Mariquita. (1922) Les Suites De Lagardère. Par Paul Auguste Jean Nicolas Féval. (Fils) (1860-1933) Tome III TABLE DES MATIERES. PREMIÈRE PARTIE. (L'Ancêtre.) Le Cri Du Vieux Duc. Enterrés Vivants. Les Gitanas. Couteau Basque Et Couteaux Catalans. Santa-Maria-La-Real. Le Papa Moscas. La Chevauchée Vers La Mort. Les Rapaces. L'Etoile. Les Ragni. Fausse Piste. L'Asile Mystérieux. Le Testament. L'Intruse. Victoire! DEUXIÈME PARTIE. (Les Transformations De Lagardère.) Sacrifiée. Comte De Lagardère. Nouveaux Adversaires. Cocardasse Maître De Danse. Séduction. Coup Manqué. Le Retour. Audience Au Palais-Royal. L'Ambassadeur Du Sultan. Le Lustre De Fer. Mission Secrète. Soulkham, Le Turc Aux Silhouettes. Sus Au Turc! L'Accusateur. Tribunal Royal. Prison Vide. *PREMIÈRE PARTIE (L’Ancêtre.) *Le Cri Du Vieux Duc. Sur une des places de l’orgueilleuse Burgos, patrie du Cid, un cercle s’était formé autour de deux jeunes filles, des gitanitas. L’une d’elles dansait à ravir le fandango et, pour l’admirer, il n’y avait pas que des muletiers, des aguadors et des duègnes: l’hôtel de la Capitainerie générale avait toutes ses fenêtres ouvertes, garnies de señoritas qui jetaient des piécettes blanches et cessaient de jouer de l’éventail pour applaudir. Burgos aime la musique, le son des tambours, les clochettes qui tintinnabulent. La légende du Campéador a mis dans le coeur de chacun de ses habitants une poésie vague qui, ne trouvant pas toujours à rythmer le cliquetis des épées, tire prétexte de tout ce qui est symphonie, bruit de castagnettes, voix d’or, pour s’élever à hauteur des innombrables clochers qui tintent tout le jour. En aucune ville d’Espagne les cloches ne sonnent autant qu’à Burgos. Les deux gitanitas qui attiraient ainsi la foule n’avaient entre elles aucun point de ressemblance. Celle qui dansait était brune, souple et légère; sa bouche était fraîche, ses yeux éclatants et parfois un rire sec, au sortir de ses lèvres, claquait comme un coup de fouet. L’autre était toute blonde et n’avait ni la même audace du regard ni la même habitude des foules. La curiosité des spectateurs semblait peser sur elle comme une insulte à la beauté; un viol de tout son être. Elle se traînait pour ramasser l’argent et ne remerciait même pas, tant elle était lasse, et c’était plus encore à elle qu’à l’autre qu’allait la sympathie de tous, parce qu’on la voyait souffrir et qu’on la devinait martyre. Pourquoi le petit marquis de Chaverny ne se trouvait-il pas là? Mais, au fait, il est à douter qu’il eût été bien joyeux de reconnaître en la brune fille, doña Cruz. Doña Cruz qui chantait, secouait les grelots de son tambourin, arrondissait son bras nu, cambrait sa jambe fine. Elle offrait aux dilettanti comme à la racaille de Burgos le magnifique spectacle de ses dents blanches, de sa poitrine ferme, le resplendissant poème de sa chair vierge, tandis que son âme, comme celle du Christ dont l’image tant renommée pend aux murs de la cathédrale, son âme était triste jusqu’à la mort. Et c’était Aurore de Nevers, la plus riche héritière de France, cette blondinette qui courbait son front pâle pour ramasser sur le pavé quelques maravédis! Pourquoi étaient-elles là toutes deux, dolentes et navrées? Autant demander pourquoi il est des vaincus de la vie, des opprimés et des victimes! Quand, un instant après, elles furent dans la modeste chambre qu’elles avaient retenue pour une nuit, Flor jeta avec dédain son tambourin dans un coin. Ce n’était plus pour elle le disque sonore et vibrant dont jadis elle s’accompagnait derrière l’Alcazar de Madrid, mais un nouvel instrument de torture, une souffrance ajoutée à toutes les autres. Malgré sa vraie vaillance, elle n’avait pu réprimer ce geste de lassitude qui peignait l’état de son âme et, seulement quand elle vit le front de son amie s’assombrir encore, elle se souvint que son devoir était de rester courageuse et forte. -Compte ta recette, dit-elle avec une gaieté feinte. Nous devons être presque riches ce soir. De même que Flor avait jeté son tambourin tout à l’heure, Aurore de Nevers secoua sur la table la monnaie qui brûlait ses mains et ses poches: il y avait des ochavos, des maravédis, des pesetas en assez grand nombre, jusqu’à un doublon d’or qui brillait parmi le cuivre. -Il ne faut pas mépriser cet argent, fit sérieusement doña Cruz; c’est lui qui nous sauvera. -Aura-t-il donc plus de puissance que nos fiancés? murmura Aurore. -Non, mais il nous aidera du moins à les retrouver ou à gagner la frontière. -La frontière?... Quand l’atteindrons-nous? -Demain, s’il ne survient rien. Pourquoi la pauvre Mariquita n’est-elle pas là pour nous guider? -Elle nous avait promis de nous ramener Lagardère: les jours ont passé, Henri n’est pas venu!... Elle t’a dit avoir envoyé M. de Chaverny près de nous: nous n’avons pas vu le marquis... Elle nous a aidées dans notre évasion, c’est vrai, mais pourquoi ne nous a- t-elle pas accompagnées au dernier moment, comme il était convenu? Une grande tristesse se peignit sur le visage de doña Cruz. -La douleur te rend injuste, dit-elle; qui sait si Mariquita ne souffre pas, n’est pas blessée pour avoir voulu nous sauver? -Blessée? -Je le crains. Quand le château s’est écroulé, elle était encore dans l’escalier souterrain, et peut-être y est-elle murée vivante à cette heure?... Peut-être, alors que je chantais il n’y a qu’un instant, exhalait-elle son dernier râle en prononçant notre nom? Deux larmes roulèrent de ses yeux; regrets sincères qui ne paieraient jamais le dévouement de l’amie. -Murée vivante! s’écria Mlle de Nevers en frissonnant. Ne dis pas cela, Flor, tais-toi!... Ce serait trop horrible!... Jure-moi que cela n’est pas, que tu as voulu me punir de ce que j’ai dit... Secouée de sanglots, elle tomba dans les bras de la gitanita, qui la berça contre sa poitrine et s’efforça de la consoler. -J’espère la revoir, dit celle-ci, si Dieu a fait un miracle! -T’expliques-tu cette catastrophe? demanda Aurore, ce château qui s’écroule derrière nous? -Je ne sais rien, je ne comprends pas ce qui s’est passé; mais je crois que Peyrolles est mort et avec lui don Pedro. -Le père de Mariquita... Tu vois, ma pauvre Flor, que je porte malheur à tous ceux qui me veulent du bien, à Lagardère, à Chaverny, à toi, à tous!... Mieux vaudrait que je fusse restée dans la tour! -Petite folle! réjouis-toi au moins d’avoir porté malheur à Peyrolles... S’il est enseveli sous les ruines de Peña del Cid et si nous ne rencontrons pas Gonzague, demain nous serons à Bayonne! Avant d’aller plus loin, il faut expliquer pourquoi la tour sarrasine, qui semblait devoir encore pendant des siècles profiler son ombre sur la vallée, s’y était abattue comme un vieil arbre dont le tronc est pourri. Les deux jeunes filles ne pouvaient en soupçonner la cause et ne savaient qu’une chose: c’est qu’on les avait fait fuir assez à temps pour qu’elles n’en fussent pas les premières victimes. Tout les portait à croire que ce n’était pas un pur hasard, mais bien l’oeuvre de Mariquita. Dès que Chaverny, quelques jours auparavant, avait quitté celle-ci au pied de la Torre nueva de Saragosse, elle s’était mise, par monts et par vaux, à rechercher Lagardère. Mais elle avait eu beau ensanglanter ses pieds à parcourir les routes, à fouiller les villages, elle avait dû se résigner à retourner à Peña del Cid, avec la crainte que Chaverny n’en eût emmené Mlle de Nevers et sa compagne. Elle les y retrouva toutes deux en pleurs, n’ayant pas vu davantage le marquis que le chevalier. Ce fut alors qu’une pensée aussi téméraire que généreuse germa dans son cerveau: elle jura qu’elle sauverait ses amies, au péril de sa vie à elle, en mettant en jeu la vie même de son père. Et, simplement, elle vint exposer son plan au vieux duc. -Il faut, lui dit-elle, qu’elles se déguisent en gitanitas et qu’elles fuient par l’escalier secret: je les conduirai moi-même en France. Mais je vois à cela un obstacle: Peyrolles, dont il faut mettre la vigilance en défaut... -J’en ai le moyen, riposta le vieillard d’une voix sourde. -Lequel? -Le tuer! -S’il est nécessaire de le poignarder, s’écria la gitanita, c’est à moi qu’il appartient de le faire: ta main ne doit pas être souillée; celle d’une bohémienne a le temps de se purifier. -Je ne frapperai ni par-derrière ni dans l’ombre, reprit don Pedro. Hier encore, Peyrolles n’était que mon hôte, et bien qu’il fût un scélérat, je lui devais protection. Aujourd’hui, la guerre a changé nos situations respectives: elle me donne le droit de le chasser de chez moi, le devoir de le traiter en ennemi. C’est face à face et l’épée à la main que je ferai la route libre à tes amies. -Non, père, pas cela! s’écria la pauvre enfant en se suspendant à son cou. Il est plus fort, plus vigoureux que toi, et, tout autant que son âme, son épée est traîtresse. -Va! mon enfant, j’ai vécu ma vie! Je ne suis plus rien, puisqu’on ne m’a pas rappelé à la Cour pour aller combattre avec l’armée. L’Espagne, sous le joug d’Alberoni, a bu depuis quelques années toutes les hontes: elle va connaître demain la défaite. Je mourrais aussi bien de la savoir vaincue et, puisqu’il m’est donné de me battre seul contre un seul Français, puisque, aussi bien, ce Français est un criminel et un lâche, je veux prendre ma part du devoir qu’on ne me permet pas d’accomplir et faire en même temps justice. Mariquita connaissait l’énergie de ce caractère que les ans n’avaient pu affaiblir, elle comprit que c’était là une décision irrévocable qu’aucune prière ne saurait fléchir; et pourtant elle voulut tenter un dernier effort. -J’aurais trop peur de te voir succomber, dit-elle. Mlle de Nevers et doña Cruz n’accepteraient pas elles-mêmes le salut à ce prix: elles l’attendront des événements et du temps. Le vieillard frappa du pied avec irritation, disant: -Tu n’as pas à les consulter, petite bavarde. D’ailleurs, qu’elles le veuillent ou non, je provoquerai cet homme! -Père! -J’ai dit, et tu sais que je ne reviens jamais sur ma parole. Si je gagne la partie contre l’intendant de Gonzague, tout sera pour le mieux; si c’est lui qui a la chance, voici mes instructions: ce soir, je préviendrai Peyrolles que je veux lui parler, à minuit, dans la cour du château. Dès que tu nous verras ensemble, tu feras fuir les jeunes filles par l’escalier qui mène à la vallée et toi- même t’arrêteras dans le sous-sol de la tour sarrasine: là, il y a quatre barils de poudre reliés par une mèche. Un soupirail qui s’ouvre dans la cour te permettra d’entendre nos paroles; quand je crierai: Espagne! c’est que je serai blessé à mort!... -Père! père!... c’est horrible! s’écria Mariquita dont le front s’inonda d’une sueur froide. -Sois courageuse, sois ma fille! poursuivit le vieillard. Quand donc tu auras entendu ce signal, mets le feu aux poudres et fuis aussi rapidement que tu le pourras; la mèche est assez longue pour te permettre de rejoindre tes compagnes avant que le château s’écroule. -Je ne fuirai pas!... Je veux mourir avec toi! -Je te le défends!... J’aurais voulu te léguer, pour unique héritage, ce vieux nid d’aigle qu’on m’a laissé pour y mourir; Dieu en décide autrement. Tu ne garderas de moi que le souvenir d’un père qui t’a beaucoup aimée et qui, ne t’ayant laissé que la vie, t’exhorte du moins à ne jamais sortir du droit chemin. Si tu en trouves la récompense, il te faudra en remercier le ciel; mais si, au contraire, elle est pour toi amère et douloureuse, tu te souviendras que ton père, après avoir été beaucoup, ne fut plus rien et ne se plaignit jamais. Il alla à une cassette qu’il ouvrit. -Voici mon testament, ajouta-t-il; tu n’y trouveras qu’une clause: ta reconnaissance pour ma fille unique et chérie. Je n’y parle pas de mes biens confisqués: ils paieront les débauches du roi et de son premier ministre; on ne te les rendra jamais! Voici des cheveux de ta mère, son portrait et le mien... C’est tout!... Viens prier quelquefois, si tu le peux, sur les ruines de Peña del Cid qui seront mon tombeau! Mariquita, le visage inondé de larmes, tomba aux genoux du vieillard: -Père! dit-elle, bénis ta fille, pour lui donner le courage de t’obéir! Le vieux duc, avec une courte prière, imposa les mains sur son enfant et, l’ayant relevée, il la pressa longuement contre son coeur. De tout cela, du dévouement de son père et du sien, elle ne dit rien à celles qui en étaient l’objet, sinon qu’il fallait se préparer à fuir. Elle leur expliqua ce qu’elles auraient à faire et surmonta l’angoisse qui l’étreignait elle-même pour dissiper leurs craintes, leur persuader que leur salut ne dépendait que d’elles. Quand don Pedro fit part à Peyrolles de son désir de l’entretenir à minuit dans la cour d’honneur, celui-ci ne dissimula pas la surprise que lui causait ce mystère. -Pourquoi choisir cette heure et ce lieu? demanda-t-il. -Parce que ce sont ceux qui conviennent. S’il m’était possible de vous en donner en ce moment les raisons, ce serait déjà fait. Ce rendez-vous a, pour vous comme pour moi, une importance capitale: n’y manquez pas. Jusqu’à l’heure indiquée, l’intendant arpenta sa chambre à grands pas, non sans se poser mille questions. Il se demanda si son hôte n’avait pas découvert quelque complot ayant pour but d’enlever Mlle de Nevers et ne se disposait à le déjouer de concert avec lui; ou bien si ce n’était pas, au contraire, un guet-apens dirigé contre lui? Hypothèse inadmissible, en somme, ce vieillard étant honnête et loyal, incapable de tremper dans une action criminelle ou infâme. Cette dernière réflexion même lui suggéra la pensée qu’il est bon parfois pour un coquin de pouvoir mettre sa confiance en la loyauté d’autrui: nul ne se fût confié à la sienne sans s’en repentir! Il ceignit donc son épée, glissa un poignard sous son pourpoint et descendit dans la cour qu’il trouva déserte. La nuit était sereine; la lune épandait sa pâle clarté sur les choses silencieuses, et celles-ci avaient un aspect mille fois plus reposant et plus calme qu’aux heures du jour, alors que la ligne de démarcation entre les parties brûlées par le soleil et les ombres portées, est violente et crue. Des myriades de points d’or scintillaient dans le ciel et la voie lactée semblait tendue comme un voile de mariée. Des étoiles filantes rayaient l’espace, entrecroisaient leurs courbes gracieuses, décrivaient des paraboles que suivaient des yeux à cette même heure les écoliers de Salamanque, les poètes de Murcie et les amoureux de l’Espagne entière. Peyrolles était indifférent à tout cela. Il ne ressentait rien de cette délicieuse et paisible émotion que donne à l’âme le spectacle d’une nuit radieuse, car, dans son âme à lui, il y avait plus que le trouble: la peur! Ceux dont la conscience est lourde tremblent de ce qui fait la joie des autres. Il ne fut pas longtemps seul. Don Pedro se trouva bientôt devant lui, et comme lui il avait ceint son épée. Sa taille s’était redressée, la brise se jouait dans ses cheveux de neige et il avait revêtu un splendide pourpoint de soie brochée d’or, dernier vestige des grandeurs passées. À sa vue, Peyrolles affecta de sourire. -Malgré ce qu’a d’étrange cet entretien nocturne, dit-il, je me suis conformé à votre désir. Notre conversation doit-elle être longue? -Éternelle! monsieur, répondit gravement le duc. M. de Peyrolles le crut fou et fut stupéfait de l’entendre ajouter: -Cette conversation, d’ailleurs, restera entre nous et nul ne la répétera, à qui que ce soit, jamais! Si vous le voulez bien? À ce «Si vous le voulez bien», ironique, l’intendant tressaillit, se rappelant involontairement que Cocardasse lui parlait ainsi à l’auberge de la Pomme d’Adam, lorsqu’il payait, lui, le meurtre du duc de Lorraine. Il demanda: -Que voulez-vous dire? -Qu’avant votre venue ici, répliqua le vieillard, ce toit n’avait jamais été souillé par la présence d’un imposteur, d’un lâche et d’un assassin. J’aurais dû vous en chasser dès le premier jour et pourtant je me félicite, ne l’ayant point fait, de vous avoir ménagé cette explication suprême. -C’est donc une querelle que vous cherchez, monsieur? interrogea Peyrolles en dégainant. -Je le crains pour vous; cependant, remettez votre épée au fourreau, il sera temps de l’en sortir quand vous me verrez tirer la mienne. -Sais-je seulement, fit insolemment l’intendant, si je pourrai me battre contre vous sans déchoir? -En croisant le fer avec vous, monsieur, il ne peut y avoir de déshonneur que pour moi. Si mon épée devait encore servir, ne fût- ce qu’une fois, je préférerais la briser et vous laisser aller, car elle est faite d’acier pur et celui qui la tint pendant toute une vie glorieuse ne cessa jamais d’être loyal. La vôtre ne fut jamais que l’ignoble instrument de votre bassesse et de votre servitude: elle vous sert aujourd’hui à garder deux jeunes filles que votre maître et vous avez volées et que vous torturez. Quelqu’un avait donc parlé, mais qui? Peyrolles voulut tenir tête à l’orage et ricana: -Qui vous a dit cela, et depuis quand le savez-vous? -Depuis le jour même de votre arrivée au château, autant dire depuis que je vous méprise et que je vous hais. Mais si j’avais le droit de les délivrer de votre joug, je n’avais pas celui de m’ériger en justicier de vos actes: c’est ce qui doit vous expliquer pourquoi j’ai jusqu’ici respecté votre personne. Aujourd’hui, la guerre déclarée entre la France et l’Espagne lève tous mes scrupules: nous ne sommes plus seulement des adversaires personnels, nous sommes ennemis de par la volonté de votre roi et du mien! -Et, de par le vôtre, vous représentez l’Espagne? glapit Peyrolles. -Je la représente noblement, répliqua le duc, et je vous mets au défi d’en faire autant. Le factotum de Gonzague eut un rire qui sonna faux. -On m’avait souvent assuré, dit-il, que les hidalgos étaient présomptueux et fats. J’en ai la preuve aujourd’hui, si tant est que vous soyez hidalgo, vous qui cachez votre nom! -Mon nom! je l’ai tu tant qu’il en a été besoin; maintenant je vais vous le dire, pour que vous sachiez qui vous fera l’honneur de vous tuer: je suis le duc Pedro y Gomez y Carvajal de Valedira, descendant des Mores d’Andalousie, comte de Jean et d’Albarazin, grand d’Espagne! -Et moi... -Je sais... Vous vous appelez Peyrolles, valet de Philippe de Mantoue, prince de Gonzague, traître à son roi et à sa patrie, peut-être à son Dieu?... et, comme vous, un assassin et un lâche! La vieille horloge, elle aussi contemporaine des Mores, commença de tinter lentement minuit. -En garde! s’écria le vieillard. Vainqueur ou vaincu, vous ne sortirez pas d’ici vivant! Malgré l’invitation qui lui en avait été faite, Peyrolles n’avait pas remis son épée au fourreau. Quand il vit le duc porter la main à la sienne et avant qu’il l’eût tirée, il allongea le bras et se fendit avec fureur. C’était un nouveau crime sur sa conscience: il n’en était plus à les compter. Don Pedro battit l’air de ses deux mains, et de tout ce qui restait de souffle dans sa poitrine trouée de part en part il poussa le cri suprême qui était en même temps le signal de la justice, de la vengeance et du sacrifice: -Espagne! Le marteau qui allait frapper le dernier coup de minuit n’avait pas eu le temps de retomber qu’une explosion secoua la tour qui s’écroula avec fracas, enfouissant l’intendant de Gonzague sous ses décombres. Enterrés Vivants. Il y avait sur terre un honnête et vaillant homme de moins, don Pedro de Valedira, qui était étendu sur le sol, face au ciel, où s’était envolée son âme. Peyrolles restait enseveli sous l’amas de poussière et de pierres qui obstruait une partie de la cour. À vingt pas plus loin, Lagardère s’était écroulé, lui aussi, en arrivant tout juste pour assister à la catastrophe, et maintenant couché, privé de sentiments, devant ce qui restait de Peña del Cid, il semblait vouloir le garder. Aurore de Nevers et doña Cruz, effrayées, mais libres, fuyaient vers le nord. Mais qu’était devenue Mariquita? Quand elle avait entendu le cri d’agonie, aussi cri d’héroïsme, qui lui apportait en même temps la confirmation de la mort de son père et l’ordre de le venger, la pauvre enfant avait dû faire appel à tout son courage pour que le coeur ne fût pas plus fort que la volonté et pour approcher de la mèche la torche qu’elle tenait à la main. Ses narines et ses lèvres frémissaient, l’expression de ses yeux et de son visage était devenue très dure: c’était la tigresse prête à la lutte, et sa main ne tremblait pas. Si vaillante cependant que soit une femme aux heures même où sa vie est en jeu, la minute vient bien vite où les nerfs se détendent, où la faiblesse et la pitié reprennent leurs droits. On vit souvent pleurer Jeanne d’Arc quand, la bataille gagnée, elle ne voyait plus autour d’elle que des mourants ou des morts! La bohémienne songea qu’elle avait promis à son père de s’enfuir; mais, l’eût-elle voulu maintenant, qu’il était trop tard. C’est à peine si elle put descendre quelques marches, tandis que la mèche crépitait derrière elle; et ses jambes flageolaient, sa torche vacillait dans sa main. Elle avait les yeux hagards et ne voyait plus rien; ses oreilles bourdonnaient, sa cervelle était vide: elle eut la sensation qu’elle allait devenir folle! Angoisse atroce, indicible, de l’être qui sent sa raison lui échapper, la démence venir! Mariquita, en quelques secondes, souffrit mille fois plus que si on l’eût tuée, martyrisée, que si on lui eût enlevé un à un des lambeaux de sa chair. C’étaient des lambeaux de son intelligence qui lui étaient arrachés peu à peu et que ses deux mains crispées sur son front ne pouvaient retenir. Elle appela la mort, et, la mort ne venant pas, elle roula inanimée sur les marches. Elle n’entendit pas l’explosion, la montagne craquer et se fendre, les fondations de la tour sarrasine se disjoindre. La torche à demi consumée brûlait à terre auprès d’elle, au risque de mettre le feu à ses vêtements, et peut-être achèverait-elle de se consumer sans que la gitana eût repris connaissance? Que deviendrait-elle alors dans ces ténèbres? Un fragment de rocher qui se détacha de la voûte, en venant heurter sa tête et ensanglanter son front, la tira de son évanouissement. -Que s’est-il passé? se demanda-t-elle en rouvrant les yeux. Elle se souvint et recouvrant pour un instant toute sa lucidité d’esprit, elle songea qu’il lui fallait, maintenant que tout était consommé, essayer de rejoindre Aurore de Nevers et Flor. Par malheur, la terrible secousse qui s’était produite au-dehors avait eu sa répercussion jusque dans les entrailles du sol. Tout le contrefort sur lequel était assis Peña del Cid avait tremblé jusqu’à la base. L’escalier souterrain était fermé désormais à ses deux orifices et, comme doña Cruz en avait exprimé la crainte, Mariquita était enterrée vivante. La petite bohémienne comprit toute l’horreur de sa situation et, pour un instant, la circulation de son sang sembla s’arrêter tandis qu’un gémissement s’échappait de ses lèvres. Allait-elle donc mourir là de faim et de froid, pâture des chauves-souris, des hiboux et des rats, sans que personne pût entendre ses cris, sans espoir qu’aucun secours humain pût lui venir? Pourquoi n’était-elle pas restée près des tonneaux de poudre, dont l’explosion eût réduit son corps en bouillie? Pourquoi n’avait-elle pas attendu la chute des murs qui l’eussent écrasée? Assise sur une marche, les yeux dans le vide, les cheveux épars et les genoux dans ses mains, elle chercha comment elle pourrait bien en finir tout de suite avec la vie. Elle songea d’abord à mettre le feu à ses jupes, et, fascinée par la lueur tremblotante de la torche, elle demeura longtemps immobile. Non: ne serait-elle pas trop longue, cette mort dans les flammes qui lécheraient son corps, le boursoufleraient et le feraient souffrir des heures peut-être avant qu’il ne fût devenu un cadavre? Pourtant elle ne pouvait détacher ses yeux de ce seul point lumineux qui jetait sur elle une lueur blafarde et qui l’hypnotisait, sans se rendre compte que c’était la folie qui venait et qui déjà enserrait son cerveau ainsi que dans un cercle de fer. Soudain elle poussa un éclat de rire strident, suivi d’un hurlement lugubre qui emplit la voûte, se répercuta, gronda et mugit, qui lui fit peur à elle-même. Sous l’empire d’un incommensurable effroi, elle se précipita, bondit, se heurta aux parois, tomba pour se relever et retomber encore, tout cela entremêlé de cris inarticulés, de sanglots et de rires. Par un mouvement irraisonné, bien qu’instinctif, elle attaqua l’obstacle, attira une à une les pierres qu’elle lançait derrière elle avec une puissance qu’elle n’eût jamais eue auparavant. Mais la folie décuplait ses forces; elle ne sentait pas le poids des blocs, ne voyait pas que ses mains saignaient, qu’elle avait des ongles arrachés. La torche s’était éteinte, à bout de matière, se sentant inutile, car les yeux hagards de Mariquita voyaient dans la nuit. Soudain, une bouffée d’air lui cingla le visage: la trouée était faite. Elle l’élargit, passa, descendit en vacillant jusqu’à la vallée et, quand elle revit le ciel, le jour et la campagne, un hurlement sauvage s’échappa de sa gorge: elle se mit ensuite à danser en tournoyant, jusqu’à ce que, épuisée et vaincue, elle eût roulé sur le sol. Quand elle revint à elle, elle ne se souvenait plus ni de son père, ni d’Aurore de Nevers, ni de rien. Les ténèbres avaient envahi son cerveau: elle était folle! Elle remonta pourtant vers le château par le chemin ordinaire, sans se rendre compte de ce qui l’y poussait. La route était bordée de paysans qui avaient attendu le petit jour pour venir se rendre compte, du plus près possible, des effets de la catastrophe. Mariquita leur tint des propos incohérents et sans suite. Les Espagnols, dans les veines desquels coulent encore des gouttes de sang d’Orient, ne sont point hostiles aux fous; mais ils ne vont pas, comme les Indiens, jusqu’à les tenir pour des saints et ils s’en éloignent même le plus qu’ils peuvent. La mystérieuse jeune fille de Peña del Cid, qu’on n’avait jamais pu qu’entrevoir et dont la légende avait fait une sorcière, n’était donc qu’une pauvre insensée? Cela les rassurait et les dépitait en même temps. Beaucoup d’entre eux n’en eussent pas moins affirmé que le sang répandu sur son visage et sur ses mains provenait de quelque commerce avec l’enfer. Le diable certainement n’avait pas dû rester étranger aux événements de la nuit et à la disparition de la tour sarrasine. Aussi, à mesure que la folle avançait, les curieux et les commères lui laissaient-ils le chemin libre et regagnaient-ils en hâte leurs demeures, afin d’éviter quelque mauvais sort. Mariquita allait toujours sans se soucier d’eux, s’arrêtant de temps en temps pour cueillir une baie ou une fleur aux buissons, pour parler aux nuages et aux oiseaux. Un des battants de la porte qui donnait accès dans le château s’était abattu, et la gitana s’arrêta à quelques pas, comme si un souvenir se fût fait jour dans son esprit. Il n’en était rien cependant, car une seule chose la préoccupait en cet instant: la présence dans la cour d’un cheval tout sellé, tranquillement occupé à paître l’herbe poussée entre les pavés. Elle se disposait même à s’approcher de lui pour le caresser lorsqu’elle aperçut, étendu à ses pieds, un homme qui semblait dormir. Elle eût pu même le croire mort, tant il était pâle, si, au cri jeté par elle, il n’eût relevé ses paupières qui, trop pesantes sans doute, retombèrent aussitôt. La folle s’arrêta net, fixa son regard aigu sur l’étranger, et cette fois encore on eût dit qu’une lumière soudaine venait de jaillir parmi les ténèbres de son cerveau. Elle passa à plusieurs reprises ses mains sur ses yeux, sur son front et les porta ensuite sur sa poitrine, à la place du coeur; mais toute cette pantomime se termina par un éclat de rire et des larmes. Alors la pauvre fille s’agenouilla, souleva le buste de l’homme, le berça lentement en modulant un chant bizarre, très doux. Comme il ne s’éveillait pas, elle lui posa la tête sur ses genoux et se mit à l’embrasser avec tendresse, avec passion. Le contact de ces lèvres chaudes qui semblaient vouloir insuffler la vie chez celui qui paraissait près de la perdre, ne tarda pas à le ranimer, et dès que ses paupières se furent entr’ouvertes, il laissa échapper un faible cri de surprise. -Dors, dors, mon bien-aimé! répondit-elle. La nuit est venue... nous allons prendre la mer, voguer vers l’Orient... Qui es-tu? Étonné de ce langage, il se mit sur son séant, la regarda longuement et vit passer dans ses yeux cette étrange lueur qu’y met la démence. -Ne me reconnais-tu pas? lui demanda-t-il avec anxiété. As-tu donc oublié le chevalier de Lagardère? -Lagardère?... répéta-t-elle en riant. Oui, c’était là-bas, quand j’étais toute petite... -Écoute-moi bien, reprit Henri, et tâche de te souvenir... Sais-tu où est Aurore de Nevers? Elle parut comprendre et chercha à faire un effort de volonté; mais sa mémoire fut rebelle: -Aurore de Nevers? répondit-elle. C’était une vieille femme qui demeurait tout en haut de la tour sarrasine... Elle en est tombée ce matin et les loups l’ont emportée... -Te souviens-tu de doña Cruz? -Doña Cruz?... Elle danse, elle fuit, elle s’envole... Je la vois... regarde... Hélas! elle montrait du doigt un nuage dans le ciel. Le chevalier se demanda avec angoisse par suite de quelles circonstances sa petite amie était devenue folle, quel drame s’était passé cette nuit même dans ce château de Peña del Cid, sous les ruines duquel était peut-être ensevelie sa fiancée? -Sans doute, se dit-il avec terreur, celle-ci a seule survécu à l’horrible catastrophe et c’est peut-être en voyant mourir Aurore et Flor que sa raison a sombré? Mariquita était la seule qui pût lui dire ce qui avait eu lieu, et Mariquita ne pouvait parler, lui révéler le secret de vie ou de mort. Jamais Henri ne s’était autant senti l’âme en détresse, son coeur énergique eut un moment de défaillance, tandis qu’il courbait la tête sous le poids de ce nouveau malheur qui était peut-être le dernier. -Pourquoi es-tu venue me tirer de ma léthargie?... dit-il en repoussant la jeune fille qui s’était accrochée à son épaule et qui, tour à tour, riait et sanglotait en le contemplant. Elle prononça sur un ton tragique: -Il ne faut plus dormir... Elle t’attend!... Était-ce une lueur et la raison allait-elle revenir? Deux mots suffiraient pour mettre Lagardère sur la voie, pour le consoler ou le désespérer à jamais. Il prit la bohémienne dans ses bras et, à son tour, la berça doucement: -Sois calme, ma pauvre enfant, murmura-t-il. Va, je ne t’abandonnerai pas ainsi, je t’emmènerai avec moi et la science te guérira... Mais fais appel à ta mémoire et dis-moi si Aurore est vivante... Il plongeait en même temps ses yeux dans ceux de la gitana comme pour y faire entrer un fluide qui coordonnerait les pensées, ferait renaître les souvenirs disparus. Sous ce regard qui lui ordonnait de penser, de parler, les paupières de la petite battirent et se fermèrent pour se rouvrir bientôt et laisser apparaître deux yeux fixes où luisait un éclair d’intelligence. Lagardère eut une seconde d’espoir quand il vit les lèvres s’agiter; il attendit avec anxiété ce qui allait en sortir: -Elle vit? interrogea-t-il. -Elle vit! répondit Mariquita. Le chevalier sentit son coeur bondir de joie dans sa poitrine. Mais tout de suite, la bohémienne reprit: -C’est moi qui suis morte!... Là, dans l’escalier... il y avait de la poudre! J’ai été enterrée vivante! Ciel!... mon père! Un cri déchirant monta de ses lèvres et Lagardère la soutint pour l’empêcher de tomber. Qu’y avait-il de vrai dans ce qu’elle venait de dire? Qui était son père? «Elle vit!» avait-elle affirmé. Hélas! elle avait dit aussi: «C’est moi qui suis morte!...» La première de ces allégations était-elle fausse comme la seconde? Henri lui laissa le temps de se calmer et résolut de tout tenter pour éclaircir ce mystère, en pressant de questions la pauvre folle. -Et Peyrolles? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint. -Là!... répondit-elle en étendant le bras vers les ruines. Elle n’avait pas achevé que, de la cour du château, déboucha un cavalier monté sur le propre cheval de Lagardère et qui passa près de celui-ci comme un ouragan. Le chevalier eut un rugissement et tira son épée: -Peyrolles! s’écria-t-il. En même temps, une flamme passa dans les yeux de Mariquita, qui tendit vers l’assassin de son père un poing menaçant: -Peyrolles! hurla-t-elle avec rage. Celui-ci était déjà loin et ricanait. Lui aussi avait été enterré vivant: il en sortait la vie sauve et la raison saine. C’était à croire que, la terre elle-même s’écroulant dans l’espace, s’il devait rester un seul être vivant, celui-là serait Peyrolles! Quand, en effet, la tour sarrasine chancela et s’abattit sur sa tête, il fut jeté violemment à terre et resta longtemps sans connaissance. Et cependant il en vint à ouvrir un oeil, à sentir que non seulement il n’était pas mort, mais qu’il n’avait aucune blessure grave. Sa situation n’en était pas pour cela moins critique. Une sueur glacée inonda son front: il se sentit perdu quand même et maudit le sort qui ne l’avait pas tué sur le coup. Il songea à appeler. À quoi bon? Quand bien même on fût venu à son aide, la situation n’en eût pas été changée. Il tendit l’oreille et ne perçut aucun bruit: il était évident qu’après l’explosion, les paysans ne devaient pas mettre beaucoup d’empressement à s’approcher du château, dont la superstition les tenait éloignés déjà en temps ordinaire. À supposer qu’il y en eût un, un seul plus hardi que les autres, il était inutile d’appeler, car avec quelle précipitation n’eût-il pas fui en entendant une voix sortir de cet amas de ruines? -Quand ils seraient cent à vouloir me sauver, songea Peyrolles, tous voudraient y mettre la main et je n’en serais broyé que plus vite. À part les rares fois où il s’était trouvé face à face avec le chevalier de Lagardère, l’intendant de Gonzague ne s’était jamais senti si près de la mort, d’une mort horrible qui offrait deux alternatives: l’écrasement ou la famine. Tenter d’esquiver celle- ci, c’était déchaîner celui-là, et les deux s’uniraient peut-être pour l’achever, alors que, les entrailles torturées par la faim et la soif, brûlant de fièvre et voulant à tout prix se sauver, il serait forcé de tenter ce qui pour l’instant lui semblait impossible. À cette pensée, la peur l’empoigna, ses dents claquèrent avec un bruit de castagnettes. Il fallut, pour faire renaître en lui quelque espoir, qu’un rayon de soleil vînt filtrer à travers les décombres et se poser sur ses yeux. On n’est pas encore dans le tombeau tant qu’on voit un coin de ciel bleu et qu’on peut communiquer avec des hommes! Il souhaita ardemment alors que quelqu’un se montrât, fût-ce un ennemi, fût-ce même Lagardère! Celui-ci le délivrerait d’abord, sauf à le tuer ensuite, mais non pas sans défense. Un coup d’épée ne serait-il pas en tout cas cent fois préférable à la mort horrible et lente dont il était menacé? Il parvint à lever un peu la tête et vit, étendu dans la cour, les bras en croix, le cadavre de don Pedro de Valedira qu’il avait assassiné. -Il m’a dit, murmura-t-il, que je ne sortirais pas d’ici vivant!... «Serait-ce vrai et prévoyait-il que sa vengeance consisterait dans ma souffrance à moi? En même temps il songea à Mlle de Nevers et à doña Cruz et se demanda si, comme lui, elles étaient enfouies sous les ruines de Peña del Cid, ou si, tandis qu’il écoutait les formidables accusations de don Pedro, celui-ci n’avait pas fait fuir les jeunes filles? -Si elles sont mortes, pensa-t-il, le hasard seul aura fait que je n’aurai pas partagé leur sort et le prince ne pourra m’accuser. Si au contraire elles ont pu fuir, je pourrai lui dire que j’ai risqué ma vie pour déjouer ce plan combiné d’avance et dont ma mort seule pouvait assurer le succès. Cette pensée le ramenant à sa présente situation, il ajouta tristement: -Pourquoi m’inquiéter de ce qu’elles sont devenues, préparer l’avenir quand mon existence ne tient plus qu’à un fil et que ce fil va se rompre? Il resta longtemps immobile, inconscient, n’attendant rien du destin, sinon le cataclysme final qu’un atome pouvait provoquer: un simple coup de vent ou même le propre poids des matériaux amoncelés. Les sabots d’un cheval heurtant le pavé de la cour le tirèrent de sa torpeur. Il regarda par l’interstice et put constater que ce cheval, sellé et bridé, était seul, sans cavalier. On eût dit qu’il se trouvait là tout exprès pour être utilisé par Peyrolles, au cas, toutefois, où celui-ci pourrait se tirer de ce mauvais pas. Il n’en fallait pas plus pour rendre un peu de courage à son coeur de lièvre; la menace suspendue sur sa tête lui faisait une obligation de ne pas négliger cette dernière occasion de salut. Il ne risquait d’ailleurs que de réussir et mieux valait tenter le sort que d’attendre la mort dans une inaction qui ne diminuait pas le danger. Alors il essaya de se glisser avec précaution en écartant les débris de bois, de pierres et de plâtre qui l’emprisonnaient. Dès la première tentative, un craquement sinistre l’immobilisa, tremblant et pâle. La voûte branlante s’affaissa de plusieurs pieds, pesa sur ses reins. La position devenait intenable: il n’avait plus que la ressource de se hausser sur une main et, de l’autre, de renverser ce qui se trouvait devant lui. Son salut ne dépendait que de la rapidité du mouvement qu’il allait faire. Cela lui parut cependant si difficile qu’il hésita et se prépara à appeler à son secours. Mais son émotion était si grande qu’aucun son ne jaillit de sa gorge, sinon un gémissement sourd comme celui d’une bête aux abois. Un cercle de fer enserra ses tempes; il sentit le sang refluer violemment à son coeur; puis, avec cette énergie bestiale que donne le désespoir, poussé surtout par l’instinct de la vie et la peur de mourir, il se rua en avant!... Les décombres achevèrent de s’effondrer... Peyrolles debout, vainqueur des hommes et des choses, redressa sa haute taille et put une fois encore se rire de la mort. À quelques pas de lui, il entendit soudain résonner la voix du chevalier de Lagardère. Il frémit. N’avait-il donc échappé à un si grand danger que pour tomber dans un pire? Non! car il lui suffisait à présent d’employer la ruse, de fuir un péril d’autant moins imminent que son ennemi était loin de soupçonner qu’il fût là. Mais la naissante vaillance s’augmentant du succès obtenu et du danger détourné avec tant de bonheur, il pensa être invulnérable. L’idée lui vint que c’était pour lui l’occasion de tomber sur Lagardère à l’improviste et de le frapper traîtreusement, ainsi qu’il avait fait pour le vieux duc de Valedira. Il hésita. Comme il avait perdu son épée, il ramassa celle de don Pedro, l’épée vaillante et loyale qui ne devait plus servir, avait dit le vieillard, et qui peut-être allait commettre un crime. Cependant, la sage réflexion vint détourner Peyrolles de son projet; après avoir triomphé si extraordinairement de la mort, il n’osa ni la donner ni la braver de nouveau lui-même. Il est des circonstances où la trop grande audace appelle le châtiment immédiat! En ce moment il eût tué n’importe qui, excepté Lagardère: un secret instinct lui disant qu’en s’attaquant à celui-ci, même par- derrière, c’était lui qui serait le vaincu. Le cheval se mit tout à coup à hennir: Peyrolles s’approcha de lui, l’enfourcha et, tel un de ces cavaliers des chevauchées macabres contées dans les vieilles légendes allemandes, il disparut à toute allure, poursuivi par la menace du chevalier de Lagardère et les imprécations de Mariquita la folle. Les Gitanas. La nouvelle de la disparition du chevalier de Lagardère s’était répandue dans l’armée du duc de Berwick avec la rapidité d’une traînée de poudre. Pour honorer la dépouille de ce brave qu’il pouvait croire mort en combattant, le maréchal, assis sur un tronc d’arbre, entouré de tout son état-major, de Chaverny, des prévôts et du Basque, se fit apporter tous les cadavres français et espagnols qui gisaient sur le champ de bataille et qu’on allait enterrer ensuite. Le chevalier n’était pas parmi les morts! Il était également inadmissible qu’il eût été fait prisonnier par l’ennemi, puisqu’il était tombé de son cheval avant de l’atteindre et que ses compagnons étaient allés plus avant que lui à la poursuite des Espagnols. Chaverny se montrait consterné: il n’avait pas eu même le temps, après tant de tribulations pour retrouver Henri, de lui dire tout ce qu’il savait touchant Aurore de Nevers, que déjà Lagardère avait disparu. Qui sait quand il le reverrait? Le mystère qui planait sur cette absence incompréhensible mettait tant de trouble dans l’esprit du petit marquis qu’il était incapable de prendre une décision. -Que pensez-vous faire, monsieur? lui demanda le maréchal, voyant sa perplexité... -À parler franc, je l’ignore, monseigneur... Si Lagardère n’est pas de retour parmi nous d’ici deux jours, je n’espérerai plus. -Eh! bagasse! Mort?... le pitchoun?... s’écria Cocardasse de sa voix de stentor, M. le marquis de Chaverny est dans son tort; on ne doit pas douter du pitchoun et toujours espérer en lui... il reviendra, vivadiou! et si quelqu’un veut parier contre Cocardasse cinquante bouteilles de vin de par ici qu’il reviendra plus dispos qu’Amable et moi... -Je les tiens, interrompit le prince de Conti, et tu les boiras, l’ami! -Sandiéou! tout de suite, aussi vrai que je meurs de soif!... Mais je ne déboucherai pas la première de ces cinquante bouteilles tant que Lagardère ne sera pas là pour trinquer avec moi! -Quand y sera-t-il? -D’ici deux ou trois jours. Dans tous les cas, nous serions plus utiles près de lui qu’ici, et m’est avis, ma caillou, ajouta-t-il en se tournant vers Passepoil, qu’il nous faudrait aller faire un tour de ce côté. Amable admirait trop la faconde de son compagnon s’exerçant devant les plus hauts chefs de l’armée, pour ne pas se hâter d’acquiescer. -Tu as raison, mon noble ami Cocardasse, dit-il, il faut aller le chercher. -Tè!... tu n’es pas trop bête pour un Normand, pétit... -Et toi très intelligent pour un Gascon... -Pécaïre! on me l’a toujours dit. Sans me flatter, il n’y a que nous deux, mon vieux Passepoil, pour bien connaître les tours que ce couquinasse de Petit Parisien garde dans son bissac à Gonzague et à sa bande. -C’est vrai, approuva le bon Amable, tandis que son ami poursuivait, s’adressant de nouveau aux chefs de l’armée: -Et je pourrais vous dire, messieurs, où Lagardère dînerait ce soir... s’il avait le temps de dîner!... Mais, Capédédiou!... je crois qu’il aura autre chose à faire! -Où est-il? s’exclama-t-on de toutes parts. -Demandez-le à M. de Chaverny, mes bons, c’est lui-même qui lui a signé sa feuille de route. Va bien! -Comment cela? -En lui soufflant où il fallait aller, hé donc! Le petit marquis se frappa le front. -Pardieu! tu as raison, s’écria-t-il. Je lui ai dit que Mlle de Nevers était au château de Peña del Cid; il est inutile d’aller le chercher ailleurs et nous allons partir. -Oh! pas comme cela, fit le Gascon. Pécaïre! quel salpêtre!... À vous le meilleur poste, monsieur de Chaverny: vous allez tirer du côté d’Huesca; Laho va aller à Burgos, Passepoil et moi vers Saragosse et Teruel. -Pourquoi veux-tu que nous nous séparions ainsi? -Pourquoi?... Quand nous arriverions ensemble à Peña del Cid, il y aurait beau temps que le pitchoun n’y serait plus et c’est vous qui aurez le plus de chances de le rencontrer vers la frontière où il conduira sans doute Mlle de Nevers. S’il descend vers le sud, c’est nous qui aurons l’honneur de l’escorter et, quant à Laho, quelque chose me dit qu’il ne perdra pas son temps à Burgos. -Bien raisonné, murmura le maréchal qui fit un pas vers lui. Ce plan de campagne une fois énoncé, le Gascon, se montrant plus content de lui-même qu’un général qui vient de préparer une bataille décisive, avait relevé ses moustaches, cambrait le mollet et, drapé dans son manteau troué, la main gauche campée sur la garde de son épée, il attendait qu’on le félicitât. Le maréchal, en lui tapant familièrement sur l’épaule, fut le premier à lui apporter son approbation: -Tout cela est très bien, l’ami, lui dit-il, mais tu parais oublier que nous sommes en pays ennemi. Crois-tu qu’isolés comme vous allez l’être, vous pourrez traverser toute la Navarre et l’Aragon sans être arrêtés en route? Le Gascon eut bonne envie de hausser les épaules; par bonheur, il savait les convenances et se contenta de sourire. -Royal-Lagardère passe partout, répondit-il avec emphase. Cornebiou! ceux qui tentent de l’arrêter ne vont pas le dire à leurs voisins!... On se mit à rire et le maréchal reprit: -Alors, tu réponds du succès? -Que monseigneur de Conti fasse préparer le vin d’Espagne et je vous réponds qu’en revenant, Cocardasse aura soif!... Mais si quelquefois le pitchoun était ici avant nous, ce qui est encore bien possible, dites-lui d’en déboucher quelques-unes à la santé de son vieux prévôt... Tout le monde serra la main de cet étrange personnage qui se laissait faire comme si tous les honneurs lui eussent été dus. Il grandissait ainsi de cent coudées aux yeux de son ami Passepoil. Chaverny ne faisait d’ailleurs aucune difficulté de s’en rapporter à lui et bientôt ils furent tous les quatre à cheval; après quoi le Gascon salua majestueusement de son feutre crasseux. -À bientôt, messeigneurs, s’écria-t-il. Au premier coup de torchon, Royal-Lagardère sera là au complet. -Avec de tels hommes, murmura Berwick en rentrant sous sa tente, la guerre n’est plus qu’un jeu d’enfants. Après s’être concertés un instant sur la façon dont ils devaient opérer, les quatre compagnons se séparèrent, et Chaverny, de son côté, partit au galop, sentant renaître en son coeur l’espoir de revoir bientôt doña Cruz ou d’apprendre de la bouche même de Lagardère qu’elle était en sûreté avec Aurore. La mission qui paraissait la plus simple et qui était en réalité la plus difficile était peut-être celle d’Antoine Laho. Nul plus que lui ne se serait montré apte à la bien remplir. Il parlait en effet l’espagnol depuis son enfance et son costume basque ne pouvait éveiller l’attention de personne. Il saurait ainsi éviter Gonzague et ses roués; mais, à supposer même qu’il les rencontrât, il n’était pas probable qu’ils le reconnussent, et ils ignoraient qu’il fût devenu le fidèle compagnon de Lagardère. Il ne fut pas sans se heurter tout d’abord à quelques partis de la cavalerie espagnole mise en déroute le matin même et qui avait fui un peu dans toutes les directions; ce qui ne l’empêcha pas de se mêler à eux, comme s’il eût été indifférent pour les deux causes, et même de leur indiquer l’endroit où ils auraient chance de retrouver leurs régiments respectifs. Son impassibilité naturelle le servait beaucoup mieux que ne l’eût fait le verbiage de Cocardasse et, comme il n’avait pas un bien long chemin à parcourir pour arriver à Burgos, il alla paisiblement au petit trot de sa monture. Il y arriva le soir de bonne heure, fit causer quelques mendiants, mieux que quiconque au courant des événements de la ville, et alla ensuite tranquillement se coucher. Il ne devait être de retour au camp que lorsque les prévôts et Chaverny auraient eu le temps de fouiller l’Aragon, ce qui nécessiterait deux jours, à moins toutefois que lui-même ne retrouvât Lagardère avant l’expiration de ce délai. Le lendemain il se remit en quête et, quand vint le soir, il avait la conviction que le chevalier n’avait pas paru dans la ville. Il en conçut un violent dépit, soupçonna même Cocardasse de s’être réservé la meilleure piste et de l’avoir envoyé là sans raison, ou peut-être pour des raisons qu’il ne connaissait pas. Cette supposition le blessa profondément. Il se promit bien, si son séjour à Burgos était inutile, de s’en expliquer amicalement avec le Gascon. -Patientons encore jusqu’à demain, se dit-il, et si à midi, je n’ai rien eu, je retournerai à l’armée. Au cas où M. de Lagardère n’y serait pas de retour, je me mettrai en chasse pour mon compte. Nous verrons bien alors qui, de Cocardasse ou de moi, saura retrouver notre chef. Décidément ce Gascon est trop bavard; s’il se bat bien à l’occasion, il ne parle et n’agit pas toujours de même! Antoine Laho dormit assez mal cette nuit-là et se leva de fort méchante humeur. Cependant, quand vint l’heure qu’il s’était fixée pour son départ, il ne put résister au désir de faire un dernier tour dans la ville. Comme il sortait, il fut aussitôt assailli par une bande de ces petits mendiants qui pullulent dans toutes les cités espagnoles, et vont répétant leur éternel et lancinant refrain: Por Dios, señor, un cuarto! una limosna! Une gamine d’une dizaine d’années était surtout acharnée à le harceler: -Laisse-moi, lui cria-t-il brusquement. Que veux-tu faire de l’argent que tu me demandes? Une lueur s’alluma dans les yeux de l’enfant: -Je veux m’acheter un tambourin, dit-elle, pour chanter et danser comme la gitanita que j’ai vue tout à l’heure devant le Palais de la Capitainerie générale. Les gitanas fourmillent en Espagne et, à part quelques-unes dont le talent chorégraphique est réel, on ne leur prête d’ordinaire qu’une médiocre attention. Pourquoi le Basque, sur les simples paroles de la mendiante, voulut-il voir celle-ci? Mystère des attirances secrètes! -Elle danse donc bien? interrogea-t-il. -Elle danse et chante à ravir, viens voir!... Elles sont deux, mais l’autre est triste: je crois qu’elle a un gros chagrin, car il m’a semblé qu’elle pleurait. Laho n’en entendit pas davantage: -Conduis-moi, dit-il vivement en prenant l’enfant par la main; il pourrait se faire que tu eusses aujourd’hui ton tambourin. Comme une lueur, l’idée qu’il allait peut-être se trouver en présence des deux jeunes filles après lesquelles courait son chef venait de lui traverser l’esprit ainsi qu’un éclair. La gamine, ivre de joie, bondit à ses côtés, et en quelques enjambées, ils furent sur la place où nous avons vu danser doña Cruz. Le Basque examina les deux jeunes filles et tressaillit. -Pourquoi sont-elles là, se demanda-t-il, alors que Lagardère les cherche à Peña del Cid? Pourquoi sont-elles obligées de recourir à la charité publique?... Il faudra que je le sache dans un instant, et nul doute que je ne puisse leur être utile... J’allais partir, les laisser là, seules, quand peut-être elles ont besoin de moi! Son premier mouvement fut de fendre la foule et de se placer au premier rang. Il se contint, réfléchissant vite que ce n’était pas en cet endroit, aux yeux de tous, qu’il fallait se faire reconnaître d’elles, et que mieux valait, pour leur propre sécurité, se tenir à distance. Quand elles regagnèrent l’auberge où elles devaient passer la nuit, il les suivit à quelques pas. -Veux-tu gagner ton tambourin tout de suite? demanda-t-il à la fillette qui ne l’avait pas quitté. Autant eût valu lui demander s’il lui serait agréable de posséder les trésors de la reine. -Que faut-il faire? questionna-t-elle avec empressement. -Peu de chose. Tu vas entrer dans l’auberge en disant que c’est une dame de la ville qui t’envoie et tu demanderas à parler aux gitanas... -C’est un mensonge... -Il n’est pas bien grave, répondit Laho en souriant. D’ailleurs, le mensonge ou le tambourin: choisis! Le choix était tout fait et la mendiante reprit: -Que faudra-t-il leur dire? -Quand tu seras dans leur chambre, seule avec elles, tu leur demanderas si elles veulent bien recevoir immédiatement quelqu’un qui s’appelle... Il hésita avant de donner son nom. -Tu les aimes donc? interrogea l’enfant avec ce malin sourire des petites filles habituées à la vie libre et au spectacle des amours qui ne croient pas devoir se cacher. -Que t’importe? Tu leur diras seulement mon nom: Antoine Laho. -Et après? -C’est tout. Quand tu m’auras apporté la réponse, je t’achèterai l’objet que tu désires, à une condition cependant... -Laquelle? -C’est que tu ne parleras de tout ceci à personne... Avec un de ces gestes majestueux qu’ont les enfants eux-mêmes en Espagne et qui fit sourire le Basque, la petite mendiante étendit sa main dans la direction de la cathédrale en disant: -Par le Christ de Burgos, je te le jure! Légère, elle se glissa dans l’auberge. Comme on lui en refusait l’entrée, elle échafauda toute une histoire, nomma même une dame très riche qui voulait à tout prix avoir les gitanas et les faire danser le lendemain dans son palais. Devant ces assertions, les horions qui attendaient la mendiante se changèrent comme par enchantement en obséquieuses prévenances. Un quart d’heure après, Laho lui remettait en l’embrassant le tambourin tant convoité et lui-même était accueilli avec la plus grande joie par doña Cruz. Aurore de Nevers, tapie dans un coin comme une bête blessée, sa belle tête entre ses mains, se dressa dès qu’elle l’aperçut: -Où est le chevalier de Lagardère? demanda-t-elle avec une anxiété poignante. Le Basque comprit que de sa réponse dépendrait pour elle l’espoir qui lui donnerait le courage de continuer la lutte, ou bien au contraire le désespoir qui peut-être la briserait sur-le-champ. -Il y a deux jours, répondit-il, il était encore avec nous; il nous a quittés pour aller vous chercher où vous deviez être... -Nous chercher où? s’écria-t-elle. Mon Dieu! faites qu’il ne soit pas arrivé à Peña del Cid quand la tour s’écroulait. Elle se tordait les mains. Laho, ignorant de ce qui avait eu lieu en Aragon, vit bien que quelque nouveau drame avait dû se passer dans ce château vers lequel était allé Lagardère. Il ne voulut pas ajouter encore à l’inquiétude de la jeune fille et, pour le moment du moins, préféra user d’un faux-fuyant: -M. de Lagardère, dit-il, est parti seul, sans nous dire où il allait. Mais à cette heure, M. de Chaverny, Cocardasse et Passepoil l’ont déjà rejoint. Peut-être même sont-ils tous de retour à l’armée? -À l’armée? -Sans doute. L’armée française est victorieuse en Espagne et le chevalier y est le chef d’un régiment qui a su déjà faire ses preuves et contribuer à la victoire. -Que dites-vous? s’écria Aurore avec un éclair de fierté dans les yeux; Henri serait colonel?... -Je n’ai pas dit cela... Il n’est ni colonel ni même capitaine, car il a refusé: il est simplement le chef du régiment de Royal- Lagardère composé de quatre hommes: M. de Chaverny, les deux prévôts Cocardasse et Passepoil, et moi... -Toujours héroïque, toujours téméraire! murmura Mlle de Nevers. -Et Chaverny est avec lui, reprit doña Cruz avec orgueil. Petite soeur, nous irons les rejoindre; notre présence les rendra plus braves encore. -Tais-toi, si nous les retrouvons qu’un boulet, du moins, ne vienne pas nous les ravir! -Êtes-vous donc libres à présent? demanda Laho. -Comme des oiseaux échappés de leur cage, répondit la gitana. -Et que peut-être guettent de nouveaux pièges? ajouta Aurore. Mais comment vous-même vous trouvez-vous à Burgos? qui vous y a envoyé? -Sans doute la Providence pour vous aider de tout mon pouvoir!... Tout cela serait long à vous dire... -Il faut que nous le sachions pourtant, reprit Flor. Asseyez-vous et causons: racontez-nous tout ce qui s’est passé depuis que nous avons quitté Bayonne et, votre récit terminé, vous entendrez le nôtre. Antoine Laho savait qu’en Espagne plus qu’ailleurs les murs ont des oreilles. Il alla s’assurer que personne n’écoutait à la porte, puis mit les jeunes filles au courant de tous les faits et gestes du chevalier depuis qu’il se trouvait en deçà de la frontière. Il se tut un instant en entendant quelqu’un passer dans le couloir: c’était un voyageur qui arrivait sans doute et que l’hôtesse conduisait à sa chambre. Dès que le bruit eut cessé, il reprit en baissant un peu la voix. Doña Cruz, à son tour, lui narra la maladie de Mlle de Nevers, la réclusion à Peña del Cid, les promesses et le dévouement de Mariquita qui leur avait apporté tour à tour des nouvelles de Lagardère et de Chaverny, et enfin l’évasion, au moment même où le château s’effondrait pour toujours dans un horrible fracas. Le Basque écoutait sans mot dire, demeurait impassible, sans pour cela négliger de rapprocher les faits les uns des autres et d’en tirer des déductions pour le passé, des projets pour l’avenir. -Qu’est devenu Peyrolles? demanda-t-il. -Il est mort enseveli sous les ruines; nous le croyons, du moins, répondit doña Cruz. -Dieu le veuille! murmura le Basque. -Qu’allons-nous faire à présent? interrogea Mlle de Nevers. -Demain matin, dès l’aube, vous viendrez me retrouver hors des murs de Burgos, à la porte de Biscaye; je vous y attendrai avec des mules et, le soir venu, je vous remettrai entre les mains de MM. de Lagardère et de Chaverny, ou tout au moins à celles du maréchal de Berwick. Dans les rangs de l’armée française, vous n’aurez plus rien à craindre ni de Gonzague ni de Peyrolles. -Puisque Peyrolles est mort! interrompit doña Cruz. -Tant qu’on ne voit pas le cadavre de son ennemi déchiqueté par les corbeaux, reprit sentencieusement Antoine Laho, il faut toujours le craindre. -Nous n’avons pas vu celui de notre geôlier, répondit la gitana; mais tout était préparé pour qu’il ne pût échapper à son sort. -L’épée de Lagardère n’était pas là, dit Aurore, pour lui mettre au front le trou sanglant qui s’appelle la botte de Nevers! -Elle n’était pas loin, au contraire, repartit le montagnard, car c’est vers Peña del Cid que s’est dirigé le chevalier. Il est arrivé trop tard! -Si Peyrolles n’est pas mort, ma pauvre Flor, dit Mlle de Nevers en embrassant son amie, il pourrait se faire que nous ne fussions pas sauvées! Laho comprit qu’il venait de jeter le trouble dans leurs âmes et que mieux valait les rassurer pour qu’elles fussent courageuses et fortes: -Les deux adversaires, murmura-t-il, ont pu se rencontrer autour de Peña del Cid, et Peyrolles gît peut-être au pied d’un rocher. Toutefois, s’il n’en est point ainsi et que nous le trouvions sur notre route, mon poignard saura bien l’en détourner. Il se retira sur ces mots, laissant les jeunes filles qui s’agenouillèrent pour prier. Couteau Basque Et Couteaux Catalans. Un homme, l’oreille collée à la mince cloison qui formait séparation entre la chambre occupée par les gitanas et la pièce voisine, avait pu surprendre la conversation et ses lèvres étaient relevées, aux coins, par un rictus insolent, presque satanique. Non, certes, les jeunes filles n’avaient pas vu le corps du venimeux factotum de Gonzague déchiqueté par les corbeaux, car l’homme qui était là... c’était Peyrolles lui-même! En quittant Peña del Cid, qui avait failli être son tombeau, l’honnête personnage avait songé que ce n’était point à Madrid qu’il fallait chercher son maître, mais bien du côté de la frontière, là où l’on se battait, où l’épée de Philippe de Mantoue devait se rougir de sang français. Il était donc allé au hasard, sans trop se soucier du sort de ses prisonnières, qui peut-être avaient cessé de vivre; solution qui n’entrait guère dans les plans de Gonzague, et qu’il lui faudrait bien accepter quand même. Si, au contraire, elles étaient vivantes, il ne pouvait, à lui tout seul, les reprendre à Lagardère, car il le soupçonnait d’avoir tramé lui-même le complot de leur fuite, de concert avec le duc de Valedira. Si le chevalier, en effet, se trouvait dans les ruines à l’heure où il l’y avait vu en compagnie de Mariquita, c’est que tous les détails de l’évasion avaient été prévus d’avance. L’intendant pouvait donc s’estimer heureux de vivre encore et son rôle de gardien ayant pris fin, de par la force des événements et de par sa propre impuissance, il se trouvait libre jusqu’à ce que Gonzague, prévenu, eût pu aviser aux moyens de ressaisir sa proie. Quoiqu’il ne fût aucunement dévoué au prince, son unique préoccupation était pourtant de le retrouver au plus vite, pour ne pas assumer de son chef la responsabilité de ce qui pourrait advenir. Il se dirigea donc vers la Vieille-Castille, s’informant de tous côtés, auprès des paysans et des soldats, de l’endroit où pouvait se trouver Philippe de Mantoue: la bande des roués, il le savait, devant difficilement passer inaperçue. Il se trompait cependant, et ne devait pas rencontrer le prince dans cette voie, car celui-ci, peu désireux d’affronter la colère de Lagardère et des siens avec les seuls Oriol et Lavallade pour chevaliers, était rentré à Madrid, dans l’espoir d’y retrouver ses acolytes dont il ne s’expliquait pas la longue absence. Peyrolles allait ainsi à l’aventure, goûtant un certain plaisir à se sentir vivre sous le soleil bien chaud, alors qu’il avait été si près des éternelles ténèbres. Il est presque de règle constante, pour tous ceux qui invoquent le hasard, que celui-ci serve d’abord les coquins. Peyrolles, étant un des premiers parmi les plus grands, ne pouvait manquer d’être satisfait. Ainsi, il n’avait aucune préférence pour l’hôtellerie de Burgos où s’étaient elles-mêmes réfugiées les jeunes filles; pourtant il la choisit tout naturellement parce qu’elle se présenta la première à sa vue et qu’il était fatigué. C’est de cette façon que la fatalité guide les hommes vers le mal comme vers le bien, à leur insu et parce que tel est le destin. L’intendant ne manqua pas, toutefois, de s’informer s’il y avait d’autres voyageurs et quels ils étaient. C’était là une précaution qu’il n’omettait jamais et qui lui permettait d’aller loger ailleurs s’il se trouvait là quelqu’un de ses nombreux ennemis, ou de s’installer sans méfiance s’il savait y rencontrer quelque gredin de sa connaissance. On peut deviner sa joie lorsqu’il apprit que les seuls occupants étaient deux gitanitas qui ne devaient y passer que la nuit et que, par une diabolique prescience, il devina être Aurore et doña Cruz. Il se les fit d’ailleurs dépeindre minutieusement; alors sa conviction fut faite. La petite mendiante avait dû user du mensonge et de la persuasion pour pénétrer auprès des jeunes filles. Peyrolles, lui, avait de l’or, argument beaucoup plus efficace pour être à même d’entendre toutes leurs paroles et de surveiller tous leurs actes. Il demanda donc la chambre voisine de celle qu’occupaient les gitanitas et la cloison était si mince que rien ne lui échappa de la conversation tenue avec Antoine Laho, du moins tout ce qui se dit après qu’il fut monté. Les menaces qu’il entendit formuler contre lui ne laissèrent pas que de le rendre perplexe. -Ce garçon-là, songea-t-il, ne paraît pas m’avoir en haute estime et je serais curieux vraiment de savoir son nom. Il me semble avoir entendu déjà cette voix quelque part... Mais où?... Ce n’est certes pas celle de ce bellâtre de Cocardasse, ni celle de Passepoil, pas plus que le timbre de Chaverny... Et pourtant, cet homme est un des familiers de Lagardère... Qui est-ce? Le Basque ne fut pas plus tôt dans la rue que Peyrolles, descendu derrière lui à pas de loup, interrogeait l’hôtesse, après lui avoir au préalable glissé dans la main une nouvelle pièce d’or. -Quel est l’homme qui vient de sortir d’ici? demanda-t-il. -Je ne le connais pas, señor. Si elle disait vrai, c’était simplement parce qu’elle ne trouvait pas le moyen de mentir. Bien plus, se méprenant sur les intentions de Peyrolles qui n’était pas autre chose à ses yeux qu’un amoureux jaloux, elle devina tout de suite l’argent qu’elle pourrait tirer de cet homme qui demandait beaucoup de choses. C’est là, d’ailleurs, pour qui tient auberge, l’a b c du métier: les confidences se paient en dehors de la table et du lit. L’intendant fut persuadé que la bonne femme connaissait parfaitement l’étranger, mais qu’il fallait y mettre le prix et, négligemment, il fit sauter dans sa main quelques doublons tentateurs. -T’a-t-il payé pour taire son nom? questionna-t-il. -Hélas! non, soupira la Castillane, qui semblait regretter vivement de ne pas avoir reçu des deux mains. Il est entré ici il y a une demi-heure environ, pour parler aux gitanitas de la part de quelqu’un de la ville; c’est tout ce que je sais de lui... -Serait-ce donc un habitant de Burgos? -C’est possible, bien qu’il n’en porte pas le costume. Je ne serais pas surprise que ce fût un Basque. L’intendant fouilla dans ses souvenirs. Il était si loin de penser au frère de Jacinta qu’il en fut pour ses frais. -Je vais sortir un instant, dit-il. Si quelqu’un venait s’informer de M. de Peyrolles, tu répondrais que tu ne sais pas ce qu’on veut dire. Personne ne doit connaître ma présence ici, surtout les gitanitas. Cette recommandation lui coûta encore un douro, mais il ne comptait pas quand il s’agissait de sa sécurité personnelle. Car il est à remarquer que les coquins ont en leur peau une vénération toute particulière. Il se glissa le long des murs et se rendit dans un cabaret mal famé où il était venu plusieurs fois déjà acheter des escopettes et des consciences de bandits. Ce soir-là, il n’en manquait pas autour des tables, qui attendaient quelque argent à gagner le moins honnêtement possible. Aussi la seule présence d’un gentilhomme dans cette salle basse et fumeuse était-elle une entrée en matière suffisamment explicite pour que toutes présentations fussent inutiles. Peyrolles s’arrêta un instant pour dévisager toute cette racaille, mosaïque d’ivrognes, de bretteurs, de débauchés, de mendiants et de voleurs. Il était physionomiste: rien qu’à la mine d’un individu, il voyait ce qu’il en pourrait tirer, pourvu qu’il n’eût pas à lui demander de faire le bien. Du bout du doigt, l’intendant en désigna cinq avec lesquels, dans un coin, il se mit à causer à voix basse. Les pourparlers durèrent fort peu de temps: on s’entend vite entre gens de même acabit. Des pièces d’or roulèrent sur la table, furent lestement empochées par les bandits et leur tintement clair indiqua que le marché était conclu. Peyrolles y ajouta pour boire, se leva et sortit, non sans prendre la précaution de retourner souvent la tête pour s’assurer qu’il n’était pas suivi. Il n’avait, en effet, qu’une confiance fort limitée dans ses nouveaux serviteurs qui, volontiers, au coin d’une rue, lui eussent prouvé que l’acompte offert par lui étant trop mesquin il leur fallait le tout. Il rentra cependant sans encombre, monta jusqu’à sa chambre en étouffant le bruit de ses pas, et après un copieux repas qu’il se fit apporter, il s’endormit du sommeil du juste. C’était bien la moindre des choses, puisqu’il venait de préparer un mortel guet- apens! Cela n’empêcha pas ce travailleur infatigable, le lendemain matin, d’être debout à la pointe du jour, au grand ébahissement de l’hôtelière, qui eût voulut garder plus longtemps un voyageur dont les poches étaient si bien garnies. -Je serai de retour ici dans deux jours, dit-il en montant à cheval et pour allécher la bonne femme afin de l’empêcher de jaser. D’ici là, que nul ne sache que j’y suis venu. Il piqua sa monture et disparut au tournant d’une rue. Quelques instants après, les gitanitas descendirent à leur tour et réglèrent leur modeste dépense. La tristesse peinte la veille sur leurs visages avait presque complètement disparu. Doña Cruz franchit même le seuil de l’auberge en fredonnant un vieil air andalou. Dès que le factotum de Gonzague avait été hors de l’enceinte de la ville il s’était mis à inspecter la route du mieux que le lui permettaient les brumes matinales encore épandues sur la campagne. Lui seul, en apparence du moins, assistait de si bonne heure au réveil de la nature et, comme s’il eût craint de troubler le silence des êtres et des choses, il alla se blottir dans un fourré qui bordait la route et où personne n’eût pu soupçonner sa présence. Bientôt les cloches de Burgos égrenèrent l’angélus du matin. Le soleil découvrit au levant son immense disque d’or. La ville et les champs furent inondés de lumière, les oiseaux commencèrent à chanter, et Peyrolles demeura immobile, les yeux fixés sur la porte de Biscaye. Il ne tarda pas à en voir sortir un cavalier qui tenait en main deux mules sellées et harnachées. Ce cavalier s’arrêta à cinquante pas à peine de l’endroit où il était caché. -Hier soir, se dit-il après l’avoir considéré longuement, il me semblait avoir entendu déjà sa voix quelque part... Aujourd’hui, je crois reconnaître son visage... Que diable faisait cet homme quand je l’ai rencontré et, maintenant, quel jeu joue-t-il? Antoine Laho allait lui montrer que, parmi tous les jeux, il était surtout expert en celui du poignard! En effet, le Basque vit soudain surgir autour de lui cinq de ces mendiants d’Espagne, qui tendent la main gauche, tandis qu’ils frappent de la droite, et qu’un oeil exercé reconnaît aussitôt pour ce qu’ils sont réellement. Il glissa son couteau dans sa manche et attendit. -Por Dios! señor, la caridad? commença plaintivement le guenilleux qui se trouvait le plus proche. -Passe ton chemin, ordonna Laho. Entre un pauvre et toi, il n’y a de place que pour un bandit! Un mauvais regard fut la réponse du guenilleux, dont la main droite disparut sous son vêtement rapiécé. -Señor, reprit un second, tu as trois montures à toi seul... C’est trop: veux-tu m’en prêter une pour aller à San-Sebastian? -Je te prêterai, si tu veux, un bout de corde pour aller t’y faire pendre! Les trois autres s’étaient glissés par-derrière. -Nous pourrions te les prendre, dit l’un d’eux, car il n’est pas juste qu’un homme ait le superflu quand les autres n’ont rien... Mes jambes sont lasses et cette mule me porterait à merveille. -Prends-la, répondit Laho impassible. Il fit glisser en même temps son poignard dans sa main et, de la pointe, piqua la croupe de la bête qui lança une ruade formidable: le mendiant roula sur l’herbe, la poitrine défoncée, et rendit sa belle âme dans un hoquet. -Cela lui apprendra qu’on ne monte pas à cheval par-derrière, dit ironiquement le Basque. -C’est plus facile, en effet, par-devant, répliqua un bandit en sautant à la bride du cheval de Laho. Aussitôt il poussa un cri de douleur et sa main crispée resta accrochée au mors, tandis que le bras, tranché au-dessus du poignet, retombait ensanglanté. Rapide comme la pensée, le Basque s’était laissé glisser à terre, avait noué ensemble toutes les rênes et se trouvait campé, le couteau à la main, devant les bandits stupéfaits. -Vous n’êtes plus que trois, dit-il tranquillement. Une bête pour chacun. Voulez-vous que je vous les vende? -Combien? demanda le moins timoré des mendiants, car la façon d’agir du jeune homme commençait à les impressionner singulièrement. -Pas cher: chacun de vous en paiera une de sa propre vie! Des dagues jaillirent de dessous les manteaux en loques. -Nous payons d’avance, s’écria celui qui avait parlé le dernier. Voici déjà un premier acompte! Il leva le bras et le soleil piqua un éclair sur la lame suspendue au-dessus de la poitrine du Basque. Celui-ci évita le coup, ramassa son corps et lança d’une voix claironnante: -Je rends la monnaie! Il y eut une furieuse détente de ses jarrets, de son bras qui s’allongea avec la rapidité de la foudre, puis un cri d’agonie, un râle: le troisième gueux s’abattit, le ventre ouvert, pendant que les autres rompaient de plusieurs pas. -Les guichets pour le grand voyage sont toujours ouverts! s’écria le Basque. Qui veut payer encore? Peyrolles, du fossé où il était blotti, avait déjà vu tomber deux des bandits soudoyés par lui; les autres -et l’un d’eux était bien mal en point pour être compté -auraient-ils le courage de se faire tuer, ou de tuer leur adversaire? Il en doutait. Il se préparait même à venir leur prêter main-forte: son épée à lui devant avoir facilement raison d’un homme qui ne possédait pour toute arme qu’une courte lame. La prudence l’arrêta, car cet homme avait dit la veille: -Si nous rencontrons Peyrolles sur notre route, mon poignard saura bien fouiller sa poitrine. Et ceci, l’intendant le comprenait maintenant, était dans l’ordre des choses possibles. Aussi se pressait-il d’autant moins d’agir que les jeunes filles n’avaient point encore paru. -Pour s’emparer d’elles, ou tout au moins de Mlle de Nevers, se disait-il, il faut tuer leur défenseur sous leurs yeux et profiter de leur stupeur pour les enlever avant que, de Burgos, on puisse venir à la rescousse. Deux cris simultanés lui apprirent que le moment allait venir pour lui d’entrer en scène. De toute la vitesse de leurs jambes, Aurore et doña Cruz accouraient vers Antoine Laho menacé par les deux bandits. -Hâtez-vous, dit ironiquement le Basque à ceux-ci; voici de nouveaux acquéreurs pour les mules. Peyrolles leur avait promis une forte somme pour tuer Laho, une plus forte encore pour garrotter les jeunes filles qu’on emporterait ficelées sur leurs montures; les mendiants devaient agir vite pour gagner leur argent. Ils se consultèrent du regard et se ruèrent ensemble sur leur adversaire. Mais le Basque avait deviné leur mouvement et s’était jeté furieusement au-devant de l’un d’eux. Son couteau, lancé à la façon mexicaine, fendit l’air en sifflant et vint se planter dans l’oeil droit de l’homme visé qui trébucha et s’abattit comme un boeuf. Sans ralentir sa course, Antoine Laho passa près du corps, se baissa, reprit sa lame et se mit à la poursuite du dernier bandit qui fuyait. Il l’atteignit, le terrassa, lui posa son genou sur la poitrine et, levant au-dessus de sa tête sa lame sanglante, il cria: -Tu auras la vie sauve, si tu me dis quel est le lâche qui vous a envoyés à cinq pour me tuer? -Je ne sais pas son nom, gémit le mendiant; je ne le connais pas. -Comment est-il?... Parle et dis tout, si tu ne veux pas mourir. Il desserra ses doigts qui encerclaient le cou du bandit et celui- ci fit la confession complète. -Ce ne peut être que Peyrolles, murmura doña Cruz. Le monstre n’est pas mort! Or, tandis que Laho était penché sur son dernier adversaire, tandis qu’Aurore et doña Cruz écoutaient, un homme se glissait dans l’herbe en rampant. Il avait une main coupée, mais l’autre était armée d’un poignard et personne ne le voyait ni ne l’entendait venir. Personne?... Si... Peyrolles, qui le suivait anxieusement du regard, attendant la seconde finale où son bras se lèverait pour frapper. Ah! certes, il le paierait cher, celui-là, qui savait vaincre sa douleur pour gagner la somme promise, oublier sa mutilation et se traîner sur son moignon sanglant pour accomplir son oeuvre! Antoine Laho allait lâcher l’homme qu’il tenait vaincu sous son genou et se relever. Il n’en eut pas le temps et tomba la face contre terre avec un gémissement sourd. Un long couteau catalan était planté entre ses deux épaules! Les gitanas poussèrent un cri de terreur et d’angoisse... Un cri de triomphe leur répondit. L’intendant de Gonzague apparut. -Perdues!... nous sommes perdues!... s’écria Aurore en tombant dans les bras de doña Cruz. -Retrouvées, au contraire, répondit Peyrolles avec un ricanement sinistre; je vous attendais ici depuis une heure, mes colombes. Le mendiant lâché par Laho était trop heureux qu’on l’eût épargné pour ne pas s’enfuir. L’effort qu’avait dû faire l’assassin du Basque pour se traîner et pour frapper l’avait rejeté évanoui sur le sol. Il ne restait plus là que Peyrolles et les deux femmes. Qu’allait-il se passer entre ces trois personnages? -Voilà des montures toutes prêtes, dit l’intendant; votre guide seul ne sera pas celui que vous aviez choisi et ne vous mènera pas au même lieu. Veuillez vous mettre en selle et me suivre. Un éclat de rire strident jaillit des lèvres de la gitana et, l’espace d’une minute, ses yeux fulgurants intimidèrent Peyrolles. -Assez de lâchetés et de crimes! s’écria-t-elle. Si le diable t’a protégé jusqu’ici, à Bayonne et à Peña del Cid, si le chevalier de Lagardère n’a pu jeter encore ta carcasse en pâture aux loups, ton heure n’en a pas moins sonné!... Misérable! il est temps que justice soit faite! Ce n’était plus la jeune fille qu’on peut torturer à loisir, mais la lionne blessée qui, d’un seul coup de griffe ou de crocs, va se venger des coups qu’elle a reçus. L’intendant entrevit la nécessité de passer sur son corps pour reprendre Mlle de Nevers, la proie vivante de Gonzague. Celle-ci tremblait, tandis que Flor, les cheveux défaits, la gorge en avant comme un bouclier, crispant ses doigts et sublime d’héroïsme, vomissait la menace et l’anathème. -Aurore de Nevers est sous ma garde, gronda-t-elle écumante et farouche. Moi vivante, jamais ni Gonzague ni toi n’aurez votre victime! Par un mouvement aussi rapide que la pensée, elle arracha du dos d’Antoine Laho le poignard qui y était plongé, et d’un bond prodigieux, vint le planter jusqu’à la garde dans la poitrine de Peyrolles. Santa-Maria-La-Real. -Au nom du ciel! dit une voix derrière la gitanita; pourquoi avez- vous tué cet homme? Aurore et Flor se retournèrent en même temps et constatèrent avec surprise la présence à quelques pas d’elles de deux nonnes au costume austère et qui devaient appartenir au monastère de Las Huelgas. Celle qui avait parlé ainsi semblait elle-même si étonnée de son audace, qu’au lieu d’attendre la réponse, elle se préparait à fuir, effrayée de voir tant de morts et des bohémiennes jouer elles-mêmes du couteau. Dans ce pays, en effet, où le fanatisme du monde religieux n’a d’égal que sa duplicité et sa bassesse, les recluses des couvents, filles de Dieu, ne pouvaient guère s’entendre avec les gitanitas, filles de Satan. Les premières devaient craindre les secondes; les secondes mépriser les premières, et parce que femmes, l’accord ne pouvait se faire momentanément entre elles qu’en face d’un péril commun ou devant le spectacle de la mort. Dans tous les autres cas et partout où elles se rencontraient, l’inimitié née des croyances, entretenue depuis des siècles, obligeait religieuses et bohèmes à détourner la tête quand elles venaient à se croiser. Un point cependant pouvait encore les unir: la charité, à laquelle encore toutes n’étaient point accessibles. Les deux soeurs étaient-elles charitables? Il faut le croire, puisqu’elles s’étaient arrêtées spontanément parmi ces cadavres, au milieu desquels il ne restait debout que deux femmes à qui leur ministère serait peut-être utile. Ce qui avait contribué à les y décider, c’était la vue d’une des gitanitas agenouillée, les mains jointes, les yeux fixés vers le ciel et priant avec ardeur, avec foi, tandis que de grosses larmes baignaient son visage. Malgré l’étrangeté du fait, celle-là était chrétienne, à coup sûr... Mais l’autre, dont les mains venaient de se souiller de sang? Dans les yeux de doña Cruz, la flamme ne s’était pas éteinte après le coup porté. Elle avait conscience d’avoir vengé le passé, défendu le présent, assuré peut-être l’avenir: elle était fière de l’acte accompli, et sa colère ne désarmait pas devant le corps étendu de Peyrolles qu’elle eût voulu frapper encore. Les religieuses inclinèrent à penser qu’elle n’agissait point ainsi par férocité ni par instinct, mais pour une cause sacrée et peut-être pour se défendre. -C’est vrai, j’ai tué!... s’écria Flor en regardant ses mains rougies. Toujours des morts!... toujours des victimes!... Le crime appelle le crime!... Que tout le sang versé retombe sur la tête du prince Philippe de Gonzague, le grand meurtrier. Elle s’agenouilla près du Basque, colla son oreille contre sa poitrine et laissa échapper une exclamation de joie: -Il vit! dit-elle. Je vous en conjure, mes bonnes soeurs, aidez- moi à le sauver et Dieu vous en tiendra compte. -Et les autres? -Ils ont mérité leur sort! -Mais celui que vous avez frappé? -Ah! celui-là, s’écria doña Cruz en se redressant, farouche, si je savais qu’il ne fût point mort, je l’achèverais de suite! Les religieuses effrayées reculèrent d’un pas en se signant. -Il faut pardonner à ses ennemis, murmura l’une. -À celui-là, jamais!... Dieu lui-même ne lui pardonnerait pas. Nous sommes chrétiennes l’une et l’autre, n’en doutez pas: cependant, tant qu’une goutte de sang coulera dans nos veines, à ma compagne et à moi, nous maudirons cet homme et son maître. Elle revint à Antoine Laho, déchira sa veste, et mit sa blessure à découvert en découpant sa chemise par lambeaux à l’aide du même poignard qui l’avait frappé. Puis elle chercha autour d’elle des simples herbes qu’elle mâcha, tritura dans ses doigts, pour en faire sur la plaie une application destinée à arrêter le sang. Les nonnes s’étaient agenouillées à ses côtés et, sans mot dire, l’aidaient dans sa besogne. La plus âgée des deux surtout examinait la blessure, rapprochait les chairs. -Le coup a dû dévier, murmura-t-elle à un moment. Dans huit jours le blessé sera sur pied. Aurore lui prit la main et la baisa: -Merci, ma mère, dit-elle. Maintenant, achevez de le sauver. Où le transporter pour lui donner les soins qui devront le guérir? Il y avait tant de supplication dans sa voix, l’expression de son visage était à la fois si angoissée et si douce que les religieuses se consultèrent. -Nous allons tenter l’impossible, dirent-elles. Si nous pouvons hisser ce pauvre garçon sur une de ces mules, il y aura bien des chances pour qu’il soit sauvé. Les bêtes, en effet, étaient demeurées là, le cou tendu, flairant l’odeur du sang. -Partons, partons vite, s’écria doña Cruz, et laissons aux passants le soin de ramasser les autres. Il faut que nous quittions ce lieu sans qu’on sache ce que nous sommes devenues. -Avez-vous donc quelque raison de vous cacher? fit avec suspicion la plus âgée des deux religieuses. -Nous vous le dirons bientôt, répondit Flor. Où voulez-vous nous conduire? -Là! dit la nonne en étendant le bras vers un monastère dont on distinguait les clochers et les murs, et qui se dressait à dix minutes au plus de la ville, en suivant le cours de l’Arlançon. Avec des précautions infinies, les quatre femmes soulevèrent le corps alourdi du Basque, parvinrent à le hisser sur le dos d’une mule, puis l’étrange convoi se mit en marche. Flor trempait de temps en temps son mouchoir dans la rivière et baignait la plaie, tandis que ses compagnes soutenaient le blessé. Un quart d’heure après, elles carillonnaient à la porte du couvent. Là, nouvelle complication; en effet, la soeur tourière, à la vue de ce singulier cortège de religieuses, de gitanitas et d’animaux, autour de quelque chose qui pouvait être le corps d’un défunt, leva les bras au ciel et fit un grand signe de croix... Puis elle refusa d’ouvrir! La règle de la maison interdisait l’accès du couvent aux hommes, fussent-ils passés de vie à trépas, et c’était bien un homme que des soeurs de la maison lui amenaient elles-mêmes. Or, la porte fermée, il eût fallu des ailes pour pénétrer dans le monastère. Las-Huelgas-Santa-Maria-La-Real offre un aspect des plus bizarres avec son entrée à créneaux, flanquée de tours qui feraient prendre le couvent pour une immense forteresse. Son architecture, mêlée de style ogival et byzantin, date du XIIe siècle et, au point de vue archéologique, il est aussi curieux que San Pedro, où dorment le Cid et sa femme Ximena, ou que l’antique chartreuse Miraflores. Santa-Maria-La-Real, dont les guerres de succession ont fait des ruines, abritait une communauté de nonnes de l’ordre de Cîteaux, et, pour y pénétrer, même en compagnie de religieuses de la maison, il fallait que la supérieure elle-même le permît. Doña Cruz piétinait d’impatience à la porte, tandis que les nonnes parlementaient avec l’entêtée tourière. Il se trouva que l’abbesse vint elle-même voir ce qui se passait à l’entrée de son domaine et, chose plus surprenante, il se trouva que c’était une femme au coeur noble, aux sentiments généreux et qui portait un des plus grands noms d’Espagne. Son titre de supérieure de ce monastère, lequel possédait des richesses immenses, lui donnait des prérogatives si grandes qu’elle pouvait marcher de pair avec des princesses, voire des reines, et que non seulement elle avait la juridiction sur son propre couvent, mais encore sur plusieurs couvents d’hommes. Elle n’était responsable de ses actes que devant le Tribunal de l’Inquisition, et sa grandeur d’âme savait se débarrasser quand il le fallait des mesquineries de la règle. Devant le regard clair et franc des gitanitas, dont le costume lui parut être un déguisement, quand elle vit surtout qu’il s’agissait de secourir un chrétien, sans doute en danger de mort s’il n’était mort déjà, elle n’hésita pas. -Entrez, mes filles, dit-elle, si vous n’apportez pas le mal dans cette maison et si votre but est le bien. Que désirez-vous? -Pour cet homme, les moyens de le guérir, répondit doucement Mlle de Nevers; pour nous, un abri pendant quelques jours, le recueillement et le silence. -Soyez les bienvenus, repartit l’abbesse. La paix sera ici avec vous. Les lourdes portes se refermèrent, mettant une barrière entre les désolées et les tempêtes du dehors; rien que de se savoir en sûreté, elles se sentirent réconfortées. Quelques instants après le Basque était entre les mains du vieux praticien qui donnait ses soins aux religieuses du couvent, et qu’on avait fait mander à la hâte. -Où suis-je? demanda-t-il en ouvrant ses paupières. Cette question fait généralement sourire, les romanciers en ayant fait un véritable abus; en la présente circonstance, elle était bien naturelle, Antoine Laho revenant de loin et se retrouvant dans une cellule spacieuse dont l’architecture et les dispositions lui étaient inconnues. Il aperçut à son chevet doña Cruz qui souriait, et il se souvint. Mais il était si faible qu’il put à peine articuler quelques mots: -Où est-elle? -Là, dans la pièce voisine... Ne parlez plus... -Sauvée! merci!... murmura-t-il. -Oui, sauvée, et vous aussi! -Peyrolles?... demanda-t-il encore. -Peyrolles est mort!... Je l’ai tué de ma main!... Reposez-vous. Le vieux médecin regarda avec un étonnement mêlé de quelque effroi cette belle jeune fille dont la main si fine avait donné la mort et qui s’en vantait. Il fallait qu’elle fût très courageuse ou très criminelle; il frissonna. Elle saisit son regard et dit d’un ton très calme: -J’ai fait justice!... Dieu, j’en suis sûre, m’a déjà pardonné. Dès que le praticien eut sondé la blessure et fait un premier pansement, elle l’interrogea des yeux: -Si la vie de cet homme vous est précieuse, répondit-il tout bas à cette muette question, remerciez le Ciel, car il s’en est fallu d’une ligne qu’il mourût sur-le-champ; maintenant je réponds de le sauver. Flor s’agenouilla et pria longuement, puis elle alla retrouver Aurore et toutes deux se rendirent auprès de la mère abbesse. L’entretien qu’elles eurent ensemble fut long, et spontanément les jeunes filles firent une confession de leur martyre. Bientôt, à leurs larmes pures se mêlèrent celles de la femme d’élite qui comprenait leurs peines et les exhortait à mettre leur confiance en Celui qui fait, à la fin, triompher la justice. Quand elles eurent achevé leur récit, elle les prit toutes deux dans ses bras: -Mes pauvres enfants, leur dit-elle, nulle part vous ne sauriez être plus en sûreté qu’ici. Demeurez-y jusqu’à ce que vous ayez retrouvé la paix de votre âme et venez souvent abriter votre coeur meurtri sur le mien qui, lui aussi, a souffert. Les douleurs sont de tous les temps et chaque souffrance entraîne après elle sa récompense: la vôtre viendra bientôt, car Dieu est un Dieu d’amour, non point d’injustice! N’eût été l’ignorance où elles étaient touchant le chevalier Henri de Lagardère, qui les cherchait sans doute et ne viendrait pas les découvrir là, Aurore et doña Cruz eussent été heureuses dans cet asile où, de la supérieure à la dernière des nonnes, tout le monde s’ingéniait à leur être agréable, à leur faire oublier les tristesses et les chagrins du passé. C’était surtout, pour Aurore exténuée, comme une halte bienfaisante qui raffermissait son courage, lui donnait de nouvelles forces pour les luttes futures, puisque sans doute il faudrait lutter encore! La fermeté de caractère de Flor se retrempait également dans cette atmosphère de quiétude profonde, l’avenir lui paraissait moins sombre, le bonheur chaque jour plus près. Mais quel que fût leur désir de faire connaître à Henri le lieu de leur retraite, il leur fallait attendre qu’Antoine Laho fût rétabli afin d’aller lui-même chercher le fiancé de Mlle de Nevers. Ce moment ne pouvait être éloigné, car le tempérament robuste du Basque aidait à sa guérison rapide. Bientôt, en effet, il put se lever et s’entretenir avec les jeunes filles de ce qu’il faudrait faire dans quelques jours... M. de Peyrolles, dont l’âme était chevillée au corps, -si tant est qu’une âme pût habiter celui-ci, -ne devait pas plus mourir cette fois que toutes les autres où il avait été si près de sa fin! Si le poignard qui l’avait frappé eût été dans la main de Laho au lieu d’être dans celle de Flor, l’intendant fût certainement passé de vie à trépas. Mais la gitanita ignorait l’art de tuer un homme d’un seul coup, et bien qu’elle y eût mis toute la force et toute la haine dont elle était animée, sa lame avait glissé sur une côte sans toucher aucun organe essentiel. Peyrolles avait eu la force de retirer l’arme de la plaie et s’était évanoui, sans autre danger pour lui qu’une hémorragie abondante. Quand, plus d’une heure après, il rouvrit enfin les yeux, il constata avec stupéfaction qu’aucun être vivant n’était debout autour de lui et qu’il manquait un cadavre: celui du défenseur des jeunes filles. Ce fut en vain qu’il chercha des yeux également l’homme au poing coupé, qui, après avoir frappé Laho, était retombé près de lui sans connaissance. La rage qu’il ressentit de cette double disparition faillit le jeter dans un nouvel évanouissement. Il dut se raidir pour ne pas céder à la douleur et à l’anxiété. Là pourtant ne devait pas se borner sa mésaventure. Il réussit à se soulever sur un coude et ne vit, d’un côté, que les murs brûlés de soleil et les clochers de Burgos. Mais, par contre, dans la direction opposée, il aperçut un cavalier qui fuyait. Il était impossible que ce fût le personnage contre lequel il avait organisé le guet-apens qui s’était tourné contre lui, car les jeunes filles eussent été avec lui et celui qui fuyait était seul. Il donna à son regard toute l’acuité possible et reconnut bientôt son propre cheval. Mais quel était celui qui le montait? Peyrolles ne tarda pas à le deviner lorsqu’il avisa que son pourpoint avait été lacéré, tailladé en maints endroits, surtout à la place des poches. Quand enfin il porta la main à la ceinture de cuir qu’il gardait sous ses vêtements à même sa peau, et dans laquelle il cachait son or, ses actions bleues et roses de la banque de Law, il ne sentit plus rien et poussa un gémissement. Il avait compris pourquoi il manquait des blessés et des morts, il savait quel était celui qui fuyait et pourquoi il n’allait pas du côté de Burgos. L’homme au poing coupé s’était payé plus largement que ne l’eût payé Peyrolles: quand on emploie des bandits, il faut s’attendre à des surprises de ce genre. Celle-ci fut cruelle pour l’intendant qui non seulement blessé, mais dépouillé, volé, sans un maravédis, n’avait pas même la ressource de poursuivre son voleur, qui disparut bientôt à l’horizon. Peyrolles se laissa retomber découragé sur le sol et fit d’amères réflexions: le hasard l’avait mis à deux doigts de la proie qu’il s’agissait de reconquérir, déjà il avait cru la tenir et pouvoir, triomphant, la ramener à Gonzague. Mais le hasard est capricieux: il se plaît parfois à barrer subitement la route qu’il avait lui-même ouverte, et cette fois il l’obstruait si bien que l’intendant voyait se dresser devant lui d’insurmontables obstacles. La disparition de ses économies, du fruit de ses vols et de ses criminelles intrigues, lui était mille fois plus douloureuse que le coup de poignard. Des larmes de rage humectèrent ses vilains yeux, roulèrent sur son nez d’oiseau. Par une sorte de fatalité, la campagne restait déserte. Ce ne fut que longtemps après qu’il vit un muletier sortir de la ville et venir de son côté. Il le dévorait des yeux à mesure qu’il le voyait s’approcher, tremblant de le voir tourner brusquement à droite ou à gauche, et son coeur battait à se rompre, tant il avait hâte d’être secouru. Dès que l’Espagnol fut à portée, Peyrolles le supplia d’aller demander de l’aide à Burgos. Hélas! il put bien vite constater quelle était la puissance de l’or; il n’en avait plus à offrir et le muletier n’était pas disposé à rebrousser chemin, pour le simple plaisir de lui être agréable. Quelques pesetas l’eussent décidé; les prières ne le touchaient point, encore moins les menaces. Il laissa tomber un regard indifférent sur le blessé et continua sa route. Peyrolles, se souvenant alors des paroles de la Bible, constata avec amertume qu’on n’avait jamais dû conter à cet homme la légende du Bon Samaritain. L’Espagnol eut cependant comme un faible remords de laisser un pauvre diable en détresse. -Si je rencontre quelqu’un qui aille du côté de Burgos, dit-il, je l’avertirai. Prends un peu patience, l’ami, cela ne saurait tarder... Peyrolles le vit s’éloigner et le maudit, sans songer qu’il n’était pas le seul à manquer de pitié, puisqu’il venait de trouver son semblable. Enfin vint à passer un aguador qui lui donna à boire et se chargea de l’envoyer chercher. Des Frères de la Pitié vinrent un instant après, qui le ramassèrent après l’avoir questionné. -Des bandits m’ont attaqué, dévalisé, leur conta l’intendant. J’en ai mis plusieurs à male mort, ainsi que vous pouvez le voir. Les autres se sont enfuis... On le posa sur un brancard, et c’est ainsi, la tête basse, incapable de faire un mouvement, qu’il rentra à Burgos, dont il était sorti quelques heures auparavant le coeur gonflé d’une joie criminelle. Si faible qu’il fût cependant, tant il avait perdu de sang, il avait encore assez de forces pour songer à la vengeance. Contre Aurore, il avait certes de la haine; toutefois, il n’oubliait pas qu’il devait respecter ses jours. Il haïssait également Lagardère, dont la mort seule pouvait le délivrer lui- même de la crainte de mourir de la botte terrible de Nevers. Mais il avait soif du sang de doña Cruz qui avait versé le sien, et ni Gonzague ni personne au monde, dès que l’occasion s’en présenterait, ne l’empêcherait de torturer autrement que par des railleries cette vagabonde ramassée jadis sur une place de Madrid et qui s’acharnait à sa perte. C’était lui-même, de concert avec Gonzague, qui l’avait choisie pour servir d’auxiliaire à leurs desseins. Elle s’était si bien tournée contre eux qu’elle leur faisait échec et qu’ils devaient compter avec elle presque autant qu’avec Lagardère. -Le prince, se disait-il, a voulu réchauffer une vipère dans son sein. S’il ne lui écrase pas la tête, il mourra de sa morsure! Il songea qu’il en mourrait peut-être aussi et il ajouta: -S’il ne le fait pas, je le ferai! Pour mettre ce projet à exécution, il fallait au moins savoir où était doña Cruz, et Peyrolles dut s’avouer qu’il l’ignorerait peut-être longtemps. Si rapide que pût être sa guérison, des jours se passeraient sans qu’il pût prévenir Gonzague, tandis que les jeunes filles agiraient de leur côté, Lagardère du sien. Quand lui-même serait en état de reprendre la lutte au point où il la laissait, peut-être qu’il ne serait plus temps! Les Frères de la Pitié lui prodiguaient le long de la route les bonnes paroles et les encouragements: il ne les entendait même pas. Dans son coeur, il n’y avait que fiel et rancune contre le sort, contre Philippe de Mantoue, contre tous les hommes, sans excepter ceux qui allaient, par leurs soins dévoués, arracher à la mort cet odieux criminel, indigne même de l’échafaud, que, pour le bien de l’humanité, il eût fallu laisser périr dans un coin, comme un chien! Le Papa Moscas. Antoine Laho avait suffisamment recouvré ses forces pour pouvoir se mettre en route à la recherche de Lagardère. Le point difficile était de savoir où le chercher et cela dépendait des événements dont il ne connaissait rien depuis quelque temps. Les nouvelles ne pénètrent guère dans les asiles où vivent les recluses, et dans celui de Las Huelgas, on en était même à ignorer que la France fût en guerre avec l’Espagne. Il pouvait même se faire qu’elle fût terminée, cette guerre, mais le Basque pensait avec raison qu’il ne pourrait le savoir que lorsqu’il aurait franchi les portes de cette retraite, pour rentrer dans la vie active. Certes, il avait passé là, exception faite de sa blessure, des heures très douces et très calmes dont il eût senti tout le prix en d’autres temps. Mais il ne devait pas se reposer tant qu’Aurore de Nevers ne serait pas entre les mains du chevalier de Lagardère et Flor du marquis de Chaverny. -Je partirai demain, leur disait-il un matin, assis entre elles deux sur un banc de marbre qu’ombrageaient des arbres magnifiques. Car il était maintenant leur ami, leur soutien, presque un frère à qui elles ne pouvaient donner que leur reconnaissance, alors qu’il leur avait donné son sang. -Où irez-vous? lui demanda doña Cruz. -Je ne pourrai choisir mon but que lorsque je saurai où est l’armée. Il est peu probable qu’elle opère encore en Biscaye et peut-être, après de longs détours, ne la rejoindrai-je qu’en Aragon, en Catalogne, voire même à Madrid. -Que s’est-il passé depuis si longtemps? murmura Aurore. Qui sait si Henri, las de nous chercher en vain, croyant nous avoir perdues pour toujours, n’a pas demandé à la mort glorieuse des soldats la fin de ses souffrances? -Tais-toi! répondit Flor, tu n’as pas le droit de douter de lui, ni de la Providence... -C’est parce que je ne doute pas de son coeur ni de sa vaillance que je parle ainsi. Tant que je ne l’aurai pas revu, tant qu’on ne m’aura pas dit au moins qu’il est vivant, je tremblerai pour lui. Les embûches sont plus nombreuses encore autour de sa vie que de la nôtre, et nous ne savons pas où est Gonzague, quels crimes il a pu commettre depuis qu’il nous a quittées sur le rocher de Peña del Cid. -Il ne faut pas se baser sur l’inconnu, dit Laho, et précisément il s’agit de savoir. À supposer que je ne trouve pas tout de suite M. de Lagardère, je ne puis tarder à rencontrer M. de Chaverny ou les prévôts, peut-être tous ensemble. -Puissiez-vous dire vrai! murmura Flor; en ce cas, nous pourrions nous préparer au bonheur. -Dans le cas contraire, poursuivit Laho, nous nous mettrons tous à sa recherche et, Dieu aidant, vous nous verrez bientôt revenir à la porte de ce couvent, dont vous-mêmes ne devez sortir sous aucun prétexte. -Nous passerons nos journées au haut des murs, à vous attendre, dit Aurore, et nous prierons pour que vous puissiez venir en hâte. -Évitez surtout de vous montrer, car des ennemis que vous ne soupçonnez pas peuvent rôder autour du monastère. Ne révélez surtout vos noms à personne; j’ai prié moi-même l’abbesse de ne pas les faire connaître et d’interdire à ses nonnes d’indiquer votre présence ici. Toutes ces précautions prises, soyez patientes, fortes, et le succès est assuré, sauf un cas... -Lequel? -Dame! on pourrait fort bien me faire disparaître violemment avant que j’aie pu remplir ma tâche. -Ne parlez pas ainsi... -Il faut tout envisager, reprit-il froidement. Si d’ici un mois je n’étais pas revenu et que vous n’ayez vu personne, gagnez comme vous le pourrez les pays basques, allez à Bayonne vous mettre sous la protection de ma soeur Jacinta: ce sera votre dernière chance de salut. Le lendemain, de bonne heure, Antoine Laho était prêt à partir. Par exemple, il avait quitté son costume de montagnard pour revêtir un froc de moine, le plus sûr des déguisements en Espagne. Il était chaussé de sandales, monté sur une des mules que, pour ne pas éveiller l’attention, il avait préféré à son cheval, et dans la ceinture de soie dissimulée par sa robe étaient passés deux poignards qui ne demandaient qu’à sortir de leur gaine. Après quelques dernières recommandations, ses adieux faits aux jeunes filles et ses remerciements adressés à l’abbesse et aux soeurs, il se dirigea vers Burgos afin de savoir où en était la guerre et de quel côté il convenait de diriger ses pas. Il apprit que l’armée française, toujours victorieuse, avait conquis tout le nord de l’Espagne; que le maréchal de Berwick s’était emparé d’Urgel et tenait une partie de la Catalogne, et que la campagne ne tarderait pas à prendre fin. C’était donc en Catalogne qu’il fallait aller chercher Lagardère et ses compagnons. Le trajet à effectuer allait être d’autant plus long qu’un moine ne peut raisonnablement aller à l’allure d’un courrier. D’une part, il n’avait pas de temps à perdre, d’abord pour prolonger le moins longtemps possible l’attente pleine d’anxiété des jeunes filles, et ensuite pour arriver à l’armée avant le départ de Lagardère, qui bien certainement ne demeurerait pas sous la tente après la cessation des hostilités. Cependant, en passant devant la cathédrale de Burgos, le Basque ne put oublier qu’il avait à remercier le ciel d’avoir échappé à la mort. Sa foi naïve et robuste de montagnard rendait la prière douce à ses lèvres, son coeur y puisait les forces nécessaires pour continuer l’oeuvre de dévouement qu’il avait entreprise. Il attacha sa monture à l’un des piliers extérieurs et pénétra dans l’église pour venir se prosterner devant l’imitation du fameux Christ miraculeux du couvent des Augustins, fait, à ce qu’on dit, d’une peau humaine rembourrée et qui fut trouvé un jour sur la mer, voguant vers la baie de Biscaye. Le soleil, filtrant à travers les vitraux multicolores, irradiait la robe blanche brodée d’or, le visage osseux et plein de souffrance du crucifié. Les rayons se posaient sur les ors du tabernacle, les autels, la grille forgée du choeur, rendue luisante par le frottement des mains dévotes; ils fouillaient dans les chapelles latérales, sur tout le pourtour de l’abside, les cryptes sombres où ils faisaient saillir, éclater en lumière le marbre blanc des tombeaux. Autour des piliers gigantesques qui s’élançaient vers la voûte, des prêtres, des religieux, des indifférents causaient de leurs petites affaires et ne songeaient point à prier. Car dans l’Espagne catholique, de tout temps, l’église a toujours été un salon de conversation, de coquetterie et de rendez-vous amoureux. Sous des dehors d’austère piété, señoritas et hidalgos, mañolas et majos ne respectent même pas l’eau sainte du bénitier. Laho, prosterné sur les dalles, priait avec plus de ferveur que tous ceux qui étaient là. Il était venu souvent dans cette basilique, pourtant jamais il n’y avait ressenti les impressions d’aujourd’hui, où il se sentait responsable non seulement du bonheur, mais de la vie de deux jeunes filles auxquelles il avait spontanément voué ses forces, son courage, même son existence. Aussi, sa prière finie, allait-il quitter l’église sans même jeter un coup d’oeil sur le coffre du Cid, sur le magnifique tombeau de don Pedro Fernando de Velasco, pas plus que sur le confessionnal royal où, la veille de leur couronnement, les rois de Castille venaient jadis s’agenouiller aux pieds d’un prêtre pour demander le pardon de leurs fautes. Il marchait déjà vers une des portes latérales, quand neuf heures vinrent à sonner: alors, un cri étrange troubla le silence, roula sous les voûtes, et le Basque s’arrêta malgré lui devant la merveille populaire qui partage, avec le coffre du Campéador et le Christ miraculeux, les honneurs de la cathédrale. Le Papa moscas, autrement dit le gobe-mouches de Burgos, est un automate de bois de chêne qui grimace atrocement, beugle, mugit, crie et gronde chaque fois que sonne l’horloge. Nombreuses sont les légendes qui prétendent expliquer son origine, ses auteurs et ses causes. Quelques-unes sont ridicules et grossières; d’autres, au contraire, sont presque touchantes; aucune n’est sans doute la vraie. Le peuple superstitieux et crédule en attribue la paternité à Satan lui-même, qui l’aurait créé de toutes pièces pour distraire la concubine d’un grand dignitaire de Saint-Pierre de Rome. La récréation était au moins bizarre et si la pauvre femme eût été condamnée à de nombreux tête-à-tête avec ce monstre articulé, il est permis de supposer qu’elle fût morte folle. Après quoi saint Isidore, archevêque de Séville, en dota Burgos, pour la plus grande joie des Castillans, en obligeant le diable lui-même à le lui remettre. D’après une autre version, le Papa moscas fut un personnage des plus élevés qui, sensible aux charmes de Blanche de Castille, venait chaque jour troubler ses méditations, aux heures où elle se rendait à la cathédrale. Il est heureux que, de nos jours, le diable ne change pas en automates grimaçants les hidalgos qui échangent des oeillades avec les señoras et mañolas qui usent les dalles de leurs genoux polis; car ce n’est pas un, mais des milliers de Papas moscas qu’on pourrait voir dans la cathédrale de Burgos. Il est à croire aussi qu’à cette époque Satan était beaucoup moins accommodant et ne permettait pas qu’on s’aimât sans son ordre. Il serait fastidieux de citer toutes ces légendes et pourtant il en est une qui paraît sinon la plus rationnelle, du moins la plus poétique. Nous la donnons à titre de curiosité: Au temps de Henri III, une jeune fille d’une incomparable beauté venait chaque jour déposer des fleurs sur le tombeau du Cid et sur celui de don Fernando. Elle s’agenouillait, versait des pleurs abondants et s’en allait, le visage radieux, auréolé de passion, les yeux remplis d’une sorte d’ivresse mystique pour revenir le lendemain. Le roi la vit et s’en éprit: c’était dans l’ordre. Sous le ciel brûlant de l’Espagne, les coeurs flambent comme des volcans. Mais le roi voulut le lui dire et, dès le premier mot, la jeune fille disparut pour toujours. C’était lui maintenant qui pleurait chaque matin, quand il revenait au tombeau du Cid où il espérait la trouver agenouillée. Un an se passa sans qu’il la revît et peut-être allait-il l’oublier? Un beau jour cependant qu’il s’était égaré à la chasse et que ses compagnons et ses piqueurs étaient loin de lui, six loups affamés se précipitèrent hors d’un bois, étranglèrent ses chiens et s’élancèrent sur lui: le roi allait infailliblement périr! Soudain, un cri terrible, aigu, surhumain, jaillit des profondeurs de la forêt, roula de rocs en rocs, d’échos en échos, et l’un des loups tomba sous un coup d’arquebuse, tandis que les autres, effrayés, prenaient la fuite. Henri chercha des yeux son sauveur et demeura pétrifié devant une fantastique apparition, un être immobile, sorte de statue convulsionnée, dont les traits étaient contractés, les yeux révulsés, dont la bouche s’ouvrait et se fermait sans qu’il pût s’en échapper un son, sinon, de loin en loin, un cri rauque, effrayant, sinistre. Il y avait de quoi faire trembler l’homme le plus brave; cependant le roi n’eut aucune crainte, car après avoir considéré longuement le personnage, vivant ou fantôme, qu’il avait devant les yeux, il crut reconnaître la jeune fille qu’il avait si éperdument aimée. Comme il se précipitait vers elle pour lui rendre grâces, elle lui tendit sa main pâle et tremblante, et lui dit: -J’aimais don Fernando... j’aimais le Cid, c’est-à-dire tout ce qui fut noble, généreux et vaillant!... et je t’aimais toi, parce qu’il me semble que tu étais à la fois tout cela... Elle ne put en dire davantage et tomba morte. Avant que ses yeux se fussent fermés, pourtant, le roi put y voir cette expression de tendresse passionnée qu’on y lisait lorsqu’elle quittait les tombeaux de la basilique. Un an après, jour pour jour, le Papa moscas, qu’Henri III avait fait fabriquer par un artiste arabe, vint prendre place dans la cathédrale de Burgos, en face de la tribune royale. Il grimaçait, criait et hurlait comme l’apparition de la forêt; il exprimait la même détresse, la même angoisse; mais l’Oriental qui l’avait construit s’était laissé mourir de désespoir parce qu’il n’avait pu lui faire répéter les paroles d’amour que la vierge avaient prononcées avant d’expirer. C’est ainsi que le génie du mécanicien s’arrête là où commence le sublime!... C’était devant cette oeuvre singulière, née de l’amour d’un roi catholique et du cerveau d’un musulman, que s’était arrêté le Basque, parmi plusieurs autres personnes. Tout à coup, il se sentit devenir si pâle qu’il rabaissa vivement sa capuche sur son visage, et vint se mettre dans l’ombre protectrice d’un pilier. L’automate de bois, qui n’effrayait même plus les petits enfants, n’était pour rien dans son trouble et ce n’était plus lui qu’il regardait. Ses yeux s’étaient fixés sur un homme maigre et décharné, appuyé sur une canne et se traînant à peine, véritable squelette ambulant, quelque chose comme un Papa moscas qui eût vécu! Or, cet homme était M. de Peyrolles! M. de Peyrolles, que doña Cruz pensait avoir tué et dont la blessure était cicatrisée; M. de Peyrolles qui venait là, non par piété, mais par désoeuvrement, pour donner un aliment à l’ennui qu’il éprouvait de voir ses forfaits interrompus. Il était sombre, taciturne; un pli profond barrait son front blême, une contraction nerveuse agitait son nez en bec de vautour et ses petits yeux chafouins fuyaient la lumière. Réduit à l’impuissance, ignorant où était Gonzague, où s’était enfuie Mlle de Nevers, vivant de la charité des Frères de la Pitié qui l’avaient recueilli et soigné, il souhaitait ardemment de se sentir bientôt assez fort pour aller rejoindre, à pied s’il le fallait, Philippe de Mantoue et ses roués. Sa faiblesse et son isolement étaient pour lui un perpétuel sujet de crainte. La fièvre qui le rongeait le poussait dehors à toute heure du jour, pour s’informer, réclamer Gonzague à tous les échos, et aussi pour fuir les noires pensées qui l’assaillaient. Dès la porte franchie, il tremblait de se heurter à Lagardère ou à l’autre, l’inconnu qui voulait fouiller dans sa poitrine avec la lame de son poignard. Alors, il allait se réfugier dans les églises ou marchait au hasard, les yeux fixes, dévisageant chaque passant. Le monstre de chêne l’avait hypnotisé. Peut-être voyait-il dans cette horrible machine l’image de sa propre conscience où, à défaut du remords, hurlaient la vengeance et la haine? Au beau milieu de sa contemplation, un moine s’approcha de lui, le toucha à l’épaule, et Peyrolles faillit tomber à la renverse. -On vous attend à la porte de Biscaye, lui murmura le religieux à l’oreille. Venez. -Qui? -Vous le saurez là-bas. Prenez mon bras. L’intendant se recula d’un pas: -Je ne sais qui vous êtes, dit-il; je ne veux pas vous suivre. -La robe que je porte est pour vous une sécurité et doit vous inspirer confiance. -Qui me prouve qu’elle est à vous? -Venez, vous dis-je, reprit Laho avec impatience (car c’était lui). J’ai d’importantes choses à vous dire: Philippe de Mantoue... L’intendant sursauta: -Où est-il? -À Lérida... il faut que vous y soyez dans trois jours. Le Basque espérait pouvoir éloigner Peyrolles du lieu de refuge des jeunes filles et l’attirer là où il se rendait lui-même, où il pouvait le mettre à la merci de Lagardère. Il eût certes préféré le tuer sur-le-champ; mais il le rencontrait précisément dans le seul endroit où il fût inviolable et il se rendait compte qu’il tenterait vainement de l’entraîner hors des murs de Burgos. -Pourquoi refusez-vous de m’accompagner? lui demanda-t-il. -Je ne vous connais pas... Antoine Laho songeait à lui dire qu’il était un émissaire de Gonzague quand ses yeux tombèrent sur le Christ qui mourut pour expier les mensonges des hommes: devant lui, il n’osa pas mentir. Il eut la pensée de ne pas quitter la ville avant d’avoir trouvé Peyrolles en un lieu où il pourrait le tuer. Vu l’état de faiblesse de son adversaire, c’eût été une lâcheté: il se reprocha d’avoir pu, sous la voûte sacrée, méditer un assassinat. Il fallait donc renoncer à tout espoir de se débarrasser de lui ou de le forcer à quitter Burgos; et cependant, après avoir réfléchi, il songea que mieux valait peut-être qu’il en fût ainsi. Aurore de Nevers, en effet, dans le monastère de Las Huelgas, était à l’abri de ses coups. À supposer même qu’il l’y découvrît, il lui faudrait pour l’en faire sortir un ordre du roi, et l’abbesse, forte de sa conscience et de son droit, était femme à refuser d’obéir même à une injonction royale. Le factotum de Gonzague, pour le moment surtout, n’était pas en mesure de s’adresser au tribunal de l’Inquisition, qui siégeait à Madrid et qui, seul, pouvait lui donner pleins pouvoirs. Dans ces conditions, il n’était pas dangereux qu’il demeurât quelque temps à Burgos, où le Basque et d’autres le retrouveraient avant peu, ailleurs que dans la cathédrale. Antoine Laho se pencha alors vers Peyrolles et lui dit: -Regarde bien ce monstre!... Avant qu’il ait grimacé et hurlé douze fois à l’heure de midi, Gonzague et toi vous aurez poussé comme lui votre cri d’agonie! Un tremblement convulsif secoua de la tête aux pieds Peyrolles qui s’affaissa sur les dalles. Avant qu’on se fût empressé auprès de lui, le moine était déjà loin. La Chevauchée Vers La Mort. Pendant que Peyrolles et Laho étaient, par leurs blessures, immobilisés à Burgos; que Mlle de Nevers et doña Cruz attendaient au couvent de Santa-Maria-La-Real le salut tant espéré ou de nouveaux déboires, que devenaient nos autres personnages? Nous avons laissé Henri de Lagardère aux ruines de Peña del Cid, en compagnie de Mariquita, qu’il avait promis de ne pas abandonner et dont le sort, déjà lié au sien par cette promesse, devait l’être plus encore avant peu par la reconnaissance. Quand il vit s’enfuir Peyrolles, il lui fut possible de penser que peut-être il n’était pas seul dans le château, et que, s’il avait pu en sortir vivant, d’autres pouvaient aussi n’être pas morts. N’avait-il pas, d’ailleurs, le droit de conserver quelque espoir tant qu’il n’aurait pas acquis la preuve irréfutable que les deux jeunes filles avaient péri ensevelies sous l’écroulement de la tour mauresque? Ce fut le coeur plein d’angoisse poignante qu’il pénétra dans la cour, se demandant avec anxiété ce qu’il allait y découvrir. La première chose qui frappa sa vue fut un cadavre! Mariquita le suivait pas à pas, mais elle regardait dans le vide et ne paraissait pas avoir conscience de ce qui se passait autour d’elle. Tout à coup, cependant, elle poussa un cri déchirant, une plainte lugubre où il y avait autant de souffrance que de folie, et se précipita sur le corps qui gisait à terre. Elle couvrit de baisers le visage déjà froid, les mains glacées, essaya de soulever cette belle tête blanche qui semblait dormir d’un sommeil paisible. Hélas! la nuque était raidie, il eût fallu pouvoir redresser le corps tout entier, d’un bloc. Une expression de terreur et d’angoisse profonde contracta le visage de la gitanita; de grosses larmes coulèrent sur ses joues et, sous l’influence d’une immense douleur, on eût dit que la pauvre enfant avait recouvré pour un instant la raison. -Mon père! mon père!... réponds-moi, gémissait-elle. Vois, ta fille bien-aimée est revenue près de toi; elle ne te quittera plus; elle sera là pour égayer ta solitude, entourer de soins ta vieillesse, fermer ta paupière quand sonnera ton heure... Père!... éveille-toi, dis-moi que ton inertie est un jeu!... Si c’est un jeu, cesse-le, il me fait mal!... Lagardère, très ému par le touchant spectacle de cette pauvre démente qui essayait de rappeler à la vie celui qu’elle disait être son père, s’était approché d’elle. Il se souvenait qu’elle lui avait parlé de lui, de sa tendresse pour ce vieillard, du devoir qu’elle se faisait de le venir visiter chaque semaine. Il se pencha, contempla la face du mort: celui-ci lui était inconnu, il ne l’avait jamais vu. Mariquita, essayant encore une fois de soulever la tête du cadavre pour y poser ses lèvres, vit tout à coup une tache rouge sur le pourpoint, à la place du coeur, et poussa un cri rauque qui s’étrangla dans sa gorge. Elle se releva, les yeux hagards, secouée d’un tremblement; puis, saisissant le bras de Lagardère, elle s’écria: -C’est mon père!... le vautour l’a tué parce qu’il voulait sauver ta fiancée et te la rendre... Jure-moi sur son cadavre que nous le vengerons! Par ce nom «le vautour», elle désignait Peyrolles dont le nez affectait la forme du bec de ce carnassier. Sanglotant, défaillante et brisée, elle tomba dans les bras d’Henri. Celui-ci la déposa doucement à terre. Parmi les ruines, il prit des poutres et des pierres, éleva sur le cadavre une sorte de tumulus qui le préserverait du bec des oiseaux de proie et de la dent des loups. Quand il eut fini, il planta au sommet deux branches en croix. Au même instant, la bohémienne rouvrit ses yeux et sortit de son évanouissement. Lagardère était à genoux au pied du tertre pieusement élevé par ses mains. Il priait pour celui qui, sans qu’il le sût, avait héroïquement défendu sa cause. Il ignorait les détails de la tragédie qui avait eu lieu en ce vieux château, mais il comprenait que Mariquita avait tout préparé, de concert avec ce vieillard, de concert avec Aurore, et que Peyrolles seul avait pu changer en oeuvre de mort ce qui avait été combiné pour la vie. Il en avait une profonde reconnaissance pour celle qui lui avait sacrifié l’existence de son père, sa raison à elle, bien que son plan eût échoué dans le plus abominable désastre. Il se retourna pour la contempler, la vit les yeux grands ouverts qui le regardait. Son visage avait perdu toute expression de folie et ne respirait que la tristesse et la douceur. Lentement, avec des gestes sûrs, elle alla se prosterner auprès de lui et ils mêlèrent leurs prières sur la dépouille de cette nouvelle victime de l’infâme Peyrolles. Le chevalier espéra qu’il allait pouvoir l’interroger de nouveau, que peut-être elle répondrait cette fois sensément, que c’en était fait de cette folie passagère qui avait détruit pour un instant ses facultés, et qu’elle pourrait tout au moins dire si Mlle de Nevers était ensevelie là ou si elle avait essayé de fuir. Malheureusement, l’éclair de raison qui avait lui quelques secondes s’était bien vite éteint et la démence n’avait fait que changer de caractère: de bruyante qu’elle était tout à l’heure, elle était devenue sombre et lugubre. À chaque question, Mariquita opposait une réponse invariable: -Morts! morts!... ils sont tous morts! Et ce cri funèbre, proféré par une folle, faisait pleurer à Lagardère des larmes de sang. Néanmoins, il voulut chercher, fouiller partout. Ses investigations durèrent plus d’une heure. De tous côtés il se heurta au roc, aux débris, au silence, et ne put découvrir aucune trace des jeunes filles. -Partons, dit-il, en entraînant la gitanita par la main; si Dieu nous prête vie, nous reviendrons ici quelque jour pour retrouver les cendres de celles qui ne sont plus et leur donner une sépulture chrétienne. Ils s’en allèrent à pied, par les chemins, l’âme en deuil. Pas plus le chevalier que la pauvre démente ne savaient où était désormais le but de leur double vie brisée. Ils remontèrent ainsi vers la Catalogne, lentement parce que rien ne les pressait et que la mort, ardemment souhaitée maintenant par Lagardère, les rencontrerait aussi bien là qu’ailleurs. Car la mort cheminait avec lui; elle ne quittait pas sa pensée, et s’il ne se hâtait pas de l’appeler, de la provoquer même, c’est qu’il espérait encore tuer Gonzague ou mourir de sa main. Jusqu’alors il avait souffert et lutté pour deux choses: le bonheur et la vengeance. Aurore de Nevers n’était plus, il n’en pouvait douter: le bonheur avait disparu avec elle. Restait donc la vengeance!... Dès qu’il l’aurait accomplie, que demeurerait-il à faire pour lui dans ce monde? Du moins il n’aurait pas laissé sa fiancée entre les mains du scélérat qui avait empoisonné sa vie entière. Que n’eût-il pas donné, en ce moment, pour que Philippe de Mantoue se dressât devant lui et que la lutte décisive eût lieu immédiatement entre eux? Devrait-il donc encore se traîner, des jours et des jours, chargé du poids de sa douleur, avant que se jouât la partie suprême où tous deux tomberaient peut-être en même temps? À mesure qu’il avançait, le pays était plein de troupes espagnoles, et comme on le voyait aller la tête basse, en compagnie d’une jeune fille insensée, tous ces soldats, qui ne le connaissaient pas, le laissaient passer. De temps en temps seulement il les interrogeait pour savoir où était Philippe de Gonzague, l’ami d’Alberoni, et successivement on lui indiqua Lérida, Balaguer, Cardona. Il alla partout et ne put jamais le joindre: pourtant il eût désiré vivement le tuer avec éclat, au milieu même de l’état-major espagnol. Il se procura des chevaux pour aller plus vite. C’était étrange de les voir passer, lui muet et sombre, Mariquita jetant au vent ses cris de démence, ses menaces contre le ciel et contre les hommes, ou bien pleurant à chaudes larmes. Sans savoir comment, ils franchirent les avant-postes et se trouvèrent dans les lignes françaises. La vue de l’uniforme des mousquetaires gris mit une étincelle dans l’oeil du chevalier. Il se souvint qu’on se battait pour la cause du régent et du roi et que, dans cette armée victorieuse, il existait naguère un régiment qu’on avait baptisé du nom de Royal- Lagardère. -Pauvre Chaverny! songea-t-il; vais-je donc lui apporter la nouvelle de son malheur en même temps que du mien? Doña Cruz s’est dévouée à Aurore, le marquis à moi... Nous nous tenions tous par la main: les deux aimées sont mortes, et moi je suis las de vivre!... Que fera celui qui reste? Il songea aussi à Cocardasse et à Passepoil, ces deux êtres fidèles attachés à son infortune et qui ignoraient ce qu’il était devenu; il songea au Basque, qui l’avait suivi de son plein gré, pour vaincre ou pour mourir avec lui. Puis, ses yeux tombant sur la pauvre folle qui marchait à son côté et qui avait donné, elle, sa propre raison et la vie de son père, il souffrit atrocement de ce que le destin avait appelé tous ceux qui lui étaient chers à ne souffrir que par lui et pour lui. -Et à quoi servent ces souffrances? pensa-t-il. Le marquis ne pourra jamais pleurer sur le cadavre de celle qu’il aima; les deux prévôts ne recevront jamais de moi la récompense de leur dévouement; Laho ne reverra sans doute jamais ni son pays ni sa soeur qui l’attend, et Mariquita a perdu la raison pour toujours! Lagardère pleura, non pas sur lui-même, mais sur eux tous! Il se rangea au bord du chemin pour laisser passer un régiment de chevau-légers qui s’avançait vers lui. Ce régiment était précisément celui de M. de Riom. Une exclamation partit soudain des rangs. Le colonel poussa son cheval en avant pour venir se ranger auprès du chevalier, le saisir à bras-le-corps et l’embrasser. -Monsieur de Lagardère! s’écria-t-il, monsieur de Lagardère vivant!... Holà! qu’on aille prévenir M. le maréchal, le prince de Conti, tout le monde... Ordonnez aux trompettes de sonner aux champs... Il y aura, messieurs, grande fête au camp ce soir! Ce brave Riom éclatait d’une joie qui, certes, n’était pas feinte, et tous ses officiers accourus partageaient son allégresse. L’un d’eux se détacha pour aller porter la bonne nouvelle au maréchal de Berwick. Lagardère était profondément touché de ces marques de sympathie si vives; mais, malgré lui, son visage demeurait triste, son front pensif. -Où est Chaverny? demanda-t-il tout d’abord. -Chaverny vous cherche partout; il a tenu toute la Catalogne, une partie de l’Aragon... -Et les autres? -Cocardasse et Passepoil ont fait de même; deux fois ils sont revenus au camp et, ne vous y trouvant pas, ils sont repartis dans d’autres directions. Je ne vous cacherai pas, mon cher chevalier, leur inquiétude et la nôtre: il était temps qu’on vous vît revenir vivant, et pas même blessé, je suppose?... -Pas de blessure apparente, répondit tristement Henri. -Que grâces en soient rendues au dieu des armées! Mais Lagardère interrogea encore: -Et le quatrième: Laho? -Celui-là n’est pas revenu, et pourtant il n’était allé qu’à Burgos. Un silence se fit. Lagardère se découvrit et se signa. Tous les officiers firent de même. C’était là l’oraison funèbre du Basque! M. de Riom ne voulut pas rester sur cette pénible impression et reprit aussitôt la parole: -Par le fait de votre absence et de celle de ces messieurs, dit- il, Royal-Lagardère était dissous et le maréchal fort en peine. Il estimait qu’on ne pouvait aller à Madrid sans que vous fussiez de la promenade. -C’est me flatter trop, répondit le chevalier. Royal-Lagardère va revivre, monsieur; il n’y aura de changé que son effectif. -Vous êtes seul, dit tristement le colonel. -Non pas, nous serons deux. -Et qui donc, l’autre? Lagardère étendit le bras vers Mariquita, dont les yeux regardaient avec étonnement tous ces hommes sans se fixer sur aucun. Elle chantait et riait, caressait tantôt l’encolure de son cheval, qu’elle montait à la façon des hommes, tantôt le manche d’un poignard que lui avait donné son compagnon la veille. Ses cheveux noirs, dénoués, tombaient sur ses épaules comme une crinière au sommet de laquelle était piquée une fleur rouge, telle une tache de sang, et l’un de ses seins, ferme et bronzé, avait jailli du corsage déchiré par les ongles aux heures de démence et de douleur. Ainsi, elle était étrange et très belle, n’eût été l’expression inquiète et vague de son regard, la mobilité de ses lèvres, l’incohérence de ses paroles. -À me suivre, dit Lagardère avec amertume, elle a perdu déjà la raison. Saluez-la quand même, messieurs, car sans que je le lui demande, elle m’a donné bien davantage encore: la vie de son père! -Quel homme êtes-vous donc, murmura M. de Riom, qu’une émotion poignait, vous qui entraînez derrière vous tous ceux qui vous approchent et que le monde entier suivrait? Lagardère courba le front: -Je ne suis plus rien, fit-il, qu’un navire désemparé, un corps sans âme, un coeur fermé. -Tous ici nous sommes capables de partager votre chagrin, chevalier, repartit le colonel. Est-il de ceux que l’amitié peut alléger? -Il est de ceux qui ne prennent fin qu’avec la vie, car Mlle de Nevers n’est plus, messieurs!... Le prince de Gonzague et Peyrolles me l’ont tuée! Des larmes jaillirent de ses yeux. Une fois encore toutes les têtes se découvrirent et plus d’une paupière devint humide. Au même instant, comme si elle eût entendu et compris, la folle se dressa sur ses étriers et, le bras tendu dans un geste tragique: -Là-bas, s’écria-t-elle, à Peña del Cid!... Ils dorment tous sous les pierres de la tour des Mores! Elle poussa un cri strident et retomba en arrière sur sa selle, très pâle, l’écume aux lèvres. Le régiment entier, qui formait cercle, sentit passer dans ses rangs un long frisson. -À vous seul, monsieur, reprit le colonel, vous suffirez à la vengeance, car avant tout elle est vôtre!... Mais souvenez-vous que toutes les épées qui sont ici sont à votre service et que votre douleur est la douleur de tous. Lagardère prit la main que lui tendait M. de Riom, disant: -Merci! Quand j’aurai fait justice, mon rôle sera fini... ma vie aussi, je l’espère. -Elle ne rachèterait pas celle que vous avez perdue et vous n’avez pas le droit d’en disposer avant l’heure. Les rangs se reformèrent et M. de Riom prit la tête, entre le chevalier et sa compagne. Mais à peine le régiment s’était-il remis en marche que sur son flanc apparut, dans un nuage de poussière, un groupe de cavaliers qui accouraient à toutes brides. -Voici M. de Berwick, dit le colonel. Permettez-moi d’aller le recevoir. Il piqua des deux au-devant du maréchal, et Lagardère les vit engager entre eux un colloque dont il faisait assurément les frais. Bientôt ils arrivèrent auprès du chevalier. L’émotion était visible sur le visage de Berwick et de tous ceux qui l’accompagnaient. -Monsieur de Lagardère, prononça lentement le maréchal, il est des hommes qu’on estime, il en est aussi qu’on aime jusqu’à partager leurs douleurs, et si, tout à l’heure, j’étais joyeux de votre retour, je m’incline profondément à présent devant le malheur qui vous frappe. -Merci du baume que vous voulez bien mettre sur ma blessure, dit Henri avec reconnaissance; par malheur, elle est de celles dont on ne guérit pas. Les deux hommes se serrèrent la main; leurs regards humides se croisèrent l’espace d’un instant: il y avait presque autant de tristesse dans les yeux du maréchal que dans ceux du chevalier. Un long silence suivit, ainsi qu’il arrive lorsque le consolateur voit que ses consolations sont vaines et qu’il vaut mieux laisser saigner le coeur et pleurer les yeux. Ce fut Henri qui le rompit le premier. Il songea qu’il n’était pas venu là pour que tous les fronts dussent s’assombrir à l’unisson du sien, puisque avant tout son chagrin lui était propre et que rien ne pouvait l’atténuer. Peut-être y avait-il, d’ailleurs, parmi tous ces officiers jeunes et fringants qui venaient de rendre hommage à sa peine, des gens qui aimaient; qui, le matin même, avaient reçu par le courrier de France une lettre parfumée, une rose où ils avaient su retrouver la trace des baisers qu’on y avait mis pour eux seuls? Avait-il le droit de troubler leur âme, de faire passer à travers leur espoir et leur joie le spectre de son propre deuil? Il se dit que non, se raidit et releva la tête. Lagardère était toujours celui qui commandait aux circonstances et qu’on retrouvait debout quand on l’avait cru terrassé. -Où allons-nous, messieurs? demanda-t-il. -Nous emparer d’Urgel, répondit le maréchal. Mais je ne vous autoriserai à nous suivre qu’à une condition formelle... -L’effectif si réduit de Royal-Lagardère ne saurait lui enlever la première place, dit Henri. Ceci, monsieur le maréchal, est dans nos conventions et j’espère que vous ne me ferez point votre condition trop dure. -Elle relève de ma conscience, répondit Berwick. Jurez-moi, monsieur de Lagardère, que dans le combat que nous allons livrer, vous ne ferez rien pour chercher la mort... C’était là pourtant ce qui répondait aux plus secrètes aspirations du chevalier. La mort!... Oui, certes, il la souhaitait et celle-là serait bien la sienne qu’il trouverait en face de l’ennemi, non point pour une action d’éclat qui lui apporterait la gloire suprême: à quoi bon? mais seulement dans l’héroïsme du désespoir qui lui enlève le caractère de suicide pour ne laisser place qu’à la volonté de mourir en servant sa patrie! Son dernier coup d’épée serait pour son roi, sa dernière pensée pour son amour brisé, le dernier nom sorti de ses lèvres celui d’Aurore de Nevers! Comment n’eût-il pas désiré que ce fût dans un instant, parmi l’enivrement de la bataille? Il réfléchit pourtant qu’auparavant il lui restait quelque chose à faire, que Gonzague, survivant, trouverait encore une victime à torturer: la mère d’Aurore. La noble figure de celle qui avait tant souffert avant de lui livrer le coeur de sa fille, qui souffrait tant aussi à cette heure, passa devant ses yeux. Il se dit qu’elle le maudirait, si, avant que de se laisser tomber, il n’avait pas vengé le double crime commis sur la mère et sur l’enfant. -Je ne suis pas le maître des circonstances, répondit-il après un long silence. Je ne chercherai pas la mort, monsieur le duc, je ne chercherai que le prince de Gonzague... Dieu décidera du reste! -Je n’en demande pas plus, dit Berwick, car Dieu nous épargnera d’avoir à vous pleurer ce soir. On approchait des murs d’Urgel, et la citadelle de Las Horcas, tel un nid de cigogne au sommet d’une tour, se profilait sur le ciel bleu. Le maréchal prit ses dispositions de combat. Non seulement la ville était défendue par des troupes massées derrière ses remparts, mais une forte armée espagnole était à cheval sur les deux rivières de la Sègre et de la Balira. C’était elle qu’il fallait culbuter tout d’abord, d’autant plus que, malgré ses défaites récentes, elle se croyait dans une position inexpugnable. Son arrogance était telle que des groupes de cavaliers, l’état- major en tête, caracolaient déjà à portée du canon français. Henri de Lagardère se pencha sur l’encolure de son cheval, le cou tendu, cherchant, malgré la distance, à reconnaître un homme, un seul. Il le vit parmi cinq ou six qui semblaient braver l’armée de Berwick et son épée sauta hors du fourreau. -Faut-il attaquer, monsieur? demanda le maréchal. Je n’attends plus que votre avis. -L’artillerie contre la ville, répondit le chevalier d’un ton bref, comme s’il eût été le général en chef; la cavalerie en masse dans la plaine... Royal-Lagardère va charger au centre, là où est le traître. Il montra l’endroit du bout de son épée et, debout sur ses étriers: -Adieu, messieurs, s’écria-t-il, je ne sais pas si vous me reverrez ce soir! Son cheval bondit sous la morsure de l’éperon. Bientôt il eut dépassé le front des troupes. Derrière lui, la folle, le bras armé de son poignard haut levé, la chevelure éparpillée par le vent et la vitesse de la course, le sein nu pointant en avant, les yeux fixes, nouvelle Gorgone à la fois splendide par la férocité qu’on y pouvait lire... la folle hurlait à la mort! Oui! la mort!... C’était à la mort qu’ils allaient tous deux, c’était la mort qu’allait chercher Lagardère: celle de son ennemi d’abord, la sienne ensuite!... C’était la lutte dernière, la fin de son bonheur, de sa gloire, de sa justice, de ses souffrances, la fin de tout!... C’était le point initial de la vengeance, le prélude du néant!... C’était la chevauchée vers la mort!... Et quand ils virent venir à eux cet homme, catapulte ailée, lancée comme un boulet, dont l’épée flamboyait et qui allait droit au but; quand ils virent cette femme échevelée qui clamait le carnage, vision fantastique et terrifiante, ceux qui caracolaient insolemment tout à l’heure se replièrent en hâte, rentrèrent dans le rang. Philippe de Mantoue, le premier de tous, frémit et passa derrière pour s’abriter. Quand le chevalier heurta la ligne ennemie, un trou se creusa; des râles se mêlèrent à ses cris, des gémissements de terreur répondirent aux hurlements de la gitanita; et, parmi les chevaux cabrés, les épées nues, les décharges des mousquets, le sang et la fumée, Royal-Lagardère passa, ne cherchant qu’un seul homme, un lâche qui fuyait, fuyait toujours, et continua, par-delà les rangs culbutés, par-delà les rivières, les fossés, les villages, les précipices et les bois, sa poursuite effrayante, sa chevauchée vers la mort! Les Rapaces. Si Chaverny n’avait pu retrouver Lagardère, il n’avait pas tardé beaucoup à se rencontrer avec les prévôts, et tous trois s’étaient mis à cheminer de conserve. Cocardasse en avait beaucoup rabattu de ses gasconnantes prétentions et il doutait de l’efficacité d’une action isolée. Pour avoir-voulu s’ériger en stratégiste, il avait fait perdre du temps à tout le monde, sans aucun profit, sans même qu’on trouvât la moindre trace du chevalier. De cela, il était tout penaud; aussi fut-ce de très bonne grâce qu’il accepta de se mettre simplement aux ordres du marquis. C’était d’ailleurs le moyen de dégager sa responsabilité, aussi bien pour le présent que pour l’avenir. Après donc s’être assurés que le chevalier n’était pas rentré au camp, tous trois, -ainsi que de Riom l’avait dit à Lagardère, - étaient repartis à sa recherche, décidés à explorer toute la Castille, la Navarre et Madrid même s’il le fallait. -Pécaïré! disait le Toulousain, le pitchoun, il a grand tort de nous quitter ainsi sans crier gare, et surtout sans laisser son adresse. Nous avons perdu inutilement plusieurs jours que nous aurions mieux employés à ouvrir le ventre à quelques joueurs de castagnettes. Est-ce vrai, ma caillou? -Non, répondit simplement Amable Passepoil; car s’il agit ainsi, c’est qu’il a dans la tête des projets qu’il ne juge pas à propos de nous faire connaître pour l’instant. -Eh! Capédédiou!... c’est justement en cela qu’il a tort. Notre amour pour le pitchoun devrait au moins lui donner confiance en nous... -C’est vrai! fit le Normand après réflexion, il est seul et il peut lui arriver malheur... -Tu n’y es pas, mon bon... couquine de sort! Il n’arrive malheur qu’à ceux qui se trouvent sur son chemin!... Mais si nous étions avec lui, nous pourrions l’aider dans sa besogne, eh donc! Les discours des deux prévôts ne parvenaient pas à dérider Chaverny qui commençait à se montrer sérieusement inquiet, non seulement sur le sort du chevalier, mais aussi sur celui d’Aurore et de doña Cruz. Le temps passait; tout le monde risquait sa vie chaque jour; pourtant les choses en restaient au même point que lors de l’entrée en Espagne. Cela pouvait d’autant moins durer que les jeunes filles étaient sans doute toujours à la merci de Gonzague et que, si on ne les lui arrachait pas sans tarder, il saurait si bien les cacher que, de longtemps, il ne serait possible de les découvrir. D’autre part, le marquis était profondément peiné de ne pouvoir faire parvenir à Mme de Nevers, qui, pour obéir au désir exprimé par le Régent, devait être restée à Bayonne, des nouvelles de sa fille, qu’elle attendait avec une angoisse mortelle. Il ne savait dans quelle direction porter ses pas. Les difficultés étaient plus grandes encore en ce temps de guerre, où le pays n’était rien moins que sûr et où il fallait sans cesse user de ruse pour passer au travers des lignes espagnoles. Il eût été, en effet, fort pénible de se faire tuer par quelques soldats inconnus, sans aucun profit pour la cause qu’on défendait, et Chaverny, loin de chercher des combats où sa bravoure et celle de ses compagnons eussent pu s’exercer, mettait au contraire tout en oeuvre pour les éviter. L’absence prolongée d’Antoine Laho le préoccupait particulièrement; sa connaissance de la langue du pays et sa tranquille audace en faisaient un compagnon fort utile. Par moment, il en venait à redouter que le Basque, ayant rencontré Lagardère blessé dans quelque coin, ne se fût attaché à le soigner, sans plus de souci de ce qui se passait ailleurs. -Sandiéou! dit une fois Cocardasse, le Bayonnais aura eu tout simplement le mal du foyer et sera allé faire un tour du côté de la belle hôtesse, sa soeur. -J’en doute, répliqua Passepoil, en se pourléchant par ressouvenir de Jacinta: il est libre et rien ne l’attache à nous que sa propre volonté; s’il avait voulu nous quitter, il nous aurait prévenus. -Crois-tu cela, pitchoun? -J’en suis sûr; à moins qu’il ne lui soit arrivé quelque accident à Burgos; d’ailleurs, le plus simple est d’y aller voir. Ce dernier avis devait prévaloir, en raison même de l’indécision de Chaverny, à qui il importait peu de prendre d’un côté ou d’un autre, pourvu qu’on eût des chances de rencontrer Lagardère ou le Basque. C’est ce qui fit que, par l’Aragon et la Navarre, ils se dirigèrent vers Burgos. Toute l’armée espagnole s’était massée en Catalogne où avaient lieu les opérations de guerre. Ils ne rencontrèrent donc sur leur chemin que quelques bandes de malandrins, bohémiens, coupeurs de bourse, et dévaliseurs de cadavres. Chaque campagne, aux siècles derniers, faisait surgir de terre des nuées de ces vautours qu’on voyait rôder autour des champs de bataille pour dépouiller les morts et détrousser, au besoin, les blessés et les fuyards, souvent après les avoir occis. En Espagne, pays de guet-apens et d’escopettes, les pillards avaient beau jeu, si l’on songe que, non seulement les bandits de profession se livraient à cette honteuse besogne, mais aussi toutes les tribus errantes, aux doigts crochus, descendants des Maures, gitanos, juifs et vagabonds, innombrable théorie de mendiants mâles et femelles. Les isolés, comme il s’en trouve après chaque combat, les craignaient plus que le feu et se hâtaient de se grouper pour se défendre contre ces crabes plus redoutables que l’ennemi lui-même. Nos trois compagnons les voyaient surgir à chaque tournant de route, et si le feutre et la rapière de Cocardasse ne tentaient point trop la cupidité de ces rapaces, il n’en était pas de même du pourpoint de Chaverny, qu’ils eussent endossé avec un sensible plaisir, y compris ce qu’il pouvait y avoir dedans. -Ma parole, disait le Gascon à chaque rencontre de ce genre, les braves gens de ce pays, ils ont la mine fort déplaisante, et Pétronille n’aurait pas de scrupules à trouer la basane de ces reptiles qu’on dirait sortis des marais sous les pas de nos chevaux. De fait, l’épée du prévôt ne s’en faisait pas faute; et chaque fois que quelques guenilleux faisaient mine de barrer la route, Pétronille s’employait de son mieux à faire la place nette. C’est ainsi que maints écumeurs achevèrent dans le fossé le rêve qu’ils avaient fait de s’enrichir en dépouillant des vivants et des morts. Il y en avait de tout acabit: des jeunes gens et des vieillards, des femmes et des enfants qui traînaient derrière eux, dans des voitures attelées d’une mule poussive, tout le butin qu’ils avaient pu voler. Un soir, surtout, Chaverny et ses deux compagnons tombèrent au beau milieu d’un campement de romanichels, au moment précis où l’on se partageait le produit de plusieurs journées de rapines. La bande était nombreuse. De fantastiques silhouettes, mal éclairées par un grand feu, présentaient le plus étrange aspect. Cocardasse fit irruption dans le cercle où il produisit l’effet d’un Jules César au camp des Gaulois vaincus, d’autant plus que son cheval vint poser ses deux sabots de devant sur le tas d’objets que le chef allait répartir équitablement entre tous. Car il est de règle que tous les membres de ces associations dont le crime est le but, pourvu qu’il s’exerce contre les chrétiens, observent entre eux les lois de la plus stricte honnêteté. -Hé! hé! névoux! cria-t-il de sa voix la plus large, bien désolé de vous déranger dans vos petites affaires; mais comme je dois aussi penser aux miennes et que mon escarcelle elle est vide, je trouve l’occasion bonne de la remplir de tout l’or que voilà. En effet, sur une pièce d’étoffe blanche, on voyait étalés des bijoux, des pièces d’or et d’argent et même des objets du culte. Tout autour, un amoncellement de selles, de brides, de vêtements brodés ou soutachés, d’armes et de munitions. -Rien de tout cela ne vous appartient, dit à son tour le marquis de Chaverny, en poussant son cheval contre celui du Gascon. Si vous ne voulez pas que nous comptions ensemble, il ne vous reste qu’à décamper d’ici au plus vite. Un long murmure de colère monta parmi la tribu et l’on entendit le bruit des escopettes qu’on armait. -Attention, conseilla le prudent Passepoil, les loups ont des dents. -Et c’est nous qui allons mordre, cornebiou!... s’écria Cocardasse. As pas peur, ma caillou, on va bien voir qui va présider au partage. -Hop là! dit Chaverny. Chargeons cette canaille! On entendit des cris de femmes, des décharges de tromblons, des gémissements, des hurlements de terreur... et la débandade commença. La voix de Cocardasse dominait le tumulte: -Oïmé! hurlait-il, vous n’aviez pas compté, mes agneaux, qu’il faudrait vous partager entre vous des coups d’estoc que vous n’aurez pas même la peine de prendre, car on vous les donne... -Pro Deo! ajoutait candidement l’ancien clerc normand. Et ils les donnaient gratis, en effet, en épargnant toutefois les femmes. Chaverny, qui les imitait, avait couché déjà pas mal de malandrins sur le sol. L’endroit était une sorte de défilé, un boyau plus large au centre et qui s’étranglait aux deux extrémités. C’était, en un mot, un coupe-gorge qu’évitaient d’habitude les muletiers et où ne passaient guère que les gens qui n’avaient rien à craindre. Le sol y était, par places, couvert de détritus, de charbon et de cendres qui attestaient les fréquentes haltes des gitanos, des contrebandiers et des mendiants. C’était là une succursale du cirque qu’on a vu au mont Baladron. Il avait fallu le hasard pour y amener Chaverny et ses deux compagnons. Le marquis ne fut pas peu surpris de constater bientôt que le troupeau des fuyards s’arrêtait net devant l’issue vers laquelle il s’était précipité, et que beaucoup rebroussaient chemin. On eût dit qu’ils étaient pris entre deux feux ou qu’un obstacle insurmontable leur barrait la route. Cependant, toutes les femmes passaient, les hommes seuls se rejetaient en arrière en poussant des cris de rage. Évitant autant que possible les coups d’épée, ils gagnaient la sortie opposée en tournant le dos aux trois Français. Intrigués de cette particularité, ceux-ci eurent la même pensée et se regardèrent avec une expression de joie sur leur visage. -Vivadiou! s’écria Cocardasse, je ne serais pas étonné que le Petit Parisien fût là. Il n’y a que lui pour barrer ainsi, tout seul, le passage à cinquante hommes; et, nous qui le cherchons, nous allons peut-être bien nous trouver tout à l’heure nez à nez avec lui. -C’est probable, murmura Passepoil d’une voix larmoyante de tendresse, et je le reconnais, ce cher enfant, à ce qu’il laisse échapper les femmes. Il n’a pas oublié les leçons de galanterie de son vieux prévôt. Le Gascon éclata de rire: -Peste soit de la galanterie pour ces coquines! s’écria-t-il. Je te souhaiterais plutôt une demi-douzaine de flacons à vider qu’autant de ces coquinettes après tes chausses, mon bon; elles seraient capables de te faire plus de mal que des hommes... Si je n’avais pas craint de te faire de la peine, moi, Cocardasse junior, j’aurais tapé dans le tas, sans plus... -La femme est un être faible, mon noble ami, nous lui devons protection et respect... -Cornebiou! tu déraisonnes, pétit... Pour moi, quand je trouve de la vermine, je l’écrase! Ce colloque ne les empêchait pas, tous deux, de distribuer de droite et de gauche quelques coups de pointe qui faisaient leur trou. Bientôt il n’y eut plus, dans le défilé, que ceux qui avaient déjà reçu leur affaire et pouvaient être regardés à bon droit comme des trépassés. Chaverny piqua des deux vers l’endroit où tout à l’heure il avait remarqué quelque chose de si anormal et où, lui aussi, croyait retrouver Lagardère. D’avance, son coeur bondissait de joie. Aussi, sa déconvenue fut-elle immense quand, devant lui, il ne vit qu’un amoncellement de cadavres qui obstruaient le sentier. Rien ne bougeait dans ce tas de corps sanglants. Pourtant il fallait bien que quelqu’un eût été là pour frapper. Une crainte lui vint, plus même qu’une crainte: une vague terreur qui le fit frissonner. En même temps le nez de Cocardasse s’allongeait et Passepoil devenait tout pâle. Tous trois, à la même minute, venaient de songer que Lagardère avait pu payer de sa vie son audace. Le Gascon mit pied à terre et commença d’examiner ceux qui gisaient sur l’herbe. -Si c’était lui, capédédiou! dit-il en relevant la tête, tous seraient frappés au front... et je n’en vois pas un; va bien! Ils poussèrent un grand soupir de soulagement bien que ce fût là la destruction de l’espoir qu’ils avaient nourri un instant de se trouver en présence de celui qu’ils cherchaient. Mais mieux valait ne pas le revoir encore que de se heurter à lui dans d’aussi pénibles conditions. Soudain, le Gascon lança un juron de surprise: devant lui était étendu un moine qui tenait à la main un poignard empourpré. Or, il n’était pas admissible qu’un moine eût été du côté des pillards et, d’autre part, il était au moins étrange que ce fût lui l’ennemi mystérieux qu’ils avaient rencontré dans leur fuite. Cependant, Cocardasse savait, par expérience, que rien n’est plus fréquent en Espagne que ce déguisement et que, parmi ceux qu’on y voit porter la bure, il en est plus d’un qui fuit un ennemi ou s’apprête à le tuer. Son premier soin fut donc de relever le capuchon qui cachait presque tout le visage, et il ne l’eut pas plutôt fait qu’un nom jaillit de ses lèvres: -Le Basque! Chaverny accourut et, ne s’arrêtant pas à la face un peu pâle de Laho, il chercha bien vite s’il apercevait quelque trace de blessure. Il ne vit rien. Sa crainte fit d’autant plus rapidement place à l’espoir, que le montagnard ouvrit les yeux et promena ses regards autour de lui. Quand il eut aperçu le marquis et Cocardasse penchés sur lui, ses traits se détendirent sous une expression de joie intense et il essaya de parler; il était encore si faible que les mots s’arrêtèrent sur ses lèvres. Dans l’ardeur de la lutte, son ancienne blessure s’était rouverte et après avoir vainement essayé de réagir contre la douleur, il s’était subitement évanoui. Ce n’était pas par pur hasard qu’il s’était trouvé là pour arrêter les fuyards. Avant même l’arrivée de Chaverny dans le défilé, il avait vu du haut des rochers se préparer le partage du butin, et avait deviné le rôle ignoble joué par ces gens qui vivaient de la mort. Tout à coup, il avait vu apparaître, sans pouvoir les rejoindre immédiatement, le marquis et les prévôts, qui s’étaient mis à pourchasser les lugubres chacals. Comment eût-il résisté à l’envie de prendre sa part dans cet acte de justice? On entendait tout près de là murmurer l’eau d’une source. Passepoil ramassa un calice dans le tas des objets volés et alla le remplir. Dès qu’Antoine Laho eut bu une gorgée, il se sentit revivre et sa première question fut pour demander où était Lagardère. -Hélas! s’exclama Chaverny désolé, nous attendions de l’apprendre de votre bouche. -Malédiction! s’écria le Basque. Il faut à tout prix que nous le sachions; on l’attend là-bas... Le marquis s’agenouilla près de lui, se pencha pour lui éviter la fatigue de parler haut et aussi pour saisir plus vite les mots qui sortaient de ses lèvres. -On l’attend, dites-vous?... Qui?... -Qui... sinon Mlle de Nevers? Chaverny porta la main à sa poitrine pour réprimer les battements de son coeur. -Est-elle seule? demanda-t-il d’une voix où perçait toute son émotion. Le Basque eut un bon sourire où il était facile de lire toute la joie qu’il éprouvait d’apporter la bonne nouvelle: -Non, dit-il, elle n’est pas seule... On vous attend aussi, monsieur de Chaverny, et tout le monde serait heureux s’il ne manquait pas celui qu’il nous faut retrouver en toute hâte. -Où sont-elles? interrogea le marquis. -En sûreté, et nul ne peut y toucher. -Oh! je vous en prie!... supplia Chaverny, dites-moi tout, le lieu de leur retraite, leurs souffrances, leur espoir... parlez-moi d’elles... -Vous saurez tout cela de leur bouche, fit Laho dont la respiration était courte et oppressée. Avant tout mettez mes épaules à nu et pansez, comme vous le pourrez, ma plaie qui s’est rouverte; nous n’avons pas le temps de nous attarder ici. Les soins qu’on put lui donner étaient sommaires; ils suffirent néanmoins pour le remettre sur pied. Le marquis et Passepoil s’y employèrent en y mettant tout leur savoir. Quant à Cocardasse, dont la main était trop rude et qui avait appris à faire des boutonnières avec une épée, sans s’inquiéter de la façon dont on les bouche, il s’occupait à faire l’inventaire des dépouilles abandonnées par les pillards. -Cornebiou! disait-il avec admiration, il y a là de l’or qui ne ferait pas mal au fond de mes poches et ce serait grand dommage de le laisser aux rôdeurs qui ne manqueraient pas de venir le reprendre. Quelle est votre opinion à ce sujet, monsieur de Chaverny? Le marquis jeta à son tour un coup d’oeil sur les objets épars: -Ceux à qui a appartenu cet or n’en ont plus besoin, murmura-t-il tristement, et nous ne pourrons jamais le leur rendre. La seule chose possible, ce sera de l’employer en aumônes... «Charité bien ordonnée commence par soi-même», songea le Gascon. Un coup d’oeil échangé avec Passepoil lui prouva que son avis était partagé. -Quant aux bijoux, reprit Chaverny, les montres sur lesquelles il y a un chiffre, les agrafes et les boutons de diamants, les bagues armoriées, les épées dont la garde est ciselée, il sera de notre devoir d’en rechercher, sinon les propriétaires, du moins leurs familles, et de les leur restituer. Ce sont là des reliques sacrées dont nous serons les dépositaires et que nous rendrons dès que nous le pourrons. Chacun remplit ses fontes au hasard; puis Cocardasse mit le feu à ce qu’on ne pouvait emporter: les harnachements, les pourpoints et les manteaux, et Passepoil fit une croix qu’il planta à quelques pas du brasier. -Maintenant, qu’allons-nous faire? demanda Chaverny. Parlez, Laho, vous qui savez mieux que personne où notre présence est nécessaire. Le Basque réfléchit un instant: -Le pays est troublé, dit-il. Gonzague y est quelque peu maître; si sûre que soit la retraite de Mlle de Nevers et de sa compagne, il est préférable de les conduire en France. À nous quatre, en moins de deux jours nous pouvons les mener à Bayonne. C’est le but que nous devons poursuivre avant tout. Dès que nous y serons parvenus, nous rentrerons en Espagne où j’espère que bientôt nous pourrons dire au chevalier: «Venez chercher votre fiancée.» -Ce jour-là, interrompit Cocardasse, on boira ferme pour les fiançailles. Dans ce satané pays, le soleil vous dessèche le gosier sans qu’on ait seulement le temps de l’humecter... Mais, par tous ceux auxquels ma Pétronille a fait passer le goût du vin, je jure bien, vivadiou! de vider plus de pots à la santé de Lagardère et de sa noble épouse que je n’ai tiré de pintes de sang à ces coquinasses d’Espagnols. Le tendre Amable murmura à son tour: -Peut-être qu’en voyant s’aimer les autres, on pourra aimer un peu aussi... ventre de biche! Chaverny prit la main de Laho et la serra dans les siennes: -Merci à vous, qui allez me conduire près de celle à qui je puis être utile au nom de Lagardère, et aussi près de celle que j’aime de toutes les forces de mon âme... Sur ces mots, tous quatre prirent le chemin de Burgos. L’Etoile. Une fois de plus, Philippe de Mantoue avait échappé à la vengeance de Lagardère. Bientôt, en effet, celui-ci et la folle avaient dû s’arrêter dans leur poursuite insensée, parce que devant eux il n’y avait plus eu tout à coup que le silence et le vide. Au tournant d’un rocher, Gonzague avait disparu comme par enchantement. Un cavalier ne peut cependant se dissiper comme un nuage, s’évanouir comme une ombre. Quelle fissure de roc avait pu lui livrer passage? Dans quelle grotte infernale avait-il pu se réfugier pour se soustraire si brusquement au sort qui l’attendait? Lagardère se livra vainement aux plus minutieuses recherches et jamais il ne ressentit plus de dépit et de colère. Il cria, menaça, maudit et finalement découragé, vaincu par la fatalité toujours dressée devant lui, il se demanda s’il ne valait pas mieux abandonner la partie. Rien ne saurait dépeindre la douleur qu’il ressentit de constater son impuissance. Tout ce qu’il avait fait à Paris, ce par quoi il avait convaincu Gonzague d’assassinat, gagné le coeur et la main de Mlle de Nevers, tout cela était devenu inutile. Depuis la nuit fatale où il n’avait pu empêcher Philippe de Mantoue de lui ravir sa fiancée, celui-ci était resté le maître de sa destinée et il n’avait même pas pu le châtier. -Mon bonheur d’autrefois ne se peut retrouver, murmura-t-il avec tristesse. Je n’ai ménagé ni mes pas, ni mon temps, ni mes forces, et Dieu m’est témoin que j’ai tenté l’impossible pour exercer mon double droit à l’amour et à la vengeance. Qu’en est-il résulté pour moi jusqu’alors? Mes ennemis triomphent et ma pauvre Aurore n’a pas même une tombe sur laquelle je puisse aller pleurer. Ceux qui m’étaient fidèles ignorent où je suis et je n’ai pour toute compagnie qu’une pauvre folle! Où est-il ce Lagardère toujours victorieux de jadis, qui faisait trembler les lâches et sur la poitrine de qui une tête bénie pouvait venir se reposer à toute heure, parce que, là, nul n’eût pu toucher à un de ses cheveux?... Est-ce bien moi le Cincelador de Pampelune, l’Ésope II de l’hôtel de Gonzague?... Est-ce à moi que le Régent donna son épée? Ces dernières paroles montèrent dans le silence comme un cri de détresse, l’ultime manifestation de l’agonie suprême. Mariquita le contemplait sans mot dire et, chez elle aussi, l’exaltation de la bataille avait fait place à une morne tristesse. Des larmes coulaient de ses yeux, tombaient sur ses cheveux épars. Elle redressa soudain sa belle tête, puis saisit la main du chevalier, qui tressaillit à ce contact. -Il faut espérer, dit-elle, espérer toujours. Le jour viendra où les loups ne pourront plus fuir la griffe du lion! Lève-toi et rugis: il en est qui trembleront dans leurs tanières, d’autres qui entendront ton rugissement avec joie. En disant cela, elle avait un air inspiré qui troubla Lagardère; mais pouvait-il faire le moindre fonds sur les paroles de cette malheureuse dont le cerveau était hanté par la folie? -Quand le lion est blessé, murmura-t-il, se servant de la figure employée par l’insensée pour lui répondre, ses rugissements se perdent dans le désert, et ceux qui accourent à sa plainte viennent constater sa faiblesse, insulter à son impuissance. La nuit venait. Les étoiles s’allumaient à la voûte céleste; Mariquita en montra une de son doigt levé et dit: -Allons là-bas, vers l’ouest. Je sais lire dans le firmament et j’y vois des choses nouvelles: le sang va se changer en larmes de joie, qui elles-mêmes feront place aux baisers. Il ne reste plus qu’un point noir à franchir: quand nous l’aurons dépassé, ton coeur et le mien déborderont d’allégresse... Suis-moi vers l’étoile qui luit... -Il m’importe peu d’aller là ou ailleurs, murmura Henri. Si tu vois là-haut ma destinée, je veux bien que tu sois mon guide: la démence et le désespoir peuvent marcher de pair. Il remit son épée au fourreau et remonta à cheval, accablé et sans forces. Devant lui l’avenir se fermait; il n’y avait plus place dans son coeur que pour la désespérance et son corps était désormais une loque sans valeur, une machine dont le moteur était brisé. Il ne songea pas à retourner au camp, où sans doute on ne l’attendait plus; et, suivant Mariquita, qui lui montrait encore la même étoile, il s’en alla au hasard, parce qu’il fallait marcher, marcher toujours et toujours rencontrer la douleur. Ainsi, pendant plusieurs jours, les lieues succédèrent aux lieues, sans que le chevalier fît un geste, prononçât un seul mot. On couchait dans quelque alqueria et beaucoup fermaient leurs portes à cet homme dont le front était sombre, à cette fille aux yeux égarés, qui portaient avec eux la marque d’un événement tragique. Lagardère, repoussé des fermes, ne se révoltait pas. Sans rien dire, il reprenait sa route pour s’en aller plus loin, tel un mendiant qu’on chasse. C’étaient là les dernières stations de son calvaire, et le malheureux souhaitait d’atteindre bientôt le sommet du Golgotha! Mariquita continuait à le devancer et dans l’état de son esprit s’opérait un phénomène étrange. Elle avait cessé de pousser des cris inarticulés comme aux premiers temps de sa folie; elle semblait illuminée, marchant vers un but précis qu’à elle seule il était donné d’entrevoir. On eût dit qu’elle devinait l’au-delà, qu’à travers la pâle clarté de cette étoile qu’elle avait prise pour guide, elle lisait dans l’avenir et que les ténèbres de son cerveau s’éclaircissaient sous l’empire d’une révélation chaque soir renouvelée. Ils atteignirent le défilé de Pancorbo, l’endroit même où pour la première fois elle avait rencontré Lagardère; et soudain elle s’arrêta, tandis que le chevalier lui-même ne pouvait s’empêcher de songer qu’il était passé là naguère, plein de vaillance et d’espoir, et qu’il y revenait le coeur saignant de mille plaies. La gitana secoua la noire toison de ses cheveux emmêlés, passa sa main sur son front comme quelqu’un qui sort d’un cauchemar. Sa poitrine se souleva au point qu’elle dut la contenir, de même que si elle eût craint de sentir un vaisseau se rompre et, mettant pied à terre, elle s’agenouilla, les deux mains jointes pour une prière. Le chevalier la laissa faire: c’était là, pour lui, une manifestation nouvelle de sa démence; il attendit la fin de la crise. Mais la bohémienne se releva, ferme et droite; et, sur son visage qui gardait pourtant l’expression d’une vague tristesse, il put lire la transformation soudaine qui venait de s’opérer. -Je me souviens, maintenant, dit-elle, soudain. Ai-je dormi? ai-je souffert?... Je n’en sais plus rien. Quelque chose s’est passé qui m’échappe et que peut-être tu pourras me dire... D’abord où sont tes compagnons?... Pourquoi sommes-nous seuls ensemble, alors que Mlle de Nevers et doña Cruz, mon amie, ma soeur, étaient parties pour te rejoindre?... À ces étranges questions, Lagardère poussa un cri involontaire. La folle, dans un éclair peut-être mensonger de sa raison, allait- elle, pendant quelques instants, faire renaître en lui l’espoir pour le replonger bientôt dans une souffrance plus amère, pour rouvrir plus cruellement la plaie qu’il portait en lui pour toujours? Il la regarda dans les yeux et ne vit rien qui ne fût désormais raisonnable et sensé. Au contraire elle soutint son regard, semblant attendre la réponse trop longue à venir. Henri prit la pauvre enfant dans ses bras, la pressa contre sa poitrine: -Parle! s’écria-t-il, dis-moi tout ce que tu sais, ce dont tu te souviens... Où as-tu quitté les deux jeunes filles et dans quelles circonstances? Mariquita réfléchit un instant, car la mémoire des choses ne lui revenait que lentement et les faits ne se coordonnaient encore qu’avec peine dans son cerveau. Des larmes abondantes jaillirent de ses yeux. Elle essaya de les cacher à Lagardère. Elle se rendait compte qu’elle ne pourrait lui donner une indication précise, en raison de l’incertitude où elle était elle-même sur le sort de ses amies et elle eût voulu éviter à Henri le chagrin qui allait résulter de son incertitude. -Mon père et moi, dit-elle, avions tout fait pour qu’elles pussent s’échapper. Suivant toutes probabilités, elles sont sorties saines et sauves du château. Mais je ne puis me porter garante du hasard, ni de ce qui a pu se passer depuis. Le chevalier courba son front vers la terre, le dernier espoir qui venait de miroiter à ses yeux reposait sur des bases si fragiles qu’il n’était guère possible de s’y arrêter. La bohémienne vit sa tristesse et en fut profondément peinée. -Relève la tête, mon beau Français, murmura-t-elle, et promets-moi d’avoir confiance en moi... La gitanita ne peut pas te dire encore où est ta fiancée; pourtant elle est sûre que nous allons la revoir. Lagardère tressaillit, tout son visage s’illumina: -Qui te l’a dit? s’écria-t-il. Comment peux-tu le savoir? -Nul ne me l’a dit; je l’ai lu dans le ciel. Le chevalier hocha la tête avec découragement. Elle reprit aussitôt: -Ne doute pas. Si j’ai perdu la mémoire, -et cela tu le sais mieux que moi, car je ne puis encore m’en rendre compte, -elle m’est revenue tout entière. Depuis longtemps le firmament n’a plus pour moi de mystère et c’est là notre secret, à nous autres bohémiens, gypsies, gitanos, tziganes, romanétchavés et ragni, tous membres de la même grande famille, nous qui sommes de tous les temps et de tous les pays et qui avons eu pour père Notre- Seigneur le Vent, pour mère Notre-Dame la Poussière. Lagardère se demandait si réellement elle était revenue à la saine raison, ou si plutôt il ne fallait pas prendre ses dernières paroles pour un nouvel accès de démence. -Je t’ai montré une étoile, poursuivit-elle, et je t’ai dit: C’est là qu’il faut aller, vers ce point lumineux qui est pour moi un livre ouvert, par une sorte de divination que tu ne peux comprendre. -Qu’y as-tu lu? -Qu’ici il faudrait m’arrêter, m’agenouiller et regarder le sol. Vois, toi-même, sur ce chemin, l’empreinte des sabots de plusieurs chevaux et de deux mules... Ces deux-ci portaient Mlle de Nevers et ma soeur Flor... Lagardère lui prit la main et la serra à la briser. -Parle, parle encore, s’écria-t-il avec une émotion qu’il ne contenait plus. Si ce que tu dis est vrai, nous allons les retrouver avant peu, car les traces sont toutes fraîches; si, au contraire, tu t’es trompée, je ne t’en ferai aucun reproche, car tu m’aurais donné, encore une fois, l’illusion d’un bonheur possible. -Il n’y a pas plus d’une heure qu’ils sont passés ici, c’est vrai. Les jeunes filles étaient escortées par quatre hommes... -Qui étaient-ils?... Peut-être Peyrolles?... Peut-être les roués de Gonzague? -Je l’ignore et c’est ce qu’il nous faudra savoir ce soir même. -Qui nous le dira? -Toujours l’étoile, répondit Mariquita en étendant le bras. -L’étoile de Lagardère a pâli, dit tout à coup une voix qui sortait du rocher. Elle est si près de s’éteindre qu’entre elle et le néant, il n’y a que la longueur d’une épée. -Qu’importe, si cette épée est la mienne? s’écria le chevalier qui se mit aussitôt en garde. À quelques pas se dressait en saillie un mur naturel abritant une sorte de refuge où pouvaient se cacher dix hommes. C’était comme une crique d’où jaillissait un filet d’eau claire qui venait alimenter le ruisseau. Dans tout ce que présentait de lugubre le défilé de Pancorbo, c’était le seul endroit où l’on ne se sentît pas le poids des rochers peser sur les épaules: c’est ainsi que la nature réserve parfois des surprises aux lieux mêmes où elle est plus particulièrement sauvage. Les roués de Gonzague avaient obéi à l’invite de ce coin charmant, ils s’étaient arrêtés là un instant pour se rafraîchir et causer, tels des touristes n’ayant d’autre souci que de planter leur tente où il leur plaît. À présent qu’on guerroyait en Catalogne, eux étaient revenus en Biscaye, bien décidés à ne rejoindre leur maître que quand tout serait terminé. Certes, ils ne s’attendaient pas à ce que Philippe de Mantoue les complimentât plus tard; mais ils avaient, pour excuse toute prête, la raison de ce qu’ils avaient poursuivi le chevalier par monts et par vaux, sans s’occuper de ce qui se passait en dehors de ce but. Du moins ils seraient arrivés à leurs fins: ne pas tirer leur épée contre la France. Montaubert, devenu le chef de la bande, s’était étendu sur l’herbe et se préoccupait de l’avenir: -Le temps de notre liberté touche à sa fin, disait-il. Il nous va falloir rentrer sous le joug de Gonzague et il serait grand temps que Lagardère vînt nous offrir sa poitrine. Si nous ne rapportons pas au prince le pourpoint troué de son ennemi, il y a des chances pour qu’il nous accuse d’avoir flâné hors de sa cause... et je ne vois pas trop comment nous pourrons nous en défendre. -Nous mentirons, dit Nocé. À le servir, nous avons perdu le droit de parler franc et c’est à qui déguisera le mieux sa pensée. Le gros Oriol poussa un soupir. -Je ne sais trop où nous allons, fit-il; mais il fut un temps où ma conscience était plus calme. -Que dirais-tu donc, riposta Taranne, si tes ancêtres avaient, comme les nôtres, chaussé leurs éperons aux croisades? Dans ta lignée de marchands, la tromperie fut toujours de règle... Montaubert intervint: -Pas de disputes, car il serait difficile de savoir, à l’heure actuelle, laquelle de notre noblesse ou de celle d’Oriol vaut le moins. Ne pouvant plus couvrir notre écu de gloire, nous pouvons encore le couvrir d’or, et, pour cela, il faut apporter à Philippe de Mantoue la preuve que Lagardère est mort de nos mains... Cette preuve, comment allons-nous la fournir? Nocé se pencha tout à coup et mit un doigt sur sa bouche: -Chut! elle est peut-être là, fit-il tout bas. J’entends une voix qui ressemble furieusement à celle du chevalier. Tout le monde se tut, chacun tendant l’oreille. Or, c’étaient bien Henri et Mariquita qui venaient de s’arrêter là; et il suffit aux roués d’écouter un instant pour se convaincre que le sort les favorisait plus qu’ils n’eussent osé l’espérer: Lagardère était à quelques pas, seul, car pour eux la femme qui l’accompagnait ne comptait pas. Ils ne perdirent pas un mot de la conversation qui s’engagea et dont quelques parties leur parurent tout au moins étranges. Ils en comprenaient assez toutefois pour se croire sûrs de la victoire, et c’est pourquoi Montaubert, avec le défi cité plus haut, n’hésita pas à donner le branle-bas de combat. En une seconde, les quatre gentilshommes barrèrent la route et Lagardère put reconnaître leurs visages. -Hé! hé! exclama-t-il, retrouvant sa gaieté dès qu’il s’agissait de combattre. Tout beau, messieurs; jadis, ici même, je rencontrai quelques bandits que votre maître avait envoyés pour me tuer; je vois que Gonzague, aujourd’hui, fait mieux les choses et me délègue des assassins d’importance... Un menaçant murmure accueillit cette insulte; le chevalier ne s’en émut guère, car il venait de recouvrer tout son sang-froid et son énergie d’autrefois. Il sentait le besoin de vivre encore pour savoir si ce qu’avait dit la bohémienne était vrai. -Pendant qu’il en est temps encore, reprit-il, et si vous voulez éviter le sort des autres, je vous enjoins de me laisser le champ libre. Mariquita, son poignard à la main, se dressa soudain devant lui, pour lui faire un rempart de son corps. Ce n’était plus, comme à Urgel, la folie qui lui faisait braver le danger, car son regard était froid et tranchant comme l’acier: c’était la volonté qui commandait au courage. -Nul n’y touchera, s’écria-t-elle, avant d’avoir tué une femme! Le chevalier essaya de l’écarter d’une main: elle se dégagea et bondit en avant comme une lionne. Un éclair jaillit de sa lame, qui alla se ficher dans l’épaule de Taranne et le combat commença. Lagardère fit face à ses adversaires, préoccupé surtout d’éviter les coups à la gitana. Il vit l’épée de Montaubert menacer le sein de la jeune fille et, pour parer l’attaque, il se découvrit. Nocé en profita: son épée pénétra dans la poitrine du chevalier qui poussa un cri, chancela une seconde et se renversa en arrière. On vit alors un spectacle sublime: une femme, presque une enfant, les yeux injectés de sang, la bouche écumante, tenant tête à trois hommes pour défendre le corps de celui qui venait de tomber, ou pour le venger. Aucun d’eux, maintenant qu’elle était seule, n’eût osé la frapper et pourtant il leur fallait se défendre contre sa fureur, ses attaques répétées, le danger de son bras toujours levé et son poignard d’où coulaient des gouttes de sang. Comment finirait cette lutte où les uns ne voulaient pas tuer, où l’autre ne voulait pas de quartier? L’étoile brilla dans la voûte azurée, et avec elle Mariquita communia du regard. Soudain, monta tout près, développée dans le long couloir des rochers, une de ces étranges mélopées que chantent les tribus nomades au long de leurs pérégrinations sur les routes désertes et la gitana, en l’entendant, poussa un cri qui ressemblait à un ululement. Un cri semblable lui répondit; une vieille guimbarde, dont le cheval poussif était lancé au galop, apparut dans un bruit de ferraille et les roués virent surgir devant eux une demi-douzaine d’hommes, l’escopette au poing. -Enlevons le corps de Lagardère, s’écria Montaubert qui sentait la nécessité de frapper un coup hardi. Mais Mariquita avait posé le pied sur la poitrine du chevalier. -Viens le prendre, si tu le peux, dit-elle. Oriol amena les chevaux. -Partons, dit Nocé, il n’est que temps; la partie est perdue pour nous. Tout à l’heure, derrière chaque rocher, il y aura un homme et un tromblon. Comme pour donner raison à ses paroles, quelques projectiles sifflèrent. Les roués de Gonzague s’enfuirent, ayant mille peines à soutenir sur sa monture Taranne blessé et qui perdait du sang. Les Ragni. Ceux qui étaient intervenus si à propos étaient des bohémiens que Mariquita avait eu l’occasion de rencontrer souvent, alors qu’elle pérégrinait parmi les clans nomades où sa mère jadis avait joué un rôle important, car elle avait été longtemps belle et ses oracles étaient réputés dans toute l’Espagne. Or, c’est non seulement une tradition, mais un devoir de s’entr’aider pour ces gens qui sont au ban de la société et, comme disent leurs chansons, passent sans changer en rien, depuis que le monde est monde, gardant le secret de leur origine, de leur vie, des mystères dont ils entourent tout ce qui est foi chez les autres et chez eux principe: la naissance, le mariage, l’initiation aux rites, et surtout la mort. Mariquita n’avait eu qu’à jeter son appel, signe de ralliement; elle n’avait eu qu’à prononcer quelques mots dans cette langue bizarre que nul ne comprend s’il n’a du sang de bohème dans les veines, et des défenseurs avaient surgi autour d’elle. Ils étaient maintenant rangés en cercle en avant des roulottes, traînées par des chevaux étiques, vraies bêtes de l’Apocalypse, attelées aux brancards avec des cordes et des ficelles, de pauvres petits chevaux de Galice qui sont la remonte ordinaire des bohémiens, ceux-ci ne voulant jamais se servir de mules. Et les roulottes elles-mêmes étaient tout un poème; sous leurs bâches trouées, rapiécées, usées par le soleil, la pluie et la poussière, il y avait de tout: tentes ployées, batterie de cuisine, graisse pour ranimer les blessés, ensorceler les chrétiens, pattes de crapauds, amulettes et tous objets hétérogènes propres à jeter des sorts. Dans la plus grande et aussi la mieux entretenue, sur un amas de détritus et de chiffons qui peut-être recouvrait un monceau d’or, trésor de la tribu, de l’argent et du cuivre ouvragés et des bijoux volés, trônait l’ancêtre, la sorcière aux cheveux blancs, aux rides profondes, aux dents aiguës. La bande en question formait un clan à part, indépendant de la grande caste internationale qui l’avait rejetée de son sein en vertu de la loi de mésalliance. Car dès qu’une fille de romanichels épouse un étranger, ou vice versa, sa famille aussitôt est mise en interdit. On ne lui reconnaît plus de droit à la protection, ni au butin; on lui refuse tout accès aux assemblées et aux cérémonies: c’est un membre gangréné qu’on élimine sans pitié comme sans regrets. Ainsi, dans la religion juive, on célèbre l’office des morts pour celui ou celle qui s’est allié à quelqu’un d’un autre culte; ainsi, chez nous, catholiques, ce fut longtemps une déchéance que les alliances entre nobles et vilains. Les conséquences, au Moyen Âge, en étaient terribles, et celui qui avait forfait à son rang ne comptait plus parmi les siens. Les temps ont passé, aujourd’hui tout se mêle et l’humanité n’en est ni meilleure, ni pire. Les familles bohémiennes ainsi jetées hors de leurs tribus ne tardaient pas à se grouper entre elles pour se prêter un appui nécessaire, se défendre à la fois contre leurs frères d’hier et leurs ennemis de toujours, les chrétiens. Elles n’en conservaient pas moins leurs moeurs et leurs rites, laissant l’intrus libre, s’il restait parmi eux, de pratiquer sa propre religion, -à laquelle souvent il ne tenait guère, - jusqu’à ce que, de lui-même, sous l’influence du milieu, il adoptât celle de ses compagnons. Et si une jeune fille voulait suivre son mari ou son amant d’une autre caste, elle avait toujours le droit de revenir parmi les siens, que pourtant elle avait voués à l’opprobre de toute la race. Ceux-ci, dans leur ensemble, étaient appelés les ragni et, parce que née d’un père catholique, Mariquita était des leurs. Ils ne se distinguaient d’ailleurs des vrais gitanos que par quelques chants particuliers dont l’un était venu précisément frapper les oreilles de la jeune fille au moment opportun. Derrière la première voiture, d’autres étaient donc venues se ranger, déversant sur le chemin des femmes et de la marmaille. Maintenant tout ce monde entourait le corps de Lagardère, auprès duquel la gitanita était agenouillée. Peut-être, en venant si promptement à son secours, avaient-ils entrevu la possibilité de tirer quelque profit de leur intervention en dévalisant ses adversaires? Mais ceux-ci avaient fui; et quant à l’étranger qui gisait sur le sol, ils ne lui devaient rien s’il n’était attaché à sa compagne par quelque lien sacré, ne fût-ce que celui de l’amour. -Quel est cet homme? Es-tu sa femme? Telles furent les deux premières questions que posa à Mariquita le chef des ragni, un colosse bronzé dont quelques cheveux blancs argentaient les tempes et qu’elle craignait pour avoir dû souvent obéir à ses ordres. Mais elle qui, dans cent autres circonstances, eût tremblé devant lui, releva simplement la tête et répondit: -C’est mon frère... -Tu n’as jamais dit que tu avais un frère et nul de nous ne t’en connaît... -Je l’ignorais moi-même... -Pourquoi n’est-il pas de ta race? -Pourquoi moi-même ne suis-je bohémienne qu’à moitié? répliqua-t- elle avec fermeté. Cela t’a-t-il jamais empêché de reconnaître l’autorité de ma mère, et serions-nous des ragni s’il n’y avait eu des étrangers parmi nous? -C’est vrai... Si tu as un secret, garde-le... Dis-nous seulement le nom de cet homme. -Pour quoi faire?... Vous le saurez plus tard. -Est-il espagnol? -Il est français. -C’est un ennemi... -Pour notre race, il n’y a pas de frontières... -Je ne t’ai pas dit ennemi de l’Espagne: cela ne m’importe guère... Dans son pays on pend les nôtres... -À Madrid, l’Inquisition les torture et les brûle... -Auras-tu donc toujours raison? gronda le chef en fronçant les sourcils. -Je parle selon ma pensée... je dis vrai... -Ton frère est-il mort?... Faut-il faire avancer la rubidal? Or, la rubidal est la voiture funèbre des bohémiens; elle est recouverte de noir et nul n’y pénètre vivant. Mariquita s’agenouilla auprès de Lagardère, colla son oreille contre la poitrine et écouta les battements du coeur. -Il n’est que blessé, répondit-elle; et il est temps de le secourir... Si vous ne voulez pas, laissez-moi, je le soignerai seule. Cette fois le chef frappa du pied disant: -Depuis quand les ragni laissent-ils mourir les leurs sans secours? -Celui-là n’est pas des vôtres, vous l’avez dit tout à l’heure. -Il est sous ta protection, par conséquent sous la nôtre. Vois où est sa blessure et nous demanderons à l’ancêtre ce qu’il faut faire. Mariquita détacha le pourpoint d’Henri et découvrit la plaie. Si l’épée de Nocé eût pénétré deux pouces plus bas, Lagardère n’eût plus eu besoin des soins de personne. -Le destin l’a protégé, fit une des femmes. -Dis plutôt le médaillon qu’il porte sur la poitrine, interrompit une autre. Vois comme la monture en est faussée; il est surprenant que le portrait lui-même ne soit pas brisé. Des yeux avides se fixèrent sur le bijou serti d’or dont une partie était tordue et tachée de sang. Mariquita, d’un coup d’oeil, reconnut le visage de Mlle de Nevers. -C’est elle qui l’a sauvée, murmura-t-elle. L’amour a été plus fort que la mort! Ce portrait avait été donné par Aurore à Lagardère quand elle était allée le voir au Châtelet, prisonnier et condamné à mort. Elle-même le lui avait placé sur le coeur, attaché à une chaîne d’or, en présence de sa mère. Quand l’y retrouverait-elle? La plus vieille des gitanas, l’ancêtre, s’appelait Mabel. C’était la même qui, au mont Baladron, avait été chargée autrefois de garder la petite Aurore et que Flor avait endormie pour lui faire révéler le lieu où était Lagardère. Elle était déjà bien vieille alors et des ans avaient encore passé sur son front. Elle avait fait avancer sa carriole, et le haut du corps hors de son abri de toile, échevelée, parcheminée, presque hideuse, pourtant imposante, elle contemplait le chevalier toujours évanoui. -Il est beau, fit-elle. Est-ce qu’ils l’auraient tué? -Non, mère, répondit quelqu’un. Il est probable qu’il en réchappera. -La blessure a-t-elle été faite avec une arme blanche ou avec une arme à feu? -C’est un coup d’épée bien donné, mais trop bas. -Aidez-moi à descendre; je veux voir. Elle n’eut presque pas besoin du soutien qu’on lui offrait; et, malgré son âge, fut vite auprès du blessé, sur lequel elle se pencha. Son visage prit alors une expression singulière; ses rides s’effaçaient presque et un instant elle sembla réfléchir, comme si elle évoquait un souvenir lointain. -C’est lui, c’est bien lui, je ne m’étais pas trompée, balbutia-t- elle. Tranquillisez-vous, le prédestiné est déjà revenu de plus loin. -Le reconnaîtrais-tu donc? demanda le chef. -Un soir, dit Mabel, on lui fit boire, dans une coupe de brandevin, du psaw des gypsies d’Écosse... Tous ceux qui étaient là savaient ce que cela voulait dire et quels étaient les effets de ce terrible narcotique. Leurs regards interrogateurs se fixèrent sur la vieille femme. -On le coucha au nord du camp, reprit celle-ci, dans la tombe où reposaient depuis deux ans les os du vieil Hadji. La curiosité ne fit que croître parmi les auditeurs, mais elle n’y prit pas garde et continua, comme si elle se fût entretenue avec elle-même. -Le lendemain matin, quand on alla s’assurer qu’il dormait toujours, il n’y avait plus personne... C’était là chose si extraordinaire que les ragni voulurent savoir: -Comment cela s’est-il fait? demandèrent plusieurs voix. -Je ne l’ai jamais su, car on m’avait endormie moi-même. Pour le réveiller, il a fallu que quelqu’un des nôtres révélât le secret du feu, les piqûres à la plante des pieds et à la paume des mains. -Pourquoi lui avait-on fait boire le psaw! -Parce que des chrétiens nous avaient donné beaucoup d’or pour le tuer et aussi pour lui enlever un enfant qui était avec lui. Mais il était notre hôte, nous n’avons pas voulu faire autre chose que de l’endormir. -L’hospitalité est sacrée, murmurèrent les hommes. Qui l’a sauvé? -Mystère!... Et cependant, quel que fût celui-là, il a bien fait... Il valait mieux que ses ennemis et j’aurais toujours eu un remords qu’il arrivât du mal à l’enfant. Elle était si douce, si triste, la pauvre mignonne, qu’après bien des années je revois encore ses traits dans ma mémoire... Tout à coup, ses yeux tombèrent sur le médaillon et une exclamation de surprise jaillit de ses lèvres: -La voilà, dit-elle, mais grande, plus belle et plus douce encore. Elle avait pris le bijou dans ses mains et son regard y était fixé avec tant d’acuité que Mariquita eut peur qu’elle ne s’en emparât afin de le garder. -Ne le lui prends pas, mère, s’écria-t-elle; c’est son talisman: sans ce portrait, il eût été tué. Mabel fronça les sourcils, et devant l’éclair de ses prunelles grises, la gitanita baissa les yeux. -Qui t’a dit que je voulais le lui prendre, dit-elle avec autorité, et d’abord, de quel droit le défends-tu? -Parce qu’il est mon frère, répondit la jeune fille. -Tu mens... tu n’as jamais eu de frère... Mieux vaudrait avouer que tu l’aimes, et tu ne serais pas la première. Autrefois, une gitanita comme toi l’aima à en devenir folle; et son amour la perdit, car elle se fit chrétienne. -C’est vrai, dit Mariquita. Alors elle s’appelait Flor, maintenant elle porte le nom de Maria de la Santa-Cruz. -Tu la connais donc? -C’est mon amie. Nous avons dansé ensemble sur les places de Madrid. -Elle l’aimait, reprit Mabel, et peut-être ne le sut-il jamais, puisqu’il a le portrait d’une autre sur son coeur... La beauté de celui-là est fatale aux filles de notre race... Toutes, vous dis- je, vous l’aimeriez toutes... moi-même, si je l’eusse rencontré quand j’avais vingt ans... Elle se tut, concentrant ses regards sur le chevalier. Les dernières paroles qu’elle avait prononcées étaient si étranges que la tribu entière se demanda si l’ancêtre ne tombait pas en enfance. -C’est peut-être Flor qui l’a sauvé, poursuivit-elle, bien qu’elle fût encore toute petite?... Si c’est elle, elle a bien fait, je le répète... qui sait ce qu’elle est devenue? -Nous la cherchons, dit la gitana, et puissions-nous la retrouver bientôt, car elle n’est pas seule. -Avec qui? -Celle-ci, dit Mariquita en montrant le portrait. Maintenant elles sont soeurs par le coeur. Mabel remit délicatement le médaillon à sa place et se dirigea vers sa voiture. Elle en revint bientôt avec un onguent souverain pour guérir les blessures et qu’elle étendit sur la plaie avec quelques formules cabalistiques. À la lueur des torches, au fond de ce Gosier de Pancorbo, où régnait un lugubre silence, c’était un étrange spectacle que celui de cette mégère, entourée de gitanos, soignant un étranger avec autant de sollicitude que s’il eût été son fils. Lagardère était toujours évanoui. Mabel lui baigna les lèvres et les tempes avec du vinaigre, et il ouvrit les yeux pour les refermer aussitôt. Il n’avait pas eu le temps de voir Mariquita; ces visages inconnus, ces mines patibulaires, surtout cette tête de vieille mégère penchée sur lui, lui laissèrent supposer qu’il était tombé entre les mains de bandits qui ne l’épargneraient pas. Peut-être sa compagne était-elle déjà leur proie, ligotée dans un coin? Il pouvait se faire même qu’elle ne fût plus vivante. Pour ne pas voir son cadavre, il restait les paupières closes et songeait: -Pauvre enfant, il est écrit que je doive te porter malheur. Et tout à l’heure, pourtant, tu me parlais d’espoir, tu me disais que j’allais revoir Aurore! Ce dernier nom s’échappa tout haut de ses lèvres et il entendit une voix qui chuchotait à son oreille: -Prends courage!... L’étoile brille toujours. Je te conduirai vers Aurore. -Mariquita! murmura-t-il. -Je suis là, répondit-elle. Ceux qui t’entourent ne sont pas des ennemis. -Ouvre les yeux, fit à son tour Mabel, qui traça un signe sur chaque paupière d’Henri, et celui-ci, en effet, put voir autour de lui, prendre la main que lui tendait la gitana. -Portez-le dans ma voiture, dit encore l’ancêtre, et couchez-le doucement. Avec des précautions infinies, Lagardère fut transporté dans la roulotte. -Où alliez-vous? demanda Mabel. -À la recherche de sa fiancée qu’on lui a prise. -Qui la lui a prise? -Sans doute ceux qui voulaient déjà le tuer au mont Baladron et qui avaient donné pour cela beaucoup d’or. -Qu’il nous en donne aussi, dit un homme, et nous le servirons. Mais l’ancêtre le toisa avec dédain: -Il est notre hôte, et nul ici n’a le droit de toucher ni à sa personne, ni à ce qui lui appartient. Où il nous dira d’aller, nous le conduirons, sans qu’il nous doive une peseta. J’ai dit. -Soit, répondit le chef, puisque tu le veux ainsi. -Je me charge seule d’ailleurs, ajouta Mabel, de veiller sur lui, de le soigner et de le guérir... Mais la gitanita tendit ses deux mains suppliantes: -Ne me permettras-tu donc pas de prendre une toute petite place à ses côtés? -Tu l’aimes donc bien? -Comme un frère... Tu vois que je ne mentais pas tout à l’heure. -Viens, car tu es un brave coeur... Elle vint s’installer auprès du chevalier, tandis que Mariquita, assise sur les brancards, essuyait le front d’Henri où perlaient des gouttes de sueur. La horde se remit en route à travers le défilé qu’éclairait la lueur vacillante des torches, projetant sur les rochers de fantastiques silhouettes. De temps en temps s’élevait le chant monotone des ragni, où la voix des hommes alternait avec celle des femmes, et, bercé par cette mélopée, le chevalier s’endormit, tenant dans sa main moite la main de la gitanita. Gonzague eût pu passer cent fois au long de cet étrange convoi sans se douter que là était son plus mortel ennemi, parmi ces nomades qu’il avait payés autrefois pour l’en débarrasser et qui, maintenant, faisaient cause commune avec lui, sans même vouloir une récompense. Quand Lagardère se réveilla, le jour était venu et grande fut sa surprise de se trouver dans cet étrange véhicule, car il ne se souvenait plus de rien. Mabel, qui guettait son réveil, lui tendit une coupe qu’il hésita à prendre. -Bois sans crainte, lui dit-elle. Elle n’est pas empoisonnée comme le brandevin qu’on t’offrit un soir au sommet du Baladron. -Comment sais-tu cela? demanda le chevalier. -J’y étais... -Bois, dit à son tour Mariquita. J’ai puisé l’eau moi-même et je l’ai coupée d’eau-de-vie. Tu n’as autour de toi que des amis. Durant la nuit, l’ancêtre et la gitanita avaient longuement conversé à voix basse, et celle-ci avait raconté à la vieille femme, en même temps que son histoire à elle, tout ce qu’elle savait de celle de Lagardère. Mabel avait juré que la tribu n’aurait pas de repos tant qu’on n’aurait pas retrouvé Mlle de Nevers et doña Cruz. -Où les autres ne savent rien, dit-elle, nous pouvons tout savoir, car notre police est mieux faite que celle du roi. Si réellement la jeune fille est passée ici hier, comme tu le prétends, la journée ne s’écoulera pas sans que nous sachions où elle est; s’il n’en est pas ainsi, nous la chercherons ailleurs et nous la trouverons. L’enlever après cela ne sera plus qu’un jeu d’enfants. On arriva en rase campagne, dans un endroit pourtant solitaire encore, et Mariquita montra à l’ancêtre les traces des pas des chevaux sur le sol. Mais il y en avait davantage maintenant que les roués étaient passés par là. -Nous démêlerons les uns des autres, dit Mabel. En attendant, il faut planter les tentes. On assit un campement sommaire; et Lagardère, trop faible même pour se soulever, demeura couché dans la voiture, ayant auprès de lui la gitanita qui lui parlait pour le distraire, et s’efforçait de lui communiquer son espoir. Toutes les femmes de la tribu d’ailleurs apportaient tour à tour, qui une grenade mûre, qui une orange ou un verre de vin généreux, le tout accompagné d’une bonne parole. Lagardère, qui les remerciait d’un sourire, s’aperçut qu’il avait jusque-là méconnu le vrai caractère des gitanos: -Ils sont bons, pensa-t-il tout haut, pourvu qu’on ne les paie pas pour faire le mal. -Il faut aussi qu’on leur plaise, repartit Mabel qui avait entendu. Chez nous celui qui aime a droit à notre protection et à notre estime, car l’amour est le maître du monde. Fausse Piste. Sitôt le repas pris et les marmites renversées, Mabel réunit la tribu autour d’elle et prit la parole: -Le chrétien a dit tout à l’heure que les gitanos sont bons quand ils n’ont pas d’intérêt à faire le mal. Est-ce vrai? demanda-t- elle. -Ils sont meilleurs encore, répondit quelqu’un, quand ils ont intérêt à faire le bien. -Il faut vivre, ajoutèrent quelques autres. -Votre raisonnement est juste, approuva l’ancêtre. Le pouvoir occulte que nous possédons nous a été donné pour que les autres races soient forcées de nous être utiles malgré elles. Mais il est des circonstances où, entre ces races et la nôtre, il doit y avoir trêve touchant un ou plusieurs individus, où nous devons être bons pour qui l’est de nature. -Où veux-tu en venir? demanda l’un des hommes. -Voici. La bonté comprend le désintéressement... Or, je ne sais pas si celui qui est notre hôte est riche; j’ignore si un jour il songera à nous récompenser de ce que nous aurons fait pour lui. Tout ce que je sais de lui, je vais vous l’apprendre... quand vous m’aurez entendue, chacun sera libre de dire ce qu’il faut faire. L’histoire qu’elle raconta ne pouvait comprendre qu’une partie seulement des faits et gestes de Lagardère, ce que Mariquita en avait appris de la bouche des prévôts, ou ce qu’elle avait vu en Espagne. Mabel n’en omit que quelques détails qu’il lui parut plus utile de garder pour elle. Une seule action suffit pour affirmer le courage et la loyauté d’un homme. Elle en cita beaucoup et ceux qui étaient là l’écoutaient avec avidité, parce qu’ils sont gens habitués à ne pas compter avec leur vie et toujours exposés à la perdre dans l’heure qui suivra. Car, si l’on peut contester l’honnêteté des gitanos, personne, par contre, ne saurait leur dénier le mépris du danger, quelle qu’en soit la cause. Mis à l’index, tenus en suspicion constante, obligés de vivre parmi des races ennemies et hostiles, ils n’ont pas le droit d’avoir souci du lendemain, puisque le présent lui- même ne leur appartient pas et qu’ils n’ont pas leur place libre au soleil: c’est pourquoi la fatalité est leur loi; le vol, leur religion; le destin, leur dieu. Devant un homme heureux, qui jouit de la richesse et des honneurs, ils ne peuvent avoir que de l’envie et de la haine, parce qu’à leurs yeux il représente ce dont ils sont privés eux-mêmes. Mais ils respectent sa personne, sa fortune et sa qualité, si le hasard l’amène à être leur hôte. Toutefois, l’hospitalité finie, le respect cesse; et, ainsi que le racontait Aurore dans ses mémoires, quand douze heures se sont écoulées, ou que douze milles ont été franchis, l’hôte n’est plus rien, ce qui équivaut à dire qu’on peut le dépouiller ou le tuer. Il est curieux quand même de rencontrer chez beaucoup des parias de la société, ceux qui sont hors la loi, comme les gitanos, les Corses du maquis, les pillards de l’extrême Sud algérien, ou ceux qui sont hors la civilisation, comme les Esquimaux et les Lapons, et certaines peuplades sauvages, ce respect sacré de l’hôte, lequel n’existe plus en Europe, -si même il n’est pas maintenant un mythe, -qu’en Écosse, où peut-être il est un dernier vestige des moeurs des gypsies. Pour ceux-ci, Lagardère était l’hôte, non plus seulement de douze heures et de douze milles, mais pour tout le temps que voudrait l’ancêtre. Car, dans chaque tribu de gitanos, de zingari, de tziganes, ou de gypsies, chez les rômes de l’anneau de fer comme chez les ragni, la plus vieille des femmes, l’ancêtre est toute-puissante et commande aux hommes, commande aux chefs. Elle n’obéit elle-même qu’à la Reine suprême qui est tantôt ici et tantôt là et qui tient dans son cerveau et dans ses mains le sort de tous les enfants de Bohême. Mabel eût donc pu imposer sa volonté sans crainte que nul ne lui désobéît. Mais elle voulut que la spontanéité des dévouements qu’elle allait mettre au service de Lagardère liât celui qui recevait à ceux qui donnaient et vice versa. C’était là de la diplomatie de femme et de bohémienne, et l’effet fut d’autant plus rapide que rien ne vaut, pour s’attacher les hommes, comme de faire appel à leur confiance. -À présent, dit-elle, que vous en savez autant que moi sur le compte de celui que nous avons recueilli, pensez-vous qu’il nous suffise de soigner la blessure de son corps? -Que pouvons-nous faire pour celle de son coeur? demanda le chef. -Nous mettre à la recherche de sa fiancée jusqu’à ce que nous l’ayons retrouvée. Il y a des raisons de croire qu’elle est tout près d’ici; mais s’il en était autrement, s’il fallait battre toute l’Espagne, le feriez-vous? -Nous sommes prêts... -Souvenez-vous de ce que je vous ai dit: je ne sais s’il y aura pour nous une récompense... -En trouverions-nous une à errer sans but par les chemins?... Donc, c’est une chance pour nous, et que nous importe d’aller au nord ou au midi, à l’est ou à l’ouest, si à chaque jour suffit son sort! -Est-ce bien là l’avis de tous? demanda Mabel. Toutes les mains se levèrent en signe d’assentiment: -Donne tes ordres, mère, dirent les hommes; que devons-nous faire? Alors seulement la vieille femme expliqua que les deux jeunes filles étaient passées peut-être la veille au défilé de Pancorbo. -Il n’y a pas de preuves, ajouta-t-elle, et cela ne repose que sur des soupçons de Mariquita. Mais pour tant qu’à présent, c’est là- dessus que nous devons organiser notre plan. Chez les gitanos, les chefs ne cachent pas aux membres de leur tribu les motifs des ordres qu’ils leur donnent: chez eux, il n’y a pas de traîtres. Tout n’en marche que mieux, car chacun sait pourquoi il agit et veut faire triompher la cause commune. Si ceux-ci eussent ignoré ce qu’était Lagardère, ils eussent seulement obéi à l’ancêtre, sans rien y mettre de leur propre volonté. La franchise qu’on leur avait montrée permettait de compter non pas seulement sur le nombre, mais sur l’initiative de chacun. -On vérifiera ce qu’a dit notre soeur, dirent-ils, si les astres lui ont parlé ce doit être vrai. -Alors, levons le camp, pour que ceux qui s’aiment soient bientôt unis, ajouta la vieille Mabel. En un clin d’oeil, les tentes furent pliées et la horde se mit en marche. Lagardère, qui avait repris quelques forces, put donner lui-même certaines indications utiles. La façon d’agir des ragni à son égard n’était pas cependant sans lui causer une grande surprise, et n’eût été la présence et l’affiliation de Mariquita avec eux, il n’eût peut-être pu se défendre de croire à un nouveau piège. Il avait encore dans l’esprit ce qui s’était passé autrefois au mont Baladron où quelques-uns des personnages actuels avaient joué un rôle, et, pour qu’il ne doutât pas de leurs véritables sentiments, il eût désiré des preuves plus convaincantes que ce qu’il avait vu jusque-là. Il partageait en cela la méfiance attachée à ces tribus nomades, et, ayant expérimenté par lui-même ce qu’il en était, il ne fallait rien moins que les affirmations de la gitanita pour lui donner confiance. Encore pouvait-on la tromper elle-même. N’avait-on pas trompé Flor? Mariquita s’employait de toutes ses forces à lui inspirer courage et à lui affirmer le succès: -Prépare-toi au bonheur, lui disait-elle; le temps est proche. -Qui te l’a dit? -Tout... les astres, les fleurs, quelque chose en moi qui me le crie. Mabel a tiré ton horoscope et l’oracle a répondu ce que je savais déjà. -Je ne puis croire à vos horoscopes... -Libre à toi, intervint Mabel, à son tour. Sache seulement que j’ai fait fondre le plomb qui ne ment jamais. J’y ai lu ta destinée... Un prédestiné a ses souffrances... Avant que deux semaines se soient écoulées, celle que tu cherches sera près de toi. Pour elle et pour toi il y aura des années de bonheur, après lesquelles tes ennemis s’acharneront encore à vous perdre tous deux; mais il sera trop tard, et c’est eux qui, sauf un, le plus plat, le plus vipérin, le grain de sable qui sape le colosse de bronze et le fait choir, succomberont. Mais tu ne tomberas pas avant d’avoir donné un autre toi-même, un vengeur, à celle que tu aimes. Souviens-toi alors de ce que te dit aujourd’hui la vieille Mabel, et tu comprendras alors qu’il faut croire à la science des gitanos. Tout incrédule qu’il voulût être, le chevalier éprouva, non pour lui, mais pour Aurore, une certaine joie de cette prédiction. -Si les premiers de ces événements se réalisent, dit-il, je te récompenserai dignement. -La vieille Mabel, répondit l’ancêtre, dormira au creux d’un rocher, les pieds tournés vers l’Orient, et toi tu seras heureux un temps. On s’informa au premier village. À la pointe du jour quatre cavaliers l’avaient traversé. -C’est la bande de Gonzague, dit Mariquita. Si on n’a pas vu les autres, il faut chercher ailleurs. On prit à l’ouest, et des éclaireurs de la tribu, hommes et femmes, ne laissèrent ni un chemin, ni une maison inexplorés. Ils ne retrouvèrent plus la trace des roués, qu’ils avaient abandonnée, mais ils ne rencontrèrent pas davantage celle d’Aurore et de ses compagnons. Nulle part, on n’avait vu deux femmes sur des mules et escortées de quatre cavaliers. Mariquita était anxieuse; le chevalier souhaitait d’être bientôt debout pour s’en remettre à lui-même du soin de chercher encore. Un matin, pourtant, après plusieurs jours de battue vaine, une vieille mendiante questionnée dit avoir vu six cavaliers près de Tolosa, en pays basque. -Il y avait, expliqua-t-elle, quatre gentilshommes qui paraissaient étrangers; les deux autres étaient vêtus à l’espagnole; ils sont passés si vite, au galop de leurs chevaux, que je n’ai pu voir leurs visages. La piste, cette fois, paraissait sérieuse, car il était possible que, pour ne pas attirer l’attention, ou pour toute autre cause, les jeunes filles eussent abandonné leurs vêtements féminins. Lagardère sentit l’espoir renaître au plus profond de son coeur. Peut-être, quand lui-même arriverait à la frontière, Aurore et doña Cruz l’auraient-elles passée elles-mêmes? Alors, elles seraient sauves et c’était en France qu’il les retrouverait. De ce jour-là, les roulottes de la tribu prirent une allure plus rapide, et bien que les secousses fatiguassent le blessé, il priait sans cesse qu’on allât plus vite. À Tolosa, une partie seulement des paroles de la mendiante se confirma. Il n’y avait plus six cavaliers, il n’y en avait que quatre qui, la paix étant signée depuis quelques jours, rentraient sans doute en France en passant par Saint-Sébastien. Ils s’étaient en effet dirigés de ce côté et tout prouvait qu’ils étaient français. Lagardère et Mariquita n’y comprenaient plus rien. Pourquoi Chaverny et les siens eussent-ils laissé les jeunes filles en terre espagnole, à la merci du prince, leur ennemi, alors que quelques heures à peine les séparaient de la frontière? Si ce n’étaient eux, c’étaient donc les roués et on avait suivi une fausse piste. De quel côté était la vraie? Henri vit s’effondrer en un instant tout l’échafaudage des rêves qui avaient eu tant de peine à germer dans son cerveau. Il se demanda pourquoi le sort le ballottait ainsi comme une épave, tel un naufragé près d’atteindre la rive et que chaque fois une vague rejette au plus profond du gouffre. La nuit suivante, il eut un cauchemar horrible qui réveilla en sursaut Mabel et Mariquita. Avant qu’elles eussent pu l’en empêcher, il se mit sur son séant, s’élança hors de la voiture, les yeux hagards, les mains tendues, clamant sa détresse, pour aller, vingt pas plus loin, s’abattre inanimé. Une fièvre terrible, contre laquelle était impuissante toute la médecine de l’ancêtre, s’empara de lui et sa blessure rouverte se mit à saigner. Sa guérison n’était plus qu’une question de jours, et voilà qu’une complication imprévue venait détruire tout ce qui avait été fait, peut-être amener un dénouement fatal. Quand le moral, ainsi que le physique, ont tant souffert chez un homme, il ne faut qu’une secousse pour que tous les ressorts se brisent. -Est-il en danger? demanda éplorée la pauvre gitana à sa compagne. -Il vivra, répondit celle-ci, puisque le plomb l’a révélé, mais il faut abandonner les recherches ou les poursuivre sans lui. -Comment cela? -Il faut lui trouver un gîte où il n’entende rien des bruits du dehors, où le repos le plus complet, les soins les plus dévoués lui soient assurés. À ce prix seulement, on le sauvera. -Je le soignerai, moi, et mon dévouement triomphera du mal. -Et qui nous aidera à reconnaître sa fiancée et ses compagnons, puisque toi seule les connais? -Je te les décrirai si bien que tu ne pourras t’y tromper. -Oui, s’ils sont ensemble! Et à supposer que nous ne trouvions que les hommes, ils ne nous croiraient pas, ne nous suivraient pas où nous voudrions les conduire. -C’est vrai! gémit Mariquita. Mère!... toi qui as la sagesse et l’expérience, dis-moi ce qu’il faut faire... je ne puis ni rester près de lui, ni vous suivre, et pourtant il faut choisir entre les deux... Elle tordait ses poignets. De grosses larmes coulaient de ses joues, tombaient jusque sur le front pâle d’Henri. -Nous allons y réfléchir, mon enfant, dit Mabel, tâchons d’abord de le tirer de son évanouissement. L’Asile Mystérieux. Quelques heures après, comme Mabel et Mariquita parlaient du gîte qu’il allait falloir chercher à l’instant même, un jeune garçon qui rôdait autour de la voiture s’approcha. Il était âgé d’une quinzaine d’années et c’était l’espoir de la tribu, car il eût passé par un trou d’aiguille, nul ne sachant comme lui escalader un rocher, franchir une rivière, flairer un ennemi et voler un chrétien. -Un gîte?... dit-il, je viens d’en trouver un où personne ne viendra déranger le roumi, car on ne doit pas y pénétrer souvent. À supposer même qu’on en trouve l’entrée, une femme seule peut la défendre. -Où cela?... -À deux cents pas d’ici: une grotte où il y a un lit, des meubles et pas de propriétaire... du moins il doit être mort... Je pensais que ce serait bon à dévaliser pour ce soir. -Comment l’as-tu découvert? -Par hasard... J’aime à m’assurer de ce qu’il y a dans les coins, aux angles des rochers, sous les buissons, aux endroits où tout le monde ne passe pas. C’est là qu’on fait souvent les trouvailles les plus curieuses... S’il n’eût été bohémien, celui-là eût fait quand même un voleur émérite. -Conduis-nous, lui dit Mabel. Il faut dire, pour ce qui suivra, qu’on était presque à la frontière, à deux lieues à peine d’Irun. Un rocher haut de plus de trente pieds se dressait dans un lieu sauvage, et devant cette masse de granit, comme pour en interdire l’accès, s’enchevêtraient, en un inextricable fouillis, des arbustes, des ronces, des lentisques et des herbes qui semblaient impénétrables à première vue et parmi lesquels cependant un oeil exercé finissait par trouver un chemin. Certes, une señora et même un hidalgo n’eussent point pris cette voie, sous peine de laisser aux épines qui sa robe et qui son pourpoint. On ne pouvait y pénétrer qu’en rampant, et il fallait pour cela être un loup, un gitano ou un Basque. Ce fut donc à plat ventre que le guide et les deux femmes s’engagèrent sous un dôme de verdure où ils s’écorchèrent quelque peu les mains et le visage; puis après avoir ainsi parcouru une dizaine de pas, ils se redressèrent devant une porte étroite qui, le matin même, était encore close. Le jeune bohémien avait eu, depuis, le talent de l’ouvrir; il n’est pas de serrure qui tienne devant le poignard d’un gitano, quand celui-ci sait s’en servir. La porte donnait accès dans une vaste pièce taillée à même le roc, saine et propre, pourvue de meubles sommaires mais suffisants pour un séjour de peu de durée. Une sorte d’escalier intérieur vous mettait en face d’une fissure, sorte de judas naturel ou peut-être voulu, qui éclairait en même temps la pièce et permettait de découvrir toute la plaine, de même que d’embusquer les canons de plusieurs escopettes; c’était presque une place forte. Une autre particularité, très appréciable, consistait dans l’adjonction à la pièce principale d’un réduit naturel, simplement séparé par une porte légère et dans lequel coulait, à jet continu, un filet d’eau limpide et glacée. Mabel remarqua sur la table et sur les autres meubles une couche de poussière assez épaisse attestant que, depuis un certain temps, personne n’avait mis les pieds dans ce lieu cependant si délicieusement agréable et frais. Toutes ces constatations faites, l’ancêtre se frotta les mains pour exprimer sa joie: -L’ami, dit-elle au gitano, quand il y aura butin pour la tribu, ta part sera plus large que celle des autres. Il n’y a pas en Espagne un meilleur endroit que celui-ci pour y déposer notre malade et une femme suffirait à l’y garder. -Si cependant... interrogea Mariquita, le propriétaire survenait tout à coup? -Il lui faudrait l’âme bien dure pour en chasser un blessé et la femme qui le soignerait. La seule chose à éviter, c’est que les gens de Gonzague ne découvrent cette retraite pendant que nous serons absents; et ceci, je crois, n’est pas probable. Restait la difficulté d’y amener Lagardère. Ce n’était pas la moindre, puisqu’il ne fallait à aucun prix dégarnir l’entrée des broussailles qui l’obstruaient. Mais si les autres y arrivaient assez facilement en rampant sur les mains et sur les genoux, comment allait-on s’y prendre pour lui, qui était incapable de faire aucun mouvement? Ce fut encore le jeune bohémien qui les tira d’embarras. Décidément ce gamin était précieux, et s’il en existait beaucoup comme lui dans les tribus, les romanichels auraient vite fait de reprendre une large place au soleil. Son intelligence vive et ses doigts alertes eurent raison de la difficulté. Avec une célérité remarquable, il construisit une étroite civière, juste de quoi placer un homme. Il la tendit d’une toile recouverte de quelques nippes destinées à amortir les secousses, et sous chaque brancard ajusta des petites roues, grossières il est vrai, mais qui devaient remplir parfaitement leur office. On émonda quelque peu les branches qui gênaient et, la nuit venue, deux hommes, l’un tirant et l’autre poussant la civière, introduisirent Lagardère dans l’asile mystérieux où tout semblait avoir été aménagé exprès pour le recevoir. Mabel et la gitanita le couchèrent, le pansèrent avec soin, puis s’installèrent à son chevet. Par la meurtrière, elles restaient en communication permanente avec la tribu, campée cent pas plus loin, le long de la route. Toute la nuit, Lagardère eut le délire; au matin seulement sa fièvre s’apaisa et la vieille femme se préparait à rejoindre ses compagnons pour leur donner ses instructions quand un coup de sifflet retentit, signal convenu entre elle et le chef en cas d’alerte. Les deux femmes grimpèrent à leur poste d’observation et aperçurent, à quelque distance, quatre cavaliers qui s’avançaient et dont on ne pouvait encore distinguer les visages. Mariquita sentit son coeur battre avec violence. Ces hommes étaient-ils ceux qu’on cherchait: Chaverny, Cocardasse, Passepoil et le Basque, ou n’étaient-ce pas plutôt les roués de Gonzague? Cette question avait pour elle tant d’importance qu’elle fut sur le point de s’élancer à leur rencontre afin de savoir plus vite. Elle se contint pourtant, réfléchissant que si c’étaient les ennemis de Lagardère, ils la reconnaîtraient et qu’ainsi elle leur révélerait la présence du chevalier. Certes, au milieu des gens dévoués qui l’entouraient, elle ne craignait point ces quatre hommes; c’eût été peut-être une occasion de se débarrasser d’eux. On avait mieux à faire cependant que de se battre, et il était préférable de les laisser passer. Le jeune homme était là, qui, dès l’aube, avait apporté des vivres. -Benasy, lui ordonna Mabel, va dire aux nôtres que je ne sais pas qui sont ceux qui viennent, que personne ne se montre ni ne bouge si l’on ne m’entend pas donner un ordre. Si je pousse le cri de la chouette, feu sur eux de toutes parts; si, au contraire, je crie Lagardère, que tout le monde sorte des voitures, sans armes, et tu m’amèneras ici M. de Chaverny. -C’est compris, dit le gitano, qui eut rejoint bien vite ses compagnons. Quand les cavaliers furent assez près, une exclamation de rage sourde s’étrangla dans la gorge de Mariquita: -Les gens de Gonzague, dit-elle; laissons-les aller au diable! C’étaient, en effet, Montaubert, Nocé, Taranne et Oriol qui, en passant, jetèrent sur le camp des bohémiens un regard interrogateur pour s’assurer si ce n’étaient pas les mêmes qui les avaient délogés de Pancorbo. Toutes les voitures étaient fermées et pas un visage ne se montrait. En regardant minutieusement, ils eussent pu cependant distinguer sous les toiles le canon de quelques escopettes. -Attention! les amis, dit Montaubert en dégainant; ce silence est de mauvais aloi et les mécréants ne dorment pas à cette heure. -Oriol, dit Taranne, donne un peu de ton épée dans la guimbarde noire. C’est sans doute celle du chef, et une légère piqûre lui procurera l’occasion de nous dire bonjour. -Avec des balles, merci, répondit Oriol. Je ne suis pas superstitieux, mais ce véhicule est lugubre et mon avis est que nous n’avons rien à faire avec les bohémiens, qu’il faut les laisser tranquilles. Bien leur en prit à tous d’écouter cet avis, car s’ils eussent touché à la rubidal, vingt décharges leur eussent fait expier leur sacrilège. Ils passèrent. -C’est bien vrai que nous avions suivi une fausse piste, dit Mabel, mais comment se fait-il qu’ils ont été six à un moment donné? L’explication était simple. Les deux autres étaient des Castillans, envoyés à Madrid par Gonzague à la recherche de ses roués, et qui s’en étaient retournés après leur avoir transmis l’ordre de surveiller très attentivement la frontière de Fontarabie à Roncevaux. Le moment était venu, en effet, pour Philippe de Mantoue, de savoir ce qu’ils étaient devenus et de se préoccuper davantage encore de Peyrolles, lequel n’avait pu que lui expédier un courrier par lequel il le priait de le faire quérir à Burgos et lui avouait qu’Aurore de Nevers lui avait échappé. Pour atténuer la gravité de cette circonstance, il ajoutait bien que rien ne serait plus facile que de la ressaisir à la frontière. Gonzague, malgré sa colère, ne pouvait s’y rendre sur l’instant, en raison des événements qui vont suivre. Il fit donc mander à Peyrolles d’y aller, de reconstituer la bande d’autrefois et de veiller en l’attendant. Ce qui le retenait à Madrid pour quelques jours encore, c’était de savoir ce qu’il allait advenir de son protecteur, de son ami, le cardinal Alberoni. Tous deux Italiens, tous deux coquins, ils n’avaient pas tardé à s’entendre à merveille et n’avaient plus de secrets l’un pour l’autre. Si bien que Gonzague avait un instant rêvé de se voir bientôt plus puissant à Madrid qu’à Paris. Il fallait en démordre, car on savait que le Régent et Dubois n’avaient accordé la paix à l’Espagne qu’à une condition: Alberoni devait être non seulement chassé du pouvoir, mais banni du royaume. Depuis que la disgrâce planait sur sa tête, le cardinal était plus affable encore pour Gonzague. C’est à cela que les courtisans reconnaissent souvent qu’un puissant va tomber: le jour où il se rapproche d’eux est celui qui marque l’ère de son déclin. Un matin que le ministre et son ami s’entretenaient dans le cabinet du premier, Alberoni dit tout à coup: -Voici deux jours que la reine me boude. Cela m’ennuie, car elle a le diable au corps et je ne sais ce qui arrivera si elle peut mettre la main sur un général à son goût. Quant au roi, ses gros yeux ne m’effraient pas: c’est un poltron à qui suffisent un prie- Dieu et les jupes d’une femme1... -Si l’on vous entendait, interrompit Gonzague, ces paroles suffiraient à vous perdre. -Nul ne nous entend, fit le cardinal en dardant sur son interlocuteur ses petits yeux gris qu’on eût dit percés avec une vrille. Ce n’est pas vous qui le répéterez. Philippe de Mantoue sourit et ne répondit pas. -Si l’on me force à m’en aller, reprit Alberoni, je ne partirai pas les mains vides. -C’était prudent à vous de mettre en sûreté votre fortune... -Il n’est pas question d’or; j’ai mieux que cela sous mon camail. Le prince n’osa pas questionner, mais ses yeux interrogeaient. Son interlocuteur se pencha à son oreille: -Philippe V, dit-il, est roi de par le seul testament de Charles II, et j’ai le testament dans ma poche. Les grands voleurs, les criminels les plus habiles, ont ainsi une minute de forfanterie qui les perd. Alberoni, le plus dissimulé des ministres après Mazarin, venait de bavarder comme une soubrette et n’avait pas su taire ce que, dans toute la durée de son pouvoir, il avait eu le plus d’intérêt à cacher. Ce testament, il pensait pouvoir aller l’offrir à l’empereur Charles VI, à qui ce chiffon de parchemin serait fort agréable. Le signor Alberoni, qui allait sortir d’Espagne la tête basse, aurait ainsi un passeport pour entrer ailleurs la tête haute. Il était si joyeux de cette coquinerie qu’il n’avait pu se tenir de la dire. S’il eût pu lire dans l’âme de son compatriote, il se fût rendu compte de l’imprudence qu’il venait de commettre. Il y a des jours où les plus malins sont comme frappés d’imbécillité! C’était le jour d’Alberoni. Sur la porte, qui s’ouvrit brusquement, apparut un officier des gardes du corps, qui s’avança vers le cardinal et lui tendit un pli portant le sceau royal. Celui-ci brisa fiévreusement le cachet, lut et pâlit, puis il tendit la missive à Gonzague. Mais avant que celui-ci eût pu y jeter les yeux, l’officier la lui arracha des mains, disant: -Veuillez sortir, monsieur. Gonzague fronça les sourcils: -Est-ce une insulte? dit-il, en portant la main à la garde de son épée. -C’est un ordre, répondit le garde du corps. À partir de cette minute, Son Éminence le cardinal Alberoni n’a plus le droit de communiquer avec personne, ni d’écrire à qui que ce soit, pas même à Leurs Majestés. -On vous arrête, alors! exclama Philippe de Mantoue. -Non, mon pauvre ami, on me chasse. J’ai vingt-quatre heures pour quitter Madrid, quinze jours pour quitter l’Espagne. Viendrez-vous me retrouver à Parme? Gonzague réfléchit un instant: -J’en doute, répondit-il, et sans même tendre la main à celui qui était encore son ami tout à l’heure et qui maintenant n’était plus rien, il pivota sur ses talons et sortit. C’est un talent de savoir lâcher à propos les amitiés compromettantes et l’heure était mauvaise pour que Gonzague fît montre de ses relations avec Alberoni. La faveur, a dit La Bruyère, met l’homme au-dessus de ses égaux et sa chute au-dessous. Si Alberoni eût eu devant l’officier un mouvement de révolte, c’eût été la preuve qu’il était assez fort encore pour lutter, et Gonzague l’eût peut-être soutenu. Mais le premier ministre pleurait: donc il s’avouait vaincu. «C’est un homme à la mer, songea Gonzague... Allons-nous-en.» Et dès qu’il fut dehors, il ricana: -J’ai perdu avec le valet. Il s’agit maintenant de jouer le roi. Le Testament. La France devant lui être fermée tant que le Régent serait au pouvoir et probablement par la suite, Philippe de Mantoue avait un intérêt majeur à rester en Espagne. À l’ombre d’Alberoni, qui le favorisait depuis l’affaire de Cellamare, il avait compté pouvoir grandir peu à peu et parvenir aux premières places. Les désordres de la cour, la faiblesse du roi, la toute-puissance du premier ministre sur l’esprit de la reine, lui avaient permis de l’espérer. Il avait déjà manoeuvré assez habilement pour que le cardinal se départît de la règle qu’il s’était imposée de ne laisser approcher d’Élisabeth Farnèse aucun autre Italien que lui- même. Cette exception faite en sa faveur et dont il connaissait tout le prix lui avait, avant tout, permis d’entrer dans la place, et c’était beaucoup; car, malgré la suspicion dans laquelle le tenait la noblesse espagnole, il avait su s’imposer à ceux qui étaient forcés de faire leur cour au premier ministre. Maintenant que le colosse d’argile s’était effondré, que le bruit de sa chute faisait la joie de tous et que les puissances étrangères félicitaient l’Espagne d’être délivrée du chancre honteux qui la rongeait, Gonzague résolut de frapper un grand coup. Non point qu’il se disposât à accomplir quelque acte de bravoure: ce n’était pas ainsi qu’il triomphait d’habitude. Pour ne pas sortir de son caractère, il lui fallait, au contraire, être lâche et vil; il en avait le moyen en donnant le coup de pied de l’âne. Alberoni avait demandé à quitter le royaume par Pampelune et Saint-Sébastien; on l’obligea de passer par la Catalogne, dont il avait puni avec rigueur la rébellion et où il était exécré. Peut- être espérait-on qu’il ne traverserait pas cette province sans qu’on lui fît un mauvais parti? De fait, il y fut attaqué par des miquelets. Il ne s’en fût point sorti sans le secours de ses gens et l’aide plus précieuse encore de cinquante hommes envoyés par le lieutenant du roi, de Barcelone, pour lui servir d’escorte jusqu’à la frontière. Ce n’était le tirer d’embarras que pour un moment, car tandis que les uns s’employaient à le sauver, quelqu’un, à Madrid, mettait tout en oeuvre pour consommer sa perte. Dès le lendemain de son départ, en effet, le prince de Gonzague avait demandé la faveur d’une audience à la reine, et il avait été éconduit sans même qu’on jugeât nécessaire d’employer une forme courtoise. Ce n’était pas lui qu’un affront pouvait décourager: repoussé d’un côté, il se tourna de l’autre, c’est-à-dire du côté du roi, en s’arrangeant de façon à ce qu’Élisabeth eût à se repentir de ne l’avoir point écouté. Quand il y avait de graves questions politiques à traiter, on s’adressait d’abord à la reine, qui était l’âme des intrigues; le roi ne venait qu’après, et c’était un soufflet pour Gonzague que de l’obliger à passer par ce dernier, ce qui soulignait le peu de cas fait de sa personne. Il se piqua au jeu, en dehors même de son propre intérêt, et fit informer Philippe V qu’il possédait un secret d’État dont dépendait sa couronne. Mais il fit ajouter que si Sa Majesté ne tenait pas plus que la reine à en être instruite, lui, Gonzague, quitterait immédiatement l’Espagne pour ne pas être témoin des conséquences devant résulter du silence auquel on l’aurait obligé. Toutefois, si le roi n’avait jamais osé jadis prendre une décision sans consulter la princesse des Ursins, c’était bien pis encore depuis qu’il était sous le joug d’Élisabeth Farnèse et, celle-ci aussitôt prévenue, peu s’en fallut qu’on invitât Gonzague à aller rejoindre le cardinal. L’audace de Philippe de Mantoue frappa néanmoins la reine, qui aimait la résistance pour le plaisir de la vaincre. Par exemple, lorsqu’on se décida à l’entendre, deux jours déjà s’étaient passés depuis le départ d’Alberoni. Leurs Majestés Catholiques attendaient Gonzague dans la salle du trône et les sourcils froncés de la reine étaient de mauvais augure. -Est-ce votre qualité d’italien, monsieur, demanda-t-elle tout de suite agressive, que vous invoquez pour nous forcer à vous entendre? -Si j’ai cru, répondit Philippe de Mantoue, devoir servir Votre Majesté lorsque j’étais en France, il est plus naturel encore que je serve aujourd’hui les souverains qui ont bien voulu m’accueillir alors que j’étais victime des intrigues de la cour du Régent. Ma nationalité n’est rien et ma reconnaissance est tout; devenu sujet de l’Espagne, les intérêts de mon roi me sont aussi sacrés qu’au premier de ses gentilshommes. Il affecta de relever fièrement la tête, mais c’était pour étudier sur le visage d’Élisabeth l’effet de ses paroles. Satisfait de son examen, il poursuivit: -En mettant le pied sur la terre espagnole, je n’avais à offrir que mon épée, et mes amis d’hier étant devenus les ennemis de votre royaume, je suis allé me battre contre eux. -En demandez-vous la récompense? interrogea presque dédaigneusement le roi. -Oui, sire. -Et en quoi, s’il vous plaît, doit-elle consister? -Dans l’autorisation d’être utile à Votre Majesté s’il n’est pas trop tard. J’eusse désiré pouvoir le faire il y a deux jours... on ne me l’a pas permis. Le front de la reine se plissa à cette nouvelle attaque. Gonzague n’y prit garde; par ce qu’il avait à dire, il se sentait assez fort pour montrer que si on avait un instant méprisé ses services, on serait fort aise de le remercier tout à l’heure. -De qui tenez-vous ce secret d’État dont vous arguez? demanda le roi. -Du hasard... -Le hasard ne s’appelle-t-il pas Alberoni? interrompit à son tour la reine. -C’est vrai, madame, répondit Gonzague, si vous voulez dire que le hasard m’a servi contre le cardinal. -Vous étiez son ami... -J’ai cessé de l’être dès l’instant où il n’a plus été digne de gouverner l’Espagne. On m’accusera peut-être d’avoir été traître à l’amitié, de m’être abaissé naguère devant la puissance et d’accabler maintenant la disgrâce?... J’ai pour moi ma conscience et j’obéis à mon devoir. Belles phrases, si elles eussent été sincères et n’eussent pas caché la fourberie de leur auteur. -Chaque minute qui s’écoule, reprit le prince, enlève à ce secret de son importance. Si l’on n’a pas confiance en ce que je veux dire, il est temps encore de me retirer, car cette confiance seule peut me décider, moi qui hier encore étais le familier, l’ami d’Alberoni, à venir aujourd’hui l’accuser et déposer contre lui. Philippe V prononça: -S’il n’y a personne ici qui vous gêne, parlez, monsieur, nous vous l’ordonnons. Le prince passa la main sur son front, avec le geste de quelqu’un qui va se débarrasser d’un poids trop lourd pour sa conscience, et après un coup d’oeil circulaire sur ceux qui se trouvaient là et attendaient ses révélations, sa parole tomba lentement dans le silence: -Ce que je vais dire peut être entendu de tous, car cela intéresse l’Espagne entière... Votre Majesté sait-elle où est, à cette heure, le testament de Charles II? Ce fut comme un coup de foudre. Le roi et la reine se regardèrent avec inquiétude. -Il est dans mes appartements mêmes, répondit Élisabeth, renfermé dans une cassette dont voici la clé. -La cassette est peut-être à sa place, articula Gonzague avec assurance, mais le testament n’y est assurément plus!... -Et vous savez où il est?... -Alberoni l’a emporté avec lui... Voilà tout le secret d’État que j’ai surpris et pourquoi je disais que chaque minute était précieuse. La reine était pâle. Elle alla elle-même s’assurer que le titre avait été volé et revint plus pâle encore. -Vous avez dit vrai, monsieur, fit-elle. Nous avons eu tort de ne pas vous entendre plus tôt. Gonzague relevait maintenant orgueilleusement la tête; il savourait en même temps sa victoire et le succès de son infamie. -Peut-être n’est-il pas trop tard, murmura-t-il, on peut rejoindre encore le cardinal avant qu’il ait passé la frontière; or, le testament est sous son camail. Philippe V, bouleversé, tremblant, eut toutes les peines du monde à donner des ordres. On vint à son aide, et bientôt un peloton de gentilshommes partit avec mission de rejoindre Alberoni, de le fouiller et de saisir tous les papiers qu’on trouverait tant sur lui que dans ses bagages. -Et lui-même? demandèrent les hidalgos, qui n’eussent pas été fâchés de ramener l’ex-ministre au milieu d’eux pour le jeter dans quelque cachot. -Le testament d’abord, répondit le roi. Pour lui, il peut s’en aller au diable! C’était, en effet, la solution la plus raisonnable, si l’on voulait éviter des démêlés avec le pape, avec l’empereur et peut- être avec d’autres. Pour une fois, Philippe V avait une idée sage. Gonzague examinait tous les visages pour essayer d’y lire l’approbation de sa conduite, car il craignait d’y trouver le mépris provoqué par sa trahison. Si, en ce moment, il se fût agi de tout autre que d’Alberoni, il est fort probable que plus d’un grand d’Espagne n’eût pas voulu toucher la main de Philippe de Mantoue. Le roi lui tendit la sienne... -Nous vous remercions, monsieur, fit-il, nous nous souviendrons du service que vous venez de nous rendre. Soyez désormais chaque jour à notre petit lever et ne craignez point d’y solliciter ce qu’il vous plaira. -Peut-être, sire, balbutia le traître, demanderai-je à Votre Majesté justice contre des ennemis qui me narguent jusque dans votre royaume, et protection pour une jeune fille dont j’ai la garde... -Le tout vous sera accordé, dit Élisabeth Farnèse, et votre protégée jouira de notre faveur royale. Le prince de Gonzague sortit du palais le front haut, sûr désormais que non seulement il aurait carte blanche contre Lagardère, mais encore que son étoile, si pâle depuis quelque temps, allait briller d’un nouvel éclat. Cet homme ne cherchait ses dupes que là où il y avait des trônes! Alberoni fut rejoint à quelques lieues de la frontière. L’escorte, qui l’avait si bien défendu contre les miquelets, obéissant cette fois aux ordres des envoyés du roi, se montra particulièrement ardente à fouiller ses coffres et lui-même. Pour lui reprendre le testament qu’il portait dans une poche intérieure de ses vêtements et qu’il essaya même de défendre l’épée à la main, il fallut user de violence. Il n’était pas le plus fort, il dut céder. Alors il se souvint de la confidence faite à Gonzague et un sourire amer, mêlé de rage, plissa ses lèvres... Mais lui-même avait trompé tant de gens dans sa vie, il avait commis tant de bassesses, il connaissait si bien la fourberie italienne qu’immédiatement sa colère tomba. «J’aurais dû, songea-t-il, me souvenir qu’un vaincu n’a plus d’amis. C’est ma faute si Gonzague m’a joué: nous nous retrouverons.» Cet homme qui partait en exil ne désarmait pas et se proposait de brouiller d’autres cartes. On lui prenait le testament de Charles II, qu’importait? n’avait-il pas encore sur lui un mémoire destiné au Régent et dans lequel il lui indiquait le moyen de réduire l’Espagne?... Ce mémoire, il l’envoya quelques jours après, et l’histoire nous apprend que Philippe d’Orléans le brûla sans le lire, évitant ainsi à la France la honte de devoir quelque chose à l’infamie du cardinal. Dès que Philippe V eut été mis en possession du fameux parchemin auquel il devait son trône, Gonzague prit rang parmi les premiers à la cour. Il en profita pour demander la tête de Lagardère, qu’il accusa d’abord de tous les crimes dont celui-ci s’était hautement disculpé devant le Régent et ensuite de tous les siens propres. Tous ces mensonges étaient vains. Il n’avait plus avec lui que le baron de Batz et Lavallade; il ignorait où était le chevalier et ce qu’étaient devenues Aurore de Nevers ainsi que doña Cruz. À quoi donc lui avait servi de jouer le roi et de gagner la partie, -ainsi qu’il l’avait dit lui-même, -s’il était trop tard et si sa proie vivante était maintenant hors de ses atteintes? À l’orgueil de son triomphe succéda bientôt une cruelle inquiétude. Sans se rendre compte du motif qui avait tenu les roués éloignés de lui pendant toute la guerre, il craignait une défection de leur part, et ce fut alors qu’il envoya à leur recherche deux courriers ramassés dans la petite noblesse besogneuse de Madrid et qui, à la condition d’être bien payés, deviendraient plus tard de précieux auxiliaires. À vrai dire, il ne comptait plus sur sa bande; aussi, quand ses messagers lui rapportèrent qu’elle était en Biscaye, sur les traces de Lagardère, il en éprouva une joie réelle. Une lettre de Montaubert lui expliquait les allées et venues infructueuses, lui narrait le dernier engagement à Pancorbo et affirmait que la capture du chevalier n’était plus qu’une question de quelques jours. Comme on le voit, les roués avaient su tirer leur épingle du jeu et les avis d’Oriol y avaient la meilleure part. Dans son bon sens et sa roublardise de commerçant, le gros petit traitant avait su rouler son maître et, vis-à-vis de ses collègues, le parvenu avait payé largement son écot de bienvenue. Gonzague n’aurait aucun reproche à leur faire, puisqu’ils lui étaient restés fidèles; il leur savait gré, au contraire, de n’avoir pas perdu de vue le chevalier. Peyrolles y eût peut-être vu clair; Philippe de Mantoue, qui n’admettait pas pouvoir être dupe, prit le tout pour argent comptant et fut satisfait. Une chose cependant l’inquiétait fort; dans la missive de Montaubert il n’était pas question d’Aurore. -S’ils ne l’ont pas vue avec Lagardère, se dit-il, c’est qu’elle n’a pu le rejoindre et rien n’est perdu, car, sans lui, elle n’eût pu regagner la France. Dès qu’elle sera retombée en mon pouvoir, je l’emmènerai si loin, dans le fond de l’Espagne, que nul ne viendra l’y chercher. Quant à Lagardère, je l’entraînerai, lui aussi, dans le sud; je ferai le vide autour de lui et je finirai bien par en avoir raison. Ce plan était simple; il n’y manquait que la consécration des événements. Or, pour qui sait les faire naître et les guider, ce qui était la force de Philippe de Mantoue, toutes choses devaient se passer comme il les préjugeait. Le proverbe qui dit que l’homme propose et que Dieu dispose n’était pas fait pour lui: il ne se souvenait plus de l’échec qui avait motivé son exil, et sa puissance nouvelle le grisait. Il crut que l’avenir lui souriait et se frotta les mains avec la satisfaction de quelqu’un qui n’a rien à craindre et peut tout espérer. Il manquait un homme cependant pour partager sa joie. Ce bon Peyrolles était toujours échoué à Burgos, fort mal en point et sans argent. Le pauvre factotum commençait à se lasser à la fois des patenôtres des Frères de la Caridad et du silence de son maître, car il craignait que celui-ci ne lui tînt rigueur d’avoir laissé s’échapper Mlle de Nevers. Il était prêt, par tous les moyens possibles et en se mettant en campagne, à effacer par son zèle le dur échec qu’il avait subi et préférait tous les reproches à son inactivité forcée, surtout à sa solitude où on pouvait venir le frapper sans qu’il pût se défendre. Aussi, chaque jour, interrogea-t-il anxieusement l’horizon, espérant qu’on viendrait bientôt le tirer du mauvais pas où il se trouvait et attendant une réponse à la lettre qu’il avait adressée à Gonzague. -Je n’ai plus rien à faire à Madrid, se dit enfin celui-ci; ma présence serait fort utile en Biscaye. En passant, je prendrai Peyrolles et, si réellement Lagardère n’a pas repassé les monts avec sa fiancée, je ne donnerais pas un doublon de sa peau dans huit jours. Cela ne l’empêcha pas d’en compter d’avance un certain nombre à une troupe de vingt-cinq hommes que le roi voulut bien lui donner, sur sa demande, pour l’aider à trouer cette peau, dont il faisait si peu de cas en paroles et que, dans son for intérieur, il craignait de rencontrer toujours invulnérable. -Ils sont quatre, songeait-il: Lagardère et Chaverny, Cocardasse et Passepoil; car il ignorait la présence d’un cinquième: Antoine Laho. Quand j’aurai retrouvé les miens, nous serons le double et les soldats que j’emmène nous serviront de boucliers. Pour eux, il y aura plus de horions encore à gagner que d’argent. Si ceux-ci avaient pu savoir où on les menait, peut-être eussent- ils décliné cet honneur, bien que ce fût le roi qui les envoyât!... Peut-être, aussi, eussent-ils préféré se débarrasser de Gonzague au premier tournant de la route? Presque tous avaient fait la guerre et ils avaient vu charger Royal-Lagardère. Ils savaient ce qu’il en coûtait de se trouver devant. L’Intruse. Ni Mabel, ni Mariquita ne pouvaient quitter Lagardère dans l’état où il se trouvait. Il était interdit à la première, en effet, de se séparer de sa tribu, et elle devait rester là pour soigner la blessure du corps; quant à la seconde, elle n’eût, à aucun prix, consenti à abandonner Henri à des mains étrangères, sa douce amitié pouvant seule verser un baume sur les plaies de son coeur. En s’éloignant, ne fût-ce que pour quelques jours, la petite bohémienne eût par son absence replongé le chevalier dans le doute et, pour que sa guérison physique fût rapide, il fallait éviter avant tout de le laisser en tête à tête avec sa douleur morale. D’autre part, la présence des roués dans les environs nécessitait une surveillance active et des précautions incessantes pour qu’ils ne vinssent pas à découvrir la retraite de Lagardère. Pour toutes ces raisons, les deux femmes tinrent conseil entre elles et décidèrent de rester au chevet du blessé. Une des principales questions était ainsi tranchée, mais n’en laissait pas moins subsister une autre d’aussi haute importance. -En demeurant ici, observa la gitanita, nous risquons de perdre pour longtemps la trace de Mlle de Nevers, qui peut-être n’est pas loin d’ici à cette heure. Les fiancés, près de se rejoindre, vont être de nouveau séparés, qui sait pour combien de jours, pour combien de mois? -Écoute, mon enfant, dit Mabel après avoir longuement réfléchi, il ne s’agit pas de perdre celui-ci pendant que nous irions à l’aventure à la recherche de l’autre. Mieux vaut tenir que courir; gardons donc ce que nous tenons et que d’autres aillent chercher à notre place. -Qui? -Nous avons le choix; pour cela, il suffit que tu sois capable de donner des jeunes filles et de ses compagnons une description si exacte qu’on ne puisse s’y tromper. La jeune fille réfléchissait. -Je n’ai vu qu’une fois M. de Chaverny, fit-elle au bout d’un instant, cependant ses traits restent gravés dans ma mémoire comme si je l’avais vu hier. Quant aux autres, je puis vous décrire leur visage, leur allure, leurs vêtements et leurs gestes, jusqu’à leur voix. -C’est parfait, dit l’ancêtre; nous allons mettre des limiers sur la piste et je serais surprise si nous n’avions pas du nouveau dans quelques jours. Elle appela Benasy et commanda: -Va chercher Antor; qu’il vienne ici avec sa femme, ses deux fils et sa fille. Tu amèneras aussi le chef. Le jeune homme se glissa dehors comme une couleuvre. Quelques minutes après, tous ceux que Mabel avait désignés faisaient cercle autour d’elle. Antor était un géant bronzé, à la barbe noire, aux traits saillants. Au repos il était doux comme un enfant, mais ses colères devaient être terribles. Ses deux fils lui ressemblaient et, comme lui, ils eussent assommé un boeuf d’un coup de poing. Helda, sa femme, était astucieuse et fine, et sa fille Pépita pouvait passer pour une perle de beauté parmi les belles gitanas de Grenade. -Écoutez-moi tous, prononça la vieille Mabel, car la mission que je vais vous confier exige autant d’habileté que de force. Toi, Antor, tu vas atteler tes deux chevaux à ta carriole, et partir avec les tiens, peut-être pour quelques jours, peut-être pour un mois, jusqu’à ce que vous ayez rencontré ceux dont on va vous donner le signalement. Si vous ne les trouvez pas en Biscaye, il vous faudra chercher en Navarre, en Aragon, en Castille, mais plutôt vers la frontière. -Qui sont ceux-là? demanda l’homme. -Quatre cavaliers et deux femmes. Si vous les rencontrez tous ensemble, Helda s’approchera de l’une d’elles, celle qui est brune, et lui dira le mot de reconnaissance des ragni. -Elle est donc des nôtres? -Te souviens-tu de la petite Flor qui un jour nous amena des étrangers au mont Baladron? -Flor! s’écria Pépita, j’ai joué avec elle quand j’étais petite et je la reconnaîtrais. Honte à elle, elle a renié la religion des siens! Mabel la couvrit d’un regard dominateur. -Ceci ne nous regarde pas; elle avait ses raisons. Et s’adressant à Helda, elle reprit: -Quand tu seras bien sûre que c’est elle, tu lui diras: «Suis-moi, je vais te mener vers celui qui a bu le psaw au mont Baladron.» -Et s’il n’y a que les hommes? demanda Antor. -Ce sera plus difficile, car il ne faut pas les confondre avec d’autres, ceux, par exemple, que nous avons rencontrés à Pancorbo et qui sont passés par ici ce matin. -Ceux-là je les connais. -Il y en a d’autres encore, poursuivit Mabel; Mariquita va vous dire à quoi vous reconnaîtrez ceux que nous cherchons... Parle, mon enfant. Celle-ci dépeignit d’abord Aurore; et, pour plus de sûreté, se glissant sans bruit, avec Helda et sa fille, auprès du lit où sommeillait Lagardère, elle leur montra le portrait qu’il avait sur la poitrine. Elle leur parla aussi de Flor, donna des détails sur Chaverny, Antoine Laho et Passepoil, mais s’étendit longuement sur Cocardasse, sur son allure de pourfendeur, son feutre et ses bottes, son nez rouge, sa rapière et ses jurons, faisant du Toulousain un type vraisemblablement unique bien difficile à méconnaître. -Il n’y en a pas deux comme lui sur le continent, conclut-elle; on le reconnaîtrait entre cent mille. Les femmes surtout écoutaient avec attention et casaient le moindre détail dans leur cerveau. Mabel leur donna encore quelques instructions précises et les congédia. -Allez, leur dit-elle, le jour où vous les ramènerez, il y aura grande liesse au camp des ragni. Un quart d’heure après, la roulotte d’Antor se détachait des autres et partait vers l’inconnu. Si vague que fût la direction qu’on avait donnée à ces gens, ils obéissaient passivement, - intelligemment pourtant, -à un mot, à un geste de l’ancêtre. À ces nomades, en rébellion contre la loi, il suffit de l’ordre d’une femme pour qu’ils s’en aillent au nord ou au sud, pour un jour ou pour un an, sans souci de l’heure présente, pas plus que du lendemain. -Qu’as-tu à me dire, mère? demanda à son tour le chef du clan, qui était resté adossé à la porte. -Fais établir le campement d’une façon définitive, dit l’ancêtre; nous resterons peut-être assez longtemps ici. Donne l’ordre que les escopettes soient toujours chargées à portée de la main, mais qu’on ne tire pas à moins d’être attaqués ou si l’on me voit brandir une torche allumée par cette fente du rocher. Jour et nuit quelqu’un devra veiller pour qu’on ne puisse s’introduire dans cette grotte; Benasy nous apportera ce dont nous aurons besoin et servira d’intermédiaire entre la tribu et moi; tu me l’enverras chaque fois que tu auras quelque chose à me dire. As-tu quelque objection à faire? -Non, si notre séjour ici ne doit pas dépasser une semaine. Oui, s’il doit être plus long... -Laquelle? -Quand nous aurons dévalisé toutes les haciendas, rançonné tous les villages des environs pour vivre, la maréchaussée viendra nous déloger ici. Il faut que les enfants de Bohême marchent toujours, dès qu’ils s’arrêtent les races maudites fondent sur eux. -Les jours sont de vingt-quatre heures, les semaines de sept jours, observa sentencieusement Mabel. Qui sait où nous serons dans une semaine? Va et fais ce que je t’ai dit. Elle sortit elle-même un instant avec le chef, fixa l’emplacement du camp, parla à tous et se mit, aux alentours, à la recherche des plantes dont elle savait la vertu. Quand elle rejoignit la gitanita elle en rapportait une botte qu’elle se mit à triturer, à faire bouillir en prononçant des mots magiques accompagnés de gestes prescrits par la Kabbale. Lagardère, un peu plus tard, se réveilla calmé; la fièvre avait disparu et il éprouvait un certain bien-être à se sentir couché dans un lit, en un lieu agréable et sûr. Il ressentait surtout une grande joie de voir Mariquita aller et venir autour de lui, aussi dévouée que l’eût été une soeur, peut-être une mère. Cependant, bien que sa nature énergique reprît le dessus, bien que les remèdes de Mabel lui apportassent un soulagement rapide, il demeurait triste et pensif, ne parlant jamais d’Aurore. -Je ne puis plus espérer... répondit-il un soir à la gitanita qui s’efforçait de lui persuader qu’il allait la revoir avant peu. Deux jours se passèrent ainsi et un mieux sensible se produisit; puis le chevalier put se lever et, soutenu par les deux femmes, parcourir son étrange demeure. Le mystère de ce lieu inhabité l’intriguait. Il prit aussi goût à faire causer la vieille Mabel, ce type si curieux dont il ne pouvait arriver à pénétrer le caractère, tant lui échappait le mobile qui la faisait agir. Il ne pouvait, en effet, se défendre d’y voir un but caché et n’y trouvait qu’un dévouement réel, presque de l’affection. C’était plus qu’il n’en fallait pour exciter sa surprise. Benasy faisait de fréquentes apparitions dans la grotte et tenait ses habitants au courant de ce qui se passait au-dehors. Depuis qu’il avait à pourvoir à la nourriture du chevalier, ses facultés de haut vol avaient encore doublé; on ne le voyait jamais arriver les mains vides; tantôt il apportait des fruits, tantôt un chapon, un flacon de vieux vin de Murcie, du gibier. Le tout ne lui coûtait pas un maravédis, et si Lagardère en eût connu la provenance, il est fort probable qu’il n’en eût rien accepté. Le drôle n’eût d’ailleurs pas compris ses scrupules; il faisait pour le mieux et y mettait toute sa science. Le sixième jour, on n’avait reçu aucune nouvelle d’Antor, et Mabel en était surprise. Lagardère, qui ne savait rien, parlait de se remettre en route. Maintenant, quand venait le soir, il s’endormait paisiblement; au lourd sommeil des nuits précédentes, où la fièvre l’accablait, avait succédé un repos salutaire, mêlé de rêves heureux. À veiller sur lui, Mariquita oubliait de dormir, mais elle ne se sentait pas lasse, tant était grand son bonheur de voir le blessé renaître à la vie et retrouver ses forces. Une nuit pourtant elle s’assoupit non loin de la vieille Mabel, qui dormait profondément, sous l’influence d’un orage qui menaçait. De gros nuages voilaient les étoiles; au loin le tonnerre grondait et l’obscurité était presque complète, ce qui est rare en Espagne. Dans le camp des bohémiens, planté à deux cents pas plus loin, accablé par la lourdeur de l’atmosphère, tout le monde dormait profondément, y compris la sentinelle qui, suivant les ordres de Mabel, devait veiller toujours. Il eût été difficile de se rendre compte de l’heure, car aucune horloge ne tintait à trois lieues à la ronde. Les gens des villes qui en avaient une avaient pu, l’instant d’avant, entendre sonner minuit. Une forme légère passa près du camp des ragni, surprise de les voir là. Bien que ce fût une femme, elle paraissait n’avoir aucune crainte. Elle avait aux pieds des espadrilles et glissait sur le sol plutôt qu’elle ne marchait, si bien que nul ne la vit ni ne l’entendit. Elle se dirigea vers le rocher et bientôt son corps cessa de se détacher au-dessus des herbes; elle s’était baissée sur ses mains et sur ses genoux et, sans qu’une feuille remuât, elle rampait dans l’étroit canal qui menait à la grotte. Devant la porte elle se redressa, sortit une clef de sa poche, s’apprêtant à l’introduire dans la serrure. Alors seulement elle s’aperçut que la porte était ouverte et qu’il suffisait de la pousser du doigt. Une vague inquiétude la prit, car elle saisit le manche d’un petit poignard passé à sa ceinture. Bientôt pourtant ce fut de la joie qui éclaira ses traits et, avant d’entrer, elle prononça un nom à mi-voix: -Pedro! Personne ne répondit. Elle appela une seconde fois plus haut, et entendit un frôlement, le murmure d’une voix féminine. L’obscurité l’empêchait de rien distinguer à l’intérieur et, comme elle essayait de fouiller du regard, elle se sentit soudain la gorge serrée par une main calleuse qui n’était pas celle d’un homme. La voyageuse nocturne, vaillante sous l’attaque, allait peut-être lever son poignard pour frapper. Elle n’en fit rien, réfléchissant que, si c’était bien une femme, elle allait peut-être tuer une innocente qui croyait seulement se défendre. Robuste autant que peu craintive, elle se dégagea donc d’une brusque secousse et envoya rouler à terre son adversaire, la vieille Mabel, qui étouffa un cri de rage. L’intruse croyait en avoir fini, mais d’autres mains la saisirent, cette fois fortes et vigoureuses, un corps souple se colla au sien, l’enlaça... et c’était un corps de femme. Elle voulut parler, mais elle ne le put pas, parce qu’on lui serrait la gorge. Dans la nuit, une lutte corps-à-corps s’engagea, où des doigts tordaient des cheveux, meurtrissaient des épaules. On n’entendit plus que le halètement des poitrines, des dents qui grinçaient et les imprécations de Mabel renversée. À ce tumulte, le chevalier, réveillé en sursaut, s’écria: -Qu’y a-t-il?... Fais de la lumière, Mariquita. C’était maintenant une voix d’homme, une voix inconnue, et la nouvelle venue eut conscience qu’elle était tombée dans un guet- apens, la grotte, à sa connaissance, n’ayant jamais servi d’abri à tant de monde. Vraisemblablement, en cet instant, elle dut songer à la retraite; par malheur, dans l’obscurité, ne sachant plus de quel côté était la sortie, elle résolut de vendre chèrement sa vie et tira son poignard. En même temps qu’elle, Mariquita tira le sien, parce qu’elle venait de sentir sur son bras le froid frôlement de l’acier. Soudain, de la lumière jaillit: la vieille Mabel, enfin relevée, avait pu rallumer une torche à l’âtre presque éteint et la flamme se jouait sur sa face jaune et ridée de sorcière. -Arrêtez! arrêtez! cria Lagardère. -Qui êtes-vous? que faites-vous ici?... Est-ce toi, Pedro? s’écria l’étrangère. Sans attendre la réponse, elle se précipita vers le lit. Devant elle, lui barrant la route, elle trouva l’arme et la poitrine de Mariquita. La pauvre enfant avait cru que cette femme allait poignarder Henri. Celle-ci cependant, les yeux fixes, regardait l’homme et tout à coup, jetant sa lame, elle poussa une exclamation: -M. de Lagardère!... -Qui êtes-vous? demanda le chevalier surpris. -Qui je suis?... Ne me reconnaissez-vous donc pas? Je suis Jacinta la Basquaise, votre hôtesse de Bayonne!... Mais que faites-vous ici, chez mon frère? -Votre frère?... Antoine Laho? -Non, pas celui-là, un autre, Pedro... Un jour qu’un gentilhomme m’avait insultée, il l’a tué et il a dû fuir en Espagne. Cela ne l’a pas empêché de se battre pour la France dans la guerre qui vient de finir et je venais voir s’il était de retour... C’est ici la tanière où il se cache depuis trois ans et où, en me cachant moi-même pour qu’on ne sache pas où je vais, je viens le voir chaque semaine, la nuit, depuis Bayonne. Lagardère lui tendit la main; elle la prit et la baisa. -C’est heureux, dit-elle, que je sois venue la première; lui peut- être eût fait un malheur. Si Mabel et Mariquita la dévisageaient avec moins de haine, il y avait encore chez elles de la défiance. -Qui sont ces deux femmes? demanda la Basquaise. -C’est juste, fit le chevalier en souriant, vous ne vous connaissez pas. Mariquita, remets ton poignard à sa place et embrasse Jacinta: vous êtes aussi bonnes et aussi braves l’une que l’autre. Elles n’hésitèrent pas, puisqu’il l’avait dit, et, le rire aux lèvres, oubliant qu’elles avaient failli s’entre-tuer, elles s’embrassèrent sans aucune arrière-pensée. Mabel continuait à maugréer, surtout contre les siens qui avaient laissé s’introduire quelqu’un. Celle-là, c’était bien, puisque Lagardère la connaissait, mais c’eût pu être aussi bien un homme, un ennemi. -Est-ce que tu vas nous chasser d’ici? demanda-t-elle d’un ton rogue. -Moi, vous chasser d’ici?... Dieu m’en garde! exclama la Basquaise. Pourquoi me demandez-vous cela? Elle regardait avec curiosité cette vieille femme qui parlait haut et semblait prête à défendre le chevalier contre le monde entier. -C’est que M. de Lagardère est blessé, dit Mabel, et tant qu’il ne sera pas guéri, il ne sortira pas d’ici. -Que dit-elle? s’écria Jacinta... Vous êtes blessé?... -Ce n’est plus rien, répondit Lagardère. Elles m’ont soigné et elles m’ont sauvé. -C’est bien, dit Jacinta, en prenant la main de Mariquita. Ne vous ai-je pas fait de mal tout à l’heure? Leurs cheveux étaient restés dénoués et tombaient sur leurs épaules en longues tresses noires. L’ardeur de la lutte avait mis du sang à leurs joues et il eût été difficile de dire laquelle des deux était la plus belle. En riant, elles se renouèrent mutuellement leurs chevelures. Devant ce tableau, Lagardère sourit; puis tout à coup s’assombrit. En regardant ces deux femmes désormais amies, il avait vu passer devant ses yeux l’image d’Aurore et de doña Cruz se parant pour le bal du Régent. Jacinta se pencha vers lui et lui demanda tout bas: -Où est Mlle de Nevers? Le chevalier courba le front, une larme mouilla ses paupières: -Je ne l’ai jamais revue, murmura-t-il avec un accent douloureux, et je la cherche. -Sa mère l’attend toujours à Bayonne, dit la Basquaise. -Pauvre femme!... que Dieu la lui rende; moi, je ne le pourrai peut-être pas! -Qui te l’a dit? s’écria Mabel. Achève ta nuit: il pourrait se faire que le jour qui va se lever soit le bon. -Un mot encore? demanda Jacinta. Où est mon frère Antoine? -Sans doute avec M. de Chaverny et les autres, murmura Lagardère... Où? je n’en sais rien. -Vous n’avez pas le droit de désespérer tant que vous ne les aurez pas revus, dit Jacinta, et c’est eux qui vous la ramèneront. Je vais rester ici jusqu’à la nuit prochaine et peut-être qu’en rentrant à Bayonne je pourrai préparer Mme la princesse à revoir sa fille. Ce fut au tour du chevalier à lui prendre la main et à la baiser. Puis il se rendormit et les trois femmes se mirent à se faire leurs confidences à voix basse. Victoire! Le soleil inondait les monts dont l’ombre géante se dégradait petit à petit au fond des vallées; les mille bestioles cachées dans les herbes, dans les branches, glissaient, bruissaient, emplissaient l’air de murmures. Sous la tente, les ragni chantaient leurs mélopées d’Orient, et Lagardère, debout, ne se laissait plus soigner que pour être agréable aux trois femmes, parce qu’elles se disputaient la faveur de le servir. Le matin même, il avait soupesé son épée. Vive Dieu! il ne l’avait pas trouvée trop lourde, et il l’avait fourbie avec amour; l’espoir revenant avec les forces, il pensait déjà avoir bientôt à s’en servir. Par la route qui descendait en serpent du côté de la mer montait lentement une troupe forte de trente hommes environ. Les sentinelles l’avaient dès longtemps signalée, faisant remarquer que les hommes qui la composaient n’avaient pas tous le même costume ni la même allure. En tête, Philippe de Gonzague, heureux d’avoir rassemblé sa bande, riait et gesticulait parmi le groupe formé par Peyrolles, encore un peu pâle, par Montaubert qui caracolait en bavardant fort avec Taranne, Nocé, de Batz et Lavallade. Derrière, le gros Oriol allait sans conviction et gardait un morne silence. Peut-être regrettait-il les nuits du Palais-Royal, la grosse Cidalise, la rieuse des bois, et surtout la jolie et peu farouche mais intéressée Nivelle. Les soldats venaient derrière. C’étaient des miquelets à demi disciplinés, à demi-bandits. Le prince les avait préférés à des réguliers. -Foin du Régent et des actions de Law, messieurs, disait Philippe de Mantoue, nous échangerons notre papier contre des doublons, des douros et, si l’on n’en veut pas, nous aurons de l’or quand même. Le roi d’Espagne est notre ami, la reine nous protège; si vous êtes sages, on vous donnera des titres, des places, des ambassades; Oriol, un de ces jours, sera grand d’Espagne. Vos consciences sont-elles à point, messieurs, la danse va recommencer? Un large sourire éclaira la face de tous ces hommes que la cupidité et la débauche allaient enchaîner de nouveau au char du maître. Un seul ne riait point: Peyrolles. Il n’était pas moins cupide que tous, mais il songeait à la grosse perte subie par lui et à autre chose encore. -Lagardère, murmura-t-il entre haut et bas. -Peste soit de Lagardère! s’écria Gonzague. Quand je le voudrai, je jetterai sur lui, comme une meute, cinq cents hommes que me donnera Philippe V. -Il les dispersera comme une volée de moineaux, susurra l’intendant. -Nous serons là, interrompit Nocé. Peyrolles se retourna et le toisa: -Il y a longtemps que nous y sommes, répliqua-t-il... et même il y en avait d’autres. -Corbleu! hurla le prince irrité par cette insistance de son factotum qui venait contrebalancer ses paroles entraînantes. Aurais-tu peur? Je m’expliquerais alors pourquoi tu n’as pu même garder des femmes. -Lagardère passe à travers les épées, les femmes passent à travers les murailles, monseigneur... c’est nous qui recevons les coups. Ce sera ainsi tant que je n’aurai pas vu de mes yeux sceller le chevalier dans son cercueil. -Oiseau de malheur, gronda Philippe de Mantoue, tu l’y scelleras toi-même, pour en être plus sûr. Et pour qu’aucune muraille ne soit entre toi et Mlle de Nevers, je la ferai attacher à toi par une chaîne rivée à une ceinture de fer qui te ceindra les flancs. Peyrolles ricana: -Avant de mettre Lagardère au cercueil, il faut le tuer; avant de river une chaîne à la patte de la colombe, il faut la reprendre. Tout cela ne sera ni pour aujourd’hui, ni pour demain, monseigneur... peut-être pour jamais. Gonzague froissa son jabot de dentelles avec colère et dans la bande des roués on n’entendit plus un mot. Ce diable de Peyrolles, sentencieux et lugubre, avait glacé la jactance sur les lèvres de son maître. Seuls, les sabots des chevaux heurtant les cailloux du chemin, et les lazzis des miquelets animèrent désormais ce coin de plaine où chevauchaient de compagnie bandits et soldats. Sur la même route, venant de l’opposé, en sens inverse, s’avançait une autre troupe. Elle ne se composait que de six personnes: quatre hommes et deux femmes. Là aussi quelqu’un parlait haut; par exemple, il ne promettait ni places, ni honneurs, ni argent; là aussi, il était question de Lagardère: -Sandiéou! grondait la voix de notre ami Cocardasse; où diable peut bien s’être terré le pitchoun, pour que nous ne puissions mettre la main sur lui? M’est avis que toute cette racaille de Bohême qui court les routes l’a endormi dans un coin avec quelque drogue d’enfer. -On pourrait te jouer ce tour à toi, dit Amable, tu as toujours soif... -Erreur profonde, ma caillou! avant de boire le vin, je le flaire et celui qui y mettrait quelque ingrédient avalerait en même temps le vin et le gobelet, eh donc! Derrière les prévôts marchaient Aurore de Nevers et doña Cruz, Chaverny entre elles deux. Tous trois parlaient de Lagardère. -Où est-il? soupirait Aurore, car c’était là l’éternel souci de la pauvre enfant. Je préfère demeurer en Espagne que de revoir sans lui la France. Si je m’éloignais du pays où peut-être il souffre, où il pleure, j’entendrais sans cesse retentir à mes oreilles l’appel de sa détresse et je serais trop loin pour venir partager ses souffrances, boire ses larmes... Où il ne serait pas, je ne pourrais vivre, et dussé-je danser sur les places, mendier le long des routes, je le chercherai jusqu’à ce que Dieu m’ait permis de le revoir, ne fût-ce qu’une heure, ne fût-ce qu’une minute... Il pourrait alors nous rappeler à Lui, car tout notre bonheur serait consommé... Doña Cruz et Chaverny savouraient la joie d’être réunis. Sans cesse leurs yeux se parlaient, leurs mains se pressaient en cachette. Mais trop bons pour laisser voir leur amour à la pauvre Aurore, et considérant comme un crime d’afficher un plaisir égoïste quand, au milieu d’eux, se dressait la statue vivante de la douleur, ils s’ingéniaient à la consoler, à faire renaître en elle le courage et l’espoir. Doña Cruz puisait cependant dans sa joie secrète une vaillance nouvelle qu’elle mettait au service de son amie et, parfois, aidée de Chaverny, arrivait à faire pénétrer dans le coeur de Mlle de Nevers un peu de sa croyance en un bonheur prochain. -Tu sais bien, lui disait la gitana, que lorsque nous serons en sûreté en France, retrouver Lagardère ne sera plus qu’une question de quelques jours. Débarrassés du souci de nous sentir exposées à retomber entre les mains de notre ennemi, nos défenseurs pourront agir librement, et leurs épées, comme leurs volontés, sont de celles que rien n’arrête. Quelques lieues à peine nous séparent de la frontière, nous y serons ce soir et aucun danger ne nous menace. -Si vous aviez quelque chose à craindre, dit à son tour Antoine Laho, il y a près d’ici un abri que ma soeur Jacinta, mon frère Pedro et moi sommes seuls à connaître; là, tous les Gonzague de la terre ne vous trouveraient pas. Nous n’en aurons pas besoin, je l’espère. Les deux troupes étaient à égale distance de cet abri dont parlait le Basque et entre elles deux il n’y avait pas plus d’un mille. Mabel, de son observatoire, les voyait s’avancer; mais l’âge avait affaibli sa vue, elle ne distinguait pas les visages. -Viens vite, Mariquita, dit-elle à un moment; et toi, Jacinta, allume une torche... «Allume-la, te dis-je, car je vais en avoir besoin. Mariquita bondit sur les marches et plongea son regard vers la plaine. Un frémissement secoua tout son corps. Le bras étendu vers un point d’abord, vers l’autre ensuite, elle s’écria d’une voix étranglée par l’émotion: -Ici, Mlle de Nevers, Flor, Chaverny... ils sont six en tout... Et là-bas, Gonzague, Peyrolles, plus de vingt hommes... l’ennemi! Lagardère dormait tout vêtu sur son lit. -Ne le réveillons pas, dit Mabel; il faut que ce soit un baiser de sa fiancée qui vienne rouvrir ses paupières. Benasy venait d’entrer; l’ancêtre lui montra les deux troupes. -Cours à la tribu, ordonna-t-elle. Quand ceux qui viennent de l’ouest seront à portée des escopettes, je pousserai le cri du hibou et je lèverai ma torche. Il faudra que chaque coup porte et qu’il y ait des morts; tu iras, toi, prévenir les autres de se mettre en garde et de défendre les femmes; tu leur diras que les bohémiens sont avec eux et qu’une grande joie les attend. -Ma mère, demanda le gitano, croyez-vous qu’il soit bien nécessaire de nous battre pour des chrétiens? Les yeux de la vieille lancèrent un éclair. -Obéis, fit-elle impérieuse. Lorsqu’il fut sorti, elle prit des mains de Jacinta la torche allumée qui allait donner le signal du combat: -J’avais bien dit, s’écria-t-elle, que ce jour-ci serait le bon. En ce même instant, dans la plus petite des deux troupes qui s’avançaient, le Gascon jura en renfonçant son feutre d’un coup de poing: -Sandiéou! j’aperçois là-bas un campement de ces satanés bohémiens. Ouvrons l’oeil, ma caillou; ce gibier de potence, il ne me dit rien qui vaille. -Et moi je vois autre chose, dit Passepoil, qui fit de sa main un abat-jour au-dessus de ses yeux. Regarde sur la route, mon noble ami, ce nuage de poussière soulevé par plus de vingt cavaliers. Si je ne me trompe, je crois reconnaître Peyrolles. -Ce bon M. de Peyrolles, as-tu dit, pitchoun? Pétronille, ma belle, il y a là une carcasse qui t’est destinée, et, vivadiou! il s’agit de te bien conduire! Il dégaina et le Normand en fit autant: -Pour les dames, s’écria celui-ci, et la botte de Nevers! Chaverny s’était haussé sur ses étriers. -Gonzague et sa bande, murmura-t-il les dents serrées, l’épée déjà hors du fourreau. Lagardère absent, c’est à moi qu’il appartient d’envoyer mon beau cousin dans l’autre monde. Aurore et doña Cruz avaient pâli. -C’est la fin, dit la première, ils sont cinq fois plus nombreux que nous. Jurez-moi, monsieur de Chaverny, que si vous me voyez en danger d’être reprise par le prince, vous me passerez votre épée au travers du corps. -Je jure qu’il ne vous prendra pas! répondit Chaverny. Laho va veiller sur vous pendant que je me battrai en avant, avec Cocardasse et Passepoil. Maintenant les adversaires pouvaient se compter, se reconnaître, presque s’invectiver. Gonzague étendit les bras: -Messieurs, dit-il en riant d’un rire faux, Mlle de Nevers vient d’elle-même s’offrir à nous; je me réserve le droit de la faire prisonnière. Les quatre hommes qui l’accompagnent ne comptent pas: j’en abandonne trois à votre valeur, mais je veux que le petit marquis ait la vie sauve. -Lagardère n’est pas avec eux, fit Peyrolles. Toutes les poitrines rendirent un soupir de soulagement, sauf celle de Gonzague qui rugit: -Tant pis, c’eût été son dernier jour et sa fiancée eût pu le voir mourir! Un rire sauvage et cruel ponctua ces paroles: l’âme noire de Philippe de Mantoue venait de se refléter dans ses yeux et les roués tressaillirent. Peyrolles, toujours prudent, fit passer les miquelets en avant et leur montra l’ennemi, en ayant soin de leur désigner Chaverny qu’il fallait épargner. Cette tactique n’eut pas l’heur de plaire aux Espagnols; on leur faisait trop d’honneur de leur réserver le premier choc quand ceux qui les conduisaient allaient s’abriter derrière eux. Le bas-officier qui les commandait toisa Peyrolles avec mépris et prononça quelques mots entendus seulement de ses hommes: -En arrivant sur l’adversaire, murmura-t-il, ouvrez vos rangs et laissez faire. Un cliquetis d’épées qu’on tire, un ordre, un ricanement de Gonzague, et les chevaux, mordus au flanc par l’éperon, s’élancèrent au galop de charge. Soudain, étrange et lugubre, le hululement de la chouette monta. La flamme d’une torche jaillit dans l’anfractuosité d’un roc et la décharge de quinze tromblons roula, gronda, jetant sur le sol trois rangs de soldats qui chargeaient. Gonzague poussa un hurlement de colère. L’intendant stupéfait devint blanc comme un suaire. Bondissant comme un chevreuil, un jeune bohémien arrivait à hauteur du marquis: -Chargez, lui cria-t-il. Ne craignez rien; vous avez quinze escopettes avec vous et dans un instant vous pleurerez de joie. En avant! -En avant! répéta Chaverny, qui se détacha avec les deux prévôts et fut bientôt à hauteur des ragni.» Comme ils y arrivaient, surgirent à leurs côtés trois femmes. L’une brandissait une torche au bout de son bras décharné; ses cheveux blancs flottaient autour de sa vieille tête jaune et de sa bouche édentée jaillissaient des imprécations et des menaces. Elle était transfigurée, Mabel, l’ancêtre, la fille des romanichels; on eût dit la Vengeance en loques, l’image de la Guerre déchaînée: -Feu, sang et mort! hurlait-elle. Malédiction sur l’assassin!... Hardi! tuez, vous autres, et que pas un n’échappe... Les ragni boiront ce soir dans des crânes; c’est aujourd’hui le jour de la justice et de la joie... Les deux autres avaient le poignard à la main; elles étaient venues, pour les protéger, se placer à quelques pas en avant des jeunes filles. -Mariquita! Jacinta!... s’écrièrent en même temps Aurore, doña Cruz et Laho. -Courage! répondirent les deux femmes; la victoire est à nous!... -L’amour sera le maître! hurla Mabel. Que meurent tous ceux dont le coeur est sec!... Le désordre s’était mis dans les rangs de la troupe commandée par le prince. Les miquelets qui avaient échappé à la fusillade avaient tourné bride et il ne restait plus comme adversaires que Philippe de Mantoue et ses roués. Impassibles, les ragni rechargeaient leurs armes. Les cris de Mabel, mêlés aux jurons de Cocardasse, animaient étrangement cette minute d’attente. La rage aveuglait Philippe de Mantoue, qui voyait Aurore prête à lui échapper. Pour s’emparer d’elle, il se fût précipité tête basse contre une montagne. -Sus à Mlle de Nevers! s’écria-t-il en montrant de la pointe de son épée la pauvre enfant qui tremblait. Vaine menace! Tout à coup s’éleva une voix claire, inattendue, terrible, qui cloua tout le monde sur place: -J’y suis! -Henri! s’écria Mlle de Nevers qui s’évanouit, soutenue sur sa mule par Flor et Laho. Un nom sortit de toutes les lèvres, ici exprimé avec terreur et là avec joie: -Lagardère! Oui, c’était Lagardère, pâle, les cheveux au vent, l’épée haute, le Lagardère des grands jours de bataille et de victoire. Ses yeux chargés d’éclairs étaient rivés à ceux de son ennemi. -Vite, un cheval, demanda-t-il. Il me faut la vie du meurtrier de Nevers. Philippe de Mantoue l’entendit mais ne l’attendit pas: le premier de tous il tourna bride en enfonçant ses éperons dans les flancs de sa monture. -Lagardère n’est pas encore au cercueil, dit Peyrolles dont les dents claquaient. Le chevalier remit son épée au fourreau et les regarda fuir: -Lâches partout, lâches toujours, murmura-t-il; je ne trouverai jamais devant moi la poitrine de cet Italien. Alors des pleurs de joie, de tendresse et d’amour inondèrent ses paupières. Il s’approcha d’Aurore, la prit dans ses bras, la descendit de sa monture et baisa son front pâle. Ses larmes, goutte à goutte, tombaient sur le visage de la douce fiancée et quand elle ouvrit les yeux, elle vit qu’il était sur sa poitrine, sentit qu’il la pressait sur son coeur. Alors, chastement, elle tendit ses lèvres. Sous le couteau de Laho, les branches qui obstruaient l’entrée de l’asile mystérieux tombèrent et, quand le chemin fut assez large, Lagardère emporta son trésor enfin reconquis, celle qui était à lui de toute son âme, celle qui bientôt allait être sa femme. -Henri! murmurait-elle, je t’aime plus que tout... plus que Dieu! *DEUXIÈME PARTIE. (Les Transformations De Lagardère.) *Sacrifiée. Sur la route qui franchit à Andaye la frontière pyrénéenne, se déroulait le plus étrange cortège qu’on pût rêver. On eût dit tout l’oeuvre de Jacques Callot soudain animé et réuni sur un espace d’un quart de lieue à peine. Qui eût tenu en main ses estampes eût juré qu’il en avait devant les yeux les modèles, nobles et guenilleux. Pour la noblesse, le costume seul était changé et les modes suivaient la décadence des esprits, un gentilhomme du temps de Louis XIII ayant une autre allure que ceux de la Régence. Pour les autres, le tableau était toujours le même: la mode ne fut jamais faite pour les loques. Dans l’ensemble, l’éclat coudoyait le grotesque, les pourpoints faisaient tache au milieu des haillons et le luxe allait de pair avec la misère. La tête de la troupe présentait l’aspect d’un cortège nuptial et la comparaison ne saurait être mieux choisie: Henri de Lagardère et le marquis de Chaverny ramenaient leurs fiancées en France. Le reste, c’est-à-dire toute la tribu des bohémiens, était indescriptible. Il suffisait de leur appliquer la légende de Callot: Ces pauvres gueux pleins de bonadventures, Ne portent rien que des choses jutures. Cocardasse et Passepoil ouvraient la marche et fournissaient leur part dans la note grotesque. Il n’eût pas fait bon toutefois le dire au premier. Son feutre était fièrement campé sur son oreille, bien que maculé et fripé, et pour la circonstance, il avait relevé ses moustaches en deux crocs formidables sous lesquels roulaient des jurons plus formidables encore. Sa rapière, la fameuse Pétronille, qui s’était si bien conduite en Espagne, battait les flancs de son cheval avec un bruit de ferraille quand, par hasard, la main appuyée sur la garde, il n’en relevait pas la pointe en verrouil. Cocardasse junior, ainsi fait, avait les allures d’un héraut d’armes devant un empereur. Passepoil, lui, était beaucoup plus humble, mais sa face glabre s’éclairait d’un incessant sourire. Les jambes perdues dans son haut-de-chausse en tire-bouchon, les bras ballants et laissant sa monture aller à sa guise, ou plutôt suivre celle de Cocardasse, le Normand coulait en arrière ses petits yeux papillotants. C’est qu’il y avait là beaucoup de femmes, de jolies femmes, sans compter bien entendu Aurore et doña Cruz sur lesquelles il n’eût pas osé lever ses yeux audacieusement quêteurs. Mariquita et Jacinta étaient aussi bien belles et également sacrées. Heureusement il y avait là les femmes et les filles des ragni, ces statues vivantes aux seins de cuivre, dont la peau avait des reflets d’or vert, dont la bouche était de feu et les yeux de métal en fusion! C’eût été se damner à jamais, -Passepoil à vrai dire n’était pas sûr de ne pas l’être depuis longtemps, -c’eût été se damner que d’étreindre ces corps souples et vibrants dans les pattes d’araignée qu’étaient ses bras à lui. N’empêche que pour un baiser sur l’épaule de Pépita, il se fût fait renégat, gitano, bandit, voleur de grands chemins; qu’il eût vendu l’épée de Cocardasse et la sienne. Tous les dix pas, il se retournait pour la contempler et la seule chose qui pût le rappeler à la réalité et modérer ses désirs, c’était de rencontrer soudain, attaché sur lui, le regard jaloux d’un ragni. Alors il courbait le dos, pressait sa monture qui trottinait quelque peu, jusqu’à ce que la passion, plus forte que la prudence, ramenât quand même la tête de l’inflammable prévôt en arrière. Mlle de Nevers chevauchait aux côtés de Lagardère: ils avaient les yeux dans les yeux, se tenaient par la main et se parlaient sans trêve, à voix basse. Leur bonheur ne regardait qu’eux seuls, et ils avaient tant de choses à se dire! Derrière eux venaient Flor et Chaverny; mais leur tendresse, à eux, n’était point muette; leur amour était aussi bruyant que l’autre était calme. Le marquis avait besoin de crier sa joie, de se dépenser en mouvements, en transports d’allégresse, et Flor, songeant qu’après avoir tant pleuré l’heure était venue de rire, ne se faisait point faute de donner la réplique. Antoine Laho et sa soeur causaient entre eux dans cette langue basque si étrange qu’il faut des mois pour la comprendre et des années pour la parler. Sur leurs talons, s’échelonnaient les roulottes des bohémiens, presque toutes vides. Hommes et femmes, en effet, suivaient à pied, chantant leurs mélopées graves et sauvages. Seule, Mabel était restée dans la sienne, la première de toutes, de laquelle émergeait sa tête blanche. Près des brancards marchait Mariquita, la main posée sur la croupe du cheval, les yeux fixés vers la terre, rêveuse, triste et souffrante. Une mortelle angoisse l’étreignait à la gorge; elle qui avait lu dans les étoiles l’avenir des autres ne pouvait y lire le sien et le devinait lugubre. -J’ai aidé à leur bonheur à tous, au sien surtout, se disait-elle en regardant Lagardère. Je lui ai sacrifié un peu de ma raison et de mon sang, beaucoup de mes affections et de mon coeur. Il va partir, s’en aller pour toujours, et moi, je dois rester ici comme une épave! La tête de la colonne s’arrêta. D’un geste théâtral, Cocardasse leva son feutre, tandis que par une de ses exclamations familières, il saluait le sol de France. -Vivadiou! nous voici enfin sur nos terres... Amable, mon pitchoun, dis un peu bonjour au soleil de M. le Régent qui luit là-bas comme un gros écu d’or. -Mieux vaudrait qu’il en tombe quelques-uns dans nos poches! murmura frère Passepoil. Lagardère lui-même se découvrit. Aurore, émue, adressa au ciel de ferventes actions de grâces. La longue file des voitures s’immobilisa et les bohémiens, qui, sur l’invitation de Mabel, avaient voulu accompagner les fiancés jusqu’à l’extrême limite du territoire espagnol, vinrent se ranger sur une ligne, l’ancêtre en tête. Jusque-là, il n’avait pas été question pour eux de récompense: ils n’en réclamaient pas. Ils avaient agi de leur plein gré, satisfait que leur intervention eût été si utile, respectueux surtout devant le chevalier dont la seule présence avait mis en fuite tous les ennemis; or ces sauvages enfants du vent et de la poussière ont une profonde admiration pour la vaillance et pour la force. Une fois dans leur vie, ces pillards de profession avaient dérogé à la règle immuable de leur race et il n’était pas d’exemple dans leur tribu que jamais ils fussent venus en aide à un chrétien autre que Lagardère. Mais celui-ci était Lagardère!... Le cas ne se présenterait plus. Le chevalier mit pied à terre, ayant Chaverny à ses côtés et vint droit à ces faces bronzées qui l’admiraient. -Merci, mes amis, dit-il. J’ai longtemps cru que vous étiez incapables de faire autre chose que le mal; je m’étais trompé. Si je pouvais donner aujourd’hui à chacun de vous ce qu’il mérite, vous seriez tous riches dans une heure. Par malheur, en dehors de mon épée, je n’ai que quelques ducats: les voici. J’espère un jour pouvoir vous en apporter d’autres. -Et voici ma bourse, dit à son tour Chaverny. Revenez ici même dans un mois: quelqu’un y sera de notre part qui vous donnera de quoi vous remettre notre souvenir en mémoire. Tous deux tendaient en même temps à Mabel leurs mains pleines d’or. -Si les autres en veulent, répondit celle-ci, libre à eux d’accepter; pour moi, je ne veux rien. -Nous refusons, dirent les hommes. Lorsqu’il nous prend fantaisie d’avoir de l’or, nous le prenons. Mais nous n’avons jamais vendu notre dévouement, par la raison que vous êtes les premiers à qui nous l’ayons offert... Ce qu’on donne ne se paie pas. -Couquinasse!... ils refusent!... s’écria le Gascon interloqué. Dis donc mon bien bon, qu’on nous en offre un peu, pour voir, à nous autres... Flor sauta en bas de sa mule, prit les deux bourses et s’approcha de Pépita: -Tiens, toi, la belle fille, prends ceci des mains de celle qui fut autrefois des vôtres. Achète-toi des anneaux d’argent et de cuivre, des sequins et des bracelets, et si un jour, en dansant sur les places de Madrid, de Valladolid ou de Murcie, tu rencontres un gentilhomme français, noble et bon, qui veuille t’aimer, ne dis pas non, petite. Tu es plus belle que moi, et moi je vais être marquise. Toute fière, elle prit le bras de Chaverny. -Dieu! murmura Passepoil, la main sur son coeur, si jamais je revenais à Madrid et que ce soit de moi qu’elle s’éprenne... Cocardasse eut un retentissant éclat de rire: -Toi!... Sandiéou!... Mais tu ne t’es donc jamais vu dans un miroir, mon pauvre Amable? Pour toute réponse, le Normand, vexé, lui glissa un regard furibond et murmura entre ses dents: -Je l’aimerais peut-être mieux qu’un vrai gentilhomme! -Hé! couquinasse! gronda le Gascon, ne le sommes-nous pas? Le Petit Parisien il nous a sacrés, bagasse! À son tour Aurore de Nevers s’avança et embrassa la vieille Mabel: -Vous me l’avez sauvé, dit-elle; je n’oublierai jamais que c’est à vous que je dois de l’avoir retrouvé. S’il vous arrivait d’avoir besoin de moi, je serai toujours prête. -Mabel n’aura bientôt plus besoin de rien, répondit l’ancêtre. Nous vous avons mis sur la route du bonheur, ne vous en écartez pas. Mariquita restait à l’écart; les deux jeunes filles la prirent ensemble dans leurs bras: -Et toi, viens avec nous, dit Flor. Tu nous as tant donné que rien ne doit nous séparer désormais... -Viens, ma soeur, ajouta Aurore. Mais la gitanita secoua la tête, étendit le bras dans la direction de Peña del Cid: -Je suis rivée pour toujours, répondit-elle tristement, au tertre où dort mon père. J’ai juré que je ne m’éloignerais jamais de son tombeau et que je m’éteindrais en y pleurant: je souhaite que ce soit bientôt. Allez, mes soeurs, puisque vous voulez bien que je vous donne ce nom, allez vers la joie, vers l’amour; le spectacle de votre bonheur n’est pas fait pour moi. -Tu le gâtes en refusant de t’y associer, lui dit Lagardère avec émotion. Viens, mon enfant; souviens-toi du jour où tu avais posé ta tête sur ma poitrine et où, moi aussi, je jurai que tu ne me quitterais jamais. Ce serment, je dois le tenir. -Tu as fait pour moi plus que tu ne devais, répondit-elle. -Tu m’as donné la vie de ton père... -J’étais folle: ton affection m’a rendu la raison... -Folle par moi et pour moi... -Qu’importe?... Ce que je devais faire sur cette terre est achevé... Emmène ta fiancée. C’étaient là des paroles des lèvres, mais en secret, le pauvre coeur brisé parlait un autre langage. Mariquita contempla longuement le chevalier pour que son souvenir se gravât éternellement en elle et leurs deux âmes pures communièrent dans un regard qui chez l’un était de l’amour, chez l’autre de la reconnaissance. -Emmène ta fiancée!... répéta la gitana en détresse. Un flot de larmes jaillit de ses yeux; un tremblement convulsif la secoua, et Lagardère, qui craignait pour elle une émotion trop vive, la pressa contre sa poitrine et baisa son front. -Je serai toujours ton frère, lui dit-il. Quand ton chagrin sera trop lourd à porter, viens à Paris, des coeurs t’y seront ouverts. -Adieu, murmura-t-elle. Nous ne nous reverrons que dans l’éternité. Puis elle se détourna pour sangloter encore et ne pas voir la tristesse peinte sur le visage d’Henri et des autres. -Adieu donc, ma pauvre enfant, prononça lentement Lagardère. Adieu, vous tous qui ne voulez aucun bien de moi quand vous m’en avez fait tant. Que votre Dieu vous le rende; j’eusse aimé à vous prouver moi-même que je ne vous oublierai jamais ni les uns ni les autres. -Va, dit la vieille Mabel, et continue d’être fort dans la vie. Celle que tu as choisie peut sans crainte s’appuyer sur toi. Tout le monde remonta soit à cheval, soit dans les voitures, et les deux tronçons du cortège s’éloignèrent en sens inverse. Mariquita seule était restée à terre, et tandis qu’elle marchait, des larmes tombaient sur ses pieds nus. Souvent elle retournait la tête. Quand Lagardère et les siens furent près de disparaître, elle monta sur un rocher pour les voir encore. Lorsqu’elle ne vit plus rien, un nom sortit de sa gorge oppressée: -Henri! Ce fut un cri semblable à ceux qui s’étranglaient dans son gosier au temps de sa folie, un cri de détresse et d’amour. Puis elle roula sur le sol... La pauvre petite gitanita avait accompli sa tâche ici-bas: elle était morte! Comte De Lagardère. Un peu avant que d’arriver à Bayonne, Jacinta quitta précipitamment son frère, avec lequel elle n’avait cessé de converser, pour accourir auprès du chevalier. -Vite, vite, dit-elle; faites cacher tout le monde derrière ce bouquet d’arbres et que personne ne se montre. Henri, pas plus que ses compagnons, n’avait coutume de se dérober devant le danger. Aussi fut-il grandement surpris des paroles de la Basquaise. -Dépêchez-vous, répéta celle-ci, je vous en conjure. Pourvu qu’il ne soit pas trop tard!... En même temps, elle les poussait derrière un massif d’arbustes: arbousiers, oliviers et autres, qui par bonheur se trouvait au bord de la route comme si on l’y eût planté tout exprès. -Mais parlez... qu’y a-t-il? demanda Lagardère tout en cédant à ses instances et en faisant ranger son monde à l’endroit qu’elle lui avait montré. Jacinta indiqua du doigt la route du côté de la ville et demanda: -Voyez-vous là-bas deux points noirs, hors des remparts? -Je les vois... ce sont deux hommes à cheval. -Non, pas deux hommes... il y a, au contraire, une femme. -Sandiéou! s’écria Cocardasse révolté, sommes-nous donc devenus des lièvres pour nous cacher à l’approche d’une femme? Veux-tu, pitchoun, que j’aille au-devant de ces gens leur dire que, s’ils ont affaire à Lagardère, ils trouveront à qui parler? -Restez là, dit la Basquaise avec autorité, et taisez-vous... personne ne vous a demandé votre avis. Puis elle se tourna vers les jeunes filles: -Il y a une femme, répéta-t-elle. Ai-je besoin, mademoiselle de Nevers, de vous dire qui elle est?... L’instinct plus que la réflexion fit bondir le coeur d’Aurore. -Serait-ce possible? s’exclama-t-elle. -Tous les matins, depuis qu’elle est à Bayonne, expliqua la Basquaise, Mme la princesse, accompagnée de M. de Navailles, vient jusqu’à la frontière pour y attendre des nouvelles ou vous y trouver vous-même. «En sortant des remparts jusqu’au pied desquels je l’accompagnais, chaque jour je l’entendais dire, se forçant à espérer, chassant le découragement qui voulait s’emparer d’elle: «C’est pour aujourd’hui!» Combien de fois a-t-elle répété cela, car chaque jour aussi, je la voyais revenir plus abattue et plus triste. -Pauvre mère! dit Aurore en joignant les mains. -Pauvre femme! murmura Lagardère. -Elle vient aujourd’hui comme hier, comme elle viendrait demain si l’heure n’avait pas sonné, reprit la belle hôtesse. C’est l’espérance qui la guide, le devoir qui la soutient. Cependant, comme il est des joies qui tuent, vous comprendrez pourquoi je vous ai fait cacher. Il faut que la sienne ne soit pas trop brusque. Attendez donc ici et laissez-moi faire. Aurore allait revoir sa mère! Pour être mieux prête à la revoir, elle avait posé sa tête blonde sur l’épaule d’Henri et des larmes très douces coulaient de ses yeux. Son fiancé la laissait pleurer, car il est des circonstances où le coeur éclaterait si le trop- plein ne devait pas se résoudre en pleurs. -Henri!... disait-elle, une fois encore ma mère va me recevoir de tes mains. Heureux jour où ce que j’ai de plus cher au monde, ma mère et mon fiancé, vont s’unir dans un but commun: celui de mon bonheur! Qu’ai-je fait? Que ferai-je pour me montrer reconnaissante de ce que tous deux ont souffert pour moi? -N’as-tu pas souffert aussi, ma pauvre enfant? dit Henri. Elle pencha davantage sa tête, lui caressa le visage de ses boucles blondes: -Je ne m’en souviens plus, murmura-t-elle, je suis heureuse! Mettant en pratique sa généreuse idée, la Basquaise avait laissé la petite troupe à l’abri derrière le bouquet d’arbres et était partie en avant. Sa robuste silhouette se dessinait sur la route, loin déjà. Elle allait d’un pas rapide, moins vite cependant qu’elle ne l’eût voulu. Elle craignait aussi qu’en la voyant s’approcher trop vite, Mme de Nevers ne soupçonnât quelque chose. De loin, en effet, la mère si éprouvée regardait venir cette femme et une appréhension la poignait. Chaque jour, cependant, bien des passantes étaient venues à elle sur cette route, mais aucune n’avait cette démarche. Aussi, son coeur la reconnaissant avant ses yeux, la princesse cria-t-elle, dès qu’elle la crut à portée de l’entendre: -Vous, Jacinta! Est-ce bien vous? Et que faites-vous ici, seule sur cette route? -Les nouvelles ne venaient pas, madame, répondit la Basquaise en continuant à s’avancer. Je suis allée au-devant d’elles. -Vous savez quelque chose... Oh! dites-le bien vite, je vous en supplie! Quoi que vous ayez à m’apprendre, je suis forte, je puis tout entendre. Ce n’était plus la femme pâle et froide qu’on voyait jadis enfermée tout le jour dans son oratoire à l’hôtel de Gonzague. Elle était anxieuse, son coeur battait et ses yeux agrandis par les larmes étaient démesurément ouverts. Elle avait raison, elle pouvait tout entendre. Mais si ce que Jacinta allait lui dire était l’annonce d’un malheur, elle glisserait en bas de son cheval pour ne se relever jamais. Plus les nerfs sont tendus pour résister à une secousse et plus aussi le choc est terrible. D’un coup d’oeil, la Basquaise s’en rendit compte; car elle était maintenant tout près de la cavalière et flattait même de la main l’encolure du noble animal impatient de son inactivité. -Rassurez-vous, madame, dit-elle; je n’ai rien à vous apprendre qui ne vous soit agréable. Un grand soupir de soulagement s’exhala des lèvres de Mme de Nevers qui murmura: -Je lis sur votre visage que je puis espérer. Peut-être avez-vous vu Aurore? La princesse semblait suffisamment préparée pour qu’on pût lui laisser à entendre que le bonheur était proche. -J’ai vu Mlle de Nevers ce matin même, répondit Jacinta. Bientôt, madame, elle sera dans vos bras. -Pourquoi tarde-t-elle, mon Dieu? Tant de choses néfastes peuvent se passer en une minute que je ne cesserai pas de craindre tant que ma fille ne sera pas sur mon coeur. -Vous n’avez rien à craindre, elle est hors de danger. -Et... lui?... interrogea Mme de Nevers avec une angoisse presque aussi grande que lorsqu’il s’était agi d’Aurore. Avez-vous vu aussi M. de Lagardère? -Pouvez-vous en douter? C’est lui qui vous la ramène... -Dieu soit loué!... Mes deux enfants sont retrouvés. Ma bonne Jacinta, dites-moi quand je pourrai les voir. -Mais quand vous le voudrez, madame, ils vous attendent. -Où? Vite, vite. Conduisez-moi. Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt? La Basquaise crut devoir s’excuser. -Pour vous comme pour eux, il ne fallait pas que la secousse fût trop forte. Venez. -Vous avez retardé mon bonheur de quelques minutes, et les minutes sont parfois des siècles... Un cheval se mit à hennir à deux cents pas à peine et la Basquaise étendit le bras vers le bouquet d’arbres. -Ils sont là, madame, dit-elle. -Aurore! Henri! Mes enfants! s’écria la princesse de toute la force de ses poumons. -Nous voilà! répondirent deux voix en même temps. Et la mère ouvrit ses bras. Trois êtres n’en faisaient plus qu’un, étroitement enlacés, et de ce groupe montait un bruit de baisers. Est-il besoin de dire que ce jour-là l’auberge de la Belle-Hôtesse prit un aspect inaccoutumé? Sa propriétaire n’avait plus affaire à de simples voyageurs et si elle avait ressaisi immédiatement le gouvernement de sa maison, c’était pour que ceux qui l’occupaient y fussent comme chez eux, que rien ne leur manquât. Antoine Laho avait déposé son poignard, le terrible couteau basque qui avait fait merveille entre ses mains au-delà des monts, et qui, sans doute, allait se reposer quelque temps. À voir le montagnard occupé à aider sa soeur, on eût cru qu’en homme paisible il n’avait jamais bougé de cette auberge et que les actes de dévouement et de bravoure accomplis par lui avaient été le fait de quelque sosie. Mme de Nevers avait fait trêve à son chagrin et les pommettes de ses joues pâles prenaient maintenant une teinte rosée. Elle tenait sur ses genoux la tête de sa fille, qui s’était agenouillée à ses pieds, et caressait ses cheveux blonds, sur lesquels elle se penchait à chaque instant pour y poser ses lèvres. Chaverny et doña Cruz, de leur côté, présentaient un tableau non moins agréable. Le naturel enjoué de ceux-là n’était pas fait pour engendrer la mélancolie. Dans un tel milieu, la princesse ne pouvait que sourire et ses yeux contemplaient avec joie ce spectacle de gens qui s’aimaient comme elle avait su aimer elle-même, amour dont la douleur avait été la pierre de touche et que rien ne pouvait briser. -Henri, dit-elle, mon fils, racontez-moi ce que vous avez fait, tout ce que vous avez souffert. -Ne vous adressez pas à lui, mère, il vous dirait la part des autres et vous tairait la sienne. Interrogez plutôt Flor ou M. de Chaverny, et encore eux aussi n’avoueront pas tout, ils ne diront rien de ce qui les concerne. -À quoi sert de revenir sur le passé? prononça Lagardère. Songeons au présent, songeons à l’avenir. Le mal qui n’est plus doit être béni en ce sens qu’il a trempé nos âmes et les a liées pour toujours. -C’est vrai, approuva Aurore en lui souriant tendrement, mais quand on est sauf, Henri, il est doux d’avoir vaincu la douleur et de regarder quand même en arrière. Il me vient même à ce sujet un désir singulier, que peut-être vous allez qualifier d’insensé et que vous n’hésiteriez pas à réaliser si vous saviez le prix que j’y attache. -Il suffit que vous l’énonciez, ma chère enfant, répondit le chevalier, pour que votre voeu soit exaucé si cela ne dépend que de moi. -Et Flor aussi serait contente, ajouta Mlle de Nevers. Pourtant je n’ose pas vous le dire. -Parlez sans crainte, Aurore. Votre projet ne saurait être déraisonnable; pourquoi serait-il mal accueilli? -Eh bien! Henri, je voudrais revoir le souterrain où nous n’avons rencontré que de nouvelles souffrances en espérant y trouver la liberté. -Ce sont des heures que vous voudriez me voler, dit Mme de Nevers, et vous n’en avez pas le droit. Je ne vous laisserais faire que si je vous accompagnais... -Eh bien, mère, viens avec nous. Puisque tu veux savoir ce que nous avons souffert et combien il nous est doux maintenant d’être libres, tu pourras juger par toi-même de ce qu’ont fait pour nous Jacinta et son frère. Antoine Laho, muni de torches, prit la tête du cortège, auquel s’était également joint Navailles, et bientôt tout le monde s’engouffra par l’étroite ouverture qui donne accès dans le souterrain. Aurore et doña Cruz étaient émues au-delà de toute expression. Elles se serraient avec force contre leurs fiancés, afin de mieux revivre par la pensée les heures d’angoisses qu’elles avaient passées là, entre la vie et la mort. Chaverny voulait que le Basque fît le récit de ce qui s’était passé. Mais celui-ci en attribuait tout le mérite à Flor qui s’en défendait. Mlle de Nevers ne parvenait pas elle-même à les mettre d’accord et à faire la part de chacun. -Comment aurais-tu pu voir? disait doña Cruz. Tu étais évanouie, Antoine te portait comme on fait d’une enfant, et tandis qu’il s’ensanglantait les mains pour nous ouvrir un passage, tu étais étendue là, à cette place... -Oui, confirmait le Basque en tressaillant involontairement; elle dormait, et dans son sommeil vous la faisiez marcher comme un fantôme. Je n’avais jamais eu peur de ma vie; cependant, quand j’ai vu Mlle de Nevers aller droit devant elle, dans l’obscurité, raide comme un spectre, j’ai presque tremblé... Il y a là un mystère que je ne comprendrai peut-être jamais. La gitana dut expliquer comment, par la force de sa volonté et le pouvoir de certains rites auxquels elle avait été initiée dès son enfance, elle avait pu faire marcher Aurore qui ne pouvait même pas se soutenir et comment, pour elle, elle avait éclairé les ténèbres. La duchesse de Nevers frémissait à les entendre et ce fut pis encore quand Laho les amena devant la retentissante chute d’eau et leur conta sa lutte terrible avec le prince de Gonzague, au bord de l’abîme béant ouvert sur l’éternité. Lagardère, qui pourtant se connaissait en dévouement, ne pouvait en croire ses oreilles. Il murmura: -Soyez fière, Aurore, d’avoir inspiré de tels actes. -Il a risqué dix fois sa vie pour nous, fit la jeune fille. Que ferons-nous pour l’en récompenser? -Vous me permettrez de la donner si l’occasion venait à s’en présenter, dit simplement le Basque. Je n’ai encore fait que la risquer, vous ne me devez rien. -L’eussiez-vous fait pour tout le monde? demanda le chevalier. Le montagnard branla la tête. -C’est possible, à la condition qu’il se fût agi d’une femme. Aujourd’hui que je vous connais tous, je le ferais cent fois pour chacun de vous. Tout cela était dit sans forfanterie aucune et Laho serra les mains qu’on lui tendait sans que son visage reflétât d’autre expression que le sentiment du devoir accompli. Il est des natures ainsi faites que le dévouement est leur règle, et c’est ce qui s’appelle la noblesse du coeur: elle vaut toutes les autres. Doña Cruz la possédait au même degré que Laho, et Chaverny comprenait à présent qu’en lui donnant le titre de marquise, c’était lui qui serait honoré. La gitanita et le montagnard qui étaient devant lui avaient fait preuve de plus de bravoure en une heure de leur vie qu’il ne lui serait peut-être donné à lui d’en montrer dans son existence entière. C’est alors qu’il fit la différence de ce qu’il avait appris à l’école de son beau cousin et de ce qu’on gagnait à suivre Lagardère. Il avait quitté la mauvaise voie pour la bonne; il faisait partie désormais de ce faisceau humain composé de tous ceux qui étaient là, indissolublement liés par de cruelles épreuves, unis par l’amour, l’amitié et la reconnaissance, assez forts pour braver le mal et pour le vaincre. Quand on revint au jour, les jeunes fiancées se sentirent, elles aussi, plus vaillantes de ce qu’elles venaient de remonter l’une des stations de leur calvaire, et sûres de la protection de ceux qui étaient tout pour elles, elles prirent le ciel à témoin de leur bonheur et de leur triomphe. Il n’y manquait que la pauvre Mariquita, et pour un peu, Mme de Nevers, qui voulait maintenant tout savoir, eût envoyé Cocardasse et Passepoil à sa recherche. Elle eût désiré même que les bohémiens figurassent au cortège nuptial de sa fille, et cette femme qui avait été si longtemps à ne plus croire qu’à la méchanceté des hommes, se délectait à songer qu’il suffit d’un bon, d’un chevalier de Lagardère, pour entraîner des coeurs généreux à sa suite. Il lui fallut de Jacinta la promesse qu’elle allait mettre en vente le jour même son auberge. Bien qu’au regret de quitter ses montagnes, son ciel bleu et la mer immense, celle-ci ne tarda pas à consentir. Un regard d’Aurore l’avait fait fléchir, un baiser la décida. Doña Cruz y ajouta le sien et toutes trois se tinrent embrassées, ainsi qu’elles l’avaient fait une nuit. C’était le même élan de leur coeur, mais au lieu de larmes sur leurs visages, il n’y avait plus que des sourires. Pouvait-on d’ailleurs refuser quelque chose à cette grande dame si éprouvée, la cousine du Régent de France, qui avait abandonné ses façons altières et cassantes pour se faire toute de caresse et d’amour? Ayant obtenu ce qu’elle désirait, Mme de Nevers dit fièrement: -Qui oserait maintenant, au milieu de vous tous, essayer de venir me reprendre ma fille? Vous, doña Cruz, qui vous êtes crue un instant mon enfant, vous n’en aurez pas moins une mère! Vous, mon cousin de Chaverny, qui avez réparé par le bien tout le mal qu’on voulait vous obliger à faire, donnez-moi votre main qui est restée loyale. Et je bénis tous les autres, tous ceux qui m’ont rendu mon enfant. La veuve de Nevers, l’éternelle inconsolée dont si longtemps les lèvres étaient restées closes, laissait tomber doucement les paroles de reconnaissance, et la majesté douloureuse dans laquelle elle s’enveloppait depuis le drame des fossés de Caylus s’était fondue au souffle de la maternité victorieuse. -Et vous, Henri, mon fils, ajouta-t-elle en se levant, vous, comte de Lagardère, venez embrasser votre mère. Elle était rayonnante d’annoncer elle-même au chevalier la faveur du Régent qui le faisait comte du royaume. Le marquis de Chaverny, qui avait été chargé par Philippe d’Orléans de ce message, n’ayant pu trouver un moyen pour le remplir durant ses pérégrinations accidentées, s’était très volontiers prêté à ce manège qui donnait joie et orgueil à la veuve du duc assassiné. Mme de Nevers prit Henri dans ses bras, le pressa longuement contre sa poitrine, ainsi qu’elle l’avait fait une fois déjà, au greffe du Petit Châtelet, alors qu’il s’apprêtait à marcher au supplice. -Et maintenant, voici votre femme, reprit-elle. Je vous l’avais promise, je vous la donne, et lisez tout haut ce que S.A.R. le Régent vous fait tenir par mes mains. À personne il ne pouvait être plus doux qu’à moi de vous le remettre. Elle tira de son sein un pli scellé des armes de Philippe d’Orléans, et Lagardère, d’une voix vibrante et quelque peu émue, lut le message qui le faisait comte de Lagardère. Le message ajoutait qu’au nom de Lagardère pourrait être joint celui de Nevers, lorsque serait accompli son mariage avec l’enfant qu’il avait tenue sur ses bras en défendant le duc dans les fossés de Caylus. Nouveaux Adversaires. Cocardasse, à cette nouvelle, poussa un retentissant vivadiou! et s’en retourna boire. Il n’avait pas eu d’autre occupation d’ailleurs depuis le matin qu’il était là, et s’était empressé de mettre en pratique un adage qu’il disait très vieux et que lui-même avait inventé pour son usage personnel: -Le cheval à l’écurie, l’épée au fourreau, le brave à table. Le Gascon avait de la soif en retard, n’ayant eu ni le temps ni les moyens de se désaltérer en Espagne. Il savait qu’à l’auberge de la Belle-Hôtesse il pourrait vider autant de brocs qu’il lui plairait sans qu’il eût quelque chose à payer, et son gosier ne chômait pas une minute. -Pécaïre! s’écria-t-il quand par hasard sa langue voulait bien tourner, songe, pitchoun, que nous serons de la noce, avec des habits neufs et de l’or plein nos poches. Nous marcherons dans le cortège avant les gentilshommes et, pendant longtemps, à Paris, on parlera de la noble figure de Cocardasse junior au mariage de Lagardère. Le malheur est que frère Passepoil ne l’écoutait pas. Cocardasse était ivre de vin, Passepoil ivre d’amour; le premier avait toujours le nez dans son verre; le second voyageait en pays de montagnes, plongeant des regards éperdus dans le corsage de la servante, une robuste Bayonnaise qui appuyait sans façon sa volumineuse poitrine sur l’épaule du Normand chaque fois qu’elle apportait à boire. Chaque fois aussi le gosier de l’ancien clerc laissait échapper des soupirs à fendre l’âme. Il est écrit que les extrêmes se touchent, que les contraires s’attirent, en fait d’humanité surtout: l’affinité était grande entre les appas rebondis de la fille et les épaules anguleuses du prévôt, les gros mollets de l’une et les tibias décharnés de l’autre. Mars et Vénus ont pris bien des formes depuis le temps où ils se promenaient dans l’Olympe. Or, Cocardasse et Passepoil étaient tout à la joie, voire même à ce qui, pour beaucoup, en est le condiment obligé: le vin et l’amour. Aussi firent-ils la grimace quand la salle où ils se trouvaient fut envahie par six individus dont la mine était plutôt suspecte. Sur les six il y avait deux jeunes gens qui, sans doute, avaient commencé à courir les routes, le fer à la main, alors que ceux de leur âge jouent encore avec des armes de bois. Si ceux qui les accompagnaient étaient leurs professeurs, ces jouvenceaux pouvaient espérer aller loin dans l’art d’égorger les gens. Lesdits professeurs étaient des spadassins, à coup sûr, et sûrement aussi des gredins. Leurs rapières, leur accoutrement et leurs airs de pourfendeurs trahissaient la première de ces qualités, et pas n’était besoin d’être grand clerc pour deviner la seconde. Après un regard sournois du côté des prévôts, ils allèrent pourtant s’asseoir à l’écart et se mirent à chuchoter à voix basse. Si Cocardasse avait été moins gris et Passepoil moins occupé des charmes de la robuste servante, peut-être eussent-ils mis quelques noms sur le visage des arrivants. Le premier, en effet, était un ancien caporal aux gardes et s’appelait Gauthier Gendry; le second, reconnaissable à sa taille, -six pieds et demi, -portait le nom de Gruel, dit la Baleine, et avait servi comme simple soldat dans le même corps. C’étaient là des vieilles connaissances, de celles aussi dont personne ne se flatte. Des deux jeunes gens, l’un était le fils de la Madone de Turin et de Pinto qui avait perdu l’une de ses oreilles dans les fossés de Caylus et avait été tué par Lagardère sous les murs mêmes de la ville d’Italie où l’avait fait se fixer son amour; l’autre le rejeton mâle de Joël de Jugan, qui avait expié dans les mêmes conditions, à Morlaix, le tort de s’être trouvé un soir dans les douves d’un château gascon. Ils étaient accompagnés de deux estafiers de piètre acabit: un Anglais, nommé Palafox et un Catalan, soi-disant gentilhomme, qui répondait au nom de Morda tout court, bien qu’à entendre l’énumération de tous ses titres de noblesse eût occupé la demi-journée d’un écrivain public. En somme, quatre vieux vautours et deux jeunes hiboux, ayant bec et ongles et cherchant une proie. L’amour a ceci de bon qu’il permet de garder l’oeil vif et les pensées nettes. Quand Amable Passepoil vit l’objet de son culte lutiné par les intrus, il commença de les dévisager et songea que les choses n’iraient pas longtemps ainsi. -Silence! dit-il en posant la main sur le bras de Cocardasse qui se perdait en tirades sur le prochain mariage de Lagardère. -Què ma caillou! grommela le Gascon, Cocardasse junior a la prétention de parler où il veut et quand il veut, que ce soit au Régent ou à M. le maréchal de Berwick, aussi bien qu’au dernier valet de Peyrolles... Sandiéou! celui qui lui clouera la langue d’un coup d’épée n’est pas encore près de mettre le nez dans ce monde et il serait bien sûr de le mettre dans l’autre. -Bien parlé, s’écria quelqu’un du fond de la salle. -Eh! pardieu, c’est ce brave monsieur Cocardasse la plus fine lame que je connaisse depuis Bayonne jusqu’à Lille. -Té! mon bon, je te le disais bien... Mais, vous autres, où diable avez-vous eu l’honneur de vous rencontrer avec maître Cocardasse junior? -Par ma foi, répondit Gendry, je crois que c’est à un bal donné par le Régent dans les jardins du Palais-Royal que je vous vis pour la première fois. J’étais de garde à l’une des portes quand, votre ami et vous, transportiez ce vieil ivrogne M. le baron de Barbanchois, si j’ai bonne mémoire. -Pécaïré! dit Cocardasse, les gens de cour ils ne savent pas supporter le vin. Lui-même, en se levant, tituba quelque peu. -Prends ton épée, lui glissa frère Passepoil à l’oreille. Le Gascon détacha Pétronille du clou auquel elle était suspendue et se l’attacha au flanc. De fait, elle était mieux là que partout ailleurs. -Pourrait-on vous demander d’où vous venez ainsi? interrogea tout à coup le Normand soupçonneux. Gendry ne répondit pas; il préférait faire jaser le Gascon qui semblait en belle humeur et prêt à dire tout ce qu’on voudrait. Par bonheur, sans savoir pourquoi, celui-ci abonda dans le sens de son compagnon: -Eh oui! capédébiou! d’où sortez-vous ainsi, mes gentilshommes, que nous ayons le plaisir de nous rencontrer ici ce soir? -Nous venons en droite ligne d’Arras, fit Gendry. On nous a dit qu’il y avait des coups à donner en Espagne et nous voilà... Cocardasse laissa échapper un énorme éclat de rire: -Un peu tard, mes agneaux, déclara-t-il en tenant son ventre. Le menuet est fini depuis longtemps et l’on a très bien dansé sans vous... -Hélas! je l’avais bien pensé, soupira la Baleine. Nous n’avons plus qu’à retourner à Paris, voir si quelqu’un voudra de nos services. -À Paris?... Vivadiou! nous y retournons demain et si vous voulez vous joindre à nous, je vous réponds que vous serez en bonne compagnie. -Pas si vite, interrompit Passepoil. Nous n’avons besoin de personne et surtout de gens que nous ne connaissons pas. -Eh bien! s’ils nous connaissent... -Je te dis que nous n’avons besoin de personne, réitéra Passepoil d’un ton sec. Si timide qu’il fût d’habitude, le brave prévôt se souvenait de certaines heures de sa vie où il avait été agressif. Pour l’instant, il était tout prêt à le devenir et à trancher dans le vif. Il n’était pas Normand pour rien et se vantait d’avoir du flair à l’occasion. Or, il ne flairait rien de bon dans la compagnie de ces coquins et, comme il avait à réfléchir pour deux, Cocardasse en étant incapable, il n’avait aucune intention d’offrir à Lagardère l’escorte de ces malandrins dont il avait tout lieu de se défier. Il puisait d’ailleurs, dans les yeux de la servante, qui le considérait avec admiration, une audace qui l’étonnait lui-même et se sentait de taille à tout renverser. Qu’eût fait l’incomparable don Quichotte si chacune de ses glorieuses actions n’eût été inspirée par sa chère Dulcinée? -Oh! oh! l’ami! s’écria l’ex-caporal aux gardes, tu parais bien soupçonneux. Si tu veux savoir qui nous sommes, nos noms sont écrits sur la lame de nos rapières. -J’en connais au moins deux, répondit le prévôt avec un calme féroce. Quant aux autres, ce ne sont pas ceux d’honnêtes gens. Il n’en fallait certes pas plus pour qu’on mît flamberge au vent. -Qu’est-ce qui te prend, petit? demanda Cocardasse toujours pacifique. Tu nous mets là sur les bras une affaire avec de bons amis et mieux vaudrait boire ensemble quelques nouveaux brocs de vin. Gauthier Gendry avait ses raisons pour éviter un esclandre, aussi dit-il assez poliment, non toutefois sans rompre de quelques pas pour éviter l’atteinte de l’épée de frère Passepoil, qui avait déjà commencé à érailler son pourpoint: -Parbleu! c’est mon avis. Puis, s’adressant aux siens, il ajouta: -Bas les armes, messieurs; buvons d’abord et nous vous dirons qui nous sommes. -C’est inutile, dit tout à coup derrière lui une voix vibrante. Je ne te connais que trop, toi, Gendry, et quant à la Baleine, il doit se souvenir du jour où il lui prit fantaisie d’usurper la place du Bossu à l’hôtel de Gonzague. Toutes les têtes se tournèrent instinctivement vers celui qui venait de parler. On eût dit un furet dans un terrier de lapins. -Lagardère! murmurèrent Gauthier Gendry et la Baleine en se reculant vers la porte. -Oui, Lagardère!... Hors d’ici, mes drôles!... vous êtes de ceux que je ne veux pas rencontrer sur ma route. La Baleine courba l’échine et se glissa dans un coin; il avait peur du terrible collier dont on venait de lui rappeler le souvenir. Palafox, avec son flegme britannique, restait les deux mains appuyées sur sa rapière et Morda faisait des moulinets avec son épée, croyant intimider quelqu’un. Ceux qui n’avaient jamais eu maille à partir avec le Bossu devaient naturellement montrer plus d’audace et les jeunes gens étaient du nombre. On eût dit deux jeunes coqs plantés sur leurs ergots, d’autant plus insolents que chacun d’eux se trouvait pour la première fois en présence de l’homme qui avait tué son père. L’attitude de leur chef eût dû cependant les prémunir contre leur emportement, mais la jeunesse ne raisonne pas et ceux-ci étaient tout joyeux de ce que le hasard les mettait si vite en présence de l’ennemi dont ils avaient juré de tirer vengeance. Leurs lames furent aussitôt dirigées contre la poitrine d’Henri qui sourit de les voir si fièrement campés et de la flamme de colère qui passait dans leurs yeux. Toutefois, il ne jugea pas à propos de dégainer lui-même et toisa les deux adolescents. -Vous risqueriez de vous faire mal avec ces joujoux, dit-il; on a eu tort de les confier à des enfants de votre âge. Donnez-les-moi. Ce disant, ces deux mains, rapides comme sa pensée, se saisirent des deux lames qu’elles arrachèrent d’une violente secousse. Puis, tranquillement, il les brisa sur son genou. Ses adversaires blêmirent de rage: -Je suis le fils de Joël de Jugan, s’écria l’un. -Et moi le fils de Pinto, dit l’autre. -Désolé de vous avoir fait orphelins, répondit Lagardère. Mais si j’ai un conseil à vous donner, mes petits, c’est de choisir un autre genre de vie que celui de vos pères respectifs. -Des épées! qu’on nous donne des épées! rugirent-ils dans un accès de rage. Lagardère se tourna vers Cocardasse subitement dégrisé, et vers Passepoil qui, du doigt, éprouvait la pointe de sa lame. -Reconduisez-moi tout ce monde jusqu’à la porte, fit-il. Sans bruit s’il se peut. Et se tournant vers les estafiers: -Bon voyage, vous autres. Je vous engage, pour votre santé, à mettre une respectueuse distance entre vous et moi. Yves de Jugan était Breton, autant dire entêté. Le malheureux s’était mis dans l’esprit de tuer Lagardère à lui seul et pour ce faire, n’ayant plus son épée, il sortit un pistolet de sa ceinture et visa. Le pommeau d’une épée s’abattit sur son poignet et son arme lui échappa des mains. En même temps il recevait dans le bas du dos un magistral coup de pied qui dessina, large et longue, en pointillé de poussière, l’empreinte de la botte cloutée de Cocardasse. -Cornebiou! jura celui-ci, que font ces morveux de ne pas être à l’école?... Qu’on détale, vous autres, ou gare au rabiot! Chaverny était venu se poster près d’Henri et tous deux croisaient les bras. Voyant que ni l’un ni l’autre ne mettait l’épée à la main, la bande crut pouvoir, tout au moins pour la forme, risquer quelques provocations. -Pourquoi nous chasserait-on d’ici? commença Gendry. Nous n’avons provoqué personne et s’il nous plaît d’y rester, c’est notre affaire. -Caramba! s’écria le Catalan, il ne sera pas dit qu’un gentilhomme de ma sorte cédera la place. Il s’avança au milieu de la salle, le poing gauche sur la hanche, le menton levé, bravache et suffisant. -Tu veux rester ici, soit, dit une voix, voici qui t’empêchera de partir. Une corde lancée à la façon d’un lasso siffla dans l’air et vint s’enrouler en spirale autour du corps de Morda qui, instantanément ficelé comme un saucisson, lâcha sa rapière et poussa un cri de terreur. C’était le Basque qui avait fait ce coup. Maintenant, il attachait un des bouts de la corde à un anneau fixé dans le mur, et ricanait. Puis il ouvrit la porte toute grande et la montra aux spadassins en disant: -C’est là ce qui attend le premier d’entre vous qui viendra rôder autour de cette maison. J’ai de la corde pour tout le monde et je sais comment cela s’attache à un arbre avec un homme à l’extrémité. La Baleine rassembla les six pieds et demi de son grand corps qui se détendit comme un ressort et montra le chemin. Les autres le suivirent, Gauthier Gendry ne fut pas le dernier. Cocardasse Maître De Danse. Le Castillan, pris au piège, avait laissé tomber toute sa morgue, et s’il avait encore quelque jactance, c’était pour implorer sa grâce. Tout d’abord, il avait essayé de tirer sur ses liens. Il n’avait fait que les serrer davantage; alors, il s’était résolu à supplier qu’on les lui ôtât. Lagardère ne l’écoutait pas, occupé qu’il était à causer dans un coin avec Chaverny, Laho et Passepoil. Il n’y avait donc pour lui répondre que Cocardasse, et l’on devine si celui-ci profitait de l’occasion pour gouailler. -As pas pur, couquin, lui disait-il, puisque tu veux aller à Paris, on va t’y conduire, et m’est avis que celui qui t’a si bien ficelé a l’envie de te montrer en chemin comme un ours... Bonne idée, celle-là, et je tendrai mon feutre pour ramasser la monnaie... Pécaïré! gare à tes côtes quand la recette sera mauvaise. La seule vue du Gascon avait le don d’exaspérer Morda; ce fut bien pis quand il se vit forcé d’essuyer ses insolences: -Si j’étais un ours, grogna-t-il, je n’aurais bientôt fait qu’une bouchée d’un escogriffe tel que toi. -Capédédiou, l’escogriffe te musèlera, et prends bien garde qu’il ne te fasse danser. -Je t’en défie bien... -Cornebiou, tu m’en défies... Le couquin il me défie!... Espère un peu, névou, nous allons bien voir. J’en ai fait danser de plus malins que toi, et j’ai un secret pour leur faire apprendre très vite. -Garde ton secret pour toi, faquin! -Faquin! pécaïré!... Lou bandit, il m’a appelé faquin!... Eh donc! il me plaît de te le communiquer, et mes leçons sont gratuites. Commençons un peu, mon bon! Le Gascon tira son épée et l’approcha si près des mollets de l’Espagnol que celui-ci, par des mouvements instinctifs, se mit à lever alternativement l’une et l’autre jambe. La pointe courait si vite que le Castillan n’en évitait pas toujours la morsure. -Sandiéou! lui cria Cocardasse en le regardant sous le nez, Pétronille elle connaît la mesure... Je t’avais bien dit que l’escogriffe te ferait danser. Lagardère et Chaverny ne purent s’empêcher de rire à ce spectacle. Antoine Laho, lui, esprit éminemment pratique, ne vit pas là matière à distraction. L’idée du prévôt lui parut excellente. Corrigée et augmentée, elle pouvait servir sur-le-champ. -Laissez-nous faire, Cocardasse et moi, fit-il. Je suis certain que ces rustres avaient un but en venant ici ce soir: il faut savoir lequel. Voulez-vous nous donner carte blanche pour obtenir de notre prisonnier tous les aveux possibles? -À ton aise, dit Lagardère, mais ne le fais pas trop souffrir. Laho prit Cocardasse à part, et lui dit quelques mots à l’oreille. Le sujet de leur conversation devait être fort gai, à juger du moins par l’hilarité du prévôt. En même temps, apparurent Mme de Nevers, Aurore et Flor, qui venaient s’enquérir de tout le bruit qu’elles avaient entendu et craignaient qu’il n’y eût eu quelque bagarre dans la salle. -Henri, qu’y a-t-il? demanda Mlle de Nevers. On s’est battu ici... N’y a-t-il personne de blessé? -Rassurez-vous, Aurore, répondit le comte... -Mais quel est cet homme? -Mon bagasse d’élève, déclara comiquement Cocardasse en ôtant son feutre et en s’inclinant si bas que son échine fit un angle aigu. Je vais avoir l’honneur de lui donner devant vous sa deuxième leçon de danse, et j’espère bien que la qualité des spectateurs elle va le décider à travailler beaucoup mieux encore qu’il ne l’a fait tout à l’heure. Le Castillan se mit à rouler des yeux effarés et ses regards allaient de l’un à l’autre des assistants avec une angoisse visible. Le Gascon se campa devant lui, le salua de l’épée avec un geste si sarcastique que Morda se mit à trembler. -Pécaïré! la théorie d’abord, dit le professeur improvisé. Il s’agit non plus seulement de danser, mais aussi de parler, et la langue doit marcher en même temps que les jambes. As-tu compris? Le Castillan ne répondit rien. -Soit! répondit le prévôt, tu comprendras tout à l’heure. La chose principale, c’est que tu répondes à toutes les questions que je vais te poser. Eh donc! Puis, superbement comique, il ajouta: -Mesdames et messieurs, Cocardasse junior, maître ès armes, pour l’instant professeur de danse et de rhétorique, a l’honneur de réclamer toute votre attention et votre indulgence. Il va vous présenter son meilleur élève dressé sans liberté. À voir le regard qui s’échangea entre le maître et l’élève, il était facile de se convaincre qu’entre eux les relations n’étaient pas précisément courtoises. -Oïmé! pétit, commençons... Une, deusse!... Un peu plus haut, amigo; le jarret manque de souplesse... Là... c’est mieux... La langue, maintenant... Dis-nous voir un peu d’où vous sortiez, toi et tes acolytes? Personne ne riait, malgré le grotesque de cette scène, et Aurore essaya de s’interposer. -Laissez faire, lui dit Lagardère. Cocardasse ne lui fera pas de mal, et il peut être intéressant pour nous de savoir précisément ce que nous voulons lui faire dire. -Mais parlera-t-il? -Oh! Pétronille elle est fée et ferait parler les muets! Puis, accentuant le jeu de sa rapière, le Gascon cria: -Répondras-tu, couquin? -Nous venons... notre chef vous l’a dit... nous venons... d’Arras. -Té!... Et qu’as-tu vu, à Arras? Si simple que fût cette question, elle ne laissa pas d’embarrasser le Castillan. -J’ai vu... j’ai vu... -Capédébiou! tu n’as rien vu, sans doute... Peut-être n’as-tu parcouru les rues d’Arras que la nuit?... Morda sauta sur cette perche que le Gascon semblait lui tendre: -Oui, c’est cela... la nuit... répondit-il. Cocardasse éclata de rire: -Palsambleu!... j’en étais sûr... Et qu’as-tu bu, à Arras?... De mon temps, on y dégustait un certain petit vin... -Du bon vin, en effet, du vin du pays... -Cornebiou!... tu as bu du vin du pays d’Arras, toi?... Tu oublies, mon mignon, que Cocardasse n’y but jamais que du faro, lequel lui gâta longtemps la langue... Il faut changer ton jeu, si tu ne veux pas danser ferme... -Je dis... la vérité, se hâta de répondre l’Espagnol tout haletant, messieurs, si ce n’était pas du vin, c’était du faro... c’est possible... -Oïmé!... tu n’as pas su distinguer l’un de l’autre?... Quelle profanation, verdiou! Cela s’apprend peut-être en dansant... Danse, corbiou! danse, et surtout chante un peu plus juste... Tout ce que nous avons entendu jusqu’à présent était faux à faire grincer les jolies dents de ces dames. La terrible rapière recommença de chatouiller les membres du Castillan qui se mit à pousser des hurlements: -Autre chanson, dit Cocardasse, mais ce n’est pas la bonne. -Aye! oh! de grâce! ne me piquez pas ainsi... -On cessera quand tu seras décidé à parler franc. Eh donc! Il n’est que temps pour toi, si tu tiens beaucoup à tes chausses et à ce qui est dedans. Aurore intercéda de nouveau, car elle vit l’homme diriger de son côté un regard suppliant: -Assez, dit-elle, laissez-lui reprendre haleine et peut-être qu’il prendra le parti d’avouer. La main de Lagardère s’abattit sur l’épaule du Castillan qui plia sur les jarrets. -Je te donne cinq minutes pour réfléchir, dit le comte sur ce ton qu’il employait parfois et auquel nul ne résistait. Si, passé ce délai, tu ne dis pas tout ce que tu sais, on t’enlèvera tes liens, tu reprendras ton épée, et c’est moi qui te ferai chanter. Les mots tombaient comme autant de coups de marteau et les dents de Morda se mirent à claquer. Quoiqu’il ne connût Lagardère que de réputation, à croiser l’éclair fulgurant de son regard, il comprit que du moment où celui-ci s’en mêlait, il ne lui restait plus qu’à s’exécuter. On lui avait accordé cinq minutes de réflexion: il les employa à s’assurer la vie sauve. -Je parlerai, dit-il, mais que ferez-vous de moi? Si vous devez m’en récompenser par un nouveau supplice, je préfère mourir à l’instant et sans trahir personne. -Si tu dis la vérité, répondit Lagardère, tu seras libre d’aller te faire pendre ailleurs. -Vous me le jurez?... -Pécaïré! s’écria le Gascon en le secouant, crois-tu donc que Lagardère a deux paroles? -Parle, dit celui-ci, et si tu tiens à ta vie, ne mens pas. -Voici, avoua le Castillan. Hier, mes compagnons et moi longions le bord de la mer, sur la côte espagnole... -En quête de quelque mauvais coup, interrompit Chaverny. -Bon ou mauvais, répondit l’homme, on fait ce qu’on peut quand on n’a que son épée pour vivre. Des cavaliers vinrent à nous et Gendry, notre chef, les connaissait presque tous. Il s’entretint un instant avec deux d’entre eux, des gentilshommes... -Oui, dit le comte, Gonzague et Peyrolles... Après? -Gendry nous rapporta de l’or et nous dit que nous devions vous suivre en France partout où vous iriez. C’est tout ce que je sais... -Après?... répéta Lagardère, les sourcils froncés. Le Castillan baissa la tête et ses dents s’entre-choquèrent. Il fit cependant un effort sur lui-même et reprit: -Je crois que M. de Peyrolles a promis beaucoup d’argent à Gendry si nous parvenions à vous attirer à l’écart et... -Achève... -À vous tuer... -Moi seul? -Vous d’abord... et aussi Mlle de Nevers, au cas où il nous serait impossible de nous emparer d’elle pour la ramener en Espagne. Les trois femmes poussèrent en même temps un cri d’horreur: celui de la mère dominait les deux autres. -Ils ne désarmeront donc jamais? fit tristement Aurore, et toujours la haine sera suspendue sur notre tête pour menacer notre bonheur ou l’empoisonner. -Non, pas toujours, ma chère enfant, répondit Lagardère. Tout a un terme, même la vie des assassins, et c’est moi qui ne désarmerai pas avant d’avoir la leur. Cocardasse s’avança vers l’Espagnol et lui dit d’un ton narquois: -Tu croyais qu’on tue comme cela Lagardère et qu’on peut prendre Mlle de Nevers quand M. de Chaverny, Cocardasse junior et les autres sont là?... Venez-y un peu, pour voir, le Peyrolles en tête!... Cornebiou! regarde bien Pétronille et ne te trouve jamais dans le tas de ceux qui seront mis en brochette le long de sa lame, depuis la pointe jusqu’à la garde. Ah! pécaïré, ce qu’elle en a déjà traversé, cette bagasse de brette... -Je m’en garderai bien, dit le Castillan, une leçon suffit! Je vais rentrer en Espagne ou m’éloigner de ce pays. Gendry et les autres feront ce qu’ils voudront. -Délivrez cet homme, ordonna Lagardère, et qu’on lui serve à manger et à boire. -Tope-là, maintenant, mon élève, dit le Gascon. Puisque ma leçon t’a profité et que tu as jasé comme il convenait, nous pouvons vider quelques brocs ensemble. L’Espagnol prononça d’un ton humble et soumis: -Il faudrait pour cela que M. de Lagardère me permît de passer la nuit ici. Je ne saurais où aller seul à cette heure, mais dès demain matin, au petit jour, je reprendrai le chemin de Burgos. -Soit, dit Henri, tu as besoin de repos; souviens-toi seulement que je ne devrai jamais te rencontrer où je serai. Quand Laho eut enlevé la corde qui ficelait le Castillan, celui-ci eut un étrange sourire que personne ne put voir. Séduction. Il eût été étrange que Gonzague et Peyrolles, voyant leur proie leur échapper, se fussent bornés à maudire le sort qui leur interdisait l’accès du territoire français. Si, pour le moment, ils ne pouvaient y poursuivre Lagardère et sa fiancée, les gens ne manquaient pas à qui confier cette mission. C’était d’ailleurs un moyen beaucoup plus sûr d’éviter les coups et d’écarter tout soupçon en se contentant de diriger, du fond de l’Espagne, des bras mercenaires qui arriveraient au même but. Le XVIIIe siècle ne se souvenait guère que le XVIIe avait défendu le duel et jamais les épées n’étaient sorties si facilement du fourreau que sous la Régence. Or, elles n’en sortaient pas toujours pour des combats loyaux et nombre de spadassins, bretteurs, et coupe-jarrets étaient prêts à agir pour le compte des autres, moyennant finances. Fort souvent, suspendus aux gibets, les corps de ces malandrins servaient de proie aux vautours, mais l’exemple profitait peu, leur race n’en diminuait pas et devenait, au contraire, d’autant plus vivace qu’il y avait plus de gens pour s’en servir. Dans chacune des bandes qui opéraient tantôt en France, tantôt en Espagne, dans les Flandres et un peu dans toute l’Europe, M. de Peyrolles avait quelque connaissance et lui-même était légendaire parmi elles. On savait qu’il avait toujours quelque coup à faire, qu’il payait assez grassement et bien souvent ceux qui n’avaient rien à se mettre sous la dent venaient rôder autour de ses chausses, ce qui leur donnait grand’chance de pouvoir occuper leurs loisirs avec profit. La Baleine n’avait pas eu la faculté de prendre la place laissée vacante par le Bossu à l’hôtel de Gonzague, la Maison d’Or ayant été fermée aux agioteurs après le drame du cimetière Saint- Magloire. Il se demandait même ce qu’il pourrait faire de son grand corps et vivait difficilement quand il avait eu la chance de rencontrer Gendry. Tous deux, anciens soldats aux gardes, ils avaient eu vite fait de renouer connaissance et de s’entendre pour aller chercher fortune ailleurs, c’est-à-dire où était Peyrolles. Comme ils n’avaient aucune notion sur ce point, bien des semaines s’étaient passées en recherches vaines. Ils n’avaient réussi qu’à racoler d’abord les deux jeunes gens et plus tard Palafox et Morda. Il va sans dire que Gauthier Gendry, ex-caporal, était demeuré le chef de la bande, laquelle devait rester limitée à six hommes. Ce n’était pas trop pour attirer l’attention de la police et c’était assez pour faire beaucoup de mal. Le Castillan, dernier venu et qui les avait rencontrés par hasard sur la frontière, avait été le premier à leur donner des nouvelles de Peyrolles. Nous venons de voir comment celui-ci s’était aussitôt abouché avec les drôles dont il avait le plus pressant besoin. -Le sort nous favorise à souhait, avait dit le factotum à son maître: sur ces six hommes, deux connaissent le chevalier, deux autres le cherchent pour le tuer et les derniers ne se feront aucun scrupule de les y aider. Le mariage de Mlle de Nevers n’est pas encore chose accomplie! Il était donc surprenant que le Castillan eût si vite dévoilé ses plans à celui-là surtout qui devait les ignorer. Peut-être cela entrait-il dans les siens à lui? On le verra plus tard. Quoi qu’il en soit et pour en revenir à ce qui se passait à l’auberge de la Belle-Hôtesse, Laho partit pour Paris quelques instants après avoir délivré Morda. Il était porteur d’une lettre de la princesse annonçant au Régent le retour des fiancés et leur prochain mariage, ainsi que celui de Chaverny et de Flor. Il devait brûler la route pour arriver le plus vite possible à Paris et faire tout préparer à l’hôtel de Nevers, situé dans le quartier du Marais, -l’hôtel de Gonzague, témoin des folies du prince et du martyre de la veuve, restant fermé par ordre, -de façon qu’en arrivant les appartements puissent recevoir tout le monde. -N’oubliez pas que nous partons demain, mesdames, dit Henri en quittant la salle où avait eu lieu l’interrogatoire du Catalan; allez vous reposer d’ici là. C’est ce que nous allons faire nous- mêmes. Il déposa sur le front d’Aurore un baiser qui devait y appeler de doux rêves et baisa pieusement la main de la princesse. Chaverny en fit autant de son côté, et les trois femmes regagnèrent leurs chambres, qui communiquaient entre elles et où elles restèrent quelques instants à causer et à prier avant que de se mettre au lit. Le comte et le marquis se retirèrent après elles et Jacinta se disposa à les suivre. Elle était bien un peu triste de quitter Bayonne où elle avait toujours vécu, son ciel bleu, et surtout l’auberge où elle était née et qui, à cause d’elle, portait pour enseigne: À la Belle Hôtesse! Tous ces petits chagrins étaient compensés par la joie d’aller à Paris, d’être l’amie de Mlle de Nevers, de Flor, de prodiguer ses soins à la princesse. Quand le lendemain d’autres viendraient prendre sa place dans cette maison dont elle était depuis si longtemps la maîtresse, elle serait assez forte pour ne pas laisser transpirer trop de regrets. Pour l’instant, fatiguée par deux nuits de veille et d’émotions, elle était désireuse de prendre un peu de repos. Aussi, confiante dans la garde que devaient faire les deux prévôts, elle déposa devant eux tout ce qu’il leur fallait pour satisfaire leur soif et leur faim, envoya coucher la servante et, après quelques recommandations aux trois hommes, s’alla coucher elle-même. Il ne restait donc plus dans la salle que Cocardasse, Passepoil et Morda. Les deux premiers avaient perdu l’habitude de dormir et le Gascon se disposait à boire tant que durerait la nuit. Il avait compté sans les fumées du vin, qui s’étaient dissipées depuis une heure il est vrai, mais ne tardèrent pas à envahir son cerveau après quelques libations nouvelles. Il essaya bien de tenir tête au Castillan qui l’incitait à vider son verre et lutta tant qu’il put contre le sommeil. Que peut la volonté contre l’ivresse? Cocardasse ne tarda pas à s’adosser au mur, par simple fantaisie, pensait-il; il était si certain de lui-même! sa tête se pencha: autre fantaisie; ses jambes s’étendirent d’elles-mêmes, ses bras pendirent l’un après l’autre le long de son corps et il s’endormit sur son banc, rêvant qu’il séchait force brocs en faisant bonne veille. Frère Passepoil ne songeait guère à l’imiter; il avait les yeux grands ouverts et ne pensait ni à boire, ni à dormir. Avant de monter dans sa mansarde, la grosse servante lui avait fait un signe qui promettait bien des choses et l’inflammable Normand, bardé de passion, s’impatientait, pensant qu’on l’attendait sous les combles. -La coupe d’ivresse n’est pas la même pour tous, se disait-il avec justesse. Pour Cocardasse il la faut pleine de vin; pour moi... Sans ce Castillan de malheur je serais déjà là-haut. Amable ne pouvait pas être sage quand son coeur parlait, mais il ne cessait pas d’être prudent -ainsi le veut l’air qu’on respire au pays normand -et considérait comme impossible de laisser en tête à tête avec son ami, l’Espagnol dont il persistait à se défier. Si celui-ci eût pu deviner les malédictions dont on le chargeait, il eût été édifié sur les sentiments que nourrissait à son égard celui qui lui tenait compagnie. -Ma dernière nuit à Bayonne eût pu être si douce! geignait sourdement frère Passepoil en levant les yeux au ciel; et je vais la passer face à face avec ce gredin, tandis qu’elle m’attend, la chère âme, et qu’elle me croit peut-être insensible à ses charmes captivants. Tout le lyrisme du pauvre Amable n’empêchait pas que le Castillan le rivait là, attaché à son banc. La clémence de Lagardère mettait un de ses fidèles à une rude épreuve. Aussi la conversation était-elle languissante et, depuis que Cocardasse dormait, les gobelets ne se vidaient-ils plus. Passepoil n’avait soif que d’amour, Morda, lui, avait la prétention d’être sobre. C’était logique pour qui ne sait pas distinguer le vin d’Espagne du faro d’Arras. Bientôt lui aussi battit des paupières. -Vous ne m’en voudrez pas, dit-il, de vous fausser compagnie. L’exercice auquel votre compagnon m’a forcé de me livrer ce soir m’a rompu les membres. Si vous trouvez le temps trop long, réveillez-moi dans une heure. Il posa ses coudes sur la table, en ménageant un creux pour sa tête, et le Normand ne tarda pas à l’entendre ronfler. Celui-ci restait donc seul éveillé dans cette maison où tout le monde dormait, excepté peut-être la servante bayonnaise qui l’attendait sous les combles. Le pauvre prévôt, aiguillonné par son désir, sentit mollir le sentiment de prudence qui le maintenait à sa place. Il était responsable, il est vrai, de la tranquillité de tous, mais à réfléchir froidement, que pouvait faire cet étranger dans une maison que la seule présence de Lagardère suffisait à défendre? D’ailleurs l’Espagnol dormait à poings fermés et lui, Passepoil, ne ferait qu’une absence très courte. Les yeux clos, il savourait en imagination les délices qui étaient si près de lui, qu’il ne retrouverait jamais et une lutte terrible se livrait entre sa chair faible et sa conscience encore bien élastique. Un léger craquement se fit entendre sur les marches de l’escalier. Le tendre Amable faillit s’évanouir devant une vision qu’en son for intérieur il dut qualifier d’adorable. À peine vêtue, un doigt sur les lèvres pour recommander le silence, la maritorne lui faisait signe de la suivre. Enfantillage, le supplice de Tantale, en comparaison de ce que souffrait Passepoil! Partagé entre son devoir et sa passion, il sentit que celle-ci allait l’emporter et se défendit le plus qu’il put contre lui-même. Saint Antoine se refusait à pécher: le pauvre Amable ne demandait que cela! Le premier voulait rester chaste: au second la chasteté pesait plus que tout au monde. Comment eût-il résisté à deux bras adipeux ouverts pour l’accueillir, à deux lèvres qui l’appelaient, à cette gorge monumentale dont chaque centimètre carré -et Dieu sait s’ils étaient nombreux -attendait son baiser? Ah! si Cocardasse eût pu s’éveiller en ce moment et lui dire: -Les femmes te perdront, ma caillou; défie-toi des femmes! Par malheur le Gascon ronflait comme un tuyau d’orgue et le Castillan semblait vouloir ronfler plus haut que lui. Frère Passepoil se fit petit, léger, glissa comme une ombre vers la forme tentatrice et se retourna avant de disparaître pour s’assurer que rien ne bougeait. Une main s’empara de la sienne, une chair molle le frôla; un coin du ciel entra dans son âme. Il n’avait pas gravi trois marches que Morda risquait un oeil, puis les deux, et qu’un sourire de satisfaction s’épanouissait sur son visage empreint de fourberie. -Me voici maître de la place, se dit-il à part lui. Pourvu que les autres ne tardent pas à venir. Immobile et la tête toujours plongée dans ses bras, il écouta. La maison restait muette comme une tombe, l’heure passa et rien ne remua au-dedans ni au-dehors tant qu’à la citadelle n’eurent pas tinté les douze coups de minuit. Alors le Castillan se leva doucement et sortant de sa veste une écharpe de soie, il se mit à bâillonner Cocardasse avec une telle légèreté de main que celui-ci esquissa à peine un grognement et se replongea dans son sommeil. Un grattement très léger, qu’on eût pu prendre pour le grignotement d’une souris, se fit entendre à l’extérieur du volet et Morda, s’approchant de la fenêtre qu’il avait eu soin de laisser ouverte, frappa trois coups discrets. Puis une conversation s’engagea à voix basse: -Est-ce vous, Gendry? -Oui... Faut-il entrer par la porte ou par la fenêtre? -Parlez moins haut, je ne suis pas seul. -Qui est là? -Cette outre à vin de Cocardasse... Il est ivre, et de plus je viens de le bâillonner. -Pourquoi ne l’as-tu pas tué? -Ils m’ont pris mon épée et le vieux jureur à la sienne au flanc. Je ne pouvais m’en emparer sans qu’il s’en aperçoive. -Étrangle-le. -Il crierait et tout serait perdu. -Où est le Normand? -Là-haut, avec la femme. Tous les autres dorment. -C’est bien, ouvre-nous la porte. -Je vais tirer la barre, mais, de grâce, gardez le silence le plus complet, sans quoi l’affaire serait manquée. C’était donc pour cela que le Castillan avait tout avoué. Quand la bande de Gauthier Gendry avait pénétré dans l’auberge, il avait été décidé que l’un d’eux trouverait le moyen d’y passer la nuit pour ouvrir la porte aux autres. Ils s’étaient bien attendus, comme cela avait eu lieu d’ailleurs, à être jetés dehors; qu’importait? pourvu que quelqu’un y restât, par la persuasion ou par la ruse. Sans s’en douter, Laho avait favorisé les projets des bandits et un coup d’oeil échangé entre Gauthier Gendry et Morda avait appris à celui-ci ce qui lui restait à faire. Afin de ne pas être poussé dehors à son tour, il fallait que le Castillan fût assez habile pour qu’on se crût obligé envers lui. Le seul moyen était de tout dire, et quel danger y avait-il à cela, puisque le lendemain il n’y aurait plus un homme vivant dans la maison et que Mlle de Nevers serait de nouveau entre les mains de Gonzague? Gendry se fût bien fié à la servante gagnée d’avance pour lui ouvrir les portes. Mais il avait prévu que les deux prévôts veilleraient et donneraient l’alarme. Il fallait en écarter au moins un et réduire l’autre à l’impuissance. Tout marchait à souhait: Cocardasse était incapable de crier et même de se défendre; la maritorne s’était chargée de paralyser toute intervention de Passepoil et de le poignarder s’il le fallait. Certes, elle ne lui refuserait rien, pas même le coup de grâce de son stylet, si c’était nécessaire. On arrive parfois à la mort par la porte de l’amour, et la roche Tarpéienne est près du Capitole. Les passions déréglées sont nos pires ennemies, les deux prévôts devaient en faire l’épreuve. Coup Manqué. Le Castillan se dirigea à pas assourdis vers la porte pour l’ouvrir. Il eût été moins tranquille s’il eût pu se douter qu’un oeil était braqué sur lui. Cocardasse, en effet, étouffé par son bâillon, s’était réveillé. Il n’avait pas perdu un seul mot de la conversation qui venait d’avoir lieu et dont il avait fait aussitôt son profit. Son regard, filtrant entre ses cils, avait paru marquer quelque surprise de ne pas découvrir son petit prévôt à ses côtés, mais le bâillon collé sur sa bouche l’avait rempli d’un bien plus grand étonnement, et avait été cause de sa sagesse en arrêtant les formidables jurons qui ne demandaient qu’à sortir de son gosier. Maintenant, la réflexion venue, il se taisait et restait immobile de bonne volonté. Il voulait écouter. Son bâillon ne pouvait le gêner et rien ne l’empêcherait de s’en débarrasser quand le moment serait venu, puisqu’on avait eu la sottise de lui laisser les mains libres et son épée au côté. Il pouvait même sourire à son aise, puisqu’on ne voyait pas ses lèvres, et ne s’en faisait pas faute d’ailleurs. Bien plus, non content de sourire, il pensait, et si l’Espagnol eût su ce qui se passait dans sa tête, il se fût bien gardé d’aller ouvrir. Avec infiniment de précautions, celui-ci enleva la première barre, puis la seconde. Il ne restait plus qu’un verrou à tirer. Il ne le fut pas, car à cet instant même, comme mû par un ressort, le Gascon se dressa et la lueur du quinquet fumeux se posa sur l’acier de Pétronille. Quand la rapière du prévôt se montrait ainsi toute nue sans qu’on eût entendu un juron préalable, on eût dit une belle fille amoureuse qui laisse tomber ses derniers voiles avant de donner le régal de son corps. Et Pétronille allait offrir un fier régal à son maître. Il n’y avait pas une seconde à perdre. La table et toute la largeur de la salle séparaient Cocardasse du bandit, et si celui- ci tirait le dernier verrou, il serait trop tard pour agir. D’un bond, le Gascon franchit la table; ses deux longues jambes s’ouvraient comme les branches d’un gigantesque compas; son bras s’allongea dans une détente que tout le buste suivit et le Castillan, troué de part en part, cloué contre la porte, put à peine exhaler un râle. Il ne tomba que quand le prévôt eut retiré l’épée de son corps. Mais la partie n’était pas gagnée pour si peu. Les volets jetés hors des gonds avec bruit, et avant que Cocardasse eût pu pousser un cri d’appel, il reçut dans le flanc un formidable coup de tête qui le fit tournoyer deux ou trois fois sur lui-même avant qu’il s’étalât sur le sol. La Baleine, l’auteur de ce beau coup, allait l’achever, Gauthier Gendry l’en empêcha: il avait réfléchi qu’il s’était engagé à tuer Lagardère et à enlever Aurore. Pourvu qu’il atteignît ce but, il était inutile de charger sa conscience de trois ou quatre cadavres. Cocardasse était hors de combat, c’était suffisant pour l’instant. On verrait en descendant, s’il fallait venger sur lui la mort du Castillan dont Gendry, pour dire vrai, se souciait fort peu. Moins il y a de parts et plus elles sont fortes. L’ex-caporal aux gardes referma les volets et comme il fallait se passer des conseils de Morda, il distribua les rôles. -Nous n’avons pas à nous occuper de Passepoil, dit-il, il ne reste donc là-haut que trois hommes: Lagardère, Chaverny et un autre que je ne connais pas. Nous ne devons pas toucher au marquis; si, au lieu de tomber dans la chambre de Lagardère, nous nous trouvions dans la sienne, il faudra se jeter sur lui, le bâillonner et le lier. Rien ne sera plus facile, puisque nous allons le surprendre au lit. On agira de même pour l’autre si cela se peut et si nous avons le temps. Chacun s’assura qu’il avait dans sa poche de quoi réaliser ce programme, et Gauthier Gendry reprit: -Pour Lagardère, pas de quartier. Nous sommes cinq contre lui; si nous le découvrons le premier, que nos cinq épées aient sa vie. Les deux jeunes gens sursautèrent: il leur sembla que c’était plus qu’un assassinat. Ils n’avaient pas encore la routine du crime. -Je veux bien le tuer, dit Yves de Jugan, mais debout, comme il a tué mon père. Gendry les toisa d’un regard méprisant et leur montra la fenêtre: -Si vous voulez vous en aller, fit-il, il est encore temps. -Tu dirais que nous avons peur, déclara le fils de Pinto, et cela n’est pas vrai. Nous sommes libres, je crois, de choisir la vengeance qui nous plaît et précisément parce que nous n’avons pas peur, nous ne tuerons pas un homme endormi. Gendry haussa les épaules: -Vous préférez alors qu’il vous tue? -Nous lui tiendrons tête à nous deux, s’il le faut. L’ex-caporal haussa les épaules. -Celui-là ne se peut toucher debout, murmura-t-il. Et avec autorité: -Il faut obéir ou vous en aller. Il n’y a pas d’autre solution que celle-là et, moi qui suis votre chef, je vous ordonne d’obéir. De fait, il eût été fort contrarié de les voir partir, ce qui eût diminué sensiblement ses chances de succès. Le seul moyen de les pousser en avant était de suspecter leur bravoure. Aussi ajouta-t-il avec intention: -Il ne faut pas de trembleurs dans ma bande; le sentiment n’est pas de mise ici, pour vous surtout. Êtes-vous prêts? -Soit, répondirent-ils; nous verrons là-haut ce que nous avons à faire. -Marchez droit, dit Gendry, si vous ne voulez pas vous trouver entre le marteau et l’enclume. Puis il acheva: -Pour moi, je me charge de la jeune fille; que personne n’y touche. La Baleine décrocha la lampe et les cinq hommes, assourdissant le bruit de leurs pas, pénétrèrent dans l’escalier. Gauthier Gendry marchait en tête, s’efforçant de masquer la lumière que la Baleine tenait derrière lui. Puis venaient Palafox et les deux autres. Ils avaient tous l’épée à la main. Arrivés en haut des marches, ils s’arrêtèrent pour écouter. Le silence le plus complet régnait partout. La maison était vaste et de nombreuses portes ouvraient sur des corridors dont on ne voyait pas l’extrémité. Elles ne semblaient fermées qu’au loquet; mais laquelle était la bonne? On eût fait bien plaisir à Gendry en lui disant où dormait Lagardère, car il se rendait seulement compte de la difficulté de le découvrir avant que personne pût donner l’éveil. Il n’y avait que la servante qui pût le renseigner sur ce point, sans doute qu’elle s’était endormie dans les bras de l’heureux Passepoil. Qui peut répondre de la parole d’une femme, quand surtout celle-ci doit lutter contre ses sens pour l’accomplissement d’un devoir ou d’un crime? Elle avait bien dit qu’une échelle de meunier conduisait à son réduit; renseignement plutôt inutile, car, aller la réveiller, c’était risquer de réveiller aussi Passepoil et il faudrait l’empêcher de crier. Gendry prêta de nouveau l’oreille et entendit le bruit atténué d’une clef qui tournait dans une serrure. Amable sommeillait et, de plus, il était enfermé à double tour. Nu-pieds, mais vêtue, la Bayonnaise apparut, se glissa jusqu’aux bandits et du doigt désigna l’une des portes. -Et Mlle de Nevers? demanda Gendry. -Les deux jeunes filles dorment tout au bout de ce couloir; elles sont enfermées et la serrure est solide. La Baleine, en souriant, montra ses épaules. Quelle serrure eût pu résister à ce bélier? -Et maintenant, bonne chance, murmura la femme. Je vous retrouverai à Saint-Sébastien. Elle descendit dans la salle basse, se dirigeant à tâtons vers l’endroit où était la porte. Un frisson la parcourut tout entière: elle venait de se heurter à un cadavre. Elle rebroussa chemin, chercha à gagner la fenêtre; mais dans l’obscurité deux bras de fer la happèrent au passage. -Est-ce vous, Jacinta? demanda une voix très bas. -Oui, laissez-moi. Le volet s’entr’ouvrit et la femme vit deux yeux braqués sur elle, tandis que la lune éclairait en plein son visage. -Tu mens, dit Cocardasse qui avait repris ses sens et lui serrait les poignets à les briser. Que se passe-t-il ici? Tu es la complice des assassins. -Grâce! gémit-elle, sans pourtant oser crier. Le prévôt ne l’écoutait pas. Il avait peur que tout fût fini et que là-haut les assassins n’eussent accompli leur forfait. Combien de temps était-il resté là sur le sol, inanimé, impuissant? Il l’ignorait et un rugissement sortit de ses lèvres. Il repoussa la femme qui alla heurter de la tête au coin de la table et roula, avec un filet de sang au front. Et alors, angoissé, espérant qu’il ne serait pas trop tard, Cocardasse ramassa son épée et ce qui sortit de sa gorge fit trembler la maison, secoua les murs, se répandit depuis les fondations jusqu’au faîte comme une trombe, un torrent qui roule, comme un éclat de tonnerre formidable et lugubre. -Lagardère!... Lagardère! En l’entendant, Gauthier Gendry devint pâle; la lampe oscilla dans la main de la Baleine; Yves de Jugan et son compagnon sentirent leurs doigts se crisper à la poignée de leurs épées et il n’y en eut qu’un qui ne bougeât pas, l’Anglais Palafox. Flegmatique comme tous ceux de sa race, il était là en garde: pas un muscle de sa face ne remuait. -Fais sauter la porte, ordonna Gauthier à la Baleine, et sus à l’ennemi. Le géant posa sa lampe à terre, s’élança comme une catapulte. Il y eut un craquement de bois, de planches disjointes, des serrures qui sonnèrent en tombant sur le parquet et les assassins se ruèrent en avant. Par la fenêtre ouverte, la lune inondait la pièce de sa clarté douce, et debout, l’épée à la main, à demi vêtu, le comte de Lagardère impassible attendait les assassins. L’un d’eux avait fait un bond prodigieux, tout de suite sa lame s’était trouvée en contact avec celle du comte! Le froissement du fer ne dura qu’une seconde: Palafox s’écroula avec un trou au front. L’épée d’Yves de Jugan se présenta la première après: elle fut liée aussitôt que sentie et vola par la fenêtre en sifflant. -Va-t’en, jeune homme, dit le comte, je ne veux pas tuer des enfants. Tout le long des couloirs on entendit battre des portes. La lampe, bousculée du pied, s’éteignit. Tout en haut, comme venant du ciel, la voix pointue de Passepoil s’accompagnait de coups de poing contre une porte qui ne voulait pas s’ouvrir et quand Chaverny parut, il se sentit désarmé par deux bras robustes, jeté à terre et ficelé avant d’avoir pu se défendre. L’épée de Navailles, en manquant Gendry, se ficha dans un montant de bois et se brisa. Lagardère restait seul pour faire face à quatre hommes qui n’osaient pas s’approcher de lui et lui décochaient à distance les coups de pointe dont il s’amusait. Il savait bien qu’il n’avait qu’un pas à faire pour étendre chacun d’eux à ses pieds, mais il se doutait aussi que tous ces lâches allaient fuir, car déjà ils cherchaient des yeux l’escalier. Soudain un cri perçant retentit au bout du corridor, une forme blanche bondit, les dents serrées, les bras étendus: -Henri! Henri! Le comte pâlit. Si ces hommes allaient la tuer avant qu’elle arrivât jusqu’à lui? Elle n’en eut pas le temps. Saisie à bras-le-corps par Gauthier Gendry, elle se sentit soulevée de terre, emportée dans l’escalier. -Suivez-moi! avait crié le bandit, je la tiens. Mme de Nevers poussa une plainte déchirante et fût tombée de tout son long si Flor ne l’eût soutenue et dans le bruit infernal des pas lourds sur les marches, on entendait la voix angoissée d’Aurore: -Henri! Henri! sauve-moi! En touchant le pavé de la salle basse, Gendry ricana. Plus que la fenêtre à franchir, il emportait sa proie, la proie vivante de Gonzague. Il sentait bien que Lagardère était sur ses talons; qu’importait, entre eux deux il y avait la Baleine et les deux autres: tous les trois pouvaient mourir pourvu que lui pût s’échapper avec son fardeau. Son ricanement s’arrêta court. Se sentant la gorge serrée comme dans un étau, il lâcha Aurore évanouie que d’autres bras saisirent et franchit l’appui de la fenêtre d’un bond. Les autres le suivaient de si près que Cocardasse ne put allonger qu’un coup d’épée. Il avait d’ailleurs le bras gauche embarrassé par le corps d’Aurore. Ce fut la Baleine qui reçut le cadeau dans l’épaule et l’emporta en fuyant. Le Gascon lui avait rendu la monnaie du coup de tête dont il avait été gratifié par cette brute. Jacinta apparut alors, tenant une lumière à la main et Lagardère put reprendre Aurore dans ses bras, la pauvre Aurore pâle et raidie, et remonta bien vite la remettre aux soins de doña Cruz. Navailles délivra Chaverny et Lagardère vint serrer la main de Cocardasse. -Sandiéou! jurait celui-ci, le coup était bien préparé et si je ne m’étais pas réveillé à temps, il aurait peut-être réussi. Puis tout à coup il baissa la tête et n’osa plus regarder Henri en face: -Pardonne-moi, pitchoun, murmura-t-il, si je n’avais pas tant bu ce soir, ils n’auraient pas même mis les pieds ici. -Quel est ce cadavre? demanda le comte en apercevant le corps de Morda étendu en travers de la porte. -C’est mon couquin d’élève, répondit Cocardasse, je lui ai si bien démontré les règles de la danse qu’il y a pris goût et je lui ai appris comment on saute dans l’éternité. Les explications du prévôt donnèrent le mot de l’énigme et l’on put bientôt rétablir la succession des faits qui venaient d’avoir lieu. -J’espère que nous ne les reverrons pas de sitôt, pensa tout haut Henri, d’autant plus que nous allons partir aujourd’hui même. -Il me semble que je n’en ai vu repasser que quatre... observa le Gascon. Navailles posa un doigt entre ses deux sourcils, disant simplement: -L’autre est là-haut! -Chacun le nôtre, alors, pitchoun! nous n’avons pas perdu notre nuit. Mais dans toute cette affaire, que diable est devenu l’ami Amable? Tout le monde se regarda. -Où est Passepoil? -Me voici, fit une voix penaude dans l’escalier. On m’avait enfermé là-haut et je viens seulement de forcer la porte. -Qui cela? on?... Ma caillou, tu fais une tête longue d’une aune... que t’est-il arrivé? -Je n’en sais rien... j’avais... trop bu... murmura le Normand qui s’embrouillait et ne voulait rien dire. -Vivadiou! s’écria Cocardasse sévèrement, il ne faudrait pas te mettre à boire: la bouteille et les femmes, c’en est trop pour toi... Passepoil devint blême: il venait d’apercevoir la Bayonnaise étendue au pied de la table: -Est-ce qu’elle est... morte aussi? demanda-t-il avec angoisse. Il alla s’agenouiller près d’elle et souleva sa tête. Son visage était si décomposé que Cocardasse n’osa pas parler du compte qu’il avait à régler avec elle. Quand elle ouvrit les yeux et qu’elle vit le Normand penché sur elle, elle éclata en sanglots. Le Retour. Le rôle tenu dans toute cette affaire par la Bayonnaise devait rester un secret entre Cocardasse et Passepoil. Nouvelle venue à l’auberge et ne voyant qu’un moyen de gagner de l’argent, elle avait cédé aux promesses de Gendry et peut-être plus encore à la crainte qu’ils ne lui fissent quelque jour un mauvais parti si elle refusait. Honnête à sa façon, elle avait essayé de tenir ses engagements jusqu’au bout en enfermant le prévôt dans sa chambre. Ceci ne s’était pas fait sans de certaines réticences intimes. Quoique grosse et sans beauté, elle était femme pourtant et, bien qu’habituée aux galanteries brutales des matelots, il ne lui était jamais arrivé de briser la coupe à laquelle elle venait de boire. Amable avait été particulièrement doux et tendre avec elle, aussi avait-elle dû se faire violence à elle-même pour l’enfermer de façon à ce qu’il ne pût prendre part aux événements qui devaient avoir lieu; par contre, elle s’était délectée secrètement à la pensée que du moins il serait sauf. C’est pourquoi, quand, Lagardère parti, elle le vit penché sur elle, étanchant soigneusement le sang qui inondait son visage, elle fut prise pour lui d’une reconnaissance profonde et, le remords aidant, elle se mit à pleurer. Sa blessure, d’ailleurs, était légère; il suffit d’un peu d’eau froide pour la soulager et bientôt elle fut debout, toute tremblante devant les regards irrités de Cocardasse et se serrant contre Passepoil pour y trouver protection. -Sandiéou! nous causerons ensemble tout à l’heure, lui dit le Gascon de sa voix de stentor. Le jour il va bientôt venir; s’agirait, ma caillou, de faire disparaître d’ici ceux qui n’ont plus rien à y faire. Ce n’était pas, pour Passepoil, le moment de faire une objection quelconque, il était pour cela trop penaud et pourvu qu’on ne lui parlât plus de ce qu’il était devenu, avant et pendant l’action, il se montrait prêt à tout. -Tu as raison, mon noble ami, répondit-il d’un ton soumis, tu as parfaitement raison. Qu’allons-nous faire de ces cadavres? -Cornebiou! la chose est simple; il y a bien aux alentours quelque ruelle où nous allons les porter. En les mettant sur le nez à distance raisonnable, tout le monde croira qu’ils se sont transpercés tous les deux. -Le guet peut vous surprendre, hasarda timidement la servante... -Et qu’est-ce que cela peut te faire, à toi? grogna Cocardasse. -C’est que... je ne veux pas qu’il vous arrive du désagrément. Dites-lui donc, monsieur Passepoil... Passepoil le lui eût bien dit; le diable c’est que, pour l’instant, il n’avait pas la langue bien déliée et préférait approuver tout ce que dirait le Gascon. -Je connais un endroit, un bon endroit, reprit la Bayonnaise. Personne ne vous verrait et... eux dormiraient en paix... si vous vouliez... -Oui, nous voulons... n’est-ce pas, Cocardasse, que nous voulons bien?... fit timidement le Normand. -Oïmé!... c’est à voir... Montre-nous cet endroit. -C’est là, dans le jardin... Il y a un grand trou qui s’enfonce dans la terre. Quand ils y seront, personne ne viendra les y chercher... -Alors, enlevons, s’écria le Gascon en saisissant par les épaules le corps de Morda, tandis que Passepoil le prenait par les pieds. Et toi, éclaire-nous, ajouta-t-il. Quelques instants après, on entendit le bruit mat d’un corps qui rebondissait contre la pierre, glissait dans l’oubli. -Qu’y a-t-il au fond de ce trou? demanda Cocardasse. -Je n’en sais rien... peut-être beaucoup d’autres, lui répondit la femme. -Vivadiou! on dirait que c’est fait exprès, exclama le Gascon. Seront-ils bien là, ma caillou, qu’en dis-tu? Mais ne laissons pas celui-ci seul, allons lui chercher son camarade, pour le cas où il leur prendrait envie de faire un brin de causette. À cette époque, on ne se faisait aucun scrupule d’adresser quelques plaisanteries macabres à ceux qu’on venait de tuer, quand ceux-là surtout étaient des gens de sac et de corde, comme c’était le cas. Cocardasse, pour son compte, était trop accoutumé à coudoyer la mort pour respecter, alors qu’il était passé de vie à trépas, le cadavre d’un homme qu’il avait méprisé vivant. Il n’y avait donc pas lieu de s’étonner de son attitude actuelle et lorsqu’il se fut saisi de Palafox, dont Lagardère avait repoussé le corps hors de sa chambre, il n’y vit aucune différence avec la nuit où il véhiculait M. de Barbanchois et M. de la Hunaudaye, sinon que l’Anglais était plus lourd et peut-être moins ennuyeux à porter que chacun des deux vieux barons. L’oraison funèbre fut vite prononcée et quand la servante eut lavé, avant même d’en avoir été priée, le sang qui tachait les dalles, Cocardasse se remit bien simplement à boire. Pour lui, tout devait finir par là. Comme il allait interpeller la servante, afin de lui reprocher durement le rôle qu’elle avait joué, celle-ci se jeta à ses genoux pour implorer son pardon, et, dans une crise de larmes, raconta tout ce qui s’était passé entre elle et Gendry. Elle n’hésita point pourtant à travestir la vérité en ce qui concernait Passepoil (où trouver la femme qui ne ment pas?) et prit mille circonlocutions pour lui prouver qu’elle ne l’avait fait prisonnier que pour le soustraire au danger qu’il aurait couru. Amable nageait dans un océan de délices. Le Gascon, lui, avait mille raisons pour ne pas admettre d’emblée toutes ces théories. -Cornebiou! s’écria-t-il, il fallait alors t’y enfermer avec lui, la fille. Au fait, que venais-tu faire ici et pourquoi voulais-tu te faire passer pour la maîtresse... -J’étais affolée, répondit la Bayonnaise, je me sauvais pour ne pas voir ce qui allait se passer, les crimes qui allaient se commettre et dont j’étais la complice. Vous m’avez punie, c’est justice; maintenant je me repens et je vous supplie de me pardonner. L’amoureux Normand n’y tenait plus. Il prit la maritorne à pleins bras et la pressa contre sa maigre poitrine, sans prêter aucune attention à l’air goguenard de Cocardasse qui, pour ne pas être en reste avec ses amours à lui, se versait de copieuses rasades. En fin de compte et puisqu’on devait s’éloigner dans quelques heures, il fut convenu qu’on ne dirait rien au sujet de la Bayonnaise et Passepoil lui mit, pour absolution définitive, un gros baiser sur la nuque. -N’empêche, ma caillou, que faute de ton épée, parce que tu avais déserté ton poste, Mlle de Nevers a failli être prise et Lagardère assassiné... -C’est vrai, murmura Passepoil; rien de cela n’est arrivé, heureusement; nous avons deux ennemis de moins et... j’ai été si heureux pendant une heure!... Jacinta vint mettre un terme aux transports amoureux du prévôt en envoyant la servante repentante à ses fourneaux. Comme le capitaine d’un navire, elle voulait rester jusqu’à la dernière minute sur le pont et les premières lueurs de l’aube l’avaient mise debout. Bientôt Lagardère, Chaverny et Navailles descendirent, et ce fut au tour d’Aurore un peu pâle, de la princesse, à peine remise de l’émotion qu’elle avait ressentie, de Flor enfin, toujours vaillante et le sourire aux lèvres. -Nos tribulations sont-elles finies, mon cher Henri? demanda Aurore. J’ai beau me raisonner, vouloir être forte; chaque événement comme celui de cette nuit me replonge dans la crainte. -Oui, c’est fini, mon enfant. Dans une heure nous allons partir et nous irons vite, le plus vite possible... -Pourquoi? y aurait-il donc encore quelque chose à redouter? Il se pencha et lui murmura à l’oreille: -Non, mais au bout de notre route est le couronnement de notre bonheur. -C’est vrai, avoua-t-elle en souriant. Alors, hâtons-nous, nous n’arriverons jamais trop tôt. Chaverny et Flor, tout en pensant exactement la même chose, ne se le disaient que des yeux, eux, et il n’y en avait qu’un seul qui eût voulu retarder le départ de plusieurs jours, de plusieurs semaines: c’était l’infortuné Passepoil qui toute sa vie devait se souvenir de sa dernière nuit à Bayonne. Tout le monde était à cheval qu’il manquait encore à l’appel. Il fallut que Cocardasse allât l’arracher des bras de la maritorne. -Eh bien? où était-il donc encore? demanda Chaverny. Le pauvre Amable rougit jusqu’aux oreilles et balbutia quelques excuses qu’on n’entendit pas. -Le pitchoun il est follement amoureux, monsieur le marquis, répondit Cocardasse; c’est votre exemple qui lui vaut ça. Pourtant avec sa tournure de mouton maigre, je me demande toujours comment diable il peut bien plaire aux dames du sexe... -C’est mon secret, murmura le Normand, et je ne veux pas te le dire. -Bravo, Passepoil, s’écria Chaverny. Tout à l’amour, vive Dieu! et tant mieux si tu trouves chaussure à ton pied. -Je trouve bien le pied, répliqua le malicieux Normand, mais je n’ai pas encore découvert la main. Aussitôt que M. le comte de Lagardère me laissera un peu de loisirs, je la chercherai pour de bon. -Toi, marié, ma caillou?... Mais alors que deviendra ton pauvre diable de Cocardasse? -Tu feras comme moi... -Jamais! capédédiou! que le ciel il m’en garde! le conjungo n’est pas pour moi, car je ne saurais partager mon coeur entre la divine bouteille, Pétronille et un jupon. -Pétronille finira bien par se tenir en repos... tu n’auras alors qu’à lâcher la bouteille... -Pardieu! mon pitchoun, j’y reviendrais toujours, je serais donc obligé de planter là le cotillon. Tandis que s’échangeaient ces propos dont tout le monde souriait, on s’était mis en marche et bientôt les clochers et les murs de Bayonne ne furent plus qu’un groupe de points noirs à l’horizon. Jacinta, qui avait donné la garde de sa maison à la grosse servante pour jusqu’au jour de la vente, se retourna une dernière fois, très émue, mais comme Mme de Nevers et Aurore lui avaient pris chacune une main et que Flor l’embrassait, elle se renfonça dans le carrosse, fixant ses regards vers l’avenir, dans la direction de Paris. Navailles tenait la tête; le comte et le marquis galopaient aux portières; par-derrière venaient les deux prévôts. Ainsi les lieues succédaient aux lieues sans qu’aucun événement vînt ralentir la marche rapide de la petite troupe. On ne s’arrêtait d’ailleurs dans les villes que juste le temps nécessaire pour manger et dormir, nulle part n’avaient reparu les silhouettes de Gauthier Gendry et de ses affidés, qui s’en tenaient sans doute à l’ordre donné par Lagardère de mettre entre eux et lui la plus grande distance possible. La seule halte sérieuse fut à Chartres, parce que dès qu’ils y eurent pénétré, M. Belnet de Floville, le gouverneur, fit encore une fois fermer les portes de la cité. Il envoya même un messager pour intimer l’ordre à M. de Lagardère et à tous ceux qui l’accompagnaient de se rendre à son hôtel. Le messager étant Mme Liébault et le gouverneur lui-même la suivant de fort près, flanqué de Me Ambroise Liébault, prévôt de la police, force fut bien au comte de s’y rendre. Il y eut de beaux yeux qui pleurèrent de joie en revoyant Lagardère, se voilèrent de tristesse quand il repartit; ce qui n’empêcha pas la douce Mme Liébault de témoigner la plus sincère affection aux deux jeunes filles. Quand les portes se rouvrirent pour laisser le chemin libre, un bon quart d’heure au moins se passa en embrassades et l’on ne se sépara que pour se dire: À bientôt! C’est que M. de Floville avait promis d’assister aux deux mariages et que Mme Mélanie Liébault rêvait déjà des toilettes qu’elle allait emporter pour les cérémonies fastueuses qui allaient avoir lieu à la cour. Une seule chose tempérait son bonheur: on l’avait autorisée à amener Me Ambroise, son mari, parmi ses malles. En se séparant de cette femme affectueuse, Aurore dit à son ami: -Il fait bon sentir autour de soi des affections semblables et c’est votre oeuvre, Henri. Que deviendrons-nous si tous ceux qui vous approchent réclament votre amitié? -Je ne l’accorderai pas à tous, répondit le comte en souriant; et ceux à qui je la donnerai seront fiers surtout de pouvoir mettre la leur aux pieds de ma femme. -Qu’avez-vous donc fait pour ceux-ci? demanda Chaverny. -Vous voulez dire ce qu’ils ont fait pour moi? Le gouverneur m’a offert sa maison, ses chevaux, sa bourse; cette petite bourgeoise que vous avez vue et qui est une âme d’élite, m’a offert sa vie. C’est moi leur obligé. La petite troupe avançait rapidement: plus qu’un jour, plus que quelques heures et Lagardère rentrerait en maître et en heureux dans ce Paris que naguère il avait quitté, désespéré et meurtri. Aurore de Nevers poussa tout à coup un cri de joie: dans le lointain, les tours de Notre-Dame profilaient leur majestueuse silhouette et bientôt, comme si elles eussent attendu cela pour tinter, les cloches se mirent en branle. Peut-être leur airain tout seul avait vibré pour annoncer le retour de ceux qui avaient souffert, prié, et qui s’aimaient. Audience Au Palais-Royal. Le Régent de France avait la mémoire courte et nul n’oubliait plus vite que lui les personnes qui restaient quelque temps éloignées de la Cour. Il eût volontiers laissé blanchir les cheveux de ses meilleurs amis dans les cachots de la Bastille si on n’eût pris soin de lui rappeler qu’il ne les y avait fait enfermer que pour une semaine, en punition d’une peccadille. Par contre, dès qu’on l’avait remis sur la voie, il s’empressait de réparer son oubli par une faveur. Il y avait beau temps donc que la princesse de Gonzague et sa fille, de même que Lagardère, n’existaient plus dans son souvenir, lorsqu’un soir un messager d’assez singulier aspect força, on ne sait trop comment, le cordon de gardes qui l’entouraient et lui tendit avec un imperturbable sang-froid un pli scellé aux armes de Nevers. Philippe d’Orléans eut d’abord un mouvement de recul, tandis que son escorte allait se précipiter sur l’intrus. Mais en reconnaissant les cachets, il donna l’ordre aux soldats de rester immobiles et rompit avec nonchalance les empreintes de cire noire. Il était environ dix heures de nuit et le Régent, ce soir-là, était de fort bonne humeur. Il s’apprêtait à monter dans son carrosse pour se rendre à Saint-Cloud, où Mme de Tencin, de concert avec le cardinal Dubois, avait projeté de renouveler, pour le plaisir de S.A.R. et pour le sien propre, l’ancienne fête des Flagellants. Ce n’est pas ici le lieu de s’arrêter à ces orgies où figuraient, outre Dubois et Mme de Tencin, nombre de dames de la cour, parmi lesquelles Mmes de Gesvres, d’Averne, de Sabran, et d’autres, c’est-à-dire tout ce qu’il y avait de jeune, de joli et de vicieux. Pour corser le programme, on devait amener, les yeux bandés, quelques pensionnaires de la Fillon, et les hommes, cela va sans dire, devaient s’y trouver en nombre égal. Philippe d’Orléans se promettait grande joie de ce divertissement tiré de l’ancienne histoire ecclésiastique. C’est là précisément ce qui le tenait d’humeur enjouée et pourquoi il arrêta d’un geste ses gardes prêts à se jeter sur l’inconnu. Celui-ci ne portait aucune arme sur lui; il s’était respectueusement découvert et, d’une voix ferme, exposa le motif de sa présence: -Mme la princesse de Gonzague-Nevers, dit-il, m’a chargé de remettre directement cette lettre à Votre Altesse. Dubois s’empressa d’intervenir et toisa le messager avec hauteur: -Que veut cet insolent? s’écria-t-il. -Faire sa commission lui-même, répondit l’autre. Et maintenant que la chose est faite, monseigneur, bonsoir. Sur ces mots, il esquissa un salut, remit son béret sur sa tête et, faisant volte-face, se prépara à s’en aller. -Pardieu! s’écria le Régent amusé de ces manières si peu communes au Palais-Royal, tu pourrais tout au moins attendre notre réponse, l’ami. -Il n’y a pas de réponse, monseigneur; j’ai lu la lettre avant vous. Philippe d’Orléans se mit à dévisager le personnage et souriant tout à coup: -Monsieur de Lagardère, dit-il, vos façons de vous travestir et de vous présenter à l’impromptu sont vraiment aventureuses. En l’occasion, vous n’aviez nul besoin de vous déguiser pour arriver jusqu’à nous et vous n’avez plus qu’à vous faire reconnaître. Au grand émoi des courtisans et sans aucun souci de l’étiquette, le messager ainsi interpellé poussa un éclat de rire sonore et retentissant. -Moi, Lagardère! s’écria-t-il. Votre Altesse me flatte mais s’abuse, car il y a autant de distance entre le comte et moi qu’entre le Régent de France et le lieutenant de ses gardes... Je me nomme tout simplement Antoine Laho, originaire des pays basques, et j’arrive de ce pas de Bayonne. Si M. de Lagardère m’a fait lire cette missive, en présence de Mme de Nevers et de Mlle Aurore, c’était pour qu’il me fût possible de la répéter mot pour mot, à Votre Altesse, au cas où elle ne lui parviendrait pas. -Peste!... s’écria Philippe. Tu me sembles être un gaillard décidé, l’ami... Pourrais-tu nous dire comment tu as bien pu mériter cette confiance?... -Si Son Altesse désire le savoir, elle n’aura qu’à demander à M. le maréchal de Berwick ou à M. de Conti, qui sont sans doute de retour d’Espagne, les noms de ceux qui faisaient partie de Royal- Lagardère. Philippe d’Orléans se toucha le front. -Royal-Lagardère! murmura-t-il, c’est un régiment de fraîche date?... Ce colloque n’était pas du goût de Dubois; il s’approcha de son maître et lui glissa deux mots à l’oreille: -On nous attend à Saint-Cloud, monseigneur. -J’allais oublier, dit le Régent. Quant à toi, ajouta-t-il en se tournant vers Laho, reviens nous voir le jour où tu voudras être sergent aux gardes. -Grand merci, répondit le Basque. Je ne serai, si vous le voulez bien, ni sergent, ni autre chose. J’appartiens à M. de Lagardère, qui fera de moi ce que bon lui semblera. Le front de Philippe se plissa: -Ce M. de Lagardère est un heureux homme d’obtenir de pareils dévouements, fit-il entre haut et bas. Ce n’est pas autour de moi qu’il faut en chercher de semblables. Et se tournant vers le cardinal, il ajouta, se forçant à rire: -Voilà un homme qui a tout autant que toi son franc parler, mais qui ne demande rien et ne veut rien accepter... J’ai bien peur qu’il ne soit cardinal!... -J’ai peur, moi, répondit Dubois, que la fête de cette nuit soit manquée si Votre Altesse s’amuse à discourir avec tous les va-nu- pieds qu’elle rencontrera. -Alors, en voiture, messieurs... allons au plus pressé. Et le carrosse de Philippe d’Orléans l’emporta vers de nouvelles distractions que nous laissons à la chronique scandaleuse de l’époque le soin de retracer. Mme de Nevers arriva trois jours après et, sans désemparer, fit demander audience pour elle-même, pour le comte de Lagardère et pour le marquis de Chaverny. Le Régent était justement en conférence avec son habituel conseiller. Il dit, après avoir pris connaissance de la demande: -C’est beaucoup à la fois, mais je ne saurais refuser à la princesse de la recevoir, pas plus qu’à ce Lagardère de venir me remercier de l’avoir fait comte. Pour ce qui est du marquis de Chaverny, c’est affaire à toi, Dubois; car tu lui as, il me semble, promis un brevet de capitaine-lieutenant aux mousquetaires gris. -Moi?... protesta le cardinal. -Toi-même, et c’était, ma foi, fort plaisant, si j’ai bonne mémoire, car il te répondit qu’il saurait mieux tenir son mousquet que toi ton ciboire... Afin que nous en puissions juger, va faire préparer son brevet. Si Dubois feignait de ne pas se souvenir, il n’avait pas oublié cependant les insolences du marquis et quiconque avait offensé le fils de l’apothicaire de Brive-la-Gaillarde, eût-il droit à toutes les récompenses, ne pouvait compter que sur la rancune du parvenu. -Le brevet ne pourra être prêt que demain, répondit-il en essayant de dissimuler son dépit. -Eh bien, fais-m’en tenir un en blanc; j’aurai le plaisir de le remplir de ma main et, pour n’être pas paraphé par toi, Chaverny n’en aura peut-être que plus de plaisir à l’accepter. Quand Philippe d’Orléans s’éprenait de générosité et de justice, le royaume entier debout contre lui ne l’eût pas détourné de sa route. Le malheur c’est qu’il s’éprenait moins souvent de la justice que des femmes et que tout le temps donné à celles-ci ne laissait guère de place pour celle-là. Dubois savait à quoi s’en tenir dans les deux cas et il s’en alla, l’oreille basse, quérir le brevet demandé, tandis qu’on introduisait les visiteurs. Le Régent baisa la main de Mme de Nevers et serra celles de Lagardère et de Chaverny. À certaines heures, il éprouvait un grand bien-être à presser une main loyale. -Asseyez-vous, madame, dit-il à la princesse, et soyez assurée que tout notre désir est de vous être agréable. -Monseigneur, commença la veuve de Nevers, je n’ai rien à demander, car je suis la plus heureuse des mères. Deux fois mon enfant m’a été rendue par celui qui est désormais mon fils, et auquel vous avez voulu confier votre épée pour l’oeuvre de justice... Vous avez le droit de lui demander ce qu’il en a fait; son devoir est de vous en rendre compte. L’histoire en est longue et Votre Altesse n’aurait sans doute pas le temps de l’entendre... mais la veuve de Philippe de Nevers, la mère d’Aurore, la mère d’Henri de Lagardère vient se porter garante devant vous que votre épée a été loyalement tenue, qu’elle m’a rendu ma fille, et que, si elle n’a pas accompli toute sa tâche... puni l’assassin... -C’est qu’elle s’est brisée dans ma main, interrompit Lagardère. Je n’en rapporte pas même les tronçons, et il n’est pas besoin, je crois, d’affirmer que je ne l’ai point rendue... -Si toutes celles que je porte, dit Philippe d’Orléans, avaient le même bonheur que celles que je vous ai données, leur mérite plus tard serait tout autre que celui qu’elles pourront avoir, d’avoir appartenu au Régent de France. Il y avait une pointe d’amertume dans la voix du prince. Peut- être, en ce court instant, se sentait-il sous l’oeil de son juge: l’Avenir! Lagardère s’inclina profondément et Philippe reprit: -L’aviez-vous encore à Fontarabie et Saint-Sébastien? -Non, monseigneur. -Je le regrette et si j’avais pu le savoir, je vous en eusse envoyé une autre. -Celle que j’avais en main était vôtre quand même, puisqu’elle servait la France. L’Histoire ne dira-t-elle pas que c’est l’épée du Régent qui a vaincu l’Espagne? La tristesse du prince augmentait. Dans l’état d’esprit où il se trouvait, cette flatterie lancée par un homme qui n’avait pourtant pas l’âme d’un courtisan sembla porter à faux. Il prononça lentement: -L’Histoire ne dira pas cela, monsieur, car elle se tromperait. Mais si elle s’inquiète un jour de ce que nous avons voulu faire pour donner au courage une faible récompense de ce qu’il mérite, elle pourra dire qu’au mariage de Mlle Aurore de Nevers et du comte Henri de Lagardère, le Régent de France a fait bénir son épée sur l’autel et qu’il l’a, de ses mains, attachée au flanc de celui qui était le plus digne de la porter. «Et toi, marquis, s’écria-t-il gaiement en s’adressant à Chaverny, nous avons ouï dire qu’il te faudrait donner aussi licence de mariage, mais que tu exigeais qu’il fût béni par Dubois. Le marquis eut un soubresaut et hésita un instant à répondre. Bien que Philippe l’eût toujours traité en frondeur et en enfant gâté, il ne voulait point, par une parole trop blessante pour le cardinal, compromettre les bonnes dispositions du Régent vis-à-vis de Mme de Nevers et d’Henri de Lagardère. Si le sage doit tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler, le courtisan doit la tourner au moins douze et Chaverny n’était pas familier avec cet exercice. Tout ce qu’il put faire, et parce qu’il ne s’agissait pas uniquement de sa propre personne, fut d’atténuer un peu le sarcasme: -J’aimerais assez, répondit-il, que mon mariage fût béni par un prêtre. -Tu as tort de te mettre mal avec Dubois, dit Philippe, car je vais te prouver à l’instant même qu’il te veut du bien. Aussitôt il fit appeler le cardinal qui apparut bientôt en sautillant et qui, malgré ses allégations récentes, tenait en main le parchemin tout prêt. Il s’inclina devant Mme de Nevers, qui ne daigna pas lui répondre, devant Lagardère qui lui fit un salut très sec, et vint s’arrêter devant Chaverny: -Le cardinal, fit-il, n’a pas oublié les promesses de l’abbé: voici, monsieur, votre brevet de capitaine-lieutenant aux mousquetaires gris. Hâtez-vous d’obtenir celui de colonel, car je suis désolé d’avoir sur vous autant d’avance. -Si j’en étais digne, riposta le marquis, je suis certain que Son Altesse Royale saurait y pourvoir; mais une charge qu’on n’a point méritée est à mon avis une piètre affaire. -Prends celle qu’on te donne, dit Philippe d’Orléans en riant, c’est le Régent qui te la paie sur sa cassette. Le jour où Dubois voudra t’en payer une plus importante, ne te fais aucun scrupule: ce sera la menue monnaie de ce qu’il me vole. Le cardinal fit la grimace, le marquis de même. Le premier avait peur qu’une fantaisie du Régent l’obligeât à payer bientôt à Chaverny la charge de colonel, qui valait très cher; le second tremblait de devoir quelque chose à Dubois. Le Régent s’amusa un instant de leur mine piteuse à tous deux et se décida à rompre les chiens: -Maintenant, messieurs, dit-il aux jeunes gens, noblesse oblige et je n’accorde pas pour rien de mes faveurs. -En quoi pouvons-nous servir Votre Altesse? demanda Lagardère. -Allez dès demain voir de ma part M. le maréchal d’Estrées. Il vous dira que dans deux jours doit arriver un ambassadeur de la Porte et que Sa Majesté désire le recevoir avec la plus grande magnificence. Or, nous tenons essentiellement à ce que le comte de Lagardère seconde M. d’Estrées et à ce que M. de Chaverny se montre en tête de la compagnie d’honneur, en son uniforme de mousquetaire... Va, Dubois, inscrire ces messieurs en tête des listes. Jamais M. de Cambrai ne s’était senti autant de velléités de se révolter contre les désirs du Régent. Mais s’il était des soirs où il le tenait par ses mauvais penchants et le conduisait à sa guise, il y avait aussi des heures où Philippe d’Orléans, se souvenant qu’il gouvernait le premier royaume du monde, savait imposer ses volontés, demander à ses loyaux seigneurs de relever la tête et rappeler à ceux qu’il avait sortis du ruisseau qu’ils avaient encore de la boue au front. Or, la boue montait plus haut que le front de l’ancien précepteur du duc de Chartres! L’Ambassadeur Du Sultan. Il serait superflu de dire toutes les compétitions qui eurent lieu entre les gentilshommes de la cour dans le but de figurer parmi l’escorte de Méhémet-Effendi, Grand Trésorier et ambassadeur extraordinaire du Sultan. Chacun fit agir auprès du Régent et surtout auprès du cardinal. L’un et l’autre y gagnèrent, car beaucoup, qui n’osaient pas aller solliciter eux-mêmes, y envoyèrent leurs femmes et, comme il était de règle, les plus jolies obtinrent les premières places. C’est qu’en ce temps-là les faveurs ne se mesuraient pas aux mérites des grands, mais au plus ou moins de beauté et de facilité de leurs épouses; celles-ci ne se targuaient pas, comme elles le font depuis un demi-siècle, de revendications destinées à les rendre les égales de l’homme; leur suprématie résidait dans l’appât de l’amour et le génie de l’intrigue et elles se sentaient suffisamment armées pour être les plus fortes. Peut-être avaient- elles raison de n’en pas demander davantage. Le maréchal d’Estrées, sachant à quelles influences était dû le recrutement de ceux qui devaient l’accompagner, ne fut pas peu surpris de la visite que vint lui faire Lagardère au nom du Régent, en son hôtel de la rue de l’Université. -Certes, monsieur, lui dit-il, je ne vous connais que par la réputation que vous vous êtes faite depuis un certain temps et vous êtes ici le bienvenu. Je craignais que Son Altesse Royale ne songeât point, parmi tous ceux dont elle m’a donné la liste, à m’envoyer au moins quelques braves gens. Vous faites le douzième et c’est beaucoup par le temps qui court, c’est peut-être même tout ce qu’on peut trouver à Paris et vous ne pouviez manquer d’en être. Le maréchal était avant tout un honnête homme et, de plus, un savant, un lettré; par son érudition plus que par son nom, il s’était fait ouvrir les portes de l’Académie française et de l’Académie des sciences; on le tenait pour un esprit très fin, un amiral de premier ordre, ce qu’il avait prouvé en commandant, en 1703, les forces navales réunies de Louis XIV et de Philippe V, et pour un soldat d’un grand mérite doublé d’un diplomate, puisqu’il avait contribué puissamment à faire donner la couronne de ce royaume au petit-fils de Louis XIV, il était plus que personne à même d’apprécier Lagardère qui venait de s’y distinguer. MM. de Berwick, de Conti et de Riom avaient d’ailleurs fait précéder le comte d’une sorte de légende glorieuse qui le mettait dans une magnifique posture, car il n’était bruit à Paris que des exploits de Royal-Lagardère. Henri s’empressa de donner à M. d’Estrées des détails sur la réception qui lui avait été faite par Philippe d’Orléans, de même qu’à Mme de Nevers et au marquis de Chaverny. -Je ne saurais donc mieux faire, dit le maréchal, que de me conformer aux ordres de Son Altesse. La seule question à trancher, c’est de désigner le gentilhomme qui, avec vous, devra se tenir à mes côtés et aux côtés de l’ambassadeur. Voici la liste, je vous laisse le soin de le choisir vous-même. -Songez, monsieur, repartit Lagardère en se défendant contre tant d’amabilité, qu’il y a quelques mois, je n’étais que le Bossu de l’hôtel de Gonzague et que je prêtais, moyennant finances, mon dos aux agioteurs. -Pour mieux présenter plus tard votre poitrine à l’ennemi, s’écria quelqu’un qui avait ses grandes et petites entrées chez le maréchal et qui venait d’y pénétrer à l’improviste. Embrassez-moi, mon cher comte, je vous cherche depuis une heure. C’était M. de Saint-Aignan, l’ex-ambassadeur de France à Madrid, qui venait de parler ainsi et qui, sans tarder, se mit à prodiguer à Henri les marques de la plus vive affection. -Corbleu! s’écria le maréchal, pourriez-vous me dire d’où vous est née cette belle amitié l’un pour l’autre? -Nous nous voyons, M. de Lagardère et moi, pour la première fois, répondit Saint-Aignan. Mais j’ai le plaisir d’être au mieux avec M. de Chaverny et la duchesse n’aura de repos que lorsqu’elle aura offert un bal en leur honneur et en l’honneur de leurs fiancées. J’ai l’acceptation du marquis, je tiens à emporter d’ici celle de son ami, et aussi la vôtre. Tous les trois se mirent à rire: -C’est un ultimatum, alors? dit M. d’Estrées. Soit, mon cher duc, nous irons au bal chez Mme de Saint-Aignan. D’ici là, d’ailleurs, vous aurez eu le temps de faire plus ample connaissance. Ne trouvez-vous pas, en effet, monsieur de Lagardère, qu’il est maintenant inutile de chercher... ce que nous cherchions? -De quoi s’agit-il? demanda le duc. -Le comte vous le dira. Vous le demandiez, emmenez-le. -Pas avant que je vous aie témoigné ma gratitude, monsieur le maréchal, repartit Henri. On s’habitue assez vite à la douleur, parce qu’on a la ressource de la combattre; mais il est plus difficile de s’accoutumer aux honneurs et vous m’en comblez. -Allez-vous-en, vous me forceriez à vous en faire obtenir davantage, et revenez dans deux jours. Bras dessus bras dessous, le duc triomphant emmena Lagardère saluer Mme de Saint-Aignan. Méhémet-Effendi arriva le lendemain à Paris, mais tout envoyé qu’il fût par le Grand Seigneur, il dut se conformer aux usages, si touffus à cette époque que le protocole de nos jours est une véritable clairière. Pendant huit jours il lui fallut séjourner à l’hôtel de Rambouillet, dans la rue de Charenton, et ce fut là qu’on le vint chercher en grand apparat le 16 mars 1721, pour le conduire à l’hôtel des ambassadeurs extraordinaires, ancienne résidence du maréchal d’Ancre, rue de Tournon. Trente-six Turcs à cheval, armés du cimeterre et de la lance, ouvraient le cortège, guidés par des mousquetaires gris en tête desquels était le marquis de Chaverny. Le maréchal d’Estrées chevauchait côte à côte avec l’ambassadeur et près d’eux, à une demi-longueur de cheval, marchaient le duc de Saint-Aignan et le comte de Lagardère. Ils étaient suivis d’un fort peloton de gentilshommes, rangés d’après la préséance: le duc de Tresmes, gouverneur de Paris, le duc de Gesvres, le marquis de Bretonvilliers, lieutenant de Roy; des Chevaliers du Saint-Esprit: le maréchal du Bourg et le marquis de Guébriant, avec le héraut de l’Ordre; M. de Beausse, roy d’armes; des chevaliers de la Toison d’or; les ducs de Sully, de Ruffec, les marquis de Brancas, d’Arpajon, de Maulevrier; des officiers de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, de la Maison du Roi, de la Maison de monseigneur le duc d’Orléans, etc., etc. Tous étaient fiers d’être là, tous relevaient la tête, paradaient en laissant tomber sur la foule des manants des regards hautains. Tous aussi, ou presque tous, jalousaient celui qui leur avait enlevé la première place: le Bossu de l’hôtel de Gonzague, le condamné à mort auquel on avait été sur le point de couper cette main qui, à présent, tenait si hautement l’épée. Ils le jalousaient peut-être, mais ne le haïssaient point, forcés qu’ils étaient de s’incliner devant la noblesse de son caractère, devant son courage et sa loyauté, un peu aussi devant la faveur dont il jouissait. Il pouvait avoir des envieux parmi eux, il n’avait pas d’ennemis. Le maréchal d’Estrées voulait donner à l’ambassadeur la plus haute idée des beautés de la capitale et ce fut à travers la ville une marche triomphale. Au milieu d’une population enthousiaste, le long cortège, au pas, se déroula successivement par le faubourg Saint-Antoine, la place Royale, la rue Saint-Denis, la rue Saint- Honoré et le Pont-Neuf. Dans toutes les rues transversales, des carrosses étaient arrêtés et dans l’un d’eux Mme de Nevers, Aurore, doña Cruz et Jacinta agitèrent leurs mouchoirs, dès que parurent Lagardère et Chaverny. Peut-être eût-il été imprudent à elles de s’aventurer dans pareille cohue si elles n’eussent été bien gardées. Mais quatre hommes se tenaient aux portières: à droite, Navailles et Laho, à gauche, Passepoil et Cocardasse, -trois gentilshommes et un Basque, comme disait ce dernier, -et celui qui se fût approché trop près du marchepied eût risqué d’en être écarté par des moyens peu parlementaires. -Vivadiou! s’exclamait le Gascon en lançant des bourrades dans le dos de son inséparable, vois un peu s’il est beau, le pitchoun, et si toutes les femmes le regardent. Le carrosse de la princesse était arrêté précisément sur le quai, auprès de la rue de Nevers, ce boyau obscur et fétide qui subsiste encore de nos jours, comme un des derniers vestiges de la voirie de jadis. Le cortège était maintenant engagé tout entier dans la rue Dauphine et, dans la foule qui n’avait plus rien à voir, se produisit un remous grâce auquel la voiture se trouva entourée d’une quantité de gens que nos quatre hommes, désireux de ne faire aucun mal, étaient impuissants à écarter. Aurore souriait encore de la remarque faite par Cocardasse au sujet d’Henri et elle était plutôt fière que jalouse de l’attention qu’il avait provoquée parmi l’élément féminin, lorsqu’un inconnu put s’approcher d’elle assez près pour lui glisser à l’oreille: -Lagardère sera moins beau quand je lui aurai mis quelques pouces de fer dans la poitrine. Effrayée, elle n’avait pas eu le temps de le dévisager que déjà il avait disparu par la petite rue de Nevers et s’était mêlé à la populace. Cet homme n’était autre que Gauthier Gendry qui, avec toute sa bande, s’était tenu constamment à portée du carrosse, en évitant autant que possible de se montrer aux deux prévôts. Un moment même il avait cherché dans sa cervelle s’il n’y aurait pas un moyen d’enlever Aurore, mais il avait dû y renoncer, aucun plan n’ayant été préparé d’avance et les chances à courir étant trop problématiques. Il s’était donc contenté de son inutile bravade, sauf à étudier le soir même si, lors des fêtes qui devaient suivre, il ne serait pas possible de réussir. Aurore de Nevers fit part de cet incident à son fiancé. Lagardère fronça les sourcils: -Il n’y a rien à craindre pour moi, dit-il en la rassurant; mais comme je ne puis veiller sur vous, il faudra vous résigner pendant quelques jours à ne pas sortir. -Et nous ne verrions pas la réception de l’ambassadeur par Sa Majesté! interrompit doña Cruz. Le comte réfléchit un instant: -C’est vrai, fit-il, je ne saurais vous priver de ce spectacle. J’obtiendrai qu’on vous réserve des places sur les gradins qui seront élevés dans la cour des Tuileries et bien hardi serait celui qui oserait toucher à vous à quelques pas du roi. Le vendredi suivant fut déployée plus de magnificence encore que le dimanche. Depuis la rue de Tournon jusqu’aux Tuileries, la foule était contenue par une double haie de gardes du corps, commandés par M. le maréchal de Noailles et renforcés par les gendarmes du prince de Soubise; on y voyait aussi les deux compagnies de mousquetaires de la garde, des chevau-légers, des gardes françaises, des archers de la ville et de la connétablie ainsi que des escouades du guet. Ce fut le prince de Lambesc, le maréchal d’Estrées lui cédant le pas, qui alla chercher l’ambassadeur. On passa par le Palais-Royal et la place Vendôme et le roi, assis sur son trône, attendait l’envoyé du Grand-Turc aux Tuileries; le Régent, les princes du sang, l’archevêque de Cambrai, les maréchaux et tous les plus grands du royaume étaient rangés à l’entour. Méhémet-Effendi éleva au-dessus de sa tête le message du Sultan, se prosterna trois fois, félicita Louis XV de son avènement au trône et l’assura que son maître prenait sous sa protection les moines qui desservaient le Saint-Sépulcre à Jérusalem. Puis, lorsqu’il eut fini son discours, il se retira à reculons tant qu’il fut en vue du roi, remonta sur son cheval et fut ramené rue de Tournon avec le même cérémonial. Mme de Nevers, Aurore et Flor avaient assisté à la réception, ainsi qu’Henri le leur avait promis et, toutes joyeuses de ce qu’elles avaient vu, regagnaient leur carrosse qui stationnait sur le quai du Louvre. Là encore la foule était considérable, bien qu’elle ne pût rien voir de ce qui se passait à l’intérieur du palais. Mais tous les mendiants, refoulés des rues où devait passer le cortège, semblaient s’être donné rendez-vous là, dans l’espoir de quelque aubaine. Plusieurs d’entre eux entourèrent Mlle de Nevers et comme elle ne savait lequel entendre et cherchait quelque menue monnaie à leur partager, elle se trouva tout à coup séparée de plusieurs pas de sa mère et de son amie. C’en fut assez pour qu’un grand diable, celui-là même qui mettait le plus d’instance à implorer sa charité, la saisît par le bras et cherchât à l’entraîner plus loin, tandis qu’un autre lui mettait sa main sur la bouche pour l’empêcher de crier. Aurore se vit perdue. C’était donc vrai, ce que lui avait dit Henri, que c’était à elle encore qu’on en voulait!... Et il n’y avait pas aux alentours un seul archer du guet, personne qui pût la défendre. Elle ne pouvait pas crier et peut-être même qu’elle n’en eût pas la force. Chaque seconde l’éloignait de plus en plus de sa mère et de son amie; d’ailleurs, qu’eussent pu faire deux femmes pour la délivrer? Elle chercha cependant à les apercevoir, mais autour d’elle il n’y avait que des malandrins ou des indifférents. Alors elle essaya de résister, de se débattre. La main de fer qui cerclait son bras se serra davantage, si fort que la douleur lui arracha des larmes. Elle avait beau se dire qu’on n’enlève pas une jeune fille en plein jour, en plein Paris, à la porte même de la demeure royale. Elle avait beau évoquer l’intervention de Lagardère, de quelqu’un qui la reconnaîtrait, devinerait le rapt, châtierait les coupables. On la traînait, on la portait presque vers la berge de la Seine et qui sait si ce n’était pas pour la jeter dans le fleuve? Tout à coup le vide se fit autour d’elle; l’étau qui broyait son poignet se desserra comme par enchantement; la lourde main qui meurtrissait ses lèvres se retira et Aurore put enfin crier, appeler à l’aide. Tous les jurons du vocabulaire de Cocardasse lui répondirent et elle les bénit, parce qu’elle comprit qu’elle était sauvée. -Sandiéou! Cornebiou! hurlait le Gascon, devant la rapière de qui la foule s’ouvrait; hardi, ma caillou! Pétronille elle veut se vautrer dans le ventre de cette canaille. Gendry, la Baleine et les autres n’étaient plus là; ils n’avaient sous leurs loques que des poignards et dès qu’ils avaient entendu la voix de Cocardasse et de Passepoil, ils s’étaient éclipsés, certains que les deux prévôts ne leur feraient pas quartier. Ceux-ci prirent par le bras Mlle de Nevers qui chancelait et, l’épée à la main, lui ouvrirent un passage jusqu’à son carrosse où l’attendait la princesse tout en pleurs. Ceux qui travaillaient pour Gonzague étaient moins habiles que lui, car il avait eu, lui du moins, la satisfaction de garder quelque temps sa victime. Tous les serviteurs ne sont pas dignes de leur maître et si le vautour sait défendre sa proie, l’émouchet l’abandonne pour s’enfuir devant le danger. Le Lustre De Fer. Philippe d’Orléans ne s’était pas trompé lorsqu’il avait prévu qu’en mettant Lagardère aux premiers rangs à la réception de l’ambassadeur, il obligeait non seulement la noblesse, mais tout le peuple de Paris à s’occuper de lui. Il y avait réussi, car il n’était plus question que des prouesses du comte et de sa prochaine union avec Mlle de Nevers. Les hommes aspiraient tous à devenir ses amis; les femmes, se passionnant pour le roman de son existence, ses malheurs, son courage et son amour, l’entouraient dès qu’il paraissait quelque part, l’assaillaient de questions, le harcelaient pour obtenir de lui un mot ou un sourire. Plus d’une jeune fille, des plus riches ou des mieux titrées, enviait le sort d’Aurore; plus d’une marquise en puissance d’époux rêvait de lui passé minuit. L’étoile du duc de Richelieu avait pâli et les douairières elles- mêmes, qui avaient entendu dans leur jeunesse vanter la beauté de Buckingham et s’étaient éprises de son portrait, ne cessaient de répéter à leurs petites-filles que Lagardère lui ressemblait trait pour trait. Elles radotaient bien un peu les pauvres vieilles mais comme personne ne les contredisait, elles prétendaient être dans le vrai. Chaverny partageait la même faveur, à un moindre degré cependant, et il n’était pas jusqu’aux prévôts qui n’obtinssent un vif succès de curiosité. Cocardasse en profitait pour boire à sa soif et le Normand pour roucouler immodérément. Tout habillés de neuf, ils suivaient le comte partout où il se rendait et se campaient devant la maison, l’un à droite de la route, l’autre à gauche. Dès qu’il sortait, ils lui emboîtaient le pas. Quelque chose de sa gloire rejaillissait sur eux et ils semblaient, -surtout Cocardasse, -considérer désormais l’univers avec mépris. Ils n’étaient plus à court d’argent; de bonnes espèces sonnantes et trébuchantes tintaient au fond de leurs poches. Vraiment le métier d’honnête homme avait du bon. Entre chaque lampée du Gascon, -et Dieu sait s’il lampait souvent, -il y avait place pour une louange à Lagardère. Quand il entrait dans un cabaret, on faisait cercle autour de lui pour l’entendre parler de l’Espagne, des brigands mis à mal, de la potence de Madrid, des coups d’estoc dont il avait transpercé des bohémiens et des hidalgos. S’il narrait la charge de Royal- Lagardère, il buvait double; on eût dit qu’il avait encore le gosier desséché par la chaleur de l’action. La légende volait ainsi de bouche en bouche et lorsque le comte passait dans les rues, il était tout surpris d’entendre prononcer son nom et de se voir salué par le menu peuple. Le tendre Amable ne trouvait plus de maritornes rebelles. Pour lui aussi était revenu l’âge d’or. Au bruit des épées avait succédé celui des baisers et Passepoil avait toujours les lèvres en garde, comme autrefois son épée haute. Dès qu’il avait une heure devant lui, on était sûr de le trouver rôdant autour de la butte Saint-Roch et de la rue Sainte-Anne, où gîtaient nombre de jouvencelles, qui avaient fait voeu de tout autre chose que de chasteté. Quant à Antoine Laho, que n’attiraient ni le vin ni les belles, il s’était institué le cavalier servant d’Aurore et de son amie. Sous sa nature fruste de montagnard, il y avait des trésors de dévouement que les jeunes filles n’avaient plus à mettre à l’épreuve, car entre lui et sa soeur Jacinta, elles se sentaient en sûreté lorsque Lagardère était absent. Aussi avait-il fallu que le Basque fût chargé d’une mission par ce dernier, pour ne se pas trouver sur le quai du Louvre, prêt à protéger sa maîtresse contre n’importe qui. Gendry et la Baleine avaient su en profiter et ne pas laisser échapper une occasion peut-être unique. Semblables à des oiseaux de proie, ils rôdaient autour d’un bonheur que, moyennant finances, ils s’étaient engagés à détruire, et la vigilance de Laho ne devait pas être superflue. Huit jours après le départ de Méhémet-Effendi devait avoir lieu le bal donné par le duc et la duchesse de Saint-Aignan en l’honneur de Lagardère, de Chaverny et de leurs fiancées. Pendant tout le temps que le duc avait habité Madrid, son hôtel de la rue de Varenne était demeuré clos et, à son retour, il n’en avait fait rouvrir que les appartements particuliers. Mais dès qu’il fut question de cette soirée où elle devait convier toute l’élite de la noblesse, la duchesse appela à elle une légion d’ouvriers, menuisiers, peintres, doreurs, tapissiers, elle fit mettre en état tout le rez-de-chaussée et les jardins, renforça le nombre des laquais. Elle passait ses journées au milieu des fatras de meubles et d’étoffes, indiquait la place de chaque chose, stylait ses domestiques, infatigable tant qu’elle ne put pas dire à son mari: «Enfin, tout est prêt.» Elle avait été d’ailleurs fort bien secondée dans sa tâche par des jeunes gens qu’elle avait pris à son service à titre de valets. C’étaient les deux frères, deux orphelins, d’après leurs dires, qu’elle avait engagés de suite sur leur bonne mine, chose assez rare chez la valetaille de cette époque où les laquais faisaient cause commune avec les bandits et étaient non seulement un danger pour leurs maîtres, mais même pour la société. Mme de Saint-Aignan avait eu la main heureuse en acceptant les services des deux garçons à l’air si honnête, dont l’aîné n’avait pas vingt ans, et elle se félicitait de pouvoir utiliser sur-le- champ leur dévouement, leur intelligence et, par surcroît, leur bon goût, qui était au-dessus de leur condition. Elle leur eût parfaitement confié sa bourse, mais comme pas n’en était besoin, elle se borna à les charger de mettre en place les lampadaires et les appliques, de disposer les paravents et les consoles, de grouper les plantes vertes, les fleurs, et de ranger un à un les mille petits bibelots de prix qui étaient l’ornement obligatoire d’un salon du XVIIIe siècle. Ce fut à eux aussi qu’elle confia la besogne la plus difficile et la plus délicate: le montage d’un lustre fameux qui datait de plusieurs siècles et que tout Paris connaissait pour l’avoir entendu vanter par des familiers de la maison et aussi par les amateurs d’objets d’art, ceux que Du Pradel, dans son Livre commode des adresses, dénommait les fameux curieux et qui s’appelaient le duc de Richelieu, le banquier Jabach, M. de Gagnière et bien d’autres. D’aucuns prétendaient qu’il avait été rapporté de Palestine, arraché aux infidèles qui l’avaient pris au tombeau du Sauveur; d’autres qu’il avait été la propriété des chevaliers de Malte; d’autres encore qu’il avait été forgé par les Mores d’Andalousie. En réalité, il provenait d’un burg antique de la Thuringe et M. de Saint-Aignan, qui en connaissait l’histoire et savait jusqu’au nom de l’artiste, s’égayait à voir patauger les fameux curieux parmi des légendes qui donnaient plus de prix à cette merveille. C’était une merveille, en effet, sans doute l’oeuvre de toute une vie. Il n’était pas un seul animal de la création qui n’y eût trouvé place, pas un reptile qui ne s’enroulât gracieusement autour de ses innombrables branches. Comme si l’artiste eût été à court de modèles et son imagination plus féconde que la nature elle-même, il avait créé des êtres fantastiques qui s’enchevêtraient, se mordaient, semblaient ivres, pleurer ou hurler, léchaient une main de femme ou vomissaient des flammes. Le poids de cette pièce, on doit le penser, était formidable et la tenir constamment suspendue eût été un danger permanent. Par un système de trappes, de poulies et de chaînes, au moyen d’un treuil placé au premier étage, on hissait le lustre une ou deux fois par an. Sitôt la fête passée, on le faisait redescendre dans le sous- sol, où il reposait d’aplomb sur un échafaudage construit spécialement à cet effet. Deux hommes suffisaient à cette opération et ce fut précisément ses deux nouveaux laquais que la duchesse chargea de ce travail, dont ils surent parfaitement s’acquitter. Malgré la coutume de n’exhiber cette rareté que dans les plus grandes circonstances, une visite du roi ou un événement heureux dans la famille, baptêmes, fiançailles ou mariages, Mme de Saint- Aignan, approuvée en cela par son mari, avait jugé ses hôtes dignes d’en avoir les honneurs. Elle comptait qu’ils lui en sauraient gré. La nuit vint et la rue de Varenne commença à s’encombrer de carrosses et de chaises, tant les invités avaient hâte de voir les merveilles dont le secret avait transpiré au-dehors, et plus encore d’être présentés aux deux couples de fiancés. Tout le monde, les dames surtout, connaissaient Chaverny et le tenaient pour un élégant cavalier. Mais elles n’avaient fait encore qu’entrevoir Lagardère et beaucoup, même, ne l’avaient jamais vu. On laisse à penser si sa réputation de héros mystérieux mettait les curiosités en éveil. -Comment est-il? grand, bien fait?... -Bah! ma chère, vous en êtes là?... Il est beau comme un dieu... -Adonis en personne... -Adonis, Hercule, tout l’Olympe! -Excepté Vulcain? -Vos yeux sont mauvais, douce, avez-vous votre face-à-main? -J’irai le voir sous le nez, à deux doigts de sa moustache qu’on dit très fine. D’un bout à l’autre de la salle déjà remplie, l’essaim papillonnant bourdonnait et il n’était question que de lui. Du côté des hommes, cinq ou six au plus avaient aperçu Aurore et son amie, mais tous avaient hâte de les voir entrer. Le Régent avait promis de venir, tout ce qu’il y avait de plus noble à Paris, après le roi et lui, était réuni dans les salons du duc de Saint-Aignan. Bien malin eût été le roturier qui s’y fût faufilé parmi le grand nombre, car Charles d’Ozier était là, qui possédait dans sa tête tout l’armorial de France. Soudain les caquetages cessèrent et ce fut au milieu d’un silence solennel que Mme la duchesse de Nevers, majestueuse et fière dans son éternelle robe de deuil, mais avec un sourire de joie aux lèvres, fit son entrée dans la salle au bras de M. de Saint- Aignan, qui l’était allé quérir sur le seuil. Le comte de Lagardère donnait le sien à Aurore et derrière eux marchaient Chaverny et doña Cruz. Les deux jeunes filles, identiquement vêtues, l’une très blonde, l’autre très brune, formant ainsi contraste et s’harmonisant pourtant, avaient sur le visage une telle expression de beauté sereine, de bonheur et de confiance, qu’il ne se trouva pas, parmi toutes ces femmes habituées à l’épigramme, une seule qui ne fût prise d’admiration et de sympathie. Les présentations ayant duré près d’une heure, la fête commença. Les meilleurs musiciens de Paris, dissimulés derrière des massifs de feuillage dans tous les coins de la salle, firent entendre les morceaux en vogue. Ici, c’étaient de la Barre, Aubin, et Dupré qui jouaient du téorbe; là, un groupe d’élèves de Lulli et de Lambert, dont l’archet habile riait ou pleurait sur les cordes; plus loin, le célèbre Lalande exécutait sur le clavecin de délicieuses variantes auxquelles répondaient les sons d’une viole aux cordes d’acier tenue par Marais. C’était un enchantement que cette musique, tantôt lente et douce, tantôt vibrante et animée, qui jaillissait soudain d’un endroit où l’on ne devinait personne et se répandait dans la salle pour marquer la mesure des gavottes et des pavanes. Le grand lustre de fer forgé et des centaines d’autres plus petits jetaient des gerbes de lumière sur les diamants, sur les gemmes dont ruisselaient les robes des dames et les pourpoints des gentilshommes. Les yeux eux-mêmes, les doux yeux bleus, les scintillants yeux bruns, les yeux jaunes comme ceux des chattes langoureuses, les yeux verts, profonds, mouvants comme des algues, s’allumaient de plaisir; les épaules largement découvertes, ainsi qu’il était de mode en ce temps où les femmes allaient décolletées à la messe, s’étalaient, nacrées, satinées, plus blanches encore que les dentelles dont elles jaillissaient. Et parmi tout cela les chuchotements, les zézaiements, ces petites phrases légères, compliments sucrés, semblables à des meringues, -qui caractérisent le XVIIIe siècle et qu’on devait entendre plus tard jusque sur les marches de l’échafaud, -voletaient, papillonnaient, s’échangeaient avec des éclats de rire. Aurore de Nevers était heureuse au-delà de toute expression. Son visage resplendissant levé vers celui d’Henri, elle rendait grâces à son fiancé de tout le bonheur qu’elle éprouvait en ce moment. -Va, lui murmurait-elle à l’oreille, oublions tout ce que nous avons souffert et pleuré. Vois comme on t’admire; l’avenir est à nous et je suis tout près de ton coeur. Flor, en d’autres termes peut-être, mais qui avaient le même sens, en disait autant à Chaverny. Et tout à coup il lui vint une idée folle, irrésistible, qui fit rire aux éclats le marquis et que tous deux, comme des enfants espiègles, allèrent communiquer à la duchesse. Les deux femmes, après quelques minutes de conciliabule dans l’embrasure d’une fenêtre, s’éclipsèrent pendant un instant. Doña Cruz reparut bientôt déguisée en gitana, et dans un large cercle formé par les assistants, au milieu de la salle, sous le lustre de fer, elle commença à danser, comme autrefois à Madrid et à Burgos, en s’accompagnant d’une de ces mélopées qu’elle avait apprises des ragni du mont Baladron. En ce moment même on annonça le Régent. Flor demeura immobile, un pied en l’air, son tambourin appuyé à la hanche, si souple, si légère qu’on l’eût dite soutenue par un fil invisible. Philippe d’Orléans alla s’asseoir à la place d’honneur et comme il n’y avait pas de prince plus aimable et plus galant que lui, lorsqu’il ne voulait voir chez une femme que la femme, et non la maîtresse qu’elle pourrait être, il pria gracieusement la jeune fille de continuer. -Ceci, mademoiselle, ajouta-t-il, est un spectacle que nous regretterions toute notre vie de n’avoir point vu. Quant à toi, marquis, pour avoir doté le royaume d’une pareille nouveauté, nous t’octroyons d’avance toutes nos bonnes grâces. Flor s’envola de nouveau, bondit comme une chèvre, pirouetta sur ses talons et sur la pointe de ses pieds, si vite qu’elle en paraissait immobile. Le tambourin vibrait dans ses doigts, passait d’une main à l’autre, lancé en l’air et rattrapé au vol; et la danseuse entrecoupait chaque pas de chants bizarres qui traduisaient tour à tour la colère, l’attendrissement, la passion et tous les sentiments de l’âme. Elle ne se lassait point et nul ne se lassait de la voir, le Régent moins que personne, Chaverny moins encore que le Régent. Cependant, sur la prière de celui-ci, Aurore s’approchait d’elle pour l’inviter à se reposer, quand Flor, dont les yeux étaient élevés vers le ciel, s’arrêta net, fit un bond prodigieux et, très pâle, vint se précipiter dans les bras de son fiancé, après avoir repoussé brusquement Mlle de Nevers. On n’eût pas le temps de se rendre compte de ce qui se passait, car un horrible fracas cloua tout le monde sur place. Le pesant lustre de fer venait de se détacher du plafond et éparpillant ses bougies allumées dans toutes les directions enfonçait la trappe avec un bruit de tonnerre, puis, disloqué déjà, s’engouffrait par le trou béant pour aller s’abîmer dans le sous-sol sur son affût de poutres. Une seconde plus tôt, Aurore de Nevers et doña Cruz eussent été entraînées avec lui, hachées, mises en pièces. Un cri de stupeur et d’angoisse jaillit de toutes les poitrines. Les gentilshommes se hâtèrent d’éteindre les bougies tombées et de piétiner le bas de quelques tentures qui commençaient à prendre feu. Sans la présence du Régent, qui avait gardé tout son sang-froid, pas une femme ne fût restée dans la salle au milieu de laquelle s’ouvrait un gouffre. -Dieu n’a pas permis ce soir un tel malheur, dit Philippe d’Orléans en serrant les mains de Lagardère et de Chaverny, et en s’inclinant devant Mme de Nevers. L’accident est déplorable mais tout le monde est sauf. -Est-ce bien un accident? demanda Henri à M. de Saint-Aignan qui s’arrachait les cheveux. Êtes-vous sûr de vos gens, de tous? Un trait de lumière jaillit dans le cerveau de la duchesse: -Mais non, c’est impossible, s’écria-t-elle, ou ce serait un crime horrible. Venez. Elle entraîna le comte et son mari au premier étage, vers le réduit spécial où se trouvait le treuil qui servait à faire mouvoir le lustre. Rien n’était brisé dans le mécanisme et pour que l’accident se fût produit, il avait fallu qu’une main criminelle le déclenchât en connaissance de cause. Mme de Saint-Aignan fit mander tous ses domestiques. Il en manquait deux à l’appel, ceux que la duchesse avait engagés sur leur bonne mine et qui s’appelaient de leur vrai nom Yves de Jugan et Raphaël Pinto. Le premier s’était tenu toute la soirée l’oeil collé contre le trou par où passait la chaîne qui suspendait le lustre, la main posée sur le treuil, attendant le moment propice d’écraser Lagardère et sa fiancée. Le hasard l’avait mal servi et dans son impatience d’accomplir son forfait il s’était contenté d’Aurore et de doña Cruz. La présence d’esprit de celle-ci, qui avait vu osciller la terrible masse, avait tout sauvé. Lorsque Lagardère rentra dans la salle, l’éclair qui s’allumait dans son regard fit tressaillir toutes les dames qui chuchotèrent en s’éventant: -C’est un lion! -Et un beau. -Mais tout à l’heure nous ne l’avions donc pas bien regardé? -Monseigneur, dit Henri en allant au Régent, vous avez exilé Gonzague. Mais si sa tête est en Espagne, il a des bras ici, et tant que mon épée n’aura pas fait justice de lui, tant que le sang des Nevers appellera sa vengeance, on verra des mendiants entraîner des jeunes filles à la porte du Louvre et des lustres tomber chez les amis de Lagardère. -Si Gonzague a des émissaires à Paris, s’écria le Régent avec un grondement de colère, il faudra que le lieutenant de police les trouve et nous les ferons brûler vifs en place de Grève. -La lutte ne cessera que quand je l’aurai tué, lui, déclara sourdement le comte. La fête était terminée. Philippe d’Orléans se retira et tout le monde derrière lui. Blotties dans leur carrosse, auprès de leurs fiancés, Aurore et doña Cruz songeaient que le ciel ne pouvait pas même leur accorder deux heures de bonheur sans qu’elles fussent traversées par des menaces de mort. Et, silencieusement, la première se mit à pleurer. L’ancienne petite bohémienne, elle, ne pouvait se laisser aller à cette faiblesse: elle était taillée pour la lutte. Mission Secrète. Lagardère avait-il espéré une trêve de son ennemi? On ne sait. Toujours est-il que ces derniers événements lui donnèrent fort à réfléchir. Décidément il était nécessaire d’en finir une bonne fois avec Gonzague qui ne pouvant agir par lui-même planait pourtant, suspendu comme une menace sur la tête d’Aurore, et soudoyait des gredins pour tuer la jeune fille. Non, son mariage avec Mlle de Nevers ne pouvait avoir lieu que lorsqu’il serait certain d’assurer à sa femme le bonheur et le calme. Or, si sa seule présence suffisait à rendre Aurore heureuse, il n’en était pas moins forcé de s’avouer que son repos était à la merci de quelques bandits vendus à son ennemi. Il n’y avait donc qu’un moyen de faire cesser cet état de choses, c’était de frapper à la tête. Pour cela il fallait retourner en Espagne, aller chercher Gonzague jusque sur les marches du trône de Philippe V, sur l’esprit faible duquel il avait pris tant d’ascendant déjà, que lui et ses roués remplissaient la cour de leurs personnes. -Qu’importe? se dit Lagardère. Je le tuerai devant le roi, s’il le faut. L’entreprise était téméraire en soi, mais elle n’était pas pour faire reculer celui qui n’avait jamais tremblé devant des coups plus audacieux encore. Là où tout le monde eût échoué, il n’avait, lui, qu’à oser et à agir. La plus grande difficulté qu’il avait à vaincre n’était point le danger à courir, et précisément parce qu’elle était d’un ordre tout différent, elle ne lui en inspirait que plus de crainte. Il s’agissait d’obtenir l’assentiment d’Aurore, qui ne le laisserait jamais partir seul pour un pays qui leur avait été si hostile à tous deux et où vingt fois il avait failli trouver la mort. La duchesse de Nevers, de son côté, s’entremettrait sans doute auprès du Régent pour le lui interdire et tant de difficultés s’élèveraient autour de son projet qu’il lui serait impossible de le mettre à exécution. Pendant plusieurs jours, Henri pesa le pour et le contre et médita longuement sur la façon dont il aurait à s’y prendre pour obtenir en même temps du Régent et de sa fiancée l’autorisation de partir. C’était si épineux qu’il craignait d’être forcé d’y renoncer, d’autant plus que, l’un comme l’autre, lui imposeraient l’obligation d’être accompagné, ce qu’il ne voulait en aucune façon. Il était possible, en effet, qu’il dût avoir recours à des ruses et à des déguisements pour lesquels il lui fallait être seul, tandis qu’en reconnaissant soit Chaverny, soit un des prévôts, Gonzague se mettrait aussitôt sur ses gardes. Les circonstances devaient servir Lagardère beaucoup mieux qu’il ne l’avait espéré et ce fut Philippe d’Orléans lui-même qui marcha au-devant de son désir en lui donnant l’ordre de prendre la route d’Espagne. Le Régent était resté sous l’impression de la tentative criminelle qui avait eu lieu chez le duc de Saint-Aignan et toutes les démarches du lieutenant de police pour lui livrer les coupables étant demeurées sans résultat, il résolut d’user de son autorité pour faire cesser le danger qui menaçait sans trêve le comte et sa fiancée. Après les événements de 1720, le marquis de Maulevrier avait été chargé de négocier le double mariage de Louis XV avec l’infante d’Espagne et de don Luis avec Mlle de Montpensier, et le 16 novembre 1721 le contrat de ces deux derniers avait été signé au Palais-Royal par le roi, la maison d’Orléans et le duc d’Ossone, représentant Philippe V. Un soir, le Régent fit mander Lagardère: -Vous n’ignorez pas, monsieur, lui dit-il, que Mlle d’Orléans part demain pour l’Espagne, escortée par M. le prince de Rohan qui devra s’arrêter à la frontière avec les gentilshommes de sa suite, et par mesdames de Soubise et de Ventadour, qui l’accompagneront jusqu’à Madrid? -Je suis heureux, monseigneur, de pouvoir en féliciter Votre Altesse. -Vous savez également, reprit Philippe, que la même escorte doit ramener à Paris l’infante Marie-Anne-Victoire d’Espagne, future reine de France... -Des événements aussi heureux pour Sa Majesté et pour le royaume ne sauraient être ignorés du public, qui s’en réjouit à l’avance. -Le public ignore bien des choses, repartit Philippe en souriant; il en est même qui vous touchent de très près et que le premier ministre ne sait pas; ainsi celui-là l’étonnerait fort qui irait lui dire en ce moment: M. de Lagardère sera du voyage. Le comte sursauta: c’était là réaliser de la façon la plus imprévue un voeu qu’il n’eût jamais osé formuler. -Monseigneur, s’écria-t-il avec un empressement qui n’échappa point au Régent, aucun des témoignages d’estime dont m’a comblé Votre Altesse Royale ne me fut plus précieux que celui-ci. -En effet, comte, j’ai pensé que cela vous serait agréable, mais ce qui vous causera sans doute plus de plaisir encore, c’est de lire la lettre que voici et que Mme de Soubise sera chargée de remettre secrètement à notre cousin d’Espagne. Ce disant, il lui tendit une lettre écrite entièrement de sa main et par laquelle il priait très instamment Philippe V de bannir le prince de Gonzague de sa cour et de l’obliger ou à se réfugier en Angleterre, ou à passer la mer. À cette condition seulement, il consentait au mariage de Mlle de Beaujolais, sa cinquième fille, avec l’infant don Carlos. La requête ainsi présentée devenait un ultimatum, et le roi d’Espagne avait trop intérêt pour le moment à accueillir les désirs du Régent pour ne pas s’y soumettre. Lagardère le comprit si bien qu’il dit après avoir lu: -Gonzague perdant l’appui du roi, abaissé dans son orgueil et dans ses espérances, c’est plus que je n’eusse osé désirer... et c’est moins que je n’avais souhaité... Le Régent, surpris, demanda: -Que vous faut-il donc pour être satisfait? Le comte médita un instant et relevant fièrement la tête répondit: -Presque rien, monseigneur: l’autorisation de pénétrer en Espagne, sous le prétexte d’une mission secrète. J’invoquerai du moins ce motif pour calmer les craintes de Mlle de Nevers et de sa mère. -Vous iriez seul en Espagne?... Cela, monsieur, je ne le permettrai jamais, car je ne devine que trop votre but: aller tuer Gonzague. -C’est vrai... -Il a toute sa bande avec lui et vous auriez à risquer votre vie contre des lâches pour qui tous les moyens sont bons, l’assassinat surtout. Elle est trop précieuse à moi-même et à d’autres pour que je ne vous impose pas l’obligation de renoncer à votre projet. -La disgrâce du roi, monseigneur, n’enlèvera pas au traître l’or, dont il dispose avec tant de haine, non plus que l’épée qu’il porte au flanc. Ah! je saurai bien le trouver face à face!... D’ailleurs, il ne me reconnaîtra qu’à une chose: la botte de Nevers!... et ce sera trop tard pour appeler à son aide ses acolytes que je ne crains pas. Longtemps Philippe d’Orléans et Henri discutèrent, le premier n’osant assumer une aussi lourde responsabilité; le second réfutant tous les arguments et prouvant la nécessité d’une solution sans laquelle son mariage ne pourrait s’accomplir. -Le jour où Mme de Nevers me donnera sa fille pour toujours, dit le comte en terminant, il faut que j’aie quelque chose à lui offrir en échange, que je monte à l’autel avec la conscience d’avoir fait tout mon devoir et réalisé tous mes serments; il faut que la mort de Philippe de Nevers soit vengée! Habitué à parler sans détours, confiant dans sa force et dans sa bravoure, soutenu par la pensée que le bonheur d’Aurore était en jeu et que, pour le lui donner complet, il ne restait plus qu’une sanglante carte à jouer, Lagardère devait fatalement faire entrer dans ses vues le Régent, peu accoutumé à discuter avec des hommes de cette trempe. -Je n’ai plus que deux choses à demander à Votre Altesse, conclut Henri, c’est d’accorder votre aide à Mlle de Nevers s’il en était besoin et de tenir dans un secret absolu les motifs de mon absence, qui durera peut-être deux ou trois semaines ou plusieurs mois. -Après ce que vous venez de me dire, répliqua le Régent, je ne saurais vous retenir. Je n’ai plus, d’autre part, aucune pitié pour Gonzague et je ne puis que vous dire: Allez, monsieur, faites vite... et que Dieu vous garde! Le soir de ce jour, dès que Mme de Nevers se fut retirée dans le salon où, comme de coutume, elle se plaisait à écouter la conversation des jeunes gens et à y prendre part, Lagardère lui demanda la permission de faire entrer les deux prévôts, Laho et Jacinta. -Que signifie ceci? demanda de Chaverny. Allons-nous donc tenir conseil de famille et quelle nouvelle avez-vous à nous apprendre? -Bonne ou mauvaise, Henri? questionna Aurore déjà inquiète. Elle venait de voir sur le front de son fiancé le pli qui s’y creusait aux heures graves et la mise en scène qu’il préparait la fit frissonner des pieds à la tête. -Bonne pour moi, répondit le comte, mais elle ne laissera pas que d’amener sur vos beaux yeux des larmes qu’il faudra vite sécher, Aurore. Dès que les personnages cités plus haut eurent été introduits, Henri prit la main de sa fiancée et la portant à ses lèvres: -N’ayez point d’inquiétude, ma chère enfant, dit-il. Son Altesse Royale me fait l’honneur de me comprendre parmi l’escorte qui conduira demain Mlle de Montpensier jusqu’à la frontière espagnole. Aurore poussa un grand soupir de soulagement: -Et vous ramènerez l’infante, dit-elle. Votre absence sera donc de courte durée et pourtant... elle me paraîtra si longue!... -C’est ici qu’il me faut vous détromper... -Que voulez-vous dire? -Je ne reviendrai pas avec l’infante. Le Régent me charge d’une mission secrète à la cour de Madrid et je ne serai pas de retour avant un mois au moins. -Vous à Madrid! s’écria Mlle de Nevers, à Madrid où est Gonzague... c’est impossible, cela, et le Régent le sait bien. Mère, je vous en conjure, allez voir au Palais-Royal, et, s’il faut que ce soit Henri qui parte, demandez que je parte avec lui. Mme de Nevers s’était levée, toute pâle, elle aussi, supputant déjà les périls auxquels le comte allait être exposé et ceux que pourrait courir sa fille durant son absence. -Asseyez-vous, madame, lui dit Lagardère. Toute démarche auprès du Régent serait inutile et rien ne saurait lui faire modifier sa décision. Quant à moi, mon devoir est de lui obéir et, si dure que soit la nécessité de nous séparer quelques semaines, je ne puis songer à m’y soustraire. Je remets à Chaverny, à Navailles, et à tous ceux qui sont ici la garde de ce qui m’est le plus cher au monde. Et se tournant vers les deux premiers, il ajouta: -Je compte sur votre amitié. Ces dames devront se résigner à sortir le moins possible, et surtout qu’elles ne fassent pas un pas au-dehors sans être accompagnées, à votre défaut, de Cocardasse, de Passepoil et de Laho. -Oh! il ne nous emmène pas, gémit Passepoil. Cocardasse, langue prompte, mais esprit plus lent, avait besoin de cette explication pour comprendre. -Sandiéou, exclama-t-il, nous n’irons donc pas avec toi, pétit? -Je n’emmène personne et vous ne serez pas de trop ici. Il y a, vous le savez, des loups qui rôdent aux alentours; point de quartier pour eux et tuez-les comme des chiens; le Régent vous le permet. -Cornebiou! s’écria le Gascon, ils peuvent aller aujourd’hui même prendre mesure d’un justaucorps de chêne. -Soyez prudent, Henri, dit la duchesse; vous savez que le bonheur n’est rentré ici qu’avec vous et que vous allez l’emporter jusqu’à votre retour. Revenez bien vite, mon fils, si vous ne voulez pas qu’on dépérisse ici de crainte et d’angoisse. -Ne craignez rien pour moi; ma présence en Espagne sera aussi secrète que ma mission et mon retour marquera la consécration définitive de notre bonheur. Ma chère Aurore, et vous, doña Cruz, préparez vos robes de mariées, car le jour est proche où vous serez entourées d’amitié et de tendresse, sans plus avoir à craindre personne. Aurore se suspendit à son cou: -Jure-moi de revenir bien vite, lui murmura-t-elle à l’oreille; j’ai tant hâte d’être Mme de Lagardère pour toujours. -Douce enfant, lui répondit Henri, soyez prudente, courageuse et priez pour que nous soyons heureux bientôt. Il la pressa contre sa poitrine et la baisa au front; puis, s’adressant à ceux qui étaient là, il leur dit: -Nul ne doit savoir que je vais en Espagne, pas même le prince de Rohan lorsque je le quitterai à la frontière. Pour tous, je me serai dirigé sur Perpignan pour gagner par mer l’Italie. C’est vous dire que vous ne recevrez de moi aucunes nouvelles pendant mon absence et que vous ne devrez révéler à qui que ce soit le lieu où je serai. Le lendemain, Lagardère chevauchait à la portière du carrosse de Mlle de Montpensier, et faisait des efforts surhumains pour paraître enjoué, alors que de graves préoccupations l’assaillaient. Car, outre le chagrin de quitter sa fiancée et de s’en rapporter à d’autres du soin de la protéger, il lui fallait préparer pour lui-même un plan de campagne assez savamment combiné pour que Gonzague, cette fois, ne pût lui échapper. L’échange des princesses eut lieu à l’embouchure de la Bidassoa, dans cette petite île des Faisans, que plusieurs traités ont rendu célèbre. Le marquis de Sainte-Croix remit à la France l’infante d’Espagne, et le prince de Rohan lui confia Mlle d’Orléans. Après quoi les deux escortes, après maints compliments, se tournèrent le dos pour regagner chacune sa capitale. Dès qu’une lieue eut été franchie, le comte de Lagardère présenta ses hommages à la petite infante, et ses adieux au prince. -Son Altesse Royale, lui dit celui-ci, m’a prévenu que vous nous quitteriez en effet. Sans en connaître les raisons, je suis assuré que c’est entièrement pour votre honneur et, malgré tous mes regrets de ne plus vous avoir pour compagnon de route, je suis heureux de vous souhaiter bon voyage et bonne chance. Henri le remercia, serra la main à tous ceux qui étaient là, et prit sur la droite, au galop de son cheval. -À nous deux, Gonzague, s’écria-t-il quand il fut hors de vue. Dans quelques jours, repoussé de la cour d’Espagne, tu viendras te heurter toi-même le front au fer de mon épée, et ce pays, où j’ai tant souffert par toi, boira ton sang jusqu’à la dernière goutte. Voici l’heure venue de l’hallali suprême: Philippe de Mantoue, garde-toi bien! Soulkham, Le Turc Aux Silhouettes. Mlle de Montpensier trouva sous les murs de Madrid une immense foule de curieux massés sur les deux côtés de la route, ou juchés sur les remparts. Les portes, qui venaient d’être fermées quelques instants auparavant, s’ouvraient toutes grandes pour livrer passage à l’infant don Luis, qui venait au-devant de sa fiancée avec une suite nombreuse de dames et de seigneurs en costume d’apparat. Le sol était jonché de fleurs et de feuillages à un quart de lieue à l’extérieur de la ville, et, dans l’intérieur, tout le long du chemin que devait parcourir le cortège. Tous les regards étaient dirigés vers Mlle d’Orléans, dont le mariage avait été décidé à l’issue de la dernière guerre et qui entrait à Madrid en tenant dans sa main droite une branche d’olivier, symbole de paix. On ne saurait s’attarder à décrire toutes les cérémonies qui eurent lieu pour la présentation de la princesse française, cérémonies auxquelles le peuple s’intéressa tout d’abord beaucoup plus qu’à un singulier personnage, venu se ranger derrière le carrosse et qui semblait ainsi faire partie de l’escorte. Singulier, en effet, ce bonhomme ratatiné, monté sur une mule étique et à demi enfoui dans l’étoffe de deux ou trois burnous superposés. Un turban, surmonté d’un énorme croissant doré, s’enroulait autour de sa tête, ne laissant presque rien voir du visage que les yeux; dans sa main droite il tenait une lance munie à son sommet d’une houppe verte; à son côté pendait un gigantesque cimeterre de forme bizarre et, passées dans une ceinture de cuir, trois ou quatre paires de ciseaux de tailles différentes complétaient son bizarre attirail. Il portait, de plus, sous le bras gauche, un long rouleau de papier noir. Comme dernier détail, cet adorateur d’Allah n’avait pas d’étriers à sa selle, de sorte que ses pieds, enfouis dans des babouches rouges, pendaient de chaque côté de la bête. Trottant à une dizaine de pas derrière l’escorte, on ne prenait garde à lui qu’une fois le carrosse passé, et la populace se mit à faire des ovations à ce Turc inattendu qu’on croyait être un nécromant, amené par la jeune princesse. Rien ne semblait émouvoir ce très digne Islamite qui, d’un geste bénisseur, presque pastoral, écartait tous ceux qui faisaient mine de s’approcher trop près de sa monture, ceci au moyen de sa lance, maniée à la façon d’une crosse d’évêque. Ce fut ainsi que, sans être ni questionné, ni inquiété, il put parcourir derrière le cortège les rues de Madrid et pénétrer dans la cour d’honneur de l’Alcazar, en participant à tous les honneurs rendu par les gardes. Une fois arrivé là, il ne se préoccupa ni de la réception faite par le roi et la reine à Mlle d’Orléans, ni du va-et-vient qui se produisait dans le palais. Se dirigeant sans hésitation vers un coin de la cour d’honneur, il mit pied à terre, planta sa lance entre deux dalles, attacha sa mule à ce piquet improvisé et, lentement, méthodiquement, en habitué du désert que rien ne trouble, se mit à dresser une petite tente qui se trouvait enroulée derrière sa selle. Ce travail accompli, la tente une fois surmontée du croissant d’or qui la mettait sous la protection du Grand Seigneur, l’homme s’assit, les deux jambes croisées, à la façon musulmane, et mit un morceau d’amadou allumé sur le fourneau de son chibouck. Sous l’amoncellement des burnous, dont il devait se couvrir par coquetterie, on devinait à son dos une énorme gibbosité et, lorsqu’il se tenait debout, sa façon de marcher un pied en dedans, l’autre en dehors, indiquait suffisamment qu’il n’était pas contrefait que du dos. Ses yeux seuls brillaient de malice. Il resta ainsi accroupi près d’une heure sans que personne daignât s’occuper de lui. Cependant, Mlle de Montpensier étant allée prendre possession des appartements qui lui étaient destinés, nombre de dames et de seigneurs commencèrent à se retirer et plusieurs, en passant, jetèrent des regards curieux sur cet étrange personnage. Bientôt même se forma autour de lui un groupe composé surtout de femmes, et un officier de hallebardiers crut devoir lui demander ce qu’il faisait là. Il ne reçut pour toute réponse qu’une odorante bouffée de tabac accompagnée d’un intraduisible grognement, et l’homme s’étant muni de la plus longue de ses paires de ciseaux et d’un morceau de papier roulé à côté de lui, se mit à découper avec une dextérité incroyable la silhouette de l’officier, qu’il lui présenta en promenant sur l’assistance un regard des plus impertinents. Or, la silhouette, qui passa aussitôt de mains en mains, était la caricature frappante de ressemblance du hallebardier et ce fut un éclat de rire général. L’officier ayant eu le bon esprit de faire chorus, plusieurs dames demandèrent leur portrait. Sans se faire prier, le Turc se mit en devoir de les satisfaire; mais il ne se contenta plus de découper les contours comme il avait fait tout d’abord. À l’aide de ciseaux plus petits, il marqua les différentes parties du costume, dessina les volants et les ruches, enchevêtra des vides qui représentaient les plis de l’étoffe et expliqua, par des signes, -car il paraissait ne pas savoir s’exprimer en espagnol et peut-être même était-il complètement muet, -qu’en plaçant une lumière derrière la silhouette on devait en obtenir un effet merveilleux. Cinq ou six dames qui se trouvaient là emportèrent ainsi leur portrait, non sans avoir gratifié l’artiste de pièces d’argent qu’il empochait dédaigneusement et s’empressèrent d’aller faire chez elles l’expérience qu’il leur avait démontrée. Philippe V, d’une fenêtre du palais, aperçut cet attroupement inusité dont il demanda la raison. On lui en donna aussitôt l’explication et on lui soumit un des portraits, en lui disant que cet original personnage faisait partie de la suite de Mlle de Montpensier. Dès que cette princesse reparut, le roi s’empressa de lui en parler et, comme elle protestait de sa complète ignorance à ce sujet, Philippe V voulut éclaircir ce mystère. Il se rendit donc, suivi de la reine, des princes et princesses, auprès du Turc mystérieux, qui ne daigna pas même retirer d’entre ses lèvres l’embout de son chibouck, ni se lever pour les recevoir. Cette impertinente tenue prouva mieux que de nombreuses paroles qu’il ignorait les usages de la cour et n’appartenait par conséquent pas à la suite de la fille du Régent. Quand on eut fait entendre au musulman quels étaient les hauts personnages qui daignaient le venir voir, aucunement confus par tant d’honneur, il recommença à découper de plus belle et les souverains eurent leur silhouette, sans qu’il eût pris le moindre soin de déguiser les travers de ses augustes modèles. Il ne répondit d’ailleurs à aucune des questions qu’on lui posait et bientôt on fut convaincu qu’il était privé de l’usage de la parole. Tout ce qu’on put obtenir de lui, ce fut qu’il traçât du bout du doigt son nom sur le sol et ce nom était Soulkham. Bien qu’il comprît parfaitement tout ce qu’on lui disait, il se refusa à en écrire davantage. -Pardieu! s’écria le roi, voilà un singulier original et si ce n’est pas notre cousin d’Orléans qui nous l’envoie, il n’en égaiera pas moins notre cour durant les fêtes qui vont avoir lieu. Qu’on mène d’abord sa mule dans les écuries; la pauvre bête paraît avoir besoin de quelque nourriture et ne trouverait rien à brouter sur ces pavés. Soulkham s’inclina et se mit à caresser les naseaux de l’animal, ce qui était sans doute sa façon à lui d’exprimer son acceptation de l’offre qui lui était faite. -Quant à lui, ajouta Philippe V, j’entends qu’on pourvoie à sa nourriture et qu’on le laisse vaquer à sa guise à l’intérieur comme au-dehors du palais. Le Turc ne protesta pas; mais, quand il entendit parler qu’on allait lui donner dans une aile des bâtiments un abri plus convenable, il montra le croissant qui surmontait sa tente et fit entendre qu’il voulait rester sous son égide. -À ton aise, dit le roi en riant. Mais nous te prenons sous notre protection, ce qui vaut mieux, et ce soir nous te ferons mander pour venir exercer devant nous ton talent aux lumières. Dès que les souverains se furent retirés, malgré les prières des courtisans, le musulman se glissa sous sa tente et n’en sortit que lorsque des valets de bouche vinrent lui apporter un plantureux repas. Assis sur les dalles et les mets étalés autour de lui, il se mit à dévorer à belles dents, faisant plat net de tout ce qu’on lui servit sans se soucier des curieux très intrigués de savoir comment mangeait un Turc. Tout au moins purent-ils constater qu’il s’en acquittait à merveille, tout comme s’il ne se fût rien mis sous la dent depuis la veille, ce qui, au fond, était peut-être exact. Un instant cependant il parut hésiter, quand on lui apporta un flacon de xérès, entre les préceptes de sa religion et les charmes de la bouteille. Mais sans doute il dut faire la réflexion qu’on n’en boit pas tous les jours, surtout quand on est Turc, du vin offert par S.M. Catholique et, haussant légèrement les épaules, d’un geste de résignation, il vida le flacon d’un trait. Ce trait-là valut l’admiration de tous, ce dont il parut se soucier fort peu, car il s’enroula dans son burnous, réalluma sa longue pipe qui faisait, elle aussi, partie de son arsenal, et se mit à fumer en rêvant et en regardant le ciel. La fumée odorante qui sortait de cet instrument était une nouvelle source de curiosité, car le tabac était alors très peu connu en Espagne et on ne commençait en France qu’à s’en servir en poudre. À coup sûr il devait le trouver délicieux, à en juger par le plaisir qu’il semblait éprouver à voir se dérouler les volutes de fumée. De l’endroit où il était assis et par les fenêtres ouvertes, il pouvait voir une table somptueusement servie, autour de laquelle vinrent bientôt se ranger les souverains, les princes et les personnages les plus importants de la cour. Sans que rien ne parût sur son visage, ce spectacle l’intéressait fort, car aucun convive ne prit place sans qu’il l’eût examiné en détail. L’un d’eux, assis au haut bout de la table, retint plus particulièrement son attention. Lui-même, en dix minutes, avait expédié tout ce qu’on lui avait servi. On était moins pressé à la table du roi et il y avait beau temps que les étoiles brillaient au ciel qu’on entendait toujours le bruit de la vaisselle d’argent et d’or, le cliquetis des verres choqués en l’honneur du roi de France et de celui d’Espagne, sans compter les toasts portés à la reine, à l’infante, à Mlle de Montpensier et aux princes royaux des deux pays. À la cour de Madrid, on ne se livrait pas ostensiblement à l’orgie comme au Palais-Royal, et, si Philippe V n’était guère moins dissolu que le Régent, du moins ne se livrait-il à ses penchants qu’en secret. Élisabeth, d’ailleurs, ne plaisantait pas sur ce chapitre et son mari n’était réellement le maître qu’à table; aussi se rattrapait-il là, dans une franche gaieté, d’être tenu ailleurs en lisière. C’est pourquoi, la fin du repas venue, voulant égayer ses hôtes, et se souvenant à propos du Turc, il donna l’ordre de l’aller quérir. Quand on vint le chercher, Soulkham secoua lentement les cendres de sa pipe, s’assura qu’il était muni de ses ciseaux, prit un rouleau de papier sous son bras et planta sa lance devant l’entrée de sa tente, comme une défense d’y pénétrer en son absence. Puis, son cimeterre lui battant les mollets, il suivit le page qui l’introduisit devant le roi. Ses jambes tortes, la proéminence de son dos, la façon dont il salua, furent autant de provocations à l’hilarité. Lui gardait tout son sang-froid, promenant ses regards sur l’assistance, sur la nappe encore chargée de desserts. Soudain, s’approchant de Philippe de Gonzague, assis à un bout de la table, il prit négligemment dans son assiette un biscuit qui s’y trouvait et, tout en le grignotant, fit signe qu’il avait soif. Comme on se disposait à lui verser à boire dans une coupe, il fit un geste de dédain et, prenant le flacon des mains de l’échanson, il en lampa le contenu jusqu’à la dernière goutte. Philippe de Gonzague l’avait trouvé déjà singulièrement sans gêne, lorsqu’il se permit de se servir dans son assiette, et l’avait toisé avec arrogance. Maintenant il fronçait les sourcils. Il se souvenait, en effet, d’avoir vu boire de cette façon un certain bossu de sa connaissance et il se mit à examiner l’homme dans ses moindres détails. Mais Soulkham s’étant permis vis-à-vis de plusieurs personnes, et au hasard, des privautés dont tout le monde avait ri, Philippe de Mantoue ne tarda pas à être convaincu qu’il se trompait. -Non, se dit-il in petto, il n’y a de commun entre ce contrefait et l’autre que la bosse, or il ne manque pas de bossus sur cette terre. Celui-ci ne ressemble à l’autre ni par la taille, ni par l’allure, ni même par le regard; il est plus petit, il boite et de plus, il est muet. Et comment supposer que l’autre, qui a mieux à faire à garder sa fiancée, viendrait s’exposer à tomber entre mes griffes, ici où je suis tout-puissant? Mme de Soubise, en effet, avait l’ordre de ne remettre la missive du Régent au roi d’Espagne qu’après le mariage de Mlle de Montpensier. Philippe d’Orléans voulait peut-être ainsi que rien ne fût troublé à la cour pendant ces fêtes ou que la chute pour Gonzague fût plus cruelle après qu’il aurait été comblé de faveurs. Celui-ci jugeait donc le moment inopportun de se mettre en tête à propos d’une vague ressemblance qui ne reposait que sur une bosse. Tandis qu’il se livrait à ses réflexions, le Turc s’était péniblement juché sur un siège et découpait le portrait de Mlle de Montpensier. Dès qu’il l’eut achevé, il le lui présenta en l’interposant entre elle et les flambeaux. Ce fut un cri d’admiration, tant la silhouette était ouvragée, fouillée, tant aussi elle semblait vivante. Mme de Ventadour ayant alors fait remarquer l’effet qu’elle produirait si elle était découpée dans du satin noir sous lequel on appliquerait une légère gaze transparente de couleur claire, Soulkham acquiesça aussitôt par des gestes. Tandis qu’on allait lui chercher ce qui était nécessaire et pour occuper ses loisirs, il se mit à grignoter de nouvelles friandises et vida un nouveau flacon, au grand ébahissement et aussi à la grande joie de tous. Philippe V ayant coutume de faire peu de cas de l’étiquette, lorsque à sa table il réunissait les personnes de sa famille et les hauts dignitaires de la cour, un des convives put s’écrier: -Ce bonhomme a dû voir beaucoup de pays et beaucoup de choses. -Aussi, serait-ce vraiment curieux s’il pouvait parler, observa un second. Et un troisième: -Allons, dis-nous quelque chose, Ésope: je suis tenté de croire que tu te joues de nous. Le Turc ouvrit la bouche et montra tout au fond sa langue repliée et comme paralysée depuis longtemps. Gonzague, qui voulait s’en convaincre, se pencha et l’examina. Le nom d’Ésope, en effet, venait de le faire tressaillir. -C’est bien vrai, dit-il en se forçant à rire, Ésope est muet et c’est grand dommage. Mais le bossu, montrant du doigt en souriant toutes les dames présentes, sans en excepter la reine, traduisit par une mimique des plus expressives ce qu’il ne pouvait pas dire: -Il y a ici bien assez de langues de femmes pour jaser sans que la mienne s’en mêle. Dès qu’il fut en possession du satin qu’on était allé lui chercher, il reprit ses ciseaux et chacun, à tour de rôle, eut son portrait. Cependant, s’il s’appliquait à flatter celui des dames, il n’en était pas de même pour les gentilshommes. Plus d’un orgueilleux grand d’Espagne, ce soir-là, sentit son nez s’allonger en contemplant son image où ses ridicules physiques étaient mis en relief d’une façon si spirituelle que s’en fâcher lui eût valu, par surcroît, les épigrammes de tout l’élément féminin. L’idée de Mme de Ventadour était excellente et allait faire fortune, car, la semaine d’après, il ne devait pas y avoir dans Madrid assez de cadres pour y mettre les silhouettes de tous ceux qui voulurent avoir leur portrait découpé au ciseau par Soulkham. Ce premier soir, l’artiste, ayant fait la silhouette de tous les convives du roi, arriva à celui de son voisin de table qui traitait son art de mesquin et se défendait de poser. Soit hasard, soit préméditation, il avait réservé Gonzague pour sa dernière ébauche. Mais peut-être avait-il trop usé des vins contre lesquels le Coran met en garde les vrais croyants, car il semblait, tandis qu’il tournait et retournait l’étoffe dans ses doigts, avoir des mouvements fiévreux, et ce fut à tel point qu’un coup de ciseaux donné à faux fit une entaille juste au milieu du front. La gaze qui servait de transparent était de couleur rouge et l’on eût dit qu’un trou sanglant était marqué entre les deux sourcils. -Le Turc a trop bu, il n’a plus la main sûre, hasarda quelqu’un. Ce fut l’avis de tout le monde, celui même de Philippe de Mantoue. Comme si le musulman eût voulu confirmer cette hypothèse, il se mit à cligner des yeux comme quelqu’un qui est las et que gagne le sommeil. -Va te coucher, Soulkham, dit le roi avec bienveillance, et fais des rêves d’or, c’est ton droit. Si tout le monde te paie ton talent ce qu’il vaut, tu pourras être riche en quittant Madrid. Des serviteurs aidèrent l’original musulman à descendre de son siège et quand il fut sur ses pieds, il parut tituber quelque peu. L’incident du portrait de Gonzague n’était bien qu’un accident. N’empêche que quand les convives se retirèrent, le bonhomme n’était plus ivre. Par une fissure de sa tente, il les suivait des yeux un à un et sur celui qui s’appelait Philippe de Mantoue, prince de Gonzague, il attacha un long regard de haine. Il y avait à cela des raisons spécieuses: le Bossu de la niche à Médor venait de renaître sous un autre aspect, tant pis pour qui n’avait pas su le reconnaître! Malgré sa langue ramenée tout à l’heure au fond de sa gorge et que l’ennemi avait examinée, le Bossu n’était pas muet, car il parlait seul sous sa tente. Soulkham le Turc, l’homme aux silhouettes, n’était autre que le comte Henri de Lagardère! Sus Au Turc! Le lendemain il n’était bruit dans tout Madrid que des fameuses silhouettes et ceux qui avaient le bonheur de posséder la leur furent assaillis par tous leurs amis, curieux de s’assurer que cette histoire n’était pas une légende. La petite noblesse et la bourgeoisie enrageaient de ne pas avoir leurs entrées à la cour et eussent fait des bassesses pour y être introduites par ceux qui en étaient les familiers. Les bavardages ayant fait leur oeuvre, l’engouement devint tel que, vers la méridienne, ceux qui avaient un accès permanent à l’Alcazar en oublièrent la sieste et se rendirent au palais bien avant l’heure accoutumée. Grand fut leur désappointement quand on leur dit, à la porte, que Soulkham était sorti et qu’il était allé voir les Madrilènes. Sa lance au poing, son cimeterre au côté, mais ayant laissé ses ciseaux sous sa tente, il déambulait à travers les rues, comme quelqu’un qui visite une ville pour la première fois. Inutile de dire si son accoutrement ramassait derrière ses talons une légion de bambins et de flâneurs qui, les uns et les autres, se maintenaient à une certaine distance, les premiers un peu par crainte, les seconds pour ne pas se trouver en contact avec un infidèle. L’intransigeance du peuple espagnol en matière de religion suffit à expliquer ce dernier sentiment et il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’on vît se signer quelques vieilles femmes au passage de l’étranger. Celui-ci, d’ailleurs, avait l’air de se moquer de tout ce monde comme de la babouche de Mahomet. On remarquait pourtant qu’il s’arrêtait principalement devant les demeures des grands, demandant par gestes aux alguazils des renseignements sur le nom et la qualité de ceux qui les habitaient. Les policiers s’empressaient de satisfaire à la curiosité du personnage que la rumeur populaire avait déjà surnommé «le sorcier de la Française». Au vrai, Soulkham eût bien désiré connaître la résidence de Gonzague, mais il lui était impossible de le demander, sous peine d’abandonner son rôle de muet et de faire échouer lui-même son projet. Force lui était donc de s’en remettre au hasard du soin de lui faire connaître l’hôtel habité par le prince. Cependant la foule qu’il traînait à sa remorque ne lui était hostile en aucune façon et, de leur côté, les alguazils avaient reçu mission de le laisser aller où il lui plairait et de le protéger en cas de besoin. Précaution inutile car on savait déjà parmi le peuple que le Turc était au mieux avec Sa Majesté. La nouvelle s’était même bientôt colportée de bouche en bouche, qu’il distribuait des aumônes à tous les mendiants qu’il rencontrait sur son chemin, et que c’était le bon Samaritain en personne qui venait de ressusciter et se préparait à accomplir de grands miracles. Pendant plus de trois heures, il parcourut ainsi la ville sans trouver ce qu’il cherchait et ne s’en inquiétant que médiocrement, car il avait toute une semaine devant lui. Il se disposait donc à rentrer au palais quand vint à passer la duchesse de la Ciudad, qui fit arrêter son carrosse et lui faisant signe de s’approcher: -Je te rencontre, je t’enlève, lui dit-elle. Il y a plus de deux heures que cent personnes au moins t’attendent à l’Alcazar. Tu sais qu’hier soir, au dîner du roi, je n’ai eu mon portrait qu’en papier et que je le voudrais en satin. Si tu étais gentil, Soulkham, tu m’accompagnerais jusque chez moi et je te ferais reconduire au palais; ce serait un bon tour à jouer à toutes celles qui se morfondent à t’attendre. La duchesse était une des plus jolies femmes de l’aristocratie espagnole et aussi l’une des plus respectées du peuple qui l’aimait pour sa beauté et pour ses largesses. La stupéfaction fut donc à son comble quand on la vit se mettre en frais pour captiver les bonnes grâces du musulman. Or, le moyen de résister au sourire d’une jolie femme, même quand on est Turc, bossu et bancal? Soulkham, malgré sa cuirasse d’indifférence, ne le découvrit sans doute pas, car il ne fit aucune difficulté; bien au contraire, souriant lui-même de cette proposition d’enlèvement, il baisa, ma foi très galamment, les doigts de la duchesse et après avoir franchi le marchepied du carrosse, s’étala sans gêne apparente sur les coussins, à une place que tout le monde eût enviée. Peut-être jugea-t-il l’honneur à lui rendu assez grand, car lorsqu’il eut terminé le portrait admirablement soigné et réussi de Mme de la Ciudad, il refusa énergiquement la bourse de soie qu’elle lui tendait. -Eh bien, alors, lui dit-elle, garde les ciseaux d’or dont tu viens de te servir. Je le veux. Quand il fit sa rentrée à l’Alcazar dans le carrosse de la duchesse, ce fut un tollé général parmi l’essaim des femmes qui piétinaient d’impatience: -La duchesse a enlevé Soulkham! -Que d’astuce! -Oh! oh! Elle nous revaudra cela! -On a vu des princesses amoureuses d’un bossu, ma chère! -Après cette équipée-là, le duc doit savoir à quoi s’en rapporter! -Il n’a qu’à bien se tenir! Toutes ces petites méchancetés, il est vrai, étaient lancées sur un ton où il y avait un peu de dépit d’avoir été jouées, mais, au fond, aucune des belles médisantes ne doutait de la vertu de Mme de la Ciudad et le Turc était trop biscornu pour devenir un don Juan. Pendant ce temps, le jour ayant baissé et Soulkham jugeant qu’il était trop tard pour satisfaire même les plus impatientes, il leur fit comprendre qu’il faudrait revenir le lendemain. Et décidément ce Turc singulier passait à l’état de puissance puisqu’il se permettait de faire faire antichambre et même de remettre ses audiences. Les dames voulurent bien ne pas s’en froisser et toutes s’inscrivirent l’une après l’autre sur des tablettes remises par l’une d’elles au musulman. Quant aux seigneurs qui attendaient, eux aussi, ils furent renvoyés aux calendes grecques et leur galanterie dut se mettre à l’unisson de celle de l’artiste. Pendant plusieurs jours, celui-ci alterna ses promenades avec de longues séances où l’élite féminine de la noblesse venait poser devant lui. Comme il ne fixait aucun prix, chacune des dames surenchérissait suivant son nom et sa fortune, si bien que le bossu empochait des sommes considérables dont il distribuait ensuite la majeure partie aux estropiés de Madrid. Aussi sa charité et la faveur du roi, qui le faisait appeler tous les soirs dans les salons de l’Alcazar, avaient-elles consacré la renommée de cet homme extraordinaire que maintenant tout le monde connaissait, du plus orgueilleux palais à la plus humble maison de Madrid. Gonzague, cependant, crut devoir montrer son portrait à ses roués. -Diable! Qu’est cela? s’écria Nocé très frappé du trou fait au front, trou qui attirait le regard du premier coup d’oeil. Tous se penchèrent pour mieux voir. -Sacramant! murmura le baron de Batz. Foilà gui est étranche! -Je ne serais pas surpris qu’il y eût là-dessous quelque malin tour... -... de Lagardère?... interrompit Philippe de Mantoue en ricanant. -Vous l’avez dit, monseigneur, approuva Nocé, et peut-être même l’avez-vous pensé comme moi? -Je l’avoue. La même question vint à la bouche de chacun. -Comment est fait cet homme? -Il est bossu! Oriol se prit à frissonner. Montaubert haussa les épaules. -Lagardère a pourtant plus d’un tour dans son sac, fit-il; il serait singulier qu’il reprît un jeu qui lui a déjà servi. -À moins, ajouta Taranne, que ce soit pour mieux nous narguer... et il en est capable. -Attendons-nous à voir apparaître un de ces jours cette brute de Cocardasse, opina Lavallade. -On assure que ce Turc est armé d’un formidable cimeterre, remarqua à son tour le gros Oriol qui n’aimait pas les armes dangereuses. -Vous divaguez, messieurs, dit Gonzague, et voilà que déjà vous faites trembler ce brave Oriol. Rassurez-vous, j’ai inspecté le bossu sous toutes ses faces: il ne ressemble en rien à celui dont vous parlez. Celui-ci a les jambes tordues et noueuses comme un vieux sarment de vigne... -Il peut affecter d’être infirme et marcher droit quand il lui plaît, murmura Nocé. Le prince reprit: -Il est muet, et, je crois, de naissance. -Ce n’est pas une preuve, dit Montaubert. Celui-là peut paraître muet qui a la volonté bien arrêtée de ne pas parler. J’aimerais mieux un bossu moins disgracié et ressemblant un peu plus à... l’autre. Bien certainement ce ne serait pas notre homme... -Parbleu! fit Taranne, cette livrée le ferait trop bien reconnaître! -Tudieu! messieurs mes gentilshommes, gronda Philippe de Mantoue, me prenez-vous pour un bélître, et pensez-vous que je ne me sois pas fait toutes les réflexions dont vous me rebattez les oreilles? Quand je vous aurai dit que j’ai vu de mes yeux sa langue recroquevillée dans sa bouche, collée à son palais et sèche comme une vieille figue, me ferez-vous l’honneur de me croire, ou me laisserez-vous penser que vous avez peur? «Personne de vous, que je sache, n’a encore cloué la langue de Lagardère; tant que ce ne sera pas fait, je m’en tiendrai à ce que j’ai vu et je vous dirai: il n’y a rien de commun entre le Turc Soulkham et notre ennemi. Le baron de Batz, qui était toujours de l’avis du plus fort, opina dans le sens de son maître: -Lacartère, dit-il, ne sait se pattre qu’afec son ébée. Les cimederres sont tes armes tu fieux demps, et celui tu Durc est beut-être en gardon. -Assez sur ce sujet, déclara le prince avec mauvaise humeur. Si quelqu’un d’entre vous veut voir l’homme, qu’il aille au palais ou tâche de le rencontrer quelque part lorsqu’il se promène à travers Madrid. Toutefois, je ne vous conseille pas de lui faire des niches si vous voulez rester bien avec le roi. -Par le diable! s’écria Nocé qui n’en voulait pas démordre, je le veux aller voir sur l’heure. Messieurs, venez-vous avec moi? Philippe de Mantoue haussa les épaules et les roués se dirigèrent en groupe vers l’Alcazar; Oriol marchant prudemment en serre-file, car il songeait au cimeterre et, contrairement à l’opinion émise par le baron de Batz, doutait qu’il fût en carton. Dans l’avant-cour du palais, ils aperçurent Soulkham accroupi devant sa tente. Le musulman venait d’achever de dîner et fumait béatement sa longue pipe. Il ne fit pas même aux gentilshommes l’honneur de lever la tête à leur approche. Tout d’abord ceux-ci tournèrent autour de lui, comme des chiens autour d’un sanglier. Si c’était Lagardère, ce dont ils avaient une vague crainte, mieux valait se tenir à l’abri des coups de boutoir. Nocé surtout était acharné dans son inspection et après avoir passé l’examen le plus minutieux du personnage, il dut se convaincre que Gonzague pouvait bien avoir raison. Bien mieux, cette constatation l’incita à payer d’audace. -Hé là! bonhomme, s’écria-t-il, ne pourrais-tu laisser un instant ton petit fourneau pour esquisser la silhouette de quelques braves seigneurs français? Sans les regarder, -il ne les connaissait que trop, -Soulkham fit un demi-tour sur son séant et leur tourna ostensiblement le dos, ce qui eut pour résultat de vexer Montaubert au plus haut point, celui-là avait du sang chaud dans les veines, et de provoquer chez les autres un formidable éclat de rire. -Jarnidieu, s’écria le premier, on ne t’a jamais, paraît-il, appris les règles de la politesse et je regrette de ne pouvoir t’en donner une leçon en dehors de ce palais. L’homme aux silhouettes, cette fois, se leva, de son regard clair il toisa dédaigneusement l’importun et prenant sa lance dans ses deux mains, il en appuya la hampe contre les poitrines des roués et les refoula, en bloc, de plusieurs pas en arrière. -S’il a de mauvaises jambes, fit remarquer Taranne en tendant un bras secourable au gros Oriol que la poussée venait de faire chanceler, le païen a du moins le poignet solide. Je suis de ton avis, Nocé: ce serait à voir ce qu’il y a sous le burnous. Soulkham releva les pans de son vêtement et fit jouer les muscles de ses bras, qui semblaient de fer. Puis il se mit à rire, d’un rire étranglé, presque sauvage, et, s’étant assis à terre, sa lance en travers de ses genoux, il fit signe à Oriol et à Lavallade de venir s’asseoir auprès de lui. L’ex-traitant se fit tirer l’oreille et peut-être se fût-il refusé à acquiescer au désir du bonhomme si, autour du groupe, ne se fût formé un cercle de curieux qui devenait de minute en minute plus compact. Force lui fut donc, à lui, d’aller de l’avant et à son camarade de le suivre. Il fallait un certain temps au musulman pour expliquer aux assistants par ses gestes qu’il se proposait de soulever les deux hommes sur le bois de sa lance. Toutes ses dispositions étant prises, la hampe passée sous les jarrets d’Oriol et de Lavallade qui se serraient contre lui et serraient en même temps la hampe à pleines mains, le Turc se coucha brusquement, fit glisser son arme le long de son buste et par-dessus sa tête, avec une telle rapidité qu’il envoya les deux gentilshommes rouler à cinq ou six pas, comme des balles élastiques. Tandis que le gros Oriol restait quelques secondes en équilibre sur sa tête avant de pouvoir reprendre son centre de gravité, Soulkham croisa de nouveau ses jambes et se remit à fumer, sans plus s’occuper de personne. Un éclat de rire homérique avait accueilli cette plaisanterie plus outrageante qu’une insulte. Les roués étaient blêmes de colère. Peut-être même eussent-ils risqué quelque représaille si le capitaine des gardes n’était venu les inviter à sortir du palais et si un autre personnage, qui venait de se mêler à l’assistance, n’avait pris Nocé par le bras en faisant signe aux autres de le suivre. À celui-ci aussi le bossu jeta un regard de haine, car il venait de reconnaître M. de Peyrolles. En s’en allant, Montaubert, Taranne et Nocé écumaient de rage; Oriol et Lavallade se frottaient les côtes; quant au baron de Batz, en bon Allemand, il riait sous cape. -Si ce chien sort du palais, rugit Nocé, et que je le rencontre dans quelque coin de Madrid, le diable me damne s’il revient jamais manger le pain du roi. -Paix, dit Peyrolles. Nous le mangeons bien, nous autres; ce n’est pas le moment de nous battre avec nos voisins, si nous ne voulons pas que le roi supprime le râtelier. -Au-dessus du roi, il y a la Sainte-Hermandad, reprit Nocé, oh! ce n’est qu’un jeu de la mettre en branle contre un infidèle. Rira bien qui rira le dernier. Le soir même, Soulkham avait jugé bon de s’offrir une petite promenade aux étoiles le long du Mançanarès. Il allait comme de coutume, sa lance au poing, son cimeterre au flanc, ne prenant point garde, ou tout au moins semblant ne point prendre garde qu’il était suivi. Le prochain mariage de l’infant avait attiré à Madrid une énorme affluence de mendiants et de moines, les deux castes ayant d’ailleurs le même but: faire tomber le plus d’or possible dans leur escarcelle toujours vide. On voyait les uns et les autres déambuler par les rues, de nuit comme le jour, sous prétexte que les auberges étaient pleines et qu’ils n’avaient pu découvrir un abri. La vérité, c’est que les premiers y trouvaient l’occasion de détrousser quelques passants avec des jurons, et les seconds avec des patenôtres. Ce n’étaient donc partout que béquilles et robes de bure, deux meutes faciles à lancer à la piste d’un burnous sous lequel il y avait des doublons, et d’un turban surmonté du croissant de Mahomet. Or, c’est précisément à cette besogne que, ce soir-là, s’employaient les affidés de Gonzague, flanqués d’une quantité respectable de guenilleux et de moines plus ou moins authentiques qu’ils entraînaient derrière le Turc, à une prudente distance. Nocé dirigeait la manoeuvre. Aux uns il racontait que cet homme était un pirate barbaresque enrichi par la capture de vaisseaux espagnols; aux autres qu’il avait pour mission du Sultan de venir, le jour du mariage, planter le croissant de l’Islam sur l’autel de San-Isidoro, insulter ainsi le Dieu des chrétiens et déchaîner la guerre. -La police royale ne l’emprisonne pas, clamait-il; la Sainte- Inquisition ne fait rien pour empêcher le sacrilège qui va se commettre. Il faut que nous, étrangers, nous venions réveiller l’apathie du peuple espagnol et lui dire: Allez dénoncer ce forban à la justice, livrez-le au Grand Inquisiteur... Et si personne ne vous écoute, le Mançanarès coule à vos pieds: faites-vous justice vous-mêmes! Pendant qu’il discourait ainsi, il ne s’était pas aperçu de la disparition du Turc et la troupe, grossie à chaque pas, continuait d’avancer. De gros nuages couraient dans le ciel, voilaient la lune à tout instant. Les rues de la Moseria, l’ancienne cité, berceau de Madrid, étaient sombres comme des puits. De l’une d’elles, au moment où Nocé terminait sa harangue, sortit brusquement une forme blanche qui se rua. Dans la foule il y eut un remous d’abord, un sauve-qui-peut ensuite. Les boiteux couraient comme des lièvres, les manchots tendaient leurs deux bras en avant et les moines, dont les sandales claquaient sur le pavé, avaient ramassé les pans de leur froc dans leurs mains pour fuir plus vite. Il ne resta bientôt plus sur le pavé que les roués de Gonzague dont les épées jaillirent hors du fourreau. -Sus, sus au Turc! hurla Nocé, comme s’il eût été un paladin de jadis pourfendant les infidèles. Le paladin eût eu grand besoin d’une armure. Il reçut à l’épaule un coup de lance qui lui fit lâcher son épée, Taranne fut gratifié d’un autre coup à la hanche et Montaubert mesura le sol littéralement assommé par un choc de hampe. Le cimeterre, entamant les chausses du baron de Batz, lui fit une large entaille à la cuisse: ce n’était pas un cimeterre en carton. Oriol et Lavallade, qui avaient eu déjà leur compte dans la cour d’honneur de l’Alcazar, avaient gagné au large. Soulkham remit son cimeterre au fourreau et, redressant sa lance, s’éloigna de son pas tranquille de promeneur. Certes, Lagardère eût pu fendre des crânes, les trouer au milieu du front. C’eût été trahir son incognito et le gibier était de trop mince valeur. Il lui fallait d’autres têtes pour y inscrire sa signature exclusive et sanglante. N’ayant plus les mêmes motifs de vengeance qu’autrefois, il intervertissait son ancienne devise et disait maintenant: -Avant les valets, le maître! L’Accusateur. À part celle de Montaubert dont le crâne avait été quelque peu déprimé par sa rencontre avec la hampe de la lance, les blessures des roués n’étaient que des égratignures; leur adversaire avait ainsi voulu leur prouver qu’ils avaient été à sa merci. N’ayant pas été attaqué directement par ceux qui avaient essayé d’ameuter la foule contre lui, il s’était contenté de les punir comme des écoliers rebelles. Cette façon d’agir était un nouveau coup porté à leur amour- propre, et ce fut l’oreille basse qu’ils rentrèrent de leur expédition. -Si c’eût été le chevalier, disait Montaubert dont la migraine était violente, nous ne nous en serions pas tirés à si bon compte, il a trop intérêt à notre disparition pour nous ménager quand l’occasion était si belle de se débarrasser de nous. Ce n’étaient d’ailleurs là ni ses armes, ni sa façon de se battre et, dans sa fougue habituelle, il lui eût été bien difficile de ne pas pousser quelque exclamation. Pour les affidés de Philippe de Mantoue et pour le prince lui- même, Lagardère était toujours chevalier. Ils ignoraient en effet que le Régent l’avait fait comte. -N’empêche, ajouta Taranne, que si ces deux hommes venaient jamais à se rencontrer et à associer leur audace et leur force, l’heure serait venue pour nous de chercher un chemin où ils ne devraient jamais passer. De Batz les suivait en boitant, soutenu par Oriol et par Lavallade, qui étaient revenus sur leurs pas aussitôt le péril disparu. Le petit traitant adressait une action de grâce à ses jambes courtes pour la façon dont elles s’étaient comportées en la circonstance. -Tout ceci est fort bien, fit à son tour Nocé, et nous pouvons nous féliciter de ne pas être allés souper dans l’autre monde. Il n’en est pas moins vrai que quatre d’entre nous sont éclopés et que nous aurons à nous en expliquer auprès de Gonzague. -Qu’allons-nous lui dire? interrogea avec anxiété le gros Oriol. Il nous avait tant recommandé de ne pas nous attaquer à ce Turc. Peyrolles lui-même nous avait prévenus. Certes, la situation était plus qu’embarrassante. L’avenir, à brève échéance, se présentait gros d’orages et de complications. -C’est notre faute, grommela Lavallade, qu’avions-nous à aller nous faire bafouer cet après-midi dans la cour de l’Alcazar et, comme si cela n’eût pas suffi, à venir encore nous attirer des horions ce soir? -Notre faute? s’écria Oriol. La faute de Nocé, veux-tu dire? N’est-ce pas lui qui nous a entraînés dans cette impasse? -Sacrebleu! s’écria Nocé révolté. Il vous sied bien à vous deux de vous plaindre... Où étiez-vous, messieurs, quand s’échangeaient les horions et qui donc en porte les marques? -Nous ne cherchions pas Lagardère, répliqua Lavallade piqué au vif. Sur la seule vue d’un bossu, vous ne vouliez faire qu’une bouchée de celui que vous croyiez votre ennemi. Ce n’en était qu’une pâle copie et voilà l’état dans lequel il vous a mis. La discussion commençait à tourner à l’aigre. Il est même probable que si Nocé n’eût pas été blessé, on eût mis flamberge au vent pour argumenter à coups d’épée. -Eh quoi!... Perdez-vous la tête? s’écria Taranne. Loin de se disputer il n’a jamais été si urgent de s’entendre. Asseyons-nous un instant sur ce parapet et causons. Pour combien de temps en as- tu à traîner l’aile, toi, Nocé? -Cinq ou six jours... mais toi-même? -Ma ceinture a amorti le choc et si je ne sentais couler un peu de sang sous mes vêtements, je douterais si je suis blessé. De Batz lui aussi va traîner la jambe pendant quelques jours. Montaubert est, je crois, le plus sérieusement touché et l’eau sédative n’aura pas facilement raison de ce mal de tête... Maintenant, loin de blâmer ceux qui n’ont rien reçu, il faut les en féliciter, au contraire, car alors je ne sais pas quelles raisons nous eussions pu donner. -Et lesquelles prétends-tu invoquer? -Je prétends qu’il ne soit en rien question du Turc. Il n’y a pas eu de cadavre, la police n’est pas intervenue et le bonhomme ne parlera pas, puisqu’il est muet. Les moines et les mendiants s’étaient éclipsés avant l’action à laquelle personne n’a assisté que nous. -Ton raisonnement est fort juste, approuva Nocé. Il nous sera facile de raconter que nous avons été attaqués à coups de poignard par des malandrins qui se sont enfuis dès que nous avons pu mettre l’épée à la main. Loin de nous blâmer, on nous plaindra. -On nous plaindra d’autant mieux, reprit Taranne, que c’est demain le mariage et que nous y assisterons tous, toi, avec ton bras en écharpe, de Batz soutenu par quelqu’un, Montaubert casqué de linge. Si moi-même je ne puis montrer ma blessure, rien ne vous empêchera d’en parler. Mais que ni ce soir, ni demain, ni jamais, il ne soit fait allusion au Turc. Tous étant d’accord sur ce sujet, les blessés allèrent se faire panser et ils regagnèrent tous ensemble l’hôtel de leur maître, qui commençait à s’étonner de leur absence. -Eh bien! ricana Gonzague. Que pensez-vous du prétendu Lagardère et de la réception qu’il vous fit? Elle était plutôt froide, à ce que dit Peyrolles. -Cet homme est un grossier personnage, répondit Nocé. Mon premier mouvement a été de le châtier de son insolence, mais le mieux, je crois, est de le mépriser. On ne se commet pas avec des gens de sa sorte. Durant ce court colloque Philippe de Mantoue, occupé à écrire, n’avait pas relevé la tête. Mais Peyrolles entra et poussa une exclamation: -Eh! quoi donc, messieurs! s’écria-t-il. Vous vous seriez battus?... -Battus! exclama Gonzague en se retournant sur son siège, et avec qui, s’il vous plaît? -Avec qui?... Du diable si nous en savons quelque chose, répliqua Nocé. Le temps de recevoir quelques coups de poignard avant qu’il nous fût possible de mettre l’épée à la main contre nos adversaires, -des malandrins comme il en fourmille en ce moment dans les rues de Madrid, -nos adversaires, dis-je, étaient loin, si loin que nous ne les avons pas revus. -Je m’en plaindrai au roi, gronda le prince. -Il est douteux que le roi ait le temps de s’occuper d’une chose qui en vaut si peu la peine. Montaubert a une compression du cerveau, de Batz la cuisse légèrement entamée, Taranne une égratignure au flanc et moi-même un séton à l’épaule. Ce sont là de ces blessures dont on ne parle pas. -Soit; allez vous reposer. Puis-je compter que demain, à onze heures, vous serez tous avec moi à San-Isidoro? -Personne de nous ne saurait y manquer, monseigneur. Sur cette réplique de Nocé, les roués se retirèrent, enchantés de voir leur affaire prendre aussi bonne tournure. Le lendemain, dès le lever du jour, l’Alcazar avait pris son aspect des jours de fête. Des oriflammes claquaient aux créneaux et aux fenêtres; aux meurtrières, la gueule des canons crachait de la flamme et des couronnes de fumée en l’honneur de ceux dont on allait bénir l’union. De nombreux seigneurs, arrivés la veille ou dans la nuit des provinces les plus reculées, envahissaient le palais. Parmi eux, il en était qui, invités par le roi, connus de tous, étaient reçus avec de grands honneurs et traités en amis; mais combien d’autres, modestes, autant dire inconnus, se glissaient timidement et s’égaraient dans les couloirs ou dans les salles! Dans un coin de la cour d’honneur, pareille à un gigantesque champignon, se dressait toujours la tente de Soulkham; mais la tente était vide. Le Turc, bien que sa mule fût à l’écurie, n’était pas rentré la veille au soir. Quelqu’un jugea utile d’en avertir le roi et celui-ci tressaillit. Certes, le musulman ne devait point figurer dans le cortège nuptial, ni franchir les portes de l’église. Mais en ces temps où le poignard et le poison venaient apporter la mort au sein des familles souveraines, jusque dans les splendeurs d’une fête, cette disparition subite d’un être mystérieux, venu on ne savait d’où, qui s’était faufilé, presque imposé dans le palais et qui avait révolutionné la ville, pouvait donner lieu à bien des commentaires. Philippe V se repentit à ce moment de lui avoir accordé sa faveur. Faible et pusillanime, il tremblait déjà d’avoir attiré le malheur sur sa maison. Pris d’une violente colère, il donna l’ordre de fouiller immédiatement la capitale et, coûte que coûte, de retrouver Soulkham. Il alla même jusqu’à offrir mille pesetas à qui le lui ramènerait avant la messe. Des hérauts d’armes se répandirent à travers Madrid et proclamèrent en même temps le mariage de don Luis avec Mlle de Montpensier et l’ordre du roi relatif au Turc Soulkham. Gonzague s’était rendu dès dix heures à l’Alcazar et ce fut le roi lui-même qui lui annonça la disparition du musulman, en lui confiant toutes ses craintes. -Que Votre Majesté se rassure, lui répondit Philippe de Mantoue. Le Turc sera tombé dans une embuscade et sans doute aura-t-il été moins heureux que les gentilshommes de ma maison. Ceux-ci, en effet, attaqués hier soir par des coupe-jarrets, s’en sont tirés, heureusement, avec des blessures insignifiantes. Madrid n’est pas sûr la nuit en ce moment, sire, et avec un tel concours d’étrangers votre police n’y peut rien. Le roi, en proie depuis deux heures à de cruelles angoisses, se raccrocha bien vite à la perche que lui tendait Gonzague. -Puissiez-vous être dans le vrai, dit-il. Cependant toutes les précautions sont prises; nous avons fait doubler les gardes et l’escorte pour que rien de fâcheux ne survienne pendant la cérémonie, ce qui ne nous empêchera pas de faire rechercher Soulkham. Merci de vos renseignements, prince; préparons-nous à nous rendre à San-Isidoro. Durant cette conversation, un vieux seigneur à la démarche brisée, aux cheveux blanchis par l’âge, inconnu tout à la fois du roi et de Gonzague, avait écouté avec attention. Quand ce fut fini, il s’en alla dans l’antichambre et assis dans un fauteuil, le menton appuyé sur sa main, il regarda passer et repasser les courtisans. Il y en avait tant de la sorte à l’Alcazar que nul ne prit garde à lui. Les cloches de toutes les églises de Madrid, depuis Santa-Maria, San-Gives, Santa-Cruz, San-Andres, et San-Juste, jusqu’au carillon tout neuf de La Incarnacion, commencèrent à sonner à toute volée et le cortège se forma. Il serait fastidieux d’en donner ici les détails et de décrire toute la pompe qui fut déployée en cette occasion. Tout dans les moeurs, les usages et les costumes d’Espagne contribuait à donner une note à la fois pittoresque et grandiose, et Mlle de Montpensier passa parmi la foule en liesse comme dans une apothéose. Quand on franchit le parvis de San-Isidoro-El-Réal, on n’avait aucune nouvelle de Soulkham, mais le roi ne s’en montrait plus inquiet. Il laissa même tomber un regard de bienveillance sur le groupe formé par les gentilshommes de la maison de Gonzague et particulièrement sur Montaubert dont la tête était turbannée de blanc. L’office se poursuivit avec tout le luxe et toute la magnificence déployés en ces circonstances par le haut clergé d’Espagne, et le bon peuple de Madrid fit retentir ses cris d’allégresse tout le long du parcours que suivirent les nouveaux époux pour retourner à l’Alcazar. Il ne devait en être ni plus riche, ni plus heureux lui-même, mais c’était une occasion de faire du bruit, de chanter et de boire; il ne voulait pas y manquer. Le peuple de France chanta longtemps, lui aussi, au mariage de ses rois et de ses princes: le jour vint où sa chanson fut la Carmagnole. Philippe V avait repris toute sa gaieté, et ne songeait plus guère à l’homme aux silhouettes. Le défilé de l’aristocratie, qui venait présenter ses hommages, dura tout le reste de l’après-midi et l’un des derniers qui s’inclinèrent fut le vieux seigneur dont nous avons parlé. Il dit venir d’Andalousie, où il avait passé sa vie à aimer son pays et son roi, et ajouta qu’il n’avait pas voulu mourir sans avoir vu au moins une fois ses souverains, les princes et la cour. Tant de simplicité et de dévouement touchèrent Philippe V, qui se leva pour l’embrasser; la nouvelle mariée elle-même lui serra chaleureusement les mains. Vers dix heures du soir, Mme de Soubise put prendre le roi à part et, suivant les instructions qui lui avaient été données par le Régent, elle lui remit la missive secrète dont elle était chargée. Philippe V rompit les cachets, lut la lettre et fronça les sourcils. -Connaissez-vous la teneur de ce pli, madame? demanda-t-il. -Je l’ignore absolument, Sire. Mais je dois emporter avec moi la réponse et Votre Majesté n’ignore pas que je pars demain. -Soit, dit le roi, nous nous conformerons aux désirs de notre cousin, le Régent de France, bien que cela doive nous être pénible et surtout difficile. «Vous êtes femme à garder un secret et à donner un bon conseil: indiquez-nous, madame, le moyen d’expulser Philippe de Gonzague, ce soir même, de la cour. -Votre Majesté, répliqua bravement Mme de Soubise, aurait-elle donc mis quelque confiance en ce traître... je dirai plus... en cet assassin? -Gonzague assassin?... Que dites-vous là?... -Je n’avance rien qui n’ait été prouvé, Sire, qui n’ait été jugé, et l’épouse de votre fils pourra vous confirmer mes dires. L’histoire est trop longue pour que je puisse la narrer aujourd’hui à Votre Majesté, qui n’hésiterait pas une seconde si elle la connaissait. -Soit, madame, nous voulons vous croire sur parole et... nous agirons. Comme tous deux sortaient de la pièce où venait d’avoir lieu cet entretien, l’alcade-mayor, suivi de deux moines et d’un mendiant, et qui cherchait le roi depuis un quart d’heure, demanda à lui parler sur-le-champ. -Votre Majesté, lui dit-il, a voulu savoir ce qu’était devenu l’homme aux silhouettes? -Eh bien? -On l’a tué hier soir, et son cadavre a sans doute été jeté dans le Mançanarès, car il est introuvable. -Qui l’a tué? -Suivant les dires de ces trois témoins, ce seraient les gens de M. le prince de Gonzague. Une flamme de colère passa dans les yeux du souverain, qui froissa la lettre restée dans sa main. -Le prince est-il dans les salons? demanda-t-il. -Je viens de l’y voir à l’instant. -Alors, qu’une escouade d’alguazils aille immédiatement chercher ses gentilshommes, et, dès qu’ils seront ici, qu’on les introduise devant tous ceux qui les accusent. Le roi rentra dans la salle sans parvenir à cacher le trouble qui l’agitait et, par une sorte de fatalité qui le poussait au-devant de son destin, Gonzague, flatteur et courtisan, voulut paraître prendre sa part des soucis de son maître. -Votre Majesté, interrogea-t-il, n’a-t-elle donc pas encore de nouvelles de Soulkham? -Nous en aurons dans un quart d’heure, répondit sèchement le roi. S’il lui est arrivé malheur, le châtiment sera immédiat. Après ces mots, il tourna le dos à Philippe de Mantoue, qui se creusa vainement la tête pour savoir ce que signifiaient ces paroles. Philippe V avait prié le vieux seigneur andalou d’assister à la soirée donnée à l’Alcazar et celui-ci se faisait humble dans l’embrasure d’une fenêtre. Ce fut vers lui que Gonzague, ayant besoin de réfléchir un instant, se dirigea par hasard, et bientôt le besoin de parler lui fit lier conversation. -Avez-vous entendu parler, monsieur, demanda-t-il, de certain Turc arrivé ici depuis quelques jours et qui fait admirablement les silhouettes? -J’ai fait mieux que d’en entendre parler, je l’ai vu hier au soir. -Hier au soir, s’écria Gonzague. Et quelle heure était-il, s’il vous plaît? -Tout près de minuit. -Et en quel lieu? -Sur les bords du Mançanarès, du côté de la Moreria. -Pardieu!... voilà un précieux renseignement pour Sa Majesté... Seriez-vous, monsieur, assez aimable pour me suivre auprès d’elle? Le vieillard s’inclina et se mit en marche derrière Gonzague, qui l’amena directement au roi. -Sire, commença le prince, monsieur a vu Soulkham hier soir vers minuit. Il va pouvoir dire à Votre Majesté dans quelles circonstances. Philippe V regarda le prince dans les yeux, mais celui-ci ne saisit pas la portée de ce regard. -Parlez, monsieur, dit le roi. -J’errais sur les bords de la rivière, raconta l’inconnu, dans les vieux quartiers de Madrid où je m’étais égaré, quand un bruit de voix frappa mon oreille. Je me jetai aussitôt dans une des rues avoisinantes, et je vis passer devant moi un homme vêtu d’un burnous et armé d’une lance. On m’en avait parlé le matin même; par là je sus qui il était. Ceux qui le suivaient étaient des curieux sans doute, -du moins je le crus tout d’abord, -car il y avait de tout parmi eux: de jeunes seigneurs, des prêtres et des mendiants. Je ne me montrai pas davantage et j’essayai de saisir quelques paroles: il était question de pirate, de San-Isidoro et de l’Inquisition; le sens des phrases m’échappa. Cependant, comme j’allais sortir de l’ombre, je vis tout ce monde s’enfuir et, dans le lointain, j’aperçus le Turc qui s’escrimait de sa lance et de son cimeterre contre un groupe de six hommes qui se retirèrent bientôt. Mon premier mouvement avait été de me porter au secours de celui qui était seul contre six, mais je songeai qu’il ne devait plus avoir besoin de mon intervention; ils l’avaient tué et ils étaient blessés eux-mêmes. J’entendis prononcer le nom de l’un d’eux... On avait fait cercle autour du roi et de ses interlocuteurs, et un silence glacial immobilisait les femmes plus encore que les hommes. Seule, la voix chevrotante, mais ferme, du vieillard se faisait entendre. -Ce nom? demanda le roi. -Il s’appelait Nocé! Philippe de Mantoue pâlit. -C’est impossible, monsieur! s’écria-t-il. Nocé est un de mes gentilshommes et je me porte garant que loin d’avoir attaqué quelqu’un, c’est lui qui a dû se défendre hier soir contre des coupeurs de bourse. Le vieillard releva énergiquement la tête. -Celui-là était blessé à l’épaule, reprit-il. Je dis ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu. Et il ajouta: -Des nuages obscurcirent le ciel. Je ne vis plus le Turc. Quand les autres furent partis, je m’avançai, je cherchai partout où il avait dû tomber, je fouillai les rues voisines où il eût pu se traîner... Ce fut en vain. Je ne sais pas s’il est mort, mais j’affirme qu’il a lutté seul contre six hommes dont l’un s’appelait Nocé. Cette fois Gonzague chancela. -Asseyez-vous, monsieur, lui dit ironiquement le roi. Nous allons savoir «dans un instant si vous avez des assassins à vos gages. Tribunal Royal. On n’avait pas souvenir qu’à la cour de Madrid, pas plus sous Charles-Quint que sous Charles III ou Ferdinand VII, on eût eu un tel souci de la justice, qu’un bal se fût transformé soudain en tribunal public, avec le roi pour juge suprême. Ce fut cependant ce qui eut lieu ce soir-là et fut trouvé d’autant plus extraordinaire que Philippe V n’était pas l’homme des décisions rapides. Tout le secret de cette énergie résidait dans la lettre du Régent de France; or le roi ayant été seul à en prendre connaissance, les courtisans avaient le droit de s’en étonner, tant leur souverain les y avait peu accoutumés. Certes, celui-ci s’était intéressé à Soulkham. Ce Turc, pendant plusieurs jours, avait su distraire toute la cour et une partie de la ville; on lui devait donc au moins savoir gré de son talent, dont la nouveauté avait eu un si prodigieux succès. Mais de là à interrompre pour lui une fête qui était à la fois un événement dynastique et national; à faire taire les violons pour parler assassinat; à immobiliser de charmants petits pieds tout prêts à s’envoler en des fandangos échevelés pour les remplacer sur les tapis par le piétinement lourd des alguazils, il y avait loin. Le Turc n’était donc qu’un prétexte, mais un prétexte arrivé à point et qu’il fallait se hâter de saisir. Le moment d’ailleurs était des plus propices: précipiter Gonzague des sommets où son orgueil se trouvait si bien à sa place devant être une distraction fort goûtée de beaucoup. Les grands, en effet, ne professaient pour cet intrus qu’une sympathie des plus restreintes et les femmes, se défiant de son obséquiosité italienne, l’évitaient autant qu’elles le pouvaient. Aussi ne furent-elles pas les moins curieuses de ce qui allait se passer et dont tout le monde prévoyait la gravité. Le roi pria toutes les dames de s’asseoir autour de la salle et les gentilshommes de se tenir debout derrière elles. Lui-même, ayant la reine à ses côtés et derrière lui les princes, les princesses et les grands dignitaires de la cour, se plaça presque au centre, sur un siège élevé qui pouvait simuler un trône. Les musiciens et les laquais furent congédiés jusqu’à ce qu’on leur donnât l’ordre de rentrer. L’anxiété provoquée par tout cet apparat fut de courte durée et l’entrée de l’alcade-mayor fit dresser toutes les têtes. Tout bas, il vint dire quelques mots au roi, se dirigea vers le vestibule et, après un signe fait de la main, il s’effaça pour laisser passer les gentilshommes de la suite de Gonzague, M. de Peyrolles compris, encadrés par un piquet de hallebardiers de la garde royale, à qui ils avaient été remis par les alguazils. L’inquiétude se peignit sur leur visage et leur premier regard fut pour Philippe de Mantoue. Ils cherchaient en lui un soutien et une force: ils ne trouvèrent qu’un homme dont l’anxiété était peut- être plus poignante encore que la leur. Le groupe s’arrêta à quelques pas du roi, et la mine piteuse d’Oriol mettait dans leur détresse la note comique. Le souverain pria Gonzague d’aller les rejoindre dès que les gardes se furent écartés et placés, l’arme au pied, en demi-cercle derrière eux. -Monsieur, dit Philippe V, il n’est pas un prince de ma maison, pas un grand de ma cour, qui ne se juge responsable des actes de ses gentilshommes. Assumez-vous la même responsabilité pour les vôtres? -Je me porte garant de leur honneur et de leur loyauté, répondit Gonzague en faisant courir sur le cercle son regard hautain. S’ils y avaient forfait, je l’aurais su et le châtiment aurait déjà suivi la faute. -Alors, défendez-les, et cela de façon à ce que leur culpabilité ne nous fasse pas croire à la vôtre. Philippe de Mantoue froissa la dentelle de son jabot, et se campant devant le roi, avec cette insolence à laquelle il avait recours dans les cas extrêmes, afin de détourner de lui le soupçon, il prononça d’un ton dégagé: -Interrogez, Sire! -Messieurs, demanda Philippe V en s’adressant aux roués, où étiez- vous et que faisiez-vous hier soir, vers minuit?... Monsieur de Nocé, répondez pour tous. Celui-ci comprit que tout était perdu s’il ne payait pas d’audace et, suivant l’exemple de son maître, il releva la tête. Sa voix même parut très calme lorsqu’il fit un récit fantaisiste de l’attaque dont ses compagnons et lui avaient été victimes, lorsqu’il osa critiquer la façon dont la police était faite à Madrid, assurant que la vie des honnêtes gens y courait un perpétuel danger. Il croyait en imposer ainsi à un souverain dont la faiblesse n’était que trop connue, ne se doutant pas qu’il avait devant lui un homme prêt à aller jusqu’au bout et à se débarrasser, coûte que coûte, de Gonzague et de ses affidés. Aussi la réponse qu’il en reçut lui fit-elle l’effet d’un soufflet auquel il ne s’attendait pas. -Il est possible, monsieur, que la rue ne soit pas sûre quand vous et vos compagnons y descendez la nuit. C’est la seule chose qui puisse être vraie dans ce que vous venez de dire; pour tout le reste, vous avez menti... Il y eut un mouvement d’effroi dans tout le groupe. Les traits du prince se contractèrent et Nocé se mordit les lèvres. -Et de quoi donc sommes-nous accusés? s’écria celui-ci. Pour pouvoir nous défendre, il faudrait au moins que Votre Majesté nous fasse connaître l’infamie qu’on met à notre actif. -On vous accuse, vous, monsieur de Nocé, et cinq de vos amis, d’avoir hier soir à minuit, sur les bords du Mançanarès, assassiné le Turc Soulkham et d’avoir fait disparaître son cadavre. -Et nous jurons, nous, s’écrièrent les six hommes, le bras levé, de n’avoir tué hier soir ni Soulkham, ni personne! Ce serment spontané impressionna vivement l’assistance. Philippe de Mantoue, satisfait, crut pouvoir relever la tête d’un air de défi. -Qui nous accuse? demanda Nocé. -Tout le monde ici, répondit Philippe V, a entendu tout à l’heure le récit fait par l’un des témoins, qui est prêt à le renouveler, si nous l’en prions. Et ce témoin n’est pas le seul; on va en introduire isolément trois autres, qui ont été entendus séparément déjà par l’alcade-mayor et qui vont, l’un après l’autre, faire ici leur déclaration publique. Si toutes sont identiques, notre conviction sera faite, vos dénégations inutiles. On amena d’abord l’un des moines, qui, ayant juré par le Christ ainsi que par tous les saints d’Espagne de dire la vérité, fit le récit de tout ce qui avait eu lieu au bord de la rivière. Il conta par le menu comment les gentilshommes français avaient ameuté la foule, répéta les propres paroles de Nocé, détailla les faits jusqu’au moment où lui-même s’était enfui avec les autres. Le second moine, le mendiant ensuite, confirmèrent en termes analogues tout ce qui s’était passé et leur récit s’arrêta au même point: aucun d’eux n’avait vu tomber Soulkham. -Où sont donc dans tout cela, messieurs, s’écria le roi avec ironie, où sont les malandrins qui vous attaquèrent? N’avions-nous pas raison de prétendre que la rue était dangereuse quand vous y étiez, puisque d’un côté il y avait un promeneur inoffensif, de l’autre notre bon peuple que vous exhortiez à l’écharper. Il s’est trouvé que le promeneur était assez brave et assez audacieux pour aller au-devant du danger; mais vous étiez six contre lui et, depuis lors, il n’a pas reparu. Votre premier mensonge nous interdit de croire à votre serment: le meurtre se complique de parjure. -Entre le serment de mes gentilshommes et celui de ces moines et de ce mendiant, répliqua audacieusement Gonzague, Votre Majesté a le choix. Elle ne doit pas oublier qu’elle a promis mille pesetas à qui lui dirait ce qu’est devenu Soulkham; pour le quart de cette somme, elle trouverait cent moines et autant de guenilleux venant affirmer qu’ils m’ont vu le tuer moi-même. -Vous oubliez, prince, répondit froidement Philippe V, que devant vous, il n’y a qu’un instant, un noble hidalgo vous a dit les mêmes choses. Lui feriez-vous par hasard l’injure d’avancer que, pour mille pesetas, il vendrait sa parole? L’Italien ne pouvait se démonter pour si peu. Aussi s’écria-t-il, voulant conserver l’avantage qu’il croyait avoir obtenu: -Votre Majesté le connaît-elle? Sait-elle son nom, sait-elle seulement s’il est gentilhomme? Nul ne peut répondre de son propre frère, nul souverain n’est sûr de ses sujets, moins encore quand il ne sait pas même qui ils sont. Sait-on seulement si lui-même n’est pas le meurtrier de Soulkham? On vit alors s’avancer le vieillard, qui avait redressé sa haute taille et dont les yeux semblaient jeter des lueurs d’acier. -Prince de Gonzague, dit-il avec force, ma noblesse vaut la vôtre et mon nom n’a point de souillure. Mon dévouement au roi est fait de désintéressement et d’honneur: le vôtre n’est que bassesse et calcul. Je n’ai pas dit que vos gens aient tué Soulkham, mais j’affirme que ce ne serait ni leur premier assassinat, ni le vôtre. Hier, ils se sont battus six contre un seul adversaire et je ne crains pas d’ajouter que c’était sans doute sur votre ordre. -Insolent! rugit Gonzague, qui porta la main à la garde de son épée. -Remettez votre épée à l’alcade, ordonna sévèrement le roi. Vous n’êtes pas ici, monsieur de Gonzague, en posture de demander raison à quelqu’un que, le premier, devant nous, vous avez insulté. Philippe de Mantoue devint blême de colère; et de le voir ainsi, tel un tigre enchaîné auquel on rogne les ongles, un frisson courut dans les groupes. Mais il était de ceux qui se rabattent sur la ruse quand la force leur est enlevée, et ce fut d’un geste empreint de profonde douleur qu’il détacha son ceinturon et remit son épée. -Que Votre Majesté, murmura-t-il, excuse le mouvement que je viens d’avoir. Si elle juge à propos de pousser plus loin l’humiliation, je m’inclinerai encore, jusqu’à ce que, fort de mon droit, j’aie fait proclamer, en même temps que mon innocence, celle de mes gentilshommes et acquis le droit de me venger! En prononçant ces derniers mots, il laissa tomber sur le vieillard un regard de sombre fureur et il ajouta: -Alors, malheur à vous, monsieur, si vous avez encore la force de tenir une épée!... Un outrage de cette nature ne peut se laver que dans le sang, fût-ce celui d’un vieillard! Le vieux gentilhomme ricana à mi-voix: -Quand vous voudrez et j’y compte. Un de ces soirs, à minuit, je vous attendrai le long du Mançanarès, vous et les vôtres... Peut- être ne seront-ils pas de trop! Philippe V reprit la parole: -Plusieurs points, dit-il, sont désormais acquis et reposent sur le témoignage de quatre personnes: le crime était savamment préparé; les blessures de quatre d’entre vous indiquent qu’il y a eu lutte et votre adversaire a disparu. Nous n’attendons plus que votre aveu ou des preuves indiscutables de votre innocence, des preuves que vous êtes dans l’impossibilité de fournir. -Et que prouveraient-ils, Sire, s’écria Gonzague, si leur témoignage ne pèse pas à l’égal des autres dans la balance de votre justice?... Qu’essaierais-je de dire moi-même, puisque au- dessus de la parole d’un prince, vous mettez celle d’un vieillard qui radote? -Nous ne croyons pas à votre parole, monsieur, répliqua le roi. Dès cet instant, nous vous bannissons à jamais de la cour et du sol d’Espagne! -Moi?... s’écria Philippe de Mantoue terrifié. -Vous-même... Oh! ne croyez pas que vous allez sortir librement d’ici, la tête haute, le regard insolent. Jusqu’à demain, on va vous reconduire avec vos gens à votre hôtel où vous serez prisonnier; une double haie de gardes en cernera les abords. D’ici là, tout sera mis en oeuvre pour retrouver Soulkham; s’il n’est pas mort, vous et les vôtres gagnerez immédiatement la frontière ou la mer et aucun châtiment ne vous atteindra pour avoir tramé sa perte. Mais, s’il n’a pas reparu, vous seul, monsieur de Gonzague, pourrez partir; les autres seront jugés. Demain, quand midi aura sonné à San-Isidoro, vous connaîtrez votre sort. Il serait impossible de décrire la fureur de Gonzague. Les lèvres écumantes, l’oeil en feu, il piétinait sur place, tandis que les roués atterrés se serraient les uns contre les autres comme un troupeau de bêtes affolées. -Où chercher la justice, si elle est bannie de la cour des souverains? s’écria Philippe de Mantoue hors de lui-même, oubliant que le roi pouvait, d’un signe, le faire jeter dans les cachots de l’Inquisition. Où abriter toute une vie de dévouement et d’honneur quand la toute-puissance vous écrase d’un mot et vous met au rang des assassins? -N’est-ce pas le vôtre, prince de Gonzague?... prononça lentement le vieillard qui était resté près de lui. Si le Régent de France vous a chassé parce que vous aviez les mains teintes de sang, le roi d’Espagne ne vous a que trop tendu la sienne!... Philippe de Mantoue le regarda avec épouvante et essaya de parler; mais sa voix s’étranglait dans sa gorge. Cependant, par un prodigieux effort, il se raidit encore pour essayer de refouler l’orage et de reprendre pied. -Sire, dit-il, oui, le Régent m’a accusé. J’ai été à Paris le jouet d’une machination infâme combinée par un traître dont je voudrais boire le sang à pleine coupe. Il a accumulé contre moi mensonges sur mensonges, il a sapé ma puissance, mon honneur, tout ce que j’étais, tout ce que j’eusse pu être encore... et c’est celui qu’on a cru, comme on a cru tout à l’heure trois hommes sans foi et sans loi, et un autre qui couvre sa lâcheté sous ses cheveux blancs. On entendit un murmure parmi les courtisans. Le vieillard s’était encore redressé. Son regard calme et grave semblait être illuminé de fierté et d’audace. Il étendit le bras et toucha l’épaule de Gonzague. -Avant de vous demander compte de votre nouvelle insulte, fit-il, voudriez-vous me faire connaître le nom du calomniateur auquel vous m’assimiliez et qui, à Paris, fut votre accusateur et votre maître? -Que vous importe? -Il m’importe si bien qu’au cas où vous refuseriez de me le dire, il ne manquerait pas ici de personnes pour le faire... Oubliez- vous donc, prince, que vous êtes en présence de la fille du Régent de France? que Mmes de Ventadour et de Soubise connaissent votre histoire, qu’elles sont prêtes à affirmer que sur les deux dont vous parlez, vous et l’autre, il n’y avait qu’un honnête homme?... Enfin que cet honnête homme ne portait pas vos habits? Gonzague, fou de colère, crispa ses deux poings, prêt à s’élancer sur son interlocuteur qui ne parut même pas s’en émouvoir et reprit: -Allons, son nom, monsieur?... Et, si vous le désirez, ce sera en échange du mien. -Il s’appelle Henri de Lagardère! rugit le prince. Puisse-t-il un jour se trouver au bout de mon épée, ainsi que je voudrais vous y voir vous-même. Le roi ne s’interposait pas, car la vaillance de son vieux serviteur faisait l’admiration de tous et la sienne. Parmi ceux qui étaient là, pas un n’eût prononcé un mot en faveur du prince. -Au bout de votre épée, j’y serai demain à midi, monsieur, ricana le gentilhomme. Quand Sa Majesté aura statué sur votre sort, vos comptes seront réglés avec elle, mais non pas avec moi; et, plus heureux que Lagardère, je rencontrerai peut-être votre poitrine, non pas votre dos... -Que signifient ces paroles?... -Qu’on ne vous trouve jamais en face... parce que vous fuyez. -Qui vous a dit cela, monsieur le matador? s’écria Gonzague dans un éclat de rire qui sonna faux. Le vieillard sembla grandir encore; des étincelles jaillirent de ses yeux. Il s’avança d’un pas. Tandis qu’on n’osait même plus respirer dans la salle, il laissa tomber ces paroles écrasantes: -Je le tiens de Lagardère lui-même... et Lagardère... c’est moi!... Lève le front, Gonzague, que tout le monde ici puisse voir la place où, demain, mon fer fera justice!... Du doigt, il le toucha entre les deux sourcils, sans que Philippe de Mantoue osât relever l’affront. Prison Vide. Entre une double haie de soldats et d’alguazils, Gonzague fut reconduit à sa demeure, où logeaient avec lui tous ses affidés. L’hôtel qu’il habitait était un antique palais construit primitivement par les Maures, mais qui tant de fois avait été incendié, reconstruit, agrandi, modifié, que presque plus rien ne restait de son architecture première, sinon des murs extérieurs qui défiaient les siècles, des corridors parmi lesquels on se perdait et nombre d’escaliers, dont beaucoup étaient secrets. Gonzague en occupait une partie, les roués une autre. Entre eux, le factotum du prince avait son domaine qui servait de trait d’union ou, pour mieux dire, de tampon. M. de Peyrolles servait aussi de chien de garde à son maître, auprès de qui nul ne pouvait parvenir sans s’être préalablement adressé à l’intendant. Quant à la valetaille, dont le nombre était réduit au strict nécessaire, elle logeait dans un bâtiment spécial, précaution fort utile quand on veut être libre de ses paroles et de ses actes. L’agrément de cette demeure, pour un homme tel que Philippe de Mantoue, consistait encore dans l’avantage de posséder un jardin immense qui s’étendait derrière l’hôtel, s’étageait en gradins jusqu’à cent pas du Mançanarès et tenait à cette disposition et au voisinage de la rivière d’être pourvu des plus beaux arbres de Madrid. De petites portes basses, blindées de fer en dehors, trouaient le mur de distances en distances; par elles on avait accès dans la ville vers toutes les directions. Après avoir remis son épée au prince, l’alcade-mayor prit devant lui toutes les dispositions nécessaires pour que personne ne pût sortir de l’hôtel sans être immédiatement arrêté. Il plaça des hallebardiers à chacune des portes et donna l’ordre à deux patrouilles d’alguazils de faire constamment, en sens inverse, le tour du palais et des jardins. Ces patrouilles devaient s’emparer de quiconque viendrait de l’intérieur. -Mon devoir est de rester là en personne, ajouta l’alcade-mayor en adressant un ironique salut à son prisonnier, car la morgue hautaine de l’italien lui avait attiré la haine de presque tous les nobles espagnols. C’est assez vous dire, monsieur le prince, que toute tentative d’évasion de votre part serait plus que téméraire. À demain, donc; souhaitez que, d’ici là, on retrouve Soulkham. Philippe de Mantoue le toisa d’un air goguenard et rentra dans sa gorge une réplique qui lui eût peut-être valu d’avoir des gardes jusque dans sa chambre. -À demain... ou plus tard, grommela-t-il entre ses dents. Tout haut il ajouta: -Señor alcade, il fut un temps où la croix chassa d’ici le croissant. Si vous ne retrouvez pas votre Turc, venez demain dans les caves de mon palais, vous y compterez les crânes de ses ancêtres occis par les vôtres. Les temps et les hommes ont changé: où il y eut jadis des mahométans captifs sous le joug des chrétiens, nous allons être, nous, de par la volonté de Sa Majesté Catholique, prisonniers par la faute d’un Turc. Ce serait plaisant si demain nous ne devions être libres. Bonsoir, señor alcade, faites bonne garde: la nuit est claire, le croissant de la lune vous servira d’auxiliaire. Sur ce, il salua avec impertinence et se rendit à ses appartements, suivi de tous ses roués. -Holà! dit-il en réveillant les laquais endormis, qu’on nous serve à manger et à boire... Voici notre dernière nuit d’Espagne et l’on danse sans nous à la cour. Messieurs, si nous ne dansons pas, buvons... Au fond de nos verres nous trouverons peut-être le moyen de jouer un bon tour à Lagardère et au roi!... Ce n’était plus l’homme abattu de tout à l’heure qui voyait l’abîme entr’ouvert sous ses pieds et avait un instant tremblé d’être jeté avec sa bande en pâture au Grand Inquisiteur. Philippe V avait été assez mal inspiré pour ne pas en décider ainsi. Maintenant le serpent relevait la tête, et sifflait. Avant que le prince de Gonzague fût emmené de la cour par les gardes, pour ne lui laisser aucun doute, Lagardère avait enlevé la perruque blanche qui le transfigurait et il était apparu, radieux et superbe, écrasant l’ennemi de son mépris. Ce coup de théâtre, est-il besoin de le dire, avait provoqué l’enthousiasme de toute la partie féminine de l’assemblée, même celui des grands seigneurs, car nul n’ignorait maintenant à la cour d’Espagne l’odyssée chevaleresque de cet homme surprenant, dont la renommée, de bouche en bouche, avait porté l’histoire en la grossissant peut-être. Maintenant, point de mire de tous les regards féminins, voyant toutes les mains des grands d’Espagne se tendre vers lui, Lagardère jouissait de son triomphe, persuadé cette fois que sa tâche touchait à sa fin. Le doux visage d’Aurore passa devant ses yeux, et les accords des instruments purent seuls le tirer de sa rêverie. -Dansons à présent, avait dit le roi; les violons peuvent prendre la place des hallebardes. La froideur provoquée par la scène qui venait d’avoir lieu ne tarda pas à se dissiper. Tout le monde était satisfait de cette exécution qui ne froissait aucune sympathie, et bientôt l’entrain fut porté à son comble. Lagardère eut des premiers l’honneur de faire danser la reine et la nouvelle épouse. Pendant plus d’une heure, on se disputa parmi les femmes. Aussi ce fut une déception quand le roi lui fit signe de le suivre et l’entraîna dans une pièce déserte où ils pouvaient causer seul à seul. -Monsieur, lui dit Philippe, nous ne savons presque rien de vous, sinon que vous êtes une sorte de héros de roman, loyal et brave. Ce qui s’est passé ce soir entre vous et le prince de Gonzague nous oblige à vous demander des explications que rien ne vous force à nous donner, si une raison quelconque vous en empêche; car, cet incident n’eût-il pas eu lieu, le prince n’en eût pas moins été, ce soir même, chassé de la cour. -Sur la prière de S.M.R. le Régent de France. Je le sais, Sire, puisque moi seul ai lu la lettre adressée à Votre Majesté. -Elle ne nous dit rien ni de votre présence en Espagne, ni de votre inimitié contre Gonzague. -Parce que mon rôle est d’agir seul et que mon histoire est longue. S’il plaît à Votre Majesté de la connaître, elle devra s’armer de patience pour m’entendre. -Parlez, monsieur, nous vous écouterons aussi longtemps qu’il sera nécessaire. Longtemps, en effet, Lagardère parla, sans que le roi l’interrompît autrement que par des gestes de colère, de stupeur, d’admiration. -Et maintenant, qu’allez-vous faire? demanda-t-il quand il eut tout entendu. -Le tuer demain, Sire, ainsi que je le lui ai dit. Il sera libre alors car je suis convaincu que ses affidés n’ont pas réussi à se débarrasser de Soulkham et qu’il leur a, au contraire, infligé une leçon dont ils portent les marques. Le Turc n’est pas mort. Peut- être qu’avant la fin du bal, je l’aurai ramené moi-même à Votre Majesté. -Savez-vous, dit Philippe en riant, qu’il y a seulement deux siècles, on vous eût brûlé comme sorcier par ordre de la Sainte- Inquisition? -Ma sorcellerie consiste à vouloir; et ma volonté, pour l’heure présente, est que deux criminels expient demain leurs forfaits: Philippe de Mantoue et Peyrolles. Les autres ne sont que des comparses; je leur laisserai la vie sauve: quand la tête sera frappée, les bras s’immobiliseront d’eux-mêmes. -Il peut vous arriver malheur à vous-même et nous ne croyons pas devoir vous permettre ce que vous désirez. -Philippe de Nevers attend sa vengeance, déclara Lagardère d’une voix inspirée. Quand l’heure assignée par Dieu pour l’acte de justice aura sonné, nul ne pourra arrêter mon bras. Je poursuivrai les assassins là où ils iront, et si je ne puis avoir ici la vie des deux que j’ai cités... que Votre Majesté me pardonne, j’aurai ailleurs la vie de tous! -Nous pourrions vous empêcher de le suivre... -Pour cela il faudrait m’emprisonner, et je m’évaderais, m’enchaîner, et je briserais mes fers. Ma vengeance est sacrée; j’ai dit à Votre Majesté qu’elle était nécessaire, qu’il fallait que justice fût faite. Devant une telle énergie, le souverain s’inclina. -Demain, monsieur, dit-il, en notre présence, sous ma propre responsabilité et devant la plus haute noblesse d’Espagne, le prince de Gonzague et son factotum seront mis l’un après l’autre en face de vous, l’épée à la main. Dieu est juste: vous serez victorieux. Il prit le bras de Lagardère et le ramena dans les salons où tous commentaient sa longue absence. Cependant le comte n’y demeura pas longtemps et disparut sans qu’on sût comment; le roi lui-même ignorait ce qu’il était devenu. Comme on le cherchait de toutes parts, la diversion la plus inattendue vint à se produire. Un croissant s’encadra soudain dans la porte, et un être tordu, bossu, la face épanouie d’un sourire, fendit la foule, roulant jusqu’à l’endroit où se tenait Philippe V. -Soulkham?... voilà Soulkham!... s’écria-t-on de toutes parts, tandis que les danses cessaient et que tout le monde se groupait autour du personnage. -D’où sors-tu? demanda le roi, et que t’est-il advenu hier soir? Le musulman se mit à rire, un peu plus franchement toutefois qu’il ne le faisait d’habitude; et par une mimique des plus expressives, il fit comprendre qu’il avait mis six hommes en déroute, en touchant l’un à l’épaule, un autre à la tête, un troisième à la hanche et un quatrième à la cuisse d’un coup de son cimeterre. -Les connais-tu? demanda Philippe. Le Turc répondit que oui par un geste de la tête et l’on applaudit. -Bravo! Soulkham!... Tu nous les montreras demain!... Ah! le beau bossu que tu fais! Parmi les dames, l’une surtout le félicita avec chaleur: c’était la duchesse de La Ciudad. Il l’en remercia d’un sourire, et s’inclinant devant elle avec l’aisance et les manières d’un gentilhomme, il lui adressa soudain la parole d’une voix forte et harmonieuse qui stupéfia l’auditoire. -Madame la duchesse, dit-il, me fera-t-elle l’honneur de danser avec moi? -Qu’est ceci? s’écria-t-on. Voilà le muet qui parle... Mme de La Ciudad, qui tout d’abord avait rougi, soupçonna qu’on n’était pas au bout des surprises et que quelque événement inattendu allait encore se produire. Peut-être n’était-elle pas fâchée d’y jouer un rôle. -J’accepte volontiers, répondit-elle bravement, ne fût-ce que pour voir si les jambes vont se dénouer subitement comme la langue. Une mesure de gavotte les emporta tous deux, légers et gracieux. Le Turc était toujours bossu, mais c’était à peine si ses pieds effleuraient le sol. Quand la danse prit fin, il sortit une paire de ciseaux d’or qu’il présenta à la duchesse. -Voici, dit-il, un cadeau fait à Soulkham. Avec l’assentiment du duc, votre mari, voulez-vous me permettre de le garder, madame, pour en faire, de votre part, présent à ma fiancée? -La fiancée du bossu!... s’écrièrent les dames, quand nous la présenteras-tu, Soulkham?... -Dis-nous au moins son nom... -Elle s’appelle Aurore de Nevers... et moi, je me nomme Henri de Lagardère!... En même temps le cimeterre, le burnous et le turban volaient dans un coin, et le comte apparaissait de nouveau au milieu d’acclamations enthousiastes. Philippe V, qui savait bien des choses depuis une heure, jouissait de la surprise de tous. Il ne demanda aucune explication de ce coup de théâtre qui pour les autres demeurait à l’état d’énigme. -À notre tour, monsieur, dit-il, de vous faire notre cadeau. Il ne s’adresse plus ni à Soulkham, ni au vieux seigneur andalou, mais à l’un des hommes les plus audacieux, les plus nobles et les plus braves qui soient par-delà les Pyrénées. Comte de Lagardère, il faut que vous soyez des nôtres: voici notre cordon d’Isabelle la Catholique; le roi d’Espagne vous le donne et l’Ordre entier l’approuve. Henri s’inclina profondément pour recevoir cet honneur des mains de Philippe V, qui devant tous lui donna l’accolade. -Qu’il protège demain votre poitrine, lui dit tout bas le roi. Or, tandis que ceci se passait à l’Alcazar, Gonzague et ses roués achevaient leur festin. Mais contre leur coutume, les fumées du vin ne troublaient pas leur esprit. Ils avaient besoin que leurs idées fussent lucides pour jouer cette nuit une dernière partie hérissée de périls et dont l’enjeu était leur liberté, peut-être leur vie. À minuit, Peyrolles avait congédié les domestiques, et quelque temps après il était allé s’assurer que tous dormaient dans le pavillon qui leur était affecté. Gonzague alors, insolent et narquois, écouta les pas des sentinelles qui résonnaient sur le pavé et dont le bruit montait jusqu’à lui. -Aujourd’hui, fit-il, vous avez vu le vieux seigneur andalou se changer en Lagardère. Demain, à l’Alcazar, vous verrez Soulkham se transformer de même. Pour une fois, Nocé, tu avais été plus fort que ton maître et soupçonné ce qu’il y avait sous la bosse. C’était bien de vouloir la tâter de la pointe de vos épées, mais votre coup a été manqué: vous voilà à la merci de l’adversaire. Un frisson passa dans le dos du gros Oriol. -Le roi, murmura-t-il, nous a promis la vie sauve si le Turc était vivant et vous venez de dire que nous verrions Soulkham à l’Alcazar, monseigneur. -Se fier à la parole d’un roi, c’est ne plus avoir la force de se fier à soi-même. Ne vous ai-je pas appris que toujours il faut suivre sa voie, sans se soucier ni des menaces, ni des promesses?... Philippe V a promis, Lagardère a menacé: aucun d’eux ne verra son projet s’accomplir, c’est moi qui vous l’affirme! Penchés en avant, les roués buvaient avec anxiété les paroles de leur maître. Cet homme tenait une fois encore leur destinée dans sa main. Avant de leur dire s’il allait ouvrir cette main ou la fermer, il jouait avec leur frayeur et avec leur espoir. Il frappa tout à coup du poing sur la table. -Que vous semblerait, s’écria-t-il, d’un séjour de quelques mois à Londres? Peut-être y trouverions-nous place à la cour, et Paris en est plus près qu’il ne l’est de Madrid... -Pour cela, soupira Nocé, il faudrait passer sur le ventre des gardes. -Ou dessous, riposta Gonzague. -La nuit n’est pas assez noire... -Il nous faut y voir clair... Allume une torche, Montaubert. Prenez vos épées, messieurs. On vida un dernier flacon de xérès. -Laissons-en pour les gardes, ricana le prince. Leur langue se collera au palais quand ils trouveront le nid vide et l’alcade lui-même aura soif. Il ajouta, en brandissant lui-même le flambeau allumé par Montaubert: -Suivez-moi. Une porte s’ouvrit devant lui que nul ne connaissait; elle donnait accès à un escalier tournant, humide et noir, qui s’enfonçait dans les profondeurs du sol. Par un dédale de couloirs étroits, cette galerie les mena hors des murs de Madrid, sur les bords du Mançanarès. Et deux barques, dont ils rompirent les chaînes, les emportèrent vers le Tage, vers la mer, d’où ils gagneraient l’Angleterre. Lagardère, après les alguazils, après les hallebardiers et l’alcade-mayor, vint lui-même fouiller l’hôtel. Fiché par la lame d’un poignard au milieu de la table, s’étalait un papier où Gonzague avait griffonné ces quelques mots: «Philippe de Mantoue ne fuit pas devant l’épée de Lagardère. Il s’en va préparer ailleurs sa perte et celle d’Aurore de Nevers!» Source: http://www.poesies.net