Polysynodie De L'Abbé De St. Pierre. (1758) Par Jean-Jacques Rousseau. (1712-1778) TABLE DES MATIERES Chapitre I Nécessité, Dans La Monarchie, D’Une Forme De Gouvernement Subordonnée Au Prince. Chapitre II Trois Formes Spécifiques De Gouvernement Subordonné. Chapitre III Rapport De Ces Formes A Celles Du Gouvernement Suprême. Chapitre IV Partage Et Départements Des Conseils. Chapitre V Manière De Les Composer. Chapitre VI Circulation Des Départements. Chapitre VII Autres Avantages De Cette Circulation. Chapitre VIII Que La Polysynodie Est L’Administration En Sous- Ordre La Plus Naturelle. Chapitre IX Et La Plus Utile. Chapitre X Autres Avantages. Chapitre XI Conclusion. Jugement Sur La Polysynodie. Chapitre I Nécessité, Dans La Monarchie, D’Une Forme De Gouvernement Subordonnée Au Prince. Si les Princes regardoient les fonctions du Gouvernement comme des devoirs indispensables, les plus capables s’en trouveroient les plus surchargés; leurs travaux comparés à leurs forces, leur paroîtroient toujours excessifs; on les verroit aussi ardents à resserrer leurs Etats ou leurs droits, qu’ils sont avides d’étendre les uns et les autres; et le poids de la Couronne écraseroit bientôt la plus forte tête qui voudroit sérieusement la porter. Mais loin d’envisager leur pouvoir par ce qu’il a de pénible et d’obligatoire, ils n’y voient que le plaisir de commander; et comme le peuple n’est à leurs yeux que l’instrument de leurs fantaisies, plus ils ont de fantaisies à contenter, plus le besoin d’usurper augmente; et plus ils sont bornés et petits d’entendement, plus ils veulent être grands et puissans en autorité. Cependant, le plus absolu despotisme exige encore un travailpour se soutenir: quelques maximes qu’il établisse à son avantage, il faut toujours qu’il les couvred’un leurre d’utilité publique; qu’employant la force des peuples contre eux-mêmes, il les empêche de la réunir contre lui; qu’il étouffe continuellement la voix de la nature, et le cri de la liberté toujours prêt à sortir de l’extrême oppression. Enfin, quand le Peuple ne seroit qu’un vil troupeau sans raison, encore faudrait-il des soins pour le conduire; et le Prince qui ne songe point à rendre heureux ses sujets n’oublie pas, au moins, s’il n’est insensé, de conserverson patrimoine. Qu’a-t-il donc à faire pour concilier l’indolence avec l’ambition, la puissanceavec les plaisirs, et l’empire des Dieux avec la vie animale? Choisir pour soi lesvains honneurs, l’oisiveté, et remettre à d’autres les fonctions pénibles du Gouvernement, en se réservant tout au plus de chasser ou changer ceux qui s’en acquittent trop mal on trop bien. Par cette méthode, le dernier des hommes tiendra paisiblement et commodément le sceptre de l’univers; plongé dans d’insipides voluptés, il promenera, s’il veut, de fête en fête son ignorance et sonennui. Cependant on le traitera de conquérant, d’invincible, de Roi des Rois, d’Empereur Auguste, de Monarque du monde et de Majesté sacrée. Oublié sur le trône, nul aux yeux de ses voisins, et même à ceux de ses sujets, encensé de toussans être obéi de personne, foible instrument de la tyrannie des Courtisans et de l’esclavage du Peuple, on lui dira qu’il règne et il croira régner. Voilà le tableaugénéral du gouvernement de toute Monarchie trop étendue. Qui veut soutenir le monde et n’a pas les épaules d’Hercule, doit s’attendre d’être écrasé. Le Souverain d’un grand Empire n’est guère au fond que le Ministre de ses Ministres, ou le représentant de ceux qui gouvernent sous lui. Ils sont obéis enson nom, et quand il croit leur faire exécuter sa volonté, c’est lui qui, sans le savoir, exécute la leur. Ce la ne sauroit être autrement, car comme il ne peut voir que par leurs yeux, il faut nécessairement qu’il les laisse agir par ses mains. Forcé d’abandonner à d’autres ce qu’on appelle le détail, (1) et que j’appellerois, moi, l’essentiel du Gouvernement, il se réserve les grandes affaires, le verbiage des Ambassadeurs, les tracasseries de ses favoris, et tout au plus lechoix de ses maîtres; car il en faut avoir malgré soi, si-tôt qu’on a tant d’esclaves. Que lui importe, au reste, une bonne ou une mauvaise administration? Comment son bonheur seroit-il troublé par la misère du Peuple, qu’il ne peut voir; par ses plaintes, qu’il ne peut entendre, et par les désordres publics dont il ne saura jamais rien? Il en est de la gloire des Princes commedes trésors de cet insensé, propriétaire en idée de tous les vaisseaux qui arrivoient au port: l’opinion de jouir de tout l’empêchoit de rien désirer; et il n’étoit pas moins heureux des richesses qu’il n’avoit point, que s’il les eût possédées. Que feroit de mieux le plus juste Prince avec les meilleures intentions, si-tôt qu’il entreprend un travail que la nature a mis au-dessus de ses forces? Il est hommeet se charge des fonctions d’un Dieu, comment peut-il espérer de les remplir? Le sage, s’il en peut être sur le trône, renonce à l’empire, ou le partage; il consulte ses forces; il mesure sur elles les fonctions qu’il veut remplir; et pour être un Roi vraiment grand, il ne se charge point d’un grand Royaume. Mais ce que feroit le sage a peu de rapport à ce que feront les princes. Ce qu’ils feront toujours, cherchons au moins comment ils peuvent le faire le moins mal qu’il soit possible. Avant que d’entrer en matière, il est bon d’observer que si par miracle quelque grande ame peut suffire à la pénible charge de la Royauté, l’ordre héréditaire établi dans les successions, et l’extravagante éducation des héritiers du Trône, fourniront toujours cent imbéciles pour un vrai Roi; qu’il y aura des minorités, des maladies, des tems de délire et de passion qui ne laisseront souvent à latête de l’Etat qu’un simulacre de Prince. Il faut cependant que les affaires sefassent. Chez tous les peuples qui ont un Roi, il est donc absolument nécessaire d’établir une forme de gouvernement qui se puisse passer du Roi; et dès qu’ilest posé qu’un Souverain peut rarement gouverner par lui-même, il ne s’agit plus que de savoir comment il peut gouverner par autrui; c’est à résoudre cette question qu’est destiné le discours sur la Polysynodie. Chapitre II Trois Formes Spécifiques De Gouvernement Subordonné. Un Monarque, dit l’Abbé de St. Pierre, peut n’écouter qu’un seul homme dans toutes ses affaires, et lui confier toute son autorité, comme autrefois les Rois de France la donnoient aux Maires du Palais, et comme les Princes Orientaux la confient encore aujourd’hui à celui qu’on nomme Grand-Visir en Turquie. Pour abréger, j’appellerai Visirat cette sorte de ministere. Ce Monarque peut aussi partager son autorité entre deux ou plusieurs hommes qu’il écoute chacun séparément sur la sorte d’affaire qui leur est commise, à-peu-près comme faisoit Louis XIV avec Colbert et Louvois. C’est cette forme que je nommerai dans la suite demi-Visirat. Enfin, ce Monarque peut faire discuter dans des assemblées les affaires du Gouvernement, et former à cet effet autant de Conseils qu’il y a de genres d’affaires à traiter. Cette forme de ministère, que l’Abbé de St. Pierre appelle pluralité des Conseils ou Po1ysynodie, est à-peu-près, selon lui, celle que le Régent Duc d’Orléans, avoit établie sous son administration, et ce qui lui donne un plus grand poids encore, c’étoit aussi celle qu’avoit adoptée l’Elève du vertueux Fenelon. Pour choisir entre ces trois formes et juger de celle qui mérite la préférence, il ne suffit pas de les considérer en gros et par la première face qu’elles présentent; il ne faut pas non plus opposer les abus de l’une à la perfection de l’autre, nis’arrêter seulement à certains moments passagers de désordre ou d’éclat; mais les supposer toutes aussi parfaites qu’elles peuvent l’être dans leur durée, et chercher en cet état leurs rapports et leurs différences. Voilà de quelle manière on peut en faire un parallèle exact. Chapitre III Rapport De Ces Formes A Celles Du Gouvernement Suprême. Les maximes élémentaires de la politique peuvent déjà trouver ici leur application. Car le Visirat, le demi-Visirat et la Polysynodie se rapportent manifestement dans l’économie du gouvernement subalterne aux trois formes spécifiques du gouvernement suprême; et plusieurs des principes qui conviennent à l’administration souveraine peuvent aisément s’appliquer au Ministère. Ainsi, le Visirat doit avoir généralement plus de vigueur et de célérité, le demi-Visirat plus d’exactitude et de soin, et la Polysynodie plus de justice et de constance. Il est sûr encore que, comme la Démocratie tend naturellement à l’Aristocratie, et l’Aristocratie à la Monarchie; de même la Polysynodie tend au demi-Visirat, et le demi-Visirat au Visirat. Ce progrès de la force publique vers le relâchement qui oblige de renforcer les ressorts, se retarde ou s’accélère à proportion que toutes les parties de l’Etat sont bien ou mal constituées; et comme on ne parvient au despotisme et au Visirat que quand tous les autres ressorts sont usés, c’est, à mon avis, un projet mal conçu de prétendre abandonner cette forme pour enprendre une des précédentes: car nulle autre ne peut plus suffire à tout un peuple qui a pu supporter celle-là. Mais, sans vouloir quitter l’une pour l’autre, il est cependant utile de connoître celle des trois qui vaut le mieux. Nous venons de voir que, par une analogie assez naturelle, la Polysynodie mérite déjà la préférence, il reste à rechercher si l’examen des choses mêmes pourra la lui confirmer; mais avant que d’entrer dans cet examen, commençons par une idée plus précise de la forme que, selon notre Auteur, doit avoir la Polysynodie. Chapitre IV Partage Et Départements Des Conseils. Le Gouvernement d’un grand Etat, tel que la France, renferme en soi huit objets principaux qui doivent former autant de départemens et par conséquent avoir chacun leur Conseil particulier. Ces huit parties sont: la justice, la police, les finances, le commerce, la marine, la guerre, les affaires étrangères, et celles de la religion. Il doit y avoir encore un neuvieme Conseil, qui, formant la liaison de tous les autres, unisse toutes les parties du Gouvernement, où les grandes affaires traitées et discutées en dernier ressort, n’attendent plus que de la volonté du Prince leur entière décision, et qui, pensant et travaillant au besoin pour lui, supplée à son défaut, lorsque les maladies, la minorité, la vieillesse, ou l’aversion du travail, empêchent le Roi de faire ses fonctions; ainsi ce Conseil général doit toujours être sur pied ou pour la nécessité présente, ou par précaution pour le besoin à venir. Chapitre V Manière De Les Composer. A l’égard de la manière de composer ces Conseils, la plus avantageuse qu’on y puisse employer paroît être la méthode du scrutin; car par toute autre voie il est évident que la Synodie ne sera qu’apparente, que les Conseils n’étant remplis que des créatures des favoris, il n’y aura point de liberté réelle dans les suffrages, et qu’on n’aura sous d’autres noms qu’un véritable Visirat ou demi-Visirat. Je ne m’étendrai point ici sur la méthode et les avantages du scrutin; comme il fait un des pointe capitaux du systême de Gouvernement de l’Abbé de St. Pierre, j’en traite ailleurs plus au long. Je me contenterai de remarquer que quelque forme de Ministère qu’on admette, il n’y a point d’autre méthode par laquelle on puis se être assuré de donner toujours la préférence au plus vrai mérite; raison qui montre plutôt l’avantage que la facilité de faire adopter le scrutin dans les Cours des Rois. Cette première précaution en suppose d’autres qui la rendent utile; car il le seroit peu de choisir au scrutin entre des sujets qu’on ne connoîtroit pas, et l’on ne sauroit connoître la capacité de ceux qu’on n’a point vu travailler dans le genre auquel on les destine. Si donc il faut des grades dans le militaire, depuis l’Enseigne jusqu’au Maréchal de France, pour former les jeunes officiers et les rendre capables des fonctions qu’ils doivent remplir un jour; n’est-il pas plus important encore d’établir des grades semblables dans l’administration civile, depuis les Commis jusqu’aux Présidents des Conseils? Faut-il moins de tems et d’expérience pour apprendre à conduire un Peuple que pour commander une armée; les connoissances de l’homme d’Etat sont- elles plus faciles à acquérir que celles de l’homme de Guerre, ou le bon ordre est-il moins nécessaire dans l’économie politique que dans la discipline militaire? Les grades scrupuleusement observés ont été l’école de tant de grands hommes qu’a produits la République de Venise, et pourquoi ne commenceroit-on pas d’aussi loin à Paris pour servir le prince, qu’à Venise pour servir l’Etat. Je n’ignore pas que l’intérêt des Visirs s’oppose à cette nouvelle police: je sais bien qu’ils ne veulent point être assujettis à des formes qui gênent leur despotisme, qu’ils ne veulent employer que des créatures qui leur soi entièrement dévouées, et qu’ils puissent d’un mot replonger dans la poussière d’où ils les tirent. Un homme de naissance, de son côté, qui n’a pour cette foule de valets, que le mépris qu’ils méritent, dédaigne d’entrer en concurrence avec eux dans la même carriere, et le Gouvernement de l’Etat est toujours prêt à devenir la proie du rebut de ses citoyens. Aussi n’est-ce point sous le Visirat, mais sous la seule Polysynodie, qu’on peut espérer d’établir dans l’administration civile des grades honnêtes, qui ne supposent pas la bassesse, mais le mérite, et qui puissent rapprocher la noblesse des affaires dont on affecte de l’éloigner, et qu’elle affecte de mépriser à son tour. Chapitre VI Circulation Des Départements. De l’établissement des grades s’en suit la nécessité de faire circuler les départements entre les membres de chaque Conseil et même d’un Conseil à l’autre, afin que chaque membre éclairé successivement sur toutes les parties du Gouvernement, devienne un jour capable d’opiner dans le Conseil général, et de participer à la grande administration. Cette vue de faire circuler les départements est due au Régent qui l’établit dans le Conseil des finances; et si l’autorité d’un homme qui connoissoit si bien les ressorts du Gouvernement ne suffit pas pour la faire adopter, on ne peut disconvenir au moins des avantages sensibles qui naîtroient de cette méthode. Sans doute, il peut y avoir des cas où cette circulation paroîtroit peu utile ou difficile à établir, dans la Polysynodie; mais elle n’y est jamais impossible, et jamais praticable dans le Visirat ni dans le demi-Visirat: or il est important, par beaucoup de très- fortes raisons, d’établir une forme d’administration où cette circulation puis se avoir lieu. 1?. Premiérement, pour prévenir les malversations des commis qui, changeant de bureaux avec leurs maîtres, n’auront pas le tems de s’arranger pour leurs friponneries aussi commodément qu’ils le font aujourd’hui: ajoutez qu’étant, pour ainsi dire, à la discrétion de leurs successeurs, ils seront plus réservés, en changeant de département, à laisser les affairesde celui qu’ils quittent dans un état qui pourroit les perdre, si par hasard leur successeur se trouvoit honnête homme ou leur ennemi. 2?. En second lieu, pour obliger les Conseillers même à mieux veiller sur leur conduite ou sur celle de leurs commis; de peur d’être taxée de négligence et de pis encore, quand leur gestion changera d’objet sans cesse, et chaque fois sera connue de leur successeur. 3?. Pour exciter entre les membres d’un même corps une émulation louable à qui passera son prédécesseur dans le même travail. 4?. Pour corriger par ces fréquens changemens les abus que les erreurs, les préjugés et les passions de chaquesujet auront introduits dans son administration: car parmi tant de caracteresdifférens qui régiront successivement la même partie, leurs fautes se corrigeront mutuellement, et tout ira plus constamment à l’objet commun. 5?. Pour donner à chaque membre d’un Conseil des connoissances plus nettes et plus étendues des affaires et de leurs divers rapports; en sorte qu’ayant manié les autres parties, il voye distinctement ce que la sienne est au tout, qu’il ne se croye pas toujours le plus important personnage de l’Etat, et ne nuise pas au bien général pour mieux faire celui de son département. 6?. Pour que tous les avis soient mieux portés en connoissance de cause, que chacun entende toutes les matières sur lesquelles il doit opiner, et qu’une plus grande uniformité de lumieres mette plus de concorde et de raison dans les délibérations communes. 7?. Pour exercer l’esprit et les talents des Ministres: car, portés à se reposer et s’appesantir sur un même travail, ils ne s’en font enfin qu’une routine qui resserre et circonscrit, pour ainsi dire, le génie par l’habitude.Or, l’attention est à l’esprit ce que l’exercice est au corps; c’est elle qui lui donne de la vigueur, de l’adresse, et qui le rend propre à supporter le travail: ainsi l’on peut dire que chaque Conseiller d’Etat, en revenant après quelques années de circulation à l’exercice de son premier département, s’en trouvera réellement plus capable que s’il n’en eût point du tout changé. Je ne nie pas que, s’il fût demeuré dans le même, il n’eût acquis plus de facilité à expédier les affaires qui en dépendent; mais je dis qu’elles eussent été moins bien faites, parce qu’il eût eu des vues plus bornées, et qu’il n’eût pas acquis une connaissance aussi exacte des rapports qu’ont ces affaires avec celles des autres départemens: de sorte qu’il ne perd d’un côté dans la circulation que pour gagner d’un autre beaucoup davantage. 8?. Enfin, pour ménager plus d’égalité dans le pouvoir, plus d’indépendance entre les Conseillers d’Etat, et par conséquent plus de liberté dans les suffrages. Autrement, dans un Conseil nombreux en apparence, on n’auroit réellement que deux ou trois opinans auxquels tous les autres seroient assujettis; à-peu-près comme ceux qu’on appelloit autrefois à Rome Senatorespedarii, qui pour l’ordinaire regardoient moins à l’avis qu’à l’auteur: inconvénient d’autant plus dangereux, que ce n’est jamais en faveur du meilleur parti qu’on a besoin de gêner les voix. On pourroit pousser encore plus loin cette circulation des départemens en l’étendant jusqu’à la Présidence même; car s’il étoit de l’avantage de la République Romaine, que les Consuls redevinssent au bout de l’an simples Sénateurs en attendant un nouveau Consulat, pourquoi ne serait-il pu del’avantage du Royaume, que les Présidens redevinssent après deux ou trois ans simples Conseillers, en attendant une nouvelle Présidence? Ne seroit-ce pas, pour ainsi dire, proposer un prix tous les trois ans à ceux de la Compagnie quidurant cet intervalle, se distingueroient dans leur Corps? Ne seroit-ce pas un nouveau ressort très-propre à entretenir dans une continuelle activité le mouvement de la machine publique; et le vrai secret d’animer le travail commun n’est-il pas d’y proportionner toujours le salaire? Chapitre VII Autres Avantages De Cette Circulation. Je n’entrerai point dans le détail des avantages de la circulation portée à ce dernier degré. Chacun doit voir que les déplacements devenus nécessaires par la décrépitude ou l’affoiblissement des Présidens, se feront ainsi sans dureté et sans efforts; que les Ex-présidens des Conseils particuliers auront encore un objet d’élévation, qui sera de siéger dans le Conseil général, et les membres de ce Conseil celui d’y pouvoir présider à leur tour; que cette alternative de subordination et d’autorité rendra l’une et l’autre en même tems plus parfaite et plus douce; que cette circulation de la Présidence est le plus sûr moyen d’empêcher la Polysynodie de pouvoir dégénérer en Visirat; et qu’en général la circulation répartissant avec plus d’égalité les lumières et le pouvoir du Ministere entre plusieurs membres, l’autorité royale domine plus aisémentsur chacun d’eux: tout cela doit sauter aux yeux d’un lecteur intelligent; et s’il falloit tout dire, il ne faudroit rien abréger. Chapitre VIII Que La Polysynodie Est L’Administration En Sous-Ordre La Plus Naturelle. Je m’arrête ici par la même raison sur la forme de la Polysynodie, après avoir établi les principes généraux sur lesquels on la doit ordonner pour la rendre utile et durable. S’il s’y présents d’abord quelque embarras, c’est qu’il est toujours difficile de maintenir longtems ensemble deux Gouvernements aussi différens dans leurs maximes que le monarchique et le républicain, quoiqu’au fond cette union produisît peut-être un tout parfait, et le chef- d’oeuvre de la politique. Il faut donc bien distinguer la forme apparente qui règne par-tout, de la forme réelle, dont il est ici question: car on peut dire en un sens que la Polysynodie est la première et la plus naturelle de toutes les administrations en sous-ordre, même dans la Monarchie. En effet, comme les premières lois nationales furent faites par la nation assemblée en Corps, de même les premières délibérations du Prince furent faites avec les principaux de la nation assemblés en Conseil. Le Prince a des Conseillers avant que d’avoir des Visirs; il trouve les uns et fait les autres. L’ordre le plus élevé de l’Etat en forme naturellement le synode ou Conseil général. Quand le Monarque est élu, il n’a qu’àprésider et tout est fait: mais quand il faut choisir un Ministre, ou des favoris, on commence à introduire une forme arbitraire où la brigue et l’inclination naturelle ont bien plus de part que la raison ni la voix du Peuple. Il n’est pas moins simple que dans autant d’affaires de différentes natures qu’en offre le Gouvernement, le Parlement national se divise en divers comités, toujours sous la présidence du Roi qui leur assigne à chacun les matières sur lesquelles ils doivent délibérer. et voilà les Conseils particuliers nés du Conseil général, dont ils sont les membres naturels, et la Synodie changée en Polysynodie; forme que je ne dis pas être, en cet état, la meilleure, mais bien la premiere et la plus naturelle. Chapitre IX Et La Plus Utile. Considérons maintenant la droite fin du Gouvernement et les obstacles qui l’en éloignent. Cette fin est sans contredit le plus grand intérêt de l’Etat et du Roi; ces obstacles sont, outre le défaut de lumières, l’intérêt particulier des administrateurs; d’où il suit que, plus ces intérêts particuliers trouvent de gêne et d’opposition, moins ils balancent l’intérêt public; de sorte que, s’ils pouvoient se heurter et se détruire mutuellement, quelque vifs qu’on les supposât, ils deviendroient nuls dans la délibération, et l’intérêt public seroit seul écouté. Quel moyen plus sûr peut-on donc avoir d’anéantir tous ces intérêts particuliers que de les opposer entr’eux parla multiplication des opinans? Ce qui fait les intérêts particuliers c’est qu’ils ne s’accordent point, car s’ils s’accordoient ce ne seroit plus un intérêt particulier mais commun. Or, en détruisant tous ces intérêts l’un par l’autre, reste l’intérêt public qui doit gagner dans la délibération tout ce que perdent les intérêts particuliers. Quand un Visir opine sans témoins devant son maître, qu’est-ce qui gêne alors son intérêt personnel? A-t-il besoin de beaucoup d’adresse pour en imposer à un homme aussi borné que doivent l’être ordinairement les Rois, circonscrits par tout ce qui les environne dans un si petit cercle de lumieres? Sur des exposés falsifiés, sur des prétextes spécieux, sur des raisonnemens sophistiques, qui l’empêche de déterminer le Prince avec ces grands mots d’honneur de la Couronne et de bien de l’Etat aux entreprises les plus funestes, quand elles lui sont personnellement avantageuses? Certes c’est grand hasard si deux intérêts particuliers aussi actifs que celui du Visir et celui du Prince, laissent quelque influence à l’intérêt public dans les délibérations du cabinet. Je sais bien que les Conseillers de l’Etat seront des hommes, comme les Visirs, je ne doute pas qu’ils n’aient souvent, ainsi qu’eux, des intérêts particuliers opposés à ceux de la nation, et qu’ils ne préférassent volontiers les premiers aux autres en opinant. Mais dans une assemblée dont tous les membres sont clairvoyans et n’ont pas les mêmes intérêts, chacun entreprendroit vainement d’amener les autres à ce qui lui convient exclusivement: sans persuader personne, il ne feroit que se rendre suspect de corruption et d’infidélité. Il aura beau vouloirmanquer à son devoir, il n’osera le tenter ou le tentera vainement au milieu de tant d’observateurs. Il fera donc de nécessité vertu, en sacrifiant publiquement son intérêt particulier au bien de la patrie, et soit réalité, soit hypocrisie, l’effet sera le même en cette occasion pour le bien de la société. C’est qu’alors un intérêt particulier très-fort, qui est celui de sa réputation concourt avec l’intérêt public. Au lieu qu’un Visir qui sait, à la faveur des ténèbres du Cabinet, dérober à tous les yeux le secret de l’Etat, se flatte toujours qu’on ne pourra distinguer ce qu’il fait en apparence pour l’intérêt public de ce qu’il fait réellement pour le sien, et comme, après tout, ce Visir ne dépend que de son maître, qu’il trompe aisément, il s’embarrasse fort peu des murmures de tout le reste. Chapitre X Autres Avantages. De ce premier avantage on en voit découler une foule d’autres qui ne peuvent avoir lieu sans lui. Premiérement les résolutions de l’Etat seront moins souvent fondées sur des erreurs de fait, parce qu’il ne sera pu aussi aisé à ceux qui feront le rapport des faits de les déguiser devant une assemblée éclairée, où se trouveront presque toujours d’autres témoins de l’affaire, que devant un Prince qui n’a rien vu que par les yeux de son Visir. Or, il est certain que la plupart des résolutions d’Etat dépendent de la connoissance des faits, et l’on peut dir emême en général qu’on ne prend guère d’opinionsfausses qu’en supposant vrais des faits qui sont faux, ou faux des faits qui sont vrais. En second lien, les impôts seront portés à un excès moins insupportable, lorsque le Prince pourra être éclairé sur la véritable situation de ses peuples et sur ses véritables besoins: mais ces lumieres, ne les trouvera-t-il pas plus aisément dans un Conseil dont plusieurs membres n’auront aucun maniement de finances, ni aucun ménagement à garder, que dans un Visir qui veut fomenter les passions de son maître, ménager les fripons en faveur, enrichir au créatures et faire sa main pour lui-même. On voit encore que les femmes auront moins de pouvoir et que par conséquent l’Etat en ira mieux. Car il est plus aisé à une femme intrigante de placer un Visir que cinquante Conseillers, et de séduire un homme que tout un college. On voit que les affaires ne seront plus suspendues ou bouleversées par le déplacement d’un Visir; qu’elles seront plus exactement expédiées, quand, liées par une commune délibération, l’exécution sera, cependant partagée entre plusieurs Conseillers, qui auront chacun leur département, que lorsqu’il faut que tout sorte d’un même Bureau; que les systèmes politiques seront mieux suivis et les réglemens beaucoup mieux observés, quand il n’y aura plus de révolution dans le Ministère, et que chaque Visir ne se fera plus un point d’honneur de détruire tous les établissemens utiles de celui qui l’aura précédé, de sorte qu’on sera sûr qu’un projet une fois formé ne sera plus abandonné que lorsque l’exécution en aura été reconnue impossible ou mauvaise. A toutes ces conséquences, ajoutez-en deux non moins certaines, mais plus importantes encore, qui n’en sont que ledernier résultat et doivent leur donner un prix que rien ne balance aux yeux du vrai citoyen. La première, que dans un travail commun, le mérite, les talens, l’intégrité, se feront plus aisément connoître et récompenser; soit dans les membres des Conseils qui seront sans cesse sous les yeux les uns des autres et de tout l’Etat, soit dans le Royaume entier où nulles actions remarquables, nuls hommes dignes d’être distingués, ne peuvent se dérober long-tems aux regards d’une assemblée qui veut et peut tout voir, et où la jalousie et l’émulation des membres les porteront souvent à sefaire des créatures qui effacent en mérite celles de leurs rivaux; la seconde et dernière conséquence est que les honneurs et les emplois distribués avec plus d’équité et de raison, l’intérêt de l’Etat et du Prince mieux écouté dans les délibérations, les affaires mieux expédiées et le mérite plus honoré doivent nécessairement réveiller dans le coeur du Peuple, cet amour de la Patrie qui est le plus puissant ressort d’un sage gouvernement et qui ne s’éteint jamais chez les Citoyens que par la faute des Chefs. (2) Tels sont les effets nécessaires d’une forme de gouvernement qui force l’intérêt particulier à céder à l’intérêt général. La Polysynodie offre encore d’autres avantages qui donnent un nouveau prix à ceux-là. Des assemblées nombreuses et éclairées fourniront plus de lumières sur les expédiens; et l’expérience confirme que les délibérations d’un Sénat sont en général plus sages et mieux digérées que celles d’un Visir. Les Rois seront plus instruits de leurs affaires; ils ne sauraientassister aux Conseils sans s’en instruire, car c’est là qu’on ose dire la vérité, et les membres de chaque Conseil auront le plus grand intérêt que le Prince y assiste assidument pour en soutenir le pouvoir ou pour en autoriser les résolutions. Il y aura moins de vexations et d’injustices de la part des plus forts, car un Conseil sera plus accessible que le trône aux opprimés; ils courront moins de risques à y porter leurs plaintes, et ils y trouveront toujours dans quelques membres plus de protecteurs contre les violences des autres que sousle Visirat contre un seul homme qui peut tout, ou contre un demi-Visir d’accord avec ses collègues pour faire renvoyer à chacun d’eux le jugement des plaintes qu’on fait contre lui. L’Etat souffrira moins de la minorité, de la foiblesse ou de la caducité du Prince. Il n’y aura jamais de ministre assez puissant pour se rendre, s’il est de grande naissance, redoutable à son maître même, ou pour écarter et mécontenter les grands, s’il est né de bas lieu; par conséquent, il y aura d’un côté moins de levain de guerres civiles, et de l’autre plus de sûreté pour la conservation des droits de la Maison Royale. Il y aura moins aussi de guerres étrangères, parce qu’il y aura moins de gens intéressés à les susciter et qu’ils auront moins de pouvoir pour en venir à bout. Enfin le trône en sera mieux affermi de toutes manières; la volonté du Prince, qui n’est ou ne doit être que la volonté publique, mieux exécutée et par conséquent la nation plus heureuse. Au reste, mon Auteur convient lui-même que l’exécution de son plan ne seroit pas également avantageuse en tous tems; et qu’il y a des momens de crise et de trouble où il fautsubstituer aux Conseils permanens des Commissions extraordinaires, et que quand les finances, par exemple, sont dans un certain désordre, il faut nécessairement les donner à débrouiller à un seul homme, comme Henri IV fit à Rosni et Louis XIV à Colbert. Ce qui signifieroit que lesConseils ne sont bons pour faire aller les affaires que quand elles vont toutesseules. En effet; pour ne rien dire de la Polysynodie même du Régent, l’on sait les risées qu’excita dans des circonstances épineuses ce ridicule Conseil de raison étourdiment demandé par les notables de l’assemblée de Rouen et adroitement accordé par Henri IV. Mais, comme les finances des Républiques sont en général mieux administrées que celles des Monarchies; il est à croire qu’elles le seront mieux, ou du moins plus fidèllement par un Conseil que par un Ministre; et que si, peut-être, un Conseil est d’abord moins capable de l’activité nécessaire pour les tirer d’un état de désordre, il est aussi moins sujet à la négligence ou à l’infidélité qui les y font tomber: ce qui ne doit pas s’entendre d’une assemblée passagère et subordonnée, mais d’une véritable Polysynodie où les Conseils aient réellement le pouvoir qu’ils paroissent avoir, où l’administration des affaires ne leur soit pas enlevée par des demi-Visirs, et où sous les noms spécieux de Conseil d’Etat ou de Conseil des Finances, ces Corps ne soient pas seulement des tribunaux de justice ou des chambres des comptes. Chapitre XI Conclusion. Quoique les avantages de la Polysynodie ne soient pas sans inconvéniens, et que les inconvéniens des autres formes d’administration ne soient pas sans avantages, du moins apparens, quiconque fera sans partialité le parallele des uns et des autres, trouvera que la Polysynodie n’a point d’inconvéniens essentiels qu’un bon Gouvernement ne puisse aisément supporter; au lieu que tous ceux du Visirat et du demi-Visirat attaquent les fondemens mêmes de la constitution; qu’une administration non interrompue peut se perfectionner sans cesse, progrès impossibles dans les intervalles et révolutions du Visirat; que la marche égale et unie d’une Polysynodie comparée avec quelques moments brillants du Visirat, est un sophisme grossier qui n’en sauroit imposer au vrai politique, parce que ce sont deux choses fort différentes que l’administration rare et passagere d’un bon Visir, et la forme générale du Visirat où l’on a toujours des siècles de désordre sur quelques années de bonne conduite; que la diligence et le secret, les seuls vrais avantages du Visirat, beaucoup plus nécessaires dans les mauvais Gouvernemens que dans les bons, sont de foibles supplémens au bon ordre, à la justice et à la prévoyance, qui préviennent les maux au lieu de les réparer; qu’on peut encore ne procurer ces supplémens au besoin dans la Polysynodie par des commissions extraordinaires, sans que le Visirat ait jamais pareille ressource pour les avantages dont il est privé; que même l’exemple de l’ancien Sénat de Rome et de celui de Venise prouve que des commissions ne sont pas toujours nécessaires dans un Conseil pour expédier les plus importantes affaires promptement et secrétement; que le Visirat et le demi-Visirat avilissant, corrompant, dégradant les ordres inférieurs, exigeroient pourtant des hommes parfaits dans ce premier rang; qu’on n’y peut guère monter ou s’y maintenir qu’à force de crimes, ni s’y bien comporter qu’à force de vertus; qu’ainsi toujours en obstacle à lui-même, le Gouvernement engendre continuellement les vices qui le dépravent, et consumant l’Etat pour se renforcer, périt enfin comme un édifice qu’on voudroit élever sans cesse avec des matériaux tirés de ses fondemens. C’est ici la considération la plus importante aux yeux de l’homme d’Etat, et celle à laquelle je vais m’arrêter. La meilleure forme de Gouvernement, ou du moins la plus durable, est celle qui fait les hommes tels qu’elle a besoin qu’ils soient. Laissons les lecteurs réfléchir sur cet axiome, ils en feront aisément l’application. Jugement Sur La Polysynodie. De tous les ouvrages de l’abbé de St. Pierre, le discours sur la Polysynodie est, à mon avis, le plus approfondi, le mieux raisonné, celui où l’on trouve le moins de répétitions, et même le mieux écrit: éloge dont le sage Auteur se seroit fort peu soucié, mais qui n’est pas indifférent aux lecteurs superficiels. Aussi cet écrit n’étoit-il qu’une ébauche, qu’il prétendoit n’avoir pas eu le tems d’abréger; mais qu’en effet il n’avoit pas eu le tems de gâter, pour vouloir tout dire: et Dieu garde un lecteur impatient des abrégés de sa façon! Il a su même éviter dans ce discours le reproche si commode aux ignorans qui ne savent mesurer le possible que sur l’existant, ou aux méchans qui ne trouvent bon que ce qui sert à leur méchanceté, lorsqu’on montre aux uns et aux autres que ce qui est pourroit être mieux. Il a, dis-je, évité cette grande prise que la sottise routinée a presque toujours sur les nouvelles vues de la raison, avec ces mots tranchans de projets en l’air et de rêveries: car quand il écrivoit en faveur de la Polysynodie, il la trouvoit établie dans son pays. Toujours paisible et sensé, il se plaisoit à montrer à ses compatriotes les avantages du Gouvernement auquel ils étoient soumis; il en faisoit une comparaison raisonnable et discrete avec celui dontils venoient d’éprouver la rigueur. Il louoit le systême du Prince régnant; il en déduisoit les avantages; il montroit ceux qu’on y pouvoit ajouter; et les additions même qu’il demandoit consistoient moins, selon lui, dans des changemens à faire que dans l’art de perfectionner ce qui étoit fait. Une partie de ses vues lui étoient venues sous le règne de Louis XIV; mais il avoit eu la sagesse de les taire, jusqu’à ce que l’intérêt de l’Etat, celui du Gouvernement et le sien, lui permissent de les publier. Il faut convenir cependant que, sous un même nom, il y avoit une extrême différence entre la Polysynodie qui existoit, et celle que proposoit l’Abbé de St. Pierre; et pour peu qu’on y réfléchisse, on trouvera que l’administration qu’il citoit en exemple, lui servoit bien plus de prétexte que de modele pour celle qu’il avoit imaginée. Il tournoit même avec assez d’adresse en objections contre son propre systême les défauts à relever dans ce lui du Régent; et sous le nom de réponses à ses objections, il montroit sans danger et ces défauts et leurs remedes. Il n’est pas impossible que le Régent, quoique souvent loué dans cet écrit par des tours qui ne manquent pas d’adresses, ait pénétré la finesse de cette critique, et qu’il ait abandonné l’Abbé de St. Pierre par pique autant que par foiblesse, plus offensé peut-être des défauts qu’on trouvoit dans son ouvrage, que flatté des avantages qu’on y faisoit remarquer. Peut-être aussi lui sut-il mauvais gré d’avoir, en quelque manière dévoilé ses vues secrètes, en montrant que son établissement n’étoit rien moins que ce qu’il devoit être pour devenir avantageux à l’Etat, et prendre une assiette fixe et durable. En effet, on voit clairement que c’étoit la forme de Polysynodie établiesous la Régence que l’Abbé de St. Pierre accusoit de pouvoir trop aisément dégénérer en demi-Visirat et même en Visirat; d’être susceptible, aussi bien que l’un et l’autre, de corruption dans ses membres, et de concert entre eux contre l’intérêt public; de n’avoir jamais d’autre sûreté pour sa durée que la volonté du Monarque régnant; enfin de n’être propre que pour les Princes laborieux, et d’être, par conséquent, plus souvent contraire que favorable au bon ordre et à l’expédition des affaires. C’étoit l’espoir de remédier à ces divers inconvéniens qui l’engageoit à proposer une autre Polysynodie entiérement différente de celle qu’il feignoit de ne vouloir que perfectionner. Il ne faut donc pas que la conformité des noms fasse confondre son projet avec cette ridicule Polysynodie dont il vouloit autoriser la sienne, mais qu’on appelloit dès-lors par dérision les soixante et dix Ministres, et qui fut réformée aubout de quelques mois sans avoir rien fait qu’achever de tout gâter: car la manière dont cette administration avoit été établie fait assez voir qu’on ne s’étoit pas beaucoup soucié qu’elle allât mieux, et qu’on avoit bien plus songé à rendre le Parlement méprisable au peuple qu’à donner réellement à ses membres l’autorité qu’on feignoit de leur confier. C’étoit un piège aux pouvoirs intermédiaires, semblable à celui que leur avoit déjà tendu Henri IV à l’assemblée de Rouen, piége dans lequel la vanité les fera toujours donner et qui les humiliera toujours. L’ordre politique et l’ordre civil ont dans les Monarchies des principes si differéns et des règles si contraires qu’il est presque impossible d’allier les deux administrations, et qu’en général les membres des Tribunaux sont peu propres pour lesConseils; soit que l’habitude des formalités nuise à l’expédition des affaires qui n’en veulent point, soit qu’il y ait une incompatibilité naturelle entre ce qu’on appelle maximes d’Etat et la justice et les loix. Au reste, laissant les faits à part, je croirois, quant à moi, que le Prince et le Philosophe pouvaient avoir tous deux raison sans s’accorder dans leur systême; car, autre chose est l’administration passagere et souvent orageuse d’une Régence, et autre chose une forme de gouvernement durable et constante qui doit faire partie de la constitution de l’Etat. C’est ici, ce me semble, qu’on retrouve le défaut ordinaire à l’Abbé de St. Pierre qui est de n’appliquer jamais assez bien ses vues, aux hommes, aux temps, aux circonstances, et d’offrir toujours comme des facilités pour l’exécution d’un projet, des avantages qui lui servent souvent d’obstacles. Dans le plan dont il s’agit, il vouloit modifier un gouvernement que sa longue durée a rendu déclinant, par des moyens tout-à-fait étrangers à sa constitution présente: il vouloit lui rendre cette vigueur universelle qui met, pour ainsi dire, toute la personne en action. C’étoit comme s’il eût dit à un vieillard décrépit et gouteux; marchez, travaillez, servez-vous de vos bras et de vos jambes; car l’exercice est bon à la santé. En effet: ce n’est rien moins qu’une révolution dont il est question dans la Polysynodie, et il ne faut pas croire, parce qu’on voit actuellement des Conseils dans les Cours des Princes, et que ce sont des Conseils qu’on propose, qu’il y ait peu de différence d’un système à l’autre. La différence est telle qu’il faudroit commencer par détruire tout ce qui existe pourdonner au Gouvernement la forme imaginée par l’Abbé de St. Pierre; et nul n’ignore combien est dangereux dans un grand Etat le moment d’anarchie et de crise qui précéde nécessairement un établissement nouveau. La seule introduction du scrutin devoit faire un renversement épouvantable, et donner plutôt un mouvement convulsif et continuel à chaque partie qu’une nouvelle vigueur au corps. Qu’on juge du danger d’émouvoir une fois les masses énormes qui composent la Monarchie Françoise! qui pourra retenir l’ébranlement donné, ou prévoir tous les effets qu’il peut produire? Quand tous les avantages du nouveau plan seroient incontestables, quel homme de sens oseroit entreprendre d’abolir les vieilles coutumes, de changer les vieilles maximes et de donner une autre forme à l’Etat que celle où l’a successivement amené une durée de treize cents ans? Que le Gouvernement actuel soit encore celui d’autrefois, ou que durant tant desiècles il ait changé de nature insensiblement, il est également imprudent d’ytoucher. Si c’est le même, il le faut respecter; s’il a dégénéré, c’est par la force du tems et des choses, et la sagesse humaine n’y peut rien. Il ne suffit pas de considérer les moyens qu’on veut employer, si l’on ne regarde encore les hommes dont on se veut servir: or, quand toute une nation ne sait plus s’occuper que de niaiseries, quelle attention peut-elle donner au grandes choses,et dans un pays où la musique est devenue une affaire d’Etat, que seront les affaires d’Etat sinon des chansons? Quand on voit tout Paris en fermentation pour une place de baladin ou de bel-esprit et les affaires de l’Académie ou de l’Opéra faire oublier l’intérêt du Prince et la gloire de la Nation; quedoit-on espérer des affaires publiques rapprochées d’un tel Peuple, et transportées de la Cour à la Ville? Quelle confiance peut-on avoir au scrutin des Conseils quand on voit celui d’une Académie au pouvoir des femmes; seront- elles moins empressées à placer des Ministres que des Savans, ou se connoîtront-elles mieux en politique qu’en éloquence? Il est bien à craindre que de tels établissemens, dans un pays où les moeurs sont en dérision, ne se fissent peu tranquillement, ne se maintinssent gueres sans troubles, et ne donnassent pas les meilleurs sujets. D’ailleurs, sans entrer dans cette vieille question de la vénalité des charges qu’on ne peut agiter que chez des gens mieux pourvue d’argent que de mérite, imagine-t-on quelque moyen praticable d’abolir en France cette vénalité? ou penseroit-on qu’elle pût subsister dans une partie du Gouvernement et le scrutin dans l’autre? l’une dans les Tribunaux, l’autre dans les Conseils? et que les seules places qui restent à la faveur seroient abandonnées aux élections? Il faudroit avoir des vues bien courtes et bien fausses pour vouloir allier des choses si dissemblables, et fonder un même systême sur des principes si differéns. Mais laissons ces applications et considérons la chose en elle-même. Quelles sont les circonstances dans lesquelles une Monarchie héréditaire peut sans révolutions être tempérée par des formes qui la rapprochent de l’Aristocratie? Les Corps intermédiaires entre le Prince et le Peuple peuvent-ils, doivent-ils avoir une juridiction indépendante de l’un et de l’autres, ou s’ils sont précaires et dépendans du Prince, peuvent-ils jamais entrer commeparties intégrantes dans la constitution de l’Etat, et même avoir une influence réelle dans les affaires? Questions préliminaires qu’il falloit discuter et qui ne semblent pas faciles à résoudre: car s’il est vrai que la pente naturelle est toujours vers la corruption et par conséquent vers le despotisme, il est difficile de voir par quelles ressources de politique le Prince, même quand il le voudroit, pourroit donner à cette pente une direction contraire qui ne pût être changée par ses successeurs, ni par leurs Ministres. L’Abbé de St. Pierre ne prétendoit pas, à la vérité, que sa nouvelle forme ôtât rien à l’autorité royale: car il donne au Conseil la délibération des matières et laisse au Roi seul la décision: ces différens Conseils, dit-il, sans empêcher le Roi de faire tout ce qu’il voudra, le préserveront souvent de vouloir des choses nuisibles à sa gloire et à son bonheur; ils porteront devant lui le flambeau de la vérité pour lui montrer le meilleur chemin et le garantir des piéges. Mais cet homme éclairé pouvoit-il se payer lui-même de si mauvaises raisons? Espéroit-il que les yeux des Rois pussent voir les objets à travers les lunettes des sages? Ne sentoit-il pas qu’il falloit nécessairement que la délibération des Conseils devînt bientôt un vain formulaire ou que l’autorité royale en fût altérée, et n’avouoit-il pas lui-même que c’étoit introduire un Gouvernement mixte, où la forme Républicaine s’allioit à la Monarchique? En effet, des Corps nombreux, dont le choix ne dépendroit pas entiérement du Prince, et qui n’auroient par eux- mêmes aucun pouvoir, deviendroient bientôt un fardeau inutile à l’Etat; sans mieux faire aller les affaires, ils ne feroient qu’en retarder l’expédition par de longues formalités,et, pour me servir de ses propres termes, ne seroient que des Conseils de parade. Les favoris du Prince, qui le sont rarement du publie, et qui, par conséquent, auroient peu d’influence dans les Conseils formés au scrutin, décideroient seuls toutes les affaires; le Prince n’assisteroit jamais aux Conseils sans avoir déjà pris son parti surtout ce qu’on y devroit agiter, ou n’en sortiroit jamais sans consulter de nouveau dans son cabinet, avec ses favoris sur les résolutions qu’on y auroit prises; enfin, il faudroit nécessairement que les Conseils devinssent méprisables, ridicules, et tout-à-fait inutiles, ou que les Rois perdissent de leur pouvoir: alternative à laquelle ceux-ci ne s’exposeront certainement pas, quand même il en devroit résulter le plus grand bien de l’Etat et le leur. Voilà, ce me semble, à-peu-près les côtés par lesquels l’Abbé de St. Pierre eût dû considérer le fond de son systême pour en bien établir les principes; mais il s’amuse, au lieu de cela, à résoudre cinquante mauvaises objections qui ne valoient pas la peine d’être examinées; ou, qui pis est, à faire lui-même de mauvaises réponses quand les bonnes se présentent naturellement, comme s’il cherchoit à prendre plutôt le tour d’esprit de ses opposans pour les ramener à la raison, que le langage de la raison pour convaincre les sages. Par exemple, après s’être objecté que dans la Polysynodie chacun des Conseillers a son plan général; que cette diversité produit nécessairement des décisions qui se contredisent, et des embarras dans le mouvement total; il répond à cela qu’il ne peut y a voir d’autre plan général que de chercher à perfectionner les règlemens qui roulent sur toutes les parties duGouvernement. Le meilleur plan général n’est-ce pas, dit-il, celui qui va le plus droit au plus grand bien de l’Etat dans chaque affaire particuliere? D’où il tire cette conclusion très-fausse que les divers plans généraux, ni par conséquent les règlemens et les affaires qui s’y rapportent, ne peuvent jamais se croiser ou se nuire mutuellement. En effet, le plus grand bien de l’Etat n’est pas toujours une chose si claire, ni qui dépende autant qu’on le croiroit, du plus grand bien de chaque partie; comme si les mêmes affaires ne pouvoient pas avoir entr’elles une infinité d’ordres divers et de liaisons plus ou moins fortes qui forment autant de différences dans les plans généraux. Ces plans bien digérés sont toujours doubles, et renferment dans un systême comparé la forme actuelle de l’Etat et sa forme perfectionnée selon les vues de l’Auteur. Or, cette perfection dans un tout aussi composé que le corps politique, ne dépend pas seulement de celle de chaque partie, comme pour ordonner un palais il ne suffit pas d’en bien disposer chaque piece, mais il faut de plus considérer les rapports du tout, les liaisons les plus convenables, l’ordre le plus commode, la plus facile communication, le plus parfait ensemble, et la symétrie la plus régulière. Ces objets généraux sont si importans, que l’habile Architecte sacrifie au mieux du tout mille avantages particuliers, qu’il auroit pu conserver dans une ordonnance moins parfaite et moins simple. De même, le politique ne regarde en particulier ni les finances, ni la guerre, ni le commerce; mais il rapporte toutes ces parties à un objet commun; et des proportions qui leur conviennent le mieux résultent les plans généraux dontles dimensions peuvent varier de mille manieres, selon les idées et les vues de ceux qui les ont formés, soit en cherchant la plus grande perfection du tout, soit en cherchant la plus facile exécution, sans qu’il soit aisé quelquefois de démêler celui de ces plans qui mérite la préférence. Or, c’est de ces plans qu’on peut dire que si chaque Conseil et chaque Conseiller a le sien, il n’y aura que contradictions dans les affaires et qu’embarras dans le mouvement commun: mais le plan général au lieu d’être celui d’un homme ou d’un autre, ne doit être et n’est en effet dans la Polysynodie, que celui du Gouvernement, et c’est à ce grand modèle que se rapportent nécessairement les délibérations communes de chaque Conseil, et le travail particulier de chaque membre. Il est certain même qu’un pareil plan se médite et se conserve mieux dans le dépôt d’un Conseil que dans la tête d’un Ministre et même d’un Prince; car chaque Visir a son plan qui n’est jamais celui de son devancier; et chaque demi-Visir a aussi le sien qui n’est ni celui de son devancier, ni celui de son collégue: aussi voit-on généralement les Républiques changer moins de systêmes que les Monarchies. D’où je conclus avec l’Abbé de St. Pierre, mais par d’autres raisons, que la Polysynodie est plus favorable que le Visirat et le demi-Visirat à l’unité du plan général. A l’égard de la forme particulière de sa Polysynodie et des détails dans lesquels il entre pour la déterminer, tout cela est très-bien vu et fort bon séparément pour prévenir les inconvéniens auxquels chaque chose doit remédier: mais quand on en vendroit à l’exécution, je ne sais s’il régneroit assez d’harmonie dans le tout ensemble; car il paroît que l’établissementdes grades s’accorde mal avec celui de la circulation, et le scrutin plus mal encore avec l’un et l’autre; d’ailleurs, si l’établissement est dangereux à faire, il est à craindre que, même après l’établissement fait, ces différente ressorte ne causent mille embarras et mille dérangements dans le jeu de la machine, quand il s’agira de la faire marcher. La circulation de la Présidence en particulier, seroit un excellent moyen pour empêcher la Polysynodie de dégénérer bientôt en Visirat, si cette circulation pouvoit durer, et qu’elle ne fût pas arrêtée par la volonté du Prince, en faveur du premier des Présidents qui aura l’art toujours recherché de lui plaire. C’est- à-dire que la Polysynodie durera jusqu’à-ce que le Roi trouve un Visir àson gré; mais, sous le Visirat même on n’a pas un Visir plus tôt que cela. Foible remede, que celui dont la vertu s’éteint à l’approche du mal qu’il devroit guérir. N’est-ce pas encore un mauvais expédient de nous donner la nécessité d’obtenir les suffrages une seconde fois comme un frein pour empêcher les Présidens d’abuser de leur crédit la première? Ne sera-t-il pu plus court et plus sûr d’en abuser au point de n’avoir plus que faire de suffrages, et notre Auteur lui-même, n’accorde-t-il pas au Prince le droit de prolonger au besoin les Présidens à sa volonté, c’est-à-dire, d’en faire de véritables Visirs? Comment n’a-t-il pas apperçu mille fois, dans le cours de sa vie et de sans écrits, combien c’est une vaine occupation de rechercher des formes durables pour un état de choses qui dépend toujours de la volonté d’un seul homme? Ces difficultés n’ont pas échappé à l’Abbé de St.Pierre, mais peut-être lui convenoit-il mieux de les dissimuler que de les résoudre. Quand il parle de ces contradictions et qu’il feint de les concilier, c’est par des moyens si absurdes et des raisons si peu raisonnables, qu’on voit bien qu’il est embarrassé, ou qu’il neprocede pas de bonne foi. Seroit-il croyable qu’il eût mis en avant si hors de propos, et compté parmi eu moyens l’amour de la patrie, le bien publie, le desirde la vraie gloire, et d’autres chimeres évanouies depuis long-tems, ou dont ilne reste plus de traces que dans quelques petites Républiques? Penseroit-il sérieusement que rien de tout ce la pût réellement influer dans la forme d’un Gouvernement monarchique; et après avoir cité les Grecs, les Romains, et même quelques modernes qui avoient des âmes anciennes, n’avoue-t-il paslui-même qu’il seroit ridicule de fonder la constitution de l’Etat sur des maximeséteintes? Que fait-il donc pour suppléer à ces moyens étrangers dont il reconnoît l’insuffisance? Il lève une difficulté par une autre, établit un systême sur un systême, et fonde sa Polysynodie sur sa République Européenne. Cette République, dit-il, étant garante de l’exécution des capitulations impériales pour l’Allemagne, des capitulations parlementaires pour l’Angleterre; des PactaConventa pour la Pologne; ne pourroit-elle pas l’être aussi des capitulationsroyales signées au sacre des Rois pour la forme du Gouvernement, lorsque cette forme seroit passée en loi fondamentale? et après tout, garantir les Rois de tomber dans la tyrannie des Nérons, n’est-ce pas les garantir eux et leur postérité, de leur ruine totale? On peut, dit-il encore, faire passer le règlement de la Polysynodie en forme deloi fondamentale dans les Etats Généraux du Royaume, la faire jurer au sacre desRois, et lui donner ainsi la même autorité qu’à la loi salique. La plume tombe des mains, quand on voit un homme sensé proposer sérieusement de semblables expédiens. Ne quittons point cette matiere sans jetter un coup-d’oeil général sur les trois formes de ministère, comparées dans cet ouvrage. Le Visirat est la dernière ressource d’un Etat défaillant; c’est un palliatif quelquefois nécessaire qui peut lui rendre pour un tems une certaine vigueur apparente: mais il y a dans cette forme d’administration une multiplication de forces tout-à-fait superflue dans un Gouvernement sain. Le Monarque et le Visirs ont deux machines exactement semblables dont l’une devient inutile si- tôt que l’autre est en mouvement: car en effet, selon le mot de Grotius: qui regit, rex est. Ainsi l’Etat supporte un double poids qui ne produit qu’un effet simple. Ajoutez à cela qu’une grande partie de la force du Visirat étant employée à rendre le Visir nécessaire et à le maintenir en place, est inutile ou nuisible à l’Etat. Aussi l’Abbé de St. Pierre appelle-t-il avec raison le Visirat une forme de Gouvernement grossière, barbare, pernicieuse aux Peuples, dangereuse pour les Rois, funeste aux Maisons royales, et l’on peut dire qu’il n’y a point de Gouvernement plus déplorable au monde, que celui où le Peuple est réduit à désirer un Visir. Quant au demi-Visirat, il est avantageux sous un Roi qui sait gouverner etréunir dans ses mains toutes les rênes de l’Etat; mais, sous un Prince foible ou peu laborieux, cette administration est mauvaise, embarrassée, sans systême et vues, faute de liaison entre les parties et d’accord entre les Ministres; surtout si quelqu’un d’entre eux plus adroit ou plus méchant que les autres tend en secret au Visirat. Alors tout se passe en intrigues de Cour, l’Etat demeure en langueur, et pour trouver la raison de tout ce qui se fait sous un semblable Gouvernement il ne faut pas demander à quoi cela sert, mais à quoicela nuit.Pour la Polysynodie de l’Abbé de St. Pierre, je ne saurois voir qu’elle puisseêtre utile ni praticable dans aucune véritable Monarchie; mais seulement dans une sorte de Gouvernement mixte, où le chef ne soit que le président des Conseils, n’ait que la puissance exécutive et ne puisse rien par lui-même: encore ne saurois-je croire qu’une pareille administration pût durer long-tems sans abus; car les intérêts des sociétés partielles ne sont pas moins séparés de ceux de l’Etat, ni moins pernicieux à la République que ceux des particuliers, et ils ont même cet inconvénient de plus, qu’on se fait gloire de soutenir, à quelque prix que ce soit, les droits ou les prétentions du corps dont on est membre, et que ce qu’il y a de mal-honnête à se préférer aux autres, s’évanouissant à la faveur d’une société nombreuse dont on fait partie, à force d’être bon Sénateur on devient enfin mauvais citoyen. C’est ce qui rend l’Aristocratie la pire des souverainetés; (3) c’estce qui rendroit peut-être la Polysynodie le pire de tous les Ministeres. Notes. (1) Ce qui importe auxcitoyens, c’est d’être gouvernés justement et paisiblement. Au surplus, quel’Etat soit grand, puissant et florissant, c’est l’affaire particulière du Prince, et les sujets n’y ont aucun intérêt. Le Monarque doit donc premiérement s’occuper du détail, en quoi consiste la liberté civile, la sûreté du peuple et même la sienne à bien des égards. Après cela, s’il lui reste du temps à perdre, il peut le donner à toutes ces grandes affaires qui n’intéressent personne, qui nenaissent jamais que des vices du gouvernement, qui par conséquent ne sont rien pour un Peuple heureux, et sont peu de chose pour un Roi sage. (2) Il y a plus de ruse et de secret dans le Visirat, mais il y a plus de lumieres et de droiture dans la Synodie. (3) Je parierois que mille gens trouveront encore ici une contradiction avec le Contrat Social. Cela prouve qu’il y a encore plus de Lecteurs qui devroient apprendre à lire, que d’Auteurs qui devroient apprendre à être conséquens. Source: http://www.poesies.net