Traduction Du Premier Livre De L’Histoire De Tacite. Par Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) TABLE DES MATIERES Avertissement. Traduction Du Premiere Livre De L’Histoire De Tacite. Traduction De L'Apocolokintosis De Seneque Sur La Mort De L'Empereur Claude. Notes. Avertissement. Quand j’eus le malheur de vouloir parler au Public, je sentis le besoin d apprendre à écrire, et j’osai sur m’essayer sur Tacite. Dans cette vue, entendant médiocrement le latin, et souvent n’entendant point mon Auteur, j’ai dû faire bien des contre-sens particuliers sur ses pensées; mais si je n’en ai point fait un général sur son esprit, j’ai rempli mon but; car je ne cherchois pas à rendre les phrases de Tacite, mais sa style, ni de dire ce qu’il a dit en latin, mais ce, qu’il eût dit en François. Ce n’est donc ici qu’un travail d’Ecolier, j’en conviens, et je ne le donne que pour tel: ce n’est de plus qu’un simple fragment, un essai, j’en conviens encore; un si raide joûteur m’a bientôt lassé. Mais ici les essais peuvent être admis en attendant mieux, et avant que d’avoir une bonne traduction complete, il faut supporter encore bien des thêmes. C’est une grande entreprise qu’une pareille traduction: quiconque en sent assez la difficulté pour pouvoir la vaincre persévérera difficilement. Tout homme en état de suivre Tacite es bientôt tenté d’aller seul. Traduction Du Premiere Livre De L’Histoire De Tacite. Je commencerai cet ouvrage par le second Consulat de Galba et l’unique de Vinius. Les 720 premieres années de Rome ont été décrites par divers Auteurs avec l’éloquence et la liberté dont elles étoient dignes. Mais après la bataille d’Actiuni qu’il falut se donner un maître pour avoir la paix, ces grands génies disparurent. L’ignorance des affaires d’une République devenue étrangere à ses Citoyens, le goût effréné de la flatterie, la haine contre les chefs, altérerent la vérité de mille manieres; tout fut loué ou blâmé par passion, sans égard pour la postérité: mais en démêlant les vues de ces Ecrivains, elle se prêtera plus volontiers aux traits de l’envie et de la satire qui la malignité par un faux air d’indépendance, qu’à la basse adulation qui marque la servitude et rebute par sa lâcheté. Quant à moi, Galba, Vitellius, Othon, ne m’ont fait ni bien ni mal: Vespasien commença ma fortune, Tite l’augmenta, Domitien l’acheva, j’en conviens; mais un Historien qui se consacre à la vérité doit parler sans amour et sans haine. Que s’il me reste assez de vie, je réserve pour ma vieillesse la riche et paisible matiere des regnes de Nerva et de Trajan; rares et heureux tems où l’on peut penser librement, et dire ce que l’on pense! J’entreprenois une histoire pleine de catastrophes, de combats, de séditions, terrible même durant la paix. Quatre Empereurs égorgés, trois guerres civiles, plusieurs étrangeres et la plupart mixtes. Des succès en Orient, des revers en Occident, des troubles en Illyrie; la Gaule ébranlée, l’Angleterre conquise et d’abord abandonnée; les Sarmates et les Sueves commençant à se montrer; les Daces illustrés par de mutuelles défaites; les Parthes, joués par un faux Néron, tout prêts à prendre les armes; l’Italie, après les malheurs de tant de siecles, en proie à de nouveaux désastres dans celui-ci; des villes écrasées ou consumées dans les fertiles régions de la Campanie; Rome dévastée par le feu, les plus anciens temples brûlés, le Capitole même livré aux flammes par les mains des Citoyens; le culte profané, des adulteres publics, les mers couvertes d’exilés, les isles pleines de meurtres; des cruautés plus atroces dans la Capitale, où les biens, le rang la vie privée ou publique, tout étoit également imputé à crime, et où le plus irrémissible étoit la vertu. Les délateurs non moins odieux par leurs fortunes que par leurs forfaits; les uns faisoient trophée du Sacerdoce et du Consulat, dépouilles de leurs victimes; d’autres tout puissans tant au dedans qu’au dehors, portant par- tout le trouble, la haine et l’effroi: les Maîtres trahis par leurs Esclaves, les Patrons par leurs Affranchis, et pour comble, enfin, ceux qui manquoient d’ennemis, opprimés par leurs amis mêmes. Ce siecle si fertile en crimes ne fut pourtant pas sans vertus. On vit des meres accompagner leurs enfans dans leur suite, des femmes suivre leurs maris en exil, des parens intrépides, des gendres inébranlables, des esclaves mêmes à l’épreuve des tourmens. On vit de grands hommes, fermes dans toutes les adversités, porter et quitter la vie avec une confiance digne de nos peres. A ces multitudes d’événemens humains se joignirent les prodiges du Ciel et de la Terre, les signes tirés de la foudre, les présages de toute espece, obscurs ou manifestes, sinistres ou favorables. Jamais les plus tristes calamités du peuple Romain, jamais les plus justes jugemens du Ciel ne montrerent avec tant d’évidence que si les Dieux songent à nous, c’est moins pour nous conserver que pour nous punir. Mais avant que d’entrer en matiere, pour développer les causes des événemens qui semblent souvent l’effet du hazard, il convient d’exposer l’état de Rome, le génie des armées, les moeurs des provinces, et ce qu’il y avoit de sain et de corrompu dans toutes les régions du monde. Après les premiers transports excités par la mort de Néron, il s’étoit élevé des mouvemens divers non-seulement au Sénat, parmi le Peuple et les Bandes prétoriennes, mais entre tous les chefs et dans toutes les Légions. Le secret de l’Empire étoit enfin dévoilé, et l’on voyoit que le Prince pouvoit s’élire ailleurs que dans la Capitale. Mais le Sénat ivre de joie se pressoit, sous un nouveau Prince encore éloigné, d’abuser de la liberté qu’il venoit d’usurper. Les principaux de l’ordre équestre n’étoient gueres moins contens. La plus saine partie du peuple qui tenoit aux grandes maisons, les cliens, les affranchis des proscrits et des exilés se livroient à l’espérance. La vile populace qui ne bougeoit du Cirque et des Théâtres, les esclaves perfides, ou ceux qui à la honte de Néron vivoient des dépouilles des gens de bien s’affligeoient et ne cherchoient que des troubles. La milice de Rome de tout tems attachée aux Césars, et qui étoit laissée porter à déposer Néron plus à force d’art et de sollicitations que de son bon gré, ne recevant point le donatif promis au nom de Galba, jugeant de plus, que les services et les récompenses militaires auroient moins lieu durant la paix, et se voyant prévenue dans la faveur du Prince par les Légions qui l’avoient élu, se livroit à son penchant pour les nouveautés, excitée par la trahison de son Préfet Nymphidius qui aspiroit à l’Empire. Nymphidius périt dans cette entreprise; mais après avoir perdu le chef de la sédition, ses complices ne l’avoient pas oubliée, et glosoient sur la vieillesse et l’avarice de Galba. Le bruit de sa sévérité militaire, autrefois si louée, alarmoit ceux qui ne pouvoient souffrir l’ancienne discipline, et quatorze ans de relâchement sous Néron leur faisoient autant aimer les vices de leurs Princes que jadis ils respectoient leurs vertus. On répandoit aussi ce mot de Galba qui eût fait honneur à un Prince plus libéral, mais qu’on interprétoit par son humeur. Je sais choisir mes soldats et non les acheter. Vinius et Lacon, l’un le plus vil et l’autre le plus méchant des hommes, le décrioient par leur conduite, et la haine de leurs forfaits retomboit sur son indolence. Cependant Galba venoit lentement et ensanglantoit sa route. Il fit mourir Varron Consul désigné, comme complice de Nymphidius, et Turpilien Consulaire, comme Général de Néron. Tous deux, exécutés sans avoir été entendus et sans forme de procès passerent pour innocens. A son arrivée il fit égorger par milliers les Soldats désarmés; présage funeste pour son regne et de mauvais augure même aux meurtriers. La Légion qu’il amenoit d’Espagne jointe à celle que Néron avoit levée, remplirent la Ville de nouvelles Troupes qu’augmentoient encore les nombreux détachemens d’Allemagne, d’Angleterre et d’Illyrie, choisis et envoyés par Néron aux portes Caspiennes où il préparoit la guerre d’Albanie, et qu’il avoit rappellés pour réprimer les mouvemens de Vindex. Tous gens à beaucoup entreprendre, sans chef encore, mais prêts à servir le premier audacieux. Par hazard on apprit dans ce même tems les meurtres de Macer et de Capiton. Galba fit mettre à mort le premier par l’Intendant Garucianus sur l’avis certain de ses mouvemens en Afrique, et l’autre commençant aussi à remuer en Allemagne fur traité de même avant l’ordre du Prince par Aquinus et Valens Lieutenans-généraux. Plusieurs crurent que Capiton, quoique décrié pour son avarice et pour sa débauche, étoit innocent des trames qu’on lui imputoit, mais que ses Lieutenans s’étant vainement efforcés de l’exciter à la guerre avoient ainsi couvert leur crime, et que Galba, soit par légéreté soit de peur d’en trop apprendre, prit le parti d’approuver une conduite qu’il ne pouvoir plus réparer. Quoiqu’il en soit, ces assassinats firent un mauvais effet; car sous un Prince une fois odieux, tout ce qu’il fait, bien ou mal, lui attire le même blâme. Les affranchis tout puissans à la Cour y vendoient tout; les esclaves ardens à profiter d’une occasion passagere, se hâtoient sous un vieillard d’assouvir leur avidité. On éprouvoit toutes les calamités du regne précédent sans les excuser de même: il n’y avoit pas jusqu’à l’âge de Galba qui n’excitât la risée et le mépris du peuple accoutumé à la jeunesse de Néron, et à ne juger des Princes que sur la figure. Telle étoit à Rome la disposition d’esprit la plus générale chez une si grande multitude. Dans les Provinces, Rufus, beau parleur, et bon chef en tems de paix, mais sans expérience militaire commandoit en Espagne. Les Gaules conservoient le souvenir de Vindex et des faveurs de Galba, qui venoit de leur accorder le droit de Bourgeoisie Romaine, et de plus, la suppression des impôts. On excepta pourtant de cet honneur les villes voisines des armées d’Allemagne, et l’on en priva même plusieurs de leur territoire; ce qui leur fit supporter avec un double dépit leurs propres pertes et les grâces faites à autrui. Mais où le danger étoit grand à proportion des forces, c’étoit dans les armées d’Allemagne fieres de leur récente victoire, et craignant le blâme d’avoir favorisé d’autres partis; car elles n’avoient abandonné Néron qu’avec peine; Verginius ne s’étoit pas d’abord déclaré pour Galba et s’il étoit douteux qu’il eût aspiré à l’Empire, il étoit sûr que l’armée le lui avoir offert: ceux mêmes qui ne prenoient aucun intérêt à Capiton ne laissoient pas de murmurer de sa mort. Enfin Verginius ayant été rappellé sous un faux-semblant d’amitié, les Troupes privées de leur chef, le voyant retenu et accusé, s’en offensoient comme accusation tacite contre elles-mêmes. Dans la haute Allemagne Flaccus, vieillard infirme, qui pouvoit à peine se soutenir, et qui n’avoit ni autorité ni fermeté, étoit méprisé de l’armée qu’il commandoit, et ses soldats qu’il ne pouvoir contenir même en plein repos, animés par sa foiblesse ne connoissoient plus de frein. Les Légions de la basse Allemagne resterent long-tems sans chef consulaire; enfin Galba leur donna Vitellius dont le Pere avoit Censeur et trois fois Consul; ce qui parut suffisant. Le calme régnoit dans l’armée d’Angleterre, et parmi tous ces mouvemens de guerres civiles les Légions qui la composoient furent celles qui se comporterent le mieux, soit à cause de leur éloignement et de la mer qui les enfermoit, soit que leurs fréquentes expéditions leur apprissent à ne haïr que l’ennemi. L’Illyrie n’étoit pas moins paisible, quoique ses Légions appellées par Néron eussent durant leur séjour en Italie envoyé des députés à Verginius. Mais ces armées trop séparées pour unir leurs forces et mêler leurs vices, furent par ce salutaire moyen maintenues dans leur devoir. Rien ne remuoit encore en Orient. Mucianus, homme également célebre dans les succès et dans les revers, tenoit la Syrie avec quatre Légions. Ambitieux dès sa jeunesse, il s’étoit lié aux Grands; mais bientôt voyant sa fortune dissipée, sa personne en danger, et suspectant la colere du Prince, il s’alla cacher en Asie, aussi près de l’exil qu’il fut ensuite du rang suprême. Unissant la mollesse à l’activité, la douceur et l’arrogance, les talens bons et mauvais, outrant la debauche dans l’oisiveté, mais ferme et courageux dans l’occasion: estimable en public, blâmé dans sa vie privée; enfin si séduisant que ses inférieurs, ses proches ni ses égaux ne pouvoient lui résister, il lui étoit plus aisé de donner l’Empire que de l’usurper. Vespasien choisi par Néron faisoit la guerre en Judée avec trois Légions, et se montra si peu contraire à Galba qu’il lui envoya Tite son fils pour lui rendre hommage et cultiver ses bonnes graces comme nous dirons ci- après. Mais leur destin se cachoit encore, et ce n’est qu’après l’événement qu’on a remarqué les signes et oracles qui promettoient l’Empire à Vespasien, et à ses enfans. En Egypte, c’étoit aux Chevaliers Romains au lieu des Rois, qu’Auguste avoir confié le commandement de la province et des Troupes; précaution qui parut nécessaire dans un pays abondant en bled, d’un abord difficile, et dont le peuple changeant et superstitieux ne respecte ni magistrats ni loix. Alexandre Egyptien gouvernoit alors ce royaume. L’Afrique et ses Légions, après là mort de Macer, ayant souffert la domination particuliere étoient prêtes à se donner au premier venu. Les deux Mauritanies, la Rhétie, la Norique, la Thrace, et toutes les Nations qui n’obéissoient qu’à des Intendans se tournoient pour ou contre selon le voisinage des armées et l’impulsion des plus puissans. Les Provinces sans défense, et sur-tout l’Italie, n’avoient pas même le choix de leurs fers et n’étoient que le prix des vainqueurs. Tel étoit l’état de l’Empire Romain quand Galba, Consul pour la deuxieme fois, et Vinius son collegue, commencerent leur derniere année et presque celle de la République. Au commencement de Janvier on reçut avis de Propinquus Intendant de la Belgique, que les Légions de la Germanie supérieure, sans respect pour leur ferment demandoient un autre Empereur, et que pour rendre leur révolte moins odieuse, elles consentoient qu’il fût élu par le Sénat et le Peuple Romain. Ces nouvelles accélérerent l’adoption dont Galba délibéroit auparavant en lui- même et avec ses amis, et dont le bruit étoit grand depuis quelque tems dans toute la ville, tant par la licence des nouvellistes qu’à cause de l’âge avancé de Galba. La raison, l’amour de la patrie dictoient les voeux du petit nombre; mais la multitude passionnée nommant tantôt l’un tantôt l’autre, chacun son protecteur ou son ami, consultoit uniquement ses desirs secrets ou sa haine pour Vinius, qui, devenant de jour en jour plus puissant, devenoit plus odieux en même mesure; car comme sous un maître infirme et crédule les fraudes sont plus profitables et moins dangereuses, la facilité de Galba augmentoit l’avidité des parvenus, qui mesuroient leur ambition sur leur fortune. Le pouvoir du Prince étoit partagé entre le Consul Vinius et Lacon Préfet du Prétoire. Mais Icelus affranchi de Galba, et qui ayant reçu l’anneau portoit dans l’ordre équestre le nom de Marcian, ne leur cédoit point en crédit. Ces favoris, toujours en discorde, et jusques dans les moindres choses ne consultant chacun que son intérêt, formoient deux factions pour le choix du successeur à l’Empire. Vinius étoit pour Othon. Icelus et Lacon s’unissoient pour le rejetter sans en préférer un autre. Le Public qui ne sait rien taire ne laissoit pas ignorer à Galba l’amitié d’Othon et de Vinius, ni l’alliance qu’ils projettoient entr’eux par le mariage de la fille de Vinius et d’Othon, l’une veuve et l’autre garçon; mais je crois qu’occupé du bien de l’Etat, Galba jugeoit qu’autant eût valu laisser à Néron l’Empire que de le donner à Othon. En effet Othon négligé dans son enfance, emporté dans sa jeunesse, se rendit si agréable à Néron par l’imitation de son luxe que ce fut à lui, comme associé à ses débauches, qu’il confia Poppée la principale de ses courtisanes, jusqu’à ce qu’il se fût défait de sa femme Octavie; mais le soupçonnant d’abuser de son dépôt il le relégua en Lusitanie sous le nom de Gouverneur. Othon ayant administré sa province avec douceur passa des premiers dans le parti contraire; y montra de l’activité, et tant que la guerre dura s’étant distingué par sa magnificence, il conçut tout d’un coup l’espoir de se faire adopter; espoir qui devenoit chaque jour plus ardent, tant par la faveur des gens de guerre par celle de la Cour de Néron qui comptoit le retrouver en lui. Mais sur les premieres nouvelles de la sédition d’Allemagne et avant que d’avoir rien d’assuré du côté de Vitellius, l’incertitude de Galba sur les lieux où tomberoit l’effort des armées la défiance des troupes mêmes qui étoient à Rome le déterminerent à se donner un Collegue à l’Empire, comme à l’unique parti qu’il crût lui rester à prendre. Ayant donc assemblé avec Vinius et Lacon, Celsus consul désigné et Geminus préfet de Rome, après quelques discours sur sa vieillesse il fit appeller Pison, soit de son propre mouvement, soit selon quelques-uns?, à l’instigation de Lacon, qui, par le moyen de Plautus, avoit lié amitié avec Pison, et le portant adroitement sans paroître y prendre intérêt étoit secondé par la bonne opinion publique. Pison fils de Crassus et de Scribonia, tous deux d’illustres maisons, suivoit les moeurs antiques, homme austere à le juger équitablement, triste et dur selon ceux qui tournent tout en mal, et dont l’adoption plaisoit à Galba par le côté même qui choquoit les autres. Prenant donc Pison par la main, Galba lui parla, dit-on, de cette maniere. «Si, comme particulier, je vous adoptois, selon l’usage, par-devant les Pontifes, il nous seroit honorable, à moi, d’admettre dans ma famille un descendant de Pompée et de Crassus; à vous, d’ajouter à votre noblesse celle des maisons Lutatienne et Sulpicienne. Maintenant, appellé à l’Empire du consentement des Dieux et des hommes, l’amour de la patrie et votre heureux naturel me portent à vous offrir au sein de la paix, ce pouvoir suprême que la guerre m’a donné et que nos ancêtres se sont disputés par les armes. C’est ainsi que le grand Auguste mit au premier rang après lui, d’abord son neveu Marcellus, ensuite Agrippa son gendre, puis ses petits-fils, et enfin Tibere fils de sa femme: mais Auguste choisit son successeur dans sa maison; je choisis le mien dans la République non que je manque de proches ou de compagnons d’armes; mais je ai point moi-même brigué l’Empire, et vous préférer à mes parens et aux vôtres, c’est montrer assez mes vrais sentimens. Vous avez un frere, illustre ainsi que vous, votre aîné, et digne du rang où vous montez si vous ne l’étiez encore plus. Vous avez passé sans reproche l’âge de la jeunesse et des passions. Mais vous n’avez soutenu jusqu’ici que la mauvaise fortune, il vous reste une épreuve plus dangereuse à faire en résistant à la bonne: car l’adversité déchire l’ame, mais le bonheur la corrompt. Vous aurez beau cultiver toujours avec la même constance l’amitié, la foi, la liberté qui sont les premiers biens de l’homme; un vain respect les écartera malgré vous. Les flatteurs vous accableront de leurs fausses caresses, poison de la vraie amitié et chacun ne songera qu’à son intérêt. Vous et moi nous parlons aujourd’hui l’un à l’autre avec simplicité; mais tous s’adresseront à notre fortune plutôt qu’à nous; car on risque beaucoup à montrer leur devoir aux Princes, et rienà leur persuader qu’ils le sont.» «Si la masse immense de cet empire eût pu garder d’elle-même son équilibre, j’étois digne de rétablir la République; mais depuis long-tems les choses en sont à tel point, que tout ce qui reste à faire en faveur du Peuple Romain, c’est, pour moi, d’employer mes derniers jours à lui choisir un bon maître, et pour vous, d’être tel durant tout le cours des vôtres. Sous les Empereurs précédens l’Etat n’étoit l’heritage que d’une seule famille; par nous le choix de ses chefs lui tiendra lieu de liberté; après l’extinction des Jules et des Claudes l’adoption reste ouverte au plus digne. Le droit du sang et de la naissance ne mérite aucune estime et fait un Prince au hazard: mais l’adoption permet le choix et la voix publique l’indique. Ayez toujours sous les yeux le sort de Néron, fier d’une longue suite de Césars; ce n’est ni le pays désarmé de Vindex, ni l’unique Légion de Galba, mais son luxe et ses cruautés qui nous ont délivrés de son joug, quoiqu’un Empereur proscrit fût alors un événement sans exemple. Pour nous que la guerre et l’estime publique ont élevés, sans mériter d’ennemis, n’esperons pas n’en point avoir: mais après ces grands mouvemens de tout l’Univers, deux Légions émues doivent peu vous effrayer. Ma propre élévation ne fut pas tranquille, ma vieillesse, la seule chose qu’on me reproche, disparoîtra devant celui qu’on a choisi pour la soutenir. Je sais que Néron sera toujours regretté des méchans; c’est à vous et à moi d’empêcher qu’il ne le soit aussi des gens de bien. Il n’est pas tems d’en dire ici davantage et cela seroit superflu si j’ai fait en vous un bon choix. La plus simple et meilleure regle à suivre dans votre conduite, c’est de chercher ce que vous auriez approuvé ou blâmé sous un autre prince. Songez qu’il n’en est pas ici comme des Monarchies où une seule famille commande et tout le reste obéit, et que vous allez gouverner un Peuple qui ne peut supporter ni une servitude extrême ni une entiere liberté.» Ainsi parloit Galba en homme qui fait un souverain, tandis que tous les autres prenoient d’avance le ton qu’on prend avec un souverain déjà fait. On dit que de toute l’assemblée qui tourna les yeux sur Pison, même de ceux qui l’observoient à dessein, nul ne put remarquer en lui la moindre émotion de plaisir ou de trouble. Sa réponse fut respectueuse envers son Empereur et son pere, modeste à l’égard de lui-même; rien ne parut changé dans son air et dans ses manieres; on y voyoit plutôt le pouvoir que la volonté de commander. On délibéra ensuite si le cérémonie de l’adoption se feroit devant le Peuple, au Sénat, ou dans le Camp. On préféra le Camp pour faire honneur aux Troupes, comme ne voulant point acheter leur saveur par la flatterie ou à prix d’argent, ni dédaigner de l’acquérir par les moyens honnêtes. Cependant le Peuple environnoit le Palais impatient d’apprendre l’importante affaire qui y traitoit en secret, et dont le bruit s’augmentoit encore par les vains efforts qu’on faisoit pour l’étouffer. Le dix de Janvier le jour fut obscurci par de grandes pluies accompagnées d’éclairs, de tonnerres et de signes extraordinaires du courroux céleste. Ces présages, qui jadis eussent rompu les Comices ne détournerent point Galba d’aller au Camp. Soit qu’il les méprisât comme des choses fortuites, soit que les prenant pour des signes réels il en jugeât l’événement inévitable. Les gens de guerre étant donc assemblés en grand nombre, il leur dit dans un discours grave et concis, qu’il adoptoit Pison à l’exemple d’Auguste et suivant l’usage militaire qui laisse aux Généraux le choix de leurs Lieutenans. Puis, de peur que son silence au sujet de la sédition ne la fît croire plus dangereuse, il assura fort que n’ayant été formée dans la quatrieme et la dix-huitieme Légion que par un petit nombre de gens, elle s’étoit bornée à des murmures et des paroles, et que dans peu tout seroit pacifié. Il ne mêla dans son discours ni flatteries ni promesses. Les Tribuns, les Centurions et quelques soldats voisins applaudirent, mais tout le reste gardoit un morne silence se voyant privés dans la guerre du donatif qu’ils avoient même exigé durant la paix. Il paroît que la moindre libéralité arrachée à l’austere parsimonie de ce Vieillard eût pu lui concilier les esprits. Sa perte vint de cette antique roideur, et de cet excès de sévérité qui ne convient plus à notre foiblesse. De-là s’étant rendu au Sénat il n’y parla ni moins simplement ni plus longuement qu’aux soldats. La harangue de Pison fut gracieuse et bien reçue; plusieurs le félicitoient de bon coeur; ceux qui l’aimoient le moins avec plus d’affectation, le plus grand nombre par intérêt pour eux-mêmes sans aucun souci de celui de l’Etat. Durant les quatre jours suivans qui surent l’intervalle entre l’adoption et la mort de Pison, il ne fit ni ne dit plus rien en public. Cepedant les fréquens avis du progrès de la défection en Allemagne, et la facilité avec laquelle les mauvaises nouvelles s’accréditoient à Rome engagerent le Sénat à envoyer une dépuration aux Légions révoltées, et il sut mis secrétement délibération si Pison ne s’y joindroit point lui-même pour lui donner plus de poids, en ajoutant la majesté impériale à l’autorité du Sénat. On vouloir que Lacon Préfet du prétoire fût aussi du voyage, mais il s’en excusa. Quant aux Députés, le Sénat en ayant laissé le choix à Galba, on vit par la plus honteuse inconstance des nominations, des refus, des substitutions, des brigues pour aller ou pour demeurer selon l’espoir ou la crainte dont chacun étoit agité. Ensuite il falut chercher de l’argent, et, tout bien pesé, il parut très-juste que l’Etat eut recours à ceux qui l’avoient appauvri. Les dons versés par Néron montoient à plus de soixante millions. Il fit donc citer tous les donataires, leur redemandant les neuf dixiemes de ce qu’ils avoient reçu, et dont à peine leur restoit-il l’autre dixieme partie: car également avides et dissipateurs, et non moins prodigues du bien d’autrui que du leur, ils n’avoient conservé au lieu de terres et de revenus que les instrumens ou les vices qui avoient acquis et consumé tout cela. Trente Chevaliers Romains furent préposés au recouvrement; nouvelle magistrature onéreuse par les brigues et par le nombre. On ne voyoit que ventes, huissiers; et le peuple, tourmenté par ces vexations, ne laissoit pas de se réjouir de voir ceux que Néron avoit enrichis aussi pauvres que ceux qu’il avoit dépouillés. En ce même tems Taurus et Nason Tribuns prétoriens, Pacensis Tribun des milices bourgeoises et Fronto Tribun du guet ayant été cassés, cet exemple servit moins à contenir les Officiers qu’à les effrayer, et leur fit craindre qu’étant tous suspects on ne voulût les chasser l’on après l’autre. Cependant Othon, qui n’attendoit rien d’un gouvernement tranquille, ne cherchoit que de nouveaux troubles. Son indigence, qui eût été à charge même à des particuliers, son luxe qui l’eût été, même à des Princes, son ressentiment contre Galba, sa haine pour Pison, tout l’excitoit à remuer. Il se forgeoit même des craintes pour irriter ses desirs. N’avoit-il pas été suspect à Néron lui-même? Faloit-il attendre encore l’honneur d’un second exil en Lusitanie ou ailleurs? Les souverains ne voient-ils pas toujours avec défiance et de mauvais oeil ceux qui peuvent leur succéder? Si cette idée lui avoit nui près d’un vieux Prince, combien plus lui nuiroit-elle auprès d’un jeune homme naturellement cruel, aigri par un long exil! Que s’ils étoient tentés de se défaire de lui, pourquoi ne les préviendroit-il pas, tandis que Galba chanceloit encore, et avant que Pison fût affermi? Les tems de crise sont ceux où conviennent les grands efforts, et c’est une erreur de temporiser quand les délais sont plus dangereux que l’audace. Tous les hommes meurent également; c’est la loi de la nature; mais la postérité les distingue par la gloire ou l’oubli. Que si le même sort attend l’innocent et le coupable, il coupable, il est plus digne d’un homme de courage de ne pas périr sans sujet. Othon avoit le coeur moins efféminé que le corps. Ses plus familiers esclaves et affranchis, accoutumés à une vie trop licencieuse pour une maison privée, en rappellant la magnificence du Palais de Néron, les adulteres, les fêtes nuptiales, et toutes les débauches des Princes, à un homme ardent après tout cela, le lui montroient en proie à d’autres par son indolence, et à lui s’il osoit s’en emparer. Les Astrologues l’animoient encore, en publiant que d’extraordinaires mouvemens dans les Cieux lui annonçoient une année glorieuse. Genre d’hommes fait pour leurrer les Grands, abuser les simples, qu’on chassera sans cesse de notre Ville, et qui s’y maintiendra toujours. Poppée en avoit secrétement employé plusieurs qui furent l’instrument funeste de son mariage avec l’Empereur. Ptolomée un d’entr’eux qui avoit accompagné Othon, lui avoit promis qu’il survivroit à Néron, et l’événement joint à la vieillesse de Galba, à la jeunesse d’Othon, aux conjectures et aux bruits publics, lui fit ajouter qu’il parviendroit à l’Empire; Othon, suivant le penchant qu’a l’esprit humain de s’affectionner aux opinions par leur obscurité même, prenoit tout cela pour de la science et pour des avis du destin, et Ptolomée ne manqua pas, selon la coutume, d’être l’instigateur du crime dont il avoit été le Prophete. Soit qu’Othon eût ou non formé ce projet, il est certain qu’il cultivoit depuis long-tems les gens de guerre, comme espérant succéder à l’Empire ou l’usurper. En route, en bataille, au Camp, nommant les vieux soldats par leur nom, et, comme ayant servi avec eux sous Néron, les appellant Camarades, il reconnoissoit les uns, s’informoit des autres, et les aidoit tous de sa bourse ou de son crédit. Il entre-mêloit tout cela de fréquentes plaintes, de discours équivoques sur Galba, et de ce qu’il y a de plus propre à émouvoir le Peuple. Les fatigues des marches, la rareté des vivres, la dureté du commandement, il envenimoit tout, comparant les anciennes et agréables navgations de la Campanie et des Villes Grecques avec les longs et rudes trajets des Pyrénées et des Alpes, où l’on pouvoit à peine soutenir le poids de ses armes. Pudens, un des confidens de Tigellinus séduisant diversement les plus remuans, les plus obérés, les plus crédules, achevoit d’allumer les esprits déjà échauffés des Soldats, il en vint au point que chaque fois que Galba mangeoit chez Othon l’on distribuoit cent sesterces par tête à la cohorte qui étoit de garde, comme pour sa part du festin; distribution que sous l’air d’une largesse publique Othon soutenoit encore par d’autres dons particuliers. Il étoit même si ardent à les corrompre, et la stupidité du Préfet qu’on trompoit jusques sous ses yeux fut si grande que, sur une dispute de Proculus lancier de la garde avec un voisin pour quelque borne commune, Othon acheta tout le champ du voisin et le donna à Proculus. Ensuite il choisit pour chef de l’entreprise qu’il méditoit Onomastus un de ses affranchis, qui, lui ayant amené Barbius Veturius tous deux bas officiers des gardes, après les avoir trouvés à l’examen rusés et courageux, il les chargea de dons, de promesses, d’argent pour en gagner d’autres, et l’on vit ainsi deux manipulaires entreprendre et venir à bout de disposer de l’Empire Romain. Ils mirent peu de gens dans le secret, et tenant les autres en suspens, ils les excitoient par divers moyens; les chefs comme suspects par les bienfaits de Nymphidius, les soldats par le dépit de se voir frustrés du donatif si long-tems attendu: rappellant à quelques-uns le souvenir de Néron, ils rallumoient en eux le desir de l’ancienne licence: enfin ils effrayoient tous par la peur d’un changé ment dans la milice. Si-tôt qu’on fut la défection de l’armée d’Allemagne, le venin gagna les esprits déjà émus des Légions et des Auxiliaires. Bientôt les mal-intentionnés se trouverent si disposés à la sédition, et les bons si tiedes à la réprimer, que le quatorze de Janvier, Othon revenant de souper eût été enlevé, si l’on n’eût craint les erreurs de la nuit, les troupes cantonnées par toute la Ville, et le peu d’accord qui regne dans la chaleur du vin. Ce ne fut pas l’intérêt de l’Etat qui retint ceux qui méditoient à jeun de souiller leurs mains dans le sang de leur Prince, mais le danger qu’un autre ne fût pris dans l’obscurité pour Othon par les soldats des armées de Hongrie et d’Allemagne qui ne le connoissoient pas. Les conjurés étoufferent plusieurs indices de la sédition naissante, et ce qu’il en parvint aux oreilles de Galba fut éludé par Lacon, homme incapable de lire dans l’esprit des soldats, ennemi de tout bon conseil qu’il n’avoir pas donne et toujours résistant à l’avis des Sages. Le quinze de Janvier comme Galba sacrifioit au Temple d’Apollon, l’Aruspice Umbricius sur le triste aspect des entrailles lui dénonça d’actuelles embûches et un ennemi domestique, tandis qu’Othon qui étoit présent, se réjouissoit de ces mauvais augures et les interprétoit favorablement pour ses desseins. Un moment après, Onomastus vint lui dire que l’Architecte et les Experts l’attendoient; mot convenu pour lui annoncer l’assemble des soldats et les apprêts de la conjuration. Othon fit croire à ceux qui demandoient où il alloit, que, prêt d’acheter une vieille maison de campagne, il vouloit auparavant la faire examiner; puis, suivant l’affranchi à travers le Palais de Tibere au Vélabre, et de-là vers la colonne dorée sous le Temple de Saturne, il fut salué Empereur par vingt-trois soldats, qui le placerent aussi-tôt sur une Chaire curule tout consterné de leur petit nombre, et l’environnerent l’épée à la main. Chemin faisant, ils furent joints par un nombre à-peu-près égal de leurs camarades. Les uns instruits du complot, l’accompagnoient à grands cris avec leurs armes, d’autres frappés du spectacle se disposoient en silence à prendre conseil de l’événement. Le Tribun Martialis qui étoit de garde au Camp, effrayé d’une si prompte et si grande entreprise, ou craignant que la sédition n’eût gagné ses soldats et qu’il ne fût tué en s’y opposant, fut soupçonne par plusieurs d’en être complice. Tous les autres Tribuns et Centurions préférerent aussi le parti le plus sûr au plus honnête. Enfin tel sut l’état des esprits qu’un petit nombre ayant entrepris un forfait détestable, plusieurs l’approuverent et tous le souffrirent. Cependant Galba, tranquillement occupé de son sacrifice, importunoit les Dieux pour un Empire qui n’étoit plus à lui, quand tout-à-coup un bruit s’éleva que les troupes enlevoient un Senateur qu’on ne nommoit pas, mais qu’on fut ensuite être Othon. Aussi-tôt on vit accourir des gens de tous les quartiers et à mesure qu’on les rencontroit plusieurs augmentoient le mal et d’autres l’exténuoient, ne pouvant en cet instant même renoncer à la flatterie. On tint conseil et il fut résolu que Pison fonderoit la disposition de la cohorte qui étoit de garde au Palais, réservant l’autorité encore entière de Galba pour de plus pressans besoins. Ayant donc assemblé les soldats devant les degrés du Palais, Pison leur parla ainsi. «Compagnons, il y a six jours que je fus nommé César sans prévoir l’avenir et sans savoir si ce choix me seroit utile ou funeste. C’est à vous d’en fixer le sort pour la République et pour nous; ce n’est pas que je craigne pour moi-même, trop instruit par mes malheurs à ne point compter sur la prospérité. Mais je plains mon pere, le Sénat,et l’Empire, en nous voyant réduits à recevoir la mort ou à la donner, extrêmité non moins cruelle pour des gens de bien, tandis qu’après les derniers mouvemens on se félicitoit que Rome eut été exempte de violence et de meurtres, et qu’on espéroit avoir pourvu par l’adoption à prévenir toute cause de guerre après la mort de Galba.» «Je ne vous parlerai ni de mon nom ni de mes moeurs; on a peu besoin de vertus pour se comparer à Othon. Ses vices dont il fait toute sa gloire ont ruiné l’Etat quand il étoit ami du Prince. Est-ce par son air, par sa démarche, par sa parure efféminée qu’il se croit digne de l’Empire? On se trompe beaucoup si l’on prend son luxe pour de la libéralité. Plus il saura perdre, et moins il saura donner. Débauches, festins, attroupemens de femmes, voilà les projets qu’il médite, et, selon lui, les droits de l’empire, dont la volupté sera pour lui seul, la honte et le déshonneur pour tous; car jamais souverain pouvoir acquis par le crime ne fut vertueusement exercé. Galba fut nommé César par le genre-humain, et je l’ai été par Galba de votre consentement: Compagnons, j’ignore s’il vous est indifférent que la République, le Sénat et le Peuple ne soient que de vains noms, mais je sais au moins qu’il vous importe que des scélérats ne vous donnent pas un Chef.» «On a vu quelquefois des Légions se révolter contre leurs Tribuns. Jusqu’ici votre gloire et votre fidélité n’ont reçu nulle atteinte, et Néron lui-même vous abandonna plutôt qu’il ne fut abandonné de vous. Quoi! verrons-nous une trentaine au plus de déserteurs et de transfuges à qui l’on ne permettroit pas de se choisir seulement un officier, faire un Empereur? Si vous souffrez un tel exemple, si vous partagez le crime en le laissant commettre, cette licence passera dans les provinces; nous périrons par les meurtres et vous par les combats; sans que la solde en soit plus grande pour avoir égorgé son Prince, que pour avoir fait son devoir: mais le donatif n’en vaudra pas moins, reçu de nous pour le prix de la fidélité, que d’un autre pour le prix de la trahison.» Les Lanciers de la garde ayant disparu, le reste de la cohorte, sans paroître mépriser le discours de Pison, se mit en devoir de préparer lies Enseignes plutôt par hazard, et, comme il arrive en ces momens de trouble, sans trop savoir ce qu’on faisoit, que par une feinte insidieuse comme on l’a cru dans la suite. Celsus fut envoyé au détachement de l’armée d’Illyrie vers le Portique de Vipsanius. On ordonna aux Primipilaires Serenus et Sabines d’amener les soldats Germains du Temple de la liberté. On se défioit de la Légion marine, aigrie par le meurtre de ses soldats que Galba avoit fait tuer à son arrivée. Les Tribuns Cerius, Subrinus et Longinus allerent au Camp Prétorien pour tâcher d’étouffer la sédition naissante avant qu’elle eût éclaté. Les soldats menacerent les deux premiers; mais Longin fut maltraité et désarmé, parce qu’il n’avoit pas passé par les grades militaires, et qu’étant dans la confiance de Galba, il en étoit plus suspect aux rebelles. La Légion de mer ne balança pas à se joindre aux Prétoriens. Ceux du détachement d’Illyrie présentant à Celsus la pointe des armes ne voulurent point l’écouter. Mais les troupes d’Allemagne hésiterent long-tems, n’ayant pas encore recouvré leurs forces et ayant perdu toute mauvaise volonté, depuis que revenues malades de la longue navigation d’Alexandrie où Neron les avoit envoyées, Galba n’épargnoit ni soin ni dépense pour les rétablir. La foule du Peuple et des esclaves qui durant ce tems remplissoient le Palais, demandoit à cris perçans la mort d’Othon et l’exil des conjurés, comme ils auroient demandé quelque scene dans les jeux publics; non que le jugement ou le zele excitât des clameurs qui changerent d’objet dès le même jour, mais par l’usage établi d’enivrer chaque Prince d’acclamations effrénées et de vaines flatteries. Cependant Galba flottoit entre deux avis: celui de Vinius étoit qu’il faloit armer les esclaves, rester dans le Palais, et en barricader les avenues; qu’au lieu de s’offrir à des gens échauffés, on devoit laisser le tems aux révoltés de se repentir et aux fideles de se rassurer; que si la promptitude convient aux forfaits, le tems favorise les bons desseins, qu’enfin l’on auroit toujours la même liberté d’aller s’il étoit nécessaire, mais qu’on n’étoit pas sûr d’avoir celle du retour au besoin. Les autres jugeoient qu’en se hâtant de prévenir le progrès d’une sédition foible encore et peu nombreuse on épouvanteroit Othon même, qui, s’étant livré furtivement à des inconnus profiteroit, pour apprendre à représenter, de tout le tems qu’on perdroit dans une lâche indolence. Faloit-il attendre qu’ayant pacifié le Camp il vînt s’emparer de la place et monter au Capitole aux yeux même de. Galba, tandis qu’un si grand Capitaine et ses braves amis renfermés dans les portes et le seuil du Palais l’inviteroient pour ainsi dire à les assiéger? Quel secours pouvoit-on se promettre des esclaves si on laissoit refroidir la faveur de la multitude et sa premiere indignation plus puissante que tout le reste? D’ailleurs, disoient-ils le parti le moins honnête est aussi le moins sûr, et dût-on succomber au péril, il vaut encore mieux l’aller chercher; Othon en sera plus odieux et nous en aurons plus d’honneur. Vinius résistant à cet avis fut menacé par Lacon à l’instigation d’Icelus, toujours prêt à servir sa haine particuliere aux dépens de l’Etat. Galba sans hésiter plus long-tems choisit le parti le plus spécieux. On envoya Pison le premier au Camp, appuyé du crédit que devoient lui donner sa naissance, le rang auquel il venoit de monter, et sa colere contre Vinius, véritable, ou supposée telle par ceux dort Vinius étoit haï et que leur haine rendoit crédules. A peine Pison fut parti qu’il s’éleva un bruit, d’abord vague et incertain, qu’Othon avoit été tué dans le Camp. Puis, comme il arrive aux mensonges importans, il se trouva bientôt des témoins oculaires du fait, qui persuaderent aisément tous ceux qui s’en réjouissoient ou qui s’en soucioient peu. Mais plusieurs crurent que ce bruit étoit répandu et fomenté par les amis d’Othon, pour attirer Galba par le leurre d’une bonne nouvelle. Ce fut alors que les applaudissemens et l empressement outré gagnant plus haut qu’une populace imprudente, la plupart des Chevaliers et des Sénateurs, rassurés et sans précaution forcerent les portes du Palais, et courant au-devant de Galba, se plaignoient que l’honneur de le venger leur eût été ravi. Les plus lâches, et comme l’effet le prouva, les moins capables d’affronter le danger, téméraires en paroles, et braves de la langue, affirmoient tellement ce qu’ils savoient le moins, que, faute, d’avis certains, et vaincu par ces clameurs, Galba prit une cuirasse, et n’étant ni d’âge ni de force à soutenir le choc de la foule, se fit porter dans sa chaise. Il rencontra sortant du Palais un Gendarme nommé Julius Atticus qui, montrant son glaive tout sanglant, s’écria qu’il avoit tué Othon. Camarade, lui dit Galba, qui vous l’a commandé? Vigueur singuliere d’un homme attentif à réprimer la licence militaire, et qui ne se laissoit pas plus amorcer par les flatteries, qu’effrayer par les menaces! Dans le Camp les sentimens n’étoient plus douteux ni parragés, et le zele des soldats étoit tel que, non contens d’environner Othon de leurs corps et de leurs bataillons, ils le placerent au milieu des Enseignes et des Drapeaux dans l’enciente où étoit peu auparavant la Statue d’or de Galba. Ni Tribuns ni Centurions ne pouvoient approcher, et les simples soldats crioient qu’on prît garde aux Officiers. On n’entendoit pas les clameurs, tumultes, exhortations mutuelles. Ce n’étoient pas les tiedes et les discordantes acclamations d’une populace qui flatte son maître, mais tous les soldats qu’on voyoit accourir en foule étoient pris par la main, embrassés tout armés, amenés devant lui, et après leur avoir dicté le ferment, ils recommandoient l’Empereur aux Troupes et les Troupes à l’Empereur. Othon de son côté, tendant les bras, saluant la multitude, envoyant des baisers, n’omettoit rien de servile pour commander. Enfin après que toute la Légion de mer lui eut prêté le serment, se confiant en ses forces, et voulant animer en commun tous ceux qu’il avoit excités en particulier, il monta sur le rempart du Camp et leur tint ce discours. «Compagnons, j’ai peine à dire sous quel titre je me présente en ce lieu: car élevé par vous à l’Empire je ne puis me regarder comme particulier, ni comme Empereur tandis qu’un autre commande, et l’on ne peut savoir quel nom vous convient à vous-mêmes qu’en décidant si celui que vous protégez est le Chef ou l’ennemi du Peuple Romain. Vous entendez que nul ne demande ma punition qui ne demande aussi la vôtre, tant il est certain que nous ne pouvons nous sauver ou périr qu’ensemble, et vous devez juger de la facilité avec laquelle le clément Galba a peut-être déjà promis votre mort par le meurtre de tant de milliers de soldats innocens que personne ne lui demandoit. Je frémis en me rappellant l’horreur de son entrée, et de son unique victoire, lorsqu’aux yeux de toute la Ville il fit décimer les prisonniers supplians qu’il avoit reçus en grace. Entré dans Rome sous de tels auspices, quelle gloire a-t-il acquise dans le gouvernement, si ce n’est d’avoir fait mourir Sabinus et Marcellus en Espagne, Chilon dans les Gaules, Capiton en Allemagne, Macer en Afrique, Cingonius en route, Turpilien dans Rome, et Nymphidius au Camp? Quelle armée ou quelle Province si reculée sa cruauté n’a-t-elle point souillée et deshonorée, ou selon lui lavée et purifiée avec du sang? Car traitant les crimes de remedes et donnant de faux noms aux choses, il appelle la barbarie sévérité, l’avarice économie, et discipline tous les maux qu’il vous fait souffrir. Il n’y a pas sept mois que Néron est mort, et Icelus a déjà plus volé que n’ont fait Elius, Polyclete et Vatinius. Si Vinius lui-même eût été Empereur, il eût gouverné avec moins d’avarice et de licence mais il nous commande comme à ses sujets et nous dédaigne comme ceux d’un autre. Ses richesses seules suffisent pour ce donatif qu’on vous vante sans cesse et qu’on ne vous donne jamais.» «Afin de ne pas même laisser d’espoir à son successeur, Galba a rappellé d’exil un homme qu’il jugeoit avare et dur comme lui. Les Dieux vous ont avertis par les plus signes les plus évidens qu’ils désapprouvoient cette élection: le Sénat le Peuple et le Romain ne lui sont pas plus favorables; mais leur confiance est toute en votre courage; car vous avez la force en main pour exécuter les choses honnêtes, et sans vous les meilleurs desseins ne peuvent avoir d’effet. Ne croyez pas qu’il soit ici question de guerres ni de périls, puisque toutes les troupes sont pour nous, que Galba n’a qu’une cohorte en toge, dont il n’est pas le chef, mais le prisonnier, et dont le seul combat à votre aspect et à mon premier signe va être à qui m’aura le plutôt reconnu. Enfin ce n’est pas le cas de temporiser dans une entreprise qu’on ne peut louer qu’après l’exécution.» Aussi-tôt ayant fait ouvrir l’Arsenal, tous coururent aux armes sans ordre, sans regle, sans distinction des Enseignes prétoriennes et des Légionnaires, de l’écu des Auxiliaires et du bouclier Romain. Et sans que ni Tribun ni Centurion s’en mêlât, chaque soldat devenu son propre officier s’animoit et s’excitoit lui-même à mal faire par le plaisir d’affliger les gens de bien. Déjà Pison, effrayé du frémissement de la sédition croissante et du bruit des clameurs qui retentissoit jusques dans la Ville, s’étoit mis à la suite de Galba qui s’acheminoit vers la place: déjà, sur les mauvaises nouvelles apportées par Celsus, les uns parloient de retourner au Palais, d’autres d’aller au Capitole, le plus grand nombre d’occuper les rostres. Plusieurs se contentoient de contredire l’avis des autres, et, comme il arrive dans les mauvais succès, le parti qu’il n’étoit plus tems de prendre, sembloit alors le meilleur. On dit que Lacon méditoit à l’insu de Galba de faire tuer Vinius; soit qu’il espérât adoucir les soldats par ce châtiment, soit qu’il le crût complice d’Othon, soit enfin par un mouvement de haine. Mais le tems et le lieu l’ayant fait balancer par la crainte de ne pouvoir plus arrêter le sang après avoir commencé d’en répandre, l’effroi des survenans, la dispersion du cortege, et le trouble de ceux qui étoient d’abord montrés si pleins de zele et d’ardeur, acheverent de l’en détourner. Cependant entraîné çà et là, Galba cédoit à l’impulsion des flots de la multitude, qui, remplissant de toutes parts les Temples et les Basiliques, n’offroit qu’un aspect lugubre. Le Peuple et les Citoyens, l’air morne et l’oreille attentive, ne poussoient point de cris: il ne régnoit ni tranquillité ni tumulte, mais un silence qui marquoit à la fois la frayeur et l’indignation. On dit pourtant à Othon que le Peuple prenoit les armes, sur quoi il ordonna de forcer les passages et d’occuper les postes importans. Alors, comme s’il eût été question, non de massacre dans leur Prince un vieillard désarmé, mais de rerverser Pacore ou Vologese du Trône des Arsacides, on vit les soldats Romains, écrasant le Peuple, foulant aux pieds les Sénateurs, pénétrer dans la place à la course de leurs chevaux et à la pointe de leurs armez, sans respecter le Capitole ni les Temples des Deux, sans craindre les Princes présens et à venir, vengeurs de ceux qui les ont précédés. A peine apperçut-on les troupes d’Othon, que l’Enseigne de l’escorte de Galba appellé, dit-on, Vergilio, arracha l’image de l’Empereur et la jetta par terre. A l’instant tous les soldats se déclarent, le Peuple fuit, quiconque hésite voit le fer prêt à le percer. Près du Lac de Curtius, Galba tomba de sa chaise par l’effroi de ceux qui le portoient, et fut d’abord enveloppé. On a rapporté diversement ses dernieres paroles selon la haine ou l’admiration qu’on avoit pour lui. Quelques-uns disent qu’il demanda d’un ton suppliant quel mal il avoit fait, priant qu’on lui laissât quelques jours pour payer le donatif: Mais plusieurs assurent que, présentant hardiment la gorge aux soldats, il leur dit de frapper s’ils croyoient sa mort utile à l’Etat. Les meurtriers écouterent peu ce qu’il pouvoit dire. On n’a pas bien su qui l’avoit tué: les uns nomment Terentius, d’autres Lecanius; mais le bruit commun est que Camurius soldat de la quinzieme Légion lui coupa la gorge. Les autres lui déchiqueterent cruellement les bras et les jambes, car la cuirasse couvroit la poitrine, et leur barbare férocité chargeoit encore de blessures un corps déjà mutilé. On vint ensuite à Vinius, dont il est pareillement douteux si le subit effroi lui coupa la voix, ou s’il s’écria qu’Othon n’avoit point ordonné sa mort: paroles qui pouvoient être l’effet de sa crainte, ou plutôt l’aveu de sa trahison, sa vie et sa réputation portant à le croire complice d’un crime dont il étoit cause. On vit ce jour-là dans Sempronius Densus un exemple mémorable pour notre tems. C’étoit un Centurion de la cohorte Prétorienne, chargé par Galba de la garde de Pison. Il se jetta le poignard à la main au-devant des soldats en leur reprochant leur crime, et du geste et de la voix attirant les coups sur lui seul, il donna le tems à Pison de s’échapper, quoique blessé. Pison se sauva dans le Temple de Vesta, où il reçut asyle par la piété d’un esclave qui le cacha dans sa chambre; précaution plus propre à différer sa mort que la Religion ni le respect des Autels. Mais Florus, soldat des cohortes Britanniques, qui depuis long-tems avoit été fait Citoyen par Galba, et Statius Murcus Lancier de la garde, tous deux particuliérement altérés du sang de Pison, vinrent de la part d’Othon le tirer de son asyle et le tuerent à la porte du Temple. Cette mort fut celle qui fit le plus de plaisir à Othon, et l’on dit que ses regards avides ne pouvoient se lasser de considérer cette tête: soit que, délivré de toute inquiétude, il commençât alors à se livrer à la joie, soit que son ancien respect pour Galba et son amitié pour Vinius mêlant à sa cruauté quelque image de tristesse, il se crût plus permis de prendre plaisir à la mort d’un concurrent et d’un ennemi. Les têtes furent mises chacune au bout d’une pique et portées parmi les Enseignes des cohortes et autour de l’Aigle de la Légion. C’étoit à qui croit parade de ses mains sanglantes; à qui, faussement ou nom, se vanteroit d’avoir commis ou vu ces assassinats, comme d’exploits glorieux et mémorables. Vitellius trouva dans la suite plus de cent vingt placets de gens qui demandoient récompense pour quelque fait notable de ce jour-là. Il les fit tous chercher et mettre à mort, non pour honorer Galba, mais selon la maxime des Princes de pourvoir à leur sureté presente par la crainte des châtimens futurs. Vous eussiez cru voir un autre Sénat et un autre Peuple. Tout accouroit au Camp; chacun s’empressoit à devancer les autres, à maudire Galba, à vanter le bon choix des troupes, à baiser les mains d’Othon; moins le zele étoit sincere, plus on affectoit d’en montrer. Othon, de son côté, ne rebutoit personne, mais des yeux et de la voix tâchoit d’adoucir l’avide férocité des soldats. Ils ne cessoient de demander le supplice de Celsus Consul désigné, et jusqu’à l’extrémité fidele ami de Galba. Son innocence et ses services étoient des crimes qui les irritoient. On voyoit qu’ils ne cherchoient qu’à faire périr tout homme de bien et commencer les meurtres et le pillage. Mais Othon qui pouvoit commander des assassinats, n’avoir pas encore assez d’autorité pour les défendre. Il fit donc lier Celsus, affectant une grande colere, et le sauva d’une mort présente en feignant de le réserver à des tourmens plus cruels. Alors tout se fit au gré des soldats. Les Prétoriens Le choisirent eux-mêmes leurs Préfets. A Firmus, jadis Manipulaire, puis Commandant du guet, et qui du vivant même de Galba s’étoit attaché à Othon, ils joignirent Licinius Proculus, que son étroite familiarité avec Othon fit soupçonner d’avoir favorisé ses desseins. En donnant à Sabinus la Préfecture de Rome, ils suivirent le sentiment de Néron sous lequel il avoit eu le même emploi; mais le plus grand nombre ne voyoit en lui que Vespasien son frere. Ils solliciterent l’affranchissement des tributs annuels que, sous le nom de congés à tems les simples soldats payoient aux Centurions. Le quart des Manipulaires étoit aux vivres ou dispersé dans le Camp, et pourvu que le droit du Centurion ne fût pas oublié, il n’y avoit sorte de vexation dont ils s’abstinssent, ni sorte de métier dont ils rougissent. Du profit de leurs voleries et des plus serviles emplois ils payoient l’exemption du service militaire, et quand ils s’étoient enrichis, les Officiers les accablant de travaux et de peine les forçoient d’acheter de nouveaux congés. Enfin, épuisés de dépense et perdus de mollese ils revenoient au manipule pauvres et fainéans, de laborieux qu’ils en étoient partis et de riches qu’ils y devoient retourner. Voilà comment, également corrompus tour-à-tour par la licence et par la misere ils ne cherchoient que mutineries, révoltes et guerres civiles. De peur d’irriter les Centurions en gratifiant les soldats à leurs dépens, Othon promit de payer du fisc les congés annuels; établissement utile, et depuis confirmé par tous les bons Princes pour le maintien de la discipline. Le Préfet Lacon qu’on feignit de reléguer dans une isle, fut tué par un garde envoyé pour cela par Othon. Icelus fut puni publiquement en qualité d’affranchi. Le comble des maux dans un jour si rempli de crimes fut l’alégresse qui le termina. Le Préteur de Rome convoqua le Sénat, et tandis que les autres Magistrats outroient à l’envi l’adulation, les Sénateurs accourent, décernent à Othon la puissance Tribunicienne, le nom d’Auguste, et sous les honneurs des Empereurs précédens, tâchant d’effacer ainsi les injures dont ils venoient de le charger et auxquelles il ne parut point, sensible. Que ce fût clémence ou délai de sa part, c’est ce que le peu de tems qu’il a régné n’a pas permis de savoir. S’étant fait conduire au Capitole, puis au Palais, il trouva la place ensanglantée des morts qui y étoient encore étendus, et permit qu’ils fussent brûlés et enterrés. Verania femme de Pison, Scribonianus son frere, et Crispine fille de Vinius, recueillirent leurs corps, et ayant cherché les têtes, les racheterent des meurtriers qui les avoient gardées pour les vendre. Pison finit ainsi la trente-unieme année d’une vie passée avec moins de bonheur que d’honneur. Deux de ses freres avoient été mis à mort, Magnus par Claude et Crassus par Néron. Lui-même après un long exil fut six jours César, et par une adoption précipitée sembla n’avoir été préféré à son aîné que pour être mis à mort avant lui. Vinius vécut quarante-sept ans avec des moeurs inconstantes, Son Pere étoit de famille Prétorienne; son aïeul maternel fut au nombre des proscrits. Il fit avec infamie ses premieres armes sous Calvisius Sabinus Lieutenant-général, dont la femme indécemment curieuse de voir l’ordre du Camp, y entra de nuit en habit d’homme, et avec la même impudence parcourut les gardes et tous les postes, après avoir commencé par souiller le lit conjugal; crime dont on taxa Vinius d’être complice. Il fut donc chargé de chaînes par ordre de Caligula: mais bientôt les révolutions des tems l’ayant fait délivrer, il monta sans reproche de grade en grade. Après sa Préture il obtint avec applaudissement le commandement d’une Légion; mais se déshonorant derechef par la plus servile bassesse il vola une coupe d’or dans un festin de Claude, qui ordonna le lendemain que de tous les convives on servît le seul Vinius en vaisselle de terre. Il ne laissa pas de gouverner ensuite la Gaule Narbonnoise en qualité de Proconsul avec la plus sévere intégrité. Enfin, devenu tout-à-coup ami de Galba, il se montra prompt, hardi, rusé, méchant, habile selon ses desseins, et toujours avec la même vigueur. On n’eut point d’égard à son testament à cause de ses grandes richesses mais la pauvreté de Pison fit respecter ses dernieres volontés. Le corps de Galba, négligé long-tems et chargé de mille outrages dans la licence des ténebres, reçut une humble sépulture dans ses jardins particuliers par les soins d’Argius son lntendant et l’un de ses plus anciens domestiques. Sa tête plantée au bout d’une lance et défigurée par les Valets et Goujats, fut trouvée le jour suivant devant le tombeau de Patrobe, affranchi de Héron qu’il avoit fait punir, et mise avec son corps déjà brillé. Telle fut la fin de Sergius Galba après soixante et treize ans de vie et de prospérité sous cinq Princes, et plus heureux sujet que Souverain. Sa noblesse étoit ancienne et sa fortune immense: il avoir un génie médiocre, point de vices et peu de vertus. Il ne fuyoit ni ne cherchoit la réputation; sans convoiter les richesses d’autrui; il étoit ménager des siennes, avare de celles de l’Etat. Subjugué par ses amis et ses affranchis, et juste ou méchant par leur caractere, il laissoit faire également le bien et le mal, approuvant l’un et ignorant. l’autre: mais un grand nom et le malheur des tems lui faisoient imputer à vertu ce qui n’étoit qu’indolence. Il avoit servi dans sa jeunesse en Germanie avec honneur, et s’étoit bien comporté dans le Proconsulat d’Afrique: devenu vieux, il gouverna l’Espagne citérieure avec la même équité. En un mot, tant qu’il fut homme privé il parut au-desssus de son état, et tout le monde l’eût jugé digne de l’Empire, s’il n’y fût jamais parvenu. A la consternation que jetta dans Rome l’atrocité de ces récentes exécutions et à la crainte qu’y causoient les anciennes moeurs d’Othon, se joignit un nouvel effroi par la défection de Vitellius qu’on avoit cachée du vivant de Galba, en laissant croire qu’il n’y avoit de révolte que dans l’armée de la haute Allemagne. C’est alors qu’avec le Sénat et l’ordre équestre, qui prenoient quelque part aux affaires publiques, le peuple même déploroit ouvertement la fatalité du sort, qui sembloit avoir suscité pour la perte de l’Empire deux hommes, les plus corrompus des mortels par la mollesse, la débauche, l’impudicité. On ne voyoit pas seulement renaître les cruautés commises durant la paix, mais l’horreur des guerres civiles où Rome avoir été si souvent prise par ses propres, troupes, l’Italie dévastée, les Provinces ruinées, Pharsale, Philippes, Perouse, et Modene, ces noms célebres par la désolation publique revenoient sans cesse à la bouche. Le monde avoir été presque bouleversé quand des hommes dignes du souverain pouvoir se le disputerent. Jules et Auguste vainqueurs avoient soutenu l’Empire; Pompée et Brutus eussent relevé la République; mais étoit-ce pour Vitellius ou pour Othon qu’il faloit invoquer les Dieux, et quelque parti qu’on prît entre de tels compétiteurs, comment éviter de faire des voeux impies et des prieres sacrileges quand l’événement de la guerre ne pouvoir dans le vainqueur montrer que le plus méchant? Il y en avoit qui songeoient à Vespasien et à l’armée d’Orient; mais quoiqu’ils préférassent Vespasien aux deux autres, ils ne laissoient pas de craindre cette nouvelle guerre comme une source de nouveaux malheurs; outre que la réputation de Vespasien étoit encore équivoque; car il est le seul parmi tant de Princes que le rang suprême ait changé en mieux. Il faut maintenant exposer l’origine et les causes des mouvement de Vitellius. Après la défaite et la mort de Vindex, l’armée, qu’une victoire sans danger et sans peine venoit d’enrichir, fiere de sa gloire et de son butin et préférant le pillage à la paye ne cherchoit que guerres et que combats. Long-tems le service avoit été infructueux et dur, soit par la rigueur du climat et des saisons, soit par la sévérité de la discipline, toujours inflexible durant la paix, mais que les flatteries des séducteurs et l’impunité des traîtres énervent dans les guerres civiles. Hommes, armes, chevaux, tout s’offroit à qui sauroit s’en servir et s’en illustrer, et, au lieu qu’avant la guerre les armées étant éparses sur les frontieres, chacun ne connoissoit que sa compagnie et son bataillon, alors les Légions rassemblées contre Vindex ayant comparé leur force à celles des Gaules, n’attendoient qu’un nouveau prétexte pour chercher querelle à des peuples qu’elles ne traitoient plus d’amis et de compagnons, mais de rebelles et de vaincus. Elles comptoient sur la partie des Gaules qui confine au Rhin et dont les habitans ayant pris le même parti les excitoient alors puissamment contre les Galbiens, nom que par mépris pour Vindex ils avoient donné à ses partisans. Le Soldat animé contre les Héduens et les Séquanois et mesurant sa colere sur leur opulence, dévoroit déjà dans son coeur le pillage des villes et des champs, et les dépouilles des Citoyens; son arrogance et son avidité, vices communs à qui se sent le plus fort, s’irritoient encore par les bravades des Gaulois, qui pour faire dépit aux Troupes, se vantoient de la remise du quart des tributs, et du droit qu’ils avoient reçu de Galba. A tout cela se joignoit un bruit adroitement répandu et inconsidérément adopté que les Légions seroient décimées et les plus braves Centurions cassés. De toutes parts venoient des nouvelles fâcheuses: rien de Rome que de sinistre; la mauvaise volonté de la Colonie Lyonnoise et son opiniâtre attachement pour Néron étoit la source de mille faux bruits. Mais la haine et la crainte particuliere, jointe à la sécurité générale qu’inspiroient tant de forces réunies, fournissoient dans se Camp une assez ample matiere en mensonge et à la crédulité. Au commencement de Décembre Vitellius arrivé dans la Germanie inférieure visita soigneusement les quartiers, où, quelquefois avec prudence et plus souvent par ambition, il effaçoit l’ignominie, adoucissoit les châtimens, et rétablissoit chacun dans son rang ou dans son honneur. Il répara surtout avec beaucoup d’équité, les injustices que l’avarice et la corruption avoient fait commettre à Capiton en avançant ou déplaçant les gens de guerre. On lui obéissoit plutôt comme à un Souverain que comme à un Proconsul, mais il étoit souple avec les hommes fermes. Libéral de son bien, prodigue de celui d’autrui, il étoit d’une profusion sans mesure, que ses amis, changeant par l’ardeur de commander, ses vertus en vices, appelloient douceur et bonté. Plusieurs dans le Camp cachoient, sous un air modeste et tranquille, beaucoup de vigueur à mal faire: mais Valens et Cecina Lieutenans-généraux, se distinguoient par une avidité sans bornes qui n’en laissoit point à leur audace. Valens sur-tout, après avoir étouffé les projets de Capiton et prévenu l’incertitude de Verginius, outré de l’ingratitude de Galba, ne ces soit d’exciter Vitellius, en lui vantant le zele des Troupes. Il lui disoit que sur sa réputation Hordeonius ne balanceroit pas un moment, que l’Angleterre seroit pour lui, qu’il auroit des secours de l’Allemagne, que toutes les provinces flottoient sous le gouvernement précaire et passager d’un vieillard; qu’il n’avoir qu’à tendre les bras à la fortune et courir au-devant d’elle, que les doutes convenoient à Verginius simple Chevalier Romain, fils d’un pere inconnu, et qui, trop au- dessous du rang suprême pouvoit le refuser sans risque. Mais quant à lui dont le Pere avoit eu trois Consulats, la Censure, et César pour collegue, que plus il avoit de titres pour aspirer à l’Empire, plus il lui étoit dangereux de vivre en homme privé. Ces discours agitant Vitellius, portoient dans son esprit indolent plus de désirs que d’espoir. Cependant Cecina, grand, jeune, d’une belle figure, d’une démarche imposante, ambitieux, parlant bien, flattoit et gagnoit les soldats de l’Allemagne supérieure. Questeur en Bétique, il avoir pris des premiers le parti de Galba qui lui donna le commandement d’une Légion; mais ayant reconnu qu’il détournoit les deniers publics, il le fit accuser de péculat; ce que Cecina supportant impatiemment, il s’efforça de tout brouiller et d’ensevelir ses fautes sous les ruines de la République. Il y avoit déjà dans l’armée assez de penchant à la révolte; car elle avoir de concert pris parti contre Vindex, et ce ne fut qu’après la mort de Néron qu’elle se déclara pour Galba, en quoi même elle se laissa prévenir par les cohortes de la Germanie inférieure. De plus, les peuples de Treves, de Langres et de toutes les Villes dont Galba avoir diminué le territoire et qu’il avoit maltraitées par de rigoureux Edits, mêlés dans les quartiers des Légions les excitoient par des discours séditieux, et les soldats corrompus par les habitans n’attendoient qu’un homme qui voulût profiter de l’offre qu’ils avoient faite à Verginius. La Cité de Langres avoit selon l’ancien usage envoyé aux Légions le présent des mains enlacées, en Ligne d’hospitalité. Les députés affectant une contenance affligée commencerent à raconter de chambrée en chambrée les injures qu’ils recevoient et les graces qu’on faisoit aux Cités voisines; puis, se voyant écoutés ils échauffoient les esprits par l’énumération des mécontentemens donnés à l’armée et de ceux qu’elle avoit encore à craindre. Enfin tout se préparant à la sédition, Hordéqnius renvoya les députes et les fit sortir de nuit pour cacher leur départ. Mais cette précaution réussit mal, plusieurs assurant qu’ils avoient été massacrés, et que, si l’on ne prenoit garde à soi, les plus braves soldats qui avoient osé murmurer de ce qui se passoit seroient ainsi tués de nuit à l’insu des autres. Là-dessus les Légions s’étant liguées par un engagement secret, on fit venir les auxiliaires, qui d’abord donnerent de l’inquiétude aux cohortes et à la cavalerie qu’ils environnoient, et qui craignirent d’en être attaquées. Mais bientôt tous avec la même ardeur prirent le même parti; mutins plus d’accord dans la révolte qu’ils ne furent dans leur devoir. Cependant le premier Janvier les Légions de la Germanie inférieure prêterent solemnellement le serment de fidélité à Galba, mais à contre-coeur et seulement par la voix de quelques-uns dans les premiers rangs; tous les autres gardoient le silence, chacun n’attendant que l’exemple de son voisin, selon la disposition naturelle aux hommes de seconder avec courage les entreprises qu’ils n’osent commencer. Mais l’émotion n’étoit pas la même dans toutes les Légions. Il régnoit un si grand trouble dans la premiere et dans la cinquieme, que quelques-uns jetterent des pierres aux images de Galba. La quinzieme et la seizieme, sans aller au-delà du murmure et des menaces, cherchoient le moment de commencer la révolte. Dans l’armée supérieure la quatrieme et la vingt-deuxieme Légion, allant occuper les mêmes quartiers, briserent les images de Galba ce même premier de Janvier, la quatrieme sans balancer, la vingt-deuxieme ayant d’abord hésité se détermina de même: mais pour ne pas paroître avilir la majesté de l’Empire, elles jurerent au nom du Sénat et du Peuple Romain, mots surannés depuis long-tems. On ne vit ni Généraux ni Officiers faire le moindre mouvement en faveur de Galba; plusieurs même, dans le tumulte, cherchoient à l’augmenter, quoique jamais de dessus le Tribunal ni par de publiques harangues; de sorte que jusques-là on n’auroit su à qui s’en prendre. Le Proconsul Hordéonius, simple spectateur de la révolte, n’osa faire le moindre effort pour réprimer les séditieux, contenir ceux qui flottoient, ou ranimer les fideles: négligent et craintif, il fut clément par lâcheté. Nonius Receptus, Donatius Valens, Romilius Marcellus, Calpurnius Repentinus, tous quatre Centurions de la vingt-deuxieme Légion, ayant voulu défendre les images de Galba, les soldats se jetterent sur eux et les lierent. Après cela, il ne fut plus question de la foi promise ni du ferment prêté; et comme il arrive dans les séditions, tout fut bientôt du côté, du plus grand nombre. La même nuit, Vitellius étant à table à Cologne, l’Enseigne de la quatrieme Légion le vint avertir que les deux Légions, après avoir renversé les images de Galba, avoient juré fidélité au Sénat et au Peuple Romain; ferment qui fut trouvé ridicule. Vitellius, voyant l’occasion favorable et résolu de s’offrir pour chef, envoya des Députés annoncer aux Légions que l’armée supérieure s’étoit révoltée contre Galba, qu’il faloit se préparer à faire la guerre aux rebelles, ou, si l’on aimoit mieux la paix, à reconnoître un autre Empereur, et qu’ils couroient moins de risque à l’élire qu’à l’attendre. Les quartiers de la premiere Légion étoient les plus voisins. Fabius Valens Lieutenant-général fut le plus diligent, et vint le lendemain à la tête de la Cavalerie, de la Légion et des Auxiliaires saluer Vitellius Empereur. Aussi-tôt ce fut parmi les Légions de la province à qui préviendroit les autres; et l’armée supérieure laissant ces mots spécieux de Sénat et de Peuple Romain, reconnut aussi Vitellius le trois de Janvier, après s’être jouée durant deux jours du nom de la République. Ceux de Treves, de Langres et de Cologne, non moins ardens que les gens de guerre, offroient à l’envi selon leurs moyens, troupes, chevaux, armes, argent, Ce zele ne se bornoit pas aux chefs des Colonies et des quartiers, animés par le concours présent, et par les avantages que leur promettoit la victoire; mais les manipules et même les simples soldats transportés par instinct, et prodigues pas avarice, venoient, faute d’autres biens, offrir leur paye, leur équipage, et jusqu’aux ornemens d’argent dont leurs armes étoient garnies. Vitellius, ayant remercié les troupes de leur zele, commit aux Chevaliers Romains le service auprès du Prince que les affranchis faisoient auparavant. Il acquitta du fisc les droits dus aux Centurions par les Manipulaires. Il abandonna beaucoup de gens à la fureur des soldats, et en sauva quelques-uns en feignant de les envoyer en prison. Propinquus Intendant de la Belgique, fut tué sur-le-champ: mais Vitellius fut adroitement soustraire aux Troupes irritées Julius Burdo Commandant de l’armée navale, taxé d’avoir intenté des accusations et ensuite tendu des pieges à Fonteius Capiton. Capiton étoit regretté, et parmi ces furieux on pouvoit tuer impunément, mais non pas épargner sans ruse. Burdo fut donc mis en prison, et relâché bientôt après la victoire quand les Soldats furent appaisés. Quant au Centurion Crispinus qui s’étoit souillé du sang de Capiton, et dont le crime n’étoit pas équivoque à leurs yeux ni la personne regrettable à ceux de Vitellius, il fut livré pour victime à leur vengeance. Julius Civilis, puissant chez les Bataves, échappa au péril par la crainte qu’on eut que son supplice n’aliénât un peuple si féroce; d’autant plus qu’il y avoir dans Langres huit cohortes Bataves auxiliaires de la quatrieme Légion, lesquelles s’en étoient séparées par l’esprit de discorde qui régnoit en ce tems-là, et qui pouvoient produire un grand effet en se déclarant pour ou contre. Les Centurions Nonius, Donatius, Romilius, Calpurnius dont nous avons parlé, furent tués par l’ordre de Vitellius comme coupables de fidélité, crime irrémissible chez des rebelles. Valerius Asiaticus Commandant de la Belgique, et dont peu après Vitellius épousa la fille, se joignit à lui. Julius Blaesus Gouverneur du Lyonnois en fit de même avec les troupes qui venoient à Lyon; savoir, la Légion d’Italie et l’Escadron de Turin: celles de la Rhétique ne tarderent point à suivre cet exemple. Il n’y eut pas plus d’incertitude en Angleterre. Trébellius Maximus qui y commandoit s’étoit fait haïr et mépriser de l’armée par ses vices et son avarice; haine que fomentoit Roscius Caelius Commandant de la vingtieme Légion brouillé depuis long-tems avec lui, mais à l’occasion des guerres civiles devenu son ennemi déclaré. Trébellius traitoit Caelius de séditieux, de perturbateur de la discipline; Caelius l’accusoit à son tour de piller et ruiner les Légions. Tandis que les Généraux se déshonoroient par ces opprobres mutuels, les Troupes perdant tout respect en vinrent à tel excès de licence que les cohortes et la cavalerie se joignirent à Caelius, et que Trébellius abandonné de tous et chargé d’injures, fut contraint de se réfugier auprès de Vitellius. Cependant, sans chef consulaire, la Province ne laissa pas de rester tranquille, gouvernée par les Commandans des Légions, que le droit rendoit tous égaux, mais que l’audace de Caelius tenoit en respect. Après l’accession de l’armée Britannique, Vitellius, bien pourvu d’armes et d’argent, résolut de faire marcher ses troupes par deux chemins et sous deux Généraux. Il chargea Fabius Valens d’attirer à son parti Gaules, ou sur leur refus de les ravager, et de déboucher en Italie par les Alpes Cotiennes: il ordonna à Cecina de gagner la crête des Pennines par le plus court chemin. Valens eut l’élite de l’armée inférieure avec l’Aigle de la cinquieme Légion, et assez de Cohortes et de Cavalerie pour lui faire une armée de quarante mille hommes. Cecina en conduisit trente mille de l’armée supérieure, dont la vingt-unieme Légion faisoit la principale force. On joignit à l’une et à l’autre armée des Germains auxiliaires dont Vitellius recruta aussi la sienne, avec laquelle il se préparoit à suivre le sort de la guerre. Il y avoir entre l’armée et l’Empereur une opposition bien étrange. Les soldats pleins d’ardeur, sans se soucier de l’hiver ni d’une paix prolongée par indolence, ne demandoient qu’à combattre, et persuadés que la diligence est sur-tout essentielle dans les guerres civiles, où il est plus question d’agir que de consulter, ils vouloient profiter de l’effroi des Gaules et des lenteurs de l’Espagne pour envahir l’Italie et marcher à Rome. Vitellius, engourdi et dès le milieu du jour surchargé d’indigestions et de vin, consumoit d’avance les revenus de l’Empire dans un vain luxe et des festins immenses; tandis que le zele et l’activité des troupes suppléoient au devoir du chef, comme si, présent lui-même, il eût encouragé les braves et menacé les lâches. Tout étant prit pour le départ, elles en demanderent l’ordre, et sur-le-champ donnerent à Vitellius le surnom de Germanique: mais même après la victoire il défendit qu’on le nommât César. Valens et son armée eurent un favorable augure pour la guerre qu’ils alloient faire: car le jour même du départ, un Aigle planant doucement à la tête des Bataillons, sembla leur servir de guide, et durant un long espace les soldats pousserent tant de cris de joie et l’Aigle s’en effraya si peu, qu’on ne douta pas sur ces présages d’un grand et heureux succès. L’armée vint à Treves en toute sécurité comme chez des alliés. Mais, quoiqu’elle reçût toutes sortes de bons traitemens à Divolure, Ville de la Province de Metz, une terreur panique fit prendre sans sujet les armes aux soldats pour la détruire. Ce n’étoit point l’ardeur du pillage qui les animoit, mais une fureur, une rage d’autant plus difficile à calmer qu’on en ignoroit la cause. Enfin après bien des prieres, et le meurtre de quatre mille hommes, le Général sauva le reste de la Ville. Cela répandit une telle terreur dans les Gaules, que de toutes les Provinces où passoit l’armée on voyoit accourir le peuple et les Magistrats supplians, les chemins se couvrir de femmes, d’enfans, de tous les objets les plus propres à fléchir un ennemi même, et qui sans avoir de guerre imploroient la paix. A Toul, Valens apprit la mort de Galba et l’élection d’Othon. Cette nouvelle, sans effrayer ni réjouir les troupes ne changea rien à leurs desseins, mais elle détermina les Gaulois, qui, haïssant également Othon et Vitellius, craignoient de plus celui- ci. On vint ensuite à Langres, Province voisine, et du parti de l’armée; elle y fut bien reçue et s’y comporta honnêtement. Mais cette tranquillité fut troublée par les excès des Cohortes détachées de la quatorzieme Légion, dont j’ai parlé ci-devant, et que Valens avoir jointes à son armée. Une querelle qui devint émeute s’éleva entre les Bataves et les Légionnaires, et les uns et les autres ayant ameuté leurs camarades, on étoit sur le point d’en venir aux mains, si par le châtiment de quelques Bataves, Valens n’eût rappellé les autres à leur devoir. On s’en prit mal- à-propos aux Eduens du sujet de la querelle. Il leur fut ordonné de fournir de l’argent, des armes et des vivres gratuitement. Ce que les Eduens firent par force, les Lyonnois le firent volontiers: aussi furent-ils délivrés de la Légion Italique et de l’escadron de Turin qu’on emmenoit, et on ne laissa que la dix- huitieme Cohorte à Lyon, son quartier ordinaire. Quoique Manlius Valens Commandant de la Légion Italique eût bien mérité de Vitellius, il n’en reçut aucun honneur. Fabius l’avoit desservi secrétement, et pour mieux le tromper, il affectoit de le louer en public. Il régnoit entre Vienne et Lyon d’anciennes discordes que la derniere guerre avoir ranimées: il y avoit eu beaucoup de sang versé de part et d’autre, et des combats plus fréquens et plus opiniâtres que s’il n’eût été question que des intérêts de Galba ou de Néron. Les revenus publics de la Province de Lyon avoient été confisqués par Galba sous le nom d’amende. Il fit, au contraire, toute sorte d’honneurs aux Viennois, ajoutant ainsi l’envie à la haine de ces deux Peuples, séparés seulement par un fleuve, qui n’arrêtoit pas leur animosité. Les Lyonnois animant donc le soldat, l’excitoient à détruire Vienne qu’ils accusoient de tenir leur Colonie assiégée de s’être déclarée pour Vindex, et d’avoir ci-devant fourni des troupes pour service de Galba. En leur montrant ensuite la grandeur du butin ils animoient la colere par la convoitise, et non contens de les exciter en secret: «Soyez, leur disoient-ils hautement, nos vengeurs et les vôtres, en détruisant la source de toutes les guerres des Gaules. Là, tout vous est étranger ou ennemi; ici vous voyez une Colonie romaine et une portion de l’armée toujours fidelle à partager avec vous les bons et les mauvais succès: la fortune peut nous être contraire; ne nous abandonnez pas à des ennemis irrités.» Par de semblables discours ils échaufferent tellement l’esprit des soldats, que les Officiers et les Généraux désespéroient de les contenir. Les Viennois, qui n’ignoroient pas le péril, vinrent au-devant de l’armée avec des voiles et des bandelettes, et se prosternant devant les soldats, baisant leurs pas, embrassant leurs genoux et leurs armes ils calmerent leur fureur. Alors Valens leur ayant fait distribuer trois cents sesterces par tête, on eut égard à l’ancienneté et à la dignité de la Colonie, et ce qu’il dit pour le falot et la conservation des habitans, fut écouté favorablement. On désarma pourtant la Province, et les particuliers furent obligés de fournir à discrétion des vivres au soldat: mais on ne douta point qu’ils n’eussent à grand prix acheté le Général. Enrichi tout-à-coup après avoir long tems sordidement vécu, il cachoit mal le changement de sa fortune, et se livrant sans mesure à tous ses desirs irrités par une longue abstinence, il devint un Vieillard prodigue d’un jeune-homme indigent qu’il avoit été. En poursuivant lentement sa route, il conduisit l’armée sur les confins des Allobroges et des Voconces, et par le plus infame commerce il régloit les séjours et les marches sur l’argent qu’on lui payoit pour s’en délivrer. Il imposoit les propriétaires des terres et les Magistrats des Villes avec une telle dureté, qu’il fut prêt à mettre le feu au Luc Ville des Voconces, qui l’adoucirent avec de l’argent. Ceux qui n’en avoient point l’appaisoient en lui livrant leurs femmes et leurs filles. C’est ainsi qu’il marcha jusqu’aux Alpes. Cecina fut plus sanguinaire et plus âpre au butin. Les Suisses, nation Gauloise, illustre autrefois par ses armes et ses soldats, et maintenant par ses ancêtres, ne sachant rien de la mort de Galba et refusant d’obéir à Vitellius, irriterent l’esprit brouillon de son Général. La vingt-unieme Légion ayant enlevé la paye destinée à la garnison d’un Fort où les Suisses entretenoient depuis long-tems des milices du pays, fut cause par sa pétulance et son avarice dû commencement de la guerre. Les Suisses irrités intercepterent des lettres que l’armée d’Allemagne écrivoit à celle de Hongrie, et retinrent prisonniers un Centurion et quelques soldats. Cecina qui ne cherchoit que la guerre et prévenoit toujours la réparation par la vengeance, leve aussi-tôt son camp et dévaste le pays. Il détruisit un lieu que ses eaux minérales faisoient fréquenter et qui durant une longue paix s’étoit embelli comme une Ville. Il envoya ordre aux auxiliaires de la Rhétique de charger en queue les Suisses qui faisoient face à la Légion. Ceux-ci, féroces loin du péril et lâches devant l’ennemi, élurent bien au premier tumulte Claude Sévere pour leur Général, mais ne sachant ni s’accorder dans leurs délibérations, ni garder leurs rangs, ni se servir de leurs armes, ils se laissoient défaire, tuer par nos vieux soldats, et forcer dans leurs Places dont tous les murs tomboient en ruines. Cecina d’un côté avec une bonne armée, de l’autre les Escadrons et les Cohortes Rhétiques composés d’une jeunesse exercée aux armes et bien disciplinée, mettoit tout à feu et à sang. Les Suisses, dispersés entre deux, jettant leurs armes et la plupart épars ou blasés se réfugierent sur les montagnes, d’où chassés par une Cohorte Thrace qu’on détacha après eux et poursuivis par l’armée des Rhétiens, on les massacroit dans les forêts et jusques dans leurs cavernes. On en tua par milliers et l’on en vendit un grand nombre. Quand on eut fait le dégât, on marcha en bataille à Avanche Capitale du pays. Ils envoyerent des députés pour se rendre et furent reçus à discrétion. Cecina fit punir Julius Alpinus un de leurs Chefs, comme auteur de la guerre, laissant au jugement de Vitellius la grace ou le châtiment des autres. On auroit peine à dire qui, du soldat ou de l’Empereur, se montra le plus implacable aux députés Helvétiens. Tous les menaçant des armes et de la main, crioient qu’il faloit détruire leur Ville, et Vitellius même ne pouvoit modérer sa fureur. Cependant Claudius Cossus un des Députés, connu par son éloquence, sut l’employer avec tant de force et la cacher avec tant d’adresse sous un air d’effroi, qu’il adoucit l’esprit des soldats, et selon l’inconstance ordinaire au Peuple, les rendit aussi portés à la clémence qu’ils l’étoient d’abord à la cruauté. De sorte qu’après beaucoup de pleurs, ayant imploré grace d’un ton plus rassis, ils obtinrent le falut et l’impunité de leur Ville. Cecina s’étant arrêté quelques jours en Suisse pour attendre les ordres de Vitellius et se préparer au passage des Alpes, y reçut l’agréable nouvelle que la Cavalerie Syllanienne qui bordoit le l’ô s’étoit soumise à Vitellius. Elle avoit servi sous lui dans son Proconsulat d’Afrique, puis Néron l’ayant rappellée pour l’envoyer en Egypte, la retint pour la guerre de Vindex. Elle étoit ainsi demeurée en Italie, où ses Décurions à qui Othon étoit inconnu et qui se trouvoient liés à Vitellius, vantant la force des Légions qui s’approchoient et ne parlant que des armées d’Allemagne, l’attirerent dans son parti. Pour ne point s’offrir les mains vides, ces Troupes déclarerent à Cecina qu’elles joignoient aux possessions de leur nouveau Prince les forteresses d’au-de-là du Pô; savoir Milan, Novarre, Yvrée et Verceil; et comme une seule Brigade de Cavalerie ne suffisoit pas pour garder une si grande partie de l’Italie, il y envoya les Cohortes des Gaules, de Lusitanie et de Bretagne auxquelles il joignit les Enseignes Allemandes et l’Escadron de Sicile. Quant à lui, il hésita quelque tems s’il ne traverseroit point les Monts Rhétiens pour marcher dans la Norique contre l’Intendant Petronius, qui, ayant rassemblé les Auxiliaires et fait couper les ponts, sembloit vouloir être fidele à Othon. Mais craignant de perdre les Troupes qu’il avoit envoyées devant lui, trouvant aussi plus de gloire à conserver l’Italie, et jugeant qu’en quelque lieu que l’on combattit, la Norique ne pouvoit échapper au vainqueur, il fit passer les Troupes des Alliés, et même les pesans Bataillons Légionnaires par les Alpes Pennines, quoiqu’elles fussent encore couvertes de neige. Cependant, au lieu de s’abandonner aux plaisirs et à la mollesse. Othon renvoyant à d’autres tems le luxe et la volupté, surprit tout le monde en s’appliquant à rétablir la gloire de l’Empire. Mais ces fausses vertus ne faisoient prévoir qu’avec plus d’effroi le moment où ses vices reprendroient le dessus. Il fit conduire au Capitole Marius Celsus consul désigné qu’il avoit feint de mettre aux fers pour le sauver de la fureur des soldats, et voulut se donner une réputation de clémence en dérobant à la haine des siens une tête illustre. Celsus par l’exemple de sa fidélité pour Galba, dont il faisoit gloire, montroit à son successeur ce qu’il en pouvoit attendre à son tour. Othon, ne jugeant pas qu’il eût besoin de pardon et voulant ôter toute défiance à un ennemi réconcilié, l’admit au nombre de tes plus intimes amis, et dans la guerre qui suivit bientôt en fit l’un de ses Généraux. Celsus de son côté s’attacha sincérement à Othon, comme si ç’eût été son sort d’être toujours fidele au parti malheureux. Sa conservation fut agréable aux Grands, louée du Peuple, et ne déplut pas même aux soldats, forcés d’admirer une vertu qu’ils haïssoient. Le châtiment de Tigellinus ne fut pas moins applaudi, par une cause toute différente. Sophonius Tigellinus, né de parens obscurs, souillé dès son enfance, et débauché dans sa vieillesse, avoir, à force de vices, obtenu les présectures de la Police, du Prétoire, et d’autres emplois dus à la vertu, dans lesquels il montra d’abord sa cruauté, puis son avarice et tous les crimes d’un méchant homme. Non content de corrompre Néron et de l’exciter à mille forfaits, il osoit même en commettre à son insu, et finit par l’abandonner et le trahir. Aussi nulle punition ne fut-elle plus ardemment poursuivie, mais par divers motifs, de ceux qui détestoient Néron et de ceux qui le regrettoient? Il avoit été protégé près de Galba par Vinius dont il avoir sauvé la fille, moins par pitié, lui qui commit tant d’autres meurtres. que pour s’étayer du pere au besoin. Car les scélérats, toujours en crainte des révolutions, se ménagent de loin des amis particuliers qui puissent les garantir de la haine publique, et sans s’abstenir du crime, s’assurent ainsi de l’impunité. Mais cette ressource ne rendit Tigellinus que plus odieux, en ajoutant à l’ancienne aversion qu’on avoit pour lui celle que Vinius venoit de s’attirer. On accouroit de tous les quartiers dans la place et dans le Palais: le cirque sur-tout et les théâtres, lieux où la licence du Peuple est plus grande, retentissoient de clameurs séditieuses. Enfin Tigellinus ayant reçu aux eaux de Sinuesse l’ordre de mourir, après de honteux délais cherchés dans les bras des femmes, se coupa la gorge avec un rasoir, terminant ainsi une vie infâme par une mort tardive et déshonnête. Dans ce même tems on sollicitoit la punition de Galvia Crispinilla; mais elle se tira d’affaire à force de défaites et par une connivence qui ne fit pas honneur au Prince. Elle avoit eu Néron pour éleva de débauche: ensuite ayant passé en Afrique pour exciter Macer à prendre les armes, elle tâcha tout ouvertement d’affamer Rome. Rentrée en grace à la faveur d’un mariage consulaire et échappée aux regnes de Galba, d’Othon et de Vitellius, elle resta fort riche et sans enfans; deux grands moyens de crédit dans tous les tems, bons et mauvais. Cependant Othon écrivoit à Vitellius lettres sur lettres qu’il souilloit de cajoleries de femmes, lui offrant argent, graces, et tel asyle qu’il voudroit choisir pour y vivre dans les plaisirs. Vitellius lui répondoit sur le même ton; mais ces offres mutuelles, d’abord sobrement ménagées et couvertes des deux côtés d’une sotte et honteuse dissimulation, dégénérerent bientôt en querelles, chacun reprochant à l’autre avec la même vérité ses vices et sa débauche. Othon rappella les députés de Galba et en envoya d’autres au nom du Sénat aux deux armées d’Allemagne, aux troupes qui étoient à Lyon et à la légion d’Italie. Les dépurés resterent auprès de Vitellius, mais trop aisément pour qu’on crût que c’étoit par force. Quant aux Prétoriens qu’Othon avoit joints comme par honneur à ces députés, on se hâta de les renvoyer avant qu’ils se mêlassent parmi les légions. Fabius Valens leur remit des lettres au nom des armées d’Allemagne pour les cohortes de la ville et du prétoire; par lesquelles, parlant pompeusement du parti de Vitellius, on les pressoit de s’y réunir. On leur reprochoit vivement d’avoir transféré à Othon l’empire décerné long-tems auparavant à Vitellius. Enfin osant pour les gagner de promesses et de menaces, on leur parloit comme à des gens à qui la paix n’ôtoit rien et qui ne pouvoient soutenir la guerre: mais tout cela n’ébranla point la fidélité des Prétoriens. Alors Othon et Vitellius prirent le parti d’envoyer des assassins, l’un en Allemagne et l’autre à Rome, tous deux inutilement. Ceux de Vitellius, mêlés dans une si grande multitude d’hommes inconnus l’un à l’autre, ne furent pas découverts, mais ceux d’Othon furent bientôt trahis par la nouveauté de leurs visages parmi des gens qui se connoissoient tous. Vitellius écrivit à Titien, frere d’Othon, que sa vie et celle de ses fils lui répondroient de sa mere et de ses enfans. L’une et l’autre famille fut conservée. On douta du motif de la clémence d’Othon; mais Vitellius, vainqueur, eut tout l’honneur de la sienne. La premiere nouvelle qui donna de la confiance à Othon lui vint d’Illyrie, d’où il apprit que les légions de Dalmatie, de Pannonie et de la Moesie avoient prêté serment en son nom. Il reçut d’Espagne un semblable avis et donna par édit des louanges à Cluvius Rufus; mais on fut bientôt après que l’Espagne s’étoit retournée du côté de Vitellius. L’Aquitaine que Julius Cordus avoir aussi fait déclarer pour Othon ne lui resta pas plus fidelle. Comme il n’étoit pas question de soi ni d’attachement, chacun se laissoit entraîner çà et là selon sa crainte ou ses espérances. L’effroi fit déclarer de même la Province Narbonnoise en faveur de Vitellius qui, le plus proche et le plus puissant, parut aisément le plus légitime. Les Provinces les plus éloignées et celles que la mer séparoit des troupes resterent à Othon; moins pour l’amour de lui, qu’a cause du grand poids que donnoit à son parti le nom de Rome et l’autorité du Sénat, outre qu’on penchoit naturellement pour le premier reconnu.(1) L’armée de Judée, par les soins de Vespasien, et les légions de Syrie par ceux de Mucianus, prêterent serment à Othon. L’Egypte et toutes les Provinces d’Orient reconnoissoient son autorité. L’Afrique lui rendoit la même obéissance à l’exemple de Carthage, où, sans attendre les ordres du Proconsul Vipsanius Apronianus, Crescens, affranchi de Néron, se mêlant, comme ses pareils, des affaires de la République dans les tems de calamités, avoir en réjouissance de la nouvelle élection donné des fêtes au peuple qui se livroit étourdiment à tout. Les autres villes imiterent Carthage. Ainsi les armées et les provinces se trouvoient tellement partagées que Vitellius avoit besoin des succès de la guerre pour se mettre en possession de l’Empire. Pour Othon, il faisoit, comme en pleine paix, les fonctions d’Empereur, quelquefois soutenant la dignité de la République, mais plus souvent l’avilissant en se hâtant de régner. Il désigna son frere Titianus, Consul avec lui, jusqu’au premier de mars, et cherchant à se concilier l’armée d’Allemagne, il destina les deux mois suivans à Verginius, auquel il donna Poppaeus Vopiscus pour Collegue, sous prétexte d’une ancienne amitié, mais plutôt, selon plusieurs, pour faire honneur aux Viennois Il n’y eut rien de changé pour les autres Consulats aux nominations de Néron et de Galba. Deux Sabinus, Coelius et Flave, resterent désignés pour mai et juin, Arius Antonius et Marius Celsus pour juillet et août; honneur dont Vitellius même ne les priva pas après sa victoire. Othon mit le comble aux dignités des plus illustres vieillards, en y ajoutant celles d’Augures et de Pontifes, et consola la jeune noblesse récemment rappellée d’exil en lui rendant le Sacerdoce dont avoient joui ses ancêtres. Il rétablit, dans le Sénat, Cadius Rufus, Pédius Bloesus et Sévinus Promptinus, qui en avoient été chassés sous Claude pour crime de concussion. L’on s’avisa, pour leur pardonner, de changer le mot de rapine en celui de Lése Majesté, mot odieux en ces tems-là et dont l’abus faisoit tort aux meilleures loix. Il étendit aussi ses graces sur les Villes et les Provinces. Il ajouta de nouvelles familles aux Colonies d’Hispalis et d’Emérta: il donna le droit de bourgeoisie romaine à toute la province de Langres; à celle de la Bétique les Villes de la Mauritanie; à celles d’Afrique et de Cappadoce de nouveaux droits trop brillans pour être durables. Tous ces soins et les besoins pressans qui les exigeoient ne lui firent point oublier ses amours et il fit rétablir par décret du Sénat les statues de Poppée. Quelques-uns releverent aussi celles de Néron; l’on dit même qu’il délibéra s’il ne lui feroit point une oraison funebre pour plaire à la populace. Enfin le peuple et les soldats bien les croyant bien lui faire honneur crierent durant quelques jours; vive Néron Othon. Acclamations qu’il feignit d’ignorer, n’osant les défendre, et rougissant de les permettre. Cependant uniquement occupés de leurs guerres civiles les Romains abandonnoient les affaires de dehors. Cette négligence inspira tant d’audace aux Roxolans, peuple Sarmate, que dès l’hiver précédent après avoir défait deux cohortes, ils firent avec beaucoup de confiance une irruption dans la Moesie au nombre de neuf mille chevaux. Le succès; ont à leur avidité leur faisant plutôt songer à piller qu’à combattre, la troisieme Légion jointe aux auxiliaires les surprit épars et sans discipline. Attaqués par les Romains en bataille, les Sarmates dispersés au pillage ou déjà chargés de butin, et ne pouvant dans des chemins glissans s’aider de la vitesse de leurs chevaux, se laissoient tuer sans résistance. Tel est le caractere de ces étranges peuples que leur valeur semble n’être pas en eux. S’ils donnent en escadrons à peine une armée peut-elle soutenir leur choc; s’ils combattent à pied, c’est la lâcheté même. Le dégel et l’humidité qui faisoient alors lister et tomber leurs chevaux, leur ôtoient l’usage de leurs piques et de leurs longues épées à deux mains. Le poids des cataphractes, sorte d’armure faite de lames fer ou d’un cuir très- dur qui rend les chefs et les officiers impénétrables aux coups, les empêchoient de se relever quand le choc des ennemis les avoir renversés, et ils étoient étouffés dans la neige qui étoit molle et haute. Les soldats romains, couverts d’une cuirasse légere, les renversoient à coups de traits ou de lance selon l’occasion, et les perçoient d’autant plus aisément de leurs courtes épées qu’ils n’ont point la défense du bouclier. Un petit nombre échapperent et se sauverent dans les marais où la rigueur de l’hiver et leurs blessures les firent périr. Sur ces nouvelles on donna à Rome une statue triomphale à Marcus Apronianus qui commandoit en Moesie, et les ornemens consulaires à Fulvius Aurelius, Julianus Titius et Numisius Lupus, colonels des Légions. Othon fut charmé d’un succès dont il s’attribuoit l’honneur, comme d’une guerre conduite sous ses auspices et par ses Officiers au profit de l’Etat. Tout-à-coup il s’éleva sur le plus léger sujet et du côté dont on se défioit le mains, une sédition qui mit Rome à deux doigts de sa ruine. Othon ayant ordonné qu’on fît venir dans la ville la dix- septieme cohorte qui étoit à Ostie, avoit chargé Varius Crispinus, Tribun Prétorien, du soin de la faire armer. Crispinus, pour prévenir l’embarras choisit le tems où le camp étoit tranquille et le soldat retiré, et ayant fait ouvrir l’arsenal, commença dès l’entrée de la nuit à faire charger les fourgons de la cohorte. L’heure rendit le motif suspect, et ce qu’on avoit fait pour empêcher le désordre en produisit un très-grand. La vue des armes donna à des gens pris de vin la tentation de s’en servir. Les soldats s’emportent et traitant de traîtres leurs Officiers; et Tribuns, les acculent de vouloir armer le Sénat contre Othon. Les uns déjà ivres, ne savoient ce qu’ils faisoient; les plus méchans ne cherchoient que l’occasion de piller: la foule se laissoit entraîner pas son goût ordinaire pour les nouveautés, et la nuit empêchoit qu’on ne pût tirer parti de l’obéissance des sages. Le Tribun voulant réprimer la sédition fut tué de même que les plus séveres Centurions, après quoi, s’étant saisis des armes, ces emportés monterent à cheval, et, l’épée à la main, prirent le chemin de la ville et du palais. Othon donnoit un festin ce jour-là à ce qu’il y avoit de plus grande à Rome dans les deux sexes. Les convives redoutant également la fureur des soldats et la trahison de l’Empereur, ne savoient ce qu’ils devoient craindre le plus, d’être pris s’ils demeuroient, ou d’être poursuivis dans leur fuite; tantôt affectant de la fermeté, tantôt décelant leur effroi, tous observoient le visage d’Othon, et comme on étoit porté à la défiance, la crainte qu’il témoignoit augmentoit celle qu’on avoir de lui. Non moins effrayé du péril du Sénat que du sien propre, Othon chargea d’abord les Préfets du prétoire d’aller appaiser les soldats et se hâta de renvoyer tout le monde. Les magistrats fuyoient çà et là, jettant les marques de leurs dignités; les vieillards et les femmes dispersés par les rues dans les ténebres se déroboient aux gens de leur suite. Peu rentrerent dans leurs maisons; presque tous chercherent chez leurs amis et les plus pauvres de leurs cliens des retraites mal-assurées. Les soldats arriverent avec une telle impétuosité qu’ayant forcé l’entrée du palais à ils blesserent le Tribun Julius Martialis et Vitellius Saturninus qui tâchoient de les retenir, pénétrerent jusques dans la salle du festin, demandant à voir Othon. Par-tout ils menaçoient des armes et de la voix, tantôt leurs Tribuns et Centurions, tantôt le corps entier du Sénat: furieux et troublés d’une aveugle terreur, faute de savoir à qui s’en prendre ils en vouloient à tout le monde. Il falut qu’Othon sans égard pour la majesté de son rang, montât sur un sopha, d’où à force de larmes et de prieres, les ayant contenus avec peine, il les renvoya au camp coupables et mal appaisés. Le lendemain les maisons étoient fermées, les rues désertes, le peuple consterné comme dans une ville prise, et les soldats baissoient les yeux moins de repentir que de honte. Les deux préfets Proculus et Firmus parlant avec douceur ou dureté, chacun selon son génie, firent à chaque manipule des exhorations qu’ils conclurent par annoncer une distribution de cinq mille sesterces par tête. Alors Othon ayant hazardé d’entrer dans le camp, fut environné des Tribuns et des Centurions qui, jettant leurs ornemens militaires, lui demandoient congé et sureté. Les soldats sentirent le reproche, et rentrant dans leur devoir, crioient qu’on menât au supplice les auteurs de la révolte. Au milieu de tous ces troubles et de ces mouvemens divers, Othon voyoit bien que tout homme sage desiroit un frein à tant de licence; il n’ignoroit pas non plus que les attroupemens et les rapines menent aisément à la guerre civile, une multitude avide des séditions qui forcent le gouvernement à la flatter. Alarmé du danger où il voyoit Rome et le Sénat, mais jugeant impossible d’exercer tout-d’un-coup avec la dignité convenable un pouvoir acquis par le crime, il tint enfin le discours suivant. «Compagnons, je ne viens ici ni ranimer votre zele en ma faveur, ni réchauffer votre courage; je sais que l’un et l’autre ont toujours la même vigueur; je viens vous exhorter au contraire à les contenir dans de justes bornes. Ce n’est ni l’avarice ou la haine, causes de tant de troubles dans les armées, ni la calomnie ou quelque vaine terreur, c’est l’excès seul de votre affection pour moi qui a produit avec plus de chaleur que de raison le tumulte de la nuit derniere: mais avec les motifs les plus honnêtes, une conduite inconsidérée peut avoir les plus funestes effets. Dans la guerre que nous allons commencer est-ce le tems de communiquer à tous chaque avis qu’on reçoit, et faut-il délibérer de chaque chose devant tout le monde? L’ordre des affaires ni la rapidité de l’occasion ne le permettroient pas, et comme il y a des choses que le soldat doit savoir, il y en a d’autres qu’il doit ignorer. L’autorité des chefs et la rigueur de la discipline demandent qu’en plusieurs occasions les Centurions et les Tribuns eux-mêmes ne sachent qu’obéir. Si chacun veut qu’on lui rende raison des ordres qu’il reçoit, c’en est fait de l’obéissance et par conséquent de l’Empire. Que sera-ce, lorsqu’on osera courir aux armes dans le tems de la retraite et de la nuit? Lorsqu’un ou deux hommes perdus, et pris de vin, car je ne puis croire qu’une telle frénésie en ait saisi davantage, tremperont leurs mains dans le sang de leurs officiers? Lorsqu’ils oseront forcer l’appartement de leur Empereur?» «Vous agissiez pour moi, j’en conviens; mais combien l’affluence dans les ténebres et la confusion de toutes choses fournissoient- elles une occasion facile de s’en prévaloir contre moi-même! S’il étoit au pouvoir de Vitellius et de ses satellites de diriger nos inclinations et nos esprits, que voudroient-ils de plus que de nous inspirer la discorde et la sédition, qu’exciter à la révolte le soldat contre le Centurion, le Centurion contre le Tribun, et, gens de cheval et de pied, nous entraîner ainsi tous pêle-mêle à notre perte? Compagnons, c’est en exécutant les ordres des chefs et non en les contrôlant qu’on fait heureusement la guerre, et les troupes les plus terribles dans la mêlée sont les plus tranquilles hors du combat. Les armes et la valeur sont votre partage; laissez-moi le soin de les diriger. Que deux coupables seulement expient le crime d’un petit nombre: que les autres s’efforcent d’ensevelir dans un éternel oubli la honte de cette nuit, et que de pareils discours contre le Sénat ne s’entendent jamais dans aucune armée. Non, les Germains mêmes, que Vitellius s’efforce d’exciter contre nous, n’oseroient menacer ce corps respectable, le chef et l’ornement de l’Empire. Quels seroient donc les vrais enfans de Rome ou de, l’Italie qui voudroient le sang et la mort des membres de cet Ordre, dont la splendeur et la gloire montrent et redoublent l’opprobre et l’obscurité du parti de Vitellius? S’il occupe quelques provinces, s’il traîne après lui quelque simulacre d’armée, le Sénat est avec nous; c’est par lui que nous sommes la République et que nos ennemis le sont aussi de l’Etat. Pensez-vous que la majesté de cette ville consiste dans des amas de pierres et de maisons, monumens sans ame et sans voix qu’on peut détruire ou rétablir à son gré? L’éternité de l’Empire, la paix. des Nations; mon salut et le vôtre, tout dépend de la conservation du Sénat. Institué solemnellement par le premier Pere et fondateur de cette ville pour être immortel comme elle, et continué sans interruption depuis les Rois jusqu’aux Empereurs, l’intérêt commun veut que nous le transmettions a nos descendans tel que nous l’avons reçu de nos ayeux car c’est du Sénat que naissent les successeurs à l’Empire, comme de vous les Sénateurs.» Ayant ainsi tâché d’adoucir et contenir la fougue des soldats, Othon se contenta d’en faire punir deux: sévérité tempérée qui n’ôta rien au bon effet du discours. C’est ainsi qu’il appaisa, pour le moment, ceux qu’il ne pouvoit réprimer. Mais le calme n’étoit pas pour cela rétabli dans la ville. Le bruit des armes y retentissoit encore., et l’on y voyoit l’image de la guerre. Les soldats n’étoient pas attroupés en tumulte, mais déguisés et dispersés par les maisons, ils épioient avec une attention maligne tous ceux que leur rang, leur richesse ou leur gloire exposoient aux discours publics. On crut même qu’il s’étoit glissé dans Rome des soldats de Vitellius, pour sonder les dispositions des esprits. Ainsi la défiance étoit universelle, et l’on se croyoit à peine en sureté renfermé chez soi: mais c’étoit encore pis en public, où chacun craignant de paroître incertain dans les nouvelles douteuses ou peu joyeux dans les favorables, couroit avec une avidité marquée au-devant de tous les bruits. Le Sénat assemblé ne savoit que faire, et trouvoit par-tout des difficultés: se taire étoit d’un rebelle, parler étoit d’un flatteur, et le manege de l’adulation n’étoit pas ignoré d’Othon qui s’en étoit servi si long-tems. Ainsi flottant d’avis en avis sans s’arrêter à aucun, l’on ne s’accordoit qu’à traiter Vitellius de parricide et d’ennemi de l’Etat: les plus prévoyans se contentoient de l’accabler d’injures sans conséquence, tandis que d’autres n’épargnoient pas ses vérités, mais à grands cris, et dans une telle confusion de voix que chacun profitoit du bruit pour l’augmenter sans être entendu. Des prodiges attestés par divers témoins augmentoient encore l’épouvante. Dans le vestibule du Capitole les rênes du char de la Victoire disparurent. Un spectre de grandeur gigantesque fut vu dans la chapelle de Junon. La statue de Jules César, dans l’isle du Tibre, se tourna par un tems calme et serein d’occident en orient. Un boeuf parla dans l’Etrurie; plusieurs bêtes firent des monstres; enfin l’on remarqua mille autres pareils phénomenes qu’on observoit en pleine paix dans les siecles grossiers, et qu’on ne voit plus aujourd’hui que quand on a peur. Mais ce qui joignit la désolation présente, à l’effroi pour l’avenir, fut une subite inondation du Tibre, qui crût à tel point, qu’ayant rompu le pont Sublicius, les débris dont son lit fut rempli, le firent refluer par toute la ville, même dans les lieux que leur hauteur sembloit garantir d’un pareil danger. Plusieurs furent surpris dans les rues, d’autres dans les boutiques et dans les chambres. A ce désastre se joignit la famine chez le peuple par la disette des vivres et le défaut d’argent. Enfin le Tibre, en reprenant son cours, emporta des isles dont le séjour des eaux avoit ruiné les fondemens. Mais à peine le péril passé laissa-t-il songer à d’autres choses, qu’on remarqua que la Voie Flaminienne et le champ de Mars, par où devoit passer Othon, étoient comblés. Aussi- tôt, sans songer si la cause en étoit fortuite ou naturelle, ce fut un nouveau prodige qui présageoit tous les malheurs dont on étoit menacé. Ayant purifié la ville, Othon se livra aux soins de la guerre, et voyant que les Alpes Pennines, les Cotiennes, et toutes les autres avenues des Gaules étoient bouchées par les troupes de Vitellius, il résolut d’attaquer la Gaule Narbonnoise avec une bonne flotte dont il étoit sûr: car il avoit rétabli en Légion ceux qui avoient échappés au massacre du pont Milvius et que Galba avoit fait emprisonner, et il promit aux autres Légionnaires de les avancer dans la suite. Il joignit à la même flotte avec les Cohortes urbaines, plusieurs Prétoriens, l’élite des Troupes, lesquels servoient en même tems de conseil et de garde aux chefs. Il donna le commandement de cette expédition aux Primipilaires Antonius Novellus et Suedius Clémens, auxquels il joignit Emilius Pacensis, en lui rendant le Tribunat que Galba lui avoit ôté. La flotte fut laissée aux soins d’Oscus affranchi, qu’Othon chargea d’avoir l’oeil sur la fidélité des Généraux. A l’égard des Troupes de terre, il mit à leur tête Suétonius Paulinus, Marius Celsus et Annius Gallus. Mais il donna sa plus grande confiance à Licinius Proculus, préfet du prétoire. Cet homme, officier vigilant dans Rome, mais sans expérience à la guerre, blâmant l’autorité de Paulin, la vigueur de Celsus, la maturité de Gallus, tournoit en mal tous les caracteres, et, ce qui n’est pas fort surprenant, l’emportoit ainsi par son adroite méchanceté sur des gens meilleurs et plus modestes que lui. Environ ce tems-là, Cornelius Dolabella fut relégué dans la ville d’Aquin et gardé moins rigoureusement que surement, sans qu’on eût autre chose à lui reprocher qu’une illustre naissance et l’amitié de Galba. Plusieurs Magistrats et la plupart des Consulaires suivirent Othon par son ordre, plutôt sous le prétexte de l’accompagner que pour partager les soins de la guerre. De ce nombre étoit Lucius Vitellius qui ne fut distingué ni comme ennemi ni comme frere d’un Empereur. C’est alors que les soucis changeant d’objet, nul ordre ne fut exempt de péril ou de crainte. Les premiers du Sénat, chargés d’années et amollis par une longue paix, une noblesse énervée et qui avoit oublié l’usage des armes, des Chevaliers mal exercés, ne faisoient tous que mieux déceler leur frayeur par leurs efforts pour la cacher. Plusieurs, cependant, guerriers à prix d’argent et braves de leurs richesses, étaloient par une imbécille vanité des armes brillantes, de superbes chevaux, de pompeux équipages, et tous les apprêts du luxe et de la volupté pour ceux de la guerre. Tandis que les sages veilloient au repos de la République, mille étourdis sans prévoyance s’énorgueillissoient d’un vain espoir; plusieurs, qui s’étoient mal conduits durant la paix se réjouissoient de tout ce désordre, et tiroient du danger présent leur sureté personnelle. Cependant le Peuple, dont tant de soins passoient la portée, voyant augmenter le prix des denrées et tout l’argent servir à l’entretien des Troupes, commença de sentir les maux qu’il n’avoit fait que craindre après la révolte de Vindex, tems où la guerre allumée entre les Gaules et les Légions, laissant Rome et l’Italie en paix, pouvoit passer pour externe. Car depuis qu’Auguste eût assuré l’Empire aux Césars, le Peuple Romain avoit toujours porté ses armes au loin et seulement pour la gloire et l’intérêt d’un seul. Les regnes de Tibere et de Caligula n’avoient été que menacés de guerres civiles. Sous Claude les premiers mouvemens de Scribonianus surent aussi-tôt réprimés que connus; et Néron même fut expulsé par des rumeurs et des bruits plutôt que par la force des armes. Mais ici l’on avoir sous les yeux des Légions, des flottes, et ce qui étoit plus rare encore, les Milices de Rome et les Prétoriens en armes. L’Orient et l’Occident avec toutes les forces qu’on laissoit derriere soi, eussent fourni l’aliment d’une longue guerre à de meilleurs Généraux. Plusieurs s’amusant aux présages, vouloient qu’Othon différât son départ jusqu’à ce que les boucliers sacrés fussent prêts. Mais excité par la diligence de Cecina qui avoir déjà passé les Alpes, il méprisa de vains délais dont Néron s’étoit mal trouvé. Le quatorze de mars il chargea le Sénat du soin de la République, et rendit aux Proscrits rappellés tout ce qui n’avoir point encore été dénaturé de leurs biens confisqués par Néron. Don très-juste et très-magnifique en apparence, mais qui se réduisoit presque à rien par la promptitude qu’on avoir mise à tout vendre. Ensuite dans une harangue publique il fit valoir en sa saveur la majesté de Rome, le consentement du Peuple et du Sénat, et parla modestement du parti contraire, accusant plutôt les Légions d’erreur que d’audace, sans faire aucune mention de Vitellius, soit ménagement de sa part, soit précaution de la part de l’Auteur du discours: car comme Othon consultoit Suétone Paulin et Marius Celsus sur la guerre, on crut qu’il se servoit de Galerius Trachalus dans les affaires civiles. Quelques-uns démêlerent même le genre de cet Orateur, connu par ses fréquens plaidoyers et par son style empoulé propre à remplir les oreilles du Peuple. La harangue fut reçue avec ces cris, ces applaudissemens faux et outrés qui sont l’adulation de la multitude. Tous s’efforçoient à l’envi d’étaler un zele et des voeux digne de la dictature de César ou de l’empire d’Auguste; ils ne suivoient même en cela ni l’amour ni la crainte, mais un penchant bas et servile, et comme il n’étoit plus question d’honnêteté publique, les Citoyens n’étoient que de vils esclaves flattant leur maître par intérêt. Othon en partant, remit à Salvius Titianus son frere, le gouvernement de Rome et le soin de l’Empire. Traduction De L’Apocolokintosis De Seneque Sur La Mort De L’Empereur Claude. (1759) Je veux raconter aux hommes ce qui s’est passé dans les Cieux le treize Octobre sous le Consulat d’Asinius Marcellus et d’Acilius Aviola, dans la nouvelle année qui commence cet heureux siecle.(2) Je ne ferai ni tort ni grace; mais si l’on demande comment je suis si bien instruit? Premiérement je ne répondrai rien, s’il me plaît; car qui m’y pourra contraindre? Ne sais-je pas que me voilà devenu libre par la mort de ce galant-homme qui avoit très-bien vérifié le proverbe, qu’il faut naître ou monarque ou sot? Que si je veux répondre, je dirai comme un autre tout ce qui me viendra dans la tête. Demanda-t-on jamais caution à un Historien- juré? Cependant, si j’en voulois une, je n’ai qu’à citer celui qui a vu Drusille monter au Ciel; il vous dira qu’il a vu Claude y monter aussi tout clochant. Ne faut-il pas que cet homme voye, bon-gré malgré, tout ce qui se fait là-haut? n’est-il pas inspecteur de la Voie Appienne par laquelle on sait qu’Auguste et Tibere sont allés se faire Dieux? Mais ne l’interrogez que tête-à- tête; il ne dira rien en public; car après avoir juré dans le Sénat qu’il avoit vu l’ascension de Drusille, indigné qu’au mépris d’une si bonne nouvelle personne ne voulût croire à ce qu’il avoir vu, il protesta en bonne forme qu’il verroit tuer un homme en pleine rue qu’il n’en diroit rien. Pour moi je peux jurer par le bien que je lui souhaite qu’il m’a dit ce que je vais publier. Par un plus court chemin l’astre qui nous éclaire Dirigeoit à nos yeux sa course journaliere; Le Dieu fantasque et brun qui préside au repos, A de plus longues nuits, prodiguoit ses pavots. La blafarde Cynthie aux dépens de son frere, De sa triste lueur éclairoit l’hémisphere, Et le difforme hiver obtenoit les honneurs De la saison des fruits et du Dieu des buveurs. Le vendangeur tardif, d’une main engourdie, Otoit encor du cep quelque grappe flétrie. Mais peut-être parlerai-je aussi clairement en disant que c’étoit le treizieme d’Octobre. A l’égard de l’heure, je ne puis vous la dire exactement, mais il est à croire que là-dessus les Philosophes s’accorderont mieux que les horloges.(3) Quoi qu’il en soit, supposons qu’il-étoit entre six et sept, et puisque non contens d’écrire le commencement et la fin du jour, les Poëtes, plus actifs que des manoeuvres, n’en peuvent laisser en paix le milieu; voici comment dans leur langue j’exprimerois cette heure fortunée. Déjà du haut des Cieux le Dieu de la lumiere Avoit en deux moitiés partagé l’hémisphere, Et pressant de la main ses Coursiers déjà las, Vers l’hespérique bord accéléroit leurs pas. Quand Mercure que la folie de Claude avoit toujours amusé, voyant son ame obstruée de toutes parts chercher vainement une issue, prit à part une des trois Parques, et lui dit: comment une femme a-t-elle assez de cruauté pour voir un misérable dans des tourmens si longs et si peu mérités? Voilà bientôt soixante-quatre ans qu’il est en querelle avec son ame. Qu’attends-tu donc encore? souffre que les astrologues, qui depuis sou avènement annoncent tous les ans et tous les mois son trépas, disent vrai du moins une fois. Ce n’est pas merveille, j’en conviens, s’ils se trompent en cette occasion: car qui trouva jamais son heure, et qui sait comment il peut rendre l’esprit? Mais n’importe; fais toujours ta charge, qu’il meure et cédé l’Empire au plus digne. Vraiment, répondit Clotho, je vouloir lui laisser quelques jours pour faire Citoyens-Romains ce peu de gens qui sont encore l’être, puisque c’étoit son plaisir de voir Grecs, Gaulois, Espagnols, Bretons, et tout le monde en toge. Cependant, comme il est bon de laisser quelques étrangers pour graine, soit fait selon votre volonté. Alors elle ouvre une boëte et en tire trois fuseaux: l’un pour Augurinus, l’autre pour Babe, et le troisieme pour Claude; ce sont, dit-elle, trois personnages que j’expédierai dans l’espace d’un an à peu d’intervalle entr’eux, afin que celui-ci n’aille pas tout seul. Sortant de se voir environné de tant de milliers d’hommes, que deviendroit-il abandonné tout d’un coup à lui-même? Mais ces deux camarades lui suffiront. Elle dit: et d’un tour fait sur un vil fuseau, Du stupide mortel abrégeant l’agonie, Elle tranche le cours de sa royale vie. A l’instant Lachèsis, une de ses deux soeurs Dans un habit paré de festons et de fleurs, Et le front couronné des lauriers du permesse, D’une toison d’argent prend une blanche tresse Dont sort adroite main forme un fil délicat. Le fil sur le fuseau prend un nouvel éclat; De sa rare beauté les soeurs sont étonnées, Et toutes à l’envi de guirlandes ornées, Voyant briller leur laine et s’enrichir encor Avec un fil doré silent le siecle d’or: De la blanche toison la laine détachée Et de leurs doigts légers rapidement touchée, Coule à l’instant sans peine, et file et s’embellit, De mille et mille tours le fuseau se remplit. Qu’il passe les longs jours et la trame fertile Du rival de Céphale et du vieux Roi de Pyle. Phoebus, d’un chant de joie annonçant l’avenir De fuseaux toujours neufs s’empresse à les servir, Et cherchant sur sa lyre un ton qui les séduise, Les trompe heureusement sur le tems qui s’épuise. Puisse un si doux travail, dit-il, être éternel! Les jours que vous filez ne sont pas d’un mortel: Il me sera semblable et d’air et de visage, De la voix et des chants il aura l’avantage. Des siecles plus heureux renaîtront à sa voix; Sa loi sera cesser le silence des loix. Comme on voit du matin l’étoile radieuse Annoncer le départ de la nuit ténébreuse; Ou tel que le soleil dissipant les vapeurs, Rend la lumiere au monde et l’alégresse aux coeurs; Tel César va paroître, et la terre éblouie A ses premiers rayons est déjà réjouie. Ainsi dit Apollon, et la Parque honorant la grande ame de Néron, ajoute encore de son chef plusieurs années à celles qu’elle lui file à pleines mains. Pour Claude, tous ayant opiné que sa trame pourrie fût coupée, aussi-tôt il cracha son ame et cessa de paroître en vie. Au moment qu’il expira il écoutoit des Comédiens; par où l’on voit que si je les crains ce n’est pas sans cause. Après un son fort bruyant de l’organe dont il parloit le plus aisément, son dernier mot fut; soin! je me suis embrené. Je ne sais au vrai ce qu’il fit de lui, mais ainsi faisoit-il toutes choses. Il seroit superflu de dire ce qui s’est passé depuis sur la terre. Vous le savez tous, et il n’est pas à craindre que le public en perde la mémoire. Oublia-t-on jamais son bonheur? Quant à ce qui s’est passé au Ciel, je vais vous le rapporter, et vous devez s’il vous plaît, m’en croire. D’abord on annonça à Jupiter un Quidam d’assez bonne taille, blanc comme une chevre, branlant la tête et traînant le pied droit d’un air fort extravagant. Interrogé d’où il étoit, il avoit murmuré entre ses dents je ne sais quoi, qu’on ne put entendre, et qui n’étoit ni grec ni latin ni dans aucune langue connue. Alors Jupiter s’adressant à Hercule qui ayant couru toute la terre en devoit connoître tous les peuples, le chargea d’aller examiner de quel pays étoit cet homme. Hercule, aguerri contre tant de monstres, ne laissa pas de se troubler en abordant celui-ci: frappé de cette étrange face, de ce marcher inusité, de ce beuglement rauque et sourd, moins semblable à la voix d’un animal terrestre qu’au mugissement d’un monstre marin, ah, dit-il, voici mon treizieme travail! Cependant en regardant mieux il crut démêler quelques traits d’un homme. II l’arrête et lui dit aisément en Grec bien tourné. D’où viens-tu, quel es-tu, de quel pays es-tu? A ce mot, Claude voyant qu’il y avoit là des beaux-esprits, espéra que l’un d’eux écriroit son histoire, et s’annonçant pour César par un vers d’Homere, il dit; Les vents m’ont amené des rivages Troyens. mais le vers suivant eût été plus vrai; Dont j’ai détruit les murs, tué les Citoyens. Cependant il en auroit imposé à Hercule qui est un assez bon homme de Dieu, sans la fievre qui laissant toutes les autres divinités à Rome, seule avoit quitté son Temple pour le suivre. Apprenez, lui dit-elle, qu’il ne sait que mentir; je puis le savoir, moi qui ai demeuré tant d’années avec lui: C’est un bourgeois de Lyon; il est né dans les Gaules à dix-sept milles de Vienne; il n’est pas Romain, vous dis-je, c’est un franc Gaulois, et il a traité Rome à la Gauloise. C’est un fait qu’il est de Lyon où Licinius a commandé si long-tems. Vous qui avez couru plus de pays qu’un vieux muletier, devez savoir ce que c’est que Lyon, et qu’il y a loin du Rhône au Xante. Ici Claude enflammé de colere se mit à grogner le plus haut qu’il put. Voyant qu’on ne l’entendoit point, il fit signe qu’on arrêtat la fievre, et du geste dont il faisoit décoller les gens, (seul mouvement que tes deux mains sussent faire), il ordonna qu’on lui coupât la tête. Mais il n’étoit non-plus écouté que s’il eût parlé encore à tes affranchis.(4) Oh, oh! L’ami, lui dit Hercule, ne va pas faire ici le sot. Te voici dans un séjour où les rats rongent le fer; déclare promptement la vérité avant que je te l’arrache; puis prenant un ton tragique pour lui en mieux imposer, il continua ainsi: Nomme à l’instant les lieux où tu reçus le jour, Ou ta race avec toi va périr sans retour. De grands Rois ont senti cette lourde massue, Et ma main dans ses coups ne s’est jamais déçue; Tremble de l’éprouver encore à tes dépens. Quel murmure confus entends-je entre tes dents? Parle, et ne me tiens pas plus long-tems en attente: Quels climats ont produit cette tête branlante? Jadis dans l’Hespérie au triple Géryon J’allai porter la guerre, et par occasion, De ses nobles troupeaux ravis dans son étable Ramenai dans Argos le trophée honorable. En route, aux pieds d’un mont doré par l’orient, Je vis se réunir dans un séjour riant, Lé rapide courant de l’impétueux Rhône; Et le cours incertain de la paisible Saône: Est-ce là le pays où tu reçus le jour? Hercule en parlant, de la sorte affectoit plus d’intrépidité qu’il n’en avoit dans l’ame, et ne laissoit pas de craindre la main d’un fou. Mais Claude lui voyant l’air d’un homme résolu qui n’entendoit pas raillerie, jugea qu’il n’étoit pas-là comme à Rome où nul n’osoit s’égaler à lui, et que partout le coq est maître sur son fumier. Il se remit donc à grogner, et autant qu’on put l’entendre il sembla parler ainsi. J’espérois, ô le plus sort de tous les Dieux! que vous me protégeriez auprès des autres, et que si j’avois eu à me renommer de quelqu’un, c’eût été de vous qui me connoissez si bien. Car souvenez-vous en, s’il vous plaît, quel autre que moi tenoit audience devant votre temple durant les mois de Juillet et d’Août? Vous savez ce que j’ai souffert-là de miseres, jour et nuit à la merci des avocats. Soyez sûr, tout robuste que vous êtes, qu’il vous a mieux valu purger les étables d’Augias que d’essuyer leurs criailleries, vous avez avalé moins d’ordures.(5) Or dites-nous quel Dieu nous serons de cet homme-ci? En serons- nous un Dieu d’Epicure, parce qu’il ne se soucie de personne ni personne de lui? Un Dieu Stoïcien, qui, dit Varron, ne pense ni n’engendre? N’ayant, ni coeur ni tête il semble assez propre à le devenir. Eh. Messieurs! s’il eût demandé cet honneur à Saturne même, dont, présidant à les jeux, il fit durer le mois toute l’année, il ne l’eût pas obtenu. L’obtiendra-t-il de Jupiter qu’il a condamné pour cause d’inceste autant qu’il étoit en lui, en faisant mourir Silanus son gendre, et cela pourquoi? Parce qu’ayant une soeur d’une humeur charmante et que tout le monde appelloit, Vénus, il aima mieux l’appeller Junon. Quel si grand crime est-ce donc, direz-vous, de fêter discrétement sa soeur? La loi ne le permet elle pas à demi dans Athenes, et dans l’Egypte en plein?....(6) A Rome.... oh à Rome ignorez-vous que les rats mangent le fer? Notre sage bouleverse tout. Quant à lui, j’ignore ce qu’il faisoit dans sa chambre, mais le voilà maintenant furetant le Ciel pour se faire Dieu, non content d’avoir en Angleterre un temple où les barbares le servent comme tel. A la fin, Jupiter s’avisa qu’il faloit arrêter les longues disputes et faire opiner chacun à son rang. Peres Conscripts, dit- il à ses collegues; au lieu des interrogations que je avois permises, vous ne faites que battre la campagne; j entends que la cour reprenne ses formes ordinaires: que penseroit de nous ce postulant tel qu’il soit? L’ayant donc fait sortir, il alla aux voix, en commençant par le pere Janus. Celui-ci consul d’une après-dînée, désigné le premier Juillet, ne laissoit pas d’être homme à deux envers, regardant à la fois devant et derriere: en vrai pilier de barreau il se mit à débiter fort disertement beaucoup de belles choses que le scribe ne put suivre, et que je ne répéterai pas de peur de prendre un mot pour l’autre. Il s’étendit sur la grandeur des Dieux, soutint qu’ils ne devoient pas s’associer des faquins. Autrefois, dit-il, c’étoit une grande affaire que d’être fait Dieu, aujourd’hui ce n’est plus rien.(7) Vous n’avez déjà rendu cet homme-ci que trop célebre. Mais de peur qu’on ne m’accuse d’opiner sur la personne et non sur la chose, mon avis est que désormais on ne deifie plus aucun de ceux qui broutent l’herbe des champs ou qui vivent des fruits de la terre. Que si malgré ce sénatus-consulte quelqu’un d’eux s’ingere à l’avenir de trancher du Dieu, soit de fait, soit en peinture, je le dévoue aux larves, et j’opine qu’à la premiere foire sa déité reçoive les étrivieres et soit mise en vente avec les nouveaux esclaves. Après cela vint le tour du divin fils de Vica-Pota désigné consul grippe-sou et qui gagnoit sa vie à grimeliner et vendre les petites villes. Hercule passant donc à celui-ci lui toucha galamment l’oreille et il opina dans ces termes: attendu que le divin Claude est du sang du divin Auguste et du sang de la divine Livie son ayeule, a laquelle il a même confirmé son brevet de déesse; qu’il est d’ailleurs un prodige de science et que le bien public exige un adjoint à l’écot de Romulus; j’opine qu’il soit dès ce jour créé et proclamé Dieu en aussi bonne forme qu’il s’en soit jamais fait, et que cet événement soit ajouté aux métamorphoses d’Ovide. Quoiqu’il y eût divers avis, i1 paroissoit que Claude l’emporteroit, et Hercule qui sait battre le fer tandis qu’il est chaud, couroit de côté et d’autre, criant: Messieurs, un peu de faveur; cette affaire-ci m’intéresse; dans une autre occasion vous disposerez aussi de ma voix; il faut bien qu’une main lave l’autre. Alors le divin Auguste s’étant levé, perora fort pompeusement et dit: Peres Conscripts, je vous prends à témoin que depuis que je suis Dieu je n’ai pas dit un seul mot, car je ne me mêle que de mes affaires; mais comment me taire en cette occasion? Comment dissimuler ma douleur que le dépit aigrit encore? C’est donc pour la gloire de ce misérable que j’ai rétabli la paix sur mer et sur terre, que j’ai étouffé les guerres civiles, que Rome est affermie par mes loix et ornée par mes ouvrages? O Peres Conscripts! je ne puis m’exprimer, ma vive indignation ne trouve point de termes; je ne puis que redire après l’éloquent Messala, l’Etat est perdu! Cet imbécille qui paroît ne pas savoir troubler l’eau, tuoit les hommes comme des mouches. Mais que dire de tant d’illustres victimes? Les désastres de ma famille me laissent-ils des larmes pour les malheurs publics? Je n’ai que trop à parler des miens.(8) Ce galant homme que vous voyez protégé par mon nom durant tant d’années, me marqua sa reconnoissance en faisant mourir Lucius Silanus un de mes arrieres-petits-neveux et deux Julies mes arrieres-petites-niéces, l’une par le fer, l’autre par la faim. Grand Jupiter, si vous l’admettez parmi nous, à tort ou non, ce sera surement à votre blâme. Car dit-moi, je te prie, ô divin Claude, pourquoi tu fis tant tuer de gens sans les entendre, sans même t’informer de leurs crimes? C’étoit ma coutume. Ta coutume? On ne la connoît pas ici. Jupiter qui regne depuis tant d’années a-t-il jamais rien fait de semblable? Quand il estropia son fils, le tua-t-il? Quand il pendit sa femme, l’étrangla-t-il? Mais toi n’as-tu pas mis à mort Messaline, dont j’étois le grand oncle ainsi que le tien?(9) Je j’ignore, dis-tu? Misérable! Ne sais-tu pas, qu’il t’est plus honteux de l’ignorer que de l’avoir fait? Enfin Caius Caligula s’est ressuscité dans son successeur. L’un fait tuer son beau-pere,(10) et l’autre son gendre. (11) L’un défend qu’on donne au fils de Crassus le surnom de grand, l’autre le lui rend et lui fait couper la tête. Sans respect pour un sang illustre, il fait périr dans une même maison Scribonie, Tristonie, Assarion, et même Crassus le grand, ce pauvre Crassus si complétement sot qu’il eût mérité de régner: songez Peres Conscripts, quel monstre ose aspirer à siéger parmi nous! Voyez, comment déifier une telle figure, vil ouvrage des Dieux irrités! A quel culte, à quelle foi pourra-t-il prétendre? Qu’il réponde, et je me rend. Messieurs, messieurs, si vous donnez la divinité à de telles gens, qui diable reconnoîtra la vôtre? En un mot, Peres Conscripts, je vous demande pour prix de ma complaisance de ma discrétion de venger mes injures. Voilà mes raisons voici mon avis. Comme ainsi soit que le divin Claude a tué son beau-pere Appius Silanus, ses deux gendres, Pompeius Magnus et Lucius Silanus, Crassus beau-pere de sa fille, cet home si sobre, (12) et en tout si semblable à lui, Scribonie belle-mere de sa fille, Messaline sa propre femme, et mille autres dont les noms ne finiroient point, j’opine qu’il soit sévérement puni, qu’on ne lui permette plus de siéger en justice, qu’enfin banni sans retard il ait à vider l’Olympe en trois jours et le Ciel en un mois. Cet avis fut suivi tout d’une voix. A l’instant le Cyllénien (13) lui tordant le col le tire au séjour D’où nul, dit-on, ne retourna jamais. En descendant par la Voie sacrée, ils trouvent un grand contours dont Mercure demande la cause. Parions, dit-il, que c’est sa pompe funebre; et en effet, la beauté du convoi, où l’argent n’avoit pas été épargné, annonçoit bien l’enterrement d’un Dieu. Le bruit des trompettes, des cors, des instrumens de toute espece et sur- tout de la foule, étoit si grand, que Claude lui-même pouvoit l’entendre. Tout le monde étoit dans l’alégresse; le Peuple Romain marchoit légerement comme ayant secoué ses fers. Agathon et quelques chicaneurs pleuroient tout bas dans le fond du coeur. Les Jurisconsultes maigres, exténués, (14) commençoient à respirer, et sembloient sortir du tombeau. Un d’entr’eux voyant les avocats la tête basse déplorer leur perte, leur dit en s’approchant: ne vous le disois-je pas, que les Saturnales ne dureroient pas toujours? Claude en voyant ses funérailles comprit enfin qu’il étoit mort. On lui beugloit à pleine tête ce chant funebre en jolis vers heptasyllabes. O cris, ô perte, ô douleurs! De nos funebres clameurs Faisons retentir la place: Que chacun se contrefasse: Crions d’un commun accord Ciel! ce grand homme est donc mort! Il est donc mort ce grand homme! Hélas! vous savez tous comme, Sous la force de son bras, Il mit tout le monde à bas. Faloit-il vaincre à la course? Faloit-il jusques sous l’ourse Des Brétons presque ignorés Du Cauce aux cheveux dorés Mettre l’orgueil à la chaîne, Et sous la hache Romaine Faire trembler l’Océan; Faloit-il en moins d’un an Dompter le Parthe rebelle; Faloit-il d’un bras fidele Bander l’arc, lancer des traits Sur des ennemis défaits, Et d’une audace guerriere Blesser le Mede au derriere? Notre homme étoit prêt à tout; De tout il venoit à bout. Pleurons ce nouvel oracle, Ce grand prononceur d’arrêts; Ce Minos que par miracle Le Ciel forma tout exprès. Ce Phénix des beaux génies N’épuisoit point les parties En plaidoyers superflus; Pour juger sans se méprendre Il lui suffisoit d’entendre Une des deux, tout au plus. Quel autre toute l’année Voudra siéger désormais i Et n’avoir, dans la journée, De plaisir que les procès? Minos, cédez-lui la place. Déjà son ombre vous chasse Et va juger aux enfers. Pleurez avocats à vendre, Vos cabinets sont déserts, Rimeurs, qu’il daignoit entendre, A qui lirez-vous vos vers? Et vous, qui comptiez d’avance Des cornets et de la chance Tirer un ample trésor, Pleurez, brelandier célèbre, Bientôt un bûcher funebre Va consumer tout votre or. Claude se délectoit à entendre ses louanges et auroit bien voulu s’arrêter plus long-tems. Mais le Héraut des Dieux lui mettant la main au collet et lui enveloppant la tête de peur qu’il ne fût reconnu, l’entraîna par le champ de Mars, et le fit descendre aux enfers entre le Tibre et la Voie couverte. Narcisse ayant coupé par un plus court chemin vint frais sortant du bain au-devant de son maître, et lui dit: comment! les Dieux chez les hommes? Allons, allons dit Mercure, qu’on se dépêche de nous annoncer. L’autre voulant s’amuser à cajoler son maître, il le hâta d’aller à coups de caducée, et Narcisse partit sur le champ. La pente est si glissante et l’on descend si facilement, que tout gouteux qu’il étoit, il arrive en un moment à la porte des enfers. A sa vue, le monstre aux cent têtes dont parle Horace, s’agite, hérisse ses horribles crins, et Narcisse accoutumé aux caresses de sa jolie levrette blanche, éprouva quelque surprise à l’aspect d’un grand vilain chien noir à long poil, peu agréable à rencontrer dans l’obscurité. Il ne laissa pas pourtant de s’écrier à haute voix: voici Claude César. Aussi-tôt une foule s’avance en poussant des cris de joie et chantant. Il vient, réjouissons-nous. Parmi eux étoient Caïus Silius Consul désigné, Junius Praetorius, Sextius Trallus, Hellius Trogus, Cotta Tectus, Valens Fabius, Chevaliers Romains que Narcisse avoit tous expédiés. Au milieu de la troupe chantante étoit le pantomime Mnester à qui sa beauté avoit coûté la vie. Bientôt le bruit que Claude arrivoit parvint jusqu’à Messaline, et l’on vit accourir des premiers au-devant de lui ses affranchis Polybe, Myron, Harpocrate, Amphaeus et Peronacte, qu’il avoit envoyés devant pour préparer sa maison. Suivoient les deux préfets Justus Catonius, et Rufus fils de Pompée; puis ses amis Saturnius Luscius, et Pedo Pompeius, et Lupus, et Celer Asinius, Consulaires. Enfin la fille de son frere, la fille de sa soeur, son gendre, son beau-pere, sa belle-mere et presque tous ses parens. Toute cette troupe accourt au-devant de Claude, qui les voyant, s’écria; bon, je trouve par-tout des amis: par quel hazard êtes-vous ici? Comment, scélérat, dit Pedo Pompeïus, par quel hazard? Et qui nous y envoya que toi même, bourreau de tous tes amis? Viens, viens devant le Juge; ici je t’en montrerai le chemin. Il le mene au tribunal d’Eaque, lequel précisément se faisoit rendre compte de la loi Cornelia sur les meurtriers. Pedo fait inscrire son homme et présente une liste de trente Sénateurs, trois cents quinze Chevaliers Romains, deux cents vingt-un Citoyens et d’autres en nombre infini, tous tués par es ordres. Claude effrayé tournoit les yeux de tous côtés pour chercher un défenseur, mais aucun ne se présentoit. Enfin, P. Petronius son ancien convive et beau parleur comme lui, requit Vainement d’être admis à le défendre. Pedo l’accuse à grands cris, Pétrone tâche de répondre; mais le juste Eaque le fait taire, et après avoir entendu seulement l’une des parties, condamne l’accusé, en disant: Il est traité comme il traita les autres. A ces mots il se fit un grand silence: Tout le monde étonné de cette étrange forme la soutenoit sans exemple; mais Claude la trouva plus inique que nouvelle. On disputa long-tems sur a peine qui lui seroit imposée. Quelques-uns disoient qu’il faloit faire un échange, que Tantale mourroit de soif s’il n’étoit secouru, qu’Ixion avoit besoin d’enrayer, et Sysiphe de reprendre haleine; mais comme relâcher un vétéran c’eût été laisser à Claude l’espoir d’obtenir un jour la même grace, on aima mieux imaginer quelque nouveau supplice qui, l’assujettissant à un vain travail, irritât incessamment sa cupidité par ne espérance illusoire. Eaque ordonna donc qu’il jouât aux dés avec un cornet percé, et d’abord on le vit se tourmenter inutilement à courir après ses dés. Car à peine agitant le mobile cornet Aux dés prêts à partir il demande sonnet, Que malgré tous ses soins entre ses doitgs avides Du cornet défoncé, panier des Danaïdes, Il sent couler les dés; ils tombent, et souvent Sur la table, entraîné par ses gestes rapides, Son bras avec effort jette un cornet de vent.(15) Ainsi pour terrasser son adroit adversaire Sur l’arêne, un Athlete enflammé de colere, Du cette qu’il élevé espere le frapper; L’autre gauchit, esquive, a le tems d’échapper, Et le coup frappant l’air avec toute sa force, Au bras qui l’a porté donne une rude entorse. Là-dessus Caligula paroissant tout-à-coup, ses mit à le réclamer comme son esclave. Il produisoit des témoins qui l’avoient vu le charger des soufflets et d’étrivieres. Aussi-tôt il lui fut adjugé par Eaque. Et Caligula le donna à Ménandre son affranchi, pour en faire un de ses gens. Notes. (1) L'élection de Vitellius avoit précédé celle d'Othon; mais au- delà des mets le bruit de celle-ci avoit provenu le bruit de l'autre, ainsi Othon étoit dans ces régions le premier reconnu. (2) Quoique les jeux séculaires eussent été célébrés par Auguste, Claude prétendant qu'il avoit mal calculé, les fit célébrer aussi: ce qui donnoit à rire au Peuple quand le crieur public annonça dans la forme ordinaire, des jeux que nul homme vivant n'avoit vu ni ne reverroit car non-seulement plusieurs personnes encore vivantes avoient v ceux d'Auguste, mais même il y eut des Histrions qui jouerent aux uns et aux autres, et Vitellius n'avoit pas honte de dire à Claude malgré la proclamation; sa'pe facias. (3) La mort de Claude fut long-tems cachée au Peuple, jusqu'à ce qu'Agrippine eût pris ses mesures pour ôter l'Empire à Britannicus et l'assurer à Néron. Ce qui fit que le Public n'en savoit exactement ni le jour ni l'heure. (4) On sait combien cet imbécille avoit peu de considération dans sa maison: à peine le maître du monde avoit-il un valet qui lui daignât obéir. Il est étonnant que Seneque ait osé dire tout cela, lui qui étoit si courtisan; mais Agrippine avoit besoin de lui, et il le savoit bien. (5) Il y a ici très-évidemment une lacune que je ne vois pourtant marquée dans aucune édition. (6) On sait qu'il étoit permis en Egypte d'épouser sa soeur de pere et de mere et cela étoit aussi permis à Athenes, mais pour la soeur de mere seulement. Le mariage d'Elpinice et de Cimon en fournit un exemple. (7) Je ne saurois me persuader qu'il n'y ait pas encore une lacune entre ces mots; Olim, inquit, magna res erat Deum fieri: et ceux- ci, jam fama nimium fecisti. Je n'y vois ni liaison ni transition, ni aucune espece de sens à les lire ainsi de suite. (8) Je n'ai point traduit ces mots. Etiamsi Phormea Groece nescit, ego scio Entikonton. Senescrit, ou se nescit, parce que je n'y entends rien du tout. Peut-être aurois-je trouvé quelque éclaircissement dans les adages d'Erasme, mais je ne suis pas à portée de les consulter. (9) Par l'adoption de Drusus, Auguste étoit l'ayeul de Claude, mais il étoit aussi son grand oncle par la jeune Antonia mere de Claude et niece d'Auguste. (10) M. Syllanus. (11) Pompeius magnus. (12) Je n'ai gueres besoin, je crois, d'avertir que ce mot est pris ironiquement. Suétone après avoir dit qu'en tout tems, en tout lieu Claude étoit toujours prêt à manger et boire, ajoute qu'un jour ayant senti de son l'odeur du dîné des Saliens, il planta là toute l'audience et courut se mettre à table avec eux. (13) Mercure. (14) Un Juge qui n'avoit d'autre loi que sa volonté donnoit peu d'ouvrage a ces Messieurs là. (15) J'ai pris la liberté de substituer cette comparaison à celle de Sysiphe, employée par Séneque et trop rebattue depuis cet Auteur. Source: http://www.poesies.net