Observations Sur Le Cid. Par Georges De Scudéry. (1601-1667) Il est de certaines pieces, comme de certains animaux qui sont en la nature, qui de loin semblent des etoiles, et qui de prés ne sont que des vermisseaux. Tout ce qui brille n'est pas toujours precieux; on voit des beautez d'illusion, comme des beautez effectives, et souvent l'aparence du bien se fait prendre pour le bien mesme. Aussi ne m'estonnay-je pas beaucoup que le peuple qui porte le jugement dans les yeux, se laisse tromper par celuy de tous les sens, le plus facile à decevoir: mais que cette vapeur grossiere, qui se forme dans le parterre ait pu s'eslever jusqu'aux galleries, et qu'un fantosme ait abusé le sçavoir comme l'ignorance, et la cour aussi bien que le bourgeois, j'avoüe que ce prodige m'estonne, et que ce n'est qu'en ce bizarre evenement que je trouve le Cid merveilleux. Mais comme autrefois un macedonien apella de Philippe preocupé à Philippe mieux informé, je conjure les honnestes gens de suspendre un peu leur jugement, et de ne condamner pas sans les ouyr, les Sophonisbes, les Caesars, les Cleopatres, les Hercules, les Marianes, les Cleomedons, et tant d'autres illustres heros qui les ont charmez sur le theatre. Pour moy, quelque esclatante que me parust la gloire du Cid, je la regardois comme ces belles couleurs qui s'effacent en l'air, presque aussi-tost que le soleil en a fait la riche et trompeuse impression sur la nue; je n'avois garde de concevoir aucune envie, pour ce qui me faisoit pitié: ny de faire voir à personne les taches que j'appercevois en cet ouvrage. Au contraire, comme sans vanité je suis bon et genereux, je donnois des sentimens à tout le monde, que je n'avois pas moy-mesme: je faisois croire aux autres, ce que je ne croyois point du tout; et je me contentois de connoistre l'erreur sans la reffuter, et la verité sans m'en rendre l'evangeliste. Mais quand j'ai veu que cet ancien qui nous a dit, que la prosperité trouve moins de personnes qui la scachent souffrir que les infortunes, et que la moderation est plus rare que la patience, sembloit avoir fait le portrait de l'autheur du Cid, quand j'ai veu (dis-je) qu'il se deifioit d'authorité privée; qu'il parloit de luy comme nous avons accoustumé de parler des autres; qu'il faisoit mesme imprimer les sentimens avantageux qu'il a de soy; et qu'il semble croire qu'il fait trop d'honneur aux plus grands esprits de son siecle, de leur presenter la main gauche: j'ay creu que je ne pouvois sans injustice et sans lascheté, abandonner la cause commune, et qu'il estoit à propos de luy faire lire cette inscription tant utile, qu'on voyoit autrefois gravée sur la porte de l'un des temples de la Grece: connois toy toy mesme. Ce n'est pas que je veuille combattre ses mespris par des outrages, cette espece d'armes ne doit estre employee, que par ceux qui n'en ont point d'autres: et quelque necessité que nous ayons de nous deffendre, je ne tiens pas qu'il soit glorieux d'en user. J'ataque le Cid et non pas son autheur; j'en veux à son ouvrage et non point à sa personne; et comme les combats et la civilité ne sont pas incompatibles, je veux baiser le fleuret, dont je prétends luy porter une botte franche: je ne fais ny une satire, ny un libelle diffamatoire, mais de simples observations: et hors les paroles qui seront de l'essence de mon sujet, il ne m'en échappera pas une, où l'on remarque de l'aigreur. Je le prie d'en user avec la mesme retenue s'il me respond, parce que je ne scaurois ny dire ny souffrir d'injures: je pretens donc prouver contre cette piece du Cid, que le sujet n'en vaut rien du tout, qu'il choque les principales regles du poeme dramatique, qu'il manque de jugement en sa conduite, qu'il a beaucoup de meschans vers, que presque tout ce qu'il a de beautez sont derrobees, et qu'ainsi l'estime qu'on en fait est injuste. Mais apres avoir avancé cette proposition, estant obligé de la soustenir, voicy par où j'entreprens, de le faire avec honneur. Ceux qui veulent abatre quelqu'un de ces superbes edifices, que la vanité des hommes esleve si haut, ne s'amusent point à briser des colomnes ou rompre des balustrades, mais ils vont droit en sapper les fondemens, afin que toute la masse du bastiment, croule, et tombe en une mesme heure. Comme j'ay le mesme dessein, je veux les imiter en cette occasion: et pour en venir à bout, je veux dire, que le sentiment d'Aristote, et celuy de tous les scavans qui l'ont suivy, establit pour maxime indubitable, que l'invention est la principale partie, et du poete et du poeme: cette vérité est si asseurée, que le nom mesme de l'un et de l'autre tire son etimologie d'un verbe grec, qui ne veut rien dire que fiction. De sorte que le sujet du Cid estant d'un autheur espagnol, si l'invention en estoit bonne, la gloire en appartiendroit à Guillen De Castro, et non pas à son traducteur françois. Mais tant s'en faut que j'en demeure d'acord, que je soutiens qu'elle ne vaut rien du tout. La tragédie, composee selon les regles de l'art, ne doit avoir qu'une action principale, à laquelle tendent, et viennent aboutir toutes les autres, ainsi que les lignes se vont rendre de la circonference d'un cercle à son centre: et l'argument en devant estre tiré de l'histoire ou des fables connues (selon les preceptes qu'on nous a laissez) on n'a pas dessein de surprendre le spectateur, puis qu'il sçait desja ce qu'on doit representer. Mais il n'en va pas ainsi de la tragi- comedie, car bien qu'elle n'ait presque pas esté connue de l'antiquité, neantmoins puisqu'elle est comme un composé de la tragedie et de la comedie, et qu'à cause de sa fin elle semble mesme pancher plus vers la derniere, il faut que le premier acte, dans cette espece de poeme, embrouille une intrigue, qui tienne tousjours l'esprit en suspends, et qui ne se desmesle qu'à la fin de tout l'ouvrage. Ce noeu gordien, n'a pas besoin d'avoir un Alexandre dans le Cid pour le desnoüer: le père de Chimene y meurt presque des le commencement, dans toute la piece elle ny Rodrigue ne poussent, et ne peuvent pousser, qu'un seul mouvement: on n'y voit aucune diversité; aucune intrigue, aucun noeu; et le moins clairvoyant des spectateurs, devine, ou plustost voit, la fin de cette aventure aussi-tost qu'elle est commencée. Et par ainsi je pense avoir monstré bien clairement, que le sujet n'en vaut rien du tout, puisque j'ay fait connoistre qu'il manque de ce qui le pouvoit rendre bon, et qu'il a tout ce qui le pouvoit rendre mauvais. Je n'auray pas plus de peine, à prouver qu'il choque les principales regles dramatiques, et j'espere le faire avoüer à tous ceux qui voudront se souvenir apres moy, qu'entre toutes les regles dont je parle, celle qui sans doute est la plus importante, et comme la fondamentale de tout l'ouvrage, est celle de la vray- semblance. Sans elle, on ne peut estre surpris par cette agreable tromperie, qui fait que nous semblons nous interesser, aux bons ou mauvais succez de ces heros imaginaires. Le poete, qui se propose pour sa fin, d'esmouvoir les passions de l'auditeur, par celles des personnages, quelques vives, fortes et bien poussees qu'elles puissent estre, n'en peut jamais venir à bout (s'il est judicieux) lors que ce qu'il veut imprimer en l'ame n'est pas vray-semblable. Aussi ces grands maistres anciens, qui m'ont apris ce que je monstre icy à ceux qui l'ignorent, nous ont tousjours enseigné, que le poëte, et l'historien, ne doivent pas suivre la mesme route: et qu'il vaut mieux que le premier, traicte un sujet vraysemblable, qui ne soit pas vray, qu'un vray qui ne soit pas vray-semblable. Je ne pense pas qu'on puisse choquer une maxime, que ces grands hommes ont establie, et qui satisfait si bien le jugement. C'est pourquoy j'adjouste apres l'avoir fondee, en l'esprit de ceux qui la lisent, qu'il est vray que Chimene espousa le Cid, mais qu'il n'est point vray-semblable qu'une fille d'honneur, espouse le meurtrier de son pere. Cet evenement estoit bon pour l'historien, mais il ne valoit rien pour le poete; et je ne croy pas qu'il suffise, de donner des repugnances à Chimene; de faire combatre le devoir contre l'amour; de luy mettre en la bouche mille antitheses sur ce sujet; ny de faire intervenir l'authorité d'un roy; car enfin, tout cela n'empesche pas qu'elle ne se rende parricide, en se resolvant d'épouser le meurtrier de son pere. Et bien que cela ne s'acheve pas sur l'heure, la volonté (qui seule fait le mariage) y paroist tellement portée, qu'enfin Chimene est une parricide; ce sujet ne peut estre vraisemblable; et par consequent il choque une des principales regles du poeme. Mais pour apuyer ce raisonnement de l'authorité des anciens, je me souviens encor que le mot de fable, dont Aristote s'est servy, pour nommer le sujet de la tragedie, quoy qu'il ne signifie dans Homere, qu'un simple discours, par tout ailleurs, est pris pour le recit de quelque chose fausse, et qui pourtant conserve une espece de verité: telles sont les fables des poetes, dont au temps d'Aristote (et mesme devant luy) les tragiques se servoient souvent, pour le sujet de leurs poemes, n'ayant nul esgard à ce qu'elles n'estoient pas vrayes, mais les considerant seulement comme vray-semblables. C'est pourquoy, ce philosophe remarque, que les premiers tragiques, ayant accoustumé de prendre des sujets par tout, sur la fin, ils s'estoient retranchez à certains qui estoient ou pouvoient estre rendus vraysemblables: et qui presque pour cette raison, ont esté tous traittez, et mesme par divers autheurs. Comme Medée, Alchmeon, Aedipe, Oreste, Meleagre, Thieste et Thelephe. Si bien qu'on voit, qu'ils pouvoient changer ces fables comme ils vouloient, et les accommoder à la vray-semblance. Ainsi Sophocle, Aechile, et Euripide ont traicté la fable de Philoctete bien diversement: ainsi celle de Medee, chez Seneque, Ovide, et Euripide, n'estoit pas la mesme. Mais il estoit quasi de la religion, et ne leur estoit pas permis de changer l'histoire, quand ils la traittoient, ny d'aller contre la verité. Tellement, que ne trouvant pas toutes les histoires vray-semblables (quoique vraies) et ne pouvant pas les rendre telles, ny changer leur nature, ils s'attachoient fort peu à les traicter, à cause de cette difficulté: et prenoyent pour la pluspart des choses fabuleuses, afin de les pouvoir disposer vraysemblablement. De-là, ce philosophe monstre que le mestier du poete, est bien plus difficile que celuy de l'historien: parce que celuy-cy racompte simplement les choses, comme en effect elles sont arrivees, au lieu que l'autre, les représente (non pas comme elles sont) mais bien comme elles ont deub estre. C'est en quoy l'auteur du Cid a failly, qui trouvant dans l'histoire d'Espagne, que cette fille avoit espousé le meurtrier de son pere, devoit considerer que ce n'estoit pas un sujet d'un poeme accomply, parce qu'estant historique, et par conséquent vray, mais non pas vray-semblable, d'autant qu'il choque la raison et les bonnes moeurs, il ne pouvoit pas le changer ni le rendre propre au poeme dramatique. Mais comme une erreur en appelle une autre, pour observer celle des vint quatre heures (excellente quand elle est bien entendue) l'autheur françois, bronche plus lourdement que l'espagnol, et fait mal en pensant bien faire. Ce dernier, donne au moins quelque couleur à sa faute, parce que son poeme estant irregulier, la longueur du temps qui rend tousjours les douleurs moins vives, semble en quelque façon, rendre la chose plus vray-semblable. Mais faire arriver en vint quatre heures la mort d'un pere, et les promesses de mariage de sa fille, avec celuy qui l'a tué; et non pas encor sans le conoistre; non pas dans une rencontre innopinée; mais dans un duel dont il estoit l'appellant; c'est (comme a dit bien agreablement un de mes amis) ce qui loing d'estre bon dans les vint quatre heures, ne seroit pas suportable dans les vint quatre ans. Et par consequent (je le redis encor une fois) la regle de la vray-semblance n'est point observée, quoy qu'elle soit absolument necessaire. Et veritablement toutes ces belles actions que fit le Cid en plusieurs annees, sont tellement assemblees par force en cette piece, pour la mettre dans les vint quatre heures, que les personnages y semblent des dieux de machine, qui tombent du ciel en terre: car enfin, dans le court espace d'un jour naturel, on eslit un gouverneur au prince de Castille; il se fait une querelle et un combat, entre Dom Diegue et le comte, autre combat de Rodrigue et du comte, un autre de Rodrigue contre les Mores; un autre contre Dom Sanche; et le mariage se conclut, entre Rodrigue et Chimene: je vous laisse à juger, si ne voila pas un jour bien employé, et si l'on n'auroit pas grand tort d'accuser tous ces personnages de parresse? Il est du subjet du poeme dramatique, comme de tous les corps phisiques, qui pour être parfaicts, demandent une certaine grandeur, qui ne soit ny trop vaste, ny trop resserree. Ainsi, lors que nous observons un ouvrage de cette nature, il arrive ordinairement à la memoire, ce qui arrive aux yeux qui regardent un objet. Celuy qui voit un corps d'une diffuse grandeur, s'attachant a en remarquer les parties, ne peut pas regarder à la fois, ce grand tout qu'elles composent: de mesme, si l'action du poeme est trop grande, celuy qui la contemple, ne sçauroit la mettre tout ensemble dans sa memoire: comme au contraire, si un corps est trop petit, les yeux qui n'ont pas loisir de le considerer, parce que presque en mesme temps, l'aspect se forme et s'esvanoüit, n'y trouvent point de volupté. Ainsi dans le poeme, qui est l'objet de la memoire, comme tous les corps le sont des yeux, cette partie de l'ame, ne se plaist non plus à remarquer, ce qui n'admet pas son office, que ce qui l'excede. Et certainement, comme les corps pour estre beaux, ont besoin de deux choses, à sçavoir de l'ordre et de la grandeur, et que pour cette raison Aristote nie, qu'on puisse appeller les petits hommes beaux, mais ouy bien agreables; parce que quoy qu'ils soient bien proportionnez, ils n'ont pas neantmoins cette taille avantageuse, necessaire à la beauté; de mesme ce n'est pas assez que le poeme ait toutes ses parties disposees avec soin, s'il n'a encore une grandeur si juste que la memoire la puisse comprendre sans peine. Or quelle doit estre cette grandeur, Aristote dont nous suivons autant le jugement, que nous nous moquons de ceux qui ne le suivent point, l'a déterminée dans cette espace de temps, qu'on voit qu'enferment deux soleils; en sorte que l'action qui se represente ne doit ny exceder, ny estre moindre, que ce temps qu'il nous prescrit. Voila pourquoy autresfois Aristophane comique grec, se moquoit d'Aechile poete tragique, qui dans la tragedie de Niobe, pour conserver la gravité de cette heroine, l'introduisist assise au sepulchre de ses enfans, l'espace de trois jours, sans dire une seule parole. Et voilà pourquoy le docte Heinsius, a trouvé que Buchanan avoit fait une faute, dans sa tragedie de Jephté, ou dans le periode des vingt-quatre heures, il renferme une action, qui dans l'histoire, demandoit deux mois, ce temps ayant esté donné à la fille pour pleurer sa virginité (dit l'escriture). Mais l'autheur du Cid, porte bien son erreur plus avant; puis qu'il enferme plusieurs annees dans ses vint-quatre heures; et que le mariage de Chimene, et la prise de ces roys mores, qui dans l'histoire d'Espagne, ne se fait que deux ou trois ans apres la mort de son pere, se fait icy le mesme jour. Car quoy que ce mariage ne se consomme pas si-tost, Chimene et Rodrigue consentent, et dés là ils sont mariez, puis que selon les jurisconsultes, il n'est requis que le consentement pour les nopces: et qu'outre cela, Chimene est à luy, par la victoire qu'il obtient sur Don Sanche, et par l'arrest qu'en donne le roy. Mais ce n'est pas la seule loy qu'on voit enfrainte, en cet endroit de ce poeme: il en rompt une autre bien plus importante, puis qu'elle choque les bonnes moeurs, comme les regles de la poesie dramatique. Et pour connoistre cette verité, il faut savoir que le poeme de theâtre fut inventé, pour instruire en divertissant; et que c'est sous cet agreable habit, que se desguise la philosophie, de peur de paroistre trop austere aux yeux du monde; et par luy (s'il faut ainsi dire) qu'elle semble dorer les pilulles, afin qu'on les prenne sans repugnance, et qu'on se trouve guary presque sans avoir connu le remede. Aussi ne manque t'elle jamais de nous monstrer sur la scene, la vertu recompensée et le vice tousjours puni. Que si quelquefois l'on y voit les meschans prosperer, et les gens de bien persecutez, la face des choses, ne manquant point de changer, à la fin de la representation, ne manque point aussi de faire voir, le triomphe des innocens, et le suplice des coupables: et c'est ainsi qu'insensiblement, on nous imprime en l'ame l'horreur du vice, et l'amour de la vertu. Mais tant s'en faut que la piece du Cid, soit faite sur ce modelle, qu'elle est de tres-mauvais exemple: l'on y voit une fille desnaturée ne parler que de ses follies, lors qu'elle ne doit parler que de son malheur, pleindre la perte de son amant, lors qu'elle ne doit songer qu'a celle de son pere; aimer encor ce qu'elle doit abhorrer; souffrir en mesme temps, et en mesme maison, ce meurtrier et ce pauvre corps; et pour achever son impieté, joindre sa main à celle qui dégoute encor du sang de son pere. Apres ce crime qui fait horreur, le spectateur n'a t'il pas raison, de penser qu'il va partir un coup de foudre, du ciel representé sur la scene, pour chatier cette Danaide? Ou s'il sçait cette autre regle qui deffend d'ensanglanter le theatre, n'a t'il pas subjet de croire, qu'aussi tost qu'elle en sera partie, un messager viendra pour le moins, luy aprendre ce chastiment? Mais cependant, ni l'un ni l'autre n'arrive; au contraire, un roy carresse cette impudique; son vice y paroist rescompensé, la vertu semble bannie de la conclusion de ce poeme; il est une instruction au mal, un aiguillon pour nous y pousser; et par ces fautes remarquables et dangereuses, directement opposé, aux principales regles dramatiques. C'estoit pour de semblables ouvrages, que Platon n'admettoit point dans sa république, toute la poesie: mais principalement, il en bannissoit cette partie, laquelle imite en agissant, et par representation: d'autant qu'elle offroit à l'esprit, toutes sortes de moeurs; les vices et les vertus, les crimes et les actions genereuses; et qu'elle introduisoit aussi bien Atree comme Nestor. Or ne donnant pas plus de plaisir, en l'expression des bonnes actions, que des mauvaises, puis que dans la poesie, comme dans la peinture, on ne regarde que la ressemblance, et que l'image de Thersite bien faite, plaist autant que celle de Narcisse: il arrivoit de là, que les esprits des spectateurs, estoient desbauchez par cette volupté; qu'ils trouvoient autant de plaisir a imiter les mauvaises actions, qu'ils voyoient representées avecques grace, et ou nostre nature incline, que les bonnes, qui nous semblent difficiles; et que le theatre estoit aussi bien l'escole des vices que des vertus. Cela (dis-je), l'avoit obligé, d'exiler les poetes de sa république: et quoy qu'il couronnast Homere de fleurs, il n'avait pas laissé de le bannir. Mais pour moderer sa rigueur, Aristote qui connoissoit l'utilité de la poesie, et principalement de la dramatique, d'autant qu'elle nous imprime beaucoup mieux les bons sentimens, que les deux autres especes, et que ce que nous voyons, touche bien d'avantage l'ame, que ce que nous oyons simplement (comme l'a dit Horace). Aristote (di-je), veut en sa poetique, que les moeurs representées dans l'action de théatre soyent la pluspart bonnes: et que s'il y faut introduire des personnes pleines de vices, le nombre en soit moindre que des vertueuses. Cela fait que les critiques des derniers temps, ont blasmé quelques anciennes tragedies, ou les bonnes moeurs estoient moindres que les mauvaises; ainsi qu'on peut voir par exemple, dans l'Oreste d'Euripide, ou tous les personnages, excepté Pilades, ont de meschantes inclinations. Si l'autheur que nous examinons, n'eust pas ignoré ces preceptes, comme les autres dont nous l'avons desja repris, il se fust bien empesché, de faire triompher le vice sur son theatre, et ses personnages auroient eu de meilleures intentions, que celles qui les font agir. Fernand y auroit esté plus grand politique, Urraque d'inclination moins basse, Don Gomes moins ambitieux et moins insolent, Don Sanche plus genereux, Elvire de meilleur exemple pour les suivantes, et cet autheur n'auroit pas enseigné la vengeance, par la bouche mesme de la fille de celuy dont on se vange: Chimene n'auroit pas dit, les accommodements ne font rien en ce point: les affronts à l'honneur ne se reparent point; en vain on fait agir la force ou la prudence, si l'on guarit le mal, ce n'est qu'en apparence. et le reste de la troisiesme scene du second acte, ou par tout elle conclut à la confusion de son amant, s'il n'attente à la vie de son pere. Comme quoy peut-il excuser le vers, où cette desnaturee s'escrie parlant de Rodrigue? souffrir un tel affront, estant né gentilhomme, et ceux-cy, où elle advoüe qu'elle auroit de la honte pour luy, si apres luy avoir commandé de ne pas tuer son pere, il luy pouvoit obeyr, et s'il peut m'obeyr, que dira- t'on de luy? soit qu'il cede ou resiste au feu qui le consomme, mon esprit ne peut qu'estre ou honteux ou confus, de son trop de respect, ou d'un juste refus. mais je descouvre encor des sentimens plus cruels et plus barbares, dans la quatriesme scene du troisiesme acte, qui me font horreur. C'est où cette fille (mais plustost ce monstre) ayant devant ses yeux Rodrigue encor tout couvert d'un sang qui la devoit si fort toucher, et entendant qu'au lieu de s'excuser, et de reconnoistre sa faute, il l'authorise par ces vers: car enfin n'attends pas de mon affection, un lasche repentir d'une bonne action, elle respond (ô bonnes moeurs! ) tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien. si autrefois quelques-uns, comme Marcelin au livre vint-septiesme, ont mis entre les corruptions des republiques, la lecture de Juvenal, parce qu'il enseigne le vice, quoy qu'il le reprenne; et que pour flageller l'impureté, il la monstre toute nue: que dirons-nous de ce poeme, ou le vice est si puissamment apuyé? Ou l'on en fait l'apologie? Ou l'on le pare des ornemens de la vertu? Et enfin, ou il foule aux pieds les sentimens de la nature, et les preceptes de la morale? De ces deux preuves assez claires, je passe a la troisiesme, qui regarde le jugement, la conduite, et la bien-seance des choses: et dés la premiere scene, je trouve de quoy m'occuper. Il faut que j'advoüe que je ne vis jamais un si mauvais physionome, que le Pere De Chimene, lors qu'il dit à la suivante de sa fille, parlant de Don Sanche, aussi bien que de Don Rodrigue: jeunes, mais qui font lire aisement dans leurs yeux l'esclatante vertu de leurs braves ayeux. il n'estoit point necessaire, d'une si fausse conjecture, puisque ce malheureux Don Sanche, devoit estre battu, sans blesser ny sans estre blessé, desarmé, et pour sauver sa vie, contraint d'accepter cette honteuse condition, qui l'oblige à porter luy-mesme son espee à sa mestresse, de la part de son ennemy. Cette procedure trop romanesque, desment ce premier discours; estant certain, que jamais un homme de coeur, ne voudra vivre par cette voye. Mais ce n'est pas la seule faute de jugement, que je remarque en cette scene; et ces vers qui suivent m'en descouvrent encor une autre. «L'heure à present m'apelle au conseil qui s'assemble, Le roy doit à son fils choisir un gouverneur, Ou plustost m'eslever à ce haut rang d'honneur, Ce que pour luy mon bras chaque jour execute, Me deffend de penser qu'aucun me le dispute.» il faloit avec plus d'adresse, faire savoir à l'auditeur, le sujet de la querelle qui va naistre: et non pas le faire dire hors de propos à cette suivante, qui sert dans la maison du comte. Cette familiarité n'a point de raport, avec l'orgueil qu'il donne par tout à ce personnage: mais il seroit à souhaitter pour luy, qu'il eust corrigé de cette sorte, tout ce qu'il fait dire à ce Comte De Gormas: afin que d'un capitan ridicule, il eust fait un honneste homme: tout ce qu'il dit estant plus digne d'un fanfaron, que d'une personne de valeur et de qualité. Et pour ne vous donner pas la peine, d'aller vous en esclaircir dans son livre, voyez en quels termes il fait parler ce capitaine Fracasse. «Enfin vous l'emportez, et la faveur du roy Vous esleve en un rang qui n'estoit deu qu'à moy» Les exemples vivants ont bien plus de pouvoir: Un prince dans un livre aprend mal son devoir; Et qu'à fait apres tout, ce grand nombre d'annees Que ne puisse esgaler une de mes journees? Et ce bras du royaume est le plus ferme apuy:» «Grenade et l'Arragon tremblent quand ce fer brille, Mon nom sert de rampart à toute la Castille, Sans moy vous passeriez bien-tost sous d'autres loix, Et si vous ne m'aviez, vous n'auriez plus de rois. Chaque jour, chaque instant entasse pour ma gloire, Laurier dessus laurier, victoire sur victoire, Le prince pour essay de generosité Gagneroit des combats marchant à mon costé: Loin de froides leçons qu'à mon bras on prefere, Il aprendroit à vaincre en me regardant faire. Et par là cét honneur n'estoit deu qu'à mon bras: Un jour seul ne perd pas un homme tel que moy: Que toute sa grandeur s'arme, pour mon suplice, Tout l'estat perira, devant que je perisse. D'un sceptre qui sans moy tomberoit de sa main: Il a trop d'interest luy mesme en ma personne, Et ma teste en tombant fairoit choir sa couronne. Mais t'ataquer à moy! Qui t'a rendu si vain? Sçais-tu bien qui je suis?» «Mais je sens que pour toy ma pitié s'interesse: J'admire ton courage et je pleinds ta jeunesse, Ne cherche point à faire un coup d'essay fatal, Dispense ma valeur d'un combat inegal; Trop peu d'honneur pour moy suivroit cette victoire, A vaincre sans peril on triomphe sans gloire, On te croiroit tousjours abatu sans effort, Et j'aurois seulement le regret de ta mort: Retire-toy d'icy, es-tu si las de vivre?» Je croirois assurement qu'en faisant ce roolle, l'autheur auroit cru faire parler Matamore et non pas le comte; si je ne voyois que presque tous ses personnages ont le mesme stile: et qu'il n'est pas jusqu'aux femmes, qui ne s'y piquent de bravure. Il s'est à mon advis fondé sur l'opinion commune, qui donne de la vanité aux espagnols, mais il l'a fait avec assez peu de raison ce me semble: puis que par tout il se trouve d'honnestes gens. Et ce seroit une chose bien plaisante, si parce que les allemands et les gascons ont la reputation d'aimer à boire et a desrober, il alloit un jour avec une esgale injustice, nous faire voir sur la scene, un seigneur de l'une de ces nations qui fut yvre, et l'autre coupeur de bource. Les espagnols sont nos ennemis (il est vray) mais on n'est pas moins bon françois, pour ne les croire pas tous hipochondriaques. Et nous avons parmi nous un exemple si illustre, et qui nous fait si bien voir que la profonde sagesse et la haute vertu peuvent naistre en Espagne, qu'on n'en sçauroit douter sans crime. Je parlerois plus clairement de cette divine personne, si je ne craignois de prophaner son nom sacré, et si je n'avois peur de commettre un sacrilege, en pensant faire un acte d'adoration. Mais estant encor si esloigné des dernieres fautes de jugement, que je connois et que je dois montrer en cet ouvrage, je m'arreste trop à ces premieres, que vous verrez suivies de beaucoup d'autres plus grandes. La seconde scene du Cid, n'est pas plus judicieuse que celle qui la precede, car cette suivante ni fait que redire, ce que l'auditeur vient à l'heure mesme d'aprendre. C'est manquer d'adresse, et faire une faute, que les preceptes de l'art, nous enseignent d'éviter tousjours: parce que ce n'est qu'ennuyer le spectateur; et qu'il est inutile de raconter ce qu'il a veu. Si bien que le poete doit prendre des temps derriere les rideaux, pour en instruire les personnages, sans persecuter ainsi ceux qui les escoutent. La troisiesme scene est encor plus deffectueuse, en ce qu'elle attire en son erreur, toutes celles ou parlent l'infante ou Don Sanche: je veux dire, qu'outre la bien-seance mal observee, en une amour si peu digne d'une fille de roy, et l'une et l'autre tiennent si peu dans le corps de la piece, et sont si peu necessaires à la representation, qu'on voit clairement, que D Urraque ny est que pour faire jouer la beau château, et le pauvre Don Sanche, pour s'y faire batre par D Rodrigue. Et cependant, il nous est enjoint par les maistres, de ne mettre rien de superflu dans la scene. Ce n'est pas que j'ignore, que les episodes font une partie de la beauté d'un poeme, mais il faut pour être bons, qu'ils soient plus attachez au subject. Celuy qu'on prend pour un poeme dramatique, est de deux façons, car il est ou simple, ou mixte: nous appellons simple, celuy qui estant un, et continué, s'acheve sans un manifeste changement, au contraire de ce qu'on attendoit, et sans aucune recognoissance. Nous en avons un exemple dans l'Ajax de Sophocles, ou le spectateur voit arriver tout ce qu'il s'estoit proposé. Ajax plein de courage, ne pouvant endurer d'estre mesprisé, se met en furie, et apres qu'il revient à soy, rougissant des actions que la rage luy avoit fait faire, et vaincu de honte, il se tuë. En cela, il n'y a rien d'admirable ni de nouveau. Le subject meslé, ou non simple, s'achemine à la fin, avec quelque changement opposé, à ce qu'on attendoit, ou quelque reconnoissance, ou tous les deux ensemble. Cettuy-cy estant assez intrigué de soy, ne recherche presque aucun embellissement: au lieu que l'autre estant trop nu, a besoin d'ornements estrangers. Ces amplifications qui ne sont pas tout à fait necessaires, mais qui ne sont pas aussi hors de la chose, s'apellent episodes chez Aristote: et l'on donne ce nom à tout ce que l'on peut inserer dans l'argument, sans qu'il soit de l'argument mesme. Ces episodes qui sont aujourd'huy fort en usage, sont trouvez bons, lors qu'ils aident à faire quelque effect dans le poeme: comme anciennement le discours d'Agamemnon, de Teucer, de Menelaus et d'Ulisse, dans l'Ajax de Sophocle, servoit pour empescher qu'on ne privast ce heros de sepulture. Ou bien lorsqu'ils sont necessaires, ou vray- semblablement attachez au poeme, qu'Aristote apelle episodique, quand il peche contre cette derniere regle. Nostre autheur (sans doute) ne sçavoit pas cette doctrine, puis qu'il se fust bien empesché de mettre tant d'episodes dans son poeme, qui estant mixte, n'en avoit pas besoin: ou si sa sterilité, ne luy permettoit pas de le traitter sans cette aide, il y en devoit mettre qui ne fussent pas irreguliers. Il auroit sans doute banny D Urraque, Don Sanche et Don Arias, et n'auroit pas eu tant de feu à leur faire dire des pointes, ny tant d'ardeur à la declamation, qu'il ne se fust souvenu, que pas un de ces personnages ne servoit aux incidens de son poeme, et n'y avoit aucun attachement necessaire. Je voy bien (pour parler aussi des modernes) que dans la belle Mariane, ce discours des songes, que Monsieur Tristan a mis en la bouche de Pherore, n'estoit pas absolument necessaire: mais estant si bien lié, avec la vision que vient d'avoir Herodes, il y adjoute une beauté merveilleuse. Vision (dis-je) qui fait elle mesme, une partie du sujet; et dont les presages qu'on en tire, sont fondez sur une, que ce prince avoit euë autre-fois au bord du Jourdain. Il n'en est pas ainsi de nos bouches inutiles, ce qu'elles disent n'est pas seulement superflu, mais les personnages le sont eux- mesmes. Depuis cette derniere cascade, le jugement de l'autheur ne bronche point, jusqu'à l'ouverture du second acte: mais en cet endroit (s'il m'est permis d'user de ce mot) il fait encor une disparate. Il vient un certain Don Arias de la part du roy, qui a vray dire, ny vient que pour faire des pointes sur les lauriers, et sur la foudre, et pour donner sujet au Comte De Gormas, de pousser une partie des rotomontades, que je vous ay desja monstrees. On ne sçait ce qui l'ameine, il n'explique point qu'elle est sa commission, et pour conclusion de ce beau discours, il s'en retourne comme il est venu. L'autheur me permettra de luy dire, qu'on voit bien qu'il n'est pas homme d'esclaircissement, ni de procedé. Quand deux grands ont querelle, et que l'un est offencé à l'honneur, ce sont des oyseaux qu'on ne laisse point aller sur leur foy: le prince leur donne des gardes à tous deux, qui luy respondent de leurs personnes, et qui ne souffriroient pas que le fils de l'un, vint faire un appel à l'autre: aussi voyons nous bien la dangereuse consequence, dont cette erreur est suivie et par les maximes de la conscience, le roy ou l'autheur, sont coupables de la mort du comte, s'ils ne s'excusent, en disant qu'ils n'y pensoient pas, puis que le commandement que fait apres le roy de l'arrester, n'est plus de saison. Dans la troisiesme scene de ce mesme acte, les delicats trouveront encor que le jugement peche, lors que Chimene dit que Rodrigue n'est pas gentilhomme, s'il ne se vange de son pere; ce discours est plus extravagant que genereux, dans la bouche d'une fille, et jamais aucune ne le diroit, quand mesme elle en auroit la pensee. Les plus critiques trouveroient peut-estre aussi que la bienseance voudroit, que Chimene pleurast enfermee chez elle, et non pas aux pieds du roy, si tost apres cette mort: mais donnons ce transport à la grandeur de ses ressentimens, et à l'ardent desir de se venger, que nous scavons pourtant bien qu'elle n'a point, quoy qu'elle le deust avoir. Insensiblement nous voicy arrivez au troisiesme acte, qui est celuy qui a fait battre des mains à tant de monde; crier miracle, à tous ceux qui ne scavent pas discerner, le bon or d'avec l'alchimie, et qui seul a fait la fausse reputation du Cid. Rodrigue y paroit d'abord chez Chimene, avec une espee qui fume encor du sang tout chaut, qu'il vient de faire respandre à son pere: et par cette extravagance si peu attendue, il donne de l'horreur à tous les judicieux qui le voyent, et qui scavent que ce corps, est encor dans la maison. Cette espouvantable procedure, choque directement le sens commun: et quand Rodrigue prit la resolution de tuer le comte, il devoit prendre celle de ne revoir jamais sa fille. Car de nous dire qu'il vient pour se faire tuer par Chimene, c'est nous aprendre qu'il ne vient que pour faire des pointes: les filles bien nees n'usurpent jamais l'office des bourreaux; c'est une chose qui n'a point d'exemple; et qui seroit suportable dans une elegie à Philis, ou le poete peut dire, qu'il veut mourir d'une belle main, mais non pas dans le grave poeme dramatique, qui represente serieusement, les choses comme elles doivent estre. Je remarque dans la troisiesme scene, que nostre nouvel Homere s'endort encore; et qu'il est hors d'aparence, qu'une fille de la condition de Chimene, n'ait pas une de ses amies chez elle, apres un si grand malheur, que celuy qui vient de luy arriver: et qui les obligeoit toutes de s'y rendre, pour adoucir sa douleur par quelques consolations. Il eust esvité cette faute de jugement, s'il n'eust pas manqué de memoire, pour ces deux vers qu'Elvire dit peu auparavant, Chimene est au palais de pleurs toute baignee, et n'en reviendra point que bien accompagnee. Mais sans nous amuser davantage à cette contradiction, voyons à quoy sa solitude est employee. à faire des pointes execrables, des antitheses parricides, à dire effrontement qu'elle aime, ou plustost qu'elle adore (ce sont ses mots) ce qu'elle doit tant hair; et par un galimathias qui ne conclut rien, dire qu'elle veut perdre Rodrigue, et qu'elle souhaite ne le pouvoir pas. Ce meschant combat de l'honneur et de l'amour, auroit au moins quelque pretexte, si le temps par son pouvoir ordinaire, avoit comme assoupy les choses; mais dans l'instant qu'elles viennent d'arriver; que son pere n'est pas encore dans le tombeau; qu'elle a ce funeste objet, non seulement dans l'imagination, mais devant les yeux, la faire balancer entre ces deux mouvements, ou plustost pancher tout à fait, vers celuy qui la perd ou la des-honore, c'est se rendre digne de cette epitaphe d'un homme en vie, mais endormy, qui dit, sous cette casaque noire, repose paisiblement, l'autheur d'heureuse memoire, attendant le jugement. en suite de cette conversation, de Chimene avec Elvire, Rodrigue sort de derrière une tapisserie, et se presente effrontément, à celle qu'il vient de faire orpheline: en cet endroit, l'un et l'autre se picquent de beaux mots; de dire des douceurs: et semblent disputer la vivacité d'esprit en leurs reparties, avec aussi peu de jugement, qu'en auroit un homme qui se plaindroit en musique dans une affliction, ou qui se voyant boiteux, voudroit clocher en cadence. Mais tout à coup ce beau discoureur, Rodrigue devient impudent: et dit à Chimene, parlant de ce qu'il a tué, celuy dont elle tenoit la vie, qu'il le feroit encor, s'il avoit à le faire. à quoy cette bonne fille respond, qu'elle ne le blasme point; qu'elle ne l'accuse point; et qu'enfin, il a fort bien fait de tuer son pere. ô jugement de l'autheur, à quoy songez-vous? ô raison de l'auditeur, qu'estes vous devenuë? Toute cette scene est d'esgale force: mais comme les geographes par un point, marquent toute une province, le peu que j'en ay dit suffira, pour la faire concevoir entiere. Celle qui suit nous fait voir le pere de Rodrigue, qui parle seul comme un fou; qui s'en va de nuict courir les rues; qui embrasse je ne sçay quelle ombre fantastique; et qui le plus incivil de tous les mortels, a laissé cinq cens gentils- hommes chez luy, qui venoient luy offrir leur espee. Mais outre que la bien-seance est mal observee, j'y remarque une faute de jugement assez grande. Et pour la voir avec moy, il faut se souvenir que Fernand estoit le premier roy de Castille, et c'est à dire roy de deux ou trois petites provinces. De sorte, qu'outre qu'il est assez estrange que cinq cens gentils-hommes se trouvent à la fois, chez un de leurs amis qui a querelle, la coustume estant en ces occasions, qu'apres avoir offert leur service et leur espée, les uns sortent, à mesure que les autres entrent: il est encore plus hors d'aparence, qu'une si petite cour que celle de Castille estoit alors, pust fournir cinq cens gentils-hommes à D Diegue, et pour le moins autant au Comte De Gormas, si grand seigneur, et tant en reputation: sans ceux qui demeuroient neutres, et ceux qui restoient aupres de la personne du roy. C'est une chose entierement esloignée du vray-semblable, et qu'à peine pourroit faire la cour d'Espagne, en l'estat où sont les choses maintenant. Aussi voit-on bien, que cette grande troupe, est moins pour la querelle de Rodrigue, que pour luy aider à chasser les mores. Et quoy que les bons seigneurs n'y songeassent pas, l'autheur qui fait leur destinee, les a bien sceu forcer malgré qu'ils en eussent à s'assembler, et scait luy seul, à quel usage on les doit mettre. Le quatriesme acte commence par une scene ou Chimene aimant son père a l'accoustumee, s'informe soigneusement, du succez des armes de Rodrigue, et demande s'il n'est point blessé. Cette scene est suivie d'une autre, qu'il suffit de dire que fait l'infante, pour dire qu'elle est inutile, mais en cet endroit il faut que je die, que jamais roy ne fut si mal obei que Don Fernand, puis qu'il se trouve, que malgré l'ordre qu'il avoit donné dés le second acte, de munir le port, sur l'advis qu'il avoit que les mores venoient l'attaquer, il se trouve (dis-je) que Seville estoit prise, son throsne renversé, et sa personne et celles de ses enfans perdues, si le hazard n'eust assemblé ces bien-heureux amis de Don Diegue, qui aident Rodrigue a le sauver. Et certes le roy qui tesmoigne qu'il n'ignore point ce desordre, a grand tort de ne punir pas ces coupables, puis que c'est par leur seule negligence que l'autheur fait, que d'un commun effort, les mores et la mer entrent dedans le port. mais il me permettra de luy dire, que cela n'a pas grande aparence, veu que la nuict on ferme les havres d'une chaisne: principalement ayant la guerre, et de plus des advis certains que les ennemis aprochent. En suite, il dit parlant encor des mores, ils anchrent, ils descendent, ce n'est pas sçavoir le mestier dont il parle: car en ces occasions ou l'evenement est douteux, on ne mouille point l'anchre, afin d'estre plus en estat de faire retraite, si l'on s'y voit forcé. Mais je ne suis pas encor à la fin de ses fautes, car pour découvrir le crime de Chimene, le roy s'y sert de la plus méchante finesse du monde, et mal gré ce que le theatre demande de serieux en cette occasion, il fait agir ce sage prince, comme un enfant qui seroit bien enjoué, en la quatriesme scene du quatriesme acte. Là, dans une action de telle importance, ou sa justice devoit être balencée avec la victoire de Rodrigue, au lieu de la rendre a Chimene, qui feint de la luy demander, il s'amuse à luy faire piece; veut esprouver si elle aime son amant; et en un mot, le poete luy oste sa couronne de dessus la teste pour le coiffer d'une marote. Il devoit traiter avec plus de respect, la personne des roys que l'on nous aprend estre sacrée; et considérer celuy cy dans le throsne de Castille, et non pas comme sur le theatre de Mondory. Mais toute grossiere qu'est cette fourbe, elle fait pourtant donner cette criminelle dans le piege qu'on luy tend, et descouvrir aux yeux de toute la cour par un esvanoüissement l'infame passion qui la possede. Il ne luy sert de rien de vouloir cacher sa honte, par une finesse aussi mauvaise que la premiere, estant certain que malgré ce quolibet qui dit, qu'on se pasme de joie, ainsi que de tristesse. la cause de la sienne est si visible, que tous ceux qui ont l'ame grande, desireroient qu'elle fust morte, et non pas seulement esvanouye; ainsi le quatriesme acte s'acheve, apres que Fernand a fait la plus injuste ordonnance, que prince imagina jamais. Le dernier n'est pas plus judicieux, que ceux qui l'ont devancé: dés l'ouverture du theatre, Rodrigue vient en plein jour revoir Chimene, avec autant d'effronterie, que s'il n'en avoit pas tué le pere; et la perd d'honneur absolument, dans l'esprit de tout un peuple qui le void entrer chez elle. Mais si je ne craignois de faire le plaisant mal à propos, je lui demanderois volontiers, s'il a donné de l'eau benite en passant, à ce pauvre mort, qui vray-semblablement est dans la salle? Leur seconde conversation, est de mesme stile que la premiere, elle luy dit cent choses dignes d'une prostituée, pour l'obliger à batre ce pauvre sot de Don Sanche, et pour conclusion, elle adjoute avec une impudence espouventable: te diray-je encor plus? Va, songe à ta deffence, pour forcer mon devoir, pour m'imposer silence, et si jamais l'amour eschaufa tes esprits, sors vainqueur d'un combat dont Chimene est le prix, adieu ce mot lasché me fait rougir de honte. elle a bien raison de rougir et de se cacher, apres une action qui la couvre d'infamie, et qui la rend indigne de voir la lumiere. La seconde et troisiesme scene n'est qu'une continuelle extravagance de notre infante superflue. La quatriesme, qui se passe entre Elvire et Chimene, ne sert non plus au subjet. La cinquiesme, qui fait arriver Don Sanche, me fait aussi vous advertir que vous preniez garde, que dans le petit espace de temps, qui se coule à reciter cent quarante vers, l'autheur fait aller Rodrigue s'armer chez luy, se rendre au lieu du combat; se batre; estre vainqueur; desarmer Don Sanche; luy rendre son espée; luy ordonner de l'aller porter à Chimene; et le temps qu'il faut à Don Sanche, pour venir de la place chez elle: tout cela se fait, pendant qu'on recite cent quarante vers, ce qui est absolument impossible, et qui doit passer pour une grande faute de conduite. Quand nous voulons prendre ainsi des temps au theatre, il faut que la musique ou les choeurs, qui font la distinction des actes, nous en donne le moyen dans cet intervalle; car autrement, les choses ne doivent estre representees, que de la mesme façon, qu'elles peuvent arriver naturellement. Dans toute cette scene dont je parle, Chimene jouë le personnage d'une furie, sur l'opinion qu'elle a que Rodrigue est mort, et dit au miserable Don Sanche, tout ce qu'elle devoit raisonnablement dire à l'autre, quand il eut tué son pere. Ce n'est pas qu'il n'y ait quelque chose d'agreable en cette erreur, mais elle n'est pas judicieusement traittée; il en falloit moins pour estre bonne; parce qu'il est hors d'aparence qu'au milieu de ce grand flux de paroles, D Sanche pour la desabuser ne puisse pas prendre le temps, de luy crier, il n'est pas mort. Comme ils en sont là, le roy et toute la cour arrive; et c'est devant cette grande assemblee, que Dame Chimene leve le masque; qu'elle confesse ingenument ses folies desnaturees; et que pour les achever, voyant que Rodrigue est en vie, elle prononce enfin un ouy si criminel, qu'à l'instant mesme, le remords de conscience la force de dire: «Sire, qu'elle apparence a ce triste himenée? Qu'un mesme jour commence et finisse mon deuil, Mette en mon lict Rodrigue, et mon pere au cercueil? C'est trop d'intelligence avec son homicide; Vers ses manes sacrez, c'est me rendre perfide; Et soüiller mon honneur, d'un reproche eternel, D'avoir trempé mes mains, dans le sang paternel.» Demeurons-en d'accord avec elle, puis que c'est la seule chose raisonnable qu'elle a dite. Et devant que passer de la conduite de ce poeme, à la censure des vers, disons encor, que le theatre en est si mal entendu, qu'un mesme lieu, representant l'apartement du roy, celuy de l'infante, la maison de Chimene et la ruë, presques sans changer de face, le spectateur ne sçait le plus souvent où sont les acteurs. Maintenant, pour la versification, j'advoüe qu'elle est la meilleure de cet autheur; mais elle n'est point assez parfaite, pour avoir dit luy mesme qu'il quite la terre; que son vol le cache dans les cieux; qu'il y rit du desespoir de tous ceux qui l'envient; et qu'il n'a point de rivaux, qui ne soient fort honorez, quand il daigne les traiter d'esgal. Si le Malherbe en avoit dit autant, je doute mesme si ce ne seroit point trop. Mais voyons un peu, si ce soleil qui croit estre aux cieux est sans taches, ou si, malgré son esclat pretendu, nous aurons la veuë assez forte, pour le regarder fixement et pour les appercevoir. Je commence par le premier vers de la piece. «entre tous ces amants, dont la jeune ferveur...» c'est parler françois en allemand, que de donner de la jeunesse à la ferveur; cette epithete n'est pas en son lieu. Et fort improprement nous dirions, ma jeune peine, ma jeune douleur, ma jeune inquietude, ma jeune crainte, et mille autres semblables termes impropres. «Ce n'est pas que Chimene escoute leurs souspirs, Ou d'un regard propice anime leurs desirs. » cela manque de construction. Et pour qu'elle y fust il falloit dire, à mon advis. «Ce n'est pas que Chimene escoute leurs soupirs,» ni que: «...d'un regard propice...» elle «...anime leurs desirs.» «Tant qu'à duré sa force, a passé pour merveille,» Icy tout de mesme, il falloit dire a passé pour une merveille. «L'heure à présent m'appelle au conseil qui s'assemble,» Ce mot d'a present, est trop bas pour les vers; et qui s'assemble est superflu, il suffisoit de dire, «l'heure m'apelle au conseil.» «Deux mots dont tous vos sens doivent estre charmez» Il n'est point vray qu'une bonne nouvelle charme tous les sens; puis que la veue, l'odorat, le goust ni l'atouchement, n'y peuvent avoir aucune part. Cette figure qui fait prendre une partie pour le tout, et qui chez les sçavants s'appelle sinecdoche, est icy trop hyberbolyque. «Et je vous voy pensive et triste chaque jour,» «L'informer avec soin comme va son amour,» Cela n'est pas bien dit: il devoit y avoir, et je vous voy pensive et triste chaque jour, vous informer (et non pas l'informer) comme quoy va son amour, et non pas comme va son amour. «Que je meurs s'il s'acheve, et ne s'acheve pas.» Pour la construction, il faloit dire: «que je meurs s'il s'acheve, et s'il ne s'acheve pas.» «Elle rendra le calme à vos esprits flottants,» je ne tiens pas que cette façon de faire flotter les esprits soit bonne: joint qu'il falloit dire l'esprit, parce que les esprits en plurier, s'entendent des vitaux et des animaux, et non pas de cette haute partie de l'ame, ou reside la volonté. «Ma plus douce esperance, est de perdre l'espoir,» Ce vers si je ne me trompe n'est pas loin du galimathias. «Le prince pour essay de generosité,» Ce mot d'essay, et celui de generosité, estant si pres l'un de l'autre, font une fausse rime dans le vers, bien desagreable, et que l'on doit tousjours esviter. «Gagneroit des combats marchant à mon costé,» on dit bien gagner une bataille, mais on ne dit point, il a gagné le combat. «Parlons en mieux le roy fait honneur à vostre aage.» La cesure manque à ce vers. «Le premier dont ma race ait vu rougir son front.» Je trouve que le front d'une race, est une assez estrange chose: il ne falloit plus que dire, les bras de ma lignee; et les cuisses de ma posterité. «Qui tombe sur son chef, rejaillit sur mon front... » Cette façon de dire le chef, pour la teste, est hors de mode: et l'auteur du Cid a tort d'en user si souvent. «...au surplus, pour ne te point flatter...» Ce mot de surplus est de chicane, et non de poesie, ny de la cour. «Se faire un feau rampart, de mille funerailles.» j'aurois basti ce rampart de corps morts, et d'armes brisees, et non pas de funerailles; cette phrase est extravagante, et ne veut rien dire. «Plus l'offenceur est cher... » Ce mot d'offenceur n'est point françois: et quoy que son autheur se croye assez grand homme pour enrichir la langue, et qu'il use souvent de ce terme nouveau, je pense qu'on le renvoyera avec Isnel. «A mon aveuglement, rendez un peu de jour.» on ne rend pas le jour à l'aveuglement, mais ouy bien à l'aveugle. «...allons mon ame, et puis qu'il faut mourir...» J'aimerois autant dire : «...allons moy-mesme, et puis qu'il faut mourir...» Cette exclamation n'a point de sens. «Respecter un amour dont mon ame esgaree,» « ...void la perte asseurée» ce mot d'esgarée n'est mis que pour rimer, et n'a nulle signification en cet endroit. «Je rendray mon sang pur, comme le j'ay receu,» Je ne sçay dans quel aphorisme d'Hipocrate, l'autheur a remarqué, qu'une mauvaise action corrompt le sang, mais contre ce qu'il dit, je croy plus raisonnablement, que Rodrigue l'a tout bruslé, par cette noire melancholie qui le possede. « Ce grand courage cede, il y prend grande part» Un si grand crime, et quelque grand qu'il fust; pour un grand poete, voila bien des grandeurs qui se touchent. «Pour le faire abolir sont plus que suffisans,» «...sont plus que suffisans» est une façon de parler basse et populaire, qui ne veut rien dire: non plus qu'une autre dont il se sert quand il dit, faire l'impossible, à le bien prendre, c'est ne vouloir rien faire que de vouloir faire, ce qu'on ne peut faire. On pardonne ces fautes, aux petites gens qui s'en servent, mais non pas aux grands autheurs, tel que le croit estre celui du Cid. Il dit parlant de la querelle de Don Diegue: «Elle à fait trop de bruit pour ne pas s'accorder» Il faut dire pour n'estre pas accordée, car elle ne s'accorde point elle mesme. «Les hommes valeureux, le sont du premier coup» Ce premier coup, est une phrase trop basse pour la poesie. «Vous laissez choir ainsi ce glorieux courage.» Faire choir un courage, n'est pas proprement parler. «Si dessous sa valeur, ce grand guerrier s'abat» Outre que cette parole de s'abat, a le son trop approchant de celuy du sabat, il falloit dire est abatu, et non pas s'abat. «Le Portugal se rendre, et ses nobles journees, Porter de là les mers ses hautes destinees» il falloit dire : ses grands exploits, car ses nobles journées ne disent rien qui vaille. «Au milieu de l'Afrique arborer ses lauriers.» Le mot d'arborer fort bon pour les estandars, ne vaut rien pour les arbres, il falloit y mettre planter. Pleurez pleurez mes yeux, et fondez vous en eau, La moitié de ma vie, a mis l'autre au tombeau, et m'oblige à venger, apres ce coup funeste, celle que je n'ay plus, sur celle qui me reste» Ces quatre vers, que l'on a trouvez si beaux, ne sont pourtant qu'une hapelourde; car premierement ces yeux fondus, donnent une vilaine idée à tous les esprits delicats. On dit bien fondre en larmes, mais on ne dit point fondre les yeux. De plus, on appelle bien une mestresse la moitié de sa vie, mais on ne nomme point un pere ainsi. Et puis, dire que la moitié d'une vie, a tué l'autre moitié, et qu'on doit venger cette moitié, sur l'autre moitié, et parler et marcher avec une troisiesme vie, apres avoir perdu ces deux moitiez, tout cela n'est qu'une fausse lumiere, qui esblouit l'esprit, de ceux qui se plaisent à la voir briller. «Il deschire mon coeur, sans partager mon ame» Ce vers n'est encor à mon advis qu'un galimathias pompeux: car le coeur et l'ame, sont tous deux pris en ce sens, pour la partie ou resident les passions. Quoy, du sang de mon pere encor toute trempee» Ce vers me fait souvenir, qu'il y en a un autre tout pareil qui dit: «Quoy, du sang de Rodrigue encor toute trempee!» Cette conformité de mots, de rime et de pensee, monstre une grande sterilité d'esprit. «...mais sans quitter l'envie» Il falloit dire : sans perdre l'envie. Ce mot de quitter n'est pas en son lieu. «Aux traits de ton amour, ni de ton desespoir.» Ce mot de trait, en cette signification est populaire, et s'il eust dit aux effets, la phrase eust esté bien plus noble. «vigueur, vainqueur, trompeur, peur» Ce sont quatre fausses rimes, qui se touchent, et qu'un esprit exact ne doit pas mettre si pres. «Ma crainte est dissipee, et mes ennuis cessez» Ce n'est point parler françois, on dit finis, ou terminez, et le mot de cessez, ne se met jamais comme il est là. «...Ou fut jadis l'affront que ton courage efface.» Ce jadis ne vaut rien du tout en cet endroit: par ce qu'il marque une chose faite il y a long-temps, et nous sçavons qu'il n'y a que quatre ou cinq heures, que Don Diegue a receu le soufflet dont il entend parler. «...et le sang qui m'anime...» L'autheur n'est pas bon anathomiste: ce n'est point le sang qui anime, car il a besoin luy mesme d'estre animé, par les esprits vitaux qui se forment au coeur, et dont il n'est (pour user du terme de l'art) que le veicule. «...leur brigade étoit preste, cinq cens hommes...» est un trop grand nombre, pour ne l'appeller que brigade: il y a des regimens entiers, qui n'en ont pas d'avantage: et quand on se pique de vouloir parler des choses, selon les termes de l'art, il en faut scavoir la veritable signification, autrement on paroit ridicule, en voulant paroistre sçavant. «Tant à nous voir marcher en si bon esquipage.» c'est encor parler de la guerre en bon bourgeois qui va à la garde: au lieu de ce vilain mot d'esquipage, qui ne vaut rien là, il falloit dire en si bon ordre. «Sortir d'une bataille, et combattre à l'instant.» Tout de mesme, ce combat des mores fait de nuict, n'estoit point une bataille. «Que ce jeune seigneur endosse le harnois,» Ce jeune seigneur qui endosse le harnois, est du temps de moult, de pieca, et d'aincois. «...et leurs terreurs s'oublient» Cela ne vaut rien: on doit dire: finissent, cessent, ou se dissipent ; car ces terreurs qui s'oublient elles mesmes, ne sont qu'un pur galimathias. «...contrefaites le triste...» Ce mot de contrefaites est trop bas pour la poesie, on doit dire, feignés d'estre triste. Il y a encor cent fautes pareilles dans cette piece, soit pour la phrase, ou soit pour la construction: mais sans m'arrester davantage, je veux passer de l'examen des vers, à la preuve des larcins, aussi tost que pour montrer, comme cét autheur est sterile, j'auray fait remarquer combien de fois dans son poeme, il a mis les pauvres lauriers si communs, voyez le je vous en supplie. «Ils y prennent naissance au milieu des lauriers,» Laurier dessus laurier, victoire sur victoire, que pour voir en un jour flestrir tant de lauriers, tout couvert de lauriers, craignez encore la foudre, mille et mille lauriers, dont sa teste est couverte, au milieu de l'Afrique arborer ses lauriers, j'iray sous mes cyprez accabler ses lauriers, le chef au lieu de fleurs, couronné de lauriers, luy gagnant un laurier, vous impose silence. la derniere partie de mon ouvrage, ne me donnera pas plus de peine que les autres. Le Cid est une comedie espagnole, dont presque tout l'ordre, scene pour scene, et toutes les pensees de la françoise sont tirees: et cependant, ni Mondory, ny les affiches, ny l'impression, n'ont apellé ce poeme, ny traduction, ny paraphrase, ny seulement imitation: mais bien en ont-ils parlé, comme d'une chose qui seroit purement, à celuy qui n'en est que le traducteur; et luy-mesme a dit (comme un autre a desja remarqué) qu'il ne doit qu'à luy seul, toute sa renommee. Mais sans perdre une chose si precieuse que le temps, trouvez bon que je m'aquitte de ma promesse, et que je fasse voir que j'entends aussi l'espagnol: (...). Apres ce que vous venez de voir, jugez (lecteur) si un ouvrage dont le sujet ne vaut rien, qui choque les principales regles du poeme dramatique, qui manque de jugement en sa conduite, qui a beaucoup de meschants vers, et dont presques toutes les beautez sont desrobees, peut legitimement pretendre, à la gloire de n'avoir point esté surpassé, que luy attribue son autheur, avec si peu de raison? Peut estre sera-t'il assez vain, pour penser que l'envie m'aura fait escrire, mais je vous conjure de croire, qu'un vice si bas n'est point en mon ame; et qu'estant ce que je suis, si j'avois de l'ambition, elle auroit un plus haut objet, que la renommée de cét autheur. Au reste, on m'a dit qu'il pretend en ses responses, examiner les oeuvres des autres, au lieu de tascher de justifier les siennes: mais outre que cette procedure n'est pas bonne, nos erreurs ne le pouvant pas rendre innocent, je veux le relever de cette peine pour ce qui me regarde, en advouant ingenument, que je croy qu'il y a beaucoup de fautes dans mes ouvrages, que je ne voy point, et confessant mesme à ma honte, qu'il y en a beaucoup que je voy, et que ma negligence y laisse. Aussi ne pretend-je pas faire croire que je suis parfait, et je ne me propose autre fin, que de monstrer qu'il ne l'est pas tant qu'il le croit estre. Et certainement, comme je n'aime point cette guerre de plume, j'aurois caché ses fautes, comme je cache son nom et le mien, si, pour la reputation de tous ceux qui font des vers, je n'avois cru que j'estois obligé, de faire voir à l'autheur du Cid, qu'il se doit contenter de l'honneur, d'estre citoyen d'une si belle republique, sans s'imaginer mal à propos, qu'il en peut devenir le tiran. Source: http://www.poesies.net