Poésies Posthumes.(1905) Par José-Maria De Heredia. (1842-1905) TABLE DES MATIERES L’Enlèvement D’Antiope. La Vision D’Ajax. Le Kratèr. La Fileuse. Les Fleuves D’Ombre. Les Rostres. Hortorum Deus. Sur Un Buste De Psyché. À Un Poète. L’Enlèvement D’Antiope. Tel qu’un aigle élancé du plus noir firmament, Le héros a saisi dans sa puissante serre L’Amazone. Il l’a prise, il la tient et la serre Et l’emporte au galop de l’étalon fumant. À ses cris, à ses bras levés éperdument Le ciel n’a répondu que par un sourd tonnerre, Et la bête sous qui fuit et tremble la terre Redouble sa terreur à son hennissement. L’air que déchire leur vertigineuse allure Fait voler derrière eux la longue chevelure Et lui cingle la gorge avec le fouet des crins. Et partout, sur sa chair férocement baisée, Elle a senti courir de sa nuque à ses reins Le rire triomphal des lèvres de Thésée. Octobre 1904. La Vision D’Ajax. C’est Elle ! Je la vois, dans la nuit étoilée, Ombre céruléenne et géante. Au ciel clair Sa main droite brandit la lance où luit l’éclair, Et l’autre tient captive une Victoire ailée. Pallas !... D’une nuée éclatante voilée Dont la splendeur bleuit l’ivoire de sa chair, Et de ses pieds foulant l’impondérable éther Elle me dit : -Prends garde à toi, fils d’Oïlée ! Elle approche. Elle vient. Je ne recule pas. Mais je sens que grandit à chacun de ses pas La divine terreur de la Force et de l’Ordre. En ses yeux glauques brille un sinistre dessein, Et chaque battement de son coeur fait se tordre Les vipères d’azur qui rampent sur son sein. 18 Juin 1905. Le Kratèr. Ce sont des vases peints, Étranger curieux, Les uns hauts d’une palme et d’autres d’une orgye, Qui sur leur galbe étroit ou leur panse élargie Font tourner, rouge et noir, tout l’Olympe à tes yeux. Choisis : canthare, amphore ou rhyton ?... Mais, j’ai mieux : Le potier, modelant la terre de Phrygie Du sang viril d’Atys molle encore et rougie, A formé ce kratèr pour l’ivresse des Dieux. Vois. Il est sans défaut du bord jusqu’à la base. Certe, il sera payé par quelque Pharnabazr Au prix d’un bassin d’or, d’électrum ou d’argent. Euphronios a fait ce chef-d’oeuvre d’argile Qu’il signa de sa pointe illustre, le jugeant D’autant plus précieux qu’il le fit plus fragile. Juillet 1901. La Fileuse. Elle est morte Platthis, morte la bonne vieille Qui, tout le long des jours anciens et des nouveaux A filé, dévidé, roulé les écheveaux De laine blanche dont débordait sa corbeille. Si parfois s’inclinait la tête qui sommeille, Les doigts de la fileuse actifs et sans rivaux D’un geste inconscient poursuivaient leurs travaux ; Seule la Mort a pu mettre un terme à sa veille. À peine fut trouvée en son pauvre taudis L’obole qui, glissée aux doigts enfin roidis, Paya le dur nocher de la dernière barque ; Et Platthis a franchi le fleuve aux sombres eaux, Curieuse de voir si, mieux qu’elle, la Parque Savait tordre le fil et tourner les fuseaux. Les Fleuves D’Ombre. ... Et quos fumantia torquens Aequora, gurgitibus Phlogethon perlustrat anhelis. C. CLAUDIANI de raptu Proserpinae. Ce n’est pas, tel qu’Orphée, en héros de l’Amour Que j’ai, bravant l’Érèbe et devançant la Moire, Sans obole, passé le fleuve sans mémoire Dont l’onde bat sans bruit la rive sans retour. J’ignore si j’entrai dans l’infernal séjour Par la porte de corne ou la porte d’ivoire, Car je suis remonté du fond de la nuit noire, Nouveau Pirithoüs qu’éblouissait le jour. J’ai vu l’Ombre ; j’ai vu hurler Cerbère aphone En l’éternel silence où règne Perséphone Sur le Léthé, le Styx et le Cocyte lent ; Et j’ai vu fuir, vengeurs qu’épouvante un grand spectre, Aux bords du Phlégéthon où roule un flot sanglant, Oreste pâlissant que suit la pâle Électre. Les Rostres. Franchis l’arc triomphal qui croulera demain Et regarde, plus vaste à la splendeur nocturne, Du lac de Curtius à celui de Juturne, Ce qui naguère fut le grand forum romain. Un vil peuple y débat le sort du genre humain Et le vote vénal emplit la ciste et l’urne. Les consuls sont muets, le Sénat taciturne. Un homme tient le monde et Rome dans sa main. César a rebâti la tribune aux harangues ; L’univers y défile et dispute en cent langues ; Bientôt on y verra des rhéteurs de Thulé. Plus loin gisent épars sous la poussière et l’herbe Les vieux Rostres. C’est là que Gracchus a parlé Et l’airain vibre encor de la rumeur du verbe. Hortorum Deus. Interque cunctos ultimum Deos omen. Cucurbitarum ligneus vocor custos. Veterum Poet. Catalecta. Faudra-t-il donc, comme hier, seul aujourd’hui, demain, Toujours, garder ce clos que l’herbe folle encombre Où le lupin se meurt près du pâle concombre En ce désert qui fut jadis le Champ Romain ? Hélas ! je ne suis plus qu’un pieu, sans faulx, sans main, Vermoulu, fatigué depuis des jours sans nombre De voir sans fin tourner au soleil ma grande ombre Et de servir de cible aux passans du chemin. Tandis que, loin de Rome, ici je me délabre, Vertumne a sa statue au coin du grand Vélabre. Nul ne m’adore plus. Je suis las d’être Dieu. Ah ! béni le rôdeur, par ce froid crépuscule Dont la main sacrilège en me jetant au feu, De Priape oublié ferait un autre Hercule ! Prométhée. Sonnet paru dans Le Parnasse contemporain, 1866 Quand le Titan roula des voûtes immortelles, Foudroyé par le bras du Kronide irrité, Les pleurs ne mouillaient point ses farouches prunelles. Il se sentait vaincu, mais toujours indompté. Sous l’ongle du vautour à ses flancs incrusté, Il amassait en lui les douleurs fraternelles, Et gardait sur son front, meurtri de grands coups d’ailes, L’espoir de la vengeance et de la liberté. Nous subissons encore cet antique supplice, Mais nous n’attendons plus la trop lente justice : Héraklès ne vient pas c?r il n’est plus de Dieux. Et nous sentons pes?r sur notre âme ecrasée Toute une mer de honte, et l’ardente rosée De l’honneur revolté ruisselle de nos yeux. Les Scaliger. Sonnet paru dans Le Parnasse contemporain, 1866 Dans Vérone, la belle et l’antique guerrière, Il est de grands tombeaux, où, tout bardés de fer, Muets, et les deux mains jointes pour la prière, Sur leurs écus sculptés gisent les Scaliger. Rigidement serrés dans leur robe de pierre, Sur leur front fatigué par l’outrage de l’air Et les siècles nombreux, sous leur morte paupière, Ils gardent un reflet orgueilleux de l’Enfer. C’étaient de durs seigneurs, ces vieux Can, fils de l’ombre, De qui Pétrarque a dit cette parole sombre : « Que dans Vérone, entre eux, se dévoraient les chiens. » Et pourtant mieux vaudraient de tels tyrans, ô ville, Que d’entendre en tous lieux sur ton pavé servile Traîner insolemment des sabers autrichiens ! Pégase. Voici le Monstre ailé, mon fils, lui dit la Muse. Sous son poil rose court le beau sang de Méduse ; Son oeil réfléchit tout l’azur du ciel natal, Les sources ont lavé ses sabots de cristal, À ses larges naseaux fume une brume bleue Et l’Aurore a doré sa crinière et sa queue. . . Flatte-le, parle-lui. Dis-lui : « Fils de Gorgo Pégase ! écoute-moi : mon nom, Victor Hugo, Vibre plus éclatant que celui de ta mère ; Mieux que Bellérophon j’ai vaincu la Chimère. Ne me regarde pas d’un oeil effarouché ; Viens ! Je suis le dernier qui t’aurai chevauché. Par le ciel boréal où mes yeux ont su lire, Ton vol m’emportera vers la céleste Lyre ; Car mes doigts fatigués, sous l’archet souverain, D’avoir fait retenir l’or, l’argent et l’airain, Veulent, à la splendeur de la clarté première, Faire enfin résonner des cordes de lumière ! » Il renâcle, il s’ébroue, il hennit, et ses crins Se lèvent ! C’est l’instant. Saute-lui sur les reins ! Son aile, qui se gonfle en un frisson de plume, Palpite dans la nuit ou Sirius s’allume. Pars ! Tu l’abreuveras au grand fleuve du ciel, Qui roule à flots d’argent le lait torrentiel. . . Enfonce le zénith et, riant de l’abîme, Monte plus loin, plus haut, dans l’azur plus sublime ! Que l’envergure d’or du grand Cheval ailé Projette une ombre immense en l’éther étoilé Et que son battement d’ailes multicolore Fasse osciller la flamme aux astres près d’éclore. Monte ! Pousse plus haut l’essor de l’étalon Vertigineux ! Va, monte ! Et, battant du talon Le Monstre que ton bras irrésistible dompte, Monte encore, toujours, éternellement ! Monte ! La Messe Noire. À Félicien Rops. Enlace moi plus fort ! que mon désir soit tel, Qu’il prête à nos baisers une ivresse sublime ! Que ton sein soit le gouffre où le remords s’abîme ; Prends, et brûle mon coeur sur le bûcher charnel ! Parjure du serment que je crus éternel, Mon amour s’est pour toi grandi de tout mon crime Et, sacrificateur aussi bien que victime, J’ai de ton flanc divin fait mon suprême autel. Que m’importe la mort, l’éternité future, Dieu, l’ineffable espoir, l’indicible torture ? Rien ne peut de tes bras me distraire un instant ; Car en ta chair ardente où se dissout mon âme, J’ai savouré, caresse ou brûlure de flamme, Et le Ciel que je brave et l’Enfer qui m’attend ! À André, Vicomte De Guerne. Sonnet. André, contre le temps en vain nous nous liguons. Je chante les héros d’Atlantide ou de Lerne Et tu lis sur la brique et sur le granit terne, La gloire des Baals et celle des Dagons. Par la porte de corne aux infrangibles gonds Le Florentin pensif n’entre plus dans l’Averne ; La Vierge ne tord plus au seuil de la caverne Son corps épouvanté que lèchent les dragons. Vers un ciel constellé de nouvelles étoiles Les Conquérants hardis ne hissent plus leurs voiles. Ce Siècle est plein d’oublis et de grands abandons. Et nous, fils de dompteurs d’hippogriffes et d’hydres, Poète, c’est en vain que nous nous attardons À compter l’heure antique aux larmes des clepsydres. La Mort D’Agamemnon. Sonnet. Dans le fond du palais, sur sa couche d’airain, Agamemnon repose et son âme se noie Dans le divin sommeil ; le souvenir de Troie Vient à peine parfois plisser son front serein. Il dort et pour ses yeux le jour du lendemain Ne luira pas. Le coeur plein de haine et de joie, Clytemnestre déjà désigne de la main A son timide amant cette royale proie. Il tremble : ses cheveux se hérissent d’effroi ; Mais, vers le lit de pourpre où repose le roi, L’élancant fortement d’une étreinte enivrante, Elle le pousse ; ils vont sans haleine, à pas lents . . . Egisthe va frapper. . . Et la lampe mourante Les éclaire tous deux de ses reflets sanglants. Hercule Et Antée. Trois fois il a tendu sa jambe horrible et torse, Battant le sol (l’aire) d’un pied que convulse la mort Et trois fois, il a pu se redresser plus fort, Après avoir frappé la maternelle écorce. Mais Hercule étonné de cette étrange force, Cambrant ses larges reins, par un plus brusque effort, Saisit le noir géant qui vainement se tord, L’enlève et, d’un seul coup, l’écrase sur son torse. Il râle, tremble et meurt. Et le calme héros, En écoutant craquer ces gigantesques os, Méprise dans son coeur sa facile victoire ; Et regarde d’un oeil orgueilleux et serein, Sur sa mâle poitrine et ses beaux bras d’ivoire Se gonfler le réseau de ses muscles d’airain. 1904. Sur Un Buste De Psyché. Au fond du parc désert d’un palais très lointain Où, seul, un oiseau chante et l’abeille butine, Le buste, dans sa grâce hellène ou florentine, Fleur de marbre fleurit un fût de serpentin. De l’églantier qui l’enguirlande, au frais matin À la rosée, à peine éclose, une églantine Épanouit sa rose à la lèvre enfantine, Dont l’invisible chant semble un rire argentin. Faisant poudroyer l’or des étamines frêles Sous le frémissement azuré de ses ailes Voici qu’un papillon s’y pose et boit te miel ; Et j’ai cru voir, mêlant en un rêve d’Attique La beauté de la terre et l’ivresse du ciel Sur ta bouche, ô Psyché ! palpiter l’âme antique. À Un Poète. Tu vivras toujours jeune, et grâce aux Piéride Gallus, jamais ton front ne connaîtra les rides ; Leurs mains, leurs belles mains sans trêve tresseront Le laurier dont la feuille ombragera ton front, Et, sous le jour divin qui fait mouvoir les ombres, Tes grands yeux tour à tour éblouissans ou sombres Refléteront ainsi qu’au miroir de tes vers Le spectacle éternel du mobile univers, Indifférent aux Dieux comme aux hommes moroses : Et tu n’en retiendras que la beauté des choses. Écrit le 26 février 1905, jour anniversaire de la naissance de Victor Hugo. http://www.poesies.net