hommes qui ne pouvoyent souffrir les choses superflues, et qui se reffusoyent quasi les necessaires, n'auroyent eu garde, destablir les deffendues. Aussi tant s'en faut qu'aucun des anciens, en ait eu de si mauvais sentimens, qu'elle est plus tost le digne objet de leur loüange, et de leur veneration. Un celebre autheur à fait un long panegirique de la comedie, dans le quel il dit, qu'elle fut inventée etc. . Les aediles qui furent des magistrats, de grande authorité dans Rome, estoyent ceux qui avoyent le soing, des decorations du theatre, et qui faisoyent faire, toutes les choses necessaires, à l'ornement des poëmes qu'on representoit: et pour connoistre quels personnages ont possedé cette charge, et combien elle estoit honnorable, il suffit de dire, que Paul Aemile l'emporta, au prejudice de douze autres qui la briguoyent; qui tous estoient gents de si haute condition, qu'ils parvindrent depuis au consulat. Que l'ancien Marcellus, et que Marcellus gendre d'Auguste furent aediles; que Marius si fameux par le pouvoir qu'il eut dans Rome, fut neantmoins reffusé du peuple, quand il pretendit à cette dignité, tant elle estoit considerable. Que ce riche, liberal, et brave Luculle, posseda cet illustre rang; que Jule Caesar edile, abisma toute la magnificence des autres, par celle de son theatre; que Caton D'Utique employa ses propres mains, aux ornemens de la scene; elles qui deschirerent ses entrailles, pour sauver sa liberté. Que ce vainqueur d'Hanibal, ce grand Scipion L'Africain, fut edile comme general d'armée; que Gordian qui depuis fut empereur, le fut aussi bien que luy: et que ceux qui parvenoyent à cet honneur, avoyent seuls, l'usage du siege divoire dans leurs carrosses, et seuls, le soing des choses sacrées, et des theatres ensemble. Mais puis que nous sommes tombez insensiblement, sur le discours des theatres, il ne sera pas trop mal à propos, de faire voir par leur magnificence, la haute estime, que les grecs et que les romains, faisoyent de la comedie; et la peine qu'ils prenoyent, pour orner la superbe et pompeuse scene, ou ces poëmes estoyent representez. Ceux qui sçauront que le nom de theatre vient de theos , qui veut dire Dieu, ne trouveront pas estrange, qu'une chose estimée divine, ait un esclat si merveilleux: et ne blasmeront point la Grece, lors que je feray passer devant leur imagination, les superbes habillemens de pourpre et d'or: les masques enrichis de perles: les autels de jaspe dressez sur les theatres: la magnifique face des palais qui formoyent la scene: les industrieuses machines, par ou les dieux descendoyent du ciel en terre; les trepieds d'or massif, qui furent les prix gagnez par les poëtes; les lires les viollons, et les flustes; les cothurnes, les sceptres, les caducées, les lances d'or, les boucliers d'argent, et tout ce magnifique atirail, qu'elle employoit à la tragedie. En effect, un historien nous assure, que les atheniens ont fait autant de despense, à la representation des bacchantes ou des phenisses, de l'Oedipe ou de l'Antigone, de l'electre ou de la Medée; qu'en aucune guerre qu'ils ayent eu contre les barbares, soit pour les vaincre ou pour se deffendre; pour les ranger sous leur empire, ou pour conserver leur liberté. Mais à quelque degré que monte la liberalité des grecs pour la comedie, les romains les ont vaincus en cela comme aux armes, et la preuve ne m'en sera pas difficile à faire. Comme Aeschiles inventa le theatre, parmi les peuples de la Grece, dans Rome se fut Claudius Pulcher, qui commença de faire peindre la sçene; C Antonius la fit despuis toute argenter, Petreius dorer, et Q Catullus marqueter d'ivoire: en suite de quoy, Lucius et Cinna, la firent tournoiante sur des pivots, pour changer selon le subjet toute la face du theatre. Mais bien que cette enfance de la comedie (s'il faut ainsi dire) fust desja fort belle, il faut confesser que ce n'estoit quasi rien, au prix de ce prodigieux theatre de sçaurus, eslevé pour servir un jour seulement. La scene en estoit à triple estage; le plus bas estoit tout de marbre; celuy du milieu de cristal, et le plus haut estoit entierement d'or. Il y avoit trois cents soixante colomnes de jaspe, de trente huict pieds de haut; et trois mille statues de bronze dans des niches, avec les espaces d'entre les colomnes, ornées de courtines de toile d'or, et de tableaux excellens: et pourtant, si nous en voulons croire l'historien, il demeura des ornemens de reste, à plus de cinq millions: voila certes placer la grave et tragique Melpomene, sur un trosne digne de sa majesté. Mais ce n'a pas esté la seule fois que Rome à veu de ces miraculeux spectacles; il m'en faudroit faire un livre entier, si je les voulois tous mettre icy: de sorte que pour n'estre pas ennuyeux, je n'en marqueray plus que deux ou trois seulement. Que le lecteur agrée donc, que je tire le rideau, qui cache la face de la scene; et que je luy face voir, sous le regne d'un empereur, un theatre qui pouvoit contenir cent mille hommes, couvert entierement par rangs, de vases d'Agathe et de Chalcedoine. Ce fut sous le mesme empereur, que le theatre parut une autre fois couvert de tant d'orphevrerie, que ce un jour d'or . Mais parce que la vie de ce prince, n'a pas tousjours esté digne de servir d'exemple, adjoutons encor, que Vespasian, empereur si regulier et si philosophe, qu'il revoqua le don d'une charge, parce que celuy qui l'en fut remercier sentoit le musc, ne creut pas faire une despense superfluë ni vicieuse, en achevant le magnifique theatre, qu'Auguste avoit commencé: luy qui pourtant, ne fut jamais liberal. Mais comme j'ay passé de la Grece en Italie je veux repasser de l'Italie en la Grece, ou je dois avoir encor à faire, et dire que cet invincible conquerant Alexandre, qui vouloit que tout ce qui partoit de luy fust eternel, eut dessain de faire dans la ville de Pelle, un theatre tout de bronze, mais il en fut empesché par l'architecte, qui jugea que cette matiere retentissante, gasteroit la voix de l'acteur. Certes si l'on peut juger de la pieté des peuples, par la superbe structure des temples, par l'excellence des statuës, par la beauté des tableaux, par la richesse des vases d'or et d'argent, et par la magnificence des autels, il est hors de doute que l'on connoistra fort aisement aussi, l'estime de l'antiquité pour la comedie, si l'on s'arreste à considerer, les prodigieuses despenses qu'elle à faites, en sa consideration, sur tant de theatres merveilleux, que les grecs et que les romains, ont autrefois eslevez, par tout ou s'estendoit leur empire. Et de peur qu'on ne s'imagine, que cette despense ne fust un effet de la proffusion de ces grands hommes qui la faisoient, et qu'on ne croye mal à propos, qu'ils avoient la mesme liberalité dans tous leurs plaisirs; il faut que je me souvienne en ce lieu, que cét Alexandre qui voulut faire ce theatre de metal, reffusa l'ingenieur, qui du mont Athos, luy pretendoit tailler une statuë; luy qui pourtant aimoit tant la gloire, et l'immortalité de son nom. Mais n'oublions pas que Pompée, estoit logé aupres de ce grand theatre qu'il avoit fait bastir, dans une si petite maison, que les estrangers à qui l'on monstroit l'un et l'autre apres sa mort, avoient peine à croire, que deux despenses si differentes, eussent esté faites par un mesme homme; ne concevant qu'avec beaucoup de difficulté, qu'un mesme esprit, fust avare et liberal. Mais ceux qui s'estonnoient de cette diversité, ne sçavoient pas sans doute que les romains estoient ennemis des voluptez dangereuses; que la despense merveilleuse qu'ils faisoient en faveur d'un plaisir utile, regardoit plus tost l'ame que les sens; et qu'orner le theatre ou venoit le peuple, estoit orner l'escolle, ou la vertu l'instruisoit: et par la magnificence du lieu, imprimer le respect de la doctrine et de l'instruction, en des coeurs qui n'en ont presque jamais, que pour les choses sensibles. Mais apres avoir justifié la comedie, et fait voir la haute et raisonnable estime, qu'avoit pour elle l'antiquité, je veux monstrer en quelle consideration estoyent les poëtes, et faire voir à nostre siecle, la façon dont il les doit traicter, par celle dont les ont traictez, ceux qu'on peut justement nommer, les siecles de la vertu, de la sagesse, et du sçavoir. Si je voulois me contenter, des loüanges de la poësie en general, je pourrois dire que sa fureur etc.; et que pour cette raison, cette fureur est nommée divine: je pourrois dire, qu'un des premiers sages, nomme les poëtes, des dieux etc. c'est à dire, selon ce philosophe avec les formes intellectuelles de Dieu . Je pourrois dire, qu'un autre dispute et ne resoud point, qui plus dignement à parlé des choses divines; ou des poëtes, ou des philosophes. Et je pourrois adjouster encore, que la poësie à esté le langage des loix, des oracles, des sibilles, et des prophetes, et selon quelques uns celuy des dieux. Et pour orner d'autant plus son panegirique, je me souviendrois que les lacedemoniens, sur le poinct de donner une bataille, sacrifioient tousjours aux muses, afin que les belles actions qu'ils y alloyent faire, pussent estre dignement descrites: et je ferois souvenir les grands capitaines, qu'Herculle et les muses avoyent un autel en commun, pour monstrer combien sont necessaires les poëtes à la gloire des conquerans. Mais comme l'exemple touche plus que les loüanges, et que l'histoire rencontre plus de croyance, que ne fait le panegirique, je me contenteray de faire voir, que les poëtes furent les plus anciens sages, et ceux qui plus agreablement, ont autres fois instruit les hommes. En effect, tous ceux qui les premiers ont escrit en Grece, des choses divines, celestes, naturelles, morales, politiques, et militaires, estoyent poëtes; comme Linus, Musée, Amphion, Orphée, Homere, Hesiode, et beaucoup d'autres des mesme temps. Que si nous descendons un peu plus bas, nous trouverons que Thales Milesien, l'un des sept que la Grece nomma sages, par un atribut glorieux, estoit poëte lirique; et que ce fut luy qui prist en Asie, des mains de Cleophilus, toutes les oeuvres d'Homere, pour les aporter en Grece. Solon ce fameux legislateur, estoit excellent poëte: et l'on luy vit employer, les dernieres années de sa vie, à la composition des vers. Socrate le plus sage de tous les hommes, selon la voix de l'oracle, s'apelle luy mesme le serviteur des cignes , c'est à dire des poëtes: et ce grand homme voulut mourir en chantant, comme ces divins oyseaux; car il fit des vers en prison, en attendant ce fatal vaisseau, dont l'absence suspendit l'arrest de sa mort. Ce fut sans doute en son escole qu'Alcibiades, son illustre et bien aimé disciple, aprist à cherir si fort la poësie, qu'aiant demandé un livre d'Homere à un philosophe, il luy donna un souflet, parce qu'il luy respondit qu'il n'en avoit point: estimant une chose honteuse, pour un homme qui fait profession des lettres, de le trouver sans l'iliade. Mais il est temps de passer de la gloire de la poësie en general, à celle de la theatrale en particulier: et de faire esclater la reputation d'Euripide, de Sophocles, d'Aeschiles, de Simonides, de Crates, de Diodorus, et de Menandre, qui furent si celebres parmi les grecs. Peut-on voir rien de plus glorieux, qu'une des loix de Licurgue? Qui apres avoir ordonné, qu'on achevast un theatre, aupres du temple de Bacchus, commande qu'on represente des comedies; et que le poëte qui gagnera le prix, obtienne le droict de bourgeoisie, faveur dont Herculle et Alexandre, se tindrent fort honnorez. Mais ce legislateur ne s'arreste pas encore; il fait eslever des statues de bronze, à Aeschiles, à Euripides, et à Sophocles, veut que l'on conserve leurs tragedies, dans les archives de la ville: et que le greffier les lise tous les ans au theatre, afin d'en conserver la gloire et le souvenir. Mais il n'est pas raisonnable, que l'isthme enferme la reputation des poëtes tragiques; le port de Pyrée à trop de vaisseaux, pour ne faciliter pas son passage; et Thebes trop de portes pour la retenir. Aussi toute cette vaste estenduë de mer, qui separe la Grece de la Sicile, n'empescha point la renommée, de voller sur le phare de Messine, et d'y publier le merite d'Euripide, qui toucha si bien ces peuples, qu'apres avoir gagné une bataille importante contre les atheniens, ils rendirent la liberté à tous ceux qu'ils pouvoyent faire esclaves, en faveur du nom d'Euripide: et ces prisonniers en allans le remercier, l'assurerent, qu'ils avoyent trouvé de quoy vivre, dans les maisons de leurs ennemis, en recitant de ses poëmes. Une autrefois encore, un navire grec estant poursuivi par des corsaires qui luy donnoyent la chasse, se voulut sauver dans le port de Caunus, dont on luy reffusa l'entrée: mais quelqu'un des habitans, ayant demandé au capitaine du vaisseau, s'il sçavoit des vers d'Euripide? Et leur ayant respondu que ouy; ils le receurent favorablement, et ne luy reffuserent plus un azile, qui luy estoit si necessaire. Que si de ce premier autheur nous voulons passer à Sophocles, nous le trouverons compagnon de Pericles, en la charge de capitaine general, et en celle de preteur d'Athenes; et nous verrons juger les grecs en sa faveur contre son fils, qui l'accusoit de manquer de conduite en ses affaires, apres avoir veu la conduite, de l'une de ses tragedies: ne croyant pas possible, qu'un homme qui faisoit voir tant de jugement en ses ouvrages, en pust manquer en son oeconomie. Et c'est en cet endroit que j'ose asseurer, que si la fortune favorisoit quelques uns de ceux qui font si bien parler, et les generaux d'armée, et les conseillers d'estat, on leur trouveroit peut-estre, et le coeur et l'esprit qui sont necessaires, a l'execution des belles choses qu'ils font dire. C'est une verité dont on voit la preuve, en la personne d'Aeschiles, si fameux par ses hauts faits d'armes: car ayant aporté à composer ses tragedies, cet esprit qui fut le liberateur de toute la Grece, il escrivit des choses semblables, à celles qu'il avoit executées; vous diriez qu'il a escrit au son des trompettes, tant son stile est haut et sublime; et tant (par des paroles esgalles aux choses) il pousse une diction heroïque et hardie. Mais comme il ne faut rien derober, de la gloire de Sophocles, je ne sçaurois celer icy, qu'Aechiles et luy furent jugez en plein theatre, sur la beauté d'une tragedie, par les dix plus fameux capitaines de la Grece, et que ce dernier ayant esté condamné, le despit luy fit quiter sa patrie, pour aller mourir en Sicile: et tant de triomphes qu'il avoit obtenus et meritez, ne le consolerent point, de la perte d'une couronne, qu'il croyoit meriter aussi. Mais il ne fut pas le seul vaincu qui suivit le char du victorieux; car de cent vingt et trois tragedies, que Sophocles avoit composées, il obtint le prix de vingt et quatre, à la derniere desquelles il mourut de joye, agé de plus de quatre vings ans. Le temps qui devore les choses, et les plus precieuses, et les plus durables, de ce grand nombre de poëmes, ne nous à laissé que l'Ajax, l'Oedipe tiran, l'Oedipe au Colonée, l'Antigone, les Trachinienes, et le Philoctete. Mais si les republiques greques, ont honoré les poëtes, les rois ne l'ont pas moins fait: car ceux d'Egipte et de Macedoine, envoyerent des ambassadeurs expres à Menandre, pour le prier de venir à leur court: et une armée de mer pour son escorte. Neoptolemus poëte comique, eut l'honneur d'estre assis aux nopces de Philippe pere d'Alexandre, en mesme table que le roy; et la couronne de laurier en ce festin, n'estoit pas loing de celle d'or. Mais que ne dirons nous point du grand Alexandre? Qui faisoit luy mesme des vers si facilement: et qui fit aprendre aux peuples indiens qu'il avoit vaincus, les tragedies de ce mesme Euripide et de ce mesme Sophocles, et qui par là, voulut porter la gloire des poëtes tragiques, aussi loing que fut celle de ses armes. Quelle amour ne tesmoigna point avoir pour les vers, cet incomparable prince? Luy qui sur le tombeau d'Achilles, envia le bonheur de ce heros, parce qu'il avoit eu Homere à chanter sa gloire. Quelle passion ne fit il poinct remarquer pour cet autheur? Luy qui mettoit tous les soirs son livre sous le chevet avec une espée, qui vainquit tout l'univers? Qui le sçavoit tout par coeur; qui ne prist de tous les superbes meubles de Darius, qu'un coffre precieux, pour garder ce precieux livre, pour qui sept villes de la Grece, ont disputé le berceau de son autheur. Quelle prefference glorieuse fut la sienne? Lors que quelque'un luy offrant comme une grande rareté, la lire de Paris, qu'il disoit avoir trouvée, parmi les ruines de Troye, il luy respondit qu'il n'avoit etc. , entendant parler de l'iliade. Avec quelle grace obligeante, repondit il à ce courier? Qui luy dit en arrivant, qu'il luy aportoit une bonne nouvelle; lors qu'il luy demanda si Homere estoit ressuscité? quel respect fut le sien pour les muses! Lors qu'en la ruine generale de Thebes, il fit conserver comme un temple inviolable la seule maison de Pindare? Quelle passion fut la sienne pour la poësie? Lors qu'au milieu des neiges et des glaces, et de toutes les rigueurs de l'hiver, il s'escrioit aux Indes, en marchant à pied, à la teste de son armée, ô grecs, etc.! de quelles rescompenses ne combla point ce grand prince, les poëtes qui la meritoyent? Il faudroit faire un volume, pour dire ce que leur donna, celuy qui de toutes ses conquestes, et qui de tous ses butins, ne se reservoit que l'esperance; qui disoit luy mesme, qu'il ne pouvoit rien leur reffuser; et qui leur à souvent donné, des provinces toutes entieres, pour avoir fait de bons vers. Certainement les beaux esprits de son siecle, ne se doivent pas tant dire, avoir esté sous Alexandre, que par Alexandre: car tout ainsi que la bonne temperature de l'air, cause l'abondance des fruicts, de mesme, la faveur et la liberalité des grands, est ce qui perfectionne les arts: comme au contraire, leur rudesse ou leur avarice, en empesche la perfection. Car comme l'a fort bien dit un poëte, (...). Les naturalistes nous assurent, que la montagne de Parnasse est si froide, que les habits s'y pétrifient: de sorte qu'il ne faut pas s'estonner, si la veine la plus coulante est gelée, lors que le soleil ni darde point ses rayons d'or. C'est ce que n'ignoroit pas le Roy Lisander, qui pour peu de vers, fit, donner un boisseau tout plein d'argent à Archiloque; mais je crains bien que nostre siecle, ne mesure jamais pour nous, les pistolles de cette sorte. Enfin toute la Grece à (s'il faut ainsi dire) adoré la poësie, et ceux qui la faisoient aussi. Et l'histoire conserve encore, de si precieuses marques, de l'amour que les grecs avoyent, et pour les vers, et pour les poëtes, qu'a-moins que de renoncer à la raison et au sens commun, on ne sçauroit douter qu'ils ne teinssent dans leurs royaumes, et dans leurs republiques, un rang extremement considerable; et qu'ils ne fussent regardez en ces heureux temps, comme des hommes extraordinaires, qui avoyent receu du ciel et de la nature, une grace fort peu commune: et qui meritoyent par là d'estre considerez, comme l'objet de la bien veillance, et de la liberalité des dieux. Mais il est temps de voir si Rome, qui fut l'escolliere d'Athenes, n'aprit pas d'elle à estimer la poësie; et si des personnes illustres, ne s'y sont pas adonnées. Si nous en voulons croire un grand homme, Terence n'a pas seul la gloire, de ses belles comedies: car l'invincible Scipion, et le sage Laelie, les ont quasi toutes faites: et ce grand africain aimoit si cherement le poëte Ennius, qu'il voulut l'avoir pour compagnon de tous ses voyages: et apres sa mort il luy octroya droit de sepulture en son propre tombeau, edifié en la voye apie, sur lequel il fit eslever la statuë de cet excelent poëte. Asinius Pollio homme consulaire et grand poëte, fit sa principale estude, d'escrire des tragedies: Quintus Cicero, personne de haute importance, fit des tragedies aussi. Ciceron luy mesme, composoit des vers fort souvent; et pour cela le cabinet partageoit les heures de ce consul romain, avec la tribune aux harangues. Cet inflexible Caton D'Utique que quelques uns ont nommé le dernier des romains , employoit les heures de son loisir à la poësie: ce grand et riche Luculle, estoit sçavant et prompt à faire des vers: et si nous voulons descendre, vers la fin de la republique, et vers le commencement de l'empire, nous y trouverons des poetes, qui ont esté les maistres de la terre. Jule Caesar, ce vainqueur de tant de nations, composa la tragedie d'Oedipe: et cet illustre dictateur, ne dedaigna point de mesler sur sa teste, le laurier d'Apollon à celuy de Mars. Auguste son successeur, escrivit deux tragedies, celle d'Ajax, et celle d'Achile: et ces deux grands princes, ayans voulu estre receus au colege des poetes, que nous apellons au jourd'huy academie, Jules trouva bon lors qu'il y entra, qu'Accius excelent poete, qui presidoit en cette assemblée, ne luy veint poinct au devant, et qu'il ne quitast point sa place. Maecene rendu si fameux, par tous les escrivains de son temps, à composé deux tragedies, le Promethée, et l'Octavie. Ovide chevalier romain, parmi tant de rares ouvrages, fit la tragedie de Medée; et Lucain excellent homme, en fit une du mesme subjet; et disputa le prix d'une autre, contre un empereur qu'il vainquit. Le grand Virgille, immortel en son eneide, si nous en voulons croire un autheur, composa cette tragedie du thieste, si fameuse parmi les latins. Horace celebre lirique, commandoit des troupes dans l'armée de Brutus, et neant-moins il fut depuis infiniment chery d'Auguste, et de Maecenas, qui luy fit faire des obseques, superbes et magnifiques. Seneque qui à fait de si belles tragedies, gouvernoit presque tout l'empire: Pomponius Secundus, qui avoit esté deux fois consul, à composé des tragedies; l'empereur L Annius Verus, à fait aussi des poemes de theatre: et pour couronner la gloire de la poesie, je n'ay plus qu'a dire, qu'autre fois à Rome, on couronnoit de mesme laurier, les poetes et les empereurs: et qu'on menoit les uns et les autres sur un char de triomphe, lors qu'ils l'avoyent merité. Et certes ce n'est pas une petite gloire pour les poetes, de marcher à costé des grands capitaines, mais aussi n'est ce pas un petit avantage aux grands capitaines, de se trouver en mesme siecle que les bons poetes: car les belles actions meritent bien l'immortalité, mais pourtant les poetes la donnent. Et ceux qui font les belles choses, quand ils manquent de ceux qui les disent, peuvent s'assurer qu'eux et leur gloire, auront un mesme tombeau. Il est certain que la valeur de beaucoup de conquerans, vit en la memoire des hommes, mais il est certain aussi, quelle n'y vivroit pas sans nous: car mille rencontres et mille batailles, mille assauts et mille conquestes, ont autrefois esté faites en l'univers, que le temps à couvertes pour jamais, de cette ombre espoisse de l'oubly, qui derrobe tant de choses, aux yeux de la posterité: et si la valeur d'Achile et d'Auguste, n'avoit rencontré Homere et Virgille, elle n'esclateroit pas aujourd'huy. Mais sans m'esloigner davantage de mon chemin, disons que la Grece et l'Italie, ne sont pas les seules provinces, ou les muses ont quelquefois monté sur le trône: elles ont regné par toute la terre, et dans tous les siecles; et je ne sçache point de nation ou je n'en trouve des exemples. Si nous tournons la veüe vers la Palestine, nous y verrons un roy dont la harpe est plus harmonieuse, que la lire d'Apollon; un mont de Sion, plus fameux que celuy de Parnasse; une fontaine Siloé, plus pure que l'eau d'Hipocrene; et ses pseaumes plus excellens, que tous les cantiques d'Orphée: nous y verrons encore, et des sages, et des reines, suivre la voix de son fils, qui n'avoit pas moins herité, de son entousiasme que de son sceptre. Si nous regardons vers la France, et vers les anciens gaulois, nous y remarquerons des poëtes nommez bardes, tant respectez de leur nation, que deux armées estans prestes à donner bataille, s'il survenoit un de ces poëtes, le respect suspendoit leurs armes; il aprenoit leur different; et les accordoit sans combatre: tant dit un autheur le Mars gaulois, scavoit respecter les muses . Que si sans sortir de la France, nous aprochons plus pres de nostre siecle, nous y pourrons voir Charlemagne, dont l'esglise chante encore des hymnes qu'il à composées: et descendant tousjours plus bas, nous y verrons un Thibaut comte de Champagne, qui fit ses vers pour Blanche De Castille, mere de nostre Sainct Louis. Un Raoul comte de Soissons, un Pierre comte de Bretagne, un Charles comte d'Anjou, un Raimond comte de Provence, un dauphin d'Auvergne, un comte de Poictou, une comtesse de Die, un François Premier, qui fit l'epitaphe de la Laure de Petarque, ce fameux poëte que l'on couronna dans Rome, par les mains du Comte Anguinare, vicaire du pape alors, et enfin un Charles Neufiesme qui fit tant de vers, à la gloire de Ronsard. Si nous passons en Navarre, nous y verrons un Roy Phoebus, et une Reine Marguerite, dont les oeuvres vivent encor. Si nous allons en Espagne, nous y trouverons un Ramires roy d'Arragon, excellent poëte en son temps. Si nous passons en Angleterre, nous y verrons un Richard, et une Helisabet sur le trosne, qui sçavoyent faire des vers: si nous regardons l'Escosse, comme la Grande Bretagne, nous y rencontrerons un Jacques Premier, qui signala sa poësie et son sçavoir. Si nous jectons les yeux sur l'Alemagne, nous y verrons un Federic empereur, grand poëte comme grand guerrier: si nous allons à Venise, nous y admirerons un Cardinal Bembo; et si nous retournons à Rome, nous y verrons un Urbain Huitiesme, qui de la mesme main dont il tient les clefs du ciel, escrit de si beaux vers latins et italiens. Enfin toutes les nations de la terre, ont fait une estime tres particuliere de la poesie: et l'on voit bien mesme qu'elle est une inclination naturelle aux hommes, puis qu'on la trouve establie, parmi ces peuples sauvages, qui n'ont aucune instruction; et qui pour se consoler, quand leurs ennemis les assomment, chantent mesme en expirant, de funestes vers qui disent en leur langue qu'ils ont etc. . Cela ne preuve t'il pas, que ceux ont eu raison qui ont dit, (...)? Et puis que cette inclination est si naturelle à l'homme, quelle fait quasi partie de luy mesme, elle est sans doubte excellente: car il est dit de tout ce que Dieu crea, qu'il veit que cela estoit bon . Que les ennemis de la comedie, regardent maintenant s'ils ont des forces assez grandes, pour les opposer à celles de tous les siecles, et de toutes les nations: et qu'ils songent, s'ils doivent estre assez persuadez, ou plustost assez enchantez de leur opinion, pour la preferer, à celle de tous les hommes. De quelque amour propre, que ces heretiques s'aveuglent, ils ne sçauroyent ignorer ce me semble, qu'un peu d'eau se corrompt plus aisement que toute la mer; que celuy qui marche seul, s'esgare facilement; et que ce n'est pas sans raison, qu'il est deffendu aux medecins, de se traicter eux mesmes en leurs maladies. De sorte que sans defferer trop à leur propre sens, au prejudice de celuy des autres, ils peuvent mettre les armes bas et donner les mains; car il est bien plus honteux, de resister à la raison quand on la connoist, que de l'avoir combatuë, lors qu'on ne la connoissoit pas. Car enfin; il y à beaucoup de gloire, a suivre le char, de cette victorieuse; et les sages ne sçauroyent trop tost, quiter un mauvais parti. Que si maintenant nous voulons descendre, de l'honnorable à l'utile, et de la loüange à la rescompense, de quelles richesses n'estoyent point comblez, les Virgilles, les Seneques, et tous ceux que j'ay nommez? Comme quoy les rescompensoit Marc Anthoine? Qui fit donner la valeur d'un ducat par chaque vers de deux gros volumes, que luy fut presenter Oppian, et qui luy fit eriger, une superbe statuë, dedans la place publique: quelles grandes pensions donnoit l'empereur Vespasian aux poëtes? Luy qui d'ailleurs, comme je l'ay desja dit, n'estoit pas tenu liberal. Enfin toute l'antiquité greque et romaine, les a chargez d'honneur et de bien; adoré les poëmes de theatre, et nostre siecle qui les imite aux loüanges des belles choses, devroit les imiter encore, aux rescompenses qu'elle leur donnoit. Ceux qui voyent le prix de la course, vers le bout de la carriere, la passent plus legerement, et redoublent leurs efforts pour l'obtenir. De mesme dans les travaux de la muse, il est veritable que de l'espoir du prix vient l'emulation, et de l'emulation les beaux ouvrages: et certainement il est bon, de chocquer par fois les esprits, car aussi bien que des cailloux, il en sort un feu bien net et bien vif. Ceux qui nous ont dit, que les Graces se tiennent tousjours par les mains, n'auroient pas eu moins de raison, de peindre l'honneur et le profit en ceste posture. Ce sont deux divinitez qui sont bien ensemble, et qu'on ne devroit jamais separer. Ce n'est pas qu'on doive regarder ce dernier, comme son principal objet: mais enfin, les cygnes sont des oyseaux, qui ont besoin d'une onde tranquile; et qui veulent n'avoir autre soing, que celuy de bien chanter. Il est certes fort difficile, et j'ose quasi dire impossible, que parmi l'embarras des affaires, le souvenir du passé, le soing du present, et la crainte de l'advenir, l'esprit puisse avoir cette liberté, si necessaire à la production des beaux ouvrages: car de ces pensées facheuses et melancoliques, il s'esleve des vapeurs sombres en l'esprit, qui en ternissent toute la lumiere, et qui en esteignent toute la chaleur. Aussi les anciens qui connoissoyent bien cette verité, dans la description qu'ils faisoient du sesjour des muses, les logeoyent tousjours sur les montagnes ou dans les vallées, parmi les bois, ou sur les rochers; et jamais dans le tumulte des villes. Voulans tesmoigner par la, que la quietude et le repos, est l'element des gents de lettres: et qu'a moins que d'avoir sans peine, toutes les choses necessaires, et mesme toutes les agreables, cette facheuse privation, leur est un poids qui les arreste, lors qu'ils veulent s'eslever, et qui fait souvent voller terre à terre, des plumes qui seroient capables, de se porter jusques au ciel. J'ose dire à l'avantage de mon siecle et de ma patrie, que la France aura des Euripides et des Virgiles, tant qu'elle aura des Alexandres et des Augustes: il y a des genies assez hardis, et assez forts pour l'entreprendre, et pour le faire; et pourveu que les puissances continuent de favoriser les muses françoises, elles esgalleront sans doute, et les greques, et les latines, porteront leur gloire dans l'advenir, comme elles ont porté jusqu'a nous, celle de ces grands monarques; et feront des ouvrages dignes d'estre recitez, sur un theatre d'or et d'ivoire. Ce seroit icy par occasion, et pour prouver ce que je dis, que je ferois l'eloge de quelques uns de nos autheurs, si leur reputation qui volle par toute la France, et que les Alpes, les Pirennées, et l'ocean n'ont pû contenir, ne l'avoit des ja mieux faite que moy: mais apres avoir eu tant de fois, l'aclamation des theatres, je craindrois que parmi tant de voix et tant de loüanges, la mienne ne fust pas assez forte pour estre entenduë; ni assez considerable pour estre escoutée: je me contenteray donc de battre des mains avecques le peuple; de tesmoigner par ma joye, la part que je prens à leur gloire; et celle que je prendrois à leur bien, si la fortune se resoluoit, de rendre justice à leur merite. Certes mon interest à part, si mes voeux estoyent exaussez, on verroit les belles choses qui partent de leurs veilles, de mesme prix que les perles et les diamans; si toutes fois ce n'est point encore trop peu, pour payer des richesses si precieuses. Mais apres avoir si bien fondé, la reputation de la comedie, et celle de ceux qui la composent; il n'est pas juste de ne dire rien à l'avantage, de ceux qui la representent. Les organes qui servent à l'esprit, doivent avoir quelque part, à la gloire de ses operations: et nous devons aprendre au peuple, qu'il doit estimer ce qui luy plaist; croire que les bons comediens, ne meritent pas peu de loüange; et sçavoir que leur profession, n'est ni basse ni honteuse. Je m'imagine que beaucoup de personnes croiront, que javance une proposition peu veritable; que je vay faire un paradoxe; et que le discours que je promets, n'est qu'un jeu de mon esprit: mais je les conjure de suspendre leur jugement, et de ne determiner rien, avant que d'avoir apris, si je me trompe en les voulant tromper; ou s'ils s'abusent plus tost, en croyant que je les abuse. Celuy qui disoit qu'il ne sçavoit rien, estoit plus sçavant que ceux qui disoient qu'ils sçavoyent tout: et c'est tirer une concequence bien fauce, que de croire qu'une chose ne soit point, parce que nous lignorons. On feroit sans doute le plus beau livre du monde, des seules choses que ne sçait pas, le plus docte homme de la terre: et certainement il n'y à jamais eu que Salomon, qui ait connu toute la nature, despuis le cedre jusqu'a l'hisope; et qui par une revelation particuliere, n'ait rien ignoré de tout ce qu'on peut sçavoir. Nos connoissances sont sans doute plus bornées; et ce qu'Hipocrate à dit de la medecine, que l'art est long et la vie courte , se peut dire de toutes les sçiences. Et puis, comme dans un beau parterre au milieu de l'agreable diversité, de toutes sortes de fleurs, tel cueillira la tulipe, qui ne touchera point à l'anemone, et tel prendra l'iris de Suse, qui ne regardera pas le narcisse; de mesme dans l'abondance des livres, et dans cette grande diversité de matieres, ce n'est pas une merveille, qu'un autre n'aist point veu sans y penser, ce que j'y ay facilement rencontré, parce que je le cherchois. Mais comme les questions de faict se doivent vuider par la preuve, et que ce n'est pas moy qu'il faut croire; sans joindre les forces de l'eloquence, à celles de la verité, qui n'a pas besoin de ce secours, je m'en vay tascher d'establir mon opinion, et de renverser celle des autres. Les noms de Tragus, de Nicostrate, de Calipides, de Menisque, de Theodorus, de Polus, et de beaucoup d'autres comediens, sont si connus dans l'histoire greque, que je n'auray pas grande peine, à prouver ma proposition. Ce sera donc de la ville d'Athenes, qu'on aprendra cette verité, ou les gents d'honneur et de condition, pouvoient estre comediens, sans perdre le rang, que leur donnoit leur naissance: et mesme sans cesser d'estre comediens, pretendre aux plus hautes charges de la republique, comme fit Aristonicus, qui estoit et comedien, et gentilhomme, et magistrat tout ensemble. Mais ce n'est pas le seul exemple, que ma memoire me fournit; et ma memoire mesme, ne me representera pas, tous ceux que je luy ay donnez en garde. Eschines qui eut tant de part au gouvernement de la chose publique d'Athenes, estoit pourtant comedien. Aristodemus estant de cette mesme profession, fut souvent ambassadeur des atheniens, vers Philippes roy de Macedoine: et traicta des choses de telle importance, qu'elles regardoient le salut de toute la Grece. Archias qui fut comedien dans la troupe de Polus, commandoit des gens de guerre sous Antipater; et ce fameux orateur Demostene, confesse qu'il doit quasi toute sa gloire, à Neoptolemus comedien. Que si de cette ville libre, nous passons à la cour des rois, nous trouverons dans celle de Lisimachus, un Philipides comedien, si fort aimé de ce prince, qu'il croyoit que sa seule rencontre luy portoit bon heur: et en effect, ce comique est hautement loüé dans Plutarque, et despeint par ce philosophe, comme un homme d'excellentes moeurs. Et veritablement sa sagesse parut bien en sa repartie, lors que ce prince luy demandant, ce qu'il vouloit etc. . Mais ce n'est pas le seul comedien vertueux, dont l'histoire conserve le souvenir: elle nous parle avec admiration, d'un Satyrus, qui se voyant pressé par Philippe pere d'Alexandre, de luy demander quelque liberalité, ne voulut rien avoir de son maistre, que les deux filles d'un de ses amis, que ce prince tenoit prisonnieres de guerre. Et les ayans obtenues ce genereux comedien, de peur que sa vertu ne fust mal interpretée, les maria de son argent, sans mesme les mener chez luy; et des mains du roy qui les luy donna, il les fit passer sur le champ, en celles des maris qu'il leur choisit. Cet invincible et grand Alexandre, aimoit tant un comedien nommé Thessalus, que l'ayant veu vaincu par un autre, qui s'apelloit Athenodore, il dit aux rois de Cypre leurs juges, qu'il luy faloit etc. . Voila certes signaller son affection, et juger en mesme temps, sans estre preocupé. Aussi ce mesme Athenodorus peu de temps apres, aiant esté condamné à l'amende, parce que pour suivre Alexandre il avoit manqué de se trouver dans Athenes, à la feste des bacchanales, le pria de vouloir escrire en sa faveur; mais ce prince aimant mieux faire une liberalité qu'une demande, la paya de son argent. Ce n'est pas la seule magnificence, dont ce genereux conquerant, à gratifié les comediens: et l'avanture de Lycon est trop galante, pour ne s'en souvenir pas icy. Cet acteur aiant fait couler adroictement quelques mots, parmi les vers qu'il recitoit devant ce prince, par lesquels il sembloit tacitement, luy demander quelque chose; il s'en prist à rire de bonne grace, et luy fit donner six mille escus. Enfin tous les grecs ont honnoré les comediens; et Polus joignant l'utile à l'honneste, à gagné six cents escus en un jour: ce qui monstre que ce gain mesme n'est point honteux puis que ceux qui le faisoyent, estoyent receus aux charges de la republique. Et certes c'est encore une erreur assez plaisante, que celle de ces personnes qui s'imaginent, que ces deniers sont maudits: et que la honte pretenduë des comediens, vient du salaire qu'ils exigent. Mais je pourray suivre une opinion si bizarre, lors qu'entre tant de conditions differentes, ou les hommes sont occupez, ces injustes censeurs m'en auront pû nommer une, qui ne face point payer son travail. Je ne sçache aucun assez fou, pour semer sans esperance de recueillir: et tout labeur se propose la rescompense pour sa fin. C'est un commerce qui maintient la societé civile; qui attache les hommes les uns aux autres; et dont il n'est point de condition si relevée qui se passe, ny qui se puisse passer. Aussi cette ateinte est si legere, que je ne la pare que pour ne nesgliger rien, et j'en ris plustost que je ne la blasme. Mais ne tardons pas davantage en Grece; et puis que ce fut à Rome que furent faites certaines loix, qui semblent estre contre les comediens, faisons voir que ceux qui le croyent, confondent mal à propos les choses; et ne sçavent pas faire la difference, d'un bateleur et d'un comedien, quoy quelle soit et bien grande, et bien sensible. Les loix romaines qui commandoyent, etc., n'avoient garde de les enveloper dans l'infamie de ces vagabonds sans adveu, pour qui les ignorans les prennent. Et le sage Nerva qui restablit la comedie, que ce monstre de Domitian avoit chassée de Rome, fit bien voir qu'il consideroit les comediens d'autre sorte, que ces infames bateleurs que l'ignorance prend pour eux, qui ne sont rien moins que cela. En effet, pour connoistre cette verité, il ne faut que se souvenir, que les vestales qu'on enterroit vives, pour les moindres impuretez, une l'ayant esté pour avoir fait un vers qui disoit, (...), avoient neantmoins la permission, d'aller voir la comedie: ce qui monstre qu'elle estoit purgée de toutes sortes d'ordures, puis que des vierges sacrées, alloient souvent l'escouter: et par concequent, que les loix auroient esté injustes, d'imprimer aucune tache d'infamie, à ceux qui ne disoyent pas une parole, qu'une vestale ne pust entendre sans rougir. Mais pour adjouster encore quelque chose de plus pressant, disons, qu'a Rome, (au raport d'un bon autheur) les jeunes gents de la plus haute qualité, se mesloyent parmi les comediens, et recitoyent et sur le theatre, et devant le peuple, certains rosles qui s'appelloyent, atellanes; et ces mesmes peres, qui faisoyent mourir leurs propres enfans, pour avoir vaincu sans leurs ordres, les carressoyent quand ils avoyent bien fait sur la scene. Sous le consulat de Caius Sulpitius, et Licinius Stolo, la peste ayant ravagé toute la ville de Rome, et emporté tous les comediens, parmi ce grand nombre d'autres habitans, le senat les jugeans necessaires à la republique, en envoya demander aux thoscans, par un ambassadeur expres, avec beaucoup d'affection: et receut avec un respect extreme, Hister ce fameux comedien, du nom duquel tous ceux de sa profession, furent nommez histrions. Mais pour descendre de la republique à l'empire, disons que Jule Caesar, fit reciter sur le theatre public, Laberius chevalier romain, sans que cette action luy fist perdre son rang au senat. Auguste fit une ordonnance, par laquelle les comediens qui commettoyent quelque crime, ne pouvoyent estre punis, que comme citoyens romains, et non pas du suplice des infames et des esclaves. Luculle ne dedaigna point de prester ses propres habits aux comediens pour representer, et les fit choisir sur cinq mille robes de pourpre. L'orateur romain confesse, qu'il aprist la declamation de Roscius, et d'Aesope le tragedien; et publie hautement l'amitié qu'il avoit pour eux, luy qui pourtant estoit consul: et ce grand homme, loüe et deffend ce premier dans une oraison, et ailleurs il assure que les devins predirent comme il estoit encor enfant, qu'il n'y auroit rien un jour, de plus illustre, et de plus celebre que Roscius: en effect, il obtint l'anneau et le rang de chevalier, tout comedien qu'il estoit, et sans quiter sa profession. Mais pour ne laisser rien à dire, qui regarde le theatre, et pour justifier les comedienes, aussi bien que les comediens, disons que nostre siecle n'est pas le seul, qui a veu ce sexe sur la scene: puis que l'histoire nous parle, d'une Luceia, et d'une Galeria Copiola, qui recitoit à la dedication du grand theatre de Pompée: ce qui fait voir que cela n'est point une despravation de nostre siecle, puis que celuy qui produisoit des cornelies et des porcies, avoit aussi des comedienes. Et s'il est vray, comme le tiennent les medecins, que la longueur des jours soit une marque de l'innocence, et de la pureté de la vie; d'autant que les desordres ruinent la santé et alterent le temperament; on ne sçauroit douter de celle de ces deux femmes, puis que l'histoire remarque, que l'une avoit cent cinq ans lors qu'elle mourut, et que l'autre en avoit cent douze qu'elle recitoit encore sur le theatre de Rome. Ainsi l'on peut connoistre facilement, que ces ordonnances dont les ennemis de la comedie, pensent la pouvoir battre en ruine, ne furent jamais faites contre elle. Et quand il seroit veritable, que la foudre de ces loix, auroit esté lancée sur les comediens, ce qui n'est pas; ils pourroient appeller de cette injustice, avecques les medecins, qui par un decret du senat, furent six cens ans bannis de Rome: eux de qui la science vient, (...), au raport d'un tesmoing irreprochable. Et certainement s'il est arrivé quelquefois que le senat ait prononcé des arrests contre les comediens, ce n'a pas esté pour leurs crimes, ny pour les vices de leur profession: mais ça esté seulement, parce que quelques meschans princes les avoyent aimez: et que condamnant leur memoire, il croyoit devoir condamner aussi, tout ce qu'ils avoient aprouvé. (...): et comme les eaux minerales retienent cette qualité des lieux sousterrains ou elles passent, de mesme croit- on qu'il reste quelque impression du vice des mauvais princes, en toutes les choses dont ils ont fait leur occupation ou leur plaisir. Les atheniens entendant un meschant homme, qui proposoit une chose fort utile à la republique, ordonnerent qu'on la recevroit, mais à condition qu'elle seroit proposée par la bouche d'un autre qui fust plus homme de bien. Cela monstre fort clairement, que l'on condamne quelquefois des choses, par des considerations estrangeres, qui d'elles mesmes sont absolument innocentes: la fortune qui se plaist aux choses capricieuses, peut faire soubçonner une fille dont la pureté sera sans reproche, parce que par des raisons cachées, et difficiles à comprendre, on la verra sortir d'un lieu de desbauche: et nous en avons un exemple, en cette genereuse vestale, pour qui le premier seneque à fait un si beau plaidoyé. Il en est de mesme de la comedie; car la voyant sortir du palais de ces tigres couronnez, l'on à creu qu'elle s'estoit prostituée, et qu'elle avoit perdu toute sa pudeur. Mais on ne sçavoit pas qu'aussi bien que la vestale, elle avoit souvent porté le poignard dans le sein de celuy qui la vouloit violler: et que par l'objet de la punition des crimes, elle avoit souvent imprimé la crainte, en l'ame de ces barbares, et enchainé quelque fois ces bestes feroces, dont elle ne pouvoit pas changer entierement, les cruelles inclinations. C'estoit sans doute de cette sorte qu'elle agissoit, aupres de cet Alexandre tiran de Pheres, qui prophana le glorieux nom qu'il portoit, lors que par un objet pitoyable, et par des expressions touchantes, elle esmut si bien cet homme de roche, jusqu'a lors insensible à la pitié, qu'elle le força de pleurer: tant qu'il eut honte de ses larmes, et qu'il pensa faire mourir le comedien, qui par une feinte puissante, avoit donné de la compassion, à celuy qui n'en avoit jamais eu, pour tant de douleurs veritables. C'est de là que l'on peut juger, que ces severes loix romaines, ne furent point faites contre les comediens, ou qu'elles furent injustes, en rejetant les vices des princes, sur ceux qui tachoyent de les corriger: et qui par des exemples utiles et vertueux, essayoient de calmer les passions, en ces ames violentes; et d'arrester le premier et dangereux mouvement, de ces monstres qui pouvoyent tout. Mais pour faire suivre l'utile à l'honneste, voyons à quel poinct de richesses estoit monté, cet aesope le tragedien, dont j'ay desja parlé ailleurs, puis que faisant un festin à ses amis, un seul plat luy cousta quinze mille escus. Son fils comedien comme luy, à qui il laissa à cinq cents mille escus d'heritage, faisant un festin à son tour, fit servir un assez bon nombre de grosses perles, à chacun des conviez, comme les dragées du dernier service du banquet. Ce fameux Rocius, avoit sept mille cinq cents escus de pension du public: Vespasian, qui comme je l'ay desja remarqué n'estoit pas tenu liberal, donna pourtant en un seul present, vingt mille francs, et une couronne d'or, à un comedien qui s'apelloit Apollinaris. Il s'est trouvé des comediens qui ont soldoyé des armées; basti des temples, et des villes; tenu le sceptre de Corinthe; et ce qui vaut mieux que la couronne royalle, merité celle du martyre, comme S Ginesius, qui de la scene ou il representoit, fit l'eschaffaut de son suplice, et le theatre de sa gloire. Enfin voila quelle estoit la comedie parmi les anciens; voila quels estoyent les poëtes qui la composoient; et voila quels estoient encore, les comediens qui la representoyent alors. Mais que ces derniers, n'abusent point mal à propos de tant d'avantages: car outre qu'ils ne doivent pas oublier, qu'ils sont comme la statuë de Memnon, qu'il falloit que le soleil regardast pour la faire parler, eux ne pouvants rien dire sans les poëtes: ils se doivent encore souvenir, ou pour mieux dire ils doivent aprendre, quels estoyent ces comediens tant estimez; quel soing ils aportoyent à bien faire leur mestier; et de quelle façon il avoyent aquis, une estime si glorieuse. Ils sçauront que ce n'estoit ny en riant quant il faut pleurer; ny en se mettant en colere quand il faut rire; ny en se couvrant quand il faut avoir le chapeau a la main; ny en parlant au peuple quand il faut suposer qu'il n'y en a point; ny en n'escoutant pas l'acteur qui parle à eux, ny en faisant qu'alphesibée, songe bien plus à quelqu'un qui la regarde, qu'au pauvre Alchmeon qui parle à elle; en un mot, comme l'a dit un grand homme, les comediens etc. . Il faut s'il est possible, qu'ils se metamorphosent, aux personnages qu'ils representent: et qu'ils s'en impriment toutes les passions, pour les imprimer aux autres; qu'ils se trompent les premiers, pour tromper le spectateur en suite; qu'ils se croyent empereurs ou pauvres; infortunez ou contens, pour se faire croire tels; et de cette sorte, ils pourront aquerir et meriter, la gloire, qu'avoyent aquise et que meritoyent leurs devanciers. Un celebre autheur, dit avoir veu des comediens, si fort engagez dans un rosle triste, qu'ils en pleuroient encor au logis: et cet aesope de qui j'ay desja parlé, joüant un jour le rosle d'Atrée, en fureur contre son frere, tua d'un coup de sceptre un de ses valets, qui passa fortuitement devant luy, pour traverser le theatre, tant il estoit hors de soy mesme; et tant il avoit espousé la passion, de ce roy qu'il representoit. Mais nous pouvons encor adjouter icy, un polus comedien grec, qui representant une tragedie de Sophocle intitulée Electre, au lieu de l'urne d'Oreste, aporta sur le theatre, celle ou estoyent effectivement, les cendres d'un fils unique que cet acteur avoit perdu depuis peu: si bien qu'il representa naifvement sa propre douleur, sous le nom feint de celle d'un autre. Voila les exemples que doivent suivre et imiter nos comediens; et non pas celuy d'un acteur grec nommé Pylades, qui en prononçant un vers d'Euripide, ou il y avoit, le grand Agamemnon, se guindoit, et se levoit sur le bout des pieds, jusqu'a souhaiter d'estre monté sur des eschasses; lors qu'un spectateur judicieux, luy cria qu'il le faisoit haut, et non pas grand: comme en effect, ce devoit estre par la majesté grave de la prononciation, qu'il faloit exprimer la grandeur de ce prince, et non point par cette posture alongée et ridiculle. Mais ce n'est pas la seule fois que ce comedien, à recité les choses à contresens, ny la seule fois aussi, qu'on l'en à repris de bonne grace. Car disant un jour ô cieux . Il montra la terre avecque la main; et tout aussi tost apres disant ô terre , il haussa les yeux au ciel. Mais on ne luy pardonna pas cette erreur, car on luy cria, qu'il bouleversoit tout l'ordre de la nature . Il faut que j'acheve ce discours, par son troisiesme malheur, aussi gracieux que les deux autres, et relevé par une atteinte, qui n'est pas moins deslicate. Comme il joüoit le rosle d'Oedipe aveugle, ne se souvenant pas qu'il avoit un baston à la main, dont il devoit se servir, pour tesmoigner son incertitude, et marchant d'un pas trop ferme et trop resolu, pour un homme qui ne voit goutte, un spectateur luy cria, tu vois, et par deux mots de deux silabes, luy fit remarquer en son action, une grande impertinence. Ce sont la des miroirs fidelles ou ceux de cette profession, doivent corriger leurs deffaux: et tacher d'oster en eux mesmes tout ce que ma discretion, ne leur monstre qu'en autruy. Je dois ce tesmoignage à la verité, qu'il y à dans l'un et dans l'autre de nos theatres, et des acteurs, et des actrices, qui ne sont pas loing de la perfection des anciens, mais comme en les nommant, je nommerois tacitement aussi ceux qui n'en aprochent point, je ne publieray pas clairement la gloire des uns, de peur de publier la honte des autres. Toutesfois, comme on peut parler plus librement des choses passées que des presentes, je diray que le fameux mondory , a certainement eu peu d'esgaux, dans les siecles passez ny dans le nostre: et qu'il meriteroit, que la face du theatre, fust tousjours tenduë de noir, s'il ne nous restoit quelque esperance, de le revoir sur la scene. Mais apres avoir parlé de la comedie, de ceux qui la composent, et de ceux qui la representent, il faut dire un mot de ceux qui l'escoutent. Je pense qu'on les peut separer en trois ordres; sçavans, preocupez, et ignorans: et subdiviser encor ces derniers, en ignorans des galleries, et en ignorans du parterre. Quand aux premiers qui sont les doctes, c'est pour eux que les escrivains du theatre, doivent imiter ce peintre de l'antiquité, c'est à dire, avoir tousjours le pinceau à la main, prest d'effacer toutes les choses, qu'ils ne trouveront pas raisonnables: ne se croire jamais à leur prejudice; se faire des loix inviolables de leurs opinions; et songer qu'indubitablement, on n'est jamais bon juge en sa propre cause. Pour les seconds, que j'apelle preocupez, et qui sont ceux qui apres avoir aveuglement, et par une inclination inconsiderée, embrassé le parti d'un acteur, condamnent avec injustice, tout ce que les autres font de bien. Je m'en vay les traicter comme les lacedemoniens traictoyent leurs enfans, lors que pour leur faire horreur, d'un vice extremement villain, ils faisoyent ennivrer leurs esclaves en leur presence. Ce sera donc de l'injustice des atheniens, que la leur aprendra à se corriger: et cela par une histoire assez plaisante et mesme assez courte, pour n'estre pas ennuyeuse. Un de ces bateleurs de l'antiquité, que le vulgaire confond mal à propos, avecques les comediens, et qui s'apelloit Parmenon, ayant apris à contrefaire le cry d'un pourceau, le peuple y prist un merveilleux plaisir. De sorte que ses compagnons, qui voyoient que cette sottise attiroit vers luy, toute la liberalité des auditeurs, se mirent tous à imiter, la belle voix de cet animal. Mais quelque soing qu'ils aportassent, à cette estude ridiculle, le peuple leur cria tousjours, que ce n'estoit pas Parmenon . Un de ces gents piqué de la gloire et du proffit de l'autre, jugeant qu'il y avoit de la preocupation en cela, porta un jour un cochon en vie, caché sous sa robe, et le fit crier devant le peuple qui dit encor, (...): et lors laissant courir cet animal parmi la place, il leur fit voir que l'opinion est un mauvais juge, puis qu'elle leur avoit fait croire un homme, plus pourceau, qu'un pourceau mesme. C'est de cet exemple que les preocupez doivent aprendre, à ne juger point temerairement: car il est certain que ce vice change l'objet en apparence, comme si l'on voyoit les choses, à travers un verre coloré. Cette maladie aproche fort de celle que les medecins nomment hicterique , et que le peuple apelle jaunisse; qui fait croire au malade, que la couleur de ses yeux, est aux objets de dehors: et qui ne le laisse juger sainement de rien. Mais cette jaunisse d'esprit (si l'on peut bien parler en la nommant de cette sorte) est plus dangereuse que celle du corps, d'autant qu'elle se communique: et qu'apres avoir gasté le jugement de celuy qu'elle possede, elle fait passer ses erreurs en autruy. La fauce opinion est un feu qui va bien viste; et qui commençant à bruller par des cabanes, peut achever par des palais: les arbres croissent dans la terre, mais ils s'eslevent jusqu'aux cieux; et les nuages qui partent de la terre aussi, obscurcissent parfois la clarté du jour. De mesme ces opinions preocupées, qui souvent naissent dans le peuple, infectent jusques aux gents de qualité: et c'est à quoy doivent prendre garde, ceux qui se meslent de juger. Mais pour passer de la preocupation à l'ignorance, disons qu'Apelles n'eut pas mauvaise grace, lors qu'il dit au plus grand prince de la terre, que tant qu'il n'avoit fait que regarder ses peintures, et dire en termes generaux qu'elles estoyent belles; chacun abusé de sa bonne mine, et de la pompe de ses habits, avoit creu qu'il s'y connoissoit: mais qu'aussi tost qu'il s'estoit voulu mesler de discourir, du dessaing, de l'ordonnance, du poinct de veüe, de la perspective, des r'enfondremens, et du coloris; les petits garçons qui broyoient ses couleurs s'estoyent mis à rire, l'oyant parler d'une chose qu'il n'entendoit point; en des termes mal apliquez; et qui chocquoient les regles de l'art. Je pense que quelques jeunes gents de la court, n'auront pas subjet de se pleindre, si je les compare avec Alexandre, qui estoit bien d'aussi bonne maison qu'eux; et pour le moins aussi honeste homme. Et si je leur dis, que lors qu'ils se contenteront, de dire qu'une piece est belle, sans aprofondir les choses, leur bonne mine, leur castor poinctu, leur belle teste, leur collet de mille francs, leur manteau court, et leurs belles bottes, feront croire qu'ils s'y connoissent: mais lors que pour condamner un ouvrage, par une lumiere confuse, ils feront un galimatias de belles paroles, et voudront parler de regles; d'unité daction et de lieu; de vingt quatre heures; de liaison de scene; et de peripetie; qu'ils ne trouvent pas estrange, si ceux qui sçavent l'art s'en moquent; et si leur opinion n'est point suivie. Ce n'est pas que je veuille dire, que tous ceux de cette condition, soyent atteins de cette ignorance; j'en connois de trop spirituels, pour advancer une proposition si fauce: mais aussi faut il qu'ils me confessent, que tous ceux de leur caballe, ne sont pas desgalle force en cette matiere: et qu'il y en a (s'il faut ainsi dire) qui n'ont que l'espée et la cappe. Et ce sont eux que j'exhorte à pratiquer un beau silence; afin que si quelqu'un d'eux, ne peut pas estre habille homme, il en soit au moins le portraict. Un ancien disoit d'un jeune garçon qui parloit fort peu, (...). Et cet autre n'avoit pas mauvaise raison, qui sans s'arrester à l'exterieur, qui trompe si facilement par l'apparence, disoit a ceux qui l'aloyent visiter, qu'ils parlassent afin qu'il les veist . La froideur des stupides n'est pas si differente de celle des philosophes, que les yeux ny puissent estre deceus: et mesme il y a certains ignorans adroits, qui de peur de s'embarrasser, font comme les renards de canadas, qui ne passent jamais sur la glace sans escouter; et sans y voir passer premierement, quelque animal plus pesant qu'eux. Tout de mesme ceux-cy ne s'exposent jamais au hazard, de dire qu'une chose est bonne ou mauvaise, qu'apres l'avoir entendu dire a quelque autre, qui sçache plus qu'ils ne font: et de cette sorte, ils passent avec honneur, pour ce qu'ils ne sont point du tout. Et certes l'adresse des uns, est bien plus loüable, que l'inconsideration des autres, qui s'engagent a un voyage de long cours, sans connoistre les estoiles ny les vens, la charte ny la boussole; ou pour parler sans figure, qui discourent, de ce qu'ils ne sçavent point. Il s'imprime un livre de la poëtique, ou les cavaliers et les dames, pourront aprendre tous les secrets de nostre art; Monsieur De La Mesnardiere qui en est autheur les y à traictez à fonds; et c'est dans l'ouvrage de cet excellent homme que je les r'envoye, pour aprendre à juger sainement, des bons ou mauvais poëmes. Mais il s'en va temps pour finir, de descendre des galleries au parterre, et de dire un mot en passant, à cet animal à tant de testes et à tant d'opinions, qu'on apelle peuple: quelqu'un demandoit un jour à Simonides poëte comique, pourquoy il ne trompoit point les thessaliens, aussi bien que les autres grecs? (...). Et de la vient qu'une partie de cette multitude ignorante, que la farce attire a la comedie, escoute avec si peu d'attention, les poëmes qu'on represente: par ce que ce luy est un obstacle, qui l'empesche d'arriver plustost a la fin, que sa stupidité s'est proposée. Et de la procedent ces risées impertinentes, qui souvent naissent, de la plus grave, de la plus serieuse, et de la plus importante action d'une tragedie. Mais puisque ces centaures demi hommes et demi chevaux, ou comme dit un italien, (...), ne sont pas capables de gouster les bonnes choses; qu'ils imitent au moins les oyes, qui passent sur le mont Taurus, ou les aigles ont leurs aires, c'est a dire qu'ils portent une pierre au bec, qui les oblige au silence. Ainsi lors que la comedie sera composée, recitée, et escoutée, d'une façon aprochante, de celle dont j'ay parlé, je ne craindray point de dire d'elle, ce que j'en ay dit autrefois, qu'elle est l'objet de la veneration de tous les siecles vertueux: le divertissement des empereurs et des rois; l'occupation des grands esprits; le tableau des passions; l'image de la vie humaine; l'histoire parlante; la philosophie visible; le fleau du vice; et le throne de la vertu . C'est par cet eloge veritable que doit finir, l'apologie du theatre. Source: http://www.poesies.net