Nouvelles. Par Marguerite De Navarre. (1492-1549) (1) (Marguerite De France, D’Angoulême, D'Alençon.) TABLE DES MATIERES. Nouvelle Première. Nouvelle Deuxième. Nouvelle Troisème. Nouvelle Quatrième. Nouvelle Dixième. Note. Nouvelle Première. En la ville d’Allençon, du vivant du duc Charles, dernier duc, y avoit un procureur nommé Sainct-Aignan qui avoit espousé une gentil femme du païs plus belle que vertueuse, laquelle, pour sa beaulté et ligiereté, fut fort poursuivye de l’evesque de Sées, qui, pour parvenir à ses fins, entretint si bien le mary, que non seullement il ne s’apparceut du vice de sa femme et de l’evesque, mais, qui plus est, luy feyt oblier l’affection qu’il avoit tousjours eue au service de ses maistre et maistresse, en sorte que, d’un loial serviteur, devint si contraire à eulx, qu’il sercha à la fin des invocateurs pour faire mourir la duchesse. Or, vesquit longuement cest evesque avec ceste malheureuse femme, laquelle luy obeissoit plus par avarice que par amour, et aussy que son mary la sollicitoit de l’entretenir. Mais si est-ce qu’il y avoit ung jeune homme en la ville d’Alençon, filz du lieutenant general, lequel elle aimoit si fort qu’elle en estoit demye enragée, et souvent s’aidoit de l’evesque pour faire donner commission à son mary à fin de povoir veoir à son aise le filz du lieutenant nommé du Mesnil. Ceste façon de vivre dura longtemps qu’elle avoit pour son proffict l’evesque et pour son plaisir le dict du Mesnil, auquel elle juroit que toute la bonne chere qu’elle foisoit à l’evesque n’estoit que pour continuer la leur plus librement, et que, quelque chose qu’il y eut, l’evesque n’en avoit eu que la parolle et qu’il povoit estre asseuré que jamais homme que luy n’en auroit autre chose. Ung jour que son mary s’en estoit allé devers l’evesque, elle luy demanda congé d’aller aux champs, disant que l’air de la ville luy estoit contraire, et, quand elle fut en sa mestairye, escripvit incontinant à du Mesnil qu’il ne faillist de la venir trouver environ dix heures du soir; ce que feyt le pauvre jeune homme. Mais à l’entrée de la porte trouva la chamberiere qui avoit accoustumé de le fere entrer, laquelle luy dist: «Mon amy, allez ailleurs, car vostre place est prinse.» Et luy, pensant que le mary fut venu, luy demanda comme le tout alloit. La pauvre femme, aiant pitié de luy, le voiant tant beau, jeune et honneste homme, aymer si fort et estre si peu aymé, luy declaira la folye de sa maistresse, pensant que, quant il l’entendroit, cella le chastieroit d’aymer tant. Et luy compta comme l’evesque de Sées ne faisoit que d’y arriver et estoit couché avecq elle, chose à quoy elle ne se attendoit pas, car il n’y devoit venir jusques au lendemain. Mais, aiant retenu chez luy son mary, s’estoit desrobé de nuict pour la venir veoir secretement. Qui fut bien desesperé, ce fut du Mesnil, qui encores ne le povoit du tout croyre, et se cachea en une maison auprès et veilla jusques à trois heures après minuict, tant qu’il veit saillir l’evesque de là dedans, non si bien desguisé qu’il ne le congneust plus qu’il ne le vouloit. Et en ce desespoir se retourna à Alençon, où bien tost sa meschante amye alla, qui, le cuydant abbuser, comme elle avoit accoustumé, vint parler à luy. Mais il luy dict qu’elle estoit trop saincte, aiant touché aux choses sacrées, pour parler à ung pecheur comme luy, duquel la repentance estoit si grande qu’il esperoit bien tost que le peché luy seroit pardonné. Quant elle entendit que son cas estoit descouvert et que excuse, jurement et promesse de plus n’y retourner n’y servoit de rien, en feit la plaincte à son evesque. Et, après avoir bien consulté la matiere, vint ceste femme dire à son mary qu’elle ne povoit plus demorer dans la ville d’Allençon, pour ce que le filz du lieutenant, qu’il avoit tant estimé de ses amys, la pourchassoit incessamment de son honneur, et le pria de se tenir à Argentan pour oster toute suspection. Le mary, qui se laissoit gouverner par elle, s’y accorda. Mais ilz ne furent pas longuement au dict Argentan, que ceste malheureuse manda audict du Mesnil qu’il estoit le plus meschant homme du monde et qu’elle avoit bien sceu que publicquement il avoit dict mal d’elle et de l’evesque de Sées, dont elle mectroit peyne de le faire repentir. Ce jeune homme, qui n’en avoit jamais parlé que à elle mesme et qui craingnoit d’estre mis en la malle grace de l’evesque, s’en alla à Argentan avecq deux de ses serviteurs et trouva sa damoiselle à vespres aux Jacobins. Il s’en vint agenoiller auprès d’elle et luy dict: «Madame, je viens icy pour vous jurer devant Dieu que je ne parlay jamais de vostre honneur à personne du monde que à vous mesme; vous m’avez faict ung si meschant tour, que je ne vous ay pas dict la moictyé des injures que vous meritez. Et s’il y a homme ou femme qui veuille dire que jamais j’en aye parlé, je suis icy venu pour l’en dementir devant vous.» Elle, voiant que beaucoup de peuple estoit en l’eglise et qu’il estoit accompaigné de deux bons serviteurs, se contraingnit de parler le plus gratieusement qu’elle peut, luy disant qu’elle ne faisoit nulle doubte qu’il ne dist verité et qu’elle l’estimoit trop homme de bien pour dire mal de personne du monde, et encores moins d’elle, qui luy portoit tant d’amityé; mais que son mary en avoit entendu des propos, par quoy elle le prioit qu’il voulust dire devant luy qu’il n’en avoit poinct parlé et qu’il n’en croyast riens. Ce que luy accorda voluntiers; et, pensant l’accompaigner à son logis, la print par dessoubz le bras; mais elle luy dist qu’il ne seroit pas bon qu’il vint avecq elle, et que son mary penseroit qu’elle luy feit porter ces parolles; et, en prenant ung de ses serviteurs par la manche de sa robbe, lui dist: «Laissez-moy cestuy cy, et, incontinant qu’il sera temps, je vous envoiray querir par luy; mais, en actendant, allez vous reposer en vostre logis.«Luy, qui ne se doubtoit poinct de la conspiration, s’y en alla. Elle donna à soupper au serviteur qu’elle avoit retenu, qui luy demandoit souvent quand il seroit temps d’aller querir son maistre: elle luy respondoit toujours qu’il viendroit assez tost. Et, quant il fut nuict, envoia ung de ses serviteurs secretement querir du Mesnil, qui, ne se doubtant du mal que on luy preparoit, s’en alla hardiment à la maison du dict Sainct-Aignan, auquel lieu la damoiselle entretenoit son serviteur, de sorte qu’il n’en avoit que ung avecq luy. Et, quand il fut à l’entrée de la maison, le serviteur qui le menoit luy dist que la damoiselle vouloit bien parler à luy avant son mary, et qu’elle l’attendoit en une chambre où il n’y avoit que ung de ses serviteurs avecq elle, et qu’il feroit bien de renvoier l’autre par la porte de devant. Ce qu’il feit; et, en montant ung petit degré obscur, le procureur Sainct- Aignan, qui avait mis des gens en ambusche dans une garde robbe, commencea à oÿr le bruict, et, en demandant qu’est ce, luy dist que c’estoit ung homme qui vouloit secretement entrer en sa maison. A l’heure, ung nommé Thomas Guerin, qui faisoit mestier d’estre meurtrier, lequel pour faire ceste execution estoit loué du procureur, vint donner tant de coups d’espée à ce pauvre jeune homme, que, quelque deffence qu’il peust faire, ne se peut garder qu’il ne tombast mort entre leurs mains. Le serviteur qui parloit à la damoiselle luy dist: «J’oy mon maistre qui parle en ce degré: je m’en voys à luy.» La damoiselle le retint et luy dist: «Ne vous soulciez: il viendra assez tost.» Et, peu après, oiant que son maistre disoit: «Je meurs et recommande à Dieu mon esprit! «le voulut aller secourir; mais elle le retint, luy disant: «Ne vous soulsiez: mon mary le chastie de ses jeunesses. Allons veoir que c’est.«Et, en s’appuyant dessus le bout du degré, demanda à son mary: «Et puys? est il faict?» lequel luy dist: «Venez le veoir. A ceste heure; vous ay je vengée de cestuy là qui vous a tant faict de honte.«Et, en disant-cella, donna d’un poignard qu’il avoit dix ou douze coups dedans le ventre de celluy que vivant il n’eust osé assaillir. Après que l’homicide fut faict, et que les deux serviteurs du trespassé s’en furent fouys pour en dire les nouvelles au pauvre pere, pensant le dict Sainct-Aignan que la chose ne povoit estre tenue secrette; regarda que les serviteurs du mort ne debvoient poinct estre creuz en tesmoignage et que nul en sa maison n’avoit veu le faict, sinon les meurdriers, une vielle chamberiere et une jeune fille de quinze ans, voulut secrettement prendre la vielle; mais elle trouva façon d’eschapper hors de ses mains et s’en alla en franchise aux Jacobins, qui fut le plus seur tesmoing que l’on eut de ce meurdre. La jeune chamberiere demora quelques jours en sa maison; mais il trouva façon de la faire suborner par un des meurdriers et la mena à Paris au lieu publicq, affin qu’elle ne fust plus creue en tesmoignage. Et, pour celler son meurdre, feit brusler le corps du pauvre tre-passé. Les os qui ne furent consommez par le feu, les feit mectre dans du mortier là où il faisoit bastir en sa maison et envoia à la court en dilligence demander sa grace, donnant à entendre qu’il avoit plusieurs fois deffendu sa maison à ung personnaige dont il avoit suspition, qui pourchassoit le deshonneur de sa femme, lequel, nonobstant sa deffense, estoit venu de nuict en lieu suspect pour parler à elle; parquoy, le trouvant à l’entrée de sa chambre, plus remply de collere que de raison, l’auroit tué. Mais il ne peut si tost faire despescher sa lettre à la chancellerie que le duc et la duchesse ne fussent par le pauvre pere advertiz du cas, lesquelz pour empescher ceste grace envoierent au chancelier. Ce malheureux, voiant qu’il ne la povoit obtenir, s’enfuyt en Angleterre, et sa femme avecq lui et plusieurs de ses parens. Mais, avant partir, dist au meurdrier qui à sa requeste avoit faict le coup qu’il avoit veu lectres expresses du Roy pour le prendre et faire mourir; mais à cause des services qu’il luy avoit faictz il luy vouloit saulver la vie, et luy donna dix escuz pour s’en aller hors du royaume. Ce qu’il feit, et, oncques puis ne fut trouvé. Ce meurdre icy fut si bien parveriffié par les serviteurs du trespassé que par la chamberiere qui c’estoit retirée aux Jacobins, et par les oz qui furent trouvez dedans le mortier, que le procès fut faict et parfaict en l’absence de Sainct-Aignan et de sa femme. Ils furent jugés par contumace et condemnez tous deux à la mort, leurs biens confisquez au prince, et quinze cens escuz au pere pour les fraiz du procès. Ledict Sainct-Aignan, estant en Angleterre, voiant que, par la justice, il estoit mort en France, feit tant par son service envers plusieurs grands seigneurs et par la faveur des parents de sa femme, que le roy d’Angleterre feit requeste au Roy de luy vouloir donner sa grace et le remectre en ses biens et honneurs. Mais le Roy, ayant entendu le villain et enorme cas, envoya le procès au roy d’Angleterre, le priant de regarder si c’estoit cas qui meritast grace, luy disant que le duc d’Allençon avoit seul ce previlleige en son roiaulme de donner grace en sa duché. Mais, pour toutes ses excuses, n’appaisa poinct le roy d’Angleterre, lequel le prochassa si très instamment, que, à la fin, le procureur l’eust à sa requeste, et retourna en sa maison, où, pour parachever sa meschanceté, s’accoincta d’un invocateur nommé Gallery, esperant que par son art il seroit exempt de paier les quinze cens escuz au pere du trepassé. Et, pour à ceste fin, s’en allerent à Paris, desguisez sa femme et luy. Et, voiant sa dicte femme qu’il estoit si longuement enfermé en une chambre avecq ledict Gallery et qu’il ne luy disoit poinct la raison pour quoy, ung matin elle l’espia et veid que le dict Gallery luy monstroit cinq ymaiges de boys, dont les trois avoient les mains pendantes et les deux levées contremont. Et, parlant au procureur: «Il nous fault faire de telles ymaiges de cire que ceulx cy, et celles qui auront les bras pendans, ce seront ceulx que nous ferons mourir, et ceulx qui les ont eslevées seront ceulx de qui vous vouldrez avoir la bonne grace et amour. Et le procureur disoit: «Ceste cy sera pour le Roy, de qui je veulx estre aymé, et ceste cy pour mon seigneur le chancellier d’Allençon Brinon.» Gallery luy dist: «Il faut mectre ces ymaiges soubs l’autel où ilz orront leur messe, avecq des parolles que je vous feray dire à l’heure.» Et, en parlant de ceulx qui avoyent les bras baissez, dist le procureur que l’une estoit maistre Gilles du Mesnil, pere du trepassé; car il sçavoit bien que tant qu’il vivroit il ne cesseroit de le poursuivre. Et une des femmes qui avoit ses mains pendantes estoit ma dame la duchesse d’Allençon, seur du Roy, parce qu’elle aymoit tant ce viel serviteur, et avoit en tant d’autres choses congneu sa meschanceté, que, si elle ne mouroit, il ne pouvoit vivre. La seconde femme aiant les bras pendans estoit sa femme, laquelle estoit cause de tout son mal, et se tenoit seur que jamays ne s’amenderoit de sa meschante vye. Quant sa femme, qui voyoit tout par le pertuis de la porte, entendit qu’il la mectoit au rang des trespassez, se pensa qu’elle le y envoiroit le premier. Et, faingnant d’aller empruncter de l’argent à ung sien oncle nommé Neaufle, maistre des requestes du duc d’Alençon; luy va compter ce qu’elle avoit veu et oy de son mary. Le dict Neaufle, comme bon viellard serviteur, s’en alla au chancellier d’Alençon et lui racompta toute l’histoire. Et, pour ce que le duc et la duchesse d’Allençon n’estoient pour le jour à la court, le dict chancellier alla compter ce cas estrange à ma dame la Regente, mere du Roy et de la dicte duchesse, qui soubdainement envoya querir le prevost de Paris, nommé La Barre, lequel feit si bonne dilligence qu’il print le procureur et Gallery son invocateur, lesquelz sans genne ne contraincte, confesserent librement le debte. Et fut leur procès faict et rapporté au Roy. Quelques uns, voulans saulver leurs vies, luy dirent qu’ilz ne serchoient que sa bonne grace par leurs enchantemens; mais le Roy, ayant la vie de sa seur aussy chere que la sienne, commanda que l’on donnast la sentence telle que s’ilz eussent attempté à sa personne propre. Toutesfois, sa soeur, la duchesse d’Alençon, le supplia que la vie fut saulvée au dict procureur et commuer sa mort en quelque peyne cruelle; ce que luy fut octroyé, et furent envoiez luy et Gallery à Marseilles, aux galleres de Sainct Blanchart, où ilz finèrent leurs jours en grande captivité et eurent loisir de recongnoistre la gravité de leurs pechez. Et la mauvaise femme, en l’absence de son mary, continua son péché plus que jamais et mourut misérablement. «Je vous suplie, mes dames, regardez quel mal il vient d’une meschante femme et combien de maulx se feirent pour le peché de ceste cy. Vous trouverez que depuis que Eve feit pecher Adam toutes les femmes ont prins possession de tormenter, tuer et damner les hommes. Quant est de moy, j’en ay tant experimenté la cruaulté, que je ne pense jamais mourir ni estre danné que par le desespoir en quoy une m’a mys, Et suis encore si fol, qu’il faut que je confesse que cest Enfer là m’est plus plaisant venant de sa main que le paradis donné de celle d’une autre.» Parlamente, faingnant de n’entendre poinct que ce fut pour elle qu’il tenoit tel propos, luy dist: «Puisque l’enfer est aussy plaisant que vous dictes, vous ne debvez craindre le diable qui vous y a mis.» Mais il luy respondit en collere: «Si mon diable devenoit aussy noir qu’il m’a esté mauvays, il feroit autant de paour à la compaignie que je prends de plaisir à la regarder; mais le feu de l’amour me faict oblier celluy de cest enfer. Et, pour n’en parler plus avant, je donne ma voix à madame Oisille pour dire la seconde nouvelle, et suis seur que si elle vouloyt dire des femmes ce qu’elle en sçait, elle favoriseroit mon opinion.» A l’heure, toute la compaignye se tourna vers elle, la priant vouloir commencer; ce qu’elle accepta et, en riant, commencea à dire: «Il me semble, mes dames, que celluy qui m’a donné sa voix, a tant dict de mal des femmes par une histoire veritable d’une malheureuse, que je doibtz rememorer tous mes vielz ans pour en trouver une dont la vertu puisse desmentir sa mauvaise opinion; et, pour ce qu’il m’en est venu une au devant digne de n’estre mise en obly, je la vous vois compter.» Nouvelle Deuxième. En la ville d’Amboise, y avoit ung mulletier qui servoit la roine de Navarre, seur du roy François, premier de ce nom, laquelle estoit à Bloys, accouchée d’un fils; auquel lieu estoit allé le dict mulletier pour estre paié de son quartier; et sa femme demoura au dict Amboyse, logée delà les pontz. Or, y avoit il long temps que ung varlet de son mary l’aymoit si desesperement, que ung jour il ne se peut tenir de luy en parler; mais, elle, qui estoit si vraie femme de bien, le reprint si aigrement, le menassant de le faire battre et chasser à son mary, que depuis il ne luy osa tenir propos ne faire semblant. Et garda ce feu couvert en son cueur jusques au jour que son maistre estoit allé dehors, et sa maistresse à vespres à Sainct-Florentin, eglise du chasteaufort, loing de leur maison. Estant demoré seul, luy vint en fantaisye, qu’il pourroit avoir par force ce que par nulle priere ne service n’avoit peu acquerir. Et rompit ung ais qui estoit entre la chambre où il couchoit et celle de sa maistresse. Mais, à cause que le rideau, tant du lict de son maistre et d’elle que des serviteurs de l’autre cousté, couvroit les murailles si bien que l’on ne povoit veoir l’ouverture qu’il avoit faicte, ne fut point sa malice apparceue, jusques ad ce que sa maistresse fut couchée avecq une petite garse de unze à douze ans. Ainsy que la pauvre femme estoit à son premier sommeil entra le varlet, par l’ais qu’il avoit rompu, dedans son lict, tout en chemise, l’espée nue en sa main. Mais, aussy tost qu’elle le sentit près d’elle, saillit dehors du lict, en luy faisant toutes les remonstrances qu’il fut possible à femme de bien. Et luy, qui n’avoit amour que bestialle, qui eut mieulx entendu le langaige des mulletz que ses honnestes raisons, se montra plus bestial que les bestes avecq lesquelles il avoit esté long temps; car, en voyant qu’elle couroit si tost à l’entour d’une table, et qu’il ne la povoit prendre, et qu’elle estoit si forte que, par deux fois, elle s’estoit defaicte de luy, desesperé de jamais ne la povoir ravoir vive, luy donna si grand coup d’espée par les reings, pensant que, si la paour et la force ne l’avoit peu faire rendre, la douleur le feroit. Mais ce fut au contraire; car, tout ainsy que ung bon gendarme, quand il veoit son sang, est plus eschauffé à se venger de ses ennemys et acquerir honneur, ainsy son chaste cueur se renforcea doublement à courir et fuyr des mains de ce malheureux, en luy tenant les meilleurs propos qu’elle povoit, pour cuyder par quelque moien le reduire à congnoistre ses faultes; mais il estoit si embrassé de fureur, qu’il n’y avoit en luy lieu pour recepvoir nul bon cousté; et luy redonna encore plusieurs coups, pour lesquelz eviter, tant que les jambes la peurent porter, couroit tousjours. Et quant, à force de perdre son sang, elle senteit qu’elle approchoit de la mort, levant les oeilz au ciel et joingnant les mains, rendit graces à son Dieu, lequel elle nommoit sa force, sa vertu, sa patience et chasteté, luy supplyant prendre en grey le sang qui, pour garder son commandement, estoit respendu en la reverence de celluy de son Filz, auquel elle croyoit fermement tous ses pechez estre lavez et effacez de la memoire de son ire. Et en disant: «Seigneur, recepvez l’ame qui, par vostre bonté, a esté racheptée!» tumba en terre sur le visage, où ce meschant lui donna plusieurs coups; et, après qu’elle eut perdu la parolle et la force du corps; ce malheureux print par force celle qui n’avoit plus de deffense en elle, et, quant il eut satisfaict à sa meschante concupiscence, s’en fouyt si hastivement, que jamais depuis, quelque poursuicte que on en ayt faicte, n’a peu estre retrouvé. La jeune fille qui estoit couchée avecq la mulletiere, pour la paour qu’elle avoit eue, s’estoit cachée soubz le lict; mais, voiant que l’homme estoit dehors, vint à sa maistresse, et la trouva sans parolle ne mouvement; crya par la fenestre aux voisins, pour la venir secourir. Et ceulx qui l’aymoient et estimoient autant que femme de la Ville, vindrent incontinant à elle, et amenerent avecq eulx des cirurgiens, lesquelz trouverent qu’elle avoit vingt cinq plaies mortelles sur son corps et feirent ce qu’ilz peurent pour luy ayder, mais il leur fut impossible. Toutesfois, elle languit encores une heure sans parler, faisant signe des oeilz et des mains; en quoi elle monstroit n’avoir perdu l’entendement. Estant interrogée, par ung homme d’Esglise, de la foy en quoy elle mouroit, de l’espérance de son salut par Jesus Crist seul, respondoit par signes si evidens, que la parolle n’eut sceu mieulx monstrer son intention; et ainsy, avecq un visaige joyeulx, les oielz eslevez au ciel, rendit ce chaste corps son ame à son Createur. Et, si tost qu’elle fut levée et ensevelye, le corps mis à sa porte, actendant, la compaignie pour son enterrement, arriva son pauvre mary, qui veid premier le corps de sa femme mort devant sa maison, qu’il n’en avoit sceu les nouvelles; et, s’enquerant de l’occasion, eut double raison de faire deuil, ce qu’il feit de telle sorte qu’il y cuyda laysser la vye. Ainsy fut enterrée ceste martire de chasteté en l’église de Sainct-Florentin, où toutes les femmes de bien de la ville ne faillirent à faire leur debvoir de l’honorer autant qu’il estoit possible, se tenans bien heureuses d’estre de la ville où une femme si vertueuse avoit esté trouvée. Les folles et le gières, voyans l’honneur que l’on faisoit à ce corps, se delibererent de changer leur vye en mieulx. «Voylà, mes dames, une histoire veritable qui doibt bien augmenter le cueur à garder ceste belle vertu de chasteté. Et, nous, qui sommes de bonnes maisons, devrions morir de honte de sentir en nostre cueur la mondanité, pour laquelle eviter une pauvre mulletiere n’a point crainct une si cruelle mort. Et telle s’estime femme de bien, qui n’a pas encores sceu comme ceste cy resister jusques au sang. Parquoy se fault humillier, car les graces de Dieu ne se donnent poinct aux hommes pour leurs noblesses et richesses, mais selon qu’il plaist à sa bonté: qui n’est point accepteur de personne, lequel eslit ce qu’il veult; car ce qu’il a esleu l’honore de ses vertuz. Et souvent eslit les choses basses, pour confondre celles que le monde estime haultes et honorables, comme luy mesmes dict: «Ne nous resjouissons de nos vertuz, mais en ce que nous sommes escriptz au livre de Vie, duquel ne nous peult effacer Mort, Enfert ne Peché.» Il n’y eut dame en la compaignye, qui n’eut la larme à l’oeil pour la compassion de la piteuse et glorieuse mort de cette mulletiere. Chascune pensa en elle-mesme que, si la fortune leur advenoit pareille, mectroient peyne de l’ensuivre en son martire. Et, voiant ma dame Oisille que le temps se perdoit parmy les louanges de cette trespassée, dist à Saffredent: «Si vous ne dictes quelque chose pour faire rire la compaignye, je ne sçay nulle d’entre vous qui peust rabiller à la faulte que j’ay faicte de la faire pleurer. Parquoy je vous donne ma voix pour dire la tierce Nouvelle.» Saffredent, qui eut bien desiré pouvoir dire quelque chose qui bien eut esté agreable à la compaignye, et sur toutes à une, dist qu’on luy tenoit tort, veu qu’il y en avoit de plus antiens experimentez que luy, qui devoient parler premier que luy; mais, puisque son sort estoit tel, il en aymoyt mieulx s’en despescher; car plus il y en avoit de bien parlans, et plus son compte seroyt trouvé mauvays. Nouvelle Troisème. La Royne de Naples joua la vengence du tort que luy tenoit le roy Alphonse, son mary, avec un gentil homme duquel il entretenoit la femme; et dura cette amityé toute leur vie, sans que jamais le Roy en eut aucun soupçon. Pour ce, mes dames, que je me suis souvent soubzhaicté compaignon de la fortune de celluy dont je vois faire le compte, je vous diray que, en la ville de Naples, du temps du Roy Alphonse, duquel la lasciveté estoit le sceptre de son Royaulme, y avoit ung Gentil-homme tant honneste, beau et agréable, que pour ses perfections ung viel gentil homme luy donna sa fille, laquelle en beaulté et bonne grace ne debvoit rien à son mary. L’amitié fut grande entre eulx deux jusques à ung carneval que le Roy alla en masque parmy les maisons, où chascun s’efforçoit de luy faire le meilleur racueil qu’il estoit possible. Et, quant il vint en celle de ce gentil homme, fut traicté trop mieulx que en nul autre lieu, tant de confitures, de chantres, de musicque, et de la plus belle femme que le Roy avoit poinct à son gré veu. Et, à la fin du festin, avecq son mary, dist une chanson de si bonne grace que sa beaulté en augmentoit. Le Roy, voiant tant de perfections en ung corps, ne print pas tant de plaisir au doux accord de son mary et d’elle, qu’il feit à penser comme il le pourroit rompre. Et la difficulté qu’il en faisoit estoit la grande amytié qu’il voioit entre eulx deux; parquoy il porta en son cueur ceste passion la plus couverte qu’il lui fut possible. Mais, pour la soulaiger en partie, faisoit force festins à tous les seigneurs et dames de Naples, où le gentil homme et sa femme n’estoient pas obliez. Pource que l’homme croit voluntiers ce qu’il veoit, il luy sembloit que les oeilz de ceste dame lui promectoient quelque bien advenir, si la presence du mary n’y donnoit empeschement. Et, pour essayer si sa pensée estoit veritable, donna la commission au mary de faire ung voyage à Romme pour quinze jours ou trois sepmaines. Et, si tost qu’il fut dehors, sa femme, qui ne l’avoit encores loing perdu de veue, en feit ung fort grand deuil, dont elle fut reconfortée par le Roy le plus souvent qu’il luy fut possible, par ses doulces persuasions, par presens et par dons; de sorte qu’elle fut non seulement consolée, mais comptante de l’absence de son mary. Et, avant les trois sepmaines qu’il devoit retourner, fut si amoreuse du Roy, qu’elle estoit aussy ennuyée du retour de son mary qu’elle avoit esté de son allée. Et, pour ne perdre sa presence, accorderent ensemble que, quand le mary iroit en ses maisons aux champs, elle le feroit sçavoir au Roy, lequel la pourroit seurement aller veoir, et si secretement, que l’honneur, qu’elle craingnoit plus que la conscience, n’en seroit poinct blessé. En ceste esperance là se tint fort joyeuse ceste dame; et, quant son mary arriva, luy feit si bon recueil, que combien qu’il eut entendu que en son absence le Roy la serchoit, si ne peut avoir soupson. Mais, par longueur de temps, ce que fut tant difficille à couvrir ce commencea puis après à monstrer, en sorte que le mary se doubta bien fort de la verité, et feit si bon guet qu’il en fut presque asseuré. Mais, pour la craincte qu’il avoit que celluy qui luy faisoit injure luy fist pis, s’il en faisoit semblant, se delibera de le dissimuler; car il estimoit meilleur vivre avecq quelque fascherie, que de hazarder sa vye pour une femme qui n’avoit poinct d’amour. Toutesfois, en ce despit, delibera la rendre s’il en estoit possible; et, sçachant que souvent le despit faict faire à une femme plus que l’amour, principallement à celles qui ont le cueur grand et honorable, print la hardiesse, ung jour, en parlant à la Royne, de luy dire qu’il avoit grand pitié dont elle n’estoit autrement aymée du Roy son mary. La Royne, qui avoit oy parler de l’amour du Roy et de sa femme, luy dist: «Je ne puis pas avoir l’honneur et le plaisir ensemble. Je sçay bien que j’ay l’honneur dont une aultre receoit le plaisir; aussy, celle qui a le plaisir n’a pas l’honneur que j’ay». Luy, qui entendoit bien pour qui ces parolles estoient dictes, luy respondit: «Ma dame, l’honneur est né avecq vous; car vous estes de si bonne maison, que, pour estre Royne ou Emperiere, ne sçauriez augmenter vostre noblesse; mais vostre beaulté, grace et honnesteté a tant merité de plaisir, que celle qui vous en oste ce qui vous appartient se fait plus de tort que à vous; car, pour une gloire qui luy tourne à honte, elle pert autant de plaisir que vous ne dame de ce Royaulme ne sçauriez avoir. Et vous puis dire, ma dame, que si le Roy avoit mis sa couronne hors de dessus sa teste, qu’il n’auroit nul adventaige sur moy de contenter une dame, estant seur que, pour satisfaire à une si honneste personne que vous, il devroit vouloir avoir changé sa complexion à la myenne». La Royne, en riant, luy respondit: «Combien que le Roy soit de plus delicate complexion que vous, si est ce que l’amour qu’il me porte me contente tant que je la prefere à toute aultre chose.» Le gentil homme luy dist: «Ma dame, s’il estoit ainsy, vous ne me feriez poinct de pitié; car je sçay bien que l’honneste amour de vostre cueur vous rendroit très contante, s’il trouvoit en celluy du Roy pareil amour; mais Dieu vous en a bien gardée, à fin que, trouvant en luy ce que vous demandez, vous n’en fissiez vostre Dieu en terre. -Je vous confesse, dit la Roine, que l’amour que je luy porte est si grande, que en nul aultre cueur que au mien ne se peult trouver la semblable. -Pardonnez moy, ma dame, luy dist le gentil homme; vous n’avez pas bien sondé l’amour de tous les cueurs; car je vous ose bien dire que tel vous ayme, de qui l’amour est si grande et importable, que la vostre au pris de la sienne ne se monstreroit rien. Et, d’autant qu’il veoit l’amour du Roy faillye en vous, la syenne croit et augmente de telle sorte que, si vous l’avez pour agreable, vous serez recompensée de toutes vos pertes.» La Royne commencea, tant par ses parolles que par sa contenance, à congnoistre que ce qu’il disoit proceddoit du profond du cueur et là rememorer que, long temps avoit, il serchoit de luy faire service par telle affection, qu’il en estoit devenu melencolicque, ce qu’elle avoit paravant pensé venir à l’occasion de sa femme; mais maintenant croyoit elle fermement que c’estoit pour l’amour d’elle. Et aussy la vertu d’amour, qui se faict sentir quant elle n’est point faincte, la rendit certaine de ce qui estoit caché à tout le monde. Et en regardant le gentil homme, qui estoit trop plus amyable que son mary, voyant qu’il estoit delaissé de sa femme comme elle du Roy, pressee du despit et jalousie de son mary, et incitée de l’amour du gentil homme, commença à dire, la larme à l’oeil, en souspirant: «Ô mon Dieu! faultil que la vengeance gaigne sur moy ce que nul amour n’a sceu faire!» Le gentil homme, bien entendant ce propos, luy respondit: «Ma dame, la vengeance est doulce qui, en lieu de tuer l’ennemy, donne vie à ung parfaict amy. Il me semble qu’il est tems que la verité vous oste la sotte amour que vous portez à celluy qui ne vous aime poinct; et l’amour juste et raisonnable chasse hors de vous la craincte, qui jamais ne peult demorer en ung cueur grand et vertueux. Or sus, ma dame, mectons à part la grandeur de vostre estat, et regardons que nous sommes l’homme et la femme de ce monde les plus trompez, trahis et mocquez de ceulx que nous avons plus parfaictement aimez. Revenchons nous, ma dame, non tant pour leur rendre ce qu’ilz meritent, que pour satisfere à l’amour qui, de mon costé, ne se peut plus porter sans morir. Et je pense que, si vous n’avez le cueur plus dur que nul chaillou ou dyamant, il est impossible que vous ne sentiez quelque estincelle du feu qui croist tant plus que je le veulx dissimuler. Et si la pitié de moy, qui meurs pour l’amour de vous, ne vous incite à m’aimer, au moins celle de vous mesme vous y doibt contraindre, qui, estant si parfaicte que vous meritez avoir les cueurs de tous les honnestes hommes du monde, estes desprisée et delaissé de celuy pour qui vous avez dedaigné tous les aultres». La Royne, oyant ces parolles, fut si transportée, que, de paour de monstrer par sa contenance le troublement de son esprit, s’appuyant sur le bras du gentil homme, s’en alla en ung jardin près sa chambre, où longuement se promena, sans luy povoir dire mot. Mais le gentil homme, la voyant demy vaincue, quant il fut au bout de l’alée, où nul ne les povoit veoir, luy declaira par effect l’amour que si long temps il luy avoit cellée; et, se trouvans tous deux d’un consentement, jouerent la vengeance dont la passion avoit esté importable. Et là delibererent que toutes les foys que le mary iroit en son villaige, et le Roy de son chasteau en la ville, il retourneroit au chasteau vers la Royne: ainsy, trompans les trompeurs; ilz seroient quatre participans au plaisir que deux cuydoient avoir tous seuls. L’accord faict, s’en retournerent, la dame en sa chambre et le gentil homme en sa maison, avecq tel contentement qu’ils avoient obliez tous leurs ennuiz passez. Et la craincte que chascun avoit de l’assemblée du roy et de la damoiselle estoit tournée en desir, qui faisoit aller le gentil-homme plus souvent qu’il n’avoit accoustumé en son villaige, lequel n’estoit que à demye lieue. Et, si tost que le Roy le sçavoit, ne failloit d’aller veoir la damoiselle; et le gentil homme, quant la nuict estoit venue, alloit au chasteau, devers la Royne, faire l’office de lieutenant de Roy, si secretement que jamais personne ne s’en apperceust. Ceste vie dura bien longuement; mais le Roy, pour estre personne publicque, ne pouvoit si bien dissimuller son amour, que tout le monde ne s’en apperceust; et avoient tous les gens de bien pitié du gentil homme, car plusieurs mauvais garsons luy faisoient des cornes par derriere, en signe de mocquerie, dont il s’appercevoit bien. Mais ceste mocquerie luy plaisoit tant, qu’il estimoit autant ses cornes que la couronne du Roy; lequel, avecq la femme du gentil homme, ne se peurent un jour tenir, voians une teste de cerf qui estoit eslevée en la maison du gentil homme, de se prendre à rire devant luy mesmes, en disant que ceste teste estoit bien sceante en ceste maison. Le gentil homme, qui n’avoit le cueur moins bon que luy, va faire escripre sur ceste teste: Io porto le corna, ciascun lo vede, Ma tal le porta, che no lo crede. Le Roy, retournant en sa maison, qui trouva cest escripteau nouvellement mis, demanda au gentil homme la signiffication, ce qu’il luy dist: «Si le secret du Roy est caché au serf, ce n’est pas raison que celluy du serf soit declaré au Roy; mais entendez vous que tous ceulx qui portent cornes n’ont pas le bonnet hors de la teste, car elles sont si doulces, qu’elles ne descoiffent personne; et celluy les porte plus legierement, qui ne les cuyde pas avoir». Le Roy congneut bien, par ces parolles, qu’il sçavoit quelque chose de son affaire, mais jamais n’eut soupsonné l’amitié de la Royne et de luy; car tant plus la Royne estoit contente de la vie que son mary menoit, et plus faingnoit d’en estre marrye. Parquoy vesquirent si longuement d’un costé et d’autre, en cest amityé que la vieillesse y meit ordre. «Voylà, mes dames; une histoire que voluntiers je vous monstre icy pour exemple, à fin que, quand vos mariz vous donnent des cornes de cheuvreux, vous leur en donnez de cerf.» Ennasuitte commencea à dire, en riant: «Saffredent, je suis toute asseurée que si vous aimez autant que autrefois vous avez faict, vous endureriez cornes aussi grandes que ung chesne, pour en randre une à vostre fantaisye; mais, maintenant que les cheveulx vous blanchissent, il est temps de donner treves à voz desirs. -Ma damoiselle, dist Saffredent, combien que l’esperance m’en soit ostée par celle que j’ayme, et la fureur par l’aage, si n’en sçaurois diminuer la volunté. Mais, puis que vous m’avez reprins d’un si honneste desir, je vous donne ma voix à dire la quatriesme Nouvelle, à ceste fin que nous voyons si par quelqu exemple vous m’en pourriez desmentir». Il est vray que, durant ce propos, ung de la compaignye se print bien fort à rire, sachant que celle qui prenoit les parolles de Saffredent à son adventaige, n’estoit pas tant aymée de luy, qu’il en eust voullu souffrir cornes, honte ou dommaige. Et quant Saffredent apperceut que celle qui ryoit l’entendoit, il s’en tint trop content, et se teust pour laisser dire. Ennasuite, laquelle commença ainsy: «Mes dames, affin que Saffredent et toute la compaignye congnoisse que toutes dames ne sont pas semblables à la Royne de laquelle il a parlé, et que tous les folz et hazardeurs ne viennent pas à leur fin, et aussy pour ne celler l’oppinion d’une dame qui jugea le despit d’avoir failly à son entreprinse pire à porter que la mort, je vous racompteray une histoire, en laquelle je ne nommeray les personnes, pour ce que c’est de si fresche memoire, que j’aurois paour de desplaire à quelcuns des parens bien proches.» Nouvelle Quatrième. Un jeune gentil homme, voyant une dame de la meilleure maison de Flandre, soeur de son maistre, veuve de son premier et second mary, et femme fort deliberée, voulut sonder si les propos d’une honneste amityé luy deplairoyent; mais, ayant trouvé reponse contraire à sa contenance, essaya la prendre par force, à laquelle resista fort bien. Et sans jamais faire semblant des dessins et effors du gentil homme, par le conseil de sa dame d’honneur, s’eloingna petit à petit de la bonne chere qu’elle avoit accoutumé luy faire. Ainsy, par sa fole outrecuydance, perdit l’honneste et commune frequentation qu’il avoit plus que nul autre avec elle. Il y avoit au païs de Flandres une dame de si bonne maison, qu’il n’en estoit poinct de meilleure, vefve de son premier et second mary, desquelz n’avoit eu nulz enfans vivans. Durant sa viduité, se retira avecq ung sien frere, dont elle estoit fort aymée, lequel estoit fort grand seigneur, et mary d’une fille de Roy. Ce jeune prince estoit homme fort subgect à son plaisir, aymant chasse, passetemps et dames, comme la jeunesse le requeroit; et avoit une femme fort fascheuse, à laquelle les passetemps du mary ne plaisoient poinct; parquoy le seigneur menoit tousjours, avecq sa femme, sa seur, qui estoit la plus joyeuse et meilleure compaigne qu’il estoit possible, toutesfois saige et femme de bien. Il y avoit, en la maison de ce seigneur, ung gentil homme, dont la grandeur, beaulté et bonne grace passoit celle de tous ses compaignons. Ce gentil homme, voyant la seur de son maistre femme joyeuse et qui ryoit voluntiers, pensa qu’il essaieroit pour veoir si les propos d’une honneste amityé luy desplairoient; ce qu’il feit. Mais il trouva en elle responce contraire à sa contenance. Et combien que sa responce fust telle qu’il appartenoit à une princesse et vraye femme de bien, si estce que, le voyant tant beau et honneste comme il estoit, elle luy pardonna aisement sa grande audace. Et monstroit bien qu’elle ne prenoit point desplaisir, quant il parloit à elle, en luy disant souvent qu’il ne tinst plus de telz propos; ce qu’il luy promist, pour ne perdre l’aise et honneur qu’il avoit de l’entretenir. Toutesfois, à la longue augmenta si fort son affection, qu’il oblia la promesse qu’il luy avoit faicte; non qu’il entreprint de se hazarder par parolles, car il avoit trop, contre son gré, experimenté les saiges responces qu’elle sçavoit faire. Mais il se pensa que, s’il la povoit trouver en lieu à son advantaige, elle qui estoit vefve, jeune, et en bon poinct, et de fort bonne complexion, prandroit peult-estre pitié de luy et d’elle ensemble. Pour venir à ses fins, dist à son maistre qu’il avoit auprès de sa maison fort belle chasse, et que sy luy plaisoit y aller prandre trois ou quatre cerfs au mois de may, il n’avoit point encores veu plus beau passetemps. Le seigneur, tant pour l’amour qu’il portoit à ce gentil homme que pour le plaisir de la chasse, luy octroya sa requeste, et alla en sa maison, qui estoit belle et bien en ordre, comme du plus riche gentil homme qui fut au pays. Et logea le seigneur et la dame en ung corps de maison, et, en l’autre vis à vis, celle qu’il aymoit plus que luy-mesmes, la chambre de laquelle il avoit si bien accoustrée, tapissée par le hault, et si bien nattée, qu’il estoit impossible de s’apercevoir d’une trappe qui estoit en la ruelle de son lict, laquelle descendoit en celle ou logeoit sa mere, qui estoit une vieille dame ung peu caterreuse; et, pource qu’elle avoit la toux, craingnant faire bruict à la princesse qui logeoit sur elle, changea de chambre à celle de son filz. Et, les soirs, ceste vielle dame portoit des confitures à ceste princesse pour sa collation; à quoy assistoit le gentil homme, qui, pour estre fort aymé et privé de son frere, n’estoit refusé d’estre à son habiller et deshabiller, où tousjours il voyoit occasion d’augmenter son affection. En sorte que, ung soir, après qu’il eust faict veiller cette princesse si tard que le sommeil qu’elle avoit le chassa de la chambre, s’en alla à la sienne. Et, quant il eut prins la plus gorgiase et mieulx parfumée de toutes ses chemises, et ung bonnet de nuict tant bien accoustré qu’il n’y failloit rien, luy sembla bien, en soy mirant, qu’il n’y avoit dame en ce monde qui sceut refuser sa beaulté et bonne grace. Par quoy, se promectant à luy mesmes heureuse yssue de son entreprine, s’en alla mettre en son lict, où il n’esperoit faire long sejour, pour le desir et seur espoir qu’il avoit d’en acquerir ung plus honorable et plaisant. Et, si tost qu’il eut envoyé tous ses gens dehors, se leva pour fermer la porte après eulx. Et longuement escouta si en la chambre de la princesse, qui estoit dessus, y avoit aucun bruit; et, quant il se peut asseurer que tout estoit en repos, il voulut commencer son doulx traveil, et peu à peu abbatit la trappe qui estoit si bien faicte et accoustrée de drap, qu’il ne feit ung seul bruit; et par là monta à la chambre et ruelle du lict de sa dame, qui commençoit à dormyr. A l’heure, sans avoir regard à l’obligation qu’il avoit à sa maistresse, ny à la maison d’où estoit la dame, sans luy demander congié ne faire la reverence, se coucha auprès d’elle, qui le sentit plus tost entre ses bras qu’elle n’apparceut sa venue. Mais, elle, qui estoit forte, se desfit de ses mains, en luy demandant qu’il estoit, se meit à le fraper, mordre et esgratiner, de sorte qu’il, fut contrainct, pour la paour, qu’il eut qu’elle appellast, luy fermer la bouche de la couverture; ce que luy fut impossible de faire, car, quant elle veid qu’il n’espargnoit riens de toutes ses forces pour luy fair e une honte, elle n’espargnoit riens des siennes pour l’en engarder, et appella tant qu’elle peut sa dame d’honneur, qui couchoit en sa chambre, antienne et saige femme, autant qu’il en estoit poinct, laquelle tout en chemise courut à sa maistresse. Et, quant le gentil homme veid qu’il estoit descouvert, eut si grand paour d’estre congneu de sa dame, que le plus tost qu’il peut descendit par sa trappe; et, autant qu’il avoit eu de desir et d’asseurance d’estre bien venu, autant estoit-il desesperé de s’en retourner en si mauvais estat. Il trouva son mirouer et sa chandelle sur sa table; et, regardant son visaige tout sanglant d’esgratineures et morsures qu’elle luy avoit faictes, dont le sang sailloit sur sa belle chemise, qui estoit plus sanglante que dorée, commença à dire: «Beaulté! tu as maintenant loyer de ton merite, car, par ta vaine promesse, j’ay entrepris une chose impossible, et qui peut-estre, en lieu d’augmenter mon contentement, est redoublement de mon malheur, estant asseuré que, si elle sçaict que, contre la promesse que je luy ay faicte, j’ay entrepris ceste follie, je perderay l’honneste et commune frequentation que j’ay plus que nul autre avecq elle; ce que ma gloire a bien deservy; car, pour faire valloir ma beaulté et, bonne grace, je ne la devois pas cacher en tenebres pour gaingner l’amour de son cueur; je ne devois pas essayer à prandre par force son chaste corps; mais debvois, par long service et humble patience, actendre que amour en fut victorieux, pour ce que sans luy n’ont pouvoir toute la vertu et puissance de l’homme». Ainsi passa la nuict en tels pleurs, regretz et douleurs qui ne se peuvent racompter. Et, au matin, voiant son visaige si deschiré, feit semblant d’estre fort mallade et de ne povoir veoir la lumiere, jusques ad ce que la compaignye feust hors de sa maison. La dame, qui estoit demorée victorieuse, sachant qu’il n’y avoit homme, en la court d e son frere, qui eut osé faire une si estrange entreprinse, que celluy qui avoit eu la hardiesse de lui declairer son amour, se asseura que c’estoit son hoste. Et, quant elle eut cherché avecq sa dame d’honneur les endroictz de la chambre pour trouver qui ce povoit estre, ce qu’il ne fut possible; elle luy dist par grande collere: «Asseurez-vous que ce ne peult estre nul aultre que le seigneur de ceans et que le matin je feray en sorte vers mon frere, que sa teste sera tesmoing de ma chasteté». La dame d’honneur, la voiant ainsi courroucée, luy dist: «Ma dame, je suis très aise de l’amour que vous avez de vostre honneur, pour lequel augmenter ne voulez espargner la vie d’un qui l’a trop hazardée pour la force de l’amour qu’il vous porte. Mais bien souvent tel la cuyde croistre, qui la diminue. Parquoy je vous supplye, ma dame, me vouloir dire la verité du faict». Et, quant la dame luy eut compté tout au long, la dame d’honneur luy dist: «Vous m’asseurez qu’il n’a eu aultre chose de vous que les esgratinures et coups de poing? -Je vous asseure,dist la dame, que non et que, s’il ne trouve ung bon cirurgien, je pense que demain les marques y paroistront. -Or, puisque ainsy est, ma dame, dist la dame d’honneur, il me semble que vous avez plus d’occasion de louer Dieu, que de penser à vous venger de luy; car vous pouvez croire que, puis qu’il a eu le cueur si grand que d’entreprendre une telle chose, et le despit qu’il a de y avoir failly, que vous ne luy sçauriez donner mort qu’il ne luy fust plus aisée à porter. Si vous desirez estre vengée de luy, laissez faire à l’amour et à la honte, qui le sçauront mieulx tormenter que vous. Si vous le faictes pour vostre honneur, gardez-vous, ma dame, de tumber en pareil inconvenient que le sien; car, en lieu d’acquerir le plus grand plaisir qu’il ait sceu avoir, il a receu le plus extreme ennuy que gentil homme sçauroit porter. Aussy, vous, ma dame, cuydant augmenter vostre honneur, le pourriez bien diminuer; et, si vous en faictes la plaincte, vous ferez sçavoir ce que nul ne sçaict; car, de son costé, vous estes asseurée que jamays il n’en sera rien revelé. Et quant Monseigneur vostre frere en feroit la justice que en demandez, et que le pauvre gentil homme en vint à mourir, si courra le bruict partout qu’il aura faict de vous à sa volunté; et la plus part diront qu’il a esté bien difficile que ung gentil homme ayt faict une telle entreprinse, si la dame ne luy en donne grande occasion. Vous estes belle et jeune, vivant en toute compaignye bien joieusement; il n’y a nul en ceste court, qu’il ne voye la bonne chere que vous faictes au gentil homme dont vous avez soupson: qui fera juger chascun que s’il a faict ceste entreprinse, ce n’a esté sans quelque faulte de vostre costé. Et vostre honneur, qui jusques icy vous a faict aller la teste levée, sera mis en dispute en tous les lieux là où cette histoire sera racomptée.» La princesse, entendant les bonnes raisons de sa dame d’honneur, congneut qu’elle luy disoit verité, et que à très juste cause elle seroit blasmée, veue la bonne et privée chere qu’elle avoit tousjours faicte au gentil homme; et demanda à sa dame d’honneur ce qu’elle avoit à faire, laquelle luy dist: «Ma dame, puis qu’il vous plaist recepvoir mon conseil, voiant l’affection dont il procedde, me semble que vous devez en vostre cueur avoir joye d’avoir veu que le plus beau et le plus honneste gentil homme que j’aye veu en ma vie, n’a sceu, par amour ne par force, vous mectre hors du chemyn de vraye honnesteté. Et en cela, ma dame, devez vous humillier devant Dieu, recongnoistre que ce n’a pas esté par vostre vertu; car mainctes femmes, ayans mené vye plus austere que vous, ont esté humiliées par hommes moins dignes d’estre aymez que luy. Et devez plus que jamais craindre de recepvoir propos d’amityé, pource qu’il y en a assez qui sont tombez la seconde fois aux dangiers qu’elles ont evité la premiere. Ayez memoire, ma dame, que Amour est aveugle, lequel aveuglit de sorte que, où l’on pense le chemyn plus seur, c’est à l’heure qu’il est le plus glissant. Et me semble, ma dame, que vous ne debvez à luy ne à aultre faire semblant du cas qui vous est advenu; et, encores qu’il en voulust dire quelque chose, faindrez du tout de ne l’entendre, pour eviter deux dangiers, l’un de la vaine gloire de la victoire que vous en avez eue, l’autre de prandre plaisir en ramentevant choses qui sont si plaisantes à la chair, que les plus chastes ont bien à faire à se garder d’en sentir quelques estincelles, encores qu’elles le fuyent le plus qu’elles peuvent. Mais, aussi, ma dame, affin qu’il ne pense, par tel hazard, avoir faict chose qui vous ayt esté agreable, je suis bien d’advis que peu à peu vous vous esloingniez de la bonne chere que vous avez accoustumé de luy faire, afin qu’il congnoisse de combien vous desprisez sa follie, et combien vostre bonté est grande, qui s’est contentée de la victoire que Dieu vous a donnée, sans demander autre vengeance de luy. Et Dieu vous doinct grace, ma dame, de continuer l’honnesteté qu’il a mise en vostre cueur; et congnoissant que tout bien vient de luy, vous l’aymiez et serviez mieulx que vous n’avez accoustumé.» La princesse, deliberée de croire le conseil de sa dame d’honneur, s’endormit aussy joieusement que le gentil homme veilla de tristesse. Le lendemain, le seigneur s’en voulut aller, et demanda son hoste; auquel on dit qu’il estoit si mallade qu’il ne povoit veoir la clairté, ne oyr parler personne; dont le prince fut fort esbahy, et le voulut aller veoir; mais, sçachant qu’il dormoit, ne le voulut esveiller, et s’en alla ainsy de sa maison sans luy dire à Dieu, emmenant avecq luy sa femme et sa seur; laquelle, entendant les excuses du gentil homme qui n’avoit voulu veoir le prince ne la compaignye au partir, se tint asseurée que c’estoit celluy qui luy avoit faict tant de torment, lequel n’osoit montrer les marques qu’elle luy avoit faictes au visaige. Et, combien que son maistre l’envoyast souvent querir, si ne retourna il point à la court, qu’il ne fust bien guery de toutes ses playes, horsmis celle que l’amour et le despit luy avoient faict au cueur. Quant il fut retourné devers luy, et qu’il se retrouva devant sa victorieuse ennemye, ce ne fut sans rougir; et luy, qui estoit le plus audacieux de toute la compaignye, fut si estonné, que souvent devant elle perdoit toute contenance. Parquoy fut toute asseurée que son soupson estoit vray; et peu à peu s’en estrangea, non pas si finement qu’il ne s’en apparceust très bien; mais il n’en osa faire semblant, de paour d’avoir encores pis; et garda cest amour en son cueur, avecq la patience de l’esloingnement qu’il avoit mérité. «Voylà, mes dames, qui devroit donner grande craincte à ceulx qui presument ce qu’il ne leur appartient et doibt bien augmenter le cueur aux dames, voyans la vertu de ceste jeune princesse et le bon sens de sa dame d’honneur. Si à quelqu’une de vous advenoit pareil cas, le remede y est ja donné. -Il me semble, ce dist Hircan que le grand gentil homme, dont vous avez parlé, estoit si despourveu de cueur, qu’il n’estoit digne d’être ramentu; car, ayant une telle occasion, ne debvoit, ne pour vielle ne pour jeune, laisser son entreprinse. Et fault bien dire que son cueur n’estoit pas tout plain d’amour, veu que la craincte de mort et de honte y trouva encores place. -Nomerfide respondit à Hircan: «Et que eust faict ce pauvre gentil homme, veu qu’il avoit deux femmes contre luy? -Il devoit tuer la vieille, dist Hircan; et quant la jeune se feut veue sans secours, eust esté demy vaincue. -Tuer! dit Nomerfide; vous vouldriez doncques faire d’un amoureux ung meurdrier? Puis que vous avez ceste oppinion, on doibt bien craindre de tumber en voz mains. -Si j’en estois jusques là, dist Hircan, je me tiendrois pour deshonoré si je ne venois à fin de mon intention.» A l’heure Geburon dist: «Trouvez-vous estrange que une princesse, nourrye en tout honneur, soit difficille à prandre d’un seul homme? Vous devriez doncques beaucoup plus vous esmerveiller d’une pauvre femme qui eschappa de la main de deux. - Geburon, dit Ennasuicte, je vous donne ma voix à dire la cinquiesme Nouvelle; car je pense que vous en sçavez quelqu’une de ceste pauvre femme, qui ne sera point fascheuse. Puis que vous m’avez esleu à partie, dist Geburon, je vous diray une histoire que je sçay, pour en avoir faict inquisition veritable sur le lieu; et par là vous verrez que tout le sens et la vertu des femmes n’est pas au cueur et teste des princesses, ny toute l’amour et finesse en ceulx où le plus souvent on estime qu’ilz soyent.» Nouvelle Dixième. Floride, après le decès de son mary, et avoir vertueusement resisté à Amadour, qui l’avoit pressée de son honneur jusques au bout, s’en ala rendre religieuse au monastere de Jesus. En la comté d’Arande en Arragon, y avoit une dame qui, en sa grande jeunesse, demoura vefve du comte d’Arande avecq ung filz et une fille, laquelle fille senommoit Floride. La dicte dame meyt peine de nourrir ses enfans en toutes les vertuz et honestetez qui appartiennent à seigneurs et gentilz hommes; en sorte que sa maison eut le bruict d’une des honnorables qui fust poinct en toutes les Espaignes. Elle alloit souvent à Tollette, où se tenoit le roi d’Espaigne; et quant elle venoit à Sarragosse, qui estoit près de sa maison, demoroit longuement avecq la Royne et à la cour, où elle estoit autant estimée que dame pourroit estre. Une fois, allant devers le Roy, selon sa coustume, lequel estoit à Sarragosse, en son chasteau de la Jasserye, ceste dame passa par ung villaige qui estoit au Vi-Roy de Cathaloigne, lequel ne bougeoit poinct de dessus la frontiere de Parpignan, à cause des grandes guerres qui estoient entre les Roys de France et d’Espaigne; mais, à ceste heure là, y estoit la paix, en sorte que le Vi-Roy avecq tous les cappitaines estoient venuz faire la reverence au Roy. Sçachant ce Vi-Roy que la contesse d’Arande passoit par sa terre, alla au devant d’elle, tant pour l’amityé antienne qu’il luy portoit que pour l’honorer comme parente du Roy. Or, il avoit en sa compaignye plusieurs honnestes gentilz hommes qui, par la frequentation de longues guerres, avoient acquis tant d’honneur et de bon bruict, que chascun qui les pouvoit veoir et hanter se tenoit heureux. Et, entre les autres, y en avoit ung nommé Amadour, lequel, combien qu’il n’eust que dix huict ou dix neuf ans, si avoit-il grace tant asseurée et le sens si bon, que on l’eust jugé entre mil digne de gouverner une chose publique. Il est vray que ce bon sens là estoit accompaigné d’une si grande et naïfve beaulté, qu’il n’y avoit oeil qui ne se tint contant de le regarder; et si la beaulté estoit tant exquise, la parolle la suyvoit de si près que l’on ne sçavoit à qui donner l’honneur, ou à la grace, ou à la beaulté, ou au bien parler. Mais ce qui le faisoit encores plus estimer, c’estoit sa grande hardiesse, dont le bruict n’estoit empesché pour sa jeunesse; car en tant de lieux avoit deja monstré ce qu’il sçavoit faire, que non seullement les Espaignes, mais la France et l’Ytallie estimerent grandement ses vertuz, pource que, à toutes les guerres qui avoient esté, il ne se estoit poinct espargné; et, quand son païs estoit en repos, il alloit chercher la guerre aux lieux estranges, où il estoit aymé et estimé d’amys et d’ennemys. Ce gentil homme, pour l’amour de son cappitaine, se trouva en ceste terre où estoit arrivée la contesse d’Arande; et, en regardant la beaulté et bonne grace de sa fille Floride, qui, pour l’heure, n’avoit que douze ans, se pensa en luy-mesmes que c’estoit bien la plus honneste personne qu’il avoit jamais yeue, et que, s’il povoit avoir sa bonne grace, il en seroit plus satisfaict que de tous les biens et plaisirs qu’il pourroit avoir d’une autre. Et, après l’avoir longuement regardée, se delibera de l’aymer, quelque impossibilité que la raison luy meist au devant, tant pour la maison dont elle estoit, que pour l’aage, qui ne povoit encores entendre telz propos. Mais contre ceste craincte se fortisfioit d’une bonne esperance, se promectant à luy-mesmes que le temps et la patience apporteroient heureuse fin à ses labeurs. Et, dès ce temps, l’amour gentil qui, sans occasion que par force de luy mesmes, estoit entré au cueur d’Amadour, luy promist de luy donner toute faveur et moyen pour y attaindre. Et, pour parvenir à la plus grande difficulté, qui estoit la loingtaineté du païs où il demeuroit, et le peu d’occasion qu’il avoit de reveoir Floride, se pensa de se marier, contre la deliberation qu’il avoit faicte avecq les dames de Barselonne et Parpignan, où il avoit tel credit que peu ou riens luy estoit refusé; et avoit tellement hanté ceste frontiere, à cause des guerres, qu’il sembloit mieulx Cathelan que Castillan, combien qu’il fust natif d’auprès de Tollette, d’une maison riche et honnorable; mais, à cause qu’il estoit puisné, n’avoit riens de son patrimoyne. Si est-ce que Amour et Fortune, le voyans delaissé de ses parens, delibererent de y faire leur chef d’euvre, et luy donnerent, par le moyen de la vertu, ce que les loys du païs luy refusoient. Il estoit fort adonné en l’estat de la guerre, et tant aymé de tous seigneurs et princes, qu’il refusoit plus souvent leurs biens, qu’il n’avoit soulcy de leur en demander. La contesse dont je vous parle arriva aussi en Sarragosse, et fut très bien receue du Roy et de toute sa court. Le gouverneur de Cathaloigne la venoit souvent visiter, et Amadour n’avoit garde de faillir à l’accompaigner, pour avoir seullement le loisir de regarder Floride, car il n’avoit nul moyen de parler à elle. Et, pour se donner à congnoistre en telle compaignie, s’adressa à la fille d’un vieil chevalier voisin de sa maison, nommée Avanturade, laquelle avoit avecq Floride tellement conversé, qu’elle sçavoit tout ce qui estoit caché en son cueur. Amadour, tant pour l’honnesteté qu’il trouva en elle que pour ce qu’elle avoit trois mille ducatz de rente en mariage, delibera de l’entretenir comme celuy qui la vouloit espouser. A quoy voluntiers elle presta l’oreille; et, pour ce qu’il estoit pauvre et son pere riche, pensa que jamais il ne s’accorderoit à ce mariage, sinon par le moyen de la contesse d’Arande. Dont s’adressa à madame Floride et luy dist: «Ma dame, vous voyez ce gentil homme castelain qui si souvent parle à moy; je croy que toute sa pretente n’est que de m’avoir en mariage. Vous sçavez quel pere j’ay, lequel jamais ne s’y consentira, si, par la contesse et par vous, il n’en est bien fort prié.» Floride, qui aymoit la damoiselle comme elle-mesme, l’asseura de prendre ceste affaire à cueur comme son bien propre. Et feit tant Avanturade, qu’elle luy presenta Amadour, lequel, luy baisant la main, cuyda s’esvanouyr d’aise; là où il estoit estimé le mieulx parlant qui fust en Espaigne, devint muet devant Floride, dont elle fust fort estonnée; car, combien qu’elle n’eust que douze ans, si avoit-elle desja bien entendu qu’il n’y avoit homme en l’Espaigne mieulx disant ce qu’il vouloit et de meilleure grace. Et, voyant qu’il ne luy tenoit nul propos, commencea à luy dire: «La renommée que vous avez, seigneur Amadour, par toutes les Espaignes, est telle, qu’elle vous rend congneu en toute ceste compaignie, et donne desir à ceulx qui vous congnoissent de s’employer à vous faire plaisir; parquoy, si en quelque endroict je vous en puis faire, vous me y pouvez emploier.» Amadour, qui regardoit la beaulté de sa dame, estoit si très ravy, que à peyne luy peut-il dire grand mercy; et, combien que Floride s’estonnast de le veoir sans response, si est-ce qu’elle l’attribua plustost à quelque sottise, que à la force d’amour, et passa oultre, sans parler davantaige. Amadour, cognoissant la vertu qui en si grande jeunesse commençoit à se monstrer en Floride, dist à celle qu’il vouloit espouser: «Ne vous esmerveillez poinct si j’ay perdu la parolle devant madame Floride; car les vertus et la saige parolle qui sont cachez soubz ceste grande jeunesse m’ont tellement estonné, que je ne luy ay sceu que dire. Mais je vous prie, Avanturade, comme celle qui sçavez ses secretz, me dire s’il est possible que en ceste court elle n’ayt tous les cueurs des gentils hommes; car ceulx qui la congnoistront et ne l’aymeront, sont pierres ou bestes.» Avanturade, qui desja aymoit Amadour plus que tous les hommes du monde, ne luy voulut rien celer, et luy dist que madame Floride estoyt aymée de tout le monde; mais, à cause de la coustume du pays, peu de gens parloient à elle; et n’en avoit poinct encores veu nul qui en feist grant semblant, sinon deux princes d’Espaigne, qui desiroient de l’espouser, l’un desquels estoit le fils de l’Infant Fortuné, l’aultre estoit le jeune duc de Cardonne.«Je vous prie, dist Amadour, dictes-moy lequel vous pensez qu’elle ayme le mieulx? -Elle est si saige, dist Avanturade, que pour riens elle ne confesseroit avoir autre volunté que celle de sa mere; toutefois, ad ce que nous en debvons juger, elle ayme trop mieulx le filz de l’Infant Fortuné, que le jeune duc de Cardonne. Mais sa mere, pour l’avoir plus près d’elle, l’aymeroit mieulx à Cardonne. Et je vous tiens homme de si bon jugement, que, si vous voulliez, dès aujourd’hui, vous en pourriez juger la verité; car le filz de l’Infant Fortuné est nourry en ceste court, qui est un des plus beaulx et parfaict jeunes princes qui soit en la Chrestienté. Et si le mariaige se faisoit, par l’opinion d’entre nous filles, il seroit asseuré d’avoir madame Floride, pour veoir ensemble le plus beau couple de toute l’Espaigne. Il faut que vous entendiez que, combien qu’ilz soient tous deux jeunes, elle de douze, et luy de quinze ans, si a-il desja trois ans que l’amour est commancée; et, si vous voulez avoir la bonne grace d’elle, je vous conseille de vous faire amy et serviteur de luy. Amadour fut fort aise de veoir que sa dame aymoit quelque chose, esperant que à la longue il gaingneroit le lieu, non de mary, mais de serviteur; car il ne craingnoit, en sa vertu, sinon qu’elle ne voulsist aymer. Et après ces propos, s’en alla Amadour hanter le filz de l’Infant Fortuné, duquel il eut aisement la bonne grace, pource que tous les passetemps que le jeune prince aymoit, Amadour les sçavoit tous faire; et sur tout estoit fort adroict à manier les chevaulx, et s’ayder de toutes sortes d’armes, et à tous les passetemps et jeux que ung jeune homme doibt sçavoir. La guerre recommencea en Languedoc, et fallut que Amadour retournast avecques le gouverneur; qui ne fut sans grand regret, car il n’y avoit moyen par lequel il peust retourner en lieu où il peust veoir Floride; et pour ceste occasion, à son partement, parla à ung sien frere, qui estoit maieurdonne de la Royne d’Espaigne, et luy dist le bon party, qu’il avoit trouvé en la maison de la contesse d’Arande, de la damoiselle Avanturade, luy priant que en son absence feist tout son possible que le mariaige vint à execution, et qu’il y employast le credit de la Royne, et du Roy, et de tous ses amys. Le gentil homme qui aymoit son frere, tant pout le lignaige que pour ses grandes vertuz, luy promist y faire son debvoir; ce qu’il feit; en sorte que le pere, vieulx et avaritieux, oublia son naturel pour garder les vertuz d’Amadour, lesquelles la contesse d’Arande, et sur toutes la belle Floride, luy paingnoient devant les oeilz; pareillement le jeune conte d’Arande, qui commençoit à croistre, et, en croissant, à aymer les gens vertueulx. Quant le mariage fut accordé entre les parens, le maieurdonne de la Royne envoya querir son frere, tandis que les trefves duroient entre les deux Roys. Durant lequel temps, le Roy d’Espaigne se retira à Madric, pour eviter le maulvays air qui estoit en plusieurs lieux; et, par l’advis de ceulx de son conseil, à la requeste aussy de la contesse d’Arande, feit le mariage de l’heritiere duchesse de Medinaceli avecq le petit conte d’Arande, tant pour le bien et union de leur maison, que pour l’amour qu’il portoit à la contesse d’Arande; et voulut faire les nopces au chasteau de Madric. A ces nopces se trouva Amadour, qui poursuivyt si bien les siennes qu’il espouza celle dont il estoit plus aymé qu’il n’y avoit d’affection, sinon d’autant que ce mariage luy estoit très heureuse couverture et moyen de hanter le lieu où son esperit demoroit incessamment. Après qu’il fut maryé, print telle hardiesse et privaulté en la maison de la contesse d’Arande, que l’on ne se gardoit de luy non plus que d’une femme. Et combien que à l’heure il n’eust que vingt deux ans, il estoit si saige que la contesse d’Arande luy communicquoit tous ses affaires, et commandoit à son filz et à sa fille de l’entretenir et croire qu’il leur conseilleroit. Ayant gaingné ce poinct-là de ceste grande estime, se conduisoit si saigement et froidement, que mesmes celle qu’il aymoit ne congnoissoit poinct son affection. Mais, pour l’amour de sa femme, qu’elle aymoit plus que nulle autre, elle estoit si privée de luy, qu’elle ne luy dissimulloit chose qu’elle pensast; et eut cest heur qu’elle luy declaira toute l’amour qu’elle portoit au filz de l’Infant Fortuné. Et luy, qui ne taschoit que à la gaingner entierement, luy en parloit incessamment; car il ne luy challoit quel propos il luy tint, mais qu’il eut moyen de l’entretenir longuement. Il ne demora poinct ung mois en la compagnye après ses nopces, qu’il fust contrainct de retourner à la guerre, où il demoura plus de deux ans, sans retourner veoir sa femme, laquelle se tenoit tousjours où elle avoit esté nourrye. Durant ce temps, luy escripvoit souvent Amadour; mais le plus fort de la lettre estoit des recommandations à Floride, qui, de son costé, ne falloit à luy en randre, et mectoit quelque bon mot de sa main en la lettre que Avanturade faisoit, qui estoit l’occasion de rendre son mary très soigneux de luy rescrire. Mays, en tout cecy, ne congnoissoit riens Floride, sinon qu’elle l’aymoit comme s’il eust été son propre frere. Plusieurs foys alla et vint Amadour, en sorte que en cinq ans ne veit pas Floride deux moys durant; et toutesfois l’amour, en despit de l’esloignement et de la longueur de l’absence, ne laissoit pas de croistre. Et advint qu’il feit ung voiage pour venir veoir sa femme; et trouva la contesse bien loing de la court, car le Roy d’Espaigne s’en estoit allé à l’Andelouzie, et avoit mené avecq luy le jeune conte d’Arande, qui desja commenceoit à porter les armes. La contesse d’Arande s’estoit retirée en une maison de plaisance qu’elle avoit sur la frontiere d’Arragon et de Navarre; et fut fort aise, quand elle veit revenir Amadour, lequel près de trois ans avoit esté absent. Il fut bien venu d’un chascun, et commanda la contesse qu’il fut traicté comme son propre filz. Tandis qu’il fut avecq elle, elle luy communicqua toutes ses affaires de sa maison, et en remectoit la plus part à son oppinion; et gaigna ung si grand credit en ceste maison, que, en tous les lieux où il vouloit venir, on luy ouvroit tousjours la porte, estimant sa preud’hommye si grande, que l’on se fyoit en luy de toutes choses comme ung sainct ou ung ange. Floride, pour l’amitié qu’elle portoit à sa femme Avanturade et à luy, le chercheoit en tous lieux où elle le voioit; et ne se doubtoit en riens de son intention: parquoy elle ne se gardoit de nulle contenance, pour ce que son cueur ne souffroit nulle passion, sinon qu’elle sentoit ung très grand contentement, quant elle estoit auprès de luy, mais autre chose n’y pensoit. Amadour, pour eviter le jugement de ceulx qui ont experimenté la difference du regard des amans au pris des aultres; fut en grande peyne. Car quant Floride venoit parler à luy privemet, comme celle qui n’y pensoit en nul mal, le feu caché en son cueur le brusloit si fort qu’il ne pouvoit empescher que la couleur ne luy montast au visaige, et que les estincelles saillissent par ses oeilz. Et à fin que, par frequentation, nul ne s’en peust apparcevoir, se meist à entretenir une fort belle dame, nommée Poline, femme qui en son temps fut estimée si belle, que peu d’hommes qui la veoyent eschappoient de ses lyens. Ceste Poline, ayant entendu comme Amadour avoit mené l’amour à Barselonne et à Parpignan, en sorte qu’il estoit aymé des plus belles et honnestes dames du païs, et, sur toutes, d’une contesse de Palamos, que l’on estimoit la premiere en beaulté de toutes les dames d’Espaigne et de plusieurs aultres, luy dist qu’elle avoit grande pitié de luy, veu que après tant de bonnes fortunes, il avoit espouzé une femme si layde que la sienne. Amadour, entendant bien par ces parolles qu’elle avoit envye de remedier à sa nécessité, luy en tint les meilleurs propos qu’il fut possible, pensant que, en lui faisant acroire ung mensonge, il luy couvriroit une vérité. Mais elle, fine, expérimentée en amour, ne se contenta de parolles; toutesfois, sentant très bien que son cueur n’estoit satisfaict de cest amour, se doubta qu’il la voulsist faire servir de couverture et, pour ceste occasion, le regardoit de si près qu’elle avoit tousjours le regard à ses oeilz, qui sçavoyent si bien faindre qu’elle ne pouvoit juger que par bien obscur soupson; mais se n’estoit ce sans grande peyne au Gentil homme, auquel Floride, ignorant toutes ces malices, s’adressoit souvent devant Poline si privéement qu’il avoit une merveilleuse peyne à contraindre son regard contre son cueur, &, pour éviter qu’il n’en vint inconvénient, un jour, parlant à Floride appuyé sur une fenestre, luy tint tels propos: «M’amye, je vous supplie me conseiller lequel vault mieulx parler ou mourir?» Floride luy respondit promptement: «Je conseilleray tousjours à mes amis de parler & non de morir, car il y a peu de parolles qui ne se puissent amender, mais la vie perdue ne se peult recouvrer. -Vous me promectrez doncques, dist Amadour, que vous ne serez non seulement marrie des propos que je vous veulx dire, mais estonnée jusques à temps que vous entendiez la fin?» Elle luy respondit: «Dictes ce qu’il vous plaira; car, si vous m’estonnez, nul autre ne m’asseurera.» Il commencea à luy dire: «Ma dame, je ne vous ay encores voulu dire la très grande affection que je vous porte, pour deux raisons: l’une, que j’entendois par long service vous en donner l’experience; l’autre, que je doubtois que vous estimissiez gloire en moy, qui suis ung simple gentil homme, de m’addresser en lieu qu’il ne m’appartient de regarder. Et encores, quant je serois prince comme vous, la loyaulté de vostre cueur ne permectroit que aultre que celluy qui en a prins la possession, filz de l’Infant Fortuné, vous tienne propos d’amityé. Mais, ma dame, tout ainsy que la necessité en une forte guerre contrainct faire le degast de son propre bien, et ruyner le bled en herbe, de paour que l’ennemy n’en puisse faire son proffict, ainsi prens-je le hazard de advancer le fruict que avecq le temps j’esperois cueillir, pour garder que les ennemys de vous et de moy n’en peussent faire leur proffict à vostre dommaige. Entendez, ma dame, que, des l’heure de vostre grande jeunesse, je me suis tellement dedié à vostre service; que je n’ay cessé de chercher les moyens pour acquerir vostre bonne grace; et, pour ceste occasion seulle, me suis maryé à celle que je pensoys que vous aymiez le mieulx. Et sçachant l’amour que vous portiez au filz de l’Infant Fortuné, ay mis peine de le servir et hanter comme vous sçavez; et tout ce que j’ay pensé vous plaire, je l’ay cherché de tout mon pouvoir. Vous voyez que j’ay acquis la grace de la contesse vostre mere, et du conte vostre frere et de tous ceulx que vous aymez, tellement que je suys en ceste maison tenu non comme serviteur, mais comme enffant; et tout le travail que j’ay prins il y a cinq ans, n’a esté que pour vivre toute ma vie avecq vous. Entendez, ma dame, que je ne suys poinct de ceulx qui pretendent par ce moyen avoir de vous ne bien ne plaisir autre que vertueux. Je sçay que je ne vous puis espouser; et, quand je le pourrois, je ne le vouldrois, contre l’amour que vous portez à celluy que je desire vous veoir pour mary. Et, aussy, de vous aimer d’une amour vitieuse, comme ceulx qui esperent de leur long service une recompense au deshonneur des dames, je suis si loing de ceste affection, que j’aymerois mieulx vous veoir morte, que de vous sçavoir moins digne d’estre aymée, et que la vertu fust admoindrye en vous, pour quelque plaisir qui m’en sceust advenir. Je ne pretends, pour la fin et recompense de mon service, que une chose: c’est que vous me voulliez estre maistresse si loyalle que jamais vous ne m’esloigniez de vostre bonne grace, que vous me continuiez au degré où je suis, vous fiant en moy plus que en nul aultre, prenant ceste seurté de moy, que, si, pour vostre honneur ou chose qui vous touchast, vous avez besoing de la vie d’un gentil homme, la myenne y sera de très bon cueur employée, et en pouvez faire estat, pareillement, que toutes les choses honnestes et vertueuses que je feray seront faictes seullement pour l’amour de vous. Et, si j’ay faict, pour dames moindres que vous, chose dont on ayt faict estime, soyez seure que, pour une telle maistresse, mes entreprinses croistront de telle sorte que les choses que je trouvois impossibles me seront très facilles. Mais, si vous ne m’acceptez pour du tout vostre, je delibere de laisser les armes, et renoncer à la vertu qui ne m’aura secouru à mon besoing. Parquoy, ma dame, je vous supplie que ma juste requeste me soit octroyée, puisque vostre honneur et conscience ne me la peuvent refuser.» La jeune dame, oyant ung propos non accoustumé, commencea à changer de couleur et baisser les oeils comme femme estonnée. Toutesfoys, elle, qui estoit saige, luy dist: «Puis que ainsy est, Amadour, que vous demandez de moy ce que vous en avez, pourquoy est-ce que vous me faictes une si grande et longue harangue? J’ay si grand paour que, soubz voz honnestes propos, il y ayt quelque malice cachée pour decepvoir l’ingnorance joincte à ma jeunesse, que je suis en grande perplexité de vous respondre. Car, de refuser l’honneste amityé que vous m’offrez, je ferois le contraire de ce que j’ay faict jusques icy, que je me suis plus fyée en vous, que en tous les hommes du monde. Ma conscience ny mon honneur ne contreviennent poinct à vostre demande, ny l’amour que je porte au filz de l’Infant Fortuné; car elle est fondée sur mariage, où vous ne pretendez riens. Je ne sçaiche chose qui me doibve empescher de faire response selon vostre desir, sinon une craincte que j’ay en mon cueur, fondée sur le peu d’occasion que vous avez de me tenir telz propos; car, si vous avez ce que vous demandez, qui vous contrainct d’en parler si affectionnement?» Amadour, qui n’estoit sans response, luy dist: «Ma dame, vous parlez très prudemment, et me faictes tant d’honneur de la fiance que vous dictes avoir en moy, que, si je ne me contante d’un tel bien, je suys indigne de tous les autres. Mais entendez, ma dame, que celluy qui veult bastir ung edifice perpetuel, il doibt regarder à prendre ung seur et ferme fondement: parquoy, moy, qui desire perpetuellement demorer en vostre service, je doibs regarder non seullement les moyens pour me tenir près de vous, mais empescher qu’on ne puisse congnoistre la très grande affection que je vous porte; car, combien qu’elle soyt tant honneste qu’elle se puisse prescher partout, si est-ce que ceulx qui ignorent le cueur des amans ont souvent jugé contre verité. Et de cella vient autant mauvais bruict, que si les effects estoient meschans. Ce qui me faict dire cecy, et ce qui m’a faict advancer de le vous declairer, c’est Poline, laquelle a prins ung si grand soupson sur moy, sentant bien à son cueur que je ne la puis aymer, qu’elle ne faict en tous lieux que espier ma contenance. Et quant vous venez parler à moy devant elle si privement, j’ay si grand paour de faire quelque signe où elle fonde jugement, que je tumbe en inconvenient dont je me veulx garder; en sorte que j’ay pensé vous supplier que, devant elle et devant celles que vous congnoissez aussi malitieuses, ne veniez parler à moy ainsy soubzdainement; car j’aymerois mieulx estre mort, que creature vivante en eust la congnoissance. Et n’eust esté l’amour que j’avoys à vostre honneur, je n’avois poinct proposé de vous tenir ces propos, d’autant que je me tiens assez heureux de l’amour et fiance que vous me portez, où je ne demande rien davantaige que perseverance.» Floride, tant contante qu’elle n’en pouvoit plus porter, commencea en son cueur à sentir quelque chose plus qu’elle n’avoit accoustumé; et, voyant les honnestes raisons qu’il luy alleguoit, luy dist que la vertu et l’honnesteté respondroient pour elle, et lui accordoit ce qu’il demandoit. Dont si Amadour fut joyeulx, nul qui ayme ne le peult doubter. Mais Floride creut trop plus son conseil qu’il ne vouloit; car elle, qui estoit crainctifve non seullement devant Poline, mais en tous autres lieux, commencea à ne le chercher pas, comme elle avoit accoustumé; et, en cest esloignement, trouva mauvais la grande frequentation qu’Amadour avoit avecq Poline, laquelle elle voyoit tant belle qu’elle ne pouvoit croyre qu’il ne l’aymast. Et, pour passer sa grande tristesse; entretint tousjours Advanturade, laquelle commençoit fort à estre jalouse de son mary et de Poline; et s’en plaignoit souvent à Floride, qui la consoloit le mieulx qu’il luy estoit possible, comme celle qui estoit frappée d’une mesme peste. Amadour s’apparceut bientost de la contenance de Floride, et non seulement pensa qu’elle s’esloignoit de luy par son conseil, mais qu’il y avoit quelque fascheuse oppinion meslée. Et ung jour, venant de vespres d’un monastaire, luy dist: «Ma dame, quelle contenance me faictes-vous? -Telle que je pense que vous la voulez, respondit Floride.» A l’heure, soupsonnant la verité, pour sçavoir s’il estoit vray, vat dire: «Ma dame, j’ay tant faict par mes journées, que Poline n’a plus d’opinion de vous.» Elle luy respondit: «Vous ne sçauriez mieulx faire, et pour vous et pour moy; car, en faisant plaisir à vous-mesme, vous me faites honneur.» Amadour estima, par ceste parolle, qu’elle estimoit qu’il prenoit plaisir à parler à Poline, dont il fut desesperé qu’il ne se peut tenir de luy dire en collere: «Ha! ma dame, c’est bien tost commancé de tormenter ung serviteur, et le lapider de bonne heure; car je ne pense poinct avoir porté peyne qui m’ayt esté plus ennuyeuse que la contraincte de parler à celle que je n’ayme poinct. Et puis que ce que faictz pour vostre service est prins de vous en autre part, je ne parleray jamais à elle; et en advienne ce qu’il en pourra advenir! Et à fin de dissimuller mon courroux, comme j’ay faict mon contentement, je m’en voys en quelque lieu icy auprès, en actendant que vostre faintaisie soit passée. Mais j’espère que là j’auray quelques nouvelles de mon cappitaine de retourner à la guerre, où je demoreray si long temps, que vous congnoistrez que autre chose que vous ne me tient ce lieu.» Et, en ce disant, sans actendre aultre responce d’elle, partit incontinant. Floride demora tant ennuyée et triste, qu’il n’estoit possible de plus. Et commencea l’amour, poulcée de son contraire, à monstrer sa très grande force, tellement que elle, congnoissant son tort, escripvoit incessamment à Amadour, le priant de vouloir retourner; ce qu’il feyt après quelques jours, que sa grande collere lui estoit diminuée. Je ne sçaurois entreprendre de vous compter par le menu les propos qu’ilz eurent pour rompre ceste jalousie. Toutesfoys, il gaingna la bataille, tant qu’elle luy promist que jamais elle ne croyroit non seullement qu’il aymast Poline, mais qu’elle seroit toute asseurée que ce luy estoit ung martire trop importable de parler à elle ou à aultre, sinon pour luy faire service. Après que l’amour eust vaincu ce premier soupson, et que les deux amans commencerent à prandre plus de plaisir que jamais à parler ensemble, les nouvelles vindrent que le Roy d’Espaigne envoyoit toute son armée à Sauce. Parquoy, celluy qui avoit accoustumé d’y estre le premier, n’avoit garde de faillyr à pourchasser son honneur; mais il est vray que c’estoit avecq ung aultre regret, qu’il n’avoit accoustumé, tant de perdre son plaisir qu’il avoit que de paour de trouver mutation à son retour, pource qu’il voyoit Floride pourchassée de grans princes et seigneurs, et desjà parvenue à l’aage de quinze ou seize ans; parquoy pensa que, si elle estoit en son absence maryée, il n’auroit plus d’occasion de la veoir, sinon que la contesse d’Arande luy donnast Avanturade, sa femme, pour compaignye. Et mena si bien son affaire envers ses amys, que la comtesse et Floride luy promirent que, en quelque lieu qu’elle fust mariée, sa femme Avanturade yroit. Et combien qu’il fust question à l’heure de marier Floride en Portugal, si estoit-il deliberé qu’elle ne l’habandonneroit jamais; et, sur ceste asseurance, non sans ung regret indicible, s’en partit Amadour, et laissa sa femme avecq la contesse. Quant Floride seulle ouyt le departement de son bon serviteur, elle se mect à faire toutes choses si bonnes et vertueuses, qu’elle esperoit par cella actaindre le bruict des plus parfaictes dames, et d’estre reputée digne d’avoir ung tel serviteur que Amadour. Lequel, estant arrivé à Barselonne, fut festoyé des dames comme il avoit accoustumé; mais elles le trouverent tant changé, qu’elles n’eussent jamais pensé que mariage eust telle puissance sur ung homme qu’il avoit sur luy; car il sembloit qu’il se faschoit de veoir les choses que austresfois il avoit desirées; et mesme la contesse de Palamos, qu’il avoit tant aymée, ne sceut trouver moyen de le faire aller seullement jusques à son logis, qui fut cause qu’il n’arresta à Barselonne que le moins qu’il luy fut possible, comme celluy à qui l’heure tardoit d’estre au lieu où l’on n’esperoit que luy. Et quant il fut arrivé à Sauce, commencea la guerre grande et cruelle entre les deux Roys, laquelle ne suis deliberé de racompter, ne aussy les beaulx faictz que feit Amadour, car mon compte seroit assez long pour employer toute une journée. Mais sçachez qu’il emportoit le bruict par dessus tous ses compaignons. Le duc de Nageres arriva à Parpignan, ayant charge de deux mil hommes et pria Amadour d’estre son lieutenant, lequel avecq ceste bande feit tant bien son debvoir, que l’on n’oyoit en toutes les escarmouches crier que Nageres! Or, advint que le Roy de Thunis, qui de long temps faisoit la guerre aux Espaignols, entendit comme les Roys de France et d’Espaigne faisoient la guerre guerroyable sur les frontieres de Parpignan?et?Narbonne;?se?pensa?que?en?meilleure?saison?ne pourroit-il?faire?desplaisir au?Roy?d’Espaigne,?et?envoya?un grand?nombre?de?fustes?et?autres?vaisseaux,?pour?piller?et destruire?tout?ce?qu’ils?pourroient?trouver?mal?gardé?sur?les frontières?d’Espaigne.?Ceulx?de?Barselonne,?voyans?passer devant?eulx?une?grande?quantité?de?voilles,?en?advertirent?le?VisR oy,?qui?estoit?à?Sauce,?lequel?incontinant?envoya le duc de Nageres à Palamos. Et quant les Maures veirent que le lieu estoit si bien gardé, faingnirent de passer oultre; mais, sur l’heure de minuict, retournerent, et meirent tant de gens en terre, que le duc de Nageres, surprins de ses ennemys, fut emmené prisonnier. Amadour, qui estoit fort vigillant, entendit le bruict, assembla incontinant le plus grand nombre qu’il peut de ses gens, et se defendit si bien que la force de ses ennemys fut long temps sans luy pouvoir nuyre. Mais, à la fin, sçachant que le duc de Nageres estoit prins, et que les Turcs estoient deliberez de mectre le feu à Palamos, et le brusler en la maison qu’il tenoit forte contre eulx, ayma mieulx se rendre que d’estre cause de la perdition des gens de bien qui estoient en sa compaignye; et aussy que, se mectant à rançon, espereroit encores reveoir Floride. A l’heure, se rendit à ung Turc, nommé Dorlin, gouverneur du Roy de Thunis, lequel le mena à son maistre, où il fut le très bien receu et encores mieux gardé; car il pensoit bien, l’ayant entre ses mains, avoir l’Achilles de toutes les Espaignes. Ainsi demoura Amadour près de deux ans au service du Roy de Thunis. Les nouvelles vindrent en Espaigne de ceste prinse, dont les parens du duc de Nageres feirent ung grand dueil; mais ceulx qui aymoient l’honneur du pays estimerent plus grande la perte de Amadour. Le bruict en vint dans la maison de la contesse d’Arande, où pour l’heure estoit la pauvre Avanturade griefvement mallade. La contesse, qui se doubtoit bien fort de l’affection que Amadour portoit à sa fille, laquelle elle souffroit et dissimulloit pour les vertuz qu’elle congnoissoit en luy, appella sa fille à part et luy dist les piteuses nouvelles. Floride, qui sçavoit bien dissimuller, luy dist que c’estoit grande perte pour toute leur maison, et que surtout elle avoit pitié de sa pauvre femme, veu mesmement la maladye où elle estoit. Mais, voyant sa mere pleurer très fort, laissa aller quelques larmes pour luy tenir compaignye, afin que, par trop faindre, sa faincte ne fust descouverte. Depuis ceste heure-là, la contesse luy en parloit souvent, mais jamais ne sceut tirer contenance où elle peust asseoir jugement. Je laisseray à dire les voiages, prieres, oraisons et jeusnes, que faisoit ordinairement Floride pour le salut de Amadour; lequel, incontinant qu’il fut à Thunis, ne faillit d’envoyer de ses nouvelles à ses amys, et, par homme fort seur, advertir Floride qu’il estoit en bonne santé et espoir de la reveoir: qui fut à la pauvre dame le seul moyen de soustenir son ennuy. Et ne doubtez, puisqu’il luy estoit permis d’escripre, qu’elle s’en acquicta si dilligemment, que Amadour n’eut poinct faulte de la consolation de ses lettres et epistres. Et fut mandée la contesse d’Arande, pour aller à Sarragosse, où le Roy estoit arrivé; et là se trouva le jeune duc de Cardonne, qui feit poursuicte si grande envers le Roy et la Royne, qu’ilz prierent la contesse de faire le mariaige de luy et de sa fille. La contesse, comme celle qui en riens ne leur voulloit desobeyr, l’accorda, estimant que en sa fille, qui estoit si jeune, n’y avoit volunté que la sienne. Quant tout l’accord fut faict, elle dist à sa fille, comme elle luy avoit choisy le party qui luy sembloit le plus necessaire. La fille, sçachant que en une chose faicte ne falloit poinct de conseil, luy dist que Dieu fust loué du tout; et, voyant sa mere si estrange envers elle, ayma mieulx luy obeyr, que d’avoir pitié de soy mesmes. Et, pour la resjouyr de tant de malheurs, entendit que l’Infant Fortuné estoit malade à la mort; mais jamais, devant sa mere ne nul autre, n’en feit ung seul semblant, et se contraingnit si fort, que les larmes, par force retirées en son cueur, feirent sortir le sang par le nez en telle abondance, que la vie fut en dangier de s’en aller quant et quant; et, pour la restaurer, espouza celuy qu’elle eut voluntiers changé à la mort. Après les nopces faictes, s’en alla Floride avecq son mary en la duché de Cardonne, et mena avecq elle Avanturade, à laquelle elle faisoit privement ses complainctes, tant de la rigueur que sa mere luy avoit tenue, que du regret d’avoir perdu le filz de l’Infant Fortuné; mais du regret d’Amadour, ne luy en parloit que par maniere de la consoler. Ceste jeune dame doncques se delibera de mectre Dieu et l’honneur devant ses oeilz, et dissimulla si bien ses ennuyz, que jamais nul des siens ne s’apparceut que son mary luy despleust. Ainsy passa ung long temps Floride, vivant d’une vie moins belle que la mort; ce qu’elle ne faillit de mander à son serviteur Amadour, lequel, congnoissant son grand et honneste cueur, et l’amour qu’elle portoit au filz de l’Infant Fortuné, pensa qu’il estoit impossible qu’elle sceust vivre longuement, et la regretta comme celle qu’il tenoit pis que morte. Ceste peyne augmenta celle qu’il avoyt; et eut voulu demorer toute sa vye esclave comme il estoit, et que Floride eust eu ung mary selon son desir, oubliant son mal pour celluy qu’il sentoit que portoit s’amye. Et, pour ce qu’il entendit, par ung amy qu’il avoit acquis à la court du Roy de Thunis, que le Roy estoit delibéré de luy faire presenter le pal, ou qu’il eust à renoncer sa foy, pour l’envye qu’il avoit, s’il le pouvoit randre bon Turc, de le tenir avecq luy, il feit tant avecq le maistre qui l’avoit prins, qu’il le laissa aller sur sa foy, le mectant à si grande rançon qu’il ne pensoit poinct que ung homme de si peu de biens la peust trouver. Et ainsy, sans en parler au Roy, le laissa son maistre aller sur sa foy. Luy, venu à la court devers le Roy d’Espaigne, s’en partit bien tost pour aller chercher sa rançon à tous ses amys; et s’en alla tout droict à Barselonne, où le jeune duc de Cardonne, sa mere et Floride, estoient allez pour quelque affaire. Sa femme Avanturade, si tost qu’elle ouyt les nouvelles que son mary estoit revenu, le dist à Floride, laquelle s’en resjouyt comme pour l’amour d’elle. Mais, craingnant que la joye qu’elle avoit de le veoir luy fist changer de visaige, et que ceulx qui ne la congnoissoient poinct en prinssent mauvaise opinion, se tint à une fenestre, pour le veoir venir de loing. Et, si tost qu’elle l’advisa, descendit par ung escallier tant obscur que nul ne pouvoit congnoistre si elle changeoit de couleur; et ainsy, ambrassant Amadour, le mena en sa chambre, et de là à sa belle mere, qui ne l’avoit jamais veu. Mais il n’y demoura poinct deux jours, qu’il se feit autant aymer dans leur maison, qu’il estoit en celle de la contesse d’Arande. Je vous laisseray à penser les propos que Floride et luy peurent avoir ensemble, et les complainctes qu’elle luy feit des maulx qu’elle avoit receuz en son absence. Après plusieurs larmes gectées du regret qu’elle avoit, tant d’estre mariée contre son cueur, que d’avoir perdu celluy qu’elle aimoit tant, lequel jamais n’esperoit de reveoir, se delibera de prendre sa consolation en l’amour et seurté qu’elle portoit à Amadour, ce que toutesfois elle ne luy osoit declairer; mais, luy, qui s’en doubtoit bien, ne perdoit occasion ne temps pour luy faire congnoistre la grande amour qu’il luy portoit. Sur le poinct qu’elle estoit presque toute gaingnée de le recepvoir, non à serviteur, mais à seur et parfaict amy, arriva une malheureuse fortune; car le Roy, pour quelque affaire d’importance, manda incontinant Amadour; dont sa femme eut si grand regret, que, en oyant ces nouvelles, elle s’esvanouyt, et tumba d’un degré où elle estoit, dont elle se blessa si fort, que oncques puis n’en releva. Floride, qui, par ceste mort, perdoit toute consolation, feyt tel dueil que peult faire celle qui se sent destituée de ses parens et amys. Mais encores le print plus mal en gré Amadour; car, d’un costé, il perdoit l’une des femmes de bien qui oncques fut, et de l’autre, le moyen de povoir jamais reveoir Floride; dont il tomba en telle tristesse, qu’il cuida soubdainement morir. La vielle duchesse de Cardonne incessamment le visitoit, luy allegant les raisons des philosophes, pour luy faire porter ceste mort patiemment. Mais riens ne servoit; car, si la mort, d’un costé, le tourmentoit, l’amour, de l’autre costé, augmentoit le martire. Voyant Amadour que sa femme estoit enterrée, et que son maistre le mandoit, parquoy il n’avoit plus occasion de demorer, eut tel desespoir en son cueur, qu’il cuyda perdre l’entendement. Floride, qui, en le cuydant consoler, estoit sa desolation, fut toute une après disnée à luy tenir les plus honnestes propos qu’il luy fut possible, pour luy cuyder diminuer la grandeur de son dueil, l’asseurant qu’elle trouveroit moyen de le povoir veoir plus souvent qu’il ne cuydoit. Et, pour ce que le matin debvoit partyr, et qu’il estoit si foible qu’il ne se povoit bouger de dessus son lict, la suplia de le venir veoir au soir, après que chascun y auroit esté; ce qu’elle luy promist, ignorant que l’extremité de l’amour ne congnoist nulle raison. Luy, que se voyoit du tout desesperé de jamais la povoir recepvoir, que si longuement l’avoit servie et n’en avoit jamais eu nul autre traictement que vous avez oy, fut tant combatu de l’amour dissimullée et du desespoir qui luy monstroit tous les moyens de la hanter perduz, qu’il se delibera de jouer à quicte ou à double, pour du tout la perdre ou du tout la gaingner, et se payer en une heure du bien qu’il pensoit avoir merité. Il feit encourtiner son lict, de sorte que ceulx qui venoient à la chambre ne le povoient veoir, et se plaingnit beaucoup plus qu’il n’avoit accoustumé, tant que tous ceulx de ceste maison ne pensoient pas que il deust vivre vingt quatre heures. Après que chascun l’eut visité, au soir, Floride, à la requeste mesmes de son mary, y alla, esperant, pour le consoler, luy declarer son affection, et que du tout elle le vouloit aymer, ainsy que l’honneur le peult permectre. Et se vint seoir en une chaise qui estoit au chevet de son lict, et commencea son reconfort par pleurer avecq luy. Amadour, la voyant remplye de tel regret, pensa que en ce grand torment pourroit plus facillement venir à bout de son intention, et se leva de dessus son lict; dont Floride, pensant qu’il fust trop foible, le voulut engarder. Et se meist à deux genoulx devant elle, luy disant: «Faut-il que pour jamais je vous perde de veue?» Se laissa tumber entre ses bras, comme ung homme à qui force default. La pauvre Floride l’embrassa et le soustint longuement, faisant tout ce qui lui estoit possible pour le consoler; mais la medecine qu’elle luy bailloit, pour amender sa douleur, la luy rendoit beaucoup plus forte; car, en faisant le demy mort et sans parler, s’essaya à chercher ce que l’honneur des dames deffend. Quant Floride s’apparceut de sa mauvaise volunté, ne la pouvoit croire, veu les honnestes propos que tousjours luy avoit tenuz; luy demanda que c’estoit qu’il vouloit; mais Amadour, craignant d’ouyr sa response, qu’il sçavoit bien ne povoir estre que chaste et honneste, sans luy dire riens, poursuivit, avecq toute la force qu’il luy fut possible, ce qu’il chercheoit; dont Floride, bien estonnée, soupsonna plus tost qu’il fust hors de son sens, que de croyre qu’il pretendist à son deshonneur. Parquoy elle appela tout hault ung gentil homme qu’elle sçavoit bien estre en la chambre avecq elle; dont Amadour, desesperé jusques au bout, se regecta dessus son lict si soubdainement, que le gentil homme cuydoit qu’il fust trespassé. Floride, qui s’estoyt levée de sa chaise, luy dist: «Allez, et apportez vistement quelque bon vinaigre.» Ce que le gentil homme feyt. A l’heure, Floride commencea à dire: «Amadour, quelle follye est montée en vostre entendement? et qu’est-ce qu’avez pensé et voulu faire?» Amadour, qui avoit perdu toute raison par la force d’amour, luy dist: «Ung si long service meriteil recompense de telle cruaulté? -Et où est l’honneur, dist Floride, que tant de foys vous m’avez presché? -Ha! ma dame, dist Amadour, il n’est possible de plus aymer pour vostre honneur que je faictz; car, avant que fussiez mariée, j’ay sceu si bien vaincre mon cueur, que vous n’avez sceu congnoistre ma volunté; mais, maintenant que vous l’estes, et que vostre honneur peult estre couvert, quel tort vous tiens-je de demander ce qui est mien? Car, par la force d’amour, je vous ay si bien gaignée que celluy qui premier a eu vostre cueur a si mal poursuivy le corps, qu’il a merité de perdre le tout ensemble. Celluy qui possede vostre corps n’est pas digne d’avoir vostre cueur: parquoy, mesmes le corps ne luy appartient. Mais, moy, ma dame, qui durant cinq ou six ans, ay porté tant de peynes et de maulx pour vous, que vous ne pouvez ignorer que à moy seul appartiennent le corps et le cueur, pour lequel j’ay oblyé le mien. Et si vous vous cuydez defendre par la conscience, ne doubtez poinct que, quant l’amour force le corps et le cueur, le peché soyt jamais imputé. Ceulx qui, par fureur, mesmes viennent à se tuer, ne peuvent pecher quoiqu’ils fassent; car la passion ne donne lieu à la raison. Et, si la passion d’amour est la plus importable de tous les autres, et celle qui plus aveugle tous les sens, quel peché vouldriez-vous attribuer à celluy qui se laisse conduire par une invincible puissance? Je m’en voys, et n’espere jamais de vous veoir. Mais, si j’avoys avant mon partement la seurté de vous que ma grande amour merite, je serois assez fort pour soustenir en patience les ennuictz de ceste longue absence. Et, s’il ne vous plaist m’octroyer ma requeste, vous orrez bien tost dire que vostre rigueur m’aura donné un malheureuse et cruelle mort.» Floride, non moins marrye que estonnée de oyr tenir telz propos à celluy duquel jamais n’eust eu soupson de chose semblable, luy dist en pleurant: «Helas! Amadour, sont-ce icy les vertueux propos que durant ma jeunesse m’avez tenuz? Est-ce cy l’honneur et la conscience que vous m’avez maintesfoys conseillé plustost mourir que de perdre mon ame? Avez-vous oblyé les bons exemples que vous m’avez donnez des vertueuses dames qui ont resisté à la folle amour, et le despris que vous avez tousjours faict des folles? Je ne puis croire, Amadour, que vous soyez si loing de vous-mesmes, que Dieu, votre conscience et mon honneur soient du tout mortz en vous. Mais, si ainsy est que vous le dictes, je loue la Bonté divine, qui a prevenu le malheur où maintenant je m’alloys precipiter, en me monstrant par vostre parolle le cueur que j’ay tant ignoré. Car, ayant perdu le filz de l’Infant Fortuné, non seullement pour estre marié ailleurs, mais pour ce que je sçay qu’il en ayme une autre, et, me voyant mariée à celluy que je ne puis, (quelque peine que je y mecte), aymer et avoir agréable, j’avois pensé et delibéré de entierement et du tout mectre mon cueur et mon affection à vous aymer, fondant ceste amityé sur la vertu que j’ay tant congneue en vous, et laquelle, par vostre moyen, je pense avoir attaincte: c’est d’aymer plus mon honneur et ma conscience que ma propre vie. Sur ceste pierre d’honnesteté, j’estois venue icy, deliberée de y prendre ung très seur fondement; mais, Amadour, en un moment, vous m’avez monstré que en lieu d’une pierre necte et pure, le fondement de cest ediffice seroit sur sablon legier ou sur la fange infame. Et combien que desja j’avois commencé grande partie du logis ou j’esperois faire perpetuelle demeure, vous l’avez soubdain du tout ruyné. Parquoy, il fault que vous vous deportiez de l’esperance que avez jamays eue en moy, et vous deliberez, en quelque lieu que je sois, ne me chercher ne par parolle, ne par contenance, ny esperer que je puisse ou vuelle jamays changer ceste opinion. Je le vous dictz avecq tel regret, qu’il ne peult estre plus grand; mais, si je fusse venue jusque à avoir juré parfaicte amityé avecq vous, je sens bien mon cueur tel, qu’il fust mort en ceste rancontre; combien que l’estonnement que j’ay de me veoir deceue est si grand, que je suis seure qu’il rendra ma vie ou briefve ou doloreuse. Et, sur ce mot, je vous dictz à Dieu, mais c’est pour jamais!» Je n’entreprendz poinct vous dire la douleur que sentoit Amadour escoutant ces parolles; car elle n’est seullement impossible à escripre, mais à penser, sinon à ceulx qui ont experimenté la pareille. Et, voiant que, sur ceste cruelle conclusion, elle s’en alloit, l’arresta par le bras, sçachant très bien que, s’il ne luy ostoit la mauvaise oppinion qu’il luy avoit donnée, à jamays il la perdroit. Parquoy, il luy dist avecq le plus fainct visaige qu’il peut prendre: «Ma dame, j’ay toute ma vie desiré d’aymer une femme de bien; et pour ce que j’en ay trouvé si peu, j’ay bien voulu vous experimenter, pour veoir si vous estiez, par vostre vertu, digne d’estre autant estimée que aymée. Ce que maintenant je sçay certainement, dont je loue Dieu, qui addresse mon cueur à aymer tant de perfection; vous suppliant me pardonner ceste follye et audatieuse entreprinse, puis que vous voyez que la fin en tourne à vostre honneur et à mon grand contentement.» Floride, qui commançoit à congnoistre la malice des hommes par luy, tout ainsy qu’elle avoyt esté difficille à croire le mal où il estoit, ainsi fut-elle et encores plus, à croyre le bien où il n’estoit pas, et luy dist: «Pleust à Dieu que eussiez dict la verité! Mais je ne puis estre si ignorante, que l’estat de mariage où je suis ne me face congnoistre clerement que forte passion et aveuglement vous a faict faire ce que vous avez faict. Car, si Dieu m’eust lasché la main, je suis seure que vous ne m’eussiez pas retiré la bride. Ceulx qui tentent pour chercher la vertu n’ont accoustumé prendre le chemin que vous avez prins. Mais c’est assez: si j’ay creu legierement quelque bien en vous, il est temps que j’en congnoisse la verité, laquelle maintenant me delivre de voz mains.» Et, en ce disant, se partit Floride de la chambre, et, tant que la nuict dura, ne feit que pleurer, sentant si grande douleur en ceste mutation, que son cueur avoit bien à faire à soustenir les assaulx du regret que amour luy donnoit. Car, combien que, selon la raison, elle estoit deliberée de jamays plus l’aymer, si est-ce que le cueur, qui n’est poinct subject à nous, ne s’y voulut oncques accorder: parquoy, ne le pouvant moins aymer qu’elle avoit accoustumé, sçachant qu’amour estoit cause de ceste faulte, se delibera, satisfaisant à l’amour, de l’aymer de tout son cueur, et, obeissant à l’honneur, n’en faire jamays à luy ne à autre semblant. Le matin, s’en partyt Amadour, ainsy fasché que vous avez oy; toutesfois, son cueur, qui estoit si grand qu’il n’avoit au monde son pareil, ne le souffryt desesperer, mais luy bailla nouvelle invention de reveoir encores Floride et avoir sa bonne grace. Doncques, en s’en allant devers le roy d’Espaigne, lequel estoit à Tollede, print son chemyn par la conté d’Arande, où, ung soir, bien tard, il arriva; et trouva la contesse fort malade d’une tristesse qu’elle avoit de l’absence de sa fille Floride. Quant elle veid Amadour, elle le baisa et embrassa, comme si ce eut esté son propre enfant, tant pour l’amour qu’elle luy portoit, que pour celle qu’elle doubtoit qu’il avoit à Floride, de laquelle elle luy demanda bien soingneusement des nouvelles; qui luy en dist le mieulx qu’il luy fut possible, mais non toute la verité; et luy confessa l’amityé d’eulx deux, ce que Floride avoit tousjours celé, la priant luy vouloir ayder d’avoir souvent de ses nouvelles, et de retirer bien tost Floride avecq elle. Et dès le matin s’en partyt; et après avoir faict ses affaires avecq le Roy, s’en alla à la guerre, si triste et si changé de toutes conditions, que dames, cappitaine, et tous ceulx qu’il avoit accoustumé de hanter, ne le congnoissoient plus; et ne se habilloit que de noir, mais c’estoit d’une frize beaucoup plus grosse qu’il ne la failloit pour porter le deuil de sa femme, duquel il couvroit celluy qu’il avoit au cueur. Et ainsy passa Amadour trois ou quatre années, sans revenir à la court. Et la comtesse d’Arande, qui ouyt dire que Floride estoit changée, et que c’estoit pitié de la veoir, l’envoya querir, esperant qu’elle reviendroit auprès d’elle. Mais ce fut le contraire; car, quant Floride sceut que Amadour avoit declairé à sa mere leur amityé, et que sa mere, tant saige et vertueuse, se confiant en Amadour, la trouva bonne, fut en une merveilleuse perplexité, pour ce que, d’un cousté, elle voyoit qu’elle l’estimoit tant, que, si elle luy disoit la vérité, Amadour en pourroit recepvoir mal, ce que pour morir n’eust voulu, veu qu’elle se sentoit assez forte pour le pugnir de sa follye, sans y appeller ses parens; d’autre costé, elle veoyoit que, dissimullant le mal que elle y sçavoit, elle seroit contraincte de sa mere et de tous ses amys de parler à luy et luy faire bonne chere, par laquelle elle craignoit fortifier sa mauvaise oppinion. Mais, voyant qu’il estoit loing, n’en feit grand semblant, et luy escrivoit quant la contesse le luy commandoit; toutesfois, c’estoient lettres qu’il povoit bien congnoistre venir plus d’obeissance que de bonne volunté; dont il estoit autant ennuyé en les lisant, qu’il avoit accoustumé se resjouyr des premieres. Au bout de deux ou trois ans, après avoir faict tant de belles choses que tout le papier d’Espaigne ne les sçauroit soustenir, imagina une invention très grande, non pour gaingner le cueur de Floride, car il le tenoit pour perdu, mais pour avoir la victoire de son ennemye, puis que telle se faisoit contre luy. Il meit arriere tout le conseil de raison, et mesme la paour de la mort, dont il se mectoit en hazard; delibera et conclud d’ainsy le faire. Or feit tant envers le grand gouverneur, qu’il fut par luy deputé pour venir parler au Roy de quelque entreprinse secrette qui se faisoit sur Locatte; et se feit commander de communiquer son entreprinse à la contesse d’Arande, avant que la declairer au Roy, pour en prendre son bon conseil. Et vint en poste tout droict en la conté d’Arande, où il sçavoit qu’estoit Floride, et envoya secretement à la contesse ung sien amy luy declarer sa venue, luy priant la tenir secrette, et qu’il peust parler à elle la nuict, sans que personne en sceust riens. La contesse, fort joyeuse de sa venue, le dist à Floride, et l’envoya deshabiller en la chambre de son mary, afin qu’elle fust preste quant elle la manderoit et que chacun fut retiré. Floride, qui n’estoit pas encores asseurée de sa premiere paour, n’en feyt semblant à sa mere, mais s’en alla en ung oratoire se recommander à Nostre Seigneur, et luy priant vouloir conserver son cueur de toute meschante affection, pensa que souvent Amadour l’avoit louée de sa beaulté, laquelle n’estoit poinct diminuée, nonosbtant qu’elle eust esté longuement malade; parquoy, aymant mieulx faire tort à son visaige, en le diminuant, que de souffrir par elle le cueur d’un si honneste homme brusler d’un si meschant feu, print une pierre qui estoit en la chappelle, et s’en donna par le visaige si grand coup, que la bouche, le nez et les oeilz en estoient tout difformez. Et, à fin que l’on ne soupsonnast qu’elle l’eut faict, quant la contesse l’envoya querir, se laissa tomber en sortant de la chappelle le visaige contre terre et en cryant bien hault. Arriva la contesse, qui la trouva en ce piteux estat, et incontinant fut pansée et bandée par tout le visaige. Après, la contesse la mena en sa chambre, et luy dist qu’elle la prioit d’aller en son cabinet entretenir Amadour, jusques ad ce qu’elle se fut deffaicte de toute sa compaignye; ce que feit Floride, pensant qu’il y eust quelques gens avecq luy. Mais, se trouvant toute seulle, la porte fermée sur elle, fut autant marrie que Amadour content, pensant que, par amour ou par force, il auroit ce qu’il avoit tant desiré. Et, après avoir parlé à elle, et l’avoir trouvée au mesme propos en quoy il l’avoit laissée, et que pour mourir elle ne changeroit son oppinion, luy dist, tout oultré de desespoir: «Par Dieu! Floride, le fruict de mon labeur ne me sera poinct osté par vos scrupules; car, puis que amour, patience et humble priere ne servent de riens, je n’espargneray poinct ma force pour acquerir le bien qui, sans l’avoir, me la feroit perdre.» Et, quant Floride veit son visaige et ses oeilz tant alterez, que le plus beau tainct du monde estoit rouge comme feu, et le plus doulx et plaisant regard si orrible et furieux qu’il sembloit que ung feu très ardant estincellast dans son cueur et son visaige; et en ceste fureur, d’une de ses fortes et puissantes mains, print les deux delicates et foibles de Floride. Mais elle, voyant que toute defense lui defailloit, et que piedz et mains estoient tenuz en telle captivité, qu’elle ne povoit fuyr, encores moins se defendre, ne sceut quel meilleur remede trouver, sinon chercher s’il n’y avoit poinct encores en luy quelque racine de la premiere amour, pour l’honneur de laquelle il obliast sa cruaulté: parquoy, elle luy dist: «Amadour, si maintenant vous m’estimez comme ennemye, je vous supplie, par l’honneste amour que j’ay autresfoys pensée estre en vostre cueur, me voulloir escouter avant que me tourmenter!» Et, quant elle veid qu’il luy prestoit l’oreille, poursuivyt son propos, disant: «Helas! Amadour, quelle occasion vous meut de chercher une chose dont vous ne povez avoir contentement, et me donner ennuy le plus grand que je sçaurois recepvoir? Vous avez tant experimenté ma volunté, du temps de ma jeunesse et de ma plus grande beaulté, sur quoy vostre passion povoit prendre excuse, que je m’esbahys que en l’aage et grande laydeur où je suys, oultrée d’extreme ennuy, vous cherchez ce que vous sçavez ne povoir trouver. Je suis seure que vous ne doubtez poinct que ma volunté ne soyt telle qu’elle a accoustumé; parquoy ne povez avoir par force ce que vous demandez. Et, si vous regardez comme mon visaige est accoustré, vous, en obliant la memoire du bien que vous y avez veu, n’aurez poinct d’envye d’en approcher de plus près. Et s’il y a encores en vous quelques reliques de l’amour passée, il est impossible que la pitié ne vaincque votre fureur. Et, à icelle que j’ay tant experimentée en vous, je faictz ma plaincte et demande grace, à fin que vous me laissez vivre en paix et en l’honnesteté que, selon vostre conseil, j’ay deliberé garder. Et, si l’amour que vous m’avez portée est convertye en hayne, et que, plus par vengeance que par affection, vous vueillez me faire la plus malheureuse femme du monde, je vous asseure qu’il n’en sera pas ainsy, et me contraindrez, contre ma deliberation, de declairer vostre meschante volunté à celle qui croyt tant de bien de vous; et, en ceste congnoissance, povez penser que vostre vie ne seroit pas en seureté.» Amadour, rompant son propos, luy dist: «S’il me fault mourir, je seray plustost quicte de mon torment; mais la difformité de vostre visaige, que je pense estre faicte de vostre volunté, ne m’empeschera poinct de faire la mienne; car quant je ne pourrois avoir de vous que les oz, si les vouldrois-je tenir auprès de moy.» Et quant Floride veid que prieres, raison ne larmes ne luy servoient, et que en telle cruaulté poursuivoit son meschant desir, qu’elle n’avoit enfin force de y resister, se ayda du secours qu’elle craingnoit autant que perdre sa vie, et, d’une voix triste et piteuse, appella sa mere le plus hault qu’il luy fut possible. Laquelle oyant sa fille l’appeller d’une telle voix, eut merveilleusement grand paour de ce qui estoit veritable, et courut le plus tost qu’il luy fut possible, en la garde-robbe. Amadour, qui n’estoit pas si prest, à morir qu’il disoit, laissa de si bonne heure son entreprinse, que la dame, ouvrant le cabinet, le trouva à la porte, et Floride assez loing de là. La contesse luy demanda: «Amadour, qui a-il? Dictes-moy la verité.» Et, comme celluy qui n’estoit jamais desporveu d’inventions, avecques un visaige pasle et transy, luy dist: «Helas! ma dame, de quelle condition est devenue madame Floride? Je ne fuz jamais si estonné que je suis; car, comme je vous ay dict, je pensois avoir part en sa bonne grace; mais je congnois bien que je n’y ay plus riens. Il me semble, ma dame, que du temps qu’elle estoit nourrye avecq vous, elle n’estoit moins sage ne vertueuse qu’elle est; mais elle ne faisoit poinct de conscience de parler et veoir ung chascun; et, maintenant que je l’ay voulu regarder, elle ne l’a voulu souffrir. Et quand j’ay veu ceste contenance, pensant que ce fust ung songe ou une resverie, luy ay demandé sa main pour la baiser à la façon du païs, ce qu’elle m’a du tout refusé. Il est vray, ma dame, que j’aye eu tort, dont je vous demande pardon: c’est que je luy ay prins la main quasi par force, et la luy ay baisée, ne luy demandant autre contentement; mais elle, qui a, comme je croy, deliberé ma mort, vous a appellée, ainsy comme vous avez veu. Je ne sçauroys dire pourquoy, sinon qu’elle ayt eu paour que j’eusse autre volunté que je n’ay. Toutesfois, ma dame, en quelque sorte que ce soit, j’advoue le tort estre mien; car, combien qu’elle debvroit aymer tous voz bons serviteurs, la fortune veult que, moy seul plus affectionné, soys mis hors de sa bonne grace. Si est-ce que je demoureray tousjours tel envers vous et elle que je suis tenu, vous suppliant me vouloir tenir en la vostre, puis que, sans mon demerite, j’ay perdu la sienne.» La contesse, qui, en partye le croyoit et en partie doubtoit, s’en alla à sa fille et luy dist: «Pourquoy m’avez-vous appellée si haut?» Floride respondit qu’elle avoit eu paour. Et combien que la contesse l’interrogeast de plusieurs choses par le menu, si est-ce que jamays ne luy feit autre responce; car, voyant qu’elle estoit eschappée d’entre les mains de son ennemy, le tenoit assez pugny de luy avoir rompu son entreprinse. Après que la contesse eut longuement parlé à Amadour, le laissa encores devant elle parler à Floride, pour veoir quelle contenance il tiendroit; à laquelle il ne tint pas grandz propos, sinon qu’il la mercia de ce qu’elle n’avoit confessé verité à sa mere, et la pria que, au moins, puis qu’il estoit hors de son cueur, ung autre ne tinst poinct sa place. Elle luy respondit, quant au premier propos: «Si j’eusse eu autre moyen de me defendre de vous que par la voix, elle n’eust jamais esté oye; mais, par moy, vous n’aurez pis, si vous ne me y contraingnez comme vous avez faict. Et n’ayez pas paour que j’en sceusse aymer d’autre; car, puisque je n’ay trouvé au cueur que je sçavois le plus vertueux du monde le bien que je desirois, je ne croiray poinct qu’il soit en nul homme. Ce malheur sera cause que je seray, pour l’advenir, en liberté des passions que l’amour peult donner.» En ce disant, print congé d’elle. La mere, qui regardoit sa contenance, n’y sceut rien juger, sinon que, depuis ce temps là, congneut très bien que sa fille n’avoit plus d’affection à Amadour, et pensa pour certain qu’elle fust si desraisonnable qu’elle haïst toutes les choses qu’elle aymoit. Et, dès ceste heurelà, luy mena la guerre si estrange, qu’elle fut sept ans sans parler à elle, si elle ne s’y courrouçoit, et tout à la requeste d’Amadour. Durant ce temps-là, Floride tourna la craincte qu’elle avoit d’estre avecq son mary en volunté de n’en bouger, pour les rigueurs que luy tenoit sa mere. Mais, voyant que riens ne luy servoit, delibera de tromper Amadour; et, laissant pour ung jour ou pour deux son visaige estrange, luy conseilla de tenir propos d’amityé à une femme qu’elle disoit avoir parlé de leur amour. Ceste dame demoroit avecq la Royne d’Espaigne, et avoit nom Lorette. Amadour la creut, et, pensant par ce moyen retourner encores en sa bonne grace, feit l’amour à Lorette, qui estoit femme d’un cappitaine, lequel estoit des grands gouverneurs du Roy d’Espaigne. Lorette, bien aise d’avoir gaingné ung tel serviteur, en feit tant de mynes, que le bruict en courut partout; et mesmes la contesse d’Arande, estant à la cour, s’en apperceut: parquoy depuis ne tormentoit tant Floride, qu’elle avoit accoustumé. Floride oyt ung jour dire que le cappitaine mary de Lorrette estoit entré en une si grande jalousie, qu’il avoit deliberé, en quelque sorte que ce fust, de tuer Amadour; et elle qui; nonobstant son dissimulé visaige; ne povoit vouloir mal à Amadour, l’en avertyt incontinant. Mais, luy, qui facillement fut retourné à ses premières brisées, luy respondit s’il luy plaisoit l’entretenir trois heures tous les jours, que jamais il ne parleroit à Lorette; ce qu’elle ne voulut accorder. «Doncques, ce luy dist Amadour, puisque ne me voulez faire vivre, pourquoy me voulez vous garder de morir? Sinon que vous esperez me tormenter plus en vivant que mille morts ne sçauroit faire. Mais combien que la mort me fuye, si la chercheray-je tant, que je la trouveray; car, en ce jour-là seullement, j’auray repos.» Durant qu’ilz estoient en ces termes, vint nouvelles que le Roy de Grenade commençoit une grande guerre contre le Roy d’Espaigne, tellement que le Roy y envoya le prince son fils, et avecq luy le connestable de Castille et le duc d’Albe, deux vieilz et saiges seigneurs. Le duc de Cardonne et le conte d’Arande ne voulurent pas demorer et supplierent au Roy leur donner quelque charge; ce qu’il feit selon leurs maisons, et leur bailla, pour les conduire seurement, Amadour, lequel, durant la guerre, feit des actes si estranges, que sembloient autant de desespoir que des hardiesse. Et, pour venir à l’intention de mon compte, je vous diray que sa trop grande hardiesse fut esprouvée par la mort; car, ayans les Maures faict demontrance de donner la bataille, voyans l’armée des Chrestiens si grande, feirent semblant de fuyr. Les Espaignolz se meirent à la chasse; mais le viel connestable et le duc d’Albe, se doubtans de leur finesse, retindrent contre sa volunté le prince d’Espaigne, qu’il ne passast la riviere; ce que feirent, nonobstant la desfense, le conte d’Arande et le duc de Cardonne. Et quant les Maures veirent qu’ils n’estoient suiviz que de peu de gens, se retournerent, et d’un coup de symeterre abbatirent tout mort le duc de Cardonne, et fut le conte d’Arande si fort blessé, que l’on le laissa comme tout mort en la place. Amadour arriva sur ceste defaicte, tant enraigé et furieux, qu’il rompit toute la presse; et feit prendre les deux corps qui estoient mortz et porter au camp du prince, lequel en eut autant de regret que de ses propres freres. Mais, en visitant leurs playes, se trouva le conte d’Arande encores vivant, lequel fut envoyé en une lictiere en sa maison, où il fut longuement malade. De l’autre costé, renvoya à Cardonne le corps du mort. Amadour, avant faict son effort de retirer ces deux corps, pensa si peu pour luy, qu’il se trouva environné d’un grand nombre de Mores; et luy, qui ne vouloit non plus estre prins qu’il n’avoit sceu prendre s’amye, ne faulser sa foy envers Dieu, qu’il avoit faulsée envers elle, sçachant que, s’il estoit mené au Roy de Grenade; il mourroit cruellement ou renonceroit la chrestienté, delibera ne donner la gloire ne de sa mort ne de sa prinse à ses ennemys; et, en baisant la croix de son espée, rendant corps et ame à Dieu, s’en donna ung tel coup, qu’il ne luy en fallut poinct de secours. Ainsy morut le pauvre Amadour, autant regretté que ses vertuz le meritoient. Les nouvelles en coururent par toute l’Espaigne, tant que Floride, laquelle estoit à Barselonne, , où son mary autresfois aviot ordonné estre enterré, en oyt le bruict. Et, après qu’elle eut faict ses obseques honorablement, sans en parler à mere ne à bellemere, s’en alla randre religieuse au monastere de Jesus, prenant pour mary et amy Celuy qui l’avoit delivrée d’une amour si vehemente que celle d’Amadour, et d’un ennuy si grand que de la compagnye d’un tel mary. Ainsy tourna toutes ses affections à aymer Dieu si parfaictement, que après avoir vescu longuement religieuse, luy rendit son ame en telle joye, que l’espouse a d’aller veoir son espoux. «Je sçay bien, mes dames, que ceste longue nouvelle pourra estre à aucuns fascheuse; mais, si j’eusse voulu satisfaire à celluy qui la m’a comptée, elle eut esté trop plus que longue, vous suppliant, en prenant exemple de la vertu de Floride, diminuer ung peu de sa cruaulté, et ne croire poinct tant de bien aux hommes, qu’il ne faille, par la congnoissance du contraire, à eulx donner cruelle mort et à vous une triste vie.» Et, après que Parlamente eut eu bonne et longue audience, elle dist à Hircan: «Vous semble- il pas que ceste femme ayt esté pressée jusques au bout, et qu’elle ayt vertueusement resisté? Non, dist Hircan; car une femme ne peult faire moindre resistance que de crier; mais, si elle eust esté en lieu où on ne l’eust peu oyr, je ne sçay qu’elle eust faict; et si Amadour eut esté plus amoureux que crainctif, il n’eust pas laissé pour si peu son entreprinse. Et, pour cest exemple icy, je ne me departiray de la forte opinion que j’ay, que oncques homme qui aymast parfaictement, ou qui fust aymé d’une dame, ne failloit d’en avoir bonne yssue, s’il a faict la poursuicte comme il appartient. Mais encores fault-il que je loue Amadour de ce qu’il feit une partie de son debvoir. -Quel debvoir? ce dist Oisille. Appellez-vous faire son debvoir à ung serviteur qui veult avoir par force sa maistresse, à laquelle il doibt toute reverence et obeissance?» Saffredent print la parolle et dist: «Ma dame, quant noz maistresses tiennent leur ranc en chambres ou en salles, assises à leur ayse comme noz juges, nous sommes à genoulx devant elles; nous les menons dancer en craincte; nous les servons si diligemment, que nous prevenons leurs demandes; nous semblons estre tant crainctifs de les offenser et tant desirans de les servir, que ceulx qui nous voient ont pitié de nous, et bien souvent nous estiment plus sotz que bestes, transportez d’entendement ou transiz, et donnent la gloire à noz dames, desquelles les contenances sont tant audatieuses et les parolles tant honnestes, qu’elles se font craindre, aymer et estimer de ceulx qui n’en veoient que le dehors. Mais, quant nous sommes à part, où amour seul est juge de noz contenances, nous sçavons très bien qu’elles sont femmes et nous hommes; et à l’heure, le nom de maistresse est converti en amye, et le nom de serviteur en amy. C’est là où le commung proverbe dist: De bien servir et loyal estre, De serviteur l’on devient maistre. Elles ont l’honneur autant que les hommes, qui le leur peuvent donner et oster, et voyent ce que nous endurons patiemment; mais c’est raison aussy que nostre souffrance soit recompensée quand l’honneur ne peult estre blessé. -Vous ne parlez pas, dist Longarine, du vray honneur qui est le contentement de ce monde; car, quant tout le monde me diroit femme de bien, et je sçaurois seulle le contraire, la louange augmenteroit ma honte et me rendroit en moy-mesme plus confuse; et aussy, quant il me blasmeroit et je sentisse mon innocence, son blasme tourneroit à contentement; car nul n’est content que de soy-mesme. -Or, quoy que vous ayez tous dict, ce dist Geburon, il me semble qu’Amadour estoit ung aussy honneste et vertueulx chevalier qu’il soit en poinct; et, veu que les noms sont supposez, je pense le recongnoistre. Mais, puis que Parlamente ne l’a voulu nommer, aussi ne feray-je. Et contentez- vous que, si c’est celluy que je pense, son cueur ne sentit jamais nulle paour, ny ne fut jamais vuyde d’amour ni de hardiesse.» Oisille leur dist: «Il me semble que ceste Journée soyt passée si joyeusement, que, si nous continuons ainsi les aultres, nous accoursirons le temps à faire d’honnestes propos. Mais voyez où est le soleil, et oyez la cloche de l’abbaye, qui, long temps a, nous appelle à vespres, dont je ne vous ay point advertiz; car la devotion d’oyr la fin du compte estoit plus grande que celle d’oyr vespres.» Et, en ce disans, se leverent tous, et, arrivans à l’abbaye, trouverent les religieux qui les avoient attenduz plus d’une grosse heure. Vespres oyes, allerent souper, qui ne fut tout le soir sans parler des comptes qu’ils avoient oyz, et sans chercher par tous les endroictz de leurs memoires, pour veoir s’ilz pourroyent faire la Journée ensuyvante aussi plaisante que la premiere. Et, après avoir joué de mille jeux dedans le pré, s’en allerent coucher, donnans fin très joyeuse et contente à leur premiere Journée. Note. (1) Si Marguerite de Navarre est connue à la cour pour ses broderies, c’est pour son activité littéraire que nous la connaissons. Quelle femme moderne! En effet, Marguerite de Navarre. Source: http://www.poesies.net