Les Chevauchées De Lagardère. (1909) Les Suites De Lagardère. Par Paul Auguste Jean Nicolas Féval. (Fils) (1860-1933) Tome II TABLE DES MATIERES. PREMIÈRE PARTIE. La Route D'Espagne. Rançon Vivante. Au Soleil Levant. Premières Embûches. L'Auberge De La "Belle Hôtesse". Jacinta lA Basquaise. Une Femme Contre Huit Hommes. Trois Rayons De Lune. Voyage Sous Terre. Reprises. Méfait Posthume De Pé De Puyane. Un Corps Au Gave. Le Revenant. Au Gosier De Pancorbo. DEUXIÈME PARTIE La Tour De Peña. Peña del Cid. Deux Gardes Du Corps. Courrier Royal. Avec L'Ambassadeur. Vendeur D'Eau. Cocardasse Au Gibet. L'Homme Rouge. Mariquita. Les Alliées D'Aurore. La Bourse De Soie. Le Pré-Du-Bouc. Autre Sabbat. Arrivée Au Camp. La Charge. La Tour S'Ecroule!. PREMIÈRE PARTIE. (La Route D'Espagne.) Rançon Vivante. Sur la route d’Espagne, vers minuit, la lune éclairait la galopade furieuse de nombreux cavaliers. On était en septembre 1718. Le temps était beau, les chemins ne se creusaient pas de trop d’ornières, et les chevaux pouvaient fournir tous leurs moyens. Ils galopaient si vite dans la nuit, sous les blafards rayons, qu’on eût cru voir passer une de ces chevauchées de la Mort des vieilles légendes d’Allemagne. Les rares paysans debout à cette heure se signaient en tremblant, et les bandes de malandrins qui, à cette époque, ne marchaient et n’agissaient que dans l’ombre, s’écartaient, ne cherchant pas même à tirer leurs rapières pour attaquer. Bien leur en prenait, d’ailleurs, de se tenir sur cette prudente réserve, les bons soins à donner à leur sécurité personnelle leur ayant dès longtemps enseigné le devoir de n’agir qu’à coup sûr et sans danger. Il y avait deux troupes : l’une de poursuivis, l’autre de poursuivants. Un carrosse ralentissait la marche de la première et tout faisait prévoir qu’elle serait rejointe avant peu, la distance qui les séparait n’étant guère que de trois lieues au plus. Un combat terrible s’engagerait sans doute alors autour de cette voiture qui contenait l’enjeu de la poursuite. Enjeu précieux... à en juger du moins par la rapidité de la fuite et les précautions prises : tous ceux qui le gardaient avaient l’épée nue à la main. C’étaient des gentilshommes ou tout au moins des gens de cour en tenue de campagne. La parité de leurs sombres vêtements indiquait assez que, pour eux, ce voyage n’était pas impromptu, étant donné surtout que des courriers avaient fait préparer les relais jusqu’à Bayonne. Ils étaient huit, qui se prétendaient braves et pensaient avoir fait leurs preuves. À Paris, on connaissait leurs noms, leurs titres, leurs amours et leurs épées. On y savait aussi, depuis une heure à peine, qu’ils étaient exilés et que non seulement la cour, mais le royaume, leur seraient fermés pour longtemps. Eux-mêmes ignoraient la décision que le régent Philippe d’Orléans venait de prendre à leur égard. Toutefois, ils devaient s’en douter, car leurs visages exprimaient tout autre chose que de la joie. Les uns, diables à quatre, habitués aux coups d’estoc, n’avaient pas pour coutume de se laisser entamer par la peur; les autres, plus fanfarons que convaincus, se laissaient entraîner par la masse. Tous étaient beaux buveurs et joyeux vivants; cependant, à cette heure, leurs réflexions étaient plutôt mélancoliques et ils ne jugeaient à propos d’échanger entre eux que de rares et brèves paroles. Il est des circonstances de la vie où les plus bavards se taisent : c’était le moment pour ceux-ci. La nuit leur portait conseil, bien qu’ils ne fussent pas à dormir dans leur lit. L’ombre qui les enveloppait leur démontrait amplement que le soleil s’éteint pour faire place aux ténèbres. Le soleil pour eux, ç’avait été la faveur, la fortune, le plaisir et l’amour; les ténèbres étaient l’exil, la fuite devant trois hommes, l’avenir incertain. Le seul d’entre eux qui, dans ce moment critique, conservât quelque ressort c’était celui qui galopait à la portière. Il était leur chef, la cause initiale de tout le bien qui leur était venu, l’instrument de l’angoisse présente, de tout le mal à venir. Il se nommait Philippe de Mantoue, prince de Gonzague. En tête, galopait la maigre et noire silhouette de M. de Peyrolles, son intendant. Ceux qui encadraient le carrosse étaient Montaubert, Lavallade, Nocé, Taranne, le baron de Batz et Oriol, ce dernier tout à l’avant, parce que le danger était surtout par derrière. Toute la bande fidèle des roués de Gonzague était là, moins cinq : Albret, Gironne, La Fare, Choisy et Navailles. Les deux premiers avaient été tués par l’épée de Lagardère, dans la Folie de Gonzague, un instant après la signature du contrat du bossu. L’absence de ceux-là n’était pas pour surprendre. Mais qu’étaient devenus les trois autres, pour qui des chevaux avaient été cependant préparés au coin du cimetière Saint-Magloire et qui, sans doute au lieu de prendre le chemin de l’Espagne, avaient pris celui de l’éternité? C’était même là pour Oriol un point obscur qui ne laissait pas de le préoccuper. -De Gironne et Albret hier, murmura-t-il; aujourd’hui La Fare, Choisy et Navailles... Le gros petit traitant ne se trompait qu’en partie, le cadet de Navailles ayant été seul à fausser compagnie à la Parque, en jetant son épée après avoir blessé Chaverny. Cet acte de repentir l’avait sauvé de la justice du chevalier. Montaubert répliqua avec une raillerie farouche : -Et peut-être, dans une heure, Oriol et Montaubert... À deux d’un coup, Lagardère en a pour trois bouchées de ceux qui restent... Gonzague finira la danse!... Tu trembles, Oriol!... -Tu ne peux pas le voir, il fait nuit... N’empêche que ma selle est moins douce que le lit de Nivelle... -Endors-toi et tu rêveras qu’elle te fait coucher sur le tapis... On voit de ces fantaisies chez ces demoiselles de l’Opéra... -Pauvre Nivelle! soupira le gros financier. -Nivelle soupe ou dort, dit Montaubert en riant, et toi tu fuis... Si elle ne t’a encore remplacé, ce qui est douteux, elle t’appelle peut-être en ce moment, ce qui est plus douteux encore... En ce cas, tu remplirais le rôle du chien de Nivelle... Cette saillie ne dérida personne. On avait autre chose à faire que de plaisanter. Le vent emportait les paroles, claquait dans les plis des manteaux. La lune s’enfonçait par instants dans des nuages noirs pour reparaître plus loin, toute rouge, couleur de sang. Pendant le temps qu’elle disparaissait, plongeant dans l’obscurité les cavaliers, la voiture, les arbres et la campagne entière, tout le monde était muet. Gonzague avait un pli au front. Il avait dit, peu avant la dernière réunion du conseil de famille et en prévision d’une défaite : -Il faut que nous emportions avec nous notre rançon vivante, notre otage. La rançon vivante était là : Aurore de Nevers, en toilette d’épousée, pleurait dans le carrosse, tandis que Flor, assise auprès d’elle, lui tenait les mains et la suppliait d’avoir foi en Lagardère. -Oui, j’ai confiance, disait Aurore, je sais qu’il nous sauvera, s’il est vivant. Mais que s’est-il passé pendant qu’on nous enlevait?... Ils étaient tous là pour le tuer... -Dix épées ne sont rien contre la sienne, répondit doña Cruz en haussant imperceptiblement les épaules... S’il était mort, ceux qui nous entourent ne fuiraient pas si vite. Elle se pencha, embrassa son amie : -Et Chaverny est avec lui désormais, murmura-t-elle, nous n’avons rien à craindre. Elle avait à peine prononcé ces mots qu’elle se détourna, elle aussi, pour pleurer... Elle avait vu Chaverny tomber un genou en terre après un coup de pointe de Navailles, elle savait qu’il était blessé, mais elle ne voulait pas le dire... Le coup qui n’étend pas tout raide un brave sur le carreau n’est rien. Flor attendait le salut de Chaverny en même temps que de Lagardère. Gonzague eût bien voulu savoir ce qu’elles se disaient. Mais dès que sa tête s’encadrait à la portière, elles se serraient plus près l’une de l’autre et ne parlaient plus. -Il me sera difficile de les séparer, songea-t-il, et leur amitié sera plus forte que mes projets. Petite sotte, cette Bohémienne que j’ai mise sur le chemin de la fortune et qui volontairement s’en éloigne chaque jour... Race de bohème, qui met les sentiments avant les grandeurs et avant l’argent, quand, moi, j’ai bravé le monde pour acquérir tout cela... Il est vrai que c’est ce qui me perd... Au fait, suis-je réellement perdu?... Lagardère écarté de mon chemin, le régent me reverra... Et cependant, je fuis devant Lagardère. Il crispa ses poings, serra son épée plus fort. Son cheval bondit sous un coup d’éperon inspiré par la rage. Son regard se promena sur ceux qui l’entouraient : -Sauf Navailles et Chaverny qui ont eu l’audace de m’abandonner, gronda-t-il, ils sont là tous... tous ceux qui ne sont pas morts!... Je leur ai promis, pour le jour qui va se lever, d’être les premiers à Paris, ou chargés d’or et pleins d’espérances sur la route d’Espagne... Il ricana : -Les premiers à Paris, fit-il. Nous y sommes les derniers à cette heure et jusqu’à nouvel ordre... S’il nous plaisait de rebrousser chemin, il est probable que nous serions roués en place de Grève... Qui vivra verra, l’avenir est aux audacieux et aux forts!... Il se redressa et ses yeux lancèrent un défi au destin : -Ils m’ont suivi pour de l’or, reprit-il. Je leur en donnerai, je leur en jetterai à la face, je les paierai!... Des espérances!... Ils en ont : Cellamare a brouillé les cartes, Alberoni nous attend, le jeu est beau!... Un connétable de Bourbon a porté jadis les armes contre sa patrie... Ceux-ci, qui sont des vendus, qui ne sont ni Bourbons, ni connétables, mais qui sont à moi, tireront avec moi leur épée contre le régent et contre la France... Vive Dieu!... je ne suis pas Français, tant pis pour eux s’ils le sont!... Il éperonna encore sa monture et cria : -Plus vite, plus vite!... Le groupe passa dans la nuit comme une envolée de démons. Le second groupe, celui des poursuivants, allait plus vite encore, s’il est possible... Il ne se composait que de trois hommes. Mais en tête était Henri de Lagardère. Qu’était-ce, Lagardère! Une sorte de chevalier de la Table Ronde égaré en une époque d’orgies. Après de folles fredaines de jeunesse, il s’était soudain assagi pour mener à bien une oeuvre grandiose, celle de défendre une pauvre enfant contre les poignards stipendiés par le prince Philippe de Gonzague qui, pour ravir sa fortune au duc de Nevers, l’avait fait lâchement assassiner dans les fossés du château de Caylus. L’enfant se nommait Aurore. C’était la fille de Nevers. Lagardère n’ayant pu sauver le père, son ami d’un instant, avait du moins marqué la main du meurtrier, d’un coup d’épée, pour le retrouver plus tard. Puis, ayant enlevé Aurore, il s’était réfugié avec elle en Espagne. Il lui fallut en effet se tenir en garde contre les sanglants projets du puissant prince dont la première monstruosité devait rester sans résultat certain, la fille de Nevers étant vivante. Gonzague, en effet, menant à bien une partie de sa machiavélique combinaison, avait réussi à faire agréer son nom par la malheureuse veuve de sa victime. Mais là s’arrêtait sa conquête; la fortune visée par lui restait sous séquestre, pour le cas où viendrait à se représenter l’orpheline disparue. De là les recherches acharnées des affidés du prince qui ne voulait retrouver Aurore que pour la supprimer à jamais. Dans ces conditions et ayant à lutter contre un ennemi de cette envergure, la vie nouvelle de Lagardère fut une longue épopée chevaleresque. La tâche ardue, il est vrai, lui fut considérablement facilitée, en de nombreuses circonstances, par deux maîtres d’armes, d’espèce bizarre : Cocardasse junior et Passepoil. Cocardasse et Passepoil étaient les anciens maîtres de Lagardère qu’ils nommaient leur «Petit Parisien». Mais ils s’étaient trouvés dans les fossés de Caylus, la nuit du guet-apens, et Lagardère avait juré la mort de tous les meurtriers. Comment se laissait-il approcher, par ces deux-là? C’est que ces braves, pour obtenir leur pardon, avaient fait la preuve de leur innocence, et, depuis, ils étaient entrés au service de Gonzague et de Peyrolles, son âme damnée, pour les trahir au profit de Lagardère le proscrit. Les années s’étaient écoulées. Aurore de Nevers avait pris la forme d’une belle jeune fille et son sauveur, sans oser se l’avouer, s’était épris de sa pupille. Pourtant le chevalier ne devait pas hésiter entre son devoir et son amour. Le marquis de Chaverny, petit-cousin de la veuve de Nevers, l’ayant mis au courant des intrigues de Gonzague qui voulait faire lever le séquestre, à son profit, si l’héritière ne s’était pas présentée à l’heure de sa majorité, Lagardère était audacieusement revenu à Paris avec la jeune fille. Là, contre ses puissants ennemis, la force ne pouvant plus lui servir, il avait agi de ruse. Dissimulé sous un grotesque déguisement de bossu, il avait successivement mené à bonne fin ce gigantesque travail de tromper Gonzague; de s’introduire dans son hôtel; d’assister, caché, au conseil de famille réuni pour déposséder la veuve et l’orpheline; de faire suspendre la décision de ce conseil en soufflant à la malheureuse mère que sa fille vivait encore; qu’elle lui serait rendue, le soir même, par un certain chevalier de Lagardère, au bal donné par le Régent au Palais-Royal, et qu’à ce même bal, la voix vengeresse de Nevers sortirait de sa tombe pour dénoncer son assassin. Et la princesse faisant trêve à son long deuil s’était rendue à la fête donnée par Philippe d’Orléans, et Lagardère, le proscrit, coupant le cordon des gardes, lui était apparu, mais sans sa fille, car Peyrolles avait enfin réussi à faire disparaître la jeune fille. Alors, devant le Régent, devant toute la cour, le chevalier montrant la main de Gonzague, s’était écrié : «Voici la marque que je fis à la main du chef des assassins dans les fossés de Caylus! Celui-là est le meurtrier de Nevers!» Cette accusation lancée à la face d’un prince au sommet des grandeurs était trop invraisemblable pour porter. Elle se retourna contre celui-là même qui l’avait lancée, car Gonzague, beau joueur, n’avait fait enlever la fille de Nevers que pour paraître la rendre lui-même à sa mère. La chambre ardente avait reçu l’ordre d’instruire le procès de Lagardère accusé de meurtre et de rapt d’enfant. Tout s’écroulait autour du pauvre chevalier. Mais l’amour veillait, lui. Dans ses longues causeries avec sa mère, la jeune Aurore avait eu le temps de montrer à celle-ci toute l’abnégation admirable que contenait le coeur du proscrit. Après sa condamnation, car Lagardère fut condamné, il avait dit en plein tribunal à la princesse : «J’avais promis d’apporter le témoignage de Nevers!... L’heure est venue!... Le mort va parler!» Puis désignant un pli que le prince de Gonzague tenait à la main, il s’était écrié : «Cette enveloppe ne contient pas, comme on le croit, l’acte de naissance de la fille de Nevers, mais le nom de son assassin; le nom écrit par lui-même!... Là est le témoignage d’outre tombe!... Brisez les cachets!» Et Gonzague épouvanté s’était vendu lui-même en brûlant le scellé qui ne contenait qu’un papier blanc. Puis, fou de rage, rêvant massacre et vengeance, il s’était élancé au dehors où devaient l’attendre ses affidés avec des chevaux, car il avait prévu un revers de fortune. Son étoile le protégeait encore, car en passant par le cimetière Saint-Magloire, il vit deux jeunes filles en prière sur le mausolée de sa victime. Il reconnut Aurore de Nevers et la gitane Flor, sa petite amie. Il les enleva toutes deux et, privé des siens, gagna au galop la route d’Espagne sur laquelle nous le retrouvons. Pour Lagardère, lorsqu’il avait pu s’élancer sur leurs traces, armé de la propre épée du Régent et monté, ainsi que Cocardasse et Passepoil, sur de mauvais chevaux de troupes, les fuyards étaient déjà loin. Le chevalier n’avait pour tout vêtement que le costume qui lui avait été laissé pour aller à l’échafaud sur lequel la fragile justice des hommes avait voulu le faire monter. Dans ses yeux, la colère avait remplacé la tristesse. Il était nu-tête et la brise soulevait ses cheveux blonds en auréole. Ses narines frémissaient, ses lèvres pincées portaient l’empreinte de coups de dents sous lesquels du sang avait jailli. Sa chemise, le seul vêtement qui recouvrait son torse, était plaquée à son corps par la sueur et par le vent, et son regard, en avant, fouillait la nuit. Dans sa main droite était incrustée avec force la poignée d’une épée, l’épée même du régent, et ses genoux serraient comme dans un étau les flancs d’un cheval qui n’en pouvait mais. Dans cette poursuite folle dont le but était le salut d’Aurore et l’extermination de Gonzague, il était plus beau qu’on ne l’avait jamais vu. Derrière lui, Cocardasse et Passepoil traversaient les plus terribles phases d’un exercice qui leur était à peu près inconnu. Le premier, qui avait la prétention de tout connaître, même l’équitation, se tenait à peu près en selle. Mal venu qui lui eût dénié à cette heure le titre de cavalier accompli. N’était-ce pas d’ailleurs l’occasion de se servir, au moins une fois en sa vie, d’éperons qu’il faisait sonner partout et dont il n’avait jamais eu besoin? Passepoil prétendait ne pas être en reste. Accroupi sur sa selle comme un singe, il sentait parfois ses genoux remonter jusqu’à son menton et cédait à des déplacements d’assiette inquiétants; le brave prévôt normand se cramponnait des deux mains au pommeau. Qui n’eût-il pas donné pour un bon lit, près d’une maritorne grasse et lourde, tandis qu’il mesurait de l’oeil de temps en temps la distance qui le séparait du dos de sa monture et du sol rocailleux? Son cheval suivait celui de Cocardasse; celui de Cocardasse suivait le cheval de Lagardère et les trois hommes passaient dans l’espace comme trois fantômes ailés. -Pécaïre! j’ai soif... dit tout à coup Cocardasse junior. Le petit nous mène au diable et il ne m’entre dans le gosier que de la terre et des cailloux... Capédédiou!... ma caillou, je crois que ma langue est sèche. -Bois le vent, répondit Passepoil d’un ton narquois. Un quart d’heure après, ce fut au tour de ce dernier de parler : -Les temps sont durs, Cocardasse... Au lieu de courir les routes à cheval, la nuit, au risque de se casser le cou... -Eh! vivadiou!... Cette nuit devrait être la nuit de noces de Lagardère... et Lagardère est là, devant nous, sur la route d’Espagne... -Je ne dis pas, répondit Passepoil... mais enfin on pourrait être rangés... dormir tranquillement à cette heure entre les bras... -Sandiéou!... Embrasse le vent, Passepoil... c’est un remède aussi bon contre l’amour que contre la soif. Les deux prévôts avaient chacun leur manche. Ils se mirent à rire. La gaieté était plus franche dans la troupe de Lagardère que dans celle de Gonzague. On dévorait les lieues et devant il n’y avait rien, rien, que le silence et que la nuit. Lagardère pressait davantage son cheval et celui-ci commençait à fléchir. Son cavalier n’était plus sûr de lui, l’ayant senti déjà plusieurs fois broncher. Qu’adviendrait-il si la bête allait ne plus pouvoir avancer, si elle s’affalait inerte dans le fossé? Il aurait la ressource de prendre le cheval de Cocardasse ou celui de Passepoil : ce serait se priver d’un bras et d’une rapière. Or, un de moins, c’est beaucoup quand on n’est que trois et bien que Lagardère en valût douze à lui tout seul. Eût-il eu le dernier des bidets entre les jambes, -et c’était le cas, -il fallait que ce bidet marchât et fît l’office d’un pur-sang. Il le piqua à la croupe, de la pointe de son épée, et l’animal qui bavait, écumait, eut un regain de forces. -Plus vite!... Plus vite!... cria lui aussi Lagardère. Le jour commençait à poindre. Henri ne distinguait rien devant lui sur la route; mais, en se penchant, il put voir les traces laissées sur le sol par les roues d’un carrosse et les sabots des chevaux. Comme il relevait la tête, il aperçut devant le poitrail de son cheval et tendue en travers du chemin, une corde solidement attachée à deux arbres, à hauteur de la poitrine d’un homme. Obstacle enfantin, qui eût pu cependant entraîner des conséquences plus graves, ou tout au moins un retard, s’il eût été placé deux lieues en arrière. Lagardère enleva son cheval en lui plongeant son épée de trois centimètres dans la cuisse et passa. Mais avant qu’il pût crier gare et faire volte-face pour couper la corde, ses deux compagnons vinrent s’y heurter. Cocardasse et Passepoil firent le plus formidable panache qu’eût jamais vu un maître d’équitation. Le dernier, qui depuis longtemps avait vidé les étriers, en fut quitte pour un saut-de-carpe qui le projeta à trois mètres plus loin, le nez dans le sable. C’était moins doux que le giron d’une personne du beau sexe; mais dans la vie on rencontre précisément presque toujours le contraire de ce qu’on cherche. En faisait-il la réflexion?... c’est peu probable. En tout cas, sa bête et lui étaient côte à côte, les pattes en l’air, attendant qu’on les relevât. Le Gascon était homme de décision plus prompte. À peine eut-il touché terre qu’il fut debout, secouant ses loques du bout des doigts, tel un petit maître sur le jabot duquel sont tombés quelques grains de tabac d’Espagne. Par contre, il renfonça d’un coup de poing magistral son feutre dont la plume avait un air lamentable et le chapelet de ses jurons s’égrena dans la nuit, réveillant tous les coqs d’alentour, qui se mirent à chanter. Ces volailles le narguaient. Il les souhaita toutes à la broche. Mais il n’avait pas le temps de les y mettre, et comme son cheval ne se relevait pas assez vite à son gré, il lui allongea un coup de botte au flanc : -Hé là!... rosse... cria-t-il. Le gentilhomme que tu as l’honneur de porter ne t’a pas permis de te coucher... Debout, squelette, carcasse... et plus de ces plaisanteries... À la voix de son ami, Passepoil songea à se mettre sur ses jambes : -Et ta carcasse à toi, mon mignon, lui cria Cocardasse, est-elle si endommagée que tu restes là comme un veau?... Debout, eh donc! ou je vais mettre mes éperons dans tes chausses!... C’était cinq minutes perdues, cinq minutes qui, dans cette circonstance, valaient des mois. Lagardère n’avait pas attendu et il avait continué seul sa course échevelée dans le brouillard qui lui cachait les fugitifs. Ceux-ci avaient à peine sur lui une lieue d’avance. Les deux prévôts s’étaient remis en selle et sentant Lagardère en avant, cherchaient à le rejoindre rapidement. Leur course devint plus folle que jamais. Leurs bêtes n’avaient jamais été soumises à pareille allure et les naseaux fumaient. Tant pis si elles devaient crever. Le jour était venu : on pourrait en trouver ou en prendre d’autres. -De l’éperon!... de l’éperon!... pécaïre!... disait le Gascon, qui pour la première fois utilisait les siens. Peut-être se souvenait-il que les chevaliers d’autrefois les devaient gagner par une action d’éclat. Lui avait la prétention de les avoir mérités cette nuit-là. -De l’éperon?... murmurait Passepoil. Je n’en ai pas. -Il en faut, Capédédiou!... et je t’avais déjà dit qu’un gentilhomme ne doit jamais voyager sans cela... Tu t’obstines à porter des chausses quand Cocardasse a toujours eu des bottes... Sandiéou! moi qui te parle, je suis né avec des éperons aux talons... Il me semble m’en souvenir encore. Passepoil sourit, se cramponna plus fort à ses fontes et l’aube naissante les vit passer comme une trombe : l’un superbe et grand, les moustaches hérissées et la bouche ouverte, parce qu’il avait soif; l’autre recroquevillé sur sa selle comme un chimpanzé qu’on a mis à califourchon sur un âne. Une demi-heure après, ils rejoignaient leur chef. Le cheval de celui-ci était fourbu et les coups d’épée ne l’eussent pas fait avancer d’un pas. Il était couché en travers du chemin et l’écume lui sortait de la bouche. Une source était tout près. Lagardère allait et venait, rapportait de l’eau dans le creux de ses mains, en humectait les lèvres et les naseaux de l’animal. Il n’aimait pas voir souffrir les bêtes. Il essaya de relever celle-ci; mais elle retomba sur ses genoux, tendit son cou, râla... c’était fini et la poursuite retardée... Lagardère ramassa son épée, tendit la pointe vers l’horizon et s’écria : -Tu m’échappes cette nuit, Gonzague... mais nous avons tout le jour pour régler nos comptes... et la frontière est encore loin!... Au Soleil Levant. Lagardère jeta un dernier coup d’oeil sur son cheval mort. Les brouillards du matin se dissipaient et le jour venait peu à peu. Le chevalier ignorait combien de lieues il avait parcourues, mais il pouvait maintenant suivre pas à pas la trace des roues du carrosse et, s’il eût voulu, compter les clous plantés aux fers des chevaux. La fraîcheur des empreintes lui donnait presque la certitude de rejoindre Gonzague avant que le soleil eût marqué midi. Mais pour cela, il eût fallu des chevaux. -Eh donc! murmura Cocardasse à l’oreille de Passepoil, il ne sera pas dit que nous nous prélasserons sur nos bidets quand le pétit sera forcé d’aller à pied... Qu’en penses- tu, ma caillou? «La caillou» agita ses bras, porta la main à certaine partie de son individu qui, sans nul doute, n’était pas habituée au dur contact de la selle, surtout pendant un temps si long et dans une course si rapide; car si, aux premières pages de ce récit, nous avons pu voir nos deux maîtres traverser la vallée de Louron en chevauchant sur deux animaux d’espèce incertaine, nous pouvons affirmer que ces montures douces et paisibles ne leur avaient alors donné qu’une très vague idée des plaisirs de l’équitation. -Moi, répondit le Normand avec mélancolie, je suis tout prêt à lui donner le mien... Ne me parle pas des chevaux, vois-tu!... c’est déjà bien assez des femmes pour nous faire souffrir... et je ne suis pas né cavalier. Cocardasse le toisa, releva sa moustache, éperonna sa bête. Il y avait dans toute sa personne une telle expression de pitié et de sarcasme que Passepoil en eut froid dans le dos et détourna les yeux. -Descends de ta bique, alors, fit le premier. Pour ton honneur et celui de tes compagnons, si nous avons à traverser quelque ville, il vaut mieux que tu sois sur le plancher des vaches, mon bon! Tout à coup, le brouillard descendit très vite au ras du sol, se fondit, disparut. Partout, derrière, devant, sur les côtés, à perte de vue, le pays était plat. Dans le lointain on aperçut des tours, les murailles d’une ville et par dessus le tout l’ossature d’une cathédrale imposante que dominaient encore, semblant percer le ciel, les flèches de deux clochers : c’était Chartres. On se demandera sans doute pourquoi Gonzague et sa troupe avaient fait ce détour, alors que, pour parvenir à la frontière d’Espagne, le chemin le plus direct était par Orléans. Au siècle dernier, les voyageurs peu pressés prenaient généralement par la route d’Orléans et encore avaient-ils le soin de faire préparer plusieurs jours à l’avance des relais assez rapprochés. Ils gagnaient ainsi cette ville en deux, trois et même quatre étapes et poussaient de là vers Tours. Les autres, au contraire, ceux qui voulaient aller très vite et faire un voyage inopiné, jalonnaient leur route de relais placés dans des villes où l’on était toujours sûr de trouver des chevaux au moment opportun. Il fallait donc qu’elles fussent assez distantes l’une de l’autre pour astreindre les voyageurs à une course sérieuse et les obliger à atteindre le but, et d’autre part, il ne fallait pas qu’elles le fussent trop, de crainte qu’en cas d’accident on ne demeurât en détresse trop loin du point de départ ou de celui d’arrivée. Comme on ne pouvait aller de Paris à Orléans d’une seule traite, beaucoup de gens passaient par Chartres; si bien que tout en ayant l’air de prendre le chemin des écoliers, ils arrivaient plus sûrement et plus vite. Cela avait été la cause du premier retard de Lagardère qui, craignant que Gonzague n’eût pris ses dispositions pour l’engager sur une fausse piste, s’était vu obligé, tout d’abord de s’informer par laquelle des barrières il avait quitté Paris. Il n’avait été rassuré à cet égard qu’au petit jour en apercevant sur le sol des traces laissées par les fugitifs et encore avait-il conservé quelque doute. La route de Chartres, en effet, était très fréquentée à cette époque et il y passait quantité de voitures escortées par des cavaliers. Ses doutes s’envolèrent avec le brouillard quand il distingua, à un peu plus d’une lieue devant lui, le groupe formé par le carrosse et par ceux qui l’entouraient. Depuis un instant, Henri marchait à pied. Il ne sentait pas la fraîcheur du matin qui glaçait sa poitrine et tout l’effort de sa volonté se portait vers l’horizon. Il avait découvert l’ennemi et comme un bon limier, dressait la tête. Après les quelques minutes où il put entrevoir ce qui était sa vie, son espoir, et sa foi, il se sentit plus fort. Dans le carrosse qu’escortaient les affidés de Gonzague, à ce même moment, doña Cruz murmurait à l’oreille d’Aurore : -Vois le soleil qui se lève... Lagardère le regarde se lever comme toi et se dit que l’astre ne s’allumera pas bien des fois avant que nous soyons sauvées. -Bien des fois... c’est encore trop, répondit Mlle de Nevers. Si Henri avait pu quelque chose, nul n’aurait enlevé celle qui, une heure après, allait être sa femme. Elle pencha la tête sur sa poitrine et se reprit à pleurer. Car il est de ces moments de désespérance où l’âme la plus forte n’a plus confiance en l’avenir. Elle avait demandé au Ciel, comme grâce suprême, d’être unie à son fiancé avant que celui-ci montât à l’échafaud. Elle avait espéré que cette consolation lui serait donnée et que si le sang de Lagardère coulait, il en jaillirait au moins quelques gouttes sur sa robe blanche, relique sacrée qu’elle garderait, baiserait chaque jour et dans laquelle on l’ensevelirait bientôt. Et maintenant elle doutait qu’il fût encore vivant! Elle ne savait rien, sinon qu’on l’emmenait loin de lui, s’il avait prouvé son innocence... et qu’elle ne pouvait pas pleurer sur son cadavre s’il était mort!... Cependant, la longue chevauchée nocturne avait fatigué les familiers de Gonzague. Le baron de Batz fumait comme un corsaire; Montaubert, Nocé, Lavallade et Taranne songeaient à bien des choses qui n’engendraient pas la gaieté. Quant au gros Oriol, il ronflait, un coude appuyé sur ses fontes, et rêvait que la Nivelle lui réclamait, pour prix d’un baisemain, autant d’actions bleues qu’il y a de gouttes d’eau dans le Mississipi. Ces messieurs, qui avaient coutume de sortir gris au petit jour des orgies du régent et de faire un tapage énorme, étaient une fois par hasard à jeun, et leur silence paraissait lugubre. Le cheval de Peyrolles ne tenait plus la tête, il mordait la queue de celui de Gonzague sans que son cavalier s’en donnât garde. L’intendant avait une figure longue d’une aune : on eût dit un spectre enfoui dans un manteau de deuil. Il n’avait pas les idées gaies, lui non plus, bien qu’il sentît une grosse part de sa fortune en sûreté à l’étranger et qu’il eût une forte liasse de valeurs cachée sous son pourpoint. Il songeait qu’il eût pu en emporter le double et que celles-ci étaient à la merci d’un coup d’épée du terrible chevalier. Philippe de Mantoue avait seul le sourire aux lèvres, mais c’était un sourire amer mêlé de sarcasme et de contrainte. S’il eût ri tout haut, son rire eût sonné faux... Il avait pensé ne pas faire deux lieues avant que Lagardère le poussât l’épée aux reins, avant que la partie fût désormais gagnée ou perdue pour jamais... La partie perdue, cela voulait dire qu’il serait mort, lui. Gonzague!... Il vivait!... Donc il était toujours le maître et Lagardère avait forfait à sa réputation. Gonzague souriait, pendant que tous ceux qu’il entraînait avec lui dans sa vengeance et dans sa chute pleuraient ou broyaient du noir; pendant que tous le maudissaient en secret... il souriait parce qu’il se croyait déjà à l’abri du danger, parce qu’il se prétendait plus fort que le destin, sans songer que le châtiment vient toujours à son heure. Il vint se pencher à la portière : -Mesdemoiselles, dit-il avec une courtoisie moqueuse, peut-être depuis longtemps n’avez-vous pas assisté au lever du soleil?... S’il peut vous agréer avant que nous entrions dans la ville, de descendre un instant de carrosse et de cueillir quelques fleurs des champs, vous le pouvez... rien ne nous presse. Cet homme, dont le soleil s’était éteint la veille, voulait voir, lui aussi, se lever celui de Dieu, qui éclairera toujours les vertus et les iniquités humaines. Aurore se renfonça dans la voiture et refusa de descendre. Elle ne voulait subir ni les regards outrageants de Gonzague, tombant sur ses yeux rougis et sa robe de mariée, ni la vue de ceux qui servaient la haine de l’assassin de Nevers contre elle-même et contre Lagardère. Doña Cruz pensait tout autrement : -Viens, dit-elle. Ne retarderions-nous la fuite que d’un quart d’heure, ce serait autant de gagné pour ceux qui sont à notre poursuite. -Si Henri n’est pas mort, il est trop loin, répondit tristement Mlle de Nevers qu’abandonnait tout son courage. -Qu’en sais-tu?... Je suis une gitanita, petite soeur, et je possède quelque peu le don de la divination... Eh bien! je te dis, moi, que ton Lagardère est près d’ici. -Oh!... si tu disais vrai, s’écria-t-elle. -Flor!... ma chère Flor!... si l’on m’eût emmenée seule, je sens que je serais déjà morte!... avec toi, je puis encore espérer... -Espère... je t’en conjure... et sois forte!... Elles s’embrassèrent et le visage de Gonzague parut de nouveau à la portière : -Refuseriez-vous donc mon offre?... interrogea-t-il, j’avais cependant tout lieu de croire qu’elle pouvait vous être agréable... -Nous acceptons, dit doña Cruz. Veuillez faire arrêter le carrosse. Les deux jeunes filles mirent pied à terre, jetèrent un coup d’oeil sur la campagne emperlée de rosée. Sur chaque brin d’herbe scintillait une goutte; la plaine semblait un semis de perles, et quelques bouquets d’arbres, au loin, s’estompaient en bleu vague dans l’aube naissante. Mais le coeur d’Aurore et celui de Flor saignaient trop pour goûter ces joies de la nature. Elles se prirent par le bras et des perles plus précieuses que toutes celles qui gisaient sur les champs jaillirent de leurs yeux : larmes de souffrance et d’amour, coulant pour ceux-là mêmes qui les eussent échangées contre des flots de leur sang et qui n’étaient pas là pour les recueillir. -Voulez-vous vous reposer un instant, demanda le prince, et devons-nous mettre pied à terre? Aurore eut un geste d’effroi... Elle ne voulait pas que tous ces hommes vinssent faire cercle autour de sa douleur. -Non, dit-elle, avec hauteur. Nous voici bientôt aux remparts; nous suivrons à pied jusque-là. Elle continua à marcher, tenant doña Cruz par la main. -C’est moins beau ici que l’Espagne, dit celle-ci. Je l’aime, mon Espagne!... C’est vers elle que nous allons... et pourtant je suis triste!... Pour toi, pour moi-même. Aurore, il est à souhaiter que nous n’allions pas jusqu’à la frontière!... -Tu me dis d’espérer toujours, répondit Mlle de Nevers, et voilà que toi-même tu doutes!... Oui, si nous allons jusque-là, nous sommes perdues... -Non pas, reprit vivement doña Cruz, j’ai des amis, là- bas, les gitanos du Mont Baladron... Ceux-là nous serviront... -Ils ne servent que ceux qui ont de l’or, et nous n’en avons pas... -Il nous en viendra... Mais ne crains rien, petite soeur, avant que nous soyons en Espagne, il se passera bien des choses. Elle avisa au rebord du fossé une touffe de plantes sauvages dont chaque tige, à son extrémité, portait une fleur rouge. Elle bondit, l’arracha et se mit à contempler longuement les pétales, à les effeuiller une à une avec une lenteur régulière et cadencée. Elle n’entendait plus ce que lui disait sa compagne et ses yeux grands ouverts évoquaient le mystère. Soudain, elle jeta la plante, saisit le bras d’Aurore et le serra : -Retourne-toi, dit-elle tout bas. Regarde dans la direction du soleil et surtout pas un mot, pas un geste!... Aurore obéit, tourna la tête... Mais si grande fut son émotion et sa pâleur devint telle que Gonzague fit faire volte-face à son cheval et plongea ses regards inquiets vers l’horizon. Il vit ce que contemplait Mlle de Nevers : En haut d’un monticule et se profilant sur le disque du soleil levant, il distingua la silhouette d’Henri de Lagardère qui lui parut être celle d’un géant brandissant son épée. -En voiture, mesdemoiselles, s’écria Gonzague. Nous allons relayer à Chartres et repartir de suite... le temps presse... Doña Cruz, qui avait eu pour lui un semblant d’affection, vite réprimé, d’ailleurs, le toisa avec une impertinence suprême : -Il ne pressait pas tout à l’heure, prince, dit-elle. Mais que vous alliez vite ou non, rien ne sera changé de ce qui doit être... La destinée des hommes est écrite dans le soleil levant... Et moi je viens d’y lire le signe de mort! C’est la perte prochaine et fatale de toutes vos orgueilleuses et vindicatives menées. Gonzague grinça des dents, faisant un effort pour contenir la rage qui grondait en lui contre la gitana; et ses affidés, qui venaient d’entendre les paroles de doña Cruz, sentirent un frisson leur courir le long des épaules. Les jeunes filles remontèrent dans le carrosse, et le cortège pénétra dans la ville. Henri de Lagardère avait la vue perçante. Dans le groupe que l’éloignement rendait vague, il avait pu distinguer une forme blanche. Son coeur avait tressailli. Son premier mouvement avait été de se précipiter en avant, tête basse, seul contre tous ces hommes, contre ces murailles, contre le monde entier s’il le fallait, pour reconquérir Aurore qu’il venait de voir et qui l’avait peut-être vu. Mais il songea que c’était folie de vouloir s’attaquer ouvertement à un prince, lui l’inconnu en costume de condamné, à un prince réputé ami du régent et qui ferait sonner bien haut cette amitié dans une ville trop éloignée de Paris pour que le bruit de son infamie et de sa disgrâce y fût parvenu. Gonzague pouvait avoir des intelligences à Chartres; peut-être pourrait-il mettre des soldats sur pied, et mieux valait différer le succès que de le compromettre. N’était-ce pas beaucoup déjà que de savoir Mlle de Nevers si près et de pouvoir la rejoindre bientôt, où et quand il le voudrait? Peut-être, d’ailleurs, Philippe de Mantoue, ne se croyant pas serré de si près, s’attarderait-il quelques heures dans la ville?... Ses compagnons étaient gens à ne pas oublier qu’après une chevauchée pareille, il est permis d’avoir faim et tout faisait prévoir, qu’avant de remonter en selle, ils allaient restaurer leur estomac vide. Lagardère alors, après avoir traversé Chartres et ne s’y être arrêté que pour prendre trois chevaux, irait quelques lieues plus loin troubler la digestion de Gonzague et s’assurer, en fouillant avec son épée dans la poitrine des roués, si le déjeuner avait été bon. Il s’assit sur l’herbe, plongea la tête dans ses mains et médita longtemps. Tout son passé lui revint à la mémoire, depuis la nuit où il avait trouvé dans les fossés de Caylus une enfant qui maintenant était une femme, une femme qui l’aimait de toute la puissance de son coeur. Il lui sembla entendre résonner sa propre voix alors qu’il jurait vengeance sur le cadavre de Nevers assassiné : «Tous les assassins mourront de ma main, les valets d’abord, le maître ensuite!» Que de temps écoulé depuis! Il avait fait de son mieux. L’un après l’autre, les estafiers des fossés de Caylus étaient morts : Pinto à Turin, Pépé le Tueur à Glasgow, Staupitz à Nuremberg, le capitaine Lorrain à Naples, Joël de Jugan à Morlaix, Giuseppe Faënza, enfin, dans les jardins de l’hôtel de Gonzague, à Paris. Cocardasse et Passepoil étaient hors de cause, ayant fait preuve de leur innocence; restaient donc Philippe de Mantoue, le frère meurtrier, et son factotum Peyrolles. Ceux-là, le diable semblait les lui disputer. Quatre indifférents étaient déjà tombés sous ses coups en leur lieu et place. Qu’importe, Nevers serait vengé; il tiendrait son serment. Et comme il s’était remémoré le passé, il sonda l’avenir... Il y vit beaucoup de sang à verser encore avant que pût sonner l’heure où il pourrait dire à Aurore de Nevers : -Chère enfant, c’en est fini désormais, de la douleur et des alarmes... Soyez heureuse par moi, soyez heureuse pour moi!... Quand viendrait cette heure?... Peut-être aujourd’hui, peut-être un peu plus tard... Elle sonnerait aussi le glas d’un homme qu’il allait avoir au bout de son épée avant que le soleil eût le temps de disparaître... Certes, Gonzague mourrait!... Mais lui, Lagardère, ne succomberait-il pas sous les coups des autres?... Toutes les amertumes, les privations, les souffrances, n’auraient-elles pas été inutiles?... Tous les rêves ne rentreraient-ils pas dans le néant?... -Non, dit-il, car il y a l’amour,... et l’amour est plus fort que tout quand il est pur!... Il avait ainsi rêvé pendant plus d’une heure. Cocardasse et Passepoil s’étaient bien gardés de troubler sa méditation; à cela, il y avait une raison des plus naturelles, tous deux s’étant endormis côte à côte, dans les bras l’un de l’autre. Les deux prévôts n’étaient pas difficiles sur le choix d’un lit et ils n’avaient pas toujours eu un sol aussi propice pour reposer leurs corps maigres. En cet instant, le sourire qui errait sur leurs lèvres prouvait assez qu’ils étaient transportés au pays des songes. Le Gascon baisait amoureusement le bord crasseux du feutre de Passepoil, croyant accoler un verre plein, et le Normand se pâmait d’aise en serrant sur son coeur l’épaule de son noble ami. Les chevaux, harassés, n’avaient pas tenté de s’échapper. Ils broutaient l’herbe à quelques pas de leurs maîtres d’occasion. En d’autres circonstances, Lagardère eût souri à voir les deux braves, mais il n’était pas en humeur et se contenta de les réveiller. -Oïmé! s’écria Cocardasse en repoussant Passepoil, lou couquin il prend mon épaule pour un sein de l’autre sexe, sandiéou! Frère Passepoil se contenta d’essuyer le bord de son feutre qui portait des traces de bave et garda le silence. Il était toujours timide. -Mes amis, dit le chevalier, vous aurez le droit de vous reposer quand Mlle de Nevers sera délivrée. -Pécaïre, mon péquiou... je pense bien que ce sera ce soir. Lagardère ne répondit rien, mais son épée abattit autour de lui la tête de plusieurs plantes comme s’il se fût agi de la tête de Philippe de Mantoue. Passepoil lui offrit son cheval et se jucha lui-même en croupe derrière Cocardasse. Dire qu’il était à son aise serait mentir, car jamais son équilibre n’avait été aussi peu stable. -Eh! ne me serre pas si fort, disait le Gascon. Je ne suis pas une jeunesse et tu vas froisser mon pourpoint... préviens-moi seulement quand tu auras l’idée de te laisser choir et, foi de prévôt, je te rattraperai par l’oreille... Henri sauta en selle et, suivi de ses deux acolytes, se dirigea vers Chartres. On fut bientôt à cent mètres des portes. Lagardère en vit sortir une trentaine de cavaliers portant l’habit bleu de France des dragons de Royal-Cambis; ils s’avançaient à sa rencontre et semblaient s’être dérangés tout exprès pour lui. Comme il fallait autre chose pour qu’il daignât sourciller, il poursuivit sa route sans ralentir l’allure. Ce détachement ne se trouvait pas là par hasard. Le jeune cornette qui le commandait éleva son épée et donna l’ordre aux trois hommes de s’arrêter, ce que fit aussitôt Lagardère, qui salua fort galamment l’officier en abaissant son arme. -Qui êtes-vous? demanda celui-ci. -Chevalier Henri de Lagardère... mes deux compagnons : Cocardasse et Passepoil, maîtres prévôts, experts au jeu de la pointe et aux bottes secrètes. Il y avait de l’ironie dans ces paroles, et le cornette ne se montrait qu’à demi rassuré. Chartres, en effet, n’était pas si loin de Paris qu’on n’y eût entendu parler de Lagardère, et, s’il se fût agi de l’arrêter, le jeune officier savait bien que lui et ses hommes, malgré leur nombre, eussent eu fort à faire. -Puis-je savoir, demanda le chevalier en remarquant la gêne de son interlocuteur; puis-je savoir qui me vaut l’honneur d’avoir à vous décliner mes nom, prénoms et qualités? Je sais cette ville hospitalière, mais je ne suppose pas qu’on en use ainsi vis-à-vis de tous ceux qui y entrent, à une heure aussi matinale surtout... Témoins une troupe de cavaliers escortant un carrosse, qui ce matin sont entrés dans vos murs sans que personne se dérangeât pour les recevoir... Et c’était gens de qualité, pourtant, je vous l’assure... Le cornette était perplexe : -Je l’ignore, monsieur, répondit-il, et me borne simplement à me conformer aux ordres... -Ah!... vous avez des ordres!... Serait-il indiscret de vous demander qui vous les a donnés et ce qu’ils comportent?... -Sur la première question, dit l’officier en souriant, il me serait peut-être permis de ne pas vous répondre... cependant, je vous dirai très franchement que je les tiens simplement de mon capitaine et ne me suis pas enquis d’où il les tenait lui-même... pour la seconde, je puis vous affirmer qu’en ce qui me concerne du moins, ils ne portent aucune atteinte à votre liberté... -C’est peut-être heureux pour tous les deux, reprit Lagardère avec une pointe de malice; mais en tout cas, c’eût été tout comme. Je ne tiens que médiocrement à saluer les habitants de votre ville et j’eusse aussitôt contourné ses murs pour aller me rendre compte si M. le prince de Gonzague n’avait pas encore franchi la porte opposée. Le cornette avait un air moitié badin, moitié soucieux : -Et à supposer, monsieur, interrogea-t-il, que j’eusse eu mission de vous arrêter? -C’eût été coup manqué, jeune homme, et j’eusse été désolé de trouer votre pourpoint neuf... Maintenant que vous savez qui je suis, dépêchons... votre rôle doit-il se borner là et qu’avez-vous à faire? -À vous accompagner chez le prévôt de police, qui désire vous entretenir sur un sujet que je n’ai pas l’honneur de connaître. Certes, l’officier était de bonne foi et ses paroles le disaient aussi bien que sa personne. Néanmoins, cette histoire cachait un piège sur lequel Lagardère faisait mille conjectures. Peut-être allait-il trouver Gonzague embusqué avec ses gens et prêt à lui faire un mauvais parti? Tout ce qu’il pouvait espérer trouver dans la ville, c’était un danger certain. Mais il pouvait y trouver aussi l’occasion de voir Aurore et de se montrer à elle. Insouciant comme il l’était du péril, cette dernière considération devait primer toutes les autres. -Allez devant, monsieur, dit-il en riant, et si votre prévôt de police est de bonne compagnie, j’espère avoir avec lui une conversation des plus intéressantes. Le petit cornette se redressa, tout fier à la pensée qu’il allait pouvoir se vanter près de ses camarades et de ses maîtresses de s’être fait suivre par le terrible Lagardère comme par un agneau docile. L’escorte se mit en marche, pénétra en ville et s’arrêta devant la porte cochère d’un hôtel d’assez bonne mine où les trois hommes furent introduits et se trouvèrent en présence de M. Ambroise Liébault, prévôt de police de Chartres, petit homme tout rond, qui tentait vainement de se donner des airs féroces. Pour asseoir sa dignité et rehausser son prestige, M. Liébault avait dû s’entourer de gardes bourgeois qui emplissaient la salle et formaient un tableau aussi grotesque qu’il voulait paraître belliqueux. Il avait même été plus loin; et, brave homme habitué à céder aux volontés de sa femme dans les fonctions de sa charge aussi bien que dans ses affaires privées, il avait prié celle-ci de se tenir debout derrière sa chaise et de lui souffler ce qu’il fallait dire, de lui donner même du courage s’il en était besoin. Rien ne vaut, pour donner de l’aplomb à certains hommes, comme d’être soutenus par l’énergie d’une femme. Mme Liébault, -Mélanie de son nom de baptême, -possédait toutes les qualités viriles qui faisaient totalement défaut à son petit mari. Elle portait la culotte, ceci au figuré et sans anachronisme, ce vêtement de dessous n’ayant été mis en usage par les dames que beaucoup plus tard, -elle portait la culotte dans son ménage. Quoique ça, elle était jeune, jolie et curieuse, peut-être par simple prérogative de son sexe et, ce matin-là, n’avait fait aucune difficulté pour sortir de son lit et se parer bien avant l’heure ordinaire. Car la réputation de bravoure chevaleresque et de beauté de M. Lagardère n’était pas venue seulement aux oreilles de ces messieurs de la garnison et de la ville... Bien des dames, ayant pour époux des podagres, voire même les autres, avaient souvent tenu conversation sur le beau chevalier et n’avaient pas dit tout ce qu’elles en pensaient. Henri fut donc introduit au milieu de tout cet appareil qui le fit sourire. Cocardasse ôta son feutre d’un air digne, et Passepoil dirigea incontinent ses regards vers la seule femme qui honorât l’assemblée de sa présence. Messire Ambroise Liébault, un peu intimidé lui-même de tant d’apparat, en bon bourgeois qu’il était, toussa trois fois, se moucha, passa sa main droite sur son menton glabre, se gratta l’oreille de la gauche et finalement se décida à ouvrir la bouche en O, conformée de la façon qu’on appelle vulgairement en cul de poule. -Monsieur, dit-il en tournant ses pouces et sans oser regarder celui auquel il s’adressait, voulez-vous avoir l’obligeance de me dire votre nom? -Je m’appelle Henri, chevalier de Lagardère... et ne vois pas bien en quoi il est capable de vous intéresser... Le bonhomme, tout à son questionnaire, ne répondit pas et se tournant vers Cocardasse : -Et vous, monsieur?... -Moi?... Sandiéou!... Je m’appelle Cocardasse junior, et je suis connu à Paris, dans les Flandres, en Gascogne, partout... Faut-il vraiment venir dans ce pays de taupes pour trouver des ânes qui ne connaissent pas Cocardasse?... Le Gascon, vexé, remit son feutre sur sa tête sans que personne n’osât rien dire. -Et l’autre?... -L’autre se nomme Passepoil, flûta celui-ci, qui ne quittait pas des yeux la belle Mme Liébault et qui ajouta à son intention : Amable dans l’intimité et toujours au service des grâces! -Chevalier Henri de Lagardère, Cocardasse, Passepoil, dit sentencieusement le prévôt de police en se touchant par trois fois le front. C’est bien cela... ce sont bien les noms portés sur ce papier... Il assura ses lunettes sur son nez d’un coup de pouce, regarda l’écrit de très près... Tout à coup la feuille qu’il tenait à la main lui glissa des doigts, emportée au vol à la pointe de l’épée de Lagardère qui se mit à lire tranquillement : -Oui, monsieur, c’est bien cela, dit celui-ci en la lui tendant avec le même sans-façon. Je désirais seulement voir l’écriture... maintenant c’est chose faite... je la connais... Messire Liébault avait fait un : Oh! de stupéfaction, et tout le monde s’était mis à rire, y compris sa femme. Quand il eut repris possession de son papier, il clignota des yeux et essaya de fixer son interlocuteur : -Monsieur de Lagardère, dit-il, êtes-vous bien sûr de m’avoir donné votre véritable nom et votre qualité?... -Hier soir, à huit heures, monsieur, répondit froidement Lagardère, j’étais considéré comme un aventurier... Un quart d’heure après, le régent me serrait la main et reconnaissait devant tous mon titre de chevalier que m’avait confié Louis quatorzième, son oncle auguste... Mais en quoi cela vous importe-t-il?... -Et qu’êtes-vous donc?... s’écria Cocardasse à brûle- pourpoint. Le petit homme enfla ses joues, remonta ses lunettes, campa sa main gauche sur sa hanche, et d’un ton emphatique, orgueilleux et grotesque, scanda avec suffisance : -Je suis, môssieu, le prévôt de police de la ville et duché de Chartres! Le Gascon eut un sourire superbe. -Un prévôt! hurla-t-il. Hé donc! mon bien bon, entre gens de métier on peut s’entendre... Moi aussi je suis prévôt, et Passepoil de même, maîtres en fait d’armes, rue Croix- des-Petits-Champs, à Paris, bien connus dans toute la France, le monde entier et même plus loin! -Oh! oui, affirma le Normand venant toujours à la rescousse. -Capédédiou! reprit Cocardasse en sortant du fourreau sa longue rapière et en prenant une garde savante, montrez- nous donc, pécaïre! que vous êtes des nôtres et tirons une botte pour voir... Par malheur et pour la confusion des membres de l’honorable corporation des maîtres en coups subtils, Cocardasse vit M. le prévôt de Chartres passer prudemment derrière son siège. Ce fut Mme Mélanie Liébault qui, prenant son mari par le bras, le força à quitter cet abri et le ramena à sa place... N’empêche que messire Ambroise Liébault avait eu une fière peur!... Tout le monde riait, lui et Cocardasse exceptés, et comme tous ceux qui viennent de trembler, le premier affecta la crânerie : -Monsieur, dit Lagardère, je n’ai pas de temps à perdre ici... que voulez-vous? -Ce que je veux? répondit le petit homme qui de très pâle était devenu tout rouge. Voici : vous n’êtes pas pour moi homme de noblesse comme vous le prétendez à tort, mais un condamné à mort qu’on devait exécuter la nuit dernière à la Bastille, qui a réussi à s’échapper et que j’ai l’ordre d’arrêter... Il avait dit cela d’un trait et les paupières closes, tant il redoutait que chacun de ces mots pût faire surgir une nouvelle épée devant lui. -Ah bah!... ricana le chevalier dont la patience s’émoussait. Et qui vous a dit cela?... qui vous a donné cet ordre? Le magistrat se contenta de montrer le papier. -Vous l’avez bien vu, dit-il, puisque vous avez lu ceci et que vous connaissez l’écriture... D’ailleurs, un gentilhomme ne voyage pas dans l’accoutrement où vous êtes, avec deux spadassins de mauvaise mine à sa suite... -Caramba! hurla le Gascon en se tournant vers son ami; est-ce d’hommes de qualité comme nous que le bagasse veut parler? -On le dirait, mon noble ami. -Va bien, alors, je vais le renvoyer un peu dans la coulisse. -Vous avez dit vrai, monsieur, repartit Henri en arrêtant l’élan du trop bouillant Méridional. Je n’oserais pas me présenter à la cour dans cet équipement... -Et vous avez dans votre main une épée qui n’est pas la vôtre, poursuivit le prévôt. -C’est encore vrai... c’est l’épée de monseigneur le régent!... Ne me la demandez pas, monsieur, car j’y tiens... Je ne saurais en aucun cas vous en faire cadeau. Il la fit sauter dans sa main. -Jolie petite arme! Un joujou sans méchant aspect... Une épée de cour. C’est flexible et léger et pourtant avec elle on peut tuer dix hommes. Pensez-vous, monsieur le prévôt, que j’aurai l’occasion de m’en servir à Chartres?... Mme Liébault ouvrait de grands yeux... Elle avait joint les mains et restait en extase... Oui, certes, c’était bien Lagardère!... Elle en était sûre, elle, et que son mari en ce moment pesait peu dans son coeur!... -À Chartres? s’écria celui-ci, moi étant prévôt de la police, vous n’y tuerez personne... -Cela dépend, répondit Lagardère. Si celui qui vous a donné l’ordre de m’arrêter et qui s’appelle Philippe Polyxène de Mantoue, prince de Gonzague, est encore dans cette ville, je l’y tuerai, croyez-le bien; et nul, hormis Dieu, ne saurait arrêter mon bras... S’il n’y est plus, j’irai le frapper plus loin. -M. de Gonzague n’est plus à Chartres et, vous, vous n’en sortirez pas! cria le petit homme d’une voix changée, la propre voix de César lançant son : alea jacta est. Et s’adressant aux gardes : -Appréhendez cet homme au corps, ordonna-t-il, et conduisez-le à la prison de ville... Il n’avait pas achevé le dernier mot que déjà il avait disparu derrière son fauteuil. Cocardasse et Passepoil se campèrent de chaque côté de Lagardère, l’épée haute et les gardes ne firent qu’un pas... Sauf le milieu, on eût pu croire assister à une répétition de la scène qui s’était déroulée dans la petite maison de M. de Gonzague lorsque le bossu, après avoir signé son véritable nom au bas du contrat de mariage, s’était écrié en se débarrassant de sa gibbosité : «Venez donc le lire!» -Arrière!... dit le chevalier. Le premier qui porte la main sur moi est mort!... -Prenez-le!... tuez-le!... criait Ambroise Liébault, toujours en lieu sûr. Sans cela je suis un homme perdu!... Lagardère se dirigea vers l’endroit d’où partaient les cris. -Cet homme est-il votre mari, madame?... demanda-t-il en s’inclinant devant Mélanie. Qui sondera jamais le coeur d’une femme? Celle du prévôt croisa ses yeux avec ceux du chevalier... Elle était fière de le voir de près, de lui parler, de le servir. En même temps son regard méprisant tombait sur le magistrat accroupi à ses pieds, qui s’attachait à ses jupes et qui tremblait. -Si vous êtes réellement Lagardère, dit-elle, simplement, laissez-le... Il ne peut rien contre vous... -Je suis Lagardère! Et tout près de son oreille : -Madame, une mère m’a donné pour mission de lui ramener sa fille lâchement enlevée. Chaque minute m’est précieuse et, en me retenant sans le savoir, votre mari fait le jeu du ravisseur! -Alors, partez, partez vite! fit-elle sur le même ton en l’enveloppant de son regard clair. On a donné l’ordre de fermer toutes les portes de la ville pendant que vous seriez ici... -Ah! malheur à qui tenterait de m’arrêter, madame! Pour toute réponse, elle tendit sa main sur laquelle le chevalier appuya ses lèvres et, s’adressant aux gardes : -Messieurs, dit-elle, monsieur le prévôt vous prie de demeurer ici jusqu’à nouvel ordre. ... Celui-ci ne protesta pas. Lagardère passa au milieu des soldats, suivi de ses deux compagnons, et serra la main au cornette en disant : -Merci. Vous m’aviez bien dit, en effet, que le prévôt de police de la ville de Chartres était homme de bonne compagnie... Malheureusement, il passe souvent derrière sa chaise et pendant ce temps on ne peut lui parler... Adieu, monsieur!... Faites-moi donner mes chevaux... Premières Embûches. Lagardère sauta en selle et, suivi de Cocardasse qui l’avait imité, tandis que Passepoil restait à pied, il se mit en hâte en quête d’une auberge où il pût trouver des chevaux. Les bons bourgeois qui avaient fait grasse matinée, commençaient à se lever et mettaient le nez aux vitres. En voyant passer les trois hommes, ils joignaient leur curiosité à celle du menu peuple qui depuis longtemps déjà courait les rues. Le Gascon se montrait très fier d’un succès qu’il attribuait à sa bonne mine et qui, en réalité, était inspiré par son air de franc aventurier. Quant à Passepoil, plus modeste, il n’en levait pas moins la tête; mais c’était pour guetter aux fenêtres la silhouette de quelque jolie femme en toilette matinale. Lagardère avait en tête trop de pensées sérieuses pour songer à ce qui se passait autour de lui et cherchait tout d’abord le moyen de quitter la ville au plus tôt, ainsi que le lui avait conseillé Mme Liébault, qui semblait femme de bon sens. Une autre chose encore l’inquiétait fort. Ceux qu’on expédie vers l’éternité n’ont pas besoin d’argent, et Henri, en marchant au supplice, n’en avait gardé que fort peu dans ses poches. Son départ, si précipité qu’il n’avait pas même eu le temps de mettre un pourpoint, ne lui avait pas permis davantage de songer que pour aller de Paris en Espagne, il est nécessaire de se munir d’une somme assez ronde. Il savait, au surplus, à quoi s’en tenir sur ce que contenait l’escarcelle de ses deux compagnons, qui, à eux deux, n’eussent peut-être pas réuni trois pistoles. Le cas était embarrassant, mais le chevalier avait coutume de ne s’effrayer de rien et d’espérer en ce que d’aucuns appellent la Providence, et d’autres le hasard. Il avisa donc aux environs de la Brèche, dans la basse ville, une auberge derrière laquelle de vastes écuries laissaient supposer qu’ils trouveraient précisément ce dont il avait le plus pressant besoin. Or, si le cornette lui avait montré beaucoup de politesse, l’hôtelier ne paraissait pas disposé à en agir de même. Cocardasse, à la seule pensée d’humecter son gosier, cognait déjà à la porte de l’hôtellerie dont l’enseigne portait : À la Vierge Noire. -Sandiéou!... dit-il, la cambuse est vide!... Ou alors on ne ferait pas attendre ainsi des gentilshommes... Si le coquin ne vient pas nous saluer quand j’aurai frappé encore trois fois, je me sens capable de l’embrocher tout à l’heure comme un dindon. Mais il avait beau donner contre la porte de grands coups de pommeau, rien ne bougeait à l’intérieur. Par contre, le peuple s’amassait dans cette vieille rue du Bourg, qui longtemps avait été la Grande-Rue de Chartres et aboutit à la porte Drouaise, une des principales sorties de la ville. Les quolibets commençaient à pleuvoir autour du maître d’armes et à lui échauffer singulièrement les oreilles. Il n’était pas admissible, en effet, -car il était plus de huit heures, -que personne ne fût levé dans la maison. Lagardère eut la pensée que Gonzague et sa bande étaient peut-être cachés là derrière et qu’aussitôt l’huis ouvert, ils allaient se jeter sur lui... Qui sait si toute la scène chez M. Liébault le prévôt n’avait pas été une comédie destinée à donner à ses adversaires le temps de préparer leur guet-apens? Il interrogea un gamin sans défiance, qui avec force détails, lui conta que huit cavaliers et deux dames en carrosse s’étaient arrêtés à la Vierge Noire deux heures auparavant. -Mais, ajouta-t-il, malignement, ils sont repartis aussitôt après avoir échangé leurs chevaux contre d’autres qu’on leur tenait prêts depuis deux jours. Leur chef est entré chez le gouverneur, où il est resté à peine une demi-heure. Henri ne douta pas qu’il dût dire vrai. Aussi, persuadé que l’hôtelier stipendié par Gonzague ne faisait ainsi la sourde oreille que pour lui faire perdre du temps à lui- même au cas où son arrestation n’aurait pas été maintenue par le magistrat de police, il pensa que faire le siège de l’auberge serait inutile, la troupe des fuyards n’ayant pas dû laisser un seul cheval reposé dans les écuries. Il n’en fut pas surpris, c’était dans l’ordre. Il connaissait assez son ennemi pour savoir qu’il marquerait son passage en semant de l’or, des impedimenta et des embûches. -Qué!... dit le Gascon, en s’adressant aux curieux que son exaspération mettait en joie, vous voulez rire, névoux? Eh donc! rions! Aussi bien, il était las de crier et de tempêter sans succès. La porte ne cédait pas; lui s’entêtait à vouloir entrer quand même et il s’en prit à la fenêtre, qu’il commença à démolir à coups d’épée, au milieu d’une furieuse dégringolade de vitres. Quand le trou fut assez large, il passa son bras pour ouvrir et d’un bond fut dans la maison, où on l’entendit d’abord jurer pendant quelques minutes. Il reparut bientôt, la porte ouverte, tenant un homme au collet et le secouant comme un prunier. C’était l’hôtelier, qui se frottait les yeux comme quelqu’un qu’on vient d’arracher au sommeil. -Holà!... Maraud!... Pendard! Voleur!... hurlait le Méridional triomphant. Ne sais-tu pas à qui tu as affaire?... Va chercher du vin, troun de biou! et du meilleur, pour trois jeunes seigneurs qui ont soif... sans quoi il va en cuire à tes côtes!... -Messeigneurs!... gémissait le bonhomme, ayez pitié de moi... Lagardère lui posa sa main sur l’épaule, avec tant de force que l’hôtelier sentit ses genoux se plier. -Des chevaux!... lui dit-il seulement en plongeant ses yeux dans les siens. Il m’en faut trois... sur-le- champ!... -Seigneur Jésus!... Je n’en ai pas un seul, je vous le jure!... Tous ceux qui sont dans mon écurie sont fourbus... Il y a cinq minutes à peine qu’ils arrivent de Tours... -Canaille!... gronda le chevalier en lui serrant le bras à le faire crier. Si tu mens encore, je vais t’arracher la langue... -Je ne mens pas... je dis la vérité... voulez-vous les voir? Lagardère songea que peut-être, dans tout le lot, il en trouverait quelques-uns qui seraient meilleurs que les siens. Dans tous les cas, il lui en fallait un... Comme il allait se diriger vers l’écurie, un gamin d’une dizaine d’années se glissa derrière lui et lui mit dans la main un billet qu’il lut rapidement. Voici ce qui s’y trouvait écrit : Au nom du ciel, chevalier, partez, partez vite!... Mon mari vient d’être appelé chez le gouverneur... Les portes se ferment... Seule la porte Guillaume est encore libre... Dans cinq minutes il serait trop tard... Fuyez, et que Dieu vous aide!... Mélanie. -C’est vrai, murmura-t-il, elle a raison... Pauvre femme!... Il est des dangers qu’il ne faut pas braver quand on a un but à atteindre... Il avait au doigt une bague rapportée d’Espagne; bijou de grand prix à cause des arabesques ouvrées sur ses faces par le célèbre Cincelador. Il la remit à l’enfant en disant : -Tiens, porte cela à celle qui t’a envoyé et dis-lui que Lagardère se souviendra d’elle... La connais-tu? -Oh oui!... c’est Mme Liébault... Elle est si bonne!... -Allons, vous autres, partons, ordonna Lagardère. Il en est temps... nous trouverons des chevaux plus loin. -Partons?... fit Cocardasse consterné. Vivadiou! j’ai le feu au gosier et il ne sera pas dit que je serai entré par la fenêtre dans une auberge sans rien y boire!... Si j’ai des péchés sur la conscience, ce ne sont pas des péchés de cabaret... Il avisa un broc à demi rempli de vin et le lampa sans reprendre haleine : -Maintenant, pitchoun, je te suis, dit-il... Et se retournant : -Quant à toi, maroufle!... voilà comment on paie les gredins de ta sorte... L’hôtelier reçut un grand coup de broc dans les côtes et s’affaissa en hurlant, pendant que les trois hommes, l’épée à la main, se dirigeaient en hâte vers la porte des Cornus (corroyeurs), qui était la plus proche. Elle était fermée. La situation devenait grave. Lagardère et ses compagnons se jetèrent dans une ruelle, et par cent crochets, atteignirent successivement la porte Châtelet, la porte des Épars, la porte Drouaise et d’autres... Toutes étaient closes et des hommes armés en gardaient les abords. Dans sa hâte, Lagardère avait oublié la recommandation écrite de la belle Mme Liébault, mais en se dirigeant vers la dernière porte, la porte Guillaume, la seule qui subsiste encore aujourd’hui des anciens remparts, il s’en souvint soudain et fit presser le pas aux deux maîtres. Ils respirèrent : celle-ci était encore ouverte; c’était le salut!... Ils n’en étaient plus qu’à vingt toises, lorsque tout à coup surgit d’une impasse, barrant la voie, une douzaine de malandrins, gens de sac et de corde, flamberge au vent. Ils s’étaient guidés par une sorte d’hercule nommé Saint-Bonnet. Les Saint-Bonnet sont encore légendaires au pays Chartrain. Les deux premiers frères s’étaient fait construire, près de Blévy, de petites forteresses d’où ils pillaient, rançonnaient, terrorisaient la campagne. L’un d’eux fut exécuté et sa tête exposée, à Chartres, sur une des tours de la porte Guillaume. Leur race ne s’éteignit pas si vite. On la retrouva pendant la période révolutionnaire, parmi la bande d’Orgères, qu’on mit quatre mois à juger, dont vingt- trois membres furent exécutés et trente-sept envoyés au bagne. C’était avec l’un des représentants de cette sinistre famille, le petit-fils de celui dont on avait exposé la tête, que Gonzague avait eu le temps de s’aboucher pendant son rapide passage à Chartres, le matin même. Entre coquins on s’entend vite et peut-être qu’il avait déjà utilisé ailleurs les services de Saint-Bonnet? Celui-ci avait donc mission de tuer Lagardère, et le meurtre était payé d’avance. On devait le tenter dans la ville même, à proximité de la porte Guillaume, à laquelle on accédait alors par des ruelles étroites et sales, bordées d’impasses. Le plan de Philippe de Mantoue était simple. Il l’avait indiqué en quelques mots au gouverneur et lui avait dit : -L’homme que, d’après les instructions du régent, je vous donne l’ordre de faire arrêter est un diable à quatre. Il a échappé à la hache, il vous échappera peut-être à vous. Essayez d’abord de vous emparer de lui dans un endroit clos et si vous ne parvenez pas à le saisir, faites fermer toutes les portes de la ville, sauf une. Il viendra y donner tête baissée et vous le prendrez comme dans un traquenard. Au sortir de la ville, sur la route de Saint-Prest, il avait rencontré Saint-Bonnet et sa bande, en quête d’un coup à faire. Et comme il avait été convenu entre le gouverneur et lui que la porte Guillaume serait choisie - chose qu’ignorait la compatissante épouse d’Ambroise Liébault, -il avait envoyé des bandits se poster tout près en leur faisant remarquer qu’en cas d’alerte de la part des autorités, ils n’avaient qu’un bond à faire pour être hors de la place. Peu lui importait ce qu’ils deviendraient, mais c’était un atout sérieux dans son jeu et il n’avait eu garde de le négliger... Malin serait Lagardère s’il sortait vivant de Chartres. Les malandrins qu’il lui opposait étaient de la plus sinistre espèce. En face d’eux, Cocardasse et Passepoil eussent pu passer pour des anges. -Voilà des particuliers, prononça le Gascon, dont la mine ne me revient guère!... Pécaïre!... si c’est ça la garde bourgeoise de Chartres! -Comment doivent être les coquins de la ville? acheva Passepoil. Le chevalier les comptait : ils étaient douze. -Chacun trois, dit-il, les autres détaleront... En avant!... Il chercha d’abord celui qui pouvait être le chef; mais Saint-Bonnet, ayant dans ses poches l’or de Gonzague, tenait singulièrement à sa peau en ce moment, aussi s’était-il mis derrière les siens. Le combat n’en commença pas moins et l’on entendit bientôt des cris d’agonie, des râles sourds. Derrière les auvents paraissaient des têtes effarées. D’une maison à l’autre on se montrait ce cavalier mystérieux, arrivé à peine depuis une heure, et qui avait déjà mis en émoi toute la ville. Les langues allaient leur train. N’empêche qu’à chaque homme qui tombait on criait bravo, avec d’autant plus d’ensemble que les malandrins de Saint-Bonnet étaient redoutés des paisibles citadins pour les nombreuses déprédations qu’ils avaient continué de commettre avec une audace inouïe; de plus, à l’exception d’un seul, tous étaient étrangers au pays. Les spectateurs, effrayés d’abord par l’inégalité des deux camps, s’étaient bien vite passionnés pour la superbe maestria des trois braves qui maniaient assez rondement l’épée pour qu’aucune autre ne pût arriver à leurs corps; c’est pourquoi ils étaient unanimes à les encourager du geste et de la voix. Le camp opposé s’éclaircissait à vue d’oeil et bientôt il y eut des corps inertes échelonnés tout le long de la rue. Étaient-ils morts? Nous ne saurions le dire, mais tous portaient au front ce trou sanglant, cachet fatal que nombre de bretteurs connaissaient et qui s’appelait la botte de Nevers. L’un des bandits avait dû en voir les effets ailleurs, car dès qu’il s’en aperçut il lâcha pied, et le reste, comme une volée de moineaux, le suivit. Pendant toute la durée de la lutte, une jeune femme s’était tenue à la fenêtre d’une maison qui touchait presque au rempart, et de là, les yeux agrandis par l’angoisse, pas une seconde elle n’avait perdu de vue Lagardère. Tout occupé qu’il était à faire face aux nombreux adversaires qui cherchaient à le cerner, le chevalier, l’oeil à tout, n’avait pas manqué de l’apercevoir; et détail qui prouvera bien quelle était sa tranquillité d’esprit, il avait même reconnu à son doigt, doigt obstinément tendu vers la porte de la ville, la bague qui était au sien le matin. Quand la place fut nette devant lui, de son épée sanglante il salua la jeune femme dont le doigt l’invitait toujours à fuir et, appelant les deux maîtres d’armes, il s’élança sous la voûte de la porte Guillaume. Au moment de la franchir il s’arrêta court; un cri perçant venait de traverser l’espace. Ses yeux dirigés vers la fenêtre ne rencontrèrent plus le doux visage de Mme Liébault qui s’était rejetée en arrière et s’était évanouie. Cela devait être le signe d’un terrible danger. -En avant! En avant! cria Lagardère qui bondit. Mais son corps ainsi que ceux de ses compagnons vinrent heurter lourdement, sans les ébranler, contre les massifs battants de chêne, car la porte venait de se fermer avec un bruit de tonnerre. Une compagnie vint se ranger, l’arme au pied, et le gouverneur lui-même, M. Belnet de Floville, suivi du prévôt de police Ambroise Liébault, intima à Lagardère l’ordre de lui remettre son épée. Celui-ci crispa ses poings, releva fièrement son front où rien ne pouvait vaincre l’expression du courage et de l’audace : -Non, monsieur, s’écria-t-il. Jamais!... Jamais!... Lisez sous le sang... Cette épée porte le nom de Philippe d’Orléans, régent de France... Je ne la rendrai qu’à lui... ou au roi!... Le corps ferme sur les jarrets, la main gauche appuyée à la hanche, il tendit horizontalement sa lame à deux pouces de la figure du gouverneur : -Lisez, monsieur, lisez!... répéta-t-il avec colère. C’était insolent... mais c’était si beau que M. de Floville s’inclina malgré lui et n’insista pas. -Et je vous somme, ajouta Lagardère, de me faire ouvrir ces portes et de me donner la liberté que vous n’avez aucun droit de m’enlever. M. le gouverneur Belnet de Floville était un homme de bonnes manières, mais c’était un entêté. Lorsqu’il croyait que son devoir était d’aller à droite, il y allait, dût-il s’y casser le cou, malgré tous les avis et toutes les remontrances. Il lui fallait un ordre royal pour le faire revenir sur sa décision première. C’était le cas en ce moment : Philippe de Gonzague était l’intime ami, le familier de Philippe d’Orléans, et cela à la connaissance de tous. Au nom du régent, il lui avait ordonné de faire arrêter un condamné à mort qui se disait le chevalier Henri de Lagardère... Il devait obéir, envers et contre tous. -Monsieur, répondit-il, je serais heureux de faire droit à votre désir. Si réellement vous êtes le chevalier de Lagardère, je vous connais assez de réputation pour avoir l’obligation de m’excuser d’avance des ennuis que je puis vous causer... Faites-m’en preuve et je serai aussitôt votre serviteur... -Je n’ai pas de preuve à vous faire, dit Henri, et vous êtes le premier qui veniez suspecter ma parole... -Encore une fois, je n’en douterais pas si des renseignements particuliers, je pourrais dire même des ordres, ne me permettaient d’avancer que vous n’êtes pas M. de Lagardère, mais un condamné à mort qui est en fuite et que je dois renvoyer au billot. Le chevalier laissa tomber ses bras le long de son corps. Son accablement venait surtout de tous les retards qu’il prévoyait. -Oh! Gonzague!... murmura-t-il, tu paieras cela avec le reste et tu le paieras de ton sang!... Puis il se redressa soudain : -Oui, monsieur, fit-il, il y a du vrai dans ce que vous dites : hier j’étais un condamné à mort!... je ne m’en suis pas caché devant M. le prévôt de police... hier, je marchais vers l’échafaud, et mon adversaire, Philippe de Mantoue, prince de Gonzague, celui-là même qui vous a donné des renseignements et des ordres, croyait déjà piétiner sur mon cadavre!... Mais il y a loin de la coupe aux lèvres et tant qu’un homme a la tête sur les épaules, le droit pour lui et l’honneur pour guide, quand sa raison d’être est la vengeance, il peut bouleverser le monde... Hier donc, le chevalier de Lagardère allait au supplice!... En route il a trouvé monseigneur le régent, et Philippe de France lui a mis dans la main sa propre épée en lui disant : «Vous pouvez frapper!... La tête de votre adversaire, je vous la livre...» Sa voix vibrait, ses yeux avaient des lueurs d’acier. Il poursuivit : -Cette tête est celle du prince de Gonzague, de celui que le régent a banni, condamné, de celui que j’ai mission de châtier, quand je lui aurai repris ce qui est mon bien... Moi aussi, monsieur, j’ai des ordres... ils sont supérieurs à ceux que vous avez reçus... -Montrez-les-moi de grâce!... interrompit le gouverneur. M. de Gonzague avait des passeports en règle, signés de M. d’Argenson... Où sont les vôtres?... -Mes ordres sont là! dit Lagardère en se frappant la poitrine à la place du coeur. Mes passeports, les voici, ajouta-t-il en levant de nouveau son épée. Lagardère peut passer partout, même avec les mains liées, comme il l’a fait hier... même quand on lui ferme les portes des remparts, comme vous venez de le faire... Plût à Dieu, monsieur, que vous eussiez arrêté celui à qui vous obéissez, au lieu de m’arrêter moi-même... Vous n’y eussiez pas risqué votre place et peut-être la Bastille!... M. de Floville eut un geste de dignité froissée : -J’allais vous croire, fit-il, mais c’est en vain que vous chercheriez à m’intimider, je vous en préviens... -Et qui vous parle d’intimidation?... Si je voulais vous faire peur, monsieur le gouverneur, je vous dirais : Dans vingt-quatre heures, quoi que vous fassiez, où que vous puissiez m’enfermer, je ne serai plus ici, malgré vos gardes, vos verrous, malgré les bandits soudoyés pour me tuer... Le gouverneur eut un haut-le-corps. C’était là une supposition blessante pour son honneur. -Des bandits? murmura-t-il, des bandits soudoyés?... Je ne vous comprends pas... Henri se retourna, montra les cadavres étendus et demanda : -Ceux-là, qui donc les a envoyés? M. de Floville se pencha sur les morts et pâlit, mais il affirma avec dignité : -Monsieur, je vous jure que je ne sais pas qui sont ces gens et qui a dirigé leurs épées contre vous... -Qui?... Gonzague l’assassin, Gonzague le maudit!... Vous trouverez toujours lui d’un côté, monsieur le gouverneur... et moi de l’autre... jusqu’à sa fin qui est proche?... M. de Floville n’était pas à son aise et derrière lui le prévôt de police s’agitait follement comme une feuille de peuplier sous le vent. -Venez chez moi, finit par dire le premier, nous y serons mieux pour causer... Vous portez contre un personnage des plus puissants des accusations si graves que je dois les entendre seul, tant que je n’en aurai pas les preuves. -Vous avez ma parole... Ce matin, vous eussiez pu demander à Gonzague si Lagardère y a jamais manqué. -Venez, répéta le gouverneur. -Permettez, au contraire, que je n’en fasse rien... Il n’y aura jamais trop de monde pour m’entendre et ce que je vous dis aujourd’hui sera demain connu de tous. Il fit signe de la pointe de son épée et bientôt officiers et soldats, bourgeois et artisans, nobles et roturiers, et jusqu’aux enfants se groupèrent autour de lui. -Mes accusations, dit-il, je les maintiens... et la première est un fait maintenant jugé : Philippe de Gonzague est un assassin! On entendit des exclamations. -Oh!... oh!... Et qui donc a-t-il tué? -Un soir, dans les fossés de Caylus, il y a vingt ans, et j’étais là, il a frappé d’un coup d’épée, par derrière, son meilleur ami dont il convoitait la fortune et la femme... Cet ami... presque ce frère, était Philippe de Lorraine, duc de Nevers!... Croyez-vous que ce ne soit pas là un assassinat? Bien que cette histoire fût ancienne et déjà fort oubliée, surtout des gens du peuple, tous dressèrent l’oreille. Lagardère poursuivit : -Philippe de Nevers avait une fille que Gonzague voulait faire disparaître également... J’ai pu sauver l’enfant, l’élever, l’arracher à ses griffes pendant vingt ans, en faire ma fiancée et je devais l’épouser avant d’aller à l’échafaud si j’y devais monter... Mais j’ai prouvé que Gonzague devait y monter à ma place et, quand je suis venu chercher ma fiancée, l’assassin me l’avait enlevée au pied même de l’autel... Vous l’avez vue passer il y a quelques heures : elle roule vers l’Espagne dans le carrosse qu’il accompagne et, tandis que le bandit emporte sa proie, on m’empêche ici de la poursuivre. Une émotion profonde le poignait et gagnait l’assistance. Lagardère reprit d’une voix vibrante : -Comprenez-vous, maintenant, monsieur le gouverneur, pourquoi je n’ai besoin ni d’ordres ni de passeports?... pourquoi je vous demande de me faire ouvrir ces portes?... Comprenez-vous pourquoi Gonzague vous a menti effrontément, pour pouvoir retarder ma poursuite, et pourquoi il poste des assassins sur ma route? M. de Floville s’avança, la main tendue. -Monsieur, je vous crois, fit-il. Un homme de votre trempe ne ment pas... je vous crois et je vous admire!... S’il ne dépendait que de moi, je ne vous retiendrais pas un seul instant; mais mon devoir parle plus haut que mes sentiments... Les affaires de cour sont souvent choses mystérieuses, prétextes à surprises... Puisque monseigneur le régent sait que vous êtes parti dans cet état, sans argent peut-être, sans chevaux de relais, sans passeport pour vous ouvrir les villes qui, comme celle- ci, se refermeraient sur vous, bien certainement il enverra après vous et ses émissaires sont peut-être tout près d’ici... -Hypothèses que tout cela... -C’est vrai, reprit le gouverneur. Mais je veux faire mieux... Tant d’émotions vous ont fatigué, vous avez besoin de réparer vos forces et vous ne pouvez d’ailleurs partir sans chevaux... Venez chez moi... Vous pourrez puiser dans ma bourse, choisir dans mes écuries les chevaux qui vous conviendront et si, à deux heures, aucun courrier n’est venu de Paris... vous serez libre! Henri lui serra la main. -Merci, monsieur, répondit-il. J’accepte, du moins en partie... Cependant il ajouta tout bas : -Le temps passe!... Aurore!... ma pauvre Aurore!... que dois-tu penser de moi?... Il baissa la tête et une larme glissa sur sa joue. Elle n’eut pas le temps de tomber à terre... Un mouchoir parfumé, tenu par une main fine, l’essuya doucement, et Ambroise Liébault, stupéfait, poussa un cri en reconnaissant sa femme. -Qu’est-ce?... demanda en riant le gouverneur au prévôt de police. Je ne m’étonne plus que vous n’ayez pu arrêter M. de Lagardère s’il avait des intelligences jusque dans votre maison... Madame conspirait avec lui contre nous. Celle-ci releva fièrement la tête : -Je ne le connaissais pas, dit-elle, et pourtant je savais bien, moi, que c’était Lagardère... S’il n’avait dépendu que de moi, monsieur le gouverneur, il ne serait pas votre hôte à cette heure. -Pour vous punir, madame, répondit celui-ci, offrez-lui votre bras et allons déjeuner... Je vous le donne en garde jusqu’à deux heures... ne le faites pas s’évader. Malgré sa tristesse, Lagardère ne put s’empêcher de sourire. -Soyez tranquille, monsieur, je vous donne ma parole de ne pas fausser compagnie à mon charmant geôlier avant l’heure fixée. L'Auberge De La "Belle Hôtesse". Deux heures allaient sonner et Lagardère, convenablement vêtu cette fois d’un pourpoint neuf, se préparait à partir. Cocardasse avait largement étanché sa soif passée et fait une réserve pour l’avenir. Son nez avait pris cette belle couleur vermillon des jours de grande ripaille et le Gascon n’était pas aussi pressé de partir que son maître. Passepoil, lui, s’étant familiarisé avec la cuisine, entrait en béatitude, et cependant il eût donné les meilleurs plats de l’univers pour le plaisir d’embrasser une fois au moins la cuisinière, une plantureuse Beauceronne au teint frais, aux appas rebondis et aux yeux doux. Dans ces sortes de circonstances, il devenait diplomate et tous les préjugés s’éteignaient en lui dès que la passion parlait. S’il eût eu un autre maître que le Petit Parisien, il l’eût vendu, non pour trente deniers, mais pour un seul et chaud baiser d’un cotillon quelconque, tant il flambait facilement. Il avait manoeuvré de telle sorte qu’au dessert il avait pu poser onctueusement ses lèvres sur les joues roses de la Beauceronne, laquelle s’était empressée d’ailleurs de les essuyer du coin de son tablier. Mais Passepoil emportait du bonheur pour huit jours. Sans les graves préoccupations qui l’assaillaient, le chevalier eût paru heureux, lui aussi. M. de Floville, atténuant la rudesse de leur entrée en relation, s’était conduit en véritable ami. Il lui avait offert trois chevaux, des meilleurs de ses écuries; il l’avait prié d’accepter une bourse bien garnie. La première proposition, comme bien on pense, avait été accueillie avec reconnaissance; quant à la seconde, Henri, gêné par tant de cordialité, l’avait refusée; le lendemain, néanmoins, il devait avoir la surprise de trouver cet argent dans ses fontes. Il n’était pas jusqu’à Mme Liébault qui n’eût offert sa propre bourse, et M. le prévôt de police avait été surpris que sa femme possédât de telles économies. Les façons de son épouse vis-à-vis de Lagardère n’avaient pas été sans le choquer dès le premier abord. Mais c’était un homme posé et de jugement sain quand un danger immédiat ne menaçait pas sa vie. Il s’était donc avisé qu’un esclandre ou simplement la moindre marque de mécontentement de sa part pouvait entraîner trois choses : la colère de Lagardère, celle de sa femme et le ridicule dont ne manquerait pas de le couvrir le gouverneur, sans compter que, le fait ébruité, il pourrait être le lendemain la risée de la ville. En tout cela il avait été sage, car si Mme Liébault s’était sentie prise d’une si soudaine passion pour le chevalier, elle n’avait jamais eu l’intention de franchir les limites permises en foulant aux pieds son devoir. Sentimentale, affectueuse et spirituelle, lisant sans peine au fond du coeur de cet homme, elle n’avait cessé de lui parler d’Aurore, de l’encourager par des paroles pleines de tendresse, telles qu’en prononce une soeur qui conseille son frère bien-aimé, et dans la conversation douce de cette femme charmante, il avait puisé de nouvelles forces pour accomplir sa tâche. Le chevalier boucla donc son ceinturon, car s’il avait conservé l’épée du régent, elle était du moins accompagnée maintenant de ses accessoires indispensables, et il se mit en devoir de témoigner sa reconnaissance à son nouvel ami. -Paix!... dit celui-ci. Puissé-je avoir, tant que je serai gouverneur, à faire arrêter beaucoup de malfaiteurs de votre sorte, et je pourrai mourir entouré d’amis... -Quant à vous, madame, dit Lagardère, votre souvenir ne sortira jamais de ma mémoire... Si je vis, si j’ai le bonheur de ramener bientôt ma fiancée, nous serons deux à vous témoigner notre affection... Si je meurs... À ces derniers mots, Mélanie Liébault devint toute pâle et chancela. Elle perdit toute notion des choses, des personnes qui l’entouraient, pour ne s’arrêter qu’à une seule : Lagardère pouvait mourir!... Sa tête blonde vint se poser sur la poitrine d’Henri!... -Non, dit-elle, vous ne mourrez pas! Cela n’est pas possible!... Je ne le veux pas!... Je prierai chaque jour pour vous et Dieu m’exaucera... Vous retrouverez votre fiancée et vous serez heureux... Mais vous partez?... L’angoisse que marquait son doux visage fut comprise de Lagardère qui déposa un baiser, un peu long peut-être, sur son front penché. Elle tressaillit de tout son corps, et l’incarnat envahit ses joues. Elle était heureuse, elle l’aimait. Lui aussi oublia qu’ils n’étaient pas seuls et voulut récompenser d’un mot cette âme si tendre qui s’offrait à lui tout entière. -Mon amour pour Aurore de Nevers et mon affection pour vous seront désormais ma force, lui murmura-t-il tout bas à l’oreille. Je penserai souvent à vous, madame, et nous nous reverrons... -Assez, madame, dit une voix derrière eux. Vous oubliez vraiment la présence de M. le gouverneur, la mienne, les convenances... Je suis votre mari et je vous enjoins de vous retirer sur-le-champ!... Elle le toisa d’un regard courroucé; mais le petit homme était d’autant plus emballé qu’il voyait jaune... Il faisait des grands gestes, frappait du pied, trépignait... -De quel droit d’abord, criait-il, vous êtes-vous interposée dans cette affaire?... De quel droit?... Répondez-moi, Mélanie?... D’un ton froid autant que ferme, elle riposta : -Du droit qu’ont toutes les femmes de distinguer les gens d’esprit et de coeur des sots et des poltrons. La réplique était vive, trop peut-être, car Ambroise Liébault se fâcha tout rouge. Lagardère n’avait certes pas en ce moment l’esprit tourné vers la plaisanterie. Cependant, l’occasion lui rappelant le temps où il était bossu et où il raillait, il jugea bon de jeter un seau d’eau froide sur l’effervescence du bonhomme qui avait été si couard devant lui le matin même. Il fit donc un signe d’intelligence à M. de Floville qui riait dans un coin, et, s’adressant au prévôt de police : -Peut-être auriez-vous raison, monsieur, de montrer tant de courroux et de craindre pour votre honneur à venir, si votre femme ne venait de recevoir le dernier baiser d’un condamné à mort... Liébault recula d’un pas. -Eh! oui... poursuivit Henri, prenant malgré lui l’intonation nasillarde d’Ésope II; qui vous prouve, en effet, que je suis bien Lagardère, que je ne vous ai pas dupés tous, et que, par surcroît, monsieur le prévôt, je ne m’amuse à vous ravir le coeur de votre femme?... -Vous... n’êtes... pas... Lagardère?... scanda le malheureux en reculant jusqu’au mur. -Peut-être oui, peut-être non? souffla le chevalier. On me l’a tant dit ce matin, vous le premier, que je m’y perds et pourrais bien n’être, après tout, qu’un assassin vulgaire... sans en paraître autrement surpris!... Et se tournant vers la jeune femme, il ajouta, feignant un grand sérieux : -Si vous voulez y consentir, madame, je vous enlève... -Mélanie! Mélanie! cria le petit homme suppliant, reste avec moi!... «Vous, monsieur le condamné, veux-je dire, partez, allez-vous-en bien loin... «Oh! monsieur le gouverneur!... soyez bon, ouvrez-lui les portes... mais qu’il parte seul et qu’on ne le revoie jamais à Chartres... -J’irai me faire pendre s’il me plaît, repartit Lagardère... Mais je ne suis pas encore mort, et souvenez-vous que si jamais vous adressez à votre femme un seul mot de reproche, je l’apprendrai et votre dernière heure sera venue. Le prévôt s’affaissa dans un fauteuil, la sueur au front. Un bruit de chevaux, arrivant de la cour, vint rappeler à eux-mêmes spectateurs et acteurs de cet incident comique. -Des courriers, dit M. de Floville après avoir jeté un coup d’oeil par la croisée; chevalier, nous allons regretter votre départ : on ne s’ennuie pas avec vous!... Mais vous avez mieux à faire ailleurs que de nous distraire ici... Allez-y... Que Dieu vous protège, et quand vous repasserez par Chartres, avec votre fiancée ou votre femme, souvenez-vous que les portes de la ville et celles de cette maison vous seront grandes ouvertes. Un huissier introduisit deux hommes tout couverts de poussière. -Qui vous envoie?... demanda Henri. -Mgr le régent, répondit l’un. -Mme la duchesse de Nevers, dit l’autre. Et, tous deux en même temps : -Nous avons pour mission de joindre le chevalier Henri de Lagardère. -C’est moi! Simultanément, les deux courriers s’inclinèrent et lui tendirent un pli. Le second lui remit en outre une bourse aux armes de la mère d’Aurore. Cette bourse était gonflée d’or. Lagardère lut les deux missives : -Et maintenant, adieu, dit-il; j’ai tout ce qu’il me faut pour vaincre! Floville et lui se donnèrent l’accolade... des larmes jaillirent des jolis yeux de Mme Liébault : Henri les effaça d’un baiser rapide, car il était toujours le beau Lagardère, l’intrépide, le décidé. Le prévôt de police, toujours écroulé dans son fauteuil, et dont personne d’ailleurs ne s’occupait, ne le vit pas partir. Quelques minutes après, Lagardère enlevait son cheval en criant à ses gardes du corps : -En avant!... pour Aurore et contre Gonzague!... Et ceux qui virent passer sur la route d’Orléans les trois hommes, semblables à un tourbillon, pensèrent que le vent avait pris des formes humaines. À froidement considérer les choses, le chevalier n’était pas fâché de ce qui venait de se produire à Chartres. Malgré sa confiance en soi-même, malgré la certitude qu’il possédait d’avoir triomphé de difficultés plus grandes, il ne se dissimulait pas que, sans passeport, sans argent, -par conséquent sans moyen de se procurer des chevaux quand il lui en faudra, -il eût été impossible pour tout autre que pour lui d’aboutir. Mais il n’en mesurait pas moins par la pensée l’avance qu’avait dû prendre son adversaire, et s’il ne craignait plus des retards semblables à celui qui venait de lui faire perdre une longue demi-journée, du moins était-il très contrarié que les fugitifs eussent échappé à sa vue. Ses prévisions ne le trompaient guère quant à ce qui allait voir lieu désormais. Quand il arriva le soir à Orléans, à une heure déjà très avancée, la ville dormait; cependant on veillait aux remparts et un piquet de soldats l’attendait à la porte. C’était une réédition de l’aventure de Chartres. Lagardère eut un sourire sardonique : -Pas fort, Gonzague!... se dit-il à part lui. Il devrait pourtant savoir qu’on ne prend jamais deux fois un renard au même piège. De plus, il était de fort méchante humeur et disposé à passer non seulement sur le corps de plusieurs hommes, mais, s’il était nécessaire, par-dessus les murs de la ville... En ce moment, il n’eût pas fallu l’en défier. Le premier qui lui adressa la parole fut aussi celui qui, le premier, ressentit le contrecoup de sa colère. Au lieu de décliner ses nom, prénoms et titres, ainsi que l’injonction lui en était faite par un exempt, Henri, d’un violent coup d’éperon, fit pointer en avant son cheval dont le poitrail envoya rouler l’importun dans la poussière. -Suivez-moi, dit-il à ses compagnons, en se retournant sur sa selle, et ne vous inquiétez point de ces gens. L’exempt se releva furieux et vint prendre à la bride l’animal par lequel il venait d’être si malmené. Mais il poussa un cri et retira sa main plus vite qu’il ne l’avait mise : le chevalier l’avait cinglé de son épée comme d’un coup de fouet. Une haie de baïonnettes surgit devant les trois hommes. Lagardère fronça les sourcils. -Arrière!... cria-t-il. Sa voix était si impérieuse que presque tous les soldats obéirent, et les autres allaient les imiter, quand un officier accourut. -Est-ce vous qui êtes de garde ici?... demanda le chevalier. -Moi-même... -En ce cas, laissez-moi passer... et vite... ordre du régent!... -À d’autres!... fit l’officier. Mon ordre, à moi, est que vous mettiez pied à terre. Ceci se passait à la poterne. Un lumignon fumeux était accroché au mur, éclairant à peine les groupes. Lagardère tira un pli de son justaucorps, en sortit un parchemin qu’il mit sous le nez de son interlocuteur, sans le lui abandonner toutefois : -Lisez... fit-il. Le capitaine n’y eut pas plus tôt jeté les yeux qu’il s’inclina profondément et s’excusa. C’est qu’en bas du passeport officiel, il y avait quelques lignes tracées à la main et signées d’un nom devant lequel tout Français devait se découvrir. Il y était écrit : Ordre est donné à M. le chevalier de Lagardère de poursuivre dans toute l’étendue du royaume Philippe- Polyxène de Mantoue, prince de Gonzague, avec licence de le tuer en combat loyal, partout où il le rencontrera, sans que personne ait le droit de s’interposer avant, pendant ou après, ce qui est justice du Roy. Philippe d’Orléans, Régent. Le tout vêtu du sceau de France et contresigné par Marc- René d’Argenson, lieutenant général de police. -À quelle heure le prince de Gonzague a-t-il quitté Orléans?... demanda Henri lorsque l’officier eut terminé la lecture du parchemin. -Exactement à midi, par la route de Tours... Il ne s’est d’ailleurs arrêté ici qu’une heure à peine, le temps de prendre une collation et de changer de chevaux. -Où pourrai-je changer les miens? -À cette heure ce sera difficile, mais suivez-moi... avec le talisman que vous avez dans votre poche, personne ne peut vous en refuser. Ce fut vite fait, et grâce à l’obligeance du capitaine, les trois hommes eurent bientôt entre les jambes des chevaux frais. -Pécaïre! ma caillou, dit Cocardasse à frère Amable, je crois que nous avons bien fait de nous lester l’estomac ce matin... À ce qu’il semble, nous ne sommes pas près ni de manger ni de dormir. Passepoil dodelina lentement de la tête; il était triste. Cette interminable chevauchée le mettait en moiteur continuelle, et perdre ainsi le peu de graisse qu’il possédait, c’était peut-être une mauvaise préparation aux nombreuses et galantes aventures dont il se savait encore capable... De ce moment, les lieues succédèrent aux lieues, les jours aux jours. On passa Blois, Tours, Châtellerault. À Poitiers, il fallut se reposer une nuit; car si Lagardère était infatigable, il n’en était pas de même de ses compagnons. Partout il retrouvait les traces des ravisseurs; mais partout aussi il constatait que leur avance sur lui ne faisait qu’augmenter. Il y avait de quoi le désespérer. Que n’eût-il pas donné maintenant, non pas pour ressaisir Aurore, mais pour l’apercevoir de loin, de très loin, ainsi que cela avait eu lieu sous les murs de Chartres?... La frontière, il est vrai, était encore éloignée; un accident pouvait arriver à la troupe de Gonzague, un essieu du carrosse se rompre... Peut-être pouvait-on compter sur des aléas dont il était impossible de prévoir la nature ni la durée?... Malgré cela, Lagardère était profondément triste et ne parlait que quand les circonstances l’exigeaient. Cocardasse lui-même en avait perdu sa faconde et, pour qu’il se tût il lui fallait voir de graves préoccupations sur le front du pitchoun... Le Gascon en arrivait à oublier même la soif. Frère Passepoil respectait le silence inaccoutumé de son noble ami et appliquait toutes ses facultés à se familiariser un peu, -oh! si peu! -avec l’équitation... Le malheur, c’est qu’à peine avait-il commencé à faire bon ménage avec sa monture, qu’il était forcé d’en changer... Et cela le désespérait. Lagardère pensait trouver à chaque instant des embûches dressées sur son chemin. Jusqu’à Dax il n’en fut rien. Gonzague n’en avait peut-être pas le loisir, ou peut-être aussi se croyait-il sauf?... Dans deux jours à peine il serait en Espagne, où, couvert par la protection d’Alberoni, il n’aurait plus rien à craindre, tandis que son adversaire aurait au contraire tout à redouter. Il ignorait ce qui était advenu à Chartres et si le chevalier, arrêté comme un condamné à mort, avait été reconduit à Paris. C’était vraisemblable, puisqu’il ne l’avait pas revu depuis lors, et cependant il n’en avait pas diminué la rapidité de sa fuite. Si le contraire avait lieu, les Pyrénées restaient à franchir... C’est par des défilés qu’on les passe et rien n’est plus facile que de fermer les défilés avec des escopettes et des dagues. Aurore et Flor se sentaient plus tristes à mesure qu’on s’éloignait davantage de Paris. La fatigue n’était rien pour elles... Quand le coeur est meurtri, sent-on la lassitude du corps? Doña Cruz voulait rester forte, pour sa compagne et pour elle-même. Mais tous ses efforts étaient vains, parce qu’elle-même sentait s’évanouir peu à peu la grande confiance dont elle était animée. Le soleil, dans lequel elle avait prétendu lire la mort de Gonzague, se levait chaque matin aussi resplendissant, éclairant toujours en même temps les rires et les sanglots, les vertus et les iniquités des hommes, et aucune silhouette ne venait plus se dresser entre son disque et leur désespérance. Mlle de Nevers ne se plaignait plus, à quoi bon? Elle était tombée dans une sorte de prostration d’où ne pouvait la tirer son amie, et s’était résolue en elle- même à cesser de vivre le jour où elle aurait passé la frontière d’Espagne sans que Lagardère eût pu lui donner des marques de sa présence. -Petite soeur, lui disait doña Cruz, ton chagrin me fait peine... Si je te sentais plus courageuse, j’aurais plus de force moi-même. Peut-être alors qu’en unissant nos volontés, cela vaudrait mieux pour nous que d’unir seulement notre faiblesse. -Il n’est pas venu, répondait tristement Aurore, il ne viendra pas!... Il était trop près de nous l’autre fois pour n’avoir pu nous rejoindre, et si nous ne l’avons pas revu... c’est qu’il est mort!... -Ne dis pas cela, chérie!... car moi, je suis sûre du contraire... Il vit!... Il viendra... et il ne viendra pas seul... Est-ce que je n’attends pas, moi aussi, celui qui me sauvera? -Chaverny!... -Oui, Chaverny, qui a été blessé au cimetière Saint- Magloire... Cela, je n’avais pas voulu te le dire encore, mais c’est cette blessure qui les a retardés, et quelque chose me dit que nous les verrons avant qu’il soit longtemps. -Dieu t’entende!... Moi, je n’espère plus... -Aie foi en eux... J’y ai bien confiance, moi, quand je suis la seconde en cause et qu’il s’agit d’abord de te reprendre à tes ravisseurs... Pour cela, ton Lagardère renverserait des montagnes... Tant que nous ne serons pas sur l’autre versant des Pyrénées, j’aurai l’espoir de revoir Paris avant peu... Et si nous devons quand même entrer en Espagne, un rôle plus actif commencera pour moi... À défaut de Lagardère et de Chaverny, nous nous sauverons seules... Cette conversation avait lieu à quelques portées de mousquet de Bayonne. Quand le carrosse y parvint il faisait nuit noire, et M. de Peyrolles conduisit tout le monde à l’auberge. C’était là le point où il avait fait préparer des relais; et grâce aux mesures prises par lui d’avance, le voyage s’était accompli sans encombre. Aussi avait-il secoué la tristesse qu’on lui avait vue au sortir de Paris pour rehausser ses mérites vis-à-vis d’un maître un instant déchu, mais capable de se relever en Espagne et d’y monter peut-être plus haut qu’en France. Les autres n’avaient qu’un aperçu des capacités de Gonzague... Lui, plat valet, connaissait tous les ressorts qui le faisaient mouvoir et Philippe de Mantoue pouvait un jour briser tout le monde... Pour briser Peyrolles, il lui faudrait le tuer. Ils étaient de ceux que rien ne peut séparer, sinon la mort, étant donnés les liens criminels qui les enchaînaient l’un à l’autre. L’auberge de la Belle Hôtesse était une des meilleures de Bayonne. Gonzague et Peyrolles la connaissaient, bien qu’elle se fût longtemps appelée d’un autre nom. Ils s’y étaient arrêtés jadis, à leur retour de Venasque, et sans Aurore, dont ils n’avaient pu s’emparer alors... Aujourd’hui elle était avec eux et elle était leur proie. On trouvait là des Français, aussi des Basques, qui buvaient du cidre, et des Espagnols qui lampaient du Pedro Gimenez à pleins verres, dans la salle commune, réservée aux gens de petite condition, portefaix, matelots, contrebandiers, paysans et soldats. Mais il y avait une autre salle et des appartements séparés pour les nobles cavaliers qui payaient cher leur repas et leur lit, voire une simple oeillade de la belle hôtesse. Car c’était celle-ci qui avait donné son nom à l’auberge, ou plutôt le lui avaient donné tous ceux qui admiraient les charmes de sa propriétaire. Elle s’appelait Jacinta la Basquaise; elle avait vingt- huit ans à peine et c’était un des plus beaux échantillons de cette fière race qui ne se soucie pas plus d’être espagnole que française et veut rester simplement basque. On venait, pour la voir, de Pau et d’Hendaye, de Burgos et de Pampelune; les muletiers de Navarre fredonnaient son nom dans la montagne et plus d’un señor de Castille avait poussé son cheval jusqu’à Bayonne pour lui faire entendre le bruit de ses éperons d’or. Personne cependant ne pouvait se vanter de connaître la saveur de ses lèvres, ni d’avoir dégrafé son corsage. Jamais on n’avait vu son mari et le bruit courait pourtant qu’elle en avait un. Mari, amant?... Nul ne le savait au juste, mais chaque semaine, au même jour elle laissait la garde de l’auberge à un homme qu’elle disait son frère et, le poignard à la ceinture, se dirigeait vers les vallées basques. Deux fois on avait essayé de la suivre; deux fois ceux qui avaient tenté l’aventure étaient restés au coin d’un roc, un trou sanglant entre les deux épaules!... Le lendemain, on la retrouvait à son poste dès le lever du jour, plus gracieuse et plus captivante encore que de coutume. Comme elle avait grandi dans cette auberge, et que les habitants de Bayonne avaient vu naître et s’épanouir sa beauté; comme elle n’avait jamais fait de mal à personne qu’à ceux qui avaient voulu connaître ses secrets, elle vivait entourée d’une légende d’honnêteté et de bravoure qui la protégeait contre tous, et achalandait son auberge. Jacinta lA Basquaise. Ce fut chez cette femme que Peyrolles amena ses compagnons. Aurore et doña Cruz furent conduites dans une chambre très propre du premier étage. De la fenêtre on apercevait la mer et les reflets des vagues sous la pâle clarté de la lune. Elles s’y accoudèrent un instant, côte à côte, sans rien dire, écoutant au loin le remous des flots; au-dessous d’elles, les rares bruissements de la ville endormie et les voix qui s’élevaient dans la salle commune. M. de Gonzague voulut bien qu’on leur y montât à souper. On était si près de la frontière qu’il pouvait tout permettre et les laisser quelques heures sans surveillance. Aussi bien préférait-il les sentir seules que de les exposer à la conversation trop libre des gentilshommes qui l’accompagnaient. Pendant que Peyrolles s’entretenait à part avec l’hôtesse et semblait lui donner des instructions importantes, les jeunes gens, ayant mis pied à terre, avaient envahi la salle. Aussitôt libre, la Basquaise eut pour Gonzague et pour tous un sourire, et sa voix accueillante domina le bruit des éperons et des rapières. -Tudieu!... dit Lavallade, si nous ne sommes pas ici dans l’antre des mystères, voilà bien la plus jolie femme que j’aie jamais vue de ma vie. Montaubert surenchérit : il eût donné pour elle deux châteaux qu’il n’avait pas et trois fermes en Beauce, dont un sien oncle venait de le déshériter. Taranne fouilla dans les poches de son pourpoint, afin de s’assurer que ses actions bleues y étaient toujours... Précaution un peu naïve, car les actions, qui avaient tant de succès à Paris, n’étaient que médiocrement goûtées à Bayonne; on y préférait les louis de France et les doublons d’Espagne. -Tarteifle!... dit le baron de Batz, c’est Fénus en bersonne, et che ne suis bas Gubiton!... Oriol, bien que fourbu et ne tenant plus sur ses jambes, avoua que Mlle de Nivelle pouvait avoir des rivales et ne pas être seule capable de donner le paradis sur terre. Quant à Nocé, très sceptique : -Messieurs, dit-il, si monseigneur le régent était ici, il nous mettrait tous à la porte. Seules les lèvres de Peyrolles ne parlaient pas, mais ses yeux en remplissaient l’office, et la beauté de l’hôtesse n’y était pour rien. Si la Basquaise faisait payer quelquefois ses oeillades et ses sourires, il était probable que M. de Peyrolles n’en serait pas quitte à bon compte, car l’intendant ne cessait d’attacher ses regards sur elle et de les reporter vers le plafond. Cette mimique échappait à tous, excepté à Gonzague, et n’était que la simple conséquence de l’entretien que Jacinta avait eu précédemment avec le factotum. Celui-ci croyait devoir être en effet plus prudent que son maître, et il avait chargé la Basquaise de surveiller Aurore et doña Cruz, au sujet desquelles il avait inventé de toutes pièces une histoire à laquelle ne manquait que la vérité. -À table!... dit Gonzague. Messieurs, je vous permets de vous griser ce soir, avant de quitter le royaume que beaucoup d’entre nous, pour ne pas dire tous, n’auront jamais le plaisir de revoir... Autant vaut laisser ses os sur les bords du Tage que sur ceux de la Seine; mais les nôtres ne sont pas près encore de se choquer l’un contre l’autre ni dans un endroit ni dans l’autre... Pour une invitation à boire, c’était plutôt macabre... Le prince aimait à voir sur le visage de ses familiers ce qui se passait en eux et ne se faisait point faute d’évoquer à leurs yeux le spectre de la mort, persuadé qu’il les y mènerait quand bon lui semblerait et tout en se battant comme des braves. -Quoi donc, messieurs? fit-il en remarquant que les visages se rembrunissaient. Vous déplairait-il par hasard d’aller engraisser de vos cadavres la terre espagnole?... En ce cas, nous sommes encore en France et chacun de vous est libre ou de passer avec moi les Pyrénées, ou de retourner voir à Paris si l’on n’a rien de mieux à vous offrir que ce que je vous offrirai moi-même. Il y eut de toutes parts des protestations, et bien qu’elles fussent, à la vérité, quelque peu dépourvues de chaleur, Philippe de Mantoue voulut bien les tenir pour argent comptant : -En ce cas, prononça-t-il, et puisque nul de vous ne se soucie d’aller faire un tour à la Bastille, nous allons souper... Et comme ce souper sera le dernier pris sur le territoire que gouverne mon bon frère Philippe au nom de son roi, qui demain ne sera plus le nôtre... il faut que ce souper soit bon!... Tout le monde approuva et Oriol lui-même, Oriol qui avait tremblé le plus fort à la perspective de laisser sa carcasse sur les bords du Tage, fut le premier à détourner les esprits de la fâcheuse impression produite. -Souper, c’est bien, dit-il; mais où sont les femmes qui viendront boire dans nos verres?... Il avait la passion des lèvres roses, ce gros financier. Montaubert sauta sur la table : -À celui de nous, messieurs... s’écria-t-il, qui fera la conquête de l’hôtesse... C’est un morceau de roi que pourront savourer des bannis... Je parie pour moi... -Je tiens contre, dit Taranne, et je l’aurai tout seul. Nocé fit la grimace : -Vous êtes fats, messieurs, et si Mgr de Gonzague ne se la réserve pour lui, moi je ne tiens pour aucun de vous... car, entre deux larrons, souvent l’occasion est bonne. Le baron de Batz avait déjà le nez dans un broc. Il ne l’en retira pas pour donner son avis. Oriol s’était affalé sur une chaise et songeait, lui qui le premier avait parlé de femmes, que ces fous seraient capables de lui passer tous leur épée au travers du corps pour un simple baiser de la seule femme qui fût là. Dans un coin, Peyrolles souriait et, par la fenêtre ouverte, Gonzague humait l’air qui venait de l’océan. Pour accéder à la salle où ils se trouvaient, les anciens familiers de la Maison d’Or avaient traversé celle où s’entassaient des gens du peuple, parlant plusieurs idiomes et surtout ceux qui n’étaient pas français. Il y avait bien là une cinquantaine d’individus, dont on n’eût pu définir exactement la profession. Mais c’étaient tous des habitués de l’auberge, respectueux de la volonté de l’hôtesse et qui ne se fussent point permis de parler quand elle leur avait dit de se taire. Aussi avaient-ils laissé passer les roués de Gonzague sans se préoccuper de leurs airs de petits-maîtres et sans négliger ni un coup de dés ni une rasade de vin noir. Tout fait prévoir même qu’ils se fussent bornés à hausser les épaules s’ils eussent entendu ce qui se disait dans la pièce voisine, à savoir qu’on se disputait déjà les charmes qu’eux savaient bien ne devoir être à personne. -Du vin!... des plats!... cria Taranne. Où sont les servantes? -Des servantes?... Que non pas! répondit l’hôtesse; je vous servirai moi-même, mes gentilshommes... Vous me permettrez toutefois de m’occuper, avant vous, des dames qui sont là-haut... C’est ainsi qu’on fait à Bayonne et, je crois, un peu partout. Un coup d’oeil de Peyrolles vint approuver son dire... Elle tourna le dos et monta. Aurore et doña Cruz étaient toujours accoudées à la fenêtre. La Basquaise les contempla avec cette pitié que donne la force sur la faiblesse. Et pourtant, devant le visage de Mlle de Nevers, empreint d’une mélancolie si profonde, elle sentit tomber à plat tout ce qu’il y avait en elle de brusque et de sauvage... Bien mieux, elle comprit que Peyrolles était un fourbe et qu’un mystère, peut-être un drame, se cachait derrière la présence sous son toit de ces deux jeunes filles, dont l’une en toilette de mariée, escortées d’un aussi grand nombre de cavaliers qui avaient intérêt à ne pas les laisser s’échapper de leurs mains. C’était du moins ce qui ressortait pour elle des instructions que lui avait données l’intendant du prince de Gonzague. Or, si les femmes se déchirent entre elles pour des questions futiles, il n’en est pas de même quand le coeur est en jeu et qu’aucune jalousie ne peut les séparer. Jacinta, qui avait mis si haut sa dignité et son honneur que nul n’eût osé y toucher, sous peine d’un châtiment exemplaire, Jacinta devina qu’il fallait se tourner, non du côté des hommes, qui étaient tout-puissants et peut- être lâches, mais vers ces deux créatures dont la souffrance était visible. Et quand la Basquaise voyait en présence le bon droit d’une part et la violence ou le mensonge de l’autre, elle n’hésitait pas, se sentant capable de remettre les choses en place pour les autres aussi bien que pour elle. Les prisonnières ne se doutaient pas qu’elles avaient désormais une alliée précieuse et désintéressée. -Mangez, mesdemoiselles, leur dit l’hôtesse. Je reviendrai dans un instant; surtout ne vous endormez pas avant que j’aie pu causer avec vous. Doña Cruz la regarda dans les yeux... Peut-être était-ce un nouveau piège? Jacinta saisit son regard, y lut une instinctive défiance. -Ne doutez pas de moi, fit-elle. Dans notre pays basque, on est loyal... Elle fit volte-face et disparut. On l’appelait en bas. Les roués de Gonzague voulaient voir ce visage au galbe pur encadré de cheveux noirs. Il y avait si longtemps qu’ils n’avaient parlé d’amour à une femme, que la langue leur en cuisait. Celle à qui ils s’adressaient était capable de les jouer tous, y compris Gonzague et Peyrolles. Ce fut du délire quand la Basquaise reparut sur le seuil. Les gentilshommes avaient bu déjà, en l’attendant, un certain nombre de pichets de petit vin de Lamalgue; or, celui-ci étant bon et leur estomac étant à vide, depuis plus de douze heures, les fumées devaient monter plus vite à leur cerveau. -Holà! la belle!... s’écria Montaubert, nous crois-tu donc ici pour nous régaler du spectacle de tes joues roses?... Corbleu! j’y poserai mes lèvres sans déplaisir si cela peut t’être agréable, mais il faut qu’auparavant j’aie pu manger et boire... je suis davantage amoureux quand j’ai bu... Qu’en penses-tu, Oriol?... -Oriol est amoureux à toute heure, repartit Nocé; par contre, je n’ai jamais vu aucune femme amoureuse de lui. Le gros financier avait conservé son rôle : tête de Turc autrefois à la Folie-Gonzague comme aux soupers du régent, il restait tel durant le voyage. Toutefois, si jadis il essayait de répondre, afin de faire montre de quelque esprit, maintenant il n’en prenait plus la peine. Il n’avait en tête que des idées noires et n’admettait pas qu’on pût rire quand on fuit. Les circonstances ayant cessé d’être gaies, il ne jugeait pas à propos de l’être davantage. La belle hôtesse campa ses deux poings sur ses hanches, dans une pose qui fit saillir sa riche poitrine, et, la jambe gauche tendue en avant, sous la jupe courte qui laissait voir l’amorce d’un mollet superbe surmontant une cheville nerveuse et gracile, elle toisa tout le monde d’un regard qui ne se fixait sur personne. -Que faut-il servir à ses seigneuries? demanda-t-elle. J’ai du jambon de ce pays, des faisans d’Aragon accommodés à la sauce tomate, des oeufs frits, des saumons de l’Èbre, du salmis de venaison, et je puis vous confectionner du gazpacho comme on le fait à Burgos... -Qu’est-ce, ton gazpacho? interrogea Taranne. -Des gousses d’ail, quelques oignons coupés menu, des tranches de concombres, du piment, du sel et du vinaigre, quelques cuillerées d’huile, de l’eau et du pain... Personne ici ne le réussit comme moi... -Va pour le gazpacho! dit Nocé. Tu l’assaisonneras d’un sourire et tout le monde le trouvera bon, fût-ce la plus exécrable des médecines, ce que je crois d’ailleurs... Jacinta demeura impassible et reprit : -Comme vins, messieurs?... du Chacoli d’Avala, du Pedro Gimenez ou de l’Alicante?... -Apportes-en des trois, dit Gonzague, et fais vite... Ces messieurs ont faim, je crois qu’ils ont plus soif encore. Un quart d’heure après le couvert était mis et les plats se succédaient sur la table. Le bruit des fourchettes et des verres avait remplacé les paroles et les rires, et l’hôtesse apparaissait de temps en temps, apportant un mets nouveau. Les roués l’appelaient tour à tour, mais elle n’y prenait garde. Elle leur répondait du fond de sa cuisine et se dérobait à leurs invitations. Il y avait déjà plus de deux heures qu’on était à table, les cerveaux s’échauffaient progressivement. Il était de nouveau question du pari engagé dès l’arrivée et dont l’hôtesse était l’enjeu. Dans la salle commune, les tables s’étaient vidées. Il n’y restait plus que quelques contrebandiers espagnols, absorbés dans une partie de dés. Peyrolles se leva, jeta un coup d’oeil sur ces gens et dit deux mots à l’oreille de Gonzague, puis il se prépara à sortir de la pièce... -Holà! M. de Peyrolles voudrait-il nous souffler la belle?... s’écria toute la bande en choeur. Cela n’est pas de jeu et c’est ici même qu’on se la disputera. -Soyez tranquille, messieurs, répondit l’intendant. J’y renonce d’avance et n’ai pas même l’intention de me mettre sur les rangs... Ce disant, il pénétra dans la salle basse pour aller se camper derrière les joueurs, à la partie engagée desquels il sembla prendre un puissant intérêt. Mais les montagnards paraissant ne prendre aucun souci de sa présence, il se risqua à murmurer au bout d’un moment : -Je vois que vous êtes de première force, messieurs. -Bah! lui fut-il répondu, on se distrait. -Bonne distraction, corbleu! moi, je suis joueur et, pour un coup de dés, je ferais fi d’un souper chez le régent... Voulez-vous bien que je sois des vôtres?... Il prit de l’or dans sa poche, en jeta une poignée sur la table. Cet argument n’admettait pas de réplique. -Voilà mon enjeu, dit-il. Je tiens cela contre un doublon d’Espagne... car vous êtes Espagnols, à ce que je vois, mes chers seigneurs. Tous s’inclinèrent, non point tant par fierté d’avoir vu le jour au delà des monts, mais pour la qualification qui venait de leur être donnée. Chaque Espagnol se targue d’être aussi noble que son roi... peut-être plus. -Du vin, l’hôtesse! cria Peyrolles, et du meilleur qui soit dans votre cave... Qui aime à jouer aime à boire... N’est-ce pas votre avis, messeigneurs? La Basquaise était fine... Elle comprit que le jeu n’était qu’un prétexte et que Peyrolles méditait quelque chose... S’il s’abouchait avec ces gens, ce n’était pas pour le simple plaisir de leur tenir compagnie. Elle servit donc à boire et rentra dans sa cuisine. Mais elle avait l’oeil aux aguets et l’oreille aux écoutes. Dans le mur il y avait un judas dont Peyrolles ne soupçonnait pas l’existence et derrière lequel elle pouvait tout voir et tout entendre. L’intendant jeta les dés et perdit... C’était son jeu. Il versa du vin, choqua son verre, but une rasade et posa devant lui une autre poignée d’or. Les contrebandiers se poussèrent du genou sous la table et clignèrent de l’oeil entre eux. Hors de l’auberge, ils eussent aimé voir jusqu’au fond des poches de leur partenaire. Celui-ci perdit six fois et donna du poing sur la table. Entre chaque coup, il versait à boire... On entendit monter, de la salle voisine, les cris et les rires des affidés de Gonzague. Ils usaient de la permission du maître et presque tous étaient ivres à moitié. Les contrebandiers prenaient le même chemin, mais ils avaient encore la tête assez libre pour qu’on pût leur parler d’affaires sérieuses. Peyrolles leur fit un signe, et toutes les têtes se tendirent vers la sienne. -Messieurs, prononça-t-il à voix basse, je vous joue maintenant la vie d’un homme!... Toutes les mains se portèrent aux ceintures, sous lesquelles se cachaient les navajas. Car tout bon Espagnol, depuis le gueux jusqu’à l’hidalgo, saisit merveilleusement et apprécie au plus juste prix ce sujet de conversation. -Où et quand? demanda celui qui paraissait être le chef de la bande et possédait ses idées lucides. -Au Gosier de Pancorbo... quand il viendra... -Et quand viendra-t-il?... -Dans un jour peut-être, deux au plus... Mais il faudra que dès demain vous soyez là pour l’attendre. -Il est seul? -Ils seront trois,... peut-être quatre... Je ne paie que sa mort à lui et je la paierai cher... -Combien?... -Cinq fois autant d’or que j’en ai mis sur cette table tout à l’heure et que je vous ai laissé gagner... Le tout payé dans un quart d’heure... Quand il sera mort et que vous m’en apporterez les preuves, vous recevrez la même somme... Les yeux des Espagnols brillèrent. -C’est marché conclu, dit le chef... mais quel est l’homme?... -Il se nomme le chevalier Henri de Lagardère... Il a trente-huit ans environ; il est blond, porte les moustaches au vent et son épée est une des plus redoutables de France. -Elle l’est moins que nos navajas, ricana le contrebandier. Elles font leur besogne sans bruit, et ceux qu’elles ont touchés ne se sont jamais relevés pour le dire... -Vous n’êtes que cinq, remarqua Peyrolles, il en faudra d’autres... -Pourquoi?... s’ils sont quatre? demanda Perez le Navarrais, celui auquel obéissaient les autres; et en prononçant ces paroles, il eut un geste d’amour-propre blessé. -Ils ne seront peut-être que trois, reprit l’intendant dont la tête branlait d’un mouvement nerveux. Cependant je maintiens ce que j’ai dit, car un seul d’entre eux vaut plus que vous tous. Ils se regardèrent avec une manifeste incrédulité dans les yeux. -As-tu d’autres hommes sous la main? Perez haussa les épaules. -Cinquante demain si je veux, fit-il. Sous leurs loques, les gueux des pays basques, catalans, aragonais ou navarrais cachent une dague; or, il y a entre eux et nous autres un pacte secret. -Eh bien! vous vous mettrez cinquante, dit Peyrolles. Et le diable veuille encore qu’il n’en réchappe pas... -Cinquante contre quatre!... C’est un assassinat! dit Perez avec un geste de dédain. L’intendant ne releva pas sa phrase. -J’ai dit cinquante, poursuivit-il froidement, et j’ajoute : cinquante hommes qui n’aient pas peur de mourir. -Par le Christ de Vergara! jura l’autre, c’est donc le démon en personne?... -Quelque chose d’approchant... quand il se bat... Tudieu! auriez-vous peur, mes camarades?... Ils protestèrent tous, et vraiment il fallait l’audace de M. de Peyrolles pour accuser des contrebandiers navarrais d’avoir peur. -Nous ne craignons ni celui-là, ni personne, répondit avec fatuité leur chef, d’autant plus qu’au défilé qui s’appelle le Gosier de Pancorbo, on peut arrêter une armée... Mais il y a une chose à laquelle vous ne pensez peut-être pas, monseigneur?... -Laquelle?... -La part à cinquante n’est plus la part à cinq... Il faut s’entendre. -C’est juste, approuva l’intendant de Gonzague en dissimulant un rire jaune, et je double la somme... Peut- être la triplerai-je pour cinq quand vous m’apporterez son épée à Saragosse. Une Femme Contre Huit Hommes. Jacinta, l’oreille collée au judas, n’avait rien perdu de cet intéressant conciliabule, et elle réfléchissait que l’histoire que lui avait racontée Peyrolles à son arrivée à l’auberge n’avait rien de commun avec le lâche complot qu’elle venait de lui voir ourdir. Il y avait de longues années qu’elle connaissait l’intendant; la première fois qu’il était venu dans la maison, elle n’était encore qu’une enfant et, comme alors on ne se défiait pas d’elle, on avait parlé d’une jeune fille dont l’enlèvement avait échoué dans les environs de Venasque. Le nom de Lagardère surtout était revenu souvent dans la conversation et, en quittant l’auberge, les voyageurs avaient donné à la fillette de menus cadeaux qui avaient flatté sa coquetterie. C’en était assez pour qu’elle gardât d’eux un souvenir précis et les reconnût plus tard. C’était ce qui avait eu lieu : elle-même avait rappelé ce souvenir à Peyrolles en le revoyant après tant d’années et en faisant allusion à la jeune fille de Venasque. Cela avait quelque peu gêné le sournois factotum, il faut bien l’avouer; mais on ne le prenait jamais de court et il avait instantanément forgé pour elle un petit roman en trois points, agrémenté de quelques belles pièces d’or. Grâce à celles-ci, il avait obtenu que la Basquaise resterait muette si quelqu’un venait, les jours d’après, s’informer d’eux-mêmes et des jeunes filles. Habituée à ne pas marcher à l’aveuglette, Jacinta coordonna dans son esprit ses souvenirs d’autrefois et les faits actuels, et ne tarda pas à voir une corrélation entre la fillette qu’on n’avait pu enlever jadis et l’une au moins de celles qui étaient là, peut-être bien celle qui portait une robe de mariée et qui semblait si triste... Pourquoi, dans tous les cas, n’étaient-elles pas libres?... Pourquoi Peyrolles lui avait-il recommandé de ne les laisser sortir ni de l’auberge ni même de leur chambre?... Quant à ce Lagardère, dont il avait été question jadis, elle savait maintenant ce qu’on voulait en faire. Elle avait dit aux jeunes filles : -Dans notre pays basque, on est loyal!... C’était vrai, et précisément pour cela, ce qu’elle venait d’entendre la révoltait. Elle n’avait plus que mépris pour celui qui, à prix d’or, chargeait cinquante hommes d’en assassiner un seul. Il fallait alors que celui-ci fût très brave, et, brave elle-même, elle n’admettait pas qu’on fût aussi lâche. Peyrolles, qui croyait avoir en elle une alliée, venait à son insu de s’en faire une ennemie dangereuse. Elle dut cesser d’écouter un instant pour aller porter à boire aux gentilshommes, qui menaçaient de la venir chercher en sa cuisine et de la déposer sur la table... Mais elle en savait assez, et les instructions que l’intendant donnait maintenant aux contrebandiers ne lui importaient que médiocrement. Elle eut d’ailleurs bien autre chose à faire, car à peine eut-elle mis le pied sur le seuil de la pièce où se tenaient les gentilshommes, qu’il lui fallut se défendre contre leurs entreprises. Montaubert la prit brusquement par la taille et l’assit sur ses genoux. D’un bond, elle se redressa, courroucée, et menaça le jeune homme de le souffleter. Tout le monde cria bravo et Montaubert, dont la langue commençait à s’épaissir, n’osa plus, pour le moment du moins, renouveler sa tentative. Délivrée de ce côté, la Basquaise retourna vers son judas juste à temps pour voir les gens de Perez se partager de l’or et se lever bientôt pour partir. -C’est entendu, leur disait Peyrolles de sa voix doucereuse, soyez tous à votre poste dès midi, et si vous voulez gagner proprement votre argent, il faut que le dernier râle de Lagardère sorte du Gosier de Pancorbo... Il ricana, tout fier de ce calembour macabre, et tandis que la salle se vidait, il vint rejoindre ses compagnons, non sans jeter à Gonzague un regard d’intelligence et ces deux mots à voix basse : -Lagardère n’entrera pas en Espagne!... -Fermez les portes, ordonna le prince à l’hôtesse. Que personne ne vienne plus nous déranger. Ces messieurs et moi ne nous coucherons pas cette nuit, car nous sommes en humeur de rire... Allez donc dire à ces dames de ne se point inquiéter du bruit qu’elles pourront entendre... -Ces dames sont couchées, sans doute, répondit Jacinta, je vais m’en assurer... D’ailleurs, elles ne peuvent rien entendre de ce qui se passe ici... Buvez, messieurs, je suis à vous dans un instant... Elle envoya dormir son frère, fit coucher les servantes et gravit quatre à quatre les marches de l’escalier qui conduisait à la chambre des jeunes filles. Ce fut doña Cruz qui vint lui ouvrir. Aurore était agenouillée devant un crucifix et priait. Jacinta la contempla un instant, puis alla lui toucher l’épaule : -Êtes-vous déjà allée en Espagne?... demanda-t-elle brusquement. -Oui, madame, je l’ai habitée longtemps... -Toute jeune, n’étiez-vous pas dans une alqueria des environs de Venasque? Mlle de Nevers releva un beau front mat. -Qui vous l’a dit? interrogea-t-elle. -Que vous importe? reprit doucement la Basquaise. Répondez-moi franchement : connaissez-vous le chevalier Henri de Lagardère?... Aurore se redressa, toute pâle et chancelante. -Oui... répondit-elle. Il est mon fiancé et je devrais être sa femme... -Qui êtes-vous donc et pourquoi ces questions? fit à son tour doña Cruz. Jacinta parut ne pas avoir entendu. Elle prit la main d’Aurore et la baisa : -J’en sais assez, dit-elle. Ne vous couchez pas et restez toutes deux vêtues... Je reviendrai plus tard, dans deux, trois heures peut-être, je ne puis savoir... D’ici là, luttez contre le sommeil et attendez-moi... Ah! encore un mot : qui sont ceux qui vous accompagnent? -Des lâches! gronda l’ancienne gitana. Nous sommes leurs prisonnières. -Ah! oui, des lâches, murmura l’hôtesse. Cela je le sais... quant au reste, je m’en doutais... Les deux jeunes filles vinrent à elle, les mains tendues : -Et que pouvez-vous donc pour nous, madame? demandèrent- elles. -Vous rendre la liberté, ou du moins essayer, dit la Basquaise la tête haute. Ce sera périlleux peut-être... mais il n’est rien qu’on ne fasse avec l’aide de Dieu et du courage!... Aurore et Flor l’embrassèrent. -Et si je ne vous sauve pas, vous, reprit Jacinta, lui, je le sauverai!... Patience, donc... veillez et priez... Elle disparut comme la première fois, pendant que les jeunes filles, dans les bras l’une de l’autre, se demandaient avec anxiété s’il fallait réellement espérer. -Pouvons-nous croire en cette femme? murmura Mlle de Nevers la tête entre ses mains; et que va-t-il se passer cette nuit? -Je n’en sais rien, répondit doña Cruz. On lit la franchise dans ses yeux... Petite soeur, il ne faut, dans la situation où nous sommes, refuser le secours de personne. -Dieu m’en garde!... N’a-t-elle pas parlé de sauver Henri?... C’est donc que lui aussi est en danger?... -En danger?... Oui, certes, tant qu’il ne nous aura pas reprises à Gonzague... Aurore se mit à genoux. -Merci, merci, mon Dieu! fit-elle en joignant les mains. -Pourquoi remercier Dieu? interrogea Flor, croyant que son amie devenait folle. -Pour la bonne nouvelle qu’il vient de m’envoyer! -Quelle nouvelle? -Celle qu’Henri est toujours vivant et redoutable; car si nos ennemis le craignent, c’est qu’il vit! s’ils en ont peur ici encore, c’est qu’il est sur nos traces! -C’est vrai, cela, avoua doña Cruz émerveillée. Je ne te croyais pas l’esprit si présent, petite soeur. Mais vois, nous trouvons des alliés que nous n’attendions pas... Il faut espérer plus que jamais!... La Basquaise était redescendue dans la salle. Elle y entra tenant à la main des pots de grès, des flacons de diverses formes, et jusqu’à une outre qui contenait du vin très vieux, conservé à la façon mauresque. -Me voilà, messieurs, dit-elle. Ces dames reposent; vous pouvez rire, boire et chanter... La porte est close et le guet ne vous peut rien... -On rosserait le guet, chanta Nocé. -Voici, reprit Jacinta, du malaga, du xérès, du vin de Valladolid et de Murcie... On n’en trouve pas de semblable sur la table du roi de France ni du roi d’Espagne, que Dieu garde tous deux! Buvez, messeigneurs, je vais chercher mon verre. Elle reparut avec une coupe qui contenait une demi- bouteille. -Deux doigts de vin de cette outre, monsieur, dit-elle à Peyrolles. Il est de tradition à Bayonne que l’hôtesse, quand elle est jeune, boive avec ses hôtes. Il y eut un tonnerre d’applaudissements. L’intendant remplit le verre de la Basquaise et tous les autres. -Goûtez-y seulement, dit Jacinta, je me charge de boire le reste! L’outre tenait au moins trois pintes... Un cri d’admiration s’éleva. Si cette femme était aussi experte au jeu d’amour, la fête serait belle. Des regards lubriques l’enveloppèrent. Elle n’y prit point garde et posa près d’elle l’outre à peine entamée : elle ne voulait boire d’autre vin que celui-là... -À la plus belle des femmes!... s’écria Nocé en levant son verre. Le baron de Batz était déjà plus gris que trois lansquenets; il réussit quand même à se mettre debout. Oriol arrondit son bras, renversa son vin sur la nappe, et Lavallade monta sur la table, tandis que Taranne le tirait par les pieds pour le faire choir. -Et de ce pas, messieurs, où allez-vous demain?... demanda la Basquaise. -Voir le soleil se lever de l’autre côté des monts... répondit Montaubert. Quant à moi, je parie ne pas l’y trouver : il ne luit qu’à Bayonne, dans les yeux de notre belle hôtesse!... Elle posa sa main sur l’épaule de Gonzague et tendit sa coupe à la ronde : -Dieu soit avec vous pendant votre voyage, souhaita-t- elle. Mais prenez garde aux Pyrénées!... Tel, les monte d’un côté, qui n’est pas sûr de les descendre de l’autre!... Un tollé général salua ses paroles. -Elle a le vin triste, fit Taranne. C’est que l’amour n’est pas de la partie... Il faut de l’amour, la belle, et tous ceux qui sont ici portent le petit dieu en croupe... Veux-tu m’aimer?... Je t’aimerai, moi, la moitié d’une nuit... -Bravo! cria-t-on de tous côtés. Je tiens pour Taranne contre Montaubert... -Et moi, je ne tiens rien, dit celui-ci, qui se leva en titubant, si ce n’est une idée. Gonzague le regarda : -Voyons-la, dit-il. À la condition qu’elle soit lucide, je l’approuverai d’avance. Lui aussi s’était mis au diapason. Depuis que Peyrolles lui avait glissé en deux mots le résultat de son entretien avec les contrebandiers espagnols, il n’avait que trop souvent levé son verre... Le dernier qu’il avait bu avait mis autour de son front un cercle de plomb que ressentaient également tous les convives... -Mon idée? bégaya Montaubert. La femme est belle!... À qui la femme? Il faut la mettre sur la table et la jouer aux dés... Taranne cria plus haut : -Moi aussi, j’ai une idée... Qu’on déshabille la femme... Comment s’appelle-t-elle?... Ton nom?... dis-nous ton nom, mignonne?... Elle était un peu pâle, mais elle força ses lèvres à sourire : -Je suis Jacinta, la Basquaise, dit-elle, et beaucoup m’ont aimée qui ne m’ont jamais eue!... -Nous l’aurons, nous! hurla Nocé. Qu’on la mette toute nue sur la table... Nous la jouerons aux dés entre ses deux seins... Il avança la main vers la Basquaise, chercha l’ouverture du corsage... La coupe qu’elle tenait tomba et se brisa sur la main du gentilhomme. Il recula d’un pas... Lavallade prit sa place et, d’une bousculade, alla rouler sur le parquet. Montaubert se leva : c’était lui le plus fort. Ses yeux luisaient d’ivresse et de concupiscence. Mais il retira vivement sa main qu’il venait d’avancer, sa main d’où coulait un filet de sang... Jacinta jouait avec un petit poignard catalan qu’elle avait arraché à sa ceinture. Elle avait les lèvres serrées, des éclairs d’acier luisaient dans ses yeux et sa poitrine battait avec force. -Buvez donc! messeigneurs! dit l’hôtesse. Personne ne me tiendra-t-il tête?... J’ai soif... Elle avait pris une nouvelle coupe et la remplit... Mais comme Lavallade s’était relevé sur un coude et s’accrochait à ses jupes, elle la lui vida sur la tête. On n’avait jamais rien vu d’aussi beau ni aux soupers du régent ni aux orgies de la Folie-Gonzague. Une femme, une seule, était là parmi des hommes qui la voulaient tous, et cette femme, loin de chercher à s’enfuir, excitait leur ardeur et bravait leur luxure. Franchement, ce jeu singulier ne laissait-il pas loin derrière lui le duel au champagne, duel encore si récent dans toutes les mémoires, où cette éponge d’Ésope II avait triomphé du petit marquis de Chaverny. -Buvez, buvez, messieurs. Votre gosier demeure plus sec que les roches de Pancorbo... Peyrolles, à ces mots de l’hôtesse, releva brusquement la tête et fouilla dans ses yeux. Mais il n’y vit rien, Jacinta se versait à boire et nul autre qu’elle ne buvait plus que du vin contenu dans l’outre. Elle se mit à chanter une chanson basque. Ses cheveux se dénouèrent; elle mit tant d’exaltation à moduler son chant quasi sauvage, que son corsage s’entr’ouvrit et que ses épaules apparurent, plus rosées que la neige au sommet du Maladetta quand le soleil se lève. -Buvez, messeigneurs, répétait-elle; le dernier qui restera debout sera le maître ici!... Sans courir de trop gros risques, elle pouvait les bercer de cette promesse, car elle les voyait l’un après l’autre pâlir et s’affaisser sur leur chaise, ou rouler sous la table. Gonzague lui-même dormait. Dix minutes après, Oriol seul avait les yeux ouverts. -À ta santé, toi!... lui dit-elle en lui tendant un verre plein jusqu’au bord. Elle fit mieux... Elle alla s’asseoir sur la table, tout près de lui, le frôla de son corps vigoureux et chaud, et lui passant une main derrière la tête, porta elle-même la coupe à ses lèvres. -Bois, souffla-t-elle, bois encore. C’est toi qui seras le vainqueur. Le gros financier eut un éblouissement, essaya de poser un baiser sur l’épaule nue. Il ne put. Le vin était descendu dans sa gorge... ses yeux se voilèrent. Il roula sur le parquet, ivre mort comme les autres. La Basquaise alors se redressa de toute la hauteur de sa taille, enjamba des corps, et sur le seuil, en rajustant son corsage qu’elle-même avait ouvert tout exprès, elle leur jeta à tous un regard où il y avait beaucoup de mépris et plus encore de défi. Quelques minutes après, elle frappait à la porte d’Aurore et disait en entrant : -Me voici, je puis vous sauver... Mais, pour cela, il faut que je sois votre confidente... Si vous avez des chagrins, il faut me les dire... des secrets... il faut me les livrer!... Doña Cruz la trouvait étrange... Quel intérêt cette femme pouvait-elle avoir à se renseigner sur leurs pensées, à connaître leurs noms, leur vie, la raison et le but de leur voyage? N’était-elle pas une créature de Gonzague, payée pour les faire parler? Et pourtant, en la regardant dans les yeux, la gitana se taxait de mauvaise devineresse. Cette femme était sincère et devait vouloir leur bien. Jacinta devinait chez elle un invincible sentiment de défiance; elle allait de préférence vers Aurore. -Parlez, mademoiselle, et faites vite, lui dit-elle; nous n’avons pas de temps à perdre... Pour quel motif vous conduit-on en Espagne? -On nous a enlevées... -Qui?... et pourquoi?... Pour agir avec succès, il me faut tout savoir. Rapidement et sans hésitation, Mlle de Nevers la mit au courant de la situation. L’hôtesse écoutait avidement ses paroles et, de temps en temps, allait coller son oreille à la porte, épiait si nul bruit ne venait d’en bas. Elle comprit ainsi ce qu’était Lagardère, pourquoi on voulait l’assassiner et tout à coup, saisissant Aurore dans ses bras, elle la pressa contre sa poitrine avec des larmes plein les yeux. Personne n’avait jamais vu pleurer Jacinta la Basquaise!... -Pauvre enfant! murmura-t-elle; qui que vous soyez, j’espère vous sauver... -C’est vrai, repartit Aurore, vous ne savez pas même notre nom... -Gardez-le... Je devine qu’il doit être grand; croyez bien que je n’agis pas par intérêt, mais c’est à votre bonheur seul que je veux être utile... Vous m’avez dit ce que je voulais savoir, cela me suffit... Cependant, moi aussi, j’ai quelque chose à vous dire... Elle alla écouter à la porte. -Vous avez donc peur qu’ils vous entendent?... interrogea doña Cruz. Où sont-ils? -Ils sont ivres... -Tous?... -Tous!... et j’ai eu de la peine à les amener là, malgré le soporifique que j’avais mis dans leur vin... Ils dorment et ne se réveilleront pas avant deux heures d’ici. Mais ce que j’ai fait était pour moi autant que pour vous... Ceux avec qui vous êtes sont aussi libertins que lâches!... Il n’en était pas un d’eux qui ne me désirât et je n’eusse jamais été assez forte contre eux tous... Je les ai mis hors d’état de nuire à vous aussi bien qu’à moi... -Et que vouliez-vous me dire?... interrompit Aurore. -Qu’il ne s’agit pas seulement de nous défendre, mais de protéger les autres... c’est-à-dire, Henri de Lagardère et ceux qui l’accompagnent. -Oh! Lagardère ne craint rien de personne, fit en souriant doña Cruz; celui-là se rit du nombre et il en est de même de ceux qui l’accompagnent. -Ils auraient tout à craindre pourtant, dit Jacinta, s’ils n’étaient prévenus à leur passage à Bayonne qu’au Gosier de Pancorbo, le plus dangereux peut-être des défilés qui soient entre la France et l’Espagne, cinquante contrebandiers et mendiants sont apostés pour les assassiner... Ils le sauront, car c’est moi qui le leur dirai... Il ne faut pas qu’ils se croient arrêtés par une poignée de braves, quand un coup d’escopette, tiré par un lâche embusqué derrière un rocher, peut leur donner la mort... -Qui donc a préparé ce guet-apens, sinon Gonzague?... murmura Mlle de Nevers. -Qui appelez-vous Gonzague? -Le plus grand, celui devant lequel tous s’inclinent. -Ce n’est pas celui-là, mais un vieux maigre habillé de noir, sorte de plat coquin qui a dû agir pour le compte de son maître... -M. de Peyrolles? -Peut-être se nomme-t-il ainsi, je ne sais. Toujours est- il que j’ai entendu ce qu’il complotait, et c’est pourquoi je suis venue apporter à deux faibles femmes qui souffrent l’appui d’une autre femme qui n’a jamais craint le danger pour elle-même. Ce fut au tour d’Aurore de la serrer dans ses bras : -Merci!... oh! merci! madame. Ma reconnaissance n’aura pas de bornes, puisque grâce à vous mon fiancé pourra éviter la mort... -Cela ne suffit pas, répondit la Basquaise. Il faut que M. de Lagardère n’ait pas même à pousser jusqu’au Gosier de Pancorbo, parce qu’auparavant il vous aura retrouvées libres. -Est-ce possible?... -Libres dans une heure, si vous le voulez et si nous le pouvons, reprit Jacinta, superbe d’audace. Écoutez-moi... Au bas de cette fenêtre se trouve un jardin... Vous y descendrez par une échelle de corde que voilà dans ce bahut... Vous en sentez-vous la force?... -Oui!... oh! oui... s’écrièrent les jeunes filles. -Dans le jardin, poursuivit l’hôtesse, vous trouverez mon frère... Il sera caché dans un massif dont il sortira dès que vous aurez touché terre... Suivez-le sans prononcer une parole, sans lui demander même où il vous conduit... Peut-être resterez-vous cachées tout un jour sans voir le soleil, car les portes de la ville seront surveillées et c’est par une autre voie qu’il vous faudra gagner la campagne... Mais ne vous effrayez ni de l’obscurité, ni de la faim, ni de la soif, ni de rien!... Vous vous retrouverez tout à coup en pleins champs et vous aurez une longue route à faire à pied dans la montagne, à travers des chemins difficiles et que pratiquent seuls les bergers et leurs chèvres... «Ah! dites-moi, si l’on vous rejoignait après une tentative d’évasion, vous ferait-on du mal? -Je ne le crois pas, madame; ils n’oseraient... La surveillance serait seulement plus étroite. -Parfait! Vous vous arrêterez alors dans une chaumière basque et je viendrai moi-même vous y rejoindre et vous remettre entre les mains de M. de Lagardère. Aurore et doña Cruz pleuraient de joie... Elles embrassaient tour à tour la jeune femme, en des élans de gratitude profonde... -C’est là, dit la Basquaise, le plan qui peut et doit réussir... Mais il faut tout prévoir, même un échec... Dans ce cas, il est nécessaire qu’aux yeux de vos ravisseurs, j’ignore votre évasion, afin de pouvoir prévenir plus tard le chevalier contre l’attentat de Pancorbo... À cette alternative, les yeux d’Aurore s’emplirent de larmes. -Quoi qu’il arrive, dit-elle, je vous aimerai toujours et si le bonheur me revient avec la fortune, vous en aurez votre part... -Merci, dit Jacinta, je ne quitterai jamais mon pays basque... En attendant, je vais aller prévenir mon frère, qui dans cinq minutes sera à son poste et je resterai seule parmi tous ces hommes qui sont ivres et se réveilleront seulement au petit jour, la tête lourde et les yeux hagards... À cette heure-là, vous serez probablement sauvées... Elle tira l’échelle de corde, l’assujettit au pied du lit et la lança dans le vide. -Et maintenant, que Dieu vous protège!... Peut-être ne vous reverrai-je jamais. J’aurai toujours conscience d’avoir fait pour vous, qui aimez et qui souffrez, tout ce que j’aurai pu pour que vous échappiez aux mains d’une bande de lâches... pour que vous soyez heureuses! Ses longs yeux noirs étaient rivés aux doux yeux bleus d’Aurore; elles se tenaient les mains, et la fille de Nevers et la fille du peuple n’avaient plus qu’un seul coeur. Elles s’étreignirent encore une fois et doña Cruz, jalouse, voulut en avoir sa part... Leurs cheveux et leurs lèvres se mêlèrent. -Au revoir! dit Jacinta la Basquaise; à demain, dans la montagne... ou adieu, peut-être pour jamais. Puis elle redescendit dans la salle où vautrés, Gonzague et ses roués dormaient toujours. Trois Rayons De Lune. Tout le monde dormait, à l’exception d’un seul. Jacinta n’avait pas vu qu’il manquait quelqu’un dans la salle. Ce quelqu’un était M. de Peyrolles. Si le factotum, en effet, avait été un des premiers à fermer les yeux, ce n’était pas la preuve qu’il dormait, mais celle qu’il avait cessé de boire. Les autres étaient libres de s’enivrer; lui préférait garder ses idées saines et sans doute avait-il ses raisons pour cela. Il ne se défiait pas de la Basquaise; oh! non, croyant se l’être suffisamment attachée en lui donnant de l’or. Il ne soupçonnait pas davantage qu’elle eût pu surprendre sa conversation avec les contrebandiers... Elle l’avait vu causer et jouer avec eux et devait se douter qu’il y avait le plus grand intérêt... Mais que leur avait-il dit?... c’était là affaire entre eux et lui, ce dont elle ne devait avoir cure. Il avait cependant trouvé étrange chez cette femme sa façon de tenir tête à huit hommes, la coupe à la main, ce qui pouvait être, somme toute, obligation de métier, ou simple rouerie, pour faire monter la dépense... En ce dernier cas, il la jugeait très habile et ne l’en prisait que plus, car il était de ces gens, qui ayant coutume de duper les autres, sont quelquefois contents d’être pris pour dupes, si l’on y met de l’esprit et des formes. Peyrolles avait un principe : quiconque accepte un maître doit veiller à la sécurité de celui-ci s’il ne s’en charge pas lui-même ou s’il néglige de s’en souvenir. Or, Gonzague, si prudent d’ordinaire, n’y songeait guère en ce moment, s’étant laissé aller à s’enivrer avec ses roués... Moins gris certes que Montaubert, le baron de Batz ou le gros Oriol!... Mais il n’en dormait pas moins de ce lourd sommeil que donne l’excès du vin. Peyrolles devait donc veiller pour deux : son maître et lui-même; quant aux autres, il s’en moquait comme de son premier péché... L’intendant avait le nez long d’habitude : ce soir-là, il flairait quelque chose d’insoupçonné et d’imprévu, dans lequel il serait mêlé. Ceux qui n’ont pas la conscience nette sont particulièrement aptes à ces sortes de pressentiments, et le diable sait si celui-ci même avait une conscience. Ses paupières étaient donc baissées, ses mains jointes sur ses maigres cuisses et ses interminables jambes se perdaient sous la nappe. Toutefois, si son corps conservait ainsi une immobilité presque parfaite, il n’en était pas de même de son esprit qui vagabondait surtout vers des choses de toute gaieté. Il songeait d’abord que s’il prenait par hasard à cette heure à Aurore et à doña Cruz la fantaisie de s’enfuir, personne ne serait là pour les en empêcher. Il entrevoyait également par la pensée une brusque apparition de Lagardère parmi ce tas d’hommes ivres et s’avouait que, s’il en épargnait quelques-uns par un mélange bien compréhensible de générosité et de dégoût, Gonzague et lui, Peyrolles, seraient improbablement de ce nombre. On verra qu’il n’avait pas tort, pour sa cause du moins, de ne dormir que d’un oeil. Quand l’hôtesse fut montée à la chambre des jeunes filles, il se leva donc de sa chaise, ramassa Nocé sur le parquet et l’assit à sa place, sans même que celui-ci fît mine de s’éveiller... La précaution était bonne, afin qu’on ne s’aperçût pas aussitôt de son absence. Bien qu’il n’y fût pas venu depuis longtemps, il se souvenait encore des aîtres de la maison et de certaine porte qui, d’un coin de la salle commune, s’ouvrait sur le jardin. Pourquoi voulait-il se rendre dans ce jardin?... Il n’en savait rien au juste. Un instant, il avait même eu l’intention de grimper à pas de loup l’escalier et d’aller s’assurer de visu si Mlle de Nevers et doña Cruz étaient bien réellement endormies. Toutefois ce projet était dangereux pour lui. Il y risquait d’abord de se heurter à la Basquaise, laquelle ne manquerait pas de lui dire son fait et peut-être de réveiller Gonzague, qui lui, à son tour, pourrait tancer vertement l’excès de zèle de son factotum. Pour toutes ces raisons et peut-être un peu aussi à cause du poignard de Jacinta qui aurait pu agir dans les ténèbres, il avait donc préféré l’écarter en choisissant le jardin comme champ d’exploration. Il était à prévoir d’ailleurs que nul ne l’y dérangerait. En effet, l’obscurité était telle au-dehors que Peyrolles prit tout d’abord avec un tronc d’arbre un contact plus violent qu’il ne l’eût souhaité. Il alla, de là, s’égratigner dans un massif et passa à trois pieds à peine d’une sorte de vieux puits sans margelle dans lequel il fût tombé sans grande chance que sa carcasse reparût un jour à la lumière du soleil... Le diable le sauva cette fois encore!... Peu à peu, cependant, ses yeux s’accoutumèrent à ces ténèbres qui lui étaient propices. Le ciel -chose assez rare en ce pays -était uniformément sombre et pas une étoile n’y brillait en quelque point que ce fût. À plus forte raison la lune ne songeait-elle pas à lui servir de lanterne!... C’était la masse noire de la maison qui surtout l’intriguait. Il avait beau la fouiller du regard, rien ne s’y présentait d’insolite. Tout le monde y dormait, à coup sûr, excepté Jacinta et lui-même. Aussi se prépara-t-il à venir reprendre sa place, ou tout au moins faire jaser l’hôtesse. Le malheur, c’est qu’il ne sut plus exactement où il se trouvait lui-même, ni comment il retrouverait la porte. Il se remit à tâtonner et manqua vingt fois de mesurer le sol, ce qui ne laissa pas de le faire maugréer... Il n’en était pourtant qu’au commencement de ses peines!... Le reste ne tarda pas à venir et tout d’abord il buta dans une planche posée de champ. Alors il battit l’air de ses grands bras osseux, s’embarrassa les jambes dans sa rapière et, finalement, fit un plongeon des plus formidables. La chute ne fut pas douloureuse. Le sol qui le reçut était sensiblement moelleux. Mais il dégageait une odeur sui generis et malodorante. Le visage de M. de Peyrolles s’y moula mieux que dans la glaise. C’était là qu’on déposait le fumier des écuries. Le factotum de Gonzague s’était ébroué dans un amas de crottins, mélangé de purin liquide. Aussi son juron, pour être intérieur, valait-il presque un de ceux de Cocardasse. L’intendant savait pincer les lèvres à l’occasion et ne pas parler quand il fallait se taire. Néanmoins, n’étant pas disposé à attendre là le lever du soleil, il mit en oeuvre ses pieds et ses mains pour en sortir. Sans doute, les palefreniers avaient coutume de simplifier leur besogne, en jetant là les harnais au rebut et les fers inserviables, car il laissa à des aspérités invisibles un peu de la peau de ses doigts et beaucoup de l’étoffe de son pourpoint. Et quand enfin il reprit terre, certes, M. de Peyrolles, si correct d’ordinaire, aurait eu peine à se faire reconnaître, même de son maître, tant il était abject et fleurait un parfum nauséabond. Quelqu’un le voyait pourtant. Un homme venait de pénétrer dans le jardin par le même chemin que lui; mais ce second personnage en connaissait beaucoup mieux les dispositions et les recoins, car, apercevant Peyrolles, il était allé sans hésitation se blottir dans un massif, et là, comme d’un poste d’observation, il surveillait tous les mouvements du factotum, se demandant sans doute quel était cet escogriffe si mal en point et dans quel but il s’accordait les douceurs d’un bain dans le purin, en pleine obscurité. Peut-être ce second promeneur, dont on ne pouvait distinguer le visage dans la nuit, était-il animé de mauvaises intentions; en tous les cas, la présence de M. de Peyrolles n’était pas pour lui plaire, car il maugréait sourdement. L’intendant de Gonzague ne mit pas bien longtemps à se secouer. Un pourpoint perdu n’était pas matière à l’émouvoir, d’autant plus qu’il put constater que souvent à quelque chose malheur est bon. Le hasard, ou plutôt sa chute, le servait en effet. En relevant la tête, il aperçut tout à coup dans la masse sombre du bâtiment, une fenêtre éclairée et qui n’était visible d’aucun autre point. Des ombres passaient et repassaient sans cesse et des silhouettes féminines se dessinaient l’une après l’autre, même toutes deux à la fois. Il ne tarda pas à les reconnaître, c’étaient celles de Mlle de Nevers et de la gitana. L’hôtesse avait affirmé que les jeunes filles dormaient, c’était faux... Serait-elle donc leur complice?... -Au fait, non, pensa-t-il, doña Cruz est rusée... Elles n’ont dû se relever qu’après le départ de la Basquaise... Si elles ne dorment pas à cette heure, que peuvent-elles bien préparer?... Peyrolles, mon ami, tu as eu bonne idée de veiller et tu vas, il me semble, apprendre ici quelque chose de nouveau!... Il avait complètement oublié sa mésaventure de tout à l’heure et le sourire qui glissait sur ses lèvres était sardonique à l’excès. Une pointe d’inquiétude mitigeait pourtant ce plaisir. La fenêtre était trop haut placée pour qu’il pût voir autre chose que la tête de doña Cruz ou d’Aurore traversant de temps en temps la baie lumineuse, et de plus, il lui était impossible de rien entendre. Il essaya de se reculer davantage, afin de distinguer plus avant dans la chambre; mais il se heurta bientôt au mur de clôture du jardin, sur lequel il essaya de grimper. Vaine tentative!... Le sommet en était garni de morceaux de verre qui eussent endommagé mieux que le pourpoint. Un siège fait de tessons de bouteilles ne plaisait point à l’intendant, après surtout ce qui venait de lui arriver dans le trou au fumier. De plus, à supposer qu’il eût pu se hisser sur le mur, il risquait d’un côté d’être aperçu de la fenêtre, de l’autre d’être découvert par des agents du guet qui le prendraient pour un malfaiteur. Si grand que fût son désir de mieux voir, il jugea prudent d’observer autant que possible sans faire un mouvement, et d’attendre les événements. Il avait son épée pour parer à toute éventualité, et si Lagardère venait à lui apparaître, il lui restait la possibilité de se cacher. Essayer en effet de ferrailler seul avec le chevalier, le cas échéant, était une tâche au-dessus de ses forces et de son courage. Peyrolles tenait à ce que sa peau ne fût pas trouée, même au milieu du front. Il était persuadé qu’il y avait du Lagardère dans cette affaire et, n’eût été l’impossibilité de retrouver son chemin dans la nuit noire, il se fût empressé d’aller réveiller Gonzague et les autres. Car il n’était rien moins que rassuré et souhaitait vivement que le ciel s’éclaircît pour qu’il pût au plus vite avertir ses compagnons. D’un autre côté, la même cause pouvait provoquer des effets tout contraires. Il était possible qu’on l’aperçût si les nuages venaient à laisser passer quelque clarté et que se passerait-il alors?... contre qui aurait-il à se défendre tout seul? Voilà pourquoi il était assez sérieusement inquiet, habitué à se dérober aux situations critiques plutôt qu’à les braver. Toutefois, comme il ne voyait presque rien et entendait encore moins, il jugea à propos de se rapprocher de l’habitation pour essayer de saisir au moins quelques paroles. La voix a plus de résonance dans la nuit. S’il se collait au pied de la muraille, exactement au-dessous de la fenêtre, peut-être pourrait-il saisir quelques bribes des phrases qui se prononçaient en haut. Il n’en était qu’à dix pas à peine, et ces dix pas il les franchit avec des précautions inouïes, tremblant de casser sous ses pieds quelque brindille qui suffirait à révéler sa présence. Mal lui en prit. Quelque chose tomba sur sa tête, s’enroula autour de son corps avec des enlacements de serpent... Il lui fallut un prodigieux effort de volonté pour ne pas pousser un cri. Soudain, une clarté se fit et la lune jaillit d’un nuage... Ce ne fut que l’affaire d’un instant, assez pour permettre à Peyrolles de reconnaître que ce qu’il avait reçu sur la tête était une échelle de corde, assez aussi pour permettre à l’homme qui se tenait caché dans un massif de reconnaître Peyrolles. -Eh!... eh!... se dit ce dernier, les choses se compliquent!... Qui a fourni l’échelle? Qui va aider les colombes à descendre?... Car je ne suppose pas qu’elles aient machiné d’elles-mêmes cette évasion en règle. C’est donc qu’il y aurait là-haut un homme, et quel peut être cet homme?... Il eut un petit mouvement qui ressemblait fort à de la frayeur. Cependant la gravité de la situation, le désir de servir son maître en empêchant l’évasion l’emportèrent. -Pourtant, pensa-t-il pour se donner du courage, il pourrait se faire que les colombelles eussent combiné cela toutes seules... Aurore de Nevers est courageuse et doña Cruz a de l’audace... Si dangereux que soit leur projet, je les crois capables d’essayer d’elles-mêmes de le réaliser... J’ai bien fait d’être sobre ce soir... Une fois cette idée implantée dans son esprit que les jeunes filles étaient seules, lui vint celle de s’en assurer. On venait d’en mettre le moyen à sa portée. De quoi s’agissait-il, somme toute? de grimper un instant à l’échelle et, en se tenant plus bas que l’appui de la fenêtre, d’écouter. Brave à la façon des chenapans que ne peuvent effrayer deux femmes sans défense, il mit le pied sur le premier échelon et commença son ascension. Mais il avait à peine gravi sept ou huit degrés que la lune parut de nouveau et l’inonda de lumière. Il s’arrêta net, étouffa un juron : cette clarté le gênait. Il ne vit pas deux têtes qui s’étaient penchées à la fenêtre et rentrèrent aussitôt qu’elles l’eurent reconnu. L’échelle, qui, en effet, traversait la chambre et tombait mollement sur le parquet pour aller s’attacher au pied du lit, s’était tendue tout à coup, assurément sous le poids de quelqu’un. C’est pourquoi Aurore et doña Cruz s’étaient précipitées vers la croisée, d’où elles avaient pu apercevoir l’intendant de Gonzague. Elles avaient compris que c’en était fait et qu’il fallait renoncer à fuir. Tout étant retombé dans l’obscurité, Peyrolles reprit son ascension. Mais quelqu’un monta derrière. Un homme venait de sortir de l’ombre. Il était chaussé d’espadrilles, ne faisait aucun bruit et grimpait avec l’agilité d’un chat. Peyrolles sentit une main de fer enserrer sa gorge, des doigts s’y incruster, comme si on lui eût mis le cou dans un étau. Sans qu’il lui fût possible de pousser un cri, il lâcha la corde, battit l’air de ses longs bras et vint s’aplatir sur le sol où il resta inanimé. Cette exécution avait été faite en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire et avec une dextérité remarquable par le guetteur du massif qui n’était autre qu’Antoine Laho, le frère de Jacinta. Une fois débarrassé du factotum, sûr de n’être plus gêné par lui, car la force de pression exercée par ses doigts avait dû le mettre hors d’état de nuire pour un bon moment, le jeune homme continua tranquillement son ascension jusqu’à la fenêtre. -Venez, dit-il doucement. Les jeunes filles poussèrent en l’apercevant un cri perçant. Elles croyaient avoir affaire à Peyrolles. Doña Cruz, s’armant d’une chaise, s’élança même en avant, prête à frapper. Elle revint bien vite de son erreur, mais en même temps elle s’aperçut qu’Aurore venait de s’évanouir. Celle-ci, en effet, était étendue sur le sol, toute blanche de visage et de vêtements. Il fallait la ranimer avant de songer à fuir. Antoine Laho sauta dans la chambre et retira l’échelle; puis il se mit à la recherche d’un cordial quelconque qui pût tirer la jeune fille de son évanouissement. Rien! il ne trouva rien, et il ne pouvait ni chercher longtemps, ni descendre demander quelque chose à sa soeur. -Tant pis, dit-il. Il faut nous hâter, car bientôt il serait trop tard... La fraîcheur de la nuit la fera revenir à elle. -Où est celui qui montait? demanda doña Cruz. -En bas... dans un piteux état... -Mort?... -Peut-être?... fit le jeune homme avec calme. Je l’ai serré si fort au gosier qu’il est sans doute étranglé et sa chute a dû l’achever... Cependant je ne suis pas certain qu’il soit mort et c’est pour cela que nous n’avons pas de temps à perdre. -Vous auriez dû le tuer!... dit la gitana, farouche. -Non... répondit-il. Si je l’avais poignardé, ses compagnons eussent pu venger sa mort sur ma soeur... et je ne serai pas là pour la défendre. -C’est vrai... Dieu veuille qu’il ne lui arrive aucun mal à cause de nous!... Il fallut longtemps à Aurore avant de revenir à elle. Antoine, à la fenêtre, épiait anxieusement ce qui se passait en bas et si nul bruit ne venait compromettre les chances d’évasion. Enfin, Mlle de Nevers ouvrit les yeux. Mais quand elle essaya de se mettre debout, ses jambes refusèrent de la porter. Le Basque lança de nouveau l’échelle : -Pouvez-vous descendre seule?... demanda-t-il à doña Cruz. -Oui... et elle?... -Je me charge d’elle... suivez-moi... Il prit Aurore dans ses bras, enjamba la fenêtre et fut bientôt en bas de l’échelle... Quant à Flor, dans sa vie aventureuse de gitane, elle avait fait d’autre gymnastique et se trouva à terre presque en même temps que ses deux compagnons. Là, au lieu de suivre Antoine qui emportait Aurore, elle se baissa, tâtant le sol autour du pied de l’échelle. Sa recherche dura longtemps. Elle ne trouva rien. -Vous n’aviez pas serré assez fort, dit-elle à l’oreille du frère de Jacinta en le rejoignant. M. de Peyrolles a disparu! Si la nuit n’avait pas été si obscure, elle eût pu voir se plisser le front du Basque. -Il est sans doute allé donner l’éveil, dit-il. Si je savais le trouver dans le jardin, cette fois je le poignarderais... Mais nous n’avons que le temps de disparaître avant qu’ils arrivent... -Fuyons vite! dit doña Cruz... -Prenez mon bras et suivez-moi... reprit le frère de Jacinta. Portant toujours Aurore et suivi de doña Cruz, qui se cramponnait à lui de peur de trébucher, il se dirigea rapidement vers l’ouverture du vieux puits. -Restez là un instant, dit-il à la gitana. Je vais revenir vous chercher... Si toutefois on arrivait avant que j’aie pu remonter... -Elle d’abord... répondit doña Cruz; vite, allez vite... S’ils me reprennent, moi, je me tirerai bien de leurs griffes... -Il y aurait encore un moyen, reprit Antoine, ce serait de pousser un cri et de vous laisser glisser. Moi, je ferais en sorte de vous recevoir en bas... Mais vous y risqueriez votre vie... -Je la risquerai... répondit-elle sans hésitation. Antoine lui baisa la main avant de franchir la margelle. Cette nature énergique lui plaisait. S’arc-boutant, incrustant ses pieds dans des cavités et s’accrochant de sa main libre à des crampons fixés de distance en distance, il descendit lentement avec son fardeau dans le cylindre de pierre. Vers le fond du puits s’ouvrait dans la paroi même une excavation juste suffisante pour laisser passer un homme seul. Ce ne fut donc qu’au prix de difficultés inouïes que le jeune homme put la franchir avec Aurore et déposer celle-ci à terre. Elle tremblait de tous ses membres. -Ne craignez rien, je vous en supplie, murmura-t-il. -Je n’ai pas peur... répondit-elle, j’ai froid... -C’est l’affaire de quelques instants... Je vais chercher votre compagne... Il remonta, saisit doña Cruz assise déjà au bord du puits et descendit de nouveau. Cependant, avant que tous deux se fussent engouffrés dans l’abîme mystérieux, la lune éclaira le jardin pour la troisième fois. Peyrolles s’était traîné sur ses genoux jusqu’au massif où tout à l’heure était caché son adversaire. Il n’avait pu aller plus loin et s’y était étendu tout de son long, sans forces, la gorge brûlante, les reins endoloris et meurtri par tout le corps. Il avait pu entendre toutes les paroles prononcées par Antoine et par la gitana et avait compris que la terre s’entrouvrait pour leur livrer passage. Mais où...? et comment?... Il n’en savait rien, puisqu’il ne pouvait rien voir. La lune trahit les fugitifs... Il vit l’endroit où ils s’enfonçaient dans le sol, et nettement distingua Flor... Toutefois, elle lui cachait le visage de son sauveur... Qui était cet homme?... Le vent avait balayé les nuages; tout le jardin était maintenant éclairé. -Où ils sont passés, nous passerons... pensa l’intendant. Il n’y a qu’un homme pour nous tenir tête dans cette souricière... Gonzague peut bien dormir quand Peyrolles veille sur lui!... Mais ce service va lui coûter cher s’il le paie à sa valeur!... N’ayant plus rien à faire en cet endroit, il recommença à ramper... Chaque mouvement lui arrachait un gémissement de douleur. Maintenant il revoyait la porte par où il était venu et désespérait de l’atteindre. Il avait froid, grelottait, claquait des dents et faisait des efforts surhumains pour ne pas s’évanouir. C’était ce qu’il redoutait le plus... Car combien de temps resterait-il ainsi, pendant que les autres s’éloigneraient et que Gonzague continuerait à dormir, ignorant que sa rançon vivante -ainsi qu’il la nommait - venait d’échapper à ses serres?... La porte était toute proche... Encore quelques efforts... il allait y parvenir, s’y cramponner, l’ouvrir!... Il en eut tant de joie qu’il préjugea trop de ses forces, tenta de se relever et se sentit défaillir. Un nuage passa devant ses yeux... il roula inerte sur le sol... Voyage Sous Terre. Jacinta, assise dans la salle commune, écoutait les bruits du dehors et rêvait... À ses rêves, s’associaient des prières et plusieurs fois elle s’était agenouillée, les mains jointes, les yeux au ciel, adorable et transfigurée. Il y avait loin de cette femme à celle qui, deux heures auparavant, buvait comme un reître et, les épaules découvertes, les seins nus, chantait une chanson basque. C’est que tout à l’heure elle jouait un rôle, une comédie louche faite exprès pour l’auditoire massé autour d’elle... La belle hôtesse de Bayonne, que tout le monde respectait, riches et pauvres, nobles et gueux, gens honnêtes et bandits, s’était abaissée un instant à prendre les allures d’une fille de bouge... Pour cela il fallait qu’elle se sentît l’âme fortement trempée et se fût préparée à arrêter au moment voulu les conséquences de son audace. À présent, redevenue elle-même, à la fois douce et fière, irréprochable, croyante comme toutes les femmes de son pays, et surtout heureuse d’une bonne action que nul ne lui avait demandée, elle se demandait avec anxiété : -Où sont-ils?... Ont-ils pu seulement gagner le puits et, s’ils y sont en cet instant, aucun obstacle ne barrera-t- il leur route?... Ces pauvres jeunes filles ne seront- elles pas prises de frayeur dans ce souterrain où je ne passe jamais moi-même quand je me rends dans la montagne? De la salle voisine venaient des ronflements sonores entremêlés de hoquets. Il en montait des relents de vin et de sueur qui donnaient des nausées à la Basquaise. -Du moins n’ont-ils rien à craindre de ceux-ci, poursuivit-elle en elle-même. Ils sont là tous, tels des pourceaux vautrés dans leur fange, tandis que les colombes s’envolent... Dieu me tiendra compte, pour mes péchés à moi, de ce que j’ai fait pour elles. Impatiente et vive, comme le sont généralement les femmes de sa race, Jacinta, qui possédait aussi la curiosité inhérente à son sexe, avait quelque peine à se tenir en place. Dans l’ignorance de ce qui s’était passé en haut, elle était sur des charbons ardents et bientôt, n’y pouvant plus tenir, sur la pointe des pieds elle monta au premier étage. La chambre naguère occupée par les jeunes filles était vide. Sur un guéridon, la chandelle achevait de se consumer, promenant des lueurs douteuses sur le pauvre mobilier. La belle hôtesse alla à la fenêtre, écouta, n’entendit plus aucun bruit dans le jardin. -Dieu soit loué! dit-elle, jusqu’à présent, tout va bien... Elle eut la pensée de faire disparaître l’échelle, mais elle songea qu’au matin on pourrait l’accuser d’avoir ouvert elle-même la porte aux jeunes filles. Mieux valait laisser ce muet témoin qui pouvait faire soupçonner un étranger de leur avoir procuré cette échelle, sans qu’elle-même eût eu à s’en mêler. Elle éteignit donc la lumière qui, d’ailleurs, se mourait, et redescendit, le coeur gonflé d’une grande joie. Avant d’aller se rasseoir pour attendre le jour, elle voulut cependant jeter un coup d’oeil sur tous ces gentilshommes, dont l’ivresse était son oeuvre et qui peut-être se fussent enivrés de même sans qu’il eût été besoin du stupéfiant qu’elle avait mélangé à leur vin. Dans la salle commune, c’était un chaos de bras, de têtes et de jambes... Tous reposaient là comme des brutes... Tous?... Non, il en manquait un!... Jacinta eut un soubresaut en le constatant... Qui était celui-là?... Où était-il?... La Basquaise crut s’être trompée et les compta... Il se pouvait que l’un d’eux eût glissé sous la table... Elle se baissa, retourna ceux qui dormaient à terre, le nez au sol... et eut une angoisse, une crainte poignante, comme si tout ce qu’elle avait échafaudé s’effondrait... Elle ne retrouvait pas là la silhouette osseuse de M. de Peyrolles, celui qu’elle connaissait le plus et redoutait davantage, plus même que Gonzague... les autres n’étaient à ses yeux que des comparses. Elle songea que bientôt le soporifique qu’elle leur avait donné cesserait son effet... Le jour allait venir et les dormeurs se réveiller... Où était Peyrolles? Elle visita la cuisine, revint dans la salle commune, fouilla tous les coins... Il n’y avait personne. La porte qui ouvrait sur la rue était toujours barricadée en dedans : on n’était pas sorti par là... Soudain, à l’extérieur de celle qui menait au jardin, elle entendit des coups répétés, faibles d’abord, puis plus forts... Qui pouvait frapper ainsi, sinon Peyrolles?... -Lui dans le jardin! songea-t-elle aussitôt. Mais alors, il a tout vu, tout entendu... Et pourquoi n’ouvre-t-il pas?... Peut-être parce qu’il ne peut pas. Serait-il blessé?... Elle restait immobile, les yeux fixés sur la porte. -S’il était blessé, poursuivit-elle, c’est qu’il se sera battu, battu contre mon frère!... qui sait s’il ne l’a pas tué, s’il ne s’est pas servi de son épée contre les deux innocentes qui échappaient à sa haine?... Quel drame a pu se passer que je ne connais pas?... Les coups redoublèrent. Elle se redressa, crispa ses poings et bientôt dans sa main son poignard jeta une étincelle... Ses yeux en lançaient par milliers. -Si les autres ne se réveillent pas, gronda-t-elle, et si c’est lui... il va mourir... Elle marcha vers la porte, posa la main sur le loquet... Sa résolution était prise : elle avait les dents serrées et la femme qui priait tout à l’heure se transformait pour la troisième fois. C’était Judith, elle allait tuer!... -Qui frappe si fort à cette heure? demanda tout à coup une voix derrière elle, et pourquoi cette arme dans vos mains, la belle? On n’entre pas chez vous comme on veut, à ce que je vois, et vous savez au moins protéger le sommeil de vos hôtes... Elle se retourna prête à frapper et se retint. C’était Gonzague qui venait de parler. Il était debout et la regardait en s’étirant et en bâillant : -Tudieu!... j’ai bien dormi, reprit-il. Holà! vous autres, debout!... Le coq vient de chanter et je crois même qu’il gratte à la porte. Montaubert, Nocé et Lavallade se levèrent, hébétés. Le baron de Batz, Oriol et Taranne continuèrent à ronfler sous la table. Les coups retentirent du dehors avec plus de force. -Où donc est Peyrolles? interrogea Gonzague. -Par là, mordieu! fit Montaubert, peut-être dans le lit de l’hôtesse?... Voulez-vous me permettre de l’aller réveiller à ma façon?... Jacinta avait rengainé son poignard et toisait tous ces hommes d’un regard méprisant. -Celui que vous cherchez, dit-elle, est peut-être bien celui qui frappe là? En ce cas il n’a eu cette nuit pour matelas que la terre... Allez-y voir!... La porte s’ouvrit et sur le seuil on vit l’intendant très pâle, déchiré, fripé et ne pouvant réussir à se mettre debout... Il tenait son épée à la main et c’était avec le pommeau qu’il frappait depuis si longtemps. -Qu’est ceci? exclama Gonzague en fronçant les sourcils. -Un homme qui vient vous dire que Mlle de Nevers et doña Cruz sont parties et que vous ne les retrouverez peut- être jamais! lança le factotum avec effort. -Parties!... Tu rêves, Peyrolles!... Hâte-toi de parler... Mais l’intendant retomba sur le seuil, sans voix, évanoui de nouveau. On le traîna dans la salle et Gonzague lui-même lui versa un cordial entre les lèvres... cela ne put le ranimer. Tout le monde était maintenant debout et personne ne songeait à rire. Les visages encore abrutis par l’ivresse s’allongeaient d’une aune et se tendaient anxieux, vers l’homme qui était à terre et qui restait muet. On ne comprenait qu’une chose : les jeunes filles n’étaient plus là?... Philippe de Mantoue jeta un regard terne sur la Basquaise. Mais celle-ci était impassible; aucun des muscles de sa face ne tressaillit. Il fut convaincu qu’elle n’y était pour rien, surtout quand elle parla et que les mots tombèrent de ses lèvres, calmes, sonores, sans rien qui pût trahir la plus légère émotion : -Ce gentilhomme sait-il bien ce qu’il dit? fit-elle. Il était un peu gris et mieux vaudrait aller s’assurer de ce qu’il avance... Quand je suis remontée dans la chambre de ces dames, elles dormaient. -Montons! dit Gonzague, les dents serrées. Et posant un doigt sur l’épaule de la Basquaise : -Montons, nous deux seulement! Lorsqu’ils furent en haut, Jacinta frappa d’abord... Elle savait bien qu’elle n’obtiendrait pas de réponse, et pour cause. Le prince était pressé... Il se rua sur la porte et l’ouvrit toute grande : -Personne! rugit-il. Le lit est défait, mais il est vide!... L’hôtesse avait eu soin, en effet, de saccager le lit avant de redescendre. -Il est même encore chaud, dit-elle en y posant la main. C’était faux... qu’importait? Jamais Jacinta la Basquaise n’avait menti que cette nuit-là... Elle avait conscience que Dieu le lui pardonnerait. Gonzague piétina, trépigna, alla regarder par la fenêtre ouverte et donna de son épée dans les matelas. -Il y a une échelle de corde, dit-il, donc il y avait un homme avec elles. Et plus haut, avec les accents de rage, il cria : -Si c’est toi!... Lagardère!... tu ne la tiens pas encore, je te la reprendrai!... -Lagardère l’aura... pensa la Basquaise, et saura la garder. Dans le couloir souterrain, Aurore de Nevers essayait en vain de retrouver ses forces, et malgré la joie de se sentir délivrée de Gonzague, il ne lui était pas possible de se tenir debout. Les événements par lesquels elle venait de passer, les alternatives d’espérance et de crainte, les désillusions suivant de trop près les quelques rares instants de joie, son inquiétude au sujet de Lagardère, de sa mère et d’elle-même, tout cela avait tué en elle le courage. Elle était tombée dans une sorte d’anéantissement physique, comme on en ressent après les grandes secousses de la vie et qui paralysent jusqu’à la volonté. Son esprit restait aussi lucide que d’ordinaire, mais elle n’avait plus même l’énergie de la pensée et ses membres endoloris n’obéissaient plus. C’était une chose inerte que Flor tentait vainement de ranimer. Les hommes les plus robustes sont quelquefois eux-mêmes la proie de cet affaissement moral auquel rien ne résiste, et Lagardère en avait plus d’une fois subi les atteintes en Espagne aussi bien qu’en France. Pourtant lui était un fort... pourtant il était aussi solidement trempé que la lame de son épée... Quoi d’étonnant à ce que sa fiancée fût à bout d’énergie! C’étaient là de mauvaises conditions pour réussir dans la difficile aventure où les jeunes filles venaient de s’engager. Flor comprit qu’il lui fallait avoir de la résolution pour deux et compter aussi sur celle de l’homme qui les accompagnait. Il n’y avait plus à reculer d’ailleurs et, seules, quelques heures de persévérance et d’efforts pouvaient assurer le salut. Le Basque avait allumé une torche dont la lueur vacillante éclairait un long couloir de rochers suintant l’humidité. Quelques chauves-souris s’y poursuivaient, tournoyant autour de la flamme et frôlant de leurs ailes les cheveux des fugitives. -Avons-nous pour longtemps à marcher dans ce sépulcre?... demanda la pauvre Aurore. -Une heure au moins, répondit le frère de l’hôtesse. Mais vous n’avez rien à craindre... À la condition de nous hâter, j’ai de quoi nous éclairer durant tout le trajet... Personne n’a pu nous voir entrer dans ce souterrain; personne ne nous en verra sortir et nous ne sommes pas cinq à Bayonne à le connaître... Venez... Mlle de Nevers, réagit contre sa fatigue et, s’appuyant au bras de doña Cruz, elle marcha derrière le guide. Le sol était humide, glissant, et quand elles posaient une main contre la paroi pour se retenir ou s’aider, elles la retiraient avec une expression de froid qui les glaçait jusqu’au coeur. Aurore n’avait pas fait deux cents pas qu’il lui devint impossible de continuer. -Laisse-moi! dit-elle à doña Cruz. Je sens que c’est fini... Je serai bien ici pour mourir et mes ennemis, du moins, ne jouiront pas du spectacle de mon agonie... -Ne parle pas ainsi, ma chère Aurore, s’écria l’ancienne bohémienne éplorée en la couvrant de baisers... Il faut être vaillante, au contraire, ainsi que tu l’as toujours été... tu vas bientôt revoir ta mère, le revoir, lui... -Henri!... quand tu le retrouveras, tu lui diras que je suis morte en prononçant son nom, morte le coeur plein d’amour pour lui!... Et tu l’amèneras ici, afin qu’il puisse cueillir ce qui restera de sa pauvre et chère Aurore!... Flor, jure-moi cela et va à sa recherche. Le Basque se détourna pour essuyer une larme : son coeur de paysan honnête et fier se fendait devant l’infortune de cette belle jeune fille, revêtue de la toilette des mariées et qui, dans le cadre où elle se trouvait en ce moment, semblait en effet une vierge morte qu’on vient de descendre dans la tombe. -Noble demoiselle, dit-il, le front découvert et en s’agenouillant auprès d’elle comme devant une sainte, Dieu ne vous permet pas de vous désespérer ainsi tant qu’une goutte de sang coulera dans vos veines... Il ne nous permet pas, à nous, de vous abandonner... Surmontez votre faiblesse et surtout ayez confiance en moi. Elle tendit sa main à ce brave et loyal garçon qui, elle le comprenait bien, eût donné toute sa vie pour elle. -Oui, j’ai confiance en vous, murmura-t-elle. Mais je le sens, hélas!... je serais incapable même de me traîner... -Voulez-vous me permettre de vous porter, comme je l’ai fait pour descendre?... demanda-t-il humblement. -Essayez... je serai pour vous un fardeau trop lourd... Il vous faudra m’abandonner un peu plus loin... -Jamais! répondit-il, tant que vous ne serez pas là où ma soeur m’a ordonné de vous conduire et où vos ennemis ne viendront pas vous chercher. Il tendit sa torche à doña Cruz qui marcha résolument en avant, et lui-même, avec une délicatesse inouïe, souleva Aurore dans ses bras vigoureux. On eût dit qu’il tenait un petit enfant et il l’emporta avec autant d’aisance que s’il se fût agi d’une plume. Dans ce souterrain tout noir, mal éclairé par une flamme tremblante, c’était un fantastique tableau que ces trois personnages, cette blanche apparition qui passait, fugitive, entre les bras d’un homme. Flor tenait courageusement la tête du cortège, enjambait des blocs de rochers qui s’étaient détachés de la voûte et se retournait pour en avertir le guide ou pour ranimer, d’un mot d’espoir, le courage de son amie. Celle-ci, accablée de fatigue, posa peu à peu sa belle tête blonde sur l’épaule de celui qui la portait et s’endormit d’un profond sommeil. Le fardeau devenait ainsi plus lourd, mais le montagnard ne le sentait pas, habitué qu’il était aux rudes tâches. Il redoublait au contraire de sollicitude afin d’éviter les cahots et les secousses et son visage rayonnait à la pensée que la pauvre enfant ne se fatiguait plus. Ce que peut-être il eût refusé de faire pour de l’argent, il était fier de le pouvoir faire par simple dévouement et par pitié pour cette grande détresse qu’il ignorait cependant la veille. De même que sa soeur Jacinta, Antoine Laho était un des plus beaux types de cette race basque, descendant des anciens Cantabres et qui en ont gardé les antiques vertus : l’agilité, l’indépendance, le goût du travail, la franchise, l’opiniâtreté, l’honnêteté et surtout la bonté. L’hospitalité est chose sacrée pour eux et dans leur pays on ne trouve pas un mendiant. C’est que partout où il y a une infortune, de quelque nature qu’elle soit, le Basque la secourt. Antoine Laho venait d’en trouver une sur son chemin : il s’y consacrait corps et âme. -Un peu plus vite, à présent qu’elle dort... dit-il à voix basse à doña Cruz. Celle-ci obéit, mais, quelques centaines de pas plus loin, elle manqua culbuter et dut s’arrêter : le passage était obstrué. Une vive contrariété se peignit sur les traits du montagnard. Pour lui l’obstacle n’était rien et il en aurait bien vite raison; la chose grave c’est que c’était un retard et surtout l’obligation de déposer son précieux fardeau et de réveiller la jeune fille qui dormait d’un sommeil si paisible. Il craignait en outre, s’il lui fallait trop longtemps pour déblayer la voie, de manquer de lumière avant qu’on pût arriver à la sortie du souterrain. Il se garda bien néanmoins d’en parler : les jeunes filles n’ayant pas besoin de nouvelles inquiétudes. Il chercha un endroit aussi sec qu’on le pouvait trouver en pareil lieu et il y déposa Mlle de Nevers avec tant de précautions que celle-ci ne se réveilla pas. Flor l’admirait et songeait à ce que pourrait faire cet homme aux côtés de Lagardère. Antoine Laho se mit avec ardeur à l’ouvrage, en faisant le moins de bruit possible. Par malheur, l’éboulis avait au moins sept ou huit pieds de profondeur et se composait de quelques blocs assez gros pour que tout autre que lui n’eût pu les déplacer. Il lui fallut plus d’un quart d’heure pour faire un passage suffisant et que le cortège pût se remettre en marche. Plus loin, le souterrain se divisait en deux couloirs distincts : -À droite, dit le guide. Nous approchons... -Combien nous faudra-t-il encore de temps?... interrogea Flor. -Un peu plus d’un quart d’heure, si rien ne nous arrête... Depuis quelques instants, on entendait comme un bruissement, un clapotis vague qui s’accrut à mesure qu’on avançait... La gitana prêta l’oreille... -Ne vous inquiétez pas, lui dit le Basque. Il y a au- dessus de nos têtes un cours d’eau souterrain qui tombe en cascade à vingt toises à peine de nous... Le chemin que nous venons de laisser à notre gauche y conduit et tout à l’heure vous entendrez plus distinctement encore le bruit de la chute. En effet, ce fut bientôt comme un grondement sourd qui se répercuta, roula de roche en roche, incessant mais inégal, et qui eût pu effrayer des gens plus courageux que des jeunes filles. Aurore commença à s’agiter... Ses traits se contractèrent et des mots sans suite s’exhalèrent de ses lèvres. Elle semblait en proie à un terrible cauchemar, provoqué ou simplement accru par le bruit assourdissant de l’eau qui tombait. -Vite!... vite!... dit le montagnard. Comme Mlle de Nevers se raidissait dans ses bras, avec toute la puissance que donnent les nerfs surexcités, il chercha à la calmer en lui parlant doucement, en la berçant comme on fait pour rendre le sommeil aux petits enfants... Peine perdue!... Elle lui échappa malgré lui, pour se retrouver toute droite, adossée à la paroi, les yeux grands ouverts et hagards, la main tendue non vers l’endroit d’où venait le tumulte, mais vers celui qu’on venait de quitter... Son visage était empreint d’une indicible expression d’effroi. -Là!... là!... s’écria-t-elle tout à coup. Je les vois!... ils nous poursuivent!... leur épée est tachée de sang!... le sang d’Henri!... Ils vont nous tuer aussi... Gonzague!... Gonzague!... Assassin de Nevers!... Doña Cruz trembla qu’elle ne fût devenue subitement folle et le Basque laissa tomber ses deux bras le long de son corps. Il s’avança pour la saisir de nouveau et l’emporter malgré elle... mais elle poussa des cris rauques, se heurta le front contre le roc et se débattit comme une forcenée... Il eût été dangereux pour elle de la toucher, même du bout du doigt. La torche que tenait la gitana allait être à bout; la situation devenait grave. Flor essaya de lui parler, de la calmer... Son amie ne l’entendait pas, ou, si elle percevait le son de ses paroles, c’était pour les attribuer à l’un de ses ennemis. Doña Cruz eut une inspiration soudaine. Elle éleva sa torche, de manière à éclairer en plein le visage d’Aurore et marcha droit sur elle, les yeux rivés dans les siens. Toutes deux restèrent un instant face à face, immobiles, la première, blanche comme un spectre, les doigts crispés contre le rocher, haussée sur la pointe des pieds. Elle était merveilleusement belle ainsi, dans cette pose de douloureuse extase et se détachant sur la pierre où quelques gouttes d’eau suintaient dans la mousse. Peu à peu le regard d’Aurore perdit de son acuité, de la terreur qu’il reflétait, pour devenir plus calme, presque doux. -Marche!... Je le veux... ordonna impérieusement doña Cruz. Aurore obéit, avançant d’un pas saccadé, automatique. Ses bras descendaient raides et contractés le long de son corps n’accompagnant pas le mouvement des jambes; ses yeux regardaient dans le vide, droit devant eux. Ce fut pour le coup que le Basque se crut le jouet d’un songe ou en présence d’un lutin de l’enfer. Il se signa. -Ne la touchez pas, lui dit la gitana, et surtout ne dites pas un mot. Le charme ne s’étant pas dissipé malgré son signe de croix un peu rassuré, le guide reprit la torche des mains de Flor. Il en restait si peu qu’il tremblait de la voir s’éteindre subitement. Dans des circonstances ordinaires, cela ne l’eût point inquiété. Il se savait près du but et connaissait assez le souterrain pour pouvoir y guider les deux femmes dans l’obscurité la plus profonde. Mais cette force mystérieuse qui poussait Aurore en avant malgré elle et qu’il ne comprenait pas, remuait profondément les superstitions enracinées en lui comme chez tous ceux de sa race... Cette défense de la toucher, de lui parler, ne faisait qu’augmenter encore son inquiétude... Qu’adviendrait-il si l’on se trouvait tout à coup plongés dans les ténèbres... si, ne voyant plus sa route, elle allait se briser la tête contre les rochers?... Antoine Laho sentit la sueur lui perler au front... Jamais l’anxiété n’avait donné pareil assaut à son courage. Une chauve-souris passa, donna de son aile sur la flamme et l’éteignit... Le Basque sentit l’angoisse l’étreindre à la gorge... Alors une main se posa sur son bras et le serra avec force. Des cheveux frôlèrent sa joue, des lèvres s’approchèrent tout près de son oreille et murmurèrent : -Silence!... elle voit!... Il se serait écroulé sur ses genoux si doña Cruz accrochée à son bras ne l’avait retenu en le forçant à continuer sa route. Désormais, tous deux suivirent à tâtons. C’était Aurore qui guidait, et elle n’hésitait pas, elle! Bientôt ils sentirent comme une bouffée d’air vif qui rafraîchit leur front et vingt pas à peine plus loin, un rayon de lumière, venu de la voûte, filtra, d’abord incertain et vague, puis nettement dessiné, éclairant Mlle de Nevers qui marchait en avant, toujours en extase. -Sauvées!... s’écria le Basque. La main de la gitana s’appuya sur sa bouche pour l’empêcher d’en dire davantage... Il était trop tard!... Aurore chancela, oscilla quelques secondes et s’abattit lourdement à terre, pendant que Flor se précipitait à son secours... -Malheureux! dit-elle. Moi seule devais la réveiller, elle... va souffrir longtemps avant de reprendre connaissance. Le pauvre garçon avait l’air si troublé, qu’elle en eut pitié : -Y a-t-il une habitation près d’ici? lui demanda-t-elle. Allez-y, et rapportez-en un cordial quelconque, même simplement de l’eau... Et tâchez de trouver pour elle un cheval, si nous voulons continuer notre route... Antoine Laho eut un geste de découragement : -Si nous ne pouvons pas partir immédiatement, dit-il, mieux vaudra passer la journée ici et n’en sortir que ce soir... Il est trop tard maintenant pour traverser la vallée sans être signalés à ceux qui vous recherchent et sans être rejoints... Je vais apporter à boire et des vivres... -Soit, allez vite... Sommes-nous en sûreté ici?... -Oui, si l’on ne nous a pas poursuivis par le souterrain même, ce qui est à peu près impossible, puisque personne n’a pu nous y voir pénétrer... -Alors nous resterons ici le temps qu’il faudra... Quand serez-vous de retour?... -Dans une demi-heure à peine... Partie remise n’est pas partie perdue... et cependant il eût mieux valu pour vous que notre plan s’accomplît. Sur ces mots le Basque disparut, sans que Flor se rendît compte par où il était passé, trop empressée qu’elle était auprès de sa compagne. Reprises. Mlle de Nevers avait toujours les yeux grands ouverts; cependant elle était inerte et presque glacée. Si la poitrine ne se fût soulevée régulièrement à la place du coeur, on l’eût prise pour un cadavre. La gitane se mit à genoux près d’elle et, comme lorsqu’elle l’avait endormie, son regard plongea dans celui de son amie. Elle murmurait en même temps des mots bizarres et ses doigts se promenant sur le front, sur les tempes, s’arrêtèrent aux paupières et sur la poitrine. Elle avait procédé jadis ainsi en une autre circonstance avec une vieille sorcière du mont Baladron. Les paroles étaient seulement différentes lorsqu’il s’agissait de provoquer le sommeil ou de le rompre. Flor fut pourtant très longue à réussir et un pli profond creusait son front. -Éveille-toi, dit-elle tout à coup. Je le veux! Mlle de Nevers eut un battement de paupières, bâilla longuement, se mit sur son séant, et regarda autour d’elle, hébétée... On devinait que les pensées ne se coordonnaient pas encore... -Où sommes-nous? demanda-t-elle au bout d’un instant. Flor se jeta à son cou, l’embrassa : -Sauvées! ma chère Aurore, lui répondit-elle. Nous sommes ici en sûreté... Personne ne viendra nous y déranger jusqu’à ce soir... -Je me sens bien faible, murmura la jeune fille. Qui donc m’a amenée ici?... -Antoine Laho, le frère de notre hôtesse... -Ah! oui... c’est vrai... je me souviens... Elle passa sa main sur son front, comme pour y ramener ses souvenirs. -Et où donc est-il, à cette heure? poursuivit-elle. -Pas loin d’ici, répondit sa compagne. Il est allé chercher de quoi nous réconforter, car tu en as besoin, toi surtout... Courage, ma chérie!... Gonzague ne nous retrouvera pas... -Gonzague? Elle fit effort pour se rappeler un souvenir qui flottait autour de sa cervelle, mais elle ne parvint pas à le fixer. Cette recherche interne n’échappa pas à Flor et lui fit plisser le front, car elle pensa aussitôt aux paroles prononcées par Aurore, dans le souterrain, au commencement de son extase douloureuse. -Était-elle déjà lucide à ce moment? pensa-t-elle. Mais non, la veille ne peut se souvenir du sommeil; c’est la loi du magnétisme pratiqué par les Gypsies... Pourtant, si elle avait vu!... Essayons une expérience. Et tout haut elle prononça : -Tout à l’heure, tu as cru voir M. le prince nous poursuivant avec toute sa bande. Ce devait être une simple hallucination causée par ta faiblesse, puisque je n’ai rien vu moi-même... -Dieu le veuille! murmura Mlle de Nevers en frissonnant. Depuis dix minutes elles étaient aux bras l’une de l’autre, se parlant doucement et entrecoupant leurs paroles de larmes de tendresse et de joie, quand soudain doña Cruz se releva d’un bond et se prit à écouter. -Qu’as-tu? demanda Aurore. -Rien... J’avais cru entendre... -Entendre quoi?... Mais oui... j’entends moi aussi, ajouta-t-elle avec terreur. Flor, on parle tout près d’ici... Ses nerfs surexcités lui faisaient percevoir les bruits les plus légers avec plus de facilité qu’ils ne parvenaient aux oreilles de sa compagne. -Nous nous trompons, peut-être, essaya de dire doña Cruz. -Non, je ne me trompe pas... c’est là!... c’est bien là!... Je te dis qu’on parle dans le souterrain!... Les deux jeunes filles se serrèrent l’une contre l’autre. -Serais-tu capable de marcher... de fuir encore?... demanda Flor. -Je ne le crois pas... Mlle de Nevers essaya de se relever et retomba aussitôt... -Tu vois, dit-elle, c’est impossible!... Il n’y avait plus à s’y méprendre cette fois : un bruit de voix montait du couloir sombre. Aurore reconnut celle de Montaubert. -Nous sommes perdues! s’écria-t-elle se raidissant contre elle-même pour ne pas perdre le sentiment encore une fois. Montaubert, Taranne et Nocé parurent et poussèrent des cris de triomphe; chacun d’eux tenait son épée d’une main, une torche allumée de l’autre. -Les voilà!... les voilà! s’écrièrent-ils, par la mort Dieu!... nous arrivons à temps... Néanmoins il y eut un temps d’arrêt... Les trois gentilshommes se mirent sur une ligne... Ils s’attendaient à trouver entre eux et les fugitives l’épée de Lagardère, et le combat n’eût pas été égal... ils n’étaient que trois! -Seriez-vous seules, mesdemoiselles? demanda Nocé. Doña Cruz était debout, les bras croisés, et ses yeux étaient chargés d’éclairs. Si en ce moment elle eût eu une épée à la main, elle s’en fût servie pour défendre Mlle de Nevers. -Lâches! s’écria-t-elle. Ils n’avaient plus peur... Cette insulte les fit rire... Maintenant nous devons revenir un peu en arrière pour faire connaître comment les affidés de Gonzague avaient pu parvenir jusque-là. Peyrolles avait été longtemps avant de pouvoir parler, et dès qu’une parole avait pu sortir de ses lèvres, il s’était empressé de mettre son maître au courant de la situation. -Il y a dans le jardin l’entrée d’un souterrain, avait-il dit. C’est par là qu’elles sont parties... qu’on me soutienne sous les bras et j’irai vous montrer l’endroit... Mais je crains que ce ne soit trop tard!... -Il n’est jamais trop tard! s’était écrié Gonzague, les sourcils froncés. Prenez vos épées, je vais distribuer les rôles... Il faut qu’avant deux heures nous nous retrouvions tous ici avec notre proie pour passer la frontière... Sinon, je la chercherai seul... Êtes-vous prêts?... Certes oui, ils étaient prêts, pour la chasse à la femme, ces gentilshommes et ces financiers qui avaient fait litière de leur honneur pour suivre la fortune de celui qui naguère les avait gorgés d’or, de plaisir et de titres. -Dépêchons, dit Peyrolles. Elles ont dû faire du chemin depuis leur disparition... Il se leva avec peine et dix mains se tendirent pour l’aider. Jacinta, dans un coin, ne soufflait mot. Elle songeait que son frère et les deux jeunes filles devaient être assez loin pour n’avoir plus rien à craindre, et, dans son for intérieur, la première inquiétude passée, elle n’attachait aucune importance aux révélations de Peyrolles. -Va, mon bonhomme, se disait-elle in petto. À te voir dans ce piteux état, il a dû t’en coûter cher pour apprendre un secret qui vaut peu de chose... Il ne suffit pas de connaître l’entrée d’une galerie souterraine... ceux qui en sont sortis ont devant eux l’espace. Elle arrondit son bras sur la table, y posa sa tête et feignit de dormir. Elle pouvait ainsi tout écouter sans qu’on pût surveiller les diverses émotions que trahissait son visage. Philippe de Mantoue ne l’entendait pas ainsi. Il frappa du poing sur la table. -Suivez-nous, l’hôtesse! ordonna-t-il. Il est étrange que dans votre jardin même, il existe des passages mystérieux par où peuvent s’enfuir des jeunes filles. Qu’est-ce que ce puits?... où est-il?... La Basquaise se leva très simplement : -Que M. de Peyrolles ne se dérange pas, dit-elle, il est trop faible pour marcher et je vous montrerai tout aussi bien que lui l’orifice de ce soi-disant passage, où je n’ai jamais vu descendre personne depuis vingt-cinq ans que je suis ici... Il a été plus heureux que moi en quelques heures, puisqu’il a vu s’y engouffrer trois personnes. -C’est donc bien l’entrée d’un souterrain... -On le dit dans tout Bayonne, mais j’ai eu d’autant moins la curiosité d’aller m’en assurer que, d’après les on- dit, on n’a jamais revu ceux qui avaient été tentés de l’explorer... ma maison est construite sur l’emplacement même de l’hôtel qu’habitait jadis Pé de Puyane, de sanguinaire mémoire, et plus d’une légende existe sur ce lieu... N’étant pas poltronne, je ne m’en suis jamais inquiétée et n’ai jamais rien constaté d’extraordinaire... Si vous voulez par vous-même vous rendre compte de ce qui se passe dans la galerie... à votre aise, mes gentilshommes... -D’abord, où va-t-elle aboutir? demanda Montaubert. -Les uns prétendent en enfer... Les autres à la mer, où l’on jetait jadis sans autre forme de procès ceux dont on voulait se défaire... moi, de tout cela je ne sais rien... et c’est à vous à ne pas avoir peur. La placidité de son visage, le calme de ses paroles écartaient d’elle tout soupçon. -Si vous descendez, questionna-t-elle, il vous faudra des torches... En voici... Elle en alluma une, en tendit trois ou quatre autres à Gonzague et à ses affidés. -Pardieu oui, nous descendrons, dit Philippe avec rage, dussions-nous aller chercher jusqu’en enfer Aurore de Nevers. Devant cette résolution si énergiquement formulée, la Basquaise n’avait qu’à s’incliner. C’est ce qu’elle fit de la meilleure grâce du monde en commandant sur un ton quelque peu railleur : -En avant donc, messieurs, je vais vous montrer par où l’on entre chez Satan... à ce qu’on dit du moins dans la ville... Mais hâtez-vous d’en revenir pour nous dire ce qu’il en est, et comme vous aurez sans doute très soif, je vais préparer à boire. On laissa là Peyrolles, qui d’ailleurs avait donné tous les renseignements qu’on pouvait attendre de lui, et Jacinta, la torche haute, pénétra dans le jardin, prenant les devants. Elle s’arrêta près d’un trou béant creusé au pied d’un figuier. -Ce n’est pas bien profond, dit-elle. Écoutez plutôt... Elle ramassa un caillou et le lança... La seconde d’après il avait touché le fond. -À qui l’honneur de passer le premier?... Bon voyage, messieurs!... Je vais préparer votre repas, à moins que vous ne déjeuniez avec le spectre de Pé de Puyane!... On eût dit qu’elle raillait, mais nul ne songea à relever ses paroles. Cette expédition mystérieuse, au sortir d’une nuit d’ivresse, n’était guère du goût des roués... On eût pu enrichir la palette d’un peintre rien qu’avec les coloris de leurs joues; plusieurs étaient rouges, d’autres violets, mais entre tous, Oriol et le baron de Batz se distinguaient des autres, le premier en affichant une pâleur de cire vierge, le second en montrant un épiderme qui tournait au jaune safran. Seul, le visage de Gonzague demeurait impassible et froid. -Montaubert, Taranne et Nocé avec moi là-dedans, ordonna- t-il. Quant à vous autres, ajouta-t-il en se tournant vers les trois qui restaient, faites seller vos chevaux et parcourez les environs de la ville... Ce souterrain ne mène ni en enfer, ni même à la mer, mais sans doute dans la campagne, hors des remparts... Il faut savoir où, d’une façon ou de l’autre, soit en découvrant la sortie vous-mêmes, soit en faisant jaser les gens du pays... Vous devant, nous derrière, ceux qui seront entre deux seront pris!... Il se mit à plat ventre, promena sa torche dans le trou béant et dit : -J’aperçois des crampons de fer. L’échelle est prête : suivez-moi... Il disparut, suivi de ceux qu’il avait désignés. Les autres se hâtèrent de se conformer aux ordres donnés et dans l’auberge il ne resta plus que Peyrolles et l’hôtesse. Celle-ci, ne pouvant prévoir les retards apportés à la fuite de son frère et des deux jeunes filles, eût juré que tous trois devaient être depuis près d’une heure hors de danger. Elle alla chercher un matelas qu’elle étendit à même sur le plancher; et Peyrolles s’y installa avec volupté, pendant que Jacinta, heureuse de songer que Gonzague ne trouverait rien, chantait en langue basque une vieille romance où il était question d’une jeune vierge poursuivie par des bandits et qui disparaissait à leurs yeux chaque fois qu’ils allaient l’atteindre. L’intendant essaya ensuite de la faire causer. Il lui posa des questions insidieuses afin de la prendre en défaut. Ayant coutume de se défier de tout le monde, pour le moment il ne pouvait avoir une confiance illimitée en la Basquaise. Malheureusement pour lui la belle hôtesse se tenant sur ses gardes, toutes les questions insidieuses du rusé coquin n’obtinrent que des réponses faites pour le mettre dans l’erreur; sa présence d’esprit s’émoussa promptement devant la diplomatie de cette femme et, les rôles bientôt renversés, ce fut elle qui l’interrogea, semblant prendre intérêt à son triste état. -Que vous est-il donc arrivé, monseigneur, pour que vous soyez si mal en point?... Votre habit est déchiré, tout souillé de boue, et vous paraissez beaucoup souffrir... Je suis désolée que pareille chose soit advenue à un hôte de marque comme vous; le bon renom de mon auberge n’aura- t-il rien à y perdre? Peyrolles garda le silence. -Si les légendes qu’on débite sur ce souterrain, reprit- elle, venaient à être prouvées, ce serait mon malheur et je n’aurais plus qu’à quitter la ville... Peut-être faudrait-il prévenir la justice et, si quelqu’un vous a fait du mal, que le coupable soit châtié comme il le mérite?... -La justice n’a rien à voir en cette affaire, répondit sentencieusement le factotum de Gonzague. Mais si ces dames ont pu s’enfuir, c’est grâce à la complicité d’un homme... Vous le connaissez... quel est-il?... -Du moment où les contrebandiers auxquels vous avez parlé se furent retirés, riposta-t-elle, aucun homme n’est entré dans la maison... Cela, je puis l’affirmer... -Je l’ai vu, dit Peyrolles... -Ou vous avez cru le voir... -Je n’ai pu distinguer son visage, toutefois je l’ai entendu parler et je le reconnaîtrais à sa voix... Je suis certain que vous-même le connaissez... Elle se redressa et répondit avec hauteur : -Je n’ai rien de plus à vous dire... et vous en savez beaucoup plus long que moi... Dormez, mon gentilhomme, le sommeil vous fera du bien... vous en avez manqué cette nuit. Le jour était venu; elle se mit à vaquer aux soins du ménage sans plus s’occuper de Peyrolles qui s’endormit en effet. Pendant ce temps, Gonzague et ses trois acolytes avaient pris pied dans le souterrain. Ils avaient tous l’épée à la main, car ils ne savaient trop ce qu’ils allaient rencontrer devant eux. Sur le sol humide, ils distinguèrent bientôt des empreintes laissées par des chaussures de femmes. Quant aux espadrilles d’Antoine Laho, elles n’avaient laissé de traces que de loin en loin, et si légères qu’un montagnard seul eût pu les remarquer. Bientôt même ils ne trouvèrent plus que la marque de deux pieds au lieu de quatre. Qu’était devenue l’une des femmes et laquelle avait disparu? Était-ce Aurore? Était- ce doña Cruz?... Ils fouillèrent de leurs torches et de leurs épées tous les coins et les recoins, les creux des rochers, la voûte et le sol... Rien!... Et pourtant une seule femme avait continué sa route... Gonzague était dans une colère furieuse... sa proie allait-elle lui échapper?... Il retrouva un instant toute l’ardeur de ses vingt ans et se rua en avant, courant comme un fou. Ses trois compagnons se lancèrent à sa poursuite, mais il avait pris sur eux tant d’avance qu’ils ne le revirent plus. Certains qu’ils le rejoindraient plus loin, ils se hâtèrent et passèrent sans même le voir s’éloigner dans le boyau qui se séparait sur la gauche du couloir principal, pour conduire à la cascade. Quelques pas plus loin, ils retrouvèrent, toutes fraîches, les empreintes de quatre pieds féminins qui les conduisirent bientôt en présence d’Aurore et de doña Cruz. Nous avons vu l’épithète dont celle-ci venait de les gratifier. -Vous n’êtes pas de force, dit Montaubert. Rendez-vous, mesdemoiselles. Il ne vous sera fait aucun mal. Quand ils se décidèrent à avancer, ce fut avec toutes sortes de précautions et non sans avoir visité les moindres anfractuosités du roc. Flor avait pour eux un regard de mépris, elle voyait bien ce dont ils avaient peur et voulait les tenir jusqu’au bout en haleine. Nocé répéta sa question : -Vous seriez-vous donc enfuies seules? -Non... répondit-elle. Une inquiétude se peignit sur les visages. Tous rétrogradèrent d’instinct : -Et qui donc, s’il vous plaît, vous accompagnait dans ce dédale? -Que vous importe? -Mais encore? -Un homme loyal et brave... et cet homme va revenir. Les affidés de Gonzague se regardèrent. -Pardieu!... dit Taranne, en hésitant, ce ne peut être que Lagardère!... -Je le crains pour vous... dit Aurore qui reprenait de l’assurance. Vous avez déjà peur!... -Peur!... non... riposta Montaubert. Mais ceci nous dicte ce que nous avons à faire... Veuillez nous accompagner, mesdemoiselles. -Mlle de Nevers est incapable de marcher, s’écria doña Cruz. Messieurs, si vous n’avez pas perdu tout sentiment de dignité et d’honneur, je vous somme de la laisser où elle est... -Nous la porterons, dit Taranne, le plus doucement qu’il nous sera possible... -Les valets sont dignes du maître, murmura Aurore. -Les valets seront galants, repartit Nocé en mordant ses moustaches. Rien ne s’y oppose... Et comme le chemin par lequel nous sommes venus n’a rien d’agréable, nous nous en retournerons à Bayonne, si vous le voulez bien, autrement que par des voies souterraines. Montaubert chercha l’issue et la trouva. Il ne s’agissait que de faire pivoter sur elle-même une énorme pierre qui pouvait livrer passage à deux hommes. Ce fut fait en un clin d’oeil, tandis que Taranne et Nocé faisaient de leurs mains jointes une sorte de siège pour Mlle de Nevers et lui intimaient l’ordre d’accepter. Les deux jeunes filles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre. Toute résistance devenait inutile : elles étaient de nouveau la proie de leurs bourreaux!... -Où est Gonzague? demanda tout à coup Montaubert. Les trois gentilshommes s’interrogèrent du regard. -Il devait être ici avant nous?... Qu’est-il devenu, car il n’était pas possible de s’égarer?... Mesdemoiselles, avez-vous vu M. de Gonzague?... Répondez... Flor eut un éclair de triomphe dans les yeux, mais elle ne prononça pas un mot. Les trois hommes avaient songé en même temps que si eux ne rencontraient pas Lagardère, Gonzague l’avait peut- être trouvé. Une sueur froide leur glissa le long des épaules. -S’il s’est perdu, dit Taranne en esquissant un geste d’insouciance, il se retrouvera... Allons-nous-en, à moins que l’un de nous ne retourne en arrière pour le chercher. Cette proposition n’eut pas le succès qu’il en attendait... Personne ne se souciait de se trouver seul dans le souterrain en face du terrible chevalier et de dormir son éternel sommeil dans un lieu aussi triste. Après quelques appels qui demeurèrent sans réponse, ils se mirent en marche pour rentrer à Bayonne, emportant avec eux leur rançon vivante... Méfait Posthume De Pé De Puyane. Quand Jacinta vit tout à coup reparaître les gentilshommes et leurs prisonnières, une larme lui jaillit des yeux, larme qu’elle eut soin de dissimuler à Peyrolles. Elle ne pouvait s’expliquer par quel concours de circonstances imprévues avait pu échouer le plan si bien combiné par elle. Aussi, tout d’abord, ne songea-t-elle qu’à plaindre les pauvres victimes retombées sous un joug odieux. La constatation qu’elle fit de l’absence de son frère lui mit une étreinte d’angoisse à la gorge. Antoine était incapable, elle le savait, d’abandonner celles qu’il s’était chargé de protéger, et s’il n’avait pu revenir avec elles c’est qu’un malheur lui était arrivé. N’osant approfondir ce douloureux soupçon en posant une question maladroite, la main sur son poignard, ses grands yeux noirs lançant des éclairs de haine, elle se contenta d’examiner sournoisement les épées que les gentilshommes tenaient toujours dégainées. Aucune n’était souillée de sang. Un soupir soulagea la poitrine de la Basquaise. En mettant le pied sur le seuil, Aurore et doña Cruz échangèrent un regard avec elle. Celui de la première exprimait la résignation du martyre quand au contraire la gitana avait du feu dans ses prunelles. -Mlle de Nevers, dit-elle avec hauteur, va aller prendre un repos qui lui est nécessaire... Nous nous engageons à ne plus essayer de fuir tant que celui qui était avec nous ne reviendra pas nous chercher... C’est à vous à faire bonne garde... il sera ici avant peu... Ces paroles prononcées avec intention avaient pour but de rassurer la Basquaise. Celle-ci comprit que son frère était sauf et ses nerfs se détendirent. Peyrolles avait eu un sourire de triomphe en voyant reparaître les deux fugitives. Il se souleva sur un coude. -Peut-être auriez-vous réussi, fit-il méchamment en s’adressant aux jeunes filles, si je n’avais pas été là pour veiller... Ne tentez pas une nouvelle équipée de ce genre, elle n’aurait pas plus de succès que la première... Tant que je serai là pour vous garder, nul ne vous enlèvera... Doña Cruz riposta sur un ton de dégoût, car elle était toujours prête à la lutte : -Vous n’avez pas pesé lourd pourtant, monsieur de Peyrolles!... Si l’on m’avait écoutée, vous ne garderiez plus personne à cette heure... pas même votre âme... Mais en avez-vous une?... -Grand merci, mademoiselle, repartit l’intendant en se forçant à ricaner et en ne réussissant à faire qu’une affreuse grimace. Cela veut dire, si je ne m’abuse, que de votre bouche charmante était tombé mon arrêt de mort?... -Pourquoi le nier?... écraser une vipère est bonne action. Et, les bras croisés, sarcastique, presque insolente, elle se pencha sur le matelas où gisait l’intendant de Gonzague, pour ajouter : -Un chien fidèle comme vous, monsieur de Peyrolles, ne devrait jamais perdre son maître... Or, demandez à ces messieurs ce qu’est devenu Philippe de Mantoue, prince de Gonzague, dont vous êtes tous la meute... Elle pivota sur ses talons et se tourna vers Jacinta : -Madame, lui dit-elle, conduisons Mlle de Nevers à sa chambre. Dès qu’elle sera au lit, nous redescendrons causer avec M. l’intendant qui semble prendre plaisir à ma conversation et pourra tout au moins me garder à vue... S’il ne peut empêcher sa prisonnière de s’enfuir, je serai toujours là comme otage. -Je réponds des deux, riposta le factotum essayant de la braver. Mais Flor lui jeta un regard de défi qui le fit douter lui-même. L’hôtesse accompagna les deux jeunes filles à la chambre qu’elles avaient quittée quelques heures auparavant avec le ferme espoir de n’y jamais revenir autrement que libres. -Ne craignez rien pour votre frère, glissa vivement Flor à l’oreille de la Basquaise. Ils ne l’ont pas vu. C’était de lui que je parlais tout à l’heure en disant qu’il allait revenir... Aurore ne parla pas, elle; la pauvre enfant était en proie à une fièvre violente; ses genoux fléchissaient sous elle. Tant d’émotions l’avaient secouée qu’elle se sentait anéantie. La mort lui eût semblé préférable à son existence brisée désormais, puisqu’elle venait de tenter le dernier effort pour reconquérir sa liberté et que cet effort avait échoué. Âme noble et fille d’une grande race, se sentant impuissante à lutter parce que les forces physiques l’abandonnaient, elle n’en oubliait pas pour cela le devoir de la reconnaissance. Les deux bras passés autour du cou de Jacinta qui l’aidait à se déshabiller elle lui dit : -On va sans doute nous emmener d’ici... nous ne sommes pas à la dernière station du calvaire... Avant de partir, je vous dis merci du plus profond de mon coeur pour ce que vous avez essayé de faire, pour votre dévouement et celui de votre frère, vis-à-vis de quelqu’un qui ne vous est rien et ne peut rien pour vous que vous embrasser comme une soeur... Notre guide était brave et c’était un vaillant coeur... Si nous avons échoué malgré son aide, c’est que l’heure n’est pas venue, que Dieu ne veut pas encore que nous soyons délivrées... Le serai-je jamais? C’est fini, bien fini, et tout espoir est désormais perdu. Mais la Basquaise releva fièrement sa tête énergique : -Non, tout n’est pas perdu, s’écria-t-elle. J’ai craint un instant que mon frère ne fût mort... Il vit et je suis là... Qui nous empêche de tenter autre chose, quand je devrais moi-même trouer la poitrine à ceux qui sont en bas?... L’air farouche en cet instant répandu sur ses traits la faisait encore plus belle. Le courage éclairait son front : les veines de ses tempes se gonflaient sous l’effort de la volonté souveraine; la femme faisait place à l’héroïne pour lutter et pour vaincre. En pays basque, on ne fait pas de vains serments et si téméraires qu’ils soient, on les tient jusqu’au bout! Jacinta, la fleur du pays basque, avait juré de protéger et de défendre deux femmes qui souffraient, deux femmes qui aimaient; qui sait si ce dernier motif surtout ne réglait pas sa conduite?... Doña Cruz l’admirait surtout pour ce dévouement spontané et sans calcul, sans autre mobile que la pitié pour une infortune. Et de même qu’Aurore elle sentit naître en son coeur une affection profonde pour cette amie d’hier, qui avait risqué pour elles sa tranquillité, et ne désarmait pas quand bien même la paix de sa maison, l’existence des siens... et peut-être sa propre vie devaient en dépendre. Ces sentiments, déjà rares à cette époque, inconnus aujourd’hui, rapprochèrent de nouveau les mains et les lèvres des trois femmes, qui scellèrent un pacte solennel de confiance, de gratitude et d’amitié. Aurore, harassée et fiévreuse, n’eut pas plus tôt posé sa tête sur l’oreiller qu’elle s’endormit profondément. Alors seulement l’hôtesse demanda à doña Cruz : -Que s’est-il passé?... Dites vite... Il faut que nous redescendions... Celle-ci la mit brièvement au courant des diverses péripéties qui avaient marqué la fuite si mouvementée et si piteusement échouée. -Il n’y a rien eu de votre faute, ni de celle de mon frère, dit Jacinta. La fatalité seule s’est acharnée contre vous... Mais il faut peu de temps pour que les vivants deviennent des morts, pour que les chaînes des prisonniers tombent, et que Dieu fasse justice... Le soleil vient seulement de se lever... que se passera-t-il avant qu’il se couche?... Reposez-vous un instant, vous devez être lasse... -Non, répondit doña Cruz, le sommeil ne viendrait pas... J’aime mieux être auprès de vous : votre courage me réconforte et j’ai promis à Peyrolles de revenir causer avec lui. Elles se concertèrent un instant encore à voix basse et descendirent. Dans la salle, Peyrolles, les traits livides, s’était mis sur son séant et questionnait les trois gentilshommes de l’expédition souterraine, les autres étant encore à battre la campagne. Chez ceux-ci, à la joie d’avoir pu ramener les fugitives, succédait l’inquiétude de ne pas savoir ce qu’était devenu Gonzague. Ils se livraient à des conjectures d’autant plus variées qu’un terrible point d’interrogation se dressait devant eux : -Quel était l’homme qui avait préparé et guidé la fuite des jeunes filles? Un seul nom se présentait à leur esprit : Lagardère! Cela faisait d’autant moins de doute pour eux que la disparition subite de Gonzague en pouvait être considérée comme la preuve. Il en eût fallu moins pour que M. de Peyrolles perdît le peu de couleurs qui restaient à ses joues. Doña Cruz, aussi bien que lui, ignorait le sort de Philippe de Mantoue. Cependant, la première devinait si bien ce qui causait la frayeur de tous ces hommes qu’elle résolut d’en profiter, non seulement pour en tirer parti, mais surtout pour se venger d’eux. L’alter ego de Gonzague était tout désigné pour servir de cible à ses coups... -Vous êtes pâle, monsieur, lui dit-elle dès qu’elle parut au pied de l’escalier... Auriez-vous donc si mal dormi cette nuit? Que ne suivez-vous l’exemple de votre maître... dormir longtemps... dormir toujours?... -Toujours? interrogea l’intendant la gorge sèche... Vous savez donc où est M. le prince?... A-t-il été frappé? -Peut-être! répondit froidement la gitana. Un personnage comme M. de Gonzague ne se perd pas, et quand il disparaît, c’est que quelque chose de très grave s’est trouvé sur sa route... Or, parmi les choses très graves qu’il avait grand désir d’éviter on compte certaine épée... Peyrolles passa la main sur son front : -Certaine épée... répéta-t-il... -Oui, monsieur... Non point une arme traîtresse qui frappe par derrière, comme dans les fossés de Caylus... mais une arme loyale qui attaque de face et touche... au front... L’évocation de ce souvenir n’était pas faite pour être agréable à Peyrolles. Ses yeux plongèrent dans ceux de la jeune fille en jetant un éclair d’acier. Celle-ci s’en aperçut et railla : -Tout doux, monsieur, dit-elle, ne me regardez pas ainsi... Je disais donc que c’était peut-être un de ces coups d’épée qu’avait rencontré votre maître... et dont vous n’auriez pas su le garder, quand bien même votre unique préoccupation n’eût pas été de servir de geôlier... Elle voulait aller jusqu’au bout du sarcasme, ayant trop vu souffrir Aurore pour ne pas s’en venger. -À votre âge, reprit-elle, c’était dangereux de monter à une échelle de corde, la nuit, pour connaître les secrets d’une chambre de jeunes filles... Fi! on n’est pas polisson à ce point. Mais les don Juan de votre sorte rencontrent parfois ce qu’ils sont loin de chercher... Vous en savez quelque chose, monsieur, et je devine qu’en vous hâtant trop, vos yeux obscurcis par l’émoustillante vision du sanctuaire qu’ils se préparaient à violer ont négligé de vous faire remarquer une ombre, celle de quelqu’un qui vous guettait d’en bas... Je suis dans le vrai, ne dites pas non, la colère dont vous semblez animé ne le prouve que trop... Eh bien! votre précipitation vous a été fatale, car ce quelqu’un, ceci n’est plus une supposition, puisque je l’ai vu, vous a fait brusquement mesurer la distance qui séparait le dixième échelon, du sol! La rage de l’intendant était à son comble : -Trêve de méchancetés qui pourraient vous coûter cher, rugit-il. Vous oubliez vraiment que vous n’avez été libre qu’un instant et que vous ne l’êtes plus... -Je n’oublie pas que vous n’êtes qu’un valet au service d’un lâche et que celui-ci disparu, comme sans doute vous disparaîtrez bientôt vous-même, Aurore et moi redeviendrons libres pour toujours... Le maître! le vrai maître, c’est le chevalier de Lagardère; il ne fuit pas, lui; il poursuit, il atteint et il tue! Peyrolles se leva tout d’un bloc, en étouffant un cri de douleur, et saisissant le poignet de doña Cruz, que celle-ci lui retira avec un mouvement de répulsion : -Gonzague est-il mort ou vivant?... Répondez, dit-il avec colère. Mais elle ne perdit rien de son sang-froid et reprit sur le même ton d’ironie : -Adressez-vous à ces messieurs qui l’accompagnaient... Est-ce à moi de vous dire ce qu’ils en ont fait!... Je n’avais pas à veiller sur lui, que je sache, et si ce soir, il n’est pas retrouvé, Mlle de Nevers et moi reprendrons le chemin de Paris... sans vous, monsieur de Peyrolles... Notre escorte, pour être moins nombreuse, n’en sera que mieux composée et plus redoutable... Veuillez y réfléchir, s’il vous plaît, et vous préparer à recevoir nos adieux. Il y avait certes beaucoup de présomption de la part de Flor à parler ainsi. Cependant, elle comptait sur le hasard. La mystérieuse disparition de Gonzague laissait d’ailleurs le champ libre à tout espoir. Elle croyait même à la prochaine arrivée de Lagardère, peut-être suivi de Chaverny, et cette conviction secrète était pour beaucoup dans son audace. Oriol venait de rentrer à cheval, en compagnie du baron de Batz et de Lavallade. Ils avaient eu beau explorer les alentours de la ville, ils n’y avaient rien trouvé d’anormal et leur surprise fut moins grande de savoir que les deux jeunes filles étaient de nouveau prisonnières, que d’apprendre l’étrange nouvelle de la disparition de leur maître. La bande était donc au complet, mais toute désorientée, parce qu’il lui manquait sa tête et que, sans celle-ci, l’horizon se montrait noir. Personne ne songeait ni à manger ni à boire : les visages étaient longs comme un jour sans pain. -Votre déjeuner est prêt, dit Jacinta. J’attends l’ordre de vous servir... Cependant je ne vous tiendrai pas compagnie comme cette nuit; je n’ai pas dormi et j’ai la tête lourde... S’il vous faut quelqu’un pour vous verser à boire, voici mon frère, un brave garçon qui arrive à l’instant même de Burgos et vous chantera des chansons basques, si le coeur vous en dit... Le visage du montagnard s’encadra dans la porte. Il venait de rentrer triste et découragé, s’accusant de n’avoir pas su remplir sa mission et craignant d’encourir les reproches des jeunes filles. Quelques mots de sa soeur et un regard reconnaissant de doña Cruz lui avaient mis un peu de baume sur le coeur, l’avertissant que non seulement il pouvait ne pas craindre à ce sujet, mais que la partie n’était pas finie et qu’on comptait sur lui. -À vos ordres; messeigneurs, dit-il répondant à la présentation faite par la belle hôtesse, quand vous voudrez vous mettre à table... Peyrolles tressaillit. Il avait dit qu’il reconnaîtrait l’homme à sa voix et cette voix venait de frapper à son oreille. Il considéra le Basque avec attention. Celui-ci soutint son regard avec tant d’indifférence que l’intendant sentit sa conviction s’ébranler, et résolut de soumettre aussitôt le montagnard à une épreuve décisive. -Mgr le prince n’est pas encore rentré, fit-il, nous l’attendons... Peut-être même faudrait-il l’aller chercher... -Où?... demanda Oriol. -Dans le souterrain où il s’est vraisemblablement égaré... Allez-y tous, excepté deux qui vont rester ici : Oriol et Lavallade... et prenez un guide... -Connais-tu le souterrain, toi?... demanda-t-il au montagnard en dardant sur lui son regard de faucon. Celui-ci ne sourcilla pas et rien ne bougea sur sa face. -La galerie du Pé de Puyane, dit-il, voilà près de dix ans que je n’y suis descendu et encore ne suis-je allé qu’à mi-chemin... Nous étions deux... mon compagnon voulut pousser plus loin... je ne l’ai jamais revu!... -Serais-tu donc poltron?... fit l’intendant... Son interlocuteur le toisa avec dédain : -Chez nous on ignore la peur! répondit-il, je vous préviens seulement... car j’ignore ce que vous avez à y faire et pourquoi l’un de vous s’y trouve... Il faut une proie au souterrain chaque fois qu’on y met les pieds... Celui que vous cherchez a été cette proie... Il en faudra une autre tout à l’heure!... Un frisson courut parmi le groupe. -Messieurs, dit Peyrolles, faites ce que vous voudrez... Si personne ne veut y descendre, je m’y ferai porter... Il faut que nous retrouvions Philippe de Mantoue!... Sans lui, nous ne sommes rien... -M. de Peyrolles a raison, vint enchérir doña Cruz. Allez chercher votre tête, messieurs... Vous n’avez plus rien à perdre que la vie..., et sans doute le diable n’en voudra-t-il pas!... Montaubert était toujours prêt pour une expédition, si dangereuse qu’elle fût, d’ailleurs n’avait-il pas une fois déjà traversé le passage sans y rencontrer quoi que ce fût d’effrayant? -Ohé!... l’hôtesse! s’écria-t-il, apportez-nous du vin... Il fait froid dans ce trou d’enfer et nous avons besoin d’un peu de chaleur au ventre... Nous partirons après... Jacinta apporta autant de bouteilles qu’il y avait de têtes, et tandis qu’on choquait les verres, elle s’entretint quelques minutes avec son frère dans la cuisine. -Le Gave est profond, lui dit-elle. On ne sait où il débouche... Si tu trouves Gonzague au bord du Gave... -Compris! répondit Antoine à voix basse... Ne sois pas inquiète si je ne suis rentré qu’à la nuit... Puis il reparut dans la salle et dit : -Vous perdez votre temps. L’on peut avoir besoin de vous. Buvez vite, messieurs les gentilshommes... quelqu’un d’entre vous boit son dernier verre... -Corbleu! l’ami! s’écria Taranne. Est-ce l’esprit du pays qui veut ça?... Vous n’avez pas les idées gaies, ici!... -Il est possible que ce soit moi qui y reste, continua le Basque. Il en faut un!... Oriol était le seul à ne pas exprimer de crainte. Il eût embrassé l’intendant pour ce qu’il le gardait près de lui avec Lavallade. Peyrolles eût certes préféré qu’ils y allassent tous; mais il lui fallait quelqu’un pour surveiller les jeunes filles et aussi pour le garder lui-même. Il était prudent quand il craignait pour sa peau; or, Lagardère pouvait surgir d’un moment à l’autre, et sans trop compter sur les deux épées qui se trouveraient entre eux, il préférait les y voir. En file indienne, et tenant chacun une torche à la main, les roués reprirent le chemin du puits et s’engouffrèrent dans le souterrain à la suite d’Antoine Laho. Dès l’entrée, ils ne laissèrent pas un coin qui ne fût fouillé. De loin en loin, Montaubert lançait un appel qui retentissait sous la voûte, rebondissait de roc en roc, se perdait dans les profondeurs et s’éteignait comme un lugubre râle. On parvint au point de jonction des deux voies et le tumulte des eaux arrêta tout le monde. -Qu’est cela? demanda Nocé en s’engageant dans le couloir. Le guide se plaça devant lui : -N’allez pas plus loin, dit-il, ce serait peine perdue... Voyez cette roche à quelques mètres : elle ferme le passage, et de l’autre côté, une cascade invisible tombe de quatre-vingts pieds de hauteur... Vous en seriez assourdis pour trois jours... Ce n’est pas ici qu’il faut chercher... Quelques-uns voulurent insister. Le Basque avança sa torche et leur montra le rocher. Ils ne virent pas que le souterrain faisait un coude à angle droit et se continuait à gauche... On passa. Bientôt on gagna l’endroit même où les trois gentilshommes avaient retrouvé Aurore et doña Cruz. La lumière y pénétrait à profusion et on voyait le sol foulé par les pas. Mais pas de traces de Gonzague... Certainement il était sorti du souterrain et avait rencontré Lagardère... Pour tous, cette rencontre, si elle avait eu lieu, équivalait à un acte de décès du prince. Doña Cruz et Mlle de Nevers le savaient sans doute... C’était ce qui expliquait les paroles de la première... Alors pourquoi le chevalier ne les avait-il pas défendues contre eux-mêmes?... Inquiets en entrant dans le souterrain, ils en sortaient atterrés. Ils avaient conscience d’avoir perdu tout ce qui faisait leur force. Ils lui avaient tout sacrifié; pour lui ils étaient à l’heure actuelle exilés du royaume, ne comptant plus que sur les promesses de leur maître. Et voici que celui-ci se dérobait, les laissant en face de l’inconnu, de l’avenir sombre... Privés de son appui, que feraient-ils en Espagne? Une sourde rancune monta de leur coeur vers celui qui avait causé leur perte et les abandonnait en chemin. -Son cadavre doit être quelque part pourtant, dit Montaubert plus tenace; il faut le retrouver... -Peut-être, expliqua le guide, le trouverons-nous dans les ruines du château de Miot... Alors il ne sera pas vivant... les ruines sont maudites!... Allons-y... On le suivit sans enthousiasme et les recherches commencèrent parmi les fouillis du lierre, des plantes parasites et des pierres. L’herbe n’était foulée par aucun pied humain, et le silence des choses disparues n’était troublé que par le croassement lugubre de quelques corbeaux qui voletaient lourdement. Découragés, les roués s’assirent un instant pour tenir conseil. Ils étaient sombres et de graves préoccupations plissaient leur front. -Qu’est-ce que ces ruines?... interrogea Taranne. Tous avaient besoin d’un dérivatif qui dissipât un instant les soucis de chacun. La question de Taranne venait à point. -Il s’est passé ici de terribles choses, murmura le guide... -Parle, alors... si tu sais... dit Montaubert. Les murs, depuis des siècles, gardaient encore la trace d’un incendie et la mousse ne poussait pas aux endroits qu’avait léchés la flamme. Parmi les amoncellements de pierres écroulées poussaient, en fouillis, des plantes grimpantes, du lierre et des herbes folles, et le soleil dardait sur le tout, fouillant jusqu’aux moindres interstices. Des nuées de lézards glissaient sur les pierres et dans les herbes. Un Corps Au Gave. Antoine Laho s’appuya contre un pan de muraille. -Vous voulez l’histoire du château de Miot, dit-il, la voici. Elle est liée d’ailleurs à celle du souterrain... Et il commença : -Tout le pays se souvient d’un marin qui devint amiral et maire de Bayonne. Il s’appelait Pé de Puyane et tout le monde tremblait devant lui. Quand il bataillait en mer, les prisonniers faits par lui étaient pendus aux vergues côte à côte avec des chiens. «Un beau jour, les Basques ne voulurent plus payer la redevance sur le cidre qui se fabriquait à Bayonne et qu’on vendait chez eux. Le maire défendit qu’on leur en vendît désormais, sous peine d’avoir le poing coupé, et sa sentence fut exécutée sur plusieurs. «Les Basques ne burent plus de cidre de Bayonne, mais cela ne suffisait pas au ressentiment de Pé de Puyane. Il leur interdit de passer à Villefranche, sur le pont de la Nive, jusqu’où montait le flux de la mer, sans payer impôt, sous prétexte que c’était l’eau de Bayonne qui montait jusque-là et qu’on devait payer pour entrer dans le port de cette ville. «Son avis ne fut pas celui des Basques, car ils traversèrent le pont en ne donnant pour tout paiement que des horions à ceux qui le gardaient. «Peu de temps après, des jeunes gens, Basques nobles et autres, vinrent au château de Miot, qui s’élevait ici- même, pour danser, sauter à la perche et se divertir. Pé de Puyane, avec une bande de matelots armés de coutelas et de piques, s’y introduisit la nuit venue, et comme les Basques étaient sans armes et ne se défiaient de rien, la danse fut transformée en tuerie. Il n’en resta que cinq en vie, tous cinq gentilshommes, dont le maire se réserva de fixer le sort. «Ayant fait venir alors tout le peuple de Bayonne, Pé de Puyane ordonna de mettre le feu au château, qui brûla depuis minuit jusqu’à midi, avec des odeurs de chair grillée qui faisaient dire au terrible maire : «Belle fête aux gens de Bayonne; aux Basques grillades de “cochon”.» «Il informa les cinq gentilshommes qu’il allait les faire juger si le flux montait bien jusqu’au pont, et pour cela les fit attacher aux arches, attendant la marée. «Peu après l’eau arriva à leur poitrine, à leur cou et bientôt il n’en resta plus que deux vivants, le père et le fils, gentilshommes d’Urtubie, et qu’on avait placés un peu plus haut que les autres, pour qu’ils puissent voir mourir leurs compagnons et que le père vît expirer son fils. Celui-ci fut noyé le premier et comme le père crachait dans la direction de ses ennemis et les maudissait, le peuple qui était sur le pont ramassa des pierres et le lapida, de telle sorte qu’il mourut moins de l’asphyxie que des coups reçus, au milieu des quolibets et des insultes. «Quand le flot se fut retiré, on laissa les cinq cadavres pendus, afin de bien montrer aux Basques que l’eau de Bayonne venait jusqu’au pont et qu’ils devaient le péage. «Pé de Puyane mit soixante hommes dans la tour qui gardait le pont, et comme ils se croyaient en sûreté, les uns s’endormirent dans le haut et les autres se mirent à banqueter dans la salle basse. Ils avaient compté sans les Basques accourus la nuit suivante, en nombre, de plus de vingt villages de la Soule, et qui, nu-pieds, avec des crampons de fer, escaladèrent la tour et commencèrent à tuer ceux qui étaient en haut, si bien que le sang coulait à travers le plancher et que l’un de ceux qui étaient en bas se plaignit qu’on renversât et qu’on perdît ainsi du bon vin. Mais s’étant aperçu que ce qui coulait sur ses cheveux était tiède, il y trempa le bout de son doigt pour y goûter et vit que c’était d’une âcre fadeur. «Les Basques étaient déjà dans l’escalier. Malgré les hallebardes et les piques, ils se glissaient comme des lézards et, à genoux, décousaient des ventres ou tranchaient des gorges avec leurs coutelas. «Bientôt il ne resta plus qu’une douzaine de Bayonnais réfugiés dans un petit cellier. Les torches s’étant éteintes, leurs adversaires ramassèrent des piques et se ruèrent vers le réduit. Pendant une demi-heure ils s’escrimèrent dans le tas, si bien que les torches une fois rallumées, ils ne retrouvèrent plus que têtes et bras tranchés, membres hachés mêlés les uns aux autres, et troncs en bouillie.» Le guide s’arrêta un instant pour contempler l’impression produite par son récit sur le front de ses auditeurs : -Mon aïeul y était, messieurs, reprit-il. Il portait le même nom que moi et c’est de sa bouche même que je tiens ce que je vous raconte. -Est-ce tout? interrompit Taranne, qui regrettait presque d’avoir provoqué cette histoire. -Non, répondit Laho. Les Basques détachèrent les cinq noyés d’après les arches et jetèrent à l’eau les cadavres des Bayonnais, afin qu’ils descendissent jusqu’à leur mer. «C’était là le péage des Basques. «La rivière en fut rouge tout un jour. «Après plusieurs années de lutte entre les deux camps, on s’en remit à l’arbitrage de Bertrand d’Ezi, sire d’Albret, et la paix fut faite; mais on en excepta Pé de Puyane et toute sa descendance, les Basques se réservant la vengeance jusqu’à extinction de la race. «Ce fut alors que le maire fit creuser ce souterrain par lequel il était souvent obligé de s’échapper pour éviter la mort. Tous ceux qui y travaillèrent furent tués de sa seule main, afin que nul ne pût connaître l’endroit où il se cachait. Sa maison s’élevait à l’endroit même où est l’auberge tenue par ma soeur; voilà pourquoi s’y trouve l’entrée du souterrain dont vous venez de voir la sortie actuelle, car il se poursuivait autrefois sous les ruines mêmes du château de Miot, où Pé de Puyane venait se terrer. «Cela ne l’empêcha pas d’être obligé de se réfugier à Bordeaux, chez son ami le prince de Galles, ne mettant jamais le nez dehors. Il n’en sortit qu’une fois, escorté et cuirassé et, comme il s’était écarté quelques minutes seulement, on le trouva mort, avec une dague plantée jusqu’à la garde au défaut de la cuirasse. «Son fils aîné fut tué par le neveu d’un des noyés et l’autre ne fut sauvé que parce qu’il passa en Angleterre, d’où il ne revint jamais. «Voilà mon récit, conclut Antoine Laho, mais le château, comme le souterrain, est maudit depuis ce temps. On dit que Pé de Puyane avait vendu son âme au diable à la condition que chaque fois que le sol en serait violé par d’autres pieds que les siens, le sol s’entr’ouvrirait pour engloutir au moins une victime... Cela est vrai, j’en ai eu la preuve moi-même autrefois... vous en avez la preuve aujourd’hui, puisque l’un de vous a disparu sans qu’on puisse retrouver son cadavre.» Un pli profond barrait le front des gentilshommes. Sceptiques à Paris, ils se sentaient, après cette lugubre histoire et parmi ces pierres écroulées, envahis par la superstition. Ne pouvant s’expliquer la disparition de Philippe de Mantoue et de son corps par des moyens naturels, plusieurs d’entre eux étaient tout prêts à l’attribuer à une cause effectivement occulte qui les troublait et les laissait dans tous les cas en présence d’un fait indéniable : Gonzague était mort! -Je vais faire encore une fois le tour des ruines, dit le guide qui avait longuement observé leurs visages. Si je ne trouve rien, il serait inutile et même téméraire de demeurer ici : je viens de sentir le sol trembler sous mes pieds. Chacun eut un geste d’inquiétude et fixa ses yeux à terre, craintif dès qu’un lézard remuait dans l’herbe. -Attendez-moi un instant, messieurs, reprit le Basque, dans cinq minutes je suis à vous. Il disparut derrière un pan de mur. Si ceux qui l’attendaient eussent pu voir le sourire sardonique qui glissait alors sur ses lèvres, ils se fussent aperçus qu’ils étaient joués. Ils entendirent tout à coup un grand cri, comme un appel de détresse qui monta vers le ciel, tandis qu’au même moment une nuée de corbeaux venait s’abattre en croassant sur les ruines de la seule tour restée debout. Le guide ne revenait pas!... -Le pauvre garçon avait dit vrai, murmura Montaubert tout pâle. C’est lui la victime... Allons-nous-en... La tête basse et l’inquiétude au coeur, les roués désorientés reprirent silencieusement le chemin de Bayonne. Le cri de détresse poussé par Antoine Laho n’était qu’une feinte. En effet, le jeune montagnard s’était simplement laissé glisser dans une excavation masquée par un rideau de lierre, excavation qu’il connaissait pour s’y être mis souvent à l’abri du soleil. Lorsque les roués de Gonzague se furent éloignés, le sourire aux lèvres, il abandonna sa cachette. Toutefois il ne reprit pas le chemin de Bayonne et rentra dans le souterrain après avoir rallumé sa torche. Seul, il se chargeait bien d’y retrouver Gonzague. -Ce n’est pas là qu’il faut chercher! avait-il dit en empêchant la bande d’obliquer vers le Gave. Ce fut de ce côté cependant qu’il se dirigea lui-même, marchant à coup sûr et se sentant maître de ses actes. Ce qu’il allait accomplir était chose sérieuse, car son front se plissait maintenant et ses lèvres étaient serrées. On reconnaissait bien là le Basque qui a pris une détermination décisive et qui ira jusqu’au bout, sans pitié et sans faiblesse. Le descendant de celui qui lardait jadis à coups de hallebarde les Bayonnais de Pé de Puyane cherchait un homme à tuer, parce qu’il le jugeait lâche et vil. Quand il le trouverait, celui-ci serait bien près de sa fin... Il reprit donc sans hésitation le couloir où les gentilshommes n’avaient pas pénétré et, les yeux rivés au sol, y découvrit bientôt la trace des pas qu’il cherchait. La voûte se haussait tout à coup, comme si l’on fût entré dans une immense crevasse. On eût dit qu’un formidable coup de hache avait ouvert la montagne. Le chemin était étroit, des blocs s’avançaient aigus, menaçants, affectant parfois des formes humaines et suintant des larmes, comme si la terre eût pleuré d’avoir été violée. L’eau, seule maîtresse en ce lieu, grondait, se heurtait, bondissait sur le roc, emplissait d’une assourdissante clameur le vide creusé par elle. Laho ne la voyait pas encore, mais il la sentait qui fouettait son visage de milliers de paillettes, faisait vaciller la flamme de sa torche et menaçait de l’éteindre. Comme la perte de ce feu lui eût fait perdre toute chance de découvrir ce qu’il cherchait, il l’abrita derrière le pan de sa veste et continua d’aller en avant. Le sable humide prenait l’empreinte de ses pas, mais d’autres pas s’y étaient enfoncés avant les siens et se dirigeaient vers le Gave... S’étaient-ils arrêtés à temps? Le gouffre immense n’était plus qu’à quelques pieds. L’eau y rebondissait en gerbes et se perdait en un tumulte qui durait ainsi depuis des siècles. Le frère de Jacinta agita sa torche et la renversa pour explorer le sol... Soudain il fit un pas en arrière. Devant lui Gonzague était couché, les yeux clos, la face pâle, semblant dormir son éternel sommeil. Le Basque l’eût même cru mort si les lèvres ne se fussent de temps en temps contractées dans un rictus affreux qui synthétisait en lui-même ce que dans l’âme il y avait de perfidie et de noirceur... Que s’était-il passé depuis le moment où le prince s’était séparé de ses roués? On a vu que, dans une sorte de fureur inconsciente, il s’était précipité en avant, l’épée d’une main, la torche de l’autre. En ce moment il ne raisonnait plus, aveuglé par la pensée qu’Aurore lui échappait et que Lagardère, non content de la lui ravir, allait se venger, une fois pour toutes, de ses iniquités passées et présentes. Car il ne doutait pas que le chevalier fût là et il se jetait, tête baissée, à la lutte suprême, tel un sanglier aux abois qui fond sur les chiens et sur le chasseur et n’a plus confiance qu’en la force de son boutoir. Au lieu de suivre la voie naturelle, une de ces fatales bizarreries du sort qui guident les hommes sans qu’ils s’en doutent, l’avait mis précisément dans le chemin du Gave. Quand il entendit le tohu-bohu des ondes souterraines s’abîmant dans les entrailles de la terre, il était trop tard pour reculer... Sa torche venait de s’éteindre dans sa main!... Il cria pour appeler ceux qui devaient le suivre, mais sa voix se perdit dans le fracas effrayant... Lui-même n’en entendit pas le son... L’épée en avant, à tâtons, il essaya de s’orienter... Peine inutile... il avait fait plusieurs tours sur lui- même et il lui était impossible de savoir par où il était venu... Sa lame et son front heurtèrent partout la pierre... Alors une horrible angoisse dilata ses prunelles qui cherchèrent à percer les ténèbres... Les ténèbres se rirent de cette audacieuse arrogance et restèrent impénétrables... Follement, il voulut lutter contre l’inexorable et marcha. Le sol était inégal et raboteux, l’eau ayant mis partout le roc à nu. Gonzague n’avait pas fait plus de deux ou trois pas qu’il glissa et tomba sur ses genoux en lâchant son épée. Vainement il la chercha de tous côtés; il ne retrouva rien. Ses dents serrées sifflaient un blasphème. Philippe de Mantoue, le tout-puissant d’hier, celui qui avait fait trembler tant d’hommes, trembla lui-même... Poussant des cris rauques, les bras tendus en avant, il essaya encore de se reconnaître. Tout l’effort de sa volonté devait échouer devant l’impossibilité d’y réussir. Il comprit qu’il était perdu pour jamais, qu’il allait disparaître sans que personne ne sût ce qu’il était devenu... Il entrevit Mlle de Nevers, désormais libre, épousant Lagardère... toute l’oeuvre de sa vie à lui détruite en un instant!... Et sa rage déborda comme un fiel sur ses compagnons de débauche, sur le complice attitré de ses crimes. Il eût voulu tuer Montaubert, Chaverny, Navailles; tous ceux qui s’étaient perdus pour lui, tous ceux qui s’étaient séparés de son étoile défaillante. Peyrolles, Peyrolles surtout qui allait pouvoir profiter de l’or lentement sucé à ses côtés. Il eût voulu pouvoir se baigner dans son sang. Le calme seul eût pu sauver Gonzague. Mais il est des circonstances de la vie où l’homme le plus maître de lui se laisse dominer par les nerfs et perd la tête. L’assassin de Nevers eût été brave dehors... Il avait vu si souvent la mort de près qu’il ne la craignait plus guère... Ici, il ne pouvait s’en défendre et la sentait qui frôlait son front, étendait son bras décharné pour le happer. -Aurais-je peur? se demanda-t-il à lui-même en essayant de ressaisir sa volonté. Le grondement du Gave, qui l’affolait malgré lui, l’obligea à s’avouer que oui. -Il faut sortir d’ici quand même, se dit-il, ou du moins le tenter... Je vais jouer ma dernière carte... peut-être sera-t-elle bonne? Il fit deux ou trois pas au hasard et n’alla pas plus loin : un paquet d’eau s’écroula sur sa tête, le tourna, le repoussa et l’envoya rouler sur le sol, étourdi, glacé, à demi mort. Ce fut dans cet état que le découvrit Antoine Laho. Le montagnard n’avait qu’à le pousser du pied pour le faire rouler dans le gouffre. C’est ce que Gonzague eût fait lui-même s’il se fût trouvé dans les mêmes conditions en présence d’un ennemi. Le Basque, lui, loyal et brave, se fût fait scrupule de frapper un ennemi à terre; il avait coutume d’attaquer en face ses adversaires et seulement quand ils étaient en état de défendre leur vie. Dans ce cas particulier, comment allait-il s’y prendre pour tenir le tacite serment fait à sa soeur? Son premier soin fut de secouer rudement l’épaule du prince pour le réveiller; mais les paupières de Gonzague se soulevèrent avec peine pour retomber aussitôt. Il était trempé jusqu’aux os et son incapacité de se mouvoir menaçait de durer longtemps. Alors le montagnard puisa de l’eau dans ses deux mains assemblées en conque, pour lui en baigner les yeux, le nez, les tempes. Puis il lui desserra les lèvres et fit couler dans sa bouche quelques gouttes d’eau-de-vie contenue dans une gourde pendue à sa ceinture. Le gentilhomme se souleva péniblement, tandis qu’une immense joie illuminait son visage. Menacé de mourir de froid et de faim, ou peut-être noyé, l’assassin de Nevers voyait venir à lui le secours le plus inattendu, apporté par un inconnu. Décidément, le diable était encore de ses amis, puisqu’il ne l’abandonnait pas à cette heure si critique!... Il s’apprêtait à dévisager l’inconnu pour savoir à qui il avait affaire, quand celui-ci, soit intentionnellement, soit par inadvertance, éteignit sa torche. -Quelle maladresse! murmura Gonzague. Vous ne pourrez pas la rallumer. Il ne reçut aucune réponse et reprit : -Merci... vous m’avez sauvé... Mais je n’ai pu distinguer vos traits... Qui êtes-vous? L’inconnu ne répondit pas davantage et le prince pensa que c’était quelque malheureux atteint de mutisme, dont le souterrain était le domaine... à moins que ce ne fût le diable en personne. -J’ai soif! fit-il, car la chaleur qui s’emparait de ses membres engourdis était une sorte de fièvre. Voulez-vous me donner encore à boire? L’autre lui tendit sa gourde et la lui retira presque aussitôt : -Doucement, dit-il. Vous boirez longuement tout à l’heure... Philippe de Mantoue ne connaissait pas le son de cette voix; pourtant il eût été effrayé s’il eût pu voir la lueur étrange qui passait dans les yeux de son interlocuteur. Il put enfin se relever, secouer ses membres et redresser la tête. Il n’était pas trop meurtri et sa préoccupation actuelle était de quitter au plus vite, sous la conduite de son guide improvisé, ce lieu terrible qui avait failli lui servir de tombeau. Tel n’était pas le désir de l’inconnu, et Gonzague manqua choir à nouveau, de toute sa hauteur, lorsqu’il entendit la voix de son sauveur lui demander froidement : -Vous sentez-vous assez solide maintenant et capable de vous battre? -Me battre?... répéta-t-il sans comprendre. Contre qui?... Ai-je donc à craindre un guet-apens?... Où sont mes adversaires?... Son gosier laissait passer difficilement ces questions précipitées, hachées pour ainsi dire : -Vos adversaires?... Il n’y en a qu’un... lui fut-il répondu. -Mon épée est quelque part ici... murmura Philippe de Mantoue, elle a échappé de mes mains... Comment la retrouverons-nous, maintenant que votre torche est éteinte?... L’inconnu ricana : -Une épée?... à quoi bon?... En ai-je une, moi? Le prince comprit que celui qu’il avait pris pour un sauveur était un ennemi. Une colère sourde s’empara de lui... -Encore une fois, qui êtes-vous?... Et me connaissez- vous?... demanda-t-il avec rage. -Vous êtes Philippe de Mantoue, prince de Gonzague, un assassin et un lâche! Celui-ci blêmit sous l’outrage, mais les ténèbres cachaient sa pâleur. Sa fureur redoubla : -Et qu’êtes-vous donc, vous-même, qui venez m’arracher à la mort pour m’assassiner ensuite!... Votre nom?... Je veux savoir votre nom... -Il ne vous dirait rien, répondit le Basque. Vous ne m’avez jamais vu... -De qui donc êtes-vous l’émissaire?... Qui vous a envoyé ici? -Ma conscience et le droit qu’a tout honnête homme de faire justice... -Qui vous l’a donné, ce droit?... Il faut que vous l’ayez reçu d’un autre, puisque je ne vous connais pas et que je n’ai jamais pu vous nuire?... -Peu vous importe!... Vous en torturez d’autres... Vous le demanderez tout à l’heure à Satan, votre maître... Êtes-vous prêt?... -Prêt à quoi? demanda anxieusement Gonzague. -À vous défendre contre moi, qui n’ai pour armes que mes deux mains. Elles me suffisent pour vous jeter dans le Gave, à moins que vous ne réussissiez à m’y jeter moi- même, ce dont je doute... Si j’avais été un assassin, vous y seriez déjà... mais je vous offre un combat loyal, corps à corps, à trente pieds sous la terre, sans témoins et sans merci... Recommandez votre âme à Dieu, monsieur de Gonzague, il va juger entre nous!... Quel était ce mystère!... Gonzague se voyait perdu... il tremblait... Il eut la pensée qu’on avait payé cet homme et que tous les hommes s’achètent. Il le croyait du moins... Une derrière lueur d’espoir lui restait... Peut-être qu’en offrant à ce stipendié plus qu’il n’avait reçu, il pourrait obtenir la vie sauve. -Combien vous a-t-on donné pour me tuer, mon ami? demanda-t-il sur un ton conciliant. -Pas un maravédis... je ne suis pas de ceux qu’on paie... -Je puis vous faire riche, continua Gonzague. Si je vous donnais beaucoup pour me conduire hors d’ici?... -Je vous attendais là, gronda le montagnard avec mépris. Si j’avais voulu l’or qui est sous votre pourpoint, ne l’aurais-je pas déjà pris. Non! il roulera avec vous dans le Gave et ne salira les mains de personne, car on ne retrouvera jamais votre corps. Cette perspective n’avait rien de très attrayant pour Gonzague. Il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête... Celui qui le menaçait était inflexible et son ressentiment contre lui devait être grand... Il eût donné beaucoup pour savoir au moins son nom. Une lueur traversa son esprit et le fit frissonner lui- même : -Il n’y a qu’un seul homme au monde pour me haïr ainsi, murmura-t-il... -Cet homme ne s’appelle-t-il pas Lagardère?... Philippe de Mantoue rugit, prêt à bondir : -C’est vrai! il ne se déguise pas toujours en bossu... Vous êtes très fort, monsieur de Lagardère, mais puisque vous avez pu me joindre jusqu’ici et avez négligé d’apporter votre épée, la partie me plaît. Un spadassin sans son aiguillon n’est pas bien terrible. Un éclat de rire accueillit ces paroles. -Vous vous trompez étrangement, monsieur, riposta Laho. Je ne suis pas Lagardère et ne l’ai jamais vu... Lui-même ne me connaît pas plus que vous... J’ignore combien il en est qui vous haïssent, ce que je sais, c’est qu’une colère contre vous est entrée en moi depuis hier... et pour votre conduite envers deux femmes... -Vous seriez-vous donc institué le défenseur de Mlle de Nevers et de sa compagne?... -Vous l’avez dit, monsieur... -Eh bien! alors, allons nous battre au grand jour... J’aurai le plaisir de voir si vous êtes un galant de belle tournure, et fussiez-vous moins beau que le toréador, je vous donne l’une ou l’autre en mariage... Il lui fallut faire un violent effort sur lui-même pour arriver à ce sarcasme dont l’effet fut de courte durée... Le Basque lui répondit sur un ton glacial : -Ceux qui agissent dans l’ombre et dont l’âme est noire doivent mourir dans les ténèbres... Nous sommes ici à cinq pas du gouffre dont nul n’a jamais sondé la profondeur... Vous allez savoir s’il conduit en enfer... Une main de fer s’abattit en même temps sur le bras de Gonzague. -Défendez-vous, lui cria Laho, en lui nouant autour du corps ses deux bras nerveux et en le soulevant de terre. Philippe de Mantoue poussa un grand cri de désespoir et de haine. Mais l’instinct de la conservation domina bientôt la peur et il se raidit. Une lutte terrible s’engagea dans la nuit profonde. Les mains se crispèrent, les bras s’étreignirent en même temps que s’enlaçaient les jambes. Des râles sourds sortirent des gorges serrées et des hurlements de rage ou de détresse dominèrent le grondement des eaux souterraines. Gonzague luttait avec l’énergie du désespoir, ses forces en étaient décuplées. Les deux hommes avaient roulé à terre, prenant ou perdant tour à tour l’avantage, et leurs poitrines haletaient l’une contre l’autre. C’eût été terrible à voir en plein soleil : ici, c’était atroce!... Ils étaient si près du gouffre qu’un mouvement eût pu les y précipiter tous deux, enlacés dans la mort. Ils en eurent l’intuition soudaine et Philippe de Mantoue parvint à se relever le premier, prêt à fuir du côté opposé, dût-il y trouver également sa fin. Le temps lui manqua, car au premier pas qu’il fit, il se sentit pris à la taille par une ceinture d’acier qui lui coupa la respiration; ses pieds quittèrent le sol, ses membres craquèrent comme s’ils eussent été broyés par un étau et de sa gorge desséchée par l’angoisse aucun son ne put sortir... Un instant, balancé au-dessus de l’abîme, comme la proie captive des serres de l’aigle, il tenta une dernière résistance, mais les mains en tenailles de son adversaire ayant soudain lâché prise, il s’écroula dans le vide... Philippe de Mantoue, prince de Gonzague, pouvait être considéré comme rayé désormais du nombre des vivants... Le Revenant. Antoine Laho se signa, ainsi qu’on le fait dans les vallées basques quand on vient d’expédier un homme dans l’autre monde, cet homme fût-il le plus grand criminel de terre. Il ne lui restait plus qu’à regagner l’auberge sans être vu. Aux yeux des hôtes de sa soeur, il avait disparu d’une façon mystérieuse qui devait influer sur leur esprit, aussi, dans d’autres circonstances, se fût-il borné à se cacher dans les ruines de Miot jusqu’à ce qu’ils eussent quitté Bayonne. Dans les circonstances présentes, ce n’était pas le moment de se croiser les bras. Jacinta pouvait avoir besoin de lui pour combiner une nouvelle fuite d’Aurore et de doña Cruz; c’est pourquoi, quel que fût le danger qu’il courait en essayant de rentrer à l’auberge, il n’hésita pas une seconde. La situation changeait d’ailleurs par suite de la mort de Gonzague, et le Basque n’était pas de ceux qui se dérobent à ce qu’ils croient leur devoir. Philippe de Mantoue, précipité de plus de vingt pieds de haut, avait plongé dans un immense bassin, rempli d’eau écumante et glacée. Le tourbillon tumultueux s’était rué sur son corps inerte, le roulant, tel un fétu de paille, et avait fini par le rejeter sur un roc comme une véritable loque humaine. Il était brisé, une torpeur étreignait tous ses membres et il eût été incapable de faire le moindre effort pour sauver sa vie. Par bonheur pour lui le diable semblait veiller encore sur ce précieux sujet et sur la dent de granit où il avait été jeté, si l’eau le baignait presque en entier, du moins n’atteignait-elle pas sa tête. Il resta là longtemps, comme une épave, sans un mouvement. Tout autre que lui y eût succombé. Pourtant l’instant vint où ses paupières se soulevant, il regarda autour de lui avec effroi et se souvint... Sa situation était si horrible qu’il n’eut pas le courage d’essayer de se raccrocher à la vie. À quoi bon... et que pouvait-il faire d’ailleurs au fond de ce gouffre qui, mugissant autour de lui, menaçait à chaque seconde de l’engloutir à jamais? Dans un état comateux voisin de la mort, il attendit la fin et ne bougea plus. Sa tête était en feu, sa langue sèche! -À boire!... à boire!... gémit-il... Cette soif atroce des fiévreux et des agonisants devait être son salut. Il réussit à avancer ses lèvres jusqu’au liquide écumant qui fuyait le long de sa poitrine et but avidement. Ranimé, les idées peu à peu se firent plus nettes dans son cerveau. Il put rouvrir les yeux, se soulever, espérer!... Son heure n’était peut-être pas encore venue de mourir!... Une heure après il était debout et défiait de nouveau le destin!... Comme la galerie supérieure, le Gave se divisait en deux branches : la principale continuait à s’enfoncer dans la terre, emportant avec fracas la grande masse des eaux, tandis que l’autre, étroite fissure entre les rochers, ne laissait couler qu’un mince filet de cristal. Au bout... très loin... par ce passage resserré, l’oeil de Gonzague aperçut un point lumineux à peine grand comme la main. -Si un homme peut passer par là, pensa-t-il, ceux qui me croient mort me verront surgir devant eux avant qu’il soit peu de temps... Au prix d’inénarrables souffrances et de surhumains efforts, se traînant à genoux dans le courant, se déchirant les mains aux rochers, il parvint enfin à l’orifice, si étroit qu’il fallut ôter son pourpoint, se mettre nu comme un ver et glisser comme une couleuvre. Quand il revit le soleil aveuglant, les arbres verts, - lui qui sortait des entrailles mêmes de la terre, -il poussa un cri de triomphe, suivi d’un rire strident où il y avait tout ensemble de la colère, de la menace et de l’orgueil... La consternation de M. de Peyrolles fut grande lorsqu’il vit revenir l’expédition sans Gonzague. Désormais, il se sentait responsable des prisonnières et sans autorité aucune, même sans prestige sur la bande dont s’était entouré son maître... Le récit qui lui fut fait de ce qui avait eu lieu n’eut pour résultat que d’augmenter son trouble. Il en eut même tant de dépit qu’il ne put se contenir de critiquer la façon dont les recherches avaient été menées. -Allez-y donc vous-même, lui répondit Montaubert vexé. Et si vous n’en revenez pas, personne ici ne se dérangera pour vous aller retrouver... Si les roués, en effet, consentaient à obéir à Gonzague, ils se souciaient fort peu de Peyrolles et professaient pour lui le plus souverain mépris. «Je n’ai plus rien à attendre d’eux, songea mélancoliquement le factotum, et ce sera miracle s’ils ne profitent de l’occasion pour se venger de tous les démêlés qu’ils ont eus avec moi.» Une seule chose pouvait les maintenir encore un jour ou deux sous le joug : il fallait leur persuader que personne n’ayant vu le cadavre de Gonzague, rien ne prouvait qu’il fût mort... Toute sa diplomatie devait s’arrêter là... -Chacun de vous, messieurs, dit-il en assurant sa voix, est libre d’agir à sa guise et je n’ai pas le droit de vous donner des ordres... Mais tout au moins puis-je vous offrir un conseil... -Celui de vous obéir à vous-même! interrompit ironiquement Nocé. Vive Dieu! On peut servir le maître, on ne s’incline pas devant le valet!... Vous pouvez garder votre conseil, l’ami. Il pivota sur ses talons et tourna le dos. -Bravo, Nocé! exclama Taranne. Le vilain confident de notre cher prince a un flair étonnant pour sentir Lagardère à ses trousses et il ne serait pas fâché que nous lui servions de gardes du corps... Palsambleu!... J’aimerais mieux être avec Lagardère contre Peyrolles que de tirer mon épée pour celui-ci contre l’autre! Êtes-vous de mon avis, messieurs?... Tous avaient quelque vilenie à faire payer à l’intendant... Ils ne se firent pas faute d’enchérir. C’était la révolte ouverte. Il n’y avait plus personne pour calmer l’effervescence. Peyrolles pesait d’autant moins qu’il était antipathique à tous et qu’on n’avait rien à attendre de lui. Peu lui importaient les insultes, d’ailleurs, elles n’avaient pas le don de l’émouvoir. Dans sa vie toute de platitude et de mensonge, il en avait entendu bien d’autres! Il attendit donc patiemment que toutes ces insolences prissent fin et dit quand les autres se turent : -Peut-être parlez-vous trop tôt?... Vous refusez mon conseil et je vous le donnerai quand même, parce qu’il est bon... Tant pis pour ceux qui ne voudront pas le suivre... -Nous gonzeillez-fous te poire? demanda le baron de Batz. Tant ce gas, nous sommes touchours brêts... -Vous avez besoin que quelqu’un réfléchisse à votre place, repartit Peyrolles avec aigreur. Si aucun de vous n’a vu Gonzague mort, c’est que Gonzague est vivant!... Je ne crois pas, moi, aux souterrains dont on ne sort pas, au sol qui s’entr’ouvre... Vous êtes, messieurs, plus superstitieux que des femmes!... Le groupe murmura... -Je maintiens ce que j’ai dit, poursuivit l’intendant. Vous vous croyez délivrés de la toute-puissance du prince sans lequel vous n’êtes que des enfants... sans lequel vous et moi ne sommes rien... Semblables à des écoliers qui ne craignent plus la férule, vous vous donnez des airs de liberté qui ne vous vont pas, et si le prince ne devait pas revenir, vous auriez fait avant ce soir des imprudences à vous rompre le cou... -Il ne reviendra pas, dit Montaubert. Peyrolles haussa les épaules : -Je m’engage, fit-il, à ne pas lui répéter les paroles que vous avez prononcées tout à l’heure... Elles m’étaient destinées et je les garde... Je n’ai pas de rancune. Les roués avaient cessé de rire; la froide logique de l’intendant leur en imposait presque. Tous le haïssaient, mais ils étaient habitués à le craindre. Peyrolles était maintenant le seul qui ne se sentît pas mal à l’aise. -Nous pouvons nous mettre à table, dit-il. Je vous informerai de ce qu’il conviendra de faire ensuite, à moins que Mgr le prince de Gonzague ne vous le dise lui- même tout à l’heure... et j’y compte... Il y avait dans cette affirmation tant d’assurance que personne n’osa répliquer. -Ordonnez à l’hôtesse de nous servir, ajouta-t-il. Nous avons deux heures encore devant nous... En deux heures on peut voir ressusciter un prince... Oriol se précipitait déjà vers les cuisines pour y transmettre l’ordre du factotum. Doña Cruz l’arrêta sur le seuil... -Que voulez-vous? interrogea-t-elle. -Qu’on nous serve à manger... Tel est le désir de ces messieurs... -Qu’a-t-on fait du frère de l’hôtesse? demanda Flor. M. de Peyrolles, qui l’a envoyé à la mort, n’exigera pas que la soeur éplorée paraisse devant lui... Il est des douleurs qu’on respecte, surtout quand on en est l’auteur... et quel que soit le nombre des victimes qu’on ait faites, la cruauté a des limites... Ses yeux se croisèrent avec ceux de l’intendant : -Vous avez faim, monsieur de Peyrolles? cria-t-elle tout haut. Vous n’êtes pas le seul affamé, puisque, depuis hier, la mort a fait deux victimes!... Mangez bien; faites comme elle. À glouton, glouton et demi... je vais vous servir moi-même. Aidée d’une servante, elle garnit la table et les roués, demeurés muets après cette algarade, hésitèrent à s’asseoir. Les plats fumaient sur la nappe et des bouteilles aux flancs rebondis s’alignaient déjà côte à côte, que l’intendant n’avait pas encore bougé. -Donnez l’exemple, monsieur, lui dit doña Cruz, sardonique. Avez-vous donc peur que je vous empoisonne? -Peut-être! répondit hardiment Peyrolles. -Soyez sans crainte, riposta la jeune fille. Je ne dispose pas de fleurs vénéneuses et ne vous offrirai pas un bouquet parfumé dans le genre de celui que vous aviez préparé pour Mlle de Nevers... Votre vie, d’ailleurs, ne m’appartient pas; elle est à celui qui s’est réservé le droit de vous la prendre et à ce titre elle m’est sacrée... C’est la dernière!... Peyrolles tressaillit. C’était bien vrai, -si Gonzague ne reparaissait pas, - qu’il était le dernier de la liste, le seul survivant qui restait à tuer de ceux qui avaient assassiné le duc de Nevers dans les fossés de Caylus!... De telles pensées n’ouvrent pas l’appétit... Cependant doña Cruz le bravait; il ne voulut pas être en reste vis- à-vis d’elle et se mit à table. -M’obligerez-vous à goûter les mets avant vous?... demanda la gitana avec un sourire insultant. -Je vous en dispense, comme de vos railleries, répondit- il... Vous avez voulu nous servir vous-même... oubliez qui vous êtes et ne soyez que servante... Ceci fut dit sur un ton rageur. Le combat s’engageait entre les deux adversaires, et la langue, pour être moins meurtrière que l’épée, n’en est que plus acérée. Les roués marquaient les coups en eux-mêmes et se demandaient qui aurait le dessus. Le factotum songeait cependant plus qu’il ne mangeait. La jeune fille s’en étant aperçue dit en riant : -Vous êtes triste d’avoir perdu votre maître... cela se comprend... Faites-vous une raison et dites-vous que vous allez revoir l’Espagne où vous fûtes jadis, s’il m’en souvient, pour enlever une enfant qui depuis est devenue grande. C’est mon pays à moi!... Je suis désolée d’en être si près et de penser que je ne pourrai franchir avec vous les Pyrénées, parce qu’il me faudra reprendre le chemin de Paris dès ce soir... -Pas tant que je serai vivant, exclama Peyrolles d’une voix sourde. Doña Cruz s’assit sur le bord de la table, les bras croisés, dans une attitude d’ironie si accentuée que les gentilshommes furent prêts à l’applaudir pour son audace. -Mlle de Nevers va mieux, fit-elle sans s’émouvoir... C’est mal à vous de n’avoir pas fait prendre de ses nouvelles... Elle supportera d’autant plus facilement le voyage qu’elle va retrouver d’ici quelques heures son fiancé, le chevalier Henri de Lagardère... M. de Chaverny l’accompagne sans doute... Comprenant qu’il avait tout à perdre dans cet assaut de langue, le factotum se mit debout, les poings crispés : -Assez! s’écria-t-il. Mlle de Nevers et vous irez où vous mènera M. de Gonzague, où je vous mènerai moi-même, à défaut de lui... et je vous jure que ce ne sera pas à Paris!... Doña Cruz eut un sourire distrait et proposa, changeant soudain de batterie : -Vous semblez avoir soif, messieurs... Je serais désolée que vous gardiez mauvais souvenir de mon service dans une circonstance qui ne se représentera jamais... Je vais vous chercher à boire... La vérité c’est qu’elle avait entendu un signal qui venait de la cuisine. Elle s’y rendit en toute hâte et trouva Jacinta qui l’attendait. -Mon frère est là, dit celle-ci, et Gonzague est mort!... -En est-il sûr?... -Lui-même l’a jeté dans le Gave... et qui sait où s’arrête le Gave!... -Dieu soit loué! murmura Flor. Aurore est sauvée!... Ma bonne Jacinta, allez l’en prévenir... Elle-même, les bras chargés de flacons de vins d’Espagne, revint dans la salle, le visage si rayonnant que Peyrolles se demanda si la force de caractère de cette femme ne prévaudrait pas sur sa volonté à lui. -Buvez, dit-elle, et vous, monsieur, reprenons notre conversation où nous l’avions laissée... Auriez-vous donc d’autres intentions que les nôtres?... -Il est impossible que nous ayons les mêmes, riposta l’intendant. Mais elle ne se démonta pas pour si peu : -Veuillez songer, s’il vous plaît, reprit-elle, que M. de Gonzague est défunt et que s’il avait des raisons pour retenir Mlle de Nevers et moi, ces raisons ne sauraient être les vôtres, ni celles de ces messieurs... Tout le monde n’est pas l’assassin de Nevers et si vous-même avez trempé dans le crime, ce ne fut que comme instrument... Or, la tête disparue, le bras doit faire de même... Il ne nous reste plus qu’à attendre le châtiment... il viendra bientôt... -Si je le craignais, murmura Peyrolles, ce serait une raison de plus pour garder Mlle de Nevers à ma merci... -Et quel est donc votre plan?... demanda doña Cruz, agressive et hautaine. -Vous emmener en Espagne, quand même M. le prince serait mort!... Aurore de Nevers était pour lui la rançon vivante!... elle sera la mienne, et Lagardère lui-même ne me la reprendra pas... -Mon plan, à moi, est cependant tout autre... reprit la gitana avec sang-froid. La porte s’ouvrit brusquement derrière elle. -Et ce n’est pas le mien!... dit quelqu’un qui parut sur le seuil. Un cri monta de toutes les lèvres : -M. de Gonzague!!!... Au Gosier De Pancorbo. -Pécaïre! jura Cocardasse en calottant les oreilles de sa monture pour rejoindre frère Passepoil, son autre lui- même. Voici les Pyrénées, pitchoun... et de ce train-là nous allons les franchir comme une simple taupinière!... C’était, en effet, un train d’enfer. Les chevaux couverts d’écume semblaient ne pas toucher au sol. Lagardère contemplait, lui aussi, les cimes dorées par le soleil. Quelques lieues seulement l’en séparaient et, tout songeur, il se disait que s’il ne retrouvait pas Aurore avant de passer les monts, des difficultés si grandes allaient naître que peut-être il ne la reverrait pas de longtemps. Encore quelques foulées de galop et la petite troupe allait entrer à Bayonne. Soudain, du fossé surgit un homme qui tenait à la main une perche longue et mince. Cette perche avait sa raison d’être, car elle servit de point d’appui à l’inconnu pour faire un bond prodigieux et se trouver en croupe derrière le chevalier. Cocardasse avait déjà mis l’épée à la main : -Descends de là, maraud, hurla le Gascon, si tu n’as pas envie que ma lame fasse connaissance avec tes côtes... Antoine Laho écarta d’un coup de sa perche la pointe qui déjà menaçait son flanc et dit simplement : -Patience! j’ai à causer avec votre maître. -Que me voulez-vous!... demanda celui-ci. -Êtes-vous le chevalier de Lagardère?... -Et après?... -Vous ne dites pas non, c’est bien, je vous reconnais... Continuez votre chemin, nous causerons tout aussi bien en marchant... Il se pencha à son oreille et murmura : -J’ai essayé de sauver Mlle de Nevers... je n’ai pas pu... Lagardère se dressa sur ses étriers et regarda l’homme dans les yeux. -Mlle de Nevers! s’écria-t-il. Vous l’avez vue?... Dites- moi vite où elle se trouve... -Il y a deux heures, répondit le Basque, elle était encore à Bayonne, à l’auberge de la Belle Hôtesse... Dame! vous avez trop tardé!... À présent... elle est en Espagne... -Cocardasse!... Passepoil!... en avant! s’écria Henri. Il nous faut brûler Bayonne et les rejoindre à tout prix... -Non, prononça le Basque. Il faut vous arrêter au moins une demi-heure ici... Ce ne sera pas trop long pour apprendre tout ce qui s’est passé et ce qui vous attend... Dans les montagnes il y a un guet-apens où vous trouveriez infailliblement la mort... -Non, trois fois non!... Si près d’elle, je ne perdrai pas une seule minute... -Entre les deux pas d’un homme, fit sentencieusement le montagnard, il y a place pour l’éternité... Cinquante hommes nous attendent dans un défilé des Sierras et nous serons quatre!... -Qui, le quatrième?... -Moi-même... Mais ma soeur a reçu les confidences de votre fiancée, il faut qu’elle vous parle. -Soit, dit Henri. J’ai confiance en vous... À la porte de la ville, Antoine Laho mit pied à terre et prit le cheval par la bride... Quelques instants après, tandis qu’il conduisait les montures à l’écurie, la Basquaise faisait entrer les cavaliers. -Parlez vite, fit Lagardère... Que s’est-il donc passé?... Pauvre Aurore!... -Qui sont ces deux-là?... demanda l’hôtesse en désignant du doigt Cocardasse et Passepoil. Cette défiance à leur endroit ne les vexa ni l’un ni l’autre. Le dernier avait les mains jointes et les yeux agrandis par l’extase : jamais il n’avait vu une femme aussi belle. Le Gascon, de son côté, contemplait dans un coin un amoncellement de flacons dont les formes lui paraissaient, dans un autre genre, supérieures à celles de la Basquaise. -Vous pouvez parler devant eux, dit Lagardère. Les deux prévôts se rengorgèrent, tandis que la jeune femme, en un tour de main, servait un repas sommaire. -Ne perdez pas de temps, conseilla-t-elle, je vous raconterai tout pendant que vous allez vous réconforter. Elle s’assit tout près du chevalier, le trouvant bien tel qu’elle l’avait rêvé d’après les dires de doña Cruz. Leurs clairs regards sympathiques se croisaient et se comprenaient, et ces deux êtres beaux et braves étaient faits pour s’entendre dès le premier mot. Jacinta commença son récit que bientôt son frère vint appuyer, et tous deux narrèrent par le menu les divers incidents qui s’étaient produits depuis la veille : la fuite manquée par la faute de Peyrolles, les scènes du souterrain, le courage de doña Cruz et aussi, hélas!... l’état de faiblesse de Mlle de Nevers. Quand Laho raconta ce qui s’était passé entre Gonzague et lui, la lutte au bord du Gave et la réapparition soudaine de celui qu’il croyait à jamais disparu, le chevalier se leva et prit les mains du frère et de la soeur : -Que Dieu vous récompense, mes amis, fit-il, moi, je ne pourrais le faire dans la mesure de votre dévouement... tant que je vivrai, je me souviendrai de vous... Encore Antoine et Jacinta avaient-ils passé sous silence tout ce qui pouvait augmenter leur mérite et qui n’était pas indispensable à la situation. Cocardasse ouvrait des yeux plus grands que son épée et buvait double pour cacher son émotion... Il saisit Antoine par le cou et l’embrassa avec effusion : -Capédédiou! s’écria-t-il, il y a encore des braves après nous... Permets, l’ami, au premier gentilhomme de France, après Lagardère, de te donner l’accolade. Pendant ce temps, Amable Passepoil baisait amoureusement le bas de la jupe de Jacinta. -Dès que Gonzague a reparu, dit celle-ci, il a donné l’ordre d’atteler le carrosse et de seller les chevaux. Mlle de Nevers était bien faible et j’ai vainement supplié qu’on la laissât ici... Mlle Flor et moi avons dû garnir de coussins et d’oreillers la voiture où nous l’avons couchée, brûlante de fièvre... J’aurais tout quitté pour la suivre, mais ses gardiens m’en eussent empêchée et je devais rester ici pour vous attendre... jamais... jamais... je n’oublierai le baiser qu’elle me donna en partant... De grosses larmes tombaient des yeux de la brave femme qui acheva : -Ramenez-la bientôt ici, monsieur le chevalier... que je la voie avec vous... Le ciel m’est témoin que pour voir lever ce jour-là, je donnerais la moitié de ceux qui me restent à vivre... Lagardère s’inclina devant elle et lui baisa la main. Ce muet témoignage de reconnaissance valait plus que toutes les paroles. -Partons, maintenant, ordonna-t-il. Deux heures d’avance ne sont rien... -Chaque rocher cache une escopette, souffla Jacinta. Le col de Pancorbo est un coupe-gorge... On vous y attend, ce sera miracle si vous le traversez sans encombre... Elle fit seulement part au chevalier de ce qui avait été convenu entre Peyrolles et les contrebandiers et ne put, si brave qu’elle fût elle-même, cacher son inquiétude. -Si vous ne connaissez pas le défilé, murmura-t-elle, vous êtes perdu... -Que non pas, dit Antoine Laho en se dressant soudain à côté de Lagardère... Mon rôle à moi n’est pas fini et je pars avec vous. Jacinta va préparer avant peu le festin des noces... Partons chercher la fiancée... je vais amener nos chevaux. La Basquaise se jeta dans les bras de son frère : -C’est bien! oh! c’est bien! Antoine, tu n’as pas attendu que je te le demande... Quoi qu’il arrive, tu sais qu’il y a dans la montagne un refuge sûr... Là-bas comme ici, vous me trouverez toujours... -Braves coeurs!... murmura Lagardère. Un quart d’heure après, les quatre hommes se dirigeaient au galop dans la direction de la Navarre. Ils ne pouvaient songer à gagner Pancorbo avant l’entrée de la nuit, quand le soleil commencerait à baisser et que les assassins pourraient cacher plus facilement leurs fusils dans l’ombre. Ils ne s’en souciaient que médiocrement, étant hommes à passer partout. Leur objectif était Burgos, où sans doute ils retrouveraient Aurore de Nevers que Gonzague ne pouvait guère entraîner plus loin vu son état de faiblesse. Antoine Laho était un guide sûr. Il connaissait à fond le Guipuzcoa, la Biscaye, et tous les pays basques. Avec lui on pouvait aller vite et le long de la route il achevait de raconter à Lagardère les événements qui avaient eu lieu à Bayonne. Les mendiants foisonnent en Castille : Aranda de Dueroz est leur quartier général, d’où ils se répandent dans l’Aragon et dans la Navarre. Le chef des contrebandiers n’avait pas eu de peine à recruter ce qu’il lui fallait. À peine eut-on passé l’Èbre que les loqueteux commencèrent à sortir de terre. -Ce sont les premières mailles du filet dont le centre est à Pancorbo, dit le Basque. À trois lieues plus loin on sait que nous approchons. -Ce ne sont pas des hommes, réfléchit Lagardère, on ne leur peut rien... -Qui le sait? repartit le montagnard. Voyez cette vieille qui semble dormir au creux d’un rocher, un chapelet entre les doigts... Sous ses vêtements, il y a des pistolets et des poignards. -Sandiéou! gronda le Gascon, il me prend envie d’aller trousser la vieille... Je ne suis pas, comme frère Amable, un admirateur du sexe, et si cette momie a des armes, elle les montrera. Il poussa tout droit sur elle et commença à l’interpeller de loin dans son langage imagé de Gascogne... Mais, le temps de tourner un buisson, il n’y avait plus rien... La mendiante s’était fondue dans le rocher. La déconvenue de Cocardasse fit sourire le chevalier. -Ne nous amusons pas, fit-il. Nous en trouverons d’autres plus loin qui ne s’évanouiront pas... On chemina plus d’une heure encore. Le soleil commençait à baisser et les pics de la Sierra de Occa ne s’éclairaient plus que par endroits, lorsqu’un coup de fusil retentit dans la montagne et se répercuta dans les gorges. -C’est le signal, dit Laho; vingt escopettes sont peut- être braquées sur nous. Le chevalier tira son épée... Cocardasse et Passepoil en firent autant. Antoine Laho n’avait qu’un poignard dont le manche était garni de corde, afin de ne pas glisser dans la main. Mais un couteau pareil au poing d’un Basque vaut une rapière. Le Gosier de Pancorbo apparaissait à moins d’un quart de lieue; il en a autant de longueur. Qui ne le traversa ne sut jamais ce que c’est qu’un coupe-gorge. Il s’ouvre comme un coup d’épée entre deux murs de rochers de plus de cinq cents pieds de haut, des rochers nus et déchiquetés surplombant une route où ne descend presque jamais le soleil. Le long de la route coule un ruisseau dont l’eau est claire quand par hasard elle n’est pas teinte de sang. Mais on la voit si souvent rouge que nul n’y boit jamais, pas même les mules qui s’en détournent. -Combien sont-ils, à votre avis? demanda Lagardère. -Il avait été convenu de cinquante, répondit le Basque. Ils sont peut-être davantage, sans compter les femmes et les enfants qui font le guet et qu’on achète pour quelques maravédis. Un silence profond régnait dans cette solitude, apparente... C’était le désert dans toute son horreur, non point celui qui s’étend, immense, désolé, et où l’on voit du moins le ciel, le désert des roches nues, délabrées, vrais squelettes qui tendaient leurs aspérités comme autant de mains décharnées. Antoine Laho eut un brusque mouvement : -On vient d’armer un fusil, là, tout près, murmura-t-il à l’oreille de Lagardère. La partie va commencer. On n’était plus qu’à cent cinquante pas du défilé. Le chevalier leva son épée. -En avant! s’écria-t-il, et suivez-moi... Les quatre chevaux bondirent sous l’éperon et la course vertigineuse commença. Soudain l’écho des Sierras s’éveilla : des coups de feu partirent de vingt endroits différents. Le chapeau de Cocardasse, troué d’une balle, quitta ses cheveux et s’envola jusqu’au ruisseau où il se mit à voguer, la plume en l’air comme un mât... -Sandiéou! s’écria le Gascon furieux, mon capé il s’est déconsidéré en saluant ces rascasses. Je le leur abandonne, eh donc! Le Gosier de Pancorbo, qui engloutit tant de victimes tout le long des siècles, s’ouvrait pour en engloutir de nouvelles. Les balles sifflaient et le bruit des détonations, dans cet étroit couloir de rocs, se répercutait comme si l’on eût fait feu, de dix canons. Il y avait plus de vingt hommes apostés à l’entrée de la gorge. Tous visaient Lagardère. D’habitude, ils abattaient une orange à cent pas... Ils n’étaient pourtant pas à plus de quinze et Lagardère passait parmi leurs projectiles comme s’il eût eu plaisir à entendre leur sifflement dans le calme du soir. On voyait clair encore partout ailleurs que dans la gorge. Mais les deux murs de pierre se resserraient, ténébreux déjà, effrayants. La route était si étroite qu’on n’y pouvait passer qu’à deux de front, botte à botte et les chevaux se touchant de la croupe. Le chevalier et le Basque galopaient en tête. Cocardasse et Passepoil venaient sur leurs talons, et le Gascon jurait par tous les diables qu’il fallait venir en Espagne pour être forcé de chevaucher au fond d’un sac. -Cornebiou!... On manque d’air ici, criait-il à pleins poumons... C’est pis que les cachots de la Bastille et je serais plus à mon aise dans le portefeuille où M. Law met ses petites-filles... hé! Passepoil! Il avait à peine achevé qu’une lueur éclaira la gorge et qu’on entendit le bruit sec des balles qui s’aplatissaient contre le roc. Les escopettes venaient de lâcher une bordée de mitraille où les vieux clous et les débris de ferraille se mêlaient au plomb. Le cheval de Laho, le poitrail ouvert, tomba tout d’un bloc. Plus loin, une masse noire barrait la route... Il y avait là plus de trente hommes qui rechargeaient leurs armes. -Pied à terre, s’écria Lagardère dès qu’ils furent sur eux, déblayons le passage de cette vermine... Passepoil prit les trois brides dans sa main gauche, tandis qu’il se gardait de la droite avec sa lame. Le chevalier, Cocardasse et Laho se mirent en ligne... C’était l’ouverture de la fête. On entendit un cliquetis, des chocs contre le canon des fusils, et chaque fois que l’épée de Lagardère pointait en avant, un corps tombait, les bras en croix. Cocardasse ne disait plus rien, il besognait. La situation était trop grave et l’endroit trop lugubre pour qu’il donnât libre cours à sa jactance habituelle. Antoine Laho, à la façon des Basques, se glissait par- dessous, et les entrailles sortaient des ventres avec des flots de sang... D’autres fois, son couteau allait chercher des gorges, les tranchait : la tête ne tenait plus que par un lambeau de chair. Le ruisseau de Pancorbo recommença à rouler du rouge, et du gosier montèrent des râles vers les sommets où nichent les aigles. Il y avait déjà plus de dix hommes sur le terrain. Les autres tenaient bon. Les contrebandiers payés par Peyrolles étaient les plus ardents au combat et quelques femmes, par derrière, rechargeaient les armes. Si personne n’était là pour les prendre, elles tiraient elles-mêmes. Maintenant il faisait presque nuit au fond du col de Pancorbo. La lutte devenait de plus en plus difficile. On ne distinguait pas la gueule des escopettes, et les coups portaient au hasard. -Sang de corbeau! hurla tout à coup Cocardasse, j’ai l’épaule cassée... Attrape, vermine, gibier du diable!... tu ne diras plus jamais de patenôtres... Il venait de recevoir sur le bras gauche un formidable coup de crosse qui l’avait mis en rage et il pointait avec fureur. La vérité c’est que les quatre braves avaient quatre- vingt-dix-neuf chances contre une de ne pas sortir vivants du guet-apens préparé par Peyrolles. Lagardère était toujours armé de la mince et fluette épée de cour du Régent qui déjà avait troué plus d’un front en route. Elle se brisa contre la tête d’un vieux mendiant, qui en garda la pointe fichée entre les deux yeux. Mais le tronçon qui restait était trop court pour que le chevalier continuât à s’en servir. Il le jeta devant lui, dans le tas des adversaires, avec tant de force que la garde put encore crever l’oeil d’un ennemi. Il ne lui restait pour toute arme que ses poings. -C’est ici, murmura-t-il, que je voudrais rencontrer Gonzague et Peyrolles en plein jour!... Les ténèbres s’épaississaient, quand soudain, adossée au rocher et debout elle-même sur un bloc roulé du sommet, apparut une jeune fille qui tenait une torche à la main afin d’éclairer le combat. On put se compter de part et d’autre... Du côté des assaillants il ne restait qu’une quinzaine d’hommes qui poussèrent un cri de triomphe en voyant Lagardère désarmé. Trois seulement, sur cinq, des contrebandiers qui avaient organisé le complot avec Peyrolles, étaient encore debout. Le reste de la bande se composait de loqueteux qu’on allait pouvoir mettre en déroute. Le chevalier se baissa pour ramasser un fusil, afin de s’en servir comme d’une massue. Mais une crosse tournoya, prête à s’abattre sur sa tête : c’en était fait de lui... Pourtant le bras qui la tenait la lâcha avant qu’elle eût accompli son évolution. Tranché à l’épaule, il retomba inerte et sanglant. Si Antoine Laho n’avait pu sauver Aurore de Nevers, sa redoutable lame venait de sauver la vie de Lagardère. Il ne fallait qu’une arme à celui-ci : épée, dague ou bâton. Le hasard lui avait mis dans la main une escopette déchargée : cette escopette devint une catapulte. Henri savait maintenant où frapper... Ses coups étaient terribles et mettaient les crânes en bouillie. Le combat continuait, lugubre, à la seule lueur de la torche que tenait la jeune fille. Celle-ci était toujours adossée au rocher, le bras levé, la tête auréolée d’une lumière vacillante. Elle avait le teint bronzé et les cheveux noirs des gitanas d’Estramadure... On eût dit une de ces torchères vivantes comme on en voyait jadis dans le vestibule des palais, au temps des anciens Maures et des belles esclaves. Pedro le contrebandier l’avait rencontrée dans la montagne, en compagnie de quelques mendiants auxquels il avait indiqué le coup à faire, moyennant un douro ou deux, suivant l’âge ou la force de l’homme. -Moi, j’en suis, avait-elle dit. Je ne veux pas de ton argent... J’irai pour voir couler du sang. -C’est à tes risques et périls, avait répondu le contrebandier. Nous n’avons pas besoin de femmes, sinon pour faire le guet... Veux-tu en être?... -Non... mais j’irai quand même... Sa présence était plus utile qu’on ne l’avait supposé. En effet, dès qu’elle avait vu l’ombre du soir descendre au fond de la gorge, alors que tout était encore clair ailleurs, elle était allée jusqu’à Brisescia chercher une torche... Sa curiosité n’eût pas été satisfaite si le combat se fût passé dans les ténèbres. Elle s’attendait à voir paraître à l’entrée du défilé au moins une trentaine d’hommes, puisqu’on en avait engagé cinquante pour les tuer. Quand elle vit qu’ils n’étaient pas plus de quatre, ayant à leur tête un brave et beau cavalier, elle comprit qu’il ne s’agissait plus d’un combat, mais d’un assassinat. Son coeur bondit dans sa poitrine... Ce n’était pas pour éclairer les siens que la gitana avait allumé sa torche! Les cadavres continuaient à tomber au ruisseau dans un clapotis, sur la route avec un bruit sourd de masse qui s’écroule. -Les rangs s’éclaircissent, dit le chevalier. À cheval... et passons sur le ventre de ceux qui restent. Ils n’étaient pas en selle que la place était vide. Les bandits n’ayant plus de chef et se rendant compte qu’à disputer le passage à leurs adversaires, ils risquaient d’aller grossir le nombre des cadavres, étaient rentrés dans le rocher, comme ils en étaient sortis. Le Gosier de Pancorbo n’était plus obstrué que par des corps dont le moins malade n’avait pas une heure à vivre. -Les diables ne m’ont pas rendu mon chapeau, dit Cocardasse, et c’est ici le pays du soleil... -Tu en achèteras un autre à Burgos, répondit Lagardère en riant. -Oïmé! Il ne vaudra pas celui-là, mon péquiou. Il était presque neuf. Je le portais déjà dans les fossés de Caylus, et, le chapeau, c’est un peu quelque chose de la tête, bagasse! Aucun des contrebandiers n’eut pareille oraison funèbre! Il restait quelqu’un cependant dans la gorge, et la torche était toujours là... Seulement la Bohémienne, descendant du bloc de rocher qui lui avait servi de piédestal, était venue se camper sur le bord de la route. Il y avait au moins une heure qu’on bataillait là; il devait commencer à faire nuit ailleurs que dans le défilé, et Lagardère n’aimait pas à perdre son temps. Or, c’était ce qui arriverait s’il s’amusait encore à questionner cette femme et à parlementer avec elle. Il lança donc son cheval au galop, de façon à passer tout près de la gitanita. Et, s’étant courbé sur l’encolure, il saisit la jeune fille par la taille, la souleva de terre comme une plume et la déposa sur sa selle. De cette façon, il allait pouvoir causer avec elle sans qu’il en résultât pour lui aucun retard. Les yeux de la Bohémienne s’éclairèrent de joie. Elle passa son bras autour du cou du chevalier et, sans le quitter du regard, elle se laissa emporter comme un enfant qu’on berce. Elle n’avait pas lâché sa torche pour cela, et le vent de la course en faisait jaillir une longue chevelure de flamme qui éclairait fantastiquement ce groupe bizarre où il n’y avait que trois chevaux pour cinq personnes, Laho ayant sauté en croupe derrière Passepoil, et le chevalier emportant une femme sur ses fontes. Cocardasse seul restait unique et continuait à maugréer sur la perte de son couvre-chef. -Vous êtes brave!... murmura la jeune fille à l’oreille de Lagardère. Si vous avez besoin de moi, je suis votre servante... Dans sa vie aventureuse, le chevalier avait tant vu de masques faux qu’il lui était possible maintenant de démêler les sentiments sur les visages... celui-ci était franc... -Étiez-vous là depuis longtemps? demanda-t-il. -Depuis ce matin... Dès la pointe du jour, des contrebandiers ont battu la Sierra pour trouver des bandits... on en trouve tant qu’on en veut quand on les paie, les gens d’ici sont si pauvres... -Même des femmes, repartit Henri, vous étiez avec eux... Elle baissa tristement ses paupières : -L’argent du crime n’a jamais souillé ma main, dit-elle. Je suis venue ici de mon plein gré, avec le pressentiment que j’y serais utile... Quand j’ai vu la disproportion des forces entre eux et vous, j’ai allumé ma torche pour vous permettre de voir d’où venaient les coups... -Est-ce bien vrai? demanda-t-il. -Je le jure! s’écria-t-elle, la main levée et avec un tel accent de sincérité que c’eût été l’insulter que de douter d’elle. -Je vous en remercie, mon enfant, fit Lagardère ému. Que puis-je faire pour vous être agréable?... -Vous venez de France? interrogea-t-elle. -Oui... -De Paris?... -Je viens de Paris... Que voulez-vous dire? -N’avez-vous jamais entendu parler d’une ancienne gitanita, comme moi, qui a quitté l’Espagne pour suivre l’ambassadeur de France? Elle était mon amie et je l’aimais bien... Nous dansions ensemble le bamboleo de Xérès sur la Plaza Santa de Madrid... Depuis qu’elle est partie, je suis triste... -Son nom?... -Nous l’appelions Flor parmi les gitanas de Grenade... Moi seule sais qu’elle fut baptisée et qu’on lui donnait aussi le nom de Maria de la Santa-Cruz. Le chevalier sursauta... Quel était ce nouvel instrument dont il pourrait se servir pour retrouver Aurore et doña Cruz?... Ils n’avaient pas manqué cependant, et pourtant les jeunes filles étaient toujours prisonnières... -Doña Cruz ou Flor, si vous aimez mieux, dit-il, est passée ici même il y à peine trois heures. -C’est impossible... je l’aurais vue... je n’ai pas quitté le col depuis neuf heures ce matin. -Elle n’était pas seule, mais dans un carrosse avec une autre jeune fille... -Aucun carrosse n’est passé ici de tout le jour, reprit- elle, si affirmative que Lagardère, n’y comprenant plus rien, demanda encore : -Rappelez bien vos souvenirs, mon enfant; elles étaient escortées par huit gentilshommes français et c’est l’un d’eux qui avait donné l’ordre de m’assassiner. -La chose est simple, répliqua la Bohémienne après quelques minutes de réflexion. Ils vous avaient tendu un piège ici, eux sont passés par un autre chemin... Pampelune et Saragosse... Sa perspicacité étonna Lagardère : -C’est vrai, avoua-t-il, c’est encore un tour de Gonzague et de Peyrolles. Ils me le paieront cher. -Gonzague! fit-elle aussitôt. C’était le nom de l’ambassadeur de France qui conduisit Flor à Paris... Serait-il donc votre ennemi? -Jusqu’à la mort!... répondit Lagardère, dont le front s’était assombri. -Mais... elle?... -Doña Cruz?... C’est la plus fidèle amie de Mlle de Nevers, ma fiancée... Si ce soir je voulais être à Burgos, c’était pour les lui arracher toutes deux. La voix du chevalier tremblait. Philippe de Mantoue lui échappait et avec lui les jeunes filles... Où les mènerait-il?... -Jusqu’ici, se disait-il en lui-même, j’ai pu suivre leurs traces pas à pas et les rejoindre n’était qu’une question d’heures... Maintenant nous ne sommes plus en France et je ne sais pas où est Aurore. Il courba la tête, en proie à la plus affreuse torture morale qui se puisse imaginer, tandis que la gitanita le contemplait. -Si Flor est en Espagne, dit-elle, et je le crois, puisque vous l’affirmez, je la retrouverai... Je ne suis rien pour vous qu’une Bohémienne rencontrée sur la route et que vous avez prise pour une ennemie... Voulez-vous avoir confiance en moi, me permettre de vous suivre partout où vous irez?... À ces conditions, je vous promets de vous rendre votre fiancée... Elle s’était faite si petite sur la selle, si humble dans sa prière, que le chevalier en fut profondément touché. -Je n’ai pas le droit, dit-il, de refuser l’aide loyale qui me vient, quand surtout il ne s’agit pas de défendre ma cause avec mon épée... -Votre épée, exclama la petite en se touchant le front, l’un des contrebandiers a ramassé ce qui en restait et s’est enfui avec... Savez-vous où il allait?... Henri fronça les sourcils : -Parbleu, fit-il avec un sourire sardonique, il allait la vendre! On l’avait payé pour me tuer et pour prouver que j’étais mort, il devait sans doute apporter à Gonzague l’épée de Lagardère... Je le regrette... c’était celle du Régent de France!... mais j’en manierai d’autres... Il eut un éclat de rire si bruyant que toute la gorge en retentit. -Don Luiz el Cincelador sait ciseler des gardes, dit-il à haute voix, mais il sait aussi forger des lames! À Saragosse, le lendemain, un contrebandier couvert de poussière demandait à parler à M. de Peyrolles. Reçu par l’intendant du prince, il tira de dessous sa cape un objet qu’il posa sur la table en demandant : -La reconnaissez-vous?... L’intendant prit dans ses mains ce qui restait de l’épée de Philippe d’Orléans et sa joie fut grande de la voir brisée... Il lui semblait que la vie de Lagardère était brisée de même!... -Comment l’avez-vous prise?... demanda-t-il. -Parce qu’il ne pouvait plus s’en servir, répondit l’homme. -Il est mort?... -Vous m’avez dit de le tuer et comme preuve, vous m’avez demandé de vous apporter son épée... La voilà!... -Et les autres?... -Les autres dorment dans le Gosier de Pancorbo... de cinq que nous étions à Bayonne, dans l’auberge de la Belle Hôtesse, il ne reste que moi, et bien d’autres qui ne savaient rien, sinon qu’il fallait tuer, rougissent l’eau du ruisseau... J’ai partagé le danger, je n’aurai pas à partager l’or... Peyrolles compta au contrebandier la somme convenue. -Grand merci, dit celui-ci en bourrant ses poches. Avez- vous beaucoup de gens à expédier dans ces conditions? L’intendant ne répondit pas. Gonzague et les roués étaient dans une salle voisine; il y passa et jeta le tronçon de l’épée sur la table en criant : -Messieurs, le chevalier Henri de Lagardère s’est laissé mourir bien malheureusement, et voici l’épée de Philippe d’Orléans, Régent de France!... DEUXIÈME PARTIE (La Tour De Peña.) Peña Del Cid. Dans un village d’Aragon qui s’appelait Peña del Cid, à quelques lieues de Saragosse, Aurore de Nevers gémissait sur un lit de douleur. Il avait été impossible de la conduire plus loin que cette misérable bourgade où elle était depuis deux jours dans l’unique auberge, une masure. Une fièvre intense calcinait son corps, et la tête qui émergeait des draps avait une expression de souffrance morale plus forte encore que la douleur physique. Les traits étaient décomposés, les lèvres pâles et la rougeur des pommettes semblait être le signe certain d’une maladie grave. Deux personnes veillaient à son chevet : doña Cruz et Gonzague. Elles parlaient bas, pour ne pas troubler le repos passager de la jeune fille, que le moindre bruit réveillait en sursaut. Mais si les lèvres de Flor ne pouvaient en ce moment cracher la malédiction et exprimer toute la haine qu’elle avait au fond du coeur, ses yeux parlaient assez. -Vous l’avez tuée, murmura-t-elle à un moment. C’est là que vous vouliez en venir... -Sa jeunesse triomphera du mal, répondit Gonzague soucieux, et vos soins l’empêcheront de mourir. Doña Cruz campa ses deux poings sur ses hanches ainsi qu’elle le faisait jadis sur la Plaza Santa de Madrid, quand quelqu’un lui avait dit une parole déplaisante. -J’y compte bien, dit-elle, superbe en cette pose de défi. Je l’arracherai non seulement à la mort... mais à vous-même. -Toujours folle!... murmura Philippe de Mantoue en lui prenant la main, qu’elle retira comme si elle eût craint la morsure d’un serpent. -C’est qu’il est loin, gronda-t-elle, le temps où je vous croyais un honnête homme, monsieur le prince... le temps où je croyais vous aimer!... Alors, oh oui!... j’étais folle!... Il ne me reste aujourd’hui que le regret de vous avoir suivi... la honte d’avoir été l’instrument de vos desseins pour briser le coeur de deux femmes... Il haussa les épaules. -Petite révoltée, n’avez-vous pas vous-même aidé les circonstances à briser votre avenir?... -Mon avenir était de danser derrière l’Alcazar... de vivre joyeuse et libre comme les oiseaux qui vont où les portent leurs ailes, suivant le caprice du vent... Santa Virgen!... depuis le jour où je vous vis, monseigneur, je cessai de sourire... Depuis lors, je n’ai cessé de pleurer sur moi-même et sur les autres... -Il fallait m’obéir jusqu’au bout... suivre le chemin que je vous avais tracé. Je vous aurais donné la puissance. -On a abaissé la vôtre... -Je la retrouverai demain... Sa Majesté le roi d’Espagne n’est pas au mieux avec son petit cousin de France... on la dit même fort mal avec le Régent. Il y a beau jeu pour qui sait prendre parti... -Ce qui veut dire que vous serez pour le roi d’Espagne contre le Régent de France... Je n’en suis pas autrement surprise : certains mauvais chiens lèchent la main qui leur donne... dès qu’elle se retire, ils la mordent. -C’est de la politique, cela, doña Cruz! -Libre à vous de la nommer ainsi... moi, je l’appelle autrement... Gonzague fronça les sourcils : -Souvenez-vous, dit-il, que Philippe de Mantoue peut cesser un instant d’être le maître quelque part... Le lendemain, il l’est ailleurs... -C’est qu’il a pour cela, repartit Flor, des moyens que n’emploient pas les autres... -Que voulez-vous dire? -Vous ne comprenez pas?... -Je comprends qu’une jeune fille doit mesurer ses paroles... -C’est le privilège des femmes de dire à un homme ce qu’elles pensent sans qu’il puisse s’en fâcher... Moi j’en use... -De quels moyens voulez-vous donc parler? Elle fit deux ou trois tours dans la chambre, sur la pointe des pieds, telle une lionne qui rôde dans sa cage avant de se jeter sur le dompteur qui se croit le plus fort et qu’elle va abattre d’un seul coup de griffe. Aucune comparaison ne saurait mieux peindre l’état d’esprit de ces deux personnages : Gonzague avait pour lui les armes du dompteur, la force, le fer rouge et le fouet. Il avait obtenu jusque-là que la lionne se couchât à ses pieds et lui léchât les mains. Mais alors qu’il croyait l’avoir aveulie par la captivité, elle secouait sa crinière et s’étirait... Elle allait bondir, mordre peut-être. -Quels moyens?... demanda-t-elle en s’arrêtant tout à coup devant lui et le bravant du regard. L’assassinat?... -Taisez-vous!... s’écria Gonzague, les dents serrées. N’essayez pas de lutter contre moi... vous seriez brisée comme du verre... -Qu’importe une victime de plus ou de moins... répondit doña Cruz, moi surtout, qui ne compte pas?... N’avez-vous pas tué celui qui était l’époux et le père; et, en entrant dans cette chambre, ne veniez-vous pas voir si l’enfant était près d’expirer? Osez dire que non, vous dont la main porte le cachet de reconnaissance du justicier! Un mouvement de colère secoua le prince de la tête aux pieds. Il fut sur le point de se jeter sur la gitana et de lui faire rentrer ses paroles dans la gorge; car c’était trop d’audace de la part de cette Bohémienne qu’il avait arrachée aux immondices de la rue pour essayer de la faire duchesse. Il fit un pas vers elle, emporté par une fureur aveugle, et le bras levé pour la frapper. Mais dans la main de Flor il vit luire la lame du petit poignard dont elle ne se séparait jamais. La gitana, debout devant le lit où dormait son amie, était prête à la défendre, à se défendre elle-même jusqu’à la mort. À moins d’être le dernier des bandits, un homme hésite à tuer une femme, quand celle-ci surtout fait preuve d’héroïsme. Gonzague eut le temps de la réflexion : -Voyez où vous me poussez, dit-il, j’allais peut-être commettre un meurtre... -Ou bien moi, faire justice!... répondit-elle, le bravant encore. Il comprit que jamais la violence n’aurait raison de cette courageuse entêtée et il revint s’asseoir en disant d’un ton volontairement rendu froid : -Vous avez tort d’agir ainsi, car vous exposez votre vie sans profit pour personne... Il me suffirait de donner un ordre et demain vous partiriez pour l’autre bout de l’Espagne, d’où l’on vous embarquerait pour l’Afrique... Vous sentez-vous le goût d’être esclave ou sultane, doña Cruz?... Les mots tombaient, secs et tranchants, des lèvres de Gonzague. Flor baissa la tête et ne répondit pas. -Le jour où il me plaira de vous séparer de Mlle de Nevers, reprit-il, je le ferai sans qu’il soit besoin d’une violence et vous ne la reverrez plus... j’ai d’autres moyens que l’assassinat, quoi que vous en disiez... Cette brutale menace faite avec calme effraya plus la jeune fille que la colère du prince. -Faisons la paix, reprit ce dernier se hâtant de profiter de ce petit avantage... Vous pouvez me servir et servir en même temps Mlle de Nevers... Je ne veux pas sa mort... -Et moi pourtant, je la désire, dit une voix faible qui venait de l’alcôve. Je l’appelle à chaque heure, à chaque minute... Parfois il me semble qu’elle me tend ses bras décharnés, qu’elle va m’emporter... Mais entre elle et moi se glisse toujours une épée et j’entends un cri : J’y suis!... j’y suis!... C’est le mot de Nevers, le cri d’Henri de Lagardère, et la mort s’enfuit!... Gonzague, la gorge sèche, s’était levé... Allait-il encore entendre résonner à ses oreilles l’accusation terrible, l’épithète d’assassin?... La rage l’empoigna de nouveau. Oubliant tout respect, perdant ses façons de grand seigneur, il rugit presque en frappant du pied : -Lagardère est mort! J’ai tenu son épée brisée dans ma main, l’épée que lui avait donnée le Régent... Un double cri d’angoisse emplit la chambre et Flor se précipita vers Aurore pour la soutenir et la calmer. Celle-ci s’était mise sur son séant, les yeux hagards, les lèvres contractées. -Mort!... s’écria-t-elle; Henri?... Ce n’est pas vrai!... J’aurais senti le coup de l’assassin... C’est lui que je vois... c’est son épée qui me force à vivre... Vous mentez... tout le monde ment ici... Henri est vivant!... Il viendra... il tuera!... Henri!... Henri!... Épuisée par ce dernier appel jeté dans un effort surhumain, elle retomba sur l’oreiller et de ses lèvres ne s’échappèrent plus que des mots entrecoupés, nés du délire. -Allez-vous-en, conseilla doña Cruz à Gonzague. Vos mensonges et votre seule présence lui font un mal atroce... Vous ne respectez pas même une mourante!... Allez-vous-en!... Devant l’indignation de la gitana, le prince n’osa pas résister. -Je pars dans une heure pour Madrid, dit-il en se retirant. Venez me trouver dans un instant, j’ai à vous entretenir. Les roués étaient demeurés à Saragosse... Seuls Gonzague et Peyrolles avaient amené les deux jeunes filles à Peña del Cid, parce que seuls ils voulaient connaître leur retraite. Doña Cruz pensa devoir se rendre à l’invitation de Philippe de Mantoue. De ce qu’il allait lui dire dépendait pour elle la marche à suivre, car elle ne croyait pas le moins du monde à la mort du chevalier. Lorsqu’elle vit qu’Aurore, les yeux clos, commençait à sommeiller, elle descendit donc dans la salle où les deux hommes étaient attablés seuls et causaient. -Avez-vous laissé quelqu’un près de Mlle de Nevers? demanda le prince. -Oui... une femme qui viendra me prévenir si elle s’éveille... Parlez vite... Gonzague ferma la porte et s’appuya contre le battant pour le tenir fermé, car on ne connaît pas les verrous en Espagne; dans ce pays, les voleurs ne détroussent que sur les grands chemins, à la lueur de la lune. -Ce que j’ai à vous dire est sérieux, doña Cruz, commença-t-il. Ce sont des ordres et je vous prierai de ne pas m’interrompre... -Je les suivrai peut-être, dit-elle, s’ils ne sont pas contraires à ma conscience. -Vous les suivrez! rectifia Gonzague, en appuyant sur chaque mot et avec un ton d’autorité qui défiait toute réplique. La gitana ne répondit pas; mais on devinait chez elle une résistance passive aussi énergique qu’elle était muette. -Comme je vous le disais il n’y a qu’un instant, reprit Philippe de Mantoue, je pars pour Madrid et ne sais quand j’en reviendrai. Il s’y prépare de grands événements qui marqueront pour moi l’ère d’une puissance nouvelle... Doña Cruz ne sourcilla pas. Il poursuivit : -L’état de santé de Mlle de Nevers me donne la certitude qu’elle ne cherchera pas à s’enfuir... J’enverrai simplement un médecin qui la guérira promptement. Un éclair de joie brilla dans les yeux de Flor : -Vous nous laissez seules ici?... demanda-t-elle avec trop d’empressement, car elle s’en mordit aussitôt les lèvres. -Que non pas, répondit Gonzague en souriant. Je dois être tenu au courant de tout ce qui s’y passera et je doute que vous vous en chargiez... Mlle de Nevers ne peut pas, d’ailleurs, rester dans cette auberge sordide. Je vous ai fait préparer des appartements dignes d’elle et de vous... Là, vous serez en sûreté. Elle eut un geste d’indifférence, et le prince reprit, en désignant du doigt la fenêtre derrière laquelle se déroulait un magnifique panorama : -Voyez là-haut ce château accroché au flanc de la sierra de Ternel... dès qu’on pourra transporter la fille de Mme de Gonzague, -il appuya railleusement sur ce nom, -c’est là que vous irez avec elle. Doña Cruz jeta un regard vers l’endroit indiqué et distingua seulement un amas de pierres qui ressemblait à des ruines. En le considérant plus longuement, elle eût pu voir qu’une partie du château était habitable. -Un nid de vautour, fit-elle, esquissant une moue. Le lieu est sauvage, les murs sont sans doute épais... l’aigle y entrera quand même!... -Je vous ai dit que Lagardère est mort!... Elle haussa les épaules ripostant : -L’eussiez-vous tué de votre main, si vous n’avez pas reçu son dernier souffle, doutez de votre victoire... Maintenant, vous voulez nous enfermer là-haut?... Soit... Lagardère viendra nous y chercher... -Il est tombé dans le Col de Pancorbo... Il n’en sortira jamais... -Vous ne deviez pas sortir, vous, monseigneur, du souterrain de Bayonne... Il y a des morts qui reviennent!... -N’importe!... Vous ne serez pas seules... -Et quel sera notre geôlier?... M. de Peyrolles, sans doute?... Nulle besogne ne lui répugne, pas même celle de séquestrer des femmes. -Moi-même, approuva l’intendant, railleur, en s’inclinant avec affectation. Besogne agréable, puisqu’elle me procurera le charme de votre compagnie dans cette contrée quelque peu aride. -Je crains fort qu’elle soit détestable pour vous... Je ne rirai jamais, et le mépris que vous méritez vous rendra ma conversation peu agréable. Un jour, pourtant, si vous me voyez sourire, c’est que vous ne pourrez plus rien faire pour nous garder et que vous serez bien près d’expier... Peut-être même applaudirai-je, monsieur de Peyrolles, quand vous aurez reçu votre passeport pour l’au-delà... L’intendant n’aimait pas entrer en lutte avec la gitana. Gonzague vint à son secours : -Doña Cruz, interrompit-il, je vous défends, par un moyen quelconque, de faire connaître à Mme la princesse de Gonzague le lieu où est sa fille... Il pourrait vous en coûter cher à toutes deux. -Que peut-elle craindre?... Vous m’avez dit que vous ne vouliez pas sa mort?... -Je le répète... Mais je la défendrai contre quiconque essaiera de me la prendre... -Ce qui nous donne le droit de nous défendre contre vous... «Ne comptez jamais sur ma soumission... Je suis née libre... libre je mourrai... Je n’ai donc pas à vous faire une promesse que je m’efforcerai de ne pas tenir... Et pourquoi vous inquiéter d’ailleurs?... M. de Peyrolles a mission de nous garder. Elle laissa tomber sur la carcasse du factotum un regard si chargé de hautain mépris que celui-ci se demanda si c’était réellement l’homme qui devait être appelé le sexe fort. -Si vous l’aviez voulu pourtant, murmura Gonzague, vous seriez duchesse... -Le diable et vous m’eussiez donné ce titre, c’est vrai... répondit Flor d’un ton narquois. Il n’y aura pas besoin de si grands seigneurs pour me faire marquise; peut-être M. de Chaverny tout seul y suffira-t-il. -Plaisanterie que cet espoir, ricana le prince. Cet écervelé de Chaverny, ma pauvre enfant, vous a parlé de cela un soir qu’il était ivre... -Ceci est affaire entre nous deux... Mais que je sois marquise ou gitana, je ne suis pas criminelle... Il n’en eût pas été de même si vous eussiez fait de moi ce que vous vouliez... -Tant pis pour vous... -Et pour vous-même, pour vous surtout... C’était plus votre jeu que le mien; c’est pourquoi vous regrettez tant la partie perdue... Mais vous perdez aussi votre temps, monseigneur!... on vous attend à Madrid, pour ouvrir l’ère nouvelle de votre puissance... Elle fit une révérence moqueuse et gagna la porte. -Elle s’entête, dit Philippe à son intendant. Surveillez- la de très près, qu’elle ne puisse surtout ni écrire, ni recevoir de lettres de personne... Vous m’en répondez vous-même... Peyrolles se rapprocha de son maître : -Si elle résistait trop? souffla-t-il de sa voix cauteleuse... S’il y avait du danger à la laisser plus longtemps auprès d’Aurore et qu’il soit nécessaire d’employer des moyens... particuliers... où faudrait-il s’arrêter? Dans la bouche du sinistre coquin qu’était Peyrolles, cette question avait une importance capitale. Ses petits yeux gris étaient tranchants comme de l’acier et au milieu de son anguleuse tête d’oiseau, son nez crochu affectait la forme d’un bec de vautour. Il est des coupeurs de bourses qui détroussent les gens au coin d’un bois... Peyrolles, au tournant de chaque jour, cherchait à détrousser une vie!... avec ses longs bras, ses doigts fourchus et ses jambes grêles, il semblait une araignée de mort... Le sang riche de la gitana tentait son suçoir... -Comment?... demanda Gonzague qui feignit de ne pas comprendre. L’intendant étendit le bras : -Quand nous serons là-haut... dit-il. -Eh bien?... -Une jeune fille aventureuse, même imprudente, qui se promène au sommet d’une tour ou au bord d’un précipice, peut être prise de vertige et son pied peut glisser... On a vu cela... Les tours sont hautes et le rocher surplombe la vallée de cent pieds... Philippe de Mantoue mit la tête entre ses mains et se prit à réfléchir : l’idée du valet faisait son chemin dans le cerveau du maître!... Peyrolles se pencha de nouveau : -Un malheur ne vient jamais seul, murmura-t-il. Au lieu d’une, elles pourraient être deux... Il était allé trop loin, car Gonzague sursauta et dit en se levant : -Ce n’est pas là mon plan... J’ai jugé moi-même qu’Aurore devait vivre : elle est l’appât pour attirer les autres, le bouclier que nous mettrons entre eux et nous... la rançon vivante que nous pourrons échanger contre ce que nous avons perdu... Elle morte, c’est une barrière éternelle entre nous et la cour de France... -C’est aussi un obstacle, monseigneur, étant donné ce que vous voulez faire à Madrid; un boulet que vous traînez, et qui paralysera vos mouvements... Le Régent peut la réclamer à Philippe V et Mme de Gonzague elle-même venir la chercher à l’Escurial... Vous serez forcé de vous expliquer... votre crédit tombera d’un coup. -Par la mort-Dieu! s’écria Gonzague, les bras croisés, ton intelligence baisse, mon pauvre Peyrolles!... La peur de te trouver ici face à face avec l’ombre de Lagardère te rend féroce... à moins que tu n’aies peur de doña Cruz elle-même?... «Avant qu’il soit huit jours, la guerre sera déclarée entre la France et l’Espagne, et je vais y aider de tout mon pouvoir... «Si Lagardère n’était pas mort au Gosier de Pancorbo, ainsi que tu me l’as affirmé, je me chargerais de le faire arrêter et de l’envoyer pourrir dans la vieille tour d’Ejea de los Caballeros, en Navarre, ou bien de le faire pendre sur la place de la Cevada, entre une double haie de frères de la Paz y Caridad. -Lagardère n’est plus à craindre, monseigneur, je le crois. Mais Mme la princesse est plus redoutable : elle cherchera à retrouver sa fille, et le Régent l’y aidera. -Je la ferai reconduire à la frontière si elle vient en Espagne... Mon seul titre d’époux m’y autorise... -Alberoni vous soutient... C’est vrai, je n’y avais pas songé... -Quoi qu’il en soit, reprit Gonzague, voici mes instructions pour vous : choisissez dans le pays deux serviteurs dévoués, et dès que Mlle de Nevers sera installée au château, que nul n’y pénètre, excepté le médecin et vous... Mais malheur à qui toucherait à la vie de cette jeune fille ou à celle de doña Cruz!... Il ne faut pas trop de cadavres dans notre jeu : ils se relèvent parfois pour accuser!... -Soit, répondit Peyrolles, qu’elles vivent... jusqu’à notre mort!... Deux Gardes Du Corps. Le petit marquis de Chaverny n’était plus le même. S’il avait perdu les orgies de la Folie-Gonzague, il avait retrouvé celles du Régent, qui ne manquait jamais de l’inviter à ses saturnales quasi quotidiennes. Mais il n’y apportait qu’un visage ennuyé et son rire ne sonnait plus comme jadis, insolent et clair. Philippe d’Orléans avait presque oublié déjà qu’il avait exilé Gonzague et sa bande; il avait d’ailleurs bien d’autres choses en tête! On tenait en suspicion la cour de Madrid : les choses allaient se gâter. La petite cour de Sceaux, où trônaient le duc et la duchesse du Maine, prenait des airs de volcan. Tout ce qui était contre le Régent y était reçu à bras ouverts, et sous les bosquets, tandis qu’on déclamait des vers, que La Grange-Chancel lisait ses Philippiques, se tramait la conspiration de Cellamare. Mais tout ceci était affaire à l’abbé Dubois, qui y gagnait sa mitre. Le Régent se bornait, en compagnie de la Fillon, à des conciliabules dont le but était tout autre que la raison d’État, bien que cette femme fît autant métier d’espionnage que de débauche. Cette femme avait une clef qui lui permettait d’arriver directement au Palais-Royal et d’accéder au cabinet du prince sans que personne eût besoin de l’introduire; Ibagnet, le portier principal du palais, et Bréon, le valet de chambre du prince, ayant reçu l’ordre de ne la point remarquer. Aussi, suivant l’heure ou les dispositions dans lesquelles se trouvait le prince, écoutait-il souvent la Fillon. Ce fut elle qui découvrit la conspiration. L’une de ses pensionnaires avait un rendez-vous avec le secrétaire du prince de Cellamare, ambassadeur d’Espagne. Or, le secrétaire ne vint que très tard, ayant dû s’occuper de nombreuses et importantes dépêches que l’abbé Porto-Carrero emportait à Madrid. Il eut la sottise de le dire, la Fillon eut la chance de l’entendre. Une demi-heure après, Dubois en était informé et se hâtait d’envoyer des émissaires à la poursuite de l’abbé. À Poitiers, celui-ci était pris, avec tous les papiers qu’il avait sur lui et qui étaient compromettants au plus haut chef. Parmi eux se trouvait une liste de soixante conjurés qui devait mener loin ceux dont les noms y figuraient. Il ne s’agissait de rien moins que de s’emparer du jeune roi et du Régent et de proclamer Philippe V roi de France. Tandis qu’il resterait à Madrid, Alberoni gouvernerait pour lui à Paris. C’était ce ministre surtout qui devait gagner à la réunion des deux couronnes et tout était préparé pour cela. Il ne restait plus qu’à mettre le feu aux poudres. Quelques jours avant la découverte du complot, Chaverny sortait d’un souper du Régent. Peut-être les autres s’y étaient-ils amusés?... Ce n’était pas son cas et même il ne s’était pas grisé. La lune était dans son plein, éclairant mieux les rues de la ville que ne le faisaient les quinquets fumeux dont M. Voyer d’Argenson ne se souciait guère, trop occupé qu’il était de jour et de nuit, au couvent de la Madeleine de Trainel. Le jeune gentilhomme suivait le bord de la Seine, sans souci d’être suivi lui-même par quelques malandrins dont M. d’Argenson ne s’occupait pas plus d’ailleurs que des réverbères. Oh!... l’admirable police qu’il y avait alors!... Mais cela a-t-il changé depuis?... Tout en marchant, le petit marquis songeait que depuis le départ de Lagardère, on n’avait entendu parler ni de lui, une fois passé Chartres, ni de Mlle de Nevers et pas davantage de doña Cruz. Plusieurs jours, il est vrai, s’étaient écoulés depuis sa dernière visite à Mme de Gonzague qui, à la suite de la disparition de sa fille au cimetière Saint-Magloire, s’était replongée dans sa douleur. «Madame ma cousine m’avait cependant fait la promesse de m’informer de la moindre nouvelle, pensait-il en marchant; de son côté, le Régent ne paraît pas beaucoup plus renseigné, car il m’en eût parlé cette nuit... Ce silence est tout au moins étrange... J’irai voir aujourd’hui même ma cousine de Gonzague...» Cette bonne résolution, qu’il se promettait bien d’exécuter, dérida un peu son front. Chaverny n’était pas de ceux sur lesquels peut longtemps peser la tristesse; il continua de longer les quais en sifflant un air. En arrivant près du Pont-Neuf, il entendit des pas à la fois devant et derrière lui. Devant, il n’y avait qu’un homme; derrière, ils étaient trois. Le nombre mis à part, Chaverny conclut, après un rapide coup d’oeil, que s’il avait quelque chose à craindre, c’était surtout de la part de ceux qui étaient derrière. En effet, autant qu’il en pouvait juger à cette heure, ce n’étaient ni de paisibles bourgeois ni des agents du guet, et, à moins qu’ils ne fussent des poltrons, rien n’obligeait ces gens à tenir leur épée à la main. Celui qui était seul avait au contraire la sienne au fourreau. Il était enveloppé dans une cape de couleur sombre et passa sans même tourner la tête. Le marquis s’assura qu’il n’allait pas se joindre aux autres. Ses craintes dissipées à cet égard, il consulta avec surprise que les trois inconnus avaient gagné sur lui du terrain de la plus inquiétante façon et qu’ils étaient maintenant sur ses talons. Ils causaient entre eux à voix basse et leur conversation ne roulait pas, à coup sûr, sur la beauté des étoiles par une nuit claire. Chaverny fit glisser son épée hors du fourreau et la colla le long de sa cuisse, afin d’être prêt immédiatement à la riposte. Ceci fait, il ralentit le pas et se retourna brusquement, l’épée haute. Il n’était que temps : trois lames le menaçaient déjà. -Nous sommes, dit l’un des spadassins, de pauvres gentilshommes sans sou ni maille, forcés de demander l’aumône aux passants. Voici mon chapeau, monseigneur... Vous seriez bien généreux d’y mettre quelque chose... Ce disant, il posa son feutre sur le bord du parapet et tomba en garde, encadré de ses deux compagnons. -Singulières façons que les vôtres, mes gentilshommes, dit Chaverny en riant. D’habitude je dépose mon obole dans le tronc des pauvres, à l’église Saint-Magloire, et sans qu’on me le demande... -Mon couvre-chef est un tronc comme un autre... -Pas du tout, riposta Chaverny : il est crasseux et je m’y salirais les doigts... Et d’un revers de lame il envoya voguer sur la Seine le tronc de feutre ainsi improvisé et imposé. Les lames aussitôt commencèrent à cliqueter, et le marquis s’aperçut qu’il avait à faire à forte partie. Les malandrins avaient le poignet solide et la pointe vive. L’homme qui s’enfonçait seul dans la nuit s’arrêta brusquement au bruit des fers entrechoqués et rebroussa chemin. -Tudieu!... songea Chaverny, si c’en est un quatrième, je pourrais bien ne pas retourner de longtemps aux soupers du Régent. -Tenez bon, l’ami, lui cria l’inconnu, je suis vôtre!... Cette digression eut pour effet d’attirer sur le survenant l’attention des spadassins qui tournèrent tous les trois la tête en même temps. Mal leur en prit. Chaverny saisit l’occasion et cloua le bras de l’un d’eux à son corps. Malgré le sang qui coulait, ce dernier ne se tint pas pour battu, et prit son épée de la main gauche. Son jeu n’en restait pas moins serré et régulier, tel qu’on le pratique dans les salles. Les aventuriers possédaient une certaine science des armes et peut-être étaient-ils de petits prévôts de province venus pour chercher la fortune à Paris. Leur procédé pour la trouver était hardi peut-être... il n’était pas pratique. Chaverny et son nouveau compagnon le leur démontrèrent. Dès que le petit marquis sentit une épée à côté de la sienne, il reprit sa bonne humeur et raffermit son jarret. Les deux gentilshommes firent des passes si brillantes que bientôt il n’y eut plus devant eux que le vide : les spadassins ayant jugé prudent de déguerpir et d’aller demander l’aumône ailleurs. Le plus insolent des trois y avait perdu son chapeau et gagné un coup d’épée. Les jeunes gens se regardèrent et chacun d’eux poussa un cri de surprise : -Chaverny!... -Navailles! Tu n’es donc pas parti avec Gonzague?... -Non... Ce qui ne m’empêche pas, d’ailleurs, d’être exilé avec les autres... -Exilé?... toi?... -Je puis te l’affirmer... Mon nom figure sur la liste écrite et signée de la main même du Régent... Comme je n’ai nulle envie d’aller faire un tour à la Bastille, je ne sors que la nuit... -C’est grâce à cette circonstance que tu t’es trouvé là pour me prêter main-forte? -En effet... -Eh bien!... mon cher Navailles, un service en vaut un autre : d’ici vingt-quatre heures j’aurais vu le Régent et tu pourras te promener au soleil de tout le monde... Mais, un mot pourtant : pourquoi n’as-tu pas suivi Gonzague? Le petit marquis savait que, de tous ses amis de la veille, celui-ci était l’un des plus francs. C’est pour cette raison qu’il lui posait une question aussi nette. -Pourquoi l’as-tu quitté toi-même?... riposta Navailles en redressant fièrement la tête. Les deux hommes se considérèrent un instant sans parler. -Pourquoi?... s’écria tout à coup Chaverny en pressant la main de son compagnon. Parce que ni toi ni moi ne sommes nés pour servir des assassins... Mon cher Navailles, nous avons encore un vieux fond de conscience, parmi la pourriture actuelle... Si tu avais été de mon côté au lieu d’être contre moi, au cimetière Saint-Magloire, peut-être les choses se fussent-elles passées d’autre sorte?... Navailles baissa la tête. C’était lui, on s’en souvient, qui avait blessé Chaverny. -On est long, répondit-il, à secouer le joug qu’on s’est donné soi-même... Je n’ai pas hésité quand j’ai vu qu’on s’attaquait à des femmes... Si elles m’avaient touché d’un peu près, je serais parti avec Lagardère... Le marquis lui sauta au cou : -Nous avons été des fous, dit-il, il est temps de devenir sérieux... où allais-tu de ce pas?... -Un peu au hasard, pour donner de l’air à mes poumons, en introduire, avec la pointe de mon épée, dans les poumons des rôdeurs qui se permettent d’attaquer des gentilshommes. -Viens chez moi, dit Chaverny. Nous passerons le reste de la nuit à causer et je te ferai part d’un projet qui va te sourire, à coup sûr. Bras dessus bras dessous, en devisant au clair de lune, ils poursuivirent leur chemin. La rue d’Arras, plus communément appelée rue des rats par les étudiants, La rue d’Arras Où se nourrissaient maints grands rats, la rue d’Arras était déserte à cette heure. Les escholiers dormaient. C’était dans cette rue, non loin de l’hôtel Colbert, qu’habitait Chaverny. Son caractère enjoué s’accommodait mieux de ce quartier où le rire était de règle, que des maussades constructions groupées autour du Louvre et du Palais- Royal, ventrues et orgueilleuses comme les bourgeois qu’elles abritaient. Quand son valet eut déposé sur la table un carafon rempli de liqueur et deux verres, il l’envoya coucher et s’étendit dans un fauteuil, en invitant Navailles à en faire autant. -Je t’écoute, dit celui-ci. Nous allons voir si la sagesse peut parler par ta bouche. Le marquis croisa ses jambes, donna de l’allure à ses manches, une chiquenaude à son jabot, et répondit avec assurance : -Je le crois. Entre le fou qu’était le Chaverny ancien et le Chaverny actuel, il y a huit grands jours, autant de nuits et une différence sensible... Les événements mûrissent les hommes... -Te crois-tu donc mûr? demanda le cadet de Navailles en souriant. -Quelle est ton opinion sur le chevalier de Lagardère? riposta le petit marquis au lieu de répondre. -Il y a encore des braves en France, répondit Navailles, mais aucun ne l’est plus que lui... Il est, de plus, honnête et loyal... c’est rare par le temps qui court. -Serais-tu prêt à le servir? -Nous avons servi Gonzague contre lui... il eût été plus digne à nous de faire le contraire... -C’est mon avis... Ton opinion, à présent, sur Mlle de Nevers?... -Elle est digne de lui... Si le secours de mon épée peut lui être utile, elle est à sa disposition... Tu as été plus heureux que moi... tu as pu lui offrir la tienne. -Cela n’a servi à rien... Mais ce n’est pas ma faute... -Et ta blessure est à peine fermée... En prononçant ces mots, Navailles avait un tremblement dans la voix. -Je t’en demande pardon, ajouta-t-il, mais tu t’es enferré toi-même... -Parlons d’autre chose, je t’en prie, interrompit Chaverny. Que penses-tu de doña Cruz? -Si j’avais sur elle la même opinion que toi, répondit Navailles en riant, tu serais jaloux... Doña Cruz sera marquise, j’en ai le pressentiment et je le lui souhaite... Eussé-je mieux à lui offrir, d’ailleurs, je ne le ferais pas... puisque tu l’aimes... et qu’elle t’aime... -Qui te l’a dit? -J’ai des yeux pour voir, des oreilles pour entendre... Ce que je viens de te dire n’est-il pas vrai?... -C’est vrai, répondit simplement le marquis sans aucun sentiment de vanité. Un jour il y aura des noces, elles ne seront pas telles que les avait rêvées Gonzague. Après un court silence, le cadet de Navailles demanda : -Où sont-ils maintenant tous trois? Il entendait parler de Lagardère, Aurore et de la gitanita, et pas n’était besoin de les nommer. -Je n’en sais rien... le Régent non plus, Mme de Gonzague pas davantage... C’est là précisément ce qui m’inquiète... -Il y a un moyen certain de le savoir... -Oui, dit Chaverny en le fixant. J’allais te le proposer... -Et me demander de partir avec toi?... -Tu es perspicace, ami Navailles... Si je ne t’avais rencontré cette nuit, je serais parti seul... Je voulais en demander aujourd’hui même la licence à ma cousine de Nevers et ce soir au Régent... Faudra-t-il la demander pour deux?... -Tu peux disposer de moi, marquis. Je n’ai pas, comme Lagardère et toi, à reconquérir une fiancée, mais je laverai du moins ma main de la souillure qui lui vient d’avoir servi Philippe de Mantoue et d’avoir obéi aux ordres de Peyrolles... Est-ce là ce que tu veux de mon amitié pour toi? Chaverny l’embrassa : -Merci, dit-il. Si le chevalier n’est pas revenu, c’est que Gonzague tient encore sa proie... Nous pouvons l’aider à la lui arracher sans avoir besoin pour cela de verser le sang de Montaubert, de Nocé et des autres... Notre bandeau est tombé avant le leur... peut-être que d’eux-mêmes ils reviendront à nous... Le jour où Lagardère ne trouvera plus devant lui que le prince et son intendant, de terribles comptes se régleront entre eux!... -L’Espagne est grande, dit Navailles. Y retrouverons-nous le chevalier? -La trace d’un tel homme est facile à suivre... Tout en poursuivant les ravisseurs, il jalonne sa route de coups d’épée. Les deux amis passèrent la matinée ensemble, prenant leurs dispositions pour un prochain départ. À trois heures ils se présentèrent chez Mme de Gonzague : Navailles ne craignait plus la Bastille. Depuis le jour où Chaverny avait apporté à Aurore le mouchoir sur lequel Lagardère, détenu au Châtelet, avait écrit avec son sang; depuis surtout la lugubre soirée de Saint-Magloire où il était tombé aux côtés du chevalier en défendant Mlle de Nevers, la princesse avait pour lui une affection plus profonde que démonstrative. Elle avait conservé ses vêtements de deuil, et son pâle visage ravagé par les larmes s’éclaira d’un sourire pendant qu’elle donnait au marquis sa main à baiser. -Madame ma très chère cousine, dit celui-ci, les jours s’écoulent sans que vos enfants reviennent au foyer. De grosses larmes coulèrent sur les joues de la princesse. -Je pleure et je prie, dit-elle. Dieu ne m’exauce pas. -Et moi je viens vous demander une grâce, reprit Chaverny. -Parlez, elle est sans doute accordée d’avance... -Il est des devoirs qui s’imposent, madame... Le mien est tout tracé... ou plutôt le nôtre, car M. de Navailles est avec moi... -M. de Navailles n’était-il pas un des favoris du prince? demanda Mme de Gonzague dont le front se rembrunit. -Oui, madame, répondit celui-ci, et c’est pourquoi je veux expier ma faute... J’ai aidé pour ma part à tout ce qui pouvait contribuer à vous ravir votre fille... Le jour où j’ai vu que mon honneur y sombrait, j’ai fait volte-face... Voilà la raison de ma présence chez vous... -Dieu vous pardonne comme je le fais moi-même, murmura la princesse. Si M. de Chaverny vous amène c’est qu’il est sûr de vous... -Si vous le permettez, madame, dit le marquis, demain nous serons sur la route d’Espagne... Peut-être notre bras ne sera-t-il pas inutile à Lagardère?... Nous sommes des corps dont on fait des remparts... -Remparts où des épées maudites ont fait des brèches, dit la princesse. Comment va votre blessure? Navailles pâlit, mais il eut la force d’interrompre pour expliquer dignement : -L’épée maudite était la mienne... je l’ai jetée... Celle que je porte au flanc est vierge!... Si elle doit contribuer à sauver votre fille, bénissez-la, madame! Il tira sa lame du fourreau et l’inclina devant la veuve de Nevers. Celle-ci y traça le signe de la croix et posa ses lèvres sur l’acier. -Elle est consacrée désormais à vos enfants et à vous, dit Navailles. Elle ne servira pas une autre cause. Chaverny prit la parole : -Nous autorisez-vous à partir? demanda-t-il. La princesse passa dans son oratoire et s’agenouilla un instant au pied du crucifix que surmontait le portrait du duc de Nevers. -Et moi, je pars avec vous, dit-elle en se relevant. C’est mon devoir aussi d’aller chercher ma fille. -Le Régent le permettra-t-il? objecta le marquis stupéfait. -Philippe d’Orléans ne peut le refuser à la veuve de Nevers... S’il en était autrement, j’irais le demander au roi... Chaverny savait que les décisions prises par cette femme étaient irrévocables. Il n’osa donc insister davantage. -Si notre sauvegarde vous paraît suffisante, dit-il, soyez persuadée que notre vie vous appartient. Elle répliqua : -Messieurs, votre conduite présente absout vos fautes du passé... Ma reconnaissance vous en est le témoignage le plus sûr... Voulez-vous m’accompagner chez le Régent?... Demain, sans doute, nous pourrons partir et Dieu rendra les enfants à leur mère!... Courrier Royal. Philippe d’Orléans ne délaissait pas souvent ses plaisirs pour les affaires. Mais en ce moment, la situation était des plus graves. Le matin même, en présence de l’abbé Dubois et du ministre Le Blanc, les papiers du marquis de Cellamare avaient été saisis et mis sous scellés. Des mousquetaires étaient de garde à la porte de l’ambassadeur d’Espagne et il pouvait se considérer comme prisonnier dans sa demeure. On apprenait de tous côtés la fuite de personnages importants impliqués dans la conjuration, et plusieurs cardinaux, MM. de Bissi, de Polignac, de Rohan, étaient tenus en suspicion. La cour de Sceaux était l’objet d’une surveillance étroite. Le Régent, menacé de se voir enlever le pouvoir, se décidait à songer aux choses sérieuses. L’abbé Dubois conseillait d’envoyer sur-le-champ un courrier à Madrid, pour inviter M. de Saint-Aignan, ambassadeur de France auprès de Philippe V, à quitter l’Espagne au plus tôt. Car il était probable qu’en apprenant l’arrestation de son ambassadeur à Paris, Alberoni rendrait coup pour coup. -As-tu quelqu’un sous la main? lui demanda le Régent. -Je n’y ai pas encore songé, répondit Dubois; mais dans deux heures j’aurai l’homme. -Prends garde qu’il ne soit à la dévotion des conjurés... -Si je ne l’avais craint, j’en aurais trouvé vingt déjà... -Il n’en faut qu’un et qu’il soit sûr... Quand tu lui auras donné tes instructions, tu l’enverras chercher les miennes. À vrai dire, Philippe d’Orléans se défiait des créatures de Dubois et n’eût pas été fâché d’avoir lui-même quelqu’un sous la main pour l’envoyer en Espagne. C’était à quoi il songeait au moment même où Mme de Gonzague lui fit demander audience pour elle et pour MM. de Chaverny et de Navailles. -Navailles à Paris!... s’écria-t-il. De deux choses l’une : ou il s’est définitivement séparé de Gonzague, ou c’est un émissaire, un espion du prince auprès de sa femme et jusqu’au Palais-Royal!... C’est trop me braver, en vérité, et je ne le souffrirai pas. Pendant ce temps, dans l’antichambre, quelqu’un s’était approché des gentilshommes, après avoir salué profondément la princesse. Ce quelqu’un était M. de Machault, successeur de Voyer d’Argenson à la lieutenance de la police. -Monsieur le marquis, dit-il en s’adressant à Chaverny, je vous présente tous mes devoirs; mais je regrette de ne pouvoir en faire autant vis-à-vis de votre compagnon... Monsieur de Navailles, je vous arrête!... -Je me porte garant pour lui! s’écria Chaverny, et Son Altesse Royale elle-même lèvera l’ordre d’exil dans un instant... -C’est possible... répondit le lieutenant de police, mais mes dernières instructions, elles ne datent que d’hier soir, sont de m’assurer que le prince de Gonzague et toute sa suite ont quitté réellement le territoire français... Pouvez-vous me prouver, monsieur de Navailles, que cet ordre a été rapporté pour vous?... -Non... -En ce cas, suivez-moi... Mon devoir est de vous y obliger pour l’instant, en attendant que M. de Chaverny obtienne votre élargissement, ce que je souhaite de tout coeur... Il fit appeler immédiatement le capitaine des gardes et lui donna l’ordre de conduire M. de Navailles à la Bastille. Celui-ci s’inclina devant la princesse, impassible et froide comme toujours, et serra la main de son ami. -Sois sans inquiétude, lui dit Chaverny; dans une heure, tu seras libre. Les gardes étaient déjà venus se ranger autour du gentilhomme lorsque Philippe d’Orléans désireux de témoigner à Mme de Gonzague plus d’intérêt et de sollicitude, après les événements qui avaient eu lieu, parut lui-même sur le seuil. -Qu’est-ce que cela? demanda-t-il. Machault s’avança : -C’est M. de Navailles, répondit-il. Suivant les instructions qui m’ont été données, je le conduis à la Bastille. -Veuillez surseoir un instant à cet ordre, dit le Régent. Que Mme la princesse et ces messieurs entrent dans mon cabinet et qu’on nous y laisse seuls. La vue de cette femme impénétrable et glacée, en deuil depuis la mort du duc de Nevers, avait toujours produit sur lui -les rares fois qu’il l’avait aperçue -un effet singulier. Lui qui ne respectait aucune femme, qui n’avait que des regards de luxure pour tout ce qui portait des vêtements féminins, n’osait pas lever ses yeux sur celle-ci qui pourtant était restée belle. Il la rangeait dans une catégorie à part; celle des êtres intangibles qui touchent de plus près au ciel qu’à la terre. Il la salua avec déférence et l’invita à s’asseoir : -Quel sujet, madame, demanda-t-il, nous vaut l’honneur de votre visite? -Solliciter de Votre Altesse l’autorisation de partir pour l’Espagne. -Vous? -Moi-même, monseigneur... -C’est une chose que j’eusse permise peut-être il y a six mois... peut-être hier, murmura Philippe d’Orléans après réflexion. Aujourd’hui elle est impossible! La princesse se jeta à genoux : -Il y a dix jours qu’on m’a ravi pour la seconde fois mon enfant, dit-elle. Votre Altesse Royale ne l’ignore pas... Celui qui a le plus intérêt à la revoir après moi, celui qui m’a juré de me la ramener, le chevalier Henri de Lagardère, n’a pas reparu encore. La vie n’est plus pour moi qu’un martyre : si ma fille vit, je veux la retrouver; si elle est morte, il faut que je le sache! -Rassurez-vous, madame, et prenez patience quelques jours encore. Aujourd’hui même, je dois envoyer un courrier à Madrid; dès son retour, vous saurez ce qu’il en est. -Dussé-je y aller moi-même à pied, monseigneur, je le ferai. Il n’y a qu’une mère pour retrouver son enfant et je ne saurais me fier à un courrier. Le Régent eut une inspiration subite : -Même si ce courrier était M. de Chaverny? demanda-t-il. -Moi?... s’exclama le marquis. -Vous-même, monsieur. Vous n’êtes point, je pense, des familiers de la cour de Sceaux et je ne sache pas que vous intriguiez avec l’ambassadeur d’Espagne? -Je n’ai pas l’honneur de le connaître. -Tant mieux pour vous. C’est un honneur qui eût pu vous coûter cher. Les yeux de Philippe d’Orléans tombèrent sur Navailles. -Et vous, monsieur? interrogea-t-il. Connaissez-vous le prince de Cellamare? -J’ai entendu prononcer son nom... Je sais même qu’à un moment donné, j’aurais dû obéir à des ordres émanés de lui. Cette franchise fit tressaillir le Régent. -Et quels étaient ces ordres? dit-il. -On devait me les transmettre. Je ne les ai jamais reçus. -Qui?... M. de Gonzague, sans doute? Il est impliqué dans l’affaire... C’est inutile de me le cacher, je le sais... Et vous étiez de ses acolytes? -J’étais... c’est vrai!... monseigneur... Mais les temps sont changés; M. de Gonzague est en exil. -Où vous devriez être vous-même, dit durement le Régent. Ce serait moins dangereux que de risquer le métier d’agent secret du prince auprès de Mme la princesse et ici même!... Navailles releva fièrement la tête et soutint sans sourciller le regard du Régent. -Votre Altesse Royale me permettra de lui faire observer qu’elle se trompe, répliqua-t-il. Je ne suis l’agent de personne; ma conscience et mon épée sont libres!... Cette réponse respectueuse et digne produisit sur le prince l’effet qu’elle méritait. Philippe d’Orléans, malgré tous ses vices, malgré tout ce qu’on eut à lui reprocher, possédait un grand fond de bonté naturelle et le pardon facile. Il demanda, la parole déjà moins tranchante : -Savez-vous ce qu’on risque à enfreindre les lois d’exil? -La moindre des peines est la Bastille... la pire est la hache du bourreau!... Je le sais, monseigneur. -Alors, pourquoi êtes-vous ici? -Parce qu’il est des branches qui se détachent du tronc, quand le tronc est pourri. Ce n’est pas l’adversaire qui m’éloigne de M. de Gonzague, mais la honte de moi-même et de ce qu’on me faisait faire. La conscience a des révoltes; la mienne cherchait une occasion; elle l’a trouvée au cimetière de Saint-Magloire. -Monseigneur, dit Chaverny, Navailles et moi avons résolu ce matin d’aller mettre notre épée au service de M. de Lagardère, pour l’aider à reconquérir Mlle de Nevers... -Ce qui m’oblige, répondit le Régent en souriant, à renvoyer les gardes qui attendent votre ami pour le conduire à la Bastille. -Je le crois, monseigneur, riposta Chaverny avec sa franchise ordinaire. -Eh bien! je passe condamnation sur les fautes anciennes de M. de Navailles; il est libre désormais, comme son épée et comme sa conscience... J’espère qu’il fera du tout bon usage. -Cela dépend de Votre Altesse et du droit qui sera fait à notre requête, s’empressa de dire le petit marquis, interrompant, comme par inadvertance, le geste de congé qu’esquissait déjà le Régent. Madame la princesse, pour sa part, ne nous accorde l’autorisation de rejoindre le chevalier que si elle nous accompagne elle-même. -C’est vrai, dit Aurore de Caylus. Je n’y eusse peut-être point pensé sans eux, tant ma volonté a subi de secousses tous ces tempes derniers. Mais ils m’ont montré le chemin, monseigneur, je dois les suivre. Le Régent réfléchit longtemps avant de répondre, et, lorsqu’il le fit, ce fut sur un ton grave. -Tout ce que je puis faire pour vous, madame, c’est de vous permettre d’aller jusqu’à Bayonne, si vous prenez l’engagement de ne pas passer la frontière. Il n’est pas seulement question en ceci de votre sécurité personnelle, mais le motif en est la raison d’État, que vous connaîtrez sous peu. «Vous resterez là, ajouta-t-il, sous la garde de M. de Navailles et vous y attendrez M. de Chaverny qui va vous devancer et viendra dans quelques jours vous retrouver dans cette ville. J’ai à lui confier une mission importante. Il est homme à mener deux choses de front : savoir ce qui se passe à la cour de Madrid et rechercher M. de Lagardère en même temps que Mlle de Nevers. La princesse essaya d’insister encore, mais elle se heurta à la volonté raisonnée du Régent qui la reconduisit jusqu’au seuil de son cabinet en lui promettant de lui expédier, pour le lendemain, les papiers nécessaires. -Je garde le marquis, dit-il en la saluant. M. de Navailles vous reconduira, madame. En même temps il sonna et demanda de Machault et Dubois. -M. de Navailles est libre d’aller où il lui plaît, expliqua-t-il au lieutenant de police qui se présentait. Renvoyez vos gens. La figure chafouine de l’abbé s’encadra dans la porte. -Votre Altesse m’a fait demander? -Oui... Voici l’homme qu’il te faut pour aller à Madrid. Dubois et Chaverny n’avaient jamais eu ensemble de rapports suivis, ce qui n’empêchait pas le second de détester franchement le premier, il n’était pas le seul! et l’abbé de n’en avoir pour le marquis qu’une médiocre estime. -M. de Chaverny est bien jeune pour remplir une semblable mission, dit le cauteleux ministre. Ils échangèrent un regard où se lisait leur antipathie réciproque, et le Régent, qui s’en amusait, se mit à rire : -Eh! Dubois, ce sera un charmant garçon de moins derrière les jupes de tes amies. Chaverny ne manquait jamais l’occasion d’une boutade : -Votre Altesse fait erreur, murmura-t-il. Monsieur le premier ministre et moi, nous ne cherchons pas nos maîtresses dans le même milieu. Philippe d’Orléans ne détestait pas voir vexer son familier, et comme il aimait à marquer les points, il dit, en riant toujours : -Attrape, l’abbé. Le coq n’est pas si jeune, il te fait voir ses ergots! -Ce sont des choses qui se rognent... -On a donc, chez la Fillon, oublié de rogner les vôtres? riposta le marquis. À cette évocation de la femme dont le nom symbolisait la débauche de la cour et de la noblesse, le Régent fit une légère grimace et voulut mettre un terme aux propos aigres-doux. -Trêve de plaisanteries, commanda-t-il. Savez-vous, marquis, ce qui se passe à l’ambassade d’Espagne? -En aucune façon, monseigneur... -Alors Dubois va vous conter cela tout au long... Je reviendrai dans un moment et je compléterai les instructions qu’il vous aura données. Dubois fit la moue; mais il vit bien qu’il n’y avait pas à lutter contre la volonté de son maître qui s’était levé et se dirigeait vers la porte de son appartement. -Puisque Votre Altesse le veut, murmura-t-il. -Je te l’ordonne... Et j’ai dit, tout, l’abbé. Tu n’as rien à cacher, pas même les noms. Après le départ du Régent, l’abbé Dubois garda quelques instants le silence; puis, en rechignant quelque peu, se décida cependant à mettre Chaverny au courant de ce qu’on savait de la conspiration. Il lui en fit connaître le but, lui désigna les principaux personnages qui s’y trouvaient mêlés, ils n’étaient pas des moindres du royaume, et lui apprit même, à sa grande surprise, que s’il ne s’était tourné contre Gonzague, il l’aurait suivi comme les autres dans cette circonstance. -Et de tout cela que va-t-il résulter? questionna le marquis. -À l’intérieur, quelques châtiments exemplaires; à l’extérieur, la guerre avec l’Espagne. -Belle occasion de me donner un brevet de lieutenant aux mousquetaires du roi, dit Chaverny avec un éclat de rire. Il ne me manque que cent cinquante mille livres pour payer la charge. -C’est un peu trop d’ambition, jeune homme, surtout pour ce que vous aurez à faire. Le Régent va simplement vous envoyer à Madrid prier M. de Saint-Aignan de rentrer en France. -Et s’il remplit bien sa mission, interrompit Philippe d’Orléans en rentrant dans son cabinet, je ne vois pas ce qui empêcherait d’en faire un mousquetaire du roi... N’as-tu pas la prétention, toi, de faire un archevêque?... Par ma foi, Chaverny saura mieux tenir le mousquet que toi la crosse!... Ce brocard ne fut pas du goût de l’abbé et, comme il avait un peu son franc-parler, il ne manqua pas d’en user en ripostant : -Ce qui prouvera à l’histoire que le Régent de France ne savait pas mieux choisir les capitaines de ses armées que les princes de son église. -Et que, pour être mousquetaire, répliqua Chaverny, il faut savoir tenir une épée... tandis que, pour être mitré, il suffit quelquefois de tenir la... faveur. Il s’était arrêté à temps de laisser tomber une parole insultante qui eût pu lui coûter cher par la suite; car si, en ce moment, il se sentait protégé par le Régent qui aimait assez à mortifier Dubois, plus tard le ministre pouvait inventer de bonnes raisons pour lui donner un logement à la Bastille. -Fais préparer des passeports pour Chaverny, dit Philippe. Il partira ce soir. Et qu’on lui remette mille livres de ma cassette. Le jeune marquis s’inclina, remerciant : -Que devrai-je donc faire pour reconnaître tant de sollicitude de la part de Votre Altesse? -Aller informer M. de Saint-Aignan que, dans un délai de cinq jours, M. de Cellamare sera arrêté et emprisonné, et que, pour éviter le même sort, il ait à quitter au plus tôt Madrid et l’Espagne. -C’est trop peu, monseigneur, je n’y gagnerai jamais mes éperons. -Vous ne savez pas ce qui peut vous attendre en route. Le principal est d’aller vite. Mais l’autre partie de votre rôle ne me tient pas moins à coeur : il s’agit de retrouver le chevalier de Lagardère et Mlle de Nevers dans un délai de huit jours au plus, à vos risques et périls. Passé ce temps, les hostilités seront commencées contre S.M. Catholique. Vous n’aurez plus qu’à venir rendre compte à Mme de Gonzague, à Bayonne, de ce que vous aurez appris touchant sa fille, et à vous présenter aux avant-postes de l’armée, où vous pourrez prendre rang sous les ordres du maréchal de Berwick, dans le corps de M. de Riom. -Merci, monseigneur, dit Chaverny, en se penchant pour baiser la main du Régent; j’y ferai mon devoir. Le prince se tourna vers l’abbé Dubois, lui notifiant que Mme de Gonzague partirait le lendemain pour la frontière avec le cadet de Navailles; que quatre mousquetaires gris devaient se tenir prêts à lui faire escorte jusqu’à Bayonne. L’abbé, les lèvres pincées, mécontent que le Régent décidât ainsi sans le consulter, allait sortir pour préparer les passeports et ordonner des relais, quand Philippe d’Orléans l’arrêta, en disant : -Ce n’est pas tout... Je désirerais également voir le chevalier à l’armée, car lui seul vaut une compagnie. Pour qu’il y fasse bonne figure, nous l’allons faire comte... -Comte!... s’exclama Dubois. -Cela te déplairait-il, l’abbé? Celui-ci ne répondit pas. -Les lettres de noblesse devront porter que le chevalier Henri de Lagardère prendra désormais le titre de comte. Tu les feras inscrire dès ce soir au registre de d’Hozier, pour que demain, à son départ, Mme de Gonzague les ait en poche. C’est elle-même qui les lui remettra. Telle est ma volonté!... -Gonzague est parti, murmura Dubois; mais, pour un courtisan perdu, il y en a dix de retrouvés. -Et ceux-ci préfèrent s’éloigner, riposta Chaverny. Ils pourront du moins, par quelque action, justifier leur faveur. S’ils demeuraient ici, vous vous efforceriez de les perdre. -N’oubliez pas, monsieur, dit l’abbé, hargneux, que si vous arriviez trop tard, M. de Saint-Aignan serait sous les verrous et qu’on vous y mettrait de même. Les prisons d’Espagne n’ont rien d’agréable et vous n’y trouveriez pas votre brevet de mousquetaire. Le marquis fit une si drôle de pirouette devant Dubois que le Régent ne put se tenir d’en rire. -J’arriverai à temps, soyez tranquille, fit-il gaiement. Arrivez de même à la mitre, monsieur l’abbé, et, dès mon retour, si vous savez comment se donne une bénédiction, je vous demanderai la vôtre. -Taisez-vous, Chaverny, dit le Régent, vous allez le faire songer à me demander le chapeau de cardinal. Dubois les regarda tous deux avec cet air narquois qu’il savait prendre quelquefois, et sa bouche moqueuse esquissa un sourire. Tout au fond de lui-même, il se disait qu’il y avait déjà songé et que peut-être le temps n’était pas loin où la pourpre cardinalice servirait de paravent à sa turpitude. Il ne jugea pourtant pas à propos de répondre et s’esquiva. Deux heures après, le marquis, après s’être concerté avec Mme de Gonzague, et suivi d’un seul domestique, prenait à franc étrier la route de Madrid. Dans son for intérieur, il se moquait de Dubois et du brevet de mousquetaire qu’il avait sollicité dans le seul but de mettre l’abbé en rage. Son unique désir était de retrouver au plus tôt Lagardère, Aurore de Nevers et Flor. Si l’amitié et le respect lui faisaient un devoir de s’intéresser surtout aux deux premiers, un autre sentiment faisait tressaillir son coeur d’espérance et de joie à la pensée qu’il allait revoir doña Cruz! Avec L'Ambassadeur. La route ne fut pour Chaverny qu’une série d’étapes. Il les dévora allègrement, sans autre préoccupation que d’aller le plus rapidement possible. Son coeur battit seulement un peu plus fort dès qu’il eut franchi les Pyrénées : d’un moment à l’autre, il pouvait rencontrer ceux qu’il avait tant hâte de revoir. Il ne devait pas néanmoins s’écarter de sa route, son intérêt particulier étant subordonné à l’intérêt général qui, pour le moment, était celui de la France. La mission remplie, n’aurait-il pas huit jours à demeurer en Espagne? Et que ne fait-on pas en huit jours, quand on a la volonté dûment arrêtée de les bien employer? Chaverny traversa la Navarre, un coin de la Vieille- Castille et vint rejoindre à Medina-Celi la route qui conduit de Saragosse à Madrid. C’était toucher au but. Aucun obstacle ne s’était présenté sur son chemin jusqu’alors et rien n’en faisait prévoir. Il galopait donc avec la belle assurance de quelqu’un qui se sent sûr de l’avenir. Mais il y a loin parfois de la coupe aux lèvres. Parti de Paris le 8 décembre, il avait mis à peine six jours pour gagner le point où il se trouvait, à quelques lieues seulement de Madrid. C’était plus de temps cependant qu’il n’en fallait, eu égard à la situation si tendue entre la France et l’Espagne, pour que les événements fissent un pas considérable. Alberoni n’avait rien appris de ce qui s’était passé à Paris ni de la découverte du complot de Cellamare. Ce défaut de nouvelles avait été le salut de M. de Saint- Aignan, moins encore cependant qu’un mot piquant lancé par lui avec à-propos et voici dans quelle circonstance : Philippe V était hydropique et, la mort semblant planer sur sa tête, il en conçut une peur si grande qu’il fit hâtivement son testament, par lequel il laissait la régence à la reine Élisabeth et au cardinal Alberoni. L’Espagne n’avait guère à perdre en sa personne; mais on se demande ce qu’elle fût devenue sous le gouvernement de ces deux complices : Élisabeth Farnèse et le fils du jardinier de Plaisance? N’empêche que la chose était faite et que l’ambassadeur de France ne put se tenir d’exprimer son opinion sur ce sujet : -Il pourrait bien en être de ces dispositions testamentaires, dit-il à quelqu’un, comme de celles de Louis XIV. Ce quelqu’un servit le mot tout chaud au cardinal, qui, autant pour se venger que pour être désagréable au Régent, enjoignit au duc et à la duchesse de Saint-Aignan de quitter Madrid dans les vingt-quatre heures. Il trouva même ce délai trop long, car dès le matin du lendemain, un exempt vint prier l’ambassadeur et sa femme de monter en voiture. Que n’eût-il pas donné, le soir même, pour les tenir encore entre ses griffes? Chaverny voyait déjà s’estomper devant lui la silhouette des églises et des palais de Madrid, quand un tourbillon de poussière s’éleva sur la route à quelque distance. Bientôt même il distingua un carrosse escorté d’un gentilhomme qui chevauchait à la portière et de quelques valets. Sans doute quelque seigneur castillan qui regagnait ses terres? Néanmoins, quand il fut assez près, il s’aperçut que cet équipage n’avait rien d’espagnol, et sa surprise fut plus grande encore, les deux groupes arrivant nez à nez, quand il reconnut l’ambassadeur de France, qu’il avait vu maintes fois à Paris. -Par ma foi! s’écria le jeune marquis en ôtant son chapeau, vous m’épargnez, monsieur, un long ruban de route et je vous prie d’en agréer tous mes remerciements. Cette singulière entrée en matière, formulée en langue française, ne laissa pas que d’étonner singulièrement celui à qui elle s’adressait. La duchesse avait elle-même mis le nez à la portière, et le marquis, avec l’élégance qui lui était coutumière, s’empressa de la saluer. -Qui êtes-vous, monsieur? demanda-t-elle aussitôt. -Le marquis de Chaverny, madame, pour l’instant courrier extraordinaire du Régent de France et chargé, pour monsieur le duc, d’une communication qui, sans doute, va l’intéresser très fort. -Vous avez un pli pour moi? demanda celui-ci. -Non, monsieur, mes ordres sont verbaux. C’est assez vous dire qu’ils sont sérieux, puisque moi n’arrivant pas, nul n’eût pu vous les transmettre. Mais je n’ai plus rien à faire à Madrid, puisque je vous trouve ici et, après la permission de vous accompagner, je vous demanderai où vous allez de ce pas? -Mais, à Paris!... s’écria la duchesse. -Avez-vous donc appris quelque chose des événements?... Je venais justement de la part de Mgr le Régent vous prier d’en prendre la route sans tarder. L’ambassadeur était sur des charbons ardents : -Parlez, monsieur, je vous en prie, dit-il. Qu’avez-vous à me communiquer et à quel titre? -Il n’est pas utile que vos gens nous entendent, fit le petit marquis. Devançons-les donc de quelque cent pas, si vous le voulez bien? Et se penchant à la portière du carrosse, il ajouta : -Veuillez m’excuser, madame, on vous fera part tout à l’heure de ce petit secret d’État. Botte à botte les deux gentilshommes prirent les devants. -Monsieur, dit à brûle-pourpoint Chaverny, à cette heure le prince de Cellamare est arrêté!... Le duc fit un bond sur sa selle. -Et je venais vous demander de quitter immédiatement Madrid, de crainte que par contrecoup, le même sort ne vous fût réservé. Saint-Aignan oublia qu’il était diplomate et poussa un formidable éclat de rire. -Alberoni est joué!... s’écria-t-il. C’est lui-même qui m’a obligé à partir; il me regrettera! Mais vous ne m’avez pas dit pourquoi on s’est emparé de Cellamare? -Parce que, sous les auspices du cardinal, avec la connivence de la cour de Sceaux et des ennemis de Philippe d’Orléans, on devait mettre le jeune roi en sûreté et le Régent je ne sais où, mais ailleurs qu’au siège du gouvernement. -Je me doutais de quelque chose, et pourtant le secret a été bien gardé à Madrid. -Le complot s’est découvert à Paris; la Bastille va s’ouvrir pour beaucoup! -Qui?... -Le duc et la duchesse du Maine qui seront exilés. MM. de Villeroi, de Villars, d’Huxelles, Tallart, d’Effiat, Canillac et le premier président lui-même, sont gravement compromis, sans compter d’autres qui sont revêtus de la pourpre et qu’on soupçonne. L’ambassadeur était tout oreilles, et son interlocuteur, qui suivait sur son visage les expressions diverses provoquées par son récit, lui narra tout ce qu’il savait sur la conspiration. -Maintenant, monsieur, dit-il, voulez-vous me permettre à mon tour quelques questions? -Je vous écoute... -Avez-vous entendu parler ces derniers jours, à Madrid, du chevalier de Lagardère? -Non. -Ni de Mlle de Nevers et d’une jeune fille qui l’accompagne? -Pas davantage... -Ni du prince de Gonzague? -Aucun Français, que je sache, n’est arrivé à Madrid depuis plus d’une semaine... Serait-il indiscret de vous demander pourquoi toutes ces questions? -Je vous le dirai plus tard, en détail, si nous en avons le temps, car ceci est en dehors de la mission que j’avais à remplir auprès de vous. Les trois premiers personnages surtout m’intéressent; le dernier ne peut me servir qu’à retrouver les autres... -Philippe de Mantoue, l’ami du Régent?... Que vient-il faire en Espagne? -Philippe de Mantoue n’est plus l’ami du Régent... il est félon, banni du royaume!... Mais, en s’enfuyant, il a emporté sa proie, qui s’appelle Aurore de Nevers, et Lagardère le poursuit pour la lui arracher... -Que me dites-vous? -Une partie de la vérité!... Hâtons-nous!... On peut vous poursuivre aussi; il importe que vous mettiez la frontière entre Alberoni et vous. À cent pas plus loin, la route faisait un coude. Un groupe de cavaliers déboucha au galop et Chaverny mit la main à son épée en étouffant un cri. En même temps il fouillait la troupe des yeux, mais il n’y vit que des hommes. -Qu’avez-vous? demanda Saint-Aignan. -C’est Gonzague!... répondit le marquis d’une voix sourde. Nous allons sans doute avoir à régler un compte ensemble. Je vous serai obligé dans ce cas, monsieur l’ambassadeur, de continuer sans moi votre route; je ne dois pas vous retarder un instant. -Je n’en ferai rien, repartit le duc. À titre d’ambassadeur, je vous dois aide et protection sur la terre espagnole... À titre d’ami, et quoi qu’il arrive, je ne puis vous laisser aux prises avec ces hommes! -Je n’ai affaire qu’à un seul : Philippe de Mantoue! Les deux troupes n’étaient plus qu’à dix pas l’une de l’autre. Gonzague et ceux qui le suivaient poussèrent une exclamation de surprise : -Chaverny!!... -Oui! Chaverny! s’écria celui-ci. Chaverny libre et qui n’est plus des vôtres, car il a secoué le joug de Gonzague!... Vous devriez en faire autant, messieurs! Un murmure monta de la troupe et le petit marquis se dressa sur ses étriers, insolent et gouailleur : -Et l’épée de Chaverny, ajouta-t-il, vous la trouverez encore, vous la trouverez bientôt à côté de celle de Lagardère!! Sa voix vibrait avec des éclats de cuivre, tandis que Philippe de Mantoue grinçait des dents. -Ôte-toi de mon chemin, marquis, dit-il. J’ai mes devoirs à présenter à M. de Saint-Aignan. -M. de Saint-Aignan ne te répondra pas... Je lui ai dit qui tu es et ce que tu vaux! Gonzague et ses roués mirent l’épée à la main. L’ambassadeur en fit autant. -Que personne ne se mêle de ceci, cria Chaverny. J’ai à converser avec M. de Gonzague, avec lui seul... même si les épées devaient parler après la langue! -Place!... hurla Gonzague, fou de colère. -Causons d’abord, répliqua froidement le marquis. Dis- moi, cousin, n’as-tu pas rencontré Lagardère sur ta route et ne pourrais-tu me dire où il est à cette heure? -Lagardère est mort!... Tu vas aller le rejoindre! rugit Philippe de Mantoue. -J’en doute, en ce qui me concerne. Quant à ce qui touche Lagardère, s’il était mort, tu ne serais pas là : ta vie doit s’éteindre avant la sienne! Qu’as-tu fait de Mlle de Nevers et de doña Cruz?... Le chevalier te les aurait-il reprises? Gonzague ricana : -Tu es trop jeune pour me demander des comptes, marquis, et si je n’avais pitié de ta jeunesse, comme mépris de l’orgueil qui te fait te dresser contre ton bienfaiteur, je t’aurais passé déjà mon épée au travers du corps. Chaverny blêmit de rage. -Jeune?... c’est vrai, dit-il. Mais mes épaules ne se sont jamais courbées comme les tiennes, sous le poids de la honte!... Je ne serai jamais ni un conspirateur, ni un traître, ni un lâche... ni un assassin!... Et tu es tout cela, toi, beau cousin!... Tu veux passer?... Va, la route est libre : un autre gredin, Alberoni, t’attend à l’Escurial!... Dis-lui de la part du Régent, de la mienne, que Cellamare est en prison, que M. de Saint- Aignan est hors de sa portée!... Et tu lui offriras ton épée souillée, assez vile pour être tirée contre la France! -Tais-toi, marquis, tais-toi! hurla Philippe de Mantoue qui éperonna son cheval et s’élança sur Chaverny. Heureusement pour lui, connaissant les manières de son beau cousin, celui-ci s’attendait au choc. On entendit un rapide battement de fer et l’arme de Gonzague, arrachée de sa main, alla se ficher en terre au rebord du fossé. Nocé mit pied à terre pour aller la lui chercher. -Et vous, messieurs, reprit le marquis en s’adressant aux roués, il est temps encore de tourner bride. Du côté de la France, il y a pour vous le pardon et l’honneur! Laissez cet homme aller seul... si vous le suivez, vous ne trouverez derrière lui que la honte!... Il jeta ce cri comme un appel suprême à ce qui pouvait exister encore en eux de nobles sentiments. Son cri ne fut pas entendu. Alors, remettant son épée au fourreau, méprisant et hautain, il ajouta : -Je vais à la recherche de Lagardère. Où que tu aies caché tes prisonnières, nous les retrouverons à nous deux. Si c’est Peyrolles qui les garde, car je ne le vois pas parmi vous, nous pendrons sa carcasse à l’arbre le plus proche et nos victimes ne retomberont jamais dans vos serres. Puis, le bras étendu vers Madrid, il termina avec un geste superbe : -Passez, messieurs, et bon voyage! Le soleil de France ne luira plus pour vous! Sans la présence de l’ambassadeur, les choses ne se fussent peut-être point passées de la sorte et Chaverny eût payé de sa vie sa témérité et ses insultes. Ses révélations au sujet de l’arrestation à Paris de l’ambassadeur d’Espagne avaient produit sur Philippe de Mantoue l’effet d’un coup de massue. Les roués, d’autre part, n’eussent point voulu, sans un ordre formel du prince, porter la main sur celui qui avait été si longtemps leur ami, à qui ils gardaient leur estime et dont ils admiraient secrètement la bravoure. Mais le maître les avait aveulis à ce point que nul n’osa lever le premier l’étendard de la révolte et se ranger aux côtés du petit marquis. Montaubert en fut à deux doigts. Il s’arrêta en chemin. Tous les autres eussent suivi. Ils préférèrent, comme des chiens, suivre Gonzague et défilèrent, avec un faux air de rodomontade et sans courber le front, devant leur égal d’hier qui venait de se faire leur juge et de flétrir leur infamie. -Maintenant, en avant! dit Chaverny, en s’adressant à ses nouveaux compagnons de route. Je serais surpris qu’on ne nous poursuive pas avant peu. M. de Saint-Aignan se pencha sur sa selle, pour l’embrasser, et la duchesse par la portière lui tendit sa blanche main qu’il effleura de ses lèvres. -C’était fou, dit-elle, et c’était sublime! -C’est justice, et pas autre chose, rectifia le marquis. Quand on rencontre une vipère sur sa route, il faut chercher à lui écraser la tête!... Dans le cas présent, je n’ai pas qualité pour tuer; la vie de cet homme appartient à Lagardère. Il ne fallait pas songer à atteindre la frontière le soir même, bien que les gentilshommes eussent résolu de ne pas s’arrêter dans la nuit. Ce fut à peine si l’on mit pied à terre une demi-heure pour se réconforter dans une auberge, et la petite troupe reprit sa marche à la plus vive allure. Pour que les heures fussent moins longues, Chaverny conta par le menu tout ce qui touchait Gonzague et Lagardère, et sa parole chaude et vibrante, dans le silence de la nuit, transportait ses auditeurs d’enthousiasme pour le chevalier, de douce pitié pour les victimes. Mme de Saint-Aignan était fort jolie; les larmes d’attendrissement qui coulaient sur ses joues la rendaient plus belle encore. Elle buvait les paroles de Chaverny et l’interrompait à tout instant pour lui adresser à lui-même des éloges qu’il évitait cependant en passant sous silence le rôle qui avait été le sien. En femme experte à juger, elle devinait cette modestie et reconstituait les scènes qui avaient eu lieu, comme si elle y eût assisté elle-même. L’admiration et la sympathie font naître souvent cette sorte de divination chez les femmes. Le jour vint. Le soleil magnifique des hivers espagnols monta à l’horizon. L’église de Santa-Maria de Tolosa dressait ses tours en profil sur le disque d’or. Dans deux heures on serait à la frontière. Soudain, un galop retentit par derrière et six cavaliers, six alguazils apparurent à une portée de fusil du carrosse. Ils étaient partis douze de Madrid, mais la moitié, en route, avait crevé ses chevaux. Ils apportaient à M. de Saint-Aignan, de la part du premier ministre Alberoni, l’ordre de rétrograder sur la capitale de l’Espagne. L’ambassadeur le lut et eut un sourire méprisant. -Allez dire au cardinal, fit-il en froissant le parchemin, que je n’ai pas d’ordres à recevoir de lui et que j’obéis à ceux de S.A.R. le Régent de France. -Les nôtres, dit l’alguazil mayor, sont de vous empêcher, même par la force, de passer la frontière. En même temps que M. de Saint-Aignan, Chaverny avait mis l’épée à la main. -Essayez, dit-il, tandis que les serviteurs eux-mêmes, l’arme au poing, se rangeaient derrière eux. Les alguazils s’étaient formés en bataille en avant du carrosse et barraient la route. Il allait falloir les culbuter pour passer. -Je vous somme une dernière fois de vous retirer, leur dit le duc, sans quoi nous allons vous charger. Ils ne bougèrent pas et se préparèrent à recevoir le choc. Tout à coup la portière s’ouvrit et Mme de Saint-Aignan, un pistolet de chaque main, bondit sur la route. On entendit successivement deux coups de feu; l’alguazil mayor tomba, la tête trouée; un autre glissa sur sa selle, le pied pris dans l’étrier tandis que son cheval s’élançait à toute allure sur le chemin de Madrid, faisant rebondir sur le sol le corps qui bientôt serait en lambeaux. Un troisième enfin tomba, la poitrine traversée par l’épée de Chaverny, et le reste s’enfuit. -Je vous retourne votre éloge, madame, dit Chaverny en remettant la duchesse en voiture, c’était fou... et c’était sublime! Elle fut plus heureuse de cette phrase que de l’acte accompli. -Baisez la main meurtrière, monsieur, dit-elle en souriant, ce sera sa récompense. On parvint bientôt à Andaye et la duchesse, ne voulant pas aller plus loin ce jour-là, témoigna son désir de s’y arrêter pour y prendre du repos. Elle en avait d’autant plus besoin qu’en dehors de la fatigue occasionnée par une longue route, une réaction s’était opérée en elle après la déroute des alguazils. La femme, quoi qu’on en dise, n’est pas faite pour tuer, et les Jeanne d’Arc sont des exceptions. Mme de Saint- Aignan avait agi sous une certaine impulsion provoquée par une pointe d’amour-propre et le désir de paraître brave, elle aussi, devant celui qu’elle avait vu plein d’audace. N’empêche que, remontée dans son carrosse, elle songea en frémissant au pauvre diable qui n’était pas mort peut- être de son coup de pistolet et dont le crâne allait rebondissant sur les rocs. Elle ne chassa ces idées noires qu’une fois arrivée en terre française. -Madame, lui dit alors Chaverny, je vais vous dire adieu et vous souhaiter un heureux voyage. Jamais compagnie ne me fut plus agréable que la vôtre; les meilleures choses, hélas! ont une fin. Le front de la jeune femme se plissa, ses yeux s’assombrirent de nouveau. -Monsieur, supplia-t-elle, avec un regard si doux qu’il n’était guère possible d’y résister, voulez-vous m’accorder une grâce? -Comment pourrais-je m’y soustraire, madame? -Écoutez. Nous ne gagnerons Bayonne que ce soir, à la tombée du jour. Ne nous quittez pas avant cette heure. Et d’ailleurs, pourquoi ne rentreriez-vous pas à Paris en même temps que nous? -Parce que j’avais deux missions à remplir, madame : celle de mettre M. l’ambassadeur de France et sa femme en sûreté. Elle est heureusement terminée et M. de Saint- Aignan en rendra compte lui-même à Son Altesse. -Et l’autre? -L’autre m’est presque personnelle, bien qu’elle ait l’assentiment de Mgr le Régent. -Seul? -Il faut que je sache ce que sont devenus le chevalier de Lagardère, Mlle de Nevers et sa compagne. J’ai huit jours pour y pourvoir. Vous m’en demandez un, je vous l’accorde, madame. Demain, je mettrai les bouchées doubles. -Reviendrez-vous ensuite à Paris? -Dans une semaine au plus, la guerre sera déclarée entre la France et l’Espagne et je serai à l’armée. Lagardère et moi tâcherons d’y tenir notre place. -La guerre sera courte, je l’espère, dit Saint-Aignan, et l’Espagne ne tiendra pas longtemps. Ménagez votre vie, marquis, vous avez de nouveaux amis qui y tiennent. La journée se passa, trop courte pour l’ambassadeur et sa femme, trop longue pour Chaverny, malgré tout le charme qui l’entourait. Le soleil, en se couchant dans le golfe de Gascogne, laissa tout le monde à cheval. -Dès votre retour, dit le duc, n’oubliez pas, je vous prie, de venir vous assurer de mon amitié sincère. -Et voulez-vous accepter la mienne? ajouta la duchesse d’une voix caressante dont son mari ne songea point à prendre ombrage. -Priez, dit-il, pour qu’Aurore de Nevers soit bientôt libre et comtesse de Lagardère et pour que Chaverny retrouve aussi doña Cruz... -Et la fasse marquise de Chaverny... -Vous l’avez bien auguré, madame, et si vos prières sont efficaces, je mettrai tout mon dévouement à vos pieds. -Je prierai aussi, monsieur de Chaverny, pour que vous soyez moins follement brave et que les épées se détournent de votre poitrine. Au revoir et à bientôt, n’est-ce pas? Faites-nous le plus souvent possible tenir de vos nouvelles. Après quelques dernières protestations d’amitié, la duchesse de Saint-Aignan monta dans son carrosse. C’était une honnête femme, mais son coeur n’en battait pas moins la chamade et longtemps elle resta la tête à la portière pour distinguer encore, dans le crépuscule, la fine silhouette du marquis de Chaverny qui s’enfonçait en Espagne. Vendeur D'Eau. Chaverny songea qu’il était bon de prendre un autre chemin, aucun indice n’étant venu lui signaler la présence de Lagardère sur celui qu’il avait parcouru jusque-là, à l’allée et au retour. Le chevalier n’était pas à Madrid, -l’ambassadeur avait cru pouvoir le lui affirmer, -et les jeunes filles non plus, puisque le marquis avait rencontré Gonzague qui s’y rendait sans elles. Il fallait donc chercher ailleurs, mais où?... Valait-il mieux aller à l’est qu’à l’ouest, fouiller l’Aragon que la Castille, gagner les frontières du pays de Léon ou celles de la Catalogne? On ne trouve pas plus facilement un homme seul en Espagne qu’une aiguille dans un tas de foin, et le marquis n’avait devant lui ni des mois ni des semaines. Les jours étaient comptés et les heures passent vite. Il ne connaissait que très imparfaitement la langue espagnole et la difficulté n’en était que plus grande. S’il questionnait les passants, bien souvent il ne comprenait pas leurs réponses. Il ne comptait donc que sur une inspiration soudaine, une circonstance imprévue, pour le mettre dans la bonne voie. Ce fut ainsi qu’au lieu de se diriger vers la Navarre, il prit par les pays basques et le Guipuzcoa pour gagner Burgos et Valladolid. En un mot, il s’en remettait au hasard, sans s’occuper s’il rencontrerait encore Gonzague ou les agents d’Alberoni. Se jeter entre les mains des uns ou des autres, c’était cependant risquer inutilement la mort, ou tout au moins la prison, ce qui voulait dire l’inaction forcée. Ce n’était pas le moment d’aller croupir dans une forteresse, alors qu’il était urgent de découvrir le chevalier et que des événements tout proches allaient réclamer son bras et son épée. Il n’était pas de ceux qu’arrête un grain de sable et chez lui le physique vigoureux et sain venait en aide au moral. Il n’avait jusqu’alors vu la vie que du bon côté, il commençait à peine à se douter qu’elle avait un revers. -Aide-toi, marquis, dit-il, le ciel t’aidera! Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’il se trouva tout à coup en face du Gosier de Pancorbo qui s’ouvrait au sein même de la sierra comme un mystérieux abîme d’ombre, de ténèbres et de silence. L’homme se sent petit devant certains spectacles de la nature. Chaverny comprit, en présence de ce trou béant, qu’il était un nain. Roncevaux étant tout proche, il songea que le tranchant de Durandal n’avait entamé qu’un rocher, tandis qu’un autre glaive formidable, brandi par la main de Celui qui est le maître du destin, peut fendre des montagnes comme du bout d’un stylet on ouvre une grenade mûre. Il mit son cheval au pas pour entrer dans la gorge. Les rochers étaient noirs et le ruisseau susurrait au pied. Des corbeaux, en nombre, croassaient, se heurtaient les ailes à la pierre, planaient ainsi que sur un charnier. Quelque cadavre était par là sans doute et les lugubres oiseaux, croque-morts des airs, voletaient à l’entour. Dans le lit du ruisseau, à la saillie d’une pierre, quelque chose était accroché, objet informe auquel on ne pouvait donner un nom. Le petit marquis mit pied à terre, cueillit l’objet du bout de son épée : c’était un feutre gris, sale et crasseux, auquel pendait une plume brisée. -J’ai dû voir cela quelque part, pensa-t-il. Pareil couvre-chef n’est pas commun, même au pays des nobles guenilles; mais quel diable de tête ombrageait cette loque? Je ne m’en souviens plus. Tel un bateleur du Pont-Neuf, il fit pirouetter le feutre à la pointe de sa lame, en égrenant un rire sonore qui se répercuta dans tout le défilé, puis le laissa tomber à ses pieds. -Cocardasse! cria-t-il soudain en s’arrêtant, les yeux fixés, comme en extase, sur son jouet. Vive Dieu! je savais bien que ce chapeau avait déjà réjoui ma vue. Les corbeaux tournoyaient toujours entre les deux murs formés par les rochers. Ils ne s’arrêtèrent pas là et allaient se poser à quelques pas plus loin. Après le couvre-chef abandonné, Chaverny allait-il donc trouver l’homme? Il continua d’avancer, en tenant son cheval par la bride et les yeux fixés vers le sol. À certains endroits, l’herbe était plaquée de taches sombres, comme si on l’eût arrosée avec du sang. Un vol d’oiseaux carnassiers s’enleva. L’eau du ruisseau, l’eau qui avait été rouge quelques jours avant, coulait claire et limpide. Le cheval du marquis tendit son encolure pour y boire et détourna soudain la tête avec un frémissement des naseaux. Au bord de la route gisait un cadavre décomposé, déjà pourri. Il est cependant des moines en Espagne pour donner la sépulture aux morts! Le visage était méconnaissable; c’était un amas de chair et d’os, et, fiché dans le front, un fragment de lame se dressait, meurtrier. À cette époque, toutes les épées portaient une inscription. Chaverny se pencha curieusement et put lire ce qui restait sur celle-là, brillant en lettres d’or. Il n’y avait plus que trois mots et ces trois mots étaient : Régent de France. Or, le marquis savait qui avait emporté l’épée de Philippe d’Orléans : Lagardère était passé par là. Il sauta à cheval et partit à franc étrier, comme un Peau-Rouge qui vient de découvrir la piste de guerre. Et ce fut ainsi qu’il alla jusqu’à Burgos, jusqu’à Valladolid, interrogeant les muletiers et les patrons des haciendas. Partout on lui dit qu’au Gosier de Pancorbo quatre hommes en avaient tué ou dispersé deux cents. Les chiffres augmentent vite en Espagne! Mais après Valladolid, plus rien! Lagardère avait disparu; nul ne l’avait vu, nul n’avait entendu parler de l’affaire de Pancorbo. Le marquis passa vingt-quatre heures à fouiller les environs, jusqu’aux plus petits villages. Ce fut en vain. Il n’était pas homme à se désespérer et comme il approchait de Ségovie, il fit rencontre d’une jeune fille fort belle qu’il interrogea. Elle allait le long de la route en dansant un fandango et son type était celui des gitanas mauresques. À la vue de Chaverny, elle s’arrêta net et le regarda. -Qui es-tu? lui demanda le gentilhomme. -Le sais-je? répondit-elle. Une enfant du désert, de l’espace, une fleur du soleil levant. -D’où viens-tu? -Je suis passée par Pancorbo, où naguère il y eut des morts. -Où vas-tu? -Où le destin me conduit, où m’a dit d’aller celui qui me guide... -Et quel est celui qui te guide? demanda anxieusement Chaverny, remué soudain par ces énigmatiques réponses à travers lesquelles il débrouillait quelque chose d’important pour lui. Le visage de la gitanita, qui s’était éclairé un instant, redevint froid comme un bloc de marbre. On devinait la langue paralysée par la volonté et la volonté murée comme un sépulcre. -Je ne sais... répondit-elle. C’est lui... et c’est tout! -Ton nom?... demanda Chaverny. -Mariquita!... -Et le sien... dis-moi le sien... C’est Lagardère!... Son regard parcourut l’horizon, cherchant le chevalier, s’attendant à le voir surgir au coin d’un rocher. Quand il le ramena à ses pieds, il n’y avait plus rien : la bohémienne avait disparu! Et pourtant le marquis sentait que Lagardère ne devait pas être loin. Mais il eut beau fouiller de nouveau le pays, toutes traces de sa présence disparurent. Que faire? Chaverny n’avait plus que quatre jours devant lui et jusque-là aucun indice n’avait pu lui révéler dans quelle solitude on avait enfoui Aurore de Nevers et doña Cruz. Devrait-il donc retourner auprès de Mme de Gonzague et lui avouer son impuissance? Dans l’incertitude où il se trouvait sur l’opportunité de diriger ses pas d’un côté ou d’un autre, l’idée devait forcément lui venir qu’à Madrid seulement il aurait chance de trouver quelque chose, grâce aux quelques amis qu’il y comptait et qui pourraient peut-être s’employer pour lui. Là, par exemple, il risquait aussi de se heurter à Gonzague qui, sans doute, y était tout-puissant et réduirait ses démarches à néant. Il y réfléchit longtemps, ne sachant à quel parti se résoudre. -Tant pis, se dit-il enfin. Jouons le tout pour le tout. Rien ne m’oblige à me présenter à mon cher cousin dans l’équipage où il m’a rencontré il y a deux jours. La force n’a rien à faire en ce moment; c’est le plus rusé de nous deux qui gagnera. La jeunesse ne doute de rien, dit-on : Chaverny était jeune et surtout audacieux. Aux approches de la ville, il troqua son cheval contre un âne, ses vêtements de seigneur français contre un costume espagnol, et, suivi de son domestique dans le même accoutrement que lui, pénétra à Madrid déguisé en aguador. Il croyait la chose très simple et dépourvue de tout danger pour lui. Mais n’est pas aguador qui veut dans la capitale de Sa Majesté Catholique. Une place de porteur d’eau ambulant ou sédentaire se vend à Madrid tout comme une charge de notaire. Les membres de la corporation se connaissent depuis le premier jusqu’au dernier, et l’intrus qui cherche à se faufiler parmi eux est bientôt mis en demeure ou de décamper, ou de passer par les formalités d’usage. Aussi Chaverny eut-il poussé à peine deux ou trois fois le cri que tout voyageur entend retentir des milliers de fois par jour d’un bout à l’autre de l’Espagne : Agua, agua fresca! que dix porteurs d’eau l’entourèrent avec des regards courroucés et des intentions évidemment hostiles. Le marquis avait bien un poignard sous ses vêtements, de même qu’une courte dague était cachée sous la sangle qui maintenait le bât de son bourricot. Ceci ne l’empêcha pas de constater qu’il allait avoir maille à partir avec ses nouveaux collègues. Ce ne fut pas long d’ailleurs. -Depuis quand es-tu ici? lui demanda l’un d’eux. -Je viens de Ségovie, l’ami. N’y a-t-il donc pas de place au soleil de cette ville pour deux compagnons de bonne mine? -As-tu la permission du celador? -Qui appelles-tu ainsi? -L’agent de la morale publique, celui qui exige que tout aguador fasse preuve, avant de s’installer, d’honnêteté, de bonnes moeurs et de religion. -Non... Mais ai-je donc la figure d’un bandit? Celui qui parlait avait-il jamais fait les preuves qu’il demandait aux autres? C’était permis d’en douter, à en juger par son air, et il avait pu faire bien des métiers avant celui de porteur d’eau. C’était là, peut-être, le motif de son intransigeance. -Il faut t’en aller d’ici, dit-il. -Un instant, l’ami, répliqua Chaverny. Entrons d’abord tous dans cette auberge et quand nous aurons vidé quelques outres de vin, il nous sera plus facile de nous entendre. La proposition était bonne. L’aguador vend de l’eau le plus qu’il peut, mais il emploie une grande partie de son gain à boire du vin. C’est ainsi que chez nous les coiffeurs se gardent bien d’utiliser pour eux-mêmes les onguents soi-disant destinés à faire repousser les cheveux et qu’ils prônent si fort à leurs clients! Ânes et mules furent alignés devant l’auberge, la tête au mur; on eût pu les laisser là deux heures sans qu’aucun ne bougeât. Chaverny désigna aux aguadores un coin de la salle où il pourrait causer avec eux sans être entendu des voisins. -Combien chacun de vous gagne-t-il par jour? leur demanda-t-il. Il était difficile de se mettre d’accord sur cette question, les uns exagérant beaucoup, les autres un peu moins. Le marquis fit une moyenne entre les deux chiffres extrêmes. -Ce qui veut dire, conclut-il, que mon compagnon et moi, qui sommes nouveaux ici, gagnerions environ trois pesetas? Est-ce cela? -C’est vrai. -Nous avons quatre jours à rester à Madrid, ce qui fait pour nous deux vingt-quatre pesetas. En voilà trente que vous pouvez vous partager... Maintenant, buvons. Les Espagnols roulaient de gros yeux étonnés. -Vous ne comprenez pas? reprit leur interlocuteur; je m’en doutais. Eh bien, écoutez-moi : je ne suis pas aguador, je ne suis ni de Madrid, ni de Ségovie, ni d’aucun pays que vous connaissiez, et je n’ai nulle envie de vous faire concurrence. -Nous le reconnaissons... Mais alors? -Pour me rapprocher d’une belle qu’on a ravie à mon amour, j’ai dû prendre ce déguisement. Dans quatre jours, je n’en aurai plus besoin. Tout Espagnol se complaît aux aventures amoureuses, qu’il soit grand de première classe ou simple porteur d’eau. La conquête de ceux-ci était faite; ils partirent tous d’un franc éclat de rire et le vin commença à couler. -On préviendra les autres, dit l’un d’eux, pour que personne ne contrarie tes plans, et si tu as besoin de nous, nous pouvons te servir. Grâce à notre métier, nous pénétrons un peu partout, nous autres, et nous savons faire jaser les servantes. Peux-tu nous dire dans quelle maison, ou seulement dans quelle rue est cachée la señorita? -Je l’ignore... -Nous le saurons bientôt, si tu le veux. Donne-nous les indications nécessaires. Chaverny leur dépeignit Aurore et doña Cruz, puis Lagardère, Passepoil et enfin Cocardasse, le type le plus facile à reconnaître entre tous. Ces hommes pouvaient être pour lui de précieux auxiliaires qu’il serait maladroit de négliger. En les payant largement, il y gagnerait encore. -Cinquante pesetas à celui qui retrouvera l’une ou l’autre de ces personnes, dit-il. Tous les matins, à cette heure, vous me trouverez ici... À demain donc; je vais, de mon côté, me mettre en chasse. Les clochettes pendues au cou des bêtes recommencèrent à tinter joyeusement et les aguadores prirent chacun une direction différente. -Agua, agua helada, agua fresquita! quien quiere agua! criait avec entrain le petit marquis, non sans dévisager chaque passant et sans jeter un coup d’oeil derrière chaque jalousie. Sur la plaza Mayor, un rassemblement l’arrêta. C’était un moine qui prêchait en plein air, un de ces buleros qui colportent des indulgences et que le peuple écoute en faisant des signes de croix. On ne distinguait pas son visage sur lequel était rabattu le capuchon de bure. Mais il parlait avec abondance, narrait la passion comme s’il y eût assisté lui-même, invoquait la sainte Vierge, saint Jacques de Compostelle et tous les bienheureux de la Castille et de l’Aragon. Sa faconde était telle qu’elle donnait soif à ceux qui l’écoutaient. Il en fut du moins ainsi pour un brave capucin, qui accourut au cri du porteur d’eau et vida le verre d’un trait. Ils étaient deux : les capucins d’Espagne vont par paire... et Chaverny se préparait à tendre un verre au second. Il s’arrêta net devant le geste de dédain qui répondit à son empressement : le bon père avait sans doute coutume de se rincer le gosier d’autre liquide! Supposition qu’il n’eut d’ailleurs pas le temps d’approfondir, car le prédicateur disparut soudain comme par enchantement, tandis que les capucins, les femmes, les mendiants et tout le reste essayaient d’en faire autant. En quelques secondes, la place fut nette ou à peu près : il n’y restait qu’une escouade d’alguazils, un aguador qui s’appelait Chaverny, et un moine dont nous saurons le nom tout à l’heure. L’entrée de chaque rue était gardée par d’autres alguazils qui avaient laissé écouler la foule. On eût dit un filet à travers les mailles duquel se faufilent tous les petits poissons, et dont la raison d’être est de ne garder que les gros. Pour qui sait le prestige des religieux en Espagne, il n’y avait pas lieu de supposer que celui-ci fût le gros poisson qu’on voulait capturer. Le petit marquis crut comprendre que c’était à lui qu’on en voulait et qu’il avait eu tort de ne pas suivre les autres, plutôt que de rester ainsi pris au piège dans la plus vulgaire des souricières. Il reconnut bientôt que c’était une erreur : les soldats ne s’occupaient pas plus de lui que du Grand Turc. Le capucin cherchait de tous côtés son compère. Séparé de lui, il n’avait pu le voir se débarrasser prestement de sa robe de bure, la jeter sur les épaules d’une femme qui fuyait devant lui et franchir lui-même, sans être remarqué, les mailles du filet. Les alguazils, il est vrai, avaient arrêté la femme : pauvre aubaine, c’était une marchande de pastèques que tout le monde connaissait sur le Prado : ils avaient vu qu’ils étaient joués. Celui-ci n’avait eu ni la pensée ni l’intelligence d’en faire autant et s’était laissé prendre... Toutefois, il avait les jambes longues, des jarrets solides et rien ne prouvait encore qu’il se rendrait à merci. Une course fantastique commença autour de la plaza Mayor. Vingt fois les alguazils lancés à la poursuite du moine étendirent le bras pour le happer au passage : vingt fois il leur échappa. Aux balcons, de nombreux curieux suivaient avec intérêt cette chasse d’un nouveau genre. À plusieurs reprises, le capucin était passé devant Chaverny. Il y passa de nouveau, si près que le marquis put le voir et entendre ce qu’il murmurait entre ses dents : -Capédédiou! disait-il, ils ne m’ont pas encore, les couquins! Le gentilhomme sursauta : c’était Cocardasse! l’autre ne pouvait être que Passepoil. Que faire?... L’appeler, c’était le perdre, se perdre soi-même. Encore un qui savait où était Lagardère et qui, peut-être, ne le dirait pas. Quelque chose gênait la course de Cocardasse : sous son froc, sa rapière s’empêtrait dans ses jambes. Il en avait d’ailleurs assez de fuir devant une bande d’alguazils comme un lapin devant les chiens. Moine, il pouvait essayer ce moyen sans y rien risquer de sa dignité; mais dès qu’il vit que c’était inutile, il redevint Cocardasse. Une épée, on ne sait comment, jaillit de dessous sa robe, et ceux qui le serraient de plus près se reculèrent de cinq pas, avec d’autant plus de crainte qu’il jurait comme n’ont pas coutume de jurer les moines. On eût dit le taureau que trop de banderilles ont mis en fureur et qui s’arrête, soudain, piétine, fait voler le sable autour de lui et choisit l’adversaire qu’il veut éventrer. Seul ainsi, en garde, au milieu de cette place, contre trente adversaires, enveloppé dans sa robe de bure entr’ouverte qui laissait voir un pourpoint fripé et des bottes, Cocardasse en imposait vraiment, et Chaverny dut se tenir à quatre pour ne pas aller lui prêter main- forte. Ils étaient trop et le Gascon ne pouvait voir que devant lui. Quelqu’un se glissa par derrière, comme un serpent : c’était un de ces hommes courts, trapus et solides, comme on en rencontre dans les montagnes espagnoles, qui soulèvent un cheval ou un taureau comme un fétu de paille. Cocardasse se sentit tout à coup à cheval sur quelque chose, enlevé de terre sur deux épaules carrées et renversé en arrière sur le dos, les jambes en l’air. -Eh donc! gronda-t-il, voilà des façons canailles! Son vocabulaire n’était pas près d’être épuisé si on lui eût permis d’en dire plus long; mais, bâillonné, garrotté en un clin d’oeil, on l’emporta vers la prison. Passepoil du moins était sauvé; Chaverny se promit de le retrouver au plus tôt. La piste cette fois était toute chaude et le gentilhomme espérait bien dès le lendemain mettre la main sur le chevalier de Lagardère. Se doutait- il que celui-ci ne faisait qu’un avec le bulero qui prêchait sur la plaza Mayor et s’était évanoui comme un feu follet à l’apparition des alguazils? Tout le reste du jour il chercha, dévisagea tous les moines, -et ils sont nombreux, -qu’il rencontra dans les rues de Madrid. Tous ceux qu’il croisa avaient la trogne enluminée, le ventre rebondi et ne buvaient pas d’eau. Plusieurs fois il passa tout près du prévôt : seulement celui-ci n’était plus capucin! Cocardasse Au Gibet. Le surlendemain, Madrid s’éveilla au son des cloches qui tintaient un glas funèbre. La place de la Cevada fut bientôt noire de monde, à part un grand cercle gardé par les soldats. Au milieu du cercle se dressait la potence! Le bourreau monta une dernière fois pour s’assurer que tout était prêt. Il se suspendit même à l’aide des poignets et se laissa glisser le long de la corde jusqu’au noeud coulant pour s’assurer de son fonctionnement. Il imprima au chanvre des secousses violentes, pesa de tout son poids, afin de bien montrer au peuple que cette corde ne casserait pas et que celui qu’on allait y suspendre serait expédié dans les règles. Qui eût pu le voir rire cependant en eût douté avec raison. Mais sous la cagoule noire, percée seulement de deux trous pour les yeux, on ne pouvait rien distinguer de son visage. Il était vêtu de velours également noir et, seule, une large ceinture rouge mettait la note sanglante sur ce fond de deuil. Ce n’était pas là l’habituel bourreau de Madrid, homme lourd, mauvais, et qui ne se couvrait jamais la tête parce qu’il louchait atrocement et n’eût pu voir à travers sa cagoule. Les condamnés redoutaient plus son regard torve que la corde elle-même. -Pourquoi n’est-ce pas lui? demanda une femme. -Il est bon pour des criminels vulgaires, répondit quelqu’un. Celui-ci est un personnage de marque, paraît- il, car on a fait venir tout exprès pour lui le bourreau de Cadix, habile à jucher les condamnés au haut des vergues. -Santa Virgen!... glapirent cinq ou six commères, le bourreau de Cadix!... Alors il ne le manquera pas? -Je le crains pour le pauvre diable. Un instant après, huit personnes sur dix savaient déjà que l’exécuteur des hautes oeuvres n’était autre que le fameux bourreau de Cadix et que le condamné était pour le moins un prince. Tant de bavardages desséchaient les gosiers et de nombreux aguadores circulaient dans les groupes, faisant une abondante recette de monnaie aussi bien que de nouvelles. Ils mettaient la première dans leurs poches et venaient à tour de rôle faire part des secondes à l’un d’eux qui se tenait immobile dans un coin de la place. Ce fut ainsi que le petit marquis «aguador premier», comme on pouvait le désigner, apprit que Cocardasse passait en ce moment pour un haut personnage. Chez lui, la plaisanterie ne perdant jamais ses droits, même dans les circonstances les plus graves, il regarda la potence, la corde, tout l’attirail dont la lugubre silhouette se détachait sur le ciel, et murmura : -Pauvre Cocardasse!... Oui, ce sera tout à l’heure un personnage haut placé. Quant aux titres et qualités du bourreau, cela lui importait peu. Il lui était indifférent que ce fût celui de Cadix, de Valence ou de Murcie. Il n’en était pas partout de même et ce changement de personnage faisait naître chez beaucoup les suppositions les plus fantaisistes. Les femmes étaient nombreuses et les langues ne restaient pas inactives; aussi était-il curieux d’entendre toutes les opinions formulées par chacune. -Vous vous trompez toutes, observa soudain et tout haut un mendiant loqueteux qui s’appuyait sur deux béquilles. Si le bourreau de Madrid n’est pas là aujourd’hui, c’est que cette nuit il est allé rejoindre en enfer tous ceux qu’il envoya depuis des années dans l’éternité. Aussitôt on fit cercle autour de lui, en se bousculant même un peu afin de mieux entendre. Les mendiants en savent long d’habitude et sont souvent même mieux renseignés que les gazettes. Celui-ci clignait de l’oeil avec malice; on le sentait tout prêt à vider son sac aux nouvelles. Un aguador avait pris la première place auprès de lui. -Que sais-tu? lui demanda-t-il. -Beaucoup de choses, señor. Mais tu vends, toi, l’eau que tu vas puiser au Mançanarès sans qu’elle te coûte rien... Un pauvre mendiant peut bien vendre ce qu’il apprend au long du chemin. Que chacun de vous, mes généreux amis, me donne un ochavo et je parlerai. Il n’y avait pas là que des artisans et du menu peuple; quelques jeunes gens riches, voire même des señoras, se mêlaient à la foule. Ochavos et pesetas se mirent à pleuvoir dans la main du loqueteux, qui, aussitôt remplie, disparaissait sous le manteau rapiécé pour reparaître vide et tendue de nouveau. Pendant les cinq minutes que dura ce manège, le glas funèbre tombait du sommet des cloches. Une señorita, plus curieuse et plus impatiente que tous les autres, toucha de son éventail l’épaule du pauvre hère. -Parle tout de suite, dit-elle avec un rire qui découvrit de merveilleuses dents blanches. Dis vite, et je te permettrai de m’embrasser. On applaudit, tandis qu’une expression de joie débordante, d’indicible volupté passait dans les yeux de l’homme. Il avança ses lèvres aussitôt, mais la jeune fille se recula, disant : -Non, après! -Après, vous vous enfuiriez en vous moquant de moi, señorita. -Eh bien, soit, puisque tu n’as pas confiance en moi, prends, dit-elle. Provocante, gracieuse, elle tendit gentiment sa joue, et Passepoil -car c’était bien le tendre, l’amoureux Passepoil -joignit les mains, laissa errer ses yeux sur la conque de l’oreille, les narines frémissantes, jusqu’à l’entrebâillement du corsage, et tout à coup posa gloutonnement ses lèvres au coin de la bouche, comme quelqu’un qui depuis longtemps a oublié la saveur du baiser et n’a qu’une seconde à la retrouver et à en jouir. -Parle, parle maintenant, crièrent cinquante voix. -Voici, mes chers amis. Je parlerai devant tous quoique la petite señorita ait été seule généreuse... Le bourreau est mort. Sa femme l’a trouvé ce matin presque froid dans son lit, à côté d’elle. Il avait un poignard enfoncé dans le coeur. -Et qui l’a tué? -Ah! vous m’en demandez trop!... On n’en sait rien. Personne n’entre chez lui le jour, excepté les gens de police, et nul n’y pénètre jamais la nuit... Il faut donc que ce soit le diable lui-même, ou bien la justice de Dieu, pour l’empêcher de tuer un innocent. On entendit des grains de chapelet s’entre-choquer au fond des poches. -Le condamné serait-il donc innocent? demanda quelqu’un. -Je n’en sais rien pour mon compte, mais on me l’a affirmé... S’il n’est pas coupable, la bonne Vierge ou saint Vincent sauront bien le sauver au dernier moment. -Le connais-tu? -Moi?... Non. Si vous voulez en savoir plus, tenez, vous trouverez là-bas, un peu plus loin, une gitanita qui doit le connaître. Elle disait tout à l’heure que ce n’était pas un Espagnol. Il étendit le bras pour indiquer l’endroit où devait se tenir la bohémienne, et tout le monde essaya de se faufiler pour aller recueillir plus loin d’autres informations. Cette manoeuvre du mendiant n’avait pour but que de le débarrasser d’eux. Il leur avait fait entendre que le condamné était innocent et cette nouvelle allait faire le tour de la foule en quelques minutes : c’était tout ce que Passepoil désirait pour l’instant. Il y avait longtemps que Mariquita n’était plus à l’endroit où le prévôt venait d’envoyer les curieux. Il le savait d’ailleurs et après quelques rebuffades de cette populace, tassée comme des harengs en caque, il ne tarda pas à rejoindre, le plus près possible de la potence, Mariquita qui l’attendait et avec laquelle il échangea un regard de connivence. -Tout va bien, lui glissa-t-il à l’oreille. Il eut un autre signe d’intelligence avec quelqu’un qui se tenait tout près du gibet, le bourreau lui-même, et ne bougea plus. Cet instant de répit lui permit de songer au baiser qu’il n’avait point imploré, mais que lui avait offert une des plus jolies filles de Madrid. -Voilà cependant, se disait-il, jusqu’où la malsaine curiosité pousse les femmes. Ève sera toujours Ève!... Et c’est toi qui m’as valu cela, mon brave Cocardasse, toi qu’on va pendre haut et court dans un instant devant tout ce peuple amassé... Si tu en réchappes, mon vieux Cocardasse, quelle bonne bouteille de vin je te paierai pour prix de ce bonheur d’une minute que j’ai éprouvé à cause de toi! Amable philosophait! Que faire de mieux au pied d’une potence? L’image de la petite señorita aux lèvres charnues et rouges comme une grenade ne le portait cependant pas, on le voit, à s’arrêter aux idées sombres. -Et que ne lui dirais-je pas pour un autre baiser? murmura-t-il en lui-même. Ne lui avouerais-je pas que c’est moi-même qui ai tué le bourreau de Madrid, afin qu’un autre pût se mettre à sa place? Ne lui dirais-je pas quel est cet autre? Et c’était vrai. On avait fait au bourreau, la veille, des propositions pour se substituer à lui, moyennant une somme assez ronde. On lui avait proposé de couper la corde tout près du noeud coulant, de telle sorte qu’elle ne tînt plus qu’à un fil. Il avait promis, il avait accepté l’argent; mais il n’était pas de bonne foi et Passepoil l’avait tué sans hésitation, parce que ce n’était pas un honnête homme, parce qu’il fallait sauver Cocardasse, et aussi parce que Lagardère l’avait voulu ainsi. Tout à coup la foule devint silencieuse; on entendit au loin les prêtres qui psalmodiaient les litanies funèbres. Les soldats firent ranger les spectateurs; Passepoil et Mariquita demeurèrent côte à côte au premier rang, et Chaverny, à dix pas à peine, ne se doutant pas qu’ils étaient si près de lui, regardait tour à tour la potence et l’endroit par où allait déboucher le cortège. Mais, l’eût-il vu, pouvait-il reconnaître le prévôt dans cette lamentable silhouette loqueteuse?... Parmi ces milliers de têtes, pouvait-il apercevoir la bohémienne qu’il n’avait fait qu’entrevoir auprès de Ségovie?... Et ne sentait-il pas que Lagardère était là, tout près, peut-être, déguisé et méconnaissable comme lui? -Je suis condamné à l’inertie, se disait-il avec rage; je ne puis rien faire pour ce malheureux qui va mourir! Toutes les têtes se portèrent vers le même point : Cocardasse, vêtu de blanc, apparut à califourchon sur un âne sans oreilles, les pieds traînant jusqu’à terre. Il était coiffé d’une calotte verte sur laquelle se dessinait une croix blanche et s’avançait précédé de prêtres qui récitaient des prières et l’exhortaient à bien faire son entrée dans l’éternité. Leurs patenôtres, à vrai dire, ne le touchaient pas beaucoup. Il n’en comprenait pas un traître mot et peu lui importait ce qu’on bredouillait à ses oreilles en espagnol ou en latin. Le plus clair pour lui, c’était que sa dernière heure allait sonner et il se préoccupait plus de mourir en brave qu’en chrétien. Il enrageait même, ce bon Cocardasse, de se voir dans cet accoutrement, escorté d’une double haie de frères de la Paz y Caridad qui agitaient leurs clochettes et profitaient de son malheur pour quémander des aumônes. -Para hacer bien y decir misas por el alma del pobre que sacan a ajusticiar! Quien pueda por el amor de Dios! - Pour faire du bien et dire des messes en faveur de l’âme du malheureux qu’on va exécuter. Donnez ce que vous pouvez, pour l’amour de Dieu! Ils disaient, répétaient cette phrase sur un ton plaintif et leurs bourses se gonflaient de pièces d’or, d’argent et de cuivre. -Sandiéou! songeait le Gascon, les rascailles, ils ne m’en donneraient pas la centième partie si je la leur demandais et si cela devait sauver ma tête... Mais pour voir balancer ma carcasse au bout d’une corde, ils paient leur place plus cher qu’à l’Opéra de Paris... Vivadiou! vous en aurez pour votre argent, mes mignons; je comprends qu’on mette la main à la poche pour voir mourir Cocardasse junior! Après tout, j’aurais tort de leur en vouloir, car ces gens-là me flattent! Lui aussi philosophait à cette heure, mais moins allègrement que Passepoil. -Para harer bien... reprenaient les voix. -Tant d’argent pour des frocards, gronda encore Cocardasse; il y aurait de quoi boire pendant plus d’un mois!... C’est à vous dégoûter de venir se faire pendre en Espagne! Ceux qu’en ce moment critique il méprisait si fort valaient cependant mieux qu’il ne pensait. Les Frères de Paix et Charité ne sont pas un ordre monastique, bien que leur règle soit sévère. Ils se recrutent parmi les principaux personnages d’une ville, les gens de bien, les coeurs miséricordieux et bons. Depuis des siècles, tout homme livré à la justice leur appartient dès que la condamnation est prononcée, et leur charité, dépourvue de toute hypocrisie, ne se borne pas seulement à conduire le malheureux à la mort, mais à prendre soin des siens, à élever ses enfants, à en faire des hommes de bien. Le plus grand criminel cesse de paraître tel à leurs yeux dès qu’il est en leur pouvoir et n’est plus qu’un frère malheureux. Parmi toutes les momeries de la religion d’Espagne, cet exemple de vraie fraternité religieuse donné par les apôtres de la Paix et de la Charité est réellement sublime et nul ne saurait y contredire. Cocardasse n’était pas apte à en juger : ces gens le menaient au gibet et profitaient de l’occasion pour récolter de l’argent qui, pour lui, ne se transformerait pas en vin généreux : c’était une double raison pour qu’il ne leur accordât pas son estime. À cette escorte de moines, de frères et de soldats, il eût préféré de beaucoup la compagnie de son ami Passepoil, dont il cherchait en vain à découvrir le visage parmi ce fouillis humain qui l’entourait. Il ne vit rien d’abord qu’un aguador lui faisant un signe qu’il ne comprit pas; il passa. Un peu plus loin seulement, il aperçut un mendiant qui levait une de ses béquilles dans la direction du bourreau et portait en même temps une main à son front, le doigt posé entre les deux sourcils. Que voulait dire ceci!... Il ne le saisit pas pour l’instant. Mais il reconnut Passepoil et ce lui fut une grande joie de sentir là son petit prévôt au moment du grand saut. Derrière Passepoil, il chercha Lagardère et, bien qu’il ne vît rien, il releva ses moustaches : -Le pitchoun est par là, dans le tas, dit-il; il verra que son vieux Cocardasse ne flanche pas devant une corde de chanvre. J’aimerais mieux mourir avec Pétronille à la main et le Peyrolles au bout de ma lame, mais on ne m’a pas laissé le choix... Cocardasse, ma caillou, la potence te tend les bras, ne lui fais pas la grimace! Une sarabande échevelée de souvenirs traversa sa cervelle : les fossés de Caylus, le bal du Régent, le cimetière Saint-Magloire; puis les vivants et les morts, Lagardère, Aurore, Nevers, Gonzague, d’Albret, et beaucoup d’autres... tout ce qui avait marqué dans sa vie de soudard et d’aventurier. Une minute son front se plissa; il le releva bien vite pour contempler d’un oeil narquois le gibet qui l’attendait. Le Gascon avait sa façon à lui de bien mourir! Enfin le cortège s’arrêta et l’alcade mayor lut la sentence. Cocardasse était accusé d’être un espion français au service d’un certain chevalier Henri de Lagardère, dont tout bon Espagnol devrait dénoncer la présence aux autorités, moyennant récompense. C’était mettre à prix la tête de Lagardère. On imputait de plus à crime à Cocardasse d’avoir contribué au meurtre de plus de cinquante hommes dans le défilé de Pancorbo, d’avoir commis un sacrilège en revêtant une robe de moine et d’avoir tiré l’épée contre les alguazils. Le jugement concluait à la peine de mort par la pendaison, qui allait être exécuté sur-le-champ. Il ne manquait qu’une chose à cette sentence, c’était d’être signée Gonzague. De fait, c’était lui qui l’avait inspirée, dictée, lui qui, ne pouvant atteindre la tête, voulait du moins frapper un de ses membres. Ses roués avaient reconnu les deux prévôts à Madrid : un seul avait été pris. Après les dernières exhortations du prêtre et dans un silence solennel, Cocardasse et le bourreau gravirent l’échelle. Quand tous deux furent à la moitié, on vit le patient tressaillir. Malgré le sang-froid maintenu jusque-là, allait-il trembler devant la mort? Allait-il, du haut de la potence, proclamer son innocence ou confesser publiquement ses fautes? La foule attendait, anxieuse. Au balcon d’une maison voisine, un groupe attendait avec impatience de voir Cocardasse se balancer dans le vide. Philippe de Mantoue et ses roués eussent préféré que ce fût Lagardère. Cocardasse les aperçut... Il étendit son bras osseux vers le balcon et d’une voix de stentor, rendue plus nette encore par le lugubre silence qui régnait en bas, il cria cette menace : -Couquin de Gonzague!... Toi qui as voulu m’envoyer à l’échafaud, ça te portera malheur, cornebiou! En ce moment, ce n’était plus le soudard déguenillé, bravache et loquace, quelque peu ivrogne, que certains connaissaient. Sa grande silhouette, debout en haut de l’échelle, se découpant sur l’azur du ciel, semblait jeter un défi à tout et à tous. Pour la première fois de sa vie, en face de la mort, Cocardasse était vraiment beau! Des mouchoirs, des éventails se tendirent vers lui. Passepoil avait semé dans la foule le bruit qu’il était innocent, l’idée germait. Pour qu’il relevât ainsi la tête, il avait cependant fallu autre chose, deux mots que personne autre que lui n’avait entendus : -J’y suis! Voilà pourquoi, à moitié de l’échelle, le Gascon avait tressailli soudain. Le bourreau c’était Lagardère! -Demain soir, à Ségovie! murmura encore celui-ci. -J’y serai! Et ce fut tout. Le bourreau passa la corde au cou du patient et se mit lui-même à califourchon sur la potence. L’échelle tomba. Un grand cri monta de deux mille poitrines et Cocardasse fut lancé dans le vide. Un quart de seconde, les femmes détournèrent les yeux. Quand elles les relevèrent, aucun cadavre ne se balançait au bout de la corde, le visage violet, tuméfié, la langue pendante. Le chanvre avait cédé tout près du noeud coulant et Cocardasse, étendu sur le sol, tel un grand aigle déplumé qui vient de tomber du nid, écoutait, un peu ahuri, la foule qui proclamait son innocence. Par le fait même que la corde s’était rompue, il n’appartenait plus à la loi et devenait la propriété des Frères de la Paz y Caridad. Ainsi le voulaient les chartes et les bulles depuis bien avant Charles-Quint. Gonzague et sa bande n’étaient plus au balcon : leur coup était manqué. Le frère-majeur s’approcha de Cocardasse et lui toucha l’épaule du bout de sa baguette. -Frère, dit-il, tu es à nous. Tu as payé ta dette et tu pourras vivre désormais libre, honnête et considéré. Le prévôt chercha des yeux le bourreau de tous côtés, mais celui-ci avait disparu. À quelque distance il aperçut Passepoil qui pleurait de joie, et Mariquita qui lui souriait. Un aguador s’approcha de lui, tendit un verre d’eau : -Pécaïre! tu veux donc m’empoisonner? cria le Gascon, retrouvant tout son aplomb. Apporte-moi du vin, bagasse! j’ai besoin d’un cordial plus réconfortant que ton eau claire. -Buvez toujours, répondit l’Espagnol, en se penchant jusqu’à son oreille pour lui glisser son nom : Chaverny. Il eût voulu lui dire autre chose, mais les Frères de la Paix entouraient leur nouvel adepte. Ils le soulevèrent dans leurs bras pour l’emporter ou tout au moins pour l’aider à marcher, et le marquis dut s’éloigner sans que Cocardasse eut pu lui donner pour le lendemain le lieu du rendez-vous. Les cloches de San Estéban cessèrent de tinter le glas funéraire et l’on entendit tout à coup sur la place un grand fracas de bois : la foule venait de jeter à bas le gibet! L'Homme Rouge. La sierra de Teruel dessine avec la chaîne de la sierra Penagolosa une façon d’accent circonflexe et le dernier contrefort qui constitue la pointe supérieure s’arrête brusquement au-dessus de la plaine, à une faible distance de Peña del Cid. Montalban, qui se dresse en arrière, est certes plus élevé et plus imposant; mais c’est une montagne semblable à toutes les autres, tandis qu’au contraire le rocher de Peña del Cid a son aspect particulier et sauvage et semble une sentinelle avancée, campée par la nature pour veiller sur l’Aragon et protéger Valence contre les dangers du Nord. De temps immémorial on y vit un château, accroché là comme un nid de vautours, et les premières assises datent de l’époque romaine. La tour sarrasine qui le dominait encore au commencement du siècle dernier avait été bâtie par ordre du More Abu-Giafar-Ahmed, roi de Saragosse. Chacune de ses pierres fut au moins une fois éclaboussée de sang; sur la plupart d’entre elles, il ruissela par torrents. Dans la cour principale, on se montre encore l’orifice d’une citerne où, vers l’an 1450, on jeta pêle- mêle des vivants et des morts : le maître du lieu, des femmes, des enfants, des hommes d’armes. Depuis ce temps, nul n’osa soulever la dalle qui recouvre cet ossuaire. Nombre de légendes planent autour de ce repaire des anciens Mores et tant qu’exista la tour maudite, chaque chrétien se signait trois fois en passant devant la silhouette de pierre qui, bravant les siècles et les hommes, continua de se dresser longtemps en pays catholique pour attester la puissance de l’Islam. Au temps de ce récit, une partie des remparts et plusieurs bâtiments gisaient effondrés dans la vallée. La tour seule, avec ce qui était adossé à ses murs de granit, restait debout, et tout un corps de logis, aux pièces vastes, était demeuré habitable et habité. Depuis deux ans, en effet, il était occupé par un inconnu, un vieillard, sans doute épave de la vie venue s’échouer sur cette autre épave des temps. Nul ne lui avait contesté le droit de s’y installer, parce que personne n’eût revendiqué la propriété de ce lugubre asile. On disait seulement qu’il avait vendu son âme au diable et qu’une nuit il disparaîtrait avec le château lui-même, parmi le soufre et les flammes. Comme on ne savait d’où il était venu, qu’il n’avait ni parents, ni amis, comme il ne parlait jamais à personne et qu’on ignorait jusqu’à son nom, on s’écartait de lui sans trop se soucier de ce qui pourrait lui advenir un jour. Parfois on le voyait errer sur le rempart; on distinguait au clair de lune sa maigre silhouette au sommet de la tour où il demeurait des heures entières à contempler les étoiles. Ces nuits-là, on prétendait qu’il jetait des sorts, et tout le monde fuyait bien loin de l’orbe où pouvait aller son regard. On ne savait ni comment ni de quoi il vivait et jamais on ne voyait personne monter jusqu’aux ruines, sinon parfois, à d’assez longs intervalles, une jeune fille, une gitanita, qui surgissait à côté de lui, les soirs de lune, sans qu’on sût ni par où elle était venue ni par où elle s’en allait. Tous deux alors faisaient des gestes, étendaient les bras tantôt vers l’Orient tantôt vers l’Occident, et se montraient du doigt les constellations. De l’avis de toutes les bonnes femmes, cette gitana était sorcière et aucune d’entre elles n’eût voulu la rencontrer face à face. Des bruits étranges coururent sur le compte de ce vieillard et de cette jeune fille. On parla de débauches secrètes, de poisons, de charmes et de sortilèges, et pas une chèvre ne mourut dans la vallée sans qu’on en accusât le solitaire de Peña del Cid. De telles choses ne pouvaient durer et, poussés par leurs femmes, les hommes s’assemblèrent un matin pour aller dénicher le vieil aigle de son aire. Celui-ci les vit monter et ne s’en inquiéta pas. Quand, du pommeau de leurs dagues, des pieds et des poings, ils eurent assez heurté à l’huis vermoulu, ils virent apparaître devant eux un homme aux cheveux blancs, digne et fier, sans armes. Il leur montra du doigt leurs villages et leur dit : -Retournez à vos demeures et laissez en paix celui qui se repose dans la gloire de ses actes passés, dans la détresse de sa vie brisée. Allez-vous-en. Puis, tranquillement, donnant lui-même l’exemple, il leur tourna le dos et rentra chez lui, laissant la porte ouverte. Aucun de ceux qui étaient venus pour enfumer l’aigle n’osa franchir le seuil et ils rentrèrent chez eux confus, presque honteux. Comme les femmes, curieuses, les entouraient pour savoir, le plus âgé conseilla : -Laissez cet homme tranquille. Que personne ne s’occupe de lui. L’objet de cette petite révolution avortée, le vieillard des ruines, était un grand d’Espagne; il avait nom Pedro y Gomez y Carvajal de Valedira. Par les femmes, il descendait d’Ibnu-l-Ahmar, l’Homme Rouge, khalife de Jaen, en Andalousie, vers 1240, et s’était battu un peu partout, car il y avait autant de trous dans sa peau que d’années sur sa tête. Son épée était une des plus terribles d’Espagne; sa langue ne se montrait guère moins aiguë. Un jour qu’elle avait trop parlé, Alberoni avait chassé de la Cour celui qui ne se courbait pas devant sa puissance. Il lui avait confisqué ses biens, volé sa fortune; il avait même essayé de ternir sa gloire et de salir son nom. Mais don Pedro, la tête haute, emportant l’estime de ses pairs, était parti pour le seul coin de la terre qu’on n’eût point songé à lui enlever : les ruines de Peña del Cid. Celle qui l’y venait voir était née de lui et d’une gypsie d’Écosse. Elle avait longtemps suivi sa mère qui dormait maintenant son éternel sommeil au creux d’un rocher, dans le cirque du mont Baladron, et qui ne lui avait laissé pour tout héritage que sa beauté et une bague d’or, pour tout secret que le nom de son père. Elle avait nom Mariquita!... C’était la même qui tenait la torche dans le Gosier de Pancorbo; la même qui s’était attachée depuis huit jours à Lagardère et que Chaverny avait rencontrée sur la route de Ségovie. Tant que son père avait été puissant, elle ne s’était pas fait connaître de lui, se bornant à évoluer dans le sillon de sa gloire. Le jour où elle l’avait su malheureux, elle était venue, montrant sa bague, révélant son secret. Il n’y avait eu aucune hésitation de part et d’autre : le père avait ouvert ses bras, l’enfant y était tombée. Depuis lors, à des intervalles réguliers, elle venait lui apporter les consolations de sa tendresse filiale, prenant ses mesures pour lui faire passer, par les soins d’une vieille femme de Montalban qui avait connu sa mère, des vivres et tout ce dont il avait besoin. C’étaient là les seules créatures qui pénétrassent au château : l’une y apportait la tendresse et la joie, l’autre ce qui était indispensable à la vie. Le gentilhomme payait généreusement celle-ci du peu d’argent qu’il avait pu sauver; il s’acquittait envers l’autre avec des baisers où passait tout son coeur et, dans sa solitude, il était presque heureux. Mariquita était en retard cette fois de deux jours, et le vieillard s’en montrait très inquiet. Dix fois par jour il allait s’accouder au rempart, afin de l’apercevoir sur la route et, dès que le soir venait il se rendait tous les quarts d’heure à l’une des portes intérieures de la tour qui s’ouvrait sur un étroit escalier. D’aller ainsi souvent à sa rencontre il pensait l’obliger à venir plus vite. «Que ne se décide-t-elle à vivre avec moi? songeait-il. Ce qui reste du château est encore dix fois trop vaste pour nous deux et nous serions si bien côte à côte, seuls avec les étoiles! Elle m’apprendrait les choses de l’au- delà, les mystères que seules connaissent les gypsies; et moi je lui parlerais de l’ingratitude des hommes, de ce peu de chose qu’est la vie!...» Pendant des heures entières, il se promenait ainsi, les mains au dos, les yeux fixes. «Mais non, se disait-il. La vie pour elle, c’est la liberté, l’espace, le soleil!... Qui sait si ce n’est pas aussi l’amour?... Ici, c’est la tombe où se flétrirait le carmin de ses lèvres, où s’éteindrait l’éclat de ses prunelles, où le sang généreux qu’elle tient de l’Homme Rouge se figerait dans ses veines. La cage est triste et l’oiseau y mourrait peut-être avant moi?... Elle est forte, courageuse et pure; elle est née vagabonde, comme la libellule : qu’elle aille où il lui plaît, la jolie « demoiselle», je n’ai pas le droit de la clouer à mon cercueil, mais que Dieu me la garde seulement pour me fermer les yeux!» Don Pedro de Valedira n’avait pas achevé ces paroles qu’il entendit heurter à la porte de chêne par où l’on entrait en venant de la vallée... Ce n’était pas Mariquita qui venait par là, il en était sûr. Ce n’était pas davantage la vieille Conchita. L’une et l’autre ne pénétraient jamais dans le château que par l’escalier de la tour. Sans aucunement s’émouvoir et de son pas toujours égal, il alla ouvrir à un gentilhomme inconnu qui, en le voyant, mit son chapeau bas. -À qui appartient ce château? demanda l’arrivant après un profond salut. -Je suis le propriétaire de ces ruines, señor, répondit l’Espagnol. S’il vous plaît de vous y reposer un instant, vous y trouverez le gîte; je ne vous cacherais pas, toutefois, que le couvert sera maigre. Les deux hommes se dévisagèrent un instant. D’un côté, le regard était loyal et franc; de l’autre, inquisiteur et fourbe. -Merci, dit l’étranger, je n’ai que deux mots à vous dire : voulez-vous me vendre ce domaine? Je vous le paierai le double de sa valeur. -Jamais, répondit son interlocuteur. Mon vieux corps est comme ces pierres, il est trop usé pour ne pas disparaître avec elles. La tour que voilà recouvrira mes os en s’écroulant. -Quel prix faut-il vous en offrir? -Aucun. La maison vous est ouverte à titre d’hôte, et c’est tout. À qui ai-je l’honneur de parler? -À M. de Peyrolles, intendant de Mgr Philippe de Mantoue, prince de Gonzague. L’Espagnol chercha un instant dans ses souvenirs : -Je connais ce nom, dit-il, sans avoir jamais vu celui qui le porte... Cette demeure toutefois ne saurait lui convenir; pourquoi veut-il s’en rendre acquéreur? -Ce n’est pas pour lui-même... -Expliquez-vous, monsieur. -M. de Gonzague veut y loger pour quelque temps deux jeunes filles. L’une d’elles, dont la santé lui est très précieuse, est dangereusement malade. Il lui faut le repos absolu, l’air vif, l’isolement, toutes choses qu’elle ne saurait trouver à l’auberge du village voisin où, ne pouvant la conduire plus loin en raison de son état, nous avons dû la laisser. Voilà tout ce qu’il en est : il y va de la vie pour elle! Don Pedro réfléchit un instant, puis dit entre haut et bas : -Je suis seul ici, où il y a de la place pour dix personnes. Je serais coupable de fermer ma porte à cette souffrante; si un séjour de quelques semaines ici peut lui faire du bien... qu’on l’amène. -Merci, murmura Peyrolles. -Mais qui l’accompagnera, la soignera? qui sera responsable d’elle? -Moi, monsieur, et sans doute un médecin. Pour la soigner, elle a sa compagne et je lui trouverai dans le pays une femme pour la servir. -C’est beaucoup de monde pour ma solitude où nul ne pénètre et, dans tout autre cas, je vous opposerais le refus le plus formel. Mais il s’agit d’une femme qui souffre, je m’incline devant sa souffrance. Suivez-moi, afin de vous assurer si les appartements délabrés que je puis vous offrir sont encore dignes de la recevoir. Avec des façons de grand seigneur qui frappèrent Peyrolles, il lui fit visiter les quelques pièces demeurées à peu près intactes, dont les fenêtres ouvraient sur l’immensité de la plaine. Les murs étaient blanchis à la chaux, les meubles vieux et disjoints; mais le soleil y mettait un vernis de gaieté. Tout y était net et propre et certains objets rappelaient encore un ancien luxe qui avait résisté au temps. -C’est parfait, dit Peyrolles en tirant une bourse remplie d’or. Voici le prix de la location : je suis prêt à y ajouter, s’il vous paraît trop faible. Le gentilhomme repoussa doucement la bourse, disant : -Il faudra pourvoir à la nourriture et aux besoins de votre monde, car par moi-même je ne puis rien en ce sens. Ma vie ici est celle d’un cénobite... -Raison de plus pour que vous ne refusiez pas la rémunération du dérangement qu’on vous cause. Devant cette insistance, la voix du vieillard se fit presque dure : -Je ne veux rien, monsieur; je croyais vous l’avoir fait comprendre. Le factotum de Gonzague eut un geste de surprise : -Veuillez m’excuser, balbutia-t-il, mais je ne sais à qui je m’adresse. -Mon nom importe peu, monsieur, permettez-moi de le taire... Vous pouvez conduire ici votre malade dès qu’il vous plaira. -Dans un jour ou deux, dit Peyrolles. Soyez assuré que M. de Gonzague vous sera sincèrement reconnaissant de ce que vous faites en sa faveur. -Ce n’est pas pour lui que je le fais et j’ai appris depuis longtemps à ne pas compter sur la reconnaissance des hommes. Peyrolles s’inclina et partit, fortement intrigué au sujet de ce mystérieux personnage sur l’identité duquel il lui fut d’ailleurs impossible de se renseigner à l’auberge. Personne n’en savait plus long que lui à ce sujet. Nous avons vu comment Gonzague avait annoncé à doña Cruz que la demeure d’Aurore et la sienne seraient désormais, sous la garde de Peyrolles, ce squelette de pierre émietté et lugubre, assis sur un roc aride qui barrait la vallée. À vrai dire, le prince était fort contrarié que le propriétaire des ruines ne voulut pas les lui céder en propre. C’était un nouveau personnage qu’il fallait laisser entrer dans son jeu, sans le connaître, et qui pouvait être plus dangereux d’autant qu’il cachait son nom et même sa vie. -Il me paraît fort honnête, avait dit Peyrolles. -À moins d’être la plus fieffée canaille! s’était écrié Philippe. T’y connais-tu, d’ailleurs, en honnêtes gens, et ferez-vous bon ménage ensemble? Vous vous entendriez beaucoup mieux s’il te ressemblait. Le maître n’étant pas de bonne humeur, suivant la coutume, se dégonflait sur son intendant. Ce dernier avait observé de sa voix cauteleuse : -Si nous ne nous entendons pas, je connais un moyen d’arranger les choses : on ne discute que quand on est deux. Gonzague était homme à comprendre et à admettre le sous- entendu. Il n’avait pas le temps d’ailleurs de chercher une autre retraite et rien ne prouvait qu’il dût en trouver une plus sûre que celle-ci. Qui songerait jamais à venir y découvrir Aurore de Nevers? C’est donc confiant en la sagacité de son factotum, qu’il s’était mis en route pour Madrid. -Veille bien sur elle, lui avait-il recommandé en partant, et défie-toi de cet homme. -Soyez tranquille, monseigneur, avant peu la place sera nette et je serai le seul maître ici! Ce qui équivalait à dire : le vieillard qui est là-haut peut compter les jours qui lui restent à vivre. Peyrolles ne songeait pas qu’il lui faudrait compter, lui aussi, avec ce que les uns appellent le hasard, d’autres la Providence. Le lendemain arriva un médecin de Saragosse, charlatan plutôt que médecin, qui ordonna aussitôt une saignée et des purgations. C’était là toute la médecine de l’époque et tous ceux qui parlaient d’autre chose étaient traités d’empiriques. On l’avait bien vu pour la duchesse de Berry à laquelle Garus avait donné de son élixir, avec défense expresse de se purger, sans quoi l’élixir tournerait en poison. Chirac, médecin ordinaire de la duchesse, ne l’entendit pas ainsi : il purgea et la fille du Régent mourut à vingt-quatre ans. Les dérèglements de sa vie ne l’eussent peut-être pas, d’ailleurs, menée beaucoup plus loin. Dans l’état de faiblesse où se trouvait Mlle de Nevers, la prescription du médecin espagnol devait infailliblement la tuer. Doña Cruz s’y opposa de toutes ses forces et Peyrolles, de son côté, le comprit. -Peut-on sans danger transporter la malade jusque-là? demanda-t-il en montrant du doigt le château. -Je le crois... toutefois la saignée, préalable... -Eh! va au diable, maraud! s’écria l’intendant furieux. On ne saigne que les âmes de ta sorte. Le charlatan ramassa ses trousses, l’argent qu’on lui jetait, et reprit au plus vite le chemin de Saragosse. Il s’attendait à une villégiature de plus d’un mois auprès d’une malade riche et son rôle n’avait duré un quart d’heure. Plutôt que de le laisser faire, doña Cruz lui eût d’ailleurs arraché les yeux. Le lendemain même, Mlle de Nevers, étendue sur des matelas et portée à bras par dix hommes robustes arrivait à la porte du château du Peña del Cid. Don Pedro de Valedira l’attendait, le chapeau bas. Quand il la vit, si pâle et si belle, il sentit naître en lui une profonde tendresse pour cet être fragile qui venait chercher la santé dans sa pauvre bicoque. Il se souvint des jours heureux où il recevait au seuil de ses palais des hidalgos et des señoras; son vieux coeur tressaillit de nobles sentiments et il oublia qu’il était devenu un être à demi sauvage. Il ignorait qui était cette enfant, d’où elle venait, et pourtant il se promit de l’aimer comme sa fille. Flor et lui se considérèrent un instant, et comme elle pensait avoir à faire à une nouvelle créature de Gonzague, la gitanita était plutôt hostile. Ce furent deux regards francs qui se croisèrent et la jeune fille s’inclina devant le vieillard. Une heure après, Aurore dormait profondément, installée avec Flor dans une vaste chambre située au premier étage de la tour sarrasine. Celle-ci était assise au chevet et les rayons du soleil, atténués par d’antiques vitraux lamés de plomb, venaient caresser le front des deux prisonnières. Peyrolles, dans la pièce qui lui était réservée, se frottait joyeusement les mains. -Quelques mois de repos dans cette thébaïde ne sauraient me faire que du bien après les secousses de ces temps derniers, se disait-il avec un certain plaisir. Mon rôle ici sera facile et, quoi qu’il arrive, j’y suis à l’abri des tempêtes et des coups d’épée. Ceci posé, il procéda à une toilette sommaire et s’en alla trouver le maître du lieu. Depuis longtemps le factotum de Gonzague n’avait été aussi en gaieté et le pli qui d’ordinaire barrait son front, indice du souci qu’il avait de plaire à son maître, ou de la peur de rencontrer l’épée de Lagardère, avait presque totalement disparu. Il joignit le vieillard occupé dans la cour à émietter du pain à quelques oiseaux qui le lui venaient prendre jusque dans la main, et ce tableau ne laissa pas que de l’impressionner. -Il faut, songea-t-il, que la conscience de cet homme soit bien tranquille. Il sera nécessaire de veiller sur cet esprit trop droit et de l’empêcher de mettre le nez dans nos affaires. Au bruit de ses pas, don Pedro retourna la tête. -Monsieur, dit Peyrolles en saluant, je vous surprends dans une occupation qui prouve la bonté de votre coeur et cela m’encourage à venir vous présenter une requête. -Veuillez vous expliquer, monsieur? Don Pedro, ce jour-là plus que jamais encore, se sentait le coeur rempli de bonté et de douceur, et se louait d’avoir accompli une bonne action en accueillant sous son toit un pauvre oiseau blessé. C’est pourquoi à ses frères des airs, il voulait donner aussi leur part de sa miséricorde et de sa pitié. Cependant une pensée lui traversa l’esprit : -Pauvre petite, songea-t-il; on dirait une colombe à qui on a cassé l’aile. Mais quel est donc le misérable... Il considéra Peyrolles, dont l’expression menteuse et fourbe ne put lui échapper. -Serait-ce Gonzague? Serait-ce celui-ci?... poursuivit-il en lui-même. -Je me suis chargé, dit en souriant l’intendant, de tout ce qui concerne les personnes que vous avez bien voulu admettre ici, et déjà je m’aperçois que je ne pourrai rien faire sans votre aide. Vous qui donnez la pâture aux petits oiseaux, ne nous direz-vous pas où nous trouverons une femme qui nous empêchera de mourir de faim? Don Pedro esquissa un sourire : -Pour combien de temps vous la faut-il? -Un ou deux jours, le temps d’en trouver une aux environs qui puisse remplir l’office de cuisinière et servir la malade. -Conchita!... alla appeler l’Espagnol. La bonne vieille de Montauban se trouvait là par hasard et elle avait été prête à s’enfuir devant cette invasion, par des inconnus, de la solitude du vieillard. Celui-ci lui dit quelques mots à l’oreille et l’invita à se mettre à la disposition de Peyrolles. Conchita partageait l’opinion de son maître : elle trouvait que le visage de l’étranger ne respirait pas précisément la franchise. Elle ne crut pas toutefois devoir le faire observer et s’empressa d’aller préparer un repas sommaire. Le factotum se confondit en remerciements auxquels son hôte ne prit point garde. À ces yeux, cependant, tout ceci flairait le mystère et il songea que, puisqu’on voulait mettre quelqu’un auprès de la jeune malade, il valait peut-être mieux que ce quelqu’un y fût placé par lui-même. Les coeurs généreux et bons ont de ces intuitions soudaines. -Ma fille est actuellement à Pampelune, dit-il au factotum au moment où celui-ci allait se retirer, mais je l’attends d’un moment à l’autre. Si vous ne voulez pas chercher ailleurs la personne qu’il vous faut, elle sera à votre disposition dès son retour. -Votre fille, observa Peyrolles, n’est pas de condition à servir qui que ce soit, à en juger par celui qui est son père. Je ne souffrirais pas qu’elle s’abaisse à des besognes de domestique... -Vous vous trompez, coupa froidement le vieillard; ma fille est une bohémienne!... Peyrolles tomba de son haut! -Mais vous alors, monsieur, s’écria-t-il, j’aurais devant moi un hidalgo?... -Les hidalgos ne doivent pas avoir de sang juif ou more dans les veines... et je descends d’un khalife d’Andalousie : Ibnu-l-Ahmar, l’Homme Rouge! -Votre nom? -Ne le cherchez pas, bien que je sois grand d’Espagne!... Appelez-moi, si vous le voulez : l’Homme Rouge!... J’ai versé beaucoup de sang dans ma vie, j’en verserai peut- être encore! Mariquita. L’intrusion de M. de Peyrolles au nid d’aigle de Peña del Cid avait eu lieu le jour même où Cocardasse montait à la potence sur une place de Madrid. Le lendemain, le chevalier de Lagardère, les deux prévôts et le Basque Antoine Laho étaient réunis dans une masure des environs de Ségovie. Le Gascon, sans pudeur, avait fait faux bond aux Frères de la Paz y Caridad avec la même désinvolture qu’il s’était soustrait à la justice d’Alberoni ou plutôt à celle de Gonzague. Malgré les incidents et les prouesses de la veille, Henri de Lagardère était sombre. Il savait que Philippe de Mantoue était à Madrid avec tous ses roués, à l’exception de Peyrolles. C’était donc que Peyrolles était ailleurs avec Aurore et doña Cruz, et il eût donné dix ans de sa vie pour savoir où. Depuis son entrée en Espagne et malgré de folles tentatives, il ne lui avait pas été possible de retrouver leurs traces; cela l’attristait et l’irritait tout à la fois. -Es-tu bien sûr d’avoir vu Chaverny? demanda-t-il à Cocardasse. -Que oui, renvoya le Gascon. Il m’a dit son nom... Même qu’il m’a fait boire un grand verre d’eau, vivadiou!... ce qui ne m’était pas arrivé depuis si longtemps que mon gosier il en fume encore. -Pourquoi ne lui as-tu pas dit que j’étais là? -Eh pitchoun!... La corde était haute... j’étais là sur mon derrière étourdi par la culbute que j’avais faite... Je ne pensais pas à causer et tous les dépendeurs de cadavres qui se disputaient pour me donner leur bénédiction m’empêchaient de lui parler, vertubiou! -Il sait peut-être où elles sont, lui? murmura Lagardère. Il replongea sa tête dans ses mains et tout le monde se tut, respectant son recueillement et sa douleur. Parmi eux il y avait une femme : Mariquita la bohémienne. Elle contempla tristement le chevalier et vint s’asseoir à ses pieds. -Ne désespère pas, fit-elle, et dis-moi où je pourrai te retrouver dans deux jours. Je vais te quitter jusque-là. -Où vas-tu? -Remplir mon devoir, comme toi, j’ai un but. Ne m’interroge pas à ce sujet, je ne pourrais rien te dire. Henri la regarda dans les yeux, mais elle soutint son regard sans sourciller un instant. -Tu doutes de moi, dit-elle. Crains-tu donc que j’aille rejoindre tes ennemis? -Peut-être!... Je ne sais pas qui tu es et pourquoi tu t’attaches à mes pas. Elle baissa sa belle tête brune et deux larmes coulèrent de ses yeux. -Pourtant, je te suis dévouée jusqu’à la mort, murmura-t- elle, et ton doute me déchire le coeur... Si tu veux m’obliger à te dire où je vais, je t’obéirai... Lagardère se leva, la contempla un instant, touché de ces larmes qui étaient assurément sincères. -Non, fit-il, je suis cruel, pauvre enfant!... Je souffre tant qu’il faut me le pardonner... Ne me dis rien, je ne veux pas savoir. Tout de suite le visage de la jeune fille se rasséréna : -Je vais embrasser mon père, expliqua-t-elle, et rien au monde ne m’empêcherait de le faire au moins tous les quinze jours, fussé-je à l’autre bout de l’Espagne et quand bien même je serais sûre de mourir en route. «Ce devoir rempli, je reviendrai t’apporter mon dévouement...» Maintenant qu’il ne lui demandait plus rien, elle voulait tout lui dire. Il lui posa la main sur la bouche et lui mit un baiser sur le front. -Va, brave coeur! dit-il. Ce que tu fais est bien, et que Dieu te protège en route. Si rien ne survient, dans deux jours, à partir de midi, nous t’attendrons au pied de la Torre nueva de Saragosse. -Je t’y rejoindrai, répondit-elle. Ne quitte pas la ville avant de m’avoir revue, à moins que tu n’y sois absolument forcé; quelque chose me dit que je t’y apporterai des nouvelles. Elle laissa tomber encore sur lui un dernier regard tout plein de mélancolie, de tendresse et de soumission et disparut au tournant du chemin. -Elle est presque aussi belle que la señorita qui m’a embrassé hier à Madrid, murmura Passepoil en se pourléchant les lèvres... -Les señoritas de Madrid sont des oies, pitchoun!... C’était moi qu’elles devaient embrasser, eh donc! puisque j’avais les honneurs de la fête et que j’étais un cavalier... -Pauvre cavalier, sur ton âne sans oreilles... Ah! tu n’étais pas beau, mon pauvre Cocardasse! -Sandiéou! ceux qui t’ont vu avec tes loques n’ont pas dû te prendre non plus pour un petit maître, et la demoiselle avait un singulier goût de choisir précisément ton museau pour y frotter le sien... Pécaïre! Tu n’étais pas bien séducteur, povéro!... -Debout!... s’écria Lagardère; il nous reste tout à faire et nous perdons notre temps. La crise douloureuse était passée. Le chevalier se redressa et porta machinalement la main à la garde de son épée : la lutte contre la fatalité allait reprendre plus acharnée que jamais. Au soir, quand la brume commença d’envelopper d’ombre la tour sarrasine de Peña del Cid; quand les chauves-souris décrivirent leurs premiers circuits au ras de terre et que les oiseaux de nuit, hiboux, grands-ducs et chats- huants, du creux des rochers ou de l’amas des ruines laissèrent tomber leur sinistre ululement, une jeune fille s’arrêta au pied de l’escarpement. Ses vêtements étaient couverts de la poussière amassée durant la marche de tout un jour; ses cheveux étaient collés à ses tempes et quelques minces filets de sang coulaient sur les pieds meurtris par les cailloux et les ronces. La pauvre petite Mariquita était bien lasse, mais elle ne sentait plus ni sa fatigue ni l’enflure de ses pieds depuis que, guidée par Sirius, l’étoile du berger, qui luit la première au firmament, elle avait vu se dresser enfin la masse sombre du château de Peña del Cid. Elle était joyeuse et cherchait des yeux l’endroit où elle avait accoutumé quand elle n’arrivait pas trop tard dans la nuit, de voir briller une unique lumière qui lui indiquait la chambre occupée par son père. Mais que voulait dire ceci? Trois ou quatre fenêtres étaient éclairées ce soir, les fenêtres de la tour!... Son sourire tomba aussitôt et sous la chemisette qui cachait à peine sa jeune et ferme poitrine, le coeur de Mariquita se mit à battre très fort. Son père ne recevait jamais et pourtant il y avait là d’autres personnes que lui, car les lumières paraissaient et disparaissaient simultanément à des étages différents. Cette enfant, qui ne tremblait jamais pour elle-même, eut peur pour le vieillard si bon dont la tendresse lui était si chère. Peut-être l’avait-on chassé, l’avait-on tué? Allait-elle se trouver en présence des assassins? Elle assujettit un petit poignard dans sa main, écarta un buisson d’arboussiers et disparut dans le rocher lui- même, comme s’il se fût entr’ouvert pour elle. Sans hésitation, elle gravit un escalier taillé dans la pierre, inégal, dangereux même pour qui n’y eût pas été habitué depuis longtemps, et si étroit qu’il y avait juste la place pour y glisser son corps. Elle monta, monta encore, pendant près d’une demi-heure, et une sueur d’angoisse mouillait son front. Elle déboucha enfin au pied de la tour et quelques secondes après elle pénétrait comme un ouragan dans la pièce où son père lisait paisiblement. Elle tomba dans ses bras, incapable de prononcer une parole, et manqua s’évanouir. Des baisers la ranimèrent. -Sois la bienvenue, ma chère enfant, disait le vieillard; je t’attendais depuis deux jours. Mariquita entendit tout à coup marcher au-dessus de sa tête et fit un bond : -Qu’est cela? N’y a-t-il aucun danger pour toi ici?... J’ai vu des lumières errer dans la tour... Elle était anxieuse, haletante, tout son corps tendu comme un ressort pour se jeter entre don Pedro et la mort... -Rassure-toi ma fille, dit celui-ci. Tu sauras demain ce qu’il en est, et je n’ai rien à craindre. Tu as faim et soif, tu es accablée de fatigue... -Je n’ai pas faim, je n’ai pas besoin de repos... Parle, père, parle, je t’en supplie!... Que se passe-t-il ici? -Rien qui puisse t’être désagréable, pas plus qu’à moi- même. Je crois avoir fait une bonne action; tu m’approuveras toi-même quand tu sauras. Les nerfs de Mariquita se détendirent; elle tomba dans un fauteuil et la réaction violente qui s’opérait en elle la fit cette fois s’évanouir. Don Pedro lui mouilla le front et les tempes. Alors, des larmes jaillirent des yeux de la jeune fille ranimée; elle prit la tête blanche dans ses mains et la couvrit de baisers. -J’ai eu peur de ne plus te trouver ici, murmura-t-elle à travers ses pleurs. -Tu vas y rester au contraire, du moins un certain temps. -C’est impossible!... Dès demain, je dois repartir. -Demain?... J’ai besoin pourtant que tu demeures ici au moins huit jours... -Aucune puissance humaine ne pourrait me retenir, dit la gitana qui s’était remise debout. -Même si je te l’ordonnais? Elle se cabra un instant, mais resta très froide. -Je vous désobéirais, mon père. Le vieillard ne s’en fâcha point. -Et si au lieu de t’ordonner, je t’en priais? reprit-il d’une voix très douce et paternelle. -Père, père, gémit-elle, ne me demandez pas cela, c’est impossible. -Et qui donc t’attend, pour le préférer ainsi à ton vieux père? interrogea le vieillard surpris. Elle baissa la tête et ne répondit pas. -C’est un homme, un jeune homme, reprit don Pedro, et tu ne veux pas me confier ton secret ce soir. Tu me le diras demain quand tu auras dormi, et tu ne trouveras chez moi que bienveillance... Pour que tu l’aies choisi, mon enfant, celui-là doit être digne. -Vous vous trompez, mon père. C’est moi qui ne serais pas digne de lui, répondit-elle avec une certaine amertume. Mais son coeur n’est pas libre, ne le sera jamais; nous ne pouvons pas nous aimer et je n’ai à lui offrir qu’un dévouement sans bornes et... ma vie, s’il me la demande. Aimer Lagardère?... oui, peut-être, au fond de son âme elle l’aimait. Or, il lui avait tout dit, elle avait broyé son propre coeur et n’avait plus qu’un but : aider Henri de toutes ses forces à retrouver Aurore. Cette offrande de sa vie, dont elle venait de parler à son père, était le cri suprême et irrévocable du sacrifice. Le vieillard contempla son enfant, et, comme il avait ouvert ses bras, elle vint s’y blottir en murmurant : -Ne crains rien pour ta fille, elle s’est donné elle-même un devoir sacré auquel elle ne faillira pas et, toi aussi, quand tu sauras, tu approuveras. On marchait toujours en haut. Mariquita étendit le bras vers le plafond : -Est-ce donc un secret que je ne dois pas connaître? demanda-t-elle. -Non. Il y a là-haut deux jeunes filles, toutes deux très belles. L’une est malade... La gitana tressaillit, pâlit et ses yeux s’ouvrirent tout grands : -Son nom? s’écria-t-elle. Dis-moi son nom... -Je l’ignore. -Et l’autre? -Je n’en sais rien non plus; mais écoute... Il allait lui raconter tout ce qui s’était passé quand on frappa à la porte. Pedro de Valedira alla ouvrir. C’était Peyrolles, qui avait entendu parler et tremblait déjà que doña Cruz n’eût quitté sa chambre. Il n’oubliait pas son rôle de chien de garde. Dès qu’il aperçut la bohémienne, son visage inquiet devint souriant. Il s’inclina en même temps qu’il dévisageait la nouvelle venue et, comme il était maintenant certain de ne l’avoir jamais vue nulle part, il n’eut plus aucune méfiance. -Ma fille, dit le vieillard en lui désignant Mariquita. Et se tournant vers l’étranger, il ajouta : -M. de Peyrolles, intendant de Mgr de Gonzague. Peyrolles! Gonzague! deux noms maudits dont elle n’avait que trop entendu parler. La lumière, heureusement, n’éclairait pas son visage; elle sursauta, devint pâle comme une morte et ses ongles entrèrent dans la paume de ses mains. Rien de ce qui se passait en elle ne transpira, ni aux yeux de l’intendant ni à ceux de son père, et sa force de volonté fut telle qu’elle parvint à esquisser un sourire. -Je m’étais trop engagé en vous offrant ses services, commença don Pedro, elle est forcée de repartir demain. -J’y réfléchirai cette nuit, interrompit la gitanita. Puis, s’asseyant dans un coin d’ombre où, la tête penchée sur sa main, elle pouvait cacher son visage et voiler l’expression de sa physionomie, elle reprit : -Je ne sais rien; j’arrive ici et j’y trouve des hôtes inaccoutumés. En quoi puis-je leur être utile? Que désiriez-vous de moi, monsieur? Peyrolles, après diverses circonlocutions, lui donna force détails sur ce qu’il attendait d’elle. Elle lui avait plu dès le premier abord et, de même qu’il comptait sur la loyauté du père, il pensait pouvoir tabler sur le dévouement de la fille. Mieux valait se servir de celle- ci que d’aller chercher dans un village une inconnue qui peut-être hésiterait à venir et ne serait jamais sûre, d’autant plus qu’il serait impossible de l’empêcher de jaser au dehors. Il s’étendit donc longuement sur les prétendues causes de la maladie de celle qui était confiée à sa garde, prémunit la jeune fille contre tout ce qu’on pourrait lui dire de contraire au récit qu’il venait de faire, et termina en lui demandant, vis-à-vis de la malade et de sa compagne, le secret le plus absolu sur cet entretien. Don Pedro de Valedira trouvait cela un peu louche; mais Peyrolles sut si habilement s’y prendre, en invoquant l’intérêt même des deux femmes et des raisons de haute importance qu’il lui était impossible de révéler, qu’il parut avoir convaincu l’un du moins de ses auditeurs. -Elles ont des ennemis acharnés, affirma-t-il en manière de conclusion. On les poursuit et on les poursuivra partout avec acharnement, et le seul moyen de les soustraire à la mort, c’est que personne ne connaisse leur retraite. Le jour où ils la connaîtraient, ils viendraient incendier le château, y apporter la désolation et le carnage. -Si la señorita est votre fille, interrompit à brûle- pourpoint la bohémienne, pour vous être agréable, ainsi qu’à mon père, je consentirai sans doute à retarder mon départ, ou tout au moins mon absence ne durera pas plus de vingt-quatre heures. Je reviendrai aussitôt me mettre à votre disposition pour tout le temps qu’il vous plaira. Peyrolles se frotta les mains, pensant avoir gagné sa cause. Cependant il n’osa pas mentir au point de faire passer Aurore de Nevers pour sa fille, de peur d’être démenti dès le lendemain par Aurore elle-même. -Refuseriez-vous donc si je n’étais pas son père? demanda-t-il. -Je ne sais... J’y réfléchirai et je vous donnerai demain matin ma réponse. -Soit, et puisse votre décision être conforme à mes désirs. Je ne saurais avoir confiance en personne comme en vous-même. Tenez, pour bien vous le prouver, je vous dirai que celle dont il s’agit est une très proche parente de M. de Gonzague et que je tiens moi-même à sa guérison autant que si elle était ma propre enfant. Pauvre petite! ajouta-t-il, ma vie est liée à la sienne et Dieu veuille que jamais un cheveu ne tombe de sa tête tant que je ne serai pas arrivé au terme de ma carrière. Tant d’audace et de fourberie fit monter au coeur de Mariquita un sentiment de profond dégoût bien voisin de la haine. Mais elle voulait en savoir davantage; elle se contint. -Est-elle Espagnole? interrogea-t-elle à son tour. -Non, Française. -Oh! fit la bohémienne avec une légère moue. Je ne parle pas français. Mes services ne sauraient donc lui être utiles. L’intendant eut peur qu’elle ne lui échappât : -Sa compagne est née en Espagne, se hâta-t-il de répondre; elle servira d’interprète entre vous deux. -Ah! et quel est le nom de ces deux jeunes filles? Peyrolles hésita, fut sur le point de donner de faux noms. Mais là encore il n’osa pas mentir. Mariquita allait être en rapports constants avec les deux recluses : taire leurs noms, qu’elles lui diraient elles-mêmes, était une supercherie inutile qui lui retomberait sur le nez. -La malade est Mlle Aurore de Nevers, fit-il; l’autre est une gitana recueillie jadis par M. de Gonzague sur une place de Madrid. Nul ne sait exactement son nom, car elle en a plusieurs et se chargera de vous les dire elle-même. La jeune fille manqua s’évanouir de nouveau. Depuis un instant sa conviction était faite, elle s’attendait à ce qu’elle allait entendre. Et pourtant ce nom tombé des lèvres du bandit qu’était Peyrolles lui imprima une violente secousse morale. Aurore de Nevers était là! la fiancée de Lagardère! celle dont il lui avait parlé si souvent depuis une semaine, celle qu’il cherchait avec tant d’acharnement et pour qui il bravait chaque jour dix fois la mort! Et c’était elle, Mariquita, elle qui allait la lui rendre, qui les pousserait dans les bras l’un de l’autre, en leur disant : «Soyez heureux par moi!... Aimez-vous! » Une larme fugitive glissa de sa paupière. Elle se souvint que tout à l’heure encore elle avait consommé le sacrifice; que son coeur s’était déchiré devant l’irrémissible et que le destin était le maître. N’était-ce donc pas quelque chose que de contribuer au bonheur des autres? Ne lui était-il pas doux de pouvoir aimer, sauver la fiancée, comme elle l’avait aimé et sauvé lui-même, spontanément, noblement et sans aucune arrière-pensée de gain, de plaisir, de bonheur pour soi- même? Le front de Mariquita s’illumina soudain en songeant que le surlendemain, au pied de la Torre nueva de Saragosse, elle irait prendre Henri de Lagardère par la main et lui dirait : -Suis-moi, ami, viens chercher ta fiancée, ta femme, et n’oublie jamais la petite gitanita qui te la rend! Les Alliées D'Aurore. Croyant avoir trouvé une nouvelle alliée, Peyrolles, content de lui-même, persuadé que la surveillance pourrait se relâcher, regagna sa chambre et s’endormit du sommeil du juste. -Tu sais tout, maintenant, dit don Pedro à sa fille; il faut prendre quelque nourriture et songer à dormir. -Je ne dormirai pas cette nuit, mon père, répliqua la jeune fille. Dis-moi, sans omettre le plus petit détail, tout ce qui s’est passé depuis l’instant où cet homme a mis les pieds au seuil de Peña del Cid et tout ce qu’il t’a dit. -Le connais-tu donc? Connais-tu les jeunes filles qui sont là-haut? -Je n’ai jamais vu ni lui ni les autres. Et cependant je sais... -Que sais-tu? Elle se pencha et murmura à l’oreille du vieillard : -Je sais que l’épervier a fondu sur les colombes. Ce sont des anges tombés entre les mains du plus profond scélérat qui soit en Espagne après Philippe de Gonzague, son digne maître. Don Pedro y Gomez y Carvajal de Valedira releva fièrement la tête : -Oh! oh! fit-il, s’il en est ainsi, cet homme ne doit pas rester sous mon toit. Demain, au lever du soleil, je le provoquerai en duel et je le tuerai. Un souffle de bravoure et d’énergie passa dans les cheveux blancs de ce grand d’Espagne déchu par la fortune, mais non point par le coeur. Il se souvint qu’il avait dit à Peyrolles : -Appelez-moi l’Homme Rouge, si vous le désirez. J’ai versé beaucoup de sang dans ma vie, j’en verserai sans doute encore. Sa parole allait s’accomplir. -Je te le défends, père, dit Mariquita. L’heure n’est pas venue et c’est à un autre qu’il appartient de le tuer. -Devrai-je donc t’obéir? -Oui... Ne fais rien sans que je te l’aie dit et sois avec lui prévenant et aimable. Dans deux jours il sera mort. Ils causèrent encore quelque temps ensemble, tandis que la gitanita, cédant aux instances du vieillard, prenait un frugal repas dont elle avait besoin pour réparer ses forces. Quand ce fut fini, elle alla s’assurer qu’il y avait encore de la lumière dans la chambre d’Aurore et que Peyrolles avait éteint la sienne. -À présent, dit-elle, je veux la voir. -Qui? -Mlle de Nevers. Va dormir, père; moi je n’en ai point le loisir. Il est heureux que tu m’aies donné quelque peu ta science et que tu m’aies appris à écrire : je vais avoir besoin d’en faire usage. Le brave homme, en sachant peu lui-même, n’avait pu lui en enseigner beaucoup. Il était de mode à cette époque de savoir tout juste signer son nom, et les gentilshommes d’Espagne, aussi bien que ceux de France, écrivaient plus couramment sur les poitrines de leurs adversaires, de la pointe de leur épée rougie de sang, que sur les meilleurs parchemins. Mariquita en savait assez et se hâta de griffonner ces quelques mots : «Ouvrez sans faire aucun bruit et pas un mot quand je serai entrée. Je suis une amie et je vous apporte des nouvelles de Lagardère.» -Bonsoir, dit-elle en embrassant le vieillard. Va te reposer et ne te préoccupe pas de moi : je passerai la nuit auprès d’elles. Elle gravit l’escalier de la tour, si légère dans l’obscurité qu’on n’eût même pas entendu son souffle et, arrivée à la porte sous laquelle filtrait un mince rayon de lumière, elle glissa son billet avec des précautions inouïes et gratta doucement de façon à ce qu’on ne pût l’entendre de l’étage supérieur. Aurore dormait profondément; mais doña Cruz, couchée près d’elle, appelait en vain le sommeil. La tête posée sur sa main, elle songeait à mille choses diverses : à la liberté, à Chaverny, à Lagardère... Elle vit passer le papier plié en deux et tressaillit. Était-ce un piège grossier de Peyrolles? Elle le crut tout d’abord et ne bougea pas. Mais la curiosité chez la femme est plus forte que la pudeur, et Flor vit passer devant ses yeux le visage loyal de l’hôte mystérieux. Elle l’avait entrevu une fois encore durant le jour et se refusait à admettre que celui-là aussi s’acharnerait à leur perte. Qui sait si, au contraire, il n’était pas là lui-même pour les sauver. Elle écouta, entendit le grattement presque imperceptible contre la porte et, glissant en bas de son lit, sur la pointe des pieds, elle alla ramasser le billet. Elle eut toutes les peines du monde à réprimer un cri lorsque ses yeux tombèrent sur le mot de Lagardère. Qui pouvait être cette amie, puisqu’il n’existait pas dans la maison d’autre femme que la vieille Conchita? Elle hésitait encore, bien qu’un sentiment intérieur la poussât à ouvrir cette porte derrière laquelle était peut-être le salut. -Mais qu’ai-je à craindre? se dit-elle, Peyrolles sait bien que nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour lui échapper. Si c’est un moyen de sa part pour s’en assurer de nouveau, il n’aura plus à en douter. Flor n’avait pas été gitanita pour ignorer comment on tire une barre sans réveiller personne. Elle entrebâilla la porte et regarda : une forme féminine était là qui attendait. Les gonds étaient rouillés : ils crièrent. Doña Cruz, terrifiée, dut se cramponner au chambranle pour ne pas tomber. Par bonheur, un coup de vent fit grincer la vieille girouette qui surmontait la tour, et la jeune fille, se ressaisissant aussitôt, tira la porte à elle pour livrer passage à l’inconnue. La barre une fois remise, les deux femmes se regardèrent, et mues à la même seconde par l’instinct de la conservation, se fermèrent mutuellement la bouche. Deux noms seulement furent susurrés si bas qu’à deux pas d’elles on n’eût pu les entendre : -Mariquita! -Maria de la Santa Cruz! Puis elles furent dans les bras l’une de l’autre, coeur contre coeur, les lèvres unies, les cheveux mêlés. Les deux petites gitanitas qui dansaient jadis ensemble à Madrid, derrière l’Alcazar, allaient se trouver réunies pour la lutte suprême. Ce fut Mariquita qui se dégagea la première. Elle s’approcha du lit d’Aurore et la contempla. -Elle est belle, dit-elle. Comme je vais l’aimer! Doña Cruz la remercia des yeux et une larme de joie tomba de ses longs cils. -Toi ici? demanda-t-elle. Comment?... Pourquoi? Est-ce lui qui t’envoie? -Le hasard a tout fait... Depuis huit jours je n’ai pas quitté Lagardère; ensemble nous vous avons cherchées partout et c’est dans la maison de mon père que je vous retrouve... -Ton père?... -Oui, et celui-là n’est pas complice de Gonzague, je te jure... -Je m’en doutais... Mais pourquoi le chevalier ne t’a-t- il pas accompagnée?... Mariquita approcha ses lèvres tout près de l’oreille de doña Cruz pour lui dire : -Demain soir, à minuit, Lagardère sera ici, je te le promets. Aurore de Nevers se réveilla au même instant, inquiète de ne plus sentir Flor à ses côtés; mais quelle ne fut pas sa surprise quand elle la vit, en toilette de nuit, debout au milieu de la chambre et causant avec une inconnue! Les gitanas, un doigt sur leurs lèvres, pour recommander le silence à Mlle de Nevers, s’approchèrent ensemble du lit. -Es-tu capable de supporter l’effet d’une grande joie, ma soeur? lui demanda tendrement Flor en prenant dans ses bras sa belle tête blonde. -Est-il donc des joies pour moi? répondit Mlle de Nevers. -Oui, appuya Mariquita, je vous en apporte une. Voulez- vous me permettre de vous embrasser? La pauvre malade tendit son front pâle et la bohémienne y posa ses lèvres. -Ce baiser vient du chevalier de Lagardère, murmura-t- elle tout bas. Il l’a mis ce matin même sur mon front pour que je vous l’apporte. Touchant et pieux mensonge, mais qui causa tant de joie à Aurore qu’elle retomba sur l’oreiller, anéantie par cette révélation. Dès que ses paupières purent se soulever, elle étendit les bras pour attirer à elle la gitana et la couvrit de baisers, pendant que de chaudes et bienfaisantes larmes coulaient tout le long de ses joues. -Où est-il? -Après-demain, à midi, je dois le rejoindre à Saragosse. Quand minuit sonnera, vous verrez s’ouvrir cette porte et Lagardère entrera. D’ici là, soyez forte et prudente. -Je rêve, balbutia Aurore. Parle-moi, Flor, dis-moi que je ne dors pas, que vous êtes bien vivante, vous que je ne connais pas et qui me donnez tant de bonheur... -Il faut se taire, au contraire, fit doña Cruz. Peyrolles est là-haut qui veille peut-être et qui pourrait nous entendre. -Je passerai toute la journée près de vous, dit Mariquita, et nous pourrons causer à l’aise. Dormez jusqu’au matin et rêvez de tout le bonheur qui vous attend. Elle embrassa Aurore et doña Cruz et se glissa dans l’escalier obscur. Mais au lieu de descendre, elle monta coller son oreille à la porte de Peyrolles; l’intendant dormait à poings fermés. Alors la jeune fille, le coeur débordant d’une joie secrète, mélangée de lourde amertume, vint s’étendre dans un fauteuil et s’endormit profondément. Elle avait fait plus que son devoir : elle avait travaillé à la félicité de celui qu’elle aimait le plus au monde, de celui qui, le premier, avait fait battre son coeur. Si, le lendemain matin, le factotum de Gonzague fut debout de bonne heure, Mariquita l’avait devancé. -Avez-vous réfléchi? lui demanda-t-il dès qu’ils se rencontrèrent au pied de la tour, votre résolution est- elle prise? -Oui, j’ai réfléchi, répondit-elle. Aujourd’hui, je suis à vos ordres, mais demain, avant le lever du soleil, je quitterai Peña del Cid pour n’y entrer qu’à minuit. De ce moment, je ne quitterai plus votre malade, tant qu’il lui plaira de me garder auprès d’elle. Ce plan contrariait un peu l’intendant, qui eût préféré avoir la jeune fille prendre ses fonctions sans aucune réticence. Cependant, comme il avait craint qu’elle ne refusât tout net et que, d’un autre côté, il était loin de voir dans cette courte absence une corrélation quelconque avec Aurore et Lagardère, il ne chercha que mollement à l’en dissuader. -Votre voyage est donc de si grande importance, mon enfant... -Pardon, interrompit la petite bohémienne, non sans impertinence, chacun a ses devoirs à remplir ici-bas. Je ne vous demande pas quels sont les vôtres... -C’est vrai, approuva Peyrolles en se mordant les lèvres. Vous êtes libre, mon enfant; vous êtes, de plus, énergique et vaillante, digne en tous points de votre père... -Nous allons tous deux notre voie droite, fit Mariquita, la tête haute, et nul, pas même Dieu, ne peut nous reprocher de forfaire à l’honneur. À Peña del Cid, on a le coeur aussi haut placé que l’est la tour elle-même : s’il y entrait un malhonnête homme ou un lâche, elle s’écroulerait sur sa tête!... L’intendant mesura des yeux la hauteur du colosse de pierre, non sans qu’un court frisson passât le long de ses épaules. Entre le sommet et le pied de la tour, il y avait moins de distance qu’entre un honnête homme et lui! Aussi ricana-t-il en son for intérieur : -Cette petite fille parle comme les Mores, ses ancêtres; mais les Mores sont bien morts pour toujours en Espagne! La fenêtre de la chambre d’Aurore s’ouvrit et la brune tête de doña Cruz s’y encadra. Peyrolles eut un sourire de satisfaction, d’abord parce que les oiseaux ne songeaient pas à s’envoler, ensuite parce qu’il était content que Flor les vît en conversation si matinale. La sachant toute dévouée à leur ennemi, les jeunes filles n’oseraient point se confier à elle. Il salua doña Cruz qui ne répondit pas et, se tournant vers la bohémienne, il dit de façon à être entendu de Flor : -Puisque vous voulez bien accepter non point de les servir, -ce qui serait au-dessous de votre caractère, - mais de leur prodiguer vos soins dès aujourd’hui, vous pouvez monter leur présenter mes hommages et leur demander de ma part en quoi vous pouvez être utile. -Je suis toute prête... -Attendez! ajouta-t-il à voix basse; et souvenez-vous de ce que je vous ai recommandé : repoussez toute confidence que vous ferait la compagne de Mlle de Nevers, car tout ce qu’elle vous dirait serait mensonge; ou tout au moins, veuillez m’en informer. Mariquita eut une moue de mépris qu’il ne vit pas, et riposta avec hauteur : -Je n’en ferai rien. Ce qu’on me dit, je le garde, d’où que cela vienne. S’il en était autrement, vous pourriez craindre que je répète vos propres paroles et vous n’auriez plus aucune raison d’avoir confiance en moi. -C’est vrai, avoua-t-il, aussi je me range à votre avis. Faites donc suivant l’impulsion de votre coeur et de vos intérêts. Je vous en récompenserai plus largement que vous ne pouvez le désirer. -Que voulez-vous dire? -Il n’a pas été question entre nous, mon enfant, de la rémunération de vos peines. Fixez-en le prix vous-même. -N’avez-vous pas dit vous-même, monsieur, que j’étais trop fière pour servir... -C’est juste; cependant, je n’ai pas le droit, moi, de vous priver de votre liberté sans une compensation. Voici ma bourse, veuillez l’accepter. -Les soins qu’on peut donner à une malade, répondit Mariquita, ne se paient pas avec de l’argent, mais avec de l’estime. Mlle de Nevers m’accordera la sienne, je l’espère... Cela me suffit... au revoir... «Bizarre, cette jeune sauvageonne, pensa l’intendant en constatant qu’il était seul, la bohémienne s’étant éloignée d’un bond de chamois. Heureusement la fille, aussi bien que le père, méprise l’or pour lequel se commettent tant de crimes! C’est autant que je garde, en somme, et tout marche à souhait. Tandis que Gonzague, mon maître, va tenir Lagardère éloigné d’ici, nos quartiers d’hiver ne seront pas mauvais à Peña del Cid.» Peyrolles n’était plus reconnaissable : on eût dit qu’il venait de gagner ses invalides et qu’il devait terminer là sa vie, tel un bon bourgeois bien renté et que rien ne préoccupe. Les grands criminels aiment ainsi à trouver un havre où ils croient pouvoir se reposer. Ils s’y complaisent, s’y endorment; la justice du ciel ou celle des hommes viennent les y chercher. Celui-ci, par cette matinée charmante, vint s’accouder au rempart pour assister au réveil de la nature. Il admira la plaine qui verdissait peu à peu, à mesure que le brouillard se retirait doucement, lentement, pour aller se réfugier, comme en un dernier retranchement, au-dessus des eaux de l’Èbre, d’où les premiers rayons du soleil allaient le chasser avant peu. Il vit les paysans surgir au long des routes, les jeunes gens accoster les jeunes filles. Il les entendit lancer dans les airs des couplets nationaux, et le son des cloches monta de chaque village, mêlé à celui des clochettes pendues au cou des mules. Peyrolles bucolique était un nouveau Peyrolles. Était-il possible que dans son cerveau pût naître encore une pensée qui ne fût point mauvaise? D’une fenêtre, on surveillait ses moindres mouvements et pendant qu’il écoutait chanter les oiseaux, il se disait des choses qu’il eût été très fâché d’entendre. Aurore de Nevers était accoudée sur ses oreillers, et ses grands yeux bleus, hier encore alanguis par la fièvre, avaient repris leur éclat disparu. Son teint était plus frais, ses lèvres moins blanches. Mariquita lui tenait la main : elle s’était assise au bord du lit et lui contait le guet-apens de Pancorbo, la lutte durant laquelle elle était entrée en scène; puis les événements de Madrid, Cocardasse hissé au gibet, au bout d’une corde coupée d’avance. Car la jeune fille avait trompé Peyrolles en disant qu’elle ne parlait ni n’entendait le français. Flor faisait le guet à la fenêtre, ne perdant pas un mot de la conversation de ses deux amies. Mais elle oublia sa surveillance en entendant prononcer un nom. -Que dis-tu?... Tu as vu Chaverny? s’écria-t-elle en venant s’accrocher au cou de la bohémienne. -Je l’ai vu peut-être, mais je ne le connaissais pas. Je sais qu’il était à Madrid, déguisé en aguador, et c’est tout. Qui donc est ce Chaverny? Le visage de Flor s’éclaira : -Qui est Chaverny?... s’écria-t-elle avec un enthousiasme qu’elle ne cherchait point à cacher; ramène-le seulement ici avec Lagardère et rien ne sera capable de leur résister à tous deux. -Ils se cherchent l’un l’autre, dit Mariquita, mais qui sait si je vais les retrouver ensemble à Saragosse? Mieux vaut te dire, petite soeur, que je ne l’espère pas. Doña Cruz pencha son front et de grosses larmes perlèrent à ses cils : -Tu l’aimes donc bien? demanda la gitanita. -Moi?... Qui t’a dit que je l’aimais? -Je le vois, pourquoi me le cacher?... Je suis franche et je ne mérite pas que tu ne sois pas de même avec moi. -Pardonne-moi... c’est vrai... je l’aime! Mariquita devint rêveuse : «Il n’y a donc que moi, songea-t-elle, qui ne soit point aimée? Qu’importe? L’avenir me le dira. Elles d’abord, et peut-être y aura-t-il quelque part un coeur d’honnête homme auquel je pourrai donner le mien tout entier?» Et tranquillement elle ajouta : -À Mlle de Nevers, Henri de Lagardère!... À toi, le marquis de Chaverny!... Je vous les rendrai tous les deux, le premier demain, l’autre bientôt. La gitanita descendit retrouver son père. -Le château de Peña del Cid, lui dit-elle, verra demain d’étranges choses. À minuit, quand je reviendrai, je ne serai pas seule; tu pourras mettre ta main dans celle de l’homme qui m’accompagnera. -Qui est-il? -Le fiancé de Mlle de Nevers! Son nom, il te le dira lui- même, car il l’écrira du bout de sa lame sur le front de Peyrolles. Si celui-ci, pendant mon absence, voulait emmener d’ici les jeunes filles, jette-le en bas des murs. -Ce serait un assassinat, répondit Pedro de Valedira. Mon bras est assez solide encore pour tenir une épée. -Un assassinat? Non, repartit-elle, ce serait simplement justice. Père, garde ton épée pure; son sang la souillerait. -Quels crimes a donc commis cet homme? -Tous!... De toute la journée, Mariquita ne quitta guère la chambre de la malade, et l’intendant, qui sans cesse passait et repassait devant la porte, ne put rien entendre de ce qu’elles disaient. Les gitanas avaient l’ouïe fine; dès qu’elles percevaient dans l’escalier le bruit des éperons de Peyrolles, elles se taisaient ou parlaient de choses insignifiantes. Le soir, le complot était réglé dans tous ses détails. La bohémienne devait revenir le lendemain avec Lagardère, Cocardasse, Passepoil et le Basque; peut-être même avec Chaverny. Que pèserait alors Peyrolles, ne fût-ce que contre le premier? Autant dire que la partie était gagnée. -Si nous n’arrivions pas à l’heure dite, ajouta Mariquita, et que quelque événement imprévu nous retardât même d’un jour, ne vous inquiétez pas; nous viendrons toujours. Le jour pointait à peine sur le rocher, le lendemain matin, que Mariquita se mettait en route pour Saragosse. Elle allait très vite, courait, bondissait comme un chevreuil par les chemins de traverse qui lui étaient depuis longtemps familiers. Le coeur en joie, elle se mettait parfois à chanter avec les oiseaux, et les muletiers saluaient d’un sourire ou d’un compliment cette belle fille aux joues fraîches, à la démarche alerte. Quand elle franchit la porte de la Ceneja, midi sonnait à Notre-Dame-del-Pilar. C’était l’heure fixée, Mariquita hâta encore le pas. Au pied de la Tour penchée de Saragosse, où devait l’attendre Henri de Lagardère, il n’y avait personne!!!... La Bourse De Soie. Pendant de longues heures, la petite gitane demeura appuyée à la bordure de pierres de la Tour neuve, interrogeant anxieusement les rues qui débouchaient sur la place et n’osant la quitter, de peur que ceux qu’elle attendait ne vinssent pendant qu’elle les chercherait ailleurs. Le temps passait; jamais elle ne pourrait conduire Lagardère pour minuit. Le chevalier n’avait-il donc pas eu foi en elle? Avait-il cru qu’elle voulait le quitter, reprendre sa vie libre et qu’il était inutile de se trouver au rendez-vous fixé, puisqu’elle n’y viendrait pas elle-même? À cette pensée, il lui fut impossible de réprimer un sanglot qui secoua sa poitrine. Elle se laissa glisser à demi couchée sur le sol, et la tête dans ses mains, se mit à pleurer. Un piaffement de chevaux lui fit lever les yeux et devant elle, elle aperçut deux cavaliers, dont l’un surtout la considérait avec la plus vive attention. Il mit pied à terre, s’approcha d’elle et lui tendit la main pour l’aider à se relever. -Qu’as-tu, ma pauvre enfant? lui demanda-t-il, et pourquoi ces larmes sur ton visage? La voix était douce, presque caressante, et le cavalier était jeune et beau. Il n’avait pas le teint mat des Espagnols. Mariquita se demanda où elle avait déjà vu ce regard loyal qui inspirait la confiance. Ses traits à elle produisirent la même impression sur l’étranger. -Je te reconnais, fit-il soudain, je t’ai rencontrée un jour sur la route de Ségovie. Mais cette fois, tu m’as glissé des doigts; il n’en sera pas de même aujourd’hui et tu vas répondre à mes questions. Ce n’était pas là une menace, bien au contraire, car ces mots étaient prononcés avec bienveillance et avec douceur. Le jeune homme continua : -D’abord, pourquoi pleures-tu? Quelqu’un t’a-t-il fait du mal, insultée? Dis-le-moi, désigne-moi le coupable et je lui ferai payer cher son insolence. Pourquoi cette affinité entre ces deux êtres qui ne se connaissaient pas? Mystère du hasard ou de la destinée! Rien qu’à l’entendre parler, elle devinait qu’il était noble et bon. Rien qu’à la voir pleurer, il était pris pour elle non point seulement de compassion, mais du besoin de lui être utile. -Non!... dit-elle, répondant à sa question; je n’ai à me plaindre de personne. -Qu’as-tu alors? Parle-moi. As-tu soif, as-tu faim? Voici ma bourse... Il tira de son pourpoint une bourse de soie qui contenait des poignées d’or luisant à travers les mailles. Les yeux de la gitanita s’ouvrirent démesurément, scintillèrent comme des charbons ardents. Ce regard était-il dû à la cupidité? Le cavalier le crut un instant et sortit, avec un sourire qui marquait son dépit de cette constatation, une pièce d’or qu’il tendit à la bohémienne. Mais, au lieu de la prendre, elle repoussa la main qui la lui tendait. -Ôte tout ce qu’il y a dedans, dit-elle, et montre-moi la bourse, la bourse seule. -Pourquoi?... -Je t’en supplie. Montre-la-moi... C’était plus qu’une prière, mais un cri qui sortait de la gorge haletante. Le jeune homme la lui tendit telle quelle. Sur la soie étaient brodées des armoiries : d’azur au chevron d’argent, accompagnée de trois têtes de Maures au naturel, posées deux et une; l’écu accosté de deux léopards d’or, armés et lampassés de gueules, et timbré d’une couronne de marquis. De l’autre côté, il y avait un nom!... Mariquita ignorait le blason, elle ne s’arrêta pas à lire les armes. Mais quand son regard se fixa sur le nom, elle laissa glisser la bourse de ses doigts et devint toute pâle. Elle fût tombée tout d’une pièce si le cavalier ne l’eût soutenue dans ses bras. -Chaverny!... murmura-t-elle en rouvrant les yeux. -Oui, Chaverny!... mais, vive Dieu! d’où me connais-tu, petite? Elle se raidit pour se ressaisir tout à fait et ajouta doucement : -Doña Cruz vous attend. Le petit marquis fit un bond. -Doña Cruz! s’écria-t-il. Palsambleu! voici du nouveau. Tu sais où est doña Cruz? -Oui... je sais où sont Mlle de Nevers et doña Cruz... Mais j’ignore où est le chevalier de Lagardère; je l’attends ici depuis midi pour le conduire auprès d’elles... S’il ne vient pas, tout est perdu! -Ah! que non pas, tout n’est pas perdu, ma chère enfant, cria le petit marquis en poussant un soupir joyeux, sorte de hennissement satisfait du coursier de guerre qui sent la poudre. Suis-moi, car nous sommes ici mal à l’aise pour causer. Dis-moi tout ce que tu sais et, si mon épée ne vaut pas celle de Lagardère, du moins suffira-t-elle pour sauver sa fiancée et celle dont j’espère faire une marquise. Il jeta la bride de son cheval aux mains de son domestique et, prenant le bras de la gitanita, il l’entraîna dans une auberge voisine. La bohémienne, certaine qu’elle avait devant elle un ami de Lagardère, lui conta tout ce qui avait eu lieu depuis qu’elle avait elle-même rencontré le chevalier; elle lui parla des incidents de Madrid, de l’aguador qui avait donné à boire à Cocardasse, et surtout de Peña del Cid, où les jeunes filles se préparaient à reprendre leur liberté. Le marquis buvait ses paroles, admirait le feu de son regard et le courage qui l’animait toute. Quand elle eut fini, il la pressa dans ses bras, chastement, tendrement, comme s’il lui eût dû la vie. -Et maintenant que faut-il faire? lui demanda-t-il. Je n’ai plus que douze heures à moi avant d’aller rejoindre l’armée : en douze heures on fait bien des choses, je le sais, depuis que j’ai vu travailler ce diable de chevalier chez le Régent... Je ne suis que Chaverny, c’est vrai, mais parle, je t’obéirai. Un sombre éclair passa dans les yeux de la gitanita. -Il faut mettre Peyrolles hors d’état de nuire, dit-elle; peut-être le tuer!... Hésiterais-tu à le faire s’il en était besoin?... -Moi! fit en riant le petit marquis, il y a des cas où je ne ferais pas de mal à un chien; quant à Peyrolles, je suis toujours prêt à le tuer. Nous avons de vieux comptes à régler ensemble et si je puis tout à l’heure le voir râler avec mon épée dans la poitrine et retrouver doña Cruz, il y aura plus de bonheur dans mon âme en cette nuit que dans la vie entière de bien des hommes. -Eh bien! pars pour Peña del Cid. Quand tu y arriveras, il fera nuit noire. Tu frapperas cinq coups à la grande porte et mon père viendra t’ouvrir. Alors, dis-lui simplement : «C’est votre fille Mariquita qui m’envoie; duc, prenez votre épée et sus à Peyrolles!» -Duc?... qui donc est ton père? -Son nom importe peu; il a refusé de le dire à l’intendant de Gonzague; cependant, je vais te le confier à toi : mon père s’appelle don Pedro y Gomez y Carvajal de Valedira, grand d’Espagne chassé de la cour pour avoir parlé franc à Alberoni. -Et toi, gitana?... Je n’y comprends rien, vraiment... -Tu n’es pas le seul et tu comprendras plus tard... Quand ce que je t’ai dit sera fait, mon père te conduira au premier étage de la tour : là, tu trouveras Mlle de Nevers et doña Cruz, et tous vous nous attendrez là, Lagardère et moi. Il faut que nous sachions où vous retrouver. -Mais toi, que vas-tu faire? -Me mettre à la recherche du chevalier. C’est à son bonheur que je me suis dévouée et, si le destin te permet, à toi, d’arriver le premier au but, nous ne devons oublier ni l’un ni l’autre que lui aussi veut revoir sa fiancée. -Mon désir a toujours été de retrouver d’abord ma cousine de Nevers, répliqua Chaverny, ce qui me concerne ne passe qu’en seconde ligne; doña Cruz a dû te le dire. -Je sais, répondit la bohémienne, que doña Cruz m’a dit surtout qu’elle t’aimait. -Est-ce possible? -C’est vrai. Monte à cheval et pars au plus vite. Tu leur diras que je tiendrai ma promesse de leur ramener Lagardère, bien que je ne l’aie pas trouvé au pied de la Tour neuve. Mais dussé-je l’aller chercher à l’autre bout du monde au péril de ma vie, Mlle de Nevers le reverra ou je serai morte. Ton rôle à toi est de les défendre toutes deux désormais contre tous en attendant qu’il vienne. L’épée de mon père sera avec la tienne. Elle lui donna encore quelques détails sur le chemin qu’il avait à suivre pour se rendre à Peña del Cid, et Chaverny s’éloigna au galop, dans un tourbillon de poussière. Avant de disparaître, il se retourna une dernière fois pour envoyer encore à la vaillante enfant un baiser du bout de sa main fine. Ce geste disait aussi son espoir et sa reconnaissance. Quand elle ne le vit plus, elle se mit à songer. Pourquoi, au lieu du marquis, n’était-ce pas le chevalier qui l’eût emportée sur sa selle comme à Pancorbo?... Hélas!... où était celui-ci? où le chercher à présent? Mariquita, se le demandant avec angoisse, erra par les rues de la ville, interrogeant tous ceux qui pouvaient lui fournir un indice. On ne lui répondit guère que par des quolibets et des rebuffades, et, des maigres renseignements qu’elle put obtenir, elle conclut que Lagardère et ses compagnons n’étaient pas entrés à Saragosse; on ne les avait vus à aucune des portes. La tête basse et le coeur gros, elle allait se mettre à la recherche d’un gîte pour la nuit, quand des cris s’élevèrent à quelques pas d’elle. Au détour d’une rue apparut un courrier royal que suivait la foule vociférant et hurlant. La jeune fille n’eut que le temps de se jeter dans l’embrasure d’une porte, l’oreille tendue, pour saisir parmi ces cris un mot qui la mît au courant de tout ce tapage. Le courrier, en passant, jetait des affiches que le peuple s’arrachait et la bohémienne put en saisir une au vol. Comme on essayait de la lui prendre, elle la roula en boule, la glissa dans son corsage et s’enfuit pour la lire à l’écart. Dès qu’elle l’eut dépliée, il lui sembla qu’une main de fer l’étreignait à la gorge. La guerre était déclarée entre la France et l’Espagne et tous les Français résidant sur le territoire de S.M. Catholique devaient le quitter dans les vingt-quatre heures, sous peine d’être emprisonnés, voire même pendus. Qu’allait-il résulter de cette situation nouvelle pour Lagardère et les siens, pour Chaverny, Aurore de Nevers et doña Cruz? Mariquita n’osa point y songer sans frémir et personne n’était là pour se concerter avec elle. Si le chevalier de Lagardère regagnait la France sans connaître la retraite de sa fiancée, la retrouverait-il jamais? L’occasion se représenterait-elle, pour elle-même, de les remettre un jour en présence l’un de l’autre? Cette nuit-là encore, la pauvre enfant ne put dormir, tant son esprit était tendu pour la combinaison de projets irréalisables ou chimériques. Il fallait renouer les fils, refaire tout ce que venait de briser la seule absence de Henri là où elle avait cru le trouver. Qui sait d’ailleurs si, averti plus tôt à Ségovie, il n’avait pas déjà repassé les Pyrénées? Qui sait même s’il n’était pas déjà tombé dans une embûche dressée par Gonzague et si, à l’heure où elle devait lui assurer le bonheur conquis au prix de tant de difficultés, de fatigues et de dangers, il n’était pas déjà dans un cachot d’où il ne sortirait pas de longtemps... s’il en sortait? La douce figure d’Aurore de Nevers passait devant ses yeux. Elle la voyait lui reprochant de n’avoir pas tenu ses promesses, de lui avoir fait entrevoir la liberté, la joie suprême, sans être sûre de pouvoir les lui donner. -Chaverny lui-même arrivera-t-il? se demandait-elle avec anxiété; et s’il arrive, que vont-ils devenir dans ce pays hostile? Que va faire mon père, placé entre son devoir de patriote et celui d’hôte qui doit aux gens sous son toit protection et sauvegarde? Hier, il pouvait être l’allié du marquis, il ne le peut plus aujourd’hui. La situation paraissait en effet inextricable. -Que faire moi-même? poursuivit-elle. Dois-je retourner à Peña del Cid? Dois-je aller chercher Lagardère jusque dans les rangs de l’armée française, qu’il ne voudrait d’ailleurs pas quitter à cette heure? Sa souffrance en ce moment était atroce. Elle souffrit plus encore quand elle songea que Chaverny, lui aussi, avait dit qu’il devrait rejoindre l’armée... Ne jugeait- il pas à propos de s’enfuir en France avec les jeunes filles, si toutefois Gonzague, qui était à Madrid au courant des événements, ne les avait déjà fait conduire dans cette ville pour y être placées sous sa propre garde? Elle hésita longtemps sur le parti à prendre et, fataliste comme toutes les gitanas, elle prétendit écouter la voix du destin : -Si quelque malheur doit arriver, se dit-elle, il n’est plus en mon pouvoir de l’empêcher. J’ai tout fait jusqu’à présent pour le mieux. Maintenant le but que je me suis assigné est de retrouver Lagardère : il me faut le poursuivre jusqu’au bout. Chaverny, pendant ce temps, galopait sur la route de Peña del Cid et, d’après ce que lui avait dit Mariquita, il ne devait guère en être à plus de deux lieues. La nuit était venue depuis longtemps et, en raison même de l’obscurité, il avait dû quelque peu ralentir son allure. À mesure qu’il avançait, il fut frappé de l’animation tout à fait inaccoutumée à pareille heure des villages qu’il avait à traverser. Plus il approchait du terme de sa course et plus les casas étaient éclairées, les ostérias pleines, plus il y avait d’habitants debout, gesticulant et se taisant à son approche. -Que peut bien vouloir dire ceci? se demanda-t-il. Partout on rencontre des escopettes et je n’ai pas la fatuité de croire que leur charge me soit destinée... Mais alors?... Son incertitude ne devait pas être de longue durée. Son cheval s’arrêta sur les jarrets, flairant le danger et la poudre et Chaverny jugea prudent de dégainer. Il s’attendit même à voir quelque éclair sillonner tout à coup les ténèbres et à entendre quelques balles siffler autour de ses oreilles. La route, encaissée en cet endroit, était des plus propices à un guet-apens. -Serait-ce une réédition de l’affaire de Pancorbo? pensa- t-il. Eh bien, vive Dieu! je jure de suivre l’exemple de Lagardère et de laisser ici quelques poitrines trouées pour marquer mon passage. Il tendit l’oreille, car il lui semblait que des branches venaient de remuer à sa gauche. De gros nuages noirs masquaient la lune : on n’y voyait pas plus clair qu’au fond d’un four. Le marquis éperonna son cheval, prêt à culbuter tout ce qui pourrait lui barrer le passage. Il n’alla pas loin, sa monture se cabrant net devant une muraille humaine. Un homme avait glissé du talus, puis deux, puis d’autres encore. Ils étaient maintenant plus de vingt, sur le ventre desquels il eût fallu passer. -Qui va là? cria une voix en espagnol. -Par les cornes du diable! s’écria Chaverny, ceci n’est pas ton affaire et j’estime qu’un gentilhomme peut aller partout sans en rendre compte à personne. En temps ordinaire, la théorie pouvait être bonne, à l’heure actuelle la pratique l’était moins. Le cheval, solidement tenu aux naseaux par une poigne de fer, refusa d’avancer et le marquis put distinguer autour de lui une douzaine d’ombres au moins qui n’avaient pas les mains vides. -Ne te défends pas, dit encore la même voix. Nous sommes trop et tu ne pourrais nous échapper. -À combien donc vous mettez-vous contre deux hommes? -Plus de vingt!... -C’est-à-dire au moins dix-huit lâches! hurla le marquis. Qu’il en reste deux seulement, quatre au besoin, et nous verrons à causer un instant. -Mieux vaut nous dire qui tu es, et ne pas te perdre en vaines rodomontades, repartit froidement l’Espagnol. Nous n’en voulons pas à ta vie. -Vous n’aurez pas plus le nom que la vie! Celui qui le porte n’a pas coutume de le dire à des bandits de votre sorte! -Es-tu Français? -Pardieu, oui, je suis Français! s’écria imprudemment le marquis, et dans mon pays, quand on attaque les gens, c’est du moins en plein jour. On voit mieux ainsi ceux qu’il faut envoyer dans l’autre monde. Il n’avait pas achevé ces paroles qu’il était désarçonné, mis en bas de son cheval, et que son épée lui était arrachée des mains. -Retourne à Saragosse, cria-t-il à son domestique, et dis à la bohémienne que j’irai là-bas quand même. Celui-ci ne se le fit pas répéter deux fois. Bien que dévoué à son maître, il jugeait toute intervention de sa part inutile, et il tourna bride, salué de quelques coups de feu qui ne purent l’atteindre. -Et maintenant, que me voulez-vous? demanda le marquis. Puisque vous m’avez mis hors d’état de me défendre, du moins pourrai-je vous tenir un langage qui peut-être ne sera pas de votre goût. -Garde tes discours, dit quelqu’un. Nous n’en avons plus que faire; il nous suffit de savoir que tu es gentilhomme et que tu es Français. -Et en quoi, s’il vous plaît, ma qualité de gentilhomme français vous permet-elle de m’arrêter au coin d’un bois? Est-ce à ma bourse que vous en voulez, messeigneurs? -Non point, nous l’aurions déjà prise. -Je n’ai pas l’heur de vous comprendre et, si ce n’est pour me dépouiller, vous avouerez bien que vous êtes payés pour accomplir un acte de vengeance. -Oui, vengeance de patriotes. Peux-tu ignorer que le Régent de France a déclaré la guerre à l’Espagne? -Merci de la nouvelle, messieurs : demain j’aurai l’honneur d’avoir une autre épée et de m’en servir loyalement au milieu d’un régiment français. -Tu causes trop, dit le chef de la bande; nous avons autre chose à faire. Qu’on le bâillonne! Il en fut ainsi fait. Chaverny fut ligoté et ses deux mains attachées derrière son dos, tandis qu’un des hommes lui nouait une ceinture autour du menton. Ainsi ficelé, on le hissa sur son cheval qu’un des bandits tenait par la bride, et la troupe s’engagea dans un étroit chemin qui s’éloignait terriblement de la direction de Peña del Cid. Pour expliquer le fait, il faut dire que tandis qu’un courrier royal partait annoncer à Saragosse et dans toutes les villes du nord de l’Espagne que la guerre avec la France était déclarée, un autre courrier particulier quittait en même temps Madrid. Ce n’était ni Ferdinand ni Alberoni qui l’envoyaient, mais bien Gonzague, de son propre chef. Le courrier s’appelait Montaubert. Il avait pour mission principale de venir apporter la nouvelle à Peyrolles et de l’inviter à ne pas quitter Peña del Cid, où toutes les précautions étaient prises pour qu’il fût en sûreté. Des ordres signés du premier ministre enjoignaient d’ailleurs à toutes les autorités avoisinantes de prêter main-forte, assistance et protection à M. de Peyrolles et aux personnes qui se trouvaient au château avec lui. Mais Philippe de Mantoue avait pensé qu’autour de Peña del Cid, on pouvait tendre des filets où viendraient peut-être se prendre quelques gros poissons dont la capture l’intéressait fort. Au cas où Lagardère eût rôdé par là, ce pouvait être une excellente occasion de lui prouver qu’on ne doit pas rester en pays ennemi, alors même qu’on veut y retrouver sa fiancée. À défaut de Lagardère, ce pouvait être tout au moins Cocardasse ou Passepoil, sinon tous les deux, et Gonzague n’eût pas été fâché de se venger du pied de nez que le Gascon avait fait à la potence de Madrid. Montaubert avait donc rempli tout d’abord sa mission officielle près de Peyrolles et constaté, de façon à le rapporter à son maître, que la santé de Mlle de Nevers était meilleure et qu’aucun sauveur n’était apparu à l’horizon. Il avait passé le reste de la journée à donner dans tous les villages voisins des instructions secrètes, soi-disant émanées d’Alberoni et tendant à faire arrêter sur-le-champ et conduire à Madrid tous les Français qui n’auraient pas encore gagné la frontière. Si, dans le tas, quelque menu fretin restait dans les mailles, on en serait quitte pour le relâcher. Mais il y avait chance pour qu’au moins une partie de la pêche fût bonne. Chaverny, malchanceux, avait été un des premiers à tomber dans le piège. Ses réflexions manquaient de gaieté pendant le trajet qu’on lui faisait faire vers une destination inconnue. À la fureur qu’il ressentait de n’avoir pu voir Aurore et doña Cruz, alors qu’il était si près d’elles, s’ajoutait le dépit de ne pas savoir entre quelles mains il était tombé et à qui on allait le conduire. Bien qu’il flairât dans cette aventure quelque ruse de celui qu’il nommait son beau cousin, il n’avait pas le moyen de s’en informer, puisqu’on l’avait muselé pour ainsi dire. Il songeait, de plus, que le lendemain même il devrait se présenter aux avant-postes de l’armée française. Ceci était pour lui un point d’honneur, conséquent aux ordres reçus du Régent, et il se disait qu’il y serait quand même, dût-il renoncer à voir doña Cruz. On marchait déjà depuis plus de trois heures et les ténèbres commençaient à se dissiper. Le petit marquis s’aperçut qu’il n’y avait plus autour de lui que six hommes, jugés suffisants pour l’escorter, car on avait dû renvoyer les autres. Cette constatation ne put que lui être agréable, encore que ligoté et sans armes, il ne pouvait pas espérer faire grand’chose contre eux. Toutefois la surveillance paraissait s’être relâchée, tant ses guides avaient conscience de son impuissance. Il en vint à côtoyer un ravin que le marquis fouilla des yeux. Son cheval passait si près du bord que le cavalier pouvait plonger son regard jusqu’au fond : c’était une pente abrupte, piquée çà et là de quelques buissons, au pied de laquelle s’étendait une étroite prairie fermée aux deux extrémités par un rocher à pic. Seule une fissure connue des pâtres pouvait y donner accès. Chaverny souhaita que sa bête vînt à trébucher, bien qu’à rouler dans cet abîme et les mains liées derrière le dos, il eût quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de se rompre le cou. Mais son choix était limité et il n’avait jamais été poltron. Sa monture ne bronchant pas, il résolut de l’y aider. Une violente pression de jambe au bon moment et ce fut fait : bête et cavalier dégringolèrent le ravin, à la plus grande stupéfaction de ceux qui les avaient en garde. La chute ne fut pas douce, tant s’en faut. Le cheval agonisa en touchant terre et n’eut pas la force de hennir. Chaverny ne le vit pas mourir, par la bonne raison qu’il était étourdi lui-même et qu’il resta un grand quart d’heure avant de reprendre ses sens. Cette effrayante gymnastique avait eu cependant pour effet de rompre ses liens et, bien qu’il eût les poignets en sang, il n’en était pas moins libre. Inutile de dire qu’il avait perdu son chapeau, sans quoi il se fût empressé de tirer une révérence à ses adversaires, qui le croyaient en lambeaux et dont les silhouettes se dessinaient au bord de l’abîme pour écouter s’il n’allait pas en monter un cri, un râle suprême. Le marquis n’en esquissa pas moins un geste d’adieu, accompagné du plus impertinent éclat de rire : -Messieurs, dit-il, il fallait me garder en plaine. Les accidents de terrain sont faits pour qui sait s’en servir! Le Pré-Du-Bouc. Ce n’était pas sans des raisons sérieuses que Lagardère avait manqué au rendez-vous donné à Mariquita. Rien ne le retenait à Ségovie, et dès qu’il avait eu trouvé des chevaux pour lui et ses compagnons, il s’était mis en route vers le Nord. Certain qu’Aurore n’était pas à Madrid, il n’avait plus aucun but précis et se demandait où il fallait la chercher. Était-elle en Navarre, en Aragon ou dans la Castille? Ne l’avait-on même pas entraînée dans quelque coin perdu de la Catalogne, où il serait difficile, presque impossible de la découvrir avant longtemps? Du sommet du mont Cayo, non loin de Catalayud, Henri promena son regard sur une partie de l’Espagne, attendant peut-être une inspiration secrète qui lui dirait : Va de ce côté et non d’un autre. Mais le ciel se tut et le soleil, issant du golfe du Lion, commença de monter à l’horizon et parcourut sa courbe habituelle, comme s’il n’y avait pas sur cette terre des joies et des larmes, des désirs et des désespérances, des coeurs pleins d’ivresse et des âmes vides. Au loin, l’Èbre roulait ses eaux bleues et limpides. Était-ce en deçà ou au delà du fleuve que l’attendait Aurore de Nevers? Le chevalier était nerveux, impatient. Depuis Bayonne, il n’avait eu aucune nouvelle de sa fiancée et toutes ses démarches avaient été vaines, toutes ses recherches inutiles. Chaque déception lui mettait au coeur une plaie plus profonde et lui, qui était habitué à lutter et à vaincre, s’irritait de cette hostilité sourde du destin qui le condamnait à l’inertie. C’étaient autant de piqûres d’épingles qui l’excitaient; il était prêt, tel un taureau rendu furieux par les banderilles, à foncer en avant, la tête basse, pour tuer, déchirer, mettre à nu des entrailles, respirer l’odeur du sang et amonceler des cadavres. Cocardasse et Passepoil étaient exténués de fatigue. Lagardère ne leur laissait pas le temps de dormir, de boire ni d’aimer. Mais ils ne se plaignaient pas plus que le Basque, qui, silencieux quand ses compagnons jasaient à tort et à travers, suivait le chevalier comme une ombre et comprenait peut-être seul son tourment. Comme on ne devait se trouver que le lendemain à Saragosse, Lagardère permit à ses hommes de se reposer à Cervera. -Buvez, leur dit-il, riez, fourbissez vos épées et soignez vos chevaux. Il est temps de sortir de cette torpeur où nous vivons et, si demain nous n’avons pas retrouvé celles qui nous attendent, nous irons chercher le secret de leur retraite auprès de Gonzague. -Sandiéou! murmura Cocardasse à l’oreille de Passepoil, le volcan gronde et demain nous verrons du nouveau. -Nous verrons du rouge, repartit le Normand, du sang coulera qui sera peut-être le nôtre. -Oïmé! le tien il est blanc, pécaïre. Tu ne sais pas, comme moi, entretenir sa teinte avec du vin écarlate. Les deux compères allaient peut-être recommencer leur éternelle discussion sur la boisson et les femmes, quand Antoine Laho les mit d’accord en disant : -Buvons. Comme le vin, tout sang est bon qui est bien tiré et aussi bien versé. Lagardère demeura tout le jour enfermé dans sa chambre et n’en sortit que quand le soleil eut disparu derrière les sierras. -Êtes-vous prêts? demanda-t-il. Les trois hommes étaient attablés et Cocardasse, qui ne s’était pas levé de table depuis midi, avala d’un seul trait le contenu d’une bouteille encore aux trois quarts pleine. Le Basque remit dans sa ceinture son poignard qu’il avait déposé auprès de son assiette, et Passepoil, toujours sentimental après comme avant boire, se glissa jusqu’à la cuisine pour baiser la nuque d’une grosse Andalouse très mûre, qui présidait à la belle ordonnance des casseroles. -Les chevaux, dit Henri, nous allons partir. Un quart d’heure après, il galopait en tête de ses hommes vers l’Èbre navarraise, décidé à pousser le lendemain matin une pointe le long de ses rives, avant de gagner Saragosse où l’attendait la bohémienne. Le Gascon avait la langue un peu épaisse d’avoir trop bu, mais cela ne l’empêchait pas de discourir. La potence seule avait eu le pouvoir de le faire taire et au moment seulement où il sentait la corde autour de son cou. Comme il s’en moquait à cette heure! -Y a-t-il longtemps, Amable, jasait-il, y a-t-il longtemps que tu n’as fait un mauvais rêve? -Eh! le moyen de rêver, quand nous ne dormons plus? répondait le doux frère. Il y a plus d’une semaine que nos échines ont désappris le chemin d’un lit, voire même d’une natte. -Tu n’y es pas, mon bon. J’ai dormi, moi, pendant la nuit que j’ai passée dans la prison de Madrid. -Il me semble qu’à la veille d’être pendu, de faire la grimace devant des personnes du sexe, je n’aurais pas pu fermer les yeux, murmura Passepoil, s’attendrissant à cette idée. -Toi, c’est possible, mais pas moi, capédédiou! j’ai dormi comme une souche, mon petit prévôt, et je te dirai même que j’ai rêvé. -À quoi? Ce n’étaient pas des rêves roses, je suppose? -Té, c’est là ce qui te trompe. Écoute un peu : nous partions donc, comme ce soir, à la recherche du Peyrolles et de ses prisonnières, quand un tas de petits diables essayèrent de nous arrêter sur la route. -Des petits diables? -Eh! oui. -Comment voulaient-ils nous arrêter? -En nous jetant des sorts, donc! -C’est un mauvais rêve, cela... -Sandiéou! Attends la fin. Je disais donc qu’il y avait des diables et aussi des femmes, c’est la même chose... -Ce n’est pas vrai, j’en ai vu... -Quoi? des diables? Les yeux de Passepoil tournèrent au blanc. -Non! des femmes! prononça-t-il avec ravissement. Le Gascon l’interrompit : -Il y avait encore de grandes chaudières autour desquelles tout ce monde dansait. J’en avais soif à tirer une langue de six pieds. -Je te crois, c’était une image de l’enfer et peut-être l’enfer lui-même? -C’est bien possible, cornebiou! puisqu’il y avait beaucoup de femmes, des jeunes, des vieilles, des grosses et des maigres, des jolies et des laides. Et devine un peu, pitchoun, de quoi elles étaient habillées? -Dis un peu, pour voir... -Tout simplement de vent... -De vent?... -Eh oui! de vent, d’air, de la lumière rouge des chaudières, et c’est toi qui aurais tiré aussi une langue, mon pauvre Amable. Elles étaient plus de cent. Le cheval du Normand buta et faillit s’abattre; son cavalier songeait à tout autre chose qu’à le guider. -Tu as de la chance d’avoir vu tout cela, Cocardasse, murmura-t-il, ce n’était qu’un rêve, c’est vrai, mais l’illusion est une bonne moitié de la vie. Après? -Après?... Elles se sont envolées à califourchon sur des balais et, toi et moi, nous avons jeté les diables dans les marmites. Puis j’ai vu beaucoup de bouteilles pleines, des outres, des tonneaux; le vin coulait comme le Mançanarès à Madrid et je n’avais plus soif, car je buvais tant et si vite qu’on ne pouvait suffire à me servir. -Toujours ta maudite passion, mon noble ami. -Les bouteilles se laissent déguster sans rien dire, ma caillou, tandis que les femmes, oïmé! elles crient quand on les touche et même quand on ne les touche pas. Laisse un peu que le petit il ait retrouvé Mlle de Nevers et qu’on célèbre leurs noces, tu verras, pitchoun! que le meilleur de la vie, ce ne sont pas les illusions. -Quoi donc, alors? -Boire, dormir, ferrailler. Eh donc! La nuit était devenue noire, mais les nuages ne tardèrent pas à se déchirer pour livrer passage à la lune qui baigna tout à coup la vallée d’une lueur blafarde. Les cavaliers aperçurent autour d’eux des ombres qui se glissaient de buisson en buisson, de roc en roc. Elles ne paraissaient point hostiles, car l’élément féminin en composait la majeure partie, mais il n’en était pas moins singulier de voir des femmes errer ainsi en pleine nuit et ce pouvait être un mystère qu’il importait peut-être de connaître. Lagardère pénétra avec ses compagnons dans un bouquet de bois qui bordait le chemin et il leur ordonna de garder le silence. Lui-même se mit à observer avec la plus grande attention ces gens qui quittaient invariablement la route au même point et disparaissaient par un sentier de chèvres. Plus de cinquante avaient défilé déjà et il en venait encore, surtout des femmes. Cependant, il était bon d’être sur ses gardes; les moeurs espagnoles diffèrent en tous points des nôtres : sous les jupes se cachent parfois des escopettes et souvent, quand une main égrène un chapelet, l’autre brandit un poignard. Depuis l’affaire de Pancorbo, Lagardère se défiait non sans raison, des gens qui rôdent dans la nuit et vont vers un but inconnu. Il pouvait être neuf heures, les passants se faisaient plus rares. Les derniers se hâtaient comme s’ils eussent été en retard et rien qu’à voir les précautions qu’ils prenaient pour se cacher aux regards importuns, il était facile de deviner que leur réunion avait un mobile secret. Lagardère s’étonnait. -Y comprends-tu quelque chose, toi? demanda-t-il au Basque qui se tenait à ses côtés, plus surpris encore que lui-même. -Je suis venu souvent dans ce pays, répondit Antoine Laho, et je n’y ai jamais rien vu de semblable. Il serait peut-être utile de les suivre. -C’est mon avis, dit le chevalier. Allons. -Amable, murmura Cocardasse en se penchant à l’oreille de Passepoil, il n’y a peut-être pas loin entre mon rêve et ce que nous allons voir tout à l’heure. -Crois-tu qu’il se réalisera tout entier? interrogea anxieusement le Normand en se pourléchant les lèvres d’avance. -Et qu’il y aura des dames? riposta le Gascon. Cornebiou! Je t’en promets des douzaines. Les chevaux furent solidement attachés à des arbres, à une certaine distance de la route pour qu’on ne pût soupçonner leur présence, puis leurs maîtres prirent à leur tour le sentier par où avaient disparu les rôdeurs mystérieux. Le chemin était étroit, semé de roches, bordé de buissons épineux. Il descendait presque à pic dans une sorte de cuvette profonde entourée de remparts naturels, et Cocardasse, dont la cervelle était encore sous l’impression des fumées du vin bu dans la journée, butait à chaque pas, jurant en sourdine. Le sentier se rétrécissait de plus en plus, il semblait s’enfoncer dans les entrailles de la terre. Bientôt même ce ne fut plus qu’une fissure entre des murs de rochers, si étroite qu’un seul homme pouvait y passer. Lagardère marchait en tête, l’épée à la main, se creusant vainement la cervelle pour deviner ce qui pouvait bien amener tant de monde dans ce lieu sauvage et à cette heure. Il s’arrêta soudain et fit signe de la main à ceux qui le suivaient d’agir de même. -Ton rêve, murmura Passepoil, dont les yeux sortaient de l’orbite. -Oui, mon rêve, approuva le Gascon, assez troublé lui- même. Mon petit prévôt, nous allons rire. Le plus étrange spectacle se déroulait en ce moment à leurs yeux. Pour se l’expliquer, il faut songer à ce qu’étaient au siècle dernier les superstitions et les erreurs du peuple espagnol, erreurs qui se sont perpétuées d’ailleurs dans la suite et qui, à l’heure actuelle, existent encore dans l’imagination de certains pâtres de l’Aragon et de la Vieille-Castille. Ceinturée d’une barrière de rochers qui formaient entonnoir, s’étendait une courte prairie très verte, fraîche et gaie, au milieu de laquelle jaillissait une source limpide comme du cristal. Le sol était tapissé d’herbe moelleuse, mêlée de fleurs multicolores; cet endroit devrait être dans le jour un site charmant, semblable à ceux que choisissaient les ermites qui voulaient se tenir à l’écart de l’humanité. Ce que nous allons dire passera peut-être pour une fiction. Il n’en est rien cependant. Jamais l’inquisition, jamais la toute-puissance religieuse unie au pouvoir civil, pas plus d’ailleurs que la profusion des moines et des prêtres en Espagne, n’empêchèrent dans ce pays les pratiques démoniaques qui, nulle part, n’atteignirent à de si extrêmes limites et n’eurent autant de prosélytes. Ce soir-là était un vendredi, jour de sabbat. Depuis l’heure où commencent à hurler les loups jusqu’au chant du coq, ceux qui se prétendaient sorciers se réunissaient sur divers points de la péninsule. Celui qui fut leur dernier roi, Michel Goiburn, tenait ses assises là où se trouvaient précisément Lagardère et ses compagnons. Tous les affidés devaient y venir au moins une fois par an, comme les musulmans vont à La Mecque, et ce lieu s’appelait : le Pré-du-Bouc. La reine était Jeanne la Chafouine. D’aucuns vous diront encore en Aragon que depuis cent cinquante ans elle est cachée dans les monts pyrénéens, sous la forme d’une couleuvre. Aux jours de fête, le roi siégeait sur un trône d’or. Ce soir-là, il était simplement assis sur une chaise d’ébène, ainsi que sa femme. Un grand feu allumé devant eux éclairait leur nudité, ainsi d’ailleurs que celle de tous les assistants, hommes et femmes. C’était le plus ignoble tableau qui se puisse rencontrer. Michel Goiburn était un singulier être, contrefait à souhait pour tenir ce rôle. C’était même sans doute à cela qu’il devait sa royauté. Sa tête était énorme. Les cornes postiches qui s’y adaptaient ne pouvaient la rendre plus grotesque qu’elle l’était au naturel. Il avait des yeux ronds et saillants comme ceux d’un oiseau de nuit, une barbe pointue comme celle d’un bouc, plantée sur une mâchoire simiesque. Les ongles de ses mains et de ses pieds étaient d’une longueur démesurée, se recourbaient, se tordaient comme des griffes, et ses jambes velues, recouvertes de longs poils noirs, pouvaient donner à la rigueur l’illusion de deux pattes de bouc. Jeanne la Chafouine eût pu passer pour une jolie femme, si l’on ne se fût arrêté à considérer son visage. En effet, au contraire de son mari, sa tête était trop petite pour le corps; elle avait des traits anguleux, un nez retroussé en forme de museau, des dents longues, jaunâtres et, de plus, elle louchait atrocement. C’était, en somme, un couple hideux, autour duquel dansaient quelques femmes d’une anatomie superbe, d’un profil pur et qui avaient du sang mauresque dans les veines. Les autres étaient des vieilles aux cheveux blancs, édentées, carcasses qui suaient le vice et la débauche. Passepoil contemplait avec stupéfaction cette ronde infernale; quant à Cocardasse, il riait à se tenir les côtes. Le Basque s’était signé et Lagardère détournait les yeux, sentant monter en lui des nausées de dégoût. Successivement tous les adeptes vinrent se prosterner devant le maître et lui baiser les pieds et le blanc des yeux, tandis qu’on élevait un autel où il allait parodier la messe. Michel Goiburn se mit à parler d’une voix rauque, inarticulée, coléreuse, et le chevalier tendit l’oreille pour saisir ses paroles. Bientôt il put se convaincre que dans cette ignoble assemblée, il n’était pas seulement question de blasphémer Dieu, la Vierge et les saints, mais qu’on s’y occupait aussi d’autre chose. Le roi des sorciers annonçait en effet à ses fidèles que la guerre était déclarée entre les chrétiens d’Espagne et ceux de France. -Les armées vont s’entr’égorger, disait-il; il faut les y aider pour la plus grande gloire de Satan. Que chacun de vous s’y emploie de tout son pouvoir en suivant les troupes, en massacrant indistinctement ceux des deux partis que vous trouverez isolés. Quand viendra le prochain jour de Pâques, nous boirons ici le sang des chrétiens dans leurs propres crânes! Henri de Lagardère avait les dents serrées, sa main frémissait en pressant la garde de son épée. Ce que venait de dire cet être ignoble avait été pour lui une révélation : le Régent était en guerre contre Ferdinand le Catholique. -Il faut tuer tous ces hommes, prononça-t-il d’une voix sourde, et que pas un ne s’échappe. Quant aux femmes, ce sont des misérables; mais nous n’avons aucun droit de les massacrer. -Vivadiou! constata Cocardasse, si nous n’avons que les habits pour butin, ces parts de prise ne nous feront pas riches de sitôt!... J’aurais bien aimé, cependant, tâter les bas flancs de ces péronnelles avec ma rapière Pétronille. -Ce sont des femmes! soupira le tendre Amable Passepoil... -Ça, des femmes?... quand je te disais, pitchoun, qu’un démon et une femme c’est la même chose!... -Je ne crois pas qu’il y ait d’autre issue que celle-ci, reprit Lagardère. Passepoil va la garder et tuera tous les hommes qui nous échapperaient. Il pourra laisser fuir le reste. -Entendu, accepta le Normand. Ah! ventre de biche! le défilé va être drôle. -En avant! s’écria Henri, et sus à ces monstres! L’élément masculin se composait d’une trentaine d’individus; il y avait plus de cinquante femmes. Au cri poussé par le chevalier, une clameur monta et Michel Goiburn oublia qu’il était roi pour essayer de fuir. Trop tard! La corne dorée qui ornait son front vola en éclats et à la place où elle se dressait se creusa un trou sanglant. Le dernier roi des sorciers d’Espagne avait cessé de vivre. Ce fut alors une épouvantable panique. Le Pré-du-Bouc retentit de hurlements de terreur, et les sorcières, comme un troupeau qui fuit devant l’incendie, se précipitèrent vers l’étroit couloir que gardait Passepoil. C’était un enchevêtrement de bras et d’épaules, un remous de chair vivante qui se ruait. Toute poitrine que ne protégeaient pas deux seins était immédiatement trouée au passage par l’épée du prévôt. Les hommes essayèrent cependant de se défendre. Ils avaient démoli le trône, brandissaient des morceaux de l’autel ou s’étaient armés de pierres. Le temps n’était plus pour eux de jeter des sorts : pour éviter la mort, il fallait recourir à des moyens plus terrestres. L’un après l’autre ils tombaient, ensanglantant l’herbe sur laquelle ils se vautraient naguère. La rapière du Gascon et le poignard du Basque, à côté de l’épée de Lagardère, creusaient de terribles sillons parmi ces suppôts de Satan. Les femmes s’étaient enfuies sans vêtements, poussant des imprécations et des cris d’angoisse, surprises de ne pas tomber, elles aussi, sous les coups meurtriers. Les unes se cachaient dans les buissons, haletantes, n’osant aller plus loin; d’autres couraient par les chemins pour regagner leurs demeures avant l’aube. Rencontrées ainsi, c’était le bûcher qui les attendait, après toutes les tortures de la question. Un groupe des plus alertes, une quinzaine environ, se précipita dans la direction de Soria. Un galop les arrêta net : elles se concertèrent des yeux une seconde et se jetèrent dans les ruines de Numance où elles se tapirent. C’était un étrange spectacle que celui de ces femmes nues blotties le long des murailles croulantes. L’une d’elles cependant n’avait pu suivre ses compagnes assez vite pour n’être point aperçue du groupe de cavaliers qui arrivait à toutes brides. C’en était assez pour perdre les autres. Elles se couchèrent toutes contre terre et retinrent leur souffle. Le galop cessa devant la retardataire qui poussait des cris éperdus et dont l’absence de tout costume était faite pour surprendre les cavaliers. Une véritable chasse commença. La sorcière était jeune; grâce à son jarret solide de montagnarde, habituée à courir parmi les rochers, elle bondissait comme une chèvre et profitait du moindre buisson pour mettre plus de distance entre elle et les chevaux de ses ennemis. -Elle est pelle! s’écria une voix empreinte d’un fort accent tudesque. À celui te nous gui l’aura, gue tiaple! -À moi! clama Taranne. -À moi! cria Nocé plus fort. C’étaient en effet les roués de Gonzague, que celui-ci envoyait vers la frontière pour empêcher Lagardère de regagner la France. Lui-même devait les rejoindre le lendemain avec un corps espagnol qui s’avancerait vers Fontarabie. La fugitive fit un dernier effort et sauta dans les ruines : elle se croyait sauvée. Mais les gentilshommes donnèrent leurs chevaux à tenir à Oriol et se précipitèrent à la suite du gibier, comme une meute derrière une louve. La luxure augmentait encore l’ardeur de leur poursuite. -Che la diens! hurla tout à coup le baron de Batz triomphant. La femme n’essaya pas de se défendre : elle était exténuée et des bras de fer l’enserraient comme dans un étau. -Corbleu! moi aussi, je la tiens, s’écria Taranne. Chacun d’eux tenait en effet une prisonnière entre ses bras. Nocé et Lavallade en poursuivaient deux autres de leur côté, et partout sur l’herbe il y avait des taches blanches qui remuaient tout à coup et se levaient pour fuir. Une stupéfaction profonde se peignit sur le visage des gentilshommes-financiers. -Enfoncées les orgies du Régent! s’écria Nocé. Nous venons d’interrompre une fête qui n’est pas banale. Mais où donc sont les hommes? Il ne pouvait saisir à la fois toutes les femmes : l’essaim allait s’envoler, parmi des supplications et des cris. -Que personne d’entre vous ne bouge, dit-il en s’adressant aux sorcières. La première qui essaiera de fuir aura de mon épée au travers du corps. Toutes s’arrêtèrent devant cette menace. Les cavaliers n’étaient pas des alguazils, même pas des Espagnols : elles pourraient peut-être une fois encore obtenir la vie sauve? Nocé interrogea l’une d’elles, une belle fille mince et souple. La pâle clarté de la lune, qui tombait d’aplomb sur son corps bronzé, lui donnait l’apparence d’une statue mystérieuse et superbe. -Ce n’est pas nous qu’il faut pourchasser, dit-elle en étendant le bras vers le nord, mais ceux qui, là-bas, égorgent nos frères et nos soeurs. Si vous êtes des hommes, allez-y, mes soeurs et moi nous vous récompenserons. Elle avait su lire la concupiscence dans les regards allumés de tous ces hommes. -Que veux-tu dire? interrogea Lavallade. -Nous avons fui parce que quatre hommes sont venus, quatre démons, l’épée au poing, envahir notre retraite. Ils nous ont insultées, nous ont obligées à fuir sans vêtements; ils tuent tous les hommes, qui n’ont pas d’armes pour se défendre. Si vous n’êtes pas des leurs, vous nous devez aide et protection. -Tu as raison, dit Taranne. Cependant explique-nous pourquoi cette attaque nocturne et qui sont ces hommes? -Je n’en sais rien. Notre chef bien-aimé eût pu nous le dire peut-être : il gît sur le sol, un trou au milieu du front. -Un coup d’épée?... interrogea Taranne anxieux. -Oui, là, entre les deux yeux. Du doigt elle indiqua la place sur son propre front et les roués se regardèrent avec terreur. -Un trou au milieu du front!... Il n’y a pas à s’y tromper, messieurs, s’écria Nocé, c’est Lagardère!!! Autre Sabbat. Neuf mois sur douze, les nuits d’Espagne sont délicieuses, ... soirs mélancoliques Où le Prado reluit de jais et de grands yeux. Les étoiles y scintillent dans un ciel très pur; la lune fouille de ses reflets argentés les dentelles des cathédrales, les alcazars mauresques, de loin masses imposantes, de près pierres ajourées, chefs-d’oeuvre. Aussi préfère-t-on la nuit fraîche à la journée brûlante. Jusqu’à minuit, sur le patio, les couples amoureux s’en vont devisant, le sourire aux lèvres et les lèvres proches, cherchant des coins d’ombre où l’on ne voie pas aussi clair qu’à midi. Dans le Pré-du-Bouc, la lumière tombait, blanche et pâle, assez vive cependant pour qu’on pût suivre des rochers voisins les diverses phases du carnage. Lagardère, en effet, n’avait plus aucune pitié au coeur depuis qu’il avait assisté à la scène immonde du sabbat; il lui semblait qu’en en faisant disparaître les acteurs, en purifiant avec du sang ce coin de terre souillée, il faisait justice. De trente sorciers qui naguère se livraient aux plus honteuses pratiques, il n’en restait plus que cinq que le chevalier et ses compagnons traquaient comme des bêtes fauves dans le périmètre du cirque. Poursuite fantastique que l’imagination a peine à se représenter sans se reporter aux époques lointaines de Rome, aux combats des gladiateurs, aux chrétiens livrés aux soldats et aux bêtes. Elle eût été silencieuse et plus lugubre encore sans les éclats de voix de Cocardasse, si sonores que l’écho les lui renvoyait après les avoir décuplés. La rage du Gascon était accrue encore de ce que sa colichemarde pointait souvent dans le vide, tant les Espagnols étaient habiles à l’éviter. Bientôt cependant il n’en resta plus qu’un debout et Lagardère l’abattit comme il avait tué le premier, le roi, Michel Goiburn. La lutte était finie, le ciel vengé! Les quatre hommes n’avaient plus qu’à quitter ce lieu infâme devenu un charnier, en laissant la place aux vautours. Le chevalier allait en donner l’ordre et déjà il avait remis son épée dans le fourreau, quand il laissa échapper une exclamation de surprise : au sommet du rocher dans lequel était creusé l’étroit passage, au milieu d’un groupe de femmes nues, cinq hommes en manteaux sombres brandissaient leurs rapières avec un geste de menace. Les roués de Gonzague n’avaient fait aucune difficulté pour croire au récit des sorcières, tant qu’il n’avait pas été question de Lagardère. Mais, bien que celui-ci fût leur ennemi mortel, ils le savaient incapable de tuer des gens inoffensifs, de brutaliser des femmes sans raison. Un soupçon naquit aussitôt dans leur esprit; si ces femmes les trompaient, il ne fallait pas qu’ils fussent leurs dupes et si, d’un autre côté, ils les protégeaient contre un danger réel, ils ne seraient pas fâchés de trouver une récompense. Ils avaient donc exigé d’elles qu’elles vinssent avec eux au Pré-du-Bouc, prêts à les y contraindre si elles refusaient. Ce n’était pas seulement leur vue qui avait provoqué la surprise de Lagardère, mais quelque chose de plus sérieux et de plus menaçant. Au-dessus de la tête de Passepoil, les sorcières avaient déplacé un bloc de rocher. Arc-boutées, les jarrets tendus, les muscles saillants, elles le poussaient vers la crevasse : il roulerait, dans quelques secondes, écrasant le prévôt d’abord et fermant en même temps le passage. Le Normand seul ignorait que la mort était suspendue sur sa tête. Pour Cocardasse et le Basque, aussi bien que pour Lagardère, s’écoula une minute d’inoubliable angoisse. Fut-ce hasard?... ou la Providence voulut-elle récompenser cet homme d’avoir défendu la foi contre le satanisme? Lui-même n’eût pu le dire puisqu’il n’avait point agi de son propre chef, mais simplement pour obéir à son maître, et que jamais il ne s’était arrêté à philosopher sur les desseins du premier, pas plus que sur les bienfaits de la seconde. Toujours est-il qu’il ne devait pas encore mourir ce jour-là. Le tendre prévôt eût été trop marri de succomber par la main des femmes et d’emporter dans l’autre monde la conviction que beaucoup sont loin d’être des anges. Dans le rocher, à l’endroit où le sentier débouchait dans la vallée circulaire, se creusait une sorte d’abri naturel assez profond pour qu’un homme pût s’y asseoir. Passepoil était fatigué; il jugea bon de se reposer un instant. Cet acte, si simple en lui-même, était suffisant pour lui sauver la vie. Tout à coup, il entendit un grand fracas, comme si la montagne se fût ouverte, des éclats de pierre vinrent lui cingler le visage et les mains. Ainsi qu’il arrive en pareil cas, il se trouva debout sans s’en apercevoir, comme mû par un puissant ressort, et quelques bonds gigantesques le portèrent vers ses compagnons avant même qu’il ne se fût rendu compte du péril qu’il venait de courir. Cocardasse le saisit dans ses bras puis l’embrassa à plusieurs reprises : -Pécaïre!... s’écria-t-il, tu viens de l’échapper belle et j’ai bien cru ton affaire réglée pour toujours. -Moi? -Toi-même!... Eh! Sandiéou! regarde un peu pour voir. Le bloc de pierre poussé dans la fissure en avait entraîné d’autres, et les sorcières, aidées des gentilshommes, continuaient d’en rouler dans l’étroit boyau. Cette voie était désormais fermée; le Pré-du-Bouc allait devenir une prison, peut-être même un tombeau. Lagardère haussa les épaules : -Jeu de femmes! dit-il. Les rochers ne sont pas si hauts qu’on ne puisse les escalader et nous pouvons attendre que nos adversaires veuillent bien descendre jusqu’ici. Il alla s’asseoir très tranquillement près de la chaudière où flambait encore de l’huile bouillante dont la sinistre lueur éclairait lugubrement les cadavres étendus çà et là sur le sol. De là, il examinait avec attention les silhouettes de ceux qui croyaient pouvoir le murer dans ce trou maudit. Ils étaient trop loin de lui cependant pour qu’il pût distinguer leurs traits. Le vent se chargea de lui révéler ce qu’il ne pouvait voir et lui apporta le bruit des voix. Bientôt même il entendit son nom, prononcé avec l’accent tout spécial du défunt maître d’armes Staupitz, tué par lui à Nuremberg : -Lacartère! -De Batz ici, fit-il en souriant, je devais m’y attendre. Ils ne sont que cinq et je n’aperçois pas Gonzague. Ce serait cependant un lieu propice pour lui rappeler les fossés de Caylus et son corps serait à la place parmi ceux-ci. -À savoir, interrompit Cocardasse; peut-être qu’ils rougiraient, mon petit, de se trouver en sa compagnie. Les yeux du chevalier prirent une extraordinaire fixité. -Voici le gros Oriol, murmura-t-il, Montaubert, si je ne me trompe, et Taranne, et Nocé. Menu fretin dont nous allons faire une bouchée. Les cinq personnages, mêlés au groupe sadique des sorcières, se découpaient sur le ton gris bleu du ciel et quelques mouvements révélaient de luxurieuses caresses. La voix du baron de Batz s’éleva encore une fois et réveilla l’écho endormi depuis un instant dans le Pré-du- Bouc : -Lacartère! Celui-ci fit un porte-voix de ses deux mains et son cri de défi, l’«adsum» de Nevers, monta dans la nuit : -J’y suis! Les femmes lâchèrent le cou des roués, obéissant à un ordre de Montaubert; elles cernèrent l’entonnoir, et de toutes parts des pierres commencèrent à pleuvoir. Cocardasse en reçut une sur le bras gauche; il poussa un juron formidable et riposta, aidé bientôt d’Antoine Laho qui venait de sortir une fronde de sa poche. C’était une arme terrible entre les mains du Basque; les effets ne tardèrent pas à s’en faire sentir : deux ou trois femmes poussèrent des cris de douleur avant de disparaître; le gros Oriol, atteint à la cuisse, s’en alla en boitant se mettre à l’abri. Henri s’aperçut que le rocher était dégarni aux abords du passage où Laho venait de faire des victimes. Peut-être y avait-il chance de le forcer, si l’obstruction n’était pas trop complète. -Essayons, dit-il. Faites comme moi, vous autres, et en avant! Il chargea sur son dos un cadavre encore chaud qui devait lui servir de bouclier et, l’épée au poing, il se précipita vers l’issue. Mais le sentier était complètement fermé par les rocailles, des amas de terre, des branches cassées. L’escalade en eût été impossible, même si les adversaires n’eussent été là pour l’empêcher. Ils devinèrent la manoeuvre et les rochers recommencèrent à rouler de plus belle. Un cri de triomphe salua l’échec de cette tentative trop hardie : le chevalier venait de rejeter sur le sol le cadavre inutile et se retirait. Pour n’être pas dangereuse, la situation n’en était pas moins désagréable. Il était plus de minuit, on pouvait espérer que les sorcières ne pourraient demeurer là jusqu’au jour, à moins de se cacher dans les rochers et dans les buissons pour y atteindre la nuit suivante, hypothèse peu probable. Les roués de leur côté ne descendant pas dans l’arène, leur seule chance de victoire était d’affamer les assiégés; mais pour cela, il faudrait plusieurs jours et le succès n’en était rien moins que certain. La seule chose à faire était donc de lasser les assaillants et d’attendre. Lagardère revint s’asseoir avec ses compagnons, honteux pour les familiers de Gonzague de leur promiscuité avec les femmes qu’on voyait courir au sommet des rochers. Peut-être que la nature eut honte aussi de ce spectacle, car la lune se voila, les étoiles s’éteignirent et une obscurité profonde s’épandit sur le Pré-du-Bouc. Antoine Laho, comme presque tous les Basques accoutumés à descendre dans les précipices, portait autour de ses reins, roulée sous sa ceinture de soie, une corde très mince, mais d’une solidité à toute épreuve. Quand tout s’obscurcit, son visage à lui s’éclaira. -Suivez-moi, dit-il, la lune ne reparaîtra pas avant une heure et nous serons loin. Il avait remarqué un endroit où peut-être il serait possible de tenter l’escalade et il ne doutait pas de la réussite, aucun rocher n’étant trop escarpé, aucun précipice trop profond pour un Basque de la trempe d’Antoine Laho. Celui-ci, s’aidant donc de son poignard et de ses mains, se mit à grimper avec l’agilité d’un chat. Moins de cinq minutes après, une des extrémités de la corde était solidement fixée à un tronc d’arbre et l’autre bout, en se déroulant, venait cingler le nez à Cocardasse, qui avait coutume de l’avoir toujours en l’air, vieille habitude contractée à force de lever des verres. Il ne jugea pas, pour l’instant, le moment opportun de s’en plaindre et garda pour lui les trente-six chandelles qu’il venait d’entrevoir. Lagardère et les deux prévôts se hissèrent l’un après l’autre. Pour le premier, c’était une bagatelle; quant aux autres, ils avaient fait dans leur vie tant de gymnastique de toute sorte, qu’ils étaient devenus aptes à bien des exercices. Les chevaux, ayant eu de quoi brouter autour d’eux, n’avaient pas songé à se détacher. Les cavaliers sautèrent en selle et rejoignirent la route. L’épithète «poser un lapin» n’était pas connue au temps de Cocardasse, sans quoi il l’eût employée pour dépeindre le bon tour qu’on venait de jouer aux acolytes de Gonzague. On n’y voyait goutte, mais le visage du Gascon s’illuminait d’un vaste sourire : une mystification lui était souvent plus agréable que de mettre son adversaire sur le carreau. -Qu’ils aillent à tous les diables, maintenant, railla-t- il, ils ont déjà les diablesses! Lagardère hésita longtemps sur le chemin qu’il devait prendre : Saragosse ou la frontière. D’un côté Mariquita l’attendait; de l’autre, c’était son devoir. Il ne savait pas où était cachée Aurore de Nevers ni quand il la retrouverait, et ce n’était pas la bohémienne qui pouvait le lui dire. Si pénible cependant que ce fût pour lui d’abandonner momentanément ses recherches, l’honneur lui commandait de se rendre à l’armée et de prendre part à une victoire qui, permettant à la France de dicter ses lois à l’Espagne, l’aiderait lui-même à reconquérir sa fiancée. Après mûre réflexion, il se décida à se diriger vers Pampelune : Mariquita était sacrifiée. Quand la lune jaillit de nouveau des nuages, les roués plongèrent leurs regards vers l’endroit où ils avaient vu les quatre hommes s’asseoir tranquillement en attendant les événements, et ils tressaillirent. -Ils n’y sont plus, dit Montaubert. Tous se mirent à appeler Lagardère : l’écho seul leur répondit. Était-ce un piège? Tout était possible de la part du chevalier qui méprisait tous les dangers, renversait tous les obstacles. La bande se mit à tourner autour du Pré-du-Bouc, telle une meute dépistée. Mais elle eut beau flairer, fouiller des yeux la moindre anfractuosité... rien!... le silence, le vide! La chaudière s’était éteinte, la lune n’éclairait plus que les pâles cadavres des sorciers. Ce fut en vain que l’état-major de Gonzague chercha par où avait pu disparaître Lagardère : celui-ci n’avait laissé aucune trace de son passage. -Allons-nous-en, dit Nocé. -Oui, approuva Taranne. Nous avons été fous cette nuit, messieurs, et pourtant nous n’avions pas bu. Oriol seul est un sage; cependant, sans la pierre qui l’a frappé, il ne gardait peut-être pas sa foi à la Nivelle; triste perspective que je ne veux pas approfondir... Partons. Les sorcières eussent voulu retenir ces chevaliers servants qui s’étaient fait payer d’avance; elles les supplièrent, en récompense de leurs propres complaisances, de leur venir en aide pour qu’elles pussent aller chercher leurs vêtements. De Batz leur rit au nez en disant : -Nous fous afons drouvées gomme ça, nous fous laissons te même. Que fous soyez habillées ou non, cela ne nous regarde plus. Ils sautèrent à cheval et disparurent. Les femmes n’avaient plus qu’une heure devant elles avant le lever du jour : il fallait l’employer à déblayer le sentier, ou tout au moins que l’une se risquât pour aller chercher, par un moyen quelconque, ses habits et ceux de ses compagnes. Ce fut un travail acharné. Les mains en sang, le corps inondé de sueur, elles commencèrent leur tâche. Jeanne la Chafouine était à leur tête et les sorcières ne songeaient plus ni aux morts, ni à Lagardère, ni à ceux qui venaient de les quitter après deux heures d’orgie, mais bien à leur propre salut. Si quelque paysan les découvrait, il irait chercher les alguazils, et les alguazils qui viendraient les mèneraient au bûcher. Plus d’une en ce moment eût peut- être abdiqué son erreur si quelque moine lui eût apporté le pardon de ses fautes, avec promesse de la vie sauve. Enfin l’une d’entre elles put franchir le dernier obstacle et bientôt après, revêtues de leurs loques, elles se dispersèrent isolément dans la campagne. Il était temps : le jour allait poindre à l’horizon! Avant de se séparer, la plupart avaient juré de revenir la nuit suivante pour brûler les morts. Le soir, Lagardère arrivait à Pampelune à l’heure où Chaverny roulait volontairement dans un ravin qui n’était autre que le Pré-du-Bouc. Nous l’avons vu se relever en raillant : il allait, un instant du moins, cesser de rire. Il n’eut pas fait trois pas, en effet, qu’il se heurta à un cadavre. Puis il en vit deux, puis d’autres encore et tous étaient nus. -Oh! oh! songea-t-il. Quel est ce cimetière d’un nouveau genre? À Paris, nous avons le charnier des Innocents; est-ce un parent? Il se pencha sur un corps difforme, dont l’atroce visage semblait ricaner et, si brave qu’il fût, un frisson lui parcourut les membres. Il était seul et n’avait pas d’armes. Soudain il poussa une exclamation de surprise : le mort n’avait aucune blessure apparente sur le corps, mais un filet de sang coagulé, partant du milieu du front, s’était figé dans la barbe. -Lagardère est passé par là! se dit le petit marquis. Vive Dieu! en voilà un qui ne prend guère de repos. Il voulut les voir tous, tremblant d’y trouver le chevalier lui-même ou quelqu’un des siens; car il n’y avait plus un être vivant au milieu de cette hécatombe. Il examina donc, les unes après les autres, toutes ces faces grimaçantes dont la plupart portaient la terrible marque, et un soupir de soulagement s’exhala de sa poitrine quand il eut vu les trente cadavres épars et constaté qu’il n’en connaissait aucun. Il chercha des yeux une épée qui pourrait lui servir en cas de besoin, mais il ne trouva pas même un poignard. Alors un doute lui vint : il n’était pas possible que le chevalier eût massacré, dans les circonstances ordinaires et simplement pour se défendre, tant de gens désarmés; dans tous les cas, il ne les eût pas dépouillés. Ou ce n’était pas lui, ou il y avait là un secret qu’il ne savait pas. L’endroit était mal choisi toutefois pour se livrer à des conjectures qui toutes risquaient d’être fausses, et le mieux était de laisser au temps le soin de déchiffrer cette énigme. Chaverny s’arrêta à la seule hypothèse probable : le combat avait eu lieu non loin de là et les cadavres avaient été jetés dans ce ravin où les loups et les oiseaux de proie se chargeraient de leur sépulture. Cette nécropole manquait néanmoins de gaieté. Le marquis, disposé à la quitter au plus vite, cherchait par où en sortir, quand un bruit de voix l’arrêta. Il se colla contre un rocher, dans une immobilité complète, avec la perspective de se retrouver face à face avec les adversaires auxquels il venait de fausser compagnie d’une façon si extraordinaire et surtout si périlleuse. Sa surprise fut grande quand il reconnut que ces voix appartenaient à des femmes; elle augmenta quand il en vit une dizaine, à quelques pas de lui, dégringoler contre la paroi du rocher à l’aide d’une échelle de corde et s’avancer vers le milieu du cirque. Toutes portaient une brassée de bois mort qu’elles jetèrent en tas au même endroit. Son étonnement devint de la stupéfaction quand il les vit complètement se dévêtir, allumer un grand feu et déposer un à un les cadavres dans le brasier, en même temps qu’elles-mêmes dansaient à l’entour une sarabande échevelée, en poussant des cris gutturaux. Une épouvantable odeur de chair grillée monta du bûcher, et Chaverny, craignant que la clarté des flammes ne révélât sa présence, s’était blotti derrière un bloc de rocher au-dessus duquel sa tête seule émergeait. Mais le vent rabattait vers lui une fumée épaisse et nauséabonde : la place n’eût pas été tenable un quart d’heure de plus. Il y avait de tout dans les cris poussés par les sorcières : rires entrecoupés, sanglots déchirants, hoquets, imprécations, avec des contorsions de tout le corps, des poses déplorées ou lubriques. Le nom de Lagardère, prononcé plusieurs fois avec colère, frappa les oreilles du marquis. Il ne s’était donc pas trompé : la botte de Nevers avait accompli là son oeuvre! Mais à propos de quoi et comment? Et pourquoi lui-même passait-il si près du chevalier sans parvenir à le joindre et à lutter à ses côtés? Peu au courant des choses d’Espagne, il en ignorait les rites mortuaires; mais cette danse macabre, cette nudité honteuse ne pouvaient être le fait que de quelque secte fanatique vouée à Satan. Il n’en comprenait que moins l’intervention de Lagardère. La seule chose qui pour lui résultât de ce spectacle, c’était la nécessité de s’en éloigner sur-le-champ. Il n’avait pas les mêmes raisons que les roués de Gonzague pour aller parlementer avec ces femmes qui, sans doute, l’accueilleraient fort mal. Comment s’y prendre? Le moindre mouvement pouvait le perdre et, bien qu’il ne fût guidé par aucune crainte, il voulait quitter cet horrible lieu sans être vu. Il n’y avait pas d’autre moyen que l’échelle de corde qui se balançait à quelques pas de lui. Chaverny mesura la distance d’un coup d’oeil et fit un bond. Il avait à peine mis le pied sur le premier degré qu’un cri perçant retentit, poussé par Jeanne la Chafouine. -Lagardère! s’écria-t-elle en le désignant du doigt. La horde se précipita, hurlante; si rapide que fût l’ascension de Chaverny, il était à peine à moitié du chemin que la reine des sorcières était sur ses talons. Heureusement que, jeune et vigoureux, il avait de plus la vision apeurante du sort qui l’attendait s’il tombait aux mains de ces mégères. Il avait beau être un homme, être brave, il n’avait pas d’armes et il succomberait sous le nombre. Elles lui feraient endurer sans nul doute quelque atroce supplice avant de le jeter tout vivant dans le brasier. Il fit appel à toute son énergie, continua de monter. Déjà il touchait le sommet et se croyait hors d’atteinte quand une main le saisit par la cheville et le tira violemment en arrière. Il pensa que c’en était fini de lui! La secousse ne put cependant lui faire lâcher prise et ses poignets restèrent solidement fixés à la corde qui était attachée au tronc d’un arbre. Lâcher d’une main pour essayer de repousser ses adversaires, c’était perdre de la solidité de sa position et compromettre son équilibre. Le sang-froid ne l’abandonnait jamais. Il eut une inspiration soudaine; rassemblant toutes ses forces, il détendit son jarret comme un ressort et son pied rencontra un visage qu’il meurtrit. Il entendit un cri, presque un râle et il eut conscience que, derrière lui, un corps tombait à la renverse et s’aplatissait tout en bas, sur le sol, avec un bruit sourd. C’est depuis cette nuit que Jeanne la Chafouine, la dernière reine des sorciers d’Espagne, dort au creux d’un rocher, sous la forme d’une couleuvre, les uns disent dans les Pyrénées, les autres dans le Pré-du-Bouc. Arrivée Au Camp. À peu près à une demi-journée de marche derrière Lagardère, et suivant sa trace, venaient les anciens familiers de la Maison d’or. Il leur eût suffi de pousser un peu leurs chevaux pour le rejoindre; mais ils n’en avaient pas grande envie et préféraient s’endormir sur les lauriers qu’ils venaient de cueillir au Pré-du-Bouc. Cette aventure, où il y avait à la fois de la réalité et du fantastique, suffisait à les tenir en gaieté tant qu’il n’était question que des sorcières; par contre, aussitôt que la conversation tombait sur le chevalier, les fronts devenaient soucieux. Ils se rendaient compte que jamais ni Philippe de Mantoue ni eux-mêmes n’auraient raison de cet homme qui triomphait de tous les obstacles, déjouait toutes les embûches et qui, lorsqu’on le croyait pris ou vaincu, disparaissait comme un être surnaturel, sans même qu’on pût savoir où il était passé. -S’il était seul, disait Montaubert, on pourrait croire encore qu’il a fait un pacte avec le diable et qu’il peut se rendre invisible quand il lui plaît. Mais il y a Cocardasse et Passepoil, et le premier surtout n’est pas de ceux qui peuvent changer de peau sans qu’on s’en aperçoive. Taranne observa : -N’empêche que nous l’avons vu sur le gibet à deux doigts de sa fin, et que, loin d’être mort, il se gausse de nous à cette heure. C’est là un trio, messieurs, avec lequel nous aurons souvent encore maille à partir. -Ils sont quatre, interrompit Oriol. -Oui, en comptant Chaverny. -Ce n’est pas Chaverny qui a failli me briser la cuisse d’un coup de pierre lancée avec une fronde, reprit le gros traitant en portant la main à l’endroit meurtri. -En es-tu sûr? -Comme je vous vois. Lagardère a un nouveau garde du corps qui vaut les autres; sa bosse, en disparaissant, a enfanté des braves. N’allons pas si vite; s’ils sont devant nous, ils pourraient peut-être nous reconduire jusqu’à Madrid à une allure que ne me permet pas ma jambe malade. -Tais-toi, dit Nocé; nous n’avons pas besoin d’un oiseau de mauvais augure et notre rôle n’est pas déjà si plaisant qu’on l’assombrisse encore. -Tu dis vrai, repartit Montaubert. Messieurs, qu’allons- nous faire demain? -Ce que nous ordonnera Gonzague, murmura Taranne, et le chemin que nous suivrons derrière lui ne rejoindra peut- être pas encore celui des honnêtes gens. -Chaverny t’a soufflé cela l’autre jour, dit en riant Nocé : mais les perroquets répètent parfois de bonnes choses. Montaubert, qui semblait absorbé dans une désagréable rêverie, répéta sa question : -Que ferons-nous demain? -Nous nous battrons pour Alberoni contre la France, répondit Oriol; ce n’est pas ce que nous ont appris nos ancêtres. -Nos ancêtres à nous, rectifia Taranne; ne parle pas des tiens : ils rapiéçaient les hauts-de-chausses des nôtres au retour des croisades. Le gros traitant parut vexé et dit, devenant soudain spirituel : -Ce qui prouve qu’ils ont monté et que vous êtes descendus, vous autres, puisque nous en sommes au même point. Personne ne releva cette boutade, chacun sentant qu’elle était vraie et que, seigneurs ou manants, les ancêtres avaient laissé sur cette terre, pour les représenter, une descendance plutôt déchue. Un long silence suivit cette constatation : il n’est jamais agréable pour les gentilshommes de songer qu’ils amoindrissent leur maison; c’est bien pis quand ils la déshonorent. Seul le baron de Batz n’avait rien dit pendant tout ce colloque. Il n’importait guère à ce peu scrupuleux Allemand qu’on payât son épée avec des écus de France ou des doublons d’Espagne! L’enthousiasme des roués pour Gonzague, qui avait plus de horions que d’actions bleues à leur offrir maintenant, était depuis longtemps passé. Si une bonne occasion se fût présentée de rompre à tout jamais avec lui, il est probable que la bande se fût bientôt trouvée réduite à Peyrolles et au baron de Batz. L’Allemand, qui ne se souciait pas de se mêler aux dissertations sur l’honneur, avait pris une avance d’une vingtaine de pas. Quand on parlait d’ancêtres, il se taisait, et pour cause : ceux qu’il avait à produire ayant laissé de piètres souvenirs dans certaine vallée d’Anhalt. La conversation reprit parmi ses compagnons qui étaient restés un instant songeurs. -Voulez-vous un bon conseil? demanda Oriol. -Parle, dit Taranne. Tu es en veine de causer raisonnablement ce soir. Étant donné que c’est la première fois de ta vie, nous pouvons t’entendre. -Gonzague nous envoie à la poursuite de Lagardère vers la frontière de France... -Est-ce là tout ce que tu as à nous dire? -La frontière est longue!... Il ne nous a pas dit s’il fallait chercher à l’est plutôt qu’à l’ouest. -Il nous a dit de le retrouver lui-même à Fontarabie... -C’est vrai, à la condition que le chevalier ne nous ait pas entraînés ailleurs. Ne pourrons-nous prouver que nous avons été attirés sur une fausse piste? Avez-vous compris? Montaubert fronça les sourcils et se prit à réfléchir. -Ce qui nous dispenserait, interrogea-t-il, de nous battre contre la France? Est-ce là ce que tu veux dire, Oriol? -Pourquoi me le demander, puisque tu le penses comme moi? Votre avis à vous, messieurs? -Tu parles d’or ce soir, dit Nocé, on nous a changé notre Oriol! -Il sauvegarde les hauts-de-chausse et la dignité de quelques gentilshommes, ses amis, afin de n’avoir rien à rapiécer plus tard! -De l’esprit?... Corbleu! tu en mourras! s’écria Taranne. Décidément la continence où le tient l’éloignement de la Nivelle développe ton cerveau. Mais cesse de mordre et dis-nous ton plan. -Il est très simple, le voici... Approchez-vous, que de Batz n’entende rien. Il parla bas un instant, tandis que le baron, toujours en avant, sifflotait un air. Les roués, qui n’avaient jamais compté sur l’intelligence, pas plus que sur la bravoure d’Oriol, ouvraient de grands yeux étonnés. Le fils de manants venait de trouver pour eux, sans pour cela qu’ils fussent obligés de rompre avec Gonzague, le moyen d’éviter la suprême infamie : porter les armes contre la patrie. -Donne-moi ta main, dit Nocé en poussant son cheval contre celui du traitant. Après toutes les autres bassesses, grâce à toi nous ne commettrons pas celle-ci. Bientôt la petite troupe se trouva à l’entrée d’un village où tout le monde dormait encore : c’était Tafalla, et la porte d’une auberge ne s’ouvrit qu’avec des difficultés inouïes. -Nous avons une heure ou deux à dormir, dit Montaubert, profitons-en; cela ne nous arrivera peut-être pas de longtemps. -Che groyais gue nous allions à Bambelune? demanda le baron. -Lagardère n’y est pas; Gonzague n’y arrivera que demain : rien ne nous presse. Les chevaux mis à l’écurie, les roués s’étendirent comme ils purent dans une chambre du haut, à l’exception de Montaubert qui voulut rester dans la salle basse. Un quart d’heure après, de Batz ronflait comme les orgues de Cologne, il était le seul : les autres avaient simulé le sommeil et veillaient. Une heure environ se passa ainsi. Un coup de poing formidable vint ébranler la porte : Nocé alla ouvrir. -Debout! s’écria Montaubert en paraissant sur le seuil. En une seconde tout le monde fut sur pied, y compris le baron qui se mit à bâiller. -Gui a-t-il tonc? Che rêfais gue nous édions engore là- pas, afec les tames... les tames nues, tarteifle! -Qu’y a-t-il? Eh! pardieu, il est bien question de femmes!... Je viens de parler à Lagardère!... -Lacartère!! -Lui-même!... Il a frappé à la fenêtre d’en bas et j’ai ouvert. Ils étaient quatre, et pas du tout surpris de me voir là. «Allez dire à vos amis, m’a-t-il dit, que nous aurions pu venir vous tuer pendant que vous dormiez; mais je n’en ai ni le temps ni le désir : Gonzague n’est pas avec vous. S’il désire me parler, il pourra me trouver d’ici quarante-huit heures entre Venasque et la Maladetta.» -Tarteifle! c’est le tiaple en bersonne! -Voilà ses propres paroles, reprit Montaubert. Notre devoir est tout tracé, messieurs, il faut le poursuivre à outrance. C’est d’ailleurs la volonté de M. de Gonzague. Mais il faut que celui-ci sache où nous sommes; qui sait où Lagardère nous entraînera derrière lui? -J’irai l’attendre à Pampelune pour le prévenir, murmura Oriol. -Non, pas toi; tu es blessé et tu pourrais rencontrer en route des dangers au-dessus de tes forces et de ton courage. Le gros traitant fit mine d’insister. Montaubert frappa du pied : -Non, encore une fois, dit-il. Il faut une épée solide, sur laquelle on puisse compter : celle de de Batz par exemple. Si la mission n’était pas remplie auprès du prince, nous serions pour toujours perdus dans son estime. L’Allemand, naturellement bouffi d’orgueil, se rengorgeait à ces paroles. En vantant sa force et sa bravoure, on pouvait le mener n’importe où. -Che feux pien, répondit-il. Che bourrai agever mon rêve à Bambelune en attendant notre ger brince. -Tu lui diras donc la direction que nous avons prise et ce qui s’est passé. Qui sait quand nous reviendrons... si nous revenons?... Maintenant, à cheval, et mort à Lagardère!!... Ils serrèrent les mains du baron, jetèrent quelque argent à l’aubergiste ébahi et partirent au galop vers l’Aragon, pendant que de Batz, tout fier de la confiance dont l’honoraient ses compagnons, se dirigeait au petit trot vers Pampelune. La comédie imaginée par Oriol avait pleinement réussi. Ces hommes qui n’avaient presque plus rien à perdre de leur honneur, allaient en sauver du moins pour un temps les derniers vestiges. À coup sûr, Philippe de Mantoue ne serait pas satisfait de ne pas les trouver à ses côtés dans les rangs de l’armée espagnole. Qu’importait? Ils avaient une excuse basée sur ses propres ordres. Pourrait-il leur garder rancune quand ils le rejoindraient. Pendant ce temps, Lagardère avait traversé Pampelune et se dirigeait, par Tolosa et Irun, vers les avant-postes de l’armée française campée au midi de Bayonne. Ancien chevau-léger du roi, il alla tout droit aux quartiers de la cavalerie dont le prince de Conti avait le commandement sous les ordres du maréchal de Berwick. Quand, suivi des deux prévôts et du Basque, il se présenta sur le front de bandière, la sentinelle interdit le passage à ce groupe étrange, qui n’avait de militaire que l’épée. -Qui commande ici? demanda le chevalier. -M. le maréchal de Berwick. -Fais-moi conduire à lui; j’ai besoin de le voir à l’instant. -Avez-vous le mot de passe? -Non. -Alors, la consigne est formelle : vous ne pouvez entrer au camp. Passez au large. -Au large?... Non, mon ami, dit Lagardère en éperonnant son cheval. Suivi de ses trois hommes, il passa devant la sentinelle et piqua droit vers la tente la plus élevée qui, sans nul doute, était celle du maréchal. Mais aussitôt le factionnaire fit feu et tout le camp fut en émoi. Les troupes prirent les armes, les officiers se précipitèrent, l’épée à la main, pour arrêter ces intrus qui forçaient la consigne et ne paraissaient se soucier en aucune façon des règlements militaires. En quelques secondes le chevalier fut entouré et son cheval ne pouvait plus avancer sans culbuter quelqu’un. Lagardère salua de l’épée. -Messieurs, dit-il, veuillez me faire conduire à M. le maréchal. -Le duc tient conseil; il ne vous recevra pas à cette heure. -Pardieu! je serai du conseil s’il le faut, mais je le verrai. Le coup de feu tiré par la sentinelle avait attiré le maréchal lui-même hors de sa tente. Il était entouré de Mgr le prince de Conti et de tous les colonels. Il fronça les sourcils en voyant s’avancer ces quatre hommes dont trois au moins étaient si singulièrement équipés. Leur chef mit pied à terre, passa la bride de son cheval à Cocardasse et s’avança, le chapeau bas. -Monsieur le maréchal, dit-il, vous m’excuserez d’avoir enfreint vos ordres et la consigne pour venir vous offrir mon épée et les connaissances que je possède du pays d’Espagne. Nous sommes là quatre qui, je crois, pourrons vous servir. Il était couvert de poussière et, bien qu’il inclinât respectueusement son mâle visage, sa fière attitude en imposait à tous. -Qui êtes-vous, monsieur? demanda le duc d’un ton sévère. -Le chevalier Henri de Lagardère, ancien chevau-léger du roi, ancien bossu de l’hôtel de Gonzague, ancien condamné à mort et toujours vivant pour défendre la France et la justice. Une rumeur courut parmi les officiers et son nom passa de bouche en bouche. Personne n’ignorait ce qui s’était passé naguère à Paris, au Palais-Royal et à l’église Saint-Magloire, événements qui avaient défrayé pendant plusieurs jours les conversations de la ville. Le prince de Conti vint lui-même prendre Henri par le bras et l’amena devant le maréchal de Berwick. Celui-ci avait alors quarante-neuf ans. Bien que né en Angleterre et fils naturel du duc d’York, -depuis Jacques II, -il était loyal et franc, et nul ne s’entendait comme lui à juger un homme sur un simple regard. Il savait aussi apprécier la bravoure partout où il la rencontrait, parce qu’il était brave lui-même. Il le fit bien voir en 1734, au siège de Philippsbourg, où il s’avança si imprudemment qu’il fut tué d’un boulet de canon. Un instant, il considéra le chevalier. Il le connaissait de réputation, et le Régent lui-même, avant son départ, lui en avait longuement parlé. -C’est un régiment qu’il vous faut, monsieur? lui demanda-t-il. Tous les colonels étaient là : pour donner un régiment à Lagardère, il eût fallu que l’un de ces messieurs fût tué ou disgracié! Et pourtant il ne sentit peser sur lui aucun regard hostile. -Merci, monsieur, répondit simplement Lagardère. -Une compagnie, alors? Voulez-vous servir comme capitaine au régiment de M. de Riom? Il sera le plus favorisé de ceux qui sont ici et ce grade est au-dessous de vos mérites, dont S.A. le Régent m’a parlé. Le comte de Riom s’avança aussitôt : il avait hâte de prendre possession d’un capitaine de cette trempe. Lui-même, capitaine des gardes au Luxembourg, venait de recevoir le brevet de colonel à l’armée d’Espagne. Il ne l’avait certes point sollicité, mais on le lui avait imposé de force, pour l’éloigner du lit de mort de la duchesse de Berry, sa maîtresse, fille du Régent. C’est ainsi que jadis on se débarrassait d’un importun par une faveur et que souvent une disgrâce élevait au lieu d’abaisser celui qui en était l’objet. Lagardère déclina tout net cet honneur, dont il s’avoua cependant très flatté. Le maréchal s’impatientait : -Eh! corbleu! que vous faut-il, monsieur, si une compagnie, un régiment ne vous suffisent pas? -Un régiment? répondit le chevalier, j’en ai un. Tout le monde se regarda, surpris. -Combien d’hommes? demanda Conti. -Trois, monseigneur. Les voilà. Il désigna du doigt les deux prévôts et le Basque. Cocardasse se rengorgeait à faire craquer son pourpoint, -déjà bien malade, -et le roi lui-même, à cette heure, n’eût pas été son cousin. -Ne raillez pas, monsieur, dit sévèrement Berwick. -Dieu m’en garde! Je ne demande que la liberté d’agir avec mes trois hommes comme il me plaira, de ne rendre compte de mes actes qu’à vous-même et de n’obéir qu’à vos ordres. -Vous avez tort, interrompit Conti, un peu vexé de ce qu’il prenait pour de la présomption; vous n’auriez trouvé parmi nous que des amis. -Est-ce à dire, monseigneur, que, pour vouloir agir seul, je doive renoncer à votre estime? -Je n’ai pas dit cela... je trouve peut-être excessif que vous veuillez faire avec trois hommes ce que ces messieurs feront avec un régiment entier. -Vous vous trompez, monseigneur. Je ne mets en doute la sagesse, ni la bravoure de personne : si je réclame mon indépendance, c’est pour des causes qui me sont personnelles et que tout le monde pourra connaître plus tard. Je me flatte même qu’aucun de vous ne me désapprouvera. Le maréchal avait écouté sans rien dire. -M. de Lagardère a raison, conclut-il. Il faut vous résigner, messieurs, à ne le posséder ni les uns, ni les autres, ce qui me permettra de le garder pour moi. Il est des situations particulières que chacun doit respecter et je m’incline moi-même le premier. Puis il ajouta en souriant : -Nous allons reprendre notre conseil. Il n’y aura qu’un colonel de plus, sinon en titre, du moins en fait. Mais comment va s’appeler votre régiment? -Je vous avoue, monsieur le maréchal, n’y avoir pas songé, repartit le chevalier sur un ton plaisant. À quoi bon lui donner un nom, on le trouvera toujours, qu’il soit baptisé ou non, car je soupçonne fort qu’il marchera en avant le plus souvent de tous. -Et nous? et nous?... s’écrièrent à la fois tous les colonels. Vous êtes trop exigeant, monsieur de Lagardère, et nous ne vous céderons pas aussi facilement le poste d’honneur. -Il y aura de l’honneur pour tous, répondit Henri, des coups aussi. Soyez tranquilles, messieurs, je vous laisserai votre part. Tout ceci était dit sur un ton badin et nulle défiance ne perçait contre ce nouveau venu qui faisait mine de vouloir accaparer la gloire à lui tout seul. Le maréchal de Berwick riait franchement. Il se doutait bien que cet homme, avec les trois seules épées dont il disposait, en ferait peut-être plus que tous les autres ensemble. -Allons, dit-il, en tendant la main au chevalier, c’est moi qui vais être le parrain : demain, messieurs, nous verrons. La Charge. -Mon opinion, messieurs, dit Henri de Lagardère, dès que le conseil eut été repris, c’est que l’Espagne n’est pas prête. Philippe V s’endort. Alberoni intrigue avec la reine, et son plus fidèle soutien à cette heure est un lâche, qui s’appelle Philippe de Gonzague. Tandis qu’il prononçait ces paroles, auxquelles personne ne répondit, ses yeux lancèrent un éclair et sa main se crispa sur la poignée de son épée. Son visage reprit bientôt sa sérénité ordinaire et ce fut d’une voix enjouée qu’il reprit : -Vous plairait-il, messieurs, de souper demain soir à Fontarabie, après-demain à Saint-Sébastien? -C’est aller vite en besogne, murmura Conti. -Il faut aller vite et loin, riposta Lagardère. Les premières troupes espagnoles s’acheminent lentement vers les pays basques : nous les écraserons avant qu’elles aient le temps de se reconnaître. -Et après? -Il n’y a pas un soldat dans le nord de l’Aragon, pas plus qu’en Catalogne. Nous pouvons tenir toute la frontière en huit jours. -Le conseil est levé, dit le maréchal. Merci, monsieur de Lagardère. Le lendemain, après le repas du matin, la cavalerie française passait à gué la Bidassoa et venait se former en bataille à quelques portées de mousquet de Fontarabie. La ville n’était occupée que par un poste insignifiant, auquel les habitants ne paraissaient pas disposés à prêter leur concours. Le fort Saint-Elme ne pouvait néanmoins laisser prendre la ville sans tirer quelques coups de canon. Les créneaux se garnirent de fumée et les boulets n’arrivèrent même pas jusqu’aux positions occupées par les Français. -Royal-Lagardère fera-t-il aujourd’hui ses preuves? demanda le maréchal de Berwick; monsieur le chevalier, la ville est à prendre. -Royal-Lagardère ne donnera pas tout entier aujourd’hui, répondit le chevalier en riant. M. de Riom et moi allons vous ouvrir dans un instant les portes de Fontarabie; si je n’ai pu accepter de servir sous ses ordres, du moins serai-je heureux de faire quelque chose à ses côtés. Le comte de Riom était petit-neveu de Lauzun et sa notoriété ne lui vint que de ses amours avec la fille du Régent. Mais alors qu’il était tout-puissant au Luxembourg et malgré sa singulière élévation, il demeura toujours affable vis-à-vis des officiers, ses égaux et ses subordonnés; il sut s’acquérir dans l’armée des sympathies que ne détruisit pas son éloignement forcé de la cour. Quelque chose aussi jaillissait sur lui de la gloire de son grand-oncle, et Lagardère, qui ne le connaissait que pour ses aventures avec la duchesse de Berry, voulut du moins lui savoir gré de l’empressement qu’il avait mis la veille à se l’attacher. Riom, il faut le dire, était aussi vaillant devant l’ennemi que dans l’alcôve; la proposition du chevalier lui sourit précisément par ce qu’elle avait d’étrange. -J’accepte volontiers, dit-il, à la condition cependant que je vous remettrai le commandement des troupes d’assaut. Cette boutade amusa fort le maréchal et sa suite, sans trop les étonner pourtant. À cette époque de futilités, de sourires et d’amours légères, la bravoure française devint presque de la folle bravade. Il était bien porté, quand on avait une amie, de mourir, son nom aux lèvres, en montant à l’assaut. La balle, avant de trouer le coeur, effeuillait une rose envoyée par l’aimée et qu’on portait agrafée au pourpoint. Quand le sang l’avait faite rouge, les camarades du mort la renvoyaient au boudoir d’où elle était sortie, pour qu’une bouche pût s’y poser et les larmes la faire renaître. Héroïsme enfantin, fleuri, pimpant, mais sublime quand même, de la guerre en jabots et en dentelles, où l’on mourait avec un mot d’esprit et de l’amour au coeur! MM. de Riom et de Lagardère mirent la main à l’épée et se dirigèrent vers la ville, causant comme s’ils se fussent promenés dans les jardins du Palais-Royal. Ils ne sourcillèrent pas, quand à vingt pas des murs, de petits nuages de poussière marquèrent autour d’eux les endroits frappés par les balles. Lagardère leva seulement son épée et, s’adressant à l’officier qui gardait la porte, il cria : -Veuillez prier M. le gouverneur de Fontarabie de nous envoyer un parlementaire. Nous l’attendrons ici dix minutes. Il s’assit sur un rocher et continua de causer avec M. de Riom comme s’il ne se fût agi en aucune façon de la capitulation d’une place forte. Dans le délai indiqué, un officier espagnol était devant lui. Lagardère ne prit aucun air de bravade et se montra plein de déférence; par contre, sa voix fut ferme, son ton assuré et ses arguments ne laissèrent pas de place à la contradiction. -Merci d’être venu, dit-il au parlementaire, merci de nous éviter l’obligation d’assiéger la ville. Vous êtes deux cents, nous sommes deux mille; vous avez de mauvais canons, les nôtres passent en ce moment la Bidassoa dans deux heures, ils vous réduiraient au silence. Aucune armée espagnole n’est là pour vous soutenir et vous avez fait ce que vous avez pu pour vous défendre; votre honneur est sauf. Il ne reste plus à votre gouverneur qu’à nous ouvrir les portes. -Quelles seront vos conditions? demanda froidement l’Espagnol. -Les personnes et les propriétés seront respectées; la garnison restera libre et pourra rejoindre l’armée dès que les officiers seront libres eux-mêmes, c’est-à-dire quand ils nous auront fait l’honneur de souper avec nous ce soir. -Vous êtes aussi fin diplomate que vaillant soldat, interrompit le comte de Riom. -Pourquoi faire des victimes et amonceler des ruines? répondit Lagardère. La ville n’est pas en état de se défendre; or, quand l’adversaire est trop faible pour résister, il cesse d’être un ennemi. -Il peut même devenir un ami, dit l’officier espagnol en serrant la main du chevalier. J’ai pleins pouvoirs pour vous ouvrir les portes, venez. M. de Riom et Lagardère le suivirent et c’est ainsi que Fontarabie fut prise par deux hommes. S’emparer de Saint-Sébastien était plus difficile. -Royal-Lagardère donnera-t-il aujourd’hui? demanda le lendemain matin le maréchal de Berwick. -Oui, répondit le chevalier, si vous voulez bien donner l’ordre d’engager immédiatement l’action. Nous allons y gagner quelque appétit pour le souper de ce soir et en même temps la victoire. Un rideau de cavalerie se porta aussitôt en avant, menaçant directement le gros des forces espagnoles, tandis que l’infanterie et l’artillerie dirigeaient leur mouvement contre la ville. Henri, suivi de ses trois hommes, se tenait aux côtés du prince de Conti et tous deux causaient familièrement. -As pas pur, ma caillou! dit le Gascon à l’oreille de ses compagnons. Le pitchoun, il n’en a pas l’air ni le grade, mais il est aussi général que tous les généraux qui sont là, y compris leur maréchal, eh! donc! -Tu as raison, murmura Passepoil, c’est peut-être bien lui qui va mener la danse. -Que oui, mon mignon, et m’est avis que nous ouvrirons le bal, Sandiéou! Ne le perdons donc pas de l’oeil pendant la mêlée, c’est compris. Les deux armées n’étaient pas à plus de cinq cents toises l’une de l’autre, et les Espagnols, toujours prêts aux rodomontades, se préparaient inconsidérément eux-mêmes à attaquer. De leurs rangs, on entendit monter le vieux cri de guerre : -«Santiago y cierra España!» Saint-Jacques et charge Espagne! Et la lutte commença, les chevaux se heurtèrent dans un cliquetis d’épées, un bruit assourdissant de cuivres et de voix, d’imprécations, de commandements et de râles. Le premier régiment espagnol qui venait de charger ne tint pas et fut reconduit avec vigueur. Mais en s’éparpillant, il démasqua une réserve importante, commandée par un général auprès duquel se tenait Gonzague. Lagardère et lui s’aperçurent et de la gorge du premier s’éleva un cri de menace, de colère, qui domina le galop des chevaux : -J’y suis! Philippe de Mantoue ne fut pas le seul à l’entendre, car entre les deux armées s’avançait à franc étrier un cavalier couvert de poussière et qui élevait son épée. Quand il ne fut plus qu’à une faible distance, Henri le reconnut et poussa une exclamation de surprise : -Chaverny! -Oui, Chaverny... lança à pleine voix le petit marquis; Aurore de Nevers est à Peña del Cid, en Aragon, et Gonzague est là, je viens de le voir. -Il faut le prendre vivant! s’écria Lagardère... En avant! Henri enleva son cheval d’un coup d’éperon si violent que l’animal se cabra, resta un instant debout sur ses jarrets et, aux yeux de toute l’armée, Lagardère les cheveux au vent, les yeux ardents, l’épée haute, se détacha seul, beau comme un dieu au-dessus de la poussière, de la fumée, des flammes. Des deux côtés on s’arrêta pour voir ce qu’il allait faire : quand les titans se battent, les nains n’osent plus remuer. Un ouragan s’élança qui fit trembler le sol. Ce fut quelque chose comme un nuage qui crève, une trombe qui renverse, brise et tord, un torrent qui se précipite, la foudre qui déchire! Ce fut le vent, le fer et le feu, la terreur, la vengeance et la gloire! Ce fut la mort qui passe! Le régiment de Lagardère chargeait. À l’endroit où se tenait naguère Philippe de Mantoue, la ligne espagnole fut coupée, culbutée, hachée, taillée en pièces. La cavalerie ennemie tourna bride et le chevalier ne vit plus que des dos et des croupes, dans lesquelles Chaverny et les autres plongeaient leurs épées. Où était Gonzague? Dans le tas : il fuyait! Lagardère l’entrevit un instant et poussa son cri de guerre : -J’y suis! J’y suis! Son cheval bondit parmi la masse des fuyards, gagna du terrain. Le chevalier n’était plus qu’à quelques pas du lâche : il allait l’arrêter dans sa course, le forcer à faire volte-face, à se battre, il allait le tuer! Mais les Français venaient de pénétrer dans la citadelle de Saint-Sébastien, la garnison était prisonnière et les canons étaient encore chargés sur les remparts. Les artilleurs de Berwick les pointèrent sur la cavalerie espagnole en déroute. Pouvaient-ils se douter que Lagardère la serrait d’aussi près? Un boulet tomba, couvrit de terre Chaverny, les prévôts et le Basque; leurs chevaux emballés dans une course vertigineuse n’obéissaient plus aux mors. Quand ils purent les arrêter, les ramener, ils s’aperçurent que Lagardère n’était plus avec eux et une angoisse atroce les prit à la gorge. La monture de Lagardère, éventrée, gisait sur le sol, dans une mare de sang. Chaverny, les autres et tous les officiers, jusqu’à Berwick, qui était accouru pour embrasser Henri devant l’armée entière, tous, pendant plus d’une heure, cherchèrent vainement son cadavre. Royal-Lagardère avait perdu son chef. La Tour S'Ecroule! Lagardère n’était pas mort : la chute qu’il avait faite n’avait eu pour résultat que de l’étourdir un instant. Il se releva bien vite, maudissant le sort qui venait encore une fois d’arracher Gonzague à sa vengeance. Car le poursuivre à cette heure était insensé, et comme il ne se rendait pas compte du temps qu’il était resté évanoui, il pensa que Philippe de Mantoue était loin, que Chaverny et ses compagnons étaient rentrés au camp. Lui-même se disposait à le regagner à pied quand une pensée soudaine traversa son cerveau comme un éclair. Le marquis lui avait dit : «Aurore de Nevers est à Peña del Cid, en Aragon.» Il n’avait pas eu le temps de lui donner de plus amples détails, mais celui-là suffisait. Henri le cherchait depuis huit jours : il en savait assez. Un cheval échappé passa près de lui, les naseaux au vent, cherchant où étaient maintenant ses pareils pour les rejoindre. Le chevalier lui sauta à la bride et se mit en selle, sans souci de l’armée qui n’avait pas besoin de lui pour l’instant, puisqu’elle était victorieuse; sans songer à attendre Chaverny et ses hommes pour les prévenir ou les emmener avec lui. Il n’eut plus qu’une pensée : Peña del Cid, plus qu’un but : sauver d’abord Aurore de Nevers. À défaut de Gonzague, il allait pouvoir tuer Peyrolles et, sa fiancée mise à l’abri, revenir prendre sa place de combat. Son plan fut arrêté aussitôt que conçu. Comme il était masqué par un bouquet d’arbustes, personne ne le vit, courbé sur l’encolure, prendre vers la Navarre à toute bride. Il passa l’Èbre à la nage, gagna Saragosse. La route était longue; il jugea que si rien ne l’arrêtait, si rien même ne l’obligeait à ralentir son allure, il n’arriverait pas avant le milieu de la nuit. Jamais il ne s’était senti tant de volonté, tant de courage, et ceux qui le voyaient passer sur son cheval blanc d’écume, s’écartaient en hâte, de peur qu’il ne les transportât avec lui vers l’enfer : aux yeux des paysans, le diable seul pouvait aller aussi vite. La difficulté croissait encore de ce que le pays était hostile et qu’il fallait éviter ou culbuter les partis ennemis qui sillonnaient les routes. Il en rencontra plusieurs : il dut prendre à travers champs, franchir des fossés et des haies, traverser des cours d’eau. Deux fois, il fut poursuivi sans qu’on pût l’atteindre; mais il sentait peu à peu son cheval faiblir et ployer sur ses jarrets las. Il lui fallait lui-même une énergie surhumaine pour maintenir debout la vaillante bête; bientôt même, au lieu d’être porté par elle, il lui fallut presque la porter des rênes et des jambes. Il allait lui falloir continuer sa route à pied et Dieu sait quand il arriverait à Peña del Cid. Le cheval tomba, étendit son encolure sur le sol et du sang lui sortit par les naseaux. Ç’allait être la fin. Henri lui ôta sa bride, le dessangla pour qu’il ressentît moins de souffrance et caressa une dernière fois ce précieux auxiliaire qui mourait à la peine. Bien des chevaux étaient déjà tombés ainsi sous lui; celui-ci serait-il le dernier? Il en est des animaux comme de certains hommes; ils sont sacrifiés aux passions des plus forts. Le soir commença à descendre sur la plaine, et, comme dans toutes les contrées du Midi, les ténèbres tombèrent vite. Lagardère s’éloigna rapidement. La pensée qu’il allait enfin revoir Aurore de Nevers, la presser contre son coeur, dilatait sa poitrine, donnait du ressort à tous ses muscles. Entre sa fiancée et lui, il y avait encore bien des obstacles : le plus proche était à vingt pas à peine. Devant lui et marchant dans la même direction, il aperçut au tournant de la route quatre hommes à cheval, au pas et qui ne paraissaient nullement pressés d’arriver au terme de leur voyage. Ils devisaient et riaient joyeusement et il n’était pas possible de les devancer sans passer au milieu d’eux. La route, en effet, était fortement encaissée et Lagardère eut un geste de dépit. Qui étaient ces hommes, et lui, seul, à pied, pouvait-il songer à les attaquer? Il ralentit sa marche, en atténuant autant que possible le bruit de ses pas, cherchant à conserver entre les cavaliers et lui une distance suffisante pour prêter l’oreille à ce qu’ils disaient. Dans la nuit, les voix ont une résonance beaucoup plus grande que dans le jour et les cavaliers ne songeaient nullement à mettre une sourdine à la leur. Un nom suffit à Henri pour les reconnaître : l’un d’eux avait interpellé Montaubert. C’étaient les roués, en effet, les roués qui croyaient Lagardère en Guipuzcoa et feignaient, ainsi que nous l’avons vu, de venir le chercher en Catalogne où il ne viendrait pas. Par une ironie du sort, c’était lui qui les y rencontrait, à un moment où il eût voulu les voir au diable. -Comment se fait-il, se demanda le chevalier, qu’ils soient ainsi séparés de Gonzague depuis quelques jours? Pourquoi ne sont-ils pas à ses côtés dans les rangs espagnols? À ces questions qu’il se posait lui-même, il ne trouvait aucune explication plausible. -Le compte n’y est plus, ajouta-t-il; avant-hier ils étaient encore cinq. Ceux-ci auraient-ils enfin brisé leurs chaînes et s’éloigneraient-ils de leur maître! Cela n’est guère possible; je me demande, dans tous les cas, où ils vont. Pour le savoir, pour connaître aussi quels étaient ceux qu’il avait devant lui, il fallait entendre leur conversation de plus près et la chose était difficile. La route, bordée de rochers, s’enfonçait dans un bois très sombre. Tout autre y eût vu un obstacle insurmontable, mais le but même que voulait atteindre le chevalier ne lui permettait pas de se laisser arrêter par quatre hommes. Il serra le talus de plus près, découvrit un endroit où des arbres laissaient saillir leurs racines à travers les roches tandis que leur fût se dressait plus haut même que l’escarpement. Pour lui, cela valait une échelle. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, il se hissa sans bruit et se trouva sous bois. Hélas! ce n’était qu’une faible difficulté vaincue : les ténèbres étaient si profondes sous les arbres qu’à chaque pas il risquait de se briser la tête ou de choir dans une fondrière. Il eut un moment de désespérance et laissa tomber ses bras au long de son corps. Mais il entrevit Aurore de Nevers qui semblait l’appeler et lui dire : «Encore un dernier effort, tu es si près de moi!» et il redressa la tête, décidé à vaincre la nature elle-même. Le ciel voulut-il répondre à ce réveil de son énergie! Peut-être. La lune se montra, filtra à travers les branches, posant de loin en loin une vague lueur qui suffisait pourtant à guider Henri. Un grand soupir s’exhala de sa poitrine et il espéra. Alors il suivit à travers bois la route à quelque distance, tel un loup, les nuits d’hiver, suit un voyageur attardé, toujours prêt à se jeter sur lui pour le dévorer s’il vient à trébucher. Ainsi Lagardère se glissait à hauteur des roués, saisissant au vol chacune de leurs paroles. -Nous avons eu tort, disait Nocé, de tant nous attarder à Saragosse; nous n’arriverons que très tard à Peña del Cid et l’heure sera indue pour aller demander l’hospitalité à Peyrolles. Henri tressaillit. Qu’allaient-ils faire à Peña del Cid? Puisqu’ils s’y rendaient, il fallait y être avant eux. -Bah! répondit Taranne, la nuit est délicieuse, nous coucherons à l’auberge. Après le déjeuner, nous irons serrer la main du charmant intendant que la terre entière envie à M. de Gonzague. Peut-être même aurons-nous la joie de saluer Mlle de Nevers et sa compagne, qui n’auront sans doute pas grand plaisir à nous voir. -Aurore est bien à Peña del Cid, murmura Lagardère; Chaverny avait dit vrai. -Nous demanderons à ce bon Peyrolles s’il ne pourrait nous indiquer où se trouve M. de Lagardère! s’écria Montaubert dans un grand éclat de rire. -S’il le croit comme nous en Biscaye, repartit Nocé, il ne lui sera pas très agréable de nous le voir chercher au sud de l’Aragon, peut-être près de lui. Nous aurons le plaisir de voir trembler le Peyrolles devant un danger imaginaire et, pour une fois, messieurs, nous ferons des grimaces mieux que ce vieux singe. Tout le monde se mit à rire, y compris le chevalier. Tandis que les roués croyaient faire de son ombre un épouvantail pour Peyrolles, il lui eût suffi à lui de s’avancer de trois pas pour qu’ils eussent devant eux la réalité bien vivante. -L’intendant le craint et c’est tout naturel, dit à son tour le gros Oriol. Que diriez-vous, messieurs, si nous qui croyons tourner le dos à Lagardère, nous le voyions surgir tout à coup devant nous ici-même? -Tais-toi, Oriol, répliqua Montaubert; tu n’as parlé qu’une fois sensément dans ta vie en nous indiquant le moyen de ne pas tirer notre épée contre la France. Cela se passait avant-hier, et depuis lors tu déraisonnes. Henri fut heureux de constater que ces hommes avaient eu un dernier reste de pudeur et se promit, s’il devait les tuer un jour, qu’Oriol serait le dernier. Par contre, il eut grande envie de leur prouver que celui-ci raisonnait fort juste, pour le moment du moins. Dans quelques minutes ils en auraient la preuve. -Messieurs qui vous comparez à des singes, songea-t-il, vous ferez dans un instant de singulières grimaces. Il choisit sur le sol une pierre assez grosse, anguleuse, presque triangulaire et hâta le pas, se glissant comme une couleuvre au travers des halliers. Quand il eut devancé ainsi les roués de cinq ou six toises, il se posta derrière un pin gigantesque dont le tronc se penchait au-dessus de la route. Nocé, en tête, se mit à fredonner un couplet contre M. Law : Messieurs, messieurs, bonne nouvelle, Le carrosse de Law est réduit en cannelle... Il n’en dit pas plus long et porta vivement la main à son visage ensanglanté. Si les compagnons ne l’eussent soutenu, il fût tombé en bas de son cheval. Une pierre avait été lancée avec force : d’où venait- elle? Vainement les roués interrogèrent les environs, rien ne remua. Les feuilles elles-mêmes ne frissonnaient pas, tant la nuit était calme. L’aventure était si étrange que les gentilshommes, pour si peu superstitieux qu’ils fussent, ne furent pas éloignés de croire à quelque phénomène surnaturel, quelque chose comme un bolide tombé du ciel. Un peu inquiets, dans l’impossibilité de résoudre la question, ils se remirent en route toujours au pas, pour permettre à Nocé d’étancher le sang qui l’aveuglait. -Le coup est manqué, songea Lagardère, c’est à recommencer. Trente pas plus loin, un nouveau projectile vint frapper Montaubert en plein front, avec une telle violence cette fois qu’il chancela aussitôt sur sa selle et roula à terre. En même temps dégringola du talus un homme qui, d’un bond, enfourcha le cheval du blessé et dégaina. -Le chevalier de Lagardère vous salue, messieurs! s’écria-t-il. Oriol avait raison tout à l’heure. Les roués poussèrent un cri de surprise et d’effroi : -Lagardère!! -Lui-même, et qui vous invite à ne pas le suivre. Il s’enfonça dans la nuit de toute la vitesse de sa nouvelle monture; les gentilshommes, occupés à relever Montaubert, ne songèrent pas même à le poursuivre. Ils savaient trop d’ailleurs ce qu’il leur en coûterait. Bientôt Lagardère vit se dessiner devant lui la sombre et gigantesque silhouette de Peña del Cid et son coeur se mit à battre avec violence. Plus rien ne le séparait de sa fiancée que quelques murs et la vie d’un homme! Cet homme était Peyrolles, les jours de celui-là étaient depuis longtemps marqués pour l’expiation! Malgré l’heure avancée de la nuit, le chevalier vit une faible lumière pointer à l’une des fenêtres. Peut-être était-ce un signal d’Aurore qui l’attendait, un phare de salut? Il remercia le ciel de l’avoir amené jusque-là et pressa les flancs de son cheval pour aller frapper à la porte du château de Peña del Cid. Soudain le sol s’ébranla; un grondement sourd, suivi bientôt d’un déchirement et d’un fracas terrible, remua jusqu’aux entrailles de la terre, et la vieille tour sarrasine, élevée jadis par le More Abu-Giafar-Ahmed, roi de Saragosse, la vieille tour qui avait bravé les siècles, les ouragans et les hommes, oscilla sur sa base de granit, puis, d’un bloc, s’écroula dans la plaine... Un cri effrayant, sorte de rugissement du lion blessé à mort, se perdit dans l’effondrement horrible. Un instant, comme le chêne frappé par la foudre, Henri de Lagardère oscilla sur selle, retenant son souffle, tendant son oreille, absorbant le silence qui avait suivi la catastrophe; puis, n’entendant aucun cri d’agonie, persuadé qu’Aurore était morte, il tomba à la renverse!... Source: http://www.poesies.net