Poésies Complètes. Par Nicolas De Chamfort. (1741-1794) TABLE DES MATIÈRES. ODES. La Grandeur De L'Homme. Les Volcans. CONTES. La Querelle Du Riche Et Du Pauvre. Apologue. La Jambe De Bois Et Le Bras Perdu. Le Héros Econome. Le Rendez-Vous Inutile. Le Chapelier. La Mariée Sans Mari. L'Avare Eborgné. Calcul Patriotique. La Vraie Sagesse. La Jouissance Tardive. Pâris Justifié. Le Peintre D'Histoire. Le Calcul. Le Pronom Indiscret. Le Calendrier Des Jésuites. Le Saut De La Soupente. Le Linceul Du Pélerin. L'Armement Inutile. L'Abbesse Condamnée Au Chapelain. Le Coq Et Le Chapon. La Peur De La Mort. La Consolation Des Cocus. La Fidélité A Toute Epreuve. Le Connaisseur. La Prude. L'Illusion Du Cloître. POÉSIES DIVERSES. Les Fêtes Espagnoles. Calypso A Télémaque. Héroïde. L'Homme De Lettres. Discours Philosophique. Bacarole Imitée De L'Italien. L'Heureux Temps. La Vie De Paris. Imitation D'Ovide. Le Paradis. La Vieille De Seize Ans. Candide. La Bohémienne. Sur L'Élection De MM. Lemierre Et De Tressan A L'Académie Française. Sur La Tragédie De Coriolan, Par La Harpe, Dont Les Comédiens Français Donnèrent Une Représentation Au Bénéfice Des Pauvres, Le 3 Mars. Le Siècle A Du Caractère. L'Abbé De Chaulieu Et Le Cardinal De Bernis. Les Jeunes Gens Du Siècle. Vers Composés A L'Occasion De La Fête De M. De Vaudreuil. Madrigal. A M. De M***, Qui M'Avait Envoyé Une Tasse De Porcelaine Avec Un Quatrain Où Il Me Recommandait De Ne Pas Imiter Diogène. Vers A M***. A Madame ***, Sur Une Loterie. A Celle Qui N'Est Plus. Imité De L'Anthologie. A Madame ***. A Madame ***, En Lui Envoyant Un Chien. Motifs De Mon Silence. Imitation De Martial. Autre Du Même I. Autre Du Même II. Moralité. Epigramme. Autre. Sur Un Mari. Vers Mis Au Bas Du Portrait De Mirabeau. Vers A Mettre Au Bas Du Portrait De D'Alembert. Epigramme Contre La Harpe. Autre Contre Le Même I. Autre Contre Le Même II. Le Roi De Danemark, En Partant De Paris. A Une Femme Qui Prétendait Que Ses Amis Ne S'Occupaient Pas D'Elle. Le Palais De La Faveur. Allégorie En Vers Et En Prose. ÉPÎTRES. Épître Sur La Vanité De La Gloire. Épître D'Un Père A Son Fils, Sur La Naissance D'Un Petit-Fils. Épître A M. ***. Épître A M. ***, Qui Avait Fait Afficher Chez Son Suisse Un Ordre En Vers, De N'Ouvrir Qu'Au Mérite Et De Refuser La Porte A La Fortune. FRAGMENTS. Fragment d'une Épître diplomatique, adressée à la coalition des princes armés contre la France. Fragment D'Un Conte. Apologue. Prologue D'Un Autre Conte. ODES. La Grandeur De L'Homme. Quand Dieu, du haut du ciel, a promené sa vue Sur ces mondes divers, semés dans l'étendue, Sur ces nombreux soleils, brillans de sa splendeur, Il arrête les yeux sur le globe où nous sommes: Il contemple les hommes, Et dans notre âme enfin va chercher sa grandeur. Apprends de lui, mortel, à respecter ton être. Cet orgueil généreux n'offense point ton maître: Sentir ta dignité, c'est bénir ses faveurs; Tu dois ce juste hommage à sa bonté suprême: C'est l'oubli de toi-même Qui, du sein des forfaits, fit naître tes malheurs. Mon âme se transporte aux premiers jours du monde Est-ce là cette terre, aujourd'hui si féconde? Qu'ai-je vu? des déserts, des rochers, des forêts: Ta faim demande au chêne une vile pâture; Une caverne obscure Du roi de l'univers est le premier palais. Tout naît, tout s'embellit sous ta main fortunée: Ces déserts ne sont plus, et la terre étonnée Voit son fertile sein ombragé de moissons. Dans ces vastes cités quel pouvoir invincible Dans un calme paisible Des humains réunis endort les passions? Le commerce t'appelle au bout de l'hémisphère; L'Océan, sous tes pas, abaisse sa barrière; L'aimant, fidèle au nord, te conduit sur ses eaux; Tu sais l'art d'enchaîner l'Aquilon dans tes voiles; Tu lis sur les étoiles Les routes que le ciel prescrit à tes vaisseaux. Séparés par les mers, deux continens s'unissent; L'un de l'autre étonnés, l'un de l'autre jouissent; Tu forces la nature à trahir ses secrets; De la terre au soleil tu marques la distance, Et des feux qu'il te lance Le prisme audacieux a divisé les traits. Tes yeux ont mesuré ce ciel qui te couronne; Ta main pèse les airs qu'un long tube emprisonne; La foudre menaçante obéit à tes lois; Un charme impérieux, une force inconnue Arrache de la nue Le tonnerre indigné de descendre à ta voix. O prodige plus grand! ô vertu que j'adore! C'est par toi que nos coeurs s'ennoblissent encore: Quoi! ma voix chante l'homme, et j'ai pu t'oublier! Je célèbre avant toi... Pardonne, beauté pure; Pardonne cette injure: Inspire-moi des sons dignes de l'expier. Mes voeux sont entendus: ta main m'ouvre ton temple; Je tombe à vos genoux, héros que je contemple, Pères, époux, amis, citoyens vertueux: Votre exemple, vos noms, ornement de l'histoire, Consacrés par la gloire, Élèvent jusqu'à vous les mortels généreux. Là, tranquille au milieu d'une foule abattue, Tu me fais, ô Socrate, envier ta ciguë; Là, c'est ce fier Romain, plus grand que son vainqueur; C'est Caton sans courroux déchirant sa blessure: Son âme libre et pure S'enfuit loin des tyrans au sein de son auteur. Quelle femme descend sous cette voûte obscure? Son père dans les fers mourait sans nourriture. Elle approche... ô tendresse! amour ingénieux! De son lait.... se peut-il? oui, de son propre père Elle devient la mère: La nature trompée applaudit à tous deux. Une autre femme, hélas! près d'un lit de tristesse, Pleure un fils expirant, soutien de sa vieillesse; Il lègue à son ami le droit de la nourrir: L'ami tombe à ses pieds, et, fier de son partage, Bénit son héritage, Et rend grâce à la main qui vient de l'enrichir. Et si je célébrais d'une voix éloquente La vertu couronnée et la vertu mourante, Et du monde attendri les bienfaiteurs fameux, Et Titus, qu'à genoux tout un peuple environne, Pleurant au pied du trône Le jour qu'il a perdu sans faire des heureux? Oui, j'ose le penser, ces mortels magnanimes Sont honorés, grand Dieu! de tes regards sublimes. Tu ne négliges pas leurs sublimes destins; Tu daignes t'applaudir d'avoir formé leur être, Et ta bonté peut-être Pardonne en leur faveur au reste des humains. Les Volcans. Eclaire, échauffe mon génie, Muse de la terre et des cieux; Conduis-moi, sublime Uranie, Vers ces abîmes pleins de feux, De l'enfer soupiraux horribles, Arsenaux profonds et terribles Où, dans un cahos éternel, Des élémens la sourde guerre Forme, allume, lance un tonnerre Plus affreux que celui du ciel. Quels torrens épais de fumée! La terre ouverte sous mes pas Vomit une cendre enflammée: L'antre mugit... Dieux! quels éclats! Des roches dans l'air élancées Retombent, roulent, dispersées. Je m'arrête glacé d'effroi... Un fleuve de feu, de bitume, Couvre d'une bouillante écume Leurs débris poussés jusqu'à moi. Monts altiers, voisins des orages, Qui recélez dans votre sein Les fleuves, enfans des nuages; Et les rendez au genre humain, C'est dans vos cavernes profondes Que du feu, de l'air et des ondes Fermente la sédition. Au fond de cet abîme immense Je vois la nature en silence Méditer sa destruction. L'esclave qui brise la pierre, Et qui cherche l'or dans vos flancs, Sent les fondemens de la terre S'ébranler sous ses pas tremblans. Il palpite, écoute, frissonne; Mais le trépas en vain l'étonne, La rage ranime ses sens: Il pardonne au fléau terrible Qui va sous un débris horrible Écraser ses cruels tyrans. Dieu! quelle avarice intrépide! L'antre pousse un reste de feux: Une foule imprudente, avide, Accourt d'un pas impétueux. Voyez-les d'une main tremblante, Sous une lave encor fumante, Chercher ces métaux détestés, Et, sur le salpêtre et le souffre, Des ruines même du gouffre, Bâtir de superbes cités. Mortel, qui du sort en colère Gémis d'épuiser tous les coups, Sans doute le ciel moins sévère Pouvait te voir d'un oeil plus doux. Mais de la nature en furie Tu surpasses la barbarie; De tes maux déplorable auteur, C'est la rage qui les consomme, Et l'homme est à jamais pour l'homme Le fléau le plus destructeur. Quand ce globe a craint sa ruine, Quand des feux voisins des enfers Grondaient de Lisbonne à la Chine Et soulevaient le sein des mers, Les assassinats de la guerre Désolaient, saccageaient la terre; Vous ensanglantiez les volcans; Et vous égorgiez vos victimes Sur les bords fumans des abîmes Qui vous engloutissaient vivans. Eh quoi! tandis que je frissonne, Vous allumez pour les combats Ces volcans, effroi de Bellone, Ces foudres cachés sous ses pas! Contre la terre consternée Quand la nature est déchaînée, Vous l'imitez dans ses horreurs; Et le plus affreux phénomène Dont frémisse la race humaine Sert de modèle à vos fureurs! Que ne puis-je, arbitre des ombres, Forçant les portes du trépas, Évoquer des royaumes sombres Tous les morts de tous les climats; A chacun d'eux si j'osais dire: Un Dieu t'ordonne de m'instruire Qui t'a conduit au noir séjour? Presque tous, homme impitoyable! Ils répondraient: C'est mon semblable Dont la main m'a privé du jour. Ah! jetez ces coupables armes; De vous-mêmes prenez pitié: Connaissez, éprouvez les charmes De l'amour et de l'amitié! Que la force, que la puissance, Nobles soutiens de l'innocence, Ne servent plus à l'opprimer. Écartez la guerre inhumaine, Et ne vouez plus à la haine Le moment de vivre et d'aimer. CONTES. La Querelle Du Riche Et Du Pauvre. Apologue. Le riche avec le pauvre a partagé la terre, Et vous voyez comment: l'un eut tout, l'autre rien. Mais depuis ce traité qui réglait tout si bien, Les pauvres ont par fois recommencé la guerre: On sait qu'ils sont vaincus, sans doute pour toujours. J'ai lu, dans un écrit, tenu pour authentique, Qu'après le siècle d'or, qui dura quelques jours, Les vaincus, opprimés sous un joug tyrannique, S'adressèrent au ciel: c'est-là leur seul recours. Un humble député de l'humble république Au souverain des dieux présenta leur supplique. La pièce était touchante, et le texte était bon; L'orateur y plaidait très-bien les droits des hommes: Elle parlait au coeur non moins qu'à la raison; Je ne la transcris point, vu le siècle où nous sommes. Jupiter, l'ayant lue, en parut fort frappé. «Mes amis, leur dit-il, je me suis bien trompé: C'est le destin des rois; ils n'en conviennent guères. J'avais cru qu'à jamais les hommes seraient frères: Tout bon père se flatte, et pense que ses fils, D'un même sang formés, seront toujours amis. J'ai bâti sur ce plan. J'aperçois ma méprise. Je m'en suis repenti souvent, quoiqu'on en dise; Mais, soumis à des lois que je ne puis changer, Je n'ai plus qu'un moyen propre à vous soulager. Je hais vos oppresseurs: les riches sont barbares; Ils paraîtront souvent l'objet de mon courroux; Mécontens, ennuyés, prodigues, vains, bizarres, Ce sont de vrais tourmens: mais le plus grand de tous, C'est l'avarice; eh bien! je vais les rendre avares: C'en est fait, les voilà pauvres tout comme vous.» Ainsi fit Jupiter. Les Dieux ont leur système. Mais, soit dit sans fronder leur volonté suprême, Je voudrais que le ciel, moins prompt à nous venger, Sût un peu moins punir, et sût mieux corriger. La Jambe De Bois Et Le Bras Perdu. Est-ce un conte? est-ce un apologue? Vous en déciderez: voilà tout mon prologue. Une dame en faveur, je vous tairai son nom, Belle encor quoiqu'un peu passée, Eut, je ne sais comment, la jambe fracassée: Il fallut en venir à l'amputation. Grand fut le désespoir, plus grande la souffrance; Mais on se tira bien de l'opération. Bref, on touche au moment de la convalescence: Il fallut s'habiller; une jambe d'emprunt, Dans une double éclisse avec art enchassée, Supplément du membre défunt, Au lieu vacant fut promptement placée: L'autre jambe, la bonne, était déjà chaussée. Madame de son lit descendait; mais, hélas! Admirez l'étrange caprice, La malade soudain veut ravoir l'autre bas. On cherche, on se tracasse, il ne se trouve pas: Elle de s'obstiner, soit sottise ou malice; La voilà qui gronde ses gens, Maltraite époux, amis, parens, Troupe indulgente, autour du lit groupée, Par pitié, voyez-vous, pour la pauvre éclopée. Jugez où l'on en fut, lorsqu'en sa déraison Elle parla de quitter la maison! Chez nous même travers s'est montré tout à l'heure. Perdre bons marquisats fit pousser moins de cris Que perdre le beau nom de monsieur le marquis: Une jambe est coupée, et c'est le bas qu'on pleure. Le Héros Econome. Pourquoi faut-il que l'humaine faiblesse, Chez les mortels que nous nommons héros, Souvent se montre, et par de tels défauts Qu'en les voyant, on se dit: Pauvre espèce! Livrons le monde et la gazette aux sots. Pourquoi de l'or l'avidité cupide A-t-elle, hélas! souillé plus d'un grand nom Flétri, perdu Démosthènes, Bacon; Et, qui pis est, de sa rouille sordide Atteint Brutus et le premier Caton? La vanité me gâte Cicéron; Annibal fourbe, Agésilas perfide, Luxembourg fat, et Villars fanfaron: C'est grand pitié: Catinat.... je ménage Et ma pudeur et les mânes d'un sage. Sur Marlborough je serai moins discret, Car son péché n'était pas un secret. Dans l'Angleterre éprise de sa gloire, Sur sa lésine on faisait mainte histoire, En affublant d'épigramme ou chanson Ce grand rival de Mars et d'Harpagon. Chez les guerriers ce mélange est très-rare; Et tout héros est plus voleur qu'avare: Mais je finis, mon prologue est trop long. Pour regagner sur la narration Le temps perdu, courons de compagnie Vite en Hollande, aux états-généraux, Où l'on reçoit en grand'cérémonie Des alliés le support, le héros, Ce Marlborough, qui, repassant les flots, S'en va revoir sa brillante patrie. Le général à Windsor est mandé; De ses emplois il est dépossédé, Vu que soudain, milédi, son épouse, Brusque et hautaine, imprudente et jalouse, Près la reine Anne a perdu sa faveur. Sur une robe une aiguière versée, Même la jatte avec dépit cassée, Au coeur royal ont donné de l'humeur. Tout va changer: la Hollande, l'Empire Baissent le ton, et la France respire. La paix naîtra de ce grave incident, Qui dans l'Europe est encor un mystère; Mais Marlborough, qui le sait cependant, Fait son paquet, et maudit, en partant, Anne, et sa femme, et la jatte, et l'aiguière; Ce grand méchef, ces débats féminins Ferment pour lui le champ de la victoire. Il se console à l'aspect de sa gloire, Surtout de l'or qu'elle verse en ses mains. Le Hollandais, moins par reconnaissance Que pour mâter le vieux roi, dit le Grand, Va cette fois écorner sa finance. Faire dépit à cette cour de France Est, comme on sait, pour messieurs d'Amsterdam, Le seul plaisir qui vaille leur argent. La fête s'ouvre, et le vainqueur s'avance; Dieux! quel accueil! quelle munificence! On lui prodigue, on étale à ses yeux Cent raretés de l'un et l'autre monde; Mais tout s'efface à l'éclat radieux D'un diamant le plus beau que Golconde Depuis long-temps ait vu sortir du sein De son argile opulente et féconde. Il est trop cher pour plus d'un souverain: Il est sans prix: nul Juif ne l'évalue. Déjà placé par une adroite main Sur un chapeau qu'au sien on substitue, Sous un panache, il brille au front du lord. On applaudit sa noble contenance, Son air, son geste; et l'on pouvait encor, Comme on va voir, louer sa prévoyance: Vers un des siens, qui du riche joyau, Grands yeux ouverts, contemplait la merveille, Milord s'approche, et tout bas à l'oreille: «Songe à ravoir, dit-il, mon vieux chapeau.» Le Rendez-Vous Inutile. Hier au soir on nous a fait un conte, Qui me parut assez original; Il faut, messieurs, que je vous le raconte; Il est très-court et surtout point moral. Damis, Églé, couple élégant, volage, Étaient unis, mais par le sacrement; L'amour jadis les unit davantage. Églé sensible, au sortir du couvent, Avait aimé son époux sans partage; Quoiqu'à la cour tout s'excuse à son âge, Damis lui-même était un tendre amant. Mais tout à coup, sans qu'on sût trop comment Par ton, par air, fuyant le tête à tête, Avec fracas courant de fête en fête, Croyant surtout avoir bien du plaisir, De s'adorer on n'eut plus le loisir. Un mari mort, on souffre le veuvage; Mais quand il vit, c'est un cruel outrage; Églé le sent: Églé va se venger. Je vois d'ici ces messieurs s'arranger, Et minuter le beau brevet d'usage Au bon Damis. Pour vous faire enrager, Mes chers amis, Églé restera sage; Et du mari l'honneur est sans danger. Madame, un soir, après la comédie, Rentre chez elle: aimable compagnie, Cercle brillant; on apporte un billet, Elle ouvre... ô ciel! sottise de valet. Églé rougit, et regarde à l'adresse. Or, vous saurez que le susdit poulet Est pour Damis; que certaine comtesse Vers le minuit rendez-vous lui donnait, Et que d'un mot l'orthographe mal mise Peut d'un vieux Suisse excuser la méprise. La belle Églé prend son parti soudain: En un clin d'oeil elle devient charmante; Noble enjoûment, gaîté vive et piquante Sont mis en jeu: le souper fut divin; Nul quolibet, des contes agréables; Les gens d'esprit, les convives aimables Étincelaient; les sots, les ennuyeux Furent bruyans, ne pouvant faire mieux. Madame avait cette coquetterie Qui plaît, enflamme, amuse tour à tour, Et qui permet à la galanterie De ressembler quelquefois à l'amour. Or, devinez si chacun voulut plaire. Mais savez-vous sur qui le charme opère Plus puissamment? c'est sur notre mari. De son bonheur avisé par autrui, De la tendresse il a pris le langage; Malgré l'affront de paraître amoureux, Un air folâtre, un riant badinage, Cachaient, montraient ses transports et ses feux. Chacun sortit; on s'en va, bon voyage. Damis est seul: voilà Damis heureux; Même on prétend que, dans cette occurrence, Un doux refus, une adroite défense Fit d'un époux un amant merveilleux. A pareil trait on ne pouvait s'attendre; Mais un mari s'étonne d'être aimé: On est surpris, on veut aussi surprendre; L'honneur s'en mêle, on se trouve animé. Damis se croit vainqueur de l'aventure; Baissant les yeux, sa modeste moitié Prend plaisamment un air humilié: «Écoutez-moi, Damis, je vous conjure; Je sens, dit-elle avec timidité, Qu'à vous fixer je ne saurais prétendre; A la raison je sens qu'il faut se rendre, Et vous céder à la société. Fait comme vous....-O ciel! êtes-vous folle? Songez-vous bien?-Oui, monsieur... Je m'immole... Lisez... Eh bien! reprit-on d'un air doux, Vous n'allez pas bien vite au rendez-vous? -Qui? moi... J'y suis...-Le mot est bien aimable. Mais songez-vous qu'une femme adorable En ce moment... Ah! du moins, écrivez... -Ecrire! quoi!...-Je le veux, vous devez Une réplique à la tendre semonce.» Alors Damis confus, un peu troublé, «Je ne dois rien, dit-il; et mon Eglé A tout surpris, la lettre... et la réponse.» Envoi A Madame La Comtesse De R*** Si ce Damis, que j'ai peint si volage, O R..... eût été votre époux, L'heureux Damis, tendre et digne de vous, Jamais ailleurs n'eût porté son hommage. Non moins heureux, si le sort eût permis Que vous fussiez son aimable comtesse, Jamais d'Églé la beauté ni l'adresse A ses genoux n'eût ramené Damis; Ou, de céder s'il eût eu la faiblesse, Volant chez vous, honteux de ses succès, Il eût si bien, dans son ardeur nouvelle, Rendu justice à vos charmans attraits, Qu'il n'aurait pu vous paraître infidelle. Le Chapelier. Un Pénitent venait purifier Sa conscience aux pieds d'un Barnabite. Ça, mon ami, votre état?-Chapelier. -Bon. Et quelle est la coulpe favorite? -Voir la donzelle est mon cas familier. -Souvent?-Assez.-Et quel est l'ordinaire? Hem! tous les mois?-Ah! c'est trop peu, mon père. -Tous les huit jours?-Je suis plus coutumier. -De deux jours l'un?-Plus encor; j'ai beau faire A tous momens le plus ferme propos... -Quoi! tous les jours?-Je suis un misérable. -Soir et matin?-Justement.-Comment diable! Et dans quel temps faites-vous des chapeaux! La Mariée Sans Mari. Voir marier dauphin ou fils de France, C'est, je l'avoue, un vrai plaisir pour moi; Car, sans compter que l'on a l'espérance De ne pouvoir jamais manquer de roi, Fille sans dot, à Paris, au village, Qui sans hymen eût langui tristement, Se voit payer pour prendre son amant; Veuille le ciel conserver cet usage! Or, vous saurez que tout nouvellement Certaine Agnès, désirant mariage, Chez son curé s'en alla bonnement. «Je viens m'inscrire.-Oh! soit. Votre nom?-Lise. -Et le futur...» Ma foi, Lise est à bout. -«Parlez.-Eh! mais, dit la fille surprise, Je croyais, moi, qu'on fournissait de tout.» L'Avare Eborgné. Un Harpagon, d'un oeil hypothéqué, Gardait la chambre en mauvaise posture. «Grave est le cas, le globe est attaqué, Lui disait-on; craignez quelqu'aventure; Voyez Granjean.-Non, parbleu, je vous jure, Il est habile, il doit être bien cher; Pour me guérir, il suffit d'un frater.» Le frater vient, entreprend cette cure, Le bistourise, et de son instrument Lui crève l'oeil, mais très-parfaitement. Harpagon crie; Esculape s'évade A petit bruit le long de l'escalier, Très-inquiet de sa sotte algarade. Vite on accourt aux clameurs du malade. «Un oeil! O ciel! ah! quel aventurier! Dans les deux cas, ignorance ou malice, Pourvoyez-vous en réparation; Un bon procès doit vous faire justice, Et contre lui vous avez action.» Le borgne alors, d'un ton tout débonnaire, «Laissez, dit-il, laissez ce pauvre haire; Je sais très-bien qu'il peut être plaidé; Mais il en coûte à poursuivre une affaire: Et puis d'ailleurs il n'a rien demandé.» Calcul Patriotique. Cent mille écus pour la justice! Deux cents pour la religion! Prêtres, juges, la nation Surpaie un peu votre service. Mais aussi, vous craignez, dit-on, Qu'habilement on ne saisisse Cette attrayante occasion D'opérer, par suppression De maint office et bénéfice, Quelque bonification: Et vraiment, vous avez raison, Plaise au ciel qu'on y réussisse! Croire et plaider sont deux impôts Que tout peuple met sur lui-même; Aux dépens des heureux travaux De Bacchus et de Triptolême; Croire et plaider sont deux besoins De notre mince et folle espèce, Que la France, dans sa détresse, Tâche de satisfaire à moins. De nos jours la philosophie A porté quelqu'économie Dans la dépense du chrétien. Mettons de côté l'autre vie: Ce qu'on perd en théologie, En finance on le gagne bien. L'américaine prud'hommie Croit très-peu pour ne payer rien. Que dites-vous de ce moyen? Il est bien fort pour ma patrie; Mais elle y viendra, je parie. En attendant un si grand bien, Je me console, en citoyen, Des malheurs de la sacristie. Courage! allons, mes chers Français, Méritez un second succès: Attaquez cette autre manie: Émondez l'arbre des procès; Et mettant de même au rabais De _messieurs_ l'avare industrie: Économisez sur les frais De la seconde maladie, Dont nous ne guérissons jamais. La Vraie Sagesse. C'est encor parmi nous un grand bien d'être sage; Il en faut convenir; mais ce bonheur si doux, Chez les Grecs autrefois l'était bien davantage: Il laissait partager tous les plaisirs des fous. L'ivresse de Bacchus, une plus douce ivresse, Chez ce peuple charmant, moins ennuyé que nous, Était le prix de la sagesse. Mais ne serait-ce point la sagesse en effet? Et pourquoi non? Consultons les sept sages: Leur nom, sans leurs plaisirs, eût péri tout à fait. N'avons-nous pas oublié net Et leurs écrits et leurs ouvrages? On parle encor de leur banquet. Socrate qui le remarquait, Un jour alla chez Aspasie, Qui ne voulait jamais être que son amie. Il entre: elle brodait, dans ce goût élégant, Que la mode aujourd'hui parmi nous renouvèle, Car la Grèce est toujours en tout notre modèle. «Hé bien! dit-il en s'approchant, Serez-vous donc toujours la même? Rien que de l'amitié! quoi! jamais rien de plus? Et d'autres voeux jamais ne seront entendus! Quoi! n'être que l'ami de l'objet que l'on aime! Encor si votre coeur savait, ainsi que nous, Mêler à l'amitié des mouvemens plus doux! Car toujours dans notre âme un grain de convoitise Assaisonne, quoiqu'on en dise, Cette pure amitié que nous avons pour vous? Vous paraissez rêveuse, et vos regards baissés Sur le canevas sont fixés: Parlez, daignez au moins m'apprendre Pour quel heureux mortel vos mains, dans ce moment... -Pour qui? dit Aspasie avec étonnement. Eh! mais... en vérité... je ne puis vous comprendre; C'est pour...-Hé bien?-Pour un de mes amis. -Pour un de vos amis! Achevez de m'instruire, Dit Socrate avec un souris? Parlez.-Eh bien! c'est vous, puisqu'il faut vous le dire.» Le philosophe, au comble de ses voeux, Sentit... que sais-je, moi! ce que l'amour inspire, Quand, par bonheur pour lui, le sage est amoureux. La Jouissance Tardive. Je te disais: «Cloé, prends mes leçons, prends-moi; Tu ris: de nos beaux jours il n'est qu'un seul emploi; Use de ton printemps: chasteté, c'est vieillesse, Pour les femmes surtout.» Cloé ne m'a point cru; Les roses de son teint, hélas! ont disparu: Elle connaît l'erreur de sa triste sagesse. Moins belle et plus sensible, au midi de ses ans, Elle ressent l'injure et le bienfait du temps. Elle gagne, elle perd, et compte avec son âge. Plus de fête: elle fuit les vains amusemens; Il lui faut des plaisirs et non des passe-temps. Le passe-temps l'ennuie, un soupir la soulage; Pensive, son miroir, moins entouré d'amans, Lui parle du passé, lui dit: «C'est bien dommage!» Un désir inquiet le lui dit davantage. J'ai vu tomber sur moi ses regards languissans. J'ignore si je plais; je vois que j'intéresse: Sa longue indifférence est un poids qui l'oppresse. A mes voeux négligés elle accorde un regret, Ses sens aident son coeur à trahir son secret; Son repentir tardif ressemble à la tendresse. «Ma Cloé, jouissons: près de toi ranimé, Mon coeur, mes souvenirs te rendent ta jeunesse; Donne-moi ce que j'aime, ou bien ce que j'aimai.» Pâris Justifié. C'est toi, c'est ta funeste flâme, Disait Anténor à Pâris, Qui va mettre en cendre Bergame, Et rougir de sang ses débris. Quand de trois déesses rivales, L'une offre à tes voeux la grandeur, L'autre des palmes triomphales, Et la sagesse et le bonheur: C'est Vénus que tu leur préfères! De ses promesses mensongères Hélène est le gage imposteur! La jouissance d'une belle, Arbitre insensé, valait-elle La sagesse ou la royauté? -Oui, répond Paris irrité; Croyons-en les trois immortelles, Qui, dans leurs jalouses querelles, Ne s'enviaient que la beauté. Le Peintre D'Histoire. Pour la première fois la jeune Agnès aimait, Elle veut régaler Damis de son portrait: Elle grimpe au grenier d'un successeur d'Apelle, Qui, la trouvant si belle, Croit dans son atelier voir le séjour des dieux. Son âme tout entière a passé dans ses yeux. Il admire, il soupire, il s'écrie: «Ah, la peste! Qu'on va faire de vous un portrait séduisant; Mais, plaignez-moi, je peins l'histoire seulement! -Hé, mon Dieu! dit Agnès, qui me peindra le reste? Le Calcul. Une prêtresse de l'Amour, Soupant chez Quincy, l'autre jour, Vantait d'un ton de pruderie Et sa constance et ses beaux sentimens. «J'ai, dit-elle, cédé quelquefois dans ma vie; Mais tout le monde ici peut compter mes amans. -Oui, lui répond Quincy; le calcul est facile; Qui ne sait compter jusqu'à mille? Le Pronom Indiscret. Sur un homme à bonne fortune Quelques femmes s'entretenaient, Et presque toutes soutenaient Que de ses maîtresses pas une N'avait possédé tout un jour Son coeur, ses sens et son amour. Une enfin, prenant sa défense, Dit: «Je crois pouvoir, dieu merci! Vous éclairer sur ce point-ci, Sans redouter la médisance: Chacun dans Paris me connaît. On sait quelle est ma répugnance Pour un semblable freluquet. Mais, tout fat et fripon qu'il est, Je puis jurer, en conscience (Et le fait est des plus certains, De sa maîtresse je le tiens), Qu'au moins une fois en sa vie, Il sut aimer solidement: Sa maîtresse était mon amie; Elle m'a tout dit franchement. Un matin chez elle en entrant, Moitié transport, moitié folie, De cet air vif et séduisant Dont il subjugua tant de femmes, Entre ses bras il la saisit, Et la transporta sur son lit: Mêmes feux consumaient leurs âmes; Ils éprouvaient mêmes désirs; Et là, dans des flots de plaisirs, Trois jours entiers _nous_ demeurâmes. Le Calendrier Des Jésuites. Fiers rejetons du fameux Loyola, Dont Port-Royal a foudroyé l'école; Vous que jadis sans cesse harcela Le grand Pascal, étayé par Nicole; Vous, qui, de Rome usant les arsenaux, Fîtes frapper du fatal anathême, Pour soutenir votre lâche systême, Les Augustins sous le nom des Arnaud; Vous, dont Quesnel, digne fils de Bérule, A tant de fois éprouvé la férule, Et qui, voyant dans ses puissans écrits De Molina les sentimens proscrits, Contre son livre, au benin Clément Onze, Fites pointer le redoutable bronze; Vous, qui dans Chine alliez à la fois Confucius et Dieu mort sur la croix, Et dont le culte équivoque et commode Rapporte à Dieu celui d'une pagode; De la morale éternels corrupteurs, Qui du salut élargissez la voie; Et qui, guidant, par des chemins de fleurs, Les pénitens que le ciel vous envoie, Au champ de Dieu ne semez que l'ivraie; Des grands du siècle adroits adulateurs; Vils artisans de mensonge et de fourbe; De qui le dos sous l'iniquité courbe; Qui, démasqués et partout reconnus, Êtes pourtant partout les bien venus (Car il n'est lieu de l'un à l'autre pôle Où, dieu merci, n'ayez le premier rôle), Dites-nous donc par quel puissant moyen Vous trouvez l'art d'en imposer aux autres, Et de coiffer la mître des apôtres Chez l'infidèle et le peuple chrétien? Si l'on en croit vos longs martyrologes, Où le mensonge a tracé vos éloges, L'Inde rougit du sang de vos martyrs; Sur un trépied vous rendez des oracles; Et le payen, avide de miracles, Les voit éclore au gré de ses désirs; L'avide mort, au teint livide et blême, Lâche sa proie à votre voix suprême; Par vous le sang qu'elle a coagulé, Dans les vaisseaux a de nouveau coulé; A l'ordre seul d'un petit thaumaturge, L'air de vapeurs ou se charge ou se purge; Et vous avez à vos commandemens Le vent, la foudre et tous les élémens. A ce propos, on m'a fait certain conte, Mes révérends, qu'il faut que je vous conte: De vers Golgonde, où la terre en son sein, De ses sablons forme la reine pierre, Dont le poli réfléchit la lumière En cent façons, était un jeune essain D'Ignaciens, qui, dans l'âme indienne, Allait, Dieu sait, plantant la foi chrétienne. Tous les beaux fils qu'a l'Inde sur son bord, Etaient par eux catéchisés d'abord; Les cordeliers qu'ils avaient pour annexe, De leur côté baptisaient le beau sexe. Tout allait bien; et leur apostolat Fructifiait, moyennant ce partage: Si que de Dieu le nouvel héritage Allait croissant avec beaucoup d'éclat. Là, le démon, qu'en figure de bronze, Fait adorer l'ignorance du bonze, Grâces aux fils d'Ignace et de François, Allait perdant tous les jours de ses droits. L'Ignacien, à ces nouvelles plantes, Distribuait les grâces suffisantes, Si largement que l'efficace là Glanait après les fils de Loyola Petitement. Quoiqu'il en soit, les drôles, Par maints bons tours, maintes belles paroles, Passaient pour saints, se faisaient vénérer Du peuple indien qu'ils savaient attirer. Le bruit en vint jusqu'au roi de Golgonde; Ce prince était un vieux payen fieffé, Qui de son diable était si fort coiffé, Qu'il n'encensait que cet esprit immonde; Il voulait voir des apôtres nouveaux, Que de son diable on disait les rivaux. Bien croyait-il entendre des oracles, Et comme Hérode aller voir des miracles. Nos révérends, le crucifix en main, Lui prêchent Dieu mort pour le genre humain, En déclamant contre le simulacre De Satanas. Le roi, dont la bile acre Jà s'échauffait à leur beau plaidoyer, Leur dit: «Messieurs, quand aux dieux on insulte, Et qu'on annonce un si singulier culte, Encor faut-il de preuves l'étayer? Depuis six mois la sécheresse afflige Tout mon royaume; et votre zèle exige Que de ce Dieu vous obteniez de l'eau. Si dans trois jours vous n'en faites répandre, Comme imposteurs je vous ferai tous pendre; Pensez-y bien. «Nos frocards eurent beau Représenter à l'absolu monarque Que ce serait tenter le Tout-Puissant: «Nous connaîtrons, dit-il, à cette marque, S'il est le Dieu sur la terre agissant.» Force fut donc aux moines de promettre, Sauf à tenter l'avis du baromètre, Qui, consulté par eux tous les instans, Ne répondait jamais que du beau temps. Tous de concert allaient plier bagage, Pour le martire éprouvant peu d'attraits, Quand un frater qu'ils laissaient là pour gage, Et qui pour eux aurait payé les frais, D'un tel départ leur demanda la cause. «Las! dirent-ils, le prince nous propose De décorer nos collets de la hard, S'il ne pleut pas dans trois jours au plus tard. -Quoi! voilà tout? Allez, reprit le frère, Par Loyola, patron du monastère, Dites au roi que dès demain matin Nous en aurons, ou j'y perds mon latin.» Pas ne mentait notre moderne Elie: Du sein des mers un nuage élevé, A point nommé, de sa féconde pluie, Vit du pays chaque champ abreuvé. Et de crier en Golgonde au miracle! Et de donner le bon frère en spectacle! Puis dit tout bas à nos moines joyeux: «Mes révérends, si j'ai tenu parole, Vous le devez à certaine vérole Qu'exprès pour vous me conservaient les cieux. Toutes les fois que l'atmosphère aride Va condensant de nouvelles vapeurs, L'air surchargé de l'élément humide Ne manque pas de doubler mes douleurs.» On n'en dit mot à messieurs de Golgonde, Dans le pays il resta constaté Que ce n'était qu'un fruit de sainteté, Et non celui de cette peste immonde Dont le pénard se trouvait infecté. Puisque le bien naît ainsi du désordre, Que le bon Dieu la conserve à tout l'ordre! Le Saut De La Soupente. Dans le lit nuptial, après maintes façons, Au pouvoir d'un lourdaut Perrette abandonnée, S'attendait aux plaisirs que promet l'hyménée; Car, malgré l'innocence, on a certains soupçons: On pleure, on crie, on se lamente Au moindre mouvement que veut faire un époux; Mais s'il laissait en paix reposer l'innocente, Ce serait bien autre peine entre nous. Témoin notre épouse nouvelle, Modestement tapie au bord de la ruelle, Dans le ferme projet de faire le dragon, Si Blaise seulement lui prenait le menton, Et qui voyant le discret personnage, A l'autre bord du lit établir son quartier, Ne put tenir son fier, et le coeur plein de rage, Venait, aventurant près du sot écolier, D'abord un bras, un pied, puis le corps tout entier. Point n'entendait le pauvre sire Ce que voulait l'Amour et permettait l'Hymen, Ce que sa femme voulait dire, En lui serrant les genoux et la main: Il allait s'endormir, lorsque notre épousée Prit le parti, de crainte d'accident, De s'expliquer, sans doute en bégayant. (Car enfin, femme encor doit être embarrassée). «Eh bian! que ferions-nous... là... pour rire un instant? Qu'en dis-tu, Blaise?-Oh oui; c'est fort bien dit, voirment. Eh bian! voyons; queu divertissement?... Un jour de noce il faut une fête complette; Allons...» Et de sauter du lit de la pauvrette. «Où cours-tu?... Laisse-moi. Mais encore... quel sot!.. -J'ons des pommes dans la soupente, Tu les aimes, j'y vole, et tu seras contente: Vois-tu, j'entends à demi mot.» Notre benêt monte à l'échelle; Sa femme furieuse est bientôt sur ses pas, Tire d'abord l'échelle à bas: «Charche; nigaud; charche, dit-elle;» Et puis se remet dans ses draps. Un bon vivant, sûr de plaire à la belle, Qui, pour se divertir un peu, S'était caché dans la ruelle, Voyant qu'Amour lui faisait si beau jeu, Sort brusquement de sa cachette, Se glisse au lit de la fillette, Et d'un baiser vous accole Perrette; «Paix, dit-il, paix! c'est Lucas; A mes transports ne te dérobe pas; C'est un bon compagnon, un amant qui remplace Un mari sot et tout de glace.» Perrette volontiers aurait fait les hauts cris; Mais elle eut éveillé sa mère Qui couchait, voyez-vous, dans le même taudis. Le plus prudent était donc de se taire, Et Perrette se tut. Perrette se taisant, Lucas va son chemin, Lucas marche en avant; Et tandis que, bloti dans sa soupente, Ne pensant pas à son malheur, L'époux cherche des fruits, l'amant cueille une fleur Qu'avec ravissement lui cède son amante. La bonne mère aux écoutes était: «Eh mais! pas trop mal ce me semble; Blaise n'est pas si sot qu'on le contait, En besogne il va tout fin droit; Pour ma fille plus je ne tremble; De ce train-là, tredame, y moudront bien ensemble. -Bon, disait-elle, au plus faible soupir Que l'Amour arrachait à Lucas, à Perrette; Au moindre bruit de la couchette. -Bon, toujours bon... queu noce! queu plaisir! Et puis, ma fille est raisonnable; Y sont fort bian sur ce ton-là, Il est pressant, elle est traitable, Y ne disont plus rian... ma fi, les y voilà.» Bien juste au fond pensait la bonne dame; Précisément l'affaire en était-là. Mais l'époux n'avait part à ce grand opéra, Le benêt ramassait des pommes à sa femme. Chargé comme un mulet, enfin le bon chrétien Cherche l'échelle et ne trouve plus rien. Il appelle Perrette, et puis sa belle mère; Perrette ne dit mot, fait sortir son galant; Mais ardente à savoir tout le fond de l'affaire, La bonne mère, hélas! qui croit chacun content, A son beau fils répond en demandant: «Quelle nouvelle... est-tu bien là, mon gendre? -Oh! palsanguienne, en vérité, J'y suis monté; Mais je ne sais comment descendre. -Eh! glisse-toi, nigaud, sur le côté. -Sur le côté?... voirment, voilà tout le mystère, Grand merci... Pa-ta-tra, mon benêt tombe à terre.» Au bruit de cette chûte, aux cris de mon lourdaut, Mère effrayée, et fille en peine, Du lit à bas ne font qu'un saut, Et vont, sans savoir où, comme la peur les mène. Une lumière enfin vient les rassembler tous, Et montre à la mère étonnée, Blaise étendu loin du lit d'hyménée, Et tombé de plus haut que ne tombe un époux. «Eh mais, lui dit la mère impatiente, Quel saut as-tu donc fait?..-Le saut de la soupente.» La mère regarda Perrette et la comprit; Femmes ont pour s'entendre un merveilleux esprit; Et l'époux seul, plus sot que d'ordinaire, Froissé, raillé, trompé, fut se remettre au lit, Sans rien comprendre à cette affaire. Le Linceul Du Pélerin. Hélène, de pleurs inondée, Songeait au courageux Mainfroi, Qui, dans les champs de la Judée, Combattait au nom de la foi. «Dût ma funeste impatience, Disait-elle, aggraver mon sort, Dieux qui m'enviez sa présence, Rendez-le moi vivant ou mort. Beau manoir, opulens domaines, Présens que m'a fait son amour, Côteaux rians, fertiles plaines, Que j'aperçois de cette tour, Ne m'étalez point vos richesses S'il ne doit plus les partager; De ses regards, de ses caresses, Pouvez-vous me dédommager?» La nuit allait couvrir la terre. Enveloppé d'un noir manteau, Un pélerin, au front sévère, Aborde un page du château: -«Page, va dire à ta maîtresse, Un pélerin daignez ouir; De l'objet qui vous intéresse Il voudrait vous entretenir. -Bon pélerin, à mon veuvage, Quelle allégeance apportez-vous? -J'ai vu l'Iduméen rivage, J'ai vu combattre votre époux. -Ah! rendez la paix à mon âme; Quand finiront tous ces combats? -Votre époux le sait, noble dame, Mieux que personne d'ici bas. -Oh! combien de flèches aigues Ont dû l'atteindre et le blesser! -Les blessures qu'il a reçues, Jà n'est besoin de les panser. -Mais d'où vient, parlez-moi sans feinte, Ne m'apportez-vous de sa part, Ni vrai morceau de la croix sainte, Ni perles fines, ni brocard? -Je n'ai brocard, ni perle fine; Tout ce que j'ai pour vous, hélas! C'est qu'aux champs de la Palestine Votre époux attend le trépas. A ces mots, Hélène éperdue Remplit le château de ses cris; Les pleurs ont obscurci sa vue, La douleur trouble ses esprits. -«Oh, pélerin! malheur t'advienne, Pour m'avoir dit ces mots affreux! Mais ne vas pas penser qu'Hélène Demeure oisive dans ces lieux. Dût ma funeste impatience Aggraver l'horreur de mon sort, Je jouirai de la présence De mon époux vivant ou mort. Page chéri, je t'en conjure, Cherche-moi, dans tout le canton, D'un pélerin l'humble chaussure, La robe grise et le bourdon. Que ces réseaux d'or et de soie, Ces franges, ces rubans, ces fleurs, Tous ces atours faits pour la joie, Cessent d'insulter à mes pleurs. Coupe ma longue chevelure, Prends mon collier, prends mes bijoux, Quelque fatigue que j'endure, Je veux aller voir mon époux. Dût ma funeste impatience Aggraver l'horreur de mon sort, Je veux jouir de sa présence, Et l'embrasser vivant ou mort.» Etonné d'un amour si tendre, Le pélerin lui dit: «Restez, Restez, de grâce; et pour m'entendre, Calmez vos sens trop agités: «Porte mes adieux à ma femme, «Me dit votre époux expirant; «L'instant d'après il rendit l'âme, «Cet anneau d'or est mon garant. -«Comment, ô ciel! le méconnaître? Il vient de moi cet anneau d'or, Il n'aurait pas changé de maître, Si mon époux vivait encor. Mais que cette douceur dernière Aggrave ou non mon triste sort: Je n'ai pu fermer sa paupière; Je veux le voir après sa mort. -Abjure un projet inutile. En vain ton coeur brûlant d'amour Presserait son coeur immobile; Tu ne saurais le rendre au jour. Vas, songe à conserver tes charmes; A ton destin résigne toi; Ne gémis plus, séche tes larmes; Chacun est ici bas pour soi. -Respectez ma douleur amère; Cruel, ne m'opposez plus rien. Dussé-je accroître ma misère, J'irai voir mon unique bien.» Après un moment de silence, «Ma fille, dit le pélerin, Tu peux jouir de sa présence, Sans aller au bord du Jourdain. -Parle, ô mon ange tutélaire! Fais qu'il paraisse devant moi! Mon or, mes joyaux, mon douaire, Toute ma fortune est à toi.» L'étranger, fourbe autant qu'avare, Un livre ouvert devant ses yeux, Feint de lire un jargon barbare Des secrets émanés des cieux. -De ton époux l'ombre fidèle En ces lieux erre nuitamment. Mais la terreur marche avec elle; Un linceul est son vêtement. -N'importe, exauce ma prière. Ah! dussé-je aggraver mon sort; Je n'ai pu fermer sa paupière, Je veux le voir après sa mort. -Ce soir il promet d'apparaître Où sont inhumés tes vassaux. Cours aux pieds du souverain maître, Former des voeux pour son repos. Quand la nuit deviendra plus sombre, Parmi ces tombeaux vas t'asseoir, Et sans approcher de son ombre, Qu'il te suffise de la voir.» Dans sa chapelle solitaire, Long-temps Hélène, avec ferveur, Compte les grains de son rosaire, Ou s'abandonne à sa douleur. Puis d'un fol espoir abusée, Au souffle d'un vent glacial, Les cheveux baignés de rosée, Elle arrive à l'enclos fatal. L'astre des nuits éclaire à peine La cime de ces vieux ormeaux; On n'entend au loin dans la plaine Que le bruit du vent et des eaux; Et dans un coin du cimetière, Hélène qui répète encor: «Je n'ai pu fermer ta paupière; Je viens te voir après ta mort.» A vingt pas d'elle se présente Un fantôme vêtu de blanc; Elle pousse un cri d'épouvante, Et tombe morte au même instant. Le pélerin (que Dieu punisse) Jette le linceul imposteur, Et maudissant son avarice, S'enfonce un poignard dans le coeur. L'Armement Inutile. Maître Gaspard, marchand et marguillier, A cinquante ans désirant faire souche, Prit jeune femme l'an dernier, Digne en tout point de l'honneur de sa couche. Gertrude était son nom, elle avait mille attraits, OEil bien fendu, petite bouche, Les dents d'ivoire, le teint frais; Gaspard ayant de la bourgeoise garde Été sergent, en certain coin Conservait avec soin Sa vieille épée avec sa hallebarde; Et quand il se trouvait les soirs de bonne humeur, A sa femme il racontait comme, En telle année, il avait eu l'honneur De garder le logis de tel ou tel seigneur; Que dans son temps il était très-bel homme, Mais qu'il paraissait bien plus beau, Quand il avait cocarde à son chapeau. Dans la ville, par aventure Revient un jeune jouvenceau, Leste, bien fait, et d'aimable figure, L'oeil tendre, et pourtant un peu fier; Bref, il était d'une tournure A réchauffer les coeurs, même au sein de l'hiver: De plus il était militaire. Il vit Gertrude, et bientôt les désirs Vont leur train; et suivant la coutume ordinaire, Par tendres regards, doux soupirs, Il fait ses efforts pour lui plaire; Il fait plus: certain soir, il la trouve à l'écart; Il dit que, par l'amour percé de part en part, Il va mourir, si la belle ne cède, Et ne lui donne un doux et prompt remède. Avec courroux la belle entend son cas; En vain lui plaît le personnage; Vertu de femme aime à faire fracas; Et puis déjà j'ai dit qu'elle était sage: «Allez, monsieur, n'espérez pas Qu'à mon mari je fasse un tel outrage; Apprenez que, depuis que je suis en ménage, Mon honneur n'a jamais fait le moindre faux-pas.» Le drôle ne perd point courage; Il sait que des femmes l'honneur Est un brouillard, une vapeur, Qui sur la mer des préjugés s'élève, Et se dissipe à la chaleur Des rayons de l'amour, quand cet astre se lève. Le soir Gertrude étant avec Gaspard, Fière d'avoir fait résistance, Va lui conter l'amour de l'égrillard, Comme elle a su le tancer d'importance, Et que n'étant point femme à faire un tel écart, Elle a bien dans son coeur éteint toute espérance. «Parbleu! répond l'époux, c'est bien manquer d'égard, Voyez un peu l'impertinence; Vouloir de moi faire un cornard! Je veux punir son insolence. S'il revient, finement attire le gaillard: Par un demi-soupir ou par un doux regard, Il te faut ranimer sa tendre pétulance; S'il te demande un rendez-vous, Feins l'embarras de quelqu'un qui balance, Et dont l'amour amollit le courroux; Lui même il se viendra livrer à ma vengeance; Caché près de ton lit, armé jusques aux dents, Nous verrons à quel point il porte l'impudence; Et je saurai, quand il en sera temps, Châtier son incontinence; Ne vas pas craindre à contre-temps, Par quelques privautés de blesser la décence; Il payera cher ces doux instans. Sans scrupule, laisse-le faire: L'arrêter sera mon affaire.» Gertrude promet d'obéir. Le lendemain, pressé par le désir, L'amant revient chanter sa litanie. Il reçoit un baiser sur la bouche chérie; On gronde à peine: et sa flamme enhardie Prétend aller de faveur en faveur. On l'arrête, et sa douce amie Promet le lendemain de combler son ardeur. Le soir, la docile Gertrude Ne manque pas de dire à son époux L'heure et l'instant du rendez-vous. «Bon, dit Gaspard, surtout ne fais pas trop la prude, Quand il viendra se rendre à l'atelier? -Ne craignez rien, j'y prendrai garde.» Maître Gaspard monte au grenier Y prend sa vieille hallebarde, Un sabre, un casque et son cimier; Il les dérouille, s'arme, à la glace se mire; Il paraît à ses yeux un Achille, un César; Il met flamberge au vent, pousse en l'air et s'admire. Le jouvenceau, ma foi, va courir grand hasard. L'heure approchant, il va, dans la ruelle, De vengeance altéré, se mettre en sentinelle. Le galant vient, Gertrude se repent D'avoir, par sa coupable adresse, Conduit au piége qui l'attend Amant si plein de gentillesse; Mais trop tard vient ce repentir: Maître Gaspard est trop près d'elle Pour qu'elle puisse l'avertir, Sans s'exposer à paraître infidèle. Elle ne peut, dans cette extrémité, Qu'espérer en la providence Qui, mieux que l'humaine prudence, Peut nous tirer de la calamité. Le jouvenceau que le désir embrase, Trouvant que le plaisir vaut bien mieux qu'une phrase, Veut sans délai lui prouver son ardeur. Elle résiste autant que le veut la pudeur; Et puis enfin... enfin elle s'arrange. L'amant alors tire de ses goussets A deux coups deux bons pistolets, En lui disant: «Voilà, mon ange, De quoi punir les indiscrets, S'ils apportaient obstacle à nos plaisirs secrets.» Notre époux sent alors que le front lui démange; Mais par respect pour les armes à feu, En enrageant il voit jusqu'au bout tout le jeu, Tremblant et respirant à peine, De peur qu'on n'entendît le bruit de son haleine. L'amant, comblé des plaisirs les plus doux, De Gertrude louant les charmes, L'embrasse, et sort en reprenant ses armes. Gaspard lâchant alors la bride à son courroux, Apostrophe Gertrude, et lui dit: «Osez-vous, Après un tel forfait, lever sur moi la vue? -A tort vous êtes mécontent, Que ne l'empêchiez-vous, dit Gertrude à l'instant, Au lieu de rester à froid comme une statue? -Voyant les pistolets, pouvais-je me montrer? -Armé de pied en cap, quand la peur vous entrave, Simple femme, comment pouvais-je être plus brave? Oui, de honte, Gaspard, vous devriez pleurer; C'est par votre rodomontade Qu'en ce jour je perds mon honneur; Sans vos ordres, jamais, ma vertu, ma pudeur, N'auraient souffert une telle incartade; Mais de pareille lâcheté Les tribunaux me feront bien justice; Il me faut une indemnité Pour mon honneur, ou bien qu'on vous traîne au supplice.» Gaspard sentant qu'il avait tort, Et craignant que sa turpitude Ne transpirât par le bouillant transport Du courroux que montrait Gertrude, Pour l'appaiser se fit effort, Et quitta pour jamais et sabre et hallebarde; Mais il ne put détacher sa cocarde. L'Abbesse Condamnée Au Chapelain. Pour un procès pendant au Parlement, Vint à Paris dernièrement Une abbesse jeune et jolie, Qui, d'une amoureuse folie, N'avait jamais connu l'égarement. Entrée au couvent dès l'enfance, Elle avait pu facilement Garder sa première innocence. Elle prit un appartement Chez certaine cousine, ou marquise ou comtesse Dont le fils, chevalier charmant, Joignait à maint autre agrément L'esprit et la délicatesse. Sans intérêt il ne put voir L'embonpoint reposé de notre aimable abbesse, Dont la fraîcheur et la finesse Auraient fait plus d'effet à la cour qu'au parloir: Nez retroussé, peau blanche, fine, oeil noir Rempli de feux et de tendresse, De l'amour dans son coeur firent passer l'ivresse; Mais ce dieu doublement signala son pouvoir. Le cavalier est beau, bien fait et leste, L'air mâle, le ton noble et le maintien modeste; Jamais auprès de son moutier N'avait paru si charmante figure, Sans quoi l'on pourrait parier Qu'elle n'eût pas adopté la clôture. Par un regard où se peint le désir, Notre amant entame l'affaire; Après vient un tendre soupir, Que l'on écoute sans colère: Car peut-on se fâcher de ce qui fait plaisir, Surtout contre un cousin, quand le cousin sait plaire? Enhardi par l'impunité, L'amant ose dire qu'il aime. «Je le crois bien, dit-elle, et moi de même. Ne doit-on pas aimer sa parenté?» Ils étaient seuls, et la témérité Toujours se trouve où l'ardeur est extrême. L'amant avec vivacité Porte la main vers le bonheur suprême... D'une pareille liberté La sensible abbesse surprise, Un peu tard à la vérité, Veut s'opposer à l'entreprise: «Ah! monsieur, quelle indignité! Vous abusez de ma bonté...» Discours perdus, il ne lâche point prise; Il savait trop qu'en ces soins là, L'excès peut faire seul excuser l'insolence: Au comble il porta la licence, Et le succès fit voir qu'il ne se trompait pas. L'épouse du seigneur, enivrée, éperdue, Le serre sans oser sur lui jeter la vue; Il vit, dans son tendre embarras, La honte et le plaisir d'avoir été vaincue. Quelques momens après, encore tout émue «O ciel! qu'ai-je éprouvé! lui dit-elle tout bas, A jamais vous m'avez perdue; Sans cette volupté qui m'était inconnue, Je ne pourrai plus vivre, cher cousin; Que faire à mon couvent, quand j'y serai rendue, Des longs sermons d'un triste chapelain! Le Coq Et Le Chapon. De Sparte antique on regrette le temps; On a raison: alors jeune fillette De son époux connaissait les talens Avant qu'hymen en eût fait la conquête. Besoin n'était d'un regard pénétrant, Pour qu'au travers d'une étoffe discrète, L'amour secret allât furtivement D'appas cachés contrôler la retraite. Pour voir bondir à la fleur de seize ans Désirs naissans de jeune pastourette, Besoin n'était aux sincères amans Du cercle étroit d'une froide lorgnette; Ses charmes nus brillaient dans leur printemps; Nature alors parlait sans interprète; Dans l'ombre alors point d'amoureux déduit; Cette pudeur dont on fait tant de bruit, Triste avorton d'une ardeur contrefaite, Du charme obscur d'une prudente nuit Ne voilait point la nature imparfaite. O l'heureux temps que ce siècle tout nu!... Du premier homme on suivait l'innocence; L'amour plus jeune était plus ingénu; De la beauté l'impudique décence A son flambeau sans danger se montrait; D'un sexe à l'autre errait son inconstance; Fidèle ardeur jamais ne l'arrêtait, De sa pudeur avec grâce voilée, La jeune vierge innocemment marchait. De tant d'appas l'âme à peine troublée, Son jeune amant près d'elle s'approchait: Ainsi qu'on vit, avant que d'une pomme Elle eût cueilli le péché défendu, D'Eve en sa fleur le corps pudique et nu, Chaste s'asseoir auprès du premier homme. Amour alors, sans flèche, ni flambeau, Au front n'avait cet aveugle bandeau, Nuage épais dont la sombre fumée Ne laisse voir qu'au travers des brouillards, Dont la vapeur obscurcit les regards, Les traits confus de la vierge charmée. O l'heureux temps que ce siècle tout nu!... Point de surprise!... alors point de reproche! Brûlé des feux d'un amour ingénu, Jamais l'hymen ne prenait chat en poche. Ce temps n'est plus. Qu'en est-il advenu? Pour époux, Lise a pris le jeune Alcandre. Qui l'eût pensé que ce bel ingénu, Jeune, attentif, plein d'une ardeur si tendre, A son amante eût si mal répondu? Aux feux brûlans d'un amour éperdu, Humainement Lise avait cru se rendre. O sort affreux!.. cet amoureux si prompt, Que pour un coq Lise avait osé prendre... Qu'a-t-il fait? Rien... Ce coq est un chapon. La Peur De La Mort. Auprès d'un bois écarté, solitaire, Un bûcheron, pauvre comme il en est, Avait construit une frêle chaumière, Où tous les soirs le bonhomme traînait Son lourd fagot, sa faim et sa misère. Cela soit dit sans affliger ton coeur; Car mon dessein n'est tel, ami lecteur. Le forestier veuf et content de l'être, N'avait qu'un fils, l'espoir de ses vieux ans: C'était Janot. Dans le réduit champêtre, Sous le taillis où le ciel l'a fait naître, Il a déjà compté quinze printemps, Et voit, dit-on, le seizième paraître, Plus beau pour lui que tous les précédens. Trop faible encor pour porter la coignée, Mais de bonne heure au travail façonnée, Tantôt sa main donne au flexible osier, En se jouant, la forme d'un panier: Tantôt il sème autour de son asile, Non pas des fleurs, mais un légume utile Que l'appétit assaisonne au besoin, . . . . . . . . . Et pour compagne Annette sa cousine, Rose naissante; elle était orpheline Dès son enfance; et n'ayant d'autre appui Que son pauvre oncle, elle vivait chez lui. Tout beau, conteur, va dire un petit maître; De sa beauté vous ne nous dites mot: Faites la belle, ou vous n'êtes qu'un sot. Belle! eh qu'importe? a-t-on besoin de l'être A quatorze ans? mais Annette l'était, Sans le savoir. Ah! je n'ose le dire: Une fontaine avait pu l'en instruire. Sur ce point là si Janot se taisait, Dans ses regards elle avait pu le lire. Concluons donc qu'Annette s'en doutait, C'était beaucoup: élevé sans culture, Germe tombé des mains de la nature, Ce couple heureux ne savait presque rien, A ses penchans se livrait sans mesure. Et conservant une âme libre et pure Faisait sans choix et le mal et le bien. Un jour de ceux que le printemps ramène, Qui semblait naître exprès pour les plaisirs, Nos deux enfans que le destin entraîne, S'étant assis à l'ombre d'un vieux chêne, Y respiraient sous l'aile du zéphir. Mais tout-à-coup sa douce et fraîche haleine Devint pour eux le souffle du désir. «Ma chère Annette, hélas! dans le bocage J'étais venu pour goûter la fraîcheur, Disait Janot; mais toute sa chaleur Nous a suivis sous le naissant feuillage. -Moi, dit Annette, à ces gazons nouveaux Je demandais un moment de repos; Mais le sommeil a trompé mon attente; Le sommeil fuit ma paupière brûlante. C'est pourtant là qu'hier je m'endormis: Mais j'étais seule, et ta main caressante N'y pressait pas ainsi ma main tremblante; A mes genoux tu ne t'étais pas mis. Séparons-nous pour trouver l'un et l'autre Le calme heureux que nous venons chercher.» Pauvres enfans! quel espoir est le vôtre? Fuyez, un dieu saura vous rapprocher. Pour un moment aux voeux de sa cousine Janot sourit; mais la belle orpheline Fuit lentement. L'amour vient l'arrêter. Du jouvenceau l'embarras n'est pas moindre; S'il fait lui-même un pas pour la quitter, Il en fait deux bientôt pour la rejoindre. Bref, le fripon est encore à ses pieds. Là, moins soumis, mais plus ardent, plus tendre: «Nous séparer! cesse de le prétendre, Dit-il, les yeux de quelques pleurs mouillés; N'ordonne pas que je m'éloigne encore; Dans ce moment plein d'un trouble inconnu, A tes genoux je me sens retenu Par le besoin d'un plaisir que j'ignore. Demeure, Annette, ou bien je vais mourir. -Mourir! quel mot, cria la jeune amante! Quel mot affreux à côté du plaisir! Et quelle image, hélas! il me présente! Quand on est mort, sais-tu bien comme on est? Dans cet état j'ai vu ma pauvre mère; J'étais bien jeune alors, mais le portrait De mon esprit ne s'effacera guère. Sans mouvement et ne respirant plus, On a les pieds et les bras étendus, D'un voile épais la paupière couverte, Les yeux éteints et la bouche entr'ouverte.» A ce portrait bien fait pour l'alarmer, Le jeune amant s'étonne, s'inquiète: «S'il est ainsi, dit-il, ma chère Annette, Ne mourons pas, vivons pour nous aimer.» Déjà leurs coeurs qu'avait glacés la crainte, Sont ranimés par les brûlans désirs. Triste raison, mère de la contrainte, N'approche pas de cette aimable enceinte; Et toi, nature, appelle les plaisirs: Mais je les vois et la fête commence. Des deux côtés d'abord mêmes soupirs, Mêmes sermens d'éternelle constance. Aux doux propos succède le silence; Mille baisers échauffés par l'amour, Sont pris, rendus et repris tour-à-tour; Vers le bonheur ainsi Janot s'avance. Les vents légers, complices de ses feux, Ont dévoilé tous les charmes d'Annette; L'un en jouant fait flotter ses cheveux, L'autre s'envole avec sa colerette; Le plus hardi chatouille ses pieds nus, Un peu plus haut adroitement se glisse, Baise en passant l'albâtre de sa cuisse, Et monte enfin au temple de Vénus. Janot le sut; mais le dieu de Cythère Vient l'arracher à ce guide incertain, En lui mettant l'encensoir à la main, Les yeux fermés le mène au sanctuaire. Arrête, arrête, ô peintre téméraire! La volupté t'en impose la loi, De ses attraits respecte le mystère. Fils de Cypris, dissipe ton effroi, Vas, je sais être aveugle comme toi; Et tes faveurs m'ont appris à me taire. Charme puissant des plaisirs défendus, De nos crayons vous n'avez rien à craindre; Quand on vous goûte, hélas! peut-on vous peindre! Peut-on vous peindre en ne vous goûtant plus? Dans les transports de la première ivresse, Janot sans force et non pas sans désir, Suivant de près la trace du plaisir, Le cherche encore au sein de sa maîtresse. Annette, hélas! sur les gazons fleuris, Ne répond plus à des caresses vaines, Le doux poison répandu dans ses veines Tient à la fois tous ses sens engourdis. L'amant novice à l'instant se rappelle Les traits affreux dont elle a peint la mort, Soulève, presse, avec un tendre effort, Contre son coeur, un des bras de la belle, Croit lui donner une chaleur nouvelle; Le bras échappe et tombe sans ressort, «Annette! Annette!» En vain sa voix l'appelle; Janot, trop sûr de son malheureux sort, Reste un moment immobile comme elle. Tout en impose à sa crédulité. Les yeux fixés sur ceux de sa cousine N'y trouvent plus cette flamme divine, Qui tout-à-l'heure animait sa beauté: «Annette est morte! hélas! je l'ai perdue, S'écrie alors l'amant épouvanté. Triste tableau qu'elle offrait à ma vue, Deviez-vous être une réalité! Annette est morte, et c'est moi qui la tue. Qui que tu sois dont l'immense pouvoir Rend à nos champs leur première verdure, Annette est morte et tu l'as dû prévoir! Fais la revivre ainsi que la nature!» En exprimant ces frivoles regrets, Ces vains désirs, de larmes il arrose Le front d'Annette et ses mornes attraits, Baise en tremblant sa bouche demi-close. Anne s'éveille! hélas! ce tendre mot Est le premier que ses lèvres prononcent, Et le second que les soupirs annoncent Plus tendre encore est celui de Janot. «Elle revit! Annette m'est rendue! Tristes regrets, vous êtes effacés; Elle revit, tous mes maux sont passés. Plaisirs, rentrez dans mon âme éperdue.» A ce discours Anne n'a rien compris, Et sur Janot fixant un oeil surpris, Accompagné d'une voix ingénue, «Que veux-tu-dire? et quel est ce transport? Moi j'étais morte!-Oui, tout comme ta mère, Tu ne l'es plus et je bénis mon sort. -Si c'est ainsi, répond la bocagère, Que l'on arrive à son heure dernière, On est bien sot d'avoir peur de la mort. La Consolation Des Cocus. D'un préambule, ami, je vous dispense, Figurez-vous, au sein de la Provence, Un couvent de nonains, Bien desservi par deux Bénédictins, Chacun d'eux y remplit son devoir en bon prêtre; L'un absout les péchés; l'autre les fait commettre. Ce dernier, jeune encor, vigoureux compagnon, A très-bon droit nommé père Tampon, Au par-dessus beau sire, Etait chéri surtout de la mère Alison, La fabriquante en chef d'Enfans-Jésus de cire. Aussi l'histoire dit, et sans peine on le croit, Qu'Enfans-Jésus sortis de sa manufacture, Ressemblaient à Tampon toujours par quelqu'endroit, Et que cet endroit-là n'était en mignature. Mais comme bon chrétien voit tout du bon côté, Il n'était pas une seule béate Qui, loin de se choquer de cette disparate, N'y crût voir l'attribut de la divinité, Et n'eût dit volontiers son bénédicité. Tout allait bien enfin, quand la reconnaissance Persuada, sans doute, à l'amoureux Tampon, Que pour payer les soins de la tendre Alison, Il devait faire aussi sa ressemblance; Et dès le même soir, il ébauche un poupon; Ce poupon là n'était de cire; Ergó, point ne fondit: et les nones de rire; J'entends celles qu'Amour tenait sous son empire, Et qui risquaient souvent Dans les bras du plaisir pareil événement. Les vieilles de gronder, et cela va sans dire; Elles ne faisaient plus un péché si charmant. Après maint ris moqueur, mainte antienne fâcheuse, Pour la maison des champs, mère Alison partit; Et la soeur accoucheuse, Layette sous le bras, aussitôt la suivit. En secret, tant qu'on put, l'accouchement se fit; Le jardinier pourtant en apprit quelque chose; Et ne pouvant garder sur ce point lettre close, Le dimanche suivant, En portant le cerfeuil, le concombre, au couvent, Il en lâcha deux mots à la tourière, Qui vous le chapitra d'une étrange manière; Et lui montrant un Christ, lui dit: «Pauvre idiot, Avec un tel époux, veux-tu qu'une recluse Puisse faire un marmot? Le rustre alors se prosterne à genoux, Et s'écrie: «Ah, bon Dieu! comme l'on vous abuse; De ces béguines-là si vous êtes l'époux, Las! vous êtes cocu tout aussi bien que nous. La Fidélité A Toute Epreuve. Une nymphe de l'Opéra, Leste, fringante, et _cætera_, Après avoir joué le rôle d'Immortelle, Craignait de se crotter pour retourner chez elle. Fort à propos, un élégant marquis Arrive, lorgne, admire, offre son vis-à-vis. Fouette, cocher! L'on part, et soudain la cruelle De demander: «Que fait votre main-là? -Chut... ma boucle s'accroche à votre falbala. -Ah, monstre! je crîrai; j'y suis très-résolue. -Enfance!-Mon honneur!-Comment vous en avez? Quel affront.-quel plaisir.-Je suis... je suis... vaincue; Il était temps, ma foi; nous sommes arrivés. -Mais je monte chez vous; pourquoi ces révérences? -Non, monsieur.-Entre amis, ridicule à ce point? -Fidèle à mon amant, je ne me permets point... -Quoi!-De nouvelles connaissances. Le Connaisseur. Que de sots renommés pour l'esprit, pour le goût, N'ont eu que des grands airs, du jargon, de l'audace! C'est ainsi qu'autrefois maint courtisan surtout Cachait bien peu de fond sous beaucoup de surface. Nous avons tous connu le célèbre Milfleur, Né, comme ses ayeux, duc, riche et connaisseur; Il devait des talens se montrer idolâtre. Aussi dans son palais avait-il un théâtre, Des bronzes, des tableaux, des médailles en or: Mais son plus cher trésor Était un pavillon tapissé de gravures; Il en faisait d'abord admirer les bordures, Le sujet, le dessin; ensuite il s'écriait: «Remarquez, s'il vous plaît, Que toutes sont _avant la lettre_.» Or, comme il retenait, Ou bien qu'il écrivait peut-être, Ce qu'en le visitant chaque amateur disait, Et qu'il le répétait; Effleurant des beaux arts la surface agréable, Il semblait marier la palme du savant Au bouquet séduisant Du petit maître aimable. Une de nos Laïs, un jour, dit-on, s'y prit; Et son coeur partageait l'erreur de son esprit, Lorsque Milfleur voulant brusquer cette conquête, Écrivit un billet, mais si plat, mais si bête, Que la nymphe en rougit, Et que, dans son dépit, Sur l'enveloppe elle se borne à mettre; «Vous n'êtes plus _avant la lettre_.» La Prude. Amour et pruderie Eurent toujours quelque léger débat; La dame par orgueil donne à tout de l'éclat; Puis, je ne sais comment elle fait sa partie, Elle finit toujours par avoir le dessous. «A propos de cela, messieurs, connaissez-vous La prude Arsinoé?-Qui? cette présidente Dont le coeur a quinze ans, le visage quarante? -Précisément; veuve depuis trois mois, On la voit convoler pour la troisième fois. Dorval, hier, a fait cette conquête; Il est intéressant; Chez le peuple insurgent, Il abattit la tête De maint et maint forban; Et troqua ses deux bras contre un double ruban. Je ne vous peindrai pas la modeste grimace, Qu'en prononçant son _oui_, notre bégueule fit. Après bien des façons, la voilà dans son lit; De ceci, de cela, je vous fais encore grâce; Le désir, sous le lin, comme un zéphyr léger, Circule en murmurant; c'est l'heure du berger. L'époux était de feu, l'épouse résignée Dédiait ses soupirs au dieu de l'hyménée, Quand.... hélas!-Vous riez? Ah! plaignons-les plutôt. Si faudrait-il au moins qu'hymen ne fut manchot. Le Tantale nouveau, de la voix et du geste, Appelle un prompt secours, que sa position Devant tout coeur bien fait, sollicite de reste. La volupté dit oui, mais la pudeur dit non. On supplie, on refuse, on presse, on boude, on peste: On avance en tremblant un doigt, puis deux, puis trois; Enfin, notre héroïne est réduite aux abois, De l'humanité sainte elle écoute la voix; Déjà son protégé l'en payait par deux fois; Quand par un trait nouveau de fine pruderie, La voilà qui s'écrie: «Devoir, tu l'as voulu, mais j'en jure par toi! L'ôtera qui voudra, ce ne sera pas moi.» L'Illusion Du Cloître. _Désir de fille est un feu qui dévore, Désir de nonne est cent fois pis encore_, A dit certain auteur D'immortelle mémoire. Des recluses surtout il connaissait le coeur, Son enthousiasme heureux, sa brûlante ferveur; Et quiconque lira cette pieuse histoire, Va s'écrier avec notre docteur: _Désir de fille est un feu qui dévore, Désir de nonne est cent fois pis encore_. Une belle au coeur tendre, à l'oeil étincelant, Victime de ses voeux et d'un père tyran, Gémissait, sous la guimpe, au fond d'une province. Son époux lui laissait, consolateur trop mince, Et de bien tristes jours et de plus tristes nuits; Sur son front la jonquille attestait ses ennuis. Heureusement pour notre prisonnière, Une pensionnaire Qu'embellissent déjà deux lustres et trois ans, Doit attendre, au moutier, que deux ou trois printemps, Caressant ses attraits de leur aile fleurie, Peignent en incarnat Certain petit bouton encor trop délicat, L'entrouvent au désir, à l'amour, à la vie. L'hymen le guette, armé de son contrat. Cependant à ce dieu on taillait de l'ouvrage; Car, comptant chaque jour dix larcins par ses doigts, La nonne lui soufflait les trois quarts de ses droits. Souffler n'est pas jouer, va s'écrier un sage. Ne nous amusons pas à ces distinctions; Trop heureux le mortel qui vit d'illusions! Enfin un réel mariage Vient livrer la nonnette aux ennuis du veuvage. Elle pleure, gémit; Se mord les doigts, enrage; Et puis en fille sage, Elle prend à l'écart son Élise et lui dit: «Ah! du moins, jurez-moi de m'envoyer l'image Du trait toujours vainqueur, Qui doit..... Son front se couvre de rougeur... Sa langue s'embarrasse.... Admirons tous la nonne; Elle n'ose nommer le séduisant bijou, Dont en grâce, jadis, toute honnête matronne Ornait publiquement l'albâtre de son cou; Mais on l'a devinée, et son trouble s'appaise. De l'emplette, à Paris, on charge une Marton. Le marchand dit: «Ce bijou, le veut-on A l'espagnole, ou bien à la française? A l'espagnole courts, ils brillent en grosseur; Minces à la française, ils brillent en longueur. A cette question, l'acquéreuse indécise N'ose risquer son goût, crainte d'une méprise. La bonne amie à la recluse écrit, Et voici mot pour mot ce qu'elle répondit: «S'il faut sur ton cadeau parler avec franchise, C'est dans le goût français surtout qu'il me plaira; Mais pour Dieu, mon enfant, dis qu'on l'espagnolise, Autant que faire se pourra.» POÉSIES DIVERSES. Les Fêtes Espagnoles. (1) Il me souvient d'avoir passé deux mois Dans un château de gothique structure, Flanqué de tours, imposante masure Dont le seigneur m'ennuyait quelquefois, Ou me grondait quand je daignais l'entendre. Mais curieux, il me plaisait d'apprendre Mainte anecdote; il avait vu des rois, Des empereurs, des princes d'Allemagne, Ces cours vraiment ont de très-bons endroits. Sa favorite était la cour d'Espagne; Il la citait sans relâche et partout, Cherchant quelqu'un qui pour elle eût du goût. Du roi Philippe et de la Parmesane J'ai remporté des traits assez plaisans, Je dis pour moi, plaisans pour un profane, Qui veut de loin des princes amusans. Mon rabâcheur trouvait son passe-temps A parler d'eux, de lui, de leurs caresses. Il possédait des reines, des princesses, En bague, en boîte, en bijoux bien montés, Rois, électeurs, en ordre étiquetés; Ayant garni tout un écrin d'altesses, Près de la tombe, épris des dignités, Et raffolant surtout des majestés; Puis, allongeant deux tiroirs parallèles, Il m'étalait cent joyaux radieux, Luxe enterré, pompeuses bagatelles, Perles, rubis, diamans précieux, Présens des rois, et qui plus est, des belles. En l'écoutant, cent fois je me suis dit: Les rois d'alors aimaient bien peu l'esprit. N'importe: il faut, pour prix de ses nouvelles, Le suivre encor à Madrid, au Prado, Quitte à partir pour le Ben-Retiro Où le roi court, quand le sourcil lui fronce: Et n'a-t-on pas d'ailleurs Saint-Ildephonse, Lieux enchantés, palais du doux printemps Où dans l'ennui sa majesté s'enfonce Tout à son aise, et loin des courtisans? Bâiller tout seul marque un certain bon sens, Et montre au moins que la grandeur suprême Pour s'ennuyer se suffit à soi-même. De ce babil du vieil ambassadeur Que j'écoutais, vous en voyez la cause: Il m'est resté dans l'esprit, cher lecteur, Je ne sais quoi dont il faut que je cause. Là.... pour causer, perdre son sérieux, Dire un peu.... tout, sans fadeur, sans scrupule. J'ai des amis aimant le ridicule, Moi, .... je le peins... par amitié pour eux. Vous saurez donc, sans plus de préambule, Que dans Madrid, sous l'avant-dernier roi, Prince pieux et vraiment catholique, Mais trop souvent battu, malgré sa foi, Par les Anglais, maudit peuple hérétique: Quand je dis lui, c'étaient (vous sentez bien) Ses généraux, le roi n'en savait rien; On lui sauvait tout chagrin politique; C'était plaisir de voir comme on tendait Devers ce but, et comme on s'accordait A tenir loin tout parleur véridique; Pour lui tout seul la gazette mentait, Gazette à part, de plaisante fabrique, Que le ministre ou la reine dictait: Oh! que n'a-t-on cet exemplaire unique! La cour, la chambre et le moindre valet, Secondaient tous la reine et le ministre: Tenant pour sûr qu'un triste événement, Un grand désastre, un revers bien sinistre, Appris au roi, pouvait subitement Plisser son front, obscurcir son visage, D'un peu d'humeur y laisser le nuage Et retarder sa chasse d'un moment, Tant ce bon prince avait de sentiment! Or, cette fois, le mal étant extrême, Il fut réglé, d'après ce beau système, Qu'on donnerait fêtes de grand éclat, Pour réparer les malheurs de l'état. Le temps pressait: zèle, soins et dépense, On prodigua tout, hors l'invention, Pour étaler avec profusion Tous les plaisirs de la magnificence, Un beau gala, dans sa perfection, Jeu, grand couvert, la musique, la danse, Feux d'artifice, illumination, Tout le fracas d'une cour excédée, Sans frais d'esprit, sans l'ombre d'une idée. Pardon; j'ai tort; on se disait tout bas, Que c'est vraiment un prince formidable; Que les Anglais se rendront sans combats, Que tous les jours la reine est plus aimable Malgré les ans, on ne la conçoit pas; Que le ministre est un homme admirable; Que les Infans sont plus beaux que le jour: Bref, ce qu'on dit, ce qu'il est convenable Qu'un roi vivant entende dans sa cour. Le lendemain donne fête nouvelle. Vous connaissez ce que l'Espagne appelle _Acte de foi_. La foi devait brûler De cent Hébreux une troupe infidelle, D'infortunés triste et longue séquelle Qu'on dénombrait, la voyant défiler; Et puis venait un renfort d'hérétiques, Seuls vrais auteurs des disgrâces publiques. La foi console: il faut se consoler. C'est bien aussi ce que l'on se propose, Quant au public; le roi, c'est autre chose: Ignorant tout, rien ne peut le troubler; Nul embarras, nul souci ne l'approche. Content, heureux, et la gazette en poche, De l'avenir irait-il se mêler? Vainqueur partout, terrible (on l'en assure), Son coeur jouit d'une allégresse pure. Environné de messieurs les Infans, D'un air dévot il dit ses patenôtres: Il faut donner l'exemple à ses enfans, Priant pour eux la vierge et les apôtres. Bien surveillés par l'inquisition, Ils sont dressés à la religion Par des prélats humbles comme les nôtres, Mais qui, croyant ce qu'ils prêchaient aux autres, Avaient de plus la persuasion. Des trois Infans la sournoise jeunesse Montrait du goût pour la contrition; Le sérieux de la componction Tartufiait leur sombre gentillesse: Un maintien gauche, en dépit de l'altesse, Ce tour d'église et cet air d'oraison, Cet humble instinct qui détruit la raison, Qui plaît au prêtre, aussitôt l'intéresse Et lui fait dire: Oh! celui-ci m'est bon. On a voulu qu'au sortir de la messe, L'aîné, surtout, vint à l'acte de foi Voir la douceur de notre sainte loi, Mâter ses sens, sa pitié, sa faiblesse, Enfin promettre à l'Espagne un grand roi, Qui vît toujours l'enfer autour de soi. Et dans le fait, voyant des misérables Précipités dans des brasiers ardens, Tordant leurs bras déchirés de leurs dents, Et leurs bourreaux, des hommes, ses semblables, Usurpateurs du bel emploi des diables, N'est-il pas vrai que monseigneur l'Infant Doit à l'enfer croire plus aisément? Aimable prince, ô combien ton enfance En ce beau jour a donné l'espérance Au saint office! Il dit que tôt ou tard Tu reprendras sûrement Gibraltar, Qui fut ton bien, et que la Providence A laissé prendre aux Anglais par hasard. Ce pronostic, qu'on répand dans l'Espagne, N'eut point d'accès au journal de la cour; On s'y bornait à louer tour à tour L'auguste roi, son auguste compagne, Qui sont du monde et l'exemple et l'amour: Puis de vanter, en phrases fanatiques, Leur zèle ardent contre les hérétiques, Contre l'Anglais, surtout contre l'Hébreu, Peuple endurci dans ses vieilles pratiques, Que l'on convient venir d'assez bon lieu; Mais qui, fidèle à ses cahiers antiques, Livres chéris, divins de notre aveu, Meurt méchamment et pour adorer Dieu Comme David, de qui les doux cantiques Lui sont chantés quand on le jette au feu. Certes, voilà de quoi mettre en colère Un saint journal: puis, viennent les couplets, Hymnes, chansons, redondilles, sonnets, Qu'une foi vive, hypocrite ou sincère, Un vain désir, ou le talent de plaire, Adresse au roi sur ses brillans succès; Car tout le plan de la cérémonie Est un effort de son puissant génie. Pourquoi, soudain, places et carrefours Vont de sa gloire occuper quelques jours Les regardans: estampes et gravures, Grotesque affreux, sombres caricatures, Où, consumés dans leurs sacrés atours, La tête en bas, feux et flamme à rebours, En noirs démons, grimacent les figures Des torturés, infligeant des tortures; Dieu, qui d'en haut contemple cet enfer Avec amour, et bénit Lucifer; Le doux Jésus; l'attrayante Marie, Qui, caressant d'un sourire amical Les vils suppôts du monstre monacal, Semble exciter leur dévote furie; En bas, le roi d'un beau zèle échauffé, La croix en main, guidant l'auto-da-fé, Dont le livret, lu dans chaque famille, D'un jacobin vu, revu, paraphé, Va sur les mers, pieuse pacotille, Charmer, ravir, de Cadix à Manille, Ses heureux saints qui prennent leur café. Vous conviendrez que maintenant l'Espagne Avec honneur peut ouvrir la campagne, Qu'on va tout vaincre, et que les ennemis Seront bientôt chassés du plat pays. Soit, j'en conviens; mais un moment, de grâce; Rendons surtout la victoire efficace, Modérons-nous, et faisons qu'aujourd'hui Le roi n'ait plus une gazette à lui. Songeons au but de la troisième fête, Que cette fois pour le peuple on apprête. Que dites-vous? le peuple! Eh, oui! vraiment, Dans le malheur on y pense un moment. Le plus grand roi, quand la chance varie, Avec le peuple est en coquetterie. A son époux la reine a prudemment Insinué qu'au sein de la victoire, Un roi couvert des rayons de la gloire, S'il est chéri, paraît encor plus grand. Le roi, frappé, vit l'importance extrême De ce conseil: «Eh bien! dit-il, qu'on m'aime. Veillez-y bien, réglez tout promptement.» On obéit, et le gouvernement, Voyant le peuple abattu de tristesse, Prit le parti d'ordonner l'allégresse, De la payer. On prit l'argent; mais quoi? On ne rit pas ainsi de par le roi. L'auto-da-fé, merveilleux en lui même, Soutient le coeur, mais ne peut réjouir: Il faut chercher ailleurs ce bien suprême Et s'adresser à quelqu'autre plaisir. Or, le plus grand, le seul par excellence, Vous devinez, c'est de voir, des taureaux Mis en fureur, poussés à toute outrance Par des guerriers, des piqueurs, des héros, Gens vigoureux, bien armés, bien dispos. De ces combats la sublime science Chez l'Espagnol brilla dans tous les temps. Sur Caldérone elle a la préférence: Elle ravit les petits et les grands, La cour, la ville; et sa majesté même Fait grand état de ce talent suprême. Par cent rivaux le prix est disputé: C'est un hommage offert à la beauté. L'Espagnol croit, lorsque son sang ruissèle, Que pour jamais sa maîtresse est fidèle. Chez nous Français, cet argument nouveau Prendrait du poids, en supposant de même, Qu'on ne peut plus, dès qu'on perce un taureau, Être fidèle à la beauté qu'on aime. Chaque pays a son raisonnement; Cervelle humaine est chose singulière. De ma raison votre raison diffère: Le coeur aussi m'étonne grandement..... Mais je reviens et reprends notre affaire. L'affaire allait plus que passablement: L'amphithéâtre était garni de belles De toute espèce, et même de cruelles. On avait fait le signe de la croix, Et trois taureaux s'avançaient à la fois. Si je voulais faire ici le poète, Convenez-en, lecteur, j'aurais beau jeu; A qui tient-il? Mais je retiens mon feu, Je vous fais grâce; et ma muse discrète Des lieux communs dédaigne le secours; Puis, la morale a seule mes amours. Or, disons donc, sans soin, sans étalage, Qu'un des taureaux, j'en ai parlé, je crois, Deux étant morts, demeuré seul des trois, Blessé lui-même et transporté de rage, Glaça d'effroi l'amphithéâtre entier, Renversant tout, matador ou guerrier, Nègre, marquis, grand d'Espagne et bouvier, Armés ou non; il n'eut plus d'adversaire. Thésée, Alcide, aux siècles fabuleux, Eussent cherché ce taureau merveilleux, Pour en découdre: il était leur affaire. Sa majesté, ne pensant pas comme eux, Se blottissait dans sa loge grillée, Mourant de peur, la croyant ébranlée. Chacun tremblait à l'exemple du roi; Mais savez-vous comme, en ce désarroi, Dieu secourut cette cour si troublée? Un jeune enfant, obscur, bien inconnu, Vient à songer qu'à l'instant il a vu Les boeufs d'un tel, troupeau considérable, Qui lentement regagnaient leur étable. Vite il y court, les fait sortir soudain, Et les conduit, aidé d'un vieux voisin, Vers cet enclos où la terrible scène Répand l'horreur: les voilà dans l'arène. En quel moment? Quand le monstre fougueux, Moins forcené, paraissait plus terrible; Lorsqu'agitant, tournant sa face horrible, Gonflé, fumant d'un nuage écumeux, Vainqueur et seul sur l'arène sanglante, Les feux épais de sa narine ardente, Les feux hagards, noirs et clairs de ses yeux, Redemandaient, cherchaient la guerre absente. Pour ennemis il ne voit que des boeufs Qui défilaient, un par un, deux par deux, En plus grand nombre; et puis la troupe entière De plus en plus garnissait la carrière. De leurs gros yeux la stupide langueur Et de leurs pas la pesante lenteur N'annonçant point d'intention guerrière, Le fier taureau, qu'étonne leur douceur, Tout ébaubi d'être sans adversaire, Les étonnait d'un reste de fureur, Qui peut passer entre boeufs pour humeur; Et nulle part ne trouvant de colère, Il s'appaisa, voyant qu'ils n'ont point peur. Grâce à leur corne, il les crut ses semblables: Comme ils beuglaient, il les crut ses égaux; Et radouci dans ce commun repos, Environné de voisins si traitables, Il imita ces prétendus taureaux. Ce dénoûment plut fort à l'assistance, Au roi surtout: l'on reprend contenance, On se rassure, on rit de son effroi, Que l'on niait; nul n'avait craint pour soi: Un seul instant si l'âme fut troublée, Chacun convient que c'était pour le roi; Le roi le crut, se croyant l'assemblée. La peur cessant, on devint curieux. Mais d'où vient donc ce grand convoi de boeufs? On cherche, on tient tout le fil de l'histoire. Un empressé courut après l'enfant Qui prit la fuite; il avait peur d'un grand, Et se sauva de l'interrogatoire. La reine en rit: chacun des courtisans Voulait qu'il fût le fils d'un de ses gens, Neveu du moins, tant ils aimaient la gloire. Le roi laissa disputer là-dessus, Indifférent, puisqu'il ne tremblait plus. Hors de péril, sa majesté charmée Lâche deux mots sur l'enfant, le voisin, Bâillant, distrait; et dès le lendemain S'en soucia comme de son armée. Tandis qu'il bâille et ne s'amuse pas, Des battemens de mains, de grands éclats, Des ris joyeux partent de la commune. Sa majesté, que le rire importune, Paraît surprise, elle regarde en bas: C'était l'enfant qui, rentré de fortune, Ne craignant plus, voyez-vous, d'être pris Ni présenté, curieux, s'était mis Sur un gradin, debout, près de l'issue Par où des boeufs se pousse la cohue, Troupeau bénin, qu'on chasse avec des ris. Et des rieurs remarquez l'insolence; Car vous saurez qu'en ce troupeau si doux Est l'animal qui les fit trembler tous; Mais de l'enfant la naïve impudence Fit plus d'effet encor, réussit mieux. En revoyant ce taureau trouble-fête, Auteur du mal, si coupable à ses yeux, D'un gros bâton, plaisamment furieux, Il va frappant de la maudite bête Les flancs, le dos; et le pauvre animal, Doublant le pas sous l'instrument risible, Va s'enfonçant dans le groupe paisible, Pour se sauver de ce petit brutal. Vous souriez, lecteur; mais je parie Que vous rêvez: laissons la rêverie, Contentons-nous d'un simple enseignement, D'un aperçu: que tel est fréquemment Plus fort tout seul qu'avec sa confrérie. Vous le sentez, hélas! péniblement, Hommes de main, de tête, de génie, Vous que j'ai vus en maint gouvernement (Le despotisme a bien sa prudhomie), Vous que je plains, abattus tristement, Marchant de front, bêtes de compagnie. Cet art des rois, ce secret merveilleux, Nous le savons; mais l'Espagne l'ignore; En ces climats le ciel fait naître encore Des esprits fiers et des coeurs généreux; Mais les taureaux sont entourés de boeufs. Chassons les boeufs, chassons le saint office, Prions le ciel que la foi s'affaiblisse, Limons leurs fers et dessillons leurs yeux Par maint écrit où la vérité brille, La vérité, trésor plus précieux Que du Pérou l'opulente flottille; Et dans Madrid menant la vérité, Que suit bientôt sa soeur la liberté, Consolidons le pacte de famille. Calypso A Télémaque. Héroïde. Ainsi donc le destin, dans les murs de Salante, Fixe pour un moment ta fortune flottante! Tu triomphes, ingrat; et ta crédulité S'est de tous tes forfaits promis l'impunité! Que sais-je? en ce moment ta coupable imprudence Peut-être ose accuser ma haine d'impuissance. Je veux avec le jour t'arracher ton erreur; Par mon amour passé juge de ma fureur. Non, tu ne verras point cette Itaque chérie, Ce séjour que je hais, cette obscure patrie, Pour qui ton coeur jadis, d'un vain espoir flatté, Méprisa mon amour et l'immortalité. Grands Dieux! si vos décrets permettent qu'il la voie, Puisse-t-il ne goûter qu'une trompeuse joie! Oui, traître, qu'aussitôt un nuage odieux, Abusant ton espoir, la dérobe à tes yeux; Qu'à te persécuter la fortune constante, Promène sur les mers ta destinée errante; Que les vents, échappés de leurs sombres cachots, De la mer contre toi soulèvent tous les flots; Et, pour combler mes voeux, qu'un funeste naufrage M'offre ton corps mourant poussé vers mon rivage; Que ta nymphe, en pleurant sur ton malheureux sort, Par ses cris douloureux appelle en vain la mort! Dieux? quel plaisir de voir ma rivale plaintive Rappeler vainement ton ombre fugitive! Mes yeux, au lieu des tiens, jouiront de ses pleurs, Et ma présence encor aigrira ses douleurs. Sans me déplaire alors, de cyprès couronnée, Elle pourra gémir à tes pieds prosternée; Et je n'envîrai plus ni ses gémissemens, Ni ses tendres regards, ni ses embrassemens. Mais je frémis, mon coeur, mon faible coeur soupire: Dieux! serait-ce d'amour?... Ah! ma fureur expire! Malheureuse! je l'aime et le hais tour à tour. Que dis-je? cette haine est un transport d'amour. Télémaque! je cède; oui, c'est ma destinée; Sous le joug de l'Amour ma haine est enchaînée; N'en crois pas les transports où j'ai pu me livrer; Ne crains rien: Calypso ne peut que t'adorer. Grands dieux! n'exaucez pas ma funeste prière; C'était contre moi-même armer votre colère. Quand mon coeur pour l'ingrat tremble au moindre danger, Hélas! que je suis loin de vouloir me venger! Quelle était ma fureur? Oui, dieux! je vous implore: Mais ce n'est qu'en faveur de l'objet que j'adore; Et s'il faut éprouver sur lui votre pouvoir, Consultez mon amour et non mon désespoir. Mais, hélas! que dis-tu; malheureuse déesse? Arrête; où t'emportait une indigne faiblesse? Songes-tu que le traître, au mépris de ta foi, Ose former des voeux qui ne sont pas pour toi? Oui, tandis que pour lui, lâchement suppliante, Je fais des voeux... l'ingrat en fait pour son amante; Et son farouche orgueil, que je n'ai pu dompter, Ne se souvient de moi que pour me détester. Ah! quand tu vins tremblant, au sortir du naufrage, M'offrir de tes malheurs l'attendrissante image, Moi-même je devais, prévenant tes affronts, Te replonger vivant dans ces gouffres profonds, Dans ces gouffres affreux que le sort te prépare, Habités par la mort et voisins du Ténare. Dans ton coeur ennemi, pourquoi mon faible bras Hésita-t-il alors de porter le trépas? Sur la tête du fils offert à ma colère, Ma main devait venger la trahison du père; Et ta mort, m'épargnant un fatal entretien, Devait punir son crime et prévenir le tien. Mon orgueil, offensé des mépris d'un parjure, Se croyait désormais à l'abri d'une injure: Je défiais l'Amour, auteur de tous mes maux; Je jurai d'immoler au soin de mon repos Tous les infortunés que leur destin funeste Conduirait vers ces bords que Calypso déteste; Leur sang a cimenté cet horrible serment; J'ai cru, dans chacun d'eux, immoler un amant; Tu parus, mon courroux s'armait pour ton supplice; Tu t'avances, je vois... j'aime le fils d'Ulisse: A la tendre pitié j'abandonne mon coeur, J'y laisse entrer l'amour au lieu de la fureur. Au meurtre dès long-temps ma main accoutumée, Ma main par un mortel se vit donc désarmée; Je n'osai la porter dans ton coupable flanc; Sanglante, je craignis de répandre le sang. Cette divinité dont le mâle courage Jadis se nourrissait de meurtre et de carnage, Dont la rage guidait les farouches transports, Dont le bras tant de fois ensanglanta ces bords, A l'aspect d'un mortel, désarmée et tremblante, Soupire et n'est déjà qu'une timide amante. Calypso ne hait plus en ce funeste jour; Le poignard à la main, elle implore l'Amour. Qu'aisément tu surpris ma raison égarée! De mon coeur imprudent je te livrai l'entrée. Je respectai ces jours, ces jours infortunés, Des piéges du trépas sans cesse environnés. O souvenir cruel d'une ardeur insensée! O pleurs! ô désespoir d'une amante offensée! Télémaque!... Eucharis!... Détestables amans! Malheureuse! Que faire en ces affreux momens! Vous m'évitez en vain, je vole sur vos traces... Mais que dis-je? Voudrais-je augmenter mes disgrâces? Mes yeux pourraient-ils voir leurs transports amoureux. Et leurs embrassemens insulter à mes feux? Encor, si je pouvais, au gré de ma furie, Briser le noeud cruel qui m'enchaîne à la vie, Etouffer mes douleurs dans le sein du trépas... Mais je ne peux mourir... Eh bien! toi, tu mourras! Oui, je veux dans ton sang plonger ma main fumante, Sous les yeux, dans les bras de ton indigne amante. Oui, dans ses bras sanglans, ingrat, tu vas périr: Elle triomphera de t'avoir vu mourir. . . . . . . . . . . Dieux! vengez par mes mains son infidélité; Je vous pardonne alors mon immortalité. Non, c'est peu de la mort pour une telle offense; Ah! par mon désespoir, jugez de ma vengeance. Sombre divinité des malheureux amans, Cruelle Jalousie, arme tous tes serpens; Allume dans mon coeur tous les feux de la rage; Je le soumets à toi, règne en moi sans partage; Étouffe de l'amour les soupirs et les voeux: C'en est fait, je me livre à tes plaisirs affreux; Change en noire furie une timide amante; Enhardis ce poignard dans ma main chancelante... Que dis-je? Il n'est plus temps, il a dû m'échapper. Eucharis, dans tes bras, il fallait le frapper. O souvenir affreux! jour fatal à ma gloire, Où ma présence même ennoblit sa victoire! Je courais me venger et te percer le sein; Elle vit le poignard qui tombait de ma main: Elle vit expirer mon impuissante rage... Qu'elle va détester ce funeste avantage! Oui, sur elle je veux punir ta trahison: Je veux de tes mépris lui demander raison. Si tu veux adoucir le malheur qui l'accable, Pour la justifier, cesse d'être coupable; Viens me rendre le coeur qu'elle m'avait ravi. Ah! si du repentir le crime était suivi, Si tu venais enfin, terminant mon supplice, Dans mes yeux attendris lire ton injustice; Si ta bouche abjurait ta haine et ta fierté, Je ne me souviendrais de ma divinité Que pour rendre immortels tes feux et ma tendresse. Viens désarmer mon bras, c'est l'Amour qui t'en presse Viens régner avec moi. C'en est fait; oui, je veux Que le dieu de mon coeur soit le dieu de ces lieux; Que du bruit de mes feux l'univers retentisse; Qu'à ma félicité tout l'Olympe applaudisse; Qu'élevé désormais au rang des immortels, Tu partages l'encens qu'on offre à mes autels. Sous les berceaux fleuris de ce riant bocage, Dans cet Olympe enfin, le céleste breuvage Nous sera présenté par la main des amours; Et seuls ils fileront la trame de nos jours. Ne crains point qu'à leurs mains la Parque les ravisse; Viens me rendre un bonheur qui jamais ne finisse; Que d'éternels plaisirs scellent notre union... Songe délicieux! charmante illusion! Pouvez-vous un moment occuper ma pensée? Ah! cessez d'abuser une amante insensée; Pour mon coeur malheureux les plaisirs sont-ils faits? Inutiles soupirs! inutiles souhaits! Aveugle Calypso! déesse infortunée! Hélas! à mon malheur je suis donc enchaînée! Il faudra de regrets me nourrir chaque jour; Je verrai tout finir, excepté mon amour. Comment me dérober au feu qui me dévore? Je retrouve partout le cruel qui m'abhorre. Ton image importune irrite mes ennuis: Présent, tu me fuyais; absent, tu me poursuis. Peut-être apprendras-tu ma triste destinée; Mais si tu sais les maux où tu m'as condamnée, Si du moins la pitié peut encor t'attendrir, Plains-moi, surtout plains-moi de ne pouvoir mourir. L'Homme De Lettres. Discours Philosophique. Nobles enfans des arts, vous que la gloire enflamme, Qui, soigneux d'agrandir, de féconder votre âme, Ajoutez en silence à ses trésors divers, Pour la produire un jour aux yeux de l'univers: Qui d'entre vous n'aspire à cet honneur suprême, De servir les mortels en s'éclairant soi-même? Laissez-moi contempler vos devoirs, vos destins, Tous les droits que sur vous le ciel donne aux humains. Ce sont vos sentimens que ma bouche répète; Ils méritaient sans doute un plus digne interprète. Ah! que ne puis-je au moins, retraçant leur grandeur, Les peindre à tous les yeux, comme ils sont dans mon coeur! Quelle est de ces rivaux l'ambition sublime? Dans leurs travaux heureux quel espoir les anime? C'est ce noble désir d'éclairer nos esprits, De porter la vertu dans nos coeurs attendris; Mais ce droit n'appartient qu'au mortel qu'elle inspire: Lui seul peut sur notre âme exercer cet empire, Lui seul dans notre sein lance des traits brûlans. L'école des vertus est celle des talens; Plus l'âme est courageuse et plus elle est sensible; L'esprit reçoit de l'âme une force invincible; Chaque vertu nouvelle ajoute à sa vigueur. Courez à votre ami qu'opprime le malheur; Par des soins généreux réveillez son courage, Et des vertus ensuite allez tracer l'image. Je les vois, respirant sous vos hardis pinceaux, D'un charme inexprimable animer vos tableaux. Vertu, sans vous aimer, quel mortel peut vous peindre? S'il en existe un seul, ô Dieu! qu'il est à plaindre! Sans cesse, en contemplant vos traits majestueux, Devant son propre ouvrage il baissera les yeux; En s'immortalisant, il flétrit sa mémoire, Et consacre sa honte aux fastes de la gloire. Mais de ces sentimens qui peut vous animer? Dans votre âme à jamais comment les imprimer? Sera-ce en les portant dans un monde frivole? A d'absurdes égards il faut qu'on les immole. Pourriez-vous soutenir, sans dégrader vos moeurs, Le choc des préjugés, des vices, des erreurs, Dont la foule en tout temps vous assiége et vous presse? Fuyez: qu'attendez-vous? une vaine richesse? Ce vil présent du sort serait trop acheté; Vos coeurs perdaient, hélas! leur sensibilité, Cette austère hauteur, ce courage inflexible Qui porte un jugement sévère, incorruptible, A l'homme, aux actions marque leur juste prix, Et par la vérité subjugue les esprits. Quel est ce malheureux qui d'un encens coupable Fatigue lâchement un mortel méprisable? Ose-t-il dispenser, de ses vénérables mains, Ce trésor précieux, l'estime des humains? Mes amis, jurons tous, dans ce temple où nous sommes (2), De ne point avilir l'art de parler aux hommes, De faire devant nous marcher la vérité, De ne mentir jamais à la postérité, De pouvoir dire un jour à cet arbitre auguste: Jugez sur notre foi, votre arrêt sera juste. C'est alors que l'on peut, par d'utiles écrits, Des mortels incertains diriger les esprits. Opinion, nos goûts, nos moeurs, sont ton ouvrage, Dieu t'a soumis le monde, et te soumet au sage; Du fond de sa retraite il t'impose des lois; Tu marchais au hasard; il te guide à son choix; Avec la vérité sa voix d'intelligence Fonde, affermit, combat, renverse ta puissance. Grands hommes, c'est à vous d'exercer son pouvoir; Notre coeur appartient à qui sait l'émouvoir; Vous avez de l'erreur détruit la tyrannie: L'univers a changé devant votre génie. Souvent à notre insu votre âme vit en nous, Et la raison d'un seul est la raison de tous. Laissez frémir la haine, et l'erreur, et l'envie; Détruire un préjugé, c'est servir sa patrie. La vérité défend le trône et les autels, Et la fille des cieux ne peut nuire aux mortels, Elle émousse les traits de l'ardent fanatisme, Des tyrans de l'esprit combat le despotisme; Jusqu'au milieu des cours elle va quelquefois Démentir les flatteurs et détromper les rois. Mais souvent, dans un siècle où l'on craint la lumière, Le génie opprimé rampe dans la poussière; L'orgueil intolérant en prive l'univers; On le hait, on l'accable, on lui donne des fers: On défend la pensée au seul être qui pense. Vous qui des souverains partagez la puissance, S'il est un vrai talent, par le sort opprimé, Qui, faute d'un regard, languisse inanimé; Craignez de l'avenir la terrible sentence; Mais, non: votre pays vous a jugé d'avance. Ah! si vous ignorez le prix des vrais talens, Demandez-le à ces rois dont les soins vigilans, Arrachant cette plante à son climat stérile, Feront germer ses fruits sur un sol plus fertile. Mais il reste un espoir aux talens méconnus: C'est de répandre au moins l'exemple des vertus; Cette gloire est certaine, et ne craint point d'outrage. L'exemple des vertus est la dette du sage; Ses écrits sont un don fait à l'humanité. Que le mortel sensible, épris de leur beauté, Las de voir des coeurs morts, leurs vices, leur bassesse, Dans ces fiers monumens retrouvant sa noblesse, Contemple avec transport les traits de sa grandeur, Et cherche un doux asile auprès de votre coeur. Eh bien! il faudra donc, dans cette lice immense, Fatiguer, tourmenter ma pénible existence. Pourquoi? pour embrasser une ombre qui s'enfuit, Désespère à la fois celui qui la poursuit, Celui qu'elle a trompé, celui qui la possède! Cruelle illusion, qui m'échappe et m'obsède, Qu'à travers mille écueils il me faudra chercher, Que, jusque dans mes bras, on viendra m'arracher! Heureux du moins, heureux, si la haine et l'envie, Complices de ma mort et bourreaux de ma vie, Souffrent que sur ma cendre on sème quelques fleurs, Qui croissent auprès d'elle, et naissent quand je meurs! Dieu! qu'entens-je? est-ce ainsi qu'on parle de la gloire? S'élever par son âme, ennoblir sa mémoire, Créer un nom fameux triomphant de la mort, Que tout coeur né sensible entend avec transport; Des vertus, des talens présenter l'assemblage A nos regards charmés d'une si belle image! Amis, la gloire existe, et ses droits sont certains. Quand Dieu créa la terre et forma les humains, Il fit naître la gloire, ainsi que lui féconde, Lui commanda d'instruire et d'embellir le monde, De mesurer les cieux, de subjuguer les mers, Et lui commit le soin d'achever l'univers. Que parlez-vous ici de fleurs sur votre cendre? Sont-ce les seuls tributs que vous devez attendre? La gloire est-elle ingrate? et ne la vois-je pas, Quand vous marchez vers elle, accourir dans vos bras? Ce sentiment si prompt d'involontaire estime, Qu'arrachent les talens, que leur aspect imprime, Que l'or ni les grandeurs n'excitent point en nous, N'est-il pas votre bien? n'est-il pas fait pour vous? Répandre avec chaleur son active pensée, C'est la grandeur de l'âme au dehors annoncée, Par des signes certains offerte à tous les yeux. Arrachez, déchirez le voile injurieux, Dont le sort veut couvrir cette empreinte divine, Qui d'une âme choisie atteste l'origine. Il faut juger les coeurs sans peser les destins: Epictète est par l'âme égal aux Antonins. Les beaux arts sont de tous l'immortel héritage; Tous ont sur cet autel présenté leur hommage. Voyez ce Richelieu, ce fier vengeur des lis, Tonnant autour du trône où son maître est assis; Il dispute à la fois, et d'une ardeur pareille, L'Alsace à l'empereur, et le Cid à Corneille. Ah! vous m'ouvrez les yeux, vous entraînez mes pas. Mais, quoi! tous ces écueils, ces malheurs, ces combats! La haine qui se tait! la basse calomnie Sans cesse repoussée et sans cesse impunie! L'homme vil et puissant qui, pour percer mon coeur, D'une main subalterne achète la fureur! Eh bien! que craignez-vous? Un bras plus redoutable Vous couvre d'une égide auguste, impénétrable. Le jugement public: voilà votre vengeur, Votre ami, votre appui, votre consolateur; Je le vois vous conduire au fond d'un sanctuaire, Dont rien ne brisera l'invincible barrière. Sous ce puissant abri, placez-vous par vos moeurs. C'est là qu'on peut braver les absurdes rumeurs, De l'orgueil forcené la vengeance hautaine, Voir en pitié la rage, et sourire à la haine. Ah! plutôt saisissons un espoir plus heureux: Il est, il est encor des mortels généreux Dont l'amitié touchante, active et courageuse Défendra hautement votre vie orageuse, Soutiendra les assauts du superbe oppresseur, Et sera de vos jours l'orgueil et la douceur. Quel prix plus glorieux? que faut-il davantage? J'embrasse avec transport ce fortuné présage; Mais l'avoûrai-je enfin? il me faut un bonheur Qui s'attache à mon être, et qui tienne à mon coeur. Eh! ne l'avez-vous pas? quoi donc! cette âme immense Qui sait trouver en soi sa plus vive existence, Qui tend tous ses ressorts, qui s'agite en tous sens, Qui voudrait même en vain réprimer ses élans, De ses propres plaisirs n'est-elle pas la mère? Ces morts, dont la raison nous guide et nous éclaire, Ne vont-ils pas dans nous verser leurs sentimens, De leurs coeurs enflammés rapides mouvemens? S'emparer de leur âme et l'égaler peut-être, Fixer, éterniser chaque instant de son être, Est-il un sort plus doux, un plaisir plus touchant? Conserve-moi, grand dieu! le fortuné penchant Qui place dans moi seul mon bonheur, ma richesse, M'arrache aux passions d'une ardente jeunesse, Et trompant de mon coeur la sensibilité, De ses feux sans péril nourrit l'activité. Tout n'appartient-il pas au mortel né sensible? Il est de l'univers possesseur invisible; Il va, de tous les arts, par un heureux larcin, Dérober les trésors, les renferme en son sein: Tout est vivant pour lui; son âme active et pure Existe dans chaque être et remplit la nature, Partout de son bonheur va saisir l'aliment, Le dévore et s'enfuit avec un sentiment. Un autre don du ciel ornera votre vie. Imagination, compagne du génie, Toi, dont la main brillante et prodigue de fleurs Étend sur l'univers tes riantes couleurs! Le génie entouré de tes heureux prestiges, Sous tes yeux, à ta voix enfante des prodiges. Sur ton aile rapide il vole dans les cieux, Embrasse d'un coup d'oeil tous les temps, tous les lieux; Des empires détruits il revoit l'origine, Le choc de leurs destins, leur grandeur, leur ruine; Parcourt avidement tous ces tableaux divers Qu'aux regards des mortels les siècles ont offerts, La nature et ses jeux, ses travaux, ses caprices, Miracles échappés à ses mains créatrices, Le combat et l'accord de tous les élémens, Le sillon de l'éclair et la fuite des vents. Voici l'instant propice; il s'agite, il s'enflamme; Un nouvel univers va sortir de son âme: De ce monde nouveau les élémens pressés D'abord sont au hasard et sans ordre entassés: L'imagination plane sur cet abîme; Le cahos fuit, tout naît, chaque germe s'anime; L'esprit actif et prompt, dans un rapide élan, Du monde qu'il médite a dessiné le plan; Tout s'arrange: l'idée informe, languissante, Appelle autour de soi l'image obéissante: Soudain l'image accourt, et par d'heureux accords, Vient s'unir à l'idée, et lui donner un corps. Tous les traits sont marqués; les couleurs s'assortissent; Sous de rians pinceaux les êtres s'embellissent, Et placés avec art, contrastés avec choix, Sous l'oeil du créateur se pressent à la fois. Il frémit, il palpite; et son âme ravie Sent l'ivresse sublime et l'orgueil du génie. Eh bien! avec ce sens, cet instinct merveilleux, Pouvez-vous, sans rougir, vous croire malheureux? Ah! bénissez plutôt ce fortuné partage: Aux vertus à jamais consacrez en l'usage. Vivez pour la patrie et pour l'humanité, Pour l'amitié, la gloire et la postérité; De vos coeurs avec soin défendez la noblesse; D'un sentiment jaloux repoussez la bassesse: Chérissons le rival qui peut nous surpasser: Montrez-moi mon vainqueur, et je cours l'embrasser. De la lice à l'envi franchissez la barrière, Et vous direz un jour, au bout de la carrière: «Le destin m'opprimait, et moi, je l'ai vaincu; J'ai senti l'existence, et mon coeur a vécu.» Bacarole. Imitée De L'Italien. Aux bords fleuris d'une fontaine, J'ai vu, dans les bras du sommeil, Des coeurs la jeune souveraine, L'oeil demi-clos, le teint vermeil: Ah! qu'en dormant elle était belle! Que son réveil me charmera! Besoin d'amour dort avec elle; Avec elle il s'éveillera. Sa bouche a l'éclat de la rose, Qu'au premier souffle du printemps, Avril respire, fraîche éclose Du sein des frimats expirans: Ah! qu'en dormant elle était belle! Que son réveil me charmera! Besoin d'amour dort avec elle; Avec elle il s'éveillera. Sur sa main sa tête appuyée Ressemble au lis qui mollement, Sur sa tige aux vents déployée, Reste penché languissamment. Ah! qu'en dormant elle était belle! Que son réveil me charmera! Besoin d'amour dort avec elle; Avec elle il s'éveillera. Et sous cette gaze mouvante Que soulève un zéphir malin, Palpite une gorge naissante Qu'envîrait la fleur du matin. Ah! qu'en dormant elle était belle! Que son réveil me charmera! Besoin d'amour dort avec elle Avec elle il s'éveillera. Sa longue et blonde chevelure, Errant au caprice du vent, Tantôt flotte sur sa figure, Et tantôt sur son col descend. Ah! qu'en dormant elle était belle! Que son réveil me charmera! Besoin d'amour dort avec elle; Avec elle il s'éveillera. Morphée, ô toi par qui reposent Tant d'appas offerts à mes yeux, Permets qu'en son sein je dépose L'ardeur des plus aimables feux. Ah! qu'en dormant elle était belle! Que son réveil me charmera! Besoin d'amour dort avec elle; Avec elle il s'éveillera. De nos baisers le doux échange Dans son coeur portera l'amour: Transports charmans! divin mélange! Je vous devrai mon plus beau jour. Ah! qu'en dormant elle était belle! Que son réveil me charmera! Besoin d'amour dort avec elle; Avec elle il s'éveillera. L'Heureux Temps. Temps heureux où régnaient Louis et Pompadour! Temps heureux où chacun ne s'occupait en France Que de vers, de romans, de musique, de danse, Des prestiges des arts, des douceurs de l'amour! Le seul soin qu'on connût était celui de plaire; On dormait deux la nuit, on riait tout le jour; Varier ses plaisirs était l'unique affaire. A midi, dès qu'on s'éveillait, Pour nouvelle on se demandait Quel enfant de Thalie, ou bien de Melpomène, D'un chef-d'oeuvre nouveau devait orner la scène; Quel tableau paraîtrait cette année au Salon; Quel marbre s'animait sous l'art de Bouchardon; Ou quelle fille de Cythère, Astre encore inconnu, levé sur l'horison, Commençait du plaisir l'attrayante carrière. On courait applaudir Dumesnil ou Clairon, Profiler des leçons que nous donnait Voltaire, Voir peindre la nature à grands traits par Buffon. Du profond Diderot l'éloquence hardie Traçait le vaste plan de l'Encyclopédie; Montesquieu nous donnait l'esprit de chaque loi; Nos savans, mesurant la terre et les planètes, Eclairant, calculant le retour des comètes, Des peuples ignorans calmaient le vain effroi. La renommée alors annonçait nos conquêtes; Les dames couronnaient, au milieu de nos fêtes, Les vainqueurs de Lawfeld et ceux de Fontenoy. Sur le vaisseau public, les passagers tranquilles Coulaient leurs jours gaîment dans un heureux repos, Et sans se tourmenter de soucis inutiles, Sans interroger l'air, et les vents et les flots, Sans vouloir diriger la flotte, Ils laissaient la manoeuvre aux mains des matelots, Et le gouvernail au pilote. La Vie De Paris. En se cherchant, il semble qu'on s'évite. On rentre chez soi très-content, Quand un portier intelligent De part ou d'autre a sauvé la visite. On a beaucoup d'amis, mais c'est sans liaison; Bref, le choix étant nul dans la foule indiscrète Qu'on adopte sans goût, qu'on quitte sans façon, De visages nouveaux sans cesse on fait emplète, Et c'est ce qu'on appelle ici tenir maison. On entre en scène à dix-huit ans, Dans le monde on se précipite: Une femme vous prend, vous promène et vous quitte. Bientôt mon grand enfant à ses pareils déplaît; L'homme forme le fruit, et le vieillard le hait. Que devenir? errant à l'aventure, Isolé dans le tourbillon, La liberté du jeu lui paraît la plus sûre; Il s'y livre d'abord par ton; Et le désoeuvrement entraînant l'habitude, A trente ans vous voyez un sot Qui, pour avoir vécu trop tôt, Gémit dans le chagrin et la décrépitude. Imitation D'Ovide. Je ne sais point porter de chaînes éternelles, Et j'ose me vanter de ma légèreté: Quand l'univers nous offre tant de belles, Pourquoi n'aimer qu'une beauté? Si je vois une fille innocente et tranquille, Qui baisse ses regards sur un sein immobile, Son timide embarras, sa naïve candeur, Sont des pièges cachés qui surprennent mon coeur. Si, marchant d'un air leste et la tête assurée, Attaquant, provoquant la jeunesse enivrée, Laïs vient à paraître, elle enflamme mes sens; J'ai bientôt oublié ma modeste bergère, Et c'est la volupté, c'est l'art que je préfère, Afin de savourer des plaisirs différens. Du haut de sa grandeur, de sa tige éclatante, J'aime à faire descendre une superbe amante; Et je crois, triomphant d'elle et de ses aïeux, M'élever dans ses bras jusques au sein des dieux. Tu n'as pas moins de droits sur mon âme inconstante, Toi, dont l'esprit orné rend l'entretien charmant: Aux plaisirs de l'amour se borne l'ignorante, Et ses soins délicats flattent un tendre amant. Que la voix de Cloé me pénètre et me touche! Quel plaisir, quand le coeur et l'oreille sont pris, D'interpréter, par un baiser surpris, Les sons pleins de douceur qui sortent de sa bouche! Je ne puis voir, sans un trouble soudain, Dans les bras d'une belle une harpe enlacée, Et mon oeil suit en feu, sur la corde pincée, Le jeu vif et brillant d'une charmante main. Les grâces de Cinthie et sa taille légère M'offrent les souvenirs des nymphes de nos bois; Et quand ses pas hardis l'enlèvent de la terre, Je voudrais, embrassant sa taille entre mes doigts, La porter en triomphe aux bosquets de Cythère. Le frais matin de la beauté, Les premiers jours de sa naissance, Portent, dans mon sein agité, La plus active effervescence. Son été même a des charmes pour moi. O femmes! je ne vis que pour vous dans le monde; Mais j'aime à partager l'encens que je vous doi, Et la brune me rend infidèle à la blonde: Mon coeur ne brave pas un seul de vos attraits. Enfin, quelque beauté que l'on cite dans Rome, Que l'univers possède et l'univers renomme, Elle est d'abord l'objet de mes ardens souhaits; Et comme un nouvel Alexandre, Animé d'un feu tout divin, Dans mon ambition, prêt à tout entreprendre, Je voudrais conquérir le monde féminin. Le Paradis. L'autre monde, Zelmis, est un monde inconnu, Où s'égare notre pensée; D'y voyager sans fruit la mienne s'est lassée; Pour toujours j'en suis revenu. J'ai vu, dans ce pays des fables, Les divers paradis qu'imagina l'erreur: Il en est bien peu d'agréables; Aucun n'a satisfait mon esprit et mon coeur. Vous mourez, nous dit Pythagore; Mais sous un autre nom vous renaissez encore, Et ce globe à jamais est par vous habité. Crois-tu nous consoler par ce triste mensonge, Philosophe imprudent et jadis trop vanté? Dans un nouvel ennui ta fable nous replonge. Mais à notre avantage on dit la vérité. Celui-là mentit avec grâce, Qui créa l'Elysée et les eaux du Léthé. Mais dans cet asile enchanté, Pourquoi l'amour heureux n'a-t-il pas une place? Aux douces voluptés pourquoi l'a-t-on fermé? Du calme et du repos quelquefois on se lasse; On ne se lasse point d'aimer et d'être aimé. Le dieu de la Scandinavie, Odin, pour plaire à ses guerriers, Leur promettait, dans l'autre vie, Des armes, des combats et de nouveaux lauriers. Attaché dès l'enfance aux drapeaux de Bellone, J'honore la valeur, à d'Estaing j'applaudis; Mais je pense qu'en paradis On ne doit plus tuer personne. Un noble espoir séduit le nègre infortuné, Qu'un marchand arracha des déserts de l'Afrique. Courbé sous un joug despotique, Dans un long esclavage il languit enchaîné. Mais quand la mort propice a fini ses misères, Il revole joyeux au pays de ses pères, Et cet heureux retour est suivi d'un repas. Pour moi, vivant ou mort, je reste sur vos pas. Non, Zelmis, après mon trépas, Je ne chercherai point les bords qui m'ont vu naître: Mon paradis ne saurait être Aux lieux où vous ne serez pas. Jadis au milieu des nuages L'habitant de l'Ecosse avait placé le sien. Il donnait à son gré le calme ou les orages; Des mortels vertueux il cherchait l'entretien; Entouré de vapeurs brillantes, Couvert d'une robe d'azur, Il aimait à glisser sous le ciel le plus pur, Et se montrait souvent sous des formes riantes. Ce passe-temps est assez doux; Mais de ces sylphes, entre nous, Je ne veux point grossir le nombre, J'ai quelque répugnance à n'être plus qu'une ombre; Une ombre est peu de chose, et les corps valent mieux; Gardons-les. Mahomet eut grand soin de nous dire Que, dans son paradis, on entrait avec eux. Des houris c'est l'heureux empire; Là, les attraits sont immortels; Hébé n'y vieillit point; la belle Cythérée, D'un hommage plus doux constamment honorée, Y prodigue aux élus des plaisirs éternels. Mais je voudrais y voir un maître que j'adore: L'Amour qui donne seul un charme à nos désirs, L'Amour qui donne seul de la grâce aux plaisirs. Pour le rendre parfait, j'y conduirais encore La tranquille et pure Amitié, Et d'un coeur trop sensible elle aurait la moitié. Asile d'une paix profonde, Ce lieu serait alors le plus beau des séjours; Et ce paradis des amours, Si vous vouliez, Zelmis, on l'aurait en ce monde. La Vieille De Seize Ans. Lise à quinze ans plut et fut peu cruelle; Mais Lise, hélas! fut quittée à seize ans. La pauvre enfant alors, n'amusant qu'elle, Crut d'être aimable avoir passé le temps. Son miroir même, à ses yeux pleins de larmes, Ne montrait plus ni beauté, ni fraîcheur; Toute charmante, elle pleurait ses charmes Et cet air simple exprimait son erreur. J'avais quinze ans, quand tu me trouvais belle; Un an détruit ma beauté, ton ardeur. Mon coeur, hélas! t'aime encore, infidèle! Mais à seize ans peut-on offrir son coeur? Tu me pressais, quel feu!.. quelle tendresse!.. Mais j'ai seize ans; adieu tous tes désirs! Du doux plaisir je sens encore l'ivresse; Mais j'ai seize ans; adieu tous tes plaisirs! Quoi! vingt printemps que toi-même as vu naître, A tous les yeux n'ont fait que t'embellir! Moi, j'ai seize ans, je n'ose plus paraître; Un an d'amour a donc pu me vieillir? Hier Damon, qui me poursuit sans cesse, M'offrait un coeur tout prêt à s'enflammer; Allez, lui dis-je, allez à la jeunesse; Moi j'ai seize ans, on ne doit plus m'aimer. Mais non, cruel, reviens à ta bergère, Reviens, pardonne à mes seize printemps; S'il faut quinze ans, perfide, pour te plaire, Viens, dans tes bras j'aurai toujours quinze ans. Candide. Candide est un petit vaurien Qui n'a ni pudeur ni cervelle; A ses traits on reconnaît bien Frère cadet de la Pucelle. Leur vieux papa, pour rajeunir, Donnerait une belle somme; Sa jeunesse va revenir, Il fait des oeuvres de jeune homme. Tout n'est pas bien: lisez l'écrit, La preuve en est à chaque page, Vous verrez même en cet ouvrage Que tout est mal comme il le dit. La Bohémienne. Pour connaître le sort des maîtres des humains, Mon art ne m'est pas nécessaire; C'est sur le front des rois que je lis leurs destins: L'oracle est sûr, et mon art doit se taire. A l'aspect de ce jeune roi, L'avenir se dévoile à mes yeux sans mystère; Son sort est d'être heureux, d'être aimable, de plaire, Et tous les coeurs l'ont prédit avant moi. Peuple, à qui sa présence est chère, En ces lieux retenez ses pas; Un roi qu'on aime et qu'on révère A des sujets en tous climats: Il a beau parcourir la terre, Il est toujours dans ses états (3). Sur L'Élection De MM. Lemierre Et De Tressan A L'Académie Française. Honneur à la double cédule Du sénat dont l'auguste voix Couronne, par un digne choix, Et le vice et le ridicule. Sur La Tragédie De Coriolan, Par La Harpe, Dont Les Comédiens Français Donnèrent Une Représentation Au Bénéfice Des Pauvres, Le 3 Mars 1784. Pour les pauvres la comédie Donne une pauvre tragédie; Nous devons tous en vérité Bien l'applaudir par charité. Le Siècle A Du Caractère. L'histoire en a la preuve en mains, C'est l'exemple qui fait les hommes. Si Dieu renvoyait les Romains Dans le pauvre siècle où nous sommes, Caton tournerait à tout vent, Lucrèce serait une fille, Messaline irait au couvent, Et Brutus même à la Bastille. L'Abbé De Chaulieu Et Le Cardinal De Bernis. Chaulieu, disciple d'Epicure, Et des grâces heureux amant, Quand tu chantais si tendrement Ces vers, enfans de la nature, Qui t'inspirait? le sentiment. O toi, qui veux suivre ses traces, Abbé galant et délicat, Dont les pinceaux donnent aux grâces, Cet air coquet de ton état, Qui t'inspire cette finesse, Ces traits choisis, cet agrément, Qui voilent le raisonnement, Et font badiner la tendresse? Tu me réponds: le sentiment. Mais viens sur la verte fougère Voir folâtrer cette bergère; Quelle tendre simplicité! Son amour lui sert de parure; Il rend touchante sa beauté; On la prendrait pour la nature Sous les traits de la volupté. Ne dis-tu pas: telle est la muse De Chaulieu, cet aimable auteur; Il me touche, lorsqu'il m'amuse; Son esprit ne parle qu'au coeur. S'il tient en main sa tasse pleine, Il est Bacchus, je suis Silène. Lorsque sur les lèvres d'Iris, Il cueille ces baisers humides, Dont les plaisirs vifs et perfides Suspendent tous les sens surpris, Et livrent les nymphes timides A leurs satyres enhardis, Mon âme s'enivre avec elle, Des torrens de sa volupté. Je songe... Plus d'une beauté Sait les nuits que je me rappelle. S'il cesse d'être Anacréon, Pour s'instruire chez Epicure, Il détruit la demeure obscure Où l'erreur voyait l'Achéron. A sa voix mon coeur se rassure, Et mes plaisirs bravent Pluton. Plus froid, éblouis davantage; Bernis, je vois dans ton ouvrage Autant d'éclat et moins d'appas; Ton esprit obtient mon suffrage, Mais mon coeur ne le donne pas. Ta muse est l'adroite coquette Qui sait placer un agrément, Faire jouer un diamant, Femme adorable, un peu caillette, Toujours en habit arrangé, Possédant l'art de la toilette, Et redoutant le négligé. Les Jeunes Gens Du Siècle. Beautés qui fuyez la licence, Evitez tous nos jeunes gens; L'Amour a déserté la France A l'aspect de ces grands enfans. Ils ont, par leur ton, leur langage, Effarouché la volupté, Et gardé pour tout apanage L'ignorance et la nullité; Malgré leur tournure fragile, A courir ils passent leur temps; Ils sont importuns à la ville, A la cour ils sont importans; Dans le monde en rois ils décident, Au spectacle ils ont l'air méchant; Partout leurs sottises les guident, Partout le mépris les attend. Pour eux les soins sont des vétilles, Et l'esprit n'est qu'un lourd bon sens; Ils sont gauches auprès des filles, Auprès des femmes indécens. Leur jargon ne pouvant s'entendre, Si leur jeunesse peut tenter Ceux que le besoin a fait prendre, L'ennui bientôt les fait quitter. Sur leurs airs et sur leur figure Presque tous fondent leur espoir; Ils font entrer dans leur parure Tout le goût qu'ils pensent avoir. Dans le cercle de quelques belles Ils vont s'établir en vainqueurs; Mais ils ont toujours auprès d'elles Plus d'aisance que de faveurs. De toutes leurs bonnes fortunes Ils ne se prévalent jamais, Leurs maîtresses sont si communes, Que la honte les rend discrets. Ils préfèrent, dans leur ivresse, La débauche aux plus doux plaisirs, Et goûtent sans délicatesse Des jouissances sans désirs. Puissent la volupté, les grâces, Les expulser loin de leur cour, Et favoriser en leurs places La gaîté, l'esprit et l'amour! Les déserteurs de la tendresse Doivent-ils goûter ses douceurs? Quand ils dégradent la jeunesse, En doivent-ils cueillir les fleurs? Vers Composés A L'Occasion De La Fête De M. De Vaudreuil. Du patronage il faut chanter la fête: A votre tour, Saint-Joseph, aujourd'hui Qu'à vous louer ici chacun s'apprête! Chacun de nous en vous trouve un appui. Celui qu'on vit jadis en Galilée, Benin mari, s'endormir en son lit, Quand près de lui Marie, un peu troublée, Dévotement cachait le Saint-Esprit, N'est point le saint qu'aujourd'hui ma voix chante; J'aime l'hymen, mais je hais un mari, Qui, sourd aux voeux d'une beauté touchante, Dort aux transports d'un coeur qui le trahit. Que l'innocent, armé de sa verloppe, Joigne sans art les ais mal assortis Du vieux sapin qui forme son échoppe, J'en suis fâché: les grâces et les ris, Par cette fente en sa couche introduits, Des doux plaisirs allumeront l'amorce; Et son honneur, par le ciel compromis, Piteusement reçoit plus d'une entorse. Quoiqu'en ce monde il soit plus d'un Joseph, Au vieux patron le mien point ne ressemble; De son honneur il a gardé la clef; Cornes au front pour lui font triste ensemble; Il n'est besoin, quand l'amour éveillé Des voluptés ouvre l'ardente coupe, Qu'un doux pigeon tout à coup révélé Entre les draps se glisse et monte en poupe; Il n'est pour lui d'esprit si merveilleux, Qu'il ne surpasse en exploits amoureux; Prompt sans désirs, il n'attend point qu'un autre Cueille en son lieu la rose du plaisir; L'amour n'a point de plus ardent apôtre, Et l'amitié de plus noble visir. Chantons en choeur, amis, chantons la fête De ce Joseph pour nous si précieux; Qu'à le louer chacun de nous s'apprête, Qu'un gai refrain charme ce jour heureux. . . . . . . . . . . . Docile aux voeux de son coeur éperdu Amour pour lui fait de plus doux miracles, Entre ses mains son arc toujours tendu, D'un trait brûlant, perce tous les obstacles; Et nul oiseau par l'amour alléché N'est en son lit entre deux draps couché, Sinon l'oiseau qui, d'une aile légère, Message au bec, court au sein des hasards, De Cythérée aimable messagère, Porter au loin un billet doux à Mars; Ou bien aussi le maître de l'aurore, Qui, fier des feux dont son front se décore, Avec orgueil chante, au sein de sa cour, Les longs transports de son prodigue amour; Ou bien l'oiseau que le bon La Fontaine Met dans les mains de certaine beauté, Quand tout à coup, de soupçons agité, Auprès du lit où la belle incertaine Rêve l'amour dont la réalité Naguère encor parfumait son haleine; Mère en courroux et respirant à peine, Paraît et voit, dans ce simple appareil De deux amans que charme le sommeil, Sa fille aux bras d'un superbe jeune homme, Beau comme Adam avant qu'il eût mangé Le pepin vert de la première pomme; Et près de lui, côte à côte rangés, Les charmes nus de sa fille endormie, Rêvant d'amour, d'espoir et d'insomnie. Madrigal. Elle est à moi, si parfaitement toute, Qu'elle et nul autre en elle n'ont plus rien, Et je n'aurai moins tort d'en faire doute, Qu'elle à penser qu'on puisse être plus sien. Aucun ennui n'a su troubler mon bien; Rien qui m'afflige et rien que je redoute; Hors qu'il me peine à me trop souvenir D'un qui l'avait pour maîtresse choisie, Et rien que mal n'a pu d'elle obtenir; Mais mal et bien m'en doit appartenir, Et du passé je suis en jalousie. A M. De M***, Qui M'Avait Envoyé Une Tasse De Porcelaine Avec Un Quatrain Où Il Me Recommandait De Ne Pas Imiter Diogène. Vers A M***. On boit commodément aux sources du Permesse Dans ce brillant émail, présent de votre main. De feu Pibrac vous prêchez la sagesse, Mais vous tournez beaucoup mieux un quatrain. Votre morale très-humaine Assure à vos conseils plus de succès qu'aux siens. De suivre vos leçons vous donnez les moyens; Jamais sage avant vous n'avait pris cette peine. Je ne cours point après la pauvreté. D'un cynisme orgueilleux c'est l'absurde manie; Il suffit de la voir avec tranquillité: La souffrir, c'est vertu; la chercher, c'est folie. Ce fou de Diogène est trop sage pour moi: J'aime sa fermeté, son mépris pour la vie; Mais son manteau percé ne m'irait point, je croi: La besace est de trop, je n'ai point ce beau zèle; On est pauvre, on est sage, on est heureux sans elle; Sans la besace enfin je prétends au bonheur. Ah! plaignez-le avec moi d'une plus triste erreur; Il n'avait point d'amis, ce n'est point là mon maître; J'aurais fui ce beau sage. Un ami, c'est mon bien; Mes voeux l'auraient cherché trop vainement peut-être, Et sa lanterne, hélas! ne m'eût servi de rien. Vers A M***. Je serai quitte dans huitaine De mon dramatique démon; Et je prétends, l'autre semaine, Congédier ma Melpomène, Et voir ta petite maison. De ta charmante Madelaine La fête approche, me dit-on; Embrasse pour moi sans façon Cette aimable et tendre chrétienne; Fais-lui, de grâce, un beau sermon Sur son goût pour la pénitence; Détourne-la de l'abstinence; De la table cours dans ses bras, Et mets-lui sur la conscience Tous les péchés que tu pourras. De ma morale un peu friponne Peut-être tu t'étonneras; J'en rougis, mais il est des cas Où ma gravité m'abandonne: Quelquefois même je soupçonne Qu'Aristippe vaut bien Zénon, Et qu'après tout, le vieux Caton Eut moins de plaisir que Pétrone. A Madame ***, Sur Une Loterie. J'ose espérer quelque bonheur: Votre nom, si cher à mon coeur, Doit être cher à la fortune. Pour vaincre sa haine importune, Mon nom peut-il mieux s'assortir? De nos désirs elle se joue; Mais si l'Amour tournait la roue, Je verrais le vôtre en sortir. Ah! pourquoi de la loterie L'Amour n'est-il pas directeur! Il saurait, adroit imposteur, Par une aimable tricherie, Vous soustraire à l'étourderie Du hasard, autre escamoteur, Dont on adore les caprices; Des destins, par vous plus propices, Je partagerais la faveur: Pour être heureux selon mon coeur, Il faut l'être sous vos auspices. A Celle Qui N'Est Plus. Dans ce moment épouvantable, Où des sens fatigués, des organes rompus, La mort avec fureur déchire les tissus, Lorsqu'en cet assaut redoutable L'âme, par un dernier effort, Lutte contre ses maux et dispute à la mort Du corps qu'elle animait le débris périssable; Dans ces momens affreux où l'homme est sans appui, Où l'amant fuit l'amante, où l'ami fuit l'ami, Moi seul, en frémissant, j'ai forcé mon courage A supporter pour toi cette effrayante image. De tes derniers combats j'ai ressenti l'horreur; Le sanglot lamentable a passé dans mon coeur; Tes yeux fixes, muets, où la mort était peinte, D'un sentiment plus doux semblaient porter l'empreinte, Ces yeux que j'avais vus par l'amour animés, Ces yeux que j'adorais, ma main les a fermés! Imité De L'Anthologie. Vénus sortait des bras de son amant: Une agraffe de sa cuirasse Au bras de la déesse a laissé quelque trace. Diane vint, et méchamment, Aux Dieux, par un seul mot, découvrit le mystère. Voyez, dit-elle avec douceur, Voyez comment un téméraire, Un Diomède encor ose blesser ma soeur! A Madame ***. On ne vit qu'à trente ans: tel est votre système; C'est celui de mon coeur depuis que je vous aime. Mes plus chers souvenirs, mes momens les plus doux, Me laissent le regret d'avoir vécu sans vous: J'ai connu des plaisirs et j'ai perdu ma vie. Elle commence à vous; elle est à son printemps: Un sentiment de vous m'a rendu mes beaux ans. Possédez à jamais mon âme rajeunie. Vos grâces, votre esprit, vos vertus, vos talens, Eterniseront mon ivresse; Elle épure mes sentimens; Et le délire de mes sens Est approuvé par la sagesse. A Madame ***, En Lui Envoyant Un Chien. Vous l'aimerez; il passera sa vie A vos pieds ou sur vos genoux; Près du chevet peut-être... Ah! je lui porte envie Sur les soins d'adoucir les tourmens d'un jaloux. Motifs De Mon Silence. Je touche au midi de mes ans, Et je me dois tous mes instans Pour jouir, non pour faire un livre. Ami, penser, sentir, c'est vivre: Ecrire, c'est perdre du temps. Imitation De Martial. J'ai fui loin de la ville, Ariste, et pour jamais: J'ai vu votre surprise, et je vous la pardonne. Quitter Rome et ses jeux, son cirque, son palais! Tout Romain de nos jours, en pareil cas, s'étonne. Ecoutez mes raisons; vous jugerez après. Dans Rome, l'or payait mon étroit domicile: Sans frais, j'ai dans les champs agrandi mon asile. Une cendre économe, en mon humble foyer, Réprimait la chaleur d'un ruineux brasier: Ici la flamme brille, et le chêne et le hêtre Pétille impunément dans un âtre champêtre. Chez vous, à chaque pas, ma bourse décroissait; Chacun de mes besoins, vivre m'appauvrissait: Du luxe de mon champ ma table est décorée; De mon rustique habit j'admire la durée. Pour chercher vos plaisirs et quelquefois l'ennui, On me vit me contraindre et dépendre d'autrui; Je dépens de moi seul pour être heureux et sage, Et j'ai fait loin des cours ma fortune au village. Cultivez donc les grands: demandez-leur en vain, Ce qu'en changeant de lieu vous obtenez soudain! Autre Du Même I. J'ai dit, belle Aglaé, partout et constamment, Que Cléon, votre ami, n'était point votre amant; Et j'avais presque dans le monde Établi mon opinion; Mais, votre mari mort, vous épousez Cléon: Que voulez-vous que je réponde? Autre Du Même II. Recherché par les grands, invité par les belles, Vous négligez peut-être un peu trop l'amitié, Qui vaut mieux qu'eux, qui vaut mieux qu'elles: Vous le disiez jadis, vous l'avez oublié. Adieu: jouissez bien de toute votre gloire; Brillez dans les salons; réussissez, plaisez, Gardez-vous cependant de vous en faire accroire; On ne vous aime point, Damis: vous amusez. Moralité. Brillante et vaine ambition, Et vous, gloire, émulation, Que l'on vante et qu'on déifie, Vous êtes l'honorable nom Et de l'orgueil et de l'envie: Du coeur vous êtes le poison, Et le tourment de notre vie. Epigramme. J'aimai Damis dès ma jeunesse: Zèle, bienfaits, soins délicats, Ont prouvé pour lui ma tendresse; Eh bien! Damis ne m'aime pas. Il me voit; il m'écrit, me loue: Je me plaindrais injustement. Jamais personne, je l'avoue, Ne fut ingrat si décemment. Autre. Un théologien expert, Célèbre par le syllogisme, Prétendait convertir Robert, Et le guérir de l'athéisme. Mais voyez à quoi cela sert? C'est beaucoup que le bon Robert Veuille se réduire au déisme, Encore dit-il qu'il y perd. Sur Un Mari. L'heureux époux! que son sort est charmant! Il est trompé, si bien, si finement! Il est si sûr de sa tendre Égérie, Que, si l'hymen s'engage avec serment A m'accorder le même aveuglement, Sur mon honneur, demain je me marie. Vers Mis Au Bas Du Portrait De Mirabeau. Peintre de Frédéric, il a jugé ses lois, Et soumis l'héroïsme à la philosophie. Chez nous, vengeur du peuple, il sert, par son génie, L'humanité, l'état, peut-être tous les rois. Vers A Mettre Au Bas Du Portrait De D'Alembert. Je change, à mon gré de visage. Je deviens tour à tour d'Angeville, Poisson, Rimeur (4), historien (5), géomètre, bouffon (6); Je contrefais même le sage (7). Epigramme Contre La Harpe. Ce cher Laharpe, il ne siégera pas, Comme Gaillard, dans le fauteuil à bras. J'en suis fâché; sa fortune était faite. -Faite! Et comment?-Cent jetons partagés Sur un tapis entre tant d'agrégés, C'est pour chacun si modique recette! Et puis on court après ces jetons.-Oui; Mais dès l'abord on aurait du confrère Vu tout l'orgueil, le fiel, le caractère: Il restait seul; la bourse était à lui. Autre Contre Le Même I. Mon pauvre ami, te voilà bien confus De voir qu'enfin chez les quarante élus Tu ne pourras jamais prendre ton somme. -Confus! pourquoi? Mes talens sont connus; Avec éclat sans cesse on me renomme Dans mon Mercure; et si je suis exclus, C'est simplement, relisez les statuts, C'est simplement qu'il faut être honnête homme. Autre Contre Le Même II. Depuis un temps Laharpe a des aïeux: Surcroît d'orgueil. Le vitrier, son frère, En est blessé; moi, je suis furieux, Bien moins pourtant que la limonadière. Eh! mon ami, baisse les yeux sur moi: Ma race est neuve, il est vrai; mais qu'y faire? Dieu ne m'a point accordé, comme à toi, Près de trente ans pour bien choisir mon père. Le Roi De Danemark, En Partant De Paris. Triste Paris, que tu m'assommes De vers, de soupers, d'opéras! Je suis venu pour voir des hommes: Rangez-vous, messieurs de Duras. A Une Femme Qui Prétendait Que Ses Amis Ne S'Occupaient Pas D'Elle. Tous vos amis songent à vous, Hortense; Plus d'un voudrait peut-être y penser moins souvent; Mais vous devez, je crois, la préférence A celui-là qui rêve en y songeant. Le Palais De La Faveur. Allégorie En Vers Et En Prose. J'aime, vous le savez, les promenades solitaires; et vous, mon ami, vous aimez les rencontres qu'elles me procurent, les récits que je vous en fais, les rêveries même qu'elles m'occasionnent. Prose, vers, séparés ou confondus, tout est bien reçu de vous; tout vous convient également. Il ne me faut rien moins que cet excès d'indulgence et l'amitié qui en est la source, pour m'engager à vous écrire ces bagatelles. Écoutez le récit de ma dernière aventure. Je m'étais assis au pied d'un arbre, dans le carrefour de la forêt de***, le moins fréquenté, et que cependant je connaissais. J'aperçus un sentier qui me parut charmant; je me levai pour le suivre, persuadé qu'il me conduirait à un lieu plus délicieux encore. Je le suivis assez long-temps: le marcher était doux; et c'est ce qui me faisait poursuivre, malgré la variété des détours qui sans doute ont fait abandonner cette route. Le terme où elle conduit est très-désiré, et l'on cherche à y arriver le plutôt possible. J'arrivai enfin au bout de ce sentier, et je me trouvai dans une avenue superbe qui conduisait à un palais dont l'éclat m'éblouit. Je vis de loin une foule innombrable qui remplissait les cours. Je crus qu'il y avait une fête: ma conjecture était d'autant plus fondée, que, dans ce tumulte et cette confusion, je ne distinguai, ni n'entendis aucune marque de joie. Quelle que fût cette fête, je voulus en avoir ma part, et je cédai à cet instinct de curiosité qui maîtrise presque tous les hommes, et souvent les philosophes plus que les autres. J'eus beaucoup de peine à pénétrer, à me faire jour à travers la foule. Des gens plus pressés que moi me poussaient, me heurtaient, me frappaient même presqu'à dessein, et se précipitaient pour passer les premiers: il est vrai qu'ils se trouvaient ensuite renversés ou écartés par d'autres plus forts et plus adroits. Cet empressement général redoublait ma curiosité; mais je craignais bien de ne pouvoir la satisfaire, lorsque je me sentis enlevé et comme porté sur les marches du palais, par un flot impétueux, qui me fit courir de grands risques, mais qui m'abrégea la moitié du chemin. Je me dégageai de ce chaos et voulus entrer pour m'asseoir. Le garde qui était dans l'intérieur m'aborda, et me demanda ce que je voulais. "Hélas! rien, lui répondis-je du ton d'un homme fatigué.-Dans le lieu où vous êtes, me dit-il, on ne croit plus à cette réponse.-Eh bien! monsieur, lui répliquai-je, ce que je demande, c'est un peu de repos.-Ce n'est pas non plus ce que l'on vient chercher ici, et je doute que vous puissiez le trouver. Cependant, asseyez-vous; mais si vous ne désirez que la tranquillité, n'attendez pas le retour de ma maîtresse.-Eh puis-je, monsieur, vous demander qui elle est, lui dis-je très-poliment?-Elle se nomme Faveur.-En quoi votre maîtresse pourrait-elle troubler mon repos?-Monsieur paraît étranger?-Je le suis à beaucoup de choses, à presque tout.-C'est de bien bonne heure, me répliqua-t-il:" et il me regarda bien fixement. Je ne sais si ma figure lui plut; mais prenant un air plus ouvert et plus poli: "Faites-moi l'honneur de me suivre, me dit-il; je veux vous faire voir les appartemens de ma maîtresse." Je le suivis; il ouvrit une porte, et je fus ébloui à la vue de toutes les merveilles qui s'offrirent à mes yeux. J'avançai; et, après m'être livré à ma surprise, je regardai mon guide. "Tout ceci est magique, lui dis-je.-Point du tout, me répondit-il; tous ces chefs-d'oeuvres sont réels, mais faux. Sortons vite, si vous voulez que l'effet ne soit pas détruit dans quelques instans." Je m'approchai tour à tour de la tapisserie, des meubles, des cristaux, des lustres; tout était faux. L'or, l'argent n'en avaient que l'apparence; les broderies n'étaient que de vaines découpures; les cristaux, les diamans n'étaient que des verres à facettes; et la perspective du fond de l'appartement, une perspective trompeuse, telle qu'on en voit sur nos théâtres; les coussins, les lits, les sophas sont formés de roses amoncelées à la hâte, et dont on a oublié d'arracher les épines. "Eh! monsieur, dis-je à mon conducteur, que faites-vous ici?-Je n'y suis, me répondit-il, que par hasard; j'y remplis la fonction d'un ami absent que rien ne peut détromper, et qui a vieilli auprès de Faveur dans un service assez ingrat. Je vous parlerai d'elle avec une liberté qu'il ne me permet pas, et qui a pensé me brouiller avec lui. Tout ce que vous voyez ici de faux et de frivole, est l'emblème de son caractère et de son esprit. Coquette et inconstante, elle vous recherche et vous rebute l'instant d'après. Importune, c'est elle qui pourtant fuit la première. Dans son âme comme dans son palais, tout est joué, tout est trompeur, sa beauté, sa bonté même; mais elle a des grâces dont l'attrait est presque invincible. On ne sait quel enchantement Vers elle en secret vous attire, Et remplit l'âme en un moment D'un crédule ravissement, Qui devient ivresse ou délire. Sans pouvoir se faire estimer, Elle a su fonder son empire Sur tous les moyens de séduire, Hors toutefois celui d'aimer. Aimer est pour elle impossible; Mais elle sait le feindre, hélas! Et c'est le charme irrésistible Qui nous enchaîne sur ses pas. Oui, dans un profil trop rapide, Soit naïf, soit étudié, Souvent elle offre à l'oeil timide Une ressemblance perfide, Faut-il dire? avec l'amitié. Ce faux air, cette vaine image Commence la séduction; La vanité nous encourage, Et complète l'illusion; On se croit heureux, presque sage, En voyant que l'opinion Complimente votre esclavage. Mais l'erreur dure-t-elle? Oh! non. Bientôt sur le pâle horizon Vont se ternir, et c'est dommage, La pourpre et l'or de ce nuage Où votre imagination Voyait briller un doux rayon; Votre bonheur et son ouvrage, Tout disparaît; et la raison Ne voit plus qu'un froid paysage, Ornement de votre prison.- "De votre prison! m'écriai-je.-Oh! monsieur, je ne veux point être emprisonné." Mon guide ne put s'empêcher de rire de ma terreur. "Fuyez donc, me dit-il, et craignez que ma maîtresse ne vous voie.-Quelle étrange idée! Craignez-vous qu'elle ne me prenne pour un des objets de son caprice?-Pourquoi non?-Mais, monsieur, d'où vient n'avez-vous pas cette crainte pour vous-même?-Elle m'a vu, croit me connaître: et c'est assez pour elle. Mais vous êtes pour ses yeux un objet nouveau, il n'en faut pas davantage.-Soyez tranquille; je veux la voir, et la verrai sans être aperçu.-Mais savez-vous qu'on se fait souvent une peine de ne pas l'être?-Pour moi, je ne m'intéresse pas aux chagrins de cette espèce.-Vous êtes un philosophe, je le vois; et ce que j'aime encore mieux, un philosophe gai; mais, après tout, seriez-vous le premier sage qui eût été pris à ce piége?-Non, mais je ne serais pas non plus le premier qui s'en fût garanti.-J'entends: vous voulez risquer l'aventure, pour avoir l'honneur attaché au triomphe d'un refus.-Peut-être ne suis-je pas insensible à cette gloire: je suis jeune encore; il faut me pardonner ce petit amour propre.-Jeune sage, prenez garde, me répliqua mon guide: Affronter la tentation, C'est manquer de philosophie; La sagesse veut que l'on fuie; Mais de la cour, hélas! fuit-on, Sinon quand le roi vous en prie?» J'allais répondre, lorsque j'entendis un grand mouvement dans la salle des gardes; et je crus, je dis même à mon conducteur que sans doute c'était la princesse. Il ne fit que détourner la tête; et à la sorte de tumulte qu'il entrevit: «Non, me dit-il, ce n'est que Lætitia, sa favorite.-Peut-on vous demander quel est son genre d'esprit, sa tournure?.. -Ne le devinez-vous pas, me dit-il? Au reste, peut-être que non. C'est un caractère assez singulier: Son air est vif et sémillant; Son esprit ne plaît qu'en surface; Son âme est un cristal mouvant Où tout brille, change et s'efface; Son crédit, comme elle inconstant, Naît, meurt, et revit par instant. Jamais elle n'est en disgrâce, Jamais en faveur pleinement. Mais qu'elle amuse un seul moment, Il n'est honneur, titre, ni place, Qu'elle n'enlève lestement. Rien ne l'émeut, ne l'embarrasse; On la traite légèrement, Au ton du jour elle se plie; Dame ou soubrette, elle est ravie: Nouvel emploi, nouveau talent, Soit calcul, routine ou folie, Son rôle, qui monte ou descend, Comme lui la diversifie. Son désir le plus permanent N'a l'air que d'une fantaisie Dont elle-même rit souvent, Dont l'insuccès serait plaisant: Et le succès la justifie. Égoïste avec enjoûment, Despotique avec bonhomie, On la voit, ou brusque ou polie, Vous gouverner obligeamment, Vous obliger étourdiment: Elle est tout ou rien, par saillie, Vous nuit, vous fête, vous oublie, Mais toujours agréablement: Oh! c'est une femme accomplie, Qui nous restera sûrement. Enfin la princesse parut, suivie de son brillant cortége; je reconnus aisément Lætitia, à l'air folâtre et familier dont elle aborda sa souveraine. Faveur, tout en regardant de côté et d'autre avec des yeux caressans qui semblaient prodiguer les promesses et ne donnaient que des espérances, lui fit un petit signe d'amitié, à peu près pareil à celui dont on accueille un joli épagneul. Lætitia en fut ravie; le ministre en fut jaloux; et, s'approchant de la princesse, il lui parla à l'oreille. "Oui, oui, lui dit-elle sans l'avoir entendu; tout ce qu'il vous plaira. Retirez-vous; votre temps est trop précieux." Ce dernier mot le charma; et il regarda tout autour de lui les nombreux témoins de sa gloire. Faveur traversa ensuite deux lignes composées de femmes du plus haut rang (autant que je pus en juger), et qu'elle ne regarda point, attendu qu'elles étaient pour la plupart assez vieilles. Ces dames n'en parurent pas surprises autant que je l'aurais cru, ce que j'attribuai moins à leur philosophie qu'à l'habitude de se voir négligées. Tout en avançant, Faveur approchait du groupe dont je faisais partie; ma figure n'a rien qui provoque l'attention, mais elle lui était inconnue: c'est sans doute ce qui m'attira ses regards. Elle fit quelques pas pour venir vers moi. Alors la foule de ses esclaves se sépara pour me faire place. Je m'avançai, mais sans cet empressement étourdi qui seul flatte la vanité de Faveur. Sa coquetterie en fut redoublée. Elle me dit que, dans un moment, elle m'inviterait à passer dans son cabinet; et elle se remit à parcourir la salle d'assemblée. Aussitôt la foule, qui, deux heures auparavant, avait pensé m'étouffer, fut à mes pieds; on me demanda mes ordres, et chacun de ces inconnus s'efforçait d'être remarqué de moi. Un moment après, Faveur me fit appeler, me fit asseoir auprès d'elle. C'est alors que je sentis tout l'empire de sa séduction. Elle prétendit me connaître par la renommée, me dit qu'elle voulait me fixer à sa cour. Ce qu'il y a d'inconcevable, c'est que ses discours me flattaient; mais comme j'hésitais dans mes réponses, elle me dit: "Ne jugez pas de moi sur les bruits qu'on s'efforce de répandre; je vaux mieux que ma réputation. Obligée par état d'être la dispensatrice des grâces, je suis quelquefois condamnée à paraître oublier mes amis, à paraître inconstante et frivole: ce qui me fait une peine affreuse; car, dans le fond, je suis très-solide. Et puis les peines attachées à ma place, l'ennui qui me tourmente...-L'ennui, m'écriai-je avec un air étonné!-Eh! sans doute. Voyez cette foule importune! et les affaires! et Tædiosus, mon ministre, qui m'assomme, à qui j'accorde tout pour m'en défaire! Il est si ennuyeux, que je suis quelquefois tentée de lui céder l'empire; mais on m'assure que cela aurait des inconvéniens.-Ne serait-il pas plus simple, lui dis-je, de le renvoyer?-Le renvoyer, s'écria-t-elle! cela est impossible!- Comment! dis-je, il ne s'en irait pas?" Un grand éclat de rire fut la réponse de Faveur. "Mon dieu, dit-elle, que cela est plaisant! Vous êtes très-aimable; je prévois que vous me deviendrez nécessaire? Quand vous verrai-je? Demain, je m'imagine, n'est-ce pas?-Madame, on ne vous a jamais fait sa cour pour une fois seulement.-Adieu, dit-elle: ne me manquez point de parole, je compte sur vos soins." Je la saluai respectueusement, et je me retirai par un escalier qui se trouva sur mon chemin, et qui rendait dans les cours. Je recueillis mes esprits au grand air. Je regrettai de n'avoir pas revu mon garde, pour jouir à ses yeux de ma victoire: tant il est vrai qu'après la vanité vaincue, il reste à vaincre l'amour propre, triomphe plus rare et bien plus difficile, s'il n'est même tout à fait impossible. Ce fut avec un plaisir bien vif que je me vis hors de ce pays, où, pour obtenir des grâces, il faut ennuyer ou amuser, être le digne rival de Tædiosus ou de Lætitia, sans caractère, sans dignité, ne sentir, ni n'inspirer soi-même nul véritable intérêt. Avec quel empressement je gagnai ma maison! J'y étais attendu, ce qui n'arrive à personne dans le lieu d'où je sortais. Mon asile me parut plus riant, mon jardin plus délicieux, le sourire d'une femme aimable animé d'une grâce plus touchante. D'où naissait dans mon âme ce surcroît d'attendrissement et de bonheur? Après en avoir goûté le charme, j'en cherchai malgré moi la cause, et je crus l'avoir trouvée. Peut-être la triste imposture Des biens qu'offre la vanité, Montre mieux la réalité De ceux que la raison procure. Peut-être, ouverte au sentiment, L'âme alors, plus simple et plus pure, S'abandonne plus aisément Au doux besoin d'épanchement Qui nous ramène à la nature. Adieu, mon ami: le même intérêt qui nous ramène à la nature, nous rappèle aussi vers l'amitié. ÉPITRES. Épître Sur La Vanité De La Gloire. Tu n'vetulæ auriculis alienis collegis escas? C'en est donc fait, et ton âme sensible A ses vrais goûts va se livrer enfin! Tu suis, ami, la pente irrésistible Qui des beaux arts t'applanit le chemin. Tu sais trop bien qu'une plume immortelle Nous a tracé les dégoûts, les hasards, Qu'en cette lice ouverte à nos regards Sème souvent la fortune cruelle. Oui, des destins la jalouse fureur, Osant mêler l'absynthe à l'ambroisie, A poursuivi l'aimable poésie, Et du nectar altéré la douceur. Mais, cher ami, cette muse badine, Vive autrefois, alors un peu chagrine, Sur un fond noir détrempa ses couleurs; Et cette abeille, en volant sur les fleurs, Avait senti la pointe d'une épine: Pour moi, je veux, aux yeux de mon ami, En badinant, combattre sa chimère; Faut-il des dieux emprunter le tonnerre Pour écraser un si faible ennemi? Je t'obéis. Tu m'ordonnes de croire Que ton esprit, et même ta raison, N'écoute ici que l'instinct de la gloire, Et ne se rend qu'à son noble aiguillon. Des vanités de la nature humaine, Dis-tu, la gloire est encor la moins vaine; Et du trépas je veux sauver mon nom. Quoi! ta raison, quoi! cet esprit si sage Conserve encor ce préjugé falot! Quoi! de la mort ton être est le partage! Et tu prétends lui dérober un mot! Ton nom! quel est cet étonnant langage! Quoi! ce désir, vrai fléau de ton âge, Va tourmenter tes jours infortunés, Pour illustrer ce frivole assemblage De signes vains par le sort combinés! Écoute au moins ces argumens célèbres Qui de l'école ont percé les ténèbres. Ce qui n'est rien peut-il avoir un nom? Que veux-tu dire? et quelle illusion! Peux-tu forcer ton âme fugitive A s'échapper de l'éternelle nuit? Peux-tu renaître? et quand l'arbre est détruit, Pourquoi vouloir qu'une feuille y survive? Quoi! du néant une ombre veut jouir! Mais supposons que ces vains caractères, Que le hasard a voulu réunir Pour distinguer, pour désigner tes pères, Vainqueurs du temps, perceront l'avenir. Par quelle voie et quel canal fidèle, Pour te transmettre une atteinte immortelle, Jusques à toi pourront-ils parvenir? Ce grand Romain, père de l'éloquence, Père de Rome et consul orateur, Dans son printemps adora cette erreur. Mais à la fin, rempli d'indifférence, Sur ce vain songe il composa, dit-on, Un beau traité contre cette démence, Cette fureur d'éterniser son nom, Traité modeste, et signé Cicéron. Dans un écrit, voyez-vous ce grand homme Vanter, prôner, même assez bassement, Un petit Grec, un sophiste de Rome; Recommander, et très-expressément, Au vain portier du temple de Mémoire De lui donner bonne place en l'histoire? Le Grec le fit; mais savez-vous comment La vanité se vit bien confondue? La lettre reste et l'histoire est perdue. Mais admirez comment, fiers d'être fous, Devant l'idole ils se prosternent tous! Oui, disent-ils, ce sentiment sublime Qui fait chérir et la gloire et l'estime, Par la vertu fut imprimé dans nous. D'une grande âme il est l'heureux partage; Dans notre coeur il descend le premier, Survit à tous, disparoît le dernier. Il est, dit-on, _la chemise du sage_: S'il est ainsi, qu'il aille donc tout nu. Quoi! vous osez transformer en vertu Cette folie, et tirer avantage De ce délire à d'autres inconnu! Et selon vous, tous ces mortels volages, Pour être fous, ne sont point assez sages! Je quitte, ami, ce ton de Juvénal: Permets qu'au moins ma muse plus légère Ose à tes yeux, sur un prisme moral, Analysant un préjugé fatal, Décomposer ta brillante chimère. Pardonnez-moi, rare et sublime Homère, L'air cavalier et le frivole ton Dont j'ose ici proférer votre nom. Vous savez bien que mon coeur vous révère. Ai-je oublié que Samos, Colophon, Et Clazomène, et Smyrne, et l'Ionie, Ont disputé jadis avec chaleur La gloire unique et l'immortel honneur D'avoir produit un si vaste génie? Vrai créateur de l'art le plus divin, J'avoûrais bien que, quand vous y passâtes, Et qu'on vous vit, aveugle pélerin, Brillant de gloire, un bourdon à la main, Du violon vainement vous raclâtes. Chaque pays, même l'heureux séjour Qui, selon lui, vous a donné le jour, Peut s'écrier, pour appuyer sa thèse: Couvert d'honneur et chargé de mal-aise, Ceint de lauriers, partant manquant de pain, Homère ici pensa mourir de faim; Or, réponds-moi, gueux et divin Homère (Car maintenant je puis te tutoyer, Puisqu'il est sûr qu'on a vu ta misère Ramper, languir dans le double métier De mendiant, et même de poète), Quand un savant, payé pour te louer, Te va prônant d'une bouche indiscrète, Et sans un coeur osant t'apprécier, Par vanité, par coutume t'admire, Et, t'ayant lu, te vante par oui-dire; Son vain encens descend-il chez les morts De ton esprit caresser les ressorts? Et toi, brillant et fertile génie, Toi, son rival et son imitateur, Ainsi que lui, fuyant de ta patrie, Non pour aller, besacier, voyageur, Piéton modeste, et pélerin poète, Faire aux passans une prière honnête; Mais pour donner bals, concerts et cadeaux, Pièce nouvelle et spectacles nouveaux, Où le coeur sent lorsque l'esprit s'élève; Pour transporter Athènes à Genève, T'y consoler, dans le sein du repos, Et de la haine et de l'encens des sots; Je l'avoûrai, quand un mortel sincère, De tes écrits ardent admirateur, Vante Arouet, il a flatté Voltaire; Mais quand la mort, au gré de maint auteur, De maint jaloux, surtout de maint libraire, T'aura frappé de sa faux meurtrière; Sous cette tombe, eh bien! parle, réponds, Mortel fameux: lequel de ces deux noms, Ces noms vantés, Arouet ou Voltaire, Dans ton sommeil, par un plus sûr pouvoir, Ranimera les cendres réveillées? Lequel des deux saura mieux émouvoir De ton cerveau les fibres ébranlées? Auquel, enfin, devons-nous envoyer Ce fade encens d'un éloge unanime? Noble fumée et tribut légitime Qu'à tes travaux l'univers doit payer? Du sort jaloux un caprice ordinaire A mon valet donna le nom d'Hector. L'entendez-vous, désoeuvré téméraire, Estropier, en insultant Homère, Les noms sacrés d'Ulysse et de Nestor; Et de Dacier, dans ses nobles emphases, Faire ronfler les éternelles phrases? Quand de Priam le fils infortuné, Le nom d'Hector, ce fléau de la Grèce, S'en vient frapper son esprit étonné, Avez-vous vu redoubler son ivresse, Et sur son front, de joie enluminé, Étinceler sa grotesque allégresse? Je sonne; il vient d'un air de dignité: Et le héros, en me versant à boire, Plus sûr que moi de vivre dans l'histoire, Savoure en paix son immortalité. Lorsque la mort, sans toucher à sa gloire, Rassemblera sous ses voiles épais L'Hector de Troye avec l'Hector laquais, Et qu'un des deux quittera ma livrée Pour endosser celle du vieux Pluton; Que sais-je, moi, si son âme enivrée Par les vapeurs dont jadis ce grand nom A chatouillé sa cervelle timbrée, Dans son erreur n'ira point partager Les vains honneurs dus au rival d'Achille; Si le Troyen ardent à se venger, Dont cet outrage échauffera la bile D'un coup de poing vaillamment asséné Tout à l'instar d'Ulysse dans Homère, Ne voudra point trancher en sa colère Ce grand débat, noblement terminé? Six Annibals ont illustré Carthage; De tous jadis on vanta le courage; Deux sont encor connus par leurs exploits, Et de la gloire ont enroué la voix. L'un, des Romains l'ennemi redoutable, Pendant treize ans d'un sénat éperdu Fut la terreur; et l'autre plus traitable, Nous dit l'histoire, avait été pendu. Vous, pensez-vous qu'Annibal morfondu Dort à part soi, rempli d'indifférence, Sur ses lauriers ou bien sur sa potence? Apprenez donc que lorsqu'en vos récits Vous célébrez le fier vainqueur de Rome Trop vaguement, en termes peu précis, Le cher pendu, qui croit être un grand homme, Prend pour son compte un éloge indécis. Quatre Platons ont honoré la Grèce; Mais d'un surtout on célèbre le nom. Lorsque ma voix, pour prix de sa sagesse, A dit un mot de l'immortel Platon, Apprenez-moi comment, par quelle adresse, Par quelle voie et quels secrets rapports, Ce triste mot, dans la foule des morts, Du vrai Platon peut-il trouver l'adresse? Platon! Platon! voyez comme à ma voix Tous les Platons accourent à la fois! Voyez, voyez, comme chacun s'empresse! Chaque Platon, prenant le nom pour soi, Vole, et s'écrie en écartant la presse: Çà, rangez-vous; place, messieurs, c'est moi. Le vrai Platon reste seul immobile: Mais j'aperçois venir d'un pas agile Et le sophiste et le grammairien: J'y suis, monsieur, que voulez-vous?-Moi! rien. Chaque pays a produit son Hercule, Réparateur des torts, vengeur des droits; Mais un surtout, impérieux émule, De ses rivaux a conquis les exploits. Un seul, malgré la docte académie, Malgré Saumaise et malgré son génie, Malgré Bardus, et Lipse, et Scaliger, Fait aux savans les honneurs de l'enfer. Or, qui ne croit qu'un jour, dans leur colère, Pour se venger d'un odieux confrère, L'Égyptien, l'Africain, le Gaulois, Dans l'intérêt dont le noeud les rassemble, Contre le Grec ne se liguent ensemble, Et sur son dos ne tombent à la fois? Peut-être aussi qu'un jour dans l'Élysée, Signant la paix, devenus bons amis, Tranquillement, près de Mégère assis, Tous en commun démêlant la fusée, Édifieront les mânes attendris. Sans nul malheur la dispute appaisée Sur ces grands points pourra nous réunir; Et nous saurons à quoi nous en tenir. Alors chez nous la vérité reçue Saura fixer, distinguer pour jamais Et leur pays, et leur siècle, et leurs faits, Et du fuseau séparer la massue. Ce n'est pas tout: par un funeste sort Une syllabe, une lettre éclipsée, Par le hasard, par le temps effacée, Suffit souvent pour nous rendre à la mort. Ce Grec fougueux, l'immortel Alexandre, Lequel un soir, au gré d'une catin, Ivre d'amour et de gloire et de vin, Mit par plaisir Persépolis en cendre: Héros jaloux, de qui la vanité Avait pleuré sur les lauriers d'un père Dont il craignait que la postérité Ne laissât plus à sa témérité De grands exploits, de sottises à faire; A ce vengeur de son peuple outragé, A ce guerrier chacun doit son suffrage. Sur notre encens, sur l'éternel hommage De l'univers conquis et ravagé, Il a des droits, puisqu'il l'a saccagé: Quels sont souvent les transports de sa rage, Quand les honneurs qu'on lui doit accorder Sont, au Mogol, prodigués à Scander? Faut-il convaincre un esprit indocile Qu'un caractère, une lettre futile, Pour tout gâter, hélas! suffit trop bien! Montagne est tout, et Montaigne n'est rien; Si quelque jour une âme charitable Dans les enfers ne daigne l'informer Que des Français la langue variable Détruit son nom, voulant le réformer. L'auteur charmant, et qui, l'auteur! non, l'homme, Par notre encens n'est jamais chatouillé, Et dans l'oubli dormant d'un profond somme, Par un vain bruit n'est jamais éveillé. Ah! j'ai bien peur que trompé par la rime, Malgré mes soins, l'historien Dion N'ose usurper cette offrande d'estime Que mon coeur paie au délicat Bion; Et de leurs noms maudissant l'imposture, Maints froids auteurs, maints héros oubliés Offrent souvent aux mânes égayés, D'un quiproquo la comique aventure. Du même nom cent rois ont hérité: Tous ont vécu pour la postérité; Tous ont voulu consacrer leur mémoire. Mais vous, mortels! votre légèreté, Par un oubli trop funeste à leur gloire, En les nommant ne les désigne point: C'est donc en vain qu'ils vivent dans l'histoire. Ignorez-vous qu'il faut de point en point, Pour les atteindre au ténébreux empire, Pour que l'éloge ait sur eux son effet, Fixer les temps, les lieux, marquer, détruire Leurs nom, surnom, numéro, sobriquet? Sans tous ces soins, le vengeur de la Prusse, Le fier vainqueur de l'Allemand, du Russe, Héros du siècle et célèbre à la fois Par les combats, par la flûte et les lois; Lui qu'Arouet annonçait à la terre, Et que depuis a chansonné Voltaire; Ce Frédéric, Dieu! quel affront cruel! Peut voir un jour sa grande âme avilie Humer l'odeur d'un encens éternel, Faut-il le dire? avec un vil mortel, Un Frédéric, baron de Silésie, Lequel voudra, comme dans son château, Donnant aux morts un spectacle nouveau, Porter partout, sur la rive infernale, Et ses quartiers, et sa voix chapitrale... Il est bien vrai que, pour prendre un détour, Le mot flatteur, quittant les grandes routes, Descend moins vite au ténébreux séjour; Que le héros, attentif aux écoutes, Dans son cerveau moins prompt à s'ébranler Ne peut sentir qu'une atteinte légère. Que feriez-vous? Il faut s'en consoler; Et du destin quel est l'arrêt sévère! Les plaisirs purs pour nous ne sont point faits; Même en enfer, ils sont tous imparfaits. Or maintenant, qu'un censeur téméraire, Un bel esprit, volage papillon, Vienne fronder ce travail salutaire Qui, pour changer, pour rétablir un nom, Dans cette nuit apportant la lumière, Va compilant de vieux compilateurs, Des manuscrits et d'antiques auteurs. Sans un talent, sans de si dignes veilles, Tous les héros, leurs noms et leurs merveilles, Les vains exploits de cent mortels fameux, Vivant pour nous, seraient perdus pour eux. Quel nom donner à la folle imprudence De ces humains qui, dans leur déraison, Après avoir avec inconséquence Tout immolé pour anoblir leur nom, Et qui, vieillis dans leur culte frivole, N'ont rien omis pour orner leur idole, L'osent détruire, et dont l'aveugle erreur Y substitue un fantôme imposteur, De qui jamais cette gloire n'approche? Quoi! Du Terrail, parrain du roi François, Ami des preux, chevalier sans reproche, Au bon Bayard cède tous ses exploits! Et ne crois pas qu'avec plus d'indulgence Je traite encor cette autre vanité Qui, des climats rapprochant la distance, Entraîne au loin notre esprit emporté. Enseigne-moi quelle est la différence. Qu'importe enfin à ta félicité Que dans mille ans tes vers se fassent lire, Ou que Stockholm aujourd'hui les admire? Du Nord jaloux le souffle impétueux Dissipera cet encens si frivole; Et sa fureur ira, loin de tes yeux, Le déposer dans les antres d'Eole. De près au moins, l'éloge plus flatteur, Voisin de toi, descendrait dans ton coeur; Et le zéphyr, sur son aile légère, Jusqu'à tes sens daignerait apporter Une vapeur, hélas! bien passagère, Que tes esprits pourraient au moins goûter. Ah! que le sort, pour moi plein d'indulgence, Sur le présent borne son influence, Et de mes jours marque chaque moment Par un plaisir, ou par un sentiment: De l'avenir, ami, je le dispense. Je veux sentir, je veux jouir enfin: Et mon esprit, dans son indifférence, D'aucun absent n'est le contemporain. Pauvres humains! quelle est votre inconstance! Qu'est-ce que l'homme à soi-même livré? Oui, cher ami, moi de qui l'imprudence Vient de traiter de fièvre, de démence, Ce beau désir par les temps consacré, De réunir la double jouissance D'un nom pourtant à jamais révéré; Que sais-je, hélas! si mon inconséquence, Par une sotte et double vanité, Ne prétend point franchir l'espace immense De l'univers et de l'éternité; Et si des temps perçant la nuit obscure, Je ne veux point aller, dans un Mercure, Au bout du monde, à l'immortalité? Épître D'Un Père A Son Fils, Sur La Naissance D'Un Petit-Fils. Il est donc né, ce fils, objet de tant de voeux! Il respire! avec lui nous renaissons tous deux. Mon coeur s'est réveillé: cette ardeur qui m'enflamme, Au jour de ta naissance a pénétré ton âme. Je te pris dans mes bras: un serment solennel Promit de t'élever dans le sein paternel. Le temps, qui m'a conduit au bout de ma carrière, De mes yeux par degrés épura la lumière: Vainement et trop tard allumant son flambeau, La raison nous éclaire aux portes du tombeau. Ah! si l'expérience, école du vrai sage, Pouvait de nos enfans devenir l'héritage! Si nos malheurs au moins n'étaient perdus pour eux! Un père, en expirant, se croirait trop heureux: Mais il meurt tout entier; et la triste vieillesse Dans la tombe avec elle emporte sa sagesse. De mon vaisseau du moins que les tristes débris, Épars sous les écueils, en écartent mon fils. Je le vois, en mourant, s'éloigner du rivage: Ah! s'il arrive au port, je bénis mon naufrage. Parmi tous ces mortels sur ce globe semés, Les uns portent un coeur, des sens inanimés; Le feu des passions n'échauffe point leur âme: D'autres sont embrâsés d'une céleste flamme: Mais trop souvent, hélas! sa féconde chaleur Enfante les talens et non pas le bonheur; Et de l'infortuné dont elle est le partage, Elle fait un grand homme et rarement un sage. Le bonheur! ô mortel!... Ose te détacher D'un espoir que bientôt il faudrait t'arracher: Si le songe est flatteur, le réveil est funeste; Fais le bonheur d'autrui, c'est le seul qui te reste. Si ton fils n'a reçu que des sens émoussés, Qu'il se traîne à pas lents dans les chemins tracés: Sans lui frayer toi-même une route nouvelle, De tes seules vertus offre-lui le modèle: Mais si des passions le germe est dans son sein, Veille, père éclairé, sur ce dépôt divin: Loin de lui ces prisons où le hasard rassemble Des esprits inégaux qu'on fait ramper ensemble; Où le vil préjugé vend d'obscures erreurs, Que la jeunesse achète aux dépens de ses moeurs: Si ton fils ne te doit son âme toute entière, Tu lui donnas le jour, mais tu n'es pas son père. Le chef-d'oeuvre immortel de la divinité Sur la terre au hasard paraît être jeté. L'homme naît; l'imposture assiége son enfance: On fatigue, on séduit sa crédule ignorance: On dégrade son être. Ah, cruels! arrêtez: C'est une âme immortelle à qui vous insultez. De l'éducation l'influence suprême, Subjugant dans nos coeurs la nature elle-même, Peut créer à son choix, des vices, des vertus: C'est du fils de César que Caton fit Brutus. Règne sur le hasard, affaiblis son empire: L'homme peut le borner, ou même le détruire. Que son fier ascendant soit dompté par tes soins: Transforme pour ton fils les vertus en besoins. O toi! fille des Cieux que l'univers adore, Toi qu'il faut que l'on craigne, ou qu'il faut qu'on implore, Sainte religion, dont le regard descend, Du créateur à l'homme, et de l'homme au néant, Montre-nous cette chaîne adorable et cachée Par la main de Dieu même à son trône attachée, Qui, pour notre bonheur, unit la terre au ciel Et balance le monde aux pieds de l'Éternel. Mais déjà de ton fils la raison vient d'éclore: Sache épier, saisir l'instant de son aurore, Où l'homme ouvrant les yeux, frappé d'un jour nouveau, S'éveille, et regardant autour de son berceau, Étonné de penser, et fier de se connaître, Ose s'interroger, s'aperçoit de son être; Dévore les objets autour de lui semés, Jadis morts à ses yeux, maintenant animés; Demande à ces objets leurs rapports à lui-même, Et du monde moral veut saisir le système; A de sages leçons consacre ses momens; De ses vertus alors pose les fondemens; Des vrais biens, des vrais maux, trace-lui les limites; Renferme ses regards dans les bornes prescrites; Qu'il sache tour à tour se concentrer dans lui, Etendre ses rapports à vivre dans autrui; Ne fais briller dans lui que des clartés utiles; Il est pour les humains des vérités stériles; Le ciel est parsemé de globes lumineux; Mais un seul nous éclaire et suffit à nos yeux. Prolonge pour ton fils cet heureux temps d'ivresse, Cet aimable délire où la simple jeunesse, Ignorant l'artifice et les retours cruels, N'a point perdu le droit d'estimer les mortels, Et goûte ce bonheur si pur, si respectable, De croire à la vertu pour aimer son semblable. Jeune homme, j'aime à voir ta naïve candeur Chercher imprudemment nos vertus dans ton coeur, Chérir une ombre vaine, adorer ton ouvrage, De tes purs sentimens reproduire l'image, Et se plaire à créer, dans ta simplicité, Un nouvel univers par toi seul habité. Oui, que mon fils embrasse un fantôme qu'il aime: Nous croyant des vertus, il en aura lui-même. Mais voici ce moment utile ou dangereux, Qui, souvent annoncé par un naufrage affreux, Des sens avec le coeur préparant l'alliance, Donne à l'homme étonné toute son existence, Établit ses devoirs sur ses rapports divers, Le fait vivre à lui-même et naître à l'univers. Ce sont les passions, dont la fatale ivresse L'élève quelquefois, et trop souvent l'abaisse; Mais quel que soit sur nous leur ascendant vainqueur, Leur force ou leur faiblesse est toute en notre coeur. Indociles coursiers, ils éprouvent leur guide; Le faible est entraîné par leur élan rapide; Le fort sait les dompter, les asservir au frein; Pour jamais de leur maître ils connaissent la main. Les coursiers du soleil, dans leur vaste carrière, Répandaient sans danger les feux et la lumière; Phaéton les conduit: bondissans, furieux, Ils consument la terre, ils embrâsent les cieux. Si ton fils des vertus a reçu la semence, Des passions, pour lui, ne crains point l'influence; De nos égaremens on les accuse en vain; Le germe corrupteur dormait dans notre sein: De sable, de limon cet impur assemblage, Rebut de l'océan, soulevé par l'orage, Avant que la tempête eût ébranlé les airs, Il existait déjà dans le gouffre des mers. Passions, c'est nous seuls et non vous qu'il faut craindre. Épurons notre coeur sans vouloir les éteindre. Parmi tous ces désirs dans notre âme allumés, Le tyran le plus fier de nos sens enflammés, C'est ce fougueux instinct fait pour nous reproduire, Bienfaiteur des mortels, et prêt à les détruire. Qu'un seul objet, mon fils, t'enchaînant sous sa loi, Te dérobe à son sexe anéanti pour toi. Heureux, sans doute heureux, si la beauté qui t'aime, Remplissant tout ton coeur, te rend cher à toi-même, Et mêle au tendre amour qu'elle a su t'inspirer, Ce charme des vertus qui les fait adorer! Noeuds avoués du ciel, respectable hyménée, De mon fils à tes lois soumets la destinée! Que par toi, de son être étendant le lien, Mon fils, pour être heureux, soit homme et citoyen! Loin d'ici ces mortels, dont la folle prudence Refuse à leur pays le prix de leur naissance, Et qui prêts à brûler des plus coupables feux, Morts pour le genre humain, pensent vivre pour eux! Amitié, noeud sacré, récompense des sages, Plaisir de tous les temps, vertu de tous les âges! Oui, mon fils chérira tes devoirs, tes douceurs. L'astre qui nous éclaire eut des blasphémateurs: Des monstres ont maudit sa féconde influence; D'autres ont de Dieu même abhorré l'existence, Ont haï l'Eternel: amitié! qui jamais A blasphémé ton nom, a maudit tes bienfaits? Le ciel daigne accorder au mortel magnanime Une autre passion plus rare et plus sublime, Aliment des vertus, âme des grands desseins: C'est ce noble désir d'être utile aux humains, D'avoir des droits sur eux, de vivre en leur mémoire; Le plus beau des besoins, le besoin de la gloire; Impérieux instinct que des dieux bienfaiteurs, Par pitié pour la terre ont mis dans les grands coeurs. Mais qui cherche la gloire a besoin qu'on l'éclaire. Il en est une, hélas! criminelle ou vulgaire, Que le faible poursuit, qu'encense le pervers, Qui, sous différens noms, fléau de l'univers, Arme le conquérant, lui commande les crimes, Dicte au sage insensé de coupables maximes, Aiguise le poignard, prépare le poison, Pour sauver de l'oubli le fantôme d'un nom; Prestige d'un instant, vaine et cruelle idole, Non, ce n'est point à toi que le sage s'immole; Ses jours, dans les travaux, ne sont point consumés, Pour laisser quelques pas sur le sable imprimés: Mais servir, éclairer le genre humain qu'il aime, En recherchant surtout l'estime de soi-même; La mettre au plus haut prix; l'obtenir de son coeur; Voilà quelle est sa gloire et quelle est sa grandeur. Si de ce beau désir ton âme est dévorée, Nourris dans toi, mon fils, cette flamme sacrée, Tandis que tes esprits, dans leur mâle vigueur, Du feu des passions reçoivent leur chaleur. Ah! lorsque les glaçons de la froide vieillesse Viennent de notre sang arrêter la vîtesse, Lorsque nous recelons dans un débile corps Un esprit impuissant, une âme sans ressorts, Plus de droits sur la gloire et sur la renommée: La lice de l'honneur est pour jamais fermée: Et sur nos sens flétris, ainsi que sur nos coeurs, L'oisive indifférence épanche ses langueurs. Mon fils, sur les humains que ton âme attendrie Habite l'univers, mais aime sa patrie. Le sage est citoyen: il respecte à la fois Et le trésor des moeurs, et le dépôt des lois: Les lois! raison sublime et morale pratique, D'intérêts opposés balance politique, Accord né des besoins, qui, par eux cimenté, Des volontés de tous fit une volonté. Chéris toujours, mon fils, cet utile esclavage, Qui de la liberté doit épurer l'usage. Entends mes derniers mots, toi, dont les soins prudens Doivent de notre fils guider les premiers ans. J'ai vu son doux sourire à sa naissante aurore; Son premier sentiment à tes yeux doit éclore; Dans ton sein paternel il ira s'épancher; Et moi, d'entre tes bras la mort va m'arracher. Puisse un jour cet écrit, gage de ma tendresse, Cher enfant, à ton coeur faire aimer ma vieillesse! Puisses-tu t'écrier, saisi d'un doux transport: Il fit des voeux pour moi dans les bras de la mort! Oui, c'est toi qui, m'offrant une heureuse espérance, Plus loin dans l'avenir porte mon existence: Je t'apprends le secret de vivre et de jouir; Ma mort t'enseignera le grand art de mourir. Épître A M. ***. Cologne, 19 juin 1761, écrite sur les bords du Rhin. Ami, des champs le spectacle flatteur Vient d'animer, de réveiller mon coeur. A s'attendrir ce spectacle l'invite. J'ai fui la ville et l'ennui qui l'habite. Hélas! au moins caché sous ces forêts, Il m'est permis de détourner ma vue De ces clochers, dont les hardis sommets, En s'effilant, s'élancent dans la nue, Et dont l'aspect me poursuit à jamais. N'entends-tu pas, dans ce verger paisible, Ce rossignol? Son organe flexible, Tendre toujours et toujours varié, Chante l'amour: je parle à l'amitié. Oui, dans ces lieux, ami, tout la rappelle. Autour de moi que la nature est belle! Je vois du Rhin les flots majestueux Baigner mes pieds et couler sous mes yeux. De sept rochers les cîmes inégales Vont à l'envi se perdre dans les cieux; Un bois touffu remplit leurs intervalles. D'un doux frisson ces trembles agités, De ces oiseaux la douce mélodie, Portent le trouble à mon âme ravie; Pour comble encore, à mes yeux enchantés Ces fleurs, au loin émaillant la prairie, Pour me séduire étalent leurs beautés. Séjour touchant! que n'es-tu ma patrie? N'importe, hélas! de mon coeur endormi Ton doux aspect a banni la tristesse. Je suis heureux dans cette courte ivresse: Je suis heureux: je songe à mon ami. C'en est donc fait, la trompeuse fortune A sur mes jours abdiqué tout pouvoir. Je la bénis; sa faveur importune, En aucun temps n'a fixé mon espoir. Il est bien vrai que, provoqué par elle, J'obéissais à sa voix infidelle, Et ton ami s'en faisait un devoir. Mais elle a fait ce que mon coeur demande: Sa trahison, que j'aurais dû prévoir, De ses faveurs est pour moi la plus grande. J'avais pensé, dans ma trop longue erreur, Que de ses dons la fatale influence Aplanissait le chemin du bonheur. Mais que les Dieux ont borné sa puissance! Pour être heureux il nous suffit d'un coeur. Je les ai vus, ses favoris coupables, En dépit d'elle, illustres misérables, Fiers d'être sots, de leur faste éblouis, Punis toujours de n'avoir rien à faire, Dans leurs miroirs mille fois reproduits, Peindre partout, voir partout leur misère; Sur leurs sophas lâchement étendus, D'esprit, de corps également perclus; Du fade objet dont l'aspect les accable Multiplier l'image insupportable. J'ai vu Crassus, pour échapper au temps, Dans sa langueur en compter les instans. La montre d'or nonchalamment tirée Dit qu'en secret il maudit sa durée. Son triste coeur voudrait, dans son ennui, La démentir, s'inscrire en faux contre elle; Mais le témoin muet et trop fidelle Obstinément dépose contre lui. Combien mes yeux ont surpris de bassesse Sous ces dehors, sous cet éclat trompeur! Oui, que le ciel, punissant ma faiblesse, Sur ton ami signale sa fureur, Si, de mon coeur démentant la noblesse, J'osais tremper dans leur lâche bonheur! Que l'amitié, pour tous deux indulgente, A sur nos jours épanché de douceurs! Avec quel art sa faveur bienfaisante De nos plaisirs variait les couleurs! Par la gaîté tantôt enluminée, Tantôt moins vive, encor plus fortunée, Elle portait par degrés dans nos coeurs, Après l'essor d'une libre saillie, Ce doux sommeil, cette mélancolie, Qui de l'amour imite les langueurs. Souvent muets dans notre nonchalance, Trop sûrs de nous pour craindre un seul moment Qu'on ne la prît pour de l'indifférence, Nous nous taisions, et cet heureux silence Ne finissait que par un sentiment: Temps précieux pour mon âme attendrie, Où mon esprit, emporté loin de moi, Était absent, mais absent près de toi. Plaisir du coeur, tendre mélancolie, Doux antidote et baume de la vie, Par quelle loi, par quel fatal destin, Faut-il, hélas! que d'un peuple volage L'insuffisant et stérile langage T'ose confondre avec ce noir chagrin, Fléau cruel de l'âme dégradée, Par les ennuis tristement obsédée? Souvent encor quand un diseur de riens Venait troubler nos charmans entretiens, Si par malheur sa bouche téméraire D'un sentiment né d'une âme vulgaire A nos regards dévoilait la laideur, Mes yeux soudain, sur ton front peu flatteur, En saisissaient le désaveu sincère. Mais qu'ai-je dit? Etait-il nécessaire De l'y chercher? Il était dans mon coeur. Ah! cher ami, puis-je espérer encore De te revoir, de trouver dans le tien Cette amitié qui tous deux nous honore, Et dont l'absence a serré le lien? Momens heureux, je vais vous voir renaître; Et de plus près à tes destins lié, Auprès de toi, prenant un nouvel être, Je vais chérir les arts et l'amitié. J'ignore encor ce que le sort barbare Pour ton ami cache dans l'avenir; Mais quels que soient les jours qu'il me prépare, De fermeté prompt à me prémunir, Malgré ses coups, je veux suivre la pente De ce sentier que l'honneur me présente, Et que sa main pour moi daigne aplanir. Je sais trop bien que sa faveur stérile Ne me promet qu'une palme inutile; Mais le travail, tendre consolateur, M'assure au moins un abri salutaire. Abri sacré, nécessaire à mon coeur. Oui, le travail est son propre salaire. Par le malheur mon esprit abattu, Se redoutant, chérissant sa faiblesse, Contre lui-même a long-temps combattu. Je cède enfin à l'instinct qui me presse. Te souviens-tu de ce chantre de Grèce! Encouragé par les dons séducteurs Du cercle entier de ses admirateurs, Oh! disait-il, partageant leur ivresse, Si l'intérêt pouvait les éclairer; Si dans mon coeur ce peuple pouvait lire; De quels transports je me sens pénétrer, Lorsque mes doigts voltigent sur la lyre; D'une faveur il croirait m'honorer, En permettant à mon heureux délire De s'exercer dans cet art que j'admire. Épître A M. ***, Qui Avait Fait Afficher Chez Son Suisse Un Ordre En Vers, De N'Ouvrir Qu'Au Mérite Et De Refuser La Porte A La Fortune. Je l'ai vu cet ordre authentique, Mis en vers joliment tournés, Cette consigne poétique Qu'à votre Suisse vous donnez; Mais elle est trop philosophique, Ou trop peu. Quoi! vous ordonnez Que l'on ferme la porte au nez A la Fortune! Et pourquoi faire? Est-ce humeur, faiblesse ou colère? Vous avez tort; mais apprenez Le dénoûment de cette affaire. Après ce refus insultant Que fit la belle aventurière? Surprise de ce compliment, De la rebuffade impolie D'un portier qui la congédie, Croiriez-vous que dans cet instant (Voyez un peu quelle étourdie!) Elle vint chez moi brusquement? Je sortais: j'ouvre....-La fortune! Ne vous suis-je pas importune? Le cas arrive rarement. -Il arrive dans ce moment. Elle m'étonna, je vous jure. J'excusai le sage imprudent Qui brusquait ainsi la déesse; Il a tort d'outrer la sagesse. -Vous raillez, je crois.-Nullement. Il fallait au moins vous admettre, En faisant des conditions.... -A moi!-Sans doute.-Eh bien! voyons. Faites les vôtres.-A la lettre Vous les suivrez? Premièrement, Je vous dois un remercîment: Vous voilà sans qu'on vous appelle, C'est ce qu'il me faut justement. -Vous me plaisez assez, dit-elle. -Tant mieux.-Convenons de nos faits. -Vous ne prétendrez jamais A changer le fond de ma vie; Vous respecterez sans aigreur Mon caractère, mon humeur, Et même un peu ma fantaisie. Je conserverai mes amis, Vous ne m'en donnerez point d'autres: A moi les miens, à vous les vôtres. Le sentiment sera permis A mon coeur né sensible et tendre; De moi vous ne devrez attendre Que des soins, et non des soucis; Je n'en veux ni donner ni prendre. Si, par l'effet de vos faveurs, Je dois approcher des grandeurs, Partout, à la cour, à la ville, Je serai, rien n'est plus facile, Sans orgueil, mais non sans fierté, Vrai sans rudesse, sans audace, Et libre sans légèreté. Auprès de mes amis en place J'aurai peu d'assiduité, La réservant pour leur disgrâce. Permettez-vous?-Accordé, passe. -Avec le mérite, l'honneur, Je n'entre point dans vos querelles; Je veux rester leur serviteur, Et les tiens pour amis fidèles. -Ah! nous nous brouillerons.-Tant pis -Un mot encor. Toujours admis, Chez moi le mérite aura place Au-dessus de vos favoris: C'est la sienne, quoique l'on fasse. Refusé net.-La déité Me dit, d'un ton de bonhommie: Moi, j'ai de la facilité; Mais cet article du traité, Par quel art, par quelle industrie, Le faire signer, je vous prie, A ma soeur?-Qui?-La vanité. Adieu.-Soit.-La folle immortelle Part et s'envole à tire d'aile, Me supposant de vains regrets, Je le soupçonne; car la belle, Tout en me quittant pour jamais, Regardait parfois derrière elle, Pour voir si je la rappelais; Mais je laissai fuir l'infidelle, Et mes voisins courent après. FRAGMENTS. Fragments d'une Épître diplomatique, adressée à la coalition des princes armés contre la France. Quoi! contre nos pamphlets hérissant vos frontières, Vous formez des cordons, vous dressez des barrières; Et vous pourriez, chez nous, vauriens pestiférés, De l'égalité sainte apôtres conjurés, Hasardant la vertu de vos bandes guerrières, Souffrir que d'un faux jour les rayons égarés, Perçant l'épais repli de leurs lourdes paupières, Offrissent à leurs yeux troubles, mal assurés, De nos Français nouveaux les façons familières! Quoi! vos fiers cuirassiers qui, combattant pour vous, Meurent sous vos bâtons en perdant vos trois sous, Verront-ils exposer leur fidèle innocence Aux piéges que leur tend notre indigne licence! Rois, laissez-vous fléchir, ne nous attaquez pas; Plaignez plutôt l'erreur de notre indépendance, De cette égalité, fléau de nos climats. Sans cesse attendrissez sur nous, sur nos misères, Vos sujets chargés d'or, payant sans assignats Le brigand breveté qui les traîne en galères (8), Pour la mort d'un vieux cerf soustrait à vos ébats. Avant qu'on vous apprît que les hommes sont frères, Funeste vérité qui peut tout perdre, hélas! Nuire à vos recruteurs, renchérir vos soldats, Corrompre l'ouvrier en haussant les salaires, Et, trompant vos sujets égarés sur nos pas, Leur ravir tous ces biens si chers à leurs ancêtres, Ces biens perdus pour nous, mais non pour vos états, Des moines, des geôliers, des nobles et des prêtres... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A quoi de l'art des rois on borne les leçons! Transplanter en Brabant les braves de Hongrie, Puis contre les Hongrois armer les Brabançons, Styriens à Milan, Milanais en Styrie: De ce profond mystère est-ce là tout le fin? Combien de temps faut-il pour que le monde enfin De ce royal secret découvre l'industrie? -Mais, depuis six cents ans!-Soit: rien ne prouve mieux Que, pour aller bien loin, ce système est trop vieux. Kaunitz le sentira: sa tête octogénaire Dira: Voici du neuf, voyons, que faut-il faire? Je ne reconnais plus ce commode métier De régir les états pour se désennuyer. Régner est chose grave et devient une affaire. . . . . . . . . . . . Voisins des Marquisats (9), vous savez tous qu'en dire, Frédéric, expliquant ses droits régaliens, Forme, allonge, élargit son nouvel apanage; Fait chez vous la police et vous prendra vos biens Par sage surveillance et par bon voisinage, Pour vous défendre mieux contre les Autrichiens. Déjà de ses _housards_ une troupe impolie A rançonné deux fois les gens de Nuremberg. -Bon! Nuremberg n'est rien: c'est de la bourgeoisie. -D'accord. Mais un moment: Monsieur de Wirtemberg S'attend de jour en jour à la même avanie; C'est un seigneur, un duc, un prince en Franconie. Que répondre? on se tait: l'évêque de Bamberg, Plus confondu que vous, rassemble ses vieux titres, Et du cercle alarmé consulte les chapitres: Publicistes, docteurs, à l'escrime excités, En petit _in-quartos_ resserrant leur logique, Prouvant, démontrant tout, hors les points contestés, Font admirer de plus cet accord harmonique Qui, par des mouvemens simples, bien concertés, Fait marcher sans délais ce grand corps germanique. Bientôt le brave Hoffmann les a tous réfutés; Et par vingt régimens que charme sa réplique, Kalkreuth et Mollendorff, d'avance bien postés, Assurent le succès de sa diplomatique. Raguse et ses faubourgs, Luques et Saint-Martin Attendent, comme on sait, avec impatience, L'arrêté du congrès qui doit livrer la France Repentante et contrite aux chevaliers du Rhin. De Mercy, de Breteuil la sagesse profonde, De Rousseau, de Sieyès réformant les erreurs, Nous guérira des maux causés par ces penseurs, Qui, malgré la police, ont éclairé le monde, Et, sans être honorés du poste de commis, Se mêlent d'influer sur les lois d'un pays. C'est un abus affreux: il faut qu'on le corrige; La constitution le demande et l'exige. Il nous faut au-dehors une révision; L'autre est insuffisante, encor qu'elle ait du bon. . . . . . . . . . . Catherine, posant un tome de Voltaire, Ecrit pour condouloir aux chagrins du saint-père. Le pontife attendri, presque privé d'enfans, Veut déjà dans Moscou recruter des croyans; Et bénissant tout bas l'auguste Catherine, Adresse un doux reproche à la grâce divine, Qui, contristant les saints, diffère trop long-temps D'unir l'église grecque à l'église latine. Hélas! tout vient trop tard: faut-il qu'un si grand bien Commence à s'opérer quand on ne croit plus rien? (_Ce qui suit s'adresse au feu roi de Suède._) Une croisade noble est oeuvre méritoire, Propre à toucher les coeurs des nobles Suédois, Utile à vos sujets, commerçans et bourgeois, Qui, resserrant leurs fonds, vous souhaitent la gloire D'Artus, de Galaor, ou d'Oger le Danois. Votre abord si prochain dans la riche Neustrie, Ce fief du grand Rollon promis à vos exploits, De vos Dalécarliens excitant l'industrie, Préviendra la faillite assez commune aux rois, Mais qu'on leur passe moins aujourd'hui qu'autrefois; Car on se forme enfin; et du fond de l'Ukraine; Avant que d'envoyer sa botte souveraine, Charles, votre patron, balancerait, je crois: Il craindrait qu'à Stockholm on ne se dît peut-être: «Essayons: Il faut voir, sous ce commode maître, »S'il n'eût pas mieux valu, pour un peuple indigné, »Que sur lui dès long-temps cette botte eût régné. »Ah! nous n'eussions pas vu dépeupler nos campagnes, »En brigands, en soldats, changer nos laboureurs, »Sous des fardeaux virils haleter leurs compagnes, »Et leur fils consumés en précoces sueurs, »Jeunes, de la vieillesse accuser les langueurs.» Vous voyez que déjà la question se pose. Le texte est dangereux; prévenez-en la glose. Gèfle en fournit un autre; et, malgré le succès, Vos états assemblés vers la zône polaire, En exil, dans un camp, sous le glaive, aux arrêts, Ou contraints de payer, ou payés pour se taire, Dans leurs foyers rendus exposeront les faits, Ces faits accusateurs d'un heureux téméraire. Vous les redoutez peu; j'entends Sémiramis Qui vous dit: «Réprimons ces Français réfractaires, »Prêchant la liberté qui gêne en tout pays; »Mais craignons nos sujets, ils sont nos ennemis; »Et contre eux prêtons-nous nos vaillans mercenaires. »Unis pour opprimer, despotes solidaires, »J'espère en vos trébans, comptez sur mes strélitz; »Marchez et triomphez: la gloire vous appelle »Aux combats, au congrès dans Aix dit la Chapelle: »Vous y parlerez trop, mais vous parlerez bien. »Chefs, soldats, orateurs, il ne vous manque rien. »Alexandre, partez pour les plaines d'Arbelle; »La Beauce en offre assez, et vos braves soldats »Qu'en Finlande la gloire a maigri sur vos pas, »Dans Gèfle peu refaits, retrouveront en France, »Dans maint heureux vignoble, en pays de bombance, »La santé, la vigueur dont souvent mes guerriers »M'ont présenté l'image en m'offrant leurs lauriers.» Ainsi dit Catherine: et le héros habile, Qui goûte le traité, mais le trouve incomplet, Jaloux de s'enrichir d'un article secret, La flatte, élève au ciel son génie et son style, Ses conquêtes, ses lois, en ajoutant tout bas Que, sans un fort subside, il ne partira pas. Sémiramis sourit, et, pour sortir de gêne, Médite à vingt pour cent un gros emprunt sur Gêne, Que par les émigrés on croit déjà rempli. Tranquilles sur le nord, arrêtons-nous ici: A nos héros français sa voix offre un asile. -Ne vous y fiez pas: sa politique habile Songe à ses intérêts plus qu'à nos émigrans. Adroit à nous ravir nos princes et nos grands, Elle veut transplanter au sein de son empire Le premier de nos arts, le blason qu'elle admire, D'écussons, de lambels tapisser Astracan; Chérin doit recruter pour embellir Cazan: Tel est l'unique but de ses nobles dépenses. Elle peut, il est vrai, dans ses déserts immenses, En fiefs, en francs-aleux découper ses états, Tout brillans de comtés, riches de marquisats, Sans même expatrier ni les ours, ni les rennes, Deux _ordres_, dans le nord, puissances souveraines. -Vous riez.... Si pourtant de ses secours aidés.... -Cent mille arpens de neige, en un jour concédés, Peuvent soudain, s'il plaît à sa munificence, Montrer chez les Kalmoucks la véritable France; La cour des vrais Bourbons, le palais des Condés. Princes au Kamshatka, ducs dans la Sibérie, Voyez-les excitant une active industrie, Encourager de l'oeil les travaux roturiers Qui défrichent pour eux leur nouvelle patrie, Fertile au seul aspect de ces grands chevaliers. De l'Oby, de l'Irtich, les rives délectables Se peuplant de Français présentés, présentables, Verront leurs champs féconds sous de si nobles mains, Etonner Pétersbourg de leur tributs lointains, Et cet hommage heureux consoler Catherine D'avoir des Osmanlis différé la ruine. -J'entends. Et les Suédois... Gustave? Il est bien loin: Sans avoir d'assignats, sa richesse est en cuivre. Ses soldats pourraient bien hésiter à le suivre, Et de le surveiller son sénat prendra soin. -Vous pourvoyez à tout; je me tais, et pour cause. Quel homme! il ne craint rien.-Oh! je crains quelque chose. -Eh! quoi donc, s'il vous plaît-D'ennuyer: serviteur. -Dieu vous envoie à moi quand j'aurai de l'humeur! Adieu. Malgré les noms dont chez vous on vous nomme, J'aime votre candeur, votre sincérité, Et, pour un scélérat, je vous tiens honnête homme. -Quels que soient les surnoms dont vous soyez noté, J'honore vos vertus et votre loyauté, Comme si j'arrivais de Coblentz ou de Rome . . . . . . . . . . Fragment D'Un Conte. Apologue. Vous croyez tous que, brodant quelquefois Nouvelle en vers, ou conte, ou comédie, J'aime à surprendre ou sottise, ou folie, Et suis charmé de tout ce que je vois; Que quand Églé, qui veut être à la mode, Suit à la piste un fat suivant la cour, Donne une scène, ou fait quelque bon tour, Qui peut m'offrir un plaisant épisode; J'en fais les feux, et que je ris d'autant. Non, point du tout; j'en suis très-mécontent. Bien il est vrai que l'amour m'intéresse: J'en suis fâché, mais j'ai cette faiblesse. Damis s'en moque, et me trouve pédant; Cléon me plaint: il fuit le sentiment, Se croit un sage; et que s'il a Delphire, Ne l'aimant point, on n'a rien à lui dire. Delphire même est fort de cet avis: C'est sans aimer qu'on trompe les maris. C'est un grand mal, mais très-grand, que les femmes Aiment un peu qu'on les ait à son tour; Je ne dis mot; mais, s'il se peut, mesdames, Dans vos boudoirs daignez placer l'Amour. . . . . . . . . . . . Prologue D'Un Autre Conte. Je fus toujours un peu républicain; C'est un travers dans une monarchie. Vous conclurez, certes, que le destin, Sous Louis-Quinze a mal placé ma vie. Assez long-temps j'en ai gémi tout bas. On me disait: La France est ta patrie, Il faut l'aimer; cela ne prenait pas. Triste habitant d'une terre avilie, Je consolais ma pensée ennoblie, En la tournant vers ces climats heureux, Qui présentaient à mon coeur, à mes voeux, La liberté, ma maîtresse chérie. Je m'étais fait Anglais, faute de mieux. Ou bien, par fois, rêveur, silencieux, Je saluais les monts de l'Helvétie, Cherchant des yeux, dans le simple Apenzel, L'Égalité, cette fille du ciel, Faite pour l'homme et par l'homme haïe: Péché d'orgueil que son malheur expie. . . . . . . . . . . . Notes. (1) Chamfort composa ce petit poème au commencement de 1792. (2) L'Académie française, pour laquelle cet ouvrage a été composé en 1765. (3) Ces vers furent chantés en présence du roi de Danemarck, pour lequel ils avaient été composés en 1768, pendant le séjour de ce monarque à Paris. (4) M. d'Alembert faisait alors des vers. (5) Les Mémoires de la reine Christine. (6) On connaît les talens de M. d'Alembert pour contrefaire. (7) Il y a sans cesse dans les ouvrages de d'Alembert: Lesage fait ceci ou cela. (8) Les galères ne sont pas la punition de ce crime dans tous les états d'Allemagne. Les peines y sont variées. Dans quelques-uns, on attache le coupable entre les cornes d'un cerf, avec des cordes bien enlacées dans son bois: on le chasse ensuite dans la forêt. Ce mot _galères_ n'est ici que l'indication d'un châtiment quelconque. (_Note de l'auteur._) (9) Anspach et Bareuth. Source: http://www.poesies.net