Bataille D'Ames. (1899) Par Pamphile Le May. (1837-1918) Tome II Le Chemin Du Calvaire. TABLE DES MATIERES I Bancalou Et Tiquenne. II Sanctuaire Et Cavernes. III Ou La Charité Prend Les Ailes De L'Amour. IV Comment Lucette Et madame Tourteau S'Etaient Retrouvées. V Le Reveil Des Coeurs. VI Rencoutre Inattendue. VII Lucette Et Son Dernier élève. VIII Deux Policiers Dans L'Embaras. IX Une Resemblance A Dix Ans D'Intervalle. X Ou Bancallou Improvise Une Petite Histoire. XI Ou Zidore, Bancalou Et Tiquenne Tombent D'Accord. XII Les Dernières Nouvelles. XIII Une Idée De Bancalou. XIV Délices Et Tortures. XV Isidore Tourteau Chez Sa Femme. XVI Zidore Et Sa Femme Réclament Le Port-Monnaie. XVII Part A Trois. XVIII Une Veillée Au Club Des Six. XIX Au Dernier Vivant les Biens. XX Faits Divers. XXI Un Coup De Filet. XXII Un Sommeil Sans Réveil. XXIII Audaces Fortuna Juvas, Ou Qui Risque Rien N'A Rien. XXIV Un Douloureux Accidents. XXV Ou Zidore Se Console Et S'étonne. XXVI Bisbille Et Roucoulements. XXVII L'Angelus. XXVIII Zidore Vat-T-Il Convoler? XXIX Le Baiser Des Fiançailles. XXX Mané, Thécel, Pharès. XXXI Le Commencement De La Fin. XXXII Une Effrayante Alternative. I Bancalou Et Tiquenne. Deux individus cheminaient côte à côte, sur l'une des ruelles qui descendaient sales et sombres alors, de la rue Notre-Dame au fleuve, en bas de la prison, vis à vis le courant. Ils portaient la vareuse bleue du journalier et le chapeau mou de l'homme des bois. Le plus jeune, le jeune plutôt, pouvait passer pour un beau garçon, avec ses vingt ans, ses cheveux en brosse, la noir duvet de sa lèvre, et malgré son air canaille; l'autre le vieux, un peu laid, vu ses jambes croches et son dos un peu courbé, mais avec une figure où riait la malice et des yeux où pétillait l'esprit. Ils entrèrent dans une taverne et s'assirent à une petite table, dans un coin de la salle enfumée. Une minute plus tard, un homme de trente-cinq ans environ, rudement taillé, mais l'air très doux, entra aussi, vida une chope de bière, et se jeta sur un banc comme un mercenaire fatigué de sa journée. Les deux premiers braquèrent sur lui leurs regards inquisiteurs et firent un geste qui signifiait: ni bon, ni mauvais, ni pour ni contre. Après un moment de silence, le plus jeune dit à son compagnon: -Bancalou, mon vieux cousin par ma mère, tu connais ma misère et mon honnêteté, eh bien! prête mois dix sous. J'ai soif et tu as soif... Dehors, il "mouille" à boire debout, mais on peut boire assis dans cette auberge superbe. Je te paie une avant-dernière traite. -Tiquenne, mon fils par adoption, répondit le vieux, quand j'étais au séminaire on me disait: Faut couper l'arbre avant de brûler la bûche... Nous n'avons rien gagné depuis le matin; si nous dépensons en bamboche ou en aumônes le fruit encore vert de notre travail de demain, jamais nous ne pourrons amasser pour nos vieux jours. -Bancalou, mon vieux cousin par ma mère, tu connais ma misère et mon honnêteté; eh bien! quand la soif me prend, je me noierais avec plaisir, comme la maîtresse d'école de chez nous... Le personnage couché sur un banc fit un mouvement brusque qui échappa aux autres. -Tiquenne, mon fils par adoption, elle ne s'est noyée qu'un peu, il ne faut pas exagérer. L'inspecteur d'écoles est arrivé juste à temps pour lui fermer la bouche et lui ouvrir les yeux... comme dans la chanson: Fermez la bouche, ouvrez les yeux Embrassez qui vous plaît le mieux. J'avais vu cette jeune fille dans l'église, quelque temps auparavant, et je l'avais entendu jouer, sur l'orgue, un motif encore inconnu... pour moi. Elle était si belle que je la pris pour la Madone descendue de sa niche; elle jouait si bien que l'oubliai de prier et de... voler. Il dit ce dernier mot plus bas, afin de n'être pas entendu de l'autre, qui était couché sur le banc, au fond de la pièce. -Bancalou, mon vieux cousin par ma mère, tu connais... -Oui, oui! ta misère et ton honnêteté... -Non, ma mère. -Tiquenne, mon fils... -Moi ton fils? En voilà une bonne, je ne sais pas même si je suis le fils de mon père... -Par adoption, Tiquenne, pas autrement!... Quand j'étais au séminaire, on me disait: On ne peur rien faire sous terre sans que ça soit connu dessus. Eh bien! Je t'apprendrai que ce proverbe n'est pas toujours vrai. Tu m'a fait perdre le fil de mes idées... Ha! ta mère, que je voulais t'expliquer encore une fois, est ma cousine germaine... Enfants des du frère et de la soeur... C'est la perle de la famille. C'est dommage qu'elle soit tombée dans les griffes de ton père... -Bancalou, mon vieux cousin, tu connais... -Ton père? Oh! parfaitement!... -Non, ma misère et mon honnêteté... Eh bien! j'aurais dix pères tous plus mauvais les uns que les autres que je les respecterais tous. -Tiquenne, dis-moi où as-tu puisé cette noble idée? -Bancalou, tu connais... -Oui, ta misère et... -Non, ma soif. Mais prête-moi... Il acheva sa phrase par un petit frottement du pouce et de l'index qui voulait en dire long, et sans attendre de réponse, il commanda deux verres. En buvant, Bancalou reprit: -Tiquenne, mon fils... -Par adoption!... -Par adoption, toujours... Dis-moi où tu as trouvé cette noble pensée au sujet de ta canaille de père. -A l'école, Bancalou, mon vieux cousin, à l'école! C'est la jeune maîtresse qui s'est noyée... quand je dis noyée, j'exagère... qui m'a mis ça dans le coeur... Et je n'ai été en classe que deux mois. Juge un peu, si j'avais fait mon année... Bancalou demeura un instant pensif, puis, il dit lentement comme songeant à une chose lointaine. -Si tu avais fait ton année tu ne serais pas ici, mon garçon... Elle t'aurait sauvé... Moi je ne l'ai vue qu'une minute et j'ai cru qu'il pouvait y avoir un ciel. L'ouvrier qui était couché sur un banc, sentit une larme couler sur sa joue. Il se leva, s'approcha de la petite table des buveurs, et dit d'une voix émotionnée: -Voulez-vous la revoir, cette jeune maîtresse d'école dont vous avez gardé un si bon souvenir? Cette intervention d'un étranger les effaroucha un peu. Il voulait peut-être leur tendre un piège. -Sans doute, balbutia Bancalou, mais pas aujourd'hui, nous ne sommes pas libres et elle demeure loin. C'est tout un voyage. -Un voyage? Non. Est-ce que vous ne savez pas qu'elle demeure à la ville? -Elle demeure ici? firent-ils étonnés. Donnez-nous son adresse, nous irons la voir dès demain, peut-être. -Donnez moi la vôtre, messieurs, et j'irai vous prendre. Nous irons ensemble. -C'est que, voyez-vous, nous sommes justement à chercher une pension, se hâta de dire Tiquenne. -Voulez-vous accepter un verre de bière? demanda Bancalou, pour faire diversion. L'ouvrier remercia. Il comprit que les deux gredins ne voulaient pas se livrer. Ils n'avaient encore qu'une légère velléité de s'amender, et s'étaient attendris une minute au souvenir d'une chose lointaine. Il les salua et sortit. Quand il fut dehors, Tiquenne s'écria: -Bancalou, mon vieux cousin par ma mère, je connais le quidam! C'est René Larose, le forgeron!... que diable! fait-il ici? -Tiquenne, mon fils par adoption, ne multiplions pas le nombre de nos connaissances... Tenons-nous sur nos gardes. Tu es jeune et je suis vieux; je te dois protection et tu me dois le respect, l'obéissance et dix sous. Viens! Ils s'éloignèrent de l'auberge. -Quand j'étais au séminaire, recommença Bancalou, on me disait: "Il vaut mieux donner sans voir", et je pense que c'est vrai. Tu as failli passer pour un chenapan, et tu as passé pour un honnête garçon parce que j'ai fermé les yeux. -Bancalou, mon vieux cousin, tu connais... -Je connais, oui, ton... -Alors explique-moi ta remarque et tu me la feras ensuite. -C'est raisonnable. Si j'avais regardé au fond de ma bourse, j'aurais choisi un mauvais dix sous, et ta réputation aurait un accroc. -Bancalou, nous retournerons dans cette auberge... Le garçon n'osera plus nous servir du mauvais whiskey et nous demander de la bonne monnaie. -O- Un jour, Bancalou aperçut des gamins qui maltraitaient un de leurs camarades. Ils l'avaient envoyé rouler dans la boue. L'enfant pleurait. Il s'était blessé le front sur une pierre; il avait gâté sa culotte et perdu une pièce de monnaie qu'il tenait à la main. Il allait faire une commission, le pauvre petit. Bancalou fut touché. Il pansa la blessure avec son mouchoir de poche et chercha la pièce d'argent perdue. Elle luisait comme une étoile au milieu du cloaque. L'enfant, oubliant son mal, battit des mains et remercia avec effusion. -Comment t'appelles-t-tu? lui demanda Bancalou. -Je m'appelle Tiquenne, Monsieur. -Tiquenne? ce n'est pas un nom ça... Tout à coup il se souvint d'avoir entendu ce sobriquet déjà. Où?... quand?... C'était malaisé à dire. Mais lorsqu'il vit le gamin le regarder dans les yeux, il le remit... -Le gars de Zidore Tourteau, je parie!... -Oui, Monsieur. -Tu ne te souviens pas de m'avoir vu? -Oh! oui, je m'en souviens, maintenant... C'est vous qui vouliez m'envoyer rejoindre mon père à la pêche... -Que fais-tu ici, dans la ville? -Je suis venu avec maman, et je me suis engagé chez un bourgeois pour faire les commissions. Ça ne paie pas... et les autres gars me battent pour m'ôter mon argent. C'est un Anglais... un drôle de nom... Kislips. -Et ta mère? -Je ne sais pas ce qu'elle est devenue... Elle doit être en peine de moi. -Veux-tu demeurer avec moi? -Oh! oui! pourquoi faire! -Sais-tu pleurer? -J'ai assez vu pleurer ma mère pour apprendre. -Ah! ma pauvre cousine! soupira Bancalou; et un bon sentiment s'éveilla dans son âme gangrenée. Il reprit: -Exerce-toi à verser des larmes à propos de tout et à propos de rien à une minute d'avis. Tu iras par la ville implorer l'assistance publique... tu seras orphelin... Prends garde de te tromper quand on te fera des questions. -Ne craignez pas... D'abord, je n'ai point ma mère puisque je ne sais plus où la trouver; quant à mon père, je ne l'ai point non plus, puisqu'il n'est pas ici. Et à partir de ce jour, les deux amis, l'homme et l'enfant, ne se quittèrent plus. Il y avait environ sept ans de cela. Ils avaient roulé petit à petit jusqu'au pied de la côte élevée où se tient l'honneur. Par amour de la fainéantise, ils avaient négligé le travail, et par amour des plaisirs ils s'étaient faits voleurs. Les idées religieuses dormaient sous les cendres épaisses, au fond de leur âme. Il faudrait un souffle violent pour les y réveiller. Comment finiraient-ils? Il y en de moins corrompus qui arrivent à la potence, il y en a de plus criminels qui arrivent aux honneurs. Un jour que Tiquenne exerçait sa petite industrie en conscience parmi la foule des promeneurs, au carré Viger, il accosta un couple d'amoureux ou de mariés, qui marchaient à pas lents, sous les ombrages, dans les allées bordées de fleurs et de gazon. Il recommença son histoire un peu triste, toujours la même et toujours mouillée de larmes. La jeune femme-c'était un couple de mariés encore amoureux-la jeune femme, pâle, maladive, avec de l'éclat dans l'azur de ses yeux, s'arrêta, curieuse, et le regarda attentivement. Il passa sa manche de blouse sur ses paupières pour les essuyer; il ne pouvait pas toujours pleurer. -Tu dis que tu es orphelin, demanda-t-elle, d'une voix si singulière qu'il se troubla. -C'est tout comme, balbutia-t-il. Ma mère est partie à cause des mauvais traitements, et je ne sais pas où elle est maintenant... Mon père me bat comme blé, et je ne sais pas pourquoi. -C'est bien cela, en effet, dit la jeune femme à son mari. -Tes parents demeurent-ils à la ville? questionna le mari à son tour. -Non, monsieur, à la campagne... Mais ma mère a été obligée de fuir... et mois aussi. -Serais-tu content de revoir ta mère? reprit la femme. -Oh! oui, madame, fit-il avec un soupir profond. Et il pleura de nouveau. Etait-ce l'attendrissement? était-ce le métier? -Tu viendras demain, rue Craig, à la maison qui porte le numéro... Non, le numéro est illisible, presque effacé... Tu demanderas à l'épicier du coin de la rue Montcalm, s'il veut bien te montrer la demeure de monsieur Provost, l'inspecteur d'écoles. -Je n'y manquerai pas, madame. Et il tendit la main d'une façon suppliante. Il reçut vingt-cinq sous et se dirigea, souriant vers un autre coin du jardin. La jeune femme dit à son mari, comme ils s'éloignaient tous deux, qu'elle pensait bien connaître la mère de ce petit malheureux... Ce devait être la femme de peine qui venait, chaque vendredi, laver le linge et nettoyer la maison. En effet, cette femme lui avait avoué de grands chagrins. Cela se voyait, du reste, qu'elle était malheureuse, à son air abattu, à son sourire triste, à son parler réticent. Elle avait un enfant, un petit garçon, et elle ne le voyait plus. Elle ne savait pas ce qu'il était devenu. Elle était de la campagne. -Quand donc t'a-t-elle parlé de ces choses? demanda le jeune inspecteur d'écoles... Si j'avais su cela, j'aurais questionné davantage ce gamin. -La dernière fois qu'elle est venue à la maison, vendredi... Tu étais allé à Chambly. -Lui as-tu demandé de quelle paroisse elle venait? -Elle me l'a dit pourtant, mais je n'ai pas compris, et je n'ai pas voulu la questionner de nouveau... C'est Saint... Un drôle de saint, il me semble... Il y en a tant, de saints dans le diocèse de Montréal... Le lendemain, Tiquenne s'était rendu tout palpitant à l'épicerie désignée. -Voulez-vous me dire ou demeure monsieur Provost, l'inspecteur d'écoles. -Tiens, mon garçon, c'est là, regarde, il y a un crêpe à la porte. -Un crêpe?... -Oui, madame Provost vient de mourir. Il pencha la tête, découragé, puis il continua à marcher, sans but, regrettant d'avoir perdu l'occasion de retrouver sa mère, et se proposant de revenir plus tard, quand la morte serait partie. Il revint, en effet, mais la maison était fermée. Il ne revint plus, et la piété filiale sombra dans son coeur léger, avec les autres vertus. II Sanctuaire Et Cavernes. La grande cité canadienne attirait déjà tout à elle. Elle était le centre vers lequel tout se précipitait pour s'y perdre. Sa force d'attraction était irrésistible. On pouvait la comparer à un gouffre, mais un gouffre qui rend ses victimes, et partout, tout autour d'elle, un cercle grouillant s'élargissait sans cesse, comme le cercle que forme sur le lac une ancre qui tombe. Elle ressemblait à une mer montante. Mollement étendue sur la rive de son île enchanteresse, caressée par les eaux de son fleuve, enivrée des parfums de sa montagne, elle rêvait, l'orgueilleuse d'atteindre un jour, ces groupes florissants, éparpillés, comme des joyeux au nord et au midi, au levant ou au couchant, sur les bords ravissants de ses lacs, de ses rivières, des ses rapides. Et les sifflets de ses locomotives, le va-et-vient de ses bateaux, le grondement de ses usines, l'encombrement de ses rues, l'érection de ses palais, la sonnerie de ses cloches, l'empressement de la foule, tout cela la faisait sourire, et elle songeait à ses grandes rivales de la république voisine. Et, dans cette vibrante agglomération d'hommes, il y avait le ferment de toutes les passions, des passions généreuses comme des passions flétrissantes. L'envie au regard louche poursuivait le favori de la fortune; la haine et l'amour se coudoyaient sans se connaître; le chagrin passait, les yeux rougis; le plaisir égayait la mansarde; le deuil suspendait ses crêpes sombres à l'or des candélabres; l'orgueil éclaboussait l'humilité; la volupté se pâmait sur la paille des réduits sales comme sur le duvet des alcôves embaumées; l'avarice repoussait du pied les faméliques et la charité se glissait partout, à la recherche de la souffrance. Dans les quartiers les moins fréquentés, dans les rues les plus ignorées, le clan des parias volontaires, paresseux et voleurs, meurtriers et libertins, avait son domicile, caverne de fauves avec des vitres aux fenêtres et le heurtoir à la porte. C'était là qu'on discutait les excursions nocturnes sans clair de lune, le revolver au poing, les projets de vols, les tentatives d'assassinat. Nombreux toujours dans les grandes villes, sont les dévoyés qui ne veulent pas suivre la voie droite et vont à tous les hasards, se hâtant, semble-t-il, d'atteindre le but fatal vers lequel ils courent tous. Les sueurs du travail ne mouillent pas leurs membres fainéants, mais les transes de la peur les fait souvent trembler. Ils n'ont pas le courage de gagner le pain qu'ils mangent, mais ils affrontent des dangers sérieux pour le voler. Ils se vautrent dans les plaisirs au lieu de s'y reposer. Ils ont horreur du devoir et souffrent mille tortures pour l'avoir méprisé. Ils se grisent pour s'étourdir, dorment pour oublier ou veillent pour se garer. Ils n'aiment pas la vie et ils s'y rattachent par le meurtre. Ils nourrissent l'espoir de devenir honnêtes et ils meurent désespérés de ne l'avoir jamais été. Mais à côté des tavernes et des tripots, des caboulots et des lupanars, pour les combattre et pour réparer le mal qu'ils font, il y a les sanctuaires; et, pendant que les vagabonds trament leurs complots, les croyants prient; pendant que les ivrognes choquent leurs verres, les pénitents vident les calices; pendant que les libertins applaudissent aux refrains impudiques, des voix chastes modulent des accords sacrés; pendant que des esprits néfastes s'ingénient à dépouiller le riche, des coeurs nobles font des prodiges pour vêtir celui qui est nu et donner du pain à celui qui a faim. Et dans cette lutte étrange du bien contre le mal; dans cette lutte ouverte ou sourde, incessante, impitoyable, les bons sont de plus en plus nombreux, le courage est de plus en plus invincible, les moyens sont de plus en plus merveilleux. Il faut qu'il en soit ainsi pour que l'oeuvre de Dieu ne soit pas perdue; mais le mal existera toujours, à cause de la liberté humaine. Or, parmi les sanctuaires-et j'appelle ainsi tous les lieux où les hommes se réunissent pour opérer le bien-parmi les sanctuaires, les salles où se rassemblent les membres de la Saint-Vincent de Paul, ne sont pas les moins utiles à la société, ni les moins agréables à la divinité. Ce sont les usines de la charité chrétienne. C'est de là que partent ces pains de froment qui vont nourrir un corps exténué, et ces paroles de pitié et de foi qui vont relever une âme faible ou découragée. C'est de là que viennent les vêtements chauds qui vont couvrir des membres grelottants et l'enseignement religieux qui va cacher la nudité de la croyance. C'est de là qu'on apporte le morceau de bois qui va fondre le givre de la fenêtre et faire surgir un rayon de chaleur au foyer, et le bon exemple qui va fondre la glace de la volonté et réveiller la reconnaissance. Dans l'une des cavernes, au fond d'une cour malpropre, où flottait souvent une buée grise, la même caverne où, il y a dix ans, Zidore Tourteau s'était réfugié, après une nuit de noce, cherchant un refuge contre la neige et le froid, contre les mauvais hasards de l'existence, quatre bandits, à demi-couchés sur des bancs garnis de coussins, causaient à voix presque basse, comme des enfants autour de la dépouille d'un père. C'étaient Fildoux et Cascapoil, Choucroute et Porc-épic, le vieux club des Six. -Ce maudit Bancalou n'arrive pas vite avec l'argent, gronda ce dernier. Bancalou était le trésorier du club. -Je ne vois pas pourquoi il ne l'a pas apporté tout de suite hier, répondit Cascapoil, c'était le jour de la répartition. -Il était trop fatigué pour sortir; il a dormi toute la journée, répondit Choucroute. -Combien y a-t-il à diviser? demanda Fildoux. Personne ne le savait. Il y avait une jolie somme, tout ce qui était entré depuis un mois, et une montre d'un grand prix. -Il ne se presse pas de nous rendre compte et de faire notre part reprit-il. Il nous traite comme des valets... Nous sommes tous égaux ici. S'il doit y en avoir au-dessus des autres, que ce soient ceux qui ont plus travaillé et plus souffert... -C'est juste, approuvèrent les autres. Porc-épic gronda: Ce damné nous envoie tour à tour faire une promenade à la prison ou au pénitencier, et lui, il reste à se pavaner sur les places publiques ou il se cache à la campagne, chez ses amis. Il est toujours à l'abri. -Son parapluie est grand, riposta Cascapoil, et l'orage qui nous inonde le laisse parfaitement sec. -Il faut que ça finisse, il nous fera pendre. -Et il tirera sur la corde. Le ton s'élevait, la mauvaise humeur se faisait jour. Cascapoil reprit: -La montre, il faut l'avoir... Chacun la portera à son tour; ensuite, si la disette arrive, on la vendra. Le porc-épic proposa d'aller auparavant, dévaliser le propriétaire qui les laissait moisir dans une pareille bicoque. Il devait avoir de l'argent puisqu'il n'en dépensait point. -C'est ce brave et obligeant pékin qui nous avait prêté ses chevaux et sa voiture pour une promenade observa Cascapoil. -Une promenade qui a fini à Saint Vincent de Paul, grinça Fildoux. Et sur sa figure de vierge passa un rire aigu comme une pointe de métal. Bancalou entra. Sortons, amis lecteurs. Nous reviendrons plus tard. -O- Un des sanctuaires bénis d'où la charité jaillit comme d'une source inépuisable, se trouvait dans la crypte de l'une des nombreuses églises dont les clochers montrent le ciel à la foule qui passe. Quelques hommes, les uns pleins de jeunesse, les autres dans l'âge mûr ou couronnés de cheveux blancs étaient assis autour d'une longue table, dans ce sanctuaire nouveau ouvert à tous et connu dans tout le quartier. Le président, pas encore dans la pleine maturité de l'âge, mais loin déjà de la gaie jeunesse, attendait l'heure réglementaire pour ouvrir la séance. L'assistance devenait à chaque minute plus nombreuse. Quand huit heures sonnèrent, il se mit à genoux et, tout haut, récita le "Véni sancte", et tous implorèrent les bénédictions du ciel sur leur oeuvre sainte. L'un des membres fit une lecture qui dura le temps d'une prière, puis, le secrétaire lut le procès-verbal de la dernière séance. Il dit le nombre des pains qui avaient été distribués; la viande et les pois dont les pauvres s'étaient régalés; le bois que l'on avait porté aux foyers sans feu. Il calcula les dépenses, compta les recettes et la conférence, étonnée de ses ressources imprévues, suggéra à ses membres d'aller encore à la recherche des pauvres. Et il y avait une grande satisfaction dans le coeur de ces bons chrétiens, et le sourire de leur visage était comme un reflet du Christ. Alors, le président dit qu'il avait une personne à proposer. Il ne la connaissait pas encore, mais il savait quelque chose de son histoire. Une histoire assez douloureuse. -L'autre jour, raconta-t-il, une jeune fille s'est présentée chez moi, qui m'a paru fort distinguée... En effet, son langage est pur, ses manières sont dignes, et sa bonté d'âme se trahit à chaque parole. Elle me parla d'une femme malade et tout à fait délaissée... J'ai compris cependant, qu'elle n'était pas veuve... Mais il y a de ces pauvres femmes pour qui les maris sont de rudes fardeaux... Elle n'est pas tout à fait délaissée, non plus, j'en suis sûr, car cette fille charitable partage certainement son pain avec elle... Je n'ai pas pu la faire parler comme j'aurais voulu; elle est très réticente... Je ne serais pas étonné si nous avions à secourir aujourd'hui, une personne qui volait au secours des autres autrefois. Si vous mettez son nom sur la liste de nos pauvres, j'irai moi-même faire la visite préliminaire. -Sans doute, monsieur le président, nous allons prendre le nom de cette femme, dit l'un des membres de la conférence; vous irez, vous verrez, vous jugerez... -Le nom, s'il vous plaît, demanda le secrétaire. -Christine, répondit le président. -Ce n'est pas le nom de son mari. -C'est le nom qu'on m'a donné Il paraît qu'elle n'est connue que sous ce nom-là. Peut-être ne veut-elle point porter celui de son mari. Elle peut avoir des raisons... Enfin, nous verrons. Il ajouta: -Est-ce bien tout, messieurs?... Oui?... Alors, allons distribuer nos aumônes. Et les membres de la conférence se dirigèrent avec des bons pour le pain, pour le gruau, pour les pois, par les ruelles sombres comme des détrousseurs, vers les tristes foyers où pleurait l'indigence. III Ou La Charité Prend Les Ailes De L'Amour. Le président de la conférence St-Antoine de Padoue s'était rendu à la demeure de cette femme malade et délaissée qu'une jeune personne avait recommandée à la charité de la grande institution chrétienne. Il avait trouvé cette femme bien digne de pitié, mais il n'avait pas jugé opportun, cependant, de la mettre sur la liste des pauvres secourus par sa conférence. Il verrait lui-même à ce qu'elle ne manquât de rien, et quand elle serait assez bien pour travailler, il lui trouverait de l'ouvrage. Elle habitait, cette femme, au dernier étage d'une maison vieille et délabrés, dans une ruelle où le soleil ne s'aventurait pas souvent. Pauvres gens qui ne peuvent seulement pas avoir leur part de ce beau soleil que le bon Dieu fait lever chaque matin pour tout le monde! Pauvres gens qui ne peuvent pas seulement respirer une bouffée de cet air pur dont le bon Dieu enveloppe la terre!... La lumière et l'air ne sont pourtant pas répandus avec parcimonie sur nos têtes, comment se fait-il donc que les malheureux en demandent en vain? Les riches s'imaginent-ils que ces créatures de Dieu sont à eux seuls, et qu'ils ne sont pas tenus de les partager avec l'indigent, comme ils sont tenus de partager le pain et le vêtement? O riches qui bâtissez des nids à la misère, mettez-les au soins dans un rayon de soleil et dans une vague d'air pur, afin que, doucement réchauffés et mollement bercés, ils chantent, ces pauvres nids! Jean-Marcel Provost, inspecteur d'écoles et président de la St-Vincent de Paul avait monté, dans l'obscurité, près d'une malade pour la distraire en tâtonnant, les degrés vermoulus des deux escaliers étroits et tortueux comme les sentiers d'une falaise. Rendu sur le palier tout en haut, il s'arrêta pour écouter. Deux voix sortaient d'une pièce, au fond du passage, une voix fraîche et une voix larmoyante. Il reconnut le timbre harmonieux de la demoiselle qui était venu lui parler au sujet de la femme malade et sans ressources, et il ressentit une involontaire émotion. Il était content de la revoir. Elle devait posséder de précieuses qualités, près d'une malade pour la distraire et lui donner des soins. Nous la connaissons tous, c'était Lucette. Il se rendit à la porte, qu'il devina à un petit jet de lumière que laissaient passer les ais mal jointes. Lucette vint ouvrir. Elle sourit en le voyant et il en fut charmé. Elle avait souri sans penser à rien, tout simplement parce qu'il faisait une bonne action, et qu'elle était contente. Lui, il ne put s'empêcher de la regarder un peu, un peu trop peut-être, avant de s'approcher de la malade. Elle lui avait offert un siège... une chaise de bois sans peinture; il y en avait trois et ils s'étaient assis l'un près de l'autre. -Comment se porte votre protégée, mademoiselle? -Toujours faible et souffrante, monsieur. -Et dénuée toujours? -Elle m'a dit qu'une dame l'avait secourue dès le commencement de sa maladie, mais depuis une quinzaine de jours elle n'est pas venue. Elle est absente peut-être. Jean-Marcel pensa que cette femme pouvait être sa soeur, à lui. Elle était fort charitable sa soeur, et depuis quinze jours elle était en promenade dans la famille, à Terrebonne. Lucette reprit: -J'ai parlé d'elle aujourd'hui dans une maison où j'enseigne et où la bienfaisance est en grand honneur... -Vous enseignez, mademoiselle? interrompit le visiteur. -Oui, Monsieur, à domicile. -Le français? la musique?... -Un peu de tout. -Oh! c'est une belle chose que l'enseignement! et grande! et nécessaire! Il s'approcha du lit. -Je ne suis pas médecin, pauvre femme, dit-il à la malade, mais je vous enverrai le médecin demain. Il faut vous remettre sur pieds... Mais nous ne vous laisserons pas mourir de faim, ni de froid... Prenez courage. -Ah! répondit la malheureuse, ce serait peut-être aussi bon, si l'on me laissait mourir! -Il ne faut jamais désespérer, ma bonne dame... Dieu mesure à chacun le poids des chagrins qu'il lui destine, et personne n'en a plus qu'il ne peut en porter. -J'avais, il y a quelques années, reprit la femme, d'une voix entrecoupée de soupirs, une bonne protectrice... Elle est morte! Elle est morte jeune!... Elle aurait dû vivre, elle qui était heureuse... C'est moi qui aurais dû mourir... J'allais faire le ménage chaque semaine, et elle me donnait beaucoup... Pauvre Madame Provost! -Madame Provost?... fit Jean-Marcel, étonné. -Oui, sur la rue Craig. -Vous êtes Christine? -Oui, Monsieur. Me connaissez-vous? demanda-t-elle, surprise. -Un peu, un peu... Vous êtes changée... Et moi, ne me reconnaissez-vous pas aussi? -Mon Dieu! oui... vous êtes Monsieur Provost... que je suis contente. -Eh bien! ma pauvre Christine, vous ne vous coucherez pas sans souper, tant que je serai vivant. Je me charge de vous. -Oh! comme vous êtes bon, vous aussi! s'écria-t-elle, en joignant ses mains amaigries. Et voilà pourquoi le président de la conférence n'avait pas mis cette indigente créature, la femme de Zidore, à la charge de la St-Vincent de Paul. Il aurait bien pu se retirer; son devoir était rempli maintenant, et l'heure avançait. Quelque chose d'irrésistible le poussait vers Lucette, et il ne raisonnait pas. Il voulait voir encore se lever sur lui son grand oeil fascinateur. Il s'en irait tout éclairé dans l'ombre de la rue, lui semblait-il. Il s'assit de nouveau. -Y a-t-il longtemps que vous vous livrez à l'enseignement? fit-il. -Quelques années déjà, répondit Lucette, un peu gênée par un mauvais souvenir. -Avez-vous autant d'élèves que vous pouvez en instruire? -Oui, monsieur... Les commencements ont été pénibles, mais aujourd'hui, je fais un triage. Je ne garde que les bons. Il y a tant de plaisir à voir se développer les jeunes intelligences.. C'est comme le cultivateur qui admire la pousse de son champ. Nous cultivons nous aussi, nous ouvrons les sillons, nous tamisons le sol, nous canalisons, nous semons acheva-t-elle en riant. -Et du bon grain, j'en suis sûr, acheva Provost... Du grain vanné par la science et la religion. -Si vous n'aviez pas un nombre suffisant d'élèves, je vous offrirais un charmant petit garçon. -Oh! pour vous être agréable... si... Elle acheva par un de ces regards qui enivrent. -A vous, cet enfant? demanda-t-elle ensuite. -Non, mademoiselle, je n'ai pas d'enfants moi... Le petit ange n'a pas survécu à sa mère. Il demeura silencieux pendant une minute, puis il reprit: -C'est le petit garçon de ma soeur... Et encore n'est-il à elle que par adoption. Elle l'a choisi, il y a une dizaine d'années, à l'hospice des orphelins... Tout petit, mignon, joli, un vrai chérubin! Lucette écoutait, la tête penchée, et un frisson courait sur ses membres délicats. -Si vous le voulez, ma soeur le confiera à vos soins... Je n'ai qu'un mot à dire... Il a du talent, et vous en ferez quelque chose, reprit-il encore, laissant voir son désir. -Je le veux bien, monsieur. Elle dit cela d'un accent angoissé, et Jean-Marcel s'aperçut qu'elle était très pâle. Il lui demanda si cela ne la fatiguait pas un peu d'aller enseigner par la ville... Les longues marches, le mauvais temps... Il ne savait pas enfin. Elle oui répondit que les fatigues du corps reposaient l'esprit. Cela pouvait être vrai. Mais à son âge on ne devait guère connaître que les fatigues du corps reposaient l'esprit. -Hélas! soupira Lucette. -A votre âge on s'amuse a cueillir des fleurs pour la jeunesse, des fleurs mignonnes que l'on pique dans les boucles soyeuses des cheveux, des fruits pourpres que l'on mord à belles dents... Elle fut un instant sans répondre. Il ne savait pas comme elle avait souffert, comme les fleurs qu'elle avait cueillies s'étaient vite fanées, et comme le fruit qu'elle avait goûté était amer... Elle dit à la fin. -S'il n'y avait pas la mort qui mène à Dieu, la vie ne serait pas un bien. -Vous êtes bien sérieuse, Mademoiselle, observa Jean-Marcel Provost, et vous n'attendez pas l'âge des pensées sévères et des réminiscences douloureuses... -J'ai vingt-sept ans, monsieur!... Je suis vieille déjà... est-ce que vous ne vous en doutiez point? -On vous donnerait à peine vingt printemps. Elle le regarda un peu froidement. Il y avait du reproche dans ses yeux. -Je ne suis pas sensible à la flatterie, ajouta-t-elle. -Vous ne voulez donc garder de la femme que les bonnes qualités? -Et que ferais-je de autres? -Ce que les autres en font... Des armes pour nous détruire. Et fatigués tous deux de cette passe d'armes nouvelle et du souffle froid qui touchait leurs paroles, ils se regardèrent en riant, et leurs coeurs se rapprochèrent. La malade poussa une plainte, puis un cri: -Zidore!... -O mon Dieu! dit-elle aussitôt, comme je suis contente d'être éveillée. -Dormiez-vous? demanda Lucette. -Je m'étais assoupie et je rêvais... Un rêve qui me fait mal... Mon Tiquenne avait volé de l'argent, une drosse somme, et il l'avait caché sous mon oreiller. Et il disait:-Fais semblant de dormir, mère, et personne ne s'imaginera que tu dors la tête sur un sac d'écus. Et je faisais semblant de dormir; mais en même temps, j'essayais d'ôter l'argent et de le jeter à terre et je ne pouvais y réussir. Tout à coup, un homme de la police entra. Tiquenne dit:-Vous ne trouverez rien ici... je ne suis pas un voleur, ma mère n'est pas une voleuse... Le policier cherchait, bouleversait tout... Il dit:-Faites lever cette femme, elle feint de dormir!... Je voulais fermer les yeux bien serrés et je ne pouvais point: ils s'ouvraient toujours. L'homme se pencha sur moi comme pour m'embrasser et il me mordit... Il passa la main sous mon oreiller et prit la bourse.-Voyez! fit-il... Emmenez cette femme, il faut qu'elle soit pendue... Toi, Tiquenne, emporte la corde.-Moi, jamais! ou bien ce sera pour vous pendre vous-même, s'écria Tiquenne... L'homme ôta son masque, et c'était Zidore!... -Oh! le vilain rêve, fit Lucette en s'approchant du lit... C'est un souvenir de votre douloureuse surprise de l'autre jour... Elle fit prendre à la malade une gorgée de thé chaud et fort pour la stimuler un peu. Jean-Marcel Provost s'était levé à ce nom de Zidore, et il paraissait chercher dans ses souvenirs. Quand Lucette revient vers lui, il lui demanda: -Est-ce de Zidore Tourteau qu'elle parle? Lucette fut presque effrayée. -Le connaissez-vous? demanda-t-elle; et cette parole avait peine à sortir de sa bouche. -Je connais un peu son histoire... Et c'est le mari de notre bonne Christine, ce misérable-là? Il disait cela d'une voix émue par la colère. Il eut envie de faire allusion au crime atroce dont il s'était rendu coupable, un jour, mais il eut peur de blesser les oreilles chastes de sa nouvelle amie... Il garda son secret. Dix heures sonnaient. Sa première visite avait duré plus que le temps nécessaire pour dire une bonne parole et faire une belle aumône, mais il ne regrettait pas de s'être attardé. Il se sentait pris de compassion pour la femme malheureuse. S'il se fut bien étudié, il aurait compris que cette compassion découlait de sa grande admiration pour l'autre femme. L'amour a cela de merveilleux qu'il nous porte à secourir toutes les misères. Il alla souhaiter le bon soir à la malade, et serra dans sa main d'honnête homme la main tremblante de la pauvre Lucette. IV Comment Lucette Et madame Tourteau S'Etaient Retrouvées. Lucette n'avait pas manqué d'élèves. Les souhaits du rubicond Kislips s'étaient accomplis, comme s'il avait été lui-même le maître de cette jeune destinée qui lui demandait protection. Elle se plaisait à enseigner, et elle s'attachait aux petits enfants qui lui ouvraient ingénument leur âme. Une chose la chagrinait, cependant, c'est qu'elle ne pouvait parler de religion à tous indistinctement. Il ne fallait point prononcer le nom de la Vierge, si doux aux lèvres des jeunes filles dans quelques-unes des maisons où elle entrait chaque jour. Madame Wilson, la première qui lui avait tendu la main, et lui avait donné sa confiance, ne connaissait pas la foi catholique, la craignait, et voulait voir grandir ses enfants auprès d'elle dans la froide atmosphère du protestantisme. Lucette respectait les convictions des autres et ne discutais jamais; mais elle prêchait par ses actes et sa conduite, et l'exemple de sa douceur et de ses vertus laissait après elle un parfum qui embaumait les âmes et faisait rêver à quelque chose d'inconnu. Sa chambrette se garnissait de meubles coquets maintenant, et, tout le long de l'année, sa fenêtre ouverte au soleil ou fermée à la bise, s'étoilait de fleurs, disait aux passants qu'il y avait là une âme sensible et des doigts délicats. Elle pouvait, de temps en temps, envoyer à son père de petites épargnes qui faisaient grand bien à ses soeurs et à ses frères, des cadeaux qui les faisaient pleurer de joie. Levée de grand matin, alors que les paresseux s'enveloppent dans leurs tièdes couvertures pour recommencer un sommeil voluptueux, un rêve troublant, elle se rendait à l'église pour entendre la messe et prier. Que de fois, Notre-Dame de Bonsecours lui a souri du haut de son piédestal d'or, sous la voûte pieuse et calme où les lampes allumées par la piété brûlent comme des coeurs pleins d'amour. C'était sourtout vers cet humble sanctuaire de la Mère de Dieu, la soeur et la fille des hommes, qu'elle aimait à se diriger, et là, agenouillée dans l'humilité et les pleurs, elle demandait le courage et la résignation qui font les martyre et les saints. Une autre femme venait aussi, chaque matin, chercher dans ce lieu béni, les consolations que le Seigneur promet aux âmes méconnues de la terre. Elle s'agenouillait toujours au même endroit, dans un banc, en avant, comme pour être plus près de Dieu. Elle devait avoir de grands chagrins, cette pauvre femme, car elle pleurait beaucoup. Elle ne la connaissait point. Elle ne croyait pas la connaître, plutôt, et ne la regardait pas avec attention. Une fois, pourtant, elle crut se souvenir d'avoir vu déjà cette figure endolorie. Elle était bien changée, tout de même, et l'erreur était facile. Elle se mit à fouiller dans sa mémoire. Elle n'avait pas connu un grand nombre de femmes dans sa paroisse, et parmi celles qu'elle avait connues, bien peu devaient être exposées à venir, comme elle-même, dans la ville cacher ses afflictions. Madame Tourteau devait être la seule. Elle la connaissait très peu, Madame Tourteau. Elle savait bien qu'elle était l'amie de sa défunte mère, et elle l'avait vue une fois ou deux, pas plus. Les amis d'enfance, ils ne s'oublient jamais, peut-être, mais souvent aussi, une fois séparés, ils ne se revoient plus. Un jour, après la messe, elle suivit cette femme, résolue de lui parler et de savoir si, en effet, elle était la femme Tourteau. Elle s'en allait vers le marché, à deux pas de l'église, et tenait à la main un porte-monnaie assez mince. Evidemment, elle allait acheter son maigre dîner. Lucette se tenait à une petite distance, songeant à ce qu'elle allait dire. Il faudrait s'excuser si ce n'était pas l'amie de sa mère, et lui dire quelque bonnes paroles. Elle la laisserait foire son marché pour ne pas la gêner, et, en revenant elle l'accosterait. Un jeune garçon, venait sur le trottoir, serrant la façade grise des vieilles maisons. Encore une figure que Lucette crut avoir déjà vue, mais quelque peu vieillie et développée maintenant; une figure de gamin avec une teinte canaille. Il arrivait, le jeune garçon. Il tourna la tête d'un mouvement rapide, pour voir tout autour de lui, et prestement, d'une main sûre et jeune, en rencontrant la femme, il lui arracha son porte-monnaie et prit sa course. Quand il passa près de Lucette, il lui jeta un regard, le temps d'un éclair. Aussitôt une voix d'homme cria: -Par ici, Tiquenne! Lucette entendit cet appel d'un complice. Le jeune voleur tourna le coin et disparut. -Mon Dieu! gémit la pauvre femme, il m'a volé mon argent!... C'est-il possible!... M'ôter mon porte-monnaie que je tenais dans ma main?... L'avez-vous vu?... Savez-vous qui, Mademoiselle? demanda-t-elle à Lucette qui la rejoignait. Par bonheur elle n'avait pas entendu le nom de son enfant. Elle se mit à sangloter: -Le bon Dieu m'abandonne donc!... Lucette pleurait aussi. -Le bon Dieu ne vous abandonne pas, Madame... le bon Dieu ne saurait abandonner ceux qui mettent en lui leur espérance... Et vous priez, car je vous vois chaque matin à l'église. -Ah! ma chère Demoiselle, que deviendrait-on si l'on ne priait pas? Mais je suis bien malheureuse, allez!... Il n'y en a point de plus malheureuse que moi! -Excepté moi, Madame, fit Lucette en comprimant un transport douloureux. La femme la regarda surprise, et vit que ses grands yeux noirs étaient pleins d'eau. -Vous, une belle fille comme vous, malheureuse?... plus malheureuse que moi!... C'est à n'y pas croire... Qu'avez-vous donc? que pouvez-vous avoir? -Et vous-même, que pouvez-vous avoir qui vous porte à penser que le bon Dieu vous abandonne? Elles s'étaient mises à marcher, ne sachant plus où elle allaient. -Venez déjeuner avec moi, proposa Lucette et nous verrons si votre malheur est irréparable. -Si j'allais chez monsieur Provost, ce bon monsieur Provost où j'étais si bien traitée!... Mais non; sa pauvre jeune femme vient de mourir. Il est plongé dans la douleur... C'est lui qui m'a donné les deux piastres que j'avais dans mon porte-monnaie... Il ne me les devait pas... il ne me devait rien... Que le Seigneur le bénisse! -Venez avec moi, répéta Lucette, nous passerons la journée ensemble. Je ne donne pas de leçons aujourd'hui; tous les enfants vont en pique-nique à l'île Ste-Hélène. -Vous donnez des leçons? C'est une belle chose quand les enfants sont dociles... Moi, je n'ai qu'un enfant, et il ne m'a jamais causé que de la peine. J'espérais pouvoir le garder avec moi ici, et le former au bien; mais je n'ai pas gagné de quoi manger trois fois par jour, pendant les premiers mois de mon séjour à la ville. Alors je l'ai placé chez un Anglais pour sa nourriture et son habillement. Il est venu me voir une fois ou deux. J'ai changé de logis, il a peut-être changé de maître; je ne l'ai plus revu... C'est triste de penser que nos enfants vont tourner mal. -Pauvre madame Tourteau! prononça lentement, d'un accent ému, la pieuse Lucette, pauvre madame Tourteau! vous êtes bien durement éprouvée, en effet, et vos afflictions sont lourdes à porter, mais il y a de plus grands malheurs que les vôtres. -Comment! vous me connaissez, mademoiselle?... Qui êtes-vous donc? Et elle la regarda fixement, la scrutant jusqu'au fond de l'âme. -Lucette!... c'est Lucette, la fille de ma défunte amie!... Oh! oui, tu es plus malheureuse que moi... mais tu es meilleure! Et elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre en pleine rue Notre-Dame sans s'occuper des gens qui passaient... Et les gens qui passaient disaient qu'elles étaient folles. -L'infortunée! pensait Lucette, si elle savait que c'est son enfant qui vient de la voler!... Et lui, le misérable, s'il savait qu'il vient d'arracher à sa mère son dernier morceau de pain! O les surprises étonnantes de la misère! O les raffinements imprévus de la vie! Elles se rendirent, marchant à pas lents, causant de leurs fatales destinées, dans une chambre blanche, claire, ornée de fleurs, où nulle pensée mauvaise ne pouvait monter. Elles se sentirent envahies par le charme indéfinissable de ces nids chastes et parfumés où les jeunes filles attendent frileusement blotties, le moment de prendre leur essor vers le ciel bleu. Lucette et madame Zidore avaient continué à se voir, à se visiter. Elles s'étaient fortement liées, l'une à l'autre et ne se prêtaient un mutuel secours. Elles se trouvaient moins isolées dans la grande ville, et se soutenaient par des conseils sages et des réflexions pieuses. Parfois cependant elles s'affaissaient sous le poids de la tristesse, et leurs fortes résolutions étaient ébranlées. Rien ne peut empêcher ces faiblesses de notre nature. Mais le découragement n'était que passager, et la moins désolée des deux aidait l'autre à se relever. V Le Reveil Des Coeurs. Jean-Marcel Provost descendit les escaliers vermoulus dans le reflet pâle et doux de la petite lampe de Lucette. Il lui semblait qu'un regard céleste se reposait sur lui, et il ne se hâtait pas, afin de faire durer le charme. Avant de sortir, il regarda en arrière, en haut, et il ne vit rien que les marches que faisaient des lignes fauves dans une ombre froide. Déjà fini le rêve, pensait-il. Il se trompais; il commençait, le rêve. Il suivit la ruelle sombre, se croyant toujours enveloppé d'un nimbe lumineux, et il prit par les rues que le gaz jalonnait de ses flambeaux joyeux, et il ne s'aperçut pas qu'il marchait dans la lumière. Il songeait à la revoir; il brûlait de la revoir, et il venait de la quitter! Quel fluide merveilleux le rayon de ses beaux yeux mélancoliques avait porté doucement, jusqu'au fond de son âme? Etait-ce donc une partie de son âme, à elle, le parfum, comme le parfum de l'héliotrope est une partie de la fleur? Il allait l'aimer; il n'essayait pas de se faire illusion. Il l'aimait déjà. Elle ne ferait pas oublier l'autre, la première, partie sitôt, et si bonne, et si aimante aussi. On n'oublie jamais ceux que l'on a profondément aimés. Mais elle la remplacerait, au foyer, dans l'oeuvre d'amour et de dévouement des femmes chrétiennes, puisque les choses de la terre n'existaient plus pour elle, la première épouse. Il irait, dès le lendemain, proposer à sa soeur, Madame Duhamelin, de lui confier son petit garçon. Elle ne refuserait pas. Puis, le soir même il annoncerait la bonne nouvelle à l'institutrice, et il verrait en même temps Christine, la pauvre malade... Il lui apporterait un panier de toutes sortes de choses... Et le médecin! Oui, il faudrait avertir le médecin. La charité débordait, entraînée par l'amour. Lucette referma la porte, quand il fut dehors dans la rue. Elle aurait voulu le suivre, elle se sentait entraînée sur les pas de cet homme honnête et généreux. Son coeur se réveillait soudain, son pauvre coeur si cruellement broyé un jour! Il voulait aimer; il était fait pour aimer, son coeur. Il voulait, comme le papillon, briser son enveloppe grossière, et s'élancer, ivre de liberté, lui tout petit, dans l'infini des cieux... Oh! il l'aimerait bien, lui, elle le devinait... Mais soudain un souvenir amer monta de l'abîme, et, comme un glaive il passa à travers ce coeur épanoui. Elle se laissa tomber sur une chaise et, le visage caché dans ses mains, elle sanglota longtemps. Et, quand elle eut bien pleuré, regardant le crucifix qui pendait à la cloison, elle s'agenouilla, disant comme le Sauveur. -Mon Dieu! que ce calice s'éloigne de moi! Mais aussi, comme le Sauveur divin, soumise jusqu'à la mort, elle ajouta: -Que votre volonté soit faite! Elle passa la nuit dans un étrange état d'âme. Un moment une espérance suave l'emportait loin de la réalité, et elle se brodait une existence toute de félicités et de paix; un moment le beau rêve s'évanouissait comme une fumée légère, car elle s'imaginait que pour elle rien d'heureux n'était désormais possible... Mais Dieu ne pouvait pas permettre qu'elle souffrit toujours elle si pure et si confiante, se reprenait-elle à penser... Se trouverait-il quelqu'un d'assez généreux pour faire taire la jalousie, et pour ne jamais douter de sa vertu?... Et celui-là sera-t-il l'homme qu'elle aimera? à qui elle voudra se donner à jamais?... O les mystères du coeur! O les terreurs de l'âme vannée comme le grain!... Elle se levait, marchait comme pour échapper à l'obsession, s'arrêtait, se frottait les paupières, comme pour mieux voir dans cet avenir ténébreux qui s'ouvrait devant elle... Epuisée par les veilles, ballottée comme une épave par la tempête intérieure, elle s'endormit enfin sur le lit dur, à côté de l'autre misérable. Jean-Marcel ne dormit pas beaucoup, non plus, cette nuit-là, mais si le sommeil fuyait ses paupières, c'est qu'il le mettait en fuite par plaisir, et pour rêver à son aise. Et quand L'assoupissement venait, il voyait un vol de colombes dessiner des arabesques blanches dans le ciel bleu. Il ne savait pas encore s'il était aimé, mais il aimait, et il se sentait déjà plus fort pour la lutte et meilleur dans la vie intime. Il finit par succomber cependant. Il s'endormit et quand il s'éveilla, le matin, un peu tard, il avait encore sur les lèvres le sourire de la veille. Il prit son café en causant avec sa bonne de la nécessité d'être deux au foyer, de manque de gaieté d'une maison sans femme et sans enfants... La bonne se demanda pourquoi il lui parlait de ces choses un peu troublantes. Elle se montra fort empressée; voulut lui préparer un café meilleur; se risqua à déclarer qu'il n'est pas bon qu'un homme soit seul... C'est l'Ecriture qui le dit... Elle rougit en parlant de cela, fut prise d'un léger tremblement et versa le café sur la nappe. Jean-Marcel rit volontiers de cette petite gaucherie, et elle en augura quelque chose d'infiniment agréable. Après le déjeuner il sortit. Il sortit pour marcher d'abord afin de ne pas perdre sa vigueur de jambes; pour voir la ville, les quais, la glace, la ville si riche d'ambitions légitimes, les quais si étroits déjà, le pont sillonné par les traîneaux, comme un lac d'argent par mille pirogues noires. Il était fier de sa ville, et sa ville pouvait être fière de lui, car il était un bon citoyen. Il traversa le carré Viger, tout blanc sous un voile de rameaux gris. C'était là qu'il se trouvait, un jour, avec sa pauvre jeune femme, quand un petit mendiant était venu lui demander l'aumône en pleurant. Et ce gamin, c'était l'enfant de Christine, la femme de Tourteau, de cette malade qu'il avait vue hier soir... Qu'était-il devenu cet enfant? Ne pouvait-il pas aider sa mère? Il devait être capable de travailler maintenant; il y avait plusieurs années de cela... sa pauvre mère là-bas, dans une mansarde, clouée sur un lit de souffrances... Mais là, avec elle, toujours penchée sur son chevet, comme un ange gardien, n'y avait-il pas une adorable jeune fille?... une fille dévouée jusqu'au sacrifice de sa beauté, puisque les veilles estompaient des teintes pâles sur ses joues et des cercles noirs autour de ses beaux yeux rougis?... dévouée jusqu'au sacrifice de sa santé, puisqu'elle s'enfermait ainsi de longues nuits, dans une chambrette enfiévrée où le soleil n'envoyait jamais de joyeuses et réchauffantes gerbes?... Et tout doucement, il se laissa entraîner par le rêve vers son idéal nouveau. Il fut éveillé par un éclat de rire, et il entendit, il crut entendre du moins. -Poor Lucette! C'étaient deux jeunes anglaises qui effeuillaient leur gaieté comme on effeuille une fleur. Il prêta l'oreille, mais ne put saisir que des bouts de phrases. Elles mêlaient l'anglais et le français, prenant des mots dans l'une et l'autre langue, le premier qui se présentait. Elles parlaient de Tourteau. Il supposa qu'elles connaissaient cette campagne où vivait le rude habitant. Elles y avaient passé la dernière saison, peut-être. L'endroit était pittoresque... une jolie rivière... Et voilà que remonte du fond de cette jolie rivière, le corps gracieux mais insensible déjà de l'infortunée institutrice... Il la revoit comme ce soir-là, à la lueur de la lampe, dans son désespoir d'ange déchu, la figure contractée par l'horreur... s'il avait su, il l'aurait laissée sous le voile épais des eaux. Il l'a rendue à la vie pour la rendre à la souffrance, et au monde pour la rendre à la honte. Elle devait le haïr beaucoup... Elle le haïssait sans le connaître; il n'avait jamais osé la revoir dans ses tournées d'inspection. Il savait où elle était. Elle vivait retirée chez son père, homme honnête mais peu riche fermier. Personne ne la voyait. Elle portait le deuil de sa pudeur violée. O le sort lamentable! O l'insupportable destinée?... Oui, il aurait dû la laisser dans la tombe humide qu'elle avait choisie. Il avait été cruel... Cependant, on ne parlait plus d'elle; on avait fini par oublier sans doute. Lui-même, il ne s'en était plus enquis depuis des années... Et cette canaille de Zidore, c'est bien de lui qu'elles parlaient, les deux anglaises. Il n'y a pas deux Zidore Tourteau dans le pays... Mais, se demandait-il alors, est-ce bien le nom de Lucette qu'elles ont prononcé dans un éclat de rire?... J'ai dû mal comprendre... Ce nom, ce doux petit nom, je l'ai toujours là dans l'oreille. Il tintinne comme un cristal qui se casse; mais il ne se brise pas, lui; il ne se brisera jamais!... Il éveillerait en se brisant le dernier écho de mon coeur. Les deux jeunes filles qui venaient de l'effleurer de leurs manteaux de fourrure s'en allaient devant lui maintenant, trottinant presque, tant leur allure était vive, étaient les deux premières élèves de Lucette, les demoiselles Wilson, les nièces un peu gâtées du jovial John Kislips. Elles rappelaient en effet les souvenirs de la dernière saison à la campagne et probablement quelques anecdotes dont Zidore était le héros. Jean-Marcel entra chez sa soeur, madame Duhamelin. Un petit garçon accourut en le voyant: -Oncle Jean-Marcel! fit-il en battant des mains. Il aimait son oncle qui lui racontait des histoires de feux-follets et de loups-garous, des mauvais chrétiens qui passaient sept ans sans faire leurs pâques. Il se promettait bien, le petit, de ne jamais manquer ses dévotions pascales. Ce n'est pas lui qui voudrait courir le loup-garou. Madame Duhamelin voulut garder son frère à dîner. Une institutrice devait venir sur le coup de midi, au sujet du petit Henri. Il fallait le faire étudier à la maison avant de le mettre au collège, le bambin; et c'est lui, Jean-Marcel, qui avait conseillé cela. Il fut un peu désappointé, Jean-Marcel. Il se dit tout de même, qu'il arrivait assez tôt, puisque l'autre n'était pas encore dans la place. -C'est que je viens pour le même objet, dit-il à sa soeur. J'ai trouvé une maîtresse fort recommandable... Je l'ai vue, elle a des dehors ravissants. Je l'ai fait causer; elle a des connaissances variées. Je l'ai scrutée; elle a un âme de sensitive et des vertus d'anachorète. -Tu ne fais pas les choses à moitié, observa Madame Duhamelin, avec un rire sonore. Elle vit bien qu'il était sur la pente d'une rechute... dans le mariage. Cela lui fit désirer de voir cette autre institutrice si belle au dehors, et propre au dedans, qui allait probablement devenir sa belle-soeur. -Eh bien! fit-elle, pour ne pas contrarier ce frère qu'elle aimait beaucoup, je dirai à la première qu'elle n'est que la seconde... que je ne savais pas... Je t'accuserai et tu te défendras. -Accuse-moi, je me reconnais coupable; charge mes épaules, j'ai le coeur bon. -Et comme se nomme-t-elle, ta nouvelle protégée? Jean-Marcel poussa un petit cri qui en contait long. Il ne savait pas... Il avait oublié de lui demander son nom... Il n'avait pas eu le temps... La malade... la Saint Vincent de Paul... l'enchevêtrement des incidents. Et puis, qu'est-ce que cela faisait, au fond?... Un nom, ce n'est qu'un nom. C'est doux, ça sonne divinement, si la personne qu'il rappelle est aimée, à part cela, ce n'est qu'une marque pour se reconnaître... Madame Duhamelin riait, riait... -Il ne sonne donc pas divinement? la personne qu'il rappelle n'est donc pas aimée? Il vit qu'il s'était empêtré. Il chercha une planche de salut. -Lucette! s'écria-t-il radieux elle s'appelle Lucette!... Qu'ai-je besoin d'en savoir plus long? L'autre institutrice se présenta comme il allait sortir: après le dîner... Après le dîner, car dans l'heureuse disposition d'esprit où il se trouvait, il ne pouvait rien refuser, pas même une tranche de bifteck saignant. Madame Duhamelin lui demanda pardon de l'avoir fait venir pour rien. Son frère, l'inspecteur d'écoles, sans lui en parler, avait engagé une autre personne, pas plus capable sans doute, mais enfin... Elle voulait prévenir l'orage, Madame Duhamelin, ou, par une parole un peu mielleuse, faire rentrer les griffes de la louve, car elle prenait un air menaçant, l'institutrice éconduite, et grande, et sèche, et guindée, elle regardait dédaigneusement à travers ses cils roux, et sa lèvre mince s'arrondissait sur une rangée de dents qui devaient manger du prochain. -Si votre frère est inspecteur d'écoles, répliqua-t-elle, en scandant ses syllabes méchantes, il sait peut-être lire et écrire, et il est en état de bien choisir. Au reste, il lui est facile de découvrir dans ses tournées à la campagne, de jolies et complaisantes maîtresses que ne demandent pas mieux que de venir se pavaner dans les rues de la ville. Elle allait continuer, à la grande stupéfaction de Mme Duhamelin, quand Jean-Marcel, qui entendait tout, cria d'une voix émue par la colère. -Fais-là donc entrer, qu'on la voie un peu... ou bien entre, toi, et qu'on ne l'entende plus. La porte s'ouvrit toute grande. -Tiens! c'est vous, Mlle Strophina Beaucarême!... reprit l'inspecteur. Je ne m'étonne plus de ce charitable coup de langue. Vous ne vous corrigerez donc jamais? -C'est mon affaire, répliqua-t-elle sèchement, en tournant les talons. -Dis-moi donc ce que cela signifie?... commença Mme Duhamelin... -C'est une institutrice que j'ai fait mettre à l'index, à cause de sa manie coupable de médire et de calomnier. Elle ne manque pas de connaissances, mais elle manque de sens moral, et elle est tellement jalouse des jeunes filles belles et sages, qu'elle les met toutes en lambeaux, avec sa langue. J'ai dû faire déjà plusieurs enquêtes sur la conduite des innocentes victimes de sa malice, et chaque fois, la seule coupable, c'était elle-même. Et il ajouta, avec un grand soupir de satisfaction: -Maintenant je cours avertir mademoiselle Lucette. -Il faut aussi que je voie un médecin pour la malade, Christine!... Cette pauvre madame Tourteau... madame Tourteau!... qui aurait cru cela? Instinctivement, sans y penser, mais par l'effet d'une intention première il se rendit à la maison sombre d'où, la veille, il était sorti tout ensoleillé. Il monta, vite, et les marches craquantes lui criaient: -Va! va! elle t'attend. Il frappa discrètement. Une voix répondit: -Entrez! Il eut froid à l'âme, ce n'était pas elle. Il entra. Un homme était assis près du lit: il crut d'abord que c'était un docteur. Il le salua. L'homme rendit le salut et alla s'asseoir plus loin, auprès de la petite table. -Etes-vous médecin? lui demanda Jean-Marcel. -Non, monsieur, je suis forgeron... -C'est que... il serait prudent d'avoir le docteur, pour notre malade... -J'irai volontiers en chercher un, monsieur... Je me charge de la note, ne vous occupez point de ce détail. Le forgeron sortit. -C'est un garçon de chez nous, dit la malade, un bon garçon... Il est venu me dire qu'il avait vu mon enfant, il y a quelque temps, dans une auberge, il pense bien que c'est lui, toujours... Il était avec un autre... un mauvais compagnon probablement, et trop vieux pour lui... Il n'a pu les faire parler comme il aurait voulu... ils avaient l'air de se défier... Il m'a promis de découvrir sa retraite et de me l'amener ici, mon pauvre Tiquenne. Et moi aussi, je crois bien l'avoir rencontré, l'autre jour... mais j'ai perdu connaissance tout de suite!... Elle voyait bien maintenant que le bon Dieu ne l'avait pas abandonnée, puisqu'on s'occupait d'elle et qu'on venait la voir... -Et mademoiselle Lucette? demanda Jean-Marcel, un peu inquiet. -Elle est allée donner ses leçons... Elle reviendra ce soir. Il fit semblant de ne pas entendre ce dernier mot et il dit: -Courage, ma bonne Christine... je vous appelle toujours Christine... Je reviendrai prendre de vos nouvelles dans la soirée. VI Rencoutre Inattendue. Quand Bancalou entra dans la maison du Club des Six, le silence se fit, et les compagnons sinistres se regardèrent furtivement, comme pour se demander lequel d'entre eux oserait ouvrir le feu. -C'est ça, mes enfants, dit-il gardez un silence respectueux: Sage est le juge qui écoute et tard juge. -Tu n'as pas ramené ton élève? commença Cascapoil, est-il allé suivre un cours de dissection au McGill? -Il veut apprendre à découdre un citoyen sans casser le fil, ajouta Choucroute. -Le fil de la vie? siffla Fildoux. -Et c'est ce gamin-là qui a remplacé notre cher Pimbina!... -Une tête folle qui nous fera perdre les nôtres... -Vous devriez suivre un cours de langues mortes, pour apprendre à vous taire, vous autres, gronda Bancalou. Il savait qu'il y avait conspiration contre lui. Il n'en fit rien voir cependant, il ne fallait pas irriter ses dangereux amis. C'est bien assez qu'ils allaient éprouver une rude déception tout à l'heure. Cependant il avait la montre pour parer le coup. Il la sacrifierait. Il croyait bien qu'il n'y avait pas de danger à la porter maintenant, ni même à la vendre, mais il ne tenait pas beaucoup à la garder. Elle ne lui disait rien de bon, depuis son rêve étrange d'il y a dix ans. C'était Tiquenne qui avait été, cette fois, la tirer de la ouate où elle dormait, dans la maison paternelle. Une fantaisie de jeune pendard. En même temps, il avait fait main basse sur un petit sac de monnaie, enfoui dans la paille du lit. Papa Zidore était au bois avec son engagé. La ménagère qui demeurait dans le fournil, à côté, chantait pour endormir ses enfants... L'heure était propice. Il savait qu'autrefois la clé se cachait dans le tambour, sous le perron. Au reste par mesure de prudence, il avait apporté une superbe collection de clés et de passe-partout. Il avait donné la montre à Bancalou et gardé pour lui le menu fretin du petit sac. -J'ai fait une rencontre surprenante et il m'est arrivé un accident regrettable, commença Bancalou. -Une rencontre? tiens! -Un accident? Allons! -Quelle rencontre? dis... -Quel accident? vite! -J'ai, par un hasard inexplicable, comme tous les hasards, du reste, rencontré une cousine. -Hourra! pour la cousine, crièrent les chenapans. -Je ne badine pas, reprit Bancalou... Elle venait de la campagne... -Elles viennent toujours de loin, interrompit Choucroute. -Elle était partie de sa maison depuis huit ans... continua Bancalou, et je n'avais pas eu le bonheur de la rencontrer. -Huit ans, fit Cascapoil, l'accolade a dû être touchante. -Est-ce une veuve? demanda Porc-épic. -Est-ce une vierge? roucoula Fildoux. -Est-elle jeune? -Est-elle belle? -Elle n'est pas veuve, elle n'est pas vierge, elle n'est pas jeune, elle n'est pas belle, mais elle est honnête, affirma Bancalou. Et il continua: -C'est la femme d'un homme qui vaut moins que nous et qui aurait pu devenir le premier citoyen de sa paroisse. L'amour de l'argent l'a perdu, cet homme, et c'est un sans coeur. Il a des terres, il prête de l'argent et il refuse du pain à sa femme et il chasse son enfant, et il viole les filles!... Nous pour qui les prisons s'ouvrent et les échafauds se dressent, nous valons mieux cent fois que ces citoyens durs, avares, opulents et impudiques qui nous regardent passer de haut de leurs balcons. Et cette femme dont je vous parle, la femme de ce misérable, ma cousine germaine, elle traîne ici, dans la ville, une existence des plus misérables et je ne l'aurais pas reconnue, si Tiquenne ne m'avais dit: -Bancalou, mon vieux cousin, j'cré qu'c'est maman! -Sa mère?... la mère de Tiquenne? s'écrièrent les brigands. -Oui, la mère de Tiquenne, la femme de Zidore Tourteau, notre propriétaire. -Si vous aviez vu la scène!... J'ai pourtant le coeur dur, eh bien! je n'ai pu m'empêcher de pleurer. Elle passait sur la rue Sainte-Catherine; nous aussi. Nos venions vers la ville. Elle marchait d'un pas mal assuré, comme une personne qui a pris un coup de trop. Elle s'arrêtait de temps en temps, devant les vitrines, comme pour regarder les belles étoffes, les belles fleurs, toutes les belles choses qui ne pas pour les gueux. Nous la suivions exprès pour la voir, car elle avait une mine fort remarquable, et nous pensions que c'en était une de la haute. Enfin, nous la dépassons. Rendus à dix pas en avant, je crie: -Tiquenne, Halte!... demi-tour à droite!... "Stand at ease!" A ce nom de Tiquenne, elle s'arrête, nous regarde, blêmit, s'adosse à une porte... Et Tiquenne, tout ébahi: -Bancalou, j'cré qu'c'est maman!... -Tiquenne! qu'elle s'écrie, et elle tombe comme une masse sur le trottoir. La police arrive, questionne. Je ne pouvais pas parler beaucoup. Tiquenne non plus. Il fallait de la prudence, au reste, je ne savais pas où elle demeurait... -Elle vient de perdre connaissance... C'est ma mère, dit Tiquenne, en s'efforçant de pleurer. -Allons chercher une voiture, que je dis... Nous nous esquivons prestement, lui, de son côté, moi du mien. Me voici, il viendra. -C'est intéressant... surtout pour Tiquenne et pour toi, remarqua Fildoux. -L'accident??... questionna Choucroute. -Ce que je viens de dire était nécessaire pour vous bien faire comprendre l'accident, reprit Bancalou. -Je propose que tu divises l'argent avant d'en raconter une autre dit encore Fildoux. -C'est ça! L'argent d'abord, l'accident ensuite, grogna Porc-épic. -C'est que l'argent ne peut pas arriver aujourd'hui, à cause de l'accident, rétorqua Bancalou. Il y eut un murmure menaçant: -Comment ça?... -Explique-toi. -Tu nous connais, hein? pas de midi à quatorze heures... -Vous me connaissez aussi, je suppose, pas de soupçons!... Vous allez comprendre. Vous savez que je suis prudent... -Oh! oui, affirma Fildoux, tu sais te mettre à l'abri, toi. -Je m'expose autant que vous autres, pour "le travail", mais ensuite je fais le mort, on plus de chances de vivre... -L'argent... Tout ça ne nous dit pas ce que tu en as fait, de l'argent, reprit Cascapoil. -Voici. La police accourait, je viens de vous le dire. Elle nous voyait avec cette femme qui était étendue sur le trottoir, elle pouvait nous soupçonner, nous fouiller, nous suivre, nous arrêter... On ne sait jamais. La police, elle a des curieuses idées parfois... et des idées de curiosité. Alors j'ai vitement glissé mon porte-monnaie dans la gorge de cette femme, ma cousine, la mère de Tiquenne... -Et si on la fouille? observa Choucroute. -Bah! on trouvera l'argent ce sera tout. -Elle sera accusée, emprisonnée peut-être, dit à son tour Fildoux, et nous autres nous perdrons tout. -Accusée? emprisonnée? elle n'aura pas de peine à se justifier répliqua Bancalou. Une femme, surtout une femme faible et malade comme elle l'est va-t-elle, la nuit, enfoncer les portes et faire sauter les coffres-forts? Allons donc! -Mais elle parlera. Elle a reconnu son garçon; elle t'a probablement reconnu aussi. -Et que peut-elle dire? Elle n'a rien vu, rien entendu, rien senti... Elle était sans connaissance, quand je lui ai confié le porte-monnaie. -Dans tous les cas, Bancalou, nous te tenons responsable envers le club, dit emphatiquement Fildoux, et, en attendant que tout soit réglé, tu vas nous mettre entre les mains cette montre d'or dont tu nous as parlé... -J'étais pour vous l'offrir; la voici. Il mit la montre sur la table. Cela eut pour effet de dissiper les nuages. Chacun la prit et l'examina à son tour avec attention. Elle valait plus qu'on ne pensait... Bancalou souriait; le tour était joué. Ils n'avaient pas deviné sa ruse. C'était une idée qui lui avait passé par le cerveau quand sa cousine s'était évanouie... Le porte-monnaie, il le retrouverait bien maintenant, mais ce ne serait pas pour eux; ils pouvaient en faire leur deuil. -Que chacun de nous porte la montre pendant une semaine, proposa Choucroute. -Tirons aux dés pour savoir qui la portera le premier, suggéra Porc-épic. On apporta les dés, les bons, ceux qui n'étaient point pipés. Ils furent brassés dans les gobelets, trois coups chacun, les trois coups additionnés. Cascapoil et Choucroute amenèrent le même nombre de points et le plus grand nombre aussi. -"Ex aequo", fit Bancalou, comme on disait au séminaire. Ils recommencèrent, et Cascapoil l'emporta. Il fourra la montre dans son gousset et accrocha la chaîne à sa boutonnière. -Quelle heure est-il, demanda Fildoux. -Il est l'heure de prendre un verre, répondit Bancalou. Et il ajouta, de bonne humeur: -Je n'ai pas besoin de montre pour vous dire cela. VII Lucette Et Son Dernier élève. Jean-Marcel se consolait de n'avoir pas vu Lucette, dans l'après-midi, en revenant de chez madame Duhamelin, sa soeur, par la pensée qu'il la verrait plus longtemps dans la soirée. Elle reviendrait sûrement auprès de la malade; sa compassion l'y ramènerait. Puis, elle devait avoir hâte de connaître le résultat de la démarche de son nouvel ami. Oh! la chose n'était pas fort importante au point de vue de la finance; mais elle devait soupçonner tout le plaisir qu'elle allait causer en se montrant empressée et reconnaissante. Elle avait le coeur si bien fait. Après le thé, quand il dit à sa gouvernante qu'il allait sortit, il troubla fort une âme d'ordinaire bien calme. Il fallait de graves raisons pour sortir deux soirs consécutifs. Que voulait donc dire tout cela? Les paroles mystérieuses qu'il avait laissé tomber en buvant son café le matin, ne signifiaient donc pas ce qu'elle avait compris, elle, la pauvre naïve? Au moment où il mettait le pied sur le seuil, un jeune garçon arrivait avec un pli cacheté. -De la part du président général de la société St-Vincent de Paul, dit-il en présentant la lettre. Jean-Marcel revint dans sa chambre d'étude et déchira l'enveloppe. Le président général le priait d'assister à une réunion du grand conseil, pour affaires de haute importance. L'invitation était pressante. Il eut un mouvement de dépit... Pourquoi n'était-il pas sorti une minute plus tôt?... un seule minute?... Maintenant qu'allait-il faire?... Ne pouvait-on point se passer de lui?... Il irait un peu plus tard... Ah! bien oui, un peu plus tard!... Quand il serait dans la pauvre chambrette, là, avec elle. Il se connaissait, il oublierait le grand conseil... Il l'enverrait se promener, le grand conseil. Alors, il n'irait donc pas ce soir-là, la voir, elle, l'entendre parler de sa douce voix d'ange, s'enivrer de son regard si profond et si troublant. Il était perplexe, agacé. Si la charité comptait sur lui, là-bas... si sa présence était réellement nécessaire... S'il allait retarder une bonne oeuvre, ou perdre une occasion de faire le bien. -A demain, dit-il poussant un soupir, et regardant du côté où elle devait l'attendre. Et elle l'attendait, en effet, un peu oppressée par une crainte vague et par un espoir charmant. Et, à chaque instant, elle croyait ouïr le craquement de l'escalier sous ses pas empressés. Il n'arrivait toujours point. Elle parlait à madame Tourteau pour oublier son angoisse. Elle se sentait mieux, madame Tourteau. Elle pourrait se lever demain. Le médecin avait prescrit des réconfortants. Il ne voyait rien de dangereux... Lucette écoutait d'une oreille distraite. Quand le coeur est préoccupé, l'oreille n'entend rien, l'oeil ne voit rien. Elle disait une chose, puis une autre; il n'y avait pas de liaison dans ses idées. Sa bouche parlait, mais sa pensée était absente. Elle volait à la recherche du bonheur entrevu. Il ne vint pas, et, en faisant sa prière avant de dormir, elle fut assaillie par les distractions. Pour mettre d'accord sa prière et sa pensée, son rêve et sa dévotion, elle pria pour lui. Jean-Marcel s'était attardé au grand conseil! On y avait discuté des choses très importantes, entre autres l'assainissement de certains quartiers de la ville, où la voyoucratie se délectait de préférence, et l'établissement de nouvelles écoles pour les pauvres d'entre les pauvres. Il travaillait depuis longtemps à ces deux oeuvres chrétiennes, et son nom, béni par les uns, était maudit par les autres. Les pauvres l'aimaient, les vauriens le haïssaient. Les uns le saluaient avec respect, les autres lui montraient le poing. Il était content d'avoir sacrifié son coeur à sa raison et le plaisir au devoir. Sa conscience lui rendait témoignage et il se sentait meilleur. Seulement il craignait d'avoir causé un désappointement, d'avoir frustré une attente, d'avoir froissé une tendre petite âme. Le lendemain, il marchait tête basse, dur la rue Notre-Dame, élaborant dans son esprit tout un plan pour l'éducation de l'enfant déshérité, ne regardant personne, et se garant à peine du code osseux des grognards, quant il fut tiré soudainement de ses réflexions par une voix stridente qui disait, en l'effleurant comme d'un stylet: -C'est lui, le maudit! Il leva la tête et vit deux figures diaboliques tournées vers lui. Il fit un pas de leur côté, voulant essayer la douceur, la persuasion, la charité. Les deux bandits n'osèrent pas affronter l'honnête homme, et ils s'enfuirent. -Pauvres égarés! soupira Jean-Marcel, s'ils savaient comme il est aisé et comme il est doux de vivre honnêtement! Et il dit encore: -Il faut pourtant que la charité chrétienne atteigne ces gens-là, et que la grâce les touche, et que le pardon descende sur leur tête!... Mais que de choses à changer auparavant dans notre état social!... que de vices à corriger! que de vertus à acquérir!... -Vous! s'écria-t-il soudain... Et ses pensées philanthropiques étaient déjà à cent lieues. -Vous!... Il disait cela, ce vous parti du coeur, à une jeune personne qui le toucha en le rencontrant et qui tout absorbée aussi ne l'avait pas vu avant de la toucher. C'était Lucette. L'heureuse rencontre! Les délicieux sourire, les regards éloquents qui s'échangèrent!... Les chenapans de la rue qu'ils aillent se faire pendre!... C'est leur affaire!... Est-ce qu'on va s'occuper d'eux à présent?... Le coeur est en vacance... Une heure de récréation... Oh! comme il va s'en donner sous ces poitrines palpitantes! Mais tant que tu voudras, pauvre coeur ému, tu me diras jamais assez ta joie et ton bonheur! -Vous allez venir avec moi chez ma soeur, n'est-ce pas? C'est tout près, proposa Jean-Marcel. Et il parlait, il parlait, souriant: -Vous ferez connaissance avec votre nouvel élève... Madame Duhamelin vous attend... Elle est heureuse de vous confier l'éducation du petit Henri... Il s'appelle Henri, le petiot... Un enfant charmant... Oh! Je savais bien qu'elle suivrait mon conseil!... Et j'y tenais, moi,, j'y tenais!... -Mais vous ne savez pas si j'enseigne comme il faut... Si vous alliez regretter votre excès de confiance. J'en serais bien désolée... Ils se rendirent chez Madame Duhamelin. Monsieur Duhamelin sortait, et ils n'eurent que le temps de lui dire bonjour. On voudrait l'excuser, des affaires l'attendaient, des affaires sérieuses... Au reste, ce que faisait sa femme était toujours bien fait. Il endossait d'avance, en blanc sans y regarder. On s'assit dans un boudoir fort coquet. Un petit garçon d'une dizaine d'années environ, joli, souple, souriant, mais souriant d'une façon qu faisait mal, accourut vers Madame Duhamelin et l'entoura de ses bras mignons. -Henri, fit Madame Duhamelin, souhaite le bonjour à ta nouvelle maîtresse. L'enfant détacha ses bras, et se tournant vers Lucette, il la regarda un moment, ouvrant tout grands ses yeux noirs veloutés. -Bonjour, Mademoiselle, dit-il, et il baissa la tête, et les boucles brunes de ses cheveux glissèrent sur ses épaules, encadrant d'ombres sa figure d'ange. -Quel charmant enfant! dit Lucette, en regardant Mme Duhamelin. Puis, s'adressant au petit garçon: -Tu aimes à lire, n'est-ce pas? lui demanda-t-elle. -Oh oui, répondit-il, vivement... J'ai lu le conte de la Belle au bois dormant... Un beau conte!... Une belle princesse qu'un méchant avait... -Tu lis aussi des livres plus sérieux que cela, et surtout plus utiles, se hâta de dire Madame Duhamelin. -Je lis mon catéchisme, pour ma première communion... Quand j'aurai fait ma première communion, je serai un homme... -Ou un ange, ajouta Lucette. Madame Duhamelin sourit en approuvant de la tête, et Jean-Marcel dit gravement: -Il faudra que tu sois bien obéissant, Henri, car si tu n'obéis pas, ta maîtresse éprouvera du chagrin, et puis, elle ne t'aimera point. Voudrais-tu ne pas être aimé? -Oh! non! s'écria le marmot. Il y eut un silence un peu embarrassant. Lucette et Jean-Marcel se regardèrent longuement. L'enfant dit, comme après une réflexion: -Il faudra que j'obéisse comme à maman. -Sans doute, mon cher, affirma Madame Duhamelin. Mademoiselle me remplacera auprès de toi. -Et j'aurai deux mères?... -Deux, l'une qui te donnera la nourriture et le vêtement, pour que tu ne souffres ni du froid ni de la faim, l'autre qui te donnera les connaissances nécessaire pour que tu remplisses bien tes devoirs envers le bon Dieu et envers le monde. -Je vais beaucoup étudier... je suis déjà pas mal savant. Et il jeta sur sa maîtresse un joli regard de défi. Les deux femmes se prirent à rire en l'admirant. Il était très beau, avec quelque chose de douloureux, pourtant, dans son enfantine expression. -Il est savant, il sait lire et écrire reprit Mme Duhamelin. Et l'enfant naïf ajouta qu'en effet il avait écrit une lettre au petit Jésus, l'autre jour, pour lui demander un petit frère ou une petite soeur, car il s'ennuyait, tout seul. -Il faudra qu'il écrive encore remarqua Jean-Marcel... Lucette était devenue pâle, une angoisse lui serrait la poitrine, et elle avait peur de trahir son émotion. Elle aurait voulu sortir, aspirer une bouffée d'air froid, marcher, courir pour fuir le souvenir cruel qui revenait encore, qui revenait toujours. -Savez-vous, reprit Jean-Marcel, savez-vous, mademoiselle Lucette, que si d'étais arrivé ici une heure plus tard, votre place aurait été prise? -Vraiment? s'efforça de dire Lucette, levant à peine les yeux sur son protecteur. -Ma soeur s'était adressée à une autre continua-t-il, et cette autre est venue une heure trop tard. -Vous avez peut-être rendu un mauvais service à Mme Duhamelin. Cette autre-là enseigne peut-être mieux que moi, répliqua Lucette, qui s'efforçait de prendre possession d'elle-même. -Singulier hasard, continua l'inspecteur d'écoles, je la connaissais cette institutrice, et elle me connaissait aussi. La rencontre n'a pas été des plus amicales. Elle me garde rancune depuis dix ans. -Vous lui avez donc fait bien du mal? -Sans qu'il y eut de ma faute, par devoir... Faix ce que dois, advienne que pourra. -Le devoir est quelquefois pénible à remplir, observa Mme Duhamelin. Et Jean-Marcel continue: -Elle faisait l'école, une bonne école sous certains rapports... -Mon frère est inspecteur d'écoles, interrompit Mme Duhamelin, je ne sais pas s'il vous l'a dit... -Inspecteur d'écoles! répéta Lucette comme étourdie par cette parole. -Oui, mademoiselle, fit Provost, je ne vous ai pas encore parlé de cela, c'est vrai, l'occasion ne s'en est point présentée. Au reste, ça ne fait pas grand'chose. Encore une fois Lucette sentit l'émotion la gagner, et malgré elle son coeur battait terriblement. Elle demandait à Dieu et à la Vierge Mère de lui venir en aide et de lui donner le courage dont elle avait besoin. Jean-Marcel continua d'un ton badin: -Dans l'arrondissement où elle enseignait, l'on se plaignait depuis longtemps de la longueur de sa langue... quoi de surprenant? c'est une fille très grande. Couper un bout de cette langue, c'eût été cruel. Je n'osai même pas le lui proposer... Mais je lui conseillai, après une enquête sérieuse, de s'en aller ailleurs et de l'emporter avec elle... Pauvre Strophina Beaucarême! Lucette se cramponnait au bras de son fauteuil pour arrêter le tremblement nerveux de tous ses membres. Elle serrait les dents comme pour empêcher une plainte de sortir de sa bouche. Il lui semblait que tout l'échafaudage de sa félicité allait s'écrouler, que la honte allait remonter du fond de sa vie, pourtant si pure!... qu'il allait falloir tout dire, tout avouer!... et le supplice!... l'affreux supplice!... elle eut pourtant un élan suprême de volonté et d'un mouvement énergique, elle se redressa sur son siège et fixa sur l'homme qu'elle aimait ses yeux pleins d'une flamme nouvelle, que tamisait un peu l'eau allumée d'une larme. -Vous vous attendrissez sur le sort de cette fille, reprit Jean-Marcel, un peu ému à son tour, vous êtes bonne, oh! oui, vous êtes très bonne! Mais elle ne pleure pas facilement, elle, et elle ne s'amende pas vite non plus, si j'en juge par le chapelet pas du tout béni quelle était en train de réciter hier... Et il continua, croyant intéresser fort sa jeune amie. -Elle en veut surtout à l'infortunée qui l'avait remplacée comme institutrice un jour... Une belle et pieuse jeune fille, et bien instruite, m'a affirmé le curé. Avec cela des talents remarquables pour la musique. Il ne voyait pas que la pauvre Lucette se tordait sur sa chaise, et tout entier à un souvenir qu'il aimait, il dit encore. -Je ne l'ai vue qu'une fois cette jeune institutrice et dans une circonstance fort extraordinaire. Il paraît qu'elle se sauvait des bras d'un infâme. Lucette ne put réprimer un léger sanglot. Il crut que c'était la surprise ou la curiosité. -Oui, dit-il, elle courait à la mort plutôt que... J'allais faire l'examen des classes et j'arrivais dans la paroisse pour la première fois. C'était vers le soir, nous suivions les bords d'une charmante rivière, et nous venions de dépasser la maison de Tourteau... un misérable! le mari de cette femme malade que vous soignez avec tant de dévouement, je vis une forme blanche de jeune fille accourir par les champs, de l'autre côté, et se jeter dans la rivière. Je sautai de voiture, me précipite sur la grève, sans trop savoir si je n'allais pas me tuer, et plongeant hardiment, je la saisis par un bras que battait encore et je la sauvai!... Je ne l'oublierai jamais, car elle s'appelait comme vous, Lucette. Pauvre jeune fille! Malheureuse Lucette Longpré! je l'ai vue, ce soir-là revenir à la vie lentement, lentement!... et depuis je ne l'ai revue... Dans un effort surhumain de volonté, broyant toutes ses peurs, regardant en face toutes les menaces de la destinée fatale, Lucette, pâle, frémissante, les yeux toujours étincelants derrière une larme se leva tout à coup coup et dit d'une voix ferme. -Regardez-la donc, monsieur Provost, c'est moi! Mais c'en était trop. Elle retomba sur son siège, et, la figure dans ses mains, elle éclata en sanglots. VIII Deux Policiers Dans L'Embaras. Lorsque Mme Tourteau s'était évanouie, sur le trottoir, à la vue de Tiquenne, son enfant, et de Bancalou, son cousin, des hommes de la police avaient accouru, en effet, comme l'avait dit Bancalou à ses complices. Ils avaient relevé la femme et l'avaient portée dans l'épicerie voisine, à deux pas seulement. Il y avait là une chaise et un petit garçon. La dame fut quelque peu effrayée, croyant qu'on apportait un cadavre et le petit garçon lui demanda ce qu'elle avait cette femme-là, qu'elle ne pouvait pas marcher. -Elle est morte lui avait répondu sa mère. -Elle est bien malheureuse de n'avoir pas pu mourir sur son lit, dans sa chambre, observa l'enfant. -Elle n'est pas morte, elle n'est qu'évanouie, dit un des hommes. Et il se hâtait d'enlever les vêtements qui gênaient la respiration, les mouvements. Un porte-monnaie tomba, un porte-monnaie bien arrondi. -Tiens! dit l'autre émissaire de la police, en le ramassa, ce n'est toujours pas une mendiante, et la faim n'est pour rien dans son évanouissement. Il ouvrit le porte-monnaie. -Tonnerre des îles, clama-t-il tout stupéfait, une banque!... Alors c'est probablement une avare. -Sortie des entrailles d'Harpagon ajouta le premier, qui voulait faire parade de sa connaissance de la comédie. Mme Tourteau reprenait connaissance. Elle ouvrit les yeux et demanda ce qu'elle avait fait, en que endroit elle se trouvait. -On vient de vous ramasser sur le trottoir, répondit l'un des gardiens fidèles de la grande cité. -Sur le trottoir!... Me ramasser!... Ses yeux tombèrent sur l'enfant. -C'est lui, mon petit garçon! mon Tiquenne!... s'écria-t-elle en tendant les bras à l'enfant qui se cacha dans le robe de sa mère. -Il me fuit encore! il me fuit toujours! gémit la malheureuse. -Elle est troublée, remarqua la dame, en serrant contre elle son petit garçon. Les deux employés de la police s'étaient fait un signe et avaient manifesté une joie subite, en entendant le nom de Tiquenne. Ce nom ne leur était pas inconnu, mais ils n'avaient pas vu encore celui qui le portait, et ils tenaient à faire sa connaissance. C'était, paraissait-il, un des jeunes malfaiteurs les plus adroits et les plus rusés. L'affaire promettait de prendre du développement. Voilà comme tout arrive. On ne pouvait pas mettre le grappin sur le mécréant dangereux... Il n'était nulle part et se faufilait partout. Une femme qu'on ne connaît pas, dont personne ne parle, dont personne ne s'occupe, a, par hasard, une petite syncope sur la rue, et voilà que, sans le vouloir, par un mot, par seul mot, elle met les limiers sur la piste. Ils se frottaient les mains de plaisir, les deux vigilants. Madame Tourteau revint à elle tout à fait. Elle vit bien que le petit garçon n'était pas le sien. -Comme il ressemble au mien, dit-elle, au mien quant il était jeune. -Est-il mort, le vôtre? demanda la dame. -Je le croyais mort... Il a passé tout à l'heure devant mes yeux... C'est comme un rêve, une vision... Il était avec mon cousin Bancalou... C'est sûr que c'est lui... Les deux homme se poussèrent du coude, tout joyeux: -Bancalou, se dirent-ils tout bas, encore un!... le meilleur! La dame qui se trouvait là, dans l'épicerie, ne savait trop comment s'expliquer cette erreur de la pauvre femme, et elle cherchait dans on esprit les chose les plus inattendues arrivent, elle le savait bien, et l'on ne devrait jamais s'étonner de rien. Ce petit garçon qu'elle avait avec elle et qui l'appelait sa mère, n'était pas sorti de ses entrailles, c'était le fils d'une autre. Il avait un père et une mère quelque part... Elle l'avait élevé; elle l'aimait comme s'il eût été le fruit de son sein, et nul ne pouvait plus le lui ravir, mais enfin elle n'était pas sa vraie mère. Cette pensée qui ne l'avait guère occupée jusque-là, venait tout à coup troubler sa quiétude, et mettre comme une pointe de jalousie dans son âme. Les deux hommes de police tenaient conseil, à l'écart. Ils ne savaient que faire et se sentaient perplexes. Le zèle pour le bien public ou pour leur avantage particulier, les poussait, mais aussi la prudence qui est une bonne chose même pour la police, les invitait à ne rien brusquer. Il était évident que cette femme connaissait bien Tiquenne et Bancalou, puisque l'un était son fils, et l'autre, son cousin, mais savait-elle qu'ils ne valaient pas la corde pour les pendre? Il n'y avait pas de preuves contre eux cependant. Ils opéraient au bon moment, à l'heure propice, et avec une précaution infinie. On répétait leurs noms de guerre et en donnait leur signalement. Mais le signalement ne servait qu'à dérouter... Si une bonne fois l'oeil vigilant de la police pouvait se braquer sur eux, les jours de leurs triomphes seraient comtés; ils seraient enveloppés dans les mailles du filet. Et ce porte-monnaie garni, c'était bien certainement de l'argent volé. Le savait-elle? Elle devait s'en douter au moins, elle n'était pas si naïve que cela. Et puis, une preuve, c'est qu'elle le portait sur elle. On ne traîne pas ses économies comme cela, dans sa poitrine, quand on peut les laisser sans crainte à la maison. Et sa maison devait être un bouge ou les voleurs allaient cacher le fruit de leurs rapines. Il serait peut-être mieux de l'arrêter alors. Il ne faudrait pas lui donner le temps de s'entendre avec ses complices, de fabriquer une histoire, de cacher l'argent. Et puis, le juge de la cour de police saura bien la faire parler. C'est un retors. Il connaît les moyens de gagner la confiance de ces gens-là, ou de déjouer leurs finesses. Oui, mais si c'est une femme honnête, une mère malheureuse, le jouet de la fatalité... Ça se voit, et trop souvent. Et si elle a du chagrin à cause de son fils, si la peine la rend malade... la fait mourir!... Si cet argent qu'elle cache ainsi, dans sa gorge est elle... si c'est le défaut de plusieurs années de travail et d'épargne... Si elle le cache ainsi pour le soustraire à la convoitise de son mauvais garnement... Ah bien! ce serait un crime que de l'arrêter, de la jeter en prison, de la déshonorer!... Ce serait mettre le comble à sa désolation; ce serait se faire les complices du mauvais fils, et l'aider à devenir parricide... La dame était assise sur un tabouret, pour attendre la fin de la scène Elle comprenait l'embarras des deux policiers et désirait leur venir en aide... Elle interrogea la femme soupçonnée avec une grande douceur et de façon à lui faire comprendre qu'elle avait une protectrice. La malheureuse mère répondit avec une évidente sincérité, sans hésitation et comme avec plaisir. Elle indiqua la rue où elle demeurait, la maison où elle logeait, sa petite chambre dans la mansarde. -Mais demanda alors l'un des hommes, pourquoi habitez-vous une chambre aussi mal située? vous avez de l'argent, vous n'êtes pas pauvres du tout. -J'en aurai peut-être un jour, mais je ne le désire point. Il faudrait que mon mari mourrait avant moi... En attendant, je suis dans la misère et je gagne mon pain par le travail quand je suis en bonne santé. -Vous avez votre mari? fit l'autre curieux. -Il ne demeure pas à la ville, il habite la campagne. -Et pourquoi ne vivez-vous pas avec lui? -Quand même je vous le dirais, vous n'y pourriez pas grand'chose. Et puis, chacun a ses secrets... ses épreuves, et elles sont bien terribles parfois. Etait-elle sincère? jouait-elle la comédie? -Vous vous dites pauvre, vous mentez! reprit tout à coup l'un des hommes de la force, d'une voix dure, pour la désarçonner, en lui montrant le porte-monnaie entr'ouvert. Voyez! c'est la preuve, ça, que vous mentez. -Je ne comprends pas, répliqua la femme Tourteau, tranquillement, mais un peu abasourdie, tout de même. -Vous ne comprenez pas?... Ce porte-monnaie, c'est à vous... Avec ça on ne se dit pas dans l'indigence. -Ce n'est pas à moi, monsieur, vous vous trompez. Je n'ai guère besoin de porte-monnaie puisque je n'ai rien à mettre dedans. Elle disait cela tout bonnement, sans excitation. Elle était bonne comédienne, si elle n'était pas honnête femme, pensaient les autres. -Il est tombé de vos habits, vous l'aviez dans votre poitrine, assura l'homme toujours sévère. -C'est impossible, monsieur, c'est impossible! -On va vous conduire devant le magistrat de police, vous n'y gagnerez rien. Il faudra bien que vous mettiez la ruse de côté, alors, et que vous disiez d'où viens cet argent. -Mon Dieu! fit-elle en joignant les mains, qu'est-ce que cela signifie donc? Est-ce qu'on me prend pour une voleuse?... Je n'étais donc pas assez malheureuse?... Elle se mit à sangloter. -Vous voyez bien que c'est une honnête femme, ne put s'empêcher de dire la dame toujours attentive à ce qui se passait. Elle entendit cette parole de charité, et cela lui rendit un peu de courage. -Oh! merci! s'écria-t-elle, au milieu de ses sanglots, merci!... Vous au moins, vous comprenez qu'une femme chrétienne peut bien souffrir la faim et la soif, mais ne peut pas se rendre coupable d'un vol!... Vous êtes épouse et votre mari vous aime et vous protège!... Je suis épouse aussi, mais mon mari me hait et me persécute!... Vous êtes mère, je le vois et votre enfant fait votre joie et votre espoir!... Je suis mère aussi!... et mon enfant... Elle se cacha de nouveau le visage dans ses mains et les soupirs la secouaient tristement. La bonne Dame conseilla aux hommes de police de laisser en liberté, de s'éloigner, elle répondait d'elle. -On peut tromper un homme, même un homme de police, dit-elle avec un sourire un peu navré, mais on ne trompe pas le coeur d'une femme. Un des policiers tapa sur l'épaule de l'autre: un éclair lui traversait le cerveau. -Je l'ai! clama-t-il en même temps... Bancalou et Tiquenne viennent de nous glisser entre les doigts!... C'est leur argent qu'ils ont voulu cacher là, quand nous sommes accouru. Il montrait la femme. C'est le commencement de la fin. Emportons le sac aux écus! La dame charitable conduisit sa protégée, dans une bonne voiture, à sa petite chambre enfumée d'une ruelle sombre, et elle lui prodigua toutes les touchantes attentions dont elle fut capable. Mme Tourteau, épuisée par la privation, secouée par les étonnements se tout à l'heure, désolée et presque désespérée, fut prise d'une fièvre sévère et dut se mettre au lit. IX Une Resemblance A Dix Ans D'Intervalle. Quand Lucette se fut un peu remise du trouble douloureux que lui avait causé Jean-Marcel, en racontant comment il avait arraché à la mort, autrefois, une infortunée jeune fille; quand elle se fut rendu compte de l'aveu héroïque qu'elle avait fait, et des conséquences graves qui en découleraient pour elle, elle se leva pour prendre congé. Madame Duhamelin et son frère qui, par respect pour sa douleur, avaient gardé le silence, se levèrent en même temps. Ils la couvraient d'un regard plein d'affectueuse miséricorde. -Ma chère enfant, dit Madame Duhamelin, ce que je viens d'apprendre m'attache à vous davantage. Je n'ai pas besoin de scruter les motifs qui vous poussaient. Vous étiez menacée... vous avez souffert... Votre calme existence a été brisée... On dirait que le bon Dieu s'est alors éloigné de vous; mais non, non, ma chère amie, il n'est jamais plus près de nous que lorsque nous somme accablés par des maux de toutes sortes. Il se cache, mais sa main nous soutient. Le vase peut être profané, mais l'hostie reste pure... -Ah! Madame, répartit Lucette d'un accent déchirant, c'est affreux de voir, dès sa jeunesse, défiler lentement dans les pleurs et la désespérance, tous les jours d'une vie qui peut être longue! -Il n'y a pas de maux si grands que le temps ne puisse guérir, ou, du moins, les adoucir beaucoup remarqua Jean-Marcel. -Ceux qui ne souffrent pas ou qui ne souffrent guère peuvent seuls dire cela, Monsieur. -Et ceux qui ont vieilli aussi, Mademoiselle Lucette. Vous êtes jeune encore. -Jeune!... Hélas! quand donc n'osera-t-on plus me dire cela? -Vous désirez vieillir? -Je n'ai pas assez de vertus pour m'écrier, moi... Toujours souffrir, jamais mourir! -Vous ne souffrirez pas toujours, mademoiselle Longpré. -Et je mourrai alors. -Vous mourrez, puisque personne n'échappe au formidable arrêt, mais ce ne sera pas demain. -Vous ne courez pas grand risque de passer pour mauvais prophète. -Je veux dire que vous n'échapperez pas de longtemps à notre profonde amitié. Lucette répondit par un regard de reconnaissance; et c'était bien la plus aimable réponse que pouvait espérer Jean-Marcel. Elle s'avança vers la porte. Le petit Henri qui s'était tenu à l'écart, assez étonné de voir pleurer une grande fille, une fille qu'on lui donnait pour l'instruire et le guider, vint alors se mêler au petit groupe, demandant comme pour s'assurer qu'on ne la renvoyait point, si elle viendrait lui donner des leçon le lendemain. Lucette regarda Mme Duhamelin, attendant sans doute qu'elle répondit elle-même. -Oui, dit la soeur de Jean-Marcel, elle viendra... Tu sera bien sage et tu l'aimeras bien. -Mon oncle l'aime-t-il, lui? demanda l'enfant avec un sourire un peu malicieux. -Tout le monde l'aime, se hâta de dire l'excellente femme. -Seulement, mon petit curieux, je n'ai pas eu la chance, moi, de commencer à dix ans... remarqua Jean-Marcel. Lucette souriait. Toutes ces paroles étaient comme un baume sur les blessures de son âme. Elle dit à Mme Duhamelin dans quelle rue elle demeurait, afin que, si l'on avait besoin d'elle on ne perdit pas de temps à la chercher. Elle venait souvent chez une amie de sa défunte mère, Madame... Elle hésitait à prononcer ce nom qui lui brûlait la lèvre comme un fer rouge... Madame Tourteau... C'était une femme bien à plaindre assurément et bien digne de pitié, malade au lit, depuis quelque temps et sans beaucoup de ressources. -Madame Tourteau, répéta la soeur de Jean-Marcel, mais c'est cette femme qui s'est évanouie, l'autre jour, dans la rue, et qu'on voulait arrêter comme voleuse. -Oui madame, c'est elle-même. -J'ai été témoin de la scène pénible dans l'épicerie... j'était là avec mon petit garçon... -Comment, interrompit Jean-Marcel, c'est toi qui étais là?... Tu ne m'en as rien dit. -Je ne t'ai guère vu depuis ce jour-là. Tu sais que j'ai passé une quinzaine à Terrebonne?... J'ai conduit cette pauvre créature à sa petite chambre, et lui ai donné les secours les plus pressants. Je voulais la revoir, prendre de ses nouvelles, et je n'ai pas eu le temps de sortir. J'irai ces jours-ci... Comment est-elle? -Elle va mieux, répondit Lucette. -Cette infortunée, reprit Mme Duhamelin, je ne sais quel frisson elle m'a fait passer sur le corps, lorsqu'en apercevant le petit Henri, au sortir de son évanouissement, elle s'est écrié: "C'est lui, mon petit garçon! mon Tiquenne!..." Et elle tendait ses bras à l'enfant. "Il me fuit encore! il me fuit toujours!" ajouta-t-elle avec un sanglot déchirant. -C'est assez étrange, murmura l'inspecteur d'écoles. Lucette paraissait bomber dans une rêverie sombre. -Quand elle fut remise continua Mme Duhamelin, je lui parlai de ses enfants. Elle me dit qu'elle n'avait qu'un garçon. Il était parti d'avec elle depuis longtemps, et, tout à coup il venait de passer devant ses yeux. Il ne l'avait pas vue, peut-être, où il ne l'avait pas reconnue. C'est à cause de cela qu'elle avait perdu connaissance. La surprise, le choc nerveux... Lucette rêvait toujours, et ses yeux profonds s'étaient fixés sur le petit Henri... Jean-Marcel cherchait à débrouiller quelque chose... Sa soeur reprit encore s'adressant à Lucette. -Avez-vous connu son petit garçon quand il était jeune? -Oui, madame,... Il est venu à mes classes. -Est-ce que mon petit Henri lui ressemble? -Maintenant, je ne sais pas, mais il y a dix ans, Tiquenne était presque aussi beau. La même grandeur, le même air, les mêmes cheveux, moins long, c'est vrai. Les yeux, la bouche... Oui, je me le rappelle bien, à cette heure, la ressemblance est frappante et cette bonne Mme Tourteau a bien pu se tromper. Comme de raison, si elle avait eu toute son idée, elle aurait bien vu par la différence d'âge, que le petit Henri ne pouvait pas être son Tiquenne. Lucette se retira alors, disant qu'elle reviendrait le lendemain. -Henri, dit Mme Duhamelin, donne un baiser à ton institutrice, puisqu'elle va être pour toi une seconde mère. -L'enfant s'approcha de Lucette, souriant, pas trop intimidé. Comme un ange qui boit à une coupe dont il ne connaît pas encore les délices. Lucette l'embrassa et une émotion douce, inexplicable, inconnue, la remua jusqu'au fond de l'âme. Jean-Marcel l'accompagna jusqu'à sa demeure. Ils causèrent assez peu, mais ils étaient fort occupés l'un de l'autre. Ils se sentaient aimés et se plaisaient dans l'enivrante pensée. X Ou Bancallou Improvise Une Petite Histoire. -Tiquenne, mon fils par adoption, quand j'était au Séminaire, mes maîtres me disaient: On n'abat pas un chêne du premier coup, Et pour savoir un peu, faut apprendre beaucoup. C'est pour te faire comprendre que je ne suis pas encore à terre, et que j'ai beaucoup étudié, que je te cite ces paroles sages. Mais nous pourrions être troublés dans notre paix et soupçonnés malgré notre probité, à cause de l'argent trouvé sur ta pauvre mère, ma cousine germaine, comme tu sais... si nous allions passer quelque temps à la campagne, dans la retraite et la pénitence, au foyer et à la table de ton père?... -Bancalou, mon vieux cousin par ma mère, j'en arrive, moi, de la campagne, et j'ai la jambe un peu raide, mais comme j'ai passé incognito chez mon père, le temps seulement de saucer une croûte dans la crème, de boire une lampée de whiskey, de tirer le sac d'écus de sa cachette et de décrocher la montre, pour voir l'heure... en m'en revenant, j'y retournerai volontiers. C'est peut-être le meilleur moyen de détourner les soupçons, me montrer... -Tiquenne, tu as raison. Quand j'étais au séminaire, mon maître de salle me disait: En affaire douteuse, Audace est avantageuse. Nous voyagerons à pied, comme des pèlerins, acceptant ce que la charité nous offrira, et prenant ce qu'elle oubliera de nous donner, d'abord parce que: Charité oint, péché point. et ensuite, parce que Charité bien ordonnée commence par soi-même. -Bancalou, mon vieux cousin, tu connais ma misère et mon honnêteté... -Tiquenne, je t'avouerai que je n'ai pas eu l'honneur de faire connaissance avec cette dernière, mais je te crois sur parole, et pour te prouver mon extrême confiance, je vais te faire une surprise... -Bancalou, mon... -Je devine... -Tu connais... -Les mauvaises dispositions du club des six à notre égard.... -Non, ma pénurie... Si la surprise que tu vas me faire pouvait remplir ma bourse, comme elle... Je n'ai pas de comparaison. Je n'ai pas été au séminaire, moi. -Tiquenne, mon fils par ta... Allons! quelle bêtise j'allais dire là!... Tu as toute l'effervescence de la jeunesse, et les lenteurs de l'âge mûr et pondéré t'agacent quelque peu. C'est comme moi quand j'étais au séminaire... Mais je me hâte de conclure. Ecoute, et ne m'interromps que lorsque j'aurai fini. -Bancalou, mon vieux, je suis attendri. -Tiquenne, j'ai des remords! -Hein? -Des remords, non peut-être, mais des regrets... -Hein? -Des regrets non peut-être, mais des réveils... -Hein? -Et j'ai envie de quitter les compagnons. -Bancalou, mon vieux, tu connais... -Ta misère, mais pas l'autre... -Non, ce que tu as à faire. -Je m'aperçois qu'ils me jalousent. -Ils voudraient te voir entre les griffes de la police, à ton tour... -Parce que je suis moins bête qu'eux tous... -Moins scélérat, surtout. -Tiquenne cette parole t'honore et me grandit. -Bancalou, mon vieux cousin, je suis attendri... -Tiquenne, j'ai mon secret... j'avise. -Et nous allons renoncer à la profession?... -Je ne dis pas, quand l'occasion se présentera de souffler un porte-monnaie dans un état intéressant, de souper d'un dindon qui aimera tout autant se faire déchirer par les dents d'un voleur pauvre, que par le couteau d'argent d'un voleur riche, de se fourrer dans un pantalon destiné aux jambes alertes d'un caissier de banque, de se coiffer d'un chapeau neuf, aussi bien campé sur une tête nue que sur un front accidenté, je ne dis pas, Tiquenne, mon fils par adoption, ce que nous ferons ou ce que nous ne ferons pas, car l'avenir est un livre fermé, comme disait notre maître d'études, quand j'étais au séminaire. En attendant la solution de ce problème, il faut que je retrouve l'argent que j'ai glissé dans le sein de ta mère, et, pour cela, je vais mettre à profit l'audace admirable de ton père. -Bancalou, mon vieux cousin par ma mère, je m'attendris encore... -Tiquenne, tu es une belle âme au fond, et si tu n'avais pas eu de père... -Bancalou, mon vieux, tu viens de... -Je viens de lâcher une belle sottise, je m'en aperçois. -Non, tu viens de me rappeler une vérité que j'oubliais. Et ils partirent gaîment. Zidore Tourteau paraissait supporter son veuvage accidentel assez patiemment. Il n'était pas resté longtemps seul. Il avait pris avec lui un jeune ménage, Antoine Brosseau et sa femme. La femme s'occupait de la maison et le mari vaquait aux choses du dehors. Il logeait, ce ménage, dans le fournil, en arrière. L'été pendant la belle saison, Zidore prenait des pensionnaires, et la petite rivière, dans les soirées chaudes et claires, était sillonnée de canots légers, et les chansons des canotiers se perdaient au loin, par bribes rhythmées, dans le calme des prés. Tiquenne et Bancalou arrivèrent sans encombre. C'était le soir, et quelques voisins étaient venus fumer la pipe avec Tourteau. Zidore ne parut pas fort touché de l'empressement affectueux de son ancien ami, et il regarda à peine le jeune homme qui l'accompagnait. Il ne le reconnut pas. Il avait grandi, le petit souffre-douleur, depuis sept ans au moins qu'il était parti avec sa mère. Bancalou lui dit: -Tu ne le connais pas?... C'est un monsieur de la ville... -Vaut-il mieux qu'un Monsieur de la campagne? demanda Zidore, moitié sérieux, moitié badin. Un des habitants observa: -Les messieurs, ils valent partout la même choses, la place n'y fait rien. -Ou pas mieux à une place qu'à une autre, reprit Zidore. Bancalou poussa du coude son jeune compagnon. -La réception n'est pas chaude, Tiquenne... Zidore, surpris, regarda le jeune homme dans les yeux. -Tiquenne, dis-tu?... Est-ce que ce serait?... Hein? C'est-il mon garçon? -Oui, père, fit le jeune homme, le même que dînait souvent par coeur à la maison et se bourrait d'oeufs au poulailler. Et il tendit la main à son père. -Les enfants, faut que ça s'élève, affirma Zidore, serrant la main de son héritier. -Vous auriez peut-être mieux fait, père de me servir moins de jeûnes et plus d'ouvrage. Les voisins ne purent s'empêcher de rire, et Zidore qui voulait avoir le dernier mot ajouta: -Le paresseux ne mérite pas de manger. -Et celui qui ne mange pas n'est pas capable de travailler, rétorqua Tiquenne, qui ne voulait pas se faire calomnier. -Comme ça, dit un des voisins, c'est ton garçon, Zidore? -Il paraît, mais je n'en sais rien, répondit Tourteau. -Et moi, je suis son vieil ami et son petit cousin... par sa femme commença Bancalou. Zidore fit une grimace et regarda de travers l'importun cousin. -Vous! questionna Marion, l'un des fumeurs, qui êtes-vous donc? -Le garçon de Grégoire Racinot. -Tiens! tiens! tiens! j'ai bien connu votre père, vous savez... Je savais qu'il avait un garçon quelque part, à la ville ou dans les hauts. Ah! c'est vous?... tiens! tiens! tiens! -J'ai beaucoup voyagé, continua Bancalou et je rapporte un gros bagage d'aventures, mais pas beaucoup d'écus. -Pierre qui roule ne ramasse pas de mousse, rappela Zidore. -Ah! ben! vous allez nous raconter quelque chose, proposa Pierre Toupin, un autre ami de Zidore. -Je veux bien, mais j'ai l'estomac dans les talons... Tiquenne aussi... c'est comme quand j'était au séminaire... On raconte mal si on a le ventre vide, c'est comme pour travailler.. Zidore leur donna du pain et du lait, puis un morceau de lard froid. Tiquenne fit un grand signe de croix et Bancalou en fit deux. Un des fumeurs leur dit: -C'est beau ça... Vous n'avez toujours pas perdu la foi dans vos voyages, ni la bonne habitude de faire "Au nom du Père". -C'est la saule chose que nous n'avons pas perdue, répondit Tiquenne. -Moi, je l'ai perdue, un jour, commença Bancalou, la bouche pleine de lait et de pain, je l'ai perdue en traversant une rivière, et je l'ai retrouvée sur le quai, en accostant. Les habitants le regardèrent tout ébahis, tout anxieux de savoir. Ils supposaient une plaisanterie cependant. -Voici, continua Bancalou, c'était dans un pays chaud, où les femmes s'éventaient avec de grandes plumes, en se rejetant en arrière, sans s'occuper de l'indiscrétion de nos regards. Un prêtre, un saint prêtre, disait-on, se trouvait sur le pont du bateau. Nous traversions en bateau. Tu t'en rappelles Tiquenne? -Je ne l'oublierai jamais, Bancalou, mon vieux... Tu connais... -Oh! oui, ton honnêteté!... En ce moment-là elle a suivi ma foi. Qu'est-ce que je disais donc? -Tu parlais des femmes, rappela Zidore, des belles femmes, la tête en arrière, avec des plumes pour... -Oui, oui, des femmes couleur de bronze, avec des yeux de feu, des bouches de rose, des épaules... hein? Tiquenne, tu t'en souviens? -Je ne l'oublierai jamais!... Tu connais, Bancalou, mon vieux... -Je connais, maintenant, mais je ne connaissais pas alors, la femme incomparable, ange déchu, hélas! qui s'éventait plus largement avec des plumes plus longues et soupirait après un souffle froid quelconque. Elle avait un coup de soleil dans le coeur. Le prêtre vint s'asseoir auprès d'elle sans plus de cérémonie que si elle avait été la servante du Seigneur. Il prit son éventail et se mit à faire courir sur sa peau chaude et veloutée des petites bouffées canailles. Et ils riaient ensemble de l'étonnement des passagers jaloux. Car, faut le dire, Tiquenne, tout le monde était jaloux. -Bancalou, mon vieux, tu connais... -Oui, oui, ton horreur de l'eau et cependant tu voulais te jeter à la mer pour te rafraîchir. -C'est amusant, ça, les voyages de même, remarqua Zidore... -Et c'est vrai, affirma Bancalou, qui avait le soin de ponctuer ses phrases avec des bouchées. -Dans quel pays que ça s'est passé? demanda Marion. -Dans un pays chaud, répondit Bancalou, et il poursuivit. -Eh bien! que je me dis, l'âme attristée, voilà donc comment les prêtres pratiquent leurs enseignements dans les pays chauds!... S'ils se damnent si gaîment, l'enfer ne doit pas être si insupportable qu'ils nous l'affirment... Nous sommes des simples alors, et nous avons les plumes plus longues que l'éventail de cette belle créature... Tu t'en souviens, Tiquenne que je t'ai dit ça? -Je ne l'oublierai jamais! -La traversée fut orageuse, continua le narrateur en verve-orageuse pour nos âmes, et je me promettais bien de prendre ma revanche avec le premier éventail qui me tomberait sous la main. Enfin voici le quai. Il s'allonge sur l'eau comme un grand bras pour nous saisir. Nous accostons. Tous les passagers suivaient des yeux le prêtre et sa compagne longtemps éventée. Elle osa lui prendre le bras. Il y eut des murmures à bord et sur le quai, et un coup de sifflet partit du milieu de la foule. Une voiture toute luisante vint s'offrir. Ils allaient y monter, quand un monsieur en grand costume leur dit: -Par ici, s'il vous plaît, voilà une autre voiture qui vous attend. Pas vrai, Tiquenne? -Je ne l'oublierai jamais! C'est comme si je les voyais, là, devant mes yeux. -La foule se massait; la curiosité poussait tout le monde. J'étais resté sur le pont, moi, pour mieux voir... Le prêtre et la femme voulurent refuser l'offre de l'homme tout chamarré, mais il insistait si fort qu'ils durent céder. Au reste, il était bien armé, et il avait des aides avec lui. Le prêtre n'était pas prêtre du tout... c'était un brigand recherché depuis longtemps. Il prenait des habits sacrés pour habiller ses vices... Il voulait rendre la religion ridicule et le prêtre, odieux... Quand j'ai vu ça, qu'il était pris et démasqué, j'étais si content que j'ai battu des mais, et que je me suis écrié: "V'la ma foi revenue!" Pas vrai, Tiquenne? -Bancalou, mon vieux tu ne m'avais jamais... Bancalou toussa fort, pour empêcher les veilleux d'entendre la bêtise que Tiquenne allait dire. XI Ou Zidore, Bancalou Et Tiquenne Tombent D'Accord. Les voisins s'étaient retirés vers les neuf heures. A la campagne l'on est matineux et l'on ne se couche pas tard. Zidore ne trouvait pas mauvaise apparence à son garçon, et il n'aurait pas été fâché de le voir revenir à la maison pour y demeurer. Mais il faudrait travailler, comme de raison, et ne pas atteler, les dimanches et les jeudis, pour aller voir les filles, comme d'autres jeunes gens se plaisaient à faire. Ce n'était pas le mal qu'il y avait. Une petite danse au son du violon, quelques petits jeux anodins, pour le plaisir de changer de place ou de se toucher le bout des doigts, ce n'était pas pour fournir des tisons à l'enfer... Mais il ne fallait pas fatiguer les chevaux ni salir les voitures. Il aurait bien voulu, par exemple, voir Bancalou se diriger plus vite vers un monde meilleur. Il en avait toujours peur de Bancalou. Pourquoi? Il ne le disait pas. Il était évident qu'ils étaient liés par un secret. Bancalou ne serait pas venu comme cela se faire héberger et parler en égal dans la maison. Il songeait parfois, dans le silence des nuits noires, aux accidents qui pourraient arriver. Quand on dépend de la langue d'un homme on a raison d'être sur le qui-vive. Une distraction, un badinage, un accès de colère, un souffle de jalousie, et voilà un coup de langue mortel... C'est une dague qui ne rentre plus dans sa gaine; elle reste dans la plaie. Il faudrait le faire disparaître, mais comment?... Ce n'est pas tout de supprimer un individu nuisible, quelquefois, il faut supprimer la preuve, rester dans l'ombre, dérouter les soupçons... Il espérait qu'une occasion se présenterait. Jusqu'à présent, la chance était pour lui. Et pour regagner plus sûrement la confiance et l'estime de ses concitoyens, et se préparer un abri inviolable, il songeait à une autre chose. Il songeait à retrouver sa femme, à la reprendre... Il la traiterait bien, sortirait avec elle, ferait parade de belle humeur et de bonnes dispositions. Au fond, il y avait une mauvaise pensée que personne ne pouvait découvrir. Ils étaient en communauté de biens. Pour elle, c'était trop, mais pour lui pas assez. Ils feraient des testaments, se donnant tout l'un à l'autre: Au dernier vivant les biens, comme dit la loi. Il avait un ferme espoir de survivre. Elle était d'un tempérament faible, d'une constitution délicate. Elle n'avait pas dû retrouver un supplément de forces dans les déboires de sa vie nouvelle. Depuis huit ans peut-être, qu'elle était partie, elle avait certainement essuyé de la misère. Il n'en savait rien, mais il le supposait. Quant à lui, ni les ans ni les chagrins ne l'avaient entamé. Il se sentait fort, souple, vigoureux, comme à vingt-cinq ans. Son torse était dur à secouer. Il avait le pied solide et l'oeil bon. Ses épaules n'étaient pas prêtes à se plier sous le faix. Ses cheveux roux, un peu frisés, sa barbe en broussaille laissaient à peine apercevoir un fil blanc. Un homme d'énergie ne se laisse pas écraser par la maladie ou les contretemps... S'il devenait veuf, les veuves se le disputeraient. Oui, mais prendre femme est un jeu qui dure longtemps, une chanson dont le refrain monotone nous corne longtemps aux oreilles. C'est lui qui pensait cette sottise. Bancalou expliqua à son ami qu'il était venu dans un but honnête et dans l'intérêt de la morale. Il ne serait pas fâché de devenir honnête homme avant la période de la décadence et du ramollissement. Zidore l'approuva mais n'en crut rien. Il soupçonna une ruse, se sentit moins en sûreté et se tint sur ses gardes. Mon conseil est sage, affirmait Bancalou... C'est le temps de faire peau neuve; l'éveil est donné. Sauve ta réputation; la réputation est un manteau qui couvre tout. Le conseil qu'il glissait ainsi à l'oreille de l'usurier, c'était de ne plus louer ses maisons à des Mandrins et à des Cartouches. Et comme les familles un peu à l'aise ne se logeraient pas dans ces taudis, il conseillait aussi de tout remettre à neuf, le dedans et le dehors. Ce qu'il voulait Bancalou, c'était de déloger ses complices. Il voulait les éloigner sans qu'ils pussent soupçonner la main qui les reculait. Il savait que l'autorité avait braqué sa lunette sur le quartier qu'il habitait, et cette surveillance de haut devenait très gênante. Zidore ne se souciait guère de renoncer à un gros profit. Personne ne paie mieux que les voleurs, quand il ont intérêt à payer. Faire réparer des maisons pour les louer à bas prix, lui paraissait absurde. Elles se louaient cher précisément à cause de leur aspect délabré. Il ne fallait rien moins que la peur de voir Bancalou entre les mains de la justice pour le déterminer à agir. Si Bancalou était pris, qu'arriverait-il en effet?... Il aimait à parler, Bancalou, et pour amuser son public, il pouvait faire pendre son père. Il finit donc par consentir à tout ce que demandait l'ancien. Il promit d'aller à la ville le plus tôt possible, et de faire donner à ses locataires compromettants avis que leur bail ne serait pas renouvelé. Il aurait peut-être la chance de rencontrer sa femme. Au reste, le curé lui donnerait son adresse. Il la connaissait, le curé, il la lui avait donnée, déjà; mais dans ce temps-là, il n'en avait que faire; l'épreuve n'était pas finie. La bonne humeur régnait. Tourteau, Tiquenne et Bancalou s'accordaient à merveille et semblaient heureux de se voir maintenant. C'est que chacun d'eux entrevoyait la réussite de ses projets. Ils avaient passé une bonne partie de la nuit à causer, puis s'étaient endormis tour à tour sur leurs bons lits de paille, sans s'inquiéter du réveil. Le réveil, du reste, ne leur apporta rien de désagréable. Zidore propose un tour de voiture. Décidément il s'émancipait, Zidore. Ils iraient jusqu'à la terre de Dupont qu'il avait achetée, dix ans passés, tout à côté de Longpré, de Pierre Longpré qui avait voulu le faire passer pour un sacré voleur de virginité. Elle était bonne, cette vieille histoire-là... c'était la plus belle vengeance possible à tirer de ce rongeur de balustre. Il ne le regrettait pas... et il s'en était bien moqué de l'accusation... Ils partent tous trois causant, le long de la route de toutes sortes de choses. Quand ils arrivèrent, Zidore demanda: -Reconnaissez-vous la maison de Longpré?... C'est cette vieille baraque qui tombe en ruine, ici tout près. -Les affaires ne vont pas comme sur des roulettes, à ce qu'il paraît, observa Tiquenne. -Ça ressemble à tes logements de la veille, dit Bancalou. -Il est fini, reprit Tourteau avec un sentiment de joie. Cette propriété-là sera à moi avant deux ans... Il a voulu se prendre avec Zidore, et il a vu que Zidore avait les reins solides. Je lui avais dit qu'il se souviendrait de moi, et je pense qu'il ne m'a pas oublié... Je l'avais juré, d'abord une première fois, à la Saint-Pierre, à cause de son pain bénit insolent. -Je m'en souviens, fit vivement Tiquenne... il ne t'avait pas donné de cousin. -Une injure, une malice qu'il me paie depuis dix ans, et qu'il me paiera tant qu'il aura un sou... Ensuite, je l'ai juré une deuxième fois, dans l'hiver, à Noël, quand il a été élu marguillier... Monsieur avait cabalé toute la paroisse, offrant son ours, parce qu'un certain nombre de mes concitoyens parlaient de me faire entrer dans le banc. -Je m'en souviens, dit Tiquenne, riant aux éclats, tu étais d'une belle colère, ce jour-là... j'en porte encore les marques. -Peu importe, reprit Zidore, il est fini, bien fini. -Qu'est devenue sa fille? demanda Bancalou. Elle est à Montréal... c'est la place!... Tu la rencontres probablement sans le savoir, sans la connaître... C'est dommage, car tu pourrais lui parler de moi. Je gage qu'elle aimerait ça. -Il faudra que je la trouve. -Oui, il faudra la trouver, dit Tiquenne. Zidore avait, sur sa terre, une maison assez proprette, tout près du chemin, à deux arpents de chez Longpré. Elle était louée à une veuve d'un certain âge, qui faisait du jardinage et tirait l'horoscope pour gagner sa vie. Deux filles demeuraient avec elle, issues toutes deux d'un lointain mariage, pas belles, mais d'assez bonne réputation. Les promeneurs entrèrent. Zidore fit remarquer à ses compagnons que tout était propre, net et bien rangé. Ils allèrent visiter la grange. Elle était remplie de grain et de foin. -Voyez, dit Tourteau, se rengorgeant, voyez ce que c'est que le travail et la bonne conduite. Dupont crevait de faim ici, avec sa femme et ses enfants, moi j'y fais pousser l'avoine et le blé. Je sème du mil et du trèfle, et j'ai des prairies et des pacages superbes... Je vends du grain, du foin, des animaux... Je ne donnerais cette terre pour deux fois le prix que je l'ai payée... Et mon cher voisin Longpré a beau faire chanter des messe et réciter des prières en latin, il ne récolte plus rien... Quand il grêle sur mon champs, il grêle sur le sien, et quand les vers ne mangent pas son blé, ils ne goûtent pas davantage au mien. Ils revinrent à la maison, et la fille aînée leur offrit un peu de thé. Pendant qu'ils dégustaient la boisson réconfortante et cassaient une croûte, la bonne vieille s'amusait à mêler ou à démêler un jeu de cartes. -Vous allez tirer notre horoscope, la mère, dit Zidore, qui était un peu superstitieux, comme presque tous les hommes sans scrupules. Elle se fit prier un peu, disant qu'elle ne battait les cartes que pour s'amuser, qu'elle ne connaissait rien... qu'on ne pouvait pas connaître... -Essayons toujours... La vieille jardinière battit les cartes, les fit couper, et les divisa en trois paquets d'égale grosseur. Elle prit le premier paquet et l'étendit en forme d'éventail, pour mieux lire les signes mystérieux. -Vous allez faire un voyage, commença-t-elle... et il sera question d'argent.... Vous rencontrerez certaines difficultés, mais vous réussirez... tout vous réussit... Une surprise, une grosse surprise vous attend. Vous rencontrerez une femme qui ne vous est pas indifférente... Elle n'est pas seule, elle a une amie... Ces personnes pensent à vous. Deuxième paquet, voyons ce qu'il dit: -Défiez-vous d'un homme brun, il vous causera du trouble... -C'est-il toi, Bancalou? demanda Zidore, en s'efforçant de rire. -Tu vois bien que je ne suis pas brun, répartit Bancalou; je suis à poil blond un peu cendré. Le poil fait la bête comme l'habit fait le moine. -C'est Longpré, alors... Il m'en a déjà causé, mais ça n'a pas tourné à son avantage. La tireuse d'horoscope continua: -Vous avez perdu quelque chose... cela vous cause des regrets... Tâchez de retrouver cet objet-là, c'est comme un malheur qui vous menace... On dirait que tout le monde veut l'avoir... Tenez! regardez, c'est cette carte... Voyez toutes ces figures qui l'entourent... Ce doit être une chose bien précieuse. -Tonnerre de Varenne! s'écria Zidore, en frappant sur la table, vous lisez dans les cartes comme dans un livre!... C'est ma montre!... Oui, Bancalou, ma montre m'a été volée l'autre jour, ma montre et de l'argent aussi... Je ne voulais pas en parler, pour ne pas donner l'éveil au voleur, que doit être dans mon voisinage... Il savait où prendre la clé... Il connaissait mon intérieur comme mon dehors... Oh! je finirai bien par le trouver... Une montre comme la mienne, ça ne se perd jamais!... -C'est bien tant pis, murmura Bancalou. -Le troisième paquet, maintenant, fit la vieille en ramassant les dernières cartes. Une noce!... qu'est-ce que c'est que tout ça?... Ma parole! vous allez fêter en grand! -C'est ma femme qui va revenir, je suppose, ne put s'empêcher de dire Tourteau. Et il était content; son plan se réalisait. Bancalou et Tiquenne ne jugèrent pas prudent de consulter les cartes, elle paraissaient en savoir trop long. XII Les Dernières Nouvelles. Quand Tiquenne et Bancalou jugèrent le temps venu de s'en retourner, ils firent comprendre à Zidore combine ils priseraient sa politesse, s'il daignait les conduire dans sa voiture, une petite moitié du chemin, et Zidore, dans un moment de générosité inexplicable, consentit à les mener jusqu'à une auberge célèbre, pas bien loin de la ville. C'était peut-être le plaisir de les éloigner plus vite; peut-être aussi prévoyait-il qu'il pourrait avoir besoin d'eux. Une pareille politesse n'était pas naturelle, et ne pouvait s'expliquer que par un motif d'intérêt. Mais cela importait peu aux deux compagnons de vagabondage. Ils ne sondaient pas les coeurs, ils ne tenaient compte que du fait. Ils s'arrêtèrent donc à l'auberge renommée, pour prendre le petit verre d'amitié avant de se séparer. La course valait bien cela. Pendant qu'ils dégustaient le vrai DeKuyper, comme des raffinés ou des dyspeptiques, une voiture s'arrêta à la porte et deux hommes en descendirent. Les auberges pour quelques-uns, c'est comme les églises pour d'autres, un point de repère, une halte. On s'y repose, on s'y donne rendez-vous. Seulement, dans les unes, on parle haut et tout le monde entend, on verse un verre et tout le monde boit, on tend la nappe, et tout le monde mange, dans les autres, on parle bas et Dieu seul entend; il y a du vin, et ce vin en peut être touché que par des lèvres pures; il y a du pain, mais il ne fortifie que l'âme des justes. Il y a des voyageurs qui entrent dans toutes les auberges, il y en a d'autres qui vont dans toutes les églises. Les nouveaux arrivés se firent donner un grog chaud. Il faisait froid, et le grog réchauffe mieux et plus vite. Ils vidaient leurs verres à petite gorgées. -Quelles sont les nouvelles à la ville? demanda l'aubergiste. -Pas grand'chose, dit l'un. -On se croit sur la piste de deux fameux voleurs, dit l'autre. Tiquenne et Bancalou dressèrent les oreilles. -Ouidà! fit l'aubergiste... Ce serait heureux, car la ville est au pillage. -Ce sont les plus dangereux qui échappent toujours, remarqua l'un des voyageurs. -Parce qu'ils sont plus fins que les autres et plus audacieux aussi. -Et comme cela, reprit l'aubergiste, on aurait fait lever le gibier? -Un hasard, Monsieur, un véritable hasard!... Au reste, c'est presque toujours ainsi. Et l'autre voyageur coupant la parole à son ami, se hâta de continuer. -Voici l'histoire!... pas longue, pas émouvante mais assez intéressante tout de même, puisqu'elle peut conduire à la capture des deux copains jusqu'ici introuvables. -Une femme assez bien mise est tombée à la porte d'un magasin se hâta de reprendre le premier; elle a perdu connaissance, on l'a entrée. -Elle s'était blessée en tombant? demanda l'aubergiste. -Non reprit le deuxième, elle s'était évanouie... Une surprise probablement, ou la faiblesse, ou la maladie... Il paraît qu'elle était souffrante, et dans le besoin... Elle mendiait peut-être... quelques-uns on dit qu'elle mendiait... mais par exception, par accident. -Elle avait un porte-monnaie plein d'or, se hâta de dire le premier. -Elle a prétendu que ce n'était pas à elle, qu'il ne lui appartenait pas, qu'elle ne l'avait jamais vu, continua le second. -Diable! qui aurait osé aller le cacher là sans sa permission? remarqua l'aubergiste avec un gros rire finaud. -Le plus drôle de l'affaire, répartit le premier voyageur, c'est qu'elle a probablement dit la vérité. -Et que sans le vouloir, elle a nommé Tiquenne et Bancalou... -Comme ceux qui avaient pris sa gorge pour une caisse? demanda l'aubergiste, avec un rire de plus en plus sonore. -Oui et non! -Non et oui, répondirent ensemble les deux voyageurs. -Faut dire, reprit le premier, que lorsque cette femme s'est évanouie, il y avait deux individus avec elle... -La police est accourue, dit vivement l'autre, et les deux individus se sont sauvés lui laissant le femme entre les mains. -Et vous dites que l'on est sur la piste des deux fameux voleurs!... Est-ce tout ce que l'on connaît ça? demanda encore le maître de la maison. -Ah! non, voici, j'oubliais, voulut expliquer le premier... -Ah! oui, le cri de la femme, se hâta de dire le second... -J'oubliais de vous dire qu'il y avait, dans le magasin où la femme évanouie fut déposée, une dame, une grosse dame et son enfant, un petit garçon. Lorsqu'elle est revenue à elle, la femme qui avait perdu connaissance, elle aperçut le petit garçon et s'écria: -Tiquenne! mon enfant! Elle croyait que c'était son enfant, Tiquenne... Elle était encore dans l'égarement, mais enfin il devenait évident qu'elle était la mère de Tiquenne et que Tiquenne, le voleur était son garçon. Le plus amusant, fit l'autre voyageur, à son tour, c'est qu'elle a aussi parlé de Bancalou... son cousin!... Une belle famille! C'est une piste, ça, pas vrai?... On la surveille, la femme. Il faudra bien qu'elle parle encore. Les deux voyageurs, satisfaits d'avoir pu se rendre intéressants pendant une demi-heure, se firent préparer une nouvelle ponce au gin et continuèrent leur route. Bancalou dit à Zidore, parlant presque bas: -Le nuage monte; il faut de la prudence et de l'audace, peut-être. Tu vas te rendre à Montréal, et c'est moi qui conduirai la voiture dans les rues de la ville. Zidore ne voyait pas la nécessité d'arriver en si grande compagnie, et il hésitait à se rendre plus loin. Il alléguait toutes sortes de raisons. Il ne pouvait pas s'absenter comme ça sans avertir son "homme"... Il n'était pas accoutumé au train de la grange, il ne le faisait jamais; il pouvait l'oublier; il n'y penserait pas bien sûr; il attendrait. Les bêtes à cornes resteraient peut-être deux jours sans manger et sans boire... Non, il ne pouvait pas. Il irait le lendemain à Montréal... Il ferait diligence. Tiquenne était plongé dans une réflexion inaccoutumée. Il avait le pressentiment de quelqu'événement redoutable. Il pensait à sa mère, aux tourments qu'elle avait dû souffrit, et, pour la première fois depuis des années, il s'aperçut qu'il l'aimait encore. -Père, dit-il, il faut que vous veniez chercher ma mère... Elle vaut cent fois mieux que nous trois... Elle a assez souffert pour racheter toutes nos fautes... Si nous l'abandonnons plus longtemps le bon Dieu nous punira, et nous l'aurons bien mérité. Bancalou fit un signe de tête affirmatif, puis, d'un ton toujours bas, mais presque solennel cependant, il ajouta: -Zidore, il faut que tu viennes. Je caresse une idée depuis quelque temps... Et Zidore se rendit à Montréal. XIII Une Idée De Bancalou. Zidore, son fils Tiquenne et Bancalou, assis tous trois autour d'une petite table, causaient, en dégustant à petites gorgées un punch au whisky. Ils étaient dans la chambre de Bancalou, à sa pension, comme il se plaisait à dire, lui Bancalou, pour imiter les étudiants qu'il avait coudoyés aux jours d'antan. Le cheval avait été mis à l'écurie, dans la stalle qu'il occupait d'ordinaire quand il venait à la ville. Et il était bien compris que le propriétaire seul lui mettrait le harnais sur le dos. Zidore n'avait pas oublié la leçon d'autrefois, et sa prudence s'était grandement accrue avec les années. La chambre de Bancalou ne manquait pas d'un certain air de respectabilité, et l'on n'y voyait pas trop les enseignes de la débauche. Comme certaines gens, elle gardait des dehors bienséants, et sauvait les apparences. Au reste, il fallait user de circonspection, la propriétaire étant une femme respectable et tout à fait considérée dans les alentours. Bancalou n'aurait pas voulu se réfugier dans un bouge et se vautrer au grand jour dans la boue. -Voyons ton idée, demanda Zidore à son vieil ami; explique-moi ça. -C'est une idée lumineuse, répondit le filou, tu vas juger toi-même. -Si elle est si claire que ça, ton idée, il sera bien aisé de la comprendre... Nous allons faire un coup de maître, reprit Bancalou. -Ça me va, dit Tiquenne. -Ça ne sera pas mon premier, affirma Tourteau. -La police continua Bancalou, n'a pas arrêté ta femme, mais elle a arrêté mon porte-monnaie. -Avec beaucoup d'argent? -Avec plus de deux cents belles piastres... -Deux cents piastres! clama Zidore étonné. -Deux cent vingt-deux. -Deux cent vingt-deux! -Et quelques sous. Deux cent vingt-deux et quelques sous! -C'était l'argent du Club des Six, repartit Bancalou... Je suis trésorier du Club des Six et je fais le partage des revenus le premier lundi de chaque mois. -C'est le Club des Six qui va perdre alors... Tu ne perds toujours que ta part... C'est encore beaucoup, c'est vrai. -Je ne suis pas du tout résigné à faire ce sacrifice... quand j'étais au Séminaire, mon maître me disait: A quelque chose malheur est bon. Je crois qu'il avait raison. Si mon idée est juste et si mon plan est exécuté avec habileté, au lieu de n'avoir qu'un sixième du magot, j'en aurai le tiers. -Et les autres? demanda Zidore. -Les autres associés, ou les autres tiers? -Les autres tiers. -Pour Tiquenne et pour toi. -Comment cela pourrait-il se faire? -Nous allons réclamer. -Réclamer! -Sans doute. Ecoutez bien. Tous des billets de dix, excepté quatre, excepté cinq. -Tu m'embrouilles avec tes "excepté". Combien de billets de dix? -Vingt... Deux cents piastres, compta Bancalou. -Ça, c'est clair, fit Zidore. -Quatre de cinq et un de deux... -Quatre de cinq et un de deux, c'est encore clair... Vingt-deux, deux cent vingt-deux. -Et quelques sous, quinze, vingt, trente; on ne sait pas au juste. -Aller réclamer, murmura Zidore, ce n'est pas une mince affaire et c'est rudement s'exposer à des ennuis. -Pas autant que ça, Zidore, tu vas voir... Avec des hommes comme nous trois, c'est le "nec plus ultra" de la facilité. Approchez-vous et reversons une larme... dans nos verres. Ils se versèrent à boire, et Zidore et son fils, accoudés sur la table, le menton dans les mains, écoutèrent la proposition audacieuse de Bancalou. Bancalou dit: -Tiquenne, tu vas aller trouver le magistrat de police... -Est-ce que je ne pourrais pas tout aussi bien lui envoyer ma carte? -Je ne badine pas. Tu lui diras que ton père un riche habitant de Saint-Ixe,-et c'est vrai ça, personne ne peut te démentir,-tu diras que ton père t'avait envoyé cet argent, pour toi, un peu pour ta mère qui vit séparée de lui, aussi, et pour faire exécuter des travaux de réparations à ses maisons. Tu comprends cela, Tiquenne. -Je comprends cela, oui, mais ce que je ne comprends pas, c'est que vous n'allez pas vous-même arranger cette affaire-là. -C'est vrai, dit Zidore, tu saurais bien mieux que lui fabriquer une bonne petite histoire... Il nous ferait pincer, lui. -Il y a place pour trois, assura Bancalou, et il faut que chacun se montre à son tour; le premier ou le dernier, ça m'est égal... Hormis que nous allions ensemble tous trois. Pourtant, non, ce serait jouer trop gros jeu. Il ne faut pas sans nécessité se mettre en évidence. C'est Zidore qui ira. Il ira seul. Il n'a rien à craindre, lui, et il est avantageusement connu. Personne n'osera le soupçonner. -Ça vaut la peine d'essayer, fit l'avare habitant. -Je ne vois pas quel danger il y a pour vous, en effet, observa Tiquenne, cet argent-là n'est pas marqué et personne ne peut le réclamer. Il vient de dix sources différentes... C'est l'argent du Club, et le Club se donnera bien garde d'intervenir. -Au reste, ça se fera à son insu, dit Bancalou, il n'en aura pas connaissance. Une fois le tour joué, bernique! Ils causèrent ainsi jusqu'à une heure avancée de la nuit, prenant un verre, fumant une pipe, roulant, en esprit, la police et son chef. L'entreprise allait marcher; elle n'était pas au-dessus de leurs forces. Ils iraient dans la matinée à la recherche de Christine, la femme de Zidore. Ils ne savaient pas où elle logeait, mais ils finiraient bien par la trouver. Elle ne se déciderait peut-être pas tout de suite à suivre son mari, et s'en retourner avec lui à ses foyers. On la déciderait. Il vint une objection à l'esprit de Tiquenne. Comment expliquerait-on la présence du porte-monnaie dans la robe de sa mère? Il parait qu'elle a affirmé n'avoir jamais eu connaissance de cet argent auparavant. -Bah! arrangea Bancalou, on dira que le plaisir de revoir son garçon et d'être rappelée par son mari, lui avait causé un choc trop violent... Elle délirait... Et, c'est dans un moment d'exaltation qu'elle était sortie. Elle avait tant de chose à acheter, disait-elle, pour aller rejoindre son mari... On l'accompagnait... On la suivait en cas d'accident... Te mère à toi!... ma cousine, à moi!... C'était tout naturel. -Bancalou, mon vieux cousin par ma mère, tu connais... ton métier... -Tiquenne, mon fils par adoption, je te remets entre les mains de ton père... -Compte sur ma reconnaissance, l'ancien, si tu peux me remettre surtout, la part d'argent qui me revient, ajouta Zidore avec cynisme. XIV Délices Et Tortures. Cultiver, comme un champ fécond, l'âme des enfants confiés à ses soins, semer dans leur esprit naïf les germes des pensées fortes et honnêtes; embellir des agréments d'une science facile leur intelligence en éclosion; éveiller leur curiosité par des récits instructifs et amusants; incliner leurs coeurs vers la pitié, ce fut pour Lucette un plaisir constant et une heureuse distraction. Cela devenait le but de sa vie et la reposait de ses chagrins. Elle se dégageait peu à peu des nuages épais qui l'avaient enveloppés et montait vers la sérénité des hauteurs célestes. Le travail est un remède à la souffrance, et le meilleur, surtout quand il occupe l'esprit, surtout quand il réchauffe le coeur, surtout quand il élève l'âme. Parmi ses élèves, le plus intelligent, le plus aimé était bien le petit Henri de madame Duhamelin. Aussi, il fallait voir comme il souhaitait cordialement le bonjour à sa bonne maîtresse, quand elle entrait souriante, et comme il la voyait partir avec regret, quand la leçon était finie. C'était plaisir de le voir chercher le sens d'une phrase, ou de l'entendre faire une question. Il alignait les chiffres avec une facilité surprenante, additionnait, divisait, multipliait, mais ne voulait pas soustraire. Il disait que c'était mal. Son écriture, très lisible, ne passerait plus bientôt pour du griffonnage. Il commençait à faire sortir du clavecin quelques accords assez parfaits. Il voulait devenir musicien et faire un jour chanter les orgues pour le bon Dieu, dans les grandes églises. Lucette trouvait que l'heure passait vite, l'heure de la leçon, et souvent elle entamait l'heure suivante. Elle marchait plus vite après cela, elle se hâtait davantage pour reprendre les minutes perdues. Elle ne marchait pas toujours plus vite. Quelquefois, elle ne se hâtait pas du tout. C'était quand Jean-Marcel marchait à son côté. Depuis qu'elle donnait des leçons chez sa soeur, il s'était pris, lui aussi d'une singulière amitié pour le petit Henri, et il se plaisait à suivre ses développements et à signaler ses progrès. Il était en état de juger. Tout de même, si l'autre institutrice avait été chargée d'enseigner l'enfant, la longue, sèche et revêche institutrice d'autrefois, il y a cent contre un à parier qu'il ne se serait pas si fréquemment dérangé. De quoi se parlaient-ils, Jean-Marcel et Lucette, en cheminant comme cela parmi la foule qu'ils ne voyaient point? Ils se redisaient toujours la douce chanson du coeur, la chanson du coeur qui s'ouvre pour épancher l'amour, comme le lis s'ouvre pour verser le parfum... Si la bise soufflait, il leur semblait sentir l'effluve du printemps; si la neige étoilait les rues de ses flocons blancs, ils croyaient marcher sur des fleurs; si des orbes de fumée roulaient noirs au-dessus des toits c'étaient les mauvais songes d'antan qui se hâtaient de fuir; si les machines sifflaient, si les grelots sonnaient, si les cloches tintaient, tout cela, c'était l'hymne de la joie universelle, l'exaltation des coeurs dans la fête de l'amour! Ils s'aimaient. Ils le savaient, et pourtant ne se l'était pas avoué encore. Pourquoi? Ils se comprenaient bien aussi. Et qu'il est suave le mystère de l'attente! Qu'il est délicieux le secret des âmes qui se cherchent! Mais après l'heure d'ivresse, après la rencontre désirée, quant il rentrait lui, sous son toit encore assombri par un deuil lointain, elle, dans sa chambre déserte, ils regardaient au fond de leurs âmes ravies, et se demandaient où ils allaient ainsi sur les ailes hardies mais fragiles du rêve... Il faudrait en finir... Pouvaient-ils s'oublier désormais? Devaient-ils hâter une union que leurs coeurs demandaient? Jean-Marcel ne voyait pas comment jamais femme plus digne pourrait venir s'asseoir à son foyer. Il ne voulait pas chercher ailleurs, et il étouffait impitoyablement les objections qui tentaient de surgir. Elle, ah! elle, Lucette, c'était bien autre chose. L'isolement pesait sur sa tête, les souvenirs remontaient du passé, et son imagination un moment envolée, reployait ses ailes fatiguées. Aimer, le pouvait-elle bien? Le pouvait-elle encore?... En secret, oui, peut-être, mais pas ouvertement et avec orgueil, comme les autres... N'était-elle pas imprudente alors en agissant comme elle le faisait?... Oserait-elle jamais reposer son front sur l'épaule d'un honnête homme?... Oserait-elle jamais lui demander de l'aimer de tout son coeur?... Oserait-elle jamais lui jurer qu'elle était bien digne de lui? O amertume! ô désespérance! il fallait donc l'oublier, lui, le seul homme qu'elle eut jamais aimé!... son premier et son dernier amour?... Elle ne pouvait pas, non, elle ne pouvait pas être à lui... Il la mépriserait, il la rejetterait cette chose souillée!... Horreur! horreur! Et elle cachait dans ses mains crispées sa figure pâlissante, son coeur se gonflait, ses lèvres se serraient douloureusement, ses yeux se mouillaient, et saisie d'une angoisse nouvelle, elle se jetait sur son lit, cherchant inutilement à tout oublier. Parfois l'image de René, le forgeron, passait devant ses yeux. Pourquoi ne l'aimait-elle pas, lui? Il était bon comme l'autre; elle l'avait connu toute jeune... c'était un garçon de sa paroisse, un bon ouvrier... Il l'aimait de toute son âme, puisqu'il était venu demeurer à la ville pour elle, pour la voir, pour la protéger. Et puis, il savait tout... Il savait qu'elle n'avait jamais péché... Pourquoi ne l'aimait-elle pas? Et voilà le mystère de tous les jours et de bien des coeurs. Personne n'y répondra jamais. Mais elle se faisait illusion, l'infortunée, et si elle eut aimé René le forgeron, comme elle aimait Jean-Marcel, l'inspecteur d'écoles, elle eut senti se réveiller dans sa conscience les mêmes scrupules, et dans son coeur, la même délicatesse, car c'est parce qu'elle aimait beaucoup qu'elle ne voulait offrir à son dieu qu'une victime sans tache. XV Isidore Tourteau Chez Sa Femme. Avant d'aller réclamer, comme sien, le porte-monnaie plein du fruit des rapines du Club des Six, Zidore qui avait aussi le flair des prédestinés, comprit qu'il devait se rapprocher de sa femme. Il allait se montrer repentant, ennuyé de sa vie d'isolement, désireux de mieux employer les années qui lui restaient à vivre. C'est dommage qu'il n'ait pas prévu cela. Il se serait muni, pour le voyage, d'une lettre de son curé, comme d'un sacrement. Devant la lettre de son vieux curé Christine aurait vite baissé pavillon. Elle serait accourue vers la chambre nuptiale comme la première fois, mieux que la première fois. Ils partirent ensemble, Zidore, Tiquenne et Bancalou. Ils ne savaient même point de quel côté aller, par quelles rues passer; mais peu leur importait de faire des pas inutiles, ils n'étaient point pressés d'arriver et sentaient le besoin de se dégourdir un peu la jambe. D'abord, il était naturel de se diriger vers un quartier pauvre. Ils s'y trouvaient déjà; ils n'avaient donc qu'à tourner par ici ou par là... Zidore demanda à la première femme qu'ils rencontrèrent, si elle connaissait Mme Tourteau. La femme se mit à rire: -Tourteau vous-même, répondit-elle. -Elle me connaît! fit Zidore étonné. Et il se retourna pour la regarder; mais elle continuait son chemin, sans s'occuper de lui. -C'est drôle! murmura-t-il. Un homme venait, un vieillard: -Connaissez-vous, Mme Tourteau? demanda Tiquenne. -Pas dans ce monde-ci, répondit le vieillard. Il voulait dire qu'il ne connaissait pas de Mme Tourteau parmi le monde du quartier, car il continua: -Je demeure ici depuis soixante-et-dix ans... j'y suis né, j'y ai été élevé, j'y ai grandi, je m'y suis marié, j'y ai élevé ma famille, j'y ai vieilli, et je vais y mourir... -En a-t-il fait des bêtises ici! observa Bancalou. -Et je n'y ai jamais connu de Tourteau... ni homme, ni femme... quand j'étais petit... -Je n'étais pas grand, continua Tiquenne. Et ils s'enfuirent tous trois pour ne pas en entendre plus long. -Pas un petit merci, seulement, grogna le vieux. Morfondez-vous à cette heure, pour faire plaisir aux messieurs. L'intéressant trio tourna un coin de se heurta à un individu rondelet, rougeaud, rasé de frais, enveloppé dans son manteau comme un oignon dans sa pelure. Il ne les connaissait pas, ces trois mousquetaires, lui, l'individu rougeaud, cependant, il leur sourit de toutes ses dents blanche. -Pardon, monsieur, ne connaîtriez-vous pas, par hasard, Mme Tourteau? -Oh, yes! very well... c'est moa connaître a little... -Qu'est-ce qu'il dit? demanda Zidore. -Il dit qu'il en connaît une petite traduisit Bancalou... -Il n'y a pas deux Mme Tourteau, répliqua Zidore emphatiquement. -Pouvez-vous nous dire où elle demeure? reprit Bancalou. -No... Elle volé pas dire à moa, jamais... Moa trop de l'amour por les tour... tour... tourterelles! Excuse me... Il s'éloigna toujours riant. -C'est dans les épiceries qu'il faut chercher, dit Bancalou, tout le monde vient chez l'épicier, même celui qui n'a rien pour payer. Et ils entrèrent dans plusieurs épiceries, demandant madame Tourteau, comme ils auraient demandé une chopine de bière. Enfin dans une boutique de la rue Ste-Catherine, un commis leur dit: -Attendez donc, il me semble... Pourtant ce nom ne m'est pas inconnu... Un nom assez drôle pour qu'on le remarque. Zidore allait protester. Un garçon entra; c'était le porteur de paquets, l'homme de voiture, comme on dit. Le commis lui demanda: -Une dame Tourteau, la connais-tu?... As-tu porté quelque chose à ce nom-là?... Tu dois t'en souvenir, c'est assez cocasse. Zidore fit un pas vers le commis qui se permettait de plaisanter sur son nom. -Oui, oui, que diable! vous ne devez pas l'avoir oublié, c'est hier... pas plus tard qu'hier. -Ah! firent les trois compères. -Mais je ne l'ai pas trouvée, reprit le porteur du magasin; elle était partie. Il y a un écriteau sur la porte: Chambre à louer. J'ai trouvé le "nique" du "liève", mais le "liève" n'y était pas. Les trois amis se regardèrent découragés. -Et les marchandises? demanda le commis. -Je les ai délivrées à madame Duhamelin; C'est elle qui les avait achetées pour madame Tourteau. -Et vous ne savez pas où elle est allée demeurer? questionna Zidore. -Des gens de la même maison m'ont dit qu'elle demeurait avec une amie. Une chambre à deux c'est plus économique et moins ennuyant. -Et cette dame Duhamelin, où reste-t-elle, s'il vous plaît? Le garçon donna l'adresse et Zidore, Tiquenne et Bancalou sortirent aussitôt, contents d'être sur la trace enfin. Ils se rendirent chez madame Duhamelin. Madame Duhamelin ne savait pas où sa protégée s'était réfugiée. Cependant, elle se doutait bien que ce devait être chez mademoiselle Longpré, l'institutrice de son fils, puisqu'elle était avec une amie. Alors elle donna l'adresse de Lucette, rue de La Visitation. Le petit Henri accourut pour voir ces étrangers qui parlaient avec sa mère. -Un beau garçon, remarqua Zidore, en caressant les boucles soyeuses de ses cheveux. Madame Duhamelin sourit, en enveloppant l'enfant d'un regard plein d'affection. -Et, ce qui vaut mieux, ajouta-t-elle, il est bon. -Le bon Dieu en fait des bons et des mauvais, reprit Tourteau, comme pour dire qu'il y avait prédestination au ciel ou à l'enfer, et qu'on aurait beau faire, on n'y changerait rien. -Il faut bien s'aider un peu, protesta Madame Duhamelin, puis aussi aider aux autres. Les trois compères reprirent assez gaîment leur course, orientés qu'ils étaient maintenant. Ils plaisantaient. Zidore disait: -Je cherche Christine, et je trouve Lucette. Il riait cyniquement. Pourtant, il avait peur d'être reçu froidement; mais il ne pensait pas, tout de même, qu'elle lui ferait des grossièretés. Dix ans devaient avoir apaisé la colère... Ces bonnes âmes-là, ça ne meurt pas dans la rancune... -Ce doit être ici, fit Bancalou. Il montrait une maison haute, sans prétention, fort vieille, avec plusieurs portes doubles sur la rue. Ils montèrent jusqu'à la mansarde et frappèrent à une porte nouvellement peinte en blanc. -L'enseigne de la virginité, dit Tiquenne. -Pour nous attirer mieux, répondit l'infâme Tourteau. Une voix douce, pénétrante, fraîche, leur dit d'entrer, et la porte s'ouvrit. Tiquenne entra le premier, souriant, Bancalou suivit, plus grave; enfin Zidore s'avança, inquiet malgré sa forfanterie. Lucette se leva. C'était elle qui avait dit d'entrer. Elle ne remit pas Tiquenne, bien qu'il sourit d'abord, et parut une connaissance. Elle ne reconnut pas Bancalou, non plus, car elle ne l'avait vu qu'une fois ou deux, il y avait dix ans; mais elle reconnut Zidore Tourteau, et elle recula stupéfaite. Elle ne dit rien d'abord; elle ne put rien dire, tant elle était épouvantée; mais vite, sa force d'âme rebondit sous l'oppression, une indignation superbe jaillit, et s'avançant vers lui, le bras tendu, l'oeil ardent. -Sortez! dit-elle. Zidore ne l'avait pas reconnue. Il ne la reconnaissait pas encore... Elle était belle toujours, mais ce n'était plus la douce, rose et souriante enfant de dix-sept ans qu'il n'avait cessé de revoir dans ses souvenirs, c'était une fille magnifique dans sa tristesse et sa colère, un galbe d'ange vengeur. Madame Tourteau s'était écrié: -Mon Dieu! c'est mon mari!... Et, joignant ses mains amaigries, elle attendait, dans la terreur et l'espoir de qui allait arriver. -Pourquoi me chassez-vous, balbutia Tourteau, je ne vous ai rien fait... je ne vous connais seulement pas?... -Misérable! Vous ne m'avez rien fait?... Vous m'avez tuée!... Vous avez fait pis que me tuer!... J'étais jeune, heureuse remplie d'espérances, et vous avez flétri ma jeunesse! Vous avez piétiné sur mon âme!... Vous avez arraché de mon coeur le bonheur d'aimer et d'espérer!... Vous ne reconnaissez donc pas votre infortunée victime?... J'ai bien changé, c'est vrai!... Les larmes ont creusé des sillons sur mes jours!... le désespoir a mis un voile sombre sur mes traits!... Vous avez oublié, vous, le mal que vous m'avez fait, moi, je ne puis l'oublier!... Qu'est-ce que cela peut vous faire de déshonorer des jeunes filles, et de couvrir de honte des familles honnêtes?... Vous êtes satisfait, et vous avez de l'argent pour acheter les apparences du respect, cela vous suffit!... Au moins, laissez en paix dans leur infortune, les coeurs que vous avez broyés!... Ne venez pas troubler notre solitude sacrés. La haine se réveille à votre vue et nous ne pourrions jamais pardonner si vous restiez là! -Pardon, fit Zidore, en joignant les mains. -Sortez! -Je sais que je suis un grand coupable... je regrette ma faute... je ferai tout en mon pouvoir pour la réparer... Je vais m'en aller, oui, je sais que ma présence vous est insupportable. Mais, tenez je l'avoue, j'ai deux victimes ici et je demande pardon à mes deux victimes, à vous et à ma femme... Je vais tout réparer. Je viens avec de bonnes intentions; demandez à Bancalou, demandez à Tiquenne mon garçon!... -Tiquenne! s'écria la mère Tourteau, en ouvrant les bras... C'est-il Dieu possible!... Mon enfant! Et Tiquenne se jeta dans ses bras, et l'embrassa tendrement à plusieurs reprises. Jusque-là, il n'avait pas osé remuer, tout entier à l'invective de Lucette... -Oui, continuait Zidore, demandez-leur si je ne viens pas pour chercher ma femme, pour la ramener dans sa maison... Je veux qu'elle oublie le mal que je lui ai fait!... Je veux qu'elle soit témoin du changement qui s'est opéré en moi... Elle saura vous le dire, car elle viendra vous voir quand elle voudra... Elle sera maîtresse à la maison!... Pas vrai, Bancalou, pas vrai Tiquenne, que j'ai dit cela? que je l'ai promis? que je suis venu exprès?... Bancalou affirma gravement. -On se convertit quand la grâce du Seigneur agit. Lucette était un peu adoucie. D'abord, les mouvements violents ne sont jamais de longue durée, c'est comme les grands plaisirs, comme les grandes douleurs. Et puis elle pensait que sa vieille amie, si bonne, si résignée, allait peut-être retrouver enfin la paix et le bonheur, avec son époux et son enfant, dans sa demeure, à la campagne, parmi les siens, à l'ombre du clocher natal. Cette pensée rafraîchissait son âme comme un ondée rafraîchit l'herbe brûlée par le soleil. Elle commençait à s'oublier elle-même; la charité l'enlevait au-dessus de ses misères, dans la sérénité des élus. Mais elle ne pouvait pas toujours demeurer en la présence de cet homme odieux. Sa pudeur se révoltait. Elle ne savait pas s'il était sincère en parlant de sa femme, mais elle ne pouvait pas aisément intervenir. Au reste, Mme Tourteau avait plus d'expérience qu'elle, elle se déciderait qu'après avoir bien réfléchi. Elle s'enveloppa dans un chaud vêtement et sortit. Elle dit à Mme Tourteau qu'elle allait donner ses leçons. Elle espérait que le bon Dieu l'inspirerait et lui ferait prendre une décision sage. Zidore ne fut pas fâché de la voir s'éloigner. Malgré son effronterie et son cynisme, il ne se sentait pas à l'aise sous ce regard foudroyant et cette avalanche de reproches. Maintenant qu'ils étaient seule avec sa femme, Bancalou, Tiquenne et lui, l'affaire marcherait mieux. Elle ne résisterait pas, elle; sa colère ne le ferait pas trembler. Elle ne l'avait jamais effrayé. Il s'approcha d'elle et doucement l'entourant de ses bras, il l'embrassa. -Oui, Christine, tu vas t'en revenir chez nous, et tu seras reine et maîtresse dans la maison... Plus de troubles, plus de mots durs, plus de mauvais traitements... Tiens! j'avais envoyé de l'argent à Tiquenne, pour toi... pour toi et pour les maisons... Tu sais que j'ai des maisons ici. Elles ont besoins de réparations: elles sont vieilles.... Deux cents piastres, plus que cela, deux cent vingt-deux piastres que j'avais mises entre les mains de Tiquenne. -Et quelques sous, remarqua Bancalou, qui éprouvait le besoin de dire quelque chose. -C'est vrai, reprit Zidore, nous avons compté l'argent ensemble... Eh bien! ma chère Christine, le bon Dieu m'éprouve, et il a raison. Il veut voir si je suis bien résolu à changer de vie et à te reprendre, et il m'a fait perdre, je ne sais comment ces deux cent vingt-deux piastres... -Et quelques sous, murmura Bancalou, souriant... -Que je t'envoyais pour toi, pour Tiquenne, et pour les maisons... J'avais mis cet argent dans un porte-monnaie et j'avais confié le porte-monnaie à Tiquenne... Pas vrai Tiquenne? -Oui, papa, c'est vrai... et je l'ai perdu il y a quelque temps sur la rue Sainte-Catherine, en voulant secourir une femme qui s'évanouissait à la porte d'un magasin, sur le trottoir. -Hein? que dis-tu? fit Madame Tourteau dans l'ébahissement... Toi!... c'était donc toi!... Mon coeur de mère ne me trompait pas!... Cette femme, Tiquenne, c'était moi! Je t'avais reconnu... La surprise, le plaisir... je suis tombée comme une masse... C'était trop pour une pauvre âme... Ah! Dieu est bon!... Ton porte-monnaie, Zidore, je sais où il est... C'est lui bien sûr.. La police l'a trouvé à terre près de moi... Je dis à terre, je n'en sais rien. Les deux hommes qu'il y avait là, disaient qu'il était tombé de mes habits, et voulaient me faire passer pour une voleuse... J'avais beau affirmer que ce n'était pas à moi, que j'était pauvre, que je ne l'avais jamais vu, ils ne voulaient rien entendre, et me menaçaient de la prison... Sans une bonne et charitable dame qui se trouvait là et qui me prit sous sa protection, je serais peut-être en prison aujourd'hui... Comme de raison, s'ils ont trouvé cet argent-là sur moi, deux cents piastres... -Deux cent vingt-deux, rectifia Zidore. -Et quelques sous, termina Bancalou, qui riait sans gêne aucune... -Quelle étonnante rencontre! clama Tiquenne. -Quelle chance pour toi, Zidore, fit Bancalou. -Le bon Dieu me récompense déjà, soupira l'astucieux Tourteau. Et la femme reprit toute radieuse: -Il faut aller sans perdre de temps réclamer cet argent. -Aujourd'hui même, approuva Bancalou. -Tu vas venir avec nous, suggéra Zidore à sa femme. -Je le veux bien, mais je ne pourrai pas dire grand'chose. -Tu diras ce que tu sais, pas plus. -Vous n'aurez pas besoin de moi, remarqua Bancalou, un troisième gâte tout. -Ni de moi, dit Tiquenne, un quatrième peut amener des complications. Pendant que Madame Tourteau s'habillait, Bancalou et Tiquenne sortirent. Zidore les suivit un instant après. Il dit à Bancalou: -Tu crois que c'est mieux comme ça? -Oui, beaucoup mieux; ça simplifie le rouage... Tu te souviens? deux cent vingt-deux, vingt de dix, quatre de cinq, un de deux, et quelques menues monnaies... Pas de porte-monnaie, c'est mieux. Le porte-monnaie, tu ne le connais point... c'est à Tiquenne ton garçon. A Etienne: il faudra dire Etienne... Il l'a perdu. Tu lui as laissé l'argent dans la dernière semaine de février... un jeudi. Voilà. Tu te feras identifier; c'est facile. Ça va marcher... A tantôt. Bancalou et Tiquenne revinrent à leur chambre. Zidore et sa femme se dirigèrent vers le bureau du magistrat de police. XVI Zidore Et Sa Femme Réclament Le Port-Monnaie. Zidore Tourteau et Christine, sa femme, s'en allaient côte à côte sur les trottoirs glissants, causant avec intimité, malgré les morsures du vent qui soufflait tout à coup. Ils ne savaient pas trop s'ils réussiraient à mettre la main sur l'intéressant porte-monnaie. Elle, pourtant, dans son honnête naïveté, elle l'espérait, ne voyant pas comment on peut refuser de rendre aux autres ce qui leur appartient. Ne suffit-il point de dire: C'est mon bien, pour qu'on s'empresse de répondre: Prenez-le donc. Lui, il soupçonnait les autres de lui ressembler. Il lisait ses pensées mauvaises et craignait de paraître un livre ouvert; il connaissait sa fourberie et n'était pas sûr de la dissimuler complètement; il éprouvait donc une secrète terreur, et à mesure qu'il approchait du palais de justice; il voyait grandir le danger. Pour s'étourdir et ne pas paraître inquiet, il se mit à parler de ses projets d'avenir. Il allait faire des améliorations importantes à sa maison. On ne la reconnaîtrait plus. Les gens qui venaient de la ville, en été, jugeaient l'endroit des plus charmants et s'y plaisaient beaucoup. La rivière coulait si belle tout auprès, et les arbres étaient si grands et si peuplés d'oiseaux... Il y avait l'argent à faire avec les pensionnaires, dans la belle saison... Il annoncerait la nouvelle hôtellerie, une hôtellerie de bonne marque, ouverte à l'éclosion des fleurs, et fermée à la chute des feuilles... Rien comme la réclame pour amorcer le public... Le public est un gros oiseau bénin qui s'englue volontiers. Il croit tout ce qui s'écrit, et, par contre, il doute toujours un peu de ce qu'il entend. Et Christine, encore dans l'éblouissement, malgré sa longue expérience, approuvait d'un: Oui, mon homme, oui, Zidore, toutes les paroles de son coquin de mari. Cette fois, il était sincère; il raisonnait comme un homme de bien; il faisait preuve de générosité... Le bon Dieu avait touché son coeur; la réflexion donnait une pente nouvelle à ses passions, et les tournait vers la justice... Elle allait donc avoir des jours de paix désormais, et les années de peine seraient vite oubliées. Elles se fondraient dans les années de bonheur qui se levaient... -C'est ici, fit Zidore, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre ferme. -Comme c'est grand et comme c'est beau! clama Christine, sa femme. -Ce n'est pas encore ni assez grand ni assez beau pour une ville comme Montréal, affirma-t-il, en montant les larges marches de pierre. -Il y a donc bien des gens malhonnêtes, observa-t-elle, sans malice aucune... et, pourtant, on le les connaît pas tous, ajouta-t-elle aussitôt. Un messager les conduisit devant le magistrat de police. En passant dans les corridors sombres, Tourteau comptait: -Deux cent vingt-deux piastre et quelques menue monnaie. Vingt billets de dix, quatre de cinq, un de deux... Le magistral, affable, jovial et poli avec le citoyen libre se montrait sévère devant le coquin. Par respect pour lui-même, et par galanterie pour Madame la Justice qui lui confiait son honneur, il était austère jusqu'à la porte. Tant pis pour les délinquants que la mauvaise fortune amenait là. Une fois dehors, il ôtait le masque, et sa belle figure d'homme heureux souriait à tout le monde. -Quel est l'objet de votre visite? demanda-t-il aux époux Tourteau. Ils ne savaient pas trop comment s'exprimer, et ce n'était pas à qui dirait le premier mot. Lui, Zidore, il espérait qu'elle parlerait, elle, si contente, et puis, en sa qualité de femme, ça devait lui coûter moins. Elle, de son côté, elle pensait qu'il était plus convenable de laisser la parole à son mari. Un homme, ça doit parler mieux à un juge, c'est toujours bien du même sexe. -Allons! reprit le juge, dites-moi ce qui vous amène... Que voulez-vous? Je n'ai pas de temps à perdre. -Eh bien! Votre Honneur, voici l'histoire, commença Zidore. Mon nom est Zidore tourteau, je n'ai pas honte d le dire, Zidore Tourteau, de Saint-Ixe. Je suis habitant pas riche, pas pauvre non plus, et je n'ai besoin de personne pour m'enculotter ou mettre mon pain au four. -Parfait, dit le juge, continuez. Et Zidore continua, un peu plus à l'aise: -J'ai aussi des maisons dans la ville. Trois. Des vieilles, qui ont besoin de réparations. -Pas de détails inutiles, s'il vous plaît. -Ce n'est pas inutile, ce que je dis là, monsieur le juge... Votre Honneur! Votre Honneur!... C'est même nécessaire: vous allez voir... J'ai aussi ma femme qui... Le magistrat sourit. Il pensait aux réparations probablement, mais il ne dit rien, par bienséance, et pour garder sa dignité, et Zidore continuait toujours: -Ma femme qui, à cause de certaines petites misères de famille et de mon humeur maussade... Oui, il faut bien l'avouer, j'ai l'humeur maussade... C'est-à-dire que je l'avais. Je ne l'ai plus. Dieu merci! et c'est pourquoi vous me voyez devant vous avec ma légitime; je viens la chercher. -Vous êtes séparés? demanda le juge. -Franchement, Votre Honneur, elle ne pouvait plus m'endurer, et un bon jour, elle m'a planté là. Je ne la blâme point; non, je ne la blâme point. L'absence a été longue. Une séparation de neuf à dix ans, je crois bien, hein! Christine? -Huit ans. -Il a trouvé le temps long, c'est un bon signe, remarqua le juge. -Eh bien! reprit Zidore, je lui envoyais quelquefois de l'argent; il ne fallait pas la laisser mourir de faim... Il s'aperçut qu'il faisait fausse route, et s'arrêta de peur d'être démenti. -J'envoyais de l'argent pour l'entretien de mes maisons surtout... des vieilles maisons avec des locataires qui paient mal... J'ai aussi un garçon ici, à Montréal... Il a fait comme sa mère, il m'a quitté. -Vous n'êtes pas un ange, à ce qu'il paraît, observa le juge. -Pas un ange, non, pas un démon non plus, un homme tout ainsi. Pour revenir à mon histoire, poursuivit-il aussitôt, l'autre jour j'ai envoyé... Il eut peur. Il tombait encore à côté du chemin tracé. Il se reprit: -C'est-à-dire que j'étais pour envoyer... Il est venu à la maison. -Qui ça? demanda le magistrat. -Mon garçon, pardine, mon garçon! -Tiquenne a été à la maison? fit madame Tourteau. -Oui, oui, chère, Etienne est venu... Etienne!... Est-ce que je ne te l'ai pas dit? Non, en effet... Au reste, Votre Honneur, on vient de se retrouver, je n'ai pas eu le temps de tout lui dire... Et je crois que je la chercherais encore, sans madame Du... Du... -Duhamelin, finit Christine. -Madame Duhamelin! justement. -Que demeure rue Sainte-Catherine? demanda le magistrat. -Oui, Monsieur répondit la femme Tourteau. Une dame charitable qui m'a bien secourue... Elle n'a qu'un petit garçon et c'est Mademoiselle Longpré, ma jeune amie, une enfant de notre paroisse, qui lui fait la classe maintenant. -C'est bien cela, en effet, pensa le juge, et il se sentit mieux disposé à entendre les explications un peu longues de Zidore. -Continuez, ordonna-t-il, et vite, il faut que je sorte. -Donc, Monsieur le juge, j'ai remis entre les mains de mon garçon deux cent vingt-deux piastres et quelques sous... -Certes, vous n'êtes pas à la besace, observa le juge. -Il y a encore du pain sur la planche... et je ramène Christine, ma légitime... Et si mon garçon veut revenir aussi... Mais entre nous, Monsieur le juge, il est un peu... vous savez?... et c'est la ville qu'il aime... pauvre Etienne! -Etienne... Tiquenne... il me semble que je n'entends pas ce nom-là pour la première fois. Zidore, un peu enferré, paya d'audace. -Et j'ai bien peur que ce ne soit pas le dernière!... Ah! les enfants, quant ils ne veulent pas écouter leurs parents, le bon Dieu les abandonne, et alors c'est fini. -Et votre garçon vous a volé, je suppose!... Il a gardé l'argent! -Je ne dis pas cela, Votre Honneur, je ne dis pas cela!... Cet argent-là, voyez-vous, c'était un peu pour lui, un peu pour sa mère, et le reste pour les maisons... Il a tout perdu! -C'est lui qui vous dit cela? -L'argent a été retrouvé, reprit Madame Tourteau à son tour. Il paraît qu'on l'a trouvé sur moi, dans un porte-monnaie... Je m'était évanouie sur le trottoir, en apercevant mon enfant que je n'avais vu depuis des années, et quand je suis revenue à moi, un homme de police a voulu me remettre le porte-monnaie. Je n'ai pas voulu le prendre; je ne savais pas... Je ne me souvenais de rien... -La surprise, suggéra Zidore la joie... Elle avait perdu la mémoire; elle était troublée comme de raison... Il se toucha le front pour mieux faire comprendre au magistrat une chose qu'il n'osait dire trop clairement, de peur de chagriner la douce créature. Madame Tourteau continua: -J'aurais été arrêtée comme voleuse, si madame Duhamelin, qui se trouvait là, dans le magasin, ne m'avait prise sous sa protection. -Maintenant, dit Zidore d'un ton assuré, nous venons réclamer les deux cent vingt-deux piastres. Et de peur qu'il n'eut pas l'occasion de faire sa preuve comme il avait été réglé, il ajouta lentement: -Vingt billets de dix piastres, quatre de cinq, un de deux, et quelque monnaie, je ne sais pas au juste. Le magistrat trouvait l'histoire assez plausible et les figures suffisamment respectables. Une chose certaine, c'est qu'un porte-monnaie, contenant le montant déclaré par Tourteau, avait été trouvé sur une femme évanouie, et que personne ne s'était présenté pour le réclamer. Mais il fallait tout de même agir avec circonspection. Rien ne ressemble plus à un filou qu'un honnête homme, et rien n'a plus l'air d'un honnête homme qu'un filou. Il verrait. -Vous devez connaître, dit-il, bon nombre de gens d'affaires, ici, Monsieur Tourteau, puisque vous possédez plusieurs maisons... Vous venez à la ville souvent, vous fréquentez les marchés, puisque vous êtes un cultivateur à l'aise, riche probablement. Je vous crois un brave et honnête citoyen, mais enfin, je ne vous connais point, moi, et vous comprenez ma responsabilité. -Si ce n'est que cela, Votre Honneur, tout de suite, je suis à votre disposition, répartit gaiement Zidore. Tenez, mon cheval est dans l'écurie du Poulin Rouge, à deux pas d'ici... Vous connaissez le propriétaire des grandes écuries du Poulin rouge?... Je cours le chercher. Ou bien, si vous voulez me faire l'honneur d'accepter un verre de vin au Richelieu... Durocher me connaît comme son chapelet. Et si ça ne fait pas, nous irons chez Riendeau. Je connais les bonnes maisons, et j'y suis connu. Décidément, pensa le magistrat, cet homme est franc. On ne s'expose pas ainsi à un démenti. -Vous pouvez venir, reprit Zidore. Zidore Tourteau est dur à cuire en affaires, mais il sait payer quand il le faut, et il ne vous fera pas honte... Tenez, si votre famille veut passer la belle saison dans un paysage enchanteur, elle n'a qu'à venir chez moi. Plusieurs familles anglaises s'y rendent chaque été, maintenant. -Fort bien, Monsieur Tourteau, allons au Richelieu, je veux bien accepter un verre de vin. XVII Part A Trois. On ne pouvait pas raisonnablement douter de la franchise de Zidore Tourteau. Il passait depuis longtemps pour un des plus riches habitants de Saint-Ixe, un peu chiche, certainement avare même, si l'on veut, et n'aimant pas à payer pour tout le monde, mais se versant plein verre et vidant son assiette sans souci de la note. Les gens de sa paroisse disaient qu'il se refaisait amplement au retour, et qu'il avait mille moyens de réparer les brèches. Qu'importe? A la ville, il avait des façons de bourgeois et son nom valait de l'or. Il n'eut pas de peine, en conséquence, à se faire remettre le porte-monnaie précieux. Il compta héroïquement les billets de dix et les billets de cinq, trouva le montant intact, et déclara que la ville de Montréal avait une police habile et scrupuleuse. Il fut tenté de laisser un dix piastres pour les deux employés fidèles qui avaient ramassé l'argent et ne s'étaient pas même approprié un dix sous pour boire à l'heureuse trouvaille. Il résista cependant, et pour ne pas succomber à la tentation, il se hâta de fuir. Madame Tourteau était allée rejoindre Lucette, à sa chambre. Elle était anxieuse de lui dire comme le magistrat les avait bien reçus, son mari et elle, et l'espérance qu'ils avaient de recouvrer cette grosse somme si étrangement perdue. Lucette trouvait bien étrange cette soudaine largesse de Tourteau, et ne pouvait s'empêcher de soupçonner une machination nouvelle, mais elle n'en laissait rien voir, de peur de chagriner sa vieille amie. Le désenchantement arrive toujours assez tôt, laissons durer l'illusion. Surtout, prenons garde d'abréger la paix des autres. Etouffons les mauvaises nouvelles avant qu'elles étouffent elles-mêmes les pauvres âmes trahies. Tourteau se rendit chez son ami Bancalou. Il savait que Tiquenne et Bancalou l'attendaient dans une mortelle anxiété. Comme ils allaient être contents de lui! C'est que lui, Zidore, il pouvait leur faire la leçon encore. Il aurait été leur maître à tous, s'il avait voulu suivre l'émouvante et dangereuse carrière de brigandage organisé. Or, pendant qu'il s'enivrait d'une criminelle vanité, il se sentit touché au bras, et se retourna vivement. -Tiens! fit-il, visiblement vexé, c'est toi! -Vous marchez bien vite, monsieur Tourteau, vous êtes bien pressé... -Allez-vous loin? -Oui, je suis pressé... Je voudrais partir ce soir. Je suis venu chercher ma femme... Nous allons nous remettre ensemble; la séparation ne doit pas durer toujours. Nous sommes mariés par l'Eglise; il faut sauver notre âme. -Je vous félicite de cette démarche, Monsieur Tourteau, elle est d'un bon citoyen. -Il faut réparer le temps perdu, mon garçon... Bonsoir! Excuse, ma femme m'attend, je me hâte. -Mais permettez, vous vous trompez de rue Monsieur Zidore, votre femme ne demeure pas de ce côté. Zidore ne s'attendait pas à cette remarque et il s'arrêta. Il eut la présence d'esprit de dire: -Est-ce assez bête?... Vite, mon garçon, mets-moi sur le bon chemin. -Vous savez où elle demeure votre femme, je suppose? -Oui, dans une chambre, rue de la Visitation... -Eh bien! prenez pas la rue de la Visitation; vous l'avez dépassée. Guidez-vous sur le grand clocher là-bas. -Merci, mon garçon, je m'y reconnais maintenant. Ce garçon, c'était René Larose, le forgeron. Il se rendait à l'extrémité de la rue Lagauchetière, pour voir un compagnon de forge, malade depuis quelques jours. Comme il allait entrer, il vit un homme passer en courant au bout de la rue, sur le Chemin Papineau. Il reconnut Zidore. -Voilà que est drôle, pensa-t-il. Et sans perdre une seconde, il s'élança vers le chemin Papineau. Zidore l'aperçut et d'un brusque mouvement changeant de direction., il vint à lui. -Je courais après toi, mon garçon, fit-il tout essoufflé. J'ai pensé que tu me rendrais un petit service, en payant. Mes locataires demandent des réparations, et je veux bien mettre toute chose en bon ordre... Tu sais, j'aime ça, l'ordre, moi... Veux-tu pendant que tu te trouves ici, venir examiner les targettes, les clenches, les serrures, et tu remplaceras ce qui ne vaut plus rien... Tu seras bien payé... -Oh! je ne crains pas, dit René, qui savait bien le contraire. -C'est à deux pas d'ici, reprit Zidore... Tiens, vois-tu là, à droite, ce pâté de maisons grises à deux étages?... Je vais t'y conduire. Il emmena le jeune forgeron. Il le fit entrer dans le club des Six d'abord. Fildoux et Cascapoil causaient ensemble comme des gens qui veulent se dévorer, mais c'en était un autre qu'ils voulaient rejoindre pour l'étriper. Ils ne se gênaient pas pour parler, car ils savaient que leur propriétaire n'était pas de ceux qui vendent ou trahissent. Il n'aurait pas amené un espion avec lui. Au reste, ils ne nommaient personne. Zidore donna ses instructions à René et s'esquiva aussitôt. Il avait hâte de revoir Bancalou. Il ne voulait pas que René connut la demeure de Bancalou et de Tiquenne. On se savait pas ce que pouvait amener le lendemain. Puis, quand on rançonne tout le monde pour nourrir ses appétits dépravés, il est mieux de ne pas dire où l'on dresse sa table. Il monta l'escalier à pas lents, et comme à regret. Il voulait faire croire à un échec. Bancalou, anxieux, entr'ouvrit la porte. -Arrive donc!... Quelle nouvelle?... L'as-tu roulé?... parle. Tourteau riait malgré lui. Pour toute réponse, il montra le porte-monnaie. Ce fut un cri de joie. Ils s'enfermèrent pour parler et rire à leur aise. Roulé, le magistrat! Oui, il était roulé!... -Tu es notre maître à tous, avoua Bancalou, et si tu avais passé par le séminaire pour apprendre les ruses des Grecs et des Latins, ta renommée serait aussi grande que celle du cheval qui prit la ville de Troie... -Les chevaux, riposta Zidore, de joyeuse humeur, ils se font prendre dans les villes maintenant. Ils partagèrent l'argent et vidèrent chopine. Ne fallait-il pas boire au succès. Tiquenne fut chargé d'aller porter la nouvelle à sa mère. L'argent était trouvé; pas un sou ne manquait... Elle n'avait qu'à mettre son linge dans une valise et à se tenir prête, son mari la viendrait prendre de bonne heure, le matin. Lucette ressentit une grande peine de la voir partir. Elle allait encore se trouver seule, et sa chambre lui paraîtrait encore plus solitaire et plus désolée qu'auparavant. Elle s'était habituée à voir et à entendre cette malheureuse comme elle, et comme elle toujours soumise à la volonté de Dieu. Heureusement, tout le long du jour, elle avait le soin des enfants dont l'instruction lui était confiée; mais les soirées seraient longues et les nuits souvent sans sommeil. Tiquenne entra chez sa mère à l'heure du souper. Il était rayonnant. Madame Tourteau et Lucette buvaient ensemble, dans un tête à tête mouillé de larmes leur dernière tasse de thé. Tiquenne embrassa sa mère et salua poliment l'ancienne institutrice. -Bonne nouvelle, mère, annonça-t-il d'une voix vibrante, l'argent est trouvé!... Vous partirez demain matin. Bouclez vos malles, habillez-vous chaudement, le père sera à la porte avec sa voiture, à sept heures. -Viens prendre une tasse de thé avec nous, dit la mère, souriant à travers ses larmes. -Venez, dit aussi Lucette. Il accepta, se mit à table et mangea de bon appétit sans se laisser émotionner plus que de raison par les yeux en pleurs de les paroles affectueuses de ses deux voisines. -Est-ce que tu ne reviens pas à la maison avec nous? lui demanda sa mère. -Le père est dur à l'ouvrage et paie chichement... Je verrai. Je gagne plus ici et je travaille moins. -Le travail est un bien, mon enfant, et c'est par lui que la force du corps se développe et que le coeur reste bon, observa la mère soucieuse de l'avenir de son fils. -Vous savez bien que papa n'est point un homme comme un autre, fit-il un peu amèrement. -Il peut changer, il peut s'amender... L'âge, la réflexion, puis la conscience que ne cesse de parler au-dedans de nous... Lucette éprouvait un certain malaise. Elle n'entendait jamais parler de cet homme, sans ressentir au coeur une douleur aiguë comme un coup de poignard. Madame Tourteau s'en aperçut et ramena la conversation sur un autre sujet. Le souper était terminé, la table fut desservie. Quelqu'un frappa, et sur l'invitation ordinaire d'entrer, la porte s'ouvrit. C'était René Larose qui venait passer une heure avec les deux femmes, ses bonnes amies. Il fut surpris de voir en leur compagnie, Tiquenne, le jeune vaurien de la cantine du bord de l'eau... Enfin, il pouvait bien venir voir sa mère. Il n'aurait plus la peine de le chercher, puisqu'il s'offrait. -Vous savez, Monsieur René, que ma chère vieille amie s'en retourne vivre à la campagne, lui dit Lucette... Elle ajouta avec un profond soupir: -Je vais rester bien seule! -Vous ne serez pas délaissée, répondit le brave forgeron, d'un accent qui dut porter la conviction dans l'esprit inquiet de la dolente fille. Et répondant à ses premières paroles, il ajouta: -J'ai rencontré, par hasard M. Tourteau, cette après-midi, et il m'a dit la chose. Il accourait ici, mais par un chemin qui le menait ailleurs. Je l'ai remis sur la bonne voie. -Il n'est pas venu, affirma Lucette et il ne viendra pas. Elle disait ces mots d'un air de défi. Mme Tourteau s'était assise dans un coin de la chambre, sur un canapé avec son fils Tiquenne. Lucette continua, tout en faisant asseoir René près d'elle. -Il a dépêché son fils unique pour prévenir sa femme. Elle dit cela d'une drôle de façon, sans penser à rien. Elle savait qu'il n'avait de son mariage que ce garçon-là de vivant. Tout de même, elle rougit subitement, et ne put cacher un peu de confusion. René feignit n'avoir rien remarqué, et se hâta d'ajouter: -Il me semblait, en effet, que c'était Tiquenne, ce gaillard-là... Il n'est pas de la Croix de Saint-Louis, lui non plus. Il le regardait, assis avec sa mère sur le canapé. Lucette dit: -Il a bien changé depuis dix ans... -Je me rappelle de l'avoir vu à la boutique quelquefois. Il paraissait intelligent, mais gouailleur, espiègle, un peu mauvais même. Il disait cela d'un accent voilé, pour n'être pas entendu des autres. Il ajouta: -J'ai peur qu'il ne soit sur une mauvaise pente; il ferait mieux de s'en retourner chez son père. Tiquenne demandait à sa mère comment elle avait vécu pendant les longues années de leur séparation. Elle avait enduré bien des privations et bien des souffrances sans doute... Il regrettait maintenant de ne pas l'avoir cherchée mieux... Il l'aurait trouvée enfin, bien sûr, et il aurait pu l'aider un peu... Oui, il le regrettait... Et elle lui racontait les chagrins de toutes sortes dont, en effet, elle avait été abreuvée... L'ennui de son enfant, surtout, de son seul enfant!... Il pouvait se perdre, loin d'elle, dans une grande ville comme Montréal... Il y a tant de mauvais chrétiens... Elle lui dit qu'un jour, alors qu'elle était dans une grande misère, et qu'elle venait de perdre une protectrice bien charitable, comme elle se rendait au marché pour acheter de quoi dîner, un malheureux jeune homme sans conscience et sans pitié, lui avait arraché des mains son porte-monnaie, en passant contre elle, et s'était sauvé si vite qu'elle avait à peine eu le temps de le voir... Cela l'avait bien affectée, car elle pensait que cet enfant n'avait pas de mère pour veiller sur lui... et que son Tiquenne... On ne savait pas... Elle espérait bien que non... Elle se mit à pleurer et Tiquenne courba la tête. Un autre visiteur monta l'escalier et s'annonça par trois coups légers dans la porte. C'était Jean-Marcel. Lui aussi il fut un peu décontenancé à la vue de Tiquenne et de René. Il espérait ne trouver dans la modeste chambre que Lucette et sa vieille compagne. Personne n'interromprait le doux entretien. Ils rêveraient, à deux des choses impossibles peut-être, comme cela arrive souvent, mais c'est déjà une si délicieuse chose que de pouvoir rêver! Et la félicité voulue, quand elle est épuisée, elle est moins que le rêve, elle n'est que le souvenir!... Le souvenir n'a pas l'auréole chatoyante du rêve, et son éclat plus doux semble tamisé par le regret. Jean-Marcel fut accueilli avec une satisfaction visible. René Larose s'en aperçut bien, et il fut attristé. Non pas qu'il eut des sentiments de basse jalousie, mais à cause de cet amour dont il brûlait lui-même. Il ne serait pas le préféré; il avait un rival qui ne se laisserait pas vaincre, c'était un homme plus haut que lui dans l'échelle sociale, un citoyen plus riche, plus connu, plus respecté, la lutte ne serait pas égale. Jean-Marcel lui tendit la main: -Merci mille fois, mon ami, lui dit-il, je vais être prudent. Rien ne m'étonne de la part de ces individus. J'ai vu leurs menaces déjà; mais ils ne m'empêcheront pas de faire mon devoir. -Vous êtes menacé? demanda Lucette, évidemment impressionnée. -Oh! le danger n'est pas grand, sans doute... Tout de même, il y a de ces brigands pour qui la vie d'un homme ne compte guère. -Tu es distrait, tu ne m'écoutes plus, disait Madame Tourteau à son garçon qui regardait curieusement Jean-Marcel et prêtait l'oreille à ce qu'il disait. -Faites bien attention à vous, recommanda Lucette à l'inspecteur d'écoles, et ne sortez pas seul le soir. Jean-Marcel se prit à rire. -Je ne me croyais pas entouré de tant de sollicitude, fit-il: Faites attention! me crie votre bon petit coeur!... faites attention! me dit le bon gros coeur de monsieur Larose, dans un petit billet que j'ai reçu tantôt. En effet, René Larose avait écrit Jean-Marcel pour l'avertir que des misérables voulaient le raccourcir. Une expression qui en disait long paraissait-il,-à cause de la guerre qu'il menait aux bouges et aux repaires de la ville, en sa qualité de membre de la Saint-Vincent de Paul... C'était justement en examinant les ferrures des portes et des fenêtres des maisons de monsieur Tourteau, qu'il avait entendu ces menaces. On allait le suivre, guetter une occasion... Il fallait se défendre. A bas les calotins!... Ce serait plaisir de se faire pendre après cela... Et il n'avait pas tout entendu, car il fallait examiner comme il faut, faire jouer les targettes des fenêtres, tourner les poignées des portes, éprouver les serrures... La soirée se passa en des causeries aimables. Jean-Marcel parla des écoles qu'il visitait, et raconta des anecdotes recueillies au passage. René Larose glissa de temps en temps, une observation sage, afin de ne point [.................................] mais il se tint surtout sur la réserve, pensant qu'il vaut mieux ne pas dire assez que parler trop. Tiquenne s'était retiré de bonne heure. Jean-Marcel et René sortirent ensemble. Ils firent quelques pas en silence. -Mademoiselle Lucette va bien regretter Madame Tourteau, commença le forgeron pour entamer la conversation. -Et Madame Tourteau pourrait bien regretter Mademoiselle Lucette, répondit l'inspecteur d'écoles. -Pauvre Lucette! reprit René, le bon Dieu devrait la combler de félicités, maintenant, elle a bien assez souffert... -Il y a des millions de saints dans le ciel qui n'ont pas payé aussi cher leur très heureuse éternité, répondit Jean-Marcel. Et après un silence, il demanda doucement, presque timidement: -Vous l'aimez, n'est-ce pas? Le jeune forgeron, tout surpris, ne dit rien d'abord. -- Pourquoi me demander cela? pensait-il... veut-il donc me la laisser?... Les amoureux n'ont pas coutume de se faire de ces politesses. -Et vous, Monsieur Provost, balbutia-t-il enfin, ne l'aimez-vous pas un peu aussi? -Moi? Je l'aime de tout mon coeur!... -Mois aussi. Et Jean-Marcel ajouta, souriant avec un peu de tristesse: -Bien sûr que nous ne sommes pas les seuls, Monsieur Larose... tous ceux qui la connaissent doivent l'aimer. -Elle ne peut être qu'à un seul cependant. -Je l'ai sauvée de la mort, reprit Jean-Marcel. -Je vous en ai remercié de grand coeur, alors, Monsieur Provost, et je ne le regretta pas. -L'aimiez-vous déjà? -Je l'aimais, mais elle ne le savait point. -Une jeune fille sait toujours si elle est aimée. -Et nous, pouvons-nous savoir si une jeune fille nous aime? -Non, Monsieur René; la jeune fille est souvent arrêtée par un excès de pudeur; il en est même qui sacrifient leur bonheur à la délicatesse de leur vertu. -Elles sont meilleures que nous! -Et plus dignes de pitié. Ils arrivaient à la rue Craig, où ils devaient se séparer. Le forgeron descendait à sa pension, au bord de l'eau. -Monsieur Larose, reprit Jean Marcel, après un silence de quelques instants, voulez-vous me dire si vous avez des espérances sérieuses? -Il y a toujours un peu d'incertitude dans l'espérance, Monsieur Provost. -Si elle vous aime, Monsieur René, je n'essaierai pas de vous enlever son amour... Vous êtes un homme de coeur et de conscience, et ces hommes-là sont rares, il ne faut pas les désespérer. Il ne faut pas non plus, les empêcher de continuer la race des vaillants chrétiens. -A ce compte-là, Monsieur Provost, c'est à moi à céder la place... Je n'ai pas besoin de vous demander si elle vous aime, je le sais maintenant... Je le sais depuis une heure!... J'espère au moins, que je mériterait toujours son amitié et la vôtre... et la vôtre! Sa voix eut comme un sanglot en disant cela, et il tendit la main à son heureux rival. Jean-Marcel serra fort, serra bien fort, cette honnête main d'ouvrier, toute noire de charbon de la forge, mais toute blanche de la pureté de la vie. -Mon ami! Mon frère! cria-t-il du fond de l'âme. Et lui aussi, il eut un sanglot. Joie ou douleur, il faut pleurer. René Larose marchait lentement, la tête baissée, songeant au sacrifice qu'il venait de faire; Jean-Marcel s'en allait allègrement le front haut, souriant aux étoiles qui rayonnaient comme son âme. Il savait bien qu'il était aimé. Il n'avait guère peur d'être supplanté par un rival; mais il ne voulait pas voir les autres souffrir par sa faute, et la loyauté et les dévouements le touchaient toujours profondément. René n'avait pas cheminé pendant cinq minutes qu'un grand cri retentit du côté où se dirigeait Jean-Marcel. XVIII Une Veillée Au Club Des Six. Zidore et Bancalou prirent leur souper en tête à tête, fumèrent une pipe et se rendirent au Club des Six. Cependant, avant d'entrer, Tourteau voulut aller dans une pharmacie. Il avait besoin de quelque chose. Il dormait un peu mal et sentait des tiraillements dans la poitrine, disait-il. Il demanda de la morphine. Oh! pas beaucoup, il n'avait pas envie de s'endormir du grand sommeil... Deux ou trois prises suffiraient peut-être. Il visita ainsi plusieurs apothicaires et se fit un provision de morphine suffisante pour tuer les plus grandes douleurs. Et il riait d'un rire sardonique et disait à Bancalou. -Il faut tout prévoir. Si demain nous menace, il faut pouvoir lui faire un pied de nez. -Zidore, l'ancien, murmurait Bancalou, quand j'étais au Séminaire, mon maître me disait: Il faut avoir du serpent, tu l'as, toi, et tu as aussi sa morsure. Il était joliment grisé, Zidore, grisé par sa bonne fortune et grisé par l'eau-de-vie, et il se sentait disposé à tout faire et à tout dire; il n'avait peur de rien. Il savait qu'il allait passer la soirée avec des repris de justice, mais il feignait de l'ignorer. On lui avait dit que c'était un club de cartes, et il n'en voulait pas connaître davantage. Les bandits étaient attablés et ils maudissaient Bancalou et Tiquenne qui n'arrivaient pas. Ils avaient été absents assez longtemps. Ils pouvaient bien se dépêcher un peu plus. Ils n'avaient donc pas hâte de se mettre au courant des affaires ou de raconter ce qu'ils avaient machiné là-bas. Bancalou portait une clé; il ouvrit sans faire de bruit et entendit blasphémer son nom. -Mille millions de damnés, que vous êtes, s'écria-t-il, faut-il pas tenir compagnie aux gens!... Et quand c'est notre propriétaire qui vient me rendre visite, dois-je le mettre à la porte pour venir plus vite me faire plumer ici? Ils ne répondirent rien, surpris qu'ils étaient, et sans se lever de table, ils saluèrent leur propriétaire et l'invitèrent à jouer. -Je n'ai point d'argent à perdre, mes amis, leur répondit-il, j'ai trop de misère à le gagner, pour le risquer sur une carte. -Tu prends un jeu. Bancalou? -Je joue une heure ou deux. -Ou trois ou quatre, continua Fildoux. -J'ai promis à notre propriétaire de l'accompagner, et je n'ai qu'une parole. Les quatre joueurs étaient Fildoux, Cascapoil, Choucroute et Porc-épic. Zidore se mit à examiner l'intérieur de la pièce, regardant aux fenêtres, faisant glisser les targuettes, tournant les poignées des serrures, agrandissant les déchirures de la tapisserie sur les murs humides: -Gâté, gâté! tout s'en va!... la ruine... Des réparations, il faut des réparations... grommelait-il. -Pourvu que vous n'augmentiez pas le prix du loyer, remarqua Choucroute, vous ferez bien toutes les réparations que vous voudrez. Et Cascapoil ajouta. -On n'est pas exigeant, nous autres; on est des bons enfants. -C'est que la propriété monte, mes amis, fit observer Zidore, la propriété a doublé de valeur depuis trois ou quatre ans, et elle va continuer ainsi... -Dites-vous ça pour nous chatouiller, M. Tourteau? demanda Fildoux, de son timbre clair et en dressant sa fine tête de serpent. -Je ne sais pas chatouiller, répondit Zidore, j'ai la main trop dure, j'écorche. -Il y a des mains dures qui chatouillent et des mains douces qui écorchent observa Bancalou. La partie de cartes se continua avec des alternatives de hausses et de baisses, de gains et de pertes pour chacun des joueurs. Zidore oublié s'endormit sur un banc. Il fut réveillé au bout d'une heure par Tiquenne qui entrait. Choucroute s'écria: -Arrive, toi, enfant de... Il pensa au père qui était là sur le banc, et il n'acheva pas. -Quand on a un père et une mère, repartit Tiquenne, on est bien exposé... Il ne savait plus quoi dire, et regardait son père qui se levait. -Exposé à quoi? questionna Porc-épic. -A devenir orphelin, trouva-t-il. Il s'approcha de la table, disant qu'il s'était trouvé en la compagnie d'un gros monsieur tout à l'heure, un monsieur qu'il avait vu pour la première fois, il y avait dix ans; un inspecteur d'écoles, un brave!... Il arrivait alors du fond de la rivière où il avait pêché une jeune fille, une maîtresse d'école... -Elle n'était pas morte? demanda Fildoux... -Non, mais elle était bien mouillée... -Sacré farceur, dit Choucroute, tu n'es pas sérieux. -Depuis ce temps-là, reprit Tiquenne, le gros monsieur est devenu président de la Saint-Vincent de Paul, et il veut jeter à l'eau certaines jeunes filles qu'il trouve un peu malpropres et certains jeunes gens qu'il trouve propres... à rien, comme vous et moi, par exemple. Fildoux laissa tomber ses cartes et dit fiévreusement: -Où est-il? -Je l'ai laissé avec sa belle et avec ma mère, dans une maison de la rue de la Visitation, plus haut que l'église. Il demeure quelque part sur la rue Craig... -Continuez sans moi, je sors une minute, dit encore Fildoux. Il se leva. Ses compagnons ne se dérangèrent point. Cependant Bancalou lui dit qu'il ferait mieux de ne pas laisser le jeu. Il répondit qu'il avait une autre parie à jouer, et il sortit. Une heure s'écoula; une heure et demie peut-être. Zidore s'était rendormi et ronflait sur le banc, comme un tuyau d'orgue quand de nouveau la porte s'ouvrit. Toutes les figures se tournèrent vers Fildoux qui entrait. On savait bien que c'était lui. Il n'avait pas son air insolent de coutume, et ne paraissait pas avoir remporté un grand triomphe. Porc-épic savait pourquoi Fildoux était sorti. -Eh bien! qu'a-t-il répondu à l'injonction? demanda-t-il. -L'animal, il m'a glissé entre les mains comme une couleuvre. Tout de même il a dû trouver que je lui caressais les côtes un peu rudement, répondit Fildoux de son timbre d'acier. Il montrait ses poings de fer, espèces de petits gantelets qui pouvaient assommer un boeuf. -Il a poussé un cri formidable, reprit Fildoux, et il a eu le courage de se jeter sur moi pour m'étrangler... m'étrangler, moi! Et il eut un éclat de rire sinistre. Il continua: -La colère me montait au cerveau et je l'aurais assommé, si des pas rapides et pesants ne m'eussent tout à coup suggéré de revenir au plus vite. Et il n'était que temps... Un animal grand comme un poteau à gaz, que courait comme un chevreuil, allait m'empoigner. Sauvons-nous que je me dis à l'oreille... A une autre fois! -Et tu n'es pas blessé? -Pas une égratignure. -Et l'autre non plus, remarqua Bancalou... c'est ce qu'on peut appeler une bataille... rangée. -Si tu n'as pas perdu de sang, dit Tiquenne, tu as perdu autre chose. -Quoi donc? -Ta breloque... ton beau cachet Tiquenne parlait haut, afin d'attirer l'attention de son père et de mettre Fildoux dans l'embarras. Fildoux portait la montre, cette semaine-là. -C'est pourtant vrai, murmura celui-ci, en regardant à la chaîne de sa montre. Et il ajoute, d'un air consolé, et à demi-voix, pour ne pas éveiller Tourteau: -N'importe, je n'ai pas perdu la montre, c'est le principal. Et il sortit la montre de son gousset pour l'admirer. -Tu n'as plus longtemps à la porter, fit Bancalou, très haut aussi, comme Tiquenne, pour avertir Zidore. -Le reste de la semaine... et à mon tour encore, comme les autres, répondit-il. Il parlait toujours à voix basse, lui... Zidore s'était réveillé cependant. Il écoutait. Tout à coup il se leva et s'approcha de la table. -Montrez-la moi donc, s'il vous plaît, demanda-t-il à Fildoux. Fildoux, tout surpris, n'osa pas refuser. Zidore la mit dans son gousset. -On prend son bien où on le trouve, dit-il d'un ton menaçant. C'est ma montre, je la garde... Que celui qui me l'a volée la réclame s'il l'ose!... XIX Au Dernier Vivant les Biens. -Savez vous la nouvelle? se demandait-on en manière de bonjour, à Saint-Ixe, dans le village et les concessions. Savez-vous la nouvelle? On répondait: oui, on répondait: non; les uns la connaissaient, les autres ne la connaissaient point. Il y a des gens à qui vous n'apprendrez jamais rien. Ils le savent toujours. Ils seraient humiliés de s'avouer devancés. Il en est d'autres qui ont toujours l'air étonné quand vous leur rapporte un incident quelconque. Ils ne le savent jamais. Ils auraient peur de vous causer un désappointement en vous disant qu'ils sont au courant de l'affaire. A ceux qui répondaient: non, on se hâtait de dire: -La femme de Zidore est revenue!... Imaginez donc, après des années!... Il paraît qu'il a été la chercher lui-même à Montréal, oz elle vivait dans la misère... Il faut espérer que l'accord va régner dans le ménage, le scandale a suffisamment duré. A ceux qui répondaient: oui, on demandait: -Que pensez-vous de cela?... Tourteau s'améliore ou s'ennuie... ça durera ce que ça durera. Les uns doutaient de la bonne foi de Tourteau, et cherchaient dans un motif d'égoïsme la raison de ce rapprochement tardif; les autres croyaient au regret du passé, au désir de faire mieux, au besoin d'être pardonné. Ils s'attendaient de voir un ange sortir peu à peu de la peau de ce damné, et ils se proposaient de l'élire marguillier à la première occasion. Il aurait sa revanche; il verrait qu'on sait oublier. Madame Tourteau n'avait pu s'empêcher de verser des pleurs, en revoyant sa maison, en pénétrant dans sa chambre. Son coeur s'était gonflé à l'aspect des objets, témoins muets de ses souffrances. Elles les avait couverts de baisers, car ils avaient, lui semblait-il gémi avec elle, et maintenant ils paraissaient lui sourire, et fêter son retour. Pourtant rien n'était changé. C'est nous qui prêtons aux objets inanimés nos airs riants et nos apparences mélancoliques. Ils deviennent ce que nous sommes, en quelque sorte, ils sont comme l'eau qui se moule sur le vase qu'elle emplit. La maison regardait la rivière avec ses fenêtres garnies de courts rideaux de point. Elle avait été blanchie pour attirer mieux l'attention des visiteurs ou des passants, et son pignon élancé décrivait comme un triangle d'argent dans le ciel bleu, un triangle d'argent strié de noir par les branches des ormes nus. La chambre avait gardé son même lit où ses rêves d'amour n'avaient guère voltigé, les mêmes chaises adossées à la cloison, la même armoire noire avec ses panneaux antiques, le même crucifix de plâtre vers lequel bien des regards suppliants et des prières résignées avaient monté. La femme si longtemps délaissée, si cruellement éprouvée, allait-elle désormais trouver en ce lieu la paix que jadis elle y avait inutilement attendue? Tourteau se disait fort heureux du retour de sa femme, et cela paraissait vrai, tant son humeur sombre avait de clartés maintenant, et tant sa dureté à l'égard des pauvres perdait de sa crudité. Il était presque gai, presque charitable. On disait qu'il avait remis à un citoyen dans la gêne, une dette de dix piastre. A un autre, il avait prêté vingt piastres pour six mois, sans intérêt. Il voulait même se rapprocher de Longpré, devenu encore son débiteur par un concours de circonstances fatales, et il lui fit offrir une forte remise sur le paiement immédiat du capital. Longpré trouva de l'argent et paya en homme qui entend son affaire; mais quand Zidore voulut nouer des relations, il lui ferma la porte au nez. Il y a des outrages qu'on n'oublie point. On laisse à Dieu le soin de tout arranger. C'est la dignité qui s'affirme. La dignité n'empêche pas la charité d'agir à l'heure convenable. Afin de mieux capter l'estime de ses concitoyens, Zidore parut à l'église chaque dimanche avec sa femme toute ragaillardie, et poussa le zèle religieux jusqu'à ne retourner à la maison qu'après le chant des vêpres. Il se tenait à genoux dans l'attitude d'un grand croyant, ne tournait pas la tête de côtés et d'autres pour voir ceux qui entraient, ne dormait pas durant le sermon. Sa femme paraissait heureuse. Elle remerciait le Seigneur de sa miséricorde, et songeait maintenant aux années lamentables qu'elle avait passées dans la ville, et à la bonne petite amie tant souffrante aussi, qu'elle y avait laissée. Elle se félicitait cependant du sacrifice accompli; c'était ce sacrifice qui lui valait la félicité nouvelle. Elle se flattait que ça durerait, puisque son mari s'était rapproché de Dieu et qu'il priait comme un bon chrétien. Elle sortait et ses amies venaient la voir. Une seule ne venait plus, cette pauvre Madame Longpré! Le chagrin l'avait tuée... Elle n'avait pu supporter l'épreuve. Aussi, le mal était sans remède. Il valait mieux aller chercher des consolations à ce séjour mystérieux où la vie se continue dans une clarté plus grande et plus près du Créateur et du Sauveur. Zidore sortait souvent avec elle et réparait ainsi le scandale d'autrefois, alors qu'il se vantait de la délaisser. Il eut l'idée, pour couronner son oeuvre de réhabilitation, de réunir, dans une agape fraternelle, ses parents et ses amis. Tous accoururent. Les uns vinrent pour s'amuser, pour boire, pour manger, les autres, pour ne pas lui être désagréables, les autres encore, pour l'encourager à persévérer dans la vie honnête où il venait d'entrer. C'était le premier festin qui se donnait sous ces lambris moroses. Il fit grand bruit et l'on en parla longtemps. Peut-être quelques joyeux compères de cette époque un peu lointaine déjà, s'en souviennent-ils encore, et se racontent-ils la figure tout à coup découragée de Tourteau quand un plaisant s'avisa de faire le compte de la dépense et qu'un autre farceur proposa de donner les restes aux pauvres. Cependant Zidore ne s'en était pas mal tiré, en disant que Notre Seigneur avait recommandé de donner à manger à ceux qui ont faim et à boire à ceux qui ont soif... C'était bien ce qu'il faisait alors. -Si vous laissez quelque chose, avait-il ajouté, je le donnerai aux pauvres, mais j'ai bien peur qu'ils se couchent le ventre vide, les pauvres, s'il comptent là-dessus. Zidore Tourteau ruminait une affaire. Il n'avait pas de contrat de mariage et la communauté de biens existait. Si sa femme mourait, il n'aurait qu'une partie de l'héritage, Tiquenne interviendrait. Il faudrait faire un inventaire et le notaire empocherait une grosse somme. Il serait mieux, beaucoup mieux, de tester l'un en faveur de l'autre. Au dernier vivant les biens. Comme cela, pas de frais inutiles, pas de dérangements et Tiquenne ne viendrait pas créer des ennuis. Il mourrait probablement avant sa femme, lui, Zidore, il était plus âgé qu'elle... Oui, mais il avait encore bon pied, bon oeil, et sa vigueur ne semblait pas prête de diminuer. Sa santé, à elle, n'était pas des plus florissantes... Elle reprenait un peu d'embonpoint, c'est vrai; elle se relevait au soleil de la félicité, après un long orage comme la tige de blé se redresse après la grêle, mais toujours un peu brisée et affaiblie. Il ne serait pas besoin d'une grosse secousse pour l'abattre. Un soir, il parla à sa femme de ces testaments par lesquels on se donne tout l'un à l'autre... Il fut habile, insinuant. Rien ne pressait cependant. Ils étaient jeunes encore... Tout de même, on ne sait jamais qui vit, qui meurt, et la prudence est la plus belle vertu humaine. Il ne voudrait pas mourir sans avoir pris toutes les précautions raisonnables pour lui assurer le repos. Elle avait bien gagné cela. Quant à lui, un homme robuste et courageux, et capable de travailler, il pourrait toujours se tirer d'affaire. C'était pour elle surtout. Il voulait lui prouver la sincérité de son retour à des sentiments chrétiens. Elle lui jeta ses bras autour du cou et l'attirant contre son coeur ému, elle l'embrassa bien tendrement. Le lendemain, ils se rendirent chez le notaire. Le tabellion se promenait dans son jardin, sans cravate blanche, en manches de chemise, échenillant les pommiers en attendant la clientèle. -Monsieur la notaire, cria Tourteau, votre plume est d'humeur à marcher? -Elle se rouille, monsieur Tourteau, elle se rouille. Les transactions sont rares. Pas de contrats de de mariage, pas d'actes de vente, pas d'inventaires. Zidore poussa sa femme du coude: -Pas d'inventaires, entends-tu?... C'est ça qu'il regrette... Ça paie tant. Je te le disais bien. -Nous sommes venus pour faire notre testament, reprit-il. Au dernier vivant les biens. A elle, à moi, je ne le sais pas, et vous non plus... Le bon Dieu arrange ça comme il l'entend. -Tout de suite, monsieur Tourteau, entrez, c'est une bonne précaution. On reconnaît toujours l'homme prudent. -Hein! Christine, je te le disais bien que c'était pour te protéger. XX Faits Divers. En entendant ce cri formidable qui s'élevait tout à coup comme un appel désespéré, René Larose tourna sur ses talons et s'élança dans la direction qu'avait prise Jean-Marcel. Il avait écouté son coeur, sa conscience, sa loyauté. Un égoïste aurait dit: Qu'il s'arrange! Il me barre le chemin, ce n'est pas ma faute s'il tombe; que Dieu le sauve. Il fut bientôt sur la rue Craig, et il vit dans la pâle lumière d'un réverbère, deux ombres qui luttaient. Il poussa une clameur à son tour, une clameur que la colère rendait terrible, et l'assaillant eut peur. Il aurait pu arriver à l'improviste et surprendre le misérable, mais, dans l'intervalle, Jean-Marcel pouvait être frappé mortellement. Il fallait d'abord protéger l'ami de Lucette; le châtiment du brigand ne devait venir qu'après cela. En effet, Fildoux qui avait rencontré chez Provost une vigueur et une résistance qu'il ne soupçonnait point, cherchait déjà à porter un coup fatal, afin de se débarrasser des étreintes de sa victime. Il se dégagea par un brusque effort et s'enfuit à toutes jambes au moment où René allait l'empoigner. Jean-Marcel, abasourdi par un coup violent que Fildoux lui avait porté sur l'oreille, cherchait à se remettre. -Etes-vous blessé? lui demanda René. -Ah! c'est vous, Monsieur Larose!... Vous avez entendu mon appel. -Et je suis accouru. -Comme vous êtes généreux! Je crois que vous m'avez sauvé la vie. Je commençais à faiblir... Je n'ai pas d'armes, moi. Il était armé, lui, le misérable... Ce n'est pas avec son son poing qu'il m'aurait meurtri l'oreille ainsi... Un objet luisait comme une étincelle sur la glace du trottoir. René le ramassa. -Un bijou, un cachet, fit-il... Est-ce vous qui avez perdu cela? -Moi? non, je n'en porte point. -C'est lui, alors. Vous avez dû l'arracher à sa chaîne de montre. Cela peut aider à le faire reconnaître. -Je crois que je le reconnaîtrais, fit Jean-Marcel, c'est je pense bien, le polisson qui m'a montré le poing, l'autre jour, en me rencontrant sur la rue... Mais venez, s'il vous plaît, me conduire à ma maison; nous examinerons ce bijou. Il semble beau, et c'est bien certainement un objet volé. Jean-Marcel avait l'oreille déchirée et très enflée. Il appliqua des compresses d'eau froide pour chasser la fièvre qui le brûlait. Ce n'était qu'une taloche après tout, mais une taloche consciencieusement appliquée. Ils se mirent à examiner le cachet, René et lui. Il était pesant, vieux, curieusement fouillé, avec une agate onyx où le burin avait dessiné deux lettres un V. et un P. entrelacées comme les plantes grimpantes. Et Jean-Marcel, devenu pâle, s'écria soudain: -Mon Dieu! serait-il possible! -Quoi donc? qu'avez-vous, monsieur Provost? disait René. Et l'inspecteur d'écoles regardait toujours l'enchaînement ingénieux des deux lettres, et sa pensée semblait chercher dans le lointain. -Quelle trouvaille étrange! fit-il encore. Et il demanda au jeune forgeron de lui laisser le cachet. Il saurait pourquoi bientôt. Et René lui dit d'en faire ce qu'il voudrait. Il ne voulait pas le garder, lui; il n'en prétendait rien. Les deux amis se séparèrent. Le lendemain, les journaux annonçaient, sur leur deuxième page, avec des titres alléchants, parmi les événements de la nuit qui venait de finir, au dessus des scènes d'ivrognes et des escapades de libertins, un abominable tentative de meurtre. Monsieur Jean-Marcel Provost, l'inspecteur d'écoles tant apprécié, et le président d'une conférence de la Saint-Vincent de Paul, avait été suivi secrètement par un bandit, alors qu'il rentrait chez lui, vers les dix heures du soir. Rendu dans un endroit de la rue Craig, où la lumière du gaz s'éteint souvent avant la bougie de la cuisinière, où la solitude règne d'ordinaire à toute heure de la soirée, l'assassin se précipita sur l'éminent citoyen, sans défense, le frappa d'un gantelet sur l'oreille et se préparait à le poignarder sans pitié, quand, Providence admirable, un jeune homme accourut, attiré par l'appel suprême, et mettant en fuite le lâche criminel, sauva sa victime. Chose merveilleuse, et qui pourrait bien être dans les desseins de la Providence, l'assassin a perdu, dans la lutte corps à corps avec celui qu'il voulait tuer, un objet précieux, un bijou marqué d'initiales, qui pourrait bien expliquer une disparition mystérieuse d'autrefois. PLUS RECENT L'attentat d'hier aura probablement des conséquences que l'on ne soupçonne pas toutes encore. Un riche propriétaire.-Nous ne garantissons pas l'exactitude de tous les détails que nous donnons; nous recueillons tous les bruits de la rue et les jetons à nos abonnés qui ont, comme nous, intérêt à les connaître.-Un riche propriétaire se serait rendu hier soir dans l'un de ses logements, pour dire à ses locataires qu'il ne pouvait renouveler leur bail, le mois de mai venu. Il s'était aperçu qu'on faisait un repaire de sa maison. En effet, il se trouva dans un cercle de joueurs. Il y en avait des jeunes et des vieux, des petits et des grands. On se contenait devant lui, car on voulait cacher les moyens d'existence; mais les figures cruelles ou cyniques, les rires sinistres ou mordants, les paroles mystérieuses, les gestes hardis, la nudité des pièces, les outils singuliers, tout lui fit comprendre qu'il n'avait pas pour locataires des membres du Tiers-Ordre, et qu'il avait trop tardé déjà à leur signifier leur congé. Or, pendant qu'il déclarait hardiment à ces gens-là qu'ils devaient chercher un refuge ailleurs, un homme entra, une figure de pucelle possédée du démon... C'était le brigand qui venait d'assaillir l'inspecteur d'écoles. Il tira de son gousset une magnifique montre d'or pour regarder l'heure qu'il était. -Tu as perdu ton cachet, lui fit remarquer le plus jeune de la bande. Il regarda à sa chaîne. -Tiens! c'est vrai, dit-il, pas trop découragé... Que le diable l'emporte. J'ai encore la montre c'est l'essentiel... Nous tiendrons nos lecteurs au courant de cette intéressante affaire. XXI Un Coup De Filet. Jean-Marcel avait reconnu le cachet précieux que portait à sa chaîne de montre son malheureux père, quand il était parti, un jour, pour aller faire la chasse dans les îles de Sorel. Il se tenait près de lui sur l'avant du bateau. Il se souvint qu'il regarda l'heure et lui dit qu'il n'y avait plus que cinq ou six minutes avant le départ. Et aussitôt en effet, le sifflet à vapeur jeta son cri sonore. Il avait quinze ans, alors, lui Jean-Marcel. Son père lui serra la main et le reconduisit jusqu'à la passerelle. Il n'oubliera jamais ce départ quine fut pas suivi d'un retour. Vingt ans s'étaient écoulés depuis cette fatale époque. Il se hâta de faire part au chef de la police de sa surprenante trouvaille et tout de suite, des limiers furent chargés de dénicher le bandit. Il devait faire partie d'une "gang" qui avait son refuge dans le faubourg Québec, car souvent le soir, on remarquait à certains coins de rues sombres des types étranges qui ne se laissaient guère approcher et semblaient redouter la lumière. Cependant l'attente publique était chaque jour trompée. Les sensations promises par les gazettes se faisaient attendre, et la curiosité s'émoussait. On voulait donc vendre le journal et se moquer des gens... La police n'avait donc plus de flair... Elle se laissait jouer. La bande escamotait ses affiliés comme on fait des muscades... et quand les policiers découvraient le nid, les oiseaux s'étaient envolés... Faudrait-il donc renouveler la farce municipale, de la tête à la queue?... On était à se demander cela quand un matin, la nouvelle courut comme une vague électrique sur la cité, que six formidables brigands avaient été pincés dans leur repaire durant la nuit. Ils rêvaient maintenant, sur la paille de leur cachot, aux inconstances de la fortune. Ils auraient à répondre de leurs méfaits à la justice humaine, en attendant le jugement de là-haut. Aucun de ces bandits n'avait voulu décliner son vrai nom, et l'on soupçonnait qu'il se trouvait parmi eux, des jeunes gens de bonne famille. La paresse, l'amour des plaisirs, les affolements de la volupté, les avaient poussés dans l'abîme. C'était René, le forgeron, qui avait pointé du doigt la caverne. Il s'était bien douté que la maison de Zidore, sale retirée, bardée de fer, n'était pas peuplée d'habitants honnêtes, puisque c'était de là que sortait Fildoux. Il fallut attendre cependant. Il fallait observer, épier, guetter, pour les connaître tous, pour n'en laisser échapper aucun. Les compagnons venaient d'avoir une séance orageuse. Il avait été question de Tourteau, du bail qu'il refusait de renouveler, au dire de Bancalou, de la montre qu'il avait mise sans cérémonie dans son gousset et qui ne lui appartenait peut-être point... On soupçonnait de plus en plus Bancalou de jouer double jeu, pour et contre les camarades. On ne voulait plus de Tiquenne, c'était un danger. Un jour ou l'autre il les sacrifierait à son père. Il aurait de l'argent et il lâcherait tout alors. Il trahirait peut-être... Ce n'était pas une vocation... Dehors! Il fut décidé de dissoudre la société; chacun irait à sa guise. Dès que la chose fut réglée, la concorde se rétablit et la gaieté apparut. Fildoux, Cascapoil, Porc-épic et Choucroute venaient de donner un fameux coup d'épaule à Bancalou en voulant lui donner un coup de pied. Ils se serrèrent la main et jurèrent de ne jamais se trahir. Puis, pour sceller l'amitié, ils trinquèrent bruyamment, n'ayant plus souci de la sûreté d'un lieu qu'ils n'habiteraient pas demain. Ils devinrent expansifs et bavards; ils perdirent, dans cette dernière agape, leur prudence habituelle. Une longue sécurité les rendait téméraires. A la vérité, ils ne portaient pas souvent sur eux des pièces à conviction, et la salle du club n'était pas un dépôt. Il faudrait chercher ailleurs. Ils remémoraient donc leurs exploits, en les agrémentant d'incidents douteux et d'épisodes inédits,; Choucroute affirmait qu'il avait plumé les bourgeois de Strasbourg et de Nancy, du Havre et de Rouen, de New-York et de Boston, et que bien loin de faire comme les anguilles de Melun qui crient avant qu'on les écorche, ils n'avaient pas crié après; seuls le vieux hères de Montréal jetaient les hauts cris et troublaient le profond sommeil de la police. Cascapoil vantait la beauté des nymphes de Québec, Fildoux rappelait la dernière taloche dont il avait régalé un président de la Saint-Vincent de Paul; l'arrivée intempestive d'un intrus qui était entré en danse sans en avoir été prié, les regrets qu'il ressentait de la perte de la montre d'or du club, et le projet, qu'il avait formé pour la reconquérir. Un autre se proposait d'offrir ses services au maire. Il ferait un excellent limier, protégerait les amis et partagerait avec eux. Tiquenne allait retourner au foyer paternel!... Il se sentait pris d'un goût pour la vie des champs. Il cultiverait les fleurs et ferait la cour aux fillettes, en attendant l'héritage paternel. Bancalou les approuvait tour à tour et versait une goutte pour arroser le succès. -Allons! les amis, il faut boire à tire larigot!... -Buvons! jamais nous boirons plus jeunes!... -A boire et à manger "exultamus"... Mais au débourser "suspiramus". Comme on disait au séminaire de mon temps... Les hommes de la police étaient plantés comme des jalons devant la maison noire, écoutant de toutes leurs oreilles, afin de saisir quelques bribes de ces discours insensés. Quand ils virent que les compagnons se disposaient à sortir, ils se divisèrent en deux groupes, afin de les enfermer. Les uns se mirent en faction à l'entrée du porche sur la rue, les autres se dissimulèrent le long de la maison, au fond de la cour. -Je propose qu'on aille passer le reste de la nuit au bal chez Boulet, dit Fildoux en mettant le pied sur le seuil. -Les pieds me démangent, je danserais même sur une corde, répondit Cascapoil. -Attends un peu, tu danseras au bout, fit Bancalou, en relevant le collet de son capot. -On n'est pas pour se laisser comme ça, déclara Choucroute, allons faire maison nette chez la Grosse... J'aime le tapage, le tapage, le tapage! Dix coups de pistolet retentirent dans la nuit calme comme une salve rapide et les brigands s'arrêtèrent stupéfaits. -Vous êtes pris, mes bons pas de résistance inutile, clama le chef du peloton. C'est au "violon" que vous allez passer le reste de la nuit. Plusieurs voulurent protester. Ils n'avaient rien dit, ils n'avaient rien fait de mal... Ils étaient blancs comme neige... Pourquoi les arrêter?... Est-ce qu'on ne peut pas rire et chanter dans les clubs? -Si vous n'êtes coupables d'aucun méfait, mes agneaux, ne craigne rien, vous serez renvoyés à l'herbe. -Bah! répondit Bancalou, c'est à peine si j'ai tondu le pré la largeur de ma langue... Défilez deux par deux, ordonna le cher. -C'est ça, comme à la procession, dit Tiquenne. -Faudrait chanter, pourtant, proposa Cascapoil. -Chante donc "Brigadier" pendard de Choucroute, toi qui as une voix de canon, gronda Porc-épic. Fildoux était furieux. Il pensait bien maintenant, que l'inspecteur d'écoles l'avait reconnu, et il aurait du mal à se tirer d'affaire. On serait sans pitié pour lui, car son dossier grossissait vite. Ils furent enfermés sous clé, dans une chambre noire du poste. Bancalou demanda à Choucroute si c'était ça qu'il appelait faire maison nette. En effet, il ne s'était pas trompé, seulement, c'était la maison du club qui avait été vidée. Cascapoil et Porc-épic voulaient dépenser en cris et en hurlements les heures qui les séparaient du matin. Il ne fallait pas faire les moutons. Tiquenne préférait dormir sur un banc, il était en état de grâce et ne voulait pas s'exposer... Ils chantèrent à plein gosier, imitèrent les cris de tous les animaux connus et en inventèrent d'autres, promirent de scalper tous les policiers du monde, à commencer par ceux de Montréal qui n'avaient point de cheveux, jurèrent de s'aider à confondre la justice qui les persécutait et à faire triompher les principes égalitaires trop méconnus des gens riches et des dévots. Ils comparurent ensemble devant le magistrat de police, et ce fut un spectacle amusant que de voir ces six figures insolentes ou originales, fixer le juge pour deviner ce qu'il allait trouver afin de les confondre. Leur refuge avait été fouillé et mis à nu. Rien. Ils devaient se ménager des cachettes aux endroits les moins soupçonnés. Ce club n'était alors qu'un trompe-l'oeil. C'était leur bureau d'affaires, mais ce n'était pas leur entrepôt. Ils auraient tous été relâchés avec les honneurs de la journée, si Jean-Marcel et René ne fussent tout à coup survenus. Fildoux pâlit en les apercevant, et il ne put retenir un grognement de colère. Les autres se penchèrent plus curieux, et plus anxieux aussi, pour voir ce qui allait se passer. Fildoux avait été reconnu. Plus d'espoir pour lui d'échapper. Son cas était grave; une attaque nocturne... Il avait frappé avec une main de fer. Il voulut nier d'abord; mais ce fut peine perdue. Alors il s'irrita et voulut en envelopper d'autres dans sa défaite. Quand on lui montra le cachet d'or, il avoua sans sourciller que c'était lui qui l'avait perdu. Mais il ne l'avait pas volé. C'est un ami qui le lui avait prêté, avec une montre et une chaîne. Cet ami-là, il pouvait le nommer. C'était son voisin de droite, Bancalou. -Pas vrai, Bancalou? eut-il l'audace de demander. -Oui, lâche! répondit Bancalou, tout étonné, et perdant un peu son sang-froid. Mais je ne l'avais pas volé, moi non plus... Il s'arrêta, ne voulant pas trahir comme l'autre venait de le faire. -Et de qui aviez-vous eu ce cachet, cette montre, cette chaîne? demanda juge. -D'un ami que je ne vendrai pas. -Alors la loi vous tient responsable. -J'aime être la victime que le bourreau. -Ce sentiment vous honore, reprit le juge, mais comme il y a un crime au fond de cette affaire, vous devez mettre la justice au-dessus de ces dévouements. C'est la volonté de Dieu que la justice règne sur la terre, et tout ce que vous faites pour l'empêcher d'y régner, est un mal, même si vous sacrifiez tous vos biens, même si vous sacrifiez votre vie. Bancalou courba la tête. Fildoux, honteux de sa lâcheté, voulut la racheter aussitôt. -La montre, la chaîne, le cachet, dit-il, tout ça c'est à monsieur Zidore Tourteau, de Saint-Ixe... Il l'a, sa montre, il l'a sa chaîne, et vous vous n'avez qu'à lui remettre le cachet. Faites-le venir, monsieur le juge, et vous verrez que je dis vrai. -Zidore Tourteau! clama Jean-Marcel, Zidore Tourteau!... serait-il possible. Et sa figure prit une étrange expression d'amertume; et il ajouta, après un moment de silence profond, et en branlant la tête: -Le misérable! serait-ce donc lui?... Et le magistrat, ne sachant plus quelle tournure allait prendre l'affaire, demanda à l'inspecteur d'écoles s'il avait l'intention de faire venir M. Tourteau. -J'ai l'intention de le faire arrêter, répondit Jean-Marcel Provost. Et le magistrat, tout ébahi, se souvint des deux cent vingt-deux piastres qu'il avait remises à ce monsieur Tourteau, un jour de l'hiver, il n'y avait pas très longtemps encore, et il commença à croire qu'il s'était fait jouer d'une belle façon par cet habitant-là. Quand Bancalou entendit Jean-Marcel il eut peur. Si Zidore se décidait à parler tout à coup; s'il allait trahir à son tour. Le porte-monnaie, personne ne savait d'où il venait, personne ne s'en occupait, pourquoi ne tiendrait-il pas à sa première affirmation? Il serait bien sot d'avouer. Mais la montre, le cachet, oh! c'était bien dangereux cela!... Il faudrait dire quelque chose, expliquer d'où cela vient... S'il allait perdre la tête, se contredire, s'accuser!... Pourtant il n'était pas facile à désarçonner. Et puis, il avait pour lui le temps reculé, vingt années!... c'est un [...] appel. On enterre bien des témoins et des preuves dans une fosse large de vingt années! En attendant de nouveaux éclaircissement au sujet de la montre et du cachet de Tourteau, le magistrat condamna Fildoux à douze mois d'emprisonnement, pour avoir attaqué et frappé de nuit, monsieur Jean-Marcel Provost. Les autres prisonniers furent mis en liberté. XXII Un Sommeil Sans Réveil. Zidore Tourteau lisait les journaux, mais ne les payait point. Son nom n'avait jamais figuré sur une liste d'abonnés. Ses voisins ne lui ressemblaient point sous ce rapport; ils ne lui ressemblaient sous aucun rapport, entre autres, Noé Marcil, un dévot de la presse, qui offrait à tous, comme un mets fortifiant, la lecture de ses papiers-nouvelles. C'était là, chez cet intelligent cultivateur, que Zidore allait le plus souvent se renseigner. Il ne manqua pas de lire "le coup de filet" dont se vantait la police de la cité. Ses locataires étaient pincés, et, parmi eux, son ami Bancalou, son garçon Tiquenne. Tout cela était palpitant d'intérêt. Il souriait en dégustant cette colonne amusante. Cependant il ne voyait pas arriver le noir forfait que faisaient soupçonner les premières lignes... La plupart était des repris de justice, mais cette fois, ils ne paraissaient coupables que d'avoir joué aux cartes. Un crime fort cultivé sous tous les climats et qui fleurit partout. Ah! voilà!... Fildoux!... Une attaque à main armée... une tentative de meurtre!... Il dévorait les lignes maintenant... Jean Marcel Provost, l'inspecteur d'écoles, à deux doigts de sa mort... Un cachet précieux perdu dans la lutte... Une montre d'or qui a peut-être son histoire, la montre de Monsieur Tourteau, un riche habitant de Saint-Ixe... Zidore ne souriait plus. Il ne le trouvait plus si drôle, le coup de filet. Il ne pouvait se défendre d'une vague inquiétude, et des pensées noires montaient d'un lointain coupable, comme les nuages d'un horizon désolé. Il laissa tombe la feuille indiscrète et alluma sa pipe. -Quoi de nouveau? demanda Marcil, qui recousait avec du ligneul les portefaix d'un harnais de travail. -Pas grand chose... Est-ce que tu ne l'as pas lu encore? -Non, je n'en ai pas eu le temps, mais ça viendra. Mon journal et ma prière, ça se suit, et ça s'enchaîne, tous les soirs avant le coucher. -On parle de moi, reprit Zidore... -On parle de toi?... A quel propos? -A propos de ma montre. Celui qui l'avait a été pris... Il paraît qu'il y a une histoire au sujet de cette montre-là... Je vais aller à Montréal, pour en connaître le court et le long. Il souhaita le bonsoir à son voisin, faisant un effort sérieux pour cacher son trouble, puis il dit en s'éloignant. -Je n'aime pas à voir mon nom accolé à des noms de bandits. -Bah! répondit Marcil, quand c'est comme victime, il n'y a pas de déshonneur. En s'en revenant, Zidore le casque enfoncé sur les yeux, les mains dans les poches de sa blouse, se parlait à lui-même, afin de mieux secouer les soucis qui pesaient comme un poids lourd sur son âme. -Mille tonnerres! grommelait-il, cette affaire-là va-t-elle se réveiller maintenant?... C'est dommage que ce maudit Bancalou ne soit pas rendu chez le diable... Il n'y aurait plus rien à craindre. Je vais payer d'audace... Il faut prendre le taureau par les cornes... Ils vont voir que Zidore Tourteau n'est pas un manchot... Il ne se laissera pas rouler comme une barrique. Quand il entra, sa femme venait de se mettre au lit. Elle était un peu souffrante. Une fièvre passagère, sans doute, peut-être une migraine. Ça se passerait si elle pouvait dormir, disait-elle. -Dormir, ma bonne Christine, fit-il d'un ton câlin... Oui, c'est vrai, dormir, cela remet tout à fait. Moi aussi j'ai besoin de sommeil, et je sens que je ne dormirai guère. Heureusement que j'ai ici, quelques petites doses de morphine... Rien comme cela pour tuer les douleurs et amener le repos. Je vais en prendre... Nous allons en prendre. Elles sont ici, ces prises... Si une ne suffit pas, tu pourras en prendre deux. Deux, en une nuit, ce n'est pas trop... Et puis, tu boiras du thé bien fort, c'est bon aussi. Et il ouvrit l'armoire, et il montra, sur l'une des tablettes un petit paquet délicatement fait, disant: -Elles sont telles que l'apothicaire me les a données, je n'en ai pas eu besoin encore. Il s'approcha du lit: -Tu vois, il y en a des grosses et des petites. Les grosses sont pour moi, car je suis plus fort. Et il fit glisser sur sa langue le contenu d'un petit papier, puis il but une gorgée d'eau. -C'est amer, remarqua-t-il. Mais ça se prend tout de même. Christine, sa femme en avala à son tour, une petite. -Ce n'est pas bien mauvais, dit-elle Au bout d'une heure, lui, il ronflait, mais il ne dormait pas. Il voulait voir l'effet du remède sur sa femme. Elle dormait, elle, mais paraissait souffrir. Il se leva, prépara du thé, qu'il sucra beaucoup, après l'avoir mélangé de morphine, mit dans le poêle une attisée de bois franc, et se recoucha sans faire de bruit. -Il faut en finir, pensait-il. Qui veut la fin veut les moyens. Il est trop tard pour reculer. Sa femme se réveilla. Le mal de tête persistait. -Si tu veux du thé, du thé bien fort, je vais t'en donner... Ce sera peut-être aussi bon, après tout. Elle répondit qu'elle allait se lever. Elle ne voulait pas le déranger. Il était fatigué, lui aussi... Mais il était déjà debout. -Le poêle chauffe bien, ça ne sera pas long, dit-il. Et il ajouta en se rendant à la cuisine: -Au reste, la théière est sur le poêle... Tu mets du sucre? c'est meilleur, un peu de sucre... Et puis si ça te faisait rendre, ce ne serait pas un mal, quand l'estomac est libre, la tête est bonne. Il apporta une demi-tasse et la malade but avec confiance. Elle éprouva d'abord une surexcitation nerveuse et son mal de tête disparut. -Je me sens mieux, murmura-t-elle. Comme tu es bon de prendre soin de moi ainsi!... Je suis toute ragaillardie... c'est un plaisir que de se soigner avec un si bon médicament... Elle parla longtemps, tout à fait remise, et formant des projets charmants. Elle se sentait emportée par un souffle mystérieux vers des régions étranges. Peu à peu, l'exaltation tomba, la pensée ploya son aile, et s'enivrant du sommeil où elle se noyait, elle dit d'une voix molle, coupée par de petits silences. -Viens!... Un baiser!... Et sa tête alourdie retomba sur la poitrine haletante de son mari. -Le lendemain matin, une voiture passait au galop du cheval, sur le chemin qui conduisait à l'église. -Savez-vous qui c'est? se demandait-on. -Non... Peut-être Zidore... Ça ressemble à son cheval... C'était Zidore lui-même. Il allait chercher le curé et le médecin. Il revint bientôt. -C'est ma femme!... Ma pauvre femme! criait-il en passant, à ceux qui se tenaient au bord du chemin pour savoir. La maison s'emplit vite, car les gens accouraient de partout. Le sommeil de sa femme ressemblait à la mort. -Elle aura trop pris de morphine! criait-il, désolé... Voici le reste des doses... Elle savait pourtant bien que c'était dangereux. Et il montrait les petits paquets blancs, cachant mignonnement dans leurs plis réguliers, le poison mortel. Sur le plancher de la chambre, il y avait plusieurs de ces petits papiers, mais ils étaient dépliés et ne laissaient plus rien voir de leur secret. Le docteur les ramassa. Il examina ceux qui restaient dans l'armoire. -Vous ne savez pas combien de doses elle a prises? demanda-t-il. -Une chacun, en nous mettant au lit. Moi j'ai l'habitude d'en prendre. Je ne sais ni quand ni comment elle a pris les autres... Seulement elle m'en a demandé une fois, dans l'après-midi, à cause d'un gros mal de tête. -Et elle a bu du thé? -Je lui ai donné du thé bien fort. Le docteur s'approcha du poêle, versa du thé dans un bol, et but une gorgée, le savourant avec lenteur. -Il est fort en effet... mais il est bon, dit-il. Et, de ce moment, il crut que Zidore racontait tout de la meilleure foi du monde. Tourteau vit bien qu'il gagnait son point, que la chose allait tourner comme il le désirait. Aussi il avait agi avec la prudence d'un démon. Il avait vidé, lavé, essuyé la théière, puis infusé un thé nouveau. C'est par de petites précautions que l'on cache de grands crimes. Le vieux prêtre, fort ému, des pleurs sous ses paupières ridées, donna à la mourante, l'absolution de toutes ses fautes, puis il se mit en prière, et tout le monde tomba à genoux. XXIII Audaces Fortuna Juvas, Ou Qui Risque Rien N'A Rien. Tiquenne et Bancalou, assis tous deux à une petite table, dans leur chambre du chemin Papineau, se félicitaient d'être enfin débarrassé de leurs compagnons. La bande était désorganisée et le repaire n'ouvrait plus ses portes. Ils opéreraient seuls, à l'avenir. Ils se connaissaient intimement; ils avaient de l'estime l'un pour l'autre, ils ne se trahiraient jamais. Ils allaient aussi chercher de l'emploi, afin de travailler de temps en temps. Il ne fallait pas donner tout entier dans la paresse et la rapine. Ils n'étaient pas nés pour cette vie-là... ils y avaient été poussés. Ils espéraient bien que la chance leur sourirait un jour, et qu'ils puiseraient à pleines mains dans un trésor de provenance honnête, comme font, du reste, beaucoup de gens ni plus habiles ni plus scrupuleux. Où et comment? la question était inutile, et le hasard qui est parfois bien intelligent, se chargerait de régler ce détail. Pendant qu'ils causaient ainsi, glissant petit à petit vers les résolutions viriles, le facteur jeta une lettre dans la maison. -Pour monsieur Etienne Tourteau. -Une lettre pour vous, monsieur Etienne, répéta la propriétaire en montant l'escalier. -Entends-tu? fit Bancalou, une lettre pour toi. Ce doit être de ta mère, ma pauvre cousine. Elle doit trouver sa maison bonne aujourd'hui, sa maison bonne et sa vie agréable. -Une lettre de deuil! remarqua Tiquenne, surpris et inquiet. -En deuil! clama Bancalou. Est-ce que... elle serait morte? Tiquenne déchira l'enveloppe et lut assez péniblement. Bancalou le regardait avec anxiété. -Est-ce elle? questionna-t-il. -Oui, c'est ma pauvre mère, répondit Tiquenne, et il se mit à pleurer. -Une sainte au ciel!... assura Bancalou, ma cousine, ma pauvre cousine! Je l'aimais bien... qui c'est qui t'écrit? -C'est monsieur le curé... Elle est morte endormie... Ils n'ont pas pu la réveiller. -Quand cela?... Il pensa alors à la morphine que Zidore avait achetée. -Attends. La lettre est datée du dix avril. C'est aujourd'hui le onze... hier! c'est hier, dans la nuit... Elle sera enterrée demain. -Tiquenne, mon fils par adoption, nous assisterons aux funérailles en corps... et en âme. -Bancalou, mon vieux cousin, tu connais ma misère et mon honnêteté... eh bien! je ferai le chemin à pied, s'il le faut, aller et retour. -Et pour nous punir l'un et l'autre d'avoir causé du chagrin à la défunte, nous n'arrêterons pas aux auberges le long de la route. -Et nous n'emporterons qu'une bouteille d'eau pour mouiller notre croûton. -Tiquenne, mon fils par adoption, nous passerons une, deux ou trois semaines chez ton père, afin de le consoler ou de partager sa douleur et son pain. Ils s'habillèrent et partirent aussitôt. Zidore fit à sa femme des funérailles très dignes. Quelques-uns disaient que c'était à cause du grand attachement qu'il lui portait depuis son retour au foyer conjugal; d'autres y voyaient un signe de réjouissance. On ne peut pas empêcher les gens de penser ce qu'ils veulent, on ne peut même pas les empêcher de dire ce qu'ils devraient taire. Il est sûr que les avares ont des échappées de prodigalité quand il leur arrive un bonheur inattendu, mais le coeur n'y est pour rien, et au fond de la sensation nouvelle il y a un calcul. Il parut fort chagrin, et resta agenouillé, la tête dans ses mains, depuis le "Deus in adjuterum" jusqu'après le "libera". En sortant de l'église quand tout fut fini, il passa à côté de Longpré et lui dit, d'une voix pleureuse: -Mon pauvre Longpré, j'ai des épreuves à mon tour... Moi, je les mérite. Longpré, ému par les souvenirs amers que venaient de réveiller les chants funèbres, répondit avec douceur. -Ils sont rares ceux qui n'ont rien à expier. Zidore continua: -Il y en a qui souffrent et qui ne l'ont pas mérité. Et Longpré ajouta: -Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Et ceux qui les virent marcher côte à côte se dirent que les deuils et les larmes font tomber les ressentiments et rapprochent les coeurs. Bancalou et Tiquenne s'étaient rendus aux funérailles comme ils l'avaient dit, et s'ils n'avaient pas prié à genoux pendant le saint office, ils s'étaient au moins tenus d'une manière fort convenable. Bravement ils avaient passé devant la porte de la première auberge, détournant la tête pour éviter la tentation. A la seconde, ils avaient ralenti le pas et glissé un regard curieux à travers les vitres où se dessinaient d'élégants carafons d'or et d'ambre, d'argent ou de vermillon. Quand ils arrivèrent à la troisième, Bancalou dit tendrement: -Tiquenne, mon fils par adoption, tu me sembles un peu fatigué... Je ne voudrais pas te rendre fourbu, encore moins semer tes os le long de la route, il n'est pas contre nos principes nouveaux, d'entrer dans un hôtel pour se reposer et boire un verre d'eau minérale. -Bancalou, mon vieux cousin, tu connais ma misère et mon honnêteté, si tu parles ainsi pour me tenter, retire-toi, je me sens inébranlable... Mais si réellement tu veux ménager ma carcasse et rendre un peu de vigueur à mes jambes, je suis bien sensible à ton affection et j'admire ta prévoyance. -Et puis Tiquenne, il n'est pas permis de négliger le soin de sa santé. -Et puis, Bancalou, quand on voyage, il faut continuellement réparer ses forces, sinon le retour n'est jamais certain. -Tiquenne, je crois que tu marcherais mieux et plus vite, si seulement, nous prenions de l'eau coupée. -De l'eau coupée, Bancalou, c'est cela... Ça remet tout aussi bien et ça court dans les membres comme des petits frissons chauds. Ils venaient de dépasser l'hôtel. Heureux des sacrifices accomplis déjà, fiers de leurs excellentes intentions, ils revinrent sur leurs pas et entrèrent. Quand ils arrivèrent chez Tourteau, quelques heures plus tard, ils étaient très émus... Ils se précipitèrent sur la défunte et la couvrirent de leurs baisers. Ensuite ils l'arrosèrent avec de l'eau bénite, prenant dans une soucoupe blanche la petite branche de cèdre qui servait de goupillon, et la secouant en forme de croix, sue le blanc linceul. Zidore les attendait. Il leur pressa la main, ne disant toujours qu'une parole: -Quel coup! Mes amis, quel coup! Et Bancalou répondit, sans se gêner: -La morphine, mon cher, c'est dangereux; faut pas mettre ça à la portée de toutes les bouches. Après les funérailles, quand le cheval fut à l'écurie, ils burent une tasse de thé pour se réchauffer un peu, et pour restaurer l'estomac un peu négligé par convenance. Ils parlèrent des qualités de la défunte si vite disparue. Maintenant qu'elle était morte, son beau caractère, ses vertus avaient laissé un parfum suave dans la maison en deuil. La femme du serviteur qui versait le thé et coupait le pain, mêlait quelquefois son timbre clair et déchirant aux notes graves des hommes, et les compliments qu'elle adressait à la morte rejaillissaient sur l'époux, en apparence fort désolé. -Elle avait été bonne, c'était vrai, mais entourée de soins comme elle l'était toujours, pouvait-elle ne pas se montrer toujours reconnaissante?... Sa maison était bien tenue, oui, mais ce n'était pas une tâche bien difficile, l'oeil du maître voyait tout, et les bons conseils ne manquaient pas. Elle était charitable, donnait aux pauvres, visitait les malades, consolait les affligés, mais enfin rien ne se faisait sans le consentement du mari. Et Zidore acceptait ces louanges indiscrètes sans rougir, sans se troubler, avec l'apparente simplicité des coeurs droits. Il prévoyait dans le dévouement de cette femme un appui qu'il ne faudrait pas négliger en temps opportun. Il aurait bien voulu que tout le monde de la paroisse put entendre ce témoignage flatteur. Quand la femme se fut retirée chez elle, dans le fournil, la conversation des trois hommes devint un peu plus leste, un peu plus variée. Zidore avait hâte de connaître par le menu l'histoire du coup de filet, et surtout ce qu'on disait de la montre et du cachet, du cachet surtout, qui avait été perdu par Fildoux et trouvé par l'inspecteur d'écoles. -L'inspecteur, dit Tiquenne, il doit une belle chandelle à René Larose... S'il n'a pas été mis en charpie ce soir-là, c'est que Larose est arrivé juste à point pour le sauver. A ce nom de Larose, Zidore oublia le cachet, Fildoux et l'inspecteur, et il évoqua devant son esprit une image enchanteresse. -Tu parais inquiet, remarqua Bancalou. -Non, fit Zidore, éveillé de son rêve aimé... Je me demande si je ne ferais pas mieux de prévenir les soupçons et les coups. -C'est ce que j'allais te conseiller. Va tout de suite à Montréal. -Et pourquoi aller à Montréal? demanda Tiquenne qui ne comprenait pas bien. -Pour chercher le propriétaire de la montre, répondit Zidore. -Tiens! elle a un propriétaire, la montre à papa?... Et Zidore se hâta d'expliquer: -Voici, en deux mots, mon garçon pourquoi je pourrais être troublé à ce sujet, c'est tout simple. C'est parce qu'elle est entre mes mains. -Ma foi d'honneur! il faudrait être difficile pour ne pas se contenter d'une explication si claire, répliqua Tiquenne d'un air moqueur. -Tu ne comprends pas que c'est un dépôt? suggéra Bancalou. -Un dépôt oui, se hâta d'ajouter Zidore... J'avais prêté dix piastres sur cette montre, à un individu qui a oublié de la réclamer. -Il trouvait les dix piastres plus utiles et moins compromettantes que la montre, faut croire, riposta Tiquenne. -S'il fallait traiter comme voleurs tous ceux qui ont en leur possession le menu bien d'autrui, observa Bancalou, il faudrait inventer une nouvelle lumière pour découvrir les honnêtes gens, le gaz ne suffirait plus. Zidore comprenait. Il n'y avait pas à balancer: il fallait à tout prix sauver sa réputation, maintenant surtout qu'il entrevoyait la possibilité d'atteindre le dernier bonheur caressé. Il irait, comme un honnête homme sûr de son droit et fort du témoignage de sa conscience, déclarer tout ce qu'il connaissait en rapport avec la montre. Si on ne voulait pas le croire, on n'aurait qu'à chercher des témoins pour le démentir. Il allait encore une fois se rendre auprès du magistrat de police. C'était un magnifique garçon, ce magistrat, et il n'avait qu'à se louer de son affabilité. Il mettrait aussi ses maisons en vente... Il ne retournerait que rarement à la ville. La ville ne nui disait rien de bon. Il vivrait tranquille dans son petit domaine, loin du bruit, loin des dangers. Il partit le lendemain matin, après avoir taillé de l'ouvrage pour son "engagé", et un peu aussi pour Tiquenne et Bancalou, qui devaient, comme tous les bons chrétiens, gagner le pain de chaque jour. Il se doutait bien qu'ils ne mourraient pas sous le harnais, mais il était habitué à compter les miettes et à additionner les sous; il savait que plusieurs petits poissons dans la balance peuvent l'emporter sur un gros. Il allait dans sa charrette aux ressorts d'acier, cahoté par les ornières du chemin que les eaux du printemps avaient amolli, et il arrangeait, dans son esprit, tout ce qu'il voulait dire au magistrat de police et à l'inspecteur d'écoles. Et quand il était fatigué de se creuser la tête pour trouver des raisons ou des excuses, sur le couvercle bien cloué de la tombe de sa femme, il enlaçait en rêve, dans ses bras sanglants, une autre femme criminellement aimée. Passant ainsi tour à tour, de la terreur à l'espérance, des ennuis à la délectation, il arriva, sans avoir remarqué la longueur de la route, à la métropole grandissante. Il se rendit à son hôtel accoutumé, remit son cheval au garçon d'écurie, se fit verser un whisky blanc aromatisé de citron, puis se dirigea vers le palais de justice. Il avait hâte d'en avoir fini. L'incertitude lui devenait insupportable. Le magistrat était dans sa chambre. Il le salua avec un sourire de mendiant. Le magistrat demeura froid, impassible, comme un homme qui ne veut pas s'en laisser imposer, ou qui veut prendre une revanche... Zidore vit bien qu'il était prévenu. Il s'attendait un peu à ce souffle glacé, il fit appel à toute son audace: -Vous ne me reconnaissez pas, je crois, monsieur le juge commença-t-il. -Pardon, monsieur Tourteau, je vous reconnais, mais je ne vous attendais pas aujourd'hui. -C'est vrai que je suis dans un grand deuil, ma pauvre femme vient d'être portée en terre; c'est vrai que j'aurais dû rester à ma maison, peut-être, pour pleurer, mais il y a une chose que je place au-dessus de toutes choses, c'est le soin de ma réputation... La bonne réputation c'est plus que la fortune... -Elle me paraît un peu éclaboussée votre bonne réputation, et j'allais justement donner des ordres pour vous prier de venir m'expliquer un petite affaire. -La montre, vous voulez parler de la montre d'or? répliqua vivement le madré cultivateur. C'est pour cela que vous me voyez devant vous, Monsieur le juge... Je n'ai pas peur. Dieu merci! Cette montre, je l'ai toujours gardée depuis vingt ans, dans l'espoir que celui qui me l'avait donnée en garantie la réclamerait. S'il n'est pas venu ce n'est point ma faute... Je lui avais prêté dix piastre, en bel argent, et il devait m'en remettre quinze au bout d'un mois. -D'où venait-il donc, ce sot emprunteur? demanda le juge. -De Sorel, Monsieur le juge... Un nommé Davignon... Un grand, mince avec une tarte blonde... je ne le connaissais pas, moi, je ne l'avais jamais vu. Mais si je le rencontrais... Pourtant, il y a vingt ans de cela; il doit avoir vieilli lui aussi... C'est lui qui m'a dit son nom. -Vous faites donc de l'usure? -Moi Dieu! Votre Honneur, chacun en fait à sa manière, et il n'y a peut-être pas plus de mal pour moi, de prêter à cent pour cent à des gens qui y trouvent leur compte, que pour d'autres à ne point payer les ouvriers qu'ils emploient, où à laisser mourir de faim les pauvres à leur porte. -Ou demeuriez-vous en ce temps-là? -A l'île aux Ours, Votre Honneur, je n'ai pas peur de le dire. Je faisais la pêche, je vendais du poisson et du gibier. Ça payait alors! Devant une pareille assurance, le magistrat perdait encore son flegme et sa sévérité, et quand Zidore lui remit la montre, disant qu'après tout, il n'avait pas payé trop cher le plaisir de la porter pendant vingt ans, il fut tout à fait convaincu, qu'il avait affaire à un usurier, mais pas à un vulgaire voleur... -Savez-vous, monsieur Tourteau, que cette montre a été volée, demanda le magistrat. -Non, monsieur le juge. Et comment le savoir?... quand même j'aurais posé cette question-là à celui qui me l'a remise, je n'en aurais pas été plus avancé; il ne me l'aurait pas dit... Au reste, il y a des riches qui tombent dans la misère quelquefois. Il ne faut pas être indiscret. -Monsieur Tourteau, savez-vous que le propriétaire de cette montre a été assassiné? -Assassiné! monsieur le juge, assassiné!... Ça, par exemple, c'est affreux!... Pourtant celui qui m'a apporté cette montre n'avait pas l'air d'un meurtrier!... Un bel homme, grand et blond... Il avait plutôt l'air d'un gentilhomme; et j'ai cru que c'était un bourgeois tombé dans la gêne. -Il faudra nous aider à retrouver cet homme, monsieur Tourteau, vous voulez bien n'est-ce pas? -Je veux bien, Votre Honneur! mais, ma foi! quand votre police ne peut pas déterrer des cambrioleurs et des meurtriers qui ont volé ou tué la veille, comment voulez-vous qu'elle découvre un criminel qui se cache peut-être sous vingt années de vie honnête ou sous quatre pieds de terre, dans le cimetière? Et il jeta un éclat de rire. -Tans tout les cas, comptez sur moi, ajouta-t-il, si je rencontre mon homme, je vous le direz. Il sortit en riant, il s'était fait encore une fois rouler, le jeune magistrat. XXIV Un Douloureux Accidents. Le petit Henri, l'enfant adoptif de Madame Duhamelin, se préparait à sa première communion. C'était plaisir de le voir prier, seul, dans sa chambre, devant ses statuettes de saints et les images bénites. Certes! Le bon Dieu faisait pleuvoir la grâce en son coeur naïf, et les anges le couvraient de leurs ailes. Madame Duhamelin le voyait déjà dans le saint habit de prêtre, chantant la messe d'une voix émue, et prêchant avec une éloquence suave à la foule recueillie. Lucette s'attachait chaque jour de plus en plus à cette intelligence précoce et mettait son orgueil à la développer, en la tournant vers le ciel. La musique exerçait sur cette âme sensible, un empire singulier. Il comprenait aussi bien, cet enfant, les mélodies du clavier que les discours du livre. Souvent, Lucette pour mieux jouir de sa présence et cultiver ses talents avec plus de soin venait passer ses soirées chez Madame Duhamelin. Presque toujours, Jean-Marcel l'accompagnait ou venait la rencontrer dans le salon de sa soeur, et, ensemble, ils entendaient ainsi sonner des heures délicieuses. Chaque jour l'enfant se rendait à l'église voisine. Il allait d'abord se prosterner devant le très saint Sacrement, la plus haute expression de l'amour de Dieu pour l'homme, puis, après une adoration touchante, il s'agenouillait au pied de la statue de Saint Joseph, le père dévoué des enfants qui ont besoin d'un protecteur, et, enfin, il courait en quelque sorte à l'autel de Marie, cette mère si bonne qui lui souriait toujours et le regardait doucement avec ses beaux yeux d'azur. Et là il s'attardait longtemps. Il comprenait mieux l'amour d'une mère que l'affection toujours un peu rigide d'un père, ou que les appels mystérieux d'un Dieu caché. Quand Madame Duhamelin avait demandé cet enfant aux bonnes soeurs de l'hospice des orphelins, le trouvant beau, bien fait, intelligent, elle ne s'était nullement occupée de connaître le nom de ses parents. Elle aimait mieux n'en rien savoir. Au reste, les bonnes soeurs n'auraient peut-être pas été capables de satisfaire sa curiosité. Cependant aujourd'hui, un peu orgueilleuse des talents et des vertus de son fils adoptif, elle n'aurait pas été fâchée de savoir de quelle source il descendait. Si l'éclat et la pureté de cette source avaient été troublés, ce n'avait été sans doute qu'un moment. C'était tout occupée de cette pensée bien naturelle après toue, qu'elle s'était dirigée vers l'hospice des enfants trouvés, à l'heure où Zidore sortait du palais de justice, et elle s'en revenait profondément bouleversée, un peu désenchantée peut-être, se hâtant, afin de rencontrer le petit Henri à l'église de Notre-Dame où il devait être allé prier en attendant l'heure de sa classe du soir. Quand elle arriva à la rue Craig, elle vit un attroupement d'hommes et d'enfants, elle entendit un grognement sauvage et des longs éclats de rire. Un homme chantait et un ours dansait. L'ours, debout sur ses pieds larges et velus, essayait un pas de valse, valse lourde et lente accompagnée d'un râle affreux, et du balancement pesamment mesuré de ses deux mains d'occasion. L'homme criait: -Faites le tour de l'ivrogne! Et le gros fauve, content de toucher le sol autrement que du bout de ses griffes, courbait volontiers sa forte échine, et roulait, masse énorme, avec un grognement de satisfaction, dans la poussière de la rue, comme l'ivrogne, sous les yeux de la foule enthousiasmée. Madame Duhamelin vit son petit garçon que descendait la Côte St-Lambert, revenant de l'église, de la grande église, comme on disait autrefois. Au même instant un cheval attelé à une charrette et conduit par un habitant, déboucha de la rue Notre-Dame et s'engagea dans la côte. Il allait au trot, mais pas à une vitesse excessive. A la vue de l'ours qui gambadait, "un bâton à la main", le cheval, pris de peur se cabra, puis s'élança comme un trait, tout droit vers la rue St-Laurent. L'enfant traversait la rue, courant à sa mère qu'il venait d'apercevoir. Il fut renversé et la voiture lui passa sur les reins. Madame Duhamelin poussa un cri terrible. Un homme qui venait sur la rue Saint Laurent, sauta à la tête du cheval et réussit à le maîtriser. -Comment! c'est vous, Monsieur Tourteau! dit-il... Vous l'avez échappé belle. -Tiens! c'est René Larose... Tu m'as rendu un fier service, mon garçon... tu m'as peut-être sauvé la vie... -Peut-être à vous, peut-être à votre cheval, peut-être à l'un et à l'autre. -Holà! criaient les gens attroupés, venez donc par ici, l'habitant!... Vous avez écrasé un enfant. -Vous avez écrasé un enfant? lui demanda Larose. -Je n'en sais rien... je n'ai rien vu... Mon cheval a eu peur d'un ours. Ça s'est fait si vite... je vais y aller voir. Je ne vux pas me sauver: ce n'est pas de ma faute. Le petit Henri avait perdu connaissance. Un médecin arriva. Il l'examina à la hâte, le palpa, tâta le poulx, scruta le coeur, puis commanda l'ambulance. -Va-t-il mourir, demanda Madame Duhamelin tout en pleurs? -C'est votre enfant, Madame? répondit le docteur. -Oui monsieur. -Vous désirez qu'il soit transporté chez vous plutôt qu'à l'hôpital, je suppose. -Chez moi, mon Dieu! oui! chez moi!... Il va mourir, n'est-ce pas? Nous n'osez pas me le dire... Ah! je le vois bien! -Tout espoir n'est pas encore perdu... Soyez courageuse. Madame, et comptez sur le bon Dieu. Elle se jeta sur l'enfant. -Pauvre petit ange! A! si tu pouvais au moins me regarder une fois encore! me sourire! m'embrasser! -Si vous voulez le mettre dans ma voiture, dit Zidore Tourteau, je ferai mon possible pour ne pas... -C'est vous qui l'avez tué! fit Madame Duhamelin, presque folle de douleur... -Ce n'est pas moi, ma chère dame; c'est cette bête-là qu'on laisse parader dans les rues de la ville... c'est la foule des curieux qui riaient et criaient... Mon cheval a eu peur; je ne m'attendais pas à cela... Je n'ai pas eu le temps de voir ni de comprendre le danger... J'aurais pu me faire tuer aussi moi, si ce brave garçon de Larose N'avait sauté à la bride de mon cheval pour l'arrêter. L'ambulance tardait. On mit des coussins dans la charrette et Zidore conduisit le malheureux petit blessé chez Madame Duhamelin, sa mère adoptive. Et pour que son cheval marchât d'un pas régulier et ne fit point d'écart, et pour que le malade ne sentit aucune secousse, il mena son cheval par la bride. Lucette et Jean-Marcel se promenaient sur la rue Ste-Catherine, en attendant le retour de Mme Duhamelin et du petit Henri. Ils virent venir au petit pas, la charrette de Zidore escortée d'une foule de curieux et suivie d'un carrosse. -Une ambulance d'une espèce nouvelle, remarqua l'inspecteur d'écoles qu'est-ce que cela signifie? -Lucette ne répondit rien. Elle avait eu un sinistre pressentiment. Il y a des organisations de sensitive qui devinent tout se qui doir les faire souffrir. La voiture s'arrêta devant la maison de M. Duhamelin. -Mon Dieu! un malheur! s'écria Jean-Marcel.. -C'est le petit Henri!... gémit la pauvre Lucette. On descendit avec de grandes précautions l'enfant toujours évanoui. Madame Duhamelin sauta promptement de voiture. Lucette et Jean-Marcel arrivaient en courant. Lucette était navrée. -Est-il mort? fit-elle en ouvrant ses bras à Mme Duhamelin. -Pleurez avec moi, ma bonne amie, répondit la mère adoptive, il va mourir! Zidore Tourteau tenait les rênes de son cheval et n'osait entrer. Il reconnaissait la maison où il était venu, un jour de l'hiver dernier, il voyait Lucette et Jean-Marcel Provost, et il éprouvait un grand malaise. Il aurait pourtant voulu revoir l'enfant. Il aurait été content d'apprendre qu'il n'était pas mortellement blessé. Lucette l'aperçut. Elle ressentit un choc douloureux et se raprocha de Jean-Marcel, comme pour lui demander protection. -Encore cet homme, murmura-t-elle! L'enfant fut déposé sur le lit. Il était d'une pâleur extrême, et ses traits angéliques se contractaient, de temps en temps, comme dans les affres de l'agonie. Il ouvrit les yeux cependant et regarda, vaguement d'abord et sans rien voir peut-être. Au bout d'un instant, il aperçut sa mère et Lucette qui se tenaient à son chevet, et il s'efforça de leur sourire. Les deux femmes le couvrirent de baisers et de pleurs. -Oh! que je souffre! dit-il tout à coup, et il poussa un cri aigu. Les gens parlaient haut, dans une salle à côté. Madame Duhamelin entendit qu'on disait: -C'est cet habitant-là qui l'a écrasé... -Il est bien connu... C'est un mommé Tourteau, de Saint-Ixe... Un usurier!... Elle se dressa vivement toute pâle, et, comme hors d'elle-même, entourant Lucette de ses deux bras, elle dit: -C'est Tourteau qui l'a tué! Et Lucette, secouée comme par une crise nerveuse, l'esprit à la torture, l'âme de nouveau broyée par ce misérable, ne put retenir une malédiction. -L'enfer n'est pas trop pour lui! Et comme honteuse de cet oubli de la charité chrétienne elle pencha la tête et se mit à pleurer. Une idée singulière de Madame Duhamelin surprit un peu les curieux qui remplissaient la maison. Elle s'avança sur le seuil de la porte. Zidore se disposait enfin à partir. Il était déjà su rle siège de sa voiture. -Monsieur Tourteau, fit-elle, entrez; venez voir, une dernière fois, votre pauvre petite victime. Les gens pensaient que le chagrin lui troublait un peu la tête, et ils trouvaient cela bien triste. -Venez vite, répéta-t-elle. Elle prenait un ton impérieux -Mon Dieu! ma chère dame, je le veux bien, répondit Zidore. Et il répétait, en entrant dans la maison: -Ce n'est pas ma faute... Non, le bon Dieu le sait... J'aimerais autant que ce serait moi... Il entra dans la chambre du blessé. -Pauvre petit ange du bon Dieu! fit-il, et regardant l'enfant qui se plaignait comme un agneau qu'on égorge, à demi-perdu dans les coussins de son lit blanc. -Le bon Dieu sait bien que ce n'est pas ma faute, répéta-t-il... Je donnerais ma vie pour te rendre la tienne... Les personnes qui le voyaient et l'entendaient ne pouvaient s'empêcher de le prendre en pitié. -Embrassez-le, dit Madame Duhamelin... embrassez-le et retirez-vous. Elle n'en pouvait plus, la pauvre femme, et elle se prit à sangloter. Zidore se pencha sur l'enfant et lui mit un long baiser sur le front. Quand il se releva, deux grosses larmes roulaient sur ses joues hâlées. Il sortit, la tête basse, essuyant du revers de sa main, ces larmes que le Seigneur lui a sans doute comptées. Le prêtre arriva, et, en même temps, Monsieur Duhamelin, que l'on avait fait avertir aussitôt. Le prêtre portait la Sainte Eucharistie. Sur un signe de sa main tout le monde tomba à genoux. Il connaissait l'enfant. Il savait qu'il était sur le point de faire sa première communion, et qu'il en était bien digne. Il ne voulait pas le priver de ce divin bonheur. Le cher petit, il sourit en voyant entrer le prêtre, et cessa un moment de se plaindre. Tout le monde se retira, les laissant seuls, le confesseur et le jeune pénitent. Au bout de quelques minutes la porte se rouvrit, et l'on put voir rayonner le front du pieux communiant. Il ne portait pas à son bras le ruban blanc frangé d'or que son oncle Jean-Marcel lui avait promis, il n'était pas vêtu de noir, avec des bas d'une blancheur immaculée et des souliers vernis; hélas! Mais son âme était toute belle, et le bon Dieu en prenait pour jamais possession. Et, quand il eut communié, Madame Duhamelin l'embrassa longuement, longuement... Lucette, longuement aussi... Et Jean-Marcel,-qui pleurait comme une femme-et Monsieur Duhamelin, et plusieurs autres aussi, l'embrassèrent à leur tour. Et Madame Duhamelin paraissait toute préoccupée, malgré sa tristesse et ses regrets. Il était évident qu'une chose la tourmentait... Allait-elle devenir folle réellement?... Elle regardait le mourant, elle regardait Lucette, se penchait, se relevait, semblait se parler à elle-même, mais bien bas, les lèvres seules remuaient. Le petit Henri s'affaiblissait vite maintenant, et les médecins n'avaient plus d'espoir. Le lit était entouré. Des visages anxieux se penchaient sur le chérubin qui allait prendre son vol. Madame Duhamelin, prenant Lucette par le cou, l'approcha de sa bouche, et l'embrassant avec tendresse, lui dit un mot que personne n'entendit. Alors toute transportée, oubliant tout respect humain, dans un élan irrésistible d'amour maternel, Lucette se précipita sur le petit mourant... Une voix douce comme une lyre divine murmura deux fois: -Mère!... Mère!... Et plus bas, et plus doucement encore: -Deux mères! Lucette s'était évanouie sur la couche douloureuse où le petit Henri expirait. XXV Ou Zidore Se Console Et S'étonne. Zidore, de retour à la maison depuis deux jours, commençait à se remettre des fortes émotions qu'il avait éprouvées dans son voyage à la ville. Il se persuadait de plus en plus de l'inutilité des recherches de la police au sujet de la montre. C'était une affaire enterrée. Il l'avait bien vu à l'adoucissement subit du magistrat. Il saurait faire taire Bancalou. Et puis Bancalou, il n'était pas plus digne de foi que lui, Zidore; moins encore. Beaucoup moins au yeux du monde, puisqu'il avait dormi sur le sommier dur de la prison, et mangé le gruau salé des forçats. Il n'était pas à craindre. La mort de sa femme, de cette malheureuse Christine qui s'était endormie dans le Seigneur, en avalant du thé fortement opiacé, ne paraissait pas, non plus, devoir lui causer beaucoup de trouble. Il était en fort bons termes avec le docteur, et le docteur qui lui devait des arrérages n'avait aucune raison de soupçonner d'un crime odieux un citoyen paisible qui prêtait de l'argent sur parole quelquefois, bien qu'à gros intérêt. Tout le monde savait qu'il vivait en très bons termes avec la défunte, et qu'elle ne manquait de rien. Puis la femme de "l'engagé" jurerait qu'elle était souvent malade, la défunte, et qu'elle se médicamentait fort. Paix profonde de ce côté-là encore. Alors on n'avait qu'à se féliciter soi-même et à ne rien dire aux autres. Le triste accident de la rue Craig pouvait bien la chagriner, mais ne devait nullement l'inquiéter. Des enfants qui se font écraser par les voitures, ça se voit que trop souvent. Et puis, c'était la faute au montreur d'ours. Si la ville ne permettait pas aux ours d'aller comme cela faire le tour de l'ivrogne ou le pas de valse de rue en rue, bien des enfants peut-être échapperaient à la mort ou aux blessures. Il se rendit, le soir, avec Tiquenne et Bancalou, chez Marcil, son troisième voisin, pour jeter un coup d'oeil sur les gazettes. Marcil, assis près de la table où brûlait une lampe, paraissait captivé par les nouvelles diverses qui, ce jour-là, remplissaient les colonnes. -Tiens! Zidore, fit-il je suis justement après lire le récit du double malheur dont tu as été la cause involontaire... Ce pauvre petit garçon... -C'est ce damné d'ours!... interrompit Tourteau... Mon cheval a pris l'épouvante, avant que j'aie seulement pensé à le retenir... L'enfant traversait la rue. -Oui, reprit Marcil, c'est rapporté tout au long. Quelle coïncidence extraordinaire tout de même! Zidore ne comprenait pas trop de quelle coïncidence il voulait parler. Il pensa que c'était de sa rencontre avec Lucette, chez Monsieur Duhamelin, où il avait conduit l'enfant. -L'aviez-vous déjà vu, le petit garçon? demanda Marcil. -Jamais. Ça me fait de la peine parce que c'était le plus bel enfant du monde. -Vous saviez qu'il était élevé par madame Duhamelin, et que Lucette faisait son éducation? Tiquenne et Bancalou se regardaient ne voyant pas trop où Marcil voulait en venir avec ces questions. Zidore répondit qu'il ne savait rien de cela. -Ah! fit-il, je comprends maintenant pourquoi Lucette Longpré se montrait si désolée... C'était son élève; elle l'avait préparé à sa première communion... Il paraît qu'il était bien intelligent et bien dévot... Les gens parlaient de cela autour de moi. Marcil vit bien qu'il ne savait pas le secret. -Et vous l'avez embrassé avant de partir, ce pauvre ange? -Oui, madame Duhamelin m'a demandé de l'embrasser... pour me faire voir qu'elle me pardonnait, je suppose... Eh bien! ma parole d'honneur! je n'ai pas été capable de m'empêcher de pleurer... et pourtant... -Et vous êtes sorti ensuite, et madame Duhamelin ne vous a rien dit? -Pas un mot... Et je n'étais pas fâché de m'en revenir... Malgré ça, j'ai fait un assez bon voyage. Marcil lui donna le journal. -Lisez donc cela, dit-il. Zidore s'assit auprès de la lampe, et la lampe, au même instant, jeta une bouffée de lueur, comme pour l'éclairer mieux. Il se mit à lire. Toutes les personnes de la maison avaient les yeux sur lui. -C'est bien ça, c'est bien ça, faisait-il de temps en temps. Ou encore: -Oui, oui... Ils racontent bien les choses dans ce journal-là. Tout à coup on le vit pâlir et le journal trembla dans sa main. -Non, râla-t-il, non, ce n'est point possible! Il s'essuya les paupières et relut encore, puis il s'écria: -Mon enfant! c'était mon enfant!... et je l'ai tué! Il se leva, frappa du poing sur la table: -Mille malédictions! C'est-il Dieu, possible? Il fut un moment tout angoissé, lui que venait d'empoisonner sa femme, et il regardait les autres d'un oeil ardent, où l'on ne savait ce qui brillait le plus de l'amour ou de la colère... -Je l'ai tué! gronda-t-il... Et il était si beau, si bon, si plein d'intelligence!... Non, Dieu n'est pas juste! -Zidore, taisez-vous, ordonna Marcil, pas de blasphème ici! Et madame Marcil que ce blasphème avait choquée lui dit: -Monsieur Tourteau, vous devriez plutôt bénir le Seigneur qui a fait tourner à sa gloire votre crime odieux. Et, Bancalou, un peu ému, ajouta; -Ne faut-il pas que tu sois puni? Tiquenne, à son tour, voulut placer un mot, et moitié sérieux, moitié badin, il demanda: -J'avais donc un frère?... pourquoi ne me l'avez-vous pas montré?... Il va falloir que je monte au ciel maintenant pour faire sa connaissance. -Un frère, oui, repartit Zidore, qui retrouvait son aplomb, un frère qui valait mieux que toi, et qui aurait été la gloire de mes vieux jours. -Ce n'est pas vous qui l'avez élevé, celui-là, et vous ne l'auriez jamais connu, sans l'ours de la rue Craig, riposta grossièrement Tiquenne. -Allons! allons! fit Marcil, jamais ici un enfant n'a manqué de respect à son père. -J'ai tort, avoua Tiquenne, excusez-moi. Tout de même, j'aurais bien voulu le connaître, ce petit frère-là. Tourteau ne veilla pas tard chez son voisin Marcil. De retour à sa maison avec Tiquenne et Bancalou, il se mit à genoux et fit un bout de prière, comme s'il eut été poussé par un invincible besoin de se rapprocher un instant de Dieu. C'était la pensée de l'enfant pieux et doux qui réchauffait son âme froide. L'ange que son crime avait donné au ciel intercédait sans doute pour lui. Il sentit les suggestions de la grâce et il se délecta dans une rêverie chaste. L'honnêteté, la pudeur, la charité lui paraissaient des plaisirs réels et plus durables que les plus coupables satisfactions. Allait-il donc rompre définitivement avec son vilain passé? Allait-il, repentant, humilié, suivre désormais la route difficile de la vertu? Cette horreur des choses accomplies, ce charme d'une vie nouvelle, c'était peut-être la peur d'un châtiment d'autant plus terrible qu'il serait tardif, c'était peut-être l'espoir de la tranquillité dans la jouissance d'un bonheur cherché longtemps et payé cher. Il se laissait bercer par la première fois peut-être, le sommeil le surprit dans un ébauche de louables projets. Bancalou et Tiquenne s'étaient retirés dans leur chambre et s'occupaient du grave problème de leur avenir. Ils ne voyaient pas pourquoi Zidore refuserait de les garder chez lui. Il avait besoin d'hommes pour ses champs et ses étables, ils l'aideraient. Ils voulaient bien travailler. La vie d'aventures commençait à perdre de ses attraits à leurs yeux, et ils devinaient le charme du foyer. Ils s'étaient fourvoyés l'un et l'autre, Bancalou, d'abord, et Tiquenne ensuite, par la faute de Bancalou. Qu'est-ce que cela leur avait rapporté, ces pillages et ces débauches? ces jeux et ces fainéantises? Des ennuis, des persécutions, de la honte, des châtiments... Ils allaient essayer de vivre tranquilles à la campagne désormais. -Tiquenne, mon fils par adoption, disait Bancalou, quand j'étais au séminaire, mon maître me rappelait souvent cette vérité que les enfants sont aux parents et les parents aux enfants, donc, j'ai envie de te rendre à ton père selon la nature... Et Tiquenne répondait: -Bancalou, mon vieux cousin par ma défunte mère, tu connais... -Tes antécédents scabreux... -Non ma position nouvelle dans la maison, depuis que mon frère est mort.... -Tiquenne, je ne badine pas, quand j'étais au séminaire, mon maître me disait: Sol plein de roches, Cheval qui cloche, Ami de la bouche, Tout ça, ça ne faut pas la patte d'une mouche. Je te le répète à mon tour, parce que le sol que nous foulons ici n'a point de roches, le cheval paternel ne boite pas, et l'ami qui te parle est un ami de coeur. Donc, attachons-nous à la propriété, donnons-nous à ton père, en attendant qu'il se donne à nous... à toi, je veux dire, car moi je n'ai aucun titre à recevoir un pareil don. -Bancalou, mon vieux cousin, vrai comme le ciel est rond et que je ne le suis pas, je n'avais pas encore pensé à cet immense avantage que j'ai sur toi. -Tiquenne, mon ex-fils par adoption, s'il n'y a ni contrat de mariage, ni testament, tu hérites de la moitié des biens. -Bancalou, mon vieux cousin... je m'attendris... -Mais ton père a peut-être songé au testament avant de... se séparer pour toujours de ta pauvre mère... -Bancalou, je ne m'attendris plus... Tiquenne, il serait important d'empêcher ton père de se remarier. -Bancalou, tu m'ouvres les yeux. Il pourrait survenir des petits frères et des petites soeurs... -Et qui ne seraient pas des anges malgré la régularité de leurs passe-ports. XXVI Bisbille Et Roucoulements. Toujours rapide, le temps se précipite au néant, emportant les hommes et les choses. Et ceux qui arrivent, et ceux qui passent, et ceux qui disparaissent élèvent ensemble, vers le ciel, un concert ineffable de plaintes et d'alléluias, de blasphèmes et de bénédictions, de louanges et de reproches, de rires et de larmes. Heureux et misérables se pressent et se coudoient; jeunes et vieux mêlent leurs espérances et leurs déceptions; hommes et femmes se cherchent pour s'aimer ou se haïr, riches et pauvres regardent le même ciel et descendent dans la même fosse. Et toujours depuis des milliers d'années, la terre promène dans l'infini sa magnifique exubérance de vie et son épouvantable germe de mort. Et ceux qui la voient passer se demandent peut-être quel est le mystère de ce chaos éternel d'où sortent tant d'harmonies et tant d'incohérence, tant de joies et tant de douleurs, tant de gloires et tant de hontes. Ils ignorent peut-être que c'est le mystère de la liberté. Et dans cet immense arène où luttent toutes les forces et toutes les énergies, toutes les passions mauvaises et toutes les vertus célestes, chacun, du fond de sa retraite sacrée ou de son bureau d'affaire, sur l'eau qui le berce ou dans le champ qu'il laboure, au milieu de la forêt séculaire ou des villes populeuses, chacun, dis-je, joue sans presque s'en apercevoir parfois, le rôle que la Providence lui a confié ou qu'il s'est choisi. Et les acteurs changent sans cesse, mais le drame ne finit jamais. Il finira pourtant, ne serait-ce que dans des millions d'années. Et alors on verra que tout était parfaitement coordonné, que tout était nécessaire, ou, du moins concourait à la beauté de l'oeuvre, et le dénouement sera la gloire de Dieu. Le temps de la fenaison était venu avec ses douces senteurs et ses brûlants effluves, et il avait passé. La moisson s'était levée sur le sol fécond, semblable à une foule serrée sorte de tombes anciennes; elle avait roulé comme des vagues d'or ses épis mûrs, et maintenant elle attendait, sous les chevrons solides la dent de la machine ou le fléau des batteurs. Les feuilles s'étaient changées en fleurs brillantes sur les arbres touchés par le givre, et, se détachant des rameaux comme des papillons de pourpre ou d'ambre, elles voltigeaient un instant au caprice du vent, puis tombaient comme des ailes blessées sur le sol déjà flétri. Rien n'avait troublé, durant la dernière saison, la sécurité de Zidore Tourteau, dans son existence monotone de laboureur. Tiquenne demeurait encore avec lui. Il avait trouvé dur de se rendre au champ dès le lever du soleil, pour n'en revenir qu'à la nuit tombante. Le réveil des oiseaux n'était pour lui, d'ordinaire, ni l'appel du travail, ni le signal de la prière, et leurs chants du soir ne le retenaient pas captif à la lisière du bois. Il était tout à coup obsédé par la pensée de devenir riche, et cette pensée, c'était Bancalou qui l'avait fait sourdre. Il trouvait maintenant que pour s'enrichir, on pouvait bien donner quelques longs jours de travail et prendre quelques courtes nuits de sommeil. Son père n'était pas mécontent de lui, et lui fournissait pleinement l'occasion d'acheter son aisance future. Bancalou était revenu à la ville à la suite d'un échange de paroles aigres-douces avec son vieil ami Zidore. Il aurait aimé demeurer à Saint-Ixe. Tous les trois, Zidore, Tiquenne et lui, économes et travailleurs, ils auraient grossi l'avoir et agrandi le domaine. Personne ne se serait avisé de troubler leur quiétude. Ils auraient rendu de petits services et on les aurait aimés. Une belle existence, après tout, qu'ils auraient pu s'arranger. Un peu plus tard Tiquenne se serait marié. Longpré avait une jolie fille encore, et justement bonne à épouser dans deux ou trois ans, quand le gars aurait prouvé qu'il était honnête et bon travailleur. Un heureux moyen de réparer un peu le mal causé à cette brave famille. Mais Zidore n'entendait pas de cette oreille-là. Il n'avait pas besoin d'un homme, à l'année, dans sa maison, pour l'aider à fumer sa pipe. Antoine Brousseau, l'ancien serviteur n'habitait-il pas le fournil avec Vénérande Latulippe, sa femme? Un bourreau de travail, et qui savait par quel bout prendre l'ouvrage. Il ne pouvait pas le renvoyer. Non, il ne le pouvait pas. Et puis, c'était sa femme qui prenait soin de la laiterie et de la basse-cour... On ne peut point se passer de femme chez un cultivateur. Non, Tiquenne et lui, c'était assez; ils suffiraient à la tâche, avec le serviteur... Mais parfois il pourrait venir, lui, Bancalou, dans le temps des foins et des récoltes. Il y avait plus à faire alors, et il fallait louer des bras. Il ne serait pas à charge ainsi, et il gagnerait son pain. Bancalou avait vu son beau rêve s'envoler. C'était fâcheux, car il se sentait devenir meilleur. -Je ne te dis pas adieu, avait-il murmuré en sortant. -Ni moi à toi, avait répondu Tourteau. Cependant Tiquenne remarquait bien que son père se rendait souvent à la forge de la veuve Larose, sous le moindre prétexte il attelait, et hue. Il n'avait pas coutume de se promener ainsi. Evidemment ce n'était pas le bourdonnement du gros soufflet de cuir qui l'attirait. Des coups de marteau sur du fer rouge, des parcelles qui volent comme une pluie de feu, il connaissait cela. Au reste, pas plus tard que le dernier dimanche, le petit Marcil lui avait demandé s'il était vrai que son père allait se marier avec la veuve Larose. Il se rendaient à l'église ensemble, à pied, en parlant de différentes choses. Cela inquiéta beaucoup l'héritier présomptif. Il répondit qu'il n'en savait rien; que rien ne pressait dans tous les cas, puisque sa mère n'était morte que depuis six mois à peine. Il N'osa point en parler à son père, sachant bien que c'était peine perdue, et qu'il encourrait certainement sa disgrâce s'il se permettait de lui faire des représentations. C'était vrai, Zidore songeait à se remarier, et Madame Larose, son ancienne amie, ne l'avait pas accueilli de façon à le décourager. Seulement, elle se montrait un peu moins pressée que lui, et plus respectueuse des convenances. Elle voulait attendre que le service anniversaire de la défunte fut chanté. Lui, il avait mille raisons pour ne pas tarder davantage, mais pas une sérieuse probablement. René Larose, le fils aîné de la veuve, avait entendu parler de cela. Un habitant de sa paroisse qu'il avait rencontré, par hasard sur le marché, s'était fait le malin plaisir de lui annoncer comme vraie cette nouvelle encore tout à fait incertaine. Il se disait que le mariage ne se ferait toujours pas, sans qu'on l'en avertisse, lui, l'aîné de la famille. Cependant, il était inquiet, et ne voulait pas laisser l'engagement se prendre définitivement. Il songeait à faire une course au village natal, quand il aperçut à deux pas de lui, sur la rue, Jean-Marcel et Bancalou que causaient sous le rayon d'une lampe. Il les aborda. Il savait que Bancalou venait de chez Tourteau. Il devait être bien renseigné. Bancalou n'en connaissait pas long de cette affaire, mais il n'en affirma pas moins que ça se ferait. Il connaissait Zidore, c'était assez. -Je ne veux pas croire que ma mère se déciderait à épouser ce misérable, dit le jeune forgeron, d'une voix sombre. -Si vous avez encore sur elle quelque pouvoir, essayez de l'en dissuader, conseilla Jean-Marcel. Elle ne pourra demeurer inébranlable devant vos arguments; et puis, comme dernière ressource, il y a l'appel des enfants à la sollicitude maternelle. Le coeur d'une mère comprend mieux que son esprit, et son amour a plus de clairvoyance que son jugement. -Zidore Tourteau devenir le mari de ma mère, mon second père!... Ça ne peut pas se faire, ça ne se fera pas! gronda encore le forgeron qui paraissait obsédé par cette pensée écoeurante. -Zidore Tourteau est un adroit coquin, reprit l'inspecteur d'écoles, et il a plus d'un tour dans son sac. -Il sait se mettre à l'abri, murmura Bancalou, et quand il est en sûreté, il se moque joliment de l'inquiétude des autres. -Vous le connaissez depuis longtemps? questionna Jean-Marcel. Bancalou répondit, évitant le piège qu'il découvrait: -Depuis longtemps, oui. Nous sommes de la même paroisse, voyez-vous, et sa femme était ma cousine germaine. Cousin, cousine, cousine et cousin, Voisin, voisine, voisine et voisin, Tout ça, ça s'habille Du gilet de la famille. Jean-Marcel rit un peu de cette tirade et il continue: -Il me semble qu'il vient des îles de Sorel, pourtant. -Oui, sa famille était de l'île aux Ours. Il m'en a parlé souvent de l'île aux Ours. -Est-ce qu'il ne vous a jamais dit comment la montre de mon père était venue entre ses mains?... Je vous assure que je ne crois guère à son histoire de prêt et de garantie. -Je n'y crois guère, non plus. Ça peut être vrai, cependant, les plus grands menteurs disent parfois la vérité. Le jeune garçon allait s'éloigner, Bancalou lui dit: -Si vous trouvez votre mère décidée à faire la folie de convoler avec Zidore Tourteau, et inébranlable dans sa fatale résolution, faites-le moi savoir, je pourrai peut-être vous être utile. -Je n'y manquerai pas, répondit René Larose. Bancalou avait eu l'idée d'aller voir le vieux curé de sa paroisse avant de revenir à Montréal. Le curé ne le connaissait pas ou ne le connaissait plus. Il ne l'avait guère vu depuis vingt ans. Il sentait, le malheureux Bancalou, un besoin vague de se rapprocher de Dieu... Vague, parce que son âme était encore dans l'engourdissement. Le vide de son existence commençait à l'effrayer. Il voulait aussi venir au secours d'une longue infortune. Il y avait peut-être, au fond, tout au fond, un reste de ferment mauvais, le ferment de la vengeance... Les sensations se mêlaient dans son âme enténébrée. Il avait passé plus d'une heure avec le saint prêtre, parlant de son enfance, de sa jeunesse, de toute sa vilaine carrière, avec crainte et honte d'abord, puis moins à regret, et enfin avec l'abandon du pénitent qui cherche miséricorde. Et quand il fut sur le point de révéler un crime atroce, dont il portait sa part de responsabilité, le curé lui dit avec une douceur d'apôtre: -Mon enfant, regrettez-vous bien toute cette vie passée loin de Dieu, dans l'oubli de vos devoirs et dans le mépris des choses de la religion? -Oh! monsieur le curé, si c'était à recommencer!... C'est bien, mon pauvre ami, mettez-vous à genoux et continuez votre confession. Dites tout maintenant; mes lèvres ne s'ouvriront jamais pour révéler un seul mot de vos aveux. C'est entre Dieu et vous. Moi, je vous pardonnerai au nom de Jésus-Christ, puisque vous vous repentez. Et Bancalou acheva sa confession. Il n'était pas venu pour se confesser cependant. Il ne soupçonnait pas que la confession était chose si aisée, même pour les grands coupables. Il sentait qu'il avait agi librement, avec sincérité, dans toute la plénitude de sa volonté, et quand il se releva, il fut tenté de se jeter au cou du vieillard et de l'embrasser. Il ne pouvait s'expliquer pourquoi il éprouvait une si profonde satisfaction, pourquoi il voyait tout à coup son âme s'élever comme un oiseau qui a brisé le lacet du chasseur. Le curé lui donna une lettre, pour Jean-Marcel Provost, et une autre pour Lucette Longpré. Il n'avait pas cessé de consoler du fond de sa retraite, l'âme souffrante de l'infortunée jeune fille. C'était son conseil qui l'avait guidée. De l'autel où il montait chaque matin, s'élevait une prière ardente qui retombait en grâce ineffable sur la tête de la martyre. Avant de se séparer de Tiquenne Bancalou lui avait demandé pardon de ses scandales. -Tiquenne, mon ex-fils par adoption, avait-il dit, quant j'étais au séminaire, un vieux prêtre de salle me disait souvent que mes péchés capitaux sont bien plus malaisés à porter que les vertus théologales, et qu'il faudrait être diablement sot pour les traîner loin. XXVII L'Angelus. C'est l'été. Parties les neiges épaisses qui enveloppaient la terre d'un linceul, et partie le fine poudrerie argentée qui tourbillonnait sur les champs comme les orbes d'une blanche fumée... Parties les glaces étincelantes que le fleuve promenait comme des épaves sur ses flots sombres, entre les lignes dentelées de ses bords, et parties les sonneries éveillées des attelages dans le croisement des routes... partis les soucis amers des gueux et des déshérités qui grelottaient à leurs foyers souvent éteints... Partis aussi les enivrements des danses capiteuses, sous la flamme des candélabres, les angoisses de la tragédie si recherchée de ceux qui ne souffrent point les ricanements de la comédie, si chers à ceux qui veulent se fuir!... Parti l'hymne des grandes passions que l'orchestre chantait avec ses voix divines! C'est l'été. La campagne se déroule à l'infini avec ses nappes verdoyantes émaillées de fleurs, tachetées d'ombres, striées de clôtures grises. Les ruisseaux murmurent leur éternelle chanson aux glaïeuls et aux nénuphars qui se penchent sur leurs eaux; les arbres frissonnent de plaisir en voyant se repeupler les nids qu'ils bercent amoureusement; les oiseaux voltigent comme des feuilles que le vent emporte, saluent l'aurore, saluent le soir, éparpillant comme une ondée leurs notes suaves. C'est l'été. Les sillons se sont couronnés d'une moisson d'or, les prairies épanchent l'arôme de leur foin, les arbres fruitiers ont secoué leurs fleurs odorantes sur l'aile des vents et montrent maintenant dans le fouillis nuancé de leur feuillage, des fruits qui réjouissent les yeux et font sourire les lèvres... C'est l'été. Les mousses sont chaudes et molles, les rameaux sont discrets, les pierres luisent comme des diamants, les génisses ruminent, les pieds dans une mare et le yeux dans un rêve, les insectes trottinent sous les herbes. C'est l'été. Les voiles s'enflent à la brise, la vapeur rugit en sortant de son étroite prison, les bateaux sillonnent les ondes, la foule des travailleurs se précipite. Lucette Longpré s'est assise, rêveuse, sur un banc, à l'ombre, dans le carré Viger. Son père vient de la quitter, son père et l'une de ses soeurs. Elle va se marier, cette soeur bien-aimée, et elle est venue acheter à la ville, sa toilette de noce. Elle ne lui a pas coûté cher, la jolie toilette. Lucette a tout payé. Elle pense, Lucette, au bonheur de la jeune promise qui épouse l'homme de son choix et qui est aimée... Ils vont désormais vivre ensemble au même foyer, dans une retraite sacrée, loin des regards curieux. Ils travailleront ensemble et ensemble ils prieront. Ne sera-t-il pas à elle, à elle seule, et ne sera-t-elle pas à lui jusqu'à la mort?... O la belle, la divine existence! Jean-Marcel survint. Il survint comme pour jeter dans le calice une nouvelle goutte d'amertume. N'eut-il pas mieux fait de passer sans la voir? Pourquoi cette éternelle caresse d'une espérance irréalisable? Allaient-ils donc toujours s'aimer ainsi? Oh! ce serait encore une douce consolation! Elle serait sa soeur, il serait son frère. Un frère et une soeur peuvent s'aimer bien tendrement... Mais il ne voudrait pas. -J'ai peur de ne pas réussir... Il y a si longtemps que je cherche!... les preuves manquent... je vais tout abandonner!... Pauvre père! pauvre père! Et il tira de son gousset une superbe montre d'or, et l'examina longtemps, cherchant le secret des heures depuis longtemps perdues. C'était toujours la montre de Zidore Tourteau... Il reprit: -Je remets toute chose entre les mains de Dieu; lui seul sait où est le coupable. Peut-être l'attend-il encore dans sa miséricorde, peut-être l'a-t-il jugé dans sa justice... Et il répéta encore: -Pauvre père! pauvre père!... Assassiné! Et un instant après: -Une voix que je ne puis faire taire me dit que Tourteau connaît le meurtrier... -Et pourquoi ne le serait-il pas lui-même, le meurtrier? murmura Lucette. -Il vient de l'île aux Ours... il y était alors... c'est vrai... -Et c'est un grand misérable. Elle demanda. -Vous n'avez pas trouvé le nom du canotier qui l'avait conduit dans les îles? -Une étrange fatalité, je vous l'ai dit, le seul journal qui donna son nom, ne donna pas le vrai. Il fut mal renseigné ou le compositeur lut mal; jamais canotier de ce nom n'exista à Sorel. Il n'y a jamais connu de famille Rinotac. Au reste, ce canotier, bien que buveur ne passait pas pour malhonnête. Il revint au bout de quelques jours, seul et l'air fort désolé. Un coup de fusil tiré debout avait fait chavirer l'embarcation... Comment la montre est-elle venue entre les mains de Tourteau, c'est là le point difficile à éclaircir. A-t-il volé mon père avant de le tuer? A-t-il dépouillé son cadavre, trouvé par hasard? Ou bien encore, comme il l'affirme, reçu la montre d'une autre personne? On peut s'arrêter à chacune de ces conjectures, sa mauvaise réputation d'aujourd'hui le permet. Les noyades dans les îles étaient fréquentes, et les enquêtes se faisaient alors d'une façon peu sérieuse. L'amour du prochain aveuglait peut-être les jurés et les empêchait de soupçonner le crime! Lucette, la tête penchée, l'écoutait religieusement. Il continua: -Oui, une voix intérieure me dit que c'est lui qui m'a pris mon père et qui a fait mourir de chagrin ma mère adorée!... que c'est lui qui nous a jetés, ma mère, ma soeur et moi, dans la misère, sur le pavé!... Grâce au ciel, la charité nous a réchauffés dans ses entrailles divines. Le malheur nous rapproche, Lucette... Une affliction commune est une chaîne plus forte qu'une commune joie... Ne nous quittons plus... Voulez-vous, Lucette? Lucette, toujours silencieuse, éprouvait une sensation ravissante, et pourtant elle souffrait. L'amour seul a cela de merveilleux qu'il enivre en tuant. C'est le mystère de l'union intime de la douleur et de la félicité. Le coeur ne saurait rien connaître, ni savoir ce qu'il est, ni savoir ce qu'il peut, s'il n'a brûlé d'amour et s'il n'a été percé d'un glaive. -Vous ne répondez pas, Lucette, dit mollement, dans un soupir, Jean-Marcel tout ému. -Vous savez tout, pourtant, murmura la pauvre fille. -Je ne sais qu'une chose, vous êtes un ange!... une ange du ciel qui a touché la terre!... -Et la terre a souillé mes ailes blanches, fit-elle, en essuyant des pleurs qui glissaient sur ses joues. -Le nuage qui passe devant le soleil n'en ternit point l'éclat. -Oubliez-moi, Jean-Marcel, c'est mieux. -Jamais, Lucette, jamais! -Un jour peut-être, vous regretteriez d'avoir été trop généreux. -Je ne saurais payer trop cher la beauté de votre âme. -Vous me connaissez mal, peut-être... Si vous alliez, un jour, voir votre idéal s'envoler!... Il y a tant de rêves que ne se réalisent jamais, il y a tant d'espoirs qui sont tristement déçus! -Je vous connais Lucette, je ne suis plus à l'âge des folies adorables qui nous font mourir de regrets; j'ai réfléchi... je vois l'avenir tel que vous me le ferez, tel que nous le ferons ensemble. -Oh! Monsieur Provost ne parlez donc pas ainsi!... Vous me faites trop sentir ce que je perds en... Elle acheva, mordant, pour étouffer un sanglot, son joli mouchoir de dentelle. -Vous êtes toujours pure, toujours belle, toujours sainte à mes yeux, comme aux yeux de Dieu, que pourrais-je exiger de plus? continua Jean-Marcel, qui voulait lui faire comprendre comme il l'aimait et comment il voulait ne souvenir de rien. Elle repartit lentement, doucement, avec une légère hésitation. -Le vase sacré qu'une main profane a souillé ne doit plus servir au sacrifice... Et lui, il répondit, tout enthousiasmé: -Le prêtre le porte à ses lèvres avec plus d'amour afin de réparer le sacrilège. Ils se levèrent. L'heure avançait, le jour baissait. Le soleil disparu faisait à la montagne une auréole de pourpre et d'or, qui se fondait par d'insensibles atténuations d'éclat avec l'azur pâle du zénith. Ensemble ils se rendirent à la porte de madame Duhamelin. Lucette avait sa chambre maintenant dans la maison en deuil, avec l'autre mère désolée. Elle s'assit à sa fenêtre pour regarder Jean-Marcel qui s'en retournait à pas lents dans la foule empressée. L'angélus sonna, plus solennel sembla-t-il, et plus dolent aussi que l'angélus du matin. Tous les clochers, les campanilles et les tours de nos églises et de nos chapelles eurent un tressaillement mystérieux, et après trois tintements semblables à des ternaires rhythmés, ils se mirent à chanter, réveillant de leurs bouches d'airain, les échos dix-neuf fois séculaire de l'évangélique salutation. "Ave Maria gratia plena, Dominus tecum". Et Lucette, se levant murmura pieusement les divines paroles: "Angelus Domini nuntiavit Mariae". Et quand elle prononça: "Et concepit de Spiritu sancto", elle comprit tout à coup la profondeur et la magnificence du mystère que rappelait l'hymne des clochers, et dans une vision soudaine elle contempla la jeune et douce vierge d'Israël, tressaillant d'une ivresse inénarrable sous le baiser de son Dieu, et elle se souvient que ses entrailles de vierge à elle, avaient frémi sous le baiser d'un démon. Et à cette comparaison involontaire de la destinée de deux âmes chastes, jeunes, aimantes, elle eut comme une idée de révolte. Elle ne voyait plus bien où étaient la justice et la bonté de Dieu. Le mystère de la maternité qui ne blesse en aucune façon la candeur et la beauté virginale, la jette dans le ravissement, mais éveille une sorte de jalousie douloureuse et noble. "Et conepit de spiritu sancto!" Oui, elle a conçu du Saint-Esprit, la fille de Juda et toutes les générations l'appelleront bienheureuse!... Elle est le salut du monde et la gloire de l'humanité! Elle est l'ineffable grandeur de la mère et l'ineffable beauté de la vierge unies amoureusement dans un même chair!... Et le bon Dieu qui a fait un miracle pour que Marie demeurât vierge en devenant mère, le bon Dieu ne s'est pas soucié de ses chastes ardeurs et ne l'a point protégée contre les complots du méchant!... -Mon Dieu, j'adore vos décrets insondables! s'écria-t-elle tout à coup craignant d'avoir péché en raisonnant ainsi, en voulant scruter les motifs que notre faible raison ne saurait toujours distinguer. Et elle revoyait, comme un fantôme le mal qui surgissait partout, et partout s'efforçait d'arrêter le bien dans sa marche. Mais elle voyait aussi que tout ce qui ne peut entamer la vertu ni blesser l'âme, n'est pas un mal réel. Les hontes imméritées, les avanies injustes, les persécutions, les deuils, la pertes des biens, ce sont des choses accidentelles qui peuvent et qui doivent nous attrister, faire couler nos larmes, nous arracher des sanglots, mais elles passent avec nos jours et finissent dans la tombe. L'âme alors s'envole à son juge suprême et lui dit: Seigneur, mon corps a été soumis à la torture, il a été profané, il été crucifié, et je l'ai laissé à la terre; mon âme est restée belle et pure comme vous l'avez faite au premier jour de ma vie, je l'apporte au ciel. Et Lucette, consolée par ces réflexions chrétiennes retrouva le force de souffrir et la souveraine résignation. Puisque le bon Dieu avait permis cela, qu'elle fut la plus malheureuse des jeunes filles, c'est qu'il voulait l'appeler à lui par le chemin du calvaire. XXVIII Zidore Vat-T-Il Convoler? Il est fort malaisé de comprendre tout ce que renferme d'étrange le coeur humain. Sa puissance peut renverser les plus formidables obstacles, s'il veut lutter, et, s'il veut se résigner, sa douceur trouve sans cesse de nouvelles manifestations. S'il aime, il revêt de charmes l'objet aimé, s'il hait, il fait un monstre de l'objet haï... S'il est bon, il devient une source fraîche où chacun peut se désaltérer, s'il est mauvais, il devient dangereux comme le fauve qui gronde en sa tanière. Puis, il a des faiblesse qui désespèrent et des élans qui ravissent, il regarde, comme l'aigle, le soleil qui le brûle et il s'enfonce dans l'ombre comme le hibou taciturne. C'est un abîme d'où montent des chants et des plaintes, des éclairs et des ténèbres. Une seule chose peut le dominer pleinement et le préserver des écarts et des excès, c'est la foi. Pas la foi qui court les rues pour chercher des distractions et rentre dans les églises pour se reposer, mais la foi qui cherche l'immolation et la trouve à chaque pas et à chaque jour. Madame Larose portait, sous le manteau des ses cinquante années, un coeur jeune encore et, comme autrefois, souvent enclin à la rébellion. Les avances galantes de Tourteau, son ami de jeunesse, l'avaient profondément troublée. Elle avait essayé de mettre d'accord avec la raison, ce vieux coeur récalcitrant, et ce vieux coeur s'était mis à parler si haut, à battre si fort, qu'il avait tout embrouillé. Selon lui, la raison avait toujours tort. Elle gâtait la vie, et la rendait insupportable. Madame Larose savait bien que Zidore était avare et dur; mais il ne l'empêcherait toujours point de faire sa sa cuisine et de goûter au potage. Il avait une tache au front. Quelques personnes disaient cela; mais d'autres jugeaient la faute oubliée. Et puis, qui pouvait connaître la grandeur de son crime? Dieu seul, assurément. Au reste, depuis dix ans sa conduite était irréprochable... On disait aussi qu'il avait maltraité sa femme... S'il fallait croire tout ce qui se dit. Pourquoi une femme bonne, soumise, honnête, aimante, dévouée, serait-elle maltraitée par son mari?... Mais le coeur est avec la raison alors!... Qui parle d'une brouille entre ces deux puissances. Elle vivait dans la paix et le contentement avec ses enfants, mais les enfants s'éloignent tout à tour, et la solitude se fait au foyer... C'est quand on vieillit que l'on a surtout besoin d'un compagnon qui se rapproche de plus en plus, pour nous soutenir et nous réchauffer à la douce chaleur de l'amitié. Ce n'est plus le coeur qui parle, c'est la raison. Le coeur, il ne fait que suivre et se soumettre. Il est vaincu. Le coeur c'est un rusé, il feint de dormir... et s'il dort, prenez garde à son réveil. René était venu. Il avait raisonné comme un garçon sage; il avait supplié comme un enfant désolé; il avait menacé comme un homme désespéré... Il n'avait pas menacé sa mère. Oh! non, au contraire, il n'avait eu pour elle que des paroles affectueuses et des baisers respectueux, mais il avait menacé Zidore Tourteau, l'indigne mari qu'elle voulait épouser. Il ne s'était pas gêné pour le peindre tel qu'il le connaissait, cet homme de malheur, et, il le connaissait bien... Seulement tout s'écroulait faute de preuves. -Faut-il s'arrêter aux calomnies des méchants? dit enfin sa mère... Il y a des calomniateurs et des jaloux, il y en avait du temps de Notre-Seigneur et il y en aura toujours... Il peut s'être trompé, cet homme, où sont les hommes qui n'ont jamais tombé?... Il est respecté dans la paroisse, le curé le reçoit et le visite... -Pour tâcher de l'arracher au diable, interrompit René, qui sortit pour ne point se laisser emporter par la colère. Il revint à la ville, après avoir conseillé à son frère et à ses soeurs de détourner, par leurs supplications et leurs pleurs, le malheur qui les menaçait. Il raconta son échec à Jean-Marcel et à Bancalou. Jean-Marcel le conseilla de ne point désespérer, mais de mettre en Dieu sa confiance. Il lui fit comprendre que l'homme n'est pas indépendant de son auteur, et que le Dieu puissant qui n'a pas jugé indigne de lui de le créer, ne saurait non plus trouver indigne de lui de le conserver. Il se mêle donc nécessairement à notre vie, et tout en nous laissant agir à notre gré, il se tient prêt à intervenir, si nous l'en prions. Bancalou ne savait pas faire de longs discours, mais son esprit naturel le servait bien. Il était devenu très pensif depuis quelque temps, et ses lèvres de bon juron ne savaient plus railler. Il demanda à René si le mariage aurait lieu bientôt, et René lui répondit que ce ne serait pas avant le printemps, alors que le service anniversaire aurait été chanté. -Et cela vous cause un grand chagrin? demanda-t-il. -J'aimerais autant mourir que de voir ma mère entre les bras de cet homme, affirma René. -Vous ne mourrez pas... et vous ne la verrez jamais dans ses bras, prononça solennellement Bancalou. Et il était sombre, un peu pâle, et sa voix tremblait comme dans une grande émotion. René branla la tête en signe de doute. -Je ne vois qu'un miracle pour empêcher ce mariage, dit-il. -Le miracle est fait, repartit Bancalou Il faisait allusion à sa conversion récente. Les deux hommes se serrèrent la main. René entra dans une boutique de forge et se mit à frapper de grand coeur et gaiement sur l'enclume sonore qui semblait chanter un cantique de joie. Bancalou entra dans l'admirable petite église de Notre Dame de Bon Secours, et s'agenouillant, dans un coin sombre il se cacha le visage dans ses mains et se prit à pleurer. XXIX Le Baiser Des Fiançailles. -Allons! je ne sais pas si je vais réussir à les trouver, ces pauvres enfants... Je commence à sentir un peu de fatigue dans mes vieilles jambes... C'est si grand Montréal! Et dire que j'ai vu cela pas plus large qu'un damier! La montagne, c'était loin... Il fallait du loisir et du temps pour s'y rendre, et du sommet on comptait les clochers... Et les prairies poussaient des pointes de verdure jusqu'à la rue Ontario!... Aujourd'hui, la montagne s'avance avec son bouquet de forêt primitive, et ceux qui viendront après moi la verront s'élever comme un trône de gloire au milieu de la cité toujours grandissante... Aujourd'hui, les clochers sont nombreux comme les troncs de la forêt où le feu a passé, et des rues bordées de palais ont reculé les champs jusqu'à l'horizon!... C'était le bon vieux curé de Saint-Ixe que faisait sa visite annuelle à la florissante cité, avant les froids et les neiges de l'hiver. Oh! il n'allait pas chercher une distraction à sa monotone existence, il allait chercher la bénédiction de son évêque. Il allait aussi voir cette pauvre Lucette, une des plus suaves fleurs de sa paroisse, qu'un souffle mauvais avait un jour flétrie. Lucette, comme je l'ai dit, avait sa chambre désormais dans la maison de Madame Duhamelin, et les deux mères du petit Henri étaient devenues inséparables. Une commune affliction les enchaînait pour toujours l'une à l'autre. Ensemble elles évoquaient le souvenir du pieux enfants, rappelaient ses paroles graves ou ses réparties fines, louaient ses heureuses dispositions. Leur foi éclairée les invitait à se soumettre sans murmurer à la volonté de Dieu. Elles voyaient même dans les étranges circonstances qui avaient entouré sa mort, un dessein secret de Dieu. L'ange avait pris son essor avant de souiller ses ailes à la boue de la terre. Il n'avait pas connu les hontes de son berceau. Rien n'avait pu ternir la pureté d'âme qu'il devait à sa mère, et il ne serait plus exposé à maudire l'auteur de ses jours. Jean-Marcel venait d'entrer. Il arrivait de la campagne après une absence assez longue. Il avait parcouru une grande partie de son district d'inspection et visité un grand nombre d'écoles. La pensée de sa jolie Lucette l'avait fidèlement accompagnée dans ses pérégrinations, et s'il était heureux de revoir sa bonne amie. Il savait que cette délicieuse entrevue pouvait bien être la goutte suprême qui allait faire déborder la coupe. Et tous deux, devant l'âtre qui flambait, les pieds dur les chenets de cuivre ciselé, ils regardaient, le coeur gonflé et les lèvres muettes, les flèches ardentes qui se mêlaient aux orbes de la fumée... Et ils songeaient à la fragilité des félicités terrestres et à la vaine fumée de tous les plaisirs. -Je n'aurai plus d'ambition, si vous n'êtes point là pour m'aiguillonner par votre sourire, disait Jean-Marcel. -Je suis sûre que la pensée de Dieu qui vous regarde, sera un puissant aiguillon, répondait Lucette. -L'homme est ainsi fait qu'il a besoin pour faire le bien, d'être encouragé comme un enfant. -L'homme qui travaille pour la terre, peut-être, mais pas celui qui travaille pour le ciel. -Vous croyez donc que je ne vous aimerais pas toujours? -Je souffrirais tant, si un jour, je m'apercevais que vous m'aimez moins!... j'aurais peur de voir un soupçon surgir du fond de votre souvenir. -Oh! jamais! jamais! Lucette!... Pour l'amour de Dieu, chassez cette horrible pensée!... Je vous verrais m'oublier, me haïr même, et je dirais encore que vous étiez toute pure à l'heure de notre union. -Vous êtes généreux comme tous les vrais chrétiens... Mais comme tous les chrétiens aussi, vous croyez aux ruses de l'enfer, aux tentations extraordinaires, à l'inconstance de la nature humaine, au besoin de sensations nouvelles, à la fatigue de l'intelligence, à l'épuisement des forces, à la fin de l'amour, hélas!... Et à cette heure pénible où le courage tombe où les yeux se dessillent, il fait, pour remplacer les charmes qui s'en vont, des vertus qui n'ont cessé de grandir. -Et c'est parce que vous les possédez, ces vertus, que je n'aurais point peur des désenchantements de l'âge. -Jean-Marcel, les quelques vertus que je possède ont germé et fleuri dans la souffrance... N'essayez pas de les transporter dans le champ de la félicité, elles y périraient peut-être. Lucette dit cela d'une façon si calme, et en même temps si touchante, que Jean-Marcel sentit un frisson de [......] courir au fond de son coeur. -O mon ange! s'écria-t-il, je suis jaloux de Dieu! Lucette lui ferma la bouche avec sa main blanche. Il saisit la petite main brûlante et la tint collée sur ses lèvres... Lucette ajouta: -Après Dieu, c'est vous, soyez donc content... Dieu seul et vous seul. Le feu pétillait allégrement, jetant de fantasques lueurs dans les ombres de la chambre, mais ils ne regardaient plus le bon foyer qui agitait pour les égayer ses panaches de flammes, il se regardaient... Ils se regardaient avec douceur sans trouver une parole, sans chercher à sortir de la suprême fascination. Enfin leurs yeux se mouillèrent et ils comprirent combien fort ils s'aimaient. Lucette dit, la première: -Le bonheur me tuerait plus vite que le mal... Le bon Dieu a permis que ma jeunesse fut détruite avant l'heure, il me soutiendra toujours et j'irai à lui par le chemin du Calvaire. -Eh bien! moi aussi, fit Jean-Marcel... Nous nous retrouverons au pied de la croix. -Alors, Jean-Marcel, rien ne nous séparera plus. Le vieux curé de Saint-Ixe était entré et ils ne s'en étaient pas aperçus, ils ne l'avaient pas entendu. Il les écoutait, tout ému, tout ravi. Ce n'est pas souvent que les amoureux se parlent ainsi: et ceux qui racontent au confessionnal, leurs doux épanchements, n'ont pas mis d'ordinaire leurs voluptés au pied de la croix. -Eh bien! mes chers enfants, dit le bon prêtre, donnez-vous le baiser des fiançailles alors... Jean-Marcel et Lucette se levèrent soudain, tout troublés comme des coupables et ne sachant quoi répondre. -Oui, oui, mes chers enfants, le baiser des fiançailles, je suis votre témoin, répéta-t-il en souriant avec bonté sous ses longs cheveux d'argent. Et Jean-Marcel et Lucette s'embrassèrent comme on s'embrasse au ciel toujours, et sur la terre, jamais. XXX Mané, Thécel, Pharès. Bancalou s'était mis au travail de tout coeur et grâce à la protection de Jean-Marcel, il ne chômait pas souvent. Un jour, un compagnon maladroit l'avait blessé à la jambe avec une hache, et il dut aller à l'hôpital. Il y passa un mois. Pendant qu'il était cloué sur sa couche, il repassait dans sa mémoire, son existence inutile, et se raffermissait de plus en plus dans les résolutions honnêtes. Les bonnes religieuses venaient tour à tour visiter les malades, panser les blessures, consoler les âmes délaissées. Un jour, une novice s'approcha de lui, le regard baissé, la lèvre souriante. Elle portait des bandes de toile blanche pour envelopper la plaie et un potin que fleurait bon, pour nourrir l'estomac vigoureux. Il pensa comme elles étaient dévouées ces femmes... et tout cela pour l'amour de Dieu, afin de gagner le ciel. -Comment vous portez-vous, ce matin, pauvre affligé? demanda-t-elle de son timbre onctueux, levant sur lui ses yeux chastes. -Vous? répondit-il, vous ici? -Pour tâcher d'adoucir les souffrances des malheureux, répondit-elle toujours souriante. -Vous aimez donc bien le bon Dieu Mademoiselle Lucette? -Et les hommes aussi, comme vous voyez, fit-elle dans sa gaieté de véritable sainte. -Penser qu'il y a des gens qui n'aiment pas les religieuses, et qui se moquent des couvents!... Il faudrait qu'ils viendraient tous, ici sur des civières... Ils verraient! Et quand elle se fut éloignée, l'humble novice, il se prit à penser à Zidore Tourteau et aux promesse qu'il lui avait faites, en libertin, pour l'engager à calomnier cette innocente et belle jeune fille, et sa lâcheté d'alors le brûla comme un fer rouge... -Oh! le misérable que j'étais! s'écria-t-il tout haut. Et il continua à penser: -Voici que celle que j'ai persécutée de concert avec mon mauvais ami, m'entoure de soins et me donne toute sa pitié!... J'ai déchiré son âme chaste et elle panse les blessures de mon corps infâme!... J'ai parlé d'elle comme on parle d'une prostituée, et elle me dit des choses douces comme une soeur ou une mère peuvent seules en dire!... J'ai ri de son abaissement et elle m'aide à sortir de la boue... Ah! pourquoi tout le monde ne sait-il pas ces choses-là?... Un soir, il quitta la salle des malades et descendit dans la rue, alerte et dispos comme en ses meilleurs jours. A peine était-il dans sa petite chambre du chemin Papineau, toujours la même, elle, que la porte s'ouvrit et Tiquenne se précipita montant quatre à quatre l'escalier bien connu. Il entra. -Bancalou, mon vieux cousin, c'est moi!... Tu connais... -Je ne connais rien encore, dépêche-toi de m'apprendre. -Bancalou, mon vieux cousin, je viens de recevoir mon congé... -Tiquenne, tu redeviendras mon fils par adoption... J'arrive de l'hôpital, nous entrons ensemble. Procès, taverne et urinal Chassent l'homme à l'hôpital. -Bancalou, papa Zidore se marie. -Je le savais, Tiquenne, je le savais... Quand fait-il cette bêtise-là? -Dans huit jours, juste d'aujourd'hui en huit. Il veut demeurer seul dans sa maison. -Il en a le droit. -Je lui ai demandé la terre voisine de Longpré. -Et il a refusé? -Il m'a dit que s'il laissait quelque chose à sa mort, j'aurais ma part, si je n'avais pas été pendu. Tout lui appartient; ma défunte mère lui a tout donné ce qu'elle aurait pu me laisser. C'est le notaire qui m'a dit cela. -Tiquenne, je m'en doutais... Tiquenne, mon fils par réadoption, je te dois protection car tu es l'enfant de ma cousine germaine... Ton père me fait mal en te fouettant... Il devrait le savoir... Il va voir que je suis bon père de famille, moi... et faut pas qu'on me pile sur le p'tit pied. -Bancalou, mon vieux cousin, je m'attendris... J'ai voulu faire comprendre à papa Zidore qu'il avait tort de me jeter sur le pavé, maintenant que je sais travailler à la terre et que je désire l'aider. Il m'a répondu que personne ne l'avait aidé à gagner son bien. -A le voler, plutôt gronda Bancalou. Tiquenne continua: -J'ai voulu le servir comme journalier. Il m'aurait payé ma journée comme aux autres, selon le mérite, et il m'a dit qu'un père de famille était toujours mieux servi par les étrangers. Enfin, je me suis emporté et lui ai crié rudement: -Vous donnez ma place aux petits de la Larose, bonsoir! -Les petits de la Larose valent mieux que toi, grinça-t-il, va rejoindre ta mère encore une fois! -Ma cousine germaine, Tiquenne, ma cousine Germaine! une bonne et sainte créature!... Ah! il a dit ça?... Va rejoindre ta mère!... Elle est morte, elle, et c'est heureux... Mais toi tu ne mourras pas, et c'est heureux aussi!... Faut pas qu'on m'pile sur le p'tit pied, Tiquenne, faut pas! Et c'est mardi prochain qu'il se marie papa Zidore? -Mardi prochain. Jeudi, il donne à souper à ses amis, et ce jour-là, il en aura beaucoup. -Tiens! tiens! jeudi il fête les fiançailles? -Pas tout à fait, car elle n'y sera pas, elle, la fiancée... C'est une fête d'hommes. -Tiquenne, nous irons. En effet, ils s'y rendirent, mais seul Tiquenne se mêla aux convives. A l'heure du souper il entra. Il fut chaudement accueilli par les invités qui ne savaient pas que son père l'avait chassé. Zidore eut un mouvement de colère, mais si vite réprimé, que personne ne s'en aperçut. Pendant qu'on versait l'apéritif, le jeune garçon entra dans la chambre où sa mère était morte, un an auparavant, et fit glisser les targuettes de la fenêtre afin qu'on put ouvrir du dehors. La grande armoire noire offrait aux regards son large panneau quand la porte s'ouvrait. La table était bonne, bonne pour les estomacs blindés, s'entend. Des rôtis de porc frais et du ragoût, des côtés à la viande et des tartines à demi-cuites. Le rhum aiguisait l'appétit et faisait passer sur les têtes, une vague de gaieté qui les berçait en tous sens. A une heure avancée du soir, quand l'allégresse battit son plein, au milieu des rires et des chants, entre les rasades joyeuses, la porte de la chambre à coucher s'ouvrit lentement, et les convives aperçurent devant l'armoire sombre, un spectre qui écrivait en caractères blancs sur le noir panneau: Mané, Thécel, Pharès. Avant qu'ils furent revenus de leur stupeur, la fantôme avait disparu, et la fenêtre s'était refermée. XXXI Le Commencement De La Fin. Zidore Tourteau avait mal dormi. Le spectre noir l'avait hanté toute la nuit, et il devinait une menace dans les trois mots mystérieux de la Bible, écrits sur le panneau de la grande armoire noire comme le spectre. Il ne croyait pas à un revenant de l'autre monde. Au premier moment, il y avait pensé, mais la réflexion était venue. Et puis, la présence de Tiquenne au banquet aidait à débrouiller la mystification. Ce qui l'inquiétait, c'était que la mystificateur pouvait devenir dangereux. Il soupçonnait bien ce damné Bancalou, qu'il aurait pu si facilement faire disparaître pourtant. Peut-être aussi n'était-ce qu'une plaisanterie; il aimait à rire et à taquiner, Bancalou. De grand matin il se rendit au bois, la hache sur l'épaule. Il était bien un peu fatigué du festin de la veille et de l'insomnie, mais la pensée d'avoir triomphé des obstacles de toutes sortes, qui encombraient le chemin dangereux où il marchait depuis si longtemps, c'était comme une liqueur généreuse qui le ranimait en l'étourdissant. Il allait couper trois ou quatre pièces de bois pour refaire un petit pont jeté sur une coulée en travers de la route, à quelques pas de sa maison. Il n'avait pas envie de se casser le cou le jour de son mariage. Les oiseaux arrivaient à tire-d'aile dans les prés encore un peu fanés, et des ramages joyeux sortaient de tous les bouquets de saules, les bourgeons luisants mettaient des colliers d'émeraude aux rameaux; des flaques d'eau qui dormaient au fond des sillons de l'automne ressemblaient à des miroirs d'argent encastrés de noir. Les grenouilles croassaient à l'envi dans les mares froides où flottaient leurs oeufs gluants et verdâtres. Il se hâtait. L'angélus sonna. Il n'éleva pas son coeur vers Dieu, il ne pensa pas à la Vierge immaculée, au lever du jour, en commençant son travail, non, mais il pensa à ses noces prochaines. -Sonne, vieille cloche, dit-il parlant à la cloche sainte qui sonnait depuis tant d'années, dans son haut clocher, le matin, le midi et le soir, en l'honneur de l'auguste mère de Dieu, sonne pour les saintes nitouches, et pour les saints bigots; mardi prochain, tu sonneras pour elle et pour moi!... et j'espère que ton marteau frappera fort que ta voix portera loin le triomphe et la félicité de Zidore Tourteau! A l'orée du bois, il s'accrocha le pied dans une racine tendue comme un lacet, et il faillit tomber sur sa hache. -Damnation! fit-il... Maudite racine, je te coupe comme je couperais la tête à tous ceux qui m'embêtent. Et d'un coup il trancha la racine dont les bouts se dressèrent pareils à des tronçons de serpent. Il suivit un petit sentier à travers le bois serré, parmi les sapins sombres et les bouleaux blancs, les sapins avec leur écorce grise et leurs gouttes brillantes comme une joue ridée pleine de larmes, les bouleaux, avec leur écorce de neige, comme un voile de vierge, il savait où trouver l'arbre dont il avait besoin. C'était une pruche de taille moyenne, pas loin sur la droite, avec son feuillage vert doux à l'oeil et moelleux au toucher comme un duvet. Comme il arrivait, il vit un vol noir d'étourneaux s'abattre sur la cime de l'arbre condamné. Il s'arrêta. Les oiseaux se prirent à chanter dans le ciel pur du matin, comme autrefois, dans l'air embaumé du soir. Et c'était la même mélodie ravissante, avec le même ensemble et la même fièvre d'amour, mais nulle âme vierge ne les écoutait, sinon l'âme des autres oiseaux, l'âme des fauves de la forêt, l'âme de toutes les choses que le bon Dieu a faites pour lui. Zidore se souvint et il pencha la tête. Que se passa-t-il alors au fond de sa conscience, nul ne le sait. Il sortit tout à coup de son rêve. -Allons! vous avez assez chanté, cria-t-il. Il frappa un premier coup, et une entaille, comme une plaie béante apparut dans l'écorce grise, et les étourneaux effrayés, s'élancèrent d'une aile rapide au-dessus de la forêt, cherchant pour leurs hymnes suaves un feuillage plus hospitalier. Les coups de hache se succédaient rapidement, et l'entaille s'ouvrait large, laissant voir le coeur de la pruche, tout à l'heure si fière de sa force et de sa beauté... Elle tombe à l'heure de la floraison, elle va mourir alors qu'autour d'elle tout se réveille et fleurit! Voilà qu'elle penche!... Voilà qu'elle penche sa tête ensoleillée une dernière fois! Elle gémit. Comme tout ce que se brise et meurs, elle gémit! Elle touche en tombant un jeune frêne voisin qui plie, se courbe, résiste et la fait dévier dans sa chute. Zidore qui n'avait pas prévu cela, se hâte de fuir. Il s'embarrasse et tombe en poussant une malédiction. Une branche l'atteint et lui broie une jambe. Il reste cloué sur le sol souffrant une torture inouïe. Quand l'Angélus du midi sonna, il était encore étendu sur la mousse froide, pressé par l'énorme poids de l'arbre. En entendant la cloche, il eut un cri de rage, car il lui sembla qu'elle se moquait de lui. Et personne ne venait! Est-ce qu'on ne s'apercevait pas de son absence? On savait qu'il était au bois cependant... il l'avait dit, qu'il irait couper une pruche... Cela ne prend pas du temps, couper un arbre... On devrait soupçonner un accident... Allait-il donc mourir comme cela, tout seul, sans secours?... Les gens n'avaient point de coeur!... Ils venaient pour boire et pour manger... Mais quand il s'agissait de faire une bonne action. Le souvenir des trois mots bibliques: Mané, Thécel, Pharès, lui revint tout à coup. -Est-ce donc que ce n'était pas Bancalou! se dit-il, effrayé de nouveau... Une menace de Dieu!... Un avertissement!... C'était un avertissement!... Oui, mais pourquoi m'avertir, moi, plus que les autres?... Le doute surgissait encore. Il faiblit peu à peu, ses pensées devinrent confuses, vagues, incohérentes, et il perdit connaissance. Quelques jours auparavant, à l'heure de la veillée, Bancalou frappait à la porte de Jean-Marcel. On le fit entrer. Jean-Marcel était avec René, le jeune forgeron, devenu son ami, et tous deux perdu dans un nuage de fumée, un peu tristes, causaient tranquillement. Ils parlaient de Lucette. Elle avait cherché contre le monde tant cruel un abri sûr. Elle voulait se rapprocher de plus en plus chaque jour, du Dieu qui l'avait consolée dans ses afflictions. Elle s'était détournée de ceux qui l'aimaient ici-bas, trop fière ou trop noble pour accepter un culte dont elle ne se croyait plus digne. Elle emportait sous les lambris du cloître, dans sa retraite inviolable un coeur aimant, une âme chaste, Dieu seul désormais la verrait pleurer. Et lui, Jean-Marcel, il songeait à quitter le monde où déjà il avait aimé beaucoup et beaucoup souffert. René Larose se désolait à la pensée que dans quelques jours, sa mère quitterait un nom respecté pour prendre le triste nom de Tourteau. Il ne comptait guère sur Bancalou, malgré l'évidente bonne volonté de cet homme régénéré par le repentir. Il voyait en lui le zèle outré et la facile illusion du converti. Quand il l'aperçut qui s'avançait grave, presque sombre, il crut bien qu'il apportait une mauvaise nouvelle et venait avouer son impuissance. Il le regarda d'un air inquiet, sans oser le questionner. Jean-Marcel le pria de s'asseoir. -Je viens vous faire mes adieux, commença Bancalou, qui ne savait comment entrer en matière. -Vos adieux? fit Jean-Marcel étonné. René avait donc deviné vrai, et le pauvre diable se sauvait pour ne plus rencontrer ceux qu'il ne pouvait servir comme il l'avait promis. -Vous me reverrez encore, reprit Bancalou, mais pas comme je suis maintenant... Je ne serai plus un citoyen libre auquel vous pourrez serrer la main... Jean-Marcel et René le regardaient tout surpris. -Ecoutez bien, monsieur Provost continua Bancalou, et vous ferez ensuite ce que vous jugerez bon... -Un jour, il y a de cela vingt et un ans, je conduisais à la chasse, dans les îles de Sorel, un homme que vous pleurez encore... -Mon père!... Vous!... c'était vous qui le meniez dans votre canot? s'écria Jean-Marcel. -De Sorel jusqu'à l'île aux Ours, oui, monsieur Provost. L'inspecteur d'écoles était suspendu aux lèvres de Bancalou, il frémissait à cette pensée qu'il allait après vingt ans, assister à la mort de son malheureux père, Bancalou reprit: -J'avais un ami à l'île aux Ours où je me rendais souvent. Je savais bien qu'il avait de vilains défauts, cet ami, mais cela ne me regardait nullement, et je ne restais jamais longtemps avec lui. Cette fois-là, j'eus l'idée de tirer quelques coups de fusil, et de passer un jour ou deux à l'île. Nous partîmes de grand matin, votre père, Zidore et moi... -Zidore Tourteau! clama Jean-Marcel, j'en étais sûr... Et Bancalou continua, et à mesure qu'il parlait, l'émotion le gagnait et sa voix devenait toute tremblante, comme celle d'un vieillard qui raconte des souvenirs touchants ou douloureux: -Il y avait de la brume, mais nous espérions que le soleil ou le vent la ferait disparaître... Votre père portait une magnifique montre qu'il nous fit admirer alors qu'il regardait l'heure du départ. Il s'assit à l'avant du canot. Zidore se plaça vers le milieu, et moi, à l'arrière. Je tenais l'aviron et les autres avaient leurs fusils. Je nageais lentement, car rien ne pressait encore. Nous entendîmes crier des outardes, mais elles paraissaient hautes. Les canards s'appelaient dans les joncs, mais nous ne pouvions pas les voir. Zidore se tourna vers moi à plusieurs reprises et me fit des signes que je ne compris point d'abord. Ensuite il parut songer; il avait la tête basse. Tout à coup, sans se lever, il dit: -Tiens! un canard en avant... là... regardez!... je tire. Nous regardions, votre père et moi, cherchant à percer la brume, mais nous ne pouvions rien voir, et il n'y en avait certainement pas. Il tira... Il tira sur votre père. -Mon Dieu! Mon Dieu! clama Jean-Marcel... pauvre père! pauvre père!... -Zidore, qu'as-tu fait? m'écriai-je... -Mon fusil a dévié un peu, répondit-il... Tu as donné un mauvais coup d'aviron... C'était faux, je n'avais pas donné de mauvais coup d'aviron. -Maintenant que c'est fait, dit-il, ça ne sert de rien de se torturer l'esprit. Jetons-le à la rivière. Je lui répliquai que s'il était repêché on verrait bien qu'il avait été tué. -Allons le mener au bas des îles, alors... une fois dans le lac, il s'en ira bien. Et pendant que je nageais à l'arrière du canot, il dépouilla le cadavre. Il prit la montre et l'argent. Il portait une assez jolie somme. Il m'offrit une part de l'argent, et je fus assez lâche pour l'accepter, me faisant ainsi son complice... Il me dit aussi de porter la montre jusqu'à mon départ, alors je la lui rendrais, pour tromper son père, un honnête vieillard. Bancalou se cacha le visage dans ses mains, et, au mouvement de ses épaules, on vit qu'il pleurait. -J'avais peur, reprit-il d'une voix étranglée, j'avais peur qu'il me tuât aussi... Depuis nous sommes restés enchaînés, comme des forçats, par les liens du crime... Mais c'est fini, et je suis content que le bon Dieu m'ait donné le courage de l'aveu. Maintenant que justice soit faite!... J'offre ma vie en réparation de mes fautes. Jean-Marcel pleurait. René Larose avait des éclairs de joie dans les yeux. -Non, le mariage ne se fera pas! jurait-il, non, il ne se fera pas! Bancalou ajouta: -Encore un mot et j'ai fini. Au retour, comme nous approchions de la maison du bonhomme Tourteau, Zidore entendit le vieux qui chantait en revenant de la pêche. Les deux canots ne se voyaient pas, mais étaient assez rapprochés l'un de l'autre... Il arma son fusil et tira sur le canot invisible. Son vieux père ne fut pas atteint. S'il a été parricide, le misérable Zidore, ce ne fut pas ce jour-là. XXXII Une Effrayante Alternative. Zidore Tourteau revint à lui au bout d'une heure environ. Il n'eut pas immédiatement une perception claire de son état. Il crut d'abord qu'il sortait d'un long sommeil et qu'il avait rêvé d'affreuses choses. Il voyait bien le fouillis des branches autour de lui, la cime des sapins, les rudes troncs des érables, mais il se disait qu'il s'était trouvé indisposé sans doute, et qu'il avait dormi sur la mousse et la jonchée. Il voulut se lever. Alors les élancements d'une douleur brûlante comme le feu recommencèrent, et il sentit toute la pesanteur de l'arbre maudit qui le tenait comme dans un pressoir infernal. Il entendit des voix d'hommes du côté de la lisière, et il eut un tressaillement de joie. L'espérance revenait; il allait enfin être sauvé. Les broussailles s'agitaient, les rameaux secs craquaient sous les pieds. Ce devait être l'engagé... Il avait bien tardé tout de même... Il poussa un grand cri: -Ah! ah! ah! -Tiens! dit une voix dans le bois il nous appelle. Il s'imagine que nous venons l'aider à sortir ses lambourdes. Ils étaient trois qui marchaient à la file, dans le petit sentier sauvage, guidés par l'engagé un peu récalcitrant. Quand ils furent près de Zidore, ils l'entendirent pousser un long gémissement et s'arrêtèrent pour écouter. La plainte recommença. -Voilà qui est singulier, dit le fidèle serviteur... Un accident peut-être. Ils se hâtèrent et tout à coup se trouvèrent en face du malheureux. -Etes-vous blessé? demanda l'engagé. -Ah! mon Dieu! je suis pris comme dans un étau!... J'ai la jambe cassée, broyée, c'est sûr! Oh! que je souffre!... Et comme cela depuis le matin! L'un des étrangers prit la hache sur l'herbe et frappa sur une branche de l'arbre pour la couper. Zidore poussa une clameur terrible. Arrêtez, arrêtez! cria-t-il, c'est comme si vous me bûchiez la jambe. Alors Antoine, le serviteur, coupa un jeune érable et fit un levier. Un autre apporta un caillou pour faire un point d'appui, la branche fut soulevée et Zidore tiré de sa lamentable position. Il avait une jambe affreusement mutilée. C'était l'amputation, bien sûr... Ils le couchèrent sur un brancard de frêne et se mirent en frais de le porter à la maison. La tâche était pénible. L'un des étrangers dit par manière de plaisanterie: -S'il faut le porter ainsi jusqu'à Montréal, les bras vont s'allonger et les jambes vont se raccourcir. Ils arrivèrent enfin à la maison et le déposèrent sur son lit. Le médecin fut aussitôt mandé. Il jugea le cas très grave. Il fallait des chirurgiens habiles, et le plus tôt serait le mieux. Le curé, dans son zèle pour le salut des âmes, n'attendit pas d'être appelé auprès du blessé, pour s'y rendre et lui donner les conseils salutaires et les consolations suprêmes que la religion seule peut offrir. Zidore se plaignait beaucoup du malheur qui le frappait... Il était irrité de se voir ainsi cloué sur une couche de tortures, à la veille du bonheur promis... La souffrance l'avait affaibli, mais quand elle lui donnait un moment de répit, il entrait dans une colère sourde ou se laissait aller à un sombre désespoir. Le curé fut mal reçu d'abord. -Quand je serai guéri je vous écouterai, fit le malade que le bon Dieu me rende la force et la vigueur qu'il m'a ôtée, et j'irai comme les autres le prier à l'église... -N'oubliez pas, mon cher ami disait le vieux prêtre, que le bonheur n'est dû à personne sur la terre, et que tous les hommes doivent s'attendre à des épreuves nombreuses pendant leur courte vie... -Il y en a qui n'ont jamais de peines, jamais d'accidents... non, jamais répondit Zidore; et moi, demain peut-être, je n'aurai plus qu'une jambe, je serai infirme pour le reste de mes jours... -Mon cher Tourteau, reprit le curé gravement, demandez au bon Dieu qu'il ne vous rende jamais cette vigueur et cette santé que vous regrettes; demandez au bon Dieu que, demain, vous ne soyez pas seulement infirme mais mort, bien mort!... Tourteau eut un rire cynique. -C'est bien comme ça, vous autres, les curés, on souffre, tant mieux! on est pauvre, c'est parfait! on éprouve des accidents, Dieu soit loué! on se fait tuer à moitié, prenez l'autre moitié, Seigneur! -Zidore, reprit le curé d'un accent presque lugubre, remerciez le bon Dieu qui va peut-être vous permettre de mourir dans votre maison, sur votre lit, car si vous ne mourez pas ici, hélas! ce sera sur l'échafaud. Zidore fit un bond et jeta un cri. -Quoi!... l'échafaud?... Il s'était assis, ne sentant plus le mal qui le torturait. Sa figure cynique avait pris un air d'épouvante et ses yeux jetaient des rayons rouges comme du sang. Le curé continua: -Ces hommes qui ont été vous chercher dans le bois, sont des émissaires de la justice. Vous êtes accusé d'avoir tué, il y a vingt et un ans, d'un coup de fusil, un homme que vous conduisiez à la chasse. Cet homme, c'était le père de l'inspecteur de nos écoles, monsieur Provost. Vous l'avez dépouillé et jusqu'à ces derniers temps, vous portiez dans votre gousset, sa montre d'or honteusement volée. Zidore Tourteau retomba sur son lit, en murmurant: -C'est faux! Et un tremblement nerveux l'agita brusquement, comme le frisson d'une grande fièvre. -J'ai froid, murmura-t-il encore. On le couvrit de draps épais. Le curé se pencha sur lui. -Zidore, fit-il, mon pauvre Zidore, n'oubliez pas que le Seigneur est venu sur la terre pour sauver les hommes... pour sauver sourtout ceux qui se perdaient... Quand le monde nous échappe, que les amis s'éloignent, que la justice humaine est sans pitié, le Bon Dieu s'approche et dans son ineffable charité, il nous offre encore le pardon. Zidore ne répondit rien; il était atterré. Le curé dit à ceux qui prenaient soin de lui: -Vous m'avertirez au moindre danger; ce serait désolant de le voir mourir comme cela. Les hommes de la police durent s'en retourner sans leur prisonnier. Ce serait pour plus tard, s'il faisait la sottise de ne pas mourir. La nouvelle de l'accident se répandit comme une traînée de poudre. Il était, cet accident entouré de circonstances tellement étranges, qu'on ne pouvait pas refuser d'y voir une intervention presque directe de la Providence. Tiquenne accourut auprès de son père. Comme il tâchait de lui rendre le courage par des paroles remplies de filiale piété, l'avare habitant lui dit: -Pas besoin de tes balivernes... Tu te réjouis au fond du coeur, je le sais bien, parce que tu as l'espoir d'hériter. -Papa, répartit le jeune garçon, sans s'émouvoir trop, donnez-moi la terre que vous avez eue de Dupont et je ne vous demanderai jamais autre chose. -Pourquoi cette terre-là plutôt qu'une autre? -Pour la donner en votre nom à Longpré, le voisin... Il me semble que vous lui devez bien quelque chose... Cela, du reste, pourrait toucher la miséricorde du bon Dieu, et peut-être aussi celle des hommes. -Va, va, pauvre fou!... Qui ça donc, qui t'a appris cette belle leçon-là?... Que le bon Dieu me rende la santé et j'arrangerai bien mon affaire... Aussitôt il vit l'échafaud se dresser. La terrible alternative l'empoignait comme une serre implacable. Il poussa un rugissement prolongé et se voila la figure. La mort, la mort était là devant lui, menaçante, épouvantable... La mort sous la scie mordante et ensanglantée du chirurgien, à cause d'une petite imprudence, d'une maudite racine qui l'avait fait tomber, ou la mort dans les affres de l'échafaud, à cause d'une affaire vieille de plus de vingt ans. La peine serait commuée peut-être. Il y avait si longtemps que le crime avait été commis. Mais le pénitencier pour la vie, ça ne vaut guère mieux que la mort. Et il se demanda comment le meurtre avait été découvert. Et toua à coup aussi il comprit l'imprudence qu'il avait faite en gardant la montre. On ne croyait donc pas à son histoire de prêt sur gages... Mais qui pouvait dire le contraire? Un homme, un seul, Bancalou... Bancalou avait donc parlé, Bancalou avait donc trahi!... Ah! s'il avait su!... Puis ne parlera-t-il pas aussi de l'achat de morphine, dans plusieurs pharmacies, le même soir?... Pourquoi dans plusieurs pharmacies?... se demanderait-on... Les soupçons seraient graves... On ne prouverait rien peut-être, mais les apparences le condamnerait. Il perdrait les sympathies... On rirait de le voir monter sur la potence... On s'amuserait de son agonie... Toutes ces pensées noires l'obsédaient et torturaient son âme comme la blessure torturait sa jambe. Et, quand il s'assoupissait, oubliant une minute l'inéluctable arrêt, il retrouvait dans les rêves étranges du sommeil, les mêmes terreurs après les mêmes iniquités. Des chirurgiens arrivèrent avec leurs outils aigus et luisants comme des langues de flamme. On se hâta d'aller quérir le prêtre. Il était prudent d'amputer l'âme d'abord. La gangrène la rongeait. -Mon cher Zidore, supplia le curé tout anxieux, tout alarmé, l'opération va réussir, je l'espère bien, mais enfin il y a toujours un danger sérieux, sauvant l'âme d'abord, puisqu'elle peut être sûrement sauvée, demain il serait peut-être trop tard. -Je me sens fort, monsieur le curé, je suis capable de supporter l'amputation. Je ne suis pas le premier à qui on enlève une jambe, je ne serai pas le dernier non plus... Attendez, si vous me voyez faiblir, vous me donnerez une bonne absolution... et dire que je devais me marier demain ou après-demain, je ne sais plus... Restes-là, monsieur le curé et au lieu de bénir mon lit nuptial, vous allez bénir ma tombe. Sa raison s'égarait. La peur, les regrets, l'aspect de l'échafaud, tout, supplices de l'esprit et supplices du corps se réunissait pour le torturer. Les Chirurgiens enlevèrent le membre broyé. L'opération fut longue. -Vous êtes sauvé, dirent les chirurgiens, s'il ne survient pas de complications inattendues. -Sauvé! répéta dans un cri de joie, le malheureux encore sous l'influence de l'opium. Mais tout à coup il vit se dresser un échafaud sombre dans un ciel sanglant. Il fit un brusque mouvement, un geste d'horreur, et le sang se mit à couler à travers les linges de toile de la large plaie. Il coula longtemps. Le blessé faiblissait vite. -Zidore, supplia une dernière fois, le saint vieillard, demandez donc pardon à Dieu, vous allez mourir! Et il lui donna l'absolution. Zidore Tourteau mourut. Avait-il demandé pardon?... Dieu seul le sait. Jean-Marcel ne permit pas que Bancalou fut inquiété. * Quelques jours après les funérailles de Tourteau, Bancalou et Tiquenne étaient assis sur le bord de la jolie rivière qui coulait, gonflée par les eaux printanières, avec un grand murmure plein de mélancolie. -Tiquenne, orphelin de père et de mère, commença Bancalou, quand j'étais au séminaire, mon maître de classe me disait: Qui n'a qu'un âne le bâte; Qui n'a qu'un fils le gâte. Tu étais mon fils, par adoption c'est vrai, mais enfin tu étais mon fils, et je t'ai gâté, mais pas profondément, grâce à ta sainte mère qui a prié pour toi. Donc je veux te dire ceci. Tu vs devenir un bon citoyen. Jure-moi que tu seras toujours un honnête homme. Et Tiquenne répondit: -Bancalou, mon vieux cousin, je m'attendris et je jure... Tu connais ma... -Pas ta misère, toujours! te voilà riche aujourd'hui... Use de tes biens en bon chrétien. Sois charitable, sois religieux... Quand j'étais au séminaire, mon maître d'étude disait souvent: "Il est bon de savoir lire, écrire et compter, pour se tirer d'affaire en ce monde, mais pour se tirer d'affaire en l'autre, il faut savoir aimer, souffrir et pardonner." -Bancalou, mon vieux cousin, tu vas demeurer avec moi. -Non, Tiquenne... non... J'aurais l'air d'avoir acheté mon bonheur au prix du sang de mon ami... Et puis, j'ai une expiation à faire... Je suis un grand coupable moi aussi. -Bancalou, mon... -Tiquenne, écoute, j'achève. Encore un mot et j'ai fini. Répare autant que possible le mal que ton père a fait à Longpré. -J'y songe Bancalou, j'y songe... Je vais lui donner, à Longpré, la terre de Dupont, voisine de la sienne... -Et puis, si ce bon citoyen veut un jour, te donner une des ses jolies et vertueuses jeunes filles, tu ne resteras pas toujours seul, et la bénédiction redescendra sur ta race... -Bancalou, mon vieux cousin, les anges peuvent-ils s'allier aux démons? -Oui, Tiquenne, pour les sauver. 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