Le Pèlerin De Sainte-Anne. Par Pamphile Le May (1837-1918) Roman. D'Après L'Edition C. Darveau Québec 1877. TOME I TABLE DES MATIERES Prologue. Première Partie: Le Châtiment. I L'Ave Maria. II Geneviève Bergeron. III Agathe, Mes Lunettes? IV Vieille Fille Et Vieux Garçon. V Les Enfants D'Ecole. VI La Petite Fenêtre Du Grenier. VII L'Ecole Du Village. VIII Premier Et Dernier Ban. IX L'Auberge De L'Oiseau De Proie. X Sur Le Fenil. XI Ce Que C'Est Que D'Avoir Bonne Mémoire. XII Un Docteur Comme Il Y En A Trop. XIII Les Framboises. XIV La Cage. XV Le Chantier. XVI Le Blasphème. XVII Le Muet. XVIII Un Contre Trois. XIX La Malédiction. XX Ah! Quel Nez! Ah! Quel Nez! XXI Sauvez-Moi! Sauvez-Moi! XXII Le Charlatanisme En Plein Air. XXIII Drôlus Est. XXIV L'Eglise De La Basse-Ville. XXV Le Curé De Québec. XXVI Les Deux Calèches. XXVII Le Complot. XXVIII Les Deux Bateaux. XXIX Les Souvenirs. XXX La Grosse Roche. XXXI Carillon, Mon Amour! XXXII A La Dérive. XXXIII Aux Nouvelles Que J'Apporte. XXXIV Le Pèlerin. Prologue. Notre belle paroisse de Lotbinière, d'ordinaire si calme, est, depuis quelques jours, dans une surexcitation singulière. Si l'on rencontre un ami sur le bord de la route, à peine a-t-on dit: «Bonjour!» que l'on ajoute, avec un mouvement de tête bien significatif: «Crois-tu! quel exemple!» Et l'ami répond: «C'est terrible!» ou: «C'est admirable!» selon que sa pensée se porte vers l'un ou l'autre des événements qui viennent d'arriver. Les hommes restent quelquefois plongés dans une rêverie profonde; les femmes parlent beaucoup. Lorsque deux d'entre elles s'arrêtent devant une porte, une troisième survient, puis une quatrième, puis une autre, puis toutes les femmes du canton. Parfois alors arrive Geneviève Bergeron. Elle vient le plus souvent de l'érablière, et, des larmes plein ses grands yeux hagards, elle demande d'une voix dolente: -N'avez-vous pas vu la petite Marie-Louise? Pauvre petite! il faut que je la trouve; sa mère me l'a confiée... Elle n'est point dans la fosse du ruisseau; la fosse est remplie... L'eau coule sur le cadavre du méchant... mais elle ne lavera point ses crimes... Et, sans attendre de réponse, elle part, chantant sur l'air mélancolique du Fil de la Vierge: Aujourd'hui j'ai perdu bien plus d'une espérance En floraison, Et le doute a soufflé sur ma frêle existence Son froid poison. Ici-bas j'ai cherché des amitiés divines, Soins superflus! L'amour a des regrets, le bonheur, des épines... Je n'y crois plus! -Pauvre Geneviève! murmurent les femmes, en la regardant s'éloigner, pauvre Geneviève! Hélas! elle n'a pas toujours été dans l'état de démence où le monde la voit maintenant! mais elle fut un jour, aux yeux de Dieu, bien plus abominable; et pendant plusieurs années elle fournit ample matière à la médisance. Au reste, les vertus farouches de Marguerite Pagé, de Lisette Mathurin, de Pélagie Miquelon, d'Ursule Richard et de toutes ces jeunes mères qui peuplent d'enfants tapageurs les maisons blanches de mon village, ne se soucient guère de frôler la vertu avariée de leur ancienne compagne. Pourtant quelle femme fut plus aimée du Christ que Madeleine?... Du Christ, oui! mais des autres femmes?... Les événements auxquels je fais allusion avaient eu lieu au mois d'octobre de l'an 1849. Le deuxième et le troisième dimanche de ce mois, l'on vit, à la porte de l'église, les groupes de jaseurs se former plus nombreux et s'attarder plus longtemps que de coutume. Il est vrai que M. le curé avait su raconter, dans ses sermons, comment le doigt de Dieu se voit partout, et comment le Seigneur peut faire tourner chaque chose à sa gloire. Il avait parlé du muet, de la folle, et de la mort affreuse du malheureux étranger. Il eut le coeur gros en parlant, et on le vit essuyer plus d'une larme. Le père Lallemand, qui dort toujours, ne ferma pas l'oeil, et la grosse Catherine, qui passe pour un coeur dur, pleura comme une Madeleine. Le groupe le plus considérable s'est formé devant la maison publique. Un personnage sur lequel tous les yeux sont fixés se trouve au milieu. Il est là serré comme dans un étau. On le tient enfermé dans un cercle impitoyable; et il n'est pas aisé de rompre cette digue de curieux. Ce n'est pas le groupe le plus bruyant: il n'y a là que des hommes. Un peu plus loin, sur le même coteau, tout près de la maison d'Amable Houde, les femmes sont réunies comme les corneilles qui se rassemblent sur les rameaux sans feuilles, à la fin de septembre, pour émigrer vers le sud. Elles caquettent. Bientôt cependant c'est à qui parlera plus haut; c'est une lutte entre elles pour raconter ce qu'elles ont vu ou n'ont pas vu, ce qu'elles savent ou ne savent pas. D'un côté une voix stridente s'écrie: -Marguerite ne le sait pas: elle n'était point au bateau quand il est arrivé... Moi je le sais bien. -Tu le sais, Catiche? dit une autre voix, y étais-tu? -Non; mais Lucette y était. -Quelle Lucette? -La mienne, ma fille. D'un autre côté une voix de baryton raconte: -Si vous aviez vu cet effrayant visage de mort comme je l'ai vu, moi! Ah! j'en frissonne encore. Si vous aviez vu ces grands yeux ouverts et pleins de sang! cette bouche!... -J'ai vu cela! j'ai tout vu! reprend vivement Françoise Toutoune, et je n'ai pas pu dormir depuis ce temps-là. Il me semble que la main crispée qui tenait la misérable femme va me saisir le bras à moi aussi: j'aurais voulu ne pas voir. -Je suis surprise que cette femme ne soit pas morte de peur, dit une jeune fille. La voix de baryton réplique: -Elle n'en vaut pas mieux, la chère créature! Elle n'a plus la tête à elle. -On pourrait bien l'inquiéter, glapit la voix stridente, on voit qu'elle était complice. -Elle va laisser la paroisse; c'est un bon débarras. -Oui? -Je vous le donne pour certain. Dieu! qu'elle a maltraité l'orpheline! -C'est dommage que la défunte Julie ne revienne pas maintenant! hasarde la petite Michel Rivard, qui n'a pas eu l'occasion de risquer son mot plus tôt. -La pauvre femme! elle est avec le bon Dieu depuis longtemps! observe, de sa voix chevrotante, la mère Lozet. Quand je pense que ce fut moi qui lui annonçai le malheur!... Si j'avais su dire mieux ces choses-là, peut-être ne serait-elle pas morte. J'ai toujours senti comme un remords. -Ne dites donc pas cela, mère Lozet, personne n'eût fait mieux que vous. Elle avait à mourir: c'était sa destinée! Cette fataliste se nomme Angèle Boisvert. Au même instant passe, gracieuse et légère, un livre de messe à la main, la plus jolie fillette de la concession Saint-Eustache. -Regardez donc Noémie Bélanger, dit la voix stridente, a-t-elle l'air fier un peu! -Elle espère se marier avec Joseph! ajoute le baryton. -Il lui a parlé: je le tiens de bonne part. -C'est une excellente enfant, allez! pas vaine, pas sotte. Elle tiendra de sa mère: une brave femme, vous savez! -C'est bien vrai cela, mère Lozet, mais cette jeunesse est un peu haute: on dirait une seigneuresse, et pourtant!... -Ce n'est pas la fierté, elle est faite comme cela: grande, droite, belle taille, bonne mine, que voulez-vous? Elle jouit des dons que le bon Dieu lui a faits. Il ne faut pas la jalouser. -Ah! mère Lozet, soyez sans crainte: le soleil luit pour tout le monde. Que Mlle Noémie se marie, cela n'empêchera pas nos filles de rencontrer, quand l'heure sera venue, des partis convenables. Noémie marche toujours. Elle passe comme la libellule qui fait vibrer ses ailes de gaze. Quand elle arrive près du groupe d'hommes, elle lève timidement les yeux comme pour chercher quelqu'un, puis elle les reporte bientôt sur le chemin poudreux. Un sourire éclaire sa figure; une chaste rougeur colore ses joues. Du milieu du groupe un regard est parti, et ce regard a rencontré le sien. Ainsi se rencontrent, à la surface d'une onde limpide, les regards de deux étoiles. Angèle Boisvert reprend la parole: -Marguerite m'a conté, en sortant de l'église, qu'il y aurait un pèlerinage. -Eh oui! Angèle, un pèlerinage d'actions de grâces. Tu n'as pas entendu M. le curé? -Ma foi! j'ai cru qu'il parlait de celui de l'orphelin. -Il en a parlé aussi; mais il veut que toute la paroisse, s'il est possible, aille à la bonne sainte Anne demain en huit. Cette fois, pour remercier Dieu et la sainte de Beaupré. Iras-tu, Cécile? -Moi? Je l'espère bien. -Toi, Marceline? -Si José veut garder la maison. -Moi j'irai. -Moi aussi! -Moi aussi! En attendant ce pèlerinage, remontons un peu le cours des années. On vit dans le passé par le souvenir; souvenons-nous donc, et racontons ce qui fait le sujet de la conversation de ces groupes animés. Mon récit sera simple. Je n'ose vous promettre ces merveilleuses intrigues que seuls quelques rares talents savent bien nouer; et nulle fée bienfaisante ne touchera mon livre de sa baguette magique, pour le transformer en un écrin radieux. Première Partie. Le Châtiment. I L'Ave Maria. Le 24 mai 1837, Eusèbe Asselin arrivait de la ville, et nous apprenait que le bateau de Jean- Baptiste Daigle, que l'on appelait toujours Paton, chez nous, avait chaviré et que plusieurs personnes de la paroisse s'étaient noyées. Vous savez que l'on n'allait guère à Québec qu'en bateaux à voiles ou à rames, il y a quarante ans. On voyageait encore de la même façon primitive il y vingt-cinq ans; et le premier vapeur qui vint chez nous, le Rob Roy -un nom formidable -, eut une rude concurrence à soutenir contre les petits vaisseaux de Mathurin et de Paton. La routine, voyez-vous, est toute-puissante, et nos habitants sont prévenus contre le progrès. Le bateau de Paton avait laissé Lotbinière l'avant-veille, avec treize passagers, nombre nécessairement fatal. Dans la rade de Québec, mal gouverné, il vient se jeter sur le câble d'un navire. La mer baisse: le courant est rapide. Il penche, il penche. L'eau monte jusqu'aux pavois. Les passagers poussent un grand cri. Comme une grappe serrée, ils s'accrochent au flanc qui sort de l'eau. Mais en vain, le courant est plus fort. Le bateau ne retrouve plus son équilibre: l'eau fait irruption dans la cale; le mât frappe l'onde; la grappe humaine disparaît dans les flots; et la quille légère de la petite berge chavirée apparaît au-dessus du fleuve paisible. Un seul des passagers, alerte et vif, a eu le temps de se cramponner à la chaîne du navire. Il donne l'éveil à l'équipage, qui n'a rien vu. Les matelots du grand bâtiment se précipitent dans la chaloupe et réussissent à sauver cinq des victimes de l'imprudence du capitaine Daigle. Or voici comment la Gazette de Québec du 23 mai 1837 rapporte ce pénible événement: «Un accident qui a plongé plusieurs familles dans l'affliction, a eu lieu hier dans ce port. Un bateau de Lotbinière appartenant à Jean-Baptiste Daigle, et contenant treize personnes, savoir neuf hommes, parmi lesquels se trouvaient MM. Moraud, notaire, et le docteur Grenier, de Lotbinière, et quatre femmes, venant à passer sur le câble d'un bâtiment à l'ancre dans le port, a chaviré, et sept des personnes qu'il contenait se sont noyées. Voici leurs noms, autant que M. Moraud, qui nous donne ces détails, les connaît ou peut se les rappeler: François Rivard, Chrysostôme Roiraux dit Laliberté, Frédéric Laliberté, tous pères de famille, la veuve Mme Beaudet, mère de quatre enfants en bas âge ( Beaudet était la mère de M. l'abbé Louis Beaudet, du Séminaire de Québec), et trois filles dont les noms sont inconnus. Les survivants ont gagné à la nage la barque Thames, capitaine Allen, où ils ont été recueillis par sa chaloupe. M. Moraud nous prie, tant en son nom qu'en celui de ses compagnons d'infortune, de témoigner leur profonde reconnaissance au capitaine Allen et à son équipage, dont les généreux efforts les ont sauvés. P.-S. Une note qui nous est communiquée donne ainsi les noms des personnes qui se trouvaient à bord du bateau. Personnes noyées: François Rivard, Frédéric Laliberté, Joseph Laliberté et Théophile Lemay, Marie Blanchet, Rosalie Rousseau, Sophie Pérusse (la veuve Beaudet) et un autre dont le nom est inconnu. Sauvés: le docteur Grenier, M. Moraud, notaire, Jean-Baptiste Lemay et un autre dont le nom est aussi inconnu.» La nouvelle de ce pénible accident se répandit chez nous comme une traînée de poudre enflammée. Chacun voulut voir Eusèbe Asselin et l'interroger. La femme de Jean Letellier allait devenir mère encore. Jeune, belle et bonne, elle était mariée depuis neuf ans. Elle avait un petit garçon de huit ans, frais et mignon comme ces petits anges que les grands artistes savent peindre. Trois autres enfants, morts au berceau, l'attendaient au ciel. Ce n'était pas à qui lui annoncerait le naufrage du bateau de Paton, car on savait que son mari était au nombre des passagers et qu'il avait péri. Les femmes, les mères surtout, ont un instinct merveilleux. Mme Jean Letellier s'aperçut bien qu'il y avait du mystère autour d'elle. Tous les visages étaient tristes, toutes les voix, muettes ou tremblantes, tous les yeux, mouillés ou rougis. La mère Lozet fut choisie pour être la messagère de la douleur. La pauvre bonne femme tremblait comme si le froid l'eût glacée. Elle mit sa jupe neuve et son mantelet d'indienne à fond blanc, tout comme pour un jour de dimanche. Elle s'agenouilla devant son crucifix, pour demander la force et la prudence, puis s'en vint chez Letellier, qui demeurait à une demi-lieue de chez elle. -Excuse, dit-elle en entrant, excuse, Julie, si j'entre sans cogner. -Pas d'offense! mère Lozet, pas d'offense! répond de sa voix douce la jeune femme. Venez vous asseoir. Disant cela, elle apporte une chaise à son ancienne voisine: -Il fait beau, reprend-elle, et nos hommes, je l'espère, se sont rendus heureusement à Québec. La mère Lozet ne peut retenir une larme, qui roule sur sa joue. Elle n'ose parler, car sa voix brisée par l'émotion la trahirait trop vite. Elle s'assied, tire sa tabatière d'argent et son mouchoir de poche, et, pour se donner de la contenance, elle hume une prise de tabac. La jeune femme continue: -Je n'ai pas été bien la nuit dernière. J'ai mal dormi. Des rêves fatigants m'écrasaient la poitrine sitôt que je fermais les yeux. Puis l'heure approche, je crois. Si le vent d'en haut retardait la berge, je pense qu'à son retour Jean trouverait sa famille augmentée... Si je lui donnais une fille, comme il serait content! En entendant cela, la mère Lozet perd toute contenance et les sanglots l'étouffent. -Mon Dieu! qu'avez-vous donc, madame Lozet? Qu'y a-t-il? vite! parlez! repart la jeune femme. Est-il arrivé quelque chose à Jean? Se serait-il noyé?... Mon Dieu! Mon Dieu! Et la pauvre créature, en proie à la plus mortelle inquiétude, se laisse choir sur une chaise. La mère Lozet, allant vivement prendre les deux mains de sa jeune amie, lui dit alors: -Julie, Julie, ne te décourage point: il faut se soumettre à la volonté de Dieu. -Ah! mon mari est mort! mon mari est mort! C'est donc vrai, mon Dieu! c'est donc vrai! Et, jetant ce cri de douleur, elle s'évanouit. Au même instant, plusieurs personnes arrivent: ce sont M. le curé, Pierre Blais et sa femme, la mère Chénard et la José-Baptiste. Le curé s'était hâté d'aller voir tour à tour ceux de ses paroissiens que le ciel venait d'éprouver si cruellement. Jean Letellier demeurait un peu loin de l'église: ce ne fut pas là qu'il dut venir en premier lieu. On dépose la jeune femme sur son lit. Elle est prise bientôt des douleurs de l'enfantement et donne le jour à une petite fille. Une fièvre terrible qui dévore, le plus souvent, les victimes dont elle s'empare, la met dès le même soir aux portes du tombeau. Comme la lampe qui se ranime avant de s'éteindre pour jamais et jette un dernier rayon dans l'appartement assombri, la mère infortunée se réveille dans les ombres de la mort. Elle a un éclair d'intelligence, un instant de force. Elle prend sa fille, l'enveloppe d'un long regard d'amour et la presse sur ses lèvres blêmes. Elle appelle son petit garçon qui joue à la porte. L'enfant s'approche du chevet de sa mère. -Embrasse-moi, dit-elle de sa voix mourante, tu ne me verras plus, pauvre enfant!... je vais mourir!... je vais mourir!... L'enfant entoure de ses petits bras le cou de sa mère et la couvre de baisers et de larmes: -Reste ici! dit-il, ne t'en va pas!... Je ne veux pas que tu meures!... je ne veux pas rester seul!... Attends que papa soit revenu!... Papa va revenir!... Maman, ne meurs pas! maman, ne meurs pas!... Tout le monde pleure. Et c'est, en effet, un tableau navrant. -Je m'en vais avec le bon Dieu, continue la mourante. Tu y viendras aussi toi, si tu es un bon enfant. Dis tous les jours un Ave Maria, en l'honneur de la Sainte Vierge, et tu viendras au ciel nous rejoindre un jour... Le diras-tu, mon cher? -Oui, mère, répond l'enfant, je vais le dire de suite; mais ne meurs pas!... Et se jetant à genoux, il récite dévotement, les yeux levés sur une image de la Sainte Vierge: -Ave Maria, gratia plena; Dominus tecum... Et pendant qu'il prie ainsi, sa mère expire; et l'âme pure de cette humble femme s'envole aux cieux. II Geneviève Bergeron. Les funérailles de la malheureuse jeune mère eurent lieu deux jours après, avec beaucoup de solennité. Une suite nombreuse accompagna jusqu'à l'église les restes mortels de cette bonne chrétienne. Les trois cloches sonnèrent longtemps. Roulant sur leurs essieux ferrés, elles se tournaient vers les divers points des cieux pour jeter partout leurs plaintes touchantes. Les trois autels étaient garnis de tentures noires semées de tibias en croix et de langues de feu. La lampe avec son voile de crêpe ressemblait à un astre éteint. Autour de la tombe, les herses étincelantes élevaient, comme des soupirs d'amour, leurs flammes vers les voûtes blanches. L'orgue fit sortir de ses tuyaux métalliques des soupirs si tendres, des chants si tristes, des mélodies si ravissantes, que l'on croyait qu'un souffle céleste inspirait cette matière en la touchant. Les Jean- Louis chantèrent au choeur. Jamais leurs voix n'avaient été plus puissantes ou plus belles. Pendant les strophes sublimes du Dies irae et du Libera, on sentait des frissons courir, on sentait des larmes venir aux yeux. Ah! je n'entends jamais sans pleurer ces cris déchirants des âmes pécheresses vers leur Juge terrible et toutpuissant. Dans un banc, au-dessous de la chaire, il y avait une jeune fille qui paraissait bien attristée. Elle était restée à genoux tout le temps du service, priant avec ferveur. Bien que l'église fût remplie de monde, personne n'était entré dans le banc où elle se trouvait. Cette fille, c'était Geneviève Bergeron. Élevée par une mère sans énergie et sans piété, la malheureuse avait aimé le monde. On la vit dans toutes les veillées: aux fêtes de la grosse gerbe, aux épluchettes de blé d'Inde, aux foulages d'étoffe; et souvent elle y venait seule. Elle allait au-devant des garçons trop timides. Nulle jeune fille ne dansait plus légèrement qu'elle. Infatigable, elle pouvait exécuter toutes les danses: le reel gai, la gigue simple, le cotillon échevelé. Elle glissait, roulait, se balançait, tourbillonnait toujours en cadence, sans perdre une mesure. Les mères prudentes lui prédisaient malheur. Un jour la pauvre fille s'oublia. Tant il est vrai que la dissipation, les jeux et la danse, surtout, prédisposent aux faiblesses du coeur et à la volupté. Ce fut un scandale. Alors la solitude se fit autour de l'infortunée. Elle resta seule avec sa honte. Une femme remplie de charité s'efforça pourtant de la relever et de la consoler. Elle lui parla si bien et si souvent de sainte Madeleine et de sainte Pélagie, qui ont tant péché d'abord et ensuite tant aimé Dieu, qu'elle ramena la foi et l'espérance dans son coeur brisé. La jeune fille se repentit. Sa conduite devint admirable. Mais personne cependant ne semblait l'aimer, si ce n'est la femme de Jean Letellier. Les jeunes filles l'évitaient toujours, et les garçons, en la voyant, souriaient d'un air railleur. Elle avait bien raison de prier et de pleurer sur la tombe de son amie. Elle allait de nouveau se trouver seule au milieu du monde qui l'avait charmée et perdue. III Agathe, Mes Lunettes? -Un, deux, trois, quatre, cinq, six... Vous n'êtes encore que six; on ne pourra point procéder. Il faut que vous soyez sept: la loi est précise. Êtes-vous tous parents des mineurs, au moins? Les amis ne comptent qu'à défaut de parents: la loi parle clairement. Je vais toujours prendre vos noms, qualités, degrés de parenté, et tout ce qu'il faut prendre en pareille occurrence, conformément à la 48e George III, chapitre XXII. Ça sera toujours autant de fait en attendant le septième. Je dois aller au troisième rang de Sainte-Croix pour faire un testament. Il faut que je me hâte: la mort est inexorable; elle n'attend point. Mes lunettes? Allons! où sont mes lunettes? Agathe, avez- vous vu mes lunettes? Agathe?... On entendit alors une voix enrouée sortir du fond de la cuisine. -Non, monsieur le notaire, je n'ai pas vu vos lunettes. Le notaire cherche partout, range, soulève, et remet dix fois à la même place les papiers et les livres qui encombrent sa table. Il commence à perdre patience et murmure entre ses dents. Les six habitants rient malgré eux en se cachant autant que possible. Les uns toussent, crachent et se mordent la langue; les autres se mordent la langue, crachent et toussent. L'un des six, moins gêné que les autres, se risque à dire: -Pardon, monsieur le notaire, mais je crois, sauf le respect que je vous dois, que vos lunettes sont à votre front. Le notaire porte la main à son front. -Tiens, dit-il, je peux bien ne pas les voir!... Cette boutade a un effet magique sur les six qui meurent de l'envie de rire, et l'étude du notaire retentit d'un éclat joyeux. Le notaire ne peut se défendre d'une pensée d'orgueil: -Que j'ai donc de l'esprit!... Au même instant, la porte s'ouvre et le septième entre. Le notaire que je viens de vous présenter se nomme Edmond Bégeon. Il n'est pas vieux et n'a pas l'air jeune. Il est petit et se perd dans sa barbe. Les responsabilités de la profession ont labouré son front: on dirait une vieille peau sur un jeune crâne. Économe jusqu'à la mesquinerie, il ne souscrit pas au livre nouveau, et va lire les journaux chez ses voisins. On l'emploie parce que le notaire Nolai est l'autre notaire de la paroisse. Les sept personnes qui réclament ses services professionnels sont Pierre Leclerc et Jérôme Boulet, du Platon; François Blanchet et Léon Pérusse, de la Vieille-Église; Gabriel Laliberté, du Petit- Saint-Charles; Jacques et Louis Boisvert de la Grande-Côte. Ils s'assemblent pour nommer un tuteur aux enfants de Jean Letellier. Ils sont tous parents à divers degrés de Joseph et Marie- Louise, les deux orphelins. Le notaire s'assied à son bureau, prend sa plume d'oie et couche les préliminaires. Quand il a fini, il se tourne vers les parents et demande: -Qui choisissez-vous pour tuteur des enfants de défunt Jean Letellier et de défunte Julie Asselin?... -Pierre Leclerc, dit l'un. -François Blanchet, dit un autre. -Pierre Leclerc! -François Blanchet! -Non! -Oui! -Leclerc! -Blanchet! Ainsi s'exclament ceux qui ne sont pas mis en nomination. -Allons! messieurs, dit le notaire en essuyant les verres de ses lunettes, tâchez de vous entendre; pas d'animosité, pas de... -Blanchet est plus vieux, la charge lui revient de droit, dit Jacques Boisvert, -Leclerc est cousin germain, reprend Laliberté. -Blanchet est plus à l'aise et peut fournir de meilleures garanties. -Leclerc est aussi bien! -Quant à moi, observe le notaire, je crois l'un et l'autre également propres à remplir cette charge. Nommez le premier tuteur et l'autre subrogé tuteur. -Pourquoi ne pas nommer Eusèbe Asselin? C'est à lui que revient la charge; il est beau-frère du défunt, risque Boulet. Personne ne répond. Le notaire ajoute: -Pourquoi n'est-il pas ici? N'a-t-il pas été notifié? Prenez garde! il a droit d'y être. Le silence se fait encore. Un malaise visible s'empare de la petite assemblée de parents. -Eh bien! décidons quelque chose, continue le notaire en plongeant sa plume dans l'encrier. Au même instant, un cheval blanc d'écume s'arrête devant la porte; un homme aux cheveux crépus, à la longue barbe, saute de la charrette, attache son cheval à la clôture du jardin, et entre dans l'étude de maître Bégeon. -C'est lui! fait l'homme de loi. -Bonjour, monsieur le notaire! dit le nouveau venu. -Bonjour, monsieur Asselin! Prenez un siège, assoyez-vous. Asselin salue les parents sans rien dire. Sans rien dire et sans se lever, ceux-ci saluent. -J'arrive trop tard, peut-être, reprend Eusèbe en s'adressant au notaire. -Non pas! il n'y a rien de fait. -J'en suis bien aise. On m'a oublié, mais je n'oublie pas, moi. Qui nommez-vous pour tuteur des enfants de mon beau-frère? Quelqu'un répond: -On a parlé de Pierre Leclerc et de Blanchet. -De vous aussi, ajoute le notaire. -De moi? De moi?... C'est bien! je n'ai pas d'objection. Au reste, c'est un devoir que la parenté m'impose. -Oui, risque Laliberté, tu aimais tant ton défunt beau-frère. Eusèbe Asselin, lançant un regard de feu à Laliberté: -Toi, mêle-toi de tes affaires, ce sera mieux. -Cela me regarde aussi bien que toi. -Gabriel, tu trouveras ce que tu cherches! -Allons! messieurs, s'il vous plaît, pas de querelle ici: à la question! fait le notaire. Qui nommez-vous? -Eusèbe Asselin! crie Boulet. -Leclerc! répond Laliberté. Les autres restent muets: la peur les a paralysés. -Je prends les noms, dit le notaire; il faut que cela finisse. Pérusse, qui nommiez-vous? -Asselin! Et le notaire écrit, murmurant entre ses dents: -Asselin, une voix. Blanchet, qui nommez vous? -Leclerc! -Leclerc, une voix. Laliberté? -Pierre Leclerc! -Leclerc, deux voix. Louis Boisvert? -Asselin! -Asselin, deux voix. Jacques Boisvert, qui nommez-vous? -Blanchet! -Blanchet, une voix. Leclerc? -Laliberté! -Laliberté, une voix. Boulet? -Asselin! -Asselin, trois voix, continue le notaire. Monsieur Asselin, qui nommez-vous? -Diable! repart ce dernier, je me nomme: c'est mon droit; et je suis capable d'administrer la terre des mineurs aussi bien que n'importe qui. -C'est bien! reprend le notaire d'un ton un peu plus magistral, M. Eusèbe Asselin a la majorité des voix et est nommé tuteur des enfants de son défunt beau-frère et de sa défunte soeur. On fera ratifier par la Cour. Maintenant, nommez le subrogé tuteur. Le choix est vite fait. Tous, excepté Asselin, opinent pour Laliberté. C'est comme une revanche qu'ils veulent prendre. Eusèbe les regarde d'un oeil qui veut dire: «Je suis plus fort que vous tous.» IV Vieille Fille Et Vieux Garçon. Eusèbe Asselin emmena chez lui les deux orphelins. -Josepte, dit-il à sa servante, vous ferez boire à la petite du lait et de l'eau mêlés: plus d'eau que de lait. Vous écrémerez le lait. Pas de dépenses inutiles. Quant au petit gars, pas d'accoutumances! Et Josepte obéit fidèlement aux ordres de son maître. La petite Marie-Louise se développait bien en dépit, peut- être à cause, du lait et de l'eau. Elle était fraîche et mignonne. Quelquefois la servante pensait: «Je l'aimerais bien, si... (Pourquoi ne dirais-je pas ce qu'elle pensait?) ... si elle était à moi! Connaît-on quelque chose de plus égoïste qu'une vieille fille?... Rien! excepté un vieux garçon.» Le petit Joseph était chétif et maigre. Il travaillait trop et ne dormait pas assez. Son tuteur le faisait lever dès cinq heures du matin, en hiver, pour l'envoyer à l'étable. Pauvre petit Joseph! si vous l'aviez vu, mal vêtu, mal chaussé, sa casquette d'étoffe sur la tête, des mitaines de cuir sans doublures dans les mains, s'en aller à la grange, par les froids de décembre et de janvier, sur la neige criante, délier les gerbes d'avoine, et les étendre dans la batterie (l'aire), pendant que l'oncle fumait sa pipe à la porte du poêle plein de feu! Il se hâtait de défaire une gerbe, puis il entrait dans l'étable pour se réchauffer un peu. Il s'avançait dans les parcs des génisses, et tenait ses doigts glacés sous leur chaude haleine. Son tuteur lui avait fait un fléau de bois franc, et déjà l'enfant, battant les épis mûrs, faisait retentir de ses coups réguliers les échos de la grange. Puis il donnait l'eau à la maison. Cela, c'était peu. Souvent il la donnait aux bêtes à cornes et aux chevaux. Alors c'était un travail pénible d'une heure au moins. Il fallait n'avoir point de coeur pour le voir, sans se plaindre, tirer avec un long crochet de bois glacé, fixé au bout de la brimbale, le seau demi-plein qu'il portait ensuite, en le traînant, dans les auges longues de l'étable! Alors il pensait au soleil et soupirait après l'été. Et l'été, ce n'était plus de froid que souffrait le pauvre orphelin, mais de chaleur. Le supplice changeait et n'était guère moins cruel. Il fallait bêcher le sol humide ou dur, herser les planches raboteuses pour ensevelir le grain, déterrer les roches, arracher les racines et les broussailles dans les abatis. Au temps de la moisson, il glanait les épis, ramassait avec le râteau, mettait les harts, aidait à charger les voitures. Il montait sur le fenil pour fouler le foin parfumé que la fourche de saule jetait par bottes pesantes. La sueur ruisselait de son visage et sur tout son corps; ses jambes fatiguées tremblaient; ses yeux se voilaient d'un nuage de larmes et de poussière; ses poumons aspiraient un air étouffant. Il était heureux quand il pouvait s'approcher de l'unique petite porte par où l'air pur du dehors entrait un peu, pendant que la fourche enlevait le foin de la charrette. Alors il pensait au vent, à la neige, et désirait l'hiver. Le subrogé tuteur avait bien, quelquefois, fait des observations au tuteur; mais Eusèbe était peu patient. Il n'aimait pas qu'on fit des remarques sur sa conduite. On n'insistait point, et l'on s'éloignait quand on le voyait secouer sa grosse tête frisée, ou fermer ses poings osseux. On le disait capable de jeter des sorts. Un jour, la femme de Pierre Charette veut mettre un beau châle neuf acheté à Québec; crac! voilà le châle en deux. Elle en achète un second; même aventure. La peur la prend; elle court à l'église et se fait bénir. Depuis elle a des châles tant qu'elle veut, et les met sans qu'ils se déchirent; même, son mari trouve qu'elle en achète trop. Or, il paraît qu'une fois Eusèbe dit à sa domestique, qui avait besoin d'un châle pour être commère, d'emprunter celui de la Charette. Pour une raison ou pour une autre, Mme Charette avait refusé. Josepte, désappointée, s'était plainte à son maître. Celui-ci n'avait répondu qu'un mot: -Son châle!... son châle!... Mais ce qui signifiait tout, c'était ce qu'il n'avait pas dit. V Les Enfants D'Ecole. Quand la mère Lozet sut qu'Eusèbe Asselin était nommé tuteur des enfants de Jean Letellier, elle dit en plongeant le pouce et l'index dans sa tabatière: -Je les plains, ces pauvres orphelins! Et une larme vint luire au coin de sa paupière ridée. C'était une bonne vieille que la mère Lozet. On la voyait accourir partout où il y avait une douleur à consoler. Elle était plus empressée à partager les peines que les plaisirs. Elle disait: -Ceux qui sont heureux n'ont pas besoin de moi: ils ont toujours assez d'amis; mais souvent les malheureux sont seuls. Ce fut la femme de Louis Gagnon qui lui apprit cette nouvelle, un jour qu'elle la rencontra près du cenellier, à la fourche des chemins de Saint-Jean-Baptiste et de Saint-Eustache. À la remarque de la bonne vieille, elle répondit: -Je les plains moi aussi. J'ai entendu déjà le petit garçon pleurer plus d'une fois. -Et la petite fille, reprit la mère Lozet, comment va-t-elle être élevée?... Ce garçon-là (elle parlait d'Eusèbe) ne va jamais à confesse, je crois: ça ne prie peut-être pas même le bon Dieu matin et soir! Les deux femmes ne prêtaient pas au tuteur plus de malice ou de défauts qu'il n'en avait. Vieux garçon de trente-six ans, il était devenu misanthrope à force de rester seul. Les voisins disaient qu'il ne se mariait pas afin de dépenser moins. Il ne riait jamais. Toujours de mauvaise humeur et bourru, il était comme un dogue qui gronde et montre les dents aussitôt qu'on l'approche. Possesseur d'une magnifique terre de quatre arpents sur trente, bien bâtie de grange et de maison, il se croyait pauvre, travaillait beaucoup, et portait envie à ses voisins. Josepte Racourci était sa ménagère. Grande, sèche, sans âge, comme les filles qui passent trente, babillarde comme une pie, économe jusqu'à l'avarice, elle s'engageait à sept chelins et demi par mois, depuis nombre d'années, toujours dans l'espoir, disaient les malins, de se donner un jour pour rien. On n'aimait, dans le canton, ni le vieux garçon ni la vieille fille. Pendant que la mère Lozet et la Gagnon causent au bord du chemin, près du cenellier, le petit Joseph, l'orphelin, passe en pleurant. Il porte un livre et une ardoise sous le bras gauche, et de sa main droite il tient le bord de son chapeau de paille, car il vente fort. -Pourquoi pleures-tu, mon petit? demande la mère Lozet. -C'est mon oncle qui m'a battu. -Pourquoi? -Parce que je ne voulais pas aller à l'école. -Ce n'est pas beau cela: il faut aller à l'école et obéir à ton oncle. -Je le veux bien; mais je ne sais pas ma leçon et le maître va me battre. -Pourquoi ne sais-tu pas ta leçon? Il faut étudier, mon petit, pour apprendre à lire. -Je n'ai pas le temps d'étudier: je travaille toujours. -Le soir? -Oh! mon oncle dit que cela gaspille la chandelle... Si je savais ma leçon, j'aimerais bien à aller à l'école. Au même instant passent en courant, comme une meute légère, une troupe d'enfants, gars et fillettes pêle-mêle: -Viens donc, Joseph, viens donc! disent-ils. Tu vas arriver tard et tu iras en pénitence. L'orphelin part avec les autres. L'un d'eux, le petit Ferron, un gibier de potence en herbe, lui donne un croc-en-jambe et une poussée. L'orphelin tombe sur la face dans une mare d'eau, car il a plu la veille, et l'eau gît par flaques grisâtres, dans les ornières du chemin mal entretenu. Son livre s'ouvre en touchant le sol, et les feuilles en restent souillées de vase; son chapeau vole au vent et tourne comme une roulette jusques au loin. Tous se mettent à rire, tous excepté la petite Noémie Bélanger, qui dit à son camarade Ferron: -Comme tu es méchant! Celui-ci se moquant d'elle: -Regardez-la donc, regardez-la donc! crie-t-il aux autres; elle prend la défense de Joseph: c'est signe de quelque chose! Joseph se lève, examine à travers ses larmes ses habits gâtés; ramasse son abc tombé dans la boue, en essuie de ses doigts les feuilles humides, et court vers son chapeau qui s'est arrêté entre deux perches de clôture. La mère Lozet, qui jase encore avec la Gagnon, crie au petit Ferron: -Je le dirai à ton père, va! Ferron, sans se retourner, fait un profond salut. La mère Lozet ne lui vit pas le visage. VI La Petite Fenêtre Du Grenier. Le subrogé tuteur avait insisté sur l'urgence de mettre Joseph à l'école et de le préparer à sa première communion. Il savait que la ferme des mineurs était mieux cultivée que leur esprit. Et c'était une belle ferme, aussi grande et aussi bonne que celle de leur tuteur. Mais si Gabriel Laliberté connaissait les habitudes d'économie et de travail d'Eusèbe Asselin, il ne connaissait pas moins son avarice et son esprit de chicane. Il se demandait, parfois, si cet homme sans scrupule ne trouverait pas moyen d'ébrécher, à son profit, l'humble héritage de ses pupilles. Eusèbe avait parlé de l'enfant à Racette, le maître d'école. Le pédagogue dit: -Envoie-le, ça ira bien. Je le corrigerai comme il faut. Ah! les enfants! c'est moi qui les dompte!... En ce temps-là, dans nos écoles, on ne faisait pas l'éducation des enfants; on les fouettait, on les domptait, comme on dompte un animal. Les enfants n'en étaient, certes! pas meilleurs. C'est par le raisonnement, la douceur et les bons procédés, que l'on instruit et corrige des êtres raisonnables, et non à coups de bâton. Eusèbe Asselin et le maître d'école se connaissaient intimement et se voyaient souvent. Le maître d'école n'atteignait pas encore les hauteurs de la quarantaine, et il paraissait toucher aux rivages de la vieillesse. Ses cheveux n'avaient pas attendu l'automne de la vie pour tomber, et son front était sillonné de longues rides. Son regard était faux, sa parole, brève. Pourquoi était-il chauve? pourquoi avait-il des rides? Anastasie Déchène, qui le connut à Québec, avant qu'il s'implantât dans notre paroisse, disait qu'il avait fait la vie. C'est un terme avec lequel on n'est guère familier dans nos heureux villages. Les premières fois qu'elle disait cela, on ne la comprenait point. Alors elle se servait d'une autre expression: -Il a fait la noce trop souvent. On pensait qu'il était allé aux noces, et on le jalousait. Anastasie nous trouvait simples, et, une bonne fois, levant de pitié ses larges épaules: -Il a trop bu, trop fait l'amour! dit-elle avec impatience. -Trop fait l'amour! pensai-je longtemps. Moi qui aimais tant et d'une si pure amitié la petite Antoinette, je devins chagrin, et souvent je me passais la main dans les cheveux pour voir s'il m'en restait encore beaucoup. Eusèbe allait de plus en plus souvent chez son ami Racette. La servante aigre, sèche et sans âge devenait inquiète et défiante. Dès qu'il sortait, à l'heure de la veillée, elle montait au grenier, et, debout dans la petite fenêtre, elle le suivait d'un oeil jaloux, tant que l'ombre ou la distance ne le faisait pas disparaître. Le maître d'école avait une soeur, et la soeur du maître d'école avait quelques attraits devant lesquels Eusèbe ne restait pas indifférent. Elle n'était pourtant ni belle ni bonne. Mais il n'y a pas que la beauté et la vertu qui font des conquêtes. VII L'Ecole Du Village. -Entrez! C'est une voix rude qui appelle les enfants d'école dispersés dans la prairie: c'est la voix du pédagogue. Les enfants obéissent à regret, mais de suite, et courent vers la porte de la classe. -C'est toi qui restes avec la taque (le tac, peut-être)! -Non, je l'ai donnée à Henri. -Ce n'est pas vrai! -Oui! j'ai touché la queue de ta blouse! -As-tu la pelote, Alec? -Non, c'est petit Pierre qui l'a. -Serre-la bien, petit Pierre! on jouera après l'école! Ainsi crient les enfants en courant à la classe. Ils entrent! Les petites filles s'asseyent d'un côté, les petits garçons, de l'autre. Le maître se place à une table au milieu de la salle, en avant des bancs. Il frappe de sa règle de merisier un livre qu'il tient à la main. Tous les enfants se mettent à genoux en se bousculant assez fort. Le maître récite l'Ave Maria. Les écoliers répondent avec distraction: «Sancta Maria...», puis s'assoient de nouveau, se hâtant de feuilleter leurs livres pour trouver et repasser la leçon. Alors le petit Joseph, les yeux rouges et les habits couverts de boue, paraît sur le seuil de la porte. -Pourquoi n'es-tu pas venu pour la prière? demande le maître d'un ton irrité. L'enfant baisse la tête et ne répond pas. -Viens te mettre à genoux ici! Il montre de sa règle le milieu de la salle. L'orphelin obéit. -Comment, malpropre, oses-tu venir à l'école dans un pareil état?... Et ton livre?... ton ardoise?... Ah! je vais avertir l'oncle, et... mais c'est aussi mon devoir de te corriger: viens ici! L'enfant se lève et se met à pleurer: -Ce n'est pas ma faute! dit-il, ce n'est pas ma faute! -C'est Clodomir Ferron, monsieur le maître, qui l'a jeté dans la vase! murmure une voix douce et tremblante. C'est encore la voix sympathique de la petite Noémie Bélanger. -Tais-toi! qui te demande de parler? Qui te permet?... Baise la terre! crie le maître brutal. La naïve enfant touche de ses lèvres de rose le plancher sali. L'orphelin se risque à dire: -Oui, monsieur le maître, c'est Clodomir qui m'a fait tomber dans la boue. -Ce n'est pas vrai! réplique hardiment Ferron. Il est venu se jeter sur moi, il s'est barré les jambes, vlan!... Et le menteur fait avec ses mains le geste qui signifie la culbute. Les écoliers rient tout haut. Ferron continue: -Demandez-leur (il montre ses camarades), demandez-leur si ce n'est pas vrai. Le maître avait trop grande envie de battre Joseph pour douter un moment. -Tends la main! commande-t-il à l'orphelin. Joseph ouvre une main tremblante, ses yeux se lèvent suppliants vers son bourreau, et de grosses larmes roulent sur ses joues pâles. Le premier coup tombe comme un charbon ardent sur les doigts de la pauvre victime. -L'autre main! dit le maître. -Ce n'est pas ma faute! crie l'enfant, ce n'est pas ma faute! -Raisonneur! tu recevras deux coups de plus! Et la règle de bois franc s'abat avec un bruit sec sur les mains rouges et enflées du pauvre enfant. La tête cachée dans son livre ouvert, une petite fille pleurait. C'était la meilleure et la plus mignonne des écolières. Un petit garçon, le plus effronté de tous, regardait ses camarades d'un air triomphant. Chaque classe vient à son tour se mettre en rang, debout, pour lire. Dans la première il n'y a que deux écoliers. Ces deux-là lisent dans le Télémaque. Ils se passent et repassent tour à tour, pour un mot mal prononcé, pour une s ou un t mal liés au mot suivant. Une autre catégorie d'écoliers défile. La neuvaine est son champ d'exploits. Ensuite viennent les commençants, ceux qui n'ont pas encore dépassé les limites de l'abc, qui défrichent avec peine la bi, bo, bu, et les plus savants qui lisent dans les lettres fines. Joseph est parmi ces derniers. Le maître lui ordonne de se lever et de prendre sa place. Il a les yeux tellement mouillés, il est si craintif qu'il ne voit rien. Son livre lui paraît tout embrouillé, et les lettres dansent sur les pages humides de larmes, comme l'ombre des feuilles tremblantes sur un sable ensoleillé. Un voisin lui dit la page et, du doigt, lui montre le paragraphe. Soins inutiles! Le malheureux orphelin bégaie quelques mots qui ne sont pas dans son livre, provoque le rire de ses compagnons et la colère du maître, qui lui tire rudement l'oreille et le conduit à la queue de la classe, comme on traîne à la porte un chien désobéissant. Les écoliers récitent ensuite, par coeur, quelques phrases du petit catéchisme, sans avoir l'air d'en comprendre un mot. On apprenait alors, hélas! il nous faut bien l'avouer, à la façon des perroquets; on apprenait la lettre du livre sans s'occuper d'en comprendre le sens. Le raisonnement et l'exercice du jugement étaient inconnus. Aussi, que d'ignorance et de pauvreté d'idée chez les grands élèves qui laissaient, pour cause d'âge, les bancs de l'école! Les maîtres étaient bien les plus blâmables, après les commissaires d'école qui, trop souvent, ne savaient pas lire et n'avaient pas assez de délicatesse ou d'humilité pour décliner une charge qui ne peut être bien remplie que par des gens instruits et intelligents. Plus digne de blâme encore le peuple aveugle qui choisissait l'ignorance pour surveiller la science et noter ses progrès! Plus encore, la loi qui permettait au peuple jaloux une pareille aberration! L'école finie, les écoliers se jettent à genoux avec un bruit assourdissant; le maître récite le Sub tuum comme il aurait dit: «Allez vous promener!» et la salle se vide en un clin d'oeil. Le petit Joseph ne se hâtait pas d'arriver à la maison. Il savait qu'un nouveau châtiment l'y attendait. Hélas! être puni une fois pour une faute, c'est déjà bien pénible. Être puni deux fois, c'est injuste. Mais être puni deux fois pour une faute que l'on n'a pas commise, c'est révoltant. Joseph ne se révolta pas encore. Son tuteur, sombre et bourru, parce que la pluie de la veille l'avait empêché de serrer du foin, le repoussa d'une main rude loin de la table où fumait, dans une large terrine, la soupe au lard. -Tu te passeras de dîner pour t'apprendre à être plus propre, lui dit-il de sa voix menaçante. L'orphelin sort. Il va se coucher dans le foin, au bord de la prairie, et s'endort en pleurant. Alors il fait un songe et goûte un instant de bonheur. Il rêve qu'il revient de l'école coquettement revêtu d'un gilet neuf et chaussé de souliers luisants. Il a su ses leçons et gagné la première place. Le maître l'a gratifié d'une image au bord en dentelle, en lui disant: -Tu regarderas cette image et tu liras la petite prière qui est au revers, avant de te mettre au lit, ce soir. En entrant au foyer, il voit son père souriant lui tendre les bras et l'embrasser. Une femme dont la démarche et le port sont bien de sa mère, mais qu'un long voile noir recouvre de ses plis de deuil, étend une nappe de toile blanche sur la table, et sert, dans un plat de faïence aux fleurs bleues, une soupe exquise. Ensuite elle apporte, sur une assiette, un morceau de lard bien cuit, flanqué de pommes de terre dorées; puis des pâtés, puis des confitures aux prunes. La femme voilée prend l'enfant par la main, le conduit à la table et lui fait une large part de tous ces mets succulents. Le malheureux orphelin mange avec un appétit que rien ne peut apaiser. Toujours il mange et toujours il a faim. Le père sourit en le voyant faire un si bon dîner. L'enfant raconte ses succès à l'école, sans perdre une bouchée à la table. Il prend le livre où se trouve son image en dentelle, l'ouvre, enlève l'image avec transport, et la montre à son père, la regardant lui-même d'un oeil avide. Il lit au bas le nom de la sainte, car c'est une image de sainte. Il lit: Sainte Julie. La figure de la sainte est voilée comme celle de la femme qui sert la table. Il en éprouve du chagrin. Mais le voile se lève peu à peu de lui-même, et l'orphelin reconnaît sa mère. Alors il embrasse l'image précieuse. Le père ne sourit plus, il pleure. L'enfant retourne l'image pour voir la prière. Il épelle: -Ave Maria, gratia plena; Dominus tecum... Alors une angoisse amère lui serre le coeur; il pousse un cri et s'éveille. Le rêve suave s'envole, la triste réalité accable le petit martyr. Joseph se leva de son lit de foin et se mit à marcher au hasard dans la prairie. Il se souvint de la promesse qu'il avait faite à sa mère mourante, et, tombant à genoux auprès de la clôture en cèdre, il récita dévotement l'Ave Maria. VIII Premier Et Dernier Ban. Il y eut bien des sourires et des chuchotements dans l'église, le jour des Rois de l'an 1838, quand on entendit publier, premier et dernier ban, Eusèbe Asselin et Caroline Racette, la soeur du maître d'école. Après la messe ce fut, parmi les jeunes gens sur le coteau, un feu roulant de quolibets et de mots drôles à l'adresse des promis; ce fut un éclat de malice parmi les femmes assises autour du poêle, dans la maison publique. -C'est elle qui va faire une femme d'habitant! disait Catiche Blais. Elle n'a jamais mis le pied dans une étable pour traire une vache. -Elle n'est seulement pas capable de couper une gerbe d'avoine! reprenait la Lique. -Je vous demande où il a eu les yeux! observait une autre. Une autre répondait: -Après tout, elle le vaut bien: il n'est pas si drôle. -Ah! tu dis cela parce qu'il n'a pas voulu de ta nièce. -Quand même il l'aurait demandée, il ne l'aurait pas eue. Elle n'est pas pour prendre un marabout comme ça. La mère des garçons n'est pas morte! Mais la langue la plus méchante de toutes était celle de demoiselle Josepte Racourci, la fille aigre, maigre et surannée qui avait passé les plus beaux jours de sa vie au service de l'ingrat Asselin. Josepte n'avait pu supporter le coup, et s'était éloignée de la maison de son maître en apprenant son mariage. -Vous vous mariez? lui dit-elle; vous faites cette folie? Je ne peux pas le croire. Ne trouvezvous pas que je tiens votre ménage assez bien? Ne suis-je pas assez travaillante? assez économe? Est- ce que je ne sais pas couper à la faucille et faire le beurre mieux que personne? Est-ce que... -Oui, tout ce que vous me dites est vrai, répondit Eusèbe, et je ne vous renvoie point de mon service. Restez avec moi; restez avec nous. Vous avez votre place. -Avec vous, oui! avec elle?... par exemple!... Je ne suis pas accoutumée à servir les dames, ni à... dorloter les enfants! Elle avait une autre expression sur les lèvres. Elle fit son paquet et s'en alla, vers le soir, cacher son dépit chez une de ses cousines, au Portage. Ce fut Joseph qui la conduisit avec son coffre plein de linge, dans la petite charrette aux ressorts de frêne. Lorsque Eusèbe Asselin se maria, il y avait environ huit mois qu'il était tuteur des enfants de son beau-frère. Il fit produire abondamment la terre de ses pupilles, empocha passablement d'argent et maltraita les innocentes victimes que le sort avait jetées entre ses mains. Cependant la petite Marie-Louise était jolie malgré sa pâleur et son air souffreteux. Joseph commençait à s'endurcir à la douleur et à chercher, par de petites malices, à se venger de son oncle. Il fit sa première communion. Il n'en fut ni meilleur ni plus mauvais. Eusèbe eut une progéniture. Sa haine des enfants de son beaufrère augmenta en proportion de l'amour qu'il avait pour les siens. Mme Eusèbe, surtout, se montrait implacable. Les femmes sont plus ingénieuses que nous à faire le mal comme à faire le bien. Elle aimait sa race, léchait et caressait ses petits, comme une tigresse, en montrant les dents aux autres. Jamais un baiser, jamais une douce parole pour l'orpheline! L'orpheline! elle couche comme son petit frère sur la paille froide, dans une chambre sans feu, recouverte d'un seul drap de toile, en plein coeur d'hiver, pendant que les autres enfants dorment chaudement enveloppés dans les draps de flanelle, près du poêle bourdonnant. L'orpheline! elle a le fouet si un enfant pleure, car c'est toujours sa faute; l'orpheline! elle dévore un croûton de pain sec quand les autres enfants gaspillent de bonnes beurrées de crème sucrées. Pauvre orpheline! elle passe douze ans ainsi; et pourtant Jean Letellier a laissé de quoi nourrir, vêtir et chauffer ses deux enfants! Peu à peu Joseph s'endurcit aux coups; son humeur s'aigrit, son caractère devint difficile. À ses compagnons qui lui donnaient un coup il en rendait deux; à son tuteur qui le réprimandait il faisait une grimace. Il aimait sa petite soeur et pour elle mettait parfois à sac la laiterie. Il était redoutable et malin. Il fallait souvent transiger avec lui, et ses petits triomphes lui donnaient de l'audace. Cependant la vie lui devenait insupportable et un jour, il prit la résolution, non pas de mourir, mais de s'enfuir. Il se fit un riche sac de provisions, dénicha une bourse pleine de pièces de cinq francs que Mme Eusèbe avait cachée sous sa paillasse, et il disparut. IX L'Auberge De L'Oiseau De Proie. Située rue Champlain, en face d'une maison à louer, à côté d'une autre trop remplie de locataires bruyants, l'auberge de l'Oiseau de proie était comme toutes les auberges de dernière classe: sale, petite, enfumée, mal éclairée, mal aérée. Elle avait pour enseigne un oiseau quelconque au bec crochu, aux griffes mordantes. Cet oiseau, taillé dans un bloc de bois et peint en rouge, tenait victorieusement un autre oiseau plus petit, qu'une couche de peinture blanche faisait passer pour une colombe. Les gens de cage et les filous la fréquentaient. On y buvait jusqu'à demander grâce ou à rouler sous les tables; mais on n'y buvait que des boissons frelatées, baptisées et poivrées. On y mangeait peu, précisément parce qu'on y buvait beaucoup. Le 15 octobre de l'an 1840, vers midi, sept jeunes garçons étaient assis et fumaient auprès du comptoir dépeinturé. C'étaient Picounoc, dont personne ne savait le vrai nom: long, mince, visage en lame de couteau, voix nasillarde, air caustique et dix-sept ans; Luc Sanschagrin, petit joufflu qui riait toujours et buvait davantage; Pierre Fourgon: tête de vingt-cinq ans, chauve comme ma main, esprit croche et prétentieux; Paul Hamel, ex-élève de troisième, s'il vous plaît! chassé de tous les collèges, mémoire heureuse, conscience blindée, capable de décliner tous les noms en latin, mais incapable de décliner l'honneur de boire un coup. Les autres: Ulric Lefendu, Louis Poussedon et François Tintaine, comme tout le monde: pas trop fins, pas trop bêtes, bons coeurs parfois, plus souvent égoïstes, tous fumeurs et buveurs jusqu'à la mort. -C'est moi qui paie le dîner!... Madame Labourique, préparez-nous une bonne table; tout ce qu'il y a de mieux! Une omelette au lard et des oeufs frais. Attention, la mère! attention aux oeufs! La dernière fois, les oeufs étaient trop vieux et les poulets, trop jeunes! dit avec volubilité, de sa voix nasillarde, le facétieux Picounoc. La mère Labourique rit en étendant la nappe trouée sur une table luisante de graisse. -Ces gaillards, marmotte-t-elle, sont-ils espiègles! -Où est la Louise donc? demande Luc le joufflu. La Louise, c'était la fille de la mère Labourique... La vieille répond par un petit coup de tête et un clignement de l'oeil qui sont probablement compris, car tous partent à rire. -Paies-tu la traite aussi? demande Poussedon à celui qui se charge des frais du repas. -Sans doute! j'ai de l'argent plein mes poches aujourd'hui; des pièces de cinq francs encore! Et en parlant ainsi, Picounoc tape de la main sur son gousset, qui rend un son argentin. -Varenne d'un nom! Picounoc, dis-nous comment cela se fait. -Comment cela se fait, Tintaine? c'est un miracle. -C'est bien un miracle en effet. -Je te le jure. Ah! vous êtes des incrédules, vous autres! vous êtes des impies! Vous ne croyez pas aux miracles de la bonne sainte Anne. -Moi j'y crois! dit Luc Sanschagrin. -Credo! fit l'ex-élève de troisième, qui parlait toujours latin. -Cela me fait plaisir, mes enfants, continue la voix nasillarde de Picounoc, et, pour vous récompenser de votre foi profonde, je vais vous raconter les faveurs signalées dont la bonne sainte Anne m'a comblé ce matin. -Ce matin? demande Fourgon. -Oui, car si c'eût été hier, je ne vous paierais ni le rhum ni les omelettes, pour la raison que je n'aurais plus le sou. -La nuit est mauvaise conseillère, observe Lefendu. -La nuit comme la faim, continue Poussedon, content de glisser un mot. -Donc, commença Picounoc, je suis parti pieds nus et nu-tête pour Sainte-Anne. -Tu n'as rien pris avant de partir? -Si! quelques verres de rhum avec la Louise. À propos, que prenez-vous, vous autres? -Un verre de rhum! -Un verre de jamaïque! -Allons! la mère, versez à ces brigands. -Ça va nous ouvrir l'appétit. -Bien! Picounoc, conte ton pèlerinage maintenant, dit Poussedon en s'essuyant les lèvres avec la manche de sa blouse. -Donc, reprend le cynique conteur, sur un ton de plus en plus nasillard, je partis tête et pieds nus et je revins de même, mangeant et buvant selon la charité des habitants de la côte. Je faisais ce pèlerinage afin d'obtenir de l'argent pour faire honneur à mes affaires... j'étais plein de foi... et de dettes: je ne doutais pas du miracle. Cependant, à mon retour, je longeais tristement les rues de Saint- Roch, et je m'acheminais vers le marché de la Basse-Ville, pas un sou dans ma poche, et cherchant de quel côté m'allait venir la fortune. Je me rends sur le marché, je louvoie longtemps dans la foule. Tout à coup, ô prodige, j'aperçois un gamin qui se paie des petits chevaux de pâte sucrée, à même une bourse longue, ronde et pleine comme cette carafe... Ô sainte Anne! me suis-je écrié tout bas, vous êtes bien trop bonne! -Ah! cesse donc tes moqueries! dit Sanschagrin. Je suis bien méchant, mais je n'aime pas qu'on ridiculise les croyances sacrées. -Cesse donc ta morale, toi! réplique Lefendu. On dira ce que l'on voudra. Si tu n'es pas content, sors! -Pax vobis! fait l'ex-élève, que la paix soit avec vous! Continue, Picounoc. -Oui, mes amis, et je n'ai plus qu'un mot. J'arrive en courant près du gamin, si près que je le heurte. Il tombe, je tombe, nous tombons. «-Pauvre enfant! que je dis, t'es-tu fait mal? «-Pas beaucoup, monsieur. «-Moi non plus. «Et je file... Rendu au coin de la rue Laplace, je me détourne, et je vois le gamin qui tâte son gousset d'une main désespérée, et regarde à terre autour de lui d'un oeil humide et bien inquiet. Je lève les yeux au ciel: Bonne sainte Anne, donnez-lui-en donc une autre!... et faites que je passe bien près de lui!... Un fou rire suivit cette histoire impie. Les sept amis qui se trouvaient ainsi rassemblés dans la cantine de la mère Labourique étaient des gens de chantier. Ils partaient le soir même pour les hauts. Bien des jeunes gens, alors comme aujourd'hui, allaient passer l'hiver dans les bois, et revenaient le printemps sur les cages. Quelques-uns de ces hommes avaient l'énergie de rester honnêtes et chrétiens; mais la plupart devenaient d'une impiété, d'un cynisme effrayants. Presque tous gaspillaient, au retour, dans les bouchons infects et les mauvais lieux, l'argent qu'ils avaient gagné durant l'hiver. Hélas! ils sont encore trop nombreux ceux qui, de nos jours, dépensent aussi follement les belles années de leur vie. Pourtant nos prêtres dévoués s'enfoncent, chaque hiver, dans les forêts lointaines et vont évangéliser ces barbares enfants des peuples civilisés. Aujourd'hui, les bourgeois veillent à la moralité de leurs employés. Mais autrefois!... Ô mon Dieu! quelle plume oserait décrire, quel pinceau voudrait peindre les scènes immorales ou impies que les vieux sapins couvraient de leurs rameaux épais, mais ne couvraient pas assez!... Quelle voix pourrait répéter les blasphèmes qui faisaient trembler d'horreur les voûtes des forêts primitives?... Les jeunes gens réunis dans les cabanes de bois rond s'exerçaient au mal, se vantaient de leur cynisme, mettaient leur esprit à la torture pour trouver des blasphèmes inouïs. Et le malheureux qui jetait à la face du bon Dieu, de Jésus-Christ, ou de la Sainte Vierge les outrages les plus infâmes, était acclamé de tous, et devenait le héros de ces monstres baptisés. Pour être vrai dans mes récits, je dessinerai à grands traits quelques-uns de ces tableaux déplorables. Je peins sur nature et ne suis pas fantaisiste. Je me garderai cependant bien de rappeler les plus ignobles entretiens de ces êtres égarés. -La table est servie, messieurs. Mme Labourique, en s'adressant à ses hôtes, montre d'un geste qu'elle suppose gracieux, la table garnie d'assiettes ébréchées, de couteaux et de fourchettes fleuris de rouille. Au milieu fume une énorme omelette. Elle est divisée en sept parts égales. Elle disparaît pour faire place à une autre omelette semblable. Comme les voyageurs attaquent cette dernière, la Louise entre. Un petit garçon la suit. Il a les yeux rouges de chagrin, et tient dans sa main droite une tête de cheval en pâte sucrée. Les jeunes gens saluent la fille à Mme Labourique, qui rend la politesse avec un sourire qui serait charmant s'il ne glissait pas sur des lèvres jaunes. Picounoc, regardant l'enfant, s'écrie, parlant toujours du nez: -Le miracle de sainte Anne! Poussedon demande: -Viens-tu du ciel, mon petit? L'enfant, un peu troublé, répond naïvement: -Je viens de Lotbinière. -Alors c'est différent, ajoute Lefendu. La Louise prend la parole: -Je l'ai trouvé pleurant au coin de la rue Sous-le-fort. Il m'a dit qu'il avait perdu son argent et qu'il ne pouvait plus acheter de quoi manger. C'est triste, un enfant qui souffre de la faim! Je me suis laissé attendrir et je l'ai emmené ici. -Elle s'est laissé attendrir!... répète Tintaine d'un air moqueur. Les autres éclatent de rire. Picounoc dit: -Je lui paie à dîner. Viens ici, mon garçon. L'enfant s'approche de la table. -Ne prends pas de chaise puisqu'il n'y en a pas, et mange. L'enfant mange sa bonne part de l'omelette et remercie poliment. Quand Picounoc, pour payer, tire sa bourse et jette deux pièces de cinq francs sur le comptoir, l'enfant pense: «Cette bourse est bien pareille à la mienne, et ces pièces aussi, bien pareilles aux miennes!...» Mais il ne dit rien, car sa conscience n'est pas tout à fait tranquille. Mme Labourique et sa fille tinrent conseil. Le résultat de leur tête-à-tête fut que le gamin resterait avec elles, s'il le voulait, pour donner le bois, faire les commissions, et mille autres petites choses que les gamins font bien quand ils ont de la bonne volonté. Vers le soir, les hôtes de la taverne de l'Oiseau de proie s'embarquèrent sur le Patriote, pour Montréal, et de là pour Bytown, où se faisaient les engagements. X Sur Le Fenil. Le petit Joseph a profité du moment où sa tante trait les vaches réunies dans le coin du champ, pour entrer dans la laiterie, faire son dernier souper au lait et à la crème, et remplir de provisions un petit sac qu'il fourre sous le plancher. Dès qu'il est rassasié, il revient dans la maison, se dirige vers la chambre à coucher de ses tuteurs, soulève le lit de plume, plonge son bras droit dans la paillasse pleine de paille fraîche, et retire, joyeux et tremblant, la bourse précieuse de sa tante: -Merci ma bonne tante! dit-il, par moquerie. Jamais je n'oublierai tant de bonté. Adieu, mon oncle! Ne vous laissez pas mourir de chagrin, si je ne reviens plus ici me faire bâtonner. Léger, il enjambe le perron de la porte de derrière, aveint son petit sac de provisions et se dirige vers la grange, où il se cache en attendant la nuit. Peu soucieux de l'avenir, car il ne risque rien en s'éloignant de cette maison de malheur, il monte sur le fenil et disparaît dans le foin. Il s'endort. -Si je le trouve, le misérable! il me le paiera!... -Mon argent! c'est mon argent que je regrette!... Pour lui, que le diable l'emporte! qu'il ne revienne jamais, ou... -Il faut qu'on le trouve! il faut qu'on le fouette une bonne fois à notre goût! Joseph, dans son nid de foin, entend ces paroles de menace. Il ne sait s'il rêve ou s'il est éveillé. Cela lui donne le frisson. Il se frotte les yeux, s'éveille mieux et comprend vite qu'il ne fait point un rêve, car au même instant, la voix de sa tante Eusèbe perce les lambris de la grange. -Il est ici, dit-elle, il est ici!... sur le fenil! je viens d'entendre remuer le foin! Joseph ne bouge plus; la peur le paralyse. Il a pourtant quelque espoir, car il s'est, par prudence, enfoncé loin sous les bottes de foin, et il connaît parfaitement les êtres de la bâtisse. S'il se voit découvert, il peut, alerte et vif, se glisser le long de la couverture ou sous les poutrelles, par les nombreux dédales qu'il a percés dans le foin avec ses compagnons de jeux. Asselin monte sur le grenier de l'étable. Il écoute: nul bruit ne se fait entendre, sauf le ruminement continuel des bêtes à cornes pensives dans leurs parcs étroits, et le piétinement des chevaux. Il se ravise et dit à sa femme: -Va chercher les voisins, je vais faire le guet; il ne nous échappera pas. La position devient périlleuse pour l'enfant. La femme sort. Il se fait un grand silence sous le toit de la grange. L'homme songe au châtiment qu'il infligera à l'enfant, l'enfant songe comment il pourra éviter le châtiment. Quelques voisins Mme arrivent avec Eusèbe. Ils sont suivis de plusieurs petits garçons, les compagnons d'enfance de Joseph. Ces gamins semblent heureux de sacrifier leur ami au plaisir de passer pour les plus fins limiers. Le plus ardent de tous est le mauvais Ferron. Ils grimpent sur le fenil, et, comme des rats, ils s'enfoncent dans les chemins connus. Joseph a presque envie de pleurer: il est tenté de se livrer à son oncle et d'implorer son pardon. Cependant le souvenir de toutes ses souffrances passées, et la vue des supplices qui l'attendent, l'empêchent de prendre ce parti. Il résout de lutter de ruses avec ses ennemis. -L'as-tu trouvé? -Est-il ici? -Est-il là? demande-t-on de toute part. Et chacun court sur le fenil, soulevant et retassant les bottes de foin. -Il est pourtant là, dit Asselin. -Oui, il y est! repart sa femme. J'ai entendu crier le foin, tout à l'heure. Il y était, mais il n'y est plus. À la faveur du bruit, Joseph se glisse dans la batterie (l'aire), entre dans le trou à balle, ouvre doucement la porte qui communique à l'écurie. Au même moment un cri formidable le fait frissonner de la tête aux pieds. -Le voici! le voici! Tout le monde se précipite vers celui qui pousse le cri de triomphe. -Où? où? Tiens-le! tiens-le! -Je ne le tiens pas, mais je tiens son sac de M provisions... il ne doit pas être loin... me Eusèbe demande d'une voix anxieuse: -Ma bourse n'y est pas? regardez donc comme il faut. -Pas de bourse!... L'enfant se remet vite de sa peur quand il reconnaît que c'est son petit sac de vivres qui cause cet émoi. Il reprend courage, passe derrière les vaches étonnées de ce vacarme, et sort par le guichet où l'on jette le fumier. Dans les moments critiques, l'on ne choisit pas les chemins, et l'on préfère le chemin étroit et malpropre qui nous sauve, au chemin large et parfumé qui nous perd. Le petit Joseph courut longtemps à travers les champs. Il ne se reposa plus de la nuit. Le lendemain matin il était à la côte à Gaspard, dans Sainte-Croix. Le succès lui avait rendu l'énergie et la malice; la course lui rendit l'appétit. Il avisa une laiterie, regarda si on le voyait, entra bravement, but du lait et mit un croûton dans sa poche. Le deuxième jour il était à Québec, flânant sur les quais et les marchés, dormant dans les auberges, entre les draps de flanelle, payant sans y regarder, et se félicitant de son émancipation. Chaque jour, cependant, il se souvenait de sa mère, et, se mettant à genoux, il récitait l'Ave Maria. Son insouciante gaieté ne fut pas de longue durée; car c'est lui, comme bien on le pense, qui fut soulagé de sa bourse par Picounoc, au moment où il achetait, d'une revendeuse, des petits chevaux en pâte sucrée. Eusèbe Asselin, sa femme et les voisins fouillèrent en vain toute la grange. Ils ne retournèrent à la maison qu'au lever du jour et de guerre lasse. Mme Eusèbe regrettait plus ses piastres que le marmot. Asselin regrettait de ne pouvoir fustiger l'enfant comme il s'était promis de le faire. La petite Marie-Louise, la soeur de Joseph, paya pour son frère. Elle avait alors trois ans. Mme Asselin la prenait sur ses genoux comme pour la caresser, et lui pinçait les bras ou les jambes de ses doigts nerveux et mauvais. L'enfant pleurait. Pour la faire taire, on la mettait à genoux au milieu de la place, les bras en croix. Elle aurait dû avoir le regard vague et l'air hébété; chose étonnante, le martyre ne l'abrutissait point. Son oeil jetait souvent des éclats radieux et sa petite tête prenait encore, parfois, l'expression de gaieté mutine des papillons qui dansent dans les rayons du soleil. Elle grandissait, et sa beauté faisait paraître plus laides ses petites cousines. La mère s'apercevait de cela, et la comparaison qu'elle faisait entre ses enfants et cette pupille détestée ne contribuait pas légèrement à l'aigrir. Elle devinait bien que les voisines aimaient mieux caresser la petite Marie-Louise que ses enfants. Elle enrageait. «Tôt ou tard, se disait-elle en pensant à l'orpheline, je me débarrasserai de toi!» XI Ce Que C'Est Que D'Avoir Bonne Mémoire. Joseph passa quelques années dans la ville, changeant de maître et d'emploi plus souvent que de chemise. Il devint un gamin redoutable. Les jours de marché, il se glissait à travers les coffres de fruits et les sacs de grain des habitants. Un moment après, il revenait joindre ses compagnons et partager avec eux des melons gravés d'une délicieuse senteur, ou des pommes fameuses, ou des prunes bleues qui ne lui avaient rien coûté. Quelquefois, pour gagner un sou, il marchait sur les mains ou faisait la roulette. Il jouissait d'un grand renom chez les siens, et régnait en roi sur un peuple d'enfants terribles. Il ne regrettait pas son tuteur, pas davantage la femme de son tuteur; mais souvent il pensait à la petite Marie-Louise, et cette pensée le rendait triste, car il savait bien que la pauvre enfant souffrait toujours. Parfois il avait envie de l'aller ravir à ses gardiens cruels; mais où la cacheraitil ? Il n'avait pas perdu, non plus, le souvenir de sa mère, et gardait fidèlement, malgré sa malice et son étourderie, la promesse qu'il lui avait faite de dire, chaque jour, un Ave Maria. C'était bien la seule prière qu'il récitât avant de se mettre au lit. Enfin, il se fatigua de la vie de gamin et voulut voir du pays. Il partit avec une troupe d'hommes de chantier qui montaient dans l'Ottawa. Il s'engagea d'abord pour faire la cuisine. C'est généralement par là que l'on commence. Il passa tout un hiver en tête-à-tête avec la marmite et les chaudrons. Le printemps, il avait merveilleusement pris des forces et du développement. Une autre année, il battit les chemins, puis il s'arma de la hache et frappa dur. Il acquit du prestige dans les camps de l'Ottawa comme sur les quais de la ville; sur les quais, parce qu'il avait été filou, gouailleur et querelleur, dans les camps, parce qu'il était fort, jurait et buvait comme deux. Un jour, c'était à la fin de septembre, il entre à l'auberge de l'Oiseau de proie. On ne le reconnait point, car il n'est pas venu boire dans ce bouchon depuis plusieurs années. Il reconnait bien, lui, la plupart de ceux qui se trouvent là. L'un de ces derniers paie à boire: les autres boivent. Il s'approche du comptoir, prend, sans plus de gêne, le verre de celui qui défraie la compagnie, et le boit d'un trait. Tout le monde demeure stupéfait. On n'a jamais vu pareille insulte. Lui, Joseph, reste impassible, regardant chacun tour à tour et cherchant à deviner les impressions de tous. Le jeune homme insulté sort enfin de sa stupeur, et, jetant un cri strident et nasillard: -Sacré...! Je ne redis pas la kyrielle de blasphèmes qui jaillit du nez autant que de la bouche du jeune monstre. -On va voir, continue-t-il, maudit! si tu vas venir, une seconde fois, m'insulter de la pareille façon! Mère Labourique, remplissez mon verre! La vieille hôtelière obéit. Avant que celui qui demande le verre puisse le porter à ses lèvres, Joseph l'a de nouveau pris et vidé. Un murmure court dans la pièce... On a le pressentiment d'une querelle sérieuse... Chacun se retire. La mère Labourique dit: -Pas de chicane ici!... Attention à mes verres!... Mais elle n'a pas achevé, que le jeune homme insulté s'est rué d'un bond, le poing fermé, sur son agresseur. Joseph, prévoyant le coup, se tient prêt. Il ne recule point, pare facilement, de son bras gauche, la taloche qui lui est adressée, et, de son poing droit, dur comme une masse, il frappe en pleine figure le malheureux jeune homme, qui roule sur le plancher malpropre, à dix pas au moins. D'autres veulent prendre la défense de leur compagnon. Joseph s'écrie: -Si vous vous mettez tous contre moi, vous êtes des lâches!...Venez, un par un, deux par deux, si vous le voulez, et je vous sors tous par la fenêtre!... Personne ne bouge plus; personne ne dit rien. Celui qui a reçu le coup de poing se relève tout abasourdi. Faisant contre fortune bon coeur, il dit à Joseph: -Pourquoi me maltraites-tu de la sorte? pourquoi m'insultes-tu? je ne t'ai jamais fait de mal. -Jamais fait de mal, dis-tu? voleur de bourse! -Voleur de bourse, moi? -Voleur de bourse? répètent les autres. -Oui!... continue Joseph. Te souviens-tu, il y a huit ans de cela, tu payas le dîner et le rhum à tes amis, ici même, aux dépens d'un malheureux enfant que tu avais débarrassé de sa bourse? -Ah! oui! repart l'un des jeunes gens, pendant que cet enfant achetait, d'une revendeuse, des petits chevaux sucrés? -Ah!... fait le battu, qui retrouve ses souvenirs. -Eh bien!... reprend Joseph, c'est moi qui étais le volé, c'est toi qui étais le voleur... comprends-tu? Plusieurs se mettent à rire, Picounoc le premier. -Alors faisons la paix, propose Fourgon, et prenons un coup ensemble. -C'est bon! dit Joseph, je ne demande pas mieux, maintenant je suis satisfait. -Batiscan! tu tapes dur!... Tous donnent la main à Joseph, et luttent de politesse à son égard: -Où vas-tu? Que fais-tu?... Les questions pleuvent. -Monte donc avec nous dans les chantiers de M. Mackintosh. Nous partons ce soir, dit Picounoc. -Autant vaut aller là qu'ailleurs, répond Joseph, partons! En devenant le beau-frère d'Asselin, le maître d'école, José Racette, n'en était devenu que plus détestable et plus détesté. Les enfants se plaignaient, disant qu'il les battait pour rien; les parents se plaignaient, disant que leurs enfants n'apprenaient point. L'un des principaux habitants de l'arrondissement alla trouver ses voisins. Il leur parla si bien, que tous promirent de le supporter dans la lutte qu'il voulait entreprendre contre le maître d'école. Celui-ci, comme son beau-frère, régnait plus par la peur que par l'amour. Il était intrigant et habile: il savait se mettre dans la manche des commissaires; et chaque année, ces messieurs le réengageaient, sans se soucier de son savoir ou de ses moeurs. Mais enfin une ligue se forma. Jean Poudrier en était le chef. Le maître le sut, et les enfants des ligueurs en souffrirent. L'élection des commissaires eut lieu. La nouvelle ligue du bien public l'emporta, et la majorité des commissaires élus sut lire. Le maître d'école se sentit perdu. Il alla voir plusieurs de ces hommes importants qui tenaient, dans leurs mains, la balance de ses destinées; mais deux seulement lui firent bon accueil. Alors il se décida de ne plus faire l'école. Il écrivit en conséquence, au président des commissaires, une lettre pleine de fautes, qu'il signa «Rasette», et, quelques jours après, il quitta la paroisse. Dans le même temps une jeune fille disparaissait. Les commérages allèrent leur train. -Ah! disait Rosalie Dumais, qui travaillait au métier chez la Paul Durand, où il y avait réunion de voisines, cela ne me surprend pas!... cela ne me surprend pas!... Il y avait quelque chose, je le savais bien... -Qui a bu boira! eh bien! ça c'est pareil! observait d'un ton judicieux la mère Lozet. Une autre, la veuve Bernier, reprenait: -Si cette pauvre Tellier n'était pas morte, cette fille-là ne serait pas retombée. -Tu crois? ah! va! c'est malaisé à dire, glapissait une voix grêle; je pense comme la mère Lozet: qui a bu boira! qui a... -Encore, si c'était un bel homme! mais il n'est pas si drôle, ce maître d'école... risqua, à son tour, une jeune fileuse qui tournait le rouet d'un pied fiévreux. -Et quand même, reprit la mère Lozet, quand même cet homme aurait toute la beauté d'un ange, et toutes les qualités du monde, tu sais bien que des chrétiens ne devraient pas connaître ces choses- là. -C'est bien dit, ça, la mère Lozet; c'est ce que M. le curé nous répète souvent. Ah! si la pauvre fille était venue plus régulièrement à la messe et au catéchisme! Mais que voulez-vous? Laissée à elle-même, avec une mère qui ne vaut guère mieux... Je ne médis pas, vous la connaissez comme moi... -Oui, oui, on la connaît, la Bergeron!... dirent toutes les autres à la fois. -La malheureuse enfant, je la plains. -Elle est bien à plaindre. -Et qui sait? il l'épousera peut-être. -Se marier avec elle? l'épouser?... Ah! c'est alors que l'amitié sera finie, et que le châtiment commencera. -Des mariages de même, on en a vu, et vous savez quel enfer c'était. -La paix et le bonheur ne peuvent exister dans le ménage qu'à une condition, c'est que la vertu y règne d'abord. -C'est cela, la mère Lozet, vous avez raison. L'amour qui n'est pas appuyé sur la vertu est bien capricieux. Il peut disparaître en un jour comme il est venu. C'est la marguerite qui fleurit dans les champs, un jour de soleil, et qui tombe sous les pieds du passant. XII Un Docteur Comme Il Y En A Trop. On est au 20 d'août 1849; c'est un lundi. Vers deux heures de la relevée, un jeune homme, porteur d'une barbe rousse et chaussé de bottes longues, malgré le soleil, est appuyé nonchalamment sur un de ces énormes poteaux de bois franc autour desquels les matelots enroulent l'amarre des bateaux. Et ce jeune homme regarde le courant qui descend le long des quais en formant mille spirales. De temps en temps il lève la tête, et ses yeux verdâtres semblent interroger le vent qui souffle de l'ouest, et le cap Diamant qui ferme le fleuve à quelque distance en amont. Il espère, sans doute, voir quelque chose arriver sur les ailes de la brise ou sortir du promontoire escarpé. Une voile de lin paraît-elle en se balançant comme une aile d'oiseau, il se sert de ses mains fermées en tube comme d'une longue-vue pour mieux la voir et la reconnaître. Puis il reprend sa posture nonchalante. De temps en temps aussi, il se tourne vers la place du Marché toujours déserte, et un air de mécontentement passe sur son visage plein de rousseur. La mer est basse et les quais sont hauts. Des gamins, les pieds nus, courent sur la grève vaseuse du Cul-de- Sac, à l'endroit même où s'élève aujourd'hui la halle Champlain, ce monument insignifiant qui a peut-être fait la fortune d'un homme, mais qui ne fait pas, à coup sûr, beaucoup d'honneur à notre bonne vieille cité. Des canots, des chaloupes, des bateaux de toutes sortes gisent là, pêle-mêle comme les arbres abattus gisent dans la forêt. Deux hommes vêtus de toile grise et coiffés de chapeaux de paille poussent à l'eau une embarcation légère, sautent dedans, prennent les avirons et se dirigent vers le large. Le courant fait dériver l'embarcation jusqu'au coin du quai où se trouve le jeune homme à barbiche enflammée. -Bonne chance! crie ce dernier aux deux canotiers. -Merci, docteur! répondent-ils en riant. -La cage est-elle arrivée? reprend celui qu'on appelle docteur. -Oui, elle est au Cap-Rouge. -Soyez prudents! -Nous sommes vieux dans le métier. -Si vous rencontrez les bateaux, dites-leur que je les attends avec impatience, et avec beaucoup de drogues. Le canot s'éloigne. Comme il faut crier un peu fort, canotiers et docteur jugent prudent de se taire. Seulement ils se font un signe de la main. Au même instant un petit bateau, portant voile carrée, apparut rasant les quais, vis-à-vis la citadelle. Le docteur se dit avec une vive satisfaction et en se dressant de toute sa hauteur: -Tiens! en voici un... Lequel est-ce? Celui de Lotbinière, je crois... Non! le bateau de Lotbinière est plus gros. N'importe! il y a des têtes à bord. C'est le bateau de Sainte-Croix! Les gens sont naïfs, là; je vais vendre des médicaments. Le bateau arrivait: la voile fut pliée. Il décrivit une courbe et vint s'échouer sur la grève du Cul- de-Sac. Alors on voit sortir de l'auberge de l'Oiseau de proie un vieillard presque aussi laid que Quasimodo. Il marche en se traînant un pied; et ce pied est tellement tordu que le talon se trouve droit devant. Il a les doigts de la main gauche tout à fait disloqués. Il paraît souffrir horriblement, et sa face pâle fait pitié à voir. Les premiers qui l'aperçoivent le montrent aux autres, et tous bientôt se répandent en lamentations sur le sort du malheureux. Le vieux disloqué se traîne vers le bateau. -Qu'avez-vous donc, père? vous paraissez bien affligé, dit le plus hardi des passagers. C'est Deguirre, que les gens du canton appellent le philosophe, parce qu'il croit tout savoir, et veut tout expliquer, sans cependant rien connaître. L'infirme, poussant un profond soupir et s'adossant, pour se reposer, à une chaloupe penchée sur le flanc, répond: -Mes chers messieurs, que je souffre! que je souffre!... Et il pousse un cri qui ressemble au hurlement d'un chien égaré. -Je suis tombé, il y a quelques jours, du toit de cette maison que vous voyez là (il montre l'auberge de la Labourique), et les docteurs m'ont dit que je n'ai rien de brisé... Ils m'ont laissé souffrir!... Vous voyez, messieurs, vous voyez ma jambe!... Est-ce que ce n'est pas démanché, cela? Ils disent que c'est la fièvre qui cause ce dérangement des jointures... et que cela va se passer. -Comme c'est venu, je suppose! ajoute le philosophe Deguirre. Plusieurs trouvent le mot drôle, et se permettent de rire. Le vieux éclopé repart en secouant la tête: -Ah! si vous enduriez mon mal, vous ne ririez pas, vous autres. La femme de Nazaire Filteau observe avec justesse: -Il ne faut pas avoir de coeur pour rire devant un homme qui pâtit comme ça! -Qu'avez-vous donc, brave citoyen? demande à son tour, au vieillard, un jeune étranger qui semble passer par là par hasard. Ce jeune homme, c'est le docteur que nous avons vu, il y un instant, sur le quai. Le vieillard répète ce qu'il vient de dire aux habitants de la berge, ajoutant quelques remarques fort peu agréables à l'adresse des docteurs. -Doucement! père, réplique le nouveau venu d'un ton un peu contrarié. N'insultez pas tout le monde de la science médicale, à cause de l'ignorance de certaines gens... Il y a des docteurs qui ne méritent pas même d'être appelés médecins, mais il y a des médecins qui ne sont pas docteurs et qui devraient l'être. -Pardon! mon cher ami, si j'ai dit quelque chose qui vous ait déplu... Je n'ai pas eu l'intention de vous blesser... Mais je souffre tant! je souffre tant! Et le vieillard grimace à faire rire une figure de bois. -Je crois, reprend le jeune homme, que l'on peut vous remettre aussi bien que vous étiez à l'âge de vingt-cinq ans. -Vous? -Oui, moi. -Êtes-vous docteur? -Oui. -Ah! pardon! si j'ai mal parlé de ces messieurs! Mais, je souffre tant. -Il va le guérir!... C'est un docteur!... murmurent entre elles les femmes du bateau. Et chacun pousse son voisin du coude et de l'épaule pour se faire place auprès des pavois, afin de bien voir ce qui va se passer. -Montrez-moi votre main, dit le docteur à barbe rouge. Le vieillard tend sa main décharnée. Les doigts ne paraissent tenir à cette main que par l'épiderme. L'un de ceux qui sont sur le bateau, le maître d'école, fait remarquer à ses voisins que la main n'est pas enflée. -C'est vrai! répliquent les voisins; mais tout de même, il est aisé de se convaincre que cette main n'est pas comme l'autre. Le docteur prend la main du blessé, la palpe, l'examine de près, fait jouer tous les doigts, les tire, repousse et plie de cent manières, en pressant les jointures. Le vieux malade crie comme un forcené et se tord comme une anguille dans le sel. Les habitants sont dans l'admiration. Le docteur aveint une fiole pleine d'une liqueur rouge. L'intérêt redouble. Il verse sur les doigts de l'infirme une partie du contenu. Ensuite, il s'empare de la jambe détordue. Le vieillard résiste d'abord: -Vous me faites trop souffrir, jeune homme, dit-il, je ne suis pas capable d'endurer plus longtemps. -Allons! le père, il faut avoir plus de courage que cela: dans un quart d'heure vous serez alerte comme moi. Qu'est-ce que c'est que dix minutes de souffrances?... Tout en parlant, il saisit le genou du malade dans son poignet d'acier, et la jambe revient, en décrivant un demi-cercle, prendre sa position naturelle. Le vieillard hurlait. Sur la berge il y avait des femmes qui pleuraient. Une jeune, entre autres, se détournait pour ne pas voir, tant cela lui faisait mal. Cette femme au coeur tendre, c'était Geneviève Bergeron. La liqueur merveilleuse fut appliquée sur le genou, et le charlatan attendit avec confiance. Tous les yeux étaient fixés sur lui, ou sur le vieillard. -Sentez-vous encore du mal? demande le docteur à son patient. -Oui... mais pas autant. Au bout de cinq minutes, le docteur réitère sa demande, et le patient, sa réponse. Au bout d'un quart d'heure, même demande encore. -Je ne sens plus de mal, dit le vieillard. -Alors venez avec moi, marchez, ne craignez rien. Le vieillard suit son sauveur. Il marche bien. Un cri d'enthousiasme s'élève du bateau. Le guéri saute au cou du docteur rouge et l'embrasse. -Comment pourrai-je vous payer? je suis pauvre! je n'ai rien! dit- il en pleurant. -Bah! je soigne les pauvres pour l'amour de Dieu, et les riches, pour de l'argent. Se tournant vers les habitants qui descendent du bateau: -Messieurs, si jamais vous avez besoin de mes services, venez à l'hôtel de l'Oiseau de proie, rue Champlain. «J'y vais de suite! pense le maître d'école.» Et, se tournant vers Geneviève: -Viens, ma chère. Geneviève suivit le maître d'école. Plusieurs habitants, alléchés par la guérison merveilleuse dont ils venaient d'être témoins, se rendirent à l'auberge de l'Oiseau de proie. Ils en sortirent souriants et heureux, tenant dans leurs mains de petites bouteilles remplies jusqu'au goulot d'une eau colorée qui pouvait guérir de tous maux, même de la soif, et qu'ils avaient, du reste, grassement payées. Quand les habitants furent sortis, le maître d'école s'approcha du vendeur de drogues et lui dit quelques mots à l'oreille. La réponse fut entendue de Geneviève, qui rougit et baissa la tête. -On essaiera! disait le charlatan, on essaiera! -Vous serez bien payé, reprit le maître d'école. -On ne parle point de cela... Je suis votre débiteur: vous m'offrez une heureuse occasion de m'acquitter. -Vous, mon débiteur? je ne comprends pas... -J'ai bon coeur et bonne mémoire, repartit le docteur. Vous m'avez bien traité jadis, eh bien! à mon tour! Quoi de plus naturel? -Diable! vous m'intriguez: qui êtes-vous donc? -Qui je suis?... Devinez! Si vous ne trouvez pas, tant mieux! Moi je sais que vous vous appelez Racette, et que vous êtes maître d'école. Je sais aussi que mademoiselle (il montrait Geneviève) se nomme Geneviève Bergeron. Et... je sais beaucoup d'autres choses... -Diable! qui êtes-vous? disait le maître d'école. Et de ses yeux il dévisageait le marchand de drogues, et il mettait sa mémoire à la torture pour retrouver, dans le passé, quelqu'un qui ressemblât à cette barbe rousse jetée en broussaille sur cette figure de fouine. Soudain il pousse un cri: -Ha! coquin! je te reconnais! Et il lance un nom à la face du marchand de drogues, qui rit. -Eh oui! vous l'avez! C'est cela! c'est lui! c'est moi!... On gagne sa vie comme l'on peut. -Les affaires ont l'air de bien aller? -Pas mal. Au reste, j'ai plusieurs cordes à mon arc. Mais j'ai des associés de fortune, et d'infortune... -Je comprends!... Je comprends!... -Que venez-vous faire à Québec, vous? Êtes vous en vacances? -Non! je ne fais plus l'école. Cela ne paie point et ma santé s'en va. -Qu'allez-vous faire? -N'importe quoi. -Avez-vous de l'argent? -Un peu. -Voulez-vous entrer dans nos rangs? -Pourquoi pas? -À tout risque? -À tout risque. -C'est bien. Allez placer madame quelque part, et revenez ici ce soir, avec votre argent. Le maître d'école sortit avec Geneviève. Ils montèrent tous deux l'escalier de la petite rue Champlain, prirent par la côte de la Montagne, la rue Buade, la rue de la Fabrique et la rue Saint- Jean. Geneviève s'arrêtait volontiers devant les vitrines où s'étalent ces objets de luxe qui font le désespoir des hommes et le bonheur des femmes. Racette songeait à la rencontre qu'il venait de faire, et à la vie nouvelle et un peu remplie de mystères qu'il allait commencer. Ils se rendirent au faubourg Saint-Jean, descendirent la rue Saint- Georges jusqu'à l'ancienne rue Saint-Joseph - aujourd'hui bien nommée Madeleine, mais Madeleine pécheresse. Ils entrèrent dans une maison à deux étages occupée par deux personnes de réputation louche. L'une de ces personnes était Mlle Paméla Racette, la soeur du maître d'école. C'est avec cette dernière, dans cette maison de mauvaise apparence et dans cette rue infâme, que devait rester désormais la malheureuse Geneviève Bergeron. XIII Les Framboises. Mme Eusèbe Asselin avait dit à son époux en se mettant au lit, le soir du 16 août, qui était un jeudi: -S'il fait beau demain, je vais aux framboises dans le bois du Domaine. -En voilà une idée! avait répondu Eusèbe. -C'est une bonne idée, tu verras! J'emmène la petite Marie-Louise. -Ah! tu emmènes l'enfant? -La petite gueuse, si elle revient!... -Bah! tu n'es pas capable de l'écarter assez bien. -Laisse-moi faire! Ce fut en parlant ainsi que les époux cédèrent peu à peu au sommeil. Ils n'avaient pas prié avant de s'endormir. On ne prie pas quand on veut faire le mal; et l'on fait le mal aisément quand on ne prie point. Le lendemain le temps était beau. Les champs ruisselaient de soleil, l'ombre des noyers était d'une fraîcheur agréable. Asselin mit son javelier sur son épaule, et, vêtu de toile, il s'en alla couper son blé. En fauchant, il pensait à ce que sa femme lui avait confié la veille: «Elle est hardie et fine, se disait-il, elle se tirera bien d'affaire. Si l'enfant ne revient plus, quel bon débarras! Joseph n'est pas revenu. Il ne reviendra jamais, j'espère. Je suis le plus proche parent, l'héritier par conséquent... Je vendrai la terre, de crainte que les morts ne ressuscitent... Une fois l'argent dans ma poche...» Dans l'après-midi, Mme Eusèbe, accompagnée de l'orpheline, s'en alla cueillir des framboises. La femme portait un plat de fer-blanc, l'enfant, un petit panier. Eusèbe, qui les vit traverser les prairies et monter sur les clôtures de cèdre, se dit: -Bon! les voilà!... Que le diable emporte la petite fille!... Que je ne la revoie jamais!... ni elle ni son frère! La femme et l'enfant arrivent au bois. La petite est déjà bien fatiguée, n'ayant rien mangé depuis la veille. C'était à dessein que sa tante l'avait condamnée au jeûne. Elles s'amusent quelque temps à cueillir de belles framboises qui sortent comme des rubis à travers les clos d'embarras. L'enfant mange avec avidité les baies succulentes qui pourprent ses lèvres et se doigts; la femme semble ne rien voir. -Ici, tante! s'écrie la petite, d'une voix fraîche et gaie, dès qu'elle aperçoit une talle rouge. Et, en s'écriant ainsi, elle court vers le fruit délicieux: -Dieu! qu'il y en a! Dieu! qu'elles sont grosses!... ajoute-t- elle. On va en emporter pour Fifine, pour Doudoune, pour Bébé!... C'étaient les enfants de la Eusèbe. Mme Asselin répond, s'avançant toujours dans les bois: -Par ici! Là-bas on en trouvera beaucoup plus et de bien plus belles. L'enfant va de buissons en buissons comme les petits oiseaux que le bruit de ses pas effraie. Le bois devient plus épais et plus élevé; les framboises sont plus rares. L'enfant risque un mot: -Tante, il y en avait davantage dans l'abatis. -Viens! viens! réplique la tante inhumaine. L'enfant suit à regret. De temps en temps elle se détourne pour chercher encore, des yeux, ses talles rouges et fournies. La femme et l'enfant disparaissent dans les entrailles de la forêt. Quand Mme Asselin revint au logis elle était seule, et il faisait nuit. Son mari l'attendait avec impatience. -La petite? dit-il. -Bien égarée, répondit la femme en souriant. -On fera croire que tu t'es perdue toi-même. Attendons à demain pour donner l'éveil. Je dirai que tu devais aller coucher au moulin à farine, chez ta nièce. -Et que tu ne pouvais avoir d'inquiétude au sujet de mon absence. -C'est cela! Le lendemain matin Eusèbe Asselin courut chez Pierre Blais lui dire que l'orpheline et sa tante, s'étant égarées dans le bois, avaient passé la nuit dehors, et que l'enfant n'était pas revenue. Pierre Blais avertit garçon Pérusse, qui le dit à Nazaire Filteau. En un instant, tout le village fut sur pied, et une troupe d'hommes dévoués descendit vers le bois du Domaine. Ce bois assez peu large s'étendait sur une longueur de plusieurs milles. Pendant que les hommes battent la forêt, les femmes, à la maison d'Asselin, jasent ensemble. me Eusèbe essaie de pleurer: elle réussit mal. Mais les autres femmes, la Pérusse, la Filteau, la Blais, la Bélanger et les jeunes filles, ressentent une douleur réelle, ont de vraies larmes dans les yeux. Quand la mère Jean Lozet apprit cette triste nouvelle, elle dit en branlant la tête: -Pauvre petite! je m'y attendais... Ah! que n'es-tu déjà avec ta sainte mère! Et elle pleura beaucoup, car elle se souvint de son Léon, qui lui avait été ravi alors qu'il n'avait encore que cinq ans, et qui ne lui fut rendu que vingt ans après. Les hommes se sont dispersés sous les bois, cherchant, chacun de son côté, la petite fille égarée. Ils ouvrent avec soin tous les taillis, soulèvent les amas de branches sèches et regardent derrière les souches. Ils marchent quelques instants, puis s'arrêtent, criant bien haut: -Marie-Louise! Marie-Louise! D'autres voix répètent dans le lointain: -Marie-Louise! Marie-Louise! Ce sont les échos de la forêt ou les autres chercheurs. La pluie tombée la veille ne s'est pas desséchée; et rien n'est plus désagréable que de marcher sous les bois humides. Chaque branche, chaque feuille que vous dérangez égraine sur votre tête les froides gouttelettes dont elle est chargée. Ils cherchèrent tout le jour. L'obscurité devint profonde sous les rameaux des sapins et des érables. Plusieurs des hommes revinrent, croyant qu'il serait aussi bon d'attendre le retour du soleil, ou pensant que l'enfant, sortie de la forêt par un autre côté, s'était refugiée, pour la nuit, chez quelque brave habitant du village ou du bord de l'eau. Pendant que la petite Marie-Louise, avide et contente, cueille de ses mains empressées une riche talle de framboises, sa tante cruelle s'éloigne, et se cache derrière le tronc d'un érable. Elle épie les mouvements de sa victime. Elle n'attend pas longtemps. L'enfant lève la tête, regarde autour d'elle avec inquiétude, comme une alouette qui a cru entendre les pas du chasseur. Elle monte sur une souche pour mieux voir, et, en montant, elle renverse son panier demi-plein de rouges baies. -Tante! dit-elle -et sa petite voix tremble -, tante! où es-tu?... Tante!... Sa voix devient de plus en plus tremblante et brisée. Elle porte la main à ses yeux, et le jus pourpré des fruits se mêle à ses larmes. Elle descend de la souche brûlée et se met à courir. Par bonheur elle se dirige vers la lisière du bois. Alors la femme maudite lui crie: -Par ici, petite! par ici!... L'enfant tressaille de joie et s'arrête. -Par ici! reprend la damnée. L'enfant retourne sur ses pas et court en sens contraire, s'enfonçant de plus en plus sous les bois. La femme, voyant cela, quitte sa cachette, et marche toujours, appelant sa victime pour mieux la perdre. On entend sa voix de plus en plus lointaine qui crie: -Par ici! par ici! Puis l'on n'entend plus rien. L'enfant court longtemps, disant: -Tante, attends-moi donc!... Elle est toute mouillée, car il pleut... Ses pieds mal chaussés se déchirent sur les rameaux secs et noueux dont le sol est jonché... Sa poitrine est toute haletante. Elle recommence à pleurer. Elle veut revenir sur ses pas, et se perd davantage. La nuit descend sur les bois. Les rameaux prennent des formes effrayantes. Les bouleaux, dans leur écorce blanche, ressemblent à des fantômes qui traînent leurs linceuls; la pluie fait crépiter les feuilles, et l'enfant croit que les oiseaux font claquer leur bec, et veulent la mordre. Elle s'accroche aux épines et déchire sa robe, dont les lambeaux restent là comme des flocons de laine arrachés aux agneaux. Elle se heurte aux arbres morts que le temps a renversés, et tombe sur la mousse spongieuse ou dans les flaques d'eau. Elle s'imagine que les ours ou les loups s'élancent sur ses pas pour la dévorer. Ce sont les hurlements des bêtes féroces qu'elle entend, dans les longs soupirs des ormes qui se bercent au vent. Elle comprend son nom, et pense que ce sont les sorcières qui l'appellent pour l'enchanter avec leur baguette. Elle se sauve toujours! Ô la pauvre enfant, comme elle souffre! Comme ses pieds mignons, comme ses mains délicates, comme ses joues pâles sont en sang!... Elle arrive sur le bord d'un petit ruisseau, roule en bas de la berge, se déchire le front sur une pierre et ne bouge plus! XIV La Cage. -Djos, mon pendard! viens vite nous aider à ramer! Viens vite! tu vois bien que la cage s'en va sur les roches! Celui qui répondait à ce nom défiguré sortit d'une petite cabane de planches, par une porte haute de quatre pieds au plus, et courut prendre place à l'une de ces énormes rames qui servent à gouverner les cages sur le grand fleuve. -Dormais-tu, paresseux? reprit le même individu d'un ton qui ne s'adoucissait pas. Djos fit un signe de tête qui voulait dire: «Non», jeta un coup d'oeil sur la côte nue qui s'élevait devant lui, et, tout en poussant la rame de son bras nerveux, il parut se perdre dans une profonde pensée. C'était le 17 août. Jusque vers le soir le ciel fut serein, l'air chaud et le fleuve calme comme une mer d'huile. Les oiseaux avaient chanté en voltigeant sur les peupliers verts, et les moissonneurs avaient chanté en montant dans le champ de blé, la faucille sur l'épaule. Les maisonnettes blanches et les ormes superbes qui sont échelonnés sur la rive, s'étaient mirés dans l'eau comme dans un miroir sans fin, et l'on eût dit un monde submergé et renversé fleurissant et chantant toujours. Le vieux Tace, qui est un observateur, avait dit à son voisin le père Mercier: -On va avoir du gros vent; il y a du mirage. Vers le soir, en effet, le vent de nord-est s'éleva, l'air se rafraîchit. Les oiseaux chantèrent encore, mais non les moissonneurs, car ils redoutèrent le mauvais temps. Glissant comme un immense nuage dans les cieux, une cage longue de plusieurs arpents et large comme une prairie descend sur le fleuve, emportée par le courant rapide. C'est une cage de bois carré. Au milieu s'élèvent, comme un petit village indien, une dizaine de cabanes: c'est là que se retirent, la nuit pour dormir, le jour pour se garder du soleil ou de la pluie, les cinquante rameurs qui se sont engagés à rendre ce bois à Québec. Quand la brise de nord-est commença de souffler, la cage avait dépassé la rivière du Chêne qui se glisse sous la forêt, tortueuse et brillante comme un serpent: elle laissait la pointe du bois des Hurons où Tonkourou s'était bâti un wigwam d'écorce. Le contremaître appela tous les hommes aux rames, car la mer qui commençait à monter et le vent qui soufflait fort, menaçaient de jeter la cage sur la grève rocheuse. Les hommes accoururent et longtemps ils plongèrent et replongèrent les rames dans les flots moutonneux. Couché à terre, sur le côté, dans une cabane, la joue appuyée sur la paume de sa main, l'un des hommes n'a pas bougé. Perdu dans une rêverie profonde, il n'a pas entendu la voix rigide du maître. Ses regards interrogent avec anxiété les côtes de Lotbinière. Il cherche, à travers les grands arbres des bords, un objet aimé sans doute. Tout à coup son oeil se dilate, un éclair en jaillit. Il vient d'apercevoir, loin sur un coteau, à une lieue de l'église environ, les cimes élancées de quelques peupliers de Lombardie. Ces arbres droits et hauts semblent des sentinelles autour de la maison qu'ils ombragent. C'est alors que la voix sévère du contremaître se fait entendre, appelant le pendard de Djos, qui se lève comme s'il était piqué d'une guêpe. Le vent soufflait avec fureur. La mer houleuse déferlait avec un bruit solennel sur le rivage. Les bancs de roches qui s'élèvent chez nous au bord du chenal, comme une grappe de raisin au bord d'une coupe, étaient entourés par le flux débordant, et se noyaient peu à peu. -Ramez fort! criait le chef, ramez fort! ou nous sommes perdus!... Vous voyez bien que nous allons sur les roches!... Et les cinquante rameurs, courbés sur les rames, étaient tout en sueur malgré la fraîcheur du vent. Ils réussirent à tenir le large pendant quelque temps; mais quand le fleuve eut jeté sur les battures de cailloux sa nappe agitée, le courant se dirigea vers la terre, et la cage, passant au sud de l'îlet, vint s'échouer au rivage, près du ruisseau des Chel, en haut du Domaine. -N'importe! dit le contremaître en jurant, nous sommes mieux ici que sur les bancs de roches. Un autre reprend, c'est Poussedon: -Nous irons voir les filles pour nous désennuyer. Djos va nous conduire: il doit se souvenir un peu des lieux et des gens. Djos sourit. Un autre ajoute: -Je dois avoir des parents par ici, moi... puisque je n'en ai pas ailleurs! C'est ce farceur de Picounoc qui badine ainsi. Plusieurs s'amusent de cette repartie; mais une larme apparaît au coin de l'oeil de Djos. Il pense sans doute qu'il n'a pas de parents lui non plus. Un de ses compagnons le montre du doigt aux autres, disant: -Voyez donc! depuis qu'il ne parle plus, il a toujours les larmes aux yeux. -Bonjour d'un nom! ce n'est pas drôle, après tout, d'être muet. -Surtout de perdre la parole dans des circonstances comme celles où il l'a perdue, lui. -Et c'est curieux, continue l'un de ces drôles, l'ex-élève de troisième, et c'est curieux que vous mes amis, amici mei, qui avez été témoins, comme moi, du châtiment de ce garçon, vous n'en fassiez pas votre profit. -Bah! crois-tu qu'il est muet? c'est une farce à sa façon, reprend le contremaître, qui ne croyait à rien. -Une farce qui dure un peu longtemps! riposte Picounoc, car il y a six mois jour pour jour que, coupant son dernier mot en deux, il n'en a laissé tomber que la moitié. -Oui! ajoute Lefendu, et depuis ce temps il a l'autre moitié sur le bout de la langue: ça doit lui démanger. Le vent et les flots hurlaient toujours pendant que les gens de cage badinaient ainsi. Les plançons échoués sur le sable, le long de la rive, étaient rudement secoués par les vagues, mais ne se déliaient pas encore. Le jeune muet, Djos, puisque ses amis l'appelaient ainsi, s'était éloigné des railleurs, et, passant de pièce en pièce, était venu jusqu'au rivage où, d'un bond, il s'élança. Un peu plus bas que l'endroit où la cage s'est arrêtée, la forêt, sombre et pleine de senteurs, descend jusques au bord des eaux, et la verdure des bouleaux, des chênes et des ormes tranche admirablement sur le tuf noir des caps qui s'étendent, de chaque côté, comme des ailes de chauves-souris. Djos se dirige vers ce bois. Il cherche à fuir les plaisanteries de ses malins amis. Mais à peine a-t-il écarté, de ses mains, les tiges pliantes des noisetiers, qu'une pluie abondante fait retentir le feuillage et tombe, en perles limpides, jusque sur le sol. Il dut renoncer au plaisir de rêver une heure sur la mousse fleurie, et revenir au milieu de ses compagnons, dans les cabanes ébranlées par la houle. Pendant que les gens de cage sont entrés dans leurs tentes de planche; que les uns fument le tabac canadien et racontent des histoires obscènes; que les autres dorment d'un sommeil paisible, comme des bienheureux, sur leur couche dure; que d'autres forment des projets d'amusements pour l'instant où ils mettront le pied à Québec, nous irons faire une promenade dans les chantiers de l'Ottawa. XV Le Chantier. Bien loin sur les bords de la rivière Gatineau, le plus riche tributaire de l'Ottawa, s'élevait sous les pins majestueux, au milieu d'un nouveau chantier, une de ces vastes cabanes que l'on appelle camps. C'est là que se retiraient, pendant les longs mois d'hiver, les hommes loués par M. Mackintosh pour l'exploitation des bois. Ce camp, bien humble, mais bien chaud, comme tous les autres, n'avait qu'une porte et une fenêtre. Son ameublement se composait d'une table à tréteaux sans peinture; d'un poêle simple, de quelques bancs d'un style pittoresque et varié, selon le goût de l'ouvrier et la forme de l'arbre; d'une armoire sans portes, et de lits de branches de sapin superposés le long des pièces de pruche taillées en charpente à têtes. Le matin, le camp se vidait. Les travailleurs sortaient pour aller à l'ouvrage, comme un essaim d'abeilles sort de la ruche pour aller butiner. Le soir, tout le monde rentrait, et c'était un murmure, un bruit, un tapage d'enfer. Le cuisinier avait rude besogne alors. Ces gens affamés et enivrés de l'odeur des grillades de lard qui rôtissaient dans la poêle, semblaient prêts à le dévorer lui-même. S'il n'était ponctuel et s'oubliait, les jurons et les menaces le faisaient frissonner de peur. Mais si la soupe était grasse et le ragoût bien épicé, on le vantait, on le choyait à qui mieux mieux. On l'aurait comparé à Brillat- Savarin ou à Vatel, si Vatel ou Brillat-Savarin eussent été connus dans nos forêts. C'est dans ce chantier de la Gatineau que se trouvent réunis Joseph, Picounoc, Sanschagrin, l'ex-élève de troisième et les autres jeunes gens que nous avons rencontrés à l'auberge de l'Oiseau de proie, et qui descendent maintenant sur la cage échouée à Lotbinière. Les travailleurs se divisent en quatre catégories: les bûcheux, qui se subdivisent en bûcheux proprement dits, en ébotteurs, piqueurs et grand-haches; les scieurs; les charretiers et les claireurs. Les bûcheux, ce sont eux qui font retentir la forêt de leurs coups secs, rapides et mesurés. Ils vont attaquer les troncs les plus robustes. Alors ils frappent à deux et tour à tour, de la hache tranchante, l'arbre qui gémit. L'entaille, petite d'abord, s'élargit vite, et les éclats volent sur la neige, et les branches frémissent à chaque coup. Bientôt, un craquement léger se fait entendre, l'arbre mutilé tremble. Il ne s'incline pas encore. On dirait qu'il se survit. On s'éloigne, car, dans sa chute, le géant va briser tout ce qu'il touchera. Enfin le craquement recommence plus long et plus fort. La cime de l'arbre penche tout doucement, décrivant une courbe dans le ciel bleu. Le vent circule dans les rameaux et l'on dirait que les rameaux se plaignent. La chute s'accélère, le bruit augmente, les branches du colosse qui tombe fouettent, déchirent, arrachent les autres branches qu'elles rencontrent. On dirait le pétillement d'un brasier. Un choc plus sourd et plus formidable succède, puis le silence se fait. La forêt tout entière paraît tressaillir et trembler. L'arbre majestueux qui s'élevait au-dessus des autres arbres comme un roi au-dessus de son peuple, gît ignominieusement sur le sol qu'il ne touchait que du pied. Pour lui, plus de printemps nouveaux avec de nouvelles draperies; plus de gémissements avec les tempêtes; plus de murmures avec la brise du matin: il est mort! Et toujours les coups de la hache retentissent! Et toujours des arbres craquent, penchent et s'affaissent! Et toujours ces mille bruits sont répétés par mille échos. Picounoc se vantait d'être le meilleur bûcheux. Quand un arbre est tombé, le bûcheron s'éloigne satisfait, et cherche une autre victime. Alors vient l'ébotteur qui dépouille le cadavre des atours qu'il portait naguère avec tant d'orgueil, et compte le nombre de billots que donnera l'arbre dénudé. Les uns après les autres se détachent du tronc les rameaux verts du pin ou les branches arides du chêne. Tintaine et Fourgon passent pour les meilleurs ébotteurs du chantier. Vient ensuite, armée de godendarts, la troupe des scieurs. C'est elle qui coupe, en faisant chanter l'acier de son immense scie, l'écorce rugueuse, l'aubier tendre et le coeur dur du squelette puissant. Et tant que la fatigue n'a pas engourdi ses bras, la troupe unit la gaie chanson du village au résonnement métallique de l'instrument. L'ex-élève était un scieur infatigable. Comme les coups de bec des piverts sur les arbres, on entend la hache des piqueurs qui enlèvent, sur quatre faces, l'écorce du billot, et préparent la voie à l'ouvrier par excellence du chantier. Le voici, cet ouvrier! Il porte, sur l'épaule, une hache énorme avec laquelle il s'identifie. On l'appelle la grand-hache. C'est d'ordinaire le plus robuste du chantier. Dans sa large main l'outil semble léger. Son oeil exercé est juste, et sa hache tranchante n'entame pas plus qu'il ne faut le billot dégrossi, pour qu'il devienne une pièce carrée, superbe et droite comme si elle eût passé sous le fer du rabot. Joseph, le pupille d'Asselin, et Luc Sanschagrin étaient des grand-haches. Dans les chantiers de billots l'armée des travailleurs est moins nombreuse; piqueurs et grand-haches sont inutiles. Quand le billot est scié, quand le plançon est équarri, les charretiers le traînent jusqu'à la jetée, sur leurs sleighs à bois, par les mille chemins que les claireurs, chaussés de longues bottes sauvages, ont tracés dans les neiges profondes. Poussedon s'était enrôlé dans la troupe des claireurs, et Lefendu s'était fait charretier. La jetée, c'est le bord de la rivière d'où l'on précipitera, le printemps, les milliers de pièces de bois que le courant emportera jusques à des distances étonnantes. Une nouvelle bande, formée de toutes les autres, apparaîtra alors. Ce sera une troupe active, qui courra sur les billots flottants avec la légèreté du félin qui joue; qui ne craindra ni l'eau froide des nuages, ni l'eau froide des ruisseaux, ni les courses sur les berges escarpées, à travers les broussailles; qui montera dans les canots, ramera mieux que les meilleurs canotiers, franchira, en chantant, rapides et cascades. Ce sera cette troupe aventureuse qui détachera, de la rive où l'auront retenu les branches des arbres demi-noyés, le billot retardataire et paresseux. Elle suit avec anxiété la fortune du bourgeois, fortune emportée par les caprices du courant. Heureuse, elle vogue en chantant si les pluies du printemps ont gonflé le sein des rivières; mais si les rivières coulent misérablement, à travers les roches et les débris de toutes sortes, leurs ondes pauvres, elle souffre, travaille et s'irrite souvent. XVI Le Blasphème. C'était six mois avant l'arrivée de la cage au bois du Domaine, en février, et le jour du dimanche. La plupart des travailleurs, réunis dans le camp, se reposent des fatigues de la semaine en jouant aux cartes ou aux dés. D'autres dorment sur les couches de branches de sapin. Plusieurs jasent assis autour du poêle. Celui- ci se vante de ses succès en amour; celui-là se moque de ceux qui demeurent fidèles. Un autre proclame sa force et défie ses camarades au crochet ou au poignet, à porter comme à lever. Quelques-uns se vantent de leur cynisme et de leur impiété. Enfin chacun fait ou dit ce qui lui plaît davantage, sans se soucier du goût des autres. Soudain Poussedon se dresse: -Par la Vierge! s'écrie-t-il, si j'ai dit un mot de prière depuis que je suis dans le camp, je veux que le diable m'emporte! Ces paroles de blasphème sont suivies d'un immense éclat de rire. Une voix réplique: -Tu n'est donc pas comme Djos, toi? Une autre voix: -Djos? bah! c'est un farceur. J'aimerais mieux ne pas prier que prier à sa manière. -Jugement téméraire! dit une troisième voix, une voix un peu moqueuse et fort nasillarde: sait-on jamais ce qui se passe dans l'esprit de ses frères? Peut-on sonder les mystères du coeur de l'homme? -Et de la femme, donc? Le rire redouble. -Pas d'interruption, Lefendu! pas d'interruption! Je dis donc, continue la voix nasillarde, qui devient flûte en s'élevant, je dis que vous portez un jugement téméraire sur votre compagnon quand vous affirmez que sa prière n'est pas bonne. Moi je vais vous prouver, clair comme deux et deux font quatre, qu'elle est bonne. Toute prière faite sans distraction est agréable au Seigneur. C'est le curé de ma paroisse qui l'assure. Or la prière de Djos est faite sans distraction, donc elle est bonne. -Pardon, monsieur Picounoc, mais prouvez donc qu'elle est faite sans distraction! Et vous ne le prouverez pas, puisque, d'après vos propres paroles, personne ne peut savoir ce qui se passe dans l'esprit de ses semblables. -Bravo! Bravo! fait Tintaine. Un frappement de mains abasourdit l'orateur, qui est sur le point de perdre contenance. -Mon ami l'ex-élève n'a pas en vain laissé les bancs de la troisième, pour venir jouer de hache dans les forêts de l'Ottawa, riposte-t-il, en s'animant un peu; mais il trouvera son maître dans les chantiers d'en haut, comme sur les bancs du Séminaire de Québec. Je soutiens que Djos ne peut pas avoir de distractions pendant sa prière, parce que sa prière est trop courte: quand même il voudrait en avoir, il n'en aurait pas le temps. -C'est vrai! c'est vrai! crie Tintaine. -Il récite un Ave Maria, dit Fourgon, et c'est vite fait! -Le temps d'y penser! ajoute Lefendu. -Le temps de n'y pas penser! riposte Picounoc. -Pourquoi un Ave Maria? demande Sanschagrin. -Une promesse à sa défunte mère. C'est lui qui me l'a dit, répond Fourgon. -L'imbécile! -N'ai-je pas raison? reprend Picounoc. -Oui! oui! Enfoncé, l'ex-élève! enfoncé, Paul Hamel! Paie la traite pour ta peine! s'écrient plusieurs voix. -Si je suis condamné, je paierai, répond l'ex- élève; mais j'en appelle à votre conscience: Conscienciam invocabo! -Paie! paie! c'est la conscience qui le dit. L'ex-élève s'incline profondément et, en se relevant, il tire de dessous un lit de sapin une cruche au ventre rebondi. Un éclat de rire égaie la cabane. Versant le whisky dans une tasse de fer blanc, Paul Hamel défraie ses amis, mais il soutient que Picounoc n'est qu'un sophiste. Aucun de ses compagnons ne comprend ce terme savant; c'est pourquoi tous le jugent bien approprié, et Picounoc passe pour un sophiste. Le couque surveillait la chaudière de soupe au lard qui mitonnait en chantant sur le feu. Le parfum des bois résineux ne suffisait pas à faire oublier les senteurs moins agréables des lèvres avinées et des vareuses malpropres des bûcherons. Il neigeait, et les rameaux, penchés sous les blancs flocons, ressemblaient à des vieillards chargés d'années. La porte du camp s'ouvre tout à coup et un robuste garçon entre, blanc de neige. -Ha, Djos! beau temps, hein? dit au nouveau venu l'un de ceux qui sont assis près du poêle. -Massacre d'un nom! va-t-il toujours neiger ainsi? repart Djos. -Tu vas gagner ton argent. -Oui, battant! mieux que vous autres, bande de paresseux! -Prie donc le bon Dieu pour qu'il nous donne du beau temps. -Priez-le, vous autres! -Dis un Ave Maria de plus. -Je dirai ce que je voudrai! C'est mon affaire! Fermez-vous! -Tiens! il est de mauvaise humeur, pas de plaisir, c'est fini!... -Paul, donne-lui donc un coup pour le remettre, repart Picounoc. L'ex-élève prend la cruche: -Donne la tasse! dit-il à celui qui se trouve près du seau. Les yeux de Djos jettent un vif rayon; sa face se déride. Il n'est pas laid, ce Djos, mais il a l'air méchant. On voit qu'il est intelligent; mais il y a beaucoup d'ombres dans son esprit. Il est comme un tableau bien commencé et mal fini, comme une statue fièrement ébauchée et mise de côté par le sculpteur capricieux. Il prend la tasse et boit. Picounoc, d'un air sérieux: -Tu ne dis pas ton Benedicite? Djos fait le signe de la croix. On applaudit. -Tu sais qu'un bon chrétien doit offrir toutes ses actions au bon Dieu, continue Picounoc. -Et ses omissions? demande Djos que le whisky dispose au badinage. -À propos, reprend le cynique Picounoc, as-tu fait ta prière ce matin? -Oui. -Sans distraction? Djos se met une main sur les yeux. Picounoc répète: -Sans distraction? -Hélas! non! -Malheureux! elle est si courte! et... Mais à quoi as-tu pensé? -J'ai pensé à la cruche ici présente et aux ivrognes qui lui font la cour. -Y a-t-il eu désir? -Un désir ardent. -Long? -Bien plus long que ma prière. -Pour ta pénitence tu boiras de l'eau froide le reste de l'hiver. On applaudit avec enthousiasme. -Ce n'est pas tout, reprend Djos, j'ai aussi pensé à la Louise. -De l'Oiseau de proie? -De l'Oiseau de proie! -L'aimes-tu? -Je penserais! -Et Poussedon? -Poussedon? il aura la pelle! -C'est mal, cela, bien mal, d'en faire passer ainsi à ton ami de chantier, continue la voix nasillarde, et pour ta seconde pénitence, va te rouler dans la neige. Les bravos firent trembler le camp. L'un des gaillards, Poussedon, était devenu rêveur. Son plus proche voisin le touche du coude: -Eh bien! l'ami, attention! Djos est en train de te ravir ta belle. Les yeux se fixent sur Poussedon. -Ah! comme il est triste! Voyez donc comme il est triste! s'écrie Lefendu. -Il a peur à ses... amours, riposte Fourgon. -Il peut bien avoir peur! dit Sanschagrin. -Je n'ai peur de personne! et je me fiche de vous autres! répond Poussedon. Un sourd murmure succède. Djos tourne sur ses talons; un éclair jaillit de ses yeux malins: -Prends garde, Poussedon! -Non, je n'ai pas peur! Les poings de Djos se ferment, ses muscles se tendent. -Pas de chicane, mes enfants, pas de chicane! commande la voix larmoyante de Picounoc: il faut s'aimer les uns les autres! c'est Jean qui le dit au chapitre X de l'Apocalypse. Pas vrai, Paul, toi qui sais le latin? -Vrai comme vous vous remplissez à mesure que ma cruche se vide: dum se videt crucha mea! Tous éclatent de rire. -Toi, garde tes farces! dit Djos. Je veux que le diable m'emporte tout vif si je me laisse bafouer par n'importe qui! Ah! ce temps- là est passé, où j'étais le souffre-douleur de gars plus bêtes et moins forts que moi! -Je ne veux pas dire, reprend Poussedon tremblant, que je suis aussi fort que toi, que je suis capable de te battre. -Non? que veux-tu dire alors? -Je veux dire que je suis sûr de la fidélité de la Louise, et que je ne crains pas que tu m'en fasses passer. -Est-il bon? la fidélité d'une fille comme la Louise! remarque Lefendu en ricanant. -Oui, en effet! continue Poussedon. -Tais-toi donc! -C'est-à-dire qu'elle me préférera toujours à tout autre... quand je serai là. -Quand tu seras là? Beau dommage! -Eh bien! moi je te dis que tu mens! C'est Djos qui s'emporte ainsi. -Crois-tu, Djos, riposte Poussedon, qu'elle aimerait un dévot comme toi? -Comment! un dévot comme moi? -Oui! un dévot! Ah! c'est elle qui t'enverrait dire ton Ave Maria, au pied du lit, car elle ne voudrait pas te faire déroger à ta sainte habitude. -Pas mal! pas mal! s'écrient les amis. -C'est faux! Je ne prie pas le bon Dieu!... pas plus que vous autres!... Poussedon ne se tient point pour battu: -Comme si, l'autre nuit, je ne t'avais pas vu, repart-il, te glisser une minute en bas de ton lit et faire le signe de la croix! -In nomine Patris!... ajoute l'ex-élève. -Et marmotter ton Ave Maria! continue Poussedon. -C'est vrai! dit Picounoc. -C'est vrai! dit Sanschagrin. -Et quand tu t'es retourné vers le coin de l'armoire, hier soir, est-ce que je ne t'ai pas vu faire quelque invocation au Christ ou à sa mère? reprend Poussedon que le succès grise. -Peut-être invoquait-il le génie de la forêt, dit l'ex-élève de troisième. -Il était tourné vers l'armoire? demande un autre, c'est qu'il invoquait sainte cruche. Djos voit qu'il fait mieux de rire que de se fâcher, car tous se tournent contre lui: -C'est vrai, répond-il, j'ai prié sainte cruche de vous verser un peu de son esprit, vous êtes si sots! Cette repartie lui rend ses compagnons favorables. Mais Poussedon, blessé dans son amour- propre, continue de le piquer: -Il a honte d'avoir prié, dit-il; moi j'aime mieux ne rien dire au bon Dieu, personne ne me soupçonne d'hypocrisie, -L'hypocrisie est le plus infâme de tous les vices! chante la voix nasillarde. -Rex vitiorum! dit l'ex-élève. -Je ne suis pas plus hypocrite que vous! hurle Djos, qui faiblit dans sa défense et se sent battu; car il est coupable, non pas d'avoir prié, mais d'avoir rougi d'une bonne action. Et il continue: -Je n'ai pas récité un mot de prière au Christ ou à la Vierge depuis que je suis en âge de raison! -Bravo! bravo! Le blasphème, plus que le whisky, enivre le pauvre garçon, et l'ivresse se communique à tous comme une étincelle électrique. -Jure-le! commande la voix nasillarde. -Je le jure! -Prends une formule solennelle! ordonne l'ex-élève. Dis ainsi, une main au ciel, et l'autre sur le coeur: manus ad cælum! Dis: Que ma langue se dessèche dans ma bouche si je mens! si mentior! Djos, exalté par le dépit, honteux d'être ridiculisé par les siens, troublé par les vapeurs de l'alcool, lève la main gauche vers le ciel, met la droite sur sa poitrine, et dit: -Que ma langue se dessèche dans ma bouche si je mens! L'ex-élève continue: -Que le diable m'arrache, un par un, tous les poils du corps! omnes poili corporis! Djos ne répète point. -Voyons! répète! continue! Perge! Perge! hurle l'ex-élève. -Continue! crient les autres en ricanant. Dis: Que le diable m'arrache, un par un, tous les poils du corps! omnes poili corporis! Djos, terrible, les yeux rouges de sang, pâle, effrayant à voir, les regarde tour à tour et ne dit rien. -Parle! mais parle donc! lui crie-t-on. -Est-il drôle! repart Fourgon, qui rit à s'en tenir les côtes. -Il a peur! dit Poussedon. -Le farceur! crie Tintaine. -Le lâche! réplique Lefendu. -Il n'achèvera pas! ajoute Picounoc, en le montrant du doigt. Il a peur du bon Dieu!... Il a peur du Christ!... Et Djos les regarde toujours de ses grands yeux de feu. Sa bouche entrouverte s'agite convulsivement, ses bras s'élèvent au-dessus de sa tête comme pour supplier, son corps frémit, des pleurs roulent sur ses joues blêmes. Dieu l'a frappé! Il est muet!... XVII Le Muet. Le matin se levait radieux. Le soleil déroulait une nappe de lumière sur les ondes calmées du grand fleuve. La mer montait. La cage échouée sur la grève de Lotbinière commençait à flotter. Djos était allé de nouveau rêver sur les côtes verdissantes. Jamais les bouvreuils et les pinsons n'avaient mieux chanté. Les bois s'étaient séchés au souffle de la brise du matin, et une senteur délicieuse venait de partout comme un encens que la terre envoyait au ciel. Djos suit le cours capricieux de ce petit ruisseau qui perd son onde dans le tuf du rivage, au bord du bois du Domaine. Tout à coup la voix de ses compagnons retentit. On l'appelle. La cage va descendre avec le baissant: «J'emporte cette fleur», pense-t-il, car sa langue est toujours liée par la vengeance de Dieu. C'était un iris qui se mirait de haut dans l'humble ruisseau. En montant pour cueillir la fleur, il aperçoit une petite fille étendue sur les cailloux. Ses pieds se perdent dans l'eau fugitive. Il y a du sang sur la pierre. L'infortunée s'était sans doute assommée dans sa chute. Il fait un pas en arrière: un frisson parcourt tout son corps. Il relève l'enfant, qui ouvre de grands yeux tristes, et paraît avoir perdu le souvenir... La serrant avec un sentiment de compassion contre sa poitrine, il l'emporte sur la cage. En le voyant accourir avec cette enfant dans les bras, les gens de cage furent intrigués. L'ex- élève de troisième dit, levant les mains au ciel: -O tempora, o mores! que ferons-nous donc, nous qui parlons tant, si ceux qui n'ont pas de langue se font ainsi suivre des jeunes filles? -Mais ne vois-tu pas que c'est une enfant, repartit Picounoc, et qu'elle est innocente comme toi et moi? -Comme toi et moi! observa Lefendu, c'est un peu risqué. -Sicut et nos! dit, comme un écho, l'ex-élève en levant les yeux au ciel. Le contremaître s'avança vers Djos, qui entrait dans l'eau jusqu'aux genoux pour atteindre la rame qu'on avait jetée en guise de passerelle. -Quelle est cette enfant? Où l'as-tu prise? Pourquoi l'apportes-tu ici?... dit-il avec mauvaise humeur et volubilité. Le pauvre muet regardait le contremaître en marchant sur la rame étroite avec son doux fardeau. Le contremaître allait ajouter avec un blasphème: «Mais parle donc!» Il se souvint tout à coup que Djos ne parlait plus depuis environ six mois. Chacun se presse autour du muet pour voir l'enfant. -Oh! mille noms! qu'elle est belle! dit l'un. -Comme elle est blessée!... dit l'autre. -Pulchra es, dit l'ex-élève, allongeant le cou pour regarder par- dessus l'épaule de Picounoc, sed macula est in te!... -Tais-toi donc, imbécile, avec ton latin!... -Si tu savais cette belle langue, Picounoc, tu ne voudrais jamais parler l'iroquois comme tu le fais! Le muet tâche d'expliquer, par des signes, où et comment il a trouvé la petite. L'un des hommes de cage va puiser de l'eau dans un plat de fer-blanc et lave la figure ensanglantée de l'enfant inconnue. La fraîcheur de cette onde pure la ranime, elle entrouvre ses beaux yeux noirs, cherche autour d'elle, puis, d'une voix faible, elle murmure: -Tante, où es-tu?... j'ai soif! On se hâte de lui donner à boire, puis on l'accable de questions. Mais ses pensées sont confuses. Elle dit seulement: -Mes framboises!... Oh! tante va me battre... Et elle se met à pleurer. La cage, emportée par le courant, s'éloignait du rivage. Le contremaître, se penchant sur l'enfant que Djos tenait toujours dans ses bras, lui dit: -Veux-tu retourner voir ta mère? La petite répondit: -J'ai peur! j'ai peur! ma tante va me battre!... Le muet avait des larmes dans les yeux. De minute en minute il s'attachait à cet ange que le Ciel venait, en quelque sorte, de lui confier... Il avait peur qu'on le lui ravît. Il se souvenait de ses souffrances passées et se montrait plus sensible aux souffrances des autres. Picounoc dit à ses compagnons: -C'est une enfant maltraitée par sa tante, c'est évident: emportons-la! -Emportons-la, répondirent les autres. -À nous tous, observa Sanschagrin, nous pouvons subvenir à son entretien. -Y penses-tu? demanda Fourgon. Tous tant que nous sommes, nous ne pouvons économiser un sou par année, et nous allons, d'un vire- main, devenir pères et mères de famille? Merci!... Le muet serra la petite contre son coeur. -Allons! commande le contremaître, déposez cette enfant dans une cabane, si vous ne la reportez pas à terre, et vite! aux rames! Il faut gagner le large. -À terre? où voulez-vous qu'elle aille? réplique le gros joufflu, elle est encore sans connaissance. -Aux rames! alors, vite! aux rames! Le muet dépose sa protégée dans la meilleure cabane, sur la plus molle couche de linge et de branches, et rejoint ses compagnons. On met les rames dans les tolets, en avant, et l'on rame lentement, mais avec vigueur. Le courant, qui est rapide chez nous, entraîne bientôt la cage loin de la rive. -Écoutez donc! fait tout à coup Sanschagrin. -Audite! répète l'ex-élève. -On dirait le cri d'un homme en peine. -On appelle la petite fille, je crois. Le muet poussait sur sa rame avec une force qui tenait de la fureur, et la cage s'en allait toujours. On entendait, en effet, des clameurs lointaines monter du fond des bois; mais ces cris arrivaient faibles et mystérieux au milieu du grand fleuve. La cage descendait toujours. -Si quelqu'un veut retourner au rivage en canot, dit le contremaître, qu'il y retourne. Le muet regarda d'un oeil plein de pitié la cabane où reposait l'enfant. Personne ne répondit. La cage descendait toujours. Elle passa devant la pointe du Platon. Bientôt les côtes échelonnées de la rive sud s'éloignèrent, formant un immense amphithéâtre, dont l'anse de Sainte-Croix était le parquet merveilleux, et la cage noire parut sur le fleuve d'argent, comme un trait de plume sur une feuille blanche. XVIII Un Contre Trois. La cage où se trouvaient le muet et l'enfant atteignit le Cap- Rouge, lieu de sa destination. Elle fut poussée à force de rames et avec le secours du montant, vers l'embouchure de la rivière, où elle s'échoua. La journée avait été chaude. Vers le soir, quand le soleil disparut derrière la chaîne des Laurentides, et qu'un souffle plus frais vint caresser le feuillage, plusieurs des hommes débarquèrent pour se promener sur les côtes pittoresques qui bordent l'humble rivière du Cap-Rouge et le fleuve orgueilleux. Le muet ne se rendit point à terre. À peine s'éloignait-il de la cabane où reposait l'enfant malade. Il songeait. Peut-être regrettait-il de ne pas l'avoir reportée sur le rivage, près de l'endroit où il l'avait trouvée. Quelqu'un de la paroisse l'eût vue et reconduite chez ses parents. Qu'allait-elle devenir maintenant? et quelle protection pourrait- il lui donner? Il était plongé dans de profondes réflexions, et de temps en temps, une larme venait mouiller ses yeux. La jeune fille était aussi muette que lui. Elle avait la fièvre et dormait toujours. Personne ne se trouvait là pour la questionner à son réveil et quand elle semblait capable de comprendre et de répondre. La nuit arriva. L'eau devint sombre comme un torrent de lave refroidie. Quelques étoiles scintillèrent au firmament -seulement les plus brillantes! Arcturus du Bouvier, la blanche Véga de la Lyre, la sanglante Antarès du Scorpion; mais elles disparurent aussitôt, puis un voile de nuage obscurcit le ciel. Tout le monde s'endormit sur la cage. Seul le muet veillait auprès de la petite orpheline. Tout à coup, un cri, suivi d'un juron, s'élève du large. Le contremaître s'éveille. Au même instant une autre clameur et un juron plus énergique paraissent monter du fond des eaux. Le contremaître sort de la cabane où il prend son repos: -Que voulez-vous? demande-t-il. Une voix répond: -Venez nous aider; le courant nous jette sur votre cage. -Qui êtes-vous? Où allez-vous? -Nous venons du moulin de Saint-Nicolas. Nous allons à Québec avec un radeau. Prêteznous donc un homme pour nous aider à descendre jusqu'à la ville!... Le muet a une idée. Au reste, il réfléchit depuis assez longtemps, et son parti est arrêté. Il prend la jeune fille dans ses bras, l'enveloppe soigneusement, et part, un aviron à la main. Rendu sur le bord de la cage, il aperçoit un canot qui remorque du bois carré. Deux hommes sont dans le canot. -Qu'apportez-vous là? disent-ils. Le muet a bien raison de ne pas répondre. Il saute dans l'embarcation avec l'enfant qu'il dépose à l'arrière, et se met à nager. Les deux hommes rient; mais dans les ténèbres personne ne les voit rire. Le canot glisse vite et le radeau, fortement attaché, suit sans efforts, emportés qu'ils sont par le courant rapide du saut de la Chaudière. On atterrit avant d'arriver au Cul-de- Sac, et les plançons furent mis en dedans d'une estacade. Le muet s'éloigna après avoir reçu des canotiers une bonne poignée de mains. Il suivit la rue Champlain et se rendit jusqu'à l'auberge de l'Oiseau de proie, portant dans ses robustes bras la petite Marie-Louise. L'obscurité était profonde. Il marchait au milieu de la rue, connaissant le danger qu'il y avait à passer sur le trottoir inégal, vermoulu et souvent interrompu trop brusquement. L'enfant semblait mieux. C'était peut-être la fraîcheur de la nuit qui la ranimait. Le muet avait résolu de la confier à une famille qu'il connaissait bien, et dans laquelle il était demeuré comme domestique pendant plusieurs mois. Il savait que cette famille aurait pitié de la petite infortunée, et la rendrait à ses parents s'il ne trouvait pas moyen, lui, de la soustraire pour toujours à ceux qui la maltraitaient. Quand il passa vis-à-vis l'auberge de la mère Labourique, il aperçut, à travers les fentes des vieux contrevents, une chandelle fumeuse sur le comptoir. Il s'arrêta, jeta un coup d'oeil indiscret dans la maison, et vit trois hommes qui causaient en fumant, assis à la table, près du mur. L'un des trois hommes tournait le dos à la porte: il ne put le reconnaître; les deux autres se montraient de face; mais il ne les reconnut pas davantage. Il vit seulement que l'un était jeune et l'autre, vieux. Il y avait sur la table une bouteille de rhum coloré, presque vide, et trois verres nouvellement remplis. À chaque instant, les trois hommes portaient les verres à leurs bouches et buvaient une gorgée. Ils paraissaient engagés dans une confidence sérieuse. Le muet pensa: «La nuit sera bientôt finie. Je connais cette maison. Mme Labourique me recevra comme son enfant, et prendra soin de la petite; pourquoi irais-je troubler le repos des braves gens à qui je veux la confier? Quand le jour paraîtra, je me lèverai: je serai plus dispos, l'enfant sera mieux; elle parlera bien peut-être; alors j'irai à la Haute- Ville, et je mettrai mon projet à exécution.» Ce raisonnement lui parut bon. Il y avait peutêtre un peu de curiosité. Peut-être voulait-il considérer de plus près ces individus qu'il venait d'apercevoir grâce à l'indiscrétion des vieux contrevents. Il frappe; personne ne répond. Il frappe de nouveau. L'homme qui a le dos tourné à la porte se lève. Il a pâli, et la crainte d'un danger se lit dans ses yeux. Ses camarades, moins poltrons, sourient, boivent le reste de leurs verres et lui disent de s'asseoir tranquillement. La vieille hôtelière, qui ne dort toujours que d'un oeil dans son fauteuil sans bourrure, au fond du comptoir, quitte sa retraite favorite, et vient, en se frottant les paupières, s'arrêter devant la porte verrouillée: -Qui est là? demande-t-elle de sa voix rauque. Personne ne répond. -Qui est là? répondez! continue-t-elle d'une voix plus rauque et plus forte. Pas de réponse. -Vous n'entrerez pas. Le muet frappe de nouveau. -Nommez-vous! dit la vieille qui s'impatiente. Le muet ne se nomme point, mais frappe encore. Les trois individus assis à la table commencent à soupçonner quelque chose de fâcheux. Ils se lèvent. Le plus peureux des trois demande s'il n'y a pas moyen de sortir parderrière. -Oui, répondent les deux autres, venez! Ils sortent par la porte qui donne sur la cour, et se cachent sur le grenier du hangar. Le muet frappe toujours, et la bonne femme Labourique est aux abois. Sa conscience, qui n'est pas fort nette, lui fait comprendre la possibilité d'un événement judiciaire où elle, la propriétaire de l'auberge de l'Oiseau de proie, aurait un mauvais rôle à jouer. Cependant, quand elle voit les trois hommes dehors, elle a plus de courage et moins peur; et croyant avoir affaire à la police, elle dit d'un air singulièrement comique: -Mes bons messieurs, je vais vous ouvrir, ne vous fâchez pas! Vous comprenez bien qu'il en coûte à une femme d'ouvrir sa porte, comme ça, la nuit, à des hommes qu'elle ne connaît point. Vous ne me ferez aucun mal, n'est-ce pas?... Je ne suis pas en contravention avec la loi. Je suis seule, bien seule! Je ne garde personne à boire ici, la nuit, je vous le jure!... Je tiens une maison comme il faut!... Pour cela, oui!... Le verrou de la porte criait. Le muet donne un nouveau coup. -Je vais ouvrir! je vais ouvrir! n'enfoncez pas!... Je n'ai pas peur!... Je suis une femme honnête!... Ma maison est paisible comme une église!... Le muet riait de la méprise de la vieille, et, dans un coin du hangar humide, les trois hommes tremblaient en gardant un profond silence. Tout à coup une voix sonore retentit: -Batiscan! la mère, es-tu folle? Qu'est-ce que tu chantes-là? La vieille se sent rajeunir de vingt ans. Elle pousse un soupir de satisfaction, et la crainte qui l'oppressait s'envole. -Charlot, dit-elle, d'une voix qu'elle tâche de rendre caressante, mon coquin, comme tu m'as fait peur!... La porte s'ouvre et Charlot entre. Il était l'un des canotiers qui arrivaient du Cap-Rouge. Robert, son compagnon, le suit. Le muet entre derrière eux. -Tiens! dit Charlot en montrant le muet, notre homme! -Je ne le reconnaîtrais pas, répond Robert, s'il n'avait encore cette enfant qu'il emporte je ne sais où. La mère Labourique regarde, d'un air étonné, le jeune homme et l'enfant: -Mais Dieu me pardonne! repart-elle après un moment, c'est Djos! Et cette petite fille? où as-tu pris ça? Enlèves-tu les enfants, toi? Pour qui travailles-tu?... Allons! parle!... Voyez donc s'il va parler!... s'il me répondra!... à moi qui suis comme sa mère!... Le muet met un doigt sur sa bouche et fait signe qu'il ne peut parler. La vieille continue: -En voilà un mystère, par exemple! Avezvous déjà vu cela, vous autres?... Il ne veut pas parler!... Fou, va! parle donc! Arrives- tu? Picounoc vient-il? j'ai hâte de le voir, ce drôle!... Il est bavard comme tout! Il nous fait rire. Puis Paul Hamel qui parle toujours latin!... puis Sanschagrin, et Poussedon, et Lefendu!... et Fourgon!... Ah! mes gredins, j'espère que vous allez me faire vendre un peu!... J'ai du rhum sans pareil... Où est la cage?... Il ne parlera pas, non! il ne parlera pas!... Charlot dit: -S'il vous répond à vous, mère Labourique, vous aurez plus de chance que nous, car il ne nous a pas dit un traître mot de la nuit. -Mais!... avez-vous passé la nuit ensemble?... -Une bonne partie... Nous avions besoin d'un homme pour nous aider à descendre notre bois, et ce jeune garçon nous a prêté ses services de la meilleure grâce du monde. -C'est un garçon obligeant... s'il n'a pas changé... Je le connais bien, allez! je vous dis que je suis comme sa mère. Il est demeuré longtemps ici. Il était jeune alors... grand comme ça (elle montre de la main), espiègle, mutin... Je l'aimais bien... Et c'est qu'il parlait dans ce temps-là. L'on était obligé de le faire taire. S'adressant au muet: -Mais ce n'est pas vrai que tu ne parles plus? Tu fais une farce? Le muet fait signe que non de la tête, et des larmes roulent sur ses joues. Rien n'est éloquent comme les pleurs. La bonne femme Labourique fut presque convaincue; quant aux autres, ils n'avaient jamais vu Djos auparavant, ils crurent aisément qu'il était muet. Djos demanda, par des gestes, un lit pour sa protégée. La vieille répondit: -Je vais éveiller la Louise, elle va préparer cela vite et bien. Assieds-toi, asseyez-vous, en attendant. En effet! reprit-elle, se ressouvenant tout à coup des trois individus cachés dans la cour, il faut que j'appelle les amis. Ils en ont eu une peur. -J'allais vous demander, la mère, dit Robert, comment il se fait que nos gens ne sont pas ici. -Ils sont ici, ils sont ici! même ils sont trois. -Trois? -Oui!... un nouveau... -Un nouveau? voilà qui est drôle!... -Mais savez-vous que vous m'avez causé une fameuse peur? -Comment cela? -Comment cela? vous le savez mieux que personne. -Eh non! -Vous frappez une heure de temps, et vous ne parlez pas... pas plus que ce garçon-là (elle montre Djos). On vous questionne: mot! on vous demande vos noms: mot!... Et vous frappez toujours. Ce n'était pas rassurant, allez!... j'ai eu peur. Ils ont délogé. Allez donc avec un fanal les chercher. Ils vont croire que c'est la police. Les deux hommes allument un fanal aux vitres cassées, puis ouvrent la porte de derrière. Un rayon de lumière se prend à jouer sur le vieux hangar. Les trois hommes cachés le voient et regrettent de n'avoir pas escaladé le vieux mur de pierre. Ils se blottissent dans un coin. La lumière s'agite toujours, tantôt disparaissant tout à fait, tantôt brillant plus vive. -Il est évident que l'on nous cherche dans la cour, dit l'un des trois. La porte du hangar s'ouvre. -Nous sommes perdus! murmure le même qui vient de parler. -Mettons-nous en défense! propose le plus vieux; voici un barreau d'échelle qui peut donner un rude coup. -C'est bon! répond le plus jeune. S'ils montent ici, c'est fini! alors, frappons dru! -Ils sont en haut, crie une voix qui cherche à se déguiser, montons! -Pas d'échelles! fait l'autre voix. Attendons. Nous les prendrons par la famine. Quand il fera jour, tu iras chercher une échelle, moi je resterai. S'ils sortent je les verrai, si je les vois, je les connaîtrai. -Il me semble, observe l'un des trois hommes cachés, que je connais cette voix. -Ils ne sont que deux, nous sommes trois, descendons! fut-il répondu. -Descendons! Le plus vieux prend alors une résolution désespérée. Il arrache deux barreaux de l'échelle et, s'avançant vers l'ouverture: -Mes tord-flèches! s'écrie-t-il, allez-vous-en d'ici... ou nous vous cassons la tête!... Un grand éclat de rire répond à cette apostrophe énergique. Le vieillard recule d'un pas: -Farceurs! repart-il, brigands! monstres! vous allez nous le payer! Et se tournant vers ses amis intrigués, il dit: -C'est maître Robert! c'est maître Charlot!... En un clin d'oeil les trois mystifiés sont en bas du grenier du hangar, et la joie la plus échevelée succède aux transes de la peur. Ils entrent ensemble riant aux éclats. La vieille aubergiste, assise près du muet, rit depuis longtemps, sachant d'avance le dénouement de l'affaire, et sa grosse voix ressemble au croassement d'une grenouille. -Un verre! un verre! pour nous remettre, la mère, dit le vieillard en entrant le premier. L'aubergiste passa derrière son comptoir. Le chef reprit, s'adressant à Charlot et à Robert: -Serrez la main à ce brave (il montrait Racette), il est un des nôtres. Il a versé au coffre... et paiera de sa personne... À tantôt les explications. Racette et les brigands se donnèrent une poignée de main. -Mais pourquoi ne parliez-vous pas? demanda le plus jeune de la bande. -Pourquoi? la chose est claire: nous ne pouvions pas parler avant d'arriver. -Vous avez frappé plusieurs fois sans rien dire. -Non! -Oui! -Non! c'est un jeune homme muet, ou qui fait le muet. Il avait raison de se taire, comme vous voyez. -Où est-il? -Là, assis près de cette enfant. Les brigands s'avancèrent pour voir le jeune homme et la petite fille. Un reflet de la chandelle tombait sur le visage pâle de Marie-Louise. On eût dit un ange taillé dans le marbre blanc. Le muet regrettait presque d'être entré dans cette maison suspecte. La Louise, éveillée par sa mère, arrivait en robe de nuit. Elle eût pu servir de modèle pour une statue du désordre. Le muet regardait avec surprise l'un des cinq. Celui-ci regardait l'orpheline. -Marie-Louise! dit tout à coup le bandit. -Mon oncle! s'écrie la petite, tout émue. Et elle se jette dans les bras du nouveau brigand. Le muet sent un frémissement dans toute sa personne. La douleur et la colère, le regret et la peur déchirent son âme. Il se dresse, saisit l'orpheline et la ramène à lui. -Laissez cette petite fille, voleur d'enfant! hurle le brigand, qui reprend Marie-Louise par une main. Le muet enlace sa protégée de son bras nerveux et la retient. L'oncle, furieux, crie: -Laissez-la, ou je lui arrache l'épaule! L'enfant se met à pleurer. Le vieux intervient et dit à Djos: -Cette petite a reconnu son oncle; elle veut le suivre; quittez- la ou nous allons vous mettre à la porte. La fureur gronde au fond des entrailles de Djos comme un torrent qui coule sous terre. L'oncle tire sans cesse le bras de l'orpheline qui pleure. Le muet, emporté par la rage, laisse aller sa protégée, ferme ses poings osseux, et, d'un coup violent, il fend le nez de l'oncle faux et malvenu, qui roule sur le plancher malpropre avec l'enfant. Les autres brigands se ruent sur le muet. Il se défend bravement. Il secoue sa tête et ses épaules, comme un lion irrité sa crinière. Il s'adosse au mur afin de n'être pas attaqué parderrière. Ses bras tournent avec la rapidité des ailes d'un moulin quand il vente fort, et l'on entend les coups de poing tomber comme des coups de marteau sur la tête de ses ennemis. Le vieux a roulé à dix pas, et ne s'est relevé que pour aller se baigner les yeux dans l'eau froide... Celui que l'orpheline appelle son oncle, couvert de sang, voit son pauvre nez prendre des proportions alarmantes. Il se réfugie dans une autre pièce avec l'enfant, et la Louise va lui appliquer des compresses. La vieille hôtelière est terrifiée. -Mon Dieu! dit-elle, ne faites pas tant de bruit, la police va venir, c'est sûr! Nous allons tous être arrêtés... Ne le tuez pas! Je le regarde comme mon enfant!... Ne frappez pas avec cela!... Elle s'adresse au jeune brigand, qui vient de s'armer d'une bouteille. Le muet se défend bien, mais il reçoit parfois de rudes coups aussi. Ils sont encore trois contre lui. Que faire contre trois? Mourir? Ce n'est pas gai. Se sauver? Ce n'est pas possible. Se laisser battre alors? C'est ce qui serait inévitablement arrivé, si l'on n'eût entendu quelques coups discrets dans la porte. La bagarre cessa comme par enchantement. Le silence le plus profond régna tout à coup sous ce toit que venaient de faire retentir les jurements, les blasphèmes, le bruit des mains et des pieds des lutteurs. Ceux qui arrivaient étaient des hommes de cage, des compagnons du muet. Celui-ci éprouva une grande satisfaction: il savait bien que ses camarades prendraient sa défense et ne le laisseraient point maltraiter. XIX La Malédiction. Racette avait donc laissé Lotbinière, après avoir fait remettre au président des commissaires d'école la lettre si drôlement signée dont nous avons parlé déjà. Il avait séduit, de nouveau, cette pauvre Geneviève, qui se croyait aimée et se consolait par la pensée d'un prochain mariage. Afin de n'être pas un objet de scandale ou de risée pour ceux qui le connaissaient bien, il était venu, avec son amie, prendre le bateau de Sainte- Croix. Il promit à la jeune fille de la placer dans une famille honnête où elle vivrait comme enfant de la maison. Il irait la voir souvent, et se ferait passer pour son frère. Cependant le misérable savait bien qu'il n'en serait pas ainsi. Quand Geneviève entra dans la maison de la rue Saint- Joseph, elle éprouva un serrement de coeur. Il lui semblait qu'elle entrait dans un lieu maudit. Elle voulut s'en retourner, mais il la rassura par ses mielleuses paroles. Il lui dit qu'elle était chez ses parents à lui; qu'elle y serait bien, et qu'elle n'avait rien à craindre: -Bientôt, ajouta-t-il d'un ton caressant, tu auras tes appartements à toi seule. Je suis à la veille de faire une bonne entreprise. Nous aurons de l'argent et nous vivrons bien. -Et nous marierons-nous? -Nous nous marierons un jour, oui. Mais bah! pourquoi tant se presser? n'entends-tu pas dire tous les jours qu'il y en a plus de mariés que de contents?... et que le mariage est le tombeau de l'amour? Ils causèrent longtemps. Geneviève reprit courage, se consola et promit d'être aimable avec tout le monde de la maison. On l'accueillit comme une soeur. Ses préventions tombèrent vite: elle était naïve, la pauvre fille, malgré sa triste expérience. Racette sortit, car il se souvint du vendeur de drogues. Il descendit à la Basse- Ville, par l'escalier, et suivit la petite rue Champlain. Il entra à l'auberge de l'Oiseau de proie. Deux hommes étaient accoudés sur le comptoir et causaient à voix basse. C'étaient le docteur et son malade, le disloqué. -Bonjour, monsieur le maître, dit le charlatan; c'est comme cela qu'on vous appelait au village. -Bonjour, mon garçon. Eh bien! suis-je assez fidèle au rendez- vous? -Je vous attendais, approchez! Je vous présente M. Saint-Pierre, autrefois de Rimouski, maintenant de Québec (Saint-Pierre s'incline respectueusement). C'est un homme incomparable, continue le docteur; tel que vous le voyez, il n'a que cinquante ans, et vous lui en donneriez soixante et dix. Il a vieilli vite à cause de ses pénitences et de ses mortifications. C'est un agent sans pareil pour le mal: confiez-lui votre bourse ou votre femme, il ne vous rendra ni l'une ni l'autre (le vieillard s'incline de nouveau). Le charlatan reprend: -Il est doué d'une santé de fer, et vous le croyez prêt à s'éteindre: il est, à ses moments, tortu, bossu, goutteux, cagneux; il est droit et fort, alerte et musculeux. Vous l'avez vu, près du bateau, se traînant comme un fantôme, hurlant de douleur si l'on touchait ses membres disloqués; vous le voyez maintenant plus cambré qu'un jeune cheval, et prêt à chanter le couplet égrillard. Vous le verrez encore, puisque vous êtes des nôtres, vous le verrez souvent changer de figure et d'aspect, se rendre méconnaissable à tous; vous le verrez ramper dans la poussière comme un serpent que la roue d'une charrette a coupé en deux, et les passants s'attendriront et lui jetteront une obole qui viendra grossir notre trésor. C'est notre Protée; c'est notre doyen, notre maître à tous: inclinez-vous et baisez-lui la main en signe de soumission (Racette fait ce que veut le jeune homme). Bien! continue le charlatan. Maintenant, maître Saint-Pierre, chef incomparable, vous avez devant vous la plus belle canaille que je connaisse après vous et moi -les personnes présentes sont toujours exceptées. Maître d'école, il ne sait pas lire; garçon, il est père de famille; précepteur d'enfants, il passe son temps à dresser des chiens et à faire battre des coqs; jeune, il est chauve; pauvre, il vole; riche, il gaspille. Il est digne d'entrer dans notre compagnie; et, sur ma parole d'honneur, vous pouvez lui donner un rôle à jouer, il l'apprendra. Le maître d'école riait. Le vieux Saint-Pierre lui dit: -Avez-vous peur de quelqu'un? Le maître d'école répondit: -Je n'ai peur de personne! -Avez-vous peur de quelque chose? -De rien! -De la prison? -Non! -De l'exil? -Non! -De la potence? -Non! -Du diable? -C'est un ami d'enfance! -Bravo! prenons un coup pour sceller l'union: vous appartenez à une société de voleurs bien honnêtes... qui ne font de mal à personne sans nécessité; qui ne versent pas le sang pour le plaisir de le voir couler; mais qui se tiennent sur la défensive et se jurent protection mutuelle. -Merci, chef! c'était le rêve de ma vie! -Vous n'avez plus qu'à payer votre entrée. -Voici! Le vieux Saint-Pierre compta en souriant. -Correct! dit-il. Les trois nouveaux amis s'assirent à la table et burent en causant. Chacun à son tour raconta ses prouesses, mêlant le mensonge à la vérité, ajoutant, retranchant, selon que le demandait la vanité de l'esprit ou la méchanceté du coeur. Le vieillard questionna le maître d'école sur ses antécédents, et lui demanda de redire, en peu de mots, son histoire. -Heureux les hommes qui n'ont point d'histoire!... fit Racette avec emphase. Je suis du nombre de ces heureux. Mon histoire ne commence que d'aujourd'hui. Elle sera ce que vous la ferez. Le docteur vous a dit que je suis maître d'école. Savez-vous ce que vous avez à faire quand vous êtes dans le corps enseignant? Vous avez à régenter un troupeau d'enfants souvent imbéciles, plus souvent malins en diable. Vous leur répétez cent fois la même chose, et eux ne vous la répètent pas deux fois. Vous leur expliquez les secrets de la science; ils s'appliquent à mettre des queues de papier aux mouches. Vous leur apprenez à écrire; ils vous caricaturent avec leur plume sur les pages de leur cahier. Vous leur enseignez à lire; ils fouillent votre tiroir et se régalent de vos billets doux. Vous les grondez; ils se cachent le nez dans leurs livres et vous font des grimaces. Vous les battez légèrement sur les doigts; ils rapportent à leurs parents que vous les tuez. Vous voulez faire des savants, vous faites des ânes! Ah! Dieu merci! j'en ai fini avec ce vilain état! Mais il ne faut pas croire que je n'avais pas certains succès. J'ai fait l'école sept ans dans le même arrondissement; et si j'avais voulu... Mais j'ai remercié poliment MM. les commissaires. J'ai dit aux parents: «Ne cherchez pas d'autre précepteur pour vos enfants; si je n'ai pas réussi à les déniaiser, je ne sais pas qui réussira.» Le seul élève dont je puisse me louer, c'est ce brave docteur. Aussi vous voyez comme il court sur le chemin de la fortune. -Et le petit Joseph, donc? insinue le charlatan: -Le petit Joseph! oui, je l'oubliais celui-là... repart le maître. L'avons-nous corrigé un peu! l'avons-nous caressé du bout de notre règle de bois franc!... Ses larmes me faisaient rire: il pleurait de si bon coeur!... Le coquin! sais-tu qu'il a fini par s'endurcir diablement, et nous donner du fil à retordre? -Savez-vous ce qu'il est devenu? -Non! Eusèbe est bien content d'en être débarrassé. -Batte-feu! c'est heureux pour lui... surtout s'il ne revient plus. Si la petite fille disparaissait maintenant! -La petite Marie-Louise? -Oui. -Une petite fille, ce n'est pas malaisé à faire disparaître... Il y a plusieurs moyens. -Diable! que renotez-vous là, vous autres? reprend le vieux brigand, je ne vous comprends pas. -Rien de drôle pour vous, répond le jeune charlatan. Joseph et Marie-Louise sont deux orphelins, propriétaires futurs de la plus belle terre de Lotbinière. Ils sont sous la tutelle de leur oncle Eusèbe Asselin. Eusèbe est le beau-frère de M. Racette, notre nouveau compagnon. Voilà pourquoi M. Racette battait fort le petit Joseph, et voilà pourquoi le petit Joseph et sa soeur feraient bien de disparaître. Je me place au point de vue du tuteur. -Connu! observe le vieux. Et si cela nous rapportait quelque chose, nous pourrions peutêtre mettre la main à la charrue. -J'y penserai, dit Racette. -Et c'est tout ce que vous avez fait dans votre vie, maître Racette? demande le chef. -J'ai ensorcelé une jolie fille. -Ce n'est pas la mer à boire. -Je vous ai dit tout à l'heure que je n'ai pas d'histoire. Mais vous, chef, que pouvez-vous dire pour nous édifier? -Moi? moi? je suis un maudit, entendezvous ? un maudit! -Eh bien! le diable vous emportera, voilà tout. Le vieillard se dresse soudain et fixe sur Racette un regard effrayant. On dirait que des flammes pétillent au fond de ses orbites creuses. Ses cheveux se hérissent sur sa tête, et ses dents claquent dans sa bouche: -Je suis un maudit, te dis-je... un maudit!... C'est mon père qui m'a maudit, et moi j'ai maudit mes enfants. Racette est épouvanté; le charlatan sourit... Le vieillard continue: -J'aimais le plaisir dans ma jeunesse; j'allais aux veillées; je dansais avec les jeunes filles; je pressais leurs mains blanches avec volupté; je m'enivrais de brûlants désirs. Le curé prêchait contre les réunions de jeunes gens, contre les jeux et la danse. Je me moquais du curé; je me moquais des jeunes gens qui écoutaient ses conseils. Je savais bien que je faisais du mal chaque fois que je dansais; je savais bien que d'autres n'en faisaient point. Il y en a qui ne voient rien au-delà du délassement et de la gaieté dans les veillées; rien qu'une distraction de l'esprit, dans les jeux; et rien qu'un exercice bienfaisant dans les danses: ils sont naïfs ceuxlà, ou ils sont bien sots. Moi je me sentais remuer jusqu'au fond des entrailles, et je n'essayais pas de combattre ces émotions délicieuses. Je négligeai mes devoirs religieux; car les plaisirs des sens éteignent les ardeurs pieuses comme l'eau éteint le feu. Je devins paresseux; car la volupté n'aime point le travail, et les labeurs fatigants la tuent. Mon père me fit des remontrances. Je l'écoutai d'abord, et ne lui répliquai rien. Mais bientôt, je lui répondis durement; et il ressentit une grande douleur. J'aimais les chevaux et je les faisais courir. Les courses, c'était le grand amusement de notre temps. Je négligeais les travaux de la ferme pour les courses. Je fis crever plusieurs excellents chevaux. Mon père me menaça de la porte si je continuais. Je le menaçai du feu. Il n'acheta plus que des rosses: je fis crever les rosses plus vite que les bonnes bêtes. J'aimais une jeune fille: elle s'appelait... Arrêtez! tord-flèche! j'ai oublié son nom... Félonise, je crois... oui! Félonise Morin. Ses parents ne voulurent pas me la donner; je l'enlevai. Nous allâmes aux États- Unis. Un ministre protestant nous unit pour la vie. Le lendemain, ou le surlendemain, je ne sais pas au juste, le lien de l'hymen était rompu. Ça ne tient pas plus qu'un fil. Je revins dans ma famille quelques années après. Mon père était malade; le chagrin avait abrégé ses jours. Je l'embrasse avec bonheur; je lui demande sa bénédiction et son bien. «-Ma bénédiction, dit-il, pauvre enfant, je te la donne de tout mon coeur, et puisse-t-elle te rendre heureux et bon chrétien. Mon bien, je l'ai donné à ta soeur. «-Alors, repris-je, vous pouvez garder votre bénédiction. Portez- vous bien! «-Arrête, mon fils..., murmure mon père d'une voix mourante. «J'arrête. «-J'ai donné à tes enfants ma terre du troisième rang. «-À mes enfants? Voilà qui est drôle... Estce que j'ai des enfants, moi? Ma femme est-elle revenue? «-Lâche! dit mon père. «Je sens le rouge me monter à la figure. «-Misérable! continue-t-il, abandonner ainsi une jeune femme, seule et sans soutien, dans un pays étranger!... «-Je ne suis pas venu pour écouter vos sermons! m'écriai-je; des sermons, il y a longtemps que je n'en prends plus. «-Tu m'entendras, car c'est pour la dernière fois. Vois et songe à ta vie! Tu as négligé tes devoirs de chrétien dès ta jeunesse; tu n'as écouté ni mes conseils, ni les leçons de ton confesseur! «- Vous m'ennuyez! «-As-tu été heureux dans le crime? poursuit mon père. «-C'est mon affaire! «-Songe que tu mourras un jour. «-Mourez donc de suite, vous, et laissez-moi tranquille!... «Mon père, saisi d'horreur et de colère, se dresse sur son lit... Ses yeux sont ardents... son visage, terrible à voir: «-Je te maudis!... s'écrie-t-il, et il tombe épuisé sur sa couche mortelle. «Je sors: la tête me bourdonne. À deux pas de la maison, je rencontre ma mère qui pleure et conduit, par la main, deux jeunes enfants, un petit garçon et une petite fille: «-Pierre-Énoch, dit- elle, tes enfants!... tes jumeaux! «-Mes enfants?... je leur transmets la malédiction que je viens de recevoir. Salut! -Je m'éloigne de ma paroisse pour n'y rentrer plus jamais. Il serait trop long de vous raconter ce soir le reste de ma vie. Je vous confierai cela une autre fois. Racette n'était pas gai du tout, et, la tête basse, il réfléchissait. -Allons! dit le docteur, avez-vous des remords? -Des remords? ma conscience est blanche comme la neige. -Canaille, va, tu iras loin! Les trois compagnons choquèrent leurs verres et burent à la santé du dernier venu. -Il y a une santé qu'il ne faut pas oublier, observa le vieux, c'est la santé des absents. -Oui, poursuit le charlatan, la santé de Charlot et de Robert. -Où sont-ils, ceux-là? demanda le maître d'école. -Ils sont allés au Cap-Rouge. -Pourquoi? -Pour voler du bois carré. -Cela doit être difficile? -Pas beaucoup pour des hommes qui ont la vocation. Au reste ils sont habiles et rusés. Vous allez les voir arriver bientôt avec un radeau superbe derrière leur canot. -Je parie que c'est ce canot que nous avons rencontré vis-à-vis l'anse des Mères. -Deux hommes? -Deux hommes! -Deux chapeaux de paille? -Deux chapeaux de paille! -C'est cela. -Ils montaient bien; ils sont passés à deux pas de notre bateau. Les trois vauriens parlaient ainsi quand le muet vint frapper à la porte de l'auberge, et leur causer cette alarme dont ils s'amusèrent plus tard. XX Ah! Quel Nez! Ah! Quel Nez! Les hommes de cage qui viennent d'arriver à l'auberge de l'Oiseau de proie sont Picounoc, Lefendu, Poussedon, Sanschagrin et Paul Hamel. -Blace de baguette! te voilà rendu ici, toi? dit Picounoc au muet. Ce dernier fait signe qu'il a ramé, et montre les deux canotiers Robert et Charlot. -Il dit qu'il est venu en canot, explique Sanschagrin. -Et la petite? demande Picounoc. Djos, qui n'est pas encore tout à fait calmé, menace du poing le maître d'école absent et s'efforce de faire comprendre à ses camarades ce qui vient de se passer. -C'est donc vrai qu'il est muet? demande la bonne femme Labourique aux hommes de cage. -Oui, c'est vrai, répond Poussedon. -Habet demonem mutum! ajoute l'ex-élève, qui ne perd pas une occasion de glisser un mot de latin. Charlot, s'avançant vers les nouveaux venus, leur explique la scène qui a eu lieu au sujet de l'enfant: -Elle a reconnu son oncle, ajoute-t-il, et elle désire rester sous sa protection. -Et que veut-il faire de cette enfant, repart Picounoc, est-il fou? -Il ne l'aura plus! jure le maître d'école, qui revient d'une autre chambre avec des emplâtres sur le nez. En apercevant le nez enflé de Racette, Picounoc, l'air effrayé, recule de trois pas et se met à chanter: Ah! quel nez! ah! quel nez! Tout le monde en est étonné Ah! quel nez! ah! quel nez! Mes amis, j'en suis effrayé! Le rire est général. Personne ne se gêne. Racette croit plus prudent de faire comme les autres. -On ne prend rien ici? demande Picounoc. -Qui est-ce qui paie? ajoute l'ex-élève. Racette, s'avançant près du comptoir: -Je paie, moi (il voulait se faire des amis). Tout le monde au comptoir, puisqu'il n'y a pas assez de chaises pour que l'on se mette à la table! Quand le chef des voleurs fut près de la chandelle, l'ex-élève remarqua son oeil noir jusqu'au milieu de la joue, sourit, le montra du doigt et débita d'un ton emphatique: -Oculos habent et non videbunt. Le vieux n'était pas d'humeur à rire: -Chacun son tour, dit-il sèchement. Picounoc élevant sa voix nasillarde: -Honni soit qui mal y pense! Respect aux vieillards! La vieillesse est sacrée. Songeons qu'un jour nous deviendrons vieux et propres à rien, si ce n'est à donner des bénédictions. -Des bénédictions? hurle le vieillard, qui parle de bénédiction ici? -Ne vous fâchez pas, le père, ne vous fâchez pas! Si vous ne voulez pas nous donner votre bénédiction, eh bien! gardez-la! On se passe mieux d'une bénédiction que d'argent. Le chef fixe son oeil perçant sur le jeune homme, et tout à coup lui tend la main: -Serre cette main, jeune homme, serre-la! tu en es digne! nous nous valons. Tu feras ton chemin: je te le souhaite! Seulement, moi je suis encore ton maître, car c'est à mon père que j'ai dit: «Gardez-la votre bénédiction!» et toi, c'est à un étranger. -Tonnerre! réplique Picounoc, un peu excité, si je connaissais mon père, et s'il voulait me bénir sans payer, je lui dirais bien: «Gardez-la, votre s... bénédiction!» -Bravo! fait le chef. -Du rhum, la vieille, et du meilleur! commande Racette. -Je n'ai rien de commun, répond l'hôtelière; c'est du bon: vous allez voir! Mais je suis fatiguée, je vais me mettre au lit un peu avant le jour. La Louise va vous servir. La Louise entre. Sa toilette est faite en partie. Elle accorde un sourire à chacun des jeunes gens et leur donne la carafe. Le rhum coule, les verres résonnent comme une musique agréable aux oreilles des buveurs. Le muet est resté dans un coin, une jambe sur l'autre, les bras croisés, la tête penchée sur sa poitrine: il rêve. -Venez donc prendre un verre avec nous, lui dit Racette; il ne faut pas avoir de rancune. Le muet ne le regarde seulement pas. -Viens donc, Djos, dit Picounoc. -Veni, Creator, ajoute l'ex-élève. Le muet ne bouge point. -Est-il bête un peu? -Il en a une façon! -Ne point parler, passe! mais ne point boire, c'est incompréhensible! -S'il ne veut pas venir, qu'il reste! buvons! Le liquide descendit dans les gosiers avides, comme les filets d'eau qui s'enfoncent dans les fentes des rochers. -On serait bien si l'on avait des lits pour dormir, dit Poussedon. -Bonum est nos hic esse! murmure l'ex-élève en se couchant sur le plancher nu, le long de la cloison. Le muet prit son chapeau et s'éloigna. Les hommes de cage continuèrent à boire. Les brigands sortirent, tour à tour, par- derrière, et se trouvèrent réunis dans le hangar. Racette fit plus ample connaissance avec ses nouveaux compagnons. -Avez-vous réussi? demanda le chef aux deux canotiers. -À merveille! du bois magnifique, dit Charlot. Nous avons coupé les liens sans éveiller de soupçons. -Tout le monde dormait, et la cage est grande, c'était facile. Cependant nous avons failli rester pris dans le piège. -Comment cela? -Le courant nous jetait sur la cage. Un instant l'un des plançons s'est accroché; je débarquai pour le débarrasser. Cela ne s'est pas fait sans un peu de bruit. J'ai cru que l'on nous entendait, alors j'ai payé d'audace: j'ai appelé. L'on n'est pas venu, mais on nous a demandé ce que nous voulions: «Quelqu'un pour nous aider! criai-je. Le muet arrive et l'on s'éloigne à force d'aviron!» -Une chance! une grande chance! murmure le chef. Mais si l'on s'aperçoit, au jour, que le bois manque, on viendra ici, le muet vous reconnaîtra. -Il ne reconnaîtra pas le bois, la marque est enlevée déjà, et remplacée par une autre. Au reste, un homme qui ne parle point n'est jamais à craindre. Le malheureux Djos est bien désolé. Il marche à pas lents dans les rues désertes, ne sachant où se diriger: «Quelle est donc cette enfant, cette petite Marie-Louise? se demande-t-il. Elle appelle Racette son oncle... Et Racette la réclame et la garde comme ayant des droits sur elle!... Seraitce une enfant de mon oncle Eusèbe, le beau-frère de Racette?...» Un éclair illumine sa pensée: «Oh! si c'était elle! si c'était elle... Ils sont si méchants!... Pauvre petite Marie-Louise! Mon Dieu! que ce ne soit pas elle!... entre les mains de ce misérable... Mais il va la ramener à Lotbinière... J'irai à Lotbinière; il faut que je sache quelle est cette enfant... Mon Dieu! si c'était ma petite soeur!... Il se peut qu'elle appelle encore Racette son oncle; imitant ses petites cousines, elle l'appelait ainsi, je m'en souviens.» Ces pensers agitent les esprits du muet comme les vents agitent les eaux. L'aurore commence à luire, et les silhouettes des navires se dessinent noires et hautes sur le fleuve endormi. Il s'achemine ainsi rêveur vers le Cap-Rouge. Racette, se faisant accompagner de deux de ses camarades, de crainte de rencontrer son jeune ennemi, conduisit la petite fille, cette nuit-là même, dans la rue Saint-Joseph. Il la confia à sa soeur, lui recommandant de la faire élever dans le vice et de la perdre à jamais. -Puis-je la laisser voir à Mlle Geneviève? demande la soeur complaisante. -Non, il est mieux que Geneviève ne voie pas cette enfant. -Je ne la garderai pas ici? -Non, sans doute; tiens-la cachée jusqu'à demain, alors tu verras la Drolet et tu la lui remettras. -Ce ne sera que demain midi, car Mme Drolet est à la campagne. -N'importe! cache-la soigneusement aux regards de Geneviève, et fais en sorte que l'on n'entende plus jamais parler d'elle à Lotbinière. Une fois déshonorée, une fois plongée dans les plaisirs infâmes, elle n'osera plus reparaître au village natal; elle ne saura jamais le nom de ses parents, ni celui de ses tuteurs; elle ne revendiquera jamais sa part du bien paternel; et, un jour ou l'autre, nous bénéficierons ensemble de ce petit héritage. Mlle Racette promit tout ce que son frère voulut. Le lendemain, le maître d'école écrivit à son beau-frère Eusèbe Asselin la lettre suivante: «Mon cher Eusèbe, «Une chose incroyable mais qui est vraie: la petite Marie-Louise est entre mes mains. Tu comprends que je ne la renverrai plus à Lotbinière. Elle a été amenée ici par un jeune homme de cage muet. Je l'ai arrachée des mains de ce jeune homme, à qui j'ai donné une bonne raclée. «Elle va être élevée pour le plaisir, dans une maison où je te conduirai quand tu descendras à la ville. Tu n'entendras plus parler d'elle, pas plus que de son frère le petit Joseph. Des amitiés à ma soeur. Brûle cette lettre. Ton beau-frère pour la vie. «JOSÉ RACETTE. «P.-S. Viens donc à Québec vendredi.» Le maître d'école descendit à la Basse-Ville, et donna au petit François Durand, qui demeurait à douze arpents de chez Asselin, la lettre soigneusement cachetée: -Prends garde de la perdre, mon garçon, recommanda-t-il au jeune homme. -Ne craignez rien, monsieur le maître, je vais la mettre dans la poche de mon gilet, et je vais attacher la poche avec une épingle... Comme cela, il n'y a pas de danger. Le petit Durand s'acquitta fidèlement de sa commission. -Tenez, monsieur Asselin, une lettre de M. Racette, dit le jeune homme en tendant le billet au cultivateur. Asselin lut en épelant quelques mots par-ci, par-là, puis il se rendit à la maison: -Caroline! Caroline! crie-t-il en entrant. La chance nous court! Vois donc! Il lui passe la lettre, qu'elle lit à son tour... -Ah! cela me soulage! dit-elle. J'avais toujours un poids sur la conscience... cela me faisait de la peine de songer que la petite était morte de faim. Maintenant je me sens légère... Si personne ne peut découvrir le lieu de sa retraite!... -Sois tranquille. José Racette ne fait pas les choses à moitié. -Maintenant, on va faire une nouvelle battue dans le bois du Domaine, on va se donner tout le trouble possible: on peut chercher, puisqu'on ne la trouvera pas. Les gens n'auront aucun soupçon, si l'on fouille bien tous les coins et les recoins du bois. -Déjà l'on a rôdé en tous sens, soulevé tous les arrachis, regardé dans tous les ruisseaux... N'importe! C'est une idée. Je vais atteler Carillon après la serrée, pour aller de place en place avertir le monde. Demain nous passerons la journée dans le Domaine. En effet, quand la serrée fut finie, Eusèbe attela Carillon sur la petite charrette, et parcourut une partie de la paroisse, demandant aux hommes et aux jeunes garçons de venir de nouveau, le lendemain dès l'aurore, battre la forêt. -Ce pauvre Eusèbe, disait l'un, il a véritablement du chagrin. -Il se donne bien du trouble, et s'il ne retrouve pas l'orpheline, ce ne sera pas sa faute, reprenait un autre. Le lendemain, dès que l'aube parut à l'horizon, une troupe considérable se dispersa dans le bois, et fit, comme la première fois, des recherches minutieuses, mais vaines. De nouveau Asselin feignit de pleurer quand il était parmi ses amis; seul, il riait. Sa femme dit aux batteurs de bois: -Pendant que vous chercherez, je prierai. -Priez, avait répondu le père Baudet. La prière vaut mieux que tout ce que nous pouvons faire. Sans attendre le départ du dernier homme, l'hypocrite créature s'agenouilla. Dès qu'elle fut seule, elle se mit à chanter en dansant dans la place. Les chercheurs revinrent plus chagrins encore que la première fois. -Renoncez à la trouver et faites-lui chanter une messe de requiem, proposa le père Amable Boisvert. Asselin pleurait. La messe fut chantée et toute la paroisse y assista. En sortant de l'église, Étienne Biron dit à ceux qui se trouvaient près de lui: -Le marguillier doit être choisi dans notre concession, cette année, on devrait élire Eusèbe. -Oui! oui! en effet, répondirent les autres, c'est l'homme qu'il faut. Asselin ne devait pas être marguillier, cependant: ce n'était pas écrit! XXI Sauvez-Moi! Sauvez-Moi! Geneviève dormait d'un sommeil agité sur son lit de paille, dans sa chambre de la rue Saint- Joseph, quand le maître d'école arriva avec la petite Marie-Louise. Il frappe. Les coups, bien que légers, éveillent la malheureuse fille. Elle prête l'oreille, entend la porte s'ouvrir et quelqu'un parler. L'entretien prolongé excite sa curiosité. Elle se lève. Un faible rayon de lumière semblait percer le plancher sans tapis, et jouer au plafond. Elle s'approche de ce rayon. C'était le reflet de la chandelle qui montait par le trou de tuyau mal bouché. La chambre de Geneviève se trouvait au-dessus de la salle où causaient le maître d'école et sa soeur. La fille curieuse colle son oreille au plancher et recueille avidement les paroles des deux monstres qui complotent le déshonneur et la perte de l'enfant. Elle ne voit pas l'orpheline, et ne sait qui elle est, ni d'où elle vient. Mais la petite, s'approchant de Racette, passe vis-à-vis le trou de tuyau, et reçoit la lumière de la chandelle sur sa jolie figure. Geneviève tressaille de douleur. Le souvenir de la femme qui l'a tant aimée revient à sa mémoire, comme un jonc que le canot a plié revient à la surface de l'onde; un trouble mystérieux s'empare de ses esprits, et elle part à pleurer. Elle entend quelqu'un monter. Elle se remet au lit promptement, et, la tête cachée dans son drap de toile, elle feint de dormir. Elle s'endort en effet. Alors elle a un songe étonnant. Elle se trouve dans un pays étranger, loin du monde, au milieu d'une profonde solitude. Ses pieds égarés suivent le bord d'une côte immense, et le flanc de cette côte est formé d'un sable léger, fin et jaune comme une poussière d'or. Et au pied de cette côte, à une profondeur effrayante, grondent, comme un tonnerre sourd, les flots d'un torrent. La pauvre fille a peur et marche vite pour s'éloigner de cette côte dangereuse. Et de temps en temps elle regarde l'abîme pour juger de la distance qu'elle a parcourue; mais la distance est toujours la même, et ses pas côtoient toujours le sombre ravin. Elle entend une voix qui l'appelle. Surprise, elle s'arrête. Cette voix monte du gouffre. Elle se penche pour mieux ouïr ou voir mieux, et elle reconnaît l'homme qui l'a perdue, l'infâme Racette. -Viens donc, dit-il, et sa bouche est séduisante comme une fleur de cactus, viens donc, le gazon est frais ici, l'onde est limpide, et les oiseaux gazouillent des hymnes de volupté! Descends; tu vas glisser comme sur le velours; tes pieds ne se heurteront pas aux pierres, tes mains ne se déchireront pas aux épines. Un souffle d'amour caresse ici les plantes verdissantes et les fleurs épanouies... Viens, ô ma bien-aimée! L'autel est prêt: les liens de l'hymen sont ici. Je couronnerai ton front de marguerites et de boutons d'or!... La jeune fille est captivée par cette voix suave et menteuse. Elle se sent entraînée vers cet homme qui lui tend les bras. Elle ferme les yeux et fait un pas vers le précipice. Le sable mouvant se met à descendre avec un murmure sinistre. Geneviève regarde. Elle voit, comme un flot infini qui s'abaisse jusqu'au fond des océans, le flanc de la côte descendre vers l'abîme. Elle a peur et veut remonter. -Descends! descends! dit la voix de l'amant. Mais ce n'est plus l'accent de l'amour, c'est l'accent de l'orgueil triomphant. L'homme est devenu monstre, et ses yeux brillent comme deux tisons ardents dans sa tête noire et velue, et ses doigts sont armés de griffes acérées qui déchirent le sable pour le faire tomber plus vite. Geneviève essaie de crier: le son meurt dans son gosier aride. Elle fait un effort suprême pour remonter: ses pieds pressent le sable plus rapidement, le murmure grandit et la chute s'accélère. Les hurlements du torrent augmentent et le monstre crie toujours: -Viens! viens!... Au-dessous d'elle, Geneviève voit un faible arbrisseau, que la vague sablonneuse essaie d'engloutir. C'est le seul qu'il y ait sur toute la surface mobile de la côte: «Si je pouvais me cramponner à cette tige!...» pense-t-elle. Une sueur froide mouille ses tempes; ses cheveux défaits tombent comme le feuillage après la pluie; sa bouche est haletante, et ses yeux s'ouvrent secs et hagards. Le sable roule toujours. Geneviève se sent évanouir. Tout à coup sa main égarée saisit quelque chose: c'est l'arbrisseau. Elle s'y cramponne avec l'énergie du désespoir. Un blasphème monte du pied de la côte. Peu à peu le rameau que tient la fille infortunée se change en une main; puis un bras se forme, puis le tronc devient le corps d'une femme toute belle, et la cime et le feuillage, une tête richement couronnée de cheveux. Geneviève reconnaît son amie la défunte femme de Letellier. -Sauvez-moi, dit elle, ah! sauvez-moi! -Tu veux que je te sauve, et tu vas laisser périr mon enfant... Mon enfant bien-aimée est entre les mains des méchants, et ils vont la souiller, la rendre infâme aux yeux de Dieu. Ils vont lui arracher l'honneur et flétrir à jamais sa vertu! Ils vont la mettre dans le chemin de l'enfer et lui ravir le ciel!... Tu peux empêcher tout ce mal... tu peux sauver mon enfant et tu ne le fais point!... et tu veux que je te sauve? La mère infortunée verse des larmes abondantes... Le sable roule toujours... l'amant a repris sa voix caressante, et le torrent voile ses mugissements! -Sauvez-moi! dit Geneviève. -Sauveras-tu ma fille? -Oui. -Le promets-tu? -Oui. -Eh bien! emporte-la. Et la mère inquiète lui met l'enfant dans les bras. -Monte, dit-elle, va la déposer au pied de la croix. Geneviève regarde alors et voit une croix noire au sommet de la côte. Elle part. Le sable roule et murmure de plus en plus, l'amant multiplie ses appels, et l'abîme, ses mugissements... Geneviève marche avec courage; ses pieds brûlants glissent; ses jambes s'affaissent sous elle; sa respiration soulève violemment sa poitrine, et son coeur bat d'une manière extraordinaire. Déjà ses regards se voilent, le ciel tourne sur sa tête, le soleil s'obscurcit, la nuit l'enveloppe, elle tombe!... elle tombe évanouie au pied de la croix. -Tu fais un rêve pénible, Geneviève! éveilletoi, dit alors le maître d'école, touchant de la main l'épaule recouverte de la jeune fille. -Mon Dieu! s'écrie-t-elle en s'éveillant, où suis-je? Est-ce un rêve? est-ce vrai?... l'enfant! la croix! -Es-tu folle? allons! tu rêves encore; tu as un cauchemar. Geneviève s'éveilla tout à fait. -Je suis malade, dit-elle... je souffre... ah! laisse-moi me reposer. Le maître d'école, un peu contrarié, s'en alla dormir ailleurs. XXII Le Charlatanisme En Plein Air. Le samedi suivant était un jour de marché. Dès l'après-dîner de la veille, les habitants arrivèrent de la campagne avec leurs produits. Les uns débarquèrent du bateau des poches pleines d'avoine et de blé qu'ils entassèrent comme des cordes de bois; les autres apportèrent des concombres indigestes et des melons odorants, des oignons tournés et des cives, des petits pois verts et des gousses de fève; presque toute la famille des graminées, et celle des cucurbitacées, et celle des liliacées, et celle des légumineuses. De jeunes filles vinrent de Saint-Nicolas avec des paniers de frêne et des cassots d'écorce de bouleau, gonflés de framboises et de bleuets. Des femmes adroites offraient en vente des pièces de toile ou d'étoffes qu'elles avaient faites au métier; des chapeaux de paille tressée à cinq, à six et même à huit. Chacun prenait sa place sur le marché, invitant de la voix et du geste les orgueilleux citadins à acheter les produits de la nature et de l'industrie. Portant sur son dos une boîte énorme que retiennent des courroies de cuir passées en avant des épaules, un jeune homme sort de l'auberge de l'Oiseau de proie, et se dirige vers le marché. Il s'arrête près d'un porche où passe beaucoup de monde, déboucle ses bandes de cuir et dépose la boîte sur le pavé. Il l'ouvre, en tire plusieurs petites fioles qu'il enfonce dans les poches de son gilet, jette un coup d'oeil scrutateur autour de lui, puis gravement, comme un candidat qui monte sur le tréteau populaire, il monte sur sa boîte refermée. -Que veut donc faire cet individu? se demandent les habitants. On ne connaissait pas encore, à Québec, l'éloquence du charlatanisme en réclame. -Mesdames et messieurs, dit, d'une voix claire et légèrement impressionnée, le débitant de drogues que nous connaissons, mesdames et messieurs, approchez, venez ici, c'est la voix de l'humanité compatissante et charitable qui vous invite. Venez, vous tous qui souffrez, jeunes et vieux, hommes et femmes! Quel que soit le mal que vous endurez, j'ai un remède pour le guérir. C'est le sirop de la vie éternelle! C'est écrit sur les bouteilles; pas de contrefaçons possibles! Ce n'est point du charlatanisme que je fais. Vous m'avez vu enlever, comme par enchantement, les douleurs les plus aiguës. Je suis sûr de mon art, et ce n'est point pour l'argent que je travaille, c'est pour le bonheur de l'humanité souffrante!... Les habitants s'approchent peu à peu. -Prenez donc soin de nos effets, disent les plus avides aux moins empressés, nous allons voir ce que c'est, et nous ne serons pas longtemps. Le cercle des curieux s'élargit, et le charlatan s'anime. Rien comme d'être écouté pour donner de la verve. Le docteur à la barbe rouge et au sirop de la vie éternelle continue: -Mesdames et messieurs, souffrez-vous du mal de dents, ce mal qui vous met la rage au coeur et les larmes aux yeux? Avez-vous des rhumatismes, entendez-vous? ces douleurs inexplicables et invisibles qui vous broient la moelle des os comme des tenailles? Avez-vous des maux d'oreilles qui rendent sourds et fous? Avez- vous des blessures, coupures, déchirures, engelures et brûlures? Êtes-vous dyspeptiques, rachitiques, apoplectiques, sujets aux coliques? Êtes-vous faibles ou trop sanguins? Êtes-vous enclins à vous démettre les doigts ou les mains, les pieds ou les reins? Voulez-vous, jeunes gens, conserver votre teint de rose, n'avoir jamais de rides et rester toujours jeunes? Voulez-vous, vieillards, retrouver l'ardeur et le feu de la jeunesse, éviter la décrépitude, l'engourdissement, et vivre jusqu'à cent ans? Faites usage de mon sirop. Le voici (il montre, à la bande émerveillée, une fiole pleine d'une liqueur rouge quelconque). Je le fabrique moimême; ce n'est point de la contrefaçon. Cela me coûte cher; je vais cueillir en personne les herbes dont j'ai besoin pour le fabriquer, sur la montagne de Saint-Augustin, avant le lever du soleil, sous la neige, la veille de Pâques fleuries. Je ne fais payer que mon trouble... Vous comprenez que je ne peux donner tout mon temps pour rien. Je ne vends cet élixir que trente sous la fiole, rien que trente sous; c'est pour rien, messieurs, pour rien! -Comment appelle-t-il cela? demande un habitant de Sainte-Croix à son voisin. -Il a dit: Éli... Éli... J'ai oublié l'autre nom. D'un autre côté l'on observe: -Ça vaut toujours la peine d'essayer; un trente sous, ce n'est pas tant!... Celui-ci demande: -En achètes-tu, toi? Celui-là répond: -J'en ai envie. -Au reste, cet homme est un docteur sans pareil; ce n'est pas un hâbleur. Je l'ai vu, lundi dernier, au Cul-de-Sac, remettre parfaitement bien, comme toi et moi, dans le moment de le dire, un malheureux vieillard tout éclopé!... -Ah! c'est lui? J'ai entendu parler de cela; c'est bien extraordinaire! Et dire que nos docteurs ne sont pas capables de nous remettre un doigt qui se démet! -Tiens! le docteur de chez nous prétend bien que l'on ne se démanche point. -Il est vieux, je suppose... Les jeunes sont plus fins que ça!... Le charlatan continue avec une verve digne d'une meilleure cause: -Allons! messieurs, qui en veut? Qui veut de mon sirop de la vie éternelle? -Tiens! dit José Mathurin donnant un coup de coude à Pierrot Plaisance, je te le disais bien que c'est du sirop de la vie éternelle! -Qui en achète? poursuit le marchand infatigable. Voyons! personne, au milieu de vous, ne souffre du mal de dents? Personne ne veut rajeunir? Personne ne veut conserver son ardeur juvénile?... Personne n'a de douleur rhumatismale? Personne? Personne?... Un homme marchande des légumes à quelques pas de là, soudain on le voit pâlir, puis il porte la main à sa poitrine et s'appuie sur la table d'un regrattier. -Qu'avez-vous donc, mon ami? demande l'habitant qui étalait ses denrées. -Ah! je vais mourir, je crois! j'ai un rhumatisme dans l'estomac... Allez donc chercher un docteur... L'habitant crie: -Un docteur! vite! un docteur! cet homme va mourir. Tout le monde jette les yeux sur le malade. Le charlatan saute de sa boîte et court vers le malheureux qui souffre horriblement. Il ne prend pas le temps de lui déboutonner sa veste, il en arrache les boutons, déchire la chemise et met la poitrine à nu. Alors, versant dans sa main le contenu d'une bouteille, il mouille et frictionne longtemps la poitrine du malade. Le rhumatisme disparaît comme par enchantement, et le malade joyeux achète plusieurs fioles de ce remède extraordinaire qui l'a sauvé. -Messieurs, reprend le charlatan, je remercie Dieu, et remerciez- le avec moi, de ce qui vient d'arriver. Vous avez la preuve maintenant de l'efficace vertu de mon remède et de mon honnêteté. Si vous négligiez d'acheter ce sirop incomparable, vous seriez coupables, car vous vous exposeriez à souffrir, à négliger vos travaux et à mourir par votre faute. -Une fiole pour moi! dit l'un des auditeurs, en offrant un trente sous. -Une pour moi! -Une pour moi! Tout le monde en veut, c'est un empressement indicible autour du charlatan heureux qui rit sournoisement. Enfin il annonce qu'il n'en a plus. -C'est malheureux! j'aurais bien voulu en acheter une couple, murmure un habitant porteur d'une énorme tête frisée. -Venez avec moi, monsieur Asselin, j'en ai à mon hôtel. -Vous me connaissez? -Et qui ne connaît pas le plus riche habitant de Lotbinière? -Vous me flattez. -Pas du tout. -Et vous, comment vous nommez-vous, s'il n'y a pas d'indiscrétion? -Moi? Je n'ai pas d'autre nom que celui de docteur... Mais venez par ici, suivez-moi! -Pierre! dit Asselin à Pierre Boisvert, aie soin de mes poches: je ne serai pas longtemps. Asselin suit le docteur au sirop de la vie éternelle, jusqu'à l'auberge de l'Oiseau de proie. Il entre. Plusieurs personnes fument dans la pièce. Un nuage épais se promène sous le plancher peu élevé. -Vous prendrez bien un petit verre, monsieur Asselin? -Pas de refus, puisque vous êtes assez poli pour me l'offrir. Le charlatan invite ceux qui sont dans l'appartement à venir trinquer avec M. Asselin. Un seul refuse, d'un geste qui ne permet pas d'insister. -Mais je crois, dit Eusèbe, dévisageant l'un des buveurs, que c'est vous qui avez été guéri tout à l'heure d'un rhumatisme. -Moi-même, monsieur, et je viens ici remercier de nouveau mon sauveur, et lui demander de me vendre encore quelques bouteilles de ce remède impayable; car je demeure loin de la ville, et une fois parti, je ne sais quand j'y reviendrai. -Vous êtes bien bon, répond humblement le charlatan à son admirateur, qui n'est autre que son complice, le vieux Saint- Pierre. Vous n'êtes pas pressés, messieurs, continue-t-il, asseyonsnous et causons un peu. J'aime beaucoup à parler de la campagne et des travaux des champs. Tout le monde put s'asseoir, grâce au nouveau banc que la mère Labourique avait fait placer le long de la cloison. Les rondes se succédèrent vite. Chacun se fit un point d'honneur de payer la sienne. -Oui, dit Asselin, que la cinquième ronde avait parfaitement grisé, je suis un habitant à l'aise; aussi, je sais conduire la besogne: ce n'est pas le premier venu qui m'en remontrera. -Et vous avez deux beaux biens, maintenant, hasarde le vendeur de drogues. -Deux biens?... qu'est-ce que tu dis?... pardon! qu'est-ce que vous dites, monsieur le docteur? -Oui, deux biens; vous avez hérité de votre beau-frère? -Mon beau-frère?... que le diable l'emporte! -Le petit garçon n'est jamais revenu? -Jamais! et il fait mieux de ne pas revenir. -La petite fille est morte dans le bois? Vous êtes heureux, vous, les poulets vous tombent tout rôtis dans la bouche: je voudrais que pareille aubaine m'arrivât. -La petite fille?... Oui, elle s'est écartée en allant aux framboises. Je l'ai cherchée partout... pas moyen de la retrouver. Ce n'est pas ma faute comme vous voyez. -On la croit morte? -Morte ou pas morte, ça m'est bien égal... Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle ne reviendra pas... comme elle est partie... C'est ça qui ferait une jolie fille pour le plaisir... vous savez? -Bah! n'achetez pas la cage avant de prendre l'oiseau. C'est une enfant! -Ça vient vite: laissons faire... -Vous devez avoir un joli tas de piastres dans votre coffre? -C'est la femme qui compte ça; moi, j'apporte à la maison. -Laissez-vous votre femme seule quand vous venez à Québec? -Elle est bien capable de se défendre; et puis elle n'est pas si belle!... ceux qui la prendront de nuit la rendront bien de jour. -Mais des voleurs pourraient piller votre maison? -Des voleurs? ils seront bien fins s'ils trouvent mon argent. -Défoncer des coffres, ouvrir des tiroirs, c'est l'affaire d'un moment. -Pas si bête, Eusèbe Asselin, que de faire comme tout le monde. Les vieilles casquettes et les vieux bas tout usés sont plus fidèles gardiens que les coffres et les tiroirs... -Auriez-vous pensé à cela, vous autres? dit le charlatan à ses amis. -Non! -C'est qu'Eusèbe Asselin n'est pas un imbécile, allez!... reprit l'habitant enivré. Docteur! vos remèdes, que je m'en aille vendre mon grain. Il se mit la tête sur son bras et s'endormit appuyé sur la table. Un jeune homme sortit de l'auberge. C'était celui qui n'avait point voulu boire, se défiant de la traîtrise du rhum, et soupçonnant de mauvais desseins chez les hôtes de l'Oiseau de proie. -C'est heureux pour lui qu'il ne parle pas, dit le charlatan, car il ne sortirait pas ainsi. -S'il savait écrire? -Il ne sait pas écrire non plus, reprit Charlot, je m'en suis assuré. Vous comprenez que je l'aurait fait disparaître déjà, s'il eût pu nous trahir; car il ne me plaît guère, et il devine certainement quelque chose de notre vie; j'ai vu cela l'autre jour, quand il est venu avec le contremaître visiter notre bois. -Il n'a pas d'affaire ici, observa le chef. -Vous oubliez, dit la mère Labourique, qu'il est demeuré dans cette maison autrefois, quand il était enfant; il est tout naturel qu'il aime à revenir me voir. -Alors que n'entre-t-il dans vos appartements? -C'est cela! il n'a pas raison de rester ici dans cette pièce: il ne boit pas, il ne s'amuse avec personne. Asselin ronflait comme une chaudière qui bout. Les brigands restaient seuls. -Voyons s'il a de l'argent, dit le vieux. Robert introduisit adroitement dans la poche des pantalons d'Asselin sa main crochue, et tira une bourse de cuir fermée par un cordon. On compta la monnaie. Il n'y avait que trois piastres et quelques sous. -Ce n'est pas assez, fit le charlatan. Ne perdons pas notre réputation pour si peu. -Tu as raison, répondit le chef. Vends des bouteilles de sirop, cela nous paiera mieux. -D'ailleurs, observa Charlot, si nous le dépouillons, il soupçonnera le docteur qui l'a prié de venir ici, et la vente des drogues en éprouvera un échec redoutable. L'argent fut remis dans la bourse, et la bourse dans le gousset du dormeur enivré, qui ne s'éveilla qu'une heure après. Les brigands n'avaient pas quitté l'auberge. -Vous m'avez mis dedans, dit Asselin en prenant un air joyeux pour effacer sa honte. -C'est un accident... ça se pardonne. Au reste, personne que nous ne vous a vu; personne ne le saura jamais. -Et puis, repartit Asselin d'un air plus dégagé, est-ce que je ne suis pas libre de faire une petite fête avec de nouveaux amis? -Sans doute. -Surtout avec un homme important et remarquable comme monsieur (il montrait le docteur). -Vous me faites un compliment qui me rend orgueilleux, répliqua le charlatan. -Maintenant, dit Eusèbe, il faut que j'aille sur le marché. Il se leva. Le charlatan lui présentant une bouteille de sirop: -Voulez-vous l'accepter en signe d'amitié? -Ah! vous êtes trop aimable!... On ne peut pas refuser, mais je vais en acheter une demidouzaine. Le docteur à la barbe rouge enveloppa six fioles remplies du célèbre sirop de la vie éternelle, les remit à l'habitant, qui paya de bon coeur et sortit. XXIII Drôlus Est. Le muet, séparé brusquement de sa protégée, pendant la nuit du lundi, s'en était allé, rêveur et désolé, vers la cage qu'il regrettait d'avoir quittée sitôt. On le sait, une pensée, pourtant, l'avait un peu consolé, la pensée que l'enfant serait rendue à sa famille par le maître d'école. Il s'était promis qu'il reviendrait à la ville le vendredi suivant, et qu'il y resterait jusqu'au samedi, après le départ du bateau de Lotbinière, afin de voir si le maître d'école et l'enfant prendraient passage à bord. Il y vint en effet, et c'est ce qui explique sa présence à l'Oiseau de proie au moment ou son oncle y entra avec le charlatan. Joseph n'était plus ce jeune homme cynique et pervers que nous avons vu dans les chantiers, buvant mieux que les autres, jurant davantage, blasphémant le nom de Dieu plus gaiement. Le châtiment terrible dont il fut l'objet le convertit. Quand une force invisible enchaîna sa langue, que ses lèvres s'agitèrent convulsivement pour ne laisser passer qu'un râle affreux, que la colère du Seigneur offensé se manifesta d'une façon si terrible, il se prit à trembler; il crut qu'il allait mourir; que la terre s'entrouvrirait pour l'engloutir tout vif. Ses crimes passèrent devant ses yeux comme une volée d'oiseaux sinistres. Il fut effrayé... Si jeune encore, il n'en put compter le nombre ni comprendre la grandeur. Il revit les jours de son enfance, alors qu'il avait encore la sainte innocence du baptême, et des larmes de regret mouillèrent ses yeux hagards. Il revit, comme dans un rêve, sa mère mourante qui lui demandait de réciter un Ave Maria, chaque jour, et il eut honte de sa lâcheté. Il tomba à genoux et récita mentalement la prière angélique, suppliant sa sainte mère de le prendre en pitié. Ses compagnons rient d'abord. Ils croient à une facétie et applaudissent. Le camp tremble sous les lazzis et les battements de mains. Le muet à genoux se frappe la poitrine. L'un des hommes de chantier, Picounoc, s'écrie: -Le damné! je ne le croyais pas si drôle! -Drôlus est! dit l'ex-élève. -C'est assez de singeries, lève-toi! repart Lefendu. -Tu nous fais mourir, farceur, ajoute Poussedon. Djos reste à genoux et pleure. -Baptême! hurle Picounoc, es-tu fou? -Il est saoul! L'ex-élève lui donne une accolade avec le pied et le fait tomber en avant. Alors, le muet se lève et sort de la cabane. Ses camarades le voient s'enfoncer sous les grands pins chargés de neige, tête nue et sans capot. Plusieurs commencent à soupçonner quelque chose d'extraordinaire. Paul Hamel dit pour leur ôter cette idée sombre: -Si quelqu'un a mérité d'être puni, c'est moi! puisque c'est moi qui lui conseillais de faire ce qu'il a fait. Or je parle encore comme rare de créatures, et le bon Dieu n'a pas l'air de s'en apercevoir; donc ce n'est pas Lui qui a puni Djos; donc Djos est plus fin que vous autres, et il vous mystifie. -Mais il pleure! observe le couque. -Toi, tu n'as pas voix délibérative au conseil, réplique Picounoc,... ferme! -Délibère avec ta marmite, dit Tintaine. -Cum marmitâ tuâ! ajoute l'ex-élève, qui sort de la cabane. -Où vas-tu? lui demande-t-on. -Écoutez! audite ou auditote, c'est la même chose, s'il est ivre, il faut veiller sur lui et ne pas le laisser périr dans les neiges éternelles, in ignem æternum! traduction libre; je vais, je vois et je viens! Veni, vidi, vici! toujours traduction libre. -Va! et que le diable t'accompagne. -Merci! c'est un meilleur compagnon que toi, Picounoc. Le contremaître entra comme l'ex-élève sortait. On lui raconta ce qui venait d'avoir lieu. Il haussa les épaules et avala un verre de whisky. Quelques moments plus tard l'ex-élève revint. Il était pâle et sérieux, lui d'ordinaire si gai. Tout le monde l'interroge à la fois, mais tout le monde a l'air de se moquer. -Batiscan! dit l'ex-élève, il y a du mystère là dedans. Il est fou, c'est certain, ou il est muet. Picounoc se dressa: -Vas-tu croire à ces châtiments que les curés nous prédisent, toi, un garçon d'esprit? -J'y crois quand je les vois, repart l'ex-élève, qui parle sérieusement pour la première fois de sa vie. -Où est-il? que fait-il? l'as-tu vu? -Il est à genoux sur le gros pin que le vent a renversé l'autre jour et il pleure. Une exclamation de surprise s'éleva sous le toit enfumé de la cabane, et plus d'un visage pâlit. -Je l'appelle, il se retourne, me regarde à travers ses larmes... continue l'ex-élève. Si vous aviez vu l'expression de ses yeux!... Deux flèches de feu qui ont pénétré jusqu'au fond de mon coeur. Je lui demande ce qu'il fait. Il lève les yeux au ciel et se frappe la poitrine. Je le prie de revenir, il me fait signe qu'il va me suivre. -Et tu crois qu'il fait cela sérieusement? demande le contremaître. -Oui, je le crois! -On va rire tout à l'heure. -Tiens! le voici! dit Sanschagrin, qui venait d'entrouvrir la porte. Tous les hommes s'avancèrent dans la porte ouverte. Djos entra. Il était pâle mais ne pleurait point. Les quolibets commencèrent à voler comme les premières étincelles d'un feu qui s'allume. Le muet n'y fit pas attention. Les plaisanteries redoublèrent. Il demeura impassible et se coucha sur son lit de sapin. De guerre lasse on se tut. Les uns crurent à une punition du ciel, les autres, à une boutade du joyeux camarade. Mais le soir vint et la nuit s'étendit sur les bois sombres; puis le jour fit pleuvoir ses rayons sur les cimes des pins, et les hommes reprirent leurs travaux fatigants; et le muet ne parlait point. Et, pendant plusieurs jours et pendant plusieurs mois, la hache affilée retentit sous le dôme de la forêt, la scie vibrante mordit les pins résineux, les traîneaux sans lisses crièrent sur la neige; et le muet ne parla point. Dans tout le chantier l'on finit par comprendre que la main de Dieu s'était appesantie sur le malheureux jeune homme; mais peu d'entre ces gens dépravés se repentirent et cessèrent de blasphémer le nom du Seigneur. Tant il est vrai que les miracles ne convertissent presque jamais les coeurs endurcis. Le muet priait avec ferveur, du fond de l'âme, le matin avant d'aller à l'ouvrage, et le soir, après son rude labeur. Il ne redoutait plus les moqueries de ses camarades et restait, devant eux, longtemps à genoux. Il soupirait après le jour où, porté sur l'immense cage de bois de pin, il voguerait jusqu'aux bords aimés de Québec. Acceptant le châtiment avec soumission, il espérait qu'un jour Dieu lui ferait miséricorde. Il avait entendu parler souvent du sanctuaire de Sainte-Anne, où tant de pauvres malheureux avaient été consolés, où tant de malades avaient été guéris, et il songeait à aller prier avec la foule des âmes saintes au pied des autels, dans ce temple de prodige. L'hiver s'enfuit, les arbres reverdirent, les oiseaux revinrent à leurs nids de mousse. Les plançons furent mis à l'eau. Ils descendirent avec le courant, pêle-mêle, d'abord, ou seul à seul, selon les caprices de la rivière. Plus loin, quand la rivière devint plus large, ils furent liés et formèrent des radeaux. Plus loin encore, quand ils arrivèrent au fleuve géant, les radeaux furent réunis en une immense cage; et cette cage, nous l'avons vue descendre avec les eaux du Saint- Laurent, s'échouer sur la grève de Lotbinière, puis arriver au Cap-Rouge; et nous savons ce que fit le muet. Les hommes de la cage s'aperçurent de la disparition du radeau qu'avaient volé Charlot et Robert. Le contremaître soupçonna les canotiers qui lui avaient demandé du secours la nuit précédente; il interrogea le muet, qui répondit par des gestes assez significatifs. -Sais-tu, demanda le contremaître, en quel endroit les canotiers ont amarré leur bois? Le muet fit signe qu'il le savait. -Viens, alors! Il passait midi, le muet avait eu le temps de se reposer et de prendre sa part d'un bon déjeuner aux omelettes. Il part avec le contremaître. Rendus à l'endroit où le canot s'était arrêté la nuit précédente, ils virent des plançons bien semblables à ceux qui composaient leur cage, mais qui portaient une marque différente. Deux hommes étaient sur la grève, près du bois, et causaient à voix haute. L'un était mis en bourgeois: habit et pantalon noirs, cravate large, col blanc levé jusqu'aux oreilles, et chapeau de soie: l'autre était en vareuse, en pantalon de toile et pieds nus. Le contremaître de la cage s'approcha d'eux. Le muet les étudiait avec attention. -Voulez-vous avoir l'obligeance de me dire d'où vient ce bois? demande-t-il à celui qui porte la vareuse des journaliers. -De Saint-Nicolas, répond bravement celui ci. -Ne vient-il pas du Cap-Rouge plutôt? -Pourquoi? -Parce qu'il me manque un radeau bien semblable à celui-là. -Monsieur! -Ce bois, continue le contremaître, n'a pas sa vraie marque: il a été estampé depuis peu... depuis qu'il est ici. -Voici le bourgeois, répond le journalier, sans perdre sa présence d'esprit. -Oui, messieurs, dit le bourgeois, ce bois m'appartient. Il a été remarqué à neuf en effet, vous avez raison; mais il l'a été par ceux qui me l'ont volé, et j'ai envoyé, cette nuit, des hommes le quérir à Saint-Nicolas. -Alors, monsieur, fit le contremaître, je vous demande pardon... -Je comprends votre démarche et je vous pardonne volontiers. Le muet était atterré. Il fit un geste de désespoir; et quand il s'éloigna, il regarda les deux hommes avec tant de mépris, il leur adressa, de la main, un adieu si insultant, que le contremaître le réprimanda: -Allons! dit-il, sois poli! Le muet pencha la tête. Le bourgeois, c'était Charlot, et le journalier, c'était Robert. XXIV L'Eglise De La Basse-Ville. Quand le muet sortit de l'auberge de l'Oiseau de proie, où se trouvaient réunis les voleurs et son oncle Asselin, il était agité des plus poignantes émotions. Les paroles cruelles de son oncle retentissaient à ses oreilles comme un glas funèbre. Sa sensibilité d'enfant ne l'avait donc pas trompé, et lui le fils d'une soeur de cet homme sans foi, lui l'héritier d'une ferme superbe, il avait été traité plus mal qu'un intrus, plus mal qu'un enfant du crime. Nul châtiment ne lui fut épargné, et jamais une parole de louange n'encouragea ses efforts pour le bien: on l'abreuva de toutes sortes d'humiliations, et pourtant sa franche nature d'enfant se tournait vers le bien, comme la fleur vers le soleil. Une main coupable avait brisé la tige qui sortait d'un sol fécond pour porter de bons fruits; une main infâme avait fait couler la sève vigoureuse du jeune arbre pour la remplacer par un suc vénéneux, et l'arbre avait porté des fruits amers, des fruits de mort. «Malheur! oh! mille fois malheur! pensait l'infortuné jeune homme, à ceux qui m'ont détourné de la voie droite où je devais marcher, et qui m'ont rendu un objet de honte et de mépris à mes propres yeux! Mais je me relèverai! Comme l'enfant prodigue, j'irai vers mon père!» Il entendait toujours les voeux criminels de son oncle, souhaitant que l'orphelin ne revînt jamais; l'histoire de la petite Marie-Louise égarée dans le bois fut un éclair qui lui montra la vérité. Elle aussi, la pauvre enfant, était de trop dans le monde! Elle aussi était toujours persécutée. Elle n'avait pas sa place au soleil... Son destin était écrit en lettres de sang. Sa vie devait se cacher sous un linceul. Plus de doute, l'enfant qu'il a sauvée est sa soeur, la petite Marie-Louise. Cet entraînement irrésistible qui le poussait vers elle, c'était l'inspiration du Seigneur; cette voix puissante qui l'invitait à protéger de son bras et de son amour cette frêle créature exposée à la mort, ce n'était pas la seule voix de la charité, c'était la voix sainte et mystérieuse du sang. «Où est-elle maintenant, ma soeur bienaimée ? Racette, prends garde! je puis pardonner le mal que l'on me fait, mais jamais je ne pardonnerai le mal qu'on lui fera à elle! à elle, ma petite soeur, ma petite Marie-Louise!... Elle ne retournera pas à Lotbinière, puisque mon oncle Asselin ne la veut plus revoir!... Racette est sans doute le complice de notre bourreau. Il s'est fait appeler son oncle, lui cet étranger, pour mieux la prévenir et se l'attacher! L'enfant est entre ses mains depuis quatre jours!... Il a eu le temps de l'éloigner d'ici... Qui sait? elle est peutêtre morte?... Mieux vaut la mort que la vie avec cet homme infâme!... Mon Dieu! si je pouvais parler! Si je pouvais écrire! Heureux sont ceux qui ne négligent jamais les leçons qu'ils reçoivent dans l'enfance, et qui mettent à profit tous les instants que Dieu leur accorde!... Si je pouvais écrire!...» Ainsi pensait le muet. Et ces pensées tumultueuses tourbillonnaient dans son esprit comme les feuilles mortes que le vent d'automne enlève sur le bord des chemins. Il arrive, plongé dans ces réflexions, jusqu'à la rue Notre-Dame, tourne le coin et se dirige vers l'église de la Basse-Ville. Quelques commis, debout sur le perron des magasins, l'invitent à entrer. -Avez-vous besoin d'un beau chapeau? -Vous faut-il de magnifiques pantalons? -Entrez ici; nous avons de tout, et pour rien. -Ici, jeune homme, ici! Les meilleurs articles, les plus nouveaux et les moins chers! Le muet n'entend rien, ne voit personne. Une seule pensée l'absorbe: retrouver sa soeur. Il entre dans l'église. Cinq heures sonnaient à l'horloge de la sacristie. Plusieurs personnes, à genoux dans les bancs, priaient avec ferveur. Un vieillard faisait le chemin de la croix, prosternant son front dans la poussière, devant chaque image sacrée de la Passion de Notre-Seigneur. La lampe, comme une âme pure qui brûle de charité, comme une étoile qui brille dans la nuit, vacillait légèrement, suspendue à la voûte blanche, et ses rayons, pleins de douceur et de mystère, se jouaient avec amour devant le tabernacle d'or où reposait le saint des saints. Un calme profond régnait dans l'humble sanctuaire; seulement, on croyait entendre, de temps en temps, le frôlement d'ailes des anges qui se prosternaient devant l'autel du sauveur des hommes. La Vierge Marie semblait se détacher de la toile pour venir presser dans ses bras les adorateurs de son fils, et ses regards souriaient aux âmes pieuses. Le muet s'agenouille devant le balustre. Ses yeux se fixent sur la croix placée comme une sentinelle divine devant la porte du tabernacle, son âme s'épanche dans le sein de Dieu. Comme l'enfant prodigue était revenu couvert de haillons, les pieds déchirés par les ronces et les pierres du chemin, mourant de soif et de faim, vers son père miséricordieux; tel il revient, contrit et repentant, vers le meilleur des pères. Oh! comme il voudrait se confesser! Le péché écrase son âme d'un poids insupportable... Il consentirait à ne plus parler le reste de sa vie, pour le bonheur de parler une fois! Il récite mentalement les prières qu'il a apprises sur les genoux de sa mère... Hélas! à peine sait-il les prières que tout chrétien est obligé de savoir! Il parle à Jésus Eucharistie, à la Sainte Vierge, à son ange gardien, selon que le veut son coeur plein de regrets et d'espérances. Un prêtre ouvre la porte de la sacristie. Le muet, d'un mouvement prompt et irréfléchi, se trouve debout. Le prêtre vient à lui: -Avez-vous besoin de mon ministère? Le muet fait signe que oui. -Venez. L'infortuné pose un doigt sur sa bouche et fait un geste de désespoir. -Que voulez-vous? demande le ministre du Seigneur. Le muet retombe à genoux et part à sangloter en se frappant la poitrine. -Êtes-vous muet? Le jeune homme répond par un signe de tête. -Voulez-vous aller à confesse? Même signe. Alors le prêtre ajoute: -Suivez-moi! Tous deux, passant près de l'autel, disparaissent dans la petite sacristie à côté du choeur. Le confesseur entre dans le confessionnal et le pénitent s'agenouille à ses pieds, derrière l'humble rideau de serge. Au bruit léger du guichet qui glisse devant la jalousie du confessionnal, un saisissement inexprimable s'empare du garçon de chantier: il comprend qu'il va se passer quelque chose d'étonnant et de mystérieux. Longtemps il pleure, et longtemps le confesseur lui parle. Enfin, agissant au nom de la miséricorde divine, l'envoyé de Dieu prononce, en faisant le signe de la croix sur la tête du pénitent prosterné, ces paroles étonnantes qui délivrent les âmes de l'enfer et les rendent au ciel. Le muet ressentit une ivresse ineffable. Il revint dans l'église et resta longtemps devant le saint sacrement. La nuit commençait à planer sur la terre. Les murs de la petite église paraissaient noirs entre les fenêtres légèrement éclairées. La lampe brillait plus vivement, et les ombres faisaient ressortir son éclat comme les épreuves font ressortir l'éclat de la vertu. Le muet se leva pour sortir. Il prit l'allée de droite. Dans la même allée venaient deux personnes, une femme et une enfant. Un rayon de la lampe tomba sur le visage de l'enfant au moment où elle passait à côté du pénitent. Celuici fait un pas en arrière, et se retrouve en face de la petite fille. Il lève les mains au ciel comme pour rendre grâce à Dieu, et tombe à genoux aux pieds de l'enfant! C'était sa petite soeur. Il l'enveloppe de ses bras et la presse sur son coeur. La femme veut le repousser: -Allez-vous-en! dit-elle. Qui êtes-vous? Laissez cette enfant!... Le muet ne bouge point. L'enfant, qui le reconnaît, ne semble pas effrayée. Le prêtre, attiré par le bruit, accourt. -Ah! vous voilà? dit-il à la femme. Et c'est l'enfant dont vous m'avez parlé... Mais que faites-vous, vous? (Il s'adressait d'un air sévère au muet.) Qu'est-ce que cela veut dire? Le muet tenait toujours sa petite soeur contre sa poitrine, et ne paraissait pas vouloir s'en séparer. -Laissez donc cette enfant, reprend le curé. Le muet fait signe que non. -Est-ce là cet homme dont vous m'avez parlé? demande-t-il à la femme. La femme répond: -Non, monsieur le curé; celui-ci, je ne le connais pas. -C'est peut-être un de ses amis ou de ses complices? -Je n'en sais rien. -Le connais-tu, toi? dit-il à Marie-Louise. -Je l'ai vu sur la cage... -Sur la cage... sur la cage... Je n'y comprends rien! murmure le prêtre. Et il ajoute: -N'importe! Je l'ai promis, je te sauverai! Le muet, en entendant ces paroles, laisse la petite Marie-Louise, prend les mains du prêtre et les baise affectueusement; puis il pousse l'enfant dans les bras de son nouveau protecteur et s'éloigne. À la porte de l'église, il se trouve en face de deux amis de chantier, l'ex-élève de troisième et Sanschagrin. -Sérieusement converti, Djos? dit Sanschagrin, en guise de salut. -Conversus ad Dominum, répète l'ex-élève. -Imagine-toi, reprend Sanschagrin, que nous voulions, Paul et moi, aller faire un tour de calèche, et ce misérable charretier refuse de nous mener. -Et nous voulons même le payer d'avance. -Il dit qu'il est retenu pour sept heures précises. -Septima hora præcisa. -On va bien voir: voilà que l'angélus sonne; il est sept heures. La petite cloche de la Basse-Ville tinte joyeusement ses Ave Maria, pendant que plus loin, sur le cap, la grosse cloche de la cathédrale remplit le ciel de sa voix lente, sonore et sublime. La porte de la chapelle s'ouvre en effet, un prêtre paraît, suivi d'une femme et d'une enfant. Le charretier vient au-devant d'eux, prend l'enfant dans ses bras et la monte dans la calèche: la femme s'assied à côté de la petite fille. Le cocher se place sur le devant et fouette le cheval qui part au grand trot. -C'est vrai qu'il était retenu, dit Sanschagrin à l'ex-élève, c'est un digne homme. -Vere dignum et justum, ajoute le maniaque de Paul Hamel. -Viens donc avec nous autres à l'Oiseau de proie, demande Sanschagrin au muet. -Viens donc! dit Paul. Le muet n'avait guère envie de retourner dans ce taudis; mais il ne connaissait pas d'autre monde, le malheureux, que celui qui fréquente ces sortes de maisons. Et puis quelque chose l'attachait à cette auberge où il était resté longtemps, quand les mauvais traitements et la haine de son oncle le poursuivaient sans relâche. Il n'avait pas été maltraité sous ce toit méprisable et l'amitié l'avait protégé de sa main bienfaisante; il était donc excusable, dans son ignorance, de céder aux sollicitations de ses camarades. XXV Le Curé De Québec. Geneviève ne dormit guère après le songe extraordinaire qui visita ses esprits. Sa conscience se réveilla comme un lac secoué par une commotion souterraine. Les remords déchirèrent son âme; elle eut peur de mourir. Elle crut que ce rêve était un avertissement, et elle prit la résolution de ne pas le mépriser. Comment, en effet, expliquer ces songes mystérieux qui visitent parfois notre sommeil, soulèvent à nos yeux le voile de l'avenir et nous font vivre d'une double vie en quelque sorte; ou nous transportent en des lieux éloignés, pour nous montrer ce qui s'y passe, jetant comme un demijour sur des événements que rien ne pouvait faire prévoir, nous donnant comme une faculté d'être, à la fois, en plusieurs lieux ou dans plusieurs temps? Geneviève fait le signe de la croix et se recommande sincèrement à la Sainte Vierge. Elle se trouve fortifiée. Une idée vient à son esprit, une idée de salut, comme un phare qui luit tout à coup sur le rocher dangereux pour guider le navire qui vogue vers le naufrage. Elle se lève, revêt ses meilleurs habits et descend dans la salle où se trouvent réunies plusieurs femmes. On lui fait une réception fort amicale. Elle se montre aimable. Le maître d'école dormait encore. Elle prétexte une raison pour sortir et se dirige vers l'église de la Haute-Ville. Elle entre résolument dans la sacristie, demande à parler au curé qui sort du confessionnal. Alors un trouble profond s'empare d'elle; la honte et la confusion se peignent sur ses traits. Pourtant quel homme fut jamais plus humble et plus compatissant que cet admirable curé? Il avait la naïveté de l'enfance avec l'expérience des années, la candeur de l'innocence avec la connaissance de toutes les misères humaines. Son regard doux et ferme attirait tous les coeurs et faisait tomber toutes les préventions. Sa voix était onctueuse et la charité coulait de ses lèvres comme une huile sainte. Prompt à pardonner, lent à punir, il aimait les pécheurs, comme Jésus- Christ les aimait, en détestant le péché. Il était véritablement un père au milieu de ses enfants, véritablement un pasteur au milieu de son troupeau. Comme son divin maître, il eût donné son sang pour ses brebis. Il leur donna une longue vie de prière et d'amour, de travail et de bonnes oeuvres. Dès ici-bas sa vertu fut récompensée, et il porta longtemps la mitre sacrée des princes de l'Église. Faisant un effort suprême, Geneviève avoue ses relations criminelles avec le maître d'école; la conversation qu'elle a surprise, le rêve qu'elle a fait et tout ce qu'elle sait de la petite Marie- Louise. Le curé, fort ému, lui dit qu'elle doit remercier Dieu de ce qu'il fait pour elle. L'enfant que des méchants s'efforcent de perdre sera sauvée, si elle le veut. Et en sauvant cette petite fille, elle se délivre elle-même des chaînes honteuses qui la captivent: -Fuyez cet homme qui vous tient sous un joug infâme, continue-t- il, il ne vous aime point. Après vous, une autre. Quand vous aurez perdu les charmes qui le retiennent, il vous rejettera comme on rejette un instrument brisé: il vous méprisera, car il aura connu votre faiblesse. Vous ne serez jamais heureuse dans le crime, parce que la vertu est le bien de Dieu. La vie passe vite et personne n'échappe à la mort. Quand vous mourrez, vous serez dans le désespoir, parce qu'il ne sera plus temps de revenir à Dieu. La contrition n'est pas un simple acte de la volonté. On la demande à Dieu, on l'obtient par la prière et la méditation. Il faut que vous sauviez l'enfant! il faut que vous vous sauviez vousmême ! -Je le veux, répond Geneviève. -Je vous trouverai un refuge à toutes deux. Je connais une famille qui vous accueillera et où vous vivrez dans la paix et la vertu. Il n'y a point d'enfant dans cette famille. Il a plu à Dieu de refuser ce bonheur à ma soeur bien-aimée... Le Seigneur, qui voit tout, est infiniment sage dans ses oeuvres. Sortez aujourd'hui même de la maison où vous êtes; prenez la petite avec vous, allez à l'Hôtel-Dieu, je vous préviendrai. Je vais écrire à ma soeur; j'aurai la réponse de suite, et vendredi soir, je l'espère, vous partirez. Vous commencerez une vie nouvelle, une vie de vertus et de félicité. La mère qui veille sur son enfant du haut du ciel, veillera aussi sur vous: elle vous l'a promis. La Drolet venait d'arriver de la campagne. Racette et Paméla l'attendaient chez elle. En femme coupable, elle sourit au projet de ses amis. Elle calcula d'avance ce que la beauté de l'enfant pouvait lui rapporter: -C'est un appât séduisant, disait-elle, et cela se vend à prix d'or. Ne me parlez pas de celles que les plaisirs ont couronnées de leurs épines. Amenez-moi cette petite et je la dresserai bien. Le frère et la soeur sortirent enchantés. La femme publique avait libéralement payé sa jeune victime. En revenant, le maître d'école disait: -C'est un bon coup! Elle n'en sortira jamais. Elle ne songera guère à retrouver une famille qui rougirait d'elle, et des amis qui la repousseraient. -Oui, répondit sa soeur, et les fillettes qui arrivent ici à douze ou treize ans n'en sortent point, si ce n'est pour aller au cimetière. -Eusèbe va jubiler à cette nouvelle. Je l'attends vendredi. -Tu lui as écrit? -Oui. En parlant ainsi, ils entrèrent. -Habille-la, dit le maître d'école, et la conduisons avant que Geneviève ne rentre. -C'est l'affaire d'une minute: elle n'a qu'une robe à revêtir. -Farceur de muet qui voulait m'ôter cette enfant!... grommela le maître d'école. Il sera fin s'il la rattrape!... Et lui, je le pincerai bien!... Il aura bien son tour! Il fut interrompu dans son monologue par un cri de sa soeur. -Qu'as-tu donc? lui demande-t-il. Paméla sort tout excitée de sa chambre. -La petite est partie... -Que dis-tu? partie? la petite est partie?... Ce n'est pas possible. Et il entre dans la chambre, fouille partout: plus personne, plus rien! -Comment cela peut-il se faire?... Adée! Adée, c'était la servante. Elle répond: -Quoi, monsieur? -Est-il venu quelqu'un ici? -Non, monsieur, c'est-à-dire oui. -Non! oui! es-tu folle? Parle ou ne parle pas! Est-il venu quelqu'un? -M lle chose... que vous avez amenée hier soir. -Geneviève? -Oui, monsieur, elle est entrée tout à l'heure. -Et elle est partie avec l'enfant? -Je n'en sais rien. -Comment, tu n'en sais rien? reprend Racette qui ne peut revenir de sa surprise. -J'étais dans la cour quand elle est sortie -si elle est sortie -, je ne me défiais pas d'elle, moi. Racette pense: «Elles sont peut-être en haut: on se désole pour rien.» Il appelle; personne ne répond. Il monte, parcourt chaque appartement, visite la cave et le grenier: -Parties! exclame-t-il avec désespoir, elles sont parties! Geneviève sortit de l'église forte et consolée. Elle retourna en tremblant dans cette maison de malédiction où elle avait passé la nuit. Le maître d'école et sa soeur étaient sortis. La servante dit: -Ils sont allés chez la Drolet pour lui demander de prendre une jeune fille chez elle. Geneviève entra dans la chambre de Racette. Le lit était défait. L'enfant dormait encore, bien qu'il fût près de midi. Geneviève l'éveilla, la revêtit de sa robe, et l'emmena pieds nus et sans chapeau. La pauvre orpheline n'avait jamais eu de souliers, et son chapeau de paille était resté dans le bois. La servante alla dans la cour verser une cuvette d'eau. Geneviève et Marie-Louise sortirent. Geneviève tremblait. La petite lui demanda: -Vas-tu me conduire chez mon oncle? Elle la conduisit à l'Hôtel- Dieu. XXVI Les Deux Calèches. Le maître d'école chercha Geneviève et la petite Marie-Louise pendant trois jours, et ne put découvrir le lieu de leur retraite. Il ne pouvait s'expliquer une fuite aussi prompte et si peu préméditée. Il se perdait en conjectures: «Serait-ce le muet? pensait-il, serait-ce Geneviève?» Il se rendit à l'auberge de l'Oiseau de proie, où flânaient toujours quelques-uns de ses nouveaux compagnons. Il leur fit part de sa mésaventure: tous jurèrent de l'aider dans ses recherches. Et en effet, ils se répandirent dans la ville, comme des bêtes fauves, rôdant, flairant partout, s'attardant aux coins des rues pour épier les gens et questionnant tout le monde. Mais leurs peines furent inutiles; ils travaillèrent en pure perte. Une retraite sûre autant que sacrée donnait aux fugitives son efficace protection contre leurs ennemis. Le vendredi arriva. Racette, qui avait mandé son beau-frère de descendre à Québec, craignait maintenant de le voir venir. Son triomphe s'était changé en une défaite humiliante. Il était morne, irascible, et se serait donné au diable pour le plaisir de se venger de Geneviève et de perdre l'enfant. L'après-dîner du vendredi s'écoula et le beaufrère ne vint point. «Le bateau doit être arrivé maintenant, pensait-il; si Eusèbe était descendu, je l'aurais vu déjà. Il n'est pas venu, tant mieux! Je vais me rendre au marché, pour m'en convaincre.» Et il partit. Une pensée lui vint: «Si je passais par le Palais? Il y a peut-être quelque berge de Lotbinière: je les visiterai de crainte que les diablesses n'y soient cachées.» Il se dirigea vers le Palais. Il n'y avait là qu'un bateau de Lotbinière et un autre, de Saint-Jean- Deschaillons; mais les fugitives n'étaient point à bord. Racette, déçu de nouveau, prit la rue Saint- Paul et chemina lentement, comme un homme qui ne sait où il doit aller. L'angélus sonnait. Pendant que les âmes pieuses faisaient monter vers le ciel, avec les flots d'harmonie de l'airain sacré, leur humble prière, lui, le misérable, il blasphémait le saint nom du Seigneur. Tout à coup, comme il passait vis-à-vis la côte des Chiens, il vit venir une calèche. Le soufflet en était relevé comme aux jours de pluie, et le cheval trottait dru sous les coups de fouet. La voiture passa comme une flèche, mais il put voir, de ses yeux de lynx, une femme et une enfant assises toutes deux en arrière, et il entendit un cri léger. La foudre l'eût frappé qu'il ne se fût pas arrêté plus subitement. -Les malheureuses! hurle-t-il, les infâmes! Et il s'élance à la poursuite de la calèche: -Arrêtez-les! crie-t-il, arrêtez-les! Les gens se détournent pour voir et ne comprennent pas ce qu'il veut dire. Il rencontre un charretier, monte dans la voiture: -Vite! fais crever ton cheval s'il le faut... -Où? -Rejoins la calèche qui vient de passer! -Ce n'est point aisé! -Malédiction! vas-tu partir? Fouette! marche! file! en avant! Le cocher ne se le fait plus répéter. Le fouet laboure les flancs du cheval qui bondit et s'élance sur la route. Les roues de la calèche tournent comme deux scies rondes. Pour se garer de cet attelage rapide, les autres voitures cèdent tout le chemin. Les deux calèches passent devant le Palais et s'engagent dans la rue Saint-Joseph, qu'elles suivent jusqu'à la rue du Pont. Alors, tournant à droite, elles prennent celle-ci pour gagner la campagne. Quand la calèche qui emportait Geneviève et Marie-Louise passa la barrière du pont Dorchester, l'autre n'était plus qu'à quelques perches en arrière. -Fermez la barrière! crie le premier cocher au gardien, fermez vite! nous sommes poursuivis. Le gardien ferme la barrière. Racette qui vient de dire à son charretier: «Passe tout droit si la barrière est ouverte», pousse un juron en voyant le gardien la refermer. Mais le retard n'est pas long, et la rapidité du cheval qui se sauve n'est égalée que par la rapidité de celui qui le poursuit. Les fers résonnent fort sur le chemin durci. Déjà des flocons d'écume se forment sous les harnais, et les chevaux exhalent, de leurs naseaux dilatés, un souffle brûlant. Le trot ne suffit plus et les voitures se mettent au galop. La petite Marie- Louise, tout effrayée, tient Geneviève par le bras et se serre contre elle. Geneviève, pâle et interdite, se croit déjà entre les mains du maître d'école sans pitié; elle pense au rêve de la nuit précédente. Son amant d'hier, à ses yeux si séduisant et si beau, s'est changé en un monstre affreux. Elle invoque la mère de Marie- Louise et lui dit encore: -Sauvez-nous! sauvez-nous!... Elle est tirée de cet état de stupeur par la voix du cocher qui s'écrie: -Il faut arrêter: je n'ai pas envie de faire crever ma bête... Cette parole est comme un poignard qui fouille le coeur de la pauvre fille. -N'arrêtez pas, dit-elle, n'arrêtez pas! -Mais ils nous rejoignent!... ils approchent! Il se penche pour regarder en arrière: -Ils vont passer et nous barrer le chemin, continue-t-il. Vous ne connaissez pas de maison où vous seriez en sûreté? -Je ne connais personne ici, je suis étrangère. Au même instant, ses yeux aperçoivent le clocher de l'église de Beauport, qui porte haut, dans l'air, la croix de Jésus. Le clocher fait toujours naître une pensée consolante, un rayon d'espoir! C'est le drapeau qui rallie les troupes éparses; c'est le phare qui annonce l'entrée du port tranquille; c'est le doigt de la religion qui nous montre le ciel. -L'église! s'écrie Geneviève, rendez-vous à l'église. -L'église est encore loin, répond le charretier en secouant la tête. Et le cheval court toujours; et le fouet tombe, comme un serpent tordu, sur le dos de l'animal tout blanc d'écume. Le maître d'école encourage son cocher: -Fouette! arrive! rattrape-les! les voici! on les gagne! on les tient! Tu seras joliment récompensé, mon garçon. Fais crever ta bête s'il le faut, je t'en promets une meilleure. -L'animal est bon, réplique le cocher. Si j'étais sûr d'aller en paradis comme je suis sûr de les rejoindre!... Racette sourit et songe à la douce vengeance qu'il va exercer. L'église approche; le clocher monte vite dans les nues. Les deux chevaux courent côte à côte, tête contre tête, et les roues, à chaque moment, sont sur le point de se broyer dans un choc terrible. Penché en avant, Racette regarde Geneviève d'un air moqueur. -Arrête donc, ma belle! Tu n'as pas coutume de te sauver ainsi!... Arrête donc! nous allons monter dans la même voiture! Geneviève ne voit rien, n'entend rien... La petite Marie-Louise dit: -Mon oncle! c'est mon oncle! on peut bien l'attendre. La calèche qui emporte le maître d'école se trouve enfin devant l'autre. -Bien! maintenant, barre la route! ordonne Racette. Le cocher obéissant guide son cheval de façon à gêner la fuite de l'autre... Le maître d'école se penche pour regarder le résultat de ce stratagème. Il n'y a plus rien! L'autre voiture a décrit un demi-tour et s'est jetée dans le chemin qui conduit au presbytère. Geneviève et l'enfant n'ont que le temps de descendre et de se précipiter dans la maison, quand arrive le maître d'école. Il ne rit plus, mais la colère transforme son visage. Le curé, surpris, demande ce que signifie cette brusque visite. -Sauvez-nous de cet homme! dit Geneviève, hors d'elle-même. Et elle entraîne la petite au fond de la pièce, comme pour la cacher. Racette réplique brutalement et avec audace: -C'est ma femme! c'est ma nièce que j'élève... je les réclame!... Vous ne pouvez pas me les refuser... Le prêtre hésite: -Qui êtes-vous? demande-t-il à Racette. -Je suis Joseph Racette, de Lotbinière, maître d'école. -Vous êtes sa femme?... -Non, monsieur le curé. -La misérable! fait Racette. Le curé s'adressant à la petite: -Connais-tu cet homme? -Mon oncle, dit l'enfant en souriant. -L'innocence est admirable, observe le curé, et son témoignage porte la conviction dans les esprits. Racette s'applaudit de son audace. -L'enfant croit dire la vérité, reprend Geneviève, et moi je la dis. -Voyez-la! repart le maître d'école, infidèle et sans pitié elle fuit le toit conjugal... Pourtant, je l'ai bien aimée, je l'ai traitée avec délicatesse et bonté! -Menteur!... reprend Geneviève. Tu m'as perdue, tu m'as rendue la plus misérable et la plus infâme des créatures, mais je ne suis pas ta femme... tu n'as pas voulu que je fusse ta femme quand j'ai désiré l'être... maintenant je ne veux plus l'être! je ne le veux plus!... Elle tire de son sein une lettre qu'elle donne au prêtre: -Lisez. -Ce n'est pas pour moi! -N'importe! cela ne fait rien, lisez, monsieur le curé. Racette est tenté d'arracher ce papier des mains du curé qui lit attentivement; ses doigts crochus se déplient même dans ce dessein; mais le curé, par mesure de prudence, s'est un peu retiré. Il lit jusqu'au dernier mot, replie la lettre et la rend à Geneviève, puis ouvrant la porte, il dit à Racette d'un ton qui ne souffre pas de réplique: -Sortez! Le maître d'école sortit. Le feu jaillissait de ses prunelles, la rage faisait claquer ses dents... Quand il entra chez lui, il trouva son beaufrère Eusèbe en train de badiner avec des nymphes de la rue Saint-Joseph. Mlle Paméla l'avait mis au courant de ce qui s'était passé depuis quelques jours. Eusèbe fut rudement désappointé. La rue Saint-Joseph n'avait pas mieux gardé sa victime que le bois du Domaine. Cependant les fumées du rhum obscurcissaient un peu son jugement; il ne songeait pas aux conséquences que pourrait avoir cette disparition, et se laissait enivrer par les jouissances de l'heure présente. Racette fut d'abord d'une humeur intraitable; mais il se calma. L'espoir de retrouver tôt ou tard Geneviève et l'enfant, et de se venger mieux quand on ne le soupçonnerait plus de haine, lui fit supporter sa nouvelle déception avec plus de patience. XXVII Le Complot. Le chef des brigands, le charlatan et les canotiers n'étaient pas sortis de l'auberge. Après le départ d'Asselin, plusieurs hommes de cage arrivèrent, et tous ensemble, voleurs et travailleurs, se mirent à vider les verres et à raconter des histoires. Les paroles étaient libres et les récits, fortement épicés. La mère Labourique et sa fille, au comptoir, essuyaient les carafes et rangeaient sur les tablettes les verres ébréchés. -Vous ne devriez pas raconter de semblables histoires devant les jeunes filles, observa la mère prudente. -Devant, non, mais derrière? repartit Picounoc qui glissait un mot partout. -Est-il drôle ce coquin! murmura le vieux Saint-Pierre. Tord- flèche! il ferait un bon camarade. -C'est dommage, dit le charlatan, riant du bon mot qu'il espérait dire, c'est dommage que le muet ne soit pas ici, il nous en rapporterait, lui des faits curieux. Plusieurs rirent pour faire plaisir à la barbe rouge. Picounoc reprit: -Il a son histoire, le muet, et c'est une histoire qui en vaut la peine. -Conte donc! Picounoc rapporta l'événement extraordinaire dont il avait été témoin un jour de l'hiver passé. La plupart n'en crurent pas un mot. Picounoc et ses camarades affirmèrent. -Tu te serais converti, observa le vieux chef. -Moi? mais est-ce que j'ai besoin de conversion? -Farceur, va! -On ne voit pas de miracles sans se convertir, ajouta un autre. -Plusieurs sont devenus presque dévots depuis ce temps-là... Paul Hamel, qui parle toujours latin parce qu'il a mis le nez au séminaire, Sanschagrin, Georges Lalumière... Ces gens-là ne se sentaient pas bien avec leur conscience: ils ont eu raison d'aller à confesse. Quant à moi... le ciel s'écroulerait sur ma tête que je ne tremblerais pas!... -Tu te vantes. -Si je voyais un miracle, je ne sais pas ce que je ferais, ma foi! non je ne le sais pas. C'était le chef qui disait cela. -Je le sais bien, moi, repartit l'imperturbable Picounoc. -Oui? quoi? -Vous fermeriez les yeux. -Je voudrais bien avoir dit cette parole! pensa le charlatan. -Si nous soupions? proposa l'un des habitués, qui n'avait rien dit encore. -C'est une idée, fut-il répondu: La mère, qu'avez-vous de bon à nous donner? -Toutes sortes de choses. -C'est trop! dit le charlatan. -N'importe! donnez! repart le chef. Il faut les avoir toutes, ces choses, pour en trouver une bonne. -Gredin, va! Le souper fut joyeux et chacun paya pour soi. -J'ai une idée, dit le charlatan au chef. -Moi aussi, répond le chef au charlatan. -Vous avez bien de la chance, vous autres, d'avoir une idée! murmura Picounoc. -Ce soir, à huit heures, au lieu ordinaire, continua le vieux brigand. Le docteur à la barbe rouge, Robert et Charlot firent un signe affirmatif. -Je prends ma carte, dit Picounoc, le pit, combien? -Pas d'admission. -Je vous siffle de suite alors. Et se mettant deux doigts dans la bouche, Picounoc poussa un sifflement aigu. Après le souper tous sortirent pour flâner un peu sur les quais et les grèves. Il était sept heures. Le chef se pencha vers l'hôtelière: -Notre chambre pour huit heures, et personne dans le voisinage. En entrant, ils rencontrèrent le muet qui venait de l'église de la Basse-Ville, l'ex-élève et Sanschagrin. -Bonjour, les amis! s'écria Picounoc. -Salve! répondit l'ex-élève. Le muet salua de la tête. -La mère, mater, dit l'ex-élève en entrant, c'est décidé, l'on se range; si vous voulez que l'on revienne, une chambre! -C'est malaisé, mes bons fils, il n'y a que deux chambres en haut, Djos le sait, notre chambre à Louise et à moi, et une autre. -Eh bien! c'est l'autre que nous voulons. -Retenue, mes agneaux, retenue! -Alors, adieu! vous perdez notre pratique, dit Sanschagrin. -Ne faites pas cela. Tiens! je vous connais, vous êtes de bons enfants, vous serez bien servis. -C'est bon! montons, dit Sanschagrin. -Ascendamus! fit l'ex-élève. Une demi-heure après, Paul et Sanschagrin sortirent. Le muet, fatigué, se jeta sur le lit pour se reposer. Il s'endormit. Les brigands étaient avec l'hôtelière dans la chambre voisine quand il se réveilla. -Il n'y a personne dans l'autre chambre? demandait le chef. -Vous savez bien, mes bons amis, que je vous suis dévouée corps et âme, que je suis la femme la plus honnête et la plus discrète de toute la ville, répondait la vieille. -Hum! hum! fit le charlatan. La bonne femme le regarda de travers. -C'est vrai! dit-elle. Mais je descends parce que vous aller me faire fâcher. Soyez sans crainte; amusez-vous: vous avez sur la table le meilleur rhum de la Jamaïque. Elle descendit. -Mon idée la voici, commence le chef: aller à Lotbinière faire connaissance avec les piastres de ce brave habitant que nous ayons vu cet aprèsmidi. -C'est la mienne aussi, reprend le faux docteur; et vous avez compris que je ne le faisais pas jaser pour rien. -Nous y pensions, dirent Robert et Charlot. -Il faudra mettre Racette dans la confidence: il pourra nous être d'un grand secours, ajoute le chef. -Il faut qu'il fasse un coup de maître pour son premier coup, dit Robert. -M'est avis, observe le charlatan, qu'il vaut mieux agir sans lui pour cette fois. Il aura de la répugnance à dévaliser un ami, un parent; laissons-le s'aguerrir ailleurs que dans sa paroisse. Trop de souvenirs se dresseraient devant lui. -Un parent? font les autres, étonnés. -Eh oui! un beau-frère. -Le docteur a raison, repart Charlot. -C'est possible! avoue le chef. Alors agissons sans lui et à son insu. Quand ironsnous ? -La semaine prochaine, si rien n'empêche. -Si nous montions demain? propose Charlot. -Non; Asselin pourrait avoir des soupçons, sinon avant, du moins après l'affaire, réplique le chef. -Voici! l'on pourrait le retenir ici, lui faire manquer le bateau, et se rendre chez lui pendant que sa femme est seule. -Il est difficile de surprendre une femme seule: elle se tient sur ses gardes, elle est sur le qui vive. -On peut l'endormir, dit Robert. -Pas de violences inutiles. Dans la nécessité, c'est bien. -Il paraît que le brave homme cache ses trésors dans de vieux chapeaux et des bas percés, qui ont l'air d'être jetés au hasard dans les coins du grenier, reprend Charlot. -Je l'avais entendu dire déjà, répond le charlatan. -Il n'y a pas grand mal à prendre des chapeaux usés et des bas troués, marmotte Robert. -Est-ce une affaire conclue? demande le chef. -Oui. -Qui ira? -Robert, Charlot et moi, dit le docteur. -Parfait! Vous monterez par le nord et vous traverserez le fleuve à Deschambault. Vous n'oublierez pas de vous déguiser, pour que ceux qui vous verront avant le vol ne puissent vous reconnaître après. -Soyez tranquille, chef, nous serons prudents comme toujours. Le muet avait tout entendu. XXVIII Les Deux Bateaux. Le vent soufflait de l'est, et de légers nuages, pareils à des cardées de laine, se dispersaient au firmament. Le fleuve s'agitait dans son lit. La mer montait. Debout sur le coqueron de leurs berges, les bateliers criaient aux passagers de faire diligence. Et l'on voyait accourir vers la grève, où les vaisseaux commençaient à flotter, les habitants des différentes paroisses, les uns avec leurs ballots de marchandises sous le bras, les autres avec leurs tinettes et leurs coffres vides. Il y avait de la gaieté à bord de ces petits bateaux où s'entassaient, pêle-mêle, hommes, femmes, garçons et filles. C'était un bourdonnement de voix incessant, et des éclats de rire qui montaient comme des feux d'artifice. Les premiers embarqués s'emparaient des bancs et les derniers restaient debout. Peu à peu l'on se divisait et l'on formait des groupes. Gars et fillettes se trouvaient ensemble. Les femmes faisaient cercle autour de la plus jaseuse des commères, et les hommes, en prenant un coup, parlaient affaires et politique. Alors comme aujourd'hui, il y avait deux partis, l'un bon, l'autre mauvais. Le bon, c'était le mauvais pour ceux qui n'y appartenaient pas, et le mauvais, c'était le bon pour ceux qui y appartenaient. Chacun, comme aujourd'hui, discourait sur des questions de finance et d'administration, sans connaître le premier mot de l'économie politique. Celui qui criait le plus fort avait raison, et l'on se rangeait de son avis. Les bateaux n'avaient pas toujours un vent favorable pour voguer, et souvent ils restaient à l'ancre durant plusieurs marées le long de la côte. Alors débarquaient et se rendaient à pied ceux que des travaux pressants appelaient. Les paresseux et ceux qui ne sont jamais pressés, attendaient le bon vent. C'était une perte de temps sérieuse pour chacun de ces braves cultivateurs; mais alors que le sol produisait encore avec abondance; alors que le luxe n'avait pas encore gâté jusqu'à la moelle des os notre heureuse population; alors que l'orgueil et la vanité de tous n'avaient pas attiré sur nos champs la malédiction du Seigneur, le cultivateur pouvait perdre du temps et négliger ses affaires, sans se croire plus pauvre. Il y avait un surplus en ce temps de fécondes récoltes! Aujourd'hui, ô mes pauvres campagnes, vous ne vous couronnez plus de riches moissons de froment!... Vous n'êtes plus sensibles aux durs travaux du laboureur! Votre sein aride se laisse en vain déchirer par le soc tranchant! Les épis légers se tiennent droits comme les hommes orgueilleux, et ne se courbent point comme les humbles que le ciel a remplis de vertus! Le ver destructeur s'est glissé au coeur de la gerbe de grain comme au coeur de la société! Et quand le fléau tombe sur l'airée, quand le vanneur crible l'avoine et le froment, beaucoup de balles légères et de graines mauvaises sont jetées à la porte de la grange, comme beaucoup d'oeuvres inutiles ou perverses seront rejetées et condamnées quand l'éternelle Justice criblera le monde. La brise fraîchissait: -Appareillons! dit Mathurin, appareillons! Mathurin était le capitaine de l'un des bateaux passagers de Lotbinière. Il en était aussi le matelot et le couque: il formait l'équipage à lui seul. Paton était capitaine et propriétaire, couque et matelot de l'autre bateau voyageur. Tous deux avaient beaucoup de monde: ils ne partaient pas du même endroit; l'un faisait voile de la Vieille- Église, l'autre, du ruisseau de Grégoire Houle, juste une lieue plus bas. On se rappelle que la berge de Paton avait un jour chaviré, et que plusieurs personnes s'étaient alors noyées. Pendant longtemps les habitants n'osèrent s'embarquer avec le malheureux capitaine, et Mathurin fut sur le point de rallonger son vaisseau, en le coupant au milieu. Cependant tout s'oublie, les jours de joie comme les jours de peine, les malheurs comme les chances heureuses. Le souvenir de la noyade s'altéra dans le passé brumeux. Il était comme ces voiles qui flottent vaguement dans un brouillard. Les gens allèrent de nouveau s'embarquer à la Vieille- Église, et Paton eut encore des jours de triomphe. Les deux bateaux partirent ensemble de la ville. Ce fut entre eux une lutte agréable. Les voiles gonflées qui volaient sur les vagues ressemblaient au croissant de la lune que l'on voit courir, par une nuit venteuse, sur les grands nuages. Les habitants se hélaient de l'un à l'autre. Les uns criaient: -Holà! jetez-nous une amarre, que l'on vous remorque! Retournez- vous à la ville? Êtes-vous à l'ancre? Les autres répliquaient: -Vous êtes à lège, vous autres! Tous, tant que vous êtes à bord, vous ne pesez pas une plume!... Vous êtes des gens légers! -Vous êtes trop lourds, vous autres, vous allez faire couler votre bateau. Et le flot du montant, soulevé par la brise, berce les légers vaisseaux. Au mouvement du tangage, poupes et proues plongent tour à tour dans l'écume, avec un bruit qui ressemble au froissement d'un feuillage sec. -Connaissez-vous ce jeune homme? demande Victor Bélanger à ceux qui sont assis sur des coffres vides, auprès du mât, dans le bateau de Mathurin. Et il montre, des yeux, un garçon bien découplé, qui regarde mélancoliquement les vagues se briser sur la joue du bateau. On répond négativement. -Il n'est pas de chez nous, continue Bélanger, ou je ne me le remets point. -C'est un étranger, dit François Leclair. -Il a l'air triste. -Il n'a parlé à personne depuis qu'il est à bord. -C'est un joli garçon. Où peut-il aller?... Tiens! il faut que je demande à Asselin. Il connaît tout le monde, lui. Au reste, il l'accostera sous un prétexte quelconque, et saura vite qui il est, d'où il vient, où il va. Eusèbe Asselin parlait avec les femmes et faisait le galant. -Eusèbe, dit Bélanger, laisse donc les femmes tranquilles; viens ici un peu. -Dieu! que vous vieillissez vite, vous autres! répondit Eusèbe, et que vous êtes devenus désagréables aux yeux du beau sexe! -C'est bon! disent les femmes; ne les épargnez point... Eusèbe vient rejoindre les hommes: -Qu'y a-t-il pour votre service? -Connais-tu ce jeune homme? demande Bélanger. -Non! -C'est tout ce que nous voulions de toi. -On peut faire sa connaissance! -Va donc lui parler. -C'est facile. Et il se dirige vers le jeune étranger, dont les yeux rêveurs sont toujours attachés sur les flots. -Il vente une bonne brise, lui dit Asselin. Pour commencer une conversation toutes les phrases sont bonnes, pour la finir les bonnes sont rares. L'inconnu lève sur son interlocuteur un regard doux et fait un signe de tête en souriant. -Vous allez à Lotbinière? Même geste. -Vous n'êtes pas de la paroisse? Le jeune homme fait un signe nouveau qui veut dire oui ou non. Eusèbe commence à trouver le jeu ennuyant. Converser à deux, cela passe, souvent même cela est très agréable; mais à converser seul l'on s'ennuie; je n'y vois qu'un avantage: les sottises que l'on dit ne sont point répétées. Bélanger et plusieurs autres regardent Asselin et rient de son dépit... -Quel est donc votre nom? demande Eusèbe à l'étranger. Le jeune homme prend une expression de profonde tristesse, et mettant un doigt sur sa bouche, il fait comprendre qu'il ne parle point. -Vous êtes muet? Il affirme de la tête. -C'est une grande affliction! Le muet baisse les yeux et pense: «C'est une punition terrible.» L'intérêt est excité à un point extraordinaire. En un instant tout le monde, à bord, sait que le beau garçon à demi couché sur l'avant de la berge est muet. Les jeunes filles trouvent des prétextes pour laisser leurs places et passer près de lui. Il est vite entouré d'un cercle de curieux. Il se lève. -Avez-vous des parents à Lotbinière? lui demande Bélanger. Le jeune homme hésite comme s'il n'avait pas bien entendu. -Avez-vous des parents ou des connaissances? répète l'habitant. Il fait signe qu'il en a, et des larmes roulent dans ses yeux. -C'est un beau garçon, c'est dommage qu'il soit muet, murmure Philomène Pérusse à l'oreille de Noémie Bélanger. -Et qu'il a l'air bon! répond Noémie. Au même instant les yeux mouillés de pleurs du muet rencontrent les yeux noirs de la jeune fille, qui rougit et baisse la tête comme si elle eût été entendue. Le jeune étranger la regarde toujours. -Vous venez en promenade sans doute? reprend Asselin. -Non, fait comprendre le muet. -Par affaire alors? Le muet simule le geste d'un homme qui fauche le foin avec la faux ou coupe le grain à la faucille. -Vous cherchez de l'ouvrage? Vous savez couper à la faucille? Il approuve. -Si j'avais besoin d'un homme je l'engagerais, dit Bélanger; il paraît si fort et si bon. -J'ai besoin de quelqu'un, moi, pour m'aider à finir mes récoltes, repart Asselin. -Engage-le donc, alors. -J'en ai envie. -Tu peux essayer. Il ne perdra toujours pas de temps à jaser. -Voulez-vous venir chez moi? demande Asselin au jeune homme. Je vous donnerai quatre piastres par mois et la nourriture. Un sourire de satisfaction passe sur la figure sereine du muet, il tend sa main à l'habitant, qui la serre en disant: -C'est conclu! Je ne sais quoi, mais alors il se passa quelque chose de mystérieux dans le coeur de la belle Noémie Bélanger: elle-même ne put se rendre compte de ce trouble nouveau. Les bateaux se rendirent heureusement à leur destination et chacun des passagers prit le chemin de sa maison. La chance était pour Asselin, car le muet montait à Lotbinière pour déjouer le complot des voleurs. XXIX Les Souvenirs. Le soleil a jauni les moissons. Les épis se balancent au souffle du vent et un murmure s'élève au-dessus des champs féconds. Les moissonneurs, armés de leurs faucilles, une main protégée par la mitaine de cuir rouge, sont penchés sur la glèbe. Ils saisissent de la main gauche, l'une après l'autre, plusieurs poignées de grain qu'ils coupent de la droite, et se relèvent à intervalles réguliers, pour étendre, sur le sol, le grain qui doit javeler. Le champ d'Asselin et celui de Bélanger ne sont pas éloignés l'un de l'autre. Noémie se plaît à voir tomber sous sa faucille la paille dorée. Elle fredonne souvent comme la fauvette, et sa voix est agréable aux moissonneurs. Les oiseaux répondent à ses refrains et voltigent autour d'elle, sur les clôtures et les cenelliers. Sa voix fait rêver. Elle le sait bien, car chaque fois qu'elle chante, le muet, qui travaille dans le clos voisin, laisse reposer sa faucille; et, chaque fois qu'elle le rencontre, il la salue avec un sourire. Les gerbes sont entassées dans les grandes charrettes, et les chevaux ou les boeufs charroient chaque jour, dans les granges recouvertes en chaume, les récoltes abondantes. Quand le soir est venu, que le travail est fini, que la nuit enveloppe la campagne et confond tous les objets, le muet rôde, comme un fantôme, autour d'une maison inhabitée depuis longtemps, et ceux qui l'entrevoient dans les ténèbres se sentent saisis d'un vague effroi. Des histoires de revenants se content au coin du foyer, et des femmes crédules assurent qu'elles ont vu, plus d'une fois, le défunt Letellier debout, immobile, à la porte de sa maison déserte. Les jeunes filles n'osent pas sortir le soir. Le muet part avant l'aube et ses pas se dirigent encore vers cette maison que l'on croit hantée. Alors avec le rayon du jour qui tombe sur le toit vieilli et l'illumine, surgit un autre rayon plus vif et plus brillant: c'est le soleil du souvenir qui éclaire le passé, pour en faire ressortir ces mille détails charmants que la mémoire avait oubliés. Le muet revoit la chambre solitaire où sa mère a rendu le dernier soupir. Le lit est encore là avec ses poteaux élevés mais nu, dépouillé, triste comme un cadavre. Le poêle n'est plus dans la cloison, qui reste ouverte. Le grillon chante sous le foyer éteint: seul il est demeuré fidèle à la malheureuse maison. La croix noire au pied de laquelle le père, la mère et l'enfant s'agenouillaient chaque soir, est toujours pendue au mur peint à la chaux. Le tuteur n'a pas eu besoin de ce souvenir incommode. Ah! le pauvre muet! comme il pleure en revoyant ces objets sacrés! comme il pleure au souvenir de ces jours lointains et heureux! Et toutes les souffrances qu'il a endurées depuis l'heure fatale où il a dû sortir de la maison paternelle, passent aussi devant ses yeux, comme ces bandes d'oiseaux voraces que le naufrage attire!... Un sentiment de vengeance monte malgré lui du fond de son coeur. Il pense au Christ flagellé, et la colère se calme. Mais ne peut-il pas, ne doit-il pas enfin se faire connaître et revendiquer ses droits? Hélas! comment fera- t-il? il ne peut parler, il ne peut écrire!... Un sombre découragement s'empare de son âme, par instant, et ceux qui le voient disent: -Ce garçon-là souffre beaucoup. Quelquefois il pense: «J'apprendrai à écrire», et le moment d'après cela lui paraît impossible. Noémie, qui le voyait souvent, le trouvait bien à plaindre, et s'efforçait de lui être agréable: «Il est si malheureux! pensait- elle, et personne ne le console. Il est toujours seul: tout le monde semble le fuir...» Il se montrait bien touché de l'amitié de cette jeune fille. Un jour, c'était le dix-septième après son arrivée, il la rencontre à la porte de la maison abandonnée et l'arrête. Il lui montre la chambre de sa mère, la croix pendue au mur, la place où se trouvait la table, et le coin où la grande horloge avait sonné les heures de joie et les heures d'amertume; et, par mille gestes variés, il s'efforce de lui faire comprendre qu'il a vécu dans cette maison quand il était jeune; qu'il a vu mourir, sur ce lit, une mère bien-aimée; qu'il est tombé à genoux à son chevet, et qu'il a prié devant la croix. La jeune fille ne comprend rien d'abord. Mais, peu à peu, rappelant, à son tour, les souvenirs de l'enfance, et quelques détails de la mort de Mme Letellier et du malheur de ses enfants, elle est comme éclairée d'une lumière subite, et elle entend le langage silencieux du pauvre garçon. Elle parle de plusieurs choses qui ne lui paraissent pas étrangères, et elle lui fait des questions auxquelles il répond assez facilement. -Êtes-vous Joseph? demande-t-elle enfin d'une voix émue. Alors le muet ressent une joie qui tient du délire; il saisit les mains de Noémie et les couvre de baisers. -Tu es Joseph? répète la jeune fille stupéfaite. Il fait signe qu'en effet il est Joseph, et il fond en pleurs. -Mais Joseph n'était pas muet. Alors il a un moment de désespoir; il pâlit, lève les yeux au ciel, montre le Christ suspendu sur la croix de bois, et reporte sur sa langue muette le doigt qui vient de se lever sur le Sauveur. -C'est le bon Dieu qui t'a rendu muet? hasarde en tremblant Noémie. Joseph penche la tête et tombe à genoux. Noémie est dans un trouble extraordinaire. Elle sort et court raconter à ses parents ce qu'elle a vu. Bélanger vient aussitôt rejoindre le muet. Il le trouve prosterné devant la croix et pleurant toujours. Il le questionne longtemps et reste convaincu qu'il est véritablement l'enfant de ses anciens voisins, si tristement décédés il y a alors douze ans. Croyant faire plaisir à Asselin, il va lui révéler la nouvelle. Asselin se moque. Bélanger, un peu froissé, lui dit: -Fais-le venir et interroge-le; tu verras qu'il sait des choses que seuls peuvent savoir les enfants de Letellier, ou ceux qui ont bien connu cette famille. Il n'en manque pas de gens qui ont connu la famille ou qui en ont entendu parler. -Enfin la chose vaut qu'on s'en occupe. -Qu'il fasse valoir ses droits; le bien est là. C'est tout ce que répondit Asselin, mais il pensait bien autrement. Il avait remarqué, en effet, les agissements de son engagé, et les avait trouvés un peu singuliers. Bien qu'il ne craignît pas les réclamations d'un muet, il avait peur d'être troublé par le subrogé tuteur ou ceux-là qui conservaient de l'attachement pour le souvenir de Letellier. Et puis, il soupçonnait de ruse le jeune homme, et croyait feinte son infirmité. Il avait résolu de le congédier aussitôt que son mois serait fini. Il se décida de le renvoyer dès le lendemain. Joseph s'attendait à cela; il ne parut pas surpris. Cependant il ne voulait pas laisser la paroisse sans avoir tenté de se faire reconnaître par son oncle ou le subrogé tuteur. Il était venu pour déjouer les projets des voleurs, les voleurs ne s'étaient pas rendus au jour fixé. Pourquoi? Il l'ignorait. Il aurait été heureux de faire du bien à son persécuteur avant de se séparer de lui; cependant il était plus heureux de voir les méchants renoncer à leurs coupables desseins. XXX La Grosse Roche. Il pouvait être cinq heures du soir quand Eusèbe Asselin dit au muet qu'il n'avait plus besoin de ses services. -Cependant, pour ne point te faire tort, je te parerai ton mois entier, ajouta-t-il. Tu peux coucher à la maison encore, et demain tu partiras avec le bateau. On était au jeudi. Joseph partit avec l'intention de se rendre chez Bélanger. La distance n'était pas longue entre les deux voisins. Il était brisé par les émotions qu'il avait ressenties depuis quelques heures... depuis qu'il avait pu faire tomber, en partie, le voile qui dérobait son individualité. Il savait que plusieurs personnes lui portaient un vif intérêt, et il avait l'espérance de triompher des obstacles que ses ennemis ne manqueraient pas de semer sur son passage. Comme il marchait plein de mille pensées diverses, il vit venir trois hommes à travers les champs. Il s'arrêta. «Ce sont eux! pensa-t-il. Un gros court, un grand mince, une barbe rouge!... ce sont eux!... Le canotier, le bourgeois et le charlatan!... Les misérables! ils ont bien tardé! N'importe! ils n'arrivent pas trop tard.» Et tout en faisant ces réflexions, il sauta de l'autre côté de la clôture et se cacha derrière une immense roche qui s'élevait, comme un mausolée, au milieu du champ. «Ils passeront tous trois ensemble du même côté de la clôture, se dit-il, et je tournerai à mesure qu'ils avanceront: c'est la meilleure cachette et la plus sûre.» Une voix fraîche égrène, tout à coup, dans le clos voisin, des notes suaves et mélancoliques; puis le son d'une chaudière de fer-blanc qui se heurte aux têtes de chardon, se mêle comme une voix de basse au chant de la jeune fille. C'est Noémie qui vient traire les vaches. À sa voix connue, les bêtes à cornes lèvent la tête et regardent de loin, avec leurs grands yeux pensifs, la fille charmante qui n'oublie jamais la poignée de sel dont elles sont si friandes: -Viens-t'en, Rougette, viens! viens-t'en, la Noire, viens!... se met à crier la jeune ménagère. Les bêtes répondent par un beuglement joyeux et, trottant pesamment sur l'herbe, elles s'en viennent entourer Noémie qui leur donne sa main à lécher. Le lait coule dans la chaudière avec un bruit sonore, et l'écume blanche monte dans le vaisseau légèrement penché. Les génisses tranquilles ruminent en attendant leur tour. Les voleurs, car c'étaient eux qui venaient par les champs, se dirent qu'un peu de lait apaiserait bien leur soif, et qu'une jeune fille, même au fond de la campagne, est toujours agréable à voir. Ils se dirigèrent vers l'endroit où venait de se réunir les bonnes laitières. Noémie ne les vit point venir. Plongée dans quelque rêve adorable comme la jeunesse en fait souvent, elle ne les entendit pas non plus. Elle fit un bond et faillit renverser sa chaudière, quand le charlatan lui adressa la parole. -Mademoiselle, dit-il, nous marchons depuis longtemps, nous sommes altérés, et nous n'avons pas le temps de nous arrêter dans ce village ce soir, donnez-nous donc, pour l'amour de Dieu, un peu de lait. La jeune fille se dressa toute rougissante: -Messieurs, dit-elle, rendez-vous donc à la maison, vous boirez mieux qu'ici, et vous pourrez aussi manger. -Bah! reprit le faux bourgeois de l'autre jour, nous boirons à même, c'est meilleur. Et, disant cela, il prend la chaudière des mains de Noémie, boit à longs traits, et la passe au charlatan, qui la donne à l'autre. «Il est délicieux ce lait, dit le charlatan; mais un baiser volé sur vos lèvres doit être mille fois plus doux encore.» La jeune fille regarde du côté du chemin public. Elle commence à craindre. Pendant qu'elle est détournée, le charlatan lui met un baiser sur la joue. Elle jette un cri, laisse tomber la chaudière qui se renverse et part en courant. Le muet qui a suivi cette scène entre, tout à coup, dans une colère violente. Il sort de sa cachette et court vers les bandits. C'est de l'imprudence, car il sont armés, mais c'est le devoir d'un garçon brave. Les voleurs ne le reconnaissent pas de suite. Il a le temps de renverser, de son poing musculeux, le faux bourgeois qui se présente le premier à ses coups. Les autres saisissent leurs pistolets et le mettent en joue. «Lâches!» voudrait-il leur crier; il leur crache à la figure. Le faux bourgeois s'est relevé. Il a tiré, lui aussi, un pistolet de sa ceinture. -Nous n'avons pas de temps à perdre, dit le charlatan, rends-toi ou tu vas mourir! Connaissant le motif des brigands; sachant, de plus, que le pire qui peut lui arriver, est d'être garrotté et mis en lieu sûr pour la nuit; comprenant qu'il sera tout aussi bien, sinon mieux, de faire arrêter les voleurs que de prévenir le vol, il se livre. Les voleurs regardent de tous côtés: personne. Alors ils l'entraînent derrière la grosse roche, lui lient les pieds et les mains et le gardent jusqu'à la nuit. Cela se fit en un moment, et nul ne les vit agir. Noémie revint au champ avec son père; mais le champ semblait désert. Quand les pâles lumières des chandelles de suif se furent éteintes, tour à tour, dans les maisons du village; quand le sommeil bienfaisant eut secoué ses pavots sur les paupières fatiguées, et que l'essaim léger des songes se fut pris à voltiger au-dessus des couches paisibles, les voleurs sortirent de leur cachette. On eût dit des bêtes fauves qui ont peur de la clarté du jour et ne rôdent que dans les ténèbres. Le faux bourgeois avait proposé d'abord de tuer le muet. -Il nous jouera de mauvais tours ce garçon-là, je le redoute, avait-il dit. Le canotier ne s'y était pas opposé. -Ce serait maladroit, avait répondu le charlatan; j'ai mon idée. Les deux brigands s'inclinèrent devant la volonté du jeune docteur. La maison d'Eusèbe Asselin reposait dans un silence profond. La porte de devant et celle de derrière étaient fermées par des loquets, les fenêtres, par de bonnes barres perpendiculaires qui s'enfonçaient dans la tablette, en bas, et dans le cadre en haut, juste au milieu, tenant ainsi les deux côtés à la fois. Les voleurs firent le tour de la maison, cherchant une entrée. -Ici! dit tout à coup le canotier; la petite fenêtre du pignon est ouverte. -Mais il n'y a pas d'échelle. -Cherchons. Ils cherchèrent et n'en trouvèrent pas auprès de la maison. -Allons voir à la grange; il doit y en avoir une pour monter sur le fenil. En effet, il y en avait une. Elle fut apportée. Elle était trop courte. -Approche une grande charrette, dit le charlatan. Les deux autres allèrent chercher la voiture à la porte de la grange, pendant que le docteur faisait bonne garde. L'échelle fut mise debout sur la charrette, et le charlatan monta. -J'y suis, dit-il à demi-voix; soyez attentifs. Une lumière éclaira le grenier. On n'entendit rien. Pas le moindre bruit en bas, pas le moindre bruit en haut. Au bout d'une demi- heure la lumière disparut, une tête noire se montra dans la fenêtre, la tête riait d'un rire cynique, mais on ne la voyait pas rire. Le charlatan descendit. XXXI Carillon, Mon Amour! Le muet avait passé dans un ennui profond les quelques heures qui venaient de s'écouler. Il était lié comme un agneau que l'on mène à la boucherie, et couché sur l'herbe devenue humide. Il essaya de rompre ses liens, mais il se meurtrit les poignets: «Ces brigands savent parfaitement leur métier», pensa-t-il. Il espérait qu'au lever du jour quelque moissonneur l'apercevrait en allant couper le grain. Il pourrait toujours s'éloigner un peu de la roche, en se roulant sur le gazon, et l'on ne manquerait pas de le voir. Son coeur sans haine montait vers le Seigneur comme les baumes de la nuit, et l'espoir luisait dans son âme: «Si ces malheureux, songeait-il, savaient que je connais leur dessein, et que leur oeuvre infernale sera divulguée avant qu'ils aient pu en recueillir quelque profit, comme ils ne seraient pas lents à me tuer.» Il pensait à la voix fraîche de Noémie, à son doux sourire, à l'éclat de ses prunelles, et cette pensée le ranimait comme un rayon de soleil ranime la fleur qui s'étiole, et les angoisses de son âme devenaient moins amères. «Ils doivent être partis maintenant, se dit-il, le jour va bientôt venir.» À l'instant où il fait cette réflexion, une voiture s'arrête sur le chemin vis-à-vis la grosse roche, à une distance de quatre arpents environ. Il a un vif espoir. Il pousse du gosier un cri, ou plutôt un râle puissant qui est répété par l'écho des granges voisines. Des pas viennent vers lui. Il fait un nouveau cri. Les pas se pressent davantage: on court. Une troisième fois il pousse la même clameur particulière aux muets. Il entend rire. Une sueur froide mouille ses membres tremblants. Il a reconnu les voleurs. -Eh bien! l'ami, dit le charlatan en le touchant du bout du pied, as-tu fait de beaux rêves sur ta couche de gazon? La belle Noémie est-elle venue, comme un ange d'amour, veiller sur ton sommeil? «La belle Noémie? pense le muet, qui lui a dit, à ce monstre, qu'elle s'appelle Noémie?» Il n'a pas fini sa réflexion, qu'il se sent saisir et emporter par des bras vigoureux qui le déposent dans une grande charrette, et le cheval, fouetté par une lanière noueuse, part au galop. Le pauvre Joseph est ballotté comme un esquif sans lest, par un raz de marée, et ses membres enchaînés sont tout meurtris quand le cheval s'arrête sur la grève, à trois quarts de lieue de distance. Il se trouvait là, roulant et vermoulu, un canot que le soleil avait ouvert en plusieurs endroits. Les petits pêcheurs à l'anguille n'osaient plus le mettre à l'eau, et ils gisait abandonné sur le rivage. Le muet fut déposé dans ce canot et lancé sur le fleuve. La mer baissait. Il partit à la dérive. C'était là l'idée du charlatan. Après le vol, il fit atteler un cheval à la grande charrette, et révéla son intention à ses amis qui applaudirent. -Au reste, remarqua le faux bourgeois, une promenade en voiture, c'est le couronnement obligé de notre fête. Les brigands ne se rendirent à Québec que le deuxième jour après le vol. La première journée, ils restèrent cachés dans une grange isolée, de l'autre côté du Domaine. Ils marchèrent toute la nuit suivante, et le matin du deuxième jour ils s'embarquaient au saut de la Chaudière, dans une chaloupe mal enchaînée. Par délicatesse, ils ne voulurent pas en éveiller le propriétaire. Asselin fut matinal ce jour là. Il prit un petit verre de jamaïque, alluma sa pipe et se rendit à sa grange pour soigner les chevaux qu'il tenait à l'écurie pendant les récoltes. Il s'arrête court en voyant vide le parc de «Carillon». Carillon c'était son gros cheval rouge. -Comment cela se fait-il qu'il ait pu se détacher?... Il entre dans la parc, trouve le licou: -C'est curieux! murmure-t-il. Il regarde aux chevilles de bois où sont pendus les harnais de travail. Un harnais de parti!... Il a un serrement de coeur. Il sort. -Ma charrette? où est ma grande charrette?... la neuve?... Ce n'est pas un tour à jouer, ça... Il rentre à la maison. -Caroline, dit-il, et sa voix tremble, Caroline! Carillon est parti!... Caroline qui est encore plongée dans un sommeil délicieux et plein de volupté, le sommeil du matin, n'est qu'à demi réveillée par la voix triste de son mari. -Carillon!... mon amour!... Carillon! reste auprès de moi!... balbutie-t-elle, ma main se joue dans ta barbe soyeuse!... Carillon, j'aime ton sourire!... -Carillon est parti! te dis-je, il a été volé!... repart Asselin, qui passe de la douleur à la colère: Carillon, le harnais rouge, et la grande charrette, la neuve!... Caroline, brusquement tirée de son rêve, s'assied sur le lit en se frottant les yeux. -Tu aurais bien dû ne pas m'éveiller si vite. -Carillon, la charrette, le harnais, tout a été volé!... -Tu ne le diras plus! La charrette!... Carillon!... -Oui, volés, partis! entends-tu? Caroline saute en bas du lit: -Mon Dieu! est-il possible! Ah! je n'ai donc pas rêvé... j'ai cru entendre du bruit cette nuit. -Et tu ne m'as pas éveillé? -Est-ce que je pouvais deviner? -Il faut toujours se défier. -Personne n'est entré dans la maison j'espère? -La porte était encore barrée. -Les fenêtres? Asselin fait le tour de la maison regardant chaque ouverture: -Tout est bien fermé, dit-il. -C'est encore une chance, toujours! risque Caroline. -Une chance? tu appelles ça une chance, toi? -Tiens! si le voleur de cheval était entré ici et nous avait enlevé notre argent? -C'est peut-être un tour de quelqu'un qui avait un petit voyage à faire? c'est peut-être aussi ce chien de muet?... vu que je l'ai envoyé hier. -C'est bien probable! -Rien de plus certain. -Je monte au grenier pour voir si rien n'a été touché! Et Mme Asselin monte. On l'entend marcher de côtés et d'autres, s'arrêter, puis repartir et s'arrêter encore... puis l'on entend un cri étouffé, sinistre, terrible. Eusèbe est en haut en un clin d'oeil. Sa femme tient à la main un vieux pied de bas mal ravaudé et une casquette antique tachée de graisse et ornée d'un large accroc. -Vides! mon cher Eusèbe, dit-elle, vides! plus rien!... volé! tout a été volé!... Et elle sanglote, et sa face est pâle et livide comme un masque de plomb. -Malédiction! crie Asselin en prenant la casquette et le bas, qu'il tourne et retourne en tous sens. Il s'avance vers la petite fenêtre, se penche en dehors et aperçoit l'échelle: -Le voleur est monté par ici, hurle-t-il; l'échelle du fenil est là. -Mais comment a-t-il pu faire, répliqua la femme, l'échelle est trop courte? -C'est le diable qui l'a aidé. -Vite, va chercher du monde! cours chez Bélanger; cours chez Blais! il faut rejoindre le voleur! Il faut le rejoindre! Asselin va raconter son malheur à ses voisins, qui sont extrêmement surpris et chagrins. La petite Noémie pense que les voleurs peuvent bien être les trois individus qui lui ont causé, le soir de la veille, une si vive alarme. Son père n'est pas loin de croire la même chose. Il fait part à Asselin de ce qu'il sait de ces trois étrangers. Asselin hoche la tête. Il a un soupçon lui; s'il ne l'a pas, il veut l'avoir et le faire partager. -Ce pourrait être, après tout, ce diable de muet que vous vous obstinez à prendre pour mon pupille. Il est plus rusé que vous ne le croyez. L'avez-vous vu? Est-il ici? où est-il? Noémie ressentit une grande peine de cette parole méchante: «Non ce n'est pas lui, pensa-t- elle, ce ne peut être lui! On n'est pas hypocrite jusqu'à ce point; on ne se joue pas ainsi du Christ de Dieu!... Pourtant, s'il est accusé, que fera-t-il pour se défendre? comment pourra-t-il se justifier?...» Toutes ces idées dansent dans le cerveau de la tendre Noémie pendant qu'elle prépare le déjeuner frugal de la famille. Bélanger avait répondu: -Je n'ai pas vu ton engagé depuis hier. Les autres voisins dirent la même réponse. Asselin commençait à reprendre espoir et à se consoler: «Je vais toujours me débarrasser de toi», se dit-il en lui-même, en pensant au muet. La nouvelle du vol commis chez Asselin fut portée dans toutes les parties de la paroisse avec la rapidité du vent. On la répétait partout. Ce fut, pendant plusieurs jours, l'unique objet de la conversation. Le muet fut accusé. Ceux qui l'avaient connu et protégé disaient: -Pourquoi s'est-il enfui? Les circonstances sont bien contre lui en effet. Il y a de fortes présomptions. L'apparition de trois étrangers passa pour une invention, une histoire en l'air. Et, quand on sut que la petite Noémie seule les avait vus au village, on ne douta plus du génie inventif de la jeune fille. Les roches parlent, vous le savez; les roches dirent donc que la belle Noémie avait du goût pour le muet, et qu'elle lui était tombée dans l'oeil. Alors la culpabilité du pauvre garçon ne fit doute pour personne, pas plus que le mensonge de la naïve enfant. Vers le soir, un petit gars ramena chez Asselin le cheval trouvé sur la grève, vis-à-vis le ruisseau du Domaine. XXXII A La Dérive. La nuit est obscure. Un sourd grondement monte des profondeurs du fleuve. Le canot qui emporte le muet glisse, sans bruit et sans laisser de trace, sur la calme surface des ondes, comme sur la plaine verdoyante, l'ombre d'un oiseau qui vole au ciel. Le muet est couché sur le côté, au fond du canot. Il sent bientôt courir sous lui une fraîcheur désagréable comme l'attouchement glacé d'un reptile. Il essaie de se lever et fait pencher le canot. Il se glisse jusqu'à l'arrière. La sensation de froid augmente toujours. «Le canot emplit! pense-t-il. Les misérables! quel malheur ai-je donc fait?» L'eau s'introduit peu à peu par les fentes mal calfeutrées. «Le bois renflera, espère le muet, et les fentes se fermeront avant qu'il soit trop tard.» L'eau entre sans cesse dans la frêle embarcation. C'était comme le sable fin du sablier qui tombe toujours. On croit d'abord que le verre ne s'emplira jamais tant l'issue est étroite. On suppose qu'un grain plus gros que les autres s'arrêtera et fermera le passage; mais le sable tombe, tombe jusqu'au dernier grain. Une angoisse mortelle s'empare du jeune homme. Il pousse ce cri plaintif et amer qu'il avait jeté déjà. Personne n'y répond. Il le répète cent fois, et cent fois en vain. Le canot se penche sous le flot implacable, il devient plus roulant. Le ciel est toujours noir et le fleuve, toujours calme. Se noyer quand la tempête gronde, que les vagues écument et que les nacelles sont ballottées, cela se conçoit. Il y a lutte; il y a la colère des éléments en face de l'habilité et du sang froid de l'homme: et le vaincu ne tombe pas sans défense, et la mort est moins affreuse parce que l'homme s'est distrait dans l'énergie du combat. Mais se noyer quand pas un souffle ne ride les eaux, quand pas une vague ne berce l'embarcation, quand vous entendez chanter les oiseaux du rivage; se noyer sans pouvoir repousser d'une main puissante le flot qui arrive, et sans pouvoir, ne fût-ce qu'un moment, élever, triomphant, son front sur l'abîme, cela n'entre pas dans l'idée. C'est presque une honte, et c'est le plus grand supplice pour un homme de coeur. Le flot s'infiltre toujours par les crevasses nombreuses et le canot s'enfonce lentement. Le muet est couché dans l'eau. Un moment il a la pensée d'en finir et de faire verser la nacelle. «Il ne m'est pas permis d'abréger mes jours, songe-t-il, même d'une heure: que Dieu accepte mon sacrifice en expiation de mes fautes.» Il réussit à se mettre la tête sur le petit siège d'arrière. Cela le repose un peu. L'eau entre toujours. Un rayon d'aurore glisse sur le fleuve comme un sillon que trace le soc dans la prairie. «Ô bonne sainte Anne! pense le malheureux garçon, si vous me sauvez, j'irai sans retard, pieds nus et nu-tête, à votre sanctuaire de Beaupré!» Il lève la tête: le canot vacille. Il voit les côtes sauvages du Platon, les plus belles des bords du Saint- Laurent, avec leurs couronnes d'ormes et d'érables chevelus. Pas une voile ne vient: il ne vente point. Et s'il ventait, le canot ne résisterait pas à la secousse des vagues. L'embarcation perd l'équilibre et le moindre mouvement de la malheureuse victime la fait chanceler. Immobile, le muet voit, dans le demi-jour, l'eau qui le couvre lentement comme le suaire de la mort. Il compte les instants qui lui restent à vivre. Ses membres engourdis se glacent dans l'eau froide et sa tête est brûlante. Il lui semble que ses yeux sortent de leurs orbites. Des larmes coulent sur ses joues. Il pense à sa mère, et récite en esprit l'Ave Maria. Il se souvient de sa petite soeur chérie, et se console parce qu'il la croit à l'abri des atteintes du maître d'école. Il a une pensée pour la jolie Noémie; mais, est-ce bien l'heure, en face de la mort, de se complaire dans les souvenirs agréables? Il tourne ses esprits vers le ciel et ferme les yeux. Il attend, dans la prière, le moment fatal. S'il pouvait se servir de ses mains, il ne désespérerait pas; il se sauverait en se cramponnant à l'embarcation. Mais ainsi garrotté, privé de l'usage de ses mains et de ses pieds, il est voué à une mort inévitable. Le canot s'emplit toujours, et ses bords ne s'élèvent plus que de quelques pouces au-dessus de la nappe limpide. Le muet se soulève dans un dernier effort pour éviter le contact de l'eau qui lui lèche la gorge. Il se tient immobile, le moindre mouvement le perdrait. La fatigue le gagne, et peu à peu, sa tête, devenue trop lourde, redescend sur le petit siège submergé. Sa pensée est avec Dieu; ses yeux fermés ne veulent plus voir les choses de la terre. Il tâche, une dernière fois, de relever cette tête que la mer attire avec une force invincible; il ne le peut. Épuisé par ce suprême effort, il retombe sur le siège, et le flot court avec un léger murmure sur sa bouche qui le repousse dans un râle de désespoir. Il fait alors cette résistance instinctive, brusque et violente que fait tout être mourant pour échapper aux étreintes fatales de la mort, et le canot chavire. XXXIII Aux Nouvelles Que J'Apporte. Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis le vol, et le muet ne reparaissait plus à Lotbinière. On le crut coupable. On admira l'art avec lequel il avait feint d'être le pupille d'Asselin, et personne n'ajoutait plus foi à son mutisme. On disait qu'il avait fait le muet pour n'avoir pas à répondre à trop de questions, et surtout pour n'avoir pas à raconter mille choses que sans doute il ignorait. Ce qui l'aurait bien un peu embarrassé. L'éveil fut donné de paroisse en paroisse. Mais il avait traversé le fleuve; le cheval d'Asselin trouvé sur la grève, et la disparition du vieux canot de Grégoire Houle le prouvaient bien. -Pourtant, observait le père Grégoire, s'il s'est embarqué dans le vieux canot, il n'a pas dû traverser sans emplir; et, s'il a empli, il doit s'être noyé. Un canot plein d'eau ne porte pas un homme. Asselin descendit à Québec pour demander à Dame Justice de prendre sa cause en main, et de chercher le coupable. En débarquant il se dirigea vers la place du Marché, afin de questionner les habitants qui se trouvaient là réunis de toutes les paroisses. Le charlatan, monté sur son tréteau, versait les flots de son éloquence sur la foule ébahie. Quand il aperçoit Asselin, il s'arrête, descend, perce le cercle de curieux qui l'enveloppe et va droit à lui. -Monsieur Asselin, j'ai l'honneur de vous serrer la main: je sais votre malheur, je partage votre chagrin, et je suis prêt à vous aider de mes conseils et de mes services, dit-il de sa voix flûtée, au cultivateur ému de tant de courtoisie. -Merci, répond, Asselin, vous avez trop de bontés. -Pas du tout!... Tenez!... je n'y vais pas par quatre chemins: croyez-vous aux cartes? -Dame! il y a de drôles d'adons parfois. -Venez avec moi. Messieurs, dit-il, remontant sur sa boîte, je reviendrai tantôt par condescendance pour vous, et par charité pour mes semblables qui souffrent, vous distribuer quelques bouteilles de sirop de la vie éternelle. Sans adieu! Il redescend, la foule s'écarte. Suivi d'Asselin, il gagne l'auberge de l'Oiseau de proie. -La mère, dit-il, une petite chambre, un jeu de cartes neuves et la Louise! C'est important! Ah! j'oubliais de vous présenter M. Asselin, de Lotbinière. M. Asselin a été volé il y a quelques jours de la façon la plus ignoble. Il faut que les cartes parlent. -Entrez ici! fait la vieille hôtelière. La Louise arrive tenant, d'une main, une chandelle jaune comme sa gorge, et, de l'autre, un jeu de cartes. Elle allume la chandelle, la dépose au milieu de la table, sur une croix peinte en noir. Elle bat les cartes, les fait couper en trois par Asselin et regarde la carte de dessous de chaque paquet. Elle hoche la tête. Asselin ne présage rien de bon. Elle prend le premier paquet, l'étend en forme d'éventail dans sa main gauche et dit, en s'arrêtant de temps en temps, comme pour lire dans le coeur des cartes: -Le voleur est un jeune blond. Il est seul et mélancolique. Il n'avouera point son crime... Il n'y a pas moyen de le faire parler... -Si c'est celui que je soupçonne, repart Asselin, je n'ai pas de peine à le croire, il est muet. La Louise continue: -Il a passé l'eau... avec beaucoup de peine. -C'est ça! s'exclame l'habitant. La Louise, toute à son devoir, poursuit: -L'argent se retrouvera en partie... -Est-ce possible? Ici la tireuse de cartes dépose le premier paquet, souffle la chandelle, la rallume, prend le second paquet et dit: -Vous avez un ennemi: cet ennemi agit dans les ténèbres; personne ne le connaît. Il veut vous ôter du bien... Il ira chez vous et vous ne le reconnaîtrez pas et vous l'hébergerez... Vous le regretterez aussitôt. Vous finirez par triompher, mais ce ne sera pas sans beaucoup de troubles, de peines et de dépenses d'argent. Asselin est convaincu que le diable parle par la bouche de cette fille étonnante. Elle ouvre le troisième paquet de cartes: -Vous êtes sur la piste du voleur... Vous n'êtes pas loin l'un de l'autre. Il sait que vous le poursuivez et se cache. Il est seul, presque toujours seul. Il n'a presque plus d'argent sur lui. Il tombera entre les mains de la justice. La Louise n'ajoute rien de plus et remet les cartes sur la table. -J'en sais assez long, dit Asselin. Vous tirez bien. -Soupçonnez-vous quelqu'un? demande le charlatan. -Oui! c'est ce gredin de muet!... Je ne sais pas si vous le connaissez? -Le muet? Un gros garçon de vingt ans environ, grand, musculeux, cheveux blonds, oeil bleu ciel? -Précisément. -Si je le connais! Mais c'est lui-même, M. Asselin, qui se trouvait ici il y a trois semaines, quand vous m'avez fait l'honneur d'accepter un petit verre. -Je ne m'en souviens pas. -Il n'a pas voulu boire avec nous: vous ne l'avez pas remarqué?... Si je le connais!... Ah! il est bien capable de vous dépouiller et d'en dépouiller d'autres, le brigand! -Quelle est son occupation? -Il ne fait rien et il fait toutes sortes de choses: l'hiver, il va dans les bois, puis il descend sur les cages, puis il flâne sur les quais et dans les auberges... C'est un rien qui vaille. -Il faut le pincer! -C'est cela! il faut le pincer! -Combien vous dois-je? demande Asselin à la Louise. -Une piastre, monsieur. L'habitant jette une piastre comme il eût jeté un sou. Le charlatan lui offre un verre; ils sortent ensuite et reviennent sur le marché. Le docteur se hisse sur sa boîte de bouteilles; M. Asselin se perd dans la foule et questionne tout le monde. Personne n'a vu le muet. Comme il s'éloigne de la place, peu satisfait du résultat obtenu, il rencontre le maître d'école, son beau-frère. -Bonjour, José! -Bonjour, Eusèbe! -Comment vas-tu? -Assez bien. Et toi? -Pas mal. -Quelle nouvelle? Asselin n'a pas le temps de répondre, qu'une autre voix, joyeuse et nasillarde, répond en chantant: Aux nouvelles que j'apporte, Mironton, mironton, mirontaine, Aux nouvelles que j'apporte, Vos beaux yeux vont pleurer! C'est Picounoc qui descend la rue Laplace, gris comme un brouillard. Il est en compagnie du chef des voleurs et marche en zig-zag. -Qui te parle à toi? réplique Asselin offensé. -Fâchez-vous pas, l'ami, c'est la chanson qui dit ça, repart Picounoc, en courant une bordée vers l'irritable cultivateur. -Tiens! dit le chef à son tour, c'est notre maître d'école!... et M. Asselin, je crois. -C'est M. Asselin, reprend Picounoc, eh bien! qu'il aille chez la Bégin! -Allons! pas de grossièretés, mon petit ami. -Non, monsieur Saint-Pierre, pas de grossièretés... Monsieur chose, n'allez pas chez la Bégin, allez chez la mère Labourique, plutôt!... Je vous demande pardon si j'ai chanté, j'ai le coeur en joie. Le vieux m'a payé un coup; comme j'avais peur que ce fut le premier et le dernier, je l'ai pris un peu fort. C'était la façon de mon oncle Norbert; je tiens ça de lui... -Et d'où viens-tu, toi? demande le chef au maître d'école: on ne t'a pas vu depuis plusieurs jours. -Je ne suis pas demeuré inactif! j'ai travaillé, j'ai fouillé toute la ville et ses environs; les chiennes! je ne sais pas où elles se sont cachées! -Geneviève et Marie-Louise? demande Asselin. -Ta fidèle amie? dit le chef, d'un ton moqueur. -Je les retrouverai, ou le diable m'emportera. -Qui est-ce qui vous emportera? dit Picounoc. -Tu es bien curieux, toi? -Moi? je suis curieux comme deux ou trois femmes. -Je donnerais beaucoup, continue le maître d'école, pour découvrir leur cachette. -Leur cachette? répète Picounoc, payez-vous d'avance? On ne fait plus attention aux drôleries du jeune ivrogne, qui n'en continue pas moins à bavarder. -Elles ne sont plus au presbytère de Beauport? demande Asselin à son beau-frère. -Au presbytère? je n'y vais point; on ne s'amuse pas dans ces maisons-là, continue le facétieux Picounoc que personne n'écoute. -Non, répond Racette à Asselin, elles en sont parties de nuit, et personne ne sait où elles sont allées. -Le charretier qui les a conduites à Beauport? -Un charretier?... se hâte d'ajouter Picounoc. Il y en a un là, qui n'a pas de voyage. -On ne peut avoir raison de ce charretier, répond Racette, il ne parle pas plus qu'un muet. -Le muet? le muet? ce farceur m'a diablement fait rire, hier, reprend Picounoc. Je revenais du saut... Vous ne m'écoutez pas?... Batiscan! je ne suis pas assez monsieur pour jaser avec vous autres! Et toi, le vieux, tu m'abandonnes?... tout de même, j'ai bien ri en voyant le muet, hier... -Hein? fait le chef vivement intrigué, tu as vu le muet hier? -File! file! repart le gaillard de Picounoc. Ah! vous n'avez pas voulu m'écouter tout à l'heure... vous me trouviez ridicule! je ne suis pas assez monsieur!... file! arrangez-vous!... parlez ensemble! -Allons donc! reprend Asselin, d'un ton doucereux, vous êtes trop susceptible, vous vous offensez d'un rien... On n'a pas voulu vous faire de grossièreté. -Regardez-le donc! (Picounoc montre du doigt l'habitant décontenancé.) Regardez-le donc! il veut m'amorcer! c'est que Picounoc ne se laisse pas jouer de même. -Sois donc raisonnable, dit le vieux bandit, je te paierai encore une traite... voilà le monde qui se rassemble, allons à l'auberge de l'Oiseau de proie. Le chef part le premier. Il est suivi de l'homme de cage. -Ce diable de muet, qu'il m'a fait rire hier! continue Picounoc, gambadant sur le trottoir. -Où cela? demande le chef. -Où cela? je ne le sais pas trop... sur le chemin de Beauport, je crois. Asselin et le maître d'école écoutent de toutes leurs oreilles. -Qu'avait-il de drôle? -Nu-pieds, nu-tête, un chapelet à la main. -Lui as-tu parlé? -Beau dommage! -Que lui as-tu dit? -D'abord je lui ai dit: «Es-tu fou?» -Ensuite? -Ensuite? je ne m'en souviens plus: je crois que je lui ai dit la même chose. -Et lui? -Lui? il m'a fait la même réponse. Je pars à rire; je veux l'arrêter; pas d'affaire! Je lui offre ma casquette cirée; il décline l'honneur de se mettre dessous; je le prie de chausser mes bottes tannées; il dédaigne le cuir de mes bottes. «Tu diras un chapelet pour moi, quand tu seras à la bonne sainte Anne», que je lui demande. Je voyais bien qu'il allait à Sainte-Anne; je ne suis pas bête. Il me promet qu'il le dira; et, pour me faire cette promesse, il donne un furieux coup de tête en avant, et moi, je lui donne un furieux coup de pied en arrière!... Dieu! que j'ai ri!... -C'est bien vrai ce que vous dites-là? demande le maître d'école. -Vrai comme nous sommes tous quatre des hommes d'honneur. -Pas plus vrai que ça? observe le vieux en riant. -Vrai comme je suis gris à l'heure qu'il est et que vous le serez dans un instant. Asselin dit: -Mes amis, voulez-vous me prêter votre aide? Le muet est le misérable qui m'a volé mon argent. Je suis à sa poursuite. Conduisez-moi auprès du chef de police: il faut qu'il soit arrêté de suite. -Qui? le chef de la police? demande Picounoc. -On t'a volé?... s'écrie le maître d'école surpris. Je ne l'ai pas su. -On m'a volé tout mon argent. Voici le fait. Il raconte à son beau-frère comment il a pris le muet à son service, comment le jeune homme rusé s'est fait passer pour son pupille auprès de plusieurs habitants, et comment le vol a eu lieu, dans la nuit même du départ de ce serviteur infidèle. Il lui dit aussi que la petite Noémie Bélanger avait essayé de donner le change à l'opinion, et de détourner les soupçons de la tête de son ami, en racontant une histoire invraisemblable. Le maître d'école était roué. -Ce que tu me dis-là, réplique-t-il à son beaufrère, me surprend et me fait soupçonner la vérité. Cela explique l'attachement que ce jeune homme porte à la petite Marie-Louise et la protection qu'il lui accorde... Oui, il peut bien être ton pupille... Mais diable! non, puisqu'il est muet! Picounoc qui entend cette dernière parole répond. -Il est muet parce qu'il ne parle plus... mais il a parlé comme vous et moi... -Que dites-vous? il a parlé? demandent ensemble Asselin et le maître d'école saisis d'étonnement. -Si vous aviez été avec nous, l'autre soir, à l'auberge, vous auriez entendu son histoire: je l'ai racontée. Maintenant, arrangez-vous, je ne la redis plus! -Il a parlé! il n'a pas toujours été muet! son nom? quel est son nom? disent, avec transport, les deux beaux-frères. -Son nom? Djos. -Djos qui? -Djos Tellier. -Djos Tellier!... D'où? de quelle paroisse? -De Lotbinière! -C'est lui! c'est lui! XXXIV Le Pèlerin. Le matin qui suivit la nuit du vol, dès le point du jour, André Pagé, du Cap-Santé, descendit visiter sa ligne sur la batture. Il saisit la bouée qui indiquait le lieu où dormaient, au fond de l'eau, les hameçons appâtés, souleva la corde tendue et la mit en travers sur le canot qui s'arrêta. Il examina chaque empile, faisant glisser la corde et rejetant, de l'autre côté de l'embarcation, l'hameçon fraîchement garni d'un ver grouillant. Son visage s'épanouissait de plaisir quand une anguille captive décrivait mille orbes pour fuir le fer qui l'enchaînait, et s'enfoncer dans l'onde vaseuse. Quand sa tâche fut terminée il reprit l'aviron. Alors il aperçut un canot qui descendait à la dérive. «Il est plein d'eau, pensa-t-il; mais il est peut-être bon encore, je vais le sauver.» Et il rama vers le canot qu'emportait le courant. Rendu tout auprès, il vit une tête qui sortait de l'eau. «Un noyé!» Ce fut la pensée qui vint à son esprit. Il frissonna de peur et songea à revenir. Cependant ses regards ne pouvaient se détacher de la figure de cet homme singulier qui semblait s'être noyé dans son embarcation. Il vit la tête se lever un peu. -Il n'est pas mort! Ce cri lui échappa. Alors, plongeant l'aviron dans le flot calme, il imprima un rapide élan à sa nacelle qui vint effleurer le canot submergé. C'était à l'instant où la dernière goutte d'eau faisait déborder le vase rempli; à l'instant où l'onde s'étendait comme un linceul sur le visage du muet, où le suprême effort du mourant faisait perdre l'équilibre au canot qui lui servait de tombe. Le vigoureux pêcheur saisit, par les cheveux, la victime innocente des voleurs et la soulève au-dessus de l'abîme. -Tâchez de vous bien tenir au canot, dit-il. Le muet, sorti soudain de sa tombe humide, a, tour à tour, des joies ineffables et des craintes mortelles. Il a peur que le pêcheur fatigué ne lâche prise tout à coup. Alors c'en serait fait. Pagé se penche sur l'eau et s'aperçoit que le malheureux a les mains liées derrière le dos. Il se baisse, tenant toujours d'une main ferme les cheveux du muet, ramasse, dans le fond de l'embarcation, le couteau dont il se sert pour la pêche et réussit, par un prodige d'équilibre et de sang froid, à couper les liens du malheureux. À mesure que le couteau fait son oeuvre, la figure du muet se transforme et la vie et la lumière étincellent dans ses regards. Dès qu'il est libre, il se cramponne au canot. Pour ne pas l'exposer à verser, il n'essaie pas de monter dedans. Le pêcheur rame avec vigueur, et toujours dérivant, il vient atterrir à la rivière Jacques-Cartier. Flavien Richard, qui se trouve là, termine l'acte de charité en dénouant la corde qui enchaîne les pieds du muet. Dans le transport de sa reconnaissance, le malheureux jeune homme prit la main de Pagé et la serra contre son coeur. De son bras encore engourdi il montra le ciel. Le soleil sortait d'un nuage à l'orient. Les pinsons chantaient dans les ormes ombreux, les alouettes sautillaient gaiement sur la grève, et les moissonneurs, la faucille sur l'épaule, retournaient au champ. Le muet s'assit un moment sur une roche déjà tiédie par la chaude haleine du jour, puis, se jetant à genoux, il remercia, dans une méditation pieuse, la bonté infinie de Dieu. Il se souvint de la promesse qu'il avait faite à la bonne sainte Anne, se leva et partit, la tête découverte et les pieds nus. Il monta la côte longue et solitaire de la rivière, du côté des Écureuils. Il chemina, s'arrêtant pour boire un peu d'eau froide ou manger le morceau de pain que lui donnait la charité. Ses vêtements séchèrent au feu du soleil. Ceux qui le rencontraient le croyaient fou. Quelques-uns riaient; quelques-uns se moquaient de lui. D'autres le plaignaient sincèrement, et branlaient la tête en disant: -Pauvre jeune homme! Des enfants grossiers lui jetaient des pierres, ou le poursuivaient en l'appelant de toutes sortes de noms injurieux. Le soir il arrivait à Beauport. Il passa la nuit dans une honnête famille, où la prière se faisait tout haut, devant la croix. Le lendemain, vers midi, il venait de laisser l'église de Château- Richer. Il avait faim. Ses pieds endoloris se déchiraient sur les pierres du chemin. La chaleur était accablante; rarement septembre a de pareilles journées. Il n'avait pas oublié de se prosterner devant le saint Sacrement. Le temple du Seigneur était l'endroit où il se reposait mieux, où il s'arrêtait de préférence. Il vit une grande maison blanche avec pignons et contrevents rouges. Cette maison avait un air d'aisance et de propreté qui caressaient agréablement le regard. En arrière, s'élevait la grange, avec son toit de chaume, ses portes hautes et ses guichets ouverts. Des coqs au plumage étincelant chantaient, en se battant les ailes, sur la clôture, auprès de l'étable. Un seau pendait à la brimbale au-dessus du puits. «Je vais entrer dans cette maison, pensa le muet, on me donnera bien un morceau de pain et un verre d'eau.» Il se retourna comme pour mesurer du regard la distance qui le séparait de l'église; il vit venir deux voitures. La porte de la maison était entrouverte. Il frappa. Une voix qui sortait d'une chambre, au fond, répondit: -Entrez! Il entra. Une femme vint à lui, mais elle s'arrêta soudain, et ne put se défendre d'un mouvement de surprise et de peur, en le voyant si mal vêtu et l'air si souffrant. Cependant elle eut l'idée qu'il pouvait être un pèlerin, et elle lui demanda ce qu'il voulait. Le muet fit signe qu'il ne parlait pas et qu'il avait faim. Alors la femme ouvrit l'armoire, prit le pain enveloppé dans la nappe et le mit sur la table, après avoir étendu la toile blanche; puis, se penchant dans une fenêtre, elle dit à une fille qui se trouvait dehors près de la laiterie: -Geneviève, apportez donc du lait et du sucre. La fille entre, portant une terrine de lait à la crème. Le muet recule d'étonnement. Mais quand il voit une charmante petite fille s'avancer, tenant joyeusement dans ses bras un pain de sucre d'érable, il pousse ce cri particulier qui lui échappe dans les angoisses ou les joies profondes, il ouvre les bras, saisit l'enfant et la couvre de baisers. C'était la petite Marie-Louise! c'était sa soeur! L'enfant jette un cri. Geneviève a peur. -Laissez-la, dit-elle, laissez-la! Et elle s'avance vers le pèlerin comme une tigresse sur le chasseur qui lui ravit ses nourrissons. Le pèlerin la repousse tranquillement. -J'ai promis de la protéger, dit-elle folle de terreur; sa mère me l'a confiée! Vous ne l'emmènerez pas! Vous me hacherez par morceaux avant qu'elle sorte d'ici! Vous ne savez pas comme je l'aime, et comme sa mère qui est au ciel aurait du chagrin si le maître d'école la reprenait? Le muet, impassible, l'écoute. Il a laissé l'enfant se retirer. Il est ému de l'affection et du dévouement de cette fille étrange, et des pleurs roulent dans ses paupières. Geneviève, attirant à elle la petite, l'embrasse: -Non, va! tu ne tomberas pas entre les mains des misérables! Geneviève te protégera!... Je voudrais bien, par exemple!... Tenez, monsieur, mangez si vous avez faim, mais laissez-nous nos enfants... C'est tout ce que nous vous demandons! Le pèlerin devenu souriant, s'approche de la table. -Vous êtes drôle! dit la maîtresse de la maison à Geneviève. Pourquoi tout ce bruits, toutes ces paroles? Quand même il embrasserait la petite Marie-Louise! Elle est gentille, et rien de plus naturel que de l'embrasser. -Oui, répartit Geneviève, mais ce n'est pas la première fois. Deux voitures s'arrêtent à la porte; ce sont celles que le pèlerin a vues venir. Quatre hommes descendent des calèches et entrent sans frapper. Deux cris terribles font à la fois trembler la calme demeure, un cri de terreur, un cri de triomphe: -Racette! -Geneviève! À ce cri le pèlerin bondit. Geneviève entraîne l'enfant et cherche un refuge dans sa chambre à coucher. Le maître d'école la poursuit en riant et en se frottant les mains de joie. Le pèlerin ressemble au jeune lion que la balle de plomb a blessé. La colère décuple ses forces. Il empoigne le maître d'école par les reins, l'écrase sur le plancher, le traîne jusqu'à la fenêtre et le jette dehors comme une guenille que le taureau fait voler du bout de ses cornes. La maîtresse de la maison demeure stupéfaite. Le maître d'école rentre, fou de rage: -C'est lui! dit-il aux constables, c'est le voleur! c'est le faux pèlerin! c'est lui, prenezle ! canaille, va! tu vas le payer! Les constables mettent la main sur l'épaule du pèlerin: -Au nom de la reine, vous êtes notre prisonnier. Le muet les regarde d'un oeil qui veut dire: «Pourquoi?» -Vous êtes accusé de vol, continue l'un des constables. -Du vol qui à été commis à Lotbinière, chez un nommé Asselin, ajoute un autre. Le muet courbe la tête. Il n'a pas songé à cette affreuse alternative de la mort ou de l'accusation. Toute résistance étant inutile en face de quatre hommes bien armés, il se laisse mettre les fers aux mains. Racette s'approchant de la maîtresse lui dit: -Vous le voyez, madame, l'on vous débarrasse du plus vilain coquin que la terre ait jamais porté. Je suis un brave et honnête homme, moi, ces messieurs le savent et peuvent le dire (il montre les constables, qui répondent par un signe de tête affirmatif.) Je viens de découvrir ici une enfant à laquelle je m'intéresse beaucoup. Elle est ma petite nièce; c'est la charmante Marie347 Louise. Cette enfant m'a été enlevée; je puis dire qu'on me l'a volée! Rendez-la moi, je vous en conjure, et je vous serai reconnaissant toute la vie. -Nous avons ordre, répond la dame, de ne la remettre à personne. -Et de qui tenez-vous ces ordres? -Je ne puis le dire. -N'allez pas écouter les propos de cette fille que je viens de reconnaître, de Geneviève! Cette Geneviève, c'est une folle, c'est une fille de mauvaise vie! Elle perdra l'enfant; elle lui apprendra à haïr ses parents et à les fuir. C'est affreux cela, madame! Oh! si vous saviez comme j'aime cette petite... Tenez, rendez-la moi, et je vous donne la somme que vous me demanderez. Si vous croyez que je suis un menteur, faites venir l'enfant! laissez-la faire. Vous verrez qu'elle m'appellera son oncle! qu'elle viendra vers moi avec plaisir! qu'elle se jettera dans mes bras!... Vous autres messieurs, dit-il aux constables, allez donc la chercher, saisissez-la, j'ai des droits sur elle; amenez-la! -Nous ne le pouvons pas, répondent les constables. Nous n'avons des ordres que pour arrêter le voleur que voici. Notre tâche est terminée. Le muet a peur que la maîtresse de la maison ne se laisse convaincre. Il attache ses regards sur elle et suit avec anxiété toutes les impressions qui passent sur sa figure. Geneviève, un peu remise de son effroi, entend les paroles hypocrites du maître d'école. Le courage et l'énergie lui sont rendus; elle sort de la chambre où elle s'était cachée, s'avance hardiment vers Racette et l'apostrophe ainsi: -Lâche séducteur de femmes, tu peux cesser tes hypocrites prières! tu n'auras pas l'enfant qu'une femme sainte m'a confiée. Tu m'as perdue un jour, homme sans coeur, et cette femme m'a sauvée! C'est elle qui m'a tirée de tes mains pleines d'iniquités, et qui a déchiré le voile qu'une folle passion avait jeté devant mes yeux! J'ai vu mes fautes! j'ai vu l'abîme où tu m'entraînais, et j'ai prié, et j'ai pleuré! je sais bien que je suis une misérable femme; mais au moins, j'ai le désir et la volonté d'expier mes fautes et de vivre dans la vertu que j'ai trop longtemps négligée. Toi, tu cherches de nouvelles victimes! tu voudrais souiller l'âme pure de cet ange comme tu as souillé la mienne! te venger de moi sur l'innocence de la plus belle enfant. Monstre! va-t'en! Tes lèvres impures ne toucheront jamais le front de la petite Marie- Louise! Va-t'en, ou je te déchire la face avec mes ongles! Va-t'en! entends-tu? Le maître d'école est presque effrayé de tant de colère et d'énergie. Il ne reconnaît plus la faible femme qu'il a vue tant de fois et si longtemps soumise à ses infâmes volontés. C'est que rien comme la vertu et l'amour de Dieu ne donne de force et de courage. Il sort: -Je te retrouverai, Geneviève, dit-il en grinçant les dents, je retrouverai Marie-Louise, ne fût-ce que dans l'enfer! -Infâme! dans l'enfer tu iras seul! Le curé de Québec avait une soeur au Château Richer, et cette soeur n'avait point d'enfants. On le sait déjà, elle était la femme d'un riche et honnête cultivateur, M. Athanase Lepage. Elle vivait heureuse autant qu'une femme peut l'être, quand elle n'a pas de petites créatures adorables à faire sauter sur ses genoux et à serrer contre son coeur. Ce fut à cette soeur chérie que le curé confia Marie-Louise et Geneviève, l'innocence et le repentir. Mme Lepage aimait déjà beaucoup la gentille enfant, et ne s'en serait point séparée volontiers, même si elle eût été libre de le faire. La paix et le bonheur régnaient sous le toit du cultivateur chrétien. Mais ce calme délicieux fut troublé par l'arrivée inattendue du maître d'école. Un de ces hasards inexplicables qui semblent avoir toute l'intelligence du mal, comme il y en a parfois, venait de guider les pas du plus cruel ennemi de la fille repentante et de l'enfant, vers leur retraite ignorée. Le maître d'école avait en vain cherché ses victimes depuis plusieurs jours; il les avait demandées à tous; et c'est à l'heure où il désespérait de les retrouver qu'elles passent devant ses yeux ébahis. La vie est pleine de ces caprices du sort. Le pèlerin fut amené à Québec et jeté en prison. Asselin attendait avec inquiétude le retour de son beau-frère et des constables. Il eut une grande joie du résultat heureux de ses recherches, et il passa la nuit à l'auberge de l'Oiseau de proie, avec Racette, le charlatan et les autres voleurs. Ce fut une nuit d'orgie et de débauches. Le pèlerin passa cette nuit dans une anxiété profonde. Il lui semblait qu'il était le jouet d'un rêve pénible. Peu à peu le calme revint dans ses esprits. La prière soutint son courage. Il ne voulut pas désespérer. Il supporta cette nouvelle et terrible épreuve avec la résignation du vrai chrétien. Les anges du Seigneur versèrent la grâce divine dans son âme soumise, comme une huile douce sur les plaies saignantes. L'essaim des esprits bienheureux remplit son cachot humide, et il dormit du sommeil paisible des justes. Il languit plusieurs jours au fond de sa noire cellule, ne mangeant que du pain noir et ne buvant que de l'eau. Comme s'il était juste de faire subir à celui qui n'a pas encore été convaincu du crime dont on l'accuse, le traitement sévère que l'on inflige au coupable. Le jour fixé pour le procès arriva, et il fut traîné au banc des accusés. La foule remplit la salle. Chacun le regardait avec mépris. Asselin vint dire comment, le croyant honnête, il l'avait pris à son service et bien traité, et comment l'ingrat s'était enfui après avoir profité du sommeil paisible de son maître pour le dépouiller. Les constables jurèrent qu'ils avaient trouvé, dans la ceinture de son pantalon, plusieurs pièces d'argent qu'Asselin reconnut pour siennes. Ces pièces avaient été glissées là par Racette luimême, qui pour cela s'était assis à côté du pèlerin en revenant du Château- Richer. Aucun détail ne fut oublié: ni le cheval retrouvé sur la grève, ni le canot du père Grégoire Houle disparu pendant la nuit du vol, ni la fuite précipitée du muet. Le juge fut inexorable. Il fit une leçon sévère au pauvre accusé qui pencha la tête, et le condamna à cinq ans de pénitencier. Alors le malheureux pèlerin frémit tout à coup, une expression de mystérieuse douleur se peignit sur sa belle figure; il leva vers le ciel ses mains enchaînées et ses grands yeux pleins de larmes; il voulut s'écrier: «Je suis innocent!» mais la parole vint mourir sur ses lèvres muettes. La foule s'écoula. De tous côtés on entendait: -La sentence est juste! Il faut un exemple! La surprise fut grande quand une voix discordante retentit disant: -Mille noms! moi je dis que la sentence est injuste, et que ce garçon-là n'est pas le voleur! Source: http://www.poesies.net