Poèmes 1895-1927 Et Poésies Diverses. Par Oskar Wladyslaw de Lubicz Milosz. (1877-1939) TABLE DES MATIÈRES POEMES 1895-1927. PREMIÈRE PARTIE 1895-1906. Karomama. Dans un pays d’enfance... Tous les morts sont ivres... Aux sons d’une musique... Grincement doux... Il nous faut... L’année... Une Rose pour... Et surtout que... Vieilles Gravures. Danse De Singe. Le Vieux Jour. Quand elle viendra... La Berline Arrêtée Dans La Nuit. DEUXIÈME PARTIE 1913-1927. Cantique Du Printemps. Symphonie De Septembre. Symphonie De Novembre. Symphonie Inachevée. H. Les Terrains Vagues. La Charrette. Insomnie. Talita Cumi. Nihumin. Cantique De La Connaissance. Confession De Lemuel. La Nuit De Noël. Psaume Du Roi De Beauté. Psaume De La Maturation. Psaume De La Réintégration. Prières. POESIES DIVERSES. A la Beauté. La Gamme. Sur ma guitare dont les accords... Lassitude. Ballade. C’était vers le déclin... Solitude. Danse Macabre. Don Juan. Un Chant D’Adieu Devant La Mer. A OEnobarbus. La Taverne Du Port. Aimez-vous l’odeur... Chanson D’Automne. A L’Amour. Voyage. Le roi don Luis voulut revoir... Daïnos XXIX. Saul de Tarse. Karomama. Mes pensées sont à toi, reine Karomama du très vieux temps, Enfant dolente aux jambes trop longues, aux mains si faibles Karomama, fille de Thèbes, Qui buvais du blé rouge et mangeais du blé blanc Comme les justes, dans le soir des tamaris. Petite reine Karomama du temps jadis. Mes pensées sont à toi, reine Karomama Dont le nom oublié chante comme un choeur de plaintes Dans le demi-rire et le demi-sanglot de ma voix; Car il est ridicule et triste d’aimer la reine Karomama Qui vécut environnée d’étranges figures peintes Dans un palais ouvert, tellement autrefois. Petite reine Karomama. Que faisais-tu de tes matins perdus, Dame Karomama? Vers la raideur de quelque dieu chétif à tête d’animal Tu allongeais gravement tes bras maigres et maladroits Tandis que des feux doux couraient sur le fleuve matinal. Ô Karomama aux yeux las, aux longs pieds alignés, Aux cheveux torturés, morte du berceau des années... Ma pauvre, pauvre reine Karomama. Et de tes journées, qu’en faisais-tu, prêtresse savante? Tu taquinais sans doute tes petites servantes Dociles comme les couleuvres, mais comme elles indolentes; Tu comptais les bijoux, tu rêvais de fils de rois Sinistres et parfumés, arrivant de très loin. De par delà les mers couleur de toujours et de loin Pour dire: «Salut à la glorieuse Karomama.» Et les soirs d’éternel été tu chantais sous les sycomores Sacrés, Karomama, fleur bleue des lunes consumées; Tu chantais la vieille histoire des pauvres morts Qui se nourrissaient en cachette de choses prohibées Et tu sentais monter dans les grands soupirs tes seins bas D’enfant noire et ton âme chancelait d'effroi. Les soirs d'éternel été, n'est-ce pas, Karomama? -Un jour (a-t-elle vraiment existé, Karomama?), On entoura ton corps de jaunes bandelettes, On l’enferma dans un cercueil grotesque et doux en bois de cèdre. La saison du silence effeuilla la fleur de ta voix. Les scribes confièrent ton nom aux papyrus Et c’est si triste et c’est si vieux et c’est si perdu... C’est comme l’infini des eaux dans la nuit et dans le froid. Tu sais sans doute, ô légendaire Karomama! Que mon âme est vieille comme le chant de la mer Et solitaire comme un sphinx dans le désert, Mon âme malade de jamais et d’autrefois. Et tu sais mieux encor, princesse initiée, Que la destinée a gravé un signe étrange dans mon coeur, Symbole de joie idéale et de réel malheur. Oui tu sais tout cela, lointaine Karomama, Malgré tes airs d’enfant que sut éterniser L’auteur de ta statue polie par les baisers Des siècles étrangers qui languirent loin de toi. Je te sens près de moi, j’entends ton long sourire Chuchoter dans la nuit: «Frère, il ne faut pas rire,» -Mes pensées sont à toi, reine Karomama. Dans un pays d’enfance... Dans un pays d’enfance retrouvée en larmes, Dans une ville de battements de coeur morts, (De battements d’essor tout un berceur vacarme, De battements d’ailes des oiseaux de la mort, De clapotis d’ailes noires sur l’eau de mort). Dans un passé hors du temps, malade de charme, Les chers yeux de deuil de l’amour brûlent encore D’un doux feu de minéral roux, d’un triste charme; Dans un pays d’enfance retrouvée en larmes... -Mais le jour pleut sur le vide de tout. Pourquoi m’as-tu souri dans la vieille lumière Et pourquoi, et comment m’avez-vous reconnu Étrange fille aux archangéliques paupières, Aux riantes, bleuies, soupirantes paupières, Lierre de nuit d’été sur la lune des pierres; Et pourquoi et comment, n’ayant jamais connu Ni mon visage, ni mon deuil, ni la misère Des jours, m’as-tu si soudainement reconnu Tiède, musicale, brumeuse, pâle, chère, Pour qui mourir dans la nuit grande de tes paupières? -Mais le jour pleut sur le vide de tout. Quels mots, quelles musiques terriblement vieilles Frissonnent en moi de ta présence irréelle, Sombre colombe des jours loin, tiède, belle, Quelles musiques en écho dans le sommeil? Sous quels feuillages de solitude très vieille, Dans quel silence, quelle mélodie ou quelle Voix d’enfant malade vous retrouver, ô belle, Ô chaste, ô musique entendue dans le sommeil? -Mais le jour pleut sur le vide de tout. Tous les morts sont ivres... Tous les morts sont ivres de pluie vieille et sale Au cimetière étrange de Lofoten. L’horloge du dégel tictaque lointaine Au coeur des cercueils pauvres de Lofoten. Et grâce aux trous creusés par le noir printemps Les corbeaux sont gras de froide chair humaine; Et grâce au maigre vent à la voix d’enfant Le sommeil est doux aux morts de Lofoten, Je ne verrai très probablement jamais Ni la mer ni les tombes de Lofoten Et pourtant c’est en moi comme si j’aimais Ce lointain coin de terre et toute sa peine. Vous disparus, vous suicidés, vous lointaines Au cimetière étranger de Lofoten -Le nom sonne à mon oreille étrange et doux, Vraiment, dites-moi, dormez-vous, dormez-vous? -Tu pourrais me conter des choses plus drôles Beau claret dont ma coupe d’argent est pleine, Des histoires plus charmantes ou moins folles; Laisse-moi tranquille avec ton Lofoten. Il fait bon. Dans le foyer doucement traîne La voix du plus mélancolique des mois. -Ah! les morts, y compris ceux de Lofoten - Les morts, les morts sont au fond moins morts que moi. Aux sons d’une musique... Aux sons d’une musique endormie et molle Comme le glouglou des marais de la lune, Enfant au sang d’été, à la bouche de prune Mûre; Aux sons de miel de tes chevrotantes paroles Ici, dans l’ombre humide et chaude du vieux mur Que s’endorme la bête paresseuse Infortune. Aux sons de ta chanson de harpe rouillée, Tiède fille qui luis comme une pomme mouillée, -(Ma tête est si lourde d’éternité vide, Les mouches d’or font un bruit doux et stupide Qui prennent tes grands yeux de vache pour des fenêtres), Aux sons de ta dormante et rousse voix d’été Fais que je rêve à ce qui aurait pu être Et n’a pas été... Quels beaux yeux de n’importe quel animal tu as, Blanche fille de juin, grande dormeuse! Mon âme, mon âme est pluvieuse, D’être et de n’être pas je suis tout las. Tandis que ta voix d’eau coule comme du sable Que je m’endorme loin de tout et loin de moi Entre les trois bouteilles vides sous la table. -Noyé voluptueux du fleuve de ta voix... Grincement doux... Grincement doux et rouillé d'une berline... Le crépuscule pleure de vieille joie... -Il faudrait pourtant aller voir qui est là. -«Bonsoir, comment vous portez-vous, Mylord Spleen?» Les chevaux, les chevaux du passé hennissent Le soir, le soir, aux fenêtres de l’oubli. -«La diva que vos sentiments applaudissent, Mylord, l’avez-vous revue en Italie?» Il pleut, il pleut doux de la pluie ancienne Sur les toits, sur les toits rouges d'autrefois. -«Merci pour votre aimable lettre de Sienne; Et Noël, se souvient-il encor de moi?» Ton coq, ton coq, girouette, dit jamais plus, J’ai mal, j’ai mal, ô grand-père soir, à l’âme. -«Ces maudites routes d’automne, goddam! A propos... Godwin et Percy vous saluent.» Soir de jadis naïf, doux comme un qui cuve Son vieux vin de l’an vingt près d’un feu léger. -«Et puis vous savez, je suis si distrait! -J’ai Oublié de jeter moi dans le Vésuve.» Catégories: Il nous faut... Il nous faut un aubergiste bien rond, Sautillant, au bonnet saluant preste, Aux boutons de métal doux sur sa veste. Il nous faut, il nous faut, mon coeur profond. Une vallée un peu de vieille estampe, Des Peterborough aux habits de plaids, Les amours de Newstead au gris des lampes, Un grand vent qui déclame du Manfred. Il nous faut l’oubli le plus implacable, (C’est comme si nous n’avions pas été) Des noms de jadis gravés dans les tables; Voilà ce qu’il nous faut, en vérité. -Comme plus haut: un aubergiste rond Et des chambres discrètement baignées De demi-jour de toiles d’araignée. -Il nous faut, il nous faut, mon coeur profond. L’année... L’année était du temps des souvenirs, Le mois était de la lune des roses, Les coeurs étaient de ceux qu’un rien console. Près de la mer, des chants doux à mourir, Dans le crépuscule aux paupières closes; Et puis, que sais-je? Tambourins, paroles. Cris de danse qui ne devaient finir, Touchant désir adolescent qui n’ose Et meurt en finale de barcarolle. -T’en souvient-il, souvient-il, Souvenir? Au mois vague de la lune des roses. Mais rien n’est resté de ce qui console. Est-ce pour dormir, est-ce pour mourir Que sur mes genoux ta tête repose Avec la langueur de ses roses folles? L’ombre descend, la lune va mûrir. La vie est riche de si douces choses, Pleurs pour les yeux, rosée pour les corolles. Oui, vivre est presque aussi doux que dormir... Poisons tièdes pris à petites doses Et poèmes pleins de charmants symboles. Ô passé! pourquoi fallut-il mourir? Ô présent! pourquoi ces heures moroses, Bouffon qui prends au sérieux ton rôle! -L’année était du temps des souvenirs, Le mois était de la lune des roses, Les coeurs étaient de ceux qu’un rien console. Mais tôt ou tard cela devait finir De la très vieille fin de toutes choses Et ce n’est ni triste, vraiment, ni drôle. Des os vont jaunir d’abord, puis verdir Dans le froid moisi des ténèbres closes, -Fin des actes et fin des paraboles. Et le reste ne vaut pas une obole. Une rose pour... Une rose pour l’amante, un sonnet pour l’ami, Le battement de mon coeur pour guider le ryrthme des rondes; L’ennui pour moi, le vin des rois pour mon ennui, Mon orgueil pour la vanité de tout le monde, Ô noble nuit de fête au palais de ma vie! Et la complainte, pour mon secret, dans le lointain, De la citronnelle, et de la rue, et du romarin... Le rubis d’un rire dans l’or des cheveux, pour elle, L’opale d’un soupir, dans le clair de lune, pour lui: Un nid d’hermine pour le corbeau du blason; Pour la moue des ancêtres ma forme qui chancelle D’illusions et de vins dans les miroirs couleur de pluie. Et pour consoler mon secret, le son Des rouets qui tissent la robe des moribonds. Un quart d’heure et une bague pour la plus rieuse, Un sourire et une dague pour le plus discret; Pour la croix du blason, une parole pieuse. Le plus large hanap pour la soif des regrets, Une porte de verre pour les yeux des curieuses. Et pour mon secret, la litanie désolée Des vieilles qui grelottent au seuil des mausolées. Mon salut pour la révérence de l’étrangère, Ma main à baiser pour le confident, Un tonneau de gin pour la gaie misère Des fossoyeurs; pour l’évêque luisant Dix monnaies d’or pour chaque mot de la prière. Et pour la fin de mon secret Un grand sommeil de pauvre dans un cercueil doré. Et surtout que... -Et surtout que Demain n’apprenne pas où je suis - Les bois, les bois sont pleins de baies noires - Ta voix est comme un son de lune dans le vieux puits Où l’écho, l’écho de juin vient boire. Et que nul ne prononce mon nom là-bas, en rêve, Les temps, les temps sont bien accomplis - Comme un tout petit arbre souffrant de prime sève Est ta blancheur en robe sans pli. Et que les ronces se referment derrière nous, Car j’ai peur, car j'ai peur du retour. Les grandes fleurs blanches caressent tes doux genoux Et l’ombre, et l’ombre est pâle d'amour. Et ne dis pas à l’eau de la forêt qui je suis; Mon nom, mon nom est tellement mort. Tes yeux ont la couleur heureuse des jeunes pluies, Des jeunes pluies sur l’étang qui dort. Et ne raconte rien au vent du vieux cimetière. Il pourrait m'ordonner de le suivre. Ta chevelure sent l’été, la lune et la terre. Il faut vivre, vivre, rien que vivre... Vieilles Gravures. L’ombre sévère et mal imprimée De la Sierra Morena me cache Mon mélancolique ami Gamache En veste de singe et de fumée. Plus loin je n’aperçois que le tiers De la jambe gauche de Sancho Sur ce fond d’Estrémadure amer Dont mon âme esseulée est l’écho. Non moins indécise est cette morne Lune de jamais dont le doux clair Géométrique fait danser l’air Poudreux du grenier de Maritorne. La Roche Pauvre aussi, ce me semble, Intervient ici mal à propos Qui dévore la moitié du dos D’un Cardénio, rêveur sous le tremble. Et ce ciel est trop bas pour la lance De ce de la Manche exagéré, Qui fait tendrement rire et pleurer Les vallons de l’éternel silence. -Dehors la neige et presque demain, La Solitude toujours nouvelle. Allons! Un ou deux verres de vin Et puis, et puis soufflons la chandelle. Danse De Singe. Aux sons d’une petite musique narquoise, sautillante, Essoufflée, -tandis qu’il pleut, tandis qu’il pleut de la pluie pourrie, Saute, saute, mon âme, vieux singe d’orgue de Barbarie, Petit vieillard pelé, sournois, animal romantique et tendre. Avec ta queue d’automne effeuillée, prétentieusement tordue En point d’interrogation sur le vide ciel du crépuscule, Essuie tes pleurs, singe galant, mélancolique et ridicule, Singe galeux de l’amour mort, singe édenté des jours perdus. Encore un air, encore un air! Celui qui sent les tabagies, Le faubourg lépreux, la foire d’automne et les fritures aigres Pour faire rire les filles mal nourries, -ô sale, affreux, maigre, Piteux, épileptique singe, animal pur des nostalgies! Encore un air, hélas! le dernier! -Et que ce soit cette sourde Valse de jamais, requiem des voleurs morts, musique en échos Qui dit: adieu les souvenirs, l’amour et la noix de coco... -Tandis que la pluie pauvre fait glouglou dans la boue vieille et lourde. Le Vieux Jour. Le vieux jour qui n’a pas de but veut que l’on vive Et que l’on pleure et se plaigne avec sa pluie et son vent. Pourquoi ne veut-il pas dormir toujours à l’auberge des nuits Le jour qui menace les heures de son bâton de mendiant? La lumière est tiède aux dortoirs de l’hôpital de la vie; La blancheur patiente des murs est faite de chères pensées. Et la pitié qui voit que le bonheur s’ennuie Fait neiger le ciel vide sur les pauvres oiseaux blessés. Ne réveille pas la lampe, ce crépuscule est notre ami, Il ne vient jamais sans nous apporter un peu de bon vieux temps. Si tu le chassais de notre chambre, la pluie et le vent Se moqueraient de son triste manteau gris. Ah! certes, s’il existe une douceur ici-bas Ce ne peut être qu’aux vieux cimetières graves et bons Où la faiblesse ne dit plus oui, où l’orgueil ne dit plus non, Où l’espoir ne tourmente plus les hommes las. Ah! certes, là-bas sous les croix, près de la mer indifférente, Qui ne songe qu’au temps jadis, tous les chercheurs Trouveront enfin leurs âmes aux sourires anxieux d’attente Et les consolations sûres des nuits meilleures. Verse cet alcool dans le feu, ferme bien la porte, Il y a dans mon coeur des abandonnés qui grelottent. On dirait vraiment que toute la musique est morte Et les heures sont si longues! Non, je ne veux plus voir en toi l’amie: Ne sois qu’une chose extrêmement douce, crois-moi, Une fumée au toit d’une chaumière, dans le soir: Tu as le visage de la bonne journée de la vie. Pose ta tête d’automne sur mes genoux, raconte-moi Qu’il y a un grand navire, tout seul, tout seul, sur la mer; N’oublie pas de me dire que ses lumières ont froid Et que ses vêtements de toile font rire l’hiver. Parle-moi des amis qui sont morts il y a longtemps. Ils dorment dans des tombeaux que nous ne verrons jamais, Là-bas, bien loin, dans un pays couleur de silence et de temps. S’ils revenaient, comme nous saurions les aimer! Dans le cabaret près du fleuve il y a de vieux orphelins Qui chantent parce que le silence de leurs âmes leur fait peur. Debout sur le seuil d’or de la maison des heures L’ombre fait le signe de la croix sur le pain et le vin. Quand elle viendra... Quand elle viendra -fera-t-il gris ou vert dans ses yeux, Vert ou gris dans le fleuve? L’heure sera nouvelle dans cet avenir si vieux, Nouvelle, mais si peu neuve... Vieilles heures où l’on a tout dit, tout vu, tout rêvé! Je vous plains si vous le savez... Il y aura de l’aujourd’hui et des bruits de la ville Tout comme aujourd’hui et toujours -dures épreuves! Et des odeurs -selon la saison -de septembre ou d’avril Et du ciel faux et des nuages dans le fleuve; Et des mots -selon le moment -gais ou sanglotants Sous des cieux qui se réjouissent ou qui pleuvent, Car nous aurons vécu et simulé, ah! tant et tant, Quand elle viendra avec ses yeux de pluie sur le fleuve. Il y aura (voix de l’ennui, rire de l’impuissance) Le vieux, le stérile, le sec moment présent, Pulsation d’une éternité soeur du silence; Le moment présent, tout comme à présent. Hier, il y a dix ans, aujourd’hui, dans un mois, Horribles mots, pensées mortes, mais qu’importe. Bois, dors, meurs, -il faut bien qu’on se sauve de soi De telle ou d’autre sorte... La Berline Arrêtée Dans La Nuit. En attendant les clefs -Il les cherche sans doute Parmi les vêtements De Thècle morte il y a trente ans - Écoutez, Madame, écoutez le vieux, le sourd murmure Nocturne de l'allée... Si petite et si faible, deux fois enveloppée dans mon manteau Je te porterai à travers les ronces et l’ortie des ruines jusqu’à la haute et noire porte Du château. C’est ainsi que l’aïeul, jadis, revint De Vercelli avec la morte. Quelle maison muette et méfiante et noire Pour mon enfant! Vous le savez déjà, Madame, c’est une triste histoire. Ils dorment dispersés dans les pays lointains. Depuis cent ans Leur place les attend Au coeur de la colline. Avec moi leur race s'éteint. Ô Dame de ces ruines! Nous allons voir la belle chambre de l’enfance: là, La profondeur surnaturelle du silence Est la voix des portraits obscurs. Ramassé sur ma couche, la nuit, J’entendais comme au creux d'une armure, Dans le bruit du dégel derrière le mur, Battre leur coeur. Pour mon enfant peureux quelle patrie sauvage! La lanterne s'éteint, la lune s’est voilée, L’effraie appelle ses filles dans le bocage. En attendant les clefs Dormez un peu, Madame. -Dors, mon pauvre enfant, dors Tout pâle, la tête sur mon épaule. Tu verras comme l’anxieuse forêt Est belle dans ses insomnies de juin, parée De fleurs, ô mon enfant, comme la fille préférée De la reine folle. Enveloppez-vous dans mon manteau de voyage: La grande neige d’automne fond sur votre visage Et vous avez sommeil. (Dans le rayon de la lanterne elle tourne, tourne avec le vent Comme dans mes songes d’enfant La vieille, -vous savez, -la vieille.) Non, Madame, je n’entends rien. Il est fort âgé. Sa tête est dérangée. Je gage qu’il est allé boire. Pour mon enfant craintive une maison si noire! Tout au fond, tout au fond du pays lithuanien. Non, Madame, je n’entends rien. Maison noire, noire. Serrures rouillées, Sarment mort, Portes verrouillées, Volets clos, Feuilles sur feuilles depuis cent ans dans les allées. Tous les serviteurs sont morts. Moi, j’ai perdu la mémoire. Pour l’enfant confiant une maison si noire! Je ne me souviens plus que de l’orangerie Du trisaïeul et du théâtre: Les petits du hibou y mangeaient dans ma main. La lune regardait à travers le jasmin. C'était jadis. J’entends un pas au fond de l'allée, Ombre. Voici Witold avec les clefs. Cantique Du Printemps. Le printemps est revenu de ses lointains voyages, Il nous apporte la paix du coeur. Lève-toi, chère tête! Regarde, beau visage! La montagne est une île au milieu des vapeurs: elle a repris sa riante couleur. Ô jeunesse! ô viorne de la maison penchée! Ô saison de la guêpe prodigue! La vierge folle de l’été Chante dans la chaleur. Tout est confiance, charme, repos. Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau! Un grave et pur nuage est venu d’un royaume obscur. Un silence d’amour est tombé sur l’or de midi. L’ortie ensommeillée courbe sa tête mûre Sous sa belle couronne de reine de Judée. Entends-tu? Voici l’ondée. Elle vient... elle est tombée. Tout le royaume de l’amour sent la fleur d’eau. La jeune abeille, Fille du soleil, Vole à la découverte dans le mystère du verger; J’entends bêler les troupeaux; L’écho répond au berger. Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau! Nous suivrons la musette aux lieux abandonnés. Là-bas, dans l’ombre du nuage, au pied de la tour, Le romarin conseille de dormir; et rien n’est beau Comme l’enfant de la brebis couleur de jour. Le tendre instant nous fait signe de la colline voilée. Levez-vous, amour fier, appuyez-vous sur mon épaule; J’écarterai la chevelure du saule, Nous regarderons dans la vallée. La fleur se penche, l’arbre frissonne: ils sont ivres d’odeur. Déjà, déjà le blé Lève en silence, comme dans les songes des dormeurs. Et la ville, elle aussi, est belle dans le bleu du temps; les tours Sont comme des femmes qui, de loin, Regardent venir leur amour. Amour puissant, ma grande soeur, Courons où nous appelle l’oiseau caché des jardins. Viens, cruel coeur, Viens, doux visage; La brise aux joues d’enfant souffle sur le nuage De jasmin. La colombe aux beaux pieds vient boire à la fontaine; Qu’elle s’apparaît blanche dans l’eau nouvelle! Que dit-elle? où est-elle? On dirait qu’elle chante dans mon coeur nouveau. La voici lointaine... Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau! Viens, suis-moi! je connais les confins de la solitude, La femme des ruines m’appelle de la fenêtre haute: Vois comme sa chevelure de fleurs folles et de vent S’est répandue sur le chéneau croulant. Et j’entends le bourdon strié, Vieux sonneur des jours innocents. Le temps est venu pour nous, folle tête, De nous parer des baies qui respirent dans l’ombre. Le loriot chante dans l’allée la plus secrète. Il nous attend dans la rosée de la solitude. Ô beau visage sombre, long et doux, Lampe de minuit de juillet Allumée au profond du tulipier en fleur! Je te regarde: toute mon âme est noyée Dans les pleurs: Viens, mon amour, viens, mon juillet. Viens, ô ma nuit! Ne me crains pas: mon coeur est la coupe de pluie Offerte par l’orage à l’oiseau migrateur! Il y a sur ta tempe une veine au cours calme, Ensommeillée. C’est ma couleuvre du foyer, Nourrie de pain et de miel blanc de l’autre année. Il y a dans tes yeux le secret de la nuit, Le charme de l’eau. Comme dans la nuit, comme dans l’eau Il y a là maint danger. Dis-moi, ton coeur va-t-il lui aussi, lui aussi, changer? Tu ris; et pour rire, ma soeur. Tu inclines la tête, tu allonges le cou. Cygne noir, cygne apprivoisé, cygne très beau: Et l’épaule tombante se creuse d’un pli d’eau. Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau! Maintenant, tu lèves la tête et de l’ombre des cils Un rayon divisé Me vient comme à travers la profondeur De la feuillée: Et c’est là un moyen de lire dans le coeur. Que tu sois à ce point un songe que l’on touche... -Écoute! Écho a joint ses mains d’écorce sur sa bouche, Il nous appelle. Et la forêt est vêtue de candeur. Viens! je veux te montrer à mes frères, mes soeurs, Aux grenades du Sud, aux ceps de la montagne: «Voici ma soeur, voici ma compagne, Voici mon amour vêtu de couleurs. Il m’a fait entrer au royaume de l’enfance: Ma pauvre tête était au fond du fleuve obscur de la science: Il est venu, il m’a ouvert la porte du tombeau!» Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau! Ô soeur de ma pensée! quel est donc ce mystère? Éclaire-moi, réveille-moi, car ce sont choses vues en songe. Oh! très certainement je dors. Comme la vie est belle! plus de mensonge, plus de remords Et des fleurs se lèvent de terre Qui sont comme le pardon des morts. Ô mois d’amour, ô voyageur, ô jour de joie! Sois notre hôte; arrête-toi; Tu te reposeras sous notre toit. Tes graves projets s’assoupiront au murmure ailé de l’allée. Nous te nourrirons de pain, de miel et de lait. Ne fuis pas. Qu’as-tu à faire là-bas? N’es-tu pas bien ici? Nous te cacherons aux soucis. Il y a une belle chambre secrète Dans notre maison de repos; Là, les ombres vertes entrent par la fenêtre ouverte Sur un jardin de charme, de solitude et d’eau. Il écoute... il s’arrête... Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau! Symphonie De Septembre. I Soyez la bienvenue, vous qui venez à ma rencontre Dans l'écho de mes propres pas, du fond du corridor obscur et froid du temps. Soyez la bienvenue, solitude, ma mère. Quand la joie marchait dans mon ombre, quand les oiseaux Du rire se heurtaient aux miroirs de la nuit, quand les fleurs, Quand les terribles fleurs de la jeune pitié étouffaient mon amour Et quand la jalousie baissait la tête et se regardait dans le vin Je pensais à vous, solitude, je pensais à vous, délaissée. Vous m'avez nourri d'humble pain noir et de lait et de miel sauvage; Il était doux de manger dans votre main, comme le passereau, Car je n'ai jamais eu, ô Nourrice, ni père ni mère Et la folie et la froideur erraient sans but dans la maison. Quelquefois, vous m'apparaissiez sous les traits d'une femme Dans la belle clarté menteuse du sommeil. Votre robe Avait la couleur des semailles; et dans mon coeur perdu, Muet, hostile et froid comme le caillou du chemin, Une belle tendresse se réveille aujourd'hui encore A la vue d'une femme vêtue de ce brun pauvre, Chagrin et pardonnant: la première hirondelle Vole, vole sur les labours, dans le soleil clair de l'enfance. Je savais que vous n'aimiez pas le lieu où vous étiez Et que, si loin de moi, vous n'étiez plus ma belle solitude. Le roc vêtu de temps, l'île folle au milieu de la mer Sont de tendres séjours; et je sais maint tombeau dont la porte est de rouille et de fleurs. Mais votre maison ne peut être là-bas où le ciel et la mer Dorment sur les violettes du lointain, comme les amants. Non, votre vraie maison n'est pas derrière les collines. Ainsi, vous avez pensé à mon coeur. Car c'est là que vous êtes née. C'est là que vous avez écrit votre nom d'enfant sur les murs Et, telle une femme qui a vu mourir l'époux terrestre, Vous revenez avec un goût de sel et de vent sur vos joues blanches Et cette vieille, vieille odeur de givre de Noël dans vos cheveux. Comme d'un charbon balancé autour d'un cercueil De mon coeur où bruit ce rythme mystérieux Je sens monter l'odeur des midis de l'enfance. Je n'ai pas oublié Le beau jardin complice où m'appelait Écho, votre second fils, solitude. Et je reconnaîtrais la place où je dormais jadis A vos pieds. N'est-ce pas que la moire du vent y court encore Sur l'herbe triste et belle des ruines, et du bourdon velu Le son de miel ne s'attarderait plus dans la belle chaleur? Et si du saule tremblant et fier vous écartiez La chevelure d'orphelin: le visage de l'eau M'apparaîtrait si clair, si pur! Aussi pur, aussi clair Que la Lointaine revue dans le beau songe du matin! Et la serre incrustée d'arc-en-ciel du vieux temps Sans doute abrite encore le cactus nain et le faible figuier Venus jadis de quel pays de bonheur? Et de l'héliotrope mourant L'odeur délire encore dans les fièvres d'après-midi! Ô pays de l'enfance! ô seigneurie ombreuse des ancêtres! Beau tilleul somnolent cher aux graves abeilles Es-tu heureux comme autrefois? et toi, carillon des fleurs d'or, Charmes-tu l'ombre des collines pour les fiançailles De la Dormeuse blanche dans le livre moisi Si doux à feuilleter quand le rayon du soir Descend sur la poussière du grenier: et autour de nous le silence Des rouets arrêtés de l'araignée fileuse. -Coeur! Triste coeur! le berger vêtu de bure Souffle dans le long cor d'écorce. Dans le verger Le doux pivert cloue le cercueil de son amour Et la grenouille prie dans les roseaux muets. Ô triste coeur! Tendre églantier malade au pied de la colline, te reverrai-je Quelque jour? et sais-tu que ta fleur où riait la rosée Était le coeur si lourd de larmes de mon enfance? ô ami! D'autres épines que les tiennes m'ont blessé! Et toi, sage fontaine au regard si calme et si beau, Où se réfugiait, par les chaleurs sonnantes Tout ce qui restait d'ombre et de silence sur la terre! Une eau moins pure coule aujourd'hui sur mon visage. Mais le soir, de mon lit d'enfant qui sent les fleurs, je vois La lune follement parée des fins d'été. Elle regarde A travers la vigne amère, et dans la nuit de senteurs La meute de la Mélancolie aboie en rêve! Puis, l'Automne venait avec ses bruits d'essieux, de haches et de puits. Comme la fuite Du lièvre au ventre blanc sur la première neige, le jour rapide D'étonnement muet frappait nos tristes coeurs. -Tout cela, tout cela Quand l'amour qui n'est plus n'était pas né encore. II Solitude, ma mère, redites-moi ma vie! voici Le mur sans crucifix et la table et le livre Fermé! si l'impossible attendu si longtemps Frappait à la fenêtre, comme le rouge-gorge au coeur gelé, Qui donc se lèverait ici pour lui ouvrir? Appel Du chasseur attardé dans les marais livides, Le dernier cri de la jeunesse faiblit et meurt: la chute d'une seule feuille Remplit d'effroi le coeur muet de la forêt. Qu'es-tu donc, triste coeur? une chambre assoupie Où, les coudes sur le livre fermé, le fils prodigue Écoute sonner la vieille mouche bleue de l'enfance? Ou un miroir qui se souvient? ou un tombeau que le voleur a réveillé? Lointains heureux portés par le soupir du soir, nuages d'or, Beaux navires chargés de manne par les anges! est-ce vrai Que tous, tous vous avez cessé de m'aimer, que jamais, Jamais je ne vous verrai plus à travers le cristal De l'enfance? que vos couleurs, vos voix et mon amour, Que tout cela fut moins que l'éclair de la guêpe Dans le vent, que le son de la larme tombée sur le cercueil, Un pur mensonge, un battement de mon coeur entendu en rêve? Seul devant les glaciers muets de la vieillesse! seul Avec l'écho d'un nom! et la peur du jour et la peur de la nuit Comme deux soeurs réconciliées dans le malheur Debout sur le pont du sommeil se font signe, se font signe! Et comme au fond du lac obscur la pauvre pierre Des mains d'un bel enfant cruel jadis tombée: Ainsi repose au plus triste du coeur, Dans le limon dormant du souvenir, le lourd amour. Symphonie De Novembre. Ce sera tout à fait comme dans cette vie. La même chambre. -Oui, mon enfant, la même. Au petit jour, l’oiseau des temps dans la feuillée Pâle comme une morte: alors les servantes se lèvent Et l’on entend le bruit glacé et creux des seaux A la fontaine. Ô terrible, terrible jeunesse! Coeur vide! Ce sera tout à fait comme dans cette vie. Il y aura Les voix pauvres, les voix d’hiver des vieux faubourgs, Le vitrier avec sa chanson alternée, La grand-mère cassée qui sous le bonnet sale Crie des noms de poissons, l’homme au tablier bleu Qui crache dans sa main usée par le brancard Et hurle on ne sait quoi, comme l’Ange du jugement. Ce sera tout à fait comme dans cette vie. La même table, La Bible, Goethe, l’encre et son odeur de temps, Le papier, femme blanche qui lit dans la pensée, La plume, le portrait. Mon enfant, mon enfant! Ce sera tout à fait comme dans cette vie! -Le même jardin, Profond, profond, touffu, obscur. Et vers midi Des gens se réjouiront d’être réunis là Qui ne se sont jamais connus et qui ne savent Les uns des autres que ceci: qu’il faudra s’habiller Comme pour une fête et aller dans la nuit Des disparus, tout seul, sans amour et sans lampe. Ce sera tout à fait comme dans cette vie. La même allée: Et (dans l’après-midi d’automne), au détour de l’allée, Là où le beau chemin descend peureusement, comme la femme Qui va cueillir les fleurs de la convalescence -écoute, mon enfant, - Nous nous rencontrerons, comme jadis ici; Et tu as oublié, toi, la couleur d’alors de ta robe; Mais moi, je n’ai connu que peu d’instants heureux. Tu seras vêtu de violet pâle, beau chagrin! Et les fleurs de ton chapeau seront tristes et petites Et je ne saurai pas leur nom: car je n’ai connu dans la vie Que le nom d’une seule fleur petite et triste, le myosotis, Vieux dormeur des ravins au pays Cache-Cache, fleur Orpheline. Oui oui, coeur profond! comme dans cette vie. Et le sentier obscur sera là, tout humide D’un écho de cascades. Et je te parlerai De la cité sur l’eau et du Rabbi de Bacharach Et des Nuits de Florence. Il y aura aussi Le mur croulant et bas où somnolait l’odeur Des vieilles, vieilles pluies, et une herbe lépreuse, Froide et grasse secouera là ses fleurs creuses Dans le ruisseau muet. Symphonie Inachevée. I Tu m’as très peu connu là-bas, sous le soleil du châtiment Qui marie les ombres des hommes, jamais leurs âmes, Sur la terre où le coeur des hommes endormis Voyage seul dans les ténèbres et les terreurs, et ne sait pas vers quel pays. C’était il y a très longtemps -écoute, amer amour de l’autre monde - C’était très loin, très loin -écoute bien, ma soeur d’ici - Dans le Septentrion natal où des grands nymphéas des lacs Monte une odeur des premiers temps, une vapeur de pommeraies de légende englouties. Loin de nos archipels de ruines, de lianes, de harpes, Loin de nos montagnes heureuses. -Il y avait la lampe et un bruit de haches dans la brume, Je me souviens, Et j’étais seul dans la maison que tu n’as pas connue, La maison de l’enfance, la muette, la sombre, Au fond des parcs touffus où l’oiseau transi du matin Chantait bas pour l’amour des morts très anciens, dans l’obscure rosée. C’est là, dans ces chambres profondes aux fenêtres ensommeillées Que l’ancêtre de notre race avait vécu Et c’est là que mon père après ses longs voyages Était venu mourir. J’étais seul et, je me souviens, C’était la saison où le vent de nos pays Souffle une odeur de loup, d’herbe de marécage et de lin pourrissant Et chante de vieux airs de voleuse d’enfants dans les ruines de la nuit. II Le dernier soir était venu et avec lui la fièvre L’insomnie et la peur. Et je ne pouvais pas me rappeler ton nom. La garde était sans doute allée au presbytère Car la lanterne n’était plus sur l’escabeau. Tous nos anciens serviteurs étaient morts; leurs enfants Avaient émigré; j’étais un étranger Dans la maison penchée De mon enfance. L’odeur de ce silence était celle du blé Trouvé dans un tombeau; et tu connais sans doute Cette mousse des lieux muets, soeur des ensevelis Couleur de lune mûre et basse sur Memphis. J’avais longtemps couru le monde avec mon frère Sans repos; j’avais veillé avec l’angoisse Dans toutes les auberges de ce monde. Maintenant, j’étais là, Tête blanche déjà comme le frère nuage. Et il n’y avait plus personne. L’écho d’un pas, le trot de la vieille souris m’eût été doux, Car ce qui me mangeait le coeur ne faisait pas de bruit. J’étais comme la lampe de la mansarde au petit jour, Comme le portrait dans l’album de la prostituée. Parents et amis étaient morts. Toi, ma soeur, tu étais plus loin Que le halo dont se couronne en janvier clair La mère de la neige. Et tu me connaissais à peine. Quand tu parlais, je tressaillais d’entendre la voix de mon coeur. Mais tu ne m’avais rencontré qu’une fois, une seule, Dans la lumière étrange des lampes d’apparat Entre les fleurs de nuit, et il y avait là des courtisans dorés Et je ne dis adieu qu’à ton reflet dans le miroir. La solitude m’attendait avec l’écho Dans l’obscure galerie. Une enfant était là Avec une lanterne et une clef De cimetière. L’hiver des rues Me souffla une odeur misérable au visage. Je me croyais suivi par ma jeunesse en pleurs; Mais sous la lampe et mon Hypérion sur les genoux, La vieillesse était assise: et elle ne leva pas la tête. III Écoute bien, ma soeur d’ici. C’était la vieille chambre bleue De la maison de mon enfance. J’étais né là. C’est là aussi Que m’apparut jadis, dans le recueillement de la vigile, Mon premier arbre de Noël, cet arbre mort devenu ange Qui sort de la profonde et amère forêt, Qui sort tout allumé des vieilles profondeurs De la forêt glacée et chemine tout seul, Roi des marais neigeux, avec ses feux follets Repentis et sanctifiés, dans la belle campagne silencieuse et blanche: Et voici les fenêtres d’or de la maison de l’enfant sage. Vieux, très vieux jours! si beaux, si purs! c’était la même chambre Mais froide pour toujours, mais muette, mais grise. Elle semblait avoir à jamais oublié Le feu et le grillon des anciennes veillées. Il n’y avait plus de parents, plus d’amis, plus de serviteurs! Il n’y avait que la vieillesse, le silence et la lampe. La vieillesse berçait mon coeur comme une folle un enfant mort, Le silence ne m’aimait plus. La lampe s’éteignit. Mais sous le poids de la Montagne des ténèbres Je sentis que l’Amour comme un soleil intérieur Se levait sur les vieux pays de la mémoire et que je m’envolais Bien loin, bien loin, comme jadis, dans mes voyages de dormeur. IV -«C’est le troisième jour.» -Et je tressaillis, car la voix Me venait de mon coeur. Elle était la voix de ma vie. -«C’est le troisième jour.» -Et je ne dormais plus, et je savais que l’heure De la prière du matin était venue. Mais j’étais las Et je pensais aux choses que je devais revoir; car c’était là L’archipel séduisant et l’île du Milieu, La vaporeuse, la pure qui disparut jadis Avec le tombeau de corail de ma jeunesse Et s’assoupit aux pieds du cyclope de lave. Et devant moi, Sur la colline, il y avait le château d’eau avec Les lianes d’Eden et les velours de vétusté Sur les degrés usés par les pieds de la lune; et là, à droite, Dans la belle éclaircie au mitan du bocage, Les ruines couleur de soleil! et là, point de passage Secret! car j’ai erré dans cette thébaïde Avec l’amour muet, sous le nuage de minuit. Je sais Où sont les mûres les plus sombres; l’herbe haute Où la statue frappée a caché son visage Est mon amie et les lézards savent depuis longtemps Que je suis messager de paix, qu’il ne tonne jamais Dans le nuage de mon ombre. Ici tout m’aime Car tout m’a vu souffrir. -«C’est le troisième jour. Lève-toi, je suis ta dormeuse de Memphis, Ta mort au pays de la mort, ta vie au pays de la vie. La très-sage, la méritée»... H. Le jardin descend vers la mer. Jardin pauvre, jardin sans fleurs, jardin Aveugle. De son banc, une vieille vêtue De deuil lustré, jauni avec le souvenir et le portrait, Regarde s'effacer les navires du temps. L'ortie, dans le grand vide De deux heures, velue et noire de soif, veille. Comme du fond du coeur du plus perdu des jours, l'oiseau De la contrée sourde pépie dans le buisson de cendre. C'est la terrible paix des hommes sans amour. Et moi, Moi je suis là aussi, car ceci est mon ombre; et dans la triste et basse Chaleur elle a laissé retomber sa tête vide sur Le sein de la lumière; mais Moi, corps et esprit, je suis comme l'amarre Prête à rompre. Qu'est-ce donc qui vibre ainsi en moi, Mais qu'est-ce donc qui vibre ainsi et geint je ne sais où En moi, comme la corde autour du cabestan Des voiliers en partance? Mère Trop sage, éternité, ah laissez-moi vivre mon jour! Et ne m'appelez plus Lémuel; car là-bas Dans une nuit de soleil, les paresseuses Hèlent, les îles de jeunesse chantantes et voilées! Le doux Lourd murmure de deuil des guêpes de midi Vole bas sur le vin et il y a de la folie Dans le regard de la rosée sur les collines mes chères Ombreuses. Dans l'obscurité religieuse les ronces Ont saisi le sommeil par ses cheveux de fille. Jaune dans l'ombre L'eau respire mal sous le ciel lourd et bas des myosotis. Cet autre souffre aussi, blessé comme le roi Du monde, au côté; et de sa blessure d'arbre S'écoule le plus pur désaltérant du coeur. Et il y a l'oiseau de cristal qui dit mlî d'une gorge douce Dans le vieux jasmin somnambule de l'enfance. J'entrerai là en soulevant doucement l'arc-en-ciel Et j'irai droit à l'arbre où l'épouse éternelle Attend dans les vapeurs de la patrie. Et dans les feux du temps apparaîtront Les archipels soudains, les galères sonnantes - Paix, paix. Tout cela n'est plus. Tout cela n'est plus ici, mon fils Lémuel. Les voix que tu entends ne viennent plus des choses. Celle qui a longtemps vécu en toi obscure T'appelle du jardin sur la montagne! Du royaume De l'autre soleil! Et ici, c'est la sage quarantième Année, Lémuel. Le temps pauvre et long. Une eau chaude et grise. Un jardin brûlé. Les Terrains Vagues. Comment m’es-tu venu, ô toi si humble, si chagrin? Je ne sais plus. Sans doute comme la pensée de la mort, avec la vie même. Mais de ma Lithuanie cendreuse aux gorges d’enfer du Rummel, De Bow-Street au Marais et de l’enfance à la vieillesse J’aime (comme j’aime les hommes, d’un vieil amour Usé par la pitié, la colère et la solitude) ces terrains oubliés Où pousse, ici trop lentement et là trop vite, Comme les enfants blancs dans les rues sans soleil, une herbe De ville, froide et sale, sans sommeil, comme l’idée fixe, Venue avec le vent du cimetière, peut-être Dans un de ces ballots d’étoffe noire, lisse et lustrée, oreillers Des vieilles dormeuses des berges, dans les terribles crépuscules. De toute ma jeunesse consumée dans le sud Et dans le nord, j’ai surtout retenu ceci: mon âme Est malade, passante, comme l’herbe altérée des murs, Et on l’a oubliée, et on la laisse ici. J’en sais un qu’obscurcit un cèdre du Liban! Vestige De quelque beau jardin de l’amour virginal. Et je sais, moi, que le saint arbre Fut planté là, jadis, en son doux temps, afin De porter témoignage; et le serment tomba dans la muette éternité, Et l’homme et la femme sans nom sont morts, et leur amour Est mort, et qui donc se souvient? Qui? Toi peut-être, Toi, triste, triste bruit de la pluie sur la pluie, Ou vous, mon âme. Mais bientôt vous oublierez cela et le reste. Et l’autre, où le grand vent, la pluie et le brouillard ont leur église. Quand venait l’hiver des faubourgs; quand le chaland Voyageait dans la brume de France, qu’il m’était doux, Saint-Julien-le-Pauvre, de faire le tour De ton jardin! Je vivais dans la dissipation La plus amère; mais le coeur de la terre m’attirait Déjà; et je savais qu’il bat non sous la roseraie Choyée, mais là où croît ma soeur ortie, obscure, délaissée. Ainsi donc, si tu veux me plaire -après! loin d’ici! toi Murmurant, ruisselant de fleurs ressuscitées, toi jardin Où toute solitude aura un visage et un nom Et sera une épouse, Réserve au pied du mur moussu dont les lézardes Montrent la ville Ariel dans les chastes vapeurs, Pour mon amour amer un coin ami du froid et de la moisissure Et du silence; et quand la vierge au sein de Thummîm et d’Urîm Me prendra par la main et me conduira là, que les tristes terrestres Se ressouviennent, me reconnaissent, me saluent: le chardon et la haute Ortie et l’ennemie d’enfance belladone. Eux, ils savent, ils savent. La Charrette. L’esprit purifié par les nombres du temple, La pensée ressaisie à peine par la chair, déjà, Déjà ce vieux bruit sourd, hivernal de la vie Du coeur froid de la terre monte, monte vers le mien. C’est le premier tombereau du matin, le premier tombereau Du matin. Il tourne le coin de la rue, et dans ma conscience La toux du vieux boueur, fils de l’aube déguenillée, M’ouvre comme une clef la porte de mon jour. Et c’est vous et c’est moi. Vous et moi de nouveau, ma vie. Et je me lève et j’interroge Les mains d’hôpital de la poussière du matin Sur les choses que je ne voulais pas revoir. La sirène au loin crie, crie et crie sur le fleuve. Mettez-vous à genoux, vie orpheline Et faites semblant de prier pendant que je compte et recompte Ces fleurages qui n’ont ni frères ni soeurs dans les jardins, Tristes, sales, comme on en voit dans les faubourgs Aux tentures des murs en démolition, sous la pluie. Plus tard, Dans le terrible après-midi, vous lèverez les yeux du livre vide et je verrai Les chalands amarrés, les barils, le charbon dormir Et dans le linge dur des mariniers le vent courir. Que faire? Fuir? Mais où? Et à quoi bon? La joie Elle-même n’est plus qu’un beau temps de pays d’exil; Mon ombre n’est ni aimée ni haïe du soleil; c’est comme un mot Qui en tombant sur le papier perd son sens; et voilà, Ô vie si longue! pourquoi mon âme est transpercée Quand cet enfant trouvé, quand frère petit-jour Par l’entrebâillement des rideaux me regarde, quand au coeur de la ville Résonne un triste, triste, triste pas d’épouse chassée. Te voici donc, ami d’enfance! Premier hennissement si pur, Si clair! Ah, pauvre et sainte voix du premier cheval sous la pluie! J’entends aussi le pas merveilleux de mon frère; Les outils sur l’épaule et le pain sous le bras, C’est lui! C’est l’homme! Il s’est levé! Et l’éternel devoir L’ayant pris par la main calleuse, il va au-devant de son jour. Moi, Mes jours sont comme les poèmes oubliés dans les armoires Qui sentent le tombeau; et le coeur se déchire Quand sur la table étroite où les muets voyages Des veilles de jadis ont, comme ceux d’Ulysse, Heurté toutes les îles des vieux archipels d’encre, Entre la Bible et Faust apparaît le pain du matin. Je ne le romprai pas pour l’épouse terrestre, Et pourtant, ma vie, tu sais comme je l’ai cherchée Cette mère du coeur! Cette ombre que j’imaginais Petite et faible, avec de belles saintes mains Doucement descendues sur le pain endormi A l’instant éternellement enfant du Bénédicté De l’aube; les épaules étaient épaules d’orpheline Un peu tombantes, étroites, d’enfant qui a souffert, et les genoux De la pieuse tiraient l’étoffe de la robe Et dans le mouvement des joues et de la gorge Pendant qu’elle mangeait, une claire innocence, Une gratitude, une pureté qui faisait mal -ô Vie! Ô amour sans visage! Toute cette argile A été remuée, hersée, déchiquetée Jusqu’aux tissus où la douleur elle-même trouve un sommeil dans la plaie Et je ne peux plus, non, je ne peux plus, je ne peux plus! Insomnie. Je dis: ma Mère. Et c’est à vous que je pense, ô Maison! Maison des beaux étés obscurs de mon enfance, à vous Qui n’avez jamais grondé ma mélancolie, à vous Qui saviez si bien me cacher aux regards cruels, ô Complice, douce complice! Que n’ai-je rencontré Jadis, en ma jeune saison murmurante, une fille A l’âme étrange, ombragée et fraîche comme la vôtre, Aux yeux transparents, amoureux de lointains de cristal, Beaux, consolants à voir dans le demi-jour de l’été! Ah! j’ai respiré bien des âmes, mais nulle n’avait Cette bonne odeur de nappe froide et de pain doré Et de vieille fenêtre ouverte aux abeilles de juin! Ni cette sainte voix de midi sonnant dans les fleurs! Ah ces visages follement baisés! ils n’étaient pas Comme le vôtre, ô femme de jadis sur la colline! Leurs yeux n’étaient pas la belle rosée ardente et sombre Qui rêve en vos jardins et me regarde jusqu’au coeur Là-bas, au paradis perdu de ma pleureuse allée Où d’une voix voilée l’oiseau de l’enfance m’appelle, Où l’obscurcissement du matin d’été sent la neige. Mère, pourquoi m’avez-vous mis dans l’âme ce terrible, Cet insatiable amour de l’homme, oh! dites, pourquoi Ne m’avez-vous pas enveloppé de poussière tendre Comme ces très vieux livres bruissants qui sentent le vent Et le soleil des souvenirs et pourquoi n’ai-je pas Vécu solitaire et sans désir sous vos plafonds bas, Les yeux vers la fenêtre irisée où le taon, l’ami Des jours d’enfance, sonne dans l’azur de la vieillesse? Beaux jours! limpides jours! quand la colline était en fleur, Quand dans l’océan d’or de la chaleur les grandes orgues Des ruches en travail chantaient pour les dieux du sommeil, Quand le nuage au beau visage ténébreux versait La fraîche pitié de son coeur sur les blés haletants Et la pierre altérée et ma soeur la rose des ruines! Où êtes-vous, beaux jours? où êtes-vous, belle pleureuse, Tranquille allée? aujourd’hui vos troncs creux me feraient peur Car le jeune Amour qui savait de si belles histoires S’est caché là, et Souvenir a attendu trente ans, Et personne n’a appelé: Amour s’est endormi. -Ô Maison, Maison! pourquoi m’avez-vous laissé partir, Pourquoi n’avez-vous pas voulu me garder, pourquoi, Mère, Avez-vous permis, jadis, au vent menteur de l’automne, Au feu de la longue veillée, à ces magiciens, Ô vous qui connaissiez mon coeur, de me tenter ainsi Avec leurs contes fous, pleins d’une odeur de vieilles îles Et de voiliers perdus dans le grand bleu silencieux Du temps, et de rives du Sud où des vierges attendent? Si sage vous saviez pourtant que les vrais voyageurs, Ceux qui cherchent la Baie du Sincère et l’Île des Harpes Et le Château Dormant ne reviennent jamais, jamais! Mon coeur est tout seul dans la froide auberge et l’insomnie Debout dans le vieux rayon contemple mon vieux visage Et nul, nul avant moi n’avait compris de quelles morts Sourdes, irrémédiables sont faits ces jours de la vie! Talita Cumi. Je te connais déjà depuis quelque dix ans, sur la terre suspendue dans le silence, Enfant du destin; et c’est ta pauvre image qui toujours m’apparaît la première Dans la lucidité de mes réveils du déclin de la nuit, Quand, suivant en esprit le Cosmos dans son vol muet, Tout à coup je sens l’univers s’engouffrer en moi comme aspiré par le vide de tous ces jours. Je suis alors comme une chose en feu sur le fleuve dans la nuit d’été Et la clef de soleil est sous ma main, qui ouvre les Réels miroitants d’un brouillard de vie. Et certe, un seul mot, et, dans ce pays vrai où j’ai maint serviteur éblouissant M’apparaîtraient des formes tout autres que la tienne, caillou ramassé ici pour le souvenir. Mais ne t’ai-je pas aimé d’humilité dans cette toute petite succession de jours? Je partirai bientôt. Ô moitié de coeur, moitié de coeur jetée Dans la boue et le froid et la pluie et la nuit de la ville! Ô mon apprivoisé menacé par l’hiver! Écoute-moi. Ouvre tout grand ce quelque chose en toi que tu ne connais pas, Et tâche, quoi qu’il advienne, tâche de retenir en ta minuscule mémoire Ce conseil d’un qui a mûri avec l’ortie dans le long et torride été de l’amertume: Travaille! Ne tente pas le roi terrible de la vie, le dieu dans le mouvement Impitoyable des routes du monde, l’idole dans le chariot aux roues broyeuses. Travaille, enfant! Car tu es condamnée, frêle, à vivre longtemps Et je ne voudrais pas m’enfuir de ces assourdissantes galères Avec la pauvre image de ce que tu seras un jour: Une petite enfant tout à coup devenue petite vieille, Avec d’amers cheveux blancs sous le châle, je ne sais dans quel aigre et noir faubourg Et seule sur la berge avec le fleuve, un ballot de terreur Sur le dos, soeur des humides pierres et des grands, grands arbres nus. Épargne-moi cela. Car je serai affreusement absent, réveillé pour toujours Dans l’un des deux Royaumes, je ne sais lequel, le ténébreux, Je le crains, car il y a en moi quelque chose qui brûle d’un feu bas et jugé. Et je te le dis bien, passereau de misère, tu seras seule dans cette vie atroce Comme vers le petit jour avare et blême de la Seine De tous abandonné, le signal rouge et vert. Je ne sais plus qui a tué mon coeur; mais n’a-t-il pas en mourant, le mauvais, Légué toute sa royauté funèbre de compassion à mes os? Enfant! C’est une douleur que l’on n’exprime pas. L’homme atteint de ce nocturne mal Souffre, omniscient et muet, avec les pierres des fondements dans la moisissure des ténèbres. Je sais bien que c’est Lui, Lui dont le nom secret est: le Séparé-de-Lui-même Qui souffre en nous: et que lorsque sera enfin passée La nuit sans fleurs et sans miroirs et sans harpes de cette vie, un chant Vengeur, un chant de toutes les aurores de l’enfance Se brisera en nous ainsi que le cristal immense du matin Au cri des ailés, dans la vallée de rosée. Eh oui, je le sais. Mais cette pauvre image de ta vie dans le solitaire avenir, cela Je ne peux pas le supporter. C’est une véritable frayeur d’insecte en moi. Un cri d’insecte au fond de moi Sous les cendres du coeur. Nihumin. Quarante ans. Je connais peu ma vie. Je ne l’ai jamais vue S’éclairer dans les yeux d’un enfant né de moi. Pourtant j’ai pénétré le secret de mon corps. Ô mon corps! Toute la joie, toute l’angoisse des bêtes de la solitude Est en toi, esprit de la terre, ô frère du rocher et de l’ortie. Comme les blés et les nuages dans le vent, Comme la pluie et les abeilles dans la lumière, Quarante ans, quarante ans, mon corps, tu as nourri De ton être secret le feu divin du Mouvement: Tu ne passeras pas avant le mouvement de l’univers. Que le son de ton nom inutile et obscur Se perde avec le cri du dormeur dans la nuit; Rien ne saurait te séparer de ta mère la terre, De ton ami le vent, de ton épouse la lumière. Mon corps! tant que deux coeurs séparés, égarés, Se chercheront dans les vapeurs des cascades du matin, Tant qu’un douzième appel de midi vibrera pour réjouir La bête qui a soif et l’homme qui a faim; tant que le loriot, L’hôte des sources cachées, renversera sa pauvre tête Pour chanter les louanges du Père des forêts; tant qu’une touffe De myrtil noir élèvera ses baies pour leur faire respirer L’air de ce monde, quand l’eau de soleil est tombée, Ô errante poussière! ô mon corps! tu vivras pour aimer et souffrir. Quarante ans. Pour apprendre à aimer la noblesse de l'Action. Ô action! Quarante ans, quarante ans la vanité des solitaires M’a tourmenté. Je demandais sa mort dans mes prières. Elle a quitté mon coeur. Ô triomphe! -ô tristesse... Elle a emmené ma jeunesse, Ma cruelle jeunesse, la seule femme aimée. Mais qu’importe! déjà, mes mains, déjà la pierre vous attire. Mains aux veines gonflées, la fureur de bâtir Vous saisit, vous possède déjà! Quand le midi des forts sonnera sur la mer Nous irons saluer les constructeurs de môles. Debout dans le soleil, en face de la mer Ils mangent lentement leur pauvre et noble pain Et leur sage regard va plus loin que le mien. Honneur à toi, honneur à toi qui es né dans les pleurs Comme l’Amen, et qui mourras dans l’abandon au pied du temple de l’amour Ou du palais d’orgueil, ouvrages de tes mains! Bientôt, demain, mon frère, je pourrai te parler Face à face, sans rougir, comme parlent les hommes, car Moi aussi, moi aussi je ferai la maison Large, puissante et calme comme une femme assise Dans un cercle d’enfants sous le pommier en fleur. J’ouvrirai les fenêtres de la joyeuse église Toutes grandes aux anges du soleil et du vent. J’y bénirai le pain de l’Affirmation, De ce oui éternel qui est une saveur De feu, de blé et d’eau à la bouche des purs; Et quand la laideur dira: non! Et quand la femme et la mort crieront: non! Frère, nous saluerons l’espace ivre de vie Et le mot appris des Héros, Le Oui universel montera à nos lèvres. Quarante ans. Pour apprendre à parler sans mépris de la femme. Ô Amour! Quarante ans je vous ai cherché parmi les femmes Mais ce n’est point parmi les femmes que je vous ai trouvé. Ô Femme! La pitié des pierres me saisit! Mère! Mère! tu ne sais plus, tu ne sais pas encore qui tu es. Toi, blanche renversée dans les fleurs! si longtemps Tu as dormi au plus obscur, au plus muet du beau jardin abandonné! Et te voici debout dans ce temps de laideur rieuse, Au milieu de ces fils qui ont perdu leur dieu et n’ont pas trouvé la nature. Ô Mère! Mère! et cette belle épaule tombante de porteuse d’eau fraîche, Et cet air rentré de servante réveillée avant l’heure. Quelle sagesse et quelle connaissance, ô femme, dans la paume de tes mains! Que je ne les puisse contempler sans qu’une colombe s’en échappe! Et ta sainte blancheur apprivoise le cygne! Lorsque l’époux mourra, tu suivras, tu mourras: Non pas de la tristesse de la chair, mais de la joie Profonde de l’esprit! Pour te parler et être compris, ô Mère, il faut redevenir enfant. Car que peux-tu comprendre à ce monde du Mouvement, Ô belle, grave et pure colonne du foyer! Mère! les sources voilées du Mouvement sont en un lieu obscur et défendu Dont le nom est Vallée de la Séparation. Là, Les mondes et les coeurs soupirent l’un vers l’autre en vain. Et tout ce que l’on touche est la distance et la durée De la Séparation. Qui cherche mal ne trouve rien nulle part. Qui cherche bien ne trouve rien ici; Qui trouve ici se heurte ailleurs aux portes closes. Car il est un pays où l’être unique est seul En face de soi-même. Là il s’aime Et s’épouse Et se crée. Là, il se glorifie. Et le lieu est nommé par ceux qui te ressemblent, Lieu De la Conjonction, De la Féminité Éternelle et de la Vie. Quarante ans. Pour apprendre à chercher la Cité. Ô Jérusalem! Tu n’es pas un désert de pierres liées de chaux, de sable et d’eau Comme les villes des hommes. Mais, au sein du Réel, dans le silence de la tête, Le planement muet de l’or intérieur. Ma vie! ma vie! je sais que les six jours du monde Sont là pour révéler ce que l’on doit connaître Du septième, ennemi de tout étonnement. Car dans la déchirure du nuage gardien Arrêté sur Pathmos (le lieu universel Contemplé par les yeux renversés de l’Amour) J’ai vu dans un grand vent d’influx, l’ellipse du sabbat Prendre feu et dorer ma naissance sans cri. Ô mon frère! ô mon corps! ne crains pas. Je connais le chemin. Entrons dans les profondes vapeurs de la Montagne Qui prend son essor et s’élève Avec le confiant qui la gravit, Jusqu’à la nuée longue, jusqu’à la couleur-mère, La blancheur bleue, l’annonciation de l’or. L’aube paraît derrière nous! Au-dessus de mon front se lève Et fuit vers les contrées qui sont derrière nous Le Soleil. Le couchant est loin devant nous! Maintenant, le profond, terrible et beau murmure Des sages abeilles du pays T’enseigne la langue oubliée (aux lourdes et tremblantes syllabes de miel sombre) Des livres noyés de Yasher. Cantique De La Connaissance. L’enseignement de l’heure ensoleillée des nuits du Divin. A ceux, qui, ayant demandé, ont reçu et savent déjà. A ceux que la prière a conduits à la méditation sur l’origine du langage. Les autres, les voleurs de douleur et de joie, de science et d’amour, n’entendront rien à ces choses. Pour les entendre, il est nécessaire de connaître les objets désignés par certains mots essentiels Tels que pain, sel, sang, soleil, terre, eau, lumière, ténèbres, ainsi que par tous les noms de métaux. Car ces noms ne sont ni les frères, ni les fils, mais bien les pères des objets sensibles. Avec ces objets et le prince de leur substance, ils ont été précipités du monde immobile des archétypes dans l’abîme de tourmente du temps. L’esprit seul des choses a un nom. Leur substance est innomée. Le pouvoir de nommer des objets sensibles absolument impénétrables à l’être spirituel Nous vient de la connaissance des archétypes qui, étant de la nature de notre esprit, sont comme lui situés dans la conscience de l’oeuf solaire. Tout ce qui se décrit par le moyen des antiques métaphores existe en un lieu situé; de tous les lieux de l’infini le seul situé. Ces métaphores que le langage aujourd’hui encore nous impose dès que nous interrogeons le mystère de notre esprit, Sont des vestiges du langage pur des temps de fidélité et de connaissance. Les poètes de Dieu voyaient le monde des archétypes et le décrivaient pieusement par le moyen des termes précis et lumineux du langage de la connaissance. Le déclin de la foi se manifeste dans le monde de la science et de l’art par un obscurcissement du langage. Les poètes de la nature chantent la beauté imparfaite du monde sensible selon l’ancien mode sacré. Toutefois, frappés de la discordance secrète entre le mode d’expression et le sujet, Et impuissants à s’élever jusqu’au lieu seul situé, j’entends Pathmos, terre de la vision des archétypes, Ils ont imaginé, dans la nuit de leur ignorance, un monde intermédiaire, flottant et stérile, le monde des symboles. Tous les mots dont l’assemblage magique a formé ce chant sont des noms de substances visibles Que l’auteur, par la grâce de l’Amour, a contemplées dans les deux mondes de la béatitude et de la désolation. Je ne m’adresse qu’aux esprits qui ont reconnu la prière comme le premier entre tous les devoirs de l’homme. Les plus hautes vertus, la charité, la chasteté, le sacrifice, la science, l’amour même du Père, Ne seront comptées qu’aux esprits qui, de leur propre mouvement, ont reconnu la nécessité absolue de l’humiliation dans la prière. Toutefois, je ne dirai de l’arcane du langage que ce que l’infamie et la démence de ce temps me permettent d’en révéler. Maintenant, je peux chanter librement le cantique de l’heure ensoleillée des nuits de Dieu Et, proclamant la sagesse des deux mondes qui furent ouverts à ma vue, Parler, selon la mesure imposée par le compagnon de service De la connaissance perdue de l’or et du sang. J’ai vu. Celui qui a vu cesse de penser et de sentir. Il ne sait plus que décrire ce qu’il a vu. Voici la clef du monde de lumière. De la magie des mots que j’assemble ici L’or du monde sensible tire sa secrète valeur. Car ce ne sont pas ses vertus physiques qui l’ont fait roi des esprits. La vérité est cela par rapport à quoi l’Illimité est situé. Mais la vérité ne fait pas mentir le langage sacré: car elle est aussi le soleil visible du monde substantiel, de l’univers immobile. De ce soleil, l’or terrestre tire sa substance et sa couleur; l’homme la lumière de sa connaissance. Le langage retrouvé de la vérité n’a rien de nouveau à offrir. Il réveille seulement le souvenir dans la mémoire de l’homme qui prie. Sens-tu se réveiller en toi le plus ancien de tes souvenirs? Je te révèle ici les origines saintes de ton amour de l’or. La folie a soufflé sept fois sur le chandelier d’or de la connaissance. Les mots du langage des Aaronites sont profanés par les enfants menteurs et les poètes ignorants Et l’or du chandelier, saisi par les ténèbres de l’ignorance, est devenu le père de la négation, du vol, de l’adultère et du massacre. Ceci est la clef des deux mondes de la lumière et des ténèbres. O compagnon de service! Pour l’amour de cette heure ensoleillée de nos nuits, Pour la sécurité de ce secret entre toi et moi, Souffle-moi la parole enveloppée de soleil, le mot chargé de foudre de ce temps dangereux. Je t’ai nommé! te voici dans le rayon avant-coureur au sein du nuage figé, muet comme le plomb, Dans le bond et le vent de la masse de feu, Dans l’apparition de l’esprit virginal de l’or, Dans le passage de l’ove à la sphère, Dans l’arrêt merveilleux et dans la sainte descente, quand tu regardes l’homme entre les deux sourcils, Dans l’immobilité de la nuée infinie, d’une seule prière, ouvrage des orfèvres du Royaume, Dans le retour à la désolation mariée au Temps. Dans le chuchotement de compassion qui l’accompagne. Mais la clef d’or de la sainte science est demeurée dans mon coeur. Elle m’ouvrira encore le monde de lumière. Gravir les degrés jusqu’à se sentir pénétré de la matière même de l’espace pur, Ce n’est pas connaître; c’est enregistrer encore des phénomènes de manifestation. Le chemin qui mène du peu au beaucoup n’est pas celui de la sainte science. Je viens de décrire l’ascension vers la connaissance. Il faut s’élever jusqu’à ce lieu solaire Où l’on devient par la toute-puissance de l’affirmation -quoi donc? - cela même que l’on affirme. C’est ainsi que les mille corps de l’esprit se révèlent aux sens vertueux. Monter d’abord! sacrilègement! jusqu’à la plus démente des affirmations! Et puis descendre, d’échelon en échelon, sans regret, sans larme, avec une joyeuse confiance, avec une royale patience, Jusqu’à cette boue où tout est déjà contenu avec une évidence si terrible et par une nécessité si sainte! Par une nécessité sainte, sainte, sainte en vérité! Alléluia! Et qui parle ici de surprise? il est encore une surprise dans l’apparition inattendue à travers les ombres d’une porte d’antique cité D’un lointain de mer avec sa sainte lumière et ses voiles heureuses. Mais dans la naissance d’un sens nouveau et d’un sens qui servira l’esprit de la science vraie, de la science amoureuse, il n’est plus de surprise. C’est la coutume dans nos hauteurs d’accueillir toute nouveauté comme une épouse retrouvée après le temps et pour toujours. Ainsi me fut révélée la relation de l’oeuf solaire à l’âme de l’or terrestre. Et ceci est la prière efficace où doit s’abîmer l’opérateur: Entretiens en moi l’amour de ce métal que colore ton regard, la connaissance de cet or qui est un miroir du monde des archétypes Afin que je dépense sans mesure tout mon coeur à ce jeu solaire de l’affirmation et du sacrifice. Reçois-moi dans cette lumière archangélique qui sommeille mille ans dans le blé funéraire et y entretient le feu caché de la vie. Car le blé des antiques tombeaux, versé dans le sillon, s’illumine comme un coeur de sa propre charité Et ce n’est pas le soleil mortel qui donne à la moisson sa couleur invariable de sagesse. Telle est la clef du monde de lumière. A qui la manie d’une main pieuse et sûre elle ouvre aussi -l’autre région. J’ai visité les deux mondes. L’amour m’a conduit tout au fond de l’être. J’ai porté sur ma poitrine le poids de la nuit, mon front a distillé une sueur de mur. J’ai tourné la roue d’épouvante de ceux qui partent et reviennent. Il ne reste de moi en maint endroit qu’un cercle d’or tombé dans une poignée de poussière. J’ai exploré à tâtons les labyrinthes hideux du monde de fureur et sous les grandes eaux sommeillent mes patries étranges. Je me taisais. J’attendais que la folie de mon roi me saisît à la gorge. Ta main, ô mon roi! est sur ma gorge. C’est là le signe, voici l’instant. Je parlerai. Tu m’as fait naître dans un monde qui ne te connaît plus, sur une planète de fer et d’argile, nue et froide. Au milieu d’un grouillement de voleurs abîmés dans la contemplation de leur sexe. Là, à la puanteur du massacre succède l’encensement imbécile des trompeurs de peuples. Et pointant, fils de la boue et de la cécité, je n’ai pas de mots pour décrire Les précipices d’iniquité de cet autre Tout, de cet autre Illimité Créé par ta propre toute-puissance de négation. Ce lieu séparé, différent, hideux, cet immense cerveau délirant de Lucifer Où j’ai subi durant l’éternité l’épreuve de la multiplication des grands fulgurants, des systèmes déserts. Le plus atroce était au zénith et je le voyais comme d’un précipice de soleil noir. Ah! sacrilège infini auprès duquel le saint cosmos développé devant notre monde infime Est comme un carré de givre illuminé pour la Nativité et prêt à fondre au souffle de l’Enfant. Car tu es Celui qui est. Toutefois, tu es au-dessus de toi-même et de cette nécessité absolue par laquelle tu es. Voilà pourquoi, Affirmateur, la totale négation est en toi, liberté de prier ou de ne pas prier. Voilà pourquoi aussi tu fais passer les affirmateurs par les grandes épreuves de la négation. Car tu m’as jeté dans la chaleur la plus noire de cette éternité d’épouvante où l’on se sent saisi A la mâchoire par le harpon de feu et suspendu dans la folie du vide parfait, Dans cette éternité où les ténèbres sont l’absence de l’autre soleil, l’extinction de la joyeuse ellipse d’or; Où les lumières sont fureur. Où toute chose est moelle de l’iniquité. Où l’opération de la pensée est unique et sans fin, partant du doute pour aboutir au rien. Où l’on n’est pas solitaire mais solitude, ni abandonné mais abandon, ni damné mais damnation. Je fus voyageur en ces terres du nocturne fracas Où, seuls parmi les choses physiques, L’amour furieux et la lèpre du visage baignent leurs maudites racines. J’y ai mesuré, ver aveugle, les sinuosités d’une ligne de ta main. Ce pays de la nuit dense comme pierre, Ce monde de l’autre étoile du matin, de l’autre fils, de l’autre prince, c’était ta main fermée. Cette main s’est ouverte et me voici dans la lumière. Il faut l’avoir vu, Lui, l’Autre, pour comprendre pourquoi il est écrit qu’il vient comme le voleur. Il est plus loin que le cri de la naissance, il est à peine, il n’est pas. L’espace d’un grain de sable, le voici tout entier en toi, lui, l’autre, le prince assis muet dans la cécité éternelle. Toi dans l’oeuf solaire, toi, immense, innocent, tu te connais. Mais les deux infinis de ton affirmation et de ta négation ne se connaissent pas, ne se connaîtront jamais, car l’éternité n’est que la fuite de l’un devant l’autre. Et toute la hideuse, la mortelle mélancolie de l’espace et du temps n’est que la distance d’un oui à un non et la mesure de leur séparation irrémédiable. C’est ici la clef du monde des ténèbres. L’homme en qui ce chant a réveillé non pas une pensée, non pas une émotion, mais un souvenir, et un souvenir très ancien, cherchera, dorénavant, l’amour avec amour. Car c’est cela aimer, car c’est cela amour: quand on cherche avec amour l’amour. J’ai cherché comme la femme stérile, avec angoisse, avec fureur. J’ai trouvé. Mais quoi? mais qui? le dominateur, le possesseur, le dispensateur des deux lèpres. Et je suis revenu, afin de communiquer ma connaissance. Mais malheur à qui part et ne revient pas. Et ne me plains pas d’y être allé et d’avoir vu. Ne pleure pas sur moi: Noyé dans la béatitude de l’ascension, ébloui par l’oeuf solaire, précipité dans la démence de l’éternité noire d’à côté, les membres liés par l’algue des ténèbres, moi je suis toujours dans le même lieu, étant dans le lieu même, le seul situé. Apprends de moi que toute maladie est une confession par le corps. Le vrai mal est un mal caché; mais quand le corps s’est confessé, il suffit de bien peu pour amener à soumission l’esprit même, le préparateur des poisons secrets. Comme toutes les maladies du corps, la lèpre présage donc la fin d’une captivité de l’esprit. L’esprit et le corps luttent quarante ans; c’est là le fameux âge critique dont parle leur pauvre science, la femme stérile. Le mal a-t-il ouvert une porte dans ton visage? le messager de paix, Melchisedech entrera par cette porte et elle se refermera sur lui et sur son beau manteau de lamies. Mais répète après moi: Pater noster. Vois-tu, le Père des Anciens, de ceux qui parlaient le langage pur, a joué avec moi comme un père avec son enfant. Nous, nous seuls, qui sommes ses petits enfants nous connaissons ce jeu sacré, cette danse sainte, ce flottement heureux entre la pire obscurité et la meilleure lumière. Il faut se prosterner plein de doutes, et prier. Je me plaignais de ne le point connaître; une pierre où il était tout entier m’est descendue dans la main et j’ai reçu au même instant la couronne de lumière. Et regarde-moi! environné d’embûches je ne redoute plus rien. Des ténèbres de la conception à celles de la mort, un fil de catacombes court entre mes doigts dans la vie obscure. Et pourtant, qu’étais-je? Un ver de cloaque, aveugle et gras, à queue aiguë, voilà ce que j’étais. Un homme créé par Dieu et révolté contre son créateur. «Quelles qu’en soient l’excellence et la beauté, aucun avenir n’égalera jamais en perfection le non-être.» Telle était ma certitude unique, telle était ma pensée secrète: une pauvre, pauvre pensée de femme stérile. Comme tous les poètes de la nature, j’étais plongé dans une profonde ignorance. Car je croyais aimer les belles fleurs, les beaux lointains et même les beaux visages pour leur seule beauté. J’interrogeais les yeux et le visage des aveugles: comme tous les courtisans de la sensualité, j’étais menacé de cécité physique. Ceci est encore un enseignement de l’heure ensoleillée des nuits du Divin. Jusqu’au jour où, m’apercevant que j’étais arrêté devant un miroir, je regardai derrière moi. La source des lumières et des formes était là, le monde des profonds, sages, chastes archétypes. Alors cette femme qui était en moi mourut. Je lui donnai pour tombeau tout son royaume, la nature. Je l’ensevelis au plus secret du jardin décevant, là où le regard de la lune, de la prometteuse éternelle se divise dans le feuillage et descend sur les endormies par les mille degrés de la suavité. C’est ainsi que j’appris que le corps de l’homme renferme dans ses profondeurs un remède à tous les maux et que la connaissance de l’or est aussi celle de la lumière et du sang. O Unique! ne m’ôte pas le souvenir de ces souffrances, le jour où tu me laveras de mon mal et aussi de mon bien et me feras habiller de soleil par les tiens, par les souriants. Amen. Confession De Lemuel. L’Homme. Quand je mesure ce chemin parcouru, moi, ver sous le plancher, Quel amour et quelle pitié me saisissent le coeur pour les frères soleils dans la nuit! Et pourtant, eux aussi ils sont de ce monde-ci, d’ici. Oh! Permets que je regarde enfin plus loin, bien plus loin -en moi-même. Ah! je le sais bien, toi, toi tu sais ce qu’il y a là, et comment n’aurais-je pas honte? D’abord, une ferveur de réunir les Séparés, Une angoisse de marier le feu et l’eau, Plus tard, l’immense adieu de l’Époux à l’Épouse, Une division des deux belles clartés Du jour et de la nuit... Certes, c’est peu; mais, réponds-moi, Qui, parmi tes enfants, qui donc, depuis l’instant Où tu te reconnus dans les traits d’une vierge Comme en un sommeil d’eau, a jamais eu besoin Comme moi, pour lire en son esprit, de la lumière de la femme? Qui, ô heureux! qui veux que l’on pardonne, qui? Et cela de toi, mauvais, qui ne venait pas, ma colère L’a pourchassé avec les maigres chiens courants Du gémissement de luxure. Mais, Là encore, une pitié de père, ô Père! Se déchirant en moi, obscure s’abattait Comme glace d’été sur ma noire chaleur. De sorte que dans cette vie, la mienne, comme dans le labour Océanique, parmi les sillons de montagnes, Tout, tout ne fut que tourment, amertume et stérilité. Mais, toi qui sais, comment pouvais-je savoir moi Qui étais comme le frémissement sacré Du paon douloureux et beau de Midi Que cela que j’attendais du dehors Me viendrait de moi-même, et, feu conscient de sa route, Pur, joyeux et puissant comme l’âme de l’or, Soudain, s’arrêterait comme sur Josué, Pour toucher d’un regard omniscient d’épouse La vue intérieure, là, entre les sourcils... (Silence.) Ce fut là la jeunesse avec ses jours, et puis Vint l’âge mûr avec ses nuits; Derrière le rideau de l’assoupissement Ces terrasses, tu sais, hautes, hautes, qu’on balayait, ces pierres Aussi qui, trois par trois, quatre par quatre Tombaient tristement, d’où? dans le puits du sommeil. Et certaine nuit... Mais ce sont là choses Dont le nom n’est ni son, ni silence. Choeur. (Un chuchotement nombreux.) Parle. Dis Impitoyablement ce que ton âme a vu Dans le cosmos aveugle, égaré et abandonné. Parle, et imite l’éternité quand elle dit: non. Dans ces déserts où jamais Oui n’a résonné. Dis-nous comment des pieds à la tête, le corps Devient pensée, dans ces pays plus insensibles que la lèpre. Quel cri des ténèbres imparfaites D’ici contient le nom de cette nuit totale Vide des deux soleils? Parle. Que t’advint-il dans cet infini autre Vu comme par des yeux de race disparue? autre. N’est-ce point là l’unique mot? autre. Non pas seulement différent, N’est-il pas vrai, mais autre, Et défendu, fermé, -mais ne veux-tu pas dire: Même à la toute-puissance d’ici? Dans cet infini autre Où celui-là qui nous contient est inconnu, Où l’espace est la nuit au dedans de la pierre. L’Homme. Je me séparai d’elle -qui, par l’oeuvre de mainte année Etait devenue mon enfant, dans ce long corridor d’hôtel, Et maintenant -quel froid coupe mon âme en deux! - J’étais seul dans ma chambre allemande et je savais Que de l’autre côté du mur, cette chose dormait Pour la dernière fois à trois pas de ma vie Et que, sans me revoir, au petit jour Elle s’en irait -si enfant, si enfant Vers la vaste, froide, vide vie. (Silence.) En moi, l’obéissance envers moi-même Était plus forte que tout (Silence.) Et il vint un moment où je sentis ceci: Une soudaine immensité Inexprimable, différente, séparée, M’aspira dans un univers où le Oui n’avait plus de sens. Pays fermé à nos vivants et à nos morts: Tout était pénétré d’une autre éternité, D’une autre nécessité, -d’un autre Dieu... La toute-puissance de là-bas N’était même plus l’ennemie de celle d’ici. Séparation. Oh! séparation. Les deux omnisciences ne se connaissaient pas. Tout, tout m’était déchirement. Comme les entrailles Brusquement ramassées sous la main du boucher, tout M’était déchirement. Et pourtant, je gardais Un sens, un toucher sûr pour cette sainte chose Où cesse le lieu. Et le souvenir D’un merveilleux passé m’éclairait. Même Il advint qu’un Temple - Choeur. (Même chuchotement.) Est-ce vrai? Tu te souviens? -Une arche d’immobilité Sur l’espace créé, dans le lieu Seul situé. Le mot unique ici: surface Les cimes d’or de la méditation Pour cette nef ne sont point écueils. Là, plus d’espace d’ascension: Tout n’est que Salutation. Et puis, c’est le retour -cherche en tes souvenirs - La chute -la Ligne Droite, première. L’Homme. -tout en pierre de compassion, Porté par un nuage de voix, je ne sais où; Suspendu tout en haut, dans le Rien désiré, Inaccessible au vol immobile, cruel, muet Des noirs, vides, féroces espaces. Et je tombai Et oubliai; puis, tout à coup, me ressouvins. Choeur. (Même chuchotement.) De la vie à la vie, quel chemin! L’Homme. Je crois bien que c’est tout. Choeur. Non, -il y a les hommes. L’Homme. Tout le drame du peuple élu S’est joué dans ce coeur profond. Ils ne savent pas ce qu’ils font. Ils ne le savent plus. Choeur. Tu les hais donc? L’Homme. Je les ai fort longtemps haïs, Vieux coeur de voyageur; et dans tous les pays. (Silence.) Cependant, certain jour - Et c’est là un de ces souvenirs Qui ne sont plus mesure du temps Et que l’on aime Non point pour leur trésor de jours, mais pour eux-mêmes, Je me laissai porter par une vague humaine Au sommet d’une tour. C’était Juillet, c’était Midi. Midi, Juillet. Il faisait chaud comme aux sources du sang. Vivre était comme un très vieux vin De sucre au chevet d’un convalescent. Dans l’immobilité de l’air Le feu laissait tomber l’or de sa lourde haleine. Jamais je n’avais vu si pleine La coupe de sanglots de l’univers. L’esprit, la chair, Le mal et le bien, La tristesse et la joie, Le grand et le petit, oh! comme tout était humain En moi! (Silence.) Choeur. Roi, Parle. L’Homme. Et ma vue descendit vers cette chose grise Dans la vibrante profondeur: Maisons, usines, Gares, églises, -Partout, partout, Aux bords du fleuve, aux flancs de la colline, Entassés, dispersés, amoureux et hostiles, Ces nids de boue Trempés d’une salive d’insectes bâtisseurs. Et là-bas, oh! là-bas... Choeur. Tes frères, tes soeurs. (Très long silence.) L’Homme. Alors, dans un éclair De lance dans le flanc percé Je compris tout, L’Annonciation et le Verbe fait chair. Oui, dans un éclair de pensée Je compris, je sentis, je vis -comment les choses s’étaient passées. (Silence.) Maintenant, les trois années de renoncement après les quarante ans d’attente tirent à leur fin. Je comprends, -je sens enfin que je sais, que j’ai toujours su, et qu’il est ici même une certaine manière de tout connaître. J’ai fermé ma vue et mon coeur. Les voici réconfortés, Que je les ouvre maintenant. A toute cette chose dans la lumière. A ce blé de soleils. Avec quel bruissement de vision il coule dans le tamis de la pensée. Immense, éternelle, effrayante Réalité. C’est toi, de toutes les possibilités, toi la plus extraordinaire. Car tu n’es pas en moi, et cependant je suis ton lieu; je passerai, et tu demeureras; et pourtant, nous deux, nous sommes inséparables; mon amour t’embrasse, et c’est là ton unique borne, ô Illimité! Et que serais-tu sans cette attestation intérieure, sans ce Oui en moi jeté comme un pont de montagne entre les deux massifs de nuit d’avant et d’après. Choeur. (Un peu plus haut.) La plus humble chose a sa vérité silencieuse. Mais aux fils des artificieuses Il faut de sacrilèges merveilles -nous le savons. Et où est parmi vous celui qui ici même Sur cette terre, goûte dans sa plénitude, la sainteté Dont le ciel que nous respirons Pénètre à tout instant votre pain, votre vin? Homme, homme, quel chemin tu as fait Pour arriver à nous qui étions en toi. (Ils pleurent.) L’Homme. O merveilleux, merveilleux Penchés sur moi, car je sais, je sens Que vous vous inclinez vers moi pour chuchoter, Votre chuchotement est celui De merveilleux tendrement penchés - Tandis que sur moi vous vous penchez Dans un chuchotement merveilleux, Tandis qu’autour de moi vous chuchotez De la sorte, dans un frémissement d’élytres O merveilleux (et quoi donc prédomine en vous, Chuchoteurs, l’homme ou la femme?) Laissez-moi, innombrables que j’aime comme un seul, Beaux à faire mal, insupportablement gracieux Vous demander une grâce. Choeur. Elle est accordée. (Ils rient.) L’Homme. De longues, longues, puissantes années, Et un immense amour, semblable au vôtre, Ici-même déjà comme vous autres, Et une Action, une noble, une haute Action, Pacificatrice, purificatrice, comme la vôtre, Ici-même, ici-même, rieurs-pleureurs, comme la vôtre. La Nuit De Noël De 1922 De L'Adepte. L’Adepte. Faisons, -sept fois pour le passé, et pour nos trois jours à venir, trois fois -le signe, le signe! le signe nourrissant, désaltérant, rafraîchissant, -nos mains, nos fronts, nos coeurs, -le signe vainqueur, le signe vainqueur de la Croix. Et vous, Béatrix, paix à vous, reposez-vous! Faites silence dans ce corps, le mien, terrestre demeure. Car vous remuez trop, car vous faites un bruit comme de pas dans ma tête et dans mon coeur. O sept années déshéritées! Ma robe de patience m’a quitté lambeau par lambeau. Béatrix. Tu dis vrai, maître. Oui, c’est bien la septième année de l’oeuvre candide et secret. Sept années, maître! Mais, cette nuit, ils vont naître d’une miraculeuse et semblable merci, l’un à Bethléem, l’autre ici. L’Adepte. Les parents dorment là, tendres métaux époux, dans cet oeuf appuyé sur le feu nuptial. Qu’ils sont beaux, innocents! Béatrix. Tu les vois donc? Comment? Dans cet oeuf hermétique? Avec quels yeux? L’Adepte. Chère enfant, par la grâce de la vue du milieu. Et puisque nous nous connaissons depuis sept ans, je te touche le front. Béatrix. Adieu, espace, temps. L’Adepte. Le clocher va bientôt sonner ses douze coups. Devant le cher fourneau, adorons à genoux. (Silence.) O divin Maître, souviens-toi qu’il est, même pour toi, une Hauteur. Implore, implore pour moi ta sainte épouse la Blancheur. (Silence.) Je regarde. Et que vois-je? La pureté surnage, le blanc et le bleuté surnagent. L’esprit de jalousie, le maître de pollution, l’huile de rongement aveugle, lacrymale, plombée, dans la région basse est tombée. Lumière de l’or, charité, tu te délivres. Viens, épouse, venez, enfant, nous allons vivre! Béatrix. Cher époux, prends garde! Écoute, regarde. Il siffle encore, il rampe encore quelque chose d’atroce au fond. Penche-toi, sainte face. Je ne sais ce qui se passe: ce que tu fais, ils le défont. Ils sont légions, obscurité, masse, menace... L’Adepte. Je n’en vois qu’un. Il danse en rond dans la rigueur du rouge et du jaune et du noir, tout au fond du muet caveau. Chère dame, entre deux tombeaux, en vérité: celui d’Amour, celui d’Espoir. Écoute, il crie... nul ne l’entend. Il voudrait, en dansant, sortir de l’espace et du temps. Jadis, dans mes tentations, que ne suis-je mort en rêvant! Tout, comme ici, était noir. Là-haut, plus loin que ma vraie vie, au bord du hideux entonnoir, hurlaient et geignaient les Harpies. Les eaux de Jupiter, de Vénus et de Mars se déversaient avec fracas sur les assises de l’infini. Béatrix. J’en vois mille, dix mille! Montjoie Saint-Denis, maître! les nôtres, rapides, rapides, ensoleillés! Au maître des obscurs on fera rendre gorge. Vous, Georges, Michel, claires têtes, saintes tempêtes d’ailes éployées, et toi, si blanc d’amour sous l’argent et le lin... L’Adepte. Ici encore, je n’en vois qu’un. Béatrix. Troupe maudite! ricaneurs! spoliateurs! calomniateurs! Avec leurs froides, pâles épées atroces, dentelées, dans les larmes trempées, ils s’élancent... Ils l’ont saisi, ils l’entraînent... Tout est silence... L’Adepte. Sept cris terribles dans la nuit: tout est fini, tout est fini. Fini terrestrement, fini petitement, fini, fini, irréparablement fini. Non. Il se soulève à demi: la blancheur de l’incandescence lui prend à deux mains, en silence, la tête. Elle le cajole ainsi. Souffle, soufflet, mais souffle donc! il est tout transi... Un cri nouveau, par sept fois, résonne. Est-ce un nom? Je le crois. Le Maître me pardonne! Il ouvre les yeux, il renaît. Il renaît, te dis-je. Il renaît, renaît, renaît, renaît, renaît! O prodige! regarde bien, penche-toi, jeune mère! Le feu paternel rit, il n’est plus en colère. Quelle nuit! mais c’est la dernière. Béatrix. Le voici à nos pieds. O chose de lumière! sainteté! charité! santé! L’Adepte. Je renais, et cependant, je meurs. C’est comme il y a très longtemps, avant, avant, bien avant la dernière sortie du Semeur. Jeune mère, qu’arrive-t-il? Où sommes-nous, moi homme et toi femme, à genoux? Que signifie cela, ma chère, chère tête? Dehors, la sainte nuit est réelle, pourtant. Sur tout le corps du firmament en fête ruisselle une eau lustrale de beauté. Béatrix. La lune, la grande diamantée, dans la saulaie muette du nuage, tisse en toute tranquillité son arentèle de miroitante cécité. Moi aussi, je renais, et cependant je meurs. Oui. c’est tout à fait comme avant la dernière sortie du Semeur. L’Adepte. Comme tout ton être secret respire en moi, femme, eau sourde et salutaire sous la crypte. Oh! ton visage comme l’Égypte! O visage, visage de fuite en Égypte! O mains comme un pain céleste rompu en deux! Oh! tes yeux si... tes yeux! tes yeux! C’est comme si mon âme avait déjà quitté la terrestre livrée. Qui donc a dit cela: Heureux, heureux amants. Le Rien dans son souffle inspiré me retient suspendu sur la montagne des Dormans. Mes chaînes de constellations sont rompues. Béatrix. C’est la vie délivrée. Psaume Du Roi De Beauté. Des îles de la Séparation, de l’empire des profondeurs entends monter la voix des harpes de soleils. Sur nos têtes coule la paix. Le lieu où nous sommes, Malchut, est le milieu de la Hauteur. Les pleurs féconds versés dans une pensée à mon Père, les mondes d’or éclairent de beauté l’abîme. Royale tête qui pourtant reposes sur mon coeur, quel effroi de nombres tu lis dans la mémoire de la nuit! Reine, sois femme vraiment par la compassion suprême. Toute blanche d’une pitié de la grandeur, songe au plus abandonné, au Créateur. Le lieu où nous sommes, Malchut, est le milieu de la Hauteur. Devant le saint labeur des constellations, ne sens-tu pas ton coeur se déchirer? Malchut, Malchut, épouse! mère des générations! L’espace, essaim d’abeilles sacrées, vole vers l’Adramand d’extatiques odeurs. Le lieu où nous sommes, Malchut, est le milieu de la Hauteur. Car de la chose en mouvement l’immobile Absolu est le secret désir. Régent solaire, pieux semeur de ce qui doit naître et mourir, je n’aime que ce qui demeure. Moi-même, moi Microprosope! je brûle de me transmuer. Ici ou dans la profondeur, rien n’est situé! rien n’est situé! Toute réalité est dans l’amour du Père. Le lieu où nous sommes, Malchut, est le milieu de la Hauteur. Paix sur la terre, ô mon épouse, ô femme! paix dans tout l’empire irréel, aux âmes de douceur pour qui tu fais chanter les sept cordes de l’arc-en-ciel! Quand je contemple, ô Reine, ta face renversée, j’ai le cher sentiment que toutes mes pensées naissent dans ton suave coeur! Le lieu où nous sommes, Malchut, est le milieu de la Hauteur. Et pourtant, -et pourtant je voudrais m’endormir sur ce trône du Temps! Tomber de bas en haut dans l’abîme divin! M’asseoir à jamais immobile parmi les sages. Oublier que le mot «ici» était absent de mon langage. Car moi qui crée sans cesse pour mériter le Rien, je suis le désir de la fin, Malchut, de la fin, de la fin des fins! Oh! te coucher, épouse morte, dans mon coeur, et te ressusciter pour le jour éternel du Père! Le lieu où nous sommes, Malchut, est le milieu de la Hauteur. Psaume De La Maturation. Je n’ai pas trouvé la paix, dans ma jeunesse, auprès de celle qui s’offre sans angoisse, obéissant à un destin qui veut qu’elle se donne tout entière. Sans doute l’ai-je blessée, en lui demandant cela seulement qui à ses yeux est si pauvre chose: l’intelligence et l’amour des esprits inférieurs. Mais cette chose, je l’obtins; et alors, terriblement armé pour la solitude, je pris congé de celle qui m’avait tout appris et qui ne pouvait plus me comprendre. Mais que je te perde, mon maître, si jamais parole imprudente échappe de mes lèvres à son adresse! ou si jamais je relis sans déchirement de coeur ce que tu as écrit du doigt sur le sable!.. Elle ne s’est trouvée sur mon chemin que pour le sombre couronnement de sacrifice; mais depuis ce jour, j’écoute ce que mon ombre conte aux orties, et toute pierre, dans le gave solitaire, à mon approche frissonne... Car c’est là la profondeur de la compagne de service d’être gardienne aussi, pour nous qui ne sommes plus ni fils ni époux, de la clef du monde devenu muet. Elle détacha de sa ceinture -qu’elle porte sous le coeur -cette clef du premier jardin dont elle est toute l’ombre et toute la lumière mais où son amour n’entre plus, n’étant pas de commandement. Et comme je la prenais de ses mains, elle leva vers moi un regard qui semblait porter tout le poids de l’innocence dont elle est accablée. C’est ainsi que je pénétrai dans la grotte du secret langage; et ayant été saisi par la pierre et aspiré par le métal, je dus refaire les mille chemins de la captivité à la délivrance. Et me trouvant aux confins de la lumière, debout sur toutes les îles de la nuit, je répétais de naufrage en naufrage ce mot, le plus terrible de tous: ici. Mais un jour, dans ces hauteurs où tout devient un jeu, je soufflai au visage de mon dernier désir la bulle colorée de mon âme. Tu descendis alors, guéri au côté, aux pieds et aux mains, vêtu de je ne sais quel or fluide et joyeux, lavé de toute souillure par la femme. Et dans un rire de solaires légions, tu me marias à ta conscience et m’armas de la vue médiane. Et toute l’infinitude de ce que je voyais était d’une seule pièce, et cette enfance du cyclope en moi répétait le nombre UN, et ne pouvait pas compter plus loin. Et alors tu m’élevas sur ton sein adoré, par l’espace scellé, intérieur, réel, Jusqu’aux belles portes de plomb de l’humilité, ta patrie et Bethléem de l’or, Et de là, au pays où l’amour boit doucement, comme un cheval blanc, aux sources de l’étendue et de la durée. Et toujours plus haut, jusqu’à cette voûte enfin où l’éternel instant Est mesuré à la courbe de projection de l’oeuf Bruissant comme Raphaël et tout à coup, dans la rémission solaire, Muet comme la seconde naissance. Psaume De La Réintégration. Il m’advient quelquefois, au milieu de la nuit, d’être éveillé par le silence le plus accompli de l’Univers. C’est comme si, tout à coup, les multitudes célestes, apercevant dans ma pensée le terme assigné à leur course, s’arrêtaient au-dessus de ma tête pour me considérer en retenant leur souffle. Ainsi qu’aux lointains jours de mon enfance, toute mon âme se tend alors vers la grande voix qui se prépare à m’appeler du fond des espaces créés. Mais mon attente est vaine. La paix qui m’environne n’est si parfaite que parce qu’elle n’a plus de nom à me donner. Elle est en moi et je suis en elle, et dans ce Lieu comme nous innomé où s’est accomplie notre union, il n’est pas jusqu’au mot le plus universel, Ici, qui n’ait perdu à jamais son sens; car rien n’est demeuré hors de nous où nous puissions encore situer un Là-bas, et l’espace total où respire la pensée nous apparaît non pas comme le contenant, mais comme l’intérieur illuminé du beau cristal Cosmos tombé des mains de Dieu. Jadis, quand l’esprit du silence parfait me saisissait, je levais les yeux vers les soleils; aujourd’hui, ma vue descend avec leur regard dans mon être. Car leur secret est là, et non pas en eux-mêmes. Le lieu d’où ils me contemplent est celui-là même où je me tiens, et au reproche aimant peint sur le visage de l’univers je reconnais la mélancolie de ma propre conscience. L’immensité engendrée par l’infinitude des mouvements circonscrits est impuissante à combler le vide de mon âme; il n’est point de hauteur accessible à l’extension du Nombre dont les instants ne soient comptés par le battement de mon coeur. Que m’importe donc toute cette distance du rien au rien! Certes, je suis tombé d’un lieu fort élevé; mais c’est un autre espace qui a mesuré la chute où j’ai entraîné le monde. Le lieu réel, le lieu seul situé est en moi, et voilà pourquoi l’Univers, ma conscience, veille, veille cette nuit, et me regarde. O mon Père! mon mal n’a pas nom ignorance, mais oubli. Reconduis ton enfant aux sources de la Mémoire. Ordonne-lui de remonter le cours de son propre sang. Le mouvement de ma chute a créé l’espace-temps, cette eau qui dans l’immobile Illimité sur moi s’est refermée et pour laquelle il n’est pas en ma puissance d’imaginer un récipient. Que mon ascension projette donc l’Autre Espace, le vrai, l’originel, le sanctifié, et que l’univers que voici, le Fils de ma Douleur dont le regard nocturne est sur mon âme, avec moi s’élève vers la Patrie, dans le joyeux courant d’influences bruissantes de la béatitude dorée. Prières. I Être pur, si parfaitement identique à ta nécessité qu’il n’est folie de négation qui ne situe par rapport à toi, qui es le tout, son néant condamné à n’être qu’une forme renversée de l’affirmation; que dis-je! si effroyablement existant que la chose distincte de toi par ta volonté, la création, ne peut trouver un contenant que dans ton idée d’un extérieur, d’un rien, à cause que toi seul tu es infini et qu’il n’est pas d’extérieur qui te circonscrive; si intimement confondu avec mon moi, si inséparable de ma liberté que c’est toi qui me soutiens jusque dans mon oeuvre de destruction; et à la limite extrême de mon effort, quand la matière et le vide, ensemble identiques et contraires, simultanément s’évanouissent de ma pensée, celle-ci aussitôt se transmue d’un inconcevable non-être, clos à ce vide et à ce plein, en cela qui est l’être même, le oui dont je suis séparé par le non qu’il renferme, le tout qu’un pur rien m’empêche de connaître, le lieu immobile de tout ce qui se meut et que nul mouvement ne peut atteindre, le Dieu en qui je suis comme ma notion d’un extérieur, d’une séparation, d’un rien est en moi... Réalité unique et révélée qui m’est d’autant plus chère que ce qui t’aime en moi n’est ni aucune des parties de mon être, sens, raison, sentiment, ni leur somme, mais l’être même, -derechef ce rien où le soleil du désir de ma perfection m’apparaît et me couronne. Toi qui es celui qui est, toi la loi, tu voulus être celui qui devient; tu t’exaltas au-dessus de la loi. De ta plus humble idée, celle d’un rien, d’un extérieur, tu fis ta demeure; tu y mis ton amour, afin qu’il t’appelât du dehors. Tu es vraiment celui qui donne sa lumière et son sang, Père, Fils, Esprit, je te salue. Que tout doré de mémoire de la cime de ma plus haute pensée à nouveau vers toi je prenne mon essor. Que dans ma vision du monde comme dans la tienne toute notion de rapport et de limite s’efface. Qu’il n’y ait plus ni fini ni infini. Que seul l’amour devenu lieu demeure. II Le Rien, unique contenant intelligible d’un univers libre et pur comme la pensée de Dieu, supérieur à toute notion de fini et d’infini, le Rien a été répudié par l’homme. Le soleil de la mémoire des origines s’éteint avec l’astre physique épouvanté par le spectacle de la crucifixion. La conscience adamique de la relation primordiale s’obscurcit. L’esprit humain est chassé de la lumière paradisiaque dont la transmutation s’effectue dans la sainte, sainte idée d’un extérieur, région lucide de l’exaltation, du sacrifice, de la charité, de la liberté; de la liberté, bénie soit-elle. Le Roi murmure: Où est l’espace? et sa cécité lui répond: L’espace est en moi, dans mes ténèbres sans commencement ni fin. Alors les nombres de la connaissance, de la beauté et de la paix, le Un céleste, merveilleux, merveilleux, hosanna in excelsis; le Deux spirituel qui se transmue en lumière et sang, in unitate Spiritus Sancti; le Trois, Maître du grand rituel de réciprocité, per omnia secula seculorum; tous les grands et miséricordieux Nombres, jusqu’au Dix du retour du fils prodigue à la Maison du Père, Amen; les Nombres de la sagesse de l’Amour, un à un, ceignent l’épée de la Loi et rentrent dans le soleil des soleils, où les attendent les indestructibles Trônes. Le pitoyable Roi du Monde pose sa dextre sur la tête de son épouse, en signe de dure domination sur la nature corporelle. Dans la senestre, il élève l’universelle Pomme, fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, emblème de la misérable royauté qui se nourrit de terre et oublie que le temps en fait sa pâture. Dans ce globe impérial, le Seigneur, un jour, viendra planter la Croix. A la place des Nombres sacrés surgissent dans la pensée d’Adam les signes infernaux et corporels de la Division et de la Multiplication sans fin. C’est dans le Seigneur, c’est dans sa paix, que je veux dormir et reposer. POESIES DIVERSES. A la Beauté. A Mme la Comtesse Marie Krasicka. Toi qui n’ouvres les bras qu’au désir des rebelles Et qui, malgré les ans, frémis d’avoir nourri Du lait riche en ferment de tes sombres mamelles Eschyle, Michel Ange et Dante Alighieri, Au fils d’un siècle ingrat ne voile pas ta face Ni du temple éternel ne lui défends l’accès; Il ne ressemble pas au quémandeur qui passe Soupesant dans ses doigts l’obole du succès. Quand ton chant fait se fondre en un même délire L’ivresse de la vie et l’amour du tombeau En moi je sens monter la tendresse qu’inspire La solitude à l’aigle ou la nuit au corbeau. Dans la coupe de grès qu’à mes lèvres tu portes L’hysope à la ciguë a prêté sa saveur; Ton heure d’abandon a la beauté des mortes Et de l’arrière-été la sauvage langueur. Lorsque d’un coeur lassé des regrets périssables Nul glas ne trouble plus le silence d’airain, Tu viens, pareille aux vents qui déplacent les sables, Découvrir le tombeau mouvant du pèlerin. Dans la nuit du destin ta nostalgie étrange Du souvenir sans cesse attise les flambeaux Et l’antique infortune, à ton appel, échange Contre un manteau de fête un linceul en lambeaux. Trop souvent dans le cours d'une vie incertaine J’ai goûté d’un amour qui n’était pas le tien; Mais le sein de granit de la tendresse humaine N’a jamais su meurtrir un front olympien. Qu’importe que l’horreur m’épie encor dans l’ombre. Depuis longtemps déjà le pire est arrivé. Je ne me souviens plus ni du nom, ni du nombre De ceux qui m’ont jadis d’amertume abreuvé. Sur mon visage en vain tu chercherais la trace Des tempêtes qui l’ont autrefois ravagé; Leur sombre souvenir flotte devant ma face Comme au front de la lune un souci passager. -Toi dont l’ivresse enseigne aux âmes préparées Que la seule apparence est réelle ici-bas, Fais-moi noyer au sang de tes vignes sacrées Et la peur de la vie et l’horreur du trépas. * * * Que la nuit est profonde au coeur du solitaire! Tout espoir à jamais semble en être banni. Nul ami n’en voudrait pénétrer le mystère; Le hibou souvenir craint d’y faire son nid. Pour guérir de son mal ce fils d’un siècle inique L’esclave la plus belle ajouterait en vain Du baume de Judée au népenthès attique. Le héros délaissé meurt de son mal divin. De l’offense en son coeur la trace est éternelle Comme le souvenir du meurtre dans l’acier; S’il fuit vers les sommets, le goût des pleurs se mêle Dans le creux de ses mains, au sanglot du glacier. Le flot impatient arrêté par les vannes Connaît seul le secret des désirs réprimés. -C’est une immensité fermée aux caravanes; La lune du désert ne s’y lève jamais. Les pleurs ont dans le vif des tombes anciennes D’une auguste douleur gravé les attributs; Mais le sens est perdu de ces plaintes humaines Et leur légende est close aux enfants des tribus. Une immuable horreur régit cette nature Également hostile aux hivers, aux étés; L’hyène y chercherait vainement sa pâture Car il n’est plus de deuil pour ces coeurs dévastés. De l’océan ils ont la brûlante amertume Et leur ardeur ressemble à ce galop marin Qui d’une bouche aride et sifflante d’écume Ronge éternellement le granit de son frein. Là, nul ne se hasarde aux sombres promontoires; Les grands vents ont soufflé sur la clarté des tours Et l’attente elle-même à ces profondeurs noires N’ose plus rappeler la date des retours. Quelquefois seulement un rire de sirène Ramène lentement à la face des eaux Les lambeaux repoussants de quelque épave humaine Que le pulpe indolent abandonne aux oiseaux. Et telle est la terreur qui règne en ces parages Du désenchantement et de l’inimitié Qu’au seul aspect des cieux, des eaux et des rivages Le dégoût s’y soulève au coeur de la pitié. * * * Que cependant ta lyre aux sept cordes sacrées Déroule l’arc-en-ciel de ses sons dans les airs; Déjà l’aube s’entrouvre aux mers énamourées Et la vie affamée envahit les déserts. Douce aiguade de joie et source de souffrance! Ton amour n’est-il pas, aux coeurs rongés d’ennui, Ce qu’à la solitude est la ressouvenance, Au visage éploré la fraîcheur de la nuit? L’inconstante sagesse attend le jeune sage Et la foi vieillissante appelle un dieu nouveau; Le vrai change de nom, de forme et de visage; L’éternité d’hier habite le tombeau. Car la vie est semblable à l’amante infidèle Qui d’un souffle enivrant ayant humé le vin S’enfuit, et ne s’arrête en sa course cruelle Que pour cueillir un lys au tournant du chemin. L’idole que nos mains hier ceignaient de roses, Le dégoût aujourd’hui déjà la jette bas; Quel noir destin régit ces êtres et ces choses Et qu’il eût mieux valu ne les connaître pas! Toi seule tu n’es pas un songe de passage; Ton idéal vivant à l’antique est pareil, Et telle tu dormais au creux du sarcophage, Telle nous te voyons, debout dans le soleil! * * * Ta tendresse me moque et me trahit, peut-être; Mais qu’importe le vrai dans les choses d’amour? Mon coeur joyeux jamais ne l’a voulu connaître Et saura l’ignorer jusques au dernier jour. Que le laurier riant de ta fraîche couronne S’incline en frémissant vers un plus jeune front; Le dieu vainqueur bénit l’oubli qui l’environne Et de la renommée il redoute l’affront. Son triomphe n’est pas de ceux que l’on acclame, Mais si de son labeur l’abandon est le prix, C’est qu’il n’est pas de baume à qui souffre d’une âme Et que l’amour sied mal au masque du mépris. Le funèbre aquilon peut s’abattre avant l’heure Sur le Pinde désert et ses bois aux troncs creux: L’arbre immortel se dresse auprès de ma demeure Comme au pied du tombeau le cyprès ténébreux. La Gamme. Dans ce jardinet d'église Où le vieux soleil des pauvres Réussit parfois, vers juin A faire éclore à demi Deux ou trois fleurs de faubourg, Qui font pousser de grands ah! Le jeudi et le dimanche Aux blancs et sages forçats Du voisin orphelinat, Tantôt (et je connais là Une vierge sans visage Qui dans sa niche effritée Berce un vieux Jésus moussu), Dans le silence moisi J'ai senti mon coeur saisi Par un son de clavecin Sourd, jauni, quasi défunt, Trouble comme le parfum De pluie et de parchemin Des in-folio latins Et proche et pourtant éteint Comme un moi-même indistinct Au fond d'un miroir sans tain, Étrange, secret tintouin Intérieur et lointain, Une de ces pauvres gammes De bémols couverts, chagrins, Qui réveillent dans les âmes La sainte odeur des matins De la claire adolescence Et du profond des jardins Et de l'eau dans le silence Et du soleil sur le pain Et du miel dans les faïences Lourdes de mil huit cent vingt. Et soudain, comme l'enfant Ferme ses main étrangleuses Sur le moineau grelottant Trop tôt envolé du nid, Oui, -qui le croirait? -soudain Comme quand j'avais vingt ans (Enfant épris d'une enfant) J'ai dans mes deux vieilles mains Serré ce coeur irritant Qui s'était pris, tout-à-coup, A battre, mais follement, Mais affreusement, mon Dieu! -pour vous - Sur ma guitare dont les accords... Sur ma guitare dont les accords Ressemblent fort Au grincement d’un rat dans une tête de mort, Je veux, ivre de solitude et de dégoût lourd Du soir au jour Chanter ton inavouable amour. Car il ne reste aux chevaliers doublés de trouvères -Ne reste guères - Que le charme des pires misères. Accueille donc sans rire, tribade, Cette ballade Qui sent le trottoir d’automne et le faubourg malade, Cherchez donc à tâtons et trouvez, Baisers crevés Égarés sous les draps qui sentent triste et mauvais, Et n’omettez de faire de sales calembours Ô mes amours Sur les noms de mes vingt et un bourgs. Et faites votre regard d’enfant plus alangui En vos yeux qui Me sont l’or pâle et chaud du whisky. Dites-moi de gros mots de temps en temps; trouvez doux Qu’à travers vous J’aime vos mille amants, venus d’où? -Pestilentiel Styx de fiel, de boue et de ténèbres, Regrets funèbres De forçat enchaîné de vertèbres; Dégoût de tout qui ment mal un désir de lointain, Hideux destin, Orgueil lâche, ivre de mauvais vin... - Il est un lac fleuri de cygnes froids, dans le Nord; -Encor, encor Ô bouche, fleur grasse de la mort; - Mon âme y rêve de moi, châtelaine noyée, Bien oubliée, Par les tendres poissons bleus choyée. -Sur ma guitare dont les accords Ressemblent fort Au grincement d’un rat dans une tête de mort... Lassitude. Élliné, Élliné, ôtez vos mains de mon coeur! Un crépuscule exténué s’est couché sur le fleuve, Là-bas, sur le grand fleuve qui n’aura pas La force d’aller jusqu’à la mer... Heures lentes, désespérantes, cortèges de veuves! Je suis l’âme de ces lointains et leur douleur, Je suis ce crépuscule au-dessus du vieux fleuve... Élliné, Élliné, ôtez vos mains de mon coeur! Ôtez vos mains de mon coeur, ô Vous si pâlement drapée De flamme grave, ô mon inutile épousée; Ôtez vos mains de mon coeur, ô Vous si tristement dans la paix De ce soleil de fin-d’Empire drapée! Ô jours las d’être jours, ô soirs vieux d’être soirs! Laissons-nous bercer par le grand sommeil. Laissons-nous bercer par le grand sommeil, arche noire Perdue dans le muet déluge du soleil. Élliné, Élliné! C’est l’atroce insomnie De la Vie, ô ma douce, qui psalmodie en vous Sa berceuse sans fin, dont la monotonie N’endort ni les regrets, ni les frayeurs, ni les dégoûts! Laissons-nous bercer par le sommeil, car tout est vide; Car les vins mixtionnés d’aromates ont coulé, Et le Rêve, dans les encens somptueux, s’est agenouillé Pour tous les Symboles et pour tous les Rites. Nul vent n’animerait l’eau de notre torpeur, Nos yeux sans soleil, où les vieux désirs surnagent Comme des noyés que la mer rejette avec horreur Et qu’ensevelit lentement l’ennui des plages. Hélas! Tous les désirs sont morts! Un semblant de douleur, Un peu de lassitude, et c’est tout ce que j’ai! Ô ce soleil d’adieu sur la ville assiégée! Élliné, Élliné, ôtez vos mains de mon coeur! Ballade. Les poules folles de la sorcière et le crapaud -Sous le saule pleureur Si fier des vertes perles en poison de sa peau, Ma soeur, n’entends-tu pas le son du cor? - Et les hideux amours masqués des léproseries, Et la toux rouge en cailloux des tribades maigries; Et les vautours galeux aux yeux toujours effrayés, Immobiles en face de la Baie des Noyés. Et la cloche dont le vieux gosier est plein de pluie, Et l’affreux son des heures depuis longtemps enfuies; Et la croix où les corbeaux se suspendent en grappes, Et le monastère borgne aux perverses agapes; Et les ravins les plus perfides et les plus sombres, Et l’odeur de jadis qui dort mal sous les décombres; Et le rire muet des amitiés suicidées, Et le silence fou des peupliers de l’allée Aimaient le chevalier maigre en toile d’araignée, Et quand il passait, hommes et femmes se signaient. Quiconque rencontrait son regard vide de puits, Sentait en son coeur sonner un étrange minuit. Comme un vol vers Elseneur de cormorans d’automne Étaient les chansons de sa flûte, rauques et jaunes. Le soleil de miel des ruines, les lézards des murs S’entretenaient avec lui de Ginèvre et d’Arthur. Il portait un rat aux yeux rouges dans son bissac, Ce raton était l’âme de Lancelot du Lac. Son rêve avait des manoirs déserts l’odeur moisie; Les longs pendus le saluaient non sans courtoisie. Les grandes chevilles aux fourrures hérissées Dévoraient quelque part la Dame de ses Pensées. Son écuyer en brume avait beaucoup de science Et la mort de maint moine gras sur la conscience. Son cheval d’eau de pluie avait une oreille brune. Je l’ai fort souvent entendu hennir à la lune. Comme des couleuvres dormantes étaient ses veines; D’aucuns le croyaient pair du royaume de Poullayne. Quand il traversait la forêt vieille, humide et bleue Les champignons de mort ôtaient leurs bonnets de feu. Les filles le guettaient, le soir, près des puits moussus. Le pays était plein de petits bâtards bossus. Bruissant était l’or de l’armure en feuilles jaunies De ce roi maudit des pays de Monotonie. La devise de son blason était: Aimerai-je? Son coeur était le sommeil d’un serpent sous la neige. Cependant après la treizième coupe de vin -Sous le saule pleureur, Son hier épousait joyeusement son demain. Dis-moi, ma soeur, n’entends-tu pas le son du cor? - C’était vers le déclin... Dimanche, 14 Mars 1915. C’était vers le déclin du premier des sept jours; et le plus pauvre Avait son moment de la nuit qu’il appelait le veilleur d’or; Car la prière de cet âge était visible, et elle était Plus profondément douce et belle que toi, enfant, Avec son grand visage d’or levé dans les vapeurs de l’Est. Tous ces sages autour de nous qui n’ont jamais vu le Soleil! Ô mon enfant! c’est à pleurer! ô mon enfant! Car, une nuit, l’homme ne reconnut pas sa voix, en priant; Et il lui sembla qu’une étrangère était là, Qu’une femme qu’il ne connaissait pas était venue Apporter un vêtement pour un mort. Alors l’homme cria: Iegueodah, Iegueodah! Vers Iehovah d’avant lasher; mais le beau chemin bleu Ne s’ouvrit pas, le cri ne souleva pas la montagne, Rien ne parut à l’Est: l’Âge d’Or n’était plus. C’était donc vers le soir du premier des sept jours; -Et nous vivons dans le cinquième jour, ma soeur, Celui dont traite l’Apocalypse, le jour de la Conjonction. Le sixième jour approche! Solitude. Je me suis réveillé sous l’azur de l’absence Dans l’immense midi de la mélancolie. L’ortie des murs croulants boit le soleil des morts. Silence. Où m’avez-vous conduit, Mère aveugle, ô ma vie? Dans quel enfer du souvenir où l’herbe pense, Où l’océan des temps cherche à tâtons ses bords? Silence. Écho du précipice, appelle-moi! Démence, Trempe tes jaunes fleurs dans la source où je bois, Mais que les jours passés se détachent de moi! Silence. Vous qui m’avez créé, vous qui m’avez frappé, Vous vers qui l’aloès, coeur des gouffres, s’élance, Père! à vos pieds meurtris trouverai-je la paix? Silence. Danse Macabre. Il est doux d’entendre sonner jusqu’au jour Ses genoux creux contre les os de l’amour. De boire dans les orbites de l’Amie Le vieux mensonge des pleurs en eau de pluie. Et de sentir les rayons des lunes hautes Glisser romantiquement entre ses côtes. Il est doux, il est sage, il est bien De n’être plus, de n’être plus rien. Comme on est joyeux, léger, comme on se porte Bien, quand la vermine, la vermine est morte. Laissons aux bardes les sinistres ballades; Lennore, Helen, faisons de bonnes gambades. Écartez-vous, rue, escargots, citronnelle; Voici Laure, la plus gaie et la plus belle. Il est doux, il est sage, il est bien De n’être plus, de n’être plus rien. Plus de maîtresse, plus de chien, plus de Dieu; C’est tout ce que je veux, c’est tout ce qu’il veut. Passants là-bas, cavalier et cheval noir Venez donc un peu par ici, venez voir. Il s’est enfui, personne, la route sonne. Ô comme le désir de vivre m’étonne! Il est doux, il est sage, il est bien De n’être plus, de n’être plus rien. Clic-clac de vertèbres qui craquent et dans les ténèbres mélancoliques ici, là-bas, où? clac-clic, de dansantes reliques Mains et pieds traversés de clous. Amour remariée, entends-tu ma voix? Cette nuit, dis-moi, combien, combien de fois? Mon fils, mon fils, sais-tu déjà épeler Mon nom sur la pierre moussue et pelée? Sganarelle, hi hi hi! voici tes gages: Treize queues de rats, trois yeux de chats sauvages. Il est doux, il est sage, il est bien De n’être plus, de n’être plus rien. Don Juan. Ô nuit, ô même nuit malgré tant de jours morts, D’amours décomposés, d’amitiés suicidées! Douceur vide de la nuit blanche sur les eaux! Et méditation stérile du silence Avec pour fin toujours cette pâle pensée De la lune. Ô dégoût, ridicule et profond Dégoût de ce qui ne sait plus se reconnaître Dans les vieux mots et qui s’obstine, hélas! en vain, A chercher des mots neufs pour sa pensée usée. Gros désenchantement aux froides lèvres flasques, Ennui d’éternité, chair incrédule au point De nier la possibilité du néant, Âme immobile ainsi qu’une eau stagnante, froide Et sale où les crapauds lugubres de l’amour Eux-mêmes ne coassent plus, où les poissons Des vieux secrets dorés nagent le ventre en l’air, Ridicules, ternis, tuméfiés, crevés. Et toi, vieux rêve romanesque qui gis là, Comme un squelette vert de vache dévorée Par les loups, il y a bien et bien des années. Et vous, petit glouglou étranger de mon coeur, Vous, petite chanson monotone des pluies Patientes d’hiver dans les gouttières jaunes. -Des mots, des mots! Si l’on pouvait tuer les mots, Les clouer en croix à quelque arbre vermoulu, Comme de petites chauves-souris malsaines, Les noyer comme un nid de ratons fureteurs! Et surtout les vieux mots des poèmes, ces pauvres Merveilleux de jadis, ces lugubres dandies Aux cheveux gris mal teints, au sourire édenté; Tous ces stupides et radoteurs désespoirs, Silence, somnolence, angoisse, solitude, Lune, -ces battements de paupières de vierges Ou plus souvent de petite catin malpropre Que l’on comparait avec joie, hélas, jadis, «Au vol des sombres papillons de nuit de mai» -Ô vieilles douceurs, vieux matelas éventrés, Pleins de mites et de poussière! Ils furent doux Pourtant, ces anciens repos du coeur sur vous, Vieux coussins des mots doux, des mots soporifiques! Poèmes étiolés! Ah! Revenez doux chats Infidèles; que l’on entende encore un peu Votre ronron d’automne au clair des cheminées Où sifflote le rouge oiseau frileux du feu, Où miaule le vieux chat emmuré du vent! Ô pauvre muse aux tièdes cheveux poivre et sel, Pourquoi n’êtes-vous plus le serpent satanique, Le lourd corbeau d’automne et la croix vermoulue Du cimetière, loin là-bas dans la vallée, Avec ses petits Christ estropiés, -oh! Pourquoi? Non, vous ne voulez pas revenir, vieux poèmes Dont il serait si doux de faire de nouveaux Poèmes! Peut-être êtes-vous las de vous-mêmes, De vous-mêmes peut-être irrémédiablement Dégoûtés? Moins pourtant que de moi-même moi Ou de vous ce vieux luth lugubre, hélas, le mien, Ce vieux luth tout au plus bon à faire danser Les chats fiancés sur les toits pluvieux de Mars. Ô Lorenzo des grises nuits de l’abbé Young! Mélancolique cavalier dont le pourpoint A l’odeur de la chambre oubliée du château! Viens, mon coeur a faim de tes longues vérités; Car de la Manche est un peu loin avec Sancho, Et l’oncle Tobie est au jardin de la guerre, Et Ragotin est mort, ridiculement mort! -Ce que l’on nomme en vieux langage, le bonheur, Est-ce la solitude avec un seul ennemi? Bah! Puisque nous vivons, faisons semblant de vivre. Asseyons-nous sur l’herbe tendre dans la nuit Et, d’un air naturel, faisons semblant de vivre. Un Chant D’Adieu Devant La Mer. Le soir où j’ai connu le son de votre voix Hermia! -il pleuvait pour les tristes, -il faisait si froid pour les pauvres... Nous étions des passants perdus dans les brumes jaunes D’une ville oubliée, cimetière sans croix. Les regrets du jour, les espoirs du lendemain Mouraient en paroles étrangères sur nos lèvres; Nous pensions: quel sera son visage dans le matin? Des voix mortes chantaient dans les tavernes. Et nous voici devant la mer, devant la mer qui ne peut pas Mourir. -Votre amour est une ombre sur un chemin de hasard, Dans le paysage décoloré du souvenir Quelqu’un s’arrête et dit: c’était il y a trente ans... Votre forme est le dernier songe d’un malade Que je ne connais pas et dont je ne verrai Jamais la tombe. Je sais seulement qu’une pluie froide D’extrême novembre enlinceule une contrée De chagrin: une veilleuse hésite et s’éteint Dans la plus pauvre chambre d’une maison maussade Et vous vivez là, dans le dernier rêve d’un malade, Quelque part, quelque part très loin, où ne conduit nul chemin... Votre voix d’hiver, brumeuse lointaine et lente, Agonise au déclin apaisé de mon coeur Comme un chant perdu de pêcheurs Au large de la mer dolente. Votre présence est la lumière trouble que voient Les yeux fermés de ceux qui pleurent leur enfance Les voyages très anciens, les haltes Dans un grand silence. Votre fantôme est la ville nocturne où rien ne me retient, La ville anonyme où l’heure d’auberge fut très lente Et que je quitte pourtant avec des larmes Et des regards d’adieux sans espoir vers les lampes. Vos yeux sont les fenêtres nues et sans pensées Des faubourgs froids où n’aboutit que le hasard, Des faubourgs trop larges qu’on ne peut traverser Sans murmurer le nom d’un absent ou d’un mort. Et nous voici devant la mer avec nos âmes d’accalmie. Je fus une heure sans voix aux cadrans de vos rêves, Un jour de solitude, une nuit d’insomnie, Mensonge de désir qui tâtonne et s’achève. Vous fûtes la chanson d’un extrême autrefois, Entendue au pays de toutes les enfances, Un air navré, sommeil du coeur, pensée du silence, Une plainte de flûtes sourdes et jaunies au profond des bois. -Au clair d’une lune froide et voilée comme la face De la pitié, quand la pitié songe à sa propre douleur, J’ai vu l’amour passer avec les songes qui passent Près des bosquets bleus de la maison du bonheur; Dans le chemin des saules pleureurs je l’ai vu passer. Sa tendresse est l’heure où les sourires du retour De vesper se rencontrent avec le dernier regard du jour Dans le sommeil aux yeux ouverts de la rosée. Son visage, dans la lumière de la mort, Est fait de sons de luth qui se sont arrêtés, En matière de songe et forme de beauté; La brise en ses cheveux agonise d’accords. Ses parfums font songer aux jardins envahis Par les fleurs de sommeil, d’ombre et de souvenir, Aux vieux soleils d’octobre en d’étranges pays Dont le nom est une chanson qui fait dormir. Sa forme est la clarté des lointaines averses Du soir; ses grands bijoux voilés ont la couleur De la pluie assoupie au coeur des fleurs que berce Le premier vent d’automne en robe de malheur. Ses yeux d’ange malade épris de sa souffrance Sont des lacs lourds où meurt la tendresse infinie D’un soir qu’ensevelit déjà tout le silence Mais qui frissonne encor d’un déclin d’harmonies. Sa chevelure est tiède ainsi que la poussière Des noctuelles d’or dans la lune moirée Et le battement large et lent de ses paupières Est un essaim dormant de mirtils des forêts. Je le trouvai plus loin endormi sur les sables Mollement caressés de lunaires tiédeurs; Le charme ténébreux de l’indéfinissable Me chuchota son nom dans les reflux pleureurs Je le couvris d’un chaud manteau de somnolence Brodé de vieux étés fastueux et ternis, Frangé de soleils morts aux traînes de silence Et déployant des ciels tachés d’oiseaux jaunis. Il me fut douloureux mais douloureux à peine Comme un adieu d’enfant vers de candides mers; Des somnifères fleurs qui brûlaient son haleine L’encens voilait ses yeux aux languides éthers. Ses perles chatoyaient d’orients ineffables Rêvés par les vieillards, créés par les enfants, Et dans le demi-jour du bleu berceau des fables Il sourit à mon coeur orphelin du vieux temps. A l’heure où la mort blanche et profonde se couche Sur les fleurs et les eaux, mon tendre ennui d’été Se penchant vers ses yeux, étoiles du Léthé, Goûta du sommeil pourpre aux pavots de sa bouche. Et je lui dis là-bas, sous les saules bruissants: J’ai peur de tes chansons qui s’achèvent en thrènes; Je sens souffrir ma vie au profond de tes veines, Ton mirage sommeille au secret de mon sang. Dans tes chers yeux, Saanas de langueur des musiques, Gardiens enchantés du trésor ébloui De la lune captive au sein des mers persiques J’ai vu brûler l’amour de la nuit pour la nuit. -Il sourit à son sourire dans le puits, cueillit la fadeur D’une rose sans âme aux pétales de corail. Une perle de sang fut son présent de fiançailles. Je l’ai vu passer avec la lumière des fleurs. Viendra-t-il reprocher à mon indifférence, Automne et calme plat sur des mers sans trésors, Ce vide et cet éclat d’hiver et de silence Qu’ont les miroirs tendus vers les lèvres des morts? Tout cela est si vieux. Tout cela est d’hier, Une morne quiétude de fin de maladie Endort mon souvenir, stérile azur d’hiver Où votre pâleur est une lune de midi. Vous ne fûtes qu’un son de cloche pauvre et doux Au clocher de toujours où l’oubli est le sonneur. La maison du bonheur est plus vieille d’une heure C’est tout ce que peuvent dire les sages et les fous. L’esclavage de l’âme est long mais le règne du rêve est court. Avec les battements insensés de mon coeur J’ai cloué votre image à la croix de l’amour. Voudriez-vous ressusciter dans la douleur? Nous n’avons plus rien, pas même le droit de nous plaindre: le mois Des remembrances n’a-t-il pas été juillet? Ses jours n’ont-ils pas lui, pour vous comme pour moi, Dans les crêpes de sa tristesse ensoleillée? N’a-t-il pas fait pleurer, pour bercer nos angoisses, Le départ éternel de ses fleuves nacrés, Et dans les sentiers bleus où nos traces s’effacent, N’a-t-il pas répondu dans l’écho des forêts? Hélas, là-bas, là-bas, où dans l’opaque soleil de rêve Les rouges lambeaux des jardins désenchantés Jonchent les estuaires du vent, comme autrefois mes lèvres S’effeuillaient sur l’eau sans frisson de votre clarté, Là-bas, là-bas où la fuite immobile des oiseaux d’été Hésite en une courbe molle avant de s’effacer Pour toujours; là-bas loin où la réalité N’est que le plus proche des mille déserts du passé. Là-bas si loin où les tulles pourprés du jour Dans un signal d’adieu nonchalamment ondulent, Aventurier des mers d’éternel crépuscule, Oublieux des départs, oublieux des retours, Rouge terriblement dans la mort du soleil, Toutes voiles dehors dans l’insensé silence, Le vaisseau vermoulu de l’ennui se balance Avec ses exilés malades de sommeil. Il ne descendra plus dans les brises qui tentent Les oiseaux chatoyants du Sud vers la splendeur Des tropiques de rêve aux vagues éclatantes, Des rives où la mer expire sur les fleurs. Il n’ira plus, berceau d’heureuses insomnies, Troubler le calme-plat jonché d’astres défunts, De l’heure où les échos meurent en symphonies, Dans les jardins fanés d’un lointain de soupirs. Il n’ira plus dormir aux ports de quiétude Le sépulcre flottant de mes anciens espoirs, Épouvantail des lourds oiseaux de solitude; Les phares inconnus le hèlent dans le soir; Ses lanternes parmi la mer sont la douleur Des yeux béants éclos dans les miroirs des folles; Les régions de la mort dérangent ses boussoles; Blancs symboles de paix ou signes de malheur Rouges comme le deuil des jours ses longs drapeaux Bruissants de sel dorment oubliés dans la cale. Navire d’autrefois, jouet des mers fatales Si loin de moi, si loin des plages du repos! Le voyez-vous qui monte entre les deux mirages D’une lune de cendre et d’un soleil figé Dans le vent mordoré des automnes sauvages Le vaisseau que mon âme a peuplé d’étrangers? Donnez-moi vos yeux, fantômes des étoiles de mon rêve Pour la dernière fois, aux sons des cloches du départ, Et vos cheveux de flamme triste, dans le vent de la mer, Et vite, et vite, car il est tard. Nous voici sans espoir devant la mer éteinte. Pour la dernière fois dans la brume du port Prononcez lentement, sans colère et sans feinte, Un mot quelconque où chante un peu de doux remords. Je voudrais voir en vous la morte que vous serez, Si frêle dans la pitié de la grande nuit pâle, Avec le mouvement des lumières sépulcrales Sur votre froid visage ancien aux yeux fermés; Je voudrais être un choeur de musiques très vieilles, Un fantôme de chant dans votre berceau d’oubliée, La voix de la mer qui console ses noyés Dans les grands lits de plantes froides, loin du soleil. Je voudrais vous enlinceuler de passion, m’acharner Sur votre léthargie, imposer à vos fières Attitudes le geste adorant des prières, Vous posséder dans l’infini, vous façonner Dans l’abandon d’un grand sommeil, comme une terre Docile et chaude sous les doigts des inspirés, Sarcler dans un baiser de sang votre colère, Être à vous comme le soupir est au regret; Ne voir de vous, pour un instant, que votre forme; Oublier vos regards, votre souffle, le bruit De votre coeur et de vos veines qui s’endorment, Pouvoir dire: c’était le monde, et je l’ai détruit... Oh, ce n’est rien, -c’est le signal du départ, dans la nuit... A OEnobarbus. I A Néron Claude César, salut. -Un barbare A fait une chanson pour toi: daigne l’entendre. Tu fus jadis toi-même un joueur de cithare Applaudi pour ses chants héroïques et tendres. Dois-je te faire rire ou te faire pleurer? Toujours un rire vain succède aux larmes vaines. Pour commencer, comme Terpnus je frapperai Par trois fois l’or flétri de la lyre romaine. N’entends-tu pas, du fond de ta torpeur farouche, Attentive au petit bruit du sang dans ton coeur, Le battement du coeur d’Amour frapper ma bouche Les syllabes tomber, avec des sons de pleurs ? «Joyeuse ou triste, hélas, notre âme meurt trahie.» -Reconnais-tu le rire et le sanglot des cordes, César adolescent qui fuyais les discordes Et qui faisais rêver les filles d’Achaïe? Ou, Jupiter d’or fauve au seuil du Capitole Entends-tu, vers ton socle incendié de fleurs, Monter, comme vers le soleil la voix des folles, Les hymnes des mignons et des gladiateurs? Lève-toi, drapons-nous dans les pourpres latines! On acclame les chars et gaspille les vins, Et les sables amers qui brûlent les narines Aveuglent l’horizon des calendes de juin. Le plus cruel destin est plus beau que la mer! Si tu pleures ou ris sur le sépulcre vide De ton coeur; si les doigts des froides Euménides Du dégoût ont blessé la harpe de tes nerfs, Si l’offense te laisse une trace éternelle Comme le souvenir du meurtre dans l’acier; Si, sur les hauts sommets, le goût des pleurs se mêle Dans le creux de tes mains au sanglot du glacier, Lève-toi, l’air est jeune et l’eau brille de brises Et les chants de jadis soupirent dans l’écho. Ceins-toi d’amour ardent pour ceux que tu méprises; Le monde est tien, comment peut-il n’être pas beau? II Ton rire impérial sonne parmi les thrènes De la Mort attentive aux gestes de ta main; Les panthères, lapant la pourpre des arènes Brillent sinistrement dans le soleil romain! Le cortège pompeux des époques tuées, Des Autrefois sans honte et sans étonnement Avec ses chars traînés par les prostituées Dans la nuit de mon coeur défile gravement. Drapons notre néant dans le mépris des rêves; Nous avons trop souvent sangloté vers l’azur. L’universel silence et le pardon du glaive, La vie est le moment d’une ombre sur un mur. -Réveille-toi, Ænobarbus, réveille-toi! Comment peux-tu te croire dieu, toi dont la vie Épuisa dans l’horreur d’une seule agonie Tout son trésor d’amour, de douleur et d’effroi? III Mais le premier accord s’est rompu dans un rire, Un rire grave au fond de l’abîme des temps Où le nom de César et le nom de l’Empire Sont des feuillets de cendre emportés par le vent. Sans trop t’aimer, sans trop te mépriser, je foule Les traces de tes pas sur le chemin des jours. Toujours le même amour qui sanglote et roucoule, Et les mêmes adieux et les mêmes retours; Toujours les mêmes chants, toujours le même rêve. Inlassable, il consacre à la même beauté Le chef-d’oeuvre nouveau, strophe imparfaite et brève Au poème sans fin de la vie ajoutée. Le besoin de scruter l’horizon des Demains, Les longs jours sans pensée en face de la mer; Le Présent dont déjà nous sommes orphelins, Les souvenirs saisis par les glaces d’Hier. Le désir de pleurer et le besoin de battre, Les ongles du supplice aux mains de la pitié, Le coeur de l’histrion devenu son théâtre, La moitié du serpent cherchant l’autre moitié. Le flux et le reflux des flancs et de la gorge, L’insupportable pouls qu’on voudrait arrêter, Et dans son propre coeur le bruit des mille forges Du remords, de la peur et de la cruauté! La douceur qui détruit, la douleur qui répare L’équilibre du mal que l’on ne peut saisir, Le combat du coeur triste et de la chair barbare, L’inassouvissement penché sur le désir! Au croisement de nos vieilles routes lassées, Comme jadis, l’Ennui, le berger maigre et noir Rassemble ses troupeaux de sinistres pensées Et les chasse en sifflant vers son rouge abreuvoir. IV Mais le temple est désert; les flambeaux sont éteints; L’écho n’a plus de voix pour les strophes antiques. Une atmosphère hostile étouffe les cantiques Et la mer elle-même est veuve des lointains. Tout est triste et petit et le chétif poète N’ose plus demander aux faux Césars drapés Dans les plis chrétiens des toges de la paix Le sang qui rajeunit les pourpres de la fête. La Taverne Du Port. Encore une coupe de vin, De brave vieux vin de la Manche, Et qu’il soit versé par la main La plus jeunette et la plus blanche Don Mateo de Gamboa. Encore une coupe de vin Blond comme ces feuilles qu’emporte Le vent; car Melancia demain Sera pour toi bien mieux que morte Don Mateo de Gamboa. La vie est courte et les Antilles Sont presque aussi loin que l’espoir Et tu ne dois jamais revoir La mieux adorable des filles Don Mateo de Gamboa. Quand le jour du bonheur perdu S’allumera dans le ciel vide Que feras-tu, drôle livide, Abandonné, futur pendu, Don Mateo de Gamboa? Prieras-tu la miséricorde De Dieu d’accorder à ton coeur L’oubli menteur de la douleur Ou le courage de la corde, Don Mateo de Gamboa? Iras-tu, les cheveux aux bises, Demander à la mer: «pourquoi» Ou bien pleurer dans les églises Ou bien encore... ou quoi, ou quoi, Don Mateo de Gamboa? Ô mon chevalier misérable! Ô solitaire, abandonné! L’heure de rouler sous la table N’a-t-elle pas déjà sonner, Don Mateo de Gamboa? Voilà pourquoi je te conseille De noyer de suite et toujours Dans l’antique jus de la treille L’éternel néant des amours Don Mateo de Gamboa? Car, empereur ou chevalier, Bourreau, pontife ou troubadour, Dans les tristes choses d’amour On est toujours un peu barbier Don Mateo de Gamboa. -Encore une coupe de vin, De brave vieux vin de la Manche, Et qu’il soit versé par la main La plus jeunette et la plus blanche, Don Mateo de Gamboa! Aimez-vous l’odeur... Aimez-vous l’odeur vieille des bruines de printemps? C’est le mois où sent bon la poussière des très vieux livres. Un peu d’ennui, d’ombre et de vent sous les grands saules frais Et puis dormir, oublier ce qui fut, ce qui sera... L’eau tinte, le lointain pleure et rit, les fleurs sont si faibles. La jument blonde gaiement dévore un tout petit arbre Et don Juan cherche la bouteille dans son bissac, Don Juan, le maigre cavalier aux éperons d’or. Une mouche drôle sur un brin d’herbe se balance. Toutes les maîtresses extravagantes sont si mortes, En nombre plus que suffisant se pendent les amis, Et les naïfs alexandrins ne chantent plus dans l’âme. Et l’on a fait bien bravement le pas qui séparait Le sublime joli du tendre et triste ridicule. Tout s’est envolé, décidément tout! Ô toi fidèle Bouteille, pourquoi donc n’as-tu plus ton goût de jadis? -Et voici -malgré la solitude du paysage (Car les hirondelles ne sont pas encor revenues) Juan Tenorio cache son visage dans ses mains. -C’est le mois où sent bon la poussière des très vieux livres Chanson D’Automne. Écoutez la voix du vent dans la nuit, La vieille voix du vent, la lugubre voix du vent, Malédiction des morts, berceuse des vivants... Écoutez la voix du vent. Il n’y a plus de feuilles, il n’y a plus de fruits Dans les vergers détruits. Les souvenirs sont moins que rien, les espoirs sont très loin. Écoutez la voix du vent. Toutes vos tristesses, ô ma Dolente, sont vaines. L’implacable oubli neige sinistrement Sur les tombes des amis et des amants... Écoutez la voix du vent. Les lambeaux de l’été suivent le vent de la plaine; Tous vos souvenirs, toutes vos peines Se disperseront dans la tempête muette du Temps. Écoutez la voix du vent. Elle est à vous, pour un moment, la sonatine Des jours défunts, des nuits d’antan... Oubliez-là, elle a vécu, elle est bien loin. Écoutez la voix du vent. Nous irons rêver, demain, sur les ruines D’aujourd’hui; préparons les paroles chagrines Du regret qui ment quotidiennement. Écoutez la voix du vent. A L’Amour. C’est à travers mes pleurs que j’ai vu ton visage Beau comme un son, trop beau pour survivre à l’instant, Amour! Il m’apparut pâle comme le vent Qui chasse vers la mer les cygnes de passage. Sois béni cependant de cette âme malade Ô toi qui m’as quitté pour ne plus revenir! Le monde n’est réel que dans le souvenir De ceux qui t’ont connu, magicien nomade. Et c’est surtout, surtout ton Regret qui m’est cher! Car si tes yeux, Amour, sont beaux comme la mer Ils ont aussi des eaux la sauvage amertume Et quiconque interroge ou leur ciel ou leur brume Tôt ou tard voit décroître à l’horizon d’hiver La voile de l’espoir sur l’océan désert! Voyage. Fanny, ma nostalgique aux yeux couleur de cieux Défunts! partons, vers le Jadis, en diligence... Ô! la route sentimentale, et le silence Des vieux soleils, et ce désordre en vos cheveux, Ma frêle amie aux yeux couleur de fleur-de-lin! Le postillon jovial active les collines En fuite à contre-sens, et les brises câlines Agacent les feuillets de votre Jocelyn. Ce lac, ce lointain lac, petit comme une fleur! Ah! puisse-t-il ne point finir, le cher voyage! Vos yeux sont les calmes dormants d’avant l’orage L’ennui blanc des chemins grelotte de chaleur. Le véhicule roule avec des rythmes doux Vers le vieux pays des brigands et des musées. La forêt vous bénit de branches amusées, Mélancolique enfant fière de votre toux... C’est la vieille chanson qui vient pleurer tout bas Dans le parc orphelin de jadis, c’est l’amère Et chevrotante mélodie, ô ma bien chère, Du pauvre bon vieux temps qui ne reviendra pas... Le roi don Luis voulut revoir... Le roi don Luis voulut revoir Le château des Douces Années. Manteau de deuil et cheval noir. Jamais heure au vide du soir N’a si lugubrement sonné. C’est pire que le bruit du vent Dans les maisons abandonnées. Ah c’est un son, un son vraiment Qui vient de plus loin que le temps. C’est pire que le bruit des portes Alors qu’on songe aux morts, aux mortes. Ce son félon me vient, m’arrive De quels rêves, de quelles rives. Il se couche sur ma raison En lueurs fausses de poison. Le long mendiant de la route Est la chair de ce son sans doute. Rencontre de chemin d’exil. Ô le sinistre qui s’arrête! Je vois deux yeux presque sans tête, Deux yeux sur deux jambes de fil. De plus loin que les oubliés De plus profond que les noyés, Le cheval noir dresse l’oreille. Le sang du roi voudrait crier L’odeur du silence est si vieille. Daïnos XXIX. Que dit le vent? Et la forêt, Et le silence Que disent-ils Et le lys blanc, A quoi qu'y pense? Le vent? non pas. Ni les grands bois Et tu sais bien Que le lys blanc Ne pense pas. C'est notre soeur Qui pleure, pleure Sous sa couronne De mariée. -Assez pleuré Sous la couronne; Tu pleureras Sous le bonnet, Demain, demain, Quand tes deux tresses Seront défaites, Quand de ta main Glissera l'anneau. Saul de Tarse. Paul. (juste après sa conversion) O Enfance! ô maison penchée de la solitude! O saison de la guêpe prodigue! La vierge folle de l'été Chante dans la chaleur. Nous suivrons les troupeaux aux lieux abandonnés: Là-bas, dans l'ombre du nuage, au pied de la tour, Le romarin conseille de dormir; et rien n'est beau Comme l'enfant de la brebis couleur de jour. Un grave et pur nuage est venu d'un royaume obscur, Un silence d'enfance est tombé sur l'or de midi. L'ortie ensommeillée courbe la tête Sous sa belle couronne de reine de Judée. Le temps est venu, pour nous, d'aimer La couleur des baies qui pendent dans l'ombre. Le loriot chante dans l'allée la plus secrète. Il nous attend dans la rosée de la solitude. Depuis longtemps mon coeur a perdu le sommeil; Maintenant, je pourrai dormir. Car cette poussière est ma mère, ces pierres sont mes soeurs Et j'entends le bourdon strié, vieux sonneur ailé des jours innocents. O Enfance! Midi a soufflé sur la haie en fleur. Le jeune poisson bleu joue avec le vent clair, L'Écho a joint ses mains d'écorce sur sa bouche, Il nous appelle. Et la forêt est vêtue de candeur. Fleurs, premières fleurs blanches dans le silence des montagnes! Le pleur de l'équinoxe est tombé Sur le triste coeur de votre mère la neige Et vous voici dans ce silence, pensées d'amour! Pourquoi, mon coeur, sommes-nous allés vers ceux-là Qui mesurent le pas de la lune Et pèsent le fardeau de l'abeille? il fallait Vivre ici, où la sagesse de l'agneau broute à genoux. L'enfant ne venait pas à moi, Mon ombre faisait peur aux enfants Et moi, moi J'avais cette folie de me croire sage. Source: http://www.poesies.net