Bataille D'Ames. (1899) Par Pamphile Le May. (1837-1918) Tome I Le Chemin Du Gibet. TABLE DES MATIERES I L'Ile Aux Ours. II Le Pain Benit De Pierre Longpré. III Zidore Tourteau En Deshabillé. IV Une Lettre Et Un Sign De Croix De Bancalou. V Les Carrieres. VI Autour De L'Enclume. VII Première Visite De Bancalou A Zidore. VIII Mademoiselle Lucette Longpré. IX Un Baiser Qui Fait Du Bruit. X Zidore Entre Et Bancalou Sort. XI Le Songe De Bancalou. XII Une Gigue Interrompue. XIII Une Heure Chez Pierre Longpré. XIV Premier Chapitre D'Une Petite Histoire. XV Le Nouveau Marguillier. XVI Le Club Des Six. XVII Un Septième. XVIII Une Ancienne Connaissance. XIX Un Souper Et Deux Chansons De Circonstance. XX Intermede. XXI L'Ecole Du Village. XXII Oiseaux Et Fleurs, Ange Et Démon. XXIII Le Récit De Tiquenne. XXIV Désespoir. XXV Un Inspecteur D'Ecoles Qui Sait Nager. XXVI La Désolation S'Accroit Au Foyer De Longpré. XXVII Une Entente Criminelle. XXVIII Ou Zidore Tourteau S'Affuble D'Un Masque. XXX Pour Qui Sonne La Cloche? XXXI Ce Que Vaut Un Recommandation De John Kislips. I L'Ile Aux Ours. Un matin d'automne, un vieillard revenait de visiter ses lignes dormantes, et ramant d'un bras ferme, la tête penchée dans un rêve, il longeait les bords chatoyants de l'île aux Ours, l'une des nombreuses et ravissantes îles qui semblent s'avancer comme une flotte dans les eaux calmes du fleuve, entre Sorel et la lac Saint-Pierre. Un voile de brume tombait moelleux et léger sur ses oasis de verdure et sur ces flots tranquilles, et partout, dans le dédale des chenaux étroits, au-dessus des courants sombres, glissaient d'autres courants plus subtils et tout imprégnés d'une lumière blanche. Les îles paraissaient de larges émeraudes enfouies dans la soie d'un écrin. La pêche avait été bonne et, dans son rêve, le vieillard souriait. Ce serait pour le marché, à Montréal. Il se dit tout-à-coup, par phrases coupées de silences: -C'est moi-même qui porterai le poisson au marché... Le gars empoche tout... C'est à peine s'il me laisse de quoi payer mon tabac... Et puis, il fait la noce en diable... Il se mit à chanter. Sa voix était un peu nasillarde, un peu rauque, mais très forte encore, et il ne chantait pas faux. Il avait à peine fini le premier couplet, qu'une flamme pâle déchira le brouillard à quelque distance. Une détonation se fit entendre. -Il n'y a donc pas de brume par là, pensa-t-il; ou bien ils tirent à bout portant... Pourvu qu'ils ne me prennent pas un canard. Il supposait qu'ils étaient plusieurs. Pour donner l'éveil il reprit sa chanson d'une voix plus forte encore. La note tremblait légèrement dans son gosier détendu par l'âge, mais tout de même elle s'envolait loin. Il chantait: Par derrière chez ma tante, vole, mon coeur vole! et l'aviron plongeait en cadence dans l'eau profonde. Comme il disait: Visa le noir tua le blanc, une autre flamme jaillie et quelque chose siffla à son oreille. Il cria durement et aussi fort qu'il le put faire: -Me prenez-vous pour un canard tas de brigands? Et il poussa son canot vers le rivage. Il n'avait pas envie de se faire casser les ailes. Au reste, il n'était plus qu'à une courte distance de sa maison. Il viendrait chercher l'embarcation tantôt, quand le soleil aurait fondu la brume. Ce vieillard possédait, au bout de l'île, dans une échancrure qui formait une petite baie délicieuse, un large coin de terre où tout poussait avec une vigueur extrême; mais il aimait l'eau plus que le pré, et il passait dans son canot toutes les heures qu'il pouvait, laissant le grain mûrir selon la volonté de Dieu, et les troupeaux se rassasier de joncs verts et d'herbe tendre. Il vivait seul maintenant avec un garçon de vingt-cinq ans. Sa maison n'avait pas mauvaise apparence, mais elle était mal tenue. Il n'y avait plus de femme pour laver, nettoyer et mettre chaque chose à sa place. Elle était triste, car il n'y avait plus de babils d'enfants. Quand il entra, il vit à terre, dans un coin, un sac de voyage et des cannes de pêche. Cela ne le surprit guère. Presque chaque jour, l'automne, on accourait nombreux de la grande cité dans les îles, pour se livrer au plaisir de la pêche ou de la chasse. Le champ était vaste, le paysage enchanteur et le gibier abondant. Les uns venaient se reposer du tracas des affaires, les autres cherchaient une distraction à leur ennui; ceux-ci mettaient leur orgueil dans le nombre des victimes, et ceux-là, dans la qualité. C'était une bonne aubaine pour les insulaires qui les promenaient dans l'enchevêtrement des canaux, ou les guidaient vers les bords giboyeux ou dans les anses poissonneuses. Deux silhouettes noires se dessinèrent alors dans la blancheur laiteuse de la brume, et le vieux comprit que c'était son garçon qui revenait avec un "sportman". Une drôle d'idée qu'ils avaient eue de tirer à balle ou à plomb, au risque de tuer un chrétien au lieu d'un canard. Quand ils mirent le pied sur le seuil, son gars et l'autre, il laissa paraître sa mauvaise humeur. -Tiens! fit-il, reconnaissant le compagnon de son fils, c'est Bancalou. Je ne me serais jamais imaginé que des chasseurs comme vous autres pouvaient s'amuser à tirer les yeux fermés. J'appelle ça les yeux fermés, moi, quand on ne voit rien. Le garçon répondit: -Nous pensions que le brouillard se lèverait plus tôt, et que nous pourrions rapporter poil ou plume. Ce sera pour ce soir ou demain matin. -A défaut de poil et de plume, repartit le vieillard toujours aigre, vous aviez envie, je crois, de rapporter ma peau. -Comment ça? -Vous m'avez effleuré la tête; j'ai entendu siffler le plomb. -Où étiez vous donc? -Ici, tout près, dans mon canot. -Est-ce que nous pouvions le deviner? -Nous ne pouvions pas le deviner, affirma Bancalou. -Mais vous avez dû m'entendre chanter... -Chanter? pas le moins du monde dit le garçon. -Pas le moins du monde, répéta Bancalou qui faisait l'étonné. -Tut! tut! tut! j'ai chanté exprès, pour avertir... On pouvait m'entendre de l'île du Pas et de Sorel. -Il est amusant, le père, fit Bancalou, en riant. -Il ne chantait toujours pas son "libera", ajouta le garçon. Bancalou reprit: -Requiem gagne l'argent et Gaudeamus le dépense... prenons un coup. Il ouvrit le sac de cuir et en tira une bouteille qu'il fit miroiter aux yeux du bonhomme. -C'est le petit verre d'amitié, annonça-t-il. -Pour celui-là, ce n'est pas de refus; ça va me remettre de ma fatigue et de ma peur, dit le vieux. Les trois hommes choquèrent leurs verres et avalèrent une lampée de la réchauffante liqueur. Après déjeuner qui fut très frugal: du poisson et des pommes de terre, les deux jeunes gens se disposèrent à sortir. Bancalou regarda à sa montre pour voir quelle heure il était. Une superbe montre d'or. -Huit heures, dit-il. Si nous ne rentrons pas à midi ne soyez pas inquiet. -Où as-tu pêché cette belle montre? demanda le vieillard. -Dans la rivière, répondit-il en riant. -Dans la rivière?... Nom d'une carpe! je serais curieux de savoir quel appât il faut mettre à l'hain, pour tirer ainsi les montres d'or du fond des eaux. -C'est par le tic tac qu'on les découvre, continua plaisamment le jeune canotier. On se penche sur l'eau quand le vent dort et que la brume empêche les oiseaux de voler. Le tic tac monte du fond comme un battement de coeur. C'est très amusant. Le vieillard ne riait pas. Il sentait peut-être un soupçon grave s'éveiller dans une âme honnête. Il jeta un coup d'oeil sur le sac de cuir et sur les instruments de pêche et de chasse, comme pour interroger ces objets mornes jetés à terre dans un coin. Bancalou n'avait pas coutume de se munir de tant de choses. Il portait tous simplement, d'ordinaire, sa corne de poudre attachée à une frêle bandoulière, et ses perches de lignes n'étaient pas cerclées de douilles d'argent. Il n'était pas venu seul, sans doute... Bancalou éprouvait du malaise sous ce regard inquisiteur. Son ami, le fils du vieux pêcheur, s'avança vers la porte en sifflant un motif volé aux merles de la forêt. Il allait le laisser se tirer d'affaire comme il pourrait, cet ami prudent. Au reste, il savait que Bancalou avait l'esprit inventif. Il trouverait bien une histoire, si la chose devenait nécessaire. -Attends, lui dit Bancalou, je sors aussi. Une minute seulement; le temps de donner au père une petite explication. Il valait mieux satisfaire le bon vieillard. Il fallait surtout ne pas se laisser soupçonner. -Tenez, père, je vais vous dire la raison de cette magnificence, continua Bancalou, j'ai peut-être fait une folie, mais je me console en pensant que j'aurais pu en faire une plus grande. Vous savez que j'étais sur le point de me marier. Je vous ai même demandé conseil un jour, et vous m'avez répondu qu'il y en avait plus de mariés que de contents. Vous étiez le centième qui me glissait dans l'oreille ce dicton lamentable. Alors j'ai réfléchi, j'ai regardé mes épargnes entassées avec un soin jaloux dans une boîte vide de tabac. J'ai évoqué le souvenir de ma Dulcinée... Dulcinée, c'est un nom de femme qu'on apprend au Séminaire, quand on peut mettre le nez dans le livre le plus amusant qu'une plume d'homme ait écrit, Don Quichotte de la Manche... Dulcinée, c'était une demoiselle de Tabaso... une espagnole, nécessairement brune, avec des yeux flamboyants, un collier de perles sur la gorge, une bague à la main et un brasier dans le coeur. Elle a peuplé le monde. Lui et elle, Don Quichotte et Dulcinée, ils se sont répandus sur toute la terre et sous tous les cieux. Des Dulcinées, vous en rencontrez à chaque pas. Des Don Quichottes, il en chevauche sur toutes les rossinantes connues: on peut même en trouver à cheval sur la place de nos canots... -Je commence à le croire, reprit le vieux en souriant. Bancalou avait déridé le vieillard, il était satisfait. Il continua: -Donc, après avoir évoqué ma Dulcinée, celle qui régnait sur mon âme et le menaçait d'un éternel esclavage, après avoir savouré son regard et son sourire dans une rêverie délicieuse, je vis défiler une procession de marmots criards, braillards, sales, dévorant mon pain, déchirant leurs habits; je comptai les jours à peiner et les nuits à bercer; je vis les grâces de ma femme se fondre peu à peu, son parler devenir rude, ses paupières se remplir de larmes, son coeur se diviser et, alors, je répétai votre remarque: Il y a plus de mariés que de contents... Je le pesai dans mon esprit; je me demandai de quel côté je serais parqué, avec le petit nombre des contents ou le grand nombre des malheureux... J'eus peur et je ne voulus pas m'exposer. Mais il me fallait une compensation. Mes petites épargnes sentaient le besoin de danser un peu dans ma main, loin du fond empesté de cette boîte de ferblanc. Après la femme, ce que j'aimais le plus au monde c'était la montre. La femme, on ne sait jamais de quel métal le bon Dieu l'a fondue. Ma montre est d'or. Et elle repose toujours sur mon coeur, et c'est pour moi seul qu'elle fait tic tac... Si j'oublie de la monter, elle se tait et j'oublie, moi, que le temps s'enfuit. Le vieillard souriait. -Bavard, fit-il... Moi j'aurais tout dit en deux mots... -Il y a encore le sac de voyage et les appareils de pêche et de chasse, reprit le cynique canotier. -Eh bien! mon garçon, je voulais ajouter, quand je t'ai dit cela, que la plupart des maris malheureux, le sont par leur faute. -C'est ce que je pensais, conclut Bancalou. Le brouillard se dissipait, glissant mollement par loques floconneuses en l'air qui se réchauffait, et parmi les arbres encore feuillus. Le vieux pêcheur se jeta sur son lit et s'endormit d'un sommeil profond. C'était la veille. Le bateau venait de sortir du port de Montréal et filait, rapide, vers le rocher où juche la vieille capitale. Un homme vêtu pour le sport, cheveux grisonnants, moustache épaisse, taille au-dessus de la moyenne, l'air naïf des âmes droites, était assis sur le pont supérieur du bateau, en avant des salons, et regardait le défilé enchanteur des rives du fleuve et des îles, des villages et des bois que la nuit hâtive commençait à noyer dans ses ombres. La lune se leva, et sa lueur douce faisait comme un fond demi-clair où s'estompaient plus sombres et plus distincts, les arbres et les maisons. Ses reflets ouvraient sur les eaux, entre les bords et le vaisseau, un chemin de flammes tremblotantes où nul pied n'aurait pu se poser, mais que le rêve suivait, doucement appelé par l'inconnu. Sorel allait apparaître au fond, là-bas, à l'embouchure de sa belle et grande rivière. Le monsieur habillé en chasseur se leva, fit quelque tours sur le pont afin de se dégourdir et de respirer mieux l'air pur du soir, puis il descendit prendre ses perches de ligne, sa carabine et son sac. Il y avait d'autres chasseurs en route pour les îles. Plusieurs le saluèrent et l'un d'eux lui demanda s'il passait la nuit à Sorel. Il répondit qu'il ne le savait pas. Il verrait. Quand il débarqua il fut accosté par un canotier. Il était encore sur la passerelle que ce canotier obligeant s'emparait de son sac et de ses instruments de pêche, et promettait de le conduire aux îles pour rien... presque pour rien... -Je connais mon affaire, disait-il et je sais où aller... Dans une heure, vous êtes au milieu des canards et des sarcelles... Un petit somme pour vous reposer, et vous vous levez dispos et frais au point du jour. Le gibier dort encore dans les joncs, au fond des anses, et quand il veut prendre son vol: pan! pan!... Le chasseur se laissa convaincre et monta dans le canot. Ce canotier se nommait Charles Racinot, mais tout le monde l'appelait Bancalou, à cause de ses jambes. Il était bancal. Avec cela de l'esprit plein sa tête et un peu d'instruction. Il s'était assis sur les bancs de la quatrième, au séminaire. Des malheurs de famille ne lui avaient pas permis de monter assez haut pour décrocher le titre de bachelier, et il s'en était revenu avec le sobriquet de Bancalou... ............................................ Mais pardon, chers lecteurs de la "Patrie", je m'aperçois que je n'ai pas commencé par le commencement. Je m'embrouille un peu, moi, dans ces récits qui ressemblent à des romans, et je ne sais guère ce qu'il est mieux de raconter d'abord. Je voudrais être clair, rapide, intéressant et déjà, je m'égare et me trouble. A l'encontre des romanciers de profession qui reprennent leurs récits de plus loin dans le passé, moi, je vais le reprendre quelques années plus tard, alors que le vieux pêcheur a été porté au cimetière et que personne ne parle plus du chasseur de l'île aux Ours. II Le Pain Benit De Pierre Longpré. Un roman qui commence ainsi ne peut être, semble-t-il, qu'une oeuvre morale, et la mère la plus sévère ne saurait refuser de le mettre sous les yeux de sa fille la plus chaste. Cependant, il ne faut pas toujours se fier à l'enseigne. "Au bon marché"., les colifichets se vendent aussi cher qu'ailleurs, et vous payez le lendemain les remèdes à tout mal qu'on vous offre à titre gracieux la veille. Rien pour rien chez l'homme, qui est bien l'habitant le plus égoïste de notre planète. Seulement, l'homme sait déguiser sa convoitise, car il est intelligent. Et puis, comme il est naturellement religieux, il sait aussi la diriger parfois vers le bien, et la transformer en vertu. Il faut, au reste, que je vous parle du pain bénit de Longpré, puisque là se trouve en germe, l'histoire que j'ai à vous raconter. Ne vous étonnez pas. Le chêne majestueux qui ombrage votre maison était tout entier dans un gland: la rose qui s'entrouvre sur votre fenêtre et parfume votre chambre est sortie d'une petite graine noire tombée dans la poussière; le morceau de pain qui sauve l'indigent de la mort et fait descendre sur votre tête les bénédictions du ciel, vient d'une semence enfouie dans les sillons. Je ne veux pas dire que mon livre aura la grandeur du chêne, le parfum de la rose, ou l'utilité du pain: non: je veux seulement que vous sachiez d'où il vient. Si Pierre Longpré, de la paroisse de Saint...., je ne précise pas. Il vaut mieux, je crois, ne pas préciser. Je n'ai pas envie de m'attirer une affaire. Il y a des gens qui vivent longtemps et se souviennent toujours. D'autres, il est vrai, oublient tout de suite et trop tôt. Cherchez la paroisse et vous la trouverez. Elle est sise assez près de Montréal, sur la rive Nord au milieu d'une campagne féconde, dans les méandres d'une rivière tour à tour tapageuse et dormante, avec des coins de forêts pleins d'oiseaux et des rangs de maisons pleines d'enfants. Si vous ne la trouvez pas, maintenant, c'est que vous cherchez mal. Si Pierre Longpré, de la paroisse de Saint-Ixe... Disons Saint-Ixe, n'avait pas rendu un pain bénit de dévotion, comme on disait chez nous, dans ma jeunesse, j'en serais réduit à chercher je ne sais où une histoire pour vous amuser. Il ne serait peut-être rien arrivé, ou presque rien, de tout ce que je vais vous raconter. Et voilà pourquoi je regrette les choses qui s'en vont. Plus de "pain bénit" à l'église, plus de "grosses gerbes" au champ, plus de "foulage" à la maison! Avec les vieilles coutumes s'en vont nos âmes, et les poètes de l'avenir ne sauront plus où diriger le vol de leurs rêves. C'était le jour de la Saint-Pierre. Tout près du balustre, vis-à-vis l'autel, s'élevait, majestueux comme un temple indoue, le pain bénit de Longpré. Des cousins, dorés sur le ventre, soutenaient, comme des cariatides, les uns au-dessus des autres, les gâteaux arrondis, vernis avec du sucre fondu et mouchetés d'or. Des fleurs de papier, d'une forme inconnue à la flore canadienne, et née de l'imagination de la boulangère, piquaient de leurs étoiles multicolores la succulente pyramide. Tous les yeux se levaient vers l'orgueilleuse offrande, et l'autel était oublié au fond de l'abside. -"Confiteor Deo", récitait le prêtre, incliné au pied des degrés, entre les acolytes distraits qui bredouillaient l'humble prière. Les chantres ne regardaient dans leurs livres que juste assez pour ne pas faire fausse route; les fidèles disaient "mea culpa", en se demandant à qui on allait distribuer les cousins et les gros morceaux. La plupart savaient d'avance comment ils seraient traités comme toujours, comme les petits et les dédaignés, ils n'auraient qu'à plonger la main dans le panier du bedeau, et à faire dévotement le signe de la croix avec la bouchée qu'ils en tireraient. D'autres savaient bien qu'on leur présenterait, avec un salut honnête, l'un de ces brillants cousins debout comme des colonnes entre chaque étage. Quelques-uns cependant restaient dans un doute cruel et leur âme, par un jeu de bascule, s'élevait à l'orgueil ou s'abaissait au dépit, selon la grosseur du morceau que tour à tour ils espéraient ou redoutaient. Zidore Tourteau était au nombre de ces malheureux. Il éprouva une singulière angoisse quand il vit le bedeau commencer la distribution du pain. Au reste, le sacrifice de l'autel fut un instant relégué au second plan. Le pain doré que Pierre Longpré distribuait à la foule gourmande faisait oublier le pain céleste offert par le prêtre. Enfin le bedeau approche. Il arrive. Il regarde Zidore, comme pour lui dire qu'il allait être servi à souhait. Il porte la main sur un de ces rutilants cousins si moelleux à l'oeil que l'eau en vient à la bouche, et... ironie! il le range un peu pour laisser voir les menus morceaux du font, qu'il offre en souriant, le misérable! Zidore blêmit de colère, prend machinalement la bouchée toute petite mais se ravise, ne fait pas le signe de la Croix et la rejette au panier. -Pierre Longpré n'a qu'à se bien tenir, grommela-t-il, au lieu de faire un acte d'humilité. Longpré n'était pas un cultivateur à l'aise. Il le deviendrait probablement si les épreuves finissaient, car il travaillait avec intelligence et assiduité. La maladie avait attristé sa maison; la grêle avait détruit ses moissons, ses troupeaux avaient été décimés. Il était débiteur de Zidore Tourteau. Pas pour un gros montant, le prix d'un bon cheval de labour. Tourteau courait à la fortune. Or, pour l'atteindre plus tôt, il laissait le chemin ordinaire souvent long et pénible, et prenait à travers champs. Une course au clocher; la course des usuriers. Ils avaient à peu près le même âge, quarante et un ou quarante-deux. Ils se connaissaient bien, sans être intimes, et se fréquentaient peu sans cependant se fuir. Leurs femmes étaient plus liées, ayant passé leur jeunesse ensemble. Cela n'avait pas resserré les liens entre les deux familles. Le foyer de Longpré s'était vite peuplé. Tourteau n'avait plus qu'un enfant, un petit garçon. Tout de même, Zidore croyait que l'amitié des deux femmes et son titre de créancier lui valaient bien les honneurs d'un cousin bénit, et il sortit de l'église en poussant du coude ceux qui le gênaient. Rendu sur le seuil sans respect pour le lieu saint, il dit tout haut, de manière à être entendu dedans et dehors: -Pierre Longpré pourrait payer un beau montant de dettes avec l'argent qu'il gaspille ne pain bénit. Plusieurs l'approuvèrent. -Si c'est ainsi que faisaient les premiers chrétiens, continua-t-il, ce n'est pas la peine de les singer. -Les premiers chrétiens vivaient comme des frères, observa un autre mécontent. -Pas de morceaux choisis. -Pas de préférences. -C'était l'égalité. -La fraternité. -Ou la mort, termina, avec un rire moqueur, le notaire de la paroisse. Et il montra aux jaloux la belle part qu'il emportait de l'agape nouvelle. Zidore Tourteau n'avait pas coutume de brider son humeur. Il ignorait l'effort qu'on doit faire pour se vaincre, et il ne prenait conseil que de son instinct. Mais son instinct ne le guidait pas mal d'ordinaire, aux yeux du monde, parce qu'il avait de la vanité, et souvent il faisait des actes qui avaient la couleur du sacrifice, bien qu'il fut avare. Il calculait tout, et tout son calcul aboutissait à grossir son avoir et à paraître honnête. Le courant qui l'emportait était un bourbier. Comme il ne pouvait pas atteindre toujours ceux qui encouraient sa disgrâce, il déversait sa bile sur sa femme, une bonne et sainte créature, et sur son enfant, un beau gamin sournois. Bien des fois la femme découragée tombait en pleurs au pied de la croix, bien des fois l'enfant maltraité se sauvait dehors en proférant des menaces. Mme Tourteau s'attendait donc à recevoir une nouvelle averse, ce jour-là, à l'occasion du pain bénit, car elle avait bien vu le frémissement de honte et de colère qui venait de secouer son homme. Quand elle monta dans la voiture, après la messe, elle dit pour parer un peu au coup de foudre: -Le pain bénit ne devrait plus être rendu, ou bien il devrait être également partagé... Des passe-droit dans l'église c'est laid. -Laisse faire, Christine, il va me le payer, répondit Zidore en faisant claquer son fouet. Elle s'appelait Christine, sa femme. Christine Morin. Elle fut tout étonnée de ce qu'il ne la maudissait pas. Il semblait même fort adouci. Allait-il la laisser en paix, maintenant qu'il trouvait une autre victime? Elle fut tentée de se réjouir, mais sa conscience délicate se réveilla aussitôt. Elle ne devait pas se réjouir, puisqu'il parlait de vengeance. Il allait peut-être persécuter un honnête homme à cause d'un rien. Qu'est-ce que cela fait, après tout, de recevoir un gros ou petit morceau?... Ils sont également bénits... Oui, mais la bénédiction, ce n'est pas ça qu'il regarde, Zidore... Elle tâcherait de le détourner de son mauvais dessein. Elle serait prudente... Il finirait peut-être par comprendre la nécessité du pardon. Et puis, si elle doit souffrir encore, elle est prête. C'est par la souffrance qu'on arrive le plus sûrement à Dieu, quand on ne peut plus invoquer l'innocence. Elle se disait ces choses et bien d'autres, la brave femme, au bercement de la charrette dans les ornières, pendant que son mari, la tête basse, mâchait du tabac et ruminant sa vengeance. III Zidore Tourteau En Deshabillé. La première chose que fit Zidore à son arrivée de l'église, fut d'ouvrir un coffret et d'en sortir, l'une après l'autre des liasses de papier ficelées avec de la laine. Chacune portait au dos un titre en grosses lettres: Billets, Reçus, Obligations... Et en fouillant dans ce tas d'écritures précieuses, il grondait de sa grosse voix rude: -On va voir! mille gueux! On va voir! Il détacha les billets. C'était un billet qu'il voulait voir. -Ce doit être celui-ci, fit-il, en mettant de côté le document cherché. Et il lut: Saint-Ixe, le 1er avril 18... A six mois de la date ci-dessus je paierai à Zidore Tourteau ou à son ordre, la somme de cinquante piastres, valeur reçue. PIERRE LONGPRE. La valeur était un cheval. Longpré avait acheté ce cheval pour labourer d'abord et ensuite pour voiturer. Le vendeur l'avait dit sans défauts dans la force de l'âge et doux comme un mouton. Or, l'animal était vieux, rétif et paresseux, mais de belle apparence. Il y eut des pourparlers. Longpré se plaignit, supplia, fit des menaces. Zidore lui rit au nez. -Tu ne sais pas soigner les chevaux, mon garçon... Tu l'as vu avant de l'acheter... Je l'ai mené devant toi... Entre mes mains, le cheval se comporte comme un charme... Il s'est gâté à ton service... Et il finissait par lui donner un conseil: -Prends la chose gaiement! on fait des sottises quand on se fâche. Il ne pratiquait guère, en ce moment, l'avis charitable qu'il avait donné à son concitoyen, car il était d'une grande colère, à cause de ce pain bénit. Et, certes, un peu moins de prétentions et un peu plus de réflexions lui auraient fait comprendre qu'il n'avait guère de titre à la reconnaissance de Longpré. -Le premier avril, murmura-t-il... Six mois cela mène au premier d'octobre... Trois jours de grâce, bêtise!... Deux fois deux font quatre, mais six fois un mois ne font pas six mois; il faut y ajouter trois jours!... Il aura besoin de se lever matin Pierre Longpré, s'il veut être prêt avant moi, ce jour-là. Un petit garçon vint le distraire, son petit garçon, à lui, un enfant d'environ dix ans, le deuxième d'une famille qui n'existait plus. La dyphtérie, le croup, la grippe, je ne sais quoi, avaient étranglé l'un après l'autre, à mesure qu'ils arrivaient, petits frères et petites soeurs. Tourteau n'en paraissait pas chagrin. C'était, pour l'avenir, moins de bouches à nourrir, moins de corps à vêtir, moins d'écoles à payer. Pourtant, si l'on en juge par le gamin qui est là, devant lui, les frais d'entretien n'étaient pas considérables. Nu-pieds, ébouriffé, une chemise un peu longue, une culotte un peu courte, maigre, osseux, l'oeil vif, le mouvement brusque tel apparaissait Tiquenne, de son vrai nom Etienne, comme le premier martyr. -Que veux-tu, toi? demanda brutalement le père. -Rien. -Comment rien?... Sors! et vite! espèce de... Tiquenne se ravisa. -Il y a un étranger qui rôde par ici, dit-il. -Laisse-le rôder. -Si c'était un malfaiteur... Des fois. -A-t-il parlé? -Il m'a demandé si vous demeuriez loin. -Qu'as-tu répondu? -Pas bien loin, que j'ai dit... Une demi-heure de marche si vous avez bon pas, une heure si vous ralentissez de moitié. -Quand cela? -Pendant la messe. -De quel côté s'est-il dirigé? -Du côté de l'épître.. du côté de l'église, je veux dire. -Un vieux? Un jeune? -Ni jeune ni vieux. -Grand? -Pas grand, mais gros, et des jambes croches... -Ah! des jambes croches!... -Il a dit qu'il reviendrait... Je canotais là-bas... -Que le diable l'emporte: Je n'ai pas besoin de lui. Il ordonna à l'enfant d'aller mettre la charrette dans la remise, et d'accrocher le harnais aux chevilles de bois, après l'avoir bien essuyé. S'il restait de la poussière, il verrait. Tiquenne se hâta d'obéir. Il le fallait bien, car le châtiment ne se faisait jamais attendre. Un châtiment cruel: le jeûne ou le pain sec. Des coups, parfois, mais assez rarement et toujours par-dessus le marché. Zidore économisait ainsi du pain, du beurre et du lard. Au bout de l'année, la huche était plus remplie et le saloir, moins vide. Madame Tourteau ressentait toujours une angoisse pénible quand l'enfant malheureux tournait autour de la table, le ventre vide, regardant d'un oeil de convoitise, la soupe au lard qui fumait dans le plat de faïence, et le pain de blé dont le chien avait sa part. Souvent, quand le père impitoyable s'éloignait un peu, elle lui donnait quelque chose à manger: un peu de lait, une croûte cachée à l'avance, une pomme de terre bouillie... Mais le cerbère faisait bonne garde, examinant les restes du repas, marquant le pain et s'il découvrait la ruse de la mère, tant pis! C'était sur elle que tombait sa colère. Il ne l'avait jamais aimée, cette femme et il l'avait épousée parce qu'elle apportait une dot. Celle qu'il aimait se mariait dans le même temps avec un forgeron du village, Jean Larose, si je me rappelle bien. Christine Morin n'aimait pas non plus. Elle s'était sacrifiée à l'ambition de ses parents. Son coeur était ailleurs. Tout de même elle marcha droit dans la voie douloureuse et demeura ferme dans le sacrifice. Zidore avait glissé sur la pente redoutable de l'avarice et son coeur s'était fermé à la charité. L'amour de l'argent remplaçait l'amour du prochain, et le son du métal résonnait plus doucement à son oreille que la prière du malheureux. Son jugement se faussa comme sa conscience et sa main se ferma comme son coeur. Il ne vit plus bientôt que des paresseux dans ces déshérités que le Sauveur appelait ses frères, et la présence d'un pauvre l'irritait. -Qu'il travaille et qu'il ménage! s'écriait-il en tournant le dos... Avec du travail et de l'économie on s'enrichit toujours. L'insensé! comme si l'on pouvait détourner le bras de Dieu, quand il faut qu'un juste soit éprouvé ou qu'un pécheur soit puni!... Comme si l'on pouvait faire de la terre un lieu de délices, de la vie, un but suprême et déjouer ainsi les desseins du Créateur! Certes, il faut travailler, c'est une loi divine, il faut économiser, c'est la sagesse humaine; mais tous ceux qui économisent ne jouissent pas du fruit de leur prudence. Il y aura toujours des accidents, des erreurs, des mécomptes. Il y aura toujours des pauvres dignes de pitié qui tendront la main, il faut donc qu'il y ait toujours des riches qui donnent. Dès son jeune âge Zidore laissa deviner ce qu'il pourrait devenir un jour. Ce qu'il pourrait devenir, car on devient ce que l'on veut. Je parle de l'homme moral. Lui, attiré secrètement par le miroitement de l'or, il pouvait, s'il eut prié et réfléchi, comprendre que les biens ne nous sont donnés que pour un temps, et qu'il faut en faire un usage raisonnable. Il ne priait pas, disant qu'il était inutile de s'adresser à un être surnaturel, qu'on ne pouvait ni voir ni entendre. Comme s'il voyait bien le vent qui rafraîchit son front quand il peine, l'arôme du foin qu'il fane et la pensée voluptueuse qui le captive. Christine Morin, sa femme, l'avait d'abord accueilli froidement. Toutes les jeunes filles de la paroisse connaissaient sa réputation de mesquinerie et s'en moquaient. Jamais il n'offrait, dans les soirées, ces bonbons sucrés qui font sourire tant de lèvres roses et agacent tant de dents blanches. Il avait un rival. Il se comportait bien autrement ce rival dangereux. Il tombait peut-être dans l'excès contraire. N'importe, on l'aimait. Christine, surtout, le chérissait de toute sa petite âme de fillette candide, et elle faisait des jalouses. Mais Zidore arrivait de la ville avec des écus et il venait d'acheter une ferme au comptant. Il avait les parents de son côté. Quand un jeune homme plaît au père et à la mère, il peut déplaire à la fille, mais il a quand même une forte chance d'épouser. Un bon parti ça ne se refuse point. S'il est un peu vieux pour la petite, il ne l'aimera que mieux et plus longtemps... Et elle?... Le coeur de la pauvrette se gonflera ses yeux se mouilleront, le rêve d'or fermera son aile! Qu'est-ce que cela pèse dans la balance de la froide raison? On ne s'occupe guère des principes religieux du prétendant, mais on s'informe de ses revenus. La femme priera, elle priera pour deux... pour dix peut-être. Et le ciel qui a ses mystères de douleurs, feindra longtemps peut-être de ne pas l'entendre. C'est l'histoire de bien des femmes. IV Une Lettre Et Un Sign De Croix De Bancalou. Un petit garçon arriva en courant. Il apportait une lettre: -Un homme de Montréal qui m'a donné cela pour vous, monsieur Tourteau, fit-il tout essoufflé. -C'est de mon avocat, je suppose, murmura l'habitant revêche. Il poursuivait un ouvrier de la ville, son ancien associé, pour sa part dans une entreprise vieille de bien des années déjà. L'ouvrier refusait de payer affirmant qu'il ne devait rien, qu'il avait réglé et payé plus que de raison. Zidore riait et demandait la production des reçus. Or, il n'en avait jamais donné. Il déchira l'enveloppe et regarda la signature. -Hein! Bancalou?... grommela-t-il... Le diable ne l'a pas encore emporté? Il lut: Cher frère en... Sa Majesté Satan. Je voudrais me rendre à ta maison pour te dire "viva voce".-une expression que j'ai rapportée du séminaire: "viva voce", de vive vois,-ce que je t'écris sur la table de l'auberge, en face d'un forgeron qui frappe dur sur l'enclume, et derrière une porte mal fermée, qui me cache mal aux yeux d'une femme plus curieuse que belle; mais il faut partir avec le postillon dans un quart d'heure. Des affaires pressantes me rappellent. Je voulais me rendre à ta maison pour me jeter à tes genoux, au nom d'une femme que tu as bien connue, alors qu'elle était jeune et qu'elle courait nu-pieds dans les joncs des îles, parmi les alouettes et les sarcelles, les canards et les hérons. C'est la femme de Michel Vallier, ton ancien associé. Elle te supplie par ma bouche indigne, mais par vos dignes escapades, alors que vous vous berciez sur les vagues du fleuve et sur les ailes du rêve, vous jurant un amour sans fin, dans un canot fragile que le courant emportait... Ce que je suis chargé de te dire, au nom de Mathilde Lacasse, ton ancienne... Les longues phrases me fatiguent plus que les longues routes, et je perds le fil de mon discours plus vite que ne ne perds haleine. Je l'ai!... Eurêka! un mot grec, celui-ci qui me vient du séminaire, comme l'autre, et qui veut dire: j'ai trouvé. Voici. Mathilde Lacasse, ton amie de l'île Madame, au temps jadis, te supplie de ne pas être dur envers son mari, son cher Michel. Car Michel Vallier, que tu poursuis, est son légitime. Elle dit qu'ils sont pauvres et que le pavé les attend, si tu fais vendre leur maison. Elle croit que tu fais erreur, car son mari lui a toujours affirmé qu'il ne devait rien à personne. Et il passe pour un bon chrétien, soit dit sans t'offenser. Je te connais assez pour savoir que tu hésiterais à te rendre coupable de la moindre injustice, envers le moindre "Quidam", encore un mot latin que j'ai pris au séminaire. Maintenant, je me relève, puisque j'étais à tes genoux, et je monte avec le postillon. Si tu veux savoir comment il se fait que je suis dans l'intimité de Madame Vallier, je me hâterai de te le dire, afin que tu ne portes aucun jugement injurieux sur ta vieille amie et ton vieux copain. Je suis en pension chez elle. Le ma ri est malade et ne peut plus travailler. Nous sommes trois en pension, trois ouvriers tanneurs. Tu ris?... Ma foi! je fais du cuir. Au séminaire, je faisais des cuirs. C'est une manière de continuer mes études. Tout de même, je ne peux pas dire que je fais de l'argent comme du poil. A bientôt. Le postillon m'appelle, le devoir aussi. Ton antique, BANCALOU. Zidore Tourteau eut un sourire méchant. Les souvenirs évoqués par Bancalou ne l'attendrirent point. Cependant il repassa avec volupté dans sa mémoire tout à coup réveillée, les plaisirs de sa libre et aventureuse jeunesse. La jalousie qui dormait au fond de ses entrailles, toujours prête à sourdre comme le jet d'une source empoisonnée, aurait noyé tout sentiment de pitié, s'il eut été possible qu'un pareil sentiment germât dans de pareilles entrailles. Elle s'adressait mal, Madame Vallier. Elle ignorait sans doute que les libertins sont des cruels raffinés, et que les passions brutales ravagent le coeur comme elles épuisent le corps. Zidore Tourteau oublia Longpré. Une heureuse diversion s'offrait. Il allait faire sentir à cette femme autrefois aimée sa puissance nouvelle et son influence redoutable. Elle l'avait fui, un jour, après mille serments de fidélité, et aujourd'hui, elle venait à lui en suppliante. O la bonne histoire! Comme cela s'arrangerait bien! Son mari, son cher mari, elle le verrait descendre, comme l'autre d'ici, comme Longpré, pas à pas, jusque dans le chemin. Dans le chemin c'est-à-dire, s'en aller quelque part ailleurs, sans savoir où, l'un suivant l'autre, à la file, homme, femme et enfants, traînant des loques et pleurnichant. Ami lecteur, il n'est pas nécessaire, sans doute, que je présente Bancalou. Si les nombreuses années qui se sont écoulées depuis que tu l'a vu à l'île aux Ours te l'ont fait oublier, il va te suffire de le voir marcher en se berçant et de l'entendre gouailler la vie, pour te rappeler son surnom et te faire deviner son caractère. Élevé chrétiennement par une mère plus pieuse qu'énergique, il a gardé une étincelle de foi, bien enterrée, hélas! sous les cendres de sa folle jeunesse. Forcé d'abandonner des études assez bien commencées, à cause de son incorrigible espièglerie et de la gêne de sa famille, il a dégringolé au bas de l'échelle. Et voici maintenant qu'il vient préparer les voies d'un sacrilège à des compagnons plus mauvais que lui. On disait que la fabrique de Saint-Ixe était riche, et que l'église possédait de nombreux vases d'or et des statues d'argent, et des lampes se vermeil. Il y aurait une superbe levée à faire. On commencerait une collection sacrée qui se transformerait plus tard en bonnes pièces sonnantes. Il fallait amasser pour les mauvais jours. Le chômage devenait nécessaire quand tout le monde était sur le qui-vive et faisait le guet. Bancalou entra dans l'église et s'avança jusqu'au balustre où il s'agenouilla, parce qu'il y avait quelqu'un dans la nef. Tout à coup il entendit une volée de notes mélodieuses s'échapper du jubé de l'orgue. Il se retourna et vit une jeune fille assise au clavier. Il jugea qu'elle était bien petite pour se faire obéir d'un instrument aussi grand. L'orgue modula des choses si suaves qu'il se sentit ému. Il y avait bien longtemps que la musique sacrée avait ainsi vibré à ses oreilles. Depuis le collège peut-être. Ce n'était plus des chants religieux, qu'il entendait... Pourquoi donc?... Il y avait perdu au change... Mais il était trop tard. Peu à peu le voile du passé se déchira, et lentement, sans qu'il s'en aperçut, il glissa sur la pente douce des souvenirs. Il avait, tout jeune, vu, chaque dimanche, le curé monter dans cette chaire sculptée, pour parler aux gens du bon Dieu et de la Sainte-Vierge, pour leur dire qu'il fallait s'aimer les uns les autres, pardonner et faire du bien... Il revoyait les orbes de la fumée bleue de l'encensoir que balançaient des petits garçons comme lui. Il s'était même assis dans le choeur, un jour de semaine, avec un surplis blanc et une jupe noire qu'on lui avait prêtés. Là, à la table sainte, un jour, avec bien d'autres enfants heureux comme lui, il avait fait sa première communion. Oh! comme c'était loin déjà! Et comme il avait oublié les promesses pieuses d'alors!... Il retrouvait la place de tous ceux qu'il avait connus. Ici le banc du père Longpré, là celui du bonhomme Duquette. A côté le long du mur, vis-à-vis la troisième fenêtre, le banc de sa famille... Longtemps il rêva, oubliant qu'il était entré pour profaner le temple. Et quand lui revint à l'esprit le projet sacrilège qu'il avait formé avec ses complices, il se sentit inquiet. La jeune organiste descendit et vint s'agenouiller devant l'autel tout près du balustre. Ensuite, elle alla prier au pied de la statue de Marie immaculée. Il fut surpris de sa beauté et ne pouvait en détacher ses regards. Il se sentait fasciné par le charme indéfinissable de cette figure brune teintée de rose, et surtout par le rayonnement d'une candeur qu'il n'avait encore jamais vue. Quand elle sortie, elle le regarda, et son oeil radisux tomba sur lui comme un reproche brûlant. Machinalement il ouvrit un livre de prière qui se trouvait sur la tablette du banc. Il lut: "Nigra sum, sed formosa..." Je suis noire, mais je suis belle... Puis, plus loin: "Vous êtes toute belle, ô mon amie, et il n'y a pas de taches en vous." Et, sur une autre page: "Ce lieu est terrible. C'est ici la maison de Dieu et la porte du ciel. Il sera appelé le palais de Dieu... Que vos tabernacles sont aimables, ô Dieu des armées! Mon âme languit et se consume du désir d'entrer dans la maison du Seigneur." Il ferma le livre et sortit. Mais avant de franchir le seuil, il trempa son doigt dans le bénitier et fit le signe de la croix, instinctivement, et tout en pensant à autre chose. -Tiens! fit-il, quand il s'aperçut de son acte de piété, c'est drôle, ces habitudes de l'enfance comme çà dure longtemps. Et il ajouta: -Non, je ne veux pas!... Qu'ils s'arrangent! Il est probable qu'il pensait à son projet criminel et à ses compagnons. La petite musicienne s'en allait d'un pas gracieux, lentement sur le trottoir qui rayait la route d'un trait blanc et droit. -Comment s'appelle cette jeune fille qui vient de sortir de l'église et s'en va là-bas, demanda-t-il à un petit garçon? -C'est mademoiselle Lucette. -Lucette qui? -Lucette Longpré. -La fille de Pierre? [--]ques, fit le gamin en se sauvant. -Est-il heureux, ce coquin de Pierre!... Et dire que si je m'étais conduit mieux, j'aurais pu... Enfin, il est trop tard! Il reprit le chemin de la ville avec le postillon, après avoir écrit à Zidore la lettre que nous avons lue. V Les Carrieres. Il est des hommes qui cherchent les chemins connus, les voies fréquentées, les routes où passe la foule; il en est d'autres qui préfèrent les sentiers solitaires, les courses imprévues, les lieux redoutés même. Les une et les autres peuvent avoir raison. Le tempérament, l'humeur, le caractère, la gaieté, la mélancolie, le chagrin nous poussent dans cent endroits divers, par cent diverses routes, et nous voulons des lieux qui soient à l'unisson de nos âmes. C'est l'union de l'esprit et de la matière sous une forme presque tangible. Dans le domaine du moral, la franchise et l'honnêteté vont droit leur chemin, la perversité et le mensonge se glissent dans les sentiers tortueux. Bancalou entrait dans la ville par les carrières. Les carrières étaient alors un lieu de désolation, à cause de leur nudité et de la teinte sombre du sol fouillé par le pic; un lieu plein d'horreur, parce que cette terre éventrée offrait des cachettes sombres aux vagabonds qui fuyaient la clarté, et des puits immenses aux meurtriers qui voulaient enfouir sûrement leurs victimes. En effet, l'eau s'amassait, molle et noire, dans ces trous béants, et comblait le vide fait par les pierres sans nombre qui s'en allaient là-bas, sur les boulevards de la ville, se transformer en maisons élégantes, en palais superbes, en vastes entrepôts. Toujours, dans le dédale de ces marres stagnantes, sur les débris des pierres effritées et dans les touffes d'herbe pâle, des personnages à la mine inquiétante erraient, chauffant au soleil leurs membres paresseux, ou buvant, pour se fouetter le sang, si l'air était froid, si le ciel était sombre, une eau de feu mordante. Le plus souvent ils formaient des groupes, causaient de leurs affaires louches, ébauchaient des projets infâmes ou élaboraient des plans dangereux, pour adoucir leur sort et se faire plus large leur part des joies et des richesses de ce monde. Les insensés, qui croyaient amasser par la paresse et jouir par le crime! Des filles se glissaient dans ces groupes de désoeuvrés: des filles jeunes et vigoureuses parfois, mais déjà marquées du sceau fatal des damnées; des filles le plus souvent dépouillées déjà des charmes de leur jeunesse trop tôt profanée, et portant sur leur figure émaciée, les traces de leur ruine précoce; des filles déjà vieilles aussi, et fatalement rivées à leurs vieilles habitudes mauvaises. Elles poussaient les hommes au vol afin d'avoir des fleurs, des rubans, des bijoux; elles les provoquaient au plaisir afin d'émousser leur énergie et d'en faire leurs esclaves. Bancalou se dirigea vers l'un de ces groupes, un groupe de cinq individus, sur le bord du plus large de ces étangs creusés par l'industrie. Ils entouraient un superbe panier de provisions qui avait été volé sans doute à quelque joyeux pique-nique de l'île ou de la montagne. Ils regardèrent Bancalou qui s'approchait lentement, cherchant d'abord à les reconnaître. Ces habitués des carrières se tenaient un peu pour les membres d'une même famille; ils n'étaient pas des étrangers les uns pour les autres, et ils ne sympathisaient pas toujours fort profondément, du moins ils ne se haïssaient point et ne cherchaient point à s'éviter. Parfois cependant un couteau se plantait dans une gorge ou une balle traversait une cervelle; c'était quand une femme avait allumé la jalousie. Comme la louve ou la lionne elle se donnait au plus cruel ou au plus fort, et elle s'enivrait de sang, croyant s'enivrer d'amour. Bancalou sentit tout à coup une angoisse. -C'est elle, se dit-il tout haut. Elle, c'était une grosse fille aux flancs larges et à l'épaule ronde. De son bras gauche elle entourait le cou d'un jeune homme, et de sa main droite elle lui faisait boire un verre d'une liqueur qui devait être agréable, car elle la partageait avec lui. Il prenait une gorgée et ensuite elle portait le verre à ses lèvres et savourait à son tour la douce boisson. Ils burent ainsi jusqu'à la dernière goutte. Alors ils se levèrent et se mirent à courir sur les pierres et sur l'herbe, se sauvant et se poursuivant pour avoir le plaisir de se rejoindre. Bancalou s'arrêta. -La gueuse! gronda-t-il. Et il évoqua le souvenir de la chaste et jolie Lucette, la jeune organiste de Saint-Ixe, qui avait réveillé son âme, un instant, de Lucette qui s'était glissée soudainement comme un ange du ciel, entre le crime et lui, et l'avait empêché de commettre un sacrilège. Il comprit l'abîme qui séparait ces deux âmes, l'âme de la prostituée et l'âme de la vierge, et il se sentit honteux d'avoir tant sacrifié à la cupidité des femmes perdues. Il se sentit rehaussé déjà, rien qu'en inclinant son front stigmatisé devant l'image de l'innocence. Cependant l'aiguillon de la jalousie le piqua de nouveau. Au fond, c'était la vanité blessée. Il y a souvent beaucoup d'orgueil dans l'amour. Même dans les amours canailles des grossiers esclaves des sens, il y a de l'orgueil. Il hésitait, ne sachant s'il devait aller les souffleter tous deux, elle et son amant d'occasion, ou bien s'il devait la fuir, la mépriser, l'oublier. Tout en écoutant les suggestions diverses de son âme, il marchait. Il marchait lentement tournant le dos aux carrières et regardant la ville dont le bourdonnement arrivait jusqu'à lui comme le grondement d'une immense fournaise. A mesure qu'il s'éloignait, la tempête s'apaisait en son coeur, et il sentait se dénouer la chaîne lourde qui l'attachait à cette fille. Il allait plus vite, maintenant, et se trouvait plus libre. Tout à coup deux bras l'enlacèrent et une voix grossière lui cria: -Viens donc, toi, c'est toi que j'aime... Bancalou se retourna vivement. Il prit un air fâché, mais c'était de la ruse, car cette parole le flattait. Déjà il songeait à pardonner. -Tu me prouves ton amour d'une façon singulière, remarqua-t-il. Tu rigoles avec le premier venu et n'importe où. -C'est mon cousin Docité... Je ne pouvais pas refuser... -Ah! si c'est ton cousin Docité, c'est différent... Vous pouvez boire dans le même verre et dormir sur la même paille. -Allons! ne te fâche pas, il faut bien s'amuser un peu. Dans tes voyages, toi, ne m'oublies-tu pas aussi, des fois? dis... Quand tu vois une belle personne, l'amour ne se réveille-t-il pas? C'est tout naturel, et je ne te le reproche point. -C'est vrai, fit Bancalou rêveur, c'est vrai... Seulement, le respect accompagne l'amour. Il songeait encore à Lucette Longpré, la fille de Pierre. Il continua: -J'en ai vu une fort belle à Saint-Ixe. Jamais de ma vie, je n'avais éprouvé ce qu'elle m'a fait éprouver... Oh! si tu la voyais!... Quelle figure angélique et quels regards troublants! Elle doit lire jusqu'au fond des coeurs. -Pourquoi ne l'as-tu pas amenée avec toi? Elle devrait venir à la ville; elle ferait fortune ici, dans la haute... répliqua la fille, un peu moqueuse, un eu froissée. Et Bancalou acheva amèrement: -Oui, elle ferait fortune, peut-être, mais pas de la manière que tu pense. Elle ne nous ressemble en rien... La haute qu'elle fréquente, c'est celle dont nous avons peur... On y pratique toutes les vertus. Nous autres, nous sommes entrés dans l'armée du mal, et la consigne, c'est: Marche dans le bourbier! Elle ne comprenait pas. -Viens donc t'amuser, dit-elle il y a des provisions pour dix... des liqueurs fines, mon cher... Un panier que Chose a trouvé dans une voiture, à la porte d'une maison de la rue Sherbrooke. Bancalou se laissa persuader. Il valait mieux vivre en paix avec tout le monde, se disait-il, pour excuser sa faiblesse. Les autres avaient allumé un petit feu sur une large pierre, pour faire cuire des aliments ou pour le plaisir de voir s'élancer le dard aigu des flammes et d'entendre le pétillement gai des ramilles. Bancalou reconnut son rival et le salua en riant, pour lui faire comprendre qu'il n'était pas fâché, et qu'il ne tenait pas tant que cela à la demoiselle. Il dissimulait. S'il n'avait pas eu l'avantage, s'il n'avait pas été le préféré, le dépit lui aurait fait faire des sottises. -As-tu encore de cette bonne liqueur qui se boit à deux? demanda-t-il au jeune homme. -Finette a bu la dernière goutte, répondit Docité, mais il y a autre chose Le panier est garni. Finette, c'était la grosse fille aux joues encore sanguinolentes. Ils burent à la bonne amitié. Finette attisait le feu, regardait tour à tour, à la dérobée, Bancalou et Docité comme pour leur dire qu'ils pouvaient compter sur sa fidélité... -Jamais on ne me fera croire que le feu de l'enfer est plus chaud que ça, fit-elle, en brandissant un tison enflammé... Je ne pourrais pas l'endurer... Et toi, Docité? -Il n'y a pas d'enfer, affirma le jeune homme... C'est pour nous effrayer qu'ils disent cela. -Ne parlons pas de ces choses, conseilla Bancalou... L'enfer, c'est déjà y être un peu que d'en parler. -S'il faut y aller, repartit la fille, que ce ne soit pas pour rien, ni de sitôt... Amusons-nous, faisons les fous, et mourons... Une flamme avait léché sa robe légère et montait déjà jusqu'à sa poitrine. Elle poussa une clameur aiguë. Tous les groupes dispersés sur le vaste champ regardèrent terrifiés, puis ce fut un élan vers la malheureuse qui courait follement traînant des panaches de flamme, hurlant levant les bras au ciel. Bancalou voulut la saisir, elle lui échappa. -Jette-toi à terre!... Roule-toi dans l'herbe!... A l'eau! à l'eau! Dans la carrière!... criait-on. Elle n'entendait rien. Tout à coup elle tomba. On crut que c'était fini. Elle se releva. Sa chevelure brûlait maintenant et des loques de feu tombaient partout sur son passage. C'était épouvantable. Ses hurlements ressemblaient aux cris des bêtes féroces. Elle ne savait plus où elle courait, ne voyait plus rien, ne comprenait plus rien. Elle passa sur l'écore de la carrière, courant si vite que personne ne pouvait la suivre. Tout à coup elle disparut. On entendit le bruit d'une chose lourde qui tombait dans l'eau. Quand on fut sur le bord de la mare profonde, l'eau troublée laissait remonter à la surface noire des bulles brillantes, et des orbes nombreux, roulant les uns dans les autres, et s'élargissant sans cesse, allaient se perdre au large ou se briser sur les aspérités de la paroi. Elle ne reparut point. Bancalou reprit le chemin de la ville à pas lents, les yeux mouillés de pleurs et l'âme brisée par l'émotion. Et cette pensée absorbante lui revenait toujours: Y a-t-il un enfer?... Y a-t-il un enfer?... Et s'il y en a un... Et avec l'image horrible de cette fille de joie qui venait de mourir si lamentablement, passait devant ses yeux, comme un galbe de sainte, la vision chaste de Lucette: Enfer et Ciel! Ce soir-là, il s'enferma dans sa petite chambre et ne vit personne. Le lendemain il dit à ses complice qui l'attendaient anxieux. -Il n'y a rien. Je ne connais pas d'église plus pauvre dans tout le diocèse de Montréal; et vous savez s'il est grand!... -As-tu regardé consciencieusement? Je tiens pourtant mes renseignements de bonne source, dit Fildoux, le plus redoutable de la bande. -J'ai même trempé mon doigt dans le bénitier... pour dire que je fourrais mon nez partout, affirma Bancalou avec un éclat de rire. Il voulait cependant se ménager les sympathies des brigands et il ajouta: -J'ai une autre affaire. Je connais un particulier qui a de l'argent, et entre autres choses, une montre d'or à répétition, qui vaut au moins deux cents piastres... plus que cela avec la chaîne et la breloque. -Pourquoi n'as-tu pas fait une visite au bourgeois pendant que tu étais dans la paroisse? -Parce qu'il était allé chez le notaire de la paroisse voisine, pour faire un paiement, et qu'il avait emporté son argent sans doute. C'était un mensonge d'occasion. Il avait bien pensé à dévaliser le riche habitant, et cela faisait partie de son programme, seulement, il voulait le faire à son profit et sans en parler aux autres... Les accords touchants de l'orgue, les yeux pénétrants de la musicienne, les souvenirs de l'enfance, tout lui avait fait oublier ses desseins coupables, et il était revenu à la ville la conscience pas plus chargée qu'au départ. VI Autour De L'Enclume. Quelques jours après la fête de l'Assomption, Zidore Tourteau se rendit au village, chez le forgeron Jean Larose, pour faire examiner les pieds de son cheval qui clochait souvent. Il faudrait probablement retailler la corne et poser un fer ou deux. Jamais il ne faisait mettre à la fois les quatre fers, cela coûtait trop. Il entendit de loin retentir l'enclume sous le marteau. Les coups tombaient drus comme les fléaux des batteurs de grain, et un tintement métallique, rapide et mesuré, traversait gaiement l'air calme pour s'éteindre aussitôt. Ils étaient deux qui forgeaient, le père et le fils aîné. Un autre, le deuxième des garçons limait, à l'étau, des pièces pour les voitures, et sa lime stridente faisait courir des frissons sur les dents. -Toujours à la besogne, dit Zidore en entrant. -Faut bien. -C'est mieux, le pécule s'arrondit. Les forgerons, bras nus, noirs de charbon, continuèrent à frapper dur, car il ne fallait pas laisser refroidir le fer qui se tordait sur le milieu de l'enclume, rouge comme les serpents de l'enfer des imagiers. Les flammèches d'or s'envolaient du métal battu comme des lucioles affolées. -C'est pour ton moulin à battre, dit enfin le patron, en déposant son marteau auprès de la barre de fer qui reprenait sa rigidité. -Un essieu pour la grosse roue, ajouta le garçon. -Je connais ça, répliqua Tourteau, ce n'est pas ce qu'il y a de plus malaisé à faire... L'essentiel c'est que l'engrenage soit parfait. -L'engrenage, c'est l'affaire du fondeur, observa le garçon. -Tout sera-t-il prêt pour la récolte, demanda Zidore? -Nous n'avons pas coutume de tromper les gens, reprit le père; tout sera livré au temps dit, et si tes ouvriers en bois font diligence, ton moulin tournera au vent à la Saint-Michel. -J'en serai bien aise, car je suis fatigué du fléau. -Et c'est si long. -On passe l'hiver dans la grange, quoi! eh pan! eh pan! eh pan! sur les gerbes étendues dans l'aire, le dos courbé, les pieds emmitouflés, le front en sueur... Je serais curieux de savoir combien il faut de coups de fléau pour égrainer une grange comme la mienne. -Vous vous faites aider, alors? demanda le fils. -Quelquefois, sans doute, mais Dieu merci! je fais tout seul ce qu'il est possible de faire, et plus de cent fois mon fléau a retenti sur les beaux épis de blé, depuis trois heures du matin jusqu'à neuf heures du soir... Le temps de prendre une bouchée, voilà tout. Et il ajouta avec un rire amer: -L'argent qu'on donne ne revient pas. -Voici qui est assez gros pour tenir ton moulin quand il faudra l'arrêter, dit le forgeron, en montrant une lourde chaîne. -Bah! répondit Tourteau, ce serait une dépense inutile, j'en ai une bonne. Le curé passait. Un vieillard à cheveux blancs, un peu courbé, mais l'air digne et bon des véritables apôtres. La porte de la forge était grande ouverte, le feu brillait encore sous l'haleine du soufflet, dans le coin de la cheminée. Il jeta un coup d'oeil du côté des travailleurs et ralentit sa marche. -Bonjour M. Le curé, fit le jeune forgeron. Il était assez familier avec le vieux prêtre, car depuis longtemps il chantait au choeur avec son père. Le curé qui voulait se reposer un instant d'une heure de bréviaire pieusement récité, et d'un quart-d'heure d'ennui causé par une dévote qui s'obstinait à lui demander la création d'une société de zélateurs des deux sexes, pour la protection de la morale en général, et l'abolition de la danse en particulier, entra dans la boutique, saluant avec politesse et souriant avec bonté. Zidore Tourteau dit alors: -Veux-tu examiner les pieds de mon cheval, Larose; je suis un peu pressé. -Toujours pressé, toujours pressé, mon cher Zidore; tu n'auras pas le temps de mourir, c'est sûr, observa le curé. -Dans tous les cas, monsieur le curé, le plus tard possible. -As-tu peur de n'être pas aussi bien là-bas? Il ne faut pas s'effrayer inutilement, va; le bon Dieu reconnaîtra bien ses braves amis de Saint-Ixe. -J'espère qu'il se souviendra de m'avoir entendu chanter la messe et les vêpres, fit Larose père. -Il n'entend peut-être pas partout d'aussi belle voix, répliqua le vieux prêtre, souriant. Puis il ajouta. -L'essentiel, c'est que le motif soit pur et la volonté, sincère. Toutes les voix qui chantent pour le ciel sont belles et tous les coeurs qui aiment Dieu sont beaux. René, le fils aîné du forgeron s'approcha du cheval pour voir s'il fallait retremper les fers ou les remplacer. Une jeune fille venait sur le trottoir, de l'autre côté du chemin... Elle était assez grande, un peu frêle, et fort jolie. Elle tenait un rouleau de papier à la main, et s'en servait par moments, comme d'un flageolet rustique, pour jeter au vent des petites notes gaies. Le jeune forgeron qui venait de saisir le pied du cheval, frappait avec un léger marteau sur le fer mal cloué. -Frappez en mesure, monsieur René, lui cria la jeune fille, et elle s'arrêta. Il se releva, et le cheval, ennuyé, piétina le sol en hennissant de plaisir. -Le fer d'un cheval ne sonne pas comme la corde d'un violon, répondit le vaillant ouvrier. Il était un peu musicien. Il faisait danser la jeunesse dans les veillées d'hiver, et quelquefois, aux fêtes de première classe, à l'église, il jouait un motif religieux. -Venez-vous à la répétition, ce soir? -Je l'espère bien, mais il sera tard peut-être; nous avons beaucoup d'ouvrage. Tourteau, qui avait suivi René dehors, dit à mi-voix: -Prends garde de négliger le travail pour aller chanter, mon garçon. Le curé était debout dans la porte avec le père Larose. -C'est notre nouvelle organiste, dit-il, elle a beaucoup de talents. -Oui, répondit le forgeron; et elle accompagne bien surtout; mais un homme seul pourrait, sans fatigue, faire valoir toutes les qualités de notre orgue. La gentille musicienne continua son chemin, en portant à ses lèvres fraîches le papier roulé, afin de se donner un peu de contenance et d'oublier qu'on la regardait. -Quel est le nom de cette belle jeunesse, demanda Zidore à René? -Vous ne la connaissez pas? c'est la fille de Pierre Longpré, Lucette. Zidore ne dit rien d'abord. Il parut surpris. Un instant après il reprit comme sortant d'un rêve. -Ah! c'est elle, la petite Lucette! Je ne l'aurais jamais reconnue... Pierre Longpré élève des demoiselles, à ce qu'il paraît; il ferait peut-être mieux de payer ses dettes. -Ce serait mal de refuser l'instruction à une personne si bien douée, si sage et si heureuse de travailler, répliqua le curé qui avait entendu la vilaine remarque de son paroissien. Zidore n'était pas homme à se déconcerter pour si peu, et il avait la réplique des esprits pervers. -Les ignorants vont au ciel comme les savants, je suppose, monsieur le curé. -Oui, repartit le prêtre, et les riches comme les pauvres, quand ils font la volonté du bon Dieu. Le curé n'avait pas envie d'entamer une discussion avec ce citoyen revêche et retors. Il dit quelques mots cependant pour vanter les bienfaits de l'instruction, et louer les parents qui font des sacrifices pour rehausser le niveau intellectuel de leur famille. Puis, revenant à Lucette Longpré, il dit qu'elle se destinait à l'enseignement, et que l'an prochain, elle serait l'institutrice du village. Il voudrait bien que toutes les jeunes personnes fussent, comme elle, pieuses, douces et laborieuses. -Mais, monsieur le curé, observa Tourteau qui s'approchait du vieillard, un fillette come cela aura du fil à retordre avec nos pendards de garçons. -Je sais qu'un homme inspire plus la crainte et peut se faire obéir plus sûrement. Il fera passer l'élève récalcitrant par la fenêtre, s'il en est nécessaire. Mais que les père ordonnent à leurs enfants de travailler, de respecter la pauvre jeune fille qui se sacrifie pour eux, et de lui obéir fidèlement, et la paix régnera dans l'école, l'institutrice se sentira forte malgré son jeune âge et ses frêles épaules, et les enfants seront enchantés un bon jour, de se surprendre à rêver de choses honnêtes et d'actions vertueuses. -Au reste, mon cher Zidore, ajouta le forgeron as-tu oublié que l'an dernier, quand il s'est agi d'avoir un instituteur diplômé, tu as dit qu'il n'était pas nécessaire de payer un homme pour enseigner le catéchisme et la bi, bo, bu, à nos petits enfants, une jeune fille ferait tout aussi bien l'affaire et coûterait beaucoup moins. -C'est qu'on voulait payer trop cher... On engage comme ça, sans marchander... je n'ai pas d'argent à gaspiller, moi, que diable! René le jeune forgeron, rentra dans la boutique: -J'ai "déchaussé" votre cheval, dit-il à Tourteau, d'un ton badin, les fers sont usés, à profit; on ne voit plus les crampons... la corne a poussé et s'est brisée... Il faut tout remettre à neuf... tout, excepté le cheval. -Tu n'es pas sérieux, mon garçon, des fers de l'automne dernier... Mon cheval ne marche pas plus qu'un autre... C'est à qui me tondra le mieux... Remets les fers aux pieds de ma bête, mon garçon! je les ferai resserrer aux premières neiges, quand il faudra des crampons pour la glace.... -Avez-vous entendu dire, demanda le curé, que Louis Dupont, du rang d'en haut voulait vendre sa terre et s'en aller aux États-Unis? -Oui, en effet, répondit le vieux forgeron, quelqu'un a parlé ce cela ici. -Il fait bien, affirma Tourteau, la vie est dure ici; on travaille comme des mulets et on reste pauvre comme du sel. Il a des filles, elles travailleront dans les manufactures. Il vivra les bras croisés. -Ce n'est pas la vie d'un homme de coeur, rétorqua le vieux prêtre, et la manufacture, pour les jeunes filles ça ne vaut pas le potager. -Dupont est voisin de Longpré, je crois, reprit le rude habitant, en s'approchant de l'enclume. -Voisin de Longpré, oui... Une bonne terre, mais peu défrichée, répondit René. Le gros soufflet envoyait de temps en temps une pouffée d'air chaud dans le charbon de bois, pour l'empêcher de s'éteindre. Le curé reprit le chemin du presbytère. Les forgerons remirent au feu la pièce de fer et le soufflet de nouveau bourdonna comme un tonnerre qui gronde. -Savez-vous le prix qu'il demande pour sa terre, Dupont? questionna Zidore en montant dans sa voiture. -Non, mais pas cher, bien sûr, car il faut qu'il vende... -J'aimerais bien à devenir voisin de Longpré, ajouta-t-il avec un mauvais sourire. Et il partit. VII Première Visite De Bancalou A Zidore. A mi-chemin entre l'église et la maison de Zidore Tourteau, une grande croix de bois ouvrait ses bras au-dessus des champs. En été, les hirondelles qui avaient leurs nids dans le voisinage, lui faisaient, en voltigeant à la file, des guirlande mouvantes et gracieuses, et les villageois dévots venaient souvent s'agenouiller sur la pierre qui l'entourait d'un parquet rustique. Les passant la saluaient avec respect. Zidore Tourteau lui-même, malgré ses airs arrogants et son manque de foi, ne pouvait s'empêcher de porter la main à son chapeau quand il passait devant! Oh! un simple geste; jamais il ne se découvrait. Il saluait le bon Dieu, mais ne lui parlait point. Vers le milieu de septembre il revenait de la forge avec les pièces de fer que le forgeron lui avait confectionnées pour son moulin à battre, et il repassait pour la centième fois, dans sa mémoire, ce que ça lui coûtait, lorsqu'il vit un homme s'arrêter devant la croix comme devant un objet de curiosité. -En voilà un qui s'amuse de peu, se dit-il. Cet homme regardait le vol des oiseaux. Il ne songeait nullement au mystère d'amour du calvaire. Quand Tourteau ne fut plus qu'à petite distance de lui, il s'agenouilla. -C'est un fou, pensa Tourteau, un fou ou un hypocrite. Le monde en est plein, d'hypocrites. Le cheval marchait à petits pas avec sa charge lourde, sur un chemin semé de cailloux. Il passa devant la croix. Le pieux personnage tourna la tête et regarda curieusement. Zidore eut un mouvement de surprise. -Diable! c'est lui, murmura-t-il. Il secoua d'un coup sec les guides sur la croupe de son cheval pour lui faire comprendre qu'il devait se hâter davantage. -Beau poil cache vilaine peau s'écria l'individu agenouillé au pied de la croix. Et il se leva, se frotta les genoux pour effacer l'empreinte de la poussière, et se dirigea vers la voiture qui s'éloignait toujours. -Zidore, cria-t-il encore faut couper l'arbre avant de brûler la bûche... Ne me reconnais-tu pas, l'ancien? Le cheval allait toujours, et la charrette se heurtait aux pierres ou criait en tombant dans les ornières. -Attends-moi, par tous les saints des Champs Elysées! Je suis fourbu comme une ombre du Tartare!... J'arrive de la ville d'une seule haleine, pour te serrer sur mon coeur... et te demander de l'argent, acheva-t-il à demi-voix. Zidore arrêta son cheval et dévisagea le malencontreux ami, faisant semblant de ne pas le reconnaître. -Que me voulez-vous? demanda-t-il durement. L'autre se mit à chanter: J'veux épouser ta fille Pour avoir ton argent Je n'aurai pas d'famille J'suis ben trop négligent... Tiens! jette-moi ta bourse, Tu vois comm' je suis nu, Et j'm'en r'tourne à la course Aussi vit' que j'suis v'nu. -Embarque, dit Zidore bien malgré lui, embarque, canaille de Bancalou! Chez nous, fils de navigateurs nous embarquons dans une voiture sur les chemins comme dans un bateau sur les rivières, et je crois bien que nous ne débarquerons pas de sitôt. -Ah! tu me reconnais enfin! Tes yeux sont encore bons; tu vois loin dans le passé. Il monta d'un bond sur le brancard de la voiture et s'assit à côté de Tourteau. -Donne-moi la main, fit-il en tendant la sienne: Main droite et bouche ronde, Avec ça cours le monde. Elle était rouge sa main, et teinte par l'écorce de pruche. Il avait certainement travaillé chez les tanneurs. Zidore la serra avec une feinte cordialité, il aurait mieux aimé lui serrer le cou. -Comment va le métier, demanda-t-il, fais-tu de l'argent? -Faut-il que je te chante encore mon couplet, répondit le survenant? Le métier est à l'eau... Quand on ne peut pas garder le veau on prend la peau, pas vrai? et quand on ne peut pas garder la peau, on prend le poil, pas vrai?... J'en suis là. Quoi faire maintenant? C'est le "hic", comme on disait au séminaire. -Faut travailler quand même, et ménager, dit Zidore. L'autre le regarda dans les yeux, puis éclata de rire. -Travailler et prier, tu devrais dire, je ne travaille pas, mais je prie. Autrefois, tu sais, je ne priais pas et je travaillais. Ça ne m'a pas réussi, et j'ai modifié mon système. C'est pour cela que tu m'as vu gémir au pied de la vieille croix noire où les mères conduisent leurs innocents gamins. -Moi, c'est le contraire, je prie peu et je travaille beaucoup. -Et ça te va?... tu réussis? -Assez bien. -Ça dépend des milieux alors, faut croire. Je vais tenter l'épreuve ici, près de toi, si tu veux me prendre à ton service. -Je n'ai besoin de personne maintenant, mes travaux sont à peu près finis. -C'est moi qui ai besoin, il ne faut pas intervertir les rôles. -Tu n'as donc pas su faire profiter tes économies? -Ah! j'ai connu de beaux jours, et je n'ai pas su les faire durer!... C'est quand les mouches la piquent que la vache sait ce qu'elle perd en perdant sa queue. -Jusqu'où te rends-tu? -Jusque chez toi. Cette fois-ci j'ai du loisir. Quand je suis venu, à la Saint-Pierre, j'en ai été empêché... Tu te souviens, je t'ai écrit. A propos, ne fais pas de bêtise; c'est une femme de mérite, la Michel Vallier, et elle sera veuve à la chute des feuilles. Zidore Tourteau pâlissait et le dépit le faisait grincer. L'ancien le tenait de son amitié collante comme une glue et insolente comme une maîtresse. Il resta quelques instants silencieux et morne. Il avait envie de jeter le fâcheux en bas de la charrette, sur les roches du chemin. Oui, mais... Il y a d'amers moments dans la vie de ceux qui n'ont pas toujours marché droit. Tôt ou tard ceux qui les ont aidés à faire le mal se lèvent contre eux. Ils sont, ces anciens compagnons, comme des spectres qui passent menaçants dans les cauchemars de leurs nuits. Ils roulent devant leurs pas, sur la route où ils cheminent sans soucis, la pierre inattendue qui les fera tomber. La voiture s'arrêta. Zidore était rendu chez lui. Il aurait voulu marcher encore, ne jamais arriver. -C'est ici que tu caches ta vertu? demanda le fâcheux. -Est-ce ici que tu voudrais cacher tes vices, toi? répliqua Zidore, avec un rire forcé. Il ajouta: -Tu vas m'aider à mettre ces choses dans le hangar. Il parlait des pièces de fer pour le moulin. Le petit garçon vint dételer le cheval et l'envoya en liberté dans la prairie. Les deux hommes entrèrent. -C'est un ami de la ville, dit Zidore à sa femme, en montrant sont compagnon. Madame Tourteau salua et répondit: -Ceux que tu amènes ici sont toujours les bienvenus. Elle savait le contraire. Il n'invitait jamais de bon gré. Il n'offrait l'hospitalité qu'à son corps défendant. Et cet ami ne s'en retournerait pas dans la soirée. Il allait passer la nuit ici, souper aujourd'hui, déjeuner demain... et qui sait?... Mais il finirait bien par s'apercevoir que sa présence est fort gênante. Elle continua à vaquer à ses occupations. Zidore passa près d'elle. -Pas plus que de coutume sur la table, fit-il d'une voix presque menaçante. Au souper, il n'y avait qu'une soupe aux pois, le reste du midi, du pain assez dur et du lait sans crème. Tout le monde était en appétit, et il fallut rapporter du lait et du pain. Bancalou affirmait qu'il n'avait jamais si bien mangé. C'était ça qu'il aimait, du pain de blé, du lait pas trop riche... la viande, il s'en était déshabitué, à cause des microbes... Il était gai, un peu cynique. Zidore riait de temps en temps, entre deux éclairs de colère. Ce damné chenapan allait-il se rendre maître dans sa maison maintenant?... Et puis, il ne se gênait pas pour faire de l'oeil à sa femme. Elle était bien honnête, sa femme et ne paraissait pas comprendre le manège canaille de son hôte. Mais enfin, elle n'était pas de bois. Une bonne raison pour le mettre à la porte, le mal léché. Oui, mais... La nuit survint et tout rentra dans le silence, même le coeur douloureusement ému de Zidore Tourteau. VIII Mademoiselle Lucette Longpré. Le matin se leva radieux. Un brouillard léger étendait sur la rivière un voile blanc, doux à l'oeil comme un repli de satin. Quelques oiseaux jetaient des notes éveillées dans la fraîcheur des bois, et les feuilles tour à tour détachées des rameaux tombaient une à une, un peu partout, sur la mousse du sol vierge. Zidore Tourteau s'en était allé à sa grange, sous prétexte de travailler, mais en réalité pour s'éloigner de Bancalou et lui faire comprendre qu'il devenait un embarras. Bancalou partit de son côté, et prit par les champs. Il aimait la flânerie entre les repas, disait-il. Ça lui allait à merveille On aurait pu croire qu'il prenait un malin plaisir à contrarier son ami. A l'angélus du midi, la table fut servie de nouveau pour quatre personnes. Bancalou ne s'était pas trop éloigné. Il rentra avec une faim de moine. -La campagne m'est tout à fait favorable, disait-il à Zidore, en frottant l'une contre l'autre ses mains rougies par le tan, et je crois que je ne ferais pas d'y revenir manger mes rentes... ou les tiennes. Zidore ne riait pas. Une voiture s'arrêta à la porte. Deux personnes mirent pied à terre, une jeune fille et un petit garçon. -Qui est-ce qui nous surprend ainsi? demanda madame Tourteau, en regardant par la fenêtre. Tiquenne se hâta de répondre: -Je les connais; c'est l'organiste avec son petit frère. Il a marché avec moi pour la première communion le printemps dernier. Je l'ai battu deux fois; c'est pour ça que j'ai été renvoyé. La jeune fille entra. Elle parut un peu intimidée, mais salua tout de même d'une façon gracieuse. Madame Tourteau lui offrit une chaise. Zidore ne bougea point! Bancalou la regarda en faisant claquer sa langue comme pour lui dire que ce serait un fruit savoureux. Tiquenne sortit et engagea la conversation avec son compagnon de catéchisme. -Voulez-vous dîner? demanda la femme. Lucette remercia, disant qu'elle se rendant chez l'une de ses tantes, un peu plus loin. Elle voulait seulement dire un mot à Monsieur Tourteau, de la part de son père. -Oui? qu'est-ce que c'est donc? fit Zidore d'un ton rude. Elle paraissait hésiter. La femme Tourteau reprit, tout empressée. -Vous êtes la fille de Mathilde, je crois?... de Mathilde, ma bonne amie d'enfance? -Oui, madame. -Et comment est-elle, cette chère Mathilde? -Pas très bien, hélas! -Elle a toujours été un peu maladive... On ne peut pas tout avoir... On entendit des cris à la porte. C'étaient les petits garçons qui se querellaient. Tiquenne voulait prendre la voiture et se promener en attendant Lucette, l'autre défendait à son cheval de faire un pas. Madame Tourteau appela son mauvais garnement de fils, mais il n'obéit qu'à demi. Il se tint sur le seuil de la porte, tout prêt à recommencer. -Vous avez affaire à moi, Mademoiselle Longpré, dit Zidore d'une voix presque caressante. Il n'avait pas cessé de regarder la belle visiteuse et sa rudesse fondait. -Oui, monsieur Tourteau. Voici ce que c'est. Le billet de papa doit être payé à la Saint-Michel... -Je ne sais pas trop, peut-être. Il le savait bien. -Si mon père ne pouvait pas la payer, seriez-vous assez bon, Monsieur Tourteau, pour accepter un acompte raisonnable? -Ah! ma belle enfant, je ne saurais promettre cela; j'ai moi-même des obligations à remplir cet automne... Je ne puis pas promettre... On verra. Il aurait voulu se montrer plus froid, plus intransigeant, mais il se sentait désarmé par la naïve enfant. Bancalou regardait Lucette avec un plaisir singulier. Il n'avait pas souvent vu figure aussi avenante, et il se demandait d'où venait ce reflet étrange du regard et du sourire. Il ne connaissait pas les grâces divines de la chasteté. Il avait envie de glisser un mot dans la conversation, pour la retenir plus longtemps et pour taquiner Zidore. Il la reconnaissait bien. C'était elle qui en le captivant par les accords de la musique et les charmes de sa personne, l'avait empêché de commettre un odieux sacrilège. -Peut-on espérer, Monsieur Tourteau? demanda la jeune fille d'une voix presque tremblante. Zidore ne répondit point. Il ruminait. -Voyons, dit Bancalou, montre-toi généreux, tu en as les moyens... D'une poule on espère un oeuf. Mais d'un veau on espère un boeuf rends donc le billet. Puis, il ajouta avec un éclat de rire: -Je crois que je l'ai gratté où il ne lui démange pas. -Si tu voulais te mêler de tes affaires, gronda Tourteau. -Il parle des grosses dents, taisons-nous, répliqua Bancalou en regardant Lucette. -Je dirai à mon père que vous attendrez un peu, n'est-ce pas, Monsieur Tourteau? -C'est bien sa faute s'il ne peut pas faire honneur à sa promesse, observa le prêteur mesquin. -Sa faute?... Oh! non, Monsieur. Si vous saviez comme il travaille et comme nous nous privons à la maison!... -Tout de même, on rend des pains bénits qui coûtent cher. La jeune fille, un peu surprise, ne répliqua rien. -On fabrique encore des pains bénits dans la paroisse? interrogea Bancalou... On passe le chanteau, je suppose. Quelle belle coutume!... Je plongeais toujours les deux mains dans le panier du bedeau et je faisais le signe de la crois avec chaque morceau pour faire rire le monde. -Ma petite Lucette, tu reviendras dans quelques jours, dit enfin Zidore, je penserai à cela... Mais c'est toi que je veux revoir. Ton père, je ne lui dois pas grand chose. -A moi non plus, Monsieur Zidore, remarqua Lucette, toute riante de l'espoir de dire une bonne nouvelle à son père. -Je te dois de m'avoir fait oublier un instant la présence de ce chenapan, répondit-il, moitié rieur, moitié sérieux, en montrant son voisin de table. Et Bancalou, toujours de bonne humeur, répliqua: Qui à son cochon donne Ne perd pas son aumône. Passe-moi donc un morceau de pain, il n'est pas bénit ton pain, mais je le digère bien quand même. Mademoiselle Longpré se leva pour prendre congé, et promit de revenir bientôt. Comme elle ouvrait la porte Tiquenne arrivait grand train avec la voiture qu'elle avait laissée à la garde de son frère. Celui-ci pleurait debout au coin de la maison. Il avait sur la joue une longue égratignure. Tiquenne sauta à terre, un peu décontenancé. Il voulut fuir, mais son père l'appela, et fier de montrer qu'il était un homme juste et capable de dompter les enfants, il lui administra, à l'endroit où le dos change de nom, un coup de pied vigoureux, sans préjudice au pain et à l'eau. Madame Tourteau observa, en reprenant sa place à la table, que cette jeune personne, la fille de son amie d'enfance, paraissait bien bonne et devait mettre bien de la joie dans sa famille. -Et c'est qu'elle est belle aussi! s'écria Zidore... Ça va se marier jeune. -Belle fille et méchante robe trouvent toujours qui les accroche, ajouta Bancalou entre deux bouchées. Lucette s'en retournait en fredonnant tantôt une chansonnette, tantôt un cantique, tantôt les notes graves d'un hymne sacré. La pensée d'apporter un peu d'espoir à ses bons parents faisait tressaillir son coeur. Il n'était pas si méchant après tout, ce Zidore Tourteau, dont tous le monde parlait mal. Il se laissait toucher par une simple prière... Il avait bien, comme cela, un air dur, une parole brève, un geste impérieux, mais au fond, il ne manquait pas de sensibilité. Il n'était pas injuste; il ne voudrait pas, bien sûr, persécuter son semblable, faire du tort à son prochain. Il allait à l'église. Il entendait les sermons. Il comprenait, comme les autres, les paroles de l'évangile si bien expliquées par le curé... Ces bribes de réflexions venaient tour à tour, à son esprit, quand elle cessait de chanter... et elle se sentait heureuse de pouvoir penser du bien d'un homme dont elle avait eu peur. IX Un Baiser Qui Fait Du Bruit. Plusieurs charpentiers travaillaient dans un coin de la prairie, en arrière de la grange. Ils se hâtaient d'achever le moulin de Zidore. Un beau moulin celui-là, avec des ailes que le vent aurait du plaisir à fouetter. -Savez-vous la chose? demanda l'un d'eux, en se redressant, Madame Zidore... Il s'interrompit et regarda autour de lui, autant par plaisanterie que par crainte. -Elle n'est pas ici, je suppose, ajouta-t-il. -Non, non; elle est allée à l'autre bout de la paroisse avec son gentil mari. Tu peux parler. -Ils sont allés voir leur terre nouvelle, dit un autre, la terre de ce pauvre Louis Dupont. -Zidore a acheté la terre de Dupont? -Oui, pour être voisin de Longpré. Ce malheureux Longpré, je le plains. -Et Dupont va prendre le chemin des États? -Sa famille est partie déjà. Je ne sais pas quand va s'arrêter cette triste procession des nôtres vers les pays étrangers, observa le plus âgé des travailleurs. -Quand nos gouvernements tendront une main paternelle aux colons. -La colonisation, affirma un autre, c'est notre unique planche de salut. -Il ne s'agit pas de cela. François avait quelque chose à nous dire. -Parle, François, dis de madame Zidore tout le mal que tu voudras, elle ne peut t'entendre. -Je ne dis jamais de mal de personne, assura gravement un jeune ouvrier, en s'appuyant sur le manche de son herminette. -Ton histoire? -Savez-vous que madame Zidore s'est laissée embrasser? -Par qui? Par toi? -Non, je n'aurais pas osé... oser. -Elle est bonne, celle-là, madame Zidore, une scrupuleuse qui ne rit jamais quand on dit une parole un peu... déshabillée. -Où ça que c'est arrivé, cet accident-là? fit un autre, un loustic, Bébé Ouimet, le garçon d'Epaminondas. -C'est arrivé entre la huche et la table, dans la maison de Zidore, vers les six heures de la relevée, un jour de la semaine dernière, continua François. -Il y avait donc des témoins; alors le mal n'est pas grand... le plaisir non plus. -Tourteau est arrivé pendant que l'embrassade battait son plein. -Et comment se nomme le coupable?... Non, le chanceux?... Est-il du canton? Est-ce une connaissance, un ami?... Il n'y a qu'un ami pour faire de ces choses. Les ouvriers prenaient un quart d'heure de récréation. Un peu de rire repose de beaucoup de travail. -C'est un étranger, paraît-il, répondit François, un écumeur de basse-cour qui s'est réfugié chez Zidore, ne sachant où aller. -Tu dois être mal renseigné, mon garçon. Tourteau n'ouvre pas sa porte comme cela à tout venant. -Voilà une petite histoire qui va faire son chemin, on aime tant à médire. Allons, mes enfants, à l'ouvrage, ordonna le chef des ouvriers. En effet la jolie médisance vola de bouche en bouche. -Savez-vous la chose, ma chère...? disait la voisine à sa voisine, avec un sourire mordant sur les lèvres. -Oh! oui! c'est assez plaisant... Elle est pourtant de la Sainte-famille... -Et de l'Association de prières! -Du cordon de St-François, s'il vous plaît? -Mieux que cela, du Tiers-Ordre, ma chère Dame!... -Et lui, ce gueux-là, il paraît que c'est un rien qui vaille, un aventurier. -Pas beau du tout... -Des jambes croches. -Il y en a qui peuvent enjôler une Sainte Vierge, tant ils ont la langue bien pendue. -Lui, on ne peut guère le blâmer, il cherchait une aventure, il l'a trouvée. -On sait bien, les hommes... Le dimanche, à l'église, tout le monde la regardait, les femmes, avec mépris, les hommes avec curiosité. Elle se sentait écrasée sous le poids lourd de tous ces regards mauvais. Elle avait conscience du mépris qu'elle inspirait, sans cependant savoir que la chose était ébruitée, et connue en dehors de sa maison. -Une jeune fille vint à elle, souriante et pleine de prévenances, et lui parla longtemps devant les femmes, à une réunion de la Sainte-Famille, c'était Lucette Longpré. Plusieurs pensèrent qu'elle ne savait rien; d'autres s'imaginèrent qu'elle voulait leur faire la leçon, et se mirent à l'égratigner de la langue, d'autres aussi comprirent qu'il ne fallait pas être sans pitié, et que le Sauveur n'avait pas repoussé Madeleine. Or, voici, ce qui était arrivé. Zidore et Bancalou étaient allés pêcher l'achigan, à une heure de marche de la maison. Un endroit superbe et peu connu. Un secret de Tourteau. C'est là qu'il venait se refaire des dépenses que lui occasionnaient les fâcheux. Le poisson ne coûtait rien. Un peu de temps perdu, c'est vrai, mais, le plus souvent, il envoyait son petit garçon, faire l'approvisionnement nécessaire. Cette fois, il voulut jeter la ligne et montrer à l'ancien comme il savait agacer le poisson et le piquer au bon moment. Il avait autre chose en tête. La rudesse ne servait de rien avec Bancalou, il fallait changer l'arme d'épaule. Peut-être le bon compagnonnage rendrait-il plus raisonnable cet ami trop attaché, et il ne mettrait plus tant d'objection aux adieux. On lui dirait de revenir, s'il le fallait. Ils marchaient dans la prairie un peu [--] ou à travers [--] qui paraissait un tapis tissé d'or, superbement déployé entre les clôtures grises, et quelquefois l'un derrière l'autre, ils suivaient l'écore de la rivière, sous les arbres encore verts, par les sentiers tortueux que les troupeaux battaient pour aller boire à la rivière. Zidore dit: -Nous allons passer quelques heures agréables à la pêche, j'adore ça; le poisson, c'est un régal! -Pêchons, goret, cochon, cochon, La vie en l'eau, la mort en vin. répondit Bancalou, qui avait un proverbe à mettre partout. -Que diable bredouilles-tu là? Tu ne t'es donc pas corrigé de ta manie? fit Zidore. Ils arrivaient sur une hauteur d'où le regard embrassait une superbe étendue de champs moissonnés et de pâturages, où les bêtes à cornes faisaient des taches mouvantes, et la petite rivière traversait, en se repliant toujours comme un serpent, cette campagne fertile. Zidore dit à son compagnon. -Vois-tu, là-bas, à droite, tout près d'un bouquet de sapins, deux maisons, l'une à pignons rouges et l'autre blanche avec aussi en arrière, deux granges?... -Oui, oui... le père Jérôme Duquet demeurait dans ce canton-là autrefois. J'ai saccagé ses pommiers en passant le soir, quand je travaillais aux récoltes chez Maxime Dufour. Il était mon fournisseur. Je lui vendais les pépins comme une grande rareté. Le bonhomme les semait dans des pots et passait des heures à regarder pousser les pommiers du paradis terrestre. J'appelais mes pépins les pépins d'Ève. -Justement! c'est sur sa terre que tu vois la maison à pignons rouges. On a rebâti. C'est Pierre Longpré qui demeure là maintenant. Il est marié avec la fille du père Duquet, et il s'est trouvé tout habillé... Mais j'ai commencé à le déshabiller, moi... Il ne rendra pas de pain bénit de sitôt... J'ai acheté la terre voisine et j'aurai la sienne avant longtemps. -Si tu était garçon, ou veuf, je te conseillerais de prendre sa fille plutôt... Une déesse, mon cher, une Vénus! Tu ne sais pas ce que c'est toi, qu'une déesse, tu n'as pas été au séminaire... Ils arrivaient à l'endroit de pêche. La rivière faisait une courbe entre deux côtes où pendaient, accrochés par les racines, des sapins rabougris, descendait un rapide en jetant aux cailloux des aigrettes d'écume, et s'attardait, calme, dans une profonde échancrure du terrain. -Nous y voici, dit Zidore. C'est là. Et, de la main il montrait, en bas des rapides qui chantaient aux roches luisantes de leur lit, une monotone chanson, la mare sombre où le paresseux courant s'amusait à décrire des ronds qui s'effaçaient toujours. -Déjà! répondit Bancalou, qui apparemment n'avait pas trouvé le chemin long. C'est qu'il était un peu préoccupé. La préoccupation ça fait sonner les heures plus vite. Il ne faut pas croire qu'il était venu en villégiature chez son ancien compagnon. L'air pur des champs avec ses effluves d'arômes le laissait assez insensible. Le soleil lui brûlait la paupière, car son oeil s'était habitué à la nuit. -Écoute, dit-il à son ami, je suis venu vite, j'ai vu assez, je vais dormir. Pêche, toi, et ne te laisse pas prendre par le poisson. Tu vas me prêter ta montre. -Pourquoi ma montre? demanda Tourteau inquiet. -Pour voir l'heure où il faut que je m'éveille... -Je te réveillerai... Nous partirons dans une heure, si tu veux. -Je pense que tu mets en doute mon honnêteté proverbiale, répliqua Bancalou. Zidore regrettait d'avoir emporté sa montre. Une belle et bonne montre d'or qui n'avançait ni ne retardait. On pouvait s'y fier. Elle ne volait jamais une minute. Il la tira de son gousset, décrocha la chaîne pesante, bien attachée à sa boutonnière, et la donna à son ami. Bancalou l'examina avec curiosité, comme on fait d'une vieille connaissance, regarda l'heure, la mit à son oreille pour écouter le tic tac régulier et doucement sonore, la glissa dans la poche de son pantalon, et alla s'étendre sur l'herbe au-dessous d'une pruche aux grands rameaux soyeux. Zidore descendit au bord de la rivière par un chemin abrupt, vis-à-vis les rapides, et il jeta aux poissons inoffensifs son hameçon cruel. X Zidore Entre Et Bancalou Sort. Jamais Zidore n'avait trouvé si peu de charmes à la pêche. Et, comme pour ajouter à son déplaisir, l'achigan, d'ordinaire assez gourmand flairait l'appât sans y mordre. Le temps lui paraissait long, et à chaque moment, par une vieille habitude, il portait la main à son gousset pour en tirer sa montre. Chaque fois, c'était une déception et un juron. De temps en temps, il se retournait pour chercher Bancalou au sommet de la côte, et toujours son oeil inquiet ne rencontrait que les sapins maigres qui avaient l'air de se moquer, et les taches de sable jaune qui s'agrandissaient à chaque printemps, sous l'action de l'eau, dans le dégel. Une petite mouche, verte comme une émeraude et légère comme le pollen des fleurs, rasa, de son aile vibrante, l'eau noire du bassin. Je ne sais pourquoi cet homme indifférent aux choses admirablement belles de la nature agreste, pensa alors à Lucette, la brune enfant de Longpré, et la vit, svelte et nue comme l'insecte brillant, voltiger devant ses yeux, dans un rayon de lumière, au-dessus du flot profond qui s'en allait avec lenteur. Un poisson monta du fond de l'eau, tout à coup, sortit d'un bond de sa retraite impénétrable et happa goulûment la mouche aux reflets de gemme. Cela fit glisser l'esprit de Zidore vers un ordre d'idées funestes. Il resta longtemps à contempler la vision séduisante. Sa ligne allait au fil de l'eau, comme sa pensée au gré de la sensuelle passion. Quand il s'éveilla comme d'un sommeil agréable, il se hâta de remonter l'écore pour rejoindre son ami. Il avait enfilé, par les ouïes, dans une branche de saule, deux achigans aux flancs plats et moirés. Sous la pruche feuillue où s'était couché Bancalou, l'herbe était froissée, mais il n'y avait personne. -Le maudit! grinça-t-il, je m'en doutais... j'aurais dû l'étrangler ou le noyer. Il prit le chemin de sa maison. -Le gros poisson mange le petit, avait dit Bancalou, en regardant Tourteau descendre par sauts et par bonds, la côte abrupte de la rivière, et il s'était jeté sur le lit de mousse et de gazon que gardaient de leur grand voile, les rameaux épais. Il n'y resta pas longtemps. -Mon voyage est assez payé, pensa-t-il, et je puis dire au revoir à l'ancien. Il se leva, se rendit au bord de la rivière, regarda Zidore qui, debout, tête basse, le regard fixe, attendait patiemment le poisson qui ne se hâtait pas. -Adieu, mon excellent ami, dit-il, assez bas pour n'être pas entendu... j'emporte ta montre pour voir l'heure des rendez-vous aux carrières... si les temps deviennent trop durs, je l'échangerai contre une croûte de pain. Comme il arrivait à la maison il rencontra Tiquenne. Il en fut contrarié, car il voulait se faire une petite provision d'oeufs et de poulets, pour son retour, et ce gars qui le suivait partout allait le gêner. -Tiquenne, mon moineau, ça m'ennuyait de pêcher, lui dit-il, je ne sais pas le tour de la ligne, moi, et quant à m'en revenir bredouille, j'aime mieux que ce soit tout de suite. Va prendre ma place, cours, ton père t'attend. -Papa m'attend?... Vous êtes bon, vous, de croire que je vais courir une lieue pour me jeter dans ses pattes. -Faut obéir à son père, mon garçon. -A mon père, oui, mais pas à vous. -C'est lui qui te demande. -C'est vous qui le dites. -Tu vas être mis au pain et à l'eau. -Dame! que voulez-vous?... je fais mon noviciat. -C'est ça, mon petit. Souffre quant tu seras enclumeau, Et frappe quand tu seras marteau. -Y a-t-il loin d'ici à Montréal? demanda l'enfant. -As-tu envie de te rendre dans la grande ville? -Pourquoi pas? -Tu vas t'y perdre; tu es trop petit. -Est-ce que tout le monde est grand dans une grande ville? -Tiquenne, mon galopin, tu iras loin. -Et, je ne reviendrai pas. -Mais tu as une mère. -Mieux voudrait n'en avoir jamais eu. -Tu serais drôle à voir. Va toujours: Bon temps et bonne vie Père et mère oublie. Madame Tourteau sortit à ce moment et l'intéressante conversation fut interrompue. -Je reviens seul, fit Bancalou, franchement la pêche à la ligne ne me dit pas grand-chose. On ne peut pas choisir; il faut prendre ce qui s'offre. La chasse, par exemple... Oh! la chasse, ça me connaît!... Parlez-moi de tuer une outarde au vol, de faire lever une bécassine, de mettre du plomb dans l'aile d'un canard. -Il me semble que Zidore aurait dû revenir avec vous, observa la femme. -Je n'ai pas voulu le déranger. La pêche, c'est son passe-temps favori. Il est familier avec le poisson... S'il pouvait vivre dans l'eau, il serait le plus heureux des hommes. Ils entrèrent. Lui, il alla s'asseoir près d'une fenêtre, dans une grande chaise. Elle demanda: -Va-t-il au moins apporter de l'achigan pour le dîner?... Dans tous les cas, ajouta-t-elle, on va dîner un peu tard... Vous avez peut-être faim?... Vous venez de faire une longue marche. -Bah! j'attendrai bien... Cependant une gorgée de lait m'irait à merveille... une gorgée avec une croûte. Pendant qu'elle apportait du lait et du pain il demanda: -Christine Morin est-elle encore du monde? -Christine Morin? répéta Mme Tourteau, surprise. -Oui, la fille du père Pierre-Michel qui demeurait dans la petite concession de la rivière. -Est-ce que vous l'avez connue? -Si je l'ai connue!... Oh! la! la! -Etes-vous de la paroisse, vous? -Moi, je suis né à l'ombre de la croix noire, là-bas... Une bonne place pour prier. Aussi, je ne viens jamais de ce côté, sans m'agenouiller sur la pierre une minute. Pourtant il y a longtemps que j'ai oublié mes prières... Je ne dis pas ça par fanfaronnade... Je sais bien que j'ai tort. Que voulez-vous? Je suis dans l'engrenage du crime... Mais la croix, la vieille croix où ma pauvre mère allait pleurer, le soir, en me traînant par la main, je l'aime toujours. Si vous êtes parti jeune, vous ne pouvez pas avoir connu bien intimement Christine Morin, la fille du père Pierre-Michel, reprit la femme de Zidore, devenue curieuse. -Oh! j'avais une quinzaine d'années... et, elle, une dizaine, je suppose. Des amis d'enfance... Nous étions des amis d'enfance. -Quel est donc votre nom? mon mari dit que vous vous appelez Bancalou, tout court, mais je sais bien que vous avez un autre nom. Il n'y a pas de Bancalou dans la paroisse. -Je pensais que vous le saviez; je n'ai jamais caché mon vrai nom, c 'est une idée de Zidore, de dire cela. C'est vrai que tout le monde m'appelle Bancalou, et je laisse faire. Ça m'est égal. -Quand on a un bon nom, on doit le porter avec orgueil, même s'il sonne mal à l'oreille; mais le nom d'un honnête homme ne sonne jamais mal. -C'est vrai, madame, c'est vrai... Vous avez connu Grégoire Racinot? -Grégoire Racinot? Je crois bien, c'était notre troisième voisin et mon oncle, par-dessus le marché... le frère de ma mère. A son tour Bancalou parut étonné. Il regardait avec une fixité inquiétante la femme de son ami, comme pour chercher dans sa figure des traits effacés. -Seriez-vous une des filles du père Pierre-Michel? -Je suis Christine Morin, dont vous parliez tout à l'heure... -Non!... Ce n'est pas possible... Christine?... Et il la regardait maintenant avec des regards presque attendris. -Et bien! moi, reprit-il, je suis Charles Racinot... -Mon cousin! clama la femme, le garçon de mon oncle Grégoire!... -Ton cousin et ton petit ami d'enfance. -Et ils se mirent à rappeler les souvenirs anciens. -Te souviens-tu, dit-il, de nos cueillettes de fraises dans la prairie de Jacques Leblanc?... quand le bonhomme tirait du fusil pour nous effrayer. -Une fois, ajouta-t-elle, il nous avait ôté nos fraises et il avait tout gardé, fraises et paniers. -Mais l'automne on se dédommageait bien par nos incursions dans son verger. Si tu as mordu à la pomme, c'est un peu de ma faute... J'allais vendre les pépins au père Duquette Oh! la bonne farce! -Y a-t-il longtemps que tu as vu ton père? N'es-tu pas venu dans la paroisse quelquefois au moins depuis ton départ? -Je n'ai pas mis les pieds à Saint-Ixe depuis que j'en suis parti... c'est à dire que j'y suis venu au commencement de l'été, pour la première fois et je n'y ai séjourné qu'un instant. -C'est mal cela... -Peut-être... Mon père vit-il encore?... et ma soeur? Et mes frères? -Tout ce monde-là est plein de vie. -J'ai été bien oublieux, c'est vrai; j'ai honte de moi. -Montréal, ce n'est pas loin pourtant. -C'est vrai, ce n'est pas loin, mais si l'amitié raccourcit les distances l'indifférence les allonge.... Les miens aimaient autant ne pas me voir, et moi, il faut bien l'avouer, j'aimais mieux ne pas me montrer. Vois-tu, je n'ai pas toujours été de la croix de Saint-Louis... J'ai fait des chutes et des rechutes... Si encore j'étais tombé comme Notre Seigneur, sous le poids de la croix, acheva-t-il dans un rire sardonique. -Il faut avoir le courage de se relever, cousin. -C'est ce que je fais, cousine, et voilà pourquoi je retombe... Pourtant quelque chose me dit que je finirai par rester debout... Ah! si ma pauvre mère vivait encore!... Enfin, je retrouve une cousine que j'aimais bien. En disant cela il s'était levé. Il s'approcha de madame Tourteau. -Après tant d'années de séparation, il est bien permis de s'embrasser, fit-il... Un bon baiser au départ, un bon baiser au retour, ce n'est pas de l'abus, ça. Et le cousin et la cousine s'embrassèrent comme de bons parents sans fausse honte et sans mauvaises intentions. Zidore entrait. Il demeura cloué sur le seuil de la porte. Il n'en pouvait croire ses yeux. Il pâlit de colère et fut tenté de les jeter dehors l'un et l'autre par la fenêtre. -Canailles! hurla-t-il à la fin j'arrive mal à propos, hein? Vous ne me pensiez pas si proche!... Bancalou éclata de rire. -Ecoute, fit-il, C'est l'amorce qui attire le poisson, Ce n'est pas l'hameçon... -Zidore, reprit la femme, un peu mal à son aise, ne me juge pas mal, c'est mon cousin... Tu sais? Charles Racinot, le garçon de mon oncle Grégoire... -Des cousins comme ça qui nous envoient pêcher pour venir embrasser leur cousine, on n'en a que faire, et plus leurs visites sont rares, plus elles sont agréables. Quant à toi, Christine, je te surveillerai, je te le promets! Il se doutait bien comment la chose était arrivée, mais il affectait la colère pour se débarrasser de Bancalou. Ça tombait à merveille, Bancalou voulait d'une querelle pour opérer sa sortie. Comme cela, accablé d'injures, menacé de coups, il se sauverait avec la montre, tout en ayant l'air de l'emporter par mégarde. Il est toujours bon de protéger sa réputation, si avariée qu'elle soit. -On n'outrage pas ainsi un ami éprouvé comme moi, répliqua-t-il avec emphase. Ma vertu vaut la tienne... et si je voulais... zut!... tu sais? Il fit un geste en se touchant le cou, et s'élança dehors. XI Le Songe De Bancalou. Bancalou s'éloignait à pas lents de la maison de Zidore Tourteau. Une blanche lumière tombait du ciel sur la terre à demi-dépouillée. Quelques champs d'avoine et de blé se berçaient encore comme des ondes diaphanes, ou tombaient en javelles pesantes sous l'instrument du faucheur. La paix douce et profonde de cette campagne superbe, la sérénité du ciel, la tiédeur de la brise qui emportait les arômes des bois, émurent un instant l'âme du misérable dévoyé, et il se plut à rappeler les premières années de sa vie si tôt écoulées, si lointaines déjà, avec leurs plaisirs sans remords et leurs larmes sans amertume. Et il les compara, dans son esprit attristé, avec les années lamentables qu'il traversait maintenant. Il regarda d'un oeil d'envie les ouvriers qui accomplissaient honnêtement et à ciel ouvert leur rude et saine tâche. Il fut tenté d'aller à eux et leur dire: -Donnez-moi ma part d'ouvrage, je veux être un honnête homme. Une vague de poussière montait de la route, là-bas, derrière lui et s'étendait comme un nuage gris sur les arbrisseaux voisins. C'était des voitures qui venaient d'une noce, probablement. La pensée chrétienne qui ranimait son courage et faisait descendre un rayon dans les ténèbres de son âme, s'envola aussitôt, et l'image du plaisir l'absorba à son tour. Il s'arrêta, s'assit au bord du chemin, sur la levée du fossé, auprès de la clôture. Les voitures défilèrent sous ses yeux émerveillés. Il y en avait plus de trente. Une belle noce comme au temps jadis, alors qu'au lieu de s'échapper sournoisement, comme des coupables honteux, les mariés restaient à festoyer pendant toute une semaine avec leurs parents et leurs amis. Bancalou ne reconnut pas l'heureux couple qui s'aventurait dans le dédale du mariage, mais il reconnut bien la "suivante", à son oeil noir avec des reflets d'acier, comme une épée, à son sourire franc, à sa figure ovale qui la faisait ressembler à une madone de cuivre doré. C'était Lucette Longpré. Elle était avec René Larose, le jeune forgeron, un gars superbement taillé, l'air solide comme un roc et le parler bon d'un enfant. Il fut aperçu et tous les regards se fixèrent sur lui à mesure que défilèrent les voitures. Une des femmes lui dit par plaisanterie: -Vous ne venez pas aux noces? -Eh! répondit-il, je ne sais pas sur quel pied danser. -Vous danserez sur la corde, fit un autre. Les chevaux se mirent à trotter sous les caresse du fouet, et des refrains joyeux montèrent comme des gerbes de la longue file de charrettes et se perdirent au loin avec les chants des oiseaux. Le dos appuyé aux perches de cèdre, dans l'ombre fraîche, sur un gazon épais, Bancalou se reprit à songer. -Vous danserez sur la corde... que voulait-il dire, ce farceur-là?... Est-ce un avertissement, une menace, une prédiction?... Que pouvait-il connaître de son existence à lui, Bancalou?... Bah! il ne faut toujours pas se montrer poltron. Les souvenirs joyeux se mêlèrent aux idées mauvaises; le regret des fautes fut étouffé par l'espoir des plaisirs; les lueurs du passé se perdirent dans les ombres de l'avenir. Il avait peur de la lutte. A quoi aboutiraient ses efforts? Il y a en avait tant qui traînaient dans la misère, leur inutile vertu!... Souvent les bons sont plus malheureux que les méchants... On peut revenir au bien, une fois l'heure des folies passée... Attendons une bonne occasion, et tout s'arrangera. Il ne connaissait pas la raison de son existence, et ne se souvenait plus des leçons de catéchisme qu'il avait écoutées d'une oreille distraite autrefois. Il repoussa l'une après l'autre ces pensées troublantes, et se laissa aller à une somnolence assez agréable. Peu à peu, faucheurs, moissons, grands arbres, attelages rapides, chansons, gens des noces, tout s'éloigna, se mêla, se fondit dans une brume mystérieuse. Il dormait. Un des faucheurs qui coupaient l'avoine dans le clos voisin, s'avança vers lui. Il venait sans doute le chercher pour le faire travailler avec les autres. Le champ était vaste. Après l'avoine, le blé, après le blé, l'orge, et le seigle, et le sarrasin...! Oh! la besogne ne manquerait pas de sitôt. Le faucheur paraissait, de loin, robuste et replet, mais il perdait en s'approchant ses formes vigoureuses et sa démarche assurée. Cependant, la faux qu'il tenait à la main restait longue et luisante. Il était maintenant d'une maigreur extrême, et l'on pouvait compter les côtes de sa poitrine, car sa chemise de toile s'ouvrait déboutonnée et glissait de ses épaules. Bancalou le regardait et commençait à croire à une apparition. Il voulut se lever. Le faucheur passa la clôture d'un bond, avec un bruit sec d'osselets, et se trouva debout sur le bord du chemin devant lui. Ce n'était plus qu'un long squelette sans chair, sans yeux, sans bouche. Des ossements liés les uns aux autres par des jointures arides. Les pieds laissaient sur le sable une empreinte qui ressemblait à la patte d'un oiseau géant. Il tenait dans ses mains longues et crayeuses, la faux toujours prête à trancher. Mais ce n'était plus le grain mûri par le soleil, qu'elle abattait sur le sol, c'était les hommes. Et, loin derrière lui, dans les champs tout à l'heure fleuris et parfumés, Bancalou aperçut, couchés comme des javelles épaisses, des vieillards aux crânes nus, des jeunes filles aux torses blancs et moelleux, des hommes armés en guerre, des femmes enveloppées de voiles, des enfants avec des ailes aux épaules, comme les anges, et il se prit à frissonner de même que sous une haleine glaciale. Et le spectre lui dit: -Je suis le moissonneur de Dieu, et le pré que je fauche est grand comme la terre, et ma faux est d'un acier que rien n'entame, et je n'oublie personne. -Grâce! grâce! supplia Bancalou en joignant les mains, Encore un jour! Et il ajouta, une seconde après, comme si la terreur l'eut rendu fou. -Je vais aux noces ce soir... Il faut que je danse avec la mariée... Quelle heure est-il? Il tira sa montre, la belle montre qu'il avait empruntée à Zidore, et la colla à son oreille pour l'entendre marcher, par petits pas légers, discrets, rapides. Et alors il lui sembla que des hommes élevaient une charpente avec des ossements. Les pièces s'adaptaient mal et ils éprouvaient de l'embarras. -Il faut pourtant que tout soit fini à huit heures, dirent-ils. Nous avons encore beaucoup de clous à enfoncer. Frappons dru! Et les coups de marteau étaient rapides comme le tic-tac de la montre. -Que faites-vous donc, demanda-t-il? -Un échafaud. -Un échafaud? -Oui, un échafaud. Voulez-vous avoir un prêtre? -Moi? pourquoi? -Mais pour vous confesser... Vous allez mourir. -Mourir! je vais mourir!... Ah! mon Dieu! Et il se mit à trembler de tous ses membres, et ses dents claquaient sinistrement. Et il entendait toujours les coups de marteau qui enfonçaient les clous, et la charpente d'ossements s'élevait vite maintenant. Il regarda l'heure de nouveau. Sept heures. -Déjà sept heures, gémit-il! Et il aurait voulu arrêter sa montre. Les hommes riaient en faisant leur ouvrage lugubre. -Ils rient parce que je vais mourir, pensa-t-il, et il pleura. Une forme humaine, avec une blessure à la tête, passa devant ses yeux et elle lui dit tristement: -L'échafaud où tu vas monter est fait de mes ossements. -Ce n'est pas moi! grâce!... Vous savez bien que ce n'est pas moi?... Le revenant avait disparu. -Quelle heure est-il demanda une voix. Pour arrêter la marche du temps, il voulut briser sa montre. Il la lança contre une pierre, et alors, dans l'éclat sonore du métal qui s'émiettait, il entendit. -Huit heures! -Qui donc me sauvera? Qui donc me sauvera? Et levant les yeux vers l'échafaud il vit, sur la planche fatale, une jeune fille délicieusement belle malgré sa pâleur extrême. Elle dénoua la corde et la jeta loin d'elle... Lucette! s'écria-t-il... Et il se réveilla. -Diable! fit-il, je l'ai échappé belle... Cette maudite montre me ferait pendre, je la rendrai à Zidore. XII Une Gigue Interrompue. Bancalou vit s'effacer assez vite cette impression de crainte vague causée par un rêve étrange. Un rêve, cela ne signifie rien, se dit-il, c'est l'esprit qui trotte au hasard pendant que le corps se repose. Cela prouve seulement, que la matière et l'esprit sont deux choses différentes... il n'est ni plus extraordinaire, ni plus dangereux de voir un échafaud en songe, pendant le sommeil, que de le voir en pensée dans l'état de veille. Mais, par exemple, quand on pense volontairement, on arrange ses idées comme on veut. Une chose l'inquiétait bien un peu cependant et mettait son raisonnement aux abois: c'est que souvent, en rêve, nous voyons des événements qui ne se sont pas encore produits et que rien ne faisait soupçonner; souvent, en rêve, nous entendons des voix absolument nouvelles, tout à fait inconnues... La musique nous apporte des symphonies merveilleusement arrangées, l'éloquence déroule à nos oreilles ou fait tomber de nos lèvres des périodes chaudes et entraînantes, des sensations toutes neuves réveillent en nous, dirait-on, de nouveaux sens. Quelle inexprimable sensation, par exemple, que celle du vol lent, doux, moelleux de notre corps, sur des ailes larges et souples dans un atmosphère de lumière! Et tout cela meurt au réveil! Nous ne pouvons plus saisir les accords qui nous ravissaient; nous ne savons plus électriser les foules; les pages que nous burinions pour la postérité ne sont plus intelligibles. Le sommeil, c'était le triomphe de l'intelligence et l'épanouissement de la félicité, le réveil c'est l'oubli, c'est le travail opiniâtre de la pensée qui recommence. Mais Bancalou n'aimait pas à courir bien longtemps après les idées. Quand elles venaient à lui c'était bon. Il en prenait une, s'amusait à la caresser un instant, puis il la relâchait comme on fait d'un oiseau qu'on rend à la liberté. Il aimait surtout à rire. A mesure qu'il cheminait sur la route de sable, le front dans le vent tiède qui venait des prairies, il sentait sa vieille gaieté renaître. Le souvenir de sa cousine, sa bonne amie d'enfance qu'il avait embrassée sur les deux joues; la colère de Zidore qui se croyait gravement lésé dans ses droits et son honneur; le babil de Tiquenne, la pêche avortée, la montre qu'il voulait rendre maintenant, tout cela lui déridait la figure et le prédisposait à la bonne humeur. Il songea à sa famille avec un véritable plaisir, se demandant si son père avait les cheveux blancs, si ses deux frères vivaient sans trop de misère, si sa soeur était mariée... Il n'avait pas eu le temps de s'enquérir de toutes ces choses. Zidore était entré quelques minutes trop tôt. Pourquoi n'irait-il point passer la nuit à la maison paternelle? On ne le mettrait toujours pas à la porte. Si l'accueil était trop glaciel, il n'y retournerait jamais. Le père vivait peut-être seul... Peut-être aussi, la maison regorgeait-elle de petits neveux braillards et sales, criant la soif et la faim, comme les marmots de son récit au vieux pêcheur de l'île aux Ours. Il allait s'y rendre, oui... Rien de pressant ne l'appelait à la ville... Ses compagnons pouvaient opérer sans lui. Il commençait à les trouver embarrassants, ses compagnons. Ils l'attendaient sans doute avec impatience, mais cela l'amusait de les entendre gronder comme des fauves. Il arrivait à un endroit où le chemin se bifurque. D'un côté l'on traverse les champs avec leurs carreaux d'éteule dorée, de trèfle pourpre et de gazon vert, et l'on voit, là-bas devant soi, comme une vague qui se lève tout à coup, le vieux Mont-Royal qui taille dans l'horizon uniforme une large échancrure noire; de l'autre côté, l'on suit un repli de la rivière capricieuse, et l'on voit, échelonnées sur les bords, et pareilles à des voiles qui s'ouvrent au vent, les maisons et les granges d'un petit village. Bancalou tourna le dos à la ville et s'engagea dans la route qui longeait la rivière. C'était là que demeurait son père. A mesure qu'il approchait son coeur endormi se réveillait. Son coeur endormi dans une longue indifférence, à la suite de mille fautes qui l'avaient d'abord tourmenté, se réveillait à la vue du foyer d'où jaillissaient mille souvenirs heureux. Une larme mouilla sa paupière flétrie. Il craignait maintenant de recevoir un mauvais accueil; cela lui ferait plus de mal qu'il ne le pensait tantôt. Il arrivait à la première maison. Il pouvait voir les fenêtres ouvertes formant des taches sombres dans la blancheur du pignon. Il pouvait distinguer les silhouettes des gens qui allaient et venaient. Elle paraissaient claires et vives, à l'intérieur, dans le noir des châssis, obscures ou pâles, dehors, vis-à-vis le lambris peint à la chaux. Des voitures étaient éparpillées autour de la maison et devant la grange comme à la porte de l'église, le dimanche. -Oh! oh! fit-il, se parlant à lui-même, les gens des noces sont ici... Bonne affaire!... On va s'amuser un brin... Ils vont voir ce que c'est qu'une gigue au bout de mes pieds. Et tout aussitôt, une effluve de joie glissa comme un souffle corrupteur sur son âme inconstante. Les accords d'un violon arrivèrent à ses oreilles par bribes claires ou sonores, et des ombres poussées par le rhythme, traversaient d'un pas mesuré mais rapide, le vide des fenêtres. Il hâta le pas et se mit à marcher en cadence. Plusieurs jeunes gens causaient et fumaient à la porte de la maison en attendant leur tour de battre du talon le plancher jauni par la lessive. -Vous m'avez invité, je suis venu, dit-il sans plus de cérémonie. -Tiens! c'est notre homme de la route, fit l'un des convives. -Il sait donc sur quel pied danser, remarqua un autre. -Je le sais si peu que je ne mets toujours qu'un pied à la fois sur le plancher... mais vite... j'essaie l'autre pied, et toujours comme ça... Au reste, si vous me regardez les jambes, vous verrez bien que je danse un peu croche. Cette répartie fit rire les jeunes gens. Ils l'emmenèrent dans la salle où le cotillon battait son plein, et le présentèrent aux invités comme "l'homme de la route". Il salua en souriant et fit assez bonne contenance. Cependant on l'examinait un peu, comme on fait d'une bête curieuse, ne sachant trop s'il fallait lui faire bon accueil, ou lui dire bonjour et bonsoir sans lui donner le temps de s'asseoir. Le cotillon compta ses dernières mesures et le "violoneux" déposa son archet. -Pas encore, dit l'un des jeunes, voici un monsieur qui est entré en passant pour danser une gigue. Le jour de violon regarda l'étranger, comme pour lui demander si réellement il voulait danser, et il dit, reprenant l'instrument encore vibrant: -Mon violon a l'âme bonne et moi j'ai le bras solide, à nous deux on peut faire danser le monde. Bancalou répondit: -Une gigue seulement pour l'acquit de ma conscience, et le plaisir de mes jambes. -Priez votre danseuse, crièrent plusieurs voix. Les cordes sonnaient voluptueusement ébauchant les mesures rapides de la gigue. Bancalou, tout à coup intimidé demeurait immobile debout près de la porte. -Priez votre danseuse, répétèrent les mêmes voix. Les jeunes filles riaient. L'une d'elles se hâta de dire qu'elle ne danserait toujours pas. Cela piqua Bancalou. Il retrouva sa verve et son effronterie. Puis scandant ses mots, il répliqua: Je sais bien voyager sans selle Je saurai bien danser sans elle. Un éclat de rire fit retentir la pièce, et le jeune fille rougit au moins autant que si elle eut fait une mauvaise action. -En avant le violon! ordonna Bancalou, en s'élançant au milieu de la salle. Le violon ne fut pas long à répondre. L'archet mordit les cordes, en glissant de l'une à l'autre avec une ardeur endiablée, leur faisant jeter, tour à tour, ou à la fois, une gerbe de notes rayonnantes, un flot d'accords entraînants, et le joueur, la tête penchée, l'oeil fixe, le sourire sur les lèvres, semblait écouter l'âme de son instrument docile, et suivre le vol radieux des sons. Et Bancalou dansait. Tous les regards étaient rivés sur lui. Il obéissait au rhythme avec une fidélité merveilleuse. La musique semblait l'unique force qui l'animait, et tous ses mouvements difficiles et variés paraissaient être indépendants de sa volonté. Il devenait beau, il devenait extraordinaire. Ses jambes n'avaient plus que des formes harmonieuses; ses pieds voltigeaient comme des ailes qui rasent une surface unie. Les applaudissements éclatèrent. Le violon s'emporta. L'archet frémit, glissa, se tordit, donnant des baisers délirants, des morsures voluptueuses... Et Bancalou dansait. Des cris d'admiration firent trembler la salle. Jamais on n'avait vu un danseur pareil. Les cordes tendues, vibrantes, chantaient, criaient, pleuraient sous les caresses folles du crin résineux. Tout à coup elles devinrent muettes. S'étaient-elles brisées? Bancalou ne dansait plus. Il venait d'entendre un cri, par la fenêtre: -Le père Racinot se meurt!... le père Racinot va mourir!... Une autre voiture avec moi! Vite, sans dire une parole, sans saluer les gens de la noce, il s'élança dehors. -Un drôle de corps, murmurait-on... un homme du cirque bien sûr... un... -Le père Racinot se meurt!... Une autre voiture!... Celui qui avait jeté ce cri était loin déjà, fouettant son cheval qui dévorait la route. Le "violoneux" mit son instrument sous son bras et sortit en courant. Tous les hommes le suivirent. Il passa près de Bancalou qui marchait à grands pas. -Après le plaisir, la peine, dit-il. C'est mon pauvre père!... -Votre père! s'écria Bancalou, en prenant aussi le pas de course, es-tu donc le petit Adolphe? Le joueur de violon se retourna surpris, pour regarder l'étranger. -Pourvu que j'arrive assez vite pour recevoir mon pardon, murmura celui-ci en s'essuyant les yeux. -Votre pardon?... répéta le jeune musicien rustique. -C'est aussi mon père, à moi. -Etes-vous donc mon frère Charles? -Je suis Charles, ton misérable frère. -Que le père sera heureux! -Etait-il malade? -Un peu chancelant depuis une semaine. Ils couraient toujours et parlaient par phrases courtes, entre des souffles longs jaillis de leurs poitrines. Ils arrivèrent. La maison était silencieuse. Une femme s'empressait auprès du malade, le lavant avec du vinaigre et lui faisant respirer de l'ammoniaque. Deux ou trois enfants pleuraient en étouffant tout bruit, parce qu'ils voyaient des larmes couler des yeux de leur mère. Le vieillard était couché sur un lit haut, garni de rideaux de toile. Il avait la face congestionnée et un râle léger sortait de sa gorge. C'était l'apoplexie. Allait-il mourir sans reprendre connaissance de cette première attaque du terrible mal? Personne ne le pouvait dire. Vite, bien vite, la maison s'emplit de monde. -Mon mari s'habillait pour aller vous rejoindre à la noce, dit la jeune femme. Un quart d'heure plus tard j'aurais été seule. Il a pu l'aider à se coucher... Il court au docteur. Une autre voiture voudrait elle aller au devant? -Il y en a deux de parties, fut-il répondu. Il nous a jeté un cri en passant... -André Lecour et Flavien Lebel ont de bons chevaux, ils ne dormiront pas sur le chemin, observa quelqu'un. Bancalou mit un baiser sur le front brûlant du vieillard. Il s'éleva un grand bruit dans la maison. Plusieurs se rappelèrent de lui alors. -C'est Charles, son garçon -Bancalou? -Eh! oui... ses jambes... Il paraît qu'il ne vaut pas grand-chose. -Il passait pour un vaurien, dans le temps. -C'est le bon Dieu qui le ramène. Il va peut-être se convertir, c'était le bourdonnement d'un immense guêpier, et les coups de dard accompagnaient les bruissements d'ailes. Adolphe, le violoneux, présenta Bancalou à la jeune femme, sa belle-soeur. -C'est Charles, mon frère... Vous ne l'avez jamais connu, je crois. -C'est Charles?... J'en ai bien entendu parler, fit-elle toute surprise. -Je m'en doute, répondit Bancalou, en tendant la main à cette parente toute nouvelle pour lui. Le malade ouvrit les yeux. Il sortait de son évanouissement. Il parut étonné d'abord, puis on vit qu'il cherchait à renouer le fil de ses idées. -Vous sentez-vous mieux? demanda la jeune femme. Il voulut répondre, mais sa langue embarrassée ne fit que balbutier. Il voulut porter une main à sa tête et le bras demeura immobile. L'autre main put toucher le front et faire comprendre que la souffrance était là. -Me reconnaissez-vous? demanda Adolphe. Il fit signe qu'il le reconnaissait. -Reconnaissez-vous cet homme? demanda-t-il encore en montrant Bancalou. Le vieillard fixa les yeux sur l'enfant prodigue. Une minute il parut ne rien se rappeler. Mais tout à coup ses paupières se mouillèrent et de grosses larmes roulèrent sur ses joues. Il essaya de parler et l'on devina qu'il disait! -Charles... Charles! Bancalou se pencha sur lui, l'embrassa de nouveau, puis tombant à genoux près du lit, il dit d'une voix navrée. -Pardon! Et la main du mourant se leva lentement pour pardonner le coupable et bénir le fils repentant. Le prêtre et le médecin arrivèrent. Il s'empressèrent de donner tous les soins que réclamaient la maladie redoutable et l'approche du dernier moment. Cependant le vieillard ne mourut pas alors et on le vit pendant de longs mois, traîner une jambe paralysée vers la croix de bois qui marquait le milieu du village. XIII Une Heure Chez Pierre Longpré. -Je vous ferai la lecture, ce soir, dit Lucette, souriante, en déposant sur un lit sa collerette et son chapeau. Elle s'adressait à ses parents. A son père qui rentrait du champ, à sa mère qui venait de pousser le rouet dans un coin, à ses frères, à ses soeurs qui jouaient au cheval, à la poupée, ou aidaient à mettre tout en ordre dans la maison. Elle venait de l'église et apportait un livre de la bibliothèque paroissiale, un livre amusant et qui plairait. -Je suis un peu fatigué, mais j'écouterai bien pendant une heure, assura le père. Et la mère dit: -Pendant toute la nuit, moi, j'aime tant ça, les histoires!... je tricoterai pour ne pas faire de bruit. On se mit à table pour le souper. Longpré paraissait un peu songeur. Il aimait à causer, pourtant... Il racontait d'ordinaire à la famille ses travaux de la journée, ses espérances et ses appréhensions. Rien ne le trouvait indifférent et il était très ouvert. Louis Dupont entra. Dupont, son voisin, qui partait pour les États-Unis. -Je viens passer mon dernier soir avec vous, dit-il, si ça ne vous dérange point. -Nous en somme enchantés, mon cher Louis, lui répondit Longpré. Viens manger la soupe. -Merci, j'ai soupé avec nièce, la veuve Duchesne, je viens de la quitter. Madame Longpré eut un léger mouvement de dépit à cause de la lecture qui allait être remise au lendemain. Il fallait bien tenir compagnie à ce voisin que l'on ne verrait plus jamais peut-être. Il avait été un bon voisin. On s'était toujours bien accordé. Celui qui le remplacerait serait peut-être désobligeant, peu sociable. On ne savait pas. La conversation roula sur bien des sujets. Il fallait parler de tout. Les deux homme se félicitaient de n'avoir jamais eu de chicane. Ils s'étaient entendus à merveille pour les travaux mitoyens, faisant tout ce qui était nécessaire mais n'exigeant l'un de l'autre rien de plus. Et les femmes avaient veillé sur leurs enfants, s'aidant avec charité au lieu de se regarder avec méfiance, ne se laissant pas aveugler par l'amour maternel, et petites âmes toujours prêtes à la révolte. Elles n'avaient pas à se reprocher d'avoir trop souvent écorché l'épiderme des autres mères de famille. Elles n'avaient pas colporté d'une maison à l'autre, les petites nouvelles dont on s'amuse tant à la campagne, à cause de la connaissance que l'on a des lieux et des personnes. -Il me semble, disait Longpré que je vais avoir un voisin dangereux. C'est une idée qui me fait mal, et dont je ne puis me défaire. -Zidore n'a pas l'intention de vendre, répondit Louis Dupont; il veut cultiver ma terre lui-même, et la défricher d'un bout à l'autre. -Cela me ferait de grands frais de clôture et de fossoyage, reprit Longpré, toujours un peu triste. -C'est probablement ce qu'il veut, remarqua Madame Longpré. -Je sais qu'il vous garde un peu rancune, depuis la Saint-Pierre, parce que vous ne l'avez pas régalé d'un cousin. -Nous ne pouvions pas en donner à tout le monde, et tout le monde aurait passé avant lui, répliqua-t-elle. -Il a eu la visite d'un de ses anciens amis de la ville, reprit Dupont, un ami qui ne lâche pas facilement et qui s'est fait héberger huit jours durant. -Et qui a fait des adieux touchants à Madame Tourteau, ajouta Longpré avec un grain de malice. -Je connais Christine et je suis sûre qu'elle est blanche comme neige. On la calomnie, se hâta de dire Madame Longpré. -C'est son mari lui-même qui a ébruité la chose; sans lui, personne n'en aurait jamais entendu parler. -Raison de plus pour n'en rien croire. Un mari qui se déshonore pour se venger, est bien capable de mentir pour perdre sa femme. -On n'a jamais entendu dire qu'il fût un mauvais citoyen, continua Longpré, qui avait peur de la médisance. -Il aime bien le sien, glissa Dupont, de façon à faire comprendre qu'il aimait bien un peu aussi celui des autres. -Il aime qu'on le paie à l'heure dite, observa Longpré, en soulignant avec un sourire... Il connaît sa table de multiplication et ses règles d'intérêt; cependant il n'est pas intraitable. Ma fille a été le voir, l'autre jour, au sujet d'un billet et il ne l'a pas découragée. Il n'a pas fait de promesses, c'est vrai, mais il y a lieu d'espérer qu'il ne se montrera pas trop dur, si je ne puis payer. -Je te souhaite bonne chance. S'il était veuf, je dirais que c'est pour les beaux yeux de ta fille qu'il se montre accommodant. Il est très sensible aux caresses des beaux yeux... Tu connais l'histoire de la javelle qui danse?... -Allons! Allons! intervint Madame Longpré, vous vous confesserez de cela. -De quoi?... Je ne dis rien. Madame Longpré. Tout de même, laisseriez-vous vos jeunes filles aller faner du foin dans ses prairies ou couper du blé dans ses clos? Une voiture s'arrêta devant la porte. -Quand on parle de la bête elle se montre la tête, continua Dupont: c'est lui. Il m'apporte la balance du prix de ma terre. En effet, c'était Zidore Tourteau. Il attacha son cheval à un piquet et entra. Il n'avait pas l'air de bonne humeur. Longpré lui offrit de dételer, mais il remercia: il n'avait pas le temps. On ne s'absentait pas aisément maintenant, les chemins étaient couverts de vagabonds qui guettaient l'occasion de mal faire. Les femmes n'étaient pas en sûreté dans leur cuisine... Evidemment, il faisait allusion à ce qui venait de se passer chez lui. Dupont et Longpré se mordirent les lèvres pour ne pas rire. Il s'approcha de Dupont. -Mon cher Louis, dit-il je ne puis pas te payer maintenant. Dupont qui tendait déjà la main pour recevoir son dû, le regarda tout décontenancé. -Comment, monsieur Tourteau!... Mais vous badinez... Ma famille qui m'attend là-bas!... Je sais bien que vous dites cela pour rire, l'argent, ce n'est ce qui manque chez vous. -Chez moi tu ne trouverais pas un sou. J'ai été pillé, volé, plumé comme un serin qui tombe dans les pattes d'un chat. Ma montre d'or, mon argent, tout a été pris! Et par ce misérable à qui je donnais l'hospitalité avec plaisir!... Plus que cela, cet homme sans coeur et sans honneur était en train de me voler ma femme, sous prétexte de cousinage En voilà une raison! -Ah! c'était votre parent, fit madame Longpré, toute contente de trouver une excuse à la conduite de son amie Christine. -Eh mon Dieu! c'est Charles Racinot, son cousin à elle, une canaille... -Charles Racinot? dit Longpré, étonné... il y avait bien longtemps qu'on n'avait entendu parler de lui. Il est parti jeune d'ici... -Vous allez le faire arrêter? demanda Dupont. -Je vais le faire arrêter, oui sans doute. Tout de même ça ne se fait pas si vite qu'on le pense et qu'on le dit... Et puis il va se cacher. Il n'est pas pour aller se jeter dans les griffes de la police... -Cher monsieur Tourteau, reprit Dupont, vous trouverez facilement à emprunter cette petite somme que vous me devez, et vous ne retarderez pas davantage mon départ, n'est-ce pas? Tout ceux qui ont de l'argent vous prêteront avec plaisir. -Oui, oui, et avec intérêt. -C'est possible, mais enfin quand vous prêtez, vous, c'est avec intérêt aussi: il ne faut pas que vous reprochiez aux autres ce que vous faites vous-même. Je ne dis pas que c'est mal, remarquez bien. -Tiens Louis, j'ai songé à une affaire. Tout va s'arranger. J'ai le billet de Longpré payable ces jours-ci, à la Saint-Michel. Ce n'est pas long. Je vais te le donner c'est de l'or. Longpré paie toujours au temps dit. C'est une parole de roi. Si tu veux partir absolument, tu négociera le billet. Longpré sentit du froid au coeur. -J'espérais, Zidore, que tu serais assez bon pour ne pas exiger tout le montant... Je me trouve fort à la gêne... Ma fille te l'a dit, je crois. -C'est vrai, mon bon, c'est vrai, elle me l'a dit... Mais tu sais ce qu'il m'est arrivé depuis. Il cherchait des yeux la jeune fille. -Je ne la vois pas... Elle n'est pas ici ta fille? ajouta-t-il. Lucette était dans une autre chambre avec ses petits frères et ses petites soeurs. Elle leur faisait réciter les prières du soir. -Me voici, monsieur Tourteau, me voici! fit-elle accourant toute souriante. Il lui serra la main avec une cordialité exagérée. -Vous ne ferez pas de peine à mon père? demanda-t-elle. -Non, non! Nous arrangerons cela. Tu sais, les affaires sont les affaires. Je donne le billet en paiement... c'est de l'argent comptant. Dupont est satisfait et moi, je m'acquitte. A la Saint-Michel, si ton père est dans l'embarras, il viendra me trouver... ou plutôt tu viendras, toi. Nous nous arrangerons mieux ensemble. Je verrai le porteur du billet et tout le monde sera content. Il devenait presque joyeux. La vue de la belle enfant fondait sa morgue comme un rayon de soleil fond un flocon de neige. Il endossa le billet et le tendit à Dupont. Dupont hésitait. -Si tu refuse, tant pis: tu pourrais bien ne pas partir avant les neiges. Dupont eut envie de le souffleter. Lucette prit son livre et se mit à le feuilleter, lisant quelques lignes par-ci par-là, pour en découvrir les données. -Lis donc tout haut, demanda Zidore, j'aime beaucoup à entendre lire et chez nous on ne lit jamais. Ce qu'il voulait, lui, c'était un prétexte pour rester là, et regarder à loisir la jolie liseuse. XIV Premier Chapitre D'Une Petite Histoire. Lucette vint s'asseoir près de la table. Zidore approcha sa chaise comme pour mieux entendre, et Madame Longpré, le tricot à la main, s'enfonça dans sa "berçante" qui chantait un peu. Histoire d'un mauvais fils, commença la liseuse. -Ah! ça vaut la peine d'écouter, fit Zidore, par badinage. Les enfants étaient tout oreille. Dupont et Longpré allumèrent leur pipe. Or, voici ce que disait le premier chapitre de la petite histoire. Dans une vaste contrée, au couchant de l'atlantique, sur des îles pittoresques, égrenées comme des perles dans ce merveilleux St-Laurent qui se taille des ports de mer à deux cents lieues de son embouchure, vivaient dans une paix inaltérable plusieurs familles de paysans. Bien que le sol fut fertile et que le soleil se plut à dorer les moissons, ces cultivateurs bons et naïfs, mais un peu chercheurs d'aventures, passaient sur l'eau tout le temps qu'il ne fallait pas donner absolument au soin de la glèbe, promenant leurs barques sveltes le long des rivages peuplés de visons, jetant la ligne au poisson friand d'appât, ou précipitant, du haut des airs où ils planaient heureux, les grands oiseaux sauvages. Les écoles étaient rares et il n 'y avait qu'une chapelle. Les parents qui savaient lire enseignaient à leurs enfants. Des canots venaient de plus d'une lieue à la modeste église. Le prêtre allait de temps à autres, visiter les îles les plus éloignées, et parler aux candides pêcheurs du bon Dieu et de leurs devoirs de chrétiens. Ils l'écoutaient avec respect. Quand c'était la saison de la chasse, ils lui donnaient, en retour de ses conseils, quelques belles pièces de gibier. Ces jours de visite étaient des jours de fêtes religieuses. Tout le monde se confessait et communiait. Il y avait une grande croix de bois, à peu de distance des maisons, sur la pointe nord de l'île aux Ours, l'une de ces îles charmantes, et c'était au pied de cette croix que le missionnaire réunissait son petit troupeau. Un jour un jeune garçon... -Tiens! l'île aux Ours!... Je connais ça, moi, interrompit Zidore... C'est vrai, donc, cette histoire-là? -Il y a probablement du vrai, en effet, répondit Lucette. -Pardié! fit Dupont, ceux qui sont assez savants pour écrire des choses qui nous font rire et pleurer, doivent être assez honnête pour ne pas mentir. Lucette continue: Un jour, un jeune garçon, un enfant encore, refusa de suivre sa mère aux exercices religieux, et s'embarquant dans un canot, il se dirigea vers une autre île. La pauvre mère versa des pleurs et confia sa peine à l'homme de Dieu. Son enfant était d'un caractère difficile, et les bonnes paroles qu'elle lui disait ne le touchaient aucunement. Les réprimandes l'aigrissaient. Les bons traitements le laissaient indifférent. Il ne se sentait aiguillonné que par le plaisir de faire danser des pièces blanches dans sa main encore si petite. Il était avare et son coeur se desséchait déjà. Le bon prêtre s'efforça de la consoler, et pour lui prouver son désir de reprendre cette jeune âme qui voulait échapper à Dieu, il retarda son départ. Il verrait l'enfant et lui parlerait. Le petit garçon revint une heure plus tard, l'air joyeux, et portant un superbe héron. -Où as-tu pris cet oiseau? demanda le père. -Au bord de l'île Madame, dans les herbes. -C'est un mensonge. Le père allait le tancer vertement quand le prêtre s'avança souriant. L'enfant qui ne l'avait pas aperçu d'abord, fit un mouvement de recul et tenta de s'enfuir. On lui barra le passage. Le prêtre lui parla doucement, avec bonté, trouvant dans son coeur d'apôtre toutes sortes de choses touchantes. -Ben! dit l'enfant, j'étais avec le petit Pitre Dureau. Nous canotions ensemble. Il avait le fusil, moi je tenais l'aviron... L'oiseau s'est montré, levant son grand cou, allongeant ses grandes pattes; il a tiré,, moi j'ai poussé le canot... C'est autant à moi qu'à lui, je pense. Il ne voulut pas le rendre, et cela faillit mettre de l'inimitié entre les deux familles, la sienne et celle de Pitre. Le curé partit. Lui, le méchant garçon, il courut se cacher à quelque distance de là, sur la grève, et lui jeta des pierres quand il passa dans son canot d'écorce. Le prêtre ne le vit point, mais il le devina. Nul autre, parmi les gamins des îles, ne se serait rendu coupable d'une pareille grossièreté, n'aurait montré un si mauvais instinct. Il pria pour lui, et, de sa main qui venait de toucher l'hostie, il lui envoya le pardon. Il y avait dans une île voisine une famille assez nombreuse: le père, la mère, et huit enfants. Le vilain gars que jetait des pierres au missionnaire, allait souvent dans cette famille, pour jouer avec ceux de son âge, d'abord, et attiré surtout par les charmes d'une petite fille encore inconsciente de son pouvoir, et tout ignorante de l'art de séduire, mais incapable aussi de se protéger contre les assaut des sens et les ruses de l'amour. Souvent on les vit voguer, le soir, dans la même nacelle, chantant des refrains voluptueux. Les parents voulurent les empêcher de se voir, ils ne réussirent qu'à les irriter. Alors ils se dirent qu'on les marieraient aussitôt que lui, l'amoureux, il pourrait gagner sa vie honorablement. Rien ne faisait prévoir une union prochaine. Quelques années s'écoulèrent, toujours les mêmes, semblait-il, à cause des mêmes ennuis et des mêmes plaisirs, des mêmes labeurs et des mêmes inquiétudes qu'elles apportaient. Un jour le père et la mère du jeune homme causaient, assis sur des cailloux les pieds dans l'eau tiède du lac, à la porte de leur maison. Ils disaient leur existence humble et paisible, ils rappelaient les choses de leur jeunesse, si lointaine déjà et pourtant toute fraîche encore et toute rapprochée par le souvenir. Une seule pensée les affligeait; une seule amertume tombait goutte à goutte sur leur âme, chaque jour, et creusait une plaie qui allait devenir mortelle: leur fils. Ils auraient pu couler ensemble, eux et lui, une existence si belle, s'il les avait aimé un peu!... Ne pas être aimée de son enfant, quelle affliction pour une mère! Aussi, l'infortunée créature sentant bien que ce bonheur domestique dont elle parlait avec son homme n'était pas réel. Il faut à la femme plus que l'amour du mari. L'amour du mari, c'est le réveil, c'est la promesse. Il en appelle un autre qui remplit à jamais le coeur, et qui grandit à mesure que les grâces se fanent et que la décrépitude arrive. C'est l'amour de l'enfant! Enfants, cher enfants, aimez donc vos mères! Pendant qu'ils causaient tous deux, les braves gens, à voix presque basse, les pieds dans l'eau tiède du lac, assis sur des cailloux, leur garçon survint. Ils ne l'avaient pas vu depuis la veille. -Je me marie, annonça-t-il. -Tu te maries? fit le père. La mère murmura: -Eh ben! tant mieux. -Je vais emmener ma femme ici. Il y a de la place pour plusieurs encore. La mère dit: -Si la jeune femme veut être d'arrangement, nous aurons de la joie. Je ne demande pas mieux que de vous voir heureux. Nous travaillerons tous ensemble... S'il vient des marmots, j'en prendrai soin, je les aimerai bien. -Tout ça c'est bel et bon, reprit le jeune homme, mais vous allez me donner la propriété. Je suis seul; je n'ai ni frères ni soeur; c'est toujours bien pour moi tôt ou tard. -Oui, mon garçon, dit le père, gravement, lentement, c'est pour toi tôt ou tard... tôt, si nous mourons prochainement, ta mère et moi, tard si nous vivons vieux. Le garçon, un peu surpris, demeura silencieux. Il se mordait les lèvres et cherchait une réplique. Il la trouva: -La mère est maladive, vous êtes vigoureux... vous espérez vous remarier, je suppose. -Si c'est la volonté de Dieu qu'elle parte avant moi pour le cimetière, je resterai seul mon enfant, et le peu de biens que je possède sera pour tes enfants si... -Et si je n'ai pas d'enfants? -Ce sera pour toi, alors, ou pour ta femme... Cela dépendra de ta conduite. -Vous êtes prudent, le père, ben prudent... Et il ajouta après une minute de réflexion: -Je vais m'en aller, puisque c'est comme ça... Je vois qu'on ne s'accordera jamais. -Fais comme tu voudras mon garçon, mais si tu pars, va droit ton chemin, sois honnête et travaille. -Je sais ce que j'ai à faire, répliqua le vilain. Il ne partit pas, cependant. Ce fut la jeune fille, sa fiancée qui s'en alla à la ville, se louer comme servante. Il voulait, le malheureux faire regretter à son père, sa juste sévérité, et il vécut en maître impitoyable dans la maison où son berceau avait entendu tant de chants naïfs et vu tant de sourires pudiques. Des jours tristes passèrent après des jours tristes et bien des larmes coulèrent dans le silence de la nuit, sous le toit solitaire du vieux pêcheur. Des prières ferventes montèrent vers le Dieu qui peut toucher les âmes, et vers la Mère-vierge dont le coeur fut percé d'un glaive de douleur. Mais le ciel est sourd parfois, et la prière se brisa sur les saints parvis, comme une aile affolée sur le verre que traversa la lumière. Pourquoi?... C'est le secret de Dieu. La pauvre mère sentit venir sa fin. Les souffrances de l'âme tuent le corps aussi sûrement que les coups d'épée et les morsures venimeuses. Etrange phénomène! Mystérieuse union de la matière et de l'esprit! Quand elle expira sur sa couche froide, un jour d'hiver, en regardant son crucifix il n'était pas là, l'enfant sans coeur; et quand il entra plus tard, pour lui donner un dernier baiser, il ne pleura point. La lutte n'était plus qu'entre le père et le fils, et la partie semblait plus égale. Le premier qui disparaîtrait laisserait à l'autre la paisible possession de la petite ferme, espérait bien le gars. Il y avait cependant le danger d'un second mariage; mais le veuf ne se consolait point et la vie lui pesait lourdement sur les épaules. Il supportait les mauvais traitements sans se plaindre, et en communion avec la sainte créature qui l'avait précédé au ciel. Tout à coup, par ruse, et pour mieux arriver à son but, le garçon dissimula, se montra plus respectueux et moins acerbe. Une nuit, un canot portant un chasseur et un guide vint aborder au rivage, à quelque pas de la maison. La maison était fermée. Le père était allé visiter ses lignes dormantes, pour le marché du samedi; le fils devait être à s'amuser sur l'île voisine. Il y allait souvent. -C'est fâcheux, dit le canotier, car nous aurions ici un des meilleurs guides des îles. Comme ils discouraient sur le parti à prendre, ils entendirent un bruit de pas. C'était lui, le guide, le garçon du vieux pêcheur. Ils entrèrent. Les deux canotiers se connaissaient déjà, mais ils ne connaissaient nullement le chasseur. Après avoir vidé un petit verre pour se réconforter un brin et nouer plus vite les relations, ils convinrent de l'heure du départ et du prix des guides. Il en fallait deux, maintenant. Parfois il était nécessaire, disaient-ils de pagayer longtemps. Parfois aussi, il y avait du courant, et s'il fallait tenir le canot arrêté, un seul ferait mal la besogne... Le chasseur ne trouvait rien à redire, et leurs raisons lui paraissaient plausibles. Il avait de l'argent, cela ne l'embarrasserait point de payer grassement. Après un repas de quelques heures, ils montèrent en canot, joyeux et biens munis de provisions. Ils se perdirent bientôt au détour des grèves nombreuses, dans les méandres des eaux calmes. Quand ils revinrent, une vague brumeuse passait sur les îles, noyant à demi les rameaux verts que nul souffle n'agitait. Un autre canot s'approchait aussi, venant du côté opposé et le pêcheur qui le conduisait se mit à chanter d'une voix forte comme pour éveiller les bois endormis. Alors un coup de feu retentit et le chanteur entendit un projectile meurtrier siffler à son oreille. Zidore qui avait écouté d'abord avec assez peu d'attention, regardant toujours Lucette devint tout à coup très attentif. Une fois il murmura: -Maudit Bancalou? Dès que le premier chapitre fut terminé, il se leva, s'excusant de ne pouvoir demeurer longtemps, et sortit. -Il n'a pas l'air d'aimer ces histoires-là, remarqua Madame Longpré. -Bancalou l'occupe plus que le vieux pêcheur, ajouta Dupont. -Quel est le damné qui a pu raconter ça? grinçait Zidore en s'en allant... XV le Nouveau marguillier. Noël arrivait, Noël, la grande solennité chrétienne, et les âmes dévotes se laissaient bercer au chant des anges q'elles entendaient dans leurs pieuses méditations. Il y avait un réveil de gaieté sous les toits blancs de neige, et la chanson profane fermait son aile pour laisser voltiger ces naïfs refrains à l'Enfant Jésus, que nos grand'mères nous disaient d'une voix chevrotante, en nous berçant sur leurs genoux, et que nous fredonnons à notre tour, à nos petits enfants émerveillés. Quelques gourmets fermaient les yeux sur les beautés du grand mystère, et ne voyaient, dans leurs songes frivoles, que les plaisirs du réveillon. Le fumet des rôtis flattait mieux que l'encens des sanctuaires leur odorat grossier. Les enfants se montraient plus sages, afin d'aller à la messe de minuit, dans la carriole neuve, au tintement des clochettes, voir le petit Jésus, sur un peu de paille, dans la grotte sombre. Alors, en effet, il n'y avait là, pour captiver les yeux et le coeur, que l'image du Messie, depuis longtemps promis par les prophètes. Aujourd'hui, dans mainte église, l'humble Sauveur du monde est relégué au dernier plan, et ce que la foule va admirer, c'est l'âne et le boeuf, c'est un village de Bethléem américain, avec des ruisseaux où coule une eau véritable, et que traversent des ponts d'une architecture toute nouvelle; ce sont des jardinets pleins de fleurs canadiennes, entourés de clôtures en triangle découpées; c'est sourtout la procession des chameaux qui part du milieu de l'église pour faire voir qu'elle vient de loin; c'est encore le bouc et le bélier qui broute sur les roches et pourrait écraser la plus grosse maison du village, s'il lui prenait fantaisie de descendre sur le toit... Noël arrivait, et Lucette Longpré réunissait à l'église chaque soir, les chanteurs et les chanteuses du village. Il y avait de fort belles voix. René Larose, entre autres, une basse profonde, remplissait tellement la nef, quand il dégonflait ses poumons, qu'elle allait éclater, semblait-il. Lucette ne pouvait s'empêcher de sourire, en éparpillant comme une poussière, dans cette vague sonore, les riches notes de l'instrument. Et, quand il avait fini, elle le remerciait d'un regard reconnaissant. Lui, il se trouvait bien payé, et il aurait voulu chanter mieux encore pour lui plaire davantage. Noël arrivait, et aussi l'élection d'un marguillier. Pour plusieurs, pour Tourteau surtout, l'élection d'un marguillier était le grand événement de ce jour-là. Au moment où nous sommes, il songe à se porter candidat. Etre marguillier, s'asseoir dans le banc de l'oeuvre, alors que le banc était en bois dur verni ou sculpté, et faisait face à la chaire de vérité, comme pour en recevoir le premier les paroles de vie; alors qu'il portait un crucifix entre deux chandeliers, et que le prêtre venait à l'"Asperges" et au "Maginifcat", offrir l'eau bénite et l'encens aux marguilliers en office, c'était un honneur digne d'envie et d'avance recherché par les honnêtes ambitions. Cependant il arrivait parfois qu'un citoyen peu affamé de gloriole se faisait ouvrir la porte du banc, afin de surveiller de plus près les affaires de la fabrique; parfois aussi, un autre se faisait élire pour susciter des embarras au curé, entraver ses projets et le forcer à rester dans son presbytère. C'était ce dernier motif qui poussait Zidore Tourteau à se mettre sur les rangs. Il n'était pas aimé, mais il était craint. On trompe parfois ceux que l'on aime, on sert bien ceux que l'on craint. Il passait pour riche, ce qui vaut mieux que passer pour honnête, aux yeux d'un trop grand nombre. Il prêtait à gros intérêt, mais celui qui emprunte ne compte que lorsqu'il paie. Il avait pour concurrent Pierre Longpré. Un concurrent redoutable dans l'occasion, parce que les gens savaient comment il avait été traité, à la Saint-Michel dernier, par Zidore, à l'occasion de son billet promissoire. Je vais vous dire la chose. Louis Dupont qui voulait rejoindre sa famille, à Fall-River, essaya de négocier le billet. Certes! il n'y avait rien à craindre, le prometteur et l'endosseur étaient solvables. Mais l'un se trouvait dans un moment de gêne et l'on ne voulait pas le maltraiter, l'autre n'ouvrait pas la main au premier mot, quant c'était pour donner de l'argent, et il fallait lui arracher sou par sou ce qu'il avait promis de donner en une fois. Dupont retourna donc chez Tourteau. Il savait bien qu'il se jetait dans les griffes du chat, mais enfin il voulait en finir. Et puis, il perdait beaucoup en retardant ainsi son départ. Zidore le reçut poliment, et se mit à défiler la kyrielle de lamentations dont il était coutumier. Personne ne payait... On ne pouvait se fier à personne, les grains n'étaient pas battus... les ouvriers se faisaient payer deux fois ce qu'ils ne gagnaient pas une... L'espoir de réaliser un joli gain le poussait. Il avait hâte. Il savait bien que Dupont n'était pas venu pour rien... C'est qu'il voulait bien faire un sacrifice. -Eh bien! proposa-t-il enfin, comme à regret et avec chagrin, mon cher Dupont, j'ai pu ramasser, depuis que je t'ai vu chez Longpré, vingt-cinq ou trente piastres au plus... et c'est pour payer mes taxes à Montréal... Tu sais que j'ai une petite propriété dans la ville... Les taxes dévorent tout. Vaudrait autant ne rien avoir... Le délai est expiré. Il faut que j'aille payer ces jours-ci, ou bien on me fera des frais. Si tu veux, cependant, pour te faire plaisir, pour te rendre service, je te donnerai ces trente piastres et tu me rendras le billet. -Trente piastres pour cinquante, monsieur Tourteau, c'est un gros intérêt, observa Dupont. Le service est bien payé. Voyons, je suis pauvre, obligé de m'expatrier... C'est probablement le dernier service que vous me rendez. Soyez raisonnable, donnez-moi quarante piastres et c'est pour vous une affaire superbe. -Impossible, je ne les ai point. -Je vous aurai de la reconnaissance, monsieur Tourteau, beaucoup de reconnaissance... -On n'achète rien avec cette monnaie-là -Voyons! la main sur la conscience. Zidore éclata de rire. -La conscience, répondit-il c'est un sac à tout mettre, c'est une vessie que l'on souffle... Le confessionnal vide le sac et crève la vessie. -Il ne suffit pas d'aller à confesse, monsieur Zidore, vous le savez bien, et vous faites du badinage. -Je ne badine jamais. Voyons, acceptes-tu mon offre? C'est à prendre ou à laisser... Je pars pour Montréal demain. Demain il sera trop tard. Louis Dupont consentit à lui rendre le billet pour trente piastres. Il voyait sa femme et ses enfants qui l'attendaient, là-bas, dans les pleurs et l'ennui... Le bonheur de les revoir, de les embrasser, de les presser sur son coeur, valait bien quelque chose après tout. Le même jour Tourteau rencontra Lucette et lui dit qu'il avait de nouveau le billet redoutable entre les mains. Elle le supplia encore de ne pas exiger le paiement tout entier. Elle lui dit qu'il y avait un moment de grande gêne à la maison à cause de la mauvaise récolte et des pluies. Elle essaya d'éveiller la compassion dans le coeur de roche, en parlant de l'amour du prochain, du plaisir qu'il doit y avoir à soulager la misère des pauvres, de la nécessité de faire le bien... Il souriait en la regardant de ses gros yeux lascifs, et n'écoutait pas le moins du monde ce qu'elle lui disait. Tout à coup, il voulut l'embrasser. -Tiens! fit-il, en s'approchant d'un brusque mouvement, ton père passera la Saint-Michel en paix, à cette condition-là. Lucette recula vivement, toute surprise. Elle ne savait si elle devait rire ou pleurer. Quel était donc cet homme-là? et que voulait-il? -Tu fais la scrupuleuse... On connaît ça. Si c'était René Larose, on s'approcherait au lieu de s'éloigner... Tant pis pour ton père. -Monsieur Tourteau, reprit la jeune fille, émue et honteuse, en sa pudeur offensée, je ne vous comprends pas... j'aime mieux ne pas vous comprendre. Et, lui tournant le dos, elle se dirigea vers l'église. Les jeunes oiseaux s'envolent au nid et se cachent sous l'aile maternelle, quand se fait entendre la voix aiguë de l'épervier. Lucette raconta à ses parents sa rencontre avec Zidore Tourteau, l'entretien qu'ils avaient eu ensemble, et le prix qu'il demandait pour un peu de générosité. -Le vilain! gronda la mère effarouchée. Longpré comprit aussitôt qu'il n'aurait aucun délai et serait traité sans merci. Il se rendit au presbytère. C'est là que vont d'ordinaire, ceux qui ont besoin d'un conseil sage ou d'une parole consolante. Les bruits et les luttes du monde expirent à la porte de cette maison de paix; la charité, y habite, attendant l'heure de se manifester; le dévouement y veille, toujours prêt à voler au secours du malheur, et l'abnégation en fait son séjour de prédilection. Le curé se promenait, un livre à la main, dans l'allée principale de son jardin, sous les arbres à demi-nus, et ses pieds qui remuaient les feuilles mortes, laissaient, comme un sillon d'or, entre les plates-bandes sombres. Il disait, presque haut, louant Dieu dans sa retraite, et priant pour tous ses paroissiens, pour les bons et pour les mauvais. "Deus noster refugium et virtus; adjutor in tribulationibus quoe invenerunt nos nimis." Pierre Longpré se tint à une distance respectueuse, attendant qu'il fut aperçu, car il n'osait troubler la prière sainte. Le curé le vit en effet, au bout de quelques instants, et il vint à lui. -J'espère qu'on se porte bien chez vous, dit-il de la voix caressante des bons vieillards et que ce n'est rien de pénible qui t'amène, mon cher Longpré. Longpré raconta par le menu son affaire avec Zidore Tourteau, la gêne où il se trouvait dans le moment, l'écorchement de son voisin Dupont par le madré prêteur, l'injure faite à Lucette, tout. Le vieux prêtre comprit vite où il voulait en arriver. L'emprunteur dégage un fluide énervant qui le trahit sur le champ. Il n'est pas nécessaire qu'il ouvre la bouche pour qu'on l'entende. Longpré avait exposé le cas, c'était beaucoup, mais ce n'était pas tout, et il hésitait maintenant. Le curé, c'était sa dernière planche de salut. Et il n'avait pas toujours de l'argent; il n'en avait pas souvent. Il le prêtait à ses pauvres. Il n'osait pas le leur donner, crainte de les humilier; mais il ne chargeait pas d'intérêt et ne demandait point de capital. Il était accoutumé aux épanchements de la souffrance. Il n'était ni endurci, ni même émoussé cependant, car la vraie charité ne se fatigue jamais, ne s'étonne jamais, ne refuse jamais. Il vint à son secours. -Laisse arriver l'échéance, dit-il, et si personne ne peut t'aider à sortir d'embarras, viens me trouver. Longpré s'en retourna fort heureux, et bénissant le ciel de ce qu'il y avait toujours des âmes charitables qui trouvaient leurs délices à guérir les blessures des malheureux et à réparer les fautes des mauvais chrétiens. Zidore fut sans pitié. Il espérait bien que Longpré ne trouverait pas d'argent et se verrait traîné devant les tribunaux. Ce serait une bonne saignée à sa bourse. Il éprouva une sensation de froid quand les cinquante piastres lui furent comptées, et il ne sourit pas, lui si âpre au gain. Il était anxieux de savoir quel ami venait si mal à propos au secours de son débiteur. Quand il apprit que c'était le curé, il lui décocha une retentissante malédiction, et résolut de se faire élire marguillier. La lutte fut ardente et la cabale ne dormit point. Zidore promettait beaucoup et menaçait davantage, Longpré avait sa droiture et son honorabilité. Ceux qui ne pouvaient lui donner leur suffrage, à cause de Tourteau qui les ruinerait, venaient s'excuser et demander pardon. C'était consolant, après tout de se voir estimé ainsi par ses concitoyens. Enfin, le jour de Noël après la messe, quand les cantiques eurent pris leur vol vers les cieux et que les cierges se furent éteints, comme des yeux aimés qui se ferment, la cloche sonna pour annoncer l'élection et un frémissement inexprimable passa dans l'âme des marguilliers anciens et nouveaux. Le curé présidait, toujours doux, mais impassible en apparence, et ferme comme le devoir. Tourteau, l'air goguenard, un rire insolent sur la bouche, paraissait le provoquer. Il était sûr de triompher; il avait bien compté ses partisans. Longpré se tenait à l'écart, dans un petit groupe de ses dévoués. L'élection se fit paisiblement. Le curé remercia ses bons paroissiens de leur esprit de charité et il les invita à prendre soin des choses temporelles comme des choses de l'âme, car c'est Dieu qui nous confie et les unes et les autres. Au commencement des vêpres, quand l'officiant chanta: "Deus, in adjutorium meum intende..." le marguillier sortant de charge alla chercher Pierre Longpré et le conduisit dans le banc de l'oeuvre! C'était l'élu. XVI Le Club Des Six. Il neige et les rues dorment. A peine de temps à autre le pas rapide d'un mari en retard, ou le pied traînard d'un ivrogne qui zigzague, éveillent-ils l'echo de la nuit. Au coin des avenues et devant les demeures des riches la flamme du gaz scintille dans sa lanterne de verre; mais dans les carrefours, les ruelles et les culs-de-sac, elle vacille à peine et se meurt continuellement. Un sifflement aigu se fit entendre quelque part sur le chemin Papineau, dans le voisinage de la rue Notre-Dame. Un autre coup de sifflet répondit aussitôt. Il paraissait venir de la rue Lagauchetière, d'un pâté de maisons sales qu'un rayon lointain effleurait d'une lueur triste comme la lueur des cierges sur une tombe. Un homme se mit à courir. On ne le voyait pas, mais on le suivait au retentissement du trottoir. Or, comme il courait, se hâtant d'arriver, il heurta violemment un citoyen paisible qui descendait vers la rue Notre-Dame, où il se trouverait moins perdu. Le citoyen tomba lourdement et se prit à crier au meurtre. -Tais-toi, ou je te flambe la cervelle, misérable pochard, insinua charitablement celui qui l'avait renversé. -Aidez-moi à me relever, au moins, le coup m'a étourdi. -Oui, le coup de la fin... Qui boit trop vide sa poche Et bientôt tombe qui cloche... Reste-là, si tu trouves le lit de ton goût. Comme on fait son lit, on se couche. Moi je me sauve, le devoir m'appelle. Et il reprit sa course, entra dans une cour de la rue Lagauchetière, et s'enfonça dans l'ombre jusqu'à une porte massive, tout au fond. Il frappa un coup. Une voix de l'intérieur demanda: -Quel est celui qui veut entrer? -L'un des six. -Lequel? -Le premier. La porte s'ouvrit. Dans une salle basse, large, enfumée, cinq individus, presque tous encore jeunes, étaient assis autour d'une table couverte d'un tapis vert et jouaient aux cartes. Une bouteille de whisky et quelques verres étaient alignés sur la tablette de la cheminée, à côté d'un paquet de clés de toute forme et de toute grandeur. Ces individus n'avaient que des noms de guerre. Ils cachaient par un reste de pudeur, les noms de leurs familles: c'était Choucroute, gros, blond, pâteux. Un français germanisé ou un Allemand francisé qui se vantait d'avoir trahi toutes les causes et vendu des drapeaux de toutes les couleurs, pour satisfaire sa soif de bière ou de vin, et sa faim de plaisirs. C'était Fildoux, grand, un peu fluet, brun et de bonne mine. Une figure candide au repos et cruelle au moindre mouvement, un oeil en coulisse qui lançait des éclairs, une bouche qui mordait en souriant une main blanche qui avait touché toutes les choses sales... C'était Cascapoil, un colosse qui servait de rempart dans les luttes, un mouton qui devenait féroce sur commande. Il pouvait tuer, mais il ne s'en souciait guère. Il aimait la flânerie. S'il avait quitté le travail des champs pour venir se perdre à la ville, c'est qu'il trouvait le soleil trop brûlant, l'été, le vent trop froid l'hiver, la charrue, trop lente et la journée, trop longue. C'était Pimbina, petit, rougeaud, remuant, cheveux rouges, barbiche rouge, nez rouge, lèvres rouges. Une grappe de pimbina sur un tronc plein de sève. Mais du train qu'il y allait, l'arbre se flétrirait vite, et le fruit ne mûrirait pas longtemps. Déjà le coeur était gâté et des stries blanches rayaient l'écorce. C'était Porc-épic, un rustre, toujours l'air en diable, la menace à la bouche, la main à la gaine. Il s'était échappé tout jeune de la maison paternelle à la suite d'une cruelle mésaventure pour éviter l'école de réforme qu'il n'avait point méritée. La malice d'un autre enfant l'avait poussé hors de la voie droite. Et tous ces pauvres dévoyés étaient là, dans la honte et la boue, par leur faute. Ils n'avaient pas écouté les bons avis; ils ne s'étaient pas fait violence, ils voulaient des plaisirs; ils craignaient le travail, ils ne priaient point. -Je ne joue plus, s'écria Porc-épic... j'ai une déveine maudite... Fildoux emporte tout, sans avoir l'air de s'en mêler. Il a une chance folle. Il porte de la corde de pendu sur lui, c'est sûr. Fildoux se mit à rire, de ce rire singulièrement acerbe qui serrait ses lèvres minces au lieu de les entr'ouvrir joyeusement. Ce n'est pas de la corde de pendu que je porte sur moi, dit-il en jetant les cartes sur la table, et en se renversant en arrières sur sa chaise, c'est un autre talisman plus précieux, mais bien plus difficile à se procurer. Et, disant cela, il mit deux doigts dans un petit gousset de son pantalon, très étroit, très profond, et parvint à en tirer une pierre brillante qui jeta des reflets fauves sur la table. -Montre donc cela, dit Bancalou. C'était lui, Bancalou, qui venait d'entrer. Il prit la pierre des mains de son compagnons. -Une topaze!... Ce n'est pas le diable à payer, remarqua-t-il. -Il y a topaze et topaze, répliqua Fildoux, comme il y a eau et eau. -Je ne comprends pas. Comprenez-vous, vous autres? -Pas encore, répondit Cascapoil. Et Fildoux continua: -Il y a de l'eau douce, de l'eau salée, de l'eau bénite, de l'eau. -Arrête! arrête! dit Choucroute, c'est trop d'eau à la fois. -Il y a des topazes chez les bijoutiers, reprit Fildoux, et il y en a chez les curés... chez les bijoutiers dans les vitrines et chez les curés, dans les armoires de la sacristie. -Quelle ennuyeuse histoire nous rabâche-t-il là! gronda Porc-épic. -Attendez donc que je me taise pour parler, siffla Fildoux, mon histoire ne sera pas longue, et je vous écouterai à mon tour. Et il reprit de nouveau: -Savez-vous que les topazes volées à la couronne du Saint Sacrement protègent, contre toutes sortes de malheurs, ceux qui les portent sur leur personne? -La tienne ne t'a toujours pas préservé de la prison, observa Bancalou. -La prison, ce n'est pas un malheur. -Comparée au pénitencier, fit Cascapoil en riant. -Vous êtes décidés de ne pas m'entendre, n'importe... Je ferme l'oreille à vos interruptions grossières, et je continue. Les topazes donnent la chance au jeu... -Ça, je le crois, se hâta de confirmer Choucroute, et je propose que chacun de nous la porte à son tour, ta belle topaze. -Mais comment as-tu pu te procurer ce bijou sacré? demanda Bancalou. -Voici où mon histoire commence et où je deviens intéressant, répondit Fildoux. -Il va finir par nous forcer à l'écouter, ce farceur-là, gronda encore Porc-épic... Fildoux regarda le plafond enfumé comme un homme qui cherche l'inspiration ou qui s'extasie devant les mouches qui courent la tête en bas, sans s'en douter le moins du monde, absolument comme nous autres-mêmes, nous courons sur la boule qui nous porte. Il dit: -C'était en mil huit cent trente-sept, j'avais huit ans et je savais parfaitement ce que je faisais, je me souviens d'avoir entendu parler de Papineau et des patriotes. Papineau, je pensais que c'était un homme plus grand et plus gros que les autres, très fort, comme un géant, les patriotes, il me semblait que c'étaient des hommes décidés à mourir pour délivrer d'autres hommes enfermés dans une immense cage de fer, et gardée par un lion. Une drôle d'idée qui s'était fixée dans mon petit cerveau d'enfant. Papineau devait les conduire et briser le premier barreau. Mon père était patriote. Souvent, le soir, la maison se remplissait de monde; des jeunes gens, des hommes faits, des vieillards, et tous ensemble ils lisaient les papiers, discutaient, criaient, montraient le poing à quelqu'un qui n'était pas là. Je trouvais cela drôle, et je profitais de ces moments d'enthousiasme pour courir à la laiterie, manger de la crème et des confitures. Oh! les patriotes s'ils savaient la reconnaissance que mon ventre leur garde! -La topaze! la topaze!... pas besoin de toutes ces histoires-là, cria Porc-épic, avec son air enragé. -Attends une minute; chaque chose à sa place, et chacun à son tour, répliqua le conteur. -Continue, ordonna Bancalou, mais abrège un peu. Fildoux souriant toujours et regardant avec un oeil aux reflets d'acier tranchant: -C'est bien, j'abrège. Ma mère n'aimait pas les patriotes. Elle disait à mon père qu'il sacrifiait sa religion à la politique, que, s'il mourait ainsi, il ne serait pas enterré en terre sainte et qu'il n'irait jamais en paradis. Mon père répondait que la religion n'était pas une institution humaine que les hommes pouvaient modifier à leur gré et selon leurs caprices, qu'elle ne devait point protéger le despotisme et l'injustice; que les hommes qui s'en servaient comme d'un épouvantail, travaillaient pour eux-mêmes plus que pour les autres. C'étaient des égoïstes... Il disait aussi que si les corps des patriotes n'étaient pas mis en terre sainte, cela ne pourrait empêcher leurs âmes de monter au ciel, comme les âmes des Macchabées... Un nom que j'ai toujours gardé dans ma mémoire. Quant les patriotes venaient à la maison, ma mère sortait, et quand mon père allait aux assemblées ailleurs, un homme venait à la maison. Il avait un air distingué. Je n'ai jamais pu me rappeler son nom. Lui et ma mère ils parlaient de l'écrasement des rebelles et de la force du lion britannique. Je ne savais pas quelle bête c'était, ce lion, mais je me le figurais capable de dévorer toutes les autres bêtes de la terre. J'aurais bien pu, sans crainte d'être inquiété, aller faire un tour à la laiterie, mais le visiteur généreux me glissait un six sous dans la main, en me disant d'aller manger des bonbons chez le marchand le plus éloigné. -Tiens! tiens! ta mère, fit Pimbina, elle a un point de ressemblance avec la mienne. Il éclata de rire et ajoute: -Je t'expliquerai ce point-là tout à l'heure. -Je ne sais pas ce qu'a fait ta mère, reprit Fildoux, et je ne te le demande point... Je ne sais pas non plus ce qu'a pu faire la mienne, mais un jour, mon père fut heureux de deviner que le berceau de famille, au repos depuis sept ans, allait être remis à neuf et, réinstallé dans la chambre à coucher. Son patriotisme en reçut un nouvel essor. Cependant ma mère disait maintenant: -Si tu te faisais tuer sur le champ de bataille, que deviendraient tes enfants?... Moi, je ne m'inquiète pas de mon sort, je souffrirai... je suis capable de souffrir... Mais ces pauvres petits innocents!... -Elle parlait de toi et de l'autre, interrompit Bancalou. -Sans doute... J'avais huit à neuf ans et j'étais rempli d'innocence. -Achève, achève ton histoire!... La topaze ne se montre pas vite, grommela encore Porc-épic. -Voici. Quant ma mère fut morte... -Comment! ta mère est morte maintenant?... -Oui. J'oubliais. Vous ne me laissez pas tranquille, non plus... L'heure marquée arriva. Un petit garçon entra dans le monde et une femme en sortit... Quand elle fut morte, ma mère, le curé confia un secret à mon père. J'épiais. Je n'entendis que ces mots: -Elle vous demande pardon... Pardonnez... Non père pleura beaucoup. La colère prenant enfin le dessus sur le chagrin, il s'écria, fermant les poings: -Vont-ils aller en terre sainte, ceux qui baisent les mains des despotes et trompent les femmes? Mon dernier petit frère, je ne l'ai jamais revu. Son père se chargea de le faire élever dans un coin quelconque du pays. Seulement, plus tard des gamins qui voulaient me causer du déplaisir et m'humilier, me dirent que mon frère avait été envoyé en nourrice chez une femme du nom de Margingale à St-Eustache. -Fildoux, commença Pimbina, qui s'était levé tout rond, tout rouge, plus rouge et plus rond que jamais, Fildoux, donne-moi la main, je suis ton frère... d'une part. -Tu mens! nom d'une grappe de Pimbina! s'écria Fildoux, moitié riant, moitié sérieux. -Pour la première fois de ma vie je dis la vérité, reprit Pimbina, qui ne riait plus. Mon père, je l'ai connu. Il était grand, gros, très rougeaud, portait les cheveux tombant sur l'oreille, caressait toujours un collier de barbe blonde qui lui descendait sur la poitrine... -Le maudit! c'est bien ça! balbutia Fildoux. Et il ne savait que faire. Il avait des envies d'étrangler ce frère de contrebande. -Donnez-vous la main, ordonna Bancalou, vous n'êtes pas responsables des bêtises de vos parents. Que les morts dorment en paix et que les vivants profitent de l'heure qui passe! Prenons un verre à la santé des frères qui se retrouvent d'une façon si merveilleuse et dans un lieu si propice à de telles rencontres. Les verres furent vidés. Bancalou remarqua alors que la topaze portait chance, en effet, puisque Fildoux grâce à cette pierre, venait de retrouver un frère qu'il soupçonnait à peine. La topaze! il est temps que tu en viennes à la topaze, gronda encore Porc-épic. -Elle va peut-être nous valoir une autre surprise, dit Cascapoil. -Ce ne sera toujours pas un troisième frère qui apparaîtra, répliqua Choucroute. Et Fildoux, un peu ragaillardi comme les autres, desserra de nouveau ses lèvres méprisantes. -Mon père se remaria, dit-il. Cette fois-là il épousa une patriote de la plus belle eau, et les bureaucrates à longues barbes ne se glissèrent plus dans la cuisine paternelle. Ma belle-mère apportait dans la corbeille de noce, un emplacement bâti et deux enfants jumeaux. -Ça commence à être intéressant, murmura Porc-épic. -Pas d'interruption, dit Choucroute, j'ai hâte que mon tour arrive. J'en ai une à vous conter, moi aussi. -Toi, tu as beau nous en conter, tu viens de loin, observa Fildoux et il continua. -J'avais donc un nouveau frère et une soeur nouvelle, car les bessons étaient, l'un du sexe paternel et l'autre du sexe maternel. Je m'accordais mieux avec la petite fille. Nous nous sentions attirés l'un vers l'autre... -Le patriotisme maternel qui coulait dans tes veines, murmura Bancalou. -Probablement... Un jour que nous cueillions des framboises au bord du bois dans l'"abattis", nous nous approchâmes l'un de l'autre, et si près, si près, que nos bouches se touchèrent. Le petit frère nous vit, et, fit bonne garde. Au retour, il avertit sa mère. Nous reçûmes, la petite et moi, une semonce de première qualité. La surveillance devint sévère, et mon père me menaça de me donner un congé indéfini, si je recommençais. J'ai recommencé et il ne l'a jamais su. C'est heureux pour lui, car il aurait pu croire que l'ombre d'un bureaucrate avait aussi plané sur mon berceau. -Arrive donc à l'objet principal, grinça Porc-épic. -La topaze! m'y voici. C'est une plaisanterie que j'ai faite tout à l'heure quand j'ai dit que c'était un talisman. C'est une idée qui m'a passé par le tête. Je la garde, cette pierre, parce que je la trouve belle et que je veux la faire mettre sur un anneau d'or, un de ces jours. Je la porterai à mon doigt. Je dis cela, et, savez-vous bien que je n'ai jamais pu m'y décider encore. Il me semble que le sacrilège serait énorme. -Quel sacrilège? demanda Cascapoil. -Je vous l'ai dit, je l'ai pris à la couronne du Saint Sacrement. Je voulais me venger de mon frère d'emprunt, trop curieux, et trop babillard. Je voulais surtout lui fournir une occasion d'aller se promener loin de sa mère. Nous étions enfants de choeur tous deux. -Oh les beaux enfants de choeur! clama Choucroute. -On est toujours beaux quand on est des enfants de choeur, affirma Bancalou. Et Fildoux continua. -J'avais remarqué la couronne d'or garnie de brillants que le curé mettait au-dessus de l'ostensoir, dans les grands jours de fête. Je me souviens de ce nom-là, l'ostensoir. Il y a longtemps, pourtant, que je n'en ai pas vu. Le scintillement des pierres me captivait et je désirais en attacher une sur la gorge de ma petite soeur. C'était chose difficile. Le désir de me venger de Thanase, mon frère, me donna de l'audace. J'attendis une circonstance favorable. Un dimanche, je servais la messe, un dimanche de l'hiver, car mes capots d'étoffe grise avaient pris sur les crochets du vestiaire la place des surplis. Je vis Thanase sortir du choeur et rentrer quelques minutes après. Sous prétexte de mettre du feu dans l'encensoir, je passai aussitôt dans la sacristie, j'ouvris l'armoire où se trouvaient les choses précieuses, je pris la couronne et la brisai. L'affaire d'un instant. Je cachai une pierre dans la doublure de mon casque et je mis les autres dans les poches du capot de Thanase. Le tour était joué. Comme je revenais avec l'encensoir fumant, je fis rencontre du bedeau. Il n'était que temps... -J'avais laissé mourir le feu, lui murmurai-je... -Il faut toujours agiter un peu l'encensoir, répondit-il. J'allai m'agenouiller dévotement sur les marches de l'autel; mon encensoir fumait comme une cheminée, je riais sous cape. Le bedeau s'aperçut que l'armoire avait été ouverte. C'était facile, à la vérité, car je ne l'avais pas refermée tout à fait. Il vint avertir le curé. Le curé pâlit et s'arrêta un moment, les mains levées au ciel. Il ne pouvait pas laisser l'autel, cependant. Il dit au bedeau de ne laisser sortir personne. C'est ce que je voulais. Vous devinez ce qu'il arriva. Ceux qui qui étaient venus dans la sacristie pendant la messe furent priés de se laisser fouiller. Je fus le premier à tourner mes poches à l'envers. Les capots suspendus à la file aux clous bénits, furent visités à leur tour. Imaginez si vous le pouvez la figure ahurie, découragée, abrutie de mon frère Thanase, quand le bedeau tira des profondeurs de son chaud vêtement une poignée de pierres brillantes... et sacrées. -Le sacrilège! s'écria-t-on... et moi plus haut que les autres. Il eut beau protester, pleurer, crier, gémir, il fut chassé du choeur. A la porte de l'église, tout le monde le traita d'infâme. Rendu à la maison, il reçut de la part de sa mère et de mon père réunis, la plus fine raclée que jamais fesses de gamin eurent l'honneur de recevoir. Il fut question de l'envoyer à l'école de réforme, plutôt qu'à la prison. Il y avait encore une chance de le redresser et de le remettre dans le bon chemin... Quand on vint pour le prendre, il avait disparu. Depuis lors on ne l'a jamais revu. -Veux-tu le voir? grinça Porc-épic, qui s'était levé, regarde-le. Mais tiens-toi ferme, voilà le change de ma raclée... Et il asséna à Fildoux un coup de poing qui le fit rouler à dix pas. Tous les autres se précipitèrent, craignant une lutte à mort. -Arrêtes, cria Bancalou, je vous ordonne de m'écouter. -Je le tuerai, hurla Porc-épic: il mourra de ma main!... C'est lui qui est cause de ma perte et de mon malheur!... -Tu le tueras si tu veux, ou si tu peux, mais pas ici. Ici nous sommes en famille; rien ne doit nous diviser... les choses d'autrefois ne nous regardent pas, affirma Bancalou d'un ton sévère. Fildoux s'était relevé, mais il était abasourdi et le sang dégouttait d'une large meurtrissure. Il cherchait à apaiser son terrible frère de jadis. C'était probablement une lutte hypocrite pour déguiser leur ressentiment. Bancalou dit à à Porc-épic: -Si tu veux redevenir honnête homme, il en est temps encore, nous allons témoigner de ton innocence au sujet du vol sacrilège. Le monde te prendra en pitié et te pardonnera ton désespoir et tes fautes. -Il est trop tard, gronda la victime de Fildoux. Au reste, homme, je serai peut-être trahi, calomnié, vendu, sacrifié par les hommes, comme, enfant, je l'ai été par les enfants... Au bout le bout!... C'est la destinée! -Voulez-vous que je vous raconte quelques-unes de mes aventures? proposa Choucroute, ça fera diversion. -Ce ne peut être que des aventures scandaleuses, dit Pimbina, et nos oreilles ne sont pas accoutumées à cette musique-là... -Et puis, nous avons à nous occuper un peu d'affaires sérieuses observa Bancalou. XVII Un Septième. Bancalou s'était assis entre Fildoux et Porc-épic. Il voulait les apaiser, faire taire leur rancune, prévenir quelque malheur irréparable. Il disait à Porc-épic: -Assurément, Fildoux ne prévoyait pas l'énormité de sa faute. C'était un enfant comme toi-même, sans expérience, un peu vexé, un peu irrité du soin jaloux que tu prenais de ta soeur. Il faut lui pardonner cela... Ta soeur, qu'est-elle devenue? -Est-ce que je sais moi? grogna Porc-épic. -Le sais-tu, Fildoux? -J'aime autant ne pas parler. Thanase ne peut plus avoir de confiance en moi. Le coup de poing avait adouci le cruel gamin de jadis. Porc-épic en fut charmé. La vanité agissait mieux que la religion sur son âme grossière. Il aurait pu devenir généreux s'il avait vu l'autre à ses genoux. Il murmura: -J'aime plus la justice qu'on ne le pense. -Paix ici et guerre ailleurs! proclama Bancalou. Et il se mit à fredonner, demi-haut, demi-bas, pour n'être pas entendu du dehors: Nous aimons la bataille... Qu'on dise c'qu'on voudra, Nous sommes bien de taille A tailler en plein drap, Armés de la bouteille Près d'un tonneau percé, C'est le jus de la treille Que nous avons versé! Quelques-uns firent chorus. -Pas si haut, mes enfants, dit le chanteur, les murs ont des oreilles. -Les murs répliqua l'un de six, mais pas la police. -Cependant, répliqua Bancalou, il s'en trouve encore qui pensent le contraire et qui s'imaginent que la police a été créée et mise au monde pour effrayer les chercheurs d'aventures et prendre au collets les honnêtes gens qui travaillent la nuit, pendant que les autres dorment paresseusement. -Il y en a qui ont de singulières idées, en effet, approuva Fildoux. -Je fais cette remarque, continua Bancalou, parce que tout à l'heure, en courant, je suis venu en collision, à bâbord, avec un particulier qui a fait le plongeon dans l'abîme. Je dis dans l'abîme, car, en cet endroit, la rue est une montagne de neige. -Mais quel rapport y a-t-il?... je ne vois pas bien, gronda Porc-épic. -Ils ont des yeux et ne verront point, comme disait notre curé... Attends et garde un silence respectueux. Le particulier que, dans ma course effrénée, j'ai frappé à tribord... -A bâbord! c'était à bâbord, dit Choucroute. -Peut-être, en effet. Il faisait noir, à couper la nuit avec un couteau. J'ai senti le coup, mais je n'ai rien vu... Donc, le particulier que j'ai heurté à la poupe... -Ou à la proue, suggéra Cascapoil. -Ou à la proue, s'est mis à crier au meurtre, à la police... Voilà le rapport. -Comprenez-vous, vous autres! demanda Pimbina. -Il n'est pas nécessaire de comprendre, reprit Bancalou, il suffit que tu saches que ce particulier que dans ma course vertigineuse, j'ai abordé par le flanc et renversé la quille en l'air, a de toute la puissance de ses poumons, appelé la police. Donc il croyait que la police a des oreilles et n'est pas plus sourde qu'un mur. -Je commence à comprendre. -Et tu ne l'as pas un peu... soulagé? fit Cascapoil. -Le misérable! il était à lège... quelques sous pour lest, seulement. -Pas chanceux, gronda Choucroute. -Mais vous autres, que rapportez-vous de votre expédition? interrogea Bancalou. Il regardait Fildoux et Pimbina. C'était à eux qu'il s'adressait. -Moi, répondit Pimbina, je n'ai rien vu, rien entendu, rien touché. C'était à non tour de faire le guet, et comme la police quand le temps est mauvais, je me suis mis à l'abri dans une porte, tout prêt à sonner pour demander le docteur, si j'étais surpris. Fildoux ingurgitait son troisième verre. -Moi, je n'ai pas eu de malchance, dit-il. Je me suis introduit heureusement, par une fenêtre de la cave, jusque dans le boudoir de madame. J'ai ramassé en passant un dé d'argent,-le voici. Ce sera pour Alinéa, ma fidèle-et un binocle monté sur or. Regarde.-Il le mit à cheval sur son nez.-C'était mieux, mais pas assez. Je m'acheminai à pas de loup vers la chambre de monsieur... Monsieur ne couche pas avec madame. Quand je dis: Ne couche pas... Il y a une porte de communication entre les deux chambres. Je connaissais bien les êtres de la maison, j'ai été trois mois garçon d'écurie. Porc-épic grogna: -Une drôle de manière de se familiariser avec les maisons. -Attends donc, reprit Fildoux, et tu seras convaincu, sinon édifié. Quand les bourgeois sortaient, la servante me faisait visiter les pièces de toutes sortes. -Surtout les pièces de vin, interrompit Choucroute, qui avait dû vivre dans les caves. -Après la chambre de monsieur continua Fildoux, je voulais toucher un peu du doigt tout ce qu'il y avait de bon dans la chambre de madame. Mon succès paraissait assuré... -Faut pas vendre le veau Avant d'en avoir la peau, murmura Bancalou, en modifiant le proverbe, exprès ou involontairement, on ne sait pas. -Je ne finirai jamais, si vous parlez à ma place, observa Fildoux, et il continua: -J'avais un pied chez Monsieur, quand tout à coup Madame sauta en bas de son lit, un lit de duvet où il fait bon se fourrer, pourtant... -Mon Dieu! dit-elle, je ne sais ce que j'ai, je ne puis dormir... Victor dors-tu? Victor, c'était son mari. -Dors-tu, Victor? Evidemment elle voulait le réveiller. Je recule d'un pas, de deux, de trois. Elle allait bien sûr frotter une allumette et faire jaillir un éclair jusque sur mon individu. Je ne tenais pas à être illuminé. Je ne suis pas un saint comme le patron de notre paroisse. J'avais reculé prudemment jusque sur le haut de l'escalier, dans le passage, quand tout à coup le salon s'emplit de lumière. Madame entra chez Monsieur, alors car je l'entendis qui disait très haut: -Ce cher: comme il dort bien!... Il ne faut pas l'éveiller. Mais je suppose qu'il se réveilla car elle dit: -Non! non!... dors, cher!... Je vais jouer une valse... Je n'ai pas sommeil... Cela va-t-il t'empêcher de dormir? Je descendis tranquillement, sans bruit, mais sans peur, car je savais bien que je ne serais pas suivi. -Mais pourquoi n'as-tu pas attendu? demanda Bancalou. Madame aurait fini par s'endormir. Monsieur aussi. -C'est ce que j'ai fait; mais j'ai trouvé le temps long. -Moi aussi, dit Pimbina toujours planté dans la porte, comme un champignon. -Et le résultat? Fildoux étala sur la table une poignée de joyaux. -Bravo! brave! firent les compagnons. -Pas si fort, les enfants, vous êtes capables de réveiller les remords, remarqua le chef. Il devenait évident, en effet, que Bancalou était le chef des six. -On avisera, dit-il, aux moyens de disposer de ces choses avec avantage et sans danger. Ne nous hâtons point. Pas de presse: qui va petit train va loin. ON he fait point deux pas à la fois... Passons la vieille marchandise d'abord. -Et vous autres, demanda-t-il à ceux qui n'avaient point pris part au vol, comment avez-vous passé votre soirée? Avez-vous jeté le filet quelque part? Cascapoil répondit: -Le guignon nous poursuit. Nous avons filé un bon diable d'habitant qui revenait du marché Bonsecours avec un attelage de première classe: deux chevaux gras à fendre, deux harnais solides et presque neufs. Si nous avions pu le décider à partir!... Mais non, il avait un mot à dire à toutes les portes. Par exemple il acceptait un verre sans trop se faire prier. Nous comptions là-dessus. Ceux qui voient trop finissent par ne pas voir assez... Le grigou! le mesquin! il ne payait jamais. -Excusez-moi, disait-il, je n'ai pas le sou... j'ai tout vendu à crédit... L'argent est rare à la ville comme à la campagne... -Bois toujours, mon vieux, que nous lui disions. Et il buvait et... nous nous grisions! Nous avons voulu le faire parler, et il s'est moqué de nous. Il nous a conté qu'il était venu par le pont Victoria, et qu'il se proposait de remonter par le canal. Finalement, nous l'avons lâché. -Le rideau n'est pas bien tendu remarqua Bancalou, en montrant une fenêtre qui donnait sur le porche. Au même instant on entendit quelqu'un marcher lourdement à la porte. La lampe s'éteignit et le silence se fit profond. -J'ai pourtant vu une lumière, balbutia une voix rude, un peu avinée... C'est-il mes yeux que ont fait ça? Une main chercha la poignée de la porte. -Ah! ah! barrée!... Faut-il que je couche dehors!... à la belle étoile?... Si encore il y en avait une belle étoile, on pourrait s'orienter... Il frappa. Les brigands ne voulurent pas ouvrir, soupçonnant une ruse de la police. -Ouvrez donc, s'il vous plaît, Monsieur ou Madame... C'est un honnête homme qui a perdu son chemin... Vous ne dormez pas, j'ai vu une petite lumière, tout à l'heure... hormis que ce serait mes yeux... Pas besoin d'avoir peur, c'est moi qu'a peur. On se mit à rire dans le bouge, et l'on crut reconnaître le son de cette voix singulière. -Si vous ne voulez pas m'ouvrir pouvez-vous me dire où reste un nommé Bancalou?... Ce n'est pas son nom, mais ça ne fait rien, c'est comme ça qu'on l'appelle chez nous... C'est un de mes amis... Il ne me laissera pas dehors par une nuit pareille. Et il se dit, parlant toujours à haute voix: -Je ne sais pas quelle heure il est... Il doit être tard... Si j'avais ma montre. -C'est notre habitant de tantôt, fit Choucroute avec un éclat de rire... Comment se fait-il qu'il te connaisse, Bancalou? -Il ne faut pas le recevoir ici, suggéra Fildoux... -Du moment qu'il en connaît un des six, répartit Porc-épic, il y a danger. -Il s'est payé les verres qu'il nous a refusés, remarqua Cascapoil. -Vous pouvez ouvrir la porte, dit Bancalou, je réponds de lui sur mon âme. -Si tu en répondais sur ta tête, j'aimerais mieux ça, affirma Fildoux. -Attends vieux brick, tu vas entrer dans le port, cria Pimbina. -Ah! fit la voix du dehors, parlez-moi de ça!... On a des amis ou on n'en a pas... Ça prend des Canayens pour être polis. On fit de la lumière. La porte fut ouverte et Zidore entra. Bancalou était demeuré seul, les autres avaient cru bon de se cacher. Il était mieux d'attendre la tournure que prendrait l'entrevue. -C'est Bancalou, mon ami! fit Zidore titubant. -C'est Zidore, mon cousin! s'écria Bancalou. Et ils se donnèrent une accolade touchante. -Comment se porte ma cousine demanda Bancalou. -Pas mal, Dieu merci... et toi? -Assez bien, comme tu vois... -C'est ici que tu restes? -C'est mon bureau. J'ai ma chambre ailleurs. Tu vas venir t'y reposer. -Je ne te refuse pas. Je suis un peu fatigué... J'ai fait la noce. Faudra pas dire ça à ma femme. J'ai rencontré des "zigs" qui ont voulu me faire pinter avant le temps, et je les ai promenés sur les boulevards d'un hôtel à l'autre, avec mes deux chevaux... Je leur ai conseillé d'aller faire dodo dans leurs petites couchettes.... Ils sont trop jeunes pour Zidore... Dis donc, tu ne paies rien? -Mais oui! pardon si j'ai tardé... Et tes chevaux, où sont-ils? -Dans une bonne écurie, à l'enseigne du Poulin rouge, en arrière du marché. -A ta santé! -A la tienne! XVIII Une Ancienne Connaissance. Bancalou n'avait pas résisté à l'assaut des vieilles habitudes, et les passions, un moment réprimées, avaient repris sur son âme légère, un empire tyrannique. Loin des bons exemples, privé des sages conseils, laissé à ses propres ressources, il s'était affaissé lâchement. Pour le retenir avec eux ses compagnons l'avaient décoré du titre de chef. Il n'avait pas encore tout à fait rompu avec la société, cependant, et il se soumettait parfois à la loi du travail. Il comprenait alors qu'il ne pouvait pas, sans doute, manger le pain que d'autres gagnaient à la sueur de leur front. C'était une alternative de bons mouvements et de mauvaises actions. Ils s'en allaient ensemble, Zidore et lui, par les rues froides et désertes. Zidore, tout abasourdi, ne s'était pas aperçu qu'il avait frappé à la porte de sa maison, et qu'il venait d'être reçu par un de ses locataires. Fildoux, sous le nom de Jacques Laviolette, avait loué, pour les six, une des maisons de la rue Lagauchetière la plus cachée, celle qui se trouvait au fond d'une cour. Et Fildoux, il ne l'avait pas vu. Il ne connaissait ni Cascapoil, ni Porc-épic, ni Choucroute, qui s'étaient promenés avec lui, dans sa voiture à deux chevaux, pour le faire boire et le dévaliser. Il était fort aise d'avoir rencontré Bancalou, et il lui demandait pardon du congé brutal qu'il lui avait signifié un jour de l'automne, alors qu'il embrassait sa cousine Christine. Un moment de colère. Il l'avait bien regretté. Il savait bien qu'ils ne faisaient pas de mal... un cousin, une cousine!... Ils ne s'étaient pas vus depuis tant d'années peut-être... Ah! il avait été bien mal inspiré, lui, Zidore, de se fâcher ainsi... C'était la montre... Faut tout dire, c'était un peu choquant... -Pas vrai, Bancalou, c'était un peu choquant?... -Oui, oui, Zidore, disait Bancalou, et j'ai bien compris que c'était à cause de cela que tu me faisais une scène. Aussi, je suis parti sur le champ; c'était mieux. Ta femme... -Ah! Bancalou, interrompit Zidore, si tu me l'avais laissée... -Ta femme?... -Non, la montre; j'en ai tant besoin. -Je te la rendrai, mon bon, je te la rendrai. Ici, à la ville, on voit l'heure de tous les côtés. Il y a partout des aiguilles qui nous la montrent. Ce qui est plaisant, c'est qu'on voit l'heure qu'on veut; chaque aiguille a la sienne. -Comme c'est bien arrangé!... Et tu me la rendras?... tu vas me la rendre? -Tout de suite, la voici. Il la tira de la poche profonde de son pantalon. Personne ne l'avait vue encore. Il la gardait jalousement pour la rendre un jour... Il en avait peur. Zidore ne pouvait pas revenir de son étonnement. Il ne le connaissait donc pas encore ce brave Bancalou! Il l'avait donc mal jugé... Quel bon coeur il portait là, dans la poitrine! Ah bien! il pouvait venir embrasser sa cousine, maintenant, on ne ferait plus semblant de se scandaliser. On les laisserait faire tant qu'ils voudraient... Un cousin, une cousine! Il cacha soigneusement la montre au fond de son gousset, et pendant un moment, la joie le rendit silencieux. Ils arrivaient à un endroit où la neige était accumulée sur le bord du trottoir. -Tiens! c'est ici que j'ai tombé reprit-il. -Tu as tombé? dit Bancalou. -Un maudit assassin ni plus ni moins, qui s'est jeté sur moi et m'a renversé brutalement dans la neige... Je ne m'y attendais pas. -Exprès? Il l'a fait exprès? -Oui ou non, je ne sais pas. Mais je t'assure que je lui en ai servi une gifle... Il a du aller plonger là-bas... Il est peut-être enseveli sous le banc de neige. -Nous le chercherons demain, dit Bancalou, entrons, nous voilà rendus. Dès que Zidore et Bancalou furent sortis, les cinq bandits qui s'étaient cachés revinrent tout à tour. -O Providence, voilà de tes coups, s'écria Fildoux. -Quoi donc? questionna Choucroute. -Tu ne comprends pas? Vous autres, comprenez-vous? -Je commence à comprendre, affirma Pimbina, mais explique quand même... pour les autres. -N'avez vous entendu l'habitant se féliciter d'avoir trouvé une bonne et chaude écurie pour ses chevaux?... continua Fildoux. -L'auberge du Poulin rouge? -Alors les chevaux sont à nous. Qui vient avec moi? -L'hôtelier refusera de nous ouvrir, et surtout de nous livrer les chevaux, grommela Porc-épic. -Nous n'irons pas cette nuit, pas si naïf que cela, mais demain matin, en pleine lumière, à l'heure où les habitants en goguette dévalent et retournent, la tête basse, vers leurs ménagères inquiètes. -J'en suis, dit Cascapoil. Le matin, Tourteau était encore un peu alourdi par le vin, cependant il fut matinal, comme toujours, et sortit pour respirer l'air pur du dehors. La pensée de de son ancienne amie d'enfance ne l'avait guère laissé, depuis le jour où la lettre de Bancalou, apportée par un gamin du village, s'était ouverte sous ses yeux comme une page amusante de sa vie. Quand il entra, au bout d'une heure, il ne monta pas l'escalier pour se rendre à la chambre de Bancalou, mais il entra, comme un habitué, chez la maîtresse de la maison, au rez-de-chaussée. Elle fut un peu surprise de cette visite matinale, et ne reconnut pas le galant des premiers jours. Lui, il souriait en la regardant d'un oeil cynique. -Tu ne me reconnais pas, je vois, dit-il; j'ai beaucoup changé. -Je ne vous reconnais pas, en effet, répondit la femme. -Regarde bien dans tes souvenirs... Les îles, les cachettes du feuillage, les promenades sur l'eau... Elle rougit tout à coup et se souvint de Tourteau qu'elle avait aimé. -Oh! ces choses-là sont oubliées depuis longtemps, répliqua-t-elle avec une certaine fermeté. -Je n'oublie pas, moi, je n'oublierai jamais! -Etes-vous Zidore? -Eh oui! Zidore, eh oui!... Allons, laisse cet air de sainte Nitouche, et rions un peu comme autrefois. -Nous étions jeunes alors, et fous... L'expérience est venue, l'expérience, la raison, et toutes ces choses sérieuses qu'apportent les années... -Et c'est toi qui est la femme de Michel Vallier?... Soupira Zidore... Cruelle, tu n'as pas voulu m'attendre! -Chut! mon mari est là. Il est malade, mon mari. Il ne gagne rien depuis longtemps, et je prends des pensionnaires pour soutenir la maison. Après un silence elle ajouta: -Je suis bien contente de vous voir. -Ma foi! j'hésite à le croire, dit Zidore. -Pas pour faire des folies comme autrefois, reprit-elle avec un rire amer, mais pour vous donner une belle occasion de faire du bien... de réparer du mal. -Ce n'est pas précisément cette occasion-là que je cherche; répliqua-t-il. -Vous ne ferez pas vendre notre maison, demanda-t-elle en joignant les mains. -Ça dépend... ça dépend de toi. -De moi?... Mais moi je vous en supplie pour l'amour du bon Dieu. -Ne mêlons pas le bon Dieu à ces choses-là, ça n'ira point. -Il faut le mêler à tout, Zidore, si l'on veut que tout aille bien. Laissez-nous le bon Dieu, à nous du moins, les pauvres, afin que nous ne devenions pas des désespérés. -Je verrai; ça dépendra... Si je t'avais retrouvée la même qu'autrefois... -La même qu'autrefois, Zidore, ne la cherchez pas, vous ne la retrouverez jamais! XIX Un Souper Et Deux Chansons De Circonstance. Le midi de Noël, Zidore Tourteau était sorti de la sacristie, après l'élection, dans un état d'âme assez facile à comprendre. Son orgueil venait de recevoir un soufflet; sa vengeance avait avorté; son ambition tournait à sa honte. La tempête du verre d'eau menaçait de l'engloutir, il s'exagérait sa valeur et l'importance de la charge qu'il convoitait; Il s'imaginait que la paroisse s'était liguée contre lui, comme s'il eut été l'ennemi commun. Il voyait le sourire provocateur de Longpré en se rendant dans le banc de l'oeuvre. Il s'imaginait entendre tous les propos que l'on tiendrait sur son compte, le jour, en allant à l'ouvrage, le soir au coin du feu. -Ah! il n'était pas capable de se faire élire marguillier, lui, pas plus ignorant, pas plus bête, et plus riche que les autres!... On ne voulait pas le voir renifler l'encens, comme les autres saints hommes du banc! On avait peur qu'il dérangeât les plans de Monsieur le curé, probablement... C'est bien! On allait voir. On entendrait parler de lui... D'abord, il ne remettrait pas les pieds à l'église de sitôt... Il n'était pas pour venir admirer Longpré, béatement agenouillé, les mains jointes, en face de la chaire... Il prierait à la maison, si c'était nécessaire. On peut prier à la maison. Il n'est pas nécessaire de venir s'asseoir en bande, dans des bancs qui coûtent cher, pour entendre chanter le nez du curé, et voir le bedeau parader avec sa capote bordée en rouge, dans les allées malpropres. Il ne fournissait pas à dégoiser des sottises. Et il se parlait tout haut à lui-même. Au reste, personne n'aurait voulu l'écouter. Quand il ne parlait pas, il songeait au moyen de se venger de tout le monde, mais surtout de Longpré. Il ne reculerait devant rien. Une chose entre autres était venue à son esprit pervers, une chose infâme. La sensualité poussait la haine; les deux se soutenaient, s'aidaient mutuellement, brûlant de se satisfaire. En attendant une occasion favorable, qui, selon toute probabilité, ne se présenterait de longtemps, il s'ingénia à faire souffrir sa femme et son enfant; mais à les faire souffrir peu à la fois, afin de ne pas les désespérer. Il fallait les garder à la maison, sous sa main. Il fallait aussi empêcher les gens de parler, de sympathiser avec ses victimes, de se tourner davantage contre lui, de le mépriser. C'était une méchanceté raisonnée. Et Dieu sait ce qu'un mari sans coeur et rusé peut faire de mal à une femme bonne et sensible que le devoir met à genoux. Pour se distraire, chasser les idées noires et se consoler de sa déconvenue, il se rendit à la ville, avec sa voiture chargée de produits de la basse-cour et de la porcherie. Et ceux qui le voyaient passer, assez jeune encore, avec ses deux beaux chevaux bruns et son vaste traîneau comblé, disaient, un peu jaloux, qu'il était bien heureux, ce gaillard-là. S'ils avaient pu descendre dans cette âme basse et cupide, ils auraient été bien étonnés. Ils auraient compris que le bonheur ne dépend ni des biens que l'on possède, ni des avantages de notre personne, ni des honneurs que l'on recueille, ni des plaisirs que l'on paie cher; mais tout simplement de la modicité des désirs et de la soumission à Dieu. Zidore vendit ses produits et en dissipa le prix en des folies coupables. Il appelait cela retremper sa jeunesss, pourtant bien morte, et faire un pied de nez aux ennuis de la maison. La noce lui coûta cher, car pendant qu'il cuvait son vin, des voleurs de profession qui l'avaient entendu parler, allèrent demander à l'hôtellerie les chevaux et la voiture, et s'en furent les vendre dans un endroit éloigné. Il revint tout penaud à sa maison. Cependant, après de longues recherches, les chevaux furent retrouvés; mais il eut à débourser une somme assez ronde pour couvrir les frais de toutes sortes, avant de les voir revenir à son écurie. Les voleurs, Fildoux et Cascapoil durent prendre le chemin de St-Vincent de Paul, Zidore ne sut jamais comment ils avaient pu deviner que ses chevaux étaient à l'auberge du Poulin Rouge. Il ne s'était pas douté que des oreilles attentives l'écoutaient, pendant qu'il causait avec Bancalou, dans sa vieille maison de la rue Lagauchetière. Il rentra dans la vie monotone des champs, et s'occupa davantage de ses affaires. Il ne fallait pas négliger les sources de revenus. Maintenant que la bête était satisfaite, que les appétits étaient repus, la réflexion venait, et il commençait à regretter l'argent perdu. Il ne rougissait pas de s'être avili, mais il s'indignait de s'être laissé flouer. Il se trouvait donc des compères plus madrés que lui et cela l'humiliait. Le moulin à battre, avec ses quatre grandes voiles tournantes, dévorait les gerbes d'avoine, et de blé, quand le vent soufflait sur la plaine. Le grain mûr tombait comme une pluie d'or, dans les boîtes, sous la machine aux dents de fer, et la paille, brisée par le rouage puissant, roulait légère et bruissante comme l'onde écumante d'une cataracte. Les jours se levaient et disparaissaient, les uns après les autres, toujours pareils dans leur variété, avec leurs pâles soleils du midi, leurs vives étoiles du soir; avec leurs nuages épais et leurs avalanches de neige, leurs cieux d'azur sombre et leurs horizons d'argent. La terre déroulait partout son uniforme blancheur où les bouquets de sapins mettaient des points noirs, où les pignons clairs des maisons semblaient des voiles ouvertes au vent. Pendant le carnaval il y eut quelques veillées tapageuses, quelques soupers joyeux. Il arriva que Zidore et Longpré se rencontrèrent à la même table. C'était chez Gaspard Ouimet, dans le grand rang. Gaspard était leur cousin à tous deux. Il faisait bien les choses, Gaspard Ouimet, et il n'aurait pas voulu qu'on put lui reprocher d'avoir oublié quelqu'un. Ce n'est pas qu'il aimait beaucoup Tourteau, mais il pensait qu'il valait mieux le flatter que le froisser. Il ne savait pas, du reste, comme la haine était ancrée dans l'âme de son cousin. Tout se passa bien, jusqu'au moment où le petit verre, trop souvent rempli eut délié les langues et légèrement embrouillé la raison. Longpré, en homme prudent, se tenait sur ses gardes. Et puis, sa femme et Lucette, sa fille aînée, se trouvaient là, à la même table. Il n'aurait pas voulu leur causer du chagrin. Il prenait bien un petit coup pour trinquer avec les autres, mais une goutte seulement. Comme cela il pouvait boire longtemps. Zidore se versait de bonnes lampées. Il portait bien cela, mais tout de même on voyait qu'il voulait se griser. Comme c'était la coutume, vers la fin du repas, chacun à son tour dut chanter une chanson. Ça durerait un partie de la nuit. Une chanson, un coup, une bouchée... une bouchée, un coup, une chanson. Zidore et Longpré possédaient de bonnes voix. Longpré pouvait passer pour un ténor agréable et l'autre pour un baryton fort acceptable. Ils chantèrent donc, et plus souvent qu'à leur tour. Ce fut très drôle. C'était par des couplets de chanson qu'ils se provoquaient. La lutte ne manquait ni de charme, ni de piquant. Mais comment cela finirait-il? Les convives riaient, applaudissaient de moment en moment. Pour faire diversion, et donner aux lutteurs le temps de respirer, une femme jetait dans l'arène nouvelle une note moelleuse comme une flûte. Parfois la mêlée devenait générale. Tant pis pour ceux qui n'avaient pas sous leur écorce fragile, des poumons vigoureux. Madame Longpré et Madame Tourteau, les amies d'enfance étaient assises l'une près de l'autre, et Lucette avait à ses côtés René, le jeune forgeron. Les deux femmes suivaient avec un intérêt mêlé de crainte la lutte des chanteurs. Elles étaient liées par une longue amitié, et la froideur qui régnait entre leurs maris leur causait un profond chagrin. C'était Madame Tourteau qui souffrait le plus, car elle voyait bien que les torts venaient de son mari. C'était lui qui cherchait la querelle et l'éloignement. Il n'aimait personne et jalousait ceux qui paraissaient heureux. Madame Longpré plaignait sa malheureuse amie et tâchait de la consoler par des paroles charitables. -Il ne faut pas se lasser de prier... Le bon Dieu finira par avoir pitié de toi. Il peut toucher le coeur le plus dur et en faire un foyer d'amour, comme disait le curé dans son sermon, dimanche dernier... Ce n'est que lorsque la vie est finie, qu'on peut dire si elle a été bonne ou mauvaise, heureuse ou misérable... Moi qui suis si contente de mon sort, aujourd'hui, je serai peut-être la plus infortunée des femmes, demain... Personne ne connaît le lendemain. -C'est vrai, disait Madame Tourteau, mais au moins, si j'avais, comme toi, une fille belle et vertueuse pour me consoler, dans ma solitude, à la maison!... Je n'ai qu'un petit garçon, et il me cause déjà de la peine... C'est un peu le caractère impérieux de son père... J'en ai parlé au curé. Comme de raison, le curé ne voit d'espoir qu'en Dieu. Il m'a dit de prier, de ne jamais me lasser de prier, et que mon enfant ne serait point perdu... Je veux bien le croire, mais le chagrin me tue, en attendant... Parfois je songe à m'en aller à la ville pour m'y cacher. Peut-être que Zidore ferait des réflexions salutaires s'il se voyait tout à fait abandonné... Tout à coup, Zidore frappa un coup de poing sur la table et s'écria: -Je vais vous ne chanter une autre... une bonne! -Tel qui chante et qui n'est pas joyeux, remarqua l'un des convives. -Hein! qu'est-ce que tu marmottes là, toi? demanda Tourteau. -Je me demande où vous prenez toutes ces chansons-là... -Ici, fit emphatiquement Zidore, en se touchant le front. Et il continua: -C'est une chanson nouvelle. Il toussa, se gourma, s'arma d'un couteau pour battre la mesure. -Ecoutez bien. -Envoie! envoie! cria Longpré. Et Zidore chanta: C'est la petite histoire D'un marguillier nouveau Qui disait à Victoire, D'un air calme et dévot: Ecoute donc, ma femme, J'suis pas dénaturé, Mais cache-moi ta flamme Comme à Monsieur l'curé. Les applaudissements éclatèrent. Personne ne songeait à mal, et tout le monde voulait s'amuser. Longpré lui-même riait de bon coeur. Cependant Gaspard s'écria, tremblant pour la paix de sa maison. -Zidore, Zidore, pas de ça! pas de ça!... C'est trop à bout portant. Ce n'est pas loyal... Amusons-nous, rions, chantons, mais pas de blessures au coeur. -Bravo! clamèrent tous les conviés... La paix universelle!... Une santé à la paix universelle! -La guerre, vive la guerre! répliqua Zidore en brandissant le couteau qui lui servait de bâton de mesure. Et il continua sa chanson avec une verve nouvelle: En allant à la messe Pour renifler d'l'encens!... Il disait: Non, non, cesse!... Ça n'aurait pas d'bon sens. Ecoute donc, ma femme, J'suis pas dénaturé, Mais cache-moi ta flamme Comme à Monsieur l'curé. Il ne faut pas que j'pense Au charme du cotillon, Et le vin que j'dépense Il sort du goupillon... Ecoute donc, ma femme, J'suis pas dénaturé. Mais cache-moi ta flamme Comme à Monsieur l'curé. Pour not' salut pas d'crainte; Nous n'serons point damnés... Dans toute affaire sainte Je peux mettre le nez. Ecoute donc, ma femme J'suis pas dénaturé, Mais cache-moi ta flamme Comme à Monsieur l'curé. A chaque couplet les applaudissements recommençaient. Quand il est fini, tout glorieux de son succès, il se versa à boire. Plusieurs firent de même. D'autre appelèrent Longpré... A ton tour, Longpré... Ne te laisse pas battre!... Défends-toi!... Tu dois en savoir une, quand même elle ne serait pas nouvelle. Longpré qui se trouvait aussi un peu échauffé, répondit qu'il essaierait bien. Il ne fallait pas se montrer lâche, ni peureux... Il ferait ce qu'il pourrait. Toute la maison trembla sous les bravos. -Ecoute bien, Zidore! criait celui-ci. -Monsieur Tourteau, attention! disait celui-là. -Mettons nous d'aplomb pour recevoir les coups, répondit Zidore. Et il s'accouda sur la table, la tête dans ses mains. Longpré se leva, pour être plus à l'aise, et d'une voix qui vibrait comme une lame d'acier, il commença: Je sais que cela vous amuse D'entendre un mot de vérité Ecoutez donc toute la ruse De l'amour et d'la charité Je sais que cela vous amuse D'entendre un mot de vérité. Afin de répandre l'aumône Chez les pauvres à pleine main, Un saint d'ici, riche agronome, De la ville a pris le chemin... Afin de répandre l'aumône Chez les pauvres à pleine main. A deux bons chercheurs d'aventures Qui du Ciel lui parlaient beaucoup Il donna chevaux et voitures Après avoir payé un coup... A deux bons chercheurs d'aventures Qui du Ciel lui parlaient beaucoup. A une belle qui grelotte Sur le plus triste des grabats, Il laisse aussitôt sa culotte Et sa chemise et ses grands bas... A une belle qui grelotte Sur le plus triste des grabats... Alors il dit à la cruelle: -J'ai tout donné, c'est bien fini! -Faites-vous donc bedeau, dit-elle, Vous donnerez du pain bénit... Alors il dit à la cruelle: -J'ai tout donné, c'est bien fini! Ce fut une explosion de rires et de clameurs joyeuses. Tous les convives s'attendaient à voir Zidore crever de colère. Il ronflait, le nez dans son assiette. XX Intermede. Longpré n'était pas fâché d'avoir donné la réplique à Zidore. Il n'y avait guère de charité dans ce sentiment tout humain, mais il trouvait une excuse dans la provocation. Au reste, les chansons ça fait passer bien des choses qu'on n'oserait dire devant les femmes, dans le langage ordinaire. Le rhythme et les notes enveloppent le nu d'un gaze pudique. Cependant Lucette aurait mieux aimé ne pas entendre ces couplets un peu grivois et elle en demandait pardon à Dieu, dans sa douce naïveté, comme d'une faute qui retombait sur elle. Il lui semblait que les péchés des parents devaient ternir la pureté des enfants, et que les enfants étaient solidaires des obligations paternelles. La famille doit être tellement unie que le bien de l'un est le bien de tous, et que tous doivent expier la faute d'un seul. Tourteau ne fut guère expansif. Encore sous l'influence des liqueurs, il sommeillait, revenant à la maison, à la monotone chanson des lisses d'acier sur la neige. Sa femme guidait le cheval. L'air était vif, un peu piquant et de grandes lueurs molles montaient de l'Orient comme des palmes de lumière. Quand ils furent arrivés il appela son petit garçon. -Vite Tiquenne, lève-toi! Va mettre le cheval à l'écurie. Il n'était pas d'humeur à dételer, lui; il voulait se coucher bien chaudement, et dormir tard. -Tu sais bien que Tiquenne n'est pas ici, observa la femme... il est allé coucher chez Jacques. -Eh bien! va le chercher, moi j'entre. Elle ne fut pas le chercher. Elle se rendit à la grange avec la voiture, mit le cheval à l'écurie et lui donna du foin. Quand elle revint à la maison, son mari dormait, bien enfoui sous les draps. Elle chauffa le poêle, but un peu de thé, fit une longue prière, changea de vêtements et se mit au travail. Se croyant assez forte pour vaincre le sommeil, elle prit de soyeuses cardées de laine, dans un grand panier, et s'assit à son rouet. Le mouvement monotone et régulier de la pédale, le grondement du fuseau, le silence du dehors, la solitude de l'intérieur, les bouffées de chaleur qui s'échappaient du poêle, tout cela lui brouillait les idées comme une liqueur engourdissante. Elle ne pensait plus et se sentait envahir par une douce et paresseuse somnolence. Le rouet s'arrêtait un instant, pour recommencer aussitôt, sous l'effort inconscient du pied, son murmure interrompu, et le brin léger, perdant sa finesse et sa résistance, s'enroulait mal sur la bobine. Enfin la fatigue l'emporta sur le courage, la roue fit un dernier tour et le fuseau resta silencieux. Mais un autre ronflement commença, sonore et régulier aussi, la pauvre fileuse s'était endormie. L'hiver s'écoula rapidement, comme toujours il s'écoule, puisque le temps est un souffle qui balaie tout, et que le moment où je le dis est déjà insaisissable; mais ceux qui souffrirent du froid dans leurs logis mal fermés, le trouvèrent long. Long il parut aussi aux âmes fraîches qui voient des soeurs dans les violettes, et sentent des baisers dans l'air parfumé. Nul événement remarquable ne vint interrompre l'uniformité de la vie dans l'heureuse paroisse de Saint-Ixe, et quand le printemps arriva chantant comme un vainqueur, avec toutes les voix de la nature, le réveil de l'amour et de l'espérance, les chagrins des malheureux se dissipèrent comme des brumes au vent, et les heureux sentirent un redoublement de félicité. Beaucoup d'entre les déshérités unirent, avec humilité, sur l'autel des holocaustes, comme une offrande agréable à Dieu leurs souffrances et leur résignation; beaucoup aussi refusèrent de courber la tête sous le poids des amertumes et jetèrent au ciel un insolent: Pourquoi? Beaucoup d'entre les favoris du sort firent monter vers le Seigneur, comme un encens suave, l'hymne de la reconnaissance; beaucoup aussi continuèrent à jouir des biens et des honneurs avec une indifférence froide, et sans baiser la main qui les distribue. Les uns oubliaient que la souffrance sur la terre est le premier des biens, et les autres que les richesses et les plaisirs sont presque toujours des sources de désordres et de désolations. Dieu l'a voulu ainsi et l'homme n'y peut rien. Tous les peuples, tour à tour, depuis les ténèbres de l'antiquité ont essayé de sortir de ce cercle fatal et d'intervertir l'ordre établi, et tous sont morts de leurs jouissances et de leurs plaisirs, au milieu de leurs richesses. Et il en sera toujours ainsi, car le Christ est venu rappeler à la terre, au faîte de sa gloire et fatiguée de ses triomphes, l'arrêt irrévocable du premier jour, et il a scellé sa parole de son sang. Et depuis le Calvaire jusqu'à nous, comme depuis Adam jusqu'au Calvaire, le Seigneur a voulu des sacrifices; et, chose admirable et qui dépasse s'entendement humain, ceux-là seuls qui acceptent la douleur avec un esprit soumis et en bénissant Dieu, trouvent ici-bas, une paix réelle, profonde inaltérable. Pierre Longpré n'oubliait jamais de prier avant d'aller au travail, et cela ne retardait en rien la germination des grains dans les sillons, ni l'épanouissement de l'herbe dans les prairies. Le soir venu, il avait fait autant d'ouvrage que les autres, n'était pas plus fatigué, et priait encore avant de se mettre au lit. Lucette étudiait. Elle se préparait à l'enseignement et voulait former des élèves vertueux. Les petites filles seraient pieuses, retenues, modestes, les petits garçons n'auraient point de querelles entre eux, seraient studieux, pour apprendre vite les choses nécessaires, s'accoutumeraient à vivre ensemble sans se jalouser. Elle voulait être pratique. Les petites filles seraient initiées au secret de la bonne ménagère et se rendraient aussi utiles à la cuisine qu'agréables au salon; les petits garçons ne rougiraient pas de tenir les mancherons de la charrue, mais pourraient aussi tenir un livre de compte et s'aventurer dans le champ de l'industrie. Elle avait hâte de commencer la classe, de se dévouer à cette belle enfance qui se façonne comme l'argile du potier. La pensée de faire du bien la remplissait de joie, et son coeur tressaillait comme les rameaux où courait la sève nouvelle. Elle aidait sa mère au travail du jardin. Elle savait comment on sème, dans de petites rainures tracées sur le carré bien ameubli la graine d'oignon, fine et légère comme une poussière, et comment on plante, d'espace en espace, sur des plates-bandes longues, les tomates dont les talles superbes s'affaisseront à l'automne sous le poids de leurs fruits rouges comme la pourpre, moelleux comme la pêche et gros comme la pomme. Mais c'était le soin des fleurs surtout qui l'occupait. On voyait partout des lis blancs comme son âme, les roses fraîches comme ses joues, des pensées larges comme ses yeux, avec des fibres d'or qui ressemblaient à des cils, des grappes de muguet qui tombaient comme des larmes douces, des narcisses dont le calice s'ouvrait gracieux comme ses lèvres et cent autres fleurs aussi belles... Et la vue de ces fleurs enchaînait sa pensée à un ordre de choses plein de grâces et de chasteté. Elle se sentait fleur elle-même, et comprenait qu'elle devait s'épanouir pour le ciel, tout en répandant autour d'elle, sur la terre le parfum des vertus. L'atmosphère était moins pur dans la demeure de Zidore Tourteau et s'il y avait des parfums de vertu il y avait aussi des émanations malsaines. Zidore cherchait toujours le moyen de nuire à Longpré et de se venger de ce qu'il appelait sa défaite. Il ne savait guère comment il ferait, mais il finirait par trouver. Il allait toujours commencer d'une façon qui paraîtrait bien légitime. La terre qu'il avait achetée de Dupont n'était guère défrichée. Je l'ai dit, je crois. Dupont et Longpré avaient, d'accord, laissé une longue lisière de bois séparée seulement par un "clos d'embarras". Cela leur évitait des frais assez grands. Zidore perça une trouée dans sa forêt, le long de la ligne, une trouée assez large pour y semer du grain. Il fallait creuser un fossé, maintenant pour pour empêcher l'eau de noyer ses sillons; il fallait faire une bonne clôture de cinq perches de hauteur, pour empêcher les troupeaux de venir manger l'avoine ou le blé. Il avait de l'argent, Zidore, il s'en moquait. Et toutefois, s'il lui était pénible de sortir ses écus de leur vieille cachette, il lui était agréable de songer que Longpré allait travailler dur, souffrir beaucoup et emprunter. Il ne rendrait jamais. Il ne pourrait pas rendre. Il ne faisait que commencer à dépenser. Il y aurait bien lieu un bon jour, de lui intenter une petite action en dommage, de lui faire un joli procès. Entre voisins, l'occasion se présente souvent de faire du mal, comme aussi, de rendre service. Les liens se fortifient chaque jour, ou chaque jour se relâchent selon que la charité ou l'égoïsme règnent dans les coeurs. XXI L'Ecole Du Village. L'institutrice du village venait d'abandonner son emploi, dans un moment d'humeur et sous un prétexte futile. C'était, cette institutrice, Mademoiselle Strophina Beaucarême, une routinière qui savait cependant lire avec intelligence, écrire grammaticalement, compter les tiers et les quarts. Mais elle croyait que tous était fini quand l'élève avait récité sans les comprendre, comme un perroquet, des phrases vivement enfilées les unes à la suite des autres. En retour, elle parlait beaucoup. Elle parlait surtout des choses qui ne la regardaient pas et des personnes qu'elle connaissait. Lucette l'avait remplacée. Quelques-uns la trouvaient jeune et murmuraient. Ils disaient qu'elle ne saurait pas se faire craindre et qu'elle irait aux veillées avec les jeunes gens. Ce serait un mauvais exemple. On aurait mieux fait de garder la première. Elle était d'âge à se conduire toute seule et on ne la payait pas cher. Pas besoin d'en savoir si long pour éduquer des petites filles destinées à filer la quenouille et des petits garçons appelés à tenir la charrue. C'était Tourteau qui avait soufflé le vent de la discorde. Il n'habitait pas le village, mais il y possédait une propriété, et payait la taxe scolaire. Ils te trouve ainsi, partout des gens qui se plaisent à parler pour contredire et à agir pour embarrasser. C'est leur manière, à eux, d'affirmer leur pouvoir et de faire remarquer leur existence. Quand il vit qu'il ne gagnait rien à faire de l'obstruction, il changea de front. Il feignit de reconnaître son erreur, et, pour prouver sa sincérité il demanda aux commissaires la permission d'envoyer son enfant à l'école de Lucette Longpré. Il arriva, un matin, poussant le gars devant lui. Lucette était sur le seul de la porte. -C'est Monsieur Tourteau, se dit-elle, que vient-il faire ici?... Elle eut le pressentiment d'une ruse nouvelle, mais elle ne voulut pas s'arrêter à un jugement qui pouvait devenir téméraire. -Je voulais arriver avant l'heure de la classe, fit Zidore, en s'épongeant le front. J'aurais été fâché de vous déranger. -Voulez-vous entrer, Monsieur Tourteau? -Ben, ce n'est peut-être pas nécessaire... Les es enfants sont à étudier leurs leçons, je suppose... Tenez!... je vais vous dire, Mademoiselle Lucette, j'ai réfléchi. Je me suis opposé à votre engagement d'abord parce qu'en vous mettant, comme cela, à la place d'une ancienne, j'avais peur de faire une chose injuste, et Dieu merci! Je hais l'injustice. Mais j'ai fini par comprendre qu'il faut que nos enfants s'instruisent, s'ils veulent tenir tête aux Anglais.... Il paraît qu'ils sont bien savants, les Anglais, et qu'ils occupent toutes les meilleures positions. -Ils sont surtout bien protégés et bien exigeants, interrompit Lucette. -Je vous amène donc mon petit garçon. Je ne suis pas de l'arrondissement, mais je paierai ce qu'il faudra. J'en ai parlé aux commissaires... Comme je demeure loin, il ne viendra pas dîner. Et puis, à travers les champs, par-là, voyez-vous! où la rivière fait une courbe, on traverse sur les cailloux, et c'est bien plus court... Vous n'avez jamais été de ce côté peut-être... Rien de plus beau, nulle part, que ce bouquet d'ormes au bord des eaux... Mais je vous retarde. Il s'adressa au gars que attendait patiemment. -Tiquenne, tu seras obéissant, studieux, sage et poli.. -Comment s'appelle-t-il? demanda l'institutrice en riant. -Tiquenne... C'est à dire Etienne. Tiquenne, c'est un sobriquet. -Oh! je le reconnais... Il aime à se promener en voiture... Elle faisait allusion à la petite escapade de l'automne précédent. -Je vais le garder, ajouta-t-elle, puisque les commissaires le permettent. Je tâcherai d'en faire un bon citoyen. -Merci, mademoiselle Lucette. Il salua et partit. En s'en retournant, il murmurait: -On va la surveiller... si je peux la prendre en faute!... Tiquenne avait des instructions en conséquence. Il entrait à l'école comme espion. Mais il était d'un caractère étrange, Tiquenne, et il accordait beaucoup à sa fantaisie. Il fit son entrée d'une manière fort peu solennelle. Il était honteux, à cause de sa fredaine de l'autre automne, quand il avait battu le petit frère de la maîtresse, et fait courir son cheval. Il n'était pas aussi bien mis que les autres, non plus. Son humeur un peu vagabonde prit le dessus cependant, et il se promit bien de régaler de taloches le premier qui se moquerait de lui. Il fut placé sur un banc avec ceux qui lisaient couramment. A la grande surprise de la maîtresse, il se montra docile et respectueux. Depuis un certain temps, les mères se demandaient pourquoi leurs petites filles semblaient les aimer davantage et se plaire davantage à la maison. Quand elles fermaient leurs livres c'était pour promener le balai sur les planchers, essuyer les meubles, épousseter, laver. Elles s'acquittaient de milles petits soins qui révélaient le goût du travail et la propreté. Le soir souvent, elles faisaient des lectures à haute voix. Elles étaient dans le ravissement, les mères, surtout quand après un ordre, une question, une demande, elles entendaient des voix douces et respectueuses, dire selon le cas, avec une intonation caressante: oui, maman, ou; non, maman. Et les pères n'étaient pas moins étonnés des manières polies de leurs petits garçons et du zèle qu'ils apportaient à l'étude. -Ils vont donc tous faire des curés, disait le père Maheux, qui ne comprenait pas qu'un enfant sage peut être destiné à faire un avocat, ou un médecin, ou un cultivateur, ou un ouvrier. L'inspecteur devait venir visiter l'école. C'était un fonctionnaire nouveau, jeune encore et très instruit. Il avait enseigné à l'école normale, et sa nomination n'était pas entachée de politique. La jeune institutrice avait été prévenue de son arrivée prochaine, et elle s'efforçait de donner à son école une tenue irréprochable. On n'essaierait point de faire parade d'une science que l'on ne pouvait avoir encore; mais on montrerait de la bonne volonté. Il fallait mériter des louanges. Pas pour la satisfaction de la vanité, mais pour la paix de la conscience et la joie de l'esprit. Enfin, on sut un matin, que Monsieur l'inspecteur arriverait dans la soirée, et qu'il visiterait l'école le lendemain. Une sonnette égrena dans l'air calme de la matinée ses tintements argentins. C'était l'appel à l'étude. Petits garçons et petites filles, par groupes charmants, se précipitèrent dans la porte grande ouverte aux arômes de la prairie. La maîtresse riait en les voyant entrer. Bientôt, à l'intérieur de la maison ce fut un grondement singulier, un murmure de nids en goguette, un froissement de feuilles sèches. Chacun repassait sa leçon à demi-haut, les mains sur les oreilles, la tête penchée sur le livre. -B, a, ba, b, e, be, b, é, accent aigu, bé b, i, bi, b, o, bo, b, u, bu... disaient les petits, les tout petits. -Les épin...gles piquent, le feu... brûle, les chats é... gra... tignent. Voici un cheval... lisaient d'autres, couramment, sans trop hésiter. -Une fillette conjuguait: j'aime, tu aimes, il aime, nous aimons... -Qui ça qu't'aime, toi? lui demanda sa voisine. -C'est P'tit Paul Masson. -Moi, c'est Arthur Papin... Et elle continua, sans plus d'émotion: -Nous aimons, vous aimez, ils ou elles aiment!... -Où est Dieu?... Dieu est partout, il remplit le ciel et la terre... -Comment qu'ça peut s'faire? demanda un curieux. Un petit récitait les commandements de Dieu: Bien d'autrui ne désireras qu'en mariage seulement... -Tu te trompes, il n'est jamais permis de prendre le bien d'autrui observa un sage. Un grand se posait cette question: -Combien y a-t-il de péchés capiteux? -Tu lis mal, fit une voix savante, c'est: capitaux... -Ça se ressemble joliment. Un autre répétait: -L'Amérique a été découverte par Christophe Colomb, Génois de naissance, en 1492... Un autre: -C'est Jacques Cartier qui a découvert le Canada, en 1534... Un autre: -Québec a été fondé en 1608, par Samuel Champlain... -C'est Monsieur de Maisonneuve qui a fondé Montréal. Un autre encore: -Trois fois un font trois, trois fois deux font six, trois fois quatre font neuf, trois fois neuf font!.... Et tout cela à la fois, avec des voix claires de fillettes, des timbres sonores de garçons, en des mots lents ou cadencés, en des phrases rapides ou chantées, sans souci du voisin, avec hâte d'en finir. La lecture à haute voix, l'écriture sur des cahiers propres, avec de l'encre noire et un bonne plume, la récitation, les règles, la dictée, un peu de tout, avec ordre et mesure, sans surcharger l'esprit de l'élève, et tout en éveillant sa curiosité. C'était le programme, pour finir une petite leçon de choses. -De quoi sont faits vos vêtements? demanda la maîtresse. -De laine! -De toile! -De coton! -Mes bottes sont de cuir, dit Tiquenne à son voisin, en lui donnant un léger coup de pied. Le voisin se prit à rire. Mon tablier est de soie, annonça gravement une petite fille portée à la vanité. -Et d'où vient la soie? lui demanda l'institutrice. -De chez Monsieur Hudon, le marchand, dit-elle avec suffisance. La classe éclata de rire, et la petite orgueilleuse baissa la tête. -C'est un ver qui produit la soie, mes enfants, et à cause de cela on l'appelle le ver à soie. Ce n'est d'abord qu'un brin très délié, comme le fil de l'araignée, et il faut cinq ou six de ces brins pour faire un fil de soie, même très fin... -Et d'où vient le coton, continua-t-elle. Personne ne répondait. Il vient d'une plante qu'on appelle le cotonnier, et qui se cultive dans les pays bien chauffés par le soleil, comme ici vous cultivez le lin et le chanvre pour faire de la toile, et de l'huile. Je vous expliquerai cela plus au long une autre fois, dit la jeune maîtresse. Encore une question. -Avec de la farine! crièrent les élèves, tout fiers de leur savoir. -Avec du blé!... de la farine de blé!... corrigea un gros garçon rougeaud. -Avec de l'avoine, répondit une voix timide et triste. C'était une pauvre petite fille, dont le père malade depuis longtemps, se voyait obligé de donner du pain noir à sa famille. Les enfants se mirent à rire. La maîtresse comprit cependant tout ce qu'il y avait de navrant dans cette réponse, et, des larmes roulèrent sous ses paupières. -Les heureux, expliqua-t-elle font avec le blé, un pain délicieux, et nourrissant, mais, quelquefois, des familles que le bon Dieu éprouve sont obligées de faire du pain avec de l'avoine amère; c'est quand le blé manque qu'elles ne peuvent acheter de farine. Ayez pitié de ces infortunés, vous autres qui mangez toujours du pain blanc.-"Sub tuum"!... XXII Oiseaux Et Fleurs, Ange Et Démon. Dans l'après-midi, quand la classe fut terminée et que les écoliers eurent pris le chemin de la maison, la jeune maîtresse, pour se reposer des fatigues d'une journée laborieuse, et respirer l'air des champs, s'en alla vers la rivière, par les prairies en fleurs ou les clos de pâturage. La chaleur, un peu étouffante le long des chemin poussiéreux, devenait moins lourde ici, sur ces gais tapis de gazon, parmi es vagues blondes d'avoine ou de blé que le moindre souffle faisait frémir, loin des maisons blanches que renvoyaient la lumière comme des réflecteurs géants. Des parfums montaient de partout qui saturaient les airs. Les insectes trottaient dans l'herbe, mêlant sans cesse, comme un ruissellement de pierreries, les couleurs brillantes de leurs corselets. Des effluves passaient de temps en temps, chauds et caressants comme des souffles d'anges... Parfois elle se retournait pour mesurer la distance qu'elle avait parcourue, et toujours le clocher lui semblait proche, avec sa croix de fer et son coq étincelant. Elle cueillait des marguerites, des renoncules, des violettes, et elle regardait avec des yeux ravis les nuances inimitables de maintes fleurs qui lui envoyaient comme un hommage leur arôme subtil et doux. Elle avait peur de mettre le pied sur ces frêles créatures de la prairie, car il lui semblait qu'elles avaient comme elle, une petite âme aimante et pure qui souffrirait d'être broyée. Elle se rendit ainsi jusqu'au bouquet d'ormes dont lui avait parlé Tourteau, et là, un peu lasse, elle s'assit à l'ombre des grands rameaux feuillus, au bord de la rivière, regardant couler l'eau pure et fraîche comme sa vie. Tout à coup d'un arbre voisin, un chant d'oiseau monta vers le ciel. Ce chant, qu'elle n'avait jamais entendu encore, était étrange et captivant. Nulle mélodie, dans nos bois, ne pouvait se comparer à cette mélodie, parce que sept oiseaux chantaient ensemble, en deux parties la même cantate. C'étaient des étourneaux. Noirs avec des taches d'or sous l'aile ils juchaient, orchestre merveilleux, trois sur une branche et quatre sur une autre banche, au-dessous. Quelques-uns jetaient des notes claires, mais coulées et molles comme les soupirs d'une flûte, et les autres roulaient un accord vibrant et sonore comme les cordes d'or d'une harpe. Et tous au même instant, suspendaient, par intervalle, leur chant incomparable, pour le recommencer ensemble aussi, sans perdre une mesure, avec le même éclat et le même entrain. Et dans cette musique extraordinaire des bardes de la forêt, il y avait, comme souvent dans le chant des hommes beaucoup de mélancolie. Lucette écouta longtemps, dans une ivresse qu'elle aurait voulu dire et faire partager à tout le monde, les chanteurs noirs, de la forêt, les chanteurs noirs trop inconnus, et les seuls au monde, peut-être, qui savent ainsi chanter en choeur. Et comme elle oubliait l'heure, dans le plaisir d'écouter, les yeux fixés sur les longues branches de l'arbre qui servait de tribune aux musiciens ailés, un homme qui venait de traverser la rivière, sautant de caillou en caillou, à une petite distance en aval, apparut soudain devant elle. Elle eut peur d'abord et se leva précipitamment comme pour fuir. Les oiseaux eurent peur aussi et s'envolèrent loin, dans le ciel bleu, en éparpillant, comme un adieu à la jeune fille, les dernières notes de leur hymne divin. Tiquenne s'était vite rendu à la maison pour dire à sa mère que monsieur l'inspecteur allait venir visiter l'école le lendemain. -Et ta maîtresse, qu'a-t-elle dit? qu'a-t-elle fait? demanda Zidore. -La maîtresse, elle a dit le "sub tuum", et elle a fait la classe, répondit le malicieux gars. -Butor!... Elle n'a rien dit contre personne? -Elle a dit qu'il fallait saluer poliment tout le monde, surtout les vieillards, qu'il ne fallait jamais parler mal de personne, qu'il... -C'est bon, c'est bon! file, sacré... Zidore sortit, et le hasard le conduisit au bord de la rivière. Non, pas le hasard; il voulait voir si les dernières pluies avaient fait monter l'eau. Les cailloux montraient leur dos grisâtre au-dessus du courant, comme un chapelet égrené d'une rive à l'autre, et l'on pouvait traverser encore. De la légère éminence où il se trouvait, la vue s'étendait loin sur les champs, de l'autre côté de la rivière, et il promena un regard d'envie sur ce grand domaine que des hommes riches pouvaient acheter, comme il achevait, lui, un jardinet de quelques perches carrées. Et il se dit qu'il n'était pas juste qu'il y eut, dans le monde des fortunes pareilles à côté des grandes misères. Et cette injustice, il souffrait de ne pouvoir s'en rendre coupable, et ces misères, il les repoussait du pied comme des choses dégoûtantes. Il aperçut une forme gracieuse qui glissait légèrement le long des blés. C'était Lucette, la fille de Longpré. Il la reconnut tout de suite, à son galbe de jeune déesse, et ses mauvais instincts s'éveillèrent. Elle allait vers le bocage, pas bien loin du côté de l'église... Il fut pris d'un désir fou de la rejoindre sous les rameaux des ormes pour la voir, pour lui parler, pour l'entendre... Il n'avait pas de mauvaises intentions, se disait-il; il ne voulait pas l'effrayer. Oh! si... Mais ces petites filles sages, qui ont toujours les yeux sur la Vierge Marie et sur leur céleste amant Jésus, ne se laissent pas conter fleurette par le premier venu... surtout par un homme marié. Il ne pouvait résister à l'obsession enivrante. Il descendit le cours de la rivière pour se rendre au gué qu'il franchit lestement, remonta de l'autre côté, et, sans bruit, se glissa sous les arbres marchant avec précaution sur la mousse. Il arriva tout près d'elle sans être vu. Caché par un tronc large, il la dévorait des yeux, pendant que, ravie, elle écoutait la chanson des oiseaux. Souvent nous sentons le poids mystérieux du regard qui s'arrête sur nous, et nous cherchons aussitôt d'où il vient, mais Lucette était trop captivée par le charme du concert nouveau, pour remarquer l'effluve impur qui l'atteignait sournoisement. A la fin, tout bouleversé, ne sachant pas ce qu'il allait dire ou faire, il s'approcha, broyant lourdement sous son pied une branche sèche que cassa. -Vous m'avez fait peur, s'écria la jeune fille, dont le rêve s'envolait avec les oiseaux. Et elle devint d'une pâleur extrême. Il s'approcha davantage et voulut la soutenir comme s'il eut craint qu'elle ne tombât. -Ne me touchez pas! dit-elle. -Voyons, voyons, ma belle enfant, je ne vous ferai pas de mal. -Pourquoi venez-vous ici? demanda-t-elle tremblante. -Et pourquoi y viens-tu, toi? Il la tutoyait maintenant. -Je te tutoies, reprit-il parce que tu es l'enfant de mon... Il eut voulu dire: ami, mais il n'osa pas. -D'un homme que j'aime et que... -Et que vous persécutez, ajouta-t-elle vivement. Et elle voulut s'éloigner. -Pas encore, fit-il, en lui prenant le bras dans sa grosse main. -Laissez-moi? supplia-t-elle. Laissez-moi m'en aller!... -Tantôt... On n'est pas si pressé que ça. -Que dirait-on si l'on me voyait ici seule avec vous? -On sait que tu es une honnête fille. -Et vous, êtes-vous un honnête homme?... Prouvez-le donc, en me laissant partir. Elle s'irritait. -Un honnête homme, moi?... Parce que je t'aime un peu trop, peut-être, cela ne veut pas dire que je mérite la corde... Il voulait essayer de badiner. Il continua, la tenant toujours. -Laisse-moi te donner un baiser, un seul, et je jure que je ferai à ton père tout le bien qu'il voudra. -Du bien à ce prix-là, mon père n'en a pas besoin. -Un baiser, un seul!... -Vous devriez rougir, vous qui n'avez plus la jeunesse pour excuse, et qui avez encore une femme pour vous aimer. Elle voulut s'échapper de nouveau, mais les doigts du polisson la serraient comme un étau. -Je vous en prie, conjura-t-elle, laissez-moi! Il l'approchait de lui et se penchait vers elle. -Mon Dieu! à mon secours! cria-t-elle. Elle sentit un souffle ardent effleurer sa joue. -Laissez-moi! je vous frappe,... je vous déchire. Une lèvre brûlante, grossière, bêtement avide se colla sur sa bouche vierge, et de la main qu'elle avait libre encore, elle déchira cette lèvre brutale. L'homme se fâcha et perdit toute prudence, tout respect. Comme les assassins deviennent fous à la vue du sang, il devint fou du premier baiser. XXIII Le Récit De Tiquenne. Zidore Tourteau, assis sur un banc, à la porte de sa maison, vers l'heure où le soleil cesse d'éclairer les sottises humaines, où les oiseaux cessent de chanter l'hymne de leurs amours les génisses de brouter le trèfle rouge, et les hommes de craindre les regards curieux, Zidore Tourteau, dis-je, assis sur un banc, à la porte de sa maison, regardait dans les dernières lueurs de la journée chaude, à travers les branches d'un saule, les miroitements de l'eau qui berçait des étoiles et des lambeaux de crépuscule. Tout près de sa maison, en effet, coulait la jolie rivière, et le long de la jolie rivière serpentait dans sa robe de poussière grise le chemin du roi. C'est une manière de dire, car jamais tête couronnée ne passa sous les grands rameaux qui font à ce chemin un voile mouvant çà et là déchiré, sauf, cependant, au jour de la première communion, des têtes mignonnes couronnées de fleurs blanches, et au jour de l'examen des fronts candides ceints de lauriers. Mais, au temps de la fenaison, bien des chariots de foin, jetant sur leur passage le parfum de la prairie fauchée, se dirigeaient, par ce chemin, vers la ville qui chantait là-bas, au pied de sa montagne toute verte, l'hymne glorieux du progrès. Zidore Tourteau n'avait pas coutume de se plonger bien profondément dans le rêve, cependant, ce soir-là, rien ne pouvait le distraire. On ne voyait plus rien et il regardait toujours Christine Morin, sa femme, qui tricotait un bas de laine, la tête penchée dans la fenêtre, se demandait si son maître et seigneur devenait amoureux ou poète. Elle avait entendu dire que les poètes et les amoureux pouvaient s'immobiliser comme des statues, et demeurer des heures entières les yeux fixés sur des choses qu'ils ne voyaient point. Elle cherchait un moyen de le tirer de cet état dangereux, et les mailles soyeuses se nouaient moins vite autour des aiguilles. C'était pourtant bien aisé de trouver, car Tiquenne n'était pas entré, lui qui aurait dû être au lit depuis une heure. Elle y pensa enfin. -Tiquenne n'est toujours pas encore entré, dit-elle, où peut-il être? -A sa grande surprise, Zidore ne sortit pas de son rêve. Elle pensa qu'il dormait, fatigué du travail au soleil, et caressé maintenant par une fraîcheur bienfaisante. Le tricot ne marchait plus. Voilà qu'elle allait devenir songeuse à son tour. -Tiquenne n'arrive pas, recommença-t-elle, je ne sais pas ce que cela veut dire... -Hein? que dis-tu? répondit Zidore, comme réveillé en sursaut. -L'enfant est encore au large, et il devrait être dans son lit... -Au pain et à l'eau! Il retomba dans sa rêverie. -Hélas! murmura-t-elle, toujours au pain et à l'eau!... Zidore se leva de son banc et s'approcha de l'écore. Les rapides agitaient leurs aigrettes blanches avec leur même éternel murmure. Il revint vers le banc, mais ne s'assit pas. Il fit d'un pas mesuré le tour de sa maison, comme pour voir si tout était bien, puis il entra. -Tiquenne n'arrive toujours pas, recommença la mère inquiète. -En effet, je l'ai envoyé au village pour dire à Jacques Dalleau que son terme va échoir le quinze, et que j'ai besoin d'argent. -Alors on ne le mettra pas au pain et à l'eau. -Au pain et à l'eau quand même. Il devrait être de retour. -C'est demain l'examen de l'école, l'inspecteur arrive ce soir, reprit madame Tourteau qui voulait causer un brin, tout en enfilant ses mailles. Et elle continus: -Je pense que la maîtresse nouvelle va faire mieux que les autres... C'est une jeune fille qui passe pour bien instruite et bien sage... Je suis contente de cela, puisque c'est la fille de ma bonne amie d'enfance. Zidore paraissait tout ailleurs. -Elle est belle comme un coeur, remarqua la femme, qui s'obstinait à causer. -Belle! C'est tout ce qu'il dit. Il enleva sa veste d'étoffe légère et la pendit à un clou. Il alla regarder l'heure à la grande horloge de bois. -Veille si tu veux pour attendre Tiquenne, mois je me couche, dit-il. Au même instant la porte s'ouvrit et l'enfant se précipita dans la maison, dégoûtant de sueur et tout essoufflé. -En voilà une affaire! cria-t-il. -Quoi donc? demandèrent en même temps le père et la mère. -Devinez. -Parle donc, butor! ordonna le père. -Vous ne devineriez pas, non plus. -Quoi donc? fit encore la mère tout anxieuse. -Pas d'école demain! -Tiens! cette nouvelle!... -Ni après demain, ni peut-être jamais... Zidore s'approcha, l'air inquiet et sans rien dire. La mère demanda encore ce que cela signifiait. -Cela signifie qu'on n'a plus de maîtresse. -Plus de maîtresse? hein! firent ensemble Zidore et sa femme. -Elle s'est noyée, fut la réponse. -Noyée! exclamèrent les époux. -Mon Dieu! comment cela est-il arrivé? interrogea Madame Tourteau. -On ne sait pas! -On ne sait pas? répéta Zidore, d'une voix singulière... Personne ne l'a vue? Personne n'a parlé? -Personne. Elle était toute seule. Ils l'ont vue s'en aller par les champs après la classe, du côté de la rivière, toute seule, pour amasser des bouquets... Elle voulait mettre des fleurs dans l'école demain, pour monsieur l'inspecteur. -Noyée! pauvre jeune fille! exclama la mère. -Noyée! répéta Zidore, et il entra dans sa chambre. -Comme sa mère va avoir du chagrin! Quel malheur! quelle désolation! clamait toujours la bonne Madame Tourteau. Et elle se mit à pleurer. -Ils vont peut-être la faire revenir, recommença Tiquenne qui mettait de la malice dans sa naïveté. Zidore sortit de son cabinet. -Hein? Ils vont la faire revenir? Elle n'est pas morte?... Elle ne s'est pas noyée? ne fournissait pas à dire le misérable! -Dieu le veuille! Dieu le veuille! s'écria sa femme en s'essuyant les yeux. Et Tiquenne reprit, tout fier de son importance: -Ils la tournent, et retournent. Ils la roulent comme un tonne... Ils lui font aller les bras comme des leviers... Rien de plus drôle... Quant je suis parti, elle commençait à respirer. -En voilà du bavardage pour rien, gronda Zidore. Il se mit au lit. Il était fort préoccupé, et deux ou trois fois, quand il parvint à oublier et à s'endormir sa femme le réveilla disant: Zidore! Zidore! tu as un cauchemar... réveille-toi! XXIV Désespoir. J'ai rêvé... Oh! quel rêve!... Quel horrible cauchemar!... Mais où suis-je?... Qui m'a amenée ici?... Des arbres!... la rivière!... Et la nuit qui tombe!... Ai-je la fièvre?... Suis-je folle?... J'entendais chanter les oiseaux tout à l'heure, il me semble... Ah! si ce n'était pas un rêve! Cet homme!... Cet homme impitoyable!... Perdue! je suis perdue!... Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi m'avez-vous abandonnée?... Pauvre enfant, malheureuse jeune fille, ce cri de douleur désespérée, une victime divine l'a jeté avant toi... Dieu abandonne donc parfois ceux qu'il aime?... Qui pénétrera jamais ce mystère effrayant?... Il ne les abandonne pas; il ne peut pas les abandonner, mais il les appelle à lui par le chemin du calvaire, comme il a appelé son Fils bien-aimé. Il les jette dans le creuset pour les rendre plus purs; et à chaque épreuve nouvelle, il leur demande. -M'aimez-vous? Et à chaque réponse: -Oui, Seigneur, je vous aime. Vous savez bien que je vous aime! il verse une goutte d'amertume dans le calice qu'il leur présente. -Buvez, si vous m'aimez! Et les âmes aimantes abîmées dans l'affliction, boivent encore, boivent toujours, jusqu'à ce que le calice soit vide. Mais alors c'est la fin, et l'heure de la glorification sonne au plus haut des cieux. Lucette s'était évanouie... Elle sortait maintenant de son horrible sommeil pareil à la mort. Ah! il eut mieux valu sans doute qu'elle ne se fut jamais réveillée. Non, pourtant, si l'on accepte comme nécessaire le dogme de la souffrance. Elle allait titubant à travers les arbres semblable à une femme prise d'ivresse. Quand elle sortit du bosquet et que ses yeux hagards se promenèrent sur les prairies en fleurs, sur le clos de grain doré, dans cette atmosphère limpide et pure qui berçait des arômes comme une mer d'azur berce des voiles, elle fut prise d'une désespérance si grande qu'elle s'affaissa de nouveau et là, le visage sur le gazon tout chaud des rayons à peine envolés, elle versa toutes les larmes de ses paupières. Elle était si heureuse, il y a une heure, quand elle traversait ces prés riants, belle et chaste comme les fleurs qu'elle cueillait!... Oserait-elle jamais paraître devant les jeunes filles, ses compagnes!... Ses compagnes souriraient... Sa mère éclaterait en sanglot... Son père la maudirait peut-être... Tout le monde dirait qu'une fille sage et prudente ne va pas seule dans les champs, sous les bois, le long des rivières... Puis, elle essayait de se convaincre que tout cela n'était qu'un vilain rêve, dont elle allait sortir enfin. Le réveil ne tarderait pas. Elle se retrouverait encore toute pure, toute heureuse, comme avant le sommeil. Mais il se prolongeait le songe diabolique et l'infortunée retombait dans une nouvelle et plus amère désolation. Elle se levait, marchait vers l'église dont elle voyait encore le clocher dans l'ombre, puis soudain s'arrêta pour s'agenouiller et prier les mains levées au ciel. Tout à coup elle se mit à chanter un cantique: Mon Dieu, mon coeur touché D'avoir péché, Demande grâce! et elle s'avança vers la rivière. La violence des regrets et de l'affliction faisaient éclater son cerveau Surmené!. Elle croyait entendre Dieu qui l'appelait, et elle courait à lui par la mort la plus proche. Cependant cette illusion dura peu. Une autre suivit plus cruelle. Un monstre voulait la saisir et l'entraîner sous les bois pleins d'ombres. Laissez-moi! laissez-moi! cria-t-elle, en se sauvant vers la berge abrupte, les cheveux en désordre, les mains tendues en avant. Elle se précipita dans l'eau profonde comme dans un refuge sacré. XXV Un Inspecteur D'Ecoles Qui Sait Nager. Une voiture venait sur le chemin qui se déroule comme un ruban le long de la rivière. Elle se dirigeait vers le village, au trot régulier d'un cheval habitué au harnais et qui connaît son affaire. Deux hommes sur le siège, un vieux et un jeune. Le vieux conduisait le cheval, ou plutôt se confiait à son instinct sûr et à son honnête caractère. Le jeune était un étranger. Il regardait avec plaisir le défilé des ormes en parasol et des bouleaux drapés de blanc, qui dessinaient sur les eaux une arabesque uniformément noire. -C'est la première fois que vous venez dans cette paroisse, monsieur l'inspecteur? -Oui, monsieur Dupaty, c'est la première fois, mais ce n'est pas la dernière. -Je le crois bien, si vous venez tous les ans faire la visite de nos écoles, car vous êtes jeune encore, vous. -Vous n'êtes pas très vieux vous-même. Au reste, l'âge ne fait pas grand'chose pour mourir. Un accident est si vite arrivé. -Si je vis aussi longtemps que mon père, reprit le vieillard, je ne suis pas encore au bout de mon chemin, et Bob qui n'est pas vieux, ne se donne pas de mal, et nous mène petit train, tombera mort avant moi. -A quel âge est-il mort votre père? -A quatre-vingt-dix, monsieur. -C'est beau!... Et vous avez?... -Soixante et cinq aux Rois. -Vous avez le temps de fumer une pipe... et de faire votre testament. Mon père, à moi, avait à peine cinquante ans lorsqu'il est mort... et je n'ai jamais eu la consolation d'aller prier sur sa tombe. -Comment ça? -Il s'est noyé et son corps n'a pas été retrouvé. -C'est triste, ça, par exemple, oui, c'est triste. Et après un silence le père Dupaty reprit: -Ça ne vous a toujours pas empêché d'arriver à une belle position. -Le bon Dieu a eu pitié de moi, et il m'a donné plus que je ne méritais. -Vous croyez, comme ça, vous, que c'est le bon Dieu qui donne la chance à celui-ci, la malchance à celui-là, et qu'il n'y a rien qu'à lui dire: Mon Dieu, donnez-moi du pain et de la viande, pour que le blé pousse et que le porc engraisse. -Le jeune inspecteur d'écoles regarda le vieillard dans les yeux: -Et vous, monsieur Dupaty, que pensez-vous? -Moi, je pense que tout marche au hasard. La santé, c'est un coup de dé, la fortune, un coup de dé, la vie et la mort, un coup de dé. -Vous êtes fort aux dés, fit l'inspecteur en riant... Mais avez vous remarqué qu'avec du travail et de la volonté, vous pouvez piper les dés, et les faire tourner comme il vous plaira? -Pas toujours. -Pas toujours, je le veux bien, mais assez souvent pour mettre votre hasard dans le sac. Le vieux ne disait plus rien. L'inspecteur reprit: -Tenez, père Dupaty, parlons en hommes et en chrétiens. Vous savez que Notre-Seigneur Jésus-Christ a prié et nous a recommandé de prier. Il nous a même laissé une prière divine qu'on doit redire sans cesse; Notre père qui êtes aux cieux... Maintenant, comme nous ne connaissons rien de l'avenir, que nous savons que la vie est un temps d'épreuves et la terre, une hôtellerie où nous ne faisons que passer, nous ne pouvons pas connaître immédiatement si nous serons exaucés et si ce que nous demandons nous serait véritablement utile. Il ne faut donc pas murmurer si la réponse se fait attendre. -En attendant, la vie s'en va. -Et si elle s'en va vers le ciel, précisément à cause des ennuis que nous éprouvons. -Alors ceux qui sont heureux comme vous, monsieur l'inspecteur, sont moins en sûreté que les autres du côté du salut. -On peut paraître heureux et souffrir beaucoup. Quand j'ai perdu mon père j'ai bien pleuré. Je croyais mon avenir à jamais brisé... Un mère malade, une soeur incapable de gagner sa vie... Tenez! avec le ciel, c'est comme avec le monde, il faut être de bon compte et se faire des amis. La voiture passait devant la maison de Zidore Tourteau. Le cheval prit le pas comme s'il eût voulu arrêter. -Il se souvient d'être venu ici, dit le père Dupaty. -Qui demeure dans cette maison? Ce doit être un habitant à l'aise, si j'en juge par la grange... et c'est par la grange que l'on juge mieux de la valeur d'un cultivateur. -On serait à l'aise à moins, gronda le vieux... Un mesquin, un avare, un usurier! -Pourquoi pas un assassin, tout de suite? -Il serait bien capable de l'être, si ça le payait. -Vous êtes un peu sévère, je crois père Dupaty. -Pas trop... Vous le connaîtrez peut-être un jour... C'est un "mal commode". Il est toujours de travers dans le chemin des autres. Il a fait l'impossible pour empêcher le village d'engager la nouvelle maîtresse d'école. Mademoiselle Longpré... une bonne enfant, paraît-il, et instruite et musicienne, et belle, ce qui ne gâte rien. -Un joli portrait. Nous verrons demain, s'il est fidèle. Je répète ce que j'ai entendu dire... Le cheval avait repris son trot un peu pesant, et les arbres fuyaient plus vite avec leurs panaches sombres. -Voyez donc, fit le jeune homme, de l'autre côté de la rivière!... On dirait une femme qui tombe, se relève et tombe encore... -Où ça? -Là, vis-à-vis, un peu en bas de ce bosquet. -Oui, oui, je vois... C'est singulier, dit le père Dupaty. Il arrêta son cheval. La forme humaine, blanche comme un spectre dans la nuit, s'ouvrit les bras en croix. -Une pauvre folle, sans doute, murmura l'inspecteur. -Je viens souvent dans ces endroits, et je n'ai jamais entendu dire qu'il y en eut, répondit le vieillard. Alors ils virent la femme se lever, courir vers la rivière et se jeter sans les flots. Ils sautèrent de voiture. L'accès à la petite grève de sable blond que l'on voyait se dessiner de place en place n'était pas partout facile, ils cherchèrent. Pendant ce temps-là la malheureuse se débattait dans les eaux, enfonçant et reparaissant tour à tour. Un sentier fut trouvé, à pic, tortueux, mais la berge n'était pas haute, l'inspecteur s'y précipita. Quand il fut auprès de l'eau, il ne fit plus rien. La rivière semblait profonde. Il ôta son habit et ses souliers, puis s'élança vers l'endroit où devait être la désespérée. Tout à coup, un bras s'agita au-dessus de l'onde, et ce fut tout. Le nageur s'ouvrit un chemin sous la nappe liquide et disparut. Le père Dupaty tout anxieux le trouvait admirable et fou... Comme c'était long! Il ne reviendrait pas bien sûr!... Il revint avec la victime qu'il avait arrachée au gouffre. -O- A la porte de l'unique auberge du village, quelques citoyens causaient des affaires municipales et des écoles, et parmi eux se glissaient des gamins qui prenaient plaisir à entendre critiquer les maîtres ou les maîtresses. Tiquenne, au premier rang, les jambes droites, les mains derrière le dos, essayait de glisser un mot au vol, pour rire, disant qu'il avait appris à compter comme son père. Deux fois un font six... deux fois dix font trente, et qu'il attendait l'inspecteur de pied ferme, pour subir son examen. -Il devrait être à la veille d'arriver, monsieur l'inspscteur... On savait que c'était un nouveau... d'une famille bien connue... Provost. Monsieur Jean-Marcel Provost. -Le voici, je gage, dit quelqu'un en entendant un bruit de voiture et un galop de cheval. -Il a hâte d'arriver, à ce qu'il paraît, remarqua un autre, le cheval est lancé à toute vapeur. -Ce n'est pas le père Dupaty, observa René Larose, il garde mieux la mesure et va toujours piano. Le cheval essoufflé, renâclant, s'arrêta à la porte de l'hôtellerie. -Vite! de l'aide! cria le vieux cocher... elle n'est peut-être pas morte. C'est une noyée!... Elle s'est jetée à l'eau!... Monsieur l'inspecteur a été la chercher au fond de la rivière. Disant cela, aidé de l'inspecteur, il déposait à terre le corps inanimé de l'infortunée victime. -C'est la maîtresse! cria Tiquenne, c'est Mademoiselle Lucette, je le reconnais bien!... C'est la robe blanche qu'elle portait aujourd'hui pour faire la classe. Ce fut un cri de stupeur. Personne ne savait pourquoi elle s'était jetée ainsi à la rivière. Assurément c'était dans un moment de folie. Une aimable et pieuse jeune fille... Ça ne pouvait être un chagrin d'amour; on ne lui connaissait pas d'amoureux. Elle venait de quitter le couvent. La fatigue, l'étude, l'excès de travail peut-être... Pendant qu'on faisait ces remarques des gens s'empressaient auprès de la victime, tâchant de rétablir la respiration par tous les moyens connus. -Une arrivée de mauvais augure pour moi, remarqua l'inspecteur d'écoles. -C'est vous qui êtes l'inspecteur nouveau? demanda l'un des habitants. -C'est moi, Monsieur. -Vous ne connaissiez pas notre maîtresse? -Pas encore, excepté par des louanges. Quelqu'un avait couru au presbytère pour avertir le curé. Le bon vieux prêtre n'en voulait rien croire. Ce n'était pas possible, cela... On devait se tromper... Et pourtant, il venait à grands pas, trottinant presque toujours. -Pauvre enfant! pauvre enfant! fit-il en la voyant étendue sur le sol dans sa robe blanche toute souillée. -Elle n'est pas morte. Monsieur le curé, observa le jeune forgeron. -L'absolution! je lui donne l'absolution!... Il pleurait en faisant le signe de la croix sur elle, et en lui pardonnant toutes ses fautes, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. -Elle s'est précipitée d'elle-même dans la rivière? demanda-t-il. Vous l'avez vue!... Qui l'a vue? -Moi, Monsieur le curé, répondit l'inspecteur. -Vous?... Je n'ai pas l'honneur de vous connaître... Vous n'êtes pas de la paroisse? -Je suis l'inspecteur d'écoles que vous attendiez, Jean Marcel Provost. -Ah! Monsieur Provost!... vous êtes Monsieur Provost, notre nouvel inspecteur? Vous viendrez au presbytère, vous y avez votre chambre... Et vous l'avez vue se jeter à la rivière? -Parfaitement... Elle m'a semblé prise de folie. -Ce n'est pas possible! Ce n'est pas possible! murmurait le saint prêtre... Il y a du mystère là-dessous... La folie, oui, peut-être, mais pas à propos de rien... Il faut qu'elle vive. -La voici qui revient, Monsieur le curé... On va la sauver. -Dieu en soit loué, mes enfants. -Celui qui l'a sauvée, d'abord, reprit le père Dupaty, c'est Monsieur l'inspecteur; il a été la chercher au fond de l'eau. Je ne comprends pas diable comment il a pu faire pour la trouver et la ramener à terre. Il paraissait épuisé, par exemple, et j'ai bien cru, un moment qu'il avait fait lui aussi son dernier plongeon. -Alors, vous devez être joliment trempé, monsieur Provost, fit le curé en touchant l'habit de l'inspecteur, venez vous changer. Il fut étonné de le trouver tout à fait sec cet habit. -Pour entrer dans l'eau, et surtout pour sortir de l'eau, fit l'inspecteur en souriant, il faut ôter ses souliers comme pour entrer dans la mosquée d'Omar. Le jeune forgeron s'approcha à son tour de Jean Marcel Provost et lui serra la main. -Vous avez fait un acte d'héroïsme, monsieur, dit-il, et je vous remercie au nom des hommes de coeur. La jeune fille fut transportée dans une chambre de l'auberge et entourée des soins les plus empressés. XXVI La Désolation S'Accroit Au Foyer De Longpré. Il fallait avertir Longpré du malheur arrivé à sa fille. Si elle était restée dans la rivière, ou morte des suites de sa coupable tentative, la tâche aurait été difficile, délicate et peu ambitionnée. Le curé s'en serait chargé. Mais maintenant qu'elle était hors de danger on pouvait parler librement. S'il y avait des pleurs d'abord, il y aurait des rires ensuite. La joie de la retrouver ferait oublier le chagrin de l'avoir perdue. Longpré demeurait à une lieue de l'église. Ils partirent deux pour l'aller voir, Luc Desmarais et Paul Lacourcière. Il croirait sans doute qu'elle est morte, et il faudrait affirmer le contraire. Le témoignage de l'un confirmerait celui de l'autre. Quand ils arrivèrent Longpré rentrait une charge de foin. -Vous faites vos journées longues, monsieur Longpré, commença Desmarais. -Faut bien quand on n'a pas de monde à son service et qu'on ne veut rien perdre. Et comme il ne s'arrêtait point, mais continuait à marcher vers la grange, Lacourcière lui dit qu'il voulait lui parler une minute. Il retint son cheval. -Une heure, si vous l'aimez, répondit-il. Et il leur offrit d'entrer. Il allait revenir tout de suite, le temps de mettre le foin à l'abri et d'ôter le cheval de la charrette. Les deux amis se consultèrent. C'était peut-être mieux d'entrer. Cela montrerait de la déférence, de la délicatesse. -Nous entrerons un instant, firent-ils. Prenez le temps de mettre votre cheval à l'écurie, rien ne presse maintenant. -Vous avez l'air un peu mystérieux, ce semble... Dites donc, m'apportez-vous une mauvaise nouvelle? -Non et oui, monsieur Longpré, reprit Desmarais... Tenez! vaut autant le dire tout de suite, sans manières, votre fille mademoiselle Lucette a tombé dans la rivière, et... -Elle s'est noyée!... Dites! est-elle morte!... Mon Dieu! ma Lucette! -Non, non, monsieur Longpré, elle ne s'est pas noyée... Elle a été sauvée. C'est l'inspecteur d'écoles qui l'a sauvée... Une drôle de coïncidence... Vous voyez bien qu'elle a été sauvée, nous rions... Et ils se mirent à rire en effet, pour convaincre Longpré. -Mais comment a-t-elle pu tomber à l'eau? Dans une promenade en canot, je suppose. -Nous ne savons rien de ça, monsieur Longpré. -Entrez, venez, fit le cultivateur tout ému, tout troublé, en redoutant encore, malgré le rire et les affirmations, un malheur irréparable. Madame Longpré mettait sur la table la soupe et le lard, le lait et le pain, pour son mari attardé. Elle fut surprise de voir entrer avec deux hommes qu'elle ne connaissait point. -Tu dois être fatigué, dit-elle, pour parler. Elle voyait bien qu'il y avait du malaise dans les manière de ces gens... -Il paraît, commença Longpré, que Lucette n'est pas bien. Ce fut comme un coup de foudre. La pauvre mère comprit qu'elle devait être bien mal, sa fille, qu'elle était morte peut-être. On ne vient pas deux pour annoncer à une mère que sa fille est quelque peu souffrante, qu'elle a une migraine ou un rhume. Les deux courriers de malheur avaient beau protester, ils la trompaient c'était sûr. Il ne voulaient pas lui dire la chose tout de suite, pour la préparer au coup fatal, mais elle devinait bien. Vite, elle voulut courir auprès de sa pauvre enfant. Peut-être pourrait-elle faire plus que les autres pour la ramener à la vie. Une mère, c'est presque tout puissant, tant ça trouve de force en son amour. Les enfants pleuraient. Ils ne verraient plus leur bonne grande soeur Lucette qui les embrassait, le matin, au lever, le soir, en les couchant... qui leur racontait des petites histoires pour les amuser... O la maison désolée! Ils revinrent tous quatre à l'auberge, Longpré, sa femme, et les deux porteurs de mauvaises nouvelles. Lucette était étendue pâle, sur un lit blanc, dans la meilleure chambre, et ses beaux yeux noirs flottaient dans un rêve douloureux. Un souffle régulier, mais un peu sifflant soulevait sa poitrine. Elle ne reconnut pas sa mère. La pauvre femme se penchait sur son enfant, la couvrait de baisers, lui disait toutes sortes de paroles tendres, essayait de la faire sourire, et toujours la jeune fille dans sa pâleur de mort et dans son rêve étrange, ne paraissait rien entendre, rien voir, rien comprendre. La maison s'était remplie de curieux et les propos allaient grand train. Chacun racontait comment l'accident avait dû arriver. Les suppositions s'ajoutaient aux suppositions, personne n'était sûre de ce qu'il affirmait, nul ne pouvait deviner le secret du drame. Le médecin était venu. Il s'était montré fort réticent et semblait n'augurer rien de bon. Il ne fallait pas désespérer cependant. Vers les dix heures, le curé et l'inspecteur d'écoles entrèrent. Le prêtre la regarda longtemps comme pour chercher l'objet captivant qui s'était fixé au fond de son oeil, puis il s'agenouilla. Sa prière fut longue. Les gens que se trouvaient dans la maison se taisaient ou causaient à voix basse, afin de ne pas le distraire. Quand il se releva, après un dernier signe de croix, il y avait un éclat étrange dans ses yeux, et des pleurs roulaient sur ses joues émaciées, traçant comme des rayons divins. -Pauvre martyre! prononça-t-il, à voix basse, deux fois... pauvre martyre! Et en sortant, il se tourna vers la foule et dit: -Mes enfants, quoiqu'il arrive, ne portez point de jugements téméraires. Les secrets de Dieu sont parfois insondables. Le salut des âmes est la seule chose nécessaire. Les corps tombent vite en poussière... Malheur à ceux qui aiment leur vie car ils la perdront!... Dieu sera glorifié par le scandale des méchants. Il s'éloigna avec son jeune compagnon. Il se fit à ces paroles un peu fatidiques, un mouvement prolongé dans la salle de l'auberge, et il passa devant l'esprit de chacun, un trait de feu marqué de caractères étranges, comme une page empoignante d'un livre qu'on ne peut lire encore. Le vent s'était mis à souffler très fort, et le ciel paraissait sombre et bas, avec un amoncellement de nuages. Le curé revint aussitôt. -Un feu qui s'allume là-bas, dit-il, quelque part dans le voisinage de Zidore tourteau. Au nom de Zidore, qui avait sonné un peu haut, Lucette fit un mouvement. Tout à coup, elle jeta un cri et se prit à trembler. -Qu'as-tu donc, mon enfant? ma Lucette? demanda sa mère en l'embrassant avec tendresse. La jeune fille murmura: Zidore! et elle retomba dans une immobilité absolue. Mais cette fois, il y avait de la terreur dans son regard tristement fixe. Une lueur commençait à s'étendre comme un éventail céleste dans le fond noir du firmament, et bientôt, dans cette lueur grandissante, on vit comme le tourbillonnement d'une aile immense. -Pour sût que c'est un moulin à vent, affirma quelqu'un. -C'est une grange qui brûle, alors, en conclut-on. Larose, le forgeron, dit que ce devait être la grange de Zidore. Le moulin avait dû causer l'incendie. Il était attaché avec une mauvaise chaîne, une chaîne mangée par la rouille et trop petite... Il avait voulu lui en faire une bonne, avec du fer de six lignes, à Zidore Tourteau; mais il aurait fallu travailler pour rien. Il ne voulait pas payer, le pingre! Il recueillait le fruit de sa mesquinerie. Il était évident que la bourrasque avait rompu la chaîne rouillée et que la roue s'était mise à tourner. L'huile manquait bien un peu. On économisait l'huile comme le fer... le frottement a produit la chaleur et la flamme a jailli... Les gens écoutaient bouche bée les paroles du forgeron, ses suppositions assez peu charitables peut-être, et sa théorie fort sensée. Plusieurs montèrent en voiture et se dirigèrent en toute hâte vers le foyer de l'incendie. C'était, en effet la grange de Tourteau qui brûlait. Le soir de ce jour-là, à l'heure où Zidore se mettait au lit, pour échapper par le sommeil, à l'angoisse qui l'étranglait depuis son crime atroce, depuis surtout le récit de Tiquenne, Bancalou arrivait de la ville avec l'intention de passer quelques jours chez sa cousine, Madame Tourteau. Outre le besoin d'un repas bien mérité, affirmait-il,-c'est à lui-même qu'il affirmait cela,-il voulait dépister un peu les policiers impatients qui le suivaient de trop près. Il se sentait deviné, et, en homme prudent, il voulait se faire oublier. Quand il vit la maison de son ami Zidore, endormie, il se dit qu'il serait mal venu de troubler un premier sommeil, le meilleur toujours, et qu'on lui saurait gré de sa délicatesse, s'il ne faisait son entrée qu'au chant du coq, avec le soleil levant. Il se souvint des nuits d'antan passées sur les fenils, les pieds dans le foin tiède et la tête dans l'air saturé d'arôme. Il se dit que bien des heureux du monde couchaient parfois dans de plus mauvais draps, et il se rendit à la grange. Il ronflait comme un orgue, sans souci du réveil, et fatigué d'une longue marche par des chemins peu fréquentés, quand il fut éveillé brusquement par le craquement de la longue bâtisse. C'était une sorcière de vent qui arrivait. Il songea à descendre d'abord, en cas d'accident. Une grange, ce n'est pas un roc. Mais il songea ensuite qu'il pouvait tout aussi bien se faire tuer à la porte, et il s'enfonça sous le foin. Il n'entendait plus qu'un grondement formidable. Cependant, il ne pouvait plus dormir. Cela l'ennuyait. Il n'avait point peur; il était chaudement: il s'endormait... Il ne pouvait plus dormir, rien que parce qu'il voulait dormir tout de suite. Il se dit qu'il allait remonter à la surface alors, comme s'il avait été sous l'eau et repoussant le foin qui le couvrait, il reparut sur le sommet du fenil. Il faillit pousser un cri de stupeur. Une petite lueur scintillait aux planches de la couverture, montant de l'aire en léchant les gardes-grain et les soliveaux, et le moulin tournait comme un sabot sous le fouet. Est-ce que Zidore se mêlait de battre du grain, la nuit, comme ça, pour déranger ceux qui dorment sur le foin?... Mais du grain, il n'y en avait pas encore dans la grange. Les champs étaient encore verts et les épis se courbaient de plus en plus. Il s'avança au bord du fenil et regarda en bas. Le mécanisme rugissait dans son infernal tournoiement. Les dents de fer n'avaient rien à dévorer, et semblaient vouloir se briser toutes dans un grincement horrible. Les essieux dilatés faisaient éclater leurs appuis; le bois chauffé répandait une senteur âcre, le feu mordait partout à la fois. Ce serait bientôt un embrasement aussitôt qu'il toucherait à la paille ou au foin. Et c'était par là, par le moulin, qu'il avait escaladé le fenil. Il s'en était servi comme d'une échelle. Il n'irait pas s'y risquer maintenant. Il se brûlerait ou se ferait déchirer. Il eut peur. Allait-il périr là, bêtement, comme un rat pris dans une ratière? Il courut à l'autre bout. Le vide l'effraya. Il pouvait se tuer. Il ne savait pas ce qu'il y avait dans cette aire. Des voitures, peut-être, des instruments d'agriculture, des herses, des charrues... Il allait se tuer. Il revint du côté où le feu s'allumait. Là, du moins il n'y avait que la hauteur à craindre. Mais s'il allait se casser une jambe, demeurer sur le pavé, brûler tout vif?... Il pouvait bien perdre connaissance, s'il se faisait assez mal... Et le feu s'allumait, s'allumait!... -Triple sot! Et prenant une brassée de foin, il la jeta en pas. Il en jeta une autre, puis une autre et il riait maintenant. Quand il jugea que le coup serait assez amorti par l'épaisseur de de la couche, il se lassai glisser du haut du fenil. Il tomba lourdement, mais se relevant aussitôt et regardant en haut, il eut un frisson, il ne croyait pas être descendu si bas. Il courut éveiller Zidore. Cette fois il y avait urgence. XXVII Une Entente Criminelle. Près des ruines fumantes de sa grange, debout, les pieds dans la cendre, des plis de colère au front, Zidore causait avec Bancalou. La conversation fort animée, mais à voix sourde, souvent coupée de silences menaçants, aurait piqué la curiosité des gens, mais personne ne se trouvait dans le voisinage. Ceux qui étaient venus pour voir ou pour aider s'en étaient retournés après que le feu eut accompli son oeuvre. Bancalou ne voulait pas qu'il se fit de bruit autour de son nom. Il savait bien des choses et il n'irait pas seul sur la sellette... Une affaire en révélerait une autre. Zidore qui n'avait ni l'innocence d'un enfant, ni l'imprévoyance d'un naïf, trouvait bien embarrassante l'amitié de l'ancien, et bien dangereuse sa menace. Si l'amitié allait se changer en haine, l'embarras se changerait en danger. Ce gaillard excentrique qui venait se faire héberger sans plus de gêne que s'il eut fait un pèlerinage à la châsse d'un bienheureux, et qui dépouillait son hôte en lui disant: Au revoir, avait perdu une belle occasion de se faire rôtir comme un autre Saint-Laurent. C'était surtout ce qui chagrinait Zidore, il se serait consolé facilement de la perte de sa grange, de son foin, et de son moulin, si dans les débris fumants, il avait trouvé les ossements calcinés de son ami. Il avait d'abord songé à l'accuser. Mais comment faire la preuve? Il y aurait eu présomption, voilà tout. On aurait dit: -C'est un vagabond qui a mis le feu avec sa pipe... Et le vagabond, de répondre, peut-être: -C'est dommage pour vous, mes amis, mais... je ne fume point. Zidore avait essayé cependant d'obtenir un aveu. Il avait même menacé. Bancalou s'était moqué, pous avait menacé à son tour. -Pourquoi, Zidore, moi ton ami, aurais-je mis le feu à ta grange? J'aime bien à manger du pain de blé quand je viens te voir... Pourquoi griller le poil de tes vaches? Tu sais que j'aime le lait... Mais, j'y pense, tes bêtes à corne sont au clos, dans la bonne herbe fraîche... Si ta grange avait brûlé en hiver, avec toute la récolte et tous les animaux, la perte aurait été double, et ton malheur une fois plus grand. Console-toi, mon vieux, de n'être pas plus malheureux... Zidore enrageait de se voir ainsi gouailler dans une pareille circonstance... Si au moins, Bancalou pouvait s'éloigner, disparaître, s'annihiler!... -Je suis ruiné! ruiné à tout jamais! gémissait-il... Au moins tu vas me laisser en paix désormais, et ne plus te souvenir que j'existe. Je suis assez à plaindre comme cela... Je me relèverai comme je pourrai... Mais non, c'est bien fini... je vais mourir dans le chemin! -Nous mourrons ensemble, alors, mon vieux, je sens que je suis né pour mourir... dans le chemin. Mais, consolons-nous, nous aurions été bien plus à plaindre si nous avions été destinés à y vivre, dans le chemin. Zidore vit bien que Bancalou ne renoncerait pas au bénéfice de l'amitié, et qu'il prenait un malin plaisir à lui faire sentir sa caresse de fauve. Il changea de tactique. Puisqu'il ne pouvait pas l'éloigner, il fallait se l'attacher d'avantage. Il descendirent le long de la rivière, et la conversation, perdant son aigreur, devint plus intime, plus chaude. Ils parlèrent du passé, ils osèrent même porter un regard confiant vers l'avenir. Quelques personnes venaient par les champs, de l'autre côté de la rivière. C'étaient des curieux qui refaisaient le chemin parcouru la veille par l'infortunée Lucette. Ils espéraient peut-être découvrir la cause de l'accident. Zidore comprit. Il eut peur. La jeune fille avait peut-être parlé Il prit une résolution soudaine. -Tiens! dit-il à son compagnon, il faut que je te fasse une confidence. Hier, je me suis rendu dans le bocage, là-bas, pour me reposer des taquineries de la maison et prendre le frais. Tout à coup, une jeune fille, la maîtresse d'école, la fille de Pierre Longpré surgit comme par enchantement devant mes yeux... Nous nous connaissions bien... Son père me doit. La conversation s'engage... Pas trop farouche, la petite... Enfin, tu devines le reste. Sans être devin On devine la fin... répondit Bancalou, avec un signe de tête affirmatif. -Maintenant, reprit Zidore, il paraît que la petite s'est jetée dans la rivière, qu'elle a failli se noyer.... qu'elle est dans des transes extraordinaires. -Et que tu pourrais bien être inquiété... Que veux-tu que je fasse pour défaire cela? -Si jamais j'ai besoin de repousser des accusations et de me défendre tu viendras à mon secours. -Je ne vois pas bien comment je pourrais te sauver sans courir le risque de me perdre. -Il ne peut y avoir aucun danger pour toi. -Il faudra que je dise au juge mon nom, mon domicile, mon genre de vie, toute mon histoire, enfin, comme si j'étais un héros de roman, et cela ne me sourit pas du tout. -Tu parleras aux gens d'ici, à mes gens... Dans la paroisse on n'y regarde pas de si près, et celui qui peut produire un témoin a toujours raison. -Que faudra-t-il dire alors? -Tu diras que tu étais avec moi... Tu arrivais de Montréal pour voir un vieil ami... un cousin. Nous faisions une promenade ensemble; nous avons passé la rivière et nous sommes entrés dans le bocage... C'est facile n'est-ce pas!... La petite était là; nous ne le savions point... Nous avons ri et badiné tous les trois.... Des oiseaux chantaient plus loin. Tu t'es éloigné pour aller écouter la chanson des oiseaux... Comprends-tu? -Parfaitement... Ensuite? -C'est tout. -Et en retour de cet immense service qui coûte cher à ma loyauté, tu ne m'offres rien?... Sais-tu que j'hésite? Cette enfant a passé devant mes yeux comme une vision sainte... Elle a passé dans mon rêve comme un ange gardien?... Si elle était un ange gardien!... Il y en a qui sont visibles, parmi nous autres, sur la terre, et ils ont toujours la forme d'une ravissante jeune fille. -Ils devraient continuellement se montrer alors, dit cyniquement Zidore Tourteau. Puis il reprit, plus anxieux: -Que veux-tu? que demandes-tu? je serai généreux. Seulement il faut que je reçoive avant de payer. Le prix sera proportionné au service... En attendant fais de ma maison la tienne, ma table sera toujours mise pour toi. -Alors allons déjeuner... Topons là, c'est entendu. Zidore qui ne visitait jamais le curé, n'hésita pas cependant à venir lui raconter le malheur qui fondait sur lui, et à lui demander d'user de son influence auprès des habitants, pour faire rebâtir la grange par corvées. Le curé le reçut avec politesse, s'informa de sa femme et de son enfant, voulut savoir comment l'accident était arrivé, lui témoigna beaucoup de sympathie et promit de faire un appel à ses paroissiens. Il ne refusait jamais de rendre un service, même à quelqu'un qui ne le méritait pas. Il espérait ramener au devoir, et à Dieu, par la douceur et la bienveillance, les âmes froides, indifférentes ou même révoltées, et plus d'une fois il avait ainsi, par sa charité profonde, triomphé de l'orgueil et de l'endurcissement. Le dimanche suivant, au prône, il parla de l'accident inexplicable dont l'institutrice du village avait été victime, et il demanda des prières pour le prompt rétablissement de la jeune infortunée. Il parla aussi de l'incendie de la grange de Zidore Tourteau et conseilla aux citoyens de ne pas manquer une belle occasion d'exercer la charité. Il était curieux d'entendre, après la messe, les conversations des groupes qui se formaient devant l'église, ou un peu plus loin, sous les ormes, au bord de la rivière. Notre peuple est bon, nos "habitants" sont pleins de bons sens et de foi, nos femmes ne pensent qu'à sauver leur âme, et un peu celle de leurs maris; mais enfin, tout ce monde-là se plaît à faire sentir au bon Dieu qu'il est bien un peu exigeant parfois, et qu'il faut l'aimer gros pour se soumettre ainsi à toutes ses volontés. Et le bon Dieu qui veut des sacrifices doit être assez content de nous. Cela se voit, du reste, à la pluie de bénédictions qui tombe sur nos têtes. Je ne ris pas. D'abord, nous habitons le plus beau pays de la terre. Le plus beau, le plus riche, le plus étrange, le plus grand et le plus heureux. Le plus beau, par son fleuve et ses rivières, ses montagnes, ses lacs et ses forêts, ses plaines et ses vallées. Le plus riche par ses mines d'or, par ses mines de cuivre, par ses mines de fer, par ses houillères, par ses forêts. Le plus étrange, par la variété de ses saisons qui font passer tout à tour sous nos regards éblouis, les jardins merveilleux de l'orient avec leurs arômes troublants et leurs fleurs éclatantes; les prairies du midi avec leurs gerbes de lumière et les reposantes nuances de leurs gazons, les moissons d'or du du couchant, vastes comme des mers, avec leurs flots d'épis féconds qui roulent vers le vieux monde affamé, avec les froides et blanches neiges du Nord qui font d'une terre de volupté, un sol vierge et sans souillure où l'innocence et la pureté peuvent enfin trouver une image de leur éclat et de leur beauté; avec son ciel d'azur sombre où passent, lentement, comme des regards qui ne peuvent se détacher, les constellations les plus brillantes et les étoiles les plus douces. Le plus grand, avec ses côtes plantureuses, ses caps et ses falaises sans limites, qui bercent ou déchirent, mordent ou caressent, à quinze cents lieues de distance, les vagues profondes et mystérieuses des deux plus larges océans. Le plus heureux, avec la paix inaltérable de ses campagnes, où nul n'entend jamais l'appel sinistre des clairons, où nul ne voit jamais passer l'envahisseur; avec l'épanouissement merveilleux de sa grande cité, et le réveil de l'industrie, avec surtout son amour de l'ordre et son attachement à la foi. Mais dans le plus beau pays du monde, il se trouve des femmes laides et des hommes pervers, parmi les gens les plus résolus à suivre les conseils de la raison, il y en a qui font des sottises; dans le nombre infini de bouches chrétiennes qui murmurent de longues prières au Seigneur il en est, hélas! qui laissent la trace de leurs dents sur la réputation du prochain. A la vérité, il n'est pas facile de parler bien de tout le monde, sans mentir un peu, et il y a des noms que l'on crache comme une bouchée amère. C'est pourquoi, après la messe, le nom de Zidore Tourteau, se promena d'une bouche à l'autre, toujours rejeté et de plus en plus déchiqueté. -Il était riche, Tourteau, il pouvait bien supporter la perte qu'il venait de faire... Ce n'était pas son bien qui s'en était allé en fumée... La farine du diable s'en retournait en son... Il se referait vite, et les emprunteurs lui viendraient en aide... Il imposerait une taxe sur les nécessiteux... Bien des choses malignes, vraies au fond, mais d'une forme badine. C'était le premier mouvement, le mauvais souvent. Quand la réflexion viendrait on ne dirait plus rien; puis l'habitude du bien prendrait le dessus et l'on volerait, pleins de charité, au secours d'un misérable. Et en effet, dans le cours de la semaine, on vit un grand nombre de cultivateurs gagner le bois, la hache sur l'épaule. Ils allaient couper des épinettes ou des pruches de forte taille, pour équarrir des sablières et des poutres, des lambourdes et des chevrons, toute la charpente d'une vaste grange. Et ils pensaient, en travaillant, qu'il faut faire le bien pour le mal, et pardonner si l'on veut être pardonné. XXVIII Ou Zidore Tourteau S'Affuble D'Un Masque. La maison de Longpré s'enveloppait d'un voile de tristesse. A la lutte pour les besoins de l'existence se joignait la lutte contre les chagrins et contre le déshonneur. Il semblait à la mère affligée qu'elle n'avait pas assez veillé sur son enfant, et la peur d'avoir manqué à son devoir redoublait sa torture. Le père s'imaginait voir un de fausse pitié sur le visage de ses amis. Il sentait son son courage faiblir et l'avenir l'épouvantait. Il savait maintenant comment le malheur était arrivé et il voulait poursuivre le coupable jusqu'en enfer. Lucette, réfugiée dans sa petite chambre comme dans un nid, sous l'aile maternelle, n'osait plus se montrer aux regards des hommes. Elle se se sentait avilie malgré son innocence, et sa raison, que se réveillait d'un choc presque mortel, lui montrait chaque jour plus profond l'abîme ou l'avait jetée un infâme. Elle appelait la mort, cette suprême consolatrice de ceux qui ne peuvent plus être consolés, cependant, maintenant qu'elle possédait toute son intelligence, elle ne voulait rien faire pour hâter la fin de son martyre. Dans un moment de désespoir, alors que sa pauvre raison était noyée dans les ténèbres, elle avait douté de Dieu et repoussé le calice qu'il lui présentait. Dieu lui pardonnerait cet acte insensé, et elle le boirait, le calice... Elle le boirait jusqu'à la lie, comme avait fait son divin Maître. L'école était fermée, l'orgue ne chantait plus. L'ancienne institutrice du couvent consentit à accompagner les chants de l'église en attendant le retour de la jeune organiste. Le curé était aussi très désolé. Il savait bien que le crime devait être puni, mais il conseillait la prudence. Du bruit, du scandale, cela ne remédierait guère au malheur. L'homme était rusé, dangereux, effronté; il ne reculerait devant rien pour atténuer son infamie... Le silence vaudrait mieux probablement... Dans tous les cas, il allait y songer sérieusement, et donner toute son aide à la famille éprouvée. Tourteau se doutait bien que l'attentat serait divulgué, et qu'il aurait à se défendre. Fort de l'appui de son compère Bancalou, il mit un masque d'honnêteté sur sa face canaille, et il se montra partout avec effronterie. Il faisait un accueil sympathique à tout le monde, avait un bonne parole pour chacun, serrait la main à celui-ci, s'informait des affaires de celui-là, souriait toujours et ne se fâchait jamais. Il prêtait même volontiers, sans paraître se soucier des garanties. Il accordait du délai à qui se trouvait dans la gêne. Il baissa même le taux de l'intérêt en certain cas. Et comme les gens étaient ravis de le voir en si belle humeur et en si bonnes dispositions, ils le visitaient, n'osaient plus dire du mal de lui, et s'imaginaient s'être trompés à son sujet. Un soir, il frappa à la porte du presbytère. Le curé fut bien surpris de sa visite. -J'aurais dû venir plus tôt, monsieur le curé, commença-t-il, après les saluts d'usage. -Vous êtes toujours le bienvenu, monsieur Tourteau, répondit le prêtre. Ils entrèrent dans le cabinet de travail. Tourteau reprit: -Je veux dire, monsieur le curé, que j'ai tardé à venir vous remercier de ce que vous avez fait pour moi, quand ma grange a brûlé. -Je n'ai fait que rappeler à mes paroissiens un devoir de charité. Ils s'en seraient peut-être souvenus tout de même si je n'avais rien dit. -Cela m'a valu beaucoup, ma grange est debout maintenant, et couverte. -J'en suit fort aise, assurément. -Seulement, c'est une belle récolte de foin de perdue... -Pour la terre, oui, répondit le vieux prêtre, mais c'est un belle moisson d'engrangée pour le ciel, si vous avez accepté l'épreuve d'un coeur soumis. -Ah! monsieur le curé, je suis bien méchant, mais j'ai le sentiment de mes devoirs envers le bon Dieu. -Envers le prochain aussi, sans doute, mon cher Tourteau, ajouta le curé un peu malicieusement, un peu aussi pour l'amener sur la voie où il voulait l'entraîner. Zidore le regarda surpris. Il se croyait prêt à parer à toute éventualité pourtant. Il se remit assez vite. -Le prochain, monsieur le curé, dit-il, il est souvent plus malaisé à contenter que le bon Dieu. -Et puis on s'en moque pas mal... surtout quant il est impuissant et ne peut ni se défendre, ni se venger. -Je sais où vous voulez en venir, monsieur le curé, et je suis content de vous parler à coeur ouvert comme à un père vénéré. Vous faites allusion à cette vilaine affaire de... Le prêtre, d'une voix tremblante, émue, indigné, dit: -Ah! monsieur Tourteau, vous avez fait à cette jeune personne un mal irréparable... Tous vos biens ne sauraient racheter une parcelle de l'honneur perdu et les larmes que vous faites couler pourraient arroser vos sillons mieux que les ondées du ciel, mais ce n'est pas la bénédiction qu'elles y feraient germer. -Vous parlez en parabole, monsieur le curé, c'est beau, mais, tenez, je vais vous parler tout bonnement, moi, c'est mieux... je vais vous dire la vérité toute pure. Je suis un grand pécheur et je fais mon "mea culpa", mais je ne suis pas aussi coupable qu'on vous l'a dit, et qu'on veut le faire croire partout. Bien d'autres à ma place auraient aussi perdu la tête et se seraient mis un gros péché sur la conscience. -Oh! oh! affirma le saint vieillard en hochant la tête, mes paroissiens valent mieux que cela, je les connais. -Et je suis votre paroissien comme les autres. -Moins que les autres, car vous venez d'ailleurs. Les autres, je les ai presque tous baptisés et mariés... j'en réponds! Le bon prêtre s'enorgueillissait en parlant de ces enfants qu'il avait fait chrétiens, de ces jeunes gens qu'il avait bénits, et qui tous donnaient l'exemple des vertus chrétiennes et faisaient la gloire de la religion. Puis il dit brusquement: -Je sais d'où vous venez vous. -Je ne l'ai jamais caché, répliqua Tourteau. -Vous souvenez-vous, demanda le vieillard, d'un petit garçon de l'île aux Ours qui jetait des pierres à un prêtre?... Vous devez vous en souvenir, car c'était vous. Moi, je m'en souviens, car le prêtre c'était moi. -Bah! un enfantillage, murmura Zidore... -C'est peut-être un enfantillage d'alors que vous a conduit au crime d'aujourd'hui. Il y eut un moment de silence et de malaise. Le curé reprit: -Qu'allez-vous faire si vous êtes traîné sur le banc des criminels? -Je ne serai pas le premier qu'on y aura traîné injustement. Le curé ne s'attendait pas à cette réponse. -Vous venez d'avouer votre faute, dit-il... Vous vous reconnaissez un grand pécheur. -Oui, ma faute, oui, un grand pécheur... j'aurais dû résister à la tentation, fuir une occasion funeste, ne pas abuser de l'étourderie de la malheureuse, faire semblant de ne pas comprendre ses irrésistibles provocations. L'esprit est fort mais la chair est faible. -Vous osez l'accuser?... Vous, le coupable, vous devenez l'accusateur!... Je ne serai pas dupe de votre ruse et de votre audace, monsieur Tourteau... Les colombes ne dévorent pas les éperviers. -Non, mais elles les attirent. Le vieux prêtre était confondu de tant de perversité. Il voyait la lutte du fort contre le faible, du méchant contre le bon, de la fourberie contre l'honnêteté, de l'argent contre la pénurie. L'innocence courait grand risque de se voir salie de nouveau. Il fut rempli de consternation quand Zidore lui déclara qu'il pouvait appuyer ses dires par le témoignage d'un homme digne de foi, qui par une permission de la Providence s'était trouvé dans le bosquet, le soir de la regrettable rencontre. Et cet homme il le nomma; c'était Racinot, le cousin germain de sa femme. Ah! le banc des criminels, il le redoutait, à cause du scandale, sans doute, mais Longpré reviendrait la tête basse s'il l'y traînait... Alors le bon curé se souvint des deux vieillards impurs et de la chaste Suzanne, et il dit d'un ton brûlant à Zidore Tourteau: -Vous étiez donc deux infâmes libertins! -Zidore voulut répliquer. -Allez, reprit le saint prêtre, vous pouvez me tromper, car je ne suis qu'un homme, mais vous ne tromperez pas Dieu!... Je suis vieux, Zidore Tourteau, mais je vivrai assez longtemps pour voir le triomphe du bien sur le mal! XXIX Dans Le Creuset. Tristes, tristes furent les jours qui suivirent. Tristes il furent pour la famille Longpré, et tristes pour la famille Tourteau. Mais chez Longpré les fronts se courbaient humblement sous le bras pesant de Dieu, et chez Tourteau l'impatience grondait. Là-bas, dans la maison du cultivateur pauvre, l'amour unissait les uns aux autres, par des liens de plus en plus forts, les membres souffrants, ici, dans la maison du riche, la division régnait. D'un côté le père et les enfants accomplissaient fidèlement et sans murmurer la loi pénible du travail, et si l'on ne chantait plus en revenant du champ, on priait ensemble, au pied de la croix, quand la journée était finie; de l'autre côté, le père, la mère et l'enfant se fuyaient instinctivement, ayant peur les uns des autres, et ne comprenant pas les douceurs de l'union. L'usure remplaçait le travail et les combinaisons risquées tenaient lieu de prières. Il y avait donc de l'affliction chez Tourteau comme chez Longpré. Aux deux foyers les pleurs coulaient. Chez Zidore, une femme, une mère se désolait. Elle se désolait à cause du mauvais caractère de son mari, à cause des paroles blessantes qu'il lui disait et des traitements indignes qu'il lui faisait subir, à elle et à son enfant. Et l'enfant grandissait malgré les soins maternels, dans l'ignorance et le désoeuvrement. L'exemple de son père lui deviendrait fatal. Au foyer de Longpré, une femme, une mère pleurait aussi. Elle pleurait sur la honte d'une fille bien-aimée. Elle pleurait sa gloire maternelle à jamais flétrie. Et le chagrin la tuait lentement, sûrement. Sa fille infortunée gémissait avec elle sur ses désespérantes épreuves. Serrées l'une contre l'autre comme des colombes blessées mortellement, par le même trait cruel, elles mêlaient leurs sanglots en regardant la mère du divin crucifié, et elle suppliait le Seigneur de mettre fin à leur insupportable existence. Le bon vieux curé venait souvent leur apporter les consolation de la foi. Il les aidait de ses conseils, priait pour elles à l'autel pendant le saint sacrifice. Souvent, dans ses instructions du haut de la chaire, il disait comme la charité est une chose divine et comme elle-même sûrement au ciel. Il expliquait combien les apparences sont trompeuses et comme il serait imprudent de juger d'après elles des personnes et des choses. Le vice revêt souvent la livrée de la vertu et la vertu, parfois, se voit injustement et cruellement affublée de la la livrée du vice. Une âme que l'on croit coupable, peut avoir l'innocence de l'ange, et l'ange qui nous sourit est peut-être un abîme de mensonge. Dieu seul peut lire dans le coeurs et les pensées se manifestent à ses yeux comme des gerbes de lumière ou des orbes de fumée. Il soutenait, l'excellent prêtre, le courage souvent faiblissant de Pierre Longpré. L'épreuve était rude, la tentation était forte, l'inconstance et la fragilité des résolutions étaient grandes, mais il ne fallait pas détourner les yeux du calvaire. Toute énergie invincible venait de cette croix noire, ou sommet de ce mont sanglant. Tout chrétien sincère doit se rendre là, pour y être crucifié comme son Maître et Sauveur; mais c'est le terme de la souffrance et le commencement de la glorification. Et puis, le découragement n'a jamais été un remède. C'est, au contraire, une aggravation du mal. L'esprit qui se détend n'est plus traversé de rayons de clarté; l'âme qui ferme son aile ne tressaille plus aux ravissements des essors hardis; le corps qui s'affaisse sent de plus en plus le poids de l'inertie. René Larose, le fils du forgeron, était venu quelquefois chez Longpré, dans l'espérance de voir Lucette et de lui parler. Il fut assez heureux d'abord, et il réussit à cacher, sous le prétexte de la musique et du chant, le véritable motif qui l'amenait. Mais rien ne pouvait arracher la jeune fille à sa noire mélancolie. Elle devinait bien pourquoi il revenait toujours, ce brave garçon, et elle ne pouvait plus le laisser ébaucher des rêves inutiles... Un jour il comprit qu'il ne pouvait plus la revoir, et une profonde amertume emplit son âme loyale. Longpré ne prenait plus sa place à la table des amis, au temps des fêtes, et il n'invitait personne à son foyer. Il se penchait sur les sillons de son champ comme sur le sein d'un compagnon avec lequel il ne ferait plus qu'un bientôt. Le travail et toujours le travail, c'était là surtout qu'il trouvait la distraction et l'oubli. Il n'arriverait jamais à l'aisance à cause de la maladie et des accidents. Sa pauvre femme s'en allait à la tombe, c'était clair, et Lucette, qui était la plus âgée des filles disait qu'elle s'en irait à la ville, quand sa mère irait au cimetière. Elle vivrait inconnue, ignorée, enseignant les petits, soignant les malades, et attendant ainsi, dans le travail, les pleurs et la prière, l'heure de l'éternelle délivrance. Peut-être aussi songeait-elle que là-bas, dans la grande cité, ou milieu de la foule énorme, elle pourrait, un jour, par un hasard inexplicable, par une permission du bon Dieu, rencontrer un petit être délaissé, beau, triste, sans père ni mère, qui lui sourirait avec des larmes, qui lui tendrait ses petits bras amaigris en murmurant: je ne suis plus orphelin! O folie! Il ne fallait pas s'amuser à ce rêve enivrant trop plein de douceur et trop plein d'amertume!... Si le péché allait venir maintenant!... Inextricables arcanes du coeur humain! du coeur maternel plutôt!... Elle pensait encore par distraction, sans le vouloir, entraînée par le torrent d'amour qui passe sur toutes les jeunes âmes. O volupté sainte de deux êtres qui s'aiment infiniment, je ne te connaîtrai jamais!... Non! non!... va! va!... C'est le péché avec ses séduisantes images!... Et, d'un geste de sa main frémissante, elle était ôtait de devant ses yeux la voluptueuses suggestion. Enfin, un soir, un beau soir d'automne, la femme de Longpré mourut. Elle mourut tout à coup, dans sa chaise berçante, devant la fenêtre toute pleine de rayons roses du soleil couchant et ses yeux de morte ne cessèrent pas de se baigner dans la lumière car le soleil de l'éternité se levait pour elle. Son amie Christine, la femme de Zidore Tourteau sortit aussi de sa maison. Elle sortit avec son enfant; mais ce fut sans dire adieu à son mari, et pour aller continuer ailleurs son existence qui ne pouvait plus être heureuse. Zidore, seul, délaissé, méprisé, rentrerait peut-être en lui-même et reconnaîtrait son erreur. Il verrait qu'il a fait fausse route, et qu'en rendant les autres malheureux, il s'est fait à lui-même une vie insupportable. XXX Pour Qui Sonne La Cloche? Zidore Tourteau, demeuré seul dans sa maison, avait d'abord éprouvé le plaisir malsain de l'égoïste qui n'est plus obligé de partager avec les autres un morceau de pain ou un sentiment d'affection. L'âtre ne s'allumait que pour lui seul, et pour lui seul le soleil envoyait, par les vitres claires ou les fenêtres ouvertes, des images lumineuses sur les murs blanchis ou les planchers nus. Il mangeait ce qu'il voulait de ce pain de blé, et il était sûr de retrouver le croûton du midi dans la corbeille, au repas du soir. Les oiseaux chantaient pour lui dans les ormes chevelus d'alentour, et s'il lui venait à l'idée qu'ils avaient des notes plaintives, à cause du départ de sa femme et de son enfant, il leur jetait des pierres pour les chasser. Cependant, malgré son attachement à ses biens, et la satisfaction qu'il ressentait de n'être plus observé, ni jugé, il se fatigua de la solitude froide où il vivait, et il s'aperçut que ce coeur mauvais dont il avait suivi les impulsions ne lui donnait point la paix, et ne le prémunissait nullement contre les menaces de l'avenir. Il ne regrettait pas sa femme, car il ne l'aimait point, mais il sentait le besoin de s'attacher une âme, ne serai-ce que pour la briser ensuite. Il se surprenait à désirer la mort de celle qu'il avait juré de protéger toujours, afin de reprendre cette liberté chère qu'il avait enchaînée par un serment irrévocable. Il aurait peut-être hésité à se faire assassin, mais pas à cause du crime, à cause du scandale et du châtiment. Alors, il courait au danger. Il pouvait comme beaucoup d'autres misérables se laisser griser peu à peu par l'appât du plaisir, se laisser aveugler par l'espoir de l'impunité, et, un bon jour, se réveiller de cet horrible cauchemar de l'amour criminel, les mains rouges de sang. Les travaux de culture ne languissaient pas, et ses terres produisaient de meilleurs fruits que son âme. Il avait de bons serviteurs, et il les faisait travailler avec intelligence. Autant que possible il les prenait dans las familles d'alentour, afin de n'avoir pas à les nourrir et à les coucher. Un soir qu'il descendait du champ, la faulx sur l'épaule, ayant fait le glanage des levées, après la fenaison il entendit la cloche sonner. Des tintons d'abord, trois comme trois cris plaintifs, lents, espacés, puis, une volée lugubre... Des glas! Il se demanda pourquoi. Il savait que Larose, le forgeron était malade, mais pas en danger. Est-ce que ce serait pour lui, par hasard?... Il laissait une veuve assez à l'aise et belle femme encore, que diable!... Un peu grosse peut-être mais fraîche, forte, pleine de santé, l'oeil encore tout brillant de promesses... Il l'avait aimée dans sa jeunesse. Il ne l'avait jamais oubliée peut-être. Il se laissa emporter par le vol imprudent de son imagination corrompue. Et la cloche sonnait toujours ses trois tintons douloureux, comme trois cris plaintifs, comme trois appels à la pitié, et puis elle sonnait en branle, ensuite, de toute force de ses larges poumons d'airain comme pour hâter le secours. Si c'était lui, le forgeron!... Il allongea le pas; il lui tardait de savoir. L'insensé! il ne songeait plus déjà à la chaîne qui le rivait à un amour et à un devoir... Une chaîne morale, ça ne se rompt pas comme une chaîne matérielle et la violence de l'effort n'y peut rien. Il lui semblait qu'il était libre... ou qu'il pouvait aisément le devenir. Il glissait vers l'abîme, il caressait l'infamie. Quand il entra dans sa maison, il trouva que le silence avait quelque chose d'insupportable, et que les pièces vides s'ennuyaient. Il ne sut pas, ce soir-là, pour qui la cloche avait sonné, et il ne dormit guère. Il rêva de tombes et de fiançailles; il vit danser une femme décapitée, et se vêtir d'un linceul, une mariée couronnée de fleurs. On chantait, le matin, une messe pour les biens de la terre. Zidore n'avait pas coutume de se déranger pour aller à l'église, la semaine, les jours de travail. Il n'avait pas de temps à perdre, disait-il, et il prétendait que le bon Dieu ne faisait pas pousser de grain là où le semeur n'en avait pas mis. Seulement il ignorait si le grain semé ne serait point, par la prière, préservé des vers ou des mouches, de la rouille ou de la grêle, et si le bon Dieu qui veut qu'on le prie et qu'on espère en lui, ne bénirait point d'une manière spéciale, ceux qui font des sacrifices pour lui être agréables. Cependant il attela son cheval à la charrette et partit pour la messe. A la même heure, Longpré se dirigeait aussi vers l'église. C'était lui, Pierre Longpré, qui faisait chanter la messe. Eh bien! oui, que voulez-vous? il faut raconter les choses comme elles se sont passées... Longpré, malheureux, affligé dans son coeur, dans son esprit et dans ses biens. Longpré, descendant pas à pas, l'abîme de la misère, sous les yeux de ses concitoyens impuissants à le retenir sur la pente, dépensait ses derniers deniers pour faire un acte solennel de foi, et, la tête courbée sous le faix des chagrins, il allait avec ses enfants dans sa voiture de travail, se prosterner sur les dalles du temple et implorer la miséricorde céleste. Toutes les pensées de Longpré étaient des prières... Toutes les pensées de Tourteau étaient des défis à la sagesse de Dieu. Lucette allait partir le lendemain. C'était peut-être la dernière messe qu'elle entendrait dans l'église de son village et la dernière communion qu'elle y ferait. Elle partait sous la garde de Dieu. Zidore ne put s'empêcher de tressaillir d'un tressaillement de joie en apprenant que c'était en effet pour Larose, le forgeron, que la cloche avait sonné. Il était mort après quelques jours de maladie. Une inflammation des poumons l'avait emporté... Elle était libre la femme que Zidore convoitait tout à coup!... Mais lui! Oh! comme il aurait payé cher celui qui, d'un coup de maître, aurait coupé les liens qui le tenaient captif!... Il savait bien que la veuve porterait un deuil convenable et respecterait la mémoire de son mari. C'était mieux. Le temps seul pouvait tout arranger. Le temps, c'est l'unique médecin qui peut se vanter de guérir tous les maux... et il ne fait pas de réclame! Dès lors, la vie de Tourteau fut éclairée d'un reflet lointain et mystérieux, le reflet d'une espérance. XXXI Ce Que Vaut Un Recommandation De John Kislips. Dans la grande cité, loin de sa famille et des ses compagnons; loin des arbres amis qui tant de fois lui avaient prêté leur ombre bienfaisante, et loin des sentiers de fleurs que ses pieds d'enfant avaient gaiement parcourus; loin de l'église modeste où elle avait chanté et prié, comme font les anges et les oiseaux, et loin de presbytère où elle allait chercher des conseils et des consolations, pendant des années, Lucette vaillamment lutta contre les rigueurs de sa lamentable destinée. Elle chercha d'abord des élèves. Elle voulait enseigner. Elle trouvait un plaisir extrême à façonner les jeunes intelligences et les jeunes coeurs. Elle n'eut pas, tout de suite, autant d'élève qu'elle le voulait, mais elle eut toujours du pain sur sa modeste table et un lit blanc dans sa chambre immaculée. La première porte où elle frappa n'était pas la bonne. -On sonne, Marie, avait dit la dame. Et la servante, grasse et rose s'était levée de la chaise où elle berçait un rêve mignon. -On sonne, Marie... Allez ouvrir, mais, si c'est une femme, je n'y suis pas avait ajouté la dame. Et la servante, en se rendant à la porte faisait "in petto", cette observation. -C'est curieux comme Madame n'aime pas la couleur de son sexe. Elle revint, se dodinant. -Une petite pimbêche... Des grands yeux noirs et pas de visage... Elle a demandé si Madame avait des enfants à faire instruire. Elle doit en savoir long, pour en montrer aux autres... Je lui ai répondu que Madame ne faisait pas instruire ses enfants à la maison. Il y a des pensionnats... Finalement pour rire, je lui ai montré la porte voisine: Là, mademoiselle, vous aurez une chance... Allez et frappez, on vous ouvrira... Bonjour! -C'est bien, Marie, vous pouvez vous retirer... Et elle reprit, la dame, se parlant à elle-même: -Je ne comprends pas qu'on fasse venir une institutrice chez soi, quand on peut envoyer ses enfants ailleurs... Aller voir ses enfants à la pension, quel joli prétexte pour montrer ses toilettes!... Et les toilettes, quelles armes invincibles!... Oh! je veux demeurer dans les limites permises... Se faire voir et se faire aimer!... Se faire désirer et ne jamais se donner! Ces pauvres hommes, comme on les floue! Et pendant que Madame Unetelle, la maîtresse de Marie s'enivrait au souffle de la coquetterie, n'ayant nulle crainte pour sa vertu bien cadenassée au fond d'un coeur en ruine, la pauvre Lucette Longpré, en quête d'élèves, frappait à la porte voisine. Une porte qui avait l'air de se moquer d'elle avec sa plaque d'argent trop large et son nom trop original John Kislips. C'est certain que la servante avait voulu rire; elle devait regarder par l'entre-baillement des volets. Un homme vint ouvrir. Un homme pas vieux, pas jeune, ni grand ni petit, mais rond, épanoui, pourpre, rayonnant: c'était John Kislips lui-même. -How do you do, mis? fit-il, souriant... -Je ne parle pas l'anglais, monsieur, répondit Lucette un peu gênée. -Oh! vous french!... Bonne jaor, Mademoiselle!... parfaitement... Entrez... come in... Viens par là... Elle n'osait refuser de le suivre, et cependant, elle voulait demeurer près de la porte. -Vous besoin de moa pour quelque chose! demanda-t-il, en la priant de s'asseoir,... Moa aimer beaucoup plaire aux belles petites french. -Je cherche des élèves, je donne des leçons... -Oh! vous artiste! -Je joue un peu le piano... j'enseigne le français... -Oh! vous jouer avec le piano?... Moa aime beaucoup le piano... Sit down there... tu vas jouer une tune... Elle se leva un peu sévère. -Monsieur, permettez que je me retire. -Oh! je voulai pas offenser vous, Mademoiselle... je vous demande bien pardoun... j'adore la miousique... et je souis toujours seul avec mon soeur qui est toujours sortie... pour chercher les pauvres. -Si vous aviez des enfants, je... Elle se souvint qu'il venait de dire qu'il était seul. -Des enfants, répliqua-t-il, toujours épanoui, vous ne voir pas beaucoup ici, malheureusement... Je souis un vieil batchelor et ma soeur une vieille fille. -Je regrette de vous avoir dérangé, monsieur, fit Lucette en se retirant. -Attends, mademoiselle, je vas faire une chose pour toi. Toi connaître monsieur Wilson de la Mignonne street? -Non, monsieur je ne le connais pas. -Number 795... Il est marrier avec un bon petit femme qui parle le french comme toi... C'est mon best friend... Il a deusse petites filles pour faire educated par toi... Je vas écrire un mot. Excuse me... Assis encore une minute... Sit down... Lucette, un peu rassurée, se laissa tomber sur un fauteuil, pendant qu'il allait dans une salle voisine écrire quelques lignes pour son ami Wilson. Quand il revint, il s'aperçut qu'elle avait pleuré. Il parut désolé. -It is too bad! murmura-t-il; it is too bad!... Il lui présenta la lettre qu'il venait d'écrire. -Vous aller avec cette note, dit-il, et vous avoir la bonne chance. Quand vous besoin de John Kislips, vous venir, quand même que John est un vieux batchelor. Elle sortit plus allègre qu'elle n'était entrée. On s'attache insensiblement à la vie, et l'on se prend facilement à espérer. Elle pensa que si la grosse servante de l'autre maison avait voulu s'amuser à ses dépens, le bon Dieu pouvait faire tourner cette malice à son avantage à elle. Elle se dirigea vers la rue Mignonne. A mesure qu'elle approchait, la crainte, le doute se réveillaient. Elle se sentait oppressée. Si c'était une mauvaise plaisanterie aussi, cette lettre qu'elle portait?... Il y avait un nom sur la porte; elle allait bien vu avant d'entrer. C'était ça, Wilson, George Wilson, esqr. La lettre était adressée à madame George Wilson. Elle sonna. Son âme encouragée répercuta la note claire du timbre d'argent. Madame était sortie et elle n'entrerait peut-être pas avant six heures. Lucette éprouva un léger désappointement. Elle avait hâte de voir ses premières élèves. Elle attendit. Des jouets d'enfants étaient éparpillés sur le tapis de la salle. Des troupeaux de moutons, de chevaux, des traîneaux, une brouette, un tricycle, puis des poupées en grandes toilettes, des poupons dans leurs berceaux, des garde-robes pleines de linge, des carrosses de gala, tout le luxe des petits messieurs et des petites dames en herbe. L'infortunée Lucette, penchant la tête sur sa poitrine, tomba dans une rêverie profonde. De quoi songeait-elle, que voyait-elle, ainsi perdue dans ce lointain où s'enfonce parfois l'âme parfois endolorie?... Les bonheurs perdus!... les espérances évanouies!... les amours tuées à leur éclosion!... une suite longue désormais des heures de deuil! Madame Wilson entra et les rêves de la pauvrette s'envolèrent effarouchés. Trois enfants la suivaient, un petit garçon et deux fillettes. Le petit garçon sauta sur son tricycle et fit le tour de la salle; les petites filles embrassèrent leurs poupons roses. Lucette remit à madame Wilson la lettre de son nouveau et fort inattendu protecteur, monsieur Kislips. Madame Wilson souriait en lisant, et il semblait à Lucette qu'il y avait de la moquerie dans ce sourire. Devenait-elle un jouet? Est-ce qu'on prenait plaisir à la mystifier? Pourtant!... -Vous enseignez, mademoiselle, fit madame Wilson en repliant le papier. -Oui, madame, si je puis trouver des élèves. J'ai un diplôme... -Ici, le diplôme n'est guère nécessaire. Mon petit garçon est encore loin du baccalauréat, reprit en riant la bonne dame. Et elle ajouta: -Monsieur Kislips, qui ne vous connaît nullement, me prie, par tous les dieux qu'il adore, le biftec, le dindon, le rosbif, la bière, le gin, et le brandy, de vous donner comme institutrice à mes enfants, à mes petites filles surtout. C'est un original très bon qui voudrait passer pour méchant. Il a du flair autant qu'il a du coeur. Je vous prends donc pour faire l'éducation de mes chères fillettes. Nous ne discuterons pas les émoluments; vous serez bien traitée. Je vous aiderai à trouver d'autres élèves, et j'espère que vous gagnerez une honnête existence. Lucette ne put que balbutier un merci: un sanglot l'étouffait, un sanglot où il y avait du bonheur, des regrets, de l'espoir... toute sa vie. Mme Wilson, respectant son émotion, garda le silence pendant quelques minutes, puis, ensuite, elle lui demanda son nom. Elle le trouva joli, ce nom de Lucette Longpré. Elle appela alors ses deux petites filles, Maud et Maggie, et toute deux accoururent tenant serrées contre leur poitrine leurs gentilles poupées... Elles avaient le même âge; elles étaient bessonnes. Très blondes toutes deux, avec des yeux d'un bleu sombre, et des cheveux couleur de blé mûr, que tombaient en boucles sur leurs fraîches épaules, elles étaient vraiment belles, et si pareilles, avec cela, qu'il fallait les voir souvent pour les distinguer du premier coup d'oeil, l'une de l'autre. Elles venaient de fêter leur huitième année... -Nous voici, mère, que veux-tu de nous? dit la première arrivée. -Voici, mes chères, reprit madame Wilson, mademoiselle veut bien venir chaque jour vous donner des leçons de français et de piano, vous lui obéirez comme à moi-même, n'est-ce pas? et vous l'aimerez comme une grande soeur. -Oh! oui, mère, dirent ensemble les aimables petites filles. Lucette les attira à elle et mit un bon baiser sur leurs joues roses. -Nous serons de bonnes amies, fit-elle. Le ciel s'éclaircissait: un souffle nouveau passait, moins âpre, plus tiède, un reflet d'or perçait la nue. Lucette reçut de temps en temps la visite de son père bien-aimé. Ses petits frères et ses petites soeurs lui envoyèrent des souvenirs de la prairie: bouquets de marguerites et de lilas, fraises suaves et parfumées, prunes aux reflets de pourpre, au pelures de velours, pommes tendres, juteuses, exquises... Et toujours, avec cela, des baisers plus doux encore, des paroles plus agréables, mille choses trouvées au fond de leurs bons petits coeurs. En retour, elle leur donnait de jolis et utiles cadeaux. Elle était comme une fée qui aurait vécu au milieu d'eux, invisible et bienfaisante. Partout on voyait la trace de sa main délicate, et son esprit de charité semblait se fondre avec leur esprit. Elle leur écrivait souvent, et toujours pour dire des choses consolantes, pour les encourager au bien, pour leur parler de la beauté de la vertu, de la nécessité de se soumettre à la volonté divine, et des consolations qui se trouvent dans le renoncement à soi-même et la pratique de la charité. Elle ne voyait que peu de personnes. Sa meilleure amie était une religieuse de l'hôpital, sa parente, son meilleur ami était un vieux confesseur qui avait vu bien des misères et adouci bien des amertumes dans sa longue vie d'apôtre. De temps en temps venait frapper à sa porte un jeune homme qu'elle avait bien connu dans son village, et qu'elle avait peut-être aimé un peu. René Larose, le forgeron. René Larose l'aimait en silence depuis assez longtemps, et son coeur généreux fut rempli d'une si grande compassion pour elle, qu'il résolut de la suivre à la ville pour la voir, pour la protéger, pour l'épouser, un jour, s'il avait le bonheur d'être agréé. Elle s'était mise dans une pension d'abord, dans une fort modeste pension, et sa chambre, petite, sans soleil, avait quelque chose de la tristesse d'une tombe. Elle en fit un autel. Un crucifix, des fleurs, des images, une lampe, des rideaux blancs, tout cela donnait un petit air de gaieté chaste que valait un rayon de soleil. Source: http://www.poesies.net