Les Pleurs (1833) Par Marceline Desbordes-Valmore TABLE DES MATIERES Dors-tu ? L'Impossible L'Églantine La Sincère Le Coucher d'un petit garçon Malheur à moi Dors-tu ? Et toi ! dors-tu quand la nuit est si belle, Quand l'eau me cherche et me fuit comme toi ; Quand je te donne un coeur longtemps rebelle ? Dors-tu, ma vie ! ou rêves-tu de moi ? Démêles-tu, dans ton âme confuse, Les doux secrets qui brûlent entre nous ? Ces longs secrets dont l'amour nous accuse, Viens-tu les rompre en songe à mes genoux ? As-tu livré ta voix tendre et hardie Aux fraîches voix qui font trembler les fleurs ? Non ! c'est du soir la vague mélodie ; Ton souffle encor n'a pas séché mes pleurs ! Garde toujours ce douloureux empire Sur notre amour qui cherche à nous trahir : Mais garde aussi son mal dont je soupire ; Son mal est doux, bien qu'il fasse mourir ! L'Impossible Qui me rendra ces jours où la vie a des ailes Et vole, vole ainsi que l'alouette aux cieux, Lorsque tant de clarté passe devant ses yeux, Qu'elle tombe éblouie au fond des fleurs, de celles Qui parfument son nid, son âme, son sommeil, Et lustrent son plumage ardé par le soleil ! Ciel ! un de ces fils d'or pour ourdir ma journée, Un débris de ce prisme aux brillantes couleurs ! Au fond de ces beaux jours et de ces belles fleurs, Un rêve ! où je sois libre, enfant, à peine née, Quand l'amour de ma mère était mon avenir, Quand on ne mourait pas encor dans ma famille, Quand tout vivait pour moi, vaine petite fille ! Quand vivre était le ciel, ou s'en ressouvenir, Quand j'aimais sans savoir ce que j'aimais, quand l'âme Me palpitait heureuse, et de quoi ? Je ne sais ; Quand toute la nature était parfum et flamme, Quand mes deux bras s'ouvraient devant ces jours... passés L'Églantine Églantine ! Humble fleur, comme moi solitaire, Ne crains pas que sur toi j'ose étendre ma main. Sans en être arrachée orne un moment la terre, Et comme un doux rayon console mon chemin. Quand les tièdes zéphirs s'endorment sous l'ombrage, Quand le jour fatigué ferme ses yeux brûlants, Quand l'ombre se répand et brunit le feuillage, Par ton souffle, vers toi, guide mes pas tremblants. Mais ton front, humecté par le froid crépuscule, Se penche tristement pour éviter ses pleurs ; Tes parfums sont enclos dans leur blanche cellule, Et le soir a changé ta forme et tes couleurs. Rose, console-toi ! Le jour qui va paraître, Rouvrira ton calice à ses feux ranimé ; Ta mourante auréole, il la fera renaître, Et ton front reprendra son éclat embaumé. Fleur au monde étrangère, ainsi que toi, dans l'ombre Je me cache et je cède à l'abandon du jour ; Mais un rayon d'espoir enchante ma nuit sombre : Il vient de l'autre rive... et j'attends son retour. La Sincère Veux-tu l'acheter ? Mon coeur est à vendre. Veux-tu l'acheter, Sans nous disputer ? Dieu l'a fait d'aimant ; Tu le feras tendre ; Dieu l'a fait d'aimant Pour un seul amant ! Moi, j'en fais le prix ; Veux-tu le connaître ? Moi, j'en fais le prix ; N'en sois pas surpris. As-tu tout le tien ? Donne ! et sois mon maître. As-tu tout le tien, Pour payer le mien ? S'il n'est plus à toi, Je n'ai qu'une envie ; S'il n'est plus à toi, Tout est dit pour moi. Le mien glissera, Fermé dans la vie ; Le mien glissera, Et Dieu seul l'aura ! Car, pour nos amours, La vie est rapide ; Car, pour nos amours, Elle a peu de jours. L'âme doit courir Comme une eau limpide ; L'âme doit courir, Aimer ! et mourir. Le Coucher d'un petit garçon Couchez-vous, petit Paul ! Il pleut. C'est nuit : c'est l'heure. Les loups sont au rempart. Le chien vient d'aboyer. La cloche a dit : "Dormez !" et l'ange gardien pleure, Quand les enfants si tard font du bruit au foyer. "Je ne veux pas toujours aller dormir ; et j'aime A faire étinceler mon sabre au feu du soir ; Et je tuerai les loups ! Je les tuerai moi-même !" Et le petit méchant, tout nu ! vint se rasseoir. Où sommes-nous ? mon Dieu ! donnez-nous patience ; Et surtout soyez Dieu ! Soyez lent à punir : L'âme qui vient d'éclore a si peu de science ! Attendez sa raison, mon Dieu ! dans l'avenir. L'oiseau qui brise l'oeuf est moins près de la terre, Il vous obéit mieux : au coucher du soleil, Un par un descendus dans l'arbre solitaire, Sous le rideau qui tremble ils plongent leur sommeil. Au colombier fermé nul pigeon ne roucoule ; Sous le cygne endormi l'eau du lac bleu s'écoule, Paul ! trois fois la couveuse a compté ses enfants ; Son aile les enferme ; et moi, je vous défends ! La lune qui s'enfuit, toute pâle et fâchée, Dit : "Quel est cet enfant qui ne dort pas encor ?" Sous son lit de nuage elle est déjà couchée ; Au fond d'un cercle noir la voilà qui s'endort. Le petit mendiant, perdu seul à cette heure, Rôdant avec ses pieds las et froids, doux martyrs ! Dans la rue isolée où sa misère pleure, Mon Dieu ! qu'il aimerait un lit pour s'y blottir !" Et Paul, qui regardait encore sa belle épée, Se coucha doucement en pliant ses habits : Et sa mère bientôt ne fut plus occupée Qu'à baiser ses yeux clos par un ange assoupis ! Malheur à moi Malheur à moi ! je ne sais plus lui plaire ; Je ne suis plus le charme de ses yeux ; Ma voix n'a plus l'accent qui vient des cieux, Pour attendrir sa jalouse colère ; Il ne vient plus, saisi d'un vague effroi, Me demander des serments ou des larmes : Il veille en paix, il s'endort sans alarmes : Malheur à moi ! Las de bonheur, sans trembler pour ma vie, Insoucieux, il parle de sa mort ! De ma tristesse il n'a plus le remord, Et je n'ai pas tous les biens qu'il envie ! Hier, sur mon sein, sans accuser ma foi, Sans les frayeurs que j'ai tant pardonnées, Il vit des fleurs qu'il n'avait pas données : Malheur à moi ! Distrait d'aimer, sans écouter mon père, Il l'entendit me parler d'avenir : Je n'en ai plus, s'il n'y veut pas venir ; Par lui je crois, sans lui je désespère ; Sans lui, mon Dieu ! comment vivrai-je en toi ? Je n'ai qu'une âme, et c'est par lui qu'elle aime : Et lui, mon Dieu, si ce n'est pas toi-même, Malheur à moi ! Source: http://www.poesies.net