Le Gan. (1588) Suivi De Poèmes Diverses. Par Jean Godard. (1564-1630) (1) A N. Thibaut G. P. A Paris, chez Daniel Perier, demeurant rue des Amandiers, près le Colège des Crassins. 1588. - In-81. TABLE DES MATIERES. Epigramme. Le Gan. Sonnet I. Sonnet II. POEMES DIVERSES. Mère des Dieux, brune chasse-lumière... Muette Nuit qui de robe embrunie... Amour, si de tout temps tu m'as trouvé fidèle... Noire poison, tu ne fais demeurance... Ô jour heureux, heure, temps, et moment... Ô somme doux, somme ami de nature... Le ciel est bien cruel de faire les uns naître... Qui contera le sable de la mer... En dormant cette nuit, je songeai que ma dame... Tantôt pour vous trouver entrant en votre salle... Tu disais vrai, ô divin Pythagore... Un jeune Icare englouti dans la mer... Feux déliens, ainsi qu'il, vous plaira... Un peu devant le jour quand l'Aube bigarrée... Les champs enfarinés de neige éparpillée... Je voudrais être ainsi comme un Penthée... Un peu devant que l'aube amenât la journée... Voici le jour, voici l'heure venue... Vous qui voulez savoir que c'est que de l'amour... Voyez au vif le portrait d'un amant... Peintre excellent, dont le pinceau subtil... Quand je vois ma Lucresselette... Que j'aurais les esprits contents... Hier après dîner, trois heures environ... Je ne sais à quoi vous pensez... Comme Flore tapissoit... Le Soleil De L'Âme. La Pensée. Stances. Notes. Epigramme. Tu chantes si bien, mon Godard, La nature du gand mignard, Que qui liroit ton escriture, Si bien elle le raviroit, Que, fut il hiver, il n’auroit À ses mains aucune froidure. J. Heudon, Parisien. (2) Le Gan. Bien souvent les bienfaits sont mis en oubliance; Mais ce n’est pas de moy: j’ai tousjours souvenance De l’honneur, du present, du don et du bienfait, Tant soit grand ou petit, que quelque homme me fait, Jusqu’à là mesmement qu’à rendre la pareille, Ou soit tard, ou soit tost, tousjours je m’appareille: Aussi l’homme bien né vraiment recognoistra, De parolle ou de fait, le bien qu’on luy fera. Thibaut, il me souvient qu’aux dernières estrainnes, D’une paire de gands tu me donnas les miennes. Je te veux ore faire un semblable present: Je veux le gand chanter en ton nom à present, Affin que, si mes vers sur le temps ont victoire, Ton nom et ton present soient de longue memoire, Ou bien à tout le moins pour te faire sçavoir Que je ne veux manquer à faire le devoir À l’endroit de celuy qui m’oblige et qui m’aime, Ainsi comme tu fais, autant comme lui-mesme. Mais changeons de propos, et venons à nos gans Dont il est question. Ce n’est pas de ce temps Seulement que l’amour l’oeil de larmes nous mouille, Qu’il nous tient en souci, que la teste il nous brouille De mille passions, qu’il nous glace de peur: Aussi bien au passé ce petit dieu pipeur Tourmentoit les humains d’extresme fascherie, Voire mesme les dieux ont senti sa furie. Tesmoing soit Juppiter, qui tient le premier rang, Changé tantost en or, en cigne, en taureau blanc; Et mesme, qui plus est, Venus, sa propre mère, N’ha pas peu s’affranchir de sa douleur amère. Maintenant la navrant, la faisoit suspirer Pour l’amour du dieu Mars; tantost pour un berger Qui menoit ses troupeaux sur les rives du Xante; Tantost il luy faisoit une playe recente Dans son coeur enferré d’un beau trait pris aux yeux D’Adonis, le plus beau qui fut dessous les cieux. Ce jeune fils de roy, chef-d’oeuvre de nature, Passoit en grand beauté tout autre creature: Narcisse auprès de luy n’estoit que vain abus, Ni mesme Cupidon, ni le plaisant Phoebus, Si bien qu’il eust semblé que sa beauté celeste Fust venue icy-bas affin d’estre moleste À tous hommes mortels, leur versant dans les yeux Un dangereux poison, toutesfois gracieux. Mais s’il avoit le corps beau jusques à merveille, Aussi son ame avoit une beauté pareille; Son coeur estoit royal et de vertu rempli, Estant du tout en tout parfait et accompli. De ses esbatemens la chasse fut l’eslite, En imitant Diane, Orion, Hipolyte: Car, fut que le Soleil retira ses chevaux De l’estable marine, annonçant les travaux, Ou qu’au milieu du ciel il traina sa charrette, Ou bien, ayant couru sa jornalière traite, Qu’il s’en alla coucher chez sa tante Thetis, Tousjours estoit aux champs le gentil Adonis, Ou bien chassant le cerf à la teste branchue, Ou le grondant sanglier armé de dent crochue. Venus, qui dans le sin brusloit de son amour, Ne le pouvoit laisser ny la nuit ny le jour, Courant tousjours après ses beaux yeux et sa face, Et fust-ce mesmement qu’il allast à la chasse, Qu’il allast à la chasse au profond des forests, Qui sont pleines d’horreur, pour y tendre ses rets. Un jour elle l’y suit, brassant (3) à l’estourdie Des espineux halliers: une ronce hardie Luy vint piquer la main, d’où s’escoula du sang, Lequel, depuis germé dans le fertile flanc De la mère commune, a donné la naissance À la rose au teint vif, qui luy doit son essance. Tout depuis ce temps-là, la fille de la mer, Venus au front riant, sa main voulut armer Contre chardons, et ronces, et piquantes espines. Elle fit coudre adonc de leurs esguiles fines, Aux Graces au nud corps, un cuir à la façon De ses mains, pour après les y mettre en prison. Les trois Charitez, (4) soeurs à la flottante tresse, En usèrent après ainsi que leur maistresse. Voilà comment Venus nous inventa les gands, Lesquels furent depuis communs à toutes gens, Non pas du premier coup: les seulles damoiselles Long espace de temps en portèrent comme elles. Depuis, les puissans roys s’en servirent ainsi, Et puis toute leur court, puis tout le peuple aussi. Mais, bien qu’ores chacun les mette à son usage, Le petit et le grand, et le sot et le sage, Si ont-ils toutes fois encore authorité De servir de signal à la grand’ dignité Des prelats reverends: un chacun d’eux en porte Qui de laines sont faits, mais en diverse sorte, Comme ils ne sont tous uns; selon qu’ils tiennent rang. Les uns les ont de rouge et les autres de blanc. Encores par dessus leurs laines sont couvertes De turquoises, rubis, et d’esmeraudes vertes, (5) Que portent les prelats, en signe de l’honneur Qu’ils sont les lieutenants du souverain Seigneur, Qui, dans le ciel assis, darde dessus la terre, Ainsi que traits flambants, les esclats du tonnerre. Par ce moyen-là donc en honneur sont les gands, Qui jusques aujourd’huy sont la marque des grands, Qui les ont par honneur, et davantage j’ose Coucher dedans mes vers qu’il n’y ha nulle chose Qui sert à nostre corps, le couvrant et vestant, Qui les puisse esgaler ny qui valle bien tant: Car s’il m’est accordé, ce qui me le doit estre, Et si l’on ha respect au vallet pour le maistre, Ils emportent le prix, puis qu’ils servent la main, Qui proffite le plus de tout le corps humain. C’est elle qui fait tout, disposte et bien legère, Sans cesse travaillant comme une mesnagère. Elle coud, elle file, elle va labourer: À tous cous il luy faut le travail endurer. Elle taille la vigne, elle esbranche les arbres, Elle peint les tableaux, elle grave les marbres, Elle affile l’espée et tous les ferremens, Puis elle en donne après le camp des Allemans; Elle nous fait du feu quand le corps nous frissonne De froid en janvier; les bleds elle moissonne; Elle assemble la gerbe, elle la bat après, Elle en tire du grain, et du grain du pain frais, Sans cesse travaillant pour ce gouffre de ventre Où de tous ses travaux le fruit et salaire entre. Par elle Jupiter tient son sceptre orgueilleux; Par elle Juppiter sur les monts sourcilleux Darde son foudre aislé; par son aide Neptune Tient son sceptre à trois dents; par elle la Fortune Tient ses riches joiaux; par son aide Pluton Porte un sceptre obei du bouillant Phlegeton. Jadis par son moyen l’invaincu Charlemagne, Sainct, estoit de nos roys descendus d’Allemaigne, Des Espagnes vaincueur le triomphe emporta; Jadis, par son moyen, sur sa teste il planta D’un bras non engourdi la marque imperialle, Ayant jà sur le chef la couronne royalle. Par son aide jadis le grand Henri second, Qui de palme et laurier s’ombragea tout le front, Fit fuir l’empereur, à son grand vitupère, Dans son propre pays en ravageant son père. Par sa guerrière main nostre prince, son fils, Invaincu se fit voir à deux osts desconfits À Dreux et Montcontour; et par sa main puissante Loys, père du peuple, en l’Itale plaisante, Deffit près Aignadel le camp venitien, Faisant trembler Venise et reprenant le sien. Bref, cette main fait tout ce qu’on peut faire et dire, Et si ce qu’elle fait seule elle peut escrire; Elle habille le corps de laine de brebis; Mais sans l’ayde d’aucun elle fait ses habits, Je di ses gands fourchus, qui font qu’elle n’endure Ni le chaud de l’esté, ny la gourde froidure De l’hyver glaçonneus. Aussi font-ils fort bien De la garder de mal, puisque tout nostre bien D’elle seule despend: ainsi le gand utile Contregarde la main mesnagère et subtile. Combien est-il heureux de toucher quelques fois, Ou plus tôt si souvent, la main blanche et les doits, Tout à l’aise et loisir, de ces belles pucelles, De ces fleurs de beauté, de tant de damoiselles! Je croi, quand est de moy, que cinq cens mille amants, Pour jouir de cest heur voudroient bien estre gans, Ne deussent-ils jamais avoir nature d’home. Il est temps de parler des gans blancs de Vendosme, (6) Qui sont si delicats que bien souventes fois L’ouvrier les enferme en des coques de nois; On en parle aussi tant que leur ville gantière Reçoit presque de là sa renommée entière. Si prisé-je bien plus pourtant les gans romains (7) Qui servent plus aux nerfs que ne font pas aux mains. Ny le musque indien, ny l’encens de Sabée, Ny le basme larmens qui pleure en la Judée, Ny tout l’odorant bois de quoy l’unique oyseau (8) Son sepulcre bastit dessus un arbrisseau, Ny tout ce que l’Arabe a de senteur, en somme, Ne sentit pas meilleur que font ces gans de Rome. (9) D’autres il y en a, bien richement brodés De soye ou de fil d’or, à l’eguille et au dés, (10) En petit entrelas et mignarde peinture Où se lit mainte hystoire et estrange adventure. D’autres sont enperlez. Si prisé-je pourtant, À cause du plaisir, les gands de chasse autant. (11) Sans eux l’oyseau de poing n’yroit point à la guerre. Qui pourroit endurer son espinneuse serre S’il n’estoit bien ganté? Si le plaisir est grand De la fauconnerie, on le doit tout au gand. Aussi lui devons-nous presque tout nostre ouvrage, La perche, les charrois, et tout le labourage Qui se fait en hiver: car en telle saison On n’oseroit sortir, ny laisser la maison, Ny travailler dehors, qui n’a la main armée De bons gros doubles gands à couleur enfumée. Sans eux le laboureur ne pourroit en hiver La mencine (12) tenir, ni les champs remuer; Sans eux le vigneron n’yroit point à la vigne, Le pescheur ne pourroit sans eux tenir sa ligne Dessus les froides eaux, alors que le poisson Lubre (13) ne peut nager à cause du glaçon Qu’il rencontre à tous coups; ou si d’un bon courage Ils s’en alloient sans gands à leur penible ouvrage, Outre qu’ils ue pourroient besongner à demy, Sans cesse estant frappés par le froid ennemy, Les doits leur gelleroient, et les deux mains lassées Ils auroient à tous coups en hyver crevassées, Où c’est que chaudement du gand nous nous servons En chose qui que soit, car nous en escrivons De la prose et des vers, ayant la main delivre: (14) Gantez nous feuilletons un grec ou latin livre, Nous taillons bien la plume avec le canivet, (15) Parmy d’autres papiers nous cherchons un brevet. Une femme gantée oeuvre en tapisserie, En raizeaux deliez et toute lingerie. Elle file, elle coud, elle fait passements De toutes les façons, ayant en main ces gands Que l’on nomme coupés, (16) gands autant necessaires Que le soleil au jour, que la rame aux galères. Les hommes d’à present, qui cognoissent combien Ils nous font de profit, de plaisir et de bien, Les honorent aussi de mainte broderie Faite subtilement, de riche orfevrerie, De senteurs, de parfums. Les uns sont chiquetés De toutes pars à jour, les autres mouchetés D’artifice mignard; quelques autres de franges (17) Bordent leur riche cuir, qui vient des lieux estranges. (18) Tel est souvent d’un roy le condigne present, Et vaut cent fois plus d’or qu’il n’est lourd et pesant; Tel sent mille fois mieux que le musque ou civette Qu’on voit à Saint-Denis. Il n’est tant de poissons Dans le large Ocean qu’on en voit de façons. (19) C’est pourquoy je ne veux et ne peux les escrire; Si veux-je toutefois encor un mot en dire, Et puis c’est tout. Aussi les nouveaux mariés En donnent par honneur aux parens conviés: C’est l’antique façon. (20) Ceste façon louable Monstre combien le gand fut jadis honorable. Ô gans saints et sacrés! la marque des prelats, Brancheus estuy des mains qui nous pendent au bras, Garde-mains, chasse-chaud, chasse-froid, chass’ordure, Port’anneaus, mesnagers, à la riche bordure, Emmusqués, odorants, inventés de Venus, Vandomois et romains, à cinq branches, cornus, Nuptiaus, estreneurs, à la gueule beante, Mais pères des manchons, race bien faitiente, Pour vous avoir chantés le premier, des Romains, Des Grecs et des François, gardés-moy bien les mains, Et celles de Thibaut, en hiver de froidure, Et du hale au soleil, qu’en esté l’on endure. Sonnet I. À peine (mon Heudon) que tout vif je n’enrage Quand j’entend caqueter ces benets et badaus, Qui sont faits seulement de chair, de sang et d’os, Mais, ce crois je, sans coeur, sans ame et sans courage. On les oroit conter qu’un homme n’est pas sage Qui escrit en françois, tant sont ces gros lourdaus, Et que l’on ne doit point remporter aucun los, Si non par un latin ou par un grec ouvrage. Comment peuvent-ils tant priser et louanger, Vituperant le leur, un langage estranger D’une langue impudente et digne de torture? Puisque (ainsi comme on dit) que son nid semble beau, Par instinc naturel, tousjours à chaque oyseau, C’est vraiment donq qu’ils sont homes contre nature. Sonnet II. Ce genereux guerrier, ce père des sciences Qui reluit à Paris, ce puissant roy François, Abolit le latin, et voulut qu’en françois (21) Les juges et plaideurs parlassent aux sceances. Nostre langue cessa de faire doleances Pour son triste mespris, sous ce grand de Valois; Elle fut en honneur à la cour des grands rois, Et le latin cassé perdit ses vieilles censes. Lors entour nostre langue on vit les bons esprits; Mais quelques uns pourtant les en ont à mespris, Comme si en françois ils ne pouvoient bien dire; Et, les jugeant comme eux, soit à mal, soit à bien, Car, disant qu’en françois il ne faut pas escrire, Je te promets, Heudon, qu’ils ne parlent pas bien. (22) Mère des Dieux, brune chasse-lumière... Mère des Dieux, brune chasse-lumière, Au moite sein, au carrouse tiré De noirs chevaux, qui du pôle éthéré Répands un Lèthe à la source sommière, Déesse Nuit, l'antique et la première, Que ton char brun de cent feux éclairés Tombe plus tôt dans le flot azuré, Brosse plus tôt ta course coutumière. Sur ton autel dressé comme aux hauts dieux, Sera le coq qui t'est tant odieux, Si vitement tu hâtes ton voyage, Durant lequel mon tourment plus s'âprit, Loin de Madame, en me durant un âge. A ce qu'on aime on a toujours l'esprit. Muette Nuit qui de robe embrunie... Muette Nuit qui de robe embrunie Vêtis les cieux au mantel étoilé, Ton noir chariot soit bien vite attelé, Jà le Soleil sa carrière a fournie. Avance-toi pour ma joie infinie: Flore allant voir, je veux être voilé De ton manteau; pour mieux être celé, Or que je vais lui faire compagnie. Qui veut aimer doit aimer loyaument, Et ses amours tenir secrètement. Ce qui est dit bien souvent on regrette, Comme jadis les sacrés Éleusins, Le bon amant tient la chose secrète, Un bon larron cèle ses larrecins. Amour, si de tout temps tu m'as trouvé fidèle... Amour, si de tout temps tu m'as trouvé fidèle, Amour, si de tout temps je t'ai tant révéré, Amour, si pour jamais et tant que je pourrai, Je serai ton soudard targué de ta rondelle, Madame fais-moi voir, fais que j'approche d'elle A mon aise et plaisir, ce que j'ai désiré Depuis jà tant de jours, sans que m'ait éclairé A mon aise et souhait sa jumelle chandelle. Change-moi pour le moins, ô petit dieu d'Amour, En carquan pour baiser son col tout à l'entour, En manchon pour couvrir sa main blanche et marbrine, En un linge ouvragé pour toucher son tétin, En chemise pour être auprès de sa poitrine, Ou tout au pis aller que je sois son patin. Noire poison, tu ne fais demeurance... Noire poison, tu ne fais demeurance Au vase clos qui te puisse étouffer, Tu viens chez moi, fausse fille d'Enfer Et de la Nuit, soeur du somme, Espérance. Tu me repais de la vaine apparence D'un bien futur, tu aiguises le fer Qui vient m'occire, tu sais seule étoffer De fausse ardeur chose puante et rance. Seule c'est toi qui files le tourment Du malheureux et misérable amant, Ton seul venin le tourmente et travaille, Et promettant tu déçois le plus fin, Puis tout s'en va en fumée à la fin. L'espoir n'est rien qu'un songe d'un qui veille. Ô jour heureux, heure, temps, et moment... Ô jour heureux, heure, temps, et moment, Auquel ma dame a d'une foi jurée Promis secours à mon âme enferrée Dans la prison de l'amoureux tourment! Moi trop heureux, et trop heureux amant D'avoir enfin ma liesse assurée Par celle-là qui naguère acérée Me meurtrissait si misérablement. Mais, ah! hélas! je bâtis sur du sable, Je m'éjouis de chose aussi passable Comme est le vent: pour un nouveau jargon Que m'a tenu ma cruelle mégère Je m'éjouis; mais ma joie est légère. Sûr n'est pas l'huis que porte un faible gond. Ô somme doux, somme ami de nature... Ô somme doux, somme ami de nature, Heur des mortels qui les maux adoucis, Somme bénin qui charmes les soucis, Ô commun bien de chaque créature, Si tu me veux de pareille aventure Que cette nuit, dessus mon lit assis, Me faire voir le front et les sourcis De ma maîtresse en songeuse peinture, Si tu la fais me baiser derechef, De froids pavots j'entourerai ton chef, Reconnaissant cetui tien bénéfice, Bien qu'il soit vain, et du bon vin du Loir Je te ferai gracieux sacrifice. Nul bien reçu n'est point à nonchaloir. Le ciel est bien cruel de faire les uns naître... Le ciel est bien cruel de faire les uns naître Monarques souverains, princes et empereurs, Les autres artisans, vignerons, laboureurs, Et bergers qui aux champs mènent les brebis paître. Car il advient souvent que celui qui est maître Mériterait tenir le rang des serviteurs, Dont quelques-uns qui vont se tuant de labeurs Pour leur gentil esprit mériteraient mieux être. Il est vrai qu'à la fin tout meurt également. Le monde est un théâtre, où fortuitement Chacun comme il lui vient joue son personnage. Celui-ci fait le roi, celui-là fait le gueux; Mais moi, je fais toujours à mon dam et dommage Le poète indigent et l'amant langoureux. Qui contera le sable de la mer... Qui contera le sable de la mer, Les gouttes d'eau qui sont dans les fontaines, Sur l'océan les naux (23) et les antennes, (24) Qui contera les maux qu'on a d'aimer, Qui contera les grains qu'on voit semer Durant l'automne, et les croupes hautaines Des monts de Thrace, et par raisons certaines Les feux des cieux qui pourra tout nommer, Seul peut conter mes peines continues, Tes gros dédains et tes fiertés connues, Tous tes dépits, toutes tes cruautés. Tu t'orgueillis pour être merveilleuse Plus que toute autre en parfaites beautés. L'heur rend souvent la personne orgueilleuse. En dormant cette nuit, je songeai que ma dame... En dormant cette nuit, je songeai que ma dame, Ainsi comme j'allais me promener aux champs, Était en une prée où sa voix et ses chants Donnaient aux champs voisins une oreille et une âme, Quand j'aperçus son oeil qui réchauffa ma flamme Et embrasa de feu mon corps et tous mes sens; Soudain je la priai avec humbles accents D'apaiser la douleur qui me perce et m'entame. Elle s'enfuit alors, et je la poursuivis. Mais, fuyant, en un arbre échanger je la vis. Apollon, qui survint à chose si étrange, Me dit à haute voix: " C'est moi, Phébus, qui veux, Afin d'en couronner ton front et tes cheveux, Que Lucrèce en laurier comme Daphné se change." Tantôt pour vous trouver entrant en votre salle... Tantôt pour vous trouver entrant en votre salle J'ai vu entre plusieurs votre image et tableau Qui montre au naturel votre visage beau, Qui eût bien fait quitter au Thébain son Omphale. Si tôt que je l'ai vu je suis devenu pâle, Le corps m'a frissonné et dessous le chapeau Le poil me hérissait, tandis que sous ma peau Un petit feu partout descend, glisse et dévale. A mesure toujours que j'allais regardant Votre image et portrait, ce feu devint ardent, Même par tout mon corps sa flamme il vint épandre. Si votre seule image a bien tant de pouvoir, Qu'est-ce que c'eût été si j'eusse pu vous voir? Pour le certain alors vous m'eussiez mis en cendre. Tu disais vrai, ô divin Pythagore... Tu disais vrai, ô divin Pythagore, De corps en corps les âmes vont errant, Quand un sommeil sille notre oeil mourant, Sommeil de fer yvré de mandragore. Dedans le corps de ma belle Pandore Se mit l'esprit, lequel pierre me rend, De la Gorgone au regard empierrant, Bien que son chef sans serpents se redore. Son seul regard m'endurcit en rocher, Sans os, sans nerfs, sans veines et sans chair. Hélas nenni! je ne suis roche dure, Car je sens bien par sa grand' cruauté Cent mille maux que sans cesse j'endure. Dangereuse est une fière beauté. Un jeune Icare englouti dans la mer... Un jeune Icare englouti dans la mer Un chaud soleil sentit à son dommage, Moi j'en sens deux à qui je fais hommage, Dans l'air d'amour voulant trop haut ramer. Fol est celui qui veut trop haut aimer: En haute mer plus cruel est l'orage. On doit partout modérer son courage, Aux hauts désirs la porte il faut fermer. D'aspirer haut, quand très bien on y pense, La seule mort on a pour récompense, Témoin Icare et témoin Phaëton. Ô moi perdu! Mais mon malheur je prise: Un grand courage, une grande entreprise, Une mort brave, est honneur, ce dit-on. Feux déliens, ainsi qu'il, vous plaira... Feux déliens, ainsi qu'il, vous plaira, Faites flamber vos lampes allumées, Guidez les jours et les nuits assommées De coi sommeil, comme il vous semblera! Deux feux astrés ma maîtresse Flore a, Par qui les nuits me sont ores semées, Ores les jours, planètes estimées Du dieu Amour, lequel me les montra. Quand je les vois, ma journée est venue, Sinon ma nuit se voile d'une nue. Voilà mes jours, voilà mes sombres nuits! Mais bien souvent ma nuit longuement dure, Si ce n'est rien: volontiers on endure, Espérant voir la fin de ses ennuis. Un peu devant le jour quand l'Aube bigarrée... Un peu devant le jour quand l'Aube bigarrée De brun, blanc, jaune et bleu montre son front brillant, Éclaircissant le ciel du côté d'Orient, Et quand le soleil sort de la mer azurée, Je songeais ce matin que j'étais à l'entrée Du beau verger d'Amour, et qu'un désir ardent Me fit entrer au fond où j'allais regardant Cent arbres inconnus en toute autre contrée. Entre autres un rameau d'un fruit d'or se bravait, Tel que l'Hespérien ainsi qu'on dit avait. Soudain pour le cueillir dessus l'arbre je monte, Mais une branche alors se rompit dessous moi, Tellement qu'accroché à l'arbre en grand émoi Je béais à ce fruit avecque peine et honte. Les champs enfarinés de neige éparpillée... Les champs enfarinés de neige éparpillée Sont tapissés de blanc, et les arbres couverts De gros monceaux neigeux tremblent presque à l'envers, Borée galope en l'air comme à bride avalée. On marche maintenant sur la Seine gelée, Et sans crainte de rien on la passe au travers, Le vent rabat les huis d'un branlement divers, Au centre de Pluton la chaleur s'est coulée. Tout est pour le présent hérissé de glaçons, On n'oserait sortir maintenant des maisons, Tant ce janvier-ci fait craindre sa froidure, Si n'éteint-elle point mon brasier amoureux, Ni mon feu ne fond point son glaçon froidureux, Ainsi pour vous, Madame, et chaud et froid j'endure. Je voudrais être ainsi comme un Penthée... Je voudrais être ainsi comme un Penthée, Nouveau toureau pour me voir déchiré De la dent croche et de l'ongle acérée D'une panthère à la peau tachetée. Je voudrais voir Diane une nuitée Baigner à nu, pour être dévoré Comme Actéon; le trépas assuré Aurait bientôt ma douteur limitée. Non, non, pourtant je ne voudrais meugler, Mais tout ainsi qu'un Lycurgue aveugler, Bien qu'impieux Bacchus je n'injurie. Ce m'est assez perdre seulement l'oeil Qui mon coeur brûle au rais d'un beau Soleil, Il n'est plus d'eau quand la source est tarie. Un peu devant que l'aube amenât la journée... Un peu devant que l'aube amenât la journée, Naguère je songeais dans un lit en dormant Qu'un vilain me suivait, mais courant vitement Que j'avais devant lui bonne place gagnée. Ainsi courant j'avise une colombe ornée D'un plumage neigeux, que bien habilement J'empoigne de ma main, et puis soudainement Lors ma course et ma peur se trouve là bornée. M'éveillant en sursaut je conte tout joyeux A un qui était là mon songe gracieux. A mon songe plaisant lors je songe et resonge, Mais soudain un ami m'annonça mes malheurs. Je ne vous croirai plus, songes, allez ailleurs, Ah songes, à mon dam vous n'êtes que mensonges! Voici le jour, voici l'heure venue... Voici le jour, voici l'heure venue Que tu promis me donner un baiser. Çà je le veux, me veux-tu refuser Ce qui est mien par raison trop connue? Dea qu'est ceci? hé quelle épaisse nue Sille tes yeux et se vient opposer A ta raison, l'empêchant d'aviser Que ce qu'on dit doit être de tenue? Me le baillant, tu feras ton devoir, Çà ce baiser, çà je le veux avoir, Ha je l'aurai, madame l'obstinée! Faut-il ainsi tromper ses bons amis? Ha! je l'aurai, car tu me l'as promis, Chose promise est autant que donnée. Vous qui voulez savoir que c'est que de l'amour... Vous qui voulez savoir que c'est que de l'amour, Je le vous vais ici tout maintenant décrire. C'est un vrai doux amer, c'est un triste sourire; C'est l'aigle du Caucase et le bourreau vautour. C'est sans cesse espérer et craindre tour à tour; C'est plaindre son malheur et se plaire au martyre; C'est sans cesse louer, c'est sans cesse médire; C'est être bien dispos étant pesant et lourd. C'est un comble de bien talonné de tristesse; C'est faire de son coeur la peine et joie hôtesse; C'est faire deux soleils ainsi comme un Penthé. C'est un heur malheureux, c'est languir sans envie; C'est être de son ombre à tort épouvanté; C'est une mort vivante, et une morte vie. Voyez au vif le portrait d'un amant... Voyez au vif le portrait d'un amant: Je pleure et ris, je loue et vitupère, Un même objet m'est funèbre et prospère, Je perds courage et je vais m'animant. Mon coeur, mes yeux s'en vont partout semant Et feux, et flots; mon âme est le repaire D'espoir et peur; jamais je ne tempère Mon froid, mon chaud, qui vont ensemblement. Je sens toujours un grand brasier d'Hercule, D'où un glaçon jamais ne se recule; Je glace au feu, je brûle au coeur d'hiver; J'aime, je hais; je me loue et me tance; Je quitte tout, puis je veux éprouver. L'amour n'est rien qu'une mer d'inconstance. Peintre excellent, dont le pinceau subtil... Peintre excellent, dont le pinceau subtil Peut imiter, voire passer Nature, Se faisant voir inimitable outil Alors qu'il trace une rare peinture, Dis-moi, veux-tu sur un tableau tirer Le gai printemps et son fleuri visage, Où l'oei1 humain ne cesse de mirer, Ravi de voir quelque beau paysage? Il n'est besoin de peindre soutenu Le ciel d'un mont, ni Phoebus qui éclaire, Ni quelque nymphe ou satyre cornu, Ni des prés verts ni d'un fleuve l'eau claire Pourtrais sans plus la parfaite beauté De ma maîtresse et la prends pour modèle, Et tire au vif son corsage emprunté, Tu n'as besoin d'autre chose que d'elle. De vert gaillard fournira son double oeil, Oeil de Minerve où verdit l'émeraude, Et d'abondant il sera le Soleil, Pour celui-là qui tout le monde rôde. Ses blonds cheveux ondeusement épars, Où les Amours à l'échine volage Ainsi qu'oiseaux volent de toutes parts, Sont les rameaux et le joli feuillage. Pour les Zéphyrs doucement ventelés, Pourra servir son vent et son haleine, Son front fournit de blancs lis et d'oeillets, Son respirer de thym et marjolaine... Quand je vois ma Lucresselette... Quand je vois ma Lucresselette, Plus mignarde qu'une perlette, Plus belle qu'un jour gracieux, Je pense voir une prairie, La plus belle qui soit fleurie Dessous le grand manteau des cieux. Son front qui mon tourment allège, Et qui est plus blanc que la neige, Semble être composé de lis, De lis sont faites ses mains blanches, Son col, ses bras, ses pieds, ses hanches, Et ses autres membres polis. Ses blonds cheveux dont les ondées Sont deçà et delà guidées Sur l'haleine d'un petit vent, Font honte à la fleur de Clytie, Lorsque sa robe elle déplie Au Soleil qu'elle va suivant. Quand sur son sein mon oeil je darde, Et quand son beau sein je regarde, Et la fraise de son téton, Tout aussitôt je l'accompare. A quelque rose la plus rare Qui n'est encore qu'en bouton... Sa belle lèvre couraline, Sa belle lèvre cristalline, Qu'on peut rouge et blanche appeler, Est une marguerite franche Qui fait, tant elle est rose et blanche, Les regardants émerveiller... Pour elle, je verse une pluie Que jamais elle ne m'essuie, Car toujours je jette des pleurs Comme une Niobe insensée. Ha! C'est qu'elle aime la rosée, Puisqu'elle est faite ainsi de fleurs. Que j'aurais les esprits contents... Que j'aurais les esprits contents Si nous étions encor au temps Des choses métamorphosées, Pourvu qu'on me changeât aussi En un miroir bien éclairci Qu'engendrent les neiges glacées! Miroir, que je suis désireux D'être comme toi bienheureux: Cinq cent fois en une même heure Cette cruelle te vient voir, Laquelle me fait recevoir Dix mille morts sans que je meure. Tandis que je suis en langueur Pour son absence et sa rigueur, Elle te chérit et courtise, Elle te découvre son sein, Où volent, comme un jeune essaim, L'Amour, le jeu, la mignotise. Hier après dîner, trois heures environ... Hier après dîner, trois heures environ, Je surpris en dormant dans sa chambre m'amie. La perleuse sueur de sa face endormie Allait le long du sein roulante en son giron. Cupidon l'éventait avec son aileron, Son sein et sa poitrine était nue à demie, Tellement qu'on voyait sur sa glace affermie Ainsi qu'un mont de lait son tétin ferme et rond. Les Zéphyrs éventaient ses cheveux par ondées. Je n'osai pas baiser son teint de lys et fraise, Car si au doux sommeil elle trouvait de l'aise, Et moi encore plus à la voir sommeiller. Je ne sais à quoi vous pensez... Je ne sais à quoi vous pensez De porter si riche coiffure Dessus vos cheveux agencés Par art, par ordre et par figure; Rien ne vous sert aucunement De porter au bout de l'oreille Un si riche et gros diamant, Qui est de valeur non pareille. De quoi sert qu'un riche collet Si mignardement se replisse Autour de votre col de lait, Plein de mignardise et délice? De quoi sert qu'à toute heure ainsi Vous fardiez votre beau visage, Et pincetiez votre sourcil, Et serriez tant votre corsage? De quoi vous sert-il de porter Autour du col tant de parures? Et d'y voir luire et éclater Tant de rubis et de dorures? De quoi sert-il que tous les jours Si brave et pompeuse on vous voit, Portant des robes de velours, Ou d'une autre étoffe de soie? De quoi vous sert-il de porter, Tout chamarré de bourderie, Un coutillon qui peut coûter Une somme presque infinie? Que vous sert coutumièrement Vous rompre l'estomac d'un busque? Et que votre beau vêtement Sente l'ambre gris et le musque? Quittez toutes ces choses-là, Dont pas une n'est naturelle, Hélas, à mon dam, sans cela, Je ne vous trouve que trop belle! Comme Flore tapissoit... Comme Flore tapissoit Un jour Amour l'aperçoit, Il lui fit la connaissance, Ce petit nain qui m'occit, Puis auprès d'elle il s'assit Pour deviser à plaisance. Le dé de Flore tomba, Amour l'échine courba Pour le ramasser bien vite. J'étais là les regardant... Ma maîtresse cependant A le rendre ainsi l'invite: " Amour, je vous prie, rendez, Rendez-moi vite mon dé, J'ai de lui souci et cure: Il me sert si bien à point Que l'ayant je ne crains point L'aiguille ni sa piqûre! " Le Soleil De L'Âme. (Ode.) Levez-vous, Soleil de mon âme, Votre clarté plus ne me luit; Chassez mon froid par votre flamme, Par vos rais l'ombre de ma nuit. L'autre soleil est par trop sombre Et trop peu chauds ses rayons Pour de mon âme chasser l'ombre Et faire fondre ses glaçons. Mon Soleil, ne tardez plus guère D'éclairer à votre retour; Sans votre divine lumière, Je ne vois que nuit en plein jour. Soleil, ma lumière et ma joie, Sans vous je chemine à faux pas; Je choppe, je chais, je fourvoie Quand sur moi vous ne luisez pas. Lors une triste nuit allonge Un noir voile autour de mon coeur, En le donnant en proie au songe, Et le songe en proie à la peur. Le malin qui m'est adversaire Et qui me veut rendre confus Prend plus d'audace à me mal faire La nuit quand vous ne luisez plus. Mon Soleil, que votre ardeur fonde L'épais glaçon de mes ennuis; Ô Soleil du Soleil du monde, Levez-vous, et chassez mes nuits. La Pensée. (Ode.) Ces pensers au visage blême De mon exil font mon émoi; Ils me mettent hors de moi-même Quand ils se mettent dedans moi. Si un doux penser vient m'attraire, Un amer lui tranche le pas; Ainsi tout m'arrive au contraire: Ce qui me vient ne me vient pas. De leur main la glace et le soufre M'est à toute heure présenté, Si bien qu'en même temps je souffre La peine d'hiver et d'été. Car ces pensers gênent mon âme De froid et chaud, sans ordre et rang: Alors que leur espoir m'enflamme, Leur crainte me glace le sang. Ils voguent à nef de caprice L'est, l'ouest, le nord et le su, Cherchant au monde la matrice Où le monde a été conçu. Ils ont, à l'heure que leur flotte Prend terre et loge toute en gros, Pour salle et pour tapis la grotte Et les grotesques du chaos. Leur troupe me rend solitaire, Leur travail me rend otieux, Et pour regarder leur mystère Il faut que je ferme les yeux. Par eux je ne fais que merveille, À l'infini je donne un bout; Je songe à l'heure que je veille; Je ne bouge et je vais partout. Mais leur fil mon âge dévide, J'ai leur chagrin pour mon soûlas; Leurs bienfaits m'emplissent de vide, Et leur rien faire me rend las. Ces pensers d'une faim étrange Jamais ne sont soûls ni contents, Car le Temps toutes choses mange, Et sont" eux qui mangent mon temps. Stances. Je me répute heureux, pour avoir emporté À la fin ce portrait, où votre grand beauté Revit fécondement par la vive peinture D'un maître très expert, qui dedans son tableau A si bien retracé votre visage beau Qu'il semble entièrement ouvrage de Nature. Qui verrait cette image assise auprès de vous, Bien qu'elle soit sans âme et sans nerfs et sans pouls, À peine saurait-il discerner l'effigie Ou de vous ou bien d'elle, on prendrait toutes deux Pour deux tableaux pareils d'ouvrage merveilleux, Ou pour deux pareils corps vivant de même vie. J'aurai dorénavant de quoi me contenter, Pouvant tout à loisir mon oeillade jeter Dessus les traits naïfs de votre belle image; Bienheureux je vivrai jusques à mon cercueil, Puisque tout à loisir j'assouvirai mon oeil De regarder le vôtre et de lui faire hommage. À ce tableau naïf je conterai souvent Les douleurs et les maux que j'ai en vous servant, Et lui ferai savoir mes douleurs et mes peines. Ce me sera beaucoup qu'il serve pour le moins À mon fidèle amour de fidèles témoins, Quand mes yeux devant lui verseront deux fontaines. Lui qui n'a sentiment ne me répondra point; À l'heure tout dépit et d'amour plus époint Cent fois coup dessus coup je vous dirai cruelle, Me donnant un portrait qui me vient embraser Du tison amoureux, sans qu'il puisse apaiser Le feu qu'il aura fait éprendre en ma mouelle. Voilà comment, Madame, en cent mille façons Ce tableau changera mes chaudes passions, Augmentant sans cesser mes peines et ma plainte. Il me vaut donc bien mieux ne le point emporter. Mais, ah! en le quittant, je ne veux pas quitter Votre image qui est dans mon coeur bien mieux peinte. Notes. (1) Jean Godard fut l’un des poètes les plus en renom de son temps. Dans les stances ou sonnets mis en tête de ses poésies, l’on ne va pas moins qu’à l’égaler à Ronsard. Il étoit né à Paris en 1564, et mourut en 1630, après avoir été jusqu’en 1615 environ lieutenant général au bailliage de Ribemont. Villefranche en Beaujolois fut le séjour ordinaire de ce poète, qui pourtant, en souvenir de sa ville natale, ne manque jamais de prendre le titre de Parisien. C’est à Villefranche, selon les Mémoires du jésuite Jean de Huissière sur cette ville (1671, in-4, p. 86), qu’il fit tous ses ouvrages, «remarquables par leur mérite et par leur nombre.» Deux pièces dramatiques, la Franciade, tragédie en cinq actes, et les Desguisés, comédie en cinq actes, avec prologue en vers, qui vient d’être réimprimée dans le t. 7 de l’Ancien théâtre françois de la Bibliothèque elzevirienne, sont ce qu’il écrivit de plus considérable. On les trouve dans ses OEuvres poétiques, Lyon, 1594, 2 vol. in-8, avec un grand nombre de pièces en tous genres, odes, élégies, trophées au roi Henri IV, etc. Jean Godard n’a toutefois pas réimprimé dans ce recueil, non plus que dans la seconde édition qu’il en donna à Lyon en 1618, in-8, sous le titre de la Nouvelle muse, ou les Loisirs de Jean Godard, Parisien, la pièce singulière que nous reproduisons ici. C’étoit une oeuvre de sa jeunesse, qui pouvoit lui sembler sans intérêt, mais qui n’en a pas moins beaucoup pour nous. L’abbé Goujet la connoissoit, et dans l’article qu’il consacre à notre poète, au t. 15 de sa Bibliothèque françoise, p. 248-249, il la mentionne comme très curieuse, sans toutefois en rien citer, ce que l’abbé Mercier de Saint-Léger lui reproche presque, et avec raison. (V. ses notes mss. sur la Bibliothèque de la Croix du Maine, art. Jacques Godard.) Nous la donnons d’après l’exemplaire que possède la Bibliothèque impériale, et que l’abbé de Saint-Léger ne semble pas avoir connu. Celui qu’il eut entre les mains se trouvoit à la bibliothèque Mazarine, nº 21,657. Il a disparu depuis. (2) Jean Heudon, fils d’un riche bourgeois de Paris, étoit l’ami de collége de Jean Godard. Au sortir des études, comme celui-ci manquoit de ressources, il lui étoit venu en aide, et leur amitié s’en étoit augmentée. Godard fit son chemin dans les emplois, et aussi dans la poésie et au théâtre. Heudon souhaita les mêmes succès, et ce fut alors Godard qui lui tendit la main. (V. Hist. du théâtre françois, t. 3, p. 539.) Heudon fut moins heureux: sa réputation n’égala jamais celle de son ami. Ses tragédies de Saint-Clouaud et de Pyrrhe sont détestables, comparées à toutes les pièces de son temps, et en particulier à celles de Godard. Cette inégalité de succès n’altéra point leur amitié. Dans les poésies de Godard, les principales pièces sont dédiées à Jean Heudon (V. t. 2, p. 239, 245, etc.); d’autres sont adressées à son frère Audebert Heudon, à qui Godard semble avoir voué les mêmes sentiments. Tous deux moururent avant lui, laissant chacun un fils, Jean et Thomas, qui héritèrent de l’affection que J. Godard avoit eue pour leur père. Les stances qui terminent la seconde édition de ses poésies, la Nouvelle muse, etc., leur sont adressées, sous ce titre touchant: l’Amitié héréditaire. (3) Écartant avec les bras. (4) Les trois Grâces, Charites en grec. (5) On laissoit aux prélats ces gants ornés de pierreries. Georges Cliffort, comte de Cumberland, enrichit pourtant de cette manière le gant qu’Élisabeth lui avoit donné en signe d’estime. Il s’en fit une parure; dans les tournois, il ne portoit pas autre chose à son chapeau. (6) «Il suit de là, dit l’abbé Mercier de Saint-Léger dans sa note manuscrite déjà citée, que cette fabrique de gants fins à Vendôme existoit en cette ville dès le XVIe siècle. L’abbé Goujet, dans l’extrait qu’il donne de ce petit poème, n’a pas remarqué ce fait.» Dans les Mélanges d’une grande bibliothéque HH, p. 123, l’on avoit déjà constaté l’existence au XVIe siècle d’une fabrique de gants qui avoit pu donner naissance à celle de Vendôme: c’est la fabrique de Blois. «Il est certain, y est-il dit, que l’usage des gants blancs nous est venu d’Italie; cependant, au XVIe siècle, les gants de la fabrique de Blois en France étoient déjà fort renommés.» Savary (Dict. du. commerce) parle de ces gants de Blois et de ceux de Vendôme. C’étoit, avec Paris, dit-il, la ville où l’on en fabriquoit le plus de son temps. (7) La réputation des gants de Rome se soutint jusqu’à la fin du XVIIe siècle. M. de Chauteloup chargea souvent Poussin de lui en acheter. Le 7 octobre 1646, celui-ci lui écrit à propos d’une de ces commissions «qu’il y a employé un sien ami, connoisseur en matière de gants.» Du tout il a fait un paquet. «Il y en a, dit- il, une douzaine, la moitié pour les hommes, la moitié pour les femmes. Ils ont coûté une demi-pistole la paire, ce qui fait dix- huit écus pour le tout.» Dans sa lettre du 18 octobre 1649 il écrit encore à M. de Chanteloup qu’il lui a acheté de bons gants à la frangipane, c’est-à-dire de ceux qu’on parfumoit selon la mode introduite du temps de Catherine de Médicis par le comte de Frangipani. C’est, dit Poussin, la signora Magdalena, «femme fameuse pour les parfums», qui les lui a vendus. (8) Le phénix. (9) Dans le Parfumeur royal, par Barbe, parfumeur, Paris, 1689, au chapitre des gants de senteur, on trouve la manière de parfumer les gants avec de la gomme odorante ou des fleurs. (10) Au moyen âge l’on portoit déjà des gants ornés de fils d’or: Il l’en donna le gant à l’or paré. (La Chevalerie Ogier de Danemarche, t. 1, p. 103, v. 2489.) (11) Le gant de fauconnier, dit Savary, Dict. du commerce, «est un très gros gant d’un cuir très épais, ordinairement de cerf ou de buffle, qui couvre la main et la moitié du bras du fauconnier pour empêcher que l’oiseau ne le blesse avec son bec ou avec ses serres.» (12) La manchine, manche de la charrue. (13) De lubricus, glissant. (14) C’est-à-dire agile, en liberté. On disoit plutôt encore à delivre, comme dans cette phrase de la 124e nouvelle de Despériers: «N’ayant la langue si à delivre pour se faire entendre.» (15) Le canif. (V. notre t. 1, p. 217.) (16) C’est ce que nous appelons aujourd’hui des mitaines, mot qui autrefois étoit synonyme de mouffle, et qui, au lieu de désigner ces demi-gants de femme, s’employoit pour ces gros gants fourrés qui n’avoient qu’une séparation entre les quatre doigts réunis et le pouce. Ces sortes de gants se vendoient chez les bonnetiers, qui, pour cela, se faisoient appeler mitonniers. (V. le volume déjà cité des Mélanges d’une grande bibliothèque, p. 11 et 121.) (17) Sur ces gants à frange, V. notre t. 3, p. 247. C’étoit un des grands luxes de cette époque. «On lit dans un vieux bouquin imprimé à La Haye en 1604 que les habitants de Cambray, pour recevoir dignement le roi, qui devoit passer par leur ville, eurent l’attention délicate de faire la barbe à un pendu qui étoit exposé aux fourches publiques, et de mettre un gant avec une frange d’or magnifique à une main de bois qui servoit de guide sur le grand chemin de la ville.» (Essai historique sur les modes et la toilette françoise, Paris, 1824, in-12, t. 2, p. 95.) (18) Le meilleur cuir pour les gants venoit d’Espagne. On disoit alors souple comme un gant d’Espagne, proverbe qui a survécu, mais mutilé. (V. Francion, 1663, in-8, p. 63.) L’on disoit, lisons-nous dans les Mélanges d’une grande bibliothèque, loc. cit., «que, pour faire de beaux et bons gants, il falloit que trois royaumes y concourussent: l’Espagne, pour préparer et passer les peaux; la France, pour les tailler; l’Angleterre, pour les coudre, parceque les Anglois avoient déjà imaginé des aiguilles particulières pour bien coudre les gants, ce qui est assez difficile.» Du temps de Savary, le proverbe que nous venons de citer n’étoit déjà plus vrai: la France suffisoit pour faire de bons gants. (19) J. Godard auroit en effet encore pu parler des gants de Grenoble, des gants de Niort, qui sont restés célèbres, et d’une espèce de gants appelés gants gras, qui se mettoient pour adoucir les mains. Il en est déjà longuement question dans les Mémoires de La Force, t. 2, p. 457. On les fabriquoit à Ham. «On les appeloit aussi gants de chien, dit Savary, parcequ’ils se faisoient de la peau de cet animal passée en l’huile.» (20) Elle se conserve encore dans quelques villes de province, ou l’on donne des gants aux conviés d’une noce ou d’un enterrement. C’est un reste de l’usage des paraguante. V. une note de notre édition du Roman bourgeois, p. 103. (21) Allusion à l’ordonnance de 1539, par laquelle François Ier décida qu’à l’avenir l’on emploieroit la langue françoise dans la rédaction des actes et dans les débats judiciaires. S’il falloit en croire une anecdote bien connue, cette sage mesure lui auroit été inspirée par quelques paroles d’un plaideur, nouvellement arrivé à Paris, que la cour avoit débouté (debotaverat) de son action, et qui se croyoit tout bonnement débotté par elle. (V. Dreux du Radier, Tablettes historiques et anecdotes des rois de France, t. 2, p. 152.) (22) L’abbé Goujet n’avoit pas remarqué ces deux sonnets, dans lesquels se retrouve l’une des préoccupations favorites de Jean Godard: la langue françoise et la grammaire. On a de lui un Discours sur la lettre H, etc. - Au lieu de parler de ces deux sonnets, l’abbé a dit par erreur (Biblioth. franç., t. 15, p. 248- 249) que cette pièce du Gant de J. Godard se termine par un sonnet et un sixain de J. Heudon. (23) navires. (24) vergues. Source: http://www.poesies.net