Théâtre Complet. Par Nicolas De Chamfort. (1741-1794) Mustapha Et Zéangir. (1677) Tragédie En Cinq Actes Et En Vers. Dédié A La Reine. Par M. De Chamfort, secrétaire des commandements de Monsieur le Prince de Condé, Membre de l'Académie de Marseille. TABLE DES MATIERES. Mustapha Et Zéangir. Personnages. ACTE I Scène I Scène II Scène III Scène IV Scène V ACTE II Scène I Scène II Scène III Scène IV Scène V ACTE III Scène I Scène II Scène III Scène IV Scène V Scène VI Scène VII Scène VIII Scène IX ACTE IV Scène I Scène II Scène III Scène IV Scène V Scène VI Scène VII ACTE V Scène I Scène II Scène III Scène IV Scène V La Jeune Indienne. Personnages. Scène I Scène II Scène III Scène IV Scène V Scène VI Scène VII Scène VIII Scène IX Scène X Approbation. Notes. Palmire. Personnages. Scène I Scène II Scène III Scène IV Scène V Scène VI Scène VII Zénis Et Almaste. Personnages. Scène I Scène II Scène III Scène IV Le Marchand De Smyrne. Personnages. Scène I Scène II Scène III Scène IV Scène V Scène VI Scène VII Scène VIII Scène IX Scène X Scène XI Scène XII Scène XIII Scène XIV Scène XV La Vengeance De L'Amour, Ou Diane Et Endimion. ACTE I ACTE II ACTE III Personnages. SOLIMAN, empereur des Turcs (M. Brizard) ROXELANE, épouse de Soliman (Mme Vestris) MUSTAPHA, fils aîné de Soliman, mais d'une autre femme. (M. Larive) ZÉANGIR, fils de Solmiman et de Roxelane. (M.Molé) AZÉMIRE, princesse de Perse. (Melle Sainval, cad.) OSMAN, Grand-vizir. (M. dussaut) ALI, chef des Janissaires. (M. Vanhove) ACHMET, ancien gouverneur du Mustapha. (M. Dauberval) FÉLIME, confidente d'Azémire. (Melle La Chassaigne) LE PRINCE NESSIR. Gardes. La scène est dans le sérail de Constantinople, autrement dit Byzance. ACTE I Scène I Roxelane, Osman. OSMAN. Oui, Madame, en secret le sultan vient d'entendre Le récit des succès que je dois vous apprendre; Les hongrois sont vaincus, et Témeswar surpris, Garant de ma victoire, en est encore le prix. Mais tout près d'obtenir une gloire nouvelle, Dans Byzance aujourd'hui quel ordre me rappelle? ROXELANE. Et quoi! Vous l'ignorez!... Oui, c'est moi seule, Osman, Dont les soins ont hâté l'ordre de Soliman. Vizir, notre ennemi se livre à ma vengeance; Le prince, dès ce jour, va paraître à Byzance. Il revient: ce moment doit décider enfin Et du sort de l'empire et de notre destin. On saura si, toujours puissante, fortunée, Roxelane, vingt ans d'honneurs environnée, Qui vit du monde entier l'arbitre à ses genoux, Tremblera sous les lois du fils de son époux; Ou si de Zéangir l'heureuse et tendre mère, Dans le sein des grandeurs achevant sa carrière, Dictant les volontés d'un fils respectueux, De l'univers encor attachera les yeux. OSMAN. Que n'ai-je, en abattant une tête ennemie, Assuré d'un seul coup vos grandeurs et ma vie! J'osais vous en flatter: le sultan soupçonneux M'ordonnait de saisir un fils victorieux, Dans son gouvernement, au sein de l'Amasie. Je pars sur cet espoir: j'arrive dans l'Asie; J'y vois notre ennemi des peuples révéré, Chéri de ses soldats, partout idolâtré; Ma présence effrayait leur tendresse alarmée; Et, si le moindre indice eût instruit son armée De l'ordre et du dessein qui conduisaient mes pas, Je périssais, madame, et ne vous servais pas. ROXELANE. Soyez tranquille, Osman; vous m'avez bien servie: Puisqu'on l'aime à ce point, qu'il tremble pour sa vie. Je sais que Soliman n'a point, dans ses rigueurs, De ses cruels aïeux déployé les fureurs; Que souvent, près de lui, la terre avec surprise Sur le trône ottoman vit la clémence assise; Mais, s'il est moins féroce, il est plus soupçonneux, Plus despote, plus fier, non moins terrible qu'eux. J'ignore si, d'ailleurs, au comble de la gloire, Couronné quarante ans des mains de la victoire, Sans regret par son fils un père est égalé; Mais le fils est perdu, si le père a tremblé. OSMAN. Ne m'écrivez-vous point qu'une lettre surprise, Par une main vénale entre vos mains remise, Du prince et de Thamas trahissant les secrets, Doit prouver qu'à la Perse il vend nos intérêts? Cette lettre, sans doute, au sultan parvenue... ROXELANE. Cette lettre, vizir, est encore inconnue; Mais apprenez quel prix le sultan, par ma voix, Annonce en ce moment au vainqueur des hongrois. De ma fille, à vos voeux par mon choix destinée, Il daigne à ma prière approuver l'hyménée; Et ce noeud sans retour unit nos intérêts. J'ai pu, jusqu'aujourd'hui, sans nuire à nos projets, Dans le fond de mon coeur ne point laisser surprendre Tous les secrets qu'ici j'abandonne à mon gendre. Écoutez. Du moment qu'un hymen glorieux Du sultan pour jamais m'eut asservi les voeux, Je redoutai le prince; idole de son père, Il pouvait devenir le vengeur de sa mère; Il pouvait... Cher Osman, j'en frémissais d'horreur... Au faîte du pouvoir, au sein de la grandeur, Du sérail, de l'état souveraine paisible, Je voyais, dans le fond de ce palais terrible, Un enfant s'élever pour m'imposer la loi; Chaque instant redoublait ma haine et mon effroi. Les coeurs volaient vers lui; sa fierté, son courage, Ses vertus s'annonçaient dans les jeux de son âge; Et ma rivale, un jour, arbitre de mon sort, M'eût présenté le choix des fers ou de la mort. Tandis que ces dangers occupaient ma prudence, Le ciel de Zéangir m'accorda la naissance. Je triomphais, Osman; j'étais mère, et ce nom Ouvrait un champ plus vaste à mon ambition. Je cachais toutefois ma superbe espérance; De mon fils près du prince on éleva l'enfance, Et même l'amitié, vain fruit des premiers ans, Sembla mêler son charme à leurs jeux innocents. Bientôt mon ennemi, plus âgé que son frère, S'enflammant au récit des exploits de son père, S'indigna de languir dans le sein du repos, Et brûla de marcher sur les pas des héros. Avec plus d'art alors cachant ma jalousie, Je fis à son pouvoir confier l'Amasie; Et, tandis que mes soins l'exilaient prudemment, Tout l'empire me vit avec étonnement Assurer à ce prince un si noble partage, De l'héritier du trône ordinaire apanage; Sa mère auprès de lui courut cacher ses pleurs. Mon fils, demeuré seul, attira tous les coeurs: Mon fils à ses vertus sait unir l'art de plaire: Presqu'autant qu'à moi-même il fut cher à son père; Et, remplaçant bientôt le rival que je crains, Déjà, sans les connaître, il servait mes desseins. Je goûtais, en silence, une joie inquiète; Lorsque, las de payer le prix de sa défaite, Thamas à Soliman refusa les tributs, Salaire de la paix que l'on vend aux vaincus. Il fallut pour arbitre appeler la victoire; Le prince, jeune, ardent, animé par la gloire, Brigua près du sultan l'honneur de commander: Aux voeux de tout l'empire il me fallut céder. Eh! Qui savait, Osman, si la guerre inconstante, Punissant d'un soldat la valeur imprudente, N'aurait pu?... Vain espoir! Les persans terrassés, Trois fois dans leurs déserts devant lui dispersés; La fille de Thamas aux chaînes réservée, Dans Tauris pris d'assaut par ses mains enlevée: Ces rapides exploits l'ont mis, dès son printemps, Au rang de ces héros, honneur des ottomans... J'en rends grâces au ciel... oui, c'est sa renommée, Cet amour, ce transport du peuple et de l'armée, Qui d'un maître superbe aigrissant les soupçons, À ses regards jaloux ont paru des affronts. Il n'a pu se contraindre; et son impatience Rappelle, sans détour, le prince dans Byzance: Je m'en applaudissais, quand le sort dans mes mains Fit passer cet écrit propice à mes desseins. Je voulais au sultan, contre un fils que j'abhorre... Il faut que ce billet soit plus funeste encore; Le prince est violent et son malheur l'aigrit; Il est fier, inflexible, il me hait... Il suffit. Je sais l'art de pousser ce superbe courage À des emportements qui serviront ma rage; Son orgueil finira ce que j'ai commencé. OSMAN. Hâtez-vous; qu'à l'instant l'arrêt soit prononcé, Avant que l'ennemi que vous voulez proscrire Sur le coeur de son père ait repris son empire. Mais ne craignez-vous point cette ardente amitié Dont votre fils, madame, à son frère est lié? Vous-même, pardonnez à ce discours sincère, Vous-même, l'envoyant sur les pas de son frère, D'une amitié fatale avez serré les noeuds. ROXELANE. Et quoi! Fallait-il donc qu'enchaîné dans ces lieux, Au sentier de l'honneur mon fils n'osât paraître? Entouré de héros, Zéangir voulut l'être. Je l'adore, il est vrai; mais c'est avec grandeur. J'éprouvai, j'admirai, j'excitai son ardeur; La politique même appuyait sa prière; Du trône sous ses pas j'abaissais la barrière. Je crus que, signalant une heureuse valeur, Il devait à nos voeux promettre un empereur Digne de soutenir la splendeur ottomane. Eh! Comment soupçonner qu'un fils de Roxelane, Si près de ce haut rang, pourrait le dédaigner, Et former d'autres voeux que celui de régner? Mais, non: rassurez-vous; quel excès de prudence Redoute une amitié, vaine erreur de l'enfance, Prestige d'un moment, dont les faibles lueurs Vont soudain disparaître à l'éclat des grandeurs? Mon fils... OSMAN. Vous ignorez à quel excès il l'aime. Je ne puis vous tromper ni me tromper moi-même; Je déteste le prince autant que je le crains; Il doit haïr en moi l'ouvrage de vos mains, Un vizir qui le brave est bientôt votre gendre. D'Ibrahim qu'il aimait il veut venger la cendre. Successeur d'Ibrahim, je puis prévoir mon sort. S'il vit, je dois trembler; s'il règne, je suis mort. Jugez sur ses destins quel intérêt m'éclaire. Perdez votre ennemi, mais redoutez son frère; Par des noeuds éternels ils sont unis tous deux. ROXELANE. Zéangir!... Ciel! Mon fils!... Il trahirait mes voeux! Ah! S'il était possible... Oui, malgré ma tendresse... Je suis mère, il le sait, mais mère sans faiblesse. Ses frivoles douleurs ne pourraient m'alarmer, Et mon coeur en l'aimant sait comme il faut l'aimer. OSMAN. Il est d'autres périls dont je dois vous instruire: Je crains que, dans ces lieux, cette jeune Azémire N'ouvre à l'amour enfin le coeur de votre fils. ROXELANE. J'ai mes desseins, Osman. Captive dans Tauris, Je la fis demander au vainqueur de son père: La fille de Thamas peut m'être nécessaire. Vous saurez mes projets, quand il en sera temps. Allez, j'attends mon fils; profitez des instants; Assiégez mon époux. Sultane et belle-mère, Jusqu'au moment fatal je dois ici me taire: Parlez: de ses soupçons nourrissez la fureur: C'est par eux qu'en secret j'ai détruit dans son coeur Ce fameux Ibrahim, cet ami de son maître, S'il est vrai toutefois qu'un sujet puisse l'être. Plus craint, notre ennemi sera plus odieux. Du despotisme ici tel est le sort affreux: Ainsi que la terreur le danger l'environne; Tout tremble à ses genoux; il tremble sur le trône. On vient. C'est Zéangir. Un instant d'entretien, Me dévoilant son coeur, va décider le mien. Scène II Roxelane, Zéangir. ROXELANE. Mon fils, le temps approche, où, devançant votre âge, De mes soins maternels accomplissant l'ouvrage, Vous devez assurer l'effet de mes desseins. Élevez votre coeur jusques à vos destins. Le sultan (notre amour veut en vain nous le taire) Touche au terme fatal de sa longue carrière; De l'Euphrate au Danube, et d'Ormus à Tunis, Cent peuples, sous ses lois étonnés d'être unis, Vont voir à qui le sort doit remettre en partage De sceptres, de grandeurs cet immense héritage. Le prince, après huit ans, rappelé dans ces lieux... ZÉANGIR. Ah!... Je tremble pour lui. ROXELANE, à part. Qui? Vous, mon fils!... Ô cieux! ZÉANGIR. C'est pour lui que j'accours; souffrez que ma prière Implore vos bontés en faveur de mon frère. Les enfants des sultans (vous ne l'ignorez pas), Bannis pour commander en de lointains climats, Ne peuvent en sortir sans l'ordre de leur père; Mais cet ordre est souvent terrible, sanguinaire. Sur le seuil du palais si mon frère immolé... ROXELANE. Et voilà de quels soins votre coeur est troublé! De nos grands intérêts quand mon âme est remplie! Quand vous devez régler le sort de notre vie! ZÉANGIR. Moi! ROXELANE, à part. Vous... Ciel, qu'il est loin de concevoir mes voeux! Haut. Ceux dont ici pour vous le zèle ouvre les yeux Vous tracent vers le trône un chemin légitime. ZÉANGIR. Le trône est à mon frère: y penser est un crime. ROXELANE. Il est vrai qu'en effet, s'il eût persévéré, S'il eût vaincu l'orgueil dont il est dévoré, S'il n'eût trahi l'état, vous n'y pouviez prétendre. ZÉANGIR. Qui? Lui! Trahir l'état! Ô ciel! Puis-je l'entendre? Croyez qu'en cet instant, pour dompter mon courroux, J'ai besoin du respect que mon coeur a pour vous. Qui venais-je implorer! Quel appui pour moi, frère! ROXELANE. Eh bien! Préparez-vous à braver votre père; Prouvez-lui que ce fils, noirci, calomnié, D'aucun traité secret à Thamas n'est lié; Que, depuis son rappel, ses délais qu'on redoute, Sur lui, sur ses desseins, ne laissent aucun doute. Mais tremblez que son père aujourd'hui, dans ces lieux, N'ait de la trahison la preuve sous ses yeux. ZÉANGIR. Quoi!... Non, je ne crains rien, rien que la calomnie. Rougissez du soupçon qui veut flétrir sa vie: Il est indigne, affreux. ROXELANE. Modérez-vous, mon fils. Eh bien! Nous pourrons voir nos doutes éclaircis. Cependant vous deviez, s'il faut ici le dire, Excuser une erreur qui vous donne un empire. Vous le sacrifiez; quel repentir un jour!... ZÉANGIR. Moi! Jamais. ROXELANE. Prévenez ce funeste retour. Quel fruit de mes travaux! Quel indigne salaire! Savez-vous pour son fils ce qu'a fait votre mère? Savez-vous quels degrés, préparant ma grandeur, D'avance, par mes soins, fondaient votre bonheur? Née, on vous l'a pu dire, au sein de l'Italie, Surprise sur les mers qui baignent ma patrie, Esclave, je parus aux yeux de Soliman; Je lui plus; il pensa qu'éprise d'un sultan, M'honorant d'un caprice, heureuse de ma honte, Je briguerais moi-même une défaite prompte. Qu'il se vit détrompé! Ma main, ma propre main, Prévenant mon outrage, allait percer mon sein; Il pâlit à mes pieds, il connut sa maîtresse. Ma fierté, son estime accrurent sa tendresse; Je sus m'en prévaloir: une orgueilleuse loi Défendait que l'hymen assujettit sa foi; Cette loi fut proscrite; et la terre étonnée Vit un sultan soumis au joug de l'hyménée. Je goûtai, je l'avoue, un instant de bonheur; Mais bientôt, mon cher fils, lasse de ma grandeur, Une langueur secrète empoisonna ma vie; Je te reçus du ciel, mon âme fut remplie. Ce nouvel intérêt, si tendre, si pressant, Répandit sur mes jours un charme renaissant; J'aimai plus que jamais ma nouvelle patrie; La gloire vint parler à mon âme agrandie; J'enflammai d'un époux l'heureuse ambition; Près de son nom peut-être on placera mon nom. Eh bien! Tous ces surcroîts de gloire, de puissance, C'est à toi que mon coeur les soumettait d'avance; C'est pour toi que j'aimais et l'empire et le jour; Et mon ambition n'est qu'un excès d'amour. ZÉANGIR. Ah! Vous me déchirez... Mais quoi! Que faut-il faire? Faut-il tremper mes mains dans le sang de mon frère? Moi qui voudrais pour lui voir le mien répandu! ROXELANE. Quoi! Vous l'aimez ainsi? Dieu! Quel charme inconnu Peut lui donner sur vous cet excès de puissance? ZÉANGIR. Le charme des vertus, de la reconnaissance, Celui de l'amitié... vous me glacez d'effroi. ROXELANE. Adieu. ZÉANGIR. Qu'allez-vous faire? ROXELANE. Il est affreux pour moi D'avoir à séparer mes intérêts des vôtres: Ce coeur n'était pas fait pour en connaître d'autres. ZÉANGIR. Vous fuyez... dans quel temps m'accable son courroux? Quand un autre intérêt m'appelle à ses genoux, Quand d'autres voeux... ROXELANE. Comment! ZÉANGIR. Je tremble de le dire. ROXELANE. Parlez. ZÉANGIR. Si mon destin m'écarte de l'empire, Il est un bien plus cher et plus fait pour mon coeur, Qui pourrait à mes yeux remplacer la grandeur. Sans vous, sans vos bontés je n'y dois point prétendre; Je l'oserais par vous. ROXELANE. Je ne puis vous entendre; Mais quel que soit ce bien pour vous si précieux, Mon fils, il est à vous, si vous ouvrez les yeux. Votre imprudence ici renonce au rang suprême; Vous en voyez le fruit: et dans cet instant même Il vous faut implorer mon secours, ma faveur. Régnez, et de vous seul dépend votre bonheur; Et, sans avoir besoin qu'une mère y consente, Vous verrez à vos lois la terre obéissante. Scène III ZÉANGIR, seul. Quels assauts on prépare à ce coeur effrayé! Craindrai-je pour l'amour, tremblant pour l'amitié? Ô mon frère! Ô cher prince! Après un an d'absence, Hélas! était-ce à moi de craindre sa présence? J'augmente ses dangers... Je vole à ton secours... Et c'est ma mère, ô ciel! Qui menace tes jours! Se peut-il que d'un crime on me rende complice, Et que je sois formé d'un sang qui te haïsse? Scène IV Zéangir, Azémire. ZÉANGIR. Ah! Princesse, apprenez, partagez ma douleur. Ma voix, de la sultane implorant la faveur, Et de mes feux secrets découvrant le mystère, Allait à mon bonheur intéresser ma mère, Quand j'ai compris soudain, sur un affreux discours, Quels périls vont du prince environner les jours. AZÉMIRE. Eh quoi! Que faut-il craindre? Et quel nouvel orage... ZÉANGIR. Souffrez qu'entre vous deux mon âme se partage; Que d'un frère à vos yeux j'ose occuper mon coeur. Vous pouvez le haïr, je le sais... AZÉMIRE. Moi, Seigneur! ZÉANGIR. Je ne me flatte point; par lui seul prisonnière, C'est par lui qu'Azémire est aux mains de mon père. L'instant où je vous vis est un malheur pour vous, Et mon frère est l'objet d'un trop juste courroux. AZÉMIRE. Par mon seul intérêt mon âme prévenue, À ses vertus, seigneur, n'a point fermé la vue; Je suis loin de haïr un généreux vainqueur. Ses soins ont de mes fers adouci la rigueur; Il a même permis que mes yeux, dans son âme, Vissent... Quelle amitié pour son frère l'enflâme! ZÉANGIR. Ah! Que n'avez-vous pu lire au fond de son coeur; De tous ses sentimens connaître la grandeur! Vous sauriez à quel point son amitié m'est chère. AZÉMIRE. Je vous l'ai dit, seigneur; j'admire votre frère; Je sens que son danger doit vous faire frémir. Quel est-il? ZÉANGIR. On prétend, on ose soutenir Qu'avec Thamas, madame, il est d'intelligence. AZÉMIRE. Ô ciel! Qui peut ainsi flétrir son innocence? ZÉANGIR. De ces affreux soupçons je confondrai l'auteur. Mais, si j'ose, à mon tour, soigneux de mon Bonheur... AZÉMIRE. Faut-il que de mes voeux vous le fassiez dépendre? D'un trop funeste amour que devez-vous attendre? Nos destins par l'hymen peuvent-ils être unis? Thamas et Soliman, éternels ennemis, Dans le cours d'un long règne, illustre par la guerre, De leurs sanglants débats ont occupé la terre; Et, malgré ses succès, votre père, seigneur, Laisse au seul nom du mien éclater sa fureur. Je vois que votre amour gémit de ce langage; Mais mon coeur, je le sens, gémirait davantage, Si le vôtre, seigneur, par le temps détrompé, Me reprochait l'espoir dont il s'est occupé. ZÉANGIR. Non; je serai moi seul l'auteur de mon supplice; Cruelle! Je vous dois cette affreuse justice. Mais je veux, malgré vous, par mes soins redoublés, Triompher des raisons qu'ici vous rassemblez; Et si, dans vos refus, votre âme persévère, Mes larmes couleront dans le sein de mon frère. Scène V Azémire, Félime. AZÉMIRE. Dans le sein de son frère!... Ah! Souvenir fatal! Pour essuyer ses pleurs, il attend son rival! Quelle épreuve! Et c'est moi, grand dieu! Qui la prépare! FÉLIME. Je conçois les terreurs où votre coeur s'égare; Mais un mot, pardonnez, pouvait les prévenir. L'aveu de votre amour... AZÉMIRE. J'ai dû le retenir. Quand un ordre cruel, m'appelant à Byzance, Du prince, après trois mois, m'eut ravi la présence, Sa tendresse, Félime, exigea de ma foi Que ce fatal secret ne fût livré qu'à toi. Il craignait pour tous deux sa cruelle ennemie. Est-ce elle dont la haine arme la calomnie? A-t-il pour notre hymen sollicité Thamas? Ô ciel! Que de dangers j'assemble sur ses pas! Étrange aveuglement d'un amour téméraire! Ces raisons qu'à l'instant j'opposais à son frère, Contre le prince, hélas! Parlaient plus fortement; Je les sentais à peine auprès de mon amant; Et quand, plus que jamais, ma flamme est combattue, C'est l'amour d'un rival qui les offre à ma vue! FÉLIME. Je frémis avec vous pour vous-même et pour eux. Eh! Qui peut sans douleur voir deux coeurs vertueux Briser les noeuds sacrés d'une amitié si chère, Et contraints de haïr un rival dans un frère? AZÉMIRE. Ah! Loin d'aigrir les maux d'un coeur trop agité, Peins-moi plutôt, peins-moi leur générosité; Peins-moi de deux rivaux l'amitié courageuse, De ces nobles combats sortant victorieuse, Et d'un exemple unique étonnant l'univers. Mais un trône, l'amour, des intérêts si chers... Fuyez, soupçons affreux! Gardez-vous de paraître! Quel espoir, cher amant, dans mon coeur vient de naître, Quand ton frère, à mes yeux partageant mon effroi, Au lieu de son amour ne parlait que de toi! L'amitié dans son âme égalait l'amour même: Il te rendait justice, et c'est ainsi qu'on t'aime. Tu verras une amante, un rival malheureux, Unir, pour te sauver, leurs efforts et leurs voeux. Le ciel, qui veut confondre et punir ta marâtre, Charge de ta défense un fils qu'elle idolâtre. ACTE II Scène I Le prince, Achmet. LE PRINCE. Est-ce toi, cher Achmet, que j'embrasse aujourd'hui, Toi, de mes premiers ans et le guide et l'appui! Ah! Puisqu'à mes regards on permet ta présence, De mes fiers ennemis je crains peu la vengeance. Par tes conseils prudents je puis parer leurs coups; Un si fidèle ami... ACHMET. Prince, que faites-vous? D'un tel excès d'honneur mon âme est accablée. Je voudrais voir ma vie à la vôtre immolée; Mais ce titre... LE PRINCE. Tes soins ont su le mériter. Pour en être plus digne il le faut accepter. On m'accuse en ces lieux d'un orgueil inflexible: C'est du moins, cher Achmet, celui d'un coeur sensible. Je sais chérir toujours et ton zèle et ta foi; Et l'orgueil des grandeurs est indigne de moi. Voilà donc ce séjour si cher à mon enfance, Où jadis... Quel accueil après huit ans d'absence! Tu le vois; c'est ainsi qu'on reçoit un vainqueur!... On dérobe à mes yeux l'empressement flatteur D'un peuple dont la joie honorait mon entrée. Une barque en secret, sur la mer préparée, Aux portes du sérail me mène obscurément; Un ordre me prescrit d'attendre le moment Qui doit m'admettre aux pieds de mon juge sévère; Il faut que je redoute un regard de mon père, Et que l'amour d'un fils, muet à son aspect, Se cache avec terreur sous un morne respect. ACHMET. Écartez, croyez-moi, cette sombre pensée. N'enfoncez point les traits dont votre âme est blessée; À vos dangers, au sort conformez votre coeur. Du joug, sans murmurer, souffrez la pesanteur; De vos exploits surtout bannissez la mémoire; Plus que vos ennemis, redoutez votre gloire; Et, d'un vizir jaloux confondant les desseins, Tremblez au pied d'un trône affermi par vos mains. LE PRINCE. Le lâche! D'Ibrahim il occupe la place! Un jour... Dirais-tu bien que sa superbe audace, Dans mon camp, sous mes yeux, voulait dicter des lois? ACHMET. De vos ressentiments, prince, étouffez la voix. LE PRINCE. Qui! Moi! Souffrir l'injure et dévorer l'offense! Détester sans courroux et frémir sans vengeance!... Je le voudrais en vain; n'attends point cet effort... Pardonne, cher Achmet, pardonne à ce transport. Je devrais, je le sens, vaincre ma violence... Mais prends pitié d'un coeur déchiré dès l'enfance, Que d'horreur, d'amertume on se plut à nourrir, D'un coeur fait pour aimer, qu'on force de haïr. Eh! Qui jamais du sort sentit mieux la colère? Témoin, presqu'en naissant, des ennuis de ma mère, Confident de ses pleurs dans mon sein recueillis, Le soin de les sécher fut l'emploi de son fils. Elle fuit avec moi; je pars pour l'Amasie. Dès ce moment, Achmet, l'imposture, l'envie, Quand je verse mon sang, osent flétrir mes jours; Une indigne marâtre empoisonne leur cours. Vainqueur dans les combats, consolé par la gloire, Je n'ose aux pieds d'un maître apporter ma victoire. Je m'écarte en tremblant du trône paternel; Je languis dans l'exil, en craignant mon rappel. J'en reçois l'ordre, Achmet; et quand? Lorsque ma mère A besoin de ma main pour fermer sa paupière. À cet ordre fatal juge de son effroi; Expirante à mes yeux, elle a pâli pour moi; Ses soupirs, ses sanglots, ses muettes caresses, Remplissaient de terreur nos dernières tendresses: J'ai lu tous mes dangers dans ses regards écrits, Et sur son lit de mort elle a pleuré son fils. Ah! Cette image encor me poursuit et m'accable; Et tandis qu'occupé d'un devoir lamentable, Je recueillais sa cendre et la baignais de pleurs, Ici l'on accusait mes coupables lenteurs; On cherchait à douter de mon obéissance. Un fils pleurant sa mère a besoin de clémence, Et doit justifier, en abordant ces lieux, Quelques moments perdus à lui fermer les yeux! ACHMET. Ah! D'un nouvel effroi, vous pénétrez mon âme. Si votre coeur se livre au courroux qui l'enflamme, De la sultane ici soutiendrez-vous l'aspect? Feindrez-vous devant-elle une ombre de respect? N'allez point à sa haine offrir une victime; Contenez, renfermez l'horreur qui vous anime. LE PRINCE. Ah! Voilà de mon sort le coup le plus affreux! C'est peu de l'abhorrer, de paraître à ses yeux, D'étouffer des douleurs qu'irrite sa présence; Mon coeur s'est pour jamais interdit la vengeance. Mère de Zéangir, ses jours me sont sacrés. Que les miens, s'il le faut, à sa fureur livrés... Mais quoi! Puis-je penser qu'un grand homme, qu'un père, Adoptant contre un fils une haine étrangère... ACHMET. Ne vous aveuglez point de ce crédule espoir; Par la mort d'Ibrahim jugez de son pouvoir. Connaissez, redoutez votre fière ennemie. Vingt ans sont écoulés depuis que son génie Préside aux grands destins de l'empire ottoman, Et, sans le dégrader, règne sur Soliman. Le séjour odieux qui lui donna naissance, Lui montra l'art de feindre et l'art de la vengeance. Son âme, aux profondeurs de ses déguisements, Joint l'audace et l'orgueil de nos fiers musulmans. Sous un maître absolu souveraine maîtresse, Elle osa dédaigner, même dans sa jeunesse, Ce frivole artifice et ces soins séducteurs Par qui son faible sexe, enchaînant de grands coeurs, Offre aux yeux indignés la douloureuse image D'un héros avili dans un long esclavage! De son illustre époux seconder les projets; Utile dans la guerre, utile dans la paix, Sentir ainsi que lui les fureurs de la gloire; L'enflammer, le pousser de victoire en victoire: Voilà par quelle adresse elle a su l'asservir. Sans la braver, du moins, laissez-là vous haïr. Eh! Par quelle imprudence augmentant nos alarmes, Contre vous-même ici lui donnez-vous des armes? LE PRINCE. Comment? ACHMET. Pourquoi, seigneur, tous ces chefs, ces soldats, Qui jusqu'au pied des murs ont marché sur vos pas? Pourquoi cet appareil qui menace Byzance, Et qui d'un camp guerrier présente l'apparence? LE PRINCE. N'accuse pas des miens le transport indiscret. Aux ordres du sultan j'obéissais, Achmet; J'annonçais mon rappel; et le peuple et l'armée, Tout frémit: on s'assemble; une troupe alarmée M'environne, me presse et s'attache à mes pas. On s'écrie, en pleurant, que je cours au trépas; Je m'arrache à leur foule; alors, pleins d'épouvante, Furieux, égarés, ils volent à leur tente, Saisissent l'étendard, et d'un zèle insensé, Croyant me suivre, ami, m'ont déjà devancé. Pardonne: à tant d'amour, hélas! Je fus sensible. Et quel serait, dis-moi, le mortel inflexible, Qui, sous le poids des maux dont je suis opprimé, Aurait fermé son coeur au plaisir d'être aimé? Mais mon frère en ces lieux tarde bien à paraître. ACHMET. Il s'occupe de vous, quelque part qu'il puisse être. De sa tendre amitié je me suis tout promis; C'est mon plus ferme espoir contre vos ennemis. LE PRINCE. Hélas! Nous nous aimons dès la plus tendre enfance, Et, de son âge au mien oubliant la distance, Nos âmes se cherchaient alors comme aujourd'hui; Un charme attendrissant régnait autour de lui; Et, le coeur encor plein des douleurs de ma mère, L'amitié m'appelait au berceau de mon frère. Tu le sais, tu le vis; et lorsque les combats, Loin de lui, vers la gloire emportèrent mes pas, La gloire, loin de lui, moins touchante et moins belle, M'apprit qu'il est des biens plus désirables qu'elle. Il vint la partager. La victoire deux fois Associa nos noms, confondit nos exploits. C'était le prix des miens; et mon âme enchantée Crut la gloire d'un frère à la mienne ajoutée. Mais je te retiens trop. Cours, observe ces lieux; Sur les pièges cachés ouvre pour moi les yeux. Aux regards du sultan je dois bientôt paraître. Reviens... j'entends du bruit. C'est Zéangir peut-être. C'est lui. Va, laisse-moi dans ces heureux moments, Oublier mes douleurs dans ses embrassements. Scène II Le Prince, Zéangir. ZÉANGIR. Où trouver?... c'est lui-même. Ô mon ami! Mon frère! Que, malgré mes frayeurs, ta présence m'est chère! Laisse-moi, dans tes bras, laisse-moi respirer, De ce bonheur si pur laisse-moi m'enivrer! LE PRINCE. Ah! Que mon âme ici répond bien à la tienne! Ami, que ta tendresse égale bien la mienne! Que ces épanchements ont pour moi de douceurs! Pour moi, près de mon frère, il n'est plus de malheurs... ZÉANGIR. Je connais tes dangers, ils redoublent mon zèle. Tu ne les sais pas tous. ZÉANGIR. Quelle crainte nouvelle?... LE PRINCE. Écoute. ZÉANGIR. Je frémis. LE PRINCE. Tu vis de quelle ardeur Les charmes de la gloire avaient rempli mon coeur; Tu sais si l'amitié le pénètre et l'enflamme: À ces deux sentiments dont s'occupait mon âme, Le ciel en joint un autre; et peut-être ce jour... ZÉANGIR. Eh bien!... LE PRINCE. À ce transport méconnais-tu l'amour? ZÉANGIR. Qu'entends-je? Et quel objet?... LE PRINCE. Je prévois tes alarmes. ZÉANGIR. Achève. LE PRINCE. Il te souvient que la faveur des armes Dans les murs de Tauris remit entre mes mains... ZÉANGIR. Azémire?... LE PRINCE. Elle-même. ZÉANGIR. Ô douleur! Ô destins! LE PRINCE. Je te l'avais bien dit: ta crainte est légitime; Je sens que sous mes pas j'ouvre un nouvel abîme. Mais c'est d'elle à jamais que dépendra mon sort; C'est pour elle qu'ici je viens braver la mort. Je suis aimé, du moins, et sa tendresse extrême... En croirai-je ma vue?... Ô ciel! C'est elle-même. Scène III Le prince, Zéangir, Azémire. LE PRINCE. Azémire, est-ce vous? Qui vous ouvre ces lieux? Quel miracle remplit le plus cher de mes voeux? Puis-je enfin devant vous montrer la violence D'un amour loin de vous accru dans le silence? Comptiez-vous quelquefois, sensible à mes tourments, Des jours dont ma tendresse a compté les moments? J'ose encor m'en flatter; mais daignez me le dire. Vous baissez vos regards, et votre coeur soupire! Je vois... Ah! Pardonnez, ne craignez point ses yeux; Qu'il soit le confident, le témoin de nos feux. Je vous l'ai dit cent fois, c'est un autre moi-même. Ce séjour, cet instant m'offrent tout ce que j'aime; Mon bonheur est parfait... Vous pleurez?... Tu pâlis?... De douleur et d'effroi vos regards sont remplis... ZÉANGIR. Ô tourments! AZÉMIRE. Jour affreux! LE PRINCE. Quel transport! Quel langage! Du sort qui me poursuit est-ce un nouvel outrage? ZÉANGIR. Non... c'est moi seul ici qu'opprime son courroux; C'est à moi désormais qu'il réserve ses coups. Il me perce le coeur par la main la plus chère; J'aime, et pour mon rival il a choisi mon frère. LE PRINCE. Cieux! ZÉANGIR. Ma mère en secret, j'ignore à quel dessein, Dans ce piège fatal m'a conduit de sa main. Sa cruelle bonté, secondant mon adresse, A permis à mes yeux l'aspect de la princesse; J'ai prodigué les soins d'un amour indiscret, Pour attendrir, hélas! Un coeur qui t'adorait. Je venais à tes yeux dévoilant ce mystère... À Azémire. Cruelle! Eh quel devoir, vous forçant à vous taire, Me laissait enivrer de ce poison fatal? A-t-on craint de me voir haïr un tel rival? AZÉMIRE. Je l'avouerai, Seigneur, ce reproche m'étonne; L'ayant peu mérité, mon coeur vous le pardonne; J'en plains même la cause, et je crois qu'en secret Déjà vous condamnez un transport indiscret. Au prince. Vous n'avez pas pensé, prince, que votre amante, Négligeant d'étouffer une flamme imprudente, Fière d'un autre hommage à ses yeux présenté, Ait d'un frivole encens nourri sa vanité; Et me justifier, c'est vous faire une offense. Mais puisque je vous dois expliquer mon silence, Du repos d'un ami comptable devant vous, Souffrez qu'en ce moment je rappelle entre nous Quels serments redoublés me forçaient à lui taire Un secret... LE PRINCE. Ciel! Madame, un secret pour mon frère! Eh pouvais-je prévoir?... AZÉMIRE. Je sais que ce palais Devait à tous les yeux me soustraire à jamais; Qu'entouré d'ennemis empressés à vous nuire, De nos voeux mutuels vous n'avez pu l'instruire. Hélas! Me chargeait-t-on de ce soin douloureux, Moi qui, dans ce séjour pour vous si dangereux, Craignant mon coeur, mes yeux et mon silence même, Vingt fois ai souhaité de me cacher qui j'aime? Mais, non: je lui parlais de vous, de vos vertus; Enfin, je vous nommais; que fallait-il de plus? Et quand de son amour la prompte violence A condamné ma bouche à rompre le silence, J'ai vu son désespoir, tout prêt à s'exhaler, Repousser le secret que j'allais révéler. LE PRINCE. Oui, sans doute; et ce trait manquait à ma misère; Je devais voir couler les larmes de mon frère, Voir l'amitié, l'amour, unis, armés tous deux, Contre un infortuné qui ne vit que pour eux. Mon âme à l'espérance était encore ouverte; C'en est fait: je l'abjure, et le ciel veut ma perte; Je la veux comme lui, si je fais ton malheur. ZÉANGIR. Ta perte!... achève, ingrat, de déchirer mon coeur. Il te fallait... cruel! As-tu la barbarie D'offenser un rival qui tremble pour ta vie? Ta perte!... et de quel crime?... il n'en est qu'un pour toi: Tu viens de le commettre en doutant de ma foi. Crois-tu que ton ami, dans sa jalouse ivresse, Devienne ton tyran, celui de ta maîtresse; Abjure l'amitié, la vertu, le devoir, Pour contempler partout les pleurs du désespoir, Pour mériter son sort en perdant ce qu'il aime? Qui de nous deux ici doit s'immoler lui-même? Est-ce-toi qu'à mourir son choix a condamné? Ne suis-je pas enfin le seul infortuné? LE PRINCE. Arrête! Peux-tu bien me tenir ce langage? C'est un frère, un ami qui me fait cet outrage! Cruel! Quand ton amour au mien veut s'immoler, Est-ce par ton malheur qu'il faut me consoler? Que tu craignes ma mort qui t'assure le trône, Cette vertu n'a rien dont la mienne s'étonne: Le ciel en te privant d'un ami couronné, Te ravirait bien plus qu'il ne t'aurait donné; Mais te voir à mes voeux sacrifier ta flamme, Sentir tous les combats qui déchirent ton âme, Et ne pouvoir t'offrir, pour prix de tes bienfaits, Que le seul désespoir de t'égaler jamais: Ce supplice est affreux, si tu peux me connaître. ZÉANGIR. Va, ce seul sentiment m'a tout payé peut-être. Mon frère, laisse-moi, dans mes voeux confondus, Laisse-moi ce bonheur que donnent les vertus; Il me coûte assez cher pour que j'ose y prétendre; Tu dois vivre et m'aimer; moi, vivre et te défendre. Tout l'ordonne, le ciel, la nature, l'honneur. Respecte cette loi qu'ils font tous à mon coeur, Je t'en conjure ici par un frère qui t'aime, Par toi, par tes malheurs... par ton amour lui-même. à Azémire. Joignez-vous à mes voeux; c'est à vous de fléchir Un coeur aimé de vous, qui peut vouloir mourir. LE PRINCE, avec transport. C'en est fait, je me rends; ce coeur me justifie. Je vous aime encor plus que je ne hais la vie. Oui, dans les noeuds sacrés qui m'unissent à toi, Ton triomphe est le mien, tes vertus sont à moi. Va; ne crains point, ami, que ma fierté gémisse, Ni qu'opprimé du poids d'un si grand sacrifice, Mon coeur de tes bienfaits puisse être humilié; Et connaît-on l'orgueil auprès de l'amitié! Scène IV Le Prince, Zéangir, Azémire, Achmet. ACHMET. Pardonnez si déjà mon zèle en diligence À vos épanchements vient mêler ma présence: Mais d'un subit effroi le palais est troublé. Déjà, près du sultan le vizir appelé, Au prince. Prodigue contre vous les conseils de la haine. La moitié du sérail, que sa voix seule entraîne, Séduite dès longtemps, s'intéresse pour lui; Même on dit qu'en secret un plus puissant appui... Pardonnez... dans vos coeurs mes regards ont dû lire; Mais une mère... Hélas! Je crains... LE PRINCE. Qu'oses-tu dire? ZÉANGIR, transporté. Achève. ACHMET. Eh bien! L'on dit qu'invisible à regret, Sa main conduit les coups qu'on prépare en secret; On redoute un courroux qu'elle force au silence; On craint son artifice, on craint sa violence; Mais un bruit dont surtout mon coeur est consterné... Le sultan veut la voir, et l'ordre en est donné. AZÉMIRE. Ciel! ACHMET. On tremble, on attend cette grande entrevue; On parle d'une lettre au sultan inconnue. LE PRINCE, à Zéangir. Dieu! Mon sort voudrait-il?... Tu sauras tout... ACHMET. Seigneur, Contre un juste courroux défendez votre coeur. Vous ignorez quel ordre et quel projet sinistre Mena dans votre camp un odieux ministre. Le vizir (je voudrais en vain vous le cacher) Aux bras de vos soldats devait vous arracher. LE PRINCE. Que dis-tu? ACHMET. Le péril arrêta son audace. Cher prince, devant vous si mes pleurs trouvent grâce, Si mes voeux, si mes soins méritent quelque prix, Si d'un vieillard tremblant vous souffrez les avis, Modérez vos transports; et, loin d'aigrir un père, Réveillez dans son coeur sa tendresse première; Il aima votre enfance, il aime vos vertus. Vous pourriez... pardonnez. Je n'ose en dire plus. À de plus chers conseils mon coeur vous abandonne, Et vole à d'autres soins que mon zèle m'ordonne. Scène V Zéangir, Le Prince, Azémire. ZÉANGIR. Quel est donc le péril dont je t'ai vu frémir? Cette lettre fatale... ami, daigne éclaircir... LE PRINCE. J'accroîtrai tes douleurs. ZÉANGIR. Parle. LE PRINCE. Avant que mon père Demandât la princesse en mes mains prisonnière, Thamas secrètement députa près de moi, Et pour briser ses fers et pour tenter ma foi. Ami, tu me connais; et mon devoir t'annonce, Malgré mes voeux naissants, quelle fut ma réponse; Mais lorsque, chaque jour, ses vertus, ses attraits... Je t'arrache le coeur... ZÉANGIR. Non, mon coeur est en paix. Poursuis. LE PRINCE. Ô ciel!... Eh bien! Brûlant d'amour pour elle, Et depuis, accablé d'une absence cruelle, Je crus que je pouvais, sans blesser mon devoir, De la paix à Thamas présenter quelque espoir, Et demander, pour prix d'une heureuse entremise Que la main de sa fille à ma foi fût promise. Nadir, de mes desseins fidèle confident, Autorisé d'un mot, partit secrètement; J'attendais son retour. J'apprends qu'en Assyrie Attaqué, défendant mon secret et sa vie, Accablé sous le nombre, il avait succombé. ZÉANGIR. Je vois dans quelles mains ce billet est tombé. Je vois ce que prépare une haine inhumaine: Cette lettre aujourd'hui vient d'enhardir sa haine. Hélas! De toi bientôt dépendront ses destins, Bientôt son empereur... LE PRINCE. Que dis-tu? Quoi! Tu crains... ZÉANGIR. Non, mon âme à ta foi ne fait point cette offense, Sans crainte pour ses jours, je vole à ta défense. Je vois quels coups bientôt doivent m'être portés: Il en est un surtout... j'en frémis... écoutez. Je jure ici par vous que, dans cette journée, Si je pouvais surprendre en mon âme indignée, Quelque désir jaloux, quelque perfide espoir, Capable un seul moment d'ébranler mon devoir, Dans ce coeur avili... non, il n'est pas possible... Le ciel me soutiendra dans cet instant terrible, Et satisfait d'un coeur trop longtemps combattu, De l'affront d'un remords sauvera ma vertu. ACTE III Scène I Soliman, Roxelane. SOLIMAN. Prenez place, madame; il faut que, dans ce jour, Votre âme à mes regards se montre sans détour: Le prince dans ces lieux vient enfin de se rendre. ROXELANE. Les cris de ses soldats viennent de me l'apprendre. SOLIMAN. J'entrevois par ce mot vos secrets sentiments; Vous jugerez des miens: daignez quelques moments Vous imposer la loi de m'entendre en silence. Mon fils a mérité ma juste défiance; Et son retour, d'ailleurs fait pour me désarmer, Avec quelque raison peut encor m'alarmer. Sans doute je suis loin de lui chercher des crimes; Mais il faut éclaircir des soupçons légitimes. Vos yeux, si du vizir j'explique les discours, Ont surpris des secrets d'où dépendent mes jours. Je n'examine point si, pour mieux me confondre, De concert avec lui... vous pourrez me répondre. Hélas! Il est affreux de soupçonner la foi Des coeurs que l'on chérit et qu'on croyait à soi; Mais au bord du tombeau telle est ma destinée. Par d'autres intérêts maintenant gouvernée, Aux soins de l'avenir vous croyez vous devoir; Je conçois vos raisons, vos craintes, votre espoir; Et, malgré mes vieux ans, ma tendresse constante À vos destins futurs n'est point indifférente. Mais vous n'espérez point que, pour votre repos, Je répande le sang d'un fils et d'un héros. Son juge, en ce moment, se souvient qu'il est père. Je ne veux écouter ni soupçons ni colère. Ce sérail, qui, jadis, sous de cruels sultans, Craignait de leurs fureurs les caprices sanglants, A connu, dans le cours d'un règne plus propice, Quelquefois ma clémence, et toujours ma justice. Juste envers mes sujets, juste envers mes enfants, Un jour ne perdra point l'honneur de quarante ans. Après un tel aveu, parlez, je vous écoute; Mais que la vérité s'offre sans aucun doute. Je dois, s'il faut porter un jugement cruel, En répondre à l'état, à l'avenir, au ciel. ROXELANE. Seigneur, d'étonnement je demeure frappée. De vous, de votre fils en secret occupée, J'ai dû, sans m'expliquer sur ce grand intérêt, Muette avec l'empire, attendre son arrêt. Mais, puisque le premier vous quittez la contrainte D'un silence affecté, trop semblable à la feinte, De mon âme à vos yeux j'ouvrirai les replis: Je déteste le prince et j'adore mon fils; Ainsi que vous, du moins, je parle avec franchise; Et, loin qu'avec effort ma haine se déguise, J'ose entreprendre ici de la justifier, Vous invitant vous-même à vous en défier. Je ne vous cache point (Qu'est-il besoin de feindre? ) Que prompte en ce péril à tout voir, à tout craindre, J'ai d'un vizir fidèle emprunté les avis, Et moi-même éclairé les pas de votre fils. Tout fondait mes soupçons; un père les partage. Eh! Qui donc, en effet, pourrait voir sans ombrage Un jeune ambitieux qui, d'orgueil enivré, Des coeurs qu'il a séduits, disposant à son gré, À vous intimider semble mettre sa gloire, Et croit tenir ce droit des mains de la victoire? Qui, mandé par son maître, a, jusques à ce jour, Fait douter de sa foi, douter de son retour, Et du grand Soliman a réduit la puissance À craindre, je l'ai vu, sa désobéissance? Qui, j'ose l'attester, et mes garants sont prêts, Achète ici les yeux ouverts sur vos secrets, Parle, agit en sultan; et, si l'on veut l'entendre, Et la guerre et la paix de lui seul vont dépendre. Oui, seigneur, oui, vous dis-je, et peut-être aujourd'hui Vous en aurez la preuve et la tiendrez de lui. SOLIMAN. Ciel! ROXELANE. D'un fils, d'un sujet est-ce donc la conduite? Et depuis quand, seigneur, n'en craint-on plus la suite? Est-ce dans ce séjour?... vainement sous vos lois, La clémence en ces lieux fit entendre sa voix; Une autre voix peut-être y parle plus haut qu'elle, La voix de ces sultans qu'une main criminelle, Sanglants, a renversés aux genoux de leurs fils; La voix des fils encor qui, près du trône assis, N'ont point devant ce trône assez courbé la tête. Il le sait: d'où vient donc que nul frein ne l'arrête? Sans doute mieux qu'un autre il connaît son pouvoir; De l'empire, en effet, il est l'unique espoir. Eh! Qui d'un peuple ingrat n'a vu cent fois l'ivresse Oser à vos vieux ans égaler sa jeunesse, Et d'un héros, l'honneur des sultans, des guerriers, Devant un fier soldat abaisser les lauriers? Qui peut vous rassurer contre tant d'insolence? Est-ce un camp qui frémit aux portes de Byzance? Un peuple de mutins, d'esclaves factieux, De leur maître indigné tyrans capricieux? Ah! Seigneur, est-ce ainsi (je vous cite à vous-même) Que, rassurant Sélim, dans un péril extrême, Vous vîntes dans ses mains ici vous déposer, Quand ces mêmes soldats, ardents à tout oser, Pour vous, malgré vous seul, pleins d'un zèle unanime, Rebelles, prononçaient votre nom dans leur crime? On vous vit accourir, seul, désarmé, soumis, Plein d'un noble courroux contre ses ennemis, Et tombant à ses pieds, otage volontaire, Échapper au malheur de détrôner un père. Tel était le devoir d'un fils plus soupçonné, Et votre exemple au moins l'a déjà condamné. SOLIMAN. Ce qu'a fait Soliman, Soliman dut le faire. Celui qui fut bon fils doit être aussi bon père, Et quand vous rappelez ces preuves de ma foi, Votre voix m'avertit d'être digne de moi. Des revers des sultans vous me tracez l'image: Je reconnais vos soins, madame; et je présage Que, grâce aux miens peut être, un sort moins rigoureux Écartera mon nom de ces noms malheureux. Trop d'autres, négligeant le devoir qui m'arrête, À des fils soupçonnés ont demandé leur tête. Oui: mais n'ont-ils jamais, après ces rudes coups, Détesté les transports d'un aveugle courroux? Hélas! Si ce moment doit m'offrir un coupable, Peut-être que mon sort est assez déplorable. Serais-je donc rangé parmi ces souverains Qu'on a vus, de leurs fils juges trop inhumains, Réduits à s'imposer ce fatal sacrifice? Malheureux qu'on veut plaindre et qui faut qu'on haïsse! Quelqu'éclat dont leur règne ait ébloui les yeux, De ces grands châtiments le souvenir affreux, Éternisant l'effroi qu'imprime leur mémoire, Mêle un sombre nuage aux rayons de leur gloire. Le nom de Soliman, madame, a mérité De parvenir sans tache à la postérité. Dans mon coeur vainement votre cruelle adresse Cherche d'un vil dépit la vulgaire faiblesse, Et voudrait par la haine irriter mes soupçons; J'écarte ici la haine et pèse les raisons. L'intérêt de mon sang me dit, pour le défendre, Qu'un coupable en ces lieux eût tremblé de se rendre; Qu'adoré des soldats... Je l'étais comme lui. ROXELANE. Comme lui, des persans imploriez-vous l'appui? SOLIMAN. Des persans... Lui! Grands dieux!... Je retiens ma colère... Ce ne pas vous ici que doit en croire un père. Que des garants certains à mes yeux présentés, Que la preuve à l'instant... ROXELANE. Je le veux. SOLIMAN, se levant. Arrêtez. Je redoute un courroux trop facile à surprendre. Son maître en vain frémit, son juge doit l'entendre. Que mon fils soit présent... faites venir mon fils. Roxelane se lève, le vizir paraît. Que veut-on? Scène II Soliman, Roxelane, Osman. OSMAN. J'attendais le moment d'être admis. Seigneur, je viens chercher des ordres nécessaires. Ali, ce brave Ali, ce chef des janissaires, Qui, même sous Sélim, s'est illustré jadis, Et, malgré son grand âge, a suivi votre fils, Se flatte qu'à vos pieds vous daignerez l'admettre; Il apporte un secret qu'il a craint de commettre: Le salut de l'empire, a-t-il dit, en dépend, Et des moindres délais il me rendait garant. Je cru que son grand nom, ses exploits... SOLIMAN. Qu'il paraisse. ROXELANE, à part. Que veut-il? SOLIMAN, lui faisant signe de sortir. Vous savez quelle est votre promesse. ROXELANE. Je ne reparaîtrai que la preuve à la main. Scène III Soliman, Osman, Ali. SOLIMAN. Quel soin pressant t'amène, et quel est ton dessein? Veux-tu qu'il se retire? ALI. Il le faudrait peut-être. Mais je viens contre lui m'adresser à son maître; Qu'il demeure, il le peut. Sultan, tu ne crois pas Que j'eusse d'un rebelle accompagné les pas. Ton fils, ainsi que moi, vit et mourra fidèle. J'ai su calmer des siens et la fougue et le zèle; Ils te révèrent tous. Mais on craint les complots Que la haine en ces lieux trame contre un héros. "Ah! Du moins, disaient-ils, dans leur secret murmure Ah! Si la vérité confondait l'imposture! Si, détrompant un maître et cherchant ses regards Elle osait pénétrer ces terribles remparts! Mais la mort punirait un zèle téméraire. " On peut près du cercueil hasarder de déplaire. Sultan, d'un vieux guerrier ces restes languissants, Ce sang, dans les combats prodigué soixante ans, Exposés pour ton fils que tout l'empire adore, S'ils sauvaient un héros te serviraient encore, De notre amour pour lui ne prends aucuns soupçons; C'est le grand Soliman qu'en lui nous chérissons; Il nous rend tes vertus, et tu permets qu'on l'aime. Mais crains ses ennemis, crains ton pouvoir suprême, Crains d'éternels regrets, et surtout un remords. J'ai rempli mon devoir: ordonnes-tu ma mort? SOLIMAN. J'estime ce courage et ce zèle sincère; Je permets à tes yeux de lire au coeur d'un père. Ne crains point un courroux imprudent ni cruel. J'aime un fils innocent, je le hais criminel: Ne crains pour lui que lui. L'audace et l'artifice En moi de leurs fureurs n'auront point un complice. Contiens dans son devoir le soldat turbulent; Leur idole répond d'un caprice insolent. Sans dicter mon arrêt, qu'on l'attende en silence. Tu peux de ce séjour sortir en assurance: Va, les coeurs généreux ne craignent rien de moi. ALI. Sur le sort de ton fils je suis donc sans effroi. Scène IV Soliman, le Prince. SOLIMAN. Approchez: à mon ordre on daigne enfin se rendre. J'ai cru qu'avant ce jour je pouvais vous attendre. LE PRINCE. Un devoir douloureux a retenu mes pas; Une mère, seigneur, expirante en mes bras... SOLIMAN. Elle n'est plus!... je dois des regrets à sa cendre. LE PRINCE. Occupée, en mourant, d'un souvenir trop tendre... SOLIMAN. C'est assez. Plut au ciel qu'à de justes raisons Je pusse voir encor céder d'autres soupçons, Sans que de vos soldats l'audace et l'insolence Vinssent d'un fils suspect attester l'innocence! LE PRINCE. Ne me reprochez point leurs transports effrénés, Qu'en ces lieux ma présence a déjà condamnés. Ah! Seigneur, si pour moi l'excès de leur tendresse Jusqu'à l'emportement a poussé leur ivresse, Daignez ne l'imputer, hélas! Qu'à mon malheur: C'est mon funeste sort qui parle en ma faveur. Privé de vos bontés où je pouvais prétendre, J'inspire une pitié plus pressante et plus tendre. SOLIMAN. Peut-être il vaudrait mieux leur en inspirer moins: Peut-être qu'un sujet devait borner ses soins À savoir obéir, à faire aimer sa gloire, À servir sans orgueil, à ne point laisser croire Que ses desseins secrets, de la Perse approuvés... LE PRINCE. Oh ciel! Le croyez vous! SOLIMAN. Non, puisque vous vivez. Scène V Les précédents, Roxelane. ROXELANE, à Soliman. Sultan, vous pourrez voir ma promesse accomplie. Au prince. Prince, un destin cruel m'a fait votre ennemie; Mais cette haine, au moins, en s'attaquant à vous, Dans la nuit du secret ne cache point ses coups: Vous êtes accusé, vous pourrez vous défendre. LE PRINCE. À ce trait généreux j'avais droit de m'attendre. SOLIMAN, prenant la lettre. "À vos désirs on refusa la paix: Un heureux changement vous permet d'y prétendre. Victorieux par moi, peut être à mes souhaits Le sultan voudra condescendre. Les raisons de cette offre et le prix que j'y mets, Je les tairai; Nadir doit seul vous les apprendre. " Que vois-je? Avouerez-vous cette lettre, ce seing? LE PRINCE. Oui; ce billet, seigneur, fut tracé de ma main. SOLIMAN. Holà! Gardes. LE PRINCE. Je dois vous paraître coupable, Je le sais. Cependant, si le sort qui m'accable Souffrait que votre fils pût se justifier, Si mon coeur à vos yeux se montrait tout entier... ROXELANE. Au prince. Il le faut... Au sultan. Permettez... Au prince. Vous n'avez rien à craindre; Parlez, Nadir n'est plus, et vous pouvez tout feindre. LE PRINCE. Barbare! à cet opprobre étais-je réservé? Par pitié, si mon crime à vos yeux est prouvé, D'un père, d'un sultan déployez la puissance; Par mille affreux tourments éprouvez ma constance: Je puis chérir des coups que vous aurez portés; Mais ne me livrez point à tant d'indignités. Votre gloire l'exige, et votre fils peut croire... SOLIMAN. Perfide! Il te sied bien d'intéresser ma gloire! Toi qui veux la flétrir, toi, l'ami des persans! Toi qui, devant leur maître, avilis mes vieux ans! Qui, sachant contre lui quelle fureur m'anime... LE PRINCE. Ah! Croyez que son nom fait seul mon plus grand crime; Que, sans ce fier courroux, j'aurais pu... non, jamais. Montrant Roxelane. J'ai mérité la mort, et voilà mes forfaits. Cette lettre en vos mains, seigneur, m'accusait-elle, Quand d'avance par vous traité comme un rebelle, L'ordre de m'arrêter dans mon camp? SOLIMAN. Justes cieux! Tu savais... je vois tout. D'un écrit odieux Ta bouche en ce moment m'éclaircit le mystère; Il demande à Thamas des secours contre un père. LE PRINCE. Quoi! Ce secret fatal qu'à l'instant dans ces lieux... SOLIMAN. Traître! C'en est assez. Qu'on l'ôte de mes yeux. Scène VI Les précédents, Zéangir. LE PRINCE, voyant Zéangir. Ciel! ZÉANGIR, à part. Mon père, daignez... Ô mère trop cruelle! SOLIMAN. Quoi! Sans être appelé? ROXELANE. Quelle audace nouvelle! SOLIMAN. Qu'on m'en réponde, allez. ZÉANGIR. Suspendez un moment. LE PRINCE. Ah! Qu'il suffise au moins à cet embrassement. Va, de ton amitié cette preuve dernière A trop bien démenti les fureurs de ta mère; Elle surpasse tout, sa rage et mes malheurs, Et la haine qu'on doit à ses persécuteurs. Il sort. Scène VII Soliman, Roxelane, Zéangir. SOLIMAN. Quel orgueil! ZÉANGIR. Ah! Craignez que dans votre vengeance... SOLIMAN. Je veux bien de ce zèle excuser l'imprudence; Et j'aimerais, mon fils, à vous voir généreux, Si le crime du moins pouvait être douteux: Mais ne me parlez point en faveur d'un perfide Qui peut-être déjà médite un parricide. à Roxelane. J'excuse votre haine, et je vais de ce pas Prévenir les effets de ses noirs attentats. Scène VIII Roxelane, Zéangir. ZÉANGIR. Quoi! Déjà votre haine a frappé sa victime! Un père en un moment la trouve légitime! ROXELANE. Pour convaincre un coupable, il ne faut qu'un instant. ZÉANGIR. Si vous n'aviez un fils, il serait innocent. ROXELANE. Le ciel me l'a donné, peut-être en sa colère. ZÉANGIR. Le ciel vous l'a donné... pour attendrir sa mère. Je veux croire et je crois que, prête à l'opprimer, Contre un coupable ici vous pensez vous armer; Et l'amour maternel que dans vous je révère (Car je combats des voeux dont la source m'est chère), Abusant vos esprits sur moi seul arrêtés, Vous persuade encor ce que vous souhaitez; Mais cet amour vous trompe, et peut être funeste. ROXELANE. Dieu! Quel aveuglement! Le crime est manifeste, Son père en a tenu le gage de sa main. ZÉANGIR, à part. Que ne puis-je parler? ROXELANE. Vous frémissez en vain. Abandonnez un traître à son sort déplorable. Vous l'aimiez vertueux, oubliez-le coupable. Ou, si votre amitié lui donne quelques pleurs, Voyez du moins, voyez, à travers vos douleurs, Quel brillant avenir le destin vous présente; Cet éclat des sultans, cette pompe imposante, L'univers de vos lois docile adorateur, Et la gloire plus belle encor que la grandeur, La gloire que vos voeux... ZÉANGIR. Sans doute elle m'anime. ROXELANE. Un trône ici la donne. ZÉANGIR. Un trône acquis sans crime. ROXELANE. Quel crime commets-tu? ZÉANGIR. Ceux qu'on commet pour moi. Des attentats d'autrui je profite pour toi. ZÉANGIR. Vous le croyez coupable, et c'est là votre excuse. Mais moi qui vois son coeur, mais moi que rien N'abuse... ROXELANE. Tu pleureras un jour quand l'absolu pouvoir... ZÉANGIR. A-t-on jamais pleuré d'avoir fait son devoir? ROXELANE. J'ai pitié, mon cher fils, d'un tel excès d'ivresse; Je vois avec quel art, séduisant ta jeunesse, Il a su, plus prudent, par cette illusion, T'écartant du sentier de son ambition... ZÉANGIR. Quoi! Vous doutez... ROXELANE. Eh bien, je veux le croire, il t'aime; Ainsi que toi, mon fils, il se trompe lui-même. Vous ignorez tous deux, dans votre aveugle erreur, Et le coeur des humains et votre propre coeur. Mais le temps, d'autres voeux, l'orgueil de la puissance, Du monarque au sujet cet intervalle immense, Tout va briser bientôt un noeud mal affermi, Et sur le trône un jour tu verras... ZÉANGIR. Un ami. ROXELANE. L'ami d'un maître! Ô ciel! Ah! Quitte un vain prestige. ZÉANGIR. Jamais. ROXELANE. Les ottomans ont-ils vu ce prodige? ZÉANGIR. Ils le verront. ROXELANE. Mon fils, songes-tu dans quels lieux?... Encor si tu vivais dans ces climats heureux, Qui, grâce à d'autres moeurs, à des lois moins sévères, Peuvent offrir des rois que chérissent leurs frères; Où, près du maître assis, brillants de sa splendeur, Quelquefois partageant le poids de sa grandeur, Ils vont à des sujets placés loin de sa vue De leurs devoirs sacrés rappeler l'étendue; Et, marchant sur sa trace, aux conseils, aux combats, Recueillent les honneurs attachés à ses pas! Qu'à ce prix signalant l'amitié fraternelle, On mette son orgueil à s'immoler pour elle, Je conçois cet effort. Mais en ces lieux! Mais toi!... ZÉANGIR. Il est fait pour mon âme, il est digne de moi. Est-ce donc un effort que de chérir son frère? Serait-ce une vertu quelque part étrangère? Ai-je dû m'en défendre? Et quel coeur endurci Ne l'eût aimé partout comme je l'aime ici? Partout il eût trouvé des coeurs aussi sensibles, Un père, hélas! Plus doux... des destins moins terribles. Non, vous ne savez pas tout ce que je lui dois. Si mon nom près du sien s'est placé quelquefois, C'est lui qui vers l'honneur appelait ma jeunesse, Encourageait mes pas, soutenait ma faiblesse; Sa tendresse inquiète au milieu des combats, Prodigue de ses jours, m'arrachait au trépas; La gloire enfin, ce bien qu'avec excès on aime, Dont le coeur est avare envers l'amitié même, Lui semblait le trahir, et manquait à ses voeux, Si son éclat du moins ne nous couvrait tous deux. Cent fois... ROXELANE. Ah! C'en est trop: va, quoiqu'il ait pu faire, Tu peux tout acquitter par le sang de ta mère. ZÉANGIR. Ô ciel! ROXELANE. Oui, par mon sang! Lui seul doit expier Des affronts que jamais rien ne fait oublier. Sous les yeux de son fils, ma rivale en silence Vingt ans de ses appas a pleuré l'impuissance. Il l'a vue exhaler, dans ses derniers soupirs, L'amertume et le fiel de ses longs déplaisirs; Il revient poursuivi de cette affreuse image; Et, lorsque mon nom seul doit exciter sa rage, Il me voit, calme et fière, annonçant mon dessein, Lui montrer son forfait attesté par son seing. Dis-moi si, pour le trône élevé dès l'enfance, Le plus fier des humains oubliera cette offense. ZÉANGIR. Je vais vous étonner; le plus fier des humains Verrait, sans se venger, la vengeance en ses mains; Le plus fier des humains est encore le plus tendre... Je prévoyais qu'ici vous ne pourriez m'entendre; Mais, quoi que vous pensiez, je le connais trop bien... ROXELANE. Insensé! ZÉANGIR. Votre coeur ne peut juger le sien; Pardonnez. Mon respect frémit de ce langage; Mais vous concevez mal qu'on pardonne un outrage. Un autre l'a conçu. Je réponds de sa foi, Et vos jours sont sacrés pour lui comme pour moi; Il sait trop qu'à ce coup je ne pourrais survivre. ROXELANE. J'entends... pour prix des soins où l'amitié vous livre, Sa bonté souffrira que du plus beau destin Je coure dans l'opprobre ensevelir la fin; Et ramper, vile esclave, et rebut de sa haine, En ces lieux où vingt ans j'ai marché souveraine. Décidons notre sort, et daignez écouter Ce qu'un amour de mère avait su me dicter. De mon époux bientôt je vais pleurer la perte; Et de la gloire ici la barrière est ouverte: Soliman la cherchait; mais détestant Thamas, Malgré moi cette haine en détournait ses pas. Loin de porter ses coups à la Perse abattue, Dans ses vastes déserts sans fruit toujours vaincue, Il fallait s'appuyer des secours du persan Contre les vrais rivaux de l'empire ottoman. L'hymen fait les traités; et la main d'Azémire Pourrait unir par vous et l'un et l'autre empire. ZÉANGIR. Par moi! ROXELANE. J'offre à vos voeux la gloire et le bonheur. ZÉANGIR. Le bonheur! Désormais est-il fait pour mon coeur? Si vous saviez... ROXELANE. Mon fils: je sais tout. ZÉANGIR. Que dit-elle? ROXELANE. Vous l'aimez. ZÉANGIR. Je l'adore, et je fuis... ah, cruelle! Ô ciel, dont la rigueur vend si cher les vertus, D'un coeur au désespoir n'exige rien de plus. Scène IX ROXELANE,seule. Voilà donc de ce coeur quel est l'endroit sensible! Allons, frappons un coup plus sûr et plus terrible. Mon fils est amoureux, sans doute il est aimé; Intéressons l'objet dont il est enflammé. Pour être ambitieux, il porte un coeur trop tendre; Mais l'amour va parler, j'ose tout en attendre. Espérons. Qui pourrait triompher en un jour Des charmes de l'empire et de ceux de l'amour? ACTE IV Scène I Zéangir, Azémire. AZÉMIRE. Non, je n'ai point douté qu'un héroïque zèle Ne signalât toujours votre amitié fidèle; Je vous ai trop connu. Votre frère arrêté, Aujourd'hui, de vous seul attend la liberté. La sultane me quitte; et, dans sa violence... Quel entretien fatal et quelle confidence! De ses desseins secrets complice malgré moi, Ainsi que ma douleur j'ai caché mon effroi. Je respire par vous; et, dans ma tendre estime, J'ose encore implorer un rival magnanime: Je tremble pour le prince; et mes voeux éperdus Lui cherchent un asile auprès de vos vertus. ZÉANGIR. J'ai subi comme vous cette épreuve cruelle, Je n'ai pu désarmer une main maternelle. Ma mère, en son erreur, se flatte qu'aujourd'hui Vos voeux, fixés pour moi, me parlent contre lui; Que le sang de Thamas doit détester mon frère. Ignorant mon malheur, elle croit, elle espère Que la séduction d'un amour mutuel M'intéresse par vous à son projet cruel: Il sera confondu. Déjà jusqu'à mon père Une lettre en secret a porté ma prière: On l'a vu s'attendrir; ses larmes ont coulé; C'est par son ordre ici que je suis appelé. J'obtiendrai qu'à ses yeux le prince reparaisse; Je saurai pour son fils réveiller sa tendresse. Songez, dans vos frayeurs, qu'il lui reste un appui; Et tant que je vivrai, ne craignez rien pour lui. AZÉMIRE. Je retiens les transports de ma reconnaissance. Mais, par pitié peut-être, on nous rend l'espérance: Pour mieux me rassurer, vous cachez vos terreurs; Vous détournez les yeux en essuyant mes pleurs. Que de périls pressants! Le vizir, votre mère, Moi même, cette lettre et ce fatal mystère, Un sultan soupçonneux, l'ivresse des soldats, L'horreur de Soliman pour le nom de Thamas, Horreur toujours nouvelle et par le temps accrue, Que sans fruit la sultane a même combattue! Ah! Si, dans les dangers qu'on redoute pour moi, Ceux du prince à mon coeur inspiraient moins d'effroi, Je vous dirais: forcez son généreux silence, Dévoilez son secret, montrez son innocence: Heureuse si j'avais, en voulant le sauver, Et des périls plus grands, et la mort à braver! ZÉANGIR. Comme elle sait aimer! Je vois toute ma perte. Pardonnez; ma blessure un instant s'est ouverte; Laissez-moi: loin de vous je suis plus généreux; Le sultan va paraître: on vient. Fuyez ces lieux. Scène II Soliman, Zéangir. ZÉANGIR. Souffrez qu'à vos genoux j'adore l'indulgence Qui rend à mes regards votre auguste présence, Et d'un ordre sévère adoucit la rigueur. SOLIMAN. Touché de tes vertus, satisfait de ton coeur, D'un sentiment plus doux je n'ai pu me défendre. Dans ces premiers moments, j'ai bien voulu t'entendre: Mais que vas-tu me dire en faveur d'un ingrat Dont ce jour a prouvé le rebelle attentat? De ce triste entretien quel fruit peux-tu prétendre? Et de ma complaisance, hélas! Que dois-je attendre, Hors la douceur de voir que le ciel aujourd'hui Me laisse au moins en toi plus qu'il ne m'ôte en lui? ZÉANGIR. Il n'est point prononcé, cet arrêt sanguinaire! Le prince a pour appui les bontés de son père. Vous l'aimâtes, seigneur; je vous ai vu cent fois Entendre avec transport et compter ses exploits, Des splendeurs de l'empire en tirer le présage, Et montrer ce modèle à mon jeune courage. Depuis plus de huit ans éloigné de ces lieux, On a de ses vertus détourné trop vos yeux. SOLIMAN. Quoi! Quand toi-même as vu jusqu'où sa violence A fait de ses adieux éclater l'insolence! ZÉANGIR. Gardez de le juger sur un emportement, D'une âme au désespoir rapide égarement. Vous savez quel affront enflammait son courage. On excuse l'orgueil qui repousse un outrage. SOLIMAN. De l'orgueil devant moi! Menacer à mes yeux! Dès longtemps... pardonnez, il était malheureux; Dans les rigueurs du sort son âme était plus fière: Tels sont tous les grands coeurs, tel doit être mon frère. Rendez-lui vos bontés, vous le verrez soumis, Embrasser vos genoux, vous rendre votre fils; J'en réponds. SOLIMAN. Eh! Pourquoi réveiller ma tendresse, Quand je dois à mon coeur reprocher ma faiblesse, Quand un traître aujourd'hui sollicite Thamas, Quand son crime avéré?... ZÉANGIR. Seigneur, il ne l'est pas: Croyez-en l'amitié qui me parle et m'anime; De tels noeuds ne sont point resserrés par le crime. Quels que soient les garants qu'on ose vous donner, Croyez qu'il est des coeurs qu'on ne peut soupçonner. Eh! Qui sait, si, fermant la bouche à l'innocence... SOLIMAN. Va, son forfait lui seul l'a réduit au silence. Eh! Peut-il démentir ce camp, dont les clameurs Déposent contre lui pour ses accusateurs? ZÉANGIR. Oui. Souffrez seulement qu'il puisse se défendre. Daignez, daignez du moins le revoir et l'entendre. SOLIMAN. Que dis-tu! Ciel! Qui? Lui! Qu'il paraisse à mes yeux! Me voir encor braver par cet audacieux! ZÉANGIR. Eh quoi! Votre vertu, seigneur, votre justice, De ses persécuteurs se montrerait complice! Vous avez entendu ses mortels ennemis, Et pourriez, sans l'entendre, immoler votre fils, L'héritier de l'empire! Ah! Son père est trop juste. Où serait, pardonnez, cette clémence auguste, Qui dicta vos décrets, par qui vous effacez Nos plus fameux sultans, près de vous éclipsés? SOLIMAN. Eh! Qui l'atteste mieux, dis-moi, cette clémence, Que les soins paternels qu'avait pris ma prudence D'étouffer mes soupçons, d'exiger qu'en ma main Fût remis du forfait le gage trop certain; D'ordonner que, présent, et prêt à les confondre, À ses accusateurs lui-même il pût répondre? Hélas! Je m'en flattais; et lorsque ses soldats Menacent un sultan des derniers attentats, Qu'ils me bravent pour lui, réponds-moi, qui m'arrête? Quel autre dans leur camp n'eût fait voler sa tête? Et moi, loin de frapper, je tremble en ce moment Que leur zèle, poussé jusqu'au soulèvement, Malgré moi ne m'arrache un ordre nécessaire. Eh! Qui sait, si tantôt, secondant ta prière, Ce reste de bonté, qui m'enchaîne le bras, N'a point porté vers toi mes regrets et mes pas; Si je n'ai point cherché, dans l'horreur qui m'accable, À pleurer avec toi le crime et le coupable? Hélas! Il est trop vrai qu'au déclin de mes ans, Fuyant des yeux cruels, suspects, indifférents, Contraint de renfermer mon chagrin solitaire, J'ai chéri l'intérêt que tu prends à ton frère; Et qu'en te refusant, ma douleur aujourd'hui Goûte quelque plaisir à te parler de lui. ZÉANGIR. Vous l'aimez, votre coeur embrasse sa défense. Ah! Si vos yeux trop tard voyaient son innocence; Si le sort vous condamne à cet affreux malheur, Avouez qu'en effet vous mourrez de douleur. SOLIMAN. Oui. Je mourrais, mon fils, sans toi, sans ta tendresse, Sans les vertus qu'en toi va chérir ma vieillesse. Je te rends grâce, ô ciel, qui, dans ta cruauté, Veux que mon malheur même adore ta bonté; Qui, dans l'un de mes fils, prenant une victime, De l'autre me fais voir la douleur magnanime, Oubliant les grandeurs dont il doit hériter, Pleurant au pied du trône et tremblant d'y monter! ZÉANGIR. Ah! Si vous m'approuvez, si mon coeur peut vous plaire, Accordez-m'en le prix en me rendant mon frère. Ces sentiments qu'en moi vous daignez applaudir, Communs à vos deux fils, ont trop su les unir; Vous formâtes ces noeuds aux jours de mon enfance, Le temps les a serrés... c'était votre espérance... Ah! Ne les brisez point. Songez quels ennemis Sa valeur a domptés, son bras vous a soumis. Quel triomphe pour eux! Et bientôt quelle audace, Si leur haine apprenait le coup qui le menace! Quels voeux, s'ils contemplaient le bras levé sur lui! Et dans quel temps veut-on vous ravir cet appui? Voyez le transylvain, le hongrois, le moldave, Infecter à l'envi le Danube et la Drave. Rhodes n'est plus! D'où vient que ses fiers défenseurs, Sur le rocher de Malte insultent leurs vainqueurs? Et que sont devenus ces projets d'un grand homme, Quand vous deviez, seigneur, dans les remparts de Rome, Détruisant des chrétiens le culte florissant, Aux murs du capitole arborer le croissant? Parlez, armez nos mains; et que notre jeunesse Fasse encor respecter cette auguste vieillesse. Vous, craint de l'univers, revoyez vos deux fils Vainqueurs, à vos genoux retomber plus soumis, Baiser avec respect cette main triomphante, Incliner devant vous leur tête obéissante, Et chargés d'une gloire offerte à vos vieux ans, De leurs doubles lauriers couvrir vos cheveux blancs. Vous vous troublez, je vois vos larmes se répandre. SOLIMAN. Je cède à ta douleur et si noble et si tendre. Ah! Qu'il soit innocent, et mes voeux sont remplis...! Gardes, que devant moi on amène mon fils. ZÉANGIR, aux gardes. Mon père... demeurez... ah! Souffrez que mon zèle Coure de vos bontés lui porter la nouvelle; Je reviens avec lui me jeter à vos pieds. Scène III SOLIMAN, seul. Ô nature! Ô plaisirs trop longtemps oubliés! Ô doux épanchements qu'une contrainte austère A longtemps interdits aux tendresses d'un père! Vous rendez quelque calme à mes sens oppressés, Égalez vos douceurs à mes ennuis passés. Quoi donc! Ai-je oublié dans quels lieux je respire? Et par qui mon aïeul, dépouillé de l'empire, Vit son fils?... Murs affreux! Séjour des noirs soupçons, Ne me retracez plus vos sanglantes leçons. Mon fils est vertueux, ou du moins je l'espère. Mais si de ses soldats la fureur téméraire Malgré lui-même osait... triste sort des sultans Réduits à redouter leurs sujets, leurs enfants! Qui? Moi! Je souffrirai qu'arbitre de ma vie... Monarques des chrétiens, que je vous porte envie! Moins craints et plus chéris, vous êtes plus heureux. Vous voyez de vos lois vos peuples amoureux Joindre un plus doux hommage à leur obéissance; Ou, si quelque coupable a besoin d'indulgence, Vos coeurs à la pitié peuvent s'abandonner; Et, sans effroi du moins, vous pouvez pardonner. Scène IV Soliman, le prince, Zéangir. SOLIMAN. Vous me voyez encor, je vous fais cette grâce; Je veux bien oublier votre nouvelle audace. Sans ordre, sans aveu, traiter avec Thamas, Est un crime qui seul méritait le trépas. Offrir la paix! Qui? Vous! De quel droit? À quel titre? De ces grands intérêts qui vous a fait l'arbitre? Sachez, si votre main combattit pour l'état, Qu'un vainqueur n'est encor qu'un sujet, un soldat. LE PRINCE. Oui, j'ai tâché du moins, seigneur, de le paraître, Et mon sang prodigué... SOLIMAN. Vous serviez votre maître. Votre orgueil croirait-il faire ici mes destins? Soliman peut encor vaincre par d'autres mains. Un autre avec succès a marché sur ma trace, Et votre égal un jour... LE PRINCE. Mon frère! Il me surpasse; Le ciel, qui pour moi seul garde sa cruauté, S'il vous laisse un tel fils, ne vous a rien ôté. SOLIMAN. Qu'entends-je? à la grandeur joint-on la perfidie? ZÉANGIR. En se montrant à vous, son coeur se justifie. SOLIMAN. Je le souhaite au moins. Mais n'apprendrai-je pas Le prix que pour la paix on demande à Thamas? Le perfide ennemi, dont le nom seul m'offense, Vous a-t-il contre moi promis son assistance? LE PRINCE. Juste ciel! Ce soupçon me fait frémir d'horreur. Si le crime un moment fût entré dans mon coeur (vous ne penserez pas que la mort m'intimide), Je vous dirais: frappez, punissez un perfide... Mais je suis innocent, mais l'ombre d'un forfait... SOLIMAN. Eh bien! Je veux vous croire, expliquez ce billet. LE PRINCE, après un moment de silence. Je frémis de l'aveu qu'il faut que je vous fasse; Mon respect s'y résout, sans espérer ma grâce: J'ai craint, je l'avouerai, pour des jours précieux; J'ai craint, non le courroux d'un sultan généreux, Mais une main... seigneur, votre nom, votre gloire, Soixante ans de vertus chers à notre mémoire, Tout me répond des jours commis à votre foi, Et mes malheurs du moins n'accableront que moi. SOLIMAN. Et pour qui ces terreurs? LE PRINCE. Cet écrit, ce message, Que de la trahison vous avez cru l'ouvrage, C'est celui de l'amour; ordonnez mon trépas: Votre fils brûle ici pour le sang de Thamas. SOLIMAN. Pour le sang de Thamas! LE PRINCE. Oui, j'adore Azémire. SOLIMAN. Puis-je l'entendre, ô ciel! Et qu'oses-tu me dire? Est-ce là le secret que j'avais attendu? Voilà donc le garant que m'offre ta vertu! Quoi! Tu pars de ces lieux chargé de ma vengeance, Et de mon ennemi tu brigues l'alliance! ZÉANGIR. S'il mérite la mort, si votre haine... Eh bien? ZÉANGIR. L'amour est son seul crime, et ce crime est le mien. Vous voyez mon rival, mon rival que l'on aime; Ou prononcez sa grâce, ou m'immolez moi-même. SOLIMAN. Ciel! De mes ennemis suis-je donc entouré? ZÉANGIR. De deux fils vertueux vous êtes adoré. SOLIMAN. Ô surprise! Ô douleur! ZÉANGIR. Qu'ordonnez vous? LE PRINCE. Mon père, Rien n'a pu m'abaisser jusques à la prière, Rien n'a pu me contraindre à ce cruel effort, Et je le fais enfin pour demander la mort. Ne punissez que moi. ZÉANGIR. C'est perdre l'un et l'autre. LE PRINCE. C'est votre unique espoir. ZÉANGIR. Sa mort serait la vôtre. LE PRINCE. C'est pour moi qu'il révèle un secret dangereux. ZÉANGIR. Pour vous fléchir ensemble, ou pour périr tous deux. LE PRINCE. Il m'immolait l'amour qui seul peut vous déplaire. J'ai dû sauver des jours consacrés à son père. SOLIMAN. Mes enfants, suspendez ces généreux débats. Ô tendresse héroïque! Admirables combats! Spectacle trop touchant offert à ma vieillesse! Mes yeux connaîtront-ils des larmes d'allégresse? Grand dieu! Me payez-vous de mes longues douleurs? De mes troubles mortels chassez-vous les horreurs? Non, je ne croirai point qu'un coeur si magnanime Parmi tant de vertus ait laissé place au crime. Dieu! Vous m'épargnerez le malheur... Scène V Les précédents, Osman. OSMAN. Paraissez: Le trône est en péril, vos jours sont menacés. Transfuges de leur camp, de nombreux janissaires, Des fureurs de l'armée insolents émissaires, Dans les murs de Byzance ont semé leur terreur; Séditieux sans chef, unis par la douleur, Ils marchent. Leur maintien, leur silence menace. En pâlissant de crainte, ils frémissent d'audace; Leur calme est effrayant; leurs yeux avec horreur Des remparts du sérail mesurent la hauteur. Déjà, devançant l'heure aux prières marquée, Les flots d'un peuple immense inondent la mosquée; Tandis que, dans le camp, un deuil séditieux D'un désespoir farouche épouvante les yeux, Que des plus forcenés l'emportement funeste Des drapeaux déchirés ensevelit le reste; Comme si leur courroux, en les foulant aux pieds, Venait d'anéantir leurs serments oubliés. Montrez-vous, imposez à leur foule insolente. SOLIMAN. J'y cours; va, pour toi seul un père s'épouvante. Frémis de mon danger, frémis de leur fureur, Et surtout fais des voeux pour me revoir vainqueur. LE PRINCE. Je fais plus, sans frémir je deviens leur otage; J'aime à l'être, seigneur; je dois ce témoignage À de braves guerriers qu'on veut rendre suspects, Quand leur douleur soumise atteste leurs respects. Ah! S'il m'était permis, si ma vertu fidèle Pouvait, à vos côtés, désavouant leur zèle, Se montrer, leur apprendre, en signalant ma foi, Comment doit éclater l'amour qu'ils ont pour moi... SOLIMAN, moment de silence. Gardes, qu'il soit conduit dans l'enceinte sacrée, Des plus audacieux en tout temps révérée; Qu'au fidèle Nessir ce dépôt soit commis. Va, mon destin jamais ne dépendra d'un fils. Vizir, à ses soldats, aux vainqueurs de l'Asie, Opposez vos guerriers, vainqueurs de la Hongrie; Qu'on soit prêt à marcher à mon commandement; Veillez sur le sérail. Scène VI Zéangir, Osman. ZÉANGIR. Arrêtez un moment. C'est vous qui, de mon frère accusant l'innocence, Contre lui du sultan excitez la vengeance. Je lis dans votre coeur, et conçois vos desseins; Vous voulez par sa mort assurer mes destins, Et des pièges qu'ici l'amitié me présente Garantir par pitié ma jeunesse imprudente. Vous croyez que vos soins, en m'immolant ses jours, M'affligent un moment pour me servir toujours; Que, dans l'art de régner, sans doute moins novice, Je sentirai le prix d'un si rare service, Et que j'approuverai dans le fond de mon coeur Un crime malgré moi commis pour ma grandeur. OSMAN. Moi! Seigneur, que mon âme à ce point abaissée... ZÉANGIR. Vous le nieriez en vain, telle est votre pensée. Vous attendez de moi le prix de son trépas, Et même en ce moment vous ne me croyez pas. Quoiqu'il en soit, vizir, tâchez de me connaître: D'un écueil à mon tour je vous sauve peut-être; Ses dangers sont les miens, son sort sera mon sort, Et c'est moi qu'on trahit en conspirant sa mort. Vous-même, redoutez les fureurs de ma mère; Tremblez autant que moi pour les jours de mon frère; À ce péril nouveau c'est vous qui les livrez; Je vous en fais garant, et vous m'en répondrez. OSMAN, seul. Quel avenir, ô ciel! Quel destin dois-je attendre! Scène VII Roxelane, Osman. ROXELANE. Viens; les moments sont chers: marchons. OSMAN. Daignez m'entendre. ROXELANE. Eh quoi? OSMAN. Dans cet instant Zéangir en courroux... ROXELANE. N'importe. Ciel! L'ingrat!... frappons les derniers coups. Le sultan hors des murs va porter sa présence; Dans un projet hardi viens servir ma vengeance. OSMAN. Quel projet? Ah! Craignez... ROXELANE. Quand un sort rigoureux A voulu qu'un destin terrible, dangereux, Devînt en nos malheurs notre unique espérance, Il faut, pour l'assurer, consulter la prudence, Balancer les hasards, tout voir, tout prévenir; Et, si le sort nous trompe, il faut savoir mourir. ACTE V Scène I Le théâtre représente l'intérieur de l'enceinte sacrée; Nessir et les gardes au fond du théâtre; le prince sur le devant, et assis au commencement du monologue. LE PRINCE. L'excès du désespoir semble calmer mes sens. Quel repos! Moi des fers! Ô douleur! Ô tourments! Sultane ambitieuse, achève ton ouvrage, Joins pour m'assassiner l'artifice à la rage; À ton lâche vizir dicte tous ses forfaits. Le traître! Avec quel art, secondant tes projets, De son récit trompeur la perfide industrie Du sultan par degrés réveillait la furie! Combien de ses discours l'adroite fausseté A laissé, malgré lui, percer la vérité! Ce peuple consterné, ce silence, ces larmes Qu'arrache ma disgrâce aux publiques alarmes; Ce deuil, marque du sceau de la religion, C'était donc le signal de la rébellion; Hélas! Prier, gémir, est-ce trop de licence? Est-on rebelle enfin pour pleurer l'innocence? Et le sultan le craint! Il croit, dans son erreur, Aller d'un camp rebelle apaiser la fureur! Il verra leurs respects dans leur sombre tristesse; On m'aime en chérissant sa gloire et sa vieillesse. Suspect dans mon exil, nourri, presque opprimé, À révérer son nom je les accoutumai; Son fils à ses vertus se plut à rendre hommage: Que ne m'a-t-il permis de l'aimer davantage! On ne vient point: ô ciel! On me laisse en ces lieux, En ces lieux si souvent teints d'un sang précieux, Où tant de criminels et d'innocents, peut-être, Sont morts sacrifiés aux noirs soupçons d'un maître Que tarde le sultan? S'est-il enfin montré? A-t-il vu ce tumulte, et s'est-il rassuré? Et Zéangir! Mon frère, ô vertus! Ô tendresse! Mon frère, je le vois, il s'alarme, il s'empresse; De sa cruelle mère il fléchit les fureurs; Il rassure Azémire, il lui donne des pleurs, Lui prodigue des soins, me sert dans ce que j'aime: Une seconde fois il s'immole lui-même. Quelle ardeur enflammait sa générosité, En se chargeant du crime à moi seul imputé! Quels combats! Quels transports! Il me rendait mon père; C'est un de ses bienfaits, je dois tout à mon frère. Non, le ciel, je le vois, n'ordonne point ma mort; Non, j'ai trop accusé mon déplorable sort; J'ai trop cru mes douleurs, tout mon coeur les condamne. Je sens qu'en ce moment je hais moins Roxelane. Mais quel bruit! Ah! Du moins... que vois-je? Le vizir! Lui, dans un tel moment! Lui dans ces lieux! Scène II Le prince, Osman. OSMAN. Nessir, Adorez à genoux l'ordre de votre maître. Il lui remet un papier. LE PRINCE, assis et après un moment de silence. Et vous a-t-on permis de le faire connaître? OSMAN. Bientôt vous l'apprendrez. LE PRINCE. Et que fait le sultan? OSMAN. Contre les révoltés il marche en cet instant. LE PRINCE, à part, haut. Les révoltés! Ô ciel! Contraignons-nous. J'espère Qu'on peut m'apprendre aussi ce que devient mon frère. OSMAN. Un ordre du sultan l'éloigne de ses yeux. LE PRINCE, à part. Zéangir éloigné! Mon appui! Justes cieux! Haut. Azémire... OSMAN. Azémire à Thamas est rendue; Elle quitte Byzance. LE PRINCE, à part. Ô rigueur imprévue! Haut. Quel présage! Et Nessir... Cet ordre... OSMAN. Est rigoureux. Craignez de vos amis le secours dangereux. Qui voudrait vous servir vous trahirait peut-être. Ce séjour est sacré; puisse-t-il toujours l'être! Souhaitez-le et tremblez; vos périls sont accrus: Ce zèle impétueux qu'excitent vos vertus... LE PRINCE. Cessez; je sais le prix qu'il faut que j'en espère; Roxelane avec vous les vantait à mon père. Sortez. OSMAN. Vous avez lu, Nessir, obéissez. Scène III LE PRINCE, seul. Ô ciel! Que de malheurs à la fois annoncés! Zéangir écarté! Le départ d'Azémire! Tout ce qui me confond, tout ce qui me déchire! Craignez de vos amis le secours dangereux!... Je lis avec horreur dans ce mystère affreux. À Nessir. Si l'on s'armait pour moi, si l'on forçait l'enceinte... Tu frémis, je t'entends... d'où peut naître leur crainte? Leur crainte! On l'espérait: cet espoir odieux Le vizir l'annonçait, le portait dans ses yeux. S'il ne s'en croyait sûr, eût-il osé m'instruire? Viendrait-il insulter l'héritier de l'empire? Comme il me regardait, incertain de mon sort, Mendier chaque mot qui me donnait la mort! Et j'ai dû le souffrir, l'insolent qui me brave! Le fils de Soliman bravé par un esclave! Cet affront, cette horreur manquaient à mon destin; Après ce coup affreux, le trépas... mais enfin Qui peut les enhardir? Quelle est leur espérance? Qu'on attaque l'enceinte? Et sur quelle apparence... Est-ce dans ce sérail que j'ai donc tant d'amis! Parmi ces coeurs rampants, à l'intérêt soumis, Qu'importent mes périls, mon sort, ma renommée? C'est le peuple qui plaint l'innocence opprimée. L'esclave du pouvoir ne tremble point pour moi: À Roxelane ici tout a vendu sa foi... Quel jour vient m'éclairer? Si c'était la sultane... Ce crime est en effet digne de Roxelane. Oui, tout est éclairci. Le trouble renaissant, Le peuple épouvanté, le soldat frémissant, C'est elle qui l'excite: elle effrayait mon père, Pour surprendre à sa main cet ordre sanguinaire. Les meurtriers sont prêts, par sa rage apostés; Des coups sont attendus; les moments sont comptés. Grand dieu! Si le malheur, si la faible innocence Ont droit à ton secours non moins qu'à ta vengeance; Toi dont le bras prévient ou punit les forfaits, Au lieu de ton courroux signale tes bienfaits; Je t'en conjure, ô dieu! Par la voix gémissante Qu'élève à tes autels la douleur suppliante, Par mon respect constant pour ce père trompé, Qui périra du coup dont tu m'auras frappé, Par ces voeux qu'en mourant t'offrait pour moi ma mère; Je t'en conjure... au nom des vertus de mon frère. Calmons-nous, espérons: je respire; mes pleurs De mon coeur moins saisi soulagent les douleurs: Le ciel... qu'ai-je entendu?... Au bruit qu'on entend, les gardes tirent leurs coutelas. Nessir tire son poignard. Nessir écoute s'il entend un second bruit. Frappe, ta main chancelle; Frappe. Le second bruit se fait entendre. Ceux des gardes qui sont à la droite du prince, passent devant pour aller vers la porte de la prison, et en passant forment un rideau, qui doit cacher absolument l'action de Nessir aux yeux du public. Scène IV Le Prince, Zéangir. ZÉANGIR, s'avançant jusque sur le devant du théâtre de l'autre côté. Viens, signalons notre foi, notre zèle; Courons vers le sultan; désarmons les soldats: Qu'il reconnaisse enfin... En ce moment les gardes qui environnent le prince mourant, se rangent et se développent de manière à laisser voir le prince à Zéangir et aux spectateurs. Ô ciel! Que vois-je!... hélas! Mon frère! Mon cher frère! Ô crime! Ô barbarie! Aux gardes. Monstres! Quel noir projet, quelle aveugle furie!... Nessir lui montre l'ordre, sur lequel Zéangir jette les yeux. Qu'ai-je lu? Qu'ai-je fait? Malheureux! Quoi! Ma main... Ô mon frère! Et c'est moi qui suis ton assassin! Ô sort! C'est Zéangir que tu fais parricide! Quel pouvoir formidable à nos destins préside? Ciel! LE PRINCE. De trop d'ennemis j'étais enveloppé; Ton frère à leurs fureurs n'aurait point échappé. Je plains le désespoir où ton âme est en proie. La mienne en ce malheur goûte au moins quelque joie. Je te revois encor: je ne l'espérais pas; Ta présence adoucit l'horreur de mon trépas. ZÉANGIR. Tu meurs! Ah! C'en est fait! Scène V Le prince, Zéangir, Soliman, Roxelane. SOLIMAN. Tout me fuit, tout m'évite; Quelle morne terreur dans tous les yeux écrite! Que vois-je? Se peut-il?... mon fils mourant, ô cieux! ROXELANE. Il n'est plus. SOLIMAN. Quoi! Nessir, quel bras audacieux?... Zéangir, se relevant de dessus le corps de son frère. Pleurez sur l'attentat, pleurez sur le coupable. C'est Zéangir. SOLIMAN. Ô crime! Ô jour épouvantable! ROXELANE,à part. Jour plus affreux pour moi! SOLIMAN. Cruel! Qu'espérais-tu? ZÉANGIR. Prévenir vos dangers, vous montrer sa vertu; Des soldats désarmés arrêter la licence. SOLIMAN. Hélas! Dans leurs respects j'ai vu son innocence. Détrompé, plein de joie, en les trouvant soumis, Tout mon coeur s'écriait: vous me rendez mon fils. Et pour des jours si chers quand je suis sans alarmes, Quand j'apporte en ces lieux ma tendresse et mes larmes. ZÉANGIR, hors de lui et s'adressant à Roxelane. C'est vous dont la fureur l'égorge par mon bras, Vous dont l'ambition jouit de son trépas, Qui, sur tant de vertus fermant les yeux d'un père, L'avez fait un moment injuste, sanguinaire... À Soliman. Pardonnez, je vous plains, je vous chéris... Hélas! Je connais votre coeur, vous n'y survivrez pas. C'est la dernière fois que le mien vous offense. Regardant sa mère. Mon supplice finit, et le vôtre commence. Il se tue sur le corps de son frère. SOLIMAN. Ô comble des horreurs! ROXELANE. Ô transports inouïs! SOLIMAN. Ô père infortuné! ROXELANE. Malheureuse! Mon fils, Lui pour qui j'ai tout fait! Lui, depuis sa naissance, De mon ambition l'objet, la récompense! Lui qui punit sa mère en se donnant la mort, Par qui mon désespoir me tient lieu de remord! Pour lui j'ai tout séduit, ton vizir, ton armée; Je t'effrayais du deuil de Byzance alarmée; De ton fils en secret j'excitais les soldats; Par cet ordre surpris tu signais son trépas; Je forçais sa prison, sa perte était certaine. L'amitié de mon fils a devancé ma haine. Un dieu vengeur par lui prévenant mon dessein... Le musulman le pense, et je le crois enfin, Qu'une fatalité terrible, irrévocable, Nous enchaîne à ses lois, de son joug nous accable, Qu'un dieu, près de l'abîme où nous devons périr, Même en nous le montrant, nous force d'y courir! J'y tombe sans effroi, j'y brave sa colère, Le pouvoir d'un despote et les fureurs d'un père. Ma mort... Elle fait un pas vers son fils. SOLIMAN. Non, tu vivras pour pleurer tes forfaits. Monstre!... De ses transports prévenez les effets; Qu'on l'enchaîne en ces lieux, qu'on veille sur sa vie. Tu vivras dans les fers et dans l'ignominie; Aux plus vils des humains vil objet de mépris, Sous ces lambris affreux teints du sang de ton fils. Que cet horrible aspect te poursuive sans cesse; Que le ciel, prolongeant ton obscure vieillesse, T'abandonne au courroux de ces mânes sanglants; Que mon ombre bientôt redouble tes tourments, Et puisse en inventer de qui la barbarie Égale mes malheurs, ma haine et ta furie. À Avignon, chez Jacques Garigan, imprimeur libraire, Place Saint- Didier, 1792. La Jeune Indienne. (1764) Comédie en un acte et en vers. M. DCC. LXIV avec Approbation Et Privilege Du Roi. A Paris, chez Cailleau, libraire, rue Saint Jacques, à Saint- André. Personnages. BETTI. BELTON. MOWBRAI. MYLFORD. UN NOTAIRE. JOHN, laquais. La scène est à Charlestown, colonie anglaise de l'Amérique septentrionale. Scène I Belton, Mylford. MYLFORD À Charlestown, enfin, vous voilà revenu: (1) L'ami que je pleurais à mes voeux s'est rendu. Je vous vois; vous calmez ma juste impatience. Mais de ce morne accueil que faut-il que je pense? J'arrive au moment même. En entrant dans le port, J'apprends votre retour, j'accours avec transport; Je m'attends au bonheur de répandre ma joie Dans le sein d'un ami que le ciel me renvoie: Je vous trouve abattu, pénétré de douleur. Daignez me rassurer, ouvrez-moi votre coeur. Tout semble vous promettre un destin plus tranquille. De ces lieux à Boston le trajet est facile; D'un père, avant trois jours, vous comblerez les voeux... BELTON Ah! J'ai fait mon malheur! Comment puis-je être heureux? La jeunesse d'un fils est le vrai bien d'un père. Je regrette mes jours perdus dans la misère, Ces jours si prodigués, dont le plus sage emploi Pouvait me rendre utile à ma famille, à moi. Dès longtemps, cher Mylford, une fougueuse ivresse, L'ardeur de voyager domina ma jeunesse. J'abandonnai mon père, et le ciel m'en punit. Dans un orage affreux notre vaisseau périt? Je fus porté mourant vers une île sauvage: Un vieillard et sa gille accourent au rivage. J'allais périr, hélas! Sans eux, sans leur secours; Quels soins, quels tendres soins ils prirent de mes jours? Leur chasse me nourrit; leur force, leur adresse, Pourvut à mes besoins et soutint ma faiblesse. Voilà donc les mortels parmi nous avilis? J'avais passé quatre ans dans ce triste pays, Quand ce vieillard mourut. L'ennui, l'inquiétude, Mon père, mon état, ma longue solitude, Cet espoir si flatteur d'être utile à mon tour À celle dont les soins m'avaient sauvé le jour, Tout me rendit alors ma retraite importune: J'engageai ma compagne à tenter le fortune. Vous savez tout. Après mille périls divers, Nous fûmes à la fin rencontrés sur les mers, Par un de vos vaisseaux qui nous sauva la vie. Mais quels chagrins encore il faudra que j'essuie! I faudra retourner vers un père indigné Contre un fils criminel et plus infortune. Soutiendrai-je ses yeux en cet état funeste! Irai-je de sa vie empoisonner le reste? Prodigue de ses biens et même de ses jours, Puis-je encore justement prétendre à tes secours? MYLFORD L'amour et l'amitié vont d'une ardeur commune D'un amant, d'un ami respecter la fortune. BELTON L'amour?... MYLFORD Oubliez-vous qu'Arabelle autrefois Fut promise à vos voeux? Eh! Vous l'aimiez, je crois. BELTON Personne sans l'aimer ne peut voir Arebelle: Mais quand Mowbrai formait cette union si belle, Quand cet aimable objet à mes voeux fut promis, De l'amour, je le sens, il n'était pas le prix. Votre oncle affermissait une amitié sincère Qui joignait ses destins aux destins de mon père; Mais croyez-vous encore qu'il voulût aujourd'hui, Après cinq ans passés... MYLFORD Quoi! Vous doutez de lui? Vous ignorez pour vous jusqu'où va sa tendresse? Vos malheurs vont hâter l'effet de sa promesse. Les charmes d'Arabelle augmentent chaque jour: Je lirai dans son coeur, il sera sans détour. Pour vous, voyez mon oncle; il est d'un caractère Excellent, sans façon, d'une vertu sévère. La secte dont il tranche les compliments; Les Quakers, comme on sait, ne sont pas fort galants. (2) BELTON Eh? Depuis si longtemps vous croyez qu'Arabelle... MYLFORD Répondez-moi de vous, je réponds presque d'elle. BELTON Revenez au plutôt: un coeur comme le mien Doit, vous n'en doutez pas, goûter votre entretien. Votre oncle m'est fort cher: je l'aime; mais son âge M'impose du respect, et m'interdit l'usage De ses épanchements à l'amitié si doux; Mon coeur en a besoin, et les garde pour vous. Scène II BELTON, seul. Je revois ce séjour! Je vis parmi les hommes: Quel sort vais-je éprouver dans ces lieux où nous sommes? Cet hymen d'Arabelle, autrefois projeté, Devient dans ma disgrâce, une nécessité. Généreuse Betti, tes soins et ton courage Sauvent mes tristes jours, m'arrachent au naufrage: Je saisis le bonheur au fond de tes déserts, Et je trouve une amante au bout de l'univers. Pourquoi donc te ravir à ce climat sauvage? Étais-je malheureux? Ton coeur fut mon partage. Ô ciel! Je possédais, dans ma félicité, Ce coeur tendre et sublime avec simplicité; Heureux et satisfaits du bonheur l'un et l'autre! Le mépris n'y suit point la triste pauvreté; Le mépris, ce tyran de la société, Cet horrible fléau, ce poids insupportable Dont l'homme accable l'homme et charge son semblable. Oui, Betti, je le sens, j'aurais bravé pour toi Les maux que ton amour a supportés pour moi. Mais je ne puis dompter l'horreur inconcevable... Ma faiblesse à Betti paraîtra pardonnable, Mon déplorable état, et nos communs malheurs. Scène III Mowbrai, Belton. MOWBRAI Laisse-là tes saluts, mon cher, couvre ta tête. Pour être un peu plus franc, sois un peu moins honnête. Je te l'ai déjà dit, et le dit de nouveau: Aime-moi, tu le dois; mais laisse ton chapeau. Mon ami, tes erreurs et ta folle jeunesse De ton malheureux père ont hâté la vieillesse. Ce père fut pour moi le meilleur des amis. Je te retrouve, Je lui rendrai son fils. BELTON Mais, monsieur... MOWBRAI Heum, Monsieur! C'est Mowbrai qu'on me nomme. BELTON Pensez-vous... MOWBRAI Penses-tu... Je ne suis qu'un seul homme Et non deux; souviens-t-en, et parle au singulier. BELTON Tu le veux: eh bien! Soit. Je vais vous... tutoyer. Mon père est indulgent; mais ma trop longue absence A peut-être depuis lassé sa patience; Après tous les chagrins que j'ai pu lui donner, Le penses-tu? Peut-il encore me pardonner? MOWBRAI Tu ne sais pas ce que c'est que l'âme paternelle. Dès qu'un enfant revient se ranger sous notre aile, On n'examine plus s'il est coupable ou non; Et l'aveu de l'erreur est l'instant du pardon. Mais après ce qu'ici je consens à te dire, Si désormais encor un imprudent délire T'égarait, t'éloignait des routes du devoir, Si d'un pareil aveu tu t'osais prévaloir, Je te mépriserai sans retour; mais je pense Qu'après cinq ans entiers d'erreurs et d'imprudence, Le fils infortuné d'un ami généreux, Puisqu'il s'adresse à moi, veut être vertueux: Et pour me mettre en droit d'adoucir ta misère, Ici Belton frémit. Ta misère... Oui. Voyez un peu la belle affaire... Regardez comme il est confus, humilié, Pour ce mot de misère! Ô ciel! Quelle pitié! De ton père envers moi l'amitié peu commune Dernièrement encor a sauvé ma fortune. Je perdis deux vaisseaux, presque au port, sous mes yeux; On me crut sans ressource: un créancier fougueux, Afin de rassurer sa timide avarice, Veux que je fixe un terme, et que j'aille en justice, Par un serment coupable autant que solennel, Déshonorer le nom de l'Éternel. À l'Être tout puissant faire une telle injure! J'allais m'exécuter, la faillite est sûre, Quand je reçus soudain ce billet. Lis. BELTON, prend le billet et lit. « Monsieur... » MOWBRAI Ah! Sans doute. BELTON, continue. «Je viens d'apprendre le malheur Qui vous met hors d'état de pouvoir faire face À quelque arrangement. Je vous demande en grâce D'accepter de ma part cinquante mille écus, Que j'ai fort à propos nouvellement reçus. Ignorez, s'il vous plaît, l'auteur de ce service. Si la fortune un jour vous redevient propice, Je les réclamerai. Conservez ce billet: Il est votre quittance, et je suis satisfait.» MOWBRAI Ton père de ce trait me parut seul capable. C'est en effet à lui que j'en suis redevable... Ne te voilà-t-il pas interdit, confondu! Mon fils, ne sois jamais surpris de la vertu. Te voilà maintenant en état de comprendre Quel intérêt sensible à tous deux je dois prendre: Mais n'attends pas de moi des protestations, Des élans d'amitié, des exclamations, Je suis tout uni, moi: sois donc ma famille; Dès ce jour mon neveu te présente ma fille. BELTON Votre... Ta fille!.... MOWBRAI Eh! Oui. Tu sembles t'étonner? À ton aise, s'entend, ne vas pas te gêner. BELTON Dès longtemps, en faveur d'une amitié fidèle, Ta bouche à mon amour promettait Arabelle. J'aspirais à ces noeuds; et cet espoir flatteur, Précieux à mon père, était cher à mon coeur. Mais je me rends justice, et j'ai trop lieu de craindre Que mes longues erreurs n'aient dû peut-être éteindre Cet espoir dont jadis mon coeur s'était flatté. Je sens que cet hymen, entre nous concerté, Serait le seul moyen de me rendre à mon père, Et de m'offrir à lui digne de lui plaire. MOWBRAI Va, mon coeur est encor ce qu'il fut autrefois; Je chéris ton malheur, il ajoute à tes droits. Oui, tant de maux soufferts, fruits de ton imprudence, Doivent t'avoir donné vingt ans d'expérience. Belton, il faut du sort mettre à profit les coups; Oublier ses malheurs, c'est le plus grand de tous. Adieu... Bon! Glisse donc le pied! La révérence! À part. Il me fait enrager avec son élégance. Depuis trois jours entiers que nous l'avons ici, Il ne se forme pas, il est toujours poli. Haut. La franchise, mon cher, voilà ta politesse: Les bois t'en auraient dû donner de cette espèce. Il veut sortir, et revint sur ses pas. À propos, j'oubliais... Quelle est donc cette enfant Que toute ma famille entoure en l'admirant? En habit de sauvage, en longue chevelure, Je viens de l'entrevoir... L'aimable créature! BELTON C'est elle dont les soins et les heureux travaux Ont protégé mes jours, m'ont conduit sur les eaux; Elle était avec moi, lorsque ton capitaine, Nous voyant lutter seuls contre une mort certaine, Cingla soudain vers nous, et nous prit à son bord. MOWBRAI Ah! Ce que tu m'en dis m'intéresse à son sort. Elle a des droits sacrés sur ta reconnaissance; Mais je te laisse. Adieu: la voici qui s'avance. Il sort. BELTON, seul. Hélas! Puis-je à mon coeur dissimuler jamais Qu'il n'est qu'un seul moyen de payer ses bienfaits? Scène IV Betti, Belton. BETTI Ah! Jet e trouve enfin. L'on m'assiège sans cesse. D'où vient qu'autour de moi tout le monde s'empresse? Ou me fait à la fois cinq ou six question; J'écoute de mon mieux, à toutes je réponds; On rit avec excès. Que faut-il que je croie, Belton? Le rire ici marque toujours le joie... BELTON Tu leur a fait plaisir... BETTI Oh bien! Si c'est ainsi, Tant mieux. Mais, toi, d'où vient que tu ne ris pas aussi? On te croirait fâché. BELTON J'ai bien raison de l'être. BETTI Quelle raison? Dis-moi, ne puis-je la connaître? Tu parais inquiet... BELTON Je le suis.... Non pour moi. BETTI Pour qui donc, mon ami? BELTON Le dirai-je? Pour toi! Je crains que dans ces lieux ton sort ne soit à plaindre. BETTI Tu m'aimes, il suffit; que puis-je avoir à craindre? BELTON Non, il ne suffit pas. Il faut, pour être heureux, Quelque chose de plus... BETTI Que faut-il en ces lieux? BELTON La richesse. BETTI À parler tu m'instruisis sans cesse; Mais tu ne m'as pas dit ce qu'était la richesse. BELTON Eh! Peut-on se passer?... BETTI Tu parles de l'amour... On ne s'aime donc pas dans ce triste séjour? BELTON On s'aime; mais souvent l'amour laisse connaître Des besoins plus pressants. BETTI Et que peuvent-ils être? BELTON L'amour sans d'autres biens... BETTI L'amour sans la gaieté Ne peut guère suffire à la félicité; Mais dans votre pays, ainsi que dans le nôtre, Ne peut-on à la fois conserver l'un et l'autre? BELTON Il faut, pour bien jouir de l'un et l'autre don, Être riche. BETTI Eh! Dis moi, suis-je riche, Belton? BELTON Toi? Non; tu n'as pas d'or. BETTI Quoi! Ce métal stérile Que j'ai vu... BELTON Justement. BETTI Il te fut inutile; Tu ne t'en servis pas pendant plus de quatre ans. Mais dans ce pays-ci tu connais bien des gens; Ils t'en donneront tous, s'il t'est si nécessaire; Ils ne voudront jamais laisser souffrir leur frère. BELTON Écoute-moi, Betti, tu n'es plus dans les bois. Les hommes en ces lieux sont soumis à des lois; Le besoin les rapproche et les unit ensemble: Ces mortels opposés, que l'intérêt rassemble, Voudraient ne voir admis dans la société Que ceux dont les travaux en ont bien mérité. BETTI Mais... Cela me paraît tout à fait raisonnable. BELTON, à part. Chaque instant à mes yeux la rend plus estimable. Haut. Betti... La pauvreté m'inspire un juste effroi. BETTI La pauvreté! Mais, c'est manquer de tout, je crois? BELTON Oui. BETTI J'en sauvai toujours et toi-même et mon père... Quoi! Nous pourrions ici manquer du nécessaire? BELTON Non; mais il ne faut pas y borner tous nos soins. Nous sommes assiégés de différents besoins; Ils naissent chaque jour, chaque instant les ramène; Et lorsque par hasard la fortune inhumaine Ne nous a pas donné... BETTI Je ne te comprends pas... Manquer d'un vêtement, d'un abri, d'un repas, Voilà la pauvreté; je n'en connais pas d'autre. BELTON Voilà la tienne: hélas! Connais quelle est la nôtre. BETTI Une autre pauvreté! Vous en avez donc deux? On doit dans ce pays être bien malheureux! BELTON C'est peu de contenter les besoins de la vie... Une prévention, parmi nous établie, Fait ici, par malheur, une nécessité Des choses d'agrément et de commodité, Dont les yeux étonnés ont admiré l'usage; Et d'éternels besoins un funeste assemblage... BETTI Oh! Cette pauvreté... C'est votre faute aussi. Pourquoi donc inventer encore celle-ci? Chez nous, grâce à nos soins, la terre inépuisable Était de tous nos biens la source intarissable. Belton, comment ont fait, et comment font encor Tous ceux qui, parmi vous, possède le plus d'or? BELTON L'un le tient du hasard, et tel autre d'un père; Du crime trop couvert il devient le salaire; Mais la vertu parfois a produit... BETTI Que dis-tu? Avec de l'or vous payez la vertu? BELTON Contre le besoin d'or l'infaillible remède... BETTI Eh bien! BELTON C'est de servir quiconque la possède; De lui vendre son coeur, de ramper sous ses lois. BETTI Ô ciel! J'aime bien mieux retourner dans nos bois. Quoi! Quiconque a de l'or oblige un autre à faire Ce qu'il juge à propos, tout ce peut lui plaire? BELTON Souvent. BETTI En laissez-vous aux malhonnêtes gens? BELTON Plus qu'à d'autres. BETTI De l'or dans les mains des méchants! Mais vous n'y pensez point, et cela n'est pas sage: N'en pourraient-ils pas faire un dangereux usage? Vous devez trembler tous, si l'or peut tout oser. De vous et de vos jours ils peuvent disposer. La flèche qui, dans l'air, cherchait la nourriture, Était, entre mes mains, moins terrible et moins sûre! BELTON Chacun, suivant son coeur, s'en sert différemment; Des vertus ou du vice il devient l'instrument. Avec avidité celui-ci la resserre, L'enfouit en secret, et le rend à la terre... BETTI Ah! Fuyons ces gens-là. Tu vines de me parler D'un pays plus heureux où nous pouvons aller, Ce pays où les gens veulent qu'on soit utile À leur société. Si la terre est fertile, Ils en auront de trop: nous le demanderons; Et comme elle est à tous, soudain nous l'obtiendrons. BELTON Ils ne donneront rien; les champs les plus fertiles Ne suffisent qu'à peine aux habitants de ville... BETTI Tant pis, car j'aurais bien travaillé. BELTON Dans ces lieux, On épargne à ton sexe un travail odieux. BETTI C'est que vos femmes sont languissantes, débiles: J'en ai déjà vu deux tout à fait immobiles; Mais pour moi le travail eut toujours des appas; Dans nos champs, dès l'enfance, il exerça mes bras. BELTON Tu ne peux travailler au séjour où nous sommes; L'usage le défend. BETTI Le permet-il aux hommes? BELTON Sans doute, il le permet. BETTI, avec joie. Belton, embrasse-moi. BELTON Quoi donc. BETTI Tu me rendras ce que j'ai fait pour toi. BELTON Ah! C'est trop prolonger un supplice si rude! Vois la cause et l'excès de mon inquiétude. Va, Betti, j'ai déjà regretté ton pays: Ici, par ces travaux, nous sommes avilis. Vois à quel sort, hélas! Nous devons-nous attendre? Des besoins renaissants l'horreur va nous surprendre; Privés d'appuis, de biens, abandonnés de tous, L'oeil affreux du mépris s'attachera sur nous. Nous n'oserons encore prendre ces soins utiles Que l'amour ennoblit, qu'ici l'on croit serviles. Il faudra dévorer, mendier les dédains; Rebutés, condamnés à l'affront d'être plaints, Tout aigrira nos maux, jusqu'à notre tendresse; Nous haïrons l'amour, nous craindrons la vieillesse; En d'autres malheureux reproduits, chaque jour, Nos mains repousseront le fruit de notre amour. BETTI Ciel! Scène V Betti, Belton, Mylford. MYLFORD, à Belton. Je quitte Arabelle, et je vais vous instruire... BETTI, à Mylford. Aimes-tu Belton? MYLFORD Oui. BETTI Bon! Il vient de me dire Qu'il n'a point d'or... BELTON, à Mylford. Ô ciel! Oseriez-vous penser!... MYLFORD Par un vain désaveu craignez de m'offenser. Vous connaissez mon coeur, mes sentiments, mon zèle. Je sais l'heureux devoir de l'amitié fidèle: Tout mon bien est à vous. BELTON, à Betti. À quoi me réduis-tu? BETTI, à Belton. Mais il t'offre on or: que ne le reçois-tu? À Mylford. Nous ne prendrons pas tout. BELTON, à Mylford. Souffrez que je l'instruise. À Betti. Il se fait tort pou moi, son coeur le lui déguise. Il m'offre tout son bien, je dois le refuser, Ou de son amitié ce serait abuser. Cette offre où quelquefois un ami se résigne, Quand on l'ose accepter, on en devient indigne. BETTI Quoi! L'on rejette ici les dons de l'amitié! BELTON Souvent qui les reçoit excite la pitié. BETTI Je ne vous entends point. Si chez vous la parole Ne présente aucun sens, c'est donc un bruit frivole. Des cris dans nos forêts parlaient plus clairement Que ce langage vain que votre coeur dément. Quoi! Tu veux que les dons puissent être une tache; Que sur qui les reçoit quelque opprobre s'attache, Que la main d'un ami?... Non, tu t'es abusé, J'en suis sûre; jamais je ne t'ai méprisé. MYLFORD Belton, vous entendez la voix de la nature. Elle me venge, ami; vous m'aviez fait injure. À Betti. Je voudrais lui parler; Betti, retire-toi. BETTI Pourquoi donc? Ne peux-tu parler devant moi? Est-il quelque secret que l'on doive me taire? À Belt0on qu'elle regarde tendrement. Quand je t'en confiais, éloignais-je mon père? Tu le veux?... Belton fait signe de la tête. Allons donc! Betti en sortant, soupire, et regarde plusieurs fois Belton. Scène VI Belton, Mylford. MYLFORD Enfin tout est conclu. Je suis sûr qu'Arabelle, et son coeur m'est connu. Sa réponse pour vous est de plus favorables. "Ces noeuds, a-t-elle dit, me semblent désirables. Mon coeur, de puis six ans, à Belton fut promis; Mes yeux ont vu Belton, et ce coeur est soumis. Je déplorais sa mort, le ciel nous le renvoie; Mon père a commandé, j'obéis avec joie." Mais de cet air chagrin, que dois-je enfin penser? L'amitié doit savoir... BELTON Ah! C'est trop l'offenser. Connaissez mon état. La jeune infortunée, Compagne de mes maux, en ces lieux amenée... L'homme est fait pour aimer. J'ai possédé son coeur. Dans un climat barbare elle a fait mon bonheur. Non, je ne puis trahir sa tendresse fidèle: Elle a tout fait pour moi. MYLFORD Vous ferez tout pour elle. Il m'est doux de trouver mon ami généreux; Mais mon premier désir est de vous voir heureux. De l'hymen d'Arabelle observez l'avantage; Observez que déjà vous touchez à cet âge, Où pour un état sûr votre choix arrêté Doit vous donner un rang dans la société. Pour vous, par cet hymen la fortune est fixée; Et de tous vos malheurs la trace est effacée. MYLFORD Je le sens, vos raisons pénètrent mon esprit. Sans peine, il les admet; mais mon coeur les détruit. Qui? Moi! Trahir Betti! La rendre malheureuse! Je n'en puis soutenir l'image douloureuse. Hélas! Si vous saviez tout ce que je lui dois! Mais qui peut le savoir? C'est elle, je le vois. Le remords à ses yeux m'agite et me dévore. Scène VII Betti, Belton, Mylford. BETTI, à Belton. As-tu quelque secret à me cacher encore? Hélas! Oui... Loin de moi tu détournes les yeux. Ah! Je eux t'arracher ce secret odieux. Mais qui vient nous troubler? MYLFORD, à Belton. C'est mon oncle lui-même. BETTI Quel pays! On n'y peut jouir de ce qu'on aime. MYLFORD Adieu, décidez-vous; vous n'avez qu'un instant: Songez à votre état, au prix qui vous attend, À cinq ans de malheurs, à vous, à votre père, Et prenez un parti que je crois nécessaire. BETTI, à Belton, lui montrant Mowbrai. Ne faut-il pas sortir encore pour celui-là? Moi, j'aime ce vieillard, je reste. Scène VIII Betti, Belton, Mowbrai. MOWBRAI Te voilà! Je te cherchais; j'apporte une heureuse nouvelle. J'ai pour toi la promesse et les voeux d'Arabelle. Le contrat est tout prêt. BELTON Une telle faveur... Autant qu'il est en vous... peut faire mon bonheur. BETTI, à Mowbrai, avec ingénuité. Bien obligé.... MOWBRAI Betti, tu serviras ma fille; Et je te veux toujours garder dans ma famille. BETTI Oh! Pour moi, je ne veux servir que mon ami. MOWBRAI, à Belton. Combien tu dois l'aimer! Je me sens attendri. En formant ces doux noeuds, l'amitié paternelle Croit assurer aussi le bonheur d'Arabelle; Et par l'égalité cet hymen assorti, À ma fille... BETTI Belton, que parle-t-il ici De sa fille? Et qu'importe?... MOWBRAI, à Belton. Eh! Daigne lui répondre. BELTON, à part. Dieux! Quel affreux moment: Que je me sens confondre! MOWBRAI Son amitié mérite un meilleur traitement, Et du dois avec elle en user autrement. Et quand elle saurait qu'un prochain hyménée De ma fille à ton sort joindra la destinée. Elle prend part assez... BETTI Bon vieillard, que dis-tu? MOWBRAI, à Belton. Mais d'où vint cet air inquiet, éperdu? À Betti. Dès aujourd'hui ma fille... BELTON, à part. Il va lui percer l'âme. MOWBRAI Par des noeuds éternels va devenir sa femme. BETTI Sa femme! Votre fille!... À Belton. Est-il bien vrai, cruel! Aurais-tu formé ce projet criminel? Quoi! Tu pourrais trahir l'amante le plus tendre? Ô malheur! Ô forfait que je ne puis comprendre! Mais je ne te crains plus; tu m'as dit mille fois Qu'ici contre le crime on a recours aux lois. J'ose les implorer; tu m'y forces, perfide! Respectable vieillard, sois mon juge et mon guide; Que ta voix avec moi implore aujourd'hui. MOWBRAI À part. Qu'allais-je faire? Ô ciel!... Je serai ton appui. Mais, mon enfant, ces lois que ton amour réclame, En vain... BETTI Quoi! Par vos lois il peut trahir sa flamme! Il pourrait oublier... Dieu! Quels affreux climats! Dans quel pays, ô ciel! As-tu conduit mes pas? Arrache-moi des lieux, témoins de mon injure, Qui d'amant chéri font un amant parjure; Exécrable séjour, asile du malheur, Où l'on a des besoins autres que ceux du coeur; Où les bienfaits trahis, où l'amour qu'on outrage... De la fidélité quel est ici le gage? Quel appui... MOWBRAI Des témoins, sûrs garants de l'honneur. BETTI, vivement. Ah! J'en ai... MOWBRAI Quels sont-ils? BETTI Moi, le ciel et son coeur. MOWBRAI Si, par une promesse auguste et solennelle... BETTI Il m'a promis cent fois l'amour le plus fidèle. MOWBRAI A-t-il par un écrit?... BETTI Ô ciel! Qu'ai-je entendu? Quoi? Tu peux demander un écrit! L'oses-tu? Un écrit! Oui, j'en ai... Les horreurs du naufrage, Mes soins dans un climat que tu nommas sauvage, Les dangers que pour toi j'ai mille fois courus; Voilà mes titres! Viens, puisqu'ils sont méconnus, Dans le fond des forêts, barbare, viens les lire; Partout, à chaque pas, l'amour sut les écrire, Au sommet des rochers, dans nos antres déserts, Sur le bord du rivage et sur le sein des mers. Il me doit tout. C'est peu d'avoir sauvé ta vie, Qu'un tigre ou que la faim t'aurait cent fois ravie; Mes travaux, mes périls t'ont sauvé chaque jour. Entre mon père et lui partageant mon amour... Mon père!... Ah! Je l'entends à son heure dernière, Au moment où nos mains lui fermaient la paupière, Nous dire: "Mes enfants, aimez-vous à jamais"; Je t'entends lui répondre: oui, je te le promets. Se tournant vers le Quaker. Tu t'attendris... BELTON, à part. Ô ciel! Quel homme impitoyable Pourrait... MOWBRAI De la trahir serais-tu bien capable? BETTI, à Belton. Que ne me laissais-tu dans le fond des forêts? J'y pourrais sans témoins gémir de tes forfaits. Dans mon obscur réduit, dans ma grotte profonde, Savais-je s'il était des malheureux au monde? Ah! Combien je le sens, quand tu ne m'aimes plus! Eh bien! Puisqu'à jamais nos liens sont rompus... Tire-moi de ces lieux... qu'au moins, dans ma misère, Mes pleurs puissent couler sur le tombeau d'un père. Toi, cruel, vis ici parmi les malheureux, Ils te ressemblent tous, ils te souffrent chez eux. BELTON, se retournant tendrement. Betti... BETTI Tu m'as donné ce nom que je déteste. Ce nom qui me rappelle un souvenir funeste, Ce nom qui fit, hélas! mon malheur aujourd'hui. Jadis il me fut cher: il me venait de lui. À ce nom qu'il aimait, autrefois sa tendresse Daignait joindre le sien, les prononçait sans cesse; Sa faisait un bonheur de les unir tous deux; Prononcés par ma bouche, ils rallumaient ses feux; Son affreux changement pour jamais les sépare. MOWBRAI, à part. Mon coeur est oppressé. À Belton. Quoi! Tu pourrais, barbare! BELTON Je le suis en effet pour avoir résisté À cet amour si tendre et trop peu mérité À Betti. Ah! Crois-en les serments de mon âme attendrie! L'indigence et les maux où j'exposais ta vie, Seul à t'abandonner pouvaient forcer mon coeur: Même en te trahissant, je voulais ton bonheur. Dût cent fois dans tes bras la misère, l'outrage, M'accabler, m'écraser, je bénis mon partage. Je brave ces besoins qui pouvaient m'alarmer. Je n'en connais plus qu'un: c'est celui de t'aimer. Je te perdais! Ô ciel! Que j'allais être à plaindre! Il se jette à ses pieds. Voudras-tu pardonner?... BETTI Ah! Tu n'as rien à craindre, Cruel, tu le sais trop: ce coeur qui t'est connu Peut-il?... BELTON Chère Betti! Quel coeur j'aurais perdu! Ils s'embrassent. MOWBRAI Ô spectacle touchant! Tendresse aimable et pure! L'amour porte en mon sein le cri de la nature! Livrez-vous sans réserve à des transports si doux; Je le sens, et mon coeur les partage avec vous. À Belton. Tu fus vil un instant... À Betti. Et toi, que tu m'es chère! Il va vers la coulisse. John, John. Scène IX Betti, Mowbrai, Belton, John. MOWBRAI Écoute. JOHN Quoi? MOWBRAI Fais venir le notaire. John sort. MOWBRAI Belton, rends grâce au ciel de t'avoir réservé Ce coeur si généreux par toi-même éprouvé; Et que ton âme un jour puisse égaler la sienne. BETTI Égale, cher Belton, ta tendresse est la mienne. Existant dans ton coeur, riche de ton amour, Le mien peut être heureux, même dans ce séjour. À Mowbrai. Cesse de l'accabler par ce cruel reproche: Il m'aime... MOWBRAI Quelqu'un vient, c'est le notaire. Scène X Betti, Belton, Mowbrai, Le Notaire. MOWBRAI Approche. LE NOTAIRE Serviteur. MOWBRAI Assied-toi... C'est pour ces deux époux. BETTI, à Belton. Quel est cet homme-là? BELTON Cet homme vient pour nous. LE NOTAIRE, à Mowbrai. Tu te trompes, je crois; je ne viens pas pour elle; Et j'ai sur ce contrat mis le nom d'Arabelle. MOWBRAI Efface-moi ce nom; mets celui de Betti. LE NOTAIRE Betti! MOWBRAI Vite, dépêche. LE NOTAIRE Allons, soit... J'ai fini. BELTON Signons. LE NOTAIRE C'est bien dit; mais, avant la signature, Il faudrait mettre au moins la dot de la future. MOWBRAI Allons, mets: ses vertus. LE NOTAIRE, laissant tomber sa plume. Bon! Tu railles, je crois? MOWBRAI Ses vertus. LE NOTAIRE Allons donc, tu te moques de moi. Qui jamais aurais vu?... MOWBRAI, avec impatience. Mets ses vertus, te dis-je. LE NOTAIRE Tout de bon! Par ma foi, ceci tient du prodige. N'ajoute-t-on plus rien? MOWBRAI Est-il rien au dessus?... Ajoute, si tu veux, cinquante mille écus. LE NOTAIRE Cinquante mille écus, si tu veux! L'accessoire Vaut bien le principal, autant que je puis croire. BELTON, à Betti. Il nous comble de biens! Ah! Courons dans ses bras... BETTI Ah! Surtout, bon vieillard, ne nous méprise pas. MOWBRAI Que dit-elle? BETTI Je sais que chez vous on méprise Quiconque en recevant des dons... MOWBRAI Autre sottise. Où prend-elle cela? Sera-ce de toi, Belton, Qui peux la prévenir de cette illusion? De rougir des bienfaits ton âme a la faiblesse? Puisqu'avec le malheur tu confonds la bassesse, Je dois te rassurer. Je ne te donne rien: La somme est à ton père, et je te rends ton bien. LE NOTAIRE, à Belton. Signez. Belton signe. À Betti. À vous. BETTI Qui? Moi, je ne sais point écrire. BELTON Donnez-moi votre main, l'amour va la conduire. BETTI Et le coeur et la main, Belton, tout est à toi. BELTON Votre coeur en aimant ne le cède qu'à moi. BETTI Eh bien! C'est donc fini? Que cela veut-il dire? BELTON Qu'au bonheur de tous deux vous venez de souscrire; Vous m'assurez l'objet qui m'avait su charmer. BETTI Quoi! Sans cet homme noir, je n'aurais pu t'aimer! Au notaire. Donne-moi cet écrit. LE NOTAIRE Il n'est pas nécessaire. Cet écrit doit toujours rester chez le notaire. D'ailleurs que feriez-vous de.... BETTI Ce que j'en ferais? S'il cessait de m'aimer, je le lui montrerais. LE NOTAIRE Peste! Le beau secret qu'a trouvé là madame! BELTON En doutant de mes feux vous affligez mon âme. MOWBRAI Par les noeuds les plus saints je viens de vous unir. Ton ère l'aurait fait, j'ai dû le prévenir. Il approuvera tout; En montrant Betti. Et voilà notre excuse. Instruisons mon ami que sa douleur abuse. Lui-même en t'embrassant voudra tout oublier: Consoler ses vieux jours, c'est te justifier. Approbation. J'ai lu par ordre de Monseigneur le Vice-Chancelier, une Comédie intitulée La Jeune indienne en un Acte et en Vers: et je n'y ai rien trouvé qui puisse en empêcher l'impression. À Paris ce 10 Mai 1764. Marin. Notes. (1) Charlestown: vile de l'Etat du Massachussets, à 1 Km de Boston. (2) Quakers: secte relgieuse dont les membres se donnent le nom de Société Chrétienne des Amis, prit naissance en Angleterre et fut fondée en 1647 par George Fox cordonnier de Leicester. Les Quakers rejettent tout sacrement n'admettent aucun culte extérieur, aucune hiérarchie ecclésiastique. (...) Ils se refusent de prendre part à la guerre, condmanent le spectacle, le chant, les jeux de hasard, la chasse. Palmire. Ballet Héroique En Un Acte. Représenté Devant Leur Majestés, A Fontainebleau, Le 24 Octobre 1755. Personnages. LE GRAND-PRÊTRE DE L'AMOUR. ZÉLÉNOR, Prince de Chypre. PALMIRE, Reine d'Amathonte. L'AMOUR. L'ORACLE. CHOEUR. PEUPLES. BERGERS ET BERGÈRES. La scène est à Amathonte. On voit au fond du théâtre les portes du temple de l'Amour. Scène I LE GRAND PRÊTRE, seul. Zélénor va paraître annoncé par la gloire, Sa valeur a sauvé le temple de l'Amour. Hélas! faut-il voir, en ce jour, La reine devenir le prix de sa victoire? CHOEUR DE PEUPLE, derrière le théâtre. Régnez, aimez, jeune vainqueur, Que la gloire et l'amour partagent votre coeur! LE GRAND PRÊTRE. Ces chants redoublent mes alarmes. Dieux! que c'est un destin fatal D'être forcé d'admirer son rival! Mais de son sort je troublerai les charmes. Fatal hymen! funeste jour! Pour mon coeur déchiré, ta pompe est un outrage! J'éteindrai tes flambeaux dans les mains de l'amour! Ils ne s'allumeront que du feu de ma rage! Scène II LE GRAND PRÊTRE, ZÉLÉNOR, PALMIRE, PEUPLES. CHOEUR. Régnez, aimez, jeune vainqueur, Que la gloire et l'amour partagent votre coeur! ZÉLÉNOR. Ministre du dieu dont l'empire S'étend sur tout ce qui respire, Présentez-lui deux coeurs qui chérissent ses fers. Quels hommages lui sont plus chers Que les sentimens qu'il inspire! PALMIRE. L'oracle de l'Amour doit approuver mon choix; Daignez l'interroger, qu'il nous dicte ses lois. ZÉLÉNOR. Si j'en crois les transports de mon âme ravie, Déjà j'entends ce dieu vous consacrer ma vie. Quel sera mon bonheur, Si j'en crois les transports de mon âme ravie! PALMIRE. L'oracle de l'Amour est écrit dans mon coeur. CHOEUR. Que leurs chaînes soient éternelles! Puissant Amour! remplis leurs voeux: Rends ces amans heureux Autant qu'ils sont fidelles. LE GRAND PRÊTRE. Allons prier ce dieu d'approuver leur ardeur; Qu'il les unisse l'un et l'autre; Lui demander de faire leur bonheur, C'est former des voeux pour le vôtre. Scène III ZÉLÉNOR, PALMIRE. ZÉLÉNOR. L'excès de ma félicité Répand l'ivresse dans mon âme; Mes yeux vous expriment ma flâme, Les vôtres sont garans de ma fidélité. PALMIRE. Au plus tendre penchant je me laissai conduire; Quand je vous vis, je commençai d'aimer: J'ignorais le bonheur; mais mon coeur sut m'instruire: Vous avez le don de charmer, Et les autres mortels n'ont que l'art de séduire. Ah! l'Amour me devait un si parfait amant. ZÉLÉNOR. Que l'Amour est un dieu charmant, Quand il fait partager les transports qu'il inspire! PALMIRE. Cher Zélénor! ZÉLÉNOR. Adorable Palmire ENSEMBLE. Je vous aimerai toujours, Je veux passer tous mes jours A répéter l'aveu du serment qui nous lie, Et vous redire encore, en terminant ma vie: Je vous adorerai toujours. (On entend un bruit de symphonie champêtre.) PALMIRE. Le son charmant de ces musettes Annonce ici les bergers de ces lieux. ZÉLÉNOR. Ils quittent leurs retraites, Pour offrir à vos yeux L'hommage le plus pur et le plus précieux. PALMIRE. L'Amour se plaît à les entendre; Pour notre hymen c'est un présage heureux. ZÉLÉNOR. Pour un coeur embrasé de l'ardeur la plus tendre, Le vrai présage est celui de ses feux. Scène IV Les Précédens, BERGERS, BERGÈRES. (On danse.) ZÉLÉNOR. Bergers, chantez une reine si belle. PALMIRE. Bergers, chantez la gloire de mon choix. CHOEUR. Chantons une reine si belle; Chantons la gloire de son choix. PALMIRE. Vous chérirez ses loix. ZÉLÉNOR. Je les recevrai d'elle. CHOEUR. Chantons, etc. (On danse.) ZÉLÉNOR. Éclatez, transports d'allégresse, Consacrez l'ardeur de mes feux; Témoins de toute ma tendresse, Chantez l'amant le plus heureux. Éclatez, transports d'allégresse, Consacrez l'ardeur de mes feux; Ah! qu'il est doux de lire, Dans tous les yeux, Le souverain empire De l'objet de ses feux. Éclatez, transports d'allégresse, Consacrez l'ardeur de mes feux. (On danse.) Scène V Les Précédens, LE GRAND PRÊTRE. LE GRAND PRÊTRE. Viens, Amour, dicte tes arrêts, Fais le bonheur d'un amant qui t'implore: Ne triomphe d'un coeur, et n'y lance tes traits Que pour l'unir à l'objet qu'il adore! LE CHOEUR. Viens, Amour, dicte tes arrêts; Triomphe, prononce tes décrets. LE GRAND PRÊTRE. Le dieu m'entend, il va prononcer ses décrets; Que du plus saint respect votre âme soit saisie! L'ORACLE. Palmire, ce n'est pas aux profanes mortels Que l'Amour destine ta vie: Tu ne dois être unie Qu'au ministre de ses autels. PALMIRE. Quel oracle fatal! ZÉLÉNOR. Quel désespoir extrême! L'Amour lui-même, hélas! veut donc nous séparer? LE GRAND PRÊTRE. Le dieu vient de se déclarer; Vous devez respecter sa volonté suprême: C'est un crime d'en murmurer. PALMIRE. Dieu barbare! quelle est la rigueur de tes chaînes? Tu ne te plais qu'à voir couler nos pleurs. Si pour les tendres coeurs tu réserves les peines, Sur moi seule du moins épuise tes rigueurs. LE GRAND PRÊTRE. Chaque instant vous rend plus coupables, L'Amour condamne votre ardeur; Ses arrêts sont irrévocables: Venez à ses autels, prévenez sa fureur. ZÉLÉNOR. Peuples, opposez-vous à cette barbarie. ZÉLÉNOR AVEC LE CHOEUR. Non, non, ( je ne souffrirai) pas ( nous ne souffrirons ) Qu'elle ( me ) soit ravie. ( te ) Frémissez, ministres ingrats; Et craignez les transports de ma juste furie. Non, non, etc. LE GRAND PRÊTRE ET SA SUITE. Amour, on méprise tes lois; Viens effrayer la terre; Soutiens ta puissance et ( mes ) droits, ( ses ) Du souverain des dieux emprunte le tonnerre. (On entend le tonnerre.) PALMIRE ET ZÉLÉNOR. Hélas! nous nous voyons pour la dernière fois. Scène VI Les Précédens, L'AMOUR. L'AMOUR. En vain à mes projets, voulez-vous mettre obstacle; Pour les faire accomplir, je descends en ces lieux. Tremblez, mortels audacieux! Et soumettez-vous à l'oracle. LE GRAND PRÊTRE. Qu'entends-je? PALMIRE ET ZÉLÉNOR. Juste Ciel! L'AMOUR. Et toi, de mes autels Ministre coupable et parjure, Je vais faire éclater tes complots criminels, Je vais punir ton imposture: Tu trompas ces amans par un oracle faux; Il va servir à faire ton supplice. Pour augmenter ta honte et terminer leurs maux, Je veux que l'hymen les unisse. Zélénor, présidez dans ce temple sacré; L'oracle est accompli, je vous joins à Palmire. LE GRAND PRÊTRE. O rage! ô désespoir! quel rigoureux martyre! PALMIRE ET ZÉLÉNOR, ensemble et alternativement. Quelle félicité! Nos chaînes seront éternelles. Pour te servir avec sincérité, Tu ne pouvais choisir deux amans plus fidelles, Ni plus remplis de ta divinité. Quelle félicité! Nos chaînes seront éternelles; L'amour vient de combler nos voeux; C'est l'amour qui nous rend heureux. Quelle félicité! Nos chaînes seront éternelles. Scène VII LE GRAND PRÊTRE, ZÉLÉNOR, PALMIRE, L'AMOUR, SUITE DE L'AMOUR. L'AMOUR. Vous qui brûlez d'une si belle flâme, Tendres amans, livrez-vous aux désirs; Vous ressentirez dans votre âme Que je suis le Dieu des plaisirs; Le bonheur vous rendra fidelles; Formez des voeux, je les remplirai tous; Je suis le tyran des jaloux; Mais je suis l'esclave des belles. Volez, plaisirs, rassemblez-vous; Dans vos jeux retracez l'histoire De la déesse des forêts: Célébrez à jamais Ma plus éclatante victoire. (Le théâtre change et les plaisirs exécutent un ballet pantomime). Zénis Et Almaste. Ballet Héroique. Représenté Devant Sa Majesté, A Choisy, En Septembre 1773. Personnages. ZÉNIS. ALMASIE. LE GÉNIE. UNE VOIX. UNE PERSONNE DE LA FÊTE. CHOEUR DE GÉNIES ET DE FÉES. Le Théâtre représente un désert hérissé de rochers, et l'on voit au fond un volcan qui jette des feux. Scène I ZÉNIS, seul. C'est toi, cruel Amour, qui déchires mon coeur. Malgré le voile épais, qui couvre ma naissance, La reine de Memphis partageait mon ardeur. J'avais sauvé ses jours; et sa reconnaissance, En me donnant la main, couronnait ma valeur; Mais une barbare puissance M'a ravi cet objet si cher à mon bonheur. Je cherche en vain l'ennemi qui m'outrage: Mille obstacles affreux, mille dangers divers, S'offrent sans cesse à mon passage. Cependant une voix m'arrête en ces déserts, Et d'un sort moins cruel m'annonce le présage. C'est un piége fatal, peut-être, où l'on m'engage. N'importe. Fallût-il combattre les enfers, L'excès de mon amour servira mon courage. Que vois-je! contre moi déchaînent-ils leur rage? (Des monstres sortent des rochers.) UNE VOIX. Zénis, d'aucun danger ne sois épouvanté, Si tu veux être instruit de ta naissance. ZÉNIS, en mettant le sabre à la main. Je t'obéis, et ma constance Me fera triompher de mon adversité. (Il combat les monstres et les fait fuir. Un aigle paraît, et vole autour du théâtre.) LA MÊME VOIX. Zénis, suis cet aigle rapide, Et tu pourras revoir l'objet qui t'a charmé. ZÉNIS. Dieu des amans, c'est toi, c'est ta voix qui me guide; Par l'espoir le plus doux je me sens animé. Que vois-je?... ô fortune perfide! L'aigle s'est abîmé dans ces torrens de feux... (L'aigle s'abîme dans le volcan.) J'y vole, je m'expose au sort le plus affreux. Un coeur qui sait aimer est toujours intrépide. (Zénis se jette dans le volcan.) Scène II Le théâtre change, et représente un palais superbe. La princesse Almasie paraît endormie, au fond du théâtre, sous un pavillon magnifique. On voit, à côté d'elle, sur un riche carreau, un sceptre d'or. ZÉNIS, ALMASIE. ZÉNIS. Quel changement! où suis-je?... Et quel palais pompeux! Que vois-je?... Est-ce l'objet de l'amour le plus tendre? Aux transports que je sens pouvais-je me méprendre? C'est elle que le sort rend enfin à mes voeux. ALMASIE. Ciel! Zénis!... en quels lieux l'offrez-vous à ma vue? Ah! dissipez l'effroi de mon âme éperdue. Quel pouvoir vous a fait découvrir ce séjour? ZÉNIS. Puisque j'y revois Almasie, Je dois ce miracle à l'Amour. ALMASIE. Auriez-vous pu fléchir le souverain génie Qui commande en ces lieux, qui m'y tient asservie? ZÉNIS. Dieux! qu'entends-je?... Un génie est maître en ce palais? ALMASIE. O ciel! vous l'ignorez... quel orage s'apprête! Zénis, craignez-en les effets, Dérobez-vous à la tempête. ZÉNIS. Vous tremblez, il vous aime... ALMASIE. Et mon coeur en gémit. Il peut vous réduire en poudre; Il veut, et tout obéit; Sur les ailes des vents il fait voler la foudre; Il regarde la terre, et la terre frémit. De ses soupçons craignez la violence. ZÉNIS. Je ne crains que votre inconstance, Et je méprise son courroux. ALMASIE. Que dis-tu?... Fuis, Zénis, fuis ses transports jaloux. Il y va de tes jours, fuis des momens terribles. Le pouvoir du génie est prêt de t'accabler. Dans ce palais, des esprits invisibles Veillent sans cesse et peuvent t'immoler. S'ils touchaient seulement ce sceptre redoutable, Tu le verrais lui-même, au milieu des éclairs, Sur un char enflammé paraître dans les airs, Et tu serais l'objet de sa haine implacable. ZÉNIS. Vous cherchez vainement à me faire trembler. Je vous adore et brave sa puissance. ALMASIE. Je sens, à chaque instant, mes craintes redoubler... Tout semble s'animer pour venger son offense.... Ces colonnes, ces murs paraissent s'ébranler... Peut-être il n'est plus temps d'éviter sa vengeance. ZÉNIS. Non, je ne le crains point. (en brisant le sceptre.) Qu'il paraisse. (Dès que le sceptre est brisé, on entend une tempête affreuse; le théâtre s'obscurcit, le tonnerre gronde.) ALMASIE. Ah! grands dieux! ZÉNIS. Je veux en triompher, ou périr à vos yeux. CHOEUR D'ESPRITS INVISIBLES. O crime épouvantable! O jour funeste! jour affreux! Tu vas périr, mortel audacieux! La foudre va partir, et punir le coupable; Tu vas périr, mortel audacieux! Scène III LE GÉNIE, paraissant dans les airs, sur un char de feu, ALMASIE, ZÉNIS. ALMASIE. Je me meurs. LE GÉNIE. Quel spectacle à mes yeux se présente? Almasie éperdue et mon sceptre brisé! Punissons, punissons une audace insolente: Vengeons mon pouvoir méprisé. Ministres de mes lois, venez, servez ma rage; Paraisses, enchaînez l'ennemi qui m'outrage. Scène IV TROUPE DE GÉNIES, LE GÉNIE, ALMASIE, ZÉNIS. CHOEUR DE GÉNIES. Nous t'obéissons, Tu connais le crime. Nous en frémissons, Frappe ta victime. ALMASIE. Juste ciel! LE GÉNIE. Tu devrais mieux cacher ta douleur, Voilà donc le rival qui règne dans ton âme? C'est lui qui m'enlève ton coeur, Et qui fait mépriser mes bienfaits et ma flâme. ALMASIE. Ah! seigneur, écartez des soupçons odieux. LE GÉNIE. Quel est donc son projet? et quel pouvoir suprême L'a fait pénétrer en ces lieux? ALMASIE. Hélas! je l'ignore moi-même. LE GÉNIE. Je te soupçonne, j'en gémis; Mais s'il n'est pas l'objet de ton amour extrême, Prends ce fer; frappes... tu frémis! (Il lui donne un poignard.) Ah! perfide, tu me trahis. ALMASIE. M'oses-tu proposer un forfait que j'abhorre? Pour calmer ta fureur, j'immolerais Zénis!... J'immolerais ce que j'adore! ZÉNIS. Ah! cet aveu me venge, et je brave le sort. LE GÉNIE. Et toi, tu m'offenses encore: C'est donc à moi de te donner la mort. ALMASIE. Barbare... arrête: S'il faut du sang pour t'appaiser, Donne; ma main est toute prête: (Elle veut arracher le poignard, pour s'en frapper.) C'est le mien que je vais verser. LE GÉNIE, faisant signe aux Génies de se retirer. C'est assez. Il est temps de me faire connaître. Tendres amans, vos tourmens sont finis. J'ai su vous éprouver. Ton courage, Zénis, Annonce à l'univers le sang qui l'a fait naître. (à Almasie.) Et vous, de votre coeur je connais tout le prix; Soyez heureuse enfin, vous méritez de l'être; Pardonnez-moi vos maux, je vous donne mon fils. ALMASIE. Votre fils!... ZÉNIS. Vous mon père! Ah! pourquoi si long-temps m'en avoir fait mystère! LE GÉNIE. Ma tendresse, mon fils, m'en imposa la loi. La nature toujours rend la naissance égale. Ce n'est qu'en s'illustrant qu'on met un intervale Entre tous les mortels et soi. S'ils ne gravent leur nom au temple de mémoire, Les enfans des héros sont dans l'obscurité; C'est par sa propre gloire Que l'on détruit l'égalité. ZÉNIS. Amour, voilà l'effet de tes divins oracles. LE GÉNIE. Ils n'étaient dictés que par moi. J'ai voulu t'opposer des dangers, des obstacles; J'ai vu ton âme incapable d'effroi, Et je viens partager mon empire avec toi. ZÉNIS. A vos bienfaits déjà mon coeur ne peut suffire. Almasie est à moi. Puis-je former des voeux? Mon père, en couronnant mes feux, Vous avez fait bien plus que me donner l'empire. LE GÉNIE. Votre bonheur, mon fils, est tout ce que je veux. ALMASIE, ZÉNIS. Triomphe, Amour, règne sur nous sans cesse, Dans nos coeurs lance tous tes traits; Que chaque jour notre bonheur renaisse, Nous le devons à tes bienfaits. LE GÉNIE. (La fête commence.) Chantez l'Amour; célébrez sa victoire; Il est le plus charmant des dieux: Il soutient son empire, en comblant tous vos voeux, C'est le plaisir qui prend soin de sa gloire. LE CHOEUR. Chantons l'amour, etc. LE GÉNIE. Esprits sous mes lois réunis, Pour votre roi, reconnaissez mon fils. Qu'il déchaîne les vents, qu'il lance le tonnerre, Qu'il soulève et calme les mers, Qu'il règne sur tout l'univers, Et soit l'arbitre de la terre. ZÉNIS. Mon pouvoir va me rendre heureux. Devenez immortelle, adorable Almasie; Que vos attraits, que votre vie Durent autant que l'excès de mes feux. ALMASIE. Si vous m'êtes fidèle, Que mon bonheur sera parfait! Mon immortalité ne peut être un bienfait, Qu'en vous voyant brûler d'une amour éternelle. ZÉNIS. Partagez mes suprêmes droits, Et régnez dans les Cieux, sur la terre et sur l'onde. Il est plus doux d'obéir à vos lois, Que d'en pouvoir donner au monde. ALMASIE. (On danse.) Les traits que l'amour lance Sont toujours des traits vainqueurs; Il règne sur tous les coeurs, Pourquoi lui faire résistance? Cédons au plus charmant des dieux; L'effort qu'on fait pour se défendre Ne sert qu'à rendre Son triomphe plus glorieux. Les traits, etc. ALMASIE, alternativement avec le choeur. Est-il sans aimer, Des biens qu'un coeur désire? Non: l'amour seul peut charmer; Doit-on s'alarmer Des transports qu'il inspire? Non, laissons-nous enflammer. CHOEUR. Est-il sans aimer, etc. ALMASIE. Dans ces lieux il choisit son empire; L'air qu'on y respire Est rempli de ses feux; Au tendre délire, Aux soins amoureux, Cédons, ici tout conspire Pour nous rendre heureux. CHOEUR. Est-il sans aimer, etc. ALMASIE. Dans ses chaînes, S'il est quelques peines, Les soupirs Font naître les plaisirs. Aimons, sans nous contraindre; Doit-on craindre, Sous ses lois, Quand on fait un bon choix? Que nos voix Célèbrent son empire; Qu'on entende dire Mille et mille fois: CHOEUR. Est-il sans aimer, Des biens qu'un coeur désire? Non, l'amour seul peut charmer; Doit-on s'alarmer Des transports qu'il inspire? Non, laissons-nous enflammer. (Ballet général.) Le Marchand De Smyrne. Comédie en un acte et en prose , Représenté, pour la première fois, le 26 Janvier 1770. Personnages. HASSAN, Turc, habitant de Smyrne. ZAYDE, femme de Hassan. DORNAL, Marseillais. AMÉLIE, promise à Dornal. KALED, marchand d'esclaves. NÉBI, Turc. FATMÉ, esclave de Zayde. ANDRÉ, domestique de Dornal. UN ESPAGNOL. UN ITALIEN. UN VIEILLARD turc, esclave. La scène est à Smyrne, dans un jardin commun à Hassan et à Kaled, dont les deux maisons sont en regard sur le bord de la mer. Scène I HASSAN, seul. On dit que le mal passé n'est qu'on songe; c'est bien mieux, il sert à faire sentir le bonheur présent. Il y a deux ans que j'étais esclave chez les chrétiens, à Marseille; et il y a un an aujourd'hui, jour pour jour, que j'ai épousé la plus jolie fille de Smyrne. Cela fait une différence. Quoique bon musulman, je n'ai qu'une femme. Mes voisins en ont deux, quatre, cinq, six, et pourquoi faire?.... La loi le permet... heureusement, elle ne l'ordonne pas. Les Français ont raison de n'en avoir qu'une; je ne sais pas s'ils l'aiment; j'aime beaucoup la mienne, moi. Mais elle tarde bien à venir prendre le frais. Je ne la gêne pas. Il ne faut pas gêner les femmes. On m'a dit en France que cela portait malheur... La voici. Scène II HASSAN, ZAYDE. HASSAN. Vous êtes descendue bien tard, ma chère Zayde? ZAYDE. Je me suis amusée à voir, du haut de mon pavillon, les vaisseaux rentrer dans le port. J'ai cru remarquer plus de tumulte qu'à l'ordinaire. Serait-ce que nos corsaires auraient fait quelque prise? HASSAN. Il y a long-temps qu'ils n'en ont fait; et, en vérité, je n'en suis pas fâché. Depuis qu'un chrétien m'a délivré d'esclavage et m'a rendu à ma chère Zayde, il m'est impossible de les haïr. ZAYDE. Et pourquoi les haïr? parce qu'ils ne connaissent pas notre saint prophète? Ne sont-ils pas assez à plaindre? D'ailleurs, je les aime, moi; il faut que ce soient de bonnes gens; ils n'ont qu'une femme; je trouve cela très-bien. HASSAN, souriant. Oui, mais, en récompense... ZAYDE. Quoi? HASSAN. Rien. (à part.) Pourquoi lui dire cela? c'est détruire une idée agréable. (haut.) J'ai fait voeu d'en délivrer un tous les ans. Si nos gens avaient fait quelques esclaves aujourd'hui, qui est précisément l'anniversaire de mon mariage, je croirais que le ciel bénit ma reconnaissance. ZAYDE. Que j'aime votre libérateur, sans le connaître! Je ne le verrai jamais... je ne le souhaite pas au moins. HASSAN. Son image est à jamais gravée dans mon coeur. Quelle âme.... Si vous aviez vu.... On rachetait quelques-uns de nos compagnons; j'étais couché à terre; je songeais à vous et je soupirais: un chrétien s'avance et me demande la cause de mes larmes. «J'ai été arraché, lui dis-je, à une maîtresse que j'adore; j'étais près de l'épouser, et je mourrai loin d'elle, faute de deux cents sequins.» A peine eus-je dit ces mots, des pleurs roulèrent dans ses yeux. «Tu es séparé de ce que tu aimes, dit-il; tiens, mon ami, voilà deux cents sequins, retourne chez toi, sois heureux, et ne hais pas les chrétiens.» Je me lève avec transport; je tombe à ses pieds, je les embrasse; je prononce votre nom avec des sanglots; je lui demande le sien pour lui faire remettre son argent à mon retour. «Mon ami, me dit-il en me prenant par la main, j'ignorais que tu pusses me le rendre; j'ai cru faire une action honnête: permets qu'elle ne dégénère pas en simple prêt, et en échange d'argent. Tu ignoreras mon nom.» Je restai confondu; et il m'accompagna jusqu'à la chaloupe, où nous nous séparâmes les larmes aux yeux. ZAYDE. Puisse le ciel le bénir à jamais! Il sera heureux sans doute, avec une âme si sensible! HASSAN. Il était prêt d'épouser une jeune personne qu'il devait aller chercher à Malte. ZAYDE. Comme elle doit l'aimer! Scène III HASSAN, ZAYDE, FATMÉ. ZAYDE. Fatmé, que viens-tu donc nous annoncer? tu parais hors d'haleine. FATMÉ. Il vient d'arriver des esclaves chrétiens. Cet Arménien, dont vous êtes fâché d'être le voisin, et que vous méprisez tant, parce qu'il vend des hommes, en a acheté une douzaine, et en a déjà vendu plusieurs. HASSAN. Voici donc le jour où je vais remplir mon voeu. J'aurai le plaisir d'être libérateur à mon tour. ZAYDE. Mon cher Hassan, sera-ce une femme que vous délivrerez? HASSAN, souriant. Pourquoi? cela vous inquiète... vous craignez que l'exemple... ZAYDE. Non, je suis sans alarmes. J'espère que vous ne me donnerez jamais un si cruel chagrin. Vous ne m'entendez pas. Sera-ce un homme? HASSAN. Sans doute. ZAYDE. Pourquoi pas une femme? HASSAN. C'est un homme qui m'a délivré. ZAYDE. C'est une femme que vous aimez. HASSAN. Oui.... Mais, Zayde, un peu de conscience. Un pauvre homme en esclavage est bien malheureux; au lieu qu'une femme, à Smyrne, à Constantinople, à Tunis, en Alger, n'est jamais à plaindre. La beauté est toujours dans sa patrie. Allons, ce sera un homme, si vous voulez bien. ZAYDE. Soit, puisqu'il le faut. HASSAN. Adieu. Je me hâte d'aller chercher ma bourse; il ne faut pas qu'un bon Musulman paraisse devant un Arménien sans argent comptant, et surtout devant un avare comme celui-là. Scène IV ZAYDE, FATMÉ. ZAYDE. Mon mari a quelque dessein, ma chère Fatmé; il me prépare une fête; je fais semblant de ne pas m'en apercevoir, comme cela se pratique. Je veux le surprendre aussi, moi. J'entends du bruit... c'est sûrement Kaled avec ses esclaves; je ne veux pas voir ces malheureux; cela m'attendrirait trop. Suis-moi, et exécute fidèlement mes ordres. Scène V KALED, DORNAL, AMÉLIE, ANDRÉ, UN ESPAGNOL, UN ITALIEN, enchaînés. KALED. Jamais on ne s'est si fort pressé d'acheter ma marchandise. On voit bien qu'il y a long-temps qu'on n'avait fait d'esclaves; il fallait qu'on fût en paix: cela était bien malheureux. DORNAL. O désespoir! la veille d'un mariage! ma chère Amélie! KALED, regardant autour de lui. Qu'est-ce que c'est? On dit qu'il y a des pays où l'on ne connaît point l'esclavage.... Mauvais pays. Aurais-je fait fortune là? J'ai déjà fait de bonnes affaires aujourd'hui; je me suis débarrassé de ce vieil esclave qui tirait de ses poches de vieilles médailles de cuivre, toutes rouillées, qu'il regardait attentivement. Ces gens-là sont d'une dure défaite. J'y ai déjà été pris. Je ne suis pas fâché non plus d'être délivré de ce médecin français. Rentrons; avancez. Qu'est-ce qui arrive? C'est Nébi; il a l'air furieux. Serait-il mécontent de son emplette. Scène VI Les Précédens, NÉBI. NÉBI. Kaled, je viens vous déclarer qu'il faut vous résoudre à reprendre votre esclave, à me rendre mon argent, ou à paraître devant le cadi. KALED. Pourquoi donc? de quel esclave parlez-vous? est-ce de cet ouvrier, de ce marchand? Je consens à les reprendre. NÉBI. Il s'agit bien de cela? Vous faites l'ignorant: je parle de votre médecin français. Rendez-moi mon argent, ou venez chez le cadi. KALED. Comment! qu'a-t-il donc fait? NÉBI. Ce qu'il a fait? J'ai dans mon sérail une jeune Espagnole, actuellement ma favorite; elle est incommodée; savez-vous ce qu'il lui a ordonné? KALED. Ma foi, non. NÉBI. L'air natal. Cela ne m'arrange-t-il pas bien, moi? KALED. Eh!... l'air natal.... Quand je vais dans mon pays, je me porte bien. NÉBI. Quel médecin! apparemment que ses malades ne guérissent qu'à cinq cents lieues de lui! L'ignorant! il a bien fait d'éviter ma colère; il s'est enfui dans mes jardins; mais mes esclaves le poursuivent et vont vous l'amener. Mon argent, mon argent! KALED. Votre argent! Oh! le marché est bon; il tiendra. NÉBI. Il tiendra! Non, par Mahomet. J'obtiendrai justice cette fois-ci. Vous vous êtes prévalu du besoin que j'avais d'un médecin, c'est bien malgré moi que j'ai eu recours à vous; mais je n'en serai plus la dupe. Vous croyez que cela se passera comme l'année dernière, quand vous m'avez vendu ce savant? KALED. Quel savant? NÉBI. Oui, oui; ce savant qui ne savait pas distinguer du maïs d'avec du blé, et qui m'a fait perdre six cents sequins, pour avoir ensemencé ma terre suivant une nouvelle méthode de son pays. KALED. Eh bien! est-ce ma faute à moi? pourquoi faites-vous ensemencer vos terres par des savans? est-ce qu'ils y entendent rien? n'avez-vous pas des laboureurs? Il n'y a qu'à les bien nourrir, et les faire travailler! Regardez-le donc avec ses savans! NÉBI. Et cet autre que vous m'avez vendu au poids de l'or, qui disait toujours: De qui est-il fils? de qui est-il fils? et quel est le père, et le grand-père, et le bisaïeul? Il appelait cela, je crois, être généalogiste. Ne voulait-il pas me faire descendre, moi, du grand-visir Ibrahim? KALED. Voyez le grand malheur! quel tort cela vous fait-il? Autant vaut descendre d'Ibrahim que d'un autre. NÉBI. Vraiment, je le sais bien; mais le prix... KALED. Eh bien! le prix! je vous l'ai vendu cher? apparemment qu'il m'avait aussi coûté beaucoup; il y a long-temps de cela. Je n'étais point alors au fait de mon commerce. Pouvais-je deviner que ceux qui me coûtent le plus sont les plus inutiles? NÉBI. Belle raison! cela est-il vraisemblable? est-il possible qu'il y ait un pays où l'on soit assez dupe!..... Excuse de fripon, excuse de fripon. Je ne m'étonne pas si on fait des fortunes. KALED. Excuse de fripon! des fortunes! vraiment oui, des fortunes! ne croit-il pas que tout est profit? et les mauvais marchés qui me ruinent? N'ont-ils pas cent métiers où l'on ne comprend rien? Et quand j'ai acheté ce baron allemand dont je n'ai jamais pu me défaire, et qui est encore là-dedans à manger mon pain! et ce riche Anglais qui voyageait pour son spleen, dont j'ai refusé cinq cents sequins, et qui s'est tué le lendemain à ma vue, et m'a emporté mon argent! cela ne fait-il pas saigner le coeur? Et ce docteur, comme on l'appelait, croyez-vous qu'on gagne là-dessus? Et à la dernière foire de Tunis, n'ai-je pas eu la bêtise d'acheter un procureur, et trois abbés, que je n'ai pas seulement daigné exposer sur la place, et qui sont encore chez moi avec le baron allemand! NÉBI. Maudit infidèle! tu crois m'en imposer par des clameurs? mais le cadi me fera justice. KALED. Je ne vous crains pas; le cadi est un homme juste, intelligent, qui soutient le commerce, qui sait très-bien que celui des esclaves va tomber, parce que tous ces gens-là valent moins de jour en jour. NÉBI. Ah çà! une fois, deux fois, voulez-vous reprendre votre médecin? KALED. Non, ma foi. NÉBI. Eh bien! nous allons voir. KALED. A la bonne heure. Scène VII KALED, LES ESCLAVES. KALED, aux esclaves. Eh bien! vous autres, vous voyez combien on a de peine à vous vendre. Quel diable d'homme! il m'a mis hors de moi. Il n'y a pas d'apparence qu'il me vienne d'acheteurs aujourd'hui; rentrons. Qui est-ce que j'entends? est-ce un charlatan? Scène VIII UN VIEILLARD TURC, LES PRÉCÉDENS. KALED. Bon, ce n'est rien. C'est un esclave d'ici près. LE VIEILLARD. Bonjour, voisin: est-ce là votre reste? KALED. Ne m'arrête pas, tu ne m'acheteras rien. LE VIEILLARD. Je n'acheterai rien! Oh! vous allez voir. KALED. Que veut-il dire? DORNAL, à part. Je tremble. LE VIEILLARD. Avez-vous bien des femmes? c'est une femme que je veux. KALED. Quel gaillard, à son âge! LE VIEILLARD. Eh! il n'y en a qu'une? KALED. Encore n'est-elle pas pour toi. LE VIEILLARD. Pourquoi donc cela? KALED. Je l'ai refusée à de plus riches. LE VIEILLARD. Vous me la vendrez. KALED. Oui! oui! DORNAL. Serait-il possible? Quoi! ce misérable... LE VIEILLARD. Combien vaut-elle? KALED. Quatre cents sequins. LE VIEILLARD. Quatre cents sequins! c'est bien cher. KALED. Ah dame! c'est une Française: cela se vend bien; tout le monde m'en demande. LE VIEILLARD. Voyons-la. KALED. Oh! elle est bien. LE VIEILLARD. Elle baisse les yeux; elle pleure; elle me touche. C'est pourtant une chrétienne: cela est singulier. Trois cent cinquante. KALED. Pas un de moins. LE VIEILLARD. Les voilà. KALED. Emmenez. DORNAL. Arrêtez... O ma chère Amélie!... Arrêtez. KALED. Ne vas-tu pas m'empêcher de vendre? vraiment, je n'aurai pas assez de peine à me défaire de toi. Vous autres Français, les maris de ce pays-ci ne vous achètent point. Vous êtes toujours à rôder autour des sérails, à risquer le tout pour le tout. DORNAL. Vieillard, vous ne paraissez pas tout à fait insensible, laissez-vous toucher. Peut-être avez-vous une femme, des enfans? LE VIEILLARD. Non, non. DORNAL. Par tout ce que vous avez de plus cher, ne nous séparez pas! C'est ma femme. LE VIEILLARD. Sa femme? cela est fort différent: mais, vraiment Kaled, si c'est sa femme, vous me surfaites. DORNAL. Pour toute grâce, achetez-moi du moins avec elle. LE VIEILLARD. Hélas! mon ami, je le voudrais bien; mais je n'ai besoin que d'une femme. DORNAL. Je vous servirai fidèlement, LE VIEILLARD. Tu me serviras! Je suis esclave. KALED. Est-ce que tu les écoutes? ANDRÉ. Mes pauvres maîtres! AMÉLIE. O! mon ami, quel sort! DORNAL. Ne l'achetez pas. Quelque homme riche nous achètera peut-être ensemble. LE VIEILLARD. C'est bien ce qui pourrait t'arriver de pis: il t'en ferait le gardien. DORNAL, à Kaled. Ne pouvez-vous différer de quelques jours? KALED. Différer! on voit bien que tu n'entends rien au commerce. Est-ce que je le puis? Je trouve mon profit; je le prends. DORNAL. O ciel! se peut-il?... Mais que dirai-je pour attendrir un pareil homme? Quel métier! quelles âmes! trafiquer de ses semblables! KALED. Que veut-il donc dire? ne vendez-vous pas des nègres? Eh bien! moi, je vous vends.... N'est-ce pas la même chose? Il n'y a jamais que la différence du blanc au noir. LE VIEILLARD. En vérité, je n'ai pas le courage... KALED. Allons, toi, ne vas-tu pas pleurer aussi? Je garde ton argent; emmène ta marchandise, si tu veux. Il se fait tard. AMÉLIE. Adieu, mon cher Dornal! DORNAL. Chère Amélie! AMÉLIE. Je n'y survivrai pas! KALED. Cela ne me regarde plus. DORNAL. J'en mourrai. KALED. Tout doucement, toi, je t'en prie; ce n'est pas là mon compte. Ne vas-tu pas faire comme l'Anglais (repoussant Dornal)? DORNAL. Ah Dieu! faut-il que je sois enchaîné!... ANDRÉ. O ma chère maîtresse! Scène IX KALED, DORNAL, ANDRÉ, L'ESPAGNOL, L'ITALIEN. KALED. M'en voilà quitte pourtant. Je suis bien heureux d'avoir un coeur dur: j'aurais succombé. Ma foi, sans son argent comptant, il ne l'aurait jamais emmenée, tant je m'en sentais ému. Diable! si je m'étais attendri, j'aurais perdu quatre cents sequins. (Il compte ses esclaves.) Un, deux.... Il n'y en a plus que quatre. Oh! je m'en déferai bien, je m'en déferai bien. Scène X Les Précédens, HASSAN. HASSAN, à Kaled. Eh bien, voisin, comment va le commerce? KALED. Fort mal, le temps est dur. (à part) Il faut toujours se plaindre. HASSAN. Voilà donc ces pauvres malheureux! Je ne puis les délivrer tous; j'en suis bien fâché. Tâchons au moins de bien placer notre bonne action. C'est un devoir que cela; c'est un devoir. (à l'Espagnol.) De quel pays es-tu, toi? parle. Tu as l'air bien haut... parle donc... L'ESPAGNOL. Je suis gentilhomme espagnol. HASSAN. Espagnols! braves gens! Un peu fiers, à ce qu'on m'a dit en France... Ton état? L'ESPAGNOL. Je vous l'ai déjà dit: gentilhomme. HASSAN. Gentilhomme! je ne sais pas ce que c'est. Que fais-tu? L'ESPAGNOL. Rien. HASSAN. Tant pis pour toi, mon ami; tu vas bien t'ennuyer. (à Kaled.) Vous n'avez pas fait une trop bonne emplette. KALED. Ne voilà-t-il pas que je suis encore attrapé?... Gentilhomme, c'est sans doute comme qui dirait baron allemand. C'est ta faute aussi: pourquoi vas-tu dire que tu es gentilhomme? je ne pourrai jamais me défaire de toi. HASSAN, à l'Italien. Et toi, qui es-tu avec ta jaquette noire? Ton pays? L'ITALIEN. Je suis de Padoue. HASSAN. Padoue? Je ne connais pas ce pays-là... Ton métier? L'ITALIEN. Homme de loi. HASSAN. Fort bien. Mais quelle est ta fonction particulière? L'ITALIEN. De me mêler des affaires d'autrui pour de l'argent, de faire souvent réussir les plus désespérées, ou du moins de les faire durer dix ans, quinze ans, vingt ans. HASSAN. Bon métier! et dis-moi, rends-tu ce beau service à ceux qui ont tort, à ceux qui ont raison indifféremment? L'ITALIEN. Sans doute: la justice est pour tout le monde. HASSAN, riant. Et on souffre cela à Padoue! L'ITALIEN. Assurément. HASSAN. Le drôle de pays que Padoue! Il se passera bien de toi, je m'imagine. (à André.) Et toi, qui es-tu? ANDRÉ. Moins que rien. Je suis un pauvre homme. HASSAN. Tu es pauvre? tu ne fais donc rien? ANDRÉ. Hélas! je suis fils d'un paysan: je l'ai été moi-même. KALED. Bon! c'est sur ceux-là que je me sauve. ANDRÉ. Je me suis ensuite attaché au service d'un bon maître, mais qui est plus malheureux que moi. HASSAN. Cela se peut bien; il ne sait peut-être pas labourer la terre. Mais c'est l'habit français que tu as là? ANDRÉ. Je le suis aussi. HASSAN. Tu es Français! bonnes gens que les Français! ils ne haïssent personne. Tu es Français, mon ami! il suffit, c'est toi qu'il faut que je délivre. ANDRÉ. Généreux musulman, si c'est un Français que vous voulez délivrer, choisissez quelqu'autre que moi. Je n'ai ni père, ni mère, ni femme, ni enfans; j'ai l'habitude du malheur: ce n'est pas moi qui suis le plus à plaindre. Délivrez mon pauvre maître. HASSAN. Ton maître! qu'est-ce que j'entends? Quelle générosité! Quoi!... Ces Français... Mais est-ce qu'ils sont tous comme cela?... Et où est-il ton maître? ANDRÉ, lui montrant Dornal. Le voilà; il est abîmé dans sa douleur. HASSAN. Qu'il parle donc! Il se cache, il détourne la vue, il garde le silence. (Hassan avance, le considère malgré lui.) Que vois-je! est-il possible! je ne me trompe pas. C'est lui, c'est lui-même; c'est mon libérateur! (Il l'embrasse avec transport.) DORNAL. O bonheur! ô rencontre imprévue! KALED. Comme ils s'embrassent! Il l'aime; bon! il le paiera. HASSAN. Je n'en reviens point. Mon ami! mon bienfaiteur! HASSAN. Peste! un ami! un bienfaiteur! cela doit bien se vendre; cela doit bien se vendre. HASSAN. Mais, dites-moi donc, comment se fait-il?... par quel bonheur?... Qu'est-ce que je dis? la tête me tourne. Quoi! c'est envers vous-même que je puis m'acquitter! J'ai fait voeu de délivrer tous les ans un esclave chrétien; je venais pour remplir mon voeu; et c'est vous... DORNAL. O mon ami! connaissez tout mon malheur. HASSAN. Du malheur! il n'y en a plus pour vous. (Se tournant du côté de Kaled.) Kaled, combien vous dois-je pour l'emmener? KALED. Cinq cents sequins. HASSAN. Cinq cents sequins... Kaled, je ne marchande point mon ami; tenez. DORNAL. Quelle générosité! HASSAN, à Kaled. Je vous dois ma fortuné; car vous pouviez me la demander. KALED. Que je suis une grande bête! bonne leçon. HASSAN. Laissez-nous seulement, je vous prie: que je jouisse des embrassemens de mon bienfaiteur. KALED. Oh! cela est juste, cela est juste. Il est bien à vous. Allons, vous autres, suivez-moi. ANDRÉ, à Dornal. Adieu, mon cher maître. DORNAL, à Hassan. Que dis-tu? Peux-tu penser?... Mon cher ami, ce pauvre malheureux, vous avez vu s'il m'est attaché, s'il est fidèle, s'il a un coeur sensible! HASSAN. Sans doute, sans doute, il faut le racheter. KALED. Quel homme! comme il prodigue l'or! Si je profitais de cette occasion pour faire délivrer mon baron allemand.... Mais il ne voudra pas. HASSAN. Tenez, Kaled. KALED, regardant les sequins. En vérité, voisin, cela ne suffit pas. HASSAN. Comment! cent sequins ne suffisent pas! Un domestique.... KALED. Eh! mais... un domestique... Après tout, c'est un homme comme un autre. HASSAN. Bon! voilà de la morale à présent. KALED. Et puis un valet fidèle, qui a un coeur sensible, qui travaille, qui laboure la terre, qui n'est pas gentilhomme.... En conscience... HASSAN, donnant quelques sequins. Allons, laisse-nous. Qu'entendez-vous? qu'est-ce que Vous voulez? KALED. Voisin, c'est que j'ai chez moi un pauvre malheureux, un brave homme, qui est au pain et à l'eau depuis trois ans; cela fend le coeur: cela s'appelle un baron allemand. Vous qui êtes si bon, vous devriez bien... HASSAN. Je ne puis pas délivrer tout le monde. KALED. A moitié perte. HASSAN. Cela est impossible. KALED. Quand je disais que cet homme-là me resterait! Oh! si jamais on m'y rattrappe... Allons, homme de loi, gentilhomme, rentrez-là dedans; allez vous coucher, il faut que je soupe. Scène XI. HASSAN, DORNAL. HASSAN. Mon cher ami, que je vous présente à ma femme. Savez-vous que je suis marié? C'est à vous que je le dois. Et vous, cette jeune personne que vous deviez aller chercher à Malte? DORNAL. Je l'ai perdue. HASSAN. Que dites-vous? DORNAL. Je l'emmenais à Marseille pour l'épouser: elle a été prise avec moi. HASSAN. Eh bien! est-ce l'Arménien qui l'a achetée? DORNAL. Oui. HASSAN. Courons donc vite. DORNAL. Il n'est plus temps: le barbare l'a vendue. HASSAN. A qui? DORNAL. Je l'ignore. Un esclave de quelque homme riche l'a arrachée de mes bras. HASSAN. Ah, malheureux! c'est peut-être pour quelque pacha. Est-elle belle? DORNAL. Si elle est belle! Scène XII Les Précédens, ZAYDE. ZAYDE. Mon ami, vous me laissez bien long-temps seule. Et votre esclave chrétien? HASSAN. Mon esclave! c'est mon ami, c'est mon libérateur que je vous présente. J'ai eu le bonheur de le délivrer à mon tour. ZAYDE. Etranger, je vous dois le bonheur de ma vie. Scène XIII Les Précédens, FATMÉ. FATMÉ. Est-il temps? Ferai-je entrer? ZAYDE. Oui, tu le peux... Scène XIV ZAYDE, HASSAN, DORNAL. HASSAN. Quel est ce mystère? ZAYDE. Mon ami, vous m'avez tantôt soupçonnée de jalousie; je vais vous prouver ma confiance. Je me suis servi de vos bienfaits pour acheter un esclave chrétienne, je venais vous la présenter, afin qu'elle tînt sa liberté de vos mains. Scène XV HASSAN, ZAYDE, DORNAL, FATMÉ, UNE ESCLAVE chrétienne, vêtue en musulmane, avec un voile sur la tête. ZAYDE. La voici: voyez le spectacle le plus intéressant, la beauté dans la douleur. HASSAN s'approche et lève le voile. Qu'elle est touchante et belle! DORNAL. Amélie! Ciel! (Il vole dans ses bras.) AMÉLIE, avec joie. Que vois-je? mon cher Dornal! DORNAL. Ma chère Amélie, vous êtes libre! je le suis aussi. Vous êtes auprès de votre bienfaitrice, de mon libérateur. (Il saute au cou de Hassan, et veut ensuite embrasser Zayde, qui recule avec modestie.) HASSAN, à Dornal. Embrassez! embrassez! il est honnête ce transport-là. (A Zayde qui reste confuse.) Ma chère amie, c'est la coutume de France. AMÉLIE, à Zayde. Madame, je vous dois tout! Que ne puis-je vous donner ma vie! ZAYDE. C'est à moi de vous rendre grâces. Vous ne me devez que votre liberté, et je dois à votre époux la liberté du mien. AMÉLIE. Quoi? c'est lui... HASSAN. Oh! cela est incroyable! A propos, vous n'êtes point mariés? DORNAL. Vraiment non: nous ne le serons qu'à notre retour. Une de ses tantes nous accompagnait: elle est morte dans la traversée. HASSAN. Vite, vite, un cadi, un cadi... Ah! mais à propos, on ne peut pas... c'est cet habit qui me trompe. DORNAL. Ma chère petite musulmane, quand serons-nous en terre chrétienne? Ah! mon Dieu! nos pauvres compagnons d'infortune! HASSAN. Si j'étais assez riche... Mais, après tout, l'homme de loi, et cet autre, cela ne doit pas coûter cher, n'est-ce pas? DORNAL. Ah! mon Dieu, non. Nous les aurons à bon marché. FATMÉ. Ah! c'est bien vrai. Je viens de rencontrer l'Arménien; tout ce qu'il demande, c'est de les vendre au prix coûtant. DORNAL. D'ailleurs, moi, je suis riche, et je prétends bien... HASSAN. Allons, délivrons-les. (A Fatmé.) Va les chercher; qu'ils partagent notre joie, qu'ils soient heureux, et qu'ils nous pardonnent de porter un doliman au lieu d'un juste-au-corps. (Fatmé amène l'Arménien suivi des esclaves qui ont paru dans la pièce, et de ceux dont il y est parlé. Ils forment un ballet, et témoignent leur reconnaissance à Zayde, à Hassan et à Dornal.) La Vengeance De L'Amour, Ou Diane Et Endimion. Pantomine Héroïque. ACTE I Le théâtre représente une forêt. Plusieurs forges, galamment ornées, sont placées dans des buissons. Une troupe d'Amours entre sur la scène sous la conduite de leur chef. Les uns travaillent, sur des enclumes, à forger des fers et des flèches; d'autres les aiguisent; d'autres arrondissent des arcs; quelques-uns les tendent, et essaient leurs traits en tirant à des blancs suspendus aux arbres. La fatigue assoupit successivement les Amours. Ils tombent, les uns après les autres, sur le gazon, pour y prendre du repos. Lorsqu'ils sont endormis, on voit paraître quelques Nymphes de Diane. Elle marquent de la crainte en apercevant les Amours. Quelques-unes avancent avec timidité; elles fuyent au moindre bruit qu'elles croient entendre, au moindre mouvement que font quelques Amours en dormant. Enfin, elles font signe à leurs compagnes d'approcher; elles vont au-devant d'elles, et reviennent toutes ensemble pour s'encourager mutuellement. Peu à peu elles s'enhardissent; elles approchent, et profitent du sommeil des Amours pour les désarmer et pour briser leurs arcs et leurs flèches. Devenues encore plus hardies par ce succès, une d'entre elles va allumer une torche de branchages au feu des forges, tandis que les autres, font un monceau des armes brisées auquel elles mettent le feu, et se retirent précipitamment. Les Amours se réveillent. Ils voient avec douleur le ravage que les Nymphes ont fait. Un d'entre eux trouve un trait échappé à leur fureur; il s'en saisit; il le remet à l'Amour principal qui le montre à la troupe comme l'instrument d'une vengeance prochaine. Ils sortent tous de la scène, pour se mettre en embuscade dans différens endroits de la forêt. Diane vient avec ses Nymphes, qui lui font remarquer les débris des armes qu'elles ont brisées. La déesse leur ordonne d'aller tendre des filets aux environs. Les Nymphes s'éloignent pour exécuter ses ordres. Quelques-unes restent auprès de Diane, pour la féliciter de l'avantage qu'on vient de remporter sur les Amours. On aperçoit un grand mouvement dans les filets; toutes les Nymphes y courent. Diane attend avec impatience qu'on lui amène sa proie. Les nymphes retiennent et conduisent Endimion enchaîné avec des guirlandes de feuilles. Il paraît leur demander grâce. Il sollicite en vain leur pitié; ses prières ne font qu'irriter leur barbarie. Une d'entr'elles veut le percer de son javelot; Diane le saisit et fait entendre qu'elle veut elle-même punir le téméraire. Les Nymphes se retirent. Diane se dispose à immoler la victime; Endimion implore sa clémence. La déesse paraît inexorable. Il se jette à ses pieds; elle détourne ses regards, et cependant suspend le coup fatal. Enfin, elle fixe les yeux sur Endimion, et lui tend la main pour le relever; il lui témoigne sa reconnaissance; elle paraît le voir avec plaisir; ils dansent un pas de deux, et les regards de la déesse expriment au jeune berger les sentimens les plus flatteurs. Les Nymphes reviennent; elles paraissent surprises de la clémence de Diane. Un nuage dérobe Endimion à leur colère. ACTE II Le théâtre représente une grotte, au fond de la forêt. L'Amour, porté par des Faunes sur un trône de fleurs, entre en triomphe sur la scène, accompagné d'une troupe d'amours, de bergers et de bergères, qui célèbrent, par leurs danses, la victoire de ce dieu. La grotte s'ouvre aux ordres de l'Amour. On y voit Endimion endormi. Le silence, le mystère et les songes l'environnent. Les songes forment des danses d'enchantement. Un pas de deux amans que l'Amour enchaîne et que le mystère couronne, peint à Endimion la gloire qui lui est destinée. Diane survient à son approche: toute la troupe se retire; et les amours se cachent dans les environs. Diane touche Endimion de son arc; il s'éveille; il court avec empressement à la déesse, qui, dans un pas de deux, exprime toute sa tendresse et annonce le rang glorieux auquel elle va l'élever. ACTE III Le théâtre représente le palais de la Lune, préparé pour célébrer l'hymen de Diane et d'Endimion. La déesse est sur son trône brillant avec Endimion, et environnée de toute sa cour, à laquelle s'est jointe la troupe des amours et les suivans d'Endimion, unis aux Nymphes de Diane. Tous ensemble célèbrent, par leurs danses, la victoire de l'Amour et le bonheur d'Endimion; ce qui forme le divertissement général, à la fin duquel la déesse vient elle-même se joindre, pour danser avec Endimion, qu'elle couronne d'une guirlande d'étoiles brillantes. Source: http://www.poesies.net