Textes Divers. Par Stéphane Mallarmé. (1842-1898) TABLE DES MATIERES. Autobiographie: Lettre A Verlaine. Symphonie Littéraire. I II III Notes Sur Le Théâtre. Hérésies Artistiques. René Ghil. Enquête Sur L’Influence Des Lettres Scandinaves. Sur Le Livre Illustré. Autobiographie: Lettre A Verlaine. L’Échoppe, 1991 (p. 9-22). Paris, lundi 16 novembre 1885. Mon cher Verlaine, Je suis en retard avec vous, parce que j’ai recherché ce que j’avais prêté, un peu de côté et d’autre, au diable, de l’oeuvre inédite de Villiers. Ci-joint le presque rien que je possède. Mais des renseignements précis sur ce cher et vieux fugace, je n’en ai pas: son adresse même, je l’ignore; nos deux mains se retrouvent l’une dans l’autre, comme desserrées de la veille, au détour d’une rue, tous les ans, parce qu’il existe un Dieu. À part cela, il serait exact aux rendez-vous et, le jour où, pour les Hommes d’Aujourd’hui, aussi bien que pour les Poètes Maudits, vous voudrez, allant mieux, le rencontrer chez Vanier, avec qui il va être en affaires pour la publication d’Axël, nul doute, je le connais, aucun doute, qu’il ne soit là à l’heure dite. Littérairement, personne de plus ponctuel que lui: c’est donc à Vanier à obtenir d’abord son adresse, de M. Darzens qui l’a jusqu’ici représenté près de cet éditeur gracieux. Si rien de tout cela n’aboutissait, un jour, un mercredi notamment, j’irais vous trouver à la tombée de la nuit; et, en causant, il nous viendrait à l’un comme à l’autre, des détails biographiques qui m’échappent aujourd’hui; pas l’état civil, par exemple, dates, etc., que seul connaît l’homme en cause. Je passe à moi. Oui, né à Paris, le 18 mars 1842, dans la rue appelée aujourd’hui passage Laferrière. Mes familles paternelle et maternelle présentaient, depuis la Révolution, une suite ininterrompue de fonctionnaires dans l’Administration de l’Enregistrement; et bien qu’ils y eussent occupé presque toujours de hauts emplois, j’ai esquivé cette carrière à laquelle on me destina dès les langes. Je retrouve trace du goût de tenir une plume, pour autre chose qu’enregistrer des actes, chez plusieurs de mes ascendants: l’un, avant la création de l’Enregistrement sans doute, fut syndic des Libraires sous Louis XVI, et son nom m’est apparu au bas du Privilège du roi placé en tête de l’édition originelle française du Vathek de Beckford que j’ai réimprimé. Un autre écrivait des vers badins dans les Almanachs des Muses et les Étrennes aux Dames. J’ai connu enfant, dans le vieil intérieur de bourgeoisie parisienne familial, M. Magnien, un arrière-petit-cousin, qui avait publié un volume romantique à toute crinière appelé Ange ou Démon, lequel reparaît quelquefois coté cher dans les catalogues de bouquinistes que je reçois. Je disais famille parisienne, tout à l’heure, parce qu’on a toujours habité Paris; mais les origines sont bourguignonnes, lorraines aussi et même hollandaises. J’ai perdu tout enfant, à sept ans, ma mère, adoré d’une grand’mère qui m’éleva d’abord; puis j’ai traversé bien des pensions et lycées, d’âme lamartinienne avec un secret désir de remplacer, un jour, Béranger, parce que je l’avais rencontré dans une maison amie. Il paraît que c’était trop compliqué pour être mis à exécution, mais j’ai longtemps essayé dans cent petits cahiers de vers qui m’ont toujours été confisqués, si j’ai bonne mémoire. Il n’y avait pas, vous le savez, pour un poète à vivre de son art même en l’abaissant de plusieurs crans, quand je suis entré dans la vie; et je ne l’ai jamais regretté. Ayant appris l’anglais simplement pour mieux lire Poe, je suis parti à vingt ans en Angleterre, afin de fuir, principalement; mais aussi pour parler la langue, et l’enseigner dans un coin, tranquille et sans autre gagne-pain obligé: je m’étais marié et cela pressait. Aujourd’hui, voilà plus de vingt ans et malgré la perte de tant d’heures, je crois, avec tristesse, que j’ai bien fait. C’est que, à part les morceaux de prose et les vers de ma jeunesse et la suite, qui y faisait écho, publiée un peu partout, chaque fois que paraissaient les premiers numéros d’une Revue Littéraire, j’ai toujours rêvé et tenté autre chose, avec une patience d’alchimiste, prêt à y sacrifier toute vanité et toute satisfaction, comme on brûlait jadis son mobilier et les poutres de son toit, pour alimenter le fourneau du Grand OEuvre. Quoi? c’est difficile à dire: un livre, tout bonnement, en maints tomes, un livre qui soit un livre, architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de hasard, fussent-elles merveilleuses... J’irai plus loin, je dirai: le Livre, persuadé qu’au fond il n’y en a qu’un, tenté à son insu par quiconque a écrit, même les Génies. L’explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du poète et le jeu littéraire par excellence: car le rythme même du livre, alors impersonnel et vivant, jusque dans sa pagination, se juxtapose aux équations de ce rêve, ou Ode. Voilà l’aveu de mon vice, mis à nu, cher ami, que mille fois j’ai rejeté, l’esprit meurtri ou las, mais cela me possède et je réussirai peut-être; non pas à faire cet ouvrage dans son ensemble (il faudrait être je ne sais qui pour cela!) mais à en montrer un fragment d’exécuté, à en faire scintiller par une place l’authenticité glorieuse, en indiquant le reste tout entier auquel ne suffit pas une vie. Prouver par les portions faites que ce livre existe, et que j’ai connu ce que je n’aurai pu accomplir. Rien de si simple alors que je n’aie pas eu hâte de recueillir les mille bribes connues, qui m’ont, de temps à autre, attiré la bienveillance de charmants et excellents esprits, vous le premier! Tout cela n’avait d’autre valeur momentanée pour moi que de m’entretenir la main: et quelque réussi que puisse être quelquefois un des morceaux; à eux tous c’est bien juste s’ils composent un album, mais pas un livre. Il est possible cependant que l’Éditeur Vanier m’arrache ces lambeaux mais je ne les collerai sur des pages que comme on fait une collection de chiffons d’étoffes séculaires ou précieuses. Avec ce mot condamnatoire d’Album, dans le titre, Album de vers et de prose, je ne sais pas; et cela contiendra plusieurs séries, pourra même aller indéfiniment, (à côté de mon travail personnel qui je crois, sera anonyme, le Texte y parlant de lui-même et sans voix d’auteur). Ces vers, ces poèmes en prose, outre les Revues Littéraires, on peut les trouver, ou pas, dans les Publications de Luxe, épuisées, comme le Vathek, Le Corbeau, Le Faune. J’ai dû faire, dans des moments de gêne ou pour acheter de ruineux canots, des besognes propres et voilà tout (Dieux Antiques, Mots Anglais) dont il sied de ne pas parler: mais à part cela, les concessions aux nécessités comme aux plaisirs n’ont pas été fréquentes. Si à un moment, pourtant, désespérant du despotique bouquin lâché de Moi-même, j’ai après quelques articles colportés d’ici et de là, tenté de rédiger tout seul, toilettes, bijoux, mobilier, et jusqu’aux théâtres et aux menus de dîner, un journal, La Dernière Mode, dont les huit ou dix numéros parus servent encore quand je les dévêts de leur poussière à me faire longtemps rêver. Au fond je considère l’époque contemporaine comme un interrègne pour le poète, qui n’a point à s’y mêler: elle est trop en désuétude et en effervescence préparatoire, pour qu’il ait autre chose à faire qu’à travailler avec mystère en vue de plus tard ou de jamais et de temps en temps à envoyer aux vivants sa carte de visite, stances ou sonnet, pour n’être point lapidé d’eux, s’ils le soupçonnaient de savoir qu’ils n’ont pas lieu. La solitude accompagne nécessairement cette espèce d’attitude; et, à part mon chemin de la maison (c’est 89, maintenant, rue de Rome) aux divers endroits où j’ai dû la dîme de mes minutes, lycées Condorcet, Janson de Sailly enfin Collège Rollin, je vague peu, préférant à tout, dans un appartement défendu par la famille, le séjour parmi quelques meubles anciens et chers, et la feuille de papier souvent blanche. Mes grandes amitiés ont été celles de Villiers, de Mendès et j’ai, dix ans, vu tous les jours mon cher Manet, dont l’absence aujourd’hui me paraît invraisemblable! Vos Poètes Maudits, cher Verlaine, À Rebours d’Huysmans, ont intéressé à mes Mardis longtemps vacants les jeunes poètes qui nous aiment (mallarmistes à part) et on a cru à quelque influence tentée par moi, là où il n’y a eu que des rencontres. Très affiné, j’ai été dix ans d’avance du côté où de jeunes esprits pareils devaient tourner aujourd’hui. Voilà toute ma vie dénuée d’anecdotes, à l’envers de ce qu’ont depuis si longtemps ressassé les grands journaux, où j’ai toujours passé pour très-étrange: je scrute et ne vois rien d’autre, les ennuis quotidiens, les joies, les deuils d’intérieur exceptés. Quelques apparitions partout où l’on monte un ballet, où l’on joue de l’orgue, mes deux passions d’art presque contradictoires, mais dont le sens éclatera et c’est tout. J’oubliais mes fugues, aussitôt que pris de trop de fatigue d’esprit, sur le bord de la Seine et de la forêt de Fontainebleau, en un lieu le même depuis des années: là je m’apparais tout différent, épris de la seule navigation fluviale. J’honore la rivière, qui laisse s’engouffrer dans son eau des journées entières sans qu’on ait l’impression de les avoir perdues, ni une ombre de remords. Simple promeneur en yoles d’acajou, mais voilier avec furie, très-fier de sa flottille. Au revoir, cher ami. Vous lirez tout ceci, noté au crayon pour laisser l’air d’une de ces bonnes conversations d’amis à l’écart et sans éclat de voix, vous le parcourrez du bout des regards et y trouverez, disséminés, les quelques détails biographiques à choisir qu’on a besoin d’avoir quelque part vus véridiques. Que je suis peiné de vous savoir malade, et de rhumatismes! Je connais cela. N’usez que rarement du salicylate, et pris des mains d’un bon médecin, la question dose étant très-importante. J’ai eu autrefois une fatigue et comme une lacune d’esprit, après cette drogue; et je lui attribue mes insomnies. Mais j’irai vous voir un jour et vous dire cela, en vous apportant un sonnet et une page de prose que je vais confectionner ces temps, à votre intention, quelque chose qui aille là où vous le mettrez. Vous pouvez commencer, sans ces deux bibelots. Au revoir, cher Verlaine. Votre main. Stéphane Mallarmé. Le paquet de Villiers est chez le concierge: il va sans dire que j’y tiens comme à mes prunelles! C’est là ce qui ne se trouve plus: quant au Contes Cruels, Vanier vous les aura, Axël se publie dans La Jeune France et l’Ève future dans la Vie Moderne. Symphonie Littéraire. -Théophile Gautier. -Charles Baudelaire. -Théodore De Banville. 1 février 1865. I Muse moderne de l’Impuissance, qui m’interdis depuis longtemps le trésor familier des Rhythmes, et me condamnes (aimable supplice) à ne faire plus que relire,? jusqu’au jour où tu m’auras enveloppé dans ton irrémédiable filet, l’ennui, et tout sera fini alors,? les maîtres inaccessibles dont la beauté me désespère; mon ennemie, et cependant mon enchanteresse aux breuvages perfides et aux mélancoliques ivresses, je te dédie, comme une raillerie ou,? le sais-je?? comme un gage d’amour, ces quelques lignes de ma vie écrites dans les heures clémentes où tu ne m’inspiras pas la haine de la création et le stérile amour du néant. Tu y découvriras les jouissances d’une âme purement passive qui n’est que femme encore, et qui demain peut-être sera bête. C’est une de ces matinées exceptionnelles où mon esprit, miraculeusement lavé des pâles crépuscules de la vie quotidienne, s’éveille dans le Paradis, trop imprégné d’immortalité pour chercher une jouissance, mais regardant autour de soi avec une candeur qui semble n’avoir jamais connu l’exil. Tout ce qui m’environne a désiré revêtir ma pureté; le ciel lui-même ne me contredit pas, et son azur, sans un nuage depuis longtemps, a encore perdu l’ironie de sa beauté, qui s’étend au loin adorablement bleue. Heure précieuse, et dont je dois prolonger l’état de grâce avec d’autant moins de négligence que je sombre chaque jour en un plus cruel ennui. Dans ce but, âme trop puissamment liée à la Bêtise terrestre, pour me maintenir par une rêverie personnelle à la hauteur d’un charme que je payerais volontiers de toutes les années de ma vie, j’ai recours à l’Art, et je lis les vers de Théophile Gautier aux pieds de la Vénus éternelle. Bientôt une insensible transfiguration s’opère en moi, et la sensation de légèreté se fond peu à peu en une de perfection. Tout mon être spirituel,? le trésor profond des correspondances, l’accord intime des couleurs, le souvenir du rhythme antérieur, et la science mystérieuse du Verbe,? est requis, et tout entier s’émeut, sous l’action de la rare poésie que j’invoque, avec un ensemble d’une si merveilleuse justesse que de ses jeux combinés résulte la seule lucidité. Maintenant qu’écrire? Qu’écrire, puisque je n’ai pas voulu l’ivresse, qui m’apparaît grossière et comme une injure à ma béatitude? (Qu’on s’en souvienne, je ne jouis pas, mais je vis dans la beauté.) Je ne saurais même louer ma lecture salvatrice, bien qu’à la vérité un grand hymne sorte de cet aveu, que sans elle j’eusse été incapable de garder un instant l’harmonie surnaturelle où je m’attarde: et quel autre adjuvant terrestre, violemment, par le choc du contraste ou par une excitation étrangère, ne détruirait pas un ineffable équilibre par lequel je me perds en la divinité? Donc je n’ai plus qu’à me taire, -non que je me plaise dans une extase voisine de la passivité, mais parce que la voix humaine est ici une erreur,? comme le lac, sous l’immobile azur que ne tache pas même la blanche lune des matins d’été, se contente de la refléter avec une muette admiration que troublerait brutalement un murmure de ravissement. Toutefois,? au bord de mes yeux calmes s’amasse une larme dont les diamants primitifs n’atteignent pas la noblesse;? est-ce un pleur d’exquise volupté? Ou, peut-être, tout ce qu’il y avait de divin et d’extra- terrestre en moi a-t-il été appelé comme un parfum par cette lecture trop sublime? De quelle source qu’elle naisse, je laisse cette larme, transparente comme mon rêve lucide, raconter qu’à la faveur de cette poésie, née d’elle-même et qui exista dans le répertoire éternel de l’Idéal de tout temps, avant sa moderne immersion du cerveau de l’impeccable artiste, une âme dédaigneuse du banal coup d’aile d’un enthousiasme humain peut atteindre la plus haute cime de sérénité où nous ravisse la beauté. II L’hiver, quand ma torpeur me lasse, je me plonge avec délices dans les chères pages des Fleurs du mal. Mon Baudelaire à peine ouvert, je suis attiré dans un paysage surprenant qui vit au regard avec l’intensité de ceux que crée le profond opium. Là-haut, et à l’horizon, un ciel livide d’ennui, avec les déchirures bleues qu’a faites la Prière proscrite. Sur la route, seule végétation, souffrent de rares arbres dont l’écorce douloureuse est un enchevêtrement de nerfs dénudés: leur croissance visible est accompagnée sans fin, malgré l’étrange immobilité de l’air, d’une plainte déchirante comme celle des violons, qui, parvenue à l’extrémité des branches, frissonne en feuilles musicales. Arrivé, je vois de mornes bassins disposés comme les plates-bandes d’un éternel jardin: dans le granit noir de leurs bords, enchâssant les pierres précieuses de l’Inde, dort une eau morte et métallique, avec de lourdes fontaines en cuivre où tombe tristement un rayon bizarre et plein de la grâce des choses fanées. Nulles fleurs, à terre, alentour,? seulement, de loin en loin, quelques plumes d’aile d’âmes déchues. Le ciel, qu’éclaire enfin un second rayon, puis d’autres, perd lentement sa lividité, et verse la pâleur bleue des beaux jours d’octobre, et, bientôt, l’eau, le granit ébénien et les pierres précieuses flamboient comme aux soirs les carreaux des villes: c’est le couchant. Ô prodige, une singulière rougeur, autour de laquelle se répand une odeur énervante de chevelures secouées, tombe en cascade du ciel obscurci! Est-ce une avalanche de roses mauvaises ayant le péché pour parfum?? Est-ce du fard?? Est-ce du sang?? Étrange coucher de soleil! Ou ce torrent n’est-il qu’un fleuve de larmes empourprées par le feu de bengale du saltimbanque Satan qui se meut par derrière? Écoutez comme cela tombe avec un bruit lascif de baisers... Enfin, des ténèbres d’encre ont tout envahi où l’on n’entend voleter que le crime, le remords et la Mort. Alors je me voile la face, et des sanglots, arrachés à mon âme moins par ce cauchemar que par une amère sensation d’exil, traversent le noir silence. Qu’est-ce donc que la patrie? J’ai fermé le livre et les yeux, et je cherche la patrie. Devant moi se dresse l’apparition du poëte savant qui me l’indique en un hymne élancé mystiquement comme un lis. Le rhythme de ce chant ressemble à la rosace d’une ancienne église: parmi l’ornementation de vieille pierre, souriant dans un séraphique outremer qui semble être la prière sortant de leurs yeux bleus plutôt que notre vulgaire azur, des anges blancs comme des hosties chantent leur extase en s’accompagnant de harpes imitant leurs ailes, de cymbales d’or natif, de rayons purs contournés en trompettes, et de tambourins où résonne la virginité des jeunes tonnerres: les saintes ont des palmes,? et je ne puis regarder plus haut que les vertus théologales, tant la sainteté est ineffable; mais j’entends éclater ces paroles d’une façon éternelle: O filii et filiæ. III Mais quand mon esprit n’est pas gratifié d’une ascension dans les cieux spirituels; quand je suis las de regarder l’ennui dans le métal cruel d’un miroir, et, cependant, aux heures où l’âme rhythmique veut des vers et aspire à l’antique délire du chant, mon poëte, c’est le divin Théodore de Banville, qui n’est pas un homme, mais la voix même de la lyre. Avec lui, je sens la poésie m’enivrer,? ce que tous les peuples ont appelé la poésie,? et, souriant, je bois le nectar dans l’Olympe du lyrisme. Et quand je ferme le livre, ce n’est plus serein ou hagard, mais fou d’amour, et débordant, et les yeux pleins de grandes larmes de tendresse, avec un nouvel orgueil d’être un homme. Tout ce qu’il y a d’enthousiasme ambrosien en moi et de bonté musicale, de noble et de pareil aux dieux, chante, et j’ai l’extase radieuse de la Muse! J’aime les roses, j’aime l’or du soleil, j’aime les harmonieux sanglots des femmes aux longs cheveux, et je voudrais tout confondre dans un poétique baiser! C’est que cet homme représente en nos temps le poëte, l’éternel et le classique poëte, fidèle à la déesse, et vivant parmi la gloire oubliée des héros et des dieux. Sa parole est sans fin, un chant d’enthousiasme, d’où s’élance la musique, et le cri de l’âme ivre de toute la gloire. Les vents sinistres qui parlent dans l’effarement de la nuit, les abîmes pittoresques de la nature, il ne les veut entendre ni ne doit les voir: il marche en roi à travers l’enchantement ideunéen de l’âge d’or, célébrant à jamais la noblesse des rayons et la rougeur des roses, les cygnes et les colombes, et l’éclatante blancheur du lis enfant,? la terre heureuse! Ainsi dut être celui qui le premier reçut des dieux la lyre et dit l’ode éblouie avant notre aïeul Orphée. Ainsi lui- même, Apollon. Aussi j’ai institué dans mon rêve la cérémonie d’un triomphe que j’aime à évoquer aux heures de gloire et de féerie, et je l’appelle la fête du poëte: l’élu est cet homme au nom prédestiné, harmonieux comme un poëme et charmant comme un décor. Dans une apothéose, il siége sur un trône d’ivoire, couvert de la pourpre que lui seul a le droit de porter, et le front couronné des feuilles géantes du lauriers de la Turbie. Ronsard chante des odes, et Vénus, vêtue de l’azur qui sort de sa chevelure, lui verse l’ambroisie? cependant qu’à ses pieds roulent les sanglots d’un peuple reconnaissant. La grande lyre s’extasie dans ses mains augustes. Notes Sur Le Théâtre. Loin de tout et du temps où se cherchent dans le trouble nos cités, la Nature, en automne, prépare son théâtre, sublime et pur, attendant pour éclairer, dans la solitude, les significatifs prestiges, que l’unique oeil lucide qui en puisse pénétrer le sens (ainsi qu’il est notoire que c’est le destin de l’homme), un Poëte, soit rappelé à des plaisirs et à des travaux médiocres. Me voici, renfermant l’amertume d’une rêverie interrompue, de retour et prêt à noter, en vue de moi-même et de quelques-uns aussi, nos impressions issues de banals Soirs que le plus seul des isolés ne peut, comme il vêt l’habit séant à tous, omettre de considérer: pour l’entretien d’un malaise et, connaissant, en raison de certaines lois non satisfaites, que ce n’est plus ou pas encore l’heure de choses, même sociales, extraordinaires. · · · · · · · · · · Et cependant, enfant servé de gloire, Tu sens courir par la nuit dérisoire, Sur ton front pâle aussi blanc que du lait, Le vent qui fait voler ta plume noire Et te caresse, Hamlet, ô jeune Hamlet! L’adolescent évanoui de nous aux commencements de la vie et qui hantera les esprits hauts et pensifs par le deuil qu’il se plaît à porter, je le reconnais, qui se débat sous le mal d’apparaître; or c’est parce qu’Hamlet extériorise, sur des planches, ce personnage unique d’une tragédie intime et occulte, que son nom même affiché exerce sur moi, sur toi qui le lis, une fascination parente de l’angoisse. Aussi je sais gré aux hasards qui, contemplateur dérangé de la vision imaginative du théâtre de nuées et de la vérité pour en revenir à quelques scène humaine, me présentent, comme thème initial de causerie, la pièce que je crois celle par excellence; tandis qu’il y avait lieu d’offusquer aisément des regards trop vite déshabitués de l’horizon pourpre, violet, rose et toujours or. Le commerce de ces cieux où je m’identifiai cesse, mais sans qu’une incarnation brutale contemporaine occupe, sur leur paravent de gloire, ma place tôt renoncée: ce ne sont plus les splendeurs d’un holocauste d’année élargi à tous les temps pour que ne s’en juxtapose à personne le sacre vain, mais voici le seigneur latent qui ne peut devenir, juvénile ombre de tous, ainsi tenant du mythe. Son solitaire drame! et qui, parfois, tant ce promeneur d’un labyrinthe de trouble et de griefs en prolonge les circuits avec le suspens d’un acte inachevé, semble le spectacle même pourquoi existent la rampe ainsi que l’espace doré quasi moral qu’elle défend, car il n’est point d’autre sujet, sachez bien! que celui-là, l’antagonisme de rêves chez l’homme avec les fatalités à son existence départies par le malheur. Toute la curiosité, il est vrai, dans le cas d’aujourd’hui, porte sur l’interprétation, mais la juger, impossible! sans la confronter au concept. M. Mounet-Sully me dicte cette tâche. À lui seul, par divination, maîtrise incomparable des moyens et aussi une foi de lettré en la toujours certaine et mystérieuse beauté du rôle, il a su conjurer je ne sais quel maléfice comme insinué dans l’air de cette imposante représentation. Non, je ne blâme rien à la plantation du magnifique site ni au port somptueux de costumes, encore que selon la manie érudite d’à-présent, cela date, trop à coup sûr; et que le choix exact de l’époque Renaissance spirituellement embrumée d’un rien de fourrures septentrionales, ôte du recul légendaire primitif, changeant par exemple les personnages en contemporains du dramaturge: Hamlet, lui, évite ce tort, dans sa traditionnelle presque nudité sombre, un peu à la Goya. L’oeuvre de Shakespeare est si bien façonnée selon le seul théâtre de notre esprit, prototype du reste, qu’elle s’accommode de la mise en scène dernière de ce temps, ou s’en passe, avec indifférence. Autre chose me déconcerte, que de tels menus détails infiniment malaisés à régler et discutables: un mode d’intelligence particulier au lieu parisien même où s’installe Elseneur et, comme dirait la langue philosophique, l’erreur du Théâtre Français. Ce fléau est impersonnel et la troupe d’élite acclamée a, dans la circonstance, multiplié son minutieux zèle: jouer Shakespeare, ils le veulent bien, et ils veulent le bien jouer, certes. À cette chose le talent le plus sûr ne suffit pas, mais le cède devant certaines habitudes invétérées de comprendre. Voici Horatio, ce n’est pas même lui que je vise, avec quelque chose de classique et d’après Molière dans l’allure: mais Laertes (ici j’étreins mon sujet) joue au premier plan et pour son compte comme si voyages, double deuil pitoyable, étaient d’intérêt spécial. Les plus belles qualités (il les a), qu’importe dans une histoire éteignant tout ce qui n’est un imaginaire héros, à demi mêlé à de l’abstraction; et c’est trouer de sa réalité, ainsi qu’une vaporeuse toile, l’ambiance que dégage l’emblématique Hamlet. Comparses, il le faut! car dans l’idéale peinture de la scène tout se meut selon une réciprocité symbolique des types entre eux ou relativement à une figure seule. Got, magistral, infuse l’intensité de sa verve franche à Polonius en tant qu’une sénile sottise empressée d’intendant de quelque jovial conte; je le goûte, mais oublieux alors d’un ministre tout autre qui égayait mon souvenir, figure comme découpée dans l’usure d’une tapisserie pareille à celle où il lui faut rentrer pour mourir: falot, inconsistant bouffon d’âge de qui le cadavre léger n’implique, laissé à mi-cours de la pièce, pas d’autre importance que n’en donne l’exclamation brève et hagarde « un Rat! » Tout ce qui pivote autour d’un type exceptionnel comme Hamlet, n’est que lui, Hamlet: et le fatidique prince qui périra au premier pas fait dans la virilité, repousse, mélancoliquement, d’une pointe vaine d’épée, hors de la route interdite à sa marche, le tas de loquace vacuit gisant là que plus tard il risquerait de devenir à son tour, s’il vieillissait. Mademoiselle Reichemberg qui est Ophélie, vierge enfance objectivée du lamentable héritier royal, se montre d’accord avec l’esprit de conservatoires modernes: elle a surtout du naturel, comme l’entendent les ingénues, préférant que s’abandonner à des ballades une prétention d’introduire là, avec ses dons, tout le quotidien acquis d’une des savantes d’entre nos comédiennes; aussi éclate souvent chez elle, non sans grâce, telle intonation parfaite autre part, dans les pièces du jour, là où l’on vit de la vie. Alors je surprends en ma mémoire, autres que les lettres qui groupent ce mot Shakespeare, voleter de récents noms qu’il est sacrilège même de taire, car on les devine. Quel est le pouvoir du Songe! Le je ne sais quel effacement subtil et fané et d’imagerie de jadis, qui manque un peu à des maîtres-artistes aimant à représenter un fait net, clair, battant neuf, comme il en arrive! lui Hamlet, étranger à tous lieux où il survient, le leur impose à ces vivants trop en relief, par l’inquiétant ou funèbre envahissement de sa présence: l’acteur, sur qui se taille un peu exclusivement à souhait la version française, remet tout en place seul par l’exorcisme d’un geste annulant l’influence pernicieuse de la Maison; en même temps qu’il ramène l’atmosphère du génie shakespearien, avec un tact dominateur et du fait de s’être miré naïvement dans le séculaire texte. Son charme tout d’élégance désolée accorde comme une cadence à chaque douleureux sursaut: avec la nostalgie d’une intime sagesse inoubliée malgré les aberrations que cause l’orage battant la plume délicieuse de sa toque, voilà le caractère peut-être et l’invention du jeu de M. Mounet-Sully qui tire d’un instinct parfois indéchiffrable à lui- même des éclairs de scoliaste. Ainsi pour la première fois, m’apparait rendue au théâtre, la dualité morbide qui fait le cas d’Hamlet, oui, fou en dehors et sous la flagellation contradictoire du devoir mais s’il fixe en dedans les yeux sur une image de soi qu’il y garde intacte autant qu’une Ophélie jamais noyée, elle! prêt toujours à se ressaisir. Joyau inaltérable enfoui sous le désastre! Mime, penseur, le tragédien interprète Hamlet en souverain plastique et mental de l’art et surtout comme Hamlet existe par l’hérédité en les esprits de la fin de ce siècle: il convenait, une fois, après l’angoissante veille romantique, comme de voir aboutir jusqu’à nous résumé le beau démon, au maintien demain peut-être incompris, c’est fait. Avec solennité, un acteur lègue élucidée, quelque peu composite mais très d’ensemble, comme authentiquée du sceau d’une époque suprême et neutre, à un avenir qui probablement ne s’en souciera pas mais ne pourra du moins l’altérer, une ressemblance immortelle. L’événement mondain déjà de l’hiver... Mieux que par l’énonce d’un titre, il m’aurait plu de marquer la reprise opportune encore de la Tour de Nesle et l’installation des Deux Pigeons: mais je ne juge pas hors de propos, à moins que quelque représentation grosse d’un fait parisien tout à coup n’échoie, d’y revenir dans un mois, rencontrant ainsi l’occasion de joindre à des remarques sur le Ballet une étude suggérée par la part que tient la Musique dans le Mélodrame; ce sont les deux thèmes connexes qui, seuls, importent maintenant, au poëte. Pour ne pas rester sur des promesses! Hérésies Artistiques. 15 septembre 1862 (T2, p. 127) (p. 127-128). L’Art Pour Tous. Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s’enveloppe de mystère. Les religions se retranchent à l’abri d’arcanes dévoilés au seul prédestiné: l’art a les siens. La musique nous offre un exemple. Ouvrons à la légère Mozart, Beethoven ou Wagner, jetons sur la première page de leur oeuvre un oeil indifférent, nous sommes pris d’un religieux étonnement à la vue de ces processions macabres de signes sévères, chastes, inconnus. Et nous refermons le missel vierge d’aucune pensée profanatrice. J’ai souvent demandé pourquoi ce caractère nécessaire a été refusé à un seul art, au plus grand. Celui-là est sans mystère contre les curiosités hypocrites, sans terreur contre les impiétés, ou sous le sourire et la grimace de l’ignorance et de l’ennemi. Je parle de la poésie. Les Fleurs du mal, par exemple, sont imprimées avec des caractères dont l’épanouissement fleurit à chaque aurore les plates-bandes d’une tirade utilitaire, et se vendent dans des livres blancs et noirs, identiquement pareils à ceux qui débitent de la prose du vicomte du Terrail ou des vers de M. Legouvé. Ainsi les premiers venus entrent de plain-pied dans un chef- d’oeuvre, et depuis qu’il y a des poëtes, il n’a pas été inventé, pour l’écartement de ces importuns, une langue immaculée, -des formules hiératiques dont l’étude aride aveugle le profane et aiguillonne le patient fatal; -et ces intrus tiennent en façon de carte d’entrée une page de l’alphabet où ils ont appris à lire! Ô fermoirs d’or des vieux missels! ô hiéroglyphes inviolés des rouleaux de papyrus! Qu’advient-il de cette absence de mystère? Comme tout ce qui est absolument beau, la poésie force l’admiration; mais cette admiration sera lointaine, vague, -bête, elle sort de la foule. Grâce à cette sensation générale, une idée inouïe et saugrenue germera dans les cervelles, à savoir, qu’il est indispensable de l’enseigner dans les colléges, et irrésistiblement, comme tout ce qui est enseigné à plusieurs, la poésie sera abaissée au rang d’une science. Elle sera expliquée à tous également, égalitairement, car il est difficile de distinguer sous les crins ébouriffés de quel écolier blanchit l’étoile sibylline. Et de là, puisque à juste titre est un homme incomplet celui qui ignore l’histoire, une science, qui voit trouble dans la physique, une science, nul n’a reçu une solide éducation s’il ne peut juger Homère et lire Hugo, gens de science. Un homme, -je parle d’un de ces hommes pour qui la vanité moderne, à court d’appellations flatteuses, a évoqué le titre vide de citoyen, -un citoyen, et cela m’a fait penser parfois, confesser, le front haut, que la musique, ce parfum qu’exhale l’encensoir du rêve, ne porte avec elle, différente en cela des aromes sensibles, aucun ravissement extatique: le même homme, je veux dire le même citoyen, enjambe nos musées avec une liberté indifférente et une froideur distraite, dont il aurait honte dans une église, où il comprendrait au moins la nécessité d’une hypocrisie quelconque, et de temps à autre lance à Rubens, à Delacroix, un de ces regards qui sentent la rue. -Hasardons, en le murmurant aussi bas que nous pourrons, les noms de Shakespeare ou de Goethe: ce drôle redresse la tête d’un air qui signifie: « Ceci rentre dans mon domaine! » C’est que, la musique étant pour tous un art, la peinture un art, la statuaire un art, -et la poésie n’en étant plus un (en effet, chacun rougirait de l’ignorer, et je ne sais personne qui ait à rougir de n’être pas expert en art), on abandonne musique, peinture et statuaire aux gens du métier, et comme l’on tient à sembler instruit, on apprend la poésie. Il est à propos de dire ici que certains écrivains, maladroitement vaillants, ont tort de demander compte à la foule de l’ineptie de son goût et de la nullité de son imagination. Outre « qu’injurier la foule, c’est s’encanailler soi-même », comme dit justement Charles Baudelaire, l’inspiré doit dédaigner ces sorties contre le Philistin: l’exception, toute glorieuse et sainte qu’elle soit, ne s’insurge pas contre la règle, et qui niera que l’absence d’idéal ne soit la règle? Ajoutez que la sérénité du dédain n’engage pas seule à éviter ces récriminations; la raison nous apprend encore qu’elles ne peuvent être qu’inutiles ou nuisibles: inutiles, si le Philistin n’y prend garde; nuisibles, si, vexé d’une sottise qui est le lot de la majorité, il s’empare des poëtes et grossit l’armée des faux admirateurs. -J’aime mieux le voir profane que profanateur. -Rappelons-nous que le poëte (qu’il rhythme, chante, peigne, sculpte) n’est pas le niveau au-dessous duquel rampent les autres hommes; c’est la foule qui est le niveau, et il plane. Sérieusement avons-nous jamais vu dans la Bible que l’ange raillât l’homme, qui est sans ailes? Il faudrait qu’on se crût un homme complet sans avoir lu un vers d’Hugo, comme on se croit un homme complet sans avoir déchiffré une note de Verdi, et qu’une des bases de l’instruction de tous ne fût pas un art, c’est-à-dire un mystère accessible à de rares individualités. La multitude y gagnerait ceci qu’elle ne dormirait plus sur Virgile des heures qu’elle dépenserait activement et avec un but pratique, et la poésie, cela qu’elle n’aurait plus l’ennui, -faible pour elle, il est vrai, l’immortelle! -d’entendre à ses pieds les abois d’une meute d’êtres qui, parce qu’ils sont savants, intelligents, se croient en droit de l’estimer, quand ce n’est point de la régenter. À ce mal, du reste, les poëtes, et les plus grands, ne sont nullement étrangers. Voici. Qu’un philosophe ambitionne la popularité, je l’en estime. Il ne ferme pas les mains sur la poignée de vérités radieuses qu’elles enserrent; il les répand, et cela est juste qu’elles laissent un lumineux sillage à chacun de ses doigts. Mais qu’un poëte -un adorateur du beau inaccessible au vulgaire -ne se contente pas des suffrages du sanhédrin de l’art, cela m’irrite, et je ne le comprends pas. L’homme peut être démocrate, l’artiste se dédouble et doit rester aristocrate. Et pourtant nous avons sous les yeux le contraire. On multiplie les éditions à bon marché des poëtes, et cela au consentement et au contentement des poëtes. Croyez-vous que vous y gagnerez de la gloire, ô rêveurs, ô lyriques? Quand l’artiste seul avait votre livre, coûte que coûte, eût-il dû payer de son dernier liard la dernière de vos étoiles, vous aviez de vrais admirateurs. Et maintenant cette foule qui vous achète pour votre bon marché vous comprend-elle? Déjà profanés par l’enseignement, une dernière barrière vous tenait au-dessus de ses désirs, -celle des sept francs à tirer de la bourse, -et vous culbutez cette barrière, imprudents! Ô vos propres ennemis, pourquoi (plus encore par vos doctrines que par le prix de vos livres, qui ne dépend pas de vous seuls) encenser et prêcher vous-mêmes cette impiété, la vulgarisation de l’art! Vous marcherez donc à côté de ceux qui, effaçant les notes mystérieuses de la musique, -cette idée se pavane par les rues, qu’on ne rie pas, -en ouvrent les arcanes à la cohue, ou de ces autres qui la propagent à tout prix dans les campagnes, contents que l’on joue faux, pourvu que l’on joue. Qu’arrivera-t-il un jour, le jour du châtiment? Vous aussi, l’on vous enseignera comme ces grands martyrs, Homère, Lucrèce, Juvénal! Vous penserez à Corneille, à Molière, à Racine, qui sont populaires et glorieux? -Non, ils ne sont pas populaires: leur nom peut-être, leurs vers, cela est faux. La foule les a lus une fois, je le confesse, sans les comprendre. Mais qui les relit? Les artistes seuls. Et déjà vous êtes punis: il vous est arrivé d’avoir, parmi des oeuvres adorables ou fulgurantes, laissé échapper quelques vers qui n’aient pas ce haut parfum de distinction suprême qui plane autour de vous. Et voilà ce que votre foule admirera. Vous serez désespérés de voir vos vrais chefs-d’oeuvre accessibles aux seules âmes d’élite et négligés par ce vulgaire dont ils auraient dû être ignorés. Et s’il n’en était ainsi déjà, si la masse n’avait défloré ses poëmes, il est certain que les pièces auréolaires d’Hugo ne seraient pas Moïse ou Ma fille, va prier..., comme elle le proclame, mais le Faune ou Pleurs dans la nuit. L’heure qui sonne est sérieuse: l’éducation se fait dans le peuple, de grandes doctrines vont se répandre. Faites que, s’il est une vulgarisation, ce soit celle du bien, non celle de l’art, et que vos efforts n’aboutissent pas -comme ils n’y ont pas tendu, je l’espère -à cette chose, grotesque si elle n’était triste pour l’artiste de race, le poëte ouvrier. Que les masses lisent la morale, mais de grâce ne leur donnez pas notre poésie à gâter. Ô poëtes, vous avez toujours été orgueilleux; soyez plus, devenez dédaigneux! René Ghil. Avant-dire au « Traité Du Verbe » Chez Giraud, 1886. (p. 5-7) Tout, au long de ce cahier écrit par M. Ghil, s’ordonne en vertu d’une vue, la vraie: le titre Traité du Verbe et les lois par maint avouées à soi seul, qui fixent une spirituelle Instrumentation parlée. Le rêveur de qui je tiens le manuscrit fait pour s’évaporer parmi la désuétude de coussins ployés sous l’hôte du château d’Usher ou vêtir une reliure lapidaire aux sceaux de notre des Esseintes, permet que d’une page ou moins d’Avant-dire, je marque le point singulier de sa pensée au moment où il entend la publier. Un désir indéniable à l’époque est de séparer, comme en vue d’attributions différentes, le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel. Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun suffirait peut-être, pour échanger toute pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la Littérature exceptée, participe tout, entre les genres d’écrits contemporains. À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole cependant, si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure? Je dis: une fleur! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l’absente de tous bouquets. Au contraire d’une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite d’abord la foule, le parler qui est, après tout, rêve et chant, retrouve chez le poëte, par nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions, sa virtualité. Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole: niant, d’un trait souverain, le hasard demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité, et vous cause cette surprise de n’avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une clairvoyante atmosphère. L’ensemble de feuillets qui espace autour de pareille visée de délicieuses recherches dans tout l’arcane verbal, a de l’authenticité, non moins qu’il s’ouvre à l’heure bonne. Enquête Sur L’Influence Des Lettres Scandinaves. (1897) (La Revue blanche, Tome XII, 1897 (p. 160).) Une enquête telle qu’on ne peut s’en tirer par une pirouette ou un jeté-battu: je mettrai les pieds dans le plat. Laissons toutes littératures étrangères -notre romantisme et vingt ans récents de vers paraîtraient en jeu -autres que celle Scandinave, à quoi je retiens l’allusion. Mon sens est que ce Nord influença jusqu’ici les chevelures, quelques fronts et des yeux, comme montre une salle de théâtre; mais, il faut à ces signes extérieurs intimes une durée considérable, la génération voire plusieurs, pour se transposer au livre, objet, d’abord, fermé. Le poète puise en son individualité, secrète et antérieure, plus que dans les circonstances même exaltant celle-ci, admirables, issues du loin ou simplement de dehors. Sur Le Livre Illustré. Je suis pour -aucune illustration, tout ce qu’évoque un livre devant se passer dans l’esprit du lecteur: mais, si vous remplacez la photographie, que n’allez-vous droit au cinématographe, dont le déroulement remplacera, images et texte, maint volume, avantageusement. Source: http://www.poesies.net