Coeur D'Amour. (1923) Par Paul Auguste Jean Nicolas Féval. (Fils) (1860-1933) TOME IV L'Ebornade. TABLE DES MATIERES. I DUEL AUX LIQUIDES. II TROUBLANTE INCERTITUDE. III LANGUE ARRACHÉE, DOIGTS BRÛLÉS. IV LA VENGEANCE DE LA MORTE. V LE SECRET DU SILENCE. VI PENDANT LA PAVANE. VII LES SURPRISES DE LA MARQUISE. VIII UNE BALLADE DE RONSARD. IX OÙ COURMANTEL JOUE AU ROI. X L'ASCENSION DES APÔTRES. XI LA BOTTE DE SPOLTO. XII CE QUI RETENAIT HENRI III. XIII JACQUES D'ARMAGNAC. XIV COMBAT DE LIONS. XV DEUX CONTRE QUARANTE. XVI MÈRE ET FILS. XVII LA FOLIE DES VAUTOURS. XVIII JE T'AIME! TOME IV I DUEL AUX LIQUIDES. La nuit s’avançait. Sur la paille des écuries du Prieuré de la Jatte les quatre pratiques de l’escorte du duc Roland de Savoie-Nemours avaient fait ripaille et commençaient à s’assoupir. Mais l’arrivée de Fiamma leur apportant de nouvelles boissons fermentées venait de réveiller leur soif. -Danse? avait demandé Ismaël. Et Fiamma s’était mise à danser, sans souci d’allumer le sang des bohémiens et d’exciter leur convoitise... Où était Coeur-d’Amour? C’est à peine s’il s’était montré un instant à dame Homole et à Juanola, pour se faire connaître d’elles; puis il s’était éclipsé à la suite de la seconde, qui s’en allait porter un verre d’eau à Solange de Villeneuve, enlevée par surprise à l’affection de sa mère et prisonnière de son singulier fiancé. Coeur-d’Amour n’avait point reparu depuis. Dans la chambre du maître, assis en face du duc Roland, Gaulfarault ou le Grand Marquis achevait de nettoyer une aile de bécassine. On était à la fin du second service, quelques cruches de vin d’Anjou ou d’Aunis montraient leur bedaine vide; quant aux deux flacons de chianti, ils restaient encore à entamer et prélassaient leur poussière vénérable à portée de la main de chacun des convives. Celui qui était proche de l’invité se trouvait être, comme par hasard, un flacon au bouchon remis à l’envers. La conversation aiguillée sur des sujets généraux languissait; la présence de dame Homole, chargée d’assurer le service, devait y être pour quelque chose. Enfin, celle-ci s’étant absentée, le jeune homme se versa une rasade en demandant: -Pour m’avoir précédé dans ce domaine lacustre, beau- père, il vous a fallu quitter votre hôtel vers la tombée du jour? -Non pas! bien au contraire, vous étiez déjà en route depuis longtemps, lorsque fantaisie m’est venue de vous rejoindre... -Même de me dépasser... Corbac! c’est à n’y point croire... Souffrez donc que je m’en étonne! -Entre associés, mon gendre -et nous sommes associés, je crois? -on ne doit pas chicaner pour si peu... Je souffrirai de vous bien d’autres choses. Le Grand Marquis choqua son verre contre celui de son partenaire et l’avala d’un trait. L’autre n’avait fait qu’effleurer le sien de ses lèvres. -Quand le diable y serait, dit-il en le reposant sur la table, mes chevaux sont des meilleurs et, d’avoir été brûlé en aussi peu de temps... -Ça vous dépasse? -C’est le mot!... Au bac des Bonshommes, j’en suis certain, vous n’étiez pas devant nous? -J’étais au-dessus! -Par quelle voie êtes-vous donc venu? -Par la voie des airs! -Hein! raillez-vous? Le noble vieillard s’occupait à tremper une mouillette croustillante dans le croupion béant de la malheureuse bécassine. Il prit le temps de délecter cette gourmandise et murmura: -Je tiens cette recette d’Anne de Montmorency... l’illustre maréchal procédait au mouillage de ses lèchefrites avec une exquise délicatesse! » Pour ce qui est de railler, reprit-il en donnant a sa voix une nuance d’amertume, n’en croyez rien. En dix années de forteresse, le cerveau peut combiner bien des instruments qui tous sont dirigés vers un but unique: la liberté! » Pensez-vous que je me sois échappé de Vincennes en me jetant du haut en bas du donjon? Non! c’eût été un suicide, et j’aurais eu bien du regret de ne point faire votre connaissance... » Versez-moi à boire, je vous prie? Le régime des prisons altère... Connaissez-vous Pierre Mirot? -Non, avoua Roland après s’être exécuté. -Quotidiennement il m’apportait une cruche qui, à elle seule, en valait dix des vôtres; malheureusement, elle ne contenait que du jus de gouttière... Pierre Mirot était mon sommelier au donjon. » Pour en revenir à mes ailes... -Quelles ailes? -Ai-je négligé de vous en faire la description?... Pendant cent dix mois, mon gendre, pendant cent dix mois, de ma meurtrière j’ai étudié le vol des oiseaux... Il m’a fallu dix autres mois pour établir mon appareil icarien et, le dernier jour du cent vingtième mois, j’ai pu prendre ma volée. -Prétendez-vous me faire entendre que, soulevé par ces ailes, vous avez pu faire le trajet du faubourg Saint- Germain jusqu’ici? -Précisément, mon jeune seigneur; le ciel vous octroya une fine intelligence qui me dispense d’entrer dans des explications oiseuses. J’ai fait l’oiseau, tout le secret est là. Roland le regardait avec stupeur et ne savait s’il devait rire ou se fâcher. Tous ces détails étaient pour lui mettre martel en tête et, comme miss Huming l’avait renseigné tout à la fois sur l’identité véritable de son amphitryon de la veille et sur la fuite du captif de Vincennes, perplexe, il se demandait: -Est-ce le vrai ou le faux? Le truand ou le gentilhomme? -Ah! jeunesse! vous rêvez? demanda le vieillard tout en attaquant un entremets sucré. Pensez-vous donc au revenant dont me parlait l’Anglaise... Au revenant tout semblable à moi, -infâme Gaspard! traître! pendart! -qui rôdait dans la galerie aux alentours de l’appartement de ma noble épouse? Pour le coup, le doute lancinant dont souffrait l’esprit de Roland s’envola en fumée. C’était bien là son rhéteur- pochard de la veille, corbac! autrement comment aurait-il pu connaître ce détail? -Nous ne sommes plus des enfants, mon gendre. Et, d’abord, Gaulfarault, roi de Thunes, a-t-il jamais pu croire à ces fadaises? Il titubait sur son siège, sa bouche devenait pâteuse. -Pour m’en débarrasser, réfléchit le duc, pas ne sera besoin du chianti agrémenté de la poudre de Phtah. Il est ivre! Une pierre au col et le fleuve suffiront! Voulant reculer la bouteille coiffée de travers, sa main s’avança au-dessus des mets. Celle du marquis fut plus prompte et s’en saisit. -Que ne le demandiez-vous? dit-il en la penchant, toute décoiffée, vers son hôte. Le duc éloigna vivement son verre. -À chacun son flacon, balbutia-t-il en montrant le frère du premier. Voici le mien... C’est du vin d’Italie. -D’Italie?... Asti?... Lacryma-Christi?... Chianti?... -Chianti! Le vieillard y trempa ses lèvres. -Un nectar divin! assura-t-il. Mais en a parte il constata: -Saveur cuivrée, Croix du Christ!... addition de deutochlorure de mercure!... Quel délicieux jeune homme! Il éleva la voix pour appeler: -Dame Homole? Roland s’inquiéta: -Que voulez-vous de cette femme? -Oh! rien que de très naturel... le complément obligé de cette boisson princière. » Dame Homole, ajouta-t-il en voyant paraître la mère de Juanola, apportez-moi de suite une pinte de lait, frais tiré, et une douzaine d’oeufs. -Il y a tout cela à l’office ici près, monseigneur. -Apportez-le avec deux autres verres. Lorsqu’il fut servi, le Grand Marquis remplit son premier verre de vin empoisonné, son second recueillit un blanc d’oeuf et, dans son troisième, le lait monta en mousse8. Ayant ainsi préparé sa cuisine, coup sur coup et dans l’ordre, il avala le contenu des trois verres. -Pardieu! s’écria Savoie-Nemours, ébahi de voir son convive, plus solide que devant, se préparer une nouvelle rasade du même genre, pardieu! seigneur beau-père, il vous faut avoir un rude estomac pour pouvoir avaler sans sourciller cet abominable mélange! -Détrompez-vous. L’ignorance seule vous fait prononcer ce blasphème. Le rubis du Chianti, en se dissolvant dans de l’opale lactée, produit l’ambroisie des dieux... Voulez- vous y goûter? -Mille grâces! mon coeur se soulève rien qu’à l’idée de tenter cette expérience. -Pauvre nature, décidément, pensa le marquis. César Borgia, lui, savait défier la mort. Il reprit en arrondissant son regard malicieux: -Entre associés, le premier devoir est la franchise et, puisqu’on se doit dire ses vérités sans ambages, je vous avouerai donc, seigneur, que ma noblesse de fraîche date n’est pas moins mensongère que la vôtre... -Ah çà! vieux drôle!... -Paix! Paix! coupa l’intrépide buveur en retenant à deux mains son abdomen que secouaient de spasmodiques sursauts; je ne suis pas beaucoup plus Villeneuve-Marsan que vous n’êtes Armagnac, ou Savoie, ou Nemours... -Si vous n’êtes pas le Grand Marquis, s’écria Roland en se levant, nous ne devons avoir rien de commun... Sortez! Le rire du vieil homme se fit tempêtueux, il faillit en suffoquer et dut se tamponner les yeux. -Ah! ah! fit-il en se laissant aller sur le dossier de son siège, drilles et cagous! il n’y a pas moyen de s’ennuyer avec vous, mon gendre. Quelle tirade bien venue!... Il engloutit pour la seconde fois le contenu de son chapelet de verres et reprit: -Si vous tenez mordicus à vous faire passer pour Savoie- Nemours, mieux vaut, pour vos projets d’alliance, vous adresser au faux Villeneuve qu’au vrai. Entre nous, le vrai pourrait n’être pas d’aussi bonne composition et chercherait probablement à savoir le fin mot de votre ménechmisme avec un bandit... -Seigneur, c’en est trop! -Ne vous frappez pas!... Fin mot, disais-je, qu’il devinerait sans doute en vous confrontant avec Coeur- Volant, actuellement détenu au Grand-Châtelet. Des gouttelettes de sueur perlaient aux tempes de Roland, ses pommettes s’étaient empourprées et, depuis un instant, ses doigts fébriles tourmentaient le manche de sa dague. Les derniers mots la lui firent tirer. Il la planta vibrante dans le bois de la table en grondant d’une voix farouche: -Il est des choses que vous ne devriez pas connaître, celle-ci est du nombre. Vous allez m’apprendre tout de suite de qui vous tenez ce renseignement ou, par la mort Dieu!... -Vous percerez sans pitié la poitrine du père de votre fiancée?... Ce serait une singulière façon de vous assurer l’amour de la jeune personne... Malheur et guigne!... ce m’est un chagrin de vous endêver... Écoutez, je sais encore beaucoup d’autres choses et c’est assez compréhensible... Le roi de Thunes n’a-t-il pas à sa dévotion une armée d’espions cent fois plus nombreuse que celle du seigneur d’Estouteville? La ribaudaille et la truanderie! » Rengainez ce poignard, je vous en conjure; sa vue m’offense et, par respect pour mes illustres ancêtres, je vous le dis, je ne saurais supporter de nouvelles grossièretés et de nouvelles menaces sans mettre flamberge au vent! -Sais-tu donc tenir une épée, Gaulfarault? -Une dernière fois, trêve aux familiarités déplacées... Tous les mâles de notre maison apprirent à ferrailler avant d’apprendre à parler! Le duc Roland, haussant les épaules, rengaina. -Suis-je sot? pensa-t-il; ce fatigant discoureur n’a rien du Grand Marquis. Il regarda son hôte qui achevait d’absorber à petites lampées tout ce qui restait de sa triple mixture. -Ce scélérat est rétif à la poudre, pensa-t-il. Son gosier n’est pas plus sensible que l’âme d’un canon de mousquet... Du dehors montaient, par bouffées, des cris et des rires, des cliquetis de verres et le bruit d’un tambourin. Avec le concours de Fiamma, l’orgie atteignait à son apogée dans les écuries du prieuré où les bohémiens, enivrés d’alcool et de désirs cherchaient à imiter la danseuse et se battaient entre eux en son honneur. -Si je n’étais en votre agréable compagnie, seigneur mon gendre, remarqua l’ironique commensal du duc, parole! je me croirais encore chez mes vassaux de la petite flambe, tant vos gens et les miens ont pareillement le diable au corps. -Dois-je leur commander d’être moins bruyants?? -Que non pas! En cette nuit de fiançailles, les réjouissances sont permises. -Or, vous vous réjouissez aussi, sans être de la famille, vous, messire Gaulfarault?... Car vous ne pouvez être le père de la demoiselle, avouez-le? -Ah! quelle est votre erreur! qui lui aurait donné la vie, si ce n’était l’époux de la marquise Marie? -D’accord! mais comme Villeneuve-Marsan est mort, tué dans la cour des fournisseurs; malgré votre petite histoire des ailes... -Vous hésitez à me croire?... N’hésitez plus... Villeneuve-Marsan est bien vivant, et je suis Villeneuve- Marsan! Dans le regard agrandi de Roland passa un brouillard de stupeur. Était-il le jouet d’un cauchemar? -Par exemple! maugréa-t-il désarçonné; il y a à peine une minute, ne me disiez-vous pas?... -Attendez! intercala l’étrange vieillard qui allongea son bras pour atteindre le dernier flacon inviolé. Nous ne buvons plus, mon cher futur parent et, si vous êtes comme moi, la soif doit embrouiller vos idées. Il décapita la bouteille et emplit les deux verres. -À votre prospérité! -Grand merci! à la vôtre! » Tiens, observa le jeune seigneur qui venait de vider son verre machinalement; vous n’ajoutez plus à ce chianti vos autres produits écoeurants? -C’est pour ne point vous forcer à m’imiter, mon fils prochain, puisque, cette fois, nous partageons... » Revenons à ce qui nous occupe et approfondissons: » Villeneuve est sorti de Vincennes, c’est indéniable. Si vous aviez encore des doutes, je les réduirais à néant en leur opposant: primo, la vision de mon sosie par miss Huming dans la grande galerie de mon hôtel; secundo, les bruits entendus dans les murs de ce même hôtel; tertio, enfin ma présence ici, à moi, le protégé de Catherine de Médicis, qui suis venu tout exprès pour vous dire: hâtez- vous de prendre possession de l’objet du litige, si vous ne voulez voir se redresser entre lui et vous la rapière formidable du revenant! Le duc écoutait avec une attention soutenue. -Quelle caboche blindée! se disait-il, Corbac! si je n’avais moi-même préparé la drogue, je pourrais douter qu’il a pris la décoction de Phtah. Il essaya de secouer sa torpeur, car, bien qu’il eût la tête solide, les vapeurs de l’ivresse commençaient à avoir raison de lui. -L’objet du litige? demanda-t-il. Cette périphrase doit désigner Mlle Solange? -Sans doute!... Vous seriez sous six pieds de terre à cette heure, si votre fanfaronnade d’ajouter la Villeneuve à la liste de vos maîtresses était tombée dans l’oreille de mon compétiteur... » Raisonnons et déduisons: » Que je sois ou que je ne sois pas le même Villeneuve qui fut envoyé dans le temps auprès d’Elisabeth d’Angleterre, qui combattit à Saint-Denis et qui se laissa incarcérer pour une raison inutile à rechercher, qu’importe!... » Comptons les points!... » Il y a un imposteur et il y a un spolié... Le premier détient le titre et les avantages; il a été reconnu par sa famille et par ses serviteurs; il vous est favorable!... Le second, mort civilement et mis hors la loi avant son décès, s’opposerait de toutes ses forces à vos entreprises s’il venait à ressusciter... » Ergo! dans votre intérêt, comme devant la Société, quel est le vrai Villeneuve-Marsan, je vous prie humblement de décider? Roland fut un temps avant de répondre. L’ivresse montait en son cerveau. Depuis un instant il agitait en son for intérieur cette question: -Comment pourrais-je me débarrasser de ce gluant bavard? Car il songeait à Solange, à Solange endormie tout près de lui, au delà d’une porte dont il s’était fait délivrer la clé. -Après tout, réfléchit-il assez haut pour être entendu, je puis bien réclamer la complaisance du bonhomme; mes intentions ne peuvent le froisser puisque la demoiselle ne lui est de rien. -De quoi s’agit-il, mon gendre? -Seigneur beau-père, les amoureux sont impatients. Donnez-moi votre main, et guidez-moi vers ce cabinet à droite. Le Grand Marquis lui tendit une main qu’une convulsive nervosité agitait. -Marchons, répondit-il; un gentilhomme n’a qu’une parole! Intérieurement, il ajouta: -Cette immonde scélérat a dans l’âme une pensée de luxure infâme! C’est mon devoir de ne l’abattre qu’à l’instant où il se sera vendu!... » Pourvu, croix du Christ! pourvu que ce jeune homme au coeur si valeureux ait bien compris mes instructions et soit à son poste! Depuis un grand quart d’heure, tout semblait dormir au Prieuré de la Jatte. Les vociférations des énergumènes, parqués dans l’écurie, avaient aussi fait trêve. Un pesant sommeil avait anéanti l’un après l’autre, les bohèmes complètement abrutis par l’alcool et les danses de la gentille Fiamma. Celle-ci, sa tâche achevée, s’était éloignée d’un pas léger. Elle était montée tenir compagnie à Juanola devant l’entrée extérieure de la chambre occupée par Solange. La petite porte du cabinet fut ouverte sans bruit. Le Grand Marquis et le duc pénétrèrent ensemble dans l’ancienne chambre de la marquise Marie. Le premier eut besoin de faire appel à tout son courage pour franchir le seuil de cette pièce dans laquelle il avait connu le bonheur; le second y puisa une assurance nouvelle. C’était une chambre toute semblable à celle où avait eu lieu le récent souper, mais le lit ne s’y voyait point: il était dissimulé derrière les rideaux baissés d’une alcôve. Un flambeau, resté sur la table, dispensait autour de lui une demi-clarté. Solange demeurait invisible, cependant sa présence était dénoncée par le bruit de sa respiration calme et régulière. Après avoir prié et pleuré, la fière jeune fille, brisée de fatigue, s’était endormie. -Beau-père, ricana sourdement le duc, je me ferais scrupule de vous garder près de moi. Retournez là-bas et voyez si le flacon de chianti est à sec. -Mais vous? -La belle question! Je suis venu pour... -Seigneur, vous connaissez nos conventions? -Lesquelles? -Épouser! -Corbac! l’occasion de prendre un petit acompte est trop belle! -Misérable! La lourde main du Grand Marquis tomba sur l’épaule de Roland qui, pour se retenir, s’accrocha instinctivement aux rideaux de l’alcôve. Ceux-ci s’ouvrirent en grand, faisant grincer leurs anneaux sur la tringle, et Roland poussa un cri de rage. Face à lui, dressé tout debout devant le lit sur lequel reposait Solange, se tenait un homme enveloppé d’un long manteau. Le visage de ce vigilant gardien disparaissait derrière les bords d’un haut collet relevé. Ce ne pouvait pas être une apparition fantomatique, car sa main tourmentait nerveusement la coquille d’une rapière dégainée, d’une rapière dont la lame brillante renvoyait en étincelles la lumière du flambeau. -Trahison! rugit Roland en faisant un bond en arrière et en tirant son épée. Ah! Ah! vieux fourbe! tu avais bien deviné, je suis Néré Mansour, le chef des rapaces; je suis Coeur-Volant... -Coeur-Volant! gémit une voix déchirante. Au bruit, Solange venait de s’éveiller en sursaut et, joignant les mains, les yeux exorbités par une épouvante sans nom, elle cherchait à comprendre. Le favori d’Henri III, arrivé au paroxysme de la fureur, s’affolait de sa propre jactance. La jeune fille lui apparut si désirable en son effroi qu’il se jura de ne la point céder et ce fut avec éclat qu’il reprit en faisant décrire à son épée un moulinet vertigineux: -Arrière, truand! Hors d’ici, valet! Qu’on déguerpisse pour me laisser accoler ma douce fiancée... Cette nuit verra couler le sang d’amour. Le Grand Marquis, tranquillement, avait croisé ses bras; ses lèvres s’entr’ouvrirent pour laisser tomber ces deux mots: -Cur non? Sans parler, à ce signal, le mystérieux gardien fit un pas hors de l’alcôve et rejeta son manteau, découvrant la mâle figure de Coeur-d’Amour. Roland, au lieu de frapper, mit sa main au-devant de ses yeux en balbutiant d’une voix étranglée: -Armagnac! Armagnac! est sorti de sa tombe! Il reculait, chancelant, vaincu déjà, et sa main paralysée allait laisser échapper son épée lorsque la violence même de son éblouissement le dégrisant soudain, il gronda, son esprit reconquis: -L’éborgneur! à nous deux, mon beau hobereau! Les épées se froissèrent. Il ne paraissait plus possible d’éviter mort d’homme, tant les deux combattants y allaient de grand coeur. Solange, prise entre deux sentiments opposés, tiraillée d’un côté par l’horreur, et, de l’autre, par l’immensité de sa passion qui lui faisait oublier le terrible aveu de Roland, Solange se tordait les mains. Dans son aveuglement, la malheureuse adressait au ciel une prière impie. Le duel muet se précipitait. Soudain, croyant voir un vibrant éclair d’acier menacer le front du duc épuisé, la jeune fille se rua entre les adversaires. En cet instant, dernier effort d’un lutteur découragé, l’épée du mignon arrivait en ligne. Sa pointe pénétra roide comme balle dans la poitrine de La Villeneuve. Elle eut encore l’énergie de sourire à son meurtrier; de crier: «Pitié pour lui!» puis un flot de sang noir lui remonta aux lèvres, ses bras s’ouvrirent en croix et elle s’écroula sur le tapis, morte! Ainsi se réalisa la première partie de la prédiction de la sorcière! II TROUBLANTE INCERTITUDE. Comment Coeur-d’Amour s’était-il trouvé avec tant d’à- propos au devant du lit de Solange? Par quelle mystérieuse issue avait-il pu pénétrer dans la place que gardaient d’un côté les deux soupeurs et de l’autre la Juanola? Dès son entrée au Prieuré, le Grand Marquis, par crainte d’une inconséquence de Grain-de-Raison, avait fait enfermer l’intelligent barbet et ses deux chevaux dans une buanderie assez éloignée, puis, après s’être entendu avec Faraubras, époux de dame Homole, il avait minutieusement expliqué à son jeune compagnon le rôle qu’il désirait lui voir tenir dans la comédie dramatique qui devait suivre. C’est ainsi que, averti par Juanola, sa fille, du sommeil de la Villeneuve, Faraubras avait pu faire passer Bernard par une petite pièce condamnée qui communiquait directement dans la chambre de la jeune fille. Autrefois, en effet, cette chambre avait servi de résidence au sous-prieur des moines Génovéfins des Ardents, constructeurs du prieuré de l’île, et les fonctions de ce dignitaire étant toutes disciplinaires, la petite pièce lui servait alors de cachot de correction... Subitement dégrisé par le meurtre odieux qu’il venait de commettre sans le vouloir, meurtre qui réduisait à néant ses plus utiles espérances d’honneurs et de fortune, le duc Roland ou Néré Mansour, mettant à profit le désarroi de ses deux ennemis, ne songea même pas à les occire, bien qu’ils fussent hors d’état de se défendre en cet instant. Il prit la fuite par son appartement... Coeur-d’Amour, écrasé par la douleur, s’était laissé choir sur ses deux genoux auprès de celle à laquelle il avait rêvé de pouvoir consacrer sa vie. Il posa une main sur son coeur, convaincu qu’il allait en sentir les pulsations. Il ne pouvait croire au tragique dénouement de cette scène rapide. Mais lorsqu’il se fut assuré que cette poitrine restait inflexiblement sourde à son appel, que rien n’animait plus ce corps charmant, que la vie s’en était pour jamais retirée, que Solange avait cessé de vivre, qu’il ne l’entendrait plus parler, qu’il ne la verrait plus sourire, alors son désespoir éclata, effrayant. Perdant toute retenue, oubliant même la présence du père de l’infortunée, Bernard se coucha auprès de la morte; entourant de ses bras son pauvre corps inerte, il le pressa sur sa poitrine, tantôt poussant des hurlements coupés de sanglots, tantôt laissant éclater un rire sinistre ou, plus calme en apparence, murmurant à son oreille d’innocentes confidences. C’était angoissant au possible! La tête parée de ce cadavre de jeune fille allait et venait entre les mains du malheureux chevalier, qui, devenu dément, s’appropriait le sourire figé de la défunte, et cherchait à lui répondre d’une manière équivalente. La douleur du père, était calme, autrement digne; il avait si fort souffert, celui-là, qu’une torture de plus ne pouvait avoir d’action visible sur son âme éprouvée. Résigné devant l’irrémissible, il fut pourtant effrayé du lamentable état dans lequel l’affreuse mort de sa dernière fille plongeait le plus fidèle de ses amis. Craignant à bon droit pour sa raison, si cette situation navrante se prolongeait, il se pencha vers Coeur-d’Amour, en murmurant de sa voix grave, un peu tremblante: -Chevalier, mon fils, celle-ci est au ciel; la voulez- vous disputer à Dieu? Hélas! sourd à cette voix, Bernard resserra son étreinte. Alors le vieillard marcha vers la porte du vestibule, qu’il ouvrit, et, voyant apparaître les visages décomposés de Juanola et de Fiamma, il dit à cette dernière, en désignant le groupe macabre: -Jeunes filles, soyez mieux inspirées que moi! Sauvez ce malheureux! D’un coup d’oeil, la protégée de Salem-Kébir comprit tout; elle l’avait prévu, elle s’y attendait. Les astres sont incapables de mentir! -Merci de vous fier à moi, seigneur, murmura-t-elle. Je l’ai déjà sauvé et le sauverai encore, parce que la destinée de chacun doit s’accomplir. Or, la sienne ne peut se terminer ici, c’est écrit. -Comment feras-tu? -Écoutez! Elle se cacha au fond de l’alcôve et, soudain, de derrière les rideaux, une voix, la propre voix de Divine- la-Folle, se prit à chanter ces paroles nouvelles, sur l’air de la complainte qui fendait l’âme des plus endurcis: Le destin moqueur Emporte Solange; C’était mon seul ange!... ... Non! non! triste coeur, Songe à la muette, Ta soeur Gloriette! Aux premières notes, le chevalier redressa la tête et regarda tout autour de lui, saisi par cette acide crispation cardiaque qu’il avait déjà ressentie par deux fois; mais le nom de sa petite soeur aux yeux de saphir fut un baume souverain sur sa récente blessure et le remit debout. La crise funeste avait pris fin. Fiamma, détentrice d’un mystérieux pouvoir, venait en une seconde sinon de guérir sa douleur, tout au moins de la rendre supportable, car Gloriette avait le visage de Solange, en plus doux, et Gloriette, vivante, devait lui rappeler la morte. -Où donc est passé l’infâme? demanda-t-il, redevenu subitement l’homme de lutte qu’il avait toujours été. -Mon fils, répondit M. de Villeneuve désireux de s’assurer si cette cure extraordinaire aurait des résultats durables, la vipère a perdu son venin; nous la retrouverons et l’écraserons. Ne m’aiderez-vous pas à replacer cette enfant sur sa couche? Ils prirent respectueusement le corps de la jeune fille qu’une seule désobéissance aux conseils de sa mère avait tuée et l’installèrent sur le lit. Puis le Grand Marquis, ayant confié à Fiamma et à Juanola le soin de lui faire sa dernière toilette, attira Bernard dans la pièce voisine. -Jeune homme, commença-t-il, écoutez-moi sans m’interrompre. L’heure des résolutions viriles est venue. Loin de me détourner de mon but, ce qui vient de se produire est pour me pousser en avant. » Si vous êtes avec moi, croix du Christ! imitez mon exemple; soyez homme! barrez votre coeur de l’aes triplex dont parlait Horace et dites-vous ceci: l’honneur étant au-dessus de la vie, Solange a pris le parti le plus sage en préférant la mort à la flétrissure vers laquelle elle se laissait aller inconsidérément! Cette phrase à la Brutus arracha un soupir à Bernard. -Vous aimez ma fille, poursuivit le vieillard, s’il vous plaît de l’aimer encore, je vous la rendrai... -Seigneur! -Je vous la rendrai en la personne d’une admirable enfant qui est auprès de la marquise et portera le nom de Villeneuve... oui, par le Dieu vivant! car j’ai fait le serment d’adopter Gloriette... -Gloriette! -La meilleure petite âme qui soit au monde! Une enfant dont la sublime noblesse n’a pas besoin d’aller chercher sa source dans les veines d’ancêtres! Un silence suivit. L’évocation de l’angélique visage auréolé d’or les troublait autant l’un que l’autre, mais à des titres bien différents. Sans pouvoir s’en empêcher et sans deviner par quel lien se rattachaient entre elles ces deux images, l’ancien captif revoyait Ghislaine, sa petite mignonne disparue, sous le blond brouillard des cheveux de la bohémienne aux yeux bleus; tandis qu’à travers la même brume, Bernard voyait revivre, idéalisée, sa première passion sérieuse: une Solange moins fière, caressante, adoratrice. En quelques mots le Grand Marquis mit le jeune homme au courant de ce qu’il avait décidé. La marquise Marie, cette mère tant éprouvée, ne pouvait être avertie sans grands ménagements du nouveau deuil qui la frappait; on devait le lui tenir caché, jusqu’à ce qu’un événement plus heureux se produisant, puisse contre-balancer l’annonce fatale. À cet effet, durant toute la journée suivante, Bernard pourrait rester au Prieuré et veiller le corps. Pendant cela, monté sur Djaoulia, le marquis irait à Paris pour en rapporter une dissolution de chlorure de zinc et pratiquerait l’embaumement de Solange, comme il avait déjà fait pour Verveine de Nattier, par une injection intra-veineuse de quatre litres et demi. Puis il s’en retournerait, définitivement cette fois, monté sur Mont-joie. -Une dernière recommandation, mon fils, ajouta le vieillard en terminant. Ce soir à la tombée de la nuit, rendez-vous dans la loge des Peyragude, à l’hôtel du faubourg Saint-Germain. Je vous retrouverai... soyez exact, car Villeneuve aura à réhabiliter son nom, en travaillant pour la légitimité du trône! La maison des Mignonnes, ainsi que tous les autres établissements de plaisir, ayant été consignée, l’hôtel d’Épernon, situé entre les vieux Augustins et la rue Plâtrière, servait, cette nuit-là, de lieu de réunion à nombre de gentilshommes ou gentilles dames de notre connaissance. Le prétexte invoqué était des plus plausibles: Sa Majesté, harassée et prévoyant de nouvelles fatigues pour le lendemain, avait donné licence à tous ses courtisans de s’aller coucher. L’habitude des joyeuses agapes nocturnes ne se peut perdre du jour au lendemain, aussi ces derniers avaient- ils eu la louable idée d’aller récréer un peu la solitude de Maugiron, toujours hospitalisé par le sensible Jean- Louis de Nogaret de la Valette, comte d’Épernon. Or, cette même pensée étant venue à plusieurs autres, dans différents endroits de Paris, à peu près à l’heure où se terminait, au Prieuré de la Jatte, le souper offert par Roland à son futur beau-père, nous aurions pu trouver, autour du lit de l’éborgné du Pré-aux-Clercs, la plupart des personnages que nous vîmes aux premières pages de ce récit, fêtant Bacchus, Terpsichore et Vénus, dans le grand salon de la Poulpe. Il y avait là, côté des mignons de Valois, outre le maître de la maison et son hôte blessé, le petit duc de Joyeuse, Livarot, qui n’avait rapporté du combat de l’avant-veille qu’une oreille sur deux; Quélus, Saint- Mégrin, François d’O et Jan du Gaz... Oui, Jan du Gaz en personne, retrouvé comme ivre-mort, dans les cultures Sainte-Catherine et ramené par ses amis. Un Jan du Gaz bien changé, il faut l’avouer; silencieux, abêti, abruti. Dame! écoutez donc, lorsque, ayant une pinte de rubdira- Mandab dans le ventre, l’on s’est promené durant vingt- quatre heures, d’abord enfoui dans des loques sordides, ensuite cousu dans une peau d’animal; lorsque l’on a goûté, étant ainsi affublé, aux honneurs des fourches de justice, puis servi de sujet, successivement, à trois sorciers évocateurs, on ne peut plus être semblable à tout le monde! Les mignons de Guise n’étaient en tout que quatre: Mercoeur, Chicot, Ribérac et Schomberg. Ces deux derniers auraient pu dire à quelle cause attribuer l’absence d’Entraguet; -n’avaient-ils pas quelque peu prêté la main, pour lui, à l’enlèvement de Yannie de Goulaine? -mais ils se seraient bien gardé d’ébruiter cette aventure en la présence du marquis d’O, gendre de Villequier. Il ne faudrait pas être surpris de nous voir représenter nos mignons des deux partis parlant et discutant entre eux avec la meilleure grâce du monde. À cette époque bénie où l’on allait journellement au pré comme à la danse, il n’était point de bon ton de faire montre de rancune, et les adversaires du matin qui avaient la chance de se pouvoir revoir le soir, affectaient, en public, une urbanité raffinée, quitte à se recouper la gorge ensuite pour la moindre vétille. Les autres personnes présentes étaient la comtesse Ayelle de Givors, Mlles de Limeuil et de Saint-Rémy et enfin miss Huming. La première gardait encore, au fond des yeux, le langoureux souvenir de sa récente conversation avec Coeur-d’Amour; les deux suivantes, mettant à profit l’humeur misanthropique de la Médicis, qu’un mal intérieur dévorait depuis sa dernière visite au Louvre, s’étaient échappées de l’hôtel de Soissons. Quant à l’Anglaise, après avoir prêté la main à l’enlèvement de la Villeneuve, elle avait jugé prudent de mettre une bonne distance entre elle et la marquise Marie. On avait un peu mangé, légèrement courtisé, beaucoup bu, énormément médit des absents. On venait de passer en revue les nouvelles singulièrement nombreuses du jour, et chacun avait placé son mot sur les funérailles de l’oeil de Maugiron, sur la disparition incompréhensible du chancelier, sur les vexations rigoureuses qui tombaient dru comme grêle et allaient soulever les mécontents; sur le dernier avatar du roi, qui voulait être fêté par les échevins, non en leur maison des Piliers, mais à la tour de Nesle, et ces insouciants jeunes gens riaient, riaient des choses les moins risibles, fatiguant le blessé dont la fièvre les laissait insensibles. -Messeigneurs, dit Chicot, qu’il y ait ou non orgie à la tour, dans tout ceci je ne vois plus qu’il soit question de ce jeune cavalier d’élite qui déflora le visage de Maugiron... -Désauricula Livarot! surfit Mercoeur. -Et tua du Gaz! compléta Ribérac. -Messieurs, riposta d’Épernon, du Gaz est ici et vous dira qu’il n’a pas été occis mais envoûté. J’accuse votre chevalier d’avoir fait usage d’une arme dérobée au râtelier de Merlin l’enchanteur. Le vicomte d’Arque ricana: -Il paraîtrait que les piques de nos sergents de la Prévôté n’ont pas été aimantées par elle. -Comment cela? -C’est bien simple, il s’est laissé sottement prendre par les archers... -Où? -Sur le port au foin, dont il avait incendié nombre de barques chargées... -Ta! ta! ta! intervint Chicot... Voilà comment on laisse se propager les légendes... L’incendiaire est un bandit connu... -Justement, mon brave garçon; sourit Jacques de Lévis. As-tu remarqué combien ton chevalier ressemble à notre Nemours? -Et toi, comte, nieras-tu que monseigneur Roland est tout le portrait de Coeur-Volant? -De mieux en mieux, mon pauvre Chicot, tu t’enferres à plaisir! Je nierai d’autant moins cela que cette ressemblance fâcheuse de notre ami avec un scélérat a permis de reconnaître ledit bandouiller... Le chevalier ne se faisait-il pas aussi nommer Coeur-d’Amour? -C’est bien possible. -Apprends donc, sire Chicot Un, apprends que Coeur- d’Amour et Coeur-Volant c’est du pareil au même!... Le seigneur d’Estouteville a fait un coup de maître en enfermant, au Grand Châtelet, ce maltôtier dont le procès sera vite instruit. Chicot parut tout d’abord abasourdi, mais il se redressa vite sur ses ergots et lança cette phrase chargée à mitraille: -Le grand prévôt n’aurait pu commettre cette erreur; il se couvrirait de ridicule s’il confondait la proie et l’ombre! C’était clairement accuser le favori du roi et allumer la guerre. Déjà, Épernon s’avançait, prêt à la provocation, lorsqu’un valet, ouvrant la porte à deux battants, annonça: -Monseigneur le grand prévôt! Ce fut un coup de théâtre! La venue inattendue, et à cette heure avancée, du premier magistrat d’ordre judiciaire du royaume était pour surprendre nos gentilshommes et leurs compagnes; elle inquiéta même certains d’entre eux qui n’ignoraient point que des arrestations sensationnelles suivaient parfois les politesses moins mondaines que professionnelles du prévôt de Paris. À son entrée dans la chambre de Maugiron, tous se levèrent et saluèrent avec froideur. Seul, le maître de la maison fit quelques pas à sa rencontre. -Souffrez que je m’excuse de venir troubler votre humanitaire veillée, mon cher comte, dit M. d’Estouteville en serrant la main tendue par d’Épernon. Et, saluant à la ronde, il ajouta sur un ton mi-confus, mi-ironique: -Que de visages assombris, M. de Maugiron irait-il plus mal? ou suis-je assez maladroit pour avoir interrompu des conversations qu’une oreille de magistrat ne pourrait entendre? -Détrompez-vous, seigneur, répondit d’Épernon en souriant. De ces deux hypothèses, par bonheur, aucune n’est fondée... Mais, veuillez vous asseoir, je vous prie, et m’informer de l’heureux hasard qui me vaut l’honneur de votre visite? Le Grand Prévôt prit place sur un coussin placé au centre du quatuor féminin. -Tout d’abord, dit-il après avoir fort galamment baisé le poignet de ses voisines; tout d’abord, veuillez m’excuser de l’incorrection... J’aurais dû vous faire prévenir de cette visite et obtenir votre assentiment préalable. Si je ne l’ai pas fait, la faute en incombe surtout à la rigueur des ordres qui me furent communiqués pour cette nuit... À ces mots tous les fronts s’assombrirent. Le fin matois pouvait avoir fait cerner l’hôtel par ses archers! Le magistrat poursuivit, amenant une détente sur les visages: -Tout s’est terminé pour le mieux, sans incident notable. Nous avons même eu la chance, ceci grâce à l’aimable intervention de l’un de vos amis, messeigneurs, de capturer, sans coup férir, un bandit fameux qui, jusqu’à ce jour, semblait s’être entendu avec le diable et passait au travers des filets les mieux tendus. -Un de nos amis, lequel? -Mais le premier gentilhomme de la chambre de Sa Majesté. -Roland de Savoie-Nemours? -Lui-même! Il m’avait prié de le venir rejoindre ici, cette nuit, et je suis fort dépité de ne l’y point voir. Quelques voix crièrent: -Ce n’est donc pas le duc que vous avez arrêté? Le seigneur d’Estouteville s’étonna: -Moi, arrêter le duc? Plaisantez-vous, messeigneurs? -Chicot nous faisait entendre, au moment où l’on vous annonçait... -Oh! oh! s’il s’agit du seigneur Chicot, je m’attends à quelque aimable gasconnade? -Jugez-en!... Il nous faisait entendre que vous auriez pu confondre le noble duc avec le bandit? D’Estouteville secoua la tête. -À parler franc, murmura-t-il, cette confusion était possible. Duc et bandit portaient exactement le même costume, comme ils présentent semblable visage... Mais, monseigneur de Nemours, vexé d’être ainsi copié, jusqu’en ses traits, s’est fait justice en se saisissant lui-même du scélérat pour le remettre aux mains de mes hommes! -Bravo! bravo! crièrent en choeur les mignons de Valois... Maugiron sera vengé par la hache et nous serons, nous, débarrassés à tout jamais de ce Coeur- d’Amour! Ayelle de Givors frémit. Allait-elle avoir la malchance de s’être donnée et confiée pour rien au jeune aventurier? Le clan des Guisards demeurait silencieux. En l’absence de Charles d’Entragues, on hésitait à se porter garant de la parfaite honorabilité du chevalier. On ignorait tout de lui, en somme. Il était brave jusqu’à la témérité, fantastiquement adroit au jeu des armes et s’était introduit en leur milieu sous l’égide chevaleresque d’un tenant des opprimés et des faibles; mais ce pouvait être une ruse de guerre; on a vu des voleurs agir en réformateurs, dépouiller l’un pour couvrir l’autre... En justice, le doute profite à l’accusé; ici il s’élevait contre lui avec une facilité d’autant plus grande qu’il s’était présenté à ses nouveaux amis, comme étant gentilhomme; or, l’armorial, consulté au nom Arma, avait répondu: néant! -Coeur-d’Amour? répéta le grand prévôt. Quel est ce personnage? -Votre prisonnier, parbleu! Coeur-d’Amour et Coeur- Volant, Bernard d’Arma et l’éborgneur!... Ah! seigneur d’Estouteville, vous avez fait un joli coup double! La terreur des Parisiens et l’aventurier dont la tête a été mise à prix par notre sire le roi, c’est le même homme! -En êtes-vous bien sûr? -Moi pas! déclara franchement le petit Joyeuse. Messeigneurs, souvenez-vous de ce jeune cavalier qui, hier matin, à l’orée de la rue Saint-Paul, enleva Sa Majesté aux truands. Je l’ai bien reconnu... c’était notre adversaire du Pré-aux-Clercs... Il s’est éclipsé... Pourquoi? -Si Coeur-Volant avait accompli ce tour prestigieux, annonça Philippe-Emmanuel de Lorraine, ce bandit n’eût pas hésité à se faire pardonner tous ses méfaits en s’adressant à la reconnaissance de ma soeur! La soeur du duc de Mercoeur, on le sait, n’était autre que Louise de Vaudemont-Lorraine, épouse de Henri III. Le silence qui suivit cette déclaration, pleine de logique, fut interrompu par Ayelle de Givors. La belle comtesse demanda: -À quelle heure capturâtes-vous ledit personnage, monsieur le grand prévôt? -Vers la tombée de la nuit, madame; un peu après que le prévôt des marchands eut fait annoncer au peuple, assemblé sur la Grève, que la fête de nuit prochaine serait transférée à la tour de Nesle. -Alors votre prisonnier n’est point le chevalier d’Arma. -Oserai-je vous demander ce qui motive votre assurance? -Ceci, j’attendais mon amant vers huit heures et demie... Il vint, ou du moins je le crus et je me conduisis avec son sosie comme si c’était lui... Mais, en allumant une lampe pour son départ, aux environs de neuf heures, je dus reconnaître mon erreur et en fus pétrifiée... » L’homme a qui je m’étais donnée portait une coiffure toute différente de celle du duc... sur son front aucune mèche ne pendait... Ce n’était point Roland? Un immense brouhaha suivit cette confidence extraordinaire. -C’est une déposition dont la justice vous remercie, madame, assura le magistrat. Vous avez bien fait d’accomplir votre devoir en violentant votre retenue naturelle... J’ai détaillé le visage de mon prisonnier et je puis vous apprendre qu’un bandit, comme celui dont vous venez de parler, cache une partie de son front. -Oïmé! hurla Chicot, c’est donc démontré; Nemours, inculpé d’assassinat, de vol et de banditisme, est écroué au Châtelet! Le bruit montait en tempête, autour du blessé suant la fièvre. -Non! non! s’écria comme malgré elle miss Huming; le beau duc est libre! -À votre tour, madame, prouvez votre dire, s’il se peut? L’Anglaise abaissa pudiquement ses longs cils en balbutiant: -J’avais chaud, par ces belles nuits on aime à rêver. J’étais descendue dans le parc de Villeneuve-Marsan et m’y étais endormie... Épargnez-moi, le reste ne peut se dire... -L’amour te réveilla? demanda railleusement Quélus. -Non, fit l’innocente insulaire, je rêvais d’un bonheur infini et, quand j’ouvris les yeux, j’étais... neuf heures sonnaient alors au clocher de l’abbaye Saint- Germain... j’étais entre les bras de monseigneur de Nemours... -Tu en as menti, pécore! cria une voix retentissante. Sous ses draps, Maugiron sursauta. Mignonnes et mignons se levèrent pour acclamer un nouvel arrivant. Seul, Chicot, le futur fou, maugréa entre ses dents: -Nemours, pasquedieu! Quel autre imbécile a donc pu se faire prendre à sa place? C’était bien le duc Roland, en effet. Après avoir, sans le vouloir, frappé à mort sa fiancée dans la chambre de la marquise, au prieuré de la Jatte, délivré soudain des fumées de l’ivresse, il avait tiré parti de la perturbation de ses adversaires pour fuir. Son premier soin avait été de courir à l’écurie pour appeler ses bohémiens et les lancer au carnage de tout ce qui vivait au Prieuré auquel on mettrait ensuite le feu. Mais l’alcool, libéralement distribué par Fiamma, faisant de ses hommes des brutes inertes, bien à contre-coeur, il dut abandonner ce beau projet et penser à se mettre lui- même à l’abri. À cet effet, il tira son cheval jusqu’au bac et, s’armant des avirons restés sur la lourde embarcation, repassa le petit bras de Seine. En galopant vers Paris, seul, cette fois, il ressassait mentalement les phases du labeur cyclopéen accompli par Phtah Mansour. Cette Égyptienne errante avait eu l’audace de rêver et d’accomplir la substitution la plus irréalisable. Par ses maléfices et son infernale rouerie elle était parvenue à faire de lui, Landro, le sanguinaire coupeur de routes, un cousin de roi, un comte, un duc reconnu par le Parlement, un personna grata de la reine mère qui cherchait à consolider sa situation, acquise par supercherie, en l’alliant à la plus riche héritière du royaume. Un stupide coup d’épée venait de réduire à rien vingt années d’hypocrites et persévérants travaux d’approche. Solange était morte. Il avait commis la fanfaronnade de se démasquer! Bouillant de rage, comprenant qu’aucune force ne parviendrait à rétablir l’équilibre du mensonge détruit, il enfonçait ses éperons dans le ventre de sa monture et jurait comme un païen qu’il était. Il lui fallait pourtant découvrir une issue à cette impasse; faire tête à l’orage; ne point se déclarer vaincu parce que le Grand Marquis, un condamné! et Bernard d’Arma, un aventurier pourchassé par la prévôté, avaient connaissance de son identité et s’empresseraient de le relancer. Corbac! comment parer à cela? Comment reprendre son rang et se faire un tremplin de ses adversaires pour bondir plus haut... si haut qu’on ne pourrait l’atteindre? Au sortir de la forêt de Rouvray, une inspiration le remonta: -Ce soir, murmura-t-il, ce soir, le roi s’en ira montrer ses talents de danseuse aux invités des Échevins. La tour de Nesle a été choisie par ce fantoche pour préparer sa grotesque exhibition; c’est donc à la tour de Nesle que sera tenté mon coup suprême. » Si Guise me donne carte blanche, -et le Balafré aime assez voir les autres retirer les marrons du feu, -ce soir, j’en jure Dieu! j’enlèverai Valois et le porterai à la duchesse de Montpensier dont les ciseaux d’or serviront enfin à quelque chose. » Alors, Henri de Guise me devant tout, je saurai bien réclamer du nouveau roi ma récompense... Laquelle? J’y réfléchirai. Fort de cet espoir, il tourna sur la gauche, traversa le Roule et se fit ouvrir la porte Saint-Honoré, en déclinant son nom et ses qualités. -Eh! eh! songea-t-il comme il allait dépasser la Chapelle; je ne pensais plus à ce bon d’Estouteville; il doit être à m’attendre chez d’Épernon. Allons l’y retrouver... » La plus grosse épine qui soit sur ma route, à cette heure, est représentée par Néré, mon cher frère... Néré n’a jamais compris ma façon d’agir... Il a des scrupules, le frérot, c’est une âme sensible... la seule vue des chevalets ou des entonnoirs lui délierait la langue... lui ferait trahir le secret de notre double existence... » C’est ce qu’il m’importe d’empêcher à tout prix!... » Il me faut pouvoir me trouver quelques instants seul à seul avec mon pusillanime jumeau!... Bast! d’Estouteville n’est pas un aigle. Je vais lui demander un permis de pénétrer dans le Grand Châtelet pour... pour un bon moine... Oui, un confesseur, c’est cela... un confesseur chargé d’une mission de paix auprès du coupable Coeur- Volant... » Si d’Estouteville s’effare, je lui dirai: » Avec une excellente bouteille, ami, vous aurez ensuite raison des scrupules du bon père et connaîtrez par le menu toutes les peccadilles de votre prisonnier! Sur cette réflexion, le duc Roland pénétra à l’hôtel d’Épernon et fut accueilli comme on sait. Moins d’un quart d’heure après, il en ressortait après s’être entretenu en particulier avec le prévôt de Paris. Il avait obtenu, sans grand mal, l’autorisation désirée. III LANGUE ARRACHÉE, DOIGTS BRÛLÉS. Le Grand Châtelet, qui ne fut démoli qu’en 1802, pour la création de la place actuellement existante, formait une forteresse à peu près carrée, avec cour au milieu et portes latérales. Cette massive et épaisse construction de maçonnerie était flanquée de lourdes tours à toits pointus. Elle avait été élevée au douzième siècle pour défendre le passage du pont aux Changeurs. Siège de la juridiction prévôtale, le Grand Châtelet n’était pas alors une prison classée, mais il renfermait de nombreux cachots dont quelques-uns descendaient plus bas que les eaux du fleuve. Il avait déjà joué un rôle des plus actifs et des plus sombres dans l’histoire des Armagnacs. Au demeurant, l’édifice, dans les sous-sols duquel se trouvaient les chambres de torture les mieux pourvues d’instruments effrayants, conservait ses prérogatives moyenâgeuses. Les sentences qu’on y rendait recevaient une exécution rapide, sans que le Parlement ait à les revoir, par privilèges spéciaux sur les hautes cours des présidiaux. C’est dans ce séculaire château-fort qu’avait été conduit l’incendiaire du port au Foin, désigné par le duc de Nemours comme étant l’insaisissable criminel connu sous le nom de Coeur-Volant. Sitôt franchie la poterne, au fronton de laquelle on aurait pu sculpter: Lasciate ogni speranza, le prisonnier avait dû passer par le greffe pour y faire constater son identité; mais il s’était renfermé dans un silence farouche et, de guerre lasse, M. d’Étouteville, mécontent, l’avait fait descendre et enchaîner dans le cachot le plus putride de son domaine. -Demain, avait-il dit en le voyant disparaître, nous saurons te délier la langue, mon camarade. La question te rendra la voix! Et cette plaisanterie sinistre du grand chef, d’ordinaire moins expansif, mettant les geôliers et porte-clefs en belle humeur, chacun s’était empressé de lui faire sa cour en affirmant sa préférence à l’égard des tourments connus. -Les coins! Monseigneur. Pour faire de bonnes confitures astringentes de membres disloqués, il n’y a que les coins. -L’eau a du bon! Et quel plaisir de voir un ventre se ballonner à éclater! -Le gril!... quand la chair rissole! -Les tenailles! Ah! Bone Deus! est-ce agréable de tenailler les mamelles! -Le chevalet! -Les ongles de fer! Parlez-moi d’un écorché proprement dépouillé de sa peau! Le jour allait bientôt poindre au dehors... Il y avait déjà neuf heures que Néré Mansour -car c’était bien le cadet de Phtah, la doublure de Landro -tenait la place réservée à Coeur-Volant. Il était étendu de tout son long entre une cruche d’eau et un billot de bois sur la terre humide d’un cachot, contre les murs duquel s’entendait le clapotis du fleuve. Dormir? Il ne le pouvait! Il frissonnait encore au souvenir des dernières paroles entendues et se haussait le plus possible sur une sorte de tertre fait de détritus accumulés, pour éviter le contact des insectes immondes qui rampaient sur le sol ou s’éjouissaient au milieu de flaques d’eau croupissante. Ces horreurs, il les devinait sans les voir, car une obscurité épaisse et suffocante l’enrobait! -Viendra-t-il? murmura-t-il à un moment. Il m’a promis qu’il viendrait! Qui pouvait-il attendre, ce malheureux mouton que les hasards d’une gésine maudite avait accolé à un tigre dans le sein d’une louve?... Qui? Nous n’allons pas tarder à l’apprendre. En effet, à peine venait-il de formuler cette invocation à un inconnu que le bruit de gros souliers ferrés se fit entendre sur les marches de l’escalier en entonnoir qui mettait le rez-de-chaussée en communication avec les in- pace. -Faites bien attention, mon révérend, recommanda la voix d’un porte-clefs, ces gradins sont huileux et glissants en diable, satanée misère divine! -Est-il nécessaire de jurer pour m’avertir? riposta un organe onctueux. En vain vous ne devez invoquer les choses saintes, a dit... a dit... -Bien, bien, mon révérend; le nom importe peu... Nous voici arrivés au logis du sacripant. Les lourdes broches de fer quittèrent leurs gâches en grinçant et la porte s’ouvrit, livrant passage au geôlier qui, l’âme de sa lanterne projetée en avant, vérifia d’un coup d’oeil les fers du prisonnier et s’effaça pour laisser passer un moine dont la cagoule était baissée sur le visage. -In nomine mei Rolandi et tibi Reni, je te bénis, frater chéri! prononça celui-ci en étendant deux doigts confirmateurs. -Sacré révérend, pensa le gardien ébloui d’entendre parler un langage qu’il ne pouvait comprendre; ça vous a- t-il un bagout scientifique, ces bougres-là! Aux premiers mots de ce charabia, Néré s’était relevé sur un coude, prêt à crier: «Allez porter vos conseils à d’autres! Ma religion n’est point la vôtre!» Mais il s’était ravisé et brusquement incliné au moment où l’éclair du regard sortant de la cagoule avait croisé le sien. -Landro, murmura-t-il en poussant un soupir de soulagement, je suis sauvé! Le moine se retourna vers le geôlier, disant: -Vous le voyez, mon ami, cet homme est moins endurci qu’il ne paraît l’être... -Hem! méfiez-vous, mon révérend, méfiez-vous. Coeur- Volant est connu pour avoir plus d’un tour dans son sac! Il cache ses mains... voyez comme il cache ses mains, le scélérat! -Dieu protège les siens! et notre ministère nous oblige à faire face au démon! Ce dévoyé réclame de moi les secours de notre sainte religion; je ne saurais me dispenser de l’entendre en confession... Veuillez donc nous laisser seuls. -Seuls?... Vous voulez rester en tête-à-tête avec lui? -C’est mon devoir, ne vous l’ai-je pas dit?... D’ailleurs, voici qui me dispensera de parlementer plus longuement avec vous. Il mit sous les yeux du porte-clefs effaré un parchemin revêtu de la signature du grand prévôt. -Savez-vous lire? -Hem! me prend-on pour un clerc? -Non! vous ne savez pas lire? Alors, mon ami, contentez- vous de me croire. Je suis autorisé par votre chef suprême à communiquer seul à seul avec le prisonnier... Vous allez me laisser votre lanterne, sortir d’ici, reverrouiller par sécurité la porte au dehors et remonter à l’étage au-dessus. -Bien! Bien! mon révérend, mais si je m’éloigne, comment ressortirez-vous? -Lorsque notre conférence sera terminée, je vous appellerai en frappant contre le bois de la porte. À bout d’arguments, l’honnête gardien obéit. Dès que le bruit de ses pas se fut éteint dans l’escalier, le moine rejeta son capuchon en arrière, découvrant le beau visage du duc Roland. D’un bond, Néré s’était mis sur ses pieds. -Mon frère! Mon frère! mon bon Landro! cria-t-il en avançant d’un pas, juste la longueur de ses chaînes. Ah! tu viens me délivrer, dis? Landro Mansour, le vrai Coeur-Volant, qu’une regrettable erreur du Parlement avait envoyé en possession des biens, titres et prérogatives d’Armagnac-Savoie-Nemours, pressa tendrement son frère jumeau sur sa poitrine en lui murmurant à l’oreille: -Chut! parlons plus bas, s’il se peut... L’animal qui veille au dehors pourrait avoir la fantaisie de revenir ici à pas de loup. Très impressionné par ce sang-froid, le prisonnier balbutia: -Pardon! Il ne faut pas m’en vouloir... je ne vis plus depuis que je suis ici... J’avais si peur de te voir manquer à ta parole... -Ne suis-je point ton frère? -Si, si, mon frère puissant!... L’homme auquel rien ne peut résister... Si j’ai froissé ta susceptibilité... oublie... Si mes paroles ne sont pas toutes empreintes d’un amour soumis, n’en tiens aucun compte... Ces gens, ces bourreaux veulent me torturer... Ah! si tu savais à quels supplices ils me réservent, me prenant toujours pour toi!... -As-tu parlé? -Non, pas encore... Tu m’avais ordonné de faire le muet et je voulais te laisser tout le temps de préparer ta défense... -Pas encore! se répétait Landro, qui s’était détourné pour dérober sa figure où se creusaient des rides sinistres, des rides semblables à celles des félins qui crachent et qui vont mordre. L’imbécile a dit: pas encore!... C’est donc qu’il serait disposé à me vendre?... Ah! j’ai bien fait de venir!... À nous deux, monsieur le traître!... -Tu ne vas pas rester ici après moi? poursuivait Néré sans deviner à quel travail se livrait le cerveau de son frère. Nous allons sortir ensemble de cet enfer... » Mais, j’y songe, intercala-t-il la gorge serrée: tu as dit au geôlier de refermer la porte. Landro, Landro, c’était le seul passage possible. Alors, comment nous échapper? -Tu n’est pas fort, sourit dédaigneusement le préféré de Phtah; nous sommes deux? Dès que reparaîtra cet homme, nous nous jetons sur lui... et... -Je comprends!... Merci! Tu vas limer mes entraves? -Ce serait trop long! J’ai là des tenailles aimantées pour les couper... Nous avons le temps... Asseyons-nous et explique-moi ce qui s’est passé? Il poussa Néré vers le tas de détritus organiques et d’ossements et prit lui-même place à ses côtés sur le billot, non sans avoir placé la lanterne à sa portée. Sans comprendre pour quelle raison son frère mettait si peu d’empressement à le débarrasser de ses fers, mais aussi sans défiance aucune, Néré, auquel le voisinage du capitaine des bandits de Chaumont rendait un peu de vigueur, lui fit le récit de son court voyage entre le port au foin et le Grand-Châtelet. -Profitant du désordre qu’inspirait la terreur de ton nom, des chalands en feu et des cris d’effroi poussés par nos hommes mélangés à la foule, je me serais tiré assez facilement de cette mauvaise passe, si tu ne m’avais assuré qu’il fallait me laisser saisir et conduire ici pour nous sauver tous deux. » À part ton idée de me faire bander les mains avec ton mouchoir déchiré, précaution dont l’utilité m’échappe et que tu vas m’expliquer... -Tout à l’heure... Va toujours? -À part cette bizarre prévoyance, je t’avais bien compris. Pour laisser s’accréditer l’erreur de ta capture, je devais ne répondre à aucune question. Comme je ne pouvais douter de ton intervention avant que la question ne me soit appliquée, pas un mot n’est sorti de ma bouche; c’est Coeur-Volant qu’ils croient tenir et, si les sergents de la prévôté ne m’avaient protégé contre la multitude, j’aurais été écharpé sans merci... -Et moi, je ne pouvais plus être inquiété pour les crimes imputés à Coeur-Volant, défunt entre les mains du populaire! sourit Landro. -C’est vrai, ma mort te refaisait une virginité! Ah! quels remords tu aurais eu? -Ne m’en parle pas! J’en frémis rien qu’en y pensant... Cependant, si je n’avais pu venir à temps, si on t’avait soumis à la question?... -Cette supposition est horrible! -Aussi n’est-ce qu’une supposition... Aurais-tu révélé le secret de notre dualité? Le prisonnier hésita. -Si tu avais été à ma place, demanda-t-il qu’aurais-tu fait? -Tu le sais, je me serais laissé torturer jusqu’à la mort avant de rien dire. -Est-ce possible? Eh bien! moi! Landro, je me sens incapable d’un héroïsme aussi inutile... -Comment inutile? -Dame! écoute donc. Tu étais à l’abri et hors d’atteinte. À qui eût pu profiter ce stoïcisme stupide? -Tu aurais parlé? -Je l’avoue! L’autre se leva et se prit à parcourir l’étroit cachot à pas saccadés. -Et dire, s’écria-t-il en s’arrêtant en pleine lumière, bien en face de son frère, dire que notre mère, dans l’espoir d’assurer une vengeance sainte avant d’aller reconquérir son trône de Thèbes, a mis toute sa science à contribution pour nous fabriquer un visage identiquement semblable et très différent de celui que nous devions avoir! Néré le regardait avec stupeur. -Il est de fait que Phtah a fait là quelque chose de surprenant, confessa-t-il; si je n’avais cette cicatrice au front, la marque d’une blessure reçue pour toi sur les bords de la Vézère, nous aurions du mal à nous démêler l’un de l’autre. » Mais, ajouta-t-il en frissonnant, ce masque est ma grande souffrance; c’est un visage volé!... Je le hais! Sans lui je serais resté dans la situation infime et sans grands tourments dont je n’aurais jamais dû sortir. Les aspirations de notre mère ne peuvent se réaliser. Elles vont à l’encontre des forces divines, naturelles et sociales. Ont-elles contribué à assurer ton bonheur? -Je suis riche et puissant! -Par le fait d’une cabalistique tromperie que le retour du véritable enfant d’Astaffort peut d’un moment à l’autre réduire en poussière... Et puis ta férocité native ne doit éprouver que de bien médiocres satisfactions dans un milieu masqué... » Pour moi, je renonce à servir davantage la cruelle vengeance de Phtah, dont je suis la première victime. » J’étais né, comme tous les nôtres, pour voyager libre et joyeux; sans envie, heureux d’une médiocrité sans travers sérieux, parce que facile à contenter. » Au lieu de cela, depuis que nous nous sommes fixés à Chaumont, quelle vie pleine de troubles, d’actions blâmables, de crimes. » Des incendies, des pillages et, ce qui est plus répugnant encore, pour affirmer ta réputation de dévirgineur méprisant, de débauché par principe, l’obligation où je fus mis plusieurs fois d’attenter à la pudeur de jeunes filles honnêtes, ceci sous les yeux de leurs mères désespérées; au milieu de la cacophonie des rires, des chants et des encouragements grossiers de tes hommes, qu’excitaient les plaintes de la malheureuse violentée. » Ah! ces scènes effrayantes, ajouta le jeune homme en fermant les yeux avec dégoût; ces scènes hideuses me poursuivront dans le sommeil jusqu’au dernier jour de ma vie!... Jamais! jamais! je ne consentirai désormais à être l’instrument de pareilles infamies! Landro eut un sourire sardonique et insinua: -Il y a peu de temps, dans le salon situé sous le lac lumineux, n’as-tu pas fait à notre mère une profession de foi du même genre? -Je l’ai priée de me libérer de fonctions qui sont contraires à ma nature paisible, aimante même... Je l’ai suppliée à genoux de ne plus me faire participer aux expéditions violentes. -Corbac! pauvre ami, en cette posture de suppliant, tu devais être assez comique! Vrai, tes louables intentions durèrent peu, car, si j’en crois les rapports d’Ismaël, moins d’un quart d’heure après, sur la demi-lune, devant le portail muré du château de Chaumont, tu te ruas comme un fauve sur le corps dénudé de la muette de Vincennes... -Mon cerveau ne m’appartenait plus... un démon était entré en moi et me poussait en avant. -Je te crois... Il n’en est pas moins vrai que, sans l’intervention d’un foudroyant gêneur qui commence à encombrer bien trop souvent mon chemin, tu allais violenter Gloriette, toi, l’ennemi des violences... Mais revenons à ce qui nous intéresse... Là-haut, le jour doit poindre... -Ah! partons, partons! s’écria le prisonnier. Coupe mes fers! Il fit effort pour se relever. La main nerveuse de Landro pesa sur son épaule. -Un instant encore... ton intention demeure la même: séparer ta fortune de la nôtre? -À quoi vous suis-je bon?... Un jour ou l’autre je serais repris et... -Pour adoucir ton sort, tu ne pourrais te retenir de bavarder?... C’est déjà gentil si tu as pu garder ta langue cette fois-ci? -Je te le jure! D’une poche de sa robe de bure, Landro avait extrait un grand mouchoir qu’il tordait en corde, inconsciemment peut-être. -Et ne pas laisser voir tes mains? -Vois, soupira Néré en montrant ses deux poignets enveloppés de toile, personne ne s’est avisé d’y toucher. Brusquement, le faux moine bondit sur lui. Il y eut une courte lutte au bout de laquelle, plus faible et d’ailleurs déjà maîtrisé par ses chaînes, le prisonnier se laissa aller en arrière et crut mourir d’un violent coup de marteau qu’on lui assénait sur le sommet du crâne. En réalité, sa tête s’était heurtée à l’anneau de fer scellé dans la muraille. Lorsqu’il revint à lui, il voulut crier et ne le put. Les commissures de ses lèvres, fortement serrées contre ses dents par un instrument qu’il ne pouvait voir, le faisaient souffrir cruellement. Profitant de son étourdissement, Landro l’avait bâillonné avec le grand mouchoir tordu en corde. Des yeux, Néré chercha son frère. Dès qu’il put le voir, son regard se détourna avec une invincible expression d’effroi. C’est qu’en effet, le fils préféré de Phtah Mansour était horrible à contempler en cet instant. Dressé tout debout, les deux bras croisés sur la poitrine, il n’imposait plus à sa physionomie le devoir de masquer sa pensée et, ce masque tombé, la naturelle expression du visage reflétait les sombres profondeurs d’une âme de monstre. Ses yeux, eux-mêmes, semblaient sillonnés de flammes infernales. Il fit un pas en avant et vint mettre son front hérissé, convulsé, jusque sous le nez du malheureux que paralysait sa propre impuissance. Alors commença une scène innommable. Les tourmenteurs assermentés, peu sensibles par état, n’auraient pu assister sans frémir au drame que se déroula, rapide et terrible, entre ces deux hommes qu’unissait un même sang; bien plus, qu’un geste unique avait procréés dans un seul giron de femme où ils s’étaient tenus soudés l’un à l’autre durant la gestation! -Ah! ah! grinça Landro d’une voix qui avait des sonorités de métal; tu aurais eu le coeur de nous sacrifier, Phtah et moi, à ta tranquillité future, pauvre fou, mauvais prêcheur?... Tu es à ma merci et tu vas mourir... » Oh! ne crois pas que je vais te tuer comme cela, d’un coup!... Non, âme sensible!... Ce serait trop expéditif, trop simple, trop beau, et tu manquerais de temps pour regretter l’ignoble pusillanimité qu’en bonne justice, moi, chef de famille, je dois châtier!... » Tu mourras sur la roue ou tout autrement, ce n’est point mon affaire! L’orbite de Néré se révulsait, se striait de petites lignes sanglantes. Le pauvre garçon ne pouvait croire à tant de lâche cruauté. Il fit un effort, voulut bouger et tomba désespéré, s’apercevant alors seulement que de nouveaux liens enserraient étroitement ses membres. Il avait été ligoté durant sa courte syncope. -Au fait, reprit l’autre, en tant que bon fils, en tant que frère dévoué, tu nous dois bien cela, c’est la moindre des choses!... » N’as-tu pas été habitué à doubler Coeur-Volant dans les jouissances?... » Ami, sois logique?... Qui a été à la joie doit aller à la peine!... Tu me remplaceras aussi pour la souffrance?... C’est ton droit!... Je ne te le chicanerai pas! D’écarlate qu’il était, le visage du torturé venait de passer au blanc mat; pourtant il y avait au fond de ses prunelles distendues une sorte de lueur où se devinait l’espoir. Landro s’avisa de cela et gronda en ricanant: -Tiens! tiens! la finesse te pousserait-elle avec la manière de s’en servir?... Trop tard, mon bonhomme!... On a prévu tous les cas et particulièrement celui qui te trotte par la tête... Parions que j’ai percé le secret de ta caboche?... » Non?... tu dis non?... Mettons cartes sur table et sois beau joueur!... Tu te disais: «Mon méchant frère n’a oublié qu’une chose... dès que le bourreau voudra employer sur moi ses petits expédients, je demanderai à faire des révélations!» » Ami, voilà qui n’est guère flatteur pour mon initiative... De me croire aussi bête, tu me fais un gros chagrin!... » Écoute, et rends à ton frère l’estime qu’il mérite à tous égards. Si je t’ai prié de te taire, c’était, afin de t’accoutumer au mutisme éternel qui sera désormais ton lot... » Je vais t’arracher la langue! Malgré ses chaînes et ses liens Néré sursauta. Cependant son regard ne perdit point sa flamme. Le tortionnaire haussa les épaules. -Es-tu entêté, murmura-t-il. Je te dis que je me suis avisé de tout... de tout!... Tu penses: Si je ne puis parler, alors j’écrirai... Innocent!... ai-je l’air de retomber en enfance?... Admire au contraire mon organisation et fais-en ton profit... Mais tu n’en auras plus le loisir, hélas!... » Tu me demandais tout à l’heure pourquoi je t’avais fait dissimuler tes mains... L’instant est venu de t’expliquer ce mystère... Entre frères, a-t-on rien de caché?... D’abord, moi, je ne saurais te faire languir... » J’ai voulu tenir tes mains cachées pour que les brûlures que je vais y faire ne surprennent personne et paraissent provenir du feu que tu allumas sur le port au foin! » Allons, mon bonhomme, applaudis! jamais plus tu n’en auras l’occasion! Cette fois, le patient ne fit aucun mouvement, mais la résignation ne pouvait pas entrer dans son âme torturée et son visage gardait une effrayante expression d’épouvante. Pendant le silence, un bruit sourd descendait des voûtes. On relevait le garde de nuit; des chevaux piaffaient dans les cours. Landro tendit l’oreille et comprit. -Il est temps! murmura-t-il. Pour ce cas exceptionnel, les juges vont faire le nécessaire ce matin même, et les tourmenteurs ne peuvent tarder à te venir chercher... S’ils attendent quelque chose de toi, amigo, les lascars en seront pour leurs frais! Un sentiment d’angoisse horrible brilla dans les yeux démesurément ouverts du ligoté, qui vit son frère extraire de sa robe, d’abord une fiole de gutta qu’il posa avec précaution sur le sol, auprès de la lanterne, ensuite un poignard affilé. -Que diable! un peu d’énergie! gouailla l’amant d’Ayelle en saisissant nerveusement le nez du prisonnier entre le pouce et l’index de sa main gauche. Tu as rendu cette petite opération nécessaire. Elle sera courte et t’allégera d’un organe dont tu voulais faire un mauvais usage. Ceci soit dit sans reproche! Brutalement il comprima les narines de Néré pour le forcer à respirer par la bouche. Le visage du malheureux se marbra de taches lie de vin; il se tordait, il étouffait. Ses orbites injectées de sang paraissaient vouloir rejeter ses yeux. -Ne bouge donc pas, poule mouillée, tu vas te faire blesser sans profit. Il coupa net le mouchoir cordé qui obstruait la respiration buccale. Alors, par un instinctif mouvement de conservation, Néré ouvrit en grand sa bouche pour aspirer l’air dont étaient privés ses poumons; mais ce geste instinctif eut un résultat abominable et s’acheva dans le jaillissement d’un cri indistinct, qu’accompagnait la projection sur le sol de quelque chose de rouge et de gluant. Avec une dextérité et une assurance remarquables, Landro avait profité du moment où les dents s’écartaient pour enfourcher son poignard et trancher quelque chose dans la bouche béante. Ce que venait de cracher le pauvre Néré, c’était sa langue. -La paix! commanda le barbare, tu m’assourdis sans te faire comprendre. C’est bête! c’est mesquin!... L’opération a fort bien réussi, morbleu! mais gare au choc opératoire, comme dit Ambroise Paré... Ferme ça, Corbac! ferme ça! ou tu vas te faire crever avant terme! Grâce à une puissance de volonté inouïe, le patient parvint à surmonter sa souffrance et se tut. -Bien, mon bonhomme, fit le fauve à face humaine en lui remettant son bâillon, tu ne saurais croire combien ton agitation me désespérait... Je me disais: lui ai-je fait mal sans le vouloir ou bien avais-je les doigts malpropres? Il n’en est rien, heureusement... C’est affaire de goût, après tout, et le tien passait pour excellent! » Ah! je bavarde! je bavarde! sans penser que tu peux t’impatienter en attendant la suite? » J’y suis! ne regarde pas, toi qui as l’horreur de voir le sang des vierges... Et tes mains le sont! Il défit le bandage qui enveloppait la main droite du patient, l’étendit sur le billot et l’y maintint, les doigts écartés, malgré la résistance opposée par les contractions nerveuses du malheureux, puis, la lame de son poignard, brandie à tour de bras, décrivit une orbe étincelante et retomba sur la paume ouverte. Le sang éclaboussa, les os craquèrent. La main, aux doigts agités comme des tentacules de pieuvre, resta clouée sur le bois. -Mais, mais, pensa tout haut le sauvage, ce garçon va s’affaiblir si je n’arrête cette effusion rouge... Suis- je inconséquent! Ah! le remède est à côté du mal, par bonheur... une première mixture de Phtah a fort mal rempli son office avec le coquin qui joue au Villeneuve... La seconde se comportera mieux... Il déboucha le flacon de gutta et arrosa la main enclouée en versant sur elle une partie du liquide qu’il contenait. Ce devait être un corrosif puissant, car les chairs ainsi mouillées se prirent à grésiller, à fumer, à se replier en découvrant les os. Néré, à bout de forces, poussa un hurlement effroyable, qui s’étouffa sous son bâillon. Il perdit connaissance. -Est-il douillet! ricana Landro. Il en verra bien d’autres tout à l’heure, lorsque messieurs les tourmenteurs feront leur office!... Quoique ça, mettons les bouchées en double!... Là-haut, le jour doit luire! Il répéta méthodiquement avec la main gauche l’opération précédemment décrite. Puis les deux bandages furent replacés par lui sur les avant-bras aux fibres liquéfiées, aux os horriblement rongés par les brûlures de l’acide. Ainsi enveloppés, les moignons présentaient un aspect peu différent de celui qu’ils avaient l’instant d’auparavant. -Il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte! comme disait l’aimable roi Dagobert en menant ses chiens se noyer, songea l’abominable scélérat en faisant retomber sa cagoule. Mon frère bien cher, reçois ma malédiction et que le diable t’ait en sa maudite garde! Il alla frapper contre la porte. Le geôlier descendit lourdement, ouvrit et alla prendre sa lanterne. -Eh bien! mon révérend, ronchonna-t-il, faut croire qu’il avait beaucoup de linge sale à faire laver par vous, ce mécréant, vous en avez mis un temps... S’est-il repenti, au moins? La porte refermée du dehors, les pas s’éloignaient. Si le malheureux Néré avait eu conscience de ce qui se passait, il aurait pu entendre son frère répondre d’une voix papelarde: -Hélas! non! rien n’égale l’endurcissement de ces pêcheurs-là!... Il faudra la torture pour le purifier, celui-là! -Amen, fit le geôlier. Mais le deuxième exemplaire de l’homme au visage volé, Néré, ce simulacre de Coeur-Volant, ce martyr, ne pouvait entendre. IV LA VENGEANCE DE LA MORTE. Revenons un peu à Charles d’Entragues et à Yannie de Goulaine. Ces deux amoureux mis en cause et désignés comme victimes expiatoires d’une action infâme commise autrefois par le marquis de Villequier, actuel tuteur de la jeune fille, pour laquelle il brûlait d’une passion tardive autant qu’égoïste. En quittant la maison du deuil éternel de François de Balzac, et en se séparant de Coeur-Volant, Entraguet, on doit s’en souvenir, se demandait sous quel toit il irait solliciter un abri pour la courageuse enfant qu’une présence d’esprit supérieure avait garantie du sort affreux que lui réservait le vengeur de la morte. Tout d’abord il hésita entre trois asiles: le Louvre, où la pieuse Louise de Lorraine se montrait accueillante aux faibles; l’Hôtel de la Prévôté, où Marguerite d’Arcourt- Longueville recevait bien des malheureuses indignement poursuivies, et l’hôtel du faubourg Saint-Germain, que venait de réintégrer la marquise Marie de Villeneuve. Mais chacune de ces protectrices de marque pouvait éprouver quelque difficulté à l’entendre à cette heure. Une quatrième ressource s’offrait à lui: conduire la pupille du chancelier à l’hôtel de Guise, quartier général de la Sainte Ligue. Dans l’extrémité fâcheuse où les mettaient la folie de l’aîné et les pressantes entreprises du tuteur égrillard, ce fut à cette dernière idée qu’il s’arrêta. Il venait de se remémorer soudain qu’en vue d’une action prochaine, un conciliabule des principaux chefs de la faction des princes lorrains devait se tenir, ce soir-là même, dans la maison forte qu’Henri de Guise possédait au quartier du Temple. S’il parvenait à mettre Yannie sous la protection de la bannière à la croix, tout danger disparaîtrait pour elle. -Yannie, demanda-t-il, vous sentez-vous de force à faire une longue route à pied? -La distance ne peut m’effrayer, comte, répondit la jeune fille. Je me sens également capable de vous soutenir le long du chemin; appuyez-vous sur mon épaule? -Merci, ma chère Yannie, si, devant mon frère aîné, et pour une question d’honneur mal placé, j’ai commis la lâcheté, en perdant la notion des choses, de vous laisser seule contre François, je ne me permettrais pas celle de me faire soutenir par vous. » Loin du cercueil de verre, j’ai reconquis ma fuyante énergie. Il tira son épée en ajoutant: -Les nuits de Paris sont hérissées de dangers sans nombre. Laissez-vous diriger, protéger. Je jure Dieu que les malvoulants perdront leur peine s’ils se veulent attaquer à nous! Il offrit son poing gauche, sur lequel Mlle de Goulaine posa sa petite main, et tous deux se mirent en marche, contournant la cour de la friperie et le cimetière des Innocents. Bien entendu, ils allaient avec précaution pour ne pas heurter des tas d’immondices ni glisser dans des flaques d’eau stagnantes. En effet, la plupart des voies du Paris d’alors, étaient étroites, dépourvues de pavés, entretenues à la diable et pas du tout éclairées. Seules de loin en loin, de petites niches votives, prises sur l’épaisseur des murs et agrémentées d’un lumignon fumeux, jetaient quelques lueurs incertaines dans ce chaos d’obscurité. La moins fâcheuse aventure qui pût arriver aux timides bourgeois attardés était de laisser son escarcelle et la meilleure partie de ses vêtements entre les mains des tire-laines et coupeurs de bourses. Heureusement, nos deux jeunes gens purent remonter les rues Trousse-Vache, Neuve-Saint-Merry et de l’Homme-Armé, sans être le moindrement inquiétés. Bien plus, ils ne croisèrent aucune ombre suspecte, pas un homme, pas un chien. Les derniers ordres signés par le grand chancelier venant d’être mis à exécution, Paris semblait déserté. Au bout de la rue de Braque, ils côtoyèrent enfin de hautes murailles crénelées. Ces ouvrages avancés défendaient les abords de deux maisons princières, deux forteresses plutôt, les hôtels de Clisson et de Guise. Au grand guichet de ce dernier Charles d’Entragues alla heurter du pommeau de son épée. Derrière la porte on appela aux armes, des jurons allemands arrivèrent assourdis, puis une voix demanda au revers du grillage de fer: -Qui vient troubler le repos de son altesse ducale? -Le rameau de gui! renvoya le comte. Ce devait être une phrase convenue, car le lourd battant de chêne du portail fut entre-bâillé tout aussitôt. Charles et Yannie purent alors pénétrer dans une cour immense sur le pavé de laquelle campaient six compagnies de reîtres, qu’éclairaient des langues de flammes de nombreuses torches. Le Balafré se tenait constamment sur pied de guerre; cependant, jamais depuis la funeste nuit du massacre des protestants, il n’avait rassemblé chez lui autant de mercenaires teutons. Pour gagner l’antichambre de l’appartement ducal, les arrivants se virent obligés de suivre un officier du poste et de passer au milieu de ces cohortes... Comme l’avait pensé Entraguet, les fenêtres de l’appartement du duc de Guise, brillamment éclairé, projetaient dans la nuit des trouées lumineuses et, n’eût été le bourdonnement des conversations de la soldatesque, il eût été facile d’entendre, de la cour, les éclats de voix des orateurs d’en haut. Au milieu du grand salon, l’ordonnateur de la Saint- Barthélemy, véritable chef de la Ligue, présidait une assemblée composée de ses plus notables partisans, tous plus ou moins ennemis des Valois. Assis sur un siège surélevé, ayant à sa droite son frère Louis, cardinal de Lorraine, -le cardinal des bouteilles, comme on le nommait, tant il était amateur de bons vins, -et à sa gauche, sa soeur Marie, duchesse de Montpensier, il semblait présider ses états. Derrière le siège ducal, et le dominant, planait, accroupie sur la croix rouge, la femme-sphinx qui, d’après une légende, avait donné ses armes à la maison de Lorraine. Sur des fauteuils, devant Guise, avaient pris place le cardinal d’Armagnac, le duc de Mayenne, Jean de Montluc, Bussy-Leclerc et la pléiade de ses capitaines. Seuls, ses favoris n’avaient pas été convoqués, non par méfiance, mais parce qu’ils avaient reçu pour mission de connaître les agissements du camp ennemi, ce dont ils s’inquiétaient, à cette heure et comme nous le savons, en enfiévrant les mignons du roi dans le logis de d’Épernon. Fort jolie femme, égérie de la ligue, la duchesse de Montpensier parlait en cet instant et chauffait les esprits. Assise, elle vous avait un charme imposant; en marchant, sa légère claudication lui donnait une grâce de plus, au dire de ses admirateurs, qui furent légion, et de ses rares amants. Car si elle ne fut pas plus prude que le commun des grandes dames de l’époque, du moins sut-elle jouer de ses avantages naturels sans les prodiguer. Plus tard, on l’accusa même d’avoir été le principal facteur du meurtre de Henri III et d’avoir fanatisé Jacques Clément, en lui faisant espérer qu’elle se donnerait à lui. -Messieurs, disait-elle, nous touchons au but. Ce matin, la répétition qui fut faite, rue Saint-Antoine, de l’enlèvement du dernier fils de l’Italienne a bien failli nous le livrer. Sans l’intervention inopinée d’un jeune aventurier que nous avions tout lieu de croire des nôtres, le roi serait tombé en notre pouvoir. » Malheureusement, selon le rapport qui nous en a été fait, au lieu de poursuivre l’audacieux étranger et de le daguer comme il eût mérité de l’être, nos reîtres, reconnaissant en lui le fameux éborgneur du Pré-aux- Clercs, le défendirent. » Pouvaient-ils penser que l’ennemi des mignons du Louvre, l’homme entré dans Paris avec la branche de gui - notre signe de ralliement -à son chapeau, irait soustraire au noble duc la proie convoitée par lui? » D’autre part, si les truands le laissèrent passer, c’est qu’ils avaient cru reconnaître en lui le sanguinaire châtelain de Chaumont, le cruel bandit Coeur- Volant. » Celui-là ne pourra plus se mettre en travers de nos projets: il est pris! » Pour en revenir à ce qui fait l’objet de notre réunion, nous ne pouvons que nous féliciter de la façon dont s’est dénouée l’aventure de la rue Saint-Antoine; elle nous a permis, en effet, de dénombrer nos forces et de corriger les imperfections d’un coup de main trop hâtivement préparé... -Attribuez cette non réussite à la médiation de Dieu, ma soeur, pontifia le cardinal de Lorraine. -Dieu voit plus loin et plus juste que nous ne pouvons voir, surfit l’Éminence d’Auch. Le grand Balafré se prit à rire: -Messeigneurs, déclara-t-il, la faveur d’en haut s’est effectivement prononcée pour nous et ce semblant d’échec prépara plus sûrement notre victoire comme va vous l’expliquer Marie. La duchesse de Montpensier sourit, fit rentrer sous son béguin une mèche folâtre de ses cheveux blonds et reprit gravement: -Son Éminence d’Armagnac, notre cousin, et mon frère Louis, ne se sont pas trop avancés, messieurs, la providence combat dans nos rangs; en voici la preuve: Nous devions, souvenez-vous, capturer Henri de Valois au milieu d’une fête donnée par le prévôt des marchands à l’Hôtel de Ville. » Au centre de ce quartier populeux, avec le voisinage du Louvre et du Châtelet où tant d’archers, d’arquebusiers et de gardes sont toujours prêts à partir au premier signal, la réussite nous paraissait des plus problématiques et, en tous les cas, ne se pouvait obtenir sans effusion de sang... » Eh bien! aveuglé autant par sa paresse native que par les conseils du mage rouge, qui travailla pour nous sans s’en douter, savez-vous à quel expédient le grotesque titulaire du trône de France s’est arrêté? -Parbleu! firent Montluc et Bussy-Leclerc. -Non! non! s’écrièrent tous les autres. Nous l’ignorons! -Le procureur au Châtelet vous dira qu’il a pris toutes les dispositions nécessaires pour s’aliéner les Parisiens. -Oh! avoua Bussy, il n’en a oublié aucune! -Et le seigneur de Balagny vous apprendra que la tour de Nesle, située sur la rive gauche, loin des soldats qui lui pourraient venir en aide, a été choisie par lui pour servir de cadre à la fête de demain. -C’est vrai! avoua Montluc. -C’est vrai! dit aussi le duc de Nivernais. J’ai mis, pour cette fête, l’hôtel et la tour qui m’appartiennent à la disposition du prévôt des marchands. -Ce qui signifie à la mienne! tonna Henri de Guise. Une explosion de bravos couvrit cette déclaration. Marie de Montpensier avait tiré ses ciseaux d’or et taillait ses griffes roses. -Or, donc, reprit-elle lorsque le bruit eut pris fin, Valois est condamné; sa chevelure, je la vois tomber sous cet instrument! Elle brandit ses ciseaux d’or, les ciseaux destinés à tonsurer le royal suzerain de la maison de Lorraine, ces feudataires remuants autant qu’ambitieux, et elle passa sur ses lèvres charnues une petite langue rose. Véritablement, la féline boiteuse jouissait à l’avance du plaisir qu’elle se promettait de prendre. Henri de Guise la menaça d’un geste amical. Il se préparait à distribuer les postes pour la prochaine affaire, à énumérer les récompenses, bons de caisse, donations, honneurs et grades que l’on avait à gagner en le servant, lorsque, dans une galerie attenante au grand salon, il vit passer l’officier derrière lequel s’avançaient Charles d’Entragues et Yannie. -Ah! fit-il en baissant le ton, Entraguet s’en va présenter ses devoirs à notre épouse, grand bien lui fasse! je le préfère à côté qu’ici, car son loyalisme paraît s’attiédir... Il flaire trop les jupes!... Dans un boudoir, séparé de la salle de réunion par un mur épais, tout capitonné d’étoffe des Flandres, deux jeunes femmes chauffaient leurs petits pieds devant le feu de bois de la haute cheminée. Les semelles appuyées contre les landiers, le coude posé sur un guéridon placé entre elles, elles rêvaient plus qu’elles ne parlaient. L’une était blonde, l’autre brune. Elles devaient plaire toutes les deux, mais à des titres bien différents, car si sur le visage altier de la première, se lisait un sentiment de confiance absolue en son magique pouvoir, celui de la seconde parlait de douceur et de bonté. L’une était belle et pouvait être aimée! Pour l’autre, simplement jolie, les sentiments qu’elle inspirait devaient aller jusqu’à l’adoration. La première n’était autre que Catherine de Clèves, veuve d’Antoine de Croy, prince de Porcien, épouse en secondes noces d’Henri de Guise. Douée d’une nature éminemment amoureuse, la duchesse n’avait su se faire comprendre de son mari, trop homme de guerre, et rêvait au petit Paul de Stuer de Caussade9, auquel elle projetait déjà de s’accorder. La seconde, malgré la roture de son extraction et sa timidité réelle, avait fait quelque bruit dans le monde, comme consolatrice d’un roi malade. C’était la belle orléanaise Marie Touchet, veuve de coeur de Charles IX. La hautaine duchesse avait dû recevoir des ordres spéciaux au sujet de Marie Touchet. Si elle souffrait ses visites et l’admettait dans son intimité, c’était à l’instigation du Balafré, qui voulait pouvoir, à l’occasion, mettre la main sur l’ancienne favorite et sur son fils, le duc d’Alençon. À l’entrée dans son boudoir des deux jeunes fugitifs de la rue du Coq, la duchesse releva le front. Elle fut stupéfaite de voir d’Entragues s’agenouiller devant elle et, par une douce pression, obliger sa compagne à en faire autant. -Restez, ma chère amie, dit-elle en arrêtant le mouvement de retraite qu’esquissait la brune Marie; si le comte a quelque supplique à m’adresser, votre âme tendre saura plaider en sa faveur. Et voyant Marie Touchet reprendre son siège, elle ajouta: -Maintenant, comte, vous avez licence de parler... Quelle est cette belle jeune fille? Me l’a-t-on déjà présentée?... Ah! mais, relevez-vous tous deux... ou vous allez me faire croire qu’un crime a été commis! -Madame, répondit Charles d’Entragues, sans abandonner sa posture de suppliant, je viens faire appel à votre grande bonté et vous prie d’étendre votre haute protection sur cette enfant que menace un sort immérité. -Quel singulier homme vous faites, comte, sourit Catherine de Clèves, dont les narines se dilataient à respirer l’odeur de l’encens. Avant de m’engager ou de refuser, il me faudrait au moins savoir le nom de celle à laquelle je dois si profondément m’intéresser? -Que Votre Altesse me pardonne cet oubli... Elle se nomme Yannie de Goulaine... -Bonne maison! -... et voudrait ne point rentrer sous le toit de son tuteur, le marquis Louis de Villequier? -Pardieu! comme je comprends ce désir-là, exclama la duchesse en aidant Yannie à se relever. Une demoiselle peut-elle décemment rester sous la coupe de ce hobereau débauché? » Prenez place auprès de Marie, ma belle enfant, et vous, comte, venez çà, là, à mes côtés. Je veux vous entendre conter d’un bout à l’autre l’aventure qui me vaut cette visite... » Car il y a une histoire là-dessous? Une histoire croustillante, je le parierais? -Moins croustillante que sombre, balbutia Entraguet, après s’être placé comme il lui avait été ordonné. Les débuts en sont lointains et remontent au temps où la dame d’Anet régnait sur la cour de Henri II... Votre Altesse souffrira-t-elle que je prenne par le commencement? -Prenez par où il vous plaira, comte; mais ne nous faites pas languir... Voyez, Marie est déjà au mieux avec votre protégée et tremble pour elle. Mis ainsi en demeure, Charles d’Entragues fit le récit de sa jeunesse hantée de vengeance dans la demeure de François de Balzac, son frère aîné... Les aventures de Verveine de Nattier, se donnant la mort au milieu d’une orgie, surprirent la duchesse. Elle plaignit cette nouvelle Lucrèce sans l’approuver, car ce genre d’outrage, pensa-t-elle in petto, ne va pas sans compensations. Mais elle fut absolument stupéfaite de la vendetta jurée par François et ne s’enthousiasma que pour le cercueil de verre. -Voilà une originalité! exclama-t-elle. Comte, je tiens essentiellement à voir, de mes yeux, cette incroyable chapelle ardente. -Altesse, riposta dignement le jeune homme, il y a peut- être quelque chose de mieux à faire en la demeure de mon aîné! -Quoi donc? -Le ramener à la raison! Marie Touchet pensait comme lui. Elle osa dire: -Je vous y aiderai! Rien dans le récit fait par Entraguet n’avait autant frappé la douce amie du roi Charles que cette douleur obstinée, monumentale, terrible, du fiancé de la morte. Auprès de ce farouche gardien du deuil, n’aurait-elle pas quelque action rédemptrice à tenter, elle, la tendre hospitalière des âmes blessées, l’amoureuse désabusée et toujours aimante. Pour cette bonne parole, Yannie la remercia d’une pression de main et le jeune comte d’un regard respectueux. Puis ce dernier poursuivit, rapportant sa rencontre avec la pupille du chancelier; ses confidences à son frère; la joie vindicative de François et, finalement, la scène effarante qui s’était déroulée, dans la chambre du deuil, entre les deux frères, la vivante et la morte. Lorsqu’il eut achevé, la duchesse demanda, poursuivant sa première idée: -Croyez-vous qu’il soit possible d’amener le seigneur François de Balzac à réprouver son serment? -Oui, murmura Yannie. Madame... Altesse... il suffirait de lui démontrer que la pauvre victime de mon tuteur est auprès de Dieu... -D’où, voyant le nouveau crime, s’écria Marie Touchet inspirée, elle souffrirait autant qu’elle dut souffrir une première fois pour préférer la mort au déshonneur! -Parfait! parfait! approuva Catherine de Clèves en agitant une sonnette. Vous avez toujours eu la vocation de transmettre vos impressions aux esprits affaiblis, ma chère Marie. Le remède peut faire merveille, à la condition d’être employé à temps. Au coup de sonnette, des caméristes accoururent. -Nos capes? commanda-t-elle à l’une. Et successivement à deux ou trois autres: -Edwige, fais préparer la chaise de Sa Seigneurie et la mienne; toi, Maillepré, veille à ce que les lanterniers garnissent les godets des torches enrobées; et toi, Saint-Phar, va dire au vicomte de Pouille de se tenir prêt à nous accompagner avec une dizaine d’arquebusiers! Pour obéir à la duchesse, quelques instants plus tard, nos jeunes gens retraversaient la galerie et pouvaient constater que la réunion des Lorrains avait pris fin: la grande salle était vide. Marie Touchet les fit monter dans sa chaise et les y laissa seuls, elle-même allant s’insinuer, se faisant toute petite, dans celle de sa puissante amie. Puis l’escorte se mit en mouvement, précédée du héraut qui avait charge d’écarter les obstacles vivants en jetant ce cri redouté: -Lorraine! place au noble duc! Dans la chaise marchant en serre-file, Charles d’Entragues demeurait silencieux. Il pensait, le coeur noyé de regrets: -Si François ne veut point pardonner, s’il m’adjure de tenir mon serment, je dirai à celle-ci: «Partez, oubliez- moi! Retournez chez celle qui se fera un devoir de vous défendre et tâchez d’être heureuse. Moi je reste ici, dans la maison des larmes; je me dois de racheter mon parjure en remplaçant dans la tombe celle que j’en fis échapper.» Yannie se suspendit à son cou, car elle venait de lire dans ses yeux ce qu’il n’osait point dire. -Seigneur comte, murmura-t-elle avec un effort pénible, ce que vous tramez en secret est cent fois plus douloureux pour moi que ce que je dus subir, en cette nuit déjà si chargée... » Écoutez, lorsque, après avoir surpris par hasard votre conversation avec votre frère, je m’avançai à sa rencontre et vous vis, raidi et comme mort, étendu sur le parquet de la chambre où je me figurais vous trouver en tête à tête familial, quelque chose se brisa dans ma poitrine et je crus mourir... » On avait parlé de fiancée déshonorée, de vengeance, de talion... Que sais-je?... Je n’avais encore rien compris, sinon que vous veniez d’implorer, en ma faveur, et étiez tombé, en refusant d’accomplir à la lettre le plus implacable des serments! » Mais lorsque j’aperçus la victime à venger, ma soeur martyre; lorsque je pus lui parler, l’embrasser; alors, la lumière se fit en moi et j’eus un instant de profonde joie en pensant: «Comme il m’aime!» » Eh bien! s’il faut, pour combattre l’iniquité d’une parole donnée, lui opposer une autre parole jurée, j’atteste le ciel que rien ne pourra nous séparer: si vous restez, je resterai, si vous mourez, je mourrai! » Car vous m’aimez, Charles, vous m’aimez! Or, s’il est un sentiment qui puisse vaincre la haine, cette passion soufflée par l’enfer, c’est l’amour, l’arme d’essence divine! Entraguet n’eut pas le temps de répondre. L’escorte s’arrêtait, rue du Coq, devant le portail de l’hôtel aux fenêtres closes. Pris d’un désespoir fougueux, il contempla sa compagne avidement comme pour graver en son âme cette vision adorée, ce paradis entrevu et dont la fatalité devait l’exclure, puis, l’ayant baisée sur les yeux, il se jeta hors de la chaise et lui tendit sa main pour l’aider à descendre. Catherine de Clèves, déjà sur les galets de la rue, examinait cette mystérieuse demeure. -Qui veille là? murmura-t-elle en désignant les deux fenêtres du premier étage, dont les volets laissaient passer quelques rayons lumineux. -La folie d’un amant! répondit Marie Touchet, qu’une propulsion cardiaque entraînait vers cet homme sans modèle dans l’histoire, vers cet inconsolable gardien d’une lampe éteinte. Une surprise attendait les nocturnes visiteurs. Le vicomte de Pouille, s’étant avancé vers la porte, revint dire qu’elle n’était point fermée. Que s’était-il passé après le départ des deux jeunes gens? Nous croyons avoir fait mention d’une courte scène dont Coeur-d’Amour avait été l’unique témoin. Un homme, surgissant de l’ombre, était venu soulever le marteau du heurtoir en lançant à pleine voix ce défi: -Seigneur de Balzac, comte d’Entragues, si vous n’êtes pas un lâche, ouvrez au marquis Louis de Villequier. Deux fois le heurt violent, deux fois les paroles du cartel avaient été troubler le sommeil des paisibles habitants du quartier. Coeur-d’Amour ne pouvait savoir par qui le chancelier avait été envoyé à cet assaut, il ignorait les intrigues politiques de Salem-Kébir. S’il restait là, c’était dans l’espoir de voir le comte François surgir hors de sa boîte comme un diable. Mais le comte François ne paraissant point, force lui fut de s’éloigner, courant vers le rendez-vous donné par Ayelle de Givors. Il venait à peine de disparaître, et Villequier, trépidant de rage, se disposait à lancer pour la troisième fois son audacieuse provocation, lorsque la porte s’ouvrit en grinçant sur ses gonds. Une haute silhouette se profila sur le seuil; c’était celle de l’ermite de la maison du deuil. Son épée d’une main, son chapeau de l’autre, François de Balzac d’Entragues portait haut son visage découronné, sur lequel passait le reflet glacial d’une sombre résolution. Toutes les traces de son récent accès de démence s’étaient effacées. Peut-être Dieu avait-il permis que sa fièvre chaude se résolût, instantanément, à l’approche de son plus mortel ennemi. -Bourreau, demanda-t-il d’une voix blanche, oses-tu bien la venir relancer jusque sous mon toit? -Je la relancerais jusqu’aux enfers, si elle y cherchait un refuge! clama Villequier. -Infâme! qui te poussa à la vouloir déshonorer? -Je veux qu’elle porte mon nom! -Ton nom? hurla François. Tu veux te marier à elle?... Maintenant?... où elle est? -Où est-elle? -Sur son lit!... toujours belle... divinement! Villequier tressaillit et tira son épée. D’un geste impérieux François l’arrêta. -Pas ici!... Viens!... viens la voir!... Puisque nous sommes deux pour une, son sourire décidera entre nous... Le préféré la gardera... l’autre devra mourir... Acceptes-tu? -Mais?... -Il faut accepter ou je ne te la montrerai pas, dormant sur sa couche virginale... et si désirable... -J’accepte! -Alors, suis-moi. L’un entraînant l’autre, ils entrèrent, en oubliant de refermer la porte. Villequier croyait aller vers Yannie de Goulaine, sa pupille, qu’il se proposait bien de reconquérir par la force, et François le menait au cercueil de son ancienne victime. Tous deux étaient de bonne foi; tous deux se figuraient s’être suffisamment fait comprendre. Ce macabre quiproquo allait se dénouer dans le sang... Toutes les portes étant ouvertes, Catherine de Clèves ordonna au vicomte de Pouille de s’installer dans la cour avec ses hommes, pour le cas où on aurait besoin d’eux, puis elle dit à Charles d’Entragues: -Où pensez-vous que se tienne votre aîné? -Dans la chapelle ardente, Altesse! -Guidez-nous donc vers cette chapelle? Ils gravirent le maître-escalier et pénétrèrent dans la chambre vouée au souvenir. Là les attendait un spectacle imprévu. Si le regard de Catherine de Clèves, invinciblement attiré par la châsse de la momie vêtue en mariée, passa sur ce qui se mouvait autour, et ne vit qu’elle, par contre, ses compagnons restèrent figés sur place, tant la fin du drame qu’il leur était donné de surprendre portait en soi une terrifiante grandeur. Louis de Villequier, mis en présence de son ancienne victime, venait de pousser un rire strident et de se rejeter en arrière en hurlant un blasphème. Le premier comte d’Entragues paraissait interroger son immobile idole. À l’imprécation de son ennemi, sa poitrine répondit par un soupir d’immense soulagement. L’épée basse, inflexible comme la justice, ses yeux brillants de fièvre, rivés sur les prunelles hallucinées du criminel Lovelace, il fit un pas en avant: -Bête immonde, gronda-t-il, voici plus de trois lustres que j’attendais cette heure!... Tout d’abord, le cerveau troublé par un projet digne des lâches qui te ressemblent, j’avais décidé d’immoler à ma vengeance la malheureuse créature vers laquelle se ruent tes désirs obscènes!... -Yannie! soupira Villequier. Tout son corps tremblait. -Oui! Yannie! misérable!... Le ciel m’a permis d’ouïr à temps le pro domo de l’innocence!... Charles s’est fait son chevalier... Je fus sur le point de maudire mon frère!... Mais ma fiancée, de l’au-delà, préparait un dénouement plus logique, elle te poussait dans cette maison vers laquelle tu te croyais attiré par une vivante... » Allons, vieux suborneur... Nous avions décidé de nous en remettre à sa décision... Elle a choisi entre nous!... Tu as promis, il faut payer... Tue-toi! L’autre n’avait rien compris, rien entendu; voyait-il seulement... Un voile lui cachait les choses extérieures... Il répéta, absorbé dans sa contemplation interne: -Yannie! -Ah! le talion! le talion!... grinça François. Ta pupille en aime un plus beau... un plus jeune... Ta décrépitude lui fait horreur... Maudis-la! Maudis-les!... et meurs en les regardant s’aimer! Un éclair d’acier traversa l’espace... Les quatre spectateurs poussèrent un cri et voulurent s’entremettre; mais ils n’en eurent pas le temps et durent assister, terrifiés, à la colossale manifestation d’un pouvoir inexorable. Plus rapide que son épée, la parole de François avait frappé le chancelier en plein coeur. Mordu aux racines mêmes de la vie, sous l’emprise d’une phobie spontanée, la lèvre chargée d’une écume sanguinolente, Louis de Villequier se rua en arrière pour fuir l’hallucination épouvantable. Son mouvement brutal, affolé, maladroitement déclanché par une ataxie nerveuse, lui fit heurter le pied de la table funèbre, qu’il brisa. Blessé au genou, il s’écroula sur la première marche, juste au moment où le cercueil, perdant son équilibre, décrivait une parabole et retombait sur lui dans un effroyable fracas de glaces brisées. Dans un nuage de poussière, on vit alors le visage souriant de la morte rouler de droite et de gauche pour s’arrêter sur la poitrine brisée de son bourreau. Villequier était mort sur le coup, tué par sa victime. Verveine de Nattier s’était vengée. Parvenu aux dernières limites de l’émotion, François de Balzac se laissa aller sur la poitrine de Marie Touchet, accourue pour le soutenir et pour le consoler. V LE SECRET DU SILENCE. Une ordonnance de Louis XI dit en propres termes: «S’il ne persévère en sa confession après sa géhenne, nul ne pourra être condamné.» C’était faire l’aveu de l’inutile barbarie de la torture et donner à l’accusé le temps de se reprendre et de se reconnaître. Cette mesure, dictée par le simple bon sens, restait malheureusement à l’état de formule. Les juges, ignorants ou indifférents, d’ailleurs pressés d’en finir, n’accordaient jamais au patient les quelques heures au bout desquelles, s’étant ressaisi, il eût pu rétracter les paroles arrachées par des moyens barbares. Au Moyen Âge, et jusqu’à Louis XVI, qui, étant faible et compatissant, abolit la torture, les cours de justice disposèrent d’un matériel recherché et de procédés plus ou moins spéciaux destinés à forcer les gens à faire des aveux, même et surtout s’ils n’étaient point coupables. À l’égard du choix des instruments et de leur nombre, la chambre de la Question, située au rez-de-chaussée du Grand-Châtelet, pouvait revendiquer le triste honneur d’être la mieux approvisionnée de France. D’après M. Julian Hawthorne, qui publia dans le Cosmopolitan un article fort documenté auquel nous allons faire de nombreux emprunts, les tortures et supplices, en usage à cette époque, venaient pour la plupart des tribunaux de l’Inquisition d’Espagne. Beaucoup témoignaient d’une sérieuse connaissance de l’anatomie et de la physiologie. On les rangeait par ordre d’efficacité, -d’horreur si vous le préférez -et chacun avait son objet déterminé. Hippolyte de Marsilis, qui écrivait au quinzième siècle, en énumère quatorze. Une de ces méthodes, la plus usitée, car elle ne nécessitait aucun frais, avait pour effet de distendre démesurément les membres au moyen de cordages ou de treuils à hisser les matériaux; une autre consistait à introduire dans l’estomac du patient et par quantités considérables de l’eau, de l’huile ou du vinaigre. Des barres de fer rouge étaient quelquefois appliquées sur les parties les plus sensibles du corps et on disait le plus grand bien de l’effet produit par des oeufs bouillants placés sous les aisselles. Des tourmenteurs avaient eu l’étrange idée d’introduire des dés à jouer sous la peau du patient, ou quelque objet plus irritant encore. Il y a lieu de ne pas oublier le procédé dit des chandelles, qui avait, entre autres mérites, celui de la simplicité. On commençait par ficeler le malheureux de façon qu’il ne pût faire aucun mouvement; puis on lui mettait dans la main des chandelles allumées, qu’on laissait se consumer tranquillement. En brûlant, elles brûlaient également les mains du patient, qui n’offraient bientôt plus que deux moignons calcinés. En manière de variété, on employait quelquefois un autre procédé. On attachait la victime, complètement nue, sur un banc et on lui faisait tomber de l’eau goutte à goutte et d’une grande hauteur sur le creux de l’estomac. Ce genre de torture avait été vraisemblablement emprunté aux Chinois, ces maîtres incomparables dans l’art des supplices, car ils ont inventé quelque chose d’analogue, qui passe pour ce qu’il y a au monde de plus effroyable. Ils font également pleuvoir de l’eau goutte à goutte sur le crâne soigneusement rasé. La goutte tombe toujours à la même place et cause, paraît-il, la plus épouvantable des agonies. Dès le début, toute la faculté de perception dont le corps et l’esprit sont susceptibles se concentre sur cette place et la chute de la goutte d’eau est attendue avec une indicible angoisse. Au moment où elle arrive, son léger contact prend les proportions de l’explosion d’une bombe, sans apporter avec lui la mort libératrice. Dès que la limite de l’endurance possible est dépassée, le malheureux qui en est victime en arrive à un état de folie furieuse. On lui fait durer ce supplice autant d’heures -parfois autant de jours -qu’il est nécessaire pour l’amener là. Les tourmenteurs européens montraient plus de mansuétude que leurs collègues du Céleste-Empire. Ils prolongeaient rarement le supplice au delà de cinq à six heures. Le patient avouait toujours avant l’expiration de ce délai. Un autre supplice aussi original et aussi terrible que le premier consistait à faire lécher, par des chèvres, les pieds nus du supplicié, préalablement arrosés d’eau salée. Cette caresse irritante causait d’indicibles tortures, vraisemblablement amenées par ce chatouillement ininterrompu. Tantôt on attachait l’homme sur un lit de fer qu’on approchait d’un brasier flamboyant, et les os craquaient, les chairs se liquéfiaient, pendant que la voix du juge exhortait sans relâche le misérable à avouer sa culpabilité réelle ou supposée. Si cette épreuve ne réussissait pas, on enfermait les pieds du récalcitrant dans des boîtes de métal qu’on remplissait d’eau bouillante jusqu’à ce que la chair bouillie se détachât des os. Tantôt on broyait les pouces dans des étaux, et cette torture avait, paraît-il, une merveilleuse efficacité. La dislocation des membres s’opérait de diverses façons. Quelquefois on procédait par simple suspension. Un bras était attaché à une poulie et le corps soulevé à l’aide de ce bras, pendant que d’énormes poids tiraient les pieds vers la terre et amenaient ainsi l’arrachement. Le plus souvent on employait un appareil spécial. C’était une planche tranchante sur laquelle on faisait asseoir le pauvre diable jambe de-ci, jambe de-là. Un poids extrêmement lourd était attaché à chaque pied et le patient était abandonné dans cette position jusqu’à ce que la pesanteur du corps le coupât en deux sur l’arête vive de la planche. L’écartèlement devrait plus justement être relégué au nombre des supplices d’exécution, car il ne se terminait qu’avec la mort. On sait en quoi il consistait. Les quatre membres du condamné étaient liés à quatre cordes, à l’extrémité de chacune desquelles on attelait un fort cheval. À un signal donné, les palefreniers fouettaient leurs chevaux, qui tiraient tous les quatre en sens contraire. Après la première secousse, on arrêtait le travail, pour permettre au supplicié de reprendre connaissance. Or les muscles, les nerfs et les tendons qui rattachent les membres au tronc sont d’une élasticité et d’une résistance extraordinaires. Ils peuvent supporter, sans se rompre, un effort qu’on imaginerait difficilement. Quand le condamné avait recouvré sa sensibilité, on recommençait et parfois cela se prolongeait pendant plusieurs heures, jusqu’à ce que les juges, lassés de cette monotonie, se décidassent à ordonner l’arrachement. C’est ainsi que devait être supplicié Damiens, coupable d’avoir menacé d’un canif le roi Louis XV. Dans son Histoire de l’Inquisition, Pierre Zaccone décrit une torture singulière: on commençait par lier étroitement le patient sur le lit de torture, de façon que les cordes pénétrassent dans la chair. Puis on lui couvrait le visage d’une étoffe très fine qu’on enfonçait dans la gorge et les narines. Cette étoffe était alors humectée d’eau qui gonflait le tissu et déterminait une suffocation partielle. Dans les efforts désespérés qu’il faisait pour respirer, le patient distendait tous ses muscles, et l’exécuteur resserrait d’autant les liens qui finissaient par déchirer les chairs. Le supplice d’être rôti tout vif était généralement réservé aux faux monnayeurs, quand ils échappaient à la cuisson dans l’huile bouillante. On connaît le supplice de la roue. Nous n’y insisterons pas. À Nuremberg, il existait une épouvantable machine appelée la Vierge de fer. Le supplicié y était introduit, puis on refermait les portes. Là il était littéralement empalé par des milliers de pointes aiguës qui déchiraient ses chairs. Les portes, une fois closes, ne se rouvraient que pour tirer son corps décomposé, après une agonie qui durait parfois plusieurs jours. Un autre appareil assez semblable à celui-là, mais infiniment plus bénin, était le Manteau des Ivrognes. Ce n’était là, en réalité, qu’un pilori servant à l’exposition des buveurs incorrigibles. À ranger dans la même catégorie le Masque de fer destiné à coiffer les femmes qui frappaient leurs maris; à proprement parler, ce n’est point là un appareil de torture. Il se rattache plutôt à cette catégorie d’instruments baroques, tels que les muselières pour dames, employés par nos pères à châtier leur trop bavardes épouses. Si la loi traitait avec indulgence les femmes convaincues de voies de faits sur la personne de leurs maris, elle se rattrapait amplement sur les boulangers indélicats qui trompaient les acheteurs sur le poids du pain. À ceux-là, on faisait subir un supplice analogue à celui de la cale, qu’on infligeait jadis, pour de très graves fautes contre la discipline, aux matelots des navires de guerre. Ces derniers étaient attachés à une corde qui passait dans une poulie fixée à la grande vergue, de cette hauteur on les plongeait dans l’eau plusieurs fois de suite. Les boulangers subissaient la même peine pour avoir vendu à faux poids. Mais on leur faisait la grâce de les enfermer dans une cage spéciale, et c’est de cette façon qu’ils étaient immergés. Signalons également la sellette garnie de pointes sur laquelle on faisait asseoir le condamné pour lui donner lecture de l’arrêt rendu contre lui. Cette abominable machine servait aussi quelquefois comme instrument de torture. Citons encore le supplice du bûcher, un des plus familièrement employés par le Saint-Office, il portait en espagnol le nom d’auto-da-fé, ou acte de foi. Suivant que l’aveu du crime avait été fait avant ou après la torture, c’est-à-dire suivant le degré de courage du condamné, les conditions de l’exécution se modifiaient. On formait une procession, dans laquelle figurait le patient revêtu d’une robe dont les ornements indiquaient la nature même du supplice. Quelquefois il était brûlé vif, et d’autre fois les juges avaient la clémence d’ordonner qu’il fût étranglé auparavant. Quant au supplice lui-même, il y avait deux manières de le pratiquer. Tantôt on faisait monter le condamné sur un bûcher et on le liait à un poteau planté au centre. Tantôt, au contraire, on entassait le bois du bûcher autour de ce poteau, en laissant un espace suffisant pour y contenir le patient, espace auquel on parvenait au moyen d’une galerie aménagée à cet effet. Le bûcher était formé de couches alternatives de bois et de paille. Quand le condamné avait gagné la cavité qui lui était destinée, on bouchait la galerie avec de nouveaux fagots et on mettait le feu de tous les côtés à la fois. La suprême, la plus monstrueuse de ces effroyables inventions était l’écorchement. Après avoir été préalablement suspendu à un chevalet par les poignets, la victime était fortement étirée en longueur au moyen de liens fixés au-dessus des chevilles. Les préparatifs achevés, les exécuteurs le dépouillaient de toute sa peau en employant des râteaux à griffes. L’écorchage était hors de prix, fort heureusement, et par conséquent peu employé, car le malheureux être humain ainsi martyrisé pouvait râler pendant des heures avant la délivrance finale... Nous savons comment le Coeur-Volant arrêté sur le port au foin avait eu la chance d’éviter, étant donnée l’heure tardive, qu’on lui appliquât la question préalable dès son entrée au Châtelet. Il devait ne rien perdre pour avoir attendu. Bien entendu, le seigneur d’Estouteville n’avait pas eu le loisir de fermer l’oeil de toute la nuit. Par ses espions, il avait été renseigné sur les cris de haine poussés dans la cour des Miracles; on lui avait tracé le tableau des quartiers endeuillés par la fermeture des établissements; il sentait les ferments de discorde se soulever, prendre corps, et se demandait avec angoisse s’il ne serait pas sage de prendre parti pour les Guise. Ce que notre grand prévôt redoutait par-dessus tout, c’était de perdre sa charge; il l’aimait comme un avare aime son or... Ce n’est point qu’il eût une âme cruelle, non! Bien souvent, il souffrait d’avoir à faire souffrir les autres, mais il s’était accoutumé à jouir d’un pouvoir quasi-souverain et, dame! on ne peut perdre sans quelques regrets de semblables prérogatives. Était-il donc menacé?... Point!... Seulement, en temps ordinaire, soutenu et guidé par des conseils fournis sous le manteau par Catherine de Médicis, il donnait ses ordres à coup sûr et savait ne pouvoir être désavoué. Depuis vingt-quatre heures, hélas! que de changements!... Résorbée dans un effroi farouche, à la suite de sa visite nocturne au Louvre, l’Italienne s’était enfermée, appelant en vain Abou-Nadarah, son astrologue disparu, et refusant de recevoir Gaspard Mouvette, ce lieutenant de robe courte qui servait de trait d’union entre elle et la prévôté. Or, fatale coïncidence, la direction morale de l’intrigante reine-mère faisant brusquement défaut au seigneur d’Estouteville, -juste au moment où les passions de tous, chauffées à blanc, allaient déchaîner un éclat et peut-être amener un coup d’État! -il demeurait désemparé, prêt à subir l’influence supérieure. C’est ainsi que nous l’avons vu accepter, les yeux fermés, l’audacieuse substitution de personne opérée par le duc Roland, celui-là même qu’il avait l’ordre d’arrêter, et c’est ainsi que, croyant tenir Coeur- Volant, pour surprendre des aveux, il avait autorisé le dénonciateur à mettre un confesseur en rapport avec son prisonnier. Cette tentative n’avait point donné le résultat espéré par lui. Aussi, lorsqu’il fut informé, par Roland, de la complète indifférence qu’avait rencontrée le bon missionnaire de paix dans le cachot du païen et de l’attitude toujours résolument silencieuse qu’affectait ce dernier, -nous savons pourquoi il ne pouvait en avoir une autre! -le grand prévôt se décida-t-il à convoquer sans retard le tribunal au criminel. Il avait hâte de forcer ce simulateur à se découvrir. Il savait bien, lui, que Coeur-Volant n’aurait pu être l’atroce bandit dont il connaissait les exploits s’il eût été privé de l’usage de la parole. Il était également pressé de lui faire dénoncer ses complices et avouer ses crimes, car, pour frapper de terreur le peuple de Paris, intimider les fauteurs d’intrigues et de révoltes, il était décidé à faire suivre les aveux du supplice immédiat. Cet acte d’énergie ne pouvait lui être que profitable, lui laisserait les mains libres et, en tous les cas, plairait au roi, sans déplaire aux princes... Restait un point noir... Comment l’Italienne accepterait-elle la nouvelle de cette exécution sommaire, non conseillée par elle?... Elle entretenait des gens à elle dans la plus haute noblesse et parmi la lie populaire... Coeur-Volant pouvait être l’un des pivots secrets de cette cohorte masquée... Chi lo sa?... Dix heures sonnaient à la tour carrée de la Cité, lorsque le prisonnier fut amené par son geôlier dans la chambre de la question. Au revers d’une table juchée sur une estrade, le grand prévôt et le procureur avaient pris place au milieu des juges, des assesseurs, des lieutenants au criminel. Derrière eux, mais debout ceux-là, et appuyées aux dossiers des fauteuils, se tenaient quelques spectateurs de marque, parmi lesquels le roi des raffinés entre le marquis d’O et Chicot. Enfin, au bas bout de la table et dissimulé dans un fauteuil-cage, -faveur exceptionnelle -se devinait le profil perdu de Mammouth-le-Rouge, mage du roi. Partout, de-ci, de-là, au chevet des foyers et près des instruments, sous les ordres du tourmenteur juré que Peaunoire avait espéré pouvoir supplanter, des hommes aux bras nus mettaient de l’ordre. Parmi ces derniers -les aides! -un gros garçon à la mine effarée se contentait de regarder, plein d’épouvante, les appareils de torture, et ne faisait oeuvre de ses dix doigts. -Ventre de puce! murmurait-il de temps en temps, tout contre l’immense pavillon auriculaire d’un quadrupède d’espèce bâtarde. Ventre de puce! mon pays, que dirait M. le chevalier s’il nous voyait prisonniers dans cette géhenne d’infamie? Par le fait, Bernard d’Arma eût éprouvé quelque surprise à rencontrer en ce lieu l’écuyer trésorier et son mulet; mais il se fût facilement persuadé que ce nouvel avatar dépendait bien plus de Matraque que de Muletmio. En cela il eût prouvé que les replis de l’âme du fils de Gourdin lui étaient connus. Pour tout dire, pendant un court écart de Courmantel, Matraque avait été sollicité par un inconnu de lui louer son mulet et, l’appât des testons d’argent lui donnant du génie, il avait traité de sa propre location en sus de l’animal. Ah! comme il eût tourné le dos à ce loueur s’il avait pu savoir qu’il était tortionnaire et prévoir ce qu’il en adviendrait de son mercantilisme! En pénétrant dans la salle, Coeur-Volant aperçut tout d’abord le duc Roland. Il tendit vers lui ses poings emmaillotés en poussant un hurlement indistinct. -Questionnaire, dit le grand prévôt, emparez-vous du criminel et vous, monsieur le greffier, préparez-vous à dresser procès-verbal de ses déclarations! -Permettez, fit le premier gentilhomme de la chambre en se penchant entre le procureur et le président; je désirerais qu’il soit avant tout procédé à une constatation. -Laquelle? demandèrent en même temps d’Estouteville et Bussy-Leclerc. -Voici; bien des fois on a prétendu que Coeur-Volant et moi ne faisions qu’un seul et même homme. Il paraîtrait qu’un bandit peut avoir les traits d’un gentilhomme!... Je voudrais que cette ressemblance soit constatée et, pour qu’aucune confusion ne puisse subsister, portée au procès-verbal. Le seigneur d’Estouteville ayant consenti d’un signe de tête, Bussy-Leclerc cria: -Apportez les torches! Sitôt cet ordre exécuté, involontairement, tous se penchèrent, puis se retournèrent pour comparer, et un même cri de stupeur jaillit de toutes les lèvres: -C’est extraordinaire! -Extraordinaire! répéta mentalement Chicot; le chevalier ne se croyait qu’un sosie et voici qu’ils sont trois... Ah! Bernard d’Arma désirait savoir ce que cache la mèche retombante du duc?... Je crois, Dieu me pardonne, que l’autre porte un bandeau tout semblable! Du fond de son fauteuil-cage, le mage rouge dardait un regard de flamme tantôt sur le prisonnier, tantôt sur Roland. Il paraissait en proie à une extrême agitation et pensait: -L’homme au visage volé!... Lequel est l’homme au visage volé?... Je ne sais plus, car ils sont deux!... Seigneur Dieu! À l’heure où je touche au but de toute ma vie, allez-vous me faire trébucher sur un doute?... Si Phtah avait eu deux fils?... Mais non, c’est impossible... un frère n’accuserait pas son frère... Les fauves ne se mangent pas entre eux!... Cette réflexion lui était suggérée par ce que disait Roland, et Roland disait, répondant justement à la dernière pensée de Chicot: -Il a l’audace de se coiffer comme moi. Est-ce par esprit d’imitation, ou pour cacher quelque marque de naissance? Il ajouta en relevant ses cheveux: -Voyez, mon front est pur! Examinez donc le sien? On satisfit à sa demande. Alors, sur le front empourpré de Néré, apparut, frappée en blanc, une cicatrice surprenante et qui avait exactement la forme d’un A. -Arma! ne put s’empêcher de crier Matraque ébahi. -L’homme, commanda le lieutenant criminel, approchez et dites-nous ce que vous savez, car vous semblez être un madré compagnon renseigné sur bien des choses... Et d’abord, faites-vous partie de la bande du prisonnier? -Moi? sursauta le Barbotanais. Ça c’est mentir! -Votre nom? et parlez franc, ou je vais vous faire appliquer la question! -La question? Vous ne me l’appliquez-t’y pas de vous-même et de façon soignée?... Mon nom?... Ce que je sais?... Ma foi de Dieu! vous le sauriez déjà, si qu’on ne parlait pas tous à la fois. Il redressa sa courte taille et reprit noblement: -Je suis le baron Botan, écuyer de monsieur le chevalier d’Arma... -Ah! ah! fit Chicot. -La cicatrice que nous venons de voir est-elle la marque de votre maître? demanda d’Estouteville. -Sa marque? non, mon bon seigneur... Oh! oh! chez nous, on ne marque pareillement que vaques et viaux!... Mais pour avoir été faite par lui, sûr, cette cicatrice a été faite par lui et voici comme... Il y a quelques mois, une jeune fille de noblesse fut enlevée par Coeur-Volant au pays d’Agenais où l’on se promenait, M. chevalier et moi... » Monsieur le chevalier n’est point manchot, c’est connu, on en sait quelque chose par ici... Il se mit à la poursuite de la bande... l’atteignit... sauva la demoiselle... éborgna tous les malandrins, sauf un seul, pourtant, le chef, auquel il colla sur le front le cachet qui est ciselé en garde de sa rapière! -Ce cachet figure un A? -C’te blague! ça serait cocasse qu’il figure autre chose... -Je comprends tout, s’écria Chicot. Seigneur d’Estouteville, vous tenez Coeur-Volant, c’est ma conviction! Le duc Roland le remercia d’un sourire et reprit: -Je suis satisfait d’avoir pu faire identifier le criminel, qu’un phénomène maladroit a doté d’un masque semblable au mien. Cependant, ce n’est pas assez pour ma satisfaction... Comme ce misérable a dû commettre plus d’une monstruosité en mon nom, je vous adjure, messieurs, de le contraindre par tous moyens à confesser ses méfaits. De son regard aigu, le mage rouge semblait vouloir fouiller le crâne du beau phraseur. Il examinait aussi Coeur-Volant, comptait les gouttes de sueur glacée qui perlaient sur ses tempes, et il se demandait: -Lequel est-ce?... Lequel est le fils de Phtah-la- Gipsy?... Pourquoi ne parle-t-il pas, ce malheureux... et pourquoi l’autre appelle-t-il la torture qui le forcera bien à dire tout... plus que tout!... » Sont-ils étrangers l’un à l’autre?... » Sont-ils de la même famille?... » Non! pas cela... Il y a des abominations que Satan lui- même n’oserait concevoir!... À moins que la torture ne soit qu’une comédie?... Que penser?... Que supposer?... Ah! si Fiamma était là... si je pouvais l’endormir... il ne me faudrait que quelques secondes pour percer le mystère de ces deux cerveaux! Sur l’ordre du lieutenant criminel, le greffier s’était levé et lisait l’interminable liste des actes reprochés à Coeur-Volant. Puis, ayant exposé la façon dont s’était opérée son arrestation et sa formidable défense, qui avait manqué dégénérer en désastre public, en terminant, il déclara ceci: -Pour le châtiment des crimes démontrés, la condamnation s’impose de plano... mais, pour le bien et la justice, le prisonnier, que de nouveaux rapports accusent: primo, d’avoir enlevé noble demoiselle Solange de Villeneuve- Marsan, en se faisant passer à ses yeux pour monseigneur le duc de Savoie-Nemours, son fiancé; secundo, d’avoir violenté noble dame Ayelle de Givors, en usant du même subterfuge que lui permettait une ressemblance diabolique; tertio, enfin, de s’être dédoublé par un nouveau sortilège et, sous le sobriquet de Coeur-d’Amour, d’être devenu le mutilateur des gentilshommes, comme il était, sous celui de Coeur-Volant, la terreur des vilains... -Ma foi de Dieu! mon bon Seigneur, voulut dire Matraque, si c’est un effet de votre complaisance, Coeur-d’Amour est... -Silence! gronda l’accusateur. Et, se tournant vers le prisonnier, il ajouta: -Vous avez entendu?... Qu’avez-vous à répondre? Coeur-Volant entr’ouvrit des lèvres noires... Le duc Roland se sentit blêmir... Allait-il se faire comprendre?... Mais ce qui sortit de cette bouche encavée fut une sorte de plainte qui n’avait rien d’humain. -C’est un système! déclara le lieutenant criminel. Roland s’était reconquis. Il eut un sourire démoniaque et cria, jouant la fureur: -Ma fiancée, misérable! Qu’as-tu fait de ma belle fiancée? Il savait bien où elle était, ce Caïn monstrueux, mais il était de son intérêt d’embrouiller les pistes. Cette fois encore Coeur-Volant poussa un cri indistinct. -Comprenez-vous ce qu’il entend dire? demanda le grand prévôt. -C’est un système! répéta le lieutenant. Et comme nous avons aussi à lui faire avouer où se trouvent ses complices, je propose de passer sur les préliminaires et de faire appliquer de suite la question extraordinaire! Les juges se consultèrent. -Puisque rien, jusqu’ici, n’a pu décider cet homme à prononcer une parole intelligible, dit alors M. d’Estouteville, la question s’impose! Le questionnaire demanda: -Commençons-nous par les brodequins ou par l’estrapade? -Non! le chevalet! Les aides s’emparèrent de Coeur-Volant et le mirent à califourchon sur l’angle supérieur d’une pièce de bois taillée à vive arête. Tandis qu’ils le maintenaient dans cette position, d’autres aides suspendirent à ses pieds des pierres pesantes. Puis, l’équilibre étant ainsi établi, on abandonna le patient. Alors on vit se produire lentement, lentement, une sorte de mouvement descendant du cavalier qui faisait des efforts inouïs pour remonter ses pieds chargés et ne réussissait, effet horrible à voir, qu’à avaler petit à petit l’arête rigide sur laquelle il était assis. Soudain, il eut un brusque ressaut, on perçut le bruit d’un craquement, et Matraque dut se boucher les oreilles après avoir détourné les yeux, car le chevaucheur du chevalet hurlait d’horrible façon et sa face congestionnée reflétait les affres d’une intolérable souffrance. -Que dit-il? demanda le lieutenant criminel. -Rien que l’on puisse comprendre, répondit le greffier. -Il n’est pas en danger? Le questionnaire, par sa profession, avait pris quelques leçons d’anatomie. Il expliqua: -Seigneur, son périnée vient d’éclater de bout en bout. Le pubis est fendu, l’intestin coupé remonte dans le bassin sur le couteau de bois qui entame le sacrum... -Quel charabias, questionnaire. Votre homme cesse de gémir, donc... -Il s’est évanoui, Excellence, et peut passer dans le coma... -Retirez-le donc, être stupide, et faites-le revenir à lui! Les aides enlevèrent Coeur-Volant, l’étendirent sur un lit de pierre et, l’ayant déchaussé, approchèrent un brasero de la plante des pieds. Sous l’action de la chaleur, la peau se craquela, mais le patient ouvrit ses yeux de bête blessée: à l’atrocité du remède, sa sensibilité s’était révoltée. -Où as-tu caché la demoiselle de Villeneuve? interrogea le prévôt. Où sont réfugiés tes complices? Coeur-Volant garda le silence. -Cet homme possède une indomptable énergie, dit Roland. -Nous en viendrons à bout! gronda le prévôt, furieux d’en être réduit à employer les grands moyens. Aux tenailles!... Allez! Le patient fut dépouillé de son justaucorps et de sa chemise, puis le tourmenteur, armé d’énormes pinces rougies au feu, tenailla ses mamelles. Le sang ruissela, la chair brûlée dégagea tout autour du corps pantelant une forte odeur de grillade. Tous étaient haletants, attendant un mot qui ne venait point. Cette résistance hideuse, cette force d’âme jamais vue, dépassait l’entendement de chacun. -Il ne parlera pas! se disait le mage rouge avec stupeur. Ce n’est point une comédie; quelle abomination que cette torture!... Mais pourquoi le faux duc paraît-il si satisfait et pourquoi cette loque humaine se tait- elle?... » Pourquoi? -Tonnerre! gronda le bourreau en rejetant les tenailles pour essuyer d’un tour de bras l’abondante sueur ruisselant sur son visage. Tonnerre! l’animal puant a de qui tenir! si ce n’est Satan en personne, ce doit être son cousin! -Aux mains! Passez aux mains! prononça le président d’une voix mal assurée. -Les mains! cria Chicot. Voyez donc, messieurs, elles sont enveloppées de linges sanguinolents. Le tourmenteur, d’un geste brusque, arracha les linges. Alors, juges, spectateurs et tourmenteurs, en proie à une émotion qu’ils ne cherchaient plus à dissimuler, s’entre- regardèrent avec une stupeur profonde. Le squelette des deux mains aux os à peine retenus par les ligaments racornis et visqueux apparaissait, à tous les yeux, comme le témoin d’une torture antérieure. Chose étrange, le patient semblait éprouver une sorte de satisfaction interne à constater l’émoi que produisait cette découverte; en effet, les tiraillements douloureux de sa face faisant trêve, il fixait sur le duc Roland, qui venait à lui, un regard d’orgueilleux défi. Il n’y avait pas que le duc pour venir à lui! Si une attraction invincible rapprochait du pauvre Néré son abominable frère, instrument conscient de ses affreuses mutilations, sollicité par une attraction non moins forte, mais d’une portée bien différente, le sorcier barbaresque de Henri III venait d’apparaître, sortant de son fauteuil-cage, et s’avançait vers le supplicié en repoussant de droite et de gauche les aides apeurés. Placé comme il l’était, Roland ne pouvait soupçonner cette intervention. Il s’était penché et examinait méthodiquement le cas. -Corbac! dit-il en pivotant sur ses talons, la chose s’explique d’elle-même; Coeur-Volant s’est brûlé les doigts en mettant le feu aux chalands de paille. -Vous vous trompez! riposta une voix mordante! Jamais le feu ne se comporte de la sorte! seul un acide a pu ronger ces mains. Le mage rouge, le visage invisible, se dressait entre le patient et le duc. Ce dernier, terrorisé, allait riposter. M. d’Estouteville ne lui en laissa pas le temps. -Vous qui savez tout, seigneur Mammouth, dit-il, ironiquement, voyez donc a nous expliquer pour quelle raison le condamné s’obstine à garder le silence?... Le pouvez-vous? -Je le puis! -Alors, dites? -Parce qu’il lui est matériellement impossible de répondre. -Qui l’en empêche? -Ceci! Le mage rouge, en disant cela, ouvrit la bouche de Néré et fit voir un trou noir au milieu duquel manquait la langue. -Qui a fait cela? hurla Chicot. -Celui qui a brûlé les doigts! Celui qui avait intérêt au silence!... L’heure venue, Dieu le confondra! Personne ne vit l’étincelle du regard qui fit clignoter les paupières du duc. La question ne se pouvait poursuivre maintenant, mais il importait de donner satisfaction à l’opinion publique. Il fut décidé séance tenante que le condamné, incapable de faire un pas, serait conduit en place de Grève, sur le mulet, et roué vif... L’événement allait donner tort aux mauvais appétits populaires. Lorsque Matraque sortit du Grand-Châtelet, conduisant sa bête par la bride, une poussée se produisit dans la foule. Quand les archers purent se reformer, ils constatèrent la disparition du mulet. La horde des bohémiens de Phtah entraînait vers le château de Chaumont Coeur-Volant délivré! VI PENDANT LA PAVANE. La tour de Nesle, qu’une légende sanglante rendit à jamais célèbre, était la première des quatre grandes tours érigées par Philippe-Auguste pour couvrir Paris. Elle faisait face au Louvre, sur la rive gauche de la Seine, et c’est d’elle que partait le grand mur d’enceinte conçu par le rival de Richard Coeur-de-Lion. Haute de cent trente pieds, dotée de murailles rondes, raboteuses, massives, la tour de Nesle s’avançait dans le fleuve sur une langue de terre que recouvraient les hautes eaux de la fin de l’hiver, et dont les broussailles et le gazon n’étaient mis à nu que durant la belle saison. Un pan de mur garni de créneaux partait de son flanc pour aller rejoindre une porte flanquée de deux tours et pourvue d’un pont levis, qu’un court espace séparait de l’hôtel du même nom. En outre, une tour plus légère, mais aussi beaucoup plus élevée, puisqu’elle n’avait pas moins de cent cinquante- cinq pieds, flanquait la principale et servait à loger un escalier en pas de vis. La sombre tradition populaire qui veut que Marguerite de Bourgogne ait illustré la Tour de Nesle de ses débauches, accompagnées d’orgies et de meurtres, n’est guère fondée. Cependant, sans nommer l’héroïne, Brantôme dit quelque part: «En ce dit lieu, elle faisait le guet aux passants, et ceux qui lui plasoit, les fasoit appeler et venir à elle et, après en avoir tiré ce qu’elle en vouloit, les fasoit précipiter de la tour en bas de l’eau...» La porte de Nesle ou porte de Philippe Hamelin, qui communiquait au pont-levis et séparait l’hôtel de la tour, n’était pas encore livrée à la circulation, mais le propriétaire en tolérait l’accès pour complaire à ses voisins les Grands Augustins et les prêtres de Saint- Germain. À l’époque dont nous parlons, toutes ces constructions, érigées en fief et qui ne devaient être démolies qu’en 1660, pour la mise en oeuvre du collège Mazarin, venaient d’être acquises par le duc de Nivernais. Il y avait fait de grands frais, meublant et tapissant somptueusement tous les appartements. De la sorte peu de modifications durent être apportées à cette installation lorsque, le soir du 2 avril 1577, les échevins de la ville, sur la recommandation du duc de Guise, purent prendre possession de l’hôtel de la tour de Nesle. Munificence princière, le duc de Nivernais leur en avait délégué la jouissance pour quarante-huit heures. La mystérieuse puissance de Bar-Cobral n’était pas étrangère à cette concession, et nous allons voir comment, sans s’être donné le mot, tous les ennemis de la descendance dégénérée de l’Italienne allaient se rencontrer en ce lieu pour s’attaquer au dernier Valois. Bien entendu, si, pour la fête offerte à Henri III et à sa noblesse par le prévôt des marchands, on n’avait pu disposer que de la tour, le cadre n’eût pas été suffisant. Aussi avait-on réservé les chambres et salons de cette tour au service particulier, garde-robe et toilette du roi. Élevé hâtivement, un couloir volant, tapissé de velours bleu fleurdelisé, reliait l’antique vigilante à l’hôtel proprement dit. On se fera une idée de l’étendue de ce splendide hôtel de Nesle lorsque nous aurons dit qu’il occupait l’emplacement de la Monnaie actuelle et côtoyait la Seine depuis le pavillon de gauche de l’Institut pour aller englober nos rues de Nevers, Dauphine et Guénégaud. C’est dans cet hôtel que, trois ans plus tôt, Henriette de Clèves, épouse de Louis de Gonzague, duc de Nevers, et soeur de la duchesse de Guise, avait apporté la tête de Coconas, son amant. De nuit, elle avait eu l’audace d’aller dérober, en place de Grève cette tête de supplicié exposée sur un poteau. Elle la fit embaumer et la garda deux ans dans un cabinet situé au chevet de son lit. C’est même en souvenir de cette galanterie posthume que le nom de Coconas fut donné au grand salon ouvrant sur cette chambre. Cinq fois vingt-quatre heures exactement, après l’anéantissement, par Coeur-d’Amour, de la bande du fantaisiste Courmantel, devers le clos des Chartreux, c’est-à-dire cinq jours après l’arrivée à Paris des recluses de Bonaguil et de leur chevalier d’escorte, vers les dix heures et demie du soir, toutes les fenêtres de la tour, de l’hôtel et du séjour de Nesle déversaient sur les alentours des flots de lumière. Dans ce quartier, habituellement désert et silencieux, régnait un mouvement extraordinaire; les rues, les passages, les culs-de-sac servaient de campement à des troupes de toutes provenances, à tel point qu’un étranger, invité à faire le tour des bâtiments où festinaient la noblesse et la haute bourgeoisie, eût pu se croire transporté à la Tour de Babel. La confusion des langues était complète. Rue Dauphine et le long des remparts, les reîtres de Guise broyaient la paille de tous les idiomes teutons et se renvoyaient de loin le «hoch» des allégresses d’outre- Rhin. Dans les rues de Nevers et Guénégaud, des pertuisaniers s’entretenaient en aragonnais, des arquebusiers en galicien, des archers en catalan. Ils faisaient partie, ces bons Ibériens, des corps francs envoyés par Philippe II d’Espagne pour prêter main-forte à la Sainte-Ligue. Enfin, en dehors de la porte de Nesle, dans les fossés, sur les talus et sur le terre-plein, remplaçant l’égout en partie comblé, des bohèmes, armés de lardoirs et de coutelas, parlaient la langue zingare. Mais c’était sur le quai des Grands-Augustins surtout, que grouillait une foule aussi dense qu’hétéroclite, car, en dehors du triple rang de chaises, litières et carrosses qui stationnaient le long des maisons et remontaient au delà du pont Saint-Michel, une horde de guenilleux avait pris ses positions, allumé ses feux et faisait sa cuisine en plein vent. Nous aurions pu reconnaître là, au milieu de ses suppôts, de ses cagous, de ses truands et de ses ribaudes, le potentat intérimaire de la cour des Miracles, le brave La Hoquette, empereur de Galilée. Les reîtres et les Espagnols ne se connaissaient qu’un chef: Henri de Guise. Les Égyptiaques du château de Chaumont ne devaient obéir qu’au capitaine Landro, plus connu de la bande sous le nom de Roland de Savoie-Nemours. Pour ce qui est des argotiers, ils étaient à la dévotion de Bar-Cobral, ce sorcier dont la triple incarnation régentait la cour. La concentration de ces forces s’était opérée silencieusement et par arrivée en petits groupes, dès que la dernière chaise avait déposé le dernier invité devant le perron de l’hôtel de Nesle; de sorte que, les chefs étant occupés au dedans, Allemands, Espagnols, argotiers et bohèmes voisinaient et faisaient assez bon ménage, dans l’ignorance où ils étaient les uns et les autres de ce qui allait leur être ordonné. Un seul mot d’ordre leur était connu: ils pouvaient laisser circuler librement tous ceux qui avaient eu accès dans l’hôtel: dames, seigneurs, bourgeois, miliciens. Ils devaient même paraître ne s’être réunis que pour s’associer autant qu’il se pouvait à leurs réjouissances. Par contre, ils avaient la mission sévère de surveiller les abords, d’arrêter et d’écarter par tous moyens, y compris la force, tout nouvel élément étranger qui tenterait de s’introduire dans la fête en franchissant leur cordon... Bien entendu, la charmante et brillante société, que l’espoir d’assister à un ballet où se produirait le roi avait attirée à la tour de Nesle, était à cent lieues de se douter de ces préparatifs belliqueux; elle ne supposait guère qu’elle était prisonnière autant et plus peut-être que les assiégés du Capitole. Sitôt franchi le perron, on pénétrait dans le grand vestibule. Là le prévôt des marchands recevait chaque nouvel arrivant par un remerciement respectueux ou courtois, une courbette profonde ou atténuée, selon la qualité de l’hôte, l’importance de la dame. Ce trébuchet de bienvenue une fois dépassé, les gentilshommes et nobles dames passaient leurs vêtements de dessus aux valets et soubrettes de deux immenses vestiaires car, comme nous croyons bien l’avoir déjà dit, par déférence pour la noblesse autant que pour tracer une démarcation visible entre elle et la bourgeoisie, les gens de sang bleu avaient été priés de venir parés et costumés de travestis. On gravissait ensuite les degrés de marbre du grand escalier entre un double rang de torchères vivantes, fonctions que remplissaient les huissiers de la prévôté, vêtus mi-parti blanc et cerise. Puis, le premier palier donnait accès à huit salons en enfilade, centre des amusements. Au moment où nous y pénétrons, l’animation y était grande. Le roi n’avait pas encore paru, non plus ses principaux mignons; mais leur absence n’inquiétait guère, on les savait occupés à se maquiller et à se costumer dans les appartements réservés de la tour. Un orchestre italien, dissimulé derrière un massif de verdure, égrenait ses notes légères, invitant la jeunesse aux plaisirs de la danse. Un bal était alors loin de présenter le même aspect que les réunions similaires de nos jours. Les danses connues n’étaient encore qu’au nombre de huit: Le branle commun, qui entraînait dans un mouvement simultané de nombreuses personnes se tenant par la main. Elles formaient le cercle, elles dansaient en chantant. C’était, en somme, cette ronde enfantine que les fillettes savent si bien former et dont le Pont d’Avignon nous fait encore connaître les innocentes mignardises. Le branle gai, le branle des lavandières et le branle des sabots consistaient respectivement en des agréments apportés à cette même ronde: chaque danseur et danseuse gardant un pied en l’air, frappant des mains ou frappant des pieds. La bourrée, introduite à la cour par Marguerite de Valois, soeur de Henri III et épouse du roi de Navarre. La chaconne et la gaillarde, toutes deux importées d’Italie. Enfin, la pavane, importée d’Espagne, celle-là, et que l’on nommait aussi le grand bal, parce que c’était une danse majestueuse et modeste, se menait avec la fierté des attitudes d’un paon qui fait la roue, d’où son nom de pavane (de pava, paonne en latin). C’était la danse noble par excellence. Catherine de Médicis et sa fille la perfectionnèrent en la rendant plus gracieuse et plus vive. Si la fête de ce soir avait pour principal objectif de permettre au monarque décadent de se produire dans une scène de ballet, en attendant sa venue, on s’en donnait à coeur joie, selon ses aptitudes. Dans les trois premiers salons où devait se cantonner la bourgeoisie, les branles, la chaconne, la gaillarde et la bourrée se succédaient sans interruption. C’était la joie bruyante, la vraie, la parfaite satisfaction de pouvoir s’amuser sans contrainte et d’exhiber aux yeux éblouis des clercs, des professeurs, des petits officiers de la milice, amants ou fiancés, soupirants ou satisfaits, des toilettes rêvées depuis de longs mois. En effet, telle fille de procureur avait à montrer un haut collet, monté sur des fils d’archal et composé de trois hauteurs de dentelles superposées, qui se dressait sur les épaules, encadrait la tête et venait se terminer en pointe creuse sur la poitrine, dont il ne dissimulait qu’en partie les jeunes rondeurs. Telle femme d’échevin se mourait d’orgueil sous la somptueuse décoration de son corps baleiné, dont les manches, audacieusement enflées par des cerceaux, se terminaient sur le poignet par des rebras en dentelle. Pour attacher au corsage ces manches volumineuses des ailerons garnis de boutons en turquoise avaient le bon goût de faire valoir la richesse de la dame déjà trop blette pour espérer pouvoir inspirer une passion désintéressée. Telle nièce de fustainier, réclame vivante, promenait, non sans peine, un ballonnant vertugadin auprès duquel les crinolines du siècle dernier eussent fait figure de carême prenant. On eût dit, en la voyant, que l’esplanade du moulin des Gobelins avait mis toutes voiles au vent. Enfin, Mme la prévôte triturait inlassablement sa courte taille enchâssée dans une triple cotte en satin de Chine aux nuances variées qui répondaient aux appellations alors à la mode de Baise-moi-Mignonne, de Triste amie, d’Espagnole mourante, de Fleur de Seigle, de Péché mortel, de Gris d’été, de Ris de Guenon, de Singe mourant, de Temps perdu, de Veuve réjouie et de Trépassé revenu. Comment voulez-vous qu’avec l’appoint d’aussi aguichantes toilettes nos bourgeoises n’eussent pas eu le plus vif succès auprès de gens habitués à ne les voir vêtues que de brunette et de demi-ostade? Le salon suivant, le plus vaste, garni de sièges disposés en hémicycle, devait être le théâtre du fameux ballet et n’était encore occupé que par les tapissiers et les lampistes chargés d’en assurer la décoration lumineuse. Il servait d’état-tampon entre les gentilshommes et les invités plébéiens, aussi des hallebardiers du palais veillaient-ils aux deux portes de gauche, tandis qu’aux deux portes de droite se tenaient des dizainiers de la ville. Une cinquième porte mettait cette pièce en communication directe avec un des paliers de l’escalier d’honneur. Cette issue était réservée au passage du roi et des personnages de son entourage direct. Dans les trois salons à la suite, l’un bleu, l’autre gris argent et le troisième blanc, nous eussions pu reconnaître, sous des déguisements de circonstance, la plupart des gens de qualité qui furent déjà mis en scène au cours de ce récit. Le bleu était occupé par Louise de Lorraine; elle y tenait sa cour. Elle causait à voix contenue avec ses deux voisines, qui lui racontaient l’une la méprise faite par son mari, le matin même au Châtelet, et l’autre le long désespoir de ses années d’exil. Car ces deux femmes n’étaient autres que Marguerite d’Harcourt, femme du grand prévôt, et Marie de Villeneuve-Marsan, épouse du Grand Marquis. Nous dirons plus loin quelle raison majeure avait pu décider cette mère à se rendre à l’hôtel de Nesle, alors qu’elle était encore sans nouvelle de sa fille disparue. Gloriette l’avait accompagnée, mais Gloriette s’était séparée d’elle dès son entrée dans les salons, et la marquise Marie, se souvenant des recommandations à elle faites par son époux, n’avait pas cru devoir s’opposer à cette bizarre manière d’agir de l’étrange et silencieuse jeune fille. Autour de la reine gravitaient des gens aux mines sérieuses. Le seigneur Ambroise Paré et les quelques survivants de la pléiade: Remy Belleau, Antoine Baïf, Jean Dorat et Pontus de Thiard. Seul, l’Homère de l’époque, M. de Ronsard, assis un peu à l’écart, à cause de sa surdité, versifiait sur ses tablettes quelque madrigal nouveau. Catherine de Clèves, duchesse de Guise, occupait le salon blanc et semblait s’offrir un passe-temps tout semblable à celui de la reine. Seulement, au lieu d’une protégée, elle en avait quatre, qui formaient deux couples très bien assortis. D’une part, François de Balzac d’Entragues, sa vengeance satisfaite et son humeur noire complètement dissipée, commençait à revivre, même à espérer, en contemplant amoureusement Marie Touchet, la simple et timide jeune femme, dont la seule vue l’avait, croyait-il, rappelé à la raison. De l’autre, Entraguet, délivré d’un cauchemar, se laissait aller à des transports de passion en caressant les poignets délicats de Yannie de Goulaine, dont le courage et la présence d’esprit avaient été les meilleurs artisans de ce dénouement imprévu. Non loin de là, le Balafré prêtait une oreille distraite aux mignardises débitées par ces couples. Il attendait avec impatience l’annonce du ballet du roi, pour donner à ses conjurés le signal convenu et faire cesser les danses. Comme du côté bourgeois, en effet, la pièce tendue de gris argent offrait le spectacle d’une chatoyante mêlée. La jeunesse des deux partis s’y était rencontrée, non pour la lutte, mais pour le plaisir et, aux accords de violes invisibles, sous les regards bienveillants de la duchesse de Montpensier et de Jean de Montluc, son porte- respect, danseuses gracieusement déguisées et danseurs fièrement travestis rivalisaient de grâce, de légèreté et de souplesse. La musique attaquait une pavane brillante et déjà l’on faisait cercle autour des huit plus merveilleux échantillons de cette fête parée, lorsque quelqu’un cria: -Corbac! voyez donc, messeigneurs... voyez donc ces deux masques! Il y eut une explosion d’expressions admiratives: -Vrai Dieu! des reines d’amour! -Des sirènes! -Des friandises! -La blonde m’entame! -La brune m’agréerait! Deux jeunes filles, l’une brune, l’autre blonde, toutes deux portant des costumes exotiques chatoyants et toutes deux masquées, venaient de paraître sur le seuil du salon bleu. Leur apparition coïncidant avec un repos des instruments, elles s’arrêtèrent interdites, ne sachant si elles devaient avancer ou reculer. Si l’originalité de leurs travestis avait de quoi surprendre, leur coiffure excitait la curiosité et devait presque scandaliser les yeux. En effet, en ces temps troublés, où les compétitions politiques et religieuses se heurtaient cruelles ou ridicules, au milieu des moeurs impopulaires des invertis de la cour, la coquetterie féminine s’était sensiblement ralentie. Aucun motif ne les incitant à mettre en valeur leur chevelure, ce charme si personnel, pour fixer l’attention d’Henri de Valois, que ses préoccupations douteuses détournaient d’elles, les dames de la cour ne portaient alors que des cheveux aplatis, à racines droites, ou lissés en bandeaux de chaque côté des tempes. Or, la blonde apparition exhibait audacieusement un flot ondé de cheveux d’or qui retombaient en cascade sur ses épaules. Et sur le front de la brune s’étageaient les balcons d’une construction en pyramide dont sa noire toison fournissait seule les matériaux. On juge si ce supplément d’excentricité devait allumer les convoitises et jeter nos seigneurs hors de leurs gonds. -Messieurs, déclara Chicot, je consentirais à me faire musulman si celles-ci sont des houris! -En quoi sont-elles costumées? -Allons le leur demander! -Halte! les arrêta le joyeux Gascon, je me délègue pour une enquête approfondie... Attendez-moi trois minutes, je vous reviens dans un quart d’heure! Ayant ainsi parlé, il se mit en marche. Mais, en le voyant venir à elles, les deux jeunes filles inconnues se consultèrent du regard, puis, bravement, se tenant par la main, elles s’élancèrent, traversèrent les groupes et passèrent dans le salon blanc. Déconcerté, Chicot cria: -Taïaut! taïaut! Et, mettant ses deux mains en éventail devant sa bouche, il imita la fanfare du bien aller. Déjà tous couraient. Cette amusante partie de chasse fournissait un intermède. Par malheur, les premiers qui arrivèrent dans la pièce où trônait la duchesse de Guise purent apercevoir les frou- frous des deux robes fugitives disparaître derrière la porte du huitième et dernier salon, celui dont nous n’avons pas encore parlé! Ils voulurent pousser cette porte et éprouvèrent une résistance inattendue. Derrière, les verrous avaient dû être prestement poussés. -Enfonçons-la, conseillèrent les plus fous. -Hem! sachons d’abord ce qu’il y a par là. Monseigneur de Nivernais va nous le dire? -Volontiers, fit le duc de Nivernais. Au revers de cette porte est le salon de Coconas? -De Coconas!... Diable!... Et qui a le droit de fermer la porte du salon de Coconas? -Sans doute celui auquel il a été réservé... Le seigneur Mammouth-le-Rouge. À l’audition de ce nom redouté les moins timorés reculèrent. À quoi leur eût servi de vouloir lutter contre ce sorcier? Ils repassèrent dans la salle de danse et reprirent position comme devant. Les cavaliers se donnèrent des airs de coqs d’Inde et, les violes ayant donné la mesure, les ondulations maniérées commencèrent. Depuis la récente introduction en France de la padouanne, qui fut inventée, dit-on par Fernan Coriez, conquérant du Mexique, jamais encore on n’avait pu voir ses figures empruntées et compassées esquissées par un octuor aussi singulièrement costumé. Par le fait, mettant tout à la fois à contribution l’ingéniosité des tailleurs de la cour et les coins les plus secrets de leurs écrins, les dames, toutes diversement parées, présentaient un ensemble très agréable à contempler. La comtesse Ayelle de Givors, surtout, avait fait preuve d’un goût bien personnel et d’un dédain absolu des conventions de la mode, en arborant un fourreau de dentelle, sous lequel on pouvait la croire entièrement déshabillée, tant il épousait bien ses formes voluptueuses. Un haut collet Médicis encadrait son visage, que surmontait un papillon aux antennes de diamant. Miss Huming, Mlle de Limeuil et Mlle de Saint-Rémy, non moins bien dévêtues, avaient eu moins de frais à faire, car, autorisées et même commandées par la reine mère, qui, n’étant pas invitée à cette fête, s’était décidée à y faire paraître ses espionnes, elles n’avaient eu qu’à puiser dans la garde-robe des déguisements d’autrefois, utilisés aux bals donnés par Diane de Poitiers. Miss Huming portait un riche costume de silésienne, dont la jupe, très transparente permettait aux yeux de deviner le galbe parfait de ses jambes. Mlle de Limeuil avait l’apparence d’une gamine effrontée, sous son travesti transylvanien. Ses fourrures, ses brandebourgs et surtout la fente indiscrète d’une jupe fort écourtée, réunissaient les suffrages des seigneurs les moins bien disposés. La devineresse, portée par Mlle de Saint-Rémy, excitait moins la curiosité. Seuls, ses colliers de perles rares pouvaient faite des jalouses. Les cavaliers, eux, ignorant l’exotisme, s’étaient contentés de rafraîchir de poudreux vêtements nationaux: Schomberg paradait en tambourinaire, Ribérac en page François Ier et Mercoeur en page Henri II. Seul, Roland de Savoie-Nemours s’était cru dispensé d’apporter la moindre modification à sa toilette de premier gentilhomme de la chambre du roi; il restait tel que nous le vîmes apparaître pour la première fois dans la Maison des Mignonnes, mignon poudré et parfumé, roi des raffinés aux moustaches gommées pointant vers les anneaux d’oreilles. Ce costume lui seyait d’ailleurs à merveille, il présentait cet avantage de lui laisser la libre disposition d’une formidable épée... Le salon de Coconas, affecté par le duc de Nivernais et le prévôt des marchands au service particulier de Mammouth-le-Rouge, qui possédait les pouvoirs les plus étendus et se substituait à Villequier, dont la mort ne s’était pas encore ébruitée, le salon de Coconas, nous l’avons dit plus haut, confinait à l’ancienne chambre à coucher d’Henriette de Clèves, la maîtresse du cruel Piémontais, et, par cette chambre, possédait un dégagement sur l’escalier nord de l’hôtel. C’est à cette particularité peu connue qu’il devait d’avoir été choisi par le sorcier, grand amateur de mystérieuses promenades. Le duc de Guise, consulté, s’était empressé d’autoriser la mainmise du mage rouge sur cette pièce. Mais le duc de Guise ignorait la particularité que nous venons de noter. Il avait la présomption de se croire très supérieur à l’infidèle et n’était point fâché de le pouvoir enfermer dans sa tanière, dès qu’il s’y serait introduit. Jusqu’à cette heure, personne n’avait encore pu voir le mage du roi; le Balafré commençait même à se demander s’il viendrait se faire prendre au trébuchet; aussi la brusque intrusion dans le salon de Coconas des deux jeunes inconnues masquées s’était-elle produite juste à temps pour lui permettre de penser: -S’il a donné un rendez-vous galant, ce cardinal de Mahomet, c’est donc qu’il est proche! Aussi, dans l’intention de lui permettre le libre accès de sa cage, avait-il lui-même poussé le duc de Nivernais à détourner les jeunes fous qui se disposaient à faire le siège de la place. Sitôt entrée dans ce refuge, la brune, beaucoup plus décidée que la blonde, poussa les verrous de la porte, puis, sans plus s’en occuper, sachant bien que le nom du mage inspirerait une terreur salutaire et donnerait à la fragile barrière une solidité de mur d’escarpe, elle se tourna vers sa compagne: -Ici, plus rien à craindre, dit-elle en souriant. Ces imbéciles aimeraient mieux se couper le poignet que d’avoir à soulever la trappe de la caverne d’Ali-Baba. La blonde, essoufflée et encore tremblante, ne répondit pas. La brune la prit entre ses bras et la força à prendre place à ses côtés sur un canapé de haut style. Ainsi groupées aux bras l’une de l’autre, ces jeunes filles formaient un frais et charmant tableau. Puisque nous ne pouvons apercevoir leur visage, décrivons au moins leurs costumes: Celui de la blonde se composait d’un corps taillé dans une fine tapisserie orientale que rehaussaient des broderies en filigranes d’or. Ce corps se laçait sur le côté gauche; des effilés au crochet bordaient les doubles manches. Une draperie partant du bas de la hanche gauche contournait la droite, en retombant sur une jupe mi- courte, à créneaux, et rattachée sur le côté par des écarts à fenêtres. Celui de la brune, autrement extraordinaire pour l’époque, était taillé dans une soie miroitante sur laquelle des peintures faites à la main représentaient des animaux bizarres, des fleurs improbables, des insectes, des poissons monstrueux. Richesse inouïe, des gemmes de toutes couleurs formaient les yeux des animaux et l’âme des fleurs. Comme la robe, les manches retombaient en coques raidies jusqu’aux environs du jarret, mais une ouverture pratiquée aux deux tiers de leur hauteur livrait passage aux avant-bras. La ceinture, en soie tressée, se terminait par deux pendentifs de vieil ivoire, laborieusement fouillé et incrusté de figurines d’or. Sur la tête, les cheveux se redressaient en vagues d’ébène que traversaient de longs poignards de même matière et disposés en éventail. Enfin, pour ajouter à l’originalité de cette toilette que peu d’Européens pouvaient se flatter de connaître, sa propriétaire tenait à la main un parasol de bambou sur les découpures duquel se tendait un papier frisé de Chine non moins bien illustré que la robe. Ensemble, les deux jeunes filles se démasquèrent, montrant, la première le visage auréolé de Gloriette, la petite soeur d’adoption de Coeur-d’Amour et la fillette nouvellement accueillie par Mme de Villeneuve-Marsan; la seconde, la grave et jolie figure de Fiamma, la voyante de Bar-Cobral ou de Salem-Kébir. Elles se regardèrent l’une et l’autre d’ensemble, puis Fiamma dit: -Vous avez là un charmant travesti des provinces danubiennes de Turquie... Oh! je m’y connais!... et jamais hospodarinette plus gentille ne se vit en Moldavie!... Moi, je suis mise en geisha du Nippon, des îles situées au bout du monde, d’où Sidi Salem m’a rapporté ce kimono... Gloriette l’écoutait en pensant à autre chose. Une défiance se lisait dans ses yeux bleus. -Enfant, dit Fiamma, -je puis vous nommer ainsi, car, non beaucoup plus âgée que vous, je suis vieille, étant près de ma mort!... -enfant, il ne faut pas douter de moi, je suis votre amie... Je sais ce que vous voulez faire, soyez-en assurée. Mon plus grand bonheur sera de faciliter votre tâche pour l’amour de qui vous aimez et qui vous aime sans le savoir... Les yeux de Gloriette brillèrent. Cette phrase ambiguë lui arracha un soupir. -Dans cette seule intention, reprit Fiamma, je me suis mise sur votre route, tout à l’heure... Vous ignorez tout des chemins de cette immense demeure... D’ici vous pouvez sortir sans être remarquée... Mais le maître va venir, peut-être, et je ne saurais résister à son empire, lui présent... Vite, un geste, un signe, et je vous sers de guide!... Je voudrais tant accomplir une bonne action avant ma fin! Des larmes montèrent aux paupières de la muette. Elle croyait, cette fois! Elle embrassa sa compagne, puis, saisissant un tambourin qu’elle avait pris à tout hasard pour remplacer sa feuille d’ivoire, elle y écrivit ces mots: -Menez-moi jusqu’à l’escalier de la tour de Nesle? D’un coup d’oeil Fiamma avait lu. Sans une hésitation, elle prit la main de Gloriette et l’entraîna par une porte dissimulée en murmurant: -Merci de votre confiance. Je vais vous conduire... Venez! VII LES SURPRISES DE LA MARQUISE. Lorsqu’elle s’était retrouvée seule avec Gloriette, après le départ dramatique du Grand Marquis, la première pensée de Marie de Villeneuve avait été de se laisser tomber à genoux devant son grand christ aux bras rédempteurs. Longuement elle s’abîma dans une muette action de grâces. Elle venait de revoir son vrai Jacques, son défenseur, son héros, le seul amour de sa jeunesse, le seul qu’elle appelait dans ses longues années de solitaire désespoir. Il était bien tel qu’elle se le rappelait. Mûri? Ah! certes! dix ans de captivité ne peuvent s’écouler sans produire un résultat, mais toujours vigoureux au moral, toujours chevaleresque et plus que jamais décidé, plus que jamais vaillant. Son premier mouvement n’avait-il pas été, après les courtes effusions d’une reconnaissance attendrie, de lui dicter son devoir, à elle, puis de courir lui-même à la recherche de Solange, son ange! qu’une conspiration honteuse de trafiquant d’honneur venait de lui ravir. Depuis quelques mois, depuis leur excursion à la grotte de la Madeleine, elle avait bien remarqué un changement dans l’attitude jadis si confiante de sa fille, mais pouvait-elle s’en inquiéter alors qu’elles vivaient en recluses au château de Bonaguil, véritable cloître fortifié? Le premier éveil de sa prudence maternelle s’était manifesté au cours du voyage vers Paris. Elle n’avait pu se dissimuler que Solange accordait à leur chevalier d’escorte -un chevalier d’escorte volontaire et même tant soi peu osé de s’acharner à les suivre -une attention hors de proportion avec les services qu’il était censé pouvoir rendre. Cependant, lors de l’aventure survenue aux alentours de la vigne des Chartreux, en apercevant le visage de ce jeune homme, en pleine lumière, son impression de défiance s’était modifiée. Cette impression s’était même changée en une sorte de vague espérance lorsqu’elle l’avait contemplé de près et entendu parler, de façon si loyale, au piteux personnage qui voulait jouer auprès d’elle le rôle de Jacques. Non! un homme dont le visage avait tant de ressemblance avec celui de sa soeur Blanche ne pouvait être un ennemi. Hélas! ce souci disparu, un plus grave s’était présenté. Solange avait éprouvé un vif et subit émoi à l’aspect d’un duelliste à peine entrevu sur le Pré-aux-Clercs. Cette fois, véritablement épouvantée, pour combattre l’effet pernicieusement produit par la seule apparition de ce raffiné, Marie avait employé les grands moyens en mettant sa fille au courant de tous les détails de sa lamentable odyssée. Ange avait paru se rendre aux supplications de sa mère et, tout serait rentré dans l’ordre, si la comédienne finie qu’était Catherine de Médicis ne s’était avisée d’introduire, sous la forme du faux marquis, un vieux loup dans la bergerie. Conseillée par cet imposteur, dans lequel elle croyait voir son père, et le hasard ayant voulu que celui qu’on lui destinait pour époux était précisément l’homme distingué par elle, Solange avait alors tout oublié, avertissements, conseils et supplications de sa mère. La malheureuse! Coupable?... Oh! elle l’était! toutefois la marquise lui trouvait des excuses, sa jeunesse, son inexpérience. Une Villeneuve doit avoir de l’orgueil, celle-là en avait trop... de là son erreur! Enfin, Jacques s’était présenté à temps. Qui pourrait lui résister? Comme la foudre il allait tomber sur les ravisseurs, les anéantir et ramener Ange. Ah! pourquoi n’avait-il pu faire de même à l’époque ou des inconnus s’étaient emparés de Ghislaine, sa blonde fillette, dont l’absence laissait dans son coeur une inguérissable blessure. Non, Ghislaine ne se serait pas laissée entraîner comme sa soeur, elle! Les yeux mi-clos, son invocation présente tournant à l’évocation du passé, la marquise Marie croyait revoir ses deux jumelles, se figurait les entendre agiter entre elles le costume d’une poupée, la forme d’un boucle de cheveux, toutes ces questions qui préoccupent les jeunes cervelles des séductions féminines: le jeu, la coquetterie. Toujours Ange commandait, esquissant bien son futur caractère... «Je veux!» disait-elle, et c’était l’expression même de sa nature faite de cet orgueil irréfléchi qui ne souffre aucune contradiction. Toujours, souriante et douce, Ghislaine accueillait sans protester les ordres de sa soeur, semblait se plier à ses exigences. Eh bien! chose inconcevable, le résultat ne manquait jamais d’être diamétralement opposé à celui qu’on eût pu pronostiquer. Pourquoi? Parce que, sous son air d’agnelle sans résistance, Ghislaine, tout au contraire, dissimulait une fermeté inlassable. Elle ne se soumettait que pour la frime et dirigeait en paraissant obéir: le comble de l’art! -Non! non! se répéta la marquise prise au piège de sa propre pensée, ma douce n’eût pas commis cette faute! » Elle avait le caractère de son père. Tête de fer casquée de soie blonde! Elle ne se fût pas révoltée... à quoi bon?... Elle eût dit: «J’irai!» si on lui avait demandé d’aller... Par exemple, sa petite caboche réfléchie lui eût fait deviner le piège, et elle serait venue vers moi pour me tout avouer. » Oh! ma chère adorée, où es-tu?... Dieu miséricordieux! Dieu bon! Vous ne pouvez m’accabler à ce point... S’il vous faut me priver d’une partie de mon coeur, gardez celle qui s’en détacha de son plein gré et rendez-moi ma mignonne aimante, ma Ghislaine, ma douce! Un frisson la secoua toute... Des lèvres brûlantes se posaient sur sa main et elle crut y sentir l’humide rosée de larmes. Son émotion fut si violente qu’elle hésita à regarder d’où lui venait ce témoignage de sympathie dévouée. Dans le désarroi où l’avaient jetée tant d’événements successifs, la marquise avait totalement oublié la présence de Gloriette. Aussi frémit-elle en pensant: -Une mère n’a point le droit de choisir entre ses enfants! Or, je viens de faire ce choix. Ma préférence s’est manifestée dans une prière... Le ciel m’exaucerait- il malgré la partialité antichrétienne de mon voeu? Pleine d’un effroi maladif, Marie osa enfin regarder et, reconnaissant Gloriette, elle poussa un soupir soulagé. -Enfant, pauvre enfant, murmura-t-elle, tu pleures de me voir pleurer? Cela prouve la bonté de ton âme. Je veux t’aimer pour l’amour de mon Jacques, comme il me l’a demandé. Tu seras la soeur d’Ange, car elle nous reviendra. Tu seras notre consolation et notre réconfort... Viens sur mon coeur. La petite bohémienne se laissa tomber entre ses bras, et, nichée sur cette poitrine, elle continua à pleurer doucement. C’étaient des larmes de joie. Sans savoir pourquoi, - sentiment atavique, intelligence intuitive ou simple instinct de jeune animal qui sait reconnaître l’affection, -Gloriette aimait déjà avec passion la noble femme. Le parfum de ses cheveux fit monter une soudaine bouffée de chaleur au front de la marquise. -Je rêve! pensa celle-ci. Je rêve ou je deviens folle! Cette odeur ne vient-elle pas de me rappeler... Elle s’écarta de l’enfant et la retint par les épaules, à longueur de bras, pour la mieux regarder. -Elle aurait ton âge! balbutia-t-elle, avec effort; elle serait belle comme toi, bonne aussi!... Vierge-Mère! Jacques ne m’a-t-il pas dit: «Elle est telle que serait celle que vous regrettez... Elle lui ressemble par le visage et par le coeur!» » Oh! il y a du vrai!... Je te prends, je te garde et je supplie le Seigneur de rendre à ma douce tout ce que je ferai pour toi!... Tu as son visage, c’est incontestable... Aurais-tu sa voix?... » Jeune fille, je t’en prie, parle-moi?... Appelle-moi... Tu sais, c’est une épreuve... Appelle-moi ta mère?... La fille de Pierre Mirot eut un sourire navré. -Tu refuses?... Tu ne veux pas prononcer un mot qui serait un mensonge? Gloriette saisit son amulette et écrivit furieusement sur la feuille d’ivoire: «Maman!» lut la marquise, penchée sur son épaule. Ses deux mains comprimèrent sa poitrine révoltée et, un instant, elle demeura sans voix. -C’est vrai, fit-elle enfin, attendrie et caressante. On t’a refusé l’usage de la parole et tu ne peux pas être celle dont ma démence me faisait espérer le retour. Mais tu n’en seras pas moins choyée comme si j’étais celle que tu viens d’appeler à ta façon!... Viens, bonne fillette, viens... Tu dois avoir besoin de repos... Je vais te coucher dans mon lit pour te garder et te défendre... » Ah! je te promets bien que les ravisseurs des deux autres n’oseront venir t’arracher d’entre mes bras!... Au matin, après une fin de nuit tranquille, la marquise fut réveillée par la mère Peyragude. Celle-ci venait lui apporter une double invitation pour la fête de l’hôtel de Nesle. -Doux Jésus! s’écria Françoise en apercevant la jeune tête, noyée dans une marée blonde, qui sommeillait auprès de celle de sa maîtresse. Ah! Seigneurie, ma noble dame, avez-vous donc remis la main sur la seconde brebis de mon lait, la douce demoiselle Ghis...? -Chut! fit Mme de Villeneuve. Il est des choses dont il ne faut point parler!... Que fait monseigneur? La vieille femme hésita. Devait-elle avouer l’aventure fantastique de la nuit, l’apparition dans la cour d’honneur d’une seconde édition du Grand Marquis et son départ précipité sur le dos de Mont-joie?... «Il est des choses dont il ne faut point parler!» venait de lui recommander sa maîtresse. Depuis quarante-huit heures il s’en passait de très fortes dans cette maison qu’un retour de vie, après dix années de sommeil, paraissait avoir subitement enchantée. Dans son incertitude, elle répondit: -Monseigneur a passé la nuit dans son appartement en compagnie de ses nouveaux amis. -Vous êtes certaine qu’il s’y trouve toujours? -Assurément, noble dame. Gualbert veille à sa porte, dans la galerie. Mme de Villeneuve réfléchit: -Jacques le fait garder à vue; il doit avoir ses intentions et punira ce malhonnête voleur lorsqu’il sera temps... Mais comme il tarde à revenir!... Il ne peut lui être arrivé malheur, mon coeur me l’aurait dit... Alors, Solange serait-elle malade?... Ah! ma poitrine se contracte!... Ange a eu grand’peur!... Ange subit le contre-coup de sa fugue maladroite. Qu’importe! Jacques est auprès d’elle et me la ramènera! Inconsciemment, elle avait ouvert le pli apporté par Françoise et en parcourait le contenu ainsi libellé: «Par ordre du roi, nous, prévôt des marchands et échevins de la Ville de Paris, invitons et prions haute dame marquise de Villeneuve-Marsan, ainsi que noble demoiselle de Villeneuve, sa fille, à paraître à la fête qui sera donnée ce soir, 4 avril 1577, en l’hôtel seigneurial de Nesle.» C’était signé de noms bourgeois qui paraphrasaient de façon fort ironique la valeur majestueuse des quatre premiers mots. -Si Jacques ne m’avait prévenue, sourit la marquise, et s’il ne m’avait fait des recommandations très précises, j’aurais plaisir à éviter cette corvée... » Tiens, s’interrompit-elle en reprenant le papier, je n’avais pas tout lu. Il y a encore: «Le déguisement est de rigueur pour les jeunes femmes et jeunes filles de la noblesse»... » Mais, mais, il y a encore autre chose... des mots tracés à la main... Ah! je lis mal... ce n’est pas possible!... Françoise, ébahie, vit sa maîtresse rejeter ses couvertures et, en chemise, courir vers la fenêtre dont elle souleva les rideaux... Puis il lui sembla qu’elle pressait l’écrit sur ses lèvres en murmurant: -Vivant!... Lui aussi serait vivant!... Ah! si je n’avais déjà été résolue, l’espoir de revoir l’époux de Blanche m’eût enlevé toute hésitation... J’irai!... Mais, seigneur Dieu, que veut-il dire?... Qu’a-t-il l’intention de faire? Sous la formule de l’invitation, il n’y avait plus rien. Les lettres mystérieusement tracées au moyen d’une encre chimique étaient apparues un seul instant, sous l’action de la chaleur de l’haleine de la marquise, et venaient de disparaître. Voici ce que disait cet avis invisible ou visible, selon le degré de la température: «Marie, il vous faut paraître à cette soirée, qui fera le point de départ du triomphe du peuple et déterminera la fin de vos maux en anéantissant, avec un régime caduque, une race royale gangrenée. «Un ami que vous croyez défunt depuis nombre d’années. «JACQUES D’ARMAGNAC ET DE SAVOIE-NEMOURS.» La pression opérée sur le lit par Marie de Villeneuve, au moment où elle s’était élancée vers la fenêtre, avait interrompu le léger sommeil de Gloriette. Maintenant, un coude enfoncé dans les oreillers, l’enfant regardait avec surprise tout autour d’elle. Le luxe sévère de cette chambre, dans laquelle elle se trouvait bien certainement pour la première fois, lui rappelait-il quelque chose de déjà vu? C’est possible! En tous cas, son souvenir interrogé ne put sans doute pas lui remémorer en quel lieu et à quelle époque, car elle secoua sa tête comme pour en chasser un rêve trompeur et détourna ses yeux de la tapisserie du Primatice, qui avait paru l’intéresser plus particulièrement. Ce mouvement la ramena face au jour. -Bonté du ciel! balbutia la vieille Françoise en remarquant le bleu tendre de ses prunelles. J’ai la berlue de m’obstiner, mais rien ne m’ôtera de l’idée que si les bonheurs se suivent par trois, les revenants peuvent faire de même... Marie revenait vers Gloriette. Elle admirait de loin la transparence de ses épaules rondes que dissimulait à peine la maigre fente de sa pauvre chemisette. -Yeux bleus! cheveux d’or et peau nacrée! pensait-elle. Comment cette enfant pourrait-elle être de même sang que les diaboliques zingares, ces errants au cuir brûlé, aux chevelures d’ombre, aux yeux de jais? En passant auprès de la nourrice de ses filles, elle saisit la fin de son soliloque et demanda: -Rêvez-vous tout haut? Que parliez-vous de revenants, ma bonne?... -Quand il en revient un, noble dame, il en revient plusieurs, des fois quatre, des fois cinq... jamais moins de trois! -Vous perdez la tête. -Point, point, ma chère maîtresse. Ce ne serait guère le moment!... Écoutez donc, nous avons déjà eu le retour de notre maître et bon seigneur... et d’une... Vous venez de dire: «Vivant, lui aussi!»... Je pense que ce doit être monseigneur Jacques?... -Vous êtes peut-être dans le vrai. -Vous voyez bien... et de deux! -Mais le troisième? Françoise baissa le ton: -Si c’était l’enfant tant pleurée, la douce Ghis... Marie lui posa la main sur la bouche. -Encore!... Vous tairez-vous, malheureuse! Vous allez porter malheur à Ange! Puis, calmée, elle décida, en montrant la petite muette, qui n’osait bouger et ne savait que penser de cette scène: -Cette jeune fille -elle se nomme Gloriette -a été adoptée par mon époux et par moi-même... Il faudra la servir et l’aimer; ne faire aucune différence entre Solange et elle. C’est le désir du Grand Marquis, c’est aussi le mien... L’Anglaise est-elle encore ici? -Pardonnez-moi, Seigneurie. Son lit n’a pas été défait et Pierrile l’a vainement cherchée dans tout l’hôtel. -C’est au mieux! Cette espionne n’avait plus rien à tramer contre nous; sa mission honteuse remplie, elle s’est esquivée pour éviter les représailles. » Maintenant, ma bonne, comme Gloriette portait un vêtement que je ne peux lui laisser remettre, allez chercher dans mon vestiaire et dans ma lingerie de quoi lui confectionner rapidement, avec l’aide de Pierrile, une toilette présentable. -Noble dame, il y aurait moyen de faire mieux et plus vite... -Comment cela? -La demoiselle paraît être de la même taille que... La marquise lui saisit le bras en criant: -Assez! je vous comprends, vous voudriez lui faire porter des vêtements de Solange?... Jamais!... La mauvaise fortune de l’une serait capable d’atteindre l’autre... Et cela il ne le faut pas, ma bonne; il ne le faut à aucun prix!... Je préférerais garder Gloriette dans cette jupe voyante et presque indécente! Tout en parlant, Mme de Villeneuve, qui venait de passer une robe d’intérieur, s’était emparée d’une jupe basquaise jetée sur un fauteuil, et la brandissait à bout de bras. Au château de Chaumont, la petite muette ayant été dépouillée de tout et destinée au supplice subi par la belle Angélique dans l’île des Pleurs, cette robe rouge et tout ce qu’elle possédait lui venait de Renaude, la servante de maître La Fraîcheur, chez lequel Coeur- d’Amour l’avait amenée nue, sous son propre manteau. La mère Peyragude, se rangeant aux raisons émises par sa maîtresse, se disposait à aller querir Pierrile lorsque la marquise l’arrêta d’un geste. -Attendez!... il vous faudra aussi remettre au goût du jour ma dernière toilette de cour... et préparer mes écrins! Françoise, interdite, leva les bras vers le plafond: -Vos écrins? doux Jésus! Vous allez au bal? -J’y vais. -Saint bon Dieu! c’est-y tant seulement possible? -Et cette jeune fille m’y accompagnera. -Faudra donc couper en deux la cotte et les vertugadins de cour? -Non! Vous souvenez-vous du costume que je me fis faire pour paraître au bal paré de la reine, lors de la signature de la paix de Longjumeau? -Si je m’en souviens?... Un bijou!... Un travesti d’autre praline... -D’hospodarine! -C’est bien possible... Il est autant dire dans son neuf, car il ne servit point, la disgrâce étant survenue... -Cette fois, il servira... Allez et faites vite... Lorsque la fidèle servante se fut retirée, Mme de Villeneuve revint s’asseoir sur le lit, auprès de Gloriette, qu’elle pressa dans ses bras avec une fiévreuse nervosité. À tout prendre, les caresses prodiguées à une étrangère, la veille inconnue d’elle, par cette femme tant éprouvée et si profondément cérébrale, pouvaient être plus nerveuses que spontanées? Qu’on ne s’y trompe point, Marie y allait de tout son coeur! Pas un atome d’hypocrisie n’aurait su germer sous son front derrière lequel il n’y avait place que pour la franchise. Comment arrivait-elle donc à se dominer, au point d’en oublier ses angoisses maternelles, alors qu’elle contemplait la petite bohême blonde ou l’appuyait sur son coeur? Cela provenait de la dualité de ses sentiments actuels. En son for intérieur, elle ne pouvait douter de la réussite de son époux, tant sa confiance en lui était illimitée. Donc, étant admis pour elle que le principe du mal, représenté par Catherine de Médicis, ce principe jusqu’alors triomphant par ruse, ne possédait plus les éléments nécessaires pour tenir tête au Grand Marquis -le principe du bien -désenchaîné, pourquoi eût-elle douté de la délivrance de Solange et pourquoi se fût-elle confinée dans un chagrin désormais sans motif? À cet élément qui ramenait le calme dans sa sensibilité morale venait s’en ajouter un autre dont l’observation imparfaite, l’imprécision, se posait devant elle comme un problème et tenait son âme en suspens. À ses oreilles bourdonnait sans cesse la phrase de l’ancien captif: «Elle lui ressemble par le visage et par le coeur!...» Quoi qu’elle pût faire pour s’en défendre, la marquise en arrivait à penser comme lui. Ghislaine, si elle vivait encore, devait avoir à peu près le même âge que la délicieuse bohémienne, sur le sommeil de laquelle elle avait veillé cette nuit écoulée. Sa douce aurait cette auréole d’or pâle, ce menton arrondi, ces oreilles affinées, ce nez aux ailes délicates, ce front penseur, ces prunelles de lapis-lazuli sous la caresse desquelles se devinait la fermeté réfléchie. Et puis, en la regardant, Françoise n’avait-elle pas été, par deux fois, sur le point de lui donner le nom de la soeur jumelle de Solange? Françoise n’était pas au courant, pourtant. Dans son gros bon sens de paysanne, mère nourricière des deux fillettes nobles, comment avait-elle pu, à première vue, sans une hésitation, voir dans cette étrangère sa nourrissonne, depuis si longtemps disparue? En certains cas, la culture intellectuelle est à regretter; le raisonnement combat l’instinct. Pour reconnaître leurs petits, les femelles possèdent un sens intérieur, indépendant de la réflexion, les femmes, par contre, chez lesquelles l’habitude du travail cérébral atrophia l’instinct, rechercheront les rapports existant entre les moyens et le but pour en extraire la preuve. En aidant Gloriette à se vêtir, la marquise en était à se plaindre d’avoir perdu l’aveugle divination des êtres inférieurs. La petitesse des pieds de l’enfant, la grâce de ses doigts fuselés, surtout l’excessive finesse de ses attaches la jetaient en de perpétuelles extases. Comment l’union d’une baladine zingare et d’un miséreux quelconque, rencontré au hasard des chemins, aurait-il produit ce vivant bibelot d’art, ce précieux spécimen d’élégance plastique, que l’antique Tanagra eût déifiée? Ah! si elle eût pu l’interroger, la faire parler, raconter sa vie, fouiller dans ses souvenirs les plus lointains, peut-être que... Hélas! elle était muette!... muette!... et tout l’espoir d’incursionner dans son passé devait être abandonné. Gloriette savait écrire, il est vrai, mais un trop grand nombre de questions se pressaient sur les lèvres de Mme de Villeneuve, elle devait les mettre en ordre, les condenser, car l’enfant se fût perdue au milieu de ce fatras et la moindre question mal posée pouvait amener une réponse erronée quant au résultat. Durant toute la matinée, le tête-à-tête des deux femmes fut interrompu par la présence de la vieille Françoise et de Pierrile. Il s’agissait de rajeunir les toilettes du soir, surtout d’ajuster le costume roumain à la taille de la silencieuse fillette adoptée par la marquise. Enfin Pierrile put s’écarter de sa nouvelle maîtresse en disant: -Tout y est! Il n’y a plus un point à changer. Gloriette, amusée, se promenait dans la pièce en faisant onduler ses hanches, et la courte jupe à créneaux s’entre-bâillait à chaque pas sur un mollet cambré que gantaient les mailles transparentes du bas de soie bleu foncé. -Doux Jésus! s’écria Françoise ravie, c’est un angelet du bon Dieu, cette demoiselle... Si on lui essayait son loup? Gloriette, se prêtant à ce jeu, mit son masque à bavette de fine dentelle. Ce simple changement produisit un effet inattendu. Mme de Villeneuve pâlit et porta la main sur son coeur. Françoise, elle, béa de stupeur. -Noble dame! noble dame! murmura-t-elle à voix basse, exprimant leur pensée commune, c’est vous! C’est bien vous telle que vous étiez devant votre miroir en essayant ce costume, il y a dix ans, à la veille de la bataille de Saint-Denis!... Dans l’après-midi, pour tromper sa nervosité, Mme de Villeneuve se disposait à faire visiter à Gloriette les pièces de l’aile occidentale de l’hôtel, lorsque le Grand Marquis se fit annoncer chez elle. La vie n’est qu’une suite d’incidents; nous croyons disposer et le hasard nous mène; telle cause minime change en misère une fortune laborieusement échafaudée, et le bonheur qu’on n’espère plus est souvent à la portée de votre main, un souffle peut l’y faire choir, un autre l’en détourner: loterie! Aide-toi! est un proverbe menteur, comme la plupart des proverbes; le bonhomme La Fontaine l’a démontré depuis... Agissez ou dormez, qu’importe! le temps marche, la vie suit son cours, la roue tourne; bons et mauvais numéros sortent immuablement et sans ordre: Destin! fatalité! En faisant revenir le marquis un peu plus tard, la Providence eût sans doute permis à Marie de changer ses doutes en certitude, -elle devait s’en rendre compte par la suite, -car la simple inspection, par Gloriette, de certains bibelots placés dans la chambre de Solange, du groupe de marbre nuancé, surtout, de ce groupe représentant deux fillettes enlacées et se baisant sur la bouche, aurait amené un résultat inattendu et provoqué une immense joie chez la pauvre femme... N’en ayant pas le plus léger soupçon, elle accueillit son époux avec élan. -Ange! demanda-t-elle en se laissant tomber dans ses bras. Jacques, avez-vous retrouvé notre fille? -Oui, fit-il gravement de la tête. -Elle n’est pas avec vous? Serait-elle souffrante, blessée peut-être? Une contraction douloureuse agita les muscles du visage de cet homme de fer; cependant, comme il lui était défendu de révéler à cette mère l’atroce vérité, comme il ne pouvait lui dire: «Notre fille est morte et je viens moi-même de pratiquer l’embaumement de son pauvre beau corps rigide et froid.» Comme cet aveu l’eût tuée et qu’il lui fallait gagner du temps, accomplir sa tâche et consoler son épouse, il eut le courage de laisser tomber cet héroïque mensonge: -Ne prenez point souci d’elle, Marie, je l’ai laissée au Prieuré de la Jatte, où une légère fièvre la força à prendre le lit... -Je veux y aller!... Si les ravisseurs revenaient! -Dame Homole et sa fille Juanola sont là pour la défendre... D’ailleurs, je vous en donne ma parole, marquise, aucun danger ne saurait désormais atteindre Solange! En émettant sous cette forme ambiguë l’horrible réalité, la voix du marquis s’altéra; mais son épouse, trop heureuse, n’y prit garde. Françoise venait d’apporter les lampes, le soir tombait et, par la fenêtre entr’ouverte, arrivaient les bruits d’une orgie lointaine. -Bon, pensa M. de Villeneuve en tendant l’oreille, le lâche ruffian n’a point osé enfreindre mes ordres! Je suis toujours enfermé dans mon appartement! Par exemple, je fais trop de bruit! L’Italienne doit espionner mon ombre et pourrait s’étonner de la savoir en deux endroits à la fois. Il sonna et dit à Pierrile, qui se présentait: -Petite, tu es devenue un beau brin de fille, depuis le temps... Ton frère Gualbert est-il de garde à la porte de mon appartement? -Il y est, oui, monseigneur. -Vas donc lui faire jeter cet ordre par le trou de la serrure: «Le revenant a la migraine et veut qu’on se taise!» Est-ce compris? -Oui, monseigneur, mais... -Eh! cours donc! jolie raisonneuse... Je crois bien que la migraine du susdit fantôme s’accentue! Pierrile était déjà loin. La marquise riait. Elle vint à lui. -Vois donc, fit-elle en passant à son époux le papier de l’invitation tout chaud sorti de son corsage. Vois donc, Jacques, ce qui est écrit là, dans le bas. Le Grand Marquis y porta les yeux et murmura en pâlissant: -Jacques, mon meilleur ami, mon frère!... Hélas! je prévoyais et craignais cela!... Lui dans un camp, moi dans l’autre!... Et il veut s’attaquer au pouvoir légitime?... le malheureux! Un instant il réfléchit, comme écrasé. Dans l’aile orientale de l’hôtel, le bruit venait de cesser subitement. -Madame, fit le Grand Marquis en se redressant, plus que jamais votre présence et celle de Gloriette à l’hôtel de Nesle me sont nécessaires... Faites préparer votre chaise... J’ai pris le soin de faire venir des porteurs, car les Peyragude doivent demeurer avec moi... Dans le bal, ne l’oubliez pas, vous vous mettrez sous la sauvegarde de la reine Louise de Lorraine; auprès d’elle est le salut! » Quant à Gloriette, gardez-vous d’entraver sa liberté. Cette enfant, je vous le répète, tiendra cette nuit, dans sa main, plus que la vie de Villeneuve... son honneur! » Laissez-moi lui faire les dernières recommandations. Il baisa la main de Marie et entraîna Gloriette dans l’embrasure de la fenêtre. Ce que purent se dire l’ancien captif de Vincennes et la fille de Pierre Mirot, nous l’apprendrons par les événements qui vont suivre. Qu’il nous suffise de signaler ceci: M. de Villeneuve retira de dessous son vêtement un mince cordon de soie roulé en glène et l’ajusta avec soin sous le rebord interne du tambour de basque de Gloriette, en murmurant: -Ceci est pour jeter du haut de la tour... N’oublie pas d’aviser Fiamma, -Fiamma viendra à toi et se fera connaître d’elle-même! -n’oublie pas de la prévenir qu’elle aura, minuit sonnant, à ouvrir la porte du logis de Nesle, si des gens viennent y frapper en donnant, pour passer, les deux mots de ma devise: «À tout!» VIII UNE BALLADE DE RONSARD. On s’amusait ferme dans le salon gris-argent de l’hôtel de Nesle. L’heure passant, sans qu’on vînt annoncer le ballet du roi, clou principal de cette fête, à la première pavane, dansée avec un succès prodigieux par l’octuor déguisé, en avait succédé une seconde, puis une troisième. Ces jeunes gens, pour le plus grand nombre clients assidus de la Maison des Mignonnes, fatigués de conserver des airs guindés, commençaient à apporter au bal un appoint de gestes plus libres, de mouvements plus accentués. Les rafraîchissements circulaient, le prévôt des marchands s’étant appliqué à bien faire les choses. Aussi, les cerveaux s’échauffant, les jambes se dégourdissant et les langues allant leur train, on ne pensait déjà plus à la récente chasse qui s’était si pieusement terminée devant la porte close du salon de Coconas. Le plaisir aidant, les rapprochements s’opéraient; on accompagnait la musique en chantant, on poursuivait les danseurs en sautant, en riant, en gesticulant; si bien que la pavane dégénérant en antiquaille, cette courante qui fut l’ancêtre de la farandole, la joie débordante de cette jeunesse finit par attirer l’attention des personnes sérieuses réunies dans les pièces voisines. Le salon bleu fut le premier à s’étonner de cet inharmonique assemblage de sons. Dorat, Belleau, Ponthus de Thiard et Baïf allèrent vers la baie de communication. Là, leur visage s’illumina d’un tel reflet de gaieté que le sire de Bourdeille et le grand chirurgien, intrigués, s’approchèrent à leur tour. -Qu’y a-t-il? leur demanda de loin la reine. Le soigneur de Brantôme revint pour dire: -Que Votre Majesté veuille bien se déplacer un instant. Le coup d’oeil en vaut la peine. Ces demoiselles et leurs cavaliers ont le diable au corps! Foi de chroniqueur, Madame, ce sont là de bien jolis modèles pour mes Dames galantes! Louise de Lorraine sourit et se leva, entraînant à sa suite Marie de Villeneuve-Marsan et Marguerite d’Harcourt. On leur fit place. Elles purent voir. Semblable mouvement de curiosité s’étant produit en même temps dans le salon blanc, la porte située juste de face présentait un ondulant tableau de visages curieux superposés, car, derrière ceux du duc et de la duchesse de Guise, on pouvait apercevoir ceux de la duchesse de Chevreuse, d’Henriette de Clèves, de Yannie, des deux Entragues, du duc de Nivernais et de Montluc. Tout d’abord, Marie ne discerna rien, tant l’octuor épileptique se trémoussait, allait et venait, hors de toute mesure, formant un ensemble si mouvant, si bariolé, que les bras, les jambes et les têtes paraissaient faire partie intégrante d’un seul animal monstrueux. Mais soudain, elle se sentit pâlir. Elle venait de reconnaître l’Anglaise, la messagère reçue par elle à Bonaguil, la mauvaise conseillère de Solange. -Majesté, balbutia-elle en frémissant, cette femme!... cette Silésienne! -Hé! laissez donc, marquise. Les gens sont un peu mêlés, par ici... Celle-ci est une insulaire du Nord, miss Huming. Elle est attachée à la personne de ma royale belle-mère. -Je le sais, Majesté. Sans elle, ma fille... -Votre fille, marquise! Au fait, je ne la vois plus depuis un moment, cette ravissante enfant... Où donc est- elle passée?... Fort heureusement pour Mme de Villeneuve, un bruit nouveau, formidable, vint détourner l’attention de la reine et la conversation, engagée sur un terrain glissant, en resta là. Les spectateurs, massés à l’entrée des deux portes, n’avaient pu s’empêcher de manifester leur heureuse surprise en battant des mains. Une seconde, les danseurs, ébahis d’être le point de mire de tant de regards, s’arrêtèrent, puis, comprenant que leurs ébats, étudiés dans les petits soupers de l’établissement de La Poulpe, loin de choquer les personnes graves, obtenaient leur entière approbation, ils repartirent de plus belle. Désormais, la musique faisant rage et les agités se croyant autorisés à franchir les limites de leur salle trop restreinte, la farandole s’organisa, s’enfla, s’élança vers les deux salons voisins, où elle déborda en un galop tempétueux. C’était tellement fantaisiste et si imprévu qu’on fit silence du côté des bourgeois, pour mieux admirer, à distance, l’extravagante ruée de la jeune noblesse en démence. L’ophidien multicolore, passant entre le duc et la duchesse de Guise, se prit à dérouler ses anneaux le long des lambris du salon blanc. Sa tête parlait, ses écailles interrogeaient, sa queue répondait. Il est vrai que nos mignonnes et nos mignons, en se tenant par la main, étaient seuls à figurer ce serpent. -Quel bal! disait Chicot en entraînant Ayelle qui remorquait elle-même le gros Schomberg. J’en vis un, cependant, où il faisait encore plus chaud. -Et lequel, seigneur gascon? -Celui du Pré-aux-Clercs, ma mie. Il y avait là, si ces messieurs veulent bien s’en souvenir, certain chevalier pendard dont la rapière valait un coup de soleil! -Un fameux raffiné, dit Ribérac. -Messeigneurs, pleura Schomberg, soyez sincères... lui suis-je inférieur? -Non, non, tonna Chicot, tu le surpasses de cent coudées, monsieur le comte de la futaille... -À la bonne heure! -... Mais seulement le verre en main! acheva le plaisant, au milieu des rires. En repassant par le salon gris-argent, la vivante queue de cerf-volant s’augmenta de Joyeuse, de Livarot et du baron de Tournemire. Tous trois devaient figurer dans le ballet du roi, aussi leur arrivée insolite fut-elle accueillie par des cris: -Le ballet va-t-il commencer? -Venez-vous l’annoncer? Ils répondirent l’un après l’autre: -Le roi se faisait habiller. -Il était d’humeur charmante... -Il s’est assombri tout à coup et a refusé de se laisser faire le visage! Bien entendu, le mouvement général n’avait pu subir aucun temps d’arrêt par le fait de cette triple intervention. Tournemire, Livarot et Joyeuse, englobés, faisaient maintenant corps avec la sarabande. Lorsqu’ils passèrent devant le duc de Guise, celui-ci poussa le coude de Jean de Montluc, qui leur cria: -Un mot, messieurs... Les vapeurs de Sa Majesté ne l’empêcheront peut-être pas de se produire, ce soir, devant ses fidèles sujets? Les trois branlèrent la tête en signe de doute et passèrent. Le Balafré fronça les sourcils; son regard noir alla croiser celui de sa soeur. La boiteuse et lui se comprirent sans parler. Tous leurs préparatifs étaient faits; cet incident stupide allait-il les mettre dans l’obligation de recourir à la force et de faire donner l’assaut à la tour de Nesle?... Roland de Savoie-Nemours leur avait bien fait part de ses intentions, mais les services offerts par l’invraisemblable sosie de Coeur-Volant ne leur étaient pas moins suspects que le personnage lui-même. La farandole avait envahi le salon bleu, enlevant dans son orbe, comme une trombe, ligueurs et royalistes. Elle commençait à fermer la ronde autour du siège sur lequel, demeuré seul, indifférent à tout, Ronsard achevait de ciseler ses rimes. -Eh! fit Ayelle, notre Homère versifie quelque conte badin. -C’est une élégie? -Une romance? -Ce doit être du genre héroïque... ses vers sont d’un long! -Oh! demi-long tout au plus, expliqua Dorat. Ce sont des octosyllabes... -Ô poète!... quel mot barbare! minauda miss Huming. -Enfin, qu’est-ce? La ronde se resserrait. En passant derrière l’imperturbable sourd, les plus osés se penchaient, glissaient un coup d’oeil par-dessus son épaule. Ronsard écrivait toujours. Le premier, Chicot jeta: -Messeigneurs, c’est un nouveau chant de l’Iliade! -Une ballade! fit Baïf, en pinçant les lèvres. -Et une ballade épique! amplifia Pontus de Thiard. On demanda: -En l’honneur de qui? du roi? de Lorraine? de Navarre? de Condé? -Pardieu! dit Mercoeur, je crois bien qu’il est question là-dedans de notre chevalier. -De l’éborgneur? hurlèrent simultanément Roland, Joyeuse, Tournemire et Livarot. De ce quadruple cri, l’oreille paresseuse de M. de Ronsard dut percevoir quelque vague chose, car il releva la tête et se mit debout. Instinctivement, les différents anneaux de la farandole se figèrent sur place. Sans paraître autrement surpris de se voir le pivot d’une aussi nombreuse affluence de gens, le poète chercha des yeux Louise de Lorraine. L’ayant trouvée, il la salua profondément en disant: -Avec la permission de Sa Gracieuse Majesté, oyez ce fait du jour, dames gentilles et beaux seigneurs. Alors d’une voix lente, bien timbrée, le poète déclama, en regardant tour à tour ses auditeurs: L’ÉBORGNADE Un mal étrange, singulier, Chez nous s’est abattu, cascade... C’est un accident régulier Qu’on nomme, tout bas, l’éborgnade... Pour forger cette cyclopade, Il fallut sans doute un sorcier? Non, car tout éborgné balade La marque du bon chevalier! *** Qui malmène joli gibier Voit se vider sa sous-arcade... Il n’est plus si mauvais métier Que celui d’ardent camarade... Aux cris de la gente malade Surgit le grand fer justicier... Ce qu’elle abîme la façade La botte du bon chevalier! *** Mignons, n’allez pas vous y fier; Souvenez-vous de la pointade Qui vinaigra l’orbe princier De Maugiron... juste salade!... Mieux vaudrait une arquebusade Que d’affronter le sans-quartier Coup de boutoir de l’éborgnade Qu’offre à tous le bon chevalier! *** Prince, il n’est force, ni parade, Qui puisse sauver l’oeil droitier, Quand vers lui s’en va l’estocade, Camardeuse pique-façade, Du paladinant chevalier! Sauf Remy Belleau, qui devait se joindre aux ligueurs, au dernier mot de l’envoi, la pléiade et Brantôme donnèrent le signal des applaudissements. Par exemple, ceux-ci faillirent être la cause d’un scandale, car le duc Roland, empourpré de colère, osa dire en présence de la reine: -Monsieur de Ronsard, vous en avez menti! Votre chevalier n’est qu’un fugace météore de contrebande. Je le pourfendrais s’il osait se montrer! Les auditeurs de cet audacieux cartel se bouchèrent les oreilles; la foudre allait-elle tomber? Elle tomba, mais sans éclater. -Vous m’avez appelé, seigneur duc? prononça une voix vibrante; me voici! Roland fit un saut en arrière en voyant s’avancer vers lui Bernard d’Arma. -Veuillez m’excuser si je passe devant vous, demoiselle?... Souffrez que je vous dérange, seigneur?... Le chevalier traversait les rangs, sans hâte, très calme, et marchait droit au duc, sans dévier d’une ligne. Par contre, il se confondait en regrets galants ou simplement polis, selon le sexe auquel appartenait la personne qu’il lui fallait écarter pour poursuivre son chemin. Derrière lui, et suivant son sillage, la jeune inconnue déguisée en Japonaise, -un des deux masques pourchassés sans résultat, -marchait sur ses pas en faisant tourner sur son épaule son parasol déployé. Instinctivement, le baron Tournemire, le duc de Joyeuse, Livarot et Remy Belleau s’étaient portés aux côtés du roi des raffinés, car son défi maladroit semblait le mettre en fâcheuse posture. En même temps, simple correspondance d’idées ou conseil donné par l’enthousiaste Chicot, ce dernier poussait Mercoeur, Ribérac et Schomberg à se rapprocher du chevalier. Ah! en présence de l’extraordinaire rencontre que l’on prévoyait, l’excentrique kimono de la Japonaise n’avait plus les honneurs. Tous les yeux se rivaient, avec appréhension ou curiosité, sur le beau et mâle visage de Bernard d’Arma. Lui, sans souci de son succès, poursuivait sa route à travers les groupes, en protestant toujours de la honte extrême qu’il ressentait d’avoir à se faire livrer passage. Était-ce donc là ce terrible duelliste, ce lionceau déchaîné, dont les exploits, accomplis coups sur coups, défrayaient la chronique de la cour et de la ville depuis quelques jours? Que ce fût là le foudroyant champion de la dernière passe d’armes du Pré-aux-Clercs, vraiment il était difficile d’en douter! L’attitude médiocrement rassurée des mignons du roi et celle tout à fait impertinente de leurs éternels rivaux disait assez qu’ils voyaient en lui, les premiers un antagoniste invulnérable, les seconds un ami d’ordre supérieur. Mais comment croire à toutes ses autres prouesses? On lui attribuait la mise en déroute d’une quantité innombrable d’archers et d’exempts apostés dans la rue du Pet-au-Diable pour le surprendre. On mettait à son actif l’échauffourée des potences de Montfaucon, gardées par une petite armée; le siège soutenu dans la Maison Maudite et la façon peu ordinaire dont, assiégé, il en était sorti; la mise à la raison des bandits de Coeur-Volant, à Chaumont; la galante aventure d’Ayelle, auprès de laquelle il avait pris la place d’un autre. Enfin, on lui attribuait encore le sauvetage du roi dans la grande rue Saint-Antoine. Le bruit commençait même à s’accréditer que le Grand Marquis n’était point mort, comme certains avaient intérêt à le faire croire, mais avait été retiré du donjon de Vincennes, dont Bernard d’Arma s’était fait un jeu de massacrer toute la garnison! Franchement, que pouvaient peser les travaux d’Hercule, nous vous le demandons, auprès de ces gigantesques exploits? Aussi les prunelles féminines couvaient-elles le fier jeune homme de leur regard attendri et la reine, la reine elle-même, bien que fort pacifique, se sentait disposée à intervenir, s’il en était besoin, en faveur du chevalier que la ballade de Ronsard lui faisait apprécier à sa juste valeur. De leur côté, les gentilshommes, du plus haut placé au plus modeste, suivaient la marche du beau lutteur avec un singulier intérêt. Chose bizarre entre toutes, ils n’éprouvaient aucune jalousie à se voir distancés par l’éborgneur auprès des dames. Il s’agissait d’un paladin, en somme, or les romans de chevalerie nous font savoir que les paladins emploient des charmes et combattent avec des lances enchantées. Puisqu’on ne peut lutter contre de pareils moyens, le mieux est de s’enorgueillir de ne pas être en état de rivalité avec un chevalier d’aventures. Henri de Guise regardait aussi. Ses préoccupations de conspirateur et de prétendant lui donnaient un instant de répit. Il se connaissait en hommes, ce guerrier, aussi admirait- il sans détours, la tenue de Coeur-d’Amour et murmurait- il, à part lui: -Beau gars!... Il m’en faudrait de cette trempe! Enfin Bernard franchit les derniers rangs et vint se planter, les bras croisés devant le duc. Alors Brantôme poussa du coude Ambroise Paré en demandant à mi-voix: -Sauriez-vous les distinguer l’un de l’autre, maître, si l’on venait à les mêler? -Oh! oh! fit-on autour d’eux, le sire de Bourdeille a raison... voyez donc comme ils se ressemblent! Mlles de Limeuil et de Saint-Rémy se sourirent. -Ayelle a pu s’y tromper! murmura la première. -Bast! riposta finement la seconde, sa comparaison fut pourtant plus sensible! Marie de Villeneuve-Marsan tremblait de tous ses membres. Dans Bernard elle venait de reconnaître son chevalier d’escorte, le portrait de Blanche, le défenseur de son Jacques... Alors, quel était l’autre, sinon le protégé de l’Italienne et du faux Marquis? Le ravisseur de Solange? Le chirurgien huguenot avait attentivement examiné les deux antagonistes. -Étrange, fit-il, en répondant à la question de Brantôme. Pour les distinguer l’un de l’autre, il me faudrait les avoir sur ma table et sous mon scalpel. L’attente oppressait toutes les poitrines; un silence pesant tomba. Malgré la présence de la reine, chacun s’attendait à voir se produire un éclat, quelque chose d’extravagant, un meurtre, peut-être. -Eh bien! tonna soudain la voix de Bernard d’Arma, le fugace météore de contrebande est devant vous, seigneur duc. Que n’essayez-vous de le pourfendre... comme sur le pré! Écarlate de rage, Roland porta la main à la croisette de son épée... Charles d’Entragues se précipita vers le duc de Guise. -Altesse, murmura-t-il, ce jeune cavalier doit être l’envoyé du roi de Navarre. En arrivant à Paris, il portait à son chapeau une branche de gui fleuri! Le Balafré fronça le sourcil, ronchonnant: -Qu’on ne me l’abîme! Alors, haussant sa voix au ton de bataille, il commanda: -Halte! pour Dieu!... Le fer à l’ombre! sur votre vie!... Monsieur de Nemours, tirer l’épée en présence de la reine serait réputé crime de lèse-majesté et vous vaudrait la hache... en Grève! -Eh! monsieur mon cousin, riposta Roland en éclatant d’un rire qui sonna faux, pouviez-vous penser que ce soit sérieux? -Sans la longanimité du chevalier ce devait l’être!... Vos invectives, impardonnables en ce lieu... -À la plaisanterie rimée par M. de Ronsard, j’ai voulu répondre par une autre... -Plus lourde! Continuant à se dominer, mais répugnant à se donner plus longtemps en spectacle dans ce rôle désavantageux, le brillant mignon se rapprocha du Balafré et lui dit à mi- voix: -Altesse, n’accablez pas votre plus dévoué partisan... Ni vous ni moi ne saurions parler le langage d’Apollon. Si ma riposte fut lourde, c’est que je suis élève de Mars et de Pallas bien plus que de Calliope. En le voyant s’entretenir avec le duc de Guise, Louise de Lorraine avait été reprendre son siège entre Marie de Villeneuve et Marguerite d’Harcourt. Alors, l’incident paraissait en bonne voie d’arrangement, pour calmer Coeur-d’Amour et ne point lui donner prétexte à le reprendre, jeunes seigneurs et jeunes dames l’entraînèrent lui et sa compagne vers le salon de danse. Seul, Remy Belleau se maintint à proximité de Roland, envers lequel il avait intérêt à se montrer servile. Désormais, les violons et les flûtistes devaient racler ou s’essouffler sans ramener l’entrain. La violente algarade provoquée inconsidérément par Ronsard, en lisant son Éborgnade, laissait chacun sous l’impression d’une gêne. Aussi, de part et d’autre, commençait-t-on à s’étonner du retard apporté par le roi à se faire annoncer. Le colloque entre Guise et Nemours s’était poursuivi dans le plus grand secret, car les moins timorés se seraient fait scrupule de troubler leur tête-à-tête. Il se termina de la sorte: -Monsieur, dit le Balafré, si ce que vous venez de me faire entendre est fondé; si ce jeune bravache inconnu, qu’un rapport erroné m’incitait à classer parmi les nôtres, est le dangereux aventurier dépeint par vous... -Il me sera facile de le prouver! -Laissez-moi achever... S’il pactise avec le mécréant Salem-Kébir, dont les maléfices nous furent si nuisibles, foi de Lorrain, je vous l’abandonne. -Altesse, c’est un redoutable spadassin. -J’entends! La grave besogne de cette nuit doit aller sans à-coups. Le gaillard, mis en éveil, pourrait causer un esclandre, nous tailler des croupières, appeler à la rescousse certains de mes favoris avec lesquels il semble être au mieux... -C’est cela même, Altesse. Il a tourné la tête à bien des vôtres... S’il y avait bataille... -Bataille? Corneboeuf!... À aucun prix je ne veux le bruit d’une lutte ici... Ce serait donner l’éveil, amener les soupçons, mettre les gardes en mouvement... Or, vous le savez, nous avons un gibier d’autre importance à lever... -Sans coup férir, s’il est possible!... En effet, Altesse, je suis au fait, vous étant acquis... Aussi ai- je imaginé un moyen d’amener cet estafier sous des épées contre lesquelles il consentira gentiment à mesurer la sienne, en sourdine. -En sourdine? répéta Henri de Guise. Pardieu! mon jeune cousin -(on voit combien il s’amadouait!) -seriez-vous nécromant, par hasard? Roland sourit, répondant: -Je suis observateur et déductionniste. C’est plus qu’il n’en faut en l’occurrence... Ce matamore de grand chemin n’a sur nous qu’une supériorité... -Son éborgnade? -Sa botte secrète, oui. -Il se sert diantrement bien de son dard! -Je le lui arracherai! -Voyons votre moyen? -Le soi-disant chevalier est de mon pays, m’a-t-on dit; or, je connais les défauts de mes compatriotes! Il suffirait d’entraîner celui-là dans une pièce écartée, sous prétexte de lui soutirer le récit des émouvantes aventures qu’il n’a pu manquer d’avoir. L’histoire de l’apprentissage de sa botte secrète susciterait l’enthousiasme de ses auditeurs. Certains d’entre eux, cependant, se montreraient sceptiques, émettraient des doutes, parleraient de parades faciles... Alors, monseigneur, alors notre Gascon, piqué au vif dans son amour-propre, ne pourrait résister au besoin de faire une démonstration pratique et... -... l’imbécile vous apprendra sa manière? coupa le Balafré en se frottant les mains. Et vous en userez séance tenante avec lui-même, pour prouver combien vous avez été attentif! -Avouez, Altesse, qu’il aurait mauvaise grâce à vouloir se plaindre. -Je crois qu’il aurait tort, une fois mort! exclama le Balafré tout joyeux. Allez-y, seigneur duc, allez-y!... L’animal est trop sûr de lui... Il commençait à me puer au nez... C’est de bonne guerre!... Ah! ah! Je vais apprendre à la duchesse de Montpensier ce joli tour... Elle rira! Le Balafré pivota sur ses talons et s’en fut en se tenant les côtes. Roland restait seul avec Remy Belleau, poète batailleur et ligueur arriviste... Un instant après, ce dernier rejoignait les mignons qui s’entretenaient de bonne amitié avec Bernard d’Arma et cherchait à intriguer la Geisha nipponne, toujours masquée. Comme il s’y attendait presque, la conversation roulait justement sur la fameuse botte secrète que les vers de Ronsard venaient de rendre à jamais célèbre en la baptisant l’Éborgnade. -Seigneur chevalier, dit poétiquement Remy, saisissant l’occasion qu’il cherchait: depuis votre entrée dans la danse, celle-ci est devenue sans attrait. Ah! si vous consentiez à nous favoriser de quelques romanceros dont vous auriez été le héros, quelle aubaine pour nous. N’est-il pas vrai, messeigneurs? -C’est vrai, appuya-t-on. -Ce serait un excellent moyen d’occire le temps! -Cette fête bourgeoise est fade. -Écoeurante! -Bah! fit Coeur-d’Amour en hochant la tête, il ne m’est rien arrivé d’extraordinaire, croyez-le... D’ailleurs, ces dames vous réclament. -Oh! entendez-les donc, elles parlent chiffons... grave sujet! -Le grand bal est décapité. -Et le ballet du roi, mort-né. -Chevalier, contez-nous l’histoire de l’éborgnade. -Elle n’a point d’histoire. -Oh! que si, elle en a une, bien intéressante! intervint une petite voix pas encore entendue, et dont le timbre délicieux eût fait tressaillir Jan du Gaz, si Jan du Gaz se fût trouvé là. Tous se retournèrent vers la Japonaise, car c’était elle qui venait de parler. -Vous la savez, vous, petite masque, fit Coeur-d’Amour avec embarras. Pourquoi me la redemander? -Je ne la sais qu’en partie... c’est ce qui me donne envie de la connaître en son entier. Intérieurement Remy Belleau remercia le ciel de lui procurer ce secours féminin. Il s’était engagé envers Roland, mais sa mission offrait de sérieuses difficultés. Est-ce que cette personne déguisée était aussi la complice du duc de Nemours? Allait-elle réussir là où il n’avait, lui, que peu de chance de succès? -Petite amie, voulut se défendre Bernard, le lieu est assez mal choisi pour entamer des confidences de cette sorte. -Nous pouvons en changer! -Que nous nous retirions à droite ou à gauche, partout je vois des dames et, à entendre parler estocades, leurs oreilles pourraient s’échauffer. -Vous voulez rire, seigneur chevalier. Où je veux vous mener, pas une dame, moi excepté, ne vous suivra. On écoutait sans interrompre. Cette Japonaise semblait sûre de son fait. Le poète-ligueur surtout la bénissait et admirait son aplomb. -Où voulez-vous donc nous mener? interrogea Bernard. -Dans le salon de Coconas! Tous sursautèrent à ce mot et Chicot ne put s’empêcher de hausser les épaules en ronchonnant: -La peste soit de cet antre maudit, si nous devons nous y heurter au burnous de monseigneur le diable rouge! À voir s’allonger la mine de chacun, Bernard retrouva soudain son ironique insouciance. -Un diable rouge? fit-il en souriant, je n’en vis jamais encore. Si c’est là son gîte, messeigneurs, point n’est besoin de chercher ailleurs!... C’est chez le diable rouge que je narrerai à qui voudra l’entendre la simple histoire de ma rencontre avec Spolto-Dulci, l’inventeur de la botte aveuglante! Il marchait déjà vers la porte. La Japonaise l’ouvrit sans effort, à la stupeur générale. Le salon de Coconas était vide, quoique brillamment éclairé. L’absence de Mammouth-le-Rouge, bien constatée, redonna quelque vaillance à nos ferrailleurs. Ils entrèrent en paradant derrière la geisha. -Beau masque, lui demanda Chicot, en refermant derrière lui, ne découvriras-tu pas ton divin visage? La Japonaise retira son loup sans se faire prier. Alors, ce fut un cri unanime: -Fiamma! Fiamma, la protégée du seigneur Salem-Kébir! IX OÙ COURMANTEL JOUE AU ROI. Il nous faut pourtant expliquer comment, alors que de nombreuses troupes cernaient l’hôtel et la tour de Nesle, avec ordre d’en éloigner quiconque chercherait à s’y introduire; il nous faut expliquer comment Coeur-d’Amour était parvenu à déjouer cette surveillance et à se présenter au milieu de l’auditoire de Ronsard au moment psychologique. Pour cela, nous devrons revenir un peu en arrière et ramener le lecteur au Prieuré de la Jatte. Abîmé dans sa douleur, Bernard d’Arma passa les dernières heures de la nuit auprès du lit sur lequel Solange de Villeneuve, la pauvre toquée d’amour, reposait insensible et froide. Fiamma et Juanola lui tenaient compagnie, mais à distance et sans se montrer, leur mission ayant beaucoup moins pour objet de veiller la morte que de surveiller son fidèle amant. En effet, le Grand Marquis leur avait recommandé de s’interposer, si un second accès de désespoir venait à s’emparer du jeune homme. Il n’en fut rien, heureusement; sa douleur, plus raisonnée, s’apaisait. Oh! il voulait toujours venger Solange, châtier terriblement le voleur de son coeur, le meurtrier de son corps, mais le baume souverain imaginé par Fiamma agissait sur lui sans qu’il pût s’en rendre compte et, peu à peu, la douce vision de Gloriette s’interposait entre sa pensée et le souvenir du drame récent. Aux plus sombres heures de notre passage sur la terre, lorsque notre âme meurtrie et désabusée songe à commettre la pire folie, rêve de suicide et de néant, soudain, un invisible rayon de l’astre qui revivifie les coeurs fait germer au nôtre la petite fleur bleue de l’espérance et du renouveau, comme le soleil printanier revêt la pierre des tombes de ses riantes couleurs. Cette fleur magique se nomme l’espérance. Pour Bernard d’Arma, privé de Solange, il ne pouvait y avoir d’autres femmes ici-bas que la petite blonde dont le visage angélique ressemblait à celui de la disparue. Vers le milieu de la matinée, M. de Villeneuve-Marsan revint sur Djaoulia. Il rapportait de Paris les ingrédients nécessaires à l’opération qu’il se proposait d’entreprendre. Durant son absence, Faraubras avait pris sur lui de se livrer à une petite expérience peu banale. Pour se débarrasser des gens de l’escorte de Roland, trouvés ivres morts dans son écurie, ce digne insulaire ne les avait-il pas tranquillement enfermés, l’un après l’autre, dans quatre futailles vides. -De la sorte, s’était-il dit, si ces coquins, repentants, se soulagent le coeur du vin malhonnêtement ingurgité, le liquide ne s’égarera pas et ils pourront, au besoin, s’en gargariser à nouveau, au cours du long voyage qu’ils vont entreprendre. La première partie de ce voyage se fit par terre. Sans se laisser influencer ni par les jurons ni par les plaintes sourdes qui sortaient de ces prisons minuscules à chaque nouveau heurt, le passeur les roula successivement sur la berge où il les aligna. -Maintenant, leur dit-il en les passant en revue, va falloir s’expatrier, naviguer et aller visiter les Amériques, satanés terriens de malheur! Vous avez des vivres dans le coffre..., les coquilles sont étanches et solides... Vous aimez baguenauder, ripailler, voir du pays?... Parfait!... Bon voyage!... À Dieu va!... D’un coup de pied formidable, il envoya rouler dans la Seine la première futaille qui tourna sur elle-même, puis se mit à dériver, en criant comme une possédée. Immédiatement, des trois autres barriques restées sur champ, s’éleva un effroyable concert de hurlements apeurés. Les malheureux entonnés se doutaient-ils du sort qui leur était réservé? Faraubras se prit les côtes. -Vrai Dieu! murmura-t-il, sont-ils pressés d’aller bourlinguer, ces lascars! Il allait redoubler, mais la vue de la jument blanche apparaissant sur la rive opposée le fit sauter sur ses avirons et pousser son bac. -Que faisais-tu donc, lui demanda le Grand Marquis en reprenant pied sur l’île, et que contiennent ces tonnes alignées? -J’exporte! répondit Faraubras. J’exporte des articles défraîchis, abandonnés au Prieuré par le seigneur duc. -Sont-ce ses hommes?... Il y en avait quatre! -Il n’en reste que trois, monseigneur. -Le quatrième? -S’est embarqué, sans enthousiasme, pour le Havre-de- Grâce, l’Équateur et la ligne! -Malheureux! pourquoi commettre des meurtres inutiles? Tu vas me conserver ceux-ci... J’en aurai besoin! En pénétrant dans la chambre du meurtre, l’évadé de Vincennes ne fut pas surpris de retrouver Coeur-d’Amour immobile, à genoux auprès du lit de sa fille, le front appuyé sur l’une des mains de la dernière victime des intrigues politiques et haineuses de l’Italienne. La fatigue et les émotions avaient enfin eu raison de ce corps de fer! À bout de larmes, le chevalier s’était endormi. Un vague sourire errait sur ses lèvres. Se voyait-il dans le parc de Bonaguil auprès de son amie chaste et vibrante, ou sa pensée le reportait-elle vers la vigne des Chartreux, les glacis du donjon et le lac lumineux, les seuls endroits où il avait pu connaître, apprécier et aimer l’innocente rivale de la fière Villeneuve? -Tant mieux, pensa le noble coeur du marquis. Cet héroïque enfant n’aurait pu supporter la vue de la simili-profanation que je vais accomplir. Aidé de dame Homole et de Juanola, il transporta Bernard, sans le réveiller, jusque sur le lit de la chambre où avait eu lieu le souper. Puis, après avoir recommandé d’éveiller le dormeur sur les cinq heures du soir et de lui remettre un pli scellé, qu’il donna, il alla s’enfermer avec Fiamma dans l’ancienne chambre de la marquise. Nous ne croyons pas nécessaire de donner ici le détail de la lugubre opération qui fut pratiquée dans cette chambre. Qu’il nous suffise d’affirmer que, praticien habile, ce père stoïque, étonnamment maître de soi, sut conserver toute sa liberté d’esprit, malgré l’immensité du chagrin qu’il éprouvait et n’eut pas une seule défaillance en incisant la dépouille charnelle admirable de sa malheureuse enfant, non plus qu’en injectant ses préparations chimiques sous sa peau frigide. Ce fut long! scientifique! macabre! Enfin, lorsque l’embaumement terminé, Solange, revêtue du costume d’apparat qu’elle avait choisi pour son rendez- vous d’amour, eut repris sa place sur la couche, le Grand Marquis, ne se contenant plus, pleura silencieusement. Une heure s’écoula sans lui apporter le calme. Fiamma pleurait comme lui, priait comme lui. Il fallut un bruit montant de la cour pour les rappeler à eux. Faraubras ramenait les tonnes habitées en les heurtant l’une contre l’autre, et, au loin, dans le retrait où il était captif, Grain-de-Raison hurlait à la mort. M. de Villeneuve se redressa. Une barre de volonté coupait son front. -Assez pleuré, murmura-t-il. Le père doit faire place au sujet loyal, au défenseur du trône... Pour l’honneur!... À tout!... Villeneuve! » Ma fille, ajouta-t-il plus haut en se tournant vers celle qui lui avait apporté sa précieuse assistance; si la bénédiction d’un vieillard bien éprouvé est un assez maigre remerciement pour ce que tu fis, accepte-la quand même et prends pour certain que Villeneuve ne se croira jamais quitte envers toi... Nous allons nous séparer... -Seigneur, interrogea Fiamma, est-ce indiscret de vous demander si vous regagnez Paris? -J’y vais. -Alors... je vous supplie de ne point prendre ma demande en mauvaise part... Emmenez-moi? -Qui peut te presser à ce point? -Le service du maître! -Ah! tu as un maître? -Salem-Kébir! -Le sorcier bienfaisant?... C’est juste!... -Il doit s’étonner de mon absence. -Sera-t-il à la fête qui se donne ce soir en l’hôtel et à la tour de Nesle. -Nous y serons tous deux, seigneur. Le Grand Marquis réfléchit un instant. -Jeune fille, reprit-il, l’air est chargé d’électricité sur la terre comme dans le ciel... De graves événements se préparent... La révolution gronde!... La couronne chancelle!... Nous nous retrouverons peut-être face à face... Seras-tu pour moi ou contre moi?... Tais-toi, je veux l’ignorer et ne te demande qu’une seule chose, la discrétion sur ce que tu peux connaître de moi? -Seigneur, vous serez obéi! -Je te crois... tu es de celles qui ne trompent point!... Autre chose... Gloriette, la fille du geôlier Pierre Mirot... -Ce n’est pas la fille de Pierre Mirot! -Ah!... Gloriette sera dans la maison de Nesle... La trahiras-tu? -Je la servirai. -Alors, suis-moi. Quelques instants après, Faraubras ramenait son bac, en regardant galoper un cheval noir dans une sente de chasse de la forêt de Rouvray. Montjoie retournait vers son écurie du faubourg Saint- Germain en emportant son maître et Fiamma... À l’heure prescrite, Coeur-d’Amour fut arraché à son repos léthargique par une caresse singulière. Il lui avait semblé sentir passer sur sa figure une sorte de lavette humide et chaude. -Ventrepape! maugréa-t-il en s’essuyant d’un revers de main; gare à la bastonnade! Mais sa colère naissante s’acheva dans un sourire. Il venait de reconnaître Grain-de-Raison dont les bons yeux marquaient une véritable surprise. Le barbet n’était pas accoutumé à voir ses innocentes familiarités soulever tant de fureur. -Bon, fit Faraubras en tirant une mèche de ses cheveux, en guise de salut. On connaît ses saints, mon gentilhomme. Pour éviter une distribution de horions, j’ai eu l’idée de vous faire éveiller par ce porte- poils... On vous sait peu endurant... Monseigneur nous avait prévenus avant de partir. -Ah! M. de Villeneuve s’est éloigné? exclama Bernard devenant sombre, car soudain il se rappelait tout. Et Fiamma? -La jolie demoiselle à la peau ambrée? -Oui. Est-elle toujours avec... vous savez bien? -Non. Elle a suivi monseigneur... Mais monseigneur a laissé pour vous ce mot d’écrit. Coeur-d’Amour s’empara du pli que le fruste gardien du prieuré lui tendait. -Quelle heure avons-nous? demanda-t-il après en avoir pris connaissance. -Cinq heures de relevée, mon gentilhomme. Bernard sauta sur ses pieds. -Nous aurions le temps, pensa-t-il entre haut et bas, en caressant la tête du barbet; mais il y a ces trois chenapans, que M. de Villeneuve me mande de lui amener... Bah! on les attachera à la queue de Djaoulia! -Permettez, seigneur chevalier. Nous avons quatre autres chevaux. -Ils serviront, passeur; ils serviront!... Trois seront montés par les prisonniers, reliés entre eux au moyen d’une forte corde... Une corde qui devra avoir cent soixante pieds de longueur... C’est la mesure donnée... Avez-vous cela? -Les moines étaient amateurs de chanvre... Nous trouverons. -Allez donc, et préparez tout, passeur... Dans quelques minutes nous partirons... Alors, retirant son chapeau, d’un pas automatique il se dirigea vers la chambre tragique. Il voulait se courber une dernière fois devant la dépouille de la belle Villeneuve. Dans sa pensée, il croyait retrouver un visage déjà décomposé, tiraillé, effrayant. Aussi dut-il se retenir au montant de la porte en constatant que les joues de Solange, semblables à celles de la morte qu’il avait déjà pu voir à l’hôtel d’Entragues, gardaient la teinte rosée des épidermes sous lesquels le sang circule, conservait toutes les apparences de la vie. Impressionné, saisi d’un vague espoir, lentement il s’approcha du lit. Là, décidé à savoir s’il y avait subterfuge ou réalité, ses yeux embrumés lui donnant l’impression d’un corsage mobile, il osa porter sa main sur le sein de la vierge. Ce contact le secoua comme un choc galvanique. Le sein ne palpitait point. Il était glacé. Alors Coeur-d’Amour comprit et frissonna. Ce qu’il venait de prendre pour de fraîches couleurs n’était qu’un subtil témoin d’une coquetterie dernière: avant d’aller au rendez-vous, Solange avait pris le soin de se farder devant son miroir. Ah! pourquoi son désir de plaire à un être indigne venait-il rappeler à Bernard la trahison de la malheureuse, en l’animant d’une factice survie?... Le crépuscule noircissait déjà les dessous des hautes futaies, lorsque le passeur du bac des Bonshommes, occupé à remmailler ses filets sur le pas de sa porte, vit déboucher de la forêt de Rouvray un cavalier marchant l’amble. -Jument à robe blanche, murmura-t-il en se faisant une visière de ses deux mains. Si je ne m’abuse, celui-ci doit être mon premier client de la nuit passée, celui qui, impatienté de me voir aller trop lentement, me brûla la politesse vers le milieu du fleuve en plongeant avec sa jolie compagne. » Ma foi juré, on en voit de drôles, dans notre métier! À propos de cette belle fille, ne l’ai-je pas vue revenir sur l’étalon noir, avec ce vieux monseigneur qui me questionna en maître et me paya royalement? » Hem! tenons-nous bien!... Le père a repris sa demoiselle et l’amant vient lui chercher pouille... Bigre! il n’a point l’air commode! En effet, à la façon dont le cavalier caressait la coquille de son épée, il est à croire qu’il était de mauvais poil. MM. les larrons de grand chemin qui auraient voulu s’attaquer à lui se seraient mis une fâcheuse affaire sur les bras. -Tiens! tiens! reprit le solitaire, dont l’oeil observateur venait de faire une nouvelle remarque. Auraient-ils fait l’échange de la jeune dame avec le chien? Ce vilain poilu accompagnait le cheval noir... Maintenant il fraternise avec le blanc... Bizarre! De fait, un chien grisâtre trottinait auprès de l’arrivant. La curiosité du bonhomme allait être soumise à une épreuve autrement rare. -C’est pas Dieu possible! exclama-t-il tout à coup en écarquillant les yeux. Une corde est attachée à l’arçon de sa selle... traîne sur la route et va rejoindre... ai- je la berlue?... va rejoindre... un, deux, trois, quatre... quatre autres cavaliers dont elle enserre la ceinture... Est-ce une chaîne de gens de potence?... Paraîtrait qu’il y en avait comme cela du temps du bon roi Louis onzième et de son barbier! Coeur-d’Amour arrivait sur lui. -L’homme, demanda-t-il, ton chaland est-il assez solide pour nous traverser tous d’une seule fois. Le passeur salua jusqu’à terre. -Comment donc, Excellence, il en contiendrait le double, même le triple. En l’an 71, Votre Grâce, j’eus l’honneur de passer Mme Jeanne d’Albret et sa suite. Et bien! il y avait une reine, trois princesses, cinq demoiselles, dix suivantes et autant de haquenées. Il y avait aussi deux princes, des capitaines, des hommes d’armes, des valets... -Et autant de palefrois, interrompit le chevalier sans ironie. Bonhomme, puisque tu passas la Navarre entière, passe le reste et passe-nous par-dessus le marché... Allons, vous autres, embarquez! Le paisible navigateur, terrifié, vit alors les captifs du redoutable gentilhomme et reconnut trois des mécréants qui s’étaient permis de payer ses services à coups de bottes. -Compère, lui dit Faraubras, le dernier de la chaîne en posant son pied sur la rive opposée, voici un bouton de corne qui vient de mes chausses. C’est tout ce que je puis t’offrir pour ta peine. Si je ne reviens pas demain, garde-le en souvenir de moi, ou porte-le à dame Homole, au Prieuré de la Jatte; elle te rachètera la douzaine pour un demi-sol! -Ma foi jurée! grommelait le pauvre hère en regardant s’éloigner la chaîne. Si je n’avais reçu du vieux seigneur un bel écu, que mangerait le fils de mon père?... * Par faveur spéciale, ce soir-là, le grand prévôt avait autorisé la dame Myrtille, surnommée la Poulpe, à entr’ouvrir discrètement son établissement. Par malheur, en l’occurrence, cette grâce pouvait ressembler à une plaisanterie, car ses plus belles mignonnes et ses plus prodigues clients ne la pouvaient venir visiter alors que la fête de l’hôtel de Nesle battait son plein. En désespoir de cause, l’énorme femme s’était rabattue sur Faustine et Mariola, ses deux servantes à tout faire, et, les écoliers venant en nombre, elle devait donner de sa propre personne pour soutenir la réputation d’hospitalité dont jouissait la maison des Mignonnes. Pour mignonne, elle ne l’était guère, cette adipeuse beauté sur le retour; mais elle était encore courtisée par de très jeunes gens. De tous temps, les grasses matrones eurent des succès auprès des écoliers. Les gosses studieux ont le respect de la maturité du professeur, car qui plus a pratiqué, mieux peut renseigner et, pour la myopie des jouvenceaux, les détails de la géographie ne sont visibles que sur une mappemonde démesurée. Donc, malgré la pénurie des mignonnes, les basochiens et les clercs de l’Université pouvaient ne pas regretter leur visite au faubourg; les plus osés turlupinaient sans façon la patronne. Celle-ci, amusée, chatouillée, se défendait mollement. Son rire aigu, spasmodique, perçant, dominait la voix d’un rebec traînard et, traversant les murailles, allait porter jusque sur la berge l’écho des distractions qu’on pouvait goûter chez elle. Justement deux ombres humaines s’en venaient au bord de la Seine. La première remontait le courant, elle était longue, étroite; un lourd manteau que relevait en arrière le fourreau d’une épée la faisait ressembler à la silhouette d’un oiseau échassier. L’autre ombre, plus basse sur ses jambes, mais aussi beaucoup plus replète, arrivait dans un sens contraire, en hésitant, en roulant, comme une boule lancée sur une pente déclive et ondulée. En se rencontrant presque nez à nez, les deux silhouettes s’arrêtèrent. -Nombril de Plutus! gronda la pélicane en regardant bas. Quel est ce genre d’insecte? -Ventre de puce! dit avec humeur la rondelette. Que vois- je? Un mât de cocagne baladeur? Ô mon pays! Ces impertinences devaient amener un conflit. Or, tout au contraire, l’échassier et la boule s’accolèrent pleins de joie. Courmantel et Matraque venaient de se reconnaître. -C’est vous, mon compère! Où donc étiez-vous passé? -Ah! baron, j’ai fortement été puni de vous avoir quitté! Le gros écuyer expliqua comment, dans l’intention de gagner quelques testons d’argent, il s’était laissé racoler par un homme à la parole mielleuse. Hélas! au lieu de faire recette, après avoir assisté à la torture de Coeur-Volant, il s’était fait voler Muletmio et dépouiller de tout son numéraire par les bandits de Chaumont. Courmantel l’écoutait à peine. Il s’était appuyé contre le mur de la Maison des Mignonnes et semblait prêter l’oreille à un bruit venant de l’intérieur. -Sang de crapaud, marmonna-t-il, on dirait sa voix! -Quelle voix, baron? Celle de monsieur le chevalier? -Eh! non, baron Botan, barboteur damné, mon intelligent camarade... la voix de... d’une... enfin, je m’entends! -On se récrée là-dedans et l’on doit y souper, remarqua l’écuyer, dont le ventre criait misère et qui venait d’entendre choquer des verres. -Avez-vous faim, baron? -Si j’ai faim! Ma foi de Dieu! il demande si j’ai faim! Courmantel se décida. Sans doute son âme sensible ne pouvait-elle assister de sang-froid aux tourments de son compère. -Pieds fourchus! dit-il, il ferait beau voir qu’on nous refusât hospitalité et réconfort dans cette boîte à punaises! Tout en parlant, de son poing à la peau parcheminée, il s’était pris à battre un rappel de grosse caisse sur le bois de la porte. Ces heurts redoublés emplirent la maison d’un grondement de tonnerre et manquèrent mettre en fuite les petits écoliers. Mais la Poulpe ne l’entendait point ainsi; elle avait pris goût à ses nouvelles fonctions de mère gigogne, un peu trop librement houspillée par sa marmaille. -Vois donc, Faustine, dit-elle. Va morguer aussi Mariola. Cette façon de s’annoncer indique un gentilhomme de haute importance. Les deux jeunes ribaudes coururent vers la porte. -Ah! demandez qui vient là, leur cria la voix flûtée de la grosse femme. Et tandis que les élèves courtisans, rassurés, reprenaient leur conversation et leurs jeux, tandis que la dame, énervée de chatouilles, laissait ses robustes appas simuler le conflit d’une mer orageuse, timidement les petites interrogèrent à travers l’huis. -Qui qu’est là? -France! répondit Courmantel d’une voix d’olifant. France et Navarre! Les deux petites se cramponnèrent l’une à l’autre. Le saisissement leur coupait la respiration. -Le roi! soupira Faustine. -Les rois! surfit Mariola. La Poulpe, tout entière à ses coquebins, ne s’occupait plus d’elles. Elles regardèrent par le judas. -Vois-tu quelque chose? -Certes! J’en vois un grand. Ah! comme il semble fier! Mariola fit la grimace. -Pour sûr, c’est Henri de Valois. Pourquoi vient-il ici, lui qui n’aime pas les femmes?... Et l’autre? -L’autre est petit, très corpulent. Mariola se reprit à sourire. -À la bonne heure! C’est là tout le portrait d’Henri de Béarn! Ah! ce qu’il s’entend à trousser les cotillons, celui-là! -Par les gargouilles de toutes les cathédrales! s’impatienta la voix retentissante. Devrai-je canonner la cambuse pour vous faire ouvrir, pécores? -Ouvrons! conseilla la parisienne. -Attends! l’arrêta la napolitaine, qui avait pris sa place. J’en vois arriver d’autres... Trois hommes et une femme à jupes rouges... Plus loin, il en vient encore... des cavaliers!... -Ciel! ils amènent les couleuvrines peut-être?... Ouvrons! Elle ouvrirent et se laissèrent tomber à genoux en criant: -Madame! Madame! Ce sont Leurs Majestés de France et de Navarre. Oh! pour un coup de théâtre, ce fut un coup de théâtre! Surprise en flagrant délit de professorat d’amour élémentaire, la grosse femme voulut se lever. -Sire! Quel honneur! commença-t-elle. Mais elle ne put achever. -Cordieu! Madame! criait le Valois supposé en marchant sur elle. Je vous retrouve enfin!... Par le jus des chausses de Satan! épouse coupable, quel ignoble métier faites-vous donc? Cette entrée inopportune, l’attitude écrasée de la considérable patronne, jetaient dans le plus complet désarroi la timide et passagère clientèle de la maison des Mignonnes. Elle se reprit assez promptement. Il y avait là les premiers sujets de l’Université de Paris, les plus turbulents clercs de la basoche. Ils étaient une trentaine pour le moins; l’insulte faite à leur idole les piqua au vif; leur propre pusillanimité leur fit honte et ils se massèrent avec des intentions hostiles, ne parlant rien moins que de jeter à l’eau l’impertinent escogriffe et la boule de suif qu’il traînait sur les talons. -Baron, murmura le prudent Matraque à l’oreille de son compère, voulez-vous nous faire écharper? Courmantel eut un haut-le-corps de dédain et, plissant les lèvres: -Les pucerons s’ébrécheraient les dents sur mon cuir! dit-il en promenant un regard d’émouchet sur la jeune cohorte frémissante. D’ailleurs, il ferait beau voir qu’on osât m’attaquer chez moi! -Ma foi de Dieu! mon noble ami! votre exagération m’épouvante. Perdez-vous la raison? -Eh non! je retrouve ma femme, mon inconstante, fugace et trop inflammable moitié!... Ah! je suis bien aise de vous recevoir en un logis qui m’appartient, selon la loi, puisque sa propriétaire est mon bien, nombril sacré des cent mille vierges! L’ahurissement succédait à la colère. Si extraordinaire que parussent les prétentions formulées par le matamore, la contenance de la Poulpe semblait lui donner raison. -Compère, j’allais oublier de vous introduire, reprit Courmantel. Et, saluant avec les façons maniérées des seigneurs: -Baronne! je vous présente Monsieur le baron Botan, botte-en-beau-temps-beau tant qu’il vous plaira, lâcheuse!... Baron, dame Myrtille, baronne de Courmantel, matrone joyeuse, ma stupéfiante épouse! -Grâce, Amédée! gémit l’épouse en se laissant glisser à ses pieds. Il paraîtrait que Courmantel se nommait Amédée dans l’intimité! Il s’en souvenait à peine et se garda bien de s’attendrir à son rappel. Les trois hommes et la femme en jupon rouge aperçus par Mariola entraient à ce moment. C’étaient Renaude, la basquaise, maître La Fraîcheur et deux de ses prévôts. Ils purent donc assister à l’explosion de fureur que déchaîna soudain chez Courmantel l’audition de ce petit nom oublié. -Ah! gueuse! hurla-t-il, viande vénale! vénale au poids! Après ce qui s’est passé, oses-tu bien... Il écumait! Il étouffait! Il tira l’incommensurable colichemarde que lui avait donnée Renaude en ajoutant: -Quant à vous, marmousets, demi-carafons! poussière de mes pieds! ombre de mes moustaches! Déguerpissez!... Détalez!... Détergez sans attendre, ou, sang d’hydre! je vous bouffe!... Son indignation, feinte ou réelle, lui communiquait un air si terrifiant que les écoliers et les clercs, saisis d’une frousse salutaire, oublièrent du coup leurs velléités de bravoure et s’enfuirent sans demander leur reste. L’inavouable commerce de dame Myrtille ne devait jamais se relever de ce coup fatal. Elle retombait sous la coupe de son maître légitime, et son établissement si prospère, la Maison des Mignonnes, venait de chanter son chant du cygne. Renaude restait en extase devant l’ex-bandit; cette magistrale exécution l’émerveillait au point que Matraque, en la considérant, se sentit mordu au coeur par un levain de jalousie. Il retrouvait sa petite amie du château de Briac, il la revoyait plus belle qu’il ne l’avait connue chez le capitaine Lanoue-Bras-de-Fer et, pour la première fois de sa vie, il s’avouait qu’une jolie fille peut faire oublier à un bon garçon la passion de l’or et la culture de son étoile. L’arrivée de Coeur-d’Amour, de Faraubras et de leur chaîne vint le distraire de sa préoccupation nouvelle. -Ah! monsieur le chevalier; ah! mon cher maître! s’écria- t-il en se jetant au cou de Bernard, tandis que Grain-de- Raison présentait ses devoirs de chien à son premier éducateur retrouvé. Je vous croyais arquebusé, dagué, pendu ou brûlé! Myrtille se montra la plus humble et la plus empressée des servantes. On dîna. Puis Bernard ayant fait part à La Fraîcheur qu’il manquait d’hommes pour une expédition dangereuse, le vieux maître ès armes s’offrit à le seconder et mit à sa disposition ses prévôts. La chaîne ainsi augmentée et la maison bouclée, tous traversèrent sans bruit la place tampon et pénétrèrent dans la cour de l’hôtel de Villeneuve-Marsan où les attendait le Grand Marquis. X L’ASCENSION DES APÔTRES. -Menez-moi jusqu’à l’escalier de la tour de Nesle? -Je vais vous conduire... Venez. Telles avaient été les deux dernières phrases échangées, l’une par écrit, l’autre par la parole, entre les deux femmes masquées réfugiées dans le salon de Coconas. Pour qui n’était pas au courant des aîtres, une seule issue semblait exister: la porte communiquant à l’enfilade des salons peuplés d’une grouillante cohue. À l’offre obligeante de sa compagne, instinctivement, Gloriette regarda la porte et parut hésiter. Elle se souvenait de la récente poursuite des galants indiscrets. Fiamma devina sa pensée et sourit. -Non, dit-elle en lui prenant la main; de ce côté nous aurions trop de mal à nous faufiler inaperçues. Venez par ici? Elle l’attira vers un angle de la partie opposée et toucha, sur la muraille paraissant pleine, un motif d’ornementation. -Maître des mondes, dit-elle en même temps, livre passage à ta servante? Ces paroles cabalistiques sortirent d’entre ses lèvres par habitude, car si Salem-Kébir l’avait initiée aux choses surnaturelles, il avait aussi ouvert son intelligence et son coeur en lui recommandant de ne feindre les sortilèges que pour effrayer ou pour éblouir. Tel n’était point le cas. Aussi, la muraille s’étant ouverte, découvrant un placard vide, s’empressa-t-elle d’expliquer en remarquant la stupeur de Gloriette: -Demoiselle, veuillez me pardonner. Ce n’est là le fait que d’un simple mécanisme secret. Henriette de Clèves dissimulait ici la tête de son amant, -(la muette frissonna!) -et, vous le comprendrez, elle ne tenait guère à se voir subtiliser cette relique par Monsieur de Nevers, son mari... Entrez donc!... Nous n’y séjournerons pas! Elles pénétrèrent dans le placard et en ressortirent du côté opposé, dans le cabinet garde-robe. Ce cabinet traversé, la chambre à coucher coupée de biais, une étroite galerie les fit aboutir à un escalier dérobé qu’elles descendirent. Jusque-là tout avait bien marché. Elles auraient pu se promener la nuit entière, en toute sécurité, dans cette partie déserte de l’hôtel. Mais derrière la porte basse, qui mettait l’escalier en relation avec le dehors, commençait l’inconnu. Il leur fallait traverser un assez grand espace à ciel ouvert: des cours, des ruelles et le passage semi-public aboutissant à la sortie de la ville. Un instant, Fiamma, serrant le poignet de sa compagne, resta derrière l’huis, tendant l’oreille. Sans aucun doute, de nombreuses personnes s’étaient installées aux alentours. Une rumeur confuse, composée d’interpellations et de réponses faites en un langage barbare, parvenait jusqu’à elle. -Allons, fit-elle en se redressant. La chance est pour nous... Ceux-là sont des amis du maître! Brusquement elles furent dehors. Alors elles se trouvèrent portées au milieu d’un fourmillement d’oripeaux. Devant Torticolis, son nouveau seigneur, la jolie Pâquerette exécutait une danse du voile. Les enfants la regardaient en cabriolant, Flasque-Luronne hurlait et grimaçait. Mais un sifflement détourna la truandaille de ce spectacle. Tous, hommes, femmes et enfants se ruèrent pour couper la route aux deux femmes masquées. Des mains les palpèrent, des souffles les frôlèrent. Elles n’auraient su se défendre; leur respiration étant empoisonnée par d’atroces odeurs et leurs yeux éblouis par la clarté de plusieurs feux allumés en plein vent. Heureusement, Fiamma eut la présence d’esprit d’enlever son loup et de mettre son visage en pleine lumière. -Ô mes petits enfants! cria tout aussitôt la voix cassée d’un vénérable vieillard: gardez-vous de poser vos pieds plats sur le sentier de chasse de ces divines étrangères. C’était Nathaniel le lépreux, l’archi-suppôt simulateur de vieillesse. Il intervenait à propos, s’adressant aux guenilleux qui formaient foule autour de nos deux échappées de la fête. En effet, le hasard venait de les favoriser en les faisant tomber sur le campement des «miraculés» de la Hoquette, car elles n’auraient pu trouver pareil accueil auprès des compagnies franches de monseigneur de Guise. -Par Lazare-le-Ladre, reprit Nathaniel, voyant qu’on ne se dérangeait pas assez vite à son gré, ne reconnaissez- vous plus votre bienfaitrice? l’aimée main gauche de Salem-Kébir, l’horrifique et le bon? -Il ne me reste qu’un oeil, dit Col-d’Azur. -C’est le meilleur, affirma Flasque-Luronne. Fraise-de-Veau et Torticolis s’empressèrent d’ajouter: -Oui, mais ne pouvant voir que d’un seul côté, Col-d’Azur n’aperçoit que deux moitiés de flasques et s’en étonne. -Laissez-nous passer, insista la jeune fille démasquée. Chaque minute de retard vaut la vie d’un homme! Le vieil orateur voulut user de son autorité. -Ouvrez vos rangs, ô mes amis! gémit-il en agitant ses longs bras décharnés; ou vous allez attirer sur nous les pustules sous-onguinales de la cinq cent huitième épouse de Salomon!... Quoi, vous hésitez encore? Ah! par Abraham, Isaac et Lévi! si quatre-vingt-quinze hivers ont poudré mon chef à frimas, non, je vous le dis en vérité, jamais je ne vis... Il aurait pu parler longtemps encore sans résultat; mais la simple apparition de Divine-la-Folle ayant fait ouvrir les rangs, avec l’aide de Petit-Musc, de Tafouilleux et de Pâquerette, Fiamma put se glisser hors de la cohue en tenant toujours sa muette compagne par le poignet. Après une course rapide, elles parvinrent, essoufflées, sous le porche de pierres dans l’épaisseur duquel s’ouvrait le guichet de la petite tour. Les truands étaient restés auprès de leur bonne jeune mère... Personne aux environs... Personne!... Si, pourtant, une guenille en marche qu’éclairaient, à revers, les feux des cuisines en plein vent. -Qui va là? demanda sourdement Fiamma. En même temps, prête à la défense, elle entr’ouvrit sa robe à ramages et Gloriette put voir qu’un stylet à manche de nacre s’engainait sous sa jarretière. -Ami! répondit le porteur de loques en approchant. Hé! pas de bêtises!... C’est moi, Tafouilleux, le camoufleur... Demoiselles, de la part du maquilleur, mon camaro, je venais vous dire ceci: «Si vous avez l’intention de visiter la tourelle? Profitez, prenez vos billets, la porte est ouverte!... Mais veillez à ne pas vous heurter à la soldatesque... La ronde opère en cet instant... Elle tourne de demi-heure en demi-heure. Ayant dit, le loyal Tafouilleux rétrograda vers les siens... Expectante, la voyante de Salem-Kébir ne savait si elle devait aller plus loin. Gloriette lui présenta son tambourin, sur lequel elle venait d’écrire: «Merci d’avoir voulu m’amener jusqu’ici... Maintenant, le vrai danger commence!... Je connais mon chemin... laissez-moi aller seule?...» -Vous laisser aller seule lorsqu’il y a du danger? se récria la dévouée Orientale, soudain décidée. Jamais, ce serait lâche! Je vais avec vous!... Oh! vous ferez à votre guise, demoiselle. Je suis pour vous défendre et vous servir! «C’est pour monseigneur de Villeneuve-Marsan et pour le chevalier d’Arma, écrivit la blonde. Si vous les voulez aider, comme moi, montons!» Cette fois, ce fut elle qui prit la tête. Elle poussa la porte et s’engagea sans hésiter dans la nuit d’encre qui régnait au corps de la petite tour. C’était une étroite et haute cheminée, qu’emplissait entièrement le pas de vis d’un interminable escalier. Du dehors, rien ne pouvait y pénétrer, ni les reflets ambiants, ni les sons. Pourtant, on comprenait que le moindre bruit fait à l’intérieur de l’hélicoïde devait acquérir une grande sonorité. Or, le silence n’y était pas moins lourd que l’obscurité. On pouvait donc avancer sans crainte. Tout en montant, Gloriette et Fiamma comptaient les marches. À la deux cent cinquante-septième, leur nuit sembla s’illuminer; leurs oreilles perçurent des cris, des chants, des notes de musique: les soldats, les ribauds, la fête! Elles étaient parvenues sur la plate-forme et dominaient la ville. Le vent violent qui balayait la terrasse s’engouffra sous leurs légers vêtements et manqua les rejeter dans l’escalier. La première, Gloriette retrouva son équilibre. Souvent, au sommet du donjon de Vincennes, elle s’était amusée à lutter contre la bourrasque, et savait résister aux oscillations aussi bien qu’au vertige. Suivie à distance par Fiamma, moins aguerrie, elle fit le tour des créneaux en se penchant vers le dehors presque à chaque embrasure. Elle remarqua d’abord la disposition des différents corps armés, disséminés autour de l’hôtel; ensuite, la plate- forme inférieure, celle de la tour proprement dite, sur laquelle veillaient des sentinelles. Enfin, son regard put parcourir le fleuve; mais à peine fut-il tombé perpendiculairement qu’elle poussa un petit cri et se rejeta en arrière. Fiamma, accourue, osa se pencher à son tour. -Dieu nous aide! pensa-t-elle. Si la petite a dit vrai, que viennent faire là le Grand Marquis et le chevalier? Juste au-dessous d’elle, au pied de la tour, brillait un fanal rouge. Or, nous l’avons dit, la base du géant de granit plongeait, à cette époque, dans plus de douze pieds d’eau, la grève minuscule qui l’entourait ne se montrait guère qu’entre les mois de juin et de septembre. Il fallait donc que ces enragés, s’ils avaient l’intention de pénétrer dans les logis de Nesle, n’ayant pu prendre les voies ordinaires trop bien gardées, se fussent procuré une barque. Vrai! À quoi cela pourrait-il leur servir? Ils n’avaient point d’ailes et seuls les oiseaux pouvaient espérer gravir cette colossale muraille de cent cinquante-cinq pieds. Alors? La pensée que leur imagination téméraire les avait conduits en ce lieu, dans ce but, épouvanta tellement la courageuse jeune fille qu’elle se tourna vers Gloriette pour se renseigner. Elle n’eut pas besoin d’interroger. Du premier coup d’oeil elle comprit. L’irréalisable allait être tenté. Ces hommes de coeur, nouveaux Titans, allaient donc se briser le crâne contre un obstacle infranchissable! Gloriette avait déroulé le cordonnet de soie logé dans son tambourin. Elle toucha du doigt le genou de sa compagne. À ce geste expressif, on ne pouvait se méprendre; il fallait un poids! La voyante de Salem noua elle-même son stylet au bout du cordonnet, et celui-ci fut lancé dans le vide. Une légère secousse annonça aux jeunes filles qu’il était arrivé à destination. Alors la muette commença à tirer de toute sa force... Peine inutile!... Fiamma voulut l’aider... Même résultat négatif!... Leurs muscles tendus s’épuisaient vainement sur le cordon, dont l’autre extrémité paraissait avoir été frappée sur une masse pesante. Épuisée, Fiamma eut cette pensée: -Se seraient-ils attachés tous deux au bout de ceci? Mais Gloriette venait d’aviser un treuil placé à la base d’une ancienne potence de justice et qui ne devait plus servir qu’à élever les lourds fardeaux. Immédiatement, le bout libre du cordonnet fut coincé dans la mortaise de ce guindeau. Il était temps! Elles allaient tout lâcher, tant cet effort les avait réduites! Pourtant, sans s’être consultées, simultanément, elles s’attelèrent sur les barres de la croix de commande et, cette fois, s’enroulant sur l’arbre, le cordeau remonta. Enfin, après quelques minutes d’un travail acharné, le corps ruisselant de sueur, malgré le vent, malgré la ténuité de leurs vêtements, elles amenèrent à l’embrasure du créneau de charge l’extrémité supérieure d’un énorme grelin qu’elles s’empressèrent de fixer au guindeau. Par surcroît de précautions, comme des noeuds se voyaient de distance en distance sur cette façon de câble, elles passèrent sous le dernier, une forte barre de fer qu’elles engagèrent en travers de l’ouverture maçonnée. Alors seulement les deux jeunes filles se laissèrent tomber sur le sol, à bout de forces, et songèrent à s’éponger le visage. Elles attendirent. Distraite par le travail épuisant qu’elle venait de fournir jusque-là, la voyante de Salem-Kébir ne s’était point demandé à quoi allait aboutir cet assaut donné à la tour de Nesle par un prisonnier d’État fugitif et par le vainqueur des mignons. Elle ne savait rien! Venait-elle d’aller à l’encontre des projets de son protecteur? Gloriette n’avait rien expliqué. Il était trop tard pour se renseigner auprès d’elle, car la muette ne savait qu’écrire, et, dans cette obscurité, autant eût valu essayer de déchiffrer une lettre close! Elle était appuyée aux créneaux, écoutant parfois les bruits du dehors, lorsqu’une clarté monta de la plate- forme inférieure, et des pas se firent entendre sur les marches de l’escalier. Les gardes patrouillaient. Elles entendirent distinctement le capitaine de Bervic marmonner: -Qu’on visite le sommet de la petite tour! Brusquement, les deux audacieuses furent debout. Fiamma, décidée à défendre Gloriette, atteignit le manche de son stylet reconquis. La petite muette l’arrêta et mit un doigt sur ses lèvres en lui montrant l’embrasure. Ciel! Qu’avait-elle été sur le point de faire? Une lutte, même douteuse, devait amener infailliblement la perte de ceux qui escaladaient la tour. L’étrange et douce blonde lui montrait le chemin à suivre. Douée d’un courage surhumain, elle venait de sauter dans la crénelure et de se suspendre à la corde. Le coeur chaviré d’effroi, mais soutenue par son orgueil, la brune la suivit et se laissa glisser de quelques pouces. Elles étaient ainsi à couvert. Les torches envahirent la terrasse. -Que vous disais-je, capitaine, gouailla un garde, il n’y a pas un chat! -C’est vrai! avoua Bervic! D’ailleurs, le satané vent qui souffle ici l’en aurait chassé à contre-poil!... Allons boire, garçons! Les pas s’éloignèrent, les torches disparurent. Gloriette et Fiamma remontèrent et s’affaissèrent, défaillantes, sur le parapet. Cette fois, elles étaient littéralement glacées. Mais si la première priait mentalement pour ceux que la tourmente devait balancer au-dessus du gouffre, la seconde n’avait aucune appréhension sur les suites de l’incroyable tentative; le chevalier ne portait-il pas un bouclier supérieur à celui de Pallas, son bracelet de pierres précieuses, assemblées selon la formule du Ratnapariksa hindou de Buddhabhatta? Cependant, que faisait M. le marquis de Villeneuve, en son hôtel? Après le départ de la marquise et de Gloriette, il s’était fait ouvrir l’armurerie, puis il avait donné l’ordre au vieux Cortansio de prendre sous ses ordres don Matéo, le chapelain, et de s’aller poster, avec lui, au lieu et place de Gualbert, dans la galerie, devant la porte de son appartement. Leur consigne était simple: empêcher les gens réunis là- dedans, son sosie même, de sortir. S’ils demandaient à manger ou à boire, on devait ne point leur refuser, Pierrile servant de trait d’union entre eux et sa mère. Ayant ainsi prudemment assuré ses derrières, il avait fait sortir du magasin d’armes et réunir dans la cour d’honneur des arquebuses, des piques, des rondaches et des poignards. Le tout en quantité suffisante pour armer, en sus des trois Peyragude, actuellement à ses côtés, les quatre hommes de renfort que devait amener Bernard d’Anna. Aussi sa surprise fut-elle grande de voir arriver la chaîne considérablement grossie de tous les volontaires récoltés dans la maison des Mignonnes. Il savait pouvoir employer tout ce monde. Grain-de-Raison, adjoint de force aux sentinelles de la galerie; la Poulpe et ses deux ribaudes mises sous la surveillance de Françoise, le Grand Marquis fit appeler Pierrile et lui communiqua cet ordre à la voix basse: -Petite, il se pourrait que la présence de l’homme enfermé dans ma chambre me soit utile là où je vais. Il faudra donc le faire sortir d’ici en grand secret, un peu avant minuit. Cortansio et Grain-de-Raison suffiront pour l’escorter et le garder, car il est couard. À minuit précise, Cortansio devra donc frapper à la porte extérieure du logis de Nesle en criant: «À tout!...» On lui ouvrira... Il suivra ses introducteurs... Va et souviens-toi! Puis, la petite s’étant éloignée, M. de Villeneuve, arrangeant ses hommes, prit la parole en ces termes: -Mes amis, -je ne m’adresse pas aux trois mécréants que leur forfait fit tomber en notre pouvoir; ceux-là sont d’abjects ilotes et n’ont qu’à obéir! -Mes amis, un crime monstrueux est sur le point de se commettre dans les dépendances de l’hôtel de Nesle, autour duquel veille, pour en assurer l’exécution, une armée composée d’étrangers mercenaires et de gens sans aveu. » Eh bien, moi, Villeneuve-Marsan, et le chevalier Bernard d’Arma qui veut bien agir pour l’amour de moi, sans rien connaître de mes raisons, nous avons fait le serment d’empêcher l’abomination rêvée par des ambitieux exempts de scrupules. » Toutefois, si je suis prêt À tout! le chevalier l’est aussi. Pourquoi non! C’est ma devise et c’est la sienne. Je ne dois point vous dissimuler que les dangers à courir sont si grands que nous avons quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de laisser nos os dans cette entreprise hasardeuse. » Je me devais de vous donner loyalement cet avis. Agir autrement, avec des gens qui ne me doivent rien et me connaissent à peine, ne se pouvait selon ma conscience. Aussi, bien que nous ayons besoin d’aide, que ceux qui ne voudraient pas se joindre à nous et tenter l’aventure, se retirent. Je veux ne point les connaître pour les toujours estimer, croix du Christ! -Monseigneur, s’écrièrent ensemble les Peyragude et Faraubras, où vous irez, nous irons. -Tripes et boyaux! jura Courmantel. Charlemagne eut bien des barons, monsieur le chevalier n’en a qu’un!... -Deux! pleura Matraque. -Deux! se reprit l’ex-bandit, deux en comptant le baron Botan, outre!... Ce sont des bons! Seuls, La Fraîcheur et ses prévôts s’étaient encore abstenus. Hésitaient-ils? Non. Ils voulaient seulement donner à leur engagement une forme nuancée de noblesse. -Seigneur marquis, dit enfin le vieux maître, après s’être consulté avec ses lieutenants, la grandissante renommée de M. le chevalier, qui fut mon élève, fait rejaillir sur mon humble personne et sur ma salle, une considération, un lustre que nous ne saurions trop reconnaître. C’est pourquoi, puisque mon illustre apprenti de Briac est des vôtres, nous avons décidé, Clavaroche, mon premier prévôt, Torgnolle, mon second prévôt, et moi, La Fraîcheur, de mettre, où et quand il vous conviendra, nos épées à votre service. -Jour de Dieu! murmura le Grand Marquis, plus ému qu’il ne le voulait paraître. Pas une défection?... Ah! les braves gens! Il reprit, tandis qu’on procédait à la distribution des armes: -Il faut tout prévoir, même un insuccès, même le cas où certains d’entre nous seraient pris vivants, ce qui, par la mort du Sauveur! serait la pire des infortunes!... Mais la guerre est une médaille: croix ou pile, face ou revers!... Si l’on venait à faire parmi nous des prisonniers, il faudrait, pour la sauvegarde des autres, que ceux là soient anonymes... Que chacun se choisisse un sobriquet. Il en faut... -Onze! dit Bernard. Nous sommes onze... un de moins que les apôtres. Cette remarque suggéra à M. de Villeneuve une rapide pensée. -Soyons donc douze! décida-t-il, comme les apôtres. De la sorte nous pourrons nous reconnaître les uns des autres et ce sera un admirable moyen de contrôle. -Qui sera Judas? Ce nom les fit reculer tous. Le traître n’avait point de partisans. -Celui-là, proposa le passeur de la Jatte en mettant sa main velue sur l’épaule du prisonnier le plus malingre. Il est malin comme un singe, hypocrite, lâche; c’est le fourbe rêvé. -Comment te nommes-tu? -Ismaël, seigneur. C’était en effet Ismaël, le bohème préféré de Phtah, l’espion de Coeur-Volant. Celui-là même dont la trahison avait permis à la reine des Gypsies de mener à bonne fin l’affreuse tragédie d’Astaffort. Le hasard le mettait entre les mains de l’enfant qu’il avait voulu tuer. Qu’allait-il en résulter? -Tu seras Judas! décida le marquis. -Seigneur, proposa Coeur-d’Amour, Pierre était le prince des apôtres. C’est votre droit et votre devoir de prendre sa place. -Oui, mon fils, à la condition que tu sois Paul, mon lieutenant. Et successivement, il distribua les autres noms: -Maître La Fraîcheur sera Simon; ses prévôts, Philippe et Mathieu; Faraubras, Didyme; ce gros garçon (Matraque), Thaddée; Coloban, Jean; ses garçons, les deux Jacques; enfin ce brave blasphémateur déguisé en potence (il désignait ainsi Courmantel) s’appellera André. Cette répartition faite et acceptée on se mit en marche vers la rive où était amarré le bac de la porte Neuve capturé par les Peyragude. Il pouvait être onze heures lorsque la proue du lourd bateau vint buter contre les substructures vives de la tour. Les deux chenapans non incorporés dans la compagnie des apôtres, durent quitter leurs avirons, car ils avaient été improvisés galériens, pour appuyer la muraille et empêcher le bateau de s’y écraser. En effet, la tourmente prévue par Fiamma se déchaînait alors dans toute sa violence, le chaland descendait et remontait sur de hautes vagues, heurtant parfois de son fond plat la grève submergée. Coeur-d’Amour demanda à mi-voix: -Seigneur, avez-vous quelqu’un sur le parapet? -Avant victoire complète, mon fils, point de marque de respect de vous à moi. Pierre n’était qu’un pêcheur, et Paul, citoyen de Rome!... Oui, là-haut nous avons quelqu’un... ou plutôt quelqu’une... Têtebleu! maintenant que nous voici sous la corniche, à l’abri des regards... allumez le fanal rouge! Du côté du quartier de l’Université, le sabbat allait son train; tous les bons drilles de la cour des Miracles festinaient, dansaient et se préparaient à couper les bourses et les manteaux des invités, à leur sortie; besogne pour laquelle ils croyaient sincèrement avoir été réunis là. L’attente des gens du bateau ne fut pas longue. À peine le fanal rouge venait-il d’être éclairé qu’une sorte de couleuvre passa en sifflant tout près du visage de Matraque. -Ventre de puce! murmura-t-il. Un serpent! -Eh! non, une ficelle, rectifia Courmantel en se penchant. Ah! Satanas et ses fourches plantaires! La ficelle avait un aiguillon et voilà un gibier de potence de moins! En tombant le stylet de Fiamma s’était enfoncé jusqu’à la garde dans le crâne d’un rameur. Celui-ci avait rendu son âme sans faire ouf! D’un tour de main Faraubras noua le cordonnet au bout de la grosse corde à noeuds dont il s’était déjà servi pour organiser sa chaîne, puis il imprima une petite secousse, signal de la remontée. Les quelques minutes qui furent employées à procurer au défunt une tombe humide, empêchèrent nos apôtres de constater le peu d’empressement qu’avait mis le câble à s’élancer vers le haut de la tour. Quand Coeur-d’Amour et le Grand-Marquis se furent assurés, en pesant de tout leur poids sur la corde, qu’elle était solidement retenue, le dernier donna le signal de l’ascension. -Grimpez dans l’ordre: Ismaël, un; La Fraîcheur, deux; Maître, ayez l’oeil sur Judas! Le gros réjoui, trois; Silvain, quatre; Faraubras, cinq; Torgnolle, six; Clavaroche, sept; Colomban, huit; Gualbert, neuf; le grand jureur, dix... À votre tour, mon fils!... -Non! résista Bernard. Je suis moins utile que vous, seigneur. Qu’arriverait-il à nos gens si vous veniez à leur manquer?... Passez devant! M. de Villeneuve hésita. -C’est que... -Il vous restait encore quelque chose à faire ici? -Oui, repousser le bateau en plein courant! Une angoisse poigna Coeur-d’Amour. -Et si...? -Si l’on veut redescendre?... Il faut qu’on ne le puisse pas! gronda sourdement le Marquis. -Il reste un homme dans le bac... Il peut le ramener! -J’ai mis les rames à la dérive! Coeur-d’Amour baissa la tête. -Ventrepape! seigneur, quelle rude précaution!... Montez!... Point de salut possible par en bas... C’est dit! M. de Villeneuve saisit la corde... Derrière lui, Bernard l’empoigna. Tout d’abord, l’ascension de la grappe humaine s’opéra sans trop de difficulté; le serpent de chanvre battait le long des soubassements, en rampants de l’augustinienne construction, il s’y appuyait pour ainsi dire; mais, bientôt, le mur devenait vertical, et le point d’appui se trouvant être pris sur un couronnement un peu en dehors, l’immense balancier, saisi par le vent, se prit à osciller. Une fois établi, ce mouvement de va-et-vient ne devait plus s’arrêter; il ne pouvait qu’amplifier. Tantôt cette grappe d’hommes s’éloignait brusquement de la muraille comme si on l’avait précipitée dans l’espace; tantôt, retombant de tout son poids, elle revenait heurter les aspérités de la pierre et rebondissait sous le choc. Pourtant, pas une plainte; seulement le rauquement continu de douze respirations ahanantes. Chacun portait le poignard entre les dents, l’épée et l’arquebuse en bandoulière. Suspendus entre deux trépas, la hache et le fleuve, les apôtres rampaient vers l’inconnu, sans se voir, sans presque se deviner, tant l’écran de la tour les enveloppait d’une obscurité profonde. Bien entendu, les plus meurtris et les plus maltraités de tous étaient le marquis et Bernard. Bernard surtout devait supporter les chocs dans toute leur violence, car il servait de tête au levier. Mais, il l’avait dit: il était jeune, il était de fer! Ah! la tour pouvait essayer de le briser; il la défiait, il se riait d’elle; il en aurait raison. M. de Villeneuve, lui, n’en osait espérer autant. Le malheur avait voulu qu’au premier coup de fouet de la corde sa poitrine avait été donner contre l’angle aigu d’un bandeau de granit. Ce heurt formidable aurait dû le broyer. Il n’avait fait que remettre à vif toutes les blessures reçues par lui dans le combat contre les assassins dans la cour des fournisseurs, au donjon de Vincennes. Son sang coulait, ses forces s’épuisaient; il comptait les noeuds avec angoisse. Il lui semblait que l’ascension se ralentissait à mesure que l’on approchait du but. Sa tête bourdonnait, ses muscles se raidissaient et, mesurant toute l’incroyable témérité de son entreprise, il commençait à douter de sa réussite. Il suffisait, en effet, d’un coup de dague donné, là- haut, dans la corde pour le précipiter, lui et les onze autres, vers une mort inévitable; un défaut dans la maçonnerie, une négligence de Gloriette, et ce poids considérable s’écroulait d’un bloc. Cependant, il montait toujours! L’âme était maîtresse du corps et lui disait: «Guenille, tu marcheras!» La moitié de la distance était heureusement franchie; à mesure qu’on s’éloignait de l’eau, bien que la rafale fût de plus en plus violente, les oscillations devenaient moins rudes; nos apôtres commençaient à respirer, lorsqu’une secousse qui n’était point produite par l’effort de la bourrasque se fit sentir à toute la troupe. Ce n’était que Gloriette et Fiamma se suspendant héroïquement en dehors des créneaux pour éviter d’être aperçues par le capitaine de Bervic; mais les assaillants pouvaient-ils songer à cela? Les grimpeurs de murailles sentirent leur coeur se glacer; le mouvement ascensionnel s’arrêta brusquement. -Qu’est-ce? demanda Coeur-d’Amour. Le marquis ne pouvait lui répondre. Il donna à voix basse un ordre péremptoire; deux minutes coulèrent avant que cet ordre, passant de bouche en bouche, fût parvenu à la tête de la colonne; enfin la réponse de La Fraîcheur descendit: -Ismaël avait cru voir des bras fantastiques sortir de larges manches et s’agiter au-dessus de sa tête... Vaincu par la frayeur, il refusait de faire une brasse de plus. Au vrai, ce qu’Ismaël avait pris pour des bras et pour des manches, c’était, dans le claquement de leur jupe, les jambes des jeunes filles. M. de Villeneuve eut une seconde de navrant désespoir. -Il faut monter! murmura-t-il. Ah! Croix du Christ! ma loque est à bout! Ces paroles arrivèrent à Coeur-d’Amour; il releva la tête et reçut sur le front quelques gouttes chaudes. -Du sang? exhala-t-il. Je comprends! Quelque chose lui serrait le poignet. Il y porta sa mâchoire ouverte... Un sursaut de son coeur!... Était-ce une assurance de réussite? Sa lèvre venait de se griffer au bracelet pan akos donné par Fiamma... Sang?... Victoire!... Et les pierres crissaient sous ses dents: le grenat protecteur!... le béryl accélérateur!... -Ventrepape!... Merci, petite magicienne... Haut les coeurs!... S’il faut monter, mort de mes os! nous monterons! Alors, servi par une force prodigieuse, et, son indomptable courage aidant, il entreprit et exécuta un miracle d’audace que l’imagination la plus exaltée ne saurait concevoir. S’élevant avec précaution de la hauteur d’un échelon, il passa brusquement sa tête entre les tibias du Grand Marquis, qu’il prit à califourchon sur ses épaules. -Monseigneur, vous ne m’avez pas dit qui est là-haut? -Gloriette! -Ma petite soeur?... Vertudiable! elle est peut-être en danger! tenez toujours la corde, seigneur, laissez-vous faire... » Attention!... Simultanément, main sur main... Sicut ad Gloriosa! Une crispation animale secoua la corde... Soudés l’un à l’autre, bête à six pattes, Bernard et le Marquis, le premier supportant le second, s’élevaient! -Tiens bon! gronda une double voix sous les reins de Courmantel, effaré. Passe l’ordre! Que chacun s’incorpore au filin s’il ne veut mourir damné... Eh hoppe! Pierre et Paul montent! Dans la nuit, l’annonce du fantastique effort s’élança: -Tiens bon!... Pierre et Paul! -Pierre et Paul! Le quadrumane bipède se ruait! L’ex-bandit se sentit étouffé sous la pression de quatre bras musculeux, de deux cuisses nerveuses... Puis il respira... La bête disparaissait au-dessus de lui, elle étreignait maintenant le corps de Gualbert. Et, tout en se hissant, tout en franchissant chaque noeud de la corde que marquait un corps cramponné, le monstre comptait à mi-voix, et appliquant à chaque apôtre le signe de reconnaissance auquel il avait droit: -André, crux decussata. Dixième! -Jacques le majeur, au bourdon. Neuvième! -Jean l’apocalyptique. Huitième! -Philippe, crux ave! Septième!... À cette hauteur, une fenêtre éclairée du premier étage de la grosse tour s’apercevait de profil. -Halte! mon fils. -Qu’y a-t-il? Vaguement, de biais, on pouvait deviner, dans le salon illuminé, la forme affaissée d’un jeune gentilhomme aux traits fatigués. -Le roi! mon fils. Il se produisit cette chose invraisemblable, imprévue, unique! Deux mains quittèrent la corde, deux chapeaux furent agités à bout de bras. Pierre et Paul, suspendus au-dessus du vide, saluaient le fantoche royal, qui ne pouvait les voir. Puis la ruée piétinante et chuchotante reprit: -Mathieu le publicain, sixième! -Didyme, dit Thomas l’incrédule, cinquième! -Jacques le mineur, quatrième! -Thaddée, à la massue, troisième! -Simon le zélateur, second! -Ah! enfin, l’Iscariote! Il y eut une scène courte, terrible! Malgré l’effort épuisant qu’il venait de fournir, le quadrumane à la double bouche, aux yeux de flamme, bondit sur le numéro 1. Deux bras armés de poignard zébrèrent la nuit de leurs éclairs. -Tu ne trahiras plus, Judas! L’Égyptien Ismaël lâcha prise en poussant un cri étouffé. Les deux lames venaient de se rejoindre dans son coeur, le crucifiant! L’eau de la Seine rendit un bruit sourd à cent trente pieds au-dessous du dernier grimpeur. -Apôtres, ascensionnez! Chapechûte est prise! Le chapelet aux grains vivants se reprit à rouler. La bête galopait sur les derniers noeuds. Un instant son profil hyperbolique se silhouetta sur le couronnement crénelé de la petite tour, semblant défier la nuit, la tempête, le ciel. Puis elle tomba sur la plate-forme en se dédoublant. Quatre baisers: -Loyale enfant! -Monseigneur!... -Petite soeur!... Un silence! Le Grand Marquis pressait Fiamma sur sa poitrine meurtrie... Coeur-d’Amour enlaçait chastement la blonde muette aux yeux d’azur. Un à un, les autres apôtres passèrent par l’embrasure. En sentant le sol ferme sous leurs pieds, tous ces hommes, haletants, brisés par l’incommensurable effort qu’ils venaient de faire, retrouvèrent force et courage. Ce n’était point le moment de s’attarder après un court colloque entre eux. M. de Villeneuve et Bernard d’Arma se séparèrent. Le premier alla poster tous ses hommes aux issues de la grosse tour, dans laquelle il voulait s’introduire avec Gloriette; le second, guidé par la jolie Nipponne, se laissait entraîner vers les salons de la fête, où il devait apparaître juste à point, comme nous le savons. XI LA BOTTE DE SPOLTO. Retournons dans le salon de Coconas. Le masque tombé de la Geisha nipponne, en découvrant le visage de Fiamma, avait provoqué un si fort bourdonnement de surprise que les derniers entrés n’entendirent pas le bruit de coups frappés contre l’huis. -La barbaresque! s’étonna Joyeuse. -Celle qui nous narguait dans la maison maudite! grogna Livarot en tâtant l’emplacement de son oreille gauche qu’avait fauchée le boomerang. -La maison maudite? répéta Coeur-d’Amour en frappant du pied. Hé! mes chers seigneurs. J’ai quelques raisons de la bénir, moi, cette demeure réprouvée, puisque j’y fis la connaissance de la délicieuse et savante jeune fille, sans les secours de laquelle je n’aurais peut-être pas eu l’honneur de me retrouver en votre compagnie ce soir. Sa phrase à double sens remerciait en même temps Fiamma de son baume souverain et de sa récente action héroïque. Les mignons du roi n’étaient pas en état de percer cette intention. Aussi, tout en riant jaune, car il leur fallait faire bon visage pour mieux dissimuler leur peur, grommelèrent-ils quelques jurons étouffés. Pendant cela, ceux qui demandaient à entrer s’étant fatigués de heurter en vain, ne se faisaient plus entendre. Ils avaient dû s’éloigner dans le bal. Disons tout de suite que, par une impardonnable distraction, le futur bouffon de Henri IV avait clos la porte trop hâtivement, laissant de l’autre côté, Schomberg et Ribérac, le tambourinaire et le page François Ier, deux des plus chauds partisans de Coeur-d’Amour. De la sorte, parmi les personnes réunies dans ce salon séparé de la fête, une n’était ni pour ni contre notre héros: Brantôme, venu là en passionné chroniqueur et dans la seule intention d’écouter son histoire intéressante; trois étaient pour, trois dont deux épées seulement: Mercoeur et Chicot; enfin six espéraient trouver en ce lieu l’occasion de se débarrasser de l’encombrant aventurier. Cette phalange aux intentions louches comprenait Savoie- Nemours, le duc de Nivernais, Joyeuse, Livarot, le baron de Tournemire et le poète arriviste Remy Belleau. -Seigneur chevalier, demanda ce dernier, en cette oasis retirée qu’une crainte mystérieuse défend contre toute indiscrétion, peut-être consentirez-vous à satisfaire notre légitime curiosité? Les mignons du roi appuyèrent: -Les dames ne peuvent venir nous relancer jusqu’ici! -Votre récit ne saurait les effrayer. -La porte est close... les boiseries épaisses... Ce rempart suffirait à rendre sourde l’ouïe la plus fine... Parlez, chevalier! -Chevalier, vos aventures? -Non, l’histoire de la botte secrète? Tous applaudirent. -L’éborgnade! l’éborgnade! Ils avaient pris place sur des sièges dispersés, comme au hasard, formant le cercle autour de Bernard qui, accoudé au marbre de la cheminée, ne se lassait pas de regarder, dans la glace, son propre visage et celui de Roland. -Quel diabolique tour de magie a pu faire de cet homme mon vivant sosie? se demandait-il pour la centième fois. Comment Dieu a-t-il permis cette outrageante parodie de son travail? Car, si je m’en rapporte à ce que m’a confié la belle Ayelle, en un instant d’abandon, ce serait Coeur-Volant, un bandit?... » Mais Matraque ne m’a-t-il pas affirmé que Coeur-Volant a été abominablement torturé, ce matin même au Grand- Châtelet?... » Lequel croire?... » Si je pouvais seulement découvrir ce front pâle; relever ce bandeau de cheveux noirs, peut-être retrouverais-je ma marque, l’A que le pommeau de mon épée a dû tracer d’une façon indélébile sur le front du sacripant masqué des bords de la Vézère?... Le cri unanime le rappela à la réalité. Il se vit au milieu de gens dont plusieurs devaient conserver contre lui un ressentiment de fierté rabaissée. Ceux-là étaient nombreux... Il les compta: six!... Peu de chose!... En face se tenaient ses amis: Mercoeur et Chicot; tous deux accroupis sur un coussin aux pieds de la Japonaise. L’oeil de Fiamma semblait lui recommander: «Soyez sur vos gardes!» Sur ses gardes? Il l’était toujours! Faire une recommandation de ce genre à un chasseur de grands fauves, quelle superfluité! Quelle ironie, surtout, si les jeunes raffinés d’honneur constituaient le seul danger prochain. Il sourit en considérant leurs escarpins alignés. -Douze pieds! murmura-t-il, quelle fichaise pour qui vient d’en réduire cent cinquante-cinq! Il revivait l’escalade de la tour de Nesle et, au lieu de se sentir épuisé, au souvenir de cet exploit surhumain, il lui semblait que la force prodiguée naguère centuplait son énergie revivifiée. Qui pouvait avoir opéré ce miracle?... Ne cherchez point! Coeur-d’Amour le savait, lui. C’était un baiser, un chaste baiser... Celui de Gloriette! -Messeigneurs, répondit-il à la dernière mise en demeure des mignons; je suis pris, je vais payer; cependant, il serait peut-être fastidieux de vous obliger à entendre le récit des incidents qui précédèrent mon apprentissage de la botte véronaise... -Vous voulez, de but en blanc, nous faire assister à la dernière scène, interrompit le seigneur de Bourdeille. Ce serait mal, chevalier, très mal. L’anecdote doit être piquante en son entier... -Je craindrais... -Non! Non! pas de fausse modestie. Ne nous faites grâce d’aucun détail. J’en appelle à ces messieurs? Ces messieurs se seraient fort bien passés des hors- d’oeuvre; ils n’en voulaient qu’au dessert et le dessert, pour eux, c’était encore moins l’histoire de la fameuse botte que sa démonstration. Cependant, par diplomatie, ils joignirent leurs voix à celle du vieil abbé courtisan. Bernard salua. -J’aurais mauvaise grâce à me dérober, dit-il. Il y a deux jours, devant un auditoire moins brillant, j’ai déjà évoqué de plus lointains souvenirs. C’était dans la partie de la Maison Maudite donnant sur la rue du Coq, chez cette belle physicienne; -son front s’inclina vers la jeune femme rougissante, -je commençais à entamer le chapitre de mes aventures en Vénétie, lorsque des clameurs de braillards me forcèrent à me montrer à la fenêtre... -Sangrebleu! grommela Joyeuse. Pourquoi nous rappeler cela? Roland et Livarot étaient livides. Le premier se remémorait avec fureur à quelle mystification il avait dû servir; le second regrettait son oreille. -Ce Bernard élevé par le père Gourdin, enlevé au sortir du cimetière de Barbotan, vendu comme esclave à Tripoli et, finalement, chasseur dans l’Anti-Liban, c’était donc vous, chevalier? -C’était moi, ma jolie. Avais-je négligé de vous en faire part? -Oui, seulement, je n’avais pas eu besoin de vous l’entendre dire pour en être convaincue. -C’est juste, sourit Coeur d’Amour. Outre votre réelle science médicale, vous avez aussi le sens de la double vue. -Pour mon malheur! avoua tristement Fiamma. Elle venait de revoir dans un éclair sa propre destinée et songeait qu’il ne lui restait plus que quelques heures à vivre. -Qu’importe? poursuivit-elle, la voix raffermie. Votre scepticisme n’y fera rien, chevalier. J’ai le don de la double vue, c’est indéniable... Je l’ai à ce point que je pourrais vous rapporter les moindres phrases de vos tête- à-tête avec Spolto... Pourtant, vous ne m’en avez rien confié, avouez-le? -Je l’avoue... -Mais ces seigneurs y perdraient, et, pour vous mettre sur la voie, je ne veux rapporter que le premier incident de votre arrivée à Vérone. -Eh! morbieux! s’écria Brantôme en se frottant les mains. Tant de préliminaires sont pour nous mettre jus aux lèvres. J’ai connu de belles et honnêtes dames qui ne se pourléchaient qu’après nuitées de joie... Ma mie, jactez des faits, le sire chevalier vous reprendra par après! Fiamma lui sourit. Initiée à l’amour depuis peu et, ne devant plus jamais en goûter, elle prenait en indulgente pitié l’impatience de ce vert-galant, chroniqueur des faits et gestes d’amoureuses. -Voici, murmura-t-elle. Il y a dix-huit ou dix-neuf mois, M. le chevalier d’Arma, arrivant des pays d’Orient, venait de remonter du Sud au Nord toute la terre d’Italie, en cherchant des coups à recevoir ou à donner, sans parvenir à rencontrer l’ombre d’un seul et véritable cor di amor, il avait mis le feu à tous les cotillons féminins, dont il ne se souciait pourtant guère, lorsqu’il fit son entrée dans Vérone par le pont de la Barsa. » Là, il fut croisé par une aventure qui devait jalonner sa vie et interrompre son voyage pour un temps. » Pris dans les remous d’une sorte d’émeute populaire, il se vit dans l’obligation de dégainer, non seulement pour s’ouvrir un passage, mais encore pour protéger le poitrail de son cheval contre les atteintes des stylets que maniaient certains bravi incorporés dans la foule. » Qui pouvait avoir provoqué ce rassemblement de gens furieux? Le chevalier ne devait en être informé que par la suite. » D’un moulinet de sa rapière, il fit le vide autour de lui, les plus enragés n’ayant que faire de récolter horions et plaies auprès de ce ferrailleur étranger. » Alors, un peu dégagé, il se dressa sur ses étriers. Ce qu’il vit lui fit monter le rouge de la honte au front. » De ce poste élevé, le regard du chevalier dominait une mer humaine, un fourmillement de têtes et de bras; or, chose révoltante, toute cette multitude démente, semblait n’en avoir qu’à deux hommes, deux vieillards, dont un seul portait l’épée et défendait l’autre. » Ah! par exemple, ce porte-épée était un rude lutteur, puisque c’était le spade de Paul Véronèse, Spolto, le maître des maîtres d’armes. Chacune de ses estocades couchait un homme. Mais ils étaient trop; la houle des énergumènes le pressait, l’étouffait. » Il devait forcément succomber et, avec lui, son maître. » Le chevalier n’eut pas plutôt compris qu’il poussa un retentissant juron de son cru et fonça dans la fourmilière. » Trop tard! une pierre aiguë venait d’atteindre le vieux maître au front. Des cris de joie saluèrent sa chute... » Monsieur le chevalier, dois-je continuer? Si votre mémoire est fidèle, vous vous rappelez qu’à ce point votre récit fut interrompu? -Ah! couper au plus pathétique! s’indigna Brantôme, sire chevalier, nous savons tous que Paul Véronèse, vivante gloire! est encore de ce monde... Dites, ce Spolto, le laissâtes-vous navrer jusqu’à ce que mort s’ensuive? -Un instant, dit Bernard. Si ma délicieuse amie veut poursuivre encore quelque peu, puisqu’elle sait d’elle- même tout ce que tous ignorent... je lui en saurai un gré infini. Fiamma l’enveloppa d’un regard admirateur et tendre. -Il suffit, murmura-t-elle. Si c’est par doute de ma science, vous y croirez! Si c’est pure modestie de votre part, j’aurai plaisir à vous suppléer. Et, reprenant son ton de narratrice: -Messieurs, en ce temps, monsieur le chevalier, bien que natif de France, n’affichait aucun lien de parenté avec les Occidentaux, surtout en ce qui concerne leurs usages de tortueuses prudences... -Eh! dites donc, jeune païenne! -Seigneur d’Arque et de Joyeuse, j’aurais pu dire «astucieuse»; veuillez m’en tenir compte... Le chevalier prodiguait déjà cette fougue inconsidérée dont les effets vous sont connus, cette impétuosité coléreuse des conquérants osmanlis, car il s’était bien souvent mesuré avec leurs descendants. » Il ignorait la mondiale renommée de ce vieillard qu’une multitude en délire accablait. Il ne connaissait pas son nom; il n’avait jamais entendu parler de sa botte secrète. Eh bien! la seule vue d’une si basse lâcheté fit bouillir son sang! » J’insiste sur ce point: son mouvement fut exempt de calcul, tout instinctif et, riez si bon vous semble, messeigneurs, je crois fort qu’il se fût précipité au combat avec moins d’entrain s’il avait su trouver une récompense! » Certains d’entre vous étaient au Pré-aux-Clercs, d’autres virent l’affaire de la rue du Coq, d’autres encore celle de la rue Saint-Antoine. Pourquoi appuyer? Vous avez pu voir le chevalier à l’oeuvre?... À pied c’est un terrible compagnon; sur sa jument Djaoulia, c’est l’ouragan et c’est la foudre! » Spolto venait à peine de tomber que déjà le chevalier accourait en trombe, renversant, culbutant, piétinant tout sur son passage... Les premiers énergumènes qui se penchèrent sur le corps pantelant du porte-épée pour le soulever et le porter à l’Adige, furent terrassés par l’impétuosité du bolide. » Il passa, revint au galop et, cette fois, ne s’éloigna plus; pointant, navrant toujours, en élargissant, autour des deux victimes, le cercle de sa course flamboyante. » Vérone s’en souviendra! » Quand le chevalier ne vit plus autour de lui que des blessés couchés et criant merci, -tous les gens valides s’étaient prudemment mis hors de portée, -il arrêta sa jument et sauta à terre... » Est-ce suffisant? s’interrompit Fiamma. Si tout s’est passé comme je viens de l’expliquer, seigneur chevalier, n’allez point croire que je me suis adressée à quelque démon familier pour tirer de lui ces renseignements... Non! c’est beaucoup moins compliqué: Sidi Salem m’ayant appris à lire au fond de la pensée de chacun, tandis que je parlais, mentalement, vous passiez en revue les faits consécutifs et m’instruisiez, sans vous en douter... Brusquement, les conjurés détournèrent les yeux. Cette surprenante intuition de la jeune voyante leur donnait à réfléchir. Ils craignaient de ne s’être pas assez cachés, d’avoir été devinés par elle. Coeur-d’Amour était convaincu et ne pouvait nier. Effectivement, sa pensée avait été au-devant de chaque parole prononcée. -Je ne saurais vous contredire, ma chère physicienne, fit-il en approuvant de la tête; cependant je vous reprocherai d’avoir été trop louangeuse à mon égard. Mise à part cette exagération qui vous est toute personnelle, en la circonstance, j’eus l’impression que la foule et moi nous ne sommes pas faits pour sympathiser. » En somme, tout se borna à quelques coups de plat d’épée, sans compter la baignade un peu forcée de certains amateurs de natation. » Jamais je ne vis tant de dos et, si je ne craignais de vous paraître fantaisiste, j’ajouterais que ces gens-là me firent l’effet de charger à reculons. Brantôme ne se tenait pas de joie, cette façon ironique de présenter sa propre apologie l’émerveillait. -Ah les simples! s’écria-t-il en se frottant les mains. Ils vous chargèrent à reculons, chevalier! Vrai! je les vois!... Quelle charge!... pris au sens bouffon, bien entendu!... dans mes rodomontades, je l’expliquerai de la sorte: «M. le chevalier d’Arma fut accueilli par les Véronais avec un empressement qu’on ne saurait trop recommander aux guerriers avides de se distinguer sans risquer leur peau. Il les vit, ces vaillants, charger avec entrain... et gagner au pied!... Les capitaines de l’avenir devront faire exécuter ce mouvement en commandant: Pour vous dérober!... en arrière!... Chargez!» » Seigneur chevalier, la plaisante gasconnade de la dérobade doit nous mener à l’éborgnade, n’est-il pas vrai? Coeur-d’Amour mit ses deux coudes sur le marbre de la cheminée et présenta une de ses semelles au feu mourant des bûches. -Vous ne vous trompez point, dit-il. Au surplus, comme on pourrait s’étonner par ailleurs de votre longue absence, messieurs, je vais moi-même reprendre où s’est arrêtée Fiamma. Désormais mon récit va courir. » Si le blessé vivait encore, il ne paraissait guère en état de s’aider. La pierre coupante, qu’un jet de fronde avait seul pu lancer avec cette roideur, s’était pour ainsi dire encastrée dans son os frontal. » Il ne pouvait plus ni penser ni agir. » Son maître lui rafraîchissait le visage au moyen de son surcot de dentelles qu’il avait été tremper dans l’Adige, après l’avoir dépouillé. » Ce remède anodin pouvait soulager le pauvre vieux, mais non le sauver. De plus, la place ne présentait aucune sécurité, les énergumènes pouvant revenir en plus grand nombre et mieux armés. Le personnage auquel je fis part de ce raisonnement voulut bien le trouver logique. » Nous installâmes le comateux sur la selle de Djaoulia et nous nous mîmes en marche à travers la ville, que l’heure de la sieste rendait déserte. Des laquais empressés, nous ouvrirent les portes du palais Maffei, - le maître, si bien défendu par le vieillard, devait être un personnage d’importance! -et, le blessé mis au lit, on envoya chercher un physicien. » L’homme de l’art ne fit que passer. Le patient était condamné. » Je pouvais poursuivre ma route vers la France. Je n’avais plus rien à faire en ce lieu. Pourtant, un incompréhensible intérêt me liait à ce blessé. Je restai. » Le maître et moi nous partagions la tâche de le veiller. J’appris alors le nom de mes deux nouveaux amis et fut mis au fait de leurs qualités. » Le premier, Paolo Galiari, dit Paul Véronèse, peintre de grand talent, était l’artiste le plus apprécié du Grand conseil de la République de Venise. Il avait dû fuir le palais des doges pour venir suivre, en sa ville natale, un procès ridicule. Il s’y était fait accompagner par son bravo, Spolto Dulci, le blessé. » Ce Spolto, porte-épée de Véronèse, non moins célèbre que son maître, mais à des titres bien différents, était le plus terrible bretteur qui fût alors dans la batailleuse Italie. Aucune lame, si bien emmanchée fût- elle, ne l’avait jamais fait reculer. Bien au contraire, inventeur en son art, il s’était lui-même approprié un coup difficile à surprendre, coup dont il n’usait qu’en cas de force majeure et qui, toujours, atteignant son adversaire à l’oeil droit, en faisait un cadavre éborgné. » Messeigneurs, vous pouvez m’en croire, je m’étais attaché à ce mort-vivant sans presque savoir pourquoi. Au lieu d’éprouver quelque joie en apprenant qu’il possédait le secret d’une botte magique, j’en fus affecté. » J’eus l’idée que l’on pourrait me croire intéressé et patient, attendant le moment où le malade voudrait bien m’offrir sa mystérieuse estocade pour prix de mes peines et soins. » Aussi comme, ne croyant ni prou ni beaucoup à ce tour de passe-passe, je ne le voulais point connaître, je résolus de brusquer mon départ et de faire mes adieux à Véronèse. » Il me pria de veiller une dernière fois. Pouvais-je refuser? » Ah! ventrepape! Si j’avais pu savoir ce qui m’attendait, au risque de passer pour un malotru, je l’aurais fait! » Jamais encore Spolto n’avait esquissé un mouvement devant moi... Jamais il n’avait parlé... Mais nous savions qu’il entendait et comprenait ce qui se disait autour de lui car, dans sa face décomposée, ses yeux grands ouverts vivaient avec intensité. » La nuit s’avançait; Véronèse s’était retiré dans ses appartements. Affaissé dans un fauteuil, seul auprès de l’homme au crâne partagé, je commençais à m’assoupir, lorsqu’un sursaut me redressa: une main glacée venait de se poser sur mon épaule! -Corbac! jura Roland en se levant. Était-ce la main de Spolto? -C’était la main du cadavre vivant! -Vous étiez donc assis tout contre le lit? -Un espace vide et toute la largeur d’une table me séparaient du lit! Un frémissement secoua l’auditoire. Trois ou quatre voix dirent en même temps: -Spolto s’était levé? Coeur-d’Amour fit une pose et promena sur son entourage un regard superbe. -Messieurs, scanda-t-il, je ne sais si votre scepticisme eût résisté à ce spectacle! Le cadavre vivant était debout devant moi! Drapé dans sa couverture blanche comme dans un suaire, ce squelettique vieillard projetait sur mon front la flamme de ses orbites creuses et son bras décharné, sortant du simili-linceul, faisait siffler dans l’air la lame nue d’une épée. -Dioubibane! fit Chicot. Ce ressuscité vous voulait pourfendre? -Patience!... Ma surprise fut grande! Le croyant sous l’empire d’un accès de fièvre, je voulus sonner... Il arrêta ma main!... Alors je tentai de le saisir entre mes bras pour le remettre au lit... Mort de mes os!... Tout claqué qu’il paraissait être, il me repoussa avec une vigueur irrésistible et, de nouveau, me menaça de la pointe de son arme. Un murmure s’éleva du groupe des mignons: -Il était fou! -Ma foi, poursuivit Coeur-d’Amour, j’eus cette impression d’être en face d’un dément... Les fêlures du crâne provoquent de bien singulières excentricités... Dans l’impossibilité où j’étais de donner un sens au geste de Spolto et, incarcéré en quelque sorte derrière son fer, pour parer aux mouvements dangereux, je dégainai ma rapière. » Les cavités orbitaires de l’étrange fiévreux s’animèrent, ses lèvres s’entr’ouvrirent. Je l’entendis murmurer d’une voix creuse, extériorisée, outre-tombale, ce seul mot: «-Enfin!» -Quelle bizarre conversation vous eûtes là, chevalier, constata Chicot. Le personnage n’était point prolixe. -C’est qu’il voulait agir vite! -Vous l’avez deviné, Fiamma cara. Il voulait agir vite... Je dois lui rendre cette justice: pour contre-balancer sa paresse de langue, il avait le geste terriblement expressif. » Le «enfin» vibrait encore. Spolto frappa le sol d’un double appel de son pied nu et, sans plus de préparatifs, me détacha sa lame en plein visage... Les mignons, haletants, se levèrent avec ensemble. -En plein visage? répétèrent-ils involontairement. -Oh! pas pour la frime, je vous prie de le croire... si net et si roide qu’il m’aurait traversé le crâne d’outre en outre si je ne m’étais dérobé par un saut de côté. Brantôme s’épongeait le front. Il croyait y être. -Cette fois, dit-il, vous aviez affaire à un fou furieux? -Tout au contraire, le vieux maître avait reconquis, pour un moment, la plénitude de ses facultés. Il donnait sa dernière leçon et, s’il s’était montré aussi brutal, c’est qu’il avait voulu démontrer en quelle estime il tenait celui dont il voulait faire son héritier. «-C’est mon coup!» m’expliqua-t-il laconiquement, tandis qu’au fond de ses yeux caves passait une lueur macabre qui voulait être un sourire. «-Doit survivre!... Vous le donne!!!» » Ventrepape!... Ce cadeau royal valait une fortune!... Je fis ce que vous eussiez fait à ma place... Je déclinai l’offre... J’essayai de lui faire entendre que sa santé reviendrait... Mais ses forces déclinaient... Il était à cent lieux de mes belles phrases et suivait son idée. «-Avez compris?» » J’avouai avoir été pris au dépourvu. «-En garde». » Vertudiable! La foudre est plus lente à tomber!... Un craquement!... une brûlure!... Une goutte de sang perlait sous mon sourcil droit... J’étais touché!... Roland fit un signe impérieux à l’adresse de Remy Belleau. Celui-ci demanda tout aussitôt: -Vous teniez, cette fois, l’éborgnade, sire chevalier? -Hem! s’écria Coeur-d’Amour, je la tenais sans la tenir. Ce diable de moribond vous avait une vitesse de possédé!... Trente-six chandelles constituaient alors mon seul savoir! -Spolto vous donna une troisième leçon? -Le vaillant homme ne devait plus en donner à personne. Il poussa vers moi sa dague et son épée en testant: «-À vous... Armes!... Souvenir!... Spolto!» » Et, comme s’il n’eût attendu que ce moment pour mourir, il se laissa tomber entre les bras de Paul Véronèse, accouru au bruit. -Et l’aventure prit ainsi fin? -Mon Dieu, oui! -Mais la botte? -Ah! la botte me tracassait. Plus tard, j’en fis une étude approfondie et, à mon extrême mortification, je dus constater que j’avais moi-même, par deux fois, guidé le fer adverse vers mon oeil... Le fameux secret n’est qu’un terrible jeu d’enfant... Lorsqu’on en a goûté une fois, impossible d’en essayer un autre, car, incroyable synthèse de l’escrime, il répond par avance à tous les coups... -Que de belles et honnêtes dames voudraient en dire autant! gouailla Brantôme. -Pourtant, s’enquit le duc de Nivernais, il doit bien y avoir une parade? -Aucune! Ces messieurs, sans le leur reprocher, en ont déjà fait l’expérience. Il faudrait se battre en portefaix, l’épée au fourreau, pour éviter l’atteinte de ce coup... Il est de nature essentiellement collante... Le fer qui le veut éloigner va toujours à l’encontre de sa propre mission, car il l’attire et le dirige vers le but qu’il lui fallait couvrir. Dans le clan des conjurés, on échangea des oeillades inquiètes. Cette botte, contre laquelle pas une parade ne pouvait être essayée, leur faisait l’effet d’une invraisemblable épée de Damoclès. Toutefois, s’ils étaient venus là, c’était pour en avoir la démonstration. Le duc Roland surtout voulait en connaître le secret pour -il l’avait formellement promis au duc de Guise! -l’utiliser, séance tenante, contre son aventureux détenteur. Sur un nouveau geste de son épaule, la phalange hypocrite resserra son cercle autour de Bernard. Fiamma s’était levée. Tout en faisant tourner son parasol multicolore, d’une démarche tranquille, elle passa auprès de Coeur-d’Amour en murmurant: -Attention! gardez-vous! Comme précédemment, Bernard sourit. Il avait fait preuve d’une urbanité qui frisait, croyait-il la platitude. Sa condescendance s’arrêterait là. Si ces mignons fardés le poussaient à bout, s’ils avaient l’audace d’aller trop avant, il leur fournirait une leçon, vertudiable! à sa manière. La voix mielleuse de Remy Belleau doubla sa naissante mauvaise humeur. -Sire chevalier, demanda ce représentant de la pléiade, ces gentilshommes et moi voudrions vous demander une grâce. -Laquelle, monsieur? -Celle de nous enseigner la botte de Spolto. Coeur-d’Amour regarda le bouc émissaire avec pitié. Celui-là n’était qu’un comparse. Il allait servir de champ d’expérience et permettre aux autres d’étudier son jeu. Qu’importait! -Ce serait avec le plus vif plaisir, monsieur, répondit- il. Par malheur, je ne vois ici aucun mannequin qui puisse me servir de quintaine. -Une quintaine?... Qu’en feriez-vous? -Je l’éborgnerais! Roland frémit de rage. Ses complices pâlirent. -Bah! dit Tournemire, est-ce à ce point? -Seigneur baron, la main ne se peut arrêter en chemin. Seule, la grande distance qui nous séparait a permis à M. de Maugiron de survivre à son oeil... Voulez-vous vous suicider? -Après Belleau, chevalier. Pas de passe-droit. Ce serait le désobliger! Le poète avait la chair de poule, mais il s’était engagé, il tira son épée. Bernard l’imita. -Leçon brève! dit-il en tâtant le fer. Mort de mes os! Monsieur, plus de tenue!... N’avez-vous en main qu’un bâton de guimauve?... Allons, engagez comme il vous plaira!... Vous arrivez en sixte?... Parfait!... Je donne deux battements dans la ligne... Ces battements, constatez! amènent votre pointe à la hauteur de mon sein, -exactement entre sein et biceps, -ma main est tournée en dehors, le pouce en bas... Est-ce compris? Précipitons!... Je fais un pas en avant, avec une rapide demi-évolution du poignet, le pouce dans le plat du bras qui se tend... Pouvez-vous m’en empêcher? Non... Alors, parez, vertudiable!... Ma lame glisse sous le croisillon de votre poignée... Fuyez, malheureux!... Ma pointe file, file et aboutit forcément à... -L’oeil droit! crièrent les mignons terrifiés. Remy Belleau ouvrit les bras et tomba comme une masse. Suivant le trajet indiqué à haute voix, la lame de Coeur- d’Amour venait d’embrocher sa cervelle productrice de vers. -À mort! hurla le duc Roland. Les épées jaillirent d’elles-mêmes. On ne sait à quelle tuerie le salon de Coconas aurait servi de théâtre si, la porte, ouverte soudain, le Balafré n’était apparu sur le seuil en commandant: -Danger au roi, messieurs, à la tour! À la tour! XII CE QUI RETENAIT HENRI III. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre de lui, après les incidents de la veille, vers six heures de relevé, Henri III s’était mis à table, en son palais du Louvre. L’idée qu’il allait pouvoir éblouir en son costume de ballerine, qu’il savait lui aller à ravir, lui avait fait oublier ses transes, sa fièvre malsaine, même la fugue de Villequier. Certain d’être bien servi par son mage, chargé des pouvoirs les plus étendus, et qui s’était montré habile dompteur de sédition, il avait mangé de bon appétit. Sous l’oeil émerveillé de ses courtisans, les officiers de bouche avaient successivement fait défiler devant lui une tartelette aux raves, un pâté de venaison, des talmouses au lait caillé, une galimafrée à la sauce mousseline et des darioles de fruits fourrées. Et, bien que petite bouche à l’ordinaire, le roi s’était montré brillante fourchette, ne boudant devant aucun de ces mets épicés qu’il avait arrosés de vin d’Anjou. Ainsi lesté, entouré de ses favoris, et sous la conduite de ses gardes, il s’était transporté à la tour de Nesle, bien avant l’arrivée des premiers invités de l’échevinage dans l’hôtel voisin. Bien entendu, si les rues et les quais de cette partie du quartier de l’Université commençaient à s’animer étrangement, du moins ne pouvait-on prévoir alors par quelles singulières troupes d’investissement ils devaient être encombrés un peu plus tard, après la fermeture des portes. Pour cette circonstance unique, la tour ayant été entièrement mise à la disposition du roi, Bervic avait la haute main sur les deux corps de garde, installés au rez- de-chaussée et dans les combles, tandis que l’étuviste de Henri III, son barbier, ses valets de toilette et ses habilleuses encombraient les deux étages principaux de leur va-et-vient affairé. Car il faut des habilleuses aux hommes qui veulent se déguiser en femme, et l’on sait que le ballet tant attendu devait être dansé par les personnages les plus en vue de la cour. Le roi s’était mis tout de suite entre les mains du signor Amilcar Saauli, son barbier parfumeur, un juif vénitien qu’il payait fort cher, mais sans excéder son prix. En effet, au moyen de ses onguents, de ses poudres, de ses élixirs, l’onctueux Italien avait trouvé le moyen de conserver à son maître, usé dans les orgies et déjà valétudinaire à vingt-sept ans, les apparences de son âge. Resserrés dans le cylindre des murailles épaisses d’une construction élevée pour servir de forteresse, les appartements ne pouvaient avoir une grande dimension, étant donné surtout qu’ils avaient été divisés par des cloisons, sur les indications fournies par le premier valet de la chambre royale. Ainsi, au premier étage, la grande salle illustrée par les soupers de Marguerite de Bourgogne se trouvait coupée par une séparation et formait, d’une part la toilette, de l’autre le salon. Ensuite venaient l’antichambre et le vestibule, en palier sur l’escalier de la petite tour. Cette installation, faite en moins d’une journée, avait reçu une décoration somptueuse. La toilette, domaine incontesté du signor Saauli, effronté maraud dont tous les secrets de Jouvence consistaient en une forte application de cosmétiques, ainsi qu’en l’emploi raisonné d’une pince épilatoire; la toilette, disons-nous, avec ses miroirs muraux, sa baignoire de marbre, ses tentures orientales et l’application, à l’intérieur de son unique fenêtre, d’un décor imitant l’ogive à découpures mauresques, figurait, en miniature, la salle de bain de quelque ancien calife. Quant au salon, destiné à servir de foyer à la dernière répétition du ballet, on s’était contenté d’en garnir les encoignures avec des divans ou des sièges bas et d’en dissimuler les murailles sous des tapisseries accrochées à la hâte et drapées sous des trophées. Au second étage, aucune modification n’avait été apportée, le temps ayant fait défaut. D’ailleurs, l’ancienne chambre de joie de la Marguerite folle de corps, le temple où cette hystérique épouse de Louis le Hutin s’esbattait moult amoureusement avec des complices de passage qu’elle faisait ensuite mettre à mort, devait être utilisé comme loge, et seulement par les mignons, sujets de la prochaine mascarade chorégraphique. Le roi s’était fait frictionner tout le corps, cosmétiquer les cheveux et la barbe, carminer les doigts, farder le visage et le cou. Ainsi apprêté, drapé dans un péplum de soie pourpre, il alla se considérer dans une glace. -Par la messe! fit-il en se souriant; vis-tu jamais plus belle oeuvre du Créateur, signor Amilcar? Les aides de l’embellisseur avaient honte. Ils se pinçaient au sang pour ne point rire. -Beau sire, répondit l’habile juif en joignant les mains, votre royale personne surpasse en agréable majesté les hommes et les dieux. Antinoüs, Narcisse et Paris furent jolis, peut-être, mais vous êtes, vous, la Beauté! -Bien dit, carissimo. Tu dois t’y connaître!... Regarde, ici, sous mon oreille, la peau est-elle aussi fine que celle de ma cousine de Clèves? -Plus fine, seigneur roi. L’année dernière, à Rome, je vis le portrait de la divine Lucrèce Borgia. Aucune femme ne fut si tendrement épidermée. -Eh bien! -Eh bien! sous ce rapport, comme sous tous les autres, vous la surpassez. -Bien vrai? -Vous surpassez Aglaé, Thalie et Euphrosine... Les Grâces sont de l’antiquité!... Votre personne auguste synthétise la gloire d’Hermès et les délices d’Aphrodite!... Vous avez, divin seigneur, le superbe pouvoir de rivaliser avec Jéhovah... -Tais-toi, youtre blasphémateur!... En quoi puis-je rivaliser avec Dieu? -En ce que, comme lui, vous êtes essence et substance. -Te moquerais-tu, païen? -Si Votre Majesté le permet, expliqua un des aides qui répondait au nom de Thomas Artus, le signor Amilcar Saauli entend dire ceci: Henri le beau, Henri le fort, comme Dieu seul est androgyne... Qu’on nous permette d’ouvrir une parenthèse. Ce Thomas Artus, sire d’Embly, qui vécut longtemps derrière le paravent, dans l’intimité d’Henri III, devait plus tard, sous le titre de l’Isle des hermaphrodites, publier un pamphlet fort piquant sur les désordres de ce prince. Dans cet ouvrage, sur le frontispice duquel on voit le dernier Valois orné d’une fraise et coiffé d’un bonnet de femme, l’auteur fait aborder des naufragés sur une île déserte qui offrait cette singularité qu’elle n’était point fixe mais flottante. Les naufragés y virent tout d’abord un superbe monument de marbre, de jaspe, d’or et de porphyre. Ils pénètrent dans ce palais, où ils trouvent les singuliers naturels de l’endroit, se nourrissant de bouillon et de pâtes confites, étendus nonchalamment dans des lits, tandis que d’autres se font gaufrer les cheveux, débarrasser le corps des pilosités ou frotter à l’huile d’amande; tous, d’ailleurs, sont occupés aux minuties de soins raffinés. Ceux qui sont vêtus portent des accoutrements bizarres et demi-féminins. Les murs du palais sont ornés de tableaux suggestifs, tels que les épousailles de Néron, l’impérator, avec son mignon Pytagoras, la messe de Gnide, l’adoration d’Héliogabale, et des bustes d’Antonius, de Vitellius, de Sporus, de Ganymède. La lecture de ce pamphlet précieux est pleine d’intérêt pour celui qui veut avoir une idée exacte des moeurs de la cour de Henri III; mais nous ne saurions imiter les audaces de ces descriptions... Loin de se froisser de l’impertinente satire de Thomas Artus, le roi éprouva une sorte de fierté. -Bien, bien, fit-il en adressant à son barbier un sourire approbateur; si telle était ta pensée, Amilcar, tu faisais preuve d’observation. Les rois ne peuvent être de simples humains. C’est logique! La fenêtre venait d’être ouverte pour permettre l’évaporation de la fumée des cassolettes. Un vent violent s’était élevé au dehors. Par bouffées des bruits de musique pénétraient jusqu’à la toilette du roi. -Qu’est-ce? demanda-t-il en écoutant. Ah! j’y suis. La fête organisée par M. le prévôt des marchands est commencée, et l’on doit nous attendre ici près... Qu’on aille quérir les seigneurs de notre ballet. Je les veux voir se costumer. Au surplus, une dernière mise au point est nécessaire. Tandis que l’on s’empressait d’aller exécuter cet ordre, toujours drapé dans son péplum de soie, Henri de Valois passa dans la pièce transformée en foyer de la danse. -Que fait donc Mammouth? pensait-il à part lui. Ce mécréant tarde bien... Il m’a conseillé de ne point paraître dans les salons avant sa venue... Pourquoi?... Y aurait-il un danger?... Alors, que ne vient-il? L’entrée de ses favoris apporta un dérivatif à ses idées. Ils arrivaient déjà fardés et coiffés de faux cheveux, mais conservant leurs moustaches longues, et vêtus, selon leur ordinaire, de pourpoints à chiquelades, de collets de peau parfumée, de surcots de dentelles et de chausses à la polonaise. -Par la sainte messe! commença le roi en fronçant les sourcils. Il dut s’interrompre, d’autres personnes entraient: des chaussetiers chargés de bas et de souliers, des orfèvres apportant les ceintures, les colliers, des habilleuses soulevant à bout de bras les robes de ballerines. La dernière personne introduite ne portait rien, par contre elle était masquée, avec, sur la tête, un immense turban à aigrette et s’enroulait toute dans un manteau de taffetas vert. -Que m’amenez-vous là? demanda Henri en la désignant du doigt. C’est le maître de ballet qu’il convenait d’introduire et non cette caricature verdâtre. -Sire, osa le marquis d’O, notre maître à danser ne viendra pas. Il s’est laissé découdre par des ruffians au cloître Notre-Dame. -Et pour le remplacer, s’écria Sibillot en agitant sa marotte, tes menins, Henricus tertius, n’ont trouvé que cette verdoyante païenne! -Une païenne! ici? Le bouffon s’étouffa de rire. -Ô Henriot magnifico, quelle mouche te pique? Une infidèle empeste moitié moins qu’un mécréant, et tu respires, chaque jour, l’haleine de ton mage rouge. Cette réflexion assombrit le roi. -Coquin de Mammouth! pensa-t-il. Où est-il, alors que sa place serait près de moi? Puis, à haute voix: -Au moins cette mécréante est-elle de sang noble? -En douterais-tu! hurla le fou qui jouissait de prérogatives spéciales et se permettait une grande liberté de langage. Si l’Évangile et le Coran se disputent l’empire du monde, celle-ci est quelque peu ta cousine, beau sire, car c’est Isis-la-Belle, fille de Ripaudier, duc d’Égypte! Henri fit la grimace. -Puisqu’il le faut, dit-il, elle fera donc répéter le pas... En place, messieurs, vous vous costumerez ensuite! Immédiatement, Livarot, Joyeuse, d’Épernon, Quélus, Saint-Mégrin et François d’O se mirent en mesure d’obéir au maître. Il vint se placer au milieu d’eux. -Allons, Isis! La fille de Ripaudier laissa tomber son manteau et apparut dans un déshabillé énergiquement suggestif; elle ne portait qu’un pantalon à la turque d’une audacieuse transparence. Il y eut une seconde de stupeur. On s’attendait à un éclat de colère du roi, qui n’avait jamais pu voir sans horreur le corps féminin le mieux fait. L’orage attendu ne se fit pas attendre. Henri de Valois, révolté, les yeux chargés d’éclairs, la bouche grimaçant de dégoût, bava cet anathème: -Hors d’ici, ribaude dépravée! prostituée infâme! hors d’ici, souillure de mes yeux!... Par le Saint-Esprit! disparais! ou rien ne m’empêcherait de faire jeter au fleuve ta chair immonde et répugnante à regarder! Poussée par les mignons, Isis la Belle souleva une tenture et s’enfuit en riant. Tous se considéraient avec effroi. -Retirons-nous, conseilla tout bas Sibillot; la comédie est finie. Le roi en a pour une heure ou deux à digérer cette émotion. Joyeuse et Livarot furent les premiers à suivre son conseil. Ils avaient hâte d’aller voir, par eux-mêmes, comment on se distrayait dans les salons de la fête. Les autres se contentèrent de remonter à l’étage supérieur. Pour chacun, cet incident avait remis à une date inconnue la représentation publique du fameux ballet. Le fils de Catherine de Médicis ne s’aperçut même pas de leur départ. Les nerfs brisés, le regard vague, l’esprit perdu, il s’était laissé tomber sur une ottomane et s’abandonnait dans des réflexions amères. Très irritable, ce prince, mou et voluptueux, ne possédait pas le ressort qu’il lui eût fallu pour se montrer homme après ses actes de colère. Ce fut dans cet état d’affaissement qu’il fut aperçu et salué par le Grand Marquis, escaladant la tour sur les épaules de Coeur-d’Amour. Ce fut aussi dans cette veule attitude que le trouva le capitaine de Bervic lorsqu’il vint lui apprendre que tous les abords de l’hôtel et de la tour de Nesle paraissaient être investis par la ribaudaille de la cour des Miracles et par les compagnies franches, au service du Balafré. -Mammouth? gémit le roi. Où est Mammouth? -Sire, répondit Bervic, dont le visage se contorsionna, - on sait combien le mage rouge lui était antipathique, -le seigneur Mammouth ne s’est pas encore présenté à la tour. -Le pleutre! Il me trahit! -Je n’oserais démentir Votre Majesté. Je l’en crois capable! Ce mécréant a le mauvais oeil! -Ah! Bervic! Bervic! Faites armer mes gentilshommes!... Mon cousin de Guise doit avoir de mauvaises intentions!... Par la messe! nous lui revaudrons cela, quelque jour!... » Que la porte de la tour soit fermée, capitaine, et que mes gardes se fassent tuer jusqu’au dernier avant de laisser arriver à moi qui que ce soit!... À part Mammouth, pourtant... Ah! le coquin! -Sire, j’y vais!... Bervic jouait de malheur. Quand il voulut ressortir avec ses gardes de la chambre où il venait de faire armer les mignons, il dut constater qu’il était pris au piège. Tandis que Coeur-d’Amour et Fiamma, descendus de la plate-forme, s’en allaient vers l’hôtel, le Grand Marquis avait, extérieurement, barricadé la porte et mis ses apôtres en faction... Près d’une demi-heure s’était passée. Deux hommes se trouvaient en présence dans le foyer de la danse: le roi et le Grand Marquis. Le premier, dont la crise avait pris fin, restait nonchalamment étendu sur les coussins. Le second, le chapeau à la main et respectueusement immobile, laissait errer son regard attristé sur le visage peint de celui qui représentait, pour son loyalisme, l’unique majesté du pouvoir souverain. Sa mémoire lui rappelant le jeune duc d’Anjou, il s’efforçait en vain de retrouver dans cette taille voûtée, dans ce regard morne, sur cette figure flétrie par les excès, l’ancienne et simple beauté du prince. Non, il n’avait devant lui qu’une poupée, embellie par un vernissage savant. Avec sa chevelure bouclée et pommadée, sa barbe taillée en fer de lance, les crocs de sa moustache galamment gaufrés, Henri ne faisait honneur qu’au pinceau du juif vénitien. De son côté, le roi examinait du coin de l’oeil la haute stature de Villeneuve-Marsan. Il détaillait avec une sorte d’ironique pitié ses rides, ses cheveux blanchissants, traces indélébiles d’une vieillesse prématurée due à sa longue captivité. -Marquis, dit-il tout à coup, tu ne saurais croire combien l’annonce de ta mort m’a mis en peine! -Vous avez un grand coeur, sire! prononça l’époux de Marie avec componction. -Un grand coeur, ma foi, je le crois comme toi. Tout est grand chez moi: le coeur, l’esprit, le courage et le reste; c’est une grâce d’état!... Te souviens-tu des leçons d’armes que tu me donnais... J’avais pour toi de l’amitié... Quelle idée fut la tienne de moisir si longuement à Vincennes? -Le roi aurait-il voulu me voir rompre mon ban et désobéir à la reine? -À madame ma mère? Oh! pour cela, oui; la plaisanterie m’eût amusé... J’aurais bien été te chercher si je m’étais souvenu de toi... -Votre Majesté avait de plus absorbantes occupations? -Des bals, des soupers, des processions, des essayages, des choix de parfums et de cosmétiques... Vois-tu! Villeneuve, il faut avoir une santé de fer pour être roi. -Que Dieu vous conserve, sire. -Il me le doit, par le Saint-Esprit!... Qui donc lui ferait brûler autant de gros cierges?... Or çà, marquis, puisque te voici, -et ce n’est pas toi que je m’attendais à voir! -me diras-tu pour quelle raison tu t’es décidé à t’échapper du donjon, après dix ans d’hésitation? Le Grand Marquis passa la main sur son front et prononça sourdement: -Seigneur roi, je pensais n’avoir qu’à défendre mon sang... on m’avait fait savoir que madame la reine... -Parles-tu de Louise de Lorraine? -Je parle de la mère de Votre Majesté... -C’est bien différent! Elle et toi vous êtes en délicatesse... Poursuis. -On m’avait fait savoir, dans ma prison, que Mme Catherine entendait, avec ou sans mon consentement, faire épouser ma fille Solange par un gentilhomme taré... -Est-elle belle, ta fille? M. de Villeneuve-Marsan baissa la voix: -Elle est morte, sire! -Brr! frissonna Henri, ton histoire manque de gaieté... L’as-tu donc tuée? -Oh! -Dame! les féodaux agissaient ainsi et tu es un homme de fer, toi!... Alors le gentilhomme en question serait-il pour quelque chose dans cet accident? -Il fut le meurtrier! -Par la messe! En quel temps vivons-nous?... Un fiancé occire sa fiancée!... Je ferai justice!... Dis-moi son nom? -À votre cour, sire, on le nomme Roland de Savoie- Nemours! Henri de Valois se redressa d’un bond. -Que dis-tu? Roland?... Madame ma mère voulait unir, à une femme! le premier gentilhomme de ma chambre?... Malepeste! cherche-t-on à m’isoler?... J’y mettrai bon ordre! Sa colère cherchait à renaître. Le Grand Marquis y coupa court en jetant comme une douche: -Votre Majesté a été odieusement trompée... Celui qui s’affuble de ce nom est un imposteur! un être infâme! -Oh! oh! l’accusation est grave! On m’a déjà conté quelque chose de semblable!... Qui donc?... Ah! c’est Mammouth!... Que fait-il, celui-là?... Ami, ta douleur te fait aller trop loin!... Passons!... » À l’instant, tu as dit: «Je pensais n’avoir à défendre que mon sang...» Rêves-tu de le venger, ou as-tu quelque autre projet en tête?... Le Grand Marquis prit un temps; il cherchait ses mots, comme s’il eût craint d’effrayer son interlocuteur. -Sire, prononça-t-il enfin, en croyant ne travailler que pour moi, en accumulant durant quarante-huit heures des prodiges d’astuce et de ruse, en me faisant passer pour le mendiant Gaulfarault, prince régnant de la cour des Miracles, j’ai, par hasard, surpris les secrets d’une double, d’une triple conspiration contre la sûreté du trône! -Guise, n’est-ce pas? -Monseigneur de Guise a mis ses reîtres allemands et ses Espagnols tout autour des logis de Nesle! Henri pâlit sous son fard: -C’est donc pour ce soir?... Bien m’en a pris de rester ici. La tour est solide, et Bervic veille aux portes! Le Grand Marquis désigna du doigt le plafond: -M. de Bervic est enfermé là-haut avec vos gentilshommes et vos gardes, Majesté. Un traître aurait pu se trouver parmi eux... J’ai préféré les mettre à l’abri d’une tentation et ne confier le soin de votre sécurité qu’à des hommes éprouvés: mes apôtres! -Oui-dà! tes apôtres? répéta le roi ébahi. Ah! tu me fais garder par des hommes à toi, ami Jacques? Par la sainte Patène! madame ma mère avait de bonnes raisons pour te laisser moisir au donjon. À peine évadé, tu as déjà travaillé comme un diable contre sa politique. Je serais même très peu surpris si l’on venait m’annoncer que tu es pour quelque chose dans la disparition de Villequier et dans l’absence prolongée de mon mage. -Celui que Votre Majesté nomme son mage, prononça gravement Villeneuve, s’est fait le metteur en scène et l’acteur d’une coupable comédie... -Je sais, je sais!... interrompit Henri, effrayé. Cette macabre fantasmagorie de ton cadavre, prédisant l’avenir au moyen des yeux, n’était qu’un jeu trompeur, puisque tu es vivant... Comment es-tu sorti de la peau du chien? -S’il plaît à Votre Majesté, je n’ai jamais habité cette peau... -Alors, qui contenait-elle? -Un jeune gentilhomme du nom de du Gaz. -Jan! mon officier de bouche! la première victime de cet infernal bretteur du Pré-aux-Clercs!... Quelle plaisante aventure!... Vrai, marquis, j’ai fort envie de te nommer ma gazette ordinaire... Le noble Villeneuve était pâle et tenait la main appuyée sur sa poitrine. -T’ai-je froissé? demanda le roi en le regardant. En fait de gazette vivante, crois-le bien, tu ne saurais prétendre à la première place. En cela comme en tout, nul ne pourrait m’égaler. J’improvise, je compose, je parle avec une élégance unique! Sa figure exprimait un légitime orgueil. Il mit ses mains en éventail pour ajouter plus bas: -Pierre de l’Estoile me jalouse et l’abbé de Brantôme me voudrait copier! Le Grand Marquis put enfin répondre: -Que Votre Majesté se tranquillise, elle n’a pu m’offenser. Mais, pour parvenir jusqu’à elle, sans entrer en lutte avec les troupes disposées dans les alentours, pour surprendre la garde qui se serait opposée à mon passage, il m’a fallu adopter une route si périlleuse que mes blessures se sont rouvertes. -Tes blessures?... Quelles blessures? -Celles qui me furent faites par les assassins apostés sous ma meurtrière, dans la cour du donjon de Vincennes. -Pauvre ami, je prévois une histoire. Tu me la débiteras dans un moment plus opportun... Tu parlais d’une route difficile... Aurais-tu fait un trou de taupe sous ces vieilles murailles? -Non, sire, mes compagnons et moi nous avons escaladé la tour. -La tour! répéta Henri stupéfait. La tour de Nesle!... Tu as fait cela, toi, marquis?... Et pourquoi, pour venir m’annoncer que je suis entouré de traîtres? -Pour mettre mon épée au service de votre personne royale; pour opposer ma poitrine aux poignards des conspirateurs... -Bravo! Mais mon cousin de Guise est redoutable! -Moins que les autres, sire. Je puis l’appeler en champ clos!... Les autres, ceux qui travaillent sous le masque, sont bien plus à craindre... D’abord, le bandit Coeur- Volant, connu de vous sous le nom de Nemours... Ensuite un être révolté parce qu’il a beaucoup souffert, et terrible parce qu’il est audacieux, persévérant et fort! -Quel est celui-là? -Le comte Jacques d’Armagnac! -Oh! un galérien! S’il vit encore, comment pourrait-il être reçu à ma cour? -Il y vit, seigneur roi; il la domine! Il vous conseille! c’est tout à la fois Abou-Nadarah, l’astrologue de madame Catherine; Salem-Kébir, le physicien de votre chancelier, et Mammouth-le-Rouge, votre mage! Cette révélation extraordinaire parut atterrer Henri de Valois. Un instant il demeura sans voix. Puis, ses sourcils se froncèrent. Il croisa son péplum de soie sur sa poitrine nue et marmotta, tandis qu’un vague reflet de virilité s’allumait dans son regard: -Je soupçonnais ce musulman de ne pas être aussi païen qu’il voulait le paraître... Oh! comme il s’est bien joué de moi! Il est presque aussi odieux que le Balafré. » Écoute, Jacques, la grande manie de ces gens-là est de me vouloir tonsurer pour se mettre à ma place... Pensent- ils qu’elle soit sans épines cette couronne tréflée que Dieu lui-même mit sur mon front? » Certes, si je n’écoutais que mon propre écoeurement ma vengeance serait belle de les laisser s’entre-dévorer pour aller moi-même, comme Charles-Quint, goûter le repos du cloître. -Mais le peuple, sire? -C’est lui qui m’arrête! fit Henri, qui fut pris soudain d’un bâillement. Le peuple! par la messe! Le peuple a mis sa confiance en moi; je me dois au peuple... c’est clair!... Aussi ai-je l’intention de garder la couronne, non pour moi... pour lui!... Il m’aime... Je processionne et je danse pour le distraire. La pensée de Valois tournait. -Attention! dit-il en arrachant sa main au noble visiteur qui la voulait baiser, tu vas délayer les pâtes du signor Amilcar!... Dis-moi, au donjon de Vincennes, n’entendis- tu jamais parler de mes ballets? -Non, avoua Villeneuve-Marsan. -Je te plains! ces distractions, grâce à moi sont moins fades qu’autrefois... Ainsi, à la dernière réception de Fontainebleau, sais-tu quelles ballerines je fis évoluer? -Souffrez que je m’en excuse, sire, je l’ignore. -Les plus beaux gentilshommes de ma cour!... Est-ce assez piquant?... Eh bien! j’avais promis une seconde exhibition pour ce soir... Tant pis pour les méchants drôles... Ils en seront privés! À un bruit venant de l’antichambre, Henri s’arrêta court. -Mammouth! murmura-t-il avec dépit; je reconnais son pas... De quel visage le recevrais-je, maintenant?... Je dois l’éviter! Il pirouetta sur ses talons et, se rapprochant de son visiteur: -Dans le temps, fit-il en confidence, tu passais pour être un fameux compagnon, ami Jacques. Malgré tes blessures, tu dois avoir encore l’esprit prompt, la main preste, et l’épée pesante!... Es-tu disposé à pratiquer ta devise? -Pour le service de mon souverain, je suis prêt à tout! -Plus bas, malheureux! le païen à l’oreille fine... Tout conspire autour de moi! On va jusqu’à profiter de ma complaisante tendresse envers les bourgeois et les marchands, ces représentants du peuple, pour me claquemurer et chercher à me prendre, hors du Louvre. » Par le Saint-Esprit! À qui puis-je me fier? Ma mère m’espionne et veut me voler mes amis; Villequier me desservait en flattant mes défauts, et ce mécréant de Mammouth -qu’il soit Armagnac ou serviteur du Prophète! - s’est formellement moqué de moi en prêtant la main à cette révolte! » Pourquoi tant d’animosité?... On m’accuse, je le sais, de fuir la compagnie des dames et de... tu m’entends? -Sire, balbutia le marquis, rougissant. -Bien, bien! ton rigorisme aurait grand tort de s’effaroucher. Ta conscience est austère, ton esprit timoré; mais aux rois, mon vieux compagnon, Dieu passe bien des peccadilles. C’est le moins qu’il puisse faire!... Et puis, entre nous, chacun sa nature. François Ier, mon aïeul, pêchait en d’autres eaux. Avait- il raison? Ai-je tort? Entre nous, son aventure avec la belle Ferronnière n’était point pour encourager! » Veux-tu la place du grand chancelier? Villeneuve riposta: -Entre la France et Votre Majesté, est-il donc besoin d’un intermédiaire? -Déjà la reculade! soupira Henri. Tu redoutes de porter la chape de plomb du pouvoir. Tu vas me dire, je connais l’antienne: pour régner, le roi doit administrer, légiférer, aimer, châtier, tout faire!... Par la sainte patène! vous êtes plaisants, vous autres, et je voudrais vous y voir! Il marcha vers la porte de l’antichambre, derrière laquelle s’entendait un bruit de discussion. -Qui as-tu mis là? demanda-t-il en se retournant vers son visiteur. -Deux jeunes gens qui se feront tuer s’il le faut, sire: Gualbert et Silvain Peyragude. -Mon ours rouge va te les manger! ricana Henri en traversant la pièce. Il appela: -Saauli? D’Embly? Le seigneur Amilcar et Thomas Artus se montrèrent sur le seuil de la toilette ouverte. -Préparez mon pourpoint, mes chausses et le reste, dit Henri; le ballet sera pour une autre occasion. Puis, revenant vers M. de Villeneuve, il demanda en le regardant au fond des yeux: -Veux-tu te charger d’expédier Armagnac? Le Grand Marquis se sentit pâlir. -Sire, balbutia-t-il, il vous suffira de dire à votre sujet: disparais! et il s’éloignera pour ne plus revenir. -Tu me parais nourrir de fâcheuses illusions, mon pauvre ami. Ton ancien compagnon s’est fait musulman pour mieux trahir... Si tu ne veux te charger du triple relaps, c’est donc que tu pactises avec lui... Ta devise, Villeneuve! souviens-toi de ta devise! -À tout! répondit le Grand Marquis en se redressant. À tout! pour Dieu et pour le roi! Le Valois, satisfait d’avoir été compris, sourit malicieusement. En passant le seuil de sa toilette, il mit un doigt sur ses lèvres et recommanda: -Mon brave compagnon, je te donne le mécréant, il possède des charmes et tu agiras sagement en faisant un signe de croix sur ton épée... Je commence à avoir froid dans cette légère tunique... À tout! tu sais... À tout! et à bientôt! Quand Henri de Valois eut disparu, une larme brûlante roula sur les joues du Grand Marquis. Cet homme de bronze pliait sous une immense lassitude: il avait honte! XIII JACQUES D’ARMAGNAC. Un instant, il resta indécis, comme écrasé. Un cliquetis de fer s’étant fait entendre dans l’antichambre, dominant les rumeurs indistinctes qui montaient du dehors, le Grand Marquis redressa sa haute taille et marcha résolument vers la porte que défendaient ses serviteurs. Il l’ouvrit d’une main ferme en commandant à haute voix: -Gualbert! Silvain!... Écartez-vous!... Laissez passer! Son intervention arrivait à point pour sauver les deux jeunes gens d’une mort certaine, car celui qui voulait forcer le passage était un terrible lutteur qui, bien que sans armes apparentes, possédait de redoutables moyens. En effet, c’était Mammouth-le-Rouge, et, tout comme Salem-Kébir, le mage du roi disposait de ces mortelles ampoules de verre qu’il suffisait de briser sur le nez d’un ennemi pour le tuer. Or, sans se servir de la sarbacane, que le corps à corps rendait inutilisable, Mammouth-le-Rouge se préparait à projeter à la main deux petites bulles d’apparence inoffensive. L’ordre donné par M. de Villeneuve arrêta son geste. Il repoussa les deux Peyragude d’un geste large, franchit le seuil, referma la porte et, sans hésitation, il rejeta en arrière les plis de sa cagoule écarlate. Alors apparut en pleine lumière ce visage altier et rayonnant d’intelligence que nous vîmes déjà dans les gorges de l’Anti-Liban, dans le laboratoire de la maison maudite, et dans le cabinet de Villequier, au Louvre, durant la nuit des évocations. C’était Bar-Cobral, le voyageur rencontré en Syrie par Coeur-d’Amour, le magicien forcené qui, s’incarnant sous trois noms différents, s’était fait le Deus ex machina de la cour de France. Par exemple, sur ce visage où se lisait ordinairement une résolution farouche, il y avait alors comme un voile de doute, et sur la rayonnante ardeur de son insoutenable regard passait, en ombre crépusculaire, le suaire du scepticisme. M. de Villeneuve contemplait cet homme étrange avec une émotion extraordinaire. Son coeur battait à se rompre; son âme passait dans son regard. -Seigneur comte, put-il enfin prononcer, depuis plus de vingt ans, le sort nous avait séparés... En deux jours, pour la seconde fois, nous nous retrouvons en présence... Dois-je en remercier Dieu? -C’est trop tôt, de deux heures! répondit l’autre d’une voix sombre. Moi j’en accuse la fatalité! -Jacques! -Jacques! Ils s’étaient aimés si longtemps! leurs paupières se mouillèrent, leurs bras s’ouvrirent. Ils tombèrent sur la poitrine l’un de l’autre. Un instant, la gorge oppressée par une émotion intense, ils demeurèrent sans voix, coeur contre coeur, se pressant, s’étreignant, les bras agités, les lèvres fiévreuses. Ils étaient grands tous deux, nobles, fiers et robustes. L’âge et les cheveux grisonnants, loin d’enlever une parcelle de leur force, les auréolait, au contraire, car ils possédaient, en plus de la hardiesse combattive et réfléchie, une intelligence à toute épreuve. Les chaos d’une existence bien différente, mais pareillement prodigue en souffrances, nimbaient leurs fronts d’une gravité réfléchie. Ils avaient un caractère égal, un coeur inaltérable, une volonté que rien ne pouvait rebuter. Et, dernier trait de ressemblance entre eux, une mélancolie jumelle animait leurs regards; car si Villeneuve-Marsan souffrait de la mort de sa fille encore plus que de ses blessures, Jacques d’Armagnac, presque parvenu au but vers lequel il tendait depuis des années, supportait le contre-coup des efforts incessants, des inquiétudes, des ruses, des fatigues qui avaient enfiévré ses nuits et ses jours. En somme, au temps des longues épées et des grandes audaces, ces rivaux de science, ces jumeaux de vaillance auraient pu se mesurer avec avantage contre les plus héroïques chevaliers. Ils étaient lions tous deux: Villeneuve, lion fatigué d’un trop long sommeil; Armagnac, lion à la griffe gantée de velours et qui s’était appris à hurler avec les loups, pour mieux rugir un jour. Qu’allait-il résulter de leur réunion au milieu de la tourbe d’homunculus fainéants et jouisseurs ameutés autour de la monarchie? Selon qu’il serait dessiné dans un sens ou dans l’autre, un seul de leurs gestes devait écraser la fourmilière, nettoyer ces écuries d’Augias ou pulvériser le trône. Les deux anciens frères d’armes et d’études demeurèrent longtemps enlacés. Ils avaient peur de précipiter le réveil de leur présente illusion. Devant leurs yeux humides repassait tout un monde de lointains et si heureux souvenirs: leurs ébats d’enfants, leurs rivalités studieuses, leurs espoirs, leurs joies, leurs amours... Leurs amours!... À se regarder, à remuer en silence les cendres du passé, ils croyaient respirer ce subtil parfum qui fait encore aimer les angoisses envolées. Le premier, le comte d’Armagnac -il n’y a plus à celer le nom véritable du prolifique mécréant, -s’arracha à l’étreinte et dit: -Jacques, je te remercie d’avoir eu confiance en mon message un peu incohérent. Ta femme et ta fille sont aux côtés de la reine Louise, c’est-à-dire à l’abri de toute éventualité, car la reine est Guise autant que Valois. -J’avais confiance en toi, répondit le Grand Marquis, Marie ne pouvait avoir un meilleur protecteur. -La Villeneuve de même! -L’enfant qui accompagne la marquise n’est pas ma fille. -Pas ta fille, cette blondinette? -Elle fut ma providence à Vincennes et, bien que bohémienne, j’ai pris la résolution de l’adopter. Armagnac le regarda avec stupeur. -Vrai Dieu! murmura-t-il. Une Bohême celle-là? Quelle ironie!... Si son visage n’est pas un blasphème, elle est Villeneuve autant que fille puisse l’être, j’en fais le serment! -Ghislaine, ma fillette blonde, me fut volée! -Le ciel te la rendra! Puis, redevenant soudain sombre, le comte reprit, d’une voix mal assurée: -En voyant cette belle enfant, mes yeux se sont troublés, mon coeur s’est mis à battre la chamade. Blanche de Vertu était ainsi lorsque je la vis pour la première fois... J’étais un coureur d’aventures, un impertinent papillon... Son regard arrêta mon vol... Pour toujours, son sourire m’enchaîna! » Nous étions trois frères, t’en souviens-tu? et elles étaient trois soeurs. Si terribles que furent vos épreuves à Marie et à toi, peuvent-elles être comparées à celles de François de Balzac et aux miennes?... François vécut enfermé seize années avec la dépouille de Verveine de Nattier, sa fiancée... » Moi, Jacques, plus martyrisé que lui, s’il est possible, ayant tout perdu de Blanche, le coeur et le corps, je me suis condamné à vivre près d’elle, sous le linceul des chers souvenirs d’antan... Ma mémoire ne dort jamais!... Je revois éternellement le passé... C’est effroyable et c’est délicieux!... » Depuis dix-neuf ans, pas une femme n’a pu me ravir à Blanche... Mes lèvres gardent l’âcre parfum de son dernier baiser... J’ai vécu sous un linceul, te dis-je... et, la femme que j’aimais étant morte, je suis resté, je reste son amant! Villeneuve-Marsan frémissait à l’entendre. Il croyait avoir épuisé la coupe des souffrances humaines, mais, à se comparer à celui-là, maintenant, il s’extasiait sur son bonheur. -Mon bon Jacques, reprit l’homme rouge, -le comte d’Armagnac conservait forcément le burnous écarlate du mage, -les temps sont venus! La Tour de Nesle, témoin de tant de crimes, avait été choisie par moi pour servir d’autel à la plus prodigieuse manifestation d’humanité qui se puisse rêver... Mais ta présence en cette chambre, aux lieu et place du roi que j’y venais chercher pour le sauver des Guise, me démontre que les meilleurs peuvent faire, sans le soupçonner, la partie des plus mauvais. -Si tu es contre Guise, riposta le Grand Marquis, nous combattrons côte à côte, Jacques. -Tais-toi! tais-toi... Nous sommes aux deux pôles et tu ne saurais me comprendre sans de longues explications... Ah! laisse-moi une minute de rêverie... Je viens de revoir Marie, qui était la meilleure amie de ma Blanche, et cette vue a fait resurgir en moi la théorie plaintive des heures disparues... » Comme la marquise, Jacques, comme ton épouse, Blanche était mère, et à travers l’admirable beauté de Marie, j’ai cru voir l’adorable sourire de ma chère idole... » Oh! tu vas me traiter d’infâme, de fou!... Je voudrais l’être... J’ignorerais ma souffrance!... Peu après la mort de sa mère, j’ai retrouvé mon fils, je pouvais le reprendre... Je ne l’ai pas voulu... Je blasphémais Dieu dont l’ironique bonté laissait vivre cet enfant alors que ma sainte n’était plus, ma perte était consommée! » Après dix-sept ans, quand je l’ai revu, ce garçon, que mon regard avait suivi de loin, perdu, puis retrouvé... mon coeur ne s’est ému que parce qu’il ressemblait à Blanche!... Rien en moi n’a tressailli, rien que la douloureuse fibre du souvenir!... Et, l’âme égarée, furieux de retrouver sur ce noble jeune homme les traits qui font mon inguérissable supplice, je me disposais à l’abandonner à lui-même, pour jamais, lorsque Blanche m’est apparue... » Elle m’apparaît souvent... Nous sommes si près l’un de l’autre... Son coeur n’est point resté dans son corps, sous la croix du petit cimetière de Barbotan; il s’est évadé, il est venu rejoindre le mien... Rien ne les séparera plus. » Blanche est donc venue et m’a dit: «Défends-le! Rends- lui son nom!... Il te faut démasquer et anéantir l’Homme au visage volé!» -L’homme au visage volé? redit le Grand Marquis. -C’est une sombre et démoniaque histoire, Jacques. Avant mon mariage avec Blanche, j’eus pour maîtresse une gipsy nommée Phtah. Quelques heures avant l’abominable attentat qui réduisit en cendres le château d’Astaffort et ses habitants, cette nomade effrontée m’avait annoncé que son fils -le mien, affirmait-elle -succéderait à tous mes biens et titres au détriment du fils de Blanche... -Je comprends, mon pauvre Jacques. Je connais l’homme au visage volé! -Prends garde! Si tu te trompais! Si tu confondais le faux avec le vrai. -Croix du Christ! Ce m’est impossible. Le voleur est un immonde bandit qui m’a tué Solange... -Solange? -Et Bernard d’Arma, le vivant portrait de ton adorée, qui porte ta devise et jette ton cri, est mon sauveur, mon ami, mon fils! -Ton fils! Ah! Dieu soit loué! Blanche me pardonnera! Des larmes brûlantes inondèrent le visage bronzé du comte d’Armagnac. -Jacques! s’écria-t-il. Je n’avais pas pleuré depuis l’épouvantable nuit d’Astaffort. Et je viens d’invoquer le nom de Dieu, pour la première fois depuis dix-neuf ans!... Il y a des destinées... Il y a aussi des présages... Si l’espoir de toute ma vie avorte, au moins mon intolérable deuil touche à son terme... Je le sais!... » Écoute, je te disais à l’instant: Blanche me visite! Blanche me soutient dans la tâche que je me suis imposée!... Ce soir, un peu avant de venir ici, vaincu par la fatigue, une somnolence m’a pris... Ma sainte s’est penchée sur moi: elle souriait à travers ses larmes; ses lèvres incolores s’agitaient, ses bras se tendaient en avant... J’ai compris; elle voulait me dire: Viens!... De ses deux mains glacées il couvrit ses yeux et sa poitrine laissa échapper un rauque gémissement. Villeneuve-Marsan le soutint, car ses jambes fléchissaient. -Jacques, supplia-t-il; les cris de ta détresse m’enlèvent tout courage... sois fort, têtebleu!... et cesse d’insulter la chère disparue en opposant sa mémoire aux mouvements de ton coeur... Tu te mens à toi-même... tu aimes ton fils! -Mon fils! prononça le comte d’une voix brisée. Oui, je suis un être égoïste, un père dénaturé... Mais tu me remplaceras et feras mieux... Écoute, Jacques... Ai-je appris cela au moyen de la science ou en ai-je été averti, de là-haut, par ma bien-aimée? Toujours est-il que je sais ceci: Ta fille... -Ma fille adoptive? interrogea le Marquis. -Oui... puisque tu t’obstines à la croire étrangère à ton sang... ta fille adoptive a été providentiellement rencontrée par le fils de Blanche... -Je le sais... sans se l’avouer, Bernard aime Gloriette et Gloriette, nature primesautière, ne sait point dissimuler son tendre sentiment pour lui... Lorsque j’aurai pu rendre l’usage de la parole à cette enfant... -Lui rendre l’usage de la parole? s’effara le comte. Crois-tu ce miracle possible? -Par elle, je te savais vivant et veillant sur moi! -Comment? -En l’hypnotisant!... Muette à l’état de veille, sous l’empire du sommeil somnambulique, elle parle! -Ah! s’écria Jacques d’Armagnac avec admiration; tu es mon maître par la puissance du fluide... Et puisque tu as formé le dessein, dans la noblesse de ton coeur, de rapprocher ces deux enfants, pour perpétuer la fraternité de nos études, de nos armes et de nos amours, je te bénis! Ils s’embrassèrent encore. -Par le saint suaire! s’écria Villeneuve en reculant, sommes-nous des femmes? Assez d’attendrissement!... Le roi m’a donné mission de t’entendre... Que venais-tu dire au roi? Le comte d’Armagnac s’étira, développant toute la richesse de sa taille: Sous la broussaille de ses sourcils froncés, deux braises s’allumèrent. -C’est vrai, dit-il, l’heure passe et la révolte va rompre les digues!... Je venais, cette fois, vers le roi, non en mécréant prêt à jouer de l’enfantine crédulité qu’il sait avoir inspirée, mais en sujet fidèle... Je voulais dépouiller devant lui mon théâtral burnous musulman, lui dire mon nom, mettre à son service ma science des hommes et le pouvoir dont je puis disposer. -Comte, je vous approuve, fit gravement le Grand Marquis. Je dirai donc à Sa Majesté que vous venez lui faire votre soumission? -Attendez!... Il y a une réserve! -Croix du Christ, je cesse de vous comprendre, seigneur comte; on ne discute pas avec le roi. -Même pour sauver le royaume, seigneur marquis? -Le royaume ou le roi, c’est tout un! -Alors, pour venir en aide au roi. -Fi! comte. Je ne vois rien de moins loyal que d’offrir sa foi sous condition. On doit croire sans restriction, si l’on est chrétien, et sans restriction, on doit se dévouer au roi, si on a l’âme haute... Si vous voulez servir la France, servez le roi, car le roi, c’est la France! Un sourire sarcastique plissa la lèvre de Jacques d’Armagnac. Il secoua la tête en murmurant: -Seigneur, les ennemis de la France seraient aises si ce que vous décidez pouvait être. Il suffisait alors d’une baguette de Tarquin pour effacer son nom de la carte du monde. Moi, j’aime trop ma patrie pour ne lui vouloir qu’une seule tête! -Comte, la dialectique n’est point mon fort. Je me contente de défendre les institutions divines. Henri de Valois est roi par la grâce de Dieu. -Le croyez-vous vraiment, seigneur marquis?... Alors, je vous demande de m’indiquer en quel lieu se trouve le témoignage exprimé de cette volonté éternelle... Et d’abord, dans le fouillis des religions qui se disputent l’âme humaine, quelle est la vraie? -Hérétique! -Pardon! je crois en Dieu! mais ses ministres sont trop divisés pour que j’ose choisir entre eux... Franchement, le Bolonais Hugues Buoncompagni, celui qui règne à Rome sous le nom de Grégoire XIII et qui fit célébrer des fêtes à l’occasion des massacres de la Saint-Barthélemy, est-il bien le représentant sur la terre de Jésus le Bon Pasteur?... » Croyez-moi, toutes les convictions religieuses sont respectables et Dieu saura toujours reconnaître les siens, qu’ils soient calvinistes ou catholiques... » La France s’énerve... elle sert de champ clos à des luttes fraternelles, dont la foi est le prétexte mensonger... Dieu s’en émeut-il? Non! Sa foudre reste en repos... Le maître du ciel ne protestant pas, pourquoi le souverain d’un modeste royaume terrestre, se substituerait-il à lui? » À vingt-six ans qu’il a, le roi Henri, entouré de mauvais conseils et ne rêvant que plaisirs, est autant dire en état de cécité: OEdipe avait Antigone! Pour diriger les pas de notre aveugle, il faudrait l’oeil clairvoyant d’un homme intègre. Voilà ma réserve! Le silence se fit. Par la meurtrière entre-bâillée, la rafale apportait ou refoulait les bruits montant de la rue et du terre-plein. Truands, Allemands et Espagnols achevaient de souper à la belle étoile et commençaient à s’impatienter de la longueur de leur faction. Dans l’antichambre, les deux frères Peyragude marchaient en devisant, et, au-dessus, le plafond pliait sous une sorte de galop. Vraisemblablement, gardes et mignons avaient organisé un branle-gai pour railler les apôtres par lesquels ils avaient été traîtreusement enfermés. -Qui se croit clairvoyant pèche par orgueil! répondit enfin le Grand Marquis. Qui se flatte d’être probe, sait mal se défendre contre la corruption. Une bouffée de fierté blessée fit monter le sang aux pommettes de Jacques d’Armagnac. -Serait-ce dit pour moi? demanda-t-il. -Ne le croyez point! riposta vivement Villeneuve. Je vous sais franc, donc sans arrière-pensée. Mais je redoute les mentors, seigneur comte. Diriger le roi ce serait tenir sa place! -Ainsi l’ai-je décidé! avoua l’homme rouge. -C’est trop discuter à vide, déclara Villeneuve en se rapprochant de l’ottomane. Permettez que je m’assoie, seigneur; le sang perdu me donne des éblouissements! Il se laissa tomber sur les coussins en terminant d’un ton grave. -Maintenant, vous plairait-il enfin de m’apprendre ce que vous entendiez dire au roi? -Oui, bien! répondit le comte en s’asseyant auprès de lui. Cependant, avant de te prendre pour juge de mes actions, je dois me faire connaître tout entier... Tu n’as rien de caché, toi; ta devise impérieuse te dirige; elle tranche du dogme, elle est claire comme la lame d’une épée. À tout! C’est le bandeau du loyalisme mis sur tes yeux. Sans passions, tu suis la route frayée par ces deux mots sublimement fous! » Moi, je n’ai pu rester cantonné dans un dévouement étroit, irréfléchi... Cur non? (Pourquoi non?)... Il me fallait examiner, peser le bien ou le mal... lutter! batailler pour le faible contre le fort... pour la délivrance du serf et l’écrasement de l’ancien esprit féodal... C’est ce besoin de guerroyer dans le camp des petits qui me fit fonder, en Gascogne, la redoutable association des Mécontents. » Notre évolution humanitaire grandissait de jour en jour et allait bientôt contre-balancer la puissance de Catherine de Médicis, lorsque je fus anéanti par le plus affreux coup du sort qui se puisse imaginer. » Tu as entendu parler de cette nuit où, revenant d’Auch, je vis la plaine éclairée par une torche immense: mon château d’Astaffort brûlait. Mes serviteurs, passés au fil de l’épée, étaient tous morts. Je dus parcourir la fournaise transformée en charnier, car des monceaux de cadavres y fumaient; mais il me fut impossible de retrouver la trace de ma femme et de mon fils, dont les corps avaient dû être précipités par les assassins dans les caves du Gers! Le Grand Marquis prit les mains du comte et les pressa avec force en disant: -Frère, Dieu t’aime!... Il t’avertissait! -Je ne veux pas être aimé de la sorte! grinça Jacques d’Armagnac. Le Dieu de Torquemada, cruel, sauvage et sourd aux souffrances, ressemble trop à l’irascible Çiva des idolâtres de l’Inde pour être confondu avec la toute compatissante victime du Calvaire!... » Persuadé que l’infâme Italienne avait seule pu diriger le bras des meurtriers incendiaires (beaucoup plus tard seulement, les menaces de Phtah Mansour devaient me revenir à la mémoire), je jurai la vendetta! » Il serait trop long de rapporter mon histoire, qui est quelque peu semblable à la tienne, Jacques; seulement, si tu as été emprisonné pendant dix années, voilà plus de dix-neuf ans que je passe pour mort, moi, et suis rayé de la liste des vivants... Rayé à ce point qu’on n’a pas craint de faire marché de mon nom et de distribuer mon héritage... » ... Pris les armes à la main, lors du massacre de Vassy, on me fit l’affront de m’accorder la vie sauve et de m’envoyer ramer sur les galères... Une nuit, je m’enfuis à la nage. J’avais aperçu une balancelle... Je voulais revenir me venger... » Encore une fois, le hasard devait m’être contraire... La balancelle appartenait aux pirates du dey d’Alger... Pris par les barbaresques, et réduit en esclavage, il me fallut attendre et souffrir longtemps... Enfin, je fus libéré, par mon maître, dont je venais de sauver la fille et qui s’était plu à reconnaître en moi un grand taleb... Mais la route du retour fut accidentée de naufrages, et je ne touchai à la terre de France qu’après avoir parcouru plus de la moitié de l’univers. » Ma science s’était accrue, au cours de ces voyages; mon physique s’était modifié. En foulant le sol de ma patrie où régnait toujours mon ennemie derrière le fantoche malade de Charles IX, j’eus idée, bête fauve poursuivie et rusée, de me déguiser en Africain. » Je pris le nom de Bar-Cobral et dissimulai mon visage à la façon musulmane. » Seul, tout seul! sans parents, je n’en avais plus! sans amis, mes anciens compagnons pouvaient-ils me reconnaître? Je refis le pèlerinage d’Astaffort et de ses environs... À Barbotan, mon attention fut attirée sur un campement d’Égyptiens installés tout contre le mur du petit cimetière de ce village perdu au milieu des montagnes du Béarn... Si c’était là la tribu de Phtah? pensai-je... Je me raillai d’avoir eu cette idée et, presque sans le vouloir, je franchis la porte ouverte du silencieux champ de repos. » Là, soudain, mon coeur reçut un grand coup... Un enfant priait sur une tombe abandonnée. Cet enfant avait le propre visage de Blanche. Était-ce le fils de ma sainte?... » L’âme en déroute, le cerveau troublé, je le laissai s’éloigner et je vins lire l’inscription de la croix. Cette inscription disait: À la morte inconnue... Plus de doutes! Blanche, ma Blanche adorée avait pu sauver son fils... était venue mourir là... Elle reposait sous cette terre froide! » Mes genoux fléchirent!... Je priai, je pleurai, j’aurais voulu fouiller le sol et m’y coucher auprès de l’endormie... Non, c’eût été trahir Blanche, renoncer à ma haine! » Je sortis du cimetière pour aller à la recherche du jeune garçon, mon fils!... » Au dehors, une nouvelle douleur m’attendait, une nouvelle surprise aussi. Le campement des bohémiens avait disparu... le village était en rumeur parce que les nomades s’étaient enfuis en enlevant le fils adoptif d’un vigneron nommé Gourdin, -mon Bernard, sans doute! -et en oubliant une pauvre petite fille de leur tribu... » Les vignerons ne parlaient rien moins que de brûler cette petite païenne... Je m’y opposai, je la pris avec moi et me lançai à la poursuite des ravisseurs... Hélas! Je ne pus les rejoindre, ils avaient franchi la mer avec leur prisonnier. » Je revins en arrière, en compagnie de Fiamma, -c’est le nom que je donnai à Fatima, la petite hérétique, -qui devait désormais partager ma vie errante et mes fatigues. » Fiamma était intelligente et imbue des sciences ténébreuses de sa race. Son voisinage continuel, son babil divinatoire me communiquèrent une idée extraordinaire. Je résolus, mettant en pratique les études sur le magnétisme que nous fîmes ensemble, de l’associer à ma haine en en faisant une voyante. » Le premier essai réussit à merveille; j’avais du fluide, elle était le sujet rêvé. Désormais, avec son aide, je pouvais faire croire qu’il m’était possible d’arracher aux esprits les redoutables secrets de l’avenir. Je possédais une arme merveilleuse et, sachant qu’à la cour plus qu’ailleurs on a la passion de vouloir franchir les limites de la nature, ma voyante et moi nous prîmes la route de Paris. » Eh bien! tu le croiras si tu veux, Jacques, à marcher par les campagnes désolées, à traverser les villes ruinées par la guerre civile, à coudoyer ce bon peuple si malheureux, si saigné, si ruiné par les disputes des grands, dont les victoires et les défaites lui sont également onéreuses; à voir toute cette misère supportée par des innocents, ma haine se mourait peu à peu et je n’eus bientôt plus qu’une pensée: sauver la France accablée sous le joug. » Aux Indes, à Mysore, j’ai pu voir la veuve du rajah monter souriante et résignée sur le bûcher qui va la consumer vivante en même temps que son époux. On chante autour d’elle; on la couvre de fleurs. La victime regarde le ciel tandis que les bayadères dansent échevelées et que les brahmanes allument le foyer purificateur qui doit tout réduire en cendres! » Ainsi va la France, Jacques; ainsi monte au bûcher notre belle patrie... Veuve éplorée de la splendide lignée de ses vaillants rois; glorieuse en sa parure de deuil, elle se laisse dévorer lentement... » L’arme de la rédemption du peuple fut bientôt célèbre à la cour. Comme Dieu, Bar-Cobral avait trouvé le joint de sa puissance, car le jour même, et presque à la même heure, trois païens devenaient les maîtres des maîtres du royaume chrétien. Abou-Nadarah remplaça l’astrologue Ruggieri auprès de Catherine de Médicis; Salem-Kébir fut, avec Villequier, un distillateur de philtres amoureux et un médecin; quant à Mammouth-le-Rouge, il prit sur l’esprit du roi l’empire le plus absolu. » Sous le burnous des trois mécréants veillait l’oeil de Jacques d’Armagnac, l’évadé des galères. » Or, peux-tu penser, Jacques, peux-tu penser que le comte d’Armagnac, devenu si puissant, oubliait son meilleur ami enfermé dans le donjon de Vincennes?... Non, il voulait le délivrer. Il veillait sur lui d’une façon occulte... Il l’a même fait savoir à la noble Marie de Villeneuve... -Quoi? interrompit le Grand Marquis. Qu’as-tu fait savoir à mon épouse? -Un soir, pendant l’une de mes randonnées à travers le royaume, -j’allais en Orient, où la présence de mon fils m’avait été involontairement signalée par l’homme au visage volé, -un soir, donc, les archers de M. l’abbé de Monflanquin nous capturèrent, Fiamma et moi, et nous firent enfermer dans ton château de Bonaguil. Bien entendu, je n’attendis pas le jour pour brûler la politesse aux archers et quitter la cage; mais, avant de m’éloigner, pour reconnaître son hospitalité, je fis porter à la marquise, par Fiamma, un papier sur lequel j’avais tracé quatre mots latins... -Ces mots, quels étaient-ils? -Spes unica! Cur non? -Je comprends, murmura M. de Villeneuve avec émoi. Ta devise signait une parole d’espérance... Tu songeais à moi? -Oui, ta délivrance était décrétée, résolue, certaine; mais l’heure n’en devait sonner qu’après la réussite de mes projets... -Je suis donc sorti à ton insu et malgré toi? -À mon insu et malgré moi... c’est vrai!... -Sais-tu bien qui m’a aidé à rompre ma chaîne? -Je le sais!... Ta fille et mon fils! Plus bas, il redit encore: -Il y a des destinées!... La fatalité régit le monde! -Jacques, le musulman domine en toi! Le comte haussa les épaules et reprit: -Seigneur marquis, vous ne pouvez avoir la moindre idée de ce qu’est cette cour. Mon oeuvre ténébreuse d’assainissement avançait. Je savais tout! du moins j’en avais la conviction. Hélas! confiance orgueilleuse! Un seul homme peut-il suivre les pullulantes intrigues qui se nouent, s’enchevêtrent et s’embrouillent sur les gradins pourris d’un trône vacillant? » Dans la fange débordant autour de moi, je surveillais le gros requin sans me méfier de la murène carnassière, ma vieille ennemie, pourtant. Aussi n’ai-je rien su de l’habile, subtile et merveilleuse perfidie de Catherine, qui, pour priver Henri de son mignon préféré, voulait du même coup te faire assassiner et donner la Villeneuve, ta fille, au bandit qui porte indûment mon nom, au fils de Phtah Mansour, à l’homme au visage volé! » Marquis, ta sortie prématurée du donjon me fit perdre la tête... Je devinais que, sitôt libre, Villeneuve- Marsan agirait... Je voulus précipiter l’action, faire enlever le roi... Insensé que j’étais!... Tu étais avant moi, hier, dans la rue Saint-Antoine, et ce que j’avais craint de tous temps se produisit. » Mon fils se détourna de moi pour t’écouter! » Armagnac sauva le roi qu’Armagnac voulait enlever! Le comte se tut. XIV COMBAT DE LIONS. Les rumeurs de la rue s’étaient éteintes. M. de Villeneuve connaissait ce temps d’accalmie qui précède le déchaînement de la tempête aux époques d’effervescences populaires, comme aux heures où les éléments semblent se recueillir avant d’entrer en conflagration. -L’heure presse, murmura-t-il. Le résumé de tout ceci? Mais d’Armagnac ne répondit point, il frémissait de tous ses membres et tendait l’oreille vers un chant lamentable qui s’élevait au dehors, dans le calme imposant gardé par la multitude, naguère si bruyante. Ce chant disait: Mon petit enfant, Où s’en est allée Ton âme envolée?... -Cette voix! s’écria l’homme rouge, dont la pâleur était effrayante. Jacques, cette voix est celle... -D’une démente vénérée par tous les ribauds! coupa le Grand Marquis. Son compagnon voulut se lever et aller voir à la fenêtre. Il l’arrêta en faisant peser sa main sur son épaule. -Je la vois partout! gémit le comte dont l’oeil était trouble, comme égaré. Partout je crois entendre sa voix!... C’est encore un signe!... Blanche! Blanche!... Me suis-je trompé?... Pardonnes-tu à tes bourreaux, pauvre victime?... -Seigneur, interrompit froidement le délégué du roi. Pas de faux-fuyants!... Revenez à vous... Nous traitons une question sérieuse... Qu’eussiez-vous fait en ce lieu si Villeneuve-Marsan ne s’était trouvé là? Par un effort de volonté, Jacques d’Armagnac dompta la douleur qui l’étreignait intus et in cute. Il se retrouva soudain le grand et laborieux lutteur qu’il avait toujours été. -En temps ordinaire, répondit-il, un souverain est fait pour régner, non pour gouverner; mais le cas présent est encore plus épineux. Comme Charles VI, Henri de Valois n’est pas en mesure d’administrer ses propriétés; il est en quelque sorte en état de minorité... -Oh! oh! qu’allez-vous oser? -Or, à tout roi mineur, termina sans hésiter le comte, à tout être incapable de gestion, la sagesse de nos lois impose un protecteur! Le visage de l’ancien captif se colora violemment. -Eh! voici de la franchise, seigneur comte, mais aussi du cynisme ambitieux... Vous voulez mettre le roi en lisière? Croix du Christ! Je vous comprends... Qui n’envierait d’être le tuteur? -Moi! riposta Jacques d’Armagnac avec une dédaigneuse froideur. Vous m’avez déjà entendu dire: La vue des souffrances du peuple a détruit ma haine!... J’ajouterai donc simplement ceci: Si j’avais dû avoir quelques velléités d’ambition, les fâcheux exemples donnés par la noblesse eussent suffi à m’en guérir à tout jamais! » Je ne veux rien pour moi... vous m’entendez bien: rien!... Si je voulais me jeter aux genoux du roi, c’était afin de pouvoir lui dire: Sire, je supplie en grâce Votre Majesté de défendre la France en se défendant elle-même!... Vous êtes surveillé et trompé par votre mère; en butte aux compétitions suspectes de vos cousins, volé par vos ministres, raillé par vos favoris, trahi par tous!... Sire, les guerres de religion font de votre royaume une vaste nécropole; vos sujets sont sur le point de vous haïr, ils se massacrent entre eux et l’étranger fourbit ses armes pour anéantir les derniers! -Bien cela! avoua le Grand Marquis. C’est juste! c’est contrôlé! Mais le roi vous eût répondu, seigneur comte: Je n’ignore rien de ce que vous croyez m’apprendre. Quelqu’un vous a devancé et m’a tenu pareil langage! -Ce quelqu’un, seigneur marquis, en signalant la maladie, apportait-il le moyen de guérison? -Non, j’en fais l’aveu. -Moi, je l’apportais. Il ne sert à rien de montrer le siège de la souffrance si le remède n’est à portée... » Seigneur, puisque vous représentez le roi, je vais vous parler comme si je parlais à sa personne... La perfidie de votre entourage s’est complu à ne rien vous laisser connaître des affaires... La féodalité, ressuscitée en pleine monarchie, dévore le meilleur de votre domaine... Les grands sont impudents, lâches et féroces. Il est indispensable de les frapper ou de les museler, lorsqu’il en est temps encore, car leurs exactions et leurs violences finiront par déchaîner la colère de cette bête timide qu’on nomme le peuple... » Gare au mouton enragé!... Le peuple n’est plus un enfant; il prend de l’âge, il sent pousser ses dents... » De tous côtés, les étrangers vous enserrent: d’une part Elisabeth d’Angleterre et les luthériens d’Allemagne se liguent contre vous; de l’autre, sous le prétexte de vous défendre, Philippe II fait cause commune avec les Guises, prépare l’invincible Armada qu’il veut envoyer contre les Îles, dit-on, mais qui pourrait bien s’arrêter sur nos côtes. Il vous ceinture par l’Espagne, l’Italie et les Pays-Bas, d’où l’impitoyable duc d’Albe peut faire un saut jusqu’en votre capitale. Philippe, ce «démon du Midi», ne dit-il pas déjà: «Ma bonne ville de Paris?» -Par le divin suaire! le beau-frère du roi de France oserait?... -Que n’ose-t-il pas!... J’achève... La terre tremble... Les têtes couronnées ne sont point à l’abri des funestes destins... Marie Stuart, veuve de François II de Valois, est enfermée au château de Sheffield depuis neuf ans et peut-être, l’odieuse Tudor donnera-t-elle sa tête au bourreau!... Soyez énergique, sire, qu’une rafale de votre souverain vouloir fasse place nette, chasse la hurlante meute des traîtres... Vous le pouvez... vous le devez... Après cela vous resterez encore en présence de vos ennemis du dehors... Ils sont puissants, ils sont nombreux... Pour les combattre, il faut auprès de vous un homme dévoué et fort... Le Grand Marquis se mit debout. Il avait eu quelque peine à écouter, sans l’interrompre, cette longue plaidoirie, dont le but lui semblait trop visiblement intéressé. -Quel désir immodéré du pouvoir! murmura-t-il en élevant les bras. Quelle rage d’ambition vous guide? Les lèvres du comte se plissèrent imperceptiblement. Dans ses yeux passa un calme sourire. -Encore? prononça-t-il en hochant la tête. Je croyais vous avoir démontré la sincérité de mes affirmations: ni haineux, ni avide d’honneurs! Et vous me soupçonnez toujours de prêcher pour moi?... Vous pensez, je le devine; vous pensez: quel autre pourrait être l’homme indispensable proposé par Jacques d’Armagnac, sinon Jacques d’Armagnac en personne?... » Seigneur marquis, vous nagez dans l’erreur... » Non, rien pour moi, rien! je le répète... Dans ma pensée, le sauveur de la royauté qui doit être proposé au roi c’est l’homme de coeur et d’énergie qu’il faut pour accomplir mon oeuvre! Je n’en connais qu’un seul qui soit assez grand, assez pur, assez digne, et celui-là, c’est vous, seigneur. C’est vous, Jacques, marquis de Villeneuve-Marsan. Le Grand Marquis demeura tout d’abord comme frappé de stupeur, le souffle court, l’oeil largement ouvert et peignant une sorte d’épouvante. On eût dit qu’un choc formidable venait de l’atteindre en pleine poitrine. Enfin il poussa un profond soupir et murmura en détournant les yeux: -Croix du Christ! suis-je devant le diable?... Les quarante jours d’abstinence qui marquent la tentation du Saint Sauveur sont en cours. Veux-tu essayer sur moi pareille épreuve, tentateur? À son tour le comte se leva et vint poser ses deux mains sur les épaules de son ami. -Cela, tu ne peux le croire, dit-il en le couvrant d’un regard profond. Je t’ai prouvé qu’aucune idée malsaine ne souillait mon coeur... À ton tour, Jacques, à ton tour de me prouver qu’une fierté mal comprise ne saurait faire tomber son brouillard entre le miroir de ta belle âme et la vérité que je t’apporte... La patrie, Jacques, la patrie t’appelle... Vas-tu boucher tes oreilles et refuser d’écouter sa voix... Sans cesser d’être l’ami du roi, sois le bon fils de la terre qui te vit naître... Pense aux millions de gens opprimés qui sont tes compatriotes, qui sont tes frères... Sois Français! L’émotion de Villeneuve était intense. Sa poitrine lui faisait mal, chaque soubresaut de son coeur tiraillait l’étoffe de sa chemise, que collait, contre sa peau, le sang répandu par ses blessures lors de l’escalade. À son tour, lui aussi, il prit le comte par les épaules et l’attira pour le presser entre ses bras. -Jacques, fit-il. Tu veux jouer au révolté, quand, au fond, tu n’as point cessé d’être dévoué au trône, d’aimer son légitime possesseur? -Certes! Jacques... Cependant, ajouta à mi-voix l’homme rouge, pour moi, rien ne saurait passer devant le culte de la patrie! Le Grand Marquis n’avait entendu que le premier mot. -Ah! combien cette affirmation enlève à la dureté de tes précédentes paroles! s’écria-t-il attendri. De notre entente ou de notre discussion doivent découler les futures résolutions... Je te connais assez pour ne pas douter de ceci: pour t’être si fort avancé, c’est que tu savais aller à coup sûr!... » Sois franc! Tu n’aurais pas fait au roi ce long plaidoyer, si tu ne te savais appuyé par de nombreux et puissants partisans?... Quels sont tes compagnons et leurs moyens d’action?... » Guise est en bas... Nous allons peut-être tomber en son pouvoir... Que vas-tu lui opposer?... Disposes-tu d’une armée, toi qui viens offrir ta médiation ou ton aide? Tout en posant ces questions précises, M. de Villeneuve enveloppait son ancien frère d’armes d’un regard chargé d’anxiété. Celui-ci laissa échapper un soupir découragé et murmura entre ses dents: -Le fruit mûrira... l’arbre a de la vigueur... mais je suis seul encore à savoir apprécier la splendide récolte qu’il promet... Ainsi, cet homme, ce vaillant coeur, enfermé dans l’étroitesse de ses idées de serf loyal, se refuse à me comprendre... Pour lui, qu’est la France? Un mot!... L’humanité tout entière?... Peu de chose!... Il ne voit que le roi!... Il ne songé qu’au roi... Ex nihilo, nihil!... J’avais espéré mieux! » Seigneur, reprit-il en élevant le ton, avant votre incarcération, les malcontents représentaient déjà une faction imposante. -Une faction! répéta le marquis en reculant d’un pas. -Dans les esprits d’une nation pressurée et malheureuse, seigneur, les idées de liberté sont lentes à germer; mais une fois la graine au creux du sillon, laissez faire le temps, la pluie et le soleil, même si le cultivateur ne s’en mêle, chaque grain produira un épi et chaque épi décuplera la semaille... » J’avais ensemencé avant d’être pris à Vassy; quand je suis revenu, après bien des années, je fus stupéfait de trouver une moisson dont la richesse me fit peur... » Les mécontents ne se peuvent plus dénombrer. Ils sont partout: en haut comme en bas, dans le ruisseau, sous l’humble chaume, dans les hôtels nobles, dans l’Université, dans le Parlement, parmi les soldats, les capitaines et jusque sur les marches du trône... Vous avez cru dépasser le possible en me demandant: «Disposes- tu d’une armée...» Je fais mieux... -Mieux? -Je commande à un peuple! -Vous commandez? -Sans contrôle! Le Grand Marquis sentit un frisson lui courir à fleur de peau. Ses paupières se joignirent, il ne voulait point laisser deviner le combat qui se livrait en lui. -Jacques, fit-il enfin d’une voix qu’agitait un tremblement nerveux; s’il te reste un vestige de notre ancienne amitié, renonce à tes projets!... Renonces-y, je t’en prie, je t’en supplie, au nom du divin Sauveur... au nom de ton fils et de ma fille adoptive, qui doivent s’aimer... au nom, oui, au nom de Blanche, ton adorée... Gentilhomme, ne sois point prévaricateur... garde-toi de toucher au roi!... » Oh! tu as vu juste, trop juste, hélas! Le monde galope vers de nouvelles destinées... Le peuple commence à prendre conscience de sa force... Crois-moi, si j’étais sur le trône, j’aurais hâte de supprimer les intermédiaires et ne voudrais m’appuyer que sur ceux qui, dans leur humble condition, forment le tronc et les bras de la nation... » Mais tes mécontents, malheureux! tes mécontents sont la lie de toutes les classes... Ils ne sont ni nobles, ni bourgeois, ni vilains; ils sont mécontents; c’est tout dire... Je sais que tu me comprends, que tu as honte d’avoir à diriger une telle tourbe, puissante pour le mal seulement... » Jacques, le peuple ne peut pas être avec toi; le vrai peuple est bon; s’il grandit, c’est avec calme et en dissimulant sa souffrance... » Jacques, ne touche pas au roi!... n’assombris pas l’avenir en cherchant à ternir un prestige!... Le sceptre, c’est l’arche sainte, n’y touches pas, tu serais parricide! M. de Villeneuve s’arrêta; sa voix s’étranglait. D’un tour de main, il essuya la sueur qui inondait son front et, remarquant quelle émotion faisait naître sur le visage de son auditeur la débordante passion de sa parole, il reprit en joignant les mains: -Sur l’honneur! je vois tout ce que tu m’as dit... De loin comme de près tu m’as toujours aimé, et si tu me voulais laisser dans ma prison quelques heures de plus c’était uniquement pour m’en tirer frais et dispos, une fois le danger passé... Tu voulais être l’épée, le fléau du destin, mais ta sollicitude avait songé à faire de moi le bon guérisseur des plaies ouvertes par la lutte civile. » Jacques, sois béni d’avoir eu cette pensée: de m’avoir assigné ce rôle de médecin. Si je ne m’étais trouvé délivré qu’après la victoire des tiens sur la royauté, résigné, je me serais appliqué à guérir... Mais, par le Dieu vivant! cette honte m’est épargnée; car la bataille n’ayant pas encore été livrée, moi, libre et debout, elle n’aura point lieu... » Oh! ne fronces pas les sourcils, Jacques. Je ne menace ni ne commande... S’il s’est trouvé dans mes paroles quelque chose qui ait pu te blesser, je le rétracte... Je n’impose rien, j’implore... Tu es la force et je crois être la raison; c’est donc à moi de m’humilier, de solliciter, de pleurer... Il allait se laisser tomber sur les genoux; le comte le retint d’une main vigoureuse. -Pas cela! murmura-t-il en rougissant. -Non? Alors, je t’obéis... mais je t’adresse une humble prière, Jacques, moralement, je suis prosterné à tes pieds... Reviens à nous... Souviens-toi de tes pères qui luttèrent pour le roi contre les Bourguignons... Tu promis au fils de François Ier d’être fidèle! -J’ai promis à la patrie d’être son chevalier! balbutia le comte. -Engagé envers le roi, vous ne pouviez le faire. -Vous l’avez dit vous-même, seigneur, le roi n’est qu’un principe, un commencement, une origine... Je m’étais donné à la source... La vie, en m’entraînant, m’a fait connaître le fleuve qui la suit... La France saccagée et mon coeur endeuillé se compriment... Pour vivre loin de Blanche, il me fallait une âme soeur qui ne pût pas être sa rivale... Je jurai ma foi à la terre natale. » Seigneur marquis, serment d’amour est au-dessus de tout! La France est ma seule maîtresse!... Pour le coup, M. de Villeneuve releva la tête. Puisqu’il ne pouvait rien obtenir par la prière, il allait donc prendre une attitude mieux en rapport avec la mission acceptée par lui. -Comte d’Armagnac, prononça-t-il sur le ton qu’aurait pu prendre un juge. Je vous soupçonne fort d’avoir été l’instigateur de cette fête au logis de Nesle, pour tenter d’obtenir par l’intimidation ce que d’autres veulent avoir par la force... » Le roi ayant commis la faute d’écouter vos conseils et se trouvant isolé, vous veniez, déroulant l’un des plis de votre manteau, lui faire l’offre d’une paix insultante... » Passons sur l’amère ironie, seigneur, et dépliez, je vous prie, l’autre côté, celui qui doit contenir le casus belli? À son tour, l’homme rouge baissait les yeux. Il s’efforçait de se contenir. Son visage, naguère illuminé d’un éclair prophétique, portait maintenant le reflet d’une préoccupation navrante. Les sourcils du Grand Marquis se rejoignirent, creusant au milieu de son front un pli profond. -Tout ultimatum sous-entend une provocation, reprit-il avec éclat. Veuillez me dire où il nous faudra aller nous faire tuer, car, au nom de Sa Majesté, je relève le gant! La poitrine du comte rendit une plainte rauque. -Jacques, cria-t-il, tu fais oeuvre de mauvais sujet en forçant ton seigneur et maître à descendre dans la lice où sombrerait la monarchie! Il esquissa un mouvement vers la porte de la toilette. -Le roi ne parlerait pas comme toi... Il me comprendrait, lui... Laisse-moi passer? -Tu ne passeras pas! répondit Villeneuve en se campant devant lui. Je suis ici par ordre du roi et pour le roi! L’autre n’essaya point de tourner l’obstacle ou de l’écarter; ses yeux étaient secs, mais le découragement l’envahissait. D’une voix basse, grave et triste, il prononça: -J’espérais parvenir au but sans effusion de sang. Que celui qui sera versé vous soit léger, seigneur! L’oeil du Grand Marquis flamba soudain. -Croix du Christ! tu vas donc rougir tes mains, toi, Jacques d’Armagnac?... Quel sang veux-tu tirer? -Jacques! Jacques! En grâce, réfléchis, raisonne... Tu es seul contre Guise, contre moi, contre une multitude... Quelle résistance essayer?... Ce serait une boucherie!... Aie compassion de ton souverain! -Ma compassion va toute vers toi, Jacques, pauvre égaré!... Vous êtes innombrables et je suis seul... Qu’importe!... Fallût-il frapper pendant des heures, des jours, des années, je frapperai sans relâche!... Dieu soutiendra mon bras, en fera un fléau d’extermination pour anéantir l’exécrable race des Amalécites et des traîtres!... » Tu pleures?... Moi aussi!... Oh! je ne pleure pas sur moi, Jacques, je pense à toi!... Jamais je ne t’ai tant aimé!... Ma peine et mon amour tiennent des sentiments qui durent agiter Brutus, lorsqu’il fit exécuter ses fils, conspirateurs... » Tu es mon frère de coeur et je te maudis!... Tu es le seul homme que j’aurais toujours voulu chérir, et je juge ta mort nécessaire!... Allons, parle: où doit-on se battre? Le comte, par un effort violent, dompta ses derniers scrupules. Sa patience était à bout. -Je crois avoir bien agi, déclara-t-il; ne t’en prends qu’à toi-même de ce qui pourra arriver... L’heure va sonner... Le lieu choisi est cette tour... Avant de donner le signal, Jacques, laisse-moi t’embrasser une dernière fois? -Bien volontiers! fit le marquis. Il l’étreignit avec une puissance incomparable. Soudain, le comte tressaillit et chercha à se dégager. Il lui avait semblé entendre une voix étrange murmurer tout contre son oreille: -Les tiens attendent le signal?... tu dois le leur donner?... Si tu n’y allais pas?... Or la poigne du géant qui avait lutté seul et sans armes contre les assassins envoyés par Catherine, la poigne du Grand Marquis était comme un étau de fer. Toute l’énergie déployée par Armagnac pour échapper à son étreinte ne réussit qu’à en accentuer la pression. -Est-ce une perfidie? balbutia-t-il. De toi, je ne puis le croire! -Et tu as raison!... Mon nom est synonyme d’honneur!... Mais tu as eu tort de m’indiquer ton heure et ton lieu, Jacques... La provocation vient de toi... Je t’ai dit: J’accepte!... Les tiens peuvent attendre, car j’en appelle au jugement de Dieu! Il desserra brusquement son bras et tira son épée... -Comte, dit-il, si tu n’as qu’un poignard, voici des glaives! Son doigt tendu désigna une panoplie. Celui dont le pouvoir magique avait fait trembler la cour restait sur place, indécis; un violent combat se livrait en lui. -Jacques, prononça-t-il enfin, tandis qu’un afflux de sang cordait les veines de son cou: ceux qui sont avec moi ont des sentiments élevés; s’ils veulent la grandeur de la patrie, le roi n’a rien à craindre d’eux... Par exemple, tu le sais, les Espagnols et les Allemands des Guises ne seront pas aussi tendres... Ne me retiens pas si tu veux voir les miens opposer leurs poitrines aux poignards des assassins d’Henri de Valois! -Ce serait encore une capitulation, c’est-à-dire une honte! riposta le vieux loyaliste en secouant la tête. Henri peut tomber, non déchoir!... Ta main s’est compromise... ton âme est devenue celle d’un complot!... Le roi sauvé par toi, soutenu par ton épée, qui s’est ternie, ce serait la chute de la royauté... Moi vivant, pareille infamie ne sera point commise... Les autres me trouveront devant eux comme tu me trouves... Nul ne passera... J’ai promis et je suis prêt À tout! Sans un mot, le comte s’en fut vers le trophée d’armes, en décrocha une vieille épée damasquinée et revint au marquis. Tous deux se regardèrent et se comprirent. Ils s’aimaient, mais ils avaient chacun une indéracinable et contraire conviction. Ils s’aimaient et s’estimaient à leur juste valeur. Une dernière fois ils se joignirent et s’accolèrent. Une dernière fois leurs vaillants coeurs confondirent leurs battements désordonnés. Puis ils se séparèrent et se signèrent gravement. -Jacques, que Dieu juge entre nous! -Que Dieu juge! Les deux fers se froissèrent, rendant un aigre crissement. Entre ces hommes antiques, la lutte devait être gigantesque et sans merci. Pour chacun, le devoir était dans la mort de l’adversaire. Un gouffre les séparait: leurs croyances! Et la lourde main de la destinée, étreignant leur pensée, étouffait l’attendrissement qui les unissait sous l’étroite et multiple signification du mot le plus respecté, le moins défini: Honneur! Honneur du trône! Honneur de la nation! L’un pensait: -Pour la couronne! L’autre: -Sub lege libertas! Chevalier fidèle, Villeneuve-Marsan devait aller jusqu’au bout de sa tâche. L’homme qui était devant lui venait de blesser et de rabaisser ses plus chères idoles en parlant d’imposer une tutelle à Henri de Valois, en émettant des doutes sur la valeur du pontife de Rome et en jetant dans la balance, nouvelle épée de Brennus, ce seul mot: «PATRIE!» Cri retentissant! cri magique! qui le faisait frémir, parce qu’il en devinait l’incommensurable portée. De son côté, le comte d’Armagnac ne pouvait se laisser arrêter par cette barrière vivante qui se dressait inopinément entre lui et le but visé. Depuis l’affreuse mutilation de sa vie, toutes ses pensées, toutes ses actions avaient été dirigées vers son oeuvre. Et voici que son ami, son frère, aveugle avec obstination, lui faisait perdre un temps précieux et, sans vouloir s’en rendre compte, allait apporter l’aide de son bras à la sombre meute des traîtres, découplés par le duc de Guise. Il se devait de passer outre par tous moyens: il attaqua! Le Grand Marquis vit venir l’épée droit sur sa poitrine; il para sans broncher et, ripostant de pied ferme, envoya la pointe de sa rapière vers l’oeil droit du comte Jacques, qui n’évita le coup qu’en faisant un saut en arrière. Tous deux avaient pu voir Coeur-d’Amour à l’oeuvre, l’un dans la cour des Fournisseurs et l’autre sur le Pré-aux- Clercs; tous deux comprirent que la terrible botte de Spolto venait d’être involontairement esquissée. Ils s’arrêtèrent une seconde. Ils voulaient bien se tuer, mais non se défigurer. Leurs visages s’empourprèrent. Pas l’éborgnade entre eux! Non! pas l’éborgnade! L’acier grinça de nouveau. Ils allaient, se choquaient, s’éloignaient, revenaient. Lutte effroyable, acharnée, silencieuse. Ils étaient aussi vigoureux l’un que l’autre: pareil sang-froid et même adresse. Deux âmes stoïques; bras de fer! coeurs de lions! Deux regards brûlants, incisifs, insoutenables; deux regards d’aigles; et, dans ces yeux, l’annonce d’une intrépidité qui ne devait fléchir ni reculer. Hélas! ce duel fratricide, commandé par deux passions austères, devait se terminer par un triomphe sans joie et par une chute pleine de tristesse. Mais ces jeux d’épée galvanisent les muscles et, malgré soi, on est sujet à des entraînements prodigieux. Depuis deux minutes à peine, comte et marquis étaient aux prises, que déjà les rapières emballées, décuplant leurs chocs endiablés, encerclaient les deux antagonistes d’un bouquet d’étincelles. Les gorges sifflantes râlaient presque; derrière leur brouillard humide, les yeux brasillaient, la sueur coulait abondante, les cheveux coagulés s’agitaient en mèches vipérines, les pieds frappaient les dalles à coups redoublés et les mains fébriles multipliaient leurs impatientes contorsions. Par la fenêtre ouverte entrait un blafard rayon de lune. La tourmente apaisée, le firmament apparaissait tout constellé d’étoiles. Du bal lointain, arrivaient les accords adoucis d’une amoureuse pavane. Le Grand Marquis fut le premier à faire montre d’épuisement. Aucune nouvelle blessure, pourtant, mais ses anciennes suffisaient. Il saignait de partout, il suffoquait. -Jacques, cria le comte, Dieu est pour moi, car ma cause est sainte!... Livre-moi passage et tu vivras. -Va-t’en et je te laisserai vivre! riposta Villeneuve- Marsan, en accompagnant son dire d’une si galopante attaque que Jacques d’Armagnac dût rompre avec prestesse pour éviter d’être embroché. Furieux, rugissant de s’être laissé acculer, à son tour il chargea. Cette fois, le choc fut tel que, les épées s’étant mutuellement engagées entre la croisette et la coquille adverses, les deux lames se rompirent comme verre. Ensemble, les duellistes jetèrent les poignées devenues inutiles; ensemble, ils tirèrent leurs dagues. Nous l’avons déjà expliqué: à cette époque, le poignard était une arme de combat, on pouvait s’en servir sans déloyauté. Au dix-septième siècle on cessa d’en faire usage et si, transformé en couteau, la mode en est revenue, de nos jours, c’est seulement pour servir à la classe privilégiée des bandits. Les champions roulèrent vivement autour du bras gauche qui son manteau, qui son capuchon; ces vêtements pouvaient également servir de bouclier ou de cape. Puis, ramassés sur leurs jarrets, rasés, comme des fauves prêts à bondir, tortueusement, ils revinrent l’un vers l’autre. Le combat beau jusque-là, allait prendre une horrible tournure. Maintenant, Jacques de Villeneuve et Jacques d’Armagnac se touchaient, pied droit contre pied droit, poitrine contre poitrine; la buée de leur haleine se mêlait, la flamme magnétique de leurs yeux se croisait, confondant en un seul leurs éclairs. De son bras gauche, enveloppé du capuchon, le comte voulut écarter l’arme du marquis, tandis que son poing droit, lancé à toute volée, portait un coup foudroyant en plein coeur. La lutte eût pris fin sur cette phase rapide si l’évadé de Vincennes, prévoyant le coup et ne pouvant l’éviter autrement, ne s’était brusquement effacé en se baissant. Emporté par la violence de son geste et ne rencontrant rien devant lui, Armagnac passa au-dessus de l’épaule, fit un tour sur lui-même, et alla heurter rudement la muraille. Le Grand Marquis aurait pu le frapper alors. Il ne le fit point; il aurait eu honte de profiter d’un avantage. Mais, lorsque le comte, soudain redressé, revint sur lui en un élan exaspéré, il offrit son bouclier de drap au fer adverse et laissa retomber sa dague. La lame s’enfonça jusqu’à la garde dans le burnous rouge. M. de Villeneuve triomphait, cependant il poussa un soupir navré et manqua défaillir. Le poignard restait fixé dans la chair trouée de Jacques d’Armagnac, lui-même s’était laissé choir sur les genoux. S’il avait peine à se tenir, il gardait encore toute sa lucidité d’esprit et, mettant à profit le désespoir de son adversaire, malgré l’affreuse souffrance, il essaya de ramper vers la porte de l’antichambre. Villeneuve tourna autour de ce pauvre corps qui laissait derrière lui une traînée sanglante et, rouge lui-même, car le sang commençait à paraître sur son pourpoint, il vint se placer devant l’issue. Les deux mains sur la garde de sa dague, dont la lame cannelée fouillait son coeur, Armagnac implora: -Au nom de Marie, Jacques... Au nom de ce que tu as de plus cher au monde... Laisse-moi donner des ordres... Guise est là... l’homme au visage volé est avec lui... Je veux m’opposer à leurs desseins... -Non, Jacques, non, tu ne sortiras pas! répondit avec effort le Grand Marquis dont la pâleur était effrayante... Guise ne pourra rien où tu as échoué... Toi seul me faisais peur! Des larmes envahissaient ses yeux. -Tu as raison, Jacques, tu les vaux tous... Et si mon fils est avec toi... Cur non?... Valois n’a rien à craindre... Je vais mourir... Pourquoi pleurer? Sa voix s’affaiblissait, hoquetait déjà. Il poursuivit l’oeil irradié: -Mon deuil est terminé... Je vais rejoindre mon amour, ma Blanche... Elle me tend les bras... elle m’appelle... Sur ma part de paradis, Jacques... au moment de paraître devant le souverain juge... je l’atteste par serment... j’allais où l’honneur me commandait d’aller... Ma conscience est intacte! Instinctivement ses mains cherchaient à attirer vers son menton le bas de son burnous. L’agonie commençait. -Tu vivras, Jacques! Tu ne peux mourir ainsi! Je ne veux pas t’avoir tué! s’écria M. de Villeneuve en se laissant choir sur les genoux auprès de son ami. Quelque chose comme un sourire essaya de naître sur les lèvres décolorées du moribond. -Nous avons pris Dieu pour arbitre, murmura-t-il d’une voix faible comme un souffle; il s’est montré juste, car tu vaux mieux que moi... Ne pleure plus, Jacques... mon coeur labouré peut encore souffrir de ta peine... Ce qui est fait est bien fait... Je ne puis dire que je meure satisfait, ce serait mentir... J’avais fait le rêve d’être le Moïse du peuple français, de l’arracher à son servage, de lui donner une place libre au soleil. » Mais, ajouta-t-il avec accablement, le Seigneur rabaisse l’orgueilleux. À Moïse parvenu sur la cime de la montagne, il montra le pays de Chanaan et ne lui permit point d’en franchir la limite... À moi, il montre l’avenir: le peuple aura son jour de gloire... L’hymne de la liberté bouleversera l’univers stupéfait... Quand?... Pas demain!... » Jacques, mon ami, mon frère, il ne me faut plus à moi qu’un petit coin sous la terre paisible où Blanche s’est couchée, il y a dix-neuf ans... Tu seras le père de mon fils... Tu le connais... c’est l’aventureux éborgneur que l’on nomme Bernard d’Arma... Il est Armagnac-Savoie- Nemours, sur mon salut, je le jure!... Tu le donneras pour époux à ta fille... Ta fille... tu m’entends... -Ah! Jacques! mon vaillant, mon noble ami! sanglota Villeneuve-Marsan à bout de résistance... -Laisse-moi finir... Je n’en ai plus pour longtemps... de toutes façons!... Tu protégeras Fiamma... cette petite m’inquiète depuis quelques jours... Tu châtieras l’être ignoble qui porte mon nom... l’homme au visage volé!... Tu rendras ce nom à Bernard... Embrasse-moi! Décomposé par la douleur, le Grand Marquis le prit entre ses bras. Dans un suprême effort, d’une voix presque inintelligible, le blessé balbutia près de son oreille: -Henri de Guise ordonne l’assaut... je le vois, je l’entends... debout, chevalier du roi... Fais-toi aider par Armagnac... Pas moi... le nouveau... Il brandit l’épée de l’archange!... Ah! cache-lui comment est mort son père!... À toi!... À Blanche!... À Dieu!... Cur Non? Le Grand Marquis le sentit se raidir... Ce n’était plus qu’un cadavre. La porte de la toilette du roi s’ouvrit. -Entends-tu ce bruit, marquis. Ne dirait-on pas des cris de guerre? demanda la voix apeurée de Henri III... À propos qu’as-tu fait du mécréant? Il était revêtu de son costume d’apparat, et, debout sur le seuil, il jouait avec un nouveau bilboquet en bois des îles et tout incrusté de nacre. N’obtenant pas de réponse, il interrompit sa distraction et fit un pas à l’intérieur de la grande salle. Soudain, il eut un geste d’horreur et de stupeur. Il venait de voir cet effarant spectacle, Villeneuve-Marsan agenouillé sur les dalles au milieu d’une mare de sang et tenant embrassé le corps inanimé de Mammouth-le-Rouge. -Par le Saint-Esprit! demanda-t-il en reculant, que fais- tu là, marquis. Aurais-tu mis à mort mon mage?... Il devenait encombrant. Villeneuve-Marsan se redressa. Son visage était ravagé, décomposé. -Sire, dit-il en montrant le devant de son pourpoint sur lequel le sang se coagulait, Mme Catherine ne voulait prendre que ma vie. Pour Votre Majesté, je viens de m’arracher le coeur! XV DEUX CONTRE QUARANTE. «À mort!» avait crié le duc Roland en voyant Rémy Belleau tomber sans vie le crâne traversé par l’inexorable botte de Spolto, et les mignons du roi s’étaient mis en rang, l’épée haute, décidés à faire la fin de Coeur-d’Amour. Il est démontré que le salon de Coconas aurait été témoin d’une lutte sanglante si, à cet instant précis, Henri de Guise ne s’était montré sur le seuil de la porte en lançant cet ordre d’une voix rude: -Danger au roi, messieurs!... À la tour!... À la tour?... C’était comme l’alea jacta est du Balafré qui, changeant ses batteries, passait brusquement de l’attente à l’offensive. Il ne manquait point de raison très sérieuses pour agir de la sorte. Aux environs de minuit, constatant que le roi s’obstinait à demeurer invisible et comprenant que toutes les dispositions prises par lui pour s’emparer de sa personne, à la faveur d’un tumulte, pendant le ballet, devenaient illusoires, il avait dépêché Montluc aux informations. Et voici les nouvelles extraordinaires que le seigneur de Balagny était venu lui apporter: Le roi devait être retenu prisonnier dans la tour de Nesle par Mammouth-le-Rouge et par Gaulfarault, roi de Thunes auquel Mme Catherine avait octroyé le marquisat de Villeneuve-Marsan. Quel but visait cette association du mécréant imprenable et du chef des argotiers? Il était assez malaisé d’aller s’en rendre compte. Une formidable armée de truands entourait le pied de la tour, l’isolant de l’hôtel; mais il n’y avait aucun doute à garder sur la situation difficile de Henri de Valois privé de ses favoris et de ses gardes. Ceux-ci, en effet, faisaient des signaux de détresse à une fenêtre du troisième étage. Guise frémissait de rage en écoutant cela. -Un plan si bien élaboré, murmura-t-il... Vais-je passer auprès du but et le manquer?... Sang dieu! ce païen et ce goujat forment-ils le grain de sable contre lequel va trébucher la croix de Lorraine? -Un grain de sable? ricana la duchesse de Montpensier. En avant, mon frère! donnons l’assaut à la tour sous le prétexte de venir en aide au roi... Mes ciseaux ont faim de ses cheveux! -Justement, reprit Jean de Montluc en haussant les épaules. Vous avez parlé de vos ciseaux trop et trop haut, duchesse. Mme Catherine en a pris peur; elle passe présentement les ponts à la tête des archers écossais de Larchant et des régiments royaux hâtivement rassemblés. C’était vrai. Dans la soirée, mis au courant des derniers préparatifs de la conspiration par ses espions, le prévôt de Paris, M. d’Estouteville, s’était enfin décidé à prendre parti et, par l’entremise de Gaspard Mouvette, il avait pu obtenir d’être reçu à l’hôtel de Soissons. Là, coup sur coup, Catherine de Médicis avait appris de lui le récent danger auquel venait d’échapper le roi rue Saint-Antoine et le nouveau coup de main qui devait être tenté par les Guises, furieux du contre-temps. Oh! c’était simple: mis hors de garde et persuadé qu’il n’aurait à recueillir que des bravos, Henri II s’était livré de lui-même à ses ennemis. Eux allaient en profiter pour le tonsurer, le jeter dans un cloître et obtenir son abdication volontaire. Le Balafré serait élevé sur le trône à sa place; n’avait-il pas distribué les postes, désigné les chefs, pourvu chacun de ses partisans d’une charge ou d’un commandement? Affolée, la vieille reine intrigante s’était réveillée de sa torpeur. Elle accourait! On pouvait tout redouter de cette mère-louve, qui avait fait décapiter Montgomery, meurtrier involontaire de son époux qu’elle n’aimait point. C’est alors qu’Henri de Guise, prompt à prendre une décision, avait préféré remettre à plus tard la mort du jeune aventurier condamné par lui, en appelant ses épées à la rescousse. Son cri vida comme par enchantement le salon de Coconas. Tous, guisards et conservateurs, se précipitèrent sur ses pas à travers les trois salons où régnait déjà le plus affreux désarroi, pour s’élancer vers le maître escalier. Coeur-d’Amour allait les suivre. Fiamma le retint par le bras. -Notre chemin est différent, dit-elle. Chevalier, nous avons une voie plus rapide. -Peut-être!... Cependant, si ces maladroits allaient s’attaquer à Mme de Villeneuve? Ne dois-je pas être là pour la défendre? -Entre Louise de Lorraine et la femme du Grand Prévôt, elle ne court aucun danger. Bernard fit quelques pas en avant et reconnut la justesse de ce raisonnement. À la suite de Guise et de Roland, électrisés par Marie de Montpensier et par Catherine de Clèves, tous les jeunes gentilshommes et gens d’épée n’avaient fait qu’un saut jusqu’au grand dégagement. Plus de musique, plus d’animation. Seul le bruit des clameurs et l’éclat de quelques détonations venant du dehors. Du côté des bourgeois, la stupeur et l’effroi. Dans le salon bleu, par contre, un calme digne; Ambroise Paré, Brantôme et Ronsard demeurant seuls pour servir de garde à la corbeille de fleurs animées au milieu de laquelle la jeune reine continuait à tenir sa sérénité. Coeur-d’Amour, tranquillisé, revint sur ses pas. -Petite Fiamma, fit-il, le Grand Marquis et Gloriette doivent être quelque part dans la tour de Nesle... -Le maître doit y être aussi! -Bar-Cobral? -Bar-Cobral ou Sidi Salem... Il a juré de dicter au roi, ce soir même, ses conditions. -Mort de mes os! le noble Villeneuve ne m’a point paru d’humeur à permettre cela... Ils vont se nuire l’un à l’autre... Fiamma, il nous faut pénétrer dans la tour avant tous! -Nous y serions déjà, chevalier, s’il vous avait plu de m’écouter. Le prenant par la main, elle le fit passer dans les appartements d’Henriette de Clèves par le placard de mémoire macabre que nous avons précédemment décrit. Ensemble, ils descendirent le petit escalier. -Chevalier, quelle heure peut-il bien être? -Singulière question, ventrepape! Il est l’heure d’aller tailler des croupières aux masques malvoulants et gentils malandrins de cour... Allons! allons!... Pour soutenir le coup, les apôtres sont en trop petit nombre! -Les apôtres?... L’heure? Je voudrais connaître l’heure? -Vertudiable! Quelle entêtée!... Ma jolie, c’est l’heure du crime et des amours... Minuit! -Minuit! répéta la jeune fille costumée en japonaise. Vite! Vite! par ici. Au lieu de tourner à droite comme elle l’avait fait avec Gloriette, elle tourna sur la gauche. Coeur-d’Amour devait presque courir pour la garder à vue, tant elle marchait rapidement. Enfin, après avoir longé de nombreux corridors dont les murs épais ne laissaient transpirer aucun bruit, ils aboutirent sous la voûte d’une sorte de porche dallé au fond duquel se distinguait une massive fermeture de chêne clouté. Juste à cet instant, des coups frappés de l’autre côté de cette porte résonnèrent sous la voûte. -Qu’est cela? demanda Coeur-d’Amour surpris. -Chut!... Écoutez! Fiamma colla son oreille contre le bois du vantail; mais notre jeune aventurier n’eut point besoin de l’imiter pour entendre crier du dehors: -À tout! Fiamma possédait la clef de cette porte; comment se l’était-elle procurée? C’est ce que nous ne saurions dire. Toujours est-il qu’elle ouvrit sans plus tarder. -Ventrepape! gronda Coeur-d’Amour en sentant quelque chose de rude lui glisser entre les tibias. Quel est ce genre d’insecte? Il s’interrompit, croyant rêver. Dans les nouveaux arrivants, il venait de reconnaître Grain-de-Raison, Cortansio, l’écuyer de Bonaguil et le Grand Marquis. -Ah! monseigneur! s’écria-t-il en touchant sa toque. Ce geste resta inachevé, tant notre jeune homme fut estomaqué en s’avisant de la lamentable attitude du noble vieillard. Celui-ci avait les yeux rougis et répétait sur un ton larmoyant: -Drilles et cagous!... Où suis-je?... Où vais-je?... Où cours-je?... Animal de Gaspard Mouvette!... Dans quel guêpier m’a-t-il fait choir, le traître impur? -Ce trivial pleurnicheur ne se doit point confondre avec le Grand Marquis auquel vous pensez, expliqua Fiamma après avoir refermé la porte. C’est sa mauvaise caricature et son prisonnier... Surveillez-le, chevalier, et poussons en avant! Alors Bernard éclata de rire. Brusquement il venait de revivre son entrevue dans la chambre de la marquise et de comprendre qu’il s’était laissé jouer par le roi de l’argot, installé à l’hôtel de Villeneuve aux lieu et place du captif de Vincennes que Catherine de Médicis croyait avoir fait occire. On se remit en marche dans cet ordre: Fiamma devant, Cortansio et Gaulfarault, puis Coeur-d’Amour, autour duquel tournoyait Grain-de-Raison, fou de joie... * Cependant, la profonde douleur de M. de Villeneuve et la mort de son sorcier ne pouvaient bien longtemps affecter Henri III; il éprouvait beaucoup plus de peine à voir couler le sang de l’un de ses petits chiens que celui d’un chrétien. Il avait des répugnances de femme. Il détourna les yeux du corps, moins par crainte que par dégoût, et murmura: -Par la Sainte Messe! j’avais eu tort de donner pleins pouvoirs au païen; comme Louis de Villequier, il voulait en abuser! » Dis-moi, Jacques, ajouta-t-il en jetant sur son compagnon un coup d’oeil oblique, si tu l’as tué, -non sans mal; c’était un rude jouteur! -c’est sans doute pour te venger d’avoir été violenté par lui alors que tu faisais le mort dans la peau du chien? -Sire, répondit le Grand Marquis en hochant la tête, cette houppelande d’animal me fut destinée, mais je ne fus jamais enfermé dedans. -C’est vrai! tu as déjà dû me dire quelque chose de semblable... Le mécréant m’a donc traité avec un impardonnable sans-gêne!... Au fait, ne m’appris-tu pas aussi le nom du défunt ainsi profané? -Votre mémoire est excellente, sire. -Non pas! Rafraîchis-la donc, mon camarade? -C’était un jeune gentilhomme défunt que convoyait sur son mulet un gros gars du Béarn... -Du Gaz!... C’était du Gaz!... mon favori, qu’a meurtri ce gentillâtre dont la tête est à prix! M. de Villeneuve tressaillit et prononça avec effort: -Seigneur royal, pardonnez!... Vous lui devez la vie! -Que dis-tu?... Était-ce lui... rue Saint-Antoine? -C’était lui! -Par le Saint-Esprit! quelle poigne! -De plus, sire, il ne peut être le meurtrier de Jan du Gaz qui est vivant! -Au fait, c’est juste!... Il m’est apparu et a été la cause... Tout est singulièrement compliqué dans cette affaire! -Plus encore que ne le peut penser Votre Majesté!... Bernard d’Arma, celui que l’on nomme avec effroi l’Éborgneur, est comte d’Armagnac et duc de Savoie- Nemours... Sur mon honneur, c’est le fils légitime de Blanche de Vertu et de mon malheureux frère Jacques que voici!... De son doigt tendu, le noble marquis désignait le corps enveloppé de rouge, couché sur les dalles. Valois fit un pas en arrière. -L’Esprit Saint me soit en aide, dit-il, qu’est donc mon Nemours à moi? -Que Votre Majesté daigne m’écouter... Je le lui ai déjà fait entendre... L’autre n’est qu’un bohême d’Égypte, un bandit, un voleur!... Il s’est vendu au duc Henri de Guise... Judas, il veut livrer son maître... Écoutez!... Le bruit d’un vacarme confus montait des berges de la Seine. Les compagnies de secours, mises en route par la reine-mère, étaient encore loin; mais, sous la tour de Nesle, on se battait déjà... Coups d’arquebuses, crachements de tromblons, cris et blasphèmes... Les truands, inspirés par La Hoquette et par Divine-la-Folle, cherchaient vainement à défendre le passage. Ils étaient attaqués de tous côtés à la fois par les gentilshommes sortis de l’hôtel de Nesle, par les trabucaires espagnols, par les reîtres allemands. Fatalement, ils devaient être débordés. -Passage?... criait-on en bas. Place à Henri de Lorraine, qui vient sauver le roi! Valois avait entendu. Il fit un pas en arrière en demandant: -Me sauver?... De quoi?... Qui me menace? -Moi, sire, répondit le Grand Marquis en souriant tristement. -Toi, la loyauté même? -Je remercie Votre Majesté de ne point s’arrêter à cette infâme tactique... Il faut bien un motif pour permettre au duc de Guise de s’introduire, à main armée, chez son souverain... Par exemple, s’il y parvenait... moi mort... -Qu’adviendrait-il? -Vous auriez le choix entre l’abdication et le poignard, seigneur royal. Sans son fard, on aurait pu voir les joues du roi prendre une teinte ivoirine, comme celles de sa mère. -En sommes-nous là? gémit-il. -Croix du Christ! pas encore! affirma Villeneuve en redressant sa haute taille. Si, pour livrer Mlle de Villeneuve-Marsan au misérable qui porte titres, noms et visage volés, Mme Catherine m’a fait assassiner; si elle m’a substitué un malheureux truand qui me ressemble par la figure, le faux Armagnac, lui, rêve une ignominie plus grande, il veut déshonorer ma mort en accusant mon sosie d’être un régicide!... -Un régicide? -Oui, sire. L’imposteur qui vécut ses derniers jours sous mon toit était invité à cette fête. On voulait l’introduire subrepticement auprès de Votre Majesté, lui faire jouer un rôle simulant un attentat et le prendre en flagrant délit!... Par le Dieu vivant! ces lâches avaient bien combiné leur coup!... Villeneuve déjà défunt devait mourir une seconde fois et, cette fois, sur le billot!... » Mais j’y ai mis bon ordre en me rendant maître du papelard comédien. Les traîtres vont se heurter au compagnon de Montmorency alors qu’ils espéraient ne saisir que son ombre! Il était beau en parlant ainsi, le roi l’admirait et se disait: -Quel robuste guerrier! J’ai eu tort de le jeter sur Mammouth... Qu’aurais-je eu à craindre derrière deux molosses de cette envergure? Cependant, l’audace de l’intrigue dont on venait de lui faire entrevoir l’imbroglio, lui donnait à réfléchir. Il doutait qu’il eût pu se trouver assez d’esprit dans son entourage direct pour avoir combiné cela; il y devinait l’infernal génie de sa mère. -Mon pauvre Jacques, fit-il en se secouant; la porte de la tour sonne sous les coups et va céder. Va donc quérir mes gentilshommes et mes gardes... Il ne faut pas être seul contre tous... -Je ne suis point seul, sire, il y a mes apôtres et Votre Majesté va probablement voir de près celui qu’elle poursuivait de son ressentiment; celui qui sera le plus redoutable champion de son trône!... -Par la Sainte Messe! tu as trop tardé, mon vaillant... Les voici! Un grand fracas se fit dans la cage d’escalier en escargot de la petite tour. Les assiégeants venaient de repousser les ribauds et de jeter bas la porte de fer. Ils montaient. Les degrés résonnaient sous le choc de leurs bottes; contre les murailles crissait le fer des épées. Le Grand Marquis s’enveloppa dans son manteau et lança un strident coup de sifflet. Ce devait être un signal convenu, car, en l’entendant, Gualbert et Silvain Peyragude, en faction dans l’antichambre, loin de se disposer à vendre chèrement leur peau, s’empressèrent d’aller retrouver les autres apôtres à l’étage supérieur. Cependant, à l’entrée de l’escalier, dans lequel régnait la plus profonde obscurité, les guisards, précédés par Roland et par le Balafré, se pressaient avec une telle furie qu’ils ne remarquèrent pas qu’entre leurs rangs s’insinuaient cinq personnages. Ces derniers n’avaient pu prendre part à la loyale lutte entreprise contre les truands. Ils étaient parvenus jusque-là par un chemin détourné. C’était le groupe composé de Fiamma, de Coeur- d’Amour, de Cortansio, de Grain-de-Raison et de Gaulfarault, leur prisonnier. L’instant d’après, la porte de l’antichambre volait en éclats et Roland se précipitait sur le Grand Marquis en criant: -Pour Dieu! sauvez le roi!... Je tiens le traître! Vingt mains de reîtres ou d’Espagnols enlevèrent Henri III, écumant de rage, et l’enfermèrent dans sa toilette, entre la duchesse de Montpensier, riant d’une joie mauvaise, et le signor Amilcar Saauli, tremblant de peur. Chose extravagante, l’intrépide vainqueur de Jacques d’Armagnac n’essaya point de venir en aide à son maître, qu’il s’était fait fort de défendre. Loin de bondir sous l’outrage, loin de tirer son épée et de pourfendre son insulteur, il se replia sur lui-même, comme frappé d’une soudaine défaillance, et ses mains se joignirent, suppliantes, dans un geste d’intraduisible lâcheté. Ébahi, ne comprenant rien à cette étrange aventure, le duc Roland fouillait de son regard foudroyant cette loque humaine effondrée sous sa main. Gaspard Mouvette arrivait. Gaspard Mouvette précédait de loin la petite armée de la reine-mère. Il voulait espionner, il était dans son rôle. Il se pencha vers le Grand Marquis. -Peuh! fit-il en haussant les épaules. Prenez-vous l’ombre pour le gibier, seigneur duc?... M. de Villeneuve est vivant! Il est ici, on le sait... et celui-ci n’est que... -Son symbole! s’écria Roland en éclatant de rire... Corbac! mon coquin de beau-père est double! -N’est que Gaulfarault, mon compère! termina le lieutenant de robe courte. Roland repoussa rudement sa victime en demandant: -Pourquoi n’es-tu pas venu à l’hôtel de Nesle, comme tu en avais reçu l’ordre? -J’y arrivais, balbutia le Grand Marquis d’une voix gémissante, lorsqu’un terrible homme qui me ressemble, m’a brisé le bras dans sa main et m’a fait entrer ici... Un murmure monta tout autour: -Villeneuve-Marsan est vivant! Montluc venait d’aviser le cadavre vêtu de rouge. -Est-ce toi qui as tué Mammouth le Mage? -Moi?... Drilles et cagous!... C’est l’autre! Les yeux de Roland lui sortirent du visage. Il se souvenait du Prieuré de la Jatte et voulait se venger. -Sais-tu où il est?... interrogea-t-il en secouant le trembleur. -Où il est?... Misère et corde! comment le saurais-je? Il y avait là, outre les officiers des compagnies étrangères, presque tous les seigneurs avides de postes et de dignités que nous vîmes assister au grand conseil du duc de Guise. Les derniers mots prononcés par le misérable pleutre qu’ils tenaient en leur pouvoir les mirent mal à l’aise. Évidemment, si le Grand Marquis était en la tour de Nesle, -et le meurtre de Mammouth-le-Rouge témoignait assez de son passage! -sa seule présence pouvait faire avorter ce complot si bien mené jusque-là... Quelle mystérieuse complicité avait pu faire disparaître les gardes et les favoris du roi à l’heure où leur présence eût été si nécessaire au monarque? Et pourquoi ce dernier ne criait-il point? Que se passait-il en cet instant dans la toilette entre Valois et l’intrépide Dalila-Montpensier? -De par tous les diables! cria le Balafré en saisissant le Grand Marquis à la gorge. Nous sommes ici pour punir qui a osé porter une main criminelle sur notre souverain. Il faut en finir! Gaspard Mouvette leva son poignard. Il était disposé à frapper son compère, ce jovial policier, pour faire disparaître l’unique complice des louches combinaisons de la reine-mère. Roland arrêta sa main en disant: -Corbac! il nous faudrait d’abord savoir où trouver l’autre... le vrai? -Ma foi de Dieu! fit la bonne grosse voix de Matraque qui entrait en cet instant; le vrai, le voici! D’une poussée vigoureuse il envoya jusqu’au milieu du groupe le digne amphitryon de Fargas et d’Os-à-Moelle. Le hasard l’avait fait descendre juste au moment où Fiamma et ses compagnons parvenaient au second palier et la vue du prisonnier de Coeur-d’Amour lui avait inspiré ce geste de génie. -C’est bien lui! hurla Roland triomphant. Tue! tue! Gaulfarault voulut se dérober; mais il y avait le groupe des arrivants entre lui et la porte. -Grâce! pitié! asile! implora-t-il lamentablement. Je suis le roi des Thunes... Un coup de fendant asséné par Roland coupa le mot. Gaulfarault s’écroula sur les dalles en se prenant la tête à deux mains, puis il poussa un soupir funèbre, se raidit et s’immobilisa. -Au roi, dit Roland. Au roi, maintenant, Villeneuve est mort! -Pas encore! riposta une voix sonore. Brigand déguisé, tu as menti! Tous se retournèrent et demeurèrent frappés de stupeur. Entre eux et la porte de la toilette se dressait le Grand Marquis, menaçant et terrible. Il portait un pourpoint de cour tout ensanglanté, et à ses pieds gisait, crâne ouvert, le cadavre de Gaspard Mouvette. Une seconde d’inattention des faiseurs de roi avait suffi pour amener ce résultat. Abandonné par ceux qui se ruaient sur Gaulfarault, Jacques de Villeneuve-Marsan avait prestement dépouillé son manteau et fendu la tête de l’instigateur de sa longue agonie dans le donjon de Vincennes. L’hésitation du Balafré ne pouvait durer; non plus celle du jeune duc qui venait d’être traité de brigand. Tous deux frémirent de rage et dirent en même temps: -Vivant! il nous le faut vivant, ce régicide! Les lèvres du Grand Marquis sourirent avec dédain: -Croix du Christ! venez donc me prendre! On l’entourait. D’un moulinet formidable il fit reculer les plus proches. Hélas! ils étaient trop... au moins quarante! Il y aurait eu folie à vouloir lutter. Il le comprit et lança cet appel éclatant: -À la rescousse, mon fils Bernard!... À moi, mes apôtres!... À la branche de gui, pour le roi!... -Oh! oh! dit Montluc; c’est notre mot de ralliement! Le Balafré se mit à rire: -S’il demande notre aide, son compte et bon! -Non, monseigneur; il espère un secours de l’aventurier l’éborgneur. -Il ne viendra pas, celui-là! Vous avez dû l’achever, je pense... Allons, messieurs! La masse des assaillants accula le Grand Marquis dans une encoignure. C’était un terrible adversaire, nous le savons; cependant, affaibli par la perte de son sang, menacée par un mur hérissé d’épées, de dagues, de tromblons et d’arquebuses, il ne pouvait que mourir. Il ne s’en reconnaissait pas le droit. À tout prix il lui fallait repousser les ennemis de son royal maître; aussi appelait-il encore d’une voix retentissante: -Au nom de ta mie Gloriette, chevalier... ton épée! ton épée! Tout en criant, il exécutait de prestigieuses parades. Les antagonistes y allaient de grand coeur et s’amusaient ferme. Ils raillaient leur victime. Comment aurait-elle pu leur échapper?... Ils allaient devoir déchanter. -Arma! Arma! Une bourrasque! un cataclysme! Ce fut rapide comme la flamme d’un chalumeau sur une armure de fer. Invinciblement écartés par le passage d’un bolide fulgurant, reîtres allemands et trabucaires espagnols allèrent rouler sur le sol de droite et de gauche. Embroché par une lardoire gigantesque, le baron de Tournemire fut soulevé de terre et le diabolique arrivant projeta son corps pantelant sur le groupe le plus acharné que ce choc rompit comme si ç’avait été un quartier de roc lancé par une machine de siège! Par le chemin ainsi ouvert et qu’élargit encore un affolant moulinet de sa redoutable rapière, Coeur-d’Amour bondit jusqu’au Marquis, auprès duquel il vint se ranger. Son cri, déjà bien connu des Parisiens, avait jeté le désarroi parmi les guisards, comme son attaque imprévue les avait étourdis. Outre Tournemire, trois soldats râlaient, crachant le sang; mais ni le Balafré, ni Roland, tous deux faits à ces scènes de carnage, ne pouvaient se laisser étonner bien longtemps par la rapidité de cette action. -À qui la prime? cria le duc de Guise avec un éclair de joie féroce. Voici l’aventurier dont la tête est payable à vue, messieurs, et il est seul. -Seul! répéta le duc de Nemours. Le vieux ne compte plus!... Chargeons! Le mur hérissé de fer se referma, coupant la voie à ceux qui accompagnaient Coeur-d’Amour. -Vite! glissa Fiamma à l’oreille de Matraque, si tu veux sauver ton maître, va chercher tes compagnons! Puis, tandis que le gros écuyer se pressait de lui obéir, la petite barbaresque, apercevant le corps inerte de Mammouth-le-Rouge, poussa une plainte douloureuse et courut s’agenouiller auprès de celui qui avait été son maître et son ami. -Maître, murmura-t-elle en soulevant la tête qu’elle baisa sur le front. Bon maître, tu m’avais promis de m’apprendre ce soir même qui je suis... Tu n’as pu me tromper... J’en appelle à tes mânes!... Reviens s’il le faut, mais tiens ton serment! Elle voulut lui prendre la main et ses prunelles s’agrandirent soudain; de la main fermée du mort venait de s’échapper un papier plié. -Il me répond, pensa la fataliste. Dieu est grand! Elle ouvrit le papier et se prit à trembler. -Lui! gémit-elle. Lui, mon frère! Ah! seigneur Dieu!... Fille et soeur de ces monstres, je comprends mon horoscope!... Merci maître, j’obéirai! Roland avait ordonné la charge, et l’on chargeait. Oh! sans grand enthousiasme. Tout d’abord, les mercenaires s’étaient mis devant, puis, peu à peu, ils s’étaient laissés dépasser par les gentilshommes et par les officiers, car nombre des leurs, le ventre ouvert la poitrine percée ou le crâne fendu, jonchaient déjà le sol. -Cet homme est un démon, avait dit l’un. Nous resterons tous ici! De fait, l’épée de Bernard accomplissait une besogne terrifiante; elle était partout à la fois et semblait être celle de l’ange exterminateur. Sa main droite ne lui suffisant plus, de sa gauche, Coeur-d’Amour venait de saisir un Espagnol aux cheveux et de l’écraser contre la muraille. C’était un lion, un lion en furie... Autour de lui le sang coulait à flots. La main crispée sur sa poitrine en feu, le Grand Marquis, exténué, hors d’état de se défendre, le contemplait avec une admiration profonde en pensant: -C’est Jacques qui revient en celui-là... Ah! si Jacques avait voulu! -Sauve qui peut! cria un reître. Les mercenaires voulaient fuir. Il n’était plus temps. La porte ouverte livrait passage à de nouveaux combattants: les apôtres, à la tête desquels bondissait Grain-de-Raison, dont les mâchoires devaient faire merveille, et le gigantesque Courmantel, qui entra dans la danse en appelant ses défunts bandits: -Pique Misère!... Gabillot!... Gingembre!... La Bourrique!... Attention, mes agneaux!... Quel gâchis!... meurtre et bombance!... Cette fois, le voilà bien le festin de sardines à poils!... Dans la confusion qui s’ensuivit, Coeur-d’Amour se trouva face à face avec Henri de Guise. Ses doigts nerveux happèrent le prince au noeud de la gorge. L’instant d’après il le tenait renversé sous son genou et prononçait d’une voix sifflante: -Ordonne aux tiens de déposer les armes ou tu es mort!... La porte de la toilette du roi s’ouvrit avec fracas... La duchesse de Montpensier parut sur le seuil. -Sire! sire! fit-elle d’un accent déchirant. Sauvez mon frère! Tous s’étaient arrêtés, effarés, tremblants. Henri de Valois courut droit à Coeur-d’Amour. -Arrière! mon garçon, cria-t-il en touchant le bras du jeune homme. Par le Saint-Esprit! veux-tu donc aussi éborgner mon cousin, petit inconséquent? -Mort de mes os! sire, je le préfère estoquer que de le voir se conduire malement à votre endroit! -Bien, bien, tu parles haut, jeune homme. Par la Sainte Messe! qui donc es-tu? Henri de Guise confus et crevant de rage venait de commander la retraite. Il faisait sa soumission. -C’est un terrible compagnon que je voudrais avoir à moi au prix d’une province! osa-t-il dire. -Il n’est pas à vendre! coupa le Grand Marquis. -Toi, grogna le Balafré, tu joues trop bien ton rôle de gentilhomme, Gaulfarault! À l’audition de son nom, le roi de Thunes, qui s’était tenu coi jusque-là parmi les morts, se releva avec empressement et demanda: -Par les menesses et la soif! qui donc insulte Ma Majesté? -Oh! oh! fit Valois en ouvrant de grands yeux, est-ce là le drôle qui te voulait remplacer, marquis? -Comment donc? approuva Gaulfarault en prenant une pose avantageuse. Drilles et cagous! mon royal cousin, ce palabreur de Gaspard Mouvette -que l’enfer où il vient de descendre le conserve longtemps! -m’avait offert le choix entre un marquisat et la roue... En conscience, seigneur magnifique, si vous aviez été mis dans cette alternative, vous eussiez fait comme moi! Le roi riait de bon coeur. -Vrai, fit-il, ce compère en farces et en soties te ressemble en plus réjouissant, marquis... Mais on ne m’a pas dit encore le nom du jeune pourfendeur sous le genou duquel Lorraine grimaçait gaillardement? La voix de M. de Villeneuve s’altéra: -Royal seigneur, prononça-t-il, ce jeune homme, je le jure sur l’honneur, est le fils unique du comte Jacques d’Armagnac, duc de Savoie-Nemours, et de dame Blanche de Vertu, son épouse! Avec les derniers arrivants, Charles d’Entragues était entré. Il s’élança vers Bernard et lui serra les mains. -Voici donc ce qui m’avait poussé vers vous dès que je vous vis, lui dit-il. Mon frère fut l’inséparable ami de votre vaillant père. Valois regardait tout autour de lui. -Énigme! prononça-t-il. Après avoir eu le spectacle de ton sosie, Jacques, je voudrais bien voir mon Armagnac auprès du tien... Holà! Qu’on me cherche le duc Roland? XVI MÈRE ET FILS. On fut quelque temps avant de répondre au roi. Plusieurs avaient pu voir le premier gentilhomme de la chambre s’éclipser en la compagnie d’un personnage dont le seul aspect les remplissait de terreur, mais aucun n’osait prendre sur lui de contrarier le monarque. D’ailleurs, si les guisards s’étaient retirés, le foyer de la danse s’encombrait de plus en plus d’autres visiteurs qui accouraient féliciter Henri III: d’abord les Mignons délivrés, puis Louise de Lorraine, la reine, avec toutes les dames restées auprès d’elle dans le salon bleu de l’hôtel de Nesle, et l’on annonçait que Catherine de Médicis arrivait encore. -Pasques Dieu! remarqua le roi au bout d’un instant, ai- je convoqué tant de gens? Mesdames, grâce pour mes poumons... vos jupes à falbalas soulèvent par trop la poussière!... Enfin, quelqu’un consentira-t-il à m’amener Nemours? Un travail considérable s’opérait dans l’épaisse cervelle de Matraque. Soudain, poussé par Courmantel, il troua les rangs et vint tomber aux genoux d’Henri de Valois en criant: -Ventre de puce! Si la fortune de monsieur le chevalier est en bon train, la mienne est faite!... J’avais bien raison de suivre mon étoile! -De par le ciel! fit le roi. L’argotier était original, mais voici un plus amusant bouffon!... L’ami, que voulais-tu m’apprendre? -Sire, que le ressemblant portrait de monsieur le chevalier s’est ensauvé avec le sorcier au manteau rouge. -Avec défunt mon mage... Es-tu fou? -Ma foi de Dieu! faudrait voir!... Alors qui aurait porté son manteau. Le Grand Marquis, d’un coup d’oeil, vit que le manteau écarlate ne recouvrait plus le corps de son ami, auprès duquel le barbet s’occupait à flairer un papier déplié. -Grain-de-Raison, apporte? murmura-t-il à mi-voix. L’intelligent animal ne se le fit pas répéter. L’instant d’après Jacques de Villeneuve était en possession de l’écrit et en prenait connaissance. Alors il comprit tout, et une bouffée de chaleur lui monta à la tête. Le papier n’était autre que celui trouvé par Fiamma dans la main du mort: papier dont la lecture l’avait si fort émotionnée. Sitôt après s’en être imprégnée, elle l’avait laissé choir par inadvertance en s’emparant du burnous écarlate de son protecteur dans les plis duquel elle s’était enveloppée toute afin de dissimuler son travestissement de Nipponne. Puis, en pleine bagarre, glissant quelques mots rapides à l’oreille de Roland, que cette intervention avait paru bouleverser, la jeune femme s’était emparée de sa main pour l’entraîner au dehors sans qu’il fît mine de lui opposer la moindre résistance. Le Grand Marquis ne pouvait s’y méprendre, l’écrit était des plus explicites et disait: «Fiamma, ton vrai nom est Fatima. Petite âme douce, j’aurais voulu, à ton insu, pouvoir purger le monde de ceux de ton sang. Mais au cas où j’irais rejoindre ma chère Blanche avant d’avoir accompli cette noble tâche, je te dois la vérité. «Tu es la fille perdue par Phtah Mansour, la gipsy de Chaumont. Tu es la soeur de Landro Mansour, plus connu à la cour sous le nom, auquel il n’a point droit, de duc de Roland et, dans l’armée du crime, sous le sobriquet de Coeur-Volant. «Jusqu’à la dernière matinée, j’ai cru que cet homme était ton unique frère. Ce matin, une affreuse monstruosité m’a révélé l’existence d’un jumeau. Néré Mansour possédait une âme sensible comme la tienne, petite amie; aussi Coeur-Volant l’a-t-il fait capturer à sa place et l’a-t-il torturé de ses mains fratricides dans un in pace du Grand-Châtelet. «À cette heure, Néré, s’il n’est point mort, n’est plus qu’un cadavre vivant. «Songe à mes enseignements, ma fille. Le Dieu de paix est aussi le Dieu vengeur!... Agis selon ce que te conseillera ta conscience régénérée. Fais ce que dois! «Je te baise paternellement et te bénis. «SALEM KÉBIR, pour toi!» En lisant cette page posthume, Villeneuve-Marsan sentit la marée amère remonter vers ses yeux. -Noble coeur, murmura-t-il. Que n’a-t-il voulu m’entendre? Il se secoua -il n’avait point le droit de se laisser aller à de vains regrets! -et marcha vers Henri d’auprès duquel il éloigna les plus proches d’un geste suppliant: -Sire, dit-il, le misérable qui portait indûment les noms et titres de Savoie-Nemours vient d’être cloué au pilori par un témoignage d’outre-tombe! En quelques mots vibrants il commenta l’accusation portée par le mage rouge. -Par le Saint-Esprit! mon pauvre Jacques, en voici beaucoup trop pour une seule soirée. Un roi est chargé d’occupations sans nombre et ne peut expédier par lui- même toutes ces affaires de second plan. Pourtant, cette incroyable duperie mériterait d’être châtiée comme il convient... » Dans mon isolement, je commence à regretter mon mage et même Louis, qui valait encore moins que Mammouth... Voyons, un bon mouvement, accepte de me seconder et conseille-moi? -Royal seigneur, m’offrez-vous encore la chancellerie? -Certes, l’acceptes-tu? -Pour signer une nomination, avec votre assentiment, Majesté, et donner des ordres urgents. Cela vous plaît- il? -Cela me plaît! J’approuve tout ce qui sera fait par toi. D’un geste, le Grand Marquis rappela Bernard auprès de lui. -Mon fils, prononça-t-il à haute voix et avec solennité, les noms d’Armagnac et de Savoie-Nemours, qui sont ceux de ton père, qui sont les tiens, je le jure! ont été traînés dans la fange sanglante par un rebut d’humanité. Tu les dois relever en les lavant dans le sang de l’infâme, en détruisant son repaire, en anéantissant sa famille de vipères. Pour t’en donner les moyens, au nom des pouvoirs que le roi me confère, je te nomme capitaine général des gens d’armes, arquebusiers et archers royaux... L’heure est favorable!... En route pour le château de Chaumont... Il faut que le soleil levant le voit en ruines!... Va... Je te suis! Puis, s’inclinant devant le monarque, il ajouta: -Sire, je remets entre les mains de Votre Majesté ma démission de la charge qu’elle a bien voulu me confier... Si court qu’ait été mon ministère, il portera ses fruits, j’ose l’espérer, car j’ai mis le trône sous la garde de la première épée de France, celle de Bernard d’Armagnac! Henri III fit la grimace et tourna les talons pour aller conférer avec son barbier épileur, dont la conversation lui semblait beaucoup plus plaisante. Quand il songea à revenir vers les dames, il constata de nombreux vides parmi les gentilshommes; beaucoup avaient tenu à honneur de se joindre à Coeur-d’Amour et au Grand Marquis. Mais il n’eut guère le loisir de s’en montrer surpris. En effet, comme il s’approchait de Louise de Lorraine, une vieille femme se jeta sur sa poitrine en pleurant: -Henriot, j’arrive à temps! Entre les bras de votre mère, qui donc oserait vous attaquer? Cette femme était Catherine de Médicis. * En entraînant Landro Mansour, démasqué et vaincu, hors de la tour de Nesle, Fiamma s’était heurtée aux truands et n’aurait pu passer, si elle n’avait eu la pensée d’invoquer le nom de Salem-Kébir. Son manteau rouge ne pouvait abuser les argotiers; sa voix la fit reconnaître. Elle était aimée et respectée, on allait donc lui livrer passage, lorsque Divine-la-Folle vint poser ses deux mains sur les épaules de Coeur-Volant. -Ah! dit-elle en le regardant au fond des yeux. C’est donc toi, Jacques... Pourquoi m’avais-tu quittée?... As- tu retrouvé notre petit enfant?... Tout d’abord, Landro se laissa faire, puis comprenant que chaque minute de retard aggravait sa situation, qu’on allait indubitablement le poursuivre, il chercha à se dégager en disant: -Que me veut cette maniaque? -Ah! répéta la démente dont l’oeil dilaté s’emplit d’épouvante... Ce n’est point Jacques... Pourquoi a-t-il son visage?... Ah! c’est le fils de la gipsy... Le voleur de visage!... Arrêtez-le! arrêtez-le! L’affaire se gâtait. Encouragés par Nathaniel, les ribauds resserraient le cercle, Fiamma ne vivait plus. D’un instant à l’autre les soldats pouvaient survenir. Landro le comprit. Pour s’arracher aux griffes de la malheureuse écumant de rage, il la repoussa avec une telle force qu’elle alla heurter du front contre une encoignure de muraille et tomba sur le sol, où elle demeura sans mouvement. Un immense cri de réprobation s’éleva de la foule. Les argotiers s’apprêtaient à venger leur jeune mère, mais il n’était déjà plus temps pour eux d’agir. Coeur-Volant s’était élancé d’un bond sur une barque abandonnée et, ricanant, l’avait lancée en plein courant. Fiamma était avec lui. Assise à l’arrière de l’embarcation, elle dirigeait les mouvements du rameur avec un calme déconcertant, une intrépidité froide. Comment eût-elle pu le laisser aller seul, elle qui était son destin?... Quand, suivi de ses amis parmi lesquels étaient la marquise Marie et Gloriette, Bernard, bombardé presque en même temps duc et capitaine général, sortit à son tour par la petite porte de fer, tous s’arrêtèrent devant Divine. -Eh! par les tétines de Satan! s’écria Courmantel. Qui donc a navré de la sorte mon ancienne compagne de maraude au pays béarnais? Comme nous l’avons déjà dit, Courmantel était d’une taille très élevée et sa stature, encore augmentée par sa prodigieuse maigreur, frisait véritablement l’invraisemblance. En voyant son grand corps dégingandé on eût pu se croire soudain mis en présence de l’un de ces personnages fantastiques qui contournent leurs os en des gestes de danse macabre au charnier des Innocents. Sur cette charpente de Gille d’outre-tombe se vissait, au sommet d’un long col aux cordes saillantes, une tête à nez busqué, à pommettes saillantes, une tête à la peau hâlée, comme parcheminée, mais tout illuminée d’intelligence vive par la flamme légèrement sarcastique de deux petits yeux d’émerillon. Ah! ces yeux! Leurs éclairs s’enfonçaient en vous à la façon de piqûres de vrille, et qui en avait une fois admiré la pétillante et malicieuse sincérité ne pouvait plus les oublier. Un vêtement plutôt minable dissimulait mal le corps étique et sans fin du pseudo-bandit: Justaucorps incolore, dépenaillé, brûlé par places, graisseux en d’autres endroits, graisse et roussi qui témoignaient que son étoffe avait goûté des joies de l’estaminet et des plaisirs de l’embuscade; chausses déchiquetées sur lesquelles ferraillait à chaque pas une colichemarde géante. Enfin, sans parler de l’innommable couvre-chef racorni, déformé par les trop nombreuses caresses du soleil et de la pluie, cet ensemble piquant cherchait à se rehausser plutôt mal que bien par l’adjonction élégante d’une cape drapée à la matamore, dont la laine miteuse présentait plus de trous qu’un firmament de soir d’été ne laisse deviner d’étoiles. À l’exclamation de cette famélique caricature, Divine, comme touchée par un choc galvanique, se redressa soudain et ses yeux, démesurément ouverts, se portèrent sur Courmantel. -Le petit enfant! murmura-t-elle. -Eh! oui, avoua le baron. Sang de mélasse! Lorsque je vous rencontrai sur les hauteurs de la Lomagne, ma pauvre chère amie, vous appeliez déjà le petit enfant et regardiez flamber cette torche gigantesque qu’était le château dominant les caves du Gers. Ça fumait! ça crépitait! on eût dit une poêle à frire les éléphants. Cornes de moi! On n’est pas sans pitié. Je me dis: c’est quelque servante échappée de ce brasier, et, comme vous vous attachiez à moi, pendant des mois je vous entraînai dans mes pérégrinations hasardeuses, pour venir enfin vous recommander à Petit-Musc et à Tafouilleux, mes deux amis de la cour des Miracles! -Oh! mes fils, approuva Nathaniel, le pseudo-centenaire, en larmoyant, le baron larronant ne ment point! J’ai assez d’âge pour garder mémoire de cette émotionnante présentation. Comprenant qu’il allait se passer quelque chose de grave, le Grand Marquis cria: -Argotiers et truands, Sa Majesté vous rend vos privilèges, mais elle entend que vous prêtiez la main à la capture du châtelain de Chaumont... Suivez les soldats!... Les ribauds hurlèrent de joie et s’élancèrent vers le pont Saint-Michel, que traversaient déjà les archers écossais, commandés par le féroce Larchant, les arquebusiers et les gentilshommes guidés par Charles d’Entragues et Chicot. M. de Villeneuve revint alors à Courmantel. -Cet incendie, demanda-t-il, vous rappelez-vous l’époque où il se produisit? -Ah! tonnerre d’enfer! Je crois bien. La faction des mécontents à laquelle j’appartenais en qualité d’épée franche, venait d’être mise à mal par le sénéchal de Guyenne... Je fuyais la ville d’Auch... C’était... attendez, nombril de Vénus! C’était dans la nuit du 13 février 1558... -Dans la nuit du 13 février? répéta le Grand Marquis. Divine continuait à regarder le matamore. Les paroles frappaient son tympan comme un bruit inintelligible, mais une ride barrait son front. De toute évidence, la folle mettait son pauvre cerveau à la torture, cherchait à raisonner, à comprendre. Coeur-d’Amour avait violemment tressailli. Il se rappelait l’horrible histoire à lui contée par Bar-Cobral dans les gorges de l’Anti-Liban. -Du 13 février? redit-il à son tour. Alors, cette torche géante, n’était-ce point le château d’Astaffort? Divine, à l’audition de ce nom, fut prise d’un tremblement convulsif; un désespoir immense assombrit ses prunelles, ses mains se tordirent. Elle cria: -La nuit du 13 Février!... Astaffort!... Jacques, Bernard!... mes aimés!... Mon Dieu! mon Dieu!... s’ils sont perdus... perdus!... prenez-moi!... Le souvenir de cette nuit affreuse me revient... Il me tue!... je meurs!... Les bras de la malheureuse battirent l’air et, privée de sentiment, elle se serait laissée aller de tout son haut sur le sol si Bernard ne s’était élancé à temps pour la recevoir sur sa poitrine. Décrire l’émotion qui s’était emparée du jeune homme en entendant son nom sortir de la bouche de la pauvre démente, de cette femme éprouvée qu’il aimait d’un amour inconscient et comme impulsif, décrire cette émotion serait impossible. Cette angoisse fit bientôt place à une joie sans limites lorsqu’il perçut derrière lui cette double exclamation: -Ciel! disait la marquise, regarde-la, Jacques, regarde- la bien... Ne croirait-on pas que c’est Blanche, mon amie, ma soeur? Si la réponse du Grand Marquis se fit attendre, elle fut catégorique: -Par le divin suaire! Marie, celle-ci est en effet Blanche d’Armagnac et de Savoie-Nemours, l’épouse de mon malheureux frère, que nous croyions morte!... Voyez, madame, pour lever tous nos doutes, le ciel avait pris soin de déléguer vers nous le fils avant de nous faire rencontrer la mère... -C’est vrai, les traits de Blanche de Vertu jeune fille se reproduisent sur le visage de Bernard! -Il possède aussi le coeur de sa mère, mais il tient de Jacques l’intrépidité et la force! Aidé de Gloriette, le nouveau favori du roi continuait de prodiguer ses soins à la folle. Cependant il n’avait pu s’empêcher d’entendre ces quelques paroles, et une joie débordante s’emparait de lui. Après lui avoir fait rendre son véritable nom et ses titres, la Providence, se montrant soudain aussi prodigue de bienfaits qu’elle en avait été avare jusque-là, allait-elle lui faire retrouver vivante sa mère, qu’il croyait couchée dans le petit cimetière de Barbotan? Ah! si celle-ci était sa mère, quel plaisir n’éprouverait-il pas à la soigner, à la guérir, à lui consacrer sa vie pour lui faire oublier ses malheurs et ses chagrins. Divine ouvrit les yeux et, semblant se réveiller d’une longue léthargie, promena autour d’elle un regard bien vivant. -Elle est guérie, murmura doctoralement le Grand Marquis. Une épouvante sans nom avait paralysé son intelligence, une émotion contraire rend toute sa lucidité à son cerveau si longtemps halluciné... Parlez-lui, Marie, il ne faut pas laisser en repos une mémoire qui s’éveille. Obéissante, la marquise fit un pas en avant, mais elle n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche, car, devant l’anxiété de tous, Divine porta soudain la main vers le cou du jeune duc penché sur elle et, écartant la dentelle de son surcot, se saisit de la chaînette à laquelle était attaché l’énigmatique médaillon que nous connaissons. Tous cessèrent de respirer pour suivre avec plus d’attention ce qu’allait faire la malade. Évidemment celle-ci, très impressionnée par ce qui venait d’être dit et, sous l’empire d’un retour de lucidité, voyait Bernard comme elle ne l’avait pas encore vu. Elle devait le comparer à quelque vision de son rêve; elle devait aussi soupçonner cette vision de porter à son cou une marque de reconnaissance connue d’elle, car son geste fut aussi rapide que spontané. En rencontrant la chaînette, ses doigts tremblèrent. Elle la tira avec une sorte de fureur. La venue au jour du médaillon de Cellini la frappa d’une stupeur si profonde qu’elle chancela, comme touchée par la foudre. Oh! il ne fut pas besoin de la secourir, cette fois, car, son visage rayonnant d’une indicible expression de joie délirante, après avoir crié par deux fois la devise gravée en exergue de la médaille représentant Angélique dans l’île des Pleurs: Cur non! Cur non!... elle ouvrit le sachet de toile pour en retirer le morceau de parchemin déchiré, racorni et tout détérioré par le feu. Les quelques traces d’encre rouge encore visibles que montrait ce document énigmatique figuraient, si l’on veut bien se le rappeler, ce logogriphe encore inexpliqué: ... CH... BER... ARMAMORTE! Dès qu’elle y eut jeté les yeux, à haute voix et sans hésitation, Divine le traduisit de la sorte: -Charles-Bernard d’Armagnac... Arma! Amor! Morte! (Bataille! Aime et meurt!) Puis, saisissant à pleines mains la tête de notre ex- chevalier d’aventures, elle la couvrit de baisers et de larmes en répétant inlassablement: -Mon fils! mon fils! mon fils!... Dieu clément! J’ai retrouvé mon Bernard, mon petit enfant que ma fièvre me montrait sous la terre!... Il est vivant, bien vivant!... Il a les yeux de son père... de mon Jacques! Bernard lui rendait ses caresses en redisant, lui aussi: -Ma mère! ma bonne mère!... Ah! mon coeur vous avait devinée, alors que je me croyais orphelin... Je me sentais attiré vers vous par la plus invincible, la plus pure des affections. Chacun voulut avoir sa part des baisers de Divine-la- Folle, ou plutôt de Blanche d’Armagnac et de Savoie- Nemours. Pour tous, en effet, son identité semblait désormais parfaitement avérée. Lorsque ces effusions furent terminées, elle se retourna vers son fils: -Mon chéri, murmura-t-elle au milieu d’un silence religieux, ta vue m’a rendu la raison; je me souviens de tout... Je revois tout ce qui s’est passé comme si les événements dataient d’hier... Quel âge crois-tu avoir? -Autant qu’il m’est permis de l’affirmer, je dois avoir vingt ans, ma mère. Blanche passa une main convulsée sur son visage demeuré tout jeune sous sa couronne de cheveux blancs. -Vingt ans! redit-elle, vingt ans!... J’ai donc été morte-vivante durant dix-neuf années... Tu n’avais, en effet, pas plus de douze mois, lorsque survint l’effroyable catastrophe de ma vie. -Ma mère, je vous ai longtemps pleurée sur une pauvre tombe abandonnée dans un petit cimetière de la basse Navarre. Quelle était donc la malheureuse femme qui perdit la vie en me protégeant? -Ce ne peut être que Cathaléou, ma dévouée Cathaléou, ta bonne nourrice... Un hoquet de reconnaissant émoi coupa la phrase de Blanche. -... Simple et dévouée créature!... Celle-là t’aimait bien, mon cher petit... Dis-moi ton histoire, je veux connaître par quel concours de circonstances je te retrouve entre mes meilleurs amis, Marie et Jacques de Villeneuve? -Et capitaine-général des gardes de Sa Majesté le roi, dit la marquise. -Ah! l’amant de Diane de Poitiers, l’époux de Catherine de Médicis a voulu racheter ses torts envers nous! -Non, non, ma chère Blanche, expliqua Villeneuve, c’est le troisième fils de Henri II, l’ancien duc d’Anjou, qui règne aujourd’hui... Votre valeureux fils, enfant sans nom, inconnu hier, a eu le bonheur de lui sauver la vie, comme il sauva la mienne, comme il protégea toutes celles qu’un danger menaçait. -Ah! tu es fort et bon, lionceau d’Armagnac! cria la comtesse, enthousiasmée. Vite, vite, tes aventures? Tu as dû avoir une adolescence pénible et extraordinairement agitée? Tous avaient pris place sur des pierres et des pièces de bois laissées par les argotiers. Bernard dut exhumer alors tous les souvenirs confus de ses jeunes années. Lorsqu’il en arriva à parler de ses pérégrinations en Orient, de sa rencontre avec Bar-Cobral et du récit étrangement précis que celui-ci lui avait fait du sac d’Astaffort, les uns et les autres se regardèrent avec surprise, se demandant quel pouvait être cet ami, ce témoin du drame d’autrefois. Seul, le Grand Marquis eût pu déchirer le voile, donner son véritable nom à l’énigmatique protecteur du jeune aventurier, mais il avait juré d’emporter ce secret avec lui, aussi garda-t-il le silence. -À mon tour, dit la comtesse d’Armagnac en caressant la main de Bernard. Pour oublier à tout jamais l’heure terrible, je vais la revivre avec vous en une seule fois. Écoutez: Peu de temps après la naissance de l’unique espoir de notre race, -ta naissance à toi, Charles-Bernard, -le comte Jacques m’avait prévenue qu’il était en butte aux menaces d’une fille errante et sans religion, Phtah la Gipsy. Il méprisait les effets de cette haine avec d’autant plus de raison que notre château d’Astaffort, toujours tenu sur pied de guerre, pour parer aux attaques des huguenots et des catholiques dont les bandes s’attaquaient journellement, pouvait soutenir un long siège et était réputé imprenable. Hélas! veiller au rempart était bien, faire l’examen particulier de chacun de nos hommes d’armes eût été mieux; la trahison seule pouvait livrer l’entrée du château. Un soir, le 13 février 1558, mon époux s’éloigna d’Astaffort en recommandant à son sergent de place de tout fermer derrière lui. Chef de la faction des Malcontents, en Guyenne, il se rendait à Auch pour présider une de leurs réunions. Le voisinage de la tribu des Égyptiens, commandés par Phtah, nous avait été signalé... Mais que pouvait-on craindre de ces bohémiens trop lâches pour s’attaquer à une forteresse? Je t’avais couché, mon enfant, dans la chambre de Cathaléou. Tout dormait au château, sous la protection des veilleurs et du poste de garde. Soudain, je fus réveillée par des cris et des coups de feu. Une lueur aveuglante empourprait la cour. On se battait dans l’intérieur de la forteresse, livrée par félonie et envahie par des meurtriers incendiaires. Affolée je me jetai à bas de mon lit, je passai en hâte un léger vêtement et courus vers la chambre de Cathaléou. Ah! l’affreux spectacle!... Cette chambre était pleine de bandits masqués et costumés en reîtres. Deux d’entre eux tenaient la pauvre Cathaléou renversée sous la menace du poignard. La courageuse fille luttait avec désespoir; en chemise et déjà couverte de sang, elle continuait à te presser sur son coeur, à te protéger de ses bras nus, car un misérable s’était saisi de tes vêtements de dentelles et faisait effort pour t’arracher aux bras de ta nourrice. Au cri que je poussai, répondit une clameur lancée par des voix avinées: -La voleuse d’homme! La voleuse d’homme! Torture et mort à celle qui épousa le générateur de notre reine! Je compris qu’il ne pouvait être question que de Phtah, de Phtah l’Égyptienne, notre implacable ennemie. Ne s’était-elle pas vantée d’avoir été fécondée par mon mari, et n’avait-elle pas fait le rêve de devenir comtesse d’Armagnac? Alors, je n’eus plus qu’une pensée, mourir s’il le fallait, mais te sauver, toi, mon Bernard, et t’empêcher de tomber au pouvoir de cette inexorable tigresse. -Ma mère, murmura Coeur-d’Amour, dans la réserve royale qui avoisine le château de Vincennes, je vous vis pourtant accepter les avis et croire aux paroles de cette Phtah. Blanche d’Armagnac souleva ses cheveux d’une main distraite et parut chercher le sens de cette remarque. -Es-tu certain de m’avoir vu parler à cette femme? demanda-t-elle en tremblant. Ma pauvre tête est encore bien faible... Je crois pourtant n’avoir jamais été dans les parages que tu viens de désigner. Marie et Gloriette, par derrière, faisaient des signes désespérés à Bernard. Le marquis toucha son bras en soufflant: -N’insiste pas, mon fils! Plus un mot sur ce sujet! Ta vivacité irréfléchie amènerait un malheur! Et, s’adressant à Blanche, il ajouta en riant bonnement: -La chose est sans importance, ma bonne amie, le capitaine a pu s’abuser; mais, serait-il dans le vrai, que cette rencontre, Croix du Christ! serait une nouvelle charge contre cette gipsy de malheur... En effet, vous étiez alors sous l’empire d’une fièvre maligne qui vous rendait irresponsable... Poursuivez, je vous prie? -Poursuivre quoi?... Ah! mon récit!... où en étais-je? -Vous en étiez au moment où les bohémiens masqués venaient de vous reconnaître. -C’est vrai... Saisie par eux, bourrée de coups, traînée par les cheveux, je n’avais qu’une idée, pouvoir me rapprocher assez de mon petit enfant, m’en emparer et fuir à travers le château autour des murs duquel l’incendie, allumé partout, ronflait sinistrement. Ô mon Dieu! ma chair déchirée, pantelante, devait souffrir davantage. À un hurlement poussé par Cathaléou, je me retournai comme un ver entre les pattes velues de mes bourreaux et je vis, je vis accomplir l’acte le plus abominable que créature humaine puisse oser commettre. La dévouée nourrice, assommée par un coup de poing monstrueux, gisait sur les dalles, évanouie, et son hideux vainqueur brandissait à bout de bras le petit enfant qu’il tenait par un pied, se préparant à lui fracasser le crâne contre le mur. Pouvais-je laisser accomplir cette monstruosité sans m’y opposer? Mais comment agir, tenue comme je l’étais? Pour défendre son lionceau, une lionne vaut dix lions; or, ceux-là n’étaient que des tigres! Du plus profond de ma poitrine contractée surgit le cri de notre banderole qui, tant de fois, mit les Bourguignons en déroute: Cur Non! Pourquoi non? Pourquoi le ciel m’aurait-il refusé l’énergie nécessaire?... Alors les forces centuplées, je me mis à mordre, à griffer tout ce qui se trouvait à ma portée, jambes, bras, visages. Les plus acharnés lâchèrent prise en hurlant. Je les fis reculer unguibus et rostro, et, délivrée, l’oeil sanglant, je fonçai sur l’infâme tueur qui balançait toujours le corps de mon petit enfant. -Gare! lui cria son compagnon en détalant; la maudite femelle est à jeun, Karnak, elle va vouloir dévorer sa progéniture; lance-la par la fenêtre! Ce conseil était à peine donné que le malheureux petit corps vagissant, expulsé comme par un jet de fronde, traversait l’espace, franchissait la fenêtre et dégringolait de roche en roche dans le Gers... Les auditeurs de cet épouvantable récit avaient la gorge contractée et respiraient avec peine. -L’enfant fut donc tué? demanda Bernard impressionné au point d’oublier qu’il était lui-même cet enfant. -Il fut sauvé! clama la comtesse. Comment? Dieu seul le sait! car je ne devais plus pouvoir lui venir en aide... Mais tu dois porter sur ton corps la marque de cette chute effrayante, mon Bernard? -En effet, ma mère. De très anciennes et nombreuses cicatrices font sur mon épiderme une sorte de carte d’identité. Blanche soupira. La fatigue et l’émotion l’étouffaient. La marquise Marie, Gloriette et Bernard s’empressèrent autour d’elle, mais elle venait de puiser de nouvelles forces dans leur regard et leur fil signe de ne point l’arrêter. -Tous les bandits s’étaient sauvés, reprit-elle; d’ailleurs les flammes commençaient à gagner les appartements; la place devenait intenable. Seul, Karnak le tueur, acculé dans l’embrasure de la fenêtre dont je défendais l’accès, restait collé contre l’encoignure. Il est à croire que son odieux geste venait de faire passer dans mes yeux la force pétrifiante de celle de Méduse! Il restait sur place, brisé par une épouvante sans nom, incapable de se défendre. Je marchai sur lui. Oh! sans hâte, d’un pas d’automate. Automatiquement aussi mes deux bras s’élevèrent, mes doigts saisirent sa gorge et s’y incrustèrent... Pas de lutte!... À peine un râle!... Dans la cavité des orbites, ses prunelles virèrent... tournèrent au blanc... Karnak était mort comme il avait vécu... en lâche! Je croyais l’avoir tué, et je n’avais étranglé qu’un cadavre... La peur! voilà ce dont il était mort! Lorsque je me retournai, une chose me frappa; le corps de Cathaléou n’était plus sur les dalles. L’avait-on enlevée?... Non, elle avait dû reprendre connaissance et se sauver elle-même... Son cotillon navarrais, accroché l’instant d’auparavant à la penderie, avait aussi disparu. Aujourd’hui, mon cher enfant, je sais quelle courageuse pensée avait dû traverser le cerveau de cette humble fille. C’est à elle que tu dois d’avoir été repêché sur les rochers d’Astaffort qui dominent les gaves du Gers. C’est elle qui dut faire, plus tard, un rempart de son corps à ta faiblesse. C’est elle, enfin, c’est Cathaléou, cette morte inconnue, sur la tombe de laquelle, enfant, tu portais tes filiales prières dans le petit cimetière de Barbotan. -Ma chère Blanche, dit la marquise attendrie, soyez assurée que la divine clémence aura mesuré la félicité éternelle de Cathaléou, non à l’humilité de sa condition, mais à la grandeur de son âme! -Je veux le croire, Marie, ce me serait une trop vaste peine d’en douter. -Et que devîntes-vous en ne retrouvant plus la nourrice à sa place? demanda M. de Villeneuve. Blanche hésita, visiblement terrassée par le rappel de ce tragique instant. -Je fis mon premier pas sur l’escarpement du calvaire que je devais gravir pendant dix-neuf ans, répondit-elle après un silence. Le choc avait été d’une mortelle brutalité... si mon esprit résistait encore, ma raison vacillait. Légèrement vêtue comme je l’étais, je traversai les longues galeries d’Astaffort en enjambant, sans même les regarder, les corps de mes serviteurs tombés en combattant. Autour de moi le feu crépitait, tordait les ferrures, faisait éclater les cloisons. Telle la Béatrix de Dante, je tournais inlassablement dans cet enfer avec l’intention d’en sortir pour aller retrouver mon petit enfant. Mais les appartements succédaient aux appartements, les couloirs aux corridors. Pas un être vivant dans cette géhenne embrasée; des cadavres, rien que des cadavres, dans le sang desquels glissaient mes pieds, que la flamme raidissait en des postures convulsées. Enfin, sans savoir comment, je franchis les limites de cette fournaise; mais ce voyage à travers le cycle macabre avait achevé l’oeuvre commencée par Karnak, dissipant le peu de cervelle qui me restait encore. Je crus me mettre à la recherche de mon petit enfant... Depuis, je ne me souviens plus de rien... Ma mémoire me rappelle vaguement la rencontre de cet homme -le doigt de la comtesse désignait le baron Courmantel, dont l’aspect était bien fait pour frapper une intelligence redevenue puérile... -Il fut bon pour moi, m’entraîna dans ses courses vagabondes et me nourrit selon sa fortune, sans rien me demander en retour... Ici se place encore un trou dans mes souvenirs... Je crois revoir une grande cour fangeuse, qu’on nommait, je pense, la cour des Miracles, au milieu de laquelle s’agitaient, chaque soir, des milliers de haillonneux. Ces gens m’aimaient, me nommaient leur mère. Ils avaient grand soin de moi; deux surtout: Tafouilleux et Petit- Musc, leurs noms me reviennent... Le baron Courmantel avait la larme à l’oeil et ne savait où se cacher, parce que le Grand Marquis lui serrait vigoureusement les mains. -Je n’ai rien fait que de très naturel, cornes de Satanas! grommelait-il. J’étais bandit... j’agissais en bandit! -Croix du Christ! les bandits de ton calibre sont trop peu nombreux, mon vieux camarade, et ton action, si naturelle qu’elle soit, te sera comptée au taux des meilleures. -Enfin, acheva la comtesse Blanche en attirant Bernard sur son coeur, le premier visage humain qui ait fait sur moi une impression émue, c’est le tien, mon beau capitaine. Par toi, je retrouve la santé et mon bonheur serait entier si ton père était avec toi. Le front du Grand Marquis s’assombrit. Le secret juré par lui ne se pouvait trahir. -Mon fils, fit-il soudain, je crois qu’il serait bon de pousser, sans plus tarder, vers Chaumont. Ne laisse pas aux sacripants le temps de se reconnaître. Leur crime fit le malheur de ta mère... la destruction de ces maudits peut seule assurer sa tranquillité... Va! La comtesse d’Armagnac avait retrouvé son enfant depuis trop peu de temps pour consentir à se séparer de lui aussi facilement. Mais le Grand Marquis décida: -Nous allons tous regagner l’hôtel de Villeneuve. De là, Bernard et ceux qui sauront se procurer des montures reprendront à franc étrier la traversée de Paris. Par ce moyen, ils pourront rejoindre ceux qui ont déjà pris une avance considérable. -J’irai avec lui, dit Blanche. -Vous, ma chère amie? Pour ne pas entraver son action, vous voudrez bien vous montrer raisonnable et demeurer avec nous; car je resterai aussi, moi, n’ayant plus assez de sang dans les veines pour tenir une épée! C’était vrai, hélas! S’il s’était tenu debout jusque-là, c’était à force d’énergie. La faiblesse le terrassait. Il se laissa aller de son haut entre les bras des Peyragude et s’évanouit. -Obéissons, mère? implora Bernard attristé. Ce héros vient de nous tracer notre devoir à tous. Sur son ordre, la porte de Nesle fut franchie par les apôtres rassemblés. XVII LA FOLIE DES VAUTOURS. Depuis la nuit sinistre, au cours de laquelle une tempête extravagante s’était déchaînée aux alentours du lac lumineux, les malheureux habitants des villages de Bagnolet, de Belleville et de Popincourt ne dormaient plus. Ils s’attendaient, d’heure en heure, à l’explosion de quelque nouvelle perturbation prodigieuse ou de quelque nouveau cataclysme, car une animation extraordinaire ne cessait de régner autour des ruines redressées du château de Chaumont, que les bohémiens semblaient vouloir rendre inexpugnable. En effet, après la victoire de Coeur-d’Amour sur ces bandits, après la magique randonnée de ce forcené à travers le lac et le double enlèvement de Gloriette et de Divine qui en avaient été la conséquence, Phtah Mansour ne décolérait plus. Elle ne pouvait comprendre comment cet unique cavalier - le fils légitime de Jacques d’Armagnac! Oh! elle ne s’y était point trompée! -avait pu franchir les formidables défenses de son domaine, se moquer des éléments révoltés, se jouer de sa puissance et réduire à néant, en un instant, l’infamie rêvée par elle. Indubitablement, pour avoir pu se soustraire avec autant d’aisance aux couteaux de ses zingares, ce jeune homme devait être couvert d’un charme sinon d’une armure enchantée! Depuis le sac et l’incendie d’Astaffort, rien de semblable n’était encore venu se mettre en travers des abominables combinaisons de l’Égyptienne. Sans hésiter, elle avait pu suivre son plan. Tout lui avait réussi, tout! et voilà qu’aussi près du but se dressait devant elle une sorte de ressuscité, l’enfant dépouillé par elle; l’enfant dont l’esclavage à Tripoli aurait dû faire un mort. Malédiction! était-ce la difficulté imprévue, la pierre d’achoppement de sa fortune? Oh! elle ne se laisserait pas arrêter par cet obstacle... elle l’anéantirait!... N’avait-elle pas pour elle l’invulnérabilité de son fils préféré, de Landro le sanguinaire, qui, sous sa double incarnation de Roland de Savoie-Nemours et de Coeur- Volant avait la haute main sur l’entourage du roi et terrorisait le peuple? Ah! si Roland s’était trouvé là, au lieu et place du pusillanime Néré, sans aucun doute, l’audacieux coup de main de Coeur-d’Amour aurait eu un moins brillant résultat! En somme, elle avait tort de se mettre martel en tête pour un premier et troublant échec. De quoi s’agissait-il après tout? D’une surprise désagréable. Eh bien! c’était un avertissement dont elle saurait tirer parti. Elle en préviendrait le retour en se tenant sur ses gardes et, même, en avisant Landro à temps, celui-ci pourrait peut-être rétablir son jeu bouleversé au moyen d’un coup de dague donné à propos. Forte de cette déduction, Phtah avait reconquis son sang- froid et donné des instructions à l’effet de faire ajouter des défenses nouvelles aux défenses déjà très compliquées de la forteresse de Chaumont. Vers le milieu du jour suivant -2 avril -lui arrivèrent successivement la nouvelle de l’échauffourée de la rue Saint-Antoine, puis un message de Landro. Celui-ci mandait à sa mère de lui envoyer à son pied-à-terre de la rue du Pet-au-Diable quatre bons sujets déguisés en honnêtes cavaliers. En même temps, il ordonnait à Néré d’aller, costumé en seigneur, à la réunion de la Grève, pour y semer la nouvelle du transfert de la fête royale à la Tour de Nesle. La veuve de Mansour ne douta pas un seul instant que c’était là une expédition préparée contre l’audacieux violateur des mystères du lac; aussi, bien que Néré fût encore très faible, le força-t-elle à se conformer à ses injonctions. Elle allait bientôt avoir à regretter sa trop grande confiance en Landro. L’arrestation de Coeur-Volant -arrestation opérée avec l’aide du duc Roland -fut connue, dans la nuit, au château de Chaumont. Il y avait là de quoi déconcerter la reine détrônée de Thèbes; de fait, elle en fut stupéfiée et comme abêtie. Brusquement, cette farouche tigresse d’Égypte eut la sensation que quelque chose se brisait sous la gorgerette de son kalosiris de fin lin... Possédait-elle un coeur de mère?... Écoutez, à défaut de ce viscère sensible, les fauves eux-mêmes ont l’instinct. La partialité des sentiments affichés par Phtah s’écroula sous un choc interne. Elle jugea Landro, comprit qu’il ne reculerait pas devant la férocité d’un fratricide et se prit à trembler pour son autre fils. Instinctivement, elle prévit que c’en était fait de Néré, et, gagnée par une pitié dont il lui aurait été bien malaisé de déterminer la cause, elle-même organisa, à la porte du Grand-Châtelet, cette rapide bousculade qui devait ravir au bourreau le corps presque privé de vie du malheureux condamné. Devant cette loque humaine qui avait été le beau Néré, Phtah fut saisie d’un tremblement convulsif. Elle fit porter son fils dans le compartiment de gauche de la salle hexagonale souterraine, dont nous avons fait la description au chapitre intitulé «Phtah Mansour». Installé sur le lit de repos, le jeune homme râlait, ne la reconnaissant point. Sous la pluie de lumière qui tombait de la plaque de cristal, elle-même frappée par la projection des quatre réflecteurs, l’Égyptienne examina une à une les affreuses mutilations et tenta d’apporter quelques soulagements aux souffrances du patient. Des heures entières, elle resta accroupie à son chevet, refusant toute nourriture, perdue dans une contemplation angoissée. Adam et Ève ne durent point s’effarer davantage devant le corps insensible d’Abel. Cette femme avait trop longtemps défié Dieu! Elle s’était presque accoutumée à l’idée que les lois naturelles n’étaient point faites pour elle ni les siens. Elle avait remanié des physionomies, falsifié sur la créature, en se jouant, l’image du créateur! Auprès de ce résultat, qu’était la recherche de l’élixir de longue vie? Un simple enfantillage! Eh bien! par son geste renouvelé de Caïn, Landro lui démontrait l’inanité de sa science. Le frère avait martyrisé son frère... Néré agonisait et, faisant son examen de conscience, Phtah se demandait si elle n’avait pas eu grand tort de préférer le tigre au mouton... Elle se surprenait des velléités de repentir, car la cause initiale de cette abomination c’était elle, c’était l’intoxicante ambiance de haine au milieu de laquelle avaient vécu et grandi les deux frères. Par quel miracle un seul s’était-il empoisonné? Un nouveau courrier envoyé par Landro coupa court à ses douloureuses réflexions. Le faux duc de Nemours lui mandait d’avoir à expédier le ban et l’arrière-ban de ses bohèmes sur les remblais de l’égout, hors la porte de Nesle. Il expliquait qu’il aurait peut-être à les utiliser, cette nuit-là, contre le roi ou contre Guise. L’un des deux devait disparaître en même temps que le marquis de Villeneuve et Coeur-d’Amour, afin de le laisser, lui, seul, bien planté et inexpugnable, sur le plus haut gradin du trône de France! C’était souffler sur des braises mal éteintes. La reine des gipsies reprit feu à l’annonce de cette colossale et prochaine victoire. Cependant, si elle fit partir tous les hommes valides, elle exigea des femmes un service exceptionnel et leur confia la garde des postes délaissés par leurs habituels titulaires. La nuit vint; les heures coulèrent. Le vieux manoir, entièrement sombre et muet, semblait avoir été déserté; cependant les zingitanas veillaient dans l’ombre, comme, sous les eaux lumineuses du lac, la descendante du mameluk Baharite continuait à monter sa faction auprès de l’agonisant. Chose étrange, cette mère affligée avait revêtu son somptueux costume de souveraine. Avec lui, sa mauvaise nature avait repris le dessus et, bercée par la respiration sifflante du moribond, elle ne songeait plus qu’à fêter son assassin, dont elle attendait avec impatience le triomphant retour. Vers la première heure après minuit, la vedette la plus éloignée donna une note de cornet à bouquin pour annoncer l’approche d’une nombreuse troupe. Puis, successivement, le même instrument lança deux autres notes diversement espacées. À ce signal, on courut prévenir Phtah. Les bohémiennes débarricadèrent la galerie aboutissant au chêne creux et préparèrent le radeau; les arrivants n’étant autres que les bandits envoyés en expédition. Ah! ils n’étaient guère brillants, les pseudo-victorieux. La fuite précipitée de leur chef les eût laissés à la merci de la soldatesque et des truands si, passant en canot avec Fiamma devant l’ancien estuaire de l’égout Saint-Germain, Coeur-Volant ne leur avait, par un coup de sifflet, donné l’ordre de se mettre en retraite. Ils s’étaient rués vers la descente du bac... Horreur! ce bateau avait disparu! Alors le désordre se mit dans la troupe des romanichels; ils commencèrent à se débander. Peut-être même le château de Chaumont ne les eût pas vus revenir cette nuit-là, tant une terreur panique s’emparait d’eux. Mais un appel de Fiamma les fit revenir à la raison. De la barquette, la jeune devineresse venait d’aviser, arrêté contre les pilotis du lavoir de la maison des Mignonnes, le bac abandonné par les grimpeurs de murailles. Elle le leur indiqua. Alors, sous la direction de Coeur-Volant, des avirons de fortune ayant été fabriqués avec le plancher de la lourde embarcation, le passage fut organisé hâtivement. La troupe parvenait enfin à son repaire après avoir contourné Paris au pas de course à travers les cultures du Roule, de la Ville-l’Évêque, de la Grange-Batelière, et coupé les faubourgs avoisinant Montfaucon. Dans l’ancienne chapelle du château, transformée en temple luciférien, la reine des égyptiaques avait été se placer sur le trône réservé à sa dignité suprême. Là, sous le dais que couronnait un gigantesque Uroeus d’or vert aux yeux de rubis, elle demeurait rigide, impénétrable, s’apprêtant à ouvrir ses bras au fratricide dont la glorieuse réussite devait faire pardonner l’atrocité des moyens employés. Elle s’attendait presque à voir paraître Landro, porté sur un pavois, à la façon des triomphateurs romains. Aussi fut-elle choquée de constater, chose extravagante de la part de cet irréductible orgueilleux, qu’il s’avançait vers elle en détournant la tête, sans parader et en se tenant un peu en arrière de ses principaux lieutenants. Or, c’était là un fait si invraisemblable que, tout d’abord, Phtah, trop préoccupée par l’attitude du gentilhomme chef de bande, et prévoyant l’annonce de quelque malheur, ne remarqua point qu’il était accompagné d’une femme entièrement enveloppée dans les plis d’un manteau rouge. D’un commun accord, tous les arrivants s’étaient arrêtés à quelques pas au-devant du dais. Un lourd silence pesait. Nul n’osait parler avant le maître, et le maître, le visage contracté, les lèvres serrées, ne faisait point mine de vouloir expliquer sa façon de se présenter. Alors, la Gipsy eut un ricanement singulier, un ricanement interne, car son regard froid ne lança aucune lueur tandis qu’elle demandait, fixant toujours Coeur- Volant: -Pour le rachat du meurtre de ton frère, que m’apportes- tu, Landro? -Le temps nécessaire au repentir! répondit une voix douce et grave. -Au repentir? répéta la reine sans comprendre. -Pour racheter vos fautes... -Mes fautes? Malédiction! -Et obtenir le pardon de Dieu, ma mère. -Ta mère! moi? hurla Phtah en avisant enfin la femme rouge. Qui es-tu donc, étrangère? -Je suis Fatima. D’un bond, l’Égyptienne fut sur elle et lui arracha son manteau. Alors, apparut dans son kimono de soie diaprée de fleurs peintes et d’oiseaux brodés, la petite brave qui avait aidé Gloriette à hisser sur la tour de Nesle la lourde corde des escaladeurs. Phtah fronça les sourcils. -Fille maudite, fit-elle; oses-tu bien te parer du nom d’une morte que je pleure?... Je te reconnais... Ton imposture sera châtiée... Tu es la voyante de Salem- Kébir! -Je suis Fatima!... Sidi Salem, avant de tomber, l’a certifié par écrit. La sorcière la regardait au fond des yeux. Quelque chose remuait en elle... Elle commençait à douter... Pourtant, elle dit avec dédain: -Peut-on ajouter foi aux affirmations d’un musulman qui vivait au milieu des roumis. Tous les assistants, très impressionnés, considéraient avec une sorte de crainte respectueuse l’interlocutrice de la reine des gipsies. Seul Landro faisait la moue. En route, il avait pu s’assurer que Fiamma disait vrai: C’était bien là sa soeur; mais ce qu’elle voulait tenter lui semblait odieux et ridicule. Il attendait, avec impatience, la fin de cette explication pour proposer un expédient que la situation à lui faite par les derniers événements rendait urgent. -Ma mère, riposta Fiamma sans élever le ton, Salem n’était point celui que vous pensez. Ses pseudonymes masquaient un nom chrétien, un nom retentissant que le hasard ou votre haine vous a fait donner à mon frère Landro... -À Landro!... Alors, il se nommait?... -Jacques d’Armagnac! -Jacques!... Ah! tu es bien ma fille!... Car Jacques seul était capable de se venger ainsi de moi. Emportée par la violence d’un sentiment d’affection nouveau pour elle, Phtah entoura de ses bras les épaules de Fiamma et la pressa avec émotion sur sa poitrine en murmurant d’une voix adoucie: -Fatima, mon oiseau chéri! ma mignonne âme! mon coeur... mon sang... ma reine!... C’était donc toi?... Je te pleurais... Je cherchais à me venger sur d’autres de ta perte... et tu vivais avec Salem... avec Jacques, veux-je dire... Tout à la fois si proche et si lointaine de moi! Elle ne pouvait se lasser de l’embrasser, de la cajoler, de l’admirer; tour à tour approchant ou éloignant son visage du sien pour mieux se repaître de sa vue. Dans le choeur de ce temple orné d’attributs barbares ou démoniaques, la voyante dépouillée de son manteau, sous sa soyeuse pelure aux couleurs chatoyantes, semblait un petit oiseau de paradis tombé entre les serres du vautour, car, sur la tête de la Gipsy planait le vorace symbolique. Les bohémiens, témoins obligés de cette reconnaissance inattendue, se faisaient petits, petits, et détournaient les yeux avec embarras devinant bien qu’ils auraient à subir le contre-coup de cette impressionnabilité sans précédent de leur souveraine. Quant à Landro, dès le début de la scène, il avait haussé les épaules et s’était mis à marcher de long en large en grognant: -Corbac! en voilà bien d’une autre!... Est-ce bien le moment de jouer cette ridicule comédie? À tout prendre, l’attitude de Fiamma ne laissait pas que d’être étrange. En effet, elle considérait avec une sorte d’émotion attristée cette femme qui était sa mère, cette femme dont le costume impudique faisait monter vers ses joues le rouge de la honte, et, si elle ne se défendait point de ses caresses, du moins ne les lui rendait-elle pas. Phtah s’avisa soudain de sa froideur. -Fatima, fit-elle avec reproche; papillon de Louqsor, future dominatrice de la Thébaïde, pourquoi tes lèvres restent-elles glacées?... Je veux te voir heureuse, aimante et glorieuse, Fatima... Réveille-toi, souris, rends-moi mes baisers! Oui, je ferai de toi la sultane de la Haute-Égypte! -Ma mère, riposta gravement Fiamma, abandonnez ce rêve et songez à vous repentir! -Me repentir?... Et de quoi? -De vos actions coupables! De votre orgueil insensé qui vous fit jeter vers le ciel un défi monstrueux... La patience de Dieu est à bout; il va lancer contre nous son tonnerre... Songez à bien mourir, ma mère... Le châtiment est en marche... repentez-vous!... -Malheureuse! hurla Phtah en blêmissant. Aurais-tu donc trahi les tiens?... Landro s’écria, révolté: -Hé! que de temps perdu en paroles inutiles! Les instants sont précieux... Au lever du jour, avant peut-être, les gens d’armes royaux vont s’amener à Chaumont pour prendre au trébuchet Coeur-Volant et sa bande... -Ils savent donc? -Ils n’ignorent plus rien... Qu’importe! En déchaînant la tempête factice, nous pouvons encore les tenir à distance assez de temps pour préparer notre fuite... Et déménager nos trésors! ajouta-t-il plus bas. La consternation de Phtah était à peindre. Quoi? le labeur de toute sa vie allait-il donc aboutir à cet échec piteux d’une fuite honteuse?... Alors, sa vengeance?... Elle demeurait sans voix, ne sachant que décider, Landro lui épargna cet effort. -Allez, dit-il aux chefs. Qu’on charge les chariots... Qu’on mette en mouvement la harpe éolienne... Qu’on ripaille, s’il le faut, pour se donner du coeur... Mais, à l’aube, il faut que toute la tribu soit en route sur Provins... Quelques instants après, tandis que l’instrument sonore et perturbateur enveloppait le château de Chaumont d’une bourrasque violente; que, dans les cours de la vieille forteresse et dans la salle des gardes, les bohémiens se livraient à un travail de déménagement, tout en buvant à larges lampées les nombreux liquides qu’ils savaient ne pouvoir emporter, au milieu de la salle hexagonale située sous le lac, Fiamma, Phtah et Landro étaient réunis, non loin du lit sur lequel agonisait Néré. En longeant les galeries souterraines, la voyante de Salem-Kébir s’était attardée une seconde pour tracer sur la muraille crayeuse, à l’aide d’une pierre pointue, quelques signes rapides. Maintenant elle était debout en face de sa mère, écroulée sur un siège, en face de Coeur-Volant, dressé, ironique et dédaigneux comme l’archange du mal. Fiamma ne soupçonnait point la présence du moribond, dont elle n’avait pas encore surpris le râle, et prononçait d’une voix prophétique: -Mère, avant de connaître les liens qui m’unissent à vous, inspirée par la volonté du maître, je suivais déjà, de loin, vos agissements et assistais, invisible, à la réalisation antinaturelle de presque toutes les entreprises audacieuses conçues par vous... » Vos triomphes me faisaient peur!... Le but poursuivi par vous m’épouvantait. Et je disais parfois au maître: «Sidi Salem, cette reine détrônée vivra-t-elle assez pour voir ce qu’elle rêve? -Non, me répondait-il, il faut aux élus la pureté de l’intention, la franchise des moyens. Tous les efforts de Sisyphe, si bien combinés soient-ils, ne parviendront jamais à lui faire atteindre le sommet entrevu... À moins que...» Landro n’écoutait plus. Après s’être longuement abreuvé au goulot d’un flacon d’alcool, il venait d’ouvrir une armoire de fer scellée à la muraille et rassemblait avec frénésie les richesses incalculables qu’elle contenait. Mais la Gipsy prêtait toute son attention aux paroles de sa fille, car elle redit anxieusement: -À moins que? -«À moins que, touchée par les prières d’un innocent issu de son sang, la révoltée fasse mentalement amende honorable et réprouve ses actes passés!» -À ce prix, exclama Phtah, à ce prix, retrouverons-nous le trône de Thèbes et la faveur du roi de France? Un gémissement de Néré fit tourner la tête à Fiamma. Elle aperçut le malheureux, frissonna et répondit en le désignant: -L’innocent, le voici, ma mère! Il ne peut prier... vous ne pouvez donc plus l’entendre... À cette heure, rien ne saurait vous faire reconquérir ce qui est perdu... Mais si la justice des hommes va vous atteindre, si la main de Dieu est sur vous, vous pouvez encore, par une seule larme de repentir, vous soustraire à la mort infamante du bûcher que vous réservent les premiers et obtenir la miséricorde du second. Les traits décomposés, la poitrine soulevée, les bras projetés en avant, l’Égyptienne hurla en grinçant des dents: -Tu n’es plus ma Fatima, prêcheuse renégate, va-t’en! Je ne crains personne... J’aurai le temps de sortir d’ici et de punir ensuite les traîtres... Je puis défier le ciel... et l’escalader s’il le faut... Holà! Landro! as- tu entendu? Celle-là voulait me faire verser un pleur!... Coeur-Volant venait d’ouvrir la porte et de commander à un bohème de lui amener Muletmio... Il ricana: -Une larme de Satan! Ça mettrait en ébullition la chaudière lumineuse, la mère... Alors, se déroula une scène indescriptible. Tandis que Fiamma se retirait dans le compartiment au milieu duquel Néré achevait de mourir et tandis qu’elle s’y isolait, avec son malheureux frère, en tirant derrière elle le rideau de séparation, une vingtaine d’hommes et de femmes pénétrèrent en titubant, en se bousculant dans la chambre hexagonale à la suite du mulet qu’effrayait la lumière trop crue. Tous ces gens étaient déjà à peu près ivres. Ils s’étaient grisés pour se donner du coeur. En effet, le bruit d’une attaque prochaine du repaire s’étant répandu dans la troupe et les rapides préparatifs de déménagement ayant encore donné plus de créance à ce bruit, la terreur intuitive d’une menace inconnue les poignait. Rien n’égale l’impression pénible que procure, aux âmes les mieux trempées, l’attente d’un danger mystérieux. À plus forte raison devait-il en être ainsi pour des scélérats habitués à se considérer comme étant au-dessus des lois, tant l’épouvante inspirée par le seul nom de Coeur-Volant leur avait servi d’égide, jusque-là, malgré le nombre de leurs exactions et de leurs crimes. L’approche de la tempête fait aussi réfléchir les fauves. À ceux-ci, la fatalité réservait-elle un châtiment grandiose? La longueur de l’impunité le leur faisait appréhender. À la vue de l’armoire de fer béante, à l’aspect des gemmes éblouissantes, des tas d’or, ils s’arrêtèrent un instant, interdits, sentant les fumées de l’alcool bouillonner sous leurs crânes. Landro les regardait. Il comprit et sourit. -Amis, cria-t-il en jetant à leurs pieds une pile de sacs vides. Il s’agit d’emballer tout cela et de le charger sur le dos de cet animal... Nous partons! Phtah ne veut rien laisser ici... Allons, à l’ouvrage! Un grognement sinistre lui répondit. Les Égyptiens, les yeux allumés, tourmentaient déjà les manches de couteaux, et se disposaient non à empiler, mais à se disputer le butin. -Corbac! jura Coeur-Volant en tirant son épée. Veut-on rire? Phtah n’avait point parlé jusque-là. -Naïf! murmura-t-elle en se haussant à l’oreille de son fils... Tout retard peut nous perdre. L’urgent est de faire sortir d’ici notre trésor... Qu’importe qu’ils se le partagent, ces imbéciles. Ils nous serviront de sacs... et les sacs que l’on veut vider... -On les éventre! termina Landro sur le même ton. Un instant après, ayant reçu toute liberté d’agir à leur guise, les bandits, hurlant de joie, se bousculant, se frappant, s’embrassant, s’invectivant, faisaient ruisseler dans leurs chausses le fleuve des pierres précieuses, bourraient leurs chemises de colliers, de bagues, de diadèmes, écrasaient les vases d’or, les calices, les patènes, les buires pour les envelopper dans leurs souquenilles. C’était une orgie autrement grisante que la précédente. Muletmio assistait avec stupeur à ce tumulte indécent et, devant l’explosion de démence des vautours de Chaumont, il regrettait Matraque, dont il avait pourtant blâmé, bien souvent, la tranquille cupidité. XVIII JE T’AIME! Vers les deux heures du matin, le commandant de garde à la porte du Temple avait dû faire ouvrir les grands guichets, sur l’ordre du capitaine Larchant qu’il connaissait bien et, durant un gros quart d’heure, sous les yeux stupéfaits des hommes du poste, sortis pour assister à cet extraordinaire exode, les archers écossais, les arquebusiers les gens d’armes royaux, des gentilshommes déguisés ou en costume de cour et l’interminable et bruyante armée vomie par la cour des Miracles, avaient successivement franchi le ruisseau Saint-Martin pour tourner le bastillon et disparaître, dans la nuit, du côté du village de Popincourt. Bien entendu, une telle cohue n’avait pu défiler sous la porte sans livrer, au passage, le secret de l’expédition qu’elle allait entreprendre. D’ailleurs, ce n’était plus un mystère pour personne. Paris réveillé en parlait à voix basse: Coeur-Volant s’était présenté chez le roi dans l’intention de l’assassiner; le souverain n’avait dû la vie qu’à la prodigieuse intervention du jeune cavalier béarnais qui maniait avec tant d’à-propos l’éborgnade, et cette croisade nocturne avait pour but de capturer le bandit. Une chose intriguait le chef de poste. Si l’Éborgneur, nommé capitaine général, comme on le disait, dirigeait ce coup de force, pourquoi n’était-il point passé à la tête de ces troupes? -Allons, commanda-t-il, fermez la porte, vous autres! Les lourds battants tournaient déjà sur leurs gonds, lorsque du milieu de la rue du Temple on entendit arriver le bruit d’une cavalcade lancée au galop, en même temps que cet ordre proféré d’une voix de tonnerre: -Laissez ouvert, galapias de malheur, mes amis bien chers... ou gare la casse! Il n’était déjà plus temps d’obéir. Les cavaliers forcenés arrivaient en peloton sous la poterne. Ils passèrent en tourbillon, faisant craquer la porte sur ses crochets d’arrêt, ébranlant la vieille construction et bousculant de droite et de gauche les archers interdits, ceci avec une telle impétuosité que deux ou trois manquèrent aller choir dans le fossé. Mais, loin de s’en formaliser, le chef de poste ayant crié: -C’est lui!... Chapeau bas! Tous se découvrirent respectueusement, sans oublier pourtant de se frotter les côtes, en hurlant à l’unisson: -Vive le nouveau capitaine général! La physionomie du vainqueur des mignons avait acquis, en peu de temps, une popularité exceptionnelle. Il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était lui! Si le château de Chaumont pouvait être pris, il devait, plus que tout autre, accomplir facilement ce fait d’armes, lui qui avait déjà si vertement mis à la raison les bandits de Coeur-Volant. Monté sur Djaoulia, Bernard soutenait Gloriette sur le devant de sa selle. L’enfant s’était absolument refusée à le laisser aller sans elle et, sur les instances de Blanche d’Armagnac, la permission lui en avait été accordée. Derrière eux venaient Courmantel, Matraque, les trois Peyragude, Faraubras, La Fraîcheur et ses prévôts. Les deux premiers enfourchaient Monjoie, l’étalon noir du Grand Marquis, les autres chevauchaient les montures trouvées dans les écuries de Villeneuve, celles qui venaient de Bonaguil et celles aussi qui arrivaient du prieuré de la Jatte. Bien entendu, Grain-de-Raison était de la partie. Au sortir des marais du Temple, la cavalcade rejoignit les truands, qui s’écartèrent pour la laisser passer, et, vers la Grange-aux-Belles, elle dépassa la garde écossaise. On approchait de Belleville. La tempête, une tempête comme les soldats ne se souvenaient pas en avoir jamais rencontré, balayait le plateau de Chaumont, dont le squelette de pierres se dressait majestueusement insolent dans une lueur prodigieuse, lueur qui semblait prendre sa source sous les eaux tourmentées du lac phosphorescent. Bernard n’eut pas besoin de commander la halte. Le double phénomène inspirant une salutaire terreur aux plus audacieux avait suffi à arrêter la marche. Larchant, Larchant lui-même, un dur à cuire, pourtant, restait médusé de surprise. -Pas n’est besoin de vous risquer dans ce repaire dont les détours vous sont inconnus, lui dit en souriant le nouveau duc de Nemours. Distribuez les postes, faites cerner les alentours. Surveillez attentivement toutes les issues. -Où sont-elles? demanda le capitaine des archers écossais. -Partout, monsieur. Sous terre, au milieu de l’air et dans l’eau!... Tout être animé qui sortira d’ici ou de là, homme, femme ou bête, devra être pris vivant s’il se peut... Arquebusez au cas contraire... Ne vous laissez pas tourner... » Je vais, moi, faire le furet et descendre au terrier! S’il se fût fait un scrupule de risquer inutilement la vie des hommes dont il avait assumé le commandement, s’il hésitait à les envoyer dans les souterrains où bien des traquenards devaient être préparés, à plus forte raison ne pensait-il pas à s’y faire accompagner par Gloriette. D’un geste il appela les Peyragude auxquels il voulait la confier. -Descend, petite soeur, murmura-t-il, en essayant de soulever la jeune fille pour la poser à terre. Celle-ci l’enlaça avec force et opposa une telle résistance qu’il n’eut aucune peine à saisir le sens de cet argument silencieux. -Vertudiable! fit-il en essayant de sourire, ces petites filles sont singulièrement encombrantes!... Là où je dois aller, mon enfant, c’est quelque chose comme le vestibule de l’enfer!... L’excursion est dangereuse... reste ici! -Non! répondirent les bras nerveusement serrés de la blonde. Et ses yeux expressifs ajoutèrent: -Où vous irez, je veux aller! -Soit! réfléchit le jeune duc. Il ne s’agit après tout que d’une reconnaissance. Je saurai bien écarter d’elle les dangers, s’il s’en présente. Alors, suivi de Montjoie qui portait son écuyer et l’ex- bandit, devenu son plus précieux auxiliaire, il piqua des deux vers le chêne creux. Ce géant mi-vivace et mi- paralysé était éclairé à revers par le foyer invisible. Il se secouait, il gémissait et semblait soutenir une lutte désespérée contre la tourmente. De loin, les spectateurs frémissants purent voir les quatre audacieux sauter à terre au pied du chêne; puis il leur parut qu’ils se hissaient en serpentant le long du tronc. C’était vrai! Bientôt leurs silhouettes se profilèrent sur la fourche des maîtresses branches. Cette apparition n’eut que la durée d’un éclair. L’instant d’après le colosse végétal absorbait trois des pygmées accrochés à ses bras. Il n’en restait qu’un sur la plateforme annulaire, le sire de Barbotan, aposté en vigie pour communiquer avec les assiégeants et défendre l’entrée de l’entonnoir. Bernard, soutenant la jolie muette, s’enfonçait, pour la seconde fois, dans les entrailles du sol, par l’escalier en pas de vis taillé à même le coeur de l’arbre. Seulement, cette fois, il allait vivement et sans hésitation car, outre qu’il connaissait la cage cylindrique, une torche, allumée par Courmantel, en dissipait maintenant les ténèbres. Comme à sa première visite, au bas des marches, le jeune duc fit sauter la porte des galeries d’un seul coup de botte. -Restez là! dit-il au matamoresque baron, et tenez la porte constamment béante, je vous prie! Qui sait? nous serons peut-être obligés de faire retraite avec précipitation. » La vie de cette dévouée sensitive, ajouta-t-il plus bas en désignant sa compagne d’un signe de tête, m’est cent fois plus précieuse que la mienne propre. Veillez bien, mon vieil ami, veillez bien! Resté seul, Courmantel s’essuya les paupières. -Son vieil ami! murmura-t-il. Cornes de tigre trompé! il m’a appelé son vieil ami... moi!... Ah! par le nombril satané de l’arrière-grand’mère du diable, ce que j’aimerais à me faire dévorer les foies pour être agréable à ce garçon! Bernard s’était résolument engagé dans le couloir qu’éclairaient, nous le savons, des lampes fixées, de distance en distance, dans des niches surmontées de cheminées d’amiante. L’oreille aux aguets, l’oeil en éveil, il poussait en avant; sa main droite se crispait sur la garde de son épée; son bras gauche s’enroulait à la taille de sa petite soeur. Elle s’appuyait amoureusement sur lui et marchait comme en un rêve. Aucun bruit... Le silence le plus absolu. Les bandits s’étaient-ils déjà éloignés de leur repaire? On ne pouvait le savoir qu’en traversant tout le labyrinthe des ruelles creusées dans le gypse, et le fils de Blanche d’Armagnac se savait encore loin de la sortie aboutissant à la cour du château. -Ventrepape! songeait-il, c’est ridicule d’avoir multiplié l’enchevêtrement de tous ces boyaux!... Me suis-je perdu? Ou vais-je enfin rencontrer le coffre, le fameux coffre sur lequel, il y a trois nuits, je me suis grotesquement laissé aller au désespoir? Il avait tourné sur lui-même et se croyait beaucoup plus avancé qu’il ne l’était. -Mort de mes os! jura-t-il soudain. Les yeux dilatés, il écarta Gloriette sans cesser de la tenir et, d’un revers d’épée, fit tomber la lampe qui éclairait la muraille de gauche. La lampe s’éteignit, l’obscurité les entoura. Pourquoi avait-il fait ce geste? Parce que sur la pierre a plâtre de la muraille, brusquement, il lui avait semblé voir flamboyer deux lignes tracées avec une pointe acérée. «Beau Chevalier, celle que vous aimez est bien la Villeneuve... Phtah, ma mère, hélas! vola chez vos amis une blonde enfant du nom de Ghislaine et... pensez à moi quelquefois... et, -au moment de paraître devant Dieu, je le jure! -elle l’appela Gloriette.» Cet avertissement provenait de Fiamma, Coeur-d’Amour n’en pouvait douter. Par exemple, il ne comprenait point comment son héroïne amoureuse avait pu parvenir jusque-là avant lui et prévoir qu’il y viendrait. Comme il réfléchissait à cela, il lui sembla entendre parler derrière son dos. Il se retourna; se rendit compte au toucher qu’il était contre la porte bardée de fer de la salle sous-lacustre, et écouta. Oh! il n’écouta point plus d’une seconde, car ce qu’il crut entendre et comprendre fit passer un frisson glacé tout le long de son épiderme. Alors, pour la première fois de sa vie, sous le coup d’une terreur abominable, il empoigna Gloriette avec une sorte de férocité et se prit à galoper vers la sortie avec ce cher fardeau pressé sur sa poitrine... Tandis que les bohémiens subalternes de la tribu égyptienne, se croyant bien défendus par la tempête factice, continuaient à se griser dans la salle des gardes et, alors que, au centre de la salle hexagonale, sous les yeux de Phtah et de Landro, les chefs s’en donnaient à coeur-joie de piller l’armoire de fer, Fiamma, nous le savons, s’était retirée dans le compartiment de gauche servant à la fois de chambre d’armes et de repos. Son premier mouvement fut de se précipiter à deux genoux auprès du corps de son frère, dont le triste état lui arracha un cri d’horreur. Elle avait espéré pouvoir lui procurer quelques soulagements. Non! l’ongle de la mort était déjà sur ce front torturé. Tout le sang de Néré avait fui par ses mutilations effroyables. Or, chose normale en somme, en cette minute suprême, où son âme flottait à deux pouces de ses lèvres prête à abandonner la matière, une sorte de calme précurseur du grand repos accordait au malheureux quelque répit. Il promena autour de lui un vague regard qui était une sorte d’adieu aux souvenirs d’ici-bas. Quand il l’arrêta sur la jeune femme prosternée à ses côtés, quelque chose comme un lamentable sourire essaya d’y naître. Quelle était cette femme au costume étrange autant qu’éclatant?... Il ne savait... Il ne la connaissait point; mais il la devinait bonne et secourable. Devant ce débris d’humanité, un immense dégoût des siens, un désespoir profond faisait sangloter Fiamma. Elle baisa pieusement les moignons de ses poignets; elle posa ses lèvres sur les lèvres flétries au bord desquelles se coagulait un sang noir. L’horrible martyre subi par son frère l’eût fait blasphémer, si elle ne s’était déjà résolue à sacrifier sa propre vie pour arrêter le courroux céleste et racheter, en partie, les monstruosités de ses proches. Comme le bruit fait à côté allait grandissant, elle cria, certaine de n’être entendue que du moribond: -Néré, pauvre Néré, je suis ta soeur Fatima... la fillette que tu défendais autrefois contre les brutalités de Landro. Ah! malheureux frère!... Si la fatalité ne m’avait éloignée de toi, de vous tous, j’aurais peut-être pris assez d’empire sur notre mère pour l’empêcher d’accomplir sa première et cruelle abomination, celle qui la fit vous doter d’un visage appartenant à un autre! » De ce blasphème charnel découlent toutes les atrocités postérieures. » Déformer l’oeuvre divine, dans un but inavouable, est un travail de réprouvé; il porte en soi le germe du châtiment fatal. » En donnant à Landro les moyens de se substituer à l’héritier d’Armagnac, Phtah se figurait n’avoir rien à redouter du véritable titulaire de ce nom. En effet, elle croyait bien avoir à jamais rayé du nombre des vivants ce compétiteur, comme elle croyait aussi à la mort du comte Jacques et de la comtesse Blanche. » Or une protection surhumaine s’était étendue sur ses victimes! » Le comte Jacques, dissimulé sous une triple personnalité de musulman, avait acquis une puissance capitale à la cour. À l’abri de son voile, il surveillait Phtah, suivait les évolutions du duc Roland qu’il savait être Coeur-Volant et préparait sa revanche. » Cette nuit, par son fait, la foudre suspendue sur la tête de Landro a pu éclater. Le roi a été sauvé par celui que l’on croyait défunt, par Bernard d’Arma, le vrai, le seul, l’authentique duc de Savoie-Nemours. » Qu’est-il arrivé, alors? » Furieux de s’être laissé jouer si longtemps par un imposteur d’une race vilipendée, par un bandit qu’il devait rougir d’avoir admis en son intimité, le roi a chargé Bernard d’Armagnac d’envahir Chaumont et d’en passer tous les habitants au fil de l’épée; sauf en ce qui concerne Coeur-Volant et la reine des gipsies qui devront être solennellement exorcisés et flambés en place de Grève... Néré s’était efforcé d’entendre et de comprendre, mais ses facultés réduites ne le servaient plus. Il ne savait à quoi voulait en venir sa soeur Fatima. Celle-ci reprit: -En commettant l’horrible fratricide, Landro se flattait de te survivre, mon pauvre Néré. Il n’en sera rien. De toutes façons, le lever du prochain jour ne sera point visible pour aucun des descendants du mameluk Baharite... L’horoscope est formel: notre race doit disparaître tout d’un coup au milieu d’un cataclysme! » Écoute, frère, puisque la malédiction est sur les nôtres, puisque rien ne peut les sauver, veux-tu, comme moi, leur éviter l’infamie de la Grève? -Je le veux! firent résolument les deux yeux du moribond. -Comment? demanda Fiamma. Le regard de Néré désigna, placée à la base même de la tour de métal dont nous avons fait la description, une sorte d’auge creusée dans du cristal de roche. La jeune femme y courut et en souleva le couvercle. -Qu’est-ce? murmura-t-elle déconcertée. Sous une couche d’huile de naphte, l’auge ne contenait que de longues lamelles d’un métal grisâtre à nervures brillantes. Mais une de ces lamelles surnageait. Une larme tombée des paupières de Fiamma étant venue la toucher, le seul contact de cette perle humide produisit un brillant jet de flamme. C’était du potassium. Deux cent cinquante ans avant Humphry Davy, Phtah Mansour avait pu isoler ce métal mishydr. -Je comprends! s’écria Fiamma. Avec un peu d’eau on ferait éclater cette composition comme un baril de poudre!... Où prendre de l’eau? L’oeil de Néré fixa la porte à presse-étoupes percée à la base de la tour de métal, semblant dire: -Là! -Nous sommes sauvés! lança Fiamma en dépouillant son kimono pour avoir les mouvements plus libres. Elle s’attela aux croix de fer des boulons de serrage. Après bien des efforts, l’eau se mit à suinter. Fiamma redoubla en murmurant: -Pardonnez-leur seigneur!... Pardonnez-moi! Brusquement, une nappe d’eau fit irruption dans le compartiment, se rua vers le récipient du métal mystérieux... Une vague de feu sortit de l’auge, produisant une explosion formidable qui alla crever le plafond de cristal, fit trembler la colline sur sa base et coucha sur le sol tout autour du lac, les soldats et les truands terrorisés. Ce ne fut pas tout: minées par les eaux qui fuyaient à gros bouillons par l’ouverture souterraine, les constructions cyclopéennes du château de Chaumont ne tardèrent pas à s’effondrer avec un fracas si retentissant que les paysans des alentours, arrachés à leur sommeil, tombèrent à genoux, croyant la fin du monde arrivée. De la séculaire forteresse construite par Adhémar de Roye, il ne restait plus pierre sur pierre. De la tribu de Phtah Mansour, pas un être ne subsistait. Tous avaient été brûlés, écrasés ou noyés... Quant à Coeur-d’Amour et à Gloriette, prévenus à temps par la dernière exclamation de la jeune justicière, ils étaient déjà parvenus à mi-hauteur de l’escalier hélicoïdal, lorsque la déflagration se produisit. La colonne d’air, chassée des souterrains avec une irrésistible force, les saisit au passage, les emporta en une giration ascensionnelle, -tel un projectile dans l’âme d’un canon rayé! -les projeta dans l’espace et les laissa retomber dans la vase des bords du lac, qui allait se vidant. Comme eux, Courmantel et Matraque ne durent la vie qu’à cette extraordinaire expérience d’auto-balistique... * Deux mois après, à la cour de France comme à l’hôtel de Guise, c’est à peine si l’on se souvenait encore de ces événements. À part François d’Entragues qui, ayant épousé Marie Touchet, était enfin parti pour son gouvernement d’Orléans, les Mignons des deux partis avaient repris le cours de leurs exploits accoutumés et de leurs querelles sans cesse renaissantes. Catherine de Médicis, privée de son dernier astrologue, se tenait de plus en plus cloîtrée à l’hôtel de Soissons. Dans la cour des Miracles, laissée en repos par M. d’Étouteville, Gaulfarault avait repris, non sans satisfaction, sa couronne de roi de Thunes; mais il pensait parfois à sa malheureuse fugue dans la vraie noblesse et aimait à dire: -Quand j’étais marquis... Ce à quoi l’ancêtre Nathaniel ne manquait jamais de répondre: -Vous en souvenez-vous, ô mes amis?... En ces temps, le remplaçant de notre Coësre avait du coeur au ventre... et, par Abraham, Isaac et Lévi! ce que ça marchait mieux! À l’hôtel de Villeneuve, auprès de son mari rentré en faveur et complètement remis de sa blessure, auprès de Blanche d’Armagnac qui lui rappelait sa jeunesse, la marquise Marie aurait retrouvé le bonheur complet si Gloriette avait pu parler et si elle n’était restée sans nouvelles de Solange. La maison, d’ailleurs, avait repris une vie des plus actives, car, outre Entraguet, Yannie de Goulaine et Chicot, qui en étaient les hôtes presque journaliers, le service s’était doublé de la présence de Tafouilleux et de Petit-Musc, les amis de Divine-la-Folle, ainsi que de celle des deux barons Courmantel et Matraque. Courmantel, trop accoutumé au veuvage pour pardonner à dame Tiphaine, l’avait fait entrer dans un couvent de filles repenties et s’en passait en courtisant Renaude. Quant à Matraque, tout en regrettant Muletmio, mort au champ d’honneur! il se félicitait d’avoir suivi son étoile et cherchait à convoler avec Pierrile, sa petite amie de Bonaguil, sa seule aventure amoureuse. Un soir, Bernard d’Armagnac -notre ex-Coeur-d’Amour - arriva du Louvre, disant: -Sa Majesté a bien voulu accepter ma démission de capitaine général. Désormais, je ne vous quitterai plus, ma mère! Blanche souriante, répondit: -Est-ce bien moi que tu tiens tant à ne plus quitter, trompeur? N’est-ce pas plutôt la délicieuse blondinette que notre ami Jacques veut te voir épouser? Gloriette écoutait frémissante. Bernard prit la jeune fille entre ses bras et répondit: -C’est vrai, mon coeur a toujours été à elle! Même à l’époque où je croyais en aimer une autre, c’était elle que j’aimais. » Ah! seigneur marquis. Je vous vis une fois accomplir un miracle. Rendez-lui encore la parole, ne fût-ce que pour un instant? » Ne fût-ce que pour m’entendre dire par elle: Je t’aime! Le Grand Marquis leva les mains au ciel pour marquer son impuissance. Mais une voix mélodieuse, une voix que tous ignoraient, s’éleva soudain, criant par trois fois: -Je t’aime! Je t’aime! Je t’aime! C’était Ghislaine de Villeneuve qui venait de pousser ce cri, c’était Gloriette la muette. L’amour révélé venait d’accomplir ce prodige de délier sa langue. L’amour!... Source: http://www.poesies.net