Les Grands Thèmes De Poésie. Tome IV: LA NATURE II TABLE DES MATIERES. 19ème Siècle. Michel Abadie. (1866-1922): Invocation. Michel Abadie. (1866-1922): Le Verger. Michel Abadie. (1866-1922): La Grotte. Louise-Victorine Ackermann. (1813-1890): À La Comète De 1861. Jean Aicard. (1848-1921): Lumière. Jean Aicard. (1848-1921): Dans les taillis vivants... Auguste Angellier. (1848-1911): Crépuscule Sur La Grève. Auguste Angellier. (1848-1911): La Cigogne. Auguste Angellier. (1848-1911): La Paix De L'Hiver. Auguste Angellier. (1848-1911): La Tristesse Du Vent. Auguste Angellier. (1848-1911): Le Printemps. Sophie D' Arbouville. (1810-1850): Le Chant Du Cygne. Sophie D' Arbouville. (1810-1850): L'Etoile Qui File. Félix Arvers (1806-1850): La Vie. (1833) Jules Barbey d'Aurevilly. (1808-1889): La Haine Du Soleil. Jules Barbey d'Aurevilly. (1808-1889): Le Vieux Goëland. Joseph Autran. (1813-1877): Les Océanides. Joseph Autran. (1813-1877): Les Aquilons. Théodore De Banville. (1823-1891): La Nuit De Printemps. Théodore De Banville. (1823-1891): Premier Soleil. Théodore De Banville. (1823-1891): La Colombe Blessée. Auguste Barbier. (1805-1882): Le Lion. Auguste Barbier. (1805-1882): La Nature. Charle Baudelaire. (1821-1867): L'Homme Et La Mer. Charle Baudelaire. (1821-1867): Chant D'Automne. Charle Baudelaire. (1821-1867): Les Chats. Charle Baudelaire. (1821-1867): Les Hiboux. Charle Baudelaire. (1821-1867): Correspondances. Charles Beltjens. (1832-1890): Le Condor Captif. Louis Bouilhet. (1822-1869): Printemps. Auguste Brizeux. (1803-1858): Le Chant Du Chêne. Auguste Brizeux. (1803-1858): Le Hêtre. Jean-Baptiste Caouette (1854-1922): L'Hirondelle. Alice De Chambrier. (1861-1882): Pourquoi Mourir? Alice De Chambrier. (1861-1882): Feuilles D’Automne. Alice De Chambrier. (1861-1882): Chanson Du Printemps. Alice De Chambrier. (1861-1882): La Comète. Alice De Chambrier. (1861-1882): L’Énigme. William Chapman (1850-1917): Le Niagara. William Chapman (1850-1917): Le Givre. François-René Chateaubriand. (1768-1848): Mes Joies De L'Automne. François Coppée. (1842-1908): A Une Tulipe. François Coppée. (1842-1908): Le Lys. François Coppée. (1842-1908): L’Hirondelle Du Bouddha. François Coppée. (1842-1908): Le Liseron. Marie Dauguet. (1860-1942): Sur La Rive. Marie Dauguet. (1860-1942): La pleine lune... Marie Dauguet. (1860-1942): Dissonance. Gérard De Nerval. (1808-1855): Les Papillons. Gérard De Nerval. (1808-1855): Le Coucher Du Soleil. Alfred de Vigny. (1797-1863): La Maison Du Berger. Alfred de Vigny. (1797-1863): La Mort Du Loup. José-Maria De Heredia. (1842-1905): Bacchanale. José-Maria De Heredia. (1842-1905): Le Dieu Hêtre. José-Maria De Heredia. (1842-1905): Le Récif De Corail. José-Maria De Heredia. (1842-1905): La Mer De Bretagne. Victor Hugo. (1802-1885): La Coccinelle. Victor Hugo. (1802-1885): Après L'Hiver. Victor Hugo. (1802-1885): Saturne. Jules Laforgue. (1860-1887): L'Espace est infini... Alphonse De Lamartine. (1790-1869): L'Isolement. Alphonse De Lamartine. (1790-1869): Le Vallon. Alphonse De Lamartine. (1790-1869): L'Automne. Charles Marie René Leconte De Lisle. (1818-1894): Sûryâ. Charles Marie René Leconte De Lisle. (1818-1894): Juin. Charles Marie René Leconte De Lisle. (1818-1894): Midi. Stéphane Mallarmé. (1842-1898): Les Fleurs. Stéphane Mallarmé. (1842-1898): L'Azur. Stéphane Mallarmé. (1842-1898): Brise Marine. Stéphane Mallarmé. (1842-1898): L'Après-Midi D'un Faune. Sully Prudhomme. (1839-1907): Fleurs De Sang. Sully Prudhomme. (1839-1907): Le Fleuve. Sully Prudhomme. (1839-1907): Entre Especes. Alfred De Musset. (1810-1857): Rêverie. Alfred De Musset. (1810-1857): Promenade. Alfred De Musset. (1810-1857): La Nuit. Arthur Rimbaud. (1854-1891): Les Corbeaux. Arthur Rimbaud. (1854-1891): Tête De Faune. Arthur Rimbaud. (1854-1891): Le Dormeur Du Val. Arthur Rimbaud. (1854-1891): Voyelles. Albert Samain. (1858-1900): Soir. Albert Samain. (1858-1900): Dans le parc... Albert Samain. (1858-1900): Automne. (octobre 1894) Edmond Rostand. (1868-1918): Les Insectes Lui Parlent. Paul Verlaine. (1844-1896): Après Trois Ans. Paul Verlaine. (1844-1896): Soleils Couchants. Paul Verlaine. (1844-1896): Promenade Sentimentale. Paul Verlaine. (1844-1896): Marine. Paul Verlaine. (1844-1896): La lune blanche... 20ème Siècle. Louis Aragon. (1897-1982): Les Lilas Et Les Roses. Louis Dantin. (1865-1945): Les Etoiles. Louis Dantin. (1865-1945): Le Nénuphar. Gonzalve Desaulniers. (1863-1934): Automne. Paul Éluard. (1895-1952): Un Loup. Emile Nelligan. (1879-1941): Soirs D'Automne. Emile Nelligan. (1879-1941): Les Corbeaux. Paul Valéry. (1871-1945): Aurore. Paul Valéry. (1871-1945): Au Platane. Paul Valéry. (1871-1945): L’Abeille. XVIXème Siècle. Invocation. Michel Abadie. (1866-1922) Rocs des abîmes bleus de buis! et toi, lumière Entre les bras de qui tressaillent les chaumières Qu’habitent sur les monts d’éblouissants bergers; Églises de verdure et de roses, vergers Gonflés de fraises d’or, de menthes et de pommes Qui mûrissez la force et la douceur des hommes Et baignez d’azur frais leur mortelle beauté; Vignes fières des fruits que vos bras ont portés, Par le soleil, ainsi que des mères ravies; Plaines qui me chantez le poème de vie; Côteaux d’où coule un flot de candides soûleurs Qui nourrissez la brise avec le pain des fleurs Et qui, voulant votre âme à quelque éden pareille, La parfumez pour moi de pampres et d’abeilles Et bercez un printemps de nids à vos rameaux; Mystérieux torrents qui connaissez les maux Dont sur vos bords d’exil palpite l’âme humaine; Sources ensoleillées qu’au pied des fleurs promène L’auguste main d’un dieu caché dans les roseaux; Forêts qui répandez les hymnes des oiseaux Afin d’illuminer les maisons et les lyres; Lys dont la pureté monte en tremblants sourires Et guirlande d’éclairs le torse des rochers; Brins d’herbe tressaillant comme des seins cachés, Vallons pamprés d’azur comme ceux d’Ionie; Jardins où vit, au sein des roses, l’harmonie; Saules dont l’aube blanche a baisé les cheveux Qui sanglotez, le long des rives, des aveux Plus attendris que ceux que les vierges soupirent; Lac où flotte et triomphe un lumineux empire D’ondines dont les yeux sont les yeux d’or des soirs; Rivages parfumés d’enfants blonds; reposoirs De myrtes où s’assied la nuit souffrante et grave, Pins qui baignez vos clartés sombres dans les gaves À l’heure où la montagne accueillante s’endort; Sommets où les couchants luisent en gouttes d’or Comme teints du sang pur de quelque coeur sublime, Cabanes qui penchez vos fronts vers les abîmes; Pâturages et vous zéphyrs qui les baisez, Mer mouvante d’épis, champs radieux, laissez Doux compagnons! en qui l’éternité flamboie Mon âme! vous vêtir de sa naissante joie. J’apporte l’ode heureuse où l’amour resplendit. Car un matin d’idylle bleue vous m’aviez dit Vous tous qui me parlez avec des voix berçantes: -«Abaisse, comme un ciel, ta lyre bénissante Sur notre force aveugle et sur notre beauté; Ombrage notre nuit de vivantes clartés Et brûle nous du feu de ta grâce féconde Pour que chante à toujours en nous l’âme du monde Et qu’au temple éternel où grondent nos courroux Un peu de la souffrance humaine batte en nous!» Le Verger. Michel Abadie. (1866-1922) Dans ce coin d’ombre heureuse où nous nous abritons, Peureux et doux, contre l’âpre vent de l’envie Chaque ramille boit l’amour que nous portons Et notre ivresse luit dans la rosée ravie. Aux branches d’or les fleurs hissent des clochetons. Et quand le pâtre est las de la route suivie Il s’assied sous cette ombre et pose son bâton, C’est le petit verger où chante notre vie. Une treille accueillante en guirlande l’entrée, Et le mur qui le clôt est fait d’aubépins blancs. Nous l’aimons pour ses buis adonisés d’élans, Et la douceur de ses lavandes azurées! Au fond, clapote une eau d’herbe verte parée, Mais les nids font tomber de l’aube murmurée Sur l’émoi des figuiers et des fusains tremblants Et nous rions avec les nids étincelants. Regarde: dans un flot de sauge et d’alkékenge, La ruche bleue, pour nous, odore le miel pur. Mais lorsque le matin s’accoude aux fleurs du mur Et que dans l’herbe rit la dame aux yeux étranges, -Avec les aliziers nous bénissons l’azur! Et parfois, attendant que les beaux fruits soient mûrs, Sous les feuillages clairs où pépient les mésanges, Tu me donnes ta bouche et tu murmures: mange! La Grotte. Michel Abadie. (1866-1922) Hors du bois, dans un pan du ravin violet Hérissé de houx bleus, j’ai découvert la grotte Lumineuse, où le rêve heureux d’Isis se plaît! Un pèlerin d’azur s’en est fait le doux hôte. La porte verte au clair des roches la dénote, Mais les mésanges d’aube en tirent les volets Quand tremble l’angelus des lys et que, dans les Chèvrefeuilles rosés, des voix d’amour chuchotent. Les matins d’or sur la terrasse émeraudine Le chamaillis des nids d’un peu d’aurore dîne Dans des plats faits de calices miraculeux. Il y vague comme une âme de tourterelle Qui rend la paix plus douce au bon ermite bleu Vivant du fin parfum des buis et des airelles. À La Comète De 1861. Louise-Victorine Ackermann. (1813-1890) Bel astre voyageur, hôte qui nous arrives Des profondeurs du ciel et qu'on n'attendait pas, Où vas-tu? Quel dessein pousse vers nous tes pas? Toi qui vogues au large en cette mer sans rives, Sur ta route, aussi loin que ton regard atteint, N'as-tu vu comme ici que douleurs et misères? Dans ces mondes épars, dis, avons-nous des frères? T'ont-ils chargé pour nous de leur salut lointain? Ah! quand tu reviendras, peut-être de la terre L'homme aura disparu. Du fond de ce séjour Si son oeil ne doit pas contempler ton retour, Si ce globe épuisé s'est éteint solitaire, Dans l'espace infini poursuivant ton chemin, Du moins jette au passage, astre errant et rapide, Un regard de pitié sur le théâtre vide De tant de maux soufferts et du labeur humain! Lumière. Jean Aicard. (1848-1921) La lumière, ce fleuve insondable qu’envoie Le soleil, vaste source, aux mondes, vastes mers, Prodigue largement la Vie à l’univers, Et dans le coeur de tous fait ruisseler la joie! Quel bonheur d’admirer l’air libre qui reluit, Quand le soleil sublime et charmant nous regarde! Et s’il pâlit soudain dans la brume hagarde, Comme dans l’âme aussi naît une étrange nuit! J’ai toujours éprouvé, moi, pauvre solitaire, Cette horreur ténébreuse et ce brillant plaisir; Et quand le ciel est morne et gris, je cherche à fuir De mon coeur désolé le funèbre mystère. Eh bien, je n’ai trouvé, pour remplacer le jour Et l’éclatant soleil, principe de la vie, Regard de Dieu tombant sur notre âme asservie, Que tes yeux: en tes yeux resplendit ton amour! 1865. Dans les taillis vivants... Jean Aicard. (1848-1921) Dans les taillis vivants l’insecte se promène; Oh! la grande herbe verte et le grand bois profond! Dieu travaille: oubliez ce que les hommes font. Les oiseaux tout joyeux jasent dans le vieux chêne; L’air est calme; le ciel resplendit; c’est le jour, C’est le soleil fécond, le sourire, l’amour. La terre ténébreuse est un funèbre abîme. De longs nuages noirs se déroulent là-bas; La foudre, sans éclairs, jette de sourds éclats. L’heure sombre est parfois la complice du crime; C’est le ricanement, le deuil, l’horreur, la nuit!... Le jour est dans mon coeur, la nuit en mon esprit. Toulon, 15 avril 1866. Crépuscule Sur La Grève. Auguste Angellier. (1848-1911) La mer, ce soir, est taciturne, Lourde, lisse, lasse, immobile, Comme de l'huile dans une urne; Et, dans le ciel déjà nocturne, Un puissant nuage est tranquille. L'horizon est voilé de brume, Qui dort dans un fond gris et rouge Où la fin du jour se consume; Sauf lorsqu'une étoile s'allume. Rien, au ciel, ni sur mer, ne bouge. Seule dans l'immense étendue De la silencieuse grève. Une femme, de deuil vêtue, Paisible comme une statue, Sur un rocher assise, rêve. Son front sous son voile se penche; Ses mains, sur ses genoux croisées, Tiennent entre elles une branche, Et sa robe aux plis noirs s'épanche Jusqu'à toucher les eaux bronzées. La nuit, qui monte du rivage, De ses crêpes sombres la voile; Bientôt de l'immobile image Rien ne reste que le visage, Qui semble toucher une étoile. Puis il s'efface; et rien n'exprime La tristesse qui s'accumule Au dernier instant qui supprime La figure étrange et sublime, L'âme humaine du crépuscule. La Cigogne. Auguste Angellier. (1848-1911) Quand la blanche cigogne, à travers le ciel bleu, Frappant à larges coups d'air de sa puissante aile, Le col tendu, ses pieds roses pendant sous elle, Vole vers les climats d'or, d'azur et de feu, Emportée à son rêve, et buvant dans l'éther L'ivresse des éclairs, elle perçoit à peine Le long déroulement de l'incessante plaine, Des fleuves, des forêts, des vallons, de la mer; Les champs et les coteaux, sortant de l'horizon, Disparaissent soudain dans une fuite infime; Et les grandes cités, comme au fond d'un abîme, N'existent qu'un instant et s'éloignent d'un bond; Un jour lui fait franchir les bornes d'un pays; Dans les vents quelle fend ou bien qu'elle devance, Infatigablement son fort désir la lance Vers les cieux aux soleils toujours épanouis. Mais soudain son regard prodigieux a vu, Dans la fente d'un roc, sous un pied de fougère, Ramper le glissement furtif d'une vipère; Son inflexible vol d'un coup s'est abattu. Quand sa chute s'arrête et remonte en essor, Elle emporte, dans l'air frissonnant, le reptile, Et, dans son bec couleur d'aurore, le mutile, Tandis qu'en noirs replis il se noue et se tord. Alors, songeant toujours aux éclatants soleils, Aux longues stations au bord des eaux sacrées, Ou sur les minarets aux coupoles dorées Où le soir lumineux ruisselle en flots vermeils, Joyeuse, elle reprend, à la calme hauteur D'où les terres sans fin redeviennent lointaines, Son vol splendide, dont l'ourlet noir de ses pennes Isole dans l'azur l'éclatante blancheur. La Paix De L'Hiver. Auguste Angellier. (1848-1911) Dans l'horizon d'hiver, vaste, uniforme et vide, Le ciel était d'azur, l'air paisible et limpide; La neige étincelait sur le sol et les arbres, En cristaux infinis, plus blancs que ceux des marbres Qui viennent d'être ouverts par le choc du marteau; Nul cri, nul bruit de vent, de ramure, ni d'eau. Un immense silence avait rempli l'espace; Tout était suspendu; tout ce qui vit et passe, Bouge, chante, frémit, s'inquiète, désire, Comme les mouvements aux veines du porphyre, Semblait être fixé pour le repos final, Dans un indestructible et lucide cristal, Mais que tout était beau! les forfaits de la vie, Les douleurs dont jamais elle n'est assouvie, Son exécrable jeu de poursuite et de crainte, La rumeur de combat dont la terre est étreinte, Tout le mauvais effort semblait être arrêté, Sous ce ciel pur et froid comme l'éternité. Dans ce puissant sommeil de neiges et de givre, Mon coeur, lourd de chagrin, était surpris de vivre; Cette impassible paix, semblable à la sagesse Du Monde, lui faisait sentir plus sa détresse, Car seul il palpitait et pensait souffrir seul Dans cet universel et glorieux linceul. Et mon coeur, en songeant que crime et que souffrance Sont les couleurs du fleuve obscur de l'existence, Se dit: « La blanche Mort seule est pure et sereine! Sera-t-elle jamais la pitoyable reine D'un univers soustrait aux jours et aux instants? Quand se terminera l'angoisse des printemps? » Mais, par dessus le front blême d'une colline, Dans la clarté de l'air, si froide et cristalline Que des pleurs n'auraient pu naître en sa sécheresse, Montant comme un présage et comme une promesse, Et s'emparant du ciel par son éclat accru, Le grand globe gelé de la lune apparut! La Tristesse Du Vent. Auguste Angellier. (1848-1911) Que veux-tu répondre au vent qui soupire, Au vent qui te dit le chagrin des choses, Le trépas des lis, des lilas, des roses, Et des clairs essaims gelés dans la cire; Que veux-tu répondre au vent qui soupire? Il dit qu'il est triste et las de conduire Le gémissement de tout ce qui souffre, De frôler toujours ce qui tombe au gouffre, De passer partout où la vie expire; Que veux-tu répondre au vent qui soupire? Lui répondras-tu qu'un coeur peut suffire. Un seul coeur humain chantant dans la joie, Pour le consoler de sa longue voie Sur les champs sans fin que l'hiver déchire; Que veux-tu répondre au vent qui soupire? Où trouveras-tu ce coeur qui désire Rester ce qu'il est en sa calme fête, Le coeur qui n'ait point de douleur secrète, Pour laquelle il n'est ni baume, ni myrrhe; Que veux-tu répondre au vent qui soupire? Sera-ce ton coeur, et faut-il te dire Que le vent prendrait sur tes lèvres closes Un chagrin plus grand que celui des choses, Et dans ton regard, un plus haut martyre; Que veux-tu répondre au vent qui soupire? Alors réponds-lui, de ton cher sourire, Qu'il ne frôle pas les âmes humaines, S'il ne veut porter de plus lourdes peines Que celles qu'il cueille en son vaste empire; Que veux-tu répondre au vent qui soupire? Le Printemps. Auguste Angellier. (1848-1911) Les bourgeons verts, les bourgeons blancs Percent déjà le bout des branches, Et, près des ruisseaux, des étangs Aux bords parsemés de pervenches, Teintent les arbustes tremblants; Les bourgeons blancs, les bourgeons roses, Sur les buissons, les espaliers, Vont se changer en fleurs écloses; Et les oiseaux, dans les halliers, Entre eux déjà parlent de roses; Les bourgeons verts, les bourgeons gris, Reluisant de gomme et de sève Recouvrent l'écorce qui crève Le long des rameaux amoindris; Les bourgeons blancs, les bourgeons rouges, Sèment l'éveil universel, Depuis les cours noires des bouges Jusqu'au pur sommet sur lequel, Ô neige éclatante, tu bouges; Bourgeons laiteux des marronniers, Bourgeons de bronze des vieux chênes, Bourgeons mauves des amandiers, Bourgeons glauques des jeunes frênes, Bourgeons cramoisis des pommiers, Bourgeons d'ambre pâle du saule, Leur frisson se propage et court, A travers tout, vers le froid pôle, Et grandissant avec le jour Qui lentement sort de sa geôle, Jette sur le bois, le pré, Le mont, le val, les champs , les sables, Son immense réseau tout prêt A s'ouvrir en fleurs innombrables Sur le monde transfiguré. Le Chant Du Cygne. Sophie D' Arbouville. (1810-1850) Cygnes au blanc plumage, au port majestueux, Est-il vrai, dites-moi, qu'un chant harmonieux, De vos jours écoulés rompant le long silence, Lorsque va se briser votre frêle existence, Comme un cri de bonheur s'élève vers les cieux? Quand sous votre aile, un soir, votre long col se ploie Pour le dernier sommeil... d'où vous vient cette joie? De vos jours rien ne rompt l'indolente douceur: Lorsque tout va finir, cet hymne de bonheur, Comme à des coeurs brisés, quel penser vous l'envoie? Ô cygnes de nos lacs! votre destin est doux; De votre sort heureux chacun serait jaloux. Vous voguez lentement de l'une à l'autre rive, Vous suivez les détours de l'onde fugitive: Que ne puis-je en ces flots m'élancer avec vous! Moi, sous l'ardent soleil, je demeure au rivage... Pour vous, l'onde s'entr'ouvre et vous livre passage; Votre col gracieux, dans les eaux se plongeant, Fait jaillir sur le lac mille perles d'argent Qui laissent leur rosée à votre blanc plumage; Et les saules pleureurs, ondoyants, agités, -Alors que vous passez, par le flot emportés - D'un rameau caressant, doucement vous effleurent Sur votre aile qui fuit quelques feuilles demeurent, Ainsi qu'un souvenir d'amis qu'on a quittés. Puis le soir, abordant à la rive odorante Où fleurit à l'écart le muguet ou la menthe, Sur un lit de gazon vous reposez, bercés Par la brise des nuits, par les bruits cadencés Des saules, des roseaux, de l'onde murmurante. Oh! pourquoi donc chanter un chant mélodieux Quand s'arrête le cours de vos jours trop heureux? Pleurez plutôt, pleurez vos nuits au doux silence, Les étoiles, les fleurs, votre fraîche existence; Pourquoi fêter la mort?... vous êtes toujours deux! C'est à nous de chanter quand vient l'heure suprême, Nous, tristes pèlerins, dont la jeunesse même Ne sait pas découvrir un verdoyant sentier, Dont le bonheur s'effeuille ainsi que l'églantier; Nous, si tôt oubliés de l'ami qui nous aime! C'est à nous de garder pour un jour à venir, Tristes comme un adieu, doux comme un souvenir, Des trésors d'harmonie inconnus à la terre, Qui ne s'exhaleront qu'à notre heure dernière. Pour qui souffre ici-bas, il est doux de mourir! Ô cygnes! laissez donc ce cri de délivrance À nos coeurs oppressés de muette souffrance; La vie est un chemin où l'on cache ses pleurs... Celui qui les comprend est plus loin, est ailleurs. À nous les chants!... la mort, n'est-ce pas l'espérance? L'Etoile Qui File. Sophie D' Arbouville. (1810-1850) Petite étoile, au sein des vastes cieux, Toi que suivaient et mon coeur et mes yeux, Toi dont j'aimais la lumière timide, Où t'en vas-tu dans ta course rapide? Ah! j'espérais que, dans ce ciel d'azur, Du moins pour toi le repos était sûr. Pourquoi t'enfuir, mon étoile chérie? Pourquoi quitter le ciel de ma patrie? Mon coeur connut le bonheur et l'amour: Amour, bonheur, tout n'a duré qu'un jour. Près d'un ami, je cherchai l'espérance... Et mon ami m'oublia dans l'absence! Le coeur brisé, j'aimais encor les fleurs, Quand je les vis se faner sous mes pleurs; Au ciel alors, pour n'être plus trahie, J'avais aimé.... l'étoile qui m'oublie! Adieux à toi, belle étoile du soir! Adieux à toi, toi, mon dernier espoir!... Errante au ciel comme moi sur la terre, En d'autres lieux va briller ta lumière. Rien n'est constant pour moi que la douleur, Rien ici-bas n'a voulu de mon coeur; Autour de moi, tout est sombre et se voile, La Vie. (1833) Félix Arvers (1806-1850) Amis, accueillez-moi, j'arrive dans la vie. Dépensons l'existence au gré de notre envie: Vivre, c'est être libre, et pouvoir à loisir Abandonner son âme à l'attrait du plaisir; C'est chanter, s'enivrer des cieux, des bois, de l'onde, Ou, parmi les tilleuls, suivre une vierge blonde! -C'est bien là le discours d'un enfant. Écoutez: Vous avez de l'esprit. -Trop bon. -Et méritez Qu'un ami plus mûr vienne, en cette circonstance, D'un utile conseil vous prêter l'assistance. Il ne faut pas se faire illusion ici; Avant d'être poète, et de livrer ainsi Votre âme à tout le feu de l'ardeur qui l'emporte. Avez-vous de l'argent? -Que sais-je?et que m'importe? -Il importe beaucoup; et c'est précisément Ce qu'il faut, avant tout, considérer. -Vraiment? -S'il fut des jours heureux, où la voix des poètes Enchaînait à son gré les nations muettes, Ces jours-là ne sont plus, et depuis bien longtemps: Est-ce un bien, est-ce un mal, je l'ignore, et n'entends Que vous prouver un fait, et vous faire comprendre Que si le monde est tel, tel il faut bien le prendre. Le poète n'est plus l'enfant des immortels, A qui l'homme à genoux élevait des autels; Ce culte d'un autre âge est perdu dans le nôtre, Et c'est tout simplement un homme comme un autre. Si donc vous n'avez rien, travaillez pour avoir; Embrassez un état: le tout est de savoir Choisir, et sans jamais regarder en arrière, D'un pas ferme et hardi poursuivre sa carrière. -Et ce monde idéal que je me figurais! Et ces accents lointains du cor dans les forêts! Et ce bel avenir, et ces chants d'innocence! Et ces rêves dorés de mon adolescence! Et ces lacs, et ces mers, et ces champs émaillés, Et ces grands peupliers, et ces fleurs! -Travaillez. Apprenez donc un peu, jeune homme, à vous connaître: Vous croyez que l'on n'a que la peine de naître, Et qu'on est ici-bas pour dormir, se lever, Passer, les bras croisés, tout le jour à rêver; C'est ainsi qu'on se perd, c'est ainsi qu'on végète: Pauvre, inutile à tous, le monde vous rejette: Contre la faim, le froid, on lutte, on se débat Quelque temps, et l'on va mourir sur un grabat. Ce tableau n'est pas gai, ce discours n'est pas tendre. C'est vrai; mais j'ai voulu vous faire bien entendre, Par amitié pour vous, et dans votre intérêt, Où votre poésie un jour vous conduirait. Cet homme avait raison, au fait: j'ai dû me taire. Je me croyais poète, et me voici notaire. J'ai suivi ses conseils, et j'ai, sans m'effrayer, Subi le lourd fardeau d'une charge à payer. Je dois être content: c'est un très bel office; C'est magnifique, à part même le bénéfice. On a bonne maison, on reçoit les jeudis; On a des clercs, qu'on loge en haut, dans un taudis. Il est vrai que l'état n'est pas fort poétique. Et rien n'est positif comme l'acte authentique. Mais il faut pourtant bien se faire une raison, Et tous ces contes bleus ne sont plus de saison: Il faut que le notaire, homme d'exactitude, D'un travail assidu se fasse l'habitude; Va, malheureux! et si quelquefois il advient Qu'un riant souvenir d'enfance vous revient, Si vous vous rappelez que la voix des génies Vous berçait, tout petit, de vagues harmonies; Si, poursuivant encor un bonheur qu'il rêva. L'esprit vers d'autres temps veut se retourner: Va! Est-ce avec tout cela qu'on mène son affaire? N'as-tu pas ce matin un testament à faire? Le client est fort mal, et serait en état, Si tu tardais encor, de mourir intestat. Mais j'ai trente-deux ans accomplis; à mon âge Il faut songer pourtant à se mettre en ménage; Il faut faire une fin, tôt ou tard. Dans le temps. J'y songeais bien aussi, quand j'avais dix-huit ans. Je voyais chaque nuit, de la voûte étoilée, Descendre sur ma couche une vierge voilée; Je la sentais, craintive, et cédant à mes voeux. D'un souffle caressant effleurer mes cheveux; Et cette vision que j'avais tant rêvée. Sur la terre, une fois, je l'avais retrouvée. Oh! qui me les rendra ces rapides instants, Et ces illusions d'un amour de vingt ans! L'automne à la campagne, et ses longues soirées, Les mères, dans un coin du salon retirées, Ces regards pleins de feu, ces gestes si connus, Et ces airs si touchants que j'ai tous retenus? Tout à coup une voix d'en haut l'a rappelée: Cette vie est si triste! elle s'en est allée; Elle a fermé les yeux, sans crainte, sans remords; Mais pensent-ils encore à nous ceux qui sont morts? Il s'agit bien ici d'un amour platonique! Me voici marié: ma femme est fille unique; Son père est épicier-droguiste retiré, Et riche, qui plus est: je le trouve à mon gré. Il n'est correspondant d'aucune académie. C'est vrai; mais il est rond, et plein de bonhomie: Et puis j'aime ma femme, et je crois en effet, En demandant sa main, avoir sagement fait. Est-il un sort plus doux, et plus digne d'envie? On passe, au coin du feu, tranquillement sa vie: On boit, on mange, on dort, et l'on voit arriver Des enfants qu'il faut mettre en nourrice, élever, Puis établir enfin: puis viennent les années, Les rides au visage et les couleurs fanées, Puis les maux, puis la goutte. On vit comme cela Cinquante ou soixante ans, et puis on meurt. Voilà. La Haine Du Soleil. Jules Barbey d'Aurevilly. (1808-1889) Un soir, j'étais debout, auprès d'une fenêtre... Contre la vitre en feu j'avais mon front songeur, Et je voyais, là-bas, lentement disparaître Un soleil embrumé qui mourait sans splendeur! C'était un vieux soleil des derniers soirs d'automne, Globe d'un rouge épais, de chaleur épuisé, Qui ne faisait baisser le regard à personne, Et qu'un aigle aurait méprisé! Alors, je me disais, en une joie amère: « Et toi, Soleil, aussi, j'aime à te voir sombrer! Astre découronné comme un roi de la terre, Tête de roi tondu que la nuit va cloîtrer! » Demain, je le sais bien, tu sortiras des ombres! Tes cheveux d'or auront tout à coup repoussé! Qu'importe! j'aurai cru que tu meurs quand tu sombres! Un moment je l'aurai pensé! Un moment j'aurai dit: « C'en est fait, il succombe, Le monstre lumineux qu'ils disaient éternel! Il pâlit comme nous, il se meurt, et sa tombe N'est qu'un brouillard sanglant dans quelque coin du ciel! » Grimace de mourir! grimace funéraire! Qu'en un ciel ennuité chaque jour il fait voir... Eh bien, cela m'est doux de la sentir vulgaire, Sa façon de mourir ce soir! Car je te hais, Soleil, oh! oui, je te hais comme L'impassible témoin des douleurs d'ici-bas... Chose de feu, sans coeur, je te hais comme un homme! L'être que nous aimons passe et tu ne meurs pas! L'oeil bleu, le vrai soleil qui nous verse la vie, Un jour perdra son feu, son azur, sa beauté, Et tu l'éclaireras de ta lumière impie, Insultant d'immortalité. Et voilà, vieux Soleil, pourquoi mon coeur t'abhorre! Voilà pourquoi je t'ai toujours haï, Soleil! Pourquoi je dis, le soir, quand le jour s'évapore: « Ah! si c'était sa mort et non plus son sommeil! » Voilà pourquoi je dis, quand tu sors d'un ciel sombre: « Bravo! ses six mille ans l'ont enfin achevé! L'oeil du cyclope a donc enfin trouvé dans l'ombre La poutre qui l'aura crevé! » Et que le sang en pleuve et sur nos fronts ruisselle, A la place où tombaient tes insolents rayons! Et que la plaie aussi nous paraisse éternelle Et mette six mille ans à saigner sur nos fronts! Nous n'aurons plus alors que la nuit et ses voiles, Plus de jour lumineux dans un ciel de saphir! Mais n'est-ce pas assez que le feu des étoiles Pour voir ce qu'on aime mourir? Pour voir la bouche en feu par nos lèvres usée Nous dire froidement: « C'est fini, laisse-moi! » Et s'éteindre l'amour qui, dans notre pensée, Allumait un soleil plus éclatant que toi! Pour voir errer parmi les spectres de la terre Le spectre aimé qui semble et vivant et joyeux, La nuit, la sombre nuit est encore trop claire... Et je l'arracherais des cieux! Le Vieux Goëland. Jules Barbey d'Aurevilly. (1808-1889) C'était un fier oiseau, farouche et solitaire, Au bec crochu d'or pâle, aux pieds d'ambre, à l'oeil clair, Arraché tout vivant au rocher, son repaire, Aux flots verts, à la nue, aux brisans, au grand air! Ils l'avaient pris dans un de ces jours de tempête Où Satan, sur les mers, déchaîne son Sabbat... Un harpon lui cassa l'aile au lieu de la tête Et ils en firent un forçat! Dans le fond d'une cour aux quatre angles de pierre, Ils l'avaient interné, ce sauvage reclus, Qui restait, toujours l'oeil rentré sous sa paupière, Comme un rêveur qui songe à ce qu'il ne voit plus! Oh! lui, qui quand la mer se creusait en abîmes Se plongeait dans sa courbe et remontait au jour, Comme il a dû souffrir, ce fils des pics sublimes, Des pierres plates de sa cour! Comme il a dû souffrir sur la dalle poudreuse Où son pied se séchait, encor trempé d'éther! Comme il a dû souffrir de cette vie affreuse Faite d'ennui du ciel et d'ennui de la mer! Que je l'ai vu de fois, hérissé dans sa plume, Le blême oiseau, -fait pierre aussi par la douleur! Son aile grise était comme un manteau de brume Pendant sur sa morne blancheur... Il se tenait rigide en cette cour déserte, Mais lorsque, par hasard, quelqu'un la traversait, Alors les yeux ouverts, bec ouvert, aile ouverte, Vers le passant, l'oiseau tout à coup s'en courait! De son gosier sortait un cri strident et rauque, Le cri sifflant du vent dans des agrès mouillés, Et fixant ce passant d'un oeil féroce et glauque Il voulait lui percer les pieds! Et si c'était les pieds de quelque jeune fille, De ces pieds élégants, au souple brodequin, Qui, sveltes et cambrés, moulés à la cheville, Font craquer en marchant l'agaçant maroquin, Alors... oh! c'est alors que plus féroce encore Le cruel se jetait sur ces pieds enivrants, Comme si ces doux pieds divins, que l'homme adore, Étaient l'horreur des Goëlands! Que t'avaient-ils donc fait, ces pauvres pieds de femme, Pour te mettre en fureur rien qu'à les voir passer?... Que te rappelaient-ils?... Le branle de la lame Sur laquelle autrefois tu pouvais te bercer? Mutilé du harpon, aux rancunes cruelles, Tombé des airs, tombé des pics, tombé des mâts! Ils te narguaient, ces pieds, -tu les croyais des ailes... Goëland, tu ne rêvais pas! O mon vieux Goëland, ce n'était pas un rêve, Le rêve d'un captif que rend fou la douleur! Vieux pirate échoué sur cette horrible grève, Ces pieds, -ces pieds charmants qui passaient, -ces pieds d'Ève Que l'on prend dans sa main et qu'on met sur son coeur, Mais qui n'y restent pas, légers, prompts, infidèles, Faits pour nous fuir après être venus à nous, O mon vieux Goëland, c'étaient bien là des ailes! Et toi, -tu t'en sentais jaloux! Les Océanides. Joseph Autran. (1813-1877) Seul avec la douleur qui partout l’accompagne, Un soir que le poète errait sur la montagne, En regardant la mer déroulée au couchant, Un murmure, une voix lointaine, entrecoupée, L’atteignit... Son oreille était-elle trompée? Non! Sous les vagues sons de cette mélopée, Il reconnut bientôt les paroles d’un chant: « Que fais-tu loin de nous sur ces hauteurs sauvages, Enfant né sous nos yeux, enfant de nos rivages, Que nous avons bercé dans nos souples roseaux? Fuis ces sommets, ingrats comme le coeur des hommes. Point de doux entretiens là-haut, point de doux sommes. Viens, redescends vers nous qui t’aimons, et qui sommes Les filles de la mer, les déesses des eaux! » Ami, n’avons-nous pas, dès longtemps, la coutume D’endormir le chagrin, d’adoucir l’amertume, D’étancher de nos mains et le sang et les pleurs? Au sommet d’une roche inculte, inhabitée, Quand, ravisseur du feu céleste, Prométhée Souffrait silencieux la peine imméritée, Qui monta jusqu’à lui pour calmer ses douleurs? » Ce fut nous: notre foule à peine est avertie, Elle prend son essor vers le mont de Scythie Qui du fils de Japet est l’implacable autel. En vain du noir vautour il était la pâture; Nous, berçant notre vol sur son lit de torture, Nous lui parlions d’espoir et de gloire future, Et nous versions le baume au flanc de l’immortel. » Siècles évanouis, dont s’efface l’image! Dans l’univers, alors, tout nous rendait hommage; Notre divinité rayonnait sur les flots. Au départ, au retour des courses maritimes, Le pilote à nos pieds immolait des victimes, Et nos grottes d’azur, ouvrant sur les abîmes, Nous répétaient sans fin les voeux des matelots. » Du superbe Océan nous étions la famille, Nous étions la tribu célèbre, qui fourmille Comme les flots pressés dans ses vastes bassins. Aux heures où s’endort le vent longtemps rebelle, Combien du dieu des mers la puissance était belle, Quand, pareil au pasteur d’un grand troupeau qui bêle, Il menait après lui nos ondoyants essaims! » Et quel beau jour encor dans nos riches annales, Quand, sous un vent d’avril, aux heures matinales, L’écume de la mer soudain frémit sur nous, Et qu’on te vit sortir de notre bleu domaine, Déesse de l’Amour! belle Anadyomène, Vénus! beauté divine à force d’être humaine, Dont tous, hommes et dieux, embrassent les genoux. » Que de moments passés à mirer aux eaux pures Nos épaules d’argent, nos glauques chevelures Qu’étoilaient le corail et l’ambre du rocher! Que de nuits à nager près des plages sereines, A folâtrer, tandis que nos soeurs les Sirènes Attiraient à l’écueil par leurs voix souveraines La barque désireuse et craignant d’approcher! » Cet heureux temps n’est pi us. Nos royaumes sans bornes S’étendent désormais solitaires et mornes. Plus de joyeux ébats, de fêtes ni de jeux! Hélas! pourquoi faut-il qu’un tel pouvoir expire! Un Dieu plus grand que nous a repris son empire: C’est lui seul maintenant qui dans les eaux respire, Lui qui fait leurs beaux jours et leurs jours orageux. » Eh bien, n’importe, ami! n’importe; sur nos grèves, Viens promener ton deuil, et ta joie, et tes rêves; Viens, par les sombres temps ou par les cieux plus doux. Si, déesses des mers, nous en fûmes bannies, Nous y restons encor, fantômes ou génies, Et nous avons toujours de vagues harmonies A chanter au passant qui se souvient de nous. » Viens donc, viens! tu sauras par nous bien des mystères. Nous te dirons l’hymen des ondes et des terres, L’Océan, ses vaisseaux, ses monstres, ses forêts. Nous te révélerons par quel ressort occulte La mer, à quelque dieu qu’elle rende son culte, Tantôt baise ses bords et tantôt les insulte; Viens! tu n’ignoreras aucun de nos secrets! » Ainsi chantait le choeur apporté par la brise. Cependant, le poêle écoutait, l’âme éprise; Pensif, il descendait l’âpre escalier des monts. Il atteignit bientôt la grève où le flot croule; Et là, des jours entiers, oublieux de la foule, Il vécut, l’oeil fixé sur l’écumante houle; Il fit son lit dans l’algue et dans les goémons. « Choeur sacré! disait-il, blanches Océanides, Qui m’avez rappelé de mes sommets arides, Chantez! je noterai votre éternel concert. Est-ce à vous que je dois, filles du grand Homère, Tant de rêves pressés dans mon front éphémère? Ou n’est-ce pas plutôt à ce Dieu de ma mère Qui m’a dit: « Sois poète, et viens vivre au désert? » Et puis ses visions, ses hymnes, ses pensées, Au sable de la rive étaient par lui tracées Avec un roseau frêle et tremblant dans sa main. Poëmes de tristesse ou de joyeux délire! - Vous qui passez aux bords, hâtez-vous de les lire, Hâtez-vous! car, s’il vient une vague, un zéphire, Rien du livre effacé ne restera demain! Les Aquilons. Joseph Autran. (1813-1877) Peuple orageux qui des antres sauvages Sort en fureur, De toutes parts nous semons les ravages Et la terreur. Allez, nous dit le Dieu qui nous déchaîne, Et nous allons. Comme un roseau nous abattons le chêne Dans les vallons. Des vastes mers qui séparent les mondes Troublant les eaux, Sur les écueils nous déchirons les ondes. Et les vaisseaux. Vienne l’hiver, à travers les ramures Des bois flétris, Nos tourbillons roulent de longs murmures. Et de longs cris. Avec fracas promenant les tempêtes. Au firmament, Nous mugissons ainsi que les trompettes Du jugement. Brises du soir, vents de t’aube naissante, Faibles et doux; Vous ignorez quelle âme frémissante. S’agite en nous. Comme un essaim de caressants génies Aux heureux chants, Vous effleurez de vos ailes bénies Les fleurs des champs. Peuple orageux qui des antres sauvages Sort en fureur, De toutes parts nous semons les ravages Et la terreur. De but lointain, de long voyage à faire, Il n’en est pas. Nous franchissons l’un et l’autre hémisphère En quatre pas. Ciel sans limite, océan sans falaise, Sol aplani, Le seul espace où nous soyons à l’aise, C’est l’infini. C’est l’infini, ce domaine sublime, Illimité, Où nous chantons d’une voix unanime La liberté! La Nuit De Printemps. Théodore De Banville. (1823-1891) c' était la veille de mai, un soir souriant de fête, et tout semblait embaumé d' une tendresse parfaite. De son lit à baldaquin, le soleil sur son beau globe avait l' air d' un arlequin étalant sa garde-robe, et sa soeur au front changeant, mademoiselle la lune avec ses grands yeux d' argent regardait la terre brune, et du ciel, où, comme un roi, chaque astre vit de ses rentes, contemplait avec effroi le lac aux eaux transparentes; comme, avec son air trompeur, Colombine, qu' on attrape, à la fin du drame a peur de tomber dans une trappe. Tous les jeunes séraphins, à cheval sur mille nues, agaçaient de regards fins leurs comètes toutes nues. Sur son trône, le bon Dieu, devant qui le lys foisonne, comme un seigneur de haut lieu que sa grandeur emprisonne, à ces intrigues d' enfants n' ayant pas daigné descendre, les laissait, tout triomphants, le tromper comme un Cassandre. Or, en même temps qu' aux cieux, c' était comme un grand remue ménage délicieux sur la pauvre terre émue. Des sylphes, des chérubins, s' occupaient de mille choses, et sous leurs fronts de bambins roulaient de gros yeux moroses. Quel embarras, disaient-ils dans leurs langages superbes; à ces fleurs pas de pistils, pas de bleuets dans ces herbes! Dans ce ciel pas de saphirs, pas de feuilles à ces arbres! Où sont nos frères zéphyrs pour embaumer l' eau des marbres? Hélas! Comment ferons-nous? Nous méritons qu' on nous tance; le bon Dieu sur nos genoux va nous mettre en pénitence! Car hier au bal dansant, où, sorti pour ses affaires, il mariait en passant deux soleils avec leurs sphères, nous avons de notre main promis sur le divin cierge son mois de mai pour demain à notre dame la vierge! Hélas! Jamais tout n' ira comme à la saison dernière, bien sûr on nous punira de l' école buissonnière. Pour ce mai qu' on nous promet ils versent des pleurs de rage, et vite chacun se met à commencer son ouvrage. Penchés sur les arbrisseaux, les uns au milieu des prées, avec de petits pinceaux peignent les fleurs diaprées, et, de face ou de profil, après les branches ouvertes attachent avec un fil de petites feuilles vertes. Les autres au papillon mettent l' azur de ses ailes, qu' ils prennent sur un rayon peint des couleurs les plus belles. Des ariels dans les cieux, assis près de leurs amantes, agitent des miroirs bleus au-dessus des eaux dormantes. Sur la vague aux cheveux verts les ondins peignent la moire, et lui serinent des vers trouvés dans un vieux grimoire. Les sylphes blonds dans son vol arrêtent l' oiseau qui chante, et lui disent: rossignol, apprends ta chanson touchante; car il faut que pour demain on ait la chanson nouvelle. Puis le cahier d' une main, de l' autre ils lui tiennent l' aile. Et ceux-là, portant des fleurs et de jolis flacons d' ambre, s' en vont, doux ensorceleurs, voir mainte petite chambre, où mainte enfant, lys pâli, écoute, endormie et nue, fredonner un bengali dans son âme d' ingénue. Ils étendent en essaim mille roses sur sa lèvre, un peu de neige à son sein, dans son coeur un peu de fièvre. Aucun ne sera puni, la vierge sera contente; car nous avons tout fourni, ce qui charme et ce qui tente! Et sylphes, et chérubins, ce joli torrent sans digue, vont se délasser aux bains du bruit et de la fatigue. Dieu soit béni, disent-ils, nous avons fini la chose! Aux fleurs voici les pistils, des parfums, du satin rose; au papillon bleu son vol, aux bois rajeunis leur ombre, son doux chant au rossignol caché dans la forêt sombre! Voici leur saphir aux cieux dans la lumière fleurie, à l' herbe ses bleuets bleus, pour que la vierge sourie! Mais ce n' est pas tout encor, car ils me disent: poëte! Voilà mille rimes d' or, pour que tu sois de la fête. Prends-les, tu feras des chants que nous apprendrons aux roses, pour les dire lorsque aux champs elles s' éveillent mi-closes. Et certes mon rêve ailé eût fait une hymne bien belle si ce qu' ils m' ont révélé fût resté dans ma cervelle. Ils murmuraient, Dieu le sait, des rimes si bien éprises. Mais le zéphyr qui passait en passant me les a prises! avril 1842. Premier Soleil. Théodore De Banville. (1823-1891) Italie, Italie, ô terre où toutes choses frissonnent de soleil, hormis tes méchants vins! Paradis où l' on trouve avec les lauriers-roses des sorbets à la neige et des ballets divins! Terre où le doux langage est rempli de diphthongues! Voici qu' on pense à toi, car voici venir mai, et nous ne verrons plus les redingotes longues où tout parfait dandy se tenait enfermé. Sourire du printemps, je t' offre en holocauste les manchons, les albums et le pesant castor. Hurrah! Gais postillons, que les chaises de poste volent, en agitant une poussière d' or! Les lilas vont fleurir, et Ninon me querelle, et ce matin j' ai vu Mademoiselle Ozy près des panoramas déployer son ombrelle: c' est que le triste hiver est bien mort, songez-y! Voici dans le gazon les corolles ouvertes, le parfum de la sève embaumera les soirs, et devant les cafés, des rangs de tables vertes ont par enchantement poussé sur les trottoirs. Adieu donc, nuits en flamme où le bal s' extasie! Adieu concerts, scotishs, glaces à l' ananas, fleurissez maintenant, fleurs de la fantaisie, sur la toile imprimée et sur le jaconas! Et vous, pour qui naîtra la saison des pervenches, rendez à ces zéphyrs que voilà revenus, les légers mantelets avec les robes blanches, et dans un mois d' ici vous sortirez bras nus! Bientôt, sous les forêts qu' argentera la lune, s' envolera gaîment la nouvelle chanson; nous y verrons courir la rousse avec la brune, et Musette et Nichette avec Mimi Pinson! Bientôt tu t' enfuiras, ange mélancolie, et dans le bas-meudon les bosquets seront verts. Débouchez de ce vin que j' aime à la folie, et donnez-moi Ronsard, je veux lire des vers. Par ces premiers beaux jours la campagne est en fête ainsi qu' une épousée, et Paris est charmant. Chantez, petits oiseaux du ciel, et toi, poëte, parle! Nous t' écoutons avec ravissement. C' est le temps où l' on mène une jeune maîtresse cueillir la violette avec ses petits doigts, et toute créature a le coeur plein d' ivresse excepté les pervers et les marchands de bois! Avril 1854. La Colombe Blessée. Théodore De Banville. (1823-1891) O colombe qui meurs dans le ciel azuré, Rouvre un instant les yeux, mourante aux blanches ailes! Le vautour qui te tue expire, déchiré Par des flèches mortelles. Va, tu tombes vengée, ô victime, et ta soeur Peut voir, en traversant la forêt d'ombre pleine, L'oiseau tout sanglant pendre au carquois d'un chasseur Qui passe dans la plaine. Le jeune archer, folâtre et chantant des chansons, Passe, sa proie au dos, par les herbes fleuries, Laissant déchiqueter par les dents des buissons Ces dépouilles meurtries. Octobre 1850. Le Lion. Auguste Barbier. (1805-1882) J' ai vu pendant trois jours, j' ai vu plein de colère Bondir et rebondir le lion populaire, Sur le pavé sonnant de la grande cité. Je l' ai vu tout d' abord, une balle au côté, Jetant à l' air ses crins et sa gueule vorace, Tordre à doubles replis les muscles de sa face; J' ai vu son col s' enfler, son orbite rougir, Ses grands ongles s' étendre, et tout son corps rugir... Puis je l' ai vu s' abattre à travers la mêlée, La poudre et les boulets à l' ardente volée, Sur les marches du louvre... et là, le poil en sang Et ses larges poumons lui battant dans le flanc, La langue toute rouge et la gueule béante; Haletant, je l' ai vu de sa croupe géante, Inondant le velours du trône culbuté, Y vautrer tout du long sa fauve majesté. Alors j' ai vu soudain une foule sans nombre, Se traîner à plat-ventre à l' abri de son ombre; J' ai vu, pâles encor du seul bruit de ses pas, Mille nains grelotant lui tendre les deux bras; Alors on caressa ses flancs et son oreille, On lui baisa le poil, on lui cria merveille, Et chacun lui léchant les pieds, dans son effroi, Le nomma son lion, son sauveur et son roi. Mais, lorsque bien repu de sang et de louange, Jaloux de secouer les restes de sa fange, Le monstre à son réveil voulut faire le beau; Quand, ouvrant son oeil jaune et remuant sa peau, Le crin dur, il voulut, comme l' antique athlète, Sur son col musculeux dresser toute sa tête, Lorsqu' enfin il voulut, le front échevelé, Rugir en souverain, -il était muselé. Décembre 1830. La Nature. Auguste Barbier. (1805-1882) Les défricheurs. Invisibles pouvoirs, souffles impérieux, Monarques qui tenez l' immensité des cieux, Vents qui portez le frais aux ondes des fontaines, Les ondes aux grands bois, les semences aux plaines, Et jetez à longs flots les flammes de l' amour À tout ce qui respire et ce qui voit le jour, Défendez vos forêts, vos lacs et vos montagnes! Et toi, sombre empereur des humides campagnes, Qui tiens étroitement, comme un Triton nerveux, La terre toute blonde en tes bras amoureux, Redouble tes clameurs, tes murmures sauvages; Dévore, plus ardent, le sable de tes plages; Hérisse sur ton front tes cheveux souverains; Et de l' abîme noir levant tes larges reins, Pour garder les trésors de ta plaine écumante, Fais voler jusqu' au ciel la mort et l' épouvante; Ô vieil océanus! ô père tout-puissant! Tes fureurs aujourd' hui ne sont que jeux d' enfant! Que nous font les cent voix des bruyantes tempêtes, Les mondes dans les cieux se brisant sur nos têtes? L' éclair livide et jaune et la foudre en éclats N' ébranlent pas notre âme et ne l' abattent pas. Nul peuple comme nous, dans son humeur altière, N' a su plus fortement remuer la matière, La mettre sous le joug, et s' en couronner roi Au nom de la pensée et de l' antique loi. En dépit de la mort et de son noir squelette, Nous avons en tout point foulé notre planète; Elle nous appartient de l' un à l' autre bout; Comme l' ombre et le jour nous pénétrons partout. Allons, noires forêts, vieilles filles du monde, Tombez et périssez sous la hache féconde! Races des premiers jours, antiques animaux, Vieux humains, faites place à des peuples nouveaux; Dérobons à la mer ses terres toutes neuves, Domptons les fiers torrents et muselons les fleuves, Descendons sans effroi jusqu' au centre divin, Fouillons et refouillons sans repos et sans fin; Et comme matelots sur la liquide plaine, À grands coups de harpons dépeçant leur baleine, Partout maîtres du sol, partout victorieux, Dans le haut, dans le bas, sur le plein, dans le creux, Du globe taciturne, immense et lourde masse, Suivant chaque besoin bouleversons la face. Le poète. Ah! Ce vouloir immense en un si petit corps, Cette force cachée en de faibles ressorts, Saisissent mon esprit de terreurs sans pareilles, Et je sens que le monde en toutes ses merveilles Ne nous présente pas de prodige plus beau Et de levier plus fort que l' homme et son cerveau. Et pourtant, au milieu de ce chant de victoire, Dans mon âme descend une tristesse noire; Le regret comme une ombre obscurcit mon front nu, Et je ne songe plus qu' à pleurer le vaincu; Et je m' écrie alors: -ah! Sur l' oeuvre divine Verra-t-on sans respect se vautrer la machine, Et comme hippopotame, insensible animal, Fouler toute la terre avec un pied brutal? Où les cieux verront-ils luire leurs voûtes rondes, Si mille pieds impurs viennent ternir les ondes? Que diront les glaciers si leurs neigeux sommets Descendent dans la plaine et s' abaissent jamais? Et l' aigle, si, quittant le pays des nuages, Au dieu brûlant du jour il ne rend plus d' hommages. Et la grande verdure et ses tapis épais, Et les hauts monuments des antiques forêts, Les chênes, les sapins et les cèdres immenses, Le plein déroulement de toutes les semences, Si l' active matière et ne vit et ne croît Que par l' ordre de l' homme, au signal de son doigt? Ah! Les êtres diront, chacun dans son entrave: L' enfant de la nature a fait sa mère esclave! Ô nature! Nature, amante des grands coeurs, Mère des animaux, des pierres et des fleurs, Inépuisable flanc et matrice féconde D' où s' échappent sans fin les choses de ce monde, Est-il possible, ô toi dont le genou puissant Sur le globe nouveau berça l' homme naissant! Que tu laisses meurtrir ta céleste mamelle Par les lourds instruments de la race mortelle? Que tu laisses bannir ta suprême beauté Des murs envahissants de l' humaine cité? Et que tu ne sois plus, comme dans ta jeunesse, Notre plus cher amour, cette bonne déesse Qui, mêlant son sourire à nos simples travaux, Des habitants du ciel nous rendait les égaux, Éternisait notre âge et faisait de la vie Un vrai champ de blé d' or toujours digne d' envie? Hélas! Si les destins veulent qu' à larges pas Fuyant et reculant devant nos attentats, Tu remontes aux cieux et tu livres la terre À des enfants ingrats et plus forts que leur mère, Ô nourrice plaintive! ô nature! Prends-moi, Et laisse-moi vers Dieu retourner avec toi. La nature. Ô mon enfant chéri! Toi qui m' aimes encore, Et devines en moi ce que la foule ignore; Toi qui, laissant hurler le troupeau des humains, Viens souvent m' embrasser, me presser de tes mains, Et, roulant par les airs des plaintes enfantines, Sur mon sein verser l' or de tes larmes divines: Oh! Je comprends tes cris, tes mortelles frayeurs, Et dans tes yeux gonflés la source de tes pleurs! Je conçois ce que vaut pour l' âme droite et pure, Pour le coeur déchiré par l' ongle de l' injure, Pour un amant du bon et du beau, dégoûté Des fanges de la ville et de sa lâcheté, Le sauvage parfum de ma rustique haleine; Je conçois ce que vaut la douceur souveraine Des vents sur la montagne à travers les grands pins, La beauté de la mer aux murmures sans fins, Le silence des monts balayés par la houle, L' espace des déserts où l' âme se déroule, Et l' aspect affligeant même des lieux d' horreur, Où le coeur se soulage et qui parlent au coeur. Aussi, pour rassurer ton âme, ô mon poëte! Et pour te consoler, je ne suis point muette; Bien que le livre obscur du lointain avenir Ne puisse sur mon sort devant toi s' entr' ouvrir; Que, dans le mouvement d' une vie incessante, Un bandeau sur les yeux je conçoive et j' enfante, Je puis crier pourtant, et les sublimes voix Qui s' élèvent des monts, des ondes et des bois, L' hymne aux vastes accords, l' harmonieux cantique Qui monte jour et nuit du globe magnifique, Dans ton oreille chaste à longs flots pénétrant. Viendra toujours calmer ton coeur désespérant. Qu' importe que le jeu de mes forces sublimes, Sur la verte planète et dans ses noirs abîmes, Soit en quelques endroits empêché par des nains? Qu' importe que le bras des orgueilleux humains S' attaquant à la terre, à ses formes divines, Écorche son beau sein du fer de leurs machines? Qu' importe que, doués des puissances du ciel, Ils changent à leur gré l' habitacle mortel? Quels que soient les efforts de l' homme et de sa race, Que du globe soumis inondant la surface, Il soit pour la matière une cause de fin, Ou de perfection un instrument divin, Ô mon enfant chéri! -jusqu' au jour où la terre, Comme le grain de blé qui s' échappe de l' aire Et qu' emportent les vents aux champs de l' infini, Aura développé son radieux épi; Jusqu' au jour où, semblable à la fleur qui se passe, Par la main du seigneur effeuillée en l' espace, Elle ira reformer un globe en d' autres lieux Et fleurir au soleil de quelques nouveaux cieux, Toujours, ô mon enfant! Toujours les vents sauvages De leurs pieds vagabonds balayeront les plages; La mer réfléchira toujours dans un flot pur Et l' océan du ciel et ses îles d' azur; Comme un ardent lion aux plaines africaines, Le soleil marchera toujours en ses domaines, Dévorant toute vie et brûlant toutes chairs; On entendra toujours frissonner dans les airs De grands bois renaissants, des verdures sans nombre, Pour faire courir l' onde et faire flotter l' ombre; Toujours on verra luire un sommet argenté Pour les oiseaux divins, l' aigle et la liberté. L'Homme Et La Mer. Charle Baudelaire. (1821-1867) Homme libre, toujours, tu chériras la mer! La mer est ton miroir; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. Tu te plais à plonger au sein de ton image; Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets: Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes, O mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets! Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, O lutteurs éternels, ô frères implacables! Chant D'Automne. Charle Baudelaire. (1821-1867) I Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres; Adieu, vive clarté de nos étés trop courts! J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres Le bois retentissant sur le pavé des cours. Tout l'hiver va rentrer dans mon être: colère, Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé, Et, comme le soleil dans son enfer polaire, Mon coeur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé. J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe; L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd. Mon esprit est pareil à la tour qui succombe Sous les coups du bélier infatigable et lourd. Il me semble, bercé par ce choc monotone, Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part. Pour qui? - C'était hier l'été; voici l'automne! Ce bruit mystérieux sonne comme un départ. II J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre, Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer, Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre, Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer. Et pourtant aimez-moi, tendre coeur! soyez mère, Même pour un ingrat, même pour un méchant Amante ou soeur, soyez la douceur éphémère D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant. Courte tâche! La tombe attend; elle est avide! Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux, Goûter, en regrettant l'été blanc et torride, De l'arrière-saison le rayon jaune et doux! Les Chats. Charle Baudelaire. (1821-1867) Les amoureux fervents et les savants austères Aiment également, dans leur mûre saison, Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires. Amis de la science et de la volupté, Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres; L'Erèbe les eût pris pour ses courriers funèbres, S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté. Ils prennent en songeant les nobles attitudes Des grands sphinx allongés au fond des solitudes Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin; Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques, Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin, Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques. Les Hiboux. Charle Baudelaire. (1821-1867) Sous les ifs noirs qui les abritent, Les hiboux se tiennent rangés, Ainsi que des dieux étrangers, Dardant leur oeil rouge. Ils méditent. Sans remuer ils se tiendront Jusqu'à l'heure mélancolique Où, poussant le soleil oblique, Les ténèbres s'établiront. Leur attitude au sage enseigne Qu'il faut en ce monde qu'il craigne Le tumulte et le mouvement; L'homme ivre d'une ombre qui passe Porte toujours le châtiment D'avoir voulu changer de place. Correspondances. Charle Baudelaire. (1821-1867) La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers. Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants, Doux comme les hautbois, verts comme les prairies - Et d'autres, corrompus, riches et triomphants. Ayant l'expansion des choses infinies, Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens, Qui chantent les transports de l'esprit et des sens. Le Condor Captif. (1870) Charles Beltjens. (1832-1890) Excelsior. C’était le premier Mai, dans le Jardin des Plantes. Le matin parfumé riait, frais et vermeil; Son doux souffle courait sous les feuilles tremblantes, Comme un soupir d’enfant sortant de son sommeil. La rosée et le jour éclataient en féeries; Chaque fleur, tout brin d’herbe avait son diamant, Et, comme un vaste écrin semé de pierreries, Tout l’enclos scintillait dans l’or du firmament. Les arbres secouaient la nocturne paresse, De chaleur lumineuse heureux de s’imprégner; Le ciel bleu n’était plus qu’une immense caresse Où la terre éblouie aimait à se baigner. Les jets d’eau murmurants en gerbes prismatiques Au soleil s’élançaient plus luisants que l’acier, Accompagnés du choeur des oiseaux aquatiques, Ou des rugissements lointains d’un carnassier. Tout au loin, sous l’azur, la cité dont le faîte En un brouillard doré nageait confusément, Ruche énorme, aux splendeurs de la nature en fête Mêlait son éternel et sourd bourdonnement. La verdure, les fleurs, les bois, dans la lumière Qui leur versait à flots joie et vitalité, Aussi frais, aussi purs qu’à l’aurore première, S’enivraient de jeunesse et d’immortalité. C’était un de ces jours où tout chagrin morose En espoir s’évapore aux rayons du printemps; Où le vieillard lui-même, à l’odeur de la rose, Se rappelle, charmé ses rêves de vingt ans. J’errais seul, au hasard, sous les branches fleuries, Le coeur de molle extase et d’oubli pénétré, La pensée éperdue en vagues rêveries, Quand j’entendis soudain un cri désespéré, Un de ces cris d’angoisse, alarme épouvantable D’un être qui succombe au bout de tous ses voeux, Dont l’accent se prolonge en écho lamentable, Et d’horreur aux passants fait dresser les cheveux. La chanson des oiseaux qui vibrait gaie et vive, Suspendue à l’instant, s’éteignit par degrés, Comme dans un banquet, où se meurt un convive, Se taisent tout-à-coup les rieurs effarés. Les sinistres appels de cette voix mourante Retentissaient au loin, d’autres appels suivis; De l’endroit, d’où partait leur clameur déchirante, Je m’étais vivement approché, quand je vis, Dans sa cage de fer, grande et triste figure, Le Condor qui cherchait à fuir de sa prison: Les barreaux avaient peur de sa vaste envergure; On eût dit l’ouragan qui monte à l’horizon; Et l’on croyait ouïr, à sa voix sibylline, Comme aux jours disparus des chevaliers errants, Un de ces étrangers, debout sur la colline, Qui prédisaient la chute ou la mort des tyrans. Accourue en tumulte, une foule grotesque De niais radieux, de badauds aux fronts plats, Autour de l’animal tragique et gigantesque, Hurlait, gesticulait ou riait aux éclats. Quelques rares passants à ce navrant spectacle Assistaient d’un air triste, et, plaignant avec moi Le courage du fort brisé contre l’obstacle, Sentaient pour le captif un douloureux émoi. Avec son manteau fauve aux reflets de ténèbres, Ses yeux bruns qui dardaient un rayon fulgurant, Et le frémissement de ses ailes funèbres Qu’il secouait pareil au Phénix expirant. Devant mes yeux encor, -des spectateurs honnie, - Revit son imposante et sombre majesté, Jetant aux quatre vents son hymne d’agonie, Dont l’écho pour jamais dans mon coeur est resté. Sous les vibrations de ses ailes puissantes La poussière à ses pieds volait en tourbillons, Les arbustes courbaient leurs tiges frémissantes, Comme au souffle du vent les blés dans les sillons. On voyait se crisper ses serres convulsives Par la fièvre gonflant les muscles de son cou; Son perchoir monstrueux et les barres massives De son cachot tremblaient et craquaient; -tout-à-coup, Dans un cri formidable, il s’éleva, terrible, Comme s’il eût tenté d’en briser le plafond; Sa tête alla frapper la barrière inflexible Et, poussant un long râle, il tomba sur le fond. Tel qu’un ange déchu, les ailes pantelantes, Le colossal oiseau gisait silencieux; Par moment, relevé sur ses jambes tremblantes, Il geignait tristement, en regardant les cieux. Comme je contemplais, prosterné sur la pierre, Le superbe lutteur vaincu, mort à moitié, Une larme furtive humecta ma paupière, Et mon coeur attendri déborda de pitié. Te voilà donc, lui dis-je, ô toi que la nature Fit sortir de ses mains si puissant et si beau, Dans ta fière jeunesse, à la noble stature, Enseveli vivant dans ce morne tombeau! Oh! sur ces monts lointains dont la neige éternelle Couronne les sommets de sa blanche épaisseur, Où, guettant son absence, à l’aile maternelle, Pour te mettre à l’encan, t’a ravi le chasseur; Parmi les pics altiers des vastes Cordillères Que le ciel, s’il croulait, choisirait pour soutien, Là-haut, là-haut, bien loin de ces tristes volières, Quels beaux jours t’attendaient, quel sort était le tien! Enfant de ces hauts lieux gardés par le tonnerre, Dans leur splendide horreur grandir en liberté, Jusqu’au jour où leur cime, intronisant ton aire, À son tour aurait vu régner ta puberté; Le matin, quand le sud de sa croix triomphale Éteint devant le jour son grand phare étoilé, T’éveiller en sursaut, et, voyant la rafale T’entr’ouvrir l’infini par le brouillard voilé, Avec ta jeune épouse escalader les nues, Et, couple titanique et souverain des airs, Des sauvages pampas sondant les avenues, De leurs monstres hideux nettoyer ces déserts; Des hauteurs du Pérou que le soleil calcine, À midi, de l’espace aller fier conquérant, Aux flots du Niagara rafraîchir ta poitrine Et regagner ton gîte avant le jour mourant: Essuyer sur les rocs de ces hautains parages Ton grand bec satisfait de son royal festin, Et t’endormir le soir au dessus des orages, Bercé par l’aquilon, c’était là ton destin! De ta force à présent, sous cette grille immonde, La fierté se consume en impuissant chagrin, Et ton vol qui sans peine eût fait le tour du monde Un cercle de vingt pieds comme un étau l’étreint. D’une riche pâture on a beau dans ta geôle Régaler ton royal appétit; vainement Comme un enfant chéri le soleil te cajole: Veuf de ta liberté, tu languis tristement. Mais quand vient la saison où la suave haleine Du jeune Avril s’épand dans l’azur attiédi, Où la sérénité de l’atmosphère est pleine Des magiques parfums qui montent du Midi; Qu’un navire parti de ces brillants rivages Dans quelque port voisin vienne abriter ses mâts, Balançant les trésors, les fruits, les fleurs sauvages Et les bois odorants de ces heureux climats, Et qu’un souffle enjoué de la brise marine, À travers les barreaux de ce cachot fatal, Aux premiers feux du jour apporte à ta narine L’arôme inquiétant venu du sol natal, C’en est fait; que le joug endorme un coeur vulgaire! Le sang qui parle en toi regimbe sous l’affront; Tu tressailles pareil au grand cheval de guerre, Quand de son écurie il entend le clairon. Le grandiose aspect de tes Andes sublimes, Où parmi les volcans sont couchés tes aïeux, Où ta mère, nichée au bord des noirs abîmes, Couva tes premiers jours, surgit devant tes yeux; Et ton oreille entend, livrant en longs tonnerres Leur hymne pindarique aux grands vents orageux, La cataracte énorme et les bois centenaires Qui de ta belle enfance accompagnaient les jeux! Une immense espérance allume ta prunelle; Un long frisson d’amour parcourt ton dos nerveux; C’est le mal du pays qui soulève ton aile, Et vers ton cher Pérou tu sens aller tes voeux! Le pays, le pays! dans ta cage accablante, Fou de joie et d’horreur, c’est lui seul que tu vois! Chaque souffle du vent à ta fièvre brûlante En apporte de loin les parfums et les voix! Tu voudrais les revoir ces régions lointaines; Tu dis au vent qui passe: accours et viens m’ouvrir! Tu voudrais boire encore aux anciennes fontaines, Il te faut retourner au pays ou mourir! Si ton geôlier voulait; à ton vol athlétique Si de ton noir cachot les froids barreaux s’ouvraient, En un jour ton élan franchirait l’Atlantique, Au coucher du soleil les tiens te reverraient. La destinée, hélas! autrement en décide; Ce qui te reste à faire, infortuné géant, C’est de te résigner et d’attendre, placide, Que la mort te délivre et te jette au néant! Aujourd’hui te voilà, les deux ailes brisées, De ton stérile effort stupide, anéanti, Pauvre grandeur déchue au milieu des risées D’un peuple applaudissant le sort qui t’a menti. Demain tu renaîtras de ta chute et, paisible, Sur ce morne perchoir, pour y souffrir encor, Tu reviendras, pareil au perroquet risible, Empereur d’un théâtre où tu sers de décor! Pour ton malheur du moins le poète a des larmes; Je reconnais en toi, noble oiseau que je plains, Un symbole effrayant des pleurs et des alarmes Dont, sous le poids du sort, nos propres coeurs sont pleins. Nous aussi, nous mortels qu’une aveugle sagesse, Sans autre espoir, condamne aux terrestres séjours, En nous disant: vivez, usez avec largesse De l’heure qui s’enfuit, -d’où vient que certains jours, Entourés de plaisirs et de bouches rieuses, À travers les refrains des plus folles chansons, Nous entendons des bruits d’ailes mystérieuses Dont notre chair frémit et dont nous pâlissons? Quand même autour de nous la vie en fleurs foisonne, D’où nous vient ce dégoût, cet incurable ennui? Et quel est ce beffroi qui dans nos seins résonne, Plus triste et plus profond que la voix de minuit, Pareil à ces accords qu’avec de sourds murmures Exhale au vent du soir longeant les noirs coteaux, Dans la salle déserte où pendent les armures, La harpe ossianique au fond des vieux châteaux? Quand du bal rayonnant le magique vertige Devant nous se pavane aux sons des instruments, Quand l’essaim gracieux de cent beautés voltige, Et que le vin déborde aux verres écumants; Quand tout nous dit: amour, gloire, beauté, fortune, Quand la joie ensorcelle à la fois tous nos sens, Quel est ce trouble-fête à la voix importune Qui gâte nos concerts de ses mornes accents? Pourquoi ces pleurs soudains, ces pleurs de nostalgie, Mêlant leur amertume à nos bonheurs humains, Et qui font au milieu de la folâtre orgie La coupe de l’ivresse échapper de nos mains? C’est qu’un instinct sublime au fond de nous sommeille, Taciturne, immobile, aussi longtemps qu’il dort, Mais qu’un choc imprévu subitement réveille, Et fait crier d’horreur, semblable à ce Condor. Que faut-il? C’est la nuit, une fleur dont la brise Nous apporte en fuyant le triste et doux parfum, Invisible cercueil où, d’une aile surprise, Ressuscite un amour depuis longtemps défunt... C’est la flûte du pâtre assis dans la vallée, Évoquant par ses airs nos jours d’adolescent, Cher printemps dont la fleur au vent s’en est allée, Sans retour en allée au gouffre où tout descend! C’est une mélodie, une strophe éplorée, Où du coeur amoureux chantent les doux frissons, Qu’autrefois nous disait une bouche adorée, Qui n’a plus de sourire et n’a plus de chansons. C’est l’angelus lointain couvrant de ses volées Les feux du jour mourant sur les coteaux flétris, Lorsque le soir soupire autour des mausolées, Où sont couchés les morts que nous avons chéris. C’est dans le port, auprès du navire qui fume. Le signal précédant les suprêmes saluts; C’est le steamer qui fuit, emportant dans la brume Des amis que peut-être on ne reverra plus. C’est le cri des oiseaux de passage en automne, Quand l’hiver est prochain, partant vers d’autres cieux, Cri puissant qui soulève en nos seins qu’il étonne Un retentissement d’échos mystérieux! C’est toute joie, hélas! d’une ombre en deuil suivie; Tout ce qui brille un jour et meurt en ce bas lieu; C’est tout ce que l’on aime un instant dans la vie, Qu’on voudrait retenir et qui nous dit adieu! Aux palais d’Orient c’est la voix des prophètes Qui sortent du sérail, le coeur épouvanté, Criant de leur terrasse aux gardes stupéfaites: Vanité, vanité, tout n’est que vanité! Alors, à notre tour, d’une âpre inquiétude L’assaut vient nous saisir, poignant comme un remord, Nous entendons passer dans notre solitude Une effroyable voix plus triste que la mort. Que veux-tu, que veux-tu, toi dont rien sur la terre N’assouvit les désirs aux cris impérieux? Que faut-il à ta soif que rien ne désaltère, Et quel es-tu, chez nous, hôte mystérieux? Dans nos âmes qu’emplit ta voix sombre et plaintive, Dans nos coeurs par ton bec et tes ongles tordus, C’est toi qui veux rouvrir ta grande aile captive, Ô Souvenir, oiseau des Paradis perdus! Mai 1870. Printemps. Louis Bouilhet. (1822-1869) Lève-toi! lève-toi! le printemps vient de naître. Là-bas, sur les vallons, flotte un réseau vermeil. Tout frissonne au jardin, tout chante, et ta fenêtre, Comme un regard joyeux, est pleine de soleil. Les larges espaliers, couverts de boutons roses, De leur haleine douce embaument le ciel pur. Seule, la vigne est nue, et, près des fleurs écloses, Comme un serpent transi rampe au long du vieux mur. Du côté des lilas aux touffes violettes, Mouches et papillons bruïssent à la fois; Et le muguet sauvage, ébranlant ses clochettes, A réveillé l’amour endormi dans les bois. Puisque avril a semé ses marguerites blanches, Laisse ta mante lourde et ton manchon frileux; Déjà l’oiseau t’appelle, et tes soeurs les pervenches Te souriront dans l’herbe en voyant tes yeux bleus. Viens, partons! Au matin, la source est plus limpide; N’attendons pas du jour les brûlantes chaleurs; Je veux mouiller mes pieds dans la rosée humide, Et te parler d’amour sous les poiriers en fleurs! Le Chant Du Chêne. Auguste Brizeux. (1803-1858) De feuilles et de glands les branches sont couvertes, Amis, chantons le chêne, honneur des forêts vertes: Malheur à qui détruit ce géant des grands bois! Bretagne, tu n’étais qu’ombrages autrefois. Songez aux anciens dieux, songez aux anciens prêtres. Sous les chênes sacrés sont couchés nos ancêtres; Ouvrez la dure écorce, et vous verrez encor La druidesse blonde et sa faucille d’or. Arbres toujours sacrés! chaque nuit sur leurs branches Les morts vont en pleurant sécher leurs toiles blanches, Et les joyeux lutins, autour de leur vieux tronc. Les petits nains velus viennent danser en rond. Un chêne de cent ans avec son grand feuillage, Un Breton chevelu dans la force de l’age. Sont deux frères jumeaux, au corps dur et noueux. Deux frères pleins de sève et de vigueur tous deux. J’ai vu, pres de l’Izol, un chêne dont la tête Arrêtait le vent d’ouest, ce vent que rien n’arrête, Et deux lutteurs de Scaer si fermes sur leurs pieds due leurs pieds dans la terre étaient comme liés. Si la foudre abattait ce géant de Cornouaille, Dans ses immenses flancs qu’un navire se taille: A l’oeuvre, charpentiers! puis, venez, matelots! Le roi de la colline est aussi roi des flots. Sur le noble cadavre en foule qu’on se rue! Façonnons des fléaux, des pieux, une charrue; Mais d’abord élevons, à l’angle des chemins, L’arbre où l’Expiateur laissa clouer ses mains. Vous mettrez sur ma tombe un chêne, un chêne sombre, Et le rossignol noir soupirera dans l’ombre: «C’est un barde qu’ici la mort vient d’enfermer, Il chantait son pays et le faisait aimer.» Le Hêtre. Auguste Brizeux. (1803-1858) Enfant, j’ai vu la plante grêle Pousser dans l’herbe près de moi, Comme moi souple, et molle, et frêle; Vers l’âge d’or, où je marchais en roi Dans nos taillis, l’arbuste de mon âge Me couronnait de son léger feuillage; Sur son tertre aujourd’hui, comme un géant fixé, Il étend glorieux ses grands bras, et sa tête, Où la brise murmure, où gronde la tempête, M’appelle, et ses longs bruits me parlent du passé. Frère, à mon dernier jour, sous ton abri placé, Mille ans, mon livre en main, je dormirais poète; Là, je vivrais encore, affinité secrète, Dans l’arôme et l’air pur où tu serais bercé! L'Hirondelle. Jean-Baptiste Caouette (1854-1922) C'était un jour de juin. Sous la verte ramée L'onde et l'oiseau mêlaient les accords de leurs voix. Le soleil argentait la pelouse embaumée Et la brise agitait le grand clavier des bois. Je contemplais, pensif, l'orgueilleuse nature Déroulant au regard ses féeriques splendeurs, Quand, soudain, j'aperçus au fond de la ramure Un petit chantre ailé volant de fleur en fleur. Je m'approchai-c'était la gentille hirondelle Qui saluait l'aurore aux brillantes couleurs; Joyeuse, elle égrenait sa tendre ritournelle Dans l'air tout imprégné d'agréables senteurs. Oh! sois la bienvenue, hirondelle vaillante, Compagne de la rose, oiseau consolateur! Lorsque tu viens, petite, une joie éclate Illumine le front du pauvre moissonneur! Tu veilles sur le grain, de village en village, Et sais le protéger contre le moucheron; Chaque été tu poursuis ta tâche avec courage En brisant sans pitié l'insecte et l'embryon! Le riche a ses oiseaux qu'à prix d'or il achète, Oiseaux bariolés comme les arcs-en-ciel, Qui soupirent leurs chants, ainsi qu'une fillette, Pour de légers gâteaux ou des rayons de miel. L'hirondelle se rit des naïves caresses Que le riche prodigue à ses oiseaux aimés; La liberté, voilà sa corbeille d'ivresses! Elle aime le grand air et les nids parfumés. Elle habite partout: la terre est sa patrie. Des rivages du Gange aux bords du Saint-Laurent, Le laboureur l'accueille avec idolâtrie, Car cet oiseau, pour lui, c'est plus qu'un conquérant! Puis quand le morne hiver, cet hôte impitoyable, Déroule sur nos prés son tapis de frimas; Quand le nid des amours devient inhabitable, Elle prend son essor, vers de plus chauds climats. Poussant son vol altier à travers les empires, Les fleuves, les déserts, les pics vertigineux, Elle berce en volant, sur l'aile des zéphires Ses suaves accords qui montent vers les cieux. Mais vienne le printemps avec ses nids de mousse, Son radieux soleil, ses bosquets enchantés, On la voit aussitôt, comme une amante douce, Joyeuse, revenir aux lieux qu'elle a quittés. Puissé-je encor longtemps, ô gentille hirondelle, Écouter ta romance et tes cris de bonheur! Ah! reviens sous nos cieux, messagère fidèle, Mettre un rayon d'espoir dans notre pauvre coeur! Juin 1878. Pourquoi Mourir? Alice De Chambrier. (1861-1882) La fourmi demanda quelque soir à la rose; « Pourquoi faut-il mourir? » La belle fleur frémit: « Je ne le sais, fourmi, lui dit-elle et je n'ose Songer à cet instant où tout sombre et finit. Va demander au chêne; il te dira peut-être Pourquoi, s’il faut mourir, il faut quand même naître. » La fourmi s’en alla vers le chêne géant: « On doit savoir beaucoup, chêne, quand on est grand, Dit-elle; réponds-moi: pourquoi faut-il mourir? Il serait si beau d’être et de ne point finir! » Mais l’arbre tristement branla sa haute cime: « Comment saurais-je ça, fourmi, pauvre être infime Que je suis? Va plus haut, arrête le nuage; Peut-être qu’il pourra t’en dire davantage. » La fourmi s’en alla: « O nuage, dis-moi, Tu dois bien en savoir la raison, dis, pourquoi Devons-nous tous mourir et quitter cette terre? Exister est si doux; mourir est chose amère! » Le nuage pleura: « Va demander plus haut Pourquoi nous devons tous disparaître si tôt; Je ne fais que passer..., la lune dans la nue Peut-être le saura; ce soir, à sa venue, Va la questionner. » Quand l’astre de la nuit Sur la terre jeta son doux regard qui luit, La fourmi s’avança: « Belle lune, dit-elle, Dis-moi, sais-tu pourquoi tu n’es pas immortelle? » La lune soupira: « Monte jusqu’au soleil, Il est plus grand que moi, va guetter son réveil. » Quand le jour fut venu: « Soleil dit la fourmi, Pourquoi faut-il mourir? On est si bien ici. » L’astre du jour pâlit: « Ah! demande à l’étoile! Pour elle, elle si haut, le ciel n’a point de voile. » Mais les astres brillants, à la voûte du ciel, Dirent: « Demande à Dieu, lui seul est éternel! » Bevaix, 2 juillet 1879. Feuilles D’Automne. Alice De Chambrier. (1861-1882) J’aime entendre le vent qui sanglote dans l’ombre Durant les soirs brumeux de l’automne pâli, Lorsqu’il erre plaintif dans la campagne sombre Où le joyeux été repose enseveli. Fuyant de ses baisers les mortelles atteintes, Toutes les feuilles d’or quittent, d’un vol pressé, L’arbre qu’elles ornaient de leurs changeantes teintes Et qui demeure seul en face du passé. Elles s’en vont par bande à travers la bruine, Parfois rasant la plaine ou montant jusqu’aux cieux, Troupe folle d’oiseaux que l’inconnu fascine, Et que guide au hasard son vol capricieux. Mais quelqu’une parfois, déchirée et lassée, Ne pouvant soutenir sa course plus longtemps, Se laisse retomber sur la terre glacée Qui lui semblait si belle et si verte au printemps. Puis c’est une seconde, aussi pâle et flétrie, Qui vient toucher le sol en un long tournoîment, Comme un ramier, trahi par son aile meurtrie, Sur le chemin désert s’abat languissamment. Bientôt, s’amoncelant, elles couvrent la plaine; Sur leurs restes l’hiver jette son blanc manteau, Et, du souffle glacé de sa puissante haleine, Il leur fait un immense et tranquille tombeau.... Hélas! et c’est ainsi que durant notre vie S’effeuille l’arbre vert de nos illusions: Une première feuille est d’une autre suivie, Puis leur nombre s’accroît et devient légions; Et lorsque de nos ans arrivera l’automne, Comme les feuilles d’or, de même dormiront Tous nos rêves d’hier sous la blanche couronne Dont l’âge aux doigts de glace aura ceint notre front. 26 octobre 1880. Chanson Du Printemps. Alice De Chambrier. (1861-1882) Sais-tu, mignonne! la pervenche Émaille déjà les buissons, Et les oiseaux de branche en branche Disent tout joyeux leurs chansons. Partout se réveille la vie Sous les chauds rayons du soleil: C’est le printemps, il nous convie Ensemble à fêter son réveil. Viens! nous irons, l’âme joyeuse, Porter nos pas bien loin, bien haut, Dans la forêt mystérieuse Où tout chante le renouveau. Viens! à deux il est plus facile D’épeler au livre de Dieu, Et si j’y suis trop inhabile, Tu voudras bien m’aider un peu. Tu dois comprendre bien des choses Que seul je ne trouverais pas, Car tes rêveuses soeurs les roses Ont dû t’en instruire tout bas; Et durant ces heures trop brèves. Revivant le printemps dernier, Nous allons retrouver nos rêves Pris aux épines du sentier. 22 février 1881. La Comète. Alice De Chambrier. (1861-1882) Comme un oiseau de flamme aux gigantesques ailes Qui, venu du nadir s’en retourne au zénith, La comète poursuit ses courses éternelles, Certaine de sa route à travers l’infini. Rien ne peut l’arrêter, ni les groupes de mondes Qu’elle effleure en passant de sa traîne aux plis d’or, Ni les longues horreurs des ténèbres profondes Où le céleste plan dirige son essor. Elle ira jusqu’au point désigné dans l’espace, Illuminant soudain les inconnus glacés, Poursuivant son chemin comme un éclair qui passe, Jusqu’au moment où Dieu lui dira: « C’est assez! » Lui seul la voit encor, parmi ces lointains mornes, Vers le but qu’il choisit arriver lentement, Et s’arrêter enfin aux invisibles bornes Que pour elle il plaça dans le noir firmament. Mais, arrivée au point où, triste et languissante, Dans la nuit elle va disparaître sans bruit, Un invisible attrait, une force puissante, Lui fait abandonner la route qu’elle suit. Et vers la profondeur indescriptible et terne, Vers les lieux qu’elle a fuis dans son cours orgueilleux, La comète soudain se retourne, et discerne Une étoile pâlie à l’autre fond des cieux. Cette étoile lointaine en l’immensité noire, C’est l’astre de la vie et du joyeux réveil, C’est l’astre environné de beautés et de gloire, Qui porte la santé dans ses feux: le soleil. Il attire vainqueur la comète éperdue, À l’heure où celle-ci s’engouffrait dans la nuit; Il lui rend ses clartés et sa force perdue, Et, joyeuse et superbe, elle revient à lui. C’est ainsi que parfois l’âme humaine s’égare, Astre fait de lumière et de souffle divin, Loin de son Créateur dont elle se sépare Pour rechercher le mot du grand problème humain. Seule, elle veut aller jusqu’au bout des sciences; Prise au perfide attrait d’un rêve ambitieux, Elle veut découvrir en ses tristes démences Le pourquoi de la terre et le pourquoi des cieux. Elle va, jusqu’au jour où, lassée, abattue, Elle ne trouve plus que tristesse et néant, Où, prise d’un dégoût qui l’accable et la tue, Elle s’arrête au seuil de l’abîme béant. Mais si loin qu’elle fuie, égarée en cette ombre, Il n’est jamais trop tard pour espérer encor; Dieu la voit avancer sur cette route sombre, Il la voit s’engloutir lentement dans la mort. Et, faisant tout à coup luire un rayon étrange Dans la sinistre horreur de cette obscurité, Il peut, lorsqu’il lui plaît, donner des ailes d’ange À l’âme que son oeil suit dans l’immensité. Et comme, distinguant la lumineuse gerbe, La comète retourne au grand astre de feu, Dans un essor puissant, magnifique et superbe, L’âme, prenant son vol, s’en revient à son Dieu. Bevaix, 31 août 1881. L’Énigme. Alice De Chambrier. (1861-1882) J’aime à sonder l’azur, à poursuivre un nuage Qui vole dans les airs comme un cygne sauvage Regagnant vers le soir son nid dans les ajoncs; Mon regard l’accompagne et je vais sur sa trace Jusqu’à ce qu’il s’arrête et lentement s’efface Dans le rayonnement des vastes horizons. Je contemple pensif l’étoile vagabonde Qui d’un cours inconstant s’en va de monde en monde Et passe tour à tour du nadir au zénith; Je pense que bien loin, au delà de la nue, Dans une sphère étrange, à la terre inconnue, Il est peut-être un point où l’univers finit. Ce mystère du ciel me tourmente sans trêve, Et, de ces régions où mon regard s’élève, Mon coeur voudrait toujours sonder l’immensité; Il cherche le secret que dérobe l’espace.... Mais qu’il suive dans l’ombre un astre d’or qui passe Ou se perde rêveur parmi l’obscurité, Il ne déchiffre point ce problème insondable; L’énigme qu’il poursuit demeure insaisissable Et la voûte d’azur ne se déchire pas; Et le grand infini, sphinx couronné d’étoiles, Reste couvert toujours d’impénétrables voiles Et ne rencontre point d’OEdipes ici-bas. 2 février 1882. Le Niagara. William Chapman. (1850-1917) Ainsi qu'un blanc troupeau qui marche au sacrifice, Les grands flots moutonneux vont vers le précipice, Et, comme subissant la fascination Du monstre à l'écumeuse et fauve torsion, L'immense nappe d'eau bouillonnante et rapide S'arrondit brusquement et bondit dans le vide. Quelle chute! quel bruit! quel engloutissement! Toute l'horreur du râle et du mugissement, Tous les cris de la mer et tous ceux de la foudre, Les lamentations des blessés noirs de poudre, Les sourds gémissements du glas et du tocsin, Les accents du clairon, les éclats du buccin, Les longs hennissements du cheval de bataille, Les abois du canon qui crache la mitraille, Les hurlements du vent à travers les grands bois, Ces bruits et ces horreurs palpitent à la fois Dans la clameur sauvage, effroyable et sublime Qui monte incessamment de l'insondable abîme. Devant l'énormité de ce gouffre béant, On est comme écrasé par son propre néant; Le vertige nous ploie; on ferme la paupière; On croit sous son talon sentir glisser la pierre. Assourdi par le choc continu de ces flots Pleins de gémissements, de cris et de sanglots, Il nous semble assister, dans une nuit profonde, Au vaste écroulement subit de tout un monde. Mais on rouvre les yeux, et l'on voit, frémissant, Au-dessus de l'abîme, un prisme éblouissant, On voit une vapeur montant du sacrifice Et cachant dans ses plis l'âme du précipice. Sans fin cette vapeur sort de l'antre qui bout, S'envole lentement, lentement se dissout, Et contraint la prunelle étonnée ou pensive À s'élever de l'onde opaque et convulsive Vers l'éther transparent, presque immatériel, D'où tombe en nappes d'or la grande paix du ciel. À la fois torrent, puits, trombe, avalanche et piège, La chute a la blancheur du lait et de la neige. Cependant le soleil, le grand soleil de Dieu, Quand il y met l'éclat de son regard de feu, Souvent la transfigure et la métamorphose. Quelquefois il la change en une toile rose, Quelquefois il en fait une écharpe d'émail Qu'il étoile d'argent, de saphir, de corail, Et sa flamme, en perçant cette fluide écharpe, Brille comme à travers les cordes d'une harpe. Quel pinceau pourrait faire entrevoir l'idéal De ce panorama sans borne et sans rival? Le poète, debout auprès, sur quelque cime, En regardant crouler le torrent dans l'abîme, Vibrant d'émotion, les regards éblouis De l'étincellement des reflets inouïs Que souvent la lumière à cette onde prodigue, S'imagine, pensif, qu'une céleste digue S'est rompue et déverse en un puits colossal Des torrents de rubis, de nacre et de cristal. Depuis que cette chute écume, brille et gronde, Des siècles par milliers sont passés sur le monde. Depuis l'heure où son chant énorme et solennel Pour la première fois s'éleva vers le ciel, Notre sphère a subi des changements sans nombre; Plus d'un mont disparut, comme un vaisseau qui sombre, Et de brûlants déserts s'étendent maintenant Où de grands lacs jadis roulaient leur flot tonnant. Mais rien n'a pu changer la cataracte immense. La mer a son repos, la foudre a son silence, Et le cratère même a ses instants de paix; Seul le Niagara ne se calme jamais; Toujours il court, toujours il bouillonne et s'écroule, Insondable, indompté, mouvant comme la foule, Reflétant dans ses eaux le dôme du ciel bleu, Terrible, inépuisable et profond comme Dieu. Le colosse a la voix puissante du tonnerre, Pour parler à celui qui tient en main la terre, Et sa blanche vapeur, qu'il disperse en tous sens, Monte vers Jéhovah comme des flots d'encens. Il est irrésistible, il est inabordable; Nul ne remontera le torrent formidable. L'homme le craint, l'oiseau le fuit, épouvanté. Ce gouffre monstrueux a sa fécondité: Il fait naître tout près des fleurs et les baptise D'une poussière d'eau que le soleil irise. Il existe depuis qu'un nouveau continent A surgi tout à coup, sous le ciel rayonnant, Dans toute la beauté que le poète rêve. Il croulera toujours, il croulera sans trêve, Jusqu'à l'instant où l'homme aura cessé d'aimer. Et quand pour tout détruire et pour tout décimer, Un ange descendra dans notre pauvre sphère, Il verra, dans son vol, le Niagara faire Luire au-dessus d'un roc, comme sur un autel, L'effroyable splendeur du dernier arc-en-ciel. Le Givre. William Chapman. (1850-1917) Depuis un mois il neige à flots. La nuit dernière Il a plu. Maintenant sous la froide lumière Du soleil hivernal le givre immaculé Étincelle aux rameaux du grand bois constellé. Quel séduisant tableau! quelle vaste féerie! Chaque fourré devient une cristallerie; Et les blancheurs du lait, de la nacre, du sel, De l'onyx, de l'argent, de la nappe d'autel, Sur les branches du Pin, du chêne et de l'érable S'entremêlent dans une harmonie ineffable. Parfois des rayons d'or frappent l'arbre qui luit, Et l'on dirait alors qu'au milieu de la nuit Une fée a touché du bout de sa baguette Les fûts de la forêt solitaire et muette, En a fait les piliers d'une église sans nom; On songe au merveilleux temple de Salomon, Aux trésors apportés du Pérou par Pizarre. Parfois sur ces piliers d'agate et de carrare Une ombre passe et fait évanouir soudain Le vif scintillement de ce nouvel Éden. Et le bois assombri, que nul souffle n 'agite, Devient la grotte où pend la blanche stalactite; Le soleil, mi-voilé d'un nuage blafard, Entre d'épais massifs glisse un tremblant regard, Tandis qu 'aux alentours un feu d'apothéose Sur les rameaux vitreux met une lueur rose Projetant sur la neige un reflet de vermeil. Mais un nuage encor nous cache le soleil: Le morne clair-obscur des vieilles basiliques Filtre à peine à travers les fûts mélancoliques Du temple indescriptible habité par l'Hiver; Puis tout à coup des traits lumineux fendent l'air, Et, frappés par ces traits comme par un bolide, Le frimas étoilé, le glaçon translucide, Reprennent leur éclat; et notre oeil ébloui S'enivre de nouveau d'un spectacle inoui; Que ne saurait décrire aucune langue humaine Est-ce un rêve?. Toujours une nouvelle scène Du long panorama dessiné par le gel Se déroule au sommet du grand bois solennel, Comme un drapeau géant tissé de blanche soie Sous la mitraille d'or du soleil qui flamboie. Tantôt, aux vifs rayons qui pleuvent du ciel bleu, L 'immensité s 'embrase: on croirait que le feu Dévore, comme en juin, la forêt centenaire. Tantôt, dans plus d'un arbre inondé de lumière, Par un mystérieux et magique travail La branche se transforme en rameau de corail. Tantôt, le chêne altier, qu 'hier tordait Eole, Prend l'aspect d'une immense et riche girandole. Tout ce que le ciseau patient du sculpteur Dans le marbre ou le bois sait créer d'enchanteur En ciselant le lis, le lotus et l'acanthe, Scintille sous les arcs de la forêt géante. Tout ce que le ciseau du maître à l'oeil de feu Peut, comme un blanc reflet de la maison de Dieu, Déployer dans l'abside, autour du tabernacle, Serait terne à côté de ce mouvant spectacle. Mais peut-être demain le grand flambeau des cieux Fera fondre les fleurs du givre radieux, Et tout ce vaste éclat de prodige et de rêve Devra s 'évanouir comme la lueur brève D 'un espoir qui, parfois illuminant nos jours, Brille quelques moments et s 'éteint pour toujours. Mes Joies De L'Automne. François-René Chateaubriand. (1768-1848) Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi: le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes: on se sent mieux à l'abri des hommes. Un caractère moral s'attache aux scènes de l'automne: ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s'affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées. Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l'étang, et leur perchée à l'entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir élevait une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j'entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque laboureur au bout d'un guéret? je m'arrêtais pour regarder cet homme germé à l'ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui retournant la terre de sa tombe avec le soc de la charrue, mêlait ses sueurs brûlantes aux pluies glacées de l'automne: le sillon qu'il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée dans le sable, comme un jour le sillon armoricain caché sous la bruyère: je m'applaudissais d'avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités humaines. Le soir je m'embarquais sur l'étang, conduisant seul mon bateau au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du nénuphar. Là, se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leurs gazouillis: Tavernier enfant était moins attentif au récit d'un voyageur. Elles se jouaient sur l'eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s'élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait à peine, et qu'elles remplissaient de leur ramage confus. A Une Tulipe. François Coppée. (1842-1908) Ô rare fleur, ô fleur de luxe et de décor, Sur ta tige toujours dressée et triomphante, Le Velasquez eût mis à la main d’une infante Ton calice lamé d’argent, de pourpre et d’or. Mais, détestant l’amour que ta splendeur enfante, Maîtresse esclave, ainsi que la veuve d’Hector, Sous la loupe d’un vieux, inutile trésor, Tu t’alanguis dans une atmosphère étouffante. Tu penses à tes soeurs des grands parcs, et tu peux Regretter le gazon des boulingrins pompeux, La fraîcheur du jet d’eau, l’ombrage du platane; Car tu n’as pour amant qu’un bourgeois de Harlem, Et dans la serre chaude, ainsi qu’en un harem, S’exhalent sans parfum tes ennuis de sultane. Le Lys. François Coppée. (1842-1908) Hors du coffret de laque aux clous d’argent, parmi Les fleurs du tapis jaune aux nuances calmées, Le riche et lourd collier, qu’agrafent deux camées, Ruisselle et se répand sur la table à demi. Un oblique rayon l’atteint. L’or a frémi. L’étincelle s’attache aux perles parsemées, Et midi darde moins de flèches enflammées Sur le dos somptueux d’un reptile endormi. Cette splendeur rayonne et fait pâlir des bagues Éparses où l’onyx a mis ses reflets vagues Et le froid diamant sa claire goutte d’eau; Et, comme dédaigneux du contraste et du groupe, Plus loin, et sous la pourpre ombreuse du rideau, Noble et pur, un grand lys se meurt dans une coupe. L’Hirondelle Du Bouddha. François Coppée. (1842-1908) Quand son enseignement eut consolé le monde, Le Bouddha, retiré dans la djongle profonde Et du seul Nirvâna désormais soucieux, S’assit pour méditer, les bras levés aux cieux; Et gardant pour toujours cette sainte attitude, Il vécut dans l’extase et dans la solitude, Concentrant son esprit sur un rêve sans fin Avant d’être absorbé par le Néant divin. Le temps avait rendu tout maigre et tout débile Le corps ossifié de l’ascète immobile; Les lianes grimpaient sur son torse engourdi Que ne réchauffait plus le soleil de midi; Et ses yeux sans regard, dans leurs mornes paupières, Semblaient avoir acquis la dureté des pierres. Il aurait dû mourir, par la faim consumé; Mais les petits oiseaux, dont il était aimé, Les oiseaux qui chantaient dans les branches fleuries, Venaient poser des fruits sur ses lèvres flétries. Et, depuis très longtemps, c’est ainsi que vivait Le Bouddha vénérable, absolument parfait. Donc mille et mille fois, et mille fois encore, La lune qui blanchit et le soleil qui dore Les forêts, sur son front tour à tour avaient lui, Sans que se fût distraite un seul instant en lui Sa pensée, en un songe immuable perdue, Lorsque dans sa main droite, au ciel toujours tendue, Dans sa main sèche et grise ainsi que du granit, Une hirondelle vint, un jour, et fit son nid. L’extase du Bouddha ne parut point troublée Par cette confiante et fidèle exilée Qui, franchissant du vol la montagne et la mer, Des froids climats du Nord revenait, chaque hiver, Et retrouvait toujours son nid chaud et paisible Dans le creux de la main du rêveur impassible. À la fin, cependant, elle ne revint plus. Et, quand les derniers temps furent bien révolus Du retour des oiseaux que l’exil seul protège, Lorsque l’Hymalaya se fut couvert de neige Et lorsque tout espoir fut perdu, le Bouddha Détourna lentement la tête; il regarda Sa main vide; et les yeux du divin solitaire, Qui depuis si longtemps n’avaient rien vu sur terre, Ses yeux tout éblouis d’immensité, ses yeux Éteints et fatigués de contempler les cieux, Ses yeux aux cils brûlés, aux paupières sanglantes. S’emplirent tout à coup de deux larmes brûlantes; Et celui dont l’esprit était resté béant Devant l’amour du vide et l’espoir du néant, Et qui fuyait la vie et ne voulait rien d’elle, Pleura, comme un enfant, la mort d’une hirondelle. Le Liseron. François Coppée. (1842-1908) Près de la vieille Égra, dans la Bohême noire, Rude et sombre contrée à la sanglante histoire, Le pâtre au voyageur désigne encor du doigt Un très ancien moutier des soeurs de Saint-Benoît, Ecroulé sous l’assaut des lierres parasites. Du temps que Sigismond fît contre les Hussites L’épouvantable guerre où tant de sang coula, Cette maison avait pour abbesse Thécla, Qu’on honore à présent comme une bienheureuse. Fleur délicate éclose en cette époque affreuse, Thécla, dès sa première enfance, avait été Un modèle d’ardente et douce charité. Au ciel noir de ce temps on voyait cette étoile. Noble et belle, elle avait à vingt ans pris le voile Et portait le bâton pastoral et l’anneau, Comme saint Dominique et comme saint Bruno. Trouvant toute faiblesse aux autres naturelle, Elle n’était jamais assez dure pour elle, Voulait qu’on l’éveillât dans son premier sommeil Et portait sur la chair un cilice pareil A la robe de crin des vieux anachorètes. Mais ces austérités, qu’elle tenait secrètes Et que lui reprochait parfois son confesseur, N’altéraient point l’exquise et charmante douceur De son commandement sur ses bénédictines. Goûtant la poésie et les lettres latines, Elle expliquait le sens des textes les moins clairs, Au grand étonnement des lettrés et des clercs; Mais l’abbesse était bonne encor plus que savante, Des pauvres elle était la très humble servante Et parfois, dans la rue, embrassait un lépreux. Elle avait accompli des miracles nombreux. Un jour, au lever-Dieu, devant tous les fidèles, Elle avait imposé silence aux hirondelles Qui, dans la nef gothique ayant fait leurs abris, Troublaient en ce moment l’office de leurs cris; Et, sur l’ordre sorti de ses lèvres naïves, S’envolant aussitôt sous les vieilles ogives, Jusqu’au Benedicat les oiseaux s’étaient tus. Au loin se répandait l’odeur de ses vertus, Ainsi qu’un vent du sud tout parfumé de roses. Ses deux mains pour donner étaient toujours décloses; Et quand elle passait, grande sous le froc blanc, Ses beaux regards baissés, le chapelet au flanc, Sa personne unissait dans un divin mélange La grâce de la femme et la force de l’ange. Dans ce coeur tout céleste, il n’était donc resté Aucun attachement pour la terre, excepté Le vif amour des fleurs qu’avait la bonne sainte; Elle les adorait. Devant une jacinthe, Une pervenche, un lys, une rose, un oeillet, Son regard attendri tout à coup se mouillait. Ainsi que d’un penchant coupable à la mollesse, Elle s’en accusait; mais c’était sa faiblesse. Elle avait dans son coeur, tout bas interrogé, Comme le sentiment d’un amour partagé Devant ses chères fleurs. Autour de sa fenêtre Un églantier grimpait, qui semblait la connaître; Comme si de la voir le jasmin fût charmé, Pour elle il exaltait son arôme embaumé Et doux comme une voix qui murmure: « Je t’aime! » Quand venait la Toussaint, le pâle chrysanthème Lui souriait encor sous les feuillages bruns; Et les fleurs lui rendaient son amour en parfums. Or, ce fut dans la paix profonde de ce cloître, Dont le pieux renom ne cessait de s’accroître, Qu’un jour une nouvelle affreuse pénétra. Après avoir rompu le colloque d’Égra, Procope le Tondu, le chef des Taborites, Relevait l’étendard des doctrines proscrites Que Jean Huss proclama du haut de son bûcher, Et contre l’Empereur s’apprêtait à marcher; Et Thécla savait bien que, si son monastère Se trouvait sur les pas de l’horrible sectaire, Il l’anéantirait par la flamme et le fer Et n’épargnerait point ces béguines d’enfer Qui relevaient du pape, ainsi que leur abbesse, Et qui communiaient sous une seule espèce. Sauve qui peut! Le cri de terreur est jeté. L’Éger roule à présent un flot ensanglanté Où des cadavres nus s’en vont à la dérive. Car Procope a quitté Tabor! Procope arrive! Au rappel de l’affreux tambour qu’on fabriqua Avec la rude peau du borgne Jean Ziska, Tous sont venus, Saxons, Bohèmes et Moraves. Procope arrive! Il marche, avec vingt mille braves, Trente canons de siège et deux cents chariots, Sur Fritz le Querelleur et ses Impériaux. S’il rencontre un couvent, il le brûle, et massacre Quiconque est tonsuré, moine, abbé, clerc ou diacre. Il est pieux, austère, impassible, inhumain, Atroce; il a toujours l’Évangile à la main. Parmi des flots de sang et des torrents de larmes II passe. Ses soldats, dans un couvent de carmes, Ont pris ces malheureux, leur ont coupé les pieds, Puis, monstrueux bourreaux, sur ces estropiés Frappant tous à grands coups de gaule et de lanière Les ont martyrisés d’une telle manière Qu’ils les ont fait courir sur leurs moignons sanglants. Aussi, par les chemins, pauvres fuyards tremblants, Portant leurs vases d’or et leurs saintes reliques, On ne rencontre plus que prêtres catholiques Qui demandent asile et de qui nul ne veut; Car Procope est en route! Il vient! Sauve qui peut! Mais plus se rapprochait la sanguinaire armée Et moins Thécla semblait avoir l’âme alarmée; Elle était sans terreur, comme un ancien martyr; Et, quand un paysan vint, un soir, l’avertir Que des troupes sonnant une marche guerrière Venaient par le chemin qui longeait la rivière, L’abbesse fît ouvrir, contre tous les avis, La grande porte et fit baisser le pont-levis. Puis elle conduisit ses soeurs et ses novices Dans le choeur, éclairé comme pour les offices, Et leur fit réciter les prières des morts. Sur un bai-brun rétif et qui blanchit le mors, Voici Procope. Il vient dans un bruit de fanfare; Et sur le ciel sanglant derrière lui s’effare Le sombre gonfanon des Frères de Tabor, Sur lequel est brodé le grand calice d’or. Les routes du vallon sont toutes occupées Par un fourmillement de lances et d’épées; Et huit boeufs, balayant la terre du fanon, Traînent auprès du chef un énorme canon Autour duquel s’enroule une guivre de bronze, Lourde pièce fondue en mil quatre cent onze Par Ali, le sorcier de Prague, et dont le son Était si foudroyant qu’il donnait le frisson Aux plus vieux batailleurs jusqu’au fond de leurs chausses Et faisait avorter au loin les femmes grosses. Sous les murs du couvent, juste au milieu du val, Procope le Tondu descendit de cheval Et, se tournant alors vers les gens de sa suite: « Gage ouverte! dit-il; les oiseaux sont en fuite; Nous arrivons trop tard. » Et, le sourcil froncé, Farouche, il s’avança jusqu’au bord du fossé. Mais, après un regard sous le vieux portail sombre, Il recula, voyant une lueur dans l’ombre. C’était l’église ouverte, et les cierges flambants, L’autel avec sa croix, les nonnes sur leurs bancs; Et tout à coup l’abbesse et ses bénédictines, Sans aucun tremblement dans leurs voix argentines, Entonnèrent un triste et long Pie Jesu. Saisi par un émoi qu’il n’avait jamais eu, L’homme hésita. Très brave, il estimait les braves. Il fit camper et mettre aux chevaux les entraves, Ota son morion et but un verre d’eau. Puis, prenant à l’écart Ruprecht de la Moldau: « Frère, j’ai du penchant pour cette brave abbesse, Lui dit-il. L’huis qu’on m’ouvre et le pont qu’on m’abaisse Me gênent. Je serais trop lâchement vainqueur De vingt filles chantant des prières en choeur. Épargnons-les. » Ruprecht fut d’un avis contraire: « Prends garde d’irriter nos hommes, vaillant frère: Cette nonne les brave; et d’ailleurs sois certain Que ces femmes en blanc qui beuglent du latin A leur premier aspect tomberont en syncope. Livre-nous ce moutier, c’est plus sûr. » Mais Procope N’écoute déjà plus celui qui lui répond. Il a pris un parti. Revenant vers le pont Et défiant des yeux le calme monastère, Il tire son épée et plante l’arme en terre. « Au nom du Père, au nom du Fils et de l’Esprit, Dit-il, si mon estoc prend racine et fleurit Cette nuit, c’est qu’alors Dieu veut que ces chrétiennes Chantent paisiblement désormais leurs antiennes; Et, dès l’aube, aussi vrai que Jean Huss fut martyr, Sans leur faire aucun mal, je m’engage à partir. » Puis le soldat s’en fut reposer sous sa tente. La nuit vint, nuit sereine, étoilée, éclatante, Et dont le clair de lune argentait tout l’azur; Et les nonnes en choeur, dans l’air tranquille et pur, Lançaient toujours le chant de leurs voix solennelles,. Qu’interrompait parfois le cri des sentinelles Debout auprès des feux qui se courbaient au vent. Enfin l’aurore emplit le ciel vers le levant. Tout s’émut. Le son grêle et perçant des trompettes Éveilla dans le camp les hommes et les bêtes; Le soleil du matin, oblique et froid encor, Fit sur les fronts casqués courir un frisson d’or, Et, sortant de sa tente au milieu d’un murmure, Procope, revêtu déjà de son armure, Revint au pont-levis pour revoir son estoc. Du couvent, grand ouvert et calme sur le roc, Toujours l’hymne pieux s’envolait dans la nue. La lourde épée encore en terre, droite et nue, N’avait pas pris racine et n’avait pas fleuri; Mais, pour vivre un seul jour, en une nuit mûri, Un liseron, autour de la lame immobile, Avait fait tournoyer sa spirale débile. La moindre de ces fleurs que l’abbesse aimait tant Tenait captif le glaive au reflet éclatant, Et, suave et charmant comme un oeil qui regarde, Son frais calice bleu fleurissait sur la garde. Procope demeura pendant un long moment, Regardant l’humble fleur, songeant à son serment, L’âme d’inquiétude et de stupeur frappée; Puis enfin: « Donnez-moi, dit-il, une autre épée, Et qu’on lève le camp!... Mon cheval!... Nous partons. » Et, traînant après lui cavaliers et piétons Qu’un liseron des bois avait remplis de crainte, Il s’éloigna. La fleur avait sauvé la sainte. Sur La Rive. Marie Dauguet. (1860-1942) Mon coeur frissonne comme une herbe légère Au bord de l'eau, comme Une aile de libellule ou d'éphémère. Et mon coeur se nomme La chose imprécise et fuyante et fragile, Comme un vain roseau, Comme un oiseau. Il est morceau d'argile Détrempé par l'eau Des pleurs, brûlé de rêves, pétri d'extases. Et qu'est-il en somme, A travers tant d'incertitudes et de phases? Craintif, il se nomme Le reflet des gestes et des attitudes, Miroir comme l'eau, Où tremblent les désirs et les lassitudes, Le bris d'un roseau. La pleine lune... Marie Dauguet. (1860-1942) La pleine lune mauve et rose, Qui tend ses transparents satins Par les nuages, mais qui n'ose Effleurer les étangs lointains... Nul accent et cadence nulle! Du rêve coule, sinueux, Déroulant des flocons de tulle, Du rêve coule, sinueux, Et s'effrange, clarté diffuse, - Sur les plages, ainsi les flots - Par où vogue, vague méduse, La lune que bercent ces flots. Et la houle crépusculaire S'étale au ras de l'horizon. Tandis que l'étoile polaire La perce d'un premier frisson. Dissonance. Marie Dauguet. (1860-1942) Dissonance, accords faux et les rayons aigus Du soleil perforant l'averse translucide; Rauque rumeur de bise et la complainte acide Qu'égrènent les pinsons en triolets têtus. Tout rit et pleure ensemble, étranges impromptus, Fins grêlons crépitants à l'horizon livide. Au ciel froid brusquement qui bleuit ou s'oxyde S'aiguisent, bistouris, des triolets pointus. L'étang capricieux obscurément s'azure, Où se mire le verne à la rouge blessure. Et, là-haut, tournoyant dans le vent embrumé, Fauve et hâve désir, s'éternise la buse, Vers la chanson des nids qui la tente et l'abuse, Ouvrant son aile maigre et son vol affamé. Les Papillons. Gérard De Nerval. (1808-1855) I Le papillon, fleur sans tige, Qui voltige, Que l'on cueille en un réseau; Dans la nature infinie, Harmonie. Entre la plante et l'oiseau! Quand revient l'été superbe, Je m'en vais au bois tout seul: Je m'étends dans la grande herbe, Perdu dans ce vert linceul. Sur ma tête renversée, Là, chacun d'eux à son tour, Passe comme une pensée De poésie ou d'amour! Voici le papillon Faune, Noir et jaune; Voici le Mars azuré, Agitant des étincelles Sur ses ailes D'un velours riche et moiré. Voici le Vulcain rapide, Qui vole comme un oiseau: Son aile noire et splendide Porte un grand ruban ponceau. Dieux! le Soufré, dans l'espace, Comme un éclair a relui... Mais le joyeux Nacré passe, Et je ne vois plus que lui! II Comme un éventail de soie, Il déploie Son manteau semé d'argent; Et sa robe bigarrée Est dorée D'un or verdâtre et changeant. Voici le Machaon-Zèbre, De fauve et de noir rayé; Le Deuil, en habit funèbre, Et le Miroir bleu strié; Voici l'Argus, feuille-morte, Le Morio, le Grand-Bleu, Et le Paon-de-Jour qui porte Sur chaque aile un oeil de feu! Mais le soir brunit nos plaines; Les Phalènes. Prennent leur essor bruyant, Et les Sphinx aux couleurs sombres, Dans les ombres Voltigent en tournoyant. C'est le Grand-Paon à l'oeil rose Dessiné sur un fond gris, Qui ne vole qu'à nuit close, Comme les chauves-souris; Le Bombice du troène, Rayé de jaune et de vert, Et le Papillon du chêne Qui ne meurt pas en hiver! III Malheur, papillons que j'aime, Doux emblème, A vous pour votre beauté!... Un doigt, de votre corsage, Au passage, Froisse, hélas! le velouté!... Une toute jeune fille Au coeur tendre, au doux souris, Perçant vos coeurs d'une aiguille, Vous contemple, l'oeil surpris Et vos pattes sont coupées Par l'ongle blanc qui les mord, Et vos antennes crispées Dans les douleurs de la mort!... Le Coucher Du Soleil. Gérard De Nerval. (1808-1855) Quand le Soleil du soir parcourt les Tuileries Et jette l'incendie aux vitres du château, Je suis la Grande Allée et ses deux pièces d'eau Tout plongé dans mes rêveries! Et de là, mes amis, c'est un coup d'oeil fort beau De voir, lorsqu'à l'entour la nuit répand son voile, Le coucher du soleil, -riche et mouvant tableau, Encadré dans l'arc de l'Etoile! La Maison Du Berger. Alfred de Vigny. (1797-1863) I Si ton coeur, gémissant du poids de notre vie, Se traîne et se débat comme un aigle blessé, Portant comme le mien, sur son aile asservie, Tout un monde fatal, écrasant et glacé; 5 S'il ne bat qu'en saignant par sa plaie immortelle, S'il ne voit plus l'amour, son étoile fidèle, Éclairer pour lui seul l'horizon effacé; Si ton âme enchaînée, ainsi que l'est mon âme, Lasse de son boulet et de son pain amer, 10 Sur sa galère en deuil laisse tomber la rame, Penche sa tête pâle et pleure sur la mer, Et, cherchant dans les flots une route inconnue, Y voit, en frissonnant, sur son épaule nue, La lettre sociale écrite avec le fer; 15 Si ton corps, frémissant des passions secrètes, S'indigne des regards, timide et palpitant; S'il cherche à sa beauté de profondes retraites Pour la mieux dérober au profane insultant; Si ta lèvre se sèche au poison des mensonges, 20 Si ton beau front rougit de passer dans les songes D'un impur inconnu qui te voit et t'entend: Pars courageusement, laisse toutes les villes; Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin; Du haut de nos pensers vois les cités serviles 25 Comme les rocs fatals de l'esclavage humain. Les grands bois et les champs sont de vastes asiles, Libres comme la mer autour des sombres îles. Marche à travers les champs une fleur à la main. La Nature t'attend dans un silence austère; 30 L'herbe élève à tes pieds son nuage des soirs, Et le soupir d'adieu du soleil à la terre Balance les beaux lis comme des encensoirs. La forêt a voilé ses colonnes profondes, La montagne se cache, et sur les pâles ondes 35 Le saule a suspendu ses chastes reposoirs. Le crépuscule ami s'endort dans .la vallée Sur l'herbe d'émeraude et sur l'or du gazon, Sous les timides joncs de la source isolée Et sous le bois rêveur qui tremble à l'horizon, 40 Se balance en fuyant dans les grappes sauvages, Jette son manteau gris sur le bord des rivages, Et des fleurs de la nuit entr'ouvre la prison. Il est sur ma montagne une épaisse bruyère Où les pas du chasseur ont peine à se plonger, 45 Qui plus haut que nos fronts lève sa tête altière, Et garde dans la nuit le pâtre et l'étranger. Viens y cacher l'amour et ta divine faute; Si l'herbe est agitée ou n'est pas assez haute, J'y roulerai pour toi la Maison du Berger. 50 Elle va doucement avec ses quatre roues, Son toit n'est pas plus haut que ton front et tes yeux; La couleur du corail et celle de tes joues Teignent le char nocturne et ses muets essieux. Le seuil est parfumé, l'alcôve est large et sombre, 55 Et, là, parmi les fleurs, nous trouverons dans l'ombre, Pour nos cheveux unis, un lit silencieux. Je verrai, si tu veux, les pays de la neige, Ceux où l'astre amoureux dévore et resplendit, Ceux que heurtent les vents, ceux que la mer assiège, 60 Ceux où le pôle obscur sous sa glace est maudit. Nous suivrons du hasard la course vagabonde. Que m'importe le jour? que m'importe le monde? Je dirai qu'ils sont beaux quand tes yeux l'auront dit. Que Dieu guide à son but la vapeur foudroyante 65 Sur le fer des chemins qui traversent les monts, Qu'un Ange soit debout sur sa forge bruyante, Quand elle va sous terre ou fait trembler les ponts Et, de ses dents de feu dévorant ses chaudières, Transperce les cités et saute les rivières, 70 Plus vite que le cerf dans l'ardeur de ses bonds! Oui, si l'Ange aux yeux bleus ne veille sur sa route, Et le glaive à la main ne plane et la défend, S'il n'a compté les coups du levier, s'il n'écoute Chaque tour de la roue en son cours triomphant, 75 S'il n'a l'oeil sur les eaux et la main sur la braise, Pour jeter en éclats la magique fournaise, Il suffira toujours du caillou d'un enfant. Sur ce taureau de fer qui fume, souffle et beugle, L'homme a monté trop tôt. Nul ne connaît encor 80 Quels orages en lui porte ce rude aveugle, Et le gai voyageur lui livre son trésor, Son vieux père et ses fils, il les jette en otage Dans le ventre brûlant du taureau de Carthage, Qui les rejette en cendre aux pieds du dieu de l'or. 85 Mais il faut triompher du temps et de l'espace, Arriver ou mourir. Les marchands sont jaloux. L'or pleut sous les charbons de la vapeur qui passe, Le moment et le but sont l'univers pour nous. Tous se sont dit: " Allons! " mais aucun n'est le maître 90 Du dragon mugissant qu'un savant a fait naître; Nous nous sommes joués à plus fort que nous tous. Eh bien! que tout circule et que les grandes causes Sur les ailes de feu lancent les actions, Pourvu qu'ouverts toujours aux généreuses choses, 95 Les chemins du vendeur servent les passions! Béni soit le Commerce au hardi caducée, Si l'Amour que tourmente une sombre pensée Peut franchir en un jour deux grandes nations! Mais, à moins qu'un ami menacé dans sa vie 100 Ne jette, en appelant, le cri du désespoir, Ou qu'avec son clairon la France nous convie Aux fêtes du combat, aux luttes du savoir; À moins qu'au lit de mort une mère éplorée Ne veuille encor poser sur sa race adorée 105 Ces yeux tristes et doux qu'on ne doit plus revoir, Évitons ces chemins. -- Leur voyage est sans grâces, Puisqu'il est aussi prompt, sur ses lignes de fer, Que la flèche lancée à travers les espaces Qui va de l'arc au but en faisant siffler l'air, 110 Ainsi jetée au loin, l'humaine créature Ne respire et ne voit, dans toute la nature, Qu'un brouillard étouffant que traverse un éclair. On n'entendra jamais piaffer sur une route Le pied vif du cheval sur les pavés en feu: 115 Adieu, voyages lents, bruits lointains qu'on écoute, Le rire du passant, les retards de l'essieu, Les détours imprévus des pentes variées, Un ami rencontré, les heures oubliées, L'espoir d'arriver tard dans un sauvage lieu. 120 La distance et le temps sont vaincus. La science Trace autour de la terre un chemin triste et droit. Le Monde est rétréci par notre expérience, Et l'équateur n'est plus qu'un anneau trop étroit. Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne, 125 Immobile au seul rang que le départ assigne, Plongé dans un calcul silencieux et froid. Jamais la Rêverie amoureuse et paisible N'y verra sans horreur son pied blanc attaché; Car il faut que ses yeux sur chaque objet visible 130 Versent un long regard, comme un fleuve épanché, Qu'elle interroge tout avec inquiétude, Et, des secrets divins se faisant une étude, Marche, s'arrête et marche avec le col penché. II Poésie! ô trésor! perle de la pensée! 135 Les tumultes du coeur, comme ceux de la mer, Ne sauraient empêcher ta robe nuancée D'amasser les couleurs qui doivent te former. Mais, sitôt qu'il te voit briller sur un front mâle, Troublé de ta lueur mystérieuse et pâle, 140 Le vulgaire effrayé commence à blasphémer. Le pur enthousiasme est craint des faibles âmes Qui ne sauraient porter son ardeur ni son poids. Pourquoi le fuir? -- La vie est double dans les flammes. D'autres flambeaux divins nous brûlent quelquefois: 145 C'est le Soleil du ciel, c'est l'Amour, c'est la Vie; Mais qui de les éteindre a jamais eu l'envie? Tout en les maudissant, on les chérit tous trois. La Muse a mérité les insolents sourires Et les soupçons moqueurs qu'éveille son aspect. 150 Dès que son oeil chercha le regard des satyres, Sa parole trembla, son serment fut suspect; Il lui fut interdit d'enseigner la sagesse. Au passant du chemin elle criait: " Largesse! " Le passant lui donna sans crainte et sans respect. 155 Ah! fille sans pudeur, fille du saint Orphée, Que n'as-tu conservé ta belle gravité! Tu n'irais pas ainsi, d'une voix étouffée, Chanter aux carrefours impurs de la cité; Tu n'aurais pas collé sur le coin de ta bouche 160 Le coquet madrigal, piquant comme une mouche, Et, près de ton oeil bleu, l'équivoque effronté. Tu tombas dès l'enfance, et, dans la folle Grèce, Un vieillard, t'enivrant de son baiser jaloux, Releva le premier ta robe de prêtresse, 165 Et, parmi les garçons, t'assit sur ses genoux. De ce baiser mordant ton front porte la trace; Tu chantas en buvant dans les banquets d'Horace, Et Voltaire à la cour te traîna devant nous. Vestale aux feux éteints! les hommes les plus graves 170 Ne posent qu'à demi ta couronne à leur front; Ils se croient arrêtés, marchant dans tes entraves, Et n'être que poète est pour eux un affront. Ils jettent leurs pensers aux vents de la tribune, Et, ces vents, aveuglés comme l'est la Fortune, 175 Les rouleront comme elle et les emporteront. Ils sont fiers et hautains dans leur fausse attitude, Mais le sol tremble aux pieds de ces tribuns romains. Leurs discours passagers flattent avec étude La foule qui les presse et qui leur bat des mains; 180 Toujours renouvelé sous ses étroits portiques, Ce parterre ne jette aux acteurs politiques Que des fleurs sans parfums, souvent sans lendemains. Ils ont pour horizon leur salle de spectacle; La chambre où ces élus donnent leurs faux combats 185 Jette en vain, dans son temple, un incertain oracle; Le peuple entend de loin le bruit de leurs débats, Mais il regarde encor le jeu des assemblées De l'oeil dont ses enfants et ses femmes troublées Voient le terrible essai des vapeurs aux cent bras. 190 L'ombrageux paysan gronde à voir qu'on dételle, Et que pour le scrutin on quitte le labour. Cependant le dédain de la chose immortelle Tient jusqu'au fond du coeur quelque avocat d'un jour. Lui qui doute de l'âme, il croit à ses paroles. 195 Poésie, il se rit de tes graves symboles, Ô toi des vrais penseurs impérissable amour! Comment se garderaient les profondes pensées Sans rassembler leurs feux dans ton diamant pur, Qui conserve si bien leurs splendeurs condensées? 200 Ce fin miroir solide, étincelant et dur, Reste de nations mortes, durable pierre Qu'on trouve sous ses pieds lorsque dans la poussière On cherche les cités sans en voir un seul mur. Diamant sans rival, que tes feux illuminent 205 Les pas lents et tardifs de l'humaine Raison! Il faut, pour voir de loin les peuples qui cheminent, Que le berger t'enchâsse au toit de sa maison. Le jour n'est pas levé. -- Nous en sommes encore Au premier rayon blanc qui précède l'aurore 210 Et dessine la terre aux bords de l'horizon. Les peuples tout enfants à peine se découvrent Par-dessus les buissons nés pendant leur sommeil, Et leur main, à travers les ronces qu'ils entr'ouvrent, Met aux coups mutuels le premier appareil. 215 La barbarie encor tient nos pieds dans sa gaine. Le marbre des vieux temps jusqu'aux reins nous enchaîne, Et tout homme énergique au dieu Terme est pareil. Mais notre esprit rapide en mouvements abonde; Ouvrons tout l'arsenal de ses puissants ressorts. 220 L'invisible est réel. Les âmes ont leur monde Où sont accumulés d'impalpables trésors. Le Seigneur contient tout dans ses deux bras immenses, Son Verbe est le séjour de nos intelligences, Comme ici-bas l'espace est celui de nos corps. III 225 Éva, qui donc es-tu? Sais-tu bien ta nature? Sais-tu quel est ici ton but et ton devoir? Sais-tu que, pour punir l'homme, sa créature, D'avoir porté la main sur l'arbre du savoir, Dieu permit qu'avant tout, de l'amour de soi-même 230 En tout temps, à tout âge, il fît son bien suprême, Tourmenté de s'aimer, tourmenté de se voir? Mais, si Dieu près de lui t'a voulu mettre, ô femme! Compagne délicate! Éva! sais-tu pourquoi? C'est pour qu'il se regarde au miroir d'une autre âme, 235 Qu'il entende ce chant qui ne vient que de toi: -- L'enthousiasme pur dans une voix suave. C'est afin que tu sois son juge et son esclave Et règnes sur sa vie en vivant sous sa loi. Ta parole joyeuse a des mots despotiques; 240 Tes yeux sont si puissants, ton aspect est si fort Que les rois d'Orient ont dit dans leurs cantiques Ton regard redoutable à l'égal de la mort; Chacun cherche à fléchir tes jugements rapides... -- Mais ton coeur, qui dément tes formes intrépides, 245 Cède sans coup férir aux rudesses du sort. Ta pensée a des bonds comme ceux des gazelles, Mais ne saurait marcher sans guide et sans appui. Le sol meurtrit ses pieds, l'air fatigue ses ailes, Son oeil se ferme au jour dès que le jour a lui; 250 Parfois, sur les hauts lieux d'un seul élan posée, Troublée au bruit des vents, ta mobile pensée Ne peut seule y veiller sans crainte et sans ennui. Mais aussi tu n'as rien de nos lâches prudences, Ton coeur vibre et résonne au cri de l'opprimé, 255 Comme dans une église aux austères silences L'orgue entend un soupir et soupire alarmé. Tes paroles de feu meuvent les multitudes, Tes pleurs lavent l'injure et les ingratitudes, Tu pousses par le bras l'homme... Il se lève armé. 260 C'est à toi qu'il convient d'ouïr les grandes plaintes Que l'humanité triste exhale sourdement. Quand le coeur est gonflé d'indignations saintes, L'air des cités l'étouffe à chaque battement. Mais de loin les soupirs des tourmentes civiles, 265 S'unissant au-dessus du charbon noir des villes, Ne forment qu'un grand mot qu'on entend clairement. Viens donc! le ciel pour moi n'est plus qu'une auréole Qui t'entoure d'azur, t'éclaire et te défend; La montagne est ton temple et le bois sa coupole; 270 L'oiseau n'est sur la fleur balancé par le vent, Et la fleur ne parfume et l'oiseau ne soupire Que pour mieux enchanter l'air que ton sein respire; La terre est le tapis de tes beaux pieds d'enfant. Éva, j'aimerai tout dans les choses créées, 275 Je les contemplerai dans ton regard rêveur Qui partout répandra ses flammes colorées, Son repos gracieux, sa magique saveur; Sur mon coeur déchiré viens poser ta main pure, Ne me laisse jamais seul avec la Nature, 280 Car je la connais trop pour n'en pas avoir peur. Elle me dit: " Je suis l'impassible théâtre Que ne peut remuer le pied de ses acteurs; Mes marches d'émeraude et mes parvis d'albâtre, Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs. 285 Je n'entends ni vos cris ni vos soupirs; à peine Je sens passer sur moi la comédie humaine Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs. " Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre, À côté des fourmis les populations; 290 Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre, J'ignore en les portant les noms des nations. On me dit une mère, et je suis une tombe. Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe, Mon printemps ne sent pas vos adorations. 295 " Avant vous, j'étais belle et toujours parfumée, J'abandonnais au vent mes cheveux tout entiers; Je suivais dans les cieux ma route accoutumée, Sur l'axe harmonieux des divins balanciers. Après vous, traversant l'espace où tout s'élance, 300 J'irai seule et sereine, en un chaste silence Je fendrai l'air du front et de mes seins altiers. " C'est là ce que me dit sa voix triste et superbe, Et dans mon coeur alors je la hais, et je vois Notre sang dans son onde et nos morts sous son herbe 305 Nourrissant de leurs sucs la racine des bois. Et je dis à mes yeux qui lui trouvaient des charmes: " Ailleurs tous vos regards, ailleurs toutes vos larmes, Aimez ce que jamais on ne verra deux fois. " Oh! qui verra deux fois ta grâce et ta tendresse, 310 Ange doux et plaintif qui parle en soupirant? Qui naîtra comme toi portant une caresse Dans chaque éclair tombé de ton regard mourant, Dans les balancements de ta tête penchée, Dans ta taille indolente et mollement couchée, 315 Et dans ton pur sourire amoureux et souffrant? Vivez, froide Nature, et revivez sans cesse Sous nos pieds, sur nos fronts, puisque c'est votre loi; Vivez, et dédaignez, si vous êtes déesse, L'homme, humble passager, qui dut vous être un roi; 320 Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaines, J'aime la majesté des souffrances humaines; Vous ne recevrez pas un cri d'amour de moi. Mais toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente, Rêver sur mon épaule, en y posant ton front? 325 Viens du paisible seuil de la maison roulante Voir ceux qui sont passés et ceux qui passeront. Tous les tableaux humains qu'un Esprit pur m'apporte S'animeront pour toi quand, devant notre porte, Les grands pays muets longuement s'étendront. 330 Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre Sur cette terre ingrate où les morts ont passé; Nous nous parlerons d'eux à l'heure où tout est sombre, Où tu te plais à suivre un chemin effacé, À rêver, appuyée aux branches incertaines, 335 Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines, Ton amour taciturne et toujours menacé. La Mort Du Loup. Alfred de Vigny. (1797-1863) I Les nuages couraient sur la lune enflammée Comme sur l'incendie on voit fuir la fumée, Et les bois étaient noirs jusques à l'horizon. Nous marchions, sans parler, dans l'humide gazon, 5 Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes, Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes, Nous avons aperçu les grands ongles marqués Par les loups voyageurs que nous avions traqués. Nous avons écouté, retenant notre haleine 10 Et le pas suspendu. -- Ni le bois ni la plaine Ne poussaient un soupir dans les airs; seulement La girouette en deuil criait au firmament; Car le vent, élevé bien au-dessus des terres, N'effleurait de ses pieds que les tours solitaires, 15 Et les chênes d'en bas, contre les rocs penchés, Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés. Rien ne bruissait donc, lorsque, baissant la tête, Le plus vieux des chasseurs qui s'étaient mis en quête A regardé le sable en s'y couchant; bientôt, 20 Lui que jamais ici l'on ne vit en défaut, A déclaré tout bas que ces marques récentes Annonçaient la démarche et les griffes puissantes De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux. Nous avons tous alors préparé nos couteaux, 25 Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches, Nous allions, pas à pas, en écartant les branches. Trois s'arrêtent, et moi, cherchant ce qu'ils voyaient, J'aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient, Et je vois au delà quatre formes légères 30 Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères, Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux, Quand le maître revient, les lévriers joyeux. Leur forme était semblable et semblable la danse, Mais les enfants du Loup se jouaient en silence, 35 Sachant bien qu'à deux pas, ne dormant qu'à demi, Se couche dans ses murs l'homme, leur ennemi. Le père était debout, et plus loin, contre un arbre, Sa Louve reposait comme celle de marbre Qu'adoraient les Romains, et dont les flancs velus 40 Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus. Le Loup vient et s'assied, les deux jambes dressées, Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées. Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris, Sa retraite coupée et tous ses chemins pris; 45 Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante, Du chien le plus hardi la gorge pantelante, Et n'a pas desserré ses mâchoires de fer, Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair, Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles, 50 Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles, Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé, Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé. Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde. Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'à la garde, 55 Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang; Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant. Il nous regarde encore, ensuite il se recouche, Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche, Et, sans daigner savoir comment il a péri, 60 Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. II J'ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre, Me prenant à penser, et n'ai pu me résoudre A poursuivre sa Louve et ses fils, qui, tous trois, Avaient voulu l'attendre; et, comme je le crois, 65 Sans ses deux Louveteaux, la belle et sombre veuve Ne l'eût pas laissé seul subir la grande épreuve; Mais son devoir était de les sauver, afin De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim, A ne jamais entrer dans le pacte des villes 70 Que l'homme a fait avec les animaux serviles Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher, Les premiers possesseurs du bois et du rocher. III Hélas! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes, Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes! 75 Comment on doit quitter la vie et tous ses maux, C'est vous qui le savez, sublimes animaux! A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse, Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse. -- Ah! je t'ai bien compris, sauvage voyageur, 80 Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au coeur! Il disait: " Si tu peux, fais que ton âme arrive, A force de rester studieuse et pensive, Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté. 85 Gémir, pleurer, prier est également lâche. Fais énergiquement ta longue et lourde tâche Dans la voie où le sort a voulu t'appeler, Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler. " Écrit au château du M***, 1843. Bacchanale. José-Maria De Heredia. (1842-1905) Une brusque clameur épouvante le Gange. Les tigres ont rompu leurs jougs et, miaulants, Ils bondissent, et sous leurs bonds et leurs élans Les Bacchantes en fuite écrasent la vendange. Et le pampre que l'ongle ou la morsure effrange Rougit d'un noir raisin les gorges et les flancs Où près des reins rayés luisent des ventres blancs De léopards roulés dans la pourpre et la fange. Sur les corps convulsifs les fauves éblouis, Avec des grondements que prolonge un long râle, Flairent un sang plus rouge à travers l'or du hâle; Mais le Dieu, s'enivrant à ces jeux inouïs, Par le thyrse et les cris les exaspère et mêle Au mâle rugissant la hurlante femelle. Le Dieu Hêtre. José-Maria De Heredia. (1842-1905) Le Garumne a bâti sa rustique maison Sous un grand hêtre au tronc musculeux comme un torse Dont la sève d'un Dieu gonfle la blanche écorce. La forêt maternelle est tout son horizon. Car l'homme libre y trouve, au gré de la saison, Les faînes, le bois, l'ombre et les bêtes qu'il force Avec l'arc ou l'épieu, le filet ou l'amorce, Pour en manger la chair et vêtir leur toison. Longtemps il a vécu riche, heureux et sans maître, Et le soir, lorsqu'il rentre au logis, le vieux Hêtre De ses bras familiers semble lui faire accueil; Et quand la Mort viendra courber sa tête franche, Ses petits-fils auront pour tailler son cercueil L'incorruptible coeur de la maîtresse branche. Le Récif De Corail. José-Maria De Heredia. (1842-1905) Le soleil sous la mer, mystérieuse aurore, Éclaire la forêt des coraux abyssins Qui mêle, aux profondeurs de ses tièdes bassins, La bête épanouie et la vivante flore. Et tout ce que le sel ou l'iode colore, Mousse, algue chevelue, anémones, oursins, Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins, Le fond vermiculé du pâle madrépore. De sa splendide écaille éteignant les émaux, Un grand poisson navigue à travers les rameaux; Dans l'ombre transparente indolemment il rôde; Et, brusquement, d'un coup de sa nageoire en feu Il fait, par le cristal morne, immobile et bleu, Courir un frisson d'or, de nacre et d'émeraude. La Mer De Bretagne. José-Maria De Heredia. (1842-1905 Il a compris la race antique aux yeux pensifs Qui foule le sol dur de la terre bretonne, La lande rase, rose et grise et monotone Où croulent les manoirs sous le lierre et les ifs. Des hauts talus plantés de hêtres convulsifs, Il a vu, par les soirs tempétueux d'automne, Sombrer le soleil rouge en la mer qui moutonne; Sa lèvre s'est salée à l'embrun des récifs. Il a peint l'Océan splendide, immense et triste, Où le nuage laisse un reflet d'améthyste, L'émeraude écumante et le calme saphir; Et fixant l'eau, l'air, l'ombre et l'heure insaisissables, Sur une toile étroite il a fait réfléchir Le ciel occidental dans le miroir des sables. La Coccinelle. Victor Hugo. (1802-1885) Elle me dit: -Quelque chose -Me tourmente.- Et j'aperçus Son cou de neige, et dessus, Un petit insecte rose. J'aurais dû, mais, sage ou fou, A seize ans, on est farouche, Voir le baiser sur sa bouche Plus que l'insecte à son cou. On eût dit un coquillage; Dos rose et taché de noir. Les fauvettes pour nous voir Se penchaient dans le feuillage. Sa bouche fraîche était là; Je me courbai sur la belle, Et je pris la coccinelle; Mais le baiser s'envola. -Fils, apprends comme on me nomme,- Dit l'insecte du ciel bleu; -Les bêtes sont au bon Dieu, -Mais la bêtise est à l'homme.- Paris, mai 1830. Après L'Hiver. Victor Hugo. (1802-1885) Tout revit, ma bien-aimée! Le ciel gris perd sa pâleur; Quand la terre est embaumée, Le coeur de l'homme est meilleur. En haut, d'ou l'amour ruisselle, En bas, où meurt la douleur, La même immense étincelle Allume l'astre et la fleur. L'hiver fuit, saison d'alarmes, Noir avril mystérieux Où l'âpre sève des larmes Coule, et du coeur monte aux yeux. O douce désuétude De souffrir et de pleurer! Veux-tu, dans la solitude, Nous mettre à nous adorer? La branche au soleil se dore Et penche, pour l'abriter, Ses boutons qui vont éclore Sur l'oiseau qui va chanter. L'aurore où nous nous aimâmes Semble renaître à nos yeux; Et mai sourit dans nos âmes Comme il sourit dans les cieux. On entend rire, on voit luire Tous les êtres tour à tour, La nuit, les astres bruire, Et les abeilles, le jour. Et partout nos regards lisent, Et, dans l'herbe et dans les nids, De petites voix nous disent: -Les aimants sont les bénis!- L'air enivre; tu reposes A mon cou tes bras vainqueurs. Sur les rosiers que de roses! Que de soupirs dans nos coeurs! Comme l'aube, tu me charmes; Ta bouche et tes yeux chéris Ont, quand tu pleures, ses larmes, Et ses perles quand tu ris. La nature, soeur jumelle D'Ève et d'Adam et du jour, Nous aime, nous berce et mêle Son mystère à notre amour. Il suffit que tu paraisses Pour que le ciel, t'adorant, Te contemple; et, nos caresses, Toute l'ombre nous les rend! Clartés et parfums nous-mêmes, Nous baignons nos coeurs heureux Dans les effluves suprêmes Des éléments amoureux. Et, sans qu'un souci t'oppresse, Sans que ce soit mon tourment, J'ai l'étoile pour maîtresse; Le soleil est ton amant; Et nous donnons notre fièvre Aux fleurs où nous appuyons Nos bouches, et notre lèvre Sent le baiser des rayons. Saturne. Victor Hugo. (1802-1885) I Il est des jours de brume et de lumière vague, Où l'homme, que la vie à chaque instant confond, Étudiant la plante, ou l'étoile, ou la vague, S'accoude au bord croulant du problème sans fond; Où le songeur, pareil aux antiques augures, Cherchant Dieu, que jadis plus d'un voyant surprit, Médite en regardant fixement les figures Qu'on a dans l'ombre de l'esprit; Où, comme en s'éveillant on voit, en reflets sombres, Des spectres du dehors errer sur le plafond, Il sonde le destin, et contemple les ombres Que nos rêves jetés parmi les choses font! Des heures où, pourvu qu'on ait à sa fenêtre Une montagne, un bois, l'océan qui dit tout, Le jour prêt à mourir ou l'aube prête à naître, En soi-même on voit tout à coup Sur l'amour, sur les biens qui tous nous abandonnent, Sur l'homme, masque vide et fantôme rieur, Éclore des clartés effrayantes qui donnent Des éblouissement à l'oeil intérieur; De sorte qu'une fois que ces visions glissent Devant notre paupière en ce vallon d'exil, Elles n'en sortent plus et pour jamais emplissent L'arcade du sombre sourcil! II Donc, puisque j'ai parlé de ces heures de doute Où l'un trouve le calme et l'autre le remords, Je ne cacherai pas au peuple qui m'écoute Que je songe souvent à ce que font les morts; Et que j'en suis venu tant la nuit étoilée A fatigué de fois mes regards et mes voeux, Et tant une pensée inquiète est mêlée Aux racines de mes cheveux! A croire qu'à la mort, continuant sa route, L'âme, se souvenant de son humanité, Envolée à jamais sous la céleste voûte, A franchir l'infini passait l'éternité! Et que les morts voyaient l'extase et la prière, Nos deux rayons, pour eux grandir bien plus encore, Et qu'ils étaient pareils à la mouche ouvrière, Au vol rayonnant, aux pieds d'or, Qui, visitant les fleurs pleines de chastes gouttes, Semble une âme visible en ce monde réel, Et, leur disant tout bas quelque mystère à toutes, Leur laisse le parfum en leur prenant le miel! Et qu'ainsi, faits vivants par le sépulcre même, Nous irions tous un jour, dans l'espace vermeil, Lire l'oeuvre infinie et l'éternel poëme, Vers à vers, soleil à soleil! Admirer tout système en ses formes fécondes, Toute création dans sa variété, Et, comparant à Dieu chaque face des mondes, Avec l'âme de tout confronter leur beauté! Et que chacun ferait ce voyage des âmes, Pourvu qu'il ait souffert, pourvu qu'il ait pleuré. Tous! hormis les méchants, dont les esprits infâmes Sont comme un livre déchiré. Ceux-là, Saturne, un globe horrible et solitaire, Les prendra pour le temps où Dieu voudra punir, Châtiés à la fois par le ciel et la terre, Par l'aspiration et par le souvenir! III Saturne! sphère énorme! astre aux aspects funèbres! Bagne du ciel! prison dont le soupirail luit! Monde en proie à la brume, aux souffles, aux ténèbres! Enfer fait d'hiver et de nuit! Son atmosphère flotte en zones tortueuses. Deux anneaux flamboyants, tournant avec fureur, Font, dans son ciel d'airain, deux arches monstrueuses D'où tombe une éternelle et profonde terreur. Ainsi qu'une araignée au centre de sa toile, Il tient sept lunes d'or qu'il lie à ses essieux; Pour lui, notre soleil, qui n'est plus qu'une étoile, Se perd, sinistre, au fond des cieux! Les autres univers, l'entrevoyant dans l'ombre, Se sont épouvantés de ce globe hideux. Tremblants, ils l'ont peuplé de chimères sans nombre, En le voyant errer formidable autour d'eux! IV Oh! ce serait vraiment un mystère sublime Que ce ciel si profond, si lumineux, si beau, Qui flamboie à nos yeux ouverts comme un abîme, Fût l'intérieur du tombeau! Que tout se révélât à nos paupières closes! Que, morts, ces grands destins nous fussent réservés! ... Qu'en est-il de ce rêve et de bien d'autres choses? Il est certain, Seigneur, que seul vous le savez. V Il est certain aussi que, jadis, sur la terre, Le patriarche, ému d'un redoutable effroi, Et les saints qui peuplaient la Thébaïde austère Ont fait des songes comme moi; Que, dans sa solitude auguste, le prophète Voyait, pour son regard plein d'étranges rayons, Par la même fêlure aux réalités faite, S'ouvrir le monde obscur des pâles visions; Et qu'à l'heure où le jour devant la nuit recule, Ces sages que jamais l'homme, hélas! ne comprit, Mêlaient, silencieux, au morne crépuscule Le trouble de leur sombre esprit; Tandis que l'eau sortait des sources cristallines, Et que les grands lions, de moments en moments, Vaguement apparus au sommet des collines, Poussaient dans le désert de longs rugissements! Avril 1839. L'Espace est infini... Jules Laforgue. (1860-1887) L'Espace est infini! le Temps est éternel! Tout se fait dans le Temps tout se fait dans l'espace C'est le seuil et déjà je me trouve arrêté, Ne pouvant concevoir quelqu'effort que je fasse Que l'un soit éternel et l'autre illimité. L'infini, l'infini! de nouveau je médite Je cherche, je veux voir, le front dans mes deux mains, Ce qui se cache enfin d'obscur et qui m'irrite Sous ces deux mots d'enfer, après tout, mots humains. L'espace, c'est-à-dire à des milliards de lieues En tous sens pour jamais comme un déroulement Sans borne de déserts, de solitudes bleues Se succédant sans fin tout éternellement. En tous sens, pas de bout, ni haut, ni bas, ni centre rien n'est couché, rien n'est debout rien n'en sort, rien n'y entre Il est tout! Oh! que se passe-t-il tandis que l'homme pleure Tout là-bas sur ce point inconnu de l'éther Ébloui par le vol foudroyant d'un éclair. L'Isolement. Alphonse De Lamartine. (1790-1869) Souvent sur la montagne, à l'ombre du vieux chêne, Au coucher du soleil, tristement je m'assieds; Je promène au hasard mes regards sur la plaine, Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds. Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes; Il serpente, et s'enfonce en un lointain obscur; Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes Où l'étoile du soir se lève dans l'azur. Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres, Le crépuscule encor jette un dernier rayon; Et le char vaporeux de la reine des ombres Monte, et blanchit déjà les bords de l'horizon. Cependant, s'élançant de la flèche gothique, Un son religieux se répand dans les airs; Le voyageur s'arrête, et la cloche rustique Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts. Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente N'éprouve devant eux ni charme ni transports; Je contemple la terre ainsi qu'une âme errante: Le soleil des vivants n'échauffe plus les morts. De colline en colline en vain portant ma vue, Du sud à l'aquilon, de l'aurore au couchant, Je parcours tous les points de l'immense étendue, Et je dis: -Nulle part le bonheur ne m'attend.- Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières, Vains objets dont pour moi le charme est envolé? Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères, Un être seul vous manque, et tout est dépeuplé! Quand le tour du soleil ou commence ou s'achève, D'un oeil indifférent je le suis dans son cours; En un ciel sombre ou pur qu'il se couche ou se lève, Qu'importe le soleil? je n'attends rien des jours. Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière, Mes yeux verraient partout le vide et les déserts; Je ne désire rien de tout ce qu'il éclaire; Je ne demande rien à l'immense univers. Mais peut-être au delà des bornes de sa sphère, Lieux où le vrai soleil éclaire d'autres cieux, Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre, Ce que j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux! Là, je m'enivrerais à la source où j'aspire; Là, je retrouverais et l'espoir et l'amour, Et ce bien idéal que toute âme désire, Et qui n'a pas de nom au terrestre séjour! Que ne puis-je, porté sur le char de l'Aurore, Vague objet de mes voeux, m'élancer jusqu'à toi! Sur la terre d'exil pourquoi resté-je encore? Il n'est rien de commun entre la terre et moi. Quand la feuille des bois tombe dans la prairie, Le vent du soir s'élève et l'arrache aux vallons; Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie: Emportez-moi comme elle, orageux aquilons! Le Vallon. Alphonse De Lamartine. (1790-1869) Mon coeur, lassé de tout, même de l'espérance, N'ira plus de ses voeux importuner le sort; Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance, Un asile d'un jour pour attendre la mort. Voici l'étroit sentier de l'obscure vallée: Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais, Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée, Me couvrent tout entier de silence et de paix. Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure Tracent en serpentant les contours du vallon; Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure, Et non loin de leur source ils se perdent sans nom. La source de mes jours comme eux s'est écoulée; Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour: Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée N'aura pas réfléchi les clartés d'un beau jour. La fraîcheur de leurs lits, l'ombre qui les couronne, M'enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux; Comme un enfant bercé par un chant monotone, Mon âme s'assoupit au murmure des eaux. Ah! c'est là qu'entouré d'un rempart de verdure, D'un horizon borné qui suffit à mes yeux, J'aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature, A n'entendre que l'onde, à ne voir que les cieux. J'ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie; Je viens chercher vivant le calme du Léthé. Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l'on oublie: L'oubli seul désormais est ma félicité. Mon coeur est en repos, mon âme est en silence; Le bruit lointain du monde expire en arrivant, Comme un son éloigné qu'affaiblit la distance, A l'oreille incertaine apporté par le vent. D'ici je vois la vie, à travers un nuage, S'évanouir pour moi dans l'ombre du passé; L'amour seul est resté, comme une grande image Survit seule au réveil dans un songe effacé. Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile, Ainsi qu'un voyageur qui, le coeur plein d'espoir, S'assied, avant d'entrer, aux portes de la ville, Et respire un moment l'air embaumé du soir. Comme lui, de nos pieds secouons la poussière; L'homme par ce chemin ne repasse jamais: Comme lui, respirons au bout de la carrière Ce calme avant-coureur de l'éternelle paix. Tes jours, sombres et courts comme les jours d'automne, Déclinent comme l'ombre au penchant des coteaux. L'amitié te trahit, la pitié t'abandonne, Et, seule, tu descends le sentier des tombeaux. Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime; Plonge-toi dans son sein qu'elle t'ouvre toujours: Quand tout change pour toi, la nature est la même, Et le même soleil se lève sur tes jours. De lumière et d'ombrage elle t'entoure encore: Détache ton amour des faux biens que tu perds; Adore ici l'écho qu'adorait Pythagore, Prête avec lui l'oreille aux célestes concerts. Suis le jour dans le ciel, suis l'ombre sur la terre; Dans les plaines de l'air vole avec l'aquilon; Avec le doux rayon de l'astre du mystère Glisse à travers les bois dans l'ombre du vallon. Dieu, pour le concevoir, a fait l'intelligence: Sous la nature enfin découvre son auteur! Une voix à l'esprit parle dans son silence: Qui n'a pas entendu cette voix dans son coeur? L'Automne. Alphonse De Lamartine. (1790-1869) Salut! bois couronnés d'un reste de verdure! Feuillages jaunissants sur les gazons épars; Salut, derniers beaux jours! Le deuil de la nature Convient à la douleur et plaît à mes regards. Je suis d'un pas rêveur le sentier solitaire; J'aime à revoir encor, pour la dernière fois, Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière Perce à peine à mes pieds l'obscurité des bois. Oui, dans ces jours d'automne où la nature expire, A ses regards voilés, je trouve plus d'attraits; C'est l'adieu d'un ami, c'est le dernier sourire Des lèvres que la mort va fermer pour jamais. Ainsi, prêt à quitter l'horizon de la vie, Pleurant de mes longs jours l'espoir évanoui, Je me retourne encore, et d'un regard d'envie Je contemple ces biens dont je n'ai pas joui. Terre, soleil, vallons, belle et douce nature, Je vous dois une larme aux bords de mon tombeau! L'air est si parfumé! la lumière est si pure! Aux regards d'un mourant le soleil est si beau! Je voudrais maintenant vider jusqu'à la lie Ce calice mêlé de nectar et de fiel: Au fond de cette coupe où je buvais la vie, Peut-être restait-il une goutte de miel! Peut-être l'avenir me gardait-il encore Un retour de bonheur dont l'espoir est perdu! Peut-être, dans la foule, une âme que j'ignore Aurait compris mon âme, et m'aurait répondu!... La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphire; A la vie, au soleil, ce sont là ses adieux; Moi, je meurs; et mon âme, au moment qu'elle expire, S'exhale comme un son triste et mélodieux. Sûryâ. Charles Marie René Leconte De Lisle. (1818-1894) Hymne Védique. Ta demeure est au bord des océans antiques, Maître! Les grandes Eaux lavent tes pieds mystiques. Sur ta face divine et ton dos écumant L’Abîme primitif ruisselle lentement. Tes cheveux qui brûlaient au milieu des nuages, Parmi les rocs anciens déroulés sur les plages, Pendent en noirs limons, et la houle des mers Et les vents infinis gémissent au travers. Sûryâ! Prisonnier de l’Ombre infranchissable, Tu sommeilles couché dans les replis du sable. Une haleine terrible habite en tes poumons; Elle trouble la neige errante au flanc des monts; Dans l’obscurité morne en grondant elle affaisse Les astres submergés par la nuée épaisse, Et fais monter en choeur les soupirs et les voix Qui roulent dans le sein vénérable des bois. Ta demeure est au bord des océans antiques, Maître! Les grandes Eaux lavent tes pieds mystiques. Elle vient, elle accourt, ceinte de lotus blancs, L’Aurore aux belles mains, aux pieds étincelants; Et tandis que, songeur, près des mers tu reposes, Elle lie au char bleu les quatre Vaches roses. Vois! Les palmiers divins, les érables d’argent, Et les frais nymphéas sur l’eau vive nageant, La vallée où pour plaire entrelaçant leurs danses Tournent les Apsaras en rapides cadences, Par la nue onduleuse et molle enveloppés, S’éveillent, de rosée et de flamme trempés. Pour franchir des sept cieux les larges intervalles, Attelle au timon d’or les sept fauves Cavales, Secoue au vent des mers un reste de langueur, Eclate, et lève-toi dans toute ta vigueur! Ta demeure est au bord des océans antiques, Maître! Les grandes Eaux lavent tes pieds mystiques. Mieux que l’oiseau géant qui tourne au fond des cieux, Tu montes, ô guerrier, par bonds victorieux; Tu roules comme un fleuve, ô Roi, source de l’Etre! Le visible infini que ta splendeur pénètre, En houles de lumière ardemment agité, Palpite de ta force et de ta majesté. Dans l’air flambant, immense, oh! que ta route est belle Pour arriver au seuil de la Nuit éternelle! Quand ton char tombe et roule au bas du firmament, Que l’horizon sublime ondule largement! O Sûryâ! Ton corps lumineux vers l’eau noire S’incline, revêtu d’une robe de gloire; L’Abîme te salue et s’ouvre devant toi: Descends sur le profond rivage et dors, ô Roi! Ta demeure est au bord des océans antiques, Maître! Les grandes Eaux lavent tes pieds mystiques. Guerrier resplendissant, qui marches dans le ciel A travers l’étendue et le temps éternel; Toi qui verses au sein de la Terre robuste Le fleuve fécondant de ta chaleur auguste, Et sièges vers midi sur les brûlants sommets, Roi du monde, entends-nous, et protège à jamais Les hommes au sang pur, les races pacifiques Qui te chantent au bord des océans antiques! Juin. Charles Marie René Leconte De Lisle. (1818-1894) Les prés ont une odeur d’herbe verte et mouillée, Un frais soleil pénètre en l’épaisseur des bois; Toute chose étincelle, et la jeune feuillée Et les nids palpitants s’éveillent à la fois. Les cours d’eau diligents aux pentes des collines Ruissellent, clairs et gais, sur la mousse et le thym; Ils chantent au milieu des buissons d’aubépines Avec le vent rieur et l’oiseau du matin. Les gazons sont tout pleins de voix harmonieuses, L’aube fait un tapis de perles aux sentiers; Et l’abeille, quittant les prochaines yeuses, Suspend son aile d’or aux pâles églantiers. Sous les saules ployants la vache lente et belle Paît dans l’herbe abondante au bord des tièdes eaux: La joug n’a point encor courbé son cou rebelle; Une rose vapeur emplit ses blonds naseaux. Et par delà le fleuve aux deux rives fleuries Qui vers l’horizon bleu coule à travers les prés, Le taureau mugissant, roi fougueux des prairies, Hume l’air qui l’enivre et bat ses flancs pourprés. La Terre rit, confuse, à la vierge pareille Qui d’un premier baiser frémit languissamment, Et son oeil est humide et sa joue est vermeille, Et son âme a senti les lèvres de l’amant. Ô rougeur, volupté de la Terre ravie! Frissonnements des bois, souffles mystérieux! Parfumez bien le coeur qui va goûter la vie, Trempez-le dans la paix et la fraîcheur des cieux! Assez tôt, tout baignés de larmes printanières, Par essaims éperdus ses songes envolés Iront brûler leur aile aux ardentes lumières Des étés sans ombrage et des désirs troublés. Alors inclinez-lui vos coupes de rosée, Ô fleurs de son printemps, aube de ses beaux jours! Et verse un flot de pourpre en son âme épuisée, Soleil, divin soleil de ses jeunes amours! Midi. Charles Marie René Leconte De Lisle. Midi, roi des étés, épandu sur la plaine, Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu. Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine; La terre est assoupie en sa robe de feu. L’étendue est immense et les champs n’ont point d’ombre, Et la source est tarie où buvaient les troupeaux; La lointaine forêt, dont la lisière est sombre, Dort là-bas, immobile, en un pesant repos. Seuls, les grands blés mûris, tels qu’une mer dorée, Se déroulent au loin, dédaigneux du sommeil; Pacifiques enfants de la terre sacrée, Ils épuisent sans peur la coupe du soleil. Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante, Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux, Une ondulation majestueuse et lente S’éveille, et va mourir à l’horizon poudreux. Non loin, quelques boeufs blancs, couchés parmi les herbes, Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais, Et suivent de leurs yeux languissants et superbes Le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais. Homme, si, le coeur plein de joie ou d’amertume, Tu passais vers midi dans les champs radieux, Fuis! la nature est vide et le soleil consume: Rien n’est vivant ici, rien n’est triste ou joyeux. Mais si, désabusé des larmes et du rire, Altéré de l’oubli de ce monde agité, Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire, Goûter une suprême et morne volupté, Viens! Le soleil te parle en paroles sublimes; Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin; Et retourne à pas lents vers les cités infimes, Le coeur trempé sept fois dans le néant divin. Les Fleurs. Stéphane Mallarmé. (1842-1898) Des avalanches d'or du vieil azur, au jour Premier et de la neige éternelle des astres Jadis tu détachas les grand calices pour La terre jeune encore et vierge de désastres, Le glaïeul fauve, avec les cygnes au col fin, Et ce divin laurier des âmes exilées Vermeil comme le pur orteil du séraphin Que rougit la pudeur des aurores foulées, L'hyacinthe, le myrte à l'adorable éclair Et, pareille à la chair de la femme, la rose Cruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair, Celle qu'un sang farouche et radieux arrose! Et tu fis la blancheur sanglotante des lys Qui roulant sur des mers de soupirs qu'elle effleure À travers l'encens bleu des horizons pâlis Monte rêveusement vers la lune qui pleure! Hosannah sur le cistre et dans les encensoirs, Notre Dame, hosannah du jardin de nos limbes! Et finisse l'écho par les célestes soirs, Extase des regards, scintillements des nimbes! O Mère qui créas en ton sein juste et fort, Calice balançant la future fiole, De grandes fleurs avec la balsamique Mort Pour le poëte las que la vie étiole. L'Azur. Stéphane Mallarmé. (1842-1898) De l'éternel azur la sereine ironie Accable, belle indolemment comme les fleurs, Le poëte impuissant qui maudit son génie À travers un désert stérile de Douleurs. Fuyant, les yeux fermés, je le sens qui regarde Avec l'intensité d'un remords atterrant, Mon âme vide. Où fuir? Et quelle nuit hagarde Jeter, lambeaux, jeter sur ce mépris navrant? Brouillards, montez! Versez vos cendres monotones Avec de longs haillons de brume dans les cieux Qui noiera le marais livide des automnes Et bâtissez un grand plafond silencieux! Et toi, sors des étangs léthéens et ramasse En t'en venant la vase et les pâles roseaux, Cher Ennui, pour boucher d'une main jamais lasse Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux. Encor! que sans répit les tristes cheminées Fument, et que de suie une errante prison Éteigne dans l'horreur de ses noires traînées Le soleil se mourant jaunâtre à l'horizon! Le Ciel est mort. Vers toi, j'accours! donne, ô matière, L'oubli de l'Idéal cruel et du Péché À ce martyr qui vient partager la litière Où le bétail heureux des hommes est couché, Car j'y veux, puisque enfin ma cervelle, vidée Comme le pot de fard gisant au pied d'un mur, N'a plus l'art d'attifer la sanglotante idée, Lugubrement bâiller vers un trépas obscur... En vain! l'Azur triomphe, et je l'entends qui chante Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus Nous faire peur avec sa victoire méchante, Et du métal vivant sort en bleus angelus! Il roule par la brume, ancien et traverse Ta native agonie ainsi qu'un glaive sûr; Où fuir dans la révolte inutile et perverse? Je suis hanté. L'Azur! l'Azur! l'Azur! l'Azur! Brise Marine. Stéphane Mallarmé. (1842-1898) La chair est triste, hélas! et j'ai lu tous les livres. Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres D'être parmi l'écume inconnue et les cieux! Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux Ne retiendra ce coeur qui dans la mer se trempe O nuits! ni la clarté déserte de ma lampe Sur le vide papier que la blancheur défend Et ni la jeune femme allaitant son enfant. Je partirai! Steamer balançant ta mâture, Lève l'ancre pour une exotique nature! Un Ennui, désolé par les cruels espoirs, Croit encore à l'adieu suprême des mouchoirs! Et, peut-être, les mâts, invitant les orages Sont-ils de ceux qu'un vent penche sur les naufrages Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots... Mais, ô mon coeur, entends le chant des matelots! L'Après-Midi D'un Faune. Stéphane Mallarmé. (1842-1898) Le Faune: Ces nymphes, je les veux perpétuer. Si clair, Leur incarnat léger, qu'il voltige dans l'air Assoupi de sommeils touffus. Aimai-je un rêve? Mon doute, amas de nuit ancienne, s'achève En maint rameau subtil, qui, demeuré les vrais Bois même, prouve, hélas! que bien seul je m'offrais Pour triomphe la faute idéale de roses. Réfléchissons... ou si les femmes dont tu gloses Figurent un souhait de tes sens fabuleux! Faune, l'illusion s'échappe des yeux bleus Et froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste: Mais, l'autre tout soupirs, dis-tu qu'elle contraste Comme brise du jour chaude dans ta toison? Que non! par l'immobile et lasse pâmoison Suffoquant de chaleurs le matin frais s'il lutte, Ne murmure point d'eau que ne verse ma flûte Au bosquet arrosé d'accords; et le seul vent Hors des deux tuyaux prompt à s'exhaler avant Qu'il disperse le son dans une pluie aride, C'est, à l'horizon pas remué d'une ride Le visible et serein souffle artificiel De l'inspiration, qui regagne le ciel. O bords siciliens d'un calme marécage Qu'à l'envi de soleils ma vanité saccage Tacite sous les fleurs d'étincelles, Contez « Que je coupais ici les creux roseaux domptés » Par le talent; quand, sur l'or glauque de lointaines » Verdures dédiant leur vigne à des fontaines, » Ondoie une blancheur animale au repos: » Et qu'au prélude lent où naissent les pipeaux » Ce vol de cygnes, non! de naïades se sauve » Ou plonge... Inerte, tout brûle dans l'heure fauve Sans marquer par quel art ensemble détala Trop d'hymen souhaité de qui cherche le la: Alors m'éveillerai-je à la ferveur première, Droit et seul, sous un flot antique de lumière, Lys! et l'un de vous tous pour l'ingénuité. Autre que ce doux rien par leur lèvre ébruité, Le baiser, qui tout bas des perfides assure, Mon sein, vierge de preuve, atteste une morsure Mystérieuse, due à quelque auguste dent; Mais, bast! arcane tel élut pour confident Le jonc vaste et jumeau dont sous l'azur on joue: Qui, détournant à soi le trouble de la joue, Rêve, dans un solo long, que nous amusions La beauté d'alentour par des confusions Fausses entre elle-même et notre chant crédule; Et de faire aussi haut que l'amour se module Évanouir du songe ordinaire de dos Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos, Une sonore, vaine et monotone ligne. Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne Syrinx, de refleurir aux lacs où tu m'attends! Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps Des déesses; et par d'idolâtres peintures À leur ombre enlever encore des ceintures: Ainsi, quand des raisins j'ai sucé la clarté, Pour bannir un regret par ma feinte écarté, Rieur, j'élève au ciel d'été la grappe vide Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide D'ivresse, jusqu'au soir je regarde au travers. O nymphes, regonflons des SOUVENIRS divers. « Mon oeil, trouant le joncs, dardait chaque encolure » Immortelle, qui noie en l'onde sa brûlure » Avec un cri de rage au ciel de la forêt; » Et le splendide bain de cheveux disparaît » Dans les clartés et les frissons, ô pierreries! » J'accours; quand, à mes pieds, s'entrejoignent (meurtries » De la langueur goûtée à ce mal d'être deux) » Des dormeuses parmi leurs seuls bras hasardeux; » Je les ravis, sans les désenlacer, et vole » À ce massif, haï par l'ombrage frivole, » De roses tarissant tout parfum au soleil, » Où notre ébat au jour consumé soit pareil. Je t'adore, courroux des vierges, ô délice Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair Tressaille! la frayeur secrète de la chair: Des pieds de l'inhumaine au coeur de la timide Qui délaisse à la fois une innocence, humide De larmes folles ou de moins tristes vapeurs. « Mon crime, c'est d'avoir, gai de vaincre ces peurs » Traîtresses, divisé la touffe échevelée » De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée: » Car, à peine j'allais cacher un rire ardent » Sous les replis heureux d'une seule (gardant » Par un doigt simple, afin que sa candeur de plume » Se teignît à l'émoi de sa soeur qui s'allume, » La petite, naïve et ne rougissant pas: ) » Que de mes bras, défaits par de vagues trépas, » Cette proie, à jamais ingrate se délivre » Sans pitié du sanglot dont j'étais encore ivre. Tant pis! vers le bonheur d'autres m'entraîneront Par leur tresse nouée aux cornes de mon front: Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre, Chaque grenade éclate et d'abeilles murmure; Et notre sang, épris de qui le va saisir, Coule pour tout l'essaim éternel du désir. À l'heure où ce bois d'or et de cendres se teinte Une fête s'exalte en la feuillée éteinte: Etna! c'est parmi toi visité de Vénus Sur ta lave posant tes talons ingénus, Quand tonne une somme triste ou s'épuise la flamme. Je tiens la reine! O sûr châtiment... Non, mais l'âme De paroles vacante et ce corps alourdi Tard succombent au fier silence de midi: Sans plus il faut dormir en l'oubli du blasphème, Sur le sable altéré gisant et comme j'aime Ouvrir ma bouche à l'astre efficace des vins! Couple, adieu; je vais voir l'ombre que tu devins. Fleurs De Sang. Sully Prudhomme. (1839-1907) Pendant que nous faisions la guerre, Le soleil a fait le printemps: Des fleurs s'élèvent où naguère S'entre-tuaient les combattants. Malgré les morts qu'elles recouvrent, Malgré cet effroyable engrais, Voici leurs calices qui s'ouvrent, Comme l'an dernier, purs et frais. Comment a bleui la pervenche, Comment le lis renaît-il blanc, Et la marguerite encore blanche, Quand la terre a bu tant de sang? Quand la sève qui les colore N'est faite que de sang humain, Comment peuvent-elles éclore Sans une tache de carmin? Sous nos yeux l'étranger les cueille; Pas une ne lui tient rigueur Et, quand il passe, ne s'effeuille Pour ne point sourire aux vainqueurs; Pas une ne dit à l'oreille: « Je suis cette fois sans parfum! » Au papillon qui la réveille: « Cette fois tu m'es importun! » Pas une, en ces plaines fatales Où tomba plus d'un pauvre enfant, N'a, par pudeur, de ses pétales Assombri l'éclat triomphant. De notre deuil tissant leur gloire, Elles ne nous témoignent rien, Car les fleurs n'ont pas de mémoire, Nouvelles dans un monde ancien. O fleurs, de vos tuniques neuves, Refermez tristement les plis: Ne vous sentez pas les veuves Des jeunes coeurs ensevelis? A nos malheurs, indifférentes, Vous vous étalez sans remords: Fleurs d'ici ou de là bas, un peu nos parentes, Vous devriez pleurer nos morts. Le Fleuve. Sully Prudhomme. (1839-1907) Vous, ne révélez point la destinée ultime, O défunts dans la nuit pêle-mêle noyés! Dieu seul peut suivre au loin jusqu'à l'extrême abîme Le fleuve entier des morts qui roule sous nos pieds. Les beaux yeux, les grands coeurs et les fronts pleins de rêve, Les couples escortant Juliette et Roméo, Tous les restes humains vers la brumeuse grève Silencieux et froids glissent au fil de l'eau. Décorant l'avenir que le présent lui voile, L'humanité regarde, au ciel, plus haut que soi, Durant le jour i'azur, pendant la nuit l'étoile, Symboles du bonheur que lui promet sa foi. Hélas! tout corps vivant semble un radeau qui passe, En route sans fanal pour l'infini sans port; Mais courte est notre vue, et Dieu nous fit la grâce De ne la point tourner du côté de la mort. Entre Especes. Sully Prudhomme. (1839-1907) Le chercheur. Étoiles, vos regards font plier les genoux! L' appel de l' infini sous vos longs cils palpite! Mais, si sombre que soit la terre, et si petite, Commençons par la terre, elle est proche de nous. L' homme est par le labour son plus intime époux; L' indifférent soleil de loin la sollicite, Mais lui, qui de ses fruits guette la réussite, Passe toute l' année à lui tâter le pouls. Ce monde étant le seul que j' étreigne et pénètre, J' y dois chercher d' abord ce que je veux connaître, Et je consulterai les autres à leur tour. Je vais donc l' ausculter, pour voir si d' aventure N' y siègent pas d' un dieu la justice et l' amour, Si la terre n' est pas le coeur de la nature. Une voix. Ah! Ne lui demandons pas tant! Pour moi, cette planète où j' aime Où j' espère dès que je sème, Où je mérite en combattant, Dont la surface ample et féconde Prodigue à mes voeux tous les jours Tant de trésors si je la sonde, D' horizons si je la parcours, Coeur du monde ou tas de poussière, En paix j' y travaille et j' y dors; Elle est belle, elle est nourricière; Éperdument j' y plonge et mords! La nature en ce cher asile Met ses élus, non ses maudits. Le chercheur. Ce qu' elle y met de paradis M' a rendu le goût difficile. Je laisse dans leur nuit faire leur somme épais Les pierres, les métaux, tous les êtres inertes, Où rien ne retentit ni des gains ni des pertes Qui les changent toujours sans les tuer jamais. J' ai perdu le sommeil qu' auprès d' eux je dormais; Mais je sens l' âme en moi des multitudes vertes Dont les plaines jadis étaient toutes couvertes, Et je sais les combats de leur menteuse paix; Je me sens oppressé dans les germes qu' étouffe Des fougères d' alors la gigantesque touffe, Où le silence est fait d' impuissance à gémir. Oh! Qu' il en périra de flores faméliques, Pour qu' en l' âge tardif du soc et du zéphyr Fleurissent des épis les blondes républiques. Une voix. Le poète anime la fleur Des rêves dont son âme est pleine, Le parfum lui semble une haleine, La goutte de rosée un pleur. Qu' en croirai-je? Oh! La fleur vit-elle? Passe-t-il un frisson nerveux Dans la feuille, verte dentelle Aux fils plus fins que des cheveux? La corolle, que la lumière Fait s' entr' ouvrir, et qui la suit, Est-ce une ébauche de paupière En vague lutte avec la nuit? Dis-moi si, pour la rose, éclore C' est naître, et s' effeuiller, mourir. Le chercheur. La sève que j' y vois courir Est du sang déjà, pâle encore.. Nul germe en l' univers ne tire du néant De quoi fournir son type et tarir sa puissance; Chaque vie à toute heure est une renaissance Où les forces ne font qu' un échange en créant. Aussi tout animal, de l' insecte au géant, En quête de la proie utile à sa croissance, Est un gouffre qui rôde, affamé par essence, Assouvi par hasard, et, par instinct, béant. Aveugle exécuteur d' un mal obligatoire, Chaque vivant promène écrit sur sa mâchoire L' arrêt de mort d' un autre, exigé par sa faim. Car l' ordre nécessaire, ou le plaisir divin, Fait d' un même sépulcre un même réfectoire À d' innombrables corps, sans relâche et sans fin. Une voix. Comme une vasque trop peu large Déverse l' onde par ses bords, La terre étroite se décharge Du flot surabondant des corps; Elle n' en borne pas le nombre, Car peu d' êtres une fois nés Regrettent le silence et l' ombre, À sa mamelle cramponnés! Et quelle vierge n' aventure Au souffle obsédant de l' amour Le noeud léger de sa ceinture, Fière de souffrir à son tour? Vis donc! C' est la loi générale, Et mange comme tu pourras! Le chercheur. Une assez commode morale A tiré la faim d' embarras. Tout vivant n' a qu' un but: persévérer à vivre; Même à travers ses maux il y trouve plaisir; Esclave de ce but qu' il n' eut point à choisir, Il voue entièrement sa force à le poursuivre. Ce qui borne ou détruit sa vie, il s' en délivre; Ce qui la lui conserve, il tâche à s' en saisir: De là le grand combat, pourvoyeur du désir, Que l' espèce à l' espèce avec âpreté livre. Ou tuer, ou mourir de famine et de froid, Qui que tu sois, choisis! Sur notre horrible sphère Nul n' évite en naissant ce carrefour étroit. Un titre pour tuer, que le besoin confère, Où la nature absout du mal qu' elle fait faire, Un brevet de bourreau, voilà le premier droit. Une voix. Il n' est ni bourreaux, ni victimes, Il n' est pas même d' ennemis, Quand les meurtres sont légitimes, Par les décrets de Dieu permis! Dans leur démêlé séculaire, Qui n' est qu' un ordre violent, Les espèces s' entr' immolant Le font sans haine ni colère. De là vient que nul repentir Ne trouble la faim satisfaite; Que toute proie à sa défaite Peut sans rancune consentir: Elle tombe dans une guerre Où chacun doit un jour tomber. Le chercheur. Ah! Les vaincus à succomber Ne se résignent pourtant guère! L' espace est plein des cris par les faibles poussés. Comme à travers la nuit geignent les vents d' automne, Sans cesse monte au ciel la plainte monotone De ces vaincus amers, pleurants, ou courroucés. Vous criez dans le vide! Assez de cris, assez! Le silence du ciel, ô faibles, vous étonne: Vous voulez que pour vous contre les forts il tonne; Vous imitez pourtant ceux que vous maudissez: Quand vous leur imputez leur tyrannie à crime, Est-il un seul de vous qui pour vivre n' opprime? Où la vie a germé, l' égoïsme a sévi. Bien qu' elle soit petite et douce, votre bouche, Elle est pourtant armée, et l' appel en est louche: On sait à quels baisers elle a déjà servi. Une voix. Baisers vibrants qu' aux fleurs mouillées Portent les sonores essaims Des abeilles ensoleillées, Êtes-vous oeuvres d' assassins? Baisers de la mère à la fille, Baisers des frères et des soeurs, Les agapes de la famille Ont-elles souillé vos douceurs? Baisers des bouches rassemblées Sur un front d' aïeul, baisers purs Comme en versent les giroflées Sous les vents d' avril aux vieux murs, Ces bouches qu' une larme arrose Ont-elles de féroces dents? Le chercheur. La mort fait son oeuvre au dedans, Sombre sous des dehors de rose. Ce précepte m' émeut: " ne fais pas au prochain Ce que tu ne veux pas qu' il te fasse à toi-même. " Pourtant s' il le faut suivre en sa rigueur extrême Il n' est d' autre avenir que de mourir de faim. Vivre sans nuire! ô songe ambitieux et vain! Le prochain, quel est-il? Voilà le grand problème. Qu' il végète ou qu' il pense, et qu' on l' abhorre ou l' aime, Tout être a, dès qu' il sent, quelque chose d' humain. Et n' alléguons jamais, meurtriers hypocrites, La souveraineté que nous font nos mérites. Tout vivant souffre, aucun ne s' est donné son rang. L' homme civilisé, charité bien étrange! N' appelle son prochain nul être dont il mange. L' anthropophage est seul impartial et franc. Une voix. Horreur! On ne sait si tu railles Ou si toi-même tu te crois; Laisse aux cyniques sans entrailles Leurs sarcasmes hideux et froids. Ce matin j' ai vu l' alouette, Perçant l' air comme un point vermeil, Avec le cri pur qu' elle y jette S' évanouir dans le soleil; Sa voix enchantait l' étendue; Un trait d' archer l' a fait mourir. La voix n' est pas redescendue, J' en ai senti mon coeur souffrir... Mais pour un oiseau qui succombe, L' amour au ciel en rend bien deux! Le chercheur. Je pense aux morts; toi, si tu peux, Chante l' amour sur l' hécatombe. Toujours grave en tuant, le fauve carnassier Bondit, abat sa proie, et mange, grave encore; L' homme, joyeux convive, assaisonne et décore La chair qu' il engraissa pour le plomb ou l' acier. D' où vient que, pour lui seul scrupuleux justicier, Ce tueur, sans pitié pour la faune et la flore, Châtie en l' homicide un crime qu' il abhorre Et dans la chasse impie admire un jeu princier? Le même acte, en dépit des mots dont on le nomme, S' il n' est crime envers tous, ne l' est point envers l' homme, Et s' il est crime en haut, l' est à tous les degrés. Ô morale, n' es-tu qu' un pacte entre complices? Pourquoi ton équité, bonne pour nos polices, Ne nous rend-elle pas tous les êtres sacrés? Une voix. Rêveur, tu parles en profane! Le plus juste peut s' oublier, Quand il est rué par Diane Sur les traces d' un sanglier! Ne connais-tu pas ce délire? L' ouragan des chiens, leurs abois, Et la fanfare qui déchire La tressaillante horreur des bois! L' hallali! L' assaut du colosse Qui se débat, les chiens au flanc, Secouant leur grappe féroce Dans les entrailles et le sang! Nulle jeune et guerrière envie N' émeut donc l' audace en ton coeur? Le chercheur. J' ai mis mon zèle et ma vigueur À sonder mon droit sur la vie. Tantôt je prends l' acier, j' en avive le fil Et je tranche la chair en convive impassible: Je me semble être un roi, comme l' entend la bible Qui déclare saint l' homme, et tout le reste vil. Tantôt j' ai le soupçon d' un infini péril, Et je crois me sentir l' humble et lointaine cible D' un centaure céleste à la flèche invisible, Il passe en moi l' éclair d' un effroi puéril. Hélas! à quels docteurs faut-il que je me fie? La leçon des anciens, dogme ou philosophie, Ne m' a rien enseigné que la crainte et l' orgueil; Ne m' abandonne pas, toi, qui seule, ô science, Sais forger dans la preuve une ancre à la croyance! Le doute est douloureux à traîner, comme un deuil. Une voix. Voici l' aube! -éteins ta veilleuse! - L' aube au tendre éblouissement, L' aube suave et merveilleuse Qui nous fait sourire en dormant: Par les fentes des portes closes Regarde pendre au bord des lits, Parmi les raisins et les roses, Les bras lents des amants pâlis... Écoute au loin la voix d' Horace: Il t' invite à cueillir le jour; Lydie en s' éveillant l' embrasse: Imite leur facile amour! Chasse la sombre maladie Qui trouble tes nuits, insensé... Le chercheur. Quand Horace a chanté Lydie, Mon siècle n' avait point pensé. Rêverie. Alfred De Musset. (1810-1857) Quand le paysan sème, et qu’il creuse la terre, Il ne voit que son grain, ses boeufs et son sillon. - La nature en silence accomplit le mystère, - Couché sur sa charrue, il attend sa moisson. Quand sa femme, en rentrant le soir, à sa chaumière, Lui dit: « Je suis enceinte », - il attend son enfant. Quand il voit que la mort va saisir son vieux père, Il s’assoit sur le pied de la couche, et l’attend. Que savons-nous de plus?- et la sagesse humaine, Qu’a-t-elle découvert de plus dans son domaine? Sur ce large univers elle a, dit-on, marché; Et voilà cinq mille ans qu’eIle a toujours cherché! Promenade. Alfred De Musset. (1810-1857) Dans ces bois qu’un nuage dore, Que l’ombre est lente à s’endormir! Ce n’est pas le soir, c’est l’aurore, Qui gaîment nous semble s’enfuir; Car nous savons qu’elle va revenir. - Ainsi, laissant l’espoir éclore Meurt doucement le souvenir. La Nuit. Alfred De Musset. (1810-1857) Quand la lune blanche S’accroche à la branche Pour voir Si quelque feu rouge Dans l’horizon bouge Le soir, Fol alors qui livre A la nuit son livre Savant, Son pied aux collines, Et ses mandolines Au vent; Fol qui dit un conte, Car minuit qui compte Le temps, Passe avec le prince Des sabbats qui grince Des dents. L’amant qui compare Quelque beauté rare Au Jour, Tire une ballade De son coeur malade D’amour. Mais voici dans l’ombre Qu’une ronde sombre Se fait, L’enfer autour danse, Tous dans un silence Parfait. Tout endu de Grève, Tout juif mort soulève Son front, Tous noyés des havres Pressent leurs cadavres En rond. Et les âmes feues Joignent leurs mains bleues Sans os; Lui tranquille chante D’une voix touchante Ses maux. Mais lorsque sa harpe, Où flotte une écharpe, Se tait, Il veut fuir- La danse L’entoure en silence Parfait. Le cercle l’embrasse, Son pied s’entrelace Aux morts, Sa tête se brise Sur la terre grise! Alors La ronde contente, En ris éclatante, Le prend; Tout mort sans rancune Trouve au clair de lune Son rang. Car la lune blanche S’accroche à la branche Pour voir Si quelque feu rouge Dans I’horizon bouge Le soir. 1856. Les Corbeaux. Arthur Rimbaud. (1854-1891) Seigneur, quand froide est la prairie, Quand dans les hameaux abattus, Les longs angelus se sont tus. Sur la nature défleurie Faites s'abattre des grands cieux Les chers corbeaux délicieux. Armée étrange aux cris sévères, Les vents froids attaquent vos nids! Vous, le long des fleuves jaunis, Sur les routes aux vieux calvaires, Sur les fossés et sur les trous Dispersez-vous, ralliez-vous! Par milliers, sur les champs de France, Où dorment des morts d'avant-hier, Tournoyez, n'est-ce pas, l'hiver, Pour que chaque passant repense! Sois donc le crieur du devoir, O notre funèbre oiseau noir! Mais, saints du ciel, en haut du chêne, Mât perdu dans le soir charmé, Laissez les fauvettes de mai Pour ceux qu'au fond du bois enchaîne, Dans l'herbe d'où l'on ne peut fuir, La défaite sans avenir. Tête De Faune. Arthur Rimbaud. (1854-1891) Dans la feuillée, écrin vert taché d'or, Dans la feuillée incertaine et fleurie De fleurs splendides où le baiser dort, Vif et crevant l'exquise broderie, Un faune effaré montre ses deux yeux Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches. Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux Sa lèvre éclate en rires sous les branches. Et quand il a fui tel qu'un écureuil - Son rire tremble encore à chaque feuille Et l'on voit épeuré par un bouvreuil Le Baiser d'or du Bois, qui se recueille. Le Dormeur Du Val. Arthur Rimbaud. (1854-1891) C'est un trou de verdure où chante une rivière Accrochant follement aux herbes des haillons D'argent; où le soleil, de la montagne fière, Luit: c'est un petit val qui mousse de rayons. Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort; il est étendu dans l'herbe, sous la nue, Pâle dans son lit vert ou la lumière pleut. Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme Sourirait un enfant malade, il fait un somme: Nature, berce-le chaudement: il a froid. Les parfums ne font pas frissonner sa narine; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. Octobre 1870. Voyelles. Arthur Rimbaud. (1854-1891) A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes: A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombinent autour des puanteurs cruelles, Golfes d'ombre; E, candeurs des vapeurs et des tentes, Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles; I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles Dans la colère ou les ivresses pénitentes; U, cycles, vibrement divins des mers virides, Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux; O, suprême Clairon plein des strideurs étranges, Silences traversés des Mondes et des Anges: O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux! Soir. Albert Samain. (1858-1900) L'angélique échanson des couchants violets Penchant l'urne du rêve emplit l'or vieux des coupes. Des blancheurs d'ailes vers le ciel volent par troupes Le noir des jardins s'ouvre aux mystères seulets. La nuit vient. Des pêcheurs chargés de lourds filets Passent; de jeunes voix vont s'éloignant, en groupes, Et l'étang de saphyr, où dorment les chaloupes, Met son manteau de lune et sort ses feux follets. Tout le firmament brille à travers les ramures. Des pétales mourants tombent des roses mûres: La fleur triste des soirs divins vient de s'ouvrir... Mon âme est un velours douloureux que tout froisse, Et je sens en mon coeur lourd d'ineffable angoisse Je ne sais quoi de doux, qui voudrait bien mourir... Dans le parc... Albert Samain. (1858-1900) Dans le parc aux lointains voilés de brume, sous Les grands arbres d'où tombe avec un bruit très doux L'adieu des feuilles d'or parmi la solitude, Sous le ciel pâlissant comme de lassitude, Nous irons, si tu veux, jusqu'au soir, à pas lents, Bercer l'été qui meurt dans nos coeurs indolents. Nous marcherons parmi les muettes allées; Et cet amer parfum qu'ont les herbes foulées, Et ce silence, et ce grand charme langoureux Que verse en nous l'automne exquis et douloureux Et qui sort des jardins, des bois, des eaux, des arbres Et des parterres nus où grelottent les marbres, Baignera doucement notre âme tout un jour, Comme un mouchoir ancien qui sent encor l'amour. Automne. (octobre 1894) Albert Samain. (1858-1900) Le vent tourbillonnant, qui rabat les volets, Là-bas tord la forêt comme une chevelure. Des troncs entrechoqués monte un puissant murmure Pareil au bruit des mers, rouleuses de galets. L'automne qui descend les collines voilées Fait, sous ses pas profonds, tressaillir notre coeur; Et voici que s'afflige avec plus de ferveur Le tendre désespoir des roses envolées. Le vol des guêpes d'or qui vibrait sans repos S'est tu; le pêne grince à la grille rouillée; La tonnelle grelotte et la terre est mouillée, Et le linge blanc claque, éperdu, dans l'enclos. Le jardin nu sourit comme une face aimée Qui vous dit longuement adieu, quand la mort vient; Seul, le son d'une enclume ou l'aboiement d'un chien Monte, mélancolique, à la vitre fermée. Suscitant des pensers d'immortelle et de buis, La cloche sonne, grave, au coeur de la paroisse; Et la lumière, avec un long frisson d'angoisse, Écoute au fond du ciel venir les longues nuits. Les longues nuits demain remplaceront, lugubres, Les limpides matins, les matins frais et fous, Pleins de papillons blancs chavirant dans les choux Et de voix sonnant clair dans les brises salubres. Qu'importe, la maison, sans se plaindre de toi, T'accueille avec son lierre et ses nids d'hirondelle, Et, fêtant le retour du prodigue près d'elle, Fait sortir la fumée à longs flots bleus du toit. Lorsque la vie éclate et ruisselle et flamboie, Ivre du vin trop fort de la terre, et laissant Pendre ses cheveux lourds sur la coupe du sang, L'âme impure est pareille à la fille de joie. Mais les corbeaux au ciel s'assemblent par milliers, Et déjà, reniant sa folie orageuse, L'âme pousse un soupir joyeux de voyageuse Qui retrouve, en rentrant, ses meubles familiers. L'étendard de l'été pend noirci sur sa hampe. Remonte dans ta chambre, accroche ton manteau; Et que ton rêve, ainsi qu'une rose dans l'eau, S'entr'ouvre au doux soleil intime de la lampe. Dans l'horloge pensive, au timbre avertisseur, Mystérieusement bat le coeur du silence. La solitude au seuil étend sa vigilance, Et baise, en se penchant, ton front comme une soeur. C'est le refuge élu, c'est la bonne demeure, La cellule aux murs chauds, l'âtre au subtil loisir, Où s'élabore, ainsi qu'un très rare élixir, L'essence fine de la vie intérieure. Là, tu peux déposer le masque et les fardeaux, Loin de la foule et libre, enfin, des simagrées, Afin que le parfum des choses préférées Flotte, seul, pour ton coeur dans les plis des rideaux. C'est la bonne saison, entre toutes féconde, D'adorer tes vrais dieux, sans honte, à ta façon, Et de descendre en toi jusqu'au divin frisson De te découvrir jeune et vierge comme un monde! Tout est calme; le vent pleure au fond du couloir; Ton esprit a rompu ses chaînes imbéciles, Et, nu, penché sur l'eau des heures immobiles, Se mire au pur cristal de son propre miroir: Et, près du feu qui meurt, ce sont des grâces nues, Des départs de vaisseaux haut voilés dans l'air vif, L'âpre suc d'un baiser sensuel et pensif, Et des soleils couchants sur des eaux inconnues... Les Insectes Lui Parlent. Edmond Rostand. (1868-1918) «Et nous, nous nous chargeons de ton Apothéose. Car nous fûmes toujours les amis les meilleurs. Nous, Tes Insectes, ceux de Vaucluse et d’ailleurs, Voulons tous dans ta gloire être pour quelque chose. «La fourmilière sculpte, et la ruche compose. Une étoile d’argent se tisse entre deux fleurs. Tu sais que nous savons réussir des splendeurs. Fabre, le souviens-tu de la chapelle rose? «Te souviens-tu qu’un jour, en haut du mont Veutoux, Tu vis un temple obscur et bâti loin de tous Sur lequel nous étions cent mille coccinelles? «La chapelle était rose et semblait en corail! Ainsi, la solitude aura sur son travail Une gloire vivante et faite avec des ailes.» Après Trois Ans. Paul Verlaine. (1844-1896) Ayant poussé la porte étroite qui chancelle, Je me suis promené dans le petit jardin Qu'éclairait doucement le soleil du matin, Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle. Rien n'a changé. J'ai tout revu: l'humble tonnelle De vigne folle avec les chaises de rotin... Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle. Les roses comme avant palpitent; comme avant, Les grands lys orgueilleux se balancent au vent. Chaque alouette qui va et vient m'est connue. Même j'ai retrouvé debout la Velléda Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue, -Grêle, parmi l'odeur fade du réséda. Soleils Couchants. Paul Verlaine. (1844-1896) Une aube affaiblie Verse par les champs La mélancolie Des soleils couchants. La mélancolie Berce de doux chants Mon coeur qui s'oublie Aux soleils couchants. Et d'étranges rêves, Comme des soleils Couchants sur les grèves, Fantômes vermeils, Défilent sans trêves, Défilent, pareils A des grands soleils Couchants sur les grèves. Promenade Sentimentale. Paul Verlaine. (1844-1896) Le couchant dardait ses rayons suprêmes Et le vent berçait les nénuphars blêmes; Les grands nénuphars entre les roseaux Tristement luisaient sur les calmes eaux. Moi j'errais tout seul, promenant ma plaie Au long de l'étang, parmi la saulaie Où la brume vague évoquait un grand Fantôme laiteux se désespérant Et pleurant avec la voix des sarcelles Qui se rappelaient en battant des ailes Parmi la saulaie où j'errais tout seul Promenant ma plaie; et l'épais linceul Des ténèbres vint noyer les suprêmes Rayons du couchant dans ses ondes blêmes Et des nénuphars, parmi les roseaux, Des grands nénuphars sur les calmes eaux. Marine. Paul Verlaine. (1844-1896) L'Océan sonore Palpite sous l'oeil De la lune en deuil Et palpite encore, Tandis qu'un éclair Brutal et sinistre Fend le ciel de bistre D'un long zigzag clair, Et que chaque lame En bonds convulsifs Le long des récifs Va, vient, luit et clame, Et qu'au firmament, Où l'ouragan erre, Rugit le tonnerre Formidablement. La lune blanche... Paul Verlaine. (1844-1896) La lune blanche Luit dans les bois; De chaque branche Part une voix Sous la ramée... O bien-aimée. L'étang reflète, Profond miroir, La silhouette Du saule noir Où le vent pleure... Rêvons, c'est l'heure, Un vaste et tendre Apaisement Semble descendre Du firmament Que l'astre irise... C'est l'heure exquise. XXème Siècle. Les Lilas Et Les Roses. Louis Aragon. (1897-1982) O mois des floraisons mois des métamorphoses Mai qui fut sans nuage et Juin poignardé Je n'oublierai jamais les lilas ni les roses Ni ceux que le printemps dans les plis a gardés Je n'oublierai jamais l'illusion tragique Le cortège les cris la foule et le soleil Les chars chargés d'amour les dons de la Belgique L'air qui tremble et la route à ce bourdon d'abeilles Le triomphe imprudent qui prime la querelle Le sang que préfigure en carmin le baiser Et ceux qui vont mourir debout dans les tourelles Entourés de lilas par un peuple grisé Je n'oublierai jamais les jardins de la France Semblables aux missels des siècles disparus Ni le trouble des soirs l'énigme du silence Les roses tout le long du chemin parcouru Le démenti des fleurs au vent de la panique Aux soldats qui passaient sur l'aile de la peur Aux vélos délirants aux canons ironiques Au pitoyable accoutrement des faux campeurs Mais je ne sais pourquoi ce tourbillon d'images Me ramène toujours au même point d'arrêt A Sainte-Marthe Un général De noirs ramages Une villa normande au bord de la forêt Tout se tait L'ennemi dans l'ombre se repose On nous a dit ce soir que Paris s'est rendu Je n'oublierai jamais les lilas ni les roses Et ni les deux amours que nous avons perdus Bouquets du premier jour lilas lilas des Flandres Douceur de l'ombre dont la mort farde les joues Et vous bouquets de la retraite roses tendres Couleur de l'incendie au loin roses d'Anjou. Les Etoiles. Louis Dantin. (1865-1945) Par les soirs somnolents d'été, lorsque l'azur A bruni ses derniers reflets d'or ou d'opale, Chaque étoile, à son rang, dans le ciel vaste et pur Arrive, et lentement suspend son flambeau pâle. Bientôt leurs légions se pressent; d'un vol sûr Toutes vont déployant leur splendeur virginale Et, sous leurs diamants de feu, l'éther obscur Brille comme un manteau de reine orientale. Étoiles, qui donnez à l'espace des fleurs, Des sourires aux nuits, des hymnes au silence, Et des rayons à l'ombre et du calme à nos pleurs; Quand vous montez, la paix pour mon âme commence, Car je crois, devinant vos mystiques lueurs, Dans vos yeux d'infini lire l'Amour immense. Le Nénuphar. Louis Dantin. (1865-1945) Le marais s'étend là, monotone et vaseux, Plaine d'ajoncs rompus et de mousses gluantes, Immonde rendez-vous où mille êtres visqueux Croisent obscurément leurs légions fuyantes. Or, parmi ces débris de corruptions lentes, On voit, immaculé, splendide, glorieux, Le nénuphar dresser sa fleur étincelante Des blancheurs de la neige et de l'éclat des cieux. Il surgit, noble et pur, en ce désert étrange, Écrasant ces laideurs qui le montrent plus beau, Et, pour lui faire un lit sans tache en cette fange, Ses feuilles largement épandent leur rideau, Et leur grand orbe vert semble être, au fil de l'eau, Un disque d'émeraude où luit une aile d'ange. Automne. Gonzalve Desaulniers. (1863-1934) Sur le versant du mont les arbres Se dévêtent de leurs atours Qui s'en vont recouvrir les marbres Des tombeaux aux sombres contours. Les collines se font plus blanches, Le ciel d'azur se fait plus gris, Et les petits hôtes des branches Ne troublent plus l'air de leurs cris. Qu'est-ce donc qu'apporte l'automne Dans les plis de son manteau noir? Que dit sa plainte monotone Aux vieilles tours quand vient le soir? Et pourquoi l'humble violette Qui charmait souvent nos ennuis Ne fait-elle plus sa toilette Au sortir de ces longues nuits? Ah! c'est que, déployant ses ailes, Le froid hiver va revenir Chasser les pauvres hirondelles Que d'autres cieux voient accourir. Le temps des illusions passe, Tout reprend sa réalité, Et souvent le moindre vent casse Plus d'un grand chêne à tort vanté. Mais laissons-là, mon adorée, La nature avec ses frimas, Que nous importe la durée Ou la rigueur de ses climats. N'avons-nous pas un coin de terre Où le soleil reluit toujours Pour y couler, dans le mystère, Les folles heures des amours. Un Loup. Paul Éluard. (1895-1952) La bonne neige le ciel noir Les branches mortes la détresse De la forêt pleine de pièges Honte à la bête pourchassée La fuite en flèche dans le coeur Les traces d’une proie atroce Hardi au loup et c’est toujours Le plus beau loup et c’est toujours Le dernier vivant que menace La masse absolue de la mort. La bonne neige le ciel noir Les branches mortes la détresse De la forêt pleine de pièges Honte à la bête pourchassée La fuite en flèche dans le coeur Les traces d’une proie atroce Hardi au loup et c’est toujours Le plus beau loup et c’est toujours Le dernier vivant que menace La masse absolue de la mort. Soirs D'Automne. Emile Nelligan. (1879-1941) Voici que la tulipe et voilà que les roses, Sous le geste massif des bronzes et des marbres, Dans le Parc où l'Amour folâtre sous les arbres, Chantent dans les longs soirs monotones et roses. Dans les soirs a chanté la gaîté des parterres Où danse un clair de lune en des poses obliques, Et de grands souffles vont, lourds et mélancoliques, Troubler le rêve blanc des oiseaux solitaires. Voici que la tulipe et voilà que les roses Et les lys cristallins, pourprés de crépuscule, Rayonnent tristement au soleil qui recule, Emportant la douleur des bêtes et des choses. Et mon amour meurtri, comme une chair qui saigne, Repose sa blessure et calme ses névroses. Et voici que les lys, la tulipe et les roses Pleurent les souvenirs où mon âme se baigne. Les Corbeaux. Emile Nelligan. (1879-1941) J'ai cru voir sur mon coeur un essaim de corbeaux En pleine lande intime avec des vols funèbres, De grands corbeaux venus de montagnes célèbres Et qui passaient au clair de lune et de flambeaux. Lugubrement, comme en cercle sur des tombeaux Et flairant un régal de carcasses de zèbres, Ils planaient au frisson glacé de mes vertèbres, Agitant à leurs becs une chair en lambeaux. Or, cette proie échue à ces démons des nuits N'était autre que ma Vie en loque, aux ennuis Vastes qui vont tournant sur elle ainsi toujours, Déchirant à larges coups de becs, sans quartier, Mon âme, une charogne éparse au champ des jours, Que ces vieux corbeaux dévoreront en entier. Aurore. Paul Valéry. (1871-1945) La confusion morose Qui me servait de sommeil, Se dissipe dès la rose Apparence du soleil. Dans mon âme je m’avance, Tout ailé de confiance: C’est la première oraison! À peine sorti des sables, Je fais des pas admirables Dans les pas de ma raison. Salut! encore endormies À vos sourires jumeaux, Similitudes amies Qui brillez parmi les mots! Au vacarme des abeilles Je vous aurai par corbeilles, Et sur l’échelon tremblant De mon échelle dorée, Ma prudence évaporée Déjà pose son pied blanc. Quelle aurore sur ces croupes Qui commencent de frémir! Déjà s’étirent par groupes Telles qui semblaient dormir: L’une brille, l’autre bâille; Et sur un peigne d’écaille Égarant ses vagues doigts, Du songe encore prochaine, La paresseuse l’enchaîne Aux prémisses de sa voix. Quoi! c’est vous, mal déridées! Que fîtes-vous, cette nuit, Maîtresses de l’âme, Idées, Courtisanes par ennui? -Toujours sages, disent-elles, Nos présences immortelles Jamais n’ont trahi ton toit! Nous étions non éloignées, Mais secrètes araignées Dans les ténèbres de toi! Ne seras-tu pas de joie Ivre! à voir de l’ombre issus Cent mille soleils de soie Sur tes énigmes tissus? Regarde ce que nous fîmes: Nous avons sur tes abîmes Tendu nos fils primitifs, Et pris la nature nue Dans une trame ténue De tremblants préparatifs... Leur toile spirituelle, Je la brise, et vais cherchant Dans ma forêt sensuelle Les oracles de mon chant. Être! Universelle oreille! Toute l’âme s’appareille À l'extrême du désir... Elle s’écoute qui tremble Et parfois ma lèvre semble Son frémissement saisir. Voici mes vignes ombreuses, Les berceaux de mes hasards! Les images sont nombreuses À l’égal de mes regards... Toute feuille me présente Une source complaisante Où je bois ce frêle bruit... Tout m’est pulpe, tout amande, Tout calice me demande Que j’attende pour son fruit. Je ne crains pas les épines! L’éveil est bon, même dur! Ces idéales rapines Ne veulent pas qu’on soit sûr: Il n’est pour ravir un monde De blessure si profonde Qui ne soit au ravisseur Une féconde blessure, Et son propre sang l’assure D’être le vrai possesseur. J’approche la transparence De l’invisible bassin Où nage mon Espérance Que l’eau porte par le sein. Son col coupe le temps vague Et soulève cette vague Que fait un col sans pareil... Elle sent sous l’onde unie La profondeur infinie, Et frémit depuis l’orteil. Au Platane. Paul Valéry. (1871-1945) Tu penches, grand Platane, et te proposes nu, Blanc comme un jeune Scythe, Mais ta candeur est prise, et ton pied retenu Par la force du site. Ombre retentissante en qui le même azur Qui t’emporte, s’apaise, La noire mère astreint ce pied natal et pur À qui la fange pèse. De ton front voyageur les vents ne veulent pas; La terre tendre et sombre, Ô Platane, jamais ne laissera d’un pas S’émerveiller ton ombre! Ce front n’aura d´accès qu´aux degrés lumineux Où la sève l’exalte; Tu peux grandir, candeur, mais non rompre les noeuds De l’éternelle halte! Pressens autour de toi d´autres vivants liés Par l’hydre vénérable; Tes pareils sont nombreux, des pins aux peupliers, De l’yeuse à l’érable, Qui, par les morts saisis, les pieds échévelés Dans la confuse cendre, Sentent les fuir les fleurs, et leurs spermes ailés, Le cours léger descendre. Le tremble pur, le charme, et ce hêtre formé, De quatre jeunes femmes, Ne cessent point de battre un ciel toujours fermé, Vêtus en vain de rames. Ils vivent séparés, ils pleurent confondus Dans une seule absence, Et leurs membres d´argent sont vainement fendus À leur douce naissance. Quand l’âme lentement qu’ils expirent le soir Vers l’Aphrodite monte, La vierge doit dans l’ombre, en silence, s’asseoir, Toute chaude de honte. Elle se sent surprendre, et pâle, appartenir À ce tendre présage Qu’une présente chair tourne vers l’avenir Par un jeune visage... Mais toi, de bras plus purs que les bras animaux, Toi qui dans l’or les plonges, Toi qui formes au jour le fantôme des maux Que le sommeil fait songes, Haute profusion de feuilles, trouble fier Quand l’âpre tramontane Sonne, au comble de l’or, l’azur du jeune hiver Sur tes harpes, Platane, Ose gémir!... Il faut, ô souple chair du bois, Te tordre, te détordre, Te plaindre sans rompre, et rendre aux vents la voix Qu’ils cherchent en désordre! Flagelle-toi!... Parais l’impatient martyr Qui soi-même s’écorche, Et dispute à la flamme impuissante à partir Ses retours vers la torche! Afin que l’hymne monte aux oiseaux qui naîtront, Et que le pur de l’âme Fasse frémir d’espoir les feuillages d’un tronc Qui rêve de la flamme, Je t’ai choisi, puissant personnage d’un parc, Ivre de ton tangage, Puisque le ciel t’exerce, et te presse, ô grand arc, De lui rendre un langage! Ô qu’amoureusement des Dryades rival, Le seul poète puisse Flatter ton corps poli comme il fait du Cheval L’ambitieuse cuisse!... -Non, dit l’arbre. Il dit: Non! par l’étincellement De sa tête superbe, Que la tempête traite universellement Comme elle fait une herbe! L’Abeille. Paul Valéry. (1871-1945) Quelle, et si fine, et si mortelle, Que soit ta pointe, blonde abeille, Je n’ai, sur ma tendre corbeille, Jeté qu’un songe de dentelle. Pique du sein la gourde belle, Sur qui l’Amour meurt ou sommeille, Qu’un peu de moi-même vermeille, Vienne à la chair ronde et rebelle! J’ai grand besoin d’un prompt tourment: Un mal vif et bien terminé Vaut mieux qu’un supplice dormant! Soit donc mon sens illuminé Par cette infime alerte d’or Sans qui l’Amour meurt ou s’endort! Source: http://www.poesies.net