Ondine. (1938) Par Jean Giraudoux (1882-1944) Pièce En Trois Actes. D'Après Le Conte De Frédérique De La Motte Fouqué. TABLE DES MATIERES ACTE PREMIER Scène I Scène II Scène III Scène IV Scène V Scène VI Scène VII Scène VIII Scène IX ACTE DEUXIÈME Scène I Scène II Scène III Scène IV Scène V Scène VI Scène VII Scène VIII Scène IX Scène X Scène XI Scène XII Scène XIII Scène XIV ACTE TROISIÈME Scène I Scène II Scène III Scène IV Scène V Scène VI Scène VII Scène VIII Scène IX Scène X Scène XI Scène VII ACTE PREMIER Une cabane de pêcheurs. Orage au-dehors. Scène I LE VIEIL AUGUSTE, LA VIEILLE EUGÉNIE AUGUSTE, à la fenêtre. Que peut-elle bien faire encore au-dehors, dans ce noir! EUGÉNIE Pourquoi t'inquiéter? Elle voit dans la nuit. AUGUSTE Par cet orage! EUGÉNIE Comme si tu ne savais plus que la pluie ne la mouille pas! AUGUSTE Elle chante maintenant!... Tu crois que c'est elle qui chante? Je ne reconnais pas sa voix. EUGÉNIE Qui veux-tu que ce soit? Nous sommes à vingt lieues de toute maison. AUGUSTE La voix part tantôt du milieu du lac, tantôt du haut de la cascade. EUGÉNIE C'est qu'elle est tantôt au milieu du lac, tantôt au haut de la cascade. AUGUSTE Tu veux rire!... Tu t'amusais à sauter les ruisseaux en crue, son âge?... EUGÉNIE J'ai essayé une fois. On m'a repêchée par les pieds. J'ai essayé juste une fois tout ce qu'elle fait mille fois par jour, sauter les gouffres, recevoir les cascades dans un bol... Ah! Je me la rappelle la fois où j'ai essayé de marcher sur l'eau! AUGUSTE Nous sommes trop faibles avec elle, Eugénie. Une fille de quinze ans ne doit pas courir les forêts, à pareille heure. Je vais parler sérieusement. Elle ne veut repriser son linge qu'au faîte des rochers, réciter ses prières que la tête sous l'eau... Où en serions-nous aujourd'hui, si tu avais eu cette éducation! EUGÉNIE Est-ce qu'elle ne m'aide pas dans le ménage? AUGUSTE Il y a beaucoup à dire là-dessus... EUGÉNIE Que prétends-tu encore? Elle ne lave pas les assiettes? Elle ne cire pas les souliers? AUGUSTE Justement. Je n'en sais rien. EUGÉNIE Elle n'est pas propre, cette assiette? AUGUSTE Ce n'est pas la question. Je te dis que je ne l'ai jamais vue ni laver ni cirer... Toi non plus... EUGÉNIE Elle préfère travailler dehors... AUGUSTE Oui, oui! Mais qu'il y ait trois assiettes ou douze, un soulier ou trois paires, cela dure le même temps. Une minute à peine, et elle revient, le torchon n'a pas servi, le cirage est intact. Mais tout est net, mais tout brille... Cette histoire des assiettes d'or, l'as-tu tirée au clair? Et jamais ses mains ne sont sales... Tu sais ce qu'elle a fait, aujourd'hui? EUGÉNIE Y a-t-il eu un jour, depuis quinze ans, où elle ait fait ce qu'on attendait? AUGUSTE Elle a levé la grille du vivier. Les truites que je rassemblais depuis le printemps sont parties... J'ai juste pu rattraper celle du dîner. (La fenêtre s'est ouverte brusquement.)... Qu'est-ce que c'est encore! EUGÉNIE Tu le vois bien. C'est le vent. AUGUSTE Je te dis que c'est elle!... Pourvu qu'elle ne nous donne pas encore sa comédie, avec ces têtes qu'elle montre dans la fenêtre les soirs d'orage... Celle du vieillard blanc me fait froid dans le dos. EUGÉNIE Moi j'aime bien celle de la femme, avec ses perles... Ferme la fenêtre, en tout cas, si tu as peur! Une tête de vieillard couronnée, à barbe ruisselante, est apparue dans l'encadrement, à la lueur d'un éclair. LA TÊTE Trop tard, Auguste!... AUGUSTE Tu vas voir si c'est trop tard, Ondine! Il ferme la fenêtre. Elle s'ouvre à nouveau brusquement. Une charmante tête de naïade apparaît, éclairée. LA TÊTE DE NAÏADE Bonsoir, chère Eugénie! Elle s'éteint. EUGÉNIE Ondine, ton père n'est pas content! Rentre!... AUGUSTE Tu vas rentrer, Ondine! Je compte trois. Si à trois tu n'as pas obéi, je tire le verrou... Tu couches dehors. Coup de tonnerre. EUGÉNIE Tu plaisantes! AUGUSTE Tu vas voir si je plaisante!... Ondine, une! Coup de tonnerre. EUGÉNIE C'est assommant, ces coups de tonnerre à la fin de tes phrases! AUGUSTE Est-ce que c'est ma faute! EUGÉNIE Dépêche-toi, avant qu'il retonne... Tout le monde sait que tu sais compter jusqu'à trois! AUGUSTE Ondine, deux! Coup de tonnerre. EUGÉNIE Tu es insupportable! AUGUSTE Ondine, trois! Pas de coup de tonnerre. EUGENIE, dans l'attente du coup de tonnerre. Finis, finis, mon pauvre Auguste! AUGUSTE Moi, j'ai fini! (Il tire le verrou.) Voilà!... Nous voilà en paix pour le dîner. La porte s'ouvre toute grande. Auguste et Eugénie se retournent au fracas. Un chevalier en armure est sur le seuil. Scène II LE CHEVALIER. AUGUSTE. EUGÉNIE LE CHEVALIER, cognant les talons. Ritter Hans von Wittenstein zu Wittenstein. AUGUSTE On m'appelle Auguste. LE CHEVALIER Je me suis permis de mettre mon cheval dans votre grange. Le cheval, comme chacun sait, est la part la plus importante du chevalier. AUGUSTE Je vais le bouchonner, seigneur. LE CHEVALIER C'est fait. Merci. Je le bouchonne moi-même, à l'ardennaise. Ici vous les bouchonnez à la souabe. Vous prenez le crin à contresens. Il devient terne. Surtout chez les rouans... Je peux m'asseoir? AUGUSTE Vous êtes chez vous, seigneur. LE CHEVALIER Quel orage! Depuis midi, l'eau me ruisselle dans le cou. Elle ressort par les gouttières à égoutter le sang. Mais le mal est fait... C'est ce que nous craignons le plus en armure, nous autres, chevaliers... La pluie... La pluie, et une puce. AUGUSTE Peut-être pourriez-vous l'enlever, seigneur, si vous passez ici la nuit. LE CHEVALIER Tu as vu les écrevisses changer de carapace, mon cher Auguste? C'est aussi compliqué! Je me repose d'abord... Tu m'as dit qu'on t'appelle Auguste, n'est-ce pas? AUGUSTE Et ma femme Eugénie. EUGÉNIE Excusez-nous. Ce ne sont pas des noms pour chevaliers errants. LE CHEVALIER Tu ne saurais imaginer la joie pour un chevalier errant, brave femme, qui a cherché vainement tout un mois dans la forêt Pharamond et Osmonde, de tomber, au moment du dîner, sur Auguste et Eugénie. EUGÉNIE En effet, seigneur! Il n'est pas séant de poser des questions à son hôte, mais peut-être me pardonnerez-vous celle-ci: avez-vous faim? LE CHEVALIER J'ai faim. J'ai très faim. Je partagerai volontiers votre repas. EUGÉNIE Nous ne souperons pas, seigneur. Mais j'ai là une truite. Peut-être la mangeriez-vous... LE CHEVALIER Cela va sans dire. J'adore la truite. EUGÉNIE Vous la voulez frite, ou grillée? LE CHEVALIER Moi? je la veux au bleu... Effroi d'Auguste et d'Eugénie. EUGÉNIE Au bleu? Je les réussis surtout meunière, avec, du beurre blanc... LE CHEVALIER Vous me demandez mon avis. Je n'aime la truite qu'au bleu, AUGUSTE Au gratin, Eugénie fait des merveilles. LE CHEVALIER Voyons! C'est bien au bleu qu'on les jette vivantes dans le court bouillon? AUGUSTE Justement, seigneur. LE CHEVALIER Et qu'elles gardent leur saveur, leur chair, parce que l'eau bouillante les a surprises? AUGUSTE Surprises est le mot, seigneur. LE CHEVALIER Alors, il n'y a aucun doute. Je la veux au bleu. AUGUSTE Va, Eugénie. Fais-la au bleu... EUGÉNIE, de la porte. Farcies au maigre, c'est très bon aussi.., AUGUSTE Va... Eugénie va dans la cuisine. Le chevalier s'est installé à son aise. LE CHEVALIER Je vois qu'on aime les chevaliers errants, dans ces parages? AUGUSTE Nous les aimons mieux que les armées. Un chevalier errant, c'est signe que la guerre est finie. LE CHEVALIER Moi, j'aime bien la guerre. Je ne suis pas méchant, Je ne veux de mal à personne. Mais j'aime bien la guerre. AUGUSTE Chacun son goût, seigneur. LE CHEVALIER Moi j'aime parler. Je suis bavard de nature. A la guerre vous avez toujours quelqu'un avec qui faire la conversation. Si les vôtres sont de mauvaise humeur, vous faites un prisonnier, un aumônier, ce sont les plus bavards. Vous ramassez un ennemi blessé, ils vous racontent leurs histoires. Tandis que comme chevalier errant, si j'excepte l'écho, je ne vois pas bien avec qui j'ai pu échanger un mot depuis un mois que je m'acharne à traverser cette forêt... Pas une âme... Et Dieu sait ce que j'ai à dire.!., AUGUSTE On assure que le langage des animaux est perceptible aux chevaliers errants, seigneur? LE CHEVALIER, bafouillant légèrement. Pas dans le sens où tu l'entends... Evidemment, ils nous parlent. Chaque animal sauvage étant pour le chevalier un symbole, son rugissement ou son appel devient une phrase symbolique qui s'inscrit en lettres de feu sur notre esprit. Ils écrivent, si tu veux, les animaux, plutôt qu'ils ne parlent. Mais ça n'est pas varié. Chaque espèce ne vous dit qu'une phrase, et de loin, et parfois avec un accent terrible... Le cerf, sur la pureté, le sanglier sur le dédain des biens de la terre... Et c'est d'ailleurs toujours le vieux mâle qui vous parle. Il y a derrière lui de petites faonnes ravissantes, des amours de petites laies... Non, c'est toujours le dix cors ou le solitaire qui vous sermonne. AUGUSTE Il y a les oiseaux? LE CHEVALIER Les oiseaux ne vous répondent pas. J'ai été bien déçu avec les oiseaux. Ils récitent au chevalier la même litanie: sur les méfaits du mensonge. J'essaie de les intéresser. Je leur demande comment ils vont, si l'année est bonne pour la mue ou la ponte, si c'est fatigant de couver. Rien à faire. Ils ne daignent. AUGUSTE Cela m'étonne de l'alouette, seigneur... L'alouette doit aimer se confier. LE CHEVALIER Le hausse-col du chevalier lui interdit de parler aux alouettes. AUGUSTE Mais alors, qui a bien pu vous pousser dans cette région, d'où si peu sont revenus?... LE CHEVALIER Qui veux-tu que ce soit: une femme! AUGUSTE Je ne vous questionnerai pas, seigneur. LE CHEVALIER Ah par exemple si! Tu vas me questionner, et sur-le-champ! Voilà trente jours que je n'ai parlé d'elle, Auguste! Tu ne penses pas que je vais laisser passer l'occasion, puisque je rencontre deux êtres humains, de parler enfin d'elle!... Questionne! Demande-moi son nom, et vite... AUGUSTE Seigneur... LE CHEVALIER Demande-le si tu désires vraiment le savoir! AUGUSTE Quel est son nom? LE CHEVALIER Elle s'appelle Bertha, pêcheur! Quel beau nom! AUGUSTE Magnifique, en toute franchise! LE CHEVALIER Les autres s'appellent Angélique, Diane, Violante! Tout le monde peut s'appeler Angélique, Diane, Violante. Mais elle seule mérite ce nom grave, frémissant, ému.. Et tu veux sans doute savoir si elle est belle, Eugénie? EUGÉNIE, qui entre. Si elle est belle? AUGUSTE On te parle de Bertha, de la comtesse Bertha, ma pauvre femme! EUGÉNIE Ah oui! Est-elle belle? LE CHEVALIER Eugénie, notre roi me désigne pour acheter ses chevaux. C'est te dire que je reste maquignon, même avec les femmes. Aucune tare ne m'échappe. L'Angélique en question a l'ongle du pouce droit cannelé. Violante a une paillette d'or dans l'oeil. Tout en Bertha est parfait. EUGÉNIE Vous nous en voyez tout heureux. AUGUSTE Cela doit être joli, une paillette d'or dans l'oeil? EUGÉNIE De quoi te mêles-tu, Auguste!... LE CHEVALIER Une paillette? Ne crois pas cela, cher hôte. Un jour, deux jours, elle t'amusera, ta paillette. Tu t'amuseras à pencher le visage de ta Violante sous la lune, tu l'embrasseras près des flambeaux... Le troisième, tu la haïras, tu préféreras un moucheron dans l'oeil de ta dame! AUGUSTE C'est comment? Comme un grain de mica? EUGÉNIE Tu nous portes sur les nerfs, avec tes paillettes! Laisse parler le chevalier! LE CHEVALIER C'est vrai, mon brave Auguste! Pourquoi cette partialité pour ta Violante! Violante, si elle nous suit à la chasse, couronne la jument blanche. C'est joli, une jument blanche couronnée, surtout quand on a poudré la blessure au charbon! Violante, si elle porte un candélabre à la reine, trouve le moyen de glisser et de s'étaler sur les dalles. Violante, quand le vieux duc lui prend la main et lut conte une histoire gaie, se met à pleurer... AUGUSTE Violante? A pleurer? LE CHEVALIER Tel que je te connais, vieil Auguste, tu vas me demander ce que cela devient dans l'oeil, ces paillettes, quand on pleure? EUGÉNIE Il y pensait sûrement, seigneur. Il est entêté comme la lune. LE CHEVALIER Il y pensera jusqu'au jour où il verra Bertha... Car vous viendrez aux noces, vous, chers hôtes! Je vous invite! Bertha n'avait mis de condition au mariage que mon retour de cette forêt. Si j'en reviens, c'est grâce à vous... Et tu verras ta Violante, pêcheur, avec sa grande bouche, ses oreilles minuscules, son petit nez à la grecque, toute châtain, ce qu'elle est à côté de ce grand ange noir!... Et maintenant, chère Eugénie, va me chercher ma truite au bleu... Elle va trop cuire! La porte s'ouvre. Ondine paraît. Scène III LES MEMES. ONDINE ONDINE, de la porte, où elle est restée immobile. Comme vous êtes beau! AUGUSTE Que dis-tu, petite effrontée? ONDINE Je dis: comme il est beau! AUGUSTE C'est notre fille, seigneur. Elle n'a pas d'usage. ONDINE Je dis que je suis bien heureuse de savoir que les hommes sont aussi beaux... Mon coeur n'en bat plus!... AUGUSTE Vas-tu te taire! ONDINE J'en frissonne! AUGUSTE Elle a quinze ans, chevalier. Excusez-la... ONDINE Je savais bien qu'il devait y avoir une raison pour être fille. La raison est que les hommes sont aussi beaux... AUGUSTE Tu ennuies notre hôte... ONDINE Je ne l'ennuie pas du tout... Je lui plais... Vois comme il me regarde... Comment t'appelles-tu? AUGUSTE On ne tutoie pas un seigneur, pauvre enfant! ONDINE, qui s'est approchée. Qu'il est beau! Regarde cette oreille, père, c'est un coquillage! Tu penses que je vais lui dire vous, à cette oreille?... A qui appartiens-tu, petite oreille?... Comment s'appelle-t-il? LE CHEVALIER Il s'appelle Hans. ONDINE J'aurais dû m'en douter. Quand on est heureux et qu'on ouvre la bouche, on dit Hans... LE CHEVALIER Hans von Wittenstein... ONDINE Quand il y a de la rosée, le matin, et qu'on est oppressée, et qu'une buée sort de vous, malgré soi on dit Hans... LE CHEVALIER Von Wittenstein zu Wittenstein... ONDINE Quel joli nom! Que c'est joli, l'écho dans un nom!... Pourquoi es-tu ici?... Pour me prendre?... AUGUSTE C'en est assez... Va dans ta chambre... ONDINE Prends-moi!... Emporte-moi! Eugénie revient avec son plat. EUGÉNIE Voici votre truite au bleu, Seigneur. Mangez-la. Cela vous vaudra mieux que d'écouter notre folle... ONDINE Sa truite au bleu! LE CHEVALIER Elle est magnifique! ONDINE Tu as osé faire une truite au bleu, mère!... EUGÉNIE Tais-toi. En tout cas, elle est cuite... ONDINE O ma truite chérie, toi qui depuis ta naissance nageais vers l'eau froide! AUGUSTE Tu ne vas pas pleurer pour une truite! ONDINE. Ils se disent mes parents... Et ils t'ont prise... Et ils t'ont jetée vive dans l'eau qui bout! LE CHEVALIER C'est moi qui l'ai demandé, petite fille. ONDINE Vous?... J'aurais dû m'en douter... A vous regarder de près tout se devine... Vous êtes une bête, n'est-ce pas? EUGÉNIE Excusez-nous, seigneur! ONDINE Vous ne comprenez rien à rien, n'est-ce pas? C'est cela la chevalerie, c'est cela le courage!... Vous cherchez des géants qui n'existent point, et si un petit être vivant saute dans l'eau claire, vous le faites cuire au bleu! LE CHEVALIER Et je le mange, mon enfant! Et je le trouve succulent! ONDINE Vous allez voir comme il est succulent... (elle jette la truite par la fenêtre)... Mangez-le maintenant... Adieu... EUGÉNIE Où t'en vas-tu encore, petite! ONDINE Il y a là, dehors, quelqu'un qui déteste les hommes et veut me dire ce qu'il sait d'eux... Toujours j'ai bouché mes oreilles, j'avais mon idée... C'est fini, je l'écoute... EUGENIE Elle va ressortir, à cette heure! ONDINE Dans une minute, je saurai tout, je saurai ce qu'ils sont, tout ce qu'ils sont, tout ce qu'ils peuvent faire. Tant pis pour vous.... AUGUSTE Faut-il te retenir de force? Elle l'évite d'un bond. ONDINE Je sais déjà qu'ils mentent, que ceux qui sont beaux sont laids, ceux qui sont courageux sont lâches... Je sais que je les déteste! LE CHEVALIER Eux t'aimeront, petite... ONDINE, sans se retourner, mais s'arrêtant. Qu'a-t-il dit? LE CHEVALIER Rien... Je n'ai rien dit. ONDINE, de la porte. Répétez, pour voir! LE CHEVALIER Eux t'aiment, petite. ONDINE Moi, je les hais. Elle disparaît dans la nuit. Scène IV LE CHEVALIER. AUGUSTE. EUGÉNIE LE CHEVALIER Félicitations, Vous l'élevez bien... AUGUSTE Dieu sait pourtant que nous la réprimandons à chaque faute. LE CHEVALIER Il faut la battre. EUGENIE Allez l'attraper! LE CHEVALIER L'enfermer, la priver de dessert. AUGUSTE Elle ne mange rien. LE CHEVALIER Elle a bien de la chance. Je meurs de faim. Refaites-moi une truite au bleu. Rien que pour la punir. AUGUSTE C'était la dernière, Seigneur.., Mais nous avons fumé un jambon. Eugénie va vous en couper1 quelques tranches... LE CHEVALIER Elle vous permet de tuer les cochons? C'est heureux! Eugénie sort. AUGUSTE Elle vous a mécontenté, chevalier! J'en suis navré. LE CHEVALIER Elle m'a mécontenté parce que je suis une bête, comme elle le dit. Au fond, nous autres hommes sommes tous les mêmes, mon vieux pêcheur. Vaniteux comme des pintades. Quand elle me disait que j'étais beau, je sais que je ne suis pas beau, mais elle me plaisait. Et elle m'a déplu quand elle m'a dit que j'étais lâche, et je sais que je ne suis pas lâche... AUGUSTE Vous êtes bien bon de le prendre ainsi... LE CHEVALIER Oh! Je ne le prends pas bien... Je suis furieux. Je suis toujours furieux contre moi, quand les autres ont tort! EUGÉNIE Je ne trouve pas le jambon, Auguste! Auguste la rejoint. Scène V LE CHEVALIER. ONDINE Ondine est venue doucement jusqu'à la table derrière le chevalier qui tend les mains au feu et d'abord ne se retourne pas.. ONDINE Moi, on m'appelle Ondine. LE CHEVALIER C'est un joli nom. ONDINE Hans et Ondine... C'est ce qu'il y a de plus joli comme noms au monde, n'est-ce pas? LE CHEVALIER Ou Ondine et Hans. ONDINE Oh non! Hans d'abord. C'est le garçon. Il passe le premier. Il commande... Ondine est la fille... Elle est un pas en arrière... Elle se tait. LE CHEVALIER Elle se tait! Comment diable s'y prend-elle! ONDINE Hans la précède partout d'un pas... Aux cérémonies... Chez le roi... Dans la vieillesse. Hans meurt le premier... C'est horrible... Mais Ondine le rattrape vite... Elle se tue... LE CHEVALIER Que racontes-tu là! ONDINE Il y a un petit moment affreux à passer. La minute qui suit la mort de Hans... Mais ça n'est pas long... LE CHEVALIER Heureusement, cela n'engage rien de parler de la mort, à ton âge... ONDINE A mon âge?... Tuez-vous, pour voir. Vous verrez si je ne me tue pas... LE CHEVALIER Jamais je n'ai eu moins envie de me tuer... ONDINE Dites-moi que vous ne m'aimez pas! Vous verrez si je ne me tue pas... LE CHEVALIER Tu m'ignorais voilà un quart d'heure, et tu veux mourir pour moi? Je nous croyais brouillés, à cause de la truite? ONDINE Oh! tant pis pour la truite! C'est un peu bête, les truites. Elle n'avait qu'à éviter les hommes, si elle ne voulait pas être prise. Moi aussi je suis bête. Moi aussi je suis prise... LE CHEVALIER Malgré ce que ton ami inconnu, là, au-dehors, t'a dit des hommes? ONDINE Il m'a dit des bêtises. LE CHEVALIER Je vois. Tu faisais les demandes et les réponses... ONDINE Ne plaisantez pas... Il n'est pas loin... Il est terrible... LE CHEVALIER Tu ne me feras pas croire que tu as peur de quelqu'un, ou de quelque chose? ONDINE Oui, j'ai peur que vous ne m'abandonniez.., Il m'a dit que vous m'abandonneriez. Mais il m'a dit aussi que vous n'êtes pas beau... Puisqu'il s'est trompé pour ceci, il peut se tromper pour cela. LE CHEVALIER Toi, tu es comment? Belle ou laide? ONDINE Cela dépendra de vous, de ce que vous ferez de moi. Je préférerais être belle. Je préférerais que vous m'aimiez... Je préférerais être la plus belle... LE CHEVALIER Tu es une petite menteuse... Tu n'en étais que plus jolie, tout à l'heure, quand tu me haïssais... C'est tout ce qu'il t'a dit? ONDINE Il m'a dit aussi que si je vous embrassais, j'étais perdue... Il a eu tort... Je ne pensais pas à vous embrasser. LE CHEVALIER Maintenant, tu y penses? ONDINE J'y pense éperdument. LE CHEVALIER Penses-y de loin. ONDINE Oh! vous ne perdez rien. Vous serez embrassé dès ce soir... Mais il est si doux d'attendre... Nous nous rappellerons cette heure-là, plus tard... C'est l'heure où vous ne m'avez pas embrassée... LE CHEVALIER Ma petite Ondine,.. ONDINE C'est l'heure aussi où vous ne m'avez pas dit que vous m'aimiez... N'attendez plus... Dites-le-moi... Je suis là, les mains tremblantes... Dites-le-moi. LE CHEVALIER Tu penses que cela se dit comme cela, qu'on s'aime?... ONDINE. Parlez! Commandez! Ce que c'est lent, un homme! Je ne demande pas mieux que de me mettre comme il faut être!... Sur vos genoux, n'est-ce pas! LE CHEVALIER Prendre une fille sur mes genoux, avec mon armure? Je mets dix minutes rien que pour dévisser les épaules. ONDINE Moi, j'ai un moyen pouf défaire les armures. L'armure s'est défaite d'un coup. Ondine s'est précipitée sur les genoux de Hans. LE CHEVALIER Tu es folle! Et mes bras? Tu crois qu'ils s'ouvrent à la I venue? ONDINE Moi, j'ai un moyen pour faire ouvrir les bras... Le chevalier soudain conquis ouvre ses bras. ONDINE Et pour les refermer.. Il referme ses bras Une voix de femme s'élève au-dehors, LA VOIX Ondine! ONDINE, tournée vers la fenêtre, furieuse. Tu vas te taire, toi! Qui est-ce qui te parle!.., LA VOIX Ondine! ONDINE Est-ce que je me mêle de tes affaires? Est-ce que tu m'as consultée, toi, pour ton mariage! LA VOIX Ondine! ONDINE Il est beau, pourtant, ton mari! le phoque, avec ses trous de nez sans nez! Un collier de perles, et il t'a eue!... De perles pas même assorties. LE CHEVALIER A qui parles-tu, Ondine? ONDINE A des voisines. LE CHEVALIER Je croyais votre maison isolée. ' ONDINE Il y a des envieuses partout. Elles sont jalouses de moi... UNE AUTRE VOIX Ondine! ONDINE Et toi! Parce qu'un souffleur a fait le jet d'eau devant toi, tu t'es jetée dans ses nageoires! LE CHEVALIER Les voix sont charmantes. ONDINE Mon nom est charmant, pas leur voix!... Embrasse-moi, Hans, pour me brouiller avec elles à jamais... Tu n'as pas le choix d'ailleurs!... UNE VOIX D'HOMME Ondine! ONDINE Trop tard. Va-t'en! LE CHEVALIER C'est l'ami dont tu parlais, celui-là? ONDINE, criant. Je suis sur ses genoux! Il m'aime! LA VOIX D'HOMME Ondine! ONDINE Je ne t'entends plus. On ne t'entend plus d'ici... Et d'ailleurs, c'est trop tard... Tout est fait. Je suis sa maîtresse, oui, sa maîtresse! Tu ne comprends pas? C'est un mot qu'ils ont pour appeler leur femme. Bruit de la porte de la cuisine. LE CHEVALIER,., poussant doucement Ondine à terre. Voici tes parents, Ondine. ONDINE Ah! tu le connais? C'est dommage. Je ne croyais point te l'avoir appris! LE CHEVALIER Quoi, petite femme? ONDINE Le moyen d'ouvrir tes bras... Scène VI ONDINE, LE CHEVALIER, LES PARENTS. EUGÉNIE Excusez-nous! Nous avions perdu le jambon! ONDINE Je l'avais caché pour rester seule avec Hans... AUGUSTE Tu n'as pas honte! ONDINE Non! Je n'ai pas perdu mon temps. Il m'épouse, chers parents! Le chevalier Hans m'épouse! AUGUSTE Aide ta mère, au lieu de dire des bêtises. ONDINE C'est cela. Donne-moi la nappe, mère. C'est moi qui sers Hans. De cette minute je suis la servante de mon seigneur Hans. AUGUSTE J'ai monté une bouteille de la cave, chevalier. Si vous le permettez, nous boirons avec vous tout à l'heure. ONDINE Un miroir, seigneur Hans, pour arranger vos cheveux avant le repas?... EUGÉNIE Où as-tu pris ce miroir d'or, Ondine? ONDINE De l'eau sur vos mains, majesté Hans? LE CHEVALIER Quelle superbe aiguière! Le roi n'a pas la même... AUGUSTE C'est la I fois que nous la voyons... ONDINE Il va falloir que vous m'appreniez tout mon service, mon seigneur Hans... Il faut que du lever au coucher, je sois votre servante modèle. LE CHEVALIER Du lever au coucher, petite Ondine! Me réveiller sera le plus difficile. J'ai le sommeil dur... ONDINE, assise près du chevalier et collée à lui. Quelle chance! Dites-moi comment on vous tire les cheveux pour vous sortir du sommeil, comment on vous ouvre les yeux, avec les mains pendant que votre tête se débat, comment on vous écarte les dents de force, pour vous embrasser et vous donner le souffle! EUGÉNIE Les assiettes, Ondine! ONDINE O mère, mets le couvert. Le seigneur Hans m'apprend comment on le réveille... Répétons, seigneur Hans! Faites comme si vous donniez... LE CHEVALIER Avec cette bonne odeur de cuisine, impossible! ONDINE Réveille-toi, mon petit Hans,.. L'aube est là! Reçois ce baiser dans ta nuit, et ce baiser dans ton aurore... AUGUSTE Ne lui en veuillez pas de ces enfantillages, seigneur... EUGÉNIE Elle est jeune. Elle s'attache... LE CHEVALIER Voilà ce que j'appelle du jambon! AUGUSTE. Il est fumé au genièvre, chevalier. ONDINE J'ai bien tort de te réveiller! Pourquoi réveiller celui que l'on aime? Dans son sommeil tout le pousse vers vous! Dès que ses yeux sont ouverts, il vous échappe! Dormez, dormez, mon seigneur Hans... LE CHEVALIER Je veux bien. Une tranche encore. ONDINE Que je suis maladroite! Je t'endors au lieu de te réveiller... Et le soir, comme je me connais, je te réveillerai au lieu de t'endormir. EUGÉNIE Ah oui! Tu feras une belle ménagère! AUGUSTE Un peu de silence, Ondine, je voudrais dire un mot. ONDINE Sûrement je ferai une belle ménagère! Tu te crois une belle ménagère parce que tu sais rôtir du porc! Ce n'est pas ça d'être ménagère! HANS Ah oui? Qu'est-ce que c'est? ONDINE C'est d'être tout ce qu'aime mon seigneur Hans, tout ce qu'il est. D'être ce qu'il a de plus beau et ce qu'il a de plus humble. Je serai tes souliers, mon mari, je serai ton souffle, Je serai le pommeau de ta selle. Je serai ce que tu pleures, ce que tu rêves... Ce que tu manges là, c'est moi... LE CHEVALIER C'est salé à point. C'est excellent... ONDINE Mange-moi! Achève-moi! EUGÉNIE Ton père parle, Ondine! AUGUSTE, levant son verre. Seigneur, puisque vous nous faites l'honneur de passer dans notre maison une nuit... ONDINE Dix mille nuits... Cent mille nuits... AUGUSTE Permettez-moi de vous souhaiter le plus grand triomphe qu'ait eu jamais chevalier, et de boire à celle que vous aimez... ONDINE Que tu es gentil, père!... AUGUSTE A celle qui vous attend dans les transes... ONDINE Elle ne l'attend plus... Finies les transes... AUGUSTE Et qui porte ce nom que vous avez proclamé le plus beau entre tous les noms, quoique j'aime bien celui de Violante, mais pour Violante, je suis un peu partial à cause... EUGENIE Oui, oui, nous savons, passe... AUGUSTE A la plus belle, à la plus digne, à l'ange noir, comme vous l'appelez, à Bertha, votre dame! ONDINE, qui s'est levée. Que dis-tu? AUGUSTE Je dis ce que le chevalier lui-même m'a dit! ONDINE Tu mens, il ment! Je m'appelle Bertha maintenant! EUGÉNIE Il ne s'agit pas de toi, chérie! AUGUSTE Le chevalier est fiancé à la comtesse Bertha. Il va l'épouser au retour. N'est- ce pas, chevalier? Tout le monde le sait,.. ONDINE Tout le monde ment. LE CHEVALIER Ma petite Ondine... ONDINE Tiens, il sort de son jambon, celui-là! Y a-t-il une Bertha, oui ou non? LE CHEVALIER Laisse-moi l'expliquer! ONDINE Y a-t-il une Bertha, oui ou non? LE CHEVALIER Oui, Il y a une Bertha. Il y avait une Bertha. ONDINE Ainsi, c'est vrai ce que l'autre m'a dit des hommes! Ils vous attirent par mille pièges, sur leurs genoux, ils vous embrassent à vous écraser la bouche, ils passent sur vous leurs mains partout où ils rencontrent votre peau, et cependant ils pensent à une femme noire nommée Bertha... LE CHEVALIER Je n'ai rien fait de tout cela, Ondine! ONDINE, mordant son bras, Tu l'as fait! J'en suis encore meurtrie... Regardez cette morsure à mon bras, mes parents, c'est lui qui l'a faite! LE CHEVALIER Vous n'en croyez rien, braves gens? ONDINE Je serai ce que tu as de plus humble et de plus beau, disait-il. Je serai tes pieds nus. Je serai ce que tu bois. Je serai ce que tu manges... Ce sont ses propres paroles, mère! Et ce qu'il fallait faire pour lui! Passer la journée jusqu'à minuit à l'éveiller, mourir pour lui dans la minute qui suivra sa mort!... Me l'as-tu demandé, oui ou non! Et pendant ce temps, ils ont dans le coeur l'image d'une espèce de démon en cirage qu'ils appellent leur ange noir... LE CHEVALIER Chère Ondine! ONDINE Tu es ce que je méprise, tu es ce que je crache! LE CHEVALIER Ecoute-moi... ONDINE Je le vois d'ici, l'ange noir, avec son ombre de moustache. Je le vois tout nu, l'ange noir, avec ses franges en poil. Ce genre d'ange noir a une queue frisée au creux, des reins. C'est bien connu. LE CHEVALIER Pardonne-moi, Ondine.... ONDINE Ne m'approche pas... Je me jette dans le lac. Elle a ouvert la porte. Il pleut affreusement. LE CHEVALIER s'est levé. Je crois qu'il n'y a plus de Bertha, Ondine! ONDINE C'est cela! Trahis les Bertha, elles aussi!... Mes pauvres parents rougissent de ta conduite. AUGUSTE N'en croyez rien, seigneur!... ONDINE Quitte cette maison dans la seconde, ou jamais je n'y reviendrai... (Elle s'est retournée.) Qu'as-tu osé dire tout à l'heure?... LE CHEVALIER Je crois qu'il n'y a plus de Bertha, Ondine! ONDINE Tu mens. Adieu! Elle disparaît. LE CHEVALIER Ondine! Il court à la recherche d'Ondine. AUGUSTE J'ai fait du propre. EUGÉNIE Oui... Tu as fait du propre. AUGUSTE Je ferais sûrement mieux de lui dire tout. EUGÉNIE Oui. Tu ferais sûrement mieux de lui dire tout. Le chevalier rentre, ruisselant. Scène VII LE CHEVALIER. AUGUSTE. EUGÉNIE LE CHEVALIER Elle n'est pas votre fille, n'est-ce pas? EUGÉNIE Non, seigneur. AUGUSTE Nous avions une fille. A six mois, elle nous fut enlevée. LE CHEVALIER Qui vous a confié Ondine? Où habite celui qui vous l'a confiée? AUGUSTE Nous l'avons trouvée au bord du lac. Personne ne l'a réclamée. LE CHEVALIER C'est à vous, en somme, qu'il faudra demander sa main? EUGÉNIE Elle nous appelle ses parents, seigneur. LE CHEVALIER Je vous demande la main d'Ondine, mes amis! AUGUSTE Seigneur, êtes-vous de bon sens! LE CHEVALIER De bon sens? Tu ne vas pas prétendre que ton petit vin m'a tourné la tête! AUGUSTE Oh non! C'est un petit Moselle bien loyal. LE CHEVALIER Jamais je n'ai été de meilleur sens. Jamais je n'ai mieux su ce que je disais. Je te demande la main d'Ondine en pensant à la main d'Ondine. Je veux tenir cette main. Je veux que cette main me mène aux noces, au combat, à la mort... AUGUSTE On ne peut avoir deux fiancées, seigneur... Cela fait beaucoup trop de mains... LE CHEVALIER Quelle est la I fiancée, Bertha, peut-être? AUGUSTE Nous le tenons de vous. LE CHEVALIER Tu la connais, Bertha, pour prendre ainsi sa cause? Moi, je la connais. Je la connais depuis que j'ai vu Ondine. AUGUSTE Par vous nous savons qu'elle est parfaite. LE CHEVALIER Oui, à part cette mousse à la commissure des lèvres, à part son rire strident, elle est parfaite. AUGUSTE Je croyais que la loi des chevaliers errants était d'abord d'être fidèle... LE CHEVALIER Fidèle à l'aventure, oui. Je serai même le premier à l'être, car nous avons été vraiment naïfs jusqu'à ce jour, nous chevaliers errants. Nous découvrions des palais et nous revenions habiter nos manoirs. Nous délivrions Andromède et cela nous valait le droit, à une retraite à soixante ans. Nous ravissions le trésor des géants et cela nous donnait la dispense du maigre les vendredis... Pour moi, c'est fini! L'aventure ne sera plus ce stage dans la cavalerie et l'imagination qu'on impose aussi aux futurs greffiers. Désormais, je découvre, je pille, j'épouse à mon compte: j'épouse Ondine... AUGUSTE Vous avez tort! LE CHEVALIER Tort? Réponds-moi franchement, pêcheur! Il était un chevalier qui cherchait dans ce monde ce qui n'est pas usé, quotidien, éculé. Il trouva au bord d'un lac une fille appelée Ondine. Elle faisait d'or les assiettes d'étain. Elle sortait dans l'orage sans être mouillée. Non seulement elle était la plus belle fille qu'il ait vue au monde, mais il sentait qu'elle était la gaieté, la tendresse, le sacrifice. Il sentait qu'elle pouvait mourir pour lui, réussir pour lui ce qu'aucun être humain ne peut réussir, passer dans les flammes, plonger dans les gouffres, voler... Il la salua profondément et repartit épouser une fille noire nommée Bertha!... Qui était-il? AUGUSTE Vous posez mal la question. LE CHEVALIER Je te demande ce qu'il était. Tu n'oses répondre. Un idiot, n'est-ce pas? EUGÉNIE Vous avez déjà promis le mariage, seigneur? LE CHEVALIER Ma chère Eugénie, tu ne penses pas que même si vous me refusez Ondine, je m'en vais maintenant épouser Bertha. AUGUSTE Si Bertha vous aime, chevalier, elle apprendra elle aussi à nager, à plonger, à voler... LE CHEVALIER Tout cela, ce sont des histoires. Quand une fille vous aime, elle n'en est que plus gourde, plus humide sous la pluie, plus disposée aux pituites et aux entorses... Il n'y a qu'à voir la tête de la mariée amoureuse, à l'église... Le marié se demande d'où vient tout d'un coup cet affreux changement: c'est qu'elle aime... EUGÉNIE Parle, Auguste! LE CHEVALIER Parle!.Si tu as une raison de me refuser Ondine, dis-la-moi! AUGUSTE Seigneur, vous nous demandez Ondine. C'est un honneur pour nous. Mais nous vous donnerions ce qui n'est pas à nous... LE CHEVALIER Tu soupçonnes quels sont ses parents? AUGUSTE Il ne s'agit pas de parents. C'est justement qu'avec Ondine, la question des parents est vaine. Si nous n'avions pas adopté Ondine, elle aurait trouvé sans nous le moyen de grandir, de vivre. Elle n'a jamais eu besoin de nos caresses, Ondine, mais dès qu'il pleut, impossible de la retenir à la maison. Elle n'a jamais eu besoin de lit, mais combien de fois l'avons-nous surprise endormie sur le lac. Est-ce parce que les enfants devinent instinctivement la nature, est-ce parce que la nature d'Ondine est la nature même: il y a de grandes forces autour d'Ondine! LE CHEVALIER C'est qu'elle est la jeunesse! AUGUSTE Croyez-vous! Quand je t'ai épousée, ma pauvre Eugénie, tu avais son âge, toi aussi tu étais jolie, intrépide, et le lac restait le lac que j'avais toujours connu, obtus, muré, et l'inondation restait ce qu'il y a de moins intelligent, et l'orage était une brute. Depuis que j'ai Ondine, tout a changé... LE CHEVALIER C'est que tu es un pêcheur plus habile. C'est que tu es la vieillesse. AUGUSTE Un lac qui ne vous abîme plus jamais vos filets, qui vous donne toujours votre compte en poissons, pas un de moins, pas un de plus, qui n'entre pas dans votre barque, même si dans son fond elle a un trou que vous n'avez pas vu, comme hier, c'est quelque chose d'inhabituel! Calfater un bateau avec de l'eau, c'est la I fois que ça m'arrive... LE CHEVALIER Où veux-tu en venir? Que je la demande en mariage au lac? AUGUSTE Ne plaisantez pas! LE CHEVALIER Que tous les lacs du monde soient mes beaux-pères, les fleuves mes belles-mères, j'accepte avec joie! Je suis très bien avec la nature. AUGUSTE Méfiez-vous! C'est vrai que la nature n'aime pas se mettre en colère contre l'homme. Elle a un préjugé en sa faveur. Quelque chose en lui l'achète ou l'amuse. Elle est fière d'une belle maison, d'une belle barque, comme un chien de son collier. Elle tolère de sa part ce qu'elle n'admet d'aucune autre espèce, et les autres êtres subissent le même chantage. Tout ce qu'il y a de venin et de poison dans les fleurs et les reptiles, à l'approche de l'homme, s'enfuit vers l'ombre ou se dénonce par sa couleur même. Mais s'il a déplu une fois à la nature, il est perdu! LE CHEVA1.1ER Et je lui déplairais en épousant Ondine? Vous ne lui avez pas déplu, vous, en l'adoptant? Donnez-moi Ondine, mes amis! AUGUSTE Vous donner Ondine! Où est-elle en ce moment, Ondine! Reviendra-t-elle jamais, Ondine! Souvent quand elle a disparu, nous pensons que c'est pour toujours! Et voyez, et cherchez, il ne reste aucune trace d'elle! Elle n'a jamais voulu d'autres vêtements que ceux qu'elle porte, elle n'a jamais eu de jouet, de coffret... Quand elle est partie, tout d'elle est parti. Quand elle est partie, elle n'est jamais venue. C'est un rêve, Ondine. Il n'y a pas d'Ondine. Tu y crois, toi, à Ondine, Eugénie? EUGÉNIE Je crois que tu deviens un peu fou, mon pauvre Auguste. C'est son Moselle... Il est si traître... C'est comme son histoire de paillettes.,. AUGUSTE Ah, pour cela, les paillettes! LE CHEVALIER Tu divagues pour tes paillettes. Pour Ondine, voilà que je me demande maintenant si tu n'as pas raison... Je suis comme toi... Je suis dans un rêve... AUGUSTE Je me souviens évidemment de l'avoir vue, ma petite Ondine. Je me rappelle sa voix, son rire; je la vois encore jeter votre truite, une truite d'une demi- livre, mais elle ne reparaîtrait plus, elle ne nous ferait plus ses signes que par des petits éclairs, des petites tempêtes, elle ne nous dirait plus qu'elle nous aime que par des vagues sur nos pieds, de la pluie sur nos joues, ou un poisson de mer dans ma nasse à brochets, que ça ne m'étonnerait pas... EUGÉNIE Seigneur, excusez-nous. Chaque fois qu'il boit un verre, il bat la campagne! AUGUSTE Et je ne dis pas tout au chevalier! Comment était la grève autour du berceau où nous avons trouvé Ondine! Marquée partout de ces creux que laissent deux amoureux étendus dans le sable. Mais il y en avait cent, mille... Comme si mille couples s'étaient enlacés au bord du lac, et qu'Ondine en était la fille... EUGÉNIE Le voilà parti! AUGUSTE Et pas la trace d'un orteil, vous m'entendez! Des centaines de corps et pas un pied!... EUGÉNIE Permettez que nous allions dormir, seigneur! AUGUSTE Des empreintes toutes fraîches, tapissées de nacre, de mica... EUGÉNIE Encore son mica! Il est vraiment fatigué... Viens,! Auguste! Nous parlerons d'Ondine demain. AUGUSTE Si elle revient!, LE CHEVALIER Qu'elle revienne ou non... Je l'attends... Il s'étend dans le fauteuil. Scène VIII LE CHEVALIER, puis ONDINE Le fond de la cabane devient transparent. Une ondine apparaît, L'ONDINE Prends-moi, beau chevalier. LE CHEVALIER Comment? L'ONDINE Embrasse-moi! LE CHEVALIER Vous dites? L'ONDINE Embrasse-moi, beau chevalier. LE CHEVALIER Vous embrasser? Pourquoi? L'ONDINE Faut-il me mettre toute nue, beau chevalier? LE CHEVALIER Je n'ai rien à voir là-dedans... A votre aise. L'ONDINE Faut-il m'étendre sur le dos? Faut-il m'étendre sur le flanc? ONDINE, surgissant. Ce que tu es bornée! Ce que tu as l'air bétel L'ondine disparaît. LE CHEVALIER, prenant Ondine dans ses bras. Ma petite Ondine, quelle est cette farce? ONDINE C'est une de ces voisines jalouses. Elles ne veulent pas que je t'aime! Elles disent que tu es à la I venue. Que la I effrontée peut te séduire.., LE CHEVALIER Qu'elle y vienne, cher amour! Nouvelle apparition. LA DEUXIÈME ONDINE Ne me prends pas! LE CHEVALIER Que dit celle-là, maintenant? LA DEUXIÈME ONDINE Ne me prends pas, beau chevalier! Je ne mange pas de ce pain-là! LE CHEVALIER De quel pain? ONDINE Si l'effronterie ne t'a pas vaincu, elles prétendent que tu seras séduit en un tour de main par la pudeur... Tous les pauvres hommes, disent-elles, sont ainsi.., LA DEUXIÈME ONDINE Ne me délie pas les cheveux, ne me caresse pas les reins, beau chevalier! LE CHEVALIER Elle n'est pas mal, celle-là. C'est la plus belle qu'ils m'envoient? ONDINE Non! C'est la plus intelligente. O Hans chéri, prends-moi dans tes bras. Regarde cette idiote... Ce que c'est bête une femme qui s'offre!... Eh bien, tu peux partir, toi aussi! Tu as perdu! L'ondine disparaît. Une autre surgit. LE CHEVALIER Encore une autre! ONDINE Ah! mais non! Ce n'est plus de jeu! Vous ne deviez venir qu'à deux. LE CHEVALIER Laisse-la. Elle parle... ONDINE Qu'elle s'en aille! C'est le chant des trois soeurs. Aucun ondin n'y résiste... LE CHEVALIER Parle, jeune personne! TROISIÈME ONDINE Hans Wittienstein zu Wittienstein, Sans toi la vie est un trépas. Alles was ist dein ist mein. Aime-moi. Ne me quitte pas... LE CHEVALIER Bravo. C'est charriant! ONDINE En quoi, charmant? LE CHEVALIER C'est simple, c'est charmant. Ce devait être à peu près cela le chant des sirènes. ONDINE Ça l'est justement. Elles l'ont copié!... Voici la seconde soeur! Ne l'écoute pas! Une seconde ondine s'est rangée près de l'autre. LE CHEVALIER N'aurais tu pas confiance en moi? ONDINE O mon amour, n'écoute pas! LE CHEVALIER Qu'étaient les liens d'Ulysse, à côté de tes bras! ONDINE, à l'ondine. Allons, toi! Vas-y! Et vite! QUATRIÈME ONDINE Parfois je pense à toi si fort Que tu t'agites sur ta couche. Toujours dormant, tu prends ma bouche Moi je m'éveille de la mort! ONDINE C'est fini, n'est-ce pas? LE CHEVALIER Pas encore, heureusement! Voici la troisième... ONDINE Tu ne vois pas qu'elle n'a pas de jambes, de jambes séparées, qu'elle a une queue... Demande-lui de faire le grand écart, pour voir... Moi je suis une vraie femme... Moi je le fais... Regarde!.., LE CHEVALIER Qu'est-ce que tu racontes! A vous, demoiselle! ONDINE Si tu crois que c'est gai d'entendre dire par d'autres ce qu'on pense soi-même, et qu'on ne peut pas dire. LE CHEVALIER C'est le lot de tous les hommes, Wolframm von Eschenbach excepté, qui, lui, sait dire ce qu'il ne pense pas... Chut! LA CINQUIÈME SOEUR ONDINE Le soir, quand j'allume les feux, J'entends rentrer les chiens, le pâtre. Je pense à toi, qui m'aime un peu... Je pleure. Et le feu rougit l'âtre. LE CHEVALIER C'est ravissant! Qu'elle le redise. Tu vas l'apprendre par coeur, pour nos soirées... ONDINE Toi, ne reste pas une minute de plus, va-t'en! UNE ONDINE Tu as perdu, Ondine, tu as perdu! LE CHEVALIER Qu'as-tu perdu? UNE ONDINE Son pari! Il te tient dans ses bras, Ondine, et il me regarde. Il t'embrasse et il m'écoute. Il te trompera. ONDINE Ne sais-tu pas que c'est l'usage, chez les hommes, de faire dire son amour par des idiotes comme toi, qui chantent ou qui récitent. On les appelle des poètes. Tu es un poète. Tu es une idiote!... UNE ONDINE Si tu lui permets de le tromper avec la musique, avec la beauté, à ton aise. Tu as perdu! ONDINE Non. Il se moque de vous. J'ai gagné. UNE ONDINE Alors, je peux dire que tu acceptes? Que le pacte tient? LE CHEVALIER Quel pacte? ONDINE Oui, tu peux le dire. Tu peux le dire à l'envie, à la jalousie, à la vanité... UNE ONDINE Très bien! ONDINE A ce qui grouille, à ce qui nage, à ce qui fait de l'ambre, à ce qui a des arêtes, à ce qui pond des oeufs par billions... UNE ONDINE Tu verras si c'est plus intéressant d'être vivipare! LE CHEVALIER Qu'est-ce que diable vous racontez? ONDINE Va leur dire! Va-t'en... UNE ONDINE Une minute et ils le savent. Celui que je veux dire y compris? ONDINE Celui-là, maudis-le. L'ondine disparait, LE CHEVALIER Quelles explications! Quelle furie! ONDINE Oui, c'est la famille! Scène IX ONDINE. LE CHEVALIER Ils sont assis. Elle l'enlace, ONDINE Tu es pris, hein, cette fois? LE CHEVALIER Ame et corps... ONDINE Tu ne te débats plus. Tu ne fais plus tes effets de voix et de jambes. LE CHEVALIER Je suis perclus de bonheur... ONDINE Il a bien fallu vingt minutes... Le brochet en demande trente. LE CHEVALIER Il a fallu toute ma vie. Depuis mon enfance, un hameçon m'arrachait à ma chaise, à ma barque, à mon cheval... Tu me tirais à toi... ONDINE C'est bien au coeur qu'il est? Ce n'est pas aux lèvres, au gras de la joue? LE CHEVALIER Trop loin pour que jamais tu te détaches... ONDINE C'est exiger beaucoup, te demander de sortir de nos métaphores de poissons, de me dire que tu m'aimes! HANS, un genou en terre. Non, voilà. Je te dis que je t'aime. ONDINE Tu l'as dit déjà? LE CHEVALIER J'ai déjà dit un mot semblable, mais qui était le contraire. ONDINE Tu l'as dit souvent? LE CHEVALIER A toutes celles que je n'aimais pas. ONDINE Détaille! Dis-moi mes victoires! Dis-moi qui tu abandonnes pour moi! LE CHEVALIER Presque rien... Rien... Toutes les femmes... ONDINE Les méchantes, les indignes, les barbues? LE CHEVALIER Les bonnes! Les belles! ONDINE O Hans, je voudrais t'offrir l'univers, et voilà que j'en retire déjà la plus belle moitié. Un jour tu m'en voudras... LE CHEVALIER Elles ne sont rien auprès de toi. Tu les verras... ONDINE Où les verrais-je? LE CHEVALIER Là, où elles sont. Dans les manèges. Sur la margelle des puits. Chez les grecs aux velours. Nous partirons demain... ONDINE Tu veux que nous quittions déjà notre maison, notre lac? LE CHEVALIER Je veux que le monde voie ce qu'il possède de plus parfait!.. Ne sais-tu pas que tu es ce qu'il possède de plus parfait! ONDINE Je m'en doute. Mais le monde a-t-il des yeux pour le voir? LE CHEVALIER Et toi aussi tu le verras. Vous ne pouvez continuer à vous ignorer l'un l'autre. C'est très beau, Ondine, le monde! ONDINE O Hans, du monde, il n'est qu'une chose que je voudrais savoir. Se quitte-t-on dans le monde? LE CHEVALIER Que veux-tu dire? ONDINE Je suppose un roi et une reine qui s'aiment. Se quittent-ils? LE CHEVALIER Je te comprends de moins en moins. ONDINE Je m'explique. Prends les chiens de mer. Je n'aime pas spécialement les chiens de mer; on croit toujours qu'ils sont enroués. Ils ne le sont pas. C'est qu'ils ont des cordes vocales. Alors comme ils ouvrent toujours la bouche, le sel sèche sur leurs bronches... HANS Tu divagues, avec tes chiens de mer?... ONDINE Non! non! C'est un exemple. Une fois que les chiens de mer ont formé leur couple, Hans, ils ne se quittent jamais plus. A un doigt l'un de l'autre, ils nagent des milliers de lieues sans que la tête de la femelle reste de plus d'une tête en arrière... Est-ce que le roi et la reine vivent aussi proches? La reine légèrement en retrait du roi, comme il convient. LE CHEVALIER Ce serait difficile. Le roi et la reine ont chacun leurs appartements, leurs voitures, leurs jardins... ONDINE Quel mot effroyable que le mot chacun! Pourquoi? LE CHEVALIER Parce qu'ils ont chacun leurs occupations et leurs loisirs... ONDINE Mais les chiens de mer aussi ont des occupations terriblement distinctes! Ils ont à se nourrir. Ils ont à chasser, à poursuivre parfois des bancs de milliards de harengs, qui se dispersent devant eux en milliards d'éclairs. Ils ont des milliards de raisons de s'en aller l'un à gauche, l'autre à droite, et pourtant, toute leur vie, ils vivent collés et parallèles. Une raie ne passerait pas entre eux. LE CHEVALIER Je crains fort que des baleines puissent passer vingt fois par jour entre le roi et la reine. Le roi surveille ses ministres. La reine ses jardiniers. Deux courants les emportent. ONDINE Justement, parlons de courants: les chiens de mer ont à lutter aussi contre vingt, contre cent courants! Il en est des glacés, des chauds. Le chien de mer pourrait aimer les froids, la chienne de mer les tièdes... Des courants plus forts que flux et reflux... Qui écartèlent les navires, et cependant ils n'écartent pas d'un pouce mâle et femelle chien de mer... LE CHEVALIER Cela prouve que les hommes et les chiens de mer sont des espèces différentes. ONDINE Mais, toi, il est bien entendu que tu ne me quitteras jamais, même une seconde, même d'une aune!... Depuis que je t'aime, ma solitude commence à deux pas de toi. LE CHEVALIER Oui, Ondine.. ONDINE On se fait moins de mal en se frottant qu'en ne se voyant pas? LE CHEVALIER Où veux-tu en venir, petite Ondine? ONDINE O Hans, écoute-moi. Je connais quelqu'un qui pourrait nous unir pour toujours, quelqu'un de très puissant, qui ferait que nous serions soudés l'un à l'autre comme le sont certains jumeaux, veux-tu que je l'appelle? LE CHEVALIER Et nos bras, Ondine, tu les comptes pour rien? ONDINE Les bras des hommes leur servent surtout à se dégager. Oh non, plus j'y pense, plus je vois que c'est le seul moyen pour que mari et femme ne soient pas à la merci d'une envie, d'une humeur. L'ami qui nous unira est là, Il acceptera. Tu n'as qu'un mot à dire! LE CHEVALIER Est-ce que tes fameux chiens de mer sont soudés? ONDINE C'est vrai. Mais eux ne vont pas dans le monde. Ce serait une ceinture de chair qui nous tiendrait à la taille. J'y ai pensé. Elle serait souple, elle ne nous empêcherait pas de nous embrasser. LE CHEVALIER Et la guerre, petite Ondine? ONDINE Justement. Je serai à la guerre avec toi. Nous serions le chevalier à deux visages. L'ennemi fuirait. Nous serions célèbres. Je l'appelle, n'est-ce pas? LE CHEVALIER Et la mort? ONDINE Justement. On ne pourrait délier la ceinture. J'ai tout prévu; tu verras comme je serai discrète. Je boucherai mes oreilles, mes yeux. Tu ne t'apercevras pas que je suis soudée à toi... Je l'appelle? LE CHEVALIER Non. Nous allons d'abord essayer comme cela, Ondine. Après nous verrons... Tu n'as pas peur pour cette nuit? ONDINE Si... Si tu ne crois pas que je vois ce que tu penses... Evidemment, penses-tu, elle a raison, et je la tiendrai serrée toute la journée et toute la nuit, mais de temps en temps, une seconde, je la quitterai pour prendre l'air, pour jouer aux dés... LE CHEVALIER Pour aller voir mon cheval... ONDINE Oui, oui, plaisante! Je suis sûre que tu attends mon sommeil pour aller le voir, ton cheval... Quand cet ange dormira, te dis-tu, cet ange que jamais une petite minute au monde je n'abandonnerai, je sortirai une bonne grosse minute pour aller voir mon cheval... Tu l'attendras longtemps, mon sommeil!... C'est toi qui vas dormir... LE CHEVALIER J'en doute, Ondine chérie... Le bonheur va me tenir éveillé toute la nuit... Il faudra bien, d'ailleurs, que j'aille le voir, mon Cheval. Non seulement parce que nous partons à l'aube... Mais aussi parce que je lui dis tout. ONDINE Ali oui? Très bien! LE CHEVALIER Que fais-tu? ONDINE Pour cette nuit je fais ma ceinture moi-même. Cela ne te gêne pas que je passe cette lanière autour de nous? LE CHEVALIER Non, chérie... ONDINE Et cette chaîne? LE CHEVALIER Non, chérie. ONDINE Et ce filet?... Tu le relèveras dès que je dormirai. Vois, je bâille déjà... Bonne nuit, mon amour. LE CHEVALIER Entendu... Mais jamais homme et femme n'ont été liés d'aussi près en ce monde. Ondine s'est redressée subitement; ONDINE Ah oui! Eh bien, maintenant, toi, dors! Des mains, elle jette le sommeil sur le chevalier qui retombe endormi. UNE ONDINE Adieu, Ondine... ONDINE Toi, prends soin des deux cents saumons blessés et occupe-toi des alevins. Mène la double bande à l'aube sous la cascade marine, à midi sous les sargasses. Veille au fleuve appelé Rhin. Il est trop lourd pour eux. UNE ONDINE Adieu, Ondine... ONDINE Toi, tu me remplaces pour la garde des perles. Tu les trouveras toutes dans la salle des grottes... J'ai fait d'elles un dessin, laisse-le quelques jours... Cela ne te dira rien. Il faut savoir lire... C'est un nom. LE ROI DES ONDINES Une dernière fois, ne nous trahis pas! Ne va pas chez les hommes! ONDINE Je vais chez un homme.. LE ROI DES ONDINES Il te trompera... Il t'abandonnera... ONDINE Je ne te crois pas. LE ROI DES ONDINES Alors, le pacte tient, petite idiote!... Tu acceptes le pacte, s'il te trompe, honte du lac! LE CHEVALIER se retourne dans son sommeil. Ondine!... Gloire du Lac! ONDINE Comme c'est commode d'avoir deux, bouches pour répondre! Rideau ACTE DEUXIÈME Salle d'honneur dans le palais du roi. Scène I LE CHAMBELLAN, LE SURINTENDANT DES THÉATRES, LE MONTREUR DE PHOQUES, LE ROI DES ONDINS en illusionniste. LE CHAMBELLAN Messieurs, j'en appelle également à votre invention et à votre impromptu. Dans quelques instants le roi reçoit en cette salle le chevalier de Wittenstein qui s'est enfin décidé, après trois mois de lune de miel, à présenter sa jeune épouse à la Cour. Sa Hautesse entend qu'un divertissement clôture la solennité... Vous, Monsieur le surintendant des théâtres royaux, que nous proposez-vous? LE SURINTENDANT Salammbô! LE CHAMBELLAN C'est triste, Salammbô! Et vous nous l'avez déjà donné dimanche, pour le bout de l'an de la margrave. LE SURINTENDANT C'est.triste, mais c'est prêt... LE CHAMBELLAN Plus prêt qu'Orphée, pour qui la ménagerie du roi fournit les loups et les blaireaux? Plus prêt que le jeu d'Eve et d'Adam, qui ne demande point de costumes? LE SURINTENDANT Excellence, ma fortune théâtrale vient de ce que j'ai le premier compris que toute scène a ses facilités et ses inhibitions qu'il est vain de vouloir forcer... LE SURINTENDANT Surintendant, le temps pressé! LE SURINTENDANT En fait, chaque théâtre n'est bâti que pour une seule pièce, et le seul secret de sa direction est de découvrir laquelle. La tâche est ardue, surtout quand elle n'est pas encore écrite; de là, mille catastrophes, jusqu'au jour où sous les cheveux de Mélisande ou l'armure d'Hector s'introduit en lui sa clef, son âme, et, si j'ose dire, son sexe... LE CHAMBELLAN Surintendant... LE SURINTENDANT J'ai régi un théâtre, vide avec les classiques, qui n'a connu l'euphorie qu'avec une farce de housards: c'était un théâtre femelle... Un autre qu'avec les choeurs de la Sixtine, c'était un théâtre inverti. Et si j'ai dû fermer, l'an dernier, le théâtre du Parc, c'est par raison d'Etat et haute convenance, parce qu'il ne peut supporter que la pièce incestueuse... LE CHAMBELLAN Et la clef de notre scène royale est Salammbô? LE SURINTENDANT Vous l'avez dit. Au seul nom de Salammbô cette astringence, hélas constitutive des pharynx d en nos choristes, se relâche et nous donne des voix un peu discordes mais éclatantes. Les treuils que Faust rouille et noue, tournent soudain à leur vitesse; les colonnes que dix équipes ne pouvaient soulever qu'en accrochant rideaux et corniches, se dressent, plus distinctes que le jonchet, au doigt d'un seul machiniste. La tristesse, l'insubordination, la poussière, fuient ces lieux à tire-d'aile avec les fameuses colombes. Parfois, alors que je donne un opéra allemand, de ma loge je vois un de mes chanteurs pétillant de joie, lançant ses notes à pleine gorge, dominant l'orchestre de sa pétulance et provoquant dans le public l'applaus et l'aise: c'est, au milieu de ses collègues qui chantent avec conscience leur partition nordique, que celui-là, par distraction, chante son rôle de Salammbô... Oui, Excellence. Mon théâtre a joué Salammbô mille fois, mais c'est pourtant la seule pièce que je puisse exiger de lui qu'il improvise. LE CHAMBELLAN Je regrette. Il serait malséant de montrer à deux amoureux la piteuse issue de l'amour. A toi! Qui es-tu? LE MONTREUR Je suis le montreur de phoques, Excellence. LE CHAMBELLAN Qu'est-ce qu'ils font, tes phoques? LE MONTREUR Ils ne chantent pas Salammbô, Excellence. LE CHAMBELLAN Ils ont tort. Des phoques chantant Salammbô constitueraient un très convenable intermède. Et j d'ailleurs l'on m'a dit que ton phoque mâle porte une barbe qui le fait ressembler au beau-père de notre roi? LE MONTREUR Je peux le raser, Excellence. LE CHAMBELLAN Par une coïncidence regrettable, le beau-père de notre roi s'est fait raser la sienne hier... Evitons l'ombre d'un scandale... A toi, le dernier! Qui es-tu? L'ILLUSIONNISTE Je suis illusionniste, Excellence. LE CHAMBELLAN Où est ton matériel? L'ILLUSIONNISTE Je suis illusionniste sans matériel. LE CHAMBELLAN Ne plaisante point. On ne fait point passer de comètes avec leur queue, on ne fait point monter des eaux la ville d'Ys, surtout toutes cloches sonnant, sans matériel. L'ILLUSIONNISTE Si. Une comète passe. La ville d'Ys émerge. LE CHAMBELLAN Il n'y a pas de Si! On ne fait point entrer le cheval de Troie, surtout avec un oeil fumant, on ne dresse point les Pyramides, surtout entourées de chameaux, sans matériel. Le cheval de Troie entre. Les Pyramides se dressent. L'ILLUSIONNISTE Si. LE CHAMBELLAN Quel entêté! LE POETE Excellence!... LE CHAMBELLAN Laissez-moi! On ne fait point jaillir l'arbre de Judée, on ne fait point surgir, près du premier chambellan, Vénus toute nue, sans matériel! Vénus toute nue surgit près du chambellan. L'ILLUSIONNISTE Si. LE POÈTE Excellence!... (Il s'incline.)... Madame! Vénus a disparu. LE CHAMBELLAN, éberlué. Je me suis toujours demandé quelles sont ces femmes que vous faites ainsi paraître, vous autres magiciens... Des commères? L'ILLUSIONNISTE Ou Vénus elle-même. Cela dépend de la qualité de l'illusionniste. LE CHAMBELLAN La tienne, en tout cas, me paraît certaine... Quel est ton projet? L'ILLUSIONNISTE Si Votre Excellence le permet, les circonstances m'inspireront. LE CHAMBELLAN C'est te faire grande confiance. L'ILLUSIONNISTE Je suis tout à votre disposition, pour vous offrir, immédiatement, à titre d'essai, un petit divertissement personnel. LE CHAMBELLAN Je vois que tu sais lire aussi les pensées. L'ILLUSIONNISTE Comme la pensée qui vous agite est celle de toute la cour, je n'y ai que peu de mérite. Oui, Excellence, je peux, comme vous le souhaitez, comme toutes les dames de la ville le souhaitent, faire se trouver face à face un homme et une femme qui, depuis trois mois, s'évitent. LE CHAMBELLAN Ici même? L'ILLUSIONNISTE A l'instant même. Le temps pour vous de placer les curieux. LE CHAMBELLAN Tu te fais des illusions. Il est vrai que c'est ton métier... Mais réfléchis que l'homme en question apporte présentement le dernier soin à la toilette de cour de son épouse, et la contemple avec ravissement. La femme, de son côté, a juré par ressentiment et jalousie de ne pas paraître à la cour. L'ILLUSIONNISTE Oui. Mais supposez que quelque chien vole le gant de la jeune épouse et l'apporte vers cette salle... Que fera l'époux? Supposez que l'oiseau de la femme s'évade de sa cage, et vole vers ce lieu? L'oiseau qu'elle aime... LE CHAMBELLAN Cela ne t'avancerait guère!... Le hallebardier a pour haute consigne d'écarter les chiens des appartements royaux. Les deux faucons du prince sont en liberté et sans capuchon dans le voisinage de la cage. L'ILLUSIONISTE Oui... Mais supposez que le hallebardier glisse sur des bananes, qu'une gazelle distraie les faucons d'un bouvreuil. LE CHAMBELLAN Bananes et gazelles sont inconnues en ce pays. L'ILLUSIONNISTE Oui... Non... Pas depuis une heure. L'envoyé africain pelait un de ces fruits en vous suivant pour son audience et parmi ses cadeaux j'ai vu les animaux du désert. Vous n'aurez pas Je dernier mot avec la magie, Excellence! Croyez- moi!... Donnez votre signal, installez vos curieuses et vous verrez arriver en ces lieux Bertha et le chevalier... LE CHAMBELLAN Prévenez ces dames! LE POÈTE Excellence, pourquoi faire cette mauvaise besogne? LE CHAMBELLAN Elle se fera un jour ou l'autre. Vous connaissez les langues de la Cour, LE POÈTE C'est leur métier. Ce n'est pas le nôtre. LE CHAMBELLAN Mon cher poète, quand vous aurez mon âge, vous trouverez la vie un théâtre par trop languissant. Elle manque de régie à un point incroyable. Je l'ai toujours vu retarder les scènes à faire, amortir les dénouements. Ceux qui doivent y mourir d'amour, quand ils y arrivent, c'est péniblement et dans leur vieillesse. Puisque j'ai un magicien sous la main, je vais enfin m'offrir le luxe de voir se dérouler la vie à la vitesse et la mesure, non seulement de la curiosité mais de la passion humaine... LE POÈTE. Prenez une moins innocente victime. LE CHAMBELLAN Cette innocente victime, jeune ami, a détourné un chevalier de ses serments. Son châtiment doit venir tôt ou tard. Si le chevalier et Bertha se rencontrent et s'expliquent aujourd'hui, nous épargnant le semestre qu'exigerait la vie, s'ils se touchent la main dans la matinée, s'ils s'embrassent dans la soirée, au lieu de remettre leur baiser à l'hiver ou à l'automne, la trame de leur intrigue n'en sera pas changée, mais elle en sera plus vraie, plus forte et aussi plus fraîche. C'est le grand avantage du théâtre sur la vie, il ne sent pas le rance... Allez-y, magicien!... Quel est ce bruit? UN PAGE C'est le hallebardier qui tombe. LE CHAMBELLAN Tout prend bonne tournure. LE POÈTE Excellence! C'est une mauvaise action d'accélérer la vie! Vous en supprimez les deux éléments sauveurs, la distraction et la paresse. Qui vous dit que le chevalier et Bertha, par négligence ou par routine, ne se seraient pas évités toute leur vie... Quel est ce cri? LE PAGE C'est la gazelle que les faucons éborgnent. LE CHAMBELLAN Parfait! Cachons-nous... Et vous croyez pouvoir maintenir toute la journée à cette allure, magicien? L'ILLUSIONNISTE Voici l'oiseau... Scène II BERTHA. LE CHEVALIER LE CHEVALIER, ramassant un gant. Enfin! Je te trouve! BERTHA, attrapant l'oiseau. Enfin! Je te tiens! Ils repartent chacun de son côté, sans s'être vus. Scène III Les spectateurs cachés passent la tête et s'agitent. LE POÈTE Ah! Je respire!... LES DAMES Vous vous moquez de nous, chambellan? LE CHAMBELLAN Quelle est cette plaisanterie, magicien? L'ILLUSIONNISTE Une erreur de régie, comme vous dites. Je répare. LE CHAMBELLAN Vont-ils se rencontrer, oui ou non? L'ILLUSIONNISTE Pour qu'il n'y ait pas de doute sur leur rencontre, je vais les faire se heurter. Tous rentrent derrière les colonnes. Scène IV BERTHA. LE CHEVALIER LE CHEVALIER, ramassant le second gant. Et voilà la paire! BERTHA, rattrapant l'oiseau. Ah! tu t'échappes encore! Ils se cognent brutalement. Bertha va tomber, Hans lui prend les mains. Ils se reconnaissent. LE CHEVALIER Oh! pardon, Bertha! BERTHA Pardon, chevalier. LE CHEVALIER Je vous ai fait très mal? BERTHA Je n'ai absolument rien senti. LE CHEVALIER Je suis une brute?... BERTHA Oui... Ils vont sortir, lentement, chacun d'un côté. Bertha enfin s'arrête. BERTHA Beau voyage de noces? LE CHEVALIER Merveilleux voyage... BERTHA Une blonde, n'est-ce pas? LE CHEVALIER Une blonde. Le soleil passe où elle passe. BERTHA Nuits ensoleillées... Moi j'aime l'ombre. LE CHEVALIER Chacun son goût. BERTHA Alors vous avez dû souffrir, le jour de votre départ, à l'ombre de ce chêne, de m'embrasser? LE CHEVALIER Bertha! BERTHIA Moi, je ne souffrais pas... J'aimais bien... LE CHEVALIER Ma femme est près d'ici, Bertha! BERTHA J'étais bien, dans vos bras. J'étais bien pour toujours! LE CHEVALIER C'est vous qui déliâtes ces bras! Qui m'avez ramené, sans perdre une minute, au milieu de vos amies, par vanité, pour y faire je ne sais quelle roue!... BERTHA On retire son anneau, même de fiançailles, pour le montrer... LE CHEVALIER Je regrette. L'anneau n'a pas compris. BERTHA Il a fait ce que font les anneaux... Il a roulé... Sous un lit... LE CHEVALIER Quel est ce langage? BERTHA Je me trompe sans doute en parlant de lit... On couche dans la grange, chez les paysans, sur le foin... Vous avez eu à vous brosser, au matin de vos nuits d'amour? LE CHEVALIER Je vois à vos paroles que vous n'avez pas encore eu les vôtres. BERTHA Ne soyez pas en peine. Elles viendront. LE CHEVALIER Je n'en doute pas. Mais, si vous voulez un conseil, préférez votre amour à vous- même, ne le laissez plus s'écarter... A distance, quoi que vous puissiez croire, vos traits s'effacent. BERTHA Soyez tranquille, je ne le lâcherai plus... LE CHEVALIER Quel qu'il soit, ne le lancez plus égoïstement loin de vous, vers les dangers stériles et la mort... BERTHA Il faut croire que vous avez eu très peur dans cette forêt? LE CHEVALIER On vous dit hautaine. N'hésitez pas à vous précipiter sur lui, quand vous le verrez, et, devant toute la cour, à l'embrasser. BERTHA C'était mon intention... Et même si nous étions seuls! Elle embrasse le chevalier, et veut fuir. Il la retient. LE CHEVALIER Oh! Bertha! Vous, la dignité! Vous, l'orgueil! BERTHA Moi l'humilité... Moi l'impudence... LE CHEVALIER Quel jeu jouez-vous maintenant? Que voulez-vous? BERTHA Ne serrez pas ma main. Elle tient un oiseau. LE CHEVALIER J'aime ma femme. Et rien ne me séparera d'elle. BERTHA C'est un bouvreuil. Vous allez l'étouffer! LE CHEVALIER Si la forêt m'avait englouti, vous n'auriez pas pour moi un souvenir. Je reviens heureux et mon bonheur vous est insupportable... Lâchez cet oiseau! BERTHA Non. Son coeur bat. A côté du mien, j'ai besoin en cette minute de ce petit coeur. LE CHEVALIER Quel est votre secret? Avouez-le! BERTHA, lui montrant l'oiseau mort, Voilà... Vous l'avez tué. LE CHEVALIER Pardon, Bertha! Il a mis un genou à terre, Bertha le regarde un moment. BERTHA Mon secret, Hans? Mon secret et ma faute? Je pensais que vous l'aviez compris. C'est que j'ai cru à la gloire. Pas à la mienne. A celle de l'homme que j'aimais, que j'avais choisi depuis l'enfance, que j'ai attiré un soir sous le chêne où petite fille j'avais gravé son nom... Le nom aussi grandissait chaque année!... J'ai cru qu'une femme n'était pas le guide qui vous mène au repas, au repos, au sommeil, mais le page qui rabat sur le vrai chasseur tout ce que le monde contient d'indomptable et d'insaisissable. Je me sentais de force à rabattre sur vous la licorne, le dragon, et jusqu'à la mort. Je suis brune. J'ai cru que dans cette forêt mon fiancé serait dans ma lumière, que dans chaque ombre il verrait ma forme, dans chaque obscurité mon geste. Je voulais le rouler au coeur de cet honneur et de cette gloire des ténèbres, dont je n'étais que l'appeau et le plus modeste symbole. Je n'avais pas peur. Je savais qu'il serait vainqueur de la nuit, puisqu'il m'avait vaincue moi-même. Je voulais qu'il fût le chevalier noir... Pouvais-je penser qu'un soir tous les sapins du monde allaient écarter leurs branches devant une tête blonde? LE CHEVALIER Pouvais-je le penser moi-même?... BERTHA Voilà ma faute... Elle est avouée. Il n'en sera plus question. Je ne graverai plus de nom que sur les chênes lièges... Un homme seul avec la gloire, c'est déjà bête. Une femme seule avec la gloire, c'est ridicule... Tant pis pour moi... Adieu... LE CHEVALIER Pardon, Bertha... BERTHA, lui prenant le bouvreuil des mains. Donnez... Je l'emporte... Ils sortent chacun de son côté. Scène V LE CHAMBELLAN. L'ILLUSIONNISTE. LE POÈTE L'ILLUSIONNISTE Voilà!... Voilà la scène que vous n'auriez eue que l'hiver prochain, si vous n'aviez eu recours à mes services! LE POÈTE Elle est très suffisante!... Arrêtons-nous! LE CHAMBELLAN Certes pas! J'ai hâte de voir la suivante!... TOUTES LES DAMES La suivante, la suivante! L'ILLUSIONNISTE A vos ordres, laquelle? UNE DAME Celle où Hans se penchant sur le chevalier qu'il a blessé voit sa gorge et reconnaît Bertha. L'ILLUSIONNISTE Celle-là est réservée pour d'autres siècles, Madame. LE CHAMBELLAN Celle où Bertha et le chevalier parlent pour la I fois d'Ondine... L'ILLUSIONNISTE La scène de l'an prochain?... Allons-y... Toutes les dames regardent soudain le visage du chambellan. LE CHAMBELLAN Qu'est-ce que j'ai, là, sur les joues? L'ILLUSIONNISTE Ah! Ce sont les inconvénients du système! Vous avez une barbe de six mois... Ils se cachent à nouveau. Scène VI BERTHA. LE CHEVALIER Ils entrent d'un pas dégagé l'un du jardin, l'autre de la cour. BERTHA Je vous cherchais, Hans! LE CHEVALIER Je vous cherchais, Bertha! BERTHA Hans, il ne faut pas qu'un nuage subsiste entre nous. Je ne puis être votre amie, si je ne suis l'amie d'Ondine. Confiez-la-moi ce soir. Je copie, les illustrant moi-même, l'Enéide et les Tristes. Elle m'aidera à mettre l'or sur les larmes d'Ovide. LE CHEVALIER Merci, Bertha. Mais j'en doute... BERTHA Ondine n'écrit pas volontiers? LE CHEVALIER Non. Ondine ne sait pas écrire. BERTHA Comme elle a raison! Elle peut ainsi se donner sans retenue aux oeuvres des autres. Elle peut lire les romans sans envier l'auteur. LE CHEVALIER Non. Elle ne les lit pas. BERTHA Elle n'aime pas les romans? LE CHEVALIER Non. Elle ne sait pas lire. BERTHA Que je l'envie! Quelle nymphe nous allons avoir au milieu de ces pédantes ou de ces dévotes!... Qu'il va être reposant de voir enfin la nature même se donner insouciante à la musique et aux danseurs! LE CHEVALIER Vous ne l'y verrez pas. BERTHA Vous êtes à ce point jaloux d'elle? LE CHEVALIER Non. Elle ne sait pas danser. BERTHA Vous plaisantez, Hans! Vous avez épousé une femme qui ne lit pas, qui n'écrit pas, qui ne danse pas? LE CHEVALIER Oui. Et qui ne récite pas. Et qui ne joue pas de la flûte à bec. Et qui ne monte pas à cheval. Et qui pleure à la chasse. BERTHA Que fait-elle? LE CHEVALIER Elle nage... Un peu... BERTHA Quel ange! Mais prenez garde! Il n'est pas très bon d'être ignorante à la cour. Les professeurs y pullulent. Comment se présente-t-elle, Ondine? LE CHEVALIER Comme ce qu'elle est, comme l'amour. BERTHA Comme l'amour muet, ou comme l'amour bavard? Elle aura le droit de tout ignorer, si elle sait se taire. LE CHEVALIER C'est sur ce point, Bertha, que je ne suis pas sans inquiétude. Ondine est bavarde et comme son seul maître de cour a été la nature, elle tient sa syntaxe des rainettes et ses liaisons du vent. Voici l'époque des tournois et des chasses: je tremble à l'idée des paroles qu'arracheront Ondine ces spectacles où chaque passe, chaque figure de manège, chaque volte a son nom. Je l'instruis, mais sans succès. A chaque terme technique, à chaque mot nouveau pour elle, elle m'embrasse. Il y en avait trente-trois rien que dans la I prise de lance que j'essayais hier de lui enseigner. BERTHA Trente quatre!... LE CHEVALIER C'est ma foi vrai: avec le dégagé du col, trente-quatre! Où avais-je la tête! Bravo, Bertha! BERTHA Vous vous êtes trompé d'un baiser... Confiez-moi Ondine, Hans. Avec moi, ce danger ne sera pas à craindre. Et je sais la joute et la vénerie. LE CHEVALIER Ce qu'elle doit connaître surtout, Bertha, ce sont les particularités et les privilèges des Wittenstein, et ce sont des secrets. BERTHA Ils ont presque été les miens. Interrogez. LE CHEVALIER Si vous répondez, je vous dois un gage! Quelle couleur doit porter l'écu du Wittenstein l'entrée dans l'arène? BERTHA L'azur du prince, écartelé de l'écureuil à queue cassée. LE CHEVALIER Chère Bertha! La tenue du Wittenstein dépassant la barrière? BERTHA La lance en équerre. Le destrier à l'amble. LE CHEVALIER Quelle femme de chevalier vous ferez un jour, Bertha! Ils sortent ensemble. Scène VII LE CHAMBELLAN. L'ILLUSIONNISTE. LE POÈTE. Les dames. LE CHAMBELLAN Bravo! Et comme Wittenstein a raison. La comtesse Bertha fait tout, sait tout. Elle est la femme idéale: elle se ruine en reliures!... A la troisième scène, magicien, nous sommes dans les transes!... LA DAME Celle où Bertha voit Ondine nue dansant au clair de lune avec ses gnomes. L'ILLUSIONISTE Vous confondez encore, Madame. LE CHAMBELLAN La brouille de Bertha et d'Ondine? LE POÈTE Que diriez-vous d'une année de répit? UN PAGE Excellence, l'heure de la réception approche. LE CHAMBELLAN Hélas! c'est ma foi vrai! J'ai juste le loisir d'aller chercher cette jeune personne et de lui donner, puisqu'elle est si bavarde, les conseils qui éviteront, du moins aujourd'hui, tout impair... Mais vous n'allez pas, magicien, profiter de mon absence pour donner la moindre scène? L'ILLUSIONNISTE Une toute petite. LE CHAMBELLAN Qui n'a aucun rapport avec cette intrigue, je pense? L'ILLUSIONNISTE Qui n'a aucun rapport avec rien. Mais qui fera plaisir à un vieux pêcheur que j'aime. Exit chambellan. Entrent d'un côté Violante, de l'autre, Auguste. Scène VIII AUGUSTE. VIOLANTE AUGUSTE, se dirigeant vers la comtesse. Vous êtes la comtesse Violante? VIOLANTE Oui, brave homme... (Elle se penche vers lui. Il voit la paillette d'or dans son oeil.) Que voulez-vous? AUGUSTE Plus rien... J'avais raison... C'est merveilleux... Merci... Ils disparaissent Scène IX ONDINE. LE CHAMBELLAN. LE POÈTE Le chambellan descend l'escalier en donnant la main à Ondine et en lui faisant répéter ses révérences. LE CHAMBELLAN Absolument impossible! ONDINE J'en serais si heureuse!... LE CHAMBELLAN Changer en fête nautique la réception ordinaire de troisième classe est pratiquement impossible... Le secrétaire des finances d'ailleurs l'interdirait: amener l'eau dans la piscine nous coûte chaque fois une fortune. ONDINE Je vous l'aurais gratis. LE CHAMBELLAN N'insistez point! Même si notre roi recevait le prince des poissons, il devrait, pour raison d'économie, le recevoir à l'air. ONDINE Je serais tellement à mon avantage dans l'eau! LE CHAMBELLAN Pas nous... Pas moi... ONDINE Si. Vous spécialement. Vous avez la main humide. Dans l'eau, cela ne se verrait pas. LE CHAMBELLAN Ma main n'est pas humide. ONDINE Elle l'est. Touchez-la. LE CHAMBELLAN Chevalière, vous sentez-vous la force d'écouter un moment les avis qui vous éviteront, dès cet après-midi, les impairs et les esclandres? ONDINE Une heure! Deux heures, si vous voulez! LE CHAMBELLAN De les écouter sans m'interrompre? ONDINE Je vous le jure. Rien de plus facile... LE CHAMBELLAN Chevalière, la Cour est un lieu sacré... ONDINE Pardon! Une seconde! Elle va vers le poète qui se tenait à l'écart et qui vient au-devant d'elle. ONDINE Vous êtes le poète, n'est-ce pas? LE POÈTE On le dit. ONDINE Vous n'êtes pas très beau... LE POÈTE On le dit aussi... On le dit plus bas... Mais comme les oreilles des poètes ne sont sensibles qu'aux chuchotements, je l'entends d'autant mieux. ONDINE Est-ce que cela n'embellit point, d'écrire? LE POÈTE J'étais beaucoup plus laid. Elle rit vers lui. Il se retire. ONDINE, revenant au chambellan. Excusez-moi. LE CHAMBELLAN Chevalière, la Cour est un lieu sacré où l'homme doit tenir sous son contrôle les deux traîtres dont il ne peut se défaire: sa parole et son visage. S'il a peur, ils doivent exprimer le courage. S'il ment, la franchise. Il n'est pas malséant non plus, s'il leur arrive de parler vrai, qu'ils aient l'air de parler faux. Cela donne à la vérité cet aspect équivoque qui la désavantage le moins vis-à-vis de l'hypocrisie... Prenons l'exemple que dans votre innocence vous avez choisi vous-même. Je renonce à l'exemple sur l'odeur de brûlé qui était mon exemple ordinaire... Oui, ma main est humide... Ma main droite, la gauche est la sécheresse même. Elle me brûle, l'été... Oui, depuis mon enfance, je le sais, et j'en souffre. Ma nourrice, quand je touchais son sein, confondait mes lèvres et mes doigts, et la légende qui veut que je tienne cette particularité de mon ancêtre Onulphe, qui plongea par mégarde son poignet dans l'huile sainte, ne m'est pas une consolation... Mais tout humide que soit ma main, mon bras est long, il touche au trône, il obtient les récompenses et les disgrâces... Me déplaire est mettre en jeu sa faveur, celle de son mari, surtout si l'on raille mes tares physiques, ma tare physique!... Je n'en ai d'ailleurs pas de morales... Et maintenant, belle Ondine, si vous m'avez suivi, dites-moi, en femme de cour avertie, comment est-elle, ma main? ONDINE Humide... Comme vos pieds. LE CHAMBELLAN Elle n'a rien compris! Chevalière... ONDINE Une seconde, voulez-vous? LE CHAMBELLAN Non point! Jamais! Elle va à nouveau vers le poète qui lui aussi va vers elle. ONDINE Quel a été votre premier vers? LE POÈTE Le plus magnifique. ONDINE Le plus magnifique de vos vers? LE POÈTE De tous les vers. Il est aussi haut au-dessus d'eux que vous au-dessus des autres femmes. ONDINE Vous êtes bien modeste, dans votre vanité... Dites-le vite... LE POÈTE Je ne le sais plus. Je l'ai fait en rêve. Au réveil, j'avais oublié. ONDINE Il fallait vite l'écrire. LE POÈTE C'est bien ce que je me suis dit. Je l'ai même écrit beaucoup trop vite... Je l'ai écrit en rêve. Elle lui rit gentiment. Il s'éloigne. LE CHAMBELLAN Chevalière, admettons que j'aie la main humide. Quand vous aurez touché toutes les mains de la cour, peut-être serez-vous d'opinion différente... Admettons-le, et admettons que je l'admette... Mais iriez-vous dire au roi qu'il a la main humide? ONDINE Sûrement pas. LE CHAMBELLAN Bravo! Parce qu'il est roi? ONDINE Non! Parce qu'elle est sèche. LE CHAMBELLAN Vous êtes impossible! Je vous parle du cas où elle le serait! ONDINE Vous ne pouvez en parler! Elle ne l'est pas. LE CHAMBELLAN Mais si le roi vous questionne sur la verrue qu'il a sur le nez! Il a une verrue notre roi, je pense! - Ne me faites pas crier si fort, je vous en prie! - Et s'il vous demande quoi elle ressemble? ONDINE Qu'un monarque qui vous voit pour la I fois songe à vous demander à quoi ressemble sa verrue, ce serait bien étrange. LE CHAMBELLAN Mais, chevalière, nous parlons théorie! J'essaie seulement de vous faire comprendre, au cas où vous auriez une verrue, ce que l'on devra en dire, pour vous plaire!... ONDINE Je n'aurai jamais de verrue. Vous pouvez attendre... LE CHAMBELLAN Elle est folle... ONDINE Cela vient de toucher les tortues, vous savez?... LE CHAMBELLAN Peu importe! ONDINE C'est moins grave d'ailleurs que le bouton d'Alep qui vient de se frotter au poisson-chat... LE CHAMBELLAN Si vous voulez! ONDINE Ou que l'âme basse qui vient de tuer l'anguille en l'étouffant... L'anguille est noble! Il faut que son sang coule! LE CHAMBELLAN Elle est insupportable! LE POÈTE Madame, le chambellan veut seulement dire qu'il ne faut point faire de peine à ceux qui sont laids en leur parlant de leur laideur. ONDINE Ils n'ont qu'à ne pas l'être. Est-ce que je le suis moi? LE CHAMBELLAN Comprenez-donc que la politesse est une sorte de placemen, et le meilleur! Quand vous vieillirez, on vous dira, grâce à elle, que vous êtes jeune. Quand voue enlaidirez, que vous êtes belle, tout cela comme un minime versement. ONDINE Je ne vieillirai jamais... LE CHAMBELLAN Quelle enfant! ONDINE Voulez-vous parler? Oh: Pardon! Elle court vers le poète LE CHAMBELLAN Chevalière!... ONDINE C'est ce qu'il y a de plus beau au monde, n'est-ce-pas? LE POÈTE Quad elle tombe des rochers, éclaboussant la belladone et l'ancolie, sans conteste! ONDINE La cascade, ce qu'il y a de plus beau au monde! Je crois que vous devenez fou! LE POÈTE Je vois. Vous parlez de la mer? ONDINE De la mer? Cette saumure? Cette danse de Saint-Guy? Mais vous m'insultez! LE CHAMBELLAN Chevalière!... ONDINE Voilà l'autre qui nous rappelle. Comme c'est dommage! Nous nous entendions si bien! Elle revient près du chambellan. LE CHAMBELLAN Qu'est-ce qu'ils racontent! Chevalière, nous reprendrons un autre jour cette leçon. J'ai juste le temps de vous apprendre la question que vous posera aujourd'hui le roi comme à toute débutante, sur le héros dont il porte el nom, sur Hercule. Il lui fut donné, parce que dans son berceau il écrasa sous son derrière un orvet qui s'y fourvoyait par mégarde. Vous êtes la VI débutante de l'année. Il vous demandera son VI travail. Ecoutez bien, je vous ferai répéter, et par saint Roch, je vous supplie de ne plus vous absenter de la conversation pour aller bavarder avec le poète. ONDINE Oh! justement! J'oubliais! Merci de me le rappeler!... C'est très urgent! LE CHAMBELLAN Mais je l'interdis! Elle court au-devant du poète. ONDINE Vous me plaisez. LE POÈTE Je suis confus, mais le chambellan attend Qu'avez-vous à me dire de si urgent? ONDINE Cela... LE CHAMBELLAN Je crois qu'ils deviennent fous! Chevalière! ONDINE Je parlais des sources tout à l'heure, des sources sous-marines, quand le printemps fleurit au fond du lac... Le jeu est de les trouver à leur jaillissement. C'est soudain une eau qui se débat au milieu de l'eau. On essaie de la comprimer des deux mains. On est inondé d'une eau qui n'a touché que l'eau. Il en est une tout près d'ici, dans l'étang. Allez au-dessus d'elle. Regardez-y votre reflet. Vous vous y verrez comme vous êtes, Je plus beau des hommes... LE POÈTE Les leçons du chambellan portent leur fruit. LE CHAMBELLAN Walter, je vous rends responsable! Quand Hercule eut tué le poisson, chevalière... ONDINE Hercule a tué un poisson? LE CHAMBELLAN Oui, le plus grand, l'hydre de Lerne. ONDINE Alors, je me bouche les oreilles! Je ne veux rien savoir des assassins. LE CHAMBELLAN C'est infernal! On entend un grand bruit au-dehors. L'illusionniste paraît. LE CHAMBELLAN Et quelle est cette scène; maintenant? L'ILLUSIONNISTE Celle qui vient? je n'en suis pas responsable. UNE DAME Le premier baiser de Hans et de Bertha? L'ILLUSIONNISTE Non, bien pis: la I mésentente du chevalier et d'Ondine. Elle vient à son heure. Hans paraît. UN PAGE Votre mari, Madame. ONDINE Viens vite, Hans chéri, le grand maître m'apprend à mentir. LE CHEVALIER Laisse-moi, j'ai à lui parler. ONDINE Touche sa main. Tu verras comme elle est sèche!... Je mens bien, n'est-ce pas, chambellan?... LE CHEVALIER Silence, Ondine. ONDINE Toi, tu es très laid, et je te hais. Je ne mens pas, cette fois! LE CHEVALIER Vas-tu te taire! Que signifie mon rang à table, Excellence? Vous me placez après Salm? LE CHAMBELLAN En effet, chevalier. LE CHEVALIER J'ai droit au troisième rang après le roi, et à la fourchette d'argent. LE CHAMBELLAN Vous l'aviez. Et même au premier, et même à la fourchette d'or, si certain projet avait pris corps. Mais votre mariage vous assigne le quatorzième, et la cuiller... ONDINE Qu'est-ce que cela fait, Hans chéri! J'ai vu les plats... Il y a quatre boeufs entiers. Je suis sûre qu'il y en aura pour tout le monde. Rires. LE CHEVALIER Qu'avez-vous rire, Bertram? BERTRAM Je ris quand mon coeur est gai, chevalier.,. ONDINE Tu ne vas pas empêcher les gens de rire, Hans? LE CHEVALIER Il rit de toi. ONDINE Il ne rit pas de moi méchamment. Il rit de moi parce qu'il me trouve amusante. Je le suis sans le vouloir, mais je le suis. Il rit par sympathie pour moi. BERTRAM C'est vrai, Madame. LE CHEVALIER Ma femme ne doit provoquer aucun rire, même de sympathie! ONDINE Alors il ne rira plus, car il ne voudra pas me déplaire, n'est-ce pas, chevalier? BERTRAM De tout ce qui n'est pas votre désir, je m'écarterai, Madame. ONDINE N'en veuillez pas à mon mari... C'est flatteur pour moi qu'il veille ainsi sur ce qui me touche... Ne trouvez-vous pas, chevalier? BERTRAM On l'envie d'être seul à pouvoir le faire. LE CHEVALIER Qui vous demande votre avis, Bertram? ONDINE Mais moi, chéri, moi!... Tu aurais besoin des leçons du chambellan, Hans. Ne sois pas nerveux. Imite-moi. Le tonnerre ni le déluge ne chasseront plus ce sourire de mes lèvres. L'illusionniste est venu près d'elle. Elle reconnaît son oncle. ONDINE, A voix basse. Te voilà? Pourquoi ce déguisement? Quel méfait prépares-tu? L'ILLUSIONNISTE Tu le verras. C'est pour ton bien. Pardon si je te parais importun. ONDINE A une condition, je te pardonne. L'ILLUSIONNISTE Je t'écoute. ONDINE O mon oncle! J'ai besoin de mon calme! Accorde-moi, pour cette fête seulement, de ne pas voir ce que les autres pensent. On y perd toujours! L'ILLUSIONNISTE Qu'est-ce que je pense? ONDINE, qui lit dans sa pensée, terrorisée. Va-t'en!... L'ILLUSIONNISTE Tu vas m'appeler dans une minute, Ondine... On annonce le roi. Scène X LE ROI. LA REINE, LEUR SUITE. BERTHA. LES MEMES LE ROI Salut, chevalier! Salut! petite Ondine! Ondine a aperçu Bertha et semble ne plus voir qu'elle. LE CHAMBELLAN Votre révérence, Madame! Elle fait sa révérence automatiquement, sans cesser de regarder Bertha. LE ROI Je te reçois, comme tous ceux et celles que je veux aimer, charmante enfant, dans cette salle consacrée à Hercule. J'adore Hercule, son nom est mon prénom le plus cher. Je ne suis pas du tout de ceux qui font venir son nom de Hercelé, celui qui ramasse des rainettes... Pas de rainettes dans l'histoire d'Hercule. La grenouille est même le seul animal qu'on n'imagine pas dans la carrière d'Hercule. Le lion, le tigre, l'hydre. Tout cela va. La grenouille jamais. N'est-ce pas, messire Alcuin? MESSIRE ALCUIN Dans ce cas, il aurait fallu l'esprit dur, Sire, et pas d'êta. Un simple epsilonn. LE ROI Mais je bavarde, Ondine... Ses travaux... Tu sais, j'imagine, combien de travaux Hercule mena à leur terme? LE CHAMBELLAN, soufflant. Neuf... ONDINE, sans cesser de regarder Bertha. Neuf, Altesse... LE ROI Parfait. Le chambellan souffle un peu fort, mais ta voix apparaît charmante, même pour un mot aussi bref. Il va lui être plus difficile de te souffler la description complète du VI travail, mais elle est au-dessus de toi, petite Ondine, dans ce cartouche. Regarde!... Quelle est cette femme qui veut séduire Hercule, le charme au visage, la fausseté au coeur... ONDINE, regardant toujours Bertha. C'est Bertha... LE ROI Que dit-elle? Ondine s'est dirigée vers Bertha. ONDINE Vous, vous ne l'aurez pas! BERTHA Que n'aurai-je pas? ONDINE Jamais il ne sera à vous! Jamais! LE ROI Qu'a cette enfant? LE CHEVALIER Ondine, le roi te parle... ONDINE Si vous lui dites un mot, si vous le touchez, je vous tue... LE CHEVALIER Vas-tu te taire, Ondine! BERTHA Une folle! ONDINE O roi, sauvez-nous! LE ROI Te sauver de quoi, petite fille? Quel danger peux-tu courir, dans cette fête donnée en ton honneur! LE CHEVALIER Excusez-la... Excusez-moi... ONDINE Toi, tais-toi! Tu es déjà avec elles, avec elles toutes! Tu es déjà sans le vouloir dans leur jeu... LE ROI Explique-toi, Ondine! ONDINE O roi, n'est-ce pas épouvantable! Vous avez un mari pour qui vous avez tout donné au monde... Il est fort.. Il est brave... Il est beau... LE CHEVALIER Je t'en conjure, Ondine... ONDINE Tais-toi. Je sais ce que je dis... Tu es bête, mais tu es beau. Et toutes elles le savent. Et toutes elles se disent: quelle chance, que tout en étant si beau, il soit si bête! Parce qu'il est beau, il sera doux d'être dans ses bras, de l'embrasser. Et ce sera facile de le séduire, parce qu'il est bête. Parce qu'il est beau, nous aurons de lui tout ce que nous n'avons pas de nos époux voûtés, de nos fiancés tremblants. Mais tout cela sera sans danger pour notre propre coeur, parce qu'il est bête! BERTRAM Charmante femme! ONDINE N'est-ce pas que j'ai raison, chevalier! LE CHEVALIER A quoi penses-tu, Ondine? ONDINE Quel est votre nom, ô vous qui me trouvez charmante! BERTRAM Bertram, Madame. LE CHEVALIER Taisez-vous! BERTRAM Quand une femme me demande mon nom, je le donne, chevalier. LE ROI Je vous en prie. LE CHAMBELLAN Les vicomtes et vicomtesses s'approchent pour le baisemain! BERTHA Mon père, qu'une paysanne vienne insulter votre fille adoptive, en notre palais, ne croyez-vous pas que c'est trop?... LE CHEVALIER Altesse, permettez-moi de prendre congé pour toujours... J'ai une femme adorable, mais qui n'est point faite pour tout le monde... ONDINE Vous voyez comme ils s'entendent! Ils sont la fausseté même! LE ROI Bertha n'est pas fausse, Ondine. ONDINE Elle l'est, A-t-elle jamais osé vous parler de votre... LE CHAMBELLAN Chevalière! LE ROI De ma filiation avec Hercule par mon aïeule Omphale?... Je n'en rougis pas, petite Ondine. ONDINE Non, de votre verrue simplement, de votre verrue qui est la belle verrue que roi ait portée et que n'a pu donner qu'une tortue d'au-delà des mers. (Elle s'aperçoit de sa maladresse. Elle tente de se rattraper.) Où l'avez-vous touchée? Aux colonnes d'Hercule? LE CHAMBELLAN Les margraves avancent pour la cérémonie de la jarretière... LE ROI Ma petite Ondine, calme-toi. Oui, tu me plais. Qu'il arrive à ces plafonds de résonner sous la voix de l'amour même, c'est une rareté qui ne m'est pas désagréable, mais pour ton bonheur même, suis mes conseils... ONDINE O vous je vous croirai sans discuter. LE ROI Bertha est une fille douce, loyale et qui ne demande qu'à t'aimer. ONDINE Ah non! Erreur complète! LE CHEVALIER Je te prie de te taire. ONDINE Toi, tu appelles douce une fille qui tue les bouvreuils? LE ROI Quelle est cette histoire de bouvreuils? Pourquoi Bertha irait-elle tuer des bouvreuils? ONDINE Pour troubler Hans! LE ROI Je puis te jurer que Bertha... BERTHA Mon père, je venais de rattraper mon bouvreuil quand Hans m'a saluée et m'a pris la main. Il a pressé trop fort. ONDINE Il n'a pas pressé trop fort. Le poing de la plus faible femme devient une coque de marbre pour protéger un oiseau vivant. Si j'en avais un dans ma main, votre Hercule, Altesse, pourrait presser de toutes ses forces. Mais Bertha connaît les hommes. Ce sont des monstres d'égoïsme que la mort d'un oiseau bouleverse. Le bouvreuil était en sûreté dans sa main, elle l'a mollie... LE CHEVALIER C'est moi qui ai pressé trop fort. ONDINE C'est elle qui a tué!... LE CHAMBELLAN Altesse, les barons libres et les baronnesses libres... LE ROI Ondine, que ce soit elle ou lui, tu vas me jurer que tu laisseras désormais Bertha tranquille. ONDINE Si vous l'ordonnez, c'est juré. LE ROI Je l'ordonne. ONDINE C'est juré... A condition qu'elle se taise! LE ROI Mais c'est toi qui parles!... ONDINE Mlle se parle à elle-même, j'entends tout... Taisez-vous, Bertha! LE CHEVALIER Demande pardon à Bertha, Ondine! ONDINE Mes cheveux? Qu'a-t-elle à dire de mes cheveux! J'aime mieux mes cheveux en filasse, comme elle dit, que ses nattes comme des serpents. Regardez-la. Altesse, elle a des vipères pour cheveux! LE CHEVALIER Demande pardon!... ONDINE Mais tu ne l'entends donc pas! Vous ne l'entendez donc pas! Elle dit que par ce scandale je me perds moi-même, qu'une semaine de pareille bêtise m'arrachera mon mari, qu'il n'y aura plus qu'à attendre que je meure de chagrin... Voilà ce qu'elle dit, la douce Bertha, voilà ce qu'elle crie! O Hans chéri, prends-moi dans tes bras, devant elle, pour l'humilier... LE CHEVALIER Ne me touche pas. ONDINE Embrasse-moi devant elle! J'ai ressuscité le bouvreuil. Il est vivant maintenant dans sa cage. BERTHA Quelle folle! ONDINE Vous l'avez tué! Je l'ai ressuscité!... Quelle est la folle de nous deux, quelle est la coupable? LA REINE Pauvre enfant! ONDINE Vous ne l'entendez pas?... Il chante. LE ROI Voire intermède est prêt, Excellence? Jamais intermède n'aura mieux mérité son nom. ONDINE Tu m'en veux, Hans chéri? LE CHEVALIER Je ne t'en veux pas, mais tu m'as couvert de honte. Tu as fait de nous la risée de la cour. ONDINE N'y restons pas. Il n'y a que le roi qui soit bon ici, et que la reine qui soit belle... Partons... LE CHAMBELLAN, auquel l'illusionniste a fait un signe. Votre bras à la comtesse Bertha, chevalier. ONDINE Son bras Bertha, jamais... LE CHAMBELLAN Le protocole, Madame. LE CHEVALIER Votre main, Bertha. ONDINE Sa main, jamais! D'ailleurs, lu vas savoir, Hans. Ecoute ce qu'elle est, Bertha... Vous tous, arrêtez, écoutez, écoutez ce qu'est la comtesse Bertha et ce que lui doit le protocole! LE CHEVALIER C'en est trop, Ondine... LA REINE Laissez-moi. Je veux parler à cette enfant. ONDINE Oh oui, j'ai un secret à dire à la reine! LE ROI Heureuse idée, Yseult. ONDINE Yseult! O roi, votre femme est la reine Yseult? LE ROI Tu ne le savais pas? ONDINE Et Tristan? Où est Tristan? LE ROI Je ne vois pas le rapport, Ondine... Calmez-la, chère Yseult. Tous sortent moins la reine et Ondine. Scène XI YSEULT, ONDINE YSEULT Tu t'appelles Ondine, n'est-ce pas? ONDINE Oui. Et je suis une ondine. YSEULT Tu as quel âge? Quinze ans? ONDINE Quinze ans. Et je suis née depuis des siècles. Et je ne mourrai jamais... YSEULT Pourquoi t'es-tu égarée parmi nous? Comment notre monde a-t-il bien pu te plaire? ONDINE Par les biseaux du lac, il était merveilleux. YSEULT Il l'est toujours, depuis que tu vis sèche? ONDINE Il est mille moyens d'avoir de l'eau devant les yeux. YSEULT Ah! Je vois! Pour que le monde te paraisse splendide à nouveau, tu penses la mort de Hans? Pour que nos femmes te semblent encore merveilleuses, tu penses qu'elles te prendront Hans? ONDINE Elles veulent me le prendre, n'est-ce pas? YSEULT Cela en a tout l'air. Tu lui donnes trop de valeur. ONDINE Mon secret! Oh! reine, c'est là mon secret: si elles me le prennent, il mourra! C'est épouvantable! LA REINE Rassure-toi. Elles ne sont pas si cruelles. ONDINE Si! Si! Il mourra parce que j'ai accepté qu'il meure s'il me trompe. YSEULT Que racontes-tu là? C'est la punition, chez les ondins? ONDINE Oh! non! Chez les ondins, il n'y a jamais eu d'épouse infidèle, que par confusion ou par trop grande ressemblance, ou parce que l'eau était brouillée. Mais les ondines s'entendent pour que le trompeur involontaire ne le sache jamais. YSEULT Et comment alors peuvent-ils savoir que Hans peut te tromper? Comprendre le mot tromper? ONDINE Ils l'ont su tout d'un coup. En le voyant. Jamais il n'avait été question chez eux de tromperie. Jamais avant la venue de Hans. Mais ils ont aperçu un bel homme à cheval, la loyauté sur son visage, la sincérité dans la bouche, et alors le mot tromper a couru jusqu'au fond des ondes... YSEULT Pauvres ondins! ONDINE Et alors, tout ce qui de Hans me donnait confiance, son regard, qui est droit, sa parole, qui est claire, cela leur paraissait un message de trouble, une hypocrisie. Il faut croire que la vertu des hommes est déjà un mensonge affreux. Il m'a dit qu'il m'aimerait toujours... YSEULT Et le mot trahir est né dans les eaux. ONDINE Les poissons eux-mêmes l'épelaient. Et chaque fois que je sortais de la cabane pour leur raconter l'amour de Hans et les narguer, tous me criaient ce mot par des bulles ou par des sons. « Il est furieux de sa truite jetée, disais-je. Il a faim. --Oui, disaient les brochets. Il te trompe. - Je viens de cacher le jambon. - Oui, disaient les ablettes, il te trompe... » Vous aimez les ablettes, vous? YSEULT Je n'ai pas encore d'opinion. ONDINE De sales petites mouches. De sales petites serpentes. J'en sais sur les ablettes! Et ils l'ont tenté avec les ondines. Je pensais qu'il allait, à ce qu'on nous a dit des hommes, se précipiter sur elles, d'autant que mon oncle les avait choisies sans ouïes et sans ailerons. Il ne les a ni touchées, ni embrassées. J'étais fière de lui. Je les ai défiées. Je leur ai dit qu'il ne me tromperait jamais. Mais ils ricanaient. Alors, j'ai eu tort. J'ai fait le pacte. YSEULT Quel pacte? ONDINE Leur roi, mon oncle, m'a dit: « Tu nous permets de le tuer, s'il te trompe? » Si je disais non, c'était humilier Hans devant eux, c'était dire que je méprisais Hans. C'était me mépriser moi-même! J'ai dit oui. YSEULT Ils oublieront. Ils changeront d'avis. ONDINE Oh! ne croyez pas cela. C'est tout petit dans l'univers, le milieu où l'on oublie, où l'on change d'avis, où l'on pardonne, l'humanité, comme vous dites... Chez nous, c'est comme chez le fauve, comme chez les feuilles du frêne, comme chez les chenilles, il n'y a ni renoncement, ni pardon. YSEULT Mais quelle prise ont-ils sur lui? ONDINE Tout ce qui est l'onde, l'eau, maintenant surveille Hans. S'il approche d'un puits, soudain le niveau monte. Si la pluie tombe, elle tombe sur lui deux fois plus dense. Il est furieux. Vous verrez, quand il passe près des jets d'eau du jardin, ils s'élèvent de courroux jusqu'au ciel. YSEULT Veux-tu mes conseils, chère petite Ondine? ONDINE Oui, je suis une ondine. YSEULT Tu peux m'écouter, tu as quinze ans. ONDINE Quinze ans dans un mois. Et je suis née depuis des siècles et je ne mourrai jamais. YSEULT Pourquoi as-tu choisi Hans? ONDINE Je ne savais pas que l'on choisit, chez les hommes. Chez nous l'on ne choisit pas, de grands sentiments nous choisissent, et le premier ondin venu est pour toujours le seul ondin. Hans est le premier homme que j'ai vu, on ne peut choisir davantage. YSEULT Ondine, disparais! Va-t'en! ONDINE Avec Hans? YSEULT Si tu veux ne pas souffrir, si tu veux sauver Hans, plonge dans la I source venue... Va-t'en! ONDINE Avec Hans? Il est si laid, dans l'eau! YSEULT Tu as eu avec Hans trois mois de bonheur. Il faut t'en contenter. Pars pendant qu'il est temps encore. ONDINE Quitter Hans? Pourquoi? YSEULT Parce qu'il n'est pas fait pour toi. Parce que son âme est petite. ONDINE Moi je n'en ai pas. C'est encore pis! YSEULT La question ne se pose pas pour toi, ni pour aucune créature non humaine. L'âme du monde aspire et expire par les naseaux et les branchies. Mais l'homme a voulu son âme soi. Il a morcelé stupidement l'âme générale. Il n'y a pas d'âme des hommes. Il n'y a qu'une série de petits lots d'âme où poussent de maigres fleurs et de maigres légumes. Les âmes d'homme avec les saisons entières, avec le vent entier, avec l'amour entier, c'est ce qu'il t'aurait fallu, c'est horriblement rare. Il y en avait par hasard une en ce siècle, et en cet univers. Je regrette. Elle est prise. ONDINE Moi je ne la regrette pas du tout. YSEULT C'est que tu ne sais pas ce que c'est, un ondin à grande âme. ONDINE Je le sais très bien, nous en avons eu un! Il ne nageait que sur le dos pour voir le ciel. Il prenait des crânes d'ondines mortes entre ses nageoires et les contemplait. Il lui fallait onze jours de solitude et d'étreinte avant l'amour. Il nous a lassées toutes. Même les plus âgées l'évitent. Non, le seul homme digne d'être aimé est celui qui ressemble à tous les hommes, qui a la parole, les traits de tous les hommes, qu'on ne distingue des autres que par des défauts ou des maladresses en plus... YSEULT C'est Hans. ONDINE C'est Hans. YSEULT Mais ne vois-tu pas que tout ce qui est large en toi, Hans ne l'a aimé que parce qu'il le voyait petit! Tu es la clarté, il a aimé une blonde. Tu es la grâce, il a aimé une espiègle. Tu es l'aventure, il a aimé une aventure... Dès qu'il soupçonnera son erreur, tu le perdras... ONDINE Il ne le verra pas. Si c'était Bertram, Bertram le verrait. Mais je me doutais du danger. Entre tous les chevaliers j'ai choisi le plus bête... YSEULT Le plus bête des hommes voit toujours assez clair pour devenir aveugle. ONDINE Alors je lui dirai que je suis une ondine! YSEULT Ce serait pire. Peut-être es-tu pour lui, en ce moment, une espèce d'ondine, mais parce qu'il ne croit pas que tu en es une. La vraie ondine, pour Hans, ce ne sera pas toi, mais, dans quelque bal travesti, Bertha avec un caleçon d'écailles. ONDINE Si les hommes ne savent pas supporter la vérité, je mentirai! YSEULT Que tu cherches la vérité ou le mensonge, chère enfant, tu ne tromperas personne et tu offriras aux hommes ce qu'ils détestent le plus. ONDINE La fidélité? YSEULT Non. La transparence. Ils en ont peur. Elle leur paraît le pire secret. Dès que Hans verra que tu n'es pas un résidu de souvenirs, un amas de projets, un entassement d'impressions et de volontés, il aura peur, tu seras perdue. Crois- moi. Va-t'en, sauve-le! ONDINE Ô reine, c'est que je ne le sauverai pas en partant. Si je reviens chez les ondins, ils s'empresseront autour de moi, attirés par le goût humain. Mon oncle voudra que j'épouse l'un d'eux. Je refuserai; De colère, il tuera Hans...Non! C'est sur la terre que je dois sauver Hans. C'est sur la terre que je dois trouver le moyen de cacher à mon oncle qu'il me trompe, si un jour il ne m'aime plus. Mais il m'aime encore, n'est-ce-pas? Chaque fois que je voulais détourner Hans de Bertha, je n'arrivais qu'à le lancer vers elle. Dès que je disais du mal de Bertha, il prenait son part...Je vais agir tout au contraire! Vingt fois par jour, je lui dirai qu'elle est belle, qu'elle a raison. Alors elle lui sera indifférente, elle aura tort. Chaque jour je m'arrangerai pour qu'il la rencontre, pour qu'elle soit la plus éclatante possible, e robe de Cour. Alors il ne verra que moi. J'ai déjà un projet. C'est que Bertha vienne habiter avec nous dans le château de Hans... Ainsi ils passeront toute leur vie ensemble: ce sera comme si elle était loin. Je prendrai tous les prétextes pour les laisser seuls, la promenade, la chasse: ce sera comme s'ils étaient dans une foule. Ils liront ensemble leurs manuscrits, coude à coude; il la regardera peindre ses lettrines, visage à visage; ils se toucheront: alors ils se sentiront séparés et ils n'auront point de désir. Alors je serai tout pour Hans... Comme je comprends les hommes n'est-ce-pas?... Tel est mon remède... (Yseult s'est levée et vient l'embrasser...) YSEULT Yseult te dis merci ONDINE Merci? YSEULT Merci pour ta leçon d'amour... Que le ciel juge. Laissons faire les recettes d'Ondine... ONDINE Oui, je suis une ondine. YSEULT Et le philtre des quinze ans... ONDINE Quinze ans dans un mois. Et je suis née depuis des siècles. Et je ne mourrai jamais... YSEULT Les voilà... ONDINE Quel bonheur! Je vais pouvoir demander pardon à Bertha! ONDINE Alors pourquoi chercher, reine? Nous l'avons, le remède! J'en ai eu l'idée tout à l'heure, pendant la dispute. Scène XII LES MEMES. LE ROI. TOUS LES ASSISTANTS ONDINE Pardon, Bertha! LE ROI Très bien, mon enfant... ONDINE J'avais raison. Mais comme on ne demande pardon que quand on a tort, j'avais donc tort, Bertha... Pardon. LE CHEVALIER Très bien, Ondine chérie... A ce moment, le magicien apparaît et Ondine l'a vu. ONDINE Très bien... Mais elle pourrait me répondre! LE CHEVALIER Comment? ONDINE Je suis là, abaissée devant elle, moi qui suis tellement plus haute, humiliée devant elle, moi qui me sens pleine de fierté, à croire que j'en suis enceinte, et elle ne me répond même pas! BERTRAM C'est vrai, Bertha pourrait lui répondre... ONDINE N'est-ce pas, Bertram! LE CHEVALIER Mêlez-vous de ce qui vous regarde... ONDINE Il s'en mêle. Je le regarde. LE CHEVALIER Nous verrons cela tout à l'heure, Bertram! LE ROI Bertha, cette enfant reconnaît ses torts. Ne prolonge pas un incident pénible pour chacun de nous. BERTHA Entendu, je lui pardonne. ONDINE Merci, Bertha. BERTHA A condition qu'elle porte ma traîne dans les cérémonies. ONDINE Oui, Bertha. BERTHA Ma traîne de douze pieds. ONDINE Plus de pieds me sépareront de vous, plus je serai contente, Bertha. BERTHA Qu'elle ne m'appellera plus Bertha, mais Altesse. LE ROI Tu as tort, Bertha. BERTHA Et qu'elle dise publiquement que je n'ai pas tué le bouvreuil. ONDINE Je le dirai. Ce sera un mensonge. BERTHA Vous voyez quelle impudence, mon père! LE ROI Vous n'allez pas recommencer!... ONDINE Son Altesse Bertha n'a pas tué le bouvreuil. Hans n'a pas pris sa main. Hans en ne prenant pas sa main ne l'a pas pressée. BERTHA Elle m'insulte! ONDINE Son Altesse Bertha ne passe pas son temps à crever les yeux de ses bouvreuils pour qu'ils chantent! Le matin, en sautant du lit, Son Altesse Bertha ne pose pas ses pieds sur un tapis fait de cent mille bouvreuils morts! BERTHA Mon père, souffrirez-vous de me voir ainsi injuriée devant vous! LE ROI Pourquoi la provoques-tu? LE CHEVALIER Tu parles à la fille adoptive du roi, Ondine!... ONDINE A la fille du roi! Tu veux savoir qui elle est, la fille du roi! Vous voulez le savoir, vous tous qui tremblez devant elle! LE CHEVALIER Oh! Ondine, tu me rappelles quel vice est la roture! ONDINE La roture, cher aveugle! Tu veux savoir de quel côté est la roture! Tu la crois née de tes héros, la Bertha! Je connais ses parents! Ils sont pêcheurs sur le lac. Ils ne s'appellent pas Parsifal ni Kudrun. Ils s'appellent Auguste et Eugénie. BERTHA Hans, faites-la taire, ou je ne vous revois de ma vie!... ONDINE Tu es là, mon oncle! Au secours! LE CHEVALIER, voulant l'entraîner. Suis-moi! ONDINE Montre-leur la vérité, mon oncle! Trouve un moyen de leur montrer la vérité! Pour une fois, écoute-moi. Au secours!... La lumière s'éteint brusquement pendant que le chambellan annonce: LE CHAMBELLAN Altesse, l'intermède... Scène XIII Le fond du théâtre représente le bord du lac avec la chaumière d'Auguste. Le roi des ondins contemple, dans un berceau de roseaux, une petite fille que les ondines lui apportent. Un acteur et une actrice, vêtus en Salammbô et en Matho, s'empressent de chaque côté de la scène... L'ILLUSIONNISTE Quels sont ces deux-là? Ils n'ont rien à voir ici. LE CHAMBELLAN Ce sont les chanteurs de Salammbô. Impossible de les retenir. L'ILLUSIONNISTE Faites-les taire. LE CHAMBELLAN Faire taire les chanteurs de Salammbô? C'est le huitième travail d'Hercule. SPECTACLE UNE ONDINE, regardant la petite fille. La voilà? Que faut-il en faire? LE ROI DES ONDINS Laissez-lui la croix de sa mère... MATHO, chantant; Oui, je ne suis qu'un mercenaire! UN PETIT ONDIN Roi de l'Onde, elle m'a mordu!... LE ROI DES ONDINS Que son hochet lui soit rendu Qu'Auguste tailla bien que mal Dans la torpille du narval... SALAMMBO, chantant. Oui, je suis nièce d'Annibal! UNE ONDINE Quel démon! Elle m'égratigne! LE ROI DES ONDINS Laissez sur elle chaque signe Par lequel éclate à mon gré De sa naissance le secret... SALAMMBO, chantant. Mais j'adore ce corps indigne! MATHO, chantant. Mais j'adore ce corps sacré! UNE ONDINE Est-il vrai qu'un prince découvre La panière entre les roseaux Et la rend berceau dans son Louvre?... L.E ROI DES OND1NS Oui, polir nous, habitants des eaux, Petite fille à l'âme vaine, Tu perds en dignité humaine De pêcheuse tu deviens reine... Peut-être y trouveras-tu joie... TOUTES LES ONDINES Dans l'orgueil le méchant se noie!... LE ROI DES ONDINS Mais s'il advient jour mol ou sec Qu'aux ondins tu portes échec... SALAMMBO, chantant. Prends-moi! Et prends Carthage avec! LE ROI DES ONDINS Nicole, Berthilde, Esclarmonde Fut-il ton nom en ce haut monde. Croix et hochet témoins seront De ta roture et la diront. MATHO, chantant. Te voilà nue! Ah! quel beau front! UNE ONDINE Mais une croix vite se brise... UNE ONDINE L'ivoire au voleur est de prise... SALAMMBO, chantant. Le soir est frais. J'en suis surprise. MATHO, chantant. Etale ce zaïmph sur toi! LE ROI DES ONDINS C'est pourquoi, mes filles ondines, Sur ces épaules enfantines D'un index qui mord comme poix Je dessine narval et croix. SALAMMBO, chantant. Enfin je l'ai! MATHO, chantant. Qui, moi? SALAMMBO, chantant. Le voile de Tanit! MATHO, chantant. Ah! Tout se dévoile! LE ROI DES ONDINS J'ajoute en chiffrés transparents L'initiale des parents; Qu'en aucun cas ne se renie Le lait de la mère Eugénie!... Adonc, sous cette voûte haute. Ta gloire hier, demain la faute, Lève-toi, Bertha, si tu l'oses Et montre ta nuque de roses! La lumière éclate. Consternation dans la salle. Bertha s'est levée. ONDINE Osez, Bertha! BERTHA Osez vous-même. ONDINE Voilà! Elle arrache le voile de Bertha. Sur l'épaule de Bertha apparaissent les signes. SALAMMBO et MATHO Tout n'est qu'amour en ce bas monde! Qu'amour!... ONDINE Ils sont là, mon oncle? L'ILLUSIONNISTE Ils arrivent. Auguste et Eugénie entrent dans la salle, et se précipitent vers Bertha. AUGUSTE Ma fille! Ma chère fille! BERTHA Vous! Ne me touchez pas! Vous sentez le poisson! TOUS LES ONDINS, réprobateurs. Oh! Oh! EUGENIE Mon enfant!... Que j'ai tant demandée à Dieu! BERTHA O Dieu, je vous demande, moi, de me faire, du moins, orpheline! LE ROI Honteuse fille! Voici à quoi je devais ta tendresse, à mon trône. Tu n'es qu'une parvenue et qu'une ingrate. Demande pardon à tes parents et à Ondine. BERTHA Jamais! LE ROI A ton aise. Si tu ne m'obéis point, tu es éloignée de la ville et finiras ta vie dans un couvent. BERTHA Elle est finie... Tous sortent, moins Ondine, Bertha et le chevalier. Scène XIV BERTHA. ONDINE. LE CHEVALIER Auguste et Eugénie sont debout au fond de la salle. Des couronnes d'or semblent se poser sur leur tête, quand Ondine parle de leur royauté. ONDINE Pardon, Bertha! BERTHA Laissez-moi ONDINE Ne répondez pas maintenant. Je n'ai plus besoin de réponse. BERTHA La pitié m'est plus dure que la lâcheté. LE CHEVALIER Nous ne vous abandonnerons pas, Bertha! ONDINE Je me mets à vos genoux, Bertha! Vous êtes née d'un pêcheur! Vous êtes désormais ma reine. Les ondins disent Altesse à Auguste. LE CHEVALIER Qu'allez-vous faire, maintenant, Bertha? BERTHA J'ai toujours fait ce que m'ordonnait ma condition... ONDINE Que je vous envie! Vous allez faire ce que font les filles de pêcheur! LE CHEVALIER N'insiste pas, Ondine. ONDINE J'insiste, Hans. Il faut faire comprendre à Bertha ce qu'elle est. Comprends-le toi aussi. Auguste est un grand roi dans un grand royaume. Quand Auguste fronce les sourcils, des milliards de truites frissonnent. LE CHEVALIER Où allez-vous, Bertha? BERTHA Où puis-je aller? Tous déjà se détournent. ONDINE Venez avec nous. Tu veux bien recevoir ma soeur, Hans? Car Bertha est ma soeur. Ma soeur aînée. Levez la tête, Bertha. Vous tenez votre dignité d'Eugénie. Eugénie est reine chez nous. Noble comme Eugénie, disent les chevesnes. LE CHEVALIER Nous ne voulons plus vivre à la cour, Bertha. Ondine a raison. Venez dès ce soir avec nous. ONDINE Pardon, Bertha. Excusez mes colères. J'oublie toujours que pour les hommes, ce qui a eu lieu ne peut plus ne pas avoir eu lieu. Comme il est difficile de vivre, chez vous, avec ces paroles qu'on n'a pourtant dites qu'une fois et qui ne peuvent se reprendre, ces gestes qui ont été faits pour toujours, Ce serait tellement plus profitable que les mots de haine des autres s'impriment sur vous en mots d'amour!... C'est ce qui arrive pour moi en tout ce qui vous concerne... LE CHAMBELLAN qui passe la tête. Le roi voudrait savoir si le pardon a été demandé. ONDINE Oui, à genoux. LE CHEVALIER Venez, Bertha, mon château est vaste. Vous y vivrez comme vous l'entendrez, seule, si vous voulez vivre seule, dans l'aile qui donne sur le lac. ONDINE Ah! 11 y a un lac près de ton château? Alors, Bertha prendra l'autre aile. LE CHEVALIER L'aile sur le Rhin? A son aise. ONDINE Le Rhin? Le Rhin aussi borde ton château? LE CHEVALIER A l'est seulement. Au sud, il y a les cascades. Venez, Bertha. ONDINE O Hans, tu n'as pas un château sur des landes, sans étangs ni sources? LE CHEVALIER Allez. Bertha, je vous rejoins. Le chevalier revient sur Ondine. LE CHEVALIER Pourquoi cette peur de l'eau? Qu'y a-t-il entre toi et l'eau? ONDINE Entre l'eau et moi, rien. LE CHEVALIER Si tu crois que je ne te vois pas. Tu ne me laisses plus approcher d'un ruisseau. Tu te mets entre la mer et moi. Si je m'assieds sur la margelle d'un puits, tu m'entraînes. ONDINE Prends garde A l'eau, Hans. LE CHEVAL1ER Oui, mon château est au milieu des eaux, et je prendrai le matin ma douche sous ma cascade, et je pécherai à midi sur mon lac, et le soir je plongerai dans le Rhin. J'en connais chaque remous, chaque gouffre. Si l'eau compte me faire peur, elle se trompe. L'eau ne comprend rien, l'eau n'entend rien! Il sort. Tous les jets d'eau autour de la salle s'élèvent subitement. ONDINE Elle l'a entendu! Elle le suit. LE CHAMBELLAN, à l'illusionniste. Ah! bravo! Je grille de voir le dénouement. A quand la suite? L'ILLUSIONNISTE Sur l'heure, si vous voulez. LE CHAMBELLAN Mais quel est ce visage? J'ai des rides, maintenant! Je suis chauve! L'ILLUSIONNISTE Vous l'avez voulu. En une heure, dix ans ont passé. LE CHAMBELLAN J'ai un râtelier? Je bredouille? L'ILLUSIONNISTE Faut-il continuer, Excellence? LE CHAMBELLAN Non! non! Un entracte! Un entracte! Rideau. ACTE TROISIÈME La cour du château. Le matin du mariage de Bertha et du chevalier. Scène I BERTHA. HANS. Des serviteurs UN SERVITEUR La chorale déjà s'installe dans le choeur. HANS Qu'est-ce que tu dis? UN AUTRE SERVITEUR Il parle des chanteurs pour votre mariage. HANS Et toi, tu ne peux pas parler autrement? Tu n'as pas un langage plus simple? UN SERVITEUR Longue vie à Bertha! Vive la mariée! HANS Va-t'en!... BERTHA Pourquoi cette colère, Hans, en un pareil jour? HANS Comment? Toi aussi! BERTHA Je vais être ta femme et tu fais ce visage! HANS Toi aussi! Tu parles comme eux! BERTHA Que disaient-ils de si mal? Ils se réjouissaient de notre bonheur. HANS Répète ta phrase... Vite! Vite! Sans changer un mot... BERTHA Que disaient-ils de si mal! Ils se réjouissaient de notre bonheur... HANS Enfin! Merci! BERTHA Tu m'effraies, Hans! Depuis quelques jours, tu m'effraies... HANS Toi qui sais tout des Wittenstein, apprends encore ceci: le jour où le malheur doit leur faire visite, les serviteurs se mettent sans raison à parler un langage solennel. Leurs phrases sont rythmées, leurs mots nobles. Tout ce que tes poètes se réservent en ce monde passe soudain aux lavandières, aux palefreniers. Les petites gens voient soudain ce qu'ils ne voient jamais, la courbe des fleuves, l'hexagone des rayons de miel. Ils pensent à la nature. Ils pensent à l'âme... Le soir, c'est le malheur. BERTHA Leurs phrases n'étaient pas des vers. Elles ne rimaient pas. HANS Quand les Wittenstein entendent tout d'un coup l'un d'eux parler avec des rimes, réciter un poème, c'est que la mort est là. BERTHA O Hans, c'est que dans les grandes heures l'oreille des Wittenstein ennoblit tous les sons. Mais cil a vaut sûrement pour les fêtes comme pour les deuils! HANS Jusqu'aux gardeurs de porcs, paraît-il! Et nous allons bien voir. (A un serviteur.) Tu sais où est le gardeur de porcs, loi? LE SERVITEUR La colline d'ajoncs... HANS Ferme ta bouche... Va me chercher le gardien de porcs... LE SERVITEUR Sous un acacia... HANS Et cours! BERTHA O Hans, moi je remercie les servantes de m'avoir laissé ce matin tous leurs mots humbles pour te dire que je t'aime. Tu me tiens dans tes bras, Hans. Pourquoi ce visage? Que te manque-t-il en ce jour? HANS De m'être vengé, de l'avoir forcée, devant la ville réunie, à confesser son état et son crime. BERTHA Depuis six mois qu'Ondine a disparu, n'as-tu pu l'oublier? En tout cas, c'est le jour aujourd'hui pour l'oubli! HANS Moins que jamais. Si je t'offre aujourd'hui un fiancé méfiant, amoindri, humilié, c'est son exploit... Comme elle m'a menti! BERTHA Elle ne t'a pas menti. Tout autre que toi aurait deviné qu'elle n'était pas une des nôtres. Est-ce qu'elle s'est plainte une fois? Est-ce qu'une fois elle a dit non à ta volonté? Est-ce qu'une fois lu l'as vue colère, ou malade, ou impérieuse! A quoi donc reconnais-tu les vraies femmes! HANS A ce qu'elles trompent... Elle m'a trompé. BERTHA Toi seul ne voyais pas. Toi seul n'as pas remarqué qu'elle n'employait jamais le mot femme. Lui as-tu jamais entendu dire: on ne dit pas cela à une femme, on ne fait pas cela à une femme?... Non... Tout en elle disait: on ne dit pas cela à une ondine, on ne fait pas cela à une ondine. HANS Oublier Ondine, me le permet-elle! Ce cri par lequel j'ai été réveillé, le matin de sa fuite: je t'ai trompé avec Bertram... est-ce qu'il ne s'élève pas encore tous les matins du fleuve, des sources, des puits!... Est-ce que le château et la ville n'en résonnent pas, par leurs fontaines et leurs aqueducs, à toutes les heures... Est-ce que l'ondine en bois de l'horloge ne le crie pas à midi? Pourquoi s'acharne-t-elle à proclamer au monde qu'elle m'a trompé avec Bertram.,. UN ÉCHO Avec Bertram! BERTHA Soyons loyaux, Hans. Déjà nous l'avions trompée elle-même. Peut-être nous a-t- elle surpris, et elle s'est vengée. HANS Où est-elle? Que fait-elle? Tous mes chasseurs, tous mes pêcheurs sont en vain depuis six mois à sa poursuite. Et pourtant, elle n'est pas loin. On a trouvé à l'aube, sur la porte de la chapelle, ce bouquet d'étoiles de mer et d'oursins... Elle seule a pu le poser, par dérision... BERTHA Ne crois pas cela... Les aventurières ne s'acharnent point. Une fois dévoilées, elles disparaissent, elles replongent,.. Je pense que l'expression vaut aussi pour les ondines... Elle a replongé. HANS Je t'ai trompé avec Bertram! Qui a parlé? L'ÉCHO Avec Bertram! BERTHA O Hans, nous payons ton erreur. Quoi donc a bien pu te séduire dans cette fille! Qui a bien pu te donner à croire que tu étais né pour les aventures! Toi, un chasseur de fées! Je te connais. Si tu veux être franc avec toi-même, avoue que ce qui faisait battre le plus fort ton coeur, dans les forêts hantées, c'était d'apercevoir quelque hutte abandonnée de bûcheron, d'y entrer en courbant la tête, d'y trouver, avec l'odeur de meubles moisis, quelque charbon mal éteint où rôtir une grive et allumer ta pipe... Et je te vois dans les palais dits d'enchanteurs... Je suis sûre que tu t'attardais à ouvrir les placards, dépendre les robes, à te coiffer de vieux casques... Tu croyais chercher les esprits. Tu n'as jamais suivi que la piste humaine... HANS Je l'ai mal suivie. BERTHA Tu l'as perdue, mais tu l'as retrouvée. Cette nuit d'hiver où lu m'as dit que tu m'aimais encore et où j'ai fui, tu l'as retrouvée, au revers du vieux burg, quand tu as vu mes deux pas dans la neige. Ils étaient larges, profonds; ils avaient marqué toute ma fatigue, ma détresse, mon amour. Ce n'était pas ces empreintes à peine visibles d'Ondine, que tes chiens eux-mêmes ne voient pas et qui restent des sillages sur la terre ferme. C'était celles d'une femme enceinte de la vie humaine, enceinte de ton futur fils, celles de ta femme! Il n'y a pas eu d'empreintes de retour. Tu m'as rapportée dans tes bras. HANS Oui, comme Bertram a dû, elle, l'emporter... Que veux-tu, toi? UN SERVITEUR C'est le gardeur de porcs, Seigneur. Vous l'avez appelé. HANS Eh bien, approche, comment vont-ils, tes porcs? LE GARDIEN DE PORCS Mon sifflet est de saule et mon canif de buis! HANS Je te parle de tes porcs, de tes truies! LE GARDIEN DE PORCS Sous un acacia... HANS Tais-toi! LE SERVITEUR Méfiez-vous! Il est sourd! LE GARDIEN DE PORCS Dont l'ombre est... HANS Mets la main devant sa bouche! LE SERVITEUR Il parle dans ma main. Il parle d'hexagone... HANS, à un autre serviteur. Faites taire celui-là aussi... LE DEUXIÈME SERVITEUR, qui a mis aussi sa main devant la bouche du premier. Je ne sais ce qu'ils ont! Ils parlent tous en vers! HANS Allez me chercher la fille de vaisselle. Entendez-vous! Nous verrons ce qu'elle dit, la fille de vaisselle! Scène II BERTHA. HANS. LES PÊCHEURS. LE PREMIER PÊCHEUR Monseigneur! Monseigneur!, HANS Dis-le quatre fois et c'est un vers! LE SECOND PÊCHEUR Nous l'avons! Elle est prise! HANS Ondine est prise! LE PREMIER PÊCHEUR Dans le Rhin, pendant qu'elle chantait! LE SECOND PÊCHEUR Elle est comme les coqs de bruyère, on peut s'approcher quand elle chante! HANS C'est elle? Vous en êtes sûrs? LE PREMIER PÊCHEUR Sûrs et certains. Elle a rabattu ses cheveux sur son visage, mais sa voix est merveilleuse, sa peau est de velours, elle est faite à ravir; c'est elle le monstre! LE SECOND PÊCHEUR Les juges montent avec elle. BERTHA Quels juges? LE PREMIER PÊCHEUR Les juges d'évêché et d'empire, qui jugent des cas surnaturels. Ils étaient en tournée. LE SECOND PÊCHEUR Ils arrivaient de Bingen, prendre une serpentine. BERTHA Pourquoi tenir leurs assises au château? Le tribunal n'est-il pas libre? LE PREMIER PÊCHEUR Ils disent, Comtesse, que l'ondine se juge toujours sur une éminence!... LE SECOND PÊCHEUR Et à distance du fleuve, et encore qu'il faut prendre garde, qu'elles peuvent le rejoindre sur le ventre comme l'anguille l'étang, et que d'ailleurs le chevalier est demandeur dans le procès. HANS Je le suis... Depuis six mois, j'attends pour l'être... Laisse-nous, Bertha. BERTHA Hans, ne revois pas Ondine! HANS Je ne vais pas revoir Ondine. Tu les entends... Je vais revoir une ondine, un être privé de vie humaine, de voix humaine, et qui ne me reconnaîtra même pas. BERTHA Hans, quand j'étais petite fille, j'ai été amoureuse d'un lynx. Il était imaginaire. Il n'était pas. Mais nous dormions ensemble. Nous avions des enfants. Or, maintenant encore, dans la ménagerie, je m'arrête en frissonnant devant la cage du lynx. Lui aussi m'a oubliée, Lui aussi a oublié que je le capuchonnais de pourpre, qu'il m'a sauvée des nains géants, que nos jumelles Genièvre et Berthelinge ont épousé le roi d'Asie. Il est là, dans son poil, sa barbe, son odeur. Mais mon coeur bat. Mais je me sentirais en faute si j'allais le voir en ce jour de noces... UN SERVITEUR Les juges, Seigneur. HANS Un moment, Bertha, et nous serons en paix. Scène III HANS. LES JUGES. LA FOULE LE PREMIER JUGE A merveille!... Altitude moyenne. Nous sommes exactement au-dessus du règne de l'eau, au-dessous du règne de l'air. LE SECOND JUGE C'est sur une de ces buttes, bonnes gens, que se posa la nef, le déluge baissant, et que Noé eut justement à juger les monstres marins, dont les couples infernaux par les hublots avaient violé l'arche... Nos compliments, chevalier. HANS Vous arrivez à point. LE PREMIER JUGE Le fait que nous vivons dans le surnaturel nous donne des presciences inconnues de nos collègues du droit ou du braconnage... LE SECOND JUGE Notre mission aussi est plus dure. LE PREMIER JUGE Certes, il est plus aisé de juger du bornage entre les vignes de deux bourgeois que du bornage entre les hommes et les esprits, mais l'interrogatoire ici s'annonce facile... C'est la I fois où nous jugeons une ondine qui ne conteste point être ondine. LE SECOND JUGE Car il n'est pas de subterfuges que ces êtres n'utilisent pour échapper à notre enquête, chevalier. Et ils ne laissent point parfois de prendre notre science en défaut... LE PREMIER JUGE En effet. Ils l'ont prise avant-hier encore, mon cher collègue, dans cette affaire de Kreuznach, quand nous jugeâmes la prétendue Dorothée, la servante de l'échevin. Vous étiez assez d'avis que c'était une salamandre. Nous l'avons mise au bûcher, pour voir. Elle a grillé... C'était donc bien une ondine. LE SECOND JUGE Hier également, cher président, avec cette Gertrude, la rousse aux yeux vairons, qui servait la bière à Tübingen. Les bocks se remplissaient d'eux-mêmes, et, prodige qui ne comporte point de précédent, sans manchettes. Vous l'estimiez une ondine. Nous l'avons fait jeter sous l'eau, tenue par un fil d'acier. Elle s'est' noyée. C'était donc bien une salamandre. HANS Ondine est montée avec vous? LE PREMIER JUGE Avant de l'introduire, chevalier, il nous serait précieux, puisque vous êtes demandeur, de savoir quel châtiment vous réclamez pour l'accusée? HANS Ce que je réclame? Je réclame ce que ces valets, ce que ces filles réclament! Je réclame le droit pour les hommes d'être un peu seuls sur cette terre. Ce n'est pourtant pas grand ce que Dieu leur a accordé, cette surface avec deux mètres de haut, entre ciel et enfer!... Ce n'est pourtant pas tellement attrayant, la vie humaine, avec ces mains qu'il faut laver, ces rhumes qu'il faut moucher, ces cheveux qui vous quittent!... Ce que je demande, c'est vivre sans sentir grouiller autour de nous, comme elles s'y acharnent, ces vies extra-humaines, ces harengs à corps de femme, ces vessies à tête d'enfant, ces lézards à lunettes et à cuisses de nymphe... Au matin de mon mariage, je demande à être, dans un monde vide de leurs visites, de leurs humeurs et de leurs accouplements, seul avec ma fiancée, enfin seul. LE PREMIER JUGE C'est là la suprême exigence. LE SECOND JUGE Evidemment. Cela peut nous paraître déconcertant qu'ils éprouvent leur plus grande joie à nous voir prendre nos bains de pieds, embrasser nos femmes ou nos bonnes, fesser nos enfants. Mais le fait est indéniable: autour de chaque geste humain, le plus bas, le plus noble, affublés à la hâte de carcasses ou de peaux en velours, le nez en grouin ou le derrière en dard de guêpe, comme si manger ou rendre un miracle, ils s'amassent et forment leur ronde... HANS N'y a-t-il donc pas en une époque, un siècle qu'ils n'aient empesté? LE PREMIER JUGE Une époque? Un siècle? A ma connaissance, chevalier, il y a eu tout au plus, un jour, un seul jour. Un seul jour, j'ai senti le monde délivré de ces présences et de ces doubles infernaux. En août dernier, sur les côterelles, derrière Augsburg. C'était la moisson, et aucune ivraie ne doublait chaque épi, aucune nielle chaque bleuet. Je m'étais étendu sous un cormier, une pie au-dessus de moi, que ne doublait point un corbeau. Notre Souabe s'étendait jusqu'aux Alpes, verte et bleue, sans que je visse au-dessus d'elle la Souabe des airs peuplés d'anges bec, ni au-dessous la Souabe d'enfer avec ses démones rouges. Sur la route, un lansquenet chevauchait, que n'accompagnait point le cavalier armé de faux. Sous les mais, les moissonneurs dansaient par couples auxquels ne s'entrelaçait point un tiers visqueux, à face de brochet. La roue du moulin tournait sut sa farine sans que la ceignît une roue immense dont les rayons battaient des damnés nus. Tout était voué au travail, aux cris, aux danses, et cependant je goûtais pour la I fois une solitude, la solitude humaine... Le cor de la diligence résonnait, sans que le doublât la trompette du Jugement... C'est le seul moment de ma vie, chevalier, où j'aie senti les esprits abandonner la terre aux hommes, où un appel inattendu les ait convoqués, vers d'autres retraites, d'autres planètes... C'était évidemment, si cela durait, la fin de notre carrière, mon cher collègue. Mais nous ne risquions rien! Soudain, en une seconde, le lansquenet fut rejoint par la mort, les couples se trouvèrent trois, des balais et des lances pendaient par les nuages... L'autre planète les avait déçus; ils revenaient. En une seconde, tous étaient revenus. Ils avaient tout quitté, comètes, firmaments, jeux du ciel, pour revenir me voir m'éponger et me moucher, avec un mouchoir à losanges... Voilà l'accusée! Qu'un garde la maintienne debout. Si elle se met sur le ventre, ce sera comme la femme anguille de dimanche, elle sera au Rhin avant nous... Scène IV ONDINE, HANS, LES JUGES, LA FOULE. LE SECOND JUGE Les mains ne sont point palmées. Elle a une bague. HANS Enlevez-la. ONDINE Jamais! Jamais! HANS C'est un anneau de mariage. J'en ai besoin dans l'heure. LE JUGE Chevalier... HANS Le collier aussi. Ce médaillon, qui contient mon portrait! ONDINE Laissez-moi le collier! LE PREMIER JUGE Chevalier, puis-je vous demander la conduite des débats? Votre indignation, toute justifiée soit-elle, risque d'y introduire la confusion... La procédure d'identification d'abord?... HANS C'est elle! LE PREMIER JUGE Oui, oui! Mais où est le pêcheur qui l'a prise? Que le pêcheur qui l'a prise approche! ULRICH C'est la I fois que j'en pêche une, monsieur le juge. Ah! Je suis bien heureux! LE JUGE Nous te félicitons. Que faisait-elle? ULRICH Je sentais que j'allais en prendre une! Depuis trente ans, je sentais que j'allais en prendre une. Mais ce matin, j'en étais sûr. LE JUGE Je te demande ce qu'elle faisait, mule! ULRICH Et je l'ai prise vivante! Celle de Regensbourg, on l'avait assommée à coups d'aviron. Moi, je lui ai cogné juste la tête contre le bordage, pour l'étourdir. HANS C'est vrai, brute, le sang coule. LE JUGE Réponds donc aux questions! Elle nageait quand tu l'as prise? ULRICH Elle nageait, elle montrait sa gorge, ses fesses. Elle peut rester dix minutes sous l'eau, j'ai compté. LE JUGE Elle chantait? ULRICH Non. Elle a un petit aboiement, un peu rauque. Elle jappe plutôt. Ce qu'elle jappait, je me le rappelle très bien. Elle jappait: je t'ai trompé avec Bertram. LE JUGE Tu déraisonnes. Tu comprends les jappements? ULRICH Jamais d'habitude. Un jappement est un jappement. Celui-là, oui. LE JUGE Elle sentait le soufre, quand tu l'as tirée? ULRICH Non. Elle sentait l'algue, l'aubépine. LE SECOND JUGE Ce n'est vraiment pas la môme chose! Elle sentait l'algue ou l'aubépine? ULRICH Elle sentait l'algue, l'aubépine. LE PREMIER JUGE Passez, cher collègue. ULRICH Elle sentait une odeur qui disait: je t'ai trompé avec Bertram. LE JUGE Les odeurs te parlent, maintenant? ULRICH C'est vrai. Vous avez raison. Une odeur c'est une odeur. Mais celle-là parlait. LE JUGE Elle s'est débattue? ULRICH Au contraire! Elle se laissait prendre. Elle frémissait seulement! Un frémissement des reins qui voulait dire: je t'ai trompé avec Bertrand HANS Tu as fini de crier, imbécile! LE JUGE Excusez-le, chevalier. Il n'est pas étonnant qu'il divague. L'âme simple succombe à pareilles approches. Mais le témoignage d'un pêcheur professionnel est requis pour identifier le monstre aquatique... Il semble n'avoir aucun doute. ULRICH Je jure devant Dieu que c'en est une. Elle est tête et gorge comme celle de Nuremberg, qu'on élevait dans la piscine. On lui avait mis un phoque... Ils jouaient au ballon... Ils ont même eu des enfants... Je me demande si ce n'est pas la même... La prime est doublée pour les vivantes, n'est-ce pas? LE PREMIER JUGE Passe ce soir la toucher. Merci. ULRICH Et mon filet? Je peux reprendre mon filet? LE PREMIER JUGE Tu l'auras à la date prescrite. Le surlendemain des débats... ULRICH Ah mais non! Je le veux tout de suite. C'est un outil professionnel. J'ai à pêcher ce soir!... LE SECOND JUGE Très bien! Va-t'en! Il est confisqué. Il n'a pas la maille. LE PREMIER JUGE Achevez le constat, cher collègue. HANS Halte! Où allez-vous? LE SECOND JUGE Je suis aussi médecin, chevalier; je vais examiner le corps de cette fille. HANS Personne n'examinera Ondine. LE PREMIER JUGE Mon collègue est un praticien hors de pair, seigneur. C'est lui qui constata l'intégrité de l'électrice Josepha, pour l'annulation de son mariage, et elle a rendu hommage à son tact. HANS Je certifie que cette personne est Ondine, cela suffit. LE SECOND JUGE Seigneur, je comprends qu'il vous soit pénible de voir ausculter celle qui fut votre compagne, mais je puis, sans la toucher, étudier à la loupe les parts de son corps où s'amorcent les différenciations avec le corps humain. HANS Voyez-la à l'oeil nu, et de votre place. LE SECOND JUGE Voir à l'oeil nu le réseau des veinules trilobées qui dessine le serpent tentateur sous l'aisselle de l'ondine, me paraît opération assez impraticable. Ne pourrait-elle au moins marcher devant nous, enlever ce filet, écarter les jambes! HANS Ne bouge pas, Ondine! LE PREMIER JUGE Nous aurions mauvaise grâce à insister, et l'enquête en somme est suffisante. Est-il quelqu'un de vous, braves gens, qui conteste que cette femme fût une ondine? GRETE Elle était si bonne! LE SECOND JUGE C'était une bonne ondine, voilà tout... LE GARDIEN DE PORCS Elle nous aimait. Nous l'aimions! LE SECOND JUGE Il y a une variété affectueuse même du lézard... LE PREMIER JUGE Passons donc aux débats. Ainsi, vous, chevalier, quémandeur à titre d'époux et de maître, vous accusez celle fille d'avoir, par sa qualité et sa présence d'ondine, causé dans votre entourage mille perturbations? HANS Moi! Jamais! LE PREMIER JUGE Vous ne l'accusez pas d'avoir introduit chez vous le bizarre, le surnaturel, le démoniaque? HANS Ondine, démoniaque? Qui dit cette bêtise? LE JUGE Nous interrogeons, chevalier! Qu'y a-t-il d'anormal dans cette question? LE ROI DES ONDINS, en homme du peuple. Ondine démoniaque! LE JUGE Qui es-tu, toi? ONDINE Faites-le taire! Il ment! LE SECOND JUGE La parole est libre, en pareil procès. LE ROI DES ONDINS Ondine démoniaque! Cette ondine-là au contraire renie les ondines. Elle les a trahies. Elle pouvait garder leur force, leur science. Elle pouvait faire vingt fois par jour ce que vous appelez des miracles, pousser une trompe au cheval de son mari, rendre ailés ses chiens. A sa voix, le Rhin, le ciel pouvaient répondre, et donner des prodiges. Non, elle a accepté l'entorse, le rhume des foins, la cuisine au lard! Est-ce vrai, chevalier? LE JUGE Vous l'accusez donc, si je vous comprends bien, d'avoir revêtu hypocritement l'apparence la plus favorable et la plus flatteuse pour dérober les secrets humains? HANS Moi? Certes pas!... LE ROI DES ONDINS Vos secrets? Ah! Si quelqu'un s'en moquait des secrets humains, c'est bien elle. Evidemment, ils ont des trésors, les hommes: l'or, les bijoux, mais ce qu'Ondine préférait, c'était leurs objets les plus vils, son escabeau, sa cuiller... Ils ont le velours, la soie; elle préférait le pilou. Elle, soeur des éléments, les trompait bassement: elle aimait le feu à cause des chenets et des soufflets, l'eau à cause des brocs et des éviers, l'air à cause des draps qu'on pend entre les saules. Si tu as à écrire, greffier, écris ceci: c'est la femme la plus humaine qu'il y ait eu, justement parce qu'elle l'était par goût. LE JUGE Des témoins prétendent qu'elle s'enfermait des heures au verrou?... LE ROI DES ONDINS C'est exact, et qu'est-ce qu'elle faisait ta maîtresse, Grete, quand elle se verrouillait ainsi? CRETE Des gâteaux, monsieur le témoin. LE SECOND JUGE Des gâteaux? GRETE Elle a travaillé deux mois pour réussir la pâle brisée. LE SECOND JUGE C'est un des secrets humains les plus agréables... Mais, elle élevait des animaux, raconte-t-on, dans une cour inabordable... LE GARDIEN DE PORCS Oui, des lapins. J'apportais le trèfle, GRETE Et des poules. Elle leur arrachait elle-même la peau de la langue, dans la pépie. LE SECOND JUGE Ses chiens ne parlaient pas, ma petite, tu en es sûre, ses chats? GRETE Non. Moi, je leur parlais. J'aime parler aux chiens... Ils ne m'ont jamais répondu. LE PREMIER JUGE Témoin, merci. Nous tiendrons compte dans notre jugement de cette attitude. Que les succubes, incubes et autres visiteurs importuns, reconnaissent l'excellence de la condition et de l'ingéniosité humaines, qu'ils apprécient notre pâtisserie, notre rétamage, nos papiers gommés pour les eczémas et les blessures, nous ne pouvons vraiment le porter à leur charge. LE SECOND JUGE J'adore la pâte brisée, en ce qui me concerne. Elle a dû en user, du beurre, avant la réussite? GRETE Des mottes! LE PREMIER JUGE Silence... Et nous voilà au coeur de l'affaire. Je vous comprends enfin, chevalier. Femme, ce seigneur t'accuse d'avoir introduit dans son logis, au lieu de la femme aimante laquelle il pouvait prétendre et que tu as quelque temps supplantée, un être uniquement adonné aux petits actes et aux agréments méprisables de la vie, un être égoïste et insensible... HANS Ondine, ne pas m'aimer? Qui ose le prétendre? LE JUGE Il est vraiment difficile de vous suivre, chevalier... HANS Ondine m'a aimé comme aucun homme n'a été aimé... LE SECOND JUGE En êtes-vous si sûr? Regardez-la; à vous entendre, elle tremble de peur. HANS De peur? Va voir cette peur avec ta loupe, juge! Elle ne tremble pas de peur. Elle tremble d'amour!... Oui, puisque c'est maintenant mon tour d'accuser, j'accuse. Prends ton écritoire, greffier! Mets ton bonnet, juge! On juge mieux, la tête tiède. J'accuse cette femme de trembler d'amour pour moi, de n'avoir que moi pour pensée, pour nourriture, pour Dieu. Je suis le dieu de cette femme, entendez-vous! LE JUGE Chevalier... HANS Vous en doutez! Quelle est ta seule pensée, Ondine? ONDINE Toi. HANS Quel est ton pain? Quel est ton vin? Quand tu présidais ma table, et que tu levais ta coupe, que buvais-tu? ONDINE Toi, HANS Quel est ton dieu? ONDINE Toi. HANS Vous l'entendez, juges! Elle pousse l'amour au blasphème. LE JUGE N'exagérons rien. Ne compliquez pas la cause: elle veut dire qu'elle vous révère. HANS Pas du tout. Je sais ce que je dis. J'ai des preuves. Tu t'agenouilles devant mon image, n'est-ce pas, Ondine? Tu baisais l'étoffe de mes vêtements! Tu faisais des prières en mon nom! ONDINE Oui. HANS Les saints, c'était moi. Les fêtes, c'était moi. Pour les Rameaux, qui voyais- tu, entrant dans Jérusalem sur son âne, les pieds traînant à terre? ONDINE Toi. HANS Au-dessus de moi, qu'agitaient toutes les femmes en criant mon nom? Ce n'était pas des palmes, qu'est-ce que c'était? ONDINE Toi. LE JUGE Mais où tout cela nous mène-t-il, chevalier! Nous avons à juger une ondine, et non pas l'amour. HANS C'est pourtant là le procès. Qu'il se range à cette barre, l'amour, avec son derrière enrubanné et son carquois. C'est lui l'accusé. J'accuse l'amour le plus vrai d'être ce qu'il y a de plus faux, l'amour le plus déchaîné d'être ce qu'il y a de plus vil, puisque cette femme, qui ne vivait que d'amour pour moi, m'a trompé avec Bertram. L'ÉCHO Avec Bertram. LE PREMIER JUGE Nous nageons dans l'incohérence, chevalier! Une femme qui vous aime à ce point ne peut vous avoir trompé; HANS Réponds, toi! M'as-tu trompé avec Bertram? ONDINE Oui. HANS Jure-le! Jure-le devant les juges! ONDINE Je jure que je t'ai trompé avec Bertram. LE JUGE Alors c'est qu'elle ne vous aime pas! Ses affirmations ne prouvent rien: vous lui laissez vraiment peu de jeu dans ses réponses. Mon cher collègue, vous qui réussîtes à prendre en défaut. Geneviève de Brabant elle-même, quand elle assurait préférer sa biche à son époux, les naseaux de sa biche aux joues de son époux, posez à cette Ondine les trois questions prescrites... La I... LE SECOND JUGE, désignant Hans. Ondine, quand cet homme-là a couru, que fais-tu? ONDINE Je perds le souffle. LE PREMIER JUGE La seconde!... LE SECOND JUGE Quand il s'est cogné, pris le doigt. ONDINE Je saigne. LE PREMIER JUGE La troisième!... LE SECOND JUGE Quand il parle, quand il ronfle, dans son lit... Excusez-moi, Seigneur, ONDINE J'entends chanter.. LE SECOND JUGE Aucune faille dans ses paroles. Elle semble sincère!... Et cet être qui est tout pour toi, tu l'as trompé? ONDINE Oui, je J'ai trompé avec Bertram... LE ROI DES ONDINS Ne crie pas si fort, j'ai entendu... LE SECOND JUGE Tu n'aimes que lui. Lui seul existe. Et lu l'as trompé? ONDINE Avec Bertram. HANS Voilà! Vous savez tout! LE SECOND JUGE Tu sais quel est le châtiment de la femme adultère? Tu sais que l'aveu, loin d'atténuer la faute, l'amplifie? ONDINE Oui, mais je l'ai trompé avec Bertram. LE ROI DES ONDINS C'est à moi que tu t'adresses, n'est-ce pas, Ondine? C'est moi que tu prends à partie. A ton aise! Mon interrogatoire sera plus serré que celui de tes juges. Où est Bertram, Ondine? ONDINE En Bourgogne. Je dois l'y rejoindre. LE ROI DES ONDINS Où as-tu trompé avec lui ton époux? ONDINE Dans une forêt. LE ROI DES ONDINS Le matin? Le soir? ONDINE A midi. LE ROI DES ONDINS Il faisait froid? Il faisait chaud? ONDINE Il gelait. Bertram a même dit: que la glace conserve notre amour!... On n'oublie pas ces paroles. L.E ROI DES ONDINS Très bien... Amenez Bertram... De la confrontation naît toute la vérité. LE JUGE Bertram a disparu depuis six mois. La justice humaine n'a pu le retrouver. LE ROI DES ONDINS C'est qu'elle n'est vraiment pas forte... Le voilà! Bertram surgit. ONDINE Bertram, mon bien-aimé! LE JUGE Vous êtes le comte Bertram? BERTRAM Oui. LE JUGE Cette femme affirme qu'elle a trompé avec vous le chevalier. BERTRAM Si elle le dit, c'est vrai. LE JUGE Où était-ce? BERTRAM Dans sa propre chambre, ici même. LE JUGE Le matin? Le soir? BERTRAM A minuit. LE JUGE Il faisait froid? Chaud? BERTRAM Les bûches brûlaient dans l'âtre. Ondine a même dit: Elle est chaude, l'approche de l'Enfer... On n'invente pas ces mots. LE ROI DES ONDINS Parfait. Tout est clair, maintenant. ONDINE Que trouves-tu parfait! Pourquoi douter de nos paroles? Si nos réponses ne s'accordent pas, c'est que nous nous sommes aimés sans retenue et sans scrupule, c'est que la passion nous a laissés sans mémoire... Seuls les faux coupables qui s'entendent répondent par les mêmes mots! LE ROI DES ONDINS Comte Bertram, allez prendre cette femme dans vos bras et l'embrasser... BERTRAM Je n'ai d'ordre à recevoir que d'elle. LE PREMIER JUGE Votre coeur ne vous donne pas l'ordre? LE ROI DES ONDINS Demande-lui de t'embrasser, Ondine. Et comment le croire, si lu ne le laisses t'embrasser! ONDINE A ton aise. Embrassez-moi, Bertram. BERTRAM Vous le voulez? ONDINE Je l'exige. Embrassez-moi!... Une seconde, une petite seconde!... Si, quand vous approchez, je sursaute, Bertram, je me débats, ce sera sans le vouloir. N'y faites pas attention. LE ROI DES ONDINS Nous attendons. ONDINE Ne puis-je avoir un manteau, une robe? LE ROI DES ONDINS Non. Garde tes bras nus. ONDINE Très bien. Tant mieux... J'adore quand Bertram m'embrasse en caressant mes épaules nues. Vous vous souvenez de ce beau soir, Bertram!... Attendez!... Si je crie, quand vous me prendrez dans vos bras, Bertram, ce sont mes nerfs, c'est cette journée. Ne m'en veuillez pas... Il se peut très bien, d'ailleurs, que je ne crie pas... LE ROI DES ONDINS Décidez-vous. ONDINE Ou si je m'évanouis. Si je m'évanouis, vous pourrez «l'embrasser comme vous voudrez, Bertram, comme vous voudrez! LE ROI DES ONDINS Il est temps. BERTRAM Ondine! Il l'embrasse. ONDINE, se débattant. Hans! Hans! LE ROI DES ONDINS Et voilà la preuve, juges. Pour le chevalier et pour moi, le procès est fini. ONDINE Quelle preuve? (Les juges se sont levés.) Qu'as-tu? Que crois-tu? Que si je crie Hans, quand Bertram m'embrasse, cela prouve que je n'ai pas trompé Hans? Si je crie Hans à tout propos, c'est justement que je n'aime plus Hans! C'est que son nom s'évapore de moi! Quand je dis Hans, c'est cela que j'ai de moins de lui. Et comment n'aimerais-je pas Bertram? Regardez-le. Il a la taille de Hans! Il a le front de Hans! LE SECOND JUGE Le tribunal parle. LE PREMIER JUGE Chevalier, notre rôle semble terminé dans cette cause. Permettez que nous rendions notre jugement. Cette fille ondine a eu le tort de nous induire en erreur, de quitter sa nature. Mais il se révèle qu'elle n'apporta ici que bonté et amour. LE SECOND JUGE Un peu trop: si l'on se met à aimer ainsi dans la vie, ce n'est pas pour l'alléger... LE PREMIER JUGE Pourquoi elle voulut nous faire croire à sa liaison avec Bertram, c'est ce qui nous échappe, et que nous ne voulons rechercher, étant du domaine conjugal, et de votre réserve. La torture et le supplice public lui seront épargnés. Elle aura le col tranché cette nuit, sans témoins, et jusque-là nous désignons pour ses gardiens le bourreau, et cet homme, en remerciement pour son aide à notre justice. Il désigne le roi des ondins. LE SECOND JUGE Et puisque le cortège nuptial attend devant la chapelle, permettez-nous de vous suivre et de vous apporter nos voeux! La fille de vaisselle apparaît; elle est pour les uns la beauté même, pour les autres une souillon... HANS Qui est celle-là? LE JUGE Comment, chevalier? HANS Qui est celle-là, qui avance droit sur moi, comme une aveugle, comme une voyante? LE JUGE Nous l'ignorons. UN SERVITEUR C'est la fille de vaisselle, Seigneur, vous l'avez convoquée. HANS Qu'elle est belle! LE PREMIER JUGE Belle, cette nabote? GRETE Qu'elle est belle! UN SERVITEUR Belle? Elle a soixante ans! LE JUGE Précédez-nous, chevalier. HANS Non, non, il convient d'entendre d'abord la fille de vaisselle. Nous allons savoir par elle la fin de cette histoire... Nous t'écoutons, fille de vaisselle. LE SECOND JUGE Il est fou... LE JUGE Je le plains. Mais on perdrait la tête à moins... LA FILLE DE VAISSELLE Je suis la fille de vaisselle... Mon corps est laid, mon âme est belle. HANS Cela rime, n'est-ce pas? LE JUGE Aucunement. LA FILLE DE VAISSELLE J'ai les offices les plus bas. Ma gloire est repriser les bas... HANS Vous n'allez pas dire que ces vers ne riment pas! LE JUGE Ces vers? Les oreilles vous tintent. Où prenez-vous des vers? LE GARDEUR DE PORCS Si, ce sont bien des vers! UN SERVITEUR Pour tes cochons, oui! Pour nous, c'est de la prose. LA FILLE DE VAISSELLE ]e vis de pain, de beurre rance Mais de haut rang est ma souffrance. Tout autant de sel dans mes pleurs Que dans ceux de nos empereurs. La fourbe au garçon d'étable Autant que la reine m'accable Le soir, lorsque le roi lui dit: Je ne serai là qu'à midi. Christ, me distingueras-tu d'elle, Aux portes de ta citadelle Puisque lu verras sur nos fronts Même épine et mêmes affronts! Tu nous confondras dans ta fête, Posant couronne sur ma tête Et disant: Ciel vous est ouvert, Mes reines, qui avez souffert!... HANS C'est bien ce qu'on appelle un poème? C'est un poème? LE PREMIER JUGE Un poème! J'ai entendu une souillon qui se plaignait d'être accusée d'avoir volé un couvert d'argent. LE SECOND JUGE Et que les engelures de ses pieds saignassent dès novembre. HANS C'est une faux qu'elle tient au côté? LE JUGE Non. Une quenouille. GRETE Une faux, une faux en or! UN SERVITEUR Une quenouille. LE GARDEUR DE PORCS Une faux. Et bien affilée!, je m'y connais! HANS Merci, fille de vaisselle. Je serai au rendez-vous!... Venez, messieurs! UN SERVITEUR L'office commence, seigneur... Tous sortent, moins Ondine, son oncle et le bourreau. Scène V ONDINE. LE ROI DES ONDINS qui d'un geste a changé le bourreau en statue de neige rouge. LE ROI DES ONDINS La fin approche, Ondine... ONDINE Ne le tue pas... LE ROI DES ONDINS Notre pacte le veut. Il t'a trompée. ONDINE Oui, il m'a trompée. Oui, j'ai voulu te faire croire que je l'avais trompé la I. Mais ne juge pas les sentiments des hommes avec nos mesures d'ondins. Souvent les hommes qui trompent aiment leurs femmes. Souvent ceux qui trompent sont les plus fidèles. Beaucoup trompent celles qu'ils aiment pour ne pas être orgueilleux, pour abdiquer, pour se sentir peu de chose près d'elles qui sont tout. Hans voulait faire de moi le lys du logis, la rose de la fidélité, celle qui a raison, celle qui ne faillit pas... Il était trop bon... Il m'a trompée. LE ROI DES ONDINS Te voilà presque femme, pauvre Ondine! ONDINE Il n'avait pas d'autre moyen... Moi, je n'en vois pas. LE ROI DES ONDINS Tu as toujours manqué d'imagination. ONDINE Souvent, le soir des kermesses, tu vois les maris rentrer le dos bas, des cadeaux dans les mains. Ils viennent de tromper. L'éclat des épouses rayonne. LE ROI DES ONDINS Il t'a donné le malheur... ONDINE Sûrement. Mais là encore nous sommes chez les humains. Que je sois malheureuse ne prouve pas que je ne sois pas heureuse. Tu n'y comprends rien: choisir dans cette terre couverte de beautés le seul point où l'on doive rencontrer la trahison, l'équivoque, le mensonge, et s'y ruer de toutes ses forces, c'est justement là le bonheur pour les hommes. On est remarqué si on ne le fait pas. Plus on souffre, plus on est heureux. Je suis heureuse. Je suis la plus heureuse. LE ROI DES ONDINS Il va mourir, Ondine. ONDINE Sauve-le. LE ROI DES ONDINS Que t'importe! Toi, tu n'en as plus que pour quelques minutes à avoir une mémoire humaine. Tes soeurs t'appelleront trois fois, et tu oublieras tout... Je veux bien t'accorder qu'il meure à la seconde même où tu oublieras. Cela fera assez humain. D'ailleurs, je n'ai même pas besoin de le tuer. Il est à fin de vie. ONDINE Il est si jeune, si fort! LE ROI DES ONDINS Il est à fin de vie. C'est toi qui l'as tué. Ondine; toi qui n'uses de métaphores que si elles parlent des chiens de mer, tu te rappelles ceux qui, un jour, en nageant, ont fait un effort. Ils traversaient sans peine l'Océan, en pleine tempête, et un jour, dans un beau golfe, sur une petite vague, un organe en eux s'est rompu. Tout l'acier de la mer était dans un ourlé de l'onde! Leurs yeux ont été huit jours plus pâles, leurs babines sont tombées,.. C'est qu'ils n'avaient rien, disaient-ils... C'est qu'ils mouraient... Ainsi chez les hommes. Ce n'est pas sur des chênes, des crimes, des monstres, que les bûcherons, les juges, les chevaliers errants font leur effort, mais sur une brindille d'osier, une innocence, une enfant qui aime... Il en a pour une heure.., ONDINE J'ai cédé ma place à Bertha. Tout s'arrange pour lui. LE ROI DES ONDINS Crois-tu! Tout déjà tourne en sa tête. Il a dans le cerveau la musique de ceux qui vont mourir. Cette histoire de la fille de vaisselle sur le prix des oeufs et du fromage, il l'a entendue résonnante. Il n'est pas près de Bertha, on l'attend en vain à l'église; il est près de son cheval... Son cheval lui parle: Maître chéri, adieu, lui dit son cheval, je te rejoins en dieu!... Car son cheval aujourd'hui lui parle en vers.,. ONDINE Je ne te crois pas. Ecoute ces chants! C'est son mariage. LE ROI DES ONDINS Il se moque bien du mariage!.. Le mariage tout entier a glissé de lui comme l'anneau d'un doigt trop maigre. Il erre dans le château. Il se parle à lui- même. Il divague. C'est la façon qu'ont les hommes de s'en tirer, quand ils ont heurté une vérité, une simplicité, un trésor... Ils deviennent ce qu'ils appellent fous. Ils sont soudain logiques, ils n'abdiquent plus, ils n'épousent pas celle qu'ils n'aiment pas, ils ont le raisonnement des plantes, des eaux, de Dieu: ils sont fous. ONDINE Il me maudit! LE ROI DES ONDINS Il est fou... Il t'aime! Scène VI ONDINE. HANS Il est venu derrière Ondine, comme Ondine était venue derrière lui, dans la cabane des pécheurs. HANS Moi, on m'appelle Hans! ONDINE C'est un joli nom. HANS. Ondine et Hans; c'est ce qui se fait de mieux comme noms au monde, n'est-ce pas? ONDINE Ou Hans et Ondine, HANS Oh non! Ondine d'abord! C'est le titre, Ondine... Cela va s'appeler Ondine, ce conte où j'apparais çà et là comme un grand niais, bête comme un homme. Il s'agit bien de moi dans cette histoire! J'ai aimé Ondine parce qu'elle le voulait, je l'ai trompée parce qu'il le fallait. J'étais né pour vivre entre mon écurie et ma meute... Non. J'ai été pris entre toute la nature et toute la destinée, comme un rat. ONDINE Pardonne-moi, Hans. HANS Pourquoi se trompent-elles toujours ainsi, qu'elles s'appellent Artémise, ou Cléopâtre, ou Ondine! Les hommes faits pour l'amour, ce sont les petits professeurs à gros nez, les rentiers gras avec des lippes, les juifs à lunettes: ceux-là ont le temps d'éprouver, de jouir, de souffrir... Non!... Elles fondent sur un pauvre général Antonius, sur un pauvre chevalier Hans, sur un misérable humain moyen... Et c'est fini pour lui désormais. Moi, je n'avais pas une minute dans la vie, avec la guerre, le pansage, le courre et le piégeage! Non, il a fallu y ajouter le feu dans les veines, le poison dans les yeux, les aromates et le fiel dans la bouche. Du ciel à l'enfer on m'a secoué, concassé, écorché! Sans compter que je ne suis pas doué pour voir le pittoresque de l'aventure... Ce n'est pas très juste. ONDINE Adieu, Hans. HANS Et voilà! Un jour, elles partent. Le jour où tout vous devient clair, le jour où vous voyez que vous n'avez jamais aimé qu'elles, que vous mourrez si une minute elles partaient, ce jour-là, elles partent. Le jour où vous les retrouvez, où tout est retrouvé pour toujours, ce jour-là, elles ne le manquent pas, leur nef appareille, leurs ailes s'ouvrent, leurs nageoires battent, elles vous disent adieu. ONDINE Je vais perdre la mémoire, Hans. HANS Et un vrai adieu, vous l'entendez! Les amants qui d'habitude se disent adieu, au seuil de la mort, sont destinés à se revoir sans arrêt, à se heurter sans fin dans la vie future, à se coudoyer sans répit, à se pénétrer sans répit, puisqu'ils seront des ombres clans le même domaine. Ils se quittent pour ne plus se quitter. Mais Ondine et moi partons chacun de notre bord pour l'éternité. A bâbord le néant, à tribord l'oubli... Il ne faut pas rater cela, Ondine... Voilà le premier adieu qui se soit dit en ce bas monde. ONDINE Tâche de vivre... Tu oublieras aussi. HANS Tâche de vivre! C'est facile à dire. Si cela seulement m'intéressait de vivre! Depuis que tu es partie, tout ce que mon corps faisait de lui-même, il faut que je le lui ordonne. Je ne vois que si je dis à mes yeux de voir. Je ne vois le gazon vert que si je dis à mes yeux de le voir vert. Si tu crois que c'est gai, le gazon noir!... C'est une intendance exténuante. J'ai à commander à cinq sens, à trente muscles, à mes os eux-mêmes. Un moment d'inattention, et j'oublierai d'entendre, de respirer... Il est mort parce que respirer l'embêtait, dira-t- on.;. Il est mort d'amour... Qu'es-tu venue me dire, Ondine? Pourquoi t'es-tu laissée reprendre? ONDINE Pour te dire que je serai ta veuve Ondine. HANS Ma veuve? En effet, j'y pensais. Je serai le premier des Wittenstein à n'avoir pas de veuve qui porte mon deuil et qui dise: « Il ne me voit pas, soyons belle... Il ne m'entend pas, parlons pour lui... » Il n'y aura qu'une Ondine, toujours la même, et qui m'aura oublié... Cela aussi n'est pas très juste... ONDINE Justement. Rassure-toi... J'ai pris mes précautions. Tu me reprochais parfois de ne pas varier mes allées et venues dans la maison, de ne pas varier mes gestes, de marcher à pas comptés. C'est que j'avais prévu ce jour où il me faudrait, sans mémoire, redescendre au fond des eaux. Je dressais mon corps, je l'obligeais à un itinéraire immuable. Au fond du Rhin, même sans mémoire, il ne pourra que répéter les mouvements que j'avais près de toi. L'élan qui me portera de la grotte à la racine sera celui qui me portait de ma table à ma fenêtre, le geste qui me fera rouler un coquillage sur le sable sera celui par lequel je roulais la pâte de mes gâteaux... Je monterai au grenier... Je passerai la tête. Eternellement, il y aura une ondine bourgeoise parmi ces folles d'ondines. Oh! qu'as-tu? HANS Rien, j'oubliais, ONDINE Tu oubliais quoi? HANS De voir le ciel bleu... Continue! ONDINE Elles m'appelleront l'humaine. Parce que je ne plongerai plus la tête la I, mais que je descendrai des escaliers dans les eaux, Parce que je feuilletterai des livres dans les eaux. Parce que j'ouvrirai des fenêtres dans les eaux. Tout déjà se prépare. Tu n'as pas retrouvé mes lustres, ma pendule, mes meubles. C'est que je les ai fait jeter dans le fleuve. Ils y ont leur place, leur étage. Je n'ai plus l'habitude. Je les trouve instables, flottants... Mais ce soir, hélas, ils me paraîtront aussi fixes et sûrs que le sont pour moi les remous ou les courants. Je ne saurai au juste ce qu'ils veulent dire, mais je vivrai autour d'eux. Ce sera bien extraordinaire si je ne me sers pas d'eux, si je n'ai pas l'idée de m'asseoir dans le fauteuil, d'allumer le feu du Rhin aux candélabres. De me regarder dans les glaces... Parfois la pendule sonnera... Eternelle, j'écouterai l'heure... J'aurai notre chambre au fond des eaux.. HANS Merci, Ondine. ONDINE Ainsi, séparés par l'oubli, la mort, les âges, les races, nous nous entendrons bien, nous nous serons fidèles. LA I VOIX Ondine! HANS Ils te réclament! ONDINE Ils doivent m'appeler trois fois. Je n'oublierai qu'à la troisième... O mon petit Hans, laisse-moi profiter de ces dernières secondes, questionne-moi! Ranime ces souvenirs, qui ne vont être tout à l'heure que cendres. Qu'as-tu? Tu es tout pâle... HANS On m'appelle aussi, Ondine; une grande pâleur, un grand froid m'appellent! Reprends cet anneau, sois ma vraie veuve au fond des eaux. ONDINE Vite! Questionne-moi! HANS Qu'as-tu dit, Ondine, le premier soir où je t'ai vue, quand tu ouvrais la porte dans l'orage? ONDINE J'ai dit: Comme il est beau. HANS Quand tu m'as surpris mangeant la truite au bleu? ONDINE J'ai dit: Comme il est bête... HANS Quand j'ai dit: Penses-y de loin! ONDINE. J'ai dit: Nous nous rappellerons cette heure-là, plus tard... C'est l'heure où vous ne m'aurez pas embrassée. HANS Nous ne pouvons plus nous offrir ces plaisirs de l'attente, Ondine: embrasse- moi. LA DEUXIÈME VOIX Ondine!... ONDINE Questionne! Questionne encore! En moi déjà tout se trouble! HANS Il faut choisir, Ondine, m'embrasser ou parler. ONDINE Je me tais! LE CHEVALIER Voici la fille de vaisselle... Son corps est laid... Son âme est belle... La fille de vaisselle est entrée. Il tombe mort.. ONDINE Au secours! Au secours! Scène VII ONDINE. BERTHA. un serviteur. GRETE. Sur la dalle qui s'est soulevée Hans croise les mains en gisant. LE ROI DES ONDINS BERTHA Qui appelle? ONDINE Hans n'est pas bien! Hans va mourir! LA TROISIÈME VOIX Ondine! BERTHA Tu l'as tué! C'est toi qui l'as tué? ONDINE J'ai tué qui?... De qui parlez-vous? Qui êtes-vous? BERTHA Tu ne me reconnais pas, Ondine? ONDINE Vous, Madame? Comme vous êtes belle!... Où suis-je!... Comment nager ici? Tout est ferme, ou tout est vide... C'est la terre? LE ROI DES ONDINS C'est la terre... UNE ONDINE, la prenant par la main. Quittons-la, Ondine. Vite! ONDINE Oh oui! quittons-la... Attends! Quel est ce beau jeune homme, sur ce lit... Qui est-il? LE ROI DES ONDINS Il s'appelle Hans. ONDINE Quel joli nom! Qu'a-t-il à ne pas bouger? LE ROI DES ONDINS Il est mort... UNE AUTRE ONDINE survient. C'est temps... Partons! ONDINE Qu'il me plaît!... On ne peut pas lui rendre la vie? LE ROI DES ONDINS Impossible! ONDINE, se laissant entraîner. Comme c'est dommage! Comme je l'aurais aimé! Rideau. Source: http://www.poesies.net