Coeur D'Amour. (1923) Par Paul Auguste Jean Nicolas Féval. (Fils) (1860-1933) Tome II La Trinité Diabolique. TABLE DES MATIERES. I LA CORDE VIVANTE. II OÙ MATRAQUE CHERCHE LE LOUVRE. III LA TUERIE SILENCIEUSE. IV DANS LA PEAU D'UN CHIEN. V OÙ BERNARD VOIT POINDRE DE NOUVELLES AVENTURES. VI "MATER DOLOROSA". VII LE MAGE ROUGE. VIII PROUESSES DE DJAOULIA. IX LES FOURCHES PATIBULAIRES. X LE MUR QUI BRUIT. XI LE BLESSÉ. XII LA CORNICHE ÉTROITE. XIII LA CAVERNE DE LA MORT. XIV LA NUIT DU FÉVRIER. XV MACHIAVÉLISME DU CHANCELIER. XVI GRAND COMÉDIEN. XVII LA MAISON MAUDITE. XVIII D'UN EXPÉDIENT DE SORCIER. I LA CORDE VIVANTE. En s’éveillant dans sa prison, le lendemain du jour où il avait tant travaillé, le Grand Marquis crut tout d’abord qu’il venait d’être le jouet d’un rêve, hélas! sans terminaison possible. Effectivement, rien dans la salle du conseil ne pouvait venir lui démontrer la trop réelle vérité des récents événements: tout avait été remis en ordre, les vases, les cornues. Sur les dalles scrupuleusement balayées de ce cachot modèle, il ne restait plus aucune trace de limaille de fer, ni même des éprouvettes brisées et, selon l’immuable habitude prise par elle, Gloriette veillait sur le sommeil du captif, attendant qu’il ouvrît les yeux pour le saluer filialement. Un instant il eut peur et referma ses paupières avant d’avoir été deviné. Quoi! n’avait-il été visité qu’en songe par le messager de Catherine? Était-il possible que les révélations de la somnambule, le départ du geôlier, le bruit fait par le bûcheron, sa lutte contre le barreau de gauche de la meurtrière, toutes ces espérances vécues dans un ordre scrupuleusement logique, ne fussent que de chimériques images enfantées par son cerveau enfiévré? Une sorte d’auge de pierre garnie de varech lui servait de lit, et de la bourre de laine, à l’état brut, constituait sa seule couverture. C’était une sage précaution prise par Pierre Mirot pour enlever à son prisonnier tout moyen de tresser une natte ou de tordre une corde. Couché tout habillé sur ce singulier matelas, Jacques de Villeneuve-Marsan hésitait à s’éveiller complètement, par crainte d’une trop cruelle désillusion. Un grincement imperceptible venant d’en haut avait fait lever la tête à Coeur-d’Amour et à Grain-de-Raison, tous deux allongés sur la crête de la muraille d’enceinte la plus proche du donjon, et le jeune homme, pétrifié d’horreur, avait eu la sensation que son coeur cessait de battre. C’est que ce qu’il venait de voir était terrifiant. Un barreau avait été enlevé à la fenêtre percée dans le mur de l’étage le plus élevé de la gigantesque tour carrée et, par cette ouverture, après avoir jeté une corde, fil multicolore et presque invisible, un homme s’était lui-même élancé au dehors. Le buste de cet homme était entièrement nu. D’une main, il se tenait suspendu au chicot du barreau coupé, de l’autre il repoussait sa barbe et ses cheveux blancs, qui l’empêchaient de voir au-dessous de lui, dans la cour. Oui, il cherchait à se rendre compte du lieu où il allait aboutir, mais le balcon qui régnait tout autour de la construction, à la hauteur du troisième étage, devait s’interposer entre son regard et le sol. La corde était rugueuse, noueuse, rudimentaire et, toute sa longueur déployée, il s’en fallait encore de dix pieds qu’elle pût atteindre le renflement du balcon. C’était si effroyable de voir ce malheureux vieillard, merveilleux d’audace, ainsi suspendu à plus de soixante pieds du sol, que le chevalier eût bien voulu le prévenir du danger qui l’attendait en bas. Mais il ne le pouvait, car son premier cri eût mis en éveil les bandits qu’il devinait apostés sous l’appentis de la forge. Croyant que le cerveau de Grain-de-Raison pouvait être traversé par une pensée semblable à la sienne, il lui toucha le museau d’un geste qui signifiait: -Silence! Il n’en était pas besoin! En l’homme aperçu par lui, le barbet avait déjà deviné un ami et, si son regard ne le quittait plus, sa queue allait et venait en signe de contentement. -À bientôt, fille chérie! prononça le prisonnier assez haut pour être entendu de Bernard. Ce dernier se demandait à quelle fille il pouvait s’adresser, lorsque, au-dessus du noeud de la corde, il vit paraître un visage auréolé d’or qui se pencha sur la tête du vieillard comme pour effleurer de ses lèvres sa blanche chevelure. -Gloriette! fut-il sur le point de crier. Chère, chère petite soeur! Le prisonnier glissait déjà le long de son fragile support et son corps, poussé par le vent du soir qui venait de se lever, augmentait de seconde en seconde son périlleux mouvement de balancier. Lorsqu’il fut parvenu au bout de la corde, le véritable danger commença pour lui, car, à la distance où il se trouvait encore du balcon, comment se laisser tomber? Avec le vent pour adversaire, sa chute pouvait le porter en dehors de la main courante. «Vertudiable! pensa Coeur-d’Amour stupéfait. Ne dirait-on pas que cette corde s’allonge?... Oui bien... il descend, Ventrepape! Il descend!» Ce phénomène lui fit tout naturellement reporter ses regards sur la meurtrière et... -Ah! admira-t-il ébloui, elle s’allonge encore! De fait, par une propriété bizarre et bien particulière, cette corde étrange s’étirait au point que le Grand Marquis put bientôt sauter sur la terrasse circulaire. Il ne croyait qu’aux choses positives, lui, pourtant, ses mains étant restées crispées, immobiles, sur l’extrémité inférieure du cordage trop court, il n’avait pas été peu surpris de voir sa descente se continuer sans secousses. Problème insoluble dont il s’était empressé de profiter sans chercher à le résoudre. Dès qu’il eut pris pied, le prisonnier, appuyant son dos à la balustrade de pierre, se renversa en arrière et, mettant ses deux mains en pavillon devant sa bouche, il modula un léger sifflement. Ce devait être un signal convenu entre lui et la fille du porte- clés. En effet, aussitôt, Coeur-d’Amour vit deux mains mignonnes s’attaquer au noeud qui assemblait la partie multicolore de la corde avec son prolongement doré. Ce noeud avait été resserré par le poids d’un homme. Les mains ne parvenaient point à le défaire et elles s’impatientaient, ces mains, elles frémissaient, elles s’acharnaient et l’enfant à laquelle elles appartenaient se penchait de plus en plus sur le rebord de la meurtrière, révélant un bras blanc, puis la rondeur d’une épaule. Enfin, détachée, la première portion de la corde s’abattit en serpentant, tandis que la seconde, nouvelle extravagance, remontait à mi-hauteur de l’ouverture de la meurtrière et s’y tenait en équilibre, dans le vide. Stupide d’étonnement, le chevalier d’Arma en oubliait le prisonnier et s’attardait à contempler le mystérieux filin d’or, lorsque ce filin disparut tout à coup et fut remplacé par le doux visage de Gloriette, sur la joue de laquelle se voyait une traînée de sang. Alors Bernard comprit. L’admirable fillette venait de commettre une folie héroïque sans précédent, et de la réussir. Devinant que la corde n’avait pas la longueur voulue, dès que le vieillard s’était laissé glisser, elle avait noué ses propres cheveux à la corde puis, les entortillant au chicot de fer, ingénieuse, pleine de sang-froid, sa tête supportant l’évadé suspendu à cinquante pieds du sol, elle s’était rapprochée peu à peu du chicot autour duquel les fils d’or tendus grésillaient et claquaient. La muette n’avait pas eu un gémissement lorsque, toute sa toison étirée, la dent de métal était venue se planter dans sa joue. Deux lignes de plus, une seule peut-être et cette martyre du dévouement eût eu le visage broyé sur la pierre. Coeur-d’Amour n’en pouvait croire le témoignage de ses sens. Tant d’héroïsme dans un corps aussi frêle, était-ce concevable? Il eût voulu se mettre à genoux, l’adorer. Un grognement de Grain-de-Raison le rappela vers l’objectif de sa venue en ce lieu. Vivement, son regard redescendit à la poursuite de celui qu’il n’eût pas dû quitter. Il ne le retrouva que beaucoup plus bas, déjà arrivé, pour la seconde fois, à l’extrémité de sa lanière d’étoffes tordues. Il semblait chercher un point d’appui sur la muraille verticale pour s’éloigner de la cheminée fumeuse et se laisser choir sur le toit de l’appentis. Mais c’était là qu’allait commencer la phase la plus terrible de son vertigineux voyage. En effet, dans la cour silencieuse et déserte l’instant d’auparavant, les choses s’étaient modifiées du tout au tout. Le bruit de la corde venant frapper la rampe du balcon avait été entendu jusque sous l’appentis et, soudain, le soufflet de la forge avait cessé de se faire entendre. Maintenant, des hommes déguisés en forgerons, armés de toutes manières, de marteaux, de pinces, de tisonniers rougis, de tridents passés au feu, sortaient en rampant de la maisonnette accrochée comme un champignon au pied de la tour et, le nez en l’air, mais l’échine tordue en deux, de crainte de se faire voir, ils s’alignaient à l’abri de la bordure du toit. Peaunoire seul, reconnaissable à sa carrure herculéenne et à son faciès de brute, restait posté sous la lucarne. Il tenait à la main une lourde chaîne à bout clouté, dont il allait sans doute se servir à la façon d’un fouet de guerre. Si Gaulfarault, moins employé par ailleurs, se fût trouvé à la place occupée par notre chevalier, il eût pu mettre des noms sur les visages patibulaires de ces sinistres bandits qui attendaient un homme seul et désarmé, car, il y avait là toute la mauvaise clique du royaume d’Argot: Nathaniel-le-Lépreux, le presque centenaire, Fargas l’idiot, Col-d’Azur le mal pendu, Grosse-Bille l’hydrocéphale, Michel-l’Arsouille, et, enfin, Ripaudier, duc d’Égypte. Tandis que le fugitif, sagement, lentement, prenait ses dernières dispositions pour sauter sur la toiture, l’attente silencieuse de ces hyènes aux aguets donnait le frisson. Ils escomptaient la chute. Ils espéraient bien n’avoir à frapper qu’un vieillard à terre! Les lâches! La poitrine de Bernard rendit un râle. Ah! coûte que coûte, il ne pouvait plus demeurer là inactif, son immobilité le tuait! Il lui fallait voler au secours du Grand Marquis, du père de Solange! Solange? Par un bizarre va-et-vient de son coeur versatile, c’était elle en cet instant qui le possédait tout entier. Mais le moyen d’arriver jusqu’à l’évadé? Sauter dans la cour? La hauteur ne l’eût pas arrêté. Hélas! il y avait aussi l’infranchissable champ de piques!... Alors, que faire? Pourquoi était-il venu jusque-là? La fièvre le brûlait, le sang affluait à son cerveau. Désespéré, il tordait ses bras inutiles. Ceci au grand scandale de Grain-de-Raison, qui s’étonnait fort qu’on ne lui eût pas encore donné l’ordre de jouer un peu des mâchoires. Au milieu de sa détresse, une idée illumina soudain le cerveau du chevalier: et Gloriette? Gloriette se penchait à la meurtrière: elle venait de l’apercevoir, lui. Sa main gauche se crispait sur l’étoffe de son boléro, côté du coeur, et son bras droit lui désignait la cour. Elle était si belle ainsi, l’énergie farouche de son geste exprimait si bien ce qui était déjà au fond de la pensée de Bernard, qu’il bondit sur ses pieds, décidé cette fois, et se prit à courir sur la crête du mur. Cette réflexion venait de lui traverser l’idée qu’en faisant le tour de la cour il trouverait peut-être un coin oublié par l’ingénieux planteur de pals. Sans comprendre de quelle utilité pouvait être cet exercice qui ressemblait fort à une fuite, le barbet suivit le mouvement. Tous deux purent disparaître derrière la tour de l’angle sud-est du donjon sans avoir été éventés par les bandits. Tout en courant, Coeur-d’Amour ne quittait pas des yeux le sol et se disait: «Il se trouvera bien un vide de deux pieds carrés dans lequel je pourrai sauter... Alors!... Oh! pourvu que le marquis ne saute pas avant moi... Non, j’aurai le temps... Il en était encore à essayer de s’éloigner de la fameuse cheminée.» Il écoutait aussi et se rassurait, n’entendant aucun bruit. Mais ses prunelles se dilatèrent, ses tempes s’emperlèrent de sueur et il s’arrêta si court que le museau de Grain-de-Raison vint heurter ses mollets. À quoi bon pousser plus loin, c’eût été peine perdue! Il avait devant lui la palissade de troncs d’abattis qui séparait la cour de la réserve de celle des fournisseurs. Or, précaution inattendue, une garniture d’échalas taillés en sifflet défendait tout le haut de cette palissade et la rendait inabordable. Comme il restait là, immobile, il ressentit une secousse nerveuse si violente qu’il faillit se laisser tomber. Des bruits arrivant de l’autre côté du donjon venaient enfin de frapper ses oreilles... Et quels bruits!... D’abord comme la chute d’un corps lourd tombant sur le sol, puis des cliquetis rapides, des chocs de fer, des coups sourds. Et, pour accompagner cela, pas un mot, pas un cri. Vertudiable! Il y avait bataille!... Le marquis se défendait donc?... avec quelles armes? D’un bond en arrière, notre chevalier sauta par-dessus le barbet, qui lui-même fit demi-tour, et tous deux reprirent leur course vertigineuse, refaisant en sens inverse le chemin déjà parcouru sur le faîtage glissant. En tournant l’angle, du premier coup d’oeil, le chevalier d’Arma vit le captif adossé à l’un des poteaux de l’appentis. Du sang ruisselait de son torse nu et sur ses cheveux blancs en désordre, mais il portait haut la tête et sa main droite brandissait un poignard dont la lame aux dents de scie ne devait faire que de mortelles blessures. Six des bandits, armés d’instruments abominables, formaient cercle autour de lui; le septième râlait à terre. Râlait-il ou avait-il déjà exhalé sa belle âme? Tout ce qu’il est permis de dire c’est que cette première victime portait une horrible blessure à la face et qu’il était malaisé de reconnaître en elle le sage Nathaniel, archisuppôt du royaume d’argot. Mais pourquoi ce silence extraordinaire? Pourquoi cette lutte féroce avait-elle débuté et se continuait- elle sans bruit? C’est qu’entre les assassins et leur victime il y avait une sorte d’entente tacite. D’une part comme de l’autre on craignait de se faire entendre, car si l’alarme était donnée les uns devraient se sauver avant d’avoir gagné leur argent, et l’autre serait réintégré dans sa prison. Comme Coeur-d’Amour atteignait le dessus de la porte blindée, de nouveau, et tous ensemble, les meurtriers se ruèrent sur M. de Villeneuve. La respiration du jeune homme s’arrêta. -Ah! vais-je le voir tuer sous mes yeux? murmura-t-il. Non, non, nous irons à lui, Grain-de-Raison et moi! Sa main de fer se planta dans la rude toison du barbet. -Veux-tu, bon chien, veux-tu le sauver? Les yeux de Grain-de-Raison répondirent oui; son panache confirma cette réponse. Alors Bernard le souleva, le balança, puis, ses muscles bandés se détendant soudain, le chien, lancé comme par une fronde, fut projeté par-dessus les chevaux de frise formés par les piques... II OÙ MATRAQUE CHERCHE LE LOUVRE. Comme l’âne chargé de reliques, mais moins bien traité que lui, pendant le matin, Muletmio promenait sur son dos le corps de l’infortuné Jan du Gaz, ce Mignon qu’avait frappé à mort l’épée du provocateur du duc Roland. Qu’on nous pardonne cet euphémisme; au vrai, puisque l’homme au manteau n’avait pu découvrir une seule blessure sur ce corps, ce n’était point le choc de l’épée, mais son vent seul qui avait enlevé la vie au jeune Lyonnais! Sur l’ordre du mystérieux Salem-Kébir, que Courmantel appelait le Diable, Matraque avait placé le cadavre sur son mulet, en le dissimulant habilement au milieu de l’amas de loques appartenant à son compagnon de la dernière nuit. On sait que ces oripeaux constituaient le vestiaire portatif à l’aide duquel le baron Courmantel, bandit repentant, s’était assuré une notoriété redoutable, en costumant en épouvantails des bâtons figurant les gens de sa bande. La tête basse, honteux d’avoir à servir d’escorte au porteur funèbre, mais n’osant regimber, le gros écuyer et Courmantel s’étaient donc décidés à quitter au plus vite le Jeu de Paume et à se diriger vers le Louvre, but du voyage de leur funèbre colis. Avant tout, leur premier soin fut de tourner la cahute du gardien. C’était derrière ce hangar fermé que s’étaient dérobés Djaoulia et Grain-de-Raison. Ils devaient y être encore. Mais nos deux personnages eurent beau chercher derrière la baraque, fouiller l’horizon du regard, même poursuivre leurs investigations sur le chemin qui confinait au mur méridional du parc de Villeneuve, ils ne trouvèrent aucune trace des fugitifs animaux. Tous deux durent enfin se convaincre que d’habiles voleurs, profitant de ce qu’ils étaient retenus par l’homme au manteau, avaient enlevé la jument et le chien. Désespérés de cette perte -Djaoulia représentait pour l’écuyer trésorier une considérable valeur marchande, et Courmantel était seul à connaître l’inestimable utilité de Grain-de-Raison -mais ne pouvant différer plus longtemps la stupide besogne tacitement acceptée par eux, ils coupèrent par la rue des Deux-Anges et gagnèrent la porte Buci. Paris était déjà en pleine activité. Plus ils avançaient vers la Seine, plus ils avaient de mal à empêcher les passants d’examiner de trop près la charge de Muletmio. C’est qu’en effet le bruit n’avait pas été long à circuler qu’un duel meurtrier venait de mettre en présence, sur le Pré-aux- Clercs, les mignons du roi et ceux d’Henri de Guise. Le résultat se racontait de groupe en groupe. On avait vu passer Maugiron soutenu par ses amis; on avait vu passer, plastronnant: Ribérac, Joyeuse, Schomberg et Chicot; puis encore d’Entragues accompagnant un jeune homme, un cheval et un chien. Qu’étaient ces derniers arrivants? Pourquoi s’obstinaient-ils à défendre qu’on approchât de leur mulet? La curiosité s’avivait de cette défense, de la rumeur d’une arrestation sensationnelle et, derrière nos deux convoyeurs effrayés d’un tel succès, bourgeois et manants emboîtaient le pas. S’il devait se passer quelque chose, on voulait ne pas manquer le spectacle. Matraque n’étant jamais venu à Paris croyait naïvement n’être témoin que d’une scène quotidiennement renouvelée. -Ventre de puce! disait-il en se hâtant pour rester dans le sillage de son guide et compère, est-ce jour de foire, par ici, baron? -Hâtez-vous, lui répondit celui-ci, qui s’engageait sur le pont Saint-Michel. Je voudrais déjà être sur l’autre rive. Ces maudits croquants, douces bêtes à bon Dieu, sentent l’échauffourée d’une lieue et nous aurons du bonheur si... «Ah! par la messe ou par le prêche!... à votre choix, s’interrompit-il en restant sur place; ça c’est de la chance!... Voici le chevalier, son cheval et mon coquin de Grain-de-Raison... ou que la foudre m’écrase! Ils étaient parvenus à un endroit où la rue formait un léger coude, repoussée qu’elle était vers le monastère de Saint-Éloy par la langue des maisons qui formaient séparation entre elle et la cour du Palais. -M. le chevalier! où cela? s’écria l’écuyer cherchant à voir. -Là, tripes et boyaux! «Accommodés par Me La Palice, ces mets sont délicieux! Là, sur le quai, au revers de la tour d’angle. Son bras tendu désignait, marchant tout contre la tour dite de l’Horloge, le groupe formé par d’Entragues, Coeur-d’Amour, Djaoulia et le barbet transfuge. Sa courte taille l’empêchant de bien distinguer à cette distance, Matraque, pour acquérir ce qui lui manquait, se hissa sur une borne. -Ah! misère de nous! gémit-il dès qu’il eut pris son aplomb et put observer; c’est lui, c’est M. le chevalier! -Vous le reconnaissez? -Trop tard! -Comment, trop tard! Triste à pattes que vous êtes!... Je veux dire digne ami de mon coeur!... Pourquoi trop tard? -Parce que la fatalité s’en mêle!... M. le chevalier est un élément de bataille... Partout où il paraît, les coups se mettent à pleuvoir!... -Vous voyez arriver les coups? -Eh oui, je les sens, je les hume!... Il y a comme une conversation de horions dans l’air!... «D’ailleurs, écoutez et voyez!... Une bande de gens armés, jusque-là dissimulés sous les contreforts de l’église Saint-Pierre-des-Arcis, s’élançaient en cet instant sur le quai, cherchant à couper la route du pont aux deux vainqueurs du duel du Pré-aux-Clercs, et vingt voix criaient en même temps: -Arrêtez! arrêtez! -Arrêtez l’homme à la branche de gui! -Arrêtez le meurtrier du seigneur de Maugiron! -L’homme à la branche de gui, c’est M. le chevalier, souffla Matraque en sautant à bas de son perchoir. Mais quel est ce Maugiron qu’il aurait navré? -Un mignon... Enfer et damnation!... Un mignon chéri du roi Henri!... Un bichon!... Une femme mâle!... -Une femme mâle! répéta Matraque ébahi, j’aurais voulu voir ça vivant... Dommage que M. le chevalier l’ait détérioré... Mais son compte à lui est bon! Il saisit la bride de son mulet, car les bourgeois et manants restés en arrière accouraient aux cris et formaient déjà autour des deux interlocuteurs une masse épaisse aux regards méfiants. -Ne volerons-nous pas à son secours? demanda Courmantel. -Hé, baron, fit dignement l’écuyer, voler n’est point mon fait... et vous avez promis de vous amender... «Au surplus, si M. le chevalier doit s’en tirer, ce qui ne m’étonnerait guère, pourquoi le priver d’en estoquer quelques-uns? Du côté du Pont-au-Change, il n’était plus permis de rien distinguer. Aux hallebardiers était venue se joindre la foule des oisifs; la cohue s’y pressait, grouillait, bataillait, en menant un tapage infernal. Le baron Courmantel regarda le gros écuyer avec une stupeur véritable. -Alors, vous ne voulez pas venir? -À quoi bon! -Et si on venait à le tuer? -Le tuer?... lui!... Ah! ventre de puce! baron, voilà une supposition qui le ferait bien rire... Il n’a point pour habitude de se laisser occire! Courmantel branla la tête; cette philosophie le déconcertait. Se tournant vers le triple rang de curieux, il cria de cette voix formidable qu’il employait naguère pour commander à ses bandits: -Attention! vous autres, parpaillots papelards et damnés, je veux dire, papistes mes frères, ouvrez vos rangs et me laissez passer?... «Tonnerre du diable! on hésite?... On veut me contrarier?... Alors, mes fils, vaille que vaille: Courmantel, en avant! À l’audition de ce nom redouté, il y eut un mouvement de recul, une bousculade s’ensuivit et le rusé baron en profita pour foncer, poings en avant, renversant les hommes, les femmes et les enfants. Les cris, loin de l’arrêter, lui donnèrent des ailes; mais lorsqu’il put parvenir au pont, comme les sergents de la prévôté, il se heurta au mur infranchissable formé par les argotiers... Charles d’Entragues avait habilement manoeuvré en faisant couvrir sa retraite par les mendiants, dont les plus braves soldats hésitaient à s’approcher tant leurs plaies, bien imitées, paraissaient suppurantes et prêtes à se communiquer. Mais si Courmantel ne put rejoindre Coeur-d’Amour, réfugié, comme on le sait, dans la maison de la rue du Pet-au-Diable, par contre, pris durant quelques instants dans la cohue, lorsqu’il put enfin s’en arracher, ce fut en vain qu’il tenta de retrouver Matraque. Bien persuadé que l’écuyer philosophe avait dû retourner sur ses pas, d’abord, pour éviter la bagarre, et peut-être aussi afin de mettre à l’abri des regards indiscrets l’encombrant colis porté par Muletmio, le baron repassa le pont Saint-Michel. Il fouilla tout le quartier de l’Université sans obtenir un seul renseignement. «Un mulet se remarque, pensa Courmantel, celui-là ne pouvait passer inaperçu, surtout en la compagnie du seigneur de Barbotan, dont la langue se tient rarement au repos. Si donc ces deux imparfaits animaux... j’entends parler du bâtard à quatre pattes et de son maître, mon bien cher ami... n’ont pas été vus par ici, c’est qu’il leur sera arrivé malheur!... À moins que... mais oui... c’est au Louvre qu’il me fallait aller voir!» Il reprit sa course, contourna le palais, traversa le pont aux Colombes, longea l’abreuvoir Papin, se heurta aux entrepreneurs dirigés par Androuet du Cerceau, qui jalonnait déjà l’emplacement du futur Pont-Neuf, et parvint enfin au petit guichet du Louvre. Là, l’officier de garde le rabroua vertement et consentit pourtant à lui apprendre que le Sidi Salem-Kébir, physicien du marquis de Villequier, avait donné l’ordre d’aller le prévenir dès qu’un croquant accompagnant un mulet se présenterait à la poterne. -Ah! soupira Courmantel. Vous avez donc fait compter cinquante pistoles à ce satané parpaillot... non! à ce bon catholique, seigneur officier? -On m’avait recommandé de les recruter d’office, lui et sa bête, pour les travaux du nouveau Louvre, mais... -Mais?... -Le médecin musulman n’a pas été dérangé et les travaux se passeront des deux nouveaux ouvriers... -Parce que? -Parce que le croquant a eu le bon esprit d’oublier le rendez-vous donné! Tout pensif, le baron allait se retirer lorsqu’il dut s’écarter un peu pour livrer passage à une chaise devant laquelle la porte du guichet s’ouvrit tout aussitôt pour se refermer dès que les porteurs furent passés. Du fond de la chaise, une voix flûtée avait lancé ce singulier mot de passe: -Amour et bombance! Et une grosse dame, le visage couvert d’un loup, la tête emplumée, les doigts boudinés chargés de bagues, s’était montrée à la portière, ajoutant: -Cette nuit, nous avions la petite Mariella, hé! vicomte. Elle a bien regretté votre absence! À la vue de cette si aimable femme, au son de sa voix, Courmantel s’était arrêté, comme cloué sur place. «Impossible, se dit-il, impossible, je rêve! Comment et pour quelle raison pourrait-elle avoir ses entrées au Louvre? Il revint vers le gentilhomme. -Seigneur officier, je vous prie, encore un mot? Celui-ci ne songeait déjà plus à l’importun, il revoyait en pensée la Mariola, la brune ribaude napolitaine, il lui semblait entendre ses chansons, admirer ses danses, s’enivrer de ses caresses, et il pestait d’avoir dû manquer si belle occasion. Il savait déjà de quelle déplorable façon s’était terminée la nuit de fête, mais un sourire de Mariola, pensez donc! Combien de fois n’irait-on pas sur le pré pour un sourire de Mariola? À l’appel du gêneur, il fit demi-tour et demanda avec humeur: -Qu’est-ce encore? -Pourriez-vous me dire si cette dame n’est pas la baronne de...? Le gentilhomme lui coupa la parole en éclatant de rire. -Une baronne, exclama-t-il, la Poulpe?... Quel joyeux compère vous faites!... Mais de quel trou sortez-vous donc pour ne point connaître la Poulpe, la directrice de la Maison des Mignonnes, la plus célèbre procureuse de la cour et de la ville? «Baronne, celle-là?... Quelle plaisanterie! Courmantel ne put en tirer davantage. «Myrtille! Myrtille! pensait-il en se retirant, est-il possible que je me sois ainsi abusé?... Ton image me poursuit partout, sorcière du diable! Ce n’est pas toi, non, ce n’est pas toi!... «D’ailleurs, Mme de Courmantel pourrait-elle s’appeler la Poulpe? «C’est jour de noire guigne!... Je perds tout à la fois mon maître, mes bandits, mon compère et mon chien... Et je crois voir Myrtille... Damnation! que va-t-il encore m’arriver?» «Ah! le béarnais va peut-être se faire prendre avec le cadavre, parler de moi... Salem-Kébir s’en tirera toujours, lui. Mais pour l’écuyer et pour moi...» Il se frictionna le cou en ajoutant: -Ce sera la corde! Lors de l’échauffourée du Pont-au-Change, le premier soin de Matraque, en voyant Courmantel traverser les rangs, fut de se faufiler à la suite entre les groupes hostiles de curieux. Mais, dès qu’il se vit hors de la plus grosse presse, loin de suivre la route prise par son ami, il poussa habilement son mulet vers une rue s’ouvrant sur la droite et lui fit sentir la pointe de son couteau. Bien entendu, peu soucieux de souffrir une nouvelle caresse de ce genre, l’animal prit sa course dans la voie déserte. -Oh! oh! vas-tu t’arrêter, Muletmio, voleur d’habits! s’écria Matraque en le poursuivant... Holà! à l’aide! au rapt! On le croyait de bonne foi, personne ne pensait à le surveiller, encore moins à le suivre. D’ailleurs, la mêlée du Pont-au-Change offrait un bien autre intérêt. -Parbleu! pas un de ces stupides Parisiens n’aurait eu le coeur d’aider un pauvre homme! grogna le finaud en rattrapant sa bête aux environs de Saint-Denis-de-la-Châtre. Il souriait en tapinois. Sans le secours de Courmantel, il ne savait de quel côté diriger ses pas pour gagner le Louvre, mais, pour lui, le plus pressé était de s’éloigner d’un lieu où l’on se battait. Il était pacifique à l’excès, ce gros compère, et il avait les coups en horreur. Il prit la bride du mulet, traversa le pont Notre-Dame, et, d’instinct, tourna sur sa droite. «Le Louvre, se disait-il, cela doit se voir de loin... Je trouverai bien.» Mais les maisons succédaient aux maisons et les rues aux rues. Rien ne s’offrait à ses yeux qui pût passer pour un palais, et son estomac habitué à être bien traité commençait à s’insurger. La rue du Pet-au-Diable s’ouvrant devant lui, il y pénétra et passa devant la petite maison de Charles d’Entragues sans se douter qu’un mur seul le séparait de Bernard d’Arma, de Djaoulia et de Grain-de-Raison. Au bout de la rue, un carrosse stationnait entre la porte d’un étuviste et une grille en retrait s’ouvrant sur un coquet jardin. L’étuviste prenait justement le frais sur son seuil. -Eh! l’homme, demanda-t-il, en voyant venir Matraque, portes-tu ces défroques chez Me Le Hardi, mon compère des Billettes? -Non! fit le Béarnais. -Alors, arrête-toi, mon homme... si tu n’es pas trop exigeant, papa Jonas pourra s’entendre avec toi pour le prix. -Ces hardes ne sont pas à vendre. L’ébouillanteur haussa les épaules et rentra chez lui en disant: -Me Le Hardi est un grippe-sou... Vous manquez une occasion de vous enrichir, l’homme. Matraque fit une laide grimace. Ce lui était une souffrance de refuser de l’argent qui s’offrait. Les vieilles souquenilles entassées sur Muletmio n’étaient point sa propriété, c’est vrai, pourtant il ne se fût fait aucun scrupule de les vendre si leur précieux amas n’eût recouvert le corps de l’homme mort. -Damné pays! soupira-t-il, je perds là, pour le moins, soixante deniers, et parviendrai-je à trouver le palais où m’attendent les cinquante pistoles promises? «Ah! M. le chevalier s’est bien mal conduit envers moi... abandonner ainsi un ami, presque un frère, le laisser dans l’embarras... je le croyais moins égoïste! On voit que Matraque savait intervertir les rôles et oubliait facilement ses propres torts. -Eh! va donc, mauvaise bête, reprit-il en giflant Muletmio, qui retournait la tête et flairait sa charge, tu ne vas pas vouloir manger de ce pauvre seigneur, peut-être? Il venait de dépasser le carrosse et s’arrêta contre la grille du jardin. Dans ce jardin, tournant le dos à la grille, un gentilhomme s’entretenait avec une dame. Matraque ne put voir le visage du gentilhomme, heureusement, car c’était le duc Roland, et, bien à tort, il eût pu le prendre pour son maître, mais dans la femme, il reconnut la remplaçante de Pierrile, celle qui avait accompagné les dames de Villeneuve- Marsan depuis Bonaguil jusqu’à Paris. Il écouta. -Délicieuse Huming, disait le duc, les soirées de la Poulpe étaient fades durant ton absence. La Villeneuve ne peut être de moitié aussi désirable que toi, et si je n’avais pas promis à Mme Catherine... -C’est à moi que vous offririez de devenir duchesse? demanda railleusement l’Anglaise. -Parole! Miss Huming sortait de chez la reine-mère. Pour obéir à ses ordres, elle venait de laisser Gaulfarault, marquis de fraîche date, en l’étuve voisine et s’était présentée à la petite maison de Savoie-Nemours dans l’intention de lui apprendre qu’il aurait en elle une alliée au camp ennemi. -Si vous le voulez bien, seigneur duc, reprit-elle, nous cesserons ce badinage et en arriverons au but de ma visite... Je suis et reste attachée au service de Mlle Solange, votre fiancée, et comme vous vous êtes tiré indemne de ce duel avec... -Tu as, ma foi, raison, charmante amie: Il faut être Henri de Navarre pour perdre son temps à fleureter... «Dis-moi, comment peut-il se faire qu’un capitan campagnard soit de pareille force à l’épée. Connais-tu bien ce chevalier d’Arma? À ce nom Matraque tressaillit et se dissimula derrière Muletmio qui broutait inconsidérément les jeunes pousses au travers de la grille. -Oh! répondit l’Anglaise, j’ai eu tout le temps de bien l’observer pendant le voyage et je puis vous affirmer que ce qui m’avait été dit de lui est archifaux... «Ce n’est point un don Juan, non! Il est timide et même un brin bébête en amour... S’il s’est approché bien des fois de Mlle de Villeneuve, je puis vous certifier que la robe d’innocence de celle-ci n’en a point souffert... «D’ailleurs il avait toujours avec lui un antidote à passions, un pleutre mal construit et lamentablement ridicule, dont la présence aurait suffi à changer en bâtons de guimauve les flèches de Cupidon. -Ce balourd, que lui était-il? -Une façon de domestique! Matraque sentit les coquelicots lui envahir la face. -Anglaise! grogna-t-il, ne trouvant aucune autre insulte d’égale force. -Mais, reprit le gentilhomme, ce valet s’est séparé de lui. Je le vis seul à la Maison des Mignonnes... Au surplus, qu’importe?... Le principal est qu’il soit mis hors d’état de nuire, et ce doit être chose faite à présent! -Je le pense!... Parlons de votre fiancée... Il vous faudra venir faire votre cour, la demoiselle sera préparée par moi. -Merci, Huming, je te revaudrai cela, ma fille... après mes noces!... et si tu peux me faciliter le moyen de faire enfermer la duchesse dans un couvent... -Ah! ah! vous en tenez toujours pour Ayelle de Givors? -Heu!... on ne sait... elle ou toi... «Enfin, pourrais-tu fournir des témoins de ces rencontres dans le parc de Bonaguil? -Au revoir, seigneur duc! On m’attend! Tout dépendra du prix que vous voudrez y mettre. Matraque se sauvait en poussant devant lui le porteur de Jan du Gaz. Il était pourpre d’indignation, cette honnête écuyer- trésorier, et il disait tout en remontant vers Sainte-Catherine du Val des Écoliers: -Ventre de puce! mon pauvre Muletmio, avec tes longues oreilles, tu n’as pu manquer d’entendre, hein?... Quelle créature vénale!... Cela t’écoeure, sensible et honnête brautassier!... «Mais, de par tous les diables! dans quelle cave se cache donc ce Louvre?... Y arriverons-nous aujourd’hui? Enfin, il vit devant lui un immense château fort flanqué de huit tours. «Nous y voici, pensa le fils de Gourdin. Brrr! le roi a un drôle de goût. Cela ressemble plus à une prison qu’à un palais où l’on s’amuse... Allons toujours, Muletmio. Avec les cinquante pistoles, vieux frère, quelle noce on va faire, nous deux!» Il s’étonnait bien un peu de ne traverser que de vastes démolitions. Sur sa gauche, en effet, se voyait, en partie jeté bas, l’immense palais des Tournelles, et à sa droite une légion d’ouvriers étaient occupés à raser l’hôtel Saint-Paul. Pourtant Matraque ne se savait pas entre ces deux demeures royales, sans quoi il eût compris combien il se fourvoyait. Il alla frapper au plus petit guichet du château au huit tours. On a déjà deviné que c’était la Bastille. -Aux armes! cria-t-on de l’intérieur. -Oh! oh! dit l’innocent en s’adressant à sa bête, nous prend-on pour des guerriers? Le mireur du guichet s’entrebâilla; un visage rébarbatif s’y montra. -Que voulez-vous? -Suis-je au château du roi? -Tous les châteaux sont au roi! -Enfin, c’est bien ici le Louvre? Un gros rire fusa au travers du carré grillé. -Le Louvre! Êtes-vous patraque, l’homme? -S’il vous plaît, mon nom est Matraque. Le rire explosa de nouveau. -Matraque! Patraque! c’est tout comme,... Qui voulez-vous voir au Louvre? -Un homme dont je n’ai pu contempler le visage, mais qui s’appelle, m’a-t-on dit, Sidi Salem-Kébir. -Le païen maudit! gronda la voix... Passez la porte qui est là, à droite; une fois sorti, suivez le prolongement de votre nez et vous trouverez le Louvre... Adieu, l’ami! Le volet du guichet fut rejeté sur le nez du gros Béarnais qui, déconcerté, se remit en route. Nous ne pouvons conter tout ce qui lui advint au dehors de la porte Saint-Antoine, qu’il nous suffise de dire que, l’estomac tiraillé par la famine, geignant, grognant, pestant contre Muletmio, contre le cadavre et contre lui-même, durant tout le jour il erra à l’aventure, perdu dans le bois de Vincennes. Vers le soir, dans un sentier latéral au chemin de chasse qu’il suivait, il vit passer en trombe un cavalier que précédait un chien. -Ventre de pure! lança-t-il en se frottant les yeux, M. le chevalier serait-il défunt?... Djaoulia morte et Grain-de-Raison crevé?... Est-ce leur ombre à tous trois?... Il se signa, mais ses yeux s’ouvrirent démesurément, car il venait d’apercevoir le profil d’une nouvelle forteresse et d’une tour immense. Cette fois, ce devait être le Louvre! III LA TUERIE SILENCIEUSE. La palissade avait été spécialement construite pour isoler la cour des fournisseurs des autres dépendances du donjon. Cette cour ne desservait que la forge et, dans la tour même, la chambre basse de la question. Seuls les forgerons et les tourmenteurs y pouvaient pénétrer et, Peaunoire ayant la confiance, grâce à ses fonctions administratives, avait la garde des clefs qui ouvraient les petites portes particulières percées dans la partie est des trois enceintes. Nous l’avons dit, jamais aucune sentinelle ne factionnait dans la cour des fournisseurs, mais, le soir, un énorme molosse, en subsistance dans la forteresse, y était lâché, moins pour donner l’alarme en cas d’évasion que pour l’empêcher lui-même d’aller rejoindre ses congénères du voisinage. Peaunoire entretenait des relations d’amitié avec le molosse et lui apportait souvent quelque os à ronger. Ce soir-là, il s’était bien gardé d’oublier son présent. Ce devait être le dernier, car, dès qu’il y eut porté sa dent, le gros chien tomba foudroyé. Pour son malheur, il n’avait pas appris l’histoire du baiser de Judas, et l’eût-il connue, qu’il n’aurait jamais pu soupçonner un os de lui vouloir tant de mal. Le chien mort, en silence, Peaunoire avait introduit les six argotiers choisis par lui dans la cour des Miracles. On s’était employé à dépouiller le chien, dont la peau devait être utilisée comme on le verra, puis, la forge allumée, les armes choisies, les postes distribués, en silence, on avait attendu le moment d’agir. Le prisonnier s’étant décidé à sauter à terre, alors que Bernard affolé courait sur son mur, c’est hors de la présence de ce dernier que l’attaque s’était produite. Jacques de Villeneuve-Marsan n’avait rien pour protéger sa poitrine contre les coups qui devaient tous marquer et, seul contre sept, comme arme défensive, il possédait seulement un pauvre poignard ébréché et tout usé. Mais que peuvent faire le nombre contre le prestige, la force brutale contre l’adresse, le bonheur de la position contre la tactique, le poids contre l’agilité, la férocité des armes contre la vaillance sublime, dominatrice, inflexible? Le marquis s’était retiré du premier choc sans blessure apparente et en jetant bas l’un des misérables stipendiés: Nathaniel le Lépreux. La seconde reprise lui avait été moins favorable; s’il avait tailladé le pourpoint de Fargas et scié deux doigts à Grosse- Bille, par contre il rapportait lui-même de nombreuses blessures: à l’épaule droite un sillon creusé par le fouet de fer de Peaunoire, au front une brûlure du tisonnier de Michel l’Arsouille, au sein un morceau de chair arraché par les tenailles de Col-d’Azur. Sa poitrine était en sang, sa tête en feu. Sa longue détention l’avait bien mal préparé à cette succession d’efforts terribles; ses muscles perdaient de leur élasticité, ses forces s’épuisaient, mais on pouvait deviner à la farouche résignation de sa prunelle enflammée qu’il ferait mordre la poussière à plus d’un ennemi avant de consentir à tomber. Coeur-d’Amour tourna l’angle du mur à ce moment-là. En apercevant ce lion blessé dominant encore de la tête la horde des tigres acharnés contre lui, il fut saisi tout à la fois d’une folle épouvante et d’une admiration sans borne. Il vit, spectacle à donner le frisson et à dilater le coeur, il vit les assassins se jeter avec rage et tous à la fois sur le malheureux; il entendit les lâches instruments faire sonner son buste ou grésiller sa chair, mais il constata aussi que les misérables, assez maltraités encore une fois, battaient en retraite. Ce fut alors qu’il se pencha de nouveau sur les piques plantées et que, ne pouvant franchir lui-même ce véritable piège à fauves, il prit Grain-de-Raison par la peau du cou, le balança et l’envoya rouler au milieu de la cour. La chute du chien provoqua une trêve de stupeur. Tous les regards se portèrent sur lui d’abord, puis sur Coeur- d’Amour. Cependant, comme l’animal semblait plus joueur que dangereux -il s’était immédiatement attaqué aux piques plantées au lieu de courir sus aux bandits -et que le personnage campé sur le mur n’avait aucun moyen de descendre, le sous-ordre de Gaspard Mouvette commanda à mi-voix: -Encore un coup, mes agneaux!... Cet hérétique damné n’en peut plus... Nous le tenons! Peu importait aux argotiers que le prisonnier fût papiste ou huguenot. Le vrai est qu’ils se fussent abstenus de commencer la danse s’ils avaient pu savoir à quel rude jouteur ils allaient avoir à se frotter. Ils étaient tous plus ou moins éclopés, juraient en sourdine et se fussent échappés de grand coeur si la porte n’eût été close. Pour la troisième fois, ils marchèrent au marquis. -Tous au bras droit, conseilla le vaillant duc d’Égypte. Il faut arracher son dard à ce frelon! Pour cette bonne parole, l’héroïque vieillard gratifia Ripaudier d’un si violent coup de poing sur le sommet du crâne que le père d’Isis-la-Belle, autant dire assommé, roula entre les jambes de ses complices sans faire ouf! -Deux! compta tout bas le marquis. Les meurtriers se sentirent les coudes pour entourer le prisonnier d’un rempart d’airain, mais ils s’arrêtèrent soudain et tournèrent la tête. -Va donc! va donc! criait Coeur-d’Amour en se démenant sur l’arête du mur. Sus aux bandits! Grain-de-Raison... Mords-les!... Étrangle-les!... Hardi, mon chien!... «Ah! Vertudiable! À quoi s’occupe-t-il, ce stupide animal? Dès qu’il avait pu se relever, nous l’avons dit, l’intelligent barbet, saisi d’une sorte de démence, s’était rué sur les piques immobiles. Aussi les mercenaires, un instant pris de crainte au sujet de leurs mollets, s’étaient-ils bien vite tranquillisés, ce chien fou leur paraissant quantité négligeable. C’était une faute! Le barbet en avait profité pour mener à bien un travail considérable. En quelques instants, déterrant les lames de fer avec ses griffes, ou les arrachant avec ses dents, il avait défriché trois à quatre mètres carrés de terrain de sa plantation métallique. C’est le spectacle de cette incompréhensible moisson qui venait d’arrêter la marche des meurtriers et occasionnait la trêve actuelle. Il y avait plus d’ingéniosité dans une seule cervelle canine que dans les cinq têtes obtuses des sanguinaires forgerons restés debout. Ceux-ci se demandaient à quoi pourrait être utile ce nettoyage de l’enragé barbet, et, n’eût été l’effroi qu’ils avaient encore du vieillard épuisé, peut-être se seraient-ils permis d’en rire. Coeur-d’Amour lui-même ne devinait pas. Il répéta: -À quoi s’occupe-t-il donc, ce stupide animal? Le captif ne pouvait s’y méprendre, lui! À l’heure où l’aile de la mort frôle une intelligence en pleine force, celle-ci acquiert une sensibilité multipliée; c’est la victoire de l’esprit sur la matière. Le Grand Marquis considéra le chien, puis son regard s’éleva jusqu’à Bernard. Pour la première fois, il parla. -Mon fils, prononça-t-il lentement et d’une voix sonore, qu’il étouffait à dessein, ton chien prépare la place où tu pourras sauter, si tu viens pour moi. Et comme le chevalier se ramassait déjà: -Arrête, enfant! commanda-t-il en étendant la main, ton bras me serait inutile, je ne demande que ton épée! Bernard hésita. Il lui déplaisait d’envoyer son épée. Il la savait fée, mais sans l’aide du poignet qui la savait manier, accomplirait-elle des prodiges? La minute prise par cette réflexion, d’ailleurs, il n’était déjà plus temps d’accéder à la prière du prisonnier, car Peaunoire, comprenant enfin combien s’augmenteraient les risques à courir si l’énergique vieillard venait à posséder une pareille arme, venait de donner le signal du dernier assaut. L’innommable combat reprit plus acharné, plus sauvage que jamais. Tout en se défendant contre les ignobles instruments de torture qui martelaient sa chair et la tenaillaient, Jacques de Villeneuve-Marsan continuait, d’une voix brisée: -Ma vie s’en va goutte à goutte, mon fils!... Au nom de celui dont tu portes le nom!... Au nom de celle qui te mit au monde!... «Ah! les lâches! les lâches!... «Ton épée, jeune homme!... Ton épée!... Au nom du Créateur!... Au nom de la vierge que tu dois aimer!...» C’en était trop!... Et puis Grain-de-Raison, la gueule toute rouge, venait d’achever son défrichement. D’un bond de panthère, Coeur-d’Amour quitta la muraille. -Mon épée? cria-t-il étant encore entre ciel et terre, la voici!... Je vous l’apporte! Avez-vous vu tomber la foudre? La foudre est moins rapide! Le second élan de Coeur-d’Amour le porta jusqu’au milieu des assassins. Ah! ventre pape! il avait dégainé la flamboyante rapière de Spolto et jamais l’acier de Milan ne devait exécuter plus prestigieuses estocades. Le Grand Marquis avoua plus tard n’avoir pu contrôler aucun des coups, tant l’affaire fut vite terminée. Durandal ouvrit une brèche dans la montagne! qu’était cet exploit de l’épée du paladin Roland auprès de ceux accomplis par celle de notre héros qui, en un instant, joncha le sol de chaînes rompues, de tenailles désassemblées, de marteaux brisés, de tridents faussés, de tisonniers tordus? Son premier fendant coupa Grosse-Bille en deux et sectionna le crâne pourtant dur de l’Arsouille. Un coup de pointe détaché en pleine poitrine mit fin à la brillante carrière de Peaunoire. Il était dit que cet employé subalterne ne devait point connaître les joies réservées au tourmenteur-juré. Les mieux partagés en la circonstance furent Col-d’Azur et Fargas, qui ne perdirent chacun qu’un oeil, le droit, notre chevalier leur ayant fait l’honneur de la redoutable botte de Spolto! La nuit était complètement venue, et les lueurs mourantes de la forge éclairaient seules d’une sanglante traînée la cour des fournisseurs, témoin de cette hécatombe. Jacques de Villeneuve-Marsan, ruisselant de sang, mais ne sentant plus la morsure de ses plaies, considérait cette scène de cauchemar avec une sorte de stupeur. Coeur-d’Amour essuya sa lame au tablier de Peaunoire, alla vers la porte et l’ouvrit -la clé étant encore dans la serrure -puis il revint fléchir un genou devant le prisonnier: -Grâce à Dieu! monseigneur, vous êtes libre! Il se trouvait en pleine lumière. Un instant, les yeux fatigués du Grand Marquis se reposèrent sur lui: son front se plissa. Il semblait faire de violents efforts pour fixer un souvenir rebelle. -Par le Dieu vivant! fit-il à mi-voix, serait-ce le jeune cavalier que dans son sommeil hypnotique, Gloriette me montra suivant les dames de Villeneuve-Marsan? Bernard s’étonnait de son silence. Soudain, il tressaillit profondément, car le vieillard disait: -Jeune homme, vous possédez la vaillance de votre père et ressemblez à votre mère! Son père! Sa mère! Allait-il entendre parler d’eux en ce lieu? Non!... car le marquis reprit tout aussitôt, en passant la main sur son front: -Que vais-je rêver là? L’enfant fut tué au sac d’Astaffort! -Seigneur, osa dire le chevalier, il serait peut-être imprudent de nous attarder ici. Le lion délivré ne l’écoutait point, il poursuivait, suivant une vision du passé: -Le fils de Blanche aurait eu quatre ans lorsque Marie me donna deux filles: ma blonde Ghislaine et ma brune Solange... -Seigneur, je suis ici pour vous servir. Mon cheval est dissimulé sous le bois... En un temps de galop il vous portera jusqu’à l’hôtel de Villeneuve-Marsan où Mme la marquise et M1le Solange... La poitrine du marquis rendit un sanglot: -C’est vrai! C’est vrai! Je n’ai plus qu’une fille... l’autre me fut volée!... Coeur-d’Amour, très affecté par cette douleur, allait insister, un grognement de Grain-de-Raison l’en empêcha. Le vieillard et lui s’élancèrent en même temps vers le coin de la cour d’où était parti ce cri. Là, ils furent témoins d’un spectacle plus comique que tragique. Poussé par son instinct, Grain-de-Raison avait flairé l’un après l’autre les corps des argotiers morts ou blessés et s’était enfin arrêté auprès de la première victime du guet-apens. Partout ailleurs, il avait respiré l’odeur du sang humain, mais devant Nathaniel le Lépreux, son bon sens de chien s’était quelque peu trouvé dérouté. Il faut dire de suite que l’archisuppôt, presque centenaire, bien qu’il parût avoir le visage abominablement écrasé, se portait on ne peut mieux, cette horrible blessure ayant été habilement simulée par lui, dès le début du combat, pour lui permettre de tomber avec honneur, et, par suite, de se mettre à couvert des coups qui ne pouvaient manquer de pleuvoir. Bien plus, ce voluptueux sybarite, avant de tomber, avait eu le soin de choisir la place la moins dure, et il s’était laissé choir précisément sur la peau du molosse empoisonné et dépouillé. Le mélange des deux odeurs, celle de la peau sanglante et celle de la pommade pourprée qui enduisait la face de l’argotier immobile avait d’abord mis en défaut l’honnête barbet. Pouvait-il supposer tant d’impudente fourberie? Mais sa langue ayant par hasard pris contact avec l’enduit de la mensongère blessure, un haut-le-coeur de réprobation lui avait fait pousser le grognement. Alors, délicatement, il avait saisi entre ses puissantes mâchoires ce qui lui semblait être un répugnant furoncle: la proéminence nasale du fils de Sion, et cherchait à l’extirper, comme il s’était employé naguère à déraciner les piques. Le malheureux défendait de son mieux sa trompe olfactive et nasillait lamentablement: -Hé là! Hé là! Est-ce la bête de l’Apocalypse? Ou m’a-t-on donné tout vivant à dévorer aux lions? Coeur-d’Amour, sur un signe du marquis, s’empressa de le délivrer. -O mes amis! ô vos Altesses! s’écria le faux patriarche en se jetant à deux genoux devant ses sauveurs, vîtes-vous mon courage alors que, comme le prophète Daniel, je tenais tête aux carnassiers? -Tu étais du nombre des assassins! dit Bernard. -Ah! par exemple, sérénissime seigneur, moi avoir pactisé avec ces lâches? Jamais!... J’étais ici pour diminuer leur nombre et offrir mes services au noble prisonnier... -En faisant le mort? -Hélas! Vos Altesses, le grand âge a fait de moi un petit enfant... une innocente et frêle créature chrétienne... Je m’étais endormi!... «Mais, s’empressa d’ajouter le rusé matois, mon décès prématuré ne vous eût servi à rien, illustres seigneuries, tandis que, vivant, je puis facilement vous donner la marche à suivre pour faire échapper celui dont on venait de décider la fin. L’ordre venait de Catherine, n’est-ce pas? -De la mère du roi?... Au juste, je ne saurais l’affirmer à Votre Excellence, mais il est certain que Peaunoire -Dieu lui soit miséricordieux! -fréquentait assidûment le sieur Gaspard Mouvette, officier de l’hôtel de Soissons... -Je m’en doutais! Il y eut un silence. Le marquis pensait: «Cet homme dit vrai. Si la tueuse couronnée apprend mon évasion, elle me fera rechercher et poignarder par ses sbires. Les miens perdraient leur défenseur... Comment faire?... Qui croire?» Il mit la main sur l’épaule de Nathaniel, qui fléchit sous le poids et demanda: -Que devait-on faire de mon corps? -Voilà qui est dur à dire. -Va! je t’écoute... Je te fais grâce si tu te rachètes en me sauvant, et je fais grâce aux misérables qui survivent, si tu me réponds de leur silence. -Oh! je garantis qu’ils n’iront point se vanter d’avoir manqué leur coup. -Alors, parle... et sois bref! -Que Votre Éminente Munificence m’excuse... l’ordre était sacrilège! -Sacrilège? -Infâme! Ignoble! Révoltant!... Pensez donc, coudre un corps de chrétien dans une peau de chien... -On avait osé? s’écria Coeur-d’Amour, tremblant de fureur. M. de Villeneuve expliqua avec calme: -Il n’est rien que Catherine ne puisse oser! -Oui, Votre Honneur! D’ailleurs... voici, toute prête, la peau de l’animal... -Et, moi cousu dans cette peau, où devait-on la conduire? -À Montfaucon! -Aux fourches patibulaires? -C’était l’ordre. -Infamie sans nom! grinça Coeur-d’Amour. Ses dents se choquaient, ses yeux lançaient des flammes... Abomination! c’était au père de Solange qu’une femme scélérate avait projeté de donner une peau de chien pour linceul! À côté de lui, la froideur apparente du vieillard à la poitrine sanglante semblait extraordinaire. -Comment te nomme-t-on? demanda-t-il -Nathaniel, pour servir Votre Hautesse. -Eh bien! Nathaniel, tu vas pouvoir servir Ma Hautesse, comme tu dis, tout en ne désobéissant pas à la forcenée luronne qui me veut voir au gibet. Bernard fut effrayé... Le malheureux gentilhomme, dont l’esprit avait dû s’affaiblir durant sa longue captivité, et dont les derniers et gigantesques efforts n’avaient pu manquer de perturber le moral, perdait-il la raison?... Le dilemme qu’il semblait vouloir résoudre étant du domaine de l’utopie marquait peut-être cette fêlure, encore à peine visible, par laquelle suinte et disparaît l’intelligence la mieux assise. Son anxiété était telle que le Grand Marquis la remarqua et en devina le sens. -Jeune homme, fit-il paternellement, il est téméraire de juger sans comprendre. À cheveux noirs, vigueur et témérité; à cheveux gris, ruse et diplomatie... «Si je tiens à la vie, c’est moins pour moi que pour le roi, que pour les miens... «Sais-tu pourquoi je veux être pendu? -Non, seigneur. -Pour pouvoir agir ensuite en toute sécurité! -Ah! fit Coeur-d’Amour en reculant d’un pas. Il comprenait de moins en moins. Nathaniel branla la tête d’un air entendu. -Bon moyen, murmura-t-il, le seul qui puisse être envisagé... Je me serais même permis de le conseiller à monseigneur, si monseigneur ne s’en était avisé de lui-même. -Oses-tu bien, vieux drôle! C’était encore notre chevalier qui se révoltait. -J’ose d’autant plus, riposta l’argotier ironiquement, qu’il faut bien avoir un homme de bonne volonté pour se substituer à M. le marquis dans la peau de chien... -C’est donc un autre corps qu’on va mettre dans cette peau? -Ne l’avez-vous pas encore compris? -Et tu as pensé que moi? -Dame! c’est un service à rendre! -Trêve de plaisanterie! coupa le marquis. Un de ceux-ci pourra me remplacer. Son doigt tendu désignait les corps couchés sur le sol. -O Votre Altesse! Gardez-vous bien de toucher à ceux-ci... Ils sont comptés!... Leur nombre doit être retrouvé! C’était logique... Il y eut un silence angoissant. Soudain, les trois hommes dressèrent l’oreille. Derrière la muraille, dans le chemin de ronde précédant la cour des fournisseurs, des pas se faisaient entendre. -Alerte! souffla Coeur-d’Amour en tirant son épée..., nous avons trop tardé! M. de Villeneuve tenait déjà son poignard ébréché. -Celui-là, murmura-t-il, quel qu’il soit, Dieu nous l’envoie! Tous trois se portèrent des deux côtés de la porte ouverte, et attendirent. Les arrivants -car ils étaient deux -avançaient sans se hâter, mais aussi sans crainte... Ils venaient, insoucieux, vers la mort! IV DANS LA PEAU D’UN CHIEN. La lune se dévoilait coquettement vers l’angle sud-est du donjon; sa lumière blafarde laissait encore dans l’ombre le terrain de la récente bataille, mais elle frappait en plein l’ouverture surveillée par les trois hommes et par le chien. La première tête qui se présenta dans l’encadrement éclairé fut celle d’un animal aux longues oreilles. «O, mes amis, pensa mentalement Nathaniel, qui possédait sa bible, l’holocauste sera d’importance! À Abraham, le Seigneur n’adressa qu’un bélier... À nous, dans sa munificence, il nous apporte un âne!» Dans sa hâte de faire preuve de repentir, il ouvrait déjà son couteau pour saigner la pauvre bête. Un saut brusque exécuté par Grain-de-Raison lui arracha cette arme d’entre les doigts. En même temps, était-ce fraternité animale ou signe d’amitié, le barbet, sans japper toutefois, se dressa sur ses pattes postérieures pour lécher les naseaux du survenant. -Oh! oh! fit une bonne grosse voix derrière lui, m’est avis qu’on peut entrer au Louvre aussi facilement qu’en un moulin de chez nous... «Ventre de puce! fallait-il faire tant de ruban de route pour aboutir à une cour de France qu’on dirait d’une prison! Le beau parleur entrait à son tour. Le bras levé du marquis projetait déjà sur sa tête la lame dentée de son terrible poignard, mais Coeur-d’Amour avait eu le temps de reconnaître son écuyer, et l’arme meurtrière, saisie à pleine main, fut rompue net au ras de son manche. -Pardonnez-moi, monseigneur, disait en même temps le jeune homme; celui-ci est presque mon frère. -Ah! par exemple! la bonne rencontre! s’écria Matraque ébaubi. Monsieur le chevalier au Louvre! Est-ce assez cocasse, moi qui le croyais ou prisonnier ou tué. -Où avais-tu pris cela, imbécile? -Je suis heureux de trouver monsieur le chevalier en santé, en belle humeur et bien en cour! Après avoir erré tout le jour, Matraque, nous le savons, avait cru voir passer non loin de lui, dans le bois de Vincennes, son maître, Djaoulia et Grain-de-Raison. En suivant la même route, il s’était heurté aux défenses du château... Ce devait être là le palais tant cherché par lui... enfin! Quel bonheur!... Il allait pouvoir livrer son gênant colis et toucher les cinquante pistoles. Mais il avait dû perdre un précieux temps à faire le tour de l’enceinte, à parlementer à la porte du Nord, à vouloir se faire ouvrir la porte du Sud, et c’est Muletmio, finalement, qui lui avait fait découvrir la petite ouverture sans défense de la triple enceinte du donjon. -Bien en cour? répéta Bernard. Où te crois-tu donc? -En voilà une question... Au Louvre, pardi! -Mais non, malheureux, tu es à Vincennes. -À Vincennes, pas possible! -Tu cherchais un palais, et tu es entré dans une prison! -Oh! sans difficulté, car, pour une prison, sans mentir, en voilà une qui est particulièrement ouverte à tout un chacun et très peu fermée, monsieur le chevalier. Nathaniel ne prenait aucune part à cette conversation. Entraîné par le mercantilisme de sa race, il accompagnait Muletmio dans sa promenade autour de la cour et inventoriait avec un âpre plaisir le tas de guenilles qui pendaient de droite et de gauche sur les flancs du quadrupède. Le pauvre animal, toujours à la recherche d’une nourriture quelconque, évitait à grand-peine les humides témoignages d’affection du barbet, butait contre les corps étendus, marchait sur les mains des éborgnés et les forçait à gémir, preuve qu’ils se reprenaient à vivre. Le marquis vint poser sa main sur l’épaule de l’écuyer. -Oh! fit celui-ci en se signant et en cherchant à se dégager; un supplicié! Oh! Le torse nu du vieillard, le sang qui collait sa barbe, ses cheveux et formait des peintures bizarres sur sa poitrine, firent perler une sueur froide sous le chapeau du bon garçon. Ses efforts restèrent sans effet. Le vieillard tenait bon. -L’ami, fit-il d’une voix grave et triste, je rends grâce à Dieu de t’avoir fait entrer ici aux lieu et place de tout autre. «Tu vas comprendre pourquoi. L’autre fût mort, tué par moi, toi tu respires encore et ne dois rien redouter, puisque la protection de cet héroïque jeune homme te couvre... -Eh bien, si je m’attendais à celle-là! soupira Matraque la poitrine serrée. -Tais-toi!... Bénis ta bonne étoile comme je sais gré à ton protecteur de m’avoir épargné un crime monstrueux... «Ah! Croix du Christ! Pour une fois, ma devise aura menti... À tout! dit-elle... Oui, on peut être prêt à faire tout ce qui est bon, noble et généreux... mais pour ce qui est contraire aux lois de l’honneur, malo mori! -Que dites-vous, seigneur? s’écria Coeur-d’Amour épouvanté; pouvez-vous penser à mourir? -Mon fils, même au prix de son existence, un Villeneuve ne devait pas, ne pouvait pas devenir homicide... «À partir de cet instant mes heures sont comptées, car, pour tromper Catherine et lui faire croire à ma mort, il fallait, ce qui n’est plus possible, substituer au mien un autre cadavre! Au loin, comme un écho, la voix effarée de Nathaniel répéta: -Un autre cadavre! Et l’argotier revint vers le groupe avec rapidité en redisant: -O seigneuries, ô vos altesses! dans le paquet, sur le baudet - est-ce un baudet ou un mulet? -je viens de sentir une chose inerte, un autre cadavre! Bernard et M. de Villeneuve se regardèrent anxieusement. Cette découverte se produisait avec tant d’à-propos qu’ils n’osaient y croire. -Dame! monsieur le chevalier, déclara Matraque, autant vous dire tout de suite le fin du fin, pas vrai?... Ce n’est ni vous ni le vieux discoureur, tant endommagé, l’altesse, comme dit l’autre, qui irez me vendre. -Eh! parleras-tu, à la fin, maudit bavard! tonna le Grand Marquis. Est-ce vrai?... Y a-t-il un défunt sur ta monture? -S’il y en a un? Sans doute! -Où l’as-tu pris? -Je ne l’ai pas pris, bien sûr; on m’en a chargé de force. -Quand cela? -Ce matin. -Il y a donc quatorze heures et plus que tu te promènes en cette compagnie? -Encombrante, mon bon monsieur; hélas! oui... Le diable, un certain païen nommé Salem-Kébir... -Sans doute le protecteur de la jolie Fiamma? réfléchit Coeur- d’Amour revoyant soudain la scène de la Maison des Mignonnes. -... m’avait donné mission, poursuivait Matraque, de lui mener au Louvre ce funèbre colis... Je devais toucher cinquante pistoles pour ma peine, si j’arrivais à temps... Au cas contraire, on ne devait m’octroyer que cinquante coups de bâton... «Cinquante coups de bâton... à moi, Matraque, fils de Gourdin, pensez donc, c’était me menacer d’un conseil de famille!... Or, comme à présent le conseil de famille doit être réuni à m’attendre, je n’éprouve aucune hâte à me mettre en rapport avec lui et suis heureux d’avoir égaré le Louvre. -Me céderais-tu ce corps contre les cinquante pistoles promises? interrogea le vieillard. -Ah! ventre de puce! je crois bien, et même pour beaucoup moins! N’ayant rien trouvé à se mettre sous la dent, le mulet revenait vers son maître. Les quatre hommes l’entourèrent et écartèrent les défroques de la garde-robe de Courmantel. Alors, couché en travers de la selle, ils purent deviner, bien plus que voir, une forme humaine: celle d’un gentilhomme tout jeune, à en juger par la richesse de ses vêtements et la sveltesse de ses membres. Nathaniel parla bas au marquis. -L’ami, dit ce dernier en s’adressant à Matraque, veux-tu me voir doubler la récompense promise? -Cette bêtise? -C’est une acceptation?... Donc à partir de cet instant, tu auras pour compagnon ce bonhomme -du doigt il désignait Nathaniel -qui sait ce qu’il faut faire et connaît la route à suivre... «Ne t’étonne de rien... Si macabre que te paraisse la besogne qu’il te commandera, obéis-lui... Fais-la!... Et, demain, tu pourras venir toucher tes cent pistoles à l’hôtel de Villeneuve- Marsan, au faubourg Saint-Germain. Son oeil sévère se posa sur l’archisuppôt. -Toi, si tu venais à me trahir, où que tu sois, je t’atteindrais! Le simili centenaire se laissa tomber sur les deux genoux. -Oh! sérénissime seigneur! -C’est bon, agis comme il a été convenu... et surveille les survivants. Tu me réponds de leur silence!... Va au rapport chez l’Italienne... Remplace le chef assassin dans ce qu’il lui reste à faire... Il faut que l’on me croie mort! D’un pas assuré, il se dirigeait déjà vers l’ouverture de l’enceinte lorsque Coeur-d’Amour l’arrêta par ces mots: -Seigneur, oserai-je vous offrir ma cape pour vous couvrir? Le prisonnier passa ses mains sur son torse verni de sang séché et murmura: -Je dois être à faire frémir! Puis, s’approchant de Muletmio, il attira au hasard une souquenille incolore et élimée dont il se revêtit sans répugnance. Ainsi déguisé il sortit de la cour des fournisseurs en pensant: «Qui serai-je?» En effet, au profond dégoût de Matraque, Nathaniel s’était saisi du malheureux Jean du Gaz et l’épinglait déjà dans la peau du molosse empoisonné. Or, c’était le symbole du Grand Marquis qui disparaissait ainsi, et, s’étant lui-même et volontairement retranché du nombre des vivants, ne pouvant plus être qui il avait été, il se demandait qui il serait. Aucun nuage ne voilait la limpidité du ciel où les étoiles brillaient en grand nombre. Rien ne troublait le silence de cette nuit claire, car le vent de giboulée n’avait soufflé qu’un instant. Dès qu’il eut passé les trois enceintes et franchi le fossé, le prisonnier s’arrêta. -Liberté! murmura-t-il d’une voix émue, je doutais de pouvoir te reconquérir... Comment ai-je pu vivre aussi longtemps entre quatre murs, privé de mouvements, d’air et de lumière? -Seigneur marquis, conseilla Bernard, poussons plus loin, je vous en supplie! Ici la lune nous trahit! Grain-de-Raison ne s’était pas arrêté, lui. Courant directement au buisson au milieu duquel était dissimulée Djaoulia, il avait troué les frêles ramures pour aller porter à la jument des caresses semblables à celles déjà prodiguées au mulet. Le vieillard ouvrait largement ses poumons. Il répondit: -Tu n’as pas idée du bien-être qu’on éprouve à se sentir libre, toi qui le fus toujours... «Laisse-moi respirer, mon garçon. Je ne suis plus jeune, mes membres se sont rouillés dans un repos forcé et je viens de leur demander un rude effort... -Et puis, vous êtes blessé? -Peuh! les égratignures faites par ces sacripants inhabiles et couards sont toutes superficielles; ils se tenaient à une telle distance de mon poignard que c’est à peine si leurs touches réussissaient à enluminer mon vieux cuir à la façon des peintures de guerre en usage chez les Indiens... Non, je suis épuisé, voilà tout... «Hein! as-tu entendu? Un hennissement joyeux venait de traverser la nuit. -C’est mon cheval, monsieur le marquis. Ce pauvre animal nous sait près de lui et nous appelle. -Un cheval tout blanc, n’est-ce pas? -Avec une étoile noire au milieu du front. -De ma cellule du donjon, fit le vieillard en souriant, je n’ai pu deviner l’étoile, vous étiez trop loin... Mais je vous avais vu venir et je me disais: «Est-ce l’envoyé de mon frère Jacques ou est-ce seulement un amoureux qui vole au doux rendez-vous donné?...» -Tu as droit à une charmante maîtresse, l’ami... Dis-moi, la tienne est-elle aussi jolie que Solange? Le visage de Bernard s’empourpra. Il n’osa répondre. -Croix du Christ! les jeunes gens de ce temps seraient-ils diplomates à ce point?... À ta place, je me serais hâté de répondre: «-Celle que j’aime est la plus belle... «Mais je suis de la vieille école!... Si je prends ton cheval, pourras-tu gagner de pied le lieu vers lequel tu allais? -Si vous voulez bien le permettre, seigneur, je me rendais au donjon. -Certes, je te le permets!... Mais alors tu serais donc celui que j’attendais? Le chevalier, ébahi, balbutia: -Vous m’attendiez? Le marquis posa ses deux mains sur les épaules de Bernard et plongea dans ses yeux un regard si profond que le jeune homme détourna la tête. -Dis, tu venais m’apporter mon épée? -Je venais vous offrir tout ce qui m’appartient: épée, bras et coeur! -C’est cela! c’est bien cela!... Enfant, tu m’étais envoyé par mon frère Jacques, par mon frère Jacques qui doit reconnaître en toi le vivant portrait de sa Blanche adorée... «Connais-tu ce cri: Cur non?... et cette devise: Arma, Armor, Morte? -Pardonnez-moi de vous désabuser, monsieur le marquis; en quelques heures vous êtes le second à voir en moi un autre que moi-même... Effectivement, je connais ce cri et cette devise... -Et tu vas me dire que le hasard seul te les a communiqués? -C’est vrai! -Têtebleu! est-ce aussi à l’aveuglette que tu venais à Vincennes? -Pour cela, non, seigneur. -Eh! je le savais bien, car je t’attendais!... Le billet ne me disait-il pas: «Le moment venu, tu auras avec toi un homme dévoué: épée, bras et coeur!» -Le billet! répéta Bernard en ouvrant des yeux où se lisait la plus violente surprise, quel billet? M. de Villeneuve-Marsan fit un pas en arrière et frappa du pied. -Dieu vivant! jura-t-il, je te préférais besognant de l’estoc, mon fils. Quelle est cette charade?... Où donc aurais-tu pris l’idée de me venir défendre sous le donjon, si tu n’avais pas été mis au fait de mes projets d’évasion? En quelques mots, Coeur-d’Amour expliqua au captif par quel concours de circonstances imprévues, lui, arrivant à peine à Paris, et ignorant tout de la capitale, avait pu surprendre le conciliabule des deux maîtres assassins, qui croyaient converser en toute sécurité dans la Maison des Mignonnes; son irruption dans cette maison, la fuite éperdue des misérable et la résolution rapide qui s’était ancrée en lui de faire tout au monde pour empêcher les mercenaires de mener à bonne fin leur infâme projet. Bien entendu, il ne fit point mention de son irruption dans le salon occupé par les mignonnes et les mignons, ni de ce qui s’en était suivi, car le marquis n’eût pas manqué d’être frappé par le récit de cette chevaleresque intrusion dans ses propres affaires et de lui demander, peut-être, à quel titre il s’était si vaillamment posé en défenseur des siens. À mesure qu’il parlait, le visage de M. de Villeneuve-Marsan reprenait une expression de grande sérénité. D’après les portraits esquissés par le jeune homme, il lui avait été facile de mettre leur nom sur les figures sournoises et patibulaires de l’ordonnateur du guet-apens et de son complice. Le premier ne pouvait être que Gaspard Mouvette, celui-là même qui était venu lui offrir sa liberté -à quel prix? croix du Christ! - au nom de Catherine de Médicis... Le second était Peaunoire, le lâche manieur de fouet fait de chaînes cloutées!! Mais le billet trouvé par Gloriette dans la cachette du trésor, ce billet qui lui promettait l’aide d’une épée bien emmanchée, lorsque le moment serait venu... Ce billet, que signifiait-il alors? -Grâce au Seigneur, et aussi grâce à toi, mon fils, prononça-t-il au bout d’un instant, avec une gravité singulière, la trahison a été déjouée, car c’était avec l’espoir de me le voir utiliser au profit de sa trame que l’Italienne avait fait laisser dans ma prison le poignard denté... Par la mort du Sauveur! je suis honteux de m’être montré aussi peu empressé à te marquer ma gratitude comme il se devait... Mais j’avais l’absolue conviction que tu m’étais envoyé. -Je me suis juré de vous consacrer mon existence, balbutia Bernard. -À moi? Oh! Oh! ceci cache un secret, l’ami?... Garde-le! Il ne faut point donner plus qu’il n’est besoin... Comme la mienne, ta vie doit être au roi... Mais la mienne doit avoir encore un autre but: protéger ma femme, sauver mes filles! -Vos filles, seigneur? -Ne crois point que je déraisonne... Depuis ce matin j’ai fait le serment d’adopter une admirable et malheureuse enfant... une pauvre muette... -Gloriette! s’écria Coeur-d’Amour. -La connaîtrais-tu? -Seigneur, je la vis une seule fois, la nuit dernière. C’est un ange! Nous nous sommes promis l’un et l’autre de nous aimer comme frère et soeur. Le Grand Marquis souriait en regardant le chevalier. -Comme frère et soeur! fit-il tout bas. Est-ce donc là le cavalier auquel songeait ma douce compagne de captivité lorsque je la vis le regard brillant, le sein agité?... «O jeunesse!... Comme frère et soeur? Traduction pleine de parfums!... erreur ingénue de deux coeurs qui se voudraient pencher l’un sur l’autre!... Il y avait déjà un bon moment que Muletmio, portant le sinistre déguisé destiné aux échelles de Montfaucon, avait retraversé le fossé creusé autour de la forteresse, et, guidé par Matraque que dirigeait Nathaniel, s’était mis en route, sur la droite, vers les cultures de Montreuil et de Ménilmontant. Derrière eux, Ripaudier ressuscité, soutenant Fargas l’idiot et Col d’Azur, tous deux moins clairvoyants que par le passé, avait pris le même chemin. Maintenant, le bruit de leurs pas se perdait au loin et l’on n’entendait plus qu’un singulier remue-ménage dans le buisson de Djaoulia. Bientôt les deux interlocuteurs en comprirent la raison, car Grain-de-Raison, tirant la jument par la bride à la façon d’un palefrenier, en ressortait triomphant. Jacques de Villeneuve parut se réveiller en les voyant venir. -Par le Saint Suaire! l’ami, avoua-t-il, s’il y a du paladin en toi, il y a aussi de l’originalité dans ce qui t’approche... «L’histoire de ta prise de Vincennes avec un chien comme seul soutien est à écrire... «L’abbé de Brantôme ferait une chronique saisissante s’il avait pu voir manoeuvrer ton barbet extirpant une à une toutes les dents du préau; mais il faudrait la plume du Loyal Serviteur ou celle de l’Arioste pour conter les exploits de ta fougueuse rapière, qui renversait tout ce qu’elle touchait, comme la fameuse lance d’Argaïl!... «Au fait, t’ai-je demandé ton nom? -Je n’oserai affirmer que celui-ci soit bien le mien, Seigneur, mais je n’en connais aucun autre; on me nomme Bernard d’Arma. Encore une fois le vieillard tressaillit violemment. Cependant, le nom prononcé par Coeur-d’Amour n’était peut-être point la seule cause de son émotion, car, à la minute même, deux bruits étrangers se firent entendre simultanément sur la droite et sur la gauche. Le bruit de droite était encore assez éloigné. Il venait de la route de Paris, sur laquelle un cavalier devait s’avancer au grand galop de sa monture. L’autre bruit s’entendait tout proche, il provenait des halliers de sauvageons qui se mariaient librement aux abords des murs de la réserve royale. C’était un pas hésitant et feutré, une marche qui aurait pu être prise pour celle d’un braconnier ou d’un malandrin, si le promeneur n’avait eu soin de s’accompagner en psalmodiant un chant triste, quelque chose comme une complainte. -Cette voix est celle d’une femme, murmura Coeur-d’Amour. -Et d’une femme que j’ai dû connaître dans le temps, garçon, répliqua le vieillard sur le même ton. Si je ne puis saisir ce qu’elle dit, ses accents me transpercent comme de vivantes douleurs. Bernard saisit la bride de Djaoulia et dit en tenant l’étrier: -Montez, seigneur. C’est miracle que l’alarme n’ait pas encore été donnée au donjon. Songez à votre sécurité! Songez... -Tu as raison, mon fils. Il me faut traverser le bois, la Seine et Paris avant d’arriver où je veux aller... Il me faut aussi découvrir un étuviste-barbier qui consente à faire de moi un autre homme... «As-tu cela dans tes connaissances? -Il y a l’étuviste de la rue du Pet-au-Diable. -Bien, fit le Grand Marquis en sautant en selle. Tu vas marcher à mes côtés... Aux abords de la porte Saint-Antoine, tu prendras ma place et je prendrai la tienne et, pour passer à la poterne, tu me pousseras devant, du plat de ton épée, en criant: «Place au gibier de M. le Grand-Prévôt!... Voici un malingreux qui s’en va sauter le pas à la croix du Trahoir! -S’il vous plaît, seigneur, ce cavalier semble se rapprocher de la chanteuse. -Et tu voudrais porter secours à cette dernière si l’autre lui voulait du mal... Je t’approuve... Mais rejoins-moi sans trop tarder, pour le passage de la porte, tu sais? M. de Villeneuve franchit le mur écroulé et s’élança sous bois. Grain-de-Raison le suivit. Il s’accoutumait assez facilement à changer de maître, cet excentrique barbet. V OÙ BERNARD VOIT POINDRE DE NOUVELLES AVENTURES. Un instant, Coeur-d’Amour resta sur place, prêt à s’élancer si le cavalier étranger s’avisait de vouloir barrer la route au fugitif. Il venait de réfléchir, en effet, que celui-ci était sans armes. En cas d’attaque, il est vrai, le titan épuisé par sa dernière lutte aurait la ressource de mettre Djaoulia à son allure de course, mais si le galop de la buveuse d’air ne pouvait être suivi par aucun autre coursier, si Grain-de-Raison pouvait aussi retarder la poursuite, il y avait à redouter l’intervention d’un mousquet dont le projectile se joue de toute rapidité. Heureusement il en fut pour son appréhension. Les dernières averses de mars ayant détrempé le sol des sentes de chasse et les sabots de Djaoulia n’arrachant aucune sonorité à cette terre meuble, Coeur-d’Amour put bientôt se convaincre que le cavalier de la route se rapprochait sans activer et sans soupçonner la présence d’un autre cavalier dans ses environs. D’ailleurs, l’ombre reportée des grands arbres avait dû dissimuler les fuyards aux yeux du nocturne chevauchant, qui semblait ne vouloir rejoindre que la chanteuse. À l’aide d’une traînée lumineuse, notre jeune homme le vit pousser sa monture vers le côté gauche de la route et pénétrer sous bois. Tranquillisé sur le sort du père de Solange, le chevalier revint à sa première place, pour voir la plaintive chanteuse au clair de lune, et, au besoin, la protéger contre de méchantes entreprises. Maintenant, le mur de la réserve le séparait seul de cette femme. En écartant les tiges de lierre, les cryptogames et les plantes pariétaires dont la verdure envahissante mettait un vivace manteau sur le chaperon, il pouvait la voir et l’entendre. Elle avait fait halte dans le tracé d’un ruban d’argent qui l’éclairait toute, et, tout en plaignant sa monotone mélopée, elle paraissait chercher quelque chose sur son bras gauche recourbé à la manière de celui d’une mère qui soutient son nourrisson. Elle n’avait pour vêtements que des haillons déteints, troués en plus d’un endroit, mais scrupuleusement propres et disposés avec une bizarre coquetterie. De vieilles chaussures trop grandes et crevées protégeaient imparfaitement ses pieds qui devaient être d’une petitesse exquise, à en juger par l’élégante finesse du bas de la jambe que dégageait une jupe lamentablement effilochée. Quel âge pouvait avoir cette coureuse égarée? Il eût été difficile de le préciser. Ses traits admirables marquaient encore la jeunesse, mais de nombreux fils blancs traçaient de pâles sillons dans l’or mouvant de son opulente chevelure. Un profond chagrin se lisait sur son visage, dont les yeux ne reflétaient pourtant aucune pensée. La cour des miracles était en deuil de sa «bonne jeune mère», de sa femme fétiche; depuis le matin de ce jour, Petit-Musc et Tafouilleux fouillaient Paris pour remettre la main sur Divine la Folle qui s’était échappée de son logis durant la nuit précédente et pendant le sommeil de ses veilleurs dévoués. Nous savons à la suite de quelles circonstances la démente, le cerveau traversé par un éclair de demi-raison, confondant l’enfant qu’elle pleurait avec le prisonnier dont on avait résolu la mort, s’était brusquement décidée à aller se mettre entre les assassins et lui. Mais ni Tafouilleux ni Petit-Musc n’étaient au courant de ce mystère, eux, et ils eussent pris pour un plaisant farceur celui qui serait venu leur dire où se trouvait Divine en ce moment. Comment la folle avait-elle pu faire tant de chemin sans rencontrer un seul des quarante mille aventuriers, truands ou ribaudes qui se solidarisaient en la compagnie des gueux et qui, tous, ne pouvaient manquer de la reconnaître? Comment surtout s’était-elle dirigée presque directement vers le château de Vincennes, inconnu d’elle? À défaut de l’intelligence, les fous, c’est reconnu, possèdent une sorte d’instinct supérieur à celui des animaux les plus admirés par l’homme. C’est à l’aide de cet instinct, fait d’intuition et de ruse, que Divine avait pu diriger ses pas et échapper aux recherches. En voyant cette malheureuse toute nimbée de rayons lunaires, le chevalier ne se méprit point sur son état; cependant, sans pouvoir comprendre le motif de son émotion, la tristesse stéréotypée au front de la folle le remua profondément. La douleur de cette inconnue mit en son coeur une souffrance aiguë. Il se secoua. Allons donc! devenait-il sensitif à ce point? Et pourquoi, grand Dieu! Pour quelle raison? Mais ce raisonnement d’esprit fort devait avoir un effet diamétralement opposé à celui qu’il en espérait. Il eût dû se boucher les oreilles. Il ne le put. Il écouta. La folle s’était reprise à bercer un imaginaire enfantelet. Sa voix au timbre pur s’éleva larmoyante, désespérée, poignante: Ô petit enfant, Où s’en est allée Ton âme envolée?... Mon coeur est mourant!... La lune blafarde De mes cris se nargue! Pour le coup, Bernard crut comprendre; alors ses paupières devinrent humides, son coeur chavira. Oubliant le motif de sa présence en ce lieu, ne pensant plus au cavalier dont le voisinage suspect l’avait incité à rester, il allait se montrer, essayer de consoler la folle, lorsqu’il se rejeta brusquement en arrière. Le cavalier venait de pénétrer dans la clairière en appelant: -Comtesse! Eh! comtesse! Bernard constata avec effarement qu’il s’était mépris sur le sexe de l’arrivant. C’était une femme! Une femme à la beauté impérieuse, tout à la fois prenante et froide; elle avait le teint légèrement bistré des errantes zingares; son oeil noir appelait et repoussait, commandait et suppliait. À remarquer cela, Bernard pensa tout de suite que cette femme devait marier en elle l’étrange pouvoir d’une nature ardente, d’un coeur de pierre et d’une âme vipérine autant qu’implacable. Elle portait un costume tzigane dont la jupe écourtée arrivait à peine aux tiges de ses hautes bottes à revers; une toque à plume d’aigle se posait à la crâne sur d’abondants cheveux noirs, naturellement ondulés, et les crosses de deux pistolets à briquet -armes nouvelles, d’une considérable valeur -sortaient d’entre les boutons de son justaucorps. «Voilà la cause de mon erreur, pensa Coeur-d’Amour. Il ne peut y avoir qu’une païenne pour oser se produire en cet audacieux et semi-masculin costume! «Ah! mort de mes os! la pécore se pose en lumière, et quelle fatale beauté elle vous a!... Il ne m’étonnerait point qu’elle ait déjà fait nombre de victimes, car, malgré la fraîcheur de son teint, la suprême harmonie des contours de son visage, je la crois beaucoup plus âgée que la pauvre éplorée. «En voyageant on apprend bien des choses, et combien de fois n’ai- je pas admiré les résultats rajeunissants des cosmétiques et des essences employées par les femmes de Syrie!... «Mais qui donc a-t-elle pu appeler comtesse?... Serait-ce?... Oui, ventre de pape! c’est la berceuse!... Alors, quelle affreuse déchéance!» Au cri poussé par la nouvelle venue, la démente, en effet, avait interrompu son chant et regardait tout autour d’elle avec égarement. -Qui a parlé? demanda-t-elle enfin. -C’est moi, comtesse... Regarde-moi bien... Ne me reconnais-tu pas? L’autre avança jusqu’à l’amazone, appuya ses deux mains au pommeau de la selle et regarda longuement. Puis elle fit un brusque saut en arrière et s’écria, se bouchant les yeux: -Si! oh! si, je sais qui tu es!... Tu es Phtah l’Égyptienne!... Phtah la sorcière! Celle que l’on venait de désigner par ce nom était en effet la Gipsy que nous vîmes déjà opérer au château de Bonaguil, lors de la maladie de langueur de Solange. On doit se souvenir que c’est sur son ordre que fut entrepris le voyage à la grotte de la Madeleine, voyage au cours duquel la jeune fille recouvra effectivement la santé et fit la connaissance de notre chevalier, qui avait mis en fuite Coeur-Volant et rudement malmené ses bandits. Comme Bernard d’Arma ignorait la part prise par la Gipsy dans la consultation médicale de Bonaguil, le nom de Phtah ne lui parut qu’original. S’il l’avait su, s’il avait connu, surtout, le chiffre de la grosse somme propitiatoire malheureusement perdue pour la sainte invoquée, nul doute qu’il n’eût fait un rapprochement entre le conseil donné par l’Égyptienne et l’attaque si bien combinée du bandit masqué. Mais il ne savait rien, nous le répétons, et sa perspicacité ne pouvait aller jusqu’à soupçonner qu’il avait sous les yeux la complice du guet-apens de la Vézère. «Où ai-je déjà entendu prononcer ce nom?... se demanda-t-il. Certainement, il ne m’est pas inconnu... Hé! qu’importe!... Cette amazone peu catholique acceptera-t-elle sans regimber le qualificatif de sorcière?» Phtah n’eut pas un mouvement de révolte. -Pauvre égarée, prononça-t-elle en adoucissant le timbre de sa voix, peux-tu traiter aussi durement ta véritable et seule amie? -Toi, mon amie? Toi, mon malheur! -Comtesse! -Je suis Divine la Folle! gémit l’infortunée. Où est la comtesse? -C’est toi, oublieuse... Rappelle tes souvenirs?... Déjà une fois je suis venue vers toi pour te dire: Comtesse, moi, ton amie, j’ai retrouvé la trace de ceux qui firent de ta vie un enfer, veux-tu te venger? -Me venger? De qui? -Écoute-moi bien. Pour la dernière fois je fais appel à tes sentiments de haine... «Si je me suis trompée sur ton compte, si tu as pardonné à tes bourreaux, si ta main se refuse à les frapper comme tu fus frappée toi-même, tu ne me reverras plus... Enfoui derrière les lichens, Coeur-d’Amour frémissait de tous ses membres. Il comprenait vaguement que ce n’était là qu’une entrée en matière destinée à surexciter la folie maternelle de la malheureuse en haillons, mais il ne saisissait pas encore le but visé par l’infernale tentatrice. Celle-ci reprit: -Tu n’es plus comtesse, soit... Cependant, parfois, ta mémoire envolée doit avoir des éclaircies et te remontrer un bel homme de guerre... une demeure féodale... un bonheur familial... Puis, un soir, des envahisseurs masqués... des cris... du sang... des flammes et... le meurtre du petit enfant!... -Du petit enfant! hurla la folle. D’un bond de félin elle s’élança sur Phtah qui manqua être désarçonnée par la fougueuse étreinte de deux bras enserrant sa botte. Le chevalier d’Arma nageait dans un bain de moiteur glacée... Vertudiable! rêvait-il?... L’histoire que venait d’improviser cette démone, c’était la sienne... La sienne, il l’eût juré! Où donc l’avait-il entendu conter et par qui?... Ah! cette femme, cette femme, quelle infernale imagination possédait-elle pour pouvoir inventer une scène qu’il avait dû vivre, lui, à une époque difficile à préciser! Son coeur bondissait dans sa poitrine, ses oreilles bourdonnaient, ses tempes battaient; il ne pouvait mettre deux idées au bout l’une de l’autre. Soudain son cerveau s’éclaira, il se souvint. -Ventrepape! rugit-il tout bas, serait-ce là la terrible ennemie du comte Jacques, la voleuse, la meurtrière, l’incendiaire? Son récit se rapproche étrangement de celui qui me fut fait par Bar- Cobral dans la Caverne de la Mort! Un nouveau cri de Divine le rappela au présent: -Le petit enfant!... Où est le petit enfant? La Gipsy, déguisée en tzigane, commença par dégager sa botte en faisant volter sa monture, puis elle demanda: -Si je te montre celui ou celle qui te l’a pris, que feras-tu? -Je lui dirai: rendez-le-moi! -Et... s’il ne pouvait te le rendre? La folle eut un rire démoniaque qui grinça dans la nuit et mit en fuite des volées d’oiseaux. -Alors, oh! alors, siffla-t-elle, je lui ouvrirais la poitrine et lui arracherais le coeur! Sa bouche écumait, ses ongles avançaient comme les serres des oiseaux carnassiers. -Que ferais-tu de son coeur? -Je l’emporterais, je le cacherais, pour le torturer toujours, toujours! -Bien, comtesse... Connais-tu le lac lumineux? -Non. -Il est situé sous le château de Chaumont... Tout le monde te l’indiquera... Viens m’y trouver lorsque commencera la nuit prochaine, et si tu es toujours résolue, je te montrerai le meurtrier, le voleur de ton enfant... À bientôt! Phtah enleva son cheval, qui partit au galop dans la direction de Montreuil. Divine, les mains jointes, semblait en extase. Enfin, elle s’élança sous bois en répétant: -Pour le petit enfant!... au lac lumineux!... J’irai... Oh! oui, j’irai! -Et moi aussi, j’irai! gronda sourdement Coeur-d’Amour. La nuit prochaine, a-t-elle dit? «Ce sera la veille de mon entrevue avec Bar-Cobral, rue des Vieilles-Étuves. Je ne connaîtrai pas encore qui je suis, mais je serai toujours à même de protéger efficacement la malheureuse insensée... «En tous les cas, je veux voir ce lac lumineux et, comme le château de Chaumont, où cette Phtah donne ses rendez-vous, doit regorger de mystères, ma foi, je les percerai pour me distraire..., Car je m’encroûte à ne rien faire, moi... Est-ce bête l’oisiveté! «Eh! mais, où donc est passée Divine?... Elle a fait vibrer en ma poitrine une fibre sensible, cette «comtesse». Je veux la rejoindre... tenter de lui parler... Il sauta par-dessus le mur et s’élança à la poursuite de la folle. Mais toutes ses recherches demeurèrent vaines. Alors, se rappelant que le Grand Marquis ne pourrait franchir la porte Saint-Antoine sans son concours, honteux de s’être oublié à ce point, à toutes jambes, il prit sa course vers Paris. Depuis longtemps, assis sur le talus gazonné bordant la route, M. de Villeneuve-Marsan, les yeux fixés sur les défenses de la porte Saint-Antoine, dominée par l’imposant cube de pierre de la Bastille, attendait le jeune homme qui lui avait été si courageusement serviable. Il ne s’impatientait point, non, lui qui avait pu supporter sans un murmure dix années de claustration imméritée, mais il s’étonnait et s’inquiétait un peu. La vigilance est une vertu guerrière; par certains côtés, elle doit donc voisiner avec la défiance. Trop certain de sa force, d’une bravoure imprudente, le garçon demeuré sur place pour venir en aide à une femme inconnue avait pu se laisser surprendre par le cavalier qui commandait peut-être une escouade de reîtres sortis du château? C’était à cela que réfléchissait l’évadé, tout en surveillant le bastion frappé par la lune, Grain-de-Raison couché à ses pieds, et la jument occupée à tondre l’herbe. Enfin, le barbet se dressa sur ses pattes, s’étira et agita sa queue en regardant dans la direction où, cent ans plus tard, on devait commencer l’érection des deux colonnes de la barrière du trône. Coeur-d’Amour accourait, essoufflé. -Tu as bien tardé, mon fils. -Ah! si vous saviez, seigneur... -Point d’excuses!... La nuit s’avance... Le temps presse... Faisons vivement ce qui a été convenu... -C’est que... -Tu ne le sais plus?... Ta mémoire est fragile, l’ami... Heureusement, j’ai de la suite dans les idées... «Voyons, déroule cette corde qui ceinture tes reins... le chanvre jure par trop avec la richesse de ton costume. Maintenant, attache-moi les deux mains... Bien cela! tu as quelques dispositions... Remonte à cheval en gardant l’autre bout de la corde entre tes doigts... et va! -Aller où? -À la poterne, têtebleu! Je marche à tes côtés... «Il ferait beau voir qu’un gentilhomme de M. le Grand-Prévôt soit laissé hors les murs lorsqu’il ramène... -Je me souviens, seigneur. -À la bonne heure!... La grisaille du jour prochain se fait déjà voir... Je te conseille de parler avec impertinence, c’est de bonne mise... Allons, en route! Le chevalier obéit. Il avait conscience de marcher vers un grand danger, car pour rien au monde il n’eût laissé reprendre le père de Solange. -Divine innocence! murmura tout à coup ce dernier, et ton épée? -Mon épée? -Tire-la, Croix du Christ!... Tire-la!... Penses-tu qu’un gredin de mon espèce se puisse laisser mener à la potence sans regimber? Bernard tira son épée. Il était temps. Penché au morgueur de l’échauguette, le veilleur cherchait à reconnaître qui arrivait là. -Au large! cria-t-il. Coeur-d’Amour s’était arrêté au revers du fossé. Il répondit en enflant sa voix: -Passage, au nom du roi! En un instant tout sembla s’animer dans la redoute. En grinçant, l’immense tablier du pont-levis s’abaissa, découvrant un peloton d’arquebusiers, l’arme en joue, la main sur le rouet. À leur gauche se tenait un vieil officier. Hardiment, Bernard poussa son cheval vers ce dernier. -Que signifie, monsieur? s’écria-t-il jouant la colère. Votre consigne est-elle de m’empêcher d’obéir aux ordres donnés par M. le Grand-Prévôt? L’officier trembla; mais il était au fait de bien des ruses. -Je croyais connaître tous les gens du Grand Châtelet, dit-il. Depuis quand appartenez-vous donc à M. d’Estouteville? -Depuis hier! -Et ce chien? -Pareillement! -Oh! oh! -Pareillement! répéta Coeur-d’Amour en élevant le ton. Le doute que vous semblez émettre, monsieur, serait de nature à vous faire casser, si j’avais la mauvaise grâce de vous tenir rigueur de votre ignorance... «Je consens à vous fournir cette explication: ce chien est le premier d’une meute que l’on dresse pour la chasse au criminel. L’officier perdait de son assurance. D’un geste, il fit écarter les arquebusiers. -Ne m’avez-vous point vu sortir de Paris, hier au soir, en compagnie de ce limier humain? demanda encore le chevalier facétieux. Le vieux soldat ne doutait déjà plus. Il songea à se faire pardonner. -En effet, mon gentilhomme, avoua-t-il. Je vous croyais même aux trousses d’un lourdaud menant un mulet chargé de vieilles loques. -Non, j’avais pour mission d’atteindre et de ramener cet homme. Négligemment il secoua la corde au bout de laquelle était attaché Jacques de Villeneuve. -Une mine de plat coquin! siffla l’officier en devenant courtisan... Et vous l’avez rejoint? -Loin, très loin!... dans la forêt de... de... -Crécy! marmotta le prisonnier. -Mazette! voilà une bien belle course pour une bien vilaine prise... Ouvrez, vous autres! Mon gentilhomme, n’oubliez pas de dire au seigneur d’Estouteville que le lieutenant Malin -ah! vous savez mon nom! -est bien son serviteur. Le chapeau à la main il conduisit Bernard jusqu’à l’entrée de la rue Saint-Antoine, puis regagna son poste. Le mauvais pas était franchi. L’aube naissante mettait des teintes roses sur les démolitions du palais des Tournelles. Paris s’éveillait. Dans la grande rue Saint-Antoine, la ruche ouvrière déversait déjà les plus matiniers artisans, marchands de laitage, échoppiers, dégourdisseurs d’aurore, crieurs d’échaudés, de cure-mirettes, de pains mollets, d’escoufions. Des galants quittaient en tapinois le logis des plaisirs; des ivrognes attardés, guettés par de matiniers coupeurs de bourses, cahotaient le long des maisons; enfin Roméo envoyait un dernier baiser à Juliette qui, toute frissonnante du bonheur de la nuit, se penchait sur son balcon et regardait s’envoler son coeur. Il ne pouvait être question, en pareil équipage, de s’engager dans cette voie si peuplée, à tout instant le chevalier eût été entouré de nouveaux curieux, parmi lesquels il s’en pouvait trouver un qui reconnaîtrait le Grand Marquis. -Tire à gauche, l’ami, conseilla ce dernier à mi-voix. La rue Jacques-Coeur s’ouvrait de ce côté; Bernard la prit. Là, en contournant l’hôtel de Bretagne, ils furent tout de suite isolés. Sur les terrains occupés jadis par le palais de la reine et la seigneuriale demeure du Pute y Muce, on traçait alors un quartier nouveau, les rues de la Cerisaie, des Célestins, des Lions, Charles V et Beautreillis. Lorsqu’il se vit à l’abri d’une haute palissade qui masquait un chantier de construction, le chevalier s’arrêta. Il regarda de droite et de gauche, puis, ne voyant âme qui vive aux environs, certain d’ailleurs que Grain-de-Raison se serait fait un devoir de l’avertir si quelqu’un se fût trouvé dissimulé aux alentours, il dénoua rapidement les mains du prisonnier et refixa la corde autour de ses reins. -Que fais-tu, mon fils? -Tout danger pressant est actuellement écarté, seigneur. -C’est juste! Désormais je suis et dois rester libre... Le rideau vient de tomber sur le premier acte, comme disaient MM. les comédiens en farces et soties, allons nous grimer pour le second! -Où dois-je vous conduire, seigneur? -Tu ne le sais plus? Quelle déplorable organisation est la tienne!... «Je veux d’abord ne plus avoir rien de commun, au physique, avec celui que l’on doit hisser à cette heure sur les échelles du gibet. -Comment faire? -Tu m’as parlé d’un certain barbier étuviste? -Oui. Il demeure à l’angle de la rue du Pet-au-Diable et de la rue... -De la Tixanderie, peut-être? -Peut-être. -Alors, je dois connaître le patelin personnage qui dissimule un autre commerce sous le couvert de son enseigne. Autrefois, c’était un certain Jonas, plus fripier que barbier et moins étuveur qu’entrepositaire d’objets volés, car il entretenait de coquines relations avec les voleurs de la petite flambe... «Allons voir s’il est encore à espérer la corde qui doit le cravater un jour. -Alors, il faut retourner sur nos pas? -Non, suis-moi. C’est à mon tour de te guider. Et d’abord passons par la cour de l’Ave-Maria. Après quelques pas, ils y pénétrèrent, en contournant la tour de Barbeau, reste de l’enceinte de Paris sous Philippe-Auguste. La cour était déserte. Le Grand Marquis courut à la fontaine qui en tenait le milieu et, bravement, lava à grande eau son visage, ses cheveux, sa barbe et tout le haut de son corps. Ses blessures étaient nombreuses, mais plus effrayantes à voir que dangereuses. -Je m’en suis tiré à bon compte, murmura-t-il en se dépouillant. Les onguents de Jonas cicatriseront ces petites griffures en un rien de temps. Comme ils sortaient de l’Ave-Maria, ils furent croisés par une escouade d’archers qui les examinèrent avec défiance et pénétrèrent dans une maison plantée seule entre les rues Saint- Paul et des Ferronniers. -L’hôtel d’un puissant seigneur, sans doute? interrogea Coeur- d’Amour. -Du plus puissant seigneur qui soit à Paris, après le roi, garçon. Si nous n’avions mieux à faire, ton devoir serait d’y pénétrer, pour porter à M. d’Estouteville les hommages de l’intelligent officier qui nous fit ouvrir la porte Saint-Antoine. Le jeune homme sursauta sur sa selle et pressa des genoux les flancs de Djaoulia. Il avait hâte de mettre une distance raisonnable entre son compagnon et l’habitation du chef suprême de la police de Paris. Derrière Grain-de-Raison, qui fouinait à toutes les portes, ici lampant une gorgée de lait, là cueillant une croûte appétissante, ils enfilèrent la tortueuse rue de Jouy, sans se soucier de la curiosité qu’éveillait chez les passants la respectueuse déférence qui semblait marquer le beau cavalier pour son pédestre et haillonneux compagnon. Enfin, après avoir coupé en diagonale quantité de voies étroites, au nombre desquelles étaient les rues du Figuier, des Nonnains- d’Yères, Geoffroy-Lasnier et des Barres -car dans ce quartier resté vétuste, les rues d’alors portaient presque toutes les noms qu’elles conservent encore -par Saint-Gervais et la porte Baudest, ils atteignirent l’entrée de la rue du Pet-du-Diable. Là, Coeur-d’Amour se reconnut et, passant sans la regarder devant la petite maison où il avait pu, la veille, se réconforter et dormir, il marcha droit vers la porte de l’étuve. Celle-ci voisinait, on ne doit pas l’avoir oublié, avec le jardin à la grille duquel nous vîmes Matraque surprendre une intéressante conversation de miss Huming et du duc de Savoie-Nemours, ceci pendant que Gaulfarault, renégat de l’argot, se faisait parfumer et nipper à l’étuve, avant d’opérer son entrée, en maître, à l’hôtel de Villeneuve-Marsan. Comme la veille, Jonas se tenait sur son seuil, prêt à pourchasser les clients. Du premier coup d’oeil, le Grand Marquis reconnut en lui le receleur des gueux. De son côté, l’israélite eut un mouvement de recul et son visage prit une teinte olivâtre. -Entrons, bonhomme, lui dit le vieux gentilhomme en le repoussant à l’intérieur de la maison; on me tarabuste à cause d’une quelconque ressemblance que j’aurais avec un certain prisonnier d’État, que la malemort puisse emporter!... Si ta réputation n’est point surfaite, tu vas me mettre à l’abri d’une aussi regrettable confusion. Il prit place sur un siège, en ajoutant: -Vas-y follement! Tu peux tout faire tomber, la barbe et les cheveux... cette fourrure grisonnante me fait du tort auprès des tendrons. Jonas prit ses ciseaux, ses mains tremblaient. Lui qui, la veille, avait eu pour client un gentilhomme mal élevé dont la physionomie était en tout semblable à celle de celui-ci, s’étonnait qu’une ressemblance pareille pût exister. Le nouveau venu, il est vrai, avait fort grande allure, malgré ses haillons, mais ce ne pouvait être qu’un aventurier inconnu de lui, car, sans cela, se fût-il fait accompagner par le plus redouté des rançonneurs de la capitale, par le célèbre Coeur-Volant? Encore une fois, le visage de Bernard d’Arma lui jouait ce tour. Encore une fois, il passait aux yeux de quelqu’un pour être le terrible Coeur-Volant. Persuadé que la fantaisie du vieil homme devait avoir été ordonnée par son compagnon et dans le but de le faire servir à quelque nouveau projet de l’astucieux bandit, Jonas s’empressa de s’exécuter. À grands coups de ciseaux il moissonna les longues boucles blanches de la chevelure, ainsi que la barbe de fleuve. Lorsque ce fut fini, il voulut contempler son oeuvre et ce qu’il vit le stupéfia. -Par Bethsabée, mère de Salomon, osa-t-il dire, laissant éclater son admiration, vous êtes un habile homme, seigneur Gaulfarault. Les deux clients ouvrirent l’oreille. -Gaulfarault? répétèrent-ils en même temps. -Oui, bien grand Coësre, roi de Thune et de l’Argot, on n’en remontre pas au père Jonas, voyez-vous... «Vrai, ce que vous avez dû rire en me voyant sabrer, en toute conscience, votre perruque et votre fausse barbe... Jéhovah! la belle imitation!... «Mais que faites-vous dans ce quartier, vous qui devriez être présentement -on a des amis à l’hôtel de Soissons! -à remplacer le défunt marquis de Villeneuve-Marsan auprès de sa veuve et de sa fille? -Ah! fit le marquis, le bruit de ma mort s’est-il déjà répandu? Cette parole inconsidérée pouvait le perdre... Ce fut le contraire qui arriva. Jonas battit des mains comme au spectacle. -Farceur! ah! farceur! suffoqua-t-il, riant aux larmes. Est-il possible de singer avec autant d’aplomb un autre personnage?... «Oui bien, le bruit de la malheureuse affaire court déjà les rues. Est-ce pour cela que vous voulez reprendre votre physionomie d’arbitre suprême de la Cour des Miracles? Le marquis s’était levé et se considérait dans un miroir. Ce qu’il venait d’apprendre par hasard dérangeait ses projets... Il lui fallait repartir sur de nouvelles bases. Il réfléchissait âprement. Soudain, d’un regard impérieux, il commanda le silence à Coeur- d’Amour, et dit à l’étuviste: -L’ami, à vouloir trop deviner, tu joues un jeu à te faire rouer vif en grève... Sois discret, si tu veux vivre... Combien te dois- je? -Oh! rien, rien, seigneur, la confrérie et moi nous sommes en compte. -C’est juste! Je te revaudrai cela plus tard... Silence! Il sortit en entraînant Coeur-d’Amour. Au tournant de la rue de la Tixanderie, il s’arrêta pour dire d’un accent où perçait la tendresse: -Chevalier, nous allons nous séparer ici, car ce qui doit être fait désormais ne regarde que moi... Je ne sais ni d’où vous venez, ni qui vous êtes, puisque votre nom ne m’a rien appris... «Ce que je sais bien, par contre, c’est qu’il n’est pas au monde une âme plus vaillante et plus dévouée... que vous avez fait pour moi plus que forces humaines ne permettaient d’attendre d’un seul défenseur... et que toujours, quoi qu’il advienne, ce sera entre vous et Villeneuve-Marsan à la vie, à la mort! «Je vous attendrai demain, pas avant, en ma maison du faubourg Saint-Germain. «Gardez votre cheval, un truand tel que moi ne peut avoir pareille monture... et laissez-moi votre chien, il pourra m’être utile... Chevalier, à bientôt. Il siffla Grain-de-Raison et s’éloigna d’un pas lourd et lent. VI MATER DOLOROSA. La première nuit passée par la marquise Marie en son hôtel du faubourg fut presque entièrement consacrée par elle à la prière. Malgré sa fatigue, elle n’aurait pu fermer l’oeil. Elle souffrit en pensant à son mari absent. Pourrait-elle obtenir sa grâce? En y réfléchissant bien, elle doutait. Jamais Catherine ne s’était montrée bien tendre à son endroit. Ce rappel d’exil devait cacher quelque duplicité nouvelle, autrement la reine l’eût-elle fait accompagner par cette miss Huming, dont le regard faux la suivait sans cesse, épiait ses moindres gestes, semblait vouloir sonder le fond de ses plus secrètes pensées. Elle souffrit aussi en songeant à sa fille, la seule qui lui restât. Depuis quelque temps, elle s’en rendait bien compte, Solange n’était plus la même. Physiquement très avancée pour son âge, elle paraissait être sous l’empire d’un retour de son ancienne maladie, de tristesses sans motifs, de rêveries. Elle se cachait pour songer à quelque chose ou à quelqu’un. L’éveil de la nubilité soustrait à toutes les mères une partie du coeur de leurs enfants, mais est-il une seule mère qui s’accoutume sans angoisse à cet arrachement? Plus que tout autre, habituée à vivre en tête à tête avec Solange, Marie de Villeneuve devait en être martyrisée. À Bonaguil, elle eût pu lutter, sans trop de désavantages, en tout cas, encourager les confidences, faire avouer, connaître le nouvel et victorieux élément, l’étudier, l’apprécier, donner ou refuser son consentement. Hélas! en pourrait-il être de même à Paris? Avec sa nature ardente, sa naïveté de petite sauvage, Solange se laisserait vite éblouir et subjuguer, croirait aux protestations et aux serments de tous ces brillants gentilshommes qui, en sollicitant la Villeneuve-Marsan, ne viseraient qu’un but, sa fortune princière, la situation qu’elle apporterait à son époux. Il y avait bien ce jeune homme, le chevalier d’escorte, sur lequel Solange avait porté ses regards qui en disaient long; mais outre qu’il ne faut pas attacher une importance trop grande aux premières impressions d’une jouvencelle, surtout lorsque le sujet de ses impressions n’a pas encore été mis en parallèle avec des rivaux, décemment, la marquise se serait cru coupable d’oser soupçonner Solange de s’être énamourée d’un pauvre cavalier de fortune. Ces gens-là vous défendent, soit, c’est leur raison d’être... Le danger passé, s’ils sont intéressés, on les paie; s’ils sont fiers, on leur tire une grande révérence et tout est dit! Non! les éblouissements de la cour, les entreprises de roués sans scrupules, les idées de Catherine, les fantaisies du roi étaient autrement à redouter. Ah! Pourquoi n’avait-elle pas fait venir Pierrile? Avec Pierrile, elle eût pu surveiller son enfant, la conseiller, la défendre; avec miss Huming, au contraire, elle le devinait, il y aurait contre elle une ligue hypocrite, une hostilité d’autant moins facile à combattre qu’elle serait plus dissimulée. Mon Dieu! Mon Dieu! Un miracle ne se produirait-il pas? Les portes de Vincennes resteraient-elles encore longtemps fermées sur son Jacques! Pauvre marquise! Jeune fille, elle avait vu s’effondrer dans un cataclysme effroyable le bonheur et la raison de Blanche d’Armagnac, sa meilleure amie; épouse, on l’avait séparée de son mari; mère, on lui avait volé une de ses filles: la blonde Ghislaine... Allait-on avoir la cruauté de lui ravir l’autre? Les genoux enfoncés aux coussins de son prie-Dieu, les deux coudes appuyés sur la tablette, la marquise Marie priait et pleurait. Les heures passaient. Depuis longtemps tout dormait dans l’hôtel, seule la Maison des Mignonnes envoyait, par bouffées, quelques cris, quelques rires, quelques accords de viole ou de rebec. La veilleuse n’y prenait point garde. En face d’elle une tapisserie de haute lisse recouvrait tout un pan de mur. Cette tapisserie représentait la Chasse de Saint- Hubert et avait son histoire: on attribuait la maquette du sujet au Primatice. Au vrai, le célèbre décorateur de Fontainebleau et de Chambord n’avait apporté tous ses soins qu’à une seule figure, celle du Nemrod chrétien de la forêt des Ardennes, en lui donnant les traits de Jacques de Villeneuve-Marsan. Les yeux voilés de larmes, c’était ce grand veneur crue regardait la marquise, et ses mains suppliantes étendues vers lui, elle implorait: -Toi qui nous aimais tant, viendras-tu nous défendre? Au matin, brisée de fatigue, le sommeil la prit dans cette posture. Elle dormait depuis une heure à peine lorsqu’un grand cri vint la réveiller en sursaut. Ce cri provenait-il de l’intérieur de l’hôtel ou avait-il été lancé au dehors? Tout d’abord Marie de Villeneuve-Marsan ne se rendit pas bien compte de ce qui s’était produit. Son regard inquiet parcourait la chambre violemment éclairée par le soleil levant; elle s’étonnait de se retrouver affaissée contre le prie-Dieu sur lequel elle savait ne pas s’être agenouillée depuis un grand nombre d’années. En temps ordinaire, la marquise eût ressenti quelque plaisir à se retremper dans cette atmosphère artistique de son heureuse jeunesse. En effet, l’ornementation de cette chambre était somptueuse, bien que sévère. Outre la tapisserie dont nous avons parlé, les murailles supportaient des toiles de grand prix: Esther aux pieds d’Assuérus, de Véronèse; Mars et Vénus, du Corrège; la Présentation au Temple, de l’école de Cologne; la Cène, du Tintoret; parmi les bibelots se voyaient un Calvaire, de Franconie; une Custode en émail, de Jean de Pise; une aiguière d’argent, de Caradosso. La pièce la plus rare, incontestablement, se découvrait sur une étagère de velours. C’était une petite pendule de cuivre doré faite au marteau, ciseau et burin du plus pur style renaissance. Elle était à six pans et ne mesurait que 16 centimètres de hauteur. Cette horloge portative, la première sans doute qui ait été fabriquée en France portait les marques AIX-AP-1533. Elle provenait du château de Fontainebleau et avait été donnée par François Ier lui-même au père de M. de Villeneuve, en souvenir de services rendus... La marquise se souciait bien de tout cela, à cette heure! Elle ne voyait rien... Elle écoutait... Soudain, elle bondit sur ses pieds. Cette fois, elle ne pouvait s’y tromper, un nouveau bruit provenant de l’appartement voisin, de l’appartement réservé à sa fille, venait de frapper son oreille et ce bruit était celui de la chute d’un corps sur le parquet. Mère de Jésus! Quel nouveau malheur frappait donc à la porte de la maison tant éprouvée? Le souvenir de tout ce qui s’était passé depuis quelques jours, revenant à sa mémoire en même temps que renaissait en elle la volonté de lutter, elle s’élança vers l’appartement de Solange et y pénétra en coup de vent. Dès le seuil, elle s’arrêta frappée d’épouvante, les jambes fléchissantes, ne doutant plus qu’une calamité imprévue s’abattait encore sur Villeneuve. La chambre présentait un grand désordre. Évidemment, la veille au soir, avant de se coucher, la jeune fille avait dû congédier la vieille Françoise et l’Anglaise pour passer en revue tout ce qu’elle ignorait de son nouveau logis et se dévêtir seule. Des effets de voyage s’accrochaient aux bras et aux dossiers des différents sièges. Le groupe de marbre représentant deux fillettes enlacées gisait, renversé, sur le pied de la couche défaite et le vent matinal faisait claquer la mousseline du rideau sur l’appui de la fenêtre grande ouverte. Mais cette confusion des choses ne pouvait émotionner la marquise, ce qui la glaça d’effroi, ce fut de voir, inanimée et blanche autant qu’une morte, Solange en chemise, couchée tout de son long sur le parquet. -Morte! gémit Marie, ma fille est morte! Elle se pencha sur l’enfant, colla ses lèvres sur ses lèvres et se redressa galvanisée. Non, grâce au ciel, l’irréparable n’était pas encore accompli; la jeune fille respirait, ce n’était qu’une syncope. Les mères ont des trésors d’énergie lorsque la vie de leur enfant est en jeu. Remettant à plus tard de se renseigner sur les causes de cet incompréhensible incident et ne voulant pas appeler avant d’avoir remis quelque peu d’ordre autour d’elle, la marquise rangea fébrilement en pensant: «Si Françoise se fût trouvée dans la pièce voisine, je ne serais arrivée qu’après elle... Cette miss Huming n’a rien entendu... C’est étrange!» Puis, avec une force dont il eût été difficile de la croire douée, elle souleva le corps inerte de Solange et alla le poser sur le lit, dont elle referma les draps. Alors seulement elle sonna. Il est à croire que le sommeil de l’Anglaise n’était pas aussi lourd qu’on aurait pu le craindre et qu’elle avait dû dormir sans se déshabiller, car ce fut toute vêtue qu’elle se présenta au premier appel. «Elle ne dormait point, se dit Mme de Villeneuve dont le front se rembrunit, elle écoutait!... Décidément, cette femme est une espionne!» -Ciel! s’écria miss Huming reculant d’un pas et jouant la surprise, madame la marquise était là... Que se passe-t-il? -Les sels? se contenta de demander Mme de Villeneuve. -La demoiselle serait-elle souffrante? -Les sels! Nous causerons après, s’il en est besoin. Miss Huming n’osa poser de nouvelles questions. Sa curiosité eût pu paraître déplacée en cet instant. D’ailleurs, elle en savait déjà beaucoup plus que la marquise n’aurait pu lui apprendre car, comme Solange, elle avait été réveillée par le bruit fait sur le Pré-aux-Clercs et s’était, dès ce moment, attachée à épier les faits et gestes de celle dont elle avait la surveillance. Durant quelques minutes, les deux femmes s’employèrent à faire revenir au sentiment la jeune fille évanouie. Celle-ci demeurait insensible à tous les soins. Son joli visage exsangue s’apâlissait encore au milieu des ondes de ses cheveux noirs épandus sur les oreillers. Son sein battait à peine; sur son front perlait une moiteur glacée. Enfin, elle fit un mouvement, sa gorge se souleva, ses lèvres s’entrouvrirent pour laisser passer un soupir; deux larmes gonflèrent ses paupières, jaillirent de ses yeux; elle revivait. -Retirez-vous, miss, commanda la grande dame, et gardez le silence, je vous prie... Cette indisposition incombe aux fatigues du voyage. Inutile de l’ébruiter et d’inquiéter nos gens. -Dois-je fermer la fenêtre? -Non, ma fille a besoin d’air... Ramenez seulement le rideau sur la baie. L’Anglaise semblait attendre cet ordre. Elle glissa rapidement vers la croisée, mais, au lieu de tirer tout de suite le rideau de fortune installé par Françoise, profitant de ce que la marquise, le dos tourné, ne pouvait la voir, elle se pencha vers le dehors et embrassa d’un coup d’oeil rapide tout le Jeu de Paume. Ce fut l’affaire d’une seconde à peine, pourtant cette unique seconde lui suffit pour apprécier la situation. Deux groupes de gentilshommes s’éloignaient rapidement vers le baraquement méridional. Dans le premier, près d’un blessé que l’on entraînait, miss Huming reconnut le grand favori, duc de Savoie- Nemours, qui allait être prétendant officiel à la main de la Villeneuve-Marsan. Dans le second, à sa branche de gui, elle devina Coeur-d’Amour. Sur le champ, un corps restait abandonné; un corps portant les couleurs royales. «Oh! oh! pensa-t-elle; il y a eu bataille entre les gentilshommes des deux Henri... Le hobereau qui nous faisait escorte a pris parti pour Guise! «Est-ce en le voyant charger le beau duc Roland que la Villeneuve a poussé son cri?... Et sa pâmoison a-t-elle été en l’honneur du beau duc ou en l’honneur du beau cavalier?... «La veuve du vivant marquis peut surveiller sa progéniture, je saurai bien la faire parler et la guider lorsqu’il sera temps... Tout de même, je suis contente de pouvoir apprendre tout ceci à ma souveraine... «Cette explication de famille va prendre du temps... Mettons-le à profit...» L’explication devait durer longtemps, en effet. Restée seule au chevet de sa fille, la marquise, reprise par les pensées torturantes de la précédente nuit, la considérait avec une pitié chagrine. Durant tout le jour et durant les premières heures de la nuit, elle la veilla avec une tendre sollicitude, mettant des compresses humides sur le front fiévreux de la jeune fille et ne prenant pour elle-même qu’un doigt de vin et des biscuits apportés par la vieille Françoise, aussitôt congédiée. Enfin, vers le milieu de la nuit, la marquise put constater un mieux sensible chez la malade. La crise avait pris fin, l’enfant ne souffrait plus, et cependant, au lieu de jeter ses deux bras autour du cou de sa mère, elle gardait obstinément ses paupières closes, preuve évidente qu’elle entendait garder pour elle seule le secret de l’événement récent qui avait si fort ébranlé son système nerveux, et redoutait d’être interrogée à cet égard. -Ange, demanda tristement la marquise -dans l’intimité, ce diminutif lui semblait plus doux -Ange, souffrez-vous encore? -Non, madame, balbutia la jeune fille. -N’avez-vous rien à me confier? Cette fois, Solange tressaillit et ne répondit point. -Ange, y aurait-il quelque chose de brisé entre vous et votre mère?... Mes joies furent bien passagères, ma fille... Ma vie fut traversée par une longue suite de peines cruelles... Je n’ai plus que vous... «Si la confiance de mon enfant vient à me manquer, pensez-vous que l’existence me soit encore possible? -Oh! madame! madame! -Vous aviez une soeur, elle me fut ravie... De votre père, vivant, je porte le deuil des veuves... Mon coeur s’est brisé, à bout de larmes... N’aurez-vous point compassion? -Grâce! Madame, grâce! s’écria Solange, ne pouvant retenir ses pleurs. J’ai cru mourir en voyant une épée flamboyer à deux doigts de sa poitrine. -Ah! il y a eu un duel au Pré-aux-Clercs?... Quel abominable voisinage!... Vous étiez donc à votre fenêtre?... Sans doute vîtes-vous en danger le jeune cavalier qui nous fit escorte? -Non, non! c’était son épée, son épée à lui qui menaçait la poitrine d’un autre... -D’un autre? -Qui lui ressemble... -Ange, me suis-je abusée? J’avais cru lire en vos yeux, voir en votre âme quelque chose comme un sentiment... pour ce cavalier? -Hélas! Sais-je moi-même?... L’autre est si brillant... si beau!... -En êtes-vous là déjà, malheureuse enfant!... C’est grave, Ange, très grave! La Villeneuve-Marsan se doit au nom qu’elle porte... «Je vais vous parler sérieusement, attendez! La marquise Marie courut à la chambre de miss Huming et l’ouvrit. La pièce était vide. Prévoyant l’importance de l’explication qui ne pouvait manquer d’avoir lieu entre la mère et la fille, dès sa sortie de la chambre de la malade, l’Anglaise était descendue au salon, s’était emparée du portrait du Grand Marquis, puis passant devant les Peyragude inclinés, avait quitté l’hôtel pour aller au rapport chez Catherine de Médicis. Et, à cette heure avancée de la nuit, elle n’avait point encore réintégré l’hôtel. Mais Mme de Villeneuve ne pouvait savoir cela. -Elle n’est pas remontée et doit être à prendre l’air dans le parc, dit-elle en revenant vers le lit. Je vous conseille de ne point trop vous fier à cette étrangère, Ange; ses façons patelines suent la duplicité. -Pourquoi ne la chassez-vous pas, madame? -Parce que nous sommes comme deux prisonnières dans notre propre maison, ma fille, prisonnières de celle dont je vais pouvoir vous parler maintenant en toute sécurité. «Et d’abord, pénétrez-vous bien de ceci: jamais je ne donnerai mon consentement à un mariage qui n’aurait point l’assentiment de votre père... Maintenant, écoutez et jugez. En paroles sombres, lentement, elle entreprit le récit de sa vie. Elles étaient trois jeunes filles nobles, trois soeurs par le coeur, Blanche de Vertu, Verveine de Nattier et elle, Marie. L’existence semblait leur sourire à toutes trois, autant qu’unis entre eux étaient leurs fiancés: François de Balzac d’Entragues, Jacques d’Armagnac de Savoie-Nemours et Jacques de Villeneuve- Marsan. La destinée devait les accabler tous. Verveine, la plus jeune, fut enlevée par le marquis de Villequier, présida de force un petit souper et, se croyant déshonorée, se donna la mort. De ce jour, on ne vit plus le comte François. La chronique affirmait qu’il vivait retiré au fond de son hôtel, en la compagnie du corps embaumé de Verveine, et qu’il avait fait le serment de venger la morte par le talion. Plus heureuse, Blanche épousa le comte Jacques et eut de lui un adorable bambino. Mais, un soir, leur château d’Astaffort, en Armagnac, reçut la visite d’un parti de bandits déguisés en soldats. La maison fut incendiée, et jamais on n’entendit plus parler de la mère ni de l’enfant. Quant au père, accusé d’avoir voulu venger les siens en desservant le roi, il fut envoyé aux galères. Solange écoutait cette histoire avec stupeur, ne comprenant pas à quoi sa mère voulait en venir. -Des trois jeunes amies rieuses et pleines d’espérance, il ne restait plus que moi, reprit la marquise. Mariée à votre père, j’étais au comble de mes voeux et, lorsque vous vîntes, vous et votre soeur, resserrer notre union, nous pensions que rien ne serait capable d’altérer notre bonheur... Hélas!... «Hélas! rien n’est durable en ce monde, Ange, toute prospérité trop grande contient en elle le germe d’un effondrement... Votre père me le disait: «Nous sommes trop heureux!» Je souriais de ses craintes... «Combien il avait raison, pourtant... Chacun de mes sourires allait se noyer dans un océan de larmes... «Ce fut d’abord l’enlèvement de Ghislaine, votre soeur... Ah! je pensai mourir... «Ma fatale beauté allait faire fondre sur nous de nouvelles calamités... «J’étais alors dame d’honneur de la reine Catherine. Cette femme froide s’était prise d’une belle passion pour un chimiste florentin, René le parfumeur... René me voyait tous les jours, mes fonctions m’ayant fait avoir un appartement au Louvre pendant les absences du marquis qui guerroyait... «Qu’arriva-t-il?... René eut tort de laisser voir dans son regard toute l’admiration que lui inspirait ma personne... Catherine s’en aperçut... elle temporisa... attendit une occasion et, le prétexte trouvé, votre père eut Vincennes pour tombeau, nous Bonaguil pour lieu d’exil... vous savez le reste... «La religion de Poltrot de Méré ne le poussa qu’à commettre un assassinat, la jalousie de Catherine devait la rendre plus féroce... Mme de Villeneuve-Marsan se tut. Durant son long récit, les dernières heures de la nuit et celles de la matinée s’étaient écoulées. Il devait être plus de midi. Pourtant, l’hôtel restait toujours silencieux; les Peyragude, sachant leurs maîtresses en tête à tête, s’étaient abstenus de les déranger. Cortansio, Cortansio lui-même, n’annonçait pas le repas de la méridienne, chose rare, et miss Huming continuait à demeurer invisible. -Madame, implora Solange, je regrette infiniment d’avoir pu, par des paroles inconsidérées, faire saigner à nouveau vos si cruelles blessures... J’ai cru, de bonne foi, sentir tressauter mon coeur lorsque la mort courait au-devant de ce beau gentilhomme, sur la prairie voisine. Mais je serai toujours respectueuse de vos ordres et me garderai d’écouter les voix intérieures sans en référer à votre sagesse. -Merci, Ange, merci, ma fille. Pour le cas où votre père et moi viendraient à vous manquer totalement -dans la situation actuelle il est bon de tout prévoir -je voulais encore vous dire ceci: «Vous n’avez que trois véritables amis deux seulement peut-être, car le premier, Jacques d’Armagnac, le frère d’armes de votre père, ne doit plus vivre sans doute. Les deux autres sont François de Balzac, premier comte d’Entragues et son petit frère Charles, qu’on nommait autrefois Entraguet. «Souvenez-vous de ces noms, Ange, c’est ma recommandation suprême. Ah! derrière le voile qui nous dérobe l’avenir, j’entrevois un abîme... La faveur menteuse me semble plus effrayante à contempler que notre ancienne disgrâce... Une immense clameur montant du dehors vint lui couper la parole. «Vive M. de Villeneuve-Marsan, notre bon et cher seigneur!» criaient dans la cour les voix redoutables des quatre Peyragude. Et l’organe plus cassé de Cortansio ajoutait: -Honneur et prospérité au Grand Marquis! D’un bond, la marquise Marie fut à la croisée. Solange avait rejeté ses couvertures. En un instant, elle accourut auprès de sa mère. Toutes deux se penchèrent. Elles virent les serviteurs rangés sur deux rangs, la tête inclinée. Au milieu d’eux, accompagné par miss Huming, rayonnante, passait un homme de fière mine, de haute stature, mais le visage tout encadré d’une barbe et de cheveux blanchissants. -Son visage, murmura la marquise, le coeur dans un étau. Il serait ainsi... Est-ce lui, mon Dieu! L’homme répondit et sa voix monta vers les deux femmes, sonore et mâle: -C’est notre sire le roi qu’il vous faut acclamer, mes amis, il y a belle lurette qu’il n’avait si bien travaillé... Çà, qu’on m’apprête à dîner... La prison creuse et j’ai la dent longue! -Sa voix! pleura la marquise, sa voix aussi!... Jacques, mon époux, mon maître... libre? Enfin! Elle se laissa aller, défaillante, entre les bras de Solange. Depuis le matin, la Cour des Miracles était en pleine ébullition. À cela, il y avait plusieurs raisons toutes plus capitales les unes que les autres. Tout d’abord, un deuil inquiétant: Gaulfarault avait déserté son poste; le roi de Thunes s’était permis de fausser compagnie à ses sujets, sans se soucier de l’anarchie que son intempestive abdication à la Charles-Quint devait provoquer. Le second événement, il est vrai, enlevait un peu de sa gravité au premier: Divine la Folle avait réintégré son domicile. Son escapade ne se renouvellerait sans doute pas. Petit-Musc et Tafouilleux surveilleraient mieux leur pupille, et, à défaut de roi, les truands auraient au moins leur égide. Puis on avait appris successivement la bataille de Vincennes, la mort du Grand Marquis, celle de Peaunoire, de Grosse-Bille et de Michel-l’Arsouille. Selon les us et coutumes de l’endroit, on s’était empressé de remarier les veuves: La Tétasse était échue à Fraise de Veau, un galant jeune homme affecté d’un érysipèle de la face, pustuleux autant que chronique, et la petite Pâquerette à Torticolis, un monstre dont le visage dévissé regardait du côté de son dos. Cette cérémonie terminée, on avait assisté au retour des éclopés de l’expédition: Ripaudier, le crâne laminé, Fargas et Col-d’Azur, changés tous deux en «n’a qu’un oeil». Seul Nathaniel, le faux ancêtre, se ramenait sans détériorations. Mais ce qu’il racontait surchauffait les esprits, déjà très excités. Il y avait eu une nouvelle bataille à Montfaucon... Deux batailles! Et là, comme à Vincennes, c’était encore le jeune spadassin inconnu qui avait eu le dessus, passant sur le ventre d’une nombreuse compagnie d’archers et soustrayant à la potence la pendeloque humaine qu’on voulait y accrocher. Il y avait là cent fois plus qu’il ne fallait pour jeter la perturbation au milieu de cette cohue d’aventuriers accoutumés à tout faire, hors le bien. Pourtant une dernière surprise les attendait, et, pour la confrérie, celle-là dépassait en portée l’ensemble de toutes les autres. L’échauffourée de la veille au Pont-au-Change, et au cours de laquelle, grâce à l’intervention des mendiants, l’éborgneur de Maugiron avait pu échapper aux hallebardiers lancés à sa poursuite, cette échauffourée avait eu une répercussion jusqu’en la salle du trône. Déjà mis en fureur par l’atteinte faite au physique du plus aimé de ses mignons, Henri III s’était emporté contre les truands et, résolu à faire un exemple, il avait donné pleins pouvoirs au grand-chancelier pour mettre à la raison et châtier la tourbe immonde de la Cour des Miracles. Lorsqu’il eut terminé son récit touchant les événements survenus à Montfaucon, Nathaniel s’écria: -Oh, mes amis! Le jour du châtiment dernier serait-il proche, qu’on ose accrocher à notre porte un ordre interdisant la sainte mendicité? On se récria. Quelle mouche piquait Nathaniel? Défendre de tendre la main? Pourquoi ne pas supprimer la charité... et Dieu aussi? -Allez donc voir cela! recommanda le simili-vieillard. On ne voulut pas en avoir le démenti. Ce fut l’exode en masse de toute la truanderie à travers le boyau de Conception. La Hoquette, empereur de Galilée, doge intérimaire de cette Venise de boue, marchait en tête, puis venait Ripaudier, duc d’Égypte, puis les archisuppôts et toute la tourbe des argotiers et des ribaudes. Ce goulet de l’enfer était encombré d’une multitude grouillante, malodorante et tumultueuse qui hurlait, chantait, se bousculait, s’accolait; car le spectacle promis ne pouvant exister, on s’y rendait comme à une fête. Devant le mur du couvent des Filles-Dieu il fallut déchanter; il y eut un mouvement de recul et de stupeur. Là, en effet, au milieu d’une escouade de gens d’armes, à la droite d’un héraut à cheval, se dressait un poteau écussonné aux armes de France et sur ce poteau la pancarte annoncée, l’ordre maudit. Voici ce qui y était écrit: «Les mendiants, infirmes et miséreux, des ville, cité et Université de Paris s’étant rendus coupables d’un acte d’obstruction qualifiée envers les ordres de Sa Majesté, nous mandons à tous gens sans foi ni loi, aventuriers et autres clients de corde, dont le refuge est dans la cour dite des Miracles, que leurs privilèges tolérés sont désormais abolis et qu’il leur est pour la suite interdit de solliciter la pitié des passants sous peine de la hart, du pilori ou des galères.» Cet ordre était signé «Marquis de Villequier, ministre du scel royal». Un grondement de colère secoua la multitude. Chacun poussait son voisin; chacun eut bien voulu voir un audacieux maculer et jeter bas la potence. Mais aucun ne se risquait. En gens prudents, les gueux avaient le respect de la force. Soudain, un homme de haute taille déboucha d’une rue voisine. Il était vêtu de loques et présentait un visage entièrement rasé. Bien qu’il fût suivi d’un chien ressemblant en tous points au fantastique déplanteur de piques de Vincennes, à l’aspect de cet arrivant les argotiers firent silence. Ils croyaient reconnaître un des leurs: le premier! Cet homme passa au milieu des soldats, s’arrêta devant la pancarte, la lut, parut se consulter, puis d’un geste formidable, il coucha le poteau dans la fange du chemin en disant: -Le roi vaut mieux que son ministre. «Cette indignité n’est pas de lui! Le chien aboya, semblant approuver. Ceci s’était passé avec une foudroyante rapidité. Quand les gens d’armes s’élancèrent pour arrêter le criminel, il n’était déjà plus temps de le prendre, car les truands enthousiasmés l’entraînaient vers leur repaire en criant à qui mieux mieux: -Vive notre Coësre! Vive notre roi! Honneur au vaillant Gaulfarault revenu parmi nous! À cette même heure, à l’hôtel de Villeneuve-Marsan, des cris semblables fêtaient le retour du Grand Marquis. Seul, entre les argotiers, Nathaniel n’avait rien dit et restait songeur. Il n’ignorait rien de la couardise du roi de Thunes, lui, et reconnaissait le barbet. «Gaulfarault n’eût pas fait ce geste, pensait-il, oh! que non!... Alors, par les quarante épouses! Qui donc est celui-là?» VII LE MAGE ROUGE. Henri III avait alors vingt-cinq ans. Il était de taille élancée et de visage avenant, mais à ces qualités physiques ne venait se joindre aucune qualité morale. Élevé sous les yeux de Catherine de Médicis, qui fut la corruptrice de ses enfants, comme d’ailleurs de presque tous les jeunes gentilshommes et dames de la cour, ce prince s’était accoutumé, dès son jeune âge, à rechercher ses plaisirs dans la dépravation des moeurs italiennes. Pour sot, il était loin de l’être; tout au contraire, il possédait une grande vivacité d’esprit et un remarquable sens de pénétration; mais à ces heureuses dispositions il opposait trop aisément une nature tournée vers l’astuce et l’intrigue. D’une indolente superbe, capricieux et mobile comme une petite maîtresse, superstitieux et débauché, il avait installé avec lui sur le trône de France les principes politiques de César Borgia et de Machiavel, la honteuse hypocrisie d’une dévotion mensongère, la mollesse des rois fainéants et des moeurs de Bas-Empire. Au milieu des puissantes convulsions de la France du XVIe siècle en travail de la liberté de conscience, ce fut un spectacle odieux que la vie de ce dégénéré qui méprisa la femme et souilla le trône de saint Louis en y installant d’infâmes promiscuités. Toujours entouré de ses mignons, entre des scènes de débauche et de meurtre, il se complaisait à d’indécentes mascarades des pratiques de la religion, en instituant des confréries de pénitents, des pèlerinages et des retraites. Il assistait aux processions et aux exécutions avec le même plaisir, les uns et les autres n’étant pour lui qu’un spectacle. Mais à tous les divertissements, il préférait se travestir en femme. À cet égard, Maugiron, surintendant du vestiaire royal, aurait pu affirmer que la garde-robe féminine du dernier Valois dépassait en élégance raffinée celle des plus grandes coquettes. Il se confinait le plus souvent au fond de ses appartements, comme un prince oriental en son harem, et passait tout son temps à des minuties de soins de toilette dont pas une courtisane d’alors ne se fût avisée. C’est ainsi qu’il s’épilait le corps, se parfumait, s’adorait et apportait à la conservation de sa beauté une afféterie telle que jamais il ne s’endormait sans s’être masqué et ganté d’une peau spéciale destinée à conserver la fraîcheur de l’épiderme. Chez Henri III, au surplus, le roi ne valait pas mieux que l’homme. Indifférent aux idées qui se disputaient le monde et jaloux d’avoir la paix dans ses plaisirs, l’année précédente, il avait mis fin à la guerre des catholiques contre les protestants, en accordant quelques concessions à ces derniers... C’est ce qui devait ressusciter la faction des Mécontents et faire naître la Sainte-Ligue. Comme tous les dégénérés, Henri III ne savait faire acte de force que lorsque la colère faisait monter un carmin passager sous le fard de ses joues. Il ne manquait point de bravoure, avait l’esprit cultivé, et cependant il tenait du sang italien, qui se mélangeait dans ses veines au sang des Valois, une crédulité superstitieuse allant parfois jusqu’à l’aberration. L’influence du temps, d’ailleurs, présidait pour une large part à cette étroitesse d’esprit. Il ne faut pas oublier que, depuis le règne en coulisse de Nostradamus et de Ruggieri appelés à Paris par la Médicis, chaque grand seigneur s’adonnait plus ou moins à la consultation obscure des horoscopes, interrogeait naïvement les astres et se livrait à d’odieuses palingénésies sur les entrailles des animaux morts, dans l’espoir d’obtenir d’eux la rupture du voile énigmatique qui dérobe l’avenir. On était aux grimoires, à la cabale et aux astrologues. Pouvait-on ne point suivre la direction donnée par les trois plus puissants personnages du royaume? C’eût été paraître les désapprouver. N’était-il pas plus logique de les imiter et de combattre à armes égales? Au milieu de toute une armée de sorciers de pacotille, occupés à guerroyer pour leurs maîtres ou maîtresses au moyen de philtres, de figures de cire ou de cercles magiques, trois seulement se pouvaient promener dans Paris au grand jour. C’était d’abord Mammouth le Rouge, ainsi nommé parce qu’il était toujours vêtu d’écarlate, tout comme le bourreau. Mammouth le Rouge avait maison en ville et appartement au Louvre, car il remplissait auprès du roi les fonctions de mage. C’était ensuite Abou-Nadarah, astrologue de Catherine et successeur de Ruggieri. Celui-là pouvait entrer de jour et de nuit à l’hôtel de Soissons, ou en sortir par une porte réservée donnant dans l’axe de la rue des Vieilles-Étuves-Saint-Honoré. C’était enfin le physicien du marquis de Villequier, grand- chancelier, Salem-Kébir. Salem-Kébir possédait une maison à lui, dans cette même rue des Vieilles-Étuves, et y logeait avec Fiamma, sa voyante. Jamais il ne paraissait à l’hôtel de la chancellerie, sis rue de l’Austruce, parce que M. de Villequier gardait jalousement chez lui une adorable enfant de dix-sept ans, Yannie de Goulaine, sa fille adoptive, pour laquelle il nourrissait une passion sénile de tuteur prétendant. Nous avons déjà quelque peu mis en scène les deux derniers sorciers; seul Mammouth le Rouge ne nous est pas encore connu. Tous trois étaient de grande taille et chacun d’eux paraissait nourrir à l’égard des deux autres une féroce animosité. Ils allaient toujours, le visage couvert d’un voile, le corps enveloppé d’une robe aux plis nombreux: robe de couleur éclatante pour Mammouth, noire pour les deux autres. Ils passaient pour être doués d’une égale puissance. Parfois on les rencontrait consécutivement, jamais en même temps. Les mieux informés pensaient qu’ils avaient tout intérêt à s’éviter, pour retarder autant que possible l’explosion qui, fatalement, résulterait du heurt formidable de leur trinité magique. Particularité troublante, et assurément unique en son genre dans les fastes de cette époque imbue de religion, tous trois venaient des pays d’Orient et pratiquaient le culte des sectateurs de Mahomet. Comment ce trio exotique et païen avait-il pu s’implanter à la cour du fils aîné de l’Église; comment surtout s’y était-il pris pour y acquérir un véritable pouvoir dominateur? Oh! la genèse de son entrée en scène tenait du merveilleux. Quelque dix-huit mois auparavant, alors que les archers de garde à la porte Bordelle s’étaient vainement lancés à la poursuite d’un cavalier, signalé comme étant un conspirateur arrivant d’Espagne, le même jour et presque à la même heure, le roi, la reine-mère et le ministre du sceau avaient donné audience, chacun dans sa demeure particulière, à un magicien étranger. Au roi, le premier avait dit: -Sire, vous êtes trop haut placé pour voir à vos pieds les factions qui s’agitent; d’ailleurs vos pires ennemis ne sont pas ceux qui combattent au soleil; pour les connaître, pour les démasquer, il vous faut non des espions toujours disposés à se vendre au plus offrant, mais un incorruptible lecteur de pensées. Si vous voulez ne rien ignorer, moi Mammouth, je ferai pour vous de chaque crâne un temple de verre. Avec la Médicis, le second s’était ainsi exprimé: -L’étude des astres n’a jamais trompé Votre Majesté. Pour reconquérir le pouvoir qu’elle exerçait sur le coeur de son fils, pour lui permettre de le soustraire à ses fatales distractions, il faudrait à la mère du roi le concours d’un nouveau Galeotti. Par l’inspection du firmament, seule science véritable, on peut arriver à réglementer les événements de ce monde. Enfin, Salem-Kébir avait offert à Villequier de composer à son intention une poudre de jeunesse qui devait lui rendre ses forces usées et le montrerait à sa pupille sous un jour plus favorable. Il n’en avait pas fallu plus pour faire accepter les trois magiciens. De faciles conseils donnés en temps voulu avaient achevé de consolider leur influence sur les esprits. Mais où chacun de nos sorciers paraissait exceller, c’était dans l’espionnage de ce qui se passait sur le domaine des deux autres: Catherine était journellement documentée, par l’intermédiaire des astres, sur ce qui s’était fait ou dit, la veille, tant dans l’entourage de son royal fils qu’à l’hôtel de la chancellerie; par contre, le roi en apprenait tout autant sur sa mère et sur son ministre aux mêmes heures, par la bouche de son devin, et, aux mêmes heures également, M. de Villequier, poussant plus loin l’art chimérique de commercer avec les esprits, se faisait révéler les mystères du Louvre et de l’hôtel de Soissons en interrogeant les aruspices, tout comme à Delphes ou à Memphis. Eh bien, rencontre bizarre due à l’antagonisme des fluides peut- être, en de nombreux cas, le sang des victimes ne fournissait à Salem-Kébir que de mensongères révélations; Abou-Nadarah se méprenait sur les rapports des constellations et la double vue de Mammouth le Rouge ne lui montrait que partie des faits à dévoiler. Un calculateur mis au courant de ces erreurs journalières se fût fait un jeu d’en déduire ceci: la trinité cabalistique semblait s’entendre pour tromper ses maîtres et les poussait insensiblement vers le gouffre qu’ouvrait devant eux la conspiration toujours renaissante des Mécontents. À l’occasion de l’anniversaire d’une victoire, la municipalité de Paris et la corporation des marchands avaient invité Henri III et sa cour à honorer de leur présence un bal costumé qui devait être donné quelques jours plus tard à l’Hôtel de Ville. Le roi s’était empressé d’accepter et, toujours à l’affût de mascarades nouvelles, désireux de se produire devant son peuple sous le costume le mieux fait pour mettre en pleine valeur ses grâces efféminées d’éphèbe, il avait déclaré qu’il paraîtrait en ballerine, dans un ballet spécialement composé pour la circonstance, et au milieu de ses mignons également travestis en danseuses. Aussi, le matin du 31 mars, s’était-il levé tout guilleret, enfiévré des projets de costumes et de figures à composer. Assis au milieu de sa garde-robe, il faisait étaler devant lui ou revêtir par les pages les étoffes les plus chatoyantes, corps de casaques à manches énormes, robes de brocart surchargées de retroussis, de paniers, de godets et de cacolets. Ce lui était un véritable plaisir d’assister à ces transformations. Les malins adolescents, au reste, mettaient une véritable émulation à le satisfaire, marchaient en glissant, en ondulant, en s’éventant, en minaudant, ne doutant pas que s’ils venaient à charmer le roi, celui-ci leur ferait vite franchir les échelons du favoritisme. La joie du monarque, cependant, n’était point sans mélange. Le défilé des mannequins ne pouvait plus l’amuser ni le distraire d’une préoccupation. L’heure avançait. Pourquoi ses habituels compagnons de plaisir se permettaient-ils de le bouder? Car leur absence ne pouvait avoir une autre cause. Raisonnablement, il ne se serait pas cru en droit de supposer que l’ordonnance contre le duel demeurait lettre morte pour les plus proches soutiens du trône. Non, les seigneurs de sa maison se devaient de respecter les lois. Alors où étaient-ils?... Vaguement, il avait entendu dire qu’une matrone peu scrupuleuse avait ouvert, au faubourg Saint-Germain, un établissement de galants devis où se réunissaient gentilshommes, bourgeois, écoliers, gens d’épée, d’armes et de plume... Bah! perdait-il la tête d’aller songer à ce mauvais lieu à propos de ses mignons? Le duc Roland ne lui manquait guère. Celui-là, il le subissait plus qu’il ne l’aimait. S’il l’avait attaché à sa personne, c’était un peu pour approuver l’arrêt du Parlement qui avait fait un duc de ce vagabond d’hier. Mais, nous le répétons, il voyait en lui une nature trop différente de la sienne. Il s’en défiait même. Une fois, alors que Roland ne se savait pas observé, l’astucieux fils de l’Italienne avait surpris son regard au repos et grande avait été sa surprise d’y découvrir un éclat fauve aux lieu et place de leur ordinaire placidité. D’Épernon, Quélus, Joyeuse et Saint-Mégrin, à la bonne heure! voilà ceux dont il ne pouvait se passer... Et Maugiron, donc! Maugiron, le préféré entre tous, le blondinet aux prunelles fascinatrices. Comme le roi songeait à cela, délaissant sa toquade de l’instant précédent, un capitaine des gardes pénétra dans l’appartement. -Sire. -Parlez, monsieur de Bervic. Que venez-vous m’apprendre? -De grands malheurs, sire. Trois gentilshommes de M. le duc de Guise se sont rencontrés, sur le Pré-aux-Clercs contre quatre seigneurs de Votre Majesté. -Encore un duel!... Par la sainte messe, devra-t-on faire un exemple?... Mais quel est ce mystère?... Trois contre quatre, avez-vous dit? -Pardonnez-moi, sire. J’allais ajouter qu’un quatrième personnage, inconnu celui-là, s’était joint aux gens du Balafré... -Ah! très bien! cela faisait partie égale... Les menins de notre beau cousin ont dû en voir de rudes? -Hélas! c’est le contraire qui s’est produit, sire. -Le contraire?... M. de Nemours n’était-il pas au nombre des combattants? -Le premier gentilhomme de la chambre de Votre Majesté en était... Il a été désarmé par deux fois. Le roi s’était levé, ébahi et déjà courroucé. D’un geste, il mit en fuite les pages et les costumiers, puis, allant vers l’officier: -Ai-je bien entendu? demanda-t-il. «Nemours, la plus fine lame de ma cour... le roi des raffinés... se serait laissé désarmer... lui? Le capitaine de Bervic s’inclina, répétant: -Deux fois!... Il n’a même dû la vie, croit-on, qu’à une méprise qui mit fin au duel. -C’est inimaginable!... Connaît-on le nom de son adversaire? -On ne le connaît pas, sire... Cet adversaire n’était autre que l’étranger et on n’a pu noter de son signalement qu’une seule particularité... -L’écharpe verte, peut-être? -Aucune écharpe n’ornait son costume taillé en plein drap d’aventures... mais son chapeau portait, en guise de panache, un rameau de gui fleuri. Henri III se promenait fébrilement et, preuve de sa préoccupation, il ne songeait point à se mirer dans les glaces disposées en grand nombre autour du cabinet. Il y eut un silence. Le voyant se prolonger, pour le rompre, l’officier des gardes osa reprendre: -J’étais venu annoncer à Votre Majesté de grands malheurs. -C’est vrai! exclama Henri... La défaite de Nemours, s’il n’est pas blessé, ou s’il n’est touché que légèrement, ne constitue, en somme, qu’un accroc fait à son propre orgueil. «Les autres! Parlez-moi des autres? -Sire, M. le capitaine des chasses s’en est tiré sans aucun mal... -À la bonne heure!... mon beau d’Épernon me reviendra donc tout entier. -Mais M. le chevalier de la Rougie ne reviendra plus. -Du Gaz est mort? exclama le roi. Ah! je lui ferai faire d’imposantes funérailles! -Si son corps peut être retrouvé... «La dépouille de M. de la Rougie, tué par le même spadassin qui mit en désavantage M. le duc de Nemours, a été subrepticement enlevée. Les pommettes d’Henri devinrent livides. L’invraisemblance de cette nouvelle lui enlevait tout moyen d’exprimer ce qu’il ressentait. Le capitaine de Bervic connaissait trop bien son maître pour ne pas deviner quel effroyable orage grondait en lui; aussi, au risque de lui faire avoir une attaque de nerfs -car le sensuel monarque imitait les femmes jusqu’en leurs faiblesses -termina-t- il tout d’un trait: -Et M. le grand-officier de la garde-robe revient de ce combat n’ayant plus qu’un oeil! Oh! comme il avait été heureusement inspiré de garder cette nouvelle pour la fin. Il s’attendait si bien à une explosion que, insensiblement, tandis qu’il parlait, ses yeux s’étaient détournés. Mais, n’entendant rien, croyant que le coup n’avait pas été aussi sensible qu’il le craignait, petit à petit, il ramena son regard vers l’interlocuteur silencieux. Ce qu’il vit l’épouvanta. Debout, les pupilles dilatées, la face traversée de tiraillements nerveux, le corps tout secoué de fièvre, Henri III, pour ne pas tomber, s’appuyait à deux mains au rebord de la table encore surchargée de tout ce qui avait été extrait des armoires. La respiration lui manquait; il suffoquait. Horreur! une épée sacrilège avait osé détériorer l’exquise frimousse de Maugiron! Blesser le plus aimé de ses favoris... le tuer, peut-être?... Ou, ce qui était non moins affreux, l’éborgner!... le priver d’une de ses deux lumineuses lucarnes de tendresse... le rendre épouvantable, lui qui avait eu en partage la mignardise d’Endymion, la sereine beauté de Narcisse. Cette colère blanche confinait au coup de sang et les pires catastrophes auraient été à redouter si la langue du roi n’était parvenue à rompre la paralysie nerveuse qui l’enchaînait. Heureusement, elle la rompit. Toute la rage contenue se déchaîna soudain en un flot de paroles décousues, au milieu desquelles revenait sans cesse le nom de Maugiron. Enfin, emporté par une crise de larmes, le roi s’écria: -Qu’on fasse fermer les portes de Paris!... Que des archers, des hallebardiers et des gendarmes fouillent les maisons, cernent les rues, découvrent celui qui a enlevé du Gaz et surtout me ramènent le meurtrier de Maugiron!... Allez, Bervic!... «Ah! qu’on cherche mon mage... Je veux voir Mammouth, de suite! -Sire, je suis à vos ordres! dit une voix grave. Bervic eut un mouvement de recul et ne put s’empêcher de frissonner. Entre Henri III et lui venait de se dresser un homme de carrure puissante. Le nouveau venu se tenait immobile, les bras croisés sur sa poitrine, dans une posture hautaine bien plus que respectueuse. Il portait un costume barbaresque de couleur pourpre. Les plis de son burnous rouge, les bourrelets de son turban semblaient encore le grandir, et son visage se dissimulait derrière un masque écarlate à travers les trous duquel jaillissait l’éclair d’un regard audacieux et dominateur. «Quelle doublure de Satan! pensa Bervic, enrageant de s’être laissé surprendre. En voilà un pour lesquels les fagots s’allumeront tout seul!... Sait-on jamais d’où il sort et par où il entre?» À la vue de l’homme rouge, le roi s’était laissé retomber entre les bras de son fauteuil. -Allez, capitaine, commanda-t-il. Que mes ordres soient exécutés sans retard. -Attendez! intervint le nouveau venu. Sa Majesté retire ses premiers ordres pour vous en communiquer de nouveaux que voici... -Mais... voulut dire Henri. -Que voici, répéta imperturbablement l’augure. Monsieur notre chancelier devra faire afficher sans retard à l’entrée de la Cour des Miracles un édit portant que Nous abolissons les privilèges de la grande truanderie et interdisons désormais la mendicité dans l’enceinte des murs de Paris... Ceci pour punir les gens de l’argot qui se sont permis de s’opposer par la force à la capture du redoutable bretteur du Pré-aux-Clercs! Le roi écoutait bouche bée, et Bervic ne pouvait en croire ses oreilles. Comment le sorcier savait-il tout cela? Était-ce vrai seulement? Comme il restait perplexe, ne sachant que faire, l’homme rouge lui montra la porte: -Allez, maintenant. L’officier eût bien voulu se révolter. Du regard il interrogea son maître. -Obéissez, Bervic, fit ce dernier; Mammouth est la sagesse même et ne m’a jamais trompé. Le capitaine n’avait plus rien à objecter; il s’inclina et sortit. Dès que la porte se fut refermée, le mage rouge releva son turban, découvrant une forêt de cheveux grisonnants, mais il n’enleva point son masque. -Sire, prononça-t-il en donnant un coup d’oeil dédaigneux aux robes immodestement étalées; par M. de Bervic vous avez appris les résultats du dernier duel; mais M. de Bervic n’a pu compléter ses renseignements, pour la bonne raison qu’il ne vit ni le commencement du combat ni son dénouement. -Y étais-tu donc, mécréant? demanda Henri sursautant. -J’y étais, sire, dissimulé dans une touffe d’arbustes à feuillage persistant. À ma gauche et à ma droite, cachés dans d’autres buissons, se tenaient aussi Abou-Nadarah... -L’astrologue de Madame ma mère? -Et Salem-Kébir... -Le physicien de Villequier?... Par l’Esprit-Saint, que faisaient donc là ces deux païens? -La même chose que moi, sire. Ils espionnaient pour d’autres, voilà toute la différence. -Que sais-tu de plus que Bervic? -D’abord, où se trouve présentement Jan du Gaz. -Eh! parleras-tu? Où est-il? Je vais lancer nos meilleurs cavaliers à la poursuite de son ravisseur. -Inutile! Le voleur de cadavre, obéissant aux instructions données par Salem-Kébir, apporte le corps au Louvre. -Au Louvre? sursauta le roi. -Oui, la dépouille doit être menée en secret dans les appartements de Monseigneur Louis de Villequier et servira aux expériences de double vue par l’examen des viscères. -Tais-toi, drôle! Louis n’oserait cette profanation! -Il l’osera! Il veut connaître l’avenir... Savoir si Yannie de Goulaine l’aimera d’amour. -Alors, je le ferai pendre! Et Votre Majesté ignorera toujours où et quand elle mourra... Tandis qu’en mettant à profit l’introduction au Louvre, par les soins d’un autre, de cet homme mort de mort violente, il lui serait aisé de... -Tentateur! tentateur! Ah! comme tu as d’infernales roueries!... Par la messe! un roi de France est plus qu’un homme... Il est au- dessus de l’anathème qui atteindrait le vulgaire... et s’il faut absolument autoriser ce sacrilège pour être fixé sur mon sort futur... eh bien! je l’autorise, je me tairai! -Sire, ce sera sagesse de votre part... Pour ce qui est de M. de Maugiron... Le roi se reprit à trembler. -Dis-moi... Il va mourir? -Il vivra!... M. d’Épernon l’a fait transporter dans son propre hôtel, sis entre les rues Plâtrière et des Égyptiens, et Me Ambroise Paré, chirurgien de la cour, s’est engagé à le remettre sur pied avant qu’il soit longtemps. -Son oeil est perdu? Mammouth le Rouge ne répondit pas tout de suite. Sa main droite s’était enfoncée sous les plis de son burnous et paraissait sonder les profondeurs de poches dissimulées. Tout en le regardant faire Henri laissait errer ses doigts sur la tête d’un chat noir -on en entretenait dans la garde-robe pour la chasse aux souris -d’un chat noir qui faisait le gros dos et ronronnait d’aise. Enfin, la main du sorcier réapparut, attirant un petit papier roulé en boule. -Sire, disait en même temps l’Oriental, j’ai cru bien faire en ne laissant pas égarer ce joyau. Le roi s’était emparé du chiffon de papier, l’avait déplié et considérait avec dégoût une sorte de bille humide, molle, ridée comme un oeuf de lézard. -Ce joyau? répéta-t-il. Malepeste! il est répugnant, ton présent... Quelle perle est-ce là?... Le chat noir n’éprouvait pas les mêmes répulsions: ses virgules s’allongèrent; il sauta sur les genoux de son maître, flaira la boule humide, la fit rouler à terre d’un coup de griffe, la rejoignit, la relança, la fit sauter entre ses pattes et, finalement, l’engloutit. Ce manège avait intéressé le roi au suprême degré. Avec une versatilité singulière, il se prit les côtes et laissa éclater sa joie. -Oh! oh! le joli dessert!... -Sire, demanda Mammouth le Rouge d’une voix mordante: Votre Majesté sait-elle ce que vient de croquer son chat? -Eh! non, un joyau, m’as-tu dit? -Un joyau désenchâssé... L’oeil de M. de Maugiron! VIII PROUESSES DE DJAOULIA. Demeuré seul avec Djaoulia à la porte de Jonas l’étuviste, après le départ du Grand Marquis transformé en un nouveau personnage et de Grain-de-Raison, Bernard d’Arma resta un bon moment sans savoir à quoi se résoudre. Il venait de mener à bonne fin l’entreprise extravagante qu’il n’avait pu concevoir qu’en un moment de folle témérité et eût dû se montrer satisfait. Eh bien! non! Particularité bizarre de son caractère, tant qu’il lui restait quelqu’un ou quelque chose à combattre, il se sentait tout guilleret, plein d’ardeur, n’envisageant rien d’impossible. Mais la tâche une fois accomplie, il s’étonnait de l’avoir trouvée si facile, si ordinaire, si peu périlleuse; ses yeux prévenus ne voyaient se refléter ses exploits passés qu’au travers d’une déformation d’optique, dans des miroirs concaves, rapetisseurs, de sorte qu’il éclatait mentalement de rire et se promettait de ne jamais se vanter de tant de don quichottisme. Cette fois encore, il s’estimait ridicule d’avoir si peu fait depuis son arrivée à Paris. Sa nuit, pourtant assez bien employée, ne lui pesait en rien; il avait encore des forces à prodiguer. Pourquoi, aussi, son sang le tourmentait-il à ce point? Sans vouloir se l’avouer, il en connaissait le motif. Son exubérance amoureuse avait des exigences qu’il se refusait à contenter. Ses dernières prouesses en ce genre remontaient à plusieurs mois; dataient du temps, où, à la profonde indignation de Matraque, toutes les filles ou femmes de l’Agenais et du Périgord, de Bergerac à Cahors et de Sainte-Livrade à Niversac, s’étaient mises à flamber pour lui. Mais l’aventure de la Vevère était brusquement venue mettre un terme à ses équipées fragiles et délicieuses. De ce jour-là, il s’était converti; un seul visage s’était si impérieusement imposé à ses regards qu’il n’avait pu en voir d’autres; un seul nom, celui de Solange, errait sur ses lèvres qui ne se souvenaient point d’en avoir prononcé de différents. Et voilà que -vertudiable! allait-il être repris de ses anciennes fringales qui lui avaient valu le sobriquet de Coeur-d’Amour? - voilà que, après quelques mois de sagesse, trois autres visions féminines venaient soudain se joindre à celle de sa bien-aimée, trois nouveaux noms voletaient dans sa pensée autour de celui de Solange, et ces noms s’imposaient à sa mémoire avec importunité dans cet ordre étrange: Divine! Gloriette! Fiamma!... Bernard en était là de ses réflexions lorsqu’il s’aperçut de la curiosité de Jonas. Le barbier, en effet, croyant toujours avoir sous les yeux Coeur- Volant le redoutable bandit aux multiples transformations, le considérait avec intérêt et terreur pour faire état, à l’occasion, de tous les jeux de sa physionomie. Notre chevalier ne pouvait deviner à quel étrange calcul se livrait le juif. Aussi, haussant les épaules et prenant Djaoulia par la bride, alla-t-il frapper à la porte de la petite maison de d’Entragues, qui se referma derrière lui. Alors, l’honnête Jonas poussa un soupir de satisfaction, mit les barres à la devanture, écrivit à la craie sur sa porte cette facétie: «Aujourd’hui, 1er avril, le barbier rase en ville», et prit à longues enjambées la direction de la porte Saint-Antoine. «Deux cents henris d’or à la croisette ne se trouvent pas tous les jours, se disait-il en se hâtant; le seigneur d’Estouteville, par- dessus le marché, m’accordera bien sa clientèle.» La tête de Coeur-Volant avait été mise à prix deux cents écus d’or et c’était la tête de ce capitaine fameux que le digne Jonas s’en allait vendre au Grand-Prévôt. Bernard d’Arma ne soupçonnait guère le danger qu’il allait bientôt courir du fait de cette dénonciation, car, en admettant même que, lui pris, on puisse reconnaître assez vite l’erreur commise, il n’en serait pas moins jeté dans un cachot du Grand Châtelet ou du Fort-l’Évêque pour répondre du meurtre du Pré-aux-Clercs. Heureusement, nous l’avons dit, Coeur-d’Amour ne se doutait de rien. Avec l’aide de Morvan, le valet mis à sa disposition par Balzac d’Entragues, il avait bouchonné sa jument et s’était inquiété de la qualité de l’avoine qui lui serait donnée, avant d’aller lui-même faire ses ablutions et se restaurer. À table, dans la grande salle à manger assombrie de vieux chêne, il attaqua d’abord tout ce qu’on lui servait, en véritable famélique et sans répondre aux avances officieuses du vieux domestique. D’ailleurs, il avait repris le thème de ses dernières réflexions et cherchait mentalement à établir une relation impossible entre les quatre figures féminines installées dans sa pensée. Solange ne souffrait aucune rivalité, il l’aimait d’une passion exclusive. Alors, pourquoi les autres? Dame, c’était à étudier. Oh! Gloriette n’apportait aucune ombre dans son idylle; il pouvait la chérir, celle-là... Malgré la réflexion faite à mi-voix par le Grand Marquis sur «l’erreur de deux coeurs ingénus qui se voudraient pencher l’un vers l’autre», il se savait décidé à toujours l’aimer en soeur... Mais Fiamma? Ah! ventrepape! voilà où le bât le blessait! Si les deux premières devaient être respectées, c’est à ses sens beaucoup plus qu’à son coeur que semblait vouloir s’attaquer la belle protégée de Salem-Kébir. Par exemple, dans tout cela, il ne savait trop quelle place assigner à Divine la Folle. Sa raison se refusait à la mettre en tête des autres, et pourtant, malgré lui, était-ce assez stupide? il avait l’intuition que sa fibre sensible s’attachait à la pauvre femme avec un irrésistible attrait. -Mort de mes os! jura-t-il soudain, serais-je envoûté? Morvan s’élança. -Monsieur le chevalier me fait l’honneur de m’adresser la parole? Bernard le regarda. L’honnête physionomie du vieillard lui plut. Décidément le comte d’Entragues s’était conduit en véritable gentilhomme; après l’avoir servi de son épée, il avait mis le comble à ses bonnes grâces en lui offrant, avec sa maison, ce serviteur d’élite. Il répondit après avoir vidé un dernier verre: -T’ai-je appelé, mon ami? Pas que je sache!... Cependant ta conversation pourra m’être précieuse si tu veux bien consentir à me renseigner sans pousser au delà de mes questions. -Que Monsieur le chevalier m’interroge. Avant de se retirer, M. le comte m’a dit ceci: «Obéis!» -Hein! sourit Coeur-d’Amour, ce cher comte est d’un laconisme charmant. Tu devrais l’imiter, ami Morvan, car je n’ai que très peu de temps à t’accorder. -Monsieur le chevalier veut repartir déjà?... Monsieur le chevalier ne prendra donc aucun repos? Le jeune homme se boucha les oreilles. -Hé là! eh là! sortons-nous déjà de nos conventions?... Je vais sortir, oui; parce qu’il n’y a rien de déprimant comme un arrêt trop prolongé... Le vieillard le regarda d’un air ébahi. -Cela te surprend?... Que veux-tu? la momification m’est incompatible. Il se frappa la poitrine. -Il y a là une accumulation de forces vives, une sorte de soute à salpêtre qui ne demanderait qu’à sauter si je ne l’épuisais. -Je vois ce que c’est, Monsieur le chevalier est amoureux? -Tais-toi, imbécile!... Pardon, ami Morvan, je croyais parler à mon écuyer... et le diable seul saurait dire s’il a pu atteindre Montfaucon avec son cadavre... -Un cadavre? -De chien... -Oh! de chien... -Humain! Le vieux serviteur s’appuya au dossier d’un fauteuil. -Assez sur cette histoire, reprit Coeur-d’Amour. Saurais-tu m’indiquer où se trouve le logis de Me La Fraîcheur? -Certainement, monsieur le chevalier... Par la rue Jean-Pain- Molet, au bout du carrefour Guilleri, vous gagnerez la grande rue Saint-Martin. Vous prendrez cette dernière à droite et pousserez jusqu’à la porte de Paris. La demeure de Me La Fraîcheur est après les marais du faubourg Saint-Laurent, en face de l’église, à l’angle de la rue des Morts. -Peste! si je m’égare avec un pareil itinéraire... Et le château de Chaumont... Est-ce du même côté? Morvan joignit les mains. -Mon bon seigneur, vous n’irez point voir les alentours de ce lieu maudit! supplia-t-il. -Pourquoi, s’il te plaît? -Parce que nul curieux ne revient, dit-on, du château des spectres où habitent Phtah, la sorcière d’Égypte, et Coeur-Volant le réprouvé! -Vraiment, mon camarade, rien n’était mieux fait pour me décider si je ne l’avais été déjà. -Monsieur le chevalier m’a compris, il s’arrangera de façon à ne point trop approcher du mauvais nid? -Au contraire, vertudiable! je veux, quoi qu’il advienne, visiter le lac lumineux et l’aire de vautours qui le domine; mais, pour des raisons à moi, j’attendrai jusqu’à demain pour mettre ce projet à exécution. Il repoussa son siège, reboucha son ceinturon, remit sur sa tête le toquet à plumail que d’Entragues lui avait fait accepter en échange du chapeau troué, orné de gui, et se dirigea vers les écuries. Morvan le suivit, déconcerté. Il avait souvent pu voir, chez son maître, de jeunes fous, raffinés et casse-cou -tous les gentilshommes d’alors ne l’étaient-il pas plus ou moins? -mais il s’avouait n’en pas avoir rencontrés qui puissent rivaliser en beauté, en originalité ou en tranquille audace avec celui-là. En sentant la main de Coeur-d’Amour caresser sa croupe, Djaoulia tourna la tête et poussa un hennissement joyeux. -Dieu te bénisse, ma belle, fit le jeune homme en resserrant les attaches de la selle. Tu t’endormirais dans un farniente indigne de toi... En route!... Il n’y a que l’air et l’espace, la route et ses surprises qui puissent nous faire digérer un repas trop plantureux. D’un bond, il enfourcha la cavale, fit un tour de manège dans la cour, puis franchit la porte que venait d’ouvrir Morvan. Là, par exemple, il dut retenir sa monture. Un triple rang d’archers de la prévôté barrait, des deux côtés, toute la largeur de la rue du Pet-au-Diable. Une foule houleuse, bavarde, effarée, se massait derrière les soldats de police, et, devant eux, dans le triangle laissé libre, Jonas dissimulait son visage de fouine auprès du chef de détachement, un lieutenant au criminel. En voyant paraître le jeune cavalier, le dénonciateur fut pris d’un tremblement et murmura: -Attention! -Attention! répéta l’officier. Serrez les rangs, vous autres! Resté sur le seuil, le vieux serviteur ouvrait des yeux épouvantés; allait-il assister à l’arrestation ou au meurtre du nouvel ami de M. le comte? Il y eut un instant de silence tragique. Le lieutenant hésitait à donner l’ordre de l’attaque, les badauds espéraient les émotions d’une bataille et Coeur-d’Amour, ne pouvant croire que cette force armée fût là pour lui, attendait le commandement qui devait lui faire ouvrir un passage. Enfin, pris d’un soupçon, voyant que nul ne bougeait, il se dressa sur ses étriers. -Ah çà! braves gens, demanda-t-il, va-t-on s’écarter et me faire place? -C’est lui! lança l’organe nasillard de l’étuviste. -C’est lui! répétèrent vingt voix affolées. Le cavalier sourit. -Pardieu, oui, c’est moi!... La belle trouvaille!... Voyons, je goûte médiocrement cette stupide plaisanterie... Me laissera-t-on passer, à la fin? Tout en parlant, pour prendre du champ, il faisait reculer sa jument jusqu’au mur. Jonas gémissait tout bas: -Arrêtez-le!... Arrêtez-le donc!... Le lieutenant se décida: -Rendez-vous, monsieur. Coeur-d’Amour explosa de rire. -Me rendre?... Ventrepape! ce serait nouveau... Place, ou je cogne! Un éclair s’alluma dans sa main. Il venait de tirer sa rapière. -Rendez-vous, au nom du roi! -Place, au nom du diable! D’une pression de genoux, il poussa Djaoulia sur le premier rang qui voulut s’écarter, mais n’en eut pas le temps. Au milieu d’un cliquetis d’armes entrechoquées, de hurlements, de heurts, de blasphèmes, cheval et cavalier, seuls contre tous, s’élancèrent à l’assaut de cette vivante muraille, au travers de laquelle, en quelques instants, ils ouvrirent une trouée, deux trouées, dix trouées. -Qu’on le prenne vivant! Merci Dieu! la chose était plus facile à recommander qu’à exécuter. Comment mettre la main sur ce centaure, dont les sabots lançaient des ruades étincelantes, dont le poitrail écrasait, dont la croupe, en de brusques écarts, fauchait des lignes entières? Sans que Coeur-d’Amour eût eu besoin de faire usage de son épée remise au fourreau, en un instant, par le seul fait des bonds désordonnés de la cavale arabe, la bataille fut gagnée. Les badauds s’étaient enfuis au premier choc, mais tous les archers restaient là, couchés à terre; les uns évanouis, les autres suffoqués. Bernard d’Arma semblait sortir de son lit, tant il était calme. Il défila devant ses victimes et souleva son toquet en passant devant la porte restée ouverte de la maison de d’Entragues. -À te revoir, ami Morvan, clos ta maison... La mort de ceux-ci n’est qu’apparente et ils pourraient vouloir te faire payer leur déconvenue. Le vieux serviteur obéit. Il était littéralement ébloui de ce qu’il venait de voir et se disait: «S’il va au château de la sorcière et du réprouvé, doux Jésus! il pourrait bien les avaler tous les deux.» Comme le chevalier allait tourner l’angle de la rue de la Tixanderie, il crut entendre gémir derrière lui: -Mes deux cents écus d’or!... Qui me les donnera s’il se sauve? Il tourna la tête et reconnut Jonas, dont la main crochue s’élevait vers le ciel. «Je comprends, se dit-il, voilà le traître!... S’il m’a vendu, il pourrait aussi révéler ce qui intéresse le Grand Marquis. À tout prix, il ne le faut pas!» Lentement, il déroula la longue lanière dont il s’était déjà servi pour enlever Grain-de-Raison sur l’enceinte du donjon de Vincennes. Les plombs de ce lasso tournoyèrent au-dessus de sa tête et partirent en sifflant. Alors, brusquement happé par le milieu du corps, l’étuviste poussa un cri lamentable, fut projeté sur le sol, attiré par une force irrésistible, soulevé, et finalement couché en travers sur le garrot de la blanche jument, qui partit au galop dans un tourbillon de poussière. * La porte Saint-Martin, l’une des mieux comprises de l’enceinte de Paris, présentait un aspect imposant et formidable. C’était une sorte de forteresse, flanquée à sa face extérieure de six tours rondes que couvrait un large fossé. On n’y accédait que par un pont de trois arches en maçonnerie, à l’extrémité duquel s’abaissait le pont-levis. Le bastion monumental avait été en partie payé par le casuel de l’abbaye de Saint-Martin à laquelle il attenait presque et qu’il avait mission de défendre. Et pourtant, avec son enceinte particulière garnie de dix tours, l’abbaye était de force à se protéger par elle-même. En dehors de la porte, c’était l’entrée du faubourg Saint-Laurent. Quelques constructions basses, de droite et de gauche, le ponceau de pierres jeté sur le ruisseau fangeux et putride de la Grange- Batelière, puis des champs, des marais, d’autres bicoques et, enfin, faisant face à l’église paroissiale, la fameuse rue des Morts qui s’en allait, grimpante et tortueuse, vers le plateau de Montfaucon. Il allait être neuf heures du matin. Assis tout contre la fenêtre ouverte de la dernière maison du faubourg, ses coudes pointus appuyés à la table sur laquelle se voyaient encore les reliefs d’un frugal repas, un homme bien charpenté, mais peu luxueusement couvert, semblait abîmé dans de très désagréables réflexions. Autour de lui, vaquant à ses travaux de ménagère, une jeune fille allait et venait. Cette jeune fille était avenante et joliette. Elle portait avec une coquette crânerie le corselet noir et la courte jupe rouge des Basquaises. Chaque fois qu’elle venait à passer devant l’homme, elle lui glissait un regard en dessous, haussait les épaules, soupirait et poursuivait son chemin. Évidemment, elle avait à dire quelque chose et ne savait comment entamer la conversation. La pièce dans laquelle se tenaient ces deux personnages ne contenait que peu de meubles; par contre, les murailles disparaissaient sous une abondante ornementation guerrière. Ce n’étaient que râteliers de fleurets, gants à crispins, plastrons de poitrine, d’abdomen et de cuisses, masques aux mailles fines, d’une part; de l’autre, que dagues et poignards de toutes formes, qu’épées de tous modèles et de toutes dimensions, depuis le lourd braquemard et l’estramaçon à large lame jusqu’à la fine aiguille de parade. Toute personne introduite par surprise en ce lieu n’aurait pu hésiter à se croire chez un amateur éclairé du noble jeu de l’escrime, et elle ne se fût pas trompée, car c’était là le «home» de La Fraîcheur, ex-entreteneur de poignet du capitaine Lanoue- Bras-de-Fer, et actuellement le plus réputé maître d’armes de MM. les gens de la cour. En quittant Briac pour venir s’établir à Paris, Me La Fraîcheur avait emmené avec lui Renaude, cette jolie ménagère à jupe rouge. Ah! elle s’était fameusement formée, la petite servante basquaise, depuis les temps lointains où Matraque avait cru s’intéresser à elle. Disons-le sans plus tarder, l’homme accoudé contre une table devant la fenêtre ouverte sur le carrefour, cet homme que regardait Renaude en soupirant tout bas, c’était notre excentrique bandit qui avait trouvé son chemin de Damas dans la vigne des Chartreux, c’était le baron Courmantel. Il était rendu, épuisé, vaincu, ce grand diable d’homme. Il y avait tantôt vingt-quatre heures qu’il courait à la poursuite de Coeur-d’Amour et de Matraque, sans pouvoir mettre la main sur l’un ou l’autre. À la suite de son entrevue avec l’officier gardien de la petite poterne du Louvre, à la suite surtout de l’hallucination qu’il avait eue en voyant pénétrer en chaise, au château royal, cette grosse femme fardée dont la ressemblance avec dame Myrtille, son inconstante épouse, s’était imposée à ses yeux, Courmantel avait remonté la Seine par la vallée de la Misère. En l’absence de Grain-de-Raison, il se sentait comme un corps sans âme et ne marchait plus qu’avec hésitation. C’est ainsi que, perdant toute sagesse, au risque d’être reconnu et capturé, il avait eu la puérile naïveté d’aller s’enquérir des deux voyageurs béarnais au Fort-l’Évêque, aux deux Châtelets, au Temple, et dans les trois cents et quelques couvents ou hôtels des grands seigneurs qui possédaient, à cette époque, l’inestimable privilège de contenir des cachots réservés, restes des moyenâgeuses juridictions particulières. Nulle part il n’avait obtenu le moindre renseignement. C’est alors que, désespéré, commençant à répudier ses bonnes intentions, doutant que la vertu puisse avoir sa récompense ici- bas, désireux de reprendre sa vie antérieure et de quitter le droit sentier de l’honneur dans lequel il avait égaré son chevalier de rédemption, son nouvel ami et son chien, Courmantel était venu s’échouer chez Me La Fraîcheur. Or voyez un peu quand la guigne s’en mêle. À la maison de l’escrimeur, l’original aventurier n’avait trouvé que Renaude, une singulière fillette à laquelle la réputation de Courmantel avait tourné la tête et qui l’adorait à l’égal d’un manitou. Ces petites filles!... Est-ce bête d’être romanesque à ce point? En l’absence du maître, Courmantel s’était contenté d’accepter la table, mais il n’avait osé risquer la requête pour laquelle il se trouvait là. Et, depuis plus d’une heure, le silence durait entre Renaude et lui. Ce fut la Basquaise qui se décida à le rompre. -Monsieur le baron, n’avez-vous pas quelque nouvel exploit à me conter, des batailles... des attaques... des voyageurs ou des bourgeois navrés et rançonnés par votre bande? Courmantel sursauta. Sa bande?... où était-elle à cette heure?... Vers quels antipodes le satané Muletmio emportait-il son vestiaire de bandit? -Eh! non, répondit-il sans détourner ses regards de la route; je n’ai rien de semblable à te conter, petite peste, ma chère fille!... Bien au contraire, je me suis fais battre, bafouer et dépouiller! -Vous? dépouiller! exclama Renaude incrédule. Cette fois Courmantel se retourna pour la dévisager. Cette exclamation flattait son ancien amour-propre dont il avait juré de se défaire. -Cela te surprend, hein! diabolique poupée... je veux dire ma délicieuse amie... Un voleur, volé!... un joueur, joué!... un sacripant, sacripanisé!... «Feu d’enfer! Il y a là de quoi faire pétarader de rire messire Satanas et toute sa séquelle!... Eh bien? qu’ils pétaradent, se gondolent et se fassent des papouilles brûlantes si ça leur plaît. Je n’y peux rien, car cela est, nombril de Lucifer! -Oh! monsieur le baron, est-ce possible? Pouvez-vous le jurer? -Je ne jure jamais, cinq cent mille millions de pieds fourchus et le décuple d’ongles incarnés! protesta impudiquement le postulant honnête homme. À quoi bon blasphémer, ventre et tripes! C’est si facile de faire autrement, ou que la foudre m’écrase! Ah! dame, à cette virulente et sincère protestation, Renaude éclata de rire. L’aventurier, indigné, retroussa ses moustaches d’un coup de pouce et demanda: -Suis-je donc si comique? -Oui, vous êtes farce, monsieur le baron. Peut-on croire que vous avez été refait, vous, le malin? -Poulette, regarde-moi bien; suis-je changé? -Je vous trouve grand, beau, fort... enfin, vous avez tout, tout! -Hélas! non, je n’ai même plus mon toutou. Grain-de-Raison m’a quitté. Il s’est tiré des pattes comme un lâche cabot, lui, basane d’Asmodée! lui qui pourrait revendiquer le trône de France! -Oh! fit Renaude, un chien! -Oui, ma cocotte! Grain-de-Raison est de race royale: c’est le dernier descendant de Mérovée, le père des mères-aux-vingt-chiens! Renaude ne pouvait s’esclaffer à cette plaisanterie, incompréhensible pour elle. Courmantel reprit d’une voix dolente: -J’ai été vaincu par un jeune dieu et par son ombre, cornes d’enfer!... Je me suis offert à les servir, ventre de bouc!... Mais le jeune dieu et son ombre se sont évaporés avec tout ce que je possédais, me laissant seul, désolé et doutant de tout... «Ah! depuis la trahison de dame Myrtille, ma fugace baronne, ma vie n’est que déboires, damnation! Deux petites mains se posèrent sur sa bouche, il sentit sur son front une caresse parfumée et perçut la prière de ces paroles effarantes: -Celle-là, du moins, je pourrais la remplacer, monsieur le baron. Prenez-moi pour femme! La jeune fille romanesque s’était laissé choir à ses genoux. Courmantel sourit en dedans. Il s’attendait presque à cette folie. Il poursuivait la réalisation d’un plan. Peut-être allait-il aboutir. -Mais, jeune dévergondée... fleur d’incommensurable innocence! ronchonnait-il en relevant la Basquaise, pourrais-tu bien épouser un gentilhomme qui n’a point d’épée? -Faut-il donc une épée pour se marier? -Sans doute, choléra mignon! Un honnête seigneur ne saurait prendre à sa charge la défense d’une dame s’il n’est armé! «Tiens, ajouta-t-il en désignant une panoplie, mets-moi cette flamberge au côté, pour remplacer Grain-de-Raison, le monstre abominable... -Non, non, protesta Renaude rappelée au devoir. Me La Fraîcheur me gronderait peut-être? L’aventurier décrochait déjà l’arme convoitée. L’enfant joignit les mains. -Oh! monsieur le baron, écoutez, écoutez!... On arrive! Le bruit d’un cheval lancé au galop se faisait en effet entendre sur la route. Soudain le cheval s’arrêta. Des coups furent frappés contre la porte de la maison. Courmantel s’élança vers la fenêtre et leva les bras en poussant cette exclamation de stupeur: -M. le chevalier d’Arma!... mon vainqueur!... mon convertisseur!... Mon jeune dieu! M. le chevalier d’Arma avec le cadavre emporté par M. le baron Botan, mon compère! IX LES FOURCHES PATIBULAIRES. Le gibet de Montfaucon se dressait à l’extrême limite du faubourg Saint-Martin, au bout de la rue des Morts, sur une éminence qu’occupe aujourd’hui l’hôpital Saint-Louis. L’ensemble du gibet se composait d’un massif de maçonnerie et de grosses pierres formant une plate-forme rectangulaire de quatorze mètres sur dix. On y parvenait par une rampe rocailleuse. Sur la plate-forme se dressait une construction sinistre: seize piliers carrés en pierre de taille, unis entre eux à moitié de leur hauteur et à leur sommet par un double rang de poutres mal équarries et desquelles pendaient en franges des chaînes de fer rouillées, moins par la pluie que par le contact de la chair des patients dont elles avaient brisé les vertèbres. Le long des piliers étaient appuyées des échelles à l’aide desquelles on hissait les condamnés, et dans le centre même du massif s’ouvrait une sorte de caveau, grillé de fer, destiné à servir de charnier aux corps descendus des suppliciés. Enfin, un peu en avant des fourches patibulaires, juste dans l’axe de la courtille du Temple et du cimetière Saint-Laurent, se voyait un calvaire devant lequel les condamnés étaient confessés in extremis par les moines de la corde, ou cordeliers, dont c’était la fonction. Comme les relaps, félons et gibiers de chanvre se rendaient à pied à Montfaucon pour y terminer leur carrière, une coutume ancienne leur permettait de faire halte au couvent des Filles-Dieu, où les religieuses leur offraient un repas libre, renouvelé de l’antique. Sous les Capétiens et les Valois, surtout sous Louis XI qui y fit accrocher Olivier Le Daim, son barbier, il ne fut pas rare de voir cinq à six douzaines de cadavres se balancer à la fois aux gigantesques et sinistres fourches, autour desquelles tournoyaient toujours des légions de corbeaux et d’oiseaux carnassiers. Mais la pendaison ne fut pas l’unique supplice imposé aux visiteurs forcés de l’historique gibet; des malheureux y moururent lentement et eurent les affres d’une agonie autrement barbare. Nous ne citerons qu’un seul de ces cas: Les registres de la chambre criminelle du Grand Châtelet mentionnent que, en 1460, une femme Perrette Mauger, accusée de vol et de recel, fut condamnée à souffrir malle mort, estant enfouye toute vive devant le gibet!... Ce sauvage jugement fut mis à exécution et la chronique affirme que Perrette, enfermée sans vêtements dans le charnier de Montfaucon estant joliette de figure et agréablement tournée de corps, y devint folle et laide le premier jour et ne s’éteignit, au milieu des corps en putréfaction, qu’après avoir plaint lamentablement durant huit longs jours!... Depuis le lever de l’aurore ce 1er avril 1577, de petits groupes d’exempts, d’archers et de gens d’armes, sortant de Paris par les portes Saint-Denis, Saint-Martin et du Temple, n’avaient cessé de sillonner les faubourgs du Nord-Est, convergeant tous vers Montfaucon. Sitôt arrivé sur place, chaque groupe avait pris gîte dans une anfractuosité de la sinistre colline ou au milieu des buissons épineux qui en formaient le pourtour, de sorte que le lieu paraissait désert et que les émouchets, rassurés, continuaient à voleter en cercle autour des charpentes de justice. Ce déploiement inusité de forces policières avait fait croire aux tranquilles habitants des marais du Temple et de Saint-Lazare qu’il allait être procédé à l’exécution de plusieurs bandits de marque. Il n’en était rien, pourtant, car, en la circonstance, les ordres venus de deux côtés à la fois et sans accord entre eux visaient un seul homme: Matraque! Mais oui, notre gros écuyer-trésorier, tout uniment, notre Sancho béarnais, paresseux et cupide, notre satellite de Coeur-d’Amour qui se voyait, «ventre de puce!» embarqué dans une suite incommensurable d’aventures lugubres, depuis qu’il avait eu la malheureuse idée d’aller à la recherche de son maître sur le Pré- aux-Clercs... Expliquons d’abord d’où venaient et comment avait été ordonnées ces dispositions disproportionnées à la défense qu’eût pu opposer le pacifique personnage. La veille, à la suite de la terrible révélation faite au roi par Mammouth le Rouge, le prince, frappé de stupeur, était allé s’enfermer dans son appartement en faisant défense rigoureuse de le déranger pour quoi que ce fût, hormis pour l’aviser de l’introduction secrète, au Louvre, du corps de Jan du Gaz et de la venue de Me Ambroise Paré, qui devait, inévitablement, lui apporter des nouvelles de Maugiron. Il voulait donner libre cours, dans la solitude, à sa douleur. Il voulait pleurer à son aise la beauté détruite du plus aimé de ses favoris et se gourmander lui-même d’avoir laissé gober son oeil par le chat noir. Avant de se retirer -précaution suprême -il avait fait mander M. de Bervic et lui avait dit: -Qu’on se saisisse de tous les chats à pelage foncé entretenus au palais; qu’on leur administre médecine et qu’on tienne état de leurs évacuations... L’oeil de M. de Maugiron doit être recueilli, embaumé et pieusement conservé! -Bonté du ciel! s’était avoué le capitaine des gardes; Sa Majesté est folle! Néanmoins, par ses soins, la gent féline du Louvre en vit de belles et put connaître les émotions d’une purge aussi générale que généreuse. Mais on ne retrouva rien, le chat noir, auteur du rapt, s’étant dérobé à la crise en digérant son repas, enfoui dans les plus douillets replis des déguisements royaux. Le chagrin d’Henri III n’était point superficiel. Toute la journée, il garda la diète et la chambre, inventant des macérations et des prières nouvelles pour obtenir du ciel, en même temps que la guérison de l’éborgné, la punition de l’éborgneur. Chose qui n’était encore jamais arrivée, en venant lui rendre leurs devoirs, les mignons se heurtèrent à un hallebardier dont la consigne était de les écarter. Valois leur tenait rigueur! Et l’on vit tous ces jeunes seigneurs fats et parfumés: d’O, Nemours, Joyeuse, Saint-Mégrin, Quélus et Livarot se retirer l’oreille basse. Vers le soir seulement, le roi reçut la visite du célèbre chirurgien calviniste. Il apprit de lui la terrible vérité: Maugiron, défiguré, ne ressemblerait plus jamais au Maugiron qu’il avait connu. Puis ce furent trois nouvelles qui lui parvinrent à la fois. La première, de la petite poterne, où ne s’était présenté aucun convoyeur de cadavre, mais où l’on avait dû éconduire un bizarre indiscret, qui paraissait être au courant des pas et démarches de l’homme au mulet. La seconde du marquis de Villequier. Le chancelier avait appris par la tenancière de la Maison des Mignonnes, venue chez lui en visite réglementaire, que le fantasque questionneur, croisé par elle au portillon, ressemblait fort à un certain Courmantel, aventurier recherché pour ses méfaits. La troisième et dernière, du mage rouge, qui avait pu voir, dans son miroir magique, que l’homme au mulet chargé du corps de du Gaz -son meurtrier déguisé probablement -s’était évadé de Paris par la porte Saint-Antoine et remontait vers le Nord, en contournant les faubourgs. De là, les instructions données aux gendarmes royaux. Ils devaient cerner le marais, capturer la mule macabre, la ramener au Louvre et pendre son maître... De son côté, à la première heure du jour suivant, Catherine de Médicis, voulant faire disparaître jusqu’à la moindre trace du crime commandé par elle, avait lancé vers Montfaucon tous les archers et exempts dont elle pouvait disposer, avec mission de stranguler par la corde quiconque commettrait la honteuse parodie de suspendre un animal crevé aux fourches de justice... Certes, certes, si le doux Matraque se fût douté que pareil agrément l’attendait au bout du chemin, il eût planté là son chien-sarcophage, ses compagnons argotiers et même la friperie de son compère, pour sauter sur Muletmio et détaler au plus vite vers des pays moins inhospitaliers. Malheureusement, il n’avait aucune idée de tant de noirceur d’âme et, guidé par l’appât des écus promis, encore plus que par Nathaniel-le-Lépreux, son cicérone, il poussait allègrement Muletmio, le gourmandant sur sa paresse et se retournant à tout instant pour encourager Ripaudier, Fargas l’idiot et Col-d’Azur. Ah! qu’il était donc malheureux d’avoir à traîner derrière lui ces estropiés gémissants et clopinants. Sans eux, il se serait senti capable d’accomplir des prodiges de vitesse. Vous devinez pourquoi?... La prime! Quoi qu’il en soit, si lentement qu’on marchât, on avançait... Il y avait déjà beau temps qu’étaient passés Picpus, la Croix- Faubin, Popincourt et Bagnolet. En longeant la Courtille du Temple, pour la première fois depuis son départ de Vincennes, Matraque remarqua l’effet que produisait sa troupe sur les passants rencontrés. Tous s’éloignaient en hâte des éclopés de mauvaise mine et regardaient avec effroi la singulière charge du mulet. «Oh! oh! pensa notre Béarnais; ils sont bien dégoûtés, ces faubouriens; mais s’ils pouvaient soupçonner à quel taux de la livre va m’être payé ce cuir d’animal... dame!...» -Ventre de puce! se coupa-t-il en frissonnant, qu’est-ce que c’est que ça? Nathaniel se sentait mal à l’aise; il répondit pourtant: -Ça, c’est la colline des pendus! Ils suivaient le haut de la rue des Morts; à leur gauche des pâtis, à leur droite les contreforts d’une sombre montée. -Et pas un vivant dans ce satané coupe-gorge! gronda Matraque. Où donc est le gibet? -Vous allez le voir en même temps que la croix du carrefour... Oh! en venant de Saint-Laurent, il s’aperçoit de loin! -Ne dirait-on pas que ces buissons sont animés? -C’est le vent. -Et ces lueurs, au fond des anfractuosités, est-ce aussi le vent? -Non, ce sont des prunelles d’oiseaux nocturnes. Horreur! soudainement la colline parut s’ouvrir, dévoilant la géhenne royale. L’épouvantable squelette de pierre projetait sur le ciel ses seize bras décharnés, figurant avec l’inextricable enchevêtrement de ses charpentes, de ses échelles et de ses chaînes, une monstrueuse parque, fileuse d’éternité! Le Béarnais demeura confondu. C’eût été bien autre chose si le gibet avait eu son ornementation des grands jours, des grappes de cadavres! Mais la pénurie des condamnés s’était fait sentir les jours précédents, et les fourches ne supportaient que deux pauvres petits pendus, figés dans des contorsions atroces. Cependant, il importait de mettre à profit l’absence de tout oeil indiscret aux environs pour mener à bien la sacrilège comédie de la pendaison. Sous l’empire d’une superstitieuse terreur, persuadé qu’il se damnerait s’il laissait s’accomplir cette dernière profanation de la dépouille du pauvre gentilhomme recueillie par lui sur le Pré- aux-Clercs, Matraque n’eut pourtant pas la force de s’y opposer. Médusé, dans un état d’ataraxie somnambulique, il assista, sans la comprendre, à l’opération menée par l’équipe des truands embauchés par défunt Peaunoire. Ceux-ci se hâtaient. Il s’agissait d’en finir et de regagner l’abri de la Cour des Miracles... Muletmio débarrassé de son lourd fardeau, ce dernier fut traîné aux pieds d’une échelle et hissé de mains en mains. L’écuyer assistait à cette ascension macabre sans la voir; ses oreilles bourdonnaient; il lui semblait entendre, venant de derrière les buissons et de dessous les pierres formant la plate- forme, comme un bruit de respirations étouffées. Peut-être était-ce une hallucination causée par la fatigue, car il n’avait pris aucun repos depuis le matin du précédent jour, depuis qu’il avait quitté, en la compagnie de Courmantel, l’aimable hôtelier des Trois-Couronnes, Me La Palice. Eh bien! non, ce n’était pas une erreur de ses sens. À l’instant précis où les trois argotiers blessés, réunissant leurs forces, parvenaient à soulever la peau recousue du molosse et à introduire sa tête dans le noeud coulant présenté par Nathaniel, un faux geste de Fargas fit éclater la couture du cou et, dans la fente, se montra le haut d’un surcot de dentelles. Alors, comme si cet accident, pourtant imprévu, était un signal, la colline entière fut secouée d’un frémissement convulsif. De partout à la fois surgirent des exempts, des gens d’armes, des archers et la plate-forme se trouva cernée par deux troupes. -Rendez-vous, gredins, relaps, profanateurs de corps! cria le chef des gendarmes; rendez-vous! -Qu’on vous pende... -Pour l’exemple! Cette perspective peu rassurante donna des ailes aux malheureux truands. Voyant les survenants monter à l’assaut du plateau, ils laissèrent échapper leur inerte victime, dégringolèrent par les échelles, par le charnier, par les gradins des cordeliers et s’élancèrent sur la pente rocailleuse qui dévalait vers Saint-Laurent. Seul Matraque restait sur place. Il ne reprit possession de son libre arbitre que beaucoup trop tard pour pouvoir essayer une résistance quelconque. Entouré, bousculé, frappé et poussé par vingt bras, il sentit qu’on le hissait à son tour sur la fatale échelle. -Messieurs, messieurs, cessez ce jeu, je vous prie, gémit le gros petit homme cherchant à se faire lourd... Pas si haut!... Mes bronches sont faibles... l’air vif leur est funeste! -Elles ne souffriront pas longtemps, maudit brigand! -Un brigand, moi? moi propriétaire, écuyer et caissier. -Te tairas-tu, bavard?... Tu vas... -Au fait, où vais-je? -À la corde au noeud de laquelle tu voulais faire accrocher le chien, qu’on dit chrétien. -Halte! commanda Matraque. Les gens de police, interdits de tant d’audace, s’arrêtèrent. -Est-ce un chrétien, est-ce un chien? reprit tout aussitôt le prisonnier. Voilà ce qu’on nomme un dilemme... «Avant de pousser plus loin, peut-être serait-il intéressant d’interroger le sujet... Mais les derniers préparatifs du saut dans l’éternité venaient d’être terminés. Matraque n’avait plus rien à espérer de ses bourreaux. Maintenu par eux en équilibre sur une des poutres transversales du haut du gibet, il laissait errer, sur le paysage qu’il dominait, son regard défaillant. Au delà du calvaire de la Confession ad articulo mortem croulait la pente mal entretenue de la rue des Morts, par laquelle s’étaient éloignés les survivants de l’équipe de Peaunoire. «Voici donc la haute position à laquelle devait arriver le fils de mon père? réfléchissait douloureusement le sensible écuyer. Ah! si M. le chevalier pouvait me voir ainsi perché, décoré d’un collier de chanvre, que penserait-il de son frère et serviteur?» Tout à coup, il vit s’élever, au bas de la rue, un petit nuage de poussière. Le nuage avançait vite, accourait... Enveloppait-il des amis ou des ennemis?... Les policiers, craignant plutôt la seconde hypothèse, activaient. Au milieu du nuage, maintenant, on pouvait distinguer un coursier blanc de toute beauté. Sur son dos, penchés en avant, rapière au poing, se dressaient deux cavaliers, serrés l’un contre l’autre... N’étaient-ils que deux? Non, ils étaient trois, car, sur l’encolure, couchée en travers se balançait une autre forme humaine. Eh bien, sous cette charge écrasante, le cheval blanc allait un galop d’enfer; il avançait par bonds inégaux mais formidables. Chacune de ses foulées avait la valeur d’un saut de chamois. Il arrivait au calvaire. -Eh! vous autres, cria une voix formidable, laissez libre cet homme ou, vertudiable! je sonnerai son glas sur vos crânes!... «Et toi, imbécile, ne crains rien, j’arrive! Les prunelles du Béarnais emportaient vers les cavaliers toute la reconnaissance de son coeur; ses paupières se mouillèrent. -Imbécile! répéta-t-il avec attendrissement; comme il a bien dit cela!... Ah! monsieur le chevalier, monsieur le baron, Djaoulia, mes seuls amis, vous arriverez trop tard. Djaoulia abordait le rocailleux support. -Aux arquebuses! commanda le chef des gens d’armes... Et vous, profitez de la salve pour envoyer ce pleurnicheur dans l’autre monde... «Y êtes-vous?... Attention!... Qu’on me descende cet infernal Coeur-Volant! Feu sur les rebelles! Encore une fois la ressemblance frappante qui existait entre notre chevalier et le bandit lui valait l’honneur d’être confondu avec celui-ci et fusillé plus encore à cause de son effigie redoutée qu’à cause de son action. Le bruit de l’arquebuse couvrit le cri d’agonie du malheureux Matraque, en même temps qu’une épaisse fumée dérobait aux yeux son corps balancé dans le vide. * La porte ouverte, Coeur-d’Amour mit pied à terre, attacha la bride de son cheval à l’anneau du dehors et pénétra sous le toit du maître d’escrime de la cour, dans cette salle d’armes où venait d’avoir lieu le tête-à-tête de Renaude et de Courmantel. Ce dernier s’était incliné et restait dans cette respectueuse posture. -Eh! quoi, s’écria le jeune homme en le reconnaissant, vous, ici, baron? Vous connaissez donc Me La Fraîcheur? -J’ai cet honneur, monsieur le chevalier. -Et que faisiez-vous donc chez lui?... Preniez-vous leçon? -Non, monsieur le chevalier, je vous espérais. -Vous m’espériez? -D’ailleurs Me La Fraîcheur est à Paris, et je me trouvais seul avec Mlle Renaude. Depuis un instant, la jeune Basquaise restait en extase devant celui qui venait d’entrer. Elle avait entendu prononcer son nom. Était-ce donc là le petit lionceau dont elle avait admiré la prestesse et la fougue, au château de Briac, alors que, simple apprenti, il escrimait déjà en virtuose? Ah! comme il était devenu beau et grand et fort!... Elle en oubliait sa passion pour Courmantel... Ici, comme ailleurs, et sans y prétendre, Coeur-d’Amour, à première vue, s’emparait d’un coeur. Renaude!... Courmantel avait nommé sa petite amie sans croire intéresser Bernard. Il en fut autrement... Renaude?... Que de souvenirs: Briac, le bon moine, Barbotan et le modeste cimetière où dormait la douce victime du 15 février. Il se tourna vers la Basquaise. -Vous souvenez-vous de moi, Renaude? demanda-t-il. Elle baissa les yeux et répondit, rougissante: -Oh! oui. -Voulez-vous me permettre de vous embrasser? Si elle le permettait? Elle en brûlait d’envie! Elle se jeta dans les bras du chevalier... Oh! les baisers d’autrefois ne se fussent pas reconnus dans les baisers nouveaux, vous pouvez m’en croire. Courmantel coupa court à ces effusions inutiles. -Ohé! les amoureux!... Pardon, je voulais dire mon respecté conquérant et ma sensible amie, ne vous gênez pas pour moi, j’ai la vue basse, cent mille cornes du Grand Turc!... «Quoi qu’il en soit, monsieur le chevalier, entre temps, pourriez- vous m’apprendre si vous avez rencontré Grain-de-Raison, ce fripouillard infâme... mon fidèle barbet?... -Grain-de-Raison?... Effectivement, baron, je vous félicite d’avoir dressé un animal de cette utilité. Quel admirable démolisseur de chevaux de frise! Le gigantesque aventurier s’essuyait les paupières. -De chevaux de frise? répéta-t-il, cherchant à comprendre. Sans doute un nouveau régiment, monsieur le chevalier?... Où donc l’avez-vous laissé?... -Il m’a quitté pour suivre le marquis... -Un marquis?... -Non, je me trompe, quelqu’un de beaucoup plus élevé, le seigneur Gaulfarault, roi de Thunes... Courmantel poussa cette exclamation de douleur: -Le malheureux se déshonore!... Grain-de-Raison chez cette vieille futaille de la Cour des Miracles... Ah! que penseraient ses nobles aïeules? -Hein! Quelles aïeules? -Les mères-aux-vingt-chiens, expliqua Renaude, heureuse de faire montre de sa science. Coeur-d’Amour se prit à rire. -Je comprends, le baron s’amuse à nos dépens, ma mignonne. La Basquaise se détourna de Courmantel. Sa grande passion évoluait, abandonnant graduellement l’ex-bandit pour aller tout entière au chevalier. Au fond, le grand gaillard n’en prenait point ombrage; s’il avait paru se prêter de bonne grâce au sentiment un peu théâtral dont la jeune fille lui avait fait très adroitement l’aveu, c’était pour la décider à lui laisser prendre une dague et une épée. Elle s’y était opposée, c’est vrai, mais, profitant du trouble causé par l’arrivée de Coeur-d’Amour, astucieux jusqu’en sa conversion, l’original, ne tenant aucun compte de l’opposition, s’était approprié les deux armes convoitées. Il reprit, au bout d’un instant, son attirail guerrier lui communiquant une assurance toute particulière: -Et M. le baron Botan, seigneur chevalier, s’est-il, lui aussi, affilié à la truandaille? -Le baron Botan? Je ne sais de qui vous voulez parler. -De votre sympathique écuyer, sang de limace! -De Matraque?... Oh! Oh! lui auriez-vous mis en tête le désir de s’anoblir?... Matraque doit être quelque part aux environs... Courmantel s’était approché de la porte restée ouverte et détaillait les perfections de la cavale arabe en amateur éclairé. -Superbe, cette jument!... Proportions admirables: vigueur et finesse... «Tiens, tiens, le gentilhomme du Pré-aux-Clercs était mieux habillé que cela, me semble-t-il?... Mon compère aurait-il eu le triste courage de troquer ses dentelles contre quelques-unes de mes défroques? Il fit un pas au dehors pour examiner de plus près le corps couché sur le garrot de Djaoulia c’est-à-dire Jonas l’étuviste, toujours évanoui, qu’il confondait avec le défunt mignon Jan du Gaz. Coeur-d’Amour ne prenait point garde à son manège, car Renaude, les yeux humides de tendresse, lui demandait justement: -Ce M. Matraque, est-ce le même jeune garçon qui... -Certainement, ma mignonne. Oh! il a beaucoup grossi. -Queue de satan! constatait pendant ce temps-là le baron, le sacripant... quel intelligent camarade! N’a-t-il pas déguisé le défunt! Il voulut prendre le bras de Jonas et retira sa main avec une prestesse surprenante. -Encore chaud!... Feu d’enfer! quel satané sortilège est-ce là? Il rentra dans la salle d’armes en bougonnant: -Que je sois damné pendant l’éternité si la peau de ce drôle n’est pas celle d’un pestilentiel hérétique, seigneur chevalier! Les divagations de l’excentrique coupeur de routes commençaient à fatiguer Bernard. Il haussa les épaules. -Expliquez-vous, baron? -C’est simple!... L’âme de ce coquin pourrait-elle être en paradis alors que sa viande fume encore, misère de moi! vingt-quatre heures après décès? -Mais il est vivant! -Vivant, le cadavre que M. Matraque devait déposer au Louvre? Coeur-d’Amour comprit l’erreur. -Vous vous égarez, baron; il y a corps et corps... Celui-ci est encore habité par un coeur de traître qui a voulu me faire happer pour une prime promise et qui aurait pu causer de plus grands malheurs, si je n’avais eu le soin de le retirer de la circulation. -Mais l’autre?... -L’autre?... Ventrepape! il voyage depuis si longtemps qu’il doit être bien proche, à cette heure, du gibet où l’on doit le suspendre... -De Montfaucon? -De Montfaucon, oui! Mais qu’avez-vous tous deux? Le regard de Renaude marquait l’épouvante et le grand corps de Courmantel était tout secoué de fièvre. -Ah! chevalier!... ah! seigneur!... Si M. Matraque se montre aux fourches... -Eh bien? -C’en est fait de lui! En quelques mots rapides, en phrases hachées, l’ex-chef de bande apprit au jeune homme ce que le hasard de rencontres faites sur la route lui avait enseigné à lui-même: la marche secrète de forces importantes de police vers le gibet... Dissimulé derrière un mur en construction, il avait pu entendre des bribes de conversations entre gens de la prévôté. En résumé, ils avaient pour mission de s’emparer d’un gros garçon du Béarn, d’un muletier répondant au signalement de Matraque... et de le pendre! Courmantel achevait à peine de parler qu’il se fit un grand bruit au dehors. Ripaudier, Nathaniel, Col-d’Azur et Fargas dévalaient la pente à toute vitesse en poussant des cris d’effroi. Le chevalier bondit et, les bras étendus en croix, se dressa devant eux. -Arrêtez! -Grâce! grâce! seigneur! -Répondez! Vous descendez des fourches? -Oui, seigneur. -L’homme au mulet? -Était avec nous!... Il n’a pu fuir! On le tue! Le chemin dégagé, les argotiers en déroute disparurent. Bernard s’était redressé. Il semblait grandi à la taille d’un géant. Son regard noir, traversé par l’éclair des grands jours de bataille, lançait des flammes. -Matraque est mon frère, gronda-t-il. Qui l’attaque m’attaque!... Gare aux argousins!... Il détacha Djaoulia et sauta en selle. -Baron, vous m’êtes dévoué? -À la vie, à la mort! Damnation! -Vous avez une épée? -Mlle Renaude a bien voulu m’en offrir une, osa affirmer l’audacieux original. -Une dague? -Mlle Renaude me força à accepter celle-ci. -C’est bien, montez en croupe! -Mais le corps?... Trois hommes!... votre cheval pourra-t-il? -Djaoulia en a fait bien d’autres!... Cette loque peut être utile!... Obéissez, vertudiable! Courmantel obéit, doutant que la jument pût gravir la côte avec une telle surcharge. Mais il fut vite détrompé. Coeur-d’Amour venait de siffler: -Hop! ma belle!... au galop! Renaude, agenouillée sur le seuil de sa porte et les prunelles dilatées, put assister à ce spectacle unique: une ruée! une trombe! un cheval fou, hennissant de joie, bandant ses muscles et enlevant avec une prodigieuse facilité trois cavaliers, dont deux brandissaient au-dessus de leur tête des lames étincelantes. -Hop! hop! Les quatre sabots faisaient feu; les cailloux volaient en sifflant; la route fuyait et, dans la poussière soulevée par ce météore vivant, le soleil mettait des stries de pourpre et des paillettes d’or. Enfin, au tournant du calvaire, apparurent, tout près, gigantesques, les sinistres fourches patibulaires sur lesquelles une nuée de soldats de police s’acharnaient contre un seul homme. Un cri de colère: -Vertudiable!... Et un encouragement: -Hop! hop! Puis le double commandement de l’officier; la clameur d’agonie du patient et la pétarade des arquebusiers. Une minute, la plate-forme resta enveloppée dans un brouillard d’épaisse fumée. D’un dernier effort, Djaoulia escalada le massif de maçonnerie et plongea dans les vapeurs de salpêtre. Au milieu de cette nuit factice, il y eut un indescriptible brouhaha de foule battue, heurtée, renversée, écrasée par le choc vertigineux du fantastique animal aux sabots de fer, aux cornes de fer, aux reins de fer. Enfin, le tumulte s’arrêta, les cris cessèrent, la fumée se dissipa, mais, lorsque les agents de Mme Catherine et de M. de Villequier se relevèrent, meurtris, courbaturés, et purent regarder autour d’eux, ils constatèrent avec stupeur la disparition des enragés cavaliers et du dernier pendu. Par exemple, sous la corde tranchée, juste entre le chien apporté de Vincennes, et Muletmio endormi de fatigue, se voyait un corps étranger, un corps venu là on ne devinait pas comment. C’était celui de Jonas, toujours ligoté et bâillonné, de Jonas, qui avait dû céder à Matraque sa place sur l’encolure de Djaoulia. Et comme pour accomplir leur devoir, les exempts gendarmes et archers devaient accrocher au gibet le prisonnier fait par eux, le barbier-étuviste de la rue du Pet-au-Diable paya pour l’absent et gagna le ciel, ou du moins en prit le chemin, au bout d’une corde. X LE MUR QUI BRUIT. Trois heures de l’après-midi venaient de sonner. On touchait à la dernière partie de ce jour, qui avait été témoin de tant d’événements presque simultanés: l’échauffourée de la rue du Pet- au-Diable; la rencontre de Coeur-d’Amour, de Renaude et de Courmantel chez Me La Fraîcheur; le retour du Grand Marquis en son hôtel, coïncidant avec le retour de Gaulfarault à la Cour des Miracles, et enfin le stupéfiant enlèvement de Montfaucon. La marquise Marie de Villeneuve-Marsan était seule dans cette chambre où nous la vîmes passer en prières la première nuit de son arrivée. Elle était à demi couchée et venait de s’éveiller, n’ayant pu reposer qu’une heure à peine, et encore d’un sommeil agité. Après avoir pu assister de loin à l’arrivée de son noble et malheureux époux, elle avait eu l’espoir, oh! avec quelle ardeur! que le premier soin du prisonnier libéré serait de se faire annoncer chez elle. Hélas! vaine attente! il lui avait fallu abandonner cette espérance et faire montre, devant sa fille, d’une tranquillité qu’elle était loin de ressentir. Cette minute de joie infinie allait-elle n’être suivie que par de nouvelles souffrances? Mon Dieu! la captivité peut-elle changer un homme à ce point?... Peut-elle changer en indifférence insultante l’amour du plus loyal, du plus chevaleresque des galants époux?... Peut-elle transformer en un stupide épicurien, amateur des délices de la table, celui qui n’avait jadis qu’un dédain profond pour ces concessions nécessaires aux faiblesses de la nature; qu’un idéal: la beauté! qu’un amour: sa femme!... Horreur! il était passé en indifférent au milieu de ses vieux serviteurs. Il ne s’était enquis de personne... pas même de sa femme, le coeur de son coeur... pas même de sa fille, la chair de sa chair! Son seul souci s’était fait connaître en ces termes extravagants: -Çà, qu’on m’apporte à dîner... La prison creuse, et j’ai de longues dents! Depuis, rien! Sans doute il s’était retiré dans son appartement et fait servir par Cortansio. Maintenant, la malheureuse femme reprenait en sous-oeuvre l’étrange attitude du marquis lors de son retour inopiné, et elle pensait: «Pourquoi un doute effroyable cherche-t-il à s’insinuer en moi?... Cet homme m’attire et me fait peur!... «Et c’est Jacques, pourtant, c’est mon Jacques!... Ah! Seigneur! Seigneur! Je deviens folle!... Si je venais à renier ce saint martyr, ce serait horrible... horrible!...» Elle atteignit le cordon d’une sonnette et l’arracha presque en lui imprimant une secousse nerveuse. La bonne femme Peyragude devait être apostée non loin de là, dans le couloir qui desservait tout le premier étage de l’hôtel, car elle parut aussitôt. -Quelle heureuse journée, noble dame, s’écria-t-elle avec volubilité. Les bons comme les mauvais jours vont par troupe, et la maison de Villeneuve quitte le deuil pour entrer dans la consolante série... «Plus d’exil, plus de prison; mes chères maîtresses sont à Paris... mon vénéré maître a reconquis l’amitié du roi... et, savez-vous cela, noble dame? notre Solange, le cher coeur, a fait grande impression sur le plus puissant seigneur de la cour... «Ah! ce sera un beau mariage... on en parle... -Déjà! fit la marquise dont le sourire s’imprégna d’amertume... Qui en parle? -Votre nouvelle gouvernante anglaise, madame. -Miss Huming? C’est juste!... Qui serait au courant, sinon elle?... Et nomme-t-on le prétendu? -Certes! un beau nom, noble dame; un nom pour lequel M. de Villeneuve eut toujours de l’amitié... Savoie-Nemours! La marquise Marie eut un sursaut et passa la main sur son front. -Savoie-Nemours! répéta-t-elle à mi-voix. Qui donc a le droit de s’appeler ainsi?... Le fils de Blanche?... Non, la mère et l’enfant sont morts, puisque, depuis dix-neuf ans, nul n’a jamais entendu parler d’eux... Alors? Le nuage qui chargeait le front de Mme de Villeneuve s’épaissit; elle devinait vaguement qu’il devait y avoir quelque nouvelle fourberie dans l’atmosphère, autour d’elle... Publiquement, on se permettait de publier le prochain mariage de sa fille avec un personnage qu’elle ignorait... On la croyait donc bien tombée, sans volonté, prête à tout accepter?... Chose étrange, loin de lui apporter un réconfort, la présence du marquis grandissait ses appréhensions, augmentait sa détresse. Le silence impressionnant la mère Peyragude, elle s’inquiéta: -Souffrez-vous, noble dame? -Non, bonne Françoise, je réfléchissais... Dis-moi, as-tu bien reconnu le marquis Jacques, ce matin, lorsqu’il arriva? -Oh! certainement. Peyragude et moi nous avons pu nous approcher et effleurer de nos lèvres sa pauvre belle main... La marquise l’interrompit: -Dix années de solitaires soucis rongent un homme et font du plus brillant des chevaliers un chétif vieillard... Comment avez-vous pu le reconnaître après dix ans? -Permettez, noble dame. Ne vous souvenez-vous plus du pèlerinage aux Minimes et au chêne de Saint-Louis?... Le chêne est proche de la forteresse. Chaque année, le jour de la Pentecôte, nous avons été attendre, sous le donjon, l’heure de la promenade du grand prisonnier sur la plate-forme, et, en dix ans, madame, nous avons vu dix fois notre cher maître. -À cette distance, on peut prendre un homme pour un autre. -Nos yeux sont encore bons, Dieu merci!... Et puis la voix, noble dame; la voix ne change pas comme le visage. -Et sa voix est la même, n’est-ce pas? -La même. Depuis un instant, Mme de Villeneuve suppliait le ciel de lui envoyer une inspiration. Aucune réponse ne parvenait à la convaincre. Le doute, le doute incompréhensible et martyrisant s’ancrait de plus en plus en son esprit tourmenté. Il lui fallait appeler à son aide des souvenirs moins généraux, préciser un défaut, une qualité, enfin se faire démontrer l’inanité de ses soupçons par une affirmation plus spéciale de la personnalité. Ses yeux meurtris de larmes eurent un timide rayonnement. La question si avidement cherchée, elle la tenait: -Sans doute, demanda-t-elle avec une sorte de confusion, sans doute s’est-il laissé aller à invoquer le Sauveur en vous désignant par vos noms? La vieille femme baissa la tête: -Il a dû dire à toi: «-Jour de Dieu! dame Françoise, vous avez là de bien vaillants garçons!... «Et ton mari: «-Mon vieux Colomban, pourrions-nous encore aller chasser courre, comme un temps qui fut? Croix du Christ! Ce fut d’une voix attristée que la bonne femme répondit: -Un puissant seigneur n’est pas tenu de garder la mémoire de pauvres noms roturiers, noble dame. -Oh! oh! Françoise, crois-tu vraiment que le marquis Jacques ait pu ne point se souvenir des Peyragude, qui servirent son père, son grand-père, et son bisaïeul?... L’avais-tu oublié, toi? -La mémoire des maîtres... commença Françoise. Mais la marquise ne la laissa point poursuivre: -Tous les soirs, Françoise, en priant pour mon époux, j’ajoutais un mot à ton intention et à celle des tiens. La vieille joignit les mains: -Votre Seigneurie est une sainte! -Tu n’as répondu qu’à une partie de ma question; l’autre partie avait son importance... Réfléchis bien... En vous abordant, le Grand Marquis a-t-il juré la Croix du Christ ou Jour de Dieu? La bonne femme se signa: -Pour cela non, noble dame: si le maître a juré, c’est sans invoquer le saint nom. -Qu’a-t-il juré? -Ci et ça!... Des mots comme drilles, cagous et menesses. Mme de Villeneuve s’était penchée, tendant l’oreille, mais, aux dernières paroles, ses yeux prirent cette expression incertaine des gens dont la pensée s’évade et, en proie à un égarement maladif, elle se laissa retomber sur le pied du lit. -Si ce n’est pas lui, balbutia-t-elle entre ses dents, qui donc oserait jouer ce rôle infâme?... Oh! ma tête s’égare!... Françoise? -Seigneurie? -Est-il venu quelqu’un depuis midi? -Certainement, madame, don Matéo, votre chapelain, et Pierrile, ma gentille fillette, sont arrivés de Bonaguil. -Tant mieux, ceux-là sont dévoués comme Cortansio, comme les tiens, comme toi! La vieille Peyragude demanda, désolée: -Aurez-vous donc encore besoin de faire appel à des dévouements?... Un malheur nouveau serait-il dans l’air? -Peut-être!... Tu n’as pas bien compris ma question... Je voulais savoir s’il n’est venu personne pour le marquis durant mon court assoupissement? -Si fait, noble dame, M. le marquis eut quatre visites. D’abord celle du surintendant des finances et du grand-chancelier... -Le marquis d’O et le marquis Louis de Villequier, son beau- père... Des indifférents... passe. -Puis celle de monseigneur l’évêque d’Auch. -Le cardinal d’Armagnac, notre cousin, un ennemi. -Ceux-là n’ont fait que passer. Mais le dernier visiteur, un certain lieutenant de robe courte, recommandé par miss Huming, est encore près du maître. -Un policier... fi! Son nom? -Gaspard Mouvette, je crois. -Quel peut être cet homme?... Un espion de Mme Catherine, peut- être... Ma fille? -Elle est complètement remise, noble dame. Elle s’entretient avec Pierrile, en attendant le bon plaisir de Votre Seigneurie. -Bien, Françoise. Fais prévenir Mlle de Villeneuve qu’elle peut me venir voir. -J’y vais, noble dame. Après cela, je donnerai tous mes soins au rôt d’agneau et aux tartelettes arrosées de cervoise que m’a commandés monseigneur de Villeneuve pour son souper. Lorsque la vieille femme de charge se fut retirée, Mme de Villeneuve-Marsan, dont le pouls battait d’une façon caractéristique et désordonnée, se leva pour apaiser ses nerfs et marcha vers celle des fenêtres de sa chambre qui regardait en enfilade tout le corps de logis. Cette chambre, étant située dans l’aile ouest de la face postérieure de l’hôtel, avait vue, d’un côté sur le parc et sur le Jeu de Paume, de l’autre sur l’aile de l’est. Or, dans ce second avant-corps, au même étage, était disposé l’appartement du Grand Marquis, que toute la largeur de l’hôtel séparait de celui de sa femme. En rafraîchissant son front contre la vitre, instinctivement, Mme de Villeneuve laissa errer vers l’aile opposée un regard où se reflétait une vague terreur: -Une raison plus solide que la mienne ne saurait résister à tant d’ébranlements successifs, dit-elle à haute voix. Suis-je folle, ou bien une trame mystérieuse s’établit-elle véritablement contre ma fille?... «Hélas! je raisonne, donc mon intelligence fonctionne toujours. Ma pensée vagabonde au milieu de l’obscurité et cherche à l’éclairer. Elle eut un rire de vraie démente. -C’est pour le coup que ma raison s’envole!... Je parle exactement comme tous ceux qui en sont privés; car est-il un seul fou qui ne sache affirmer sa lucidité, le parfait équilibre de ses fonctions cérébrales? Son regard alla vers le parc assez bien entretenu par les fils Peyragude, et sa préoccupation fut distraite par la vue d’un chien, sorte de barbet au pelage gris, qui suivait les allées et semblait chercher à se familiariser avec l’endroit. Un chien? Elle ignorait qu’il y en eût un dans l’hôtel. Peut-être aussi était-ce un animal étranger, entré par surprise et quêtant sa nourriture? Elle quitta la vitre car des pas approchaient. La porte s’ouvrit, Solange entra. Elle était encore un peu pâle des émotions de la veille et de tout ce qui lui avait été dit par sa mère, la belle Villeneuve-Marsan, mais un sourire mutin cherchait à naître au coin de sa lèvre. Le cauchemar s’était éloigné; Pierrile venait de lui rappeler toute sa poétique idylle de Bonaguil. -Vous m’avez fait appeler, mère? demanda-t-elle. Mère! Solange le prononçait rarement, ce mot. La rigide observance du respect glaçait alors toute intimité dans les intérieurs nobles. Les enfants bien éduqués appelaient leur père «monsieur» et leur mère «madame». Mais la jeune fille avait été la cause de larmes récentes et voulait se faire pardonner... -Oui, je t’ai fait mander, Ange, ma chérie, répondit la marquise en entraînant la jeune fille vers une causeuse, sur les coussins de laquelle toutes deux prirent place; je tenais à m’enquérir moi- même de ta santé. -Ce serait à moi de vous demander des nouvelles de la vôtre, madame; vos yeux ont des rougeurs singulières, malgré la grande faveur qui nous est advenue; mais, on me l’a dit, et je dois le croire, le bonheur fait aussi pleurer. Mme de Villeneuve se pencha vers son oreille pour dire: -Ange, ce n’est pas de bonheur. L’inflexion de la voix était si douloureuse que Solange se sentit pâlir. -Se peut-il? murmura-t-elle en donnant un regard circulaire. Madame, parlez-moi de mon père; n’est-il pas encore venu vous voir? La marquise lui mit sa main sur les lèvres. -Tais-toi, Ange. L’enfant ne doit point juger son père! «Te souviens-tu, reprit-elle après un silence, te souviens-tu des confidences que je te fis, la nuit dernière, au sujet de nos malheurs immérités? -Pourrais-je avoir oublié si vite cette triste histoire, madame. Avant le retour de mon père en cet hôtel, vous me disiez: «Si votre père et moi nous venions à vous manquer, ma fille, il ne vous resterait plus que trois véritables amis, deux seulement, peut-être, car Jacques d’Armagnac ne doit plus vivre...» N’entendîtes-vous jamais parler de ce d’Armagnac, ma mère? -Jamais, Ange. Les bruits du monde ne pouvaient arriver jusqu’à nous en la solitude de notre manoir agenais, les dernières nouvelles qui me parvinrent à son sujet furent celles-ci: «Révolté contre le sort qui s’était acharné contre lui, lui enlevant sa femme et son fils, le comte Jacques ayant fait cause commune avec le parti huguenot, pour se venger de la reine Catherine qu’il rendait responsable de son infortune, fut pris, les armes à la main, lors du fameux massacre de Vassy et condamné à aller ramer sur les galères de Malte... «Il y a quinze ans de cela, quinze ans!... On meurt aux galères bien plus vite qu’en prison. -Et vous croyez que le comte Jacques est mort? -Parfois un doute s’empare de moi depuis... depuis cinq ans!... «Te souviens-tu, Ange, de ce soir où les archers de M. l’abbé de Monflanquin amenèrent à Bonaguil un païen barbaresque et sa fille... -Fiamma! la petite Fiamma! -Oui, ma chérie. Les archers mirent l’homme dans le cachot le plus élevé du vieux château. Mais je suppliai les soldats de ne point enfermer la fillette... Elle avait à peu près ton âge, elle m’intéressait!... Le sergent n’osa me refuser... Fiamma fut laissée sous ma garde... Cette enfant avait les habitudes divinatrices des gens de sa race... Elle voulut lire dans les lignes de ma main... -À moi, elle m’annonça que je mourrais jeune, murmura Solange. -Oh! s’écria la marquise, je l’aurais chassée si sa seconde prédiction n’avait détruit la première, car, à moi, elle dit: «-Votre fille épousera l’homme de son choix et vous vivrez entre eux!... «Ange, ma mignonne, comment admettre que l’avenir, qui appartient à Dieu, puisse être découvert par les négateurs de la foi?... «Pourtant, écoute ceci: «Au milieu de la nuit, alors que tout reposait au château, je fus réveillée par la caresse d’une petite main... Fiamma se tenait debout auprès de mon lit... Va dormir, lui dis-je... Elle répondit: «Lorsque Bar-Cobral sera libre, je dormirai. -Bar- Cobral? -C’est mon maître! -Mais il est enfermé et sous bonne garde...» Elle fit claquer sa langue et sourit: «Noble dame, avant de mettre l’aigle en cage, il fallait lui rogner les ailes! Bar- Cobral est loin!... Avant de partir, il m’a ordonné de te porter ceci, pour payer l’hospitalité...» «Elle déposa un papier sur la courtepointe, me baisa la main et s’enfuit. «J’étais si loin d’attacher quelque importance à cette sortie que mes paupières se refermèrent. Au matin, le château fut mis en émoi par les cris des archers de Monflanquin. «Comme l’avait annoncé Fiamma, Bar-Cobral s’était envolé, toutes portes fermées. Cela tenait du sortilège. «Le papier, le papier, je cherchai fébrilement le papier. Il était là! En l’ouvrant, mes yeux eurent comme un éblouissement et pourtant je n’y vis tracés que ces quatre mots latins: «Spes unica! cur non? «Comprends-tu, Ange? «Mon unique espérance», la délivrance de ton vaillant père!... Et «Pourquoi non?» La réponse faite par le cri d’Armagnac!... «Comment les bohémiens avaient-ils pu s’aboucher avec le comte Jacques? Je ne sais. Toujours est-il qu’il vivait encore et était libre à cette époque, puisqu’il me faisait passer cet encouragement... C’était une sorte d’engagement qu’il prenait envers moi, et j’eus la simplicité d’y croire. Mais rien depuis, rien n’est venu corroborer cette promesse énigmatique et si ton père est encore prisonn...» Mme de Villeneuve-Marsan s’interrompit brusquement et se dressa dans une pose pleine d’angoisse. Un bruit semblable à celui qu’eût pu produire le déclenchement d’un pêne sur sa gâche venait de se faire entendre dans l’intérieur de la muraille, au revers de cette tapisserie que nous avons décrite: La chasse de Saint-Hubert. -Dieu du ciel! murmura la marquise en comprimant les sursauts de son coeur, m’avez-vous entendue, enfin? Sa prunelle brûlait d’une flamme si vive, sa poignante détresse faisait place aux palpitations d’une joie si intense que Solange, ne devinant pas l’objet de ce changement d’attitude, subissait le choc réflexe de l’attente. Comme la marquise, elle s’était levée, et, comme elle, elle regardait les personnages immobiles de la tapisserie. Dix secondes passèrent ainsi, dix siècles! Aucun nouveau bruit ne se faisait entendre. -Ange, balbutia la grande dame, dont la pâleur s’accentuait; as-tu perçu un craquement ou me suis-je abusée?... Réponds, ma fille, réponds? J’espère et je souffre! -Madame, répliqua la jeune fille, ainsi que vous, il m’a semblé entendre... -Le déclic d’un mécanisme, n’est-ce pas? -Comme la détente d’un ressort de serrure, oui. Mais nous avons dû nous tromper toutes deux, car comment y aurait-il une ouverture là où cette tapisserie emprunte exactement la forme du mur? Juste comme elle achevait cette réflexion, pour la seconde fois, le bruit se fit entendre. -Ah! c’est vrai! c’est donc vrai! s’écria la marquise qui l’embrassa avec une violence telle que les genoux de Solange fléchirent. Tu me rends la vie, chère enfant... Dieu a pris en pitié notre lamentable abandon. Il nous envoie l’épée, la seule épée qui puisse soutenir ses humbles servantes... «Si, il y a une ouverture de ce côté, Ange, mon bel Ange!... Une ouverture secrète, dont lui et moi, seuls au monde, connaissons l’existence... «S’il vient par ce côté, c’est lui!... C’est ton père, c’est mon doux seigneur, mon maître! Solange la considérait pleine d’effarement. -Tu crois que je déraisonne? reprit la mère, dont les yeux souriaient et pleuraient tout à la fois. Tu te dis: «Mon père nous est rendu depuis quelques heures; ma mère avait-elle donc des doutes?...» Oh! mes larmes, ma longue souffrance... Tout sera effacé par le premier de ses baisers! Elle s’interrompit. Ses yeux devinrent hagards. -Il est parti! cria-t-elle, en se tordant les mains de désespoir. Oh! Vierge des douleurs! Je n’entends plus rien... Il s’est éloigné... Il ne viendra plus!... De fait, tout bruit avait cessé. La marquise semblait frappée en plein coeur. Son visage, torturé par des tressaillements convulsifs, se figea en une expression de découragement mortel. Solange, épouvantée de la tournure que prenait cette crise, allait chercher à réconforter sa mère. Celle-ci ne lui en laissa pas le temps. Sous le choc d’une inspiration soudaine, elle s’élança vers la partie du mur qu’encadraient la fenêtre donnant sur l’aile de l’est et la communication ouvrant sur la chambre affectée à sa camériste -c’était précisément ce côté que recouvrait la tapisserie de haute lice -repoussa un lourd fauteuil avec une vigueur surprenante et toucha, d’un doigt fébrile, le centre de la croix miraculeuse que le Primatice avait placée, dans sa composition, tout illuminée d’un rayon de gloire, entre les bois du cerf poursuivi par le saint veneur. L’effet fut immédiat. Un grand rectangle de tapisserie, monté avec art sur un panneau de bois dissimulé, se détacha de l’ensemble et s’enfonça dans l’épaisseur du mur, démasquant l’entrée d’un couloir plongé dans la plus complète obscurité. La marquise fit un pas dans l’ombre en criant d’une voix brisée: -Jacques!... mon époux!... mon soutien et mon maître!... En grâce, venez, venez vers moi! Elle attendit, retenant son souffle; puis elle se laissa aller, défaillante, entre les bras de Solange qui s’était avancée. -Rien!... Personne!... le silence! fit-elle en suffoquant. Vivement, elle fit revenir le panneau à sa position première et remit le fauteuil en place. On venait de frapper à la porte. -Entrez! Miss Huming pénétra dans la pièce. Son premier soin fut de jeter sur toutes choses un coup d’oeil investigateur. Mais elle ne put rien découvrir d’anormal et dit en s’inclinant servilement: -M. le marquis fait demander à Madame la marquise s’il fait jour chez elle? Solange avait encore un bras passé autour de la taille de sa mère. Elle se pencha vers son oreille pour murmurer: -Chassez vos alarmes, madame. Il sollicite de vous une entrevue... Vous allez le voir entrer. La marquise soupira et répondit sur le même ton en montrant la porte: -Ce n’est pas par là que j’espérais le recevoir. Et, faisant un effort sur elle-même, elle ajouta à haute voix: -M. de Villeneuve-Marsan est le maître et je suis, moi, son humble servante. Allez donc lui dire que je l’attends, maintenant comme à toute heure. À peine l’Anglaise venait-elle de se retirer que des cris poussés dans le parc attirèrent la mère et la fille vers la fenêtre. De là, elles furent témoins d’un étrange spectacle. Armée d’un manche à balai, dame Françoise poursuivait un chien de couleur grisâtre, et traversait à sa suite corbeilles, massifs et pelouses, tout en lui envoyant à pleine voix, avec une bordée d’injures, l’expression de son mépris: -Ah! chien voleur! Espèce gourmande et dépravée! Oses-tu bien emporter le rôt de monseigneur?... Attends! attends! engeance de la gueuserie à quatre pattes! Je vais t’en fournir, moi, des fricots de ce calibre!... Mais il se moque de moi, le sacripant! Effectivement, devant la vieille femme gambadait, plus narquois qu’effarouché, l’animal auquel s’adressaient tous ces reproches. Reproches mérités, car il emportait entre ses mâchoires le gigot d’agneau destiné au souper du prisonnier libéré, et même la broche sur laquelle il restait enfilé. Sans aucun doute, c’était là le chien barbet déjà remarqué par la marquise et dont la présence dans le parc l’avait si fort intriguée. Il avait dû faire le tour de l’hôtel, être attiré par la bonne odeur de la cuisine et profiter d’une seconde d’inattention de la surveillante pour happer, devant la flamme, le succulent morceau de viande. Pour un affamé, toutefois, il avait de singulières façons, car il emportait le fruit de sa chasse sans le détériorer, avec une sorte de respect, et paraissait ne point vouloir s’éloigner de l’hôtel, dont la Peyragude lui coupait le chemin. Soudain, ce facétieux larron fit un retour offensif et passa si brusquement entre les jambes de dame Françoise, mal préparée, que celle-ci, opérant une culbute indigne de son âge, fut projetée sur le dos au milieu de la pelouse. -Cerbère! cria-t-elle en se relevant avec peine, chien de Satan!... Sorcier impudent! Débauché sans vergogne!... Passer sous le quant-à-soi d’une honnête femme!... Ah! tu vas goûter du balai, méchant drôle! Elle s’arrêta, ébahie. Le chien s’était éclipsé. Mettant à profit la fâcheuse posture de la dame, il avait piqué sa course vers l’hôtel et, sous les regards intéressés des deux femmes penchées à la fenêtre, tête première, il avait opéré un plongeon décidé dans le dernier soupirail de la cave, le soupirail ouvert au centre du soubassement de l’aile orientale. Cette prestigieuse disparition s’était accomplie avec tant de précision réfléchie que la marquise et sa fille se regardèrent en pensant: «Est-ce un animal réel? Est-ce un présage?» Françoise Peyragude les aperçut en ce moment et cria, toute boursouflée de colère: -Où donc qu’il est passé, noble dame? Solange allait répondre, sa mère l’en empêcha. -Qui cela, ma bonne? demanda-t-elle, feignant la surprise. -Le maudit chien, donc. -Un chien? Je n’ai pas vu de chien, Françoise. La vieille se signa en gémissant: -C’est alors Satan qui a emporté le rôt de monseigneur? Satan n’était pour rien dans cette soustraction; Mme de Villeneuve-Marsan le savait bien. Alors, pourquoi cette altération de la vérité? Elle était encore sous le coup de l’émotion que venait de lui causer le bruit mystérieux. Or, le corridor secret, elle venait de se le rappeler soudainement, avait un débouché dans la cave de l’Est. Envahir cette cave, c’eût été couper toute retraite à l’auteur présumé du bruit. De là le trouble de la marquise; de là son pieux mensonge. XI LE BLESSÉ. À peu près à l’heure où le marquis de Villeneuve, réintégrant son hôtel après dix ans d’absence forcée, était acclamé par ses serviteurs; à l’heure aussi où le roi de Thunes, jetant dans la boue la proclamation royale, opérait son entrée à la Cour des Miracles en véritable triomphateur, une petite caravane composée de deux piétons et d’un seul cavalier descendait la grande rue Saint-Denis. Elle avançait lentement, bien que, à cette heure du repos de la méridienne, les passants étaient plutôt rares; mais l’homme à cheval semblait avoir bien du mal à se tenir en selle; aussi ses deux flanqueurs pédestres s’employaient-ils sans arrêt à lui redonner quelque aplomb. Au tournant de la rue de la Truanderie, le piéton de droite demanda à celui de gauche: -Est-ce encore loin, où nous allons, monsieur le baron?... M. le chevalier est comme pour rendre l’âme. -Détrompez-vous, baron, riposta l’autre en remontant le corps du chevalier, qui se laissait aller de son côté; le cher seigneur a l’âme trop bien chevillée pour la laisser aller, ou que Satan nous emporte tous deux! Mais ces blessures d’arquebusades à l’épaule sont diantrement douloureuses... «Je vous mène rue du Coq, à l’hôtel du premier comte d’Entragues; le seul endroit de Paris où notre héros pourra gîter en toute sécurité, tripes et boyaux! On l’a deviné, nos deux convoyeurs n’étaient autres que le baron Courmantel et le baron Botan, autrement dit l’écuyer Matraque. Quant au cavalier blessé, c’était Coeur-d’Amour... Lorsque toute la plate-forme du gibet de Montfaucon se fut trouvée noyée dans un nuage de fumée produit par la déflagration des arquebuses, Bernard d’Arma, emporté par son élan, tomba comme un bolide sur les policiers assemblés en tas. Tandis que Courmantel frappait à gauche, que Djaoulia bousculait en avant et en arrière, lui-même martelait les morions et les bourguignottes des archers de la garde de sa rapière. La jument, affolée, virevoltait dans le brouillard. Tout en allant et venant sur son dos, le jeune homme cherchait le pendu, qu’il ne pouvait voir, et ne le rencontrait point. Soudain deux pieds baladeurs vinrent le heurter en pleine poitrine. Le temps de se dresser tout debout sur la selle, de trancher la corde d’un revers et de recevoir entre ses bras le gros écuyer qui venait de passer une affreuse minute: Matraque échappait à ses bourreaux! Alors, guidée par une main de fer, semblant comprendre qu’une plus longue lutte serait superflue, Djaoulia s’était précipitée au bas du plateau et, dans un galop démoniaque, malgré le poids considérable de sa charge, avait repris en sens inverse le chemin déjà parcouru par elle. Le bruit des coups de feu ayant jeté l’émoi dans le faubourg et tout le long de la rue des Morts, les croquants sortis sur le pas de leur porte purent voir passer, en trombe, cette chevauchée effarante: Trois cavaliers gesticulant et hurlant leur victoire, sur un seul coursier dont les naseaux fumants les enveloppaient de vapeurs. Du seuil de la maison de Me La Fraîcheur, Renaude vit aussi cela, elle, et ses mains élevées vers le ciel lui envoyèrent une prière de remerciement. Mais ce qu’elle vit encore, elle, ce que les croquants trop surpris ne remarquèrent pas, ce fut la pâleur affreuse du jeune cavalier. Il lui parut qu’il chancelait sur sa selle et ne s’y maintenait qu’avec des prodiges d’énergie. Les yeux de la Basquaise s’emplirent de larmes. Bernard était-il donc blessé? Il l’était! Un arquebusier, pour le moins, avait visé juste. Un lingot de plomb avait labouré l’épaule gauche du jeune homme. Une traînée humide et chaude descendait sous son pourpoint, formait une rigole gluante vers sa ceinture et, son exaltation se calmant, il sentait la vie se retirer de lui. Matraque, revenu au sentiment, et Courmantel assistaient, impuissants, à cette triste métamorphose du courageux chevalier. Avant tout, il s’agissait d’échapper aux poursuites, de mettre une distance respectable entre les archers malmenés et eux; c’était une question vitale. Aussi Matraque s’était-il saisi de la bride, laissant à Courmantel le soin de maintenir Coeur-d’Amour. Djaoulia allait comme le vent. Elle tourna dans le faubourg devant Saint-Ladres, ses sabots martelèrent le pont-levis de la porte Saint-Denis, qu’elle brûla, sans laisser aux pertuisaniers le temps de se reconnaître, et dépassa le Ponceau sans ralentir. Ce fut seulement à l’embouchure de la rue Guernetal que, rassurés, Matraque et Courmantel mirent enfin pied à terre, tant pour soulager la jument arabe harassée que pour s’occuper plus particulièrement du chevalier, dont les forces s’épuisaient et qu’il était nécessaire de secourir au plus vite... Maintenant, ils marchaient en silence. Leur but, nous l’avons appris par les quelques mots échangés entre eux, était d’atteindre l’hôtel d’Entragues et d’y demander asile pour le blessé. Ils tournèrent le pilori des Halles, prirent par les rues Saint- Eustache, des Prouvaires et des Deux-Écus. Comme ils arrivaient à la rue du Coq, vers la partie de cette rue qui aboutissait à l’hôtel de Soissons, Coeur-d’Amour poussa un: «Vertudiable!» arraché par la douleur. -Oh! le pauvre jeune gentilhomme! Voyez, il est couvert de sang! fit une voix. -Eh! comtesse, n’est-ce point le duc Roland? interrogea une autre. Et une troisième, plus grave, celle-là, donna cette explication: -Non, mes belles petites, Roland est présentement chez le seigneur Abou-Nadarah, lecteur sidéral de Mme Catherine; je dois le savoir, puisque je viens de l’y accompagner. -Alors, qui serait celui-ci? -Celui-ci ne peut être que son insulteur déguisé... Oui, c’est bien le cavalier à la branche de gui! Matraque et Courmantel entendirent. Ils levèrent la fête et aperçurent trois jeunes femmes penchées sur la barre d’appui d’un balcon. -Oh! oh! murmura le gros écuyer en faisant claquer sa langue; un vrai bouquet de jolies créatures, baron. -Baron, répondit à mi-voix Courmantel, je ne sais si nous devons maudire le ciel ou bien bénir Satan de nous avoir fait remarquer ce trio. -M. le chevalier éprouverait un bien doux plaisir à se voir soigner par des femelles aussi accortes... suggéra Matraque. Une idée!... Si nous leur demandions de le recevoir? Jugeant par avance cette proposition excellente, il s’était arrêté devant la porte à laquelle appartenait le balcon chargé de fleurs animées, interrompant du même coup la marche de Djaoulia et celle de son interlocuteur. -Y pensez-vous? souffla ce dernier. Savez-vous bien où nous sommes? -Rue du Coq, à ce qu’il me semble? -Oui, rue du Coq... Coq du reniement! Coq de trahison! -Baron! -Écoutez, mort de ma vie! insupportable bavard, mon bien cher ami... La maison de gauche est celle d’Abou-Nadarah, le mécréant de l’Italienne... Celle de droite est habitée par Salem-Kébir, le sorcier païen du ministre... Des antichambres de l’enfer, damnation! où que le feu éternel me serve de petit lait!... Toutes deux confinent à la rue des Vieilles-Étuves... Coeur-d’Amour se redressa sur sa selle, criant: -Rue des Vieilles-Étuves!... Est-ce l’heure du rendez-vous donné dans l’Anti-Liban... Alors, j’arrive à point!... Qu’on m’annonce chez Bar-Cobral! Le délire s’emparait du malheureux. Ses compagnons, effrayés, se hâtèrent de le maintenir. Il voulait mettre pied à terre et fût tombé sans la résistance opposée par quatre bras vigoureux... Pendant cela, un colloque animé se tenait sur le balcon entre Fiamma, la maîtresse du logis, Isis-la-Belle et la comtesse Ayelle de Givors, ses deux compagnes. La fille du duc d’Égypte, prise de pitié à la vue dès souffrances que paraissait endurer le cavalier, avait été la première à dire: -Il serait inhumain de laisser passer ce gentilhomme sans lui porter secours. Ayelle et Fiamma se regardèrent. L’aspect de Coeur-d’Amour blessé venait de faire renaître en toutes deux, avec une force plus vive, ce sentiment d’impérieuse passion qui s’était imposé à elle, lors de leur première rencontre avec le chevalier. On doit se rappeler les circonstances extraordinaires de l’aventure en question et la façon tout à fait stupéfiante dont le jeune homme avait fait son apparition dans le salon de la Maison des Mignonnes, à l’instant même où Roland de Savoie-Nemours venait d’insulter impudemment au malheur de deux femmes et d’un captif. Elles se regardèrent donc avec défiance. Elles ignoraient encore l’une et l’autre si, un jour venant, la passion naissante qui les poussait inconsidérément vers cet étranger aurait son heure de satisfaction; mais ce que leur intuition féminine leur révélait, par exemple, c’est qu’elles seraient rivales, et leurs sourires se croisaient sans les tromper. Elles aiguisaient leurs ongles en prévision des luttes futures. Elles se haïssaient déjà! La première, Ayelle opina: -Certes oui, ce serait inhumain, ma belle; aussi, avec la permission de Fiamma, allons-nous faire monter le blessé dans cette chambre. Les yeux noirs de la protégée de Salem-Kébir lancèrent des flammes. -Sa tête est mise à prix, dit-elle. Dès qu’il sera enfermé chez moi, vous irez prévenir le duc, il n’est pas loin. Vous lui direz que son vainqueur est à sa merci... De cette façon, d’un seul coup, vous assurerez sa vengeance et gagnerez la prime... «Avouez-le, comtesse, c’est là votre pensée, n’est-ce pas? -Oh! murmura Isis, ce serait abominable!... Regardez-le, il a la fièvre. Ses compagnons ont peine à le maintenir. Ayelle de Givors riposta, avec une mordante ironie: -Ma bonne petite, je suis loin de posséder la richesse d’imagination que vous voulez bien m’accorder... Non, cette indigne combinaison ne pouvait prendre racine qu’en votre esprit fertile... J’avoue franchement ne pas avoir eu la moindre idée de cela... «D’ailleurs, ai-je l’air d’un bourreau?... Pourquoi m’accuser de vouloir achever un mourant? -Vos relations avec M. de Savoie... -Laissons là mes affaires personnelles, je vous prie. La santé de Roland n’est point compromise. Au contraire, celle de ce gentilhomme me paraît être des plus précaires... Hâtons-nous de le secourir! -Si je pouvais vous croire, comtesse? -Vous le pouvez! -Me jurez-vous?... -Que je n’attenterai ni à sa liberté, ni à sa vie?... «Oh! très volontiers!... Et je jure de plus que je mettrai tout en oeuvre pour le tirer d’embarras. -Comtesse, je vous fais mes excuses. -C’est trop tard ou trop tôt, ma belle petite... Au fait, qui le soignera... Ambroise Paré? -Abou-Nadarah?... -Salem-Kébir?... -Ce sera moi! dit Fiamma... -Partons! Partons! conseillait Courmantel. La baraque ne me dit rien de bon, cornes de veau mort-né!... S’il n’y avait là que Fiamma et Isis-la-Belle, passe encore; ces filles-là ont du coeur... Mais l’Ayelle sent le soufre à plein nez!... «Par la marmite de Proserpine, mon compère, ne flairez-vous pas?... «Filons!... Cette satanée femelle empoisonne le musc plus que les cinq cent mille vierges réunies! -Allons! consentit Matraque bien que ne se sentant rien et ne comprenant pas. Il n’était déjà plus temps de fuir. L’accord s’étant fait sur le balcon, la porte de la maison venait d’être ouverte. -Entrez, dit Fiamma, entrez, seigneurs. La rue n’est bonne ni aux fiévreux, ni à ceux que voudrait atteindre la vengeance des grands. Tout en parlant, elle caressait de la main le chanfrein de Djaoulia, et cherchait à l’attirer sous la voûte de la maison. -Seigneuries, essaya de protester Courmantel, qu’épouvantait la présence d’Ayelle; notre ami, ce gentilhomme -il secoua la main de Coeur-d’Amour devenu insensible -n’a pas été navré, comme vous semblez le croire... «Dis donc, me soutiendras-tu? souffla-t-il à l’oreille de Matraque en lui décochant un coup de botte dans les tibias. À la rescousse, vieux frère, ne laissons pas tomber le chevalier entre les griffes de ces Vénus, qui roulent des yeux de poisson frit et le dévoreraient tout vif, tripes et boyaux! -... Semblez le croire, répéta le docile écuyer. -S’il est malade, reprit l’ex-bandit, retenant toujours l’inerte cavalier; tête et sang! c’est d’un petit coup de soleil!... -Ou de lune, baron. -... Ou de l’autre... Ventre infécond!... Vous me faites dire des bêtises, vous... Excusez, demoiselles, nous passions par hasard, nous allions... -Messieurs, messieurs, interrompit Fiamma, que cette résistance imbécile mais pleine de bonne intention énervait; si vous n’entrez pas ici, vous allez vous jeter dans la gueule du loup. -Hem! firent-ils avec doute. -Oui, du loup!... Voyez, du côté de la rue Saint-Honoré s’avance une escouade du guet. Ils frémirent. -Tandis qu’en cette maison, demeure du Sidi Salem-Kébir, asile inviolable, vous serez à l’abri des poursuites du prévôt de Paris et même de la justice royale... «J’ajoute que ces dames et moi avons fait le serment de nous unir pour sauver ce jeune cavalier. Tout en parlant, Fiamma avait insensiblement pris possession de Coeur-d’Amour en glissant autour de sa taille son bras blanc que découvrait une manche à la juive. -Par les mamelles des saintes vertus! jura Courmantel, cessant toute résistance, fallait donc le dire sans façons, ma tendre poulette... Pardon! jolie demoiselle de consolation... «Entrons! entrons, crève-misère!... Et si l’on peut manger et boire en ce lieu d’asile, demoiselle, dame! on ne sait pas, nous pourrions à l’occasion y prendre gîte et retirer notre clientèle à Me La Palice, des Trois-Couronnes, pour vous la donner. Sans l’écouter, les trois dames, avec l’assistance de Matraque, avaient fait pénétrer Djaoulia sous la voûte surbaissée qui reliait la rue à la cour intérieure de l’antique maison, et déjà la porte se refermait avec bruit. Le transport du blessé fut vite organisé. Tandis que Courmantel menait la jument à l’écurie, devant la porte de laquelle se trouvait un carrosse dételé, Ayelle et Isis prirent chacune une des jambes de Coeur-d’Amour, dont les paupières s’étaient closes, le gros écuyer souleva le buste, Fiamma se chargea du bras correspondant à l’épaule meurtrie, et tous quatre, lentement, gravirent le grand escalier. La chambre de Fiamma ne ressemblait en rien aux coquettes bonbonnières où nos modernes jeunes filles endorment leur spleen ennuyé toutes les fois qu’elles ne s’occupent point à corriger sur leur propre personne l’ouvrage du Créateur, au moyen de capitons, de postiches, d’épilatoires, de peintures et de quantités d’autres régénérateurs, qui, sous les espèces variées de corps gras, d’essences alcoolisées et de poudres parfumées, sont toujours chimiquement infaillibles. Non, c’était une grande pièce rectangulaire, haute et sombre, bien qu’éclairée par deux larges fenêtres se faisant vis-à-vis. Un immense lit de chêne ouvragé, à dais supporté par des colonnes torses, avançait ses formes imposantes entre des courtines de lampas relevé sur des crocs d’acier bruni. De-ci, de-là, de hauts sièges de style, épais, lourds, incommodes et sombres. Une table surmontée d’un lampadaire à sept branches chargées de cire. Un jeu de tarots étalé, un livre de chiromancie, preuves que la jeune locataire du lieu s’adonnait aux sciences divinatoires. Enfin, sur une étagère, entre la porte et la cheminée, des fioles, des onguents, des poudres, toutes choses qui constituaient non un laboratoire de toilette, mais une petite pharmacie. Sitôt le jeune homme étendu sur le lit, Fiamma prit la haute direction des opérations. Ses bras nus, d’ailleurs, lui donnaient comme infirmière, une supériorité incontestable sur ses compagnes. Et puis, faut-il le dire? elle ne s’était point trop avancée en s’offrant à remplacer un chirurgien. À cette époque où l’art du bistouri et des compresses n’en était encore qu’à son enfance, Fiamma, élève du physicien du grand chancelier, avait acquis assez de savoir-faire pour mener à bien une entreprise plus difficile. Le transport du blessé ne l’ayant pas fait sortir du coma qu’avait provoqué l’abondance du sang répandu, la jeune fille expliqua à Matraque comment il devait tenir son maître; puis, armée d’une lame effilé, sous les yeux d’Isis et d’Ayelle, épouvantées de son audace, elle releva le surcot de dentelles, et, d’un seul coup, trancha pourpoint et chemise, du milieu du biceps gauche à l’ouverture du col, mettant à nu l’épaule sanglante. Soudain, les pupilles de la jolie praticienne s’agrandirent; dans l’entrebâillement des étoffes, elle venait d’apercevoir le médaillon suspendu au cou de son patient. -Cur non! murmura-t-elle. La même devise et la même image!... Tout ce qui fait l’originalité de la bague du maître est reproduit sur cette médaille avec une fidélité étrange!... Elle répéta par deux fois ce dernier mot, et repoussa le médaillon sous la toile de la chemise en ajoutant: -J’éclaircirai cela plus tard!... Ni la comtesse ni Isis ne doivent rien deviner. Cet incident n’avait eu que la durée d’une seconde et était passé inaperçu, tous les regards convergeant vers la blessure. La balle était entrée par devant, froissant la clavicule, la contournant, pour aller ressortir derrière l’omoplate. Sur ce trajet elle avait violemment retroussé les chairs, ce qui, avec les caillots de sang, donnait à la blessure une apparence terrible. En constatant ces ravages, Matraque dut s’écraser les mâchoires pour ne point crier, et les deux aides détournèrent les yeux en gémissant: -Est-ce mortel? Mais Fiamma dédaigna de répondre. Du premier coup d’oeil, elle s’était assurée du peu de gravité de cette déchirure dont l’aspect seul était terrifiant. Les élancements durant la course à cheval, surtout la forte hémorragie, avaient causé la syncope du blessé. En son for intérieur, Fiamma en remercia le ciel. Cela valait mieux ainsi. Elle allait, mettant à profit cette perte de la sensibilité, pouvoir travailler sans le faire souffrir. -Vite, dit-elle, comtesse, veuillez apporter l’aiguière d’eau chaude, la bouteille de vin d’Anjou, et le bassin d’argent qui se trouvent dans ce retrait à gauche. Toi, Isis, vois donc sur l’étagère, tu prendras un petit flacon de verre bleuté, de la charpie et des bandes. Les deux femmes se précipitèrent et revinrent bientôt avec les objets réclamés. -Maintenant, mesdames, comme vous pourriez être atteintes par quelques gouttes, retroussez vos manches, je vous prie et ceinturez-vous de serviettes. L’une tiendra le bassin, l’autre me passera ce dont j’aurai besoin... «Pas d’émotion, surtout; un retard pourrait provoquer le retour de l’hémorragie. Intimidé par le sang-froid de la jeune fille, Matraque osa pourtant demander: -Et moi, mademoiselle, ne pourrai-je vous être utile? -Vous, seigneur, vous maintiendrez le torse du patient sans appuyer sur la poitrine, avec toute la douceur possible. -Oh! demoiselle, vous pouvez vous en remettre à moi! s’écria le gros garçon, enchanté d’avoir été traité de seigneur. Ventre de puce! M. le chevalier pourra se vanter plus tard d’être tombé entre les mains de belles et savantes personnes bien honnêtes! Toutes les dispositions prises, le bassin rempli d’une eau limpide additionnée de vin d’Anjou, pour enlever la crudité, Fiamma se mit à nettoyer la plaie. Malgré sa force de caractère, et bien qu’elle se rendît compte de la parfaite tenue de la blessure, peu dangereuse en somme, comme ses compagnes, comme Matraque lui-même, elle ne put s’empêcher d’éprouver une contraction cardiaque à l’aspect des belles chairs labourées. Bientôt, la plaie étant dégagée de tous les caillots et débridée, le sang se reprit à suinter, d’abord épais et noir, ensuite plus vermeil. Les yeux d’Ayelle et de Fiamma ne pouvaient se détacher de cette épaule, sillonnée par une douloureuse tuméfaction. Ah! comme elles eussent voulu pouvoir appuyer leurs lèvres sur cette meurtrissure, boire ce sang, prendre pour elles-mêmes la fièvre du blessé! Le sillon aux rebords violacés se détachait en violentes zébrures sur la matité blanche de la peau. Le liquide vital s’en échappait lentement, par sursauts rythmés aux battements du coeur, mais il était à craindre que le jeune homme, en reprenant sa connaissance, fît un mouvement brusque. Aussi, s’arrachant à sa contemplation, la protégée de Salem-Kébir demanda-t-elle tout à coup: -Le flacon bleu? Isis-la-Belle le lui tendit. Fiamma, après en avoir fait chauffer la fermeture dans l’eau de l’aiguière, le déboucha et répandit sur une compresse quelques gouttes de son contenu. Tout aussitôt, une forte odeur de chlore envahit la pièce. -Qu’est-ce? demanda la comtesse de Gisors, défiante. Elle avait entendu dire que certains poisons offusquent l’odorat et tachent le linge. Or, ce liquide inconnu pouvait être un toxique pernicieux, puisqu’il colorait le tampon de diverses nuances allant du brun foncé au jaune d’or, en passant par une synthèse de verts rutilants. -La plus humanitaire découverte de Sidi Salem, répondit Fiamma appuyant délibérément la compresse sur l’épaule et commençant à l’assujettir au moyen d’un bandage, c’est un composé nouveau. Grâce à lui, on se rend maître en quelques instants des effusions sanguines les plus persistantes. Il a donné à ce produit le nom de Hémostatique d’Arma. -D’Arma! exclama Matraque. C’est justement le nom de M. le chevalier. -Je ne sais ce qui a guidé Salem-Kébir dans le choix de ce nom. Il est probable qu’il ne pensait pas au chevalier lorsqu’il fit cette découverte... «Ah! voyez donc! que vous disais-je?... L’écoulement s’est arrêté! C’était vrai, aucune tache ne traversait le linge. Lorsque le désordre inhérent à cette opération eut été réparé, lorsque l’étoffe du pourpoint eut été recousue, tant bien que mal, et le surcot remis en place sur la poitrine du blessé, Fiamma tira de son sein un mignon tube de verre taillé à facettes et le fit passer par deux fois sous les narines de Coeur-d’Amour. Alors les trois spectateurs se reculèrent pleins d’admiration. Le chevalier venait de se redresser sur son séant, après avoir poussé un long soupir, et regardait autour de lui avec cet effarement des gens qui reviennent de loin. -Vertudiable! prononça-t-il d’une voix déjà vibrante; suis-je défunt et transporté au paradis?... Trois houris! c’est assez pour commencer... Il s’interrompit. Il venait de reconnaître Matraque et Fiamma. -Tiens, tiens, mon écuyer-trésorier et ma jolie serveuse de la maison aux murs transparents... Suis-je donc encore au rendez-vous nocturne de MM. les menins de la cour? Ayelle de Givors foudroya d’un regard vipérin la doctoresse improvisée. Elle ne pouvait admettre que cette petite mécréante eût été distinguée par le jeune pourfendeur, qui avait eu raison des épées les plus raffinées de la noblesse. «Il est beau, insouciant et fort, pensait-elle en l’admirant. Il a le propre visage de Roland, mais combien plus noble! «S’il veut de moi, je trahirai l’autre pour lui, car il m’attire, il m’ensorcelle, comme jamais je ne le fus... Par exemple s’il me dédaigne, s’il repousse mon amour, ah! malheur sur lui.» Pour dissimuler sa colère, elle alla vers Isis et feignit de lui apporter son aide pour ranger l’étagère. Tous se taisaient, respectant le travail qui s’opérait dans l’esprit du chevalier, occupé à recorder ses souvenirs. Soudain, il poussa une exclamation: -Aye! ça me revient! D’un geste machinal, il avait essayé de porter sa main gauche vers son front et un élancement de sa blessure venait de le remettre sur la voie. -Ça me revient, répéta-t-il; des batailles, toujours des batailles... Ah! ah! ah! Quelle affaire, Matraque, quelle affaire!... C’était à Montfaucon!... Le fracas d’un guéridon s’écroulant sur le parquet lui coupa la parole. Fiamma n’avait trouvé que ce moyen pour couvrir le dernier mot prononcé. -Chut! fit-elle en même temps et d’une voix si basse qu’il la comprit surtout au mouvement de ses lèvres. Chut! Monsieur le chevalier, certaines oreilles sont de trop ici... Simulez une grande lassitude et un besoin de sommeil. Bernard la remercia d’un regard tout à la fois émerveillé et comique. «Drôle de petite bonne femme, pensait-il. Qu’y a-t-il sous ce front de gitane?... Lui a-t-on dit d’où je viens ou l’aurait-elle deviné?... Je ne sais... toujours est-il qu’elle me veut du bien... «Suis-je donc destiné à ne rencontrer sur ma route que des bohémiennes délicieuses, amoureuses et dévouées?... «Car elle m’aime, cela ne fait pas l’ombre d’un doute... Je suis trop habitué à ces choses pour hésiter... Elle m’aime comme Gloriette, comme Renaude, comme tant d’autres, hélas!... «Pauvre petite!... «Mais pourquoi Matraque, ce mal pendu impudent, m’a-t-il conduit en ce nouveau guêpier?» La comtesse revenait. De loin, il lui avait semblé comprendre qu’un colloque s’établissait entre le blessé et sa rivale. Par malheur c’était sans aucun succès qu’elle avait essayé d’en saisir le sens. -Qu’allez-vous donc faire absorber au seigneur chevalier? demanda- t-elle à Fiamma, la voyant agiter un liquide parfumé. -Une potion reconstituante, comtesse. -Oui, dit Bernard, venant à la rescousse et s’efforçant de rouler des yeux contristés, car il devinait que l’avis récemment donné concernait surtout cette femme, amie personnelle du duc Roland - cela, il l’avait appris en espionnant le salon des Mignonnes! - oui, ce sera une charité à faire à un mourant, car je dois être sur mes fins et près de passer, mort de mes os! XII LA CORNICHE ÉTROITE. Ayelle de Givors était une personne très avancée pour son siècle, elle n’avait qu’un culte, son moi, qu’un programme dans la vie, apporter le maximum de satisfactions possibles à toutes ses passions, dont la principale était l’orgueil. Pas le moindre coeur, pas un atome de sensibilité, rien que du raisonnement froid, méthodique. Oh! son association avec Roland de Savoie-Nemours ne comportait rien qui pût ressembler à de l’amour. Si elle s’était accordée au grand favori de Henri III, c’avait été simplement pour prendre sa part des honneurs, des félicitations envieuses après chaque duel du raffiné, et surtout pour faire enrager toutes celles qui n’avaient point pour défenseurs des gentilshommes d’une aussi superbe insolence... Rien de plus. Depuis, il est vrai, elle avait été mise au fait, pour son châtiment, de bien des secrets imprévus, contrainte de se plier à des exigences, et de dévorer des humiliations. Mais tout cela pouvait encore être accepté par elle, tant que la douteuse origine de son amant resterait ignorée, tant qu’il saurait maintenir haut et ferme sa réputation de roi des raffinés. Or, voilà que cette réputation venait de choir lamentablement sur l’herbe du Pré-aux-Clercs, Paris chansonnait déjà l’Éborgnade, cette terrible botte secrète importée d’Italie par le vainqueur des Mignons. Si le chevalier d’Arma était pourchassé à cette heure, qu’importait à la comtesse? Au cas où il saurait franchir ce mauvais pas, elle connaissait trop bien la surprenante bascule des faveurs de cour pour douter de la réussite de cet intrépide jeune homme. Après l’orage, qui sait s’il ne parviendrait pas à supplanter le duc auprès du roi, à hériter de ses honneurs, à le remplacer en tout, même dans ses affections de coeur. Ayelle le voyait et le voulait ainsi. Mais il était malade, sans forces, très las; lui-même venait de l’avouer. Est-ce qu’une stupide balle d’arquebuse allait lui ravir cette proie, réduire à néant l’espoir qu’elle fondait sur ce cavalier, depuis le duel?... Non! non! coûte que coûte, il fallait le sauver. -Buvez donc, dit-elle en aidant Matraque à soulever le blessé qui absorba d’un trait le contenu du verre et se laissa retomber sur les oreillers, en simulant un gémissement. Fiamma mit un doigt sur ses lèvres. -Cette potion peut le sauver!... Comtesse, et toi, Isis, vous allez vous retirer. Trop de gardes autour du chevalier pourraient l’empêcher de reposer. -Oui, oui, souffla encore Coeur-d’Amour. Ayelle voulait résister, ce seul mot la décida. -Je pars donc, dit-elle, avec l’espoir que vous vous remettrez promptement, chevalier. Mais comme j’aurais de très importantes choses à vous confier, voulez-vous me promettre de me venir voir en mon hôtel? -L’hôtel de Givors? -Non! ma maison particulière. -Quand cela? -Après-demain soir, s’il se peut? -Je m’engage à vivre jusque-là pour ne point manquer à notre rendez-vous, belle dame. -Merci. À bientôt, chevalier. Mme de Givors et Isis-la-Belle venaient à peine de sortir, que Courmantel, opérant son entrée, vit ceci: Bernard d’Arma dressé sur son séant et riant à gorge déployée, entre Matraque stupéfait et Fiamma apeurée. -Ah! mon rédempteur! s’écria l’honnête baron tout joyeux, voilà une résurrection!... Par les noires filandières du Styx! il eût été grand dommage de vous voir casser votre rapière... -Mon épée! sursauta Coeur-d’Amour. Qu’a-t-on fait de mon épée? L’écuyer eut un sourire. -Ici, monsieur le chevalier, dit-il en ouvrant les rideaux placés à la tête du lit. Je dois trop à ces bonnes armes, ventre de puce! pour ne pas m’être efforcé de vous les conserver. Le jeune homme tourna la tête et vit, derrière les courtines de lampas accrochées au mur, l’épée et la dague de Spolto; mais l’éclair de satisfaction qui commença à illuminer son visage se termina en grimace. La torsion de son cou avait tiraillé l’appareil placé sur sa blessure et venait de lui rappeler sa présence par une douleur aiguë. Il se recoucha donc sur le dos, autant pour apporter une atténuation à cette passagère souffrance que pour obéir au regard suppliant de Fiamma. -Seigneur, implora cette dernière, s’il vous est possible de dormir un peu, faites-le pour vous, faites-le pour moi! -Ventrepape! ma belle enfant, je me sens très disposé à vous obéir, hormis pour ce qui est de clore mes paupières, toutefois... Je viens de perdre quelque peu connaissance, à ce qu’il m’a semblé; c’est déjà trop... -Pourtant... -N’insistez pas sur ce chapitre, je vous prie, ce serait me désobliger... Dites, qui a extrait la balle? -Elle était ressortie d’elle-même. -Alors, qui m’a pansé? -Moi, seigneur. -Vous? mort de mes os! vous êtes savante autant que jolie, mademoiselle... -Fiamma, seigneur. -Le nom me plaît, mais la personne est encore plus ravissante que le nom. La jeune fille se sentait rougir sous ce flot de compliments; son coeur battait la chamade, l’allégresse emplissait son âme. Plaire au beau chevalier étant ce qu’elle désirait le plus, elle s’estimait généreusement payée de tous ses efforts par ces quelques propos de badine galanterie. -Au moins, murmura-t-elle, consentirez-vous à garder la position horizontale? -Matraque, appela Bernard d’Arma, quel jour sommes-nous, imbécile? Le gros écuyer répéta, plein de ravissement: -Imbécile! Ça fait plaisir à entendre, ce mot-là. Pour sûr, Monsieur le chevalier se reprend. -Répondras-tu, discoureur? -Ce jour est le premier d’avril, dit Courmantel. -Parfait!... Combien de temps, à votre estime, ma belle infirmière, devrais-je rester tranquille pour permettre à vos onguents de cicatriser mon égratignure? -Quelques heures, jusqu’à la nuit tombée. -C’est au mieux!... Mes rendez-vous ne tiennent que pour demain... d’abord, celui de Bar-Cobral... -Bar-Cobral? répéta la jeune Orientale sans pouvoir cacher sa surprise. -Connaîtriez-vous ce personnage? Elle hésita. -Non, fit-elle enfin. Seulement ce nom a dû être prononcé devant moi, il y a longtemps, dans mon pays. Fiamma mentait en niant connaître Bar-Cobral et nous savons, nous, par les confidences de la marquise de Villeneuve-Marsan à sa fille, qu’un bohème de ce nom, accompagné d’une fillette appelée Fiamma, comme elle, avait été, quelques années auparavant, enfermée au château de Bonaguil, puis s’en était échappé sans qu’on pût savoir comment. Notre chevalier avait trop le sens de l’observation pour n’avoir pas été frappé par l’ambiguïté de la réponse; cependant, sans s’attarder à ce qu’elle comportait de douteux, il poursuivit: -Ensuite, je veux aller voir, du côté du lac lumineux et du château de Chaumont, ce qu’une certaine Phtah veut trafiquer avec une pauvre folle nommée Divine... «Avant cela, vertudiable! il me serait assez agréable de revoir certains de mes amis... et ma petite soeur Gloriette. -Gloriette, la fille du porte-clefs de Vincennes? -Elle-même! vous devez la connaître, baron. Rappelez-vous la vigne des Chartreux, Pique-Misère, la Bourrique et les autres? -Tonnerre d’orage! gémit Courmantel, ne renouvelez pas mes regrets, seigneur chevalier. Grain-de-Raison est au diable! mes hommes dociles sont prisonniers, puisque Muletmio qui les portait doit être... «Ah! par le veau qui tète la vache à Colas! me voici privé de toute ma famille, sang de ver de vase!... «Mais, à propos de la petite muette, j’avais à vous rapporter quelque chose... -Quelque chose?... Quoi donc? -Vous allez voir... Je me disposais à vous le dire, ce matin, chez Me La Fraîcheur, quand, les événements se précipitant, vous m’avez entraîné pour aller dépendre ce grotesque court-en-pattes, ce cher et brave baron Botan, mon meilleur ami... -Gloriette? -J’y arrive... Par l’enfer! quel salpêtre vous faites!... Avant d’entrer chez le professeur d’armes, à l’abri derrière un mur, je regardais passer les archers... qu’ils rôtissent tous durant l’éternité, ces maladroits!... Soudain, je vis venir sur la route, savez-vous qui?... Ceux qui me valurent le grand bienfait d’être converti par vous... Pierre Mirot et Gloriette... -Ah! bah! -Oh! c’était bien eux, entrailles de bouc! «Le geôlier entraînait sa fille en disant: «-Viens donc! viens donc! «Elle résistait, mais il était le plus fort, et il marmottait tout en la forçant à marcher: «-Après ce qui s’est passé là-bas, Satan m’étripe!... Je ne me saurai en sécurité que sous la garde de Coeur-Volant... -Il a dit Coeur-Volant? -Il l’a dit, ou que je sois rôti à petit feu!... Il a même ajouté: «Dans son château de Chaumont!» -Ventrepape! gronda Bernard, mes affaires s’embrouillent étonnamment!... Ne pourrais-je aller de suite à Chaumont, ma savante Esculape? -Vous resteriez en route, seigneur chevalier, s’empressa de répondre Fiamma. Pour reconquérir la force et l’élasticité dont vous aurez besoin, il vous faut, de toute nécessité, aider le remède en demeurant immobile... -Immobile! Quelle terrible ordonnance!... Tout ce que je puis accorder, c’est de ne remuer ni bras ni jambes; mais la langue? -Parlez, cela vous aidera à tromper votre impatience; mais parlez sans animation ou la fièvre pourrait revenir. -Or donc, que disais-je?... Ce Coeur-Volant me trotte par la tête.... J’ai idée que mon bonheur ou mon malheur dépendront de ce personnage... Le connaissez-vous, petite Fiamma? -Je ne sais, fit la jeune fille! Tenez, donnez-moi la main et peut-être pourrai-je, ainsi mise en communication avec votre pensée, aller fouiller au fond de la sienne. Elle tressaillit au contact des doigts de Bernard et ses prunelles s’irradièrent, s’extériorisèrent. -C’est une science surprenante, distilla-t-elle d’une voix changée. Salem-Kébir a surpris les secrets des fakirs et, dans de nombreuses expériences de captation télépathique, il m’a passé une part de ses redoutables connaissances occultes... «Celui que vous appelez Coeur-Volant porte encore un autre nom... il est double... triple même... Il est grand seigneur par surprise... beau, par suite d’une abominable supercherie... Visage et nom, tout est volé! À cette révélation qui tenait du sortilège, de surprise Coeur- d’Amour laissa aller la main de Fiamma. De ce fait, la communication étant rompue, celle-ci reprit tout aussitôt, comme sortant d’un rêve: -Ah! seigneur chevalier, vous vous enfiévrez... Vous voulez guérir vite?... Alors le calme de l’esprit est la première chose à obtenir... Tenez, oubliez le présent en parlant du passé... -Ventre de puce! exclama Matraque, c’est rudement chouette à vous, mademoiselle, d’insuffler cette idée... «Oui, monsieur le chevalier, voici une occasion unique de vous dépenser autrement qu’en galantises et coups d’estoc... C’est l’instant, c’est le moment de me conter enfin comment vous quittâtes Barbotan le 15 février 1571 -ah! la date est gravée dans ma caboche! -et ce qui vous advint durant tout le temps suivant? -Soit, mon vieux Matraque. -Attendez, imprudent gâcheur... pardon, respecté seigneur, intervint Courmantel sagement resté sur le qui-vive. Comme il pourrait se faire qu’une oreille indiscrète rôde vers la porte, je vais surveiller l’huis et la fenêtre de la rue... -Du dehors? -Eh! non, du dedans!... Le baron Botan veillera de même à la croisée de la cour; de cette façon, crottes de bique et trompette du jugement! pas de surprise possible. Ces précautions étant bonnes à prendre, Matraque se plaça en observation sur le caisson de chêne sculpté qui formait gradin dans l’embrasure de l’une des fenêtres et l’époux délaissé de dame Myrtille se campa sur un tabouret de bronze pour surveiller les deux autres côtés. -Fiamma, demanda Coeur-d’Amour, voulez-vous vous asseoir près de moi et remettre votre main dans la mienne? Ce que j’ai à rapporter sera long, surtout douloureux; le contact de votre peau fraîche me sera un réconfort. La jeune fille s’empressa d’obéir et un observateur attentif eût pu voir une raie lumineuse, quelque chose comme l’éclair d’une satisfaction passionnée, sourdre sous la frange soyeuse de ses paupières mi-baissées. Voici ce que raconta Coeur-d’Amour. Nous nous permettons de nous substituer à lui pour évoquer ses souvenirs, quelques-unes des aventures qui peuplèrent ses cinq années d’absence, la phase ignorée de sa vie, étant étroitement liées avec ce qui a précédé ou devra suivre. § Au commencement du mois d’avril 1575, c’est-à-dire juste deux années avant l’époque où devaient se dérouler les événements déjà rapportés, un jeune voyageur suivait à cheval le chemin à peine indiqué qui, partant du pachalik d’Alep, sur la rive gauche de l’Asie, longe la base du Liban pour aboutir au livah d’Acre et à la rive droite du Kasmié. C’est la partie la plus mouvementée en accidents de terrain du grand désert syrien. À gauche, à perte de vue, les contreforts de la montagne escaladent le ciel dans une débauche de bonds, en une fantaisie d’écroulements monstrueux percés de grottes éoliennes, traversées par des précipices ou des torrents, soupirs et larmes de rage de tous ces Titans, figés depuis des siècles dans leur pose de vaincus. Devant et derrière une succession de difficultés imprévues, des végétations inextricables poussées en quelques mois; des collines là où il y avait des combes et des ravins, où il y avait des remparts séculaires, tout cela formé, démoli, reconstruit, transporté par les éboulements, les tempêtes et la fonte des neiges. À droite, enfin, l’étendue pétrifiée d’un océan sans bornes; des figuiers, des dattiers, des palmiers et des oliviers au feuillage rare, encore que brûlé par le soleil; une faune aux variétés plus féroces qu’utiles; des habitants peu nombreux, Maronites, Druses et Kurdes. Le cavalier qui se hasardait, par une chaleur torride, dans les dangereux défilés du Liban, s’enveloppait dans un burnous de laine blanche et portait sur la tête le tarbouche rouge des Syriens. De hautes bottes en cuir d’Alep orné de dessins incrustés en métal protégeaient ses jambes contre les dards des figuiers barbaresques et des aloès. Son armement se composait d’un large couteau de chasse, d’un paquet de javelines suspendues au pommeau de sa selle à haut dossier, selon la mode arabe, d’une sorte de mousquet au canon finement damasquiné et d’une longue épée de combat, assurément fort dépaysée en ces parages, où le fin damas était alors la seule arme blanche en honneur. Si ce voyageur solitaire, droit en selle sous les rayons ardents, offrait l’apparence, malgré son ardente jeunesse, de tout ce que l’esthétique humaine peut avoir de plus parfait: élégance des attaches, souplesse et vigueur des muscles, le coursier qu’il montait, sous tous ces rapports, ne lui cédait en rien. C’était une cavale arabe sans croisement, une descendante directe de ces fiers coursiers qui eurent l’honneur de porter à travers l’Asie les Osmanlis, ces terribles et sauvages conquérants. Celle-ci, à part une étoile noire qui la marquait au front, était de robe entièrement neigeuse, soyeuse, lustrée. Sa tête fine, intelligente, superbe, se dressait, décidée, au-dessus d’une crinière liliale, tourmentée, opulente, moins opulente pourtant que l’ondoyant panache de sa croupe, car celui-ci, lorsqu’il s’arrêtait de fouetter, pouvait traîner jusqu’à terre. Particularité somptueuse, elle était ferrée d’argent; du moins, le métal employé avait-il toutes les apparences de l’argent lorsque, à chacun de ses pas, le soleil y accrochait l’éclair de ses rayons. L’astre avait accompli un peu plus des deux tiers de son parcours, il commençait à décliner, et pourtant la chaleur était encore suffocante; mais cavalier et monture ne semblaient point s’en soucier. Inflexibles aux flèches de feu, souples, alertes, ils franchissaient fondrières et banquettes, l’oreille aux aguets. Peut-être ce singulier Syrien était-il à la recherche de quelque gibier, car sa main caressait à tout instant le faisceau de javelines. Et pourtant, à plusieurs reprises, le souper convoité s’était offert à lui sous différentes formes, sans qu’il eût fait un geste pour se l’assurer. Il avait ainsi laissé passer chacals, hyènes, sangliers, gazelles et chèvres sauvages qui se levaient à son approche et fuyaient à travers les buissons de lentisques, les tamariniers et les pierres. À n’en pas douter, cet homme était un rêveur. Sa songerie lui faisait négliger la principale préoccupation de la vie au désert: le prochain repas. Il venait de quitter le lit desséché d’un torrent, sorte de couloir aux murs escarpés, et s’engageait sur une étroite corniche que bordaient, d’une part, la montagne à pic et, de l’autre, le gouffre, lorsque les oreilles de sa jument pointèrent en même temps qu’il percevait lui-même le bruit fait par les sabots d’un autre cheval sur la rampe rocailleuse. Brusquement, notre cavalier se secoua et s’assura que chaque pièce de son arsenal jouait avec facilité. Il ne pouvait encore apercevoir celui qui venait au-devant de lui, car le sentier formait un coude, mais comme en tout pays, sauvage ou civilisé, l’homme est le plus dangereux ennemi de l’homme, il prenait ses précautions pour se défendre ou attaquer, lui qui avait assisté indifférent au passage des fauves. Au revers de l’épaulement qui le masquait encore, le second voyageur devait avoir agi de même, par prudence ou par métier, car les Kurdes rapaces infestaient l’Anti-Liban. Moins alerte ou plus fatiguée que la jument blanche, sa monture, en avançant, faisait rouler des cailloux dans le précipice et produisait un bruit de plus en plus distinct. Bientôt au-dessus d’une roche taillée en forme de strige, apparurent successivement la tête du nouveau cavalier, ses épaules, puis son corps. C’était un personnage d’aspect imposant, haut de taille, bronzé de peau. Sous son burnous rouge, on pouvait reconnaître en lui un Arabe de condition élevée, quelque cheik du désert. L’ouverture de l’étoffe formant capuchon autour de sa tête laissait voir un visage ascétique, une barbe d’ébène entremêlée de quelques fils d’argent et deux yeux d’un noir étincelant, des yeux dont le regard coupant, dominateur, inflexible, semblait animé d’une redoutable puissance de fascination. Force avait été à cet étrange cavalier de s’arrêter devant le premier. Le sentier surplombant n’offrait pas une largeur suffisante pour leur permettre de passer côte à côte, et il fallait que l’un des deux voulût bien céder le pas à l’autre en cherchant une guérite dans la rampe rocheuse. Moins défiants que leurs maîtres, les chevaux avaient déjà fait connaissance en frottant leurs naseaux sur l’encolure voisine. La différence des sexes, il est vrai, était pour beaucoup dans cette facile et rapide entente. Les deux hommes, eux, restaient les mains dissimulées sous le burnous et s’observaient silencieusement, prêts à repousser par la force toute esquisse d’attaque. Enfin, le vieux cheik, éteignant le brasier de ses orbites, porta la main à son front en prononçant en arabe cette phrase par laquelle débute toute conversation entre vrais croyants: -Allah est grand! Faisant usage de la même langue, sans sourciller, le jeune homme acheva: -Et Mahomet est son prophète! -Mon fils, tu vas vers Damas? -Le vent me mène! -Fataliste! murmura l’homme au burnous rouge avec une pointe de mépris; tous les mêmes! Il reprit plus haut: -Peux-tu me remettre en mon chemin? Je me suis égaré. On se doit aide entre bons musulmans. -On se doit entr’aider toujours, même entre gens de croyances différentes, riposta fièrement le jeune cavalier. La flamme du regard noir s’alluma de nouveau. -Ne serais-tu pas serviteur de Mahomet? -Je suis serviteur de Dieu! -Tu veux dire d’Allah? -J’ai dit de Dieu!... Je suis chrétien! En lançant cette profession de foi qui devait, lui semblait-il, déchaîner la tempête, d’un brusque retrait de la main l’audacieux avait fait reculer sa monture et le burnous rejeté en arrière, le poing sur la coquille de sa rapière, il attendait qu’on le chargeât. Mais il paraîtrait que le cheik n’avait rien d’un farouche sectaire, car, loin de se révolter de ce défi, il demeura étonnamment calme, se contentant d’étudier son interlocuteur avec une attention scrutatrice. -Oh! fit-il en même temps à mi-voix, mais cette fois en une langue que n’eût pas dû comprendre le jeune Syrien... Oh! un Arabe chrétien, un Arabe armé d’une épée aux lieu et place d’un damas; que veut dire ceci? L’autre avait entendu. Il s’était penché en avant, pris d’une émotion subite. -Vous parlez français? s’écria-t-il en s’exprimant dans la même langue. Moi aussi! Qui donc êtes-vous? -Et vous? -Le sais-je? Le trouble du chef au burnous rouge croissait à chaque parole. Ses regards devinrent d’une fixité affolante, les franges de ses paupières brillèrent, humides, et le teint hâlé de son visage s’éclaircit, preuve évidente qu’il pâlissait. -Seigneur, murmura-t-il avec une onction véritable, mais d’une voix trop brisée pour que le sens de ses paroles pût être compris par le maître de la cavale ferrée d’argent. Seigneur, après tant d’années de souffrances, me feriez-vous la grâce de me rendre le fils de celle dont l’amour fut ma vie, dont la perte fit de moi un misérable assoiffé de vengeance, un révolté au coeur de haine?... Oh! Si je m’abusais, ce serait trop affreux... Non, c’est impossible, car celui-ci est Français, j’en jurerais, et, en le regardant, je crois voir revivre sur son visage tous les traits de celui de ma Blanche adorée! D’un énergique effort, il parvint à se ressaisir et reprit la conversation d’un ton plus assuré. -Puisque vous êtes chrétien, monsieur, à nouveau, et comme véritable coreligionnaire, cette fois -car je professe les mêmes croyances -je réclame encore vos bons offices. Refuserez-vous de m’accorder assistance? -Par exemple! s’écria le jeune homme. Tout au contraire, je suis on ne peut plus disposé à vous servir. Vous, êtes égaré, fatigué; vous cherchez un gîte et mourez d’inanition, sans doute? -C’est exact. -Je vais donc pouvoir vous procurer ce qui vous manque... À moins d’un quart d’heure d’ici, sur la corniche que vous venez de parcourir, existe une anfractuosité spacieuse, mal famée dans le pays parce qu’elle servait d’abri, autrefois, à une bande de Kurdes assassins et pillards... c’est la caverne de la mort! -J’ai ouï parler de ce repaire. -La caverne de la mort est traversée par une source d’eau vive, et il doit s’y trouver encore des vivres... «Si vous pouvez faire volter votre cheval, nous nous y rendrons... -Mais les Kurdes? -Oh! les pauvres diables ne sont plus à redouter... J’en ai purgé le pays. -Vous? -Sans doute. -Vous aviez de nombreux compagnons? -Que non pas... J’aime à faire mes affaires seul. -Malepeste! Mon fils, je me serais mis en fort mauvais cas si j’avais eu le malheur de vous accoster moins poliment! s’écria le cheik avec admiration. Attention! Pour vous obéir, je vais pivoter sur place. Vous me suivrez et m’arrêterez lorsqu’il en sera temps. Avec une vigueur et une adresse d’écuyer consommé, l’homme au burnous rouge, ne pouvant agir autrement, tant le rebord de la corniche était étroit, força sa monture à se dresser tout debout sur les membres postérieurs et, dans cette position, l’animal battant l’air de ses avant-bras, il lui fit exécuter un tête à cul extraordinaire. -Vertudiable! jura le jeune homme, impressionné au plus haut point par ce vertigineux tour de force, que la plus légère glissade eût pu rendre mortel. Au lieu de pousser en avant, le cheik retenait son cheval encore frissonnant. -Un instant, fit-il. Vous venez de me dire: «Le vent me mène!» Êtes-vous donc ballotté comme la feuille? -Comme la feuille détachée de son rameau par la tempête! -Dans quel pays êtes-vous né? -Je ne sais. -Enfin, votre facilité d’élocution le prouve, vous avez vécu en d’autres contrées? -Oui, un pays également montagneux, le Béarn. L’autre tressaillit violemment. -Votre nom, mon fils? demanda-t-il, voulez-vous me confier votre nom? -Il a été changé bien souvent. Autrefois, on me nommait Bernard... -Bernard! Bernard seulement? -D’Arma!... -Ce jeune Arabe, monsieur le chevalier, c’était donc vous? se permit d’interrompre le gros écuyer qui suivait ce récit à la façon d’un conte de fées. -Parbleu, baron, cette chute était prévue et nécessaire, ou que la casserole de Satan nous reçoive vous et moi, espèce sans cervelle, mon intelligent compère! opina très simplement Courmantel. Fiamma, elle, se contenta de presser la main du blessé qu’elle tenait dans la sienne et lui tendit une tisane rafraîchissante. XIII LA CAVERNE DE LA MORT. Coeur-d’Amour prit une gorgée du breuvage ainsi offert, rendit à la petite main la pression qu’il en avait reçu, regarda tendrement la jeune fille et poursuivit: -À l’énoncé de ce nom, un ardent incarnat envahit le visage du cheik qui, bien que chrétien, lança, vers le ciel, comme un véritable cri de joie, ce refrain des fatalistes musulmans: -C’était écrit! Et, tout aussitôt, il mit son cheval au pas. Son compagnon le suivit. Ni l’un ni l’autre ne paraissaient disposés à réengager la conversation. Ils allaient en silence, fort occupés à maintenir leurs porteurs sur l’étroite bande praticable de la corniche. Tous deux, d’ailleurs, étaient encore sous le coup de la surprise que leur avait causée cette bizarre rencontre, et ils éprouvaient le besoin de s’étudier mutuellement. Celui qui venait de se donner les noms de Bernard d’Arma tourmentait son esprit pour trouver une définition plausible de l’énigme vivante qui venait de s’offrir à lui. «Mort de mes os! songeait-il, ce personnage problématique pourrait bien être un lecteur du Coran, quoi qu’il en dise; ces Sarrasins ont plus d’un tour dans leur sac! D’autre part, son vêtement ne prouve rien, ne suis-je pas moi-même orientalisé tout autant que lui?... «Et puis, il parle français... ça, c’est le comble!... Sous ce rapport, je croyais être unique en mon genre dans ces parages... Tout est étrange en lui: le moindre de ses gestes, la plus infime de ses paroles dénotent un homme de haute valeur, un homme habitué à se faire obéir... «Ventrepape! j’aurai beau me torturer le cerveau à son endroit, rien n’en sortira. Je ne le connaîtrai que s’il veut bien se prêter à mon enquête... «Sa bravoure est supérieure à la mienne: il vient d’accomplir sous mes yeux, froidement, sans paraître y attacher aucune importance, une prouesse à faire dresser les cheveux sur la tête... «Et ne croirait-on pas que l’original voyage sans armes?... «Si fait, car je ne puis croire que ce long bâton accroché à sa selle et ces trois ou quatre morceaux de bambou mis en porte- manteau soient des instruments défensifs...» De son côté, le cheik agitait fébrilement ses lèvres et répétait mentalement, en façon d’action de grâce: «Blanche! Blanche! chère âme! ma douce et bien-aimée martyre!... C’est lui! Oh! c’est lui! Il a tes traits, ma sainte!... Il a ton regard, ce regard devant lequel se fondait mon coeur... D’ailleurs, si ce n’était ton fils, par quel miracle se nommerait- il Bernard?... Et quel sortilège lui aurait donné les deux tiers de l’autre nom?... «Le médaillon?... «Tu me dis: Vois s’il a le médaillon?... Oui, Blanche, je verrai, je saurai... Bientôt!...» En ce moment, les deux cavaliers arrivaient à une sorte de carrefour où s’embranchait un chemin encaissé, dont le tracé suivait les sinuosités capricieuses d’un gave déjà desséché par les chaleurs hâtives. -À gauche! dit le jeune homme. Ils s’engagèrent dans le lit même du torrent. Au lointain, devant eux, par l’ouverture de ce canon, semblable à un gigantesque télescope, s’apercevaient, panorama grandiose, des plaines verdoyantes de latakié. Là, le soleil pompait encore les buées parsemées, mais dans la gorge qu’abritaient les hauts sommets, l’ombre commençait à se répandre. Ici, cependant, la végétation persistait luxuriante, affirmant le voisinage d’une eau souterraine. Des jujubiers, des citronniers entremêlaient leurs ramures fleuries et odorantes aux bouquets barbelés des épiniers de la Passion. C’était l’heure où, en ces climats torrides, la nature semble sortir de la somnolence où l’a plongée l’ardeur passionnée des baisers de l’astre roi. -Attention, mon fils, conseilla soudain le cheik; ceci ne paraît- il pas suspect? Sa main tendue désignait un bouquet d’oliviers poussiéreux au- dessus desquels trois vautours tournoyaient mollement en jetant leur cri plaintif. -C’est, en effet, assez surprenant. Y aurait-il quelqu’un d’endormi en cet endroit?... Avançons, nous verrons bien. Ils firent encore quelques pas, mais, brusquement, les deux chevaux restèrent plantés sur place, refusant d’aller plus avant. Le cou penché en avant, les yeux fous, les membres frémissants, la crinière soulevée, ils donnaient tous les signes de la plus violente terreur et se fussent certainement retournés pour fuir, si leurs cavaliers ne les avaient maintenus. Ces derniers ne voyaient toujours rien, si ce n’est, à la base même du tertre d’où s’élançaient les oliviers, une masse compacte et fauve mouchetée de brun. Ils n’allaient point tarder à en deviner la nature. Un double et formidable rugissement traversa le canon comme un roulement de tempête, refoulant les montures affolées sur la droite et sur la gauche, tandis que le monticule moucheté se divisait découvrant le corps en partie dévoré d’un sanglier. C’était une famille de jaguars dont nos deux compagnons venaient de déranger la curée: une famille composée du père, de la mère et des trois petits. Du premier coup, Bernard comprit l’imminence du danger. Acculés comme ils l’étaient entre les rampes perpendiculaires, il leur fallait faire une boucherie immédiate et simultanée de toute la horde s’ils ne voulaient être dévorés vivants par ces chanteurs aux voix de cuivre. Il avait décroché son mousquet et l’épaulait, visant, entre ses deux yeux sanglants, l’énorme femelle qui, les gencives relevées, crachant de fureur et se fouettant les flancs de sa queue hérissée, se ramassait déjà pour bondir sur lui. Pourtant il hésitait à tirer, parce que, derrière ce premier fauve adulte, l’autre, le mâle, se tenait exactement dans la même posture d’attaque devant l’homme au burnous rouge et que sa balle pouvait fort bien, manquant son but, aller ricocher jusqu’à ce dernier. Les trois petits fauves, escomptant ce supplément de festin, roulaient déjà vers les jambes des chevaux qui se raidissaient désespérément en soufflant par leurs naseaux dilatés des jets de vapeurs. La seconde était décisive et d’autant plus tragique qu’il n’y avait, semblait-il, qu’un seul homme armé contre les cinq carnassiers. L’attente, si courte qu’elle fût, eut pour Bernard la durée de plusieurs heures. Il n’osait appuyer sur la détente et, tout en maintenant l’ennemi sous la fascination de son regard, de biais, il observait les préparatifs de défense du cheik. «Ventrepape, pensait-il, l’originalité de ce personnage surpasse tout ce que je vis jamais. Se figure-t-il qu’on fustige les tigres comme des chiens, à coups de gaule?» En effet, avec un sang-froid remarquable, un flegme impressionnant, celui-ci s’était emparé du long bâton accroché à sa selle, et maintenant, il le faisait tournoyer avec une rapidité vertigineuse en des zigzags bizarres. «Il est fou, se dit Bernard avec humeur, j’aurai bien du mal à le tirer de là... Allons, changeons de place. D’ici, je pourrais lui envoyer quelques éclaboussures.» D’une pression de ses genoux d’acier, il força sa jument renâclante à s’avancer en diagonale vers le premier jaguar. À ce trait de folle audace, toute la peau de l’animal féroce se fripa, ses griffes se tendirent, il miaula d’une façon sinistre et, sa gueule bavante, grande ouverte, ses jarrets se détendant, il quitta le sol pour décrire dans l’espace un orbe rapide. Bernard fit feu. Le bruit du coup roula d’une muraille à l’autre. Mais, au travers de la fumée, le jeune homme put voir une chose pétrifiante. La femelle, insuffisamment blessée à l’épaule, tombait sur lui; il sentait déjà contre son visage l’odeur de son haleine fétide; il allait tirer sa rapière, pauvre ressource en cette circonstance, lorsqu’un sifflement de serpent le fit tressaillir. C’était le bâton du cheik qui produisait ce sifflement, il avait échappé à la main qui le tenait et, partant avec une vitesse incommensurable, allant en avant, retournant en arrière, redescendant, virevoltant, hurlant presque, ce bâton animé, ce bâton démoniaque, venait d’accomplir en moins d’une seconde la plus formidable des besognes. En effet, successivement, il était allé briser l’échine du jaguar femelle, insuffisamment atteint par le coup de feu, avait repris son élan en sens contraire pour revenir écraser le crâne du mâle encore en arrêt, puis il était revenu tomber inerte aux pieds du vieillard impassible. -Mort de mes os! cria Bernard enthousiasmé autant qu’ébahi par ce prodigieux phénomène; c’est à moi de vous renvoyer vos compliments de tout à l’heure, seigneur... seigneur? -Bar-Cobral. -Bar-Cobral... sans votre sorcellerie, qui vaut tous les mousquets et toutes les épées, je recevais une accolade de cette bête... mais, m’expliquerez-vous? -Plus tard, mon fils, répondit celui qui venait de se donner ce nom étrange: Bar-Cobral; plus tard. Donnez d’abord trois coups de crosse à ces chats... On doit rendre les enfants à leur mère! Et lorsque cela fut fait: -Sommes-nous encore loin de la caverne de la mort? -Nous y sommes. L’entrée est derrière ces oliviers. -Ouf! fit le cheik en sautant à terre pour reprendre son arme extraordinaire. La chasse est abondante, sinon succulente... enfin, on pourra manger. Bernard, le couteau à la main et laissant sa jument en liberté, s’occupait déjà à dépouiller le plus grand des deux jaguars. -Singulière blessure! dit-il. Sous le cuir resté net, l’os frontal a été fendu comme par le coup de fouet d’une baguette d’acier. La peau n’en aura que plus de valeur!... «Ventrepape! chef, je consentirais volontiers à échanger mon mousquet contre cet instrument de mort qui n’endommage en rien la fourrure. -Et vous seriez volé, mon fils. -Volé? -Oui, car il faut une longue étude pour apprendre le maniement de cet engin. Entre des mains inexpertes, le boomerang... -Quel nom bizarre? -L’instrument qu’il désigne ne l’est pas moins, vous avez pu vous en rendre compte... Donc, entre des mains inexpertes, le boomerang redevient ce qu’il paraît être à première vue, c’est-à-dire un simple bâton de bois dur, bien poli, un peu flexible, plat à une de ses extrémités, renflé à l’autre et légèrement aminci au centre... en somme une trique travaillée, mais inerte et stupide comme toutes les autres triques. -Cependant, il n’y a qu’un instant, cette trique vivait? -C’est la manière!... Au cours de mes voyages, j’eus l’occasion de cultiver le boomerang, arme offensive de sauvages peuplades qui vivent sur certains continents encore inexplorés des extrêmes régions australes. Ces gens au milieu desquels mon mauvais sort me fit échouer me montrèrent la façon employée par eux pour animer le terrible bâton. «On le saisit à deux mains par le plus gros bout, la partie convexe demeurant en dehors, on le fait tourner avec rapidité au- dessus de sa tête, et pfit! on le lance à la volée, droit devant soi. -C’est tout? -Attendez!... «Avant de le laisser échapper, le poignet du bâtonniste a dû lui imprimer brusquement un demi-tour tout spécial. C’est dans cet ultime mouvement que gît tout le secret de la rotation fantastique de cette arme surprenante... S’il est donné trop tard ou trop tôt, rien de fait... Mais, sortant des mains d’un spécialiste habile, le boomerang s’élance, en coupant l’air, jusqu’à 50 ou 60 mètres, tombe sur le sol, rebondit, s’élève et, déroutant toutes les lois de la balistique, revient sur lui-même en ronflant, sifflant, se tordant avec une vitesse prodigieuse, brisant, fracassant, jetant bas, sous l’irrésistible puissance de ses chocs, tout ce qui se rencontre dans sa trajectoire aussi mathématiquement précise que difficilement explicable. -Il est revenu tomber à vos pieds, remarqua Bernard. -C’est la seule arme au monde qui soit douée de cette propriété. -Elle ne s’égare jamais? -Jamais, si son lanceur a su choisir un vent favorable. Pendant ces explications, le jeune homme avait achevé son travail et repliait les peaux habilement séparées des chairs. -Maintenant, seigneur Bar-Cobral, dit-il en soulevant le lourd fardeau, veuillez attacher à la selle de Djaoulia -c’est ma jument -ce que les jaguars ont laissé du sanglier et entrons chez nous. Le vieillard obéit... Tous deux contournèrent le bouquet d’oliviers et virent alors, à moitié cachée par le feuillage sombre d’un cèdre renversé mais toujours vivace, l’ouverture d’une grotte profonde. Bernard fit flamber un morceau de bois résineux et pénétra résolument sous le porche rocheux. Son compagnon le suivit; les chevaux firent comme eux. Après avoir suivi un corridor assez étroit, ils arrivèrent à une sorte de salle immense, à l’entrée de laquelle Bar-Cobral s’arrêta en laissant échapper un cri d’admiration. C’est que la nouveauté du spectacle avait de quoi le surprendre. Il pouvait se croire transporté sous les voûtes invisibles, tant elles étaient hautes, de la plus gigantesque basilique du monde; des piliers enrobés de stalactites brillantes et rangés en arc de cercle s’élançaient du sol en forme de cônes allongés pour aller se perdre, très loin, dans les insoupçonnables hauteurs du vide enténébré. Entre chacune de ces trombes solidifiées, au-dessus de monstrueux sièges de pierre, pendaient des lustres aux proportions effrayantes, aux formes torturées, hideuses. Or, toutes les pièces de cette construction de cauchemar semblaient taillées dans le cristal, car, par les cent mille facettes de leurs dessins capricieux, elles renvoyaient à l’infini la flamme de la résine, illuminaient la nef d’un miroitement éblouissant et continu. -Voici le domicile conquis par moi sur les Kurdes pillards, dit Bernard. Les hommes se donnent beaucoup de mal pour édifier de vilaines choses. -Leur génie ne peut concurrencer, même de loin, les créations les plus ignorées de l’auteur de tout, avoua Bar-Cobral. Est-ce la grotte dont vous m’avez parlé. -Oui, c’est la caverne de la mort; mais on y vit bien plus à l’aise que partout ailleurs, comme vous en pourrez faire l’expérience. Et, d’abord, ne sentez-vous pas cette suave fraîcheur? -Si fait! Elle est entretenue par une source, m’avez-vous dit? -Vous devez l’entendre gazouiller?... Elle coule au fond d’une vasque taillée en baptistère. À la place où aurait dû se tenir le banc-d’oeuvre de cette cathédrale préhistorique, Bernard avait rassemblé les différents objets de première utilité, les séchoirs rudimentaires et les combustibles dont un chasseur de fauves ne peut se passer. Son premier soin fut d’allumer un grand feu, de découper un quartier de venaison qu’il suspendit au-dessus de la flamme à l’aide d’une fourche; puis, confiant la surveillance du rôti à Bar-Cobral et voyant les chevaux déjà attablés devant une botte de saxifrage, il se mit à tendre les peaux sur des perches et à les saupoudrer de talc bismuthé. Le cheik le regardait faire. -Sans doute êtes-vous né en France? demanda-t-il tout à coup. -C’est possible, répondit le jeune homme. -Comment, c’est possible?... Vous n’en êtes donc pas certain? -Qui pourrait l’affirmer?... À peine âgé de quelques mois, je fus trouvé accroché au corps de ma nourrice morte assassinée. Un brave vigneron béarnais me recueillit et me soigna, car la main criminelle qui avait poignardé la pauvre femme s’était également abattue sur moi. -Rien n’indiquait quelle était cette femme... d’où vous veniez tous deux? -Rien! En effet, toutes les recherches faites pour découvrir notre identité ne purent aboutir... Le bailli et un vieux moine consultés par mon père adoptif se déclarèrent aussi incapables d’expliquer le rébus de mes langes... -Le rébus de vos langes? -Oui, un médaillon et un bout de parchemin froissé et maculé. Bar-Cobral s’était levé. -Ces reliques, les possédez-vous toujours? -Certes! je ne m’en suis jamais séparé. -Voulez-vous me les montrer? Bernard, pour toute réponse, détacha la chaînette qui retenait à son cou le médaillon et le sachet. Le chef au burnous rouge les saisit avec une avidité fébrile et se pencha vers la flamme pour les examiner attentivement. Persuadé que cette nouvelle épreuve n’aurait pas plus de résultat que les précédentes, Bernard en profita pour aller quérir de l’eau à la source. Il eut le tort de s’éloigner, car en cet instant, le visage de son compagnon présentait des signes d’une émotion si intense qu’il lui eût été impossible de ne point le remarquer et de s’en faire expliquer le motif. En effet, rien qu’à toucher les pauvres reliques, tout le corps de Bar-Cobral s’était pris à frissonner. À la lecture du parchemin, son coeur sursauta. -Ch... Bern... Arma morte! lut-il à mi-voix. Et, aussitôt, il fit de l’incompréhensible énigme cette traduction détaillée: -Charles-Bernard... Arma! amor! morte! «Ses noms, Blanche!... Ses deux prénoms!... Et la devise de notre famille: «Combattre!... Aimer!... Mourir!...» Il baisa le parchemin et se saisit du médaillon, mais, à la vue de ce dernier, des larmes de joie inondèrent ses yeux. -O Blanche! mon aimée! mon regret! ma joie morte!... Vois, vois, tout y est: Angélique et Roger... la passion et le dévouement!... Cur non? (Pourquoi non?)... Notre cri!... «Tout y est, tout, comme sur le plat de ma bague... Et ces initiales: B. C... La signature du grand Benvenuto Cellini!... Oui, c’est l’oeuvre originale du maître... Et cet enfant, ce fier jeune homme qui porte tes traits adorés, Blanche, ma madone... C’est ton fils... C’est notre fils!... «Ah! par le ciel! puisque Dieu a permis qu’il soit encore vivant!... Puisqu’il m’a jeté sur ses traces en me faisant surprendre une conversation de Phtah, l’abominable sorcière... je jure de l’aider à monter si haut que nul au monde, pas même l’infâme Catherine, ne pourra l’atteindre... «Sois témoin de ce serment, Blanche!... Bernard revenait. -Voici de quoi nous désaltérer, dit-il en déposant sur une table de pierre la courge qu’il venait de remplir à la source, et puisque la venaison est à point, attaquons-la. La viande fumante fut déposée sur un lit de feuilles. Sa première fringale passée, le jeune homme demanda: -Eh bien, seigneur Bar-Cobral, le rébus de mes petites machines vous a-t-il procuré quelques instants de distraction? Le cheik avait eu tout le temps de reconquérir son sang-froid. -Oui! fit-il laconiquement. -Oui?... Vous y avez vu clair? -Peut-être! -Ah! bah! exclama Bernard ébahi. Ce serait fort d’être venu jusqu’ici pour... -Mon fils, coupa son interlocuteur, vous n’avez pas achevé de me conter votre histoire... Je vois une épée à votre côté... Savez- vous la manier?... Et, dites-moi, pourquoi avez-vous abandonné votre père adoptif? -Si vous m’expliquiez ce que?... -Non!... Votre histoire d’abord?... Après, s’il y a lieu, vous serez mis au fait de mes découvertes. Bernard se résigna. Rapidement, il fit le récit de ses premières années, traça le portrait de ses parents d’adoption: le vigneron Gourdin et son héritier Matraque. -Ces braves gens me considéraient un peu comme étant d’une essence supérieure à la leur. À tort ou à raison, se basant sur deux ou trois lettres à peine visibles du papier que vous venez d’examiner, dès que j’atteignis ma neuvième année, ils m’appelèrent respectueusement M. le chevalier. «Le père Gourdin m’habillait comme un petit seigneur; il n’aurait pu consentir à me voir travailler la terre. «Son seul labeur me faisait vivre, car Matraque, de quelques années plus âgé que moi, n’ayant aucun goût pour tout ce qui demandait un effort, s’était improvisé d’office mon gardien et mon domestique, double fonction peu pénible dont il s’acquittait avec une indépendance remarquable. «Mon oisiveté me pesait. J’eus le bonheur d’intéresser à mon sort le bon vieux moine. Il m’apprit à lire et à écrire: le peu qu’il savait. «Entre temps, dans nos courses à travers la montagne, nous avions poussé jusqu’au château de Briac, appartenant au capitaine Lanoue- Bras-de-Fer; Me La Fraîcheur, le professeur d’armes du capitaine, nous fit, en l’absence de son maître, visiter le château. Il remarqua que je jetais des regards d’envie sur les épées et les fleurets. En riant, il me coiffa d’un masque et me mit une arme en main. «Mon entrain, ma fougue et mon agilité l’ébahirent... Cette leçon fut suivie de beaucoup d’autres, et, un soir, en retirant son masque, le front couvert de sueur, Me La Fraîcheur me confia que j’en savais tout autant que lui-même. «Je touchais alors à ma quatorzième année. «Tous les ans à la date du 15 février... -Du 15 février? répéta Bar-Cobral d’une voix grave. -Oui... nous ne manquions jamais, Matraque et moi, d’aller porter des fleurs sur la tombe de ma pauvre mère... -Votre mère?... Pourquoi le 15 février? -Parce que ce fut ce jour-là qu’elle mourut sur le seuil d’une porte étrangère. -L’année?... Vous rappelez-vous en quelle année? -C’était en 1558. Bar-Cobral baissa le front pour masquer sa pâleur. Bernard reprit: -Par une fatalité étrange, Matraque ne put m’accompagner la dernière fois, et je me rendis seul au petit cimetière, devant l’entrée duquel était campée une bande de bohémiens... Le père Gourdin avait en horreur tous les représentants de cette race errante. Souvent je l’avais entendu les accuser du meurtre de la «femme inconnue». «On ne désignait jamais autrement la pauvre morte. «Moi, je ne pouvais accuser personne et les idées du père Gourdin me semblaient exagérées... Ah! comme j’avais tort! «En quittant le champ de repos, je fus brusquement encapuchonné dans une grande couverture de laine, enlevé et transporté dans une voiture à double fond, sans avoir pu me défendre, sans même pouvoir donner l’éveil au villageois de Barbotan, tant mes cris s’étouffaient sous la laine... «Que vous dirais-je que vous ne deviniez déjà?... J’étais le prisonnier des maudits Égyptiens que commandaient deux jeunes gens de mon âge, Roland et René Mansour, ainsi que leur mère, une femme de toute beauté dont je n’appris jamais le vrai nom, car on ne l’appelait que «La Gipsy». «Ces gens levèrent le camp et m’entraînèrent à leur suite durant des semaines, durant des mois, sur terre et sur mer. Enfin, dans un village de la Tripolitaine, ils me vendirent au pacha... «Je ne vous dirai rien de mes deux années d’esclavage. «Il y a huit mois, je parvins à m’enfuir sur le dos de Djaoulia, la plus rapide cavale de la harka du maître... «Depuis, j’ai vécu de chasse, toujours seul, vendant les peaux de fauves abattus, avec l’espoir de rassembler une somme d’argent assez forte pour payer mon passage sur la mer et aller retrouver, en Béarn, les bons coeurs qui me recueillirent et doivent me pleurer... XIV LA NUIT DU 13 FÉVRIER. -Monsieur le chevalier, dit le gros écuyer profitant d’une interruption dans le récit de Coeur-d’Amour, la cour vient d’être traversée par quatre jeunes gentilshommes qui se sont éloignés par le couloir faisant face à cette fenêtre. -D’où sortaient ces gens? s’enquit Fiamma. -Du pavillon de droite, et, tenez, sur le pas de la porte de ce pavillon se tient encore une personne masquée et déguisée d’étrange façon. La jeune infirmière se précipita vers la croisée. -C’est le maître, dit-elle après avoir regardé. Seigneur chevalier, étant chez moi, vous êtes sous le toit de Sidi Salem- Kébir, qui ne laisserait point molester mon hôte... «D’ailleurs, les quatre seigneurs entrevus par Monsieur, votre écuyer doivent être de la suite du duc de Savoie-Nemours, qui est venu se faire panser par Salem. Ses carrossiers s’étant abattus à l’entrée de la rue des Vieilles-Étuves, il aura donné ordre à ses pages d’aller lui quérir d’autres chevaux. -La rue des Vieilles-Étuves, répéta le blessé, c’est bien la voie étroite qui aboutit à la petite porte des jardins de l’hôtel de Soissons? -Oui. -Alors, cette maison où nous sommes est habitée par un autre Oriental que Salem-Kébir, n’est-ce pas? -Certainement, le pavillon de gauche est occupé par Abou-Nadarah, astrologue de Mme Catherine. «Étrange! pensa Coeur-d’Amour, ce n’est point ce nom-là que j’attendais. Nous sommes à la veille du jour fixé par Bar-Cobral pour notre réunion ici, et le nom de Bar-Cobral semble être ignoré des habitants de cette maison... Étrange!» Courmantel s’était levé pour aller jeter un coup d’oeil en enfilade sur la rue du Coq. -Cornes de Satan! gronda-t-il en tapotant une marche sur les vitres, c’est surprenant comme ce quartier est fécond en vilaines figures!... Pousse-t-il journellement des arquebuses et des hallebardes entre vos pavés, demoiselle? Fiamma quitta la première croisée pour s’approcher de la seconde. -Non, avoua-t-elle après avoir regardé; je ne vis jamais semblable concentration d’archers dans la rue. -Par la peau ratatinée de l’Italienne! songeraient-ils à nous cerner? -Peut-être, opina tranquillement le blessé, le secret de ma présence ici a-t-il été divulgué par Ayelle de Givors, la maîtresse du duc Roland? -Quoi, seigneur chevalier, vous sauriez? -Et comment ne connaîtrais-je pas ce détail, petite Fiamma? Avant de me montrer à l’insulteur de femme, dans le salon de la Maison des Mignonnes où vous me fîtes la grâce de me servir à souper, n’étais-je pas aux écoutes derrière le Siège de Tauris? -C’est juste! approuva la jeune fille, souriant au souvenir de cette apparition. Quoi qu’il en puisse être, chevalier, je doute que la comtesse soit pour quelque chose dans ce déploiement de forces armées... «Si ces gens ont pour mission de se saisir de votre personne ils s’en retourneront bredouilles, car, fussent-ils cent fois plus nombreux, la maison de Salem-Kébir ne saurait être prise par eux. -Et Salem-Kébir me défendrait? -Il vous défendra! Je le connais assez jaloux de ses prérogatives pour s’opposer à toute invasion. Or, sa seule présence est la meilleure garantie de votre sécurité. -Vertudiable! belle enfant, avec ou sans ce personnage fabuleux, je suis trop attaché à ma personne pour la laisser prendre sans regimber. Mais, avant le grabuge, puisque nous avons du temps devant nous et qu’il me faut reconquérir des forces, laissez-moi achever mon récit... C’est le seul moyen de faire trêve aux transes qui pourraient nous assaillir, ajouta Coeur-d’Amour en souriant. «... Bar-Cobral avait écouté très attentivement son jeune compagnon. Devinant qu’il ne s’était arrêté que parce qu’il n’avait plus rien à dire, il se leva, alla porter des fascines allumées vers l’entrée de la grotte, pour la défendre contre l’intrusion des hyènes et des chacals qui se disputaient déjà à grand bruit autour des corps dépouillés des cinq jaguars, puis, revenant s’asseoir à la place occupée par lui, il prononça d’une voix rêveuse: -Mon fils, à Barbotan, à Briac, ou en tout autre lieu, entendîtes- vous jamais parler du drame d’Astaffort? -Astaffort? répéta Bernard surpris. Ma foi, non. Je ne sais pas ce que peut signifier ce nom. -Le château d’Astaffort, en Armagnac, était une seigneuriale demeure, tout à la fois logis de plaisance et maison forte. On ne pouvait y accéder que par un seul côté, les trois autres surplombant au-dessus des caves du Gers qui roulait ses eaux à deux cents pieds en contre-bas de l’édifice perché dans les airs, comme un nid d’aigle. «Il y a dix-sept ans, ce manoir était habité par ses propriétaires, un jeune couple encore en pleine lune de miel, et par leur unique enfant à peine âgé d’un an... «Si vous le voulez bien, je désignerai ces personnages par leur petit nom: le comte Jacques, la comtesse Blanche, et Charles, leur fils... «Mais peut-être préféreriez-vous vous reposer?... Les malheurs de ces gens inconnus de vous ne sauraient vous intéresser?... -Je devine que leur histoire doit avoir une connexité plus ou moins grande avec la mienne, s’écria Bernard; je vous prie donc de vouloir bien poursuivre... D’ailleurs, le feu doit être entretenu. Il nous faudrait veiller à tour de rôle... Veillons de compagnie... -Soit! consentit le cheik; au surplus, l’aventure qu’il me va falloir vous conter est tragique et ne vous paraîtra pas déplacée au milieu du concert des fauves. «Le comte Jacques avait des idées avancées. Fervent catholique et surtout ardent patriote, il avait eu l’audace de faire entendre à la reine Catherine de Médicis que le sceptre n’avait pas été mis aux mains des rois pour attiser les haines religieuses, entretenir l’hostilité entre les grands vassaux, martyriser la bourgeoisie, pressurer le peuple et démembrer la France. «Vouloir amener l’Italienne à panser les plaies de sa patrie d’adoption, alors que, par goût, elle les envenimait à plaisir, était une utopie insensée. L’effet de la mercuriale ne se fit pas attendre. «Le comte Jacques, nouvellement marié et père, fut exilé avec les siens au château d’Astaffort. «Il n’en souffrit pas trop, tout d’abord, car, je vous l’ai dit, sa lune de miel battait son plein. De plus, très actif, toujours assailli par ses grandes pensées humanitaires et réformatrices, de loin comme de près il restait le chef le plus écouté de la faction des mécontents et il ne craignait pas de rompre parfois son ban pour mener quelque hardie expédition, dont on ne découvrait jamais les auteurs. «Cette vie en partie double était pour lui remplie d’attraits et, lorsqu’il s’échappait d’Astaffort, aucune préoccupation au sujet des siens ne venait l’assaillir en route, car il laissait la comtesse Blanche et le petit Charles, ses deux grandes passions, sous la garde d’archers d’une fidélité éprouvée et dans une forteresse imprenable. «Sa tranquillité dura jusqu’au jour où il fit la rencontre de Phtah Mansour. «Ah! vous dressez l’oreille... Vous eûtes à vous plaindre d’une femme ainsi nommée... «Cette gipsy, très supérieure à tous les gens de sa race, tant par la beauté que par l’intelligence, se flattait d’être la descendante d’un ancien roi de Thèbes, le mameluk Baharite. Cette essence quasi divine la remplissait d’orgueil et lui donnait une influence considérable sur nombre de tribus errantes. «Phtah avait été aimée par Jacques durant tout un printemps. «Elle s’était bercée de l’illusion qu’il la prendrait pour femme, aussi était-elle entrée dans une violente colère en apprenant le mariage de son ancien ami, ce mariage qu’elle qualifiait d’infâme trahison, et s’était-elle mise aussitôt à le suivre pas à pas, se faisant renseigner sur tout ce qui se passait au château, ceci par l’intermédiaire d’Ismaël, un gitano à sa dévotion déjà installé dans la place. «Le jour où le comte se retrouva en face de la belle et puissante gipsy, il voulut passer sans lui parler, car il se rendait dans la capitale de Gascogne pour se mettre à la tête des mécontents qui devaient s’emparer de la ville. «Elle l’arrêta par ces mots: «-Jacques, tu as eu tort de me voler... à mon tour je te volerai! «-Je t’ai volé? fit-il stupéfait. Que t’ai-je volé? «-Ce qu’il n’est plus en ton pouvoir de me rendre! «-Et que me voleras-tu? «-Ce qui aurait dû me revenir de droit: ton coeur! ton bonheur! ta fortune et jusqu’à ton nom! «-Sorcière! exclama le comte en riant, tu veux te faire plus forte que tu n’es... Dieu m’a donné un fils! «-À la même heure, le diable me rendait pareil service! «-Ah! tu es mère? «-Ne faut-il pas que ta race demeure? «-Ma race?... Oh! n’en sois pas en peine, ma mie, son avenir est déjà assuré. «-Je le sais! «-Le fils de la comtesse Blanche portera mes titres! «-Non, ils seront portés par ton aîné, le fils de Phtah Mansour! «Ils étaient tous deux sur le sommet de la colline qui dévale en pente brusque vers le Gers. Le comte se rendait à une réunion du côté d’Auch. Il était donc à cheval. «-Qu’oses-tu dire, païenne damnée?... s’écria-t-il en poussant sa monture vers la gipsy. «Mais celle-ci avait prévu l’explosion et dégringolait déjà la descente impraticable aux sabots d’un cheval. La voix de Phtah monta jusqu’au cavalier, resté cloué sur place: «-Je dis ce qui sera. La païenne damnée se vengera du chien roumi!... Ton château disparaîtra!... Ta femme périra!... Et ton fils, ton fils survivra en effigie et dans le corps d’un autre!... Tu entends, Jacques, Phtah la sorcière saura faire cette cabalistique substitution... Je donnerai à mon fils le visage de ton fils... son visage volé! «Longtemps le comte Jacques resta immobile, épouvanté, se demandant s’il ne devait pas retourner à Astaffort pour mettre le château en état de défense contre les entreprises possibles de cette redoutable harpie. Puis il railla sa crédulité. Ce dont elle venait de le menacer était-il possible?... Non! De toutes les oeuvres du créateur, la face humaine est la plus inimitable, et la fable de Prométhée démontre l’impuissance des imitateurs. «Alors, rassuré, haussant les épaules et dépité de s’être laissé mettre en retard, il piqua des deux, se lançant vers Lectoure, le rassemblement à Auch devant avoir lieu au coucher du soleil. Bernard avait écouté, puissamment intéressé, le rapport de cette étrange conversation entre les deux antagonistes. En ce moment, il crut devoir dire: -Votre ami, ce comte Jacques, agissait sagement en allant à ses affaires. Il ne pouvait en effet tenir compte de ces menaces ridicules. -Vous vous trompez, riposta Bar-Cobral, dont la voix se fit sourde et tremblante; on doit toujours attacher de l’importance aux paroles de haine. Si le comte eût agi selon cette sage méthode, faisant faux bond à ses amis, il aurait repris le chemin de son château où sa présence aurait peut-être conjuré d’effroyables malheurs... «Hélas! la fatalité l’entraîna. «Il arriva derrière le prieuré de Saint-Orens, à Auch, avec un peu de retard et fut surpris de ne rencontrer qu’un seul de ses compagnons au lieu du rendez-vous... Celui-ci lui apprit que, mis au courant de la conspiration par un bohémien trop bien renseigné, l’intendant de la généralité de Gascogne avait fait appréhender à leurs domiciles tous les mécontents... «Le coup de main ne pouvait avoir lieu cette nuit-là. Bien plus, les abords étaient étroitement surveillés et il importait de s’éloigner par la haute ville. «Le comte Jacques, désolé, se laissa guider vers l’escalier de la Pousterle dont il fit gravir les deux cents degrés à sa monture puis il reprit le chemin d’Astaffort. «Vers minuit, des hauteurs de la Lomagne, il vit le ciel se rougir loin devant lui. «À cette époque où l’on se battait tous les jours, aux noms de la messe et du prêche, chacun savait distinguer à distance les sinistres lueurs d’un incendie. Le cavalier s’orienta et frémit. À n’en pas douter, c’était son propre château qui brûlait. «La sueur aux tempes, étranglant son cri d’agonie, il enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval et le pauvre animal, frémissant de douleur, s’emballa en une course folle. «-Blanche! Charles! Ces deux noms sortirent enfin de la gorge contractée du gentilhomme, dément de terreur. «Telle une torche monstrueuse, Astaffort secouait sur la vallée une chevelure de fumée et de flammes. «Le cheval râlait, mais, soutenu par une main de fer, il escalada la rampe en quelques bonds et s’abattit, mourant, en dedans du pont-levis, au milieu de la cour d’honneur, qu’encerclaient les ronflements de la fournaise. «D’un bond, le comte fut debout. «L’épée d’une main, la dague de l’autre, il se précipita vers l’appartement réservé à la comtesse Blanche, à son enfant et à la nourrice de ce dernier. «Par extraordinaire, cette partie du château n’avait pas encore souffert des approches du feu, mais elle était éclairée comme en plein jour, et Jacques, tout en courant, pouvait constater l’orgie de destruction menée par les envahisseurs, car pas un meuble ne restait debout, pas une tenture qui ne fût arrachée; les fenêtres et les portes même gisaient sur le sol au milieu de débris informes: tableaux, statuettes, vases, instruments de musique ou bibelots de toilette. Tout cela était saccagé, haché, piétiné, en poussière. Jamais le châtelain n’avait encore pu voir pareille débauche de ruines et pourtant il avait assisté déjà au sac d’une ville emportée d’assaut par les reîtres enivrés. «Il courait, franchissant tous les obstacles, appelant ses ennemis, et s’étonnant de ne recevoir aucune réponse. «Quel effrayant mystère se cachait sous ce silence troublé seulement par les crépitements du fléau? «La chaleur rayonnante faisait pleurer ses yeux et bourdonner ses tempes, l’asphyxiait. La poitrine haletante, il avançait toujours. «Jacques n’espérait plus rencontrer les sauvages destructeurs; sans doute ceux-ci s’étaient déjà éloignés avant son arrivée; cependant, il voulait encore croire qu’il allait trouver les siens ligotés, bâillonnés, mais vivants, et pouvoir les délivrer. «Enfin, il parvint à la chambre de la comtesse Blanche et poussa un hurlement de douleur. «Cette pièce présentait l’aspect d’un champ de bataille. Tout y était bouleversé, sens dessus dessous. Du lit presque retourné, les draps étirés, coupés par places, s’épandaient jusque sur le tapis. «Évidemment, surprise en plein sommeil par les bandits, la comtesse Blanche avait dû être arrachée de sa couche et poignardée sans pitié, car une large flaque de sang noyait le parquet. «Le coeur broyé, criant de rage impuissante, le comte perdit un temps précieux à rechercher le corps de la malheureuse femme. Il ne put le découvrir... «Alors, il s’avisa que des pieds nus s’étaient traînés dans l’effusion du sang. Leur trace le conduisit jusque dans la chambre voisine: celle de la nourrice et de l’enfant. «Là, nouvelles constatations épouvantables, nouvelles douleurs. «Le lit de la nourrice n’était point défait. Cette femme intelligente et dévouée devait veiller à l’heure où les assassins s’introduisirent par surprise au château, mais elle n’avait pu sauver le nourrisson, attendu que le berceau du petit comte traînait vers la fenêtre ouverte ses draps de dentelles ensanglantés... -Quoi, s’écria Bernard, dont la gorge se serrait, les monstres avaient jeté le pauvre innocent par la fenêtre? -Oui, répondit Bar-Cobral, en une sorte de rugissement. Ils s’étaient débarrassés de lui en le lançant dans le gouffre, car ce côté du château couronnait, à deux cents pieds de hauteur, le rocher à pic donnant sur les caves du Gers! «C’en était trop! Frappé d’un coup de sang, le comte Jacques se laissa tomber sur le sol et perdit connaissance. «Les morsures du feu le rappelèrent à la vie. Gagnant de proche en proche, le fléau avait atteint l’appartement de la comtesse et s’acharnait à faire disparaître les derniers vestiges de l’innommable forfait. «En un instant le comte fut debout. Il voulait vivre pour la vengeance. Au milieu de la fournaise, il refit en sens inverse le chemin déjà parcouru par lui et ne s’arrêta qu’au corps de garde, où tous les archers gisaient égorgés. Un seul respirait encore. Avant de mourir, il eut le temps de dire à son maître: «-Nous avons été trahis par Ismaël, un bohémien accueilli depuis peu au château. Il a livré la poterne aux partisans de la reine Catherine... «-Oh! l’interrompit le gentilhomme incrédule et réfléchissant aux menaces de Phtah, tu dois te tromper, pauvre ami, Mme Catherine n’aurait osé cela... Les pillards meurtriers devaient être des vagabonds étrangers, ces suppôts d’Égypte qui infestent le pays? «-Non, seigneur, les bohémiens n’ont pas l’armement des reîtres et des archers; or, ceux-là étaient des archers et des reîtres... Pardonnez-moi si je me suis abusé, maître, mais, avant le départ des meurtriers, il m’a semblé voir deux formes blanches s’échapper par le pont-levis... «-Dis-tu vrai?... deux formes blanches?... La comtesse et la nourrice, peut-être? «Pour toute réponse, le moribond poussa un soupir... Ce fut son dernier. «Quinze jours durant, le comte Jacques s’obstina à errer autour des ruines de son manoir d’Astaffort. Au bout de ce temps, n’ayant pu avoir aucune nouvelle de ses chers disparus, il fit route vers Paris où il devait se mettre à la tête de tous ceux qui avaient plus ou moins à se plaindre de la Médicis. «Pris les armes à la main, on lui fit grâce de la vie, mais il fut condamné à aller ramer sur les galères de Malte. «Trop énergique pour se laisser abattre et trop orgueilleux pour obéir, il s’échappa. Durant des années, il parcourut le monde, apprenant ici et là tout ce que la science peut enseigner de plus captivant. «L’année dernière, le comte Jacques, méconnaissable et affublé d’un faux nom, était à Paris. Il ne vivait plus seul. Il avait auprès de lui une petite fille nommée Fiamma -Fiamma, tout comme vous, ma gentille infirmière, s’interrompit Coeur-d’Amour en attirant vers ses lèvres une douce main qu’il baisa. «Fiamma, abandonnée et mourante de faim, avait été recueillie sur la route par l’ex-rameur des galères. Elle s’était attachée à son sauveur, lui vouant une reconnaissance sans bornes. «À cette époque, et sous sa nouvelle forme, l’ancien chef des mécontents d’Auch se reprenait à espérer. «Bien en cour, supérieurement armé pour la lutte, assez puissant pour, se riant des murs et des verrous, faire passer secrètement des subsides à un sien frère d’armes enfermé au donjon de Vincennes et, grâce aux connaissances acquises, cent fois plus redoutable à lui tout seul qu’il n’avait pu l’être, autrefois, étant assisté de nombreux amis, il allait reprendre la poursuite de sa vengeance et la mener à bien, cette fois. «Mais une nouvelle affaire retint soudain son attention en venant lui rappeler l’épouvantable colloque qu’il avait eu avec Phtah Mansour quelques heures avant la dramatique affaire d’Astaffort. «Un jeune homme avait introduit auprès du Parlement une demande en revendication de noms, de titres et d’héritage... Héritage, titres et noms qui eussent dû revenir de droit au malheureux petit être dont le corps, précipité du haut d’Astaffort dans le Gers, n’avait jamais été retrouvé. «Le comte Jacques voulut voir ce jeune homme. Il lui trouva l’air présomptueux et mauvais; mais son visage lui rappela si fortement celui de la comtesse Blanche, sa bien-aimée femme, qu’il fut sur le point d’aller à lui les bras ouverts et de se trahir. «Heureusement la providence veillait pour lui épargner cette faute. Peu de jours après, au cours d’une chasse offerte par le roi en sa forêt de Saint-Germain, il reconnut Phtah Mansour et la surprit parlant au jeune homme. «Il se dissimula, put les approcher derrière un bouquet de genêts et entendre: «-Tu seras comte et duc, disait orgueilleusement la gipsy. Ah! j’ai bien travaillé, mon fils... Rien ne peut s’opposer désormais à la réalisation de mes projets, car ils sont morts tous deux, sans doute l’un à Malte, et l’autre, celui dont tu as le visage, en Tripolitaine, où nous le transportâmes. «Le comte Jacques manqua choir de stupeur... «Quoi, l’infernale volonté de cette femme était donc parvenue à se jouer des lois originelles, à dérober une part des pouvoirs divins?... Ce jeune homme, ce bohémien, portait sur ses épaules un visage de gentilhomme, un visage volé! Et cette monstrueuse création due au génie de la sorcière allait faciliter la réussite de la combinaison rêvée par elle depuis plus de seize ans! «Il pouvait la faire avorter, cette combinaison, mais pour cela il lui fallait se nommer, prouver son identité, se faire reprendre, perdre le fruit de tant d’années de fatigues et d’étude et se condamner à ne jamais revoir l’enfant enlevé, l’enfant dont le hasard venait de lui révéler l’existence postérieure au crime. «Le comte Jacques ne pouvait hésiter. «Du fond de sa tombe ignorée, Blanche lui traçait son devoir: rechercher son fils, le ramener, l’opposer à l’imposteur. «Il partit pour la terre d’Afrique... Bar-Cobral cessa de parler... À travers la fissure donnant accès dans la caverne de la mort, on voyait pointer une lueur pâle; le petit jour se levait au dehors. La nuit entière s’était écoulée à rappeler ces souvenirs hallucinants. -Sortons, dit l’homme au burnous rouge; j’étouffe ici. Il prit son cheval par la bride et l’entraîna vers la lumière. Bernard fit comme lui. Sous le groupe des oliviers, ils ouvrirent leurs poumons aux premières bouffées d’air pur et, s’étant remis en selle, ils marchèrent vers les larges plaines de l’Anti-Liban d’où montaient les parfums asphyxiants des orangers et des citronniers en fleurs. -Vous ne m’avez pas dit, demanda le jeune homme au bout d’un instant, vous ne m’avez pas dit à quelle époque eut lieu le sac d’Astaffort? -Le comte Jacques perdit tout ce qu’il aimait, son épouse et son enfant, dans la nuit du 13 février 1558! Inconsciemment, Bernard s’écria: -La coïncidence est remarquable. -Quelle coïncidence? -Dame, c’est le 15 février de cette même année, c’est-à-dire deux jours après, que le père Gourdin, au pas de sa porte, me trouva, suçant du lait mélangé de sang sur le corps encore chaud de ma mère assassinée. Bar-Cobral fixa sur lui sa prunelle enflammée, mais il ne répondit rien. XV MACHIAVÉLISME DU CHANCELIER. Durant cinq jours les deux compagnons marchèrent vers l’ouest; Bernard, désirant se débarrasser avantageusement de ses peaux de fauves, avait décidé d’accompagner le cheik chrétien jusqu’à la mer, ce dernier ayant déclaré que son voyage avait pris fin. À Saïda, au moment de se séparer, les deux hommes s’embrassèrent. Ils s’aimaient déjà d’une amitié fondée sur la mutuelle estime et sur des affinités communes. -Seigneur Bar-Cobral, fit Bernard, l’histoire de votre ami le comte Jacques m’a profondément impressionné et ne peut me sortir de l’esprit. Ses recherches furent-elles couronnées de succès?... Retrouva-t-il son fils tant pleuré? -Dieu lui fit cette grâce! -Ah! tant mieux! une fois au moins, Tripoli, cette ville d’esclavage, aura fait le bonheur de quelqu’un. -Ce ne fut pas à Tripoli qu’il le rejoignit. -Et où cela? -En Syrie! -Ah! bah! si près de moi?... La reconnaissance dut être attendrissante? -Il n’y eut point de reconnaissance!... En donnant son nom à l’enfant perdu, le comte se serait rendu coupable d’une impardonnable faute, car les meurtriers vivent toujours et c’eût été leur désigner la victime à frapper! -C’est juste! Mais, j’y pense, le pauvre garçon m’est peut-être connu... Qui sait? nous avons pu servir le même maître?... Consentiriez-vous à me dire le nom, le vrai nom du comte Jacques? Le mystérieux voyageur se disposait à monter dans la barque qui devait le mener vers le navire en partance, une balancelle de haute mer. -Ce n’est ni le lieu, ni l’heure de vous faire cette révélation, mon fils, fit-il après avoir hésité. Votre bout de parchemin roussi: «Arma, amor, morte!» et votre médaillon «Cur non?» m’ont appris que votre étoile est indissolublement liée à celle de l’enfant d’Astaffort... «Mais le comte Jacques ne se démasquera qu’après avoir assuré sa vengeance et l’avenir de son fils... «Si vous voulez connaître son nom, si vous voulez apprendre en même temps celui auquel vous avez droit, vous même, liquidez vos affaires ici, prenez la route de l’Occident, passez par l’Italie, où vous trouverez l’occasion de vous fortifier dans l’art des armes -c’est utile, c’est même nécessaire! -je vous assigne rendez-vous dans la capitale du royaume de France, d’ici à deux ans... «Le 2 avril 1577, à midi, venez frapper à la porte de la maison sombre de la rue des Vieilles-Étuves-Saint-Honoré, dans l’axe de la petite porte donnant sur les jardins de l’hôtel de Soissons et demandez Bar-Cobral. Il monta dans la barque, qui quitta le rivage. Bernard restait indécis, troublé. Avait-il eu tort de ne pas insister? Sans aucun doute ce singulier personnage en savait beaucoup plus que lui-même sur sa propre personne. Il fut arraché à sa rêverie par le choc sur ses tibias d’un objet très dur. C’était une bourse garnie d’or qui venait de choir à ses pieds. Tandis qu’il se baissait pour la ramasser, l’eau lui apporta de loin, comme un refrain, cette recommandation pressante: -Dans deux ans, mon fils! le 2 avril, rue des Vieilles-Étuves... Souviens-toi!... Trois mois après, riche de toutes ses économies et de l’or que lui avait laissé Bar-Cobral, Bernard s’embarquait à son tour avec Djaoulia la compagne de ses longues randonnées. Ils prirent terre à Ancône et remontèrent à petites journées le long de l’Adriatique, traversant successivement Urbino, Saint- Marin, Ravenne, Bologne, Ferrare et Padoue. Tout en cheminant à travers ces petits États, toujours en guerre et sillonnés par des fier-à-bras en quête de coups à donner et de butin à récolter, le jeune cavalier n’avait pu se faire la main, comme on le lui avait recommandé. Les aventures le fuyaient, semblant se défier de celui qui les recherchait, et la maladresse des quelques matamores rencontrés ne lui donnait qu’une bien timide idée des capitaines italiens si réputés. La ville des doges, Venise elle-même, fut traversée sans lui offrir une occasion de mettre flamberge au vent. Il cherchait des traîtres à démasquer, des bravi à combattre, des spadassins à mettre à la raison et ne rencontrait que sourires charmés, ninas prêtes à se laisser séduire, marchesas aux lèvres empourprées et douces madones aux yeux d’outre-mer, que sa seule vue faisait flamber. Ses succès auprès des femmes furent si nombreux que sa réputation de cor di amor ne tarda pas à le précéder. Enfin, comme il traversait l’Adige, sur le pont crénelé de la Barsa, pour entrer dans Vérone, il fut pris dans les remous d’une sorte d’émeute et dut dégainer. Ce jour-là, le tribunal de la Sainte-Inquisition venait de condamner à l’amende honorable le peintre Paul Véronèse pour ce que, dans son tableau, le Souper chez Lévi, il avait peint un serviteur saignant du nez, un apôtre se curant les dents avec une fourchette, des hallebardiers allemands mangeant et buvant au bas d’un escalier, un bouffon, un nain le perroquet au poing, un chien de Chasse et «autres niaiseries». La foule stupide, trouvant la sentence trop tendre, voulait s’emparer de l’artiste «hérésiarque» afin de le balancer dans l’Adige. Mais Véronèse était défendu par son porte-épée, homme redoutable, qui, seul contre tous, accomplissait des prodiges de valeur et, bien qu’il fût déjà couvert de blessures faites à coups de lances, de pierres et de bâtons, maintenait à distance de son maître les plus enragés. Bernard, révolté, se lança au milieu de la cohue et parvint à dégager le lutteur homérique au moment où, atteint en plein front par un silex pointu, il se laissait choir sur le sol. Ce vaillant porte-épée n’était autre que Spolto, le vieux et célèbre maître d’armes, le détenteur de l’éborgnade, la plus terrible, la plus incompréhensible des bottes secrètes. La chute de Spolto fut saluée par une immense clameur. * Un hourvari tumultueux montant de la rue du Coq et répondant en quelque sorte aux dernières paroles de Coeur-d’Amour fit sursauter Fiamma et lança Courmantel vers la fenêtre. -Ventre à soupape et cornes d’escargot! s’écria le bon capitaine en levant les bras; la malemort me surprenne en état de péché si je comprends ce que font là tous ces braillards? De la rue des Deux-Écus à la grande rue Saint-Honoré allaient et venaient, en une ondulation de fourmilière, des centaines de gens d’armes, hallebardiers, archers, arquebusiers et exempts de la Prévôté. De-ci de-là on voyait passer entre une cuirasse et un corps de buffle, entre un saladeret à la poulaine et un morion en crête de coq, le pourpoint soyeux, le surcot de points d’Angleterre ou le toquet à plumes d’un gentilhomme affairé. Les choses s’étaient gâtées depuis les premières constatations; il n’était plus possible d’émettre un doute sur les intentions hostiles de ces gens dont les mille paires d’yeux surveillaient sournoisement les seules fenêtres de la maison servant d’asile au blessé. Fiamma et Matraque, à leur tour, vinrent vers la croisée et reculèrent épouvantés. -Eh! fit Coeur-d’Amour mis en gaîté, venez ça, ma belle physicienne et veuillez constater que votre baume a fait miracle... Votre baume joint à la parfaite immobilité gardée par moi, bien entendu... «Vertudiable! grâce à l’attouchement souverain de vos jolis doigts, de cette éraflure encombrante il ne reste plus rien, et je vais pouvoir chatouiller les côtes des impertinents gredins qui nous viennent déranger. Alors, se levant d’un bond, sans ressentir la moindre gêne dans l’épaule, il put soulever les courtines, décrocher sa rapière et la remettre à son côté. -Monsieur le chevalier, s’écria soudain Matraque, on monte. Cachez-vous avec la demoiselle. Ventre de puce, vous ne m’appellerez plus poltron!... D’avoir été pendu ça me rend tout gaillard, et je vais massacrer les ravisseurs de Muletmio ou me faire hacher en menus morceaux. Il marcha vers la porte, bien décidé à se montrer héroïque. Mais le baron possédait l’oreille fine du chasseur à l’affût; il avait déjà distingué la nature très particulière des pas montant l’escalier. -Mon bon, dit-il en arrêtant son compère, cette fougue t’honore plus qu’elle ne peut être dangereuse à la troupe qui s’amène, car, tripes et boyaux! le seigneur chevalier sera de mon avis, la valeur guerrière s’émousse au bouclier des cotillons... -Des cotillons? -... Vertugadins, cottes et autres affutiaux parfumés... Des petits coups précipités furent frappés contre l’huis. -N’ouvrez pas, cria Fiamma. Cet ordre venait trop tard, Courmantel avait déjà déverrouillé et ouvert largement la porte, auprès de laquelle, le chapeau à la main, le buste incliné en avant, dans une pose de componctueux respect, il lançait une phrase d’ironique bienvenue: -Entrez chez Mars, mesdames les Grâces! Ayelle de Givors, Isis-la-Belle et la petite Basquaise Renaude, le front pâle, les yeux chargés d’effroi, envahirent la pièce en un tumultueux claquement de jupes et se précipitèrent vers le lit sur lequel, dressé tout debout, Coeur-d’Amour achevait de boucler la ceinture de son épée. Elles crièrent en même temps: -Chevalier, il faut fuir!... C’est à votre liberté, c’est à votre vie qu’on en veut!... Comment les trois femmes arrivaient-elles ensemble pour venir annoncer au chevalier ce qui n’était, hélas! que trop facile à deviner puisque les soldats assemblés sous la fenêtre n’avaient d’yeux que vers celle-ci, allumaient la mèche de leurs arquebuses, dressaient des échelles, en un mot prenaient leurs dernières dispositions pour envahir la maison cernée par eux et capturer ou tuer tous ceux qui s’y trouvaient enfermés? Voici ce qui s’était passé: En sortant de la chambre de Fiamma pour ne point troubler le repos dont le blessé semblait avoir le plus grand besoin, Isis-la-Belle s’était séparée d’Ayelle, avec l’idée de regagner la Cour des Miracles. Ne sachant rien des aventures fâcheuses survenues au duc d’Égypte, son père, ignorant aussi le départ du roi de l’Argot, elle avait l’intention d’intéresser Gaulfarault et Ripaudier au sort du jeune protégé de Fiamma. De son côté, la comtesse de Givors, animée des meilleures intentions et désireuse de ne pas entacher sa naissante passion en allant retrouver le duc Roland, s’était écartée de la demeure de Salem-Kébir sans tourner la tête, et par la rue de l’Austruce, avait gagné le Louvre. Peu de temps avant elle, un étrange cortège s’était introduit au Palais des Rois, suscitant l’effarement sur son passage et donnant à penser que le monarque, son mage rouge ou son chancelier allaient se livrer à une opération dont on ne pouvait deviner la portée. C’était, revenant de Montfaucon, toute la troupe envoyée à la recherche du meurtrier de Jan du Gaz et du ravisseur de son corps. À la tête des gens de pied marchait le capitaine de Bervic; derrière eux venait, encadré par quatre gardes royaux et suivi de quelques archers, un quadrupède rendu de fatigue, couvert de poussière et chargé d’une quantité considérable d’oripeaux sans nom au milieu desquels, ô stupeur! se voyait le cadavre tout gonflé d’un molosse de grande taille. Leur entrée par le petit guichet mit tout le corps de garde en révolution. Sans les ordres précis donnés par le marquis de Villequier, sans la présence de Bervic, surtout, il est à croire que le poste eût pris les armes pour s’opposer au passage de cette charogne amenée en si grande pompe et autour de laquelle bourdonnait tout un essaim de mouches vertes. Dans la cour, ce fut bien autre chose, officiers, seigneurs et pages se pressaient à qui mieux mieux, auprès du lamentable porteur et venaient examiner sa charge macabre. Même curiosité attirait à toutes les fenêtres de l’immense quadrilatère de pierre les dames d’honneur de Louise de Lorraine, les visiteurs et visiteuses, les huissiers des appartements et les gens de service. Seules les fenêtres de l’appartement royal restaient closes car, pour employer la formule consacrée, «le roi travaillait». Le pauvre Muletmio -on a déjà deviné que le quadrupède ainsi escorté n’était autre que la monture du Sancho béarnais -n’avait jamais été à pareil honneur; mais il ne s’en montrait pas plus fier pour cela. C’était, en somme, un mulet sans orgueil; une douce et timide nature. Le bruit de cette indécente exhibition dans la cour du palais parvint vite jusqu’aux oreilles des ouvriers de Philibert Delorme et d’Androuet du Cerceau, occupés à l’édification des Tuileries et de la colonnade du Louvre, mais les travaux ne furent pas abandonnés, Bervic ayant fait disparaître simultanément les deux animaux remarquables: le mort par un escalier dérobé et le vivant en l’envoyant aux écuries. Puis, l’escorte licenciée, et tandis que cet événement sensationnel faisait l’objet des conversations, le capitaine des gardes gravit le maître escalier au haut duquel il rencontra le marquis d’O. Le surintendant aux finances voulut lui prendre le bras. -Permettez, dit Bervic en esquivant la prise, je suis attendu chez Sa Majesté... Vous voudrez bien m’excuser. Le marquis d’O riposta railleusement: -Sa Majesté peut attendre, monsieur. -Monseigneur... -Mais il n’en est point de même de mon ineffable beau-père, auprès duquel j’ai mission de vous conduire toutes affaires cessantes. Après Mammouth le Rouge, qu’il avait en exécration, le chancelier de Villequier était la bête noire du capitaine de Bervic; or, le beau-père du surintendant aux finances n’était autre que ce Villequier, qui, depuis la disgrâce de Catherine de Médicis, avait pris un grand empire sur l’esprit d’Henri III et menait à sa guise les affaires de la cour. La pusillanimité du monarque, son indolence étaient trop connues du capitaine pour qu’il pût hésiter; la fantaisie contrariée du ministre pouvait le faire embastiller sans recours possible. Baissant la tête, honteux d’en être réduit à cette platitude par la faiblesse de celui qui détenait nominativement le pouvoir, il répondit donc: -Je suis aux ordres de Monsieur le chancelier. -À la bonne heure, gouailla l’impertinent d’O. Je n’en attendais pas moins de votre sagesse bien connue, capitaine... Suivez-moi donc. Derrière le marquis, l’officier longea d’interminables couloirs, monta des escaliers, en descendit d’autres, et, finalement, fut introduit dans la pièce où le chancelier l’attendait. Le marquis Louis de Villequier portait assez allègrement ses cinquante-cinq ans. C’était un petit homme au front dégarni, aux yeux intelligents et encore vifs, bien que soulignés d’une ombre un peu trop marquée, souvenir de ses nombreuses nuits de veille dont bien peu avaient été consacrées au travail. Sa principale fonction auprès du roi consistait bien moins dans la garde du sceau que dans l’organisation des parties de plaisir. Resté veuf vers la quarantaine, n’ayant qu’une affection très restreinte pour la marquise d’O, sa fille, il vivait en la compagnie de Mlle Yannie de Goulaine, une orpheline adoptée par lui, une adorable enfant vers laquelle il se sentait attiré par un tardif et fol amour. D’ordinaire, ces passions séniles sont traversées par bien des chagrins. À l’entrée des deux hommes, le ministre releva ses paupières fatiguées. -Seigneur, dit tout aussitôt le marquis d’O avec un enjouement familier, voici le capitaine de Bervic. Il rapporte butin d’une expédition dont il brûle de vous fournir tous les détails... -Mais... voulut interrompre l’officier. Villequier frappa la table de son doigt sec. -C’est bien, capitaine. À l’occasion, je saurai me garder mémoire de votre mouvement spontané... Parlez... -Excellence... -Voyons, tout s’est-il bien passé aux fourches patibulaires... Car vous arrivez de Montfaucon, n’est-ce pas? Le capitaine jugea inutile de biaiser. En quelques phrases rapides, il mit le ministre au courant des différents incidents dont le gibet avait été le théâtre. Lorsqu’il en vint à expliquer l’escalade de la plate-forme par Coeur-d’Amour, le sourcil de Villequier se fronça si fort que Bervic crut prudent de passer sous silence l’enlèvement du premier pendu et son remplacement au bout de la corde. Par contre, il fit un tableau très émouvant de la bataille dans la fumée. Ni le chancelier ni son gendre ne pouvaient en croire leurs oreilles. Un cheval monté par trois hommes?... Un cheval bondissant sur les gradins du gibet avec cette charge?... Non, le capitaine avait eu la berlue. Villequier demanda: -Ces gens, vous vous en êtes emparé, je pense? -Pardonnez-moi, Excellence, lorsque le nuage de poudre se dissipant, nous pûmes enfin voir autour de nous, les audacieux disparaissaient déjà au bas de la rue des Morts. -Vous vous êtes lancé sur leurs traces... Vous avez pu les rejoindre, les appréhender? -Ce serait chose faite, monseigneur, si les séditieux diaboliques ne s’étaient réfugiés rue du Coq, chez la bohémienne Fiamma. -Chez Fiamma, la voyante de Salem-Kébir? -Elle-même, Excellence. Je ne sais ce qu’il peut y avoir de commun entre la jeune païenne et le meurtrier du chevalier du Gaz, l’éborgneur de M. de Maugiron... -Quoi, vous avez eu sous la main ce malandrin? sursauta le chancelier. -C’est lui qui dirigeait le cheval enragé. La balle de l’un de nos arquebusiers a dû l’endommager; il chancelait en fuyant... -Comment auriez-vous pu le reconnaître si vous ne l’aviez jamais vu? observa le marquis d’O. -Oh! très aisément, au portrait qu’on m’en avait fait. Il ressemble à Monseigneur le duc de Savoie-Nemours qui lui-même a le malheur d’avoir un visage tout semblable à celui du bandit Coeur- Volant. Or, les exempts du seigneur d’Estouteville possèdent le signalement de ce misérable impossible à saisir et ils ont cru le voir en la personne du plus jeune des cavaliers... De là ma certitude. Un instant le chancelier s’absorba. Il redoutait son physicien, en la science occulte duquel il avait la confiance la plus entière; or, si l’homme dont la tête était mise à prix s’était introduit chez Fiamma, dans la propre maison de Salem-Kébir, cet asile inviolable allait lui assurer l’impunité. -Vous avez eu raison, capitaine, se décida-t-il à dire; vous avez eu raison de me venir demander conseil. La demeure de Sidi Salem est un lieu de refuge. On n’en peut franchir le seuil contre la volonté de son propriétaire, et, derrière ses murs, le criminel le plus dangereux est à l’abri de la vindicte des lois, sa personne devient sacrée. «À moins, ajouta-t-il plus bas, à moins qu’il plaise à Sa Majesté d’en ordonner autrement. Et en lui-même il pensait: «Ce qui ne peut manquer de se produire si je fais entendre au roi que supporter dans sa ville pareille résistance contre son autorité, surtout de la part d’un mécréant maudit, donnera de suite le ton aux criailleries des Guisards et aux insupportables quolibets de tous les huguenots du roitelet de Navarre... «Ah! de par Dieu! l’occasion est trop belle! Henri III prenant tout sur lui, et moi paraissant le désavouer, pour ne pas avoir à subir le contre-coup de la colère de Salem-Kébir, si par hasard ce cousin de Satan est aussi invulnérable qu’il dit l’être, je vais pouvoir rabaisser sa morgue musulmane.» Le capitaine de Bervic et le marquis d’O se taisaient, respectant les réflexions du ministre. Ce dernier passa la main sur son front comme pour le dégager d’une emprise importune et demanda tout à coup: -Votre expédition hors les murs n’a-t-elle donc donné aucun bon résultat, monsieur? -Bien au contraire, Excellence, répondit l’officier. On attendait à Montfaucon de singuliers clients, car il y avait là, non seulement des gardes du roi et des exempts de M. le prévôt de Paris, mais aussi des gens d’armes à la solde de Mme la reine- mère. -Bah! qu’allaient faire en ce lieu les archers de Mme Catherine? -Ils y allaient pour capturer les meurtriers de M. le marquis de Villeneuve-Marsan. -Le Grand Marquis est mort? -La nuit dernière, en cherchant à s’évader de Vincennes, il s’est fait larder de coups par une bande de forgerons que commandait le sieur Peaunoire, riveur de fers et aide tourmenteur du Grand Châtelet... «Le marquis n’est tombé, m’a-t-on dit, qu’après avoir expédié bon nombre de ses agresseurs, et les survivants, profanation horrible, ont enfermé sa dépouille dans la peau d’un chien qu’ils allaient, sacrilège encore plus monstrueux, suspendre aux traverses du gibet. -Ceux-là, vous les tenez! -Non! L’attaque inopinée des audacieux cavaliers leur a permis de prendre le large. Seul le ravisseur du corps du seigneur Jan du Gaz -cet homme se trouvait avec les argotiers, on ne peut deviner comment -a été pendu par nous aux lieu et place de la victime de Vincennes. -Alors vous rapportez le chevalier du Gaz? -Excellence, en cette affaire, tout est mystérieux. Le corps est resté introuvable. Par contre, nous avons pris la peau de l’animal impur qui sert de linceul aux restes du malheureux marquis. «Le mulet sur le dos duquel voyageait cette abomination nous a servi à l’amener jusqu’ici, et j’allais faire mon rapport à Sa Majesté, lorsque monseigneur le surintendant des finances... -Vous a montré la route pour me venir voir? Ce cher d’O a bien agi en vous évitant de commettre un impair. Le roi ne doit pas être avisé qu’un cadavre a été transporté en son palais. «Il possède des nerfs de femme, est impressionnable à l’excès, et l’annonce de ce voisinage suspect pourrait engendrer chez lui une crise semblable à celles qui furent fatales au défunt roi Charles IX, son auguste frère... «À propos, où a-t-on fait déposer le... l’objet en question? De la main, Bervic désigna le mur de droite. -Ici près, Excellence; dans le réduit qui confine au cabinet de Votre Grâce. -Bien, approuva Villequier en se levant. Tout peut être arrangé par moi... Vous allez nous accompagner, capitaine, et vous vous abstiendrez de parler, si ce n’est pour confirmer ce que j’aurai dit moi-même... «Messieurs, veuillez me suivre... Nous nous rendons chez le roi. Précédés d’un massier attaché à la personne du ministre, les trois hommes traversèrent quelques pièces solitaires qui mettaient en communication le cabinet du chancelier avec l’appartement royal. Henri III était dans sa chambre. Couché à plat ventre sur un lit de jour, entouré de ses favoris et de quelques jolis pages aspirants au favoritisme, le fils de Catherine composait un dessin figurant la forme du cilice de pénitent qu’il comptait endosser à la prochaine procession. On sait qu’il avait la marotte de figurer dans toutes les mascarades religieuses ou profanes organisées par lui. Cette fois sa lubie côtoyait la démence, car il ne rêvait rien moins que de convier les corps constitués et le peuple de Paris au service funèbre, convoi et funérailles, de l’oeil de Maugiron. Malgré d’abondants dérivatifs administrés à tous les matons du château, cet oeil, gobé par l’un d’eux, n’avait pas encore été découvert, c’est vrai, mais l’orfèvre de la cour avait déjà reçu la commande de la châsse qui devait contenir cette relique, et le versatile monarque, oublieux de son chagrin, prenait un véritable plaisir à préparer la pompeuse comédie. Outre les pages, il n’y avait là que Saint-Mégrin, Quélus, Joyeuse et Livarot. L’absence de d’Épernon était motivée: il avait la garde de Maugiron; par exemple, on s’étonnait tout bas de ne point voir à son poste le premier gentilhomme de la chambre. Où pouvait être à cette heure Roland de Savoie-Nemours? On riait, on bavardait, on s’extasiait sur la suprême habileté du roi. Celui-ci méritait incontestablement ces hommages. Pour varier ses distractions, il venait de se renverser sur le dos et, armé d’un petit bilboquet d’ivoire, jeu dans lequel il excellait, à tous coups il embâtonnait la mignonne boule blanche. L’entrée du chancelier, du surintendant et du capitaine des gardes fit cesser les conversations. Henri III interrompit son jeu et fronça les sourcils, mais apercevant Bervic, il s’écria: -Enfin, capitaine! Je vous attendais et avec quelle impatience!... Me rapportez-vous... la chose? -Quelle chose, sire? -Eh! vous savez bien... l’oeil... le pauvre bel oeil de mon petit Maugiron?... Tenez, voyez ce plan, c’est celui de la châsse que je lui fais faire. -Hélas! non, sire, je ne vous apporte rien de semblable. Le marquis de Villequier s’interposa: -Votre Majesté me permettra-t-elle de lui expliquer? -Encore les affaires de l’État! s’exclama Henri avec fatigue. Dites, Villequier, savez-vous seulement manier un bilboquet? -Très mal, sire. Votre Majesté seule est incomparable à ce jeu comme en tout... Moi, je ne sais que poursuivre les ennemis du trône et les faire châtier... «Parfois, pourtant, moi, le représentant de la justice royale, je me heurte à des obstacles infranchissables, je reste désarmé devant certaines prérogatives établies au bénéfice de certains grands feudataires de la couronne et de puissants étrangers, et les ennemis du roi peuvent impunément se rire du roi jusqu’au milieu de sa capitale. -Par la messe! monsieur, je cherche vainement à vous comprendre? En quelques mots étudiés, le ministre expliqua alors, à sa manière, les événements de Vincennes et de Montfaucon. Il embrouilla froidement le tout, mettant à l’actif de l’éborgneur du Pré-aux-Clercs les pires actions, et termina ainsi: -Cet homme redoutable et astucieux, par malheur, est désormais à couvert dans un lieu d’asile. -En un lieu d’asile? Se serait-il réfugié chez l’un de nos beaux cousins, à Notre-Dame, ou dans une ambassade? -Pas précisément, sire. L’ordonnance de Villers-Cotterets, due à votre illustre aïeul François, ne reconnaît, il est vrai, que l’inviolabilité de ces endroits, mais, à ma demande, vous avez vous-même accordé ce privilège à la maison habitée par le seigneur Salem-Kébir. Un murmure de colère traversa le clan des Mignons. Salem-Kébir n’était pas aimé, non plus d’ailleurs que ses coreligionnaires Abou-Nadarah et Mammouth le Rouge. Henri III gronda: -Ce païen voudrait-il me braver?... Si le meurtrier du chevalier de la Rougie est sous sa main, qu’il le livre? Villequier savait attiser la colère du roi en le contrariant; aussi insista-t-il d’un ton patelin: -Sire, il ne le peut, ce serait de sa part une véritable trahison. -Serait-il moins traître en ne m’obéissant pas? -Ah! ne l’obligez pas à se révolter, sire. Si Votre Majesté dispose de nombreux soldats, je la supplie de considérer que la science de cet homme peut lui permettre d’appeler à son aide les esprits infernaux... -Par le Saint-Esprit! marquis, vous me décidez... Ce sera donc une lutte entre Dieu et le diable... Holà! Bervic! Le capitaine s’avança. -Prenez tous les hommes disponibles, prévenez M. d’Estouteville qu’il ait à vous faire appuyer par ses gens et que, de gré ou de force, on aille quérir ce belliqueux croquant qui se donne le nom de Bernard d’Arma! Les Mignons s’écrièrent enthousiasmés: -Sire, sommes-nous de l’expédition? -Allez, allez! dit le roi en ressaisissant son bilboquet; moi, je vais compter les coups! Joyeuse, Livarot, Quélus et Saint-Mégrin se précipitèrent au dehors, tandis que le chancelier, se frottant les mains, glissait à l’oreille du marquis d’O cette phrase machiavélique: -Ma foi, j’ai tout fait pour éviter à Salem ce désagrément... Il ne pourra m’en vouloir... En pénétrant dans la cour du Louvre la curiosité de la comtesse de Givors fut éveillée par la vue des compagnies que l’on mettait en marche et à la tête desquelles, chose tout à fait exceptionnelle, caracolaient quelques-uns des plus turbulents et raffinés gentilshommes habitués de la Maison des Mignonnes. Contre qui cette expédition était-elle formée? Le roi, voulant venger les siens, pensait-il à user de représailles envers le Balafré? Ce n’était point probable, puisque Louis de Guise, cardinal de Lorraine, venait de trinquer très aimablement au corps de garde avec le capitaine de Bervic... Contre les truands qui s’étaient mis en état de rébellion ouverte? Non encore, car il n’eût pas été besoin de faire provision de béliers, d’échelles et de cordes à crampons, tous instruments utilisés seulement pour les sièges. Alors quoi? Vivement Ayelle prit le petit degré qui menait aux appartements de la reine. Elle savait trouver là nombreuse compagnie et langues aiguisées. L’antichambre de Louise de Vaudemont Lorraine, épouse de Henri III, était encombrée d’une foule ronronnante, précieuse, agitée. Toutes fenêtres ouvertes pour ne rien perdre des préparatifs guerriers dont la cour était le théâtre, dames d’honneur, titulaires de tabourets, demoiselles d’atours et postulantes à toutes charges allaient, venaient, se croisaient au milieu d’un continuel pépiement. Dans cette bourse aux potins, où les plus futiles excentricités du roi étaient commentées avant même d’être commises, Ayelle ne pouvait manquer d’être renseignée. Elle le fut. Toujours poursuivi par l’idée de venger ses Mignons et ayant eu connaissance du refuge choisi par leur vainqueur pour se mettre à l’abri des représailles ordonnées, le roi avait décidé que sommation serait faite à Salem-Kébir d’avoir à livrer le criminel. En cas de refus de sa part, son droit d’asile lui était retiré pour cause de rébellion, sa maison pourrait être forcée, envahie, et pillée par les fidèles serviteurs du Valois, le butin devant leur revenir en dédommagement de leurs peines. Accablée, ayant hâte d’aller prévenir Fiamma du terrible danger qui menaçait son protecteur et le blessé, affolée surtout à la pensée qu’elle pourrait perdre ce dernier, avant même de s’en être servie pour ses projets, la comtesse de Givors quitta le palais par les jardins. Chose étrange, sa nouvelle passion lui faisait oublier Roland qui, pourtant, allait courir un danger bien plus pressant si Salem- Kébir, irrité, refusant de se soumettre, prenait la précaution de s’assurer de sa personne et de le retenir comme otage. Elle dut faire un long détour par les rues des Fossés-Saint- Germain et Tirechappe pour éviter les gens d’armes. C’est ce qui la fit arriver rue du Coq longtemps après l’investissement de celle-ci. Elle rebroussa chemin, entra dans la rue des Vieilles-Étuves, qu’elle connaissait pour y avoir accompagné le duc de Nemours. Dans cette voie solitaire, les archers ne s’étaient pas encore installés. Mais, rencontre imprévue, devant la porte de la maison sombre, elle se heurta à Renaude la Basquaise et à Isis-la-Belle. L’instant était tragique. Quelques secondes encore, et la rue serait envahie. Sans espoir d’être entendue, Ayelle frappa au heurtoir. O miracle! la porte derrière laquelle personne ne veillait, s’entrebâilla pour laisser passer les trois femmes et, d’elle- même, se referma sur elles. Le bruit mené au dehors, les préparatifs d’attaque semblaient laisser dans une complète indifférence les habitants de cette vétuste construction, où pas un mouvement ne se produisait. On eût dit une tombe, tant le silence y régnait en maître. Ayelle connaissait les aîtres. Entraînant la ribaude et la petite gouvernante de Me La Fraîcheur, elle traversa la cour à toute vitesse et monta l’escalier menant à la chambre où elle avait laissé le blessé. Nous avons rapporté comment les trois femmes furent introduites dans cette chambre et quel fut le cri qu’elles poussèrent en y pénétrant: -Chevalier, il faut fuir!... C’est à votre liberté, c’est à votre vie qu’on en veut! Le baume de Fiamma avait accompli des merveilles; la blessure refermée ne dénonçait plus sa présence par des élancements et Coeur-d’Amour pouvait croire que l’arquebusade de Montfaucon ne l’avait déchiré qu’en songe; aussi, toute sa force, toute sa jovialité revenues, ce fut en laissant errer sur ses lèvres le franc sourire des jours de bataille qu’il répondit: -Fuir! pourquoi? Parce que quelques braillards, ivres de cervoise se veulent faire donner la bastonnade et couper les oreilles?... Mort de mes os! Vous allez voir! On n’a pas si souvent l’occasion de rire! Il bondit par-dessus le pied du lit, puis, écartant tous les bras tendus pour le retenir, courut vers la fenêtre donnant sur la rue. Cette fenêtre, il l’ouvrit en grand. À sa vue, les assiégeants les plus proches reculèrent en désordre, tandis qu’un double cri de haine montait du pavé. -C’est lui! C’est l’infernal chevalier! hurlaient les Mignons, tirant leur épée. Mais gens d’armes et policiers répondaient en se bousculant: -Coeur-Volant!... C’est Coeur-Volant!... Un héraut d’armes se détacha de la foule. Il tenait à la main un parchemin déplié. -Tais-toi, lui cria Coeur-d’Amour, je lirai moi-même ton grimoire! Sans qu’il fût possible de s’opposer à son geste imprévu, il défit une corde enroulée autour de ses reins, la fit tournoyer au-dessus de sa tête et, l’instant d’après, à la stupeur générale, le parchemin voltigeait, passant des mains du héraut dans celles de Bernard d’Arma. Le noeud coulant du lasso avait été cueillir la sommation royale. -Rebelle, cria le comte de Saint-Mégrin, tu vas payer cher cette nouvelle offense au roi! Pendant cela, Jacques de Lévis, comte de Quélus, disait à Bervic: -Pas de quartier, capitaine! enfoncez les portes, faites votre devoir!... Ce personnage doit être pris mort ou vivant! -Allumez les mèches! commanda Bervic. C’en était fait de Coeur-d’Amour. Comment, abrité derrière les murs lézardés de cette maison branlante de vieillesse, comment, appuyé seulement par Courmantel et Matraque, eût-il pu résister aux assauts de ses nombreux ennemis? Durant le silence qui suivit, alors qu’Ayelle se tordait les bras, qu’Isis-la-Belle et Renaude pleuraient enlacées, une voix étrange appela par deux fois: -Maître!... Maître!... Ses yeux exorbités, retournés, ses bras nus, raidis, projetés en une pose d’exorcisme, vers un coin sombre de la muraille, Fiamma venait de lancer cette conjuration. Un craquement se fit entendre, la muraille s’ouvrit du haut en bas et, sur le bord de cette fissure, éclairé à revers par une lumière verdâtre, apparut la silhouette d’un homme de haute taille, d’un homme au visage couvert d’un voile d’étoffe sombre et le corps tout enveloppé dans un large burnous brun. XVI GRAND COMÉDIEN. L’architecte de l’hôtel de Villeneuve-Marsan ayant distribué le premier étage d’une façon identique à droite et à gauche, la chambre du Grand Marquis, située au premier étage de l’aile orientale, faisait face à celle de sa femme et, bien que séparée de celle-ci par toute la largeur du corps de logis, répétait ses dispositions avec la seule différence que ce qui se trouvait à gauche dans l’une se tenait à droite dans l’autre. La symétrie architecturale de l’extérieur et de l’intérieur prêtait à la parité de l’ornementation comme du mobilier. N’eussent été les armes de guerre qui décoraient de trois côtés les murs de la chambre de M. de Villeneuve, en y pénétrant, on eût pu se croire encore dans celle de la marquise, car la tapisserie disposée sur la quatrième face, entre la fenêtre regardant le perron et la porte ouvrant sur l’antichambre des pages, reproduisait, là aussi, la Chasse de Saint-Hubert, d’après les cartons du Primatice. Or, là aussi, le saint était figuré sous les traits de Jacques. Depuis quelques heures à peine, le seigneur marquis avait réintégré son home familial, que déjà tout ce qui ornementait ou meublait cet intérieur austère présentait les symptômes d’un chambardement général. Le lit, ouvert à la diable, laissait pendre sur le sol sa courte- pointe armoriée. La table supportait les reliefs d’un hâtif festin, absorbé non sans mauvaise humeur et très copieusement arrosé; car si les flacons manquaient sur la nappe, maculée en plus d’un endroit, par contre leurs cadavres décapités et jetés à la volée jonchaient le sol de débris dangereux. Comme nous l’avons entendu dire par Françoise Peyragude à la marquise Marie, M. de Villeneuve avait reçu plus d’une visite, mais la dernière seule s’était prolongée jusqu’à l’heure où miss Huming avait été porter à la marquise, de la part de son seigneur, une demande d’audience. Nous reviendrons un peu en arrière pour expliquer comment Gaulfarault, ex-roi de Thunes, subitement nommé titulaire d’un marquisat, entendait soigner ses propres intérêts sans beaucoup se soucier d’obéir aux ordres de Catherine, sa protectrice. Dépoitraillé, le col ouvert, mollement étendu sur un fauteuil renversé, les éperons de ses bottes déchiquetant jusqu’à la laine les coussins éventrés de deux chaises, il regardait avec dépit Gaspard Mouvette, son dernier visiteur, et poursuivait une conversation en bâillant à se décrocher la mâchoire. -Par les menesses et la soif! ami Gaspard, ça manque de ribaudes et de gais truands par ici... C’est quelque chose de pouvoir humecter sa pépie, je suis loin d’en disconvenir... mais un gentilhomme doit se distraire... «Ne pourrait-on faire venir les plus élégantes fripouilles de là- bas... Fargas, par exemple, et Col-d’Azur, et Pâquerette, et la Tétasse... «Il y a bien aussi ce joli garçon, Os-à-Moelle... Non, il manque de décorum. -Assez de propos incohérents, coupa le lieutenant de robe courte. Souvenez-vous de ce qui fut convenu? Vous êtes ici pour le service de la généreuse et puissante dame... -Oh! oh! hoqueta le marquis en se prenant les côtes; moi, au service de cette toupie fossile et d’espèce étrangère! Rayez cela de vos papiers, mon Gaspard, et fourrez-vous bien dans le ciboulot que ce sera pure condescendance de ma part si je m’occupe incidemment des affaires des autres... Parlons de moi... la vieille attendra. -La vieille? répéta l’officier privé en bondissant comme si cet outrage l’atteignait personnellement. Voilà qui passe les bornes et te vaudra d’être passé par les verges, plat coquin que tu es! Le Grand Marquis ne se fâcha point; il se contenta de frapper sur un timbre en disant: -À tes désirs, Gaspard; j’appelle les verges! La porte du fond s’ouvrit. Un jeune homme fortement musclé et tenant son chapeau à la main se présenta sur le seuil. L’officier de Catherine s’était fait documenter par miss Huming sur tout ce qui concernait la vie intérieure de l’hôtel, il avait casé en son cerveau les moindres détails et pouvait reconnaître chaque unité du personnel, tant l’Anglaise s’était appliquée à bien brosser les portraits. Aussi en voyant paraître le jeune homme, en remarquant l’expression haineuse de ses deux prunelles fixées sur lui, ne put-il s’empêcher de frémir en laissant échapper à mi-voix: -Gualbert Peyragude! Le marquis se frotta les mains. Il avait entendu. -Gualbert Peyragude, répéta-t-il en croisant ses bottes dont les éperons s’adornaient de mèches floconneuses. C’est ça! c’est bien ça! pardieu! Brave Gualbert -quel fichu nom a ce garçon! -s’il me prenait fantaisie de te voir bâtonner un insolent, saurais-tu t’acquitter en conscience de cette mission? Gualbert retroussa ses manches, mit au jour des bras sous la peau desquels saillaient de véritables cordes et répondit: -Pour vous obéir, monseigneur, pas ne serait besoin d’autres armes. -Bien, l’ami. Mets donc tes triques naturelles en faction dans le corridor. Je t’appellerai s’il est besoin. Puis, lorsque Gualbert se fut retiré, le marquis reprit: -Vous le voyez, seigneur officier, il ne fait pas bon perdre le respect avec un homme de ma caste... Au moindre mot inconvenant, au moindre geste frisant l’insolence, le fils fouettard reparaîtra. Les veines du front de Gaspard Mouvette paraissaient prêtes à éclater; sa bouche écumait de colère rentrée. Il essaya de reprendre le dessus en disant: -Te croirais-tu réellement gentilhomme? -Parbleu!... «Mais, d’abord, trêve de familiarité, s’il se peut? Tu as eu tort de t’adresser à un personnage de mon importance, si tu désirais trouver en lui l’obéissance complice qu’il fallait à ta souveraine pour mener à bien certaines de ses perfides machinations... «Imbécile! la logique aurait dû te démontrer qu’un monarque est inapte à plier... «Oui, tu vas me dire que ma taille, l’ensemble de mes traits déterminèrent ce choix... Mais, pauvre innocent, si le dab des dabs a pétri d’un même limon le faciès d’un marquis et le mien, ce ménechmisme miraculeux devait te mettre la puce à l’oreille et te faire penser. «Du pinacle des faveurs et de la fortune où il a fait éclosion, le premier n’a su que glisser vers la nuit d’un cachot dans lequel il s’est éteint misérablement; le second, au contraire, embryon sans famille, germe de hasard que le vent d’orage féconda, s’est fait un jeu d’enfourcher la vie, de dompter cette ombrageuse cavale, et, montant toujours, sans jamais trébucher, est enfin parvenu, par un jeu de bascule, sur le sommet abandonné par l’autre. «Et ta conclusion aurait été celle-ci: «Celui-ci est cinq cents fois supérieur au premier, et, a fortiori, bien moins facile à duper. Il est certain que si l’exécuteur des basses oeuvres de Catherine ne s’était pas donné la peine de fouiller cette équation, ses réflexions de l’heure présente manquaient de gaîté, car il se disait: «Le prisonnier de Vincennes avait d’autres façons, peut-être se serait-on entendu plus aisément avec lui qu’avec ce rhéteur répugnant? Aurions-nous lâché la proie pour l’ombre?» -Quoi qu’il en soit, reprit le Grand Marquis, comme il demeure avéré qu’une sorte de pacte de puissance à puissance a été conclu entre votre maîtresse et moi, lorsque vous m’aurez rendu quelques services, je consentirai à vous en tenir compte... -En obéissant? voulut encore dire Gaspard Mouvette. -Jamais! clama le grand seigneur révolté. Je vous fais défense, et ceci de la façon la plus formelle, de vous servir de pareils mots!... D’ailleurs, prenez ceci pour certain, un seul maître a, jusqu’à ce jour, su se faire obéir par moi... -Ah! qui est-ce? -La paix, bélître!... Pour parler, attendez donc que j’interroge... Ce maître, c’est moi-même!... Ainsi, en échange des ribaudes et truands déjà nommés et que vous allez me faire expédier, afin d’animer la monotonie de ce purgatoire, je vous permettrai de m’amener le désespéré qui songe à se suicider en épousant ma fille... -Vous amener le duc de Savoie-Nemours?... Y songez-vous? -Parbleu, faquin, est-ce à moi de me déranger? -Gaulfarault... commença le lieutenant en croisant ses bras... Mais il ne put achever. Le Grand Marquis, quittant sa pose nonchalante, s’était dressé. -Gaulfarault? répéta-t-il en jouant la surprise. Ce nom grotesque ne m’est point inconnu. -Trop oser, ce serait vous perdre. -Bah! si ma personne a cessé de plaire, ou s’il paraît trop onéreux de l’accepter telle qu’elle est et restera, rompons, drilles et cagous! rompons de suite! Jouons à qui perd gagne! Reprenez votre marquisat et rendez-moi mon royaume! Gaspard Mouvette voulut protester. -Eh! parbleu! nous n’en sommes pas là, à ce que je vois, sourit le marquis. Mon départ vous mettrait dans l’embarras, puisqu’il vous faut à tout prix un Villeneuve-Marsan... Un Villeneuve-Marsan bon teint et de grandes manières. «Je demeurerai donc pour ne point vous chagriner... Mais je ferai en sorte, pour ma propre sécurité, de vous être toujours indispensable, car je sais trop bien que, devenu inutile, l’Italienne et vous n’hésiteriez pas à me supprimer... Or, ma bravoure ne va pas jusqu’à vouloir défier le poignard et l’épée, instruments stupides! armes indignes de figurer dans un combat entre gens d’esprit... «Halte-là! cessons ce badinage pour songer aux douces et nobles créatures dont le souvenir me soutint au cours des années de captivité. -Oh! fit le lieutenant, en s’abritant derrière la table. Le marquis sourit. Il n’avait pas prévu ce recul prudent, mais il le comprenait car, tout en prononçant sa dernière phrase, d’un coup de poing bien senti, il avait fait résonner le timbre. -Rassurez-vous, expliqua-t-il bonnement; ce n’est point pour la bastonnade... -Qu’on m’habille, ajouta-t-il à haute voix en voyant entrer le plus jeune des Peyragude, et qu’on aille demander à Mme la marquise si elle consent à recevoir son époux infortuné! § Après avoir assisté à la surprenante partie de cache-cache jouée entre la vieille Françoise et le chien voleur dans le parc, la marquise Marie, peut-être s’en souvient-on, avait commis un gros mensonge. En effet, se substituant à sa fille, qui allait très innocemment trahir la cachette choisie par le malin barbet, elle avait arrêté la poursuite et sauvé le vorace quadrupède en affirmant à Françoise qu’à sa connaissance aucun animal de ce genre n’avait traversé les jardins. Maintenant, rentrée dans sa chambre, affaissée près du prie-Dieu et le front entre ses mains, elle réfléchissait, cherchant à rapprocher cet incident du bruit mystérieux entendu quelques instants plus tôt, voulant établir une relation possible entre ce même bruit, l’apparition de l’étranger entrevu dans le parc et la tardive demande d’audience faite par miss Huming au nom du Grand Marquis? Mais, à toutes ces questions embrouillées, aucune réponse ne se présentait. Solange respectait le silence de sa mère, devinait son trouble et, n’y comprenant rien, malgré elle se reprenait à songer au bel adversaire de Bernard d’Arma, à ce duelliste vers lequel son coeur s’était élancé en un cri d’angoisse nerveuse et grâce auquel, elle en avait l’intime conviction, il devait d’être encore en vie. -Ange, dit tout à coup la marquise, l’heure de la lutte suprême va sonner... -La lutte suprême? s’effara la jeune fille. Est-ce la prochaine visite de mon père qui vous fait supposer?... -Tu ne peux savoir, pauvre enfant, tu ne peux comprendre. Tout ce qui nous arrive depuis ce matin devrait me remplir de joie et le doute m’écrase!... Tu viens de m’entendre nier la vérité, et, dans la candeur de ton âme, tu as dû me donner tort!... «On ne doit jamais mentir, Ange, c’est offenser Dieu!... «Eh bien! si j’ai commis ce péché, ce n’est point par oubli, mais avec intention et pour sauvegarder celui que nous devons aimer par-dessus tout en ce bas monde... La bonté divine me pardonnera... Le mauvais rêve qui nous étreint dépasse en hideur le long cauchemar de toute ma vie... «Hier, je savais mon seigneur et maître enfermé à Vincennes, sous la sauvegarde de l’honneur du roi; aujourd’hui où est-il?... Je ne sais plus! je ne sais pas! -Il est ici, ma mère, il vient vers vous! murmura Solange en baisant les mains de la marquise. Celle-ci frémit, répétant: -Je ne sais pas!... Ange, la torture humaine a des bornes: peut- être vais-je mourir de bonheur, peut-être vais-je être tuée par le désespoir!... «Oh! Ange! ma fille aimée! le plus grand crime que puisse commettre un enfant c’est de douter de sa mère! Dans l’antichambre, une voix mâle, une voix joyeuse se fit entendre, elle disait: -Or çà, Gualbert, mon ami, laissez-moi. En cet instant où je vais revoir mon admirable compagne, après tant d’années, le recueillement s’impose comme à l’heure d’une communion! Le front de la marquise se couvrit de moiteur; ses doigts s’incrustèrent dans l’épaule de sa fille. Ses yeux exorbités se fixèrent sur la porte et Solange, confondue, l’entendit murmurer: -Mère des douleurs, soutenez-moi, conseillez-moi! -Madame... ma mère, vous avez déjà reconnu le visage de mon père... Est-ce aussi sa voix? La marquise gémit: -Enfant, n’ouvre que ton coeur!... Les yeux peuvent tromper et les oreilles mentir!... Seul le coeur est clairvoyant. La porte s’ouvrit, puis se referma. Jacques de Villeneuve-Marsan, paré et parfumé, demeura une seconde immobile sur le seuil. Il savait préparer son effet, ce marquis. Marie attendait, le sein convulsé, les paupières baissées, incapable de voir, car des larmes tremblaient aux franges de ses cils; mais Solange ne pouvait ressentir semblable émotion et sa poitrine se gonfla d’orgueil en dévisageant le nouveau venu: son père, tel qu’elle avait appris à le connaître par les confidences de la marquise: un beau, un fier, un noble cavalier! M. de Villeneuve, les mains posées sur le côté gauche de sa poitrine, en un geste d’adoration, devait balbutier une prière de reconnaissance; ses lèvres s’agitaient. Heureusement, on ne pouvait l’entendre car voici en quoi consistait sa singulière action de grâce: -Par les menesses et la soif! ce coquin de Gaspard ne m’avait rien dit de cela... Elle est encore épatante, ma femme, lardée aux bons endroits, fine où il le faut. On pourra se r’aimer nous deux sans douleurs... Mais, drilles et cagous! c’est avec la petite que je convolerais de suite, si je n’étais son père! Malheur et guigne!... Mon gendre ne s’embêtera pas!... Elle vous a des yeux d’un émoustillant... chochotte, va! Bien entendu, son regard à lui ne dénonçait rien de ses extravagantes réflexions et semblait le fidèle miroir d’un attendrissement profond. Phénomène que l’on comprendra, pour les deux autres acteurs de cette scène, ce regard parlait un langage plus impressionnant que tous les discours du monde. Aussi lorsque le marquis ouvrit enfin ses bras, d’une impulsion spontanée Solange s’y précipita. Le bon gentilhomme la pressa sur sa poitrine et la baisa sur les deux joues avec une componction véritable. Puis, éloignant la jeune fille, son regard mélancolique et doux se reporta sur la mère. Celle-ci n’avait pas esquissé un mouvement; elle semblait changée en statue pantelante, car des sanglots contenus agitaient sa poitrine, et la pâleur mate de son visage était tourmentée par des tiraillements spasmodiques. Le spectacle que présentait cette femme cherchant à lutter contre le désaccord de ses sentiments intérieurs était excessivement pénible à voir. Elle eût voulu reconnaître celui qui se présentait à elle, lui offrir ses lèvres, crier son amour. Hélas! une répulsion insurmontable, faite d’incertitudes et de soupçons, la clouait sur place, paralysait jusqu’aux battements de son coeur. L’accablement du Grand Marquis était à peindre. -Marie, prononça-t-il d’une voix pleine de navrante amertume; Dieu m’aurait-il frappé plus durement que Catherine?... Dix années de captivité ont blanchi mes cheveux, mais je ne vieillissais qu’à la surface, mon coeur se gardait jeune et vibrant, il vivait avec l’espoir de voir luire ce jour radieux! -(Cette métaphore ne manquait pas de hardiesse; le jour s’en allait déclinant.) -La mort me serait moins cruelle que votre indifférence! Dans les yeux de la marquise, un sourire chercha à naître au travers du brouillard humide qui les voilait; cependant, ses lèvres restèrent scellées. Marie! il avait dit Marie! ce nom pouvait la faire vibrer, non lever ses doutes. -Par Mars! patron de Marsan, dit très sérieusement M. de Villeneuve en fronçant le sourcil, mes songeries solitaires à Vincennes ne m’avaient point fait prévoir cette stupéfiante réception! La pauvre femme tendit ses mains jointes vers la tapisserie au milieu de laquelle se détachait la figure du Saint Hubert modernisé et, cette fois, elle prononça: -Seigneur! Seigneur! ne comprenez-vous pas combien je souffre?... Un mot, un seul apaiserait ma fièvre... dites-le, ce mot? oh! dites-le?... «Mon Jacques ne m’eût pas fait attendre, lui... Si vous êtes Jacques, parlez? À ces étranges paroles, un nuage passa sur le front de Solange. Les demi-confidences de sa mère au sujet de cette entrevue espérée et redoutée tout à la fois, lui revinrent en même temps. Elle fit un pas en arrière en regardant son père avec un commencement de frayeur. -Si je suis Jacques? répéta le marquis comme frappé de stupeur. Je pouvais m’attendre À tout!... notre devise!... sauf à ceci! «Il a bien dit cela, pensa Marie. C’est lui!» -Revenez à vous, madame. Songez que notre discussion a pour témoin cette malheureuse enfant, notre fille unique... -Unique? Oh! non, ce n’est pas lui... Jamais Jacques n’eût prononcé ce mot... oublié Ghislaine, notre chère petite disparue! De fait, si Gaspard Mouvette et miss Huming avaient associé leur savoir pour renseigner le nouvel hôte du faubourg Saint-Germain sur ce qu’il devait connaître, s’ils avaient pu nommer les anciens amis et les serviteurs des Villeneuve, faire leur portrait, décrire leurs habitudes, il leur avait été matériellement impossible de parler de la soeur jumelle de Solange, défense ayant été faite à tous de faire la moindre allusion à son trop court passage dans l’hôtel, ceci afin de ne point raviver le chagrin des parents. -Madame, poursuivait M. de Villeneuve, nous autres, fils des preux, nous avons la longanimité facile et nous savons panser les plaies qu’une arme étrangère a pu faire... La marquise continuait à se dire: «Jacques agirait... celui-là parle... ce n’est pas lui!» Et son regard farouche restait obstinément baissé. -Je vois ce qui nous sépare... L’homme jeune a fait place au vieillard... Vous hésitez à reconnaître en ce misérable échappé au tombeau le brillant cavalier auquel vous voulûtes bien confier le soin de votre bonheur!... Qu’à cela ne tienne, madame. Pour vous reconquérir, aucun sacrifice ne saurait me coûter... Souffrir est mon lot, non le vôtre... Je vais donc faire s’évanouir vos soupçons outrageants en accumulant les preuves de mon identité, en vous rappelant certains propos de nos chers tête-à-tête... Solange essuya ses yeux. -Mère! murmura-t-elle, oh! madame. Comme mon père vous aime! C’était une demi-victoire. Le Grand Marquis n’était pas l’homme vaniteux que l’on pouvait supposer, car il s’abstint de mettre en ligne ce renfort; mais, guidé par ses souvenirs, parlant de Jacques d’Armagnac, son frère d’armes, mettant en scène les deux d’Entragues, rapportant des confidences de Blanche d’Armagnac et de Verveine de Nattier les deux amies de Marie, terminant enfin, à voix basse, par certaines expressions de Catherine de Médicis et de son parfumeur, René, il eut vite fait de retenir l’attention de la marquise. Peu à peu, les traits contractés de la pauvre femme se détendirent, ses yeux s’éclairèrent, une nuance rosée vint animer la pâleur de ses pommettes. Le noir soupçon qui la tenaillait depuis le matin se dissipait progressivement, chassé par les preuves accumulées dans cette plaidoirie. Comment un étranger eût-il pu connaître certains de ces secrets intimes? Les ténèbres sont habitées par les chimères de la peur, mais toute crainte disparaît dès que jaillit la lumière. À la grande joie de sa fille, qui n’avait cessé d’adresser au ciel une ardente invocation, Marie de Villeneuve-Marsan, vaincue, se laissa choir aux pieds de son magnanime époux, en criant: -Ah! je vous demande merci, seigneur. Faites-moi rémission, j’étais folle!... Vous êtes bien mon Jacques, mon aimé, mon doux maître! Le doux maître se laissa baiser une main, insuffisamment débarrassée des souillures de la truanderie, malgré un lessivage énergique et la profusion des arômes. Mais la marquise ne voyait en cela qu’une preuve nouvelle du martyre consacré. Un malheureux captif n’a point facilités nécessaires à l’entretien de ses ongles. Sa victoire ne lui avait inspiré que cette réflexion: -Ouf! il était temps!... La brave dame m’en a-t-elle fait attraper une suée... On n’a pas idée d’une pareille insistance... Encore s’est-elle abstenue de me demander à voir la croix de ma mère ou tout autre signe particulier de la même farine... Par les menesses et la soif!... c’est heureux! Quelques minutes après, on eût pu voir ce tableau ravissant: assis entre les deux femmes, la tête de Solange appuyée à son épaule droite, celle de Marie pressée contre son coeur, le Grand Marquis leur racontait les maigres incidents de sa vie de prisonnier. Il pouvait se croire à l’abri d’une nouvelle inquisition, car la marquise souriait et paraissait avoir chassé jusqu’aux souvenirs de ses doutes. Et pourtant, on a dû en faire la remarque, comment Mme de Villeneuve-Marsan avait-elle pu se décider à s’affranchir de ses répulsions sans que, dans toutes les paroles de son époux, il s’en soit trouvé une seule pour expliquer le mystère des récents problèmes, ou même y faire allusion? On ne sait. Toujours est-il que derrière son pâle sourire une préoccupation demeurait. Le récit présent bourdonnait autour de ses oreilles sans y pénétrer. Elle revoyait par la pensée le mystérieux barbet gris quêtant dans le parc, puis se dérobant sous le pavillon oriental -le pavillon dans les caves duquel aboutissait le couloir secret -après s’être emparé du rôt d’agneau destiné au souper du maître... Il lui semblait encore entendre le bruit, trois fois répété, de la porte dissimulée. Et d’inductions en inductions, elle en arrivait à se dire: «Le chien n’était pas avec lui... il n’a point parlé du mur... Pour qui le chien a-t-il volé et qui était derrière la tapisserie?» XVII LA MAISON MAUDITE. À l’époque où Catherine de Médicis, élargissant l’enclave du couvent des Filles repenties, s’était emparée de la rue d’Orléans et de la rue des Vieilles-Étuves pour y faire édifier l’hôtel de Soissons, elle avait espéré pouvoir englober tout le triangle formé par les rues Saint-Honoré et de Grenelle-Saint-Honoré. Mais ce plan primitif s’était trouvé amoindri pour une cause assez banale en l’espèce. Faute d’en pouvoir joindre le propriétaire, il avait été naturellement impossible d’acheter une vieille agglomération de constructions inhabitées depuis longtemps: depuis l’envoi aux galères du comte Jean d’Armagnac. En effet, cette réunion improprement dénommée hôtel d’Armagnac restait la propriété de la femme et du fils du condamné. L’Italienne, que rien n’effrayait pourtant, n’avait osé spolier les deux disparus, et l’antique demeure, narguant les projets de l’envahissante princesse, continuait à dresser sa sombre silhouette en face de l’hôtel nouvellement construit. Établie en deux parties bien distinctes, mais reliées entre elles par deux pavillons de moindre importance, cette maison occupait un vaste parallélogramme et se décomposait ainsi: Sur la rue Saint-Honoré, un bâtiment de deux étages percé de rares fenêtres et surmonté d’une terrasse à rempart crénelé que dominaient encore les mâchicoulis d’une tour de garde, semblait contemporain des croisades et affectait des airs de forteresse byzantine. Du côté de la rue des Deux-Écus, c’était un parallélépipède rectangulaire de deux étages que recouvraient, selon la formule en usage sous Philippe-Auguste, des toits en pyramides ou en cônes ardoisés. Des deux pavillons de jonction, l’un possédait un étage, l’autre un simple rez-de-chaussée. C’est dans ce dernier, entre les écuries et les remises, qu’était percé le porche principal qui mettait en communication la rue des Vieilles-Étuves et la cour commune. D’autres portes, plus petites, s’ouvraient sur les autres côtés. Durant de longues années, personne ne s’était introduit dans cette maison, puis un beau jour on avait appris que, par une entente tacite passée entre la reine-mère et le grand chancelier, elle venait d’être mise à la disposition de deux mécréants et d’une fille maudite. Le premier, Abou-Nadarah, lecteur sidéral de la Médicis, avait pris possession du bastillon moyenâgeux. Après lui, Salem-Kébir, physicien de M. de Villequier, avait fait emménager de nombreux instruments de formes bizarres et des caisses pleines de diableries, dans la partie byzantine. La jeune fille l’accompagnait. On n’avait pas tardé à connaître son nom: Fiamma. Salem-Kébir et Abou-Nadarah se fréquentaient-ils? Sans pouvoir le nier d’une façon absolue, on avait de bonnes raisons d’en douter. En effet, malgré la plus active surveillance, les petits artisans et nombreuses commères du quartier n’avaient jamais pu les voir aller de compagnie ou même se rencontrer. Pourtant cette rencontre eût bien pu se produire, car, si l’un et l’autre faisaient usage d’une sortie particulière, par contre, une seule entrée, le grand porche carrossable ouvrant sur la rue des Vieilles-Étuves leur servait à tous deux pour réintégrer le domicile; mais pas une seule fois, nous le répétons, le cafetan d’Abou-Nadarah n’avait projeté son ombre sur la robe orientale de Salem-Kébir. D’ailleurs, pour distinguer le premier du second, une longue étude de petits détails, à première vue insignifiants, était nécessaire: tous deux étaient de taille à peu près semblable, tous deux ne se montraient que le visage voilé, tous deux avaient une démarche identique sous un costume flottant et pareillement barbare. La malignité publique s’émoussait à vouloir percer ce mystère. On s’accordait à penser que ces rivaux en sciences occultes, serviteurs de maîtres ennemis, représentants de démons variés, devaient être en état d’antagonisme continuel et se massacraient à coup de fluide à travers les murs. En effet, si les fenêtres extérieures du vieux bâtiment ne s’éclairaient que timidement, et à de rares intervalles, il n’en devait pas être de même de celles s’ouvrant sur la cour. Nous disons «il n’en devait», parce que, sauf la tour de Ruggieri qui la commandait -et la tour de Ruggieri, on le sait, ne recevait la visite de Catherine qu’aux époques déterminées par Abou-Nadarah pour ses consultations stellaires -aucune terrasse du voisinage ne dominant les murs enfumés, on ne pouvait en être réduit qu’aux vagues conjectures à l’égard de ce qui s’y passait. Voici ce que les observateurs pouvaient seulement affirmer: Certaines nuits, à l’heure de minuit, l’heure des messes démoniaques et des conjurations noires, «la maison des deux sorciers» revêtait un aspect véritablement inquiétant. Au-dessus de la cheminée formée par la cour, une colonne de lumière s’élançait vers le ciel, projetant des lueurs changeantes sur l’écran des nuages. Ces lueurs étaient tantôt verdâtres, tantôt bleutées, orangées ou mauves... Parfois encore le projecteur invisible diffusait des rayons d’un jaune ardent ou d’une blancheur éblouissante. Ils s’épandaient aux alentours en véritable pluie d’or, en ruissellement d’argent. Ce n’était là que les petites hostilités préliminaires du duel qu’allaient engager les deux suppôts de l’enfer. Bientôt, en effet, une buée pourprée, sanglante et véhiculant dans ses replis une odeur suffocante, envahissait tout le quartier; de fulgurants éclairs zébraient à courts intervalles cette aurore boréale insolite et les plus obstinés dormeurs étaient réveillés en sursaut par la déflagration effrayante d’armes inexistantes. On se levait, on accourait sans prendre le temps de se vêtir. De la croix du Trahoir à la croix des Petits-Champs, la rue s’emplissait d’une foule de manants en casque à mèche, de bourgeoises en toilette sommaire, et tous ces gens, affolés, craignant la fin du monde, s’agenouillaient dans le ruisseau et chantaient des litanies, en voyant s’échapper de l’entonnoir des langues de feu tonitruantes. Puis tout rentrait dans l’obscurité, dans le silence. La maison maudite ne se distinguait plus de ses voisines que par la forme plus rigide de ses noires murailles. Néanmoins, ces étranges manifestations de l’esprit du mal n’avaient pas été sans provoquer des plaintes de la part des gens du quartier, trop souvent mis sur le qui-vive. Le prévôt de Paris s’était ému, avait ordonné au chevalier du guet de veiller de découvrir les causes du mal: mais comme, en somme, aucune blessure, aucun dégât ne résultaient des explosions suspectes, on avait décidé de s’en tenir à une surveillance inoffensive. Ce résultat était dû surtout à l’intervention de Louis de Villequier. Celui-ci avait obtenu du roi un rescrit inattendu, car, par ce rescrit, le monarque avait mis la maison de Salem- Kébir à l’abri d’une perquisition en lui accordant la protection souveraine du droit d’asile. Lors de l’arrêt rendu par le Parlement en faveur de Roland de Savoie-Nemours, on avait espéré que le jeune gentilhomme revendiquerait la propriété de l’ancien hôtel d’Armagnac et en chasserait les sorciers. Rien de semblable ne s’étant produit, la maison maudite continuait à servir de champ clos aux deux ennemis armés de pouvoirs magiques et à terrifier les honnêtes Parisiens assez malchanceux pour habiter dans ses alentours. On murmurait tout bas contre l’ordonnance royale, on accusait aussi le Valois et son ministre de pactiser avec les puissances de l’autre monde, mais on se gardait bien de formuler clairement ces accusations par crainte de voir l’officialité se mêler de l’affaire. En effet, celle-ci se fût empressée, l’anathème à la main, de formuler des réclamations, de déchaîner de nouvelles guerres civiles, peut-être, et les bourgeois n’ignoraient point qu’en un cas semblable, s’ils évitaient les arquebusades, ils n’en seraient pas moins frappés par un supplément d’impôt. Au surplus, il était difficile de se montrer moins conciliant que la plus importante habitante du quartier. Comme les autres, de sa demeure princière, la Médicis avait eu très souvent le spectacle des projections multicolores; ses oreilles n’étant pas autrement faites que celles des gens du commun avaient dû subir de désagréables réveils, lors des explosions, et pourtant la Médicis, visitée par le seigneur d’Estouteville, s’était montrée surprise des questions qui lui étaient posées et avait déclaré ne se souvenir de rien. On avait fort bien compris sa réserve. Pouvait-elle se poser en dénonciatrice d’Abou-Nadarah, le remplaçant de l’astronome florentin dont elle déplorait encore la perte. Cependant, si bien gardé que fût le mystère de la maison maudite, il se trouvait des gens pour l’expliquer. Une regrattière de la rue des Deux-Écus, dont le mari, fumiste de son état, s’était laissé mourir après une nuit passée en surveillance sur un toit, faisait circuler dans les alentours une histoire difficile à contrôler, mais qui avait ceci d’intéressant qu’elle apportait une solution plausible à l’énigme et ravissait les esprits tourmentés par l’insatiable besoin de savoir. Voici ce que racontait cette femme bavarde: Du toit où s’était posté son mari, le pauvre cher homme avait pu voir un laboratoire complet d’alchimiste, des matières en ébullition, des éprouvettes et des cornues. De ces dernières, par instants, s’échappait une goutte de liquide qui, en tombant sur les brasiers, produisait ces vapeurs lumineuses et diversement teintées. Un homme masqué de verre se tenait devant les fourneaux, son agitateur à la main, et surveillait attentivement cette cuisine du grand oeuvre. Les gens crédules se contentaient de ce conte de pierre philosophale et s’empressaient d’aller le colporter ailleurs, mais les esprits forts ne se payant pas de ces fadaises demandaient: -Votre homme vous a-t-il dit lequel des deux païens cuisinait ainsi? -Oui bien, les deux! -Celui de Villequier et celui de la Médicis? -Sans doute! -Salem-Kébir et Abou-Nadarah? -Puisqu’on vous l’affirme! Il y avait de quoi déconcerter. Comment croire cela? Comment admettre que ces irréconciliables concurrents travaillaient en collaboration? Les esprits forts s’étaient consultés du regard, ils flairaient vaguement une colossale plaisanterie. L’un d’eux avait insisté, demandant: -Voyons, la mère, la question mérite d’être précisée; votre homme a vu les sorciers côte à côte? -Ai-je dit cela? -Ah! vous vous trompiez? -Non, non, mes compères... Ils étaient mieux que côte à côte... Ils étaient l’un dans l’autre! -Hein! vous moquez-vous? -Pas n’est besoin, et vous allez comprendre... Les deux sorciers n’en font qu’un!... Il n’y a qu’un seul sorcier! Comme toutes les plus belles découvertes, celle-ci n’eut aucun succès. On décida qu’elle faisait grand honneur à l’imagination hardie de la regrattière et chacun lui tourna le dos, conservant sa propre opinion et n’emportant qu’un regret de plus, celui d’avoir été mystifié. Peut-être n’a-t-on pas gardé mémoire du dernier incident qui marqua le passage de Gaulfarault, roi de Thunes, dans l’appartement de Catherine de Médicis, à l’hôtel de Soissons? Qu’on nous permette de le rappeler brièvement: Au moment où, congédié par la reine-mère et accompagné par miss Huming, qui devait l’accompagner chez un étuviste avant de le ramener au faubourg Saint-Germain, le nouveau marquis de Villeneuve-Marsan descendit les degrés, il vit un singulier personnage dont les traits se dissimulaient sous un voile musulman. Il voulut l’éviter, mais l’Oriental, plus vif, fit un pas à sa rencontre, et murmura entre ses dents après l’avoir dévisagé: -Incroyable! Vexé d’avoir à faire un détour, le comédien demanda entre haut et bas à sa compagne, croyant imiter l’impertinent langage des gens de cour comme il avait déjà copié et adopté le visage d’un grand seigneur: -Quel est ce caricatural pain d’épice? Et voici ce que, sans pouvoir maîtriser un frisson, miss Huming lui avait répondu: -C’est Abou-Nadarah... l’astrologue de Mme Catherine!... Un démon!... C’était en effet l’occulte conseiller de l’Italienne, le successeur de Nostradamus, de René le parfumeur et de Côme Ruggieri, le seul homme devant lequel la veuve de Henri II consentit à s’incliner, car il possédait la science infuse et savait déchiffrer le livre du destin. Un instant, Abou-Nadarah resta à la même place, les yeux fixés dans la direction suivie par ceux qui venaient de s’éloigner, puis, montant quelques marches, il fit jouer le ressort d’une porte secrète et se fondit dans l’ombre d’une galerie en répétant encore: -Incroyable!... Incroyable en vérité! Si je n’avais eu la chance d’arriver assez à temps pour surprendre tout ce qui s’est dit et fait ici, j’aurais pu être la dupe de cette ressemblance si bien imitée. La seconde d’après, soulevant une tenture, il pénétrait dans l’oratoire de la reine-mère. Celle-ci était seule, Gaspard Mouvette venait de sortir. Au bruit, elle se retourna et dit: -Enfin, te voici, Pollux? -Tout aux ordres de Cybèle, ma souveraine, répondit le nouveau venu en portant successivement sa main droite de son coeur à son front, en signe d’amour et de soumission. Il ne releva point son voile, car, concession pour le moins extraordinaire de la part de la volontaire Médicis, l’Oriental ne se dévoilait jamais devant elle; elle ignorait tout de son visage. Lui-même n’avait consenti à entrer à son service qu’après avoir exigé la promesse formelle que cette réserve «religieuse» serait toujours respectée. Catherine s’était d’abord révoltée, refusant; puis, finalement, ayant appris que le roi et Villequier s’étaient rendus à semblable exigence pour rester en de bons termes avec leurs magiciens, elle avait prononcé le serment imposé, la main étendue sur les saints évangiles. Depuis, l’occasion lui ayant fait défaut et sa duplicité s’émoussant devant l’astrologue, il n’avait plus été question de cette contrainte; le musulman la servait à souhait, tout en conservant en face d’elle son singulier incognito. -Pollux! Où étais-tu donc? reprit la reine. Expliquons de suite cette appellation nouvelle. Dans l’intimité et pour éviter d’être compromis par ceux qu’un hasard eût pu faire passer à portée de les entendre, Abou-Nadarah avait enseigné à Catherine à ne désigner tous les gens que par des noms de convention extraits, pour la plupart, du registre astral. Ainsi «Jupiter» c’était Henri III, comme «Neptune» était Henri de Guise; la Médicis répondait au nom de «Cybèle», comme Coeur- d’Amour allait être catalogué «Mars». Dans cette nomenclature, une rencontre imprévue, ou peut-être voulue, avait fait tirer de la même constellation, celle des «Gémeaux», le pseudonyme du marquis Jacques de Villeneuve-Marsan et le sobriquet sidéral d’Abou-Nadarah, «Castor» désignait le premier, «Pollux» représentait le second. Si réfléchie soit-elle, la femme garde un côté enfant. L’Italienne ne pouvait échapper à cette règle. Intéressée et amusée par l’originalité du procédé, elle avait accepté cette double désignation sans vouloir la rapprocher de la fable mythologique, Castor et Pollux étaient passés sans lui faire froncer les sourcils. Comment croire qu’il pouvait y avoir une association de sentiments entre les fabuleux jumeaux et leurs modernes filleuls? -Madame, fit l’astrologue, répondant à la dernière question, j’arrive du Pré-aux-Clercs, où, dissimulé dans une touffe d’arbustes au feuillage persistant, j’ai pu assister au quadruple duel dont vous connaissez déjà les résultats, je le sais. -Tu as vu le jeune aventurier au rameau de gui?... Il a chargé avec succès notre Roland, le roi des raffinés... Lui, serait-il un dieu? -C’est «Mars» lui-même, madame. Il est marqué au front du signe des victorieux... Tout ce qui sera entrepris contre lui échouera lamentablement... Où il voudra aller il ira... Qui voudra s’opposer à son passage sera vaincu!... -Comment peux-tu le savoir? -Je vais vous l’expliquer... Vous n’ignorez sans doute pas que, du fond d’un puits, même en plein jour, il est possible d’apercevoir les étoiles qui, pour les gens placés à la surface de la terre, ne sont visibles qu’aux heures nocturnes... «Eh bien! au centre des arbustes dont les rameaux s’élevaient vers le ciel en façon de mur arrondi, j’étais exactement dans la même position qu’un foreur de croûte terrestre au fond de son tube d’argile... Mon oeil, habitué à s’appliquer contre la lentille du télescope, pouvait dédaigner l’aide de cet instrument... Animé d’une extraordinaire puissance, il déterminait clairement ce qui, en d’autres temps, lui paraissait difficile à établir... Catherine l’écoutait avec stupeur; saisie par ces explications, elle s’attendait à l’annonce de quelque chose d’énorme. -Enfin, que vis-tu? interrogea-t-elle fébrilement. -Je vis le firmament endiamanté, madame. Je pus assister à un spectacle qu’il ne vous fut jamais donné de contempler du haut de la tour de Ruggieri, même par les nuits les plus orageuses... «Je vis la guerre des astres!... -La guerre des astres? Ah! par la Madone et le bambino! est-ce possible? -Écoutez... Tandis que, sur le Pré, le jeune homme s’escrimait comme un beau diable, dans le ciel Mars était attaqué par une meute de petits météores et les mettait à la raison... C’est cette similitude de situation qui me permit de conjecturer de quel astre dépend la vie de ce garçon... et le tableau de ce que sera cette vie se déroula sous mes yeux en quelques instants... En effet, à peine les mirmidons stellaires étaient-ils dispersés que Mars s’élançait au secours de Castor menacé... -Castor, c’est Villeneuve-Marsan, n’est-ce pas? -C’est le Grand Marquis! -Et ton Mars parvint-il à délivrer Castor? -Il le délivra, madame, comment en pourriez-vous douter, puisque je viens de voir l’ex-prisonnier sortant frais et dispos de votre oratoire. Ces derniers mots avaient été prononcés avec une intention ironique dont la reine-mère, préoccupée, ne put saisir le sens caché, attendu qu’elle n’avait point la faculté de lire sur le visage trop bien dissimulé de son interlocuteur. Abou-Nadarah poursuivit: -Jupiter, vexé, lança ses foudres à la poursuite du délinquant... Mars s’en fut trouver Neptune, et Jupiter déposa ses tonnerres. -Quoi, mon fils abandonnera la lutte? -Je rapporte ce dont mes yeux furent les témoins étonnés, madame... Le combat se poursuivait, d’ailleurs. D’autres satellites entrèrent en ligne, ceux de Mercure d’abord, puis ceux de Cybèle... -Les archers de Villequier et les miens... Je commence à comprendre... -Mars allait succomber sans l’intervention des Mages... -Ah! je m’y perds à nouveau... Qui sont-ils, ceux-là? -Gaspard, Melchior et Balthazar, c’est-à-dire Salem-Kébir, Mammouth-le-Rouge et moi... -Toi?... n’es-tu pas Pollux? -Je suis Pollux et je suis aussi Balthazar... Que voulez-vous, madame, si les astres sont dans l’erreur... -Oh! cela est impossible! s’écria la Médicis convaincue. Les astres ne peuvent ni se tromper ni tromper! -J’allais vous en faire la remarque... La bataille se poursuit avec acharnement de part et d’autre, l’antagoniste le plus sérieux de Mars étant Janus, son premier agresseur... -Le duc Roland?... Pourquoi Janus?... -Je ne puis vous répondre, laissez-moi achever... Enfin, grâce à Égérie... -La marquise Marie, peut-être? -Non, une petite nébuleuse, à peine visible, quelque chose comme une fille de Bohême... Et surtout grâce à Junon... -Vierge Marie!... La reine Louise sortira donc de sa réserve? -Sollicitée par Vénus... -Celle-là, c’est Marie!... Ne me trompe pas, ami. Dis, je parierais que c’est cette sournoise marquise? -Vous gagneriez, madame... Jupiter a mis fin au trouble céleste en acceptant les hommages de Castor et de Mars!... Il y eut un instant de lourd silence. Catherine de Médicis, affaissée dans son fauteuil dont le haut dossier sculpté écartelait les armes de Valois et celles de Florence, laissait pendre sa tête exsangue et regardait de biais une banderole de soie rouge sur laquelle en filigranes d’or, courait cette devise: Adorem extincta testatur flamma (Une flamme éteinte prouve l’embrasement.) La parabole imaginée par son astrologue cadrait trop bien avec sa constante utopie de s’adresser aux étoiles afin de leur arracher les secrets des temps futurs pour qu’elle n’en eût pas été violemment impressionnée. Que signifiait tout cela? Vraiment, ce jeune aventurier allait-il, après avoir éborgné Maugiron, perturber Paris, tenir le roi en échec? Le livre du firmament s’était prononcé pour lui!... Oui, mais ce prophète s’était égaré au moins sur un point: Il avait vu Villeneuve vivant et Villeneuve était mort! De cela elle ne pouvait douter... Alors? Ayant besoin de réfléchir, elle congédia Abou-Nadarah et demeura seule. XVIII D’UN EXPÉDIENT DE SORCIER. L’astrologue, respectueusement salué sur son passage par les dames et les serviteurs de la Médicis, traversa l’hôtel de Soissons, en sortit par la petite porte qui donnait sur la rue des Deux-Écus, coupa de biais cette rue et pénétra dans le corps de logis moyenâgeux de la maison maudite en empruntant l’entrée particulière à ce côté. Abou-Nadarah était chez lui. Un instant après, un observateur placé sur le sommet de la tour de Ruggieri eût pu voir ceci: une ombre silencieuse traversant la cour intérieure de la maison hantée et passant de l’aile de Philippe-Auguste dans l’aile byzantine, au premier étage duquel, formant retour sur le pavillon de la rue du Coq -le pavillon habité par Fiamma -se trouvait le cabinet-laboratoire de Salem- Kébir. Tout était sombre en ce cabinet, car les contrevents des fenêtres se trouvaient hermétiquement clos. Le personnage mystérieux pénétra dans cette pièce, sa main tâtonnante alla s’appliquer sur une améthyste luciolarisée et, tout aussitôt, d’une lampe accrochée à la voûte, jaillit une lumière bleuâtre, éblouissante. Ses rayons mirent en valeur une armoire ouverte, toute bourrée de costumes orientaux des nuances les plus variées, de voiles, de cafetans, de turbans, de fez. Ils éclairaient un lit de repos, une table massive taillée dans le cristal de roche, un fourneau où le feu couvait sous la cendre, les instruments les plus imprévus ayant tous quelque rapport avec la science hermétique des transmutateurs de métaux, des chercheurs de pierre philosophale et d’élixir de longue vie. Ils arrachèrent des étincelles au cône rentrant du mur séparant ce cabinet de la chambre de Fiamma. Ils montrèrent enfin l’amoncellement le plus hétérogène: des vieux parchemins cheminant sur des fioles, des poignards piqués dans la tranche de respectables et poussiéreux bouquins, des colliers d’ambre, des minéraux, des poudres, des plantes desséchées. En pénétrant au milieu de ce chaos, le premier geste de l’homme fut d’arracher le voile qu’il portait sur son visage et de mettre en pleine lumière des traits énergiques que nous avons déjà dû voir, peut-être dans les défilés de l’Anti-Liban, peut-être aussi sous les ailes rabattues du chapeau porté par le personnage au long manteau qui s’était mis en observation sous l’auvent de la Maison des Mignonnes et avait pu assister à la scène des préliminaires du duel. -L’heure est proche! murmura-t-il d’une voix où se trahissait sa fatigue. Voici des années et des années que j’espère cette échéance, que je travaille dans l’ombre à la rénovation de la race gangrenée par cette vipère d’Italie, à la régénération de la noblesse, à la délivrance du peuple!... Ce long labeur, mon Dieu! aura-t-il sa récompense?... «Oh! pour moi-même, je n’en veux point!... Je serai payé au delà de mes espérances si le fils de Blanche retrouve son nom, reconquiert la place qui lui est due... Qui pourrait s’opposer à cela? L’usurpateur?... l’homme au visage volé!... Mon jeune lion ne lui a-t-il pas déjà prouvé que rien ne saurait lui résister... n’a-t-il pas poussé la folie héroïque jusqu’à délivrer Jacques?... «C’est là la pierre de touche! C’est cela qui me fait peur!... «Jacques ne devait être libéré, par moi, qu’après la chose accomplie... Maintenant, comment l’empêcher d’agir?... Il est d’un loyalisme farouche... Il peut se dresser entre les Valois pourris et mon geste assainisseur... Il peut me dire: «Tu ne passeras pas!» «Ah! tant pis pour lui! ma vengeance, mon oeuvre sont plus que sa vie, plus que la mienne!... Fallût-il le tuer, rien n’arrêtera mon bras justicier... Je passerai!... Il se laissa tomber sur une ottomane en ajoutant: -Du fond de sa tombe, Blanche me renierait si j’hésitais... En avant! en avant! c’est la loi du prophète et c’est la mienne, puisque je suis Salem-Kébir... C’était Salem-Kébir!... Par où était-il entré dans la maison, puisque le porche n’avait pas été ouvert?... Son arrivée coïncidait avec le passage d’Abou- Nadarah dans la cour, et la disparition de ce dernier semblait fournir une preuve palpable que la légende colportée par la regrattière, veuve du fumiste, pouvait ne pas être une fantaisie. Voici ce qu’avait avancé cette femme: -Les deux sorciers n’en font qu’un! Était-elle dans le vrai?... À peine le physicien du chancelier venait-il de s’asseoir que trois coups sourds résonnèrent dans la cour et le firent sursauter. «Une visite? pensa-t-il. C’est la première fois que pareille chose se produit... Qui donc est assez osé pour me venir troubler?... Allons voir! Il replaça en un tour de main sur son visage le voile dont il s’était débarrassé et descendit. Sous la voûte de l’entrée, il perçut, venant de la rue des Vieilles-Étuves, le bourdonnement d’une conversation animée. Sans bruit, il fit glisser sur ses rainures le petit volet d’un guichet défendu par de gros croisillons de fer et, par cet orifice, il regarda. L’étroite voie était obstruée, juste devant la porte, par un carrosse doré, devant lequel, mais en vain, des laquais s’escrimaient à vouloir relever les chevaux qu’une chute malheureuse retenait à terre, dans les traits entremêlés... Un page tenait encore soulevé le marteau du heurtoir et, tout en continuant à flétrir, par des jurons assortis, l’incapacité du cocher auteur de l’accident, un jeune gentilhomme tendait son poing ganté à une dame pour l’aider à sortir de la chaise. Dès qu’il put apercevoir la figure de ce gentilhomme, Salem-Kébir eut un haut-le-corps de stupeur et sa prunelle étincela d’un si vif éclat que l’étoffe de son voile en fut comme traversée. -Lui! gronda-t-il sourdement. Ah! le ciel se déclare pour moi, puisqu’il me l’envoie! D’un geste brusque il tira les barres de fermeture et ouvrit la porte à deux battants. Son apparition mit fin aux doléances du maître, interrompit le travail des laquais et fit s’enfuir le page épouvanté. -Seigneur, interrogea le gentilhomme sur un ton cavalier, vous êtes, je crois, Abou-Nadarah, astrologue et empirique de Mme Catherine? -Non! Je suis le médecin de monseigneur le marquis Louis de Villequier! -Vous! le physicien Salem-Kébir?... Par ma foi, la méprise est plaisante... Mais il importe peu... «La fâcheuse impéritie de mon cocher vient de faire culbuter mes carrossiers devant votre porte. Ces animaux se sont empêtrés, sans doute blessés, et, en tout cas, paraissent incapables de me conduire vers Me Ambroise Paré, chez lequel je me rendais pour faire panser une estafilade gênante... «Vous voudrez bien, j’y compte, remplacer le chirurgien huguenot et nous accorder l’hospitalité à Madame et à moi? -Je suis tout à vos ordres, monseigneur, acquiesça l’Oriental. -Ah! vous me connaissez? -Qui ne connaît le grand, le puissant comte d’Armagnac, duc de Savoie-Nemours, premier gentilhomme de la chambre de Sa Majesté? -Voilà un des côtés importuns de la célébrité, remarqua très sérieusement le roi des raffinés. Sur son ordre, le carrosse fut dégagé, rentré dans la cour, puis pages et laquais s’éloignèrent avec les chevaux. Ils devaient ramener au plus vite un autre attelage. Dès que la porte eut été refermée, le duc prit le bras de sa compagne en disant: -Viens, Ayelle, Monsieur va nous indiquer le chemin à suivre... Ah! seigneur Salem, j’avais oublié de vous présenter Madame... Une négligence... Mme la comtesse de Givors. La barbaresque s’inclina pour riposter: -Par malheur, la religion s’oppose à ce que je reçoive dans mon appartement une personne d’un sexe différent du mien. Roland sourit. Ce bonhomme, masqué comme un lépreux, lui semblait comique avec ses prétentions de jouer la continence. -Oh! oh! fit-il, Ayelle sera donc séparée de moi? -Oui, monseigneur, si vous voulez vous-même entrer dans ma maison. -Où ira-t-elle? -Dans le charam de Fiamma. -Votre petite amie? -Non, monseigneur, ma vue lointaine. -Hem! va pour «ce que vous dites». Mais dépêchons, s’il se peut; mon estafilade se fait sentir. Lorsque Ayelle de Givors eut gravi l’escalier aboutissant à la chambre de Fiamma, chez laquelle elle devait se rencontrer avec Isis-la-Belle, Salem-Kébir entraîna le duc dans son cabinet, le fit asseoir sur l’ottomane et se mit incontinent à préparer une mixture destinée à soulager son client de rencontre. La vue des instruments singuliers accumulés dans cette pièce, loin de surprendre Roland, parut vivement l’intéresser. Il les examina un à un, calculant leur force, se rendant compte de leur utilité, admirant telle forme, critiquant telle autre. Salem-Kébir se hâtait, tout en le surveillant du coin de l’oeil. Enfin il revint vers le duc et lui présenta un vase aux bords ajourés dans lequel fumait un liquide odorant. Roland fit la grimace et voulut repousser le récipient. -Vous voudriez me faire boire cela? -Non, monseigneur. Respirez-en seulement le parfum. Encore une fois, soit incrédulité, soit défiance, le jeune homme esquissa un mouvement de côté, mais ce mouvement ne fut pas achevé. Soudain, ses yeux s’irradièrent, ses narines s’ouvrirent, sa poitrine se dilata largement, comme si elle eût cherché à absorber la plus grande quantité possible des émanations captivantes qui se dégageaient de la cassolette, s’épandaient dans l’air et lui apportaient un soulagement accompagné des signes avant-coureurs de l’ivresse. La béatitude absorbée était telle qu’elle lui enlevait la faculté de raisonner sainement, de comprendre qu’il se livrait, s’il ne s’empressait de réagir, d’échapper à cette douce et vertigineuse contrainte. -Tiens, tiens, murmura-t-il. Cet original est d’une certaine force!... Phtah ne doit point connaître cet olfactif régénérateur. Tout à coup, il eut une contraction nerveuse et gronda: -Du diable! le sacripant cherche à m’endormir! Il voulut se relever, ses muscles se raidirent, mais, au-dessus de lui, se penchait le physicien; Roland crut voir deux jets de flamme traverser son voile, s’introduire par ses propres orbites jusqu’au fond de son cerveau, et, dominé, brisé, vaincu, il se laissa retomber sur les coussins. Salem-Kébir eut un ricanement sinistre. -Maintenant, prononça-t-il sur un ton de haine farouche, tu es à moi, bien à moi, maudit voleur, fils de la femme damnée, et je vais pouvoir te faire avouer tout ce que j’ignore, tout ce que je veux savoir: le secret de ton infâme ressemblance avec l’enfant de Blanche... le secret des agissements de la reine des gipsies! Il avait parlé tout haut, sans souci d’être entendu. Désormais, il se savait le maître de cette matière inerte qui formait tache sur l’ottomane et ne devait plus s’animer que pour lui obéir. Sa main s’ouvrit, laissant choir la cassolette qui alla se briser sur les dalles, où son liquide bouillonna un instant, rongeant la pierre. Alors ses deux bras se détendirent en avant, dans la direction du front de Roland, en un geste dominateur et impérieux que nous avons déjà vu faire au captif de Vincennes lorsqu’il hypnotisait Gloriette la muette. Sous la charge du fluide dégagé par ces passes, le front du gentilhomme s’affaissa davantage. -Dors-tu? demanda l’Oriental. -Je dors. -Peux-tu me répondre? -Oui. -Le veux-tu? -Non! Questions et réponses se succédaient avec rapidité. -Ah! tu parleras, misérable! Pour mater la rébellion de son sujet, à trois reprises différentes, l’hypnotiseur l’écrasa sous des passes terribles. L’autre gémissait, se tordait, mais restait bouche close. -Je n’arriverai à rien, gronda Salem-Kébir en rejetant son voile pour essuyer les grosses gouttes de sueur qui ruisselaient sur ses tempes. La force de résistance de ce bandit est supérieure à tout ce qui se peut imaginer... «Ah! Si mon frère Jacques était ici? Il a dû continuer à étudier les arcanes de ce grand problème, lui, et s’il l’a fait, sa maîtrise doit être considérable... «Dieu du ciel! Comment aboutir? Comment dérober à ce cerveau recroquevillé sur lui-même le mystère de ce qu’il contient?... Ah! Fiamma!... Je vais l’endormir, la mettre en communication avec celui-ci... lui faire me révéler ce qu’il s’obstine à me cacher... Ce que je veux, ce que je dois savoir avant de le relâcher. Il bondit vers le mur de séparation et introduisit le bout de son index dans une petite cavité qui devait actionner une porte dissimulée, mais son geste resta inachevé. En passant sous l’ouverture du pavillon argenté, il venait de percevoir le bruit d’une conversation animée. Surpris, il recula de quelques pas. Ce second mouvement l’amena tout auprès de l’une des fenêtres, et alors un autre bourdonnement, venant de la rue celui-là, frappa son oreille. «Que signifie ceci, pensa-t-il. Les gens du duc auraient-ils fait diligence à ce point?» Il entrebâilla le contrevent et jeta un coup d’oeil au dehors. De nombreux soldats, archers et arquebusiers stationnaient dans la rue Saint-Honoré et semblaient surveiller la rue du Coq. -Non, ces soudards sont à la recherche de quelque parpaillot, car plus on promet la liberté de conscience aux protestants, plus on les traque... Mais pourquoi regardent-ils de ce côté, ces imbéciles?... Le fugitif se serait-il réfugié chez moi?... Impossible!... Par où se serait-il introduit?... Ah! j’y pense... ces voix... chez Fiamma! Vivement Salem-Kébir retourna vers la bouche du pavillon, contre lequel il appliqua son oreille. Cet instrument était une sorte de cornet acoustique amplificateur dont l’extrémité opposée, le récepteur, s’ouvrait derrière les courtines, dans la chambre de Fiamma. Le savant physicien l’avait installé non dans une intention d’espionnage, mais pour être averti du moindre danger qui viendrait menacer la jeune fille et pouvoir courir à son secours, même sans avoir été appelé. Dès qu’il eut mis son oreille dans l’amplificateur, l’Oriental ne put maîtriser un geste de surprise: -Cette voix, fit-il, c’est la sienne, la sienne!... Comment mon coeur ne m’avait-il pas révélé sa présence en ce lieu?... Il a été blessé!... Fiamma le soigne... Fiamma et cette comtesse de Givors, sans doute... Trahirait-elle son amant -il jeta un coup d’oeil sur Roland endormi -pour s’attacher à la fortune du cher enfant?... Il raconte quelque chose... son histoire... la nôtre... Écoutons! C’était l’heure où, ne sentant plus son mal, sa main dans la main de la jeune infirmière, Coeur-d’Amour entamait le récit de ses aventures. Durant tout le cours de cette longue narration, Salem-Kébir resta planté debout devant l’appareil sonore, partageant tous les sentiments des plus proches auditeurs, souffrant les souffrances rapportées par le chevalier, semblant s’assimiler ses affres, paraissant refaire mentalement les trajets avec lui, parfois le précédant presque, tant il avait l’intuition de ce qui allait être dit. L’après-midi s’écoula de la sorte. C’est à peine si, de temps à autre, il accordait un regard à la forme humaine vautrée, immobile, sur son ottomane. Préoccupé, vivant une autre vie, il n’avait pas conscience de la fuite du temps et ne pouvait s’étonner que, six heures après leur départ, les pages et laquais du duc de Nemours ne se soient pas encore représentés avec des carrossiers de rechange. Le premier cri d’alarme lancé par Courmantel le troubla. Comment, malgré la parole royale, malgré la protection du grand chancelier, osait-on vraiment venir attaquer sa demeure? N’en pouvant croire ses oreilles, il retourna vers la fenêtre et put constater que la méprise n’était point possible. Sous l’ombre du soir qui commençait à tomber, un grouillement d’hommes en armes encombraient les abords de la maison maudite. Il vit des échelles, des fascines. Il reconnut le capitaine de Bervic, quelques Mignons du Louvre, un héraut d’armes. Vraisemblablement, après les sommations, ces gens allaient monter à l’assaut. Et tout cela pour se saisir d’un pauvre enfant blessé. Quelle pitié! -Oh! ils ne l’auront pas!... Je suis là pour leur donner une leçon! grinça Salem-Kébir, dont le visage bronzé s’illumina d’un sourire orgueilleux. Il alla jeter une couverture sur le corps de Roland, donna un demi-tour à l’améthyste, ce qui fit verdir la lumière de la lampe, redisposa sur son visage le voile opaque et s’en fut prendre dans un coin trois choses peu redoutables à première vue: un long bâton renflé par un bout, une série de tubes de bambou, et un petit sac rempli d’ampoules de verre. Ces objets furent dissimulés sous son manteau. Alors il pensa à aller regarder sur la rue des Vieilles-Étuves, si les assiégeants investissaient aussi de ce côté. Il n’y vit que trois femmes, reconnut deux d’entre elles: la comtesse Ayelle et Isis-la-Belle. Que venaient-elles faire en ce lieu? Étaient-elles animées de bonnes ou de mauvaises intentions? Dans le doute, Salem-Kébir pencha pour la bonne intention et actionna une chaîne qui, de loin, ouvrait et refermait le porche. Puis, les ayant vues entrer, sans hâte, sûr de lui-même, il alla introduire son doigt dans la cavité actionnant la secrète communication de la chambre de Fiamma, reprit sa faction devant l’entonnoir du pavillon, et, dans cette position, attendit. Au dehors comme au dedans, les choses avaient marché durant le temps très court employé par le physicien pour prendre ces dispositions incompréhensibles. Les premières paroles qu’entendit Salem-Kébir furent celles de la supplication des trois femmes arrivant dans la chambre. Il avait bien fait de leur ouvrir. Leurs intentions n’étaient point coupables. La réponse de Coeur-d’Amour, son impertinence en face du danger le firent sourire. Il s’enthousiasma en devinant son geste de gaucho et grinça des dents en entendant le commandement: «Allumez les mèches!» L’affaire prenait une tournure fâcheuse. Pourtant il ne s’apprêtait pas encore à agir. Qu’attendait-il? Il attendait l’appel de Fiamma. Le cri de Fiamma le fit sortir de sa réserve. Comme le Deus ex machina, son geste écarta la muraille et il se montra dans une auréole de lumière verdâtre. Cette apparition semi-fantastique fut saluée de façons diverses par tous les personnages réunis dans la chambre de Fiamma. -Le maître! cria-t-elle. Et ses yeux s’emplirent de larmes de joie. Coeur-d’Amour se retourna pour examiner ce maître évoqué par sa charmante infirmière; Courmantel et Matraque reculèrent en cherchant à se dissimuler; Isis-la-Belle et Renaude la Basquaise s’embrassèrent, rassurées; la comtesse Ayelle elle-même parut reprendre un peu de courage, et ces exclamations se croisèrent: -Ventrepape! rudement bien taillé, cet infidèle! -Sang de démon!... Le diable! -L’homme au cadavre! -Le bon magicien! -Le seigneur Salem-Kébir! Mais, de la rue, on venait d’apercevoir la silhouette du nouveau personnage se profilant sur le halo lumineux, et déjà les mousquets, mal assurés, tremblaient dans toutes les mains. En effet, un mot terrifiant courait à travers les rangs: -Le sorcier! le sorcier! Un instant, juste le temps nécessaire pour se bien faire voir et pour juger par lui-même la situation, Salem-Kébir demeura immobile, les deux bras croisés sur sa poitrine; puis, très indifférent à l’impression produite, sans se soucier de s’offrir en cible aux canons des arquebuses, d’un pas mesuré, il se prit à marcher vers la fenêtre. En passant auprès d’Ayelle, il demanda du bout des lèvres: -Le page, les laquais du duc de Savoie? La comtesse devint cramoisie et répondit, sur le même ton: -J’ai cru bien faire, seigneur, en allant au Louvre. J’ai donné l’ordre de surseoir à l’envoi du nouvel attelage. -Ce fut une heureuse inspiration dont il vous sera tenu compte, madame... Lorsque vous serez hors d’ici -car vous allez en sortir -arrangez-vous pour courir à la demeure du duc et prévenir ses gens que la voiture de leur maître, attelée par mes soins et remise en route, a été attaquée et laissée en détresse sur le chemin de la Ville-l’Évêque, entre les buttes Saint-Roch. Il arrivait devant Coeur-d’Amour. D’un geste imprévu, il lui arracha le parchemin si singulièrement enlevé au héraut et, enfin parvenu à la fenêtre, il se dressa dans l’encadrement de celle-ci. -Tirez, mais tirez donc! hurla Quélus. -Au nom de roi!... commença Bervic. -Au nom de moi! riposta Salem-Kébir d’une voix de stentor, que pas un n’approche sa mèche de la poudre! -Pourquoi? demanda Saint-Mégrin. -Parce que le premier coup de feu serait le coup de mort de monseigneur le duc de Nemours, qui est céans! Il y eut une seconde de stupeur; puis quelqu’un cria: -Le mécréant nous raille! -Il dit vrai! intervint Ayelle en se montrant. La surprise augmenta. La comtesse de Givors était trop connue de tous pour qu’une méprise fût possible en ce qui la concernait, et sa présence dans cette maison devait coïncider, sans aucun doute, avec une visite du duc Roland chez le physicien du chancelier. -Monsieur, put enfin dire Bervic, remettez-nous le félon qui s’est introduit chez vous par surprise et nous nous retirerons. -Ma maison est lieu d’asile, capitaine! -Sa Majesté vient d’en décider autrement, pour le cas où vous résisteriez. -Fort bien, je me résigne... -À nous le rendre? -Non, à le garder! -Ah! traître! gronda Livarot, tu vas payer cher cet outrage. Et se tournant vers deux reîtres, il leur intima: -Feu sur cet homme! Les deux Allemands allaient obéir. -Malheureux! tonna Salem-Kébir en faisant tournoyer au-dessus de sa tête le long bâton qu’il avait jusque-là tenu dissimulé sous son manteau: puisqu’il faut un exemple, regardez passer votre destin! Au moment où les mèches allaient atteindre les bassinets, la tige de bois abandonnée à sa propre impulsion traversa toute la largeur de la rue avec un ronflement sonore, toucha la muraille de face, rebondit en arrière, se précipita en sifflant comme une vipère sur les trois hommes désignés à ses coups et, après les avoir frappés successivement, vint retomber sur le balcon. -Mort de mes os! fit Coeur-d’Amour enthousiasmé; hommes ou jaguars, rien ne résiste au boomerang! S’avançant vers l’Oriental, la main tendue, il ajouta: -Salut à vous, seigneur Bar-Cobral! Ébahis, éblouis, Matraque et Courmantel ne purent que répéter: -Ventre de puce! baron, c’est Bar-Cobral! -C’est lui, ou que nous soyons damnés tous les deux, baron! -Chut! fit Salem-Kébir en repoussant l’imprudent chevalier... Laissez-moi terminer. Cependant, dans la rue du Coq, l’effarement était à son comble; on venait de constater que les deux reîtres avaient la nuque brisée... Livarot était sauf, mais non sain, car son oreille gauche avait été fauchée au ras du crâne. Les reîtres commençaient à se défiler en sourdine, par prudence. La rage étouffait Bervic. Il demanda à haute voix: -Seigneur, vos conditions? -Voici, dicta Salem-Kébir... Vous laisserez sortir de ma maison M. le duc, Mme la comtesse et leurs gens... Des torches et des chevaux seront donnés à deux de leurs laquais, et Fiamma, ma protégée, pourra prendre place dans leur carrosse... -C’est tout? -C’est tout! -Mais le cavalier que nous avons mission de conduire au Châtelet? -Il restera avec moi... J’ai droit de haute et basse justice dans cette enceinte... Je ferai mieux et plus vite que ne pourrait faire M. le prévôt de Paris. -Vous le ferez disparaître? -C’est mon intention. -Par le fer ou par la corde? -Le feu purifie tout!... L’autodafé que j’allumerai en son honneur se verra de loin! Malgré sa bravoure, le capitaine de Bervic frémit. -Seigneur Salem, dit-il après avoir pris conseil des Mignons, ces gentilshommes et moi sommes d’avis de vous laisser agir selon votre conscience, pour le service du roi... Ceux que vous avez désignés sont libres... Pour le reste, nous attendrons ici que justice soit faite! Brusquement les contrevents de la fenêtre se refermèrent avec bruit, isolant tous ceux qui se trouvaient réunis dans la chambre de Fiamma. D’un signe, Salem-Kébir entraîna les assiégés dans son cabinet. Là, en quelques mots, il leur expliqua son plan, traça à chacun son devoir, distribua les rôles et ouvrit un coffre bourré jusqu’aux bords de costumes variés et de toutes tailles. Bientôt, changé en loge de théâtre, le laboratoire d’alchimiste assistait à de singulières transformations. Courmantel devenait cocher de grande allure, Matraque un laquais aux façons sournoises. Vite dévêtues derrière une tenture, Isis-la-Belle et Renaude se muaient en petits pages mutins affriolants. Alors, soulevant d’un seul coup la couverture sous laquelle Roland continuait son somme imposé, l’Oriental lui prit son toquet et son manteau, dont il recouvrit la tête et les épaules de Bernard d’Arma. On s’extasia. C’était le duc, le duc lui-même, qui revivait en la personne du chevalier... Moins d’un quart d’heure après, la grande porte de la rue des Vieilles-Étuves s’ouvrait pour livrer passage au carrosse attelé de Djaoulia. Sur le siège, Courmantel, méconnaissable, conduisait, les mains hautes; auprès de lui, plus bas, s’asseyait Fiamma enveloppée dans un haïk; à l’arrière de la caisse se tenaient les faux laquais et les faux pages. Cette fois, la rue des Vieilles-Étuves regorgeait de gens en armes. L’état-major des assiégeants avait fait le tour de la maison pour assister à la sortie. -Aux portières! cria Bervic. Veillons à ce que le rebelle ne nous joue pas. Deux Mignons s’élancèrent sur les marchepieds. -Monsieur de Saint-Mégrin, dit joyeusement la comtesse Ayelle en donnant un coup d’éventail sur les doigts de celui qui se présentait de son côté... Notre unique cheval a trop à traîner, vous devez avoir des montures pour nos pages. -Maroufle! tonna la propre voix de M. de Nemours à l’autre portière. Çà! qu’on déguerpisse et me donne de l’air... J’étouffe! Je sors de la boîte de Satan!... «Mais, se reprit la voix se faisant aimable, c’est ce cher vicomte d’Arque... Que fais-tu là, petit Joyeuse?... Joyeuse et Saint-Mégrin se retirèrent en riant. -Ah! c’est bien notre Roland! notre raffiné! dirent-ils simultanément. Pourtant, sur les coussins du carrosse deux personnes seulement s’asseyaient: Ayelle et Coeur-d’Amour. Alors, où était le duc de Nemours? Oh! tout près... Dissimulé sous la banquette, il cuvait tranquillement son fluide. Lorsque Matraque et Isis, pourvus de torches, eurent été hissés sur deux chevaux empruntés aux gardes, le cortège prit la direction de la porte Saint-Honoré. Alors, gentilshommes et soldats levèrent leurs chapeaux en poussant un «vivat» en l’honneur du grand favori délivré. Il n’y avait plus qu’à attendre. On se demandait anxieusement de quels moyens diaboliques le sorcier allait faire usage pour exécuter sa promesse. On s’attendait à le voir commander aux éléments destructeurs de lui venir en aide. Mais les plus pessimistes ne prévoyaient point le spectacle terrifiant qui allait leur être offert. Tout à coup, les plus braves sentirent un frisson leur courir à fleur de peau. De la maison maudite un jet de flammes venait de s’élancer vers le ciel, un jet de flammes chargé d’éclairs et de tonnerres, et d’un pouvoir éclairant si prodigieux que tout le quartier en fut illuminé et que les archers durent se boucher les yeux. Puis, simultanément, des bombes éclatèrent dans toutes les directions, les unes dégageant des vapeurs piquantes, lourdes, démoralisantes; les autres laissant retomber une pluie d’étoiles dont chaque unité se changeait en fusée d’étincelles dès qu’elle entrait en contact avec les vapeurs. Des gémissements sinistres, des vociférations assourdissantes emplirent les ténèbres brusquement revenues. Alors, la terreur panique s’empara de tous. Mais ce fut un sauve- qui-peut général, une bousculade, une fuite lamentable lorsque, de la tour devenue transparente, rayonnante, semblable à une colossale émeraude verte, des serpents de feu se prirent à descendre pour se ruer en sifflant sur la troupe affolée... Et tandis que Catherine de Médicis s’effrayait à l’hôtel de Soissons, tandis que l’épouvante de cette manifestation surnaturelle, gagnant de proche en proche, atteignait le Louvre et envahissait Paris, tandis que les Mignons du duc de Guise, assemblés sur la convocation du comte d’Entragues, songeaient à porter secours au chevalier d’Arma; que le marquis de Villeneuve se préparait à souper après s’être réconcilié avec sa femme; que le mystérieux visiteur du corridor secret partageait avec le barbet le gigot d’agneau dérobé à la vieille Françoise; que Gloriette, entraînée par son père au château de Chaumont, allait devenir la victime des expériences de Phtah Mansour, la reine des gipsies... Pendant que se déroulaient ces différentes scènes, en des lieux très éloignés les uns des autres, Coeur-d’Amour roulait sur la route de la Ville-l’Évêque... Une main passée derrière la taille de la comtesse Ayelle qui se mourait d’aise, les pieds appuyés au corps du duc Roland insensible, les yeux fixés tantôt sur Fiamma, tantôt sur Renaude, notre héros songeait encore à Solange et se disait que la bienheureuse intervention de Bar-Cobral, en le remettant en liberté, allait lui permettre d’arriver à temps au rendez-vous du lac lumineux, de défendre Divine, de sauver Gloriette. Après cela, peut-être pourrait-il prendre un peu de repos, revoir Solange et se donner tout entier à son amour. Source: http://www.poesies.net