Cocardasse Et Passepoil. (1923) Les Suites De Lagardère. Par Paul Auguste Jean Nicolas Féval. (Fils) (1860-1933) Tome IV TABLE DES MATIERES. PREMIÈRE PARTIE. (La Grange Batelière.) La Courtille Coquenard. A L'Auberge Du Trou-Punais. Qui Commence Bien, Se Poursuit Mal Et Finit Pour Le Mieux. Une Bonne Histoire. Bataille De Dames. Berrichon Veut Une Epée. Amandes Douces! Lendemain De Fête. Recherche Nocturne. Chez La Paillarde. Mathurine. Le Piège. Le Secret De L'Egout. Brave Fille. Un Amour Sérieux. DEUXIÈME PARTIE. (La Peur Des Bosses.) Projet Audacieux. Mascarade. Voyage Original. Où Cocardasse Répudie Pétronille. Dans Le Guêpier. Des Intentions De Blancrochet. Le Combat De La Porte Montmartre. Celui Qu'On N'Attendait Pas. Naufrage Au Pont-Rouge. Le Café Procope. Bavardage Imprudent. Pages Nouvelles Des Mémoires D'Aurore. TROISIÈME PARTIE. (Le Serment De Lagardère.) Réunis Par Les Grâces. La Bague Noire. Dernier Défi. Veillées D'Armes Et Matin De Fête. Lit De Justice. Départ Pour Les Noces. L'Issue De La Cérémonie. Après Les Valets, Le Maître! PREMIÈRE PARTIE. (La Grange Batelière.) La Courtille Coquenard. La Grange-Batelière avait commencé par s’appeler la Grange- Bataillière (Granchia-Batiliaca), en souvenir, dit le moine Abbon, du Champ-de-Mars qui, au IXe siècle, s’étendait dans tout l’espace compris entre Montmartre et Paris. Vers l’an 1620, ce champ de joutes ayant disparu, la dénomination de Bataillière n’avait plus sa raison d’être, et peu à peu se transforma en Grange-aux-Bateaux ou Batelière. Le motif en est facile à trouver. La Grange était, en effet, située au milieu des terrains bas et marécageux où se réunissaient tous les petits ruisselets descendus des Prés-Saint-Gervais, mais surélevée elle- même, elle était entourée d’eau remplissant les anciens fossés et semblait bâtie dans une île. La Grange-Batelière était alors le rendez-vous des Parisiens qui voulaient faire une partie de campagne. Pour y parvenir, on hélait la fille du fermier, -laquelle était fort jolie, suivant la chronique, -et celle-ci venait vous passer sur un bateau peint en vert. On trouvait chez elle du pain, du beurre, du lait, des oeufs, des poulets et du jambon, en assaisonnant le tout de gaieté et d’amour, les parties à la Grange-Batelière étaient délicieuses. Au XVIe siècle, dans ce fief important qu’était la propriété du comte Guy de Laval, on y faisait une grande consommation de pâtisseries et de vin du cru, et la Grange-Batelière devint, de ce fait, la Grange au Gastelier. Sous Louis XV, elle avait repris son nom ordinaire, mais le grand égout, qui avait remplacé le ruisseau de Montmartre, au lieu d’assainir le quartier déjà si marécageux, n’avait fait qu’y apporter des émanations fétides. De-ci de-là se creusaient de grands trous d’eau et de boue, infects cloaques autour desquels s’ébattaient des nuées de petits mendiants, rejetons des cagous, marcandiers, réfodés, malingreux et capons, piètres, franc-mitoux et polissons, callots, hubains, sabouleux, coquillards et courtaux de boutange, toute cette théorie des gueux qu’on avait essayé vainement de parquer jadis à l’Hôpital général, et qui préféraient à un lit d’asile la liberté dans la fange. Le soleil ne se levait jamais sans qu’on retirât de l’égout quelques ivrognes qui y étaient tombés en descendant des Porcherons ou en sortant des cabarets de la courtille Coquenard. Ceux qui ne s’y étaient pas noyés tout net y avaient tout au moins passé la nuit dans l’ordure. Pour toutes ces raisons, et pour d’autres encore, on se souciait peu de construire dans ce quartier fangeux qui n’offrait ni salubrité, ni sécurité et qui servait à Paris de dépotoir, tant pour y recueillir ses immondices que les rebuts de sa société. Il est donc particulièrement dangereux de s’y attarder, surtout aux environs de la Croix-Cadet ou de la chaussée Sainte-Anne, voire même à la Nouvelle-France, qui est aujourd’hui le Faubourg Poissonnière, un des quartiers les plus vivants et les plus populeux de Paris. Le moindre risque qu’on y courût était d’être dévalisé, quelquefois même très poliment. Après la Fronde, M. de Turenne en avait fait l’expérience et comme la bourse qu’il portait n’était pas suffisamment garnie vu la qualité du personnage, il dut donner sa parole de remettre une somme égale à celui qui se présenterait le lendemain chez lui pour la recevoir. On le laissa donc aller sans le molester en quoi que ce fût, et le lendemain il reçut le délégué de messieurs les bandits qui venait lui rappeler sa promesse et remporta l’argent. De telles traditions ne pouvaient se perdre, et à l’époque où se passe notre récit, il n’y avait rien de changé, sinon que les malandrins mettaient moins de courtoisie à détrousser les Parisiens et qu’il en cuisait à ceux-ci lorsqu’ils avaient la velléité de protester. Les chevaliers de la Pègre se tenaient donc cachés tout le jour dans les carrières de Montmartre ou dans les cabarets, tandis que leurs femmes et leurs enfants mendiaient ou barbotaient dans le voisinage de l’égout. Mais dès que venait le soir, ils descendaient eux-mêmes vers la Grange-Batelière et chaque voiture qui passait en trouvait une bande qui lui barrait la route, l’épée ou le poignard à la main. S’il s’agissait d’un carrosse de grand seigneur, -ce qui arrivait fort rarement, la noblesse ne s’aventurant guère dans ces parages après le coucher du soleil, -l’aubaine n’en était que meilleure et c’était plaisir de voir avec quelle désinvolture on détroussait un duc et pair. Quelques années plus tard, toute cette racaille devait être expulsée par une autre catégorie de voleurs encore plus redoutable pour les bourses, s’il est possible, car celle-ci, protégée et puissante, allait être armée pour dévaliser en grand, non seulement les particuliers, mais le royaume. En effet, le domaine des spadassins de bas étage, des francs- mitoux et des courtaux était destiné à devenir celui des fermiers généraux qui y bâtirent leurs maisons de campagne. Pour l’instant, autour de la courtille Coquenard s’élevaient quantité d’auberges qui chacune avait sa clientèle particulière et où, toutefois, il eût été fort difficile de découvrir un honnête homme. Inutile de dire que les rivalités de métier et de corporation étaient une cause perpétuelle de rixes qui souvent entraînaient mort d’homme. On ne s’en préoccupait guère, l’égout étant là pour faire disparaître les cadavres. Or, deux surtout de ces auberges jouissaient d’une réputation exceptionnelle. Comme elles se faisaient à peu près face, elles n’en étaient que mieux rivales: la première s’appelait le Cabaret de Crèvepanse et l’autre avait pour enseigne: Au Trou-Punais. Le bouge de Crèvepanse était le rendez-vous spécial des bretteurs et coupe-jarrets. Une vieille colichemarde rouillée pendait en grinçant au-dessus de la porte, et nul n’avait le droit de franchir le seuil s’il ne portait au côté une épée prête à toutes les besognes. Une sorte de franc-maçonnerie de la rapière tenait là ses assises. Pour y être admis, on devait faire preuve de trois assassinats pour le moins, sans compter les vols, les rapts et tout ce qui s’ensuit. Le chef de cette redoutable association était élu à vie. Ce qui ne signifiait pas pourtant qu’il dût garder longtemps son pouvoir; les affaires dans lesquelles il devait donner de sa personne étaient assez nombreuses et assez périlleuses. Le grand maître d’alors était un nommé Blancrochet, un des plus redoutables ferrailleurs de l’époque qui, avec le petit Daubri pour lieutenant, se donnait les gants de tenir académie de bottes secrètes et de coups de Jarnac. L’hôtelier était lui-même un ancien spadassin mis à mal, qui avait laissé son poignet droit dans une bagarre. Cela, d’ailleurs, ne le gênait en rien pour boire et encore moins pour planter, de sa main gauche, une dague entre les deux épaules de ceux qu’il était chargé d’expédier dans l’autre monde. Deux ou trois valets plus ou moins éclopés complétaient le personnel, car aucune femme n’était admise dans ce repaire où se tramaient constamment les plus audacieux attentats. Pour ne pas avoir à couper la langue à quelque bavarde, l’hôtelier avait jugé plus simple de bannir complètement le sexe dont la discrétion ne fut jamais l’apanage, et il poussait même la précaution jusqu’à avoir le plus souvent des muets comme serviteurs. C’était donc là une maison fort bien tenue au point de vue de ce qui s’y passait, et il était bien rare qu’une semaine s’écoulât sans que, pour justifier l’enseigne, on n’y crevât quelque panse. Le Trou-Punais devait son nom à un cloaque qui, d’un côté, en baignait les murs et dont se dégageait, pendant l’été, une odeur de pourriture très accentuée. Quand plus tard on le dessécha, on y trouva certains ossements qui avaient bien pu appartenir à des chrétiens, mais ce furent les clients du cabaret de Crèvepanse qui furent accusés de les avoir mis là. Était-ce vrai? Était-ce faux? Il n’importe! «Bonne réputation vaut richesse», dit un vieux proverbe; or, les habitués du tapis franc pouvaient endosser cette accusation sans que leur réputation eût à en souffrir. À l’encontre de sa rivale, l’auberge du Trou-Punais n’était tenue que par des femmes, ce qui ne prouvait pas qu’elles eussent quelque chose à redouter de leurs voisins d’en face. Il y avait toujours dans la maison des pistolets bourrés jusqu’à la gueule et sous les corsages des poignards dont on savait se servir à l’occasion. La patronne était une plantureuse Picarde, de stature gigantesque. Les moindres défauts de la dame étaient de loucher affreusement et de boiter de façon tout aussi disgracieuse. Cette dernière particularité lui venait d’avoir été, une belle nuit, jetée en bas d’un escalier par un adorateur qui n’avait pas le vin tendre. N’eût été sa trogne rougie par de trop copieuses libations, elle eût pu passer encore pour une fort jolie femme, cela malgré ses quarante ans sonnés et les excès de tendresse auxquels elle s’était livrée et se livrait encore. Elle était grande et bien faite; vue de profil, elle pouvait faire envie à d’autres qu’à des coupeurs de bourses. C’était presque une insulte à la nature que dans ce beau corps de femme se fussent logées des passions qui lui avaient valu le sobriquet de la Paillarde. Une demi-douzaine de filles, taillées sur le même modèle et possédant les mêmes vertus, rôdaient autour des tables, s’empêtraient les jupes aux fourreaux des rapières, accrochaient leurs savates aux éperons. Elles étaient là pour achever de vider la poche à ceux dont la patronne ne voulait plus, ou même à ceux dont elle ne voulait pas, parce que le profit eût été trop mince ou que le jeu n’en valait pas la chandelle. À part que pour avoir accès dans le cabaret d’en face, il fallait avoir fait ses preuves et posséder ses lettres de noblesse criminelle, la clientèle des deux bouges était à peu près la même. Là, les professionnels, les maîtres ès assassinats; ici, le menu fretin, les débutants qui, pour ainsi parler, n’en étaient encore qu’à leur stage dans le vice et qui, avec quelques années de plus, quelques coups heureux, seraient dignes de passer sous la colichemarde rouillée. La police n’avait jamais mis les pieds dans ces deux bouges. Du temps de M. d’Argenson, elle avait assez à faire dans l’intérieur de la ville pour ne pas se mêler de ce qui se passait au dehors et, quant au lieutenant général de police lui-même, il était trop occupé de l’abbesse et des nonnes de la Madeleine de Trainel pour se soucier de celles du Trou-Punais, bien que, dans les deux endroits, on se livrât à peu près aux mêmes occupations. Le lieutenant de police de Machault, venu ensuite, avait assez de besogne de faire fermer les tripots tenus par M. de Tresmes et par la princesse de Carignan que d’aller voir ce qui se passait à la courtille Coquenard. Gauthier Gendry et la Baleine faisaient partie de l’honorable franc-maçonnerie de Crèvepanse. Tous deux avaient été accueillis à bras ouverts par Blancrochet, qui les connaissait de longue date. Ils avaient, d’ailleurs, assez de canailleries sur la conscience pour qu’on ne pût refuser de les admettre dans une si honorable société. Toutefois, Gendry s’était fait un scrupule de présenter ses jeunes acolytes, qui n’avaient pas encore gagné leurs éperons et n’eussent pu qu’invoquer les mérites de leurs pères. Or, il ne suffisait pas qu’ils fussent les fils à papa pour avoir leurs grandes et petites entrées au cabaret de Crèvepanse. Gendry avait peut-être encore d’autres raisons de ne pas parler d’eux. Il n’aimait pas à raconter ses petites affaires à ceux qu’elles ne concernaient pas et se promettait bien de ne dire à personne pour le compte de qui il agissait. Il eût trouvé trop de lames inactives prêtes à se mettre à sa dévotion, pour réclamer ensuite leur part de récompense. Tout au contraire, il clama contre le malheur des temps, où les bonnes aubaines se faisaient rares; et, sous le prétexte d’en découvrir au moins une, la Baleine et lui s’absentaient souvent pour aller battre la ville. De leur côté, Yves de Jugan et le jeune Pinto s’étaient introduits au Trou-Punais et avaient élu domicile chez la Paillarde, qui s’était empressée de les accueillir avec beaucoup de sollicitude. Outre le charme de leur jeunesse, qui ne la laissait pas indifférente, elle prévoyait que ces deux jeunes coqs seraient faciles à plumer et elle s’y était aussitôt employée. Toutefois, Gendry, ayant prévu avant elle ce détail, avait mis les économies des jouvenceaux en lieu sûr, c’est-à-dire au plus profond de sa poche. -Ce sera tout bénéfice pour moi, s’était-il dit, soit qu’ils viennent à disparaître d’un coup d’épée, soit qu’on les envoie prendre de l’âge sur les galères du roi. Si les quatre hommes paraissaient ne pas se connaître quand ils sortaient, par couples, des deux cabarets rivaux, ils ne tardaient cependant pas à se rejoindre aux alentours du Pré-aux-Clercs pour se concerter ou agir en commun, et eussent-ils même été rencontrés de compagnie par l’illustre Blancrochet que celui-ci n’en eût conçu aucun soupçon. Lagardère était toujours absent de Paris. Suivant sa recommandation, Aurore et doña Cruz se confinaient dans leur hôtel, où Chaverny et Navailles s’efforçaient de les égayer autant qu’il était en leur pouvoir. Ils suffisaient tout au moins à les protéger contre n’importe quelle tentative, d’autant plus qu’Antoine Laho, ne sortant jamais des appartements, faisait bonne garde autour d’elles. Mais cette inaction pesait singulièrement à Cocardasse et à Passepoil. Le premier n’osait pas boire à sa soif, de peur de se trouver ivre devant les dames, et les maritornes de la princesse se montraient plus qu’insensibles aux amabilités du second. -Eh! pitchoun!... dit un jour le Gascon, ne trouves-tu pas qu’on se rouille un peu le bras et le gosier?... -Tu dis vrai, mon noble ami, répondit frère Passepoil. On voit toujours ici les mêmes figures, tandis qu’il y a par la ville tant de minois fripons... -Eh! pardieu... va les voir, s’écria en riant Chaverny que ni l’un ni l’autre n’avaient entendu venir. Nous n’avons pas besoin de vous ici et je vous donne campo pour tout l’après-midi; toutefois, j’entends qu’à la nuit vous soyez de retour. Le visage des deux prévôts s’éclaira: -On y sera, foi de Cocardasse, eh donc! déclara celui-ci, nous allons voir si ce couquin de soleil il est toujours aussi haut perché et nous ferons notre retraite avec lui. Une fois dans la rue, ils prirent le vent, ne sachant trop de quel côté diriger leurs pas. Le Gascon opinait pour aller humer l’air et le vin de la campagne; le Normand se tâtait devant un problème fort ardu: les Parisiennes étaient certainement plus accortes, mais seraient-elles aussi faciles que les robustes filles des faubourgs? La solution ne lui parut pas douteuse, car il emboîta bientôt le pas à son compagnon, lequel venait d’avoir la malencontreuse idée de s’en aller rôder vers la Butte-Montmartre, précisément du côté de la courtille Coquenard. Les gens les plus avisés ont de ces inspirations terribles qui les poussent à se diriger précisément vers l’endroit auquel il eût mieux valu tourner le dos. On n’est pas maître de son destin; et les deux prévôts, qui ne doutaient de rien depuis qu’ils étaient au service de Lagardère et qu’ils se sentaient de l’argent dans leurs poches, fussent allés au diable si l’idée leur eût pris qu’ils y trouveraient quelque agrément. Pour le moment, ils se contentèrent d’escalader le sommet de la Butte, d’où Cocardasse s’avisa de trouver Paris beaucoup plus petit qu’il ne le pensait. -Capédédiou! s’écria-t-il, si jamais il venait à quelqu’un l’envie de fermer au pitchoun et à nous autres les portes de la ville... eh, sandiéou!... nous mettrions la ville dans nos poches!... Ce beau discours, peut-être un peu écourté, mais éminemment expressif, eut pour conséquence immédiate de donner une soif d’enfer au Gascon, qui apercevait à quelque distance les guinguettes de la Grange-Batelière. -Oïmé, ma caillou!... nous sommes ici un peu trop près du soleil et ma langue déjà elle se recroqueville; cela me paraît par là légèrement plus frais. Or, vois-tu, mon petit prévôt, un peu de fraîcheur au-dehors et beaucoup en dedans, c’est la santé de l’homme. Par contrecoup digne de remarque, il arrivait souvent que, là où se rafraîchissait la langue de Cocardasse, c’était le coeur du tendre Amable qui se mettait à flamber. Cela ne les empêcha pas de dévaler tous deux côte à côte et très joyeusement vers la courtille Coquenard. ** A L’Auberge Du Trou-Punais. Cocardasse et Passepoil, toujours si bien d’accord dans les circonstances les plus graves de leur vie, et alors que leur existence était en danger, ne l’étaient généralement pas quand il s’agissait de futilités. Si l’un voulait aller à droite, l’autre préférait tirer à gauche. Ce n’était nullement avec l’intention de se contredire, ni de se chamailler, mais simplement parce que l’un cherchait avant tout le bon vin, l’autre le beau sexe. Quand ils trouvaient les deux réunis, aucune contestation ne s’élevait entre eux. Ce ne fut pas le cas à la courtille Coquenard où leur étoile venait de les faire arrêter. Ayant d’un côté le cabaret de Crèvepanse, de l’autre celui du Trou-Punais, ils se trouvaient, suivant l’expression consacrée: entre deux selles, assis par terre. -Vivadiou! prétendait le Gascon, cette colichemarde est de bon augure mon mignon, et le vin, ici, doit être agréable. Je présume que c’est le rendez-vous des gens d’épée qui se veulent payer l’air de la campagne et nous n’y rencontrerons pas, comme chez Gradot, au quai de l’École, de ces bélîtres de gens de plume, qui se viennent sottement mêler aux maîtres ès armes et estoc. Par contre, Passepoil, qui regardait de l’autre côté, avait entrevu des jupes et leur compagnie lui semblait beaucoup plus agréable que celle de tous les spadassins de France et de Navarre. -Halte-là, dit-il, viens plutôt par ici. Si nous avons un écu blanc à dépenser, mieux vaut qu’il tombe dans la main d’une jolie fille que dans l’escarcelle d’un bandit. Oh! certes, ce doux Normand était de tout coeur pour la vertu. -Toujours le sexe, mon pauvre Amable. -Que t’importe? pourvu qu’on te serve à boire. -Pécaïre, tu as raison; et pour si peu que je sois inflammable, je suis d’avis qu’il y a des jours où la société des dames ne saurait me déplaire. Boutons donc là-dedans, ma caillou, et voyons si Bacchus et Vénus ils sont toujours amis. Il n’était guère que quatre heures de relevée et, pour le moment, le nid était à peu près vide, les commensaux habituels étant à leurs affaires, ou plutôt aux affaires des autres. La Paillarde accueillit les nouveaux venus avec son plus alléchant sourire. Elle les traita d’emblée de gentilshommes. Il en fallait moins que cela pour que Passepoil lui accordât le plus haut mérite, et il avait parfaitement raison, si tant est que le mérite réside dans l’abondance des appas et dans les oeillades encourageantes. -Messieurs les gentilshommes, leur dit donc l’hôtelière, qu’allons-nous vous servir? Vous trouverez ici tout ce qui fait le plaisir des lèvres, et bien d’autres choses encore... Vous faut-il de la bière ou du vin, des oeufs mollets, du pâté de venaison ou bien un chapon cuit à point? -Cornebiou! nous voulons d’abord du jus de la treille, s’écria Cocardasse. De ce pas, mon petit prévôt et moi, nous venons de Montmartre en Parisis et c’est si haut perché que j’en ai le gosier plus sec qu’une peau de bouc. -Cela se trouve à merveille, messeigneurs; voici justement du vin d’une vigne des Chartreux de Vauvert que nous tenons en bail et cens; peut-être n’en est-il pas d’aussi bon et chaud dans Paris. Goûtez-y et, sitôt ces deux brocs vidés, on vous en montera d’autres. Le fameux vin de Vauvert râpait fortement le palais; c’était tout juste si, pour l’avaler, il ne fallait pas se tenir à la table. Mais le gosier de Cocardasse ne s’arrêtait pas à ce détail, et quant à Passepoil, il s’occupait de tout autre chose que du cru qu’on lui servait. Les bras nus, les hanches rebondies et les grasses poitrines qui circulaient autour de lui, le frôlant sans cesse, mettaient sa tête à mal bien autrement que la bouteille. Si quelque chose l’offusquait, c’était de ne pouvoir, -et pour cause, -rencontrer les yeux de la Paillarde, qui ne le regardait pas sans regarder en même temps Cocardasse. Toute femme est déjà un être énigmatique. Quand elle louche, il n’est plus possible de savoir ce qu’elle veut ni ce qu’elle pense. Certes, elle était bien séduisante quand elle vint s’asseoir entre les deux prévôts, mais le Normand constata avec stupéfaction qu’elle déployait toutes ses grâces pour son noble ami, ne le considérant, lui, que comme un gringalet bon tout au plus pour un jour de disette. Le Gascon protesta: -Capédédiou, dit-il, je ne voudrais pas empiéter sur les terres de ma caillou. Si nous avions eu tous les deux les mêmes goûts, il y a longtemps que nous nous serions ouvert le ventre. Mais moi je n’aime que le vin, Amable n’aime que les femmes; de cette façon, oïmé! nous ne nous contrarions jamais. La Paillarde n’était pas embarrassée pour si peu. Elle fit volte- face et son genou prit contact avec celui de Passepoil: c’était plus à l’argent qu’à l’homme qu’elle en voulait. Or, le Normand perdait toute prudence devant une vertu peu farouche, et le Gascon, de son côté, s’humectait si bien la langue qu’elle tournait à tort et à travers. À eux deux, c’était la plus belle paire d’étourneaux qu’on pût rêver. Souvent même, pour un mot en l’air ou une oeillade, ils se mettaient dans des situations dont il ne leur était possible de sortir qu’en risquant leur vie. Déjà les brocs succédaient aux brocs et Cocardasse, pris lui aussi de tendresse, laissait les filles boire dans son verre, tandis qu’Amable ne sentait plus seulement un genou, mais tout le poids d’un corps appuyé au sien. Il frottait ses épaules en portemanteau contre des rondeurs affriolantes et trouvait tout pour le mieux dans le meilleur des mondes. On ne sait trop où cela se fût arrêté sans l’intervention de deux jeunes gens dont l’arrivée fut assez mal accueillie, non point que la Paillarde dût se gêner avec eux, mais plutôt parce qu’ils gênaient les combinaisons qu’elle n’avait pas eu le temps de mettre à exécution. Cocardasse les dévisagea lui-même d’un air assez malveillant et ils ne s’étaient pas plus tôt assis à une table pour jouer aux dés qu’il les interpella: -Cornebiou! mes mignons, il me semble avoir déjà vu vos museaux roses quelque part. N’auriez-vous pas été en nourrice du côté de Bayonne? Les joueurs continuèrent leur partie sans répondre, avec cette belle insouciance de la jeunesse que les radotages ne sauraient atteindre. Cela ne faisait pas l’affaire du Gascon: il assena sur la table un coup de poing formidable qui fit s’entrechoquer les brocs et les verres. -Quand Cocardasse junior vous fait l’honneur de vous parler, hurla-t-il en se dressant devant eux, il faudrait lui répondre, beaux blancs-becs! C’était une provocation. -Nous répondons quand il nous plaît et quand on nous interroge avec d’autres formes, répondirent-ils en se levant tous deux, que voulez-vous savoir? -Où vous étiez avant de venir à Paris et si, il y a quelque temps, vous ne rôdiez pas sur les frontières d’Espagne? -Nous n’avons de comptes à rendre à personne et surtout à vous que nous ne connaissons pas. -Cornebiou! mes poulets, vous en rendrez quand même, gronda le prévôt en mettant l’épée à la main. Il me semble avoir déjà fait jaser devant vous un Espagnol qui ne voulait rien dire... Les jeune gens échangèrent un regard rapide et se mirent en défense sans prononcer une parole. -C’était un Castillan qui s’appelait Morda, continua le Gascon; je lui fis danser la danse de l’ours un beau soir dont vous devez vous souvenir... Regarde-moi un peu ces têtes, ma caillou, nous avons vu cela à Bayonne. L’un des deux jeunes gens éclata de rire: -Pardieu, cet homme est ivre, dit-il; je jurerais qu’il voit trouble. Allez chercher vos ressemblances ailleurs, l’ami, et laissez-nous continuer notre jeu, si vous ne voulez pas en jouer un autre qui serait dangereux pour vous. C’était mettre le feu aux poudres. Passepoil se leva et dégaina lui-même; les adversaires, l’épée haute, se placèrent à chaque bout de la salle, Yves de Jugan en face de Cocardasse, le fils de Pinto vis-à-vis de Passepoil. Les fers allaient se croiser, le combat commencer quand se produisit l’intervention la plus inattendue. La Paillarde, un pistolet dans chaque main, se planta résolument entre les adversaires. -On ne se bat pas chez moi sans que je le permette, dit-elle, et les gentilshommes qui entrent ici ne doivent pas en sortir les pieds en avant. Il y a malentendu entre vous; qu’on remette les épées au fourreau et qu’on s’explique. Passepoil obéit le premier; son admiration pour l’hôtelière venait de se décupler en une seconde. -Bas les armes, dit-il à son tour, et remettons-nous-en au jugement de la Beauté. Or, celle-ci se souciait fort peu de la vie de ses clients. Bien d’autres chez elle avaient mordu le sol, qu’elle n’avait jamais songé à défendre. Peut-être eût-elle agi de même à l’égard de ceux-ci s’ils eussent été plumés? Elle n’en avait pas eu le temps et l’intérêt qu’elle leur témoignait n’avait pas d’autre cause. Selon toutes probabilités, les jeunes gens auraient eu le dessous, mais les hasards sont si grands que le contraire eût pu arriver, et mieux valait empêcher tout le monde de se battre. Pour calmer la colère de Cocardasse, la Paillarde le fit boire; bien mieux, elle invita ses adversaires. C’était là un argument sans réplique et quand les verres furent vidés en commun, l’entretien prit une autre tournure. -J’aurais juré pourtant, commença le Gascon qui tenait à son idée, vous avoir vus à Bayonne. -Nous arrivons de Marseille il y a six jours, répondit l’un des jeunes gens. -Dites-moi, l’ami, n’avez-vous jamais connu Gauthier Gendry?... -Gauthier Gendry?... Ce nom-là n’a pas encore été prononcé devant nous... -Et la Baleine?... Ils se mirent à rire: -Il n’y a pas de baleines d’où nous venons... -Eh bien, sandiéou!... topez-là et toutes mes excuses... Apportez- nous deux brocs, la belle, et tenez-nous tête. Cocardasse junior il doit honorer le courage dans le beau sexe et dans la jeunesse, vivadiou! Or, si l’on jouait ferme, si l’on trichait, si l’on se tuait dans les tripots de M. de Tresmes, gouverneur de Paris, et dans ceux de la princesse de Carignan, on laisse à penser ce qui pouvait se passer dans les endroits où la police ne venait jamais mettre le holà et où le jeu, l’amour et le crime étaient libres de toute entrave. Au Trou-Punais, les enjeux étaient moins forts, mais une bonne partie passait dans les poches de l’hôtelière qui s’imposait toujours comme partenaire et avait organisé à sa façon la cagnotte. Les joueurs l’accusaient bien d’avoir le mauvais oeil et de porter la guigne à ses adversaires; ils n’en devaient pas moins la subir. Quand elle avait gagné, elle avait une façon si agréable de remercier les vaincus par une caresse que c’étaient eux encore qui lui étaient redevables. Cocardasse à moitié ivre de vin de Vauvert, et Passepoil d’amour pour la patronne, étaient gens faciles à gruger. Toutefois, la Paillarde était d’avis qu’il ne faut pas manger son bien en herbe et que, si elle les dévalisait, ils ne reviendraient plus. Yves de Jugan et Raphaël Pinto, pour leur compte, prétendaient amadouer assez les prévôts pour les faire rester là jusqu’à la nuit ou les décider à revenir le lendemain. De concert avec Gauthier Gendry et la Baleine, qui se tiendraient à distance, on reconduirait ces bons amis Cocardasse et Passepoil sur le chemin de Paris, pour qu’ils ne fissent pas de mauvaise rencontre. Ce serait d’ailleurs tout un plan à combiner avec l’ancien caporal aux gardes pour le soir où l’occasion serait propice. Tout le monde ayant donc intérêt à ménager ce jour-là les deux compagnons, le jeu fut à peu près ce qu’il devait être. Ils n’eurent donc à débourser que quelques écus, tant pour leur perte que pour ce qu’ils avaient bu. Chaque fois que la Paillarde se levait de table, Yves de Jugan poussait Passepoil du genou et lui glissait quelques mots à l’oreille: -On ne sait pas ce que les femmes ont dans la tête, monsieur Passepoil; en voilà une qui a résisté à toutes nos avances, à mon camarade et à moi... -Et pourtant vous êtes jeunes, répondit le Normand non sans une certaine fatuité. -C’est vrai; jeunes et pas trop mal tournés. Cependant, elle n’a d’yeux que pour vous. Cocardasse approuvait, disant: -L’amour, il a le bandeau. Pinto reprenait à son tour: -Oui, mais il n’y a rien à faire de jour, monsieur Passepoil. Venez ce soir ou demain, un peu avant qu’on mette les barres, et le diable m’emporte si vous n’êtes pas le plus heureux des mortels. Cependant, si féru que fût le Normand de cette passion nouvelle, il n’oubliait pas la promesse faite à Chaverny de rentrer au coucher du soleil. Il se leva donc et fit signe à Cocardasse de le suivre. -Holà, mes gentilshommes, vous voilà bien pressés, s’écria la Paillarde. Je viens justement de mettre à la broche un chapon à votre intention et j’entends que vous ne nous quittiez pas avant minuit. -Vivadiou! s’écria le Gascon, l’invitation elle est aimable, la compagnie aussi; mais nous soupons ce soir chez une princesse et nous avons donné notre parole de n’y pas manquer. En disant ces mots, il arrondit le bras et salua d’un geste théâtral en balayant le sol des plumes neuves de son feutre. La Paillarde entoura le cou du pauvre Amable de ses deux bras adipeux et, le regardant dans les yeux, lui demanda à mi-voix: -Est-ce pour toi ou pour lui, la princesse?... Tu sais que je suis très jalouse. Le Normand se mit à bégayer: cette femme, qui ne le regardait que d’un oeil et dont il sentait la chaude poitrine contre la sienne, lui inspirait à la fois de la crainte et un immense bien-être. -C’est... pour... murmura-t-il... je ne sais pas... -Eh bien, soit, je te passe ta princesse pour ce soir, mais jure- moi que demain tu seras ici après le couvre-feu. -Je te le promets, répondit Passepoil, dont la face pâle s’épanouit à la pensée des joies futures. -Sandiéou, mes agneaux, tonna le Gascon, vous en voilà déjà aux confidences... Va bien, ma caillou!... -Il me promet de venir demain soir, répliqua la Paillarde. Vous serez des nôtres, monsieur Cocardasse? -Oïmé! je le crois bien, puisqu’il y a ici du vin pour moi et de l’amour pour mon petit prévôt. Avec cela, nous autres, mes pitchouns, nous faisons le tour du monde. -J’ai votre parole, messeigneurs, n’y manquez pas plus que pour la princesse, ajouta l’hôtelière en plaquant un gros baiser sur les joues de Passepoil, qui pâlit de bonheur. -À demain... à demain, dirent ensemble Yves de Jugan et Raphaël Pinto, en échangeant un regard qui en voulait dire long. Et les deux prévôts s’en allèrent triomphants vers Paris, ne se doutant guère qu’ils venaient de se jeter dans la gueule du loup. ** Qui Commence Bien, Se Poursuit Mal Et Finit Pour Le Mieux. Ce qui avait été facile à promettre l’était moins à tenir. Lorsqu’ils furent à jeun et dispos, les prévôts s’en rendirent bien compte; ils ne voyaient aucun moyen de quitter nuitamment l’hôtel de Nevers sans l’assentiment de Chaverny. À vrai dire, le marquis n’était leur maître que par intérim, et volontiers ils se fussent passés de sa permission s’ils n’eussent craint pour plus tard une semonce de Lagardère. Ils n’étaient donc libres de leurs actions que jusqu’au point où ils commençaient à interroger leur conscience, et c’était celle-ci qui les gênait. -Diou bibane! murmurait le Gascon en se grattant l’oreille. Comment faire? -Comment faire? répétait Passepoil avec un gros soupir, qui emportait les rêves si bien caressés depuis la veille. Tous deux se sentaient retenus par le point d’honneur de l’homme d’armes auquel on a confié un poste à garder, et tous deux cherchaient un biais pour tourner leur devoir, car ils brûlaient de se retrouver à la courtille Coquenard, l’un pour boire, l’autre pour d’autres raisons. Le premier reprit en se donnant un grand coup de poing au front: -Lou couquin de Chaverny va nous envoyer paître... -Il nous défendra de sortir... -Il faut trouver un joint, ma caillou. -Trouve-le, Cocardasse. -Je n’en vois qu’un... et je crois bien qu’il est mauvais... -Dis-le, insinua le Normand; à nous deux, ventre de biche! peut- être le trouverons-nous bon! Cocardasse ne soupçonna même pas que son compère pouvait railler et s’expliqua: -Si nous escaladions les murs, quand tout le monde dormira? -Laho veille toute la nuit; sans compter que les portes de la ville seraient fermées et que nous arriverions trop tard... Cherche autre chose, Cocardasse. -Cherche à ton tour, mon bon! Ils n’eussent pas été plus soucieux s’il eut été question d’assassiner le Régent. -Nous ne pouvons pas dire au marquis que nous voulons aller à la courtille Coquenard... -Es-tu fou, ma caillou?... Mieux vaudrait lui demander d’aller chanter matines aux Cordeliers... -Alors?... -Alors... Sandiéou! disons-lui que nous allons au théâtre. -Bien trouvé, mon noble ami... Mais s’il nous demande demain ce que nous avons vu? -Ta tête elle se perd, Caramba! Autrefois, péquiou, tu n’aurais pas été au bout de ton rouleau pour si peu... Eh donc, nous dirons que toutes les places étaient prises. -Tu es un grand homme, Cocardasse. -On me l’a toujours dit, Amable... Allons-y... Ils se mirent incontinent à la recherche du marquis, persuadés que leur cause était gagnée d’avance. Mais dès qu’ils l’eurent trouvé, ce fut à qui ne parlerait pas. Chacun d’eux tournait son chapeau entre ses doigts et poussait son voisin de l’épaule. Chaverny se mit à rire et leur demanda: -Eh bien?... quelle nouvelle avez-vous donc à m’apprendre? Le Normand se hasarda: -C’est une nouvelle qui n’est pas une nouvelle, bégaya-t-il; nous voudrions aller à l’Opéra... Cette fois le marquis éclata de rire: -Vous à l’Opéra... Et quand?... -Ce soir... Le marquis sembla réfléchir à l’instant, puis il dit: -Votre jour est mal choisi, mes amis; on ne joue pas à l’Opéra ce soir. Les prévôts se regardèrent avec consternation; le plan qu’ils avaient si laborieusement échafaudé péchait par la base et ils n’avaient aucun autre prétexte à invoquer. -Parlez franchement, fit le marquis en remarquant leur trouble qu’il interpréta à sa façon; vous avez quelqu’un à surveiller. Ce fut pour Cocardasse un trait de lumière. Il fut si content de saisir cette perche tendue qu’il n’hésita pas une seconde à mentir: -Pécaïre!... s’écria-t-il, c’est affaire à M. de Chaverny de deviner ce qu’on ne lui dit pas... Eh! cornebiou! c’est bien cela!... Nous avons rencontré hier deux têtes qui ne nous reviennent pas et nous serions bien aises de savoir à quoi elles s’occupent le soir. -Cela me suffit, allez; mais pas de bataille, ni d’esclandre, et venez me dire demain ce que vous aurez vu. Exactement à la même minute, dans un cabaret de la rue Guisarde, quatre hommes de notre connaissance se préoccupaient fort de Cocardasse et de Passepoil. Il y avait là Gauthier Gendry, l’ex-sergent aux gardes, Raphaël Pinto, Yves de Jugan, les jeunes coqs, fils des prévôts tués par Lagardère, et enfin la Baleine, l’homme monstrueux. -Le vrai moyen quand on veut pénétrer quelque part, disait le premier, c’est d’assommer d’abord les chiens de garde. Ces deux-ci disparus, on aura plus facilement raison des autres. -Mais gare à leurs morsures, répliqua la Baleine. Les molosses ont les crocs solides. -Le principal sera fait par nous, dit Yves de Jugan, très fier de se montrer à la hauteur de sa tâche et de prouver que s’il n’avait pas les années, il avait du moins l’audace. -On vous les amènera sans défiance jusqu’à l’égout, reprit à son tour Raphaël Pinto, et l’un des deux au moins sera ivre. -Quand Cocardasse se bat, il retrouve sa raison, opina la Baleine toujours prudent. -Si vous ne suffisez pas à les jeter dans l’égout, vivants ou morts, répondirent les jeunes gens, nous vous y aiderons. -Tudieu, mes mignons, dit Gendry, on fera de vous quelque chose. Dès que vous quitterez l’auberge, nous vous suivrons d’abord à vingt pas; quand il le faudra, nous serons sur vos talons. Un rire macabre secoua le grand corps de la Baleine: -Deux coups d’épée dans le dos, dit-il, et... flic... flac!... Cocardasse boira son dernier coup. Les bandits se concertèrent encore un instant et se séparèrent, par groupes de deux, pour regagner la Grange-Batelière. Ils étaient d’autant plus certains du succès qu’en cas de besoin ils pourraient appeler quelques malandrins à la rescousse. Ils comptaient sans le hasard, cet arbitre des choses. L’homme propose et Dieu dispose, dit le proverbe. Souvent Dieu est remplacé par la femme. Gauthier Gendry avait fort bien proposé d’ôter la vie aux prévôts; ce furent les actrices et les danseuses de l’Opéra qui en disposèrent. Ainsi va le monde. On s’étonnera peut-être que celles-ci se fussent rencontrées avec ceux-là, puisque d’un côté il y avait relâche au théâtre; que, d’autre part, Cocardasse et Passepoil n’avaient jamais eu l’intention de s’y rendre, et qu’enfin rien ne semblait devoir être commun entre les prêtresses de Terpsichore et les deux sacripants convertis. Or, il n’y a que les montagnes pour ne pas se rencontrer, tandis que les prévôts et les demoiselles qui courent la prétentaine risquent toujours de se trouver quelque part nez à nez. Nous avons dit que la noblesse ne se hasardait guère du côté de la Grange-Batelière. La bourgeoisie s’y rendait moins encore, et ceux-là seulement qui aiment la fête à grand fracas, le rire et la chanson, le vin et les belles, ceux-là y allaient faire une fête que rien ne gênait; encore avaient-ils soin d’en revenir avant le coucher du soleil. Toutefois, il est des têtes folles qui vont se fourrer dans les pires aventures avec une insouciance vraiment sans égale. C’était là déjà un point commun entre les deux prévôts et ces demoiselles de l’Opéra. En ce qui touche ces dernières, le brusque départ du prince de Gonzague et de ses roués et les circonstances dans lesquelles il avait eu lieu avaient jeté le désarroi dans leurs rangs. Mlle Fleury avait perdu en Philippe de Mantoue un protecteur puissant et riche; la Nivelle ne pouvait plus bafouer le gros Oriol; Cidalise, la Desbois, la Duplant, Dorbigny et les autres regrettaient les soupers et les orgies de jadis. Leurs liaisons avaient sombré en même temps que les actions de Law, dont elles avaient fait si ample provision dans le gousset de leurs adorateurs. Comme elles s’étaient plus ou moins données, mieux vaudrait dire vendues, pour ces fameuses actions qui ne valaient plus un sol, elles gardaient rancune à ceux de qui elles les tenaient de la banqueroute de leur papier, tout comme de la banqueroute de leur amour. De là, elles en étaient arrivées à mépriser tous les hommes, et jamais on ne vit tant de vertu à l’Opéra. Pour en triompher, il eût fallu des monceaux d’or, et l’or était devenu un mythe. La privation de ce rare métal ne laissait pas que d’accroître leur dépit, tandis qu’il leur était à peu près indifférent d’être privées d’amour. Elles n’en tenaient pas moins les soupirants à l’écart, en raison de leur escarcelle trop plate, et se contentaient de se distraire entre elles en attendant des jours meilleurs. Au lieu des tapageuses parties de campagne à Versailles, aux Vaux- de-Cernay ou à Chelles, en compagnie de soupirants riches et titrés qui jetaient l’argent à poignées, il fallait se borner, entre femmes, à de modestes pique-niques dont le théâtre était le plus souvent la banlieue. Nivelle en était l’ordonnatrice, et l’ex-fille du Mississipi, après avoir personnifié le grand fleuve, n’avait pas dédaigné ce matin-là de mener ses camarades sur les bords fangeux de l’égout de Montmartre. -Avec un peu d’illusion, avait-elle dit, on pourra s’y méprendre et rien ne nous empêchera de considérer les moutards qui grouillent dans les flaques d’eau comme d’authentiques sauvages. Deux carrosses de louage avaient donc amené toute la bande déjeuner à la Grange. De là on avait rayonné aux environs, faisant irruption dans les guinguettes, y semant des éclats de rire et des mots quelque peu lestes. Quand vint le soir, la grasse et ronde Cidalise se trouvait même plus ronde que de raison. Dès qu’on l’eut hissée dans un carrosse, elle ne tarda pas à ronfler comme plusieurs toupies de Nuremberg. Or, ceci ne pouvait qu’égayer ses camarades si elle eut été la seule en cet état. Mais elles cessèrent de rire quand elles s’aperçurent que l’un des cochers était ivre à rouler, ce qui ne l’empêcha pas de vouloir aussitôt grimper sur son siège. Par malheur, la voiture ne se fut pas sitôt ébranlée qu’elle alla verser dans une ornière remplie d’eau croupie dont Fleury, Nivelle, Cidalise et deux autres furent amplement aspergées. La partie de plaisir menaçait de mal finir. Après des cris et des vociférations qui n’avaient rien du répertoire classique, ces dames purent sortir du carrosse, non point couvertes de fleurs, leurs éclaboussures exhalaient un tout autre parfum. L’automédon releva ses chevaux et sa voiture, reçut quelques soufflets qui, pour être administrés par des mains féminines, n’en étaient pas moins cinglants et déclara qu’il n’en pouvait mais. Un brancard était cassé; il fallait tout d’abord songer à le réparer du mieux possible. Pendant qu’il s’y occupait, la nuit vint. Un épais brouillard s’éleva des marécages et il fallut attendre que le brancard fût rattaché avec des cordes qui n’offraient qu’une solidité relative. L’autre carrosse eût pu gagner les devants, reconduire à Paris les demoiselles qu’il contenait et revenir chercher les autres. Mais Nivelle était profondément vexée de sa robe fripée et des sourires narquois de celles qui étaient indemnes. Aussi ne voulut-elle rien entendre, réussissant à faire partager son opinion à celles de ses compagnes qui portaient comme elle des traces de l’accident. Cette preuve d’autorité n’en manquait pas moins de logique au point de vue de la prudence la plus élémentaire; et cela d’autant mieux que des silhouettes ne tardèrent pas à s’estomper dans la brume. Elles étaient même si peu rassurantes que, changeant subitement de ton, ces dames supplièrent le cocher de se hâter. Celui-ci n’avait garde de les satisfaire. Il était toujours ivre et ne se rendait aucun compte du danger. D’autre part, la joue lui cuisait encore, et il était de ceux à qui il plaît assez de battre les femmes, sans pour cela admettre la réciproque. -Voilà, dit-il enfin; nous allons tâcher de marcher droit... -Et vite..., ajouta Nivelle. -Ah!... pour cela, non, mon joli brin, fit le galant automédon. Si nous voulons arriver à Paris, le seul moyen est d’y aller au pas. Cahin-caha, le véhicule se remit en branle, suivi de celui qui était intact. La lune ne parvenait pas à percer le brouillard et les réverbères brillaient par leur absence. Par contre, les ombres mouvantes devenaient de plus en plus nombreuses; quelques-unes même passèrent et regardèrent assez près des carrosses pour qu’on pût constater leur mauvaise mine. Parmi l’essaim de nos demoiselles, plusieurs étaient ou se croyaient braves, mais c’était le petit nombre. Les autres commençaient à trembler et à se lamenter, jurant bien de ne jamais revenir à la Grange-Batelière si elles parvenaient à s’en échapper ce soir. Elles n’avaient pas d’armes. Eussent-elles su seulement s’en servir? L’un des cochers, à n’en pas douter, était incapable de les défendre; l’autre, de physionomie peu énergique, songerait d’abord à son propre salut et lancerait peut-être ses chevaux au hasard, quitte à aller s’abîmer dans quelque fondrière ou même dans l’égout? Elles n’avaient donc que trop de raisons d’être inquiètes. Les événements ne devaient pas tarder à justifier leurs craintes. Un coup de sifflet prolongé et deux fois répété vint les glacer d’effroi, en même temps qu’une douzaine d’hommes sautaient à la bride des chevaux ou apparaissaient aux portières des carrosses. -Vos bourses d’abord, les jeunesses, dit l’un d’eux, et nous verrons après. -Biches de gentilshommes, fit un autre avec un rire narquois qui leur donna la chair de poule. Tudieu!... elles ont la peau fine... -Ce qui ne les empêchera pas, ajouta un troisième, de coucher cette nuit ailleurs que dans un lit de dentelles. Cidalise entrouvrit un oeil: -Quel vacarme, grommela-t-elle. Voulez-vous bien me laisser dormir! Elle avait du courage à sa manière, cette grosse fille. Aucune n’avait la force d’appeler à l’aide, tant elles avaient la gorge serrée par la peur et la Nivelle seule parvint à pousser un cri: -Au secours!... On attaque des femmes! Une large main s’abattit sur sa bouche; elle fut renversée sur les coussins et bâillonnée avec ses jupes en un tour de main. Les bandits alors commencèrent à fouiller les poches et les corsages, s’attardant à des frôlements qui n’avaient qu’une parenté fort éloignée avec ceux que connaissaient ces demoiselles. La joie des vainqueurs fut de courte durée. La lune venait de trouer le brouillard de sa clarté très pâle, mais suffisante pour qu’on pût distinguer ce qui se passait et deux ou trois hurlements de stupeur ou d’agonie s’élevèrent, dominés par un formidable juron qui éclata dans la nuit: -Capédédiou!... On danse donc ici?... Courage! nous voici, les belles!... Deux hommes gisaient déjà à terre, les flancs troués, dégringolés des portières; trois ou quatre s’enfuirent et les autres, qui ne voulaient pas abandonner leur proie, se mirent en défense. Ils restaient bien là une demi-douzaine en face de Cocardasse et de Passepoil qui se rendaient à leur rendez-vous au Trou-Punais et venaient d’arriver à point pour dégourdir leurs épées et leurs bras. -Vivadiou!... leur cria le Gascon en les voyant en ligne, vous aimez le gibier frais, mes pitchouns; mais, foi de Cocardasse, celui-ci ne cuit pas pour vous. -Du diable si vous y goûtez! ajouta onctueusement frère Passepoil. -Cocardasse et Passepoil! s’écria Nivelle que la Fleury venait de délivrer. Les deux hommes du souper de Gonzague!... -Eux-mêmes... pour vous servir... Et vous allez voir comme mon petit prévôt et moi nous défendons les dames. -Nous sommes sauvées! s’écria Nivelle. Courage, mes braves amis, délivrez-nous de cette racaille. Toutes les femmes, un peu rassurées, se penchèrent anxieusement aux portières pour suivre les péripéties du combat et encourager leurs défenseurs. On n’affirmerait pas que quelques-unes ne retrouvèrent pas une prière qui leur monta aux lèvres. -Cornebiou!... mes gaillards, ricana Cocardasse, qui, selon sa louable habitude, travaillait tout à la fois de la langue et des bras, il y a déjà pas mal de trous à vos guenilles. Ceux que nous allons faire, nous les boucherons avec quelques pouces de fer... Commençons un peu, pour voir... -Si cela vous convient? ajouta le Normand, toujours poli. Adossés à l’un des carrosses, pour éviter d’être pris à revers, les prévôts ferraillaient, et le cliquetis des lames se percevait à peine, couvert qu’il était par les lazzis du Gascon. -Pécaïre!... À toi, là-bas, le grand diable... Laquelle de ces belles avais-tu choisie?... Dis-le vite, pour qu’elle puisse t’envoyer un baiser avant que tu passes dans l’autre monde. Le grand diable alla rouler sur l’herbe en crachant son sang à pleine bouche. -Attaquer des femmes, des fleurs de beauté! grommelait de son côté Passepoil. Ventre de biche!... Les lâches avaient compté sans nous. Il donna de la pointe dans la poitrine d’un autre bandit qui mesura le sol. Les survivants se serrèrent, essayèrent de foncer en avant, mais l’un d’eux porta la main à son front et s’écroula comme une masse. -Ceci, dit Cocardasse, c’est ma façon à moi d’obliger les malotrus à saluer les dames, eh donc! Par chance spéciale, l’attaque n’était pas dirigée par Blancrochet et Daubri, les deux meilleures lames du bouge de Crèvepanse, c’est ce qui explique la facilité avec laquelle les prévôts mettaient à mal les assaillants. Bientôt il n’en resta plus qu’un et celui-ci détala au plus vite. Alors, les actrices descendirent, se suspendirent au cou des prévôts, les accablant de remerciements et les embrassant à pleines lèvres. Le tendre Amable, qui ne s’était jamais vu à pareille fête, accueillait mieux encore les baisers que les compliments, et Cocardasse, bien qu’il eût la gorge à sec en ce moment, trouvait que le contact de joues veloutées avait son charme pour rafraîchir tout au moins l’épiderme. -Maintenant, mes tourterelles, dit-il, la route elle est libre devant vous, nous en sortons. Bonsoir la compagnie et bon voyage jusqu’à votre dodo. -Ah! que non pas!... s’écria Nivelle. Vous nous avez sauvées, nous vous enlevons. On peut encore nous attaquer à nouveau et, de plus, nous ne sommes pas quittes envers vous. Les prévôts se grattèrent l’oreille. -Diable! murmura le Gascon, c’est que... -C’est que... répéta le Normand non moins perplexe. Dorbigny, Fleury, Desbois, toutes se joignirent à Nivelle. Il n’y eut pas jusqu’à Cidalise, éprise de tendresse et la voix encore légèrement empâtée, qui ne joignît ses instances à celles de ses compagnes. -Venez, mes gentilshommes, soupira-t-elle. Il y a place ici pour vous, dussions-nous vous asseoir sur nos genoux. Cette perspective n’était pas pour déplaire au tendre Normand. Il regarda Cidalise, il regarda les autres, toutes encore un peu pâles après le danger qu’elles avaient couru, et... Passepoil oublia la Paillarde, le rendez-vous promis. Il eût, en ce moment, oublié le reste du monde. À son avis, les jupes de soie étaient de beaucoup préférables aux cottes de futaine, sans compter le plaisir de chasser, pour une fois, sur les terres réservées d’habitude aux vrais gentilshommes. Ce fut donc sans la moindre résistance qu’il se laissa pousser dans le carrosse où Cidalise l’accueillit les bras ouverts. Cocardasse, de son côté, prit place dans le second et ne put réprimer un éclat de rire en songeant que l’Opéra, ce soir-là, malgré l’opinion de Chaverny, n’était pas fermé pour tout le monde. L’histoire dit bien qu’on arriva sans nouvel encombre à Paris, mais tous les mémoires de l’époque -Cocardasse et Passepoil n’ayant pas eu le temps d’écrire les leurs -sont muets sur la façon dont se termina cette partie de plaisir. Il est toutefois à présumer que ces demoiselles de l’Opéra surent récompenser largement nos deux prévôts de ce qu’ils avaient fait pour elles. D’ailleurs, on n’entendit jamais ceux-ci s’en plaindre. 4 Une bonne histoire Il nous faut revenir à deux anciennes connaissances: à Françoise Berrichon, qui s’est quelque peu morfondue à ses casseroles pendant que Lagardère recherchait sa fiancée en Espagne, et à son petit-fils Jean-Marie. On a vu jadis celui-ci simplet, un peu trop bavard et se laissant assez facilement tirer les vers du nez par les commères de la rue du Chantre, tout en gardant la prétention de se moquer d’elles. Mais on sait le peu de temps qu’il faut pour faire d’un grand dadais de quatorze ou quinze ans un gamin de Paris malin, effronté et goguenard. Il lui suffit d’avoir un peu de loisirs, le pavé de la ville pour champ d’expériences et quelques bonnes connaissances aux carrefours. C’est ainsi que, sans avoir gagné beaucoup en taille, Jean-Marie Berrichon avait gagné énormément en malice, et cela depuis le moment où il n’avait plus rien eu à faire à la rue du Chantre après le départ de maître Louis et de sa pupille. Sa grand’mère lui avait bien parlé de lui faire apprendre un métier; mais celui qu’il préférait était de ne rien faire et, pour tout apprentissage, il se bornait à aller voir manoeuvrer les gardes-françaises. Au moment où nous le retrouvons, il avait déjà quelques exploits à son actif, même il n’eût pas fait bon aller demander de ses nouvelles rue du Chantre. Qu’on en juge. La disparition subite de maître Louis, du bossu et de la jeune fille mystérieuse n’avait pas laissé de mettre en émoi toutes les commères. La Balahault, la Guichard, la Morin, la Durand, la Moyneret, la beurrière, la regrattière d’en face, tout le ban et l’arrière-ban des bavardes avait voulu savoir ce qu’il en était et Berrichon était le seul qui pût les renseigner à ce sujet. Aussi fut-il choyé, caressé, amadoué par ces rouées qui mirent en oeuvre toutes les ressources de leur diplomatie pour le faire jaser. D’aucunes -et celles-là avaient le plus de chances de succès -le prirent par la gourmandise, comme la beurrière, par exemple, qui le bourrait de tartines, et la gargotière, qui lui réservait son bouillon le meilleur. D’autres eurent recours aux moyens qui étaient en leur pouvoir: Mme Moyneret, la sage-femme, lui lissa ses boucles blondes et lui fit cadeau d’une superbe garniture de boutons d’acier pour son justaucorps; une autre lui ravauda ses fonds de culotte; celle qui rafistolait les fourrures lui confectionna un chaud collier pour l’hiver avec la peau même de défunt son chat, un angora qu’elle avait pleuré six mois durant. Jean-Marie mettait une certaine volupté à se laisser faire, à se laisser entourer de mille petits soins intéressés qui le dédommageaient des gronderies de maman Françoise sur sa paresse et sa mauvaise langue. Mauvaise langue?... que non pas; il n’avait jamais été si discret. -Je ne sais pas, je ne sais rien de rien, répondait-il invariablement à toutes les questions dont il était assailli. Cependant il se hâtait d’ajouter: -Soyez tranquilles, ça ne tardera pas, et les plus curieuses seront contentes. Sur la foi de cette belle promesse, elles le cajolaient à l’envi, tandis que le garnement nourrissait le noir projet de les berner toutes, en bloc, quand elles n’auraient plus de cadeaux à lui faire. -Mon poulet, tu nous roules, lui dit un jour la Guichard qui commençait à perdre patience. -Ah bah!... fit Jean-Marie; nous verrons ça demain avec les autres; quant à vous, bernique, madame Guichard! Il tourna les talons, très vexé en apparence qu’on eût douté de sa parole. La Guichard n’en fit pas moins un nez quand les voisines lui annoncèrent que le rendez-vous était pour le lendemain, chez la beurrière, et que Berrichon dirait tout ce qu’il sait... et il en savait long, le cher mignon. Qu’avez-vous donc fait à cet ange? demanda sournoisement la Morin. Il a dit que, si vous y veniez, il ne parlerait pas. -C’est pas Dieu possible!... Vous me direz au moins ce qu’il aura conté... -Pensez-vous, chère dame!... Il nous l’a bien défendu. -Méchant enfant!... Il a pris en mal ce que je lui disais et vous savez que je ne dis du mal de personne, vous le savez bien toutes? Si je pouvais le voir, seulement... Berrichon se garda bien de se montrer et quand, le lendemain, il passa devant la porte de la Guichard en sifflant un air et les deux mains dans ses poches, elle eut beau l’appeler pour essayer de rentrer en faveur. Il la regarda d’un air narquois et lui fit une nique. -Petit serpent, tu me paieras cela plus tard! maugréa-t-elle, furieuse d’être évincée. On était au complet à attendre Berrichon chez la beurrière où l’on baissa un peu l’auvent, pour être chez soi. Au diable la clientèle à cette heure! Vive les révélations! Pensez donc: le bossu, dont on ne savait rien; maître Louis, qu’on avait vu passer un soir en costume de condamné se rendant au supplice et dont nul ne connaissait la mort; Aurore, enfin, cette petite demoiselle si belle, disparue on ne sait comment! Jean-Marie, pour se donner de la voix, commença par s’octroyer une grande jatte de lait frais. Donnant donnant, il fallait bien qu’on le payât de ses peines et ce fut seulement quand il se fut pourléché les lèvres cinq bonnes minutes qu’il voulut bien songer qu’il avait quelque chose à dire. Ce quelque chose était sérieux, paraît-il, car il prit un air de mystère qui riva à ses lèvres les yeux de toutes les bonnes femmes. -Vous me promettez, commença-t-il, de ne pas jaser à maman Françoise ce que j’vas vous dire? -On te le jure, mon mignon. -De n’en souffler mot à personne... mais là, à pas un chat?... -Muettes comme des carpes, bijou, tu verras. -Eh bien!... le bossu... -Le bossu???... Eh bien?... -Vous avez bien entendu parler du Mississippi, pour qui qu’on a fait le bal chez le Régent? -Je te crois, répondit la Balahault, puisque nous y sommes allées regarder voir, avec ta grand’mère et toi, les seigneurs et les belles dames qui entraient. -Oui, c’est vrai. Eh bien!... le bossu... -Quoi?... le bossu?... Tu nous fais manger les foies, petiot. -Le bossu?... c’était un Mississippien! -Jésus, mon Dieu!... s’écria la regrattière qui faillit se trouver mal. -C’est-y un hérétique, un Mississippien?... gémit la Durand. -Cent fois plus pire qu’un cent d’hérétiques, ma bonne dame, répliqua Berrichon, qui se tenait à quatre pour ne pas éclater de rire. -Et maître Louis? -Maître Louis?... C’était la même chose et pas la même chose que le bossu. Quand il ôtait sa bosse, qu’était tout en or, c’était maître Louis; quand il la remettait, c’était plus maître Louis, c’était le bossu... C’est pas plus malin que ça... -Mais la jeune fille?... C’était-y une Mississippienne? -La jeune fille?... Allons donc!... C’était pas une jeune fille... -Quoi donc?... Une jeune femme? -Non plus... -Alors quoi?... C’était bien une femme, puisqu’elle chantait... -C’était pas une femme... -Tu nous dis des menteries, Berrichon... s’exclama le choeur; sûrement c’était une femme. -Quand je vous dis non là!... C’était... -C’était...?? -C’était une mécanique!!... Deux ou trois des commères faillirent tomber à la renverse. Mais la sage-femme regarda Jean-Marie en dessous, et se campant devant lui, les deux poings sur les hanches: -Dis donc, petit, fit-elle, je sais comment c’est fait, moi, une femme, puisque j’en mets tous les jours au monde. Faudrait voir à ne pas nous faire prendre pour une mécanique celle qui se mettait à sa fenêtre et qui était bien en chair et en os. -En or, que je vous dis, répliqua Berrichon impertinent. Et puis, si vous voulez pas me croire, vous avez qu’à aller retrouver la Guichard. -Comment qu’elle faisait pour chanter, alors? -Ah! dame, ça, c’était malin, attendu qu’elle causait avec moi comme je vous cause et que j’y ai vu que du feu. -Elle te causait, Berrichon... et qu’est-ce qu’elle te disait? -Oh! des tas de choses bien douces, bien gentilles, que ça serait trop long à vous raconter; puis elle chantait, elle riait, elle pleurait, elle mangeait, elle se mouchait, elle remuait ses yeux, sa bouche, ses bras... Et dire que tout ça, c’était pas de la chair... c’était de l’or! -Un ouvrage du diable! s’écria la Balahault. Je disais bien qu’il fallait les dénoncer; pourquoi que tu l’as pas fait, toi, Berrichon? -Est-ce que je savais, puisque je croyais comme vous que c’était vrai? D’abord, j’suis pas comme Mme Moyneret, moi, je mets pas des femmes au monde. -Alors, comment qu’elle faisait pour parler, pour chanter?... Jean-Marie leva un doigt en l’air, se pencha comme s’il allait leur parler à l’oreille à toutes, leur confier un secret de la plus haute importance qu’elles attendaient, bouche bée: -Chut!... dit-il, elle avait des ressorts dans le ventre!!... Il y eut autant de cris de stupéfaction que de personnes et la Bertrand, qui avait le nez en pied de marmite et le flair d’un épagneul, prétendit que c’était de la sorcellerie, qu’elle avait souvent senti le roussi dans la rue du Chantre. Jean-Marie s’offrit pendant quelques instants le plaisir de jouir de leur bêtise à toutes. Quand il l’eut longuement savourée, il reprit: -Il y a une chose qui vous a bien étonnées, tout comme moi, c’est qu’elle ne mettait jamais les pieds dehors... -Oui, pourquoi? -Ben dame!... c’est qu’elle n’avait pas de pieds. -Et des jambes? -Ah! ça... j’y suis pas allé voir. -Mais comment faisait-elle pour marcher dans la chambre? -Elle marchait pas... elle sautait, comme les moineaux sur les toits... Elle était ici... clac!... la voilà là-bas. Joignant le geste à la parole, il se mit à exécuter des cabrioles à travers la boutique. En réalité, c’était pour aller tremper ses doigts dans un pot de crème et les lécher consciencieusement. De pareilles confidences lui donnaient soif. -Et savez-vous pourquoi elle n’avait pas de pieds? reprit-il. -Dis voir, poulet... -Eh bien!... tout simplement parce que le bossu n’avait plus assez d’or dans sa bosse pour lui fabriquer la paire. Paraît qu’il en a demandé à emprunter à M. Law et que celui-ci ne lui a offert que des actions. On ne fait pas des pieds en or avec des actions, d’autant plus qu’elles ne sont bonnes maintenant qu’à faire une chose qui ne se dit pas devant les dames. -Est-il gentil, ce mignon, murmura la rafistoleuse de fourrures. -Alors, qu’est-ce qu’il a fait, le bossu, demanda la Morin, quand il a vu qu’on ne voulait pas lui donner de l’or pour faire ses pieds? -Il a fait que c’est maître Louis qui s’est mis au travail; il a démonté sa jeune fille pièce par pièce, il en a fait un paquet qu’il a mis sur son dos pour redevenir le bossu, et il est parti pour le Mississippi chercher ce qui lui manquait. -Il est parti!... s’écrièrent toutes les commères. Jésus! quelle aubaine pour la rue du Chantre!... Il aurait fini par ensorceler le quartier et c’est bien heureux qu’il n’ait pas laissé derrière lui l’incendie, la peste, le choléra, toutes les abominations du diable et de l’enfer. -S’il était resté, s’écria la Balahault, agressive à présent qu’elle n’avait plus rien à craindre, on l’aurait dénoncé au lieutenant criminel, on l’aurait assommé à coups de pierres... -On aurait fait fondre sa femme en or sur le bûcher de la place de Grève... -On aurait rasé le toit de sa maison, comme pour les assassins; on aurait... Berrichon les laissa vociférer à leur aise et, tout à coup: -Psst! fit-il, M. le lieutenant criminel l’a eu entre ses mains, mais il n’y est pas resté longtemps... -Comment cela? interrogèrent-elles toutes. -Ne l’avez-vous donc pas vu passer quand il se rendait au supplice? -Si fait! si fait! c’est juste! s’écria Mme Durand. Nous étions, si je me souviens bien, au coin de la rue de la Ferronnerie lorsque passa, escorté par les archers de la prévôté, le maître de ta bonne grand’mère, petit. -Il avait aussi près de lui un dominicain... -Et quatre gardes du Châtelet, l’épée nue. -Et qu’il avait l’air effronté!... -Nous dîmes même: Celui-là ne l’a pas volé! -Mais où allait-il? au pilori du charnier des Innocents, hein petit? Jean-Marie avait écouté toutes ces divagations sans broncher: à la dernière interrogation, il répondit en mettant un doigt sur ses lèvres: -Chut!... Il doit revenir! Elles se turent comme par enchantement et jetèrent des regards anxieux autour d’elles et jusque dans la rue. Jean-Marie ne s’était jamais fait pareille pinte de bon sang. -Il ne fait pas bon parler à celui-là, reprit-il; le pilori n’est pas fait pour un magicien et tous les gardes de la prévôté ou du Châtelet, même tous les dominicains n’auraient pu le retenir au... dernier moment. -Quand reviendra-t-il?... Le sais-tu? lui demanda-t-on timidement. -Non, je ne sais pas... S’il est sorcier, il ne lui faudra pas longtemps pour faire son voyage. -Et tu resteras avec lui quand il reviendra? -Oh! pas longtemps; une demi-heure, pour voir si la demoiselle a ses pieds, et bonsoir la compagnie! j’emmène grand’maman Françoise à l’autre bout de Paris. S’il a besoin de quelqu’un pour le servir, il viendra bien chercher une de vous autres. -Ah! faudrait voir ça!... s’écrièrent-elles toutes ensemble avec colère. Cependant toute cette histoire paraissait bien un peu fantastique à la Moyneret, qui se piquait d’être fine mouche et qui, à titre de sage-femme, avait plus d’un tour dans son sac. -Tout ceci, petiot, questionna-t-elle, ne nous dit pas comment la vieille Françoise n’en sait rien? -Maman Berrichon a la vue faible, d’abord, répliqua l’effronté gamin. Ensuite, elle était à ses casseroles pendant que je regardais sous la table et par le trou des serrures. Et puis après, elle ne sait pas lire... -Qu’est-ce que ça prouve? -Que je sais lire, moi... et j’ai lu un papier que le bossu avait oublié en partant, et sur lequel il y avait toute son histoire, avec les plans de sa femme en or. -Tu as vu cela, toi, Jean-Marie Berrichon? -Comme je vous vois, si bien que je pourrais, si vous le vouliez, vous en faire une toute pareille en beurre. Car l’or, j’en ai pas du tout, et vous peut-être guère... Le petit gars prenait les proportions d’un véritable personnage. Ce qu’il savait tenait du merveilleux; il allait falloir compter avec lui. -Tu ferais une femme en beurre?... s’écrièrent les commères. -Bien sûr, avec une tête, des yeux, des bras, tout le diable et son train... Seulement... -Seulement?... -Y manquerait les ressorts... et c’est les ressorts qui sont sorciers. -Tu crois, Berrichon?... Mais qu’est-ce que t’as fait du papier?... Tu ne l’as pas dans ta poche pour te porter malheur... et à nous aussi?... -Oh! j’peux pas vous le montrer, le papier; j’ai eu que le temps de le lire et puis... -Et puis, mon mignon?... -Et puis... p’fuit!... Il m’a flambé dans les doigts, comme ça, en plein midi, sans qu’il y ait seulement gros comme ça de feu dans la chambre. -Le feu de l’enfer! opina la Balahault. -Malheur!... T’as trempé tes doigts dans ma crème, Berrichon! beugla la beurrière. -Oh! n’ayez pas peur, je les ai passés avant dans l’eau bénite. -Et ça ne t’a pas brûlé? -Un peu... Ils ont encore une petite odeur de roussi... Sentez voir... Il leur passa ses doigts sous le nez, tandis qu’elles se reculaient avec terreur. Quant à la beurrière, elle se prépara à aller jeter son pot de crème à la rue. -Holà! s’écria Berrichon, vous casserez le pot après si vous voulez, mais donnez-moi d’abord ce qui est dedans. -Je ne veux pas; tu serais possédé du démon. -Pas de danger; j’ai entendu dire que le diable ne se loge que chez les femmes. Pendant un bon quart d’heure et tout en écoutant les réflexions saugrenues des commères, le gourmand se garnit copieusement l’estomac de crème fraîche. -Là!... fit-il quand il se fut suffisamment pourléché, je suis bien trop blanc en dedans pour que le démon puisse venir s’y nicher... Bonsoir la compagnie et pas un mot, si vous voulez que Jean-Marie vous dise encore quelque chose. Le lendemain, tout l’élément féminin de la rue du Chantre était sur les portes et commentait les révélations de Jean-Marie qui passait au milieu comme un triomphateur. Chacune était fort aise que le bossu fût au Mississippi ou au diable, mais il n’en était pas une qui ne souhaitât cependant de le voir revenir, par curiosité de ce qu’il en adviendrait. N’empêche que si elles lui eussent vu tout à coup tourner le coin de la rue du Chantre, elles se fussent terrées au plus profond de leur demeure, comme des taupes. ** Bataille De Dames. Il est des lauriers sur lesquels on s’endort, mais il en est aussi qui vous empêchent de dormir. Le petit-fils de dame Françoise n’eut pas le temps de somnoler longtemps sur les siens, avant d’apprendre à ses dépens que la roche Tarpéienne est près du Capitole, car, parmi les commères qu’il avait prises pour des oies, se trouvaient des chouettes qui avaient bec et ongles et devaient les lui faire sentir. Inutile de dire que la Guichard avait bientôt connu mot pour mot toute l’histoire contée chez la beurrière. Par bribes de confidences obtenues de la Balahault, de la Morin, de la Bertrand, de toutes, elle avait reconstitué un tout sur lequel, son imagination aidant, elle s’était empressée de brocher. On devine ce qui en était résulté et si l’oeuf couvé par elle était vite devenu un boeuf. N’étant pas tenue au secret, puisque Jean-Marie avait refusé de parler devant elle, son seul désir était de se venger d’avoir été tenue à l’écart. Or, quand la rancune d’une mégère de sa trempe est servie par une langue de vipère comme était la sienne, il n’y a qu’à bien se tenir, et Berrichon n’en avait cure, tout entier qu’il était à son triomphe. Moins de vingt-quatre heures après ses confidences, le secret qu’il avait si bien recommandé était devenu celui de Polichinelle. Toutes celles qui le possédaient en avaient d’abord parlé entre elles, puis l’avaient glissé dans l’oreille de leurs voisines et, sur l’oreiller, n’avaient pu se tenir de le confier à leurs époux. Parmi ceux-ci, beaucoup s’étaient gaussés tout d’abord; mais leurs moitiés avaient usé de tant de moyens de persuasion, sans compter les rêves qui en avaient été la suite, que le lendemain ils s’étaient réveillés convaincus. Les autres, plus gobeurs, avaient avalé aussitôt la couleuvre et, la nuit s’étant à peu près passée à tirer des conclusions et des déductions, on laisse à penser si l’aventure avait pris des proportions colossales. Dès le lever du soleil, toute la rue du Chantre était en émoi et jamais on n’y fut si matinal. De porte à porte, on s’adressait des bonjours pleins de mystère; chacun cherchait à lire sur le visage de son voisin pour savoir si celui-ci était aussi bien informé. Une demi-heure après, on se posait des questions: -Dis donc, maît’ Balahault, tu connais la nouvelle? -Quelle nouvelle donc?... -Fais donc pas l’ignorant, l’ami; ta femme t’en a pour sûr conté un brin sous les draps. -Ah! oui... Pour ce qui est du bossu et de la femme en or... Faudrait voir si ça serait pas des histoires de bavardes. Voilà pour le côté des hommes. De celui des femmes, c’était bien autre chanson. -Paraît qu’il y a eu ces sacrilèges, glapissait une vieille ravaudeuse qu’on tenait pour quelque peu apparentée au diable, elle aussi. Les commères qui, depuis la veille, rêvaient cheveux roussis et feuilles sèches, sortirent toutes sur le pas de leur porte à cette aventure de la ravaudeuse. Elles étaient en bonne fortune de cancans. -Dites voir? fit la Guichard intéressée. -Le nez de la demoiselle, à ce qu’on dit, était fait avec l’or d’un ciboire volé à l’abbaye Saint-Germain-des-Prés. -C’est vrai, glissa une autre surenchérissant; et ses yeux avec les pierreries d’un calice de Saint-Médard. -On a regardé par la chatière, appuya une troisième. La cave de la maison du bossu est pleine d’ossements chrétiens. -Jamais on ne saura tous les crimes qui ont été commis là-dedans. -C’était des ossements d’enfants; on prétend qu’on y célébrait la messe noire. Les chuchotements et les exclamations s’entremêlèrent alors de grands signes de croix et les groupes, grossissant sans cesse, étaient devenus de vrais rassemblements; ce qui n’empêchait pas tout le monde de se tenir à distance de la maison maudite et de la montrer du doigt du plus loin possible. Une telle animation était si inaccoutumée dans la rue du Chantre que le guet s’en émut. Un sergent en demanda la cause et ce fut précisément à la Guichard qu’il s’adressa. Les petits yeux gris de la mégère papillotèrent de plaisir. Elle allait faire voir à ce garnement de Berrichon de quel bois elle se chauffait quand on manquait aux égards qui lui étaient dus. Avant de répondre, elle toussota, cracha, s’essuya le nez du revers de sa manche, et sûre de ne pas manquer de salive, elle se mit à débiter tout au long la fameuse histoire, augmentée et corrigée à son gré. Tout ce qu’elle venait d’entendre y passa: les sacrilèges, les assassinats, la messe noire, et, de sa voix de casse-noix, elle en ajouta encore, si bien que, parmi le cercle formé autour d’elle, courait un frisson de colère et d’horreur. Mais qui veut trop prouver ne prouve rien. Elle en dit tant et tant que le sergent demeurait incrédule; il n’admettait pas que de pareilles atrocités pussent se commettre à Paris, au nez de la police qu’il représentait. Cependant la Guichard précisait si bien et tout le monde paraissait si convaincu qu’il commença à être ébranlé lui-même, ce qui fit que tous les assistants, pour achever de le persuader, se mirent à parler à la fois. Chacun d’ailleurs avait vu, entendu ou senti quelque chose, ainsi qu’il arrive toujours parmi les foules, obéissant à une sorte d’hypnotisme. Berrichon n’avait pas prévu ces conséquences; aussi fut-il fort mal avisé de mettre le nez à la fenêtre pour voir ce qui se passait, et c’était même étonnant qu’il ne se fût pas précipité dans la rue afin de se rendre compte de tout ce brouhaha. Pour une fois il était prudent, cela sans doute par un instinct naturel qui l’avertissait qu’il pourrait bien être question de lui. La présence du guet n’était pas faite d’ailleurs pour l’encourager et il est probable qu’il eût retiré plus vivement la tête si la Guichard, en l’apercevant, ne l’avait immédiatement désigné au sergent. -Tenez, s’écria-t-elle, voilà un petit là-bas qui en sait long et vous n’avez qu’à le faire causer. C’est lui qui servait de valet au bossu, au ciseleur de Satan et à la dame ensorcelée. Pour Jean-Marie, l’affaire prenait une vilaine tournure. Si le lait qu’il avait bu la veille et la crème dont il s’était blanchi l’estomac n’eussent pas été dans ses talons depuis longtemps, ils eussent fort bien pu tourner à l’aigre. Il eut beau tirer la langue à la Guichard, sur un signe du soldat, il comprit qu’il fallait s’exécuter et descendre dans la rue. Il y vint le dos arrondi, avec une vague crainte de sentir les hampes des hallebardes lui caresser le bas des reins. Le sergent, un grand diable taillé en hercule, le prit d’ailleurs délicatement par le collet et le posa devant lui, façon de procéder qui ne laissa pas d’intimider Berrichon. Il essaya de nier ce qu’on lui reprochait, mais il ne pouvait lutter contre les affirmations de tous les assistants, d’autant plus acharnés et féroces que leur victime était un enfant. Alors il tenta de s’esquiver en se glissant entre les jambes de ses adversaires. Le cercle était bien compact; dix mains le repoussèrent au milieu, échec qui le démonta si bien qu’il lui fut impossible de répondre autrement qu’en bégayant des mots inintelligibles en même temps qu’il se mettait à trembler. C’était avouer qu’il était coupable. Des huées éclatèrent de toutes parts, attirant Françoise Berrichon à sa fenêtre. On laisse à penser quelle fut la stupeur de la vieille femme quand elle vit son petit-fils entre les mains du guet. C’était une personne de résolution prompte. Abandonnant du coup ses casseroles, en quelques bonds elle fut au milieu du cercle qu’elle ouvrit en jouant des coudes assez brutalement, et vint entourer son enfant de ses gros bras rouges. -Eh ben quoi?... Qu’est-ce que vous lui voulez à mon petiot?... s’écria-t-elle avec colère. Un mauvais éclat de rire fut la seule réponse des commères. Ce n’était pas fait pour lui inspirer confiance. -J’suis sa mère-grand, moi, reprit-elle durement; et qu’on vienne pas y toucher... Qu’est-ce qu’il leur a fait, d’abord, à tous ceux-là? -C’est elle qui faisait la cuisine de l’enchanteur à bosse, glissa quelqu’un à l’oreille du sergent. Celui-ci était perplexe. Le gamin et la vieille n’avaient rien de bien méchant pour justifier la colère de tous et il voyait la foule si excitée qu’il craignait une bagarre où peut-être il ne serait pas assez fort pour protéger les accusés, d’autant plus que sa tête se brouillait à entendre tout ce qu’on lui criait aux oreilles. Interroger Françoise au milieu de cette meute n’était pas très pratique. Sa sagesse de raisonnement lui conseillait de la mettre d’abord en sûreté. Le seul moyen pour cela était de l’emmener, ce qui donnerait satisfaction à ces énergumènes, et ce fut le parti qu’il prit. Il plaça donc deux hommes de chaque côté de la porte et fit encadrer par les autres Jean-Marie et sa grand’mère. -Allons chez le lieutenant de police, dit-il, et quant à vous autres, je vous défends de nous suivre. C’était un ordre bien cruel. Nos bonnes langues ne l’entendaient pas ainsi et se mirent à pousser des clameurs furieuses. -À mort, à la place de Grève, les assassins; qu’on les brûle, les sorciers! -Préparez vos mousquets, intima le sergent à ses hommes. Cette menace produisit son effet accoutumé. Les cris cessèrent. Sur l’ordre de rentrer chez eux immédiatement, sous peine d’une grêle de balles, les plus turbulents vidèrent la place et le cortège se mit en marche. Maman Françoise y comprenait moins que rien et ce fut en vain qu’elle essaya de protester. On lui enjoignit de se taire, si elle ne voulait pas aggraver son cas. Jean-Marie, lui, ne comprenait que trop bien et il avait grande envie de pleurer. Son imagination, qui l’avait si bien servie la veille, lui montrait maintenant la silhouette de la Bastille, le fond d’un cachot tout noir, avec une botte de paille humide et une cruche d’eau croupie. S’il ne se fût agi que de lui, il n’eût pas désespéré de se tirer d’affaire, mais c’était maman Françoise qui se lamentait maintenant et appelait tous les saints du paradis à son aide. Pendant ce temps, dans la boutique de la beurrière, la Guichard pérorait. -P’tête bien que vous en avez trop dit, opina la Moyneret prise d’un scrupule. Le petiot n’en avait point jasé si long. -J’ai dit ce que vous m’avez rapporté toutes, répondit la mégère vexée. -Nous?... Quelle menterie!... Vous avez la langue un peu trop longue, vous savez, mame Guichard. -Viens donc me la couper, toi pour voir... -Pour sûr qu’on te la coupera, gloussa la Balahault, les bras croisés, dans une attitude de défi. -Quoi qu’elle se mêle, d’abord, appuya la Morin. C’était à nous que le mignon avait parlé, c’était à nous à renseigner le guet si nous avions voulu. -Et pourquoi qu’elle a mis le guet là-dedans?... clama à son tour la Bertrand. -Vous êtes toutes de la bande, riposta la mégère avec mépris. Fallait que le guet vous emmène avec... -Répète voir? fit la beurrière. -Oui, vous êtes des damnées!... Et c’est toi qui lui vendais son beurre, au bossu... -J’y ai toujours pas vendu celui-là, s’écria la marchande en plaquant une énorme motte sur le visage de la Guichard. Ce fut le signal. Une des commères prit le balai, une autre le tisonnier... On sait ce que c’est qu’une bataille de femmes. Quand elle a lieu entre commères de la rue du Chantre, toute description en serait superflue. La Guichard hurlait, criait au secours; mais personne ne lui venait en aide, et les hommes, groupés à la porte, s’égayaient de ce spectacle. Quand elle sortit de là, échevelée, en loques, suffisamment rossée et écumant de rage, elle alla se terrer chez elle et prit soin de barricader sa porte. Jean-Marie manquait à cette scène, mais le petit avait pour l’instant autre chose à faire. Il était en présence de M. de Machault. Ce haut fonctionnaire essayait de débrouiller quelque chose dans le rapport du sergent et n’y parvenait pas. Il ne fut pas plus heureux d’ailleurs en s’adressant à Françoise, dont la mine apeurée lui inspirait plutôt la pitié. -Voyons, ma brave femme, lui demanda-t-il, expliquez-moi... -Eh! mon bon monsieur, qu’est-ce que vous voulez que je vous explique? J’sais t’y quelque chose, moi, et pourquoi qu’ils étaient là, autour de mon petiot, comme des bêtes?... J’ai voulu le défendre, on m’a emmenée... moi, Françoise Berrichon... avec le guet... on m’emmène en prison... La pauvre vieille se mit à sangloter, et Jean-Marie se jeta à son cou: -Pardon! pardon! ma bonne maman, s’écria-t-il en sanglotant, lui aussi. Tout ça, c’est ma faute à moi; c’est ma maudite langue, et puis toutes ces bavardes de la rue qui veulent toujours tout savoir ce qui ne les regarde pas... -Voyons, explique-toi, dit le lieutenant de police, devinant qu’il y avait là-dessous quelque enfantillage, pas de quoi fouetter un chat. Berrichon reprit confiance, mais il n’en garda pas moins son air piteux. Il n’était pas encore bien sûr de s’en tirer sans qu’il dût lui en cuire. Il se mit donc à raconter son histoire tout au long, en commençant à parler de Lagardère et d’Aurore. -Bon, je connais tout cela, passons dit M. de Machault. Jean-Marie en vint alors à son projet de mystifier les commères, narra le conciliabule chez la beurrière, les révélations forgées de toutes pièces, tout de suite clabaudées et augmentées par les bavardes. -Si j’avais su, conclut-il, que ça se passerait comme ça, et puis que maman Françoise aurait tant de peine à cause de moi, oh! non... pour sûr que j’aurais rien dit et que je les aurais laissées croire ce qu’elles auraient voulu... -Mauvais garnement! murmura la bonne femme en lui lançant une bourrade dans le dos. Si au moins ça te guérissait de toujours jaser... -Oh! je recommencerai plus, va, je te promets, et aussi à monsieur... -Il n’est pas méchant, allez! murmura Françoise. -Je le vois bien, dit M. de Machault, dont les traits s’étaient détendus et qui s’était allongé dans son fauteuil. Le lieutenant de police avait fait place à l’homme et l’homme riait très fort en dedans de lui-même, en attendant de le faire sans compromettre sa dignité. Toute une rue mystifiée par ce grand dadais, à la face benoîte, c’était là une bonne aventure à conter au Régent, lequel s’en divertirait sans doute, lui que rien ne pouvait amuser. Quant au sergent, qui avait vu la foule ameutée et furieuse pour si peu, il ne pouvait en croire ses oreilles et réservait toutes ses sympathies au héros de cette histoire bouffonne. M. de Machault n’en admonesta pas moins sévèrement, pour la forme, le jeune Berrichon. Dans son intérêt, comme dans celui de sa bonne vieille femme de grand’mère, il ne fallait pas l’encourager dans cette voie. -Mauvais drôle, lui dit-il, que je n’entende plus parler de toi, car la bastonnade serait ce qui pourrait t’arriver de meilleur. «Et vous, ajouta-t-il en s’adressant à Françoise, je vous conseille fort de l’emmener gîter ailleurs, si vous ne voulez pas qu’il vous arrive des désagréments de vos voisins. Dès le lendemain matin, ils allèrent s’installer auprès de Mme de Nevers ainsi qu’il avait été convenu. Personne ne les inquiéta, d’ailleurs, car les commères, malgré leur grande surprise de les revoir en liberté, ignoraient encore qu’elles avaient été les victimes d’une énorme farce. Elles le surent un peu plus tard. Par exemple, Berrichon se garda bien de repasser jamais rue du Chantre. Il eût trop risqué de recevoir des casseroles sur la tête et des balais dans les jambes. ** Berrichon Veut Une Epée. Pendant tout le séjour de Mme de Nevers à Bayonne, la vieille Françoise et son petit-fils étaient demeurés à Paris, sans autre occupation pour ce dernier que de courir les rues et de flâner aux carrefours. Vraie gazette ambulante, il était mieux informé souvent de ce qui se passait que le lieutenant de police lui-même, car il faisait son profit de tout ce qu’il voyait et entendait, cela sans qu’on s’en doutât. Musant au long des maisons, le nez en l’air, il s’en allait à l’aventure, sans souci ni du temps ni de l’heure, et se dirigeant souvent du côté du quartier des Escholiers. Le moindre événement l’arrêtait en route et aussitôt il s’y mêlait. Un cheval s’était-il abattu sur le pavé gluant, Berrichon était là pour aider le charretier à le remettre sur pied; voyait- il une jeunesse ployant sous le poids d’un seau d’eau ou d’un fardeau trop lourd, il était là pour les lui porter. Il n’y en avait pas un comme lui pour remettre de l’ordre dans un embarras de voitures, ni pour faire une commission urgente, à quelque endroit de Paris que ce fût. À ce compte, et comme il avait renoncé à faire des farces de sa façon depuis que la première avait si mal tourné pour lui, son amabilité et sa complaisance lui avaient créé des amis un peu partout. Dans chaque rue, il faisait un bout de causette avec le savetier ou la ravaudeuse du coin, leur colportant les nouvelles ramassées ailleurs, recueillant les leurs et ne rentrant qu’à la nuit tombante. Pourvu qu’on n’exigeât pas de lui un travail régulier et suivi, on pouvait lui demander n’importe quoi. Cependant il tenait avant tout à sa liberté personnelle, incapable de l’aliéner pour qui ou pour quoi que ce soit, excepté toutefois pour Mlle de Nevers. Aussi quand sa grand’mère l’adjurait d’apprendre un état, il se mettait à lui rire au nez: -Pour quoi faire?... répondait-il. Il sera bien temps de s’occuper quand Mlle Aurore et le bossu seront de retour. Puisque j’ai des loisirs, j’en profite. D’ailleurs, de quoi te plains-tu, maman Françoise, puisque je ne fais de mal à personne? -Il ne manquerait plus que cela... -Eh bien, alors?... -Eh bien!... quand un grand garçon comme toi a des mains au bout des bras, il doit s’en servir au lieu de vagabonder comme un chien qui n’a pas de maître. -On s’en servira de ses mains, grand’mère... mais plus tard. Pour le moment, la besogne n’est pas assez relevée pour elles... Des arguments aussi péremptoires et la force d’inertie déployée par Berrichon avaient fini par triompher des sermons de la bonne vieille, qui s’était résignée à le voir déambuler chaque jour par monts et par vaux et ne rentrer qu’à l’heure des repas. Cependant, dès que Lagardère eut ramené sa fiancée à Paris, Jean- Marie tint sa parole. Il ne mit plus le nez dehors et Mlle de Nevers n’eut pas de page plus fidèle. Elle aimait à causer avec lui des tristes journées passées rue du Chantre, quand elle ne savait pas ce que devenait maître Louis. Son bonheur actuel s’augmentait encore en remuant les souvenirs d’une époque si peu lointaine et depuis laquelle, pourtant, des événements si importants avaient eu lieu. -Ç’a été drôle, notre demoiselle, quand vous n’avez plus été là... Vrai comme je m’appelle Jean-Marie Berrichon, j’ai bien failli aller coucher à la Bastille avec maman Françoise, à cause de vous, ou plutôt à cause de ma langue... -C’est vrai, tu étais bavard alors... T’es-tu corrigé un peu depuis ce temps?... -Oh! oui... ça m’a guéri, cette aventure... Attendez, je vas vous la raconter. L’histoire des commères de la rue du Chantre amusa beaucoup Aurore, et Lagardère ne put s’empêcher de rire. -Il y a de l’étoffe dans ce gamin, dit-il, nous tâcherons d’en faire quelque chose. Il y avait eu cependant un point noir dans la reconnaissance de certains de nos personnages qui s’étaient trouvés en présence dans des circonstances rien moins qu’agréables. Françoise et Jean-Marie avaient en effet gardé le plus mauvais souvenir de Cocardasse et de Passepoil, parce que ceux-ci les avaient jadis ficelés et attachés au pied du bahut à vaisselle. Une seule circonstance atténuante pouvait être invoquée par les prévôts: le baiser déposé sur le front de dame Françoise par Amable Passepoil, ce qui aida pour beaucoup à la réconciliation. On a beau avoir été bâillonnée et malmenée, quand on est laide comme l’était la pauvre femme, on n’oublie pas un des rares baisers reçus dans sa vie. Quand tous les quatre se retrouvèrent en face l’un de l’autre, il y eut un moment de gêne, on se fit les gros yeux. -Qu’est-ce que vous venez faire ici, vous autres?... demanda dame Françoise, les deux poings sur les hanches. Je pense bien qu’on ne garde pas dans une maison honnête des gens comme vous qui brutalisent les femmes et les enfants... -Pécaïre, répliqua Cocardasse, c’est là ce qui vous trompe, ma bonne femme. Mais dites-moi un peu où nous avons eu déjà le plaisir de nous rencontrer... -Le plaisir!... bougonna la bonne femme, vous avez un toupet, vous encore! -Je sais bien où, moi, murmura Passepoil, c’était rue du Chantre, le jour du bal du Régent... -Ah! oui... Vivadiou!... je me souviens... la vieille que nous avions ficelée comme un saucisson de Mayence... Tous mes compliments, estimable dame; vous vous défendîtes comme un homme et c’ta couquin d’Amable y perdit, je crois, une bonne poignée de cheveux. -Insolent! s’écria Françoise, furieuse d’être traitée de vieille, expression que n’avait pu effacer celle d’estimable dame. -Nous devons des excuses, dit Passepoil, il faut les faire, Cocardasse. Demandons pardon d’avoir usé de force vis-à-vis du beau sexe. -Fais-en, Passepoil; moi je m’étais chargé du petit et, cornebiou!... ce n’est pas Cocardasse qui fera des excuses à un blanc-bec. -Gardez-les donc! s’écria Jean-Marie. Je m’en moque comme de la semelle de mes chaussures. Je n’ai plus peur de vous, maintenant. Et se haussant jusque sous le nez du Gascon: -Venez donc me ficeler à présent, ajouta-t-il d’un air de dédain. -Oïmé!... gronda Cocardasse en riant, le pitchoun, il n’a pas le foie blanc. Tope-là, mon gaillard, on ne veut plus te ficeler si tu es sage. Enfin, grâce à l’intervention pacifique de Passepoil, la réconciliation ne tarda pas à être si complète que Françoise cuisinait quelques jours après de bons petits plats pour le Normand et que Berrichon ne quittait plus ses deux nouveaux amis. Or, Cocardasse avait un principe. Pour lui, tout jeune gars de seize ans suffisamment bien bâti, solide sur les jarrets et sain de corps, -il se préoccupait fort peu de l’esprit, -ne devait avoir qu’une ambition: devenir un prévôt. Jean-Marie ne devait pas y échapper et le Gascon, en vidant une bouteille à leur nouvelle amitié, ne tarda pas à lui faire un discours en trois points destiné à l’éclairer sur le choix d’une carrière. -Tu as le bras long, pitchoun: il te faut une épée au bout. Il se mit à le tourner et à le retourner en tous sens, à le tâter comme un maquignon qui achète un cheval. -Bon... les jambes bien fendues, les épaules carrées... va bien... La poitrine est encore un peu maigre... les coups de bouton l’élargiront... la pousseront en avant... Ah! Caramba! la pointe des pieds elle est en dedans... il faudra corriger, eh donc! Cela te va-t-il, petiot, qu’on t’enseigne le noble métier des armes? -J’aurais pas osé vous le demander, répondit Jean-Marie dont les yeux s’illuminèrent. Alors, moi aussi, je pourrai porter une épée au flanc? -Patience... donc, mon bon, cela viendra plus tard. Mais sandiéou!... quand Cocardasse junior et frère Passepoil ils t’auront appris à tenir le fer... comme ils l’apprenaient jadis en leur académie de la rue Croix-des-Petits-Champs, à deux pas du Louvre, tu pourras te moquer de tout l’univers. -Oh! oui... je sais que vous êtes des braves. -Ceux qui t’ont dit cela t’ont pas menti. Si tous ceux que les deux prévôts ont couchés sur le sol étaient au bout les uns des autres... cornebiou!... il y a beau temps que le chapelet il ferait le tour de Paris. Berrichon le regardait avec admiration. Le Gascon poursuivit en tirant sa rapière avec respect: -Cette lame, vois-tu, a touché plus de poitrines que tu n’as de cheveux sur le crâne... jamais elle n’a manqué son homme, sandiéou! -Jamais? -Jamais! -Mais elle a beaucoup de rouille, observa Jean-Marie. -Tu appelles cela de la rouille? s’écria Cocardasse scandalisé; c’est du sang! -Du sang! -Que veux-tu, reprit le Toulousain d’une voix amoureusement émue; cette folle de Pétronille ne peut pas se tenir tranquille... Quand on agace son seigneur et maître... elle frémit de la pointe à la garde... elle s’élance elle-même hors du fourreau; quand une fois elle est en jeu, elle touche, et quand elle touche, elle tue! -Souvent? -Toujours! -Pas possible! exclama Berrichon. -Eh! bagasse! hurla le maître révolté; on doute de vous, Pétronille, ma chère! Et faisant le geste de pousser une botte, il ajouta: -Té! elle va toute seule te trouver, imprudent! Où veux-tu qu’elle te touche?... Comment veux-tu qu’elle te tue? Jean-Marie fit un bond de côté. -Eh! eh! fit-il, qu’est-ce qui vous prend? Puis, voyant que Cocardasse se calmait, il demanda pour l’amadouer: -Vous n’avez jamais été blessé? -Des enfantillages, petit, quelques trous au justaucorps. Le malin, vois-tu, quand on est maître ès pointes et bottes savantes, c’est d’arrêter les lames des autres juste au moment où elles vont toucher votre basane... pas une seconde plus tôt ni plus tard. -Diable!... Comment fait-on? -Jusqu’à présent, je n’ai connu qu’un moyen, et je crois que c’est le bon: c’est de tuer net son adversaire. On t’apprendra ce jeu- là, petit, sitôt que le coeur t’en dira. -Il m’en dirait tout de suite, si vous vouliez, monsieur Cocardasse, affirma Jean-Marie, prenant tranquillement son parti de devenir un tueur émérite. Votre élève fera honneur à ses maîtres. -On y compte, jeune coq; mais il te faudra des années et des coups pour être à peu près de notre force. Quand tu en seras là, pitchoun, souviens-toi toujours qu’il y a quelqu’un qui est plus fort que tous. -Un seul, ventre de biche! murmura frère Passepoil sortant du mutisme qu’il avait gardé jusque-là. -Ah!... et qui cela?... -Lagardère! dirent ensemble les deux amis; notre Petit Parisien! Se trouver au bout de son épée, c’est autant dire un passeport pour l’autre monde. De ce jour, Berrichon cultiva la pointe et la contrepointe avec tant d’ardeur qu’il en perdait le boire et le manger. Le moment ne tarderait pas à venir où il pourrait déjà se défendre contre des ferrailleurs ordinaires. Le grand dadais de la rue du Chantre avait singulièrement changé d’allure en quelques semaines, bien qu’il n’en eût guère plus de plomb dans la cervelle. Mais il affectait des airs de hardiesse qui frisaient presque l’impertinence et mal venu eût été celui qui eût marché sur le pied de l’élève de Cocardasse junior. Celui-ci, en effet, n’avait pas été sans lui communiquer quelques- unes de ses façons de matamore, ce qui avait le don de déplaire souverainement à dame Françoise. -J’aimerais mieux autre chose que de te voir devenir un spadassin, lui dit-elle un jour. Cependant, cela vaut mieux pour le moment que de te voir rôder les rues comme tu le faisais... -Je ne sors plus, fit Jean-Marie; je ne sortirai pas tant que... Il s’arrêta net et la bonne femme devina quelque énormité qu’il n’osait pas lâcher. -Tant que quoi? demanda-t-elle. -Oh! si tu étais bien gentille, maman Françoise... -Qu’est-ce qu’il faudrait faire?... -Quelque chose que je n’ose pas te dire, que je n’ose pas demander à Mlle Aurore... -Alors, c’est une bêtise... -Dis pas cela, grand’mère. -Alors, parle nigaud... -Il faudrait demander pour moi à M. de Lagardère... -Ne pourrais-tu dire M. le comte? -Il faudrait demander pour moi à M. le comte... répéta fidèlement Berrichon. -Pourquoi ne pas faire ta commission toi-même?... -Jamais de la vie; il me refuserait... -Eh bien, et à moi?... Et puis assez de toutes ces histoires... Assieds-toi là et aide-moi à éplucher mes légumes. Berrichon, un futur prévôt, l’élève de Cocardasse et de Passepoil, éplucher des légumes!... Allons donc! Jean-Marie fit un geste de dédain et sa grand’mère lui ayant tendu un chapelet d’oignons, il le lança dans un coin avec mépris: -Quand on a l’honneur de manier une épée, dit-il d’un ton superbe, on ne s’abaisse pas à de pareilles besognes. -Hein, quoi?... s’écria la vieille stupéfaite. Eh bien, moi, petiot, j’ai l’honneur de manier un balai, et, foi de Françoise Berrichon, je t’en casserai le manche sur le dos si, d’ici un quart d’heure, tu n’as pas épluché mes oignons. Elle l’eût fait comme elle le disait si Jean-Marie n’eut jugé plus prudent de rentrer sa morgue et de parlementer: -Troc pour troc, maman Françoise, fais ma commission ou je n’épluche rien de rien... -Encore?... Et qu’est-ce que tu veux que je lui demande, à M. de Lagardère? -Que je fasse partie de ses gens et qu’il m’autorise à porter une épée... Il avait dit tout cela d’un trait, pour que son courage ne faiblît point, et il n’était pas bien sûr de ne pas recevoir une paire de soufflets pour toute réponse. Françoise bondit: -Une épée, à toi!... s’écria-t-elle, à un morveux qui n’a pas un poil de duvet au menton!... Ah! tu en ferais un bel usage, garnement que tu es!... -J’en ferais un noble usage, rectifia Berrichon. -Quoi?... Tu ne sortiras pas même avec un tournebroche, entends- tu!... pour te faire encore ramasser par le guet... Est-y pas Dieu possible!... Une épée à ça!... Mais mieux vaudrait qu’on m’en donne une à moi, imbécile! Pendant ce discours, sa colère allait crescendo. Elle empoigna le balai d’une main, les oignons de l’autre et lui frictionna le nez avec ceux-ci: -Mets-toi là et épluche, ordonna-t-elle, surtout pas un mot, ou gare ton échine! Et Berrichon éplucha!... Tous ses rêves de gloire s’envolaient avec la fumée des casseroles et, dans un coin, il versait des larmes de dépit que, fort heureusement pour lui, il pouvait mettre sur le compte des oignons. Sans cela, il est très probable qu’il eût reçu des horions fort préjudiciables à sa dignité de prévôt en herbe. Inutile d’ajouter qu’il ne se vanta pas de ce succès auprès de ses maîtres et tout au plus s’il eut la pensée de prier Passepoil d’intercéder pour lui auprès de la farouche Françoise. Dès qu’il osa s’en ouvrir à celui-ci, le Normand se mit à sourire: -Apparemment que ton idée est bonne, petit, répondit-il après réflexion; mais il faut attendre. On verra à s’en occuper quand tu auras de la moustache aux lèvres et ce n’est pas encore pour à présent. Repoussé aussi de ce côté avec perte et fracas, Jean-Marie n’en voulut pas démordre. Il rumina dans sa cervelle de frapper un grand coup et d’aller trouver Aurore elle-même. -Si elle se moque de moi, songeait-il, j’irai m’adresser à M. le comte. Il vaut mieux avoir affaire au bon Dieu qu’à ses saints et on verra bien si Berrichon n’est pas capable de tenir autre chose qu’un tournebroche. Malheureusement pour lui, survint le départ subit de Lagardère au moment où il s’éperonnait pour parler, et tous ses beaux projets s’écroulèrent. Il ne lui restait plus en perspective, en dehors des heures où il ferraillait avec les prévôts, que les répugnantes corvées de cuisine auxquelles sa grand’mère allait l’astreindre. Aussi, pour s’y soustraire, recommença-t-il à rôder dans Paris, armé d’un seul bâton qu’il brandissait au-dessus de sa tête, comme s’il eût transpercé des ennemis imaginaires. Jean-Marie Berrichon était loin encore d’être un foudre de guerre. ** Amandes Douces! Dès le lendemain du départ de Lagardère à la suite de Mlle de Montpensier, on put voir, en face de l’hôtel habité par sa fiancée, un grand escogriffe assez mal vêtu venir s’installer à diverses reprises et plusieurs fois par jour, pour en surveiller les abords. Du moins ce devait être là son occupation cachée, car ses regards ne quittaient la porte que pour se diriger vers les fenêtres. Comme ce manège eût pu paraître étrange s’il n’eut eu un prétexte, l’homme lui en avait donné un. Il portait, en effet, devant lui, une bannette suspendue à son cou par une lanière de cuir et dans laquelle il vendait des amandes. Le commerce devait être peu lucratif, à en juger par les loques du marchand, et l’on pouvait même s’étonner que, vu sa haute taille et sa force, il n’eût pas choisi un autre métier. À cela comme au reste, il avait une réponse, prêt à invoquer une blessure grave dont il boitait très bas quand on le regardait, dont il ne boitait pas du tout quand aucun oeil n’était fixé sur lui. Pour tous, la raison de sa misère était dans la modicité de son gain et dans son infirmité; mais lui-même ne paraissait s’en plaindre que médiocrement et c’était d’un ton enjoué qu’il criait à pleine voix sa marchandise: Assez mal vit qui ne s’amende! Bonnes femmes, où êtes-vous? Amendez-vous, amendez-vous! Amandes douces! Il parcourait ainsi tout le quartier et, traînant la jambe, venait se reposer sur la borne qu’il avait choisie. Il y demeurait quelquefois des heures entières, se contentant de lancer son cri chaque fois qu’un passant s’approchait. C’était à tout prendre un bien pauvre hère dont nul ne pouvait prendre ombrage. Aussi tout se passa-t-il bien pour le pauvre homme pendant quelques jours et peut-être eût-il pu continuer son manège sa vie durant si Cocardasse, qui avait remarqué ces stations prolongées à la même place, ne s’était avisé de les trouver insolites. -Cornebiou!... dit-il à son ami Passepoil, il y a d’autres bornes ailleurs, tout aussi hautes et aussi dures... Qu’en dis-tu, ma caillou? -Péremptoirement, répondit Amable, que l’individu n’intéressait guère, c’est celle-là qu’il préfère, et il a sans doute ses raisons... -Eh donc! mon bon, c’est là justement ce qu’il faudra demander à c’ta couquin quand il reviendra. Seulement le marchand avait soin de disparaître aussitôt que, de son côté, le Gascon apparaissait, ce qui ne faisait que confirmer les soupçons de ce dernier. -Vivadiou!... Paraît que ma tête ne lui revient pas, à ce particulier, et la sienne me produit le même effet. Faudrait voir un peu d’où sort cet oiseau-là... -Je ne le connais pas, mon noble ami, répondait Passepoil ennuyé d’une rebuffade qu’il venait de recevoir de Madeleine Giraud, la vieille nourrice de Mlle de Nevers. Il doit être d’un certain âge puisqu’il a les cheveux gris, et je n’ai jamais vu personne boiter comme lui. -Raison de plus, mon petit prévôt, pour l’envoyer pousser autre part son cri de hibou. -S’il se défie de nous, c’est qu’il y a du louche. -Du louche, je te crois, ma caillou!... Te figures-tu donc qu’il se plante là pour rien pendant des heures entières?... -Non; mais le moyen de le surveiller, puisqu’il s’en va dès qu’il nous aperçoit?... M’est avis qu’il nous connaît, Cocardasse. -Eh! sandiéou!... j’en suis sûr... mais peut-être qu’il ne connaît pas Berrichon et le petiot pourrait le tenir à l’oeil... -Bonne idée que tu as là... -Pécaïre!... nous saurions s’il ne faut pas lui casser ses amandes, en même temps que la tête. Les deux prévôts et Jean-Marie tinrent conseil. Ce dernier ne fut pas peu fier de la mission délicate et de confiance qu’on l’appelait à remplir. -Vois-tu, pitchoun, lui dit le Gascon, il se peut faire que ce grand diable vienne là par hasard; mais il peut se faire aussi que ce soit pour nous espionner. Dans le doute... -Si on le lui demande, il se gardera bien de dire la vérité, opina le naïf Berrichon. -Oïmé!... mon pétiot, cette déduction pleine de sens, elle prouve ta grande innocence! -Oui, mais j’allais ajouter quelque chose... -Parle un peu, qu’on sache, demanda Passepoil. Pourtant, tu feras bien d’agir de ruse et de prendre garde à tes chausses. Le gaillard est de taille, il doit avoir le poignet solide. S’il n’eut été d’une ignorance méritoire, Berrichon eût pu répondre que David avait bien tué Goliath, mais cette citation fût tombée dans l’oreille de deux sourds, le Gascon n’ayant jamais su un traître mot de cette histoire, et le Normand n’en ayant conservé aucun souvenir. -Si seulement j’avais une épée, comme vous, dit Jean-Marie en redressant sa taille, je me battrais avec dix de sa force. -Ne te bats pas avec celui-là, petit, conseilla le prudent Passepoil. Contente-toi seulement de voir ce qu’il fait quand il est assis sur sa borne et préviens-nous. -Pécaïre! nous nous chargeons du reste. -Faudra-t-il le forcer à décamper?... -Ce serait le meilleur moyen, répondit Amable. Dis-nous un peu ton plan. -Pas la peine, vous pouvez vous fier à moi. S’il est encore là dans trois jours, je ne m’appelle plus Berrichon. C’est qu’en effet, s’il s’était abstenu de faire des niches depuis la fameuse aventure de la rue du Chantre, le petit-fils de dame Françoise n’en avait pas moins observé celles que faisaient ses amis les escholiers et les avait mises en réserve dans sa cervelle pour s’en servir à l’occasion. Disons à son honneur qu’il ne se fût peut-être pas trouvé à court s’il lui eut fallu en inventer. Quoi qu’il en soit, il en avait un plein panier en réserve et se disposait d’autant mieux à les mettre en pratique sur-le-champ, qu’il ne s’embarrassait guère -de par son caractère même -des conséquences qui pourraient en résulter pour lui. De ce jour, le marchand d’amandes eut un ennemi invisible qui commença à le harceler, tel un moucheron acharné après un lion. Pour engager l’action, Jean-Marie alla tranquillement s’accroupir à côté de la borne qui servait au marchand de poste d’observation; il paraissait très occupé en apparence à taillader, avec un méchant couteau, une baguette de coudrier et ne leva même pas la tête quand il entendit retentir à quelques pas le cri qu’il attendait: Amendez-vous, amendez-vous! Amandes douces! Sans défiance de ce gamin, l’homme vint s’asseoir à sa place habituelle et ne remarqua pas qu’une main s’était glissée prestement entre son séant et la pierre pour y placer une large galette de poix. Ce n’était pas pour rien que Berrichon avait des savetiers pour amis. -Eh! que fais-tu donc là, l’ami? demanda le marchand à son voisin d’occasion. -Dame!... je ferais bien quelque chose si mon couteau était meilleur: mais je crois qu’il faut y renoncer. Dédaigneusement, Jean-Marie jeta sa baguette et jeta un regard d’envie sur le panier d’amandes. Ce n’était pas un criminel, ce petit gars, cependant sa conscience et son goût prononcé pour les friandises lui conseillaient de s’amender à la façon recommandée par le marchand. -Il y a longtemps que vous en vendez?... demanda-t-il. Vous venez souvent dans le quartier? -Longtemps... non... J’ai été blessé pendant la dernière guerre d’Espagne et je ne peux pas marcher beaucoup; aussi, je viens parfois m’asseoir ici pour me reposer... Serait-ce que tu voudrais m’acheter des amandes? -Moi?... Avec quoi?... J’ai pas un rouge liard en poche. -Les aimes-tu? -Tiens, je vous crois... -Eh bien!... goûtes-en... mais ouvre l’oeil à ne pas t’ébrécher les dents; elles sont plus dures que le parapet du Louvre. -Grand merci, dit Berrichon, j’m’en vas les casser chez nous. Il s’éloigna avec une poignée d’amandes qu’il s’empressa de glisser dans ses poches à l’autre bout de la rue, se réservant de les grignoter plus tard. Pour l’instant, il avait autre chose à faire et, blotti dans l’encoignure d’une porte, il surveillait l’homme, qui lui-même surveillait l’hôtel. Au bout d’un instant, le marchand essaya de se lever. À sa profonde stupéfaction, cet effort n’eut pour résultat unique que de lui faire constater que son haut-de-chausses faisait corps avec la borne. Un énorme juron sortit de sa gorge. Toutefois, ce juron n’ayant pas qualité pour le délivrer, il fit de nouvelles tentatives en sacrant formidablement, ce qui ne fit pas mieux aller les choses. Elles allèrent même si mal que le fond de la culotte, après un craquement de mauvais augure, resta adhérent à la pierre. Peut-être le bonhomme eût-il procédé avec plus de précautions et de méthode s’il en eut eu le loisir; par malheur il venait d’apercevoir la silhouette de Cocardasse et ne songeait qu’à s’en aller ailleurs au plus vite. Aussi préféra-t-il y laisser des bribes d’étoffe et s’esquiver en serrant les pans de son justaucorps. Quant à savoir comment cela s’était passé, il ne put y parvenir et, après avoir soupçonné le jeune homme, il en arriva à se dire que c’était lui le coupable de n’avoir pas regardé où il s’asseyait. Maintenant, si l’on veut avoir l’explication de la frayeur que lui inspiraient les prévôts et Cocardasse en particulier, elle est dans ce fait que le marchand d’amandes, grimé du mieux possible, n’était autre que la Baleine, l’ex-soldat aux gardes, actuellement à la solde de Gonzague avec Gauthier Gendry pour chef direct. Gauthier Gendry savait bien que Lagardère était parti, mais il voulait aussi savoir quand il reviendrait et il n’était pas fâché non plus de connaître ce qui se passait dans l’hôtel et de s’assurer s’il n’y aurait pas un moyen d’enlever Aurore. Cocardasse et Passepoil, on le voit, n’avaient que trop de raisons de se défier, bien qu’ils n’eussent pas reconnu leur adversaire. Toutefois, dans la circonstance, Berrichon devait être plus malin qu’eux et les débarrasser de ce gêneur. Le soir même, il alla nettoyer la borne, de façon à ce que la Baleine y pût reprendre sa place. Quand celui-ci arriva, il examina son siège avec soin, passa la main sur la pierre et, certain cette fois qu’aucun accident n’était à craindre, il lança son boniment d’une voix de stentor: Assez mal vit qui ne s’amende! Bonnes femmes, où êtes-vous? Là, il dût s’arrêter. Une énorme pomme, lancée d’une main sûre, vint choir au beau milieu de la bannette, projetant les amandes de tous côtés. Et, d’un bout de la rue à l’autre, pas une âme! La Baleine regarda en haut, en bas, rien. Toutes les portes, toutes les fenêtres étaient closes. Il ne se donna même pas la peine de ramasser ses fruits et s’en alla en maugréant. Ses tribulations ne faisaient que commencer. À chaque fois qu’il revint, nouveau projectile. Il en pleuvait de droite, de gauche; des oignons tombaient du toit; un chat vint s’abattre sur sa tête et s’y agriffa douloureusement pour son cuir chevelu; il reçut au beau milieu du dos le contenu d’un plat d’épinards qui semblait venir du ciel, et vainement il interrogeait l’horizon, il ne voyait jamais personne. La position n’était plus tenable. La Baleine s’entêtait pourtant à y revenir. Outre le motif qui l’y avait amené tout d’abord s’en joignait un autre: il voulait à tout prix découvrir son persécuteur et lui infliger un châtiment exemplaire. La chose n’était rien moins que facile. Cependant si, sur le moment, il n’apercevait jamais âme qui vive, il était bien rare que, dans les environs, lorsqu’il s’en allait en boitant et en maugréant, il ne rencontrât pas Berrichon en train de baguenauder, les deux mains au fond de ses poches. Mais il avait beau cligner de l’oeil de son côté, le rusé matois passait sans même le regarder. Affirmer que celui-ci était le mystificateur eût été s’avancer un peu loin; se persuader, d’autre part, qu’il n’était pour rien là- dedans était tout aussi aléatoire. Ce qui fait que, le soir, lorsque la Baleine remontait vers la Grange-Batelière pour y retrouver Gauthier Gendry et reprendre son rôle de bandit armé, la silhouette de Jean-Marie se dressait devant lui comme un redoutable point d’interrogation. Cependant, sa mission étant de guetter le retour de Lagardère, il n’en était pas moins obligé de braver toutes les avanies, se réservant, quand il aurait découvert l’invisible farceur, de lui faire payer en une seule fois tout ce qu’il aurait subi de sa part. Cette ténacité commençait à exaspérer Berrichon. Tout ce qu’il avait fait jusqu’alors n’avait pas abouti, et l’homme ne vidait pas la place. Il allait falloir corser le programme. -Ma foi, coûte que coûte, réfléchit-il un matin que le marchand d’amandes venait de se réinstaller héroïquement sur la borne de son supplice, je vais le harceler de plus près et me démasquer, s’il le faut. Il n’en sera que plus furieux d’être joué par moi, et je le défie bien de me prendre. Sur cette belle résolution, il s’en alla trouver la Baleine à son observatoire. -Eh! l’ami, lui dit-il, vous n’auriez pas fait une trouvaille l’autre jour à l’endroit où vous êtes assis? Le marchand le regarda de côté: -Cela dépend de quelle façon, car j’y ai trouvé pas mal de choses auxquelles je ne m’attendais pas. -Ah bah!... Je veux parler d’un morceau de poix que j’étais chargé de porter à un savetier de mes amis et que j’ai égaré en route... peut-être bien sur cette borne. -Dis donc, fit la Baleine, est-ce que tu ne l’y aurais pas mis exprès? -Pardieu si!... Seulement, vous avez dû vous asseoir dessus, et j’imagine que c’était pour me faire une farce! -Est-ce que tu aimes les pommes? -Pourquoi pas? -Tu manges toutes celles qu’on te donne? -À peu près... -Et les oignons? -Je ne les digère pas, et il y en a beaucoup comme moi. -Préférerais-tu les épinards? -Cela dépend; quand ils manquent de beurre, je les passe par la fenêtre. -Et tu envoies sans doute les chats par le même chemin? -Comprends pas!... Est-ce que, par hasard, vous auriez trouvé tout cela sur votre borne? Si, des fois, elle était ensorcelée. Faudrait peut-être en changer; j’en connais une qui vous irait mieux du côté de la Chartreuse de Vauvert. -Tu peux y aller toi-même... -Vous n’êtes pas gracieux aujourd’hui, l’ami. Est-ce que vous ne seriez pas disposé à m’offrir des amandes? -Si tu n’as que celles-là, tu n’es pas près d’avoir les dents gâtées... Allez, décampe, morveux. -Eh! dites donc, vous, espèce de mal bâti, la rue est à tout le monde. La Baleine, furieux de cette injure, se leva d’un bloc; mais quelqu’un venait, il s’aperçut qu’il allait oublier de boiter. Il se rassit en grognant et, pour tromper sa colère, se mit à crier à plein gosier: Amendez-vous, amendez-vous! Mais la voix goguenarde de Berrichon s’éleva à la suite: Amandes douces! Et en même temps, la Baleine reçut sur le nez la plus belle chiquenaude dont il eût été gratifié de sa vie. -Ah! gredin! hurla-t-il, je te tiens cette fois, et le diable m’emporte si tu sors tout entier de mes mains. Tout d’abord, il avait vu trente-six chandelles, ce qui avait permis à Jean-Marie de prendre le large. Une course échevelée commença, dans laquelle on eût dit un renard poursuivi par un ours. À certains moments, Berrichon n’était plus qu’à dix pas à peine de son adversaire, et celui-ci croyait n’avoir qu’à étendre la main pour le happer. Un éclat de rire redoublait sa rage, et devant lui il ne trouvait que le vide, jusqu’à ce que l’insaisissable gamin reparût cinquante pas plus loin. Bien mieux, celui-ci semait sa fuite de pièges, se servant de tous les objets qui lui tombaient sous la main. Embusqué sous une porte, à un coin de rue, il lançait dans les jambes du géant tantôt un bâton, tantôt un panier, qui le faisaient choir à plat ventre. La Baleine se relevait, ivre de rage, l’écume aux lèvres et, lancé comme un boulet, continuait sa poursuite. Tout le monde s’écartait devant lui. Les badauds riaient de ce taureau qui cherchait à saisir une anguille. Un flot de peuple s’était mis à sa suite, poussant des cris de joie à chaque nouvel avatar survenu au colosse. Par des crochets et des zigzags, Jean-Marie l’entraînait où il lui plaisait, manoeuvrant de façon à pouvoir se retrouver devant l’hôtel de Gonzague, où il s’engouffrerait au moment opportun, et certain que son rival ne viendrait pas l’y chercher. Soudain, il tourna l’angle d’une rue et s’arrêta en faisant résonner un éclat de rire. Les choses allaient changer de face. En effet, quand la Baleine lui-même eut gagné le coin de la rue, il se planta sur ses deux pieds comme par enchantement, et esquissa même un mouvement de recul. Au lieu du seul gibier qu’il croyait déjà tenir, il se trouva en présence de trois hommes, dont deux qu’il ne s’attendait guère à rencontrer là. Berrichon donnait d’un côté le bras à Cocardasse et de l’autre à Passepoil. Et tout en ricanant, il attendait le marchand d’amandes. -Sandiéou!... s’écria le Gascon. Que te veut ce grand escogriffe? À cette voix bien connue, le chasseur changea de rôle et sembla être devenu le chassé. Il jeta un coup d’oeil autour de lui, hésita une seconde et, finalement, tourna les talons, déguerpissant au plus vite, poursuivi par les huées de la foule. -Oïmé!... gronda Cocardasse, je le reconnais à sa façon de détaler. M’est avis, mes mignons, que vous ne verrez plus la Baleine déguisé en marchand d’amandes. -La Baleine!... s’écria Passepoil. -Arrêtez-le! arrêtez-le! cria Berrichon à son tour. C’en fut assez pour que la populace se lançât à la poursuite de l’homme en proférant des menaces. -À l’eau! à l’eau!... il a voulu tuer un enfant. Cinq minutes après, le guet barrait le passage à la Baleine, que la foule accusait de toutes sortes de crimes et, pendant que s’éclaircissait cette affaire, les prévôts et Berrichon étaient rentrés bien tranquillement à leur demeure. ** Lendemain De Fête. C’est deux jours après cette aventure arrivée à Berrichon que les prévôts s’en étaient allés rôder aux alentours de la Grange- Batelière, où ils devaient faire connaissance, comme nous le savons, avec le cabaret du Trou-Punais et sa remarquable hôtelière. Inutile de dire que la Baleine s’était abstenu de reparaître devant l’hôtel de Nevers et, que ç’avait été une des raisons pour lesquelles Cocardasse et Passepoil n’avaient vu aucun inconvénient à aller chercher quelque distraction ailleurs. Nous avons énoncé plus haut que l’histoire n’avait rien dit des témoignages de reconnaissance à eux prodigués par ces demoiselles de l’Opéra. Mais il n’en est pas moins vrai que celui qui les eût suivis, alors que le jour commençant à poindre, bras dessus bras dessous, ils regagnaient leur quartier en se communiquant leurs impressions mutuelles, celui-là eût pu se faire une grande pinte de bon sang. -Belle nuit, ma caillou! disait le Gascon. -Bonne nuit surtout, Cocardasse! -Belle et bonne, tu l’as dit, pitchoun. -Nuit de grands seigneurs, mon noble ami. -De princes, mon petit prévôt... -Récapitulons un peu: d’abord... -D’abord un petit combat en règle, où Pétronille, elle, s’est pas trop mal conduite... De fait, combien avons-nous mis à mal de ces malandrins? -De ces lâches qui s’attaquaient à des femmes?... Cinq ou six, je crois... -Ils n’étaient pas difficiles, les gaillards, et se promettaient une jolie petite fête. -La fête n’a pas été pour eux... -Sandiéou! je crois que nous leur avons coupé l’herbe sous le pied... -Et que nous la leur avons fait manger. -Pécaïre!... je suppose qu’ils n’ont pas eu le temps d’en sentir le goût... -Ils pourront l’engraisser à loisir, Cocardasse. -Affaire à eux, ma caillou... Et que dis-tu de cette promenade en carrosse en compagnie des plus jolies femmes de Paris? -On était un peu serré dans le mien. Je crois bien me souvenir que Mlle Cidalise et moi ne tenions qu’une place. -Vivadiou! c’était pareillement dans le mien. Je dirai même que c’était mieux: Mlle Nivelle et Mlle Fleury étaient chacune sur un de mes genoux... Oïmé!... je t’avouerai que cela me tenait chaud et me donnait très soif. -Je ne songeais guère à boire, à ce moment. -Amigo! gronda sévèrement le Gascon, il est toujours le temps de boire, sachez-le! cela ne nuit pas au reste... Mais as-tu vu comme les petites elles nous tenaient tête à souper? -J’avoue qu’elles étaient beaucoup plus gentilles encore qu’à sang-froid. As-tu senti comme elles avaient les lèvres fraîches, Cocardasse? -Té! parce qu’elles les arrosaient souvent, ma caillou. C’est un moyen qui me réussit à moi-même, hé donc! -Oses-tu comparer tes lèvres aux leurs? -Oïmé! et pourquoi pas, mon pitchoun?... Si Mlle Nivelle les trouvait à son goût, vivadiou!... c’est que mon baiser il valait le sien. -Pourtant, quand tu m’embrasses, Cocardasse, ce n’est pas du tout la même chose que quand c’est Mlle Cidalise. -Povero!... c’est que sa bouche a peut-être le goût de la pêche et mes moustaches celui du vin?... À part cela, vois-tu, petit, il n’y a pas de différence. -Si c’est ton avis, cela n’est pas du tout le mien, et tu n’es pas digne d’être embrassé par une jolie femme. -Té!... ne nous fâchons pas... Le principal c’est que nous ayons bien bu. -Bien aimé, veux-tu dire... Moi, je me desséchais d’amour. -Amable, mon pitchoun, l’amour qui dessèche, il est un pauvre amour! -Qui nous aurait dit, au bal du Régent, que les bras de ces déesses s’ouvriraient pour nous; que nous connaîtrions le paradis sur terre? -Eh! sandiéou!... Il était temps que nous arrivions, car sans nous elles auraient bien connu l’enfer... Je suis d’avis qu’elles nous redoivent encore quelque chose. -Tu n’es jamais satisfait, Cocardasse. Si tu avais moins bu, tu aurais mieux goûté ton bonheur. -Le bonheur ne va pas sans boire... -Je les sauverais bien cent fois pour le même prix, moi, Amable Passepoil. -Té!... moi de même, ma caillou!... Cela se retrouvera peut- être?... -Hélas!... on n’a pas deux fois une pareille chance dans sa vie!... Mais quelle heure est-il, Cocardasse? -Vivadiou!... je pense qu’il est très tard ou très bonne heure, car je ne vois plus d’étoiles. -Je te crois, nous les avons toutes laissées là-bas. Frère Amable poussa un grand soupir où passait tout le regret des félicités disparues. Dans toute son existence d’amoureux perpétuel, il ne s’était jamais senti si complètement heureux, au point qu’il se demandait s’il ne sortait pas d’un rêve. Cocardasse et lui étaient encore sous le coup d’une demi-griserie qui n’avait pourtant pas les mêmes causes. Chez le Gascon, l’ivresse du vin dominait celle des sens; le tendre Normand, au contraire, n’avait bu que le philtre d’amour. À chacun sa façon de goûter les bonnes choses. Pour le Gascon, le nectar était en flacon; pour le Normand, les lèvres de femme distillaient un miel supérieur à celui de l’Hymette. Devant la porte de l’hôtel de Nevers, ils revinrent à eux. -Que va dire le marquis? insinua Passepoil. -Pécaïre! Il vaudrait mieux demander ce que nous allons lui dire. Ils n’y avaient pas encore songé et s’il leur avait été difficile de trouver un prétexte pour obtenir leur permission, il allait leur être plus difficile encore de dire ce qu’ils en avaient fait. Le jour était venu. Ils n’avaient pas le temps de se concerter. De tous côtés, les bourgeois ouvraient leurs volets, les marchands leurs boutiques et la rue commençait à s’animer, tandis qu’ils étaient là, plantés tous deux comme des écoliers qui n’osent pas rentrer. La porte de l’hôtel s’entrebâilla devant eux et le visage de Laho apparut. Le Basque se préparait même à interroger l’horizon lorsqu’il les aperçut: -Hé!... s’écria-t-il, d’où venez-vous donc, les camarades? M. de Chaverny vous réclame depuis une heure et se tourmente à votre sujet. -Cornebiou!... fit Cocardasse à voix basse en se tournant vers son prévôt; te tourmentais-tu de lui, pétit?... -Oh! que non! -Ni moi, hé donc! -Il vous attend, reprit Laho qui n’avait rien entendu de ce colloque, et j’ai l’ordre de vous conduire auprès de lui dès votre retour. Venez. Les prévôts, quelque peu inquiets, se grattèrent tous deux l’oreille mais sans y trouver la réponse aux questions qui allaient leur être posées. Le marquis était encore au lit, car il avait élu domicile à l’hôtel de Nevers pendant tout le temps que Lagardère devait être absent. Dès qu’il aperçut les deux hommes, il se souleva sur un coude. -Ah! ah! s’écria-t-il, je suis aise de vous voir, mes maîtres. J’ai fait toutes sortes de mauvais rêves à votre endroit et j’avais hâte que le jour vînt pour savoir s’il ne vous était rien arrivé de fâcheux. -Eh! capédédiou!... c’est bien tout le contraire, s’exclama Cocardasse. -Ah bah!... Qu’avez-vous donc fait de votre nuit, car je m’aperçois que vous l’avez passée complète? Les deux hommes se regardèrent sans rien répondre. -Eh bien!... avez-vous vu l’ennemi? -Oh! que non, fit le sensible et peu bavard Passepoil. Chaverny les regarda d’un air goguenard: -Vous me cachez quelque chose, mes gaillards. Si vous n’avez pas cherché, il est certain que vous avez dû ne rien voir... -Oh! que si! murmura le Normand dont les yeux se mouillèrent au souvenir de sa nuit. Le marquis, ne comprenant rien, perdit patience. -Vive Dieu! cria-t-il, quel jeu jouez-vous là? Faudra-t-il vous arracher les paroles de la bouche? -Oïmé! pas n’est besoin, monsieur le marquis, fit le Gascon venant au secours de son prévôt et croyant avoir trouvé un argument solide. Le pétit, il s’égare. Nous avons bien cherché, mais pas du bon côté... -Il me faut des faits! Où êtes-vous allés? À les voir si penauds, Chaverny se doutait bien de quelque aventure. Mais il savait aussi que le Normand tournait pendant une demi-heure autour de la question sans rien avouer. C’est pourquoi il résolut de s’adresser au Gascon, plus loquace et dont la tête était encore quelque peu échauffée par les libations récentes. -Allons, parle, toi, lui dit-il. Si tu ne dis pas la vérité, je te jure que vous ne sortirez plus d’ici l’un et l’autre ni le jour ni la nuit. -Puisque vous le voulez, répondit le Gascon, on va tout vous dire... Et, sandiéou! le rire il va vous gagner! Passepoil eut beau lui donner un coup de son coude pointu dans les côtes, Cocardasse était lancé; le diable ne l’eût point arrêté. Combien de fois déjà ne l’a-t-on pas vu jacasser hors de propos?... Celle-ci du moins, ce n’était pas le cas. -Or donc, dit-il, que nous allions du côté de la Grange-Batelière et que nous avons rencontré l’Opéra. -Que me chantes-tu là? -La vérité vraie comme me voilà!... Et, pécaïre! que les jours où il est fermé, comme vous nous l’avez dit hier, cela n’empêche pas Mmes les actrices de courir le guilledou, pour le plus grand plaisir de Cocardasse et de Passepoil. Vivadiou!... nous avons vu l’Opéra cette nuit, monsieur de Chaverny. -Ne voudrais-tu pas t’expliquer, par hasard? Le Gascon s’expliqua et le fit dans sa langue imagée, entrecoupée d’éclats de rire auxquels se joignait l’hilarité de Chaverny. -Palsambleu! s’écria celui-ci, vous ne vous ennuyez pas, vous autres. Mais de tout ceci, il résulte que vous avez fait tout autre chose que ce que vous deviez faire. -Je m’en doute un peu, répliqua Cocardasse; cependant nous en serons quittes pour le faire ce soir. -Croyez-vous donc que vous allez passer ainsi toutes vos nuits dehors? -Pas toutes, monsieur le marquis; mais, ajouta-t-il avec un sérieux comique, les vieilles gens d’épée comme nous, ils ont l’habitude de ne dormir qu’une nuit sur cinq, et si le pitchoun il était là, il vous le dirait tout comme moi, hé donc! -Cela signifie qu’il faut vous laisser agir à votre guise? -Cornebiou! je crois que c’est mon avis et que le petit il ne me démentira pas... Si nous avions nos coudées franches... -Ah! si nous les avions! -Vous retourneriez à la Grange-Batelière pour y rencontrer l’Opéra? fit le marquis avec humeur. -Pécaïre! ce n’est pas tous les jours fête... -Oh! non!... soupira frère Passepoil, les yeux levés au ciel. -Et pourtant, reprit Cocardasse qui tenait à reconquérir sa liberté, il y a du vrai dans ce que disait monsieur le marquis. -Ah! et quoi donc?... questionna celui-ci. Le Gascon se décida à brûler ses vaisseaux: -Il y a, s’écria-t-il, que nous irions bien à la Grange-Batelière, mais que l’Opéra n’y sera pour rien... ce qui n’empêche pas qu’il y aura des dames. -Je m’en doutais... Le Gascon eut un geste de profonde pitié. -C’est l’affaire de mon petit prévôt, qui en est toujours pour le sexe. Pendant ce temps, Cocardasse il ouvre l’oeil et se moque de la bagatelle. Nous avons manqué notre rendez-vous hier, et sandiéou! il ne faut pas que nous le manquions ce soir. -Nous avons donné notre parole, murmura Amable qui, malgré ses fredaines de la nuit précédente, n’oubliait pas la promesse faite à la Paillarde. -Pécaïre!... interrompit Cocardasse, le cotillon il sera la perte de ce pétit!... Quoique çà, c’est presque toujours autour des femmes qu’on trouve ce qu’on cherche et j’ai idée qu’autour de celle-là, nous trouverons quelque chose. -Il est possible que ce soit des coups d’épée, dit le marquis. -As pas pur!... C’est plus que probable, mais nous en donnerons plus que nous n’en recevrons et, dans le tas, il y en aura bien pour quelque ennemi de Lagardère. -Eh bien, soit!... Allez où vous voudrez et surtout rapportez votre peau. -Pécaïre!... Si la peau des autres elle ne craignait pas plus que la nôtre, je crois bien que les cimetières ils seraient inutiles. Dormez sur vos deux oreilles, monsieur le marquis, Cocardasse et Passepoil ils ne perdront pas les leurs. Chaverny se rendormit et les prévôts s’en allèrent, enchantés d’avoir eu gain de cause pour l’avenir et de s’en être si bien tirés pour le passé. -Oïmé!... crois-tu que nous avons enlevé l’affaire? -C’est une belle chose que la parole, mon noble ami. -À qui le dis-tu, ma caillou... Si je n’avais pas été prévôt, j’aurais voulu être orateur. Le diable, c’est que ce sont des métiers qui altèrent. Et comme pour donner plus de sanction à ces paroles, il entraîna son inséparable vers la cuisine, où dame Françoise les réconforta d’une tasse de bouillon. L’un et l’autre en avaient besoin après les péripéties de cette nuit agitée. -Alors, c’est bien entendu pour ce soir? dit Amable. -Vivadiou! je te crois, et si les dames du Trou-Punais elles n’ont pas les charmes de celles de l’Opéra... -Toutes les femmes sont belles quand on sait les apprécier, opina frère Passepoil avec conviction. -Et tous les vins sont bons, couquinasse, quand on a le gosier bien fait... Celui de Cocardasse junior il n’est pas percé en cor de chasse. De même que celui-ci avait plus soif encore lorsqu’il venait de boire, ainsi Passepoil était plus amoureux quand il venait d’aimer. Tous deux se pourléchaient d’avance, l’un à la pensée des brocs qu’il allait vider, l’autre en songeant aux appas de la Paillarde; quant à faire la différence entre ce qu’ils avaient savouré la nuit précédente: les vins les plus généreux et les femmes les plus choyées de Paris, et ce qui les attendait ce soir-là: clairet de Vauvert ou d’ailleurs et filles d’auberge, cela leur importait fort peu. On eût pu carrément leur appliquer le vers fameux, s’il eut été composé à cette époque: Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse! Une chose pourtant les laissait perplexes: ils se demandaient quelle réception leur serait réservée par la Paillarde. Le Normand était particulièrement soucieux à ce sujet. Il n’oubliait pas qu’elle lui avait pour ainsi dire intimé l’ordre de revenir le lendemain et qu’elle était femme à faire respecter ses volontés. Aussi tremblait-il d’avance en songeant au regard oblique qui allait peser sur lui, d’autant plus qu’il ne trouvait dans sa cervelle aucun moyen d’apaiser le courroux de la redoutable matrone. Il s’en ouvrit à Cocardasse, qui poussa un éclat de rire: -As pas pur! ma caillou!... s’écria celui-ci. Mets seulement quelques écus blancs dans ton gousset et la belle elle sera douce comme un agneau... Tu me fais pitié, mon pétit prévôt, de ne pas savoir que l’homme il se mate avec de l’acier et la femme avec de l’argent. -Tu as toujours raison, Cocardasse. Mais n’es-tu pas d’avis que nous allions dormir une heure ou deux, car il pourrait bien se faire qu’on ne dorme guère encore la nuit prochaine? -À ton aise, mon bon. Quant à moi, j’aime mieux boire une bouteille avec l’ami Berrichon, à la santé de sa respectable grand’mère. -Non, non, s’écria Françoise, allez-vous-en de ma cuisine, maître Cocardasse. C’est bien assez déjà d’enseigner à mon petiot à tuer son prochain, sans en faire encore un ivrogne et un coureur de filles. -Pécaïre!... bonne dame, l’homme il est fait pour se battre, pour boire et pour aimer!... Passepoil et moi, nous en sommes la meilleure preuve: je bois, il aime, et nous nous battons tous les deux... Cornebiou! nous ne nous ne portons pas plus mal pour ça et votre enfantelet il fera de même. -À son âge, murmura le tendre Amable, j’avais déjà séduit... Il s’arrêta tout net, Françoise Berrichon lui ayant jeté son torchon à la figure pour le faire taire. Après quoi, elle les poussa tous deux dehors par les épaules. Tout le jour, ils furent comme des âmes en peine, attendant avec impatience que le soir vînt. Toutefois, on les eût bien surpris en leur disant que, - contrairement à l’opinion du Gascon, -les demoiselles de l’Opéra ne leur étaient redevables en rien. Car non seulement elles les avaient comblés de leurs faveurs parce qu’ils les avaient tirées d’un mauvais pas, mais surtout elles les avaient sauvés eux-mêmes d’un guet-apens où ils eussent fort bien pu laisser leur peau. C’est ainsi que, souvent, tel qui croit avoir accompli un bienfait est le premier à en bénéficier. Dans la balance de la destinée, la vertu de ces dames et la carcasse des prévôts avait pesé même poids. ** Recherche Nocturne. Précédons un peu nos deux braves pour voir ce qui s’était passé la veille au soir dans les deux cabarets du Trou-Punais et de Crèvepanse, car ce n’était pas seulement dans le premier de ces bouges qu’on avait fait la veillée en leur honneur. La Paillarde, sitôt leur départ, avait été saisie par la crainte vague de ne plus les voir revenir, et la femme en cela n’y était pour rien. En effet, si leur mauvaise étoile les lui ramenait tous les deux, elle se promettait simplement d’allécher le Normand avec des promesses vagues auxquelles elle ne donnerait sans doute aucune suite. Pendant ce temps, l’argent des prévôts tomberait dans son escarcelle et c’était surtout à cela qu’elle était sensible. Elle restait ainsi dans son jeu habituel, se gardant bien de dépouiller d’un seul coup et dès le premier jour les gogos que la Providence ou le diable lui envoyaient. On ne se laisse pas écorcher sans crier, affirme un sage dicton; or, comme notre louchonne ne voulait pas qu’on entendît les cris de ses victimes, elle leur fermait la bouche avec un baiser, en même temps qu’elle mettait la main dans leurs poches. Les quelques privautés qu’on obtenait d’elle se payaient cher et ceux à qui elle les permettait toutes avaient dû montrer devant elle une bourse bien garnie. On comprend facilement l’intérêt qu’elle portait aux prévôts et surtout à Passepoil, en qui elle devinait un de ces jobards amoureux qu’on peut mener partout avec une oeillade. Yves de Jugan et Raphaël Pinto avaient un motif d’attendre leurs amis de la veille; on les a vus, dans un bouge de la rue Guisarde, former au sujet de ceux-ci des projets plutôt déshonnêtes, en compagnie de Gauthier Gendry et de la Baleine. Ce dernier avait renoncé aux affaires, son commerce de marchand d’amandes ne lui ayant causé que des déboires, sans qu’il y trouvât la compensation d’apprendre ce qu’il voulait savoir. Il n’en avait pas moins un nouveau grief contre les prévôts dont la présence inopinée l’avait empêché de châtier Jean-Marie Berrichon comme il le méritait. Aussi, en attendant de retrouver le gamin, pensait-il pouvoir, dès le soir même, se venger sur ses défenseurs. Si donc l’hôtelière du Trou-Punais en voulait beaucoup à l’argent de Cocardasse et de Passepoil, et fort peu à leur vertu, les quatre gredins cités plus haut n’en voulaient qu’à leur vie et toutes leurs dispositions étaient prises. Mais ce qu’on souhaite le plus en ce bas monde ne réussit pas toujours. La Paillarde avait beau interroger l’horizon du seuil de sa porte, de même que les bandits avaient eu beau fourbir leurs rapières pour l’honneur qu’elles allaient avoir de trouer le corps aux auxiliaires de Lagardère, tout le monde devait en être pour ses frais. Au coucher du soleil, la Baleine et Gendry se rendirent donc au cabaret de Crèvepanse, tandis qu’Yves de Jugan et Raphaël Pinto entraient au Trou-Punais, où il n’y avait pas une table occupée. -Comment! pas encore arrivés, nos camarades d’hier?... demanda Yves de Jugan dès qu’il eut parcouru la salle d’un regard. -Je n’ai rien vu, répondit la Paillarde. D’ailleurs, il n’est pas encore l’heure. -J’espérais les trouver en avance et les prier à souper avec nous. -Tudieu! s’écria Pinto, pourvu qu’ils n’aillent pas nous manquer ce soir; mon gousset est presque vide et j’ai besoin de leur gagner quelques écus pour me refaire. -Holà!... tout beau!... interrompit l’hôtelière. Je serai du jeu la première et, si quelqu’un doit gagner, il me paraît honnête que ce soit la maîtresse du logis. -On verra cela, la belle, ripostèrent les jeunes gens. En attendant, servez-nous à souper et tirez du vin pour Cocardasse; il aura soif en arrivant ici. Une bonne heure se passa pendant laquelle les deux gaillards jouèrent des mâchoires avec cette supériorité que donne un appétit de vingt ans. C’est à peine si de temps en temps ils levaient la tête pour échanger quelques gras quolibets avec les servantes. Les prévôts n’arrivaient pas et la Paillarde, sensiblement énervée par cette attente, faisait une navette perpétuelle de sa chaise à la porte. Les jeunes gens, qui avaient entamé une partie de dés, paraissaient également inquiets et pas du tout à leur jeu. Yves de Jugan sortit même pendant quelques instants et, après un coup de sifflet donné devant la porte du cabaret de Crèvepanse, fut rejoint par Gauthier Gendry. -Sont-ils là? demanda celui-ci. -Pas encore; ils ont pu être retardés, mais je suis certain qu’ils viendront. -C’était bien convenu pour ce soir? -Absolument. -N’oublie pas de griser Cocardasse et tous les deux si tu peux. Quand ils seront prêts à partir, viens me faire le signal, je t’attendrai. Yves de Jugan vint retrouver Pinto et l’attente se prolongea près d’une heure encore. -Ils ne viendront pas, grommelait la Paillarde; gare à ce Passepoil s’il essaie de se moquer de moi! -Le fait est qu’il aurait grand tort, dit ironiquement Pinto. Quand on a le bonheur d’avoir gagné les bonnes grâces de Vénus, il ne serait pas pardonnable de les dédaigner. -Tais-toi, mirliflore, fit la femme, mes bonnes grâces ne sont pas pour un cadet de ta sorte, et je m’arrangerai bien avec ceux pour qui je les garde. -Et s’ils ne venaient pas, reprit Raphaël en veine de contrarier l’hôtesse, peut-être aurions-nous la chance d’être agréés pour les remplacer? -Morveux!... je t’ai dit de te taire, gronda la Paillarde qui s’avança la main levée. Pinto fit le plongeon sous la table. Yves de Jugan mit le holà... Ce n’était pas le moment de se faire jeter à la porte. -Ils viendront, dit-il, j’en suis sûr. Taisez-vous, voici quelqu’un. En effet, un homme entra, tout en remettant son épée au fourreau. Il était un peu pâle et semblait avoir besoin de se réconforter au plus vite. Malheureusement, il ne ressemblait en rien ni à Cocardasse ni à Passepoil, et il n’était pas besoin de le regarder à deux fois pour s’apercevoir qu’il appartenait à l’une de ces bandes de coupe-jarrets toujours embusqués aux alentours de l’égout. Sa personne et son accoutrement ne payaient pas de mine. Pinto lui ayant demandé ce qui venait de lui arriver, l’inconnu le dévisagea avec méfiance et lui répondit d’un ton rogue: -Rien, ou, dans tous les cas, c’est mon affaire. Puis il alla s’asseoir à une table, dans le fond de la salle, et appelant la Paillarde, il commanda: -Donne-moi à boire et vivement. -Oh! oh!... fit celle-ci; il faudrait voir à prendre un autre ton... Avant de commander si fort, as-tu de l’argent? -De l’argent, non... mais j’ai de l’or, et qui n’est pas passé par l’hôtel de la Monnaie. Il fouilla dans sa poche et en tira une chaîne de femme qu’il fit sauter dans sa main, en disant: -Regarde... cela vaut de quoi boire toute la nuit, moyennant quoi tu pourras te la passer au cou. La Paillarde voulut soupeser la chaîne. L’homme ferma la main en ricanant: -Bas les pattes, ma grosse, tu l’auras quand je n’aurai plus soif. -Où as-tu pris cela? demanda-t-elle. -Si on te le demande... L’hôtesse planta ses poings sur ses hanches robustes. -Pas de cachotterie, dit-elle. Tu viens de voler ça, l’ami, et pas bien loin d’ici. J’aime à savoir ce qui se passe autour de mon auberge, quand cela serait que pour me distraire, moi qui ne mets jamais les pieds dehors. -Il fallait y venir voir. -J’aime mieux que tu dises ce que tu as vu, toi. -Moi, je n’ai rien vu. -Rien vu!... toi?... Tu sais, mon petit, ce n’est pas à la Paillarde qu’on en conte et ce n’était pas pour abattre des noix que ton épée était tirée tout à l’heure. Le malandrin se rebiffa: -Je te dis que je n’ai rien vu, puisqu’il faisait noir. Laisse-moi la paix, ou je m’en vais ailleurs. Si je ne veux rien dire, ce n’est pas toi qui me feras jaser, la commère! -Erreur profonde! s’exclama la Paillarde, qui, d’un mouvement imprévu, arracha sa rapière du fourreau. L’ayant ainsi désarmé, elle fit un pas en arrière et, de sa main libre, tirant un pistolet de son corsage, elle en braqua le canon sur la tempe de son singulier client. -Tu n’es pas le premier ni le dernier, ajouta-t-elle, que je ferai causer malgré lui. Et je t’engage à ne pas te faire prier davantage si tu tiens à ignorer les autres leçons dont je sais faire usage pour délier les langues. Yves de Jugan et Raphaël Pinto suivaient cette scène avec intérêt. Quant aux servantes, bien qu’elles fussent accoutumées aux manières expéditives et guerrières de leur maîtresse, elles l’applaudirent. -Tu les vois, dit l’hôtelière en montrant les viragos réunies autour d’elle. C’est ma bande, cela, et elle vaut la tienne, car il faudrait pas mal d’hommes pour leur faire peur. Il te faut jaser, mon gaillard, si tu ne veux passer un vilain quart d’heure entre leurs pattes. Le bandit essaya de s’esquiver. Une des femmes avait vu son mouvement, elle lui barra crânement la porte et, d’un coup de tête dans la poitrine, l’envoya rouler sous la table. -Bien, dit la Paillarde, cela te rendra docile. Mais l’homme était têtu: -Non, je ne parlerai pas, fit-il. Je ne sais pas qui sont ces deux-là. Il désignait du doigt Jugan et Pinto qui se mirent à rire. -Nous ne sommes ni des exempts, ni des policiers, répondirent-ils, et tu peux raconter ton histoire à ton aise, mon bonhomme. Il est même fort possible qu’elle nous intéresse. À boire, vous autres, cela lui déliera la langue. Devant les brocs, l’homme se décida: -Vous avez peut-être vu, commença-t-il, de jolies dames se promener tout l’après-midi aux alentours de la Grange. Elles ont eu le tort d’y rester trop tard et ce n’était pas tout à fait de leur faute, car on avait grisé les cochers qui conduisaient leurs carrosses et scié aux trois quarts un des brancards. -Qui étaient ces dames? -On ne leur a pas demandé leurs noms. Elles avaient de beaux bijoux et de l’or dans leurs poches; c’est tentant pour ceux qui n’ont rien de tout cela, d’autant plus que, dans notre métier, on ne dédaigne pas une jolie femme à se mettre sous la dent, un soir de brouillard. -Je comprends, coupa la Paillarde, vous les avez attaquées pour les détrousser... et le reste. -Tu l’as dit, la belle, et le coup était supérieurement organisé. Ce qu’on avait prévu est arrivé: le brancard s’est rompu, le carrosse a versé; nous sommes alors survenus pour offrir nos services et alléger la charge. C’est même à ce moment que cette chaîne s’est trouvée au bout de mes doigts; j’ai donné un petit coup sec et de ma main elle est passée dans ma poche. -Combien étiez-vous dans ce guet-apens? -Une douzaine. Il y avait autant de femmes et rien n’empêchait les voitures de s’en retourner à vide. Les dames se seraient retrouvées demain matin sans une égratignure. -Vous êtes des lâches! dit la Paillarde. On n’attaque pas des femmes qui n’ont personne pour les défendre et ne sont pas capables de se défendre elles-mêmes. Il vous en aurait cuit de vous attaquer à nous autres. -C’est possible, mais quant à celles-là, tu en parles à ton aise, la bourgeoise. Celles qui ont peur du loup n’ont qu’à pas venir se fourrer dans sa gueule. Pour nous autres, tout gibier est bon, surtout quand il a la peau douce et la bourse garnie. -Enfin, que s’est-il passé? -Il s’est passé que nous n’avons eu ni femmes ni argent et que cinq des nôtres sont restés sur le carreau, après qu’une moitié avait décampé. -Une moitié, plus un, et c’est toi... -Tu sais compter, la belle. Comme j’étais le dernier, je n’ai pas jugé à propos de compléter la demi-douzaine de blessés ou de morts. J’ai gagné au large et me voilà. -C’est bien dommage... Dis-moi, qui donc vous a si bien caressé les côtes? Je ne suppose pas que ce soient les dames que vous dévalisiez? -Il a suffi de deux hommes, ou plutôt de deux démons. Ah! ceux-là, je vous en réponds, savent manier une épée. Yves de Jugan et Raphaël Pinto échangèrent un coup d’oeil. -Comment étaient ces deux hommes? demandèrent-ils presque simultanément. -Il y avait surtout un grand escogriffe qui poussait des jurons formidables, et s’y entendait à vous envoyer de son fer dans la poitrine ou bien au milieu du front! -Cocardasse! murmura Pinto à l’oreille de son voisin. -Et l’autre n’était pas en reste, reprit l’homme. C’était une sorte de gringalet qu’on aurait dit monté sur des ressorts d’acier. Celui-là ne disait rien: son épée parlait pour lui. -Passepoil! dit cette fois Jugan à l’oreille de Pinto. -Je ne sais, poursuivit le bandit, d’où sortaient ces deux coquins, et je n’irai pas m’enquérir de leur adresse. D’ailleurs, je ne les rencontrerai peut-être jamais, car... La Paillarde lui posa la main sur l’épaule; elle aussi avait deviné de qui il était question. -Que veux-tu dire? s’écria-t-elle. -Dame!... Ils ont donné pas mal de coups d’épée, mais ils ont dû aussi en recevoir et il n’y aurait rien d’impossible à ce qu’à cette heure, ils soient en train de crever auprès de ceux qu’ils ont si malmenés... Je n’ai pas attendu pour voir ce qu’il en était. -Gredin! gronda la Paillarde, s’il leur est arrivé malheur, tu paieras pour les autres... -Eh quoi?... Vous les connaissez donc?... -Nous les attendons ici depuis près de deux heures... C’est grand dommage qu’ils ne vous aient pas mis tous en broche comme des poulets, toi le premier! -Ah! pardon!... c’est fort heureux pour moi et pour vous aussi; car alors je n’aurais pas pu vous dire ce qui a eu lieu et cela ne les aurait pas empêchés d’être blessés ou morts, s’ils le sont. -C’est ce que je veux savoir! dit la Paillarde après s’être frappé le front. Tu vas nous y conduire. D’abord, donne-moi la chaîne que tu avais tout à l’heure. -Un moment; je n’ai pas bu pour ce qu’elle vaut. -Assez de réflexions!... Donne, ou sinon tu vas aller rejoindre les autres. Le bandit vit bien qu’il fallait s’exécuter et la chaîne de cou de Cidalise passa dans les mains de la Paillarde qui, dès le lendemain, devait s’en orner la gorge. Yves de Jugan s’esquiva quelques minutes pour prévenir Gendry de ce qui se passait, et celui-ci se prépara à les rejoindre, comme par hasard, avec la Baleine, dès qu’ils se seraient mis en route pour rechercher les prévôts. Si l’on ne retrouvait que leurs cadavres, la besogne serait toute faite. L’hôtelière mit un falot dans les mains de Pinto, un autre dans celles du coupe-jarret. Elle-même, un pistolet au poing, marchait derrière celui-ci. -Préparez des lits, dit-elle aux servantes; s’ils sont seulement blessés, nous les rapporterons ici. Allons, en avant, et par le plus court chemin. L’étrange cortège se mit en route, à la lueur vacillante des falots, et, dans la nuit sans lune, il présentait un aspect lugubre. Moins d’un quart d’heure après, on se heurta à un cadavre qui grimaçait. -Bon, et d’un, fit la Paillarde après l’avoir examiné. Ce n’est pas ce que nous cherchons. Le sol était piétiné; on enfonçait dans la vase mêlée de sang. -Un autre, dit la femme en poussant un nouveau cadavre du pied. -Je le connais, s’exclama le malandrin, il doit être frappé au front. -C’est de la besogne proprement faite, railla la Paillarde après s’être baissée pour constater. La main qui a porté ce coup-là doit être habituée à expédier des gentilshommes sans détériorer leur pourpoint. On compta cinq corps presque déjà froids, mais on eut beau explorer les environs, on n’en trouva pas d’autres. -Hé! là!... que cherchez-vous donc, les camarades? demanda une voix par-derrière. C’étaient Gendry et la Baleine qui arrivaient à la rescousse. L’hôtelière les toisa: -Qu’est-ce que vous voulez, vous autres? -Holà! ne vous fâchez pas, la petite mère!... Est-ce que vous auriez perdu des amis là-dedans? Si vous avez besoin de nos services, nous voilà à votre disposition. -Nous n’avons plus besoin de personne, grogna la femme. Mais Gendry ne l’écoutait pas et se faisait narrer complaisamment par Yves de Jugan ce qui avait eu lieu. -Alors il en manque deux à l’appel! demanda-t-il. -Oui... Cocardasse et Passepoil... -Hein!... vous dites?... Cocardasse et Passepoil!... Mais ce sont de mes amis et je serais fort marri qu’il leur fût arrivé malheur. Cherchons bien, mes enfants, afin de leur porter secours au plus tôt. Le seul témoin du combat crut devoir expliquer: -Peut-être n’étaient-ils que blessés, et encore je ne sais pas. -Blessés!... Mais alors ils auraient pu se traîner quelque part. Gauthier Gendry prit le falot des mains de Pinto et se mit à fouiller les moindres recoins, jusqu’aux touffes d’ajoncs. Il eût payé cher le plaisir de découvrir Cocardasse et Passepoil, ou tout au moins l’un des deux, étendus sans vie sur le dos, les bras en croix. Il fallut bientôt y renoncer, et l’ex-sergent aux gardes, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre émue, se fit à faire le panégyrique de ses prétendus amis. Un peu plus, il eût versé des larmes sur leur fin malheureuse. Cependant le malandrin, qui cherchait toujours sous la surveillance de la Paillarde, se frappa soudain le front. -J’ai une idée, dit-il. -C’est le moment de la faire connaître, mon bonhomme, conseilla l’hôtelière assez durement; parle. -S’ils étaient blessés, les dames pour lesquelles ils avaient exposé leur vie n’ont pas voulu les abandonner et les ont emmenés dans leurs carrosses... C’est inutile de les chercher ici... -Tu as peut-être raison, approuva la Paillarde après une minute de réflexion. Et sur un ton farouche, elle murmura: -Pourtant, j’aurais voulu les soigner moi-même. Elle n’ajouta pas que c’était pour ce qu’elle eût pu y gagner. Gauthier Gendry s’était rangé à l’opinion commune, mais il n’en éprouvait pas moins le besoin de mettre les choses à son propre point de vue à lui. -Cela est peut-être vrai, murmura-t-il; cependant, qui nous prouve qu’ils n’ont pas pu mourir en route? En commentant cette dernière hypothèse, on s’en retourna au Trou- Punais et le long du chemin Gendry reprit ses lamentations sur le sort de ses amis. En quittant la Paillarde à sa porte, il lui promit de se renseigner sur ce qu’il était advenu d’eux et de le lui faire savoir dès qu’il aurait pu en être informé. Puis s’en alla, suivi de la Baleine, avec un pleur simulé au bord des paupières. C’est ainsi que Cocardasse et Passepoil, à l’heure où ils goûtaient toutes les délices de la bonne chère et de la belle chair, eurent leur oraison funèbre, ce qui ne les empêcha pas de continuer à se porter comme le Pont-Neuf. Si, plus tard, ils devaient rencontrer Gauthier Gendry, ils lui feraient bien chanter une autre antienne. ** Chez La Paillarde. -Or donc, ma caillou, disait Cocardasse à son alter ego en franchissant de compagnie la porte de Richelieu, qu’il va faire une nuit splendide!... -La nuit est propice aux amours, murmura frère Passepoil, dont le coeur était toujours aussi prompt à s’enflammer. -Eh! vivante étoupe que tu es, là où nous allons, c’est un peu le temple de l’Amour... il y a là des dames qui ne doivent pas dédaigner la bagatelle... -C’est de leur âge... et du mien... -Ver!... Je crois que quand ta mère elle te mit bas le long d’un pré de Normandie, la mienne elle était bien près d’en faire autant sur les rives de la Garonne. -Possible... mon noble ami... mais j’ai le coeur toujours jeune... et j’ai bien peur que le tien ne soit noyé dans le liquide. -Que non, pétit; que non!... Un homme est bien formé, vois-tu, se distingue des moins bien venus en ce qu’il sait boire... Il faut être jeune et sans raison ou vieillard et malade, pour perdre un temps précieux en révérences aux demoiselles... Eh donc! songer à la bagatelle, c’est une toquade du diable! Le regard que Passepoil jeta sur son noble ami n’était pas exempt d’une certaine pitié. -Tu as cependant devant les yeux l’exemple du contraire, reprit-il d’une voix douce et persuasive. Est-ce que M. de Lagardère, notre maître, ne remuerait pas le monde pour celle qu’il aime?... Est-ce que M. de Chaverny n’est pas féru d’amour pour Mlle Flor?... Il n’y a dans la maison que Jacinta qui soit rebelle au mariage... -Té!... touche-lui-z-en deux mots, pour voir. -Je ne lui en ai dit qu’un et j’ai reçu de sa belle main un grand soufflet... mais c’est encore du bonheur. -Oïmé! s’exclama le Gascon en éclatant de rire; tu peux redoubler, ma caillou; avec un peu de patience, on vient à bout de tout. -Elle n’est pas patiente sur ce chapitre-là et je recevrais deux soufflets au lieu d’un... Nous aurions pourtant fait si bon ménage ensemble!... -C’est peut-être mieux ainsi, mon pitchoun. Elle est trop jeune et jolie pour un vieux singe comme toi et sans doute, mon pauvre Amable, qu’il aurait pu t’arriver malheur. -Ventre de biche! répliqua le Normand vexé, c’est à savoir. Jacinta est de taille à se défendre contre les entreprises des galants... -Hé! là! povéro, que te voilà naïf, et parlant déjà comme un mari... On t’aurait dit d’aller regarder à droite pendant que ta femme elle se serait fait embrasser à gauche. Vois-tu, mon pétit, nous ne sommes pas du bois dont on fait des Josephs et le meilleur ménage de la terre, vivadiou! c’est encore celui de Cocardasse et de Passepoil. Ce dernier soupira: -Il manque cependant de bien des charmes... -C’est peut-être que tu ne sais pas les voir; quant à moi, je n’ai pas de goût pour le conjungo. Mon épouse, c’est ma Pétronille: elle ne crie pas, fait proprement sa besogne et ne me trompe jamais; sans compter, pitchoun, que nous avons fait trop de veuves dans notre vie pour nous exposer à ce qu’on nous rende la pareille. -Chacun son idée, et si bon ménage que nous fassions ensemble, nous ne sommes guère d’accord sur ce point. -Té!... c’est bien tant pis. D’ailleurs, il n’est pas question de nous marier ce soir. -Est-ce qu’on peut jamais savoir, Cocardasse? Quelquefois le coeur parle au moment où on s’y attend le moins. -Cornebiou!... Je suis sûr que le mien il ne parlera pas!... Mais pourquoi, diable! n’as-tu pas choisi dans le tas hier au soir?... Mlle Cidalise elle aurait fait une dame Passepoil fort présentable... Le Normand répliqua, en lançant à son noble ami un indéfinissable regard: -Trop présentable... Ce n’était pas là chaussure à mon pied. -Pécaïre!... où voudrais-tu te chausser, mon mignon?... La Paillarde elle est, je crois, rudement au-dessus de ta mesure. -Elle serait si jolie si elle ne louchait pas!... Cependant, elle me fait plus de peur que d’envie. -Les femmes qui regardent de travers, elles ne trouvent jamais que leurs maris marchent droit. Méfie-toi de celle-là, couquinasse, surtout que ce n’est pas toi qui porterais les culottes. Quand le charbonnier il n’est pas maître dans son chez-soi, c’est rare si les choses ne vont pas mal. -Je suis bien de ton avis, Cocardasse. Mais il y en a d’autres que Mlle Cidalise et la Paillarde. Enfin, qui vivra verra. Puisque tout le monde se marie, il faudra bien que notre tour arrive. -Bagasse!... je te donne le mien et si le fils de Cocardasse senior il doit mourir, je te jure que ce sera dans la peau d’un célibataire. Tout en jacassant ainsi, les deux compères avaient dépassé les remparts et gagné la campagne; ils marchaient de ce pas alerte des gens qui n’ont rien à redouter, ou tout au moins qui s’en moquent. Le jour s’obscurcissait peu à peu, et le brouillard qui montait des marais commençait à envelopper les objets. De temps en temps le Gascon mettait le pied dans une flaque d’eau, ce qui était prétexte à un juron formidable et Passepoil, à qui arrivait le même accident, trouvait que, décidément, ce quartier n’était pas un pays de Cocagne. -Trouves-tu pas, dit-il, qu’il ne fait pas très bon ici, au milieu des ténèbres? Si la Paillarde ne nous garde pas jusqu’au lever du jour, j’ai idée qu’il ne fera pas bon patauger ici passé minuit. -Holé!... pourvu que nous voyions le bout de notre nez, cela nous suffit. Nous sommes un peu comme les chauves-souris, nous autres. -Possible que cela puisse nous servir d’ici quelques heures... -À quoi songes-tu, ma caillou?... Nous nous trouverons si bien au Trou-Punais que nous y serons encore au lever du soleil. Oublies- tu que la Borgnotte elle a un faible pour toi et que tu pourrais bien trouver la nuit trop courte. Pour ce qui me regarde, elle ne sera jamais assez longue tant que j’aurai à boire. Bientôt ils atteignirent l’auberge, dont la porte était grande ouverte, inondant le chemin de lumière. Un peu plus loin, les deux fenêtres étroites et grillées du cabaret de Crèvepanse semblaient deux yeux rouges et sanglants, ouverts sur les mystères de la nuit. Le Gascon vint encadrer sa longue silhouette dans le vide de la porte et se tournant vers son compagnon: -As pas pur! fit-il d’une voix tonnante. Entre, mon bon, nous sommes au port. Puis, faisant un pas à l’intérieur, il ajouta en agitant son feutre au bout de son bras osseux: -Salut! belles dames! amitiés, mes gentilshommes! Frère Passepoil se tenait un pas en arrière. Puisqu’on était au port, il ne demandait qu’à jeter l’ancre, mais son oeil cherchait en vain le regard fuyant de la Paillarde pour se rendre compte s’il ne faudrait pas essuyer dès l’entrée quelque gros orage. -Vivadiou! reprit son compagnon, Cocardasse junior et son pétit prévôt ils présentent leurs hommages au sexe et personne ne bouge. Quiès à ca? La compagnie ne se composait, en dehors de l’hôtelière et de ses servantes, que d’Yves de Jugan et de Raphaël Pinto, qui échangèrent un regard de satisfaction. -Cocardasse! Passepoil! s’écria-t-on de toutes parts. -Enfin, vous voilà, dit la Paillarde en se précipitant à leur rencontre; et sains et saufs, à ce que je vois. -Ver?... Pourquoi n’en serait-il pas ainsi? -Vous n’êtes blessés ni l’un ni l’autre? À cette question, les deux maîtres d’armes se regardèrent, et Passepoil crut devoir déclamer sur un mode tendre, en se touchant la poitrine: -Blessé au coeur, si fait, ô Vénus! -Caramba! gronda Cocardasse avec amertume; cette fougasse, il ne saura jamais commander à ses passions! «Qui donc se serait permis de faire un accroc à notre basane? ajouta-t-il en s’adressant à l’hôtelière. -Ne vous défendez pas... fit celle-ci. Nous savons que vous vous êtes battus comme des lions, pas plus tard qu’hier soir, et que vous avez sauvé la vie à de jolies dames. -Pécaïre!... c’ta couquin de Passepoil et moi nous n’avons jamais permis qu’on manque de respect au sexe en notre présence... Mais cela ne nous dit pas comment vous avez su la chose. La Paillarde attira sur son giron le tendre Passepoil qui n’eut garde de protester: -C’est bien, mon poulet, ce que tu as fait là, lui dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre câline. Mais j’ai eu une belle peur pour toi et pour ton camarade. -À propos de quoi? demanda le Normand, vaguement inquiet de voir la femme au courant des événements de la veille. -On nous avait dit que vous étiez blessés... peut-être tués, et nous sommes partis aussitôt à votre recherche pour vous porter secours. Tout est pour le mieux, puisque vous voilà bien portants. -Cornebiou!... quel est le bélître qui vous avait annoncé cette bagasse de nouvelle? Il ne savait donc pas, celui-là, que Pétronille elle est fée? -Vous avez donc fait un pacte avec le diable? demanda Yves de Jugan, sur le front duquel se creusa un pli d’inquiétude. -Té!... nous ne le connaissons pas, mais nous envoyons tellement de gredins à sa chaudière que le malin il ne songe guère à se priver de nos services. -Vous en avez déjà tué beaucoup? questionna Pinto à son tour. -Pas encore tant que nous en tuerons, mon péquiou. -Nous ne les comptons plus, c’était trop fatigant, ajouta négligemment Passepoil qui voulait se mettre au diapason de son ami et gagner dans l’estime de celle qu’en son for intérieur il qualifiait de «reine des amours». -Et ce qu’il y a de plaisant, reprit le Gascon, c’est que les couquins ils viennent d’eux-mêmes se mettre au bout de notre épée, comme des bestioles autour d’une lumière. M’est avis même qu’il y en a quelques-uns pour le moment qui sont tout prêts à y venir et qui y perdront plus que leurs ailes. Cette allusion jeta un certain trouble dans l’esprit des deux jeunes gens dont les regards se croisèrent. -Vous savez où les trouver, ceux-là? demanda Yves de Jugan. -Hé! mon bon, si nous le savions, il y a longtemps qu’ils auraient fini de rire. D’ailleurs, cela nous est égal, nous sommes certains qu’ils y viendront bien tout seuls. On n’évite pas son sort. Tenez, je ne donnerais pas quatre sols du temps qu’il leur reste à vivre. Cette vantardise produisit un singulier effet sur les interlocuteurs du Gascon. Ils s’empressèrent de changer le cours de la conversation. -Si nous buvions à votre santé? dirent-ils avec ensemble. -Asseyez-vous, appuya l’hôtelière, on vous contera tout à l’heure ce qui s’est passé ici hier. -Ver! la petite mère a raison. On va vous montrer, les pitchouns, que personne encore il n’a fait de trou au gosier de Cocardasse et que celui qu’il a depuis sa naissance il n’est pas affligé d’une fuite. Bientôt le choc des gobelets et des verres se mêla aux glouglous du vin dans les gorges, aux clappements de langues. Frère Passepoil, blotti sur le sein de la Paillarde, qui lui faisait un collier de ses deux bras nus jusqu’aux coudes, ne s’était jamais senti mieux à son aise. Yves de Jugan ne voulait pas laisser à d’autres le soin de conter aux prévôts ce qui s’était passé la veille au soir à l’auberge du Trou-Punais, ce qui lui permettait de le faire à sa fantaisie, en passant certaines choses sous silence. Aussi, c’est à croire qu’il oublia bien volontairement de parler des deux hommes qui s’étaient joints à eux pour les aider dans leurs recherches. Si quelqu’un eut relevé cette omission, il lui eût été loisible de dire qu’il ne les connaissait pas. L’hôtelière était bien trop à la joie d’avoir retrouvé les deux nigauds qu’elle voulait plumer pour prêter une attention quelconque aux paroles du jeune homme. -Caramba! s’écria le Gascon ému de sollicitude, nous sommes ici tous camarades. Embrasse ta voisine pour toi et pour moi, mon pétit prévôt, si toutefois elle le permet. Amable ne se le fit pas dire deux fois et la Paillarde permit si bien que pour un baiser elle en rendit quatre. -Je vous avais fait préparer de bons lits bien doux, roucoula-t- elle, des lits où je vous aurais si bien soignés et dorlotés, si seulement vous aviez été un tout petit peu blessés. -Cornebiou! rien ne nous empêchera de faire comme si nous l’étions et, au lieu de drogues, de nous administrer quelques pintes de bon vin. De rencontrer une si aimable hôtesse, hé donc! ce serait à me faire adorer les femmes tout comme mon ami Passepoil. -Il les aime donc bien, le cher petit? -Ah! le pôvre! Il cède tant et tant au torrent tumultueux de ses passions qu’il en sèche sur tige!... Demandez-lui plutôt si hier soir... Il reçut un grand coup de pied sous la table, mais cet avertissement arriva trop tard à destination. Les quelques mots prononcés avaient mis la Paillarde en éveil. -À propos, dit-elle en plantant son regard torve dans les yeux de sa victime, où avez-vous terminé votre nuit? Puisque vous n’étiez pas blessés, pourquoi n’êtes-vous pas venus? À certains moments, le Normand était pris de court et la plus simple question provoquait de sa part une réponse tellement ridicule qu’on voyait aussitôt qu’il voulait mentir. Si on lui reprochait de n’avoir pas fait une chose convenue, il avait une réponse invariable qui pourtant ne lui avait jamais réussi. Cela ne l’empêcha pas de la sortir en cette occasion, tout comme il l’avait sortie le matin même à Chaverny: -Nous... n’avons pas eu le temps. -Comment... pas le temps? se récria l’hôtelière. Il était à peine dix heures quand a eu lieu ce combat et, en admettant qu’il ait duré un quart d’heure... -Bien moins que cela, se hâta d’interrompre Cocardasse; le temps de coucher cinq hommes sur le carreau, une minute pour chacun... Ah! pécaïre!... nous ne faisons pas les choses à moitié, nous autres; parlez-en un peu à mon petit prévôt... -Non, pas à moitié... avec nous, c’est tout ou rien... opina Passepoil, lequel avait conscience que Cocardasse allait s’enferrer dans une histoire dont ils auraient ensuite à eux deux toutes les peines à sortir. Ce lui fut une occasion d’envoyer un nouveau coup de pied dans les mollets du Gascon, pour l’inviter à retenir sa langue. -Vivadiou! s’écria celui-ci, il nous fallut bien reconduire ces dames jusqu’à l’intérieur des fortifications, où nous leur souhaitâmes le bonsoir. Par exemple, pour une raison ou pour une autre, lorsque nous voulûmes revenir sur nos pas, on nous ferma la porte au nez. M. le lieutenant de police il avait donné l’ordre de laisser entrer dans Paris tous ceux qui voudraient et de ne laisser sortir personne. Sans doute qu’il avait pour cela ses raisons, d’autant plus que c’est lui le plus fort. Cette histoire ne tenait pas debout, mais elle pouvait paraître vraisemblable à cette époque où le seul moyen de s’emparer d’un gredin de haute volée était de lui empêcher d’abord de prendre la clef des champs. -J’accepte cette excuse, dit la Paillarde en regardant Passepoil qui venait de pousser un grand soupir de soulagement. Tu sais que je suis jalouse et que tu as à choisir entre les dames d’hier et moi. Gare à toi, mon agneau, si ce n’était pas moi que tu choisisses. -Mon choix est fait, répondit le Normand sans enthousiasme, car il songeait que Cidalise était moins exigeante. Du moment où celle-ci n’était pas là, il pouvait bien donner ce soir la préférence à la Paillarde, sauf à la donner le lendemain à Cidalise si l’occasion s’en présentait de nouveau. Dans la vie, il faut savoir se plier aux circonstances. -Eh bien! mes gentilshommes, s’écria l’hôtelière, ce soir je vous tiens et je vous garde. Nous allons rire et jouer jusqu’à ce que le sommeil nous gagne. Libre à ceux qui voudront de rester à jouer, mais libre aussi à d’autres d’aller se coucher quand le coeur leur en dira; les lits sont prêts. Une forte pression du genou, pleine de sous-entendus, fit comprendre à frère Passepoil ce que cela voulait dire, et, moitié parce qu’il entrevoyait des joies auxquelles il ne se refusait jamais, il y répondit par la même voie. -Baissez les contrevents et fermez les portes, ordonna la Paillarde à ses servantes. Il faut que nous soyons chez nous, que personne ne vienne nous déranger. -Un instant, intervint Yves de Jugan. Préparez les dés et les cartes; je suis à vous dans quelques minutes. La grosse femme le regarda de travers. -Où vas-tu? -Déterrer une vieille bouteille que j’ai enfouie non loin d’ici, pour la déguster en l’honneur de nos nouveaux amis. Elle vient en droite ligne des caves du Régent et vous vous en lécherez les lèvres. -Vivadiou! s’écria le Gascon, elle sera la bienvenue. Nous la viderons à la santé de Son Altesse. Va vite, mon pitchoun, et reviens plus vite encore. Yves de Jugan demeura près d’un quart d’heure absent et s’en revint la mine confuse. Il prétendit que la bouteille avait été volée et que, bien mieux, on avait mis une grosse pierre à la place. -Pourtant, dit Pinto, il n’y avait personne là quand nous l’avons si bien cachée. -Personne, j’en suis certain, tempêta Jugan. Par le diable; si jamais je trouve trace du voleur, je lui ferai une telle entaille à l’estomac qu’il lui faudra bien rendre le vin qu’il m’a bu. Inutile de dire que cette histoire de bouteille dérobée était fausse d’un bout à l’autre. Yves de Jugan s’était tout simplement rendu derrière le cabaret de Crèvepanse pour s’y entretenir avec Gauthier Gendry. -Ils sont là, lui avait-il dit, mais ils ne paraissent pas disposés le moins du monde à quitter la place avant le lever du jour. -Corbleu? cela ne fait pas notre affaire, s’était écrié l’ex- sergent. Trouve un moyen pour les faire jeter dehors vers les deux heures du matin. -Je ne crois pas la chose possible. La Paillarde a des vues sur Passepoil et ne le lâchera pas avant demain. Une querelle n’aurait d’autre résultat que de nous obliger à dégainer dans la salle même, où nous ne serions pas les plus forts, car les femmes se tourneraient contre nous. -Tu ne vois pas d’autre moyen? -Aucun. -J’aviserai de mon côté. Retourne là-bas et toi et Pinto, tenez- vous sur vos gardes. Il faut que nous ayons ce soir la peau des deux prévôts. Yves de Jugan s’était hâté de regagner le Trou-Punais, trop hâté même, car dans sa précipitation il n’avait pas remarqué que quelqu’un qui avait sans doute surpris son colloque avec Gendry s’était attaché à ses pas. ** Mathurine. Parmi les viragos chargées de tous genres de services à l’auberge du Trou-Punais se trouvait depuis peu une jeune et plantureuse fille du pays de Caux, qu’on eût crue détachée d’un tableau de Rubens, à en juger par les copieux appas dont elle était dotée, sa chair ferme, ses joues roses et ses lèvres rouges. Belle, elle l’était, sans qu’on pût le nier; grande, bien faite, les traits réguliers, la chevelure blonde, abondante et soyeuse et les yeux bleus, limpides et très doux, elle était d’un aspect fort agréable. Non point que ce fût un morceau de roi, ni qu’elle eût la finesse des marquises de l’époque, qui portaient des corsets dans lesquels n’entreraient pas, de nos jours, des fillettes de quatorze ans, mais elle avait sa beauté à elle, une beauté de Normande robuste et saine, capable de résister à tous les assauts. Comment cette perle était-elle venue s’échouer dans un pareil bouge? Elle n’en savait trop rien elle-même. Partie de son pays, sans sou ni maille, elle avait pris le chemin de Paris, comme celui du seul endroit où elle pensait pouvoir se placer servante et gagner quelques sols. Son ambition se bornait à en ramasser assez pour retourner dans son village et trouver un épouseur. C’était là ce qu’elle avait ruminé, dans son gros bon sens de paysanne point du tout vicieuse. On avouera que, pour ses débuts, elle était fort mal tombée. La faute en avait bien été aux circonstances. Sur sa route, il ne lui avait pas été donné de manger à sa faim, ou bien ceux qui lui offraient de quoi se restaurer eussent exigé d’elle en échange ce qu’elle n’était pas disposée à leur donner. Ce fut ainsi qu’un beau soir, exténuée de fatigue et l’estomac dans les talons, elle se trouva devant l’auberge du Trou-Punais, d’où s’échappait une alléchante odeur de soupe au chou et de chapon rôti. Paris, avec ses remparts, ses tours et ses monuments, se profilait bien à une faible distance et, pour l’atteindre, il ne fallait plus qu’un effort. Cependant, tant elle était lasse et affamée, il ne lui était pas possible de faire un pas de plus. Elle s’assit donc sur un talus, en face du cabaret, et attendit que quelqu’un voulût bien avoir pitié d’elle. Ce quelqu’un se présenta sous la forme la plus inattendue, c’est- à-dire sous les traits de la Paillarde, qui ce soir-là se trouvait de fort bonne humeur. -Hé!... qu’attends-tu là, ma belle? lui demanda-t-elle en la voyant toute pâle, conséquence des tiraillements de son estomac vide. -J’ai faim! répondit la Normande. -Est-ce possible?... Tu n’as pas cependant l’air d’une mendiante. -Je ne mendie pas, mais je n’ai plus d’argent et je crois bien que je vais mourir avant d’arriver à Paris. -Que vas-tu faire à Paris? -Me mettre servante, si l’on veut de moi. Je suis forte et je ne boude pas à l’ouvrage, peut-être que je trouverai à occuper mes deux bras. L’hôtelière se mit à tourner autour d’elle, l’examina sous toutes ses faces comme si elle eût acheté du bétail à la foire. -Pardieu, oui, dit-elle; tu es robuste et tu fais un beau brin de fille. Je suppose que tu gagnerais bien ta journée et mieux encore ta nuit. Quel âge as-tu? -Vingt ans à la Saint-Blaise. -Tu les as fameusement employés, à ce que je vois... Dis-moi, cela ferait-il ton affaire de bien souper ce soir? Cette proposition était si extraordinaire que l’interpellée ne répondit pas; elle se contenta de humer l’odeur des aliments qui venait de la guinguette et ce mouvement était plus éloquent que tous les discours. -J’ai justement besoin d’une servante en ce moment, reprit l’hôtelière. Cela pourrait peut-être te plaire? -Oui-da, que cela me plairait et que je vous serais tout plein reconnaissante de me prendre à votre service. -Tes gages ne seront pas bien forts. Quoique ça, je ne suis pas une ogresse et tu pourras les augmenter si tu n’es pas bête. Allons, viens, ma fille; on va te donner à manger, je crois que c’est ce qui presse le plus. Avec beaucoup de précautions, elle l’aida à se lever, lui fit traverser le chemin en la soutenant par le bras et l’introduisit dans l’auberge. -Allez, vous autres, dit-elle, donnez à souper à cette jeunesse. Demain, quand elle aura dormi son saoul, vous lui mettrez le balai ou la casserole en main et j’ai idée qu’elle abattra de la besogne. Toi, ma fille, bois et mange: c’est heureux pour toi que tu te sois arrêtée juste en face de ma maison... À propos, comment t’appelles-tu? -Mathurine... Toutes les servantes conçurent une grande admiration pour la nouvelle venue en lui voyant engloutir avec aisance les nombreuses victuailles qui lui furent servies. La Paillarde n’était pas à y regarder; elle se rendait compte que les bras fonctionneraient aussi bien que la mâchoire et que la nourriture lui serait dix fois payée en travail. Aussi la poussait-elle à se restaurer amplement, tandis que la recrue regardait autour d’elle de cet air béat des vaches repues et dont on caresse le mufle. Elle n’avait pas le moins du monde la mine effarouchée, heureuse qu’elle était de ne voir autour d’elle que des femmes et se demandant cependant pourquoi il y avait tant de servantes pour une seule maîtresse. Pourtant les maritornes ne semblaient pas regarder cette intruse d’un bon oeil. Dans les circonstances particulières où elles se trouvaient, une belle fille plus jeune, plus fraîche et plus jolie qu’elles ne pouvait que devenir une rivale dangereuse. Mathurine, il est vrai, possédait un de ces airs naïfs qui ne trompent pas, et son regard innocent démontrait par avance l’inanité de ces craintes. À parler franc, elles pouvaient cependant s’émotionner, car, dans un tel milieu, la gauche campagnarde pouvait fort bien être tentée de changer d’esprit et cela dans un délai assez restreint. Aussi, n’y avait-il guère autour d’elle que des regards hostiles, que des chuchotements où la jalousie avait la plus grande part. La présence de la Paillarde, qui ne badinait pas avec la discipline et n’aimait guère qu’on discutât ses ordres, suffisait toutefois à empêcher la mauvaise humeur de se manifester. Pour le moment il ne fallait pas en demander davantage. Certes, si Mathurine avait été recueillie par la souveraine du Trou-Punais la bonté de coeur de cette dernière n’était pour rien dans l’opération. Elle avait supputé auparavant tout ce qu’elle pourrait en tirer, à quels travaux pénibles il lui serait possible de l’astreindre. Elle avait tablé encore davantage sur sa joliesse, qui attirerait les clients à l’auberge sans pour cela lui nuire à elle-même qui avait l’expérience et savait en user. Quand il s’agissait d’un gain quelconque, la Paillarde faisait flèche de tout bois. En cet instant, elle avait conscience d’avoir réalisé une bonne affaire. C’est pourquoi elle faisait si bon accueil à la Normande, se réservant, au cas où celle-ci ne marcherait pas droit, d’avoir toujours contre elle un argument auquel elle serait sensible, à savoir que, si elle ne l’avait pas ramassée au bord du chemin, elle y serait crevée comme une chienne galeuse. Après mille remerciements et un hoquet de satisfaction, Mathurine fut conduite à une soupente où le plus affreux grabat lui sembla délicieux, tant elle avait besoin de reposer ses membres exténués. Aussi y dormit-elle à poings fermés, ce qui ne l’empêcha pas, le lendemain, d’être debout avant tout le monde. Elle avait déjà rangé et balayé la salle quand les servantes se montrèrent, fripées et fanées dans le déballage de leur accoutrement matinal. Le soir venu, grâce au travail auquel elle s’était livrée, personne ne songeait plus à lui en vouloir de son intrusion dans l’auberge. Il n’y a rien de tel que de faire la besogne d’autrui pour en être bien venu. Mathurine ne tarda pas cependant à s’apercevoir que le cabaret était singulièrement fréquenté. Il y venait des traîneurs de rapière que les servantes qualifiaient de gentilshommes et pour lesquels elles avaient des familiarités un peu exagérées. Le langage de tous ces gens n’était pas pour la rassurer, pas plus d’ailleurs que certaines entreprises à son endroit de la part de gaillards habitués à mener les affaires tambour battant. Si elle rougissait d’un mot trop cru ou d’un geste canaille, on se mettait à rire en coeur et la Paillarde était forcée d’intervenir. -Elle s’y fera, disait-elle. Donnez-lui le temps de s’apprivoiser et laissez-la tranquille. Pour ce qu’ils valent, elle a bien le temps de connaître les hommes. De fait cette singulière commerçante n’était pas fâchée d’avoir à montrer chez elle une vertu authentique, qui, à l’occasion, pourrait servir d’appât. La rusée commère se promettait bien, d’ailleurs, de veiller à ce qu’on ne lui détériorât pas ce rare échantillon d’innocence perdu dans un bourbier. La Paillarde érigée en gardienne vigilante de la vertu, c’était tout moins nouveau et plaisant! Durant la seconde nuit que Mathurine passa au Trou-Punais, bien des choses la surprirent et la choquèrent, mais elle se résolut à fermer les yeux quand il le faudrait, et à se boucher les oreilles, se disant, qu’après tout, ses compagnes ne croyaient peut-être pas mal faire, la morale de Paris étant très certainement différente de celle du pays de Caux. Peu à peu elle s’était habituée à ce genre de vie et travaillait comme un cheval de labour sans se laisser distraire de sa besogne. Les autres pouvaient coqueter, se griser, se battre, mettre à coups de pied et à coups de poing les ivrognes dehors, la Cauchoise ne paraissait pas même s’en apercevoir et allait son train-train habituel, insensible aux flatteries comme aux injures, sachant même se faire respecter s’il en était besoin. Si bien que tous les soudards, spadassins et malandrins, habitués de l’endroit, avaient fini par en prendre leur parti et la considéraient comme un être à part égaré dans ce cloaque. Les choses allaient ainsi depuis près de trois mois quand Cocardasse et Passepoil mirent pour la première fois les pieds au Trou-Punais. Mathurine devina-t-elle que le brave Amable avait vu le jour au même pays, ou bien fut-elle frappée de ce qu’il paraissait plus doux et moins arrogant que les autres?... Toujours est-il qu’elle s’intéressa vaguement à lui, sans but précis et malgré que le pauvre prévôt n’eût rien de bien tentateur. Pourtant, qui sait?... Peut-être avait-il le pouvoir d’animer les statues, de transmuer le fluide amoureux qui était en lui? Peut- être sa perpétuelle incandescence était-elle assez puissante pour enflammer ce qui, jusque-là, n’avait pu même produire une étincelle? On vit parfois des choses plus bizarres. Il n’en est pas moins vrai que Mathurine, laquelle n’avait jamais bien regardé un homme en face, se surprit à lancer à la dérobée des oeillades à frère Passepoil qui n’en pouvait mais, trop préoccupé qu’il était des charmes de la Paillarde. Or, elle connaissait la jalousie de sa maîtresse. Elle savait aussi que quand celle-ci avait jeté son dévolu sur quelqu’un, il n’eût pas fait bon marcher sur ses brisées. Elle jugea donc prudent de ne rien laisser transpirer du sentiment qui l’envahissait malgré elle et ne fut pas la moins inquiète le soir où le malandrin avança que les prévôts pouvaient bien avoir été tués, ou tout au moins blessés. Quand elle les vit revenir le lendemain, un éclair de joie brilla dans ses yeux. Elle sut l’éteindre aussitôt et garder sa contenance habituelle. Elle y réussit si bien qu’à la voir aller et venir dans la salle, nul n’eût pu soupçonner la jalousie qui la torturait à l’aspect de l’hôtelière prodiguant à Passepoil ses amabilités. Elle était déjà assez au courant des us et coutumes de la maison pour connaître le but poursuivi par sa patronne. Bien que le coeur lui saignât de voir que Passepoil allait être dépouillé tout doucement et par persuasion de ses beaux écus sonnants et trébuchants, elle savait que, de ce fait, il ne courait pas d’autre danger. Toutefois, avec cette intuition qu’ont les femmes en de certaines circonstances, elle n’était pas loin de supposer qu’Yves de Jugan et Raphaël Pinto ne s’empressaient autant auprès des prévôts qu’avec une pensée de derrière la tête. Les fréquentes sorties du premier la veille, sa disparition ce soir même à la recherche d’une prétendue bouteille, -histoire dont elle avait deviné la supercherie, -avaient mis l’esprit de Mathurine en éveil. C’était elle, ce quelqu’un qui s’était attaché aux pas du jeune Breton allant à l’ordre chez Crèvepanse. La femme, même la moins adroite, passe maîtresse en finasserie dès qu’elle veut s’en donner la peine. Or, Mathurine n’avait eu que peu de mal à surprendre toute la conversation de Gauthier Gendry et de son sous-ordre, après avoir suivi ce dernier au sortir du Trou-Punais et s’être dissimulée le long de la route, derrière les pans de murailles, les buissons et les clôtures. Maintenant, sa religion était suffisamment éclairée sur les sentiments des jouvenceaux et de leurs complices du cabaret voisin, et elle se mettait martel en tête, cherchant un moyen pratique de mettre des bâtons dans leurs roues pour réduire leurs projets à néant. Sa première réflexion lui démontra qu’elle serait d’un bien maigre secours à Cocardasse et à Passepoil si elle ne parvenait à mettre ceux-ci en garde. Mais passer de la théorie à la pratique devenait plus difficultueux, le Normand semblant vissé aux côtes de la Paillarde... D’autre part, il fallait agir à l’insu de Jugan et de Pinto et Mathurine n’en voyait la possibilité que si les événements venaient à son aide... Le jeu commença. Bien que le verre de Cocardasse fût toujours consciencieusement rempli par les jeunes gens qui l’incitaient à boire, et non moins consciencieusement vidé par le Gascon, celui-ci ne paraissait pas devoir être ivre avant longtemps. Néanmoins, cette manoeuvre n’échappait pas à la Cauchoise qui, d’un côté, eût voulu la déjouer et de l’autre y voyait une chance de salut. Bien qu’elle redoutât ce qui aurait lieu si Passepoil passait la nuit à l’auberge, elle songeait que l’ivresse de son compagnon les empêcherait tous deux d’en sortir avant le jour. Les heures s’écoulaient... Les poches des prévôts se vidaient assez rapidement pour aller remplir celles de la Paillarde, sans compter les quelques écus qui tombaient par hasard dans l’escarcelle de Jugan et de son acolyte. Mais les perdants étaient beaux joueurs: pourvu que Cocardasse eût à boire et que Passepoil échangeât son argent contre un sourire, tout le monde se trouvait content. Les servantes avaient fini leur tâche, quelques-unes déjà ronflaient sur les bancs, dans des postures pleines d’abandon. -Hop!... qu’on s’aille coucher, s’écria soudain l’hôtelière en donnant du poing sur la table pour réveiller les dormeuses. Elle ajouta: -Il faut qu’il en reste une pour nous servir... Ce sera toi, Mathurine, car tu ne me parais pas avoir trop sommeil?... -Je resterai, répondit celle-ci enchantée. -C’est bien, ma fille. Voilà ce que c’est que de dormir ses belles nuits... Et la désignant du doigt, elle dit à Amable: -Vois-tu celle-là, mon joli chevalier, c’est la seule ici qui n’ait pas d’amoureux. -Ah bah!... fit Passepoil en dévisageant cet oiseau rare. Les femmes pourtant sont faites pour le tendre mal d’aimer, et celle- ci me paraît avoir tout ce qu’il faut pour en goûter. -Quand tu diras, mon poulet!... Elle est ainsi faite, et si enjôleur que tu sois, je te défierais bien de la mettre en faute. -Diantre!... Sur quel moule est-elle donc façonnée? -Je ne te conseille pas d’aller le lui demander, d’autant plus que, si tu en avais l’intention, c’est moi qui y mettrais bon ordre... Je n’admets pas le partage, sais-tu bien! -Capédédiou! gronda le Gascon entre deux gobelets; alors téné-le bien, belle dame, c’ta couquin, il flambe comme une étoupe! Pendant cette conversation, que Mathurine avait entendue en entier sans qu’il en parût rien, elle avait tourné le dos de façon à ce que le Normand ne pût voir la rougeur de son visage et surtout pour que cette même rougeur ne fût point remarquée par la Paillarde. Le principal pour elle était de rester là et que rien ne pût s’y passer sans qu’elle fût à même d’intervenir au moment opportun. Il lui semblait même, qu’à l’occasion, il lui serait facile d’empêcher les prévôts de s’en aller avant le jour; et si Jugan et Pinto cherchaient à les entraîner au-dehors, elle leur apprendrait de la belle façon que leur plan était percé à jour. Maintenant, rassurée, elle alla s’accoter dans un coin et se mit à ravauder des bas, non sans lever quelquefois les yeux pour contempler l’irrésistible Passepoil. ** Le Piège. Après toutes les constatations déjà faites, Mathurine ne tarda pas à s’arrêter à une autre beaucoup plus étrange. Il était de tradition au Trou-Punais que la Paillarde pouvait tenir tête, le verre en main, à n’importe quel buveur et sans en être incommodée elle-même. Il en avait coûté cher à certains qui l’avaient mise au défi, quand ils avaient dû payer la dépense. Pour le moment, il n’en était aucunement question. Cocardasse ne l’avait pas provoquée à une de ces beuveries épiques comme nous en avons vu une entre le Bossu et Chaverny, et si l’on avait vidé déjà pas mal de flacons, ce n’était que pour se maintenir le gosier frais. Certes, Yves de Jugan et Raphaël Pinto n’eussent pas mieux demandé que de voir l’hôtelière absolument ivre; mais ils n’étaient pas de taille à se mesurer avec elle, et quant à engager Cocardasse à le faire, ils n’y songeaient en aucune façon. Leur plan était d’amener les prévôts à une demi-ébriété qui se bornerait à paralyser une partie de leur volonté et pouvoir ainsi les entraîner au-dehors au moment opportun. Ils avaient lieu d’être satisfaits en ce sens: le nez du Gascon commençait à s’émerillonner assez joliment et le Normand sentait des bouffées de chaleur lui monter à la tête. Cependant la Paillarde et Mathurine gênaient singulièrement leurs projets, et s’ils avaient trouvé le moyen de se débarrasser de la première, il n’en était pas ainsi de la seconde. Leur perplexité se fût même doublée s’ils eussent pu savoir qu’elle les surveillait de si près. Depuis un instant, l’hôtelière clignait des paupières, bâillait à tout instant et faisait des efforts surhumains pour réagir contre le sommeil. -C’est singulier, dit-elle en se frottant les yeux; il me semble que j’ai envie de dormir, ma tête est lourde comme du plomb. C’était étrange, en effet, de voir cette femme, qui ne cédait jamais devant ce qui était contraire à sa volonté, se débattre contre une somnolence invincible. Elle se leva, s’étira les membres, fit quelques pas dans la salle et, attribuant cet engourdissement moins encore à l’immobilité à laquelle elle s’était astreinte qu’à ce qu’elle venait de boire, elle avala coup sur coup deux grands verres d’eau. Le remède fut inefficace. Il lui parut que ses jambes étaient molles comme de la laine; elle revint s’asseoir, essaya de plaisanter avec Passepoil. Sa langue s’empâtait à mesure, sa tête vacillait de droite à gauche. Elle avait la physionomie d’une personne prise d’ivresse et Mathurine la considérait du coin de l’oeil avec un étonnement mêlé de défiance. Enfin la Paillarde n’eut plus la force de parler; toute résistance étant devenue inutile, elle s’endormit sur la table dans le creux de ses bras. Si l’on eut demandé à Yves de Jugan la raison du regard de triomphe qu’il échangea avec son acolyte, peut-être n’eût-il pas voulu la donner. Or, il est nécessaire que le lecteur la connaisse, et la voici dans toute sa simplicité: Pendant que Mathurine était descendue à la cave, que Cocardasse avait le nez dans son gobelet et que Passepoil se faisait cajoler par l’hôtelière, Jugan avait glissé dans le verre de celle-ci une sorte de pilule rosée à peine grosse comme un pois et qui s’était dissoute instantanément. C’était Gauthier Gendry qui la lui avait remise. À cette époque où l’on avait souvent besoin d’endormir les gens pour un prétexte rarement honnête, il était dans certains quartiers des apothicaires clandestins qui faisaient commerce de ces petits bonbons sans danger pour la vie. Ils y gagnaient certes plus gros qu’à donner des clystères et n’avaient pas que des bandits pour clients. Ils étaient aussi visités par de fort jolies dames qui voulaient être bien sûres que leurs maris dormiraient alors qu’elles seraient ailleurs; et, pour elles, le prix des pilules variait à l’infini selon la richesse de leur mise. Gendry en avait eu quelques-unes à bon compte et sa première idée avait été de les utiliser pour les prévôts. Toutefois, il avait craint qu’elles n’eussent aucun effet sur Cocardasse, ce en quoi il avait peut-être eu raison. -Continuons notre jeu, dit Pinto; la belle se réveillera dans un instant. C’est autant de sols qu’elle ne nous gagnera pas. -Peut-être que demoiselle Mathurine a soif, opina Jugan, et ce serait poli à nous de l’inviter à boire quelques rasades en notre compagnie. -Coquin de sort! Amable, cette idée elle aurait dû te venir. Il ne faut pas que le beau sexe ici présent il souffre... -Non! oh! non, susurra Passepoil en risquant un coup d’oeil langoureux du côté où se tenait la Cauchoise. Nous sommes ici pour nous amuser, amusons-nous. Viens un peu, belle enfant, car au rubis du vin je préfère cent fois celui de ta joue! Maintenant que la Paillarde dormait à poings fermés, ce volcan de frère Amable pouvait risquer une déclaration à Mathurine, dont l’autre lui avait fait tout à l’heure un dangereux éloge. Aussi, depuis qu’il avait licence de la regarder en détail, commençait-il à la trouver de son goût, beaucoup mieux même que sa maîtresse. Il ne la mettait pas encore cependant au niveau de Mlle Cidalise, qui représentait pour lui le summum des grâces féminines. On ne compare pas une servante de cabaret à une beauté de l’Opéra, alors que celle-là sent l’oignon et que l’autre fleure le benjoin. N’empêche que si l’inflammable prévôt eut vu devant lui Mathurine en toilette de Cidalise, il eût sans doute été fort embarrassé de choisir. La servante, de son côté, n’avait plus à se cacher pour regarder Passepoil. Un trait d’union mystérieux entre ces deux enfants de Normandie semblait maintenant se dessiner par-dessus le dos de la dormeuse. Le physique assez peu avantageux de l’amoureux Falaisien exerçait sur elle une si incompréhensible tentation et sa voix douceâtre lui paraissait si enivrante que Mathurine eut besoin de faire un violent effort sur elle-même pour ne pas se rendre à l’invitation du prévôt; d’autant plus qu’en se rapprochant de lui, elle eût réalisé une partie de ses projets en lui glissant à l’oreille un avis salutaire. Mais elle se contint parce que c’était un jeu trop dangereux pour le cas où l’hôtelière viendrait à se réveiller brusquement. Une scène s’ensuivrait alors dont il lui faudrait supporter tout le poids. La bizarrerie du sommeil de sa patronne d’ailleurs ne lui donnait pas moins à penser. Ses doutes ne firent que se confirmer de l’insistance des jeunes gens pour qu’elle vînt boire avec eux. Ce dernier point fut même cause qu’elle refusa tout net. -Merci bien, messeigneurs, dit-elle, je n’ai pas soif. -Eh! Minionette! s’écria le Gascon, la soif vient en buvant, comme l’appétit en mangeant. Essaie un peu pour voir. -Je ne bois jamais de vin, répliqua Mathurine. Cocardasse la dévisagea de la même façon que l’avait fait Passepoil quand on lui avait dit qu’elle n’avait pas d’amoureux. Pour l’un, tel qui ne buvait pas de vin et pour l’autre, tel qui n’aimait pas, devait être conformé autrement que le commun des mortels. -Eh! donc!... que bois-tu? -Du cidre, quelquefois... presque toujours de l’eau. -Ver! plaignit le Gascon dont le gosier devint soudain aride à la pensée de ces deux liquides abhorrés; va donc chercher de ce juss insipide, pitchounette. -Il n’y a pas de cidre ici, mon gentilhomme, et, je vous l’ai dit, je n’ai pas soif. -Oïmé!... voilà bien quelque chose qui me renverse et tu es la première que j’aie vue bâtie de la sorte. Si je songe jamais à me marier, je songerai à toi... Cornebiou! à table au moins j’aurai la part double. -Joue donc, interrompit Passepoil, craignant déjà que son ami parlât sérieusement de mariage. La Paillarde ronflait. Il y avait des chances pour qu’elle ne se réveillât pas de longtemps. Il pouvait être deux heures du matin et, au-dehors, la nuit était d’un noir d’encre. Yves de Jugan et Raphaël Pinto paraissaient inquiets. Ils prêtaient l’oreille au moindre bruit venu de l’extérieur. La résistance de Mathurine les déroutait et vainement ils se creusaient la cervelle pour découvrir un moyen d’éloigner ce témoin gênant. S’ils eussent pu l’endormir, comme ils l’avaient fait pour sa maîtresse, le champ fût resté libre; les prévôts se laissaient facilement attirer dans le guet-apens projeté. Force leur était d’y renoncer maintenant et aussi de constater que les deux habitués de Crèvepanse tardaient bien à agir de leur côté. Le jeu reprit donc sans enthousiasme. Passepoil échangeait de tendres oeillades avec Mathurine; les spadassins se faisaient des signaux inquiets et Cocardasse n’avait d’yeux que pour la bouteille. Mauvaises conditions, en somme, pour que les uns et les autres fussent attentifs à leurs cartes. Décidément la gaieté sommeillait, sans qu’il eût été besoin de pilules. Soudain, un cri qui venait de retentir au-dehors, cri tout proche, fit bondir Cocardasse et Passepoil, les mit debout comme s’ils eussent été assis sur un tonneau de poudre. C’était un appel lancé d’une voix sonore: -À moi... Lagardère!!... -Caramba!... As-tu entendu, pitchoun? -Ventre de biche!... courons!... Tous deux avaient déjà l’épée à la main. Ils se précipitèrent vers la porte. Jugan et Pinto se regardèrent avec un méchant sourire et poussèrent leurs sièges pour les suivre. -Vite, messeigneurs, dit le premier, on tue quelqu’un par là. Mais Mathurine aussi s’était levée d’un bond, et de sa haute taille elle barrait la sortie. Elle saisit Passepoil par le bras et l’arrêta net: -N’y allez pas, s’écria-t-elle. Au nom du ciel, ne sortez pas d’ici!... Pour la seconde fois, le cri monta du fond de la Grange-Batelière comme un appel désespéré: -À moi, Lagardère! -Sûr que c’est le pitchoun, s’écria Cocardasse en jetant Mathurine de côté d’un coup d’épaule. Jugan et Pinto ne perdaient pas leur temps et mettaient une ardeur bien méritoire à retirer les barres, tandis que la Cauchoise parlementait à la force du poignet avec les prévôts. Lorsque enfin la porte s’ouvrit béante sur la nuit noire, Passepoil se dégagea d’un mouvement de couleuvre, sans brutalité, et bondit derrière son ami, non sans avoir ravi un baiser sur la joue veloutée de la servante, histoire de n’en point perdre l’habitude. -Restez, restez, cria celle-ci en se tordant les mains de désespoir. Restez! C’est à votre vie qu’on en veut... Ces deux-là sont des assassins!... Il était trop tard pour que les prévôts, déjà loin, l’entendissent. Jugan seul se retourna aux dernières paroles et lança à la pauvre fille un regard haineux. Un éclair d’énergie farouche illumina alors les yeux de Mathurine. Elle ne fit qu’un saut jusqu’à la Paillarde, lui arracha le pistolet qu’elle portait toujours dans son corsage et, sans apercevoir que l’hôtelière roulait sous la table, elle revint sur la porte, visa Yves de Jugan et fit feu. Le feutre du jeune homme vola, traversé de part en part. -Oh! oh! grommela-t-il entre ses dents, on te réglera ton compte, à toi, après celui des autres. Après le coup de feu, pour la troisième fois, l’appel ayant retenti, mais dans la direction opposée, du côté de l’égout de Montmartre, les quatre hommes firent volte-face et reprirent leur course. Cocardasse était lancé comme un boulet suivi de son alter ego dont les longues jambes s’ouvraient démesurément, il passa entre les apprentis assassins en lançant une kyrielle d’éclatants jurons. -Cornebiou!... hurla-t-il, tiens bon, pitchoun!... -Plus vite, plus vite, souffla Passepoil dans ses talons. Il est seul et on peut le frapper par-derrière. Les deux braves ne s’étaient pas demandé comment Lagardère pouvait être là. Ils avaient entendu jeter son nom et c’était un appel, avaient-ils le temps de démêler si c’était bien sa propre voix? Pourquoi, d’ailleurs, n’eût-ce pas été lui? Ne les avait-il pas habitués à paraître quand on l’attendait le moins? Tout en courant comme des forcenés, ils échangeaient leurs impressions. -Pécaïre! -Le pitchoun il est de retour, disait le Gascon, eh donc! nous allons rire. -Je trouve très surprenant, ripostait cet observateur de Passepoil, que nous n’ayons pas encore rencontré de cadavres. -Té!... on n’y voit pas à deux pas... Nous sautons par-dessus, mon bon. De fait, ils volaient et les jeunes gens avaient peine à les suivre. Le terrain était si mauvais, la nuit si obscure que parfois l’un des hommes glissait, tombait dans une ornière, se relevait en jurant et reprenait sa course. Jugan et Pinto tenaient leur épée haute, prêts à frapper dans le dos. On entendit encore une fois appeler à l’aide, d’une voix faible, à vingt pas à peine. Un frisson courut le long des membres des prévôts: -Nous voici, pitchoun!... Voici ton vieux Cocardasse et c’ta couquin d’Amable. Ils allaient atteindre l’égout. Ils tremblèrent qu’on y eût jeté le comte avant qu’ils eussent eu le temps d’arriver. Un mauvais pont de bois, sans parapets, servait à franchir le ruisseau nauséabond; à l’entrée de cette passerelle s’élevait une sorte de guérite en planches établie au début pour servir de péage et devenue inutile. On l’apercevait maintenant, dressée dans la nuit comme une borne énorme. Cocardasse et Passepoil n’avaient plus qu’un pas à faire pour l’atteindre. Leurs yeux fouillaient l’obscurité et, le cou tendu en avant, ils cherchaient à entrevoir des silhouettes. Mais ils ne voyaient rien, n’entendaient pas le plus léger bruit, sinon le clapotis très vague de l’eau dans le canal infect. Une seconde, à l’entrée du pont, ils ralentirent leur course et c’en fut assez. Deux hommes, émergés de la cabane, se précipitèrent sur eux en avalanche. La lame d’une épée glissa sous le bras de Cocardasse, pendant qu’une autre traversait le pourpoint de Passepoil sans lui faire autre chose qu’une égratignure. En même temps les prévôts recevaient chacun un coup de tête dans la poitrine, perdaient pied avant d’avoir eu le temps de se reconnaître et dégringolaient ensemble dans l’égout. Une pluie de pierres s’abattit à l’endroit où l’eau s’était refermée sur eux et, quand elle s’arrêta, des éclats de rire retentirent sur le pont. -Tudieu! ils n’en échapperont pas, cette fois, disait Gauthier Gendry. Leurs carcasses vont voguer dans l’égout avec les immondices et les charognes. -En bonne compagnie, ricana Yves de Jugan. -Es-tu sûr d’avoir touché le tien, la Baleine? -Mon épée a rencontré son homme et je viens de sentir du sang à la pointe. -Je ne sais où la mienne a passé, reprit Gendry; elle est entrée comme dans du beurre, sûrement elle n’a pas rencontré les côtes. C’est là un de ces petits coups bien allongés qui vont droit au coeur. -Vous ne nous avez laissé rien à faire, dit Raphaël Pinto. -C’est que vous n’avez pas encore la main assez leste, mes agneaux. Mais que dites-vous de ce petit bouillon noir dans lequel nous venons de les ensevelir? Vous attendiez-vous à ce qu’ils viendraient en courant si vite se mettre au bout de nos épées? -J’avoue, répondit Jugan, que nous n’avions rien pu trouver, nous autres, pour les décider à sortir de l’auberge. Il vous a fallu un esprit du diable. Combiner un piège comme celui-là, c’est assez joli. L’ex-sergent aux gardes accepta ce compliment comme il le devait et murmura avec orgueil: -On n’en est pas à son coup d’essai, et je savais bien que les nigauds se laisseraient prendre. Lagardère, en ce moment, est peut-être à cent lieues d’ici. -Dommage, ricana la Baleine, nous aurions pu l’envoyer, lui aussi, barboter dans l’égout. -Son tour viendra, s’écrièrent les jeunes gens avec ensemble. -Oh! oh! pour celui-là, c’est une histoire bien différente. Vous ne le tenez pas encore et vous risquerez plus souvent de tomber dans ses pièges que lui dans les vôtres. Quoi qu’il en soit, il doit se sentir touché, car nous venons de lui couper au moins deux doigts de sa main droite. Puis, après quelques secondes de réflexion, Gauthier Gendry ajouta: -Le meilleur de notre affaire, voyez-vous, c’est que personne ne pourra nous soupçonner... Où était la Paillarde quand vous avez quitté l’auberge? -Elle dormait comme une souche, la pilule a fait son effet. -Alors, nous n’avons rien à craindre et si l’on retrouve les cadavres dans l’égout, nul ne nous en accusera. Il y a assez de malandrins dont c’est le métier d’y pousser les ivrognes, même en s’y aidant d’un coup de stylet... -Un instant, interrompit Yves de Jugan dont le front venait de s’assombrir. La Paillarde n’était pas seule à l’auberge... -Comment cela? -Écoutez un peu, maître Gendry. Notre besogne n’est peut-être pas terminée pour ce soir; j’ai quelques mots à dire à une jeune personne dont l’envie était de posséder une mèche de mes cheveux. -Corbleu, explique-toi... -N’avez-vous pas entendu un coup de feu? -Il me semble, mais ce n’est pas chose rare en ces parages. -La balle m’était destinée, elle m’a même emporté mon chapeau avec quelques cheveux. Ce n’est pas la Paillarde qui a tiré... En quelques mots, il rapporta à son chef les paroles de Mathurine, la façon dont elle s’était opposée au départ des prévôts et le moyen qu’elle avait employé pour se faire leur auxiliaire. Gendry l’écoutait avec attention. -C’est donc qu’elle aurait surpris nos conversations? fit-il en frappant du pied. -On ne peut l’expliquer autrement, et je suis certain qu’elle nous accusera si nous n’y mettons bon ordre. Gendry marchait de long en large. Il s’arrêta court en grondant sourdement: -Pas de sensiblerie nuisible. Il y a un moyen sûr de l’en empêcher. Nous avons encore du temps devant nous avant que le jour se lève et, par une nuit comme celle-ci, on a ses coudées franches, que diable! Avant que la Paillarde ne s’éveille, allons causer un peu avec cette Mathurine. -Ce sera dommage, murmura Pinto, c’est une belle fille... -Ah! bah... mes poulets. Quand elle aura pieds et poings liés, on vous permettra, jeunes gens, de vous entretenir chacun cinq minutes dans les ténèbres avec elle. Et se tournant vers la Baleine, l’ignoble coquin ajouta en s’accompagnant d’un gros rire: -Il faut que jeunesse se passe. -Et après? demandèrent les jeunes gens. -Après?... Tudieu! on l’enverra rejoindre ses amis. Tous les quatre se penchèrent encore une fois vers l’égout. Il était muet comme une tombe. -Cocardasse a bu cette nuit pour la dernière fois, ricana Gendry. Que ce liquide soit doux à son gosier! Tous ensemble poussèrent un éclat de rire à cette plaisanterie macabre et reprirent le chemin du Trou-Punais. ** Le Secret De L’Egout. Tout à leur aise, les quatre coquins purent pénétrer dans l’auberge, car la porte n’en était pas même verrouillée. Par précaution, cependant, de crainte que les servantes n’eussent été réveillées par le coup de pistolet et que tout le monde ne fût sur pied, Yves de Jugan et Raphaël Pinto avaient pris les devants pour regarder par l’huis entrebâillé. Dans la salle, tout était resté comme lorsqu’ils l’avaient quittée. Les gobelets et les brocs à moitié vides s’alignaient encore sur la table, près des cartes jetées à la hâte, et l’on n’entendait dans l’auberge que le ronflement sonore de la Paillarde; allongée maintenant sur le sol, un bras replié sous sa tête, elle dormait d’un sommeil pesant et calme. Après être restés quelques instants aux écoutes, les jeunes gens firent signe à leurs compagnons de les suivre et tous les quatre pénétrèrent à l’intérieur sans que l’hôtelière fît un mouvement. Gendry et la Baleine, ignorant les aîtres de la maison, s’attablèrent pour boire, mais tous s’inquiétèrent bientôt de ne pas voir apparaître Mathurine. Jugan et Pinto se mirent à sa recherche, fouillèrent tous les coins de la salle et de l’office. -Elle est allée boire à la cave, pour se remettre de ses émotions, opina la Baleine. -Je ne crois pas, expliqua Pinto, car c’est une médiocre buveuse. À mon avis, elle serait plutôt allée s’enfermer dans sa chambre. Jugan fit un geste de dénégation en montrant la porte d’entrée qu’on avait pu franchir sans qu’elle fût défendue ni par ses barres ni par ses verrous. -Alors, ce serait que... murmura l’italien qui n’osa pas achever. Tous les quatre se regardèrent. Comme ils voulaient en avoir le coeur net, les jeunes gens se munirent d’un flambeau et visitèrent la cave. Ils n’y trouvèrent que des rats qui s’éclipsèrent à leur approche. Avec de grandes précautions, pour ne réveiller personne, ils gravirent ensuite l’escalier qui menait à la soupente occupée la nuit par la servante. Ce réduit était vide et le lit n’avait pas été touché. Ils redescendirent plus inquiets qu’auparavant. -L’oiseau s’est envolé, dit Yves de Jugan à mi-voix, et il a emporté notre secret. -La coquine a prévu que nous reviendrions et qu’il pourrait lui en cuire, ajouta Pinto. Gendry furieux grommela: -Elle ne peut être allée bien loin à cette heure. Mon idée est qu’elle s’est terrée quelque part. -Que faire? On tint assez longtemps conseil. Gauthier et la Baleine étaient d’avis de s’en aller sans pousser plus avant la perquisition, leur présence au cabaret ne pouvant que paraître louche à la Paillarde quand elle se réveillerait. -Et nous? questionna Pinto. -Vous autres, restez là. Si la fille reparaît avant le jour, vous savez ce que vous aurez à faire et notre présence n’est pas nécessaire. Mais pas une minute d’hésitation: la justice expéditive, sans bruit, est la meilleure. -Et si elle ne revient pas? -Si elle ne revient pas, vous expliquerez à sa maîtresse qu’elle s’est fait enlever par les prévôts et vous décamperez; il ne vous restera plus rien à faire ici. Quant à Mathurine, nous la chercherons... et nous la retrouverons. Ils burent ce qui restait au fond des brocs et s’en allèrent, laissant leurs deux sous-ordres un peu perplexes. -Elle va crier, se débattre, murmura Pinto, et ce ne sera pas trop de nous deux pour en avoir raison, surtout si quelque arme se trouve à sa portée. -Il ne faudra pas lui laisser le temps de s’en saisir et la larder de coups d’épée avant qu’elle puisse crier. -J’aurais préféré que les autres se chargent de cette besogne. Je n’ai jamais tué de femmes et celle-là est vraiment trop jolie pour que nous lui fassions la vie si courte. -Je suis bien de ton avis, Raphaël; mais le seul moyen de nous y soustraire serait qu’elle ne revienne pas. Gendry avait eu tort de les croire assez endurcis dans le crime pour commettre une action aussi lâche. Par le fait, ils avaient des scrupules; peut-être même Jugan regrettait-il que la balle qui avait failli le tuer ne lui permît pas de pardonner à Mathurine. La jeunesse se laisse volontiers aller aux bons sentiments, même quand elle a les mauvais pour règle de conduite. Ils étaient bien près de trouver un terrain de conciliation quand la Paillarde ouvrit un oeil. Très surprise de se voir couchée ainsi sur le sol, elle se souleva sur un coude, puis brusquement, honteuse et colère, se mit debout en regardant autour d’elle d’un air ahuri. Elle ne paraissait pas se rendre compte de ce qui se passait et considérait avec étonnement les deux jeunes gens qui feignaient maintenant de dormir sur la table. Le jour pointait. De tous côtés, on entendait le chant des coqs. L’hôtelière fit un effort pour rappeler ses souvenirs et se mit à secouer les dormeurs, lesquels parurent aussi stupéfaits qu’elle- même de se retrouver là. -Que veut dire tout cela? s’écria-t-elle. Quelle heure est-il?... Où sont Cocardasse et Passepoil? Le regard de Pinto marqua une sorte d’effarement comique. -C’est pardieu vrai, murmura-t-il en bâillant, où sont-ils? -J’ai la tête lourde, fit à son tour le Breton qui s’étirait. N’aurions-nous pas trop bu cette nuit?... C’est la faute à ce satané lampeur... Holà! maître Cocardasse!... Il chercha autour de lui d’un air ahuri: -Hé!... reprit-il, est-ce que nos bons amis nous auraient faussé compagnie? Mais vous devez bien savoir où est Passepoil, vous, la belle? Cette comédie réussit à miracle. La Paillarde fut satisfaite que les jeunes gens ne l’eussent pas vue échouée sous la table, du moins pouvait-elle le croire, et comme elle avait sur ce point sa dignité, elle se félicita intérieurement de n’être pas blessée dans son amour-propre. On pouvait l’accuser d’être débauchée et avare; de ce premier titre elle se faisait gloire et ne se fâchait pas au sujet du second. Mais malheur à qui eût laissé à entendre devant elle qu’elle s’adonnait à l’ivrognerie. Ce qui la mettait en rage pour le moment, c’était la disparition des prévôts. Sa colère redoubla quand elle s’aperçut que Mathurine n’était plus là. Alors, frappant la table, elle cria: -Où est Mathurine? -Où est Mathurine? reprirent en choeur les deux gredins. Puis chacun à leur tour et comme se parlant entre eux: -Elle est peut-être avec Cocardasse? -À moins que ce soit avec Passepoil? L’hôtelière ne fit qu’un bond jusqu’au réduit de la servante et le trouva vide. Elle réveilla tout le monde en donnant du poing dans les portes et l’auberge s’emplit de ses imprécations et de ses clameurs. Yves de Jugan se frappa tout à coup le front, comme un ivrogne qui rassemble à grand’peine ses idées et qui vient d’avoir une lueur. -Mathurine?... bégaya-t-il à un moment où la Paillarde passait auprès de lui en se battant les flancs comme une lionne en cage. Mathurine?... attendez donc... -Parle donc, triple idiot!... Tu vois que le sang me bout... -Oh! oh!... pas de gros mots, la belle... Il regarda vers la porte, pour s’assurer qu’il n’y avait aucun obstacle entre elle et lui, puis, saisissant la main de son compagnon pour l’entraîner derrière lui dès qu’il aurait achevé ce qu’il voulait dire, il s’écria: -Mathurine?... Je me souviens, maintenant... Passepoil l’a enlevée! Ce qu’il avait prévu arriva. L’hôtelière se rua sur lui sous l’empire d’une colère effroyable; mais déjà les jeunes gens étaient loin, tout au moins hors de la portée d’une balle. Peu leur importait à présent ce qui se passerait au Trou-Punais. Mathurine n’y était pas, ils en étaient sûrs; leur unique souci était donc de l’empêcher d’y rentrer. C’est dans ce but que durant toute la matinée ils rôdèrent aux alentours, les yeux constamment fixés sur la porte du cabaret. Ils ne savaient pas trop ce qu’ils feraient d’elle s’ils venaient à la rencontrer maintenant qu’il faisait grand jour et la meilleure solution pour eux à ce difficile problème fût que Mathurine ne reparût pas. Ils n’en eussent pas moins donné gros pour savoir ce qu’elle était devenue. Revenons un peu aux prévôts, que nous avons laissés en si mauvaise posture. Certes, si les eaux de l’égout de Montmartre étaient aussi noires que celles du Styx, le fleuve infernal avait au moins cette supériorité qu’il était sillonné par une barque, celle de ce vieil avare de Charon. En faisant la rencontre du sombre nocher, il est fort probable que Cocardasse lui eût tordu le cou pour s’emparer de sa nacelle et naviguer à l’opposé de l’enfer. En tombant dans le canal, Cocardasse ne rencontra aucune barque, c’est vrai, mais il eut la chance d’y choir les pieds les premiers, et ce hasard lui épargna le chagrin d’ingurgiter une seule goutte de l’infect liquide. Le Gascon était sauvé. L’eau ne lui montant que jusqu’au milieu du corps, en deux enjambées il gagna le dessous du pont et s’arc-bouta contre l’un des piliers. Ainsi bien à l’abri et sûr de pouvoir se tirer d’affaire, il put entendre tout au long la conversation de ses ennemis et connaître leurs dispositions à son égard. Plusieurs fois, à vrai dire, il lui fallut se mordre la langue pour ne pas laisser échapper un juron. Cependant, comme la terrible Pétronille avait glissé hors de sa main au moment où une brutale poussée le faisait dégringoler le talus, mieux valait pour lui rester muet un instant, d’autant plus qu’on le tenait déjà pour défunt. Les choses qui nous entourent influent souvent sur nos idées; celles de Cocardasse étaient plutôt sombres. Si sa langue restait inactive, il n’en était pas de même de son cerveau qui, fort heureusement, pouvait travailler sans bruit et échafaudait un nombre incalculable de projets de vengeance plus noirs que la fange dans laquelle il prenait un bain si désagréable. Son amour-propre se ressentait vivement de ce qu’il avait été joué par ces coquins et plus encore de la honte qu’il aurait à se montrer dans l’état où il lui faudrait sortir de ce cloaque. -Cornebiou! se disait-il à part lui, tandis que Gendry et ses acolytes se congratulaient au-dessus de sa tête, vous verrez si Cocardasse junior il a bu son dernier coup. Par le diable! c’est dans votre propre sang que vous barboterez avant qu’il soit vingt- quatre heures, et m’est avis que vous ne m’entendrez pas faire votre oraison. Une chose néanmoins le fit sourire: ce fut quand Gendry se mit à conter par quel coup de maître il avait enferré le Gascon. -Sandiéou! songea-t-il avec mépris, lou couquin, il est aussi vantard que maladroit!... Le coup qui m’est allé droit au coeur, à ce qu’il dit, a tout juste fait une boutonnière à mon justaucorps à la place où il en manquait une... Les malandrins, satisfaits de l’heureuse issue du guet-apens dressé par eux, s’éloignaient en conversant. Dès qu’il n’entendit plus le son des voix, le Gascon s’enleva à la force des poignets, exécuta sur les reins un rétablissement que n’eût pas désavoué le premier maître de gymnastique de France et de Navarre et se retrouva sur ses pieds tout droit au milieu du pont. Il est juste de dire qu’il n’en était pas plus fier pour cela, car à ce moment nul n’eût voulu le toucher, fût-ce avec des pincettes. L’eau empuantée ruisselait de ses vêtements et formait une mare à ses pieds. Ses chausses lui plaquaient au corps; ses vastes bottes s’étaient transformées en réservoirs. De plus, il avait perdu son feutre et le fourreau de sa rapière, cassé en deux, pendait lamentablement au long de sa cuisse. Bien que la nuit fût très obscure et que le Gascon n’eût aucun miroir à sa portée pour se donner le spectacle de sa laideur, il n’avait pas moins conscience du piteux état dans lequel il se trouvait; mais ce qui l’exaspérait au suprême degré, c’était la perte de Pétronille, sa rapière géante, souvenir d’une grande dame qui avait eu pour lui quelques bontés, compagne de toutes ses luttes héroïques ou désavouées. Soudain, il frappa du pied et, s’il eut fait jour, on eût pu le voir pâlir. -Cornebiou!... s’écria-t-il, sans songer qu’il pouvait être entendu, quel butor je fais de ne penser qu’à moi, quand je ne sais pas ce qu’est devenu mon petit prévôt. Il ne se fut pas sitôt posé cette question que son anxiété fut à son comble. La Baleine avait affirmé avoir senti du sang à la pointe de son épée... qui sait? peut-être avait-il dit vrai?... -Si ma caillou il a réellement été atteint, pensa Cocardasse dont la gorge rendit un gémissement prolongé, il a dû s’évanouir et rester dans l’eau... Couquin de sort! mon insouciance elle a pu le tuer! Anxieux, il se pencha au bord du pont et écouta. L’eau croupissante roulait silencieusement entre ses deux rives graissées par une sorte de cambouis. Il appela assez doucement d’abord, puis un peu plus fort. Mais à mesure que ses craintes redoublaient, sa gorge se serrait davantage et bientôt il lui fut impossible d’articuler un son. Comment chercher dans ces ténèbres épaisses? Où aller demander de la lumière et du secours? Retourner au Trou-Punais, c’était risquer de se heurter, sans armes, aux quatre bandits qui devaient s’y trouver à cette heure. En cas ordinaire, dans les circonstances difficultueuses, Cocardasse avait rarement eu l’occasion de se mettre martel en tête, son petit prévôt étant toujours là pour apporter une solution au problème; aussi son cerveau inhabitué au travail était-il à la torture, et ses tempes battaient si fort qu’il éprouvait une peine inouïe à rassembler ses idées. Il ne voulait pas s’éloigner, de peur qu’Amable ne vînt à appeler à l’aide en son absence; et d’un autre côté, il se rendait compte que peut-être il était encore temps de le sauver si l’on pouvait parvenir à savoir où il gisait. -Pécaïre! grommelait-il en se frappant le front, le diable me damne si je sais ce qu’il faut faire! Et l’émotion le prenant à la gorge, désespéré, il se mit à verser un pleur sur son pauvre ami qui, selon toute apparence, devait avoir cessé de vivre. -Que vais-je dire à Chaverny? songea-t-il. Que dira Lagardère à son retour, quand il faudra lui avouer que je n’ai pas su défendre son prévôt? L’idée ne lui venait pas d’imputer à Passepoil sa part de l’imprudence qu’ils avaient commise ensemble en venant la nuit dans ce cabaret maudit. Lui seul se chargeait de toute la faute, s’accusait de n’avoir pas écouté Mathurine qui les suppliait de ne pas sortir. -Tout cela n’aboutit à rien, conclut-il en lui-même, et j’ai beau me lamenter, le pauvre pitchoun il n’est pas en état de me conseiller. Le meilleur est d’aller chercher de l’aide; je devrais être revenu depuis longtemps. Il appela encore deux ou trois fois: -Passepoil, ma caillou!... Je suis là, réponds-moi!... Un chat-huant fit entendre son ululement sinistre et Cocardasse prit sa course vers la porte de Richelieu, où il savait devoir trouver des hommes de garde qui consentiraient peut-être à l’accompagner avec des torches. Il ne s’inquiétait ni du flic-flac de l’eau dans ses bottes, ni de ses glissades dans les flaques d’eau et les ornières. Il allait, les cheveux au vent, du plus vite que le lui permettaient ses grandes jambes, et qui l’eût rencontré ainsi eût pu le prendre pour un personnage macabre tel qu’on en voit dans les fantastiques compositions d’Holbein. Quand les soldats du poste le virent arriver ainsi, échevelé, ruisselant, leur premier mouvement fut de l’appréhender au collet. À coup sûr ils ne s’étaient pas trouvés depuis longtemps en présence d’un malandrin de si mauvaise allure et celui-ci, assurément, ne pouvait être un honnête homme. Cependant il répandait autour de lui une odeur si nauséabonde que les plus hardis se reculèrent d’un pas. -Holà! s’écria le sergent, d’où sort cet animal et quel tour de coquin vient-il faire? Ne le laissez pas échapper, vous autres; s’il fait mine de s’enfuir, donnez-lui de vos piques dans les côtes. Cocardasse se regarda, à la lueur du lumignon fumeux, et n’eut pas lieu de se trouver fort avenant. Toutefois, il était de ceux qui, dans les circonstances les plus graves et alors que d’autres seraient ridicules, ne dépouillent jamais leur dignité et trouvent le moyen de forcer, sinon le respect, tout au moins l’attention. S’il ne craignait pas les coups d’estoc, il était bien davantage encore au-dessus du mépris et il se redressa de toute sa taille: -Mon mignon! s’écria-t-il, j’avoue que ce n’est pas là la tenue d’un gentilhomme!... Mais ceci ne fait rien à la chose et la faute en est à quatre bandits qui ont profité de la nuit pour m’attaquer... s’ils ont manqué leur coup d’épée, capédédiou! ils ne m’en ont pas moins envoyé rouler dans l’égout de Montmartre... -Et que veux-tu que nous y fassions, l’ami? Tous ceux qui rôdent par là à cette heure y sont exposés. Tes bandits sont loin s’ils ont voulu courir. -Oïmé!... je les connais, répliqua le Gascon, et, foi dé Diou! je n’ai besoin de personne pour les retrouver et régler mes comptes avec eux. Ce n’est pas pour moi que je viens vous demander votre aide. -Et pour qui donc? -Pour un brave ami à moi, un frère d’armes, que les couquins ils ont peut-être tué avant de le précipiter en même temps que moi dans l’égout... Prenez des torches, amigos, et venez avec moi; j’ai l’espoir que nous pourrons le retrouver vivant. Il paraissait si ému en prononçant ces paroles que les soldats commencèrent à s’intéresser à lui... -Qui es-tu? lui demanda le sergent. -Cocardasse junior, maître ès armes, première rapière de France après un autre que vous ne connaissez pas. La seconde est celle de mon pétit prévôt frère Amable Passepoil, qu’il s’agit d’aller chercher dedans l’eau du canal. -Tant pis pour lui s’il y est resté, mon brave, fit le sergent; nous n’y pouvons rien. -Oh! oh! gronda le Gascon dont la tête s’échauffait et dont la diplomatie était à bout; donnez-moi de la lumière, j’y retournerai seul. Si Cocardasse junior il ne remuait pas le ciel et la terre pour retrouver son petit Passepoil, il n’oserait jamais se représenter devant Lagardère!... -Eh!... que parles-tu de Lagardère?... -Té! Lagardère, c’est la tête; Cocardasse et Passepoil ils sont les bras. Si vous avez entendu parler du Petit Parisien, sûrement qu’on vous a touché un mot de ses deux prévôts. -C’est pardieu vrai, dit le sergent en se frappant le front. Je sais que ce sont deux braves; en serais-tu un, par hasard? -Va bien! j’ai cet honneur!... Mais nous perdons notre temps, mon bon, tandis que c’ta couquin il agonise peut-être... Sur l’ordre du sergent, quatre hommes saisirent des torches et suivirent Cocardasse. Ils fouillèrent les abords du canal. Le prévôt remit les pieds dans l’eau, descendit et remonta le courant, penché sur la surface gluante et puante, remuant la vase à chaque pas. Il eût voulu tout au moins retrouver le cadavre du Normand, le prendre dans ses bras, l’emporter. Ceux qui l’aidaient dans sa triste besogne avaient maintenant conscience de ce qu’il y avait de sérieux dans le rôle de cet homme cherchant, au milieu de la nuit, à la lueur des torches, le cadavre de son ami. Le spectacle était à la fois impressionnant et poignant. La voix de Cocardasse, s’élevant de temps en temps, lugubre et chevrotante, faisait tressaillir ses compagnons. Appels, recherches et lamentations tout fut inutile. L’égout garda son secret. La tête basse, les yeux humides, le pauvre soudard regagna sans mot dire la porte de Richelieu. Là, il remercia les soldats; leur mit dans la main quelques écus pour boire; et dans l’aube naissante, à travers les rues désertes, il se dirigea lentement vers l’hôtel de Nevers pour y porter la fatale nouvelle de la disparition de Passepoil. ** Brave Fille. On ne pense pas à tout... S’il était venu à l’idée de Cocardasse ou à celle des quatre soldats qui l’avaient accompagné, de porter un peu plus loin leurs explorations et de remonter à deux cents pas en aval, peut-être eussent-ils remarqué sur le bord du canal des traces de pas toutes fraîches? On peut dire de même que si le Gascon ne se fût décidé à aller au loin chercher de l’aide, il eût pu voir que l’aide était venue toute seule. Mais gardons-nous de le blâmer, il avait agi pour ce qu’il croyait le mieux et, dans des circonstances aussi critiques, sait-on jamais ce qu’il faut faire ou ne pas faire? Passepoil, on s’en souvient, n’avait reçu qu’une blessure assez légère; néanmoins, au contact de l’eau, celle-ci s’était mise à saigner avec abondance. Pour comble de malchance, au lieu de tomber sur ses pieds comme son noble ami, le Normand avait essayé de s’accrocher aux mauvaises poutres qui saillaient en longueurs inégales, sous le tablier de planches du pont, et son effort avait abouti à ce résultat de le faire choir en arrière, les jambes en l’air, si bien qu’il s’était écroulé dans la vase la tête la première. Soyons juste, c’était là déjà une assez mauvaise condition pour reprendre son sang-froid après un aussi vigoureux assaut. Notre Falaisien, par bonheur, n’était pas un petit-maître. Un petit-maître eût terminé sa carrière au fond de ce ravin visqueux. Lui ne se découragea pas. Il lutta avec énergie contre le courant qui l’entraînait, contre le torrent de vase qui obstruait ses narines, bouchait ses oreilles, entrait dans sa bouche et occluait ses yeux. Il parvint à reprendre pied. Sa position n’en fut pas améliorée, car c’était précisément à l’endroit où tombait une grêle de pierres lancées par ses agresseurs. Il est vrai qu’elles pleuvaient au hasard; par exemple le hasard ne fut pas favorable au pauvre Amable, qui reçut sur la tête un pavé assez lourd dont il eut du moins la chance de ne pas être assommé. Par contre, il en ressentit un violent étourdissement qui mit un singulier chaos dans ses idées et l’empêcha de songer, comme son compagnon, à se réfugier sous le tablier du pont. Peut-être eut-il un instant le regret de n’être pas né au pays de Bretagne où se fabriquent les caboches incassables. Courbé en deux, pour ne pas être aperçu et lapidé, il put toutefois se traîner à grand’peine. Se soutenant de la main au mur de pierre qui formait la berge et se poursuivait sur une distance de cent cinquante pas environ en aval et en amont de la passerelle, ce fut ainsi qu’il remonta le courant. Le sang qui coulait de son front l’aveuglait. De plus il lui fallait prendre des précautions inouïes, s’arrêter à chaque pas pour ne pas donner l’éveil aux bandits dont la voix et les éclats de rire parvenaient jusqu’à lui. Ses oreilles ne cessaient pas de bourdonner et il était obligé de déployer une énergie surhumaine pour arriver à se maintenir debout. Il sentait peu à peu ses forces l’abandonner et calculait le nombre de minutes qui le séparaient du salut ou de la mort. -Si je tombe, songeait-il, c’en est fini de moi. Il me sera impossible de me relever, je resterai enseveli dans cette vase infecte. «Ah!... pourquoi n’ai-je pas écouté Mathurine? La pensée que Cocardasse avait peut-être succombé, lui aussi, achevait de l’abattre. Dans l’écroulement de ses forces, un cauchemar épouvantable lui montrait, étendu dans le cloaque, le cadavre du camarade de sa vie entière; le pauvre Amable découragé fut bien près de dire un dernier adieu à l’amour, à Cidalise, à la Paillarde, à Mathurine, à toutes celles qui lui avaient été douces en ce bas monde. Certes, l’amour passé lui donnait d’émotionnants regrets, mais sa tristesse venait bien davantage de la perte irréparable des possessions à venir, des lèvres qui auraient pu s’ouvrir, des baisers qu’il aurait pu donner et recevoir, et il ne songeait pas à la Camarde qui était là à le guetter, qui lui tendait ses joues caves, et le trou de ses yeux, qui ouvrait pour l’étreindre ses bras décharnés. S’il eut pensé, il eût cessé d’espérer. Et l’espoir de joies nouvelles, non encore goûtées, le talonna, ranima son courage. L’amoureux Passepoil ne voulait pas mourir parce qu’il voulait encore aimer. Quand il entendit la voix des bandits s’éloigner et s’éteindre, il tenta un dernier effort. Le mur cessait et la berge de terre permettait l’escalade. C’était le salut s’il en avait la force. Le Normand s’accrocha des doigts au gazon, ses ongles s’enfonçaient dans la terre gluante. Il grimpa sur ses genoux, atteignit la moitié du talus et glissa; s’il ne fut parvenu à se rattraper à une touffe d’herbe, il eût roulé sous l’eau pour toujours. Enfin, il atteignit le sommet, à bout de souffle, prêt à rendre le dernier soupir. Se relever, se traîner un peu plus loin, il n’y fallait pas songer, il ne l’essaya même pas. Tout ce qu’il put faire fut de se coucher sur le côté, dans la mare d’eau qui ruisselait de ses habits et, quand il y fut, il ferma les yeux, perdit le sentiment. À peu près vers le même moment, un peu avant le retour des malandrins au Trou-Punais, une ombre se glissa avec précaution hors de ce cabaret et prit le chemin qui conduisait de la Grange- Batelière à la porte de Richelieu. Cette ombre était celle d’une femme, et nous eussions pu reconnaître, sous la capuche qui recouvrait la tête, le visage ouvert et franc de la Cauchoise Mathurine. Elle avançait avec précaution, éclairant sa marche avec une lanterne sourde qui projetait une faible lueur à deux pas à peine et, souvent, elle s’arrêtait pour écouter. Un bruit de pas et de voix étant bientôt venu frapper son oreille, d’un mouvement, elle fit disparaître la lanterne sous sa jupe. Puis se glissant derrière un buisson, elle se coucha presque et retint son souffle, ce qui ne l’empêcha pas de presser fortement dans sa main droite la crosse d’un pistolet tout armé. Quatre hommes qu’elle connaissait bien passèrent tout près d’elle sans qu’elle fît un mouvement. Cependant, ils avaient prononcé son nom et ne cachaient pas les projets qu’ils formaient sur sa personne. Elle en sourit et ne s’en émut pas, toute confiante qu’elle était dans son sang-froid, qui, à son insu, n’était rien moins que de l’héroïsme. Gendry ayant aussi parlé de l’égout, pour un peu elle l’eût remercié de ces quelques mots qui lui disaient où il fallait chercher. Elle savait bien qu’assez fréquemment on retirait des cadavres de ce canal, mais on lui avait aussi affirmé que parfois, certains des malheureux qui y étaient précipités avaient l’extraordinaire bonne fortune d’en sortir vivants. Cependant, elle ne laissait pas d’être inquiète en songeant que le plongeon avait dû être précédé de quelques coups d’épée. Elle attendit donc que les bandits se fussent suffisamment éloignés, et persuadée qu’elle n’avait plus rien à craindre d’eux pour le moment, elle reprit sa marche en toute hâte. Arrivée sur le pont, elle s’agenouilla, promena sa lumière sur la surface noire de l’eau. La vue du feutre de Cocardasse, arrêté par une branche sèche qui s’était accrochée à l’un des piliers, la frappa tout d’abord. Si, d’un côté, le chapeau pouvait se trouver là sans l’homme, par contre rien ne prouvait qu’ils n’y fussent pas tous les deux. En poursuivant ces déductions, Mathurine en vint à conclure que si le Gascon y était, elle risquait fort d’y rencontrer Passepoil. Comme elle se préoccupait surtout de ce dernier, elle commença par l’appeler à bas bruit. Sa voix se perdit dans les ténèbres; personne ne lui répondit. Alors elle se signa, prise d’un tremblement devant ce suaire liquide sous lequel étaient peut-être étendus les deux prévôts. Mathurine n’était pas femme à borner là sa belle conduite. Son signe de croix ne pouvant leur être utile qu’au cas où ils seraient réellement en train d’accomplir le grand voyage, minutieusement, pas à pas, le corps ployé en deux, elle se mit à explorer les berges, sans négliger ni une ornière, ni le moindre buisson. Elle pensait que le courant, peu rapide cependant, aurait pu rouler les corps; aussi tout d’abord se mit-elle à chercher en aval sans le moindre succès. Le découragement commençait à la prendre quand elle remonta sur le pont, à l’endroit où, un quart d’heure avant, Cocardasse se posait la même question qu’elle: Où est Passepoil? Bien malavisé avait-il été de le quitter, car peut-être qu’à deux, eux, ils eussent trouvé ce qu’ils cherchaient séparément. L’oreille tendue, Mathurine écouta encore. Il lui sembla entendre à quelque distance un bruit très faible. Ce pouvait être un oiseau de nuit, un animal rôdeur, ou peut-être quelqu’un? Si ce quelqu’un était hostile, elle avait de quoi lui répondre. La Normande, espérant toujours, s’aventura donc sur la rive droite de l’égout, le remonta jusqu’à plus de trois cents pas et fut bientôt convaincue, devant l’inanité de ses recherches, que non seulement elle n’avait rien entendu, mais qu’elle ne trouverait rien de ce côté. D’autres eussent perdu patience. Mathurine était Cauchoise, et les femmes du pays de Caux, sans avoir la réputation d’être aussi têtues que les Morbihannaises, sont cependant tenaces en leurs idées. Elle ne se tint donc pas pour battue et reprit ses investigations sur l’autre rive. L’insuccès de ses recherches antérieures ne l’avait pas découragée; rien ne prouvait qu’elle dût désespérer, puisqu’il lui restait encore un coin de terrain à explorer. Elle recommença donc à fureter le long de la berge et ne tarda pas à apercevoir une masse sombre étendue sur le sol. Le coeur lui battit très fort à cette vue. Allait-elle trouver un être vivant ou un cadavre? Était-ce Passepoil ou Cocardasse et ne pouvait-il même se faire que ce ne fût ni l’un ni l’autre? Tous les matins on trouvait ainsi, dans l’égout ou sur ses bords, des ivrognes ou des victimes; elle en avait entendu assez parler au Trou-Punais pour ne pas l’ignorer. S’avançant sur la pointe des pieds elle s’arrêta à quelque distance, le coeur serré comme dans un étau, parce qu’elle ne pouvait voir le visage de l’homme qui était étendu sur le flanc et ne lui présentait que son dos. Soudain, la glace qui étreignait son coeur se fondit en partie; elle ne savait trop pourquoi, car Passepoil, en somme, était encore pour elle un inconnu l’avant-veille. Elle venait de reconnaître les vêtements. -Jésus, Dieu!... murmura-t-elle en tressaillant, c’est bien lui, ce pauvre M. Amable! Pourvu que ce ne soit pas fini! S’approchant tout près du corps, elle posa sa lanterne à portée et appuya tout de suite sa main à la place du coeur. Quelques pulsations, bien faibles pourtant, lui firent éprouver une commotion violente et ses yeux se mouillèrent. Cela lui fit du bien, c’était une sorte de détente à sa longue angoisse. Alors, avec mille précautions, passant son bras sous la tête du prévôt, elle le souleva pour qu’il pût respirer plus à l’aise. -Grand Dieu!... s’écria-t-elle en le voyant mieux, dans quel état ils l’ont mis!... Du sang et de la boue partout, sur ses joues, sur sa poitrine!... et trempé jusqu’aux os, grelottant le froid et la fièvre!... Il faudrait qu’il ait l’âme chevillée au corps pour s’en tirer, le pauvre! Le malheureux Amable ne se doutait guère de cette tendresse penchée sur lui et guettant sur son visage un retour à la vie. Toutefois, au mouvement qu’on lui fit faire, il poussa un profond soupir, mais ses paupières restèrent fermées et son corps inerte. Mathurine lui essuya le visage, en enleva le sang et les immondices; puis elle fit au blessé comme un lit au creux de ses genoux et se mit à lui parler tout doucement, comme une mère à son enfant malade: -Réveillez-vous, maître Passepoil, lui disait-elle. Si seulement vous pouviez me répondre, me dire où vous êtes blessé!... Ouvrez les yeux, parlez-moi, c’est une amie qui est près de vous, la Mathurine de l’auberge... Amable soupira une seconde fois et n’en put faire davantage. On eût dit qu’en lui tous les ressorts étaient brisés; sa tête roulait de droite et de gauche, comme si elle ne lui eût pas tenu aux épaules. Certes, qui eût prédit à Passepoil, quelques heures auparavant, qu’il resterait insensible à un baiser de femme, l’eût bien surpris. Pourtant ce fut le cas. La Normande essaya de lui ouvrir les yeux avec ses lèvres; elle alla même jusqu’à lui insuffler de l’air dans la bouche. C’était un touchant spectacle que celui de cette belle fille, rebelle jusque-là à la tendresse et à l’amour, concentrant toute son intelligence, toute son énergie à arracher à la mort un pauvre diable qu’elle n’avait vu que deux fois et qui avait à peine pris garde à elle. Dans chaque femme, il y a un monstre ou une soeur de charité. Mathurine était cette dernière et, sans mobile précis, par dévouement spontané plutôt que par amour, -puisqu’elle ne se rendait pas compte encore du sentiment qu’elle éprouvait, -elle avait tout quitté, elle était prête à tout braver pour aller jusqu’au bout de sa tâche. Hélas! tous ses efforts pour ranimer le blessé semblaient vains; elle en arrivait à regretter amèrement de n’avoir pas songé à apporter quelque cordial qui lui eût rendu ses esprits. Pourtant, cette situation ne pouvait se prolonger indéfiniment; sa présence auprès du prévôt restait en quelque sorte inutile, puisqu’elle ne parvenait à le soulager en rien. Les gens de la campagne sont accoutumés à deviner l’heure par le plus ou moins de transparence de la nuit. L’épaisseur de l’obscurité indiquait donc à la Cauchoise que le petit jour ne commencerait à paraître que dans une bonne heure au plus tôt. Elle redoutait la fraîcheur du matin pour cet homme tremblant de fièvre et vêtu d’habits qui suintaient l’eau. Là ne s’arrêtaient pas ses craintes. Il pouvait se faire que Gendry revînt dès l’aube avec sa bande pour s’assurer que l’égout n’avait pas laissé échapper la proie qu’on lui avait confiée et pour constater de ses propres yeux que les deux maîtres n’étaient plus à craindre. Elle en était là de ses réflexions quand, dans le lointain, pointa la flamme de plusieurs torches. Un groupe d’hommes, venant de la ville, se dirigeait vers l’égout. Mathurine, il est vrai, avait vu les bandits se diriger d’un autre côté, mais rien ne prouvait qu’après avoir fait un long détour, ils ne fussent allés chercher le guet, pour éloigner d’eux tout soupçon. Il y avait tout à craindre de ces forbans de barrières, pour qui la ruse et le mensonge, sans compter la lâcheté, étaient les principaux moyens d’action. La troupe qui s’avançait était trop éloignée encore pour qu’elle pût en supputer le nombre, non plus que pour reconnaître Cocardasse parmi elle. Peut-être était-ce un secours d’autant plus opportun que sa lumière à elle menaçait de s’éteindre? Peut-être aussi était-ce la bande des malandrins? Dans le doute, Mathurine jugea urgent de soustraire Passepoil aux yeux de ceux qui arrivaient. Quant à Cocardasse, elle se rendait compte qu’elle ne pouvait plus rien tenter pour lui et regrettait vivement de ne pouvoir aussi lui être utile, en tant qu’ami de ce pauvre Passepoil. Qui court deux lièvres à la fois risque trop de n’en atteindre aucun. La Normande était trop prudente pour sacrifier le certain à l’incertain. -Allons, se dit-elle, puisque le pauvre garçon ne peut faire un mouvement, il me faut trouver le moyen de le cacher aux alentours au moins jusqu’au jour. La réalisation de ce projet était difficile, et pour le tenter, il fallait être de la force de Mathurine, d’autant mieux qu’elle n’avait pas devant elle le temps de l’étudier à loisir, car les torches se rapprochaient de plus en plus et le moment était venu de prendre une décision rapide. Elle glissa donc son pistolet dans son corsage, accrocha comme elle le put sa lumière à sa ceinture et, en robuste paysanne qu’elle était, se mit en devoir de charger Passepoil sur ses épaules. Le prévôt était lourd de son inertie d’abord et aussi de l’eau et de la boue dont ses vêtements étaient imprégnés. La Cauchoise sentait ses forces se décupler devant l’imminence du danger et c’est ainsi qu’elle parvint à installer du mieux possible le blessé sur son dos. Alors elle se mit péniblement en marche, sans savoir où elle allait, en suivant l’égout qui la mènerait bien à quelque maison dans laquelle elle demanderait asile pour elle et pour celui qu’elle voulait sauver. Il lui arriva souvent de trébucher et de faiblir sous le poids; mais un courage surhumain lui donnait la force de se relever, même de hâter le pas, sans qu’elle osât se retourner en arrière, de crainte de voir qu’elle était poursuivie. À peine avait-elle fait cinq ou six cents pas lorsque Cocardasse revint avec les soldats sur le pont. Comme la lumière que portait Mathurine s’était éteinte, il fut impossible à ceux-ci, non seulement de la voir, mais même de supposer que Passepoil était encore là un instant avant leur arrivée. ** Un Amour Sérieux. Lorsqu’un léger brouillard, se balançant à fleur de terre, vint à se faire voir, enfermant le pied des arbres, des buissons et la base des constructions épaisses dans une robe de vapeurs cotonneuses, et lorsque l’aube, se montrant enfin, vint peu à peu dessiner la forme des choses, Mathurine poussa un soupir de soulagement. Depuis un moment, elle marchait à l’aventure, sans savoir où elle allait. En cet instant même elle ignorait absolument où elle se trouvait, mais elle avait conscience que tout danger était écarté, et ce fut avec une joie profonde qu’elle aperçut à quelque distance une cabane délabrée et de piètre apparence. Elle pouvait dans tous les cas y déposer son fardeau pour aller chercher de l’aide. D’un dernier effort elle y parvint. Ses heurts contre la porte n’amenèrent d’abord aucun résultat. La cabane semblait abandonnée. Elle redoubla, frappant la planche vermoulue tantôt de son poing, tantôt de son pied. Après dix longues minutes de cet exercice, un visage de vieille femme, ridé et tanné, apparut derrière un contrevent entrebâillé tout juste ce qu’il était nécessaire. Si, en ce temps-là, il était bon de se montrer prudent partout et de n’ouvrir sa porte qu’à bon escient, on pense que, dans les environs de la Grange-Batelière, il était indispensable de prendre de bien plus sérieuses précautions. -Que voulez-vous? demanda une voix rogue. -Ouvrez, supplia Mathurine, c’est un blessé qui a besoin de secours. -Encore quelque bandit!... Porte-le à la Pitié, ma belle!... C’est un peu loin d’ici, peut-être, mais si je récoltais tous ceux qui reçoivent des coups d’épée dans ces parages, il me faudrait tenir hôpital... Passe donc ton chemin, et grand merci de ton cadeau. À la rudesse ironique de cette apostrophe, une autre que la Cauchoise n’eût pas osé insister. Mathurine insista, car ce n’était pas pour elle. -Je vous en prie?... murmura-t-elle en joignant les mains. Peut-être avait-elle raison. Toujours est-il que la vieille femme ne referma pas son volet et grommela: -Bon, bon, on connaît cela. D’habitude, il est vrai, ils se traînent ici tout seuls; d’où vient que celui-là y arrive sur ton dos? -Ouvrez-moi d’abord et je vous expliquerai... Et puis, soyez tranquille, ma brave femme, je vous paierai vos peines. Les yeux de la vieille étincelèrent. -Ah!... si tu as de l’argent, pas besoin d’explications. Cependant fais-m’en voir la couleur, car je me méfie des gens que je ne connais pas. Mathurine avait en effet de l’argent, mais nous devons avouer qu’elle ne le devait en aucune façon aux libéralités de sa patronne de la courtille, qui payait ses servantes en injures beaucoup plus qu’en numéraire. Avant de quitter le Trou-Punais pour n’y plus jamais revenir, la brave fille avait pensé que l’argent de Passepoil ayant été gagné par la Paillarde au moyen de procédés plus ou moins délicats, il ne serait peut-être point malhonnête à elle de lui subtiliser louis et pistoles pour les restituer à leur légitime propriétaire. Et comme elle était la probité même, elle s’était bien promis, faisant taire ses derniers scrupules, de faire participer tous les pauvres diables à cette aubaine, en échange de leurs prières pour les présents trépassés, si par malheur elle ne retrouvait que les cadavres de ceux-ci. Armée de ces bonnes intentions, la conscience libre de tout reproche, elle avait donc vidé les poches de l’hôtelière et ne s’en repentait pas à cette heure. Certes, elle n’eût pas hésité, en ce moment, à se dépouiller de toutes ses économies, quelques pauvres gros sous amassés à grand’peine depuis qu’elle était en service à l’auberge. Toutefois, ces sols réunis en tas ne devant former qu’une somme dérisoire, insuffisante pour apitoyer la vieille, sans balancer une seconde, elle emprunta un double écu à la masse sacrée de la restitution et le glissa dans la main parcheminée, aux doigts longs et croches qu’on lui tendait. Grâce à ce talisman merveilleux que fut et que sera toujours l’argent, la porte s’ouvrit toute grande. La Normande se trouva en présence d’une sorte de mégère à la peau ratatinée qui n’avait pour tous vêtements, à cette heure matinale, qu’une chemise crasseuse et un jupon en loques. Comme l’intérieur était encore plongé dans l’obscurité, la vieille alluma un antique quinquet qui jeta dans le taudis une lueur blafarde. Une table boiteuse, deux escabeaux et dans un angle, un infect grabat, tel est le mobilier. Comme êtres vivants, il n’existait que la sordide petite femme et un chat tout noir dont les prunelles jaunes scintillaient dans le recoin le plus obscur. Mathurine avait, comme toutes les paysannes de cette époque, un fond de superstition très prononcé et ne se trouvait qu’à demi rassurée dans cet affreux galetas fait de planches mal jointes, à travers lesquelles sifflait le vent. -N’aie pas peur, lui dit la vieille. Il n’y a personne ici que moi et mon chat. Ton blessé y sera mieux que partout ailleurs. Pose-le sur le lit, nous allons voir un peu ce qu’il en est. Est-ce grave? -Je n’en sais rien, répondit la Normande. -On va s’en assurer. Moi, je m’y connais quelque peu, petite; c’est même pour cela qu’on me traite de sorcière. Mathurine se recula d’un pas: -Vous fréquentez l’esprit malin? questionna-t-elle avec effroi. -Il y a des imbéciles qui le prétendent et je les laisse dire. La vérité, c’est que j’ai des remèdes à moi et que j’ai guéri quelquefois des gens que ces messieurs de la Faculté croyaient prêts à rendre l’âme. Entre nous, vois-tu, avec leur latin et leurs saignées, ce sont les derniers des ânes. La Normande ne vit pas la nécessité de la contredire et la prétendue sorcière reprit: -Ne jacassons pas tant, jeunesse; voyons plutôt ce qu’a celui- ci... D’abord un coup bien assené au front... Il doit avoir une tête dure celui-là et il en sera quitte pour la marque. S’il n’a pas d’autre trou dans la peau, le mal n’est pas bien grand. Avec des précautions dont on l’eût assurément crue incapable, la rebouteuse retira le justaucorps de Passepoil et découvrit la blessure faite par l’épée de la Baleine: -Toujours rien de sérieux, murmura-t-elle, un peu de sang perdu et c’est tout; mais il empeste, ton bonhomme, et ce qu’il est sale! -Il a la fièvre, dit Mathurine en posant sa main sur le front brûlant de Passepoil. -Dans un quart d’heure il n’y paraîtra plus, grâce à une potion que je vais lui donner. La vieille attisa le feu qui couvait sous la cendre, puis elle alla quérir dans un coffre vermoulu quelques plantes sèches qu’elle jeta dans l’eau bouillante, cela sans aucun signe, ni aucune évocation qui pût révéler des pratiques anti-chrétiennes. Mathurine se sentit un peu rassurée, malgré les frôlements du chat qui ne lui inspirait pas confiance. Quand la vieille eut administré, dans un vieux pot ébréché, son remède à frère Amable, celui-ci ouvrit presque aussitôt les yeux. Il éprouva une certaine surprise à se trouver ainsi, à demi vêtu, dans une maison inconnue, voyant, penchée sur lui, une face ridée qu’il n’avait rencontrée nulle part. À coup sûr, il eût préféré trouver sur ses yeux le frais visage de Mathurine, mais la mégère, qui avait son idée, avait empêché celle-ci de s’approcher. -Où suis-je? demanda-t-il en jetant autour de lui des regards effarés, cherchant à comprendre dans quel lieu il se trouvait. -C’est bon, tais ton bec! intima rudement la rebouteuse; on te le dira tout à l’heure, mon pays, car tu dois être de Bretagne, comme moi, si je puis en juger à la dureté de ton crâne... Pour l’instant tu n’as rien de mieux à faire que de dormir et je vais t’enlever tes vêtements, qui ont le plus grand besoin d’être lavés et séchés. Elle se mit en devoir de déshabiller maître Passepoil, lava soigneusement sa blessure et, le recouvrant de tout ce qui lui tomba sous la main, lui enjoignit de dormir pendant une heure ou deux. Soit sous l’empire d’une immense lassitude, soit plutôt par la vertu du breuvage qu’il venait d’avaler, le prévôt ferma les yeux et tomba dans un profond sommeil. Les deux femmes procédèrent alors au nettoyage de ses vêtements, qu’elles mirent sécher devant l’âtre, puis elles vinrent s’asseoir à son chevet. -Conte-moi un peu ce qui s’est passé, demanda la commère, surtout ne mens pas. Je m’en apercevrais sûrement et je vous flanquerais dehors, toi et ton homme. -Pourquoi vous mentirais-je? répliqua Mathurine que cette menace n’impressionnait nullement pour elle, mais elle tenait à ce que Passepoil ne manquât pas des soins nécessaires. -Qui es-tu d’abord... et qui est-il?... questionna la vieille. L’interlocutrice de la Normande lui inspirait sans doute plus de terreur que de confiance. Cependant, comme il n’était pas dans sa coutume de mentir et qu’elle n’avait aucun reproche à se faire, elle commença sans difficulté aucune le récit des événements qui s’étaient passés depuis la première fois que les prévôts avaient mis les pieds au Trou-Punais, jusqu’à l’heure actuelle. -Je vois que tu parles franchement, jeunesse, fit la vieille après l’avoir écoutée avec attention. Pourtant, il est une chose que tu ne veux pas me dire et que je voudrais savoir: pourquoi as-tu fait cela pour lui? Mathurine rougit jusqu’aux oreilles et se mit à rouler les coins de son tablier. La rebouteuse eut un rire de crécelle et murmura d’une voix adoucie, comme oxydée: -Je comprends maintenant. Je ne t’en demande pas plus. Tu es une brave fille et ne t’inquiète pas, d’ici une heure ton amoureux pourra te le dire lui-même. -Vous êtes bien sûre de le guérir? -Cela ne sera pas un miracle. La fraîcheur de l’eau, après le coup qu’il a reçu sur la tête et qui l’a à moitié assommé, a achevé de l’étourdir; quant à son autre blessure, elle ne compte pas. -Oh! merci, s’écria Mathurine qui tira une seconde pièce de monnaie de sa poche et la tendit à la femme. Ce nouvel argument devait mettre cette dernière tout à son service. Aussi se fit-elle quasi maternelle et, prenant dans sa main celle de la jeune fille, elle demanda: -Et que comptes-tu faire? Je connais la Paillarde et je crois qu’il vaudrait mieux pour toi ne pas retourner chez elle. -Jamais, s’écria Mathurine; d’autant plus que la bande de Gendry me ferait un mauvais parti. -Où penses-tu trouver un abri?... Ce n’est pas maître Passepoil qui peut t’en donner un... Mathurine rougit de nouveau: -Non, dit-elle, je ne pourrais le suivre que si... Elle s’arrêta, interloquée et n’osant achever sa pensée. -Que si vous étiez mariés! Inutile de t’en cacher, jeunesse; je comprends et je vois que tu es une honnête fille. Cela n’empêche pas les choses de se compliquer. Je ne sais trop vraiment ce que tu vas devenir. -À Dieu va! murmura la Normande; je me replacerai comme servante à Paris. -Écoute, imposa la commère. Bien que pour beaucoup je sois sorcière parce que je connais un peu la vertu des plantes et que je m’en sers pour soulager les misères du pauvre monde, je fais plus souvent le bien que le mal et je ne vois pas pourquoi je n’agirais pas ainsi à ton égard. Si tu veux renoncer pendant quelque temps à voir ton amoureux, je te promets de te tirer d’affaire. Cette perspective effraya quelque peu la Normande. -Ce sera pour bien longtemps? demanda-t-elle. -Cela dépendra de toi. D’ailleurs tu es libre d’accepter ou de refuser. J’ai une soeur aux Bénédictines de Notre-Dame-de-Liesse, et si tu veux entrer comme servante à leur couvent de la rue de Sèvres, tu pourras y rester tant qu’il te plaira... Mais tu comprends qu’on n’y reçoit pas les hommes et tant que tu ne pourras pas te marier avec lui... -Oh! interrompit Mathurine avec un profond soupir, il n’est pas question de cela, et sans doute qu’un homme de l’importance de maître Passepoil ne voudra pas facilement de moi... jamais encore il ne m’a parlé. -Ah bah!... Eh bien, ne te fais pas de mauvais sang à cet égard, fillette. Il te parlera, car je viens de lire dans ta main que tu seras un jour sa femme... La Normande faillit s’évanouir de bonheur... -Bientôt? s’écria-t-elle. -Quant à cela, je n’en sais rien... Alors, acceptes-tu? -Oui-da, et je vous en remercie bien sincèrement; en entrant ici, je n’avais pas cru y trouver une si brave femme. -C’est au mieux!... Laisse-moi arranger les choses, et surtout ne lui souffle pas un mot, à lui surtout, de ce que nous venons de convenir. Elles continuèrent à jacasser ainsi pendant près d’une heure, jusqu’à ce que frère Passepoil entrouvrît un oeil. Il ne tarda pas à les ouvrir bien grands tous les deux lorsqu’il aperçut à son chevet Mathurine qui le contemplait comme en extase. Le sommeil avait réparé les forces du prévôt et maintenant il se sentait tout à fait bien, sauf un peu de lourdeur à la tête. Aussi s’empressa-t-il de se mettre sur son séant et de regarder autour de lui, bouche bée et les yeux fixés sur la Normande. -Eh quoi? dit-il, je suis donc toujours au Trou-Punais? -Point du tout, monsieur Passepoil, balbutia l’interrogée d’une voix tremblante d’émotion et ce n’est pas de ma faute, car je vous ai assez supplié de ne pas en sortir. Cependant, il vaut peut-être mieux que vous soyez ici? -Sûr! appuya la vieille; personne ne viendra vous y chercher. Et, si vous y êtes, c’est bien grâce à cette belle enfant; sans elle vous auriez rendu l’âme au bord de l’égout où les rats vous mangeraient le nez à cette heure. -L’égout?... murmura Passepoil en promenant la main sur son front. Je ne me souviens plus... Ah! si... cela me revient: Gendry, la Baleine... tous ces coquins... -Ils n’auront pas votre peau, monsieur Passepoil. Celui-ci se souleva brusquement et poussa un cri: -Cocardasse!... où est Cocardasse? Mathurine baissa la tête et garda le silence. -Les gredins l’ont tué, hurla le Normand. Pauvre Cocardasse!... mon ami, mon frère!... -Allons, pas de bêtises, interrompit la vieille. Il a dû se tirer d’affaire tout seul et vous le retrouverez. Ce n’est pas le moment de vous lamenter, mais bien plutôt de remercier celle qui vous a tiré vous-même de ce mauvais pas. Dites-lui qu’elle vous raconte un peu cette histoire; quant à moi, je m’en vais quérir de l’eau fraîche et un peu de pain. Je suis pauvre, c’est vous dire que la table ici sera modestement servie. Elle se munit d’une cruche ébréchée -tous les ustensiles de son ménage marquaient un âge respectable et avaient reçu plus d’une blessure au cours de leur carrière -et s’en alla en faisant claquer ses sandales, laissant en tête à tête Passepoil et Mathurine. Dès qu’elle se fut éloignée, la Normande dut commencer le récit de ce qui s’était passé. Elle ne le fit pas sans omettre une bonne partie de ce qui était à sa louange. Assise au bord du grabat, tenant la main du malade dans la sienne, elle contait naïvement, simplement, et sa voix chaude était un baume délicieux pour le coeur de Passepoil. Celui-ci, depuis quelques minutes, était redevenu l’amoureux d’autrefois, l’amoureux de toujours. Sa passion nouvelle se décuplait encore de ce que celle qui en était l’objet avait spontanément risqué sa vie pour lui. Cidalise, Jacinta, la Paillarde, toutes les femmes qu’il avait vues, connues, désirées ou aimées, dans le cours de son existence aventureuse, n’existaient plus pour lui. Mathurine, assise à ses côtés, le berçant de douces paroles, dominait, effaçait toutes les autres. Il plongeait avec ivresse son regard dans celui de la belle fille et pressait tendrement sa main dans les siennes. -Vous avez fait cela pour moi?... s’écria-t-il lorsqu’elle eut achevé son récit, pour le pauvre Passepoil que vous ne connaissiez pas, qui acceptait devant vous les cajoleries d’une autre?... Oh! Mathurine!... Mon bras, mon épée, ma vie vous appartiennent!... Il n’y a que deux êtres au monde qui aient le droit de partager tout cela avec vous, c’est Lagardère et Cocar... Le nom de son inséparable ne put sortir en entier de son gosier contracté. Il venait de se rappeler soudain que le Gascon n’existait probablement plus. -Mais non, se reprit-il en refoulant les larmes qui montaient à ses yeux, le pauvre ami a bu son dernier coup... et ce n’était pas du vin!... Qu’il a dû le trouver amer!... Vous Mathurine, je ne vous oublierai jamais!... La tendresse le rendait éloquent: jamais le cri de son coeur n’avait jailli avec tant de ferveur. Il attira Mathurine à lui et posa sur son front un long, long baiser qui les fit tous deux tressaillir de bonheur et d’espérance. -Oh là! mes agneaux!... s’écria la vieille du seuil de la porte, c’est très joli de s’aimer, mais il faudrait que notre blessé songe à se lever et à aller retrouver son ami Cocardasse. Ce fut une ombre au tableau. Amable et Mathurine détournèrent les yeux l’un de l’autre. Tous deux croyaient voir la grande ombre du Gascon se dresser entre eux comme un reproche. La rebouteuse n’avait pourtant pas eu l’intention de les attrister, et le but qu’elle se proposait était plutôt louable. Aussi reprit-elle: -Quand vous saurez ce qu’est devenu votre ami vous reviendrez prendre ensemble des nouvelles de Mathurine. En attendant, vos habits sont secs et c’est l’heure de décamper. La Normande voulut rendre à Passepoil l’argent qu’elle avait repris à la Paillarde, mais celui-ci protesta et exigea qu’elle le gardât pour elle. Un quart d’heure après, en lui envoyant des baisers tant qu’il fut en vue, le prévôt reprenait à son tour le chemin de l’hôtel de Nevers et le bonheur qui était en lui, -on dit, non sans raison, que le bonheur rend égoïste, -effaçait presque l’inquiétude qu’il ressentait de n’y point retrouver Cocardasse. Le Gascon, justement, se promenait de long en large dans la cour de l’hôtel et s’objurguait lui-même en mettant à contribution ses plus redoutables jurons. Il s’en voulait surtout de ne pouvoir pleurer. Quand les deux vieux amis s’aperçurent, ils restèrent un instant silencieux et comme frappés de stupeur. C’est tout juste s’ils ne tombèrent pas à la renverse, car ils se faisaient mutuellement l’effet de deux revenants. Enfin, avec une précision et un ensemble touchants, ils se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre et furent longtemps à s’étreindre. -Capédédiou!... ma pauvre caillou! clama le Méridional dès que la parole lui revint; je t’avais cru bien mort et tout ce que j’avais bu hier il s’était transformé en larmes, de quoi emplir un demi- muid. -Moi aussi, je croyais que je ne te reverrais jamais... Mais qui t’a sauvé, toi? -Ver, Cocardasse junior donc!... Et toi, pétiou? -Une femme, mon noble ami Cocardasse!... un ange que j’aimerai, que je bénirai toute ma vie... -Oïmé!... lou couquin il flamberait même au fond de la mer! -Toujours! Et c’est si bon de devoir la vie à une femme qui vous aime! -Té, mon bon, tu deviens fade. L’amitié elle est encore, après le vin, ce qu’il y a de mieux! On ne tua pas le veau gras pour célébrer le retour de Passepoil; mais Chaverny, Aurore, doña Cruz et les autres qui, sur les dires de Cocardasse, l’avaient cru mort, furent heureux de constater que non seulement il ne revenait pas éclopé, mais que jamais il ne s’était senti si heureux. Dès l’après-midi, dans sa hâte d’emmener Cocardasse auprès de l’objet de sa flamme et de se jeter aux genoux de sa bien-aimée pour lui rendre grâces, il entraîna le Gascon vers la fameuse cabane. Quelle ne fut pas sa stupéfaction de n’y rencontrer que la vieille, laquelle lui répondit d’un ton goguenard: -Mathurine?... Elle est partie depuis ce matin et je serais bien embarrassée de vous dire où elle est... Vous la retrouverez sans doute un de ces jours à Paris. Bien du temps devait s’écouler durant lequel les événements sépareraient Mathurine et Passepoil. Mais il n’est, dit le proverbe, que les montagnes pour ne se rencontrer jamais. DEUXIÈME PARTIE. (La Peur Des Bosses.) ** Projet Audacieux. Si l’on s’en rapporte à la façon dont l’Angleterre, de tout temps, a su régler ses actions, John Bull eût dû être hospitalier au bandit qu’était Philippe de Mantoue, car, toutes proportions gardées, l’Italie n’avait jamais cessé d’agir en vertu des mêmes principes. Gonzague s’était contenté d’assassiner Philippe de Nevers, et son rêve serait achevé lorsqu’il aurait capté son héritage. Albion avait commencé avec Cromwell la longue série d’attentats, de moeurs, de duperies, de rapines qui fut sa loi depuis lors et qui consiste à égorger par surprise et à s’approprier les restes, non pas des individus, mais des peuples: témoin le Canada, Malte, les Indes, Gibraltar, l’Irlande et le reste. Les loups, dit-on, ne se mangent pas entre eux... C’est possible; mais, à coup sûr, ils se mordent. L’arrivée à Londres de ce prince, qui venait sans doute chercher à faire rentrer dans ses poches quelques bribes de l’or français qui avait passé la Manche, fut fort mal accueillie. Law avait étranglé la banque de France et son crime avait profité surtout à l’Angleterre. Celle-ci n’était pas disposée à rendre gorge, ne fût-ce que d’une faible partie. Quand Gonzague essaya de se présenter à la cour, il fut éconduit par Robert Walpole, le premier ministre, dont le principal souci était d’éloigner de Georges Ier toutes les intrigues, celles surtout qui eussent pu amener des complications avec la cour du Palais-Royal. Philippe de Mantoue fit mine de se fâcher; Walpole lui donna à entendre que non seulement il n’avait pas le droit de parler haut, mais que s’il n’étouffait complètement le bruit de sa voix, il serait possible qu’on l’engageât à porter ses pas vers des régions plus lointaines. De ce jour, il fut l’objet d’une surveillance si sévère que bientôt il prit en horreur les brouillards de la Tamise. Son étoile pâlissait de plus en plus et, s’il se l’avouait à lui- même, son amour-propre lui interdisait d’en rien laisser voir à ses roués. Peyrolles seul en était convaincu, parce que lui seul égalait son maître en fourberie. -Monseigneur, lui dit-il un soir que le prince paraissait plus sombre, et marchait à grands pas dans son cabinet de travail, je crois que nous avons fait fausse route. Tout n’est ici que brouillard, et, si nous y restons, nous aurons peine, dans quelque temps, à voir clair même dans notre jeu. -Ton avis est un peu le mien, répondit Gonzague; cependant, puisque nous avons tant fait que d’accomplir le voyage, nous devons forcer la fortune à revenir nous trouver; car il serait indigne de moi de pérégriner à sa suite plus longtemps... Mon principe, et c’est là la chance la plus sûre de victoire, est d’amener les hommes comme les choses à se plier à notre volonté. -Nous n’y réussissons pas depuis quelque temps, monseigneur. -La peste soit de tes observations, Peyrolles!... Si, pour commencer, nous ne pouvons tenir le premier rôle, prenons d’abord le second; nous éclaircirons les rangs devant nous. -Il faudrait pour cela des énergies et nous ne sommes plus guère que deux à en avoir. Les autres... -Les autres sont rivés à ma chaîne!... exclama le prince en frappant du pied. Ils ne sont rien sans moi, et où j’irai, ils iront... autrement, que feraient-ils? Et, redressant le front, il ajouta: -Ce sont des marionnettes que ma main dirige... Livrés à eux- mêmes, que feraient-ils? Le factotum hocha la tête, il n’avait pas l’air très convaincu. -Monseigneur pourrait le leur demander peut-être, fit-il. Mon avis est qu’ils ne tiennent plus à vous que par un fil... comme les pupazzi dont vous venez de parler. -Eh bien! qu’ils le cassent... -Mieux vaudrait le doubler... -Avec de l’or, n’est-ce pas?... Ils ne l’ont pas gagné. -Qu’ils le gagent!... Ce n’est pas tant de l’or qu’il faut à l’heure présente, c’est de l’audace!... -Oh! oh! maître Peyrolles!... tu me parais en avoir beaucoup ce soir. Malheureusement, si tu y excelles en paroles, tu es beaucoup moins chaud à l’action. -Ce n’est pas le même qui peut tout faire et je ne vois pas d’inconvénient à ce que les autres soient quelquefois les bras quand je me mêle d’être la tête... après vous... -Il me semble qu’en ce moment tous voudraient l’être avant moi. -Une fois ne serait pas coutume, et sans doute que tout le monde s’en trouverait bien. -Oh! oh! gronda le prince que cette dernière phrase venait de piquer au vif. Que signifie tout ceci, maître Peyrolles? Puis, voyant que son hypocrite intendant gardait une posture pleine d’humilité et ne paraissait en aucune façon vouloir le braver, il reprit plus doucement: -Il n’est pas besoin de tant de circonlocution pour énoncer ton projet, si tu en as un... Parle donc vite et surtout parle bien. -Vite?... rien ne nous presse; mais bien, j’en ai la conviction... Il faut nous en aller d’ici... -Et gagner l’Italie; c’est là ce que tu veux dire?... À d’autres, l’ami; c’est un pays où il ne reste rien à faire pour nous: tous les emplois sont pris. -Qui vous a parlé de l’Italie? -La Hollande, alors? L’idée n’est pas si mauvaise et mérite examen. Dans ces sociétés de bourgeois et de marchands, il y aurait peut-être moyen de gonfler nos poches?... -Vous êtes à cent lieues de ma pensée, monseigneur. -Que diable! Dis alors où tu veux que nous allions et finissons- en... Peyrolles se croisa les bras, redressa son grand corps maigre sur ses jambes plus maigres encore et, regardant son maître dans les yeux, il siffla plutôt qu’il ne prononça ces paroles: -Tout simplement en France!!... Ce fut à Philippe de Mantoue à se croiser les bras et à dévisager son interlocuteur. -Pardieu! déclara-t-il au bout d’un instant en ricanant sourdement, voilà une sotte idée... Tu voudrais donc, avant qu’il soit huit jours, que nous allions réfléchir, moi à la Bastille et toi au Grand Châtelet, sur les dangers qu’il y a de quitter Londres pour aller revoir les bords de la Seine. -La Bastille n’est pas faite pour vous, pas plus que pour moi le Châtelet, monseigneur. Les sots seuls s’y laissent mettre... Je parie bien passer pendant dix ans devant les portes de l’une ou de l’autre de ces prisons sans que personne, en me voyant, songe que ma place serait mieux dedans que dehors. -Je serais curieux d’en connaître le moyen. -C’est de passer inaperçus, de ne pas aller crier nos noms et notre qualité sur les toits. -Ce qui revient à dire qu’il faudra nous cacher dans quelque taudis, ne sortir que la nuit et éviter avant tout le lieutenant de police et ses gens? -Que non pas: il y a de bons bourgeois de Paris qui se promènent au grand soleil et rien ne nous empêche d’être du nombre. Le prince de Gonzague peut bien avoir soixante ans et vendre du drap à l’aune, ainsi que son dévoué serviteur n’en avoir que vingt et se transformer en marchand d’orviétan. Pour le coup Philippe de Mantoue éclata de rire. -Tu serais précieux, murmura-t-il entre deux hoquets convulsifs, s’il n’y avait un peu de folie dans ton cas. Je ne t’entendis jamais déraisonner de la sorte. -Soit, approuva le factotum sans pouvoir cacher entièrement sa mauvaise humeur. Je m’attendais à ce que mon projet, mûrement étudié, recevrait un tout autre accueil. Restons donc ici, au fait. Lagardère viendra peut-être nous y trouver quand il n’aura rien de mieux à faire... -Tudieu! que me parles-tu de celui-là? -À moins que nous n’allions l’attendre en Hollande, acheva Peyrolles d’un ton sarcastique. Pour une fois qu’il se sentait plus fort et plus audacieux que son maître, l’intendant n’avait garde de reculer. Lors de l’élaboration de son plan, il avait mis en oeuvre toutes les ressources de son esprit machiavélique; pesant le pour et le contre, distribuant les rôles d’avance, fixant les jours, presque les heures, et les lieux où l’on devrait agir; maintenant il n’entendait pas que tout cela fût perdu. Il était donc décidé à tout oser, à braver même la colère de Gonzague pour l’obliger à suivre ses conseils. Il se mit à arpenter la chambre, le dos baissé et en fit trois ou quatre fois le tour avant de revenir, sans en être prié, s’asseoir dans un fauteuil où, devant Gonzague debout, il se croisa les jambes. Le prince ne lui ayant jamais permis pareille familiarité, c’était en quelque sorte une insolence, et en d’autre temps, ce sans-gêne lui eût valu une verte semonce. Au contraire, cette belle assurance de sa part fut cause que Gonzague commença de prendre la chose au sérieux. Le nom seul de Lagardère venait de fouetter sa propre audace. Ce qui, tout à l’heure, lui avait paru insensé et irréalisable prenait à présent dans son esprit une tournure toute différente. -Crois-tu, demanda-t-il, que Gendry et les autres soient demeurés inactifs à Paris? Peyrolles eut un geste de dédain. -Rien ne sert de lancer la meute, riposta-t-il, si le chasseur n’est pas là pour l’hallali. Gendry et la Baleine ne sont que des chiens tout au plus bons à aboyer aux jambes de la bête et à se faire découdre. -Ils doivent tenir à gagner leur argent... -Oui, à la condition de ne pas trop risquer leur peau. Ils sont prêts à frapper dans le dos, c’est vrai, mais si l’occasion ne s’en présente pas, ils ne la feront pas naître. Rien n’est bien fait, monseigneur, que ce qu’on fait soi-même; vous le savez par expérience. Peyrolles oubliait que bien souvent son maître et lui l’avaient trouvée cette occasion d’en finir avec le bossu et qu’ils s’étaient pourtant gardés de la saisir. C’est belle chose que la jactance. L’intendant, qui n’avait jamais raisonné de la sorte devant le danger, pouvait jeter feu et flamme en ce moment: Lagardère n’était pas là pour l’entendre et pour lui donner la réplique. Il se leva et se campa devant Gonzague dans une pose qu’on n’avait pas coutume de lui voir, lui dont l’échine était particulièrement marquée: -Vous ne songez donc pas, s’écria-t-il, que Lagardère peut épouser Aurore de Nevers quand il lui plaira. Philippe de Mantoue sursauta. -Et qui nous prouve, reprit l’intendant, que cela ne soit déjà fait, tandis que nous perdons ici notre temps à vouloir forcer des portes qui ne s’ouvriront pas et derrière lesquelles nous ne trouverions, en tout cas, qu’un malheureux os à ronger? -Crois-tu que Lagardère a regagné Paris? -Qu’avait-il de mieux à faire, puisque nous lui laissions le champ libre? -Vive Dieu! tu as raison, Peyrolles, et je m’étonne de n’avoir pas songé à tout cela. C’est que je cherchais ailleurs, et qu’à vouloir des combinaisons trop savantes on risque d’arriver trop tard au but... Comment ferons-nous pour ne pas être reconnus à Paris? -Nous nous déguiserons... -C’est qu’il me répugnera fort de me cacher là où j’allais le front haut, devant le peuple et la cour, qui me voyaient passer et qui disaient: «C’est Philippe de Mantoue, prince de Gonzague, le plus puissant après le Régent et peut-être avant lui!...» -Le temps n’est plus à l’orgueil, monseigneur, il est à l’action! -C’est vrai! Ton projet me sourit. Lagardère se défiera moins de la dague cachée sous le justaucorps d’un bon bourgeois que de l’épée pendue au flanc d’un seigneur... Par le diable! la dague n’en fera pas moins son office! -Votre fortune à venir est à ce prix... -Et la tienne aussi, Peyrolles, de même que celle des autres. Va me les chercher un peu que je leur fasse part de la bonne nouvelle. Le factotum, empressé, ayant été quérir les roués, ceux-ci entrèrent en groupe dans le cabinet de travail du prince, et devinèrent à l’expression joyeuse de son visage que quelque chose se préparait dont ils allaient être instruits. Le front de Peyrolles, ordinairement barré d’un pli de dissimulation, s’éclairait à l’égal de celui de son maître; car le factotum avait en ce moment conscience de sa valeur et du placement qu’il venait de faire pour le jour où la fortune sourirait de nouveau à celui qui tenait dans sa main leur destinée à tous. Quant à Philippe de Mantoue, il avait mis de côté l’air souverainement hautain dont il se séparait rarement pour se frotter les mains avec une joie évidente. Maintenant qu’on l’avait stimulé, il ne comprenait plus qu’il avait pu s’arrêter, ne fût-ce que quelques jours, dans la réalisation de sa tâche, et avec son audace habituelle, il était prêt à mettre les bouchées doubles. S’il avait des instructions à donner à ses acolytes, ce n’était point pour les convier à l’inaction, ni au plaisir. -Messieurs, commença-t-il, ne trouvez-vous pas qu’on s’ennuie ferme à l’ombre de l’abbaye de Westminster? -Palsambleu! répondit Montaubert, je puis me flatter de ne pas avoir eu une idée gaie depuis que je suis ici. -Si cela devait durer, ajouta Nocé, peut-être devrions-nous songer à nous faire ermites pour nous distraire un peu. Tous les autres parlèrent à leur tour, et il ne fut pas jusqu’au baron de Batz et au gros Oriol, qui ne vinrent apporter leur obole de malédictions contre le séjour en Angleterre. -Rassurez-vous, messieurs, reprit Gonzague. Ce pays est trop humide et les épées s’y rouillent. Qui de vous devinera où je vais vous mener?... -Retournerions-nous en Espagne? demanda Nocé. Par ma foi, les moines y sont moins fades que les prédicants d’ici; mais je regrette surtout son ciel bleu et ses señoras. -Cherchez ailleurs; nous avons fait en Espagne tout ce que nous avions à y faire. -C’est à Venise, dit Oriol, qui n’avait jamais vu l’Italie et n’eût pas été fâché d’aller y faire un tour. Gonzague le toisa avec ironie: -Voudrais-tu donc y chercher tes ancêtres dans la galerie des doges? ricana-t-il. -Serait-ce dans les Pays-Bas? demanda Montaubert à son tour. -Ou peut-être en Allemagne? vausse manèfre! interrompit avec une grimace le baron de Batz, à qui souriait peu la perspective de revoir sa patrie. Il y avait laissé de fort méchants souvenirs et quelques comptes à régler. Tous les pays connus y passèrent et quelqu’un même lança le nom d’une ville barbaresque. Gonzague les laissait dire et riait sous cape. -Pauvres devins que vous faites, dit-il. Demandez-le plutôt à M. de Peyrolles. On sait que les roués détestaient celui-ci et il leur déplut fort que ce fût lui, en partie du moins, l’arbitre de leur destinée. Aussi personne ne jugea-t-il à propos de lui poser une question, ce qui n’empêchait pas leurs yeux d’interroger quand même. L’intendant voulut jouir de la supériorité que lui donnait la conception d’un plan dont ils seraient les exécuteurs et, pendant plusieurs minutes, il les tint en haleine: -Serait-ce donc que le lieu vous serait indifférent, messieurs? demanda-t-il enfin, de sa voix cassante et sèche. Personne ne paraît plus avoir hâte de le connaître, puisque c’est moi qui dois vous le dire. Un silence glacial lui prouva qu’il disait vrai, et le rictus sardonique dont d’ordinaire s’ornait sa face, s’y épanouit dans toute sa laideur. Il croisa ses mains derrière son dos et lança en toisant les roués: -Ce soir même, mes bons messieurs, nous partons pour Paris!... -Le Régent nous fait grâce! s’écria le gros Oriol qui ne put retenir cette exclamation de joie. Gonzague haussa les épaules: -Je te conseille d’aller le remercier en arrivant, fit-il, si tu veux finir tes jours dans un cachot. Philippe d’Orléans nous veut toujours tant de bien qu’il songe à nous accorder notre pardon dès qu’il sera dans l’autre monde. Tout le monde, sur le premier moment, avait un peu partagé l’opinion d’Oriol. Il fallait bien en rabattre. Aussi les visages qui, tout d’abord, s’étaient éclairés d’un sourire, prirent une teinte presque livide. Philippe de Mantoue les enveloppa d’un regard d’épervier et demanda avec une nuance de dédain dans la voix: -Eh quoi! ne vous sentez-vous donc pas de taille à vous promener au nez de la police? Le Régent s’amuse; Machault, qui nous croit loin, ne songe plus guère à nous... Quand les chats s’endorment, la danse des rats commence... Cette boutade ne fit sourire personne. Gonzague reprit, après avoir joui un instant de leur stupeur: -Nous allons danser la danse macabre durant laquelle il importera de se tenir hors de la portée des griffes... On dirait que cela ne vous sourit guère, mes gentilshommes? -Nous y laisserons nos oreilles, murmura Nocé. -À toi de les garer, l’ami. Les miennes valent bien les tiennes, je suppose, et je ne crains rien pour elles. -Nous n’aurons pas franchi les murs, appuya Montaubert, que nous serons signalés et arrêtés. Une bande comme la nôtre ne se compare pas à des rats, elle ne passe pas dans leurs trous. -C’est pourtant ce qu’il faudra faire et jouer au plus malin, cela chacun pour son compte et dans un but unique. Quand nous nous réunirons, ce ne sera plus pour festiner avec les dames de l’Opéra et nos conciliabules ne se tiendront jamais au Palais-Royal. Nous descendrons à la cave, messeigneurs, et ce ne sera pas pour boire. Le gros Oriol, et d’autres avec lui, estimait que la vie dans un trou, terrés comme des rongeurs, était une perspective tout au moins dépourvue de gaieté. Leurs figures s’étaient allongées d’une aune et sans en excepter un seul, ils eussent préféré que Gonzague leur demandât d’aller décrocher la lune. -La Seine n’a-t-elle donc plus de charmes pour vous? ricana celui- ci. Tudieu! nous n’avons encore joué que moitié de la partie et Lagardère tenait des atouts en main. Nous avons trop montré nos cartes: l’heure est venue de tricher. -Ce sera dangereux pour qui s’y fera prendre, murmura Nocé. -Je n’en disconviens pas. Des mains resteront peut-être clouées sur la table. Qu’importe?... s’il reste au moins un joueur pour faire sauter la coupe et le bossu le matin du jour où celui-ci sera prêt à monter à l’autel... De gaieté de coeur, Philippe de Mantoue les sacrifiait d’avance. Ils le comprenaient vaguement. D’ailleurs, l’idée de recommencer la lutte contre Lagardère, en plein coeur de Paris qui leur était fermé à eux, tandis que le comte de Chaverny pouvait agir au grand jour, n’était pas faite pour inspirer aux roués une bien grande joie; aussi, personne ne se plaignait plus, à cette heure, des brouillards de la Tamise. -Ce soir, messieurs, acheva Gonzague en les congédiant d’un geste souverain, si vous avez des adieux à faire, profitez du temps qui vous reste. Plus d’un parmi vous ne reverra jamais Londres... «Ah!... j’oubliais!... qu’aucune défection n’ait lieu, je vous prie... Quiconque n’est pas avec moi est contre moi, vous savez. Or pour marcher de l’avant, mon principe est qu’on ne doit laisser personne en arrière... Un tiède ami vaut moins qu’un ennemi et voici ce que j’en ferais... Un geste significatif acheva sa pensée. Les roués se retirèrent la tête basse, comme un troupeau de bétail qu’on va mener à l’abattoir. -Ils dansent, donc ils paieront, disait Mazarin. Philippe de Mantoue avait, au sujet de ses roués, un raisonnement presque semblable. -Il n’y a que deux moyens de les tenir, fit-il dès qu’ils furent dehors: l’argent et la terreur. Ils tremblent, donc ils se battront. Tant que la menace de Lagardère se dressera devant eux, ils se grouperont autour de moi et la peur les rendra braves. ** Mascarade. Une heure après l’entretien que nous venons de relater, Peyrolles errait à travers les bas quartiers de la Cité, suivi d’un valet qui portait sur le dos un paquet assez volumineux déjà. Tout d’abord, il eût été curieux de savoir ce que contenait ledit paquet et aussi d’accompagner Peyrolles dans ses pérégrinations à travers des rues tortueuses où il semblait qu’il eût beaucoup de choses à faire. Le factotum, en effet, s’arrêtait à toutes les boutiques en avant desquelles étaient étalés des vêtements de toutes provenances, des coiffures, des armes, des chaussures, des objets de toilette et de cuisine, des bijoux vrais et faux, en un mot tout le bric-à-brac qu’on trouve en certains quartiers de Londres, comme chez nous sur le carreau du Temple ou dans certaines rues affectées au commerce des brocanteurs. Les boutiques étaient sordides, les marchands de même. Généralement, c’étaient de vieux juifs crasseux, -inutile d’ajouter voleurs, -dont la vue était supportable encore quand ils n’étaient pas eux-mêmes flanqués d’une Sarah très osseuse et parcheminée, ou d’une Rébecca graisseuse et épaisse. Les ghettos de Londres, comme ceux de Vienne ou de Varsovie, sont rarement animés par le profit régulier d’une jeune et svelte fille de Judas. Ici c’était marchandise fort rare, par cela même que les lords la payaient très cher. Aussi Peyrolles ne rencontrait-il dans ses jambes que des gamines au profil de chèvre, tendant la main aux étrangers en attendant d’avoir l’âge pour faire plus. À la vérité, il s’en souciait fort peu: son intention n’était pas d’acheter une juive. Qu’elles fussent jeunes ou vieilles, belles ou laides, il avait la même indifférence, presque le même mépris pour toutes; mépris qui s’étendait également à tout l’élément mâle de la race. Peut-être était-ce jalousie de métier, l’intendant ayant pour le moins les doigts aussi crochus que ceux des fils d’Abraham? Il s’arrêta de nouveau devant un de ces bazars hétéroclites où les défroques de luxe étaient devenues haut lieu de la misère. Des babouches algériennes y faisaient pendant à des bottes de mousquetaire; on y voyait une cotte de mailles à côté d’une robe de bal, une arquebuse auprès d’une seringue, des vieux boulets posés sur des vases de Chine; un grand uniforme de garde-française se balançait côte à côte avec celui d’un lansquenet; un casque de ligueur était surmonté d’une perruque; un tambourin d’Espagne voisinait avec un gong; aux mailles d’un filet norvégien était accrochée de la dentelle de Venise et, derrière l’étalage où se heurtaient des objets de toutes les civilisations, de tous les temps et de tous les pays, se creusait un trou noir où il y avait encore d’autres objets, d’autres vêtements, d’autres surprises. Peyrolles n’alla pas plus loin. Cette montre hétéroclite lui indiquait assez qu’il était parvenu à l’usurious bargain du Jews’ward. En le voyant, le petit bonhomme de juif obséquieux, qui tenait boutique de tout et d’autre chose encore en ce logis, se leva du fauteuil vermoulu dans lequel il était blotti comme une araignée qui a tendu sa toile et qui attend sa proie. Il roula jusqu’aux pieds de l’intendant, ployé en deux, le crâne chauve découvert. Et dans la salive de sa bouche édentée, il zézaya ses offres de service: -Que faut-il à monseigneur? Des pourpoints, des costumes de bal, des armes de prix, ou bien des bijoux d’or et d’argent?... Tout est neuf, presque neuf, excepté ce qui est antique: tout est propre, luisant, et à bon prix, un très bon prix... presque rien. C’est ici que vient Sa Majesté que Jéhovah nous conserve! quand elle désire quelque chose de rare, et aussi les nobles lords, les ambassadeurs... Votre Seigneurie le sait bien... c’est pourquoi elle me fait l’honneur... -Voudrais-tu me faire celui de te taire? riposta Peyrolles avec une grande envie de donner de son bâton dans le dos de l’insouciant et faux personnage, dont le verbiage l’énervait. Toutefois, il réfléchit que les coups de bâton pourraient bien élever le chiffre des acquisitions qu’il allait faire; tout ayant une valeur marchande pour un brocanteur juif, même les coups de canne. -Pas tant de phrases, s’il te plaît, reprit l’intendant, d’autant plus que tu te méprends absolument sur ma qualité. Il ne me faut que quelques costumes pour des acteurs de ma troupe et peut-être pourrai-je trouver ce qu’il me faut chez toi. À malin, malin et demi. Le factotum croyait du moins qu’il en serait ainsi, mais il avait compté sans son hôte. L’Israélite n’avait pas eu à regarder deux fois son interlocuteur pour savoir à qui il avait affaire, et il ne lui en voulut point de lui mentir: c’était de bonne guerre. Bien au contraire, cela lui donnait ses coudées franches pour duper ce singulier client; si, l’instant d’avant, il n’avait que fort peu de scrupules, ceux- ci venaient de se dissiper sans difficulté. Le factotum de Gonzague examinait les différentes défroques pendues à l’intérieur. -As-tu deux costumes de pèlerins? demanda-t-il... -Si j’en ai?... par Moïse! Voyez plutôt! Et exhibant une soutanelle misérablement élimée, le juif reprit: -Ce dévot costume fut porté par milord de Buckingham, lequel le rapporta de France après un pèlerinage où il s’était rendu... -Buckingham en pèlerinage!... À d’autres, ton histoire... -Elle est vraie pourtant, je vous le jure, c’était après la fameuse affaire des ferrets de la reine... -Assez... interrompit Peyrolles, je n’ai que faire de tes impudents mensonges. Il me faut deux robes de pèlerins, mais je n’achète pas ce qu’il y a eu dedans. Peu m’importe que ce soit Buckingham ou d’autres, et ceux à qui elles sont destinées s’en soucient encore moins. Combien ces défroques?... Si le fripier renonça à en discuter l’authenticité, il n’en fut pas de même pour le prix; bien des pourparlers s’échangèrent avant que les deux robes de bure, accompagnées des chapeaux, des bâtons et des coquilles, allassent rejoindre dans le paquet ce qui y était déjà, à savoir des ustensiles de jonglerie et des hardes de bateleurs, faites de pièces et de morceaux. -Ce n’est pas tout, reprit Peyrolles. Il me faut deux autres costumes de riches marchands d’Amsterdam, et je doute que tu puisses me les procurer. Le bonhomme eut un sourire en dessous: -Si Votre Seigneurie ne les trouvait pas chez moi, ce serait inutile de chercher ailleurs. Il n’est rien que je ne puisse vous fournir sur-le-champ et je crois avoir votre affaire. Ce disant, le juif conduisit sa pratique à travers le dédale des objets disparates, riches ou sans valeur, qui encombraient son échoppe. Tout au fond du magasin, à la lueur douteuse d’un quinquet qui exhalait une suffocante odeur d’huile rance, il ouvrit un grand coffre de bois muni de fortes serrures, dans lequel étaient couchés des vêtements de drap fin, garni de fourrures. Il n’y avait pas seulement deux habillements complets, mais bien cinq ou six. Peyrolles, par-dessus ses vêtements, essaya un grand manteau bordé de loutre, se coiffa d’un énorme bonnet fourré et se regarda dans un miroir d’acier qui se trouvait à sa portée. Il était méconnaissable. Sa trouvaille le satisfit au point que ce fut à peine s’il en discuta le prix. Les deux coquins, à savoir le juif et lui, se quittèrent également satisfaits l’un de l’autre. Seul le valet, qui ployait maintenant l’échine sous son énorme fardeau, ne parut pas vouloir se mettre à l’unisson de la satisfaction commune, il ne fallut rien moins qu’un supplément de salaire octroyé par Peyrolles pour le tirer de sa mélancolie. On a déjà deviné, sans doute, ce que l’intendant voulait faire de ces différents objets. Les costumes de marchands hollandais étaient pour Gonzague et pour lui. Il devait répartir les autres entre les roués. Toutefois, il avait négligé jusqu’à présent de prendre l’avis de ceux-ci et n’était pas sans inquiétude pour le cas où le rôle qu’il allait assigner à chacun ne serait pas à sa convenance. L’autorité du maître seule pouvait trancher la question et faire que ces nippes ne lui restassent pas pour compte. Voulant donner le bon exemple, il gagna son appartement et commença à endosser le déguisement qu’il s’était réservé; puis, ayant fait porter tous les autres chez Gonzague, il parut lui-même devant son maître qui l’accueillit par un rire homérique. Grâce à des onguents dont il avait enduit son visage glabre pour en effacer les rides, on pouvait aisément donner vingt ans de moins au seigneur Peyrolles. Tout fier de son succès, et lorsqu’il eut fini de se faire admirer sur toutes les coutures, il conseilla sur un ton de bon apôtre: -À votre tour, monseigneur; je me suis rajeuni, vous vous vieillirez, et le diable m’emporte si le bon peuple de Paris ne nous fait pas des ovations pour être venus de si loin chercher quelques brimborions à la foire Saint-Germain. -Corbleu! riposta Gonzague, tu n’es pas souvent plaisant; cependant je ne saurais aujourd’hui te cacher ma satisfaction. Soyons marchands, Peyrolles, et surtout menons bien nos affaires; notre banqueroute à nous ne serait pas de celles qui se réparent avec de l’argent. Inutile de répéter que le factotum avait choisi pour son maître tout ce qu’il avait pu trouver de plus riche en étoffe et en broderies. Le costume de Philippe de Mantoue paraissait aussi frais que s’il eut été fait de la veille, et les tons, qui en étaient seulement un peu éteints, ajoutaient encore à son cachet. Un long poignard damasquiné, retenu par une chaîne d’argent, pendait à la ceinture. Rien d’ailleurs n’était plus facile que de dissimuler d’autres armes sous l’ampleur du vêtement, quand bien même les deux hommes n’eussent pas été décidés à garder leurs épées. -Pardieu, dit le prince après s’être laissé docilement habiller, nous voilà faits comme des ambassadeurs. Je ne serais pas surpris qu’un de ces soirs le Régent nous invitât à souper et nous ne ferions pas si mauvaise figure à sa table. -Ce ne serait pas là sa meilleure idée, murmura Peyrolles en dissimulant une grimace. Plus nous nous tiendrons éloignés de lui et mieux cela vaudra. Gonzague demanda: -Et les autres? Je pense que tu ne nous as pas habillés tous de même sorte? Nous serions obligés de marcher en caravane? -J’aurais été trop simple de commettre pareille sottise, monseigneur, et je crains même que d’aucuns ne soient pas satisfaits de mon choix. -Par exemple! Je le voudrais bien voir, gronda l’italien. Plus la diversité sera grande et plus nous aurons de chances d’éviter les recherches indiscrètes. Mais appelez ces messieurs pour qu’ils entrent immédiatement dans leurs costumes et dans leurs rôles. Ce sera une répétition à huit clos. À Paris, nous aurons des spectateurs autant et plus que nous n’en voudrons. Les roués demeurèrent bouche bée devant Philippe de Mantoue et son intendant, lorsqu’ils furent introduits en leur présence. Si le premier ne leur eût adressé la parole, ils se fussent demandé ce que leur voulaient ces deux inconnus engoncés dans leurs fourrures. -Messieurs, leur dit Gonzague, quand je vous conviais jadis à un bal masqué, ce n’était que pour une nuit. Je ne sais combien de temps durera celui-ci dont l’originalité consistera dans la maigreur de nos danseuses. -Sacramen! riposta le baron de Batz, nous aurons tonc tes tanseuses? -Oui bien! nos épées! Et j’ai tout lieu d’espérer que les meilleurs accords de notre orchestre seront donnés par des cris d’agonisants, car la comédie qui commence doit fatalement tourner au tragique. Hélas! c’était aussi l’avis des roués. Le monceau de défroques, entassé dans un coin de la pièce et dont il leur allait falloir se vêtir, n’était pas fait pour charmer leurs regards. -Pour la besogne que nous allons faire, dit M. de Peyrolles à son tour, comme il ne serait pas bon d’être isolés, non plus que de former des groupes, tous nous seront accouplés deux par deux... Après cela, ne soyez pas trop surpris de ce que vont devenir les gentilshommes que vous êtes encore pour l’instant, car bientôt il ne vous en restera plus que la dignité et le courage... Cela vous suffira pour un temps. En ce moment, la curiosité l’emportait dans l’esprit des roués. Ces préparatifs mystérieux les laissaient vaguement inquiets, d’autant plus qu’aucune discussion ne leur était permise. Gonzague venait, une fois de plus, de décider de leur sort, ainsi qu’il l’avait fait depuis qu’eux-mêmes s’étaient mis à sa remorque, et ils eussent été mal venus à protester. Ils faisaient donc contre mauvaise fortune bon coeur, en attendant de savoir ce qu’on voulait d’eux. Peyrolles alla s’assurer que les laquais n’étaient pas aux écoutes et ferma les portes. Après quoi, il s’adressa à ses compagnons, du ton dont on transmet un ordre, sans y rien mettre de son autorité propre. -Voici donc ce que monseigneur a décidé... -Et je ne suppose pas, crut devoir interrompre Philippe de Mantoue, que l’un de vous ait la moindre objection à faire... Votre jeu, vous ne l’ignorez pas, est étroitement mêlé au mien; vous connaissez l’adversaire et l’enjeu, inutile de vous dire qu’il faut gagner à tout prix la partie. Les six hommes acquiescèrent d’une inclinaison de tête. Gonzague fit signe à son intendant de poursuivre. -Dans un instant, dit celui-ci, nous allons quitter isolément cette maison, et demain soir, nous nous retrouverons sur la jetée de Douvres; de là, nous gagnerons Paris. Mais il serait fou d’y arriver ensemble, voire le même jour. M. le prince et moi y seront les premiers et vous y arriverez par groupes de deux, plus ou moins tôt, suivant la distance et les événements qui pourraient hâter ou retarder votre marche. MM. de Batz et Oriol viendront sans doute les derniers... -Bien trouvé, approuva Gonzague, Oriol a toujours le temps de commettre quelque maladresse. Le gros traitant n’eut pas une protestation. Malgré sa grande envie de faire remarquer que, partout où il y avait eu des coups à recevoir, il ne s’était tenu que très peu en arrière des autres. Quelque méchante langue, -celle de Nocé par exemple, -lui eût sans doute répliqué que ce peu avait toujours suffi pour le maintenir hors de la portée des lames. Peyrolles reprit, continuant à détailler avec plaisir le plan conçu par lui: -MM. Montaubert et Taranne débarqueront en France par Cherbourg; MM. Nocé et Lavallade par Le Havre; les derniers enfin, par Brest... Monseigneur et moi nous y pénétrerons par... Mais ceci vous importe peu et il vous suffit de savoir que demain, à Douvres, vous trouverez des barques qui vous déposeront respectivement sur les points désignés... Sitôt le pied posé sur le sol français, chacun aura sa vie à défendre et sera responsable de ses actes. -Que pensez-vous de tout ceci, mes gentilshommes? interrogea Gonzague en jouant avec le manche de son poignard. -Jusqu’ici, déclara Montaubert, qui était le plus hardi de la troupe, je ne vois rien de bien difficile en cette affaire, sinon le moyen de n’être pas reconnus en arrivant à Paris. Peyrolles eut ce sourire en dessous qui avait le don de porter sur les nerfs de tous. -Patience, dit-il, en allant quérir dans le tas les robes de bures et leurs accessoires. Voici pour Oriol et son compagnon, qui s’en reviendront de pèlerinage à Sainte-Anne-d’Auray et devront, au long de leur route, se signer devant toutes les croix et mendier à tous les carrefours. -Mentier, fit le baron de Batz, c’est engore bossible, mais tire tes bâtenôtres... Goment tiaple en infender? -Bah!... s’écria Gonzague en riant, tu les diras dans ta langue et personne n’y comprendra rien. Les deux hommes s’affublèrent avec l’aide de l’intendant, qui leur soufflait en même temps: -Là-dessous, on peut garder une dague, aussi une épée. Le principal c’est ne pas les laisser voir. Oriol avait une mine si piteuse sous son froc, que tout le monde éclata de rire. -Donne-nous ta bénédiction, Oriol, demanda ironiquement Nocé, et prononce devant nous le voeu de chasteté, même envers et contre la Nivelle. N’oublie pas non plus qu’il faudra pardonner les injures... Ce disant, il prit le gros traitant par les épaules et le fit pirouetter sur lui-même de telle façon qu’Oriol s’embarrassa dans son bâton et tomba de tout son long. -Ne vous moquez pas, intima sévèrement le prince avant de savoir ce que vous allez être vous-même... Dis-le-lui, Peyrolles. -MM. Nocé et Lavallade, fit modestement celui-ci, feront certainement deux bateleurs émérites, c’est du moins ce que j’ai pensé, et voici tout ce qu’il leur faut pour se transformer. Lavallade fit la grimace. Marchand ou pèlerin, cela pouvait aller à la rigueur; mais sa dignité se trouvait compromise de ce métier de jongleur et aussi des friperies dans lesquelles il allait lui falloir entrer. Nocé, lui, ne riait plus maintenant qu’il voyait rire Oriol. Il ne se sentait aucun goût pour l’habit d’arlequin. -Marchand, gronda-t-il, ne pouvais-tu trouver mieux pour des gentilshommes? Ces hardes sont bonnes tout au plus pour tes pareils! Malgré cette insultante apostrophe, tous deux, sans trop regimber, endossèrent les costumes d’histrions. Un simple regard de Philippe de Mantoue avait suffi. Montaubert et Taranne se regardaient anxieux et se demandaient quel rôle grotesque leur était réservé pour la fin, les défroques qui restaient éparses sur le tapis n’étant pas pour les rassurer à cet égard. -Et nous?... questionna le premier. Peyrolles avait conscience que le plus difficile restait à faire pour lui dans cette distribution où il n’avait consulté personne et s’était arrogé le droit de choisir à son gré. Montaubert surtout le rassurait médiocrement. Celui-là n’avait jamais plié devant lui et sans nul doute il allait y avoir des protestations où lui, Peyrolles, ne serait pas sans recevoir quelques éclaboussures. Il cacha donc l’ironie qui allait suivre sous une sorte de flatterie pour l’apprivoiser. -MM. Montaubert et Taranne, dit-il, sont les plus forts. Leur caractère est entreprenant, leur coeur ignore la crainte... -Ce que tu manigances, vipère, doit être bien noir, grommela Montaubert. -Il vous fallait donc un rôle en rapport avec votre énergie et votre audace, reprit l’intendant, je crois l’avoir trouvé dans celui de bohémiens espagnols. Voici vos costumes, mais il vous manque encore quelque chose, un compagnon qui ne sera pas moins redoutable que vous-mêmes. Il les prenait par l’amour-propre, afin de mieux leur dorer la pilule. Malheureusement, l’un et l’autre s’étaient toujours défiés de son hypocrisie. -De qui s’agit-il? demanda Taranne. Peyrolles expliqua: -J’ai vainement cherché ici à acheter un ours vivant. Il n’y en a pas un seul de disponible à Londres, et pourtant il vous en faut un; il nous sera sans doute possible de nous en procurer un à Douvres ou vous-mêmes à Cherbourg. Il avait dit cela tout bas, fort peu rassuré sur le succès de sa proposition. Il le fut moins encore lorsqu’il regarda Montaubert. L’exaspération de celui-ci arrivait à son paroxysme. -Inutile de chercher si loin, grogna-t-il. Si nous devons montrer un ours, nous voulons que ce soit M. de Peyrolles. -Et nous le ferons danser, ajouta Taranne. L’intendant leur glissa un regard terne; il ne jugea pourtant pas à propos de se mettre en colère: -Si j’ai choisi pour vous ce rôle, murmura-t-il, c’est pour le bien commun, et non pas à la légère. Il est des circonstances où un montreur d’ours ne peut empêcher sa bête de se jeter sur quelqu’un et de l’étouffer... Monsieur de Montaubert, comprenez- vous que je ne puisse me charger de cette besogne? -Allez, messieurs, conseilla Philippe de Mantoue en se levant, on n’attend plus que vous. Je vais frapper les trois coups et le rideau qui se lève ce soir à Londres se baissera bientôt à Paris sur le dénouement sanglant. ** Voyage Original. Les uns après les autres, de façon à n’éveiller l’attention de personne du dehors, les commensaux de Gonzague quittèrent la maison que celui-ci avait louée, dès son arrivée à Londres, dans le haut quartier de la ville, aux environs du square actuel qui porte le nom de Grosvenor. Quant aux deux ou trois laquais qui avaient été pris à gages, l’intendant s’était empressé de les congédier sitôt que, le départ décidé, les roués s’étaient transformés ainsi que nous l’avons vu. Il sortit donc le premier, en compagnie de son maître et après avoir mis la clef dans sa poche. Nul n’avait besoin de venir voir s’ils étaient toujours là, du moins tant qu’ils n’auraient pas gagné le large. Tous deux s’en allèrent ensuite chercher un carrosse qui pût les conduire à Douvres. Ils n’eurent pas grande difficulté de s’en procurer un, grâce à la rémunération qu’ils offraient et beaucoup aussi à leur costume. Car il arrivait souvent que les marchands d’Amsterdam ou des villes hanséatiques qui s’en venaient à Londres pour leurs affaires étaient eux-mêmes propriétaires et armateurs du bâtiment qui les amenait jusqu’à l’embouchure de la Tamise. Aussi leur grande fortune leur permettait-elle de grosses dépenses qui faisaient d’eux les bienvenus dans la capitale britannique. Il n’y avait donc rien de surprenant à ce que Gonzague et son intendant se fissent voiturer jusqu’à Douvres. Mais il n’en eût pas été de même pour les gentilshommes de sa maison, transformés en histrions, pèlerins et bohémiens, attendu qu’il eût été vraiment singulier de voir d’aussi petites gens rouler carrosse. Toute la bande ayant quitté Londres à la nuit tombante, il n’était pas vraisemblable qu’on fût inquiété le long de la route. Aussi les chevaux prirent-ils bonne allure dès qu’on eut dépassé les dernières maisons des faubourgs. Philippe de Mantoue, mollement étendu sur les coussins, écoutait son factotum qui, depuis un instant, parlait d’abondance. -Je ne nie pas que la tentative soit hardie, disait celui-ci poursuivant son discours; le tout est de bien mener les choses. Pour ma part, je me fais fort de parvenir à mes fins en prévenant tout danger, mais peut-être aurais-je besoin d’être prudent pour d’autres... -Ceci s’adresserait-il à moi, maître Peyrolles? interrogea le prince en changeant de position pour rire plus à son aise. Morbleu! Le coquin devient plaisant!... Tu n’aurais pas, je pense, l’intention de me tenir en tutelle? -Nous allons tous risquer notre liberté, monseigneur, sans doute aussi notre vie. Quoi qu’il arrive, il importe que vous et moi soyons saufs et je ne vois pour cela qu’un moyen: c’est de faire agir les autres et de ne prendre part nous-mêmes à l’action que si notre intervention était indispensable. Les sourcils du prince se froncèrent imperceptiblement. Nous savons qu’il était brave, aussi dit-il avec mépris: -Ce que tu me demandes là n’est pas dans mon caractère. Libre à toi de ne pas t’engager... -Devons-nous travailler pour les autres, monseigneur, ou les autres travailler pour nous? -Tudieu! n’est-ce plus moi qui tiens les ficelles?... -Si fait!... Raison de plus pour que nous fassions mouvoir les pantins, répliqua aussitôt Peyrolles en appuyant sur ce nous, de façon à montrer qu’il prétendait avoir sa part dans la réussite et dans le butin. Gonzague s’en aperçut et haussa les épaules: -Soit, fit-il avec fatigue, mettons que nous soyons deux!... Je ne vois pas bien cependant ce que vous pourriez faire sans moi, maître Peyrolles? -Et si vous veniez à disparaître, ne faudrait-il donc pas continuer votre oeuvre? Sortant d’une bouche si astucieuse cette phrase devait avoir un double sens caché. Philippe de Mantoue le pensa, et dans l’obscurité du carrosse, il essaya de rencontrer les yeux de son intendant; mais celui-ci affectait de regarder par la portière. -Peste!... s’écria-t-il alors, aurais-tu donc le désir de me voir sauter le pas ou d’y contribuer toi-même? Ne joue pas au plus fin avec moi, monsieur Peyrolles! et n’essaie jamais de heurter l’argile dont tu es pétri contre le bronze dont je suis fait, ce serait un jeu dangereux, je t’en préviens... Si jamais je délègue à quelqu’un le soin de venger ma mort, ce ne sera pas à toi, et je te confierais bien moins encore d’autres pouvoirs. Tous ces hommes en étaient arrivés à se défier les uns des autres, se sentant capables de s’entre-tuer mutuellement si le profit en valait la peine. Cependant, si Gonzague pouvait compter sur ses affidés en se passant de Peyrolles, il n’en était pas de même de ce dernier qui, sans l’égide protectrice de son maître, serait infailliblement tombé à la merci de la bande et aurait cruellement expié ses insolences et sa duplicité. N’empêche que Philippe de Mantoue avait deviné juste. Depuis longtemps, le cauteleux personnage combinait à part lui ce qu’il aurait à faire si le prince venait à manquer, et de ses réflexions était ressortie cette décision qu’il ne devrait, en aucun cas, abandonner la partie et continuerait la lutte, coûte que coûte, pour son propre compte. Il n’en répondit pas moins avec une humilité feinte: -Je m’étonne que vous vous mépreniez ainsi sur le sens de mes paroles, monseigneur. Vous avez pourtant appris à connaître la mesure de mon dévouement et vous allez pouvoir encore le mettre en parallèle avec les autres... -Desquels veux-tu parler?... -De ceux de vos gentilshommes... -Mes gentilshommes m’obéissent sans raisonner, et tu raisonnes, toi, plus souvent que tu n’obéis. -Je vous conseille néanmoins de les tenir serrés, surtout Nocé, Montaubert et Taranne... Les autres ne comptent que comme nombre... La parole de l’intendant fut coupée par une brusque secousse que subit la voiture, en même temps qu’une tête s’encadrait dans la baie de la portière pour crier avec force: -À titre de coquin, peut-être comptez-vous pour trois, vous, monsieur de Peyrolles!... En tout cas, notre dévouement coûte moins cher au prince de Gonzague que le vôtre et il est plus loyal. Le factotum terrifié s’était, dès le premier mot, rejeté au fond du carrosse tandis que le prince portait la main à son poignard pour se mettre en défense; mais il n’en eut pas besoin, et se mit à rire en reconnaissant la voix de Nocé. -Eh! comment vous trouvez-vous là à écouter ce que nous disons? demanda-t-il. -Pardieu!... il y a beau temps que nous y sommes, Lavallade et moi. Nous n’aimons pas à marcher à pied. Lorsque nous avons vu passer votre carrosse, il nous a semblé que les deux places des laquais d’arrière étaient vides et que nous pouvions les prendre. -Mais par quel moyen avez-vous pu nous reconnaître? -Oh! répliqua Nocé, aucun sortilège n’a été employé, vous pouvez m’en croire. Les comédiens nomades de notre espèce s’embarrassent de peu. Avec mon poignard j’ai fait un trou dans la paroi de la voiture, ce qui m’a permis en même temps d’entendre la voix de M. de Peyrolles et d’apercevoir sa nuque qu’un peu plus ma lame aurait chatouillée. Il éclata de rire au nez de l’intendant, outré de tant d’impertinence, mais qui n’osait souffler mot, et il reprit: -Nous avons pu ainsi entendre ce bon M. de Peyrolles dire tout le mal qu’il pense de nous, ce dont nous le savions capable. Nous le lui pardonnons volontiers pour ce qu’il nous permet de lui servir de laquais d’occasion et de ménager nos jambes. -Reprenez votre place, dit Gonzague en riant, nous en serons quittes pour nous taire. -Grand merci, fit Nocé. Dès que le jour poindra, nous descendrons de notre perchoir. Il ne serait pas convenable que des gens de qualité parussent avoir des bateleurs pour valets. Il se hissa de nouveau auprès de Lavallade et colla vainement son oreille au trou qu’il avait fait; Gonzague et son factotum semblaient dormir chacun dans son coin. Le carrosse parcourut quelques milles sans qu’un seul mot fût échangé par ceux qui le montaient, soit en dedans, soit en dehors. Il suivait la route qui, en passant par Rochester, Chatham et Cantorbéry, va de la capitale au port de mer dont les falaises ont été chantées par Shakespeare dans son Roi Lear. Soudain, le gentilhomme facétieux éleva la voix pour crier à travers la capote trouée: -Holà! Qu’avons-nous devant? Il me semble apercevoir au clair de lune une scène de sabbat. «La route n’est pas libre, messeigneurs, et je crois qu’on s’y dispute fort. -Vous pourriez aller voir ce qu’il en est, grogna Peyrolles. -Tudieu! qui vous empêcherait d’y aller vous-même, mon doux monsieur de bon conseil, tandis que nous garderons ici notre maître? Que ce soient le diable ou ses démons, ce n’est pas eux qui nous empêcheraient de passer, Lavallade et moi. Mais vous, c’est autre chose. Comme il ricanait, l’intendant fit la grimace en maugréant contre cet insolent. Ce n’était pas tout que d’avoir imposé ses volontés aux roués. Il commençait à s’apercevoir que ceux-ci allaient le lui faire payer en brocards de toutes sortes. Il fit arrêter la voiture et prêta l’oreille. On entendait, en effet, un bruit de voix, des cris et des imprécations, quelques mots anglais mêlés à un incompréhensible jargon. -Par la mort dieu!... avançons toujours, s’écria Philippe de Mantoue. Nous sommes armés et nos chevaux nous déblaieront la route. Et s’adressant à l’automédon, il commanda: -Au galop, l’ami. Passe-moi sur le ventre à ces gens. Le cocher enleva son attelage. Si jamais surprise fut grande, ce fut celle de Gonzague et de ses compagnons lorsqu’ils arrivèrent à hauteur de deux pèlerins qui se mettaient tranquillement en selle et qu’ils reconnurent en eux le baron de Batz et le gros Oriol. Ceux-ci non plus n’aimaient pas les longues marches à pied. Depuis deux heures qu’ils avaient quitté Londres, le traitant s’était appliqué, mais en vain, à allonger ses courtes jambes pour régler son pas sur celui de l’Allemand. Suant, ahanant, s’empêtrant dans sa robe, soufflant comme un phoque, il en était arrivé à se demander avec anxiété si jamais il pourrait arriver à Douvres. Pour comble de malchance, la courroie de l’une de ses sandales s’étant rompue, dans l’obscurité, il avait vainement essayé de la rattacher tant bien que mal. Il voyait même le moment prochain où il lui faudrait marcher nu-pieds et ne faisait plus un pas sans geindre. Les deux bons apôtres avaient dépassé la ville de Bromley depuis près d’un quart d’heure, lorsque leurs oreilles perçurent des bruits de sabots qui venaient à eux. Ils se poussèrent du coude. -Bonne affaire, si nous pouvions nous emparer de ces chevaux, geignit Oriol. -Ponne avaire, répéta le baron. Mais ceux-ci avaient des propriétaires, qui sans doute n’étaient pas disposés à les céder, même à des diseurs de patenôtres. -Le brobriédaire t’un gefal, murmura de Batz, c’est celui gui l’a endre les champes. Gachons-nous terrière ce puisson et un goup de pâton sur la dêde des hommes... les gefaux sont à nous. Ainsi firent-ils. Leur tentative par trop téméraire leur eût probablement attiré pour le moins des horions s’ils se fussent trouvés en présence de gens résolus. Le hasard voulut qu’ils eussent affaire à deux vieux laquais simplement armés de gourdins. Surpris dans un demi-sommeil provoqué par la cadence de l’allure, ceux-ci furent bien vite désarçonnés et jetés sur la route. Néanmoins, quand ils se furent relevés et s’aperçurent que leurs adversaires n’étaient autres que deux pèlerins, ils ne se contentèrent pas de protester et usèrent de leurs gourdins. Oriol s’était empressé de saisir les chevaux par la bride, tandis que le baron de Batz faisait de terribles moulinets avec son bâton ferré et tenait tête aux deux hommes stupéfiés d’entendre tous les jurons de l’enfer sortir de la bouche d’un dévot qui s’en allait en pèlerinage. La bagarre ne fut pas de longue durée, et quand Gonzague arriva sur les lieux, les laquais étaient étendus dans le fossé, fort endommagés et crachant leurs dents, ce qui les empêchait tout au moins de crier: «Au voleur!» Quant à Oriol et au baron, la conscience en paix, ils venaient d’enfourcher tranquillement les deux bêtes et s’en allaient vers Douvres. La tête penchée à la portière de son carrosse pour surveiller la route, d’un coup d’oeil le prince de Gonzague avait deviné ce qui venait de se passer. Aussi, au moment où la voiture allait dépasser les deux apprentis fripons, donna-t-il l’ordre de retenir son attelage et cria-t-il sur un ton de colère: -Eh bien! qu’est-ce que cela? Est-ce ainsi que vous entendez votre rôle, et pensez-vous que vous allez agir de la sorte lorsque vous serez en France? À cette voix bien connue, de Batz et son compagnon s’arrêtèrent net, assez embarrassés de leur personne et surtout de leur réponse. Toutefois l’Allemand n’était jamais pris de court: -Trôle t’itée! mâchonna-t-il avec aplomb. Nous ne sommes bas engore en Vrance et ce pon M. de Beyrolles à tit... -Plus bas! plus bas! souffla le prince qui ne tenait pas à satisfaire la curiosité déjà mise en éveil du cocher anglais. -Et surtout pas de nom! ajouta l’intendant. -Blus pas et bas de nom, répéta docilement le baron; che feux pien. Tonc on nous a tit que nous étions resbonsaples te nos agtes. -Ils sont jolis, vos actes, à ce que je puis en juger par ces deux pauvres diables que vous venez de mettre à mal, fit Gonzague avec humeur. -Je parierais que ce gros petit saint leur a donné l’absolution, dit à son tour Nocé qui ne s’était pas montré encore et qu’Oriol fut stupéfait d’apercevoir là. -Ils n’en ont bas foulu, répliqua de Batz avec son gros rire, ils ne sont bas te notre relichion. -Sais-tu au moins quelle est la tienne? -Ya! Celle qui tit te brendre ce dont on a pesoin guand on le drouve... -Corbleu! tu la mets en pratique, grogna Gonzague. Puisque le mal est fait, marchez donc devant et surtout prenez garde que Montaubert et Taranne, qui vous précèdent, ne viennent à trouver vos chevaux à leur goût. Les cavaliers mirent leur monture au trot et leur carrosse reprit sa route. Les prévisions pessimistes du prince touchant le financier Taranne et le noble Montaubert ne devaient pas se réaliser. Bien qu’ils fussent à pied, leurs compagnons ne purent les joindre sur le chemin pour la bonne raison qu’ils avaient obligé un batelier à les descendre par la Tamise jusqu’à Wilsable, ce qui leur épargnait plus des trois quarts du chemin. Tout bohémiens qu’ils paraissaient être, ils s’étaient montrés cependant plus scrupuleux que leurs bons amis les faux pèlerins, et avaient dédommagé le bonhomme de son temps et de ses peines. Vingt-quatre heures après leur départ de Londres, vers la tombée de la nuit, tous nos associés franchissaient individuellement les portes de Douvres et se retrouvaient derrière le fameux château, de fondation romaine, qui domine le keep ou donjon construit par Henri II. Là, Peyrolles se mit de suite en mesure de fréter des barques qui, dès le surlendemain matin, à la pointe du jour, devaient conduire chaque groupe au-delà de la Manche. Il se chargea de plus de vendre les chevaux volés par Oriol et de Batz, au grand désespoir de ceux-ci, qui comptaient bien en empocher l’argent. Mais l’intendant, moins prodigue, le destinait à l’achat du fameux ours qui devait être le compagnon de Montaubert et de Taranne. Or, c’était un article fort difficile à trouver, même dans un port de mer. Si les singes, les perroquets et autres bêtes exotiques y foisonnaient, les Pyrénées avaient négligé d’envoyer là quelques échantillons de leur faune. Pendant tout le jour qui suivit leur arrivée, il traîna derrière lui ses deux bohémiens, auxquels il voulait du bien. Ces pauvres gens, expliquait-il à qui voulait l’entendre, venaient de perdre leur gagne-pain à Londres, un ours magnifique qui avait roulé dans la Tamise et s’y était noyé. Vainement il offrit une somme relativement importante à qui lui amènerait la bête apprivoisée qu’il cherchait; le soir vint sans qu’il eût rien trouvé. Tout arrive cependant à point pour les coquins. À l’auberge de Dover castle, où était descendue la bande, vinrent s’attabler deux hommes qui prétendirent connaître le seul ours qui existât à Douvres, et le connaître d’autant mieux qu’ils en étaient les gardiens. Par malheur, l’ours n’était pas à vendre. Peyrolles les fit causer et apprit tout ce qu’il voulait savoir. Un riche original, en même temps savant naturaliste, avait doté Douvres d’une sorte de muséum où il avait pu réunir déjà, de ses propres deniers, une douzaine d’animaux de l’Apocalypse, pelés et galeux, qui n’en faisaient pas moins bonne figure dans ce pays où ils n’avaient pas à craindre la rivalité. Un vieil ours, promené jadis dans tous les coins de l’Europe par une troupe de saltimbanques, était venu s’échouer là et se préparer à y mourir sous le poids des années. C’est-à-dire qu’il ne demandait pas à en sortir, d’autant plus qu’avec un éléphant poussif, il faisait les délices de la marmaille et du bon peuple de Douvres. Les deux gardiens, trop bien traités par leurs nouveaux amis qui semblaient s’intéresser si fort aux richesses du muséum, ne tardèrent pas à rouler sous la table, ivres de gin et de whisky. On les y laissa consciencieusement dormir. Pendant ce temps, trois ou quatre roués, accompagnés de M. de Peyrolles, propriétaire par intérim des clés dérobées aux ivrognes, pénétraient dans le modeste établissement, descellaient les barreaux de la cage et s’emparaient de Martin, qu’ils eurent toutes les peines du monde à réveiller et à faire quitter sa litière. Il faillit y avoir une émeute dans la ville lorsqu’on s’aperçut de la disparition du plantigrade. Mais il y avait longtemps que celui-ci, dûment muselé, bien qu’il n’eût guère envie de mordre, et somnolent au fond de la barque, voguait vers les rives de France. Peut-être même faisait-il d’amères réflexions sur ce retour à une existence qui lui avait valu plus de coups que de friandises. La destinée des ours est comme celle de bien des hommes. Malin est celui qui peut régler sa vie comme il l’entend. Inutile de dire que Peyrolles avait levé l’ancre en même temps que l’objet de son rapt. On eut bien vite établi une corrélation entre ses recherches de la veille et le mystérieux enlèvement et, faute de pire, le factotum fût sans doute allé prendre la place dans la cage vide. Une partie des désirs de Montaubert et de Taranne eût été ainsi réalisée. Toutefois, ils n’eussent point eu la satisfaction de faire danser Peyrolles. Il n’y eut rien de tout cela. Seulement, quand le soleil se leva sur Douvres, il n’y restait plus un seul des roués, auxquels l’intendant avait donné rendez-vous à Paris, à mesure de leur arrivée, dans un cabaret de la rue Guisarde où il se rendrait tous les jours, là précisément où il savait devoir retrouver Gauthier Gendry et les siens. On eût dit que la mer s’était faite clémente pour caresser les noirs projets de l’infernal factotum et de son maître. Philippe de Mantoue, étendu sur des coussins dans le fond de l’embarcation, avait de nouveau foi dans son étoile et songeait. Le bossu lui avait dit un soir, le soir de son premier meurtre: «Si tu ne viens à Lagardère, Lagardère ira à toi!» C’était lui, Gonzague, qui venait pour la lutte suprême et sans merci, dont il lui faudrait sortir orgueilleux vainqueur ou vaincu pour toujours. Jamais peut-être autant de dangers n’avaient été accumulés autour de l’horrible machination qui jusqu’alors avait échoué et dont il voulait venir à bout malgré tout. Cependant, si grande était sa confiance en lui-même, dans les ressources de son imagination et dans les moyens criminels qu’il se disposait à employer, qu’il en arrivait à croire encore au succès prochain. Sa main pendait par-dessus le plat-bord, sa main que tous les flots de toutes les mers n’eussent pu laver du sang dont elle était souillée. Et l’immense globe solaire apparut au-dessus des vagues, lui aussi, pourpre, teint de sang si rouge que Philippe de Mantoue détourna les yeux. Ainsi, pendant quelques semaines, quelques jours seulement peut- être, il se lèverait encore à l’horizon. Un soir viendrait où Lagardère ou lui ne le verraient pas s’éteindre. Et ses dents serrées laissèrent filtrer cette question: -Lequel des deux? ** Où Cocardasse Répudie Pétronille. Tandis que Gonzague, accompagné de son factotum, se dirigeait à marches forcées vers Paris, tandis que les anciens familiers de la Maison d’Or, attachés à la mauvaise comme à la bonne fortune du prince, gagnaient le même but par des voies différentes, maître Cocardasse junior et frère Amable Passepoil n’arrivaient pas à se consoler du bain forcé qu’ils avaient dû prendre dans l’égout de Montmartre. Certes, ils n’étaient point gens à laisser sans vengeance une pareille insulte, d’autant plus qu’ils savaient de qui ils la tenaient. Ils n’ignoraient pas davantage que leurs adversaires agissaient pour le compte du lâche qui avait commandé le guet- apens des fossés de Caylus, et les révélations de Mathurine à son ami Passepoil avaient appris au prévôt où se trouvait le quartier général de la bande. Si donc c’était au cabaret de Crèvepanse que Gauthier Gendry organisait ses embuscades, Cocardasse ne voyait rien de plus simple que d’aller l’en dénicher sans retard. C’était peut-être aussi l’avis de frère Amable, mais comme il se targuait de prudence, il y avait des conditions, dont la première était de ne pas retourner au Trou-Punais. Sa belle flamme pour la Paillarde s’était éteinte dans la boue de l’égout, où pourtant il en était née une autre, de même qu’on voit les feux-follets précisément au-dessus des marécages. Et, semblable à un feu-follet, Mathurine avait disparu sans laisser aucune trace de son passage qu’une vive passion dans le coeur de ce pauvre Amable. Toutes les autres s’effaçaient devant celle-là et, pour ne pas faire mentir le proverbe qui taxe l’amour d’ingratitude, le prévôt avait oublié Cidalise. On comprend donc qu’il se souciait fort peu de revoir la Paillarde. D’un autre côté, il jugeait préférable de ne rien tenter du côté de la Grange-Batelière tant qu’on ne serait pas en force, sauf à attendre, s’il le fallait, le retour de Lagardère, en compagnie duquel on pourrait aller hardiment saccager ce nid de bandits. Son projet eût été fort raisonnable s’il eut pu faire partager son opinion à son ami. Par malheur, la nature peu endurante du Gascon ne lui permettait pas de partager en son entier cet avis plein de sagesse; il bouillait d’impatience, jurait comme un diable à l’idée qu’il lui faudrait temporiser et brûlait d’exercer immédiatement des représailles, sans calculer comment il s’y prendrait, ni les conséquences qui en pourraient résulter. -Hé! couquinasse! grondait-il en répondant aux observations de son alter ego, un jour qu’ils causaient, sur le ton de dispute, comme toujours, dans la chambre qui leur avait été assignée à l’hôtel de Nevers, lou pétit Parisien il aura bien assez à faire quand il va revenir, sans se mêler encore de ce qui nous regarde nous-mêmes. C’est notre rôle, mordioux! de déblayer le terrain devant lui, pour qu’il ne retrouve pas ces vermines dans ses jambes. -Tout cela est bel et bon, ripostait paisiblement le Normand. Mais tu oublies, mon noble ami, que nous ne sommes que deux pour faire cette besogne. Les autres sont au moins le double, sans compter tous ceux qui leur prêteraient main-forte. Nous serions encore rossés... -Capédédiou! -... Et peut-être pire. -Le crois-tu, ma caillou? -J’en suis certain. Dans tous les cas, il ne faudrait nous présenter là que de jour, et, pour plus de sûreté, nous adjoindre quelqu’un. -Qui cela? -Ventre de biche. Si je le savais, je m’empresserais de te le dire. Le plus désolant, c’est que je ne vois personne... Ce n’est certainement ni M. de Chaverny, ni M. de Navailles... -Té! ma caillou... une idée me pousse... Depuis longtemps, Laho il ne s’est pas exercé le poignet et peut-être qu’il ne lui serait pas trop déplaisant de découdre les tripes à quelque maroufle... Passepoil haussa les épaules. -Antoine ne quittera pas Mlle Aurore, surtout pour un pareil motif. -Ver!... Et le petit Berrichon?... Crois-tu donc que celui-là ne donnerait pas un coup de main aux anciens? -Je ne te conseille pas d’aller le demander à dame Françoise... Si jamais il arrivait malheur à son garçon, elle nous le ferait payer à coups de casserole. -As pas pur, mon bon! Je vais tout de même en toucher un mot à Jean-Marie... S’il veut être des nôtres, on le laissera faire et nous réglerons les comptes après avec la bonne femme... Vivadiou!... il faut bien que le clampin il apprenne à faire quelque chose de ses deux bras. Le Normand réfléchissait. Le nom porté par l’enfant lui faisait jeter un regard en arrière sur les années parcourues. Il murmura, en se passant la main sur le front: -C’est vrai qu’il est le fils de ce petit page que nous vîmes à l’auberge de la Pomme d’Adam, dans la vallée de Louron. Celui-là n’était pas déjà si poltron... T’en souviens-tu, Cocardasse? À cette interrogation, l’autre frappa du pied un formidable appel. Il n’aimait pas qu’on lui remît en mémoire les dates de sa vie où il lui avait été donné de jouer un rôle douteux. -Té! fit-il, je m’en souviens trop!... Que de choses il s’est passé depuis ce temps et je pense qu’il ne manque pas mal à l’appel... Mais ne parlons plus de cela, ma caillou!... Suffit que Cocardasse et Passepoil aient gardé bon pied, bon oeil et leur peau à peu près intacte... Nous disions donc que lou pétit couquin il grille d’envie d’avoir une épée à la hanche. Eh donc! je ne vois pas pourquoi nous la lui donnerions pas?... -Il est si jeune!... Et puis moi, vois-tu, je ne voudrais pas prendre cette responsabilité vis-à-vis de sa grand’mère. -Va bien... Je la prendrai, moi; et si le moucheron il n’est pas une poule mouillée, nous allons lui faire faire ses premières armes. Malgré les avanies nombreuses qui étaient assez souvent résultées de sa mauvaise manie d’écouter derrière toute porte close, Jean- Marie n’avait pourtant encore pu se débarrasser entièrement de cette habitude. À vrai dire, il estimait, non sans raison, que c’était un excellent moyen d’apprendre bien des choses dont jamais on n’entendrait parler. Embusqué derrière l’huis, qui défendait contre son envahissement le home des deux prévôts, ceux-ci n’ayant pas coutume de parler très bas, il avait déjà été mis au courant de leurs escapades, mais il ne s’en était pas vanté, et n’avait pas cherché à prendre le secret de ses vieux amis. Dans la circonstance, il écoutait depuis un moment de toutes ses oreilles et trouvait que le raisonnement du Gascon était infiniment plus logique que celui de son compagnon. De ce moment, il ne lui fut plus possible de tenir en place et il ne tarda pas à surgir derrière le dos des prévôts. Or, malgré les dires du Normand, Jean-Marie n’était plus un enfant. Il avait bien encore un peu cette allure niaise et gauche des adolescents poussés trop vite, mais cela ne l’empêchait pas d’être charpenté pour devenir un solide gaillard. Au bout de ses deux grands bras maigres se balançaient des poings énormes comparables à de gros marteaux emmanchés très longs, et dont il n’eût fait bon expérimenter la lourdeur. Ses nombreuses courses à travers Paris et la pratique de l’escrime avaient également développé la souplesse et la vigueur de ses jarrets, aussi, dans certaines circonstances, Berrichon eût-il pu commencer à tenir lieu d’un homme. Bien qu’il eût pénétré dans la place de son plein gré et en toute connaissance de cause, il n’en demeura pas moins silencieux durant quelques secondes, interdit de son audace. Puis, reprenant soudain son aplomb, il s’écria comme s’il eût été fort surpris de trouver là les deux prévôts: -Tiens, bonjour!... Je vous croyais à la pêche... -À la pêche! exclama Cocardasse; tu sais bien que j’ai horreur de l’eau, couquinasse! -L’eau claire, oui, je sais, fit le malin petit-fils de dame Françoise en fourrant ses deux mains dans ses poches; mais l’eau trouble? L’allusion à leur récente aventure de l’égout de Montmartre était si transparente que les prévôts sentirent une chaleur leur monter au front. -Et de quoi parlez-vous donc, mes maîtres, que je vous vois si sérieux? s’empressa-t-il de reprendre pour ne pas leur laisser le temps de l’interroger au sujet de la façon dont il avait surpris ce secret. Heureux de voir ce petit homme entamer une autre partie, Cocardasse s’empressa de répondre, gasconnant comme toujours: -Té!... justement il était question de toi... j’ai laissé, la nuit dernière, la lame de ma Pétronille dans le ventre d’un sacripant et je n’ai pas le temps d’aller voir si elle y est encore. Celle de mon brave Amable a suivi le même chemin et il faudrait voir un peu à nous en procurer d’autres... Viens avec nous, Berrichon, tu nous aideras à choisir. Jean-Marie, comme bien on pense, ne se fit pas prier. Tous trois sortirent de l’hôtel et se dirigèrent vers les quartiers de l’Université, où se tenaient de nombreux marchands dont la spécialité était de vendre des rapières neuves et d’occasion, des espadons, des colichemardes, des flamards, des braquemarts, des poignards à la flamme et autres estocs ou engins meurtriers. C’était la première fois sans doute qu’on voyait les deux prévôts dans les rues de Paris sans qu’aucun fourreau leur battît les talons. Aussi avaient-ils l’air de deux oisons qu’on vient de plumer vivants et qu’on lâche ensuite dans la basse-cour où ils vont se cacher d’un air piteux. -Vivadiou!... jurait le Gascon, Pétronille elle me manque quasiment comme si j’étais devenu veuf. Allongeons un peu le pas, mes pitchouns, car les bras ils me démangent de rosser tous ces manants qui nous regardent comme des bêtes curieuses. En ce temps-là, Rousseau le jeune, qui devait devenir quelques années plus tard un des plus fameux escrimeurs de Paris, se préparait à fonder son Académie en tenant, sur le quai des Augustins, une boutique fort bien achalandée, où il avait la réputation de vendre les lames les mieux trempées. D’aucuns prétendent que c’est en les essayant lui-même qu’il devint de si belle force et put faire de son fils et de son petit-fils les maîtres d’armes des enfants de France. Cette gloire, il est vrai, ne devait pas porter chance au dernier. Sous la Terreur, on ne lui pardonna pas d’appartenir à une famille qui, de père en fils, avait mis l’épée en main aux ci-devant princes royaux. Il fut donc arrêté et jugé, et quand on prononça sa sentence de mort, l’un des juges resté facétieux en un temps où pourtant on ne l’était guère, lui cria de sa place: -Pare celle-ci, Rousseau! Rousseau ne para rien et mourut sur l’échafaud. Le couperet n’était pas une arme contre laquelle on pût se défendre par des feintes et des ripostes. Pour en revenir à son grand-père, les deux prévôts, qui le connaissaient de longue date, s’en furent directement vers lui. -Eh! jarnidieu!... s’écria celui-ci en les apercevant, on dirait ces braves amis Cocardasse et Passepoil!... Auriez-vous donc idée de vous faire ermites que je ne voie plus de lardoirs battre vos chausses? -Pécaïre! fit le Toulousain en fronçant le sourcil, c’est là justement l’objet de notre visite, mon bon. Nos épées, à nous autres, n’ont pas le temps de se rouiller, mais parfois elles restent dans la basane de ceux qui en tâtent. J’ai voulu en embrocher trois du même coup la nuit dernière, et je me suis aperçu que la brochette n’aurait plus tenu si je n’avais laissé la broche dedans; eh donc! Rousseau sourit. Il savait ce qu’il y avait à prendre et à laisser dans ces vantardises et ne feignit pas moins de croire sur parole. -Coup de maître, alors?... répondit-il. Si Passepoil suit ton exemple, il n’en restera plus pour nous. Il ne faudrait pas tous les occire pourtant, sans quoi notre commerce ne tarderait guère à chômer. -As pas pur, couquin de sort! il en pousse tous les jours de la graine... Plus on en tue, plus on en trouve à tuer... Demande un peu à mon petit prévôt combien nous en avons démoli en Espagne. Il allait se lancer dans un fantastique récit sur les prouesses qu’il avait accomplies de l’autre côté des Pyrénées; mais Rousseau ne lui en laissa pas le temps; sa riposte de commerçant n’était pas moins adroite que sa riposte de tireur. -Tu parles de l’Espagne, Cocardasse. J’ai précisément là ce qu’il te faut: une lame magnifique qui vient en droite ligne de Tolède, souple comme un jonc, longue comme une halebarde. Je ne sais quel est le diable qui l’a forgée, mais je parierais que la coquille est du Cincelador... Pour un autre que pour toi, elle vaudrait une grosse somme. Rousseau ne croyait pas si bien dire; la pièce qu’il offrait à la convoitise du Gascon était bel et bien l’une des premières forgées et ciselées à Pampelune par Lagardère, au temps où il travaillait pour nourrir et élever la petite Aurore. Si elle n’avait pas le fini et l’art que le fameux Cincelador avait mis dans celles qu’il avait faites par la suite et qui se vendaient au poids de l’or, celle-ci n’en était pas moins d’une trempe merveilleuse. Une flamme passa dans les yeux du Gascon. Ils rayonnèrent. -Diou biban... s’écria-t-il, ce petit joujou-là au poignet du fils de mon père, c’est autant lui mettre le tonnerre entre les mains!... avant qu’il soit huit jours, la garde elle en sera rouge comme un coquelicot. Ce disant, il faisait ployer la lame, pourfendait des ennemis imaginaires: -Légère comme une plume, ma caillou... La fiancée de mes rêves!... Ver!... ne me la fais pas trop gros prix, car si je ne pouvais te l’acheter, je te la volerais ou je me la passerais au travers du corps. Rousseau l’avait eue pour quelques sols et, bien qu’il eût pu la vendre plus cher à quelque amateur, il ne voulut pas priver le Gascon d’une joie facile à satisfaire. Aussi se borna-t-il à un prix raisonnable et qui fut accepté sur-le-champ. -Et toi, maître Passepoil, dit le bonhomme, il te faut aussi quelque chose de solide et complètement à l’épreuve... j’ai justement ton affaire, une brave épée qu’on m’a apportée ce matin et qui a dû pas mal en découdre. Je n’ai eu que la peine d’y ajouter un fourreau, car elle en manquait... Vois-moi un peu ceci, s’il te plaît!... Il ne l’eut pas plutôt décrochée que Cocardasse écarquilla ses yeux et poussa un juron formidable: -Sandiéou!... Mais c’est ma Pétronille! -Allons donc... fit Rousseau. -Ver!... Je te le jure!... et si elle était dans d’autres mains que les tiennes, celui qui la tiendrait il passerait un fichu quart d’heure. -Je l’ai pourtant payée, l’ami, et bien payée, riposta l’armurier en riant, et si tu veux la ravoir, il te faudra bien en faire autant. -Qui diable peut te l’avoir vendue!... -Une sorte de mendiant d’assez mauvaise mine qui me dit l’avoir trouvée du côté de la Grange-Batelière. Est-ce bien par là que tu t’en servis pour embrocher tant de rustauds? -Oïmé!... lou couquin me l’a volée... -On se laisse donc prendre son épée, Cocardasse? Maître Rousseau souriait finement de la mine confuse du plus bavard de ses visiteurs, car celui-ci ne semblait pas avoir la moindre envie d’entrer dans des détails au sujet de la façon dont sa rapière et lui s’étaient trouvés séparés. Frère Passepoil trouvait plaisante également cette coïncidence et cherchait de son côté, par la même occasion, s’il ne retrouverait pas sa propre rapière. Toutefois, il se gardait bien d’y faire allusion, de peur de s’attirer quelque plaisanterie de la part du marchand. Après un instant d’examen, il préféra arrêter son choix sur une arme qui lui paraissait convenir à sa taille et, lui ayant reconnu toutes les qualités désirables, se hâta de s’en rendre acquéreur. Pendant ce temps, Cocardasse était fort perplexe et, de chaque main, tenait une de ses brettes. Il était vivement attaché à l’ancienne, pour tous les souvenirs qu’elle lui rappelait et les beaux coups qu’elle avait donnés, il n’en trouvait pas moins l’autre de beaucoup supérieure. Aussi en arrivait-il à regretter de ne pouvoir les porter toutes les deux à la fois, l’une à droite et l’autre à gauche. Cependant Rousseau le jeune ne perdait pas la tramontane. À voir cette perplexité il devina qu’il y aurait là, pour lui, un troisième marché à mettre en train. Il insinua aimablement: -Peut-être y aurait-il moyen d’arranger les choses. Il me semble que ton ancienne compagne ferait bien l’affaire de ce grand jouvenceau qui regarde mes lardoirs avec envie, et auquel tu pourrais apprendre ce qu’elle vaut. S’il est un de tes camarades habituels, cela te permettrait de voir toujours ta «félonne» à l’oeuvre. Berrichon tressaillit d’espérance et de joie. Certes, il se fût contenté d’une épée quelconque, ce qui pour lui était déjà très beau. Mais ceindre la rapière du redoutable Toulousain, c’était là un honneur qui dépassait tous ses rêves. Cocardasse restait soucieux -attristé comme le juge dont le devoir est de prononcer une sentence contre un parent coupable. Un mot l’avait surtout frappé dans ce qu’on venait de lui dire, et il interrogeait sa conscience. -Félonne! répéta-t-il avec un soupir en soupesant longuement l’ancien instrument de sa gloire. Oïmé! ma chère, on n’avait jamais douté de vous avant cette traîtrise. Le mot est dur, mais il est juste... comme la femme de César, la lame de Cocardasse elle ne pouvait être soupçonnée! Alors d’une voix larmoyante s’accompagnant d’un grand geste de justicier il ajouta: -Du droit qu’a tout mari outragé de punir madame son épouse; eh donc! ma chère! pour cette faute sans précédent, je vous répudie! Puis, regardant Jean-Marie du haut en bas, sur toutes ses faces, sans doute pour s’assurer s’il était digne de porter cette illustre rapière qu’une seule infidélité faisait châtier si durement, il prit tout à coup un ton solennel capable d’émouvoir, s’il eut été possible, la pierre même des murailles: -Pitchoun!... s’écria-t-il en élevant la longue lame au-dessus de la tête du jeune homme qui attendait avec anxiété la décision du prévôt, et comme s’il se fût agi de le sacrer chevalier, je te la confie! Quand tu auras tué avec elle autant de couquins qu’elle en a transpercé, bagasse: tu pourras sans crainte aller du nord au midi, du levant au couchant tout comme Cocardasse junior!... Dès que tu l’auras tirée du fourreau, tes adversaires ils se mettront à trembler... Berrichon!... avec cette épée en main, te voilà brave!... Cette harangue était en même temps grotesque et touchante. Au Moyen Âge, chaque épée avait son nom, qui la personnifiait en quelque sorte, la rendait vivante, en faisant un être animé qui ne devait jamais rester aux mains de l’ennemi et dont on ne se séparerait qu’en mourant. Les plus célèbres furent Joyeuse, Durandal, Scaribert, Flamberge, Baissarde et Haute-Clèse, qui appartinrent respectivement à Charlemagne, Roland, Arthur, Bradimart, Renaud et Olivier. Leurs noms passèrent à la postérité au même titre que les noms de ceux qui les portèrent si vaillamment. C’est pourquoi l’on ne saurait trop regretter que cette coutume se soit perdue; que de nos jours un sabre ne soit plus qu’une unité numérotée; que l’acier qui luit, grince, tranche et taille, qui tient la mort au bout de sa pointe et qui la donne, ne se distingue pas autrement qu’une partie quelconque de l’équipement. Un matricule peut suffire à un casque, à une selle: l’arme qui dispose des vies humaines est digne de beaucoup mieux! Il n’est pas bien sûr que ce fût là le motif pour lequel Cocardasse avait donné un nom à sa rapière, et sans doute n’avait- il obéi en cela qu’à un vieil usage encore en vigueur au pays de Gascogne. Toujours est-il qu’il ne pouvait exister deux Pétronille, de même qu’il n’y avait pas deux Cocardasse junior. Chacun d’eux devait être seul de son espèce ou ne plus être. Malgré la force d’âme dont il venait de faire preuve en paroles, le Gascon n’en était pas moins fort en peine de se séparer pour toujours de sa brillante compagnie. Frère Passepoil jugea qu’il était temps de lui venir en aide et d’affermir sa résolution. -Il t’en coûte de la quitter, murmura-t-il en touchant le bras de son ami. J’éprouve la même chose, moi, quand il faut me séparer d’une maîtresse jusqu’au jour où j’en trouve une autre plus fraîche et plus gentille. Alors non seulement j’oublie la première, mais je reconnais qu’elle avait toutes sortes de défauts... Et elle t’a joué un vilain tour! -Une seule fois! soupira Cocardasse. -Ventre de biche! faiblirais-tu?... Une fois, c’est trop... Tout comme une maîtresse qu’on retrouve dans d’autres bras, mon noble ami, ta Pétronille a passé par des mains qui n’étaient pas les tiennes... -Pécaïre!... ma caillou... Il y a si longtemps que nous l’avions baptisée ensemble, pitchoun!... -Si longtemps, qu’elle est trop vieille... -Et qu’il ne reste plus qu’à baptiser la nouvelle, s’écria maître Rousseau. Pardieu! je veux être le parrain... Attendez que j’aie fermé ma boutique et nous allons procéder au baptême. -Vivadiou! ceci indique bien qu’il est toujours l’heure de boire! s’exclama le Gascon rasséréné. Quelques instants plus tard, tous quatre se dirigeaient vers un estaminet voisin et la cérémonie dut s’accomplir selon tous les rites, car elle dura près de deux heures. Le vin clairet coula sur la coquille et sur la lame; et certes, il fallait une circonstance aussi solennelle pour que le franc buveur consentît à répandre le jus de la vigne ailleurs que dans son gosier. -Cornebiou! s’écria-t-il, à demain, ma belle, le baptême du sang!... Et toi, Berrichon, soigne bien mon ancienne et ne lui ménage pas les coups... On vida force gobelets, tant et tant même qu’en sortant, Jean- Marie se sentait la tête lourde et les jambes molles. Il était cependant très fier de sentir une épée lui battre les mollets et n’eut rien de plus pressé que de l’aller montrer à sa grand’mère. Le Gascon lui avait dit: «Te voilà brave!» Berrichon, la fumée du vin aidant, ne craignait plus personne. La première condition pourtant, quand on veut porter rapière, c’est d’avoir au moins les jambes solides; ce n’était pas, hélas! le cas de Jean-Marie. En voulant esquisser un salut magistral, comme il en avait vu faire quelquefois à son maître Cocardasse, il s’empêtra si bien dans son fourreau qu’il alla s’étaler tout de son long aux pieds de dame Françoise. Celle-ci le releva d’un vigoureux soufflet. Ce n’était pas là la voie glorieuse par où devait le mener l’ex-Pétronille! ** Dans Le Guêpier. Pendant plusieurs jours les deux maîtres et leur élève furent empêchés de mettre à exécution les représailles projetées. Tout d’abord, la vieille Françoise s’était refusée tout net à ce que son petit-fils devînt un spadassin. Dans sa légitime horreur des joutes à l’épée, son fils, l’ancien page du duc de Lorraine, était mort en se battant, elle n’avait trouvé rien de mieux que de s’en prendre à Passepoil. Or, tandis que l’impassible Normand courbait mélancoliquement le dos pour recevoir sa bordée de reproches, Jean-Marie, qui n’avait aucune intention de rester entre l’enclume et le marteau, s’en allait trouver Mlle de Nevers et la suppliait, ainsi que doña Cruz, d’intercéder pour lui auprès de M. de Chaverny. Il savait fort bien ce qu’il faisait en agissant ainsi; le marquis n’opposa pas la moindre résistance au désir des jeunes filles. Si bien que Berrichon rapporta, en bonne et due forme, l’autorisation de garder son épée. Dame Françoise ne s’inclina pas sans maugréer: mais l’adolescent n’en avait cure et le roi, certes, n’eût pas été son cousin dès le soir, quand il fut appelé à escorter Aurore et Flor, que Chaverny conduisait chez Mme de Saint-Aignan. Tout le monde commençait à concevoir de sérieuses inquiétudes au sujet de Lagardère, dont l’absence se prolongeait outre mesure; sa pauvre fiancée, plus que d’autres, supportait avec peine cet éloignement sans nouvelles. De concert avec Mme de Nevers, le marquis, comprenant qu’on ne pouvait plus longtemps soumettre la jeune fille à cette claustration qui la laissait une partie du jour en tête à tête avec ses pensées, avait pris le parti de lui chercher des distractions sans se départir des mesures de précaution recommandées par Henri. Il eût d’ailleurs été fort difficile à ses ennemis de lui nuire et de la venir chercher parmi sa garde d’honneur composée, outre Chaverny et Navailles, de Cocardasse et de Passepoil, de Laho et de Berrichon, tous gens qui lui étaient dévoués corps et âme. Elle retourna donc, accompagnée de Flor, chez Mme de Saint-Aignan, qui était devenue pour toutes deux une amie. Elles allèrent aussi chez quelques autres dames de la cour qui les fêtaient à l’envi et regrettaient avec elles les retards apportés à leur mariage. Toutes s’ingéniaient à calmer les inquiétudes d’Aurore; celle-ci en arriva à se bien trouver de ces distractions qui donnaient un autre cours à ses pensées et durant lesquelles elle entendait, non sans orgueil, chanter les louanges de son fiancé. Cocardasse et Passepoil étaient grandement honorés du rôle qu’ils avaient à jouer. Le dernier surtout éprouvait un certain charme aux compliments de nombre de jolies femmes, pour qui les compagnons de Lagardère étaient des héros. Cependant les prévôts, aux heures où l’encens des admirations ne montait pas trop à leur cerveau, ne pouvaient s’empêcher de songer à l’envers de la médaille, lequel leur représentait une humiliation dont ils n’avaient pas encore tiré vengeance. Un peu de liberté eût fait parfaitement leur affaire. Ce fut donc pour eux une grande joie le jour où Chaverny leur annonça que Mlle de Nevers et doña Cruz ne sortiraient pas et qu’ils étaient libres de leur après-midi. -As pas pur! songea Cocardasse; on va rire un brin tout à l’heure. En effet, quelques instants après, Passepoil, Berrichon et lui se dirigeaient vers la Grange-Batelière, bien décidés à mettre à profit leurs loisirs. Ils ne savaient pas encore comment ils s’y prendraient pour arriver à leurs fins, cependant tout faisait présumer que ce jour-là les épées ne seraient pas baptisées avec du vin. Les trois hommes cheminaient fort gaiement. À la porte de Richelieu, Cocardasse ayant eu la chance de reconnaître, dans la personne du chef de poste, le même sergent qui s’y trouvait déjà pendant la fameuse nuit, ce leur fut une excellente occasion de vider en passant quelques gobelets et de se jurer une amitié réciproque. Le Gascon représenta son ami Passepoil, vivant et souriant, bien qu’ils l’eussent cru mort, ainsi que Berrichon, très fier de boire avec des gardes-françaises. -Au cas où l’on vous tendrait encore par là quelque piège, leur dit amicalement le sous-officier, tâchez de nous dépêcher quelqu’un pour nous prévenir. Le plus grand nombre de mes hommes ne seraient pas fâchés d’aller voir un peu ce qui se passe par là. Ce sont des amusements qui font paraître les gardes moins longues. -Grand merci de l’attention, riposta le Gascon en lui serrant la main. Quand mon petit prévôt et moi nous nous mêlons d’accorder les violons pour de bon, la danse des racailles elle ne dure pas bien longtemps, cornebiou! En traversant la passerelle qui franchissait l’égout, les prévôts ne purent s’empêcher de jeter un coup d’oeil tristement éloquent sur les eaux boueuses qui leur rappelaient un si pénible souvenir. Toutefois, ils ne jugèrent pas opportun de se communiquer leurs impressions en présence de leur élève qui marchait entre eux deux avec des airs conquérants. À tout instant, il portait la main à sa rapière pour s’assurer qu’elle était bien à sa place, et ne souhaitait rien tant que l’occasion de la tirer au grand soleil. Il se trouva précisément que la Paillarde était assise au seuil de sa porte. Elle ne douta pas qu’ils vinssent en droite ligne chez elle, et elle se hâta de se lever pour se précipiter au cou d’Amable. Malheureusement, les sentiments du tendre pourfendeur avaient changé du tout au tout et il n’éprouvait pas la moindre envie de se montrer d’humeur folâtre. Aussi repoussa-t-il si brutalement l’hôtelière, que celle-ci, non sans peine, alla reprendre son aplomb à cinq ou six pas en arrière, et, de cette distance, le contempla avec stupéfaction. À coup sûr, on lui avait changé son Passepoil. -Holà! s’écria Cocardasse, les deux louveteaux de l’autre nuit ne seraient-ils pas chez toi, par hasard, ma commère? -Non, répondit-elle, je ne les ai plus revus; que cela ne vous empêche pas d’entrer, messeigneurs. -Ver! C’est précisément la raison pour laquelle nous n’entrerons pas. N’avons que tout juste le temps de les dénicher ailleurs, et si tu avais quelque chose à leur dire, je crois que ce serait le moment, hé donc! car il pourrait bien se faire qu’avant une heure ils soient sourds et muets jusqu’au jugement dernier. -Cela m’est fort égal, grogna la femme, que la perte de ses bons clients mettait en mauvaise humeur. Si ces tristes sujets vous ont manqué en quelque chose... -Il en est quelque peu question, fit à son tour Passepoil. Mais, dis-moi, la belle, n’as-tu plus revu non plus Mathurine? À cette question, la colère trop longtemps contenue de la Paillarde éclata comme une tempête, avec moins de beauté cependant que celle des éléments dont la fureur est souvent d’une majestueuse grandeur. -Parles-en un peu, hurla-telle. Une vagabonde, une mendiante que j’avais recueillie par charité... Tu sais bien où elle est, puisqu’elle est partie avec toi et que tu m’as méprisée pour cette servante, cette fille corrompue... Frère Amable s’amusait. -Grand merci de tes tendresses, dit-il. Cependant, si tu voyais Mathurine, n’oublie pas de lui dire que son ami, ici présent, se meurt d’amour pour elle. Tout ce qu’il y avait de fange dans le coeur de la Paillarde déborda par ses lèvres en un torrent d’injures. Une avalanche de gros mots fut jetée à la face du Normand, à la grande liesse de Cocardasse, qui riait à gorge déployée, et de Berrichon qui saisissait l’occasion d’exciter encore la mégère par ses plaisanteries. -Ohé! ricanait-il, regarde-le donc en face... Tu n’as pas l’air de t’être lavé le nez le premier, ce matin... Voyons, madame mafflue, souris un peu au petit Berrichon. Les prévôts avaient autre chose à faire que de prolonger cette scène héroï-comique. Poursuivis par les éclats de voix et les insultes de la Paillarde, ils se dirigèrent d’un pas tranquille vers le cabaret de Crèvepanse. -Oh! oh!... fit Jean-Marie en contemplant la colichemarde rouillée qui grinçait plus que jamais au-dessus de la porte. Si je ne me trompe, voilà une enseigne qui n’est pas faite pour des gens d’Église. -Quoique ça, remarqua gravement Cocardasse, il y en a plus de quatre qui ont fait ici, ou qui vont y faire leur acte de contrition si nous leur en donnons le temps, hé donc! Du seuil, le Gascon jeta un coup d’oeil dans la salle et s’aperçut qu’elle était vide; ce qui n’empêcha pas d’ailleurs le tenancier du lieu de venir se camper sur sa porte pour en barrer le passage. -Qui êtes-vous?... que voulez-vous? interrogea-t-il d’un ton rogue. -Bagasse! exclama le Gascon, il demande qui nous sommes! Entends- tu pétit? -J’entends, mon noble ami. -Hors, que répondrais-tu, toi? Et sans attendre l’avis de son ami, il ajouta, s’adressant au buvetier: -Sommes des clients, mon bon... Quant à ce que nous voulons, cela se résume en deux mots: À boire!... Vite, et que ce soit bon... L’homme ne fit pas un mouvement et se contenta de se tasser sur ses jambes. Ses larges épaules, surmontées d’un cou de taureau, touchaient aux deux montants de la porte et l’obstruaient. -On n’entre pas, dit-il. -Ver!... Passepoil! -Cocardasse! -Lou couquin peut-il nous disputer le passage? -Dame! fit benoîtement l’alter ego, cela dépend... -Et de qui, ma caillou? -De nous, je pense! Le Gascon ne put s’empêcher de rire à cette facétie, bien qu’il fût habitué au caractère de son ami. -Lé pétit, il a dit que cela dépendait de nous, reprit-il en s’adressant à l’homme. Or donc, si tu ne veux pas t’ôter de là, as pas pur! je vais t’en enlever d’un tour de main. Berrichon était ravi de la tournure que prenaient les choses; ce grand garçon, autrefois timide, bavard et irréfléchi, devenu ensuite roué et malin, était presque à la veille d’être brave. Désireux de s’illustrer coûte que coûte il eut une de ces lueurs d’audace qui furent de tout temps le monopole du gamin de Paris et, par un mouvement aussi rapide qu’inattendu, se glissant entre les jambes écartées de l’hôtelier, il se releva brusquement, l’envoyant choir sur son dos, tel un énorme crapaud, jusqu’au milieu de la salle. -Bravo, Berrichon! s’écria Cocardasse. Au moins, tu t’entends à ouvrir les portes... Cependant l’homme, qui pour le moment répondait au nom de Caboche, il en avait changé tant de fois en sa vie que lui-même ne se souvenait plus du véritable, se releva l’écume aux lèvres et tira une dague de son justaucorps. Ce fut un branle-bas. Les domestiques muets, qui formaient le personnel du bouge, accoururent se ranger à ses côtés, tels des dogues, le front en avant et les dents grinçantes. Les prévôts avaient dégainé, ainsi que Jean-Marie, dans la crainte d’une attaque d’autres adversaires. Ne voyant que ces trois brutes, Cocardasse les toisa avec mépris et frappa un grand coup de son épée sur la table: -Arrière, chiens!... cria-t-il de sa voix tonitruante. Morbioux! depuis quand me fait-on attendre?... j’ai déjà dit qu’il nous fallait à boire!... Une porte, au fond, s’ouvrait sur une autre salle: deux têtes s’y encadrèrent. -Quel est ce tapage? demanda quelqu’un... Et qui se permet de pénétrer ici sans que je l’y autorise? -Té... je me soucie de ton autorisation comme de la barbe de Charlemagne, mon mignon!... Cocardasse junior il entre où il lui plaît et ne doit de comptes qu’à lui-même... -Cocardasse!... Eh! pardieu oui, c’est lui, s’écria l’interlocuteur inattendu, qui cette fois se montra tout entier. Or, il n’était autre que Blancrochet, l’illustre Blancrochet, grand maître au cabaret de Crèvepanse de tous les bretteurs, spadassins et assassins dont la conscience était à la hauteur de la sienne. Derrière lui se dressait son lieutenant Daubri. Les prévôts ne les connaissaient tous deux que pour en avoir ouï parler maintes fois en termes peu flatteurs. Aussi furent-ils assez surpris de voir Blancrochet s’avancer vers eux les mains tendues: -Maître Cocardasse!... Maître Passepoil!... Soyez les bienvenus ici, mes camarades... Allez, qu’on nous serve à boire; ces messieurs vont nous faire l’honneur de trinquer avec nous... -Tiens, fit Berrichon en rengainant avec regret sa rapière, on entre donc, à présent? Caboche lui décocha un regard furieux et Blancrochet, de son côté, toisa ce gamin qui se permettait des réflexions. -Oui, on entre, jeune homme, quand on a fait ses preuves une épée à la main... et tu ne me parais pas encore en être là... -Un peu de patience, cela viendra, riposta Jean-Marie sans se troubler. -À moins que ta langue ne soit clouée du premier coup. Pour l’instant, on veut bien t’accueillir en compagnie de nos bons amis Cocardasse et Passepoil, mais si tu étais seul, tu trouverais la porte fermée... Berrichon ricana: -Demandez voir au gros, là, comment je m’arrange pour me les faire ouvrir... -C’est bon, assieds-toi et laisse-nous causer. Allons, les amis, dites-nous un peu ce qui nous procure l’honneur de votre visite?... Ce brave Cocardasse! Cet aimable Passepoil!... Cette amitié dont excipait Blancrochet avec tant de fracas paraissait fort louche au Normand, qui était loin de s’en trouver honoré et craignait déjà que son ami, toujours trop sensible à la flatterie, donnât tête baissée dans un panneau. Quand celui-ci n’avait pas trop bu, sa langue avait un régulateur: c’était le genou d’Amable qui heurtait de temps en temps le sien et l’avertissait qu’il allait dire une bêtise. Pour l’instant, il avait toute sa lucidité d’esprit et n’était accessible qu’aux compliments, outrés à dessein par le bretteur qui connaissait son faible. Il n’en avait pas moins conscience qu’il fallait user de prudence et c’est pourquoi il résolut de laisser prendre à Passepoil la responsabilité de la conversation. -Té, dit-il, adressez-vous à ce cher Amable. Pour moi, j’ai le gosier si sec qu’il ne me serait pas possible de parler avant d’avoir bu cinq ou six gobelets de ce vin qui me paraît délicieux... Vas-y, ma caillou, donne un peu à ces messieurs un échantillon de ton éloquence. -Soit, acquiesça Blancrochet. Vous êtes si bons amis que les pensées de l’un sont évidemment les pensées de l’autre. -Ver!... on ne vous a pas menti en vous affirmant la chose... Cocardasse et Passepoil, c’est censément comme Oreste et Pylade... -Connais pas ces gens-là, interrompit le spadassin dont toute la science s’était bornée à l’étude des traits d’escrime et qui n’hésita pas à penser que les deux légendaires amis étaient des prévôts qu’il n’avait pas le plaisir de connaître. Le Gascon, guère plus ferré que lui sur le sujet, ne jugea pas à propos de lui entamer un cours d’histoire. -Venez-vous souvent ici, maître Blancrochet? demanda Amable à brûle-pourpoint. -Vous pouvez m’y trouver tous les jours vers cette heure, si le coeur vous en dit. Nous nous y réunissons, un certain nombre de braves gens d’épée comme vous et moi, pour y causer de nos petites affaires et nous serions très honorés que vous fussiez des nôtres. -Ah!... fit Passepoil. Et quel est le chef de cette respectable association? -Votre serviteur en personne, répondit Blancrochet en s’inclinant. Nul n’a le droit de pénétrer ici sans que je lui permette et, si vous y êtes pour l’instant, messeigneurs, c’est que vous êtes dignes d’y être accueillis en amis, quand et comme vous le voudrez. -On vous en rend grâces, et nous userons sans doute de votre offre... En attendant, ne pourriez-vous nous dire les noms de ceux de vos principaux compagnons que nous aurons l’honneur de rencontrer ici? -Qu’en voulez-vous faire? questionna le bretteur avec méfiance. -Simplement pour savoir s’il ne se trouverait pas parmi eux de vieilles connaissances que nous aurions plaisir à retrouver. -Attendez la tombée de la nuit, vous les verrez presque tous, à l’exception de quatre ou cinq que sûrement vous ne connaissez pas. -Cela dépend... qui sont-ils? -Gauthier Gendry, Gruel dit la Baleine, deux anciens. -Vivadiou! s’écria Cocardasse, c’est précisément ces gaillards-là que nous serions aises de saluer aujourd’hui même... Passepoil s’empressa de lui couper la parole: -Pardieu oui, dit-il... Et vous dites que nous n’aurions pas le plaisir de les voir? Blancrochet poussa son lieutenant du coude. Les deux malandrins - on verra plus loin pourquoi -étaient au courant de ce qui s’était passé à l’égout de Montmartre et ne voulaient pas le laisser voir. -Ils viennent ici quelquefois, dit le premier; mais je puis vous assurer qu’ils n’y seront pas ce soir. Qui vous empêche de les rencontrer ailleurs? -Où cela? -Il est à peine deux heures de relevée; à quatre heures ils doivent se trouver près de la porte de Montmartre et nous aussi, sans doute. Cocardasse se leva pour crier: -Nous y serons tous, caramba! et vous serez charmé, j’en suis sûr, maître Blancrochet, d’assister à la petite conversation que nous tiendrons avec eux. Une heure après nos trois hommes se séparaient de leurs problématiques amis en les assurant qu’ils seraient là à l’heure dite. -As pas pur, ma caillou!... dit Cocardasse junior dès qu’ils furent à quelque distance; j’en connais qui n’ont pas besoin de s’inquiéter de leur souper pour ce soir!... -Nous les tenons, disait de son côté Blancrochet à son lieutenant Daubri. Va prévenir Gendry que les imbéciles viendront se fourrer eux-mêmes dans la gueule du loup. ** Des Intentions De Blancrochet. Les Mémoires du marquis de Souches nous apprennent que le mot bretteur n’était pas absolument français. Peut-être, dans son idée, cela voulait-il dire qu’il s’y trouvait une énorme quantité d’Allemands, d’italiens, d’Espagnols et autres aventuriers de tous pays? Au long de notre récit, nous en avons vu assez d’échantillons: Saldagne Pinto, Pépé, el Matador, Guiseppe Faënza, Staupitz, le capitaine Lorrain, le baron de Batz, Palafox et Morda le Castillan. Si M. de Souches ne parle pas de la nationalité, ses réflexions n’en sont pas pour cela plus flatteuses: «Ce terme, dit-il, n’était pas tout à fait bon français, mais il était fort en usage pour signifier les gens qui font métier et marchandise de mettre l’épée à la main en toutes occasions bonnes et mauvaises, et à proprement parler des filous et des gens de mauvaise vie.» Or, on laisse à penser l’aspect que devaient présenter les rues de Paris à cette époque, si l’on songe que J. de Bruge, dans son Art de tirer les armes, publié en 1721, accuse un chiffre de plus de dix mille bretteurs fréquentant les salles d’escrime et s’exerçant la main au-dehors. La ville était un vaste champ clos. Au coin des rues étroites, transformées en coupe-gorge, on assassinait par intérêt, par vengeance, ou simplement pour voler; sur les voies les plus larges et les plus fréquentées, les boulevards par exemple, on n’entendait, à midi comme à minuit, que cliquetis d’épées tirées pour la gloire et quelquefois pour moins. Pour les badauds, c’était un spectacle journalier et gratuit que celui de deux, quatre, parfois dix bretteurs, mettant flamberge au vent et s’embrochant suivant les règles et principes, souvent sans autre motif qu’une forfanterie ridicule déployée devant la galerie. Quantité de ces gens habitaient le pays Latin, où ils se gaussaient des ordonnances, édits et règlements rendus publics, mais non exécutoires, qui s’étaient vainement succédé depuis 1567, «faisant défense aux escrimeurs et tireurs d’armes de s’établir dans le quartier de l’Université». Le difficile eût été de les en empêcher et pour cela il eût fallu raser les maisons où il leur plaisait de venir se loger. Le moyen était peu pratique. Moins pratique encore eût été de les expulser de Paris. Il est probable qu’ils eussent eux-mêmes, vu leur nombre et leur audace, chassé ceux qui se seraient permis de troubler leurs habitudes. La police de M. de Machault ne se fût point risquée à entrer en lutte contre ces dix mille ferrailleurs, qui mettaient vingt fois par jour le fer à la main. Elle s’estimait déjà trop heureuse de ne pas être rossée plus souvent pour son compte et se contentait de souhaiter que tous ces coquins se décimassent eux-mêmes, à charge pour elle d’en ramasser chaque matin le plus possible sur le carreau. Malheureusement, s’ils se battaient entre eux par distraction et par passe-temps, cet exercice n’était pas d’un rapport suffisant et ne mettait rien dans leurs poches. Pour y suppléer, ils ne se faisaient point faute de vendre leur épée au plus offrant et, moyennant récompense, d’assassiner n’importe qui. C’était dans ces cas-là que la police avait à intervenir: elle n’osait pas toujours le faire!... Après la curée, les spadassins se gardaient bien de faire part à leurs pareils des besognes dont ils étaient chargés. Ils agissaient par petits groupes, dans l’unique but de ne pas morceler l’aubaine. C’est ainsi que nous avons vu Gauthier Gendry et ses trois acolytes travailler pour le compte de Gonzague sans juger à propos d’en informer qui que ce soit. Les grandes douleurs sont muettes, dit le proverbe: les grandes canailles le sont bien davantage. Il n’y avait pas à nier que c’était tentant d’avoir à partager la récompense seulement entre quatre; Gendry se faisant la part du lion et prélevant encore une dîme, sinon sur celle de la Baleine, mais au moins sur ce qui échoirait aux débutants Yves de Jugan et Raphaël Pinto. C’était belle chose de sa part que de tels calculs, mais il n’en ressemblait pas moins à l’heure actuelle au bonhomme de M. de La Fontaine, qui s’était trop pressé de vendre la peau de l’ours. Il ne pouvait se dissimuler qu’il était bien loin de compte: le coup avait été manqué au bal de Saint-Aignan; Lagardère avait disparu comme par enchantement sans qu’on sût où il était passé; Aurore était trop bien gardée pour qu’on pût même lui enlever un ruban de sa robe; la Baleine s’était mis sur les bras un nouvel adversaire qui ne serait peut-être pas à négliger; Cocardasse et Passepoil étaient sortis sains et saufs d’un guet-apens savamment combiné et où cent autres eussent laissé leur peau. Tel était le bilan. Quand Gonzague et Peyrolles arrivèrent à Paris, leur premier soin fut de se mettre à la recherche des quatre bandits qu’ils ne tardèrent pas à découvrir au cabaret de Crèvepanse. -Où en sommes-nous? leur demanda l’intendant en les abordant. Gauthier, fort penaud, dut avouer que tout était à faire et qu’il ignorait même où était Lagardère. Philippe de Mantoue entra dans une violente colère. -À quoi donc avez-vous employé votre temps et l’argent qu’on vous a donné? s’écria-t-il. Gendry conta par le menu toutes ses tentatives infructueuses, amplifia encore les dangers courus par lui et les siens, fit ressortir son dévouement et la malchance qui l’avait poursuivi, le tout pour aboutir à la négation de tout résultat et au point particulier de l’absence du comte. Cette disparition était bien pour préoccuper étrangement Gonzague. Il n’était pas admissible, en effet, que Lagardère, les sachant hors d’Espagne et n’ayant plus rien à y faire, s’y fût attardé si longtemps au lieu de rejoindre sa fiancée. -Qu’en penses-tu? demanda-t-il à Peyrolles en baissant la voix. -Que peut-être il nous a suivis en Angleterre... répondit celui-ci sur le même ton. -C’est impossible: il se fût montré à nous d’une façon quelconque. -Il ne se montre que quand il veut et au moment propice. Je ne serais pas surpris qu’il nous ménageât quelque tour de sa façon: méfions-nous de lui plus que jamais. -Cela n’avancera en rien nos affaires... -Nous sommes arrivés à temps, puisque le mariage n’a pas eu lieu. Notre premier soin doit être d’empêcher qu’il se fasse. -Et si le hasard nous avait débarrassés de notre ennemi?... murmura Philippe de Mantoue. Si ses os blanchissaient à cette heure au fond de quelque précipice des Pyrénées! Une immense lueur d’espoir éclaira le front du prince; mais Peyrolles ne tarda pas à rappeler celui-ci à la réalité. -Tant que je ne tiendrai pas son crâne dans ma main, avec les preuves que c’est bien le sien, répliqua-t-il, je dirai: il vit et il nous guette. Ce colloque avait lieu un peu à l’écart de Gendry et de sa bande, qui maintenant causaient avec quelques spadassins très surpris de voir dans le cabaret ces deux marchands hollandais dont Gendry prétendait ignorer les noms. Peyrolles rappela les quatre hommes et, les ayant groupés dans un coin, leur reprocha encore de n’avoir rien fait; cela cependant en termes mesurés, de crainte que l’un d’eux n’allât dénoncer au lieutenant de police leur présence à Paris. Le factotum savait comment on manie des consciences de gredins et qu’en heurtant un homme qu’on soudoie, on s’en fait aussitôt le plus dangereux ennemi. -Il faut agir et agir vite, fit Gonzague à son tour. Mettez-vous dix à la besogne, vingt même, s’il le faut; nous sommes prêts à lever une armée s’il était nécessaire, car il faut en finir. Il ne manque pas ici de bonnes volontés et d’épées qui peuvent s’acheter. Dis-nous celles qui sont à vendre et, parmi celles-ci, quelles sont les bonnes. Gendry n’essaya pas de protester, son insuccès lui enlevait un peu de son aplomb; alors faisant signe à Blancrochet et à Daubri de s’approcher, il les présenta au prince. -Entends-toi avec eux, ordonna celui-ci à son intendant; dis-leur ce qu’ils ont besoin de savoir et pas plus. Lui-même se mit à arpenter la salle de long en large, suivi des yeux par une demi-douzaine de spadassins attablés dans la pièce voisine et qui le contemplaient anxieusement. Blancrochet s’avisa que cette curiosité pouvait gêner le brillant étranger et qu’il était peut-être utile de faire le vide autour de l’entretien qu’il allait avoir avec Peyrolles. -Un instant, dit-il à celui-ci. Il y a trop d’oreilles qui nous écoutent et de regards qui nous observent. Il alla aux buveurs et, sur un ton qu’on devinait être celui d’un maître, il leur dit: -Messieurs, peut-être vous plairait-il d’aller faire un tour du côté du Pont-Neuf? Voici venir l’hiver, il serait prudent à vous de songer à vous pourvoir de manteaux. C’est que la coutume n’était pas encore perdue à cette époque d’aller écouter sur le fameux pont les cris des charlatans, des bateleurs, muser à l’étal des fripiers, libraires et vendeurs d’onguents et de profiter de l’inattention des badauds pour leur voler leurs manteaux et leurs bourses. Les habitués du cabaret de Crèvepanse n’étaient pas les derniers parmi les coupe-bourse et les tire-laine qui y florissaient comme au beau temps de Louis XIII et de Louis XIV. En cela ils suivaient l’exemple de nombre de gentilshommes besogneux qui s’en faisaient une spécialité, car bien peu avaient les scrupules du sieur d’Esternod, que la seule crainte du châtiment empêchait de le faire lui-même si on croit ces vers: J’allais pedetentim, comme un vieillard caduque, J’allais de rue en rue en grattant ma perruque, Feuilletant dans mon chef de inventione, Tirant et arrachant les poils de mon gros nez, Songeant s’il y avait, pendant cette nuit brune, Moyen de moyenner la moyenne fortune. Le diable me tentait d’arracher les manteaux, Et de tirer la laine à quelques cocardeaux, Et j’eus touché peut-être à ces harpes modernes, Si l’on ne m’eût cognu au brillant des lanternes, Et si je n’eus pas craint qu’un chevalier du guet M’eût fait faire aux prisons mon premier coup d’essai... Ceux qui nous occupent étaient trop habiles en la matière pour avoir pareilles craintes; aussi décampèrent-ils sans aucun murmure pour s’en aller là ou ailleurs. Cet acte d’autorité était fait pour assurer la confiance de Gonzague et de Peyrolles à Blancrochet qui vint se rasseoir en disant: -Vous pouvez parler comme si vous étiez chez vous; il n’y a plus personne. L’intendant montra cependant Caboche et ses valets: -Celui-ci est muet par raison et par nécessité, fit le bretteur répondant à cette muette interrogation; les autres le sont de naissance... Je vous écoute. La conférence fut longue; Peyrolles ne pouvant se départir de ses hypocrites façons essaya d’abord d’entrer dans des lignes générales, en faisant à chaque instant des réticences sur les détails. -Nous ne nous entendons pas, mon gentilhomme, car la facilité d’élocution semble vous avoir été donnée surtout pour mieux cacher votre pensée... Si vous attendez de moi un dévouement absolu à votre cause, il faut parler la bouche ouverte. Gonzague prêtait l’oreille, intéressé par cette nouvelle figure de bandit qui ne paraissait pas être le premier venu. -Soit, fit-il, dis-lui tout. Mais n’oublie pas, toi, que ta tête me répond du secret. Le spadassin le toisa avec hauteur: -Si vous n’avez pas confiance, s’écria-t-il, il est encore temps de vous taire. Mais celui qui, ici où je suis le maître, douterait de la parole de Blancrochet, celui-là n’en sortirait que les pieds en avant. -Trêve de fanfaronnades, gronda Philippe de Mantoue; tu ne sais pas à qui tu parles, l’ami. Le gredin eut un sourire et répliqua en frottant ses grosses mains l’une contre l’autre: -Erreur, mon prince! Croyez-vous que je ne l’ai pas deviné déjà? Il y a des gens, monseigneur, qui n’ont pas le droit de parler haut trop près du Palais-Royal. Vous auriez pu m’avoir contre vous: vous préférez que je sois des vôtres... C’est preuve d’esprit, sans doute, et cela vaudra mieux pour nous tous, à la condition que, d’un côté comme de l’autre, on joue cartes sur table. L’homme était si énergique que l’ancien favori de Philippe d’Orléans acquiesça d’un geste et Peyrolles n’hésita plus à dévoiler le nom du prince et le sien, puisqu’ils étaient devinés, ni à dire pourquoi tous deux se cachaient sous ce déguisement. Il donna également au bretteur la liste des roués, lui indiqua la façon dont il les reconnaîtrait et convint avec lui et avec Daubri que tous les soirs, à la tombée de la nuit, il viendrait lui-même ou enverrait quelqu’un de ses gentilshommes pour connaître les faits de la journée et préparer ceux du lendemain. -Les journées sont longues, remarqua Blancrochet, surtout quand on sait bien les employer. Gendry et moi aurons besoin de nous voir souvent, pour nous concerter sur des actions isolées ou communes et nous nous ménagerons de fréquents rendez-vous dans divers endroits de Paris. Par les vôtres que vous y enverrez, ou l’un de nos hommes qui sera chargé d’aller vous prévenir, vous serez tenu au courant, de deux heures en deux heures, de ce qui se passera. Ce mode de procéder aura l’avantage d’éviter des allées et venues suspectes sur le chemin de la Grange-Batelière. Cela vous convient-il ainsi? -Tu es un homme précieux et tu n’y perdras rien, fit le factotum. -On doit juger les gens aux actes et non aux paroles, répliqua l’orgueilleux bandit. Pour ce qui est du prix, j’ai pleine confiance en sa rondeur, car c’est moi qui le fixerai et non vous... Après ça, si vous trouvez que mes services coûtent très cher, c’est que l’ouvrage aura été bien fait. Il invita ensuite Gauthier Gendry à lui apprendre où en étaient exactement les choses et celui-ci lui conta les derniers événements: ce qui explique -cet entretien ayant lieu la veille du jour où Cocardasse et Passepoil s’étaient présentés au cabaret de Crèvepanse -comment le bretteur avait pu les envoyer à la porte Montmartre, où lui-même devait retrouver Gendry. -Ces deux hommes nous gênent, avait dit Peyrolles en parlant des prévôts. Ce sont des chiens de garde trop fidèles et dont la seule utilité serait de nous mettre sur la piste de leur maître. Avant de les tuer, il faudra les faire parler, l’épée sur la gorge. -Ils ne parleront pas, quand même ils sauraient, opina Gendry en branlant la tête, et je crois qu’ils ignorent où est Lagardère. -Si c’est dans l’autre monde, pensa Gonzague, c’est oeuvre pie de les y envoyer le retrouver. L’intendant jeta sur la table quelques poignées d’or en disant: -Voilà pour les premiers frais. Ce soir, je vous ferai connaître ici le lieu où nous sommes logés. Ne perdez pas votre temps, chaque minute est précieuse. Aux côtés de son maître, il regagna Paris. Dans les rues, la foule regardait ces deux personnages si étrangement et richement vêtus, qui passaient avec indifférence et s’arrêtaient à chaque pas comme s’ils eussent vu Paris pour la première fois. Ils s’en allèrent quérir un logis dans la rue des Fossés-Saint- Germain, tout près du café Procope, où leur titre d’étrangers pouvait leur donner accès sans éveiller par trop l’attention. Là où se réunissaient gens de lettres et comédiens, enclins à se lier facilement, peu investigateurs par tempérament et tout disposés au contraire à bavarder beaucoup sans trop exiger de confidences en échange, ils savaient devoir être tenus au courant de toutes les nouvelles de la cour et de la ville. Une maison discrète, qui avait pour enseigne À l’Écritoire et qui était habitée surtout par d’inoffensifs littérateurs, fut choisie de préférence par l’intendant. Nul n’eût songé certes à venir chercher là, dans les trois pièces dont ils prirent possession avec un seul valet, Philippe de Mantoue, prince de Gonzague, et son âme damnée, le sieur de Peyrolles. Dès le soir même tous deux y étaient installés, attendant que vinssent les montreurs d’ours, les pèlerins et les bateleurs qu’on logerait dans des quartiers différents, où leur présence serait plus utile. En résumé, le prince et son intendant allaient disposer de nouveau de leurs roués, au nombre de six; Blancrochet et Daubri auraient également six hommes; Gendry, la Baleine, Jugan et Pinto porteraient le total au chiffre respectable de vingt adversaires déterminés, sans scrupules, sans conscience, sans foi ni sans loi, auxquels Lagardère n’aurait à opposer que Chaverny, Navailles, les deux prévôts, Antoine Laho et le petit Berrichon. Lui seul en valait vingt, c’est vrai; mais il manquait à l’appel et c’était lui qui était l’âme et la tête. Il serait facile d’avoir raison des autres, homme par homme, sans en excepter Chaverny. Comme si les choses eussent dû aller naturellement au gré des désirs de Gonzague, Cocardasse, Passepoil et Berrichon venaient dès le lendemain, nous le savons déjà, tendre eux-mêmes leurs gorges aux bourreaux. Ils allaient trouver, à la porte Montmartre, Gendry et les siens, qui n’auraient pas même la peine de les provoquer, puisque les prévôts les premiers leur chercheraient querelle. Le plan de Blancrochet était de se tenir coi, de laisser les maîtres d’armes et leur jeune coq se mesurer avec leurs ennemis dans un duel régulier qui aurait des spectateurs impartiaux, ignorant les dessous de cette rencontre et disposés à prendre fait et cause pour ceux qui seraient en légitime défense. Au cas où Gendry et sa bande auraient le dessous, Blancrochet entrerait en ligne avec Daubri et d’autres, jusqu’à ce que les prévôts mesurassent le sol. Jean-Marie, qui s’en allait vers le rendez-vous, entre ses deux amis, était loin de se douter que, pour ses premières armes, l’affaire allait être si chaude qu’une jolie protestante convertie au catholicisme par le P. Cotton, Anne-Marguerite Petit, dame Dunoyer, mère de la Pimpette aimée par Voltaire, transmettrait aux siècles futurs, dans ses Lettres historiques et galantes, le récit de ce duel épique qui eut lieu à la porte Montmartre. Ce qui nous prouve que la gloire ne dérive parfois que des pattes de mouches griffonnées par la plume d’une femme. ** Le Combat De La Porte Montmartre. Mme Dunoyer, toute délicate et sentimentale qu’elle fut, n’eût peut-être pas, ce jour-là, donné sa place pour un fauteuil à l’Opéra. Elle pouvait, en effet, aller voir danser le ballet autant de fois que cela lui était agréable, tandis que le spectacle gratuit qui lui fut donné devant chez elle était de ceux dont on ne jouit pas souvent dans le cours d’une existence. Cela ne lui déplut point à en juger par ce qui nous reste de sa lettre, c’est-à-dire la première feuille, les autres pages ayant été dévorées par les rats au fond d’une vieille malle qui fut précisément léguée par héritage à un académicien. Celui-ci eut plus de respect pour la prose de son ancêtre que n’en avaient eu le temps et les rongeurs. Il recueillit précieusement les débris de l’intéressante missive. Or, voici ce qu’elle contenait: «Il se passa sous les fenêtres de notre chambre un combat terrible où Blancrochet et Daubri, les deux plus fameux bretteurs de Paris, furent tués après la plus vigoureuse résistance. C’était à quatre heures après-midi. Tout le monde les regardait faire sans se mettre en état de les séparer, ce qui me surprenait beaucoup; car à Bruxelles, d’où je viens, on est plus charitable que cela, et pour la moindre querelle on verrait tout un quartier en alarme: mais à Paris on est plus tranquille et on laisse les gens se tuer quand ils en ont envie... M. de Lubière d’Orange, M. de Roucoulle et mon oncle Cotton étaient à nos fenêtres lorsque cette scène se passait, et ils admiraient la bravoure de l’un de ces deux bretteurs, qui se défendait lui seul contre quatre de ses ennemis, dont un seul porta enfin un coup qui le fit tomber à quatre pas de là auprès du corps de son camarade. On les porta tous deux chez un chirurgien...» Dans les pages qui suivaient et qui nous manquent, il était certainement question des prévôts Cocardasse et Passepoil, de Berrichon et de la bande de Gendry, ainsi que du quatrième adversaire simplement signalé plus haut et que nous allons nommer tout à l’heure. Ces quelques lignes nous démontrent avant tout que la bagarre n’était pas de minime importance et méritait l’attention d’aussi hauts personnages. Toutefois maître Passepoil ne se douta probablement jamais que l’une des plus jolies transfuges de Bruxelles l’avait admiré en ce moment et que, toute frémissante encore de ce qu’elle venait de voir, elle s’était empressée d’en faire le récit. Peut-être cela avait-il mieux valu pour lui: l’inflammable prévôt eût été trop tenté de s’attacher aux beaux yeux fixés sur lui et sans doute qu’il eût moins bien vu venir les coups qui lui étaient destinés. Il est probable même que la face des choses en eût été changée. Il nous faut donc attendre que nous lisions par-dessus l’épaule de l’auteur des «Lettres» ce qu’elle acheva de raconter tout au long, sans connaître comme nous les noms de tous les personnages et les raisons qui les faisaient agir. Vers les trois heures de l’après-midi, quatre hommes étaient adossés à la maçonnerie de la porte Montmartre et s’entretenaient à voix assez basse pour n’être entendus des passants ni des flâneurs qui stationnaient autour d’eux. Ce qu’ils se disaient ne regardaient qu’eux-mêmes, disons toutefois qu’il n’y était nullement question d’oeuvres pies. Gendry, prévenu par Blancrochet que les prévôts allaient venir les trouver là, donnait ses dernières instructions à sa bande et disait en ce moment: -Je ne sais trop quel est ce blanc-bec qu’ils traînent derrière leurs chausses; mais celui-là ne compte guère et il sera facile de l’expédier en deux temps. Dès qu’il aura mordu la poussière j’attirerai Cocardasse avec l’aide de Jugan; toi, la Baleine, tu as sur Passepoil l’avantage de la taille et de la force. Il te faudra nous en débarrasser proprement. -Et moi? demanda Raphaël Pinto. -Toi, tu manoeuvreras de façon à prendre l’un ou l’autre de flanc, alors qu’ils seront attentifs aux attaques qui leur viendront de face. Cependant, sous aucun prétexte, tu ne le frapperas par- derrière; ce serait nous mettre sur les bras tous les badauds et peut-être quelques amateurs qui nous regarderont travailler. -S’il y a des mécontents, on les chargera, grogna la Baleine. -Point du tout, répliqua Gendry. Il faut donner au combat une apparence loyale, malgré que nous soyons supérieurs en nombre. Ils se défendront d’ailleurs assez bien pour que la partie paraisse égale, et ne nous berçons pas de l’illusion que nous en aurons facilement raison. Je connais les coquins, ils ont le diable au corps. Ils n’avaient pas achevé ces mots que les trois compagnons apparaissaient cent pas plus loin. -Les voici, murmura Gendry. Vous avez bien compris mes ordres?... -Je n’ai pas peur, répondit la Baleine. Leur peau ne vaut plus cher à cette heure. Si l’on eut pris la peine de le consulter sur ce point nous garantissons que tel n’eût pas été l’avis de maître Cocardasse, qui s’avançait de ce pas dégingandé spécial aux gens d’épée, dont l’habitude est de ployer les jarrets pour se fendre. Les crocs de ses moustaches terriblement relevés effleuraient le bord de son feutre, et sa main droite les tortillait encore, tandis que la gauche, appuyée sur la garde de sa nouvelle rapière, en relevait la pointe par-derrière jusqu’au niveau de l’épaule. À coup sûr, la corporation des traîneurs de rouillardes pouvait s’honorer de compter dans ses rangs maître Cocardasse junior. Depuis qu’il mangeait à bon râtelier et que des vêtements décents avaient remplacé ses loques, bien des oeillades féminines passaient par-dessus la tête du pauvre Amable pour aller à son ami. En le voyant marcher, les harengères, poissonnières, regratteuses, ravaudeuses, filles de cabarets, maritornes, servantes de bourgeois et même de gentilshommes, croisaient leurs mains sur les tabliers et s’arrêtaient pour le contempler. Celui qui eût eu l’oreille assez fine pour écouter ce que murmuraient tout bas leurs lèvres eût sans doute invariablement entendu la même chanson: «Sapristi! le bel homme!» Frère Passepoil, qui sentait et comprenait tout cela, trottinait à ses côtés tout songeur. -Si l’on nous fondait en un seul, se disait-il à part lui, et que j’aie l’allure de Cocardasse, ou que Cocardasse ait les sentiments et le coeur de Passepoil, les femmes feraient cortège, et pas une ne serait rebelle. En attendant, il avait beau se hausser pour faire bonne figure, ce n’était pas à lui qu’allait le succès. Il était donc forcé de s’en consoler en songeant qu’il était là pour tout autre chose. Cocardasse releva le nez et flaira dans le vent. Il venait de sentir et de voir l’ennemi. -As pas pur, ma caillou! murmura-t-il de cette voix qui faisait trembler les vitres lorsqu’il y mettait une sourdine, le gibier il est là, tout prêt pour la broche. Gendry et ses trois acolytes se tenaient dans l’ombre portée par le monument, afin de se garer des rayons du soleil, qui pourtant déclinait déjà à l’horizon. Le dos tourné, ils faisaient mine de ne pas voir venir les prévôts. Le Gascon, faisant sonner ses éperons et sa rapière, s’avança vers eux en simulant lui aussi de ne les point connaître. -Té, exclama-t-il tout à coup, chacun a droit à se mettre à l’ombre à son tour... il m’en faut à moi la longueur de mon épée mise au bout de mon bras et sandiéou! je crois qu’il n’y a pas de place ici pour sept... -Raison de plus pour s’en aller ailleurs, grommela Gendry. -Bagasse! lou couquin, il perd le respect!... Sache bien, maroufle, que des gentilshommes comme mon petit prévôt et moi n’aiment pas qu’on leur serre les coudes... L’ombre elle était à vous tout à l’heure, j’entends maintenant qu’elle soit nôtre!... hé donc!... Il tira son épée et, de la pointe, traça sur le sol un vaste périmètre englobant tout le terrain abrité contre les rayons du soleil. Frère Passepoil, très calme, le regardait faire et souriait de son sourire finaud de Normand. Berrichon avait la main à la garde de son épée et bouillait d’impatience, Jugan, qui le toisait, était d’avis, malgré les dires de Gendry, qu’il faudrait peut-être compter avec ce drôle. La Baleine, imposant de force brutale, s’était adossé contre la pierre et semblait s’y incruster comme une statue gigantesque; il paraissait aussi insensé de renverser ce colosse que de vouloir jeter bas d’un coup de poing la porte Montmartre. Déjà les badauds commençaient à s’attrouper. Il n’y avait qu’à regarder tous ces hommes d’épée pour se convaincre que cette querelle d’Allemand allait dégénérer en une formidable rixe. Dès qu’il eut achevé de tracer son sillon, le Gascon goguenard s’appuya sur sa lame ployée comme un jonc et se campa sur les jarrets, la main gauche à la hanche, le torse bombé, dans une superbe pose de défi et d’insulte qui provoqua les bravos de la foule. -Pécaïre! s’écria-t-il d’une voix retentissante; si dans trois minutes vous n’êtes pas tous les quatre hors de ce cercle, Cocardasse il vous y fera passer la tête la première. Gauthier Gendry haussa les épaules: -Si tu veux de l’ombre, ricana-t-il, il n’en manque pas, vers minuit, au creux de l’égout de Montmartre. L’oeil du Gascon lança un éclair sanglant. -Et pas non plus dans l’autre monde, Gauthier Gendry... Toi qui attaques si bien les gens la nuit, tu dois faire mauvaise besogne au grand jour... Vivadiou! regarde un peu le soleil en face, mon bon; tu ne le verras plus tout à l’heure. Il ne fallait plus qu’un mot pour faire sauter les lames hors du fourreau et le Gascon remuait déjà les lèvres pour le dire. Il réfléchit qu’il y avait mieux encore à faire. De la pointe de son épée, il alla cueillir le feutre de Gendry sur sa tête et le fit voler par-dessus les spectateurs, en dehors de la limite tracée. -Sandiéou!... s’écria-t-il, puisque tu t’obstines à vouloir rester à l’ombre tu n’as que faire de ton couvre-chef. En un quart de seconde, les adversaires furent en ligne, quatre d’un côté, trois de l’autre. Gendry et les siens n’osèrent pas rester acculés à la porte, de peur d’y être cloués comme des hiboux, et ce fut sous le passage même que la lutte commença. Ainsi il était impossible de s’attaquer de flanc. La foule fermait les deux bouts du couloir et, pour en sortir, les plus forts seraient obligés de passer sur le ventre des plus faibles. Le combat commença. Les jurons de Cocardasse résonnaient sous la voûte et quand il détendait le ressort de ses jambes, que son épée s’allongeait au bout de son grand bras, il couvrait à lui seul plus de la moitié de la longueur du champ. Tout naturellement il avait devant lui l’ex-caporal aux gardes, tandis que Passepoil tenait tête à la Baleine et que Berrichon ferraillait comme un endiablé contre Yves de Jugan et Raphaël Pinto. Les coups pleuvaient dru, mais ils étaient aussi bien parés que donnés et l’on eût dit un magnifique assaut dans une salle d’armes. Rien ne portait que les injures qu’on se lançait à la face. Il n’était pas très juste cependant que Jean-Marie, le moins expérimenté des trois, eût deux adversaires contre lui, d’autant plus qu’il n’y mettait aucune prudence, et se laissait emporter avec l’audace des débutants. Raphaël Pinto s’en aperçut bien vite et résolut aussitôt d’en profiter, en lui allongeant un coup de Jarnac que, certainement, l’autre ne saurait pas parer. Mais il avait compté sans Cocardasse, qui, désireux de voir son ancienne Pétronille racheter sa faute, surveillait en même temps son élève. Quand il devina le projet du petit Italien, d’un violent coup de fouet il détourna l’épée de Gendry qui le menaçait lui-même, et décrocha à Pinto une formidable estocade au travers de l’épaule. -Té! pitchoun! lui dit-il en riant, t’en voilà pour un mois au moins avant de pouvoir seulement te gratter l’oreille. La foule applaudit fort à cette boutade et les chances du combat s’étant égalisées, la lutte entra dans une phase plus vive. La Baleine avait de furieux élans. Chaque fois qu’il s’élançait en avant, chacun s’attendait à voir son adversaire pulvérisé. Il n’en était rien: Passepoil était souple et rusé. Le colosse, beaucoup plus grand que lui, le menaçant sans cesse dans la ligne haute, le Normand estima qu’il serait naïf de ne pas occuper la place qu’on lui laissait par-dessous, aussi se glissa-t-il comme une couleuvre, histoire de plonger la moitié de sa lame dans la cuisse de Gruel, qui poussa un cri de rage et se retira en boitant bas. La situation commençait à devenir grave pour les deux qui restaient. Deux fois déjà, Berrichon avait fait des accrocs au pourpoint d’Yves de Jugan. Si Passepoil se fut tourné, tout d’abord, contre ce dernier, il n’en eût fait qu’une bouchée. Une gloriole de maître le retint. Cocardasse n’ayant pas besoin de son aide, calme comme s’il eût donné une leçon, frère Amable voulut voir comment s’en tirait Jean-Marie. -Bien, petit, murmura-t-il, estimant les coups. Un peu plus haut, pare à droite... dégage et fends-toi... Parfait, mais trop tard... Voilà une séance qui te vaut dix ans de salle... Cocardasse continuait à jurer, et lançait de temps en temps une gasconnade. Jugan était légèrement pâle et Gendry ne riait plus. À la façon dont le prévôt serrait son fer, il devinait que celui-ci était maître de sa vie, et ne s’amusait si longtemps que pour le tuer de lassitude: aussi songeait-il avec amertume que l’or de M. de Peyrolles ne serait sans doute pas pour lui, et que Blancrochet en aurait la bonne part. Mais, au fait, où était Blancrochet? Gendry, l’ayant aperçu dans la foule, lui fit signe de venir à son secours. Il n’eût pas été fâché de voir le spadassin le décharger d’une partie de la fureur du Gascon, tandis que Daubri se mesurerait à Passepoil. Les deux compères comprirent qu’il était plus que temps d’intervenir et Blancrochet s’avança en élevant son épée: -Halte-là, cria-t-il, et bas les armes un instant. À voir ferrailler les autres, il m’en vient des démangeaisons dans les bras. Passepoil le regarda d’un air soupçonneux, convaincu qu’il allait se mettre du côté de Gendry: -Libre à toi de t’aligner, maugréa-t-il, et tu n’as pas besoin d’aller chercher bien loin à qui parler. -Je me faisais justement cette réflexion, seigneur Passepoil, répliqua le bretteur. Mais j’aime avant tout l’espace, et vous semblez en manquer dans ce boyau, d’autant plus que les cris de Cocardasse seraient capables de faire crouler la porte. Venez un peu sur la place, mes gentilshommes, nous y aurons nos coudées franches, et tout au moins un peu plus d’air. Les prévôts, qui se trouvaient fort mal pour se battre à l’endroit qu’ils n’avaient pas choisi eux-mêmes, n’élevèrent aucune objection sur ce point. -Pécaïre! s’écria Cocardasse, vous avez envie qu’on vous voie mieux mourir!... Cela va être un plaisir de vous satisfaire... Les spectateurs, maintenant très nombreux, suivirent le mouvement qui déplaçait le lieu de la scène et formèrent un grand cercle autour des escrimeurs qui s’alignèrent de nouveau au beau milieu de la place. Ce fut à partir de ce moment seulement que Mme Dunoyer put jouir du spectacle qu’elle a décrit et dont le commencement lui avait échappé. -Cornebiou! dit paisiblement Cocardasse en voyant Daubri se mettre en garde contre lui, aux côtés de Gendry, merci de la prévenance, mon mignon; tu savais donc que le grand air de la rue met en appétit que tu m’offres les bouchées doubles?... Quoique çà, le compte n’y est plus, et nous allons voir un peu à éclaircir vos rangs, eh donc! -Éclaircis ta voix d’abord, maître bavard, ricana Daubri, il me semble que tu as peur! -Ver!... tu parles si bien qu’à toi sera l’honneur de défiler le premier. -Nous perdons notre temps, opina Passepoil, et ce qui n’est pas galant, nous le faisons perdre à toutes les jolies femmes qui nous font la grâce de nous regarder... Y êtes-vous, messieurs? Les épées se croisèrent de nouveau. Ce qu’on avait vu jusque-là n’était qu’un jeu d’enfants auprès de la lutte qui commença. Berrichon et Jugan mis à part, c’étaient de fières lames que celles qui se choquaient à cette heure sur le boulevard Montmartre. Parmi ceux qui assistaient à ce spectacle, il en était de vieux qui n’avaient jamais rien vu de pareil. Les autres devaient en parler longtemps à leurs enfants. L’acier cliquetait; les gardes des rapières avaient des vibrations qui sonnaient clair aux oreilles des assistants immobiles et muets. Les cris de combat, les hurlements de mort, les appels à la tuerie se croisaient, jaillissaient en imprécations des lèvres écumantes. Soudain, Daubri tomba, la gorge trouée suivant les règles de la botte adoptée par Cocardasse, qui, malgré la leçon à lui donnée par le Petit Parisien à l’auberge de la Pomme d’Adam, ne se sentait pas assez maître du fameux coup droit sur dégagé pour imiter Lagardère. -Capédédiou! hurla le Gascon triomphant, je t’avais bien dit que tu ouvrirais la marche... À qui le tour, maintenant?... À toi, Gauthier Gendry... Maintenant, celui-ci avait plus souci de se défendre que d’attaquer. Quant à maître Passepoil, il avait fort à faire avec Blancrochet, qui passait pour l’une des plus fines lames de Paris. De son côté, il n’y avait pas de cris. Le combat était silencieux et d’autant plus serré; nul n’était capable de prévoir à qui resterait l’avantage. L’ex-Pétronille était entre bonnes mains. Le petit Berrichon s’en servait si dextrement que bientôt Yves de Jugan cracha deux dents, rendit le sang par la bouche et s’affala tout de son long. Il est de belles carrières de spadassins ainsi brisées d’un simple coup droit! En même temps, l’épée de Gendry se brisa tout près de la garde. -Va en chercher une autre, couquin, lui cria le Gascon; nous allons, en attendant, régler l’affaire de celui-ci. Blancrochet se trouva avoir devant lui les deux plus redoutables adversaires et ce n’était pas à lui qu’allaient les sympathies de la foule. Jusqu’alors on avait vu les prévôts lutter contre des ennemis supérieurs en nombre, aussi personne ne songea-t-il à protester quand deux épées, au lieu d’une, menacèrent le bretteur. N’était-ce pas lui, d’ailleurs, qui l’avait cherché? Blancrochet se vit perdu s’il ne mettait pas en oeuvre sa dernière ressource, dont pourtant il n’avait pas pensé avoir besoin. Il poussa un coup de sifflet strident et six nouveaux spadassins, ses affidés, qui jusque-là étaient mêlés aux badauds, se dressèrent devant les prévôts, l’épée au poing. Il y eut un long murmure parmi les spectateurs. Mais après tout, que leur importait de voir tomber quelques hommes de plus? Le combat n’en serait que plus intéressant. Des applaudissements saluèrent les nouveaux champions. ** Celui Qu’On N’Attendait Pas. -Un instant, un tout petit instant, messieurs, prononça d’une voix aigre et menue un bout d’homme tout ratatiné, presque en loques, qui s’avança au milieu du cercle. Il ne payait pas de mine, affublé qu’il était d’un vieux costume de montagnard pyrénéen, rapiécé et troué en maints endroits. Par surcroît, ses espadrilles étaient souillées de crotte et de boue et, sur son dos voûté se balançait une besace qui paraissait contenir quelque chose de vivant, à en juger par les soubresauts de la toile. Ce singulier personnage n’était pas précisément «bombé» selon la figure populaire, mais à coup sûr il était contrefait, mal bâti et propre à tout peut-être excepté à provoquer l’admiration des femmes. -Ôte-toi de là, malingreux!... lui dit Blancrochet en essayant d’un coup d’épaule de le repousser vers l’endroit d’où il était sorti. À coup sûr, chacun s’attendait si bien à voir le petit bonhomme choir sur ses talons au choc, que tous les spectateurs poussèrent une exclamation de surprise en constatant l’horrible grimace qui tordit la face du bandit dont la main se porta d’instinct à son épaule comme si elle eût été meurtrie par le heurt. Par contre, l’étrange interrupteur du combat, bien campé sur ses courts jarrets, n’avait pas bougé d’une ligne. Un vrai roc! Il laissa au bretteur le temps de reprendre son équilibre, puis ôtant son béret, il le salua de façon narquoise en déclinant tout haut: -Mieux vaut être malingreux que trépassé, l’ami, et m’est avis que, malgré votre belle prestance, je vaudrai mieux que vous dans un instant... C’était là précisément le sujet dont je voulais vous entretenir. -On a bien autre chose à faire, riposta le spadassin sur un ton furieux. Va-t’en, hibou de malheur!... si tu ne veux que je te passe ma rapière à travers le corps. Le petit homme laissa fuser un éclat de rire moqueur. Sans doute il n’admettait que la menace bien appuyée; or comment eût-il pu redouter la nouvelle bravade de celui dont la première forfanterie avait eu un si négatif succès? Le fier-à-bras auquel obéissaient tous les estafiers qui fréquentaient le cabaret de Crèvepanse ne pouvait pas admettre qu’on plaisantât son auguste personne, et à plus forte raison quand c’était un pygmée qui en tentait l’épreuve. Il marcha donc sur son interlocuteur, prêt à le corriger d’importance. Mais vouloir et pouvoir sont deux choses absolument distinctes. Le souvenir du contact récent eût dû le rendre plus circonspect. Quand il arriva juste à l’endroit où, la seconde d’avant, se tenait l’étrange petit homme, celui-ci n’y était déjà plus. Par contre, il eut la stupeur de le voir juché sur les épaules de Cocardasse, lequel se débattait comme un beau diable. Avec ce nouvel acteur dont la faiblesse ne faisait pas de doute quand on comparaît son corps malingre et déformé avec la robustesse bien découplée des autres, la tragédie semblait véritablement vouloir tourner à la farce. Aussi les lèvres s’épanouirent-elles en un rire énorme et toutes les mains applaudirent-elles à ce tour audacieux de souplesse simienne. Cependant le perchoir choisi par le petit homme était bien trop agité pour qu’il lui fût possible de s’y maintenir longtemps, car le Gascon se secouait à la façon d’un chien mouillé en sacrant: -Capédédiou!... veux-tu t’en aller de là, vermine. Il n’avait pas de goût pour le métier de saint Christophe dont il ignorait d’ailleurs la légende. Soudain, la tempête furieuse qui communiquait aux épaules du prévôt un double mouvement de tangage et de roulis s’apaisa comme par magie en même temps qu’un frémissement secouait son grand corps. Une phrase: «J’y suis!» murmurée tout bas à son oreille était la seule raison de son brusque changement. -Té! dit-il en éclatant de rire au nez de Blancrochet; si le mignoun il trouve l’endroit de son goût, je ne vois pas pourquoi je l’empêcherais d’y rester. Je serais seulement curieux de savoir ce qu’il y vient faire... -Ce que j’y viens faire?... riposta son cavalier. Tout simplement un petit discours à ces messieurs, qui auront la grande obligeance de m’écouter... Soyez tranquille, je serai bref et ne vous retarderai guère... Ce sera même tant pis pour quelques-uns. Alors redressant son torse de façon à voir par-dessus le feutre du Gascon qui formait l’appui-main de sa tribune improvisée, il salua l’assistance et reprit d’un ton entendu: -Voici... Vous vous battez, messieurs, et c’est fort beau de tirer l’épée quand la cause en est juste... Or la vôtre l’est-elle? Personne ici ne le sait, parmi tous ceux qui vous regardent faire... Peut-être faudrait-il le leur dire... -De quoi s’occupe ce moucheron? grommela Blancrochet. -Eh! eh!... Le moucheron pique quelquefois les oreilles des ânes et les ânes se mettent à braire... Il faut qu’ils se taisent pour que je puisse parler, car j’ai quelque chose de très intéressant à ajouter... -Quoi?... quoi?... parle!... hurlèrent les badauds que cette scène et l’esprit du bonhomme amusaient vivement. -Ah! vous voulez savoir?... et vous avez raison... Je voulais donc vous dire que parmi ceux qui tiennent leur épée dans la main, il y a des bandits... Voyons, mesdames, messieurs... Un écu blanc, le seul qui me reste, à qui devinera de quel côté sont les bandits... Alors, élevant une pièce de monnaie entre le pouce et l’index, il promena son regard sur l’assistance. -Personne ne veut gagner l’écu blanc?... Allez-y, messieurs, je vais vous aider un peu... J’ai dit des bandits, j’ajoute qu’ils ont vendu leur épée; et remarquez bien que je ne parle pas de leur conscience; je ne crois pas qu’ils en aient une... Dans tous les cas, moi qui vous parle, je n’en donnerais pas un liard, ni même une action de M. Law... Devinez, messieurs, le temps passe, devinez... Son rire s’égrena, retentissant et sinistre: -Vous ne savez pas?... Eh bien! vous les reconnaîtrez tout à l’heure... car Dieu, dont on médit trop, soutient les justes causes et se servira des lames loyales pour arracher les masques des vendus... Ils périront tous... ici... sous vos yeux! Un frisson courut partout, passa dans les moelles. -Cette comédie va-t-elle durer longtemps? s’écria Gendry, qui venait de ramasser l’épée d’Yves de Jugan et s’était placé aux côtés de Blancrochet. -Laisse donc, conseilla celui-ci; maître Cocardasse n’est pas fâché sans doute que ce singe ait eu l’idée de venir faire des grimaces sur son dos; c’est autant de gagné sur le peu de temps qui lui reste à vivre. Une pression de jambes avertit le Gascon de ne pas répondre. Le petit bonhomme s’en chargea pour lui: -Eh! eh!... ricana-t-il en s’adressant au bretteur, nous verrons lequel fera la plus triste figure... Ceux qui ont vendu leur épée ont de l’argent dans leurs poches, le prix d’une conscience qu’ils n’ont pas et qu’on leur a payée quand même... Pourquoi fais-tu déjà grimace, l’ami?... De toi ou de moi, qui donc est le singe, à cette heure? Les badauds commencèrent à se gausser: -Ne riez pas, reprit l’étrange personnage, vous allez voir qu’il n’y a pas de quoi... L’argent que les bandits ont dans leurs poches ne leur servira pas... ils n’en auront jamais besoin, jamais!... -Pourquoi? demanda une voix... -Pourquoi?... Ne vous l’ai-je pas dit déjà?... Parce que dans cinq minutes, dix au plus, dès que j’aurai fini de parler, il n’en restera pas un seul vivant... -Assez! cria Blancrochet... -Qu’on en finisse! hurla Gauthier Gendry, qu’un certain trouble commençait à envahir malgré lui. Cent voix s’élevèrent dans la foule: -Laissez-le parler! laissez-le parler!... Dis ce que tu sais, petit homme. Celui-ci, sardonique et très calme, ôtant le feutre empanaché de Cocardasse le tendit vers Blancrochet et les autres: -Videz vos poches jusqu’au fond, vous autres; l’argent qu’on vous a donné pour commettre des crimes sera distribué aux pauvres... Donnez tout, le nocher des enfers vous fera crédit... Allons, messieurs les spadassins, coupe-jarrets, assassins et vendus!... Faites l’aumône une fois en votre vie et hâtez-vous!... Non, vous ne voulez pas?... Prenez garde!... On va trouer vos pourpoints à la place même où vous cachez votre or... et votre or coulera!... Avec lui, il coulera du sang, votre sang dont la dernière goutte rougira votre dernier écu... Sa voix avait pris un timbre si étrange que l’assistance était profondément remuée, dans l’attente d’un événement grave qui allait se passer. Blancrochet et Gendry se consultèrent du regard et, derrière eux, les six habitués de Crèvepanse qui étaient à leur solde attendirent le signal de foncer en avant. Cocardasse junior les toisait avec un mépris fait de toute la confiance que lui inspirait celui qu’avec Passepoil il était le seul à avoir reconnu. En cet instant, les deux prévôts n’eussent pas sourcillé devant vingt adversaires, et s’ils ne criaient pas un nom qui en eût fait trembler à l’avance quelques-uns, c’est qu’ils avaient compris la nécessité de se taire. Berrichon, lui, ne se doutait de rien, mais il était assoiffé de carnage. Il avait suivi de l’oeil pendant un moment l’agonie d’Yves de Jugan, sa première victime, et maintenant il en cherchait dans le tas une autre qui lui convînt. Du haut de son sommet, le petit homme regarda une dernière fois les spadassins, il laissa tomber sur eux ces mots qui retentirent comme la condamnation prononcée par le juge: -Vils laquais d’un maître qui aura bientôt son tour, il ne vous reste plus que quelques secondes pour vous repentir de vos crimes. Le chemin de l’éternité est ouvert... passez devant!... Dès qu’il eut prononcé ces paroles, il se trouva à terre d’un seul bond et ayant prestement ramassé la rapière de Daubri, il tomba aussitôt en garde: -Nous voici quatre et vous êtes huit, s’écria-t-il. Que chacun de mes compagnons prenne le sien... je me charge d’accommoder les autres! Pour le coup l’assistance trépigna. Ce petit homme prenait des proportions surprenantes. Ce serait mentir que de taxer les spadassins de lâcheté. En présence de cet énigmatique personnage, ce n’était pas de la peur qu’ils ressentaient, mais une vague appréhension, avec la certitude d’avoir affaire à un dangereux ennemi. Gauthier Gendry se défendait intérieurement de reconnaître Lagardère en cet original. Bien que l’indifférence pleine de rodomontade des prévôts fût pour lui la meilleure preuve qu’il ne s’abusait pas, pour ne pas perdre tout courage, il s’efforçait de douter encore, se persuadant que Cocardasse et Passepoil eussent agi tout autrement, si en lui ils eussent reconnu leur maître. Il est dans la vie des circonstances où l’on a besoin de se donner raison à soi-même. Quant à Blancrochet et à ses affidés, qui n’avaient jamais eu maille à partir ni avec le comte, ni avec les braves, ses compagnons ordinaires, et ne les connaissaient que de réputation, -réputation très surfaite à leur avis, -ils ne jugeaient pas utile de trembler plus qu’à l’ordinaire. Les menaces tant soit peu grotesques de cet être chétif qui s’efforçait de les braver ne pouvaient provoquer que leurs moqueries et exciter leur impatience. Ils se mirent donc en ligne sans paraître autrement émus, bien qu’on le fût davantage dans la foule, parmi laquelle régnait le plus profond silence. Pour la troisième fois, on entendit le cliquetis des épées. Mais l’une d’elles, à elle seule, valait toutes les autres; ses mouvements étaient si rapides qu’on ne les distinguait qu’à de fugitifs éclairs, si redoutables qu’aussitôt les fers engagés un des bandits tomba, le front sanglant. C’était un des deux hommes qui s’étaient joints à Blancrochet et à Gendry pour assaillir le bossu mystérieux. Ceux-ci pâlirent quand le second fut tué de la même façon, qu’ils virent Cocardasse en dépêcher un autre et Passepoil étendre le quatrième en travers. Pas un mot n’avait encore été prononcé. Ce n’était plus une pièce où les escrimeurs expliquaient au public le plus ou moins de justesse de leurs coups; non c’était plutôt une pantomime extra rapide à en juger par la façon dont les principaux rôles expédiaient les comparses. La place commençait à se joncher de mourants et de morts, à ressembler en petit à un champ de bataille. Jamais on n’avait assisté à si belle partie sur le boulevard Montmartre et il est probable que si le guet se fut montré, les badauds eussent rossé le guet pour ne rien perdre du spectacle. Heureusement pour elle, la police, comme toujours, ne songeait guère à s’en mêler. Les habitués de Crèvepanse, qui exerçaient généralement leurs talents contre de paisibles bourgeois, n’étaient pas accoutumés à ce jeu, qui sans cesse leur apportait la menace d’un coup de pointe entre les deux yeux; aussi maintenant qu’ils étaient en nombre égal contre leurs adversaires et que quatre d’entre eux gisaient déjà sur le sol, se sentaient-ils beaucoup moins sûrs d’eux-mêmes. Ce fut à tel point que l’un d’eux, n’ayant pas sans doute les mêmes raisons de se faire tuer que son chef de file Blancrochet, essaya de s’esquiver. Malheureusement le cercle formé par les spectateurs était si compact qu’il eut beau en faire le tour à deux ou trois reprises, aucun passage ne s’ouvrit devant lui. Loin de là, la foule, qui avait reniflé l’odeur du sang, en voulait encore. Elle repoussa le fuyard dans l’arène, lui vomit des insultes à la face et bafoua sa couardise. C’était celui-là même que Berrichon avait choisi pour en faire sa victime; aussi tenait-il à ce qu’il ne pût s’échapper. -Ohé! cria-t-il en se mettant à sa poursuite et rompant enfin le grand silence, tu oublies qu’il me faut aujourd’hui ma paire de cadavres. À quoi bon détourner ses yeux de la note à payer? c’est une faible ressource! Viens un peu causer avec moi, je te prie. L’homme ne l’écoutait pas. Il tournait toujours, affolé, rugissant comme une bête fauve en cage. Un instant même il eut l’envie de se frayer un chemin à coups de pointe, de tuer les premiers venus, fût-ce des femmes. Jean-Marie, qui se façonnait sous tous les rapports, sembla deviner sa pensée: -Je ne voudrais pas te frapper par-derrière, lui dit-il en le piquant aux reins, mais si tu as le malheur de toucher à quelqu’un de ces gens, je te transpercerai si bien que ma lame ira te toucher le nombril en prenant une ligne droite. Une suspension d’armes accordée de part et d’autre, sans qu’elle eût été demandée, était la conséquence de cette chasse fantastique dont le côté grotesque disparaissait devant ce qu’on y devinait de terrible: une vie humaine aux abois. Les adversaires s’observaient sans s’attaquer et agités de sentiments divers considéraient du coin de l’oeil le malheureux auquel les affres de la peur convulsionnaient le visage et donnaient une élasticité remarquable. Hué, traqué, repoussé par tous les bras à portée desquels il passait, le fugitif dut enfin se résigner à faire tête, comme un sanglier forcé. Il avait la bouche écumante et les yeux hors de l’orbite. Une lutte désespérée s’engagea entre lui et Berrichon. Cocardasse, les bras croisés, crut devoir encourager l’ardeur de son élève: -Va bien! tu le tiens, pitchoun!... Gare aux coups de traîtrise et tire au coeur... Caramba! ma caillou, lou couquin il a son compte. Le bandit venait en effet de pousser un cri terrible et s’était écroulé les bras en croix. L’ex-Pétronille le traversait de part en part entre les deux épaules. Les assistants, passionnés par ces scènes diverses, reportèrent toute leur attention sur le petit homme contrefait qui, subitement transformé en héros, s’était remis à pousser vigoureusement Blancrochet et Gendry, après avoir déjà couché deux hommes. Au silence de tout à l’heure succédaient maintenant des encouragements et des cris furieux. On l’exaltait, lui; on bafouait ses adversaires, dont toute la science en escrime, les attaques traîtresses et les coups déloyaux, se heurtaient à une lame toujours prête à la riposte. Passepoil avait battu son dernier gredin. Le maître de Crèvepanse et l’ex-caporal aux gardes restaient seuls debout sur les onze qui étaient venus là pour occire les prévôts; et le petit homme contrefait s’amusait, jouait d’eux, avec leurs lames, comme un chat le fait avec la queue d’une souris. Le front des spadassins dégouttait de sueur froide. Les prévôts et Berrichon n’intervenaient pas, certains qu’on n’avait pas besoin de leur aide et, tranquillement, ils essuyaient leurs épées. -Té! pitchoun, je suis content de toi, disait le Gascon à Jean- Marie. Mais que cela ne t’empêche pas de profiter de la leçon que tu as sous les yeux... -Ventre de biche! Tu n’en verras pas souvent de pareilles, murmura frère Passepoil, car les deux gredins sont de première force, Blancrochet surtout. Cent fois, les écumeurs de la courtille Coquenard avaient risqué leur existence et s’en étaient tirés avec des égratignures. Ils comprenaient aujourd’hui qu’ils jouaient la partie suprême et qu’ils allaient être tués d’un seul coup au visage, un trou au front, par où s’en irait leur vie. -Corbleu! gronda Gauthier Gendry, cet avorton est le diable en personne, à moins que ce ne soit... -Voici ma signature, dit le bossu, tandis que Gendry tombait à terre, les deux bras étendus. -La botte de Nevers! exclama Blancrochet dont le visage bronzé devint livide, car il savait désormais quel nom il fallait mettre au-dessus de ce paraphe. -Vivadiou!... ricana Cocardasse, lou couquin faisait comme le berger, l’autre soir à l’égout de Montmartre, et criait au loup pour la frime... Eh donc! je crois qu’il a vu le loup pour de bon... Le maître du cabaret de Crèvepanse vit qu’il était perdu et qu’une seule chose lui restait à faire: vendre chèrement sa vie en essayant de tuer son adversaire en même temps qu’il serait tué lui-même. Chimérique espoir!... Le dernier choc fut effrayant, mais le résultat en fut ce qu’il devait être: l’illustre Blancrochet, la plus fine lame de Paris, croula comme une masse sur le corps déjà froid de son lieutenant Daubri. Comme son visage était tourné vers le ciel et que le soleil se couchait tout rouge à l’horizon, un dernier rayon vint se poser sur le front du bretteur, à l’endroit où l’épée du petit homme venait de le trouer... ** Naufrage Au Pont-Rouge. Voilà donc, d’après ce récit, démontrée l’inexactitude de celui de Mme Dunoyer. Il faut le pardonner à la femme de lettres. Elle était venue s’amuser pendant quelques semaines à Paris pour qu’on s’intéressât de sa personne et de son esprit, non pas pour y contempler des tueries. Il n’est donc pas étonnant que, dans son émotion, elle ait vu quatre assaillants d’un côté quand ils étaient de l’autre. Forcée, de plus, de s’en rapporter aux dires du Père Cotton, son oncle, bavard enragé et qui prétendait connaître tout le monde, bien qu’il fût né à Londres, elle fit ce qu’elle put, et il est étrange que cette collaboration d’une protestante convertie et d’un théologien anglais se soit encore tant rapprochée de la vérité. Il serait d’ailleurs inutile d’ergoter davantage à ce sujet, puisque les deux chapitres qui précèdent ont rétabli les faits. Toutefois, il est probable que les autres spectateurs: MM. de Lubière, d’Orange et de Roucoulle, eussent ouvert de plus grands yeux encore si on leur eut dit que le petit paysan biscornu, qui avait une si belle jactance et mettait tant de monde à mal, n’était autre que le comte Henri de Lagardère, celui-là même dont tout le monde parlait depuis quelques mois dans Paris. On a vu que le nom de celui-ci n’avait pas été prononcé durant la bagarre, ni par les prévôts, ni par d’autres. Un coup d’épée l’avait même arrêté à temps sur les lèvres de Gendry qui, seul de toute la bande, eût été capable de le clamer devant la populace. Le comte avait sans doute ses raisons pour qu’on ignorât sa présence à Paris, et la meilleure preuve en était dans le déguisement qu’il avait adopté. Aussi, quand tous les bretteurs furent étendus sur le pavé et qu’il vit la foule prête à lui faire une ovation s’empressa-t-il de se faufiler à travers les rangs et de disparaître. Cocardasse eût volontiers savouré cet encens du triomphe, qui sans doute ne se fût dissipé que pour faire place à d’autres fumées plus bachiques. Il ne manquait pas là de gens à qui la seule vue du combat avait donné soif et qui eussent été fiers de se rafraîchir en compagnie de ce héros. Passepoil, de son côté, eût accueilli avec plaisir les témoignages d’admiration que lui eussent prodigués d’affriolantes beautés: peut-être en eût-il résulté pour lui quelques rendez-vous d’amour. Quant à Berrichon, il était assez satisfait de lui-même pour ne pas juger indispensables les compliments d’autrui. Rien ne prouve cependant que son amour-propre n’en eût pas été agréablement chatouillé. Lagardère coupa court à ces différentes manières d’envisager le parti à tirer de la victoire, en leur faisant signe, de loin, d’avoir à le rejoindre. Ce ne fut pas mince besogne pour eux que de se débarrasser de toute cette tourbe qui faisait cortège en poussant des cris de joie, comme si elle-même eût contribué d’une façon effective au succès de la rencontre. Vainement essayèrent-ils de les dépister en tournant brusquement dans des ruelles, en pénétrant dans des maisons à double issue. Il s’en retrouvait toujours, du côté opposé, quelques-uns assez malins pour remettre les autres sur la voie. Le métier de triomphateur a bien ses inconvénients... Arrivé au bord de la Seine, Henri avisa un batelier en train de détacher sa barque. Il le héla aussitôt: -Tiens, fit-il avec autorité, en lui glissant dans la main quelques pièces d’argent; viens dans une demi-heure chercher ton embarcation au pont de la Tournelle. L’aubaine était bonne et le bateau fort mauvais. Ne l’eût-il jamais revu que le batelier n’eût rien perdu; aussi ne fit-il aucune difficulté pour confier sa coquille de noix à des gens qu’il ne connaissait pas. Bientôt ceux-ci eurent gagné le milieu du fleuve et le comte déposa ses rames: -Maintenant nous pouvons causer, dit-il. Que se passe-t-il à l’hôtel de Nevers? -Pécaïre!... répondit le Gascon, il y a que Mlle Aurore, elle se languit depuis des jours et des jours... -Pauvre enfant! murmura Lagardère. Et si, près d’elle, je ne puis aller lui dire: Me voici, je ne m’en irai plus. -Accousta, pitchoun!... Il te faut venir tout de suite le lui dire... -Non... -Ver!... c’est sans doute que tu as des raisons qui ne nous regardent pas... Mais quand la mignonne elle saura que tu es ici et que tu ne viens pas, elle va se mettre à pleurer. -Il ne faut pas qu’elle le sache... -Oh! est-ce possible que nous ne le lui disions pas? opina frère Passepoil. Lagardère fronça les sourcils et se dressa dans sa barque: -Je vous le défends! Ne discutez pas... obéissez! Que personne ne lui parle de moi, ne lui dise qu’on m’a vu ici. Il faut que je sois libre pour porter à nos ennemis le coup suprême. Ceux-ci doivent ignorer ce que je suis devenu et peut-être me croient-ils disparu pour toujours. Au moment où ils s’y attendront le moins, Lagardère surgira pour les achever. -Qui donc avons-nous à craindre! demanda le Normand, nous venons de détruire le reste de la bande... -Quant à Gonzague et à Peyrolles ils sont au diable!... Lagardère sourit et dit tristement: -Gonzague et Peyrolles sont à Paris! La foudre tombant sur la tête des prévôts ne les eût pas plus violemment secoués. -Sandiéou!... depuis quand? -Ventre de biche! -Hier matin j’ai franchi avec eux la barrière par la porte de la Conférence... J’étais déguisé, eux aussi... Avant deux jours tous leurs compagnons les auront rejoints. -As pas pur!... On les enverra rejoindre aussi ceux que nous venons de mettre par terre. -J’ai une idée, proposa Passepoil. Si nous allions prévenir le lieutenant de police?... -Ton idée ne vaut rien, maître Amable, répliqua le comte. La prison ne nous délivrerait d’eux que pour un temps: on s’échappe de la Bastille. La seule prison dont on ne sort jamais, c’est le cercueil. -Cornebiou! Voilà qui est bien dit... Mais il va y avoir plus de dangers autour de Mlle Aurore... Comment ferons-nous pour l’en prévenir? -Chaverny la garde, cela suffit; avec l’aide de Navailles et de Laho, je crois qu’il n’y a rien à craindre. -Et nous, qu’aurons-nous à faire encore? -Bien d’autres choses. Parcourez sans cesse les rues et, chaque fois que vous rencontrerez un bossu, quel que soit le costume qu’il porte, suivez-le pour lui prêter assistance au premier signal. C’est un bossu qui a commencé à mener la danse, c’est un bossu qui la mènera jusqu’au bout... Pour tous, vous ne savez pas où est Lagardère; mais je saurai me faire reconnaître de vous quand il en sera besoin et je vous ferai tenir tous les jours mes ordres... -Eh! donc, murmura le Gascon, les contrefaits de la nature ils m’intéressent! Et je n’aurai pas de peine à devenir l’ami de tous les bossus de Paris, sandiéou! -Sache seulement discerner les faux des vrais. -Et si dans le tas, le Gonzague il venait à reconnaître le pupitre de la Maison d’Or, Ésope II, enfin? -Le jour où il en sera sûr, je cesserai d’avoir une bosse... -Tâche que ce soit bientôt, mon péquiou, pour que Mlle de Nevers elle soit heureuse, et aussi Mlle Flor et M. le marquis et tes pauvres vieux prévôts. -L’heure approche... Peut-être sera-ce dans huit jours, peut-être demain?... Il est bien des parties qui se perdent sur un tapis vert; Gonzague a voulu jouer la dernière sur un tapis que je vais lui faire d’une autre couleur... Le comte avisa soudain la rapière que Cocardasse avait au côté et tout un monde de souvenirs repassa en lui. Il se revit à Pampelune, ciselant des gardes et forgeant des lames pour arriver à donner de quoi manger à la petite Aurore. Une poignante émotion l’envahit. -Où as-tu trouvé cette épée? demanda-t-il après un long silence. À cette remarque, les joues du Gascon s’empourprèrent. Un instant il songea à forger une histoire pour ne pas perdre de son prestige auprès de Jean-Marie qui ne connaissait que très vaguement l’aventure de l’égout, mais pensant qu’il pouvait passer sous silence certains détails, il conta simplement comment il l’avait eue en détaillant ses mérites. -Je la connais, dit Henri, elle a passé par mes mains. Si un autre que toi l’avait au flanc, je la lui prendrai. -Capédédiou! la voilà!... s’écria Cocardasse en la lui tendant sans regret. Elle est assez bien trempée pour traverser le corps du Gonzague. -Non, mon ami, conserve-la précieusement et fais-en bon usage... Avant peu je te la réclamerai. -Vivadiou!... elle sera tienne quand tu voudras, et d’ici ce temps elle n’aura pas chômé dans la main de Cocardasse. Le comte reprit les rames pour se rapprocher de la rive. -Demain, dit-il. Je ne sais où je vous reverrai, mais ne vous inquiétez pas de moi et surtout soyez muets. -Nous aurons bien du regret de ne pouvoir consoler les pauvrettes qui attendent, mais nous tiendrons notre langue. L’embarcation continuait de glisser au fil de l’eau, quand soudain le Gascon se mit à jurer: -Cornebiou!... je me sens les pieds humides; le bachot il prend eau. Ce n’était que trop vrai. -Je m’en suis bien aperçu, dit Henri en souriant; mais nous avons le temps de gagner le bord. Ne faites plus un mouvement, si vous ne voulez que nous coulions. Les rames s’enfoncèrent et, sous une vigoureuse impulsion, l’embarcation parut gagner vers la rive. Elle se trouvait maintenant à proximité du Pont-Rouge, devenu plus tard le pont de la Cité. Le Pont-Rouge, de tragique mémoire, tant il s’était écroulé de fois, avait entraîné, en 1634, une procession dans la Seine et n’avait pu résister à la débâcle de 1709. On venait de le reconstruire quelques années plus tôt, en 1717; mais, sous l’eau, restaient encore des pilotis de l’ancien pont dont se défiaient les bateliers de la Seine. Nos navigateurs ignoraient ce danger. La barque vermoulue et pourrie qui portait Lagardère et ses compagnons s’en alla donner tout naturellement contre l’un de ces pieux et fut, en un clin d’oeil, remplie d’eau jusqu’aux bordages. Cette façon de naviguer n’était pas pour plaire au Gascon. Il avait toujours eu l’eau en horreur et son aventure de nuit, à la courtille Coquenard, n’avait pu les réconcilier ensemble. Aussi commençait-il à sacrer toute sa litanie. -Pas de phrases, lui intima Lagardère. Mettons-nous à la nage et gagnons les pilotis du pont; il nous sera facile de nous hisser jusqu’au sommet. Il achevait à peine son dernier mot quand les plats-bords furent noyés à leur tour. Le bois spongieux de la vieille barque n’était même pas assez léger pour faire flotter les ferrures de son assemblement. -Sais-tu nager, Berrichon? demanda Passepoil au jeune homme. -Comme un poisson, mon maître, ne vous inquiétez pas de moi. Les quatre navigateurs improvisés avaient été mis à l’eau sans un seul effort de leur part; et maintenant, tirant la coupe ou exécutant de grandes brassées, chacun d’eux s’efforçait de gagner l’enchevêtrement des poutrelles. Ce concours de natation improvisée ne tarda pas à amener sur la passerelle un grand rassemblement de badauds qui gesticulaient et hurlaient sans songer à aller chercher des ordres. Quelques-uns cependant s’étant munis de gaffes attendaient que les nageurs eussent grimpé assez haut afin de pouvoir leur tendre la perche. Ce fut un jeu pour le bossu dont nous connaissons la souplesse et la force. Quant à ses compagnons, empêtrés qu’ils étaient par leurs vêtements et leurs rapières, ils avaient assez à faire pour leur compte et ne remarquèrent pas que Lagardère avait élevé au- dessus de sa tête la singulière besace dans laquelle se produisait une agitation insolite. Il en sortit même un cri étrange que le bruit de l’eau et les exclamations des curieux empêchèrent de percevoir et auquel nul ne prit garde. Maître Cocardasse, s’accrochant de ses grands bras aux poutrelles, y nouant ses longues jambes, grimpait presque aussi vite que Lagardère. Le bain désagréable qu’il venait de prendre ne l’empêchait pas de lancer quelques gasconnades, car il eût fallu bien autre chose pour lui clouer la langue. -Ver!... grommelait-il, de l’eau, cela me tourne le coeur!... Je ne tomberai donc jamais dans un lac de vieux vin de Médoc, où je n’aurais qu’à ouvrir la bouche pour boire à ma soif? Tandis qu’il formait ce voeu irréalisable, soudain, il ressentit à l’épaule une violente douleur et releva la tête. Mal lui en prit, car son crâne résonna comme une grosse noix creuse sous un coup fortement assené. Alors, étourdi, perdant la notion exacte des choses, ne sachant d’où venait cette lâche attaque, ses doigts cessèrent de se cramponner, ses bras s’ouvrirent et il retomba dans le fleuve. En même temps, pareille aventure arrivait à frère Passepoil. Mais celui-ci put voir, au-dessus du parapet, deux hommes penchés, une perche à la main, et qui, sous le fallacieux prétexte de la leur tendre, à Cocardasse et à lui, s’efforçaient de les assommer. Il n’eut pas le temps de reconnaître leurs visages, préoccupé qu’il fut aussitôt de voir si le comte n’était pas exposé au même danger. Il aperçut celui-ci qui avait atteint le sommet et enjambait le parapet, tandis qu’un nouveau coup sur les mains l’obligeait lui- même à lâcher prise pour replonger dans l’eau tourbillonnante. Arrivé sur le pont, Lagardère se pencha et n’aperçut plus que Berrichon auquel des gens secourables prêtaient assistance. Qu’étaient devenus les autres? Il se le demanda avec anxiété et les chercha dans les groupes, avec pensée qu’ils s’étaient tirés d’affaire avant lui. Mais il ne vit rien que des figures inconnues et deux personnages, -des bateliers qui eussent été mieux à leur place sur le Pont-Neuf, - qui le dévisagèrent en passant et s’éloignèrent d’une allure rapide. Il n’avait pas le temps de s’arrêter à leur mine suspecte, trop intéressé qu’il était à voir ce qui se passait dans la rivière. Fort heureusement, pendant ces incidents, des gens avisés avaient couru détacher des barques et se portaient au secours des prévôts qui barbotaient maintenant sans raison et allaient bel et bien se noyer. Après un formidable plongeon plein de dangers, car ils pouvaient se heurter aux pilotis du pont, Cocardasse et Passepoil avaient reparu à la surface. Devinant qu’on venait à leur secours, ils n’avaient plus d’autre souci que de se maintenir sur l’eau. Bientôt ils furent recueillis, ramenés au bord, ruisselants et piteux. La foule s’empressait autour d’eux, mais ils ne songeaient à remercier personne. Quand ils furent convaincus que Lagardère et Berrichon étaient sains et saufs, l’expression de joie qui illumina leurs visages ne tarda pas à disparaître pour faire place à celle de la colère. Maître Cocardasse était profondément vexé d’avoir bu deux ou trois gorgées d’eau malsaine et de couleur douteuse, qui lui pesait sur l’estomac. Pour frère Amable, dès qu’il fut parvenu à se tenir debout, son premier mouvement fut de dégainer et de parcourir les groupes, en inspectant chaque visage. Tous ceux qui étaient là s’étaient employés à son sauvetage et croyaient avoir droit à autre chose qu’à sa fureur; aussi beaucoup d’entre eux le crurent-ils devenu subitement fou. On s’écartait de lui avec terreur, d’autant plus que son épée nue, ses vêtements dégouttants d’eau, lui donnaient un aspect des moins rassurants. Le Gascon était le seul à comprendre ce que cherchait son inséparable. -Té! ma caillou!... dit-il en le rappelant, tu ne trouveras pas ceux que tu cherches... Il doit y avoir beau temps qu’ils sont loin. -Qu’entends-tu par là? lui demanda Lagardère. Les prévôts, l’un après l’autre, racontèrent ce que l’on avait vu, ce que chacun avait ressenti et pourquoi tous deux étaient retombés dans le fleuve au moment où ils étaient si prêts d’en sortir. -C’est impossible, s’écria-t-on de toutes parts. Il n’y avait pas parmi nous de gens assez lâches pour agir de la sorte. -Ver! mes mignons!... c’est pourquoi il est probable qu’ils n’y sont plus. -La meilleure preuve de ce que j’avance, la voilà, dit alors Passepoil en montrant ses mains couvertes d’ecchymoses bleuâtres. -Oïmé!... je pourrais, moi aussi, vous montrer quelques bosses sur mon chef et je crois même que mon nez il a quelques avaries. -Un si beau nez! gouailla un gamin. -Couquin de clampin! quand tu en auras un pareil, ce sera la preuve qu’il sera passé beaucoup de vin dessous. Si je tenais les rocaillasses qui m’ont endommagé le mien, je leur mettrais les tripes au vent... -Où sont-ils?... Où sont-ils?... qu’on les jette à l’eau!... hurla la foule. Lagardère échangea un regard avec les prévôts et dit à voix basse: -Les roués sont arrivés. Ils viennent de se démasquer. -Cornebiou! si ce sont eux, ils me paieront cher le bouillon que je viens d’avaler. De tous côtés on le questionnait pour savoir qui avait fait le coup et nul doute que, si la foule eut trouvé les coupables, elle ne les eût écharpés sur-le-champ. Mais Nocé et Lavallade avaient gagné au large depuis longtemps, laissant à d’autres le soin de repêcher les cadavres des prévôts. Ce n’est pourtant pas sur ceux-ci qu’ils se fussent acharnés s’ils eussent pu supposer que Lagardère était avec eux. Ils s’en étaient pris à ceux qu’ils avaient reconnus et croyaient avoir fait un coup qui leur vaudrait les félicitations de Peyrolles et quelque récompense de Gonzague. Depuis une heure qu’ils étaient arrivés à Paris, ils avaient bien employé leur temps. Que serait-ce lorsque, dès le lendemain, la bande serait au complet? ** Le Café Procope. De toute la bande, ou pour mieux dire des deux bandes de vulgaires bravi soudoyés par Gonzague, il ne restait que deux êtres vivants: Raphaël Pinto, fils de la madone de Turin, et Gruel, dit la Baleine. C’était maigre à tous les points de vue. L’un et l’autre ayant maladroitement avalé quelques pouces de fer, devaient être, pour un certain temps, incapables de se servir: celui-ci de sa jambe, celui-là de son bras. D’autre part, ces deux survivants, dont l’un était inexpérimenté et l’autre dirigé par une intelligence plutôt obtuse, ne pouvaient plus être bons, même après guérison complète, qu’à faire nombre. À cette époque bénie des spadassins, chaque rue de Paris possédait un ou plusieurs charcuteurs de chair humaine qui s’intitulaient pompeusement «chirurgiens» et travaillaient en conscience, mais sans grand savoir. Moins modestes que leur illustre devancier Ambroise Paré qui avait coutume de dire: «Je l’ai soigné, Dieu l’a guéri», eux se flattaient d’arracher à la mort tous ceux qui prenaient de leurs almanachs, et, de fait, ces honorables praticiens ne chômaient guère, tant il y avait de membres endommagés. Ils se réveillaient chaque matin avec le secret espoir que quelque riche gentilhomme serait mis à mal devant leur porte et beaucoup plus souvent, ils n’avaient affaire qu’à des coupe-jarrets, lesquels les payaient en insultes. Il est juste de dire que parfois leurs soins ne méritaient pas mieux, beaucoup d’entre eux n’ayant, pour tout bagage scientifique et pratique, que quelques mots latins, un peu de charpie et des bandes de mauvaise toile. La quantité suppléait donc à la qualité et, tout le monde étant satisfait, il n’y a pas de raison pour s’appesantir sur ce sujet. Les deux éclopés du tournoi déloyal s’étaient éloignés du lieu de la lutte avant la fin du combat, et n’avaient eu que quelques pas à faire en dedans de la porte Montmartre pour aviser l’enseigne d’un rebouteux de ce genre. Celui qui eut l’honneur assez douteux de panser l’épaule de Pinto et la cuisse de la Baleine constata d’abord que la peau du jeune homme étant fine, l’épée n’avait eu que plus de facilité d’y pénétrer. Il opina ensuite que celle qui avait traversé la cuisse de la Baleine eût pu tout aussi bien transpercer celle d’un boeuf et, ceci acquis, il commença par se frotter les mains, signe évident d’une satisfaction intérieure pour cette rare perspicacité. Le géant, animé d’un soupçon de bon sens, fut d’avis que ce diagnostic ne suffisait point et abattant sa large poigne sur l’épaule du pédant, il se mit à le secouer comme un prunier, d’où ce dernier de conclure, en logicien serré, qu’il eût mieux valu pour lui que la Baleine fût blessé au bras et Pinto à la jambe. -Assez de discours, grommela le géant, et exerce un peu ton savoir sur nos membres. Si, en sortant d’ici, je ne puis courir comme un lièvre, il pourrait bien se faire que tu sois plus malade que moi. Cette menace produisit sur-le-champ son effet. Le praticien s’appliqua du mieux qu’il put. Quand il eut fini sa besogne, Gruel le fit pivoter devant lui comme une toupie et l’arrêta tout à coup bien en face. -Toute peine mérite salaire, lui dit-il. Nous ne pouvons te donner de l’argent, pour la bonne raison que nous n’en avons pas. Par contre, nous allons te donner un conseil... -Ce n’est pas cela, mes gentilshommes, qui fera bouillir la marmite, observa le bonhomme navré et, de plus, convaincu qu’il serait dangereux de montrer les dents. -Ceci n’est pas notre affaire, repartit la Baleine. Mais si tu veux nous croire, fais un saut jusqu’à la porte Montmartre; c’est à deux pas d’ici et tu y trouveras pas mal de bras, de jambes et de têtes à raccommoder. Ceux à qui tout cela appartient paieront pour nous. Ce fut de ce côté qu’eux-mêmes s’en allèrent, clopin-clopant et s’appuyant l’un sur l’autre. Ils comptaient bien retrouver là quelques-uns des leurs sains et saufs, Cocardasse et Passepoil sur le carreau à côté du petit personnage qu’ils n’avaient fait qu’entrevoir et que sans doute Gendry avait embroché comme un poulet. L’ombre du soir commençait à tomber sur la place, et glissait au ras des toits. Les deux gredins furent fort surpris de voir que tout était fini et que la foule s’était dispersée. Si l’on ne voyait personne aller et venir dans un certain périmètre et, par conséquent, aucun homme debout, par contre il ne manquait pas, sur le sol, de grandes taches oblongues faisant proéminences dans des flaques rouges et sur la nature desquelles il n’y avait pas à se méprendre. -Les nôtres sont partis, dit la Baleine, ne pouvant croire à une défaite des siens. Ce satané bavard, avec son latin et ses bêtises, nous a fait arriver trop tard. Nous n’avons chance de les retrouver qu’au cabaret de Crèvepanse. -Il y en a quelques-uns là, remarqua Pinto en allongeant le bras vers les points sombres qui mouchetaient le sol, si bien qu’on eût dit un vaste tapis de peau de panthère. -Peut-être serait-il bon de voir lesquels?... -À ton aise, l’ami. Ce sont sans doute ceux que Blancrochet a amenés avec lui, plus les prévôts, le petit singe et le jeune coq qui étaient avec eux?... -Voyons! -D’autant plus, reprit Gruel, que je ne serais pas fâché de me rendre compte si Cocardasse tient autant de place mort que quand il était vivant. Ils entendirent des pas derrière eux et se retournèrent: c’était le chirurgien qui venait voir si réellement il y avait pour lui de la clientèle. Le géant l’appréhenda au col en disant: -Arrive, bonhomme; tu vas nous dire quels sont ceux qui n’ont plus besoin de rien. Parmi les autres, peut-être y en aura-t-il un ou deux à achever. -On ne tue pas les gens qui sont à terre, murmura le chirurgien, outré de tant de lâcheté. -Prends garde qu’on ne t’y mette aussi, si tu répliques, gronda la Baleine. Passe et marche droit. Tous les trois s’avancèrent. Le premier cadavre auquel ils se heurtèrent fut reconnu pour être celui de Gauthier Gendry. Gruel eut un soubresaut: -Oh! oh! que veut dire ceci? Le praticien s’était penché pour tâter le coeur: -Celui-ci a eu son compte, dit-il en se relevant. Un peu plus loin, les corps de Blancrochet et de Daubri étaient étendus en croix: -Morts tous les deux, fit le chirurgien après un rapide examen. Puis ce fut un troisième, un quatrième, et ainsi de suite. À chacun d’eux, l’homme de l’art répétait le même mot: Mort. -C’est fort curieux, remarqua-t-il soudain, chez plusieurs d’entre eux, je constate la même blessure: un simple petit trou au front, si net, si franc que sans le renfoncement triangulaire des lèvres, triangle indiquant la lame d’épée, je croirais volontiers au passage d’une balle de mousquet... Ceux-là n’ont pas souffert. La perforation du crâne suivie d’un déchirement des lobes du cerveau a dû produire les effets d’une méningite foudroyante! Les bandits se regardèrent: -La botte de Nevers! murmurèrent-ils en même temps. -Qui parle ici de la botte de Nevers? demanda un personnage surgissant derrière eux. -Tiens... monsieur de Peyrolles!... fit la Baleine en s’inclinant. -Ah! c’est toi?... Où sont les autres: Blancrochet, Gendry?... Le géant étendit le bras vers les corps étendus: -Là!... -Quoi, là?... Tous? -Tous... il ne reste plus que nous deux debout... et mal en point... Nous n’avons eu que la moitié de notre compte. C’est assez! -Et Cocardasse? et Passepoil? -Ils doivent vous chercher, grommela la Baleine. -Les deux maîtres auraient-ils donc tué tous ces hommes avec cette maudite feinte de la botte de Nevers?... -Non... -Qui alors? Le bandit se pencha à l’oreille de son interlocuteur et prononça tout bas: -Lagardère! Le factotum ressentit une secousse si violente que son bonnet de fourrure dansa sur sa tête. -En es-tu sûr? demanda-t-il. -Sûr, non... mais je le crains. Peyrolles avisa le chirurgien, qui le considérait lui-même curieusement et à distance, étonné de voir ce riche étranger questionner le soudard avec un intérêt si vif. -Quel est cet homme? interrogea-t-il. -Maître Le Boiteux, chirurgien du roi, monseigneur, répondit lui- même le bonhomme avec une profonde révérence. -Et du diable! ajouta Gruel. Tu peux t’en aller, l’ami, nous n’avons plus besoin de toi. -Que non pas, interrompit l’intendant. Maître Le Boiteux, voici de quoi faire enterrer ces gens. Je vous prie de vous en occuper... Il mit une poignée d’or dans la main du chirurgien stupéfait et qui se confondit en protestations de dévouement. Inutile de dire que l’argent reçu allait prendre le chemin de ses poches pour n’en pas sortir de sitôt. La police, qui n’avait pas empêché le combat, saurait bien faire jeter les victimes au charnier; c’était son rôle. -Suivez-moi, vous deux, dit Peyrolles, et allons causer ailleurs. Il est fort heureux que vous soyez au moins restés, vous autres, pour me dire ce qui s’est passé. -Vous suivre, grogna la Baleine, Pinto pourrait encore le faire; mais, si nous allons loin, je suis incapable de vous accompagner. La faute en est à ce gredin de Passepoil qui m’a fait la grâce de me passer son épée à travers la cuisse. Le factotum de Gonzague réfléchissait au moyen de s’éloigner de ce lieu sinistre sans être abandonné par sa compagnie lorsqu’il avisa une charrette qui passait à vide. Alors interpellant son conducteur: -Où vas-tu l’ami? -Où vous voudrez, monseigneur, si vous payez. -Pardieu oui, on te paiera... Hissez-vous là-dessus, vous autres, et en route, je vous montrerai le chemin. L’équipage manquait de confort et de luxe, par le fait même qu’il appartenait à un déchargeur du port; pour tous coussins il n’avait que de la paille et les cahots arrachaient bien de temps en temps un juron à la Baleine. Toutefois, la distance se parcourait quand même. Peyrolles marchait en avant. Il entraîna à sa remorque le véhicule et son singulier chargement par-delà la Seine, jusqu’à la rue des Fossés- Saint-Germain. Là, il congédia, après l’avoir rémunéré, l’automédon improvisé et entrouvrit la porte du café Procope pour jeter à l’intérieur un coup d’oeil rapide. Le café Procope, qui voyait se réunir autour de ses tables des écrivains, des artistes et des gens du monde célèbres, qui servait de lieu de rencontre à Voltaire, J.-B. Rousseau, Piron, Lamotte, d’Alembert, Diderot et Fréron, dont les plafonds entendaient les meilleurs mots du marquis de Bièvre, jouissait alors d’une grande vogue. -Entrons ici, dit Peyrolles aux spadassins. Je suppose que vous avez besoin de vous restaurer quelque peu. À cette heure, la salle était à peu près vide. Quatre ou cinq consommateurs seulement venaient d’entamer une partie d’échecs qui absorbait toute leur attention. En dehors de ceux-ci et seul dans un coin, un homme plus âgé que Peyrolles et portant le même costume de marchand hollandais était attablé devant une tasse de café brûlant, sur lequel il s’amusait à souffler. Ce personnage, qu’on voyait fréquemment au café Procope depuis quelques jours, n’était autre que Philippe de Mantoue, prince de Gonzague. Dans l’angle opposé, à peu de distance, se tenait un autre individu, ratatiné, malingre et dont la tête dépassait à peine de la table. Il était vêtu comme un escholier pauvre. Près de lui se superposaient deux énormes volumes, à coup sûr trop lourds pour ses bras et dont la matière ne paraissait pas, non plus, devoir entrer jamais dans sa tête. Soit mauvaise santé, soit excès de travail, il était si pâle qu’on ne lui eût pas donné plus de six mois à vivre et Gonzague, pour qui comptait peu cependant l’existence de ses semblables, n’avait pu s’empêcher de jeter sur celui-là un regard de commisération. L’étudiant semblait faire des efforts inouïs pour ne pas céder au sommeil. Quand Peyrolles entra avec ses deux acolytes, ce fut à peine si le pauvre diable put soulever ses paupières fatiguées. En y regardant de très près cependant, on eût pu voir sa prunelle lancer des lueurs d’acier. L’intendant ayant été s’asseoir à côté de son maître fit placer les bandits à la table voisine, et commanda qu’on leur servît à manger ainsi qu’à boire. S’il agissait ainsi, ce n’était pas tant par sollicitude pour l’estomac de ces infimes comparses, que parce qu’il voulait avoir le temps de mettre le prince au courant de l’échauffourée désastreuse dont la porte Montmartre avait été le théâtre. Avant de prendre la parole, il observa quelques secondes le pauvre escholier malade, pour s’assurer qu’il ne pouvait être entendu de lui. Celui-ci dormait. -Mauvaises nouvelles, monseigneur, commença-t-il à mi-voix. -La bande de la courtille Coquenard refuserait-elle de marcher? -Pis que cela, elle est détruite... Je vous en amène les restes. Philippe de Mantoue fronça les sourcils. Il ne s’attendait pas à un si formidable insuccès. -C’est grave, dit-il. Mais il a dû y avoir des morts et des blessés de part et d’autre?... Où en sont nos adversaires?... -Toutes les pertes sont de notre côté... De l’autre, pas une égratignure. Gonzague souleva sa tasse pour boire une longue gorgée; puis il resta le bras levé, humant l’arôme et attendant la suite. -Ce n’est pas tout, continua Peyrolles. S’ils ont été victorieux, c’est que leur chef était à leur tête... -Qui veux-tu dire?... Le petit marquis oserait-il... -Il ne s’agit point de M. de Chaverny... Je veux parler d’un autre, Henri de Lagardère!... Gonzague lâcha sa tasse qui se brisa sur le parquet. En même temps l’escholier poussa un soupir et se retourna; on eût dit qu’il rêvait. -Lagardère ici? gronda le prince. -Pas si fort, monseigneur... -Eh! corbleu! De qui tiens-tu ce renseignement? -La Baleine prétend l’avoir vu, ou tout au moins un bossu qui pourrait bien être le comte. Philippe de Mantoue ricana: -Allez-vous rabaisser tous les bossus en les prenant pour ce gentilhomme de contrebande?... La Baleine a vu un dos arrondi et il a eu peur... et toi tu as peur, Peyrolles! -J’ai vu autre chose, monseigneur... -Quoi, s’il te plaît? -Des cadavres qui avaient un trou là!... Il se toucha du doigt le milieu du front. -La belle affaire!... Est-ce que les prévôts n’ont pas appris depuis longtemps de leur maître cette botte secrète qui n’est plus un secret pour personne? -La connaissez-vous, monseigneur?... Si les prévôts l’ont apprise, ils ne s’en servent que quand il est là, et c’est mon avis qu’il y était ce soir. Gonzague réfléchit un instant et demanda une autre tasse. -Dépêchez-vous de manger, vous autres, dit-il aux bretteurs, et contez-moi ce que vous avez vu, si cela en vaut la peine. La Baleine mit les bouchées doubles, but une dernière rasade et se rapprocha du prince. Il commença son récit: l’intervention du petit homme, la façon dont il était vêtu, la besace de toile grise qu’il avait sur le dos. Mais il y avait une lacune dans son histoire: tout le temps passé chez le chirurgien et pendant lequel il n’avait rien vu, ni le bossu se battre, ni tomber Blancrochet, Gendry et les autres. -Rêves que tout cela, maugréa Gonzague en l’interrompant. Vous n’aviez que deux ou trois lames passables à opposer à celles de Cocardasse et Passepoil... Ceux-ci ont tué les meilleurs pour commencer et égorgé les autres comme un troupeau de moutons... Vous n’y avez échappé, vous autres, que parce que vous avez eu affaire au débutant qui était avec eux. -Le coup d’épée que j’ai reçu m’est venu du Gascon, répondit Pinto, blessé dans son amour-propre. -Et le mien de Passepoil, ajouta la Baleine. Je le lui rendrai avant qu’il soit longtemps. -Ce qui veut dire, jamais, murmura à voix basse quelqu’un qui se pencha de façon à n’être entendu que de Philippe de Mantoue et de ses compagnons. Vers le milieu de cet entretien que nous venons de rapporter, deux hommes étaient entrés dans la salle en faisant des grimaces et des tours de passe-passe. La plupart des assistants n’y avaient prêté qu’une médiocre attention. Il arrivait fréquemment, en effet, que les jongleurs et bateleurs du Pont-Neuf, vers la tombée de la nuit, ne trouvant plus rien à faire sur le champ habituel de leurs opérations, se répandaient dans les cafés et cabarets où on voulait bien les tolérer et y exerçaient leur industrie. La clientèle hétérogène du café Procope, assez volontiers portée à la gaieté, s’accommodait de leur présence, pourvu qu’ils ne fussent pas trop guenilleux et qu’ils eussent de nouveaux tours dans leur sac. Ceux qui venaient d’y entrer étaient, au point de vue de la décence, d’une catégorie plutôt relevée et, si leurs exercices manquaient d’originalité et d’inédit, du moins rachetaient-ils ce défaut par le savoir-faire, agrémenté d’esprit très subtil. Le chétif étudiant parut se réveiller; et s’intéresser à leurs jongleries tant qu’ils se tinrent à l’autre bout de la salle. Plusieurs fois même un sourire s’esquissa sur ses lèvres pâles pour souligner une pasquinade plus grotesque que les autres. Mais dès qu’il les vit se rapprocher de lui, et par la même occasion, de ses propres voisins, il reprit son sommeil interrompu. On eût même dit que le bruyant tapage, le flux de paroles et de gestes, étaient pour lui une fatigue que ne pouvait supporter son être frêle. Toutefois, il était quelqu’un qui suivait, non point seulement avec curiosité, mais avec le plus vif intérêt les mouvements des bateleurs, et ce quelqu’un n’était autre que M. de Peyrolles. Aussi profita-t-il de ce que l’un d’eux venait d’adresser la parole à la Baleine pour l’interpeller: -Hé! hé! dit-il tout haut, vous êtes, ma foi, gens fort habiles et je ne vis jamais à Amsterdam de gaillards de votre force. Vous plairait-il de nous dévoiler quelques-uns de vos tours, non point que nous ayons l’intention de vous faire concurrence, mais pour pouvoir dire, à notre retour en notre pays, qu’on voit à Paris ce qu’on ne voit pas ailleurs? Les deux compères ne se firent aucunement prier et vinrent s’asseoir à la gauche de l’intendant, qui s’empressa de leur faire verser à boire. S’ils baissèrent aussitôt la voix, ce n’était pas pour confier le secret de leurs jongleries, car Gonzague demanda immédiatement: -Eh bien, Nocé, que voulais-tu dire, tout à l’heure? -Que les deux prévôts sont à l’heure actuelle dans les filets de Saint-Cloud à moins qu’ils ne naviguent encore entre deux eaux. -Qui te l’a dit? -Nous avons eu l’honneur de faire plonger nous-mêmes leurs carcasses en Seine, et voici tout simplement l’histoire. Il conta comment Lavallade et lui, dès leur arrivée à Paris, alors qu’ils se mettaient à la recherche du prince, s’étaient trouvés, par le plus grand des hasards, sur le Pont-Rouge au moment le plus favorable pour noyer Cocardasse et Passepoil, tout en ayant l’air de s’employer à les sauver. -Qui était avec eux? interrogea Gonzague dès qu’il eut fini. -Deux inconnus, dont une sorte de mendiant espagnol ou basque... -Mon bossu, interrompit vivement la Baleine. -Bossu?... L’était-il?... C’est bien possible, fit Nocé après réflexion. À coup sûr il était contrefait et peut-être boiteux. -Au dire de certains, ricana Philippe de Mantoue, ce bossu s’appellerait Lagardère. Nocé éclata de rire. -Allons donc!... s’écria-t-il. Je l’ai vu comme je vous vois et je crois avoir quelques droits à me vanter de reconnaître Lagardère sous quelque aspect qu’il se présente. -Nul ne peut en répondre, murmura Peyrolles. Nocé le toisa dédaigneusement. -Je m’en porte garant, moi! -Et moi aussi, ajouta Gonzague. Allons dormir, messieurs, et ne rêvons pas de bosses, ce qui deviendrait un cauchemar fastidieux, nous finirions par en voir partout. -Les autres arriveront demain sans doute, glissa l’intendant à l’oreille de Nocé. Si vous les voyez avant nous, informez-les que nous logeons tout près d’ici, à l’enseigne de l’Écritoire. Comme toute la bande allait se lever pour sortir, le petit escholier pâle paya ce qu’il avait bu, se chargea péniblement de ses énormes volumes et gagna la porte. Peyrolles l’avait regardé faire. Ses yeux marquaient la stupeur. -Il est bossu aussi, celui-là, dit ironiquement Gonzague à son intendant. -Que n’as-tu essayé de nous prouver que c’était Lagardère en personne? Le comte Henri, à vingt pas du café Procope, riait d’un tout autre rire: -Dormez bien, gentilshommes orgueilleux, pitres et valets, se disait-il. Comme le caméléon dont l’enveloppe change de nuances, l’ancien locataire de la niche à Médor, l’Ésope II de la Maison d’Or se transforme incessamment sans répudier la difformité de contrebande qui lui servit si bien... Dormez et rêvez. L’heure du châtiment est proche et quand elle sonnera, dépouillant pour la dernière fois la gibbosité qui vous fait tant rire, le bossu disparaîtra pour faire place à Lagardère justicier! ** Bavardage Imprudent. C’était un grand point pour le comte de connaître la demeure et le déguisement des assassins de Nevers, de savoir que des gens comme Nocé et Lavallade avaient assez fait litière de leur dignité pour s’abaisser au rôle de saltimbanques, et aussi d’être renseigné sur l’arrivée imminente du reste de la bande. De tout cela, il allait faire son profit. En attendant, il se demandait sous quelle forme allaient se présenter les roués qui manquaient encore à l’appel. De même que les autres, ils ne pouvaient rentrer à Paris à visage découvert et si, quant à lui-même, leur transformation lui importait peu, il n’en était pas de même pour ce qui concernait les prévôts. Lagardère, dans la lutte décisive qu’il allait avoir à soutenir, avait conscience de la valeur de ses auxiliaires. S’il était disposé à ne pas ménager leur vie plus que la sienne, du moins jugeait-il inopportun de les exposer à des dangers inutiles ou inconnus. Il ne fallait pas songer, en effet, à revêtir Cocardasse, Passepoil, -et le Berrichon par surcroît -d’accoutrements qui pussent les priver de leur épée, dont ils n’avaient jamais eu tant besoin qu’en ce moment. D’un autre côté, en les laissant tels quels, c’était les mettre dans un état d’infériorité constante vis-à-vis de leurs adversaires masqués. Ne savait-il pas maintenant que Nocé et son compagnon en avaient déjà profité, car, reconnaissant immédiatement les deux maîtres, ils s’étaient empressés de s’acharner à leur perte? Les autres ne pourraient moins faire que d’imiter ce bel exemple, peut-être isolément, peut-être ensemble, à un moment où lui-même ne serait pas là pour les prévenir ou leur porter aide. -À Dieu va! se dit-il après de longues réflexions. Les gaillards sont chatouilleux au possible et de taille à se tirer à leur honneur de toutes les embuscades; ils m’en voudraient d’en douter. Nous verrons bien venir les événements: Sur cette conclusion, très optimiste, le petit escholier entra dans la boutique d’un boucher pour y faire emplette de viande saignante. -Quoi, lui demanda l’étalier qui semblait le connaître, te voilà encore à jeun à cette heure? va-t’en vite souper, mon pauvre ami, tu as besoin de faire bonne chère pour te remettre un peu de sang aux joues. Lagardère sourit, glissa sa marchandise dans la poche de son pourpoint et alla, de son pas tranquille, vers la petite rue de Nevers, proche le Pont-Neuf, où il avait son logis. C’était une simple petite chambre sous les toits, une mansarde dont il avait la clef sur lui. Il referma la porte sur ses talons, jeta dans un coin ses volumineux bouquins et se débarrassa de son justaucorps, ce qui veut dire qu’il reparut en son état naturel, droit comme un I, ferme sur ses jambes et souple comme une épée. Contrairement aux suppositions du boucher, il ne s’occupa point de vaquer à quelque besogne de cuisine. Rien, d’ailleurs, dans la pièce mansardée, n’eût pu servir à ses fins et Lagardère s’était largement garni l’estomac avant de se rendre au café Procope. Cela ne l’empêchait pas d’avoir un convive de fort bon appétit, à en juger par la quantité de viande qui lui était destinée. D’étrange nature, ce convive, car Henri l’alla chercher dans la fameuse besace que nous avons vue déjà plusieurs fois s’agiter sur son dos. Pour l’instant, elle se livrait à une danse effrénée, qui l’eût peut-être été davantage encore si la courroie qui la retenait n’eût été solidement attachée au pied de la table. L’odeur de chair n’y était certainement pas étrangère, car il suffit au comte de la retirer de sa poche pour provoquer un redoublement de bonds de la part du sac mystérieux. Avant de s’en approcher, Lagardère alla s’assurer que la clef, mise en dedans, obstruait parfaitement le trou de la serrure et qu’un oeil indiscret ne pouvait surprendre son secret. S’il ne désirait pas qu’on le connût à ce moment, force nous est à nous- mêmes de remettre à plus tard pour le dire. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’une heure après le comte dormait profondément et son convive de même, car le sac de toile était devenu complètement immobile. À l’hôtel de Nevers, Morphée ne se montrait pas si clément pour Cocardasse et Passepoil auxquels, malgré les fatigues et les émotions de la journée, il fut impossible de fermer l’oeil au moins pendant une bonne partie de la nuit. Couchés dans cette chambre que nous connaissons déjà, ils avaient beau appeler le sommeil; dès que l’un fermait les paupières, l’autre le réveillait par une exclamation: -Té! ma caillou!... s’écriait tout à coup Cocardasse en se retournant, quelle joie d’avoir retrouvé notre Lagardère!... -Parbleu! mon noble ami... J’allais m’endormir... -Ver?... Est-ce qu’on dort quand on songe que le Petit Parisien il devrait être ici, sous ce toit, et que Mlle Aurore elle ne devrait pas dormir non plus, parce qu’elle serait heureuse qu’il soit de retour? -Crois-tu donc qu’elle a les yeux fermés à cette heure?... Ah! ventre de biche! il est bien plus probable qu’elle pleure... -Serait-elle tant chagrine, la minionnette? -Ah! Cocardasse!... on voit bien que tu ne sais pas ce que c’est qu’une femme qui aime!... Sur cette constatation pleine de reproches du sensible Normand, les deux prévôts s’attendrirent et il s’en fallut de fort peu qu’ils se missent à larmoyer eux-mêmes. Amable poussa un grand soupir: -Peut-être que Mathurine me pleure aussi, dans le silence de la nuit?... Où est-elle, ma pauvre Mathurine?... Le Gascon, bien qu’il méprisât profondément les bêtises du coeur, respecta cet élan de tendresse de son compagnon et, pendant un instant, ils se turent tous deux. Les paupières de l’amoureux Falaisien s’alourdissaient déjà, lorsque Cocardasse reprit: -Oïmé! pendant que nous sommes là bien douillettement dedans la plume et nos matelas de laine, où penses-tu qu’il soit, lui? -Je n’en sais rien... -Il faudrait peut-être le savoir, ma caillou! fit sévèrement le Toulousain révolté par cette apparente insouciance. Les rues de Paris elles ne sont pas sûres pendant la nuit et nous n’aurions pas dû le quitter. -Puisqu’il nous en a donné l’ordre... Si nous étions constamment à ses côtés, cela suffirait à le faire reconnaître. Cette logique n’était pas pour contrarier son compagnon qui poursuivit: -Té!... comme tu sais raisonner juste, mon brave Amable... Quelle drôle d’idée il a aussi de se cacher quand il pourrait aller dans tout Paris et à la cour, le front haut, comme un gentilhomme... et l’un des premiers après le Régent. -Ses idées ne nous regardent pas, Cocardasse. Celui-ci allait parler de nouveau, mais il s’arrêta net, s’assit sur son lit et prêta l’oreille. -Qu’as-tu? lui demanda le Normand. -Mon bon, il me semble avoir entendu du bruit près de la porte. -Tu rêves! il n’y a personne debout dans l’hôtel à cette heure. Ils continrent leur respiration pour mieux écouter, mais le bruit ne s’étant pas reproduit, la conversation reprit de plus belle. -Sandiéou! ce secret me pèse... Comment ferons-nous pour voir chaque jour la tristesse de Mlle Aurore sans lui dire que le comte il est à deux pas d’ici?... Il ne faudrait qu’un mot, ma caillou, un tout petit mot pour qu’elle soit si heureuse... -Ta langue te perdra, Cocardasse!... -Moins vite que les cotillons ne te feront tourner en bourrique, Amable. -Mon intention n’était pas de te froisser, mon noble ami. Je constate seulement qu’on ne peut te confier un secret sans qu’il te prenne l’envie d’aller le chanter sur les toits... S’il s’agissait d’autre chose, passe encore, mais le secret de notre Lagardère est sacré. -Ce n’est pas pour le mal que je... -Qu’importe!... -Qu’est-ce que cela fait... Le comte nous a dit: «Je vous défends de faire connaître à qui que ce soit ma présence ici, surtout à Mlle de Nevers...» On me mettrait à la torture, on brûlerait devant moi Mathurine à petit feu que je ne dirais rien... Cocardasse, tu vas me jurer sur... -Sur quoi, ma caillou... Moi, je n’ai pas de passion... Frère Amable réfléchit un instant: -Sur Pétronille, fit-il, jure-moi sur ta nouvelle Pétronille que tu seras muet comme une carpe. La lune filtrait à travers les vitres enchâssées dans les cadres de plomb, et sa pâle clarté tombait juste sur le lit du Gascon. Son compagnon le vit décrocher son épée, étendre la main dans un geste théâtral: -Foi de Cocardasse junior! articula le prévôt, je jure sur ma Pétronille n° 2 de dire... -De dire quoi? coupa Passepoil. -Té!... mon bon, de dire que le comte Henri il n’est pas à Paris... Le Normand haussa les épaules: -Pauvre ami, prononça-t-il sur un ton de pitié, ce n’est pas cela... Répète après moi... Je jure... -Je jure... -De ne dire à personne que j’ai vu le comte de Lagardère, de ne pas prononcer un mot qui puisse le faire supposer, surtout devant Mlle de Nevers ou quelqu’un qui pourrait le lui répéter, et cela, tant qu’il ne m’aura pas lui-même délié de mon serment. Cocardasse répéta mot à mot chaque membre de phrase et, quand ce fut fini, poussa un ouf! de satisfaction. Si bavard qu’il fût, sa langue était maintenant clouée par un serment, il le tiendrait! -Eh donc! ma caillou, il me tarde d’être au jour pour le revoir... -Moi de même... Sur ce souhait, la conscience en repos, ils s’endormirent et un bruit semblable à un concert de tuyaux d’orgues ne tarda pas à troubler seul le silence. De l’autre côté de la porte, dans le couloir, deux formes blanches et légères s’étaient tenues aux écoutes pendant tout ce dialogue. Dès que le double et sonore ronflement eut remplacé la conversation, indiquant que les prévôts étaient partis pour le pays des songes, d’un commun accord elles s’éloignèrent glissant sans bruit sur le parquet. Cocardasse n’avait pas rêvé. Tout ce qu’il venait de dire avait été entendu. Qui donc osait espionner jusque dans l’hôtel de la veuve de Nevers?... Des ennemis?... On faisait trop bonne garde autour d’Aurore de Nevers pour qu’il pût s’en glisser un seul... Alors? C’était doña Cruz et Jacinta. Celle-ci avait veillé tard et regagnait sa chambre avec rapidité, mais sans faire gémir les lames du plancher, qu’effleurait à peine son pas élastique de montagnarde, lorsqu’en passant devant la chambre occupée par les maîtres d’armes, un bruit de voix vint frapper son oreille... Surprise qu’il y eût encore quelqu’un d’éveillé, elle s’arrêta comme par instinct. Elle avait l’ouïe fine et les premiers mots du Gascon la clouèrent sur place, non point curieuse, mais anxieuse. Il ne lui fallait pas un bien grand effort pour comprendre aussitôt de quoi il s’agissait. Une seconde elle hésita. Fallait-il tout entendre pour aller ensuite rapporter la conversation à Aurore, ou ne valait-il pas mieux lui donner les moyens d’entendre elle-même? Car, en aucun cas, elle ne voulait être seule à bénéficier du hasard qui lui révélait une chose d’une importance capitale pour sa maîtresse. Alors, la réflexion lui ayant fait comprendre que l’émotion serait peut-être trop forte pour la jeune fille, elle gagna en deux bonds la porte de Flor, dont elle-même avait la clef. Celle-ci dormait; la Basquaise la réveilla doucement, lui fit signe de se lever, et, lui ayant jeté une grande mante de soie sur les épaules, l’entraîna dans le corridor en appuyant un doigt sur ses lèvres. Elles se glissèrent ainsi jusqu’à la porte des prévôts. Retenant leur respiration, elles écoutèrent et ne songèrent à rire, ni de l’invocation de Passepoil à Mathurine ni du serment de Cocardasse. -Braves gens! dit doña Cruz dès qu’elle eut regagné son lit, où elle se blottit toute frileuse. -Ceux-là sont de vrais coeurs! approuva Jacinta. Qu’allons-nous faire de leur secret? -Le garder... Il ne nous appartient pas et je n’ai pas besoin de te faire jurer le silence... Enfin, nous savons qu’Henri est revenu d’Espagne, qu’il poursuit, qu’il va peut-être achever son oeuvre. -Dieu veuille qu’il le puisse bientôt, pour Mlle Aurore et pour vous! -Ma pauvre Aurore!... Je vais donc pouvoir, plus forte moi-même, ranimer son courage, lui faire partager mon espoir dans la prochaine consécration de notre bonheur... merci à toi, ma bonne Jacinta, de m’en avoir fourni le moyen. -Hélas! que ne puis-je vous le ramener? -Va... il reviendra bientôt, je le sens, j’en ai maintenant la conviction... Cependant elle pencha sa belle tête brune et murmura avec tristesse: -Il va encore avoir bien des dangers à courir, peut-être... Fasse le ciel qu’il en triomphe et qu’il n’échoue pas si près du port... J’espère, car je sais à présent qu’il n’est plus seul et que ses pires ennemis sont loin... Pourtant, il n’a pas tué Gonzague, sans quoi il serait revenu ici... Ma tête s’y perd, ma pauvre Jacinta!... Avant de te coucher, prie pour lui, pour Aurore, pour nous tous... Avant de se retirer, la Basquaise lui posa encore une question: -Ne direz-vous rien de ceci à M. de Chaverny? -À personne... C’est le secret d’Henri, nous ne pouvons en disposer en faveur de qui que ce soit... Adieu, Jacinta, embrasse- moi et va te reposer un peu. Elle-même essaya vainement de se rendormir. Mille suppositions traversaient son cerveau, mille projets aussitôt détruits qu’ils étaient nés. Elle en vint même à regretter ce qu’elle avait appris, tant il lui semblait qu’à elle, comme à Cocardasse, ce secret allait être lourd à porter. Ce fut elle, au matin, qui alla réveiller Mlle de Nevers. Elle lui passa ses bras autour du cou, baisa ses cheveux blonds. -Que veut dire ceci? demanda Aurore avec surprise. Te voilà debout avec le soleil et tu n’as point coutume de venir m’embrasser si tôt. C’était vrai. Flor ne s’apercevait pas de ce que sa joie avait de singulier, au contraire de ce qui se passait les autres matins, quand les jeunes filles, en s’embrassant avec tristesse, ne pouvaient s’empêcher de songer qu’un jour se levait encore où nulle joie ne leur serait apportée, où aucune nouvelle ne leur viendrait de l’absent sur qui reposait leur sort. Et voilà qu’elle était gaie, enjouée. Toutes les sombres pensées qui s’étaient heurtées dans sa tête à la fin de la nuit s’étaient évanouies avec la lumière, avec le soleil. Elle débordait d’espérance, toute prête à la communiquer à son amie, ne comprenant même pas que celle-ci ne l’eût pas déjà devinée. Cependant Mlle de Nevers la regardait dans les yeux, où elle avait si bien l’habitude de lire. -Flor, dit-elle tout à coup, tu me caches quelque chose et ta gaieté me dit que c’est quelque chose d’heureux. Parle, parle vite... Qu’as-tu appris? -Rien, ma pauvre mignonne... Je me suis levée ainsi, ce matin, plus joyeuse que de coutume... C’est peut-être un pressentiment, que veux-tu?... Mais je ne puis rien te dire, sinon que je me sens beaucoup d’espoir et que je voudrais te voir de même. -Hélas!... soupira Aurore, moi aussi j’essaie quelquefois d’espérer; à quoi bon?... Chaque jour ramène la même peine, la même incertitude, et cette incertitude me brise... Où est-il?... Que fait-il?... Pourquoi ne revient-il pas? -Il va venir... -Qui te l’a dit? s’écria Mlle de Nevers en se dressant sur son lit. Flor!... je te le répète, tu sais quelque chose... -Et moi je te répète que je ne puis rien te dire... Espère, espère et prie, je suis sûre que Dieu t’exaucera... -J’ai usé mes genoux sur des dalles de la chapelle... À quoi cela a-t-il servi? -À hâter l’heure!... Prie encore aujourd’hui: peut-être demain sera-t-il le jour heureux; prie demain pour le jour qui suivra et ne perds pas courage... Moi j’ai foi dans un événement prochain... -Tu as sans doute fait un rêve? demanda Aurore. Quelquefois tes songes se sont réalisés et je sais que tu as toute croyance en eux... Flor, ma chérie, qu’as-tu donc rêvé cette nuit? Doña Cruz saisit cette occasion de donner plus de poids à ses assertions sans manquer à la promesse qu’elle s’était faite. Jusque-là, elle n’avait pas menti en affirmant à son amie qu’elle ne pouvait rien lui dire. En mettant la question sur le compte d’un rêve, il lui serait possible d’aller plus loin, de mieux communiquer sa conviction. -Eh bien! c’est vrai! avoua-t-elle sans rougir de son mensonge, j’ai rêvé. Des voix connues parvenaient jusqu’à mon oreille et parlaient d’Henri. Elles disaient qu’il était en chemin pour revenir, que peut-être il était là, pas bien loin, et qu’un léger obstacle l’empêchait d’arriver plus vite. Aurore, les mains jointes, écoutait avec attention. Une prière montait de son coeur pour que cette fiction fût une réalité et que son amie, la jugeant suffisamment préparée à la joie, en vînt à lui dire: «Non, ma chérie, ce n’est point un rêve; si j’ai tant tardé à te le dire, c’est pour t’éviter une émotion trop vive... il va venir, il est là!» Mais Flor ne prononça point ces paroles qu’elle attendait et la pauvre enfant baissa la tête, tandis qu’une larme humectait sa paupière. -Et quelles étaient ces voix? demanda-t-elle. -Celles de ses prévôts, Cocardasse et Passepoil. Aurore eut un geste de découragement. -Ce n’est pas eux, murmura-t-elle, qui me le ramèneront. Quand tu les verras, dis-leur qu’ils ne s’absentent pas l’après-midi; ils auront à nous conduire à l’hôtel de Saint-Aignan. -Crois-moi, Aurore, laisse-les libres aujourd’hui, et demain, tant qu’ils le voudront, dussions-nous ne pas sortir. Si tu voyais Henri revenir avec eux, tu n’aurais pas à t’en repentir. -Soit, répondit Mlle de Nevers, mais je n’en crois rien. Doña Cruz la quitta, assurée qu’elle venait de faire un bon usage du secret qu’elle détenait depuis quelques heures. ** Pages Nouvelles Des Mémoires D’Aurore. Chez la marquise de Saint-Aignan, Mlle de Nevers avait plusieurs fois rencontré une jeune femme vive, alerte, et au surplus assez jolie, qui s’était prise pour elle d’une belle amitié. La petite baronne Liane de Longpré passait, aux yeux de certains, pour être veuve et les mêmes personnes étaient d’avis que son veuvage ne lui pesait guère. Mutine, coquette, les lèvres en arc, le nez au vent, la rose de la jeunesse aux joues et haute à peine comme une botte de mousquetaire, on eût dit un de ces fragiles bibelots de Saxe que le moindre choc émiette. Ce qui n’empêchait pas ce léger paquet de chair tendre, blonde, diaphane, de n’être qu’un paquet de nerfs; cette tête de linotte d’avoir des volontés et des caprices comme une vraie femme d’autant plus dangereuse qu’on ne la prenait pas au sérieux. En cela, on avait tort, car ce que voulait la baronne, elle le voulait bien et, quoique paraissant virer comme une girouette à tous les vents, elle en arrivait à faire tourner tous ceux qu’elle voulait, et comme elle voulait, du bout de son petit doigt. La Révolution faucha pas mal de ces petites têtes qui riaient encore une fois qu’elles étaient décollées et dont le plus grand tort avait été de naître charmantes, spirituelles et fines. En les coupant, on crut abattre l’orgueil. Les immortels principes ont eu ce principal défaut d’enlever à quelques-uns leur laideur morale pour en inoculer le virus à un plus grand nombre. À l’heure actuelle l’orgueil niche dans d’autres têtes et rien n’est changé, ce qui ne veut pas dire qu’il faille recommencer la Révolution. La baronne de Longpré s’était mariée à seize ans, ou pour mieux dire on l’avait mariée. Comme elle paraissait incapable de toute réflexion en vue d’un événement aussi grave, on y avait pourvu. M. de Ravolles, son très honorable père, dont l’escarcelle était beaucoup moins bien fournie que l’arbre généalogique, lui avait dit par un beau soir: -Perle!... je ne puis te donner un prince pour époux. Rien ne s’oppose toutefois à ce que tu sois la femme d’un cadet de Guyenne, aussi pauvre que moi. Il s’agit de M. de Longpré. -M. de Longpré peut aller se faire lanlaire, avait répondu la gente personne. Ce n’est pas un cadet que je veux, c’est un prince. -D’accord, toute belle, mais que dirais-tu des deux? Le bijou s’était mis à réfléchir, chose qu’on croyait au-dessus de ses forces, et fort heureusement il lui était venu en mémoire que sa tante s’était «bigamée» de la sorte, sans crime, puisqu’elle n’avait convolé avec le second tenant qu’après le décès du premier: -Soit! avait-elle répondu en toussotant. Et pour prouver qu’elle n’était pas dupe du petit manège, elle s’était permis d’ajouter: -Combien cela te rapporte-t-il, mon père? -Peuh... de quoi me faire enterrer décemment... -Et à M. de Longpré? -Un équipement complet, plus quelque monnaie de poche pour aller dans les Flandres... Pourquoi ces questions, trésor? -Trésor!... c’est dire vrai... Tout simplement pour savoir combien il me faut m’estimer moi-même... Va dire au cadet que je l’agrée... Dès le lendemain des noces, je ferai courir après lui pour qu’on lui remette mon corset qu’un prince aura délacé... On se plaint de nos jours qu’il n’y ait plus d’enfants. N’en fut- il pas toujours ainsi?... L’enfant mignon, menu, pimpant, coquet, qu’était Mlle Liane de Ravolles, fut paré, choyé, admiré, caressé tout un jour, et se maria au cloître Saint-Séverin. M. de Longpré ramena sa femme jusque chez son père, la baisa au front, poussa un grand soupir et, dès que le jour eut commencé à baisser, il enfourcha son cheval tout sellé qui l’attendait dans la cour. Jamais on ne le revit. Le lendemain, la pauvrette pleura beaucoup devant ses amies; on maudit fort monseigneur le Régent pour l’ordre cruel qu’il avait donné à M. de Longpré de rejoindre son régiment le soir même de ses noces et l’on s’habitua à ne pas le voir revenir. Liane, qui pleurait au-dehors, riait très fort au-dedans. Elle n’en avait pas moins été femme au moment voulu, et rien ne l’empêcherait de mettre au monde quelques petits princes. Philippe de Mantoue, à son réveil, lui en avait promis au moins un. Il ne tint pas sa promesse, mais tint au moins sa langue. On ne connut pas ses amours avec Mme de Longpré et celle-ci les rompit la première. Elle y avait rempli son escarcelle sans y trouver d’autre plaisir et ne tarda pas à souhaiter que son mari revînt. Par malheur, il était mort d’une arquebusade et, ne l’ayant pas connu, elle n’eût guère à le pleurer. Sous prétexte de la consoler d’un chagrin qu’elle ne ressentait pas, -et comme on ignorait ses petits péchés, -on l’accueillit partout. Force lui fut de retrouver son rire. Pendant ce temps, elle avait appris à réfléchir, à songer et même à envier. Il se passait de singulières choses dans sa tête d’oiselet mignon et la baronne de Longpré à l’école de Gonzague ou ailleurs, avant d’avoir vingt ans, était devenue la plus dangereuse petite rouée qu’on pût rêver. Elle que, pendant un temps et de toutes parts, on s’était efforcé de consoler s’était mis dans la cervelle d’atténuer le chagrin d’Aurore, usant à son égard des cajoleries dont on l’avait bercée naguère. La cérémonie du mariage mise à part, elle prétendait que leur situation présentait une analogie frappante. Le fiancé de Mlle de Nevers était éloigné, de même qu’on avait éloigné son mari à elle; or, avec beaucoup de bonne volonté, on pouvait rapprocher ces circonstances. Là s’arrêtait la similitude. La petite baronne ne songeait point que le départ précipité de Lagardère eût eu les mêmes raisons, ni les mêmes conséquences pour Aurore que pour elle; elle n’admettait pas davantage que le comte dût mourir d’une arquebusade; mais elle s’entêtait quand même, en entendant soupirer Aurore pour son fiancé, à croire que pareille chose lui était arrivée et qu’elle avait soupiré pour M. de Longpré. Si c’eut été simplement chez elle de l’illusion, le mal n’eût pas été bien grand. Au fond d’elle-même, elle s’avouait que c’était autre chose. Par un sentiment plus fréquent qu’on ne pense chez les femmes, elle enviait Mlle de Nevers pour la réalité de ses peines, alors que les siennes propres n’avaient été qu’un trompe- l’oeil. En résumé, elle l’aimait et la haïssait en même temps. Pas assez cruelle pour oser elle-même lui faire du mal, elle était quand même tourmentée du désir pervers de la voir souffrir. Si elle l’accablait de caresses et de marques d’affection, c’était en faisant patte de velours, comme les chats, et en refrénant une envie folle de lui labourer le visage avec ses ongles. Aurore parut d’abord indifférente à son égard; la pauvre fleur repliée sur elle-même qu’elle était s’accommodait mal de ce caquet et de cette exubérance. Mais il semblait que tout le monde s’entendît pour la lui jeter à la tête. Le marquis de Chaverny et Mme de Saint-Aignan, croyant sincèrement que cette écervelée était seule capable d’apporter un dérivatif à la mélancolie de la jeune fille, ménageaient entre elles de fréquentes entrevues. Flor elle-même s’était avisée que cette gaieté bruyante, en tiers dans leurs éternels tête-à-tête, serait d’un heureux effet sur l’esprit de son amie. Mme de Nevers, la sagesse même, n’avait pas tardé à se ranger, elle aussi, à l’opinion de tous. Une sorte de lien s’était donc établi entre les trois enfants de même âge, dont la grande préoccupation était un amour contrarié. Car Mme Liane de Longpré avait pour celui qui n’avait été son mari que de nom une sorte de tendresse posthume, elle le croyait du moins, et c’était encore une cause de jalousie pour elle que de voir le culte d’Aurore voué à un objet réel, quand le sien n’était qu’illusoire. L’envie ne lui manquait pas non plus de se fiancer pour de bon et d’aimer de tout son coeur. Mais ce qui attirait vers elle la foule des soupirants, c’était encore moins sa beauté que sa réputation d’épouse vierge dont s’auréolait sa mutinerie. Au fond de sa conscience, Liane savait parfaitement ce que valait cette auréole! L’ancienne maîtresse de Gonzague ne pouvait épouser qu’un niais, or ce n’était pas cela qu’elle voulait. De même qu’elle avait préféré un prince à un cadet de Guyenne, elle tenait pour indignes de sa main tous ceux qui n’étaient pas à la hauteur d’un Lagardère ou d’un Chaverny. Il n’y avait qu’un Lagardère, et c’était pour Aurore; qu’un Chaverny destiné à doña Cruz. La petite baronne avait beau chercher autour d’elle, parmi les pourpoints de soie et les perruques poudrées: elle y trouvait beaucoup de petits-maîtres et pas l’ombre d’un héros. Pour en bien connaître le modèle, elle s’était fait raconter par Flor, par Chaverny et par la marquise de Saint-Aignan, les moindres phases de la vie d’Henri. La même tentative avait échoué auprès d’Aurore, pour qui l’existence de son fiancé était un livre d’or enfoui dans son coeur, fait d’admiration, de reconnaissance et de tendresse, et qui se résumait en deux mots: Je l’aime! Mlle de Nevers aimait à entendre dire des louanges de Lagardère, exalter son courage, vanter sa bonté. Elle n’en parlait jamais, sinon quand elle était seule avec Flor. Liane de Longpré apprit ainsi le rôle infernal joué par Gonzague dans toute cette histoire, depuis l’assassinat de Philippe de Lorraine, duc de Nevers, jusqu’aux événements les plus récents dont on avait connaissance. Il semblerait qu’elle eût dû partager à son égard la haine de ses nouvelles amies, flétrir le meurtrier et qu’à son mépris pour cet homme eût dû se joindre la colère d’avoir été souillé de ses caresses. Ce fut chez elle le premier mouvement: le second fut tout autre. Elle était très forte en déductions maintenant, la petite baronne!... Aussi, un soir, dans la solitude de son grand lit, parmi les dentelles à peine froissées par la menue joliesse de son petit corps, à qui l’amour ne venait point, non pas sous la forme d’un homme, mais d’un être supérieur, d’un demi-dieu, elle réfléchit longtemps, longuement. Et quand dans sa tête d’oiselle se furent heurtés la passion, l’envie, l’espoir, la jalousie, un peu de honte et beaucoup d’orgueil, Mme de Longpré planta son bras nu et fluet, coude en avant, dans le linon de ses oreillers, regarda dans le vide, vers le passé, vers le présent, vers l’avenir. De sa main blanche, aux doigts fuselés, à travers les malines de sa toilette de nuit, elle chercha la place délicieusement arrondie sous laquelle battait son coeur, pour en comprimer les pulsations, et s’écria, comme jetant un défi à son destin: -Mon héros!... je l’ai eu avant elles et je n’ai pas su le garder!... Il n’y en a que trois au monde: Lagardère, Chaverny et Gonzague! De cette minute, elle n’eut plus qu’une volonté: retrouver Philippe de Mantoue et le reprendre. -Ce n’est pas tout, songeait-elle, mon rôle ne devra pas s’arrêter à celui d’amante; je ne me bornerai pas à donner mon coeur, mon corps... j’offrirai aussi ma vie, s’il le faut, pour sauver Gonzague de l’épée de Lagardère!... Chez de telles natures la résolution une fois prise est irrévocable. Liane savait Aurore et Doña Cruz capables de donner jusqu’à la dernière goutte de leur sang pour leurs fiancés: c’était une raison pour qu’elle voulût être leur égale, puisqu’il serait, sinon le fiancé, du moins le maître. Alors elle envisagea les conséquences de sa décision. Devenant l’alliée de Philippe de Mantoue, les ennemis de celui-ci seraient les siens. Et ces ennemis s’appelaient non seulement le comte de Lagardère et le marquis de Chaverny mais encore Aurore de Nevers et doña Cruz. Sa conscience ne s’en émut point. Au contraire, sa duplicité triomphant la fit sourire, parce qu’elle pensait: -N’aurais-je pas des intelligences dans la place? Je serai à la fois le trait d’union et le trait qui sépare; je pourrai à mon gré diriger les coups ou les écarter, exhausser ceux qui seront avec moi, briser ceux qui seront contre moi!... Sa dernière réflexion fut celle-ci: -Mais où sont Lagardère et Gonzague! Du jour où Henri était retourné en Espagne, Aurore avait exhumé ses Mémoires, écrits jadis pour sa mère bien-aimée, et reprenant sa plume qui devait grincer et crier aux jours de tristesse, glisser rapide aux heures de joie, elle avait commencé par ces mots: «Henri!... ma vie t’appartient!... Si, pour un temps qui sera court, je l’espère, tu ne peux la suivre des yeux, la guider et la soutenir, la faire joyeuse et douce, comme aux heures de bonheur où je vivais dans ton ombre, je veux du moins que rien de mes actions ne reste inconnu pour toi. «Quand tu reviendras, tu liras ces pages, notées jour par jour, presque heure par heure. Tu verras que ma pensée te suivait dans l’inconnu, le mystère de ton absence. Au tremblement des caractères, tu devineras les minutes d’angoisse; à leur envolée, les lueurs d’espoir. Sous les phrases les plus banales, tu sauras découvrir les joies et les tortures de mon coeur, ma confiance et mon infinie tendresse. «Je reprends mes Mémoires pour toi, pour toi seul, avec le secret espoir qu’ils s’arrêteront au bout de quelques pages et que bientôt tu reviendras me dire: “Ferme ce cahier, ma chère Aurore; notre amour est écrit dans notre coeur, il n’est pas besoin de l’écrire ailleurs. Aimons-nous et vivons notre vie.”» Hélas! les feuillets s’étaient couverts les uns après les autres de plaintes, de gémissements et de sanglots. Mlle de Nevers voyait avec terreur qu’il lui faudrait peut-être en ajouter d’autres, et pourtant sa main ne se fatiguait pas, son coeur n’était pas las de saigner. Les heures qu’elle consacrait à cette pieuse tâche de mettre à nu son âme, de dire ses sensations et ses actes dans la sincérité de sa conscience, la brisaient et la relevaient en même temps. Quand sa tristesse avait fondu en douloureux accents, elle évoquait la vaillance de son fiancé et se sentait plus vaillante elle-même. Mais toujours le cri revenait: «Hâte-toi, mon bien-aimé!... mes forces s’usent à t’attendre... Quand nous étions l’un près de l’autre, pourquoi es-tu parti?» Rien de ce qui la touchait de près ou de loin n’était omis dans ce journal intime. Dès le début de sa liaison avec Mme de Longpré, elle commença d’en parler, assez brièvement d’abord, puis s’étendant plus longuement, à mesure que leur intimité croissait: «On veut, disait-elle, qu’elle m’apporte la gaieté, comme si je pouvais être gaie. Je m’efforce de rire quand elle rit: elle ne voit pas que cela me fait mal. «Pourtant dois-je lui être reconnaissante de ses efforts, bien qu’ils me paraissent exagérés? Pourquoi ne me laisse-t-on pas songer, prier, pleurer à mon aise? Il m’est aussi pénible à moi de paraître joyeuse qu’il lui serait difficile à elle de verser des larmes.» Plus loin elle écrivait: «Mme de Longpré sort encore d’ici. N’a-t-elle donc rien de mieux à faire que de m’apporter chaque jour le bourdonnement de ses paroles et ses gestes bruyants? On dirait toujours qu’elle va danser une gavotte et les seuls moments agréables que je passe avec elle sont ceux où elle me parle de toi avec Flor... J’écoute et je me tais... Ai-je besoin de prononcer ton nom pour qu’il soit toujours sur mes lèvres?... Et quand c’est des siennes qu’il s’échappe, il me semble qu’elle n’a pas le droit de le crier ainsi, qu’il est à moi, qu’il m’appartient et que seule je puis le murmurer avec respect, avec amour. «Tu sais que je n’ai pas de fiel au coeur et pas de haine, sinon pour le meurtrier de mon père. Eh bien!... cette femme me déplaît, comme si en elle, il y avait quelque chose de lui. C’est là sans doute une chose insensée: pourtant c’est ainsi. Quand Flor vient m’embrasser, quand nous nous pressons poitrine contre poitrine, je sens qu’entre mon coeur et le sien il n’y a qu’une imperceptible enveloppe et qu’ils se touchent, qu’ils se parlent, qu’ils se comprennent. Quand Jacinta même s’approche de moi, me prodigue des soins, j’ai l’intuition que son dévouement est entier, que d’elle à moi il y a un lien d’attachement absolu, de moi à elle un autre lien de confiance et d’affection. «Je ne ressens rien de cela pour Liane -c’est le petit nom de Mme de Longpré -Elle m’embrasse tantôt avec emportement, tantôt avec froideur; sa voix me fatigue et le son m’en parvient comme si l’on faisait parler un mannequin. Quand ma pensée m’emporte vers toi, vers ce que tu fais, que je cherche le lieu où tu peux être en me remémorant nos longues et douloureuses pérégrinations en Catalogne, elle me ramène par le récit d’un bal à la cour, d’une folie du Régent ou la description d’une toilette. «Flor ne comprend rien à ce sentiment que notre amie m’inspire et qui est presque de l’antipathie. Je m’en suis ouverte à elle; point par point, elle m’a démontré la peine que prenait cette amie pour me plaire, avec quelle chaleur elle parle de toi et du marquis, combien souvent elle renonce à des distractions qui l’attendent pour venir égayer notre solitude. «J’essaie alors de me faire une raison d’attribuer mes préventions à ma santé, à mes préoccupations, à l’incertitude de ne savoir rien de toi. Je me promets alors de l’accueillir avec plus d’empressement et quand elle paraît c’est fini. La chaleur même de ses démonstrations me glace.» Enfin, deux jours plus tard, elle traçait ces lignes: «Je me défie presque de Liane, Flor n’est pas loin d’avoir la même opinion. Cela repose sur des riens, un jeu de physionomie, peut- être l’état de ses nerfs ou une contrariété qu’elle n’a pas à nous dire?... Flor et moi avons surpris un regard qui m’était destiné et dans lequel il nous a semblé voir passer comme une lueur d’acier. «Est-elle sincère?... Est-elle fausse?... Mon pauvre Henri! combien je voudrais que tu sois ici pour me dire si tous ces doutes ne sont pas le résultat de mon imagination surchauffée, ou s’il faut chasser cette femme. «Je n’ose pas en parler à ma mère auprès de qui elle est plus empressée encore qu’envers moi-même. Flor en a dit un mot à Chaverny et celui-ci a répondu par des louanges, alléguant que de notre ciel trop sombre il ne fallait pas éloigner les papillons bleus. «Aujourd’hui elle nous a questionnées sur Gonzague. Elle avait un air indifférent pour nous demander si nous savions ce qu’il est devenu et nous avons deviné qu’elle tenait beaucoup à le savoir... «Que lui importe? «Ai-je raison? ai-je tort?... Mais qui me délivrera de ce cauchemar?» Oui, certes, la baronne de Longpré avait intérêt à savoir où était Gonzague et Gonzague à savoir où elle était elle-même. Il venait de se souvenir d’elle au bon moment et pensait à déjà s’en servir. TROISIÈME PARTIE. (Le Serment De Lagardère.) ** Réunis Par Les Grâces. La foire Saint-Germain a tenu une grande place dans l’histoire de Paris, non pas tant seulement au point de vue commercial que comme le seul lieu de la ville ayant offert, pendant des siècles, le tableau le plus réel et le plus complet des moeurs successives de ses habitants. Elle était située sur l’emplacement occupé ensuite par le marché Saint-Germain depuis la rue de Tournon jusqu’au Luxembourg. Au commencement du Moyen Âge, elle était le privilège des abbés et religieux de Saint-Germain-des-Prés. Par charte datée de 1176, l’un de ces abbés, Hugues, céda à Louis le Jeune la moitié des revenus de la foire et l’autre moitié revint au roi en 1278, après une sanglante bagarre entre les escholiers et les domestiques de l’abbaye. Condamnés en effet à payer quarante livres de rente pour la dotation de deux chapellenies fondées en expiation du meurtre de l’escholier Gérard de Dole, les religieux préférèrent se dessaisir de leurs droits sur la foire, à la condition que Philippe le Hardi paierait les quarante livres. Philippe le Bel la transféra aux Halles de Champeaux et ce fut seulement Louis XI qui la rétablit au faubourg Saint-Germain, par lettres patentes données à Plessis-les-Tours, en mars 1482. On éleva donc, en 1648, trois cent quarante loges dans les jardins de l’hôtel de Navarre. Augmentées, restaurées, détruites en partie par des incendies successifs, elles le furent en totalité dans celui qui eut lieu la nuit du 16 au 17 mars 1763. On les reconstruisit l’année suivante et la tourmente révolutionnaire aidée de la vogue qui allait aux nouvelles galeries de bois du Palais-Royal put enfin balayer ce champ de foire célèbre où, durant des siècles, on avait vendu pour les rois des dentelles d’Angleterre, de Flandre, d’Hollande et d’Allemagne, d’or et d’argent; des armes, des esprons de Saint-Claude, des miroirs et des marchandises de la Chine; pour les jolies femmes coquettes ou gourmandes des affiquets, de la passementerie, des indiennes, de la soye, des oranges de Portugal, des confitures, des gasteaux et du pain d’espisses; pour les érudits des parchemins, du chien de Bologne, des calottes et du marroquin; pour les amateurs d’art des tableaux à la détrempe et à l’huile et des gravures en taille douce; pour les bourgeois des bimbeloteries, de la toille, des lunettes, de la double bière et de la vaisele d’étain; pour les manants de la fustaine, des bas de laine, de la chandelle et des couvertes de lits. À côté du change pour le roy se tenaient les horlogeurs; près des chirurgiens, les barbiers; les lanterniers coudoyaient les graveurs et les sculpteurs frayaient avec les chauderonniers. On n’en finirait pas s’il fallait décrire tout au long les catégories d’hétéroclites de marchandises offertes à la curiosité et à la tentation des passants pendant trois ou quatre semaines que durait la foire. Mais il va sans dire que là où se réunissaient journellement gentilshommes et grandes dames, membres du Parlement et bourgeoises, officiers et demoiselles, on ne pouvait réserver toute la place au mercantilisme, au détriment complet du plaisir. Les vilains n’en avaient cure, du moins de celui qui coûtait cher. Toutefois il n’en était pas ainsi des autres et bientôt ne tardèrent pas à s’établir à la foire des cafés et des cabarets, des maisons de jeu et des spectacles forains. Certains acteurs de l’époque se rendirent plus célèbres en jouant des drôleries à la foire Saint-Germain que s’ils eussent paru sur la scène de l’Opéra et le répertoire des saynètes et facéties qui y furent représentées fait encore les délices des bibliophiles de nos jours. Sous la Régence et sous Louis XV, tout cela ne suffisait pas encore: il y fallait un marché de courtisanes et ce n’était pas le moins bien achalandé. Les seigneurs venaient s’y pourvoir pour une semaine; les cadets pour un jour; les escholiers et les manants pour une heure. Les religieux de Saint-Germain-des-Prés avaient béni la foire à son ouverture; quand elle se terminait, ils n’avaient plus qu’à absoudre. Au beau temps où Gonzague était l’ami du Régent, ils y venaient fort souvent ensemble, accompagnés de tous leurs roués. C’était le moment, pour ceux qui avaient de jolies femmes ou de jolies filles, de leur faire prendre immédiatement l’une des portes. À vrai dire, il en restait assez qui ne songeaient point à s’en aller et le cardinal Dubois se chargeait de leur faire des avances, pour son maître et pour lui. Mais il avait beau faire, quand il avait choisi pour le Régent le dessus du panier, il arrivait fort souvent que Chaverny ou quelque autre enlevât au prélat ce qu’il s’était réservé. Philippe d’Orléans en riait; Dubois se pinçait les lèvres et se contentait du déchet. Il s’en contenta si bien qu’il en mourut. Cette année-là, lorsque le lieutenant de police, assisté des officiers du Châtelet, des syndics de la foire et des gardes- marchands, vint crier à haute voix devant une foule joyeuse, entre deux fanfares retentissantes: «Messieurs, ouvrez vos loges!» le Régent n’était pas là pour consacrer de sa présence la solennité de l’ouverture, ce qui n’empêcha pas Philippe de Mantoue d’y être, suivi de son fidèle Peyrolles. Seulement, ni l’un ni l’autre ne portaient pourpoints de soie, ni jabots de dentelle. Ils étaient toujours déguisés en marchands d’Amsterdam, de telle façon que celui qui était le plus jeune paraissait de beaucoup le plus vieux, et vice versa. Bien malin eût été celui qui les eût reconnus tous deux sous cet accoutrement, qui pourtant excitait bien des curiosités. Les deux hommes ne laissaient pas que de coudoyer sans cesse des gens connus, et ceux-ci ne se faisaient point faute de les dévisager. Ils n’en prenaient pas le moindre souci, s’en allant côte à côte à travers les rues où grouillait la foule, et s’arrêtant de-ci, de-là aux loges qui les attiraient. Ils semblaient tout émerveillés de ce qu’ils voyaient, jouant parfaitement leur rôle d’étrangers qu’intéresse un spectacle nouveau et, comme ils paraissaient avoir la bourse facile et bien garnie, c’était, parmi les marchands, à qui pourrait les accaparer. Ils firent quelques acquisitions dont ils chargèrent les bras de leur valet, et après avoir renvoyé celui-ci, continuèrent à se promener en simples flâneurs. Philippe de Mantoue semblait nerveux. À un moment il glissa à l’oreille de son compagnon: -Personne encore! -Si... là-bas, sur ces tréteaux, Nocé et Lavallade. -Oui, ceux-là, nous savions qu’ils y seraient... mais les autres?... -Patience, monseigneur, nous les trouverons avant peu. Entraînés par le flot des oisifs, ils s’approchèrent des bateleurs, autour desquels un grand cercle était déjà formé. Nocé avalait une épée et se faisait fort de guérir tous les maux de dents par un secret à lui dont le prix modique était de deux sols. L’entourage n’avait pas confiance et Nocé n’en était point fâché. Il eût été fort en peine de prouver ses talents autrement que par des cabrioles et des éclats de voix, et la recette lui importait peu. Lavallade, muni d’un gong, faisait le plus de bruit possible et ne s’arrêtait de temps en temps que pour montrer, au bout de sa baguette, de fantastiques personnages barbouillés sur une vaste toile tendue derrière son dos. Il y avait de tout dans cette peinture expressive: des archers et des requins; des femmes à demi nues prêtes à être dévorées par des bêtes de l’Apocalypse; Diogène dans son tonneau se faisant arracher une molaire par Alexandre, et quantité d’autres facéties de ce genre dont la bizarrerie même amusait le grand et le petit public. Nocé s’arrêta tout à coup au beau milieu d’une tirade. Il venait d’apercevoir Gonzague et Peyrolles et s’empressa, parmi vingt grimaces, de leur faire un signe d’intelligence. Le prince, pensant qu’il devait avoir une communication à lui faire, poussa son factotum vers l’estrade et force fut à celui-ci d’en escalader les degrés. Le prétendu opérateur n’était pas fâché de profiter de l’occasion. Il força l’intendant à prendre place sur un siège et, lui ouvrant la bouche en le prenant sans façon par le menton et par le nez, il commença l’examen de sa mâchoire à l’aide d’une petite clef en acier dont il frappait chaque dent. -Maladroit! cria soudain M. de Peyrolles, en crachant la moitié d’une de ses fausses dents que l’opérateur inexpérimenté venait de briser. Puis comprimant sa colère, il ajouta à mi-voix: -N’avez-vous encore rien vu? -Rien, mon bon M. de Peyrolles... Mais à ce métier, j’aurai un enrouement avant ce soir. -Criez moins, et regardez mieux. Moi, j’ai déjà vu trois bossus à la foire. -Le bon y est peut-être, par exemple il faudrait savoir lequel?... Dans tous les cas, voici qui le touche de près... Corbleu! j’aurais juré que ces gredins étaient au fond de la Seine. Or, c’était de Cocardasse et de Passepoil que Nocé parlait ainsi. Les deux prévôts, suivis de leur désormais inséparable Berrichon, fendaient la foule sans se presser, en gens qui n’ont rien de mieux à faire que d’occuper leurs loisirs. Maître Passepoil aimait assez à se fourrer au milieu de ces cohues où forcément des épaules rondes, des poitrines dodues, se frôlaient contre ses bras maigres. Il lui suffisait parfois de se retourner brusquement pour se trouver nez à nez avec un joli minois de princesse ou tout simplement de soubrette, et frère Amable ne négligeait pas ce petit jeu qui lui procurait d’agréables surprises. Il ne caressait que très vaguement l’idée de retrouver là Mathurine: autant eût valu chercher une aiguille dans un tas de foin... Pourtant qui sait?... le hasard est si grand! Et ce fut un hasard ce qui lui arriva, de sentir tout à coup deux petites mains fines et potelées se poser sur ses joues pour lui boucher les yeux. Si c’eut été des mains d’homme, maître Passepoil s’en fût vite débarrassé. Mais il ne bougea pas plus qu’un terme, savourant d’autant plus la douceur de cette caresse qu’un ravissant poignet fleurant bon se trouvait précisément à hauteur des poils trop clairsemés de ses moustaches. Belle occasion d’y mettre les lèvres, et le sensible Normand, oubliant ce qu’il y avait d’audacieux dans son action, déposa un gros baiser au creux de la main qui le privait si gentiment de la vue. Il n’en résulta qu’un éclat de rire, Passepoil, ayant recouvré l’usage de ses yeux, s’en servi au plus tôt pour contempler ce qu’il avait devant lui. -Quoi!... s’écria-t-il, mademoiselle Cidalise! Deux minutes après, les prévôts étaient entourés par tout un essaim de jolies femmes dont les visages leur étaient connus et dont ils avaient gardé, d’ailleurs, le plus tendre souvenir. Nous ne nous arrêterons pas aux exclamations de Cocardasse junior, pas plus qu’à ses saluts et à ses gestes emphatiques. Le petit Berrichon n’y comprenait rien de rien, sinon que ses amis étaient au mieux avec de fort belles dames dont il n’eût pas osé, lui, toucher seulement le bas de la robe. Dieu sait pourtant si ses dix-sept ans lui en donnaient l’envie! D’autres contemplaient aussi ce spectacle, mais ce n’était point du même oeil. Nocé en oubliait son prétendu patient, lequel ouvrait plus la bouche de surprise que pour la faire détériorer à nouveau; Gonzague, de son côté, ne se montrait pas très flatté que la Fleury, qui jadis lui avait prodigué ses faveurs, fût suspendue maintenant au bras de Cocardasse. Le pseudo-charlatan fit mine d’enduire de pommade la dent ébréchée de Peyrolles... et Peyrolles, se déclarant guéri comme par miracle, se hâta de sauter en bas de l’estrade pour rejoindre son maître. -Hé! hé!... grommela le prince, que veut dire ceci? Ces demoiselles de l’Opéra sont-elles donc tombées si bas depuis notre départ qu’il leur faille se vautrer avec des soudards? -Et quels soudards!... appuya le factotum. -Me diras-tu pourquoi ceux-ci et non d’autres? reprit Philippe de Mantoue. -Je n’en sais rien. Je remarque cependant qu’il est plutôt mauvais pour eux d’avoir tant de femmes dans leur jeu. Toutes les actrices que nous avons vues le soir où elles avaient été attaquées à Montmartre étaient là; et bientôt elles entraînèrent les prévôts vers l’un des cabarets où la grosse Cidalise avait peut-être l’envie de se griser encore, ne fût-ce que pour mieux renouveler connaissance avec son ami Passepoil. Le petit Jean-Marie ne s’effarouchait pas, par la raison toute simple que la Desbois lui trouvait la bouche fraîche, les yeux doux et les reins solides. Elle faisait mieux, elle le lui disait. La Nivelle restait en arrière. Où il n’y avait rien à gagner, elle préférait garder par-devers elle ses grâces et ses sourires: on aurait bien tort de donner pour rien ce qui peut se vendre très cher à des imbéciles! Cette pensée lui fut un sujet de se souvenir d’Oriol. La grosse Cidalise était moins près de ses pièces. Elle avait dans ses poches un peu d’or gagné de la veille et dont Passepoil était en droit de bénéficier... Ne faut-il pas que ce qui vient de la flûte retourne au tambour? -Suivez-moi, s’écria-t-elle en franchissant la porte du cabaret. Foin de ceux qui viendront dire que nous ne nous tenons pas bien! On s’installa parmi des froissements de soie et le choc des rapières au pied des tables. Rien que de voir boire des gens, Cocardasse se sentait avoir très soif; Passepoil et Berrichon songeaient à tout autre chose. -Brrr!... fit en secouant la Fleury, ces deux-là me font froid au dos, avec leurs fourrures! Gonzague et Peyrolles venaient, en effet, d’entrer derrière elle et s’étaient assis à la table voisine, où toutes ces femmes les regardaient avec étonnement. Si leurs fourrures produisaient une sensation de froid sur la Fleury, par contre la Nivelle se sentait singulièrement réchauffée, rien qu’à en supputer la richesse et à compter ce que valaient leurs bijoux... On peut se placer à tant de points de vue pour apprécier les gens qu’on rencontre!... La conversation s’engagea fort vive; on se remémora le passé et l’on parla du présent. -Qu’avez-vous vu sur la foire? demanda la grosse Cidalise à son ami Passepoil. -Rien que vous, mademoiselle Cidalise, répondit le galant prévôt, et je ne verrai pas autre chose tant que vous serez là. Pour récompense, elle lui donna sa main à baiser. Mlle Desbois était en train de faire subir à Jean-Marie un interrogatoire en règle qui le faisait rougir jusqu’aux oreilles. Elle mettait toute sa science à se jouer de cette candeur toute neuve et ce n’était pas elle qui s’ennuyait d’avoir rencontré les prévôts. Cependant, les marchands hollandais se tenaient fort taciturnes dans leur coin et paraissaient plus occupés de leurs voisines que de leurs affaires. Il est probable que si ces bons bourgeois avaient laissé dans les brouillards de leur pays des épouses grosses et grasses, ils n’eussent point trouvé déplaisant de les oublier quelque peu auprès de ces Parisiennes charmantes et peu farouches. Nous avons dit quel était l’aimant qui attirait Nivelle. Sans en avoir l’air, elle se glissa peu à peu du côté des étrangers, de façon à se trouver bientôt entre les deux groupes. La plus petite circonstance pouvait l’amener à engager la conversation avec eux. Peyrolles la voyait venir, très disposé à entrer dans ses vues, bien que pour un motif tout différent. Il était à prévoir qu’on ne tarderait pas à prendre contact. Cependant l’occasion ne naissait pas assez vite au gré de la Nivelle, alors, se payant d’audace, elle résolut de la faire naître en employant un de ces cent moyens qui sont connus de toutes les femmes. Bavardant à tort et à travers, sans s’adresser à personne, elle éprouva bientôt le besoin de soutenir par de grands gestes son opinion que nul ne contrariait, et comme un éventail de nacre s’agitait au bout de son bras, il ne lui fallut pas longtemps pour renverser maladroitement le verre de M. de Peyrolles. Elle s’excusa; Peyrolles affirma qu’il était ravi de ce petit accident qui lui permettait de présenter ses hommages à l’une des plus jolies femmes de Paris. Et l’actrice, bien disposée, prenant ce petit compliment pour une invitation en règle passa sans éclat dans le camp voisin. Il y avait d’ailleurs si peu à faire pour cela qu’il suffit de déplacer son tabouret de quelques pouces. -Hé! hé! Nivelle, exclama la Fleury remarquant son manège, songe un peu que pour conclure des traités avec l’étranger, il faut au moins l’assentiment de Son Altesse Royale. -Son Altesse les ratifiera, mademoiselle, soyez-en sûr, répliqua Peyrolles avec son plus aimable sourire. -Laisse-la donc, intervint à son tour Cidalise. Elle était la seule ici à ne savoir que devenir. Allez-y, messeigneurs, vous pouvez sans crainte essayer de la distraire, je vous réponds qu’elle se laissera faire. On sait que Cidalise n’ouvrait jamais la bouche que pour dire une bêtise et l’ex-fille du Mississippi ne se faisait pas faute de les relever d’habitude. Cette fois, elle ne broncha pas: bête ou non, Cidalise avait dit vrai. L’actrice commença alors à minauder. Elle était singulièrement perplexe sur celui des deux marchands qu’il fallait choisir. Car si son voisin paraissait plus jeune d’un certain nombre d’années, par contre l’autre lui semblait beaucoup plus riche et aussi de plus grand air. Jamais le sentiment n’avait étouffé Nivelle. La moindre de ses faveurs était tarifée suivant une règle immuable. Tant pis pour ceux qui ne pouvaient y mettre le prix. Avare à sa façon, elle eût bien voulu garder pour elle seule les deux hommes du Nord. Par malheur, il lui fallait choisir et partager, car il y avait là aussi Mlle Dorbigny, qui paraissait toute disposée à aller prendre la place libre auprès de Gonzague. Pour éviter cela, la Nivelle, après un soupir, prit l’héroïque parti d’appeler son amie et changea de place elle-même. Quand elle se sentit en sûreté auprès de celui sur qui elle avait jeté son dévolu, elle devint d’une gaieté folle et commença à mettre en oeuvre toutes les ressources de son esprit. Assez maladroitement pour ne point paraître indiscrète, elle questionna son voisin sur son pays, ses affaires, sa situation. Elle tâta ses fourrures, voulant les estimer à leur prix approximatif, s’extasia sur les agrafes, sur les bagues qui scintillaient aux doigts et seulement alors, cet examen lui ayant paru concluant, elle commença le grand jeu des oeillades, des genoux qui se touchent, des mains qui se rencontrent comme par hasard. Elle ne croyait guère, cette pauvre Nivelle, être une si vieille connaissance pour ceux en faveur de qui elle déployait ses artifices. Qu’étaient ses petites roueries de femme à côté de celles des deux plus grands roués de l’époque? Gonzague restait froid comme marbre, malgré les agaceries de sa voisine; et si Peyrolles n’eut soutenu la conversation, on eût manqué de gaieté à leur table. Toutefois, l’intendant n’avait pas favorisé les projets de Nivelle sans un but déterminé. Il ne s’expliquait d’aucune façon les relations des prévôts avec ces demoiselles de l’Opéra et, cette explication, il lui fallait l’avoir. La chose était facile en somme, et il ne se fit aucun scrupule d’aller droit au fait en disant soudain: -Je n’ai pas l’honneur de connaître vos cavaliers, mesdames, cependant, si j’ose vous parler net, je vous dirai que leurs mérites ne me semblent pas en proportion avec votre beauté à toutes. -L’habit ne fait pas toujours le moine, riposta la Nivelle. Ceux que vous voyez là ne paient peut-être pas de mine, ce sont pourtant des gentilshommes de province et qui plus est de très crânes chevaliers. -Je comprends alors votre intérêt à leur égard. La bravoure est une vertu goûtée des femmes. -Quand surtout elle s’est exercée à leur endroit, opina Dorbigny. -Oui, appuya Nivelle; sans ces messieurs, nous eussions passés jadis un très méchant quart d’heure et nous leur devons toutes au moins de la reconnaissance. Et comme les yeux de son glacial voisin, s’animant enfin, se fixaient sur les siens en manière d’interrogation, elle raconta tout au long l’histoire, en omettant toutefois de dire ce qui s’était passé au retour à Paris. Alors le visage de Gonzague s’éclaira d’une lueur de satisfaction. Il ne pensait pas avoir à craindre quelque chose des danseuses, cervelles sans consistance et incapables d’une action suivie, mais il préférait que leurs relations avec les prévôts n’eussent rien à voir avec ce qui concernait Lagardère. -Messieurs, dit-il en se levant, on vient de nous raconter votre belle action. Nous nous en voudrions de retourner dans notre pays sans avoir serré la main à deux héros. Donnez-moi vos noms, que je les inscrive sur mes tablettes, et je vous engage ma parole qu’ils seront bientôt célèbres en Hollande... -As pas pur, mon bon!... répondit le Gascon debout, en frisant sa moustache, ils y sont déjà connus... Cocardasse junior et frère Amable Passepoil, maîtres ès armes, prévôts de Paris, champions de toute la terre et de plus loin sans plus! Enfin, ex-cavaliers à Royal-Lagardère!... Hé donc! À cette dernière qualité, les faux marchands d’Amsterdam plissèrent le front: elle leur rappelait de durs souvenirs! Les prévôts serrèrent les mains qui leur étaient tendues, ne se doutant guère que c’étaient celles de leurs plus mortels ennemis, et tout le monde se réunit à la même table. ** La Bague Noire. De coutume, les femmes n’allaient pas trop au café ou au cabaret, sauf les grandes dames accompagnées par quelques seigneurs, qui s’y rendaient par curiosité, et les courtisanes. Mais tant que durait la foire de Saint-Germain, on ne se faisait aucun scrupule de fréquenter ceux qui se trouvaient dans son enceinte ou aux environs. C’était même devenu, non seulement une question de mode, mais une sorte d’obligation. Il était de bon ton de s’y donner rendez-vous et la licence qui y régnait permettait toutes les entrevues entre amoureux de même classe ou de classes différentes. La plus authentique duchesse, qui ne se fût jamais commise ailleurs avec ses inférieures, ne trouvait point mauvais de s’asseoir auprès d’une lingère, voire de la prier très humblement de se déranger pour gagner sa place. La Révolution n’inventa rien en inscrivant au fronton de ses édifices, les trois mots sur lesquels tout devait se baser: Liberté, Égalité, Fraternité. Ils étaient déjà de règle à la Foire Saint-Germain et quelques-uns seulement y contrevenaient, comme on y contrevient d’ailleurs de nos jours. Cette fusion des classes autour des loges des marchands, et surtout dans les cafés et théâtres, ne laissait pas souvent que de donner lieu à d’amusantes surprises. Il arriva plusieurs fois qu’une marquise et une soubrette vinrent s’asseoir l’une auprès de l’autre, chacune attendant quelqu’un: la soubrette le marquis et la marquise le galant de la soubrette. On laisse à penser le désarroi quand les deux hommes arrivaient. Journellement, c’était un mari surpris par sa femme en conversation clandestine, ou la femme par son mari. Si l’un ou l’autre faisait du bruit, la chronique scandaleuse le répétait à tous les échos et le monde s’en égayait. Les moeurs de l’époque permettaient heureusement aux intéressés de fermer les yeux: en de telles occasions, n’est-ce pas souvent le plus sage! On ne s’étonnait donc pas de la qualité de ceux ou de celles qui venaient au café ni de ce qu’ils voulaient y faire. En général -et ceci concerne la noblesse -comme on se connaissait et se surveillait entre soi il s’y passait peut-être moins de choses répréhensibles qu’ailleurs où l’on prenait le soin de se cacher. Il en sera de tout temps ainsi: celles qui vont tous les soirs au bal et s’y montrent, au vu et su de tous, endiablées, infatigables, même passionnées, sont beaucoup moins coupables que celles qui, une fois seulement la semaine, se glissent pendant une heure dans quelque mystérieux entresol. La limpidité de l’eau courante sera toujours moins suspecte que celle de l’eau tranquille. La petite baronne de Longpré était une assidue de la foire. Quelquefois elle s’y faisait accompagner, en tout bien tout honneur, de quelque cavalier galant, mais peu dangereux: son parent, par exemple, le baron de la Hunaudaye. Le plus souvent, elle y venait seule. Son esprit curieux et indépendant lui faisait préférer à la société d’un phraseur accroché à ses jupes et l’assommant de ses madrigaux, la liberté d’aller où il lui plaisait, son petit nez rose au vent. Jeune fille, elle ne l’eût pas osé peut-être; mais sa situation particulière le lui permettait, elle en usait largement. Ce jour-là, n’étant pas allée à l’hôtel de Nevers, elle avait tout naturellement dirigé ses pas vers le célèbre champ de foire, autant pour y chercher quelques distractions, que pour tromper son besoin d’activité. En effet, depuis la résolution qu’elle avait prise de retrouver le prince auquel elle s’était passivement donnée, le soir de ses noces, Liane éprouvait l’impérieuse nécessité de dépenser ses forces, et se livrait à tous les exercices physiques permis aux femmes, pour donner au moins la lassitude en pâture à son agitation. Certes, ce n’était pas en ce lieu qu’elle espérait rencontrer Philippe de Mantoue, sachant bien qu’il était exilé et que c’eût été fou de sa part de se venir promener en plein Paris et dans l’endroit de Paris où mille personnes pour une eussent pu le reconnaître à première vue. Et cependant, à chacun de ses pas elle levait la tête, comme si parmi ces quantités de visages qui paraissaient et disparaissaient, à peine entrevus, allait surgir soudain celui qu’elle attendait. Bientôt, elle fut lasse; ses petits pieds mignons, qui eussent tenu dans la main d’un enfant, n’étaient pas accoutumés à cette fatigue du piétinement incessant. Elle avisa tout à coup le cabaret dont la porte était béante devant elle et, comme elle n’avait d’autre règle que sa volonté, rassemblant ses jupes, elle s’y engouffra. Tout d’abord Liane ne vit rien que l’ensemble des yeux qui la regardaient. Il lui sembla étrange de se trouver là, devant tous ces regards braqués sur elle. Mais n’avait-elle pas l’habitude d’être admirée?... Son minois futé, malin, son nez agaceur, ses petits yeux pétillants, jusqu’au bout de sa langue rose qu’elle passait à chaque instant sur ses lèvres fraîches, tout cela n’attirait-il pas l’attention sur elle partout où elle allait? Enfin, avisant une place libre, elle glissa à travers les rangs, comme dans une mesure de pavane, sautilla, voleta et se trouva assise... ouf!... Plus à son aise à son tour, elle regarda ceux qui l’entouraient: à droite, un procureur au Châtelet; à gauche, un singulier personnage, qui semblait en refléter un autre dont la mise était à peu près la même, à quelques détails de luxe près; plus loin, deux ou trois figures de soudards qu’il lui semblait avoir déjà vues ailleurs, et des femmes. Les rayons de ses yeux inspectèrent circulairement toute la salle et ne rencontrèrent pas un seul visage familier. Alors elle se rassura, tapota sa robe du bout de ses doigts pour en harmoniser les plis, regarda dans son minuscule miroir de poche si tout était bien en place: ses frisons, sa poudre et ses mouches. Ces préparatifs achevés, elle commanda un sorbet à la glace qu’elle commença à déguster en gourmande, avec un happement de la langue. À l’entrée de Mme de Longpré, Philippe de Mantoue avait tressailli. Quand elle vint s’asseoir auprès de lui, il eut une sorte de recul et se tourna de trois quarts, de façon à ne pas présenter son visage, juste assez pour ne pas être impoli. Le souci de déguiser sa voix vis-à-vis des prévôts l’empêchait d’être communicatif; aussi, la Nivelle essayait-elle vainement de le dérider. Elle avait imaginé de lui faire promettre qu’il viendrait le soir à l’Opéra, lui avait indiqué à quel moment elle danserait, quel rôle elle tiendrait; il la reconnaîtrait d’ailleurs au signe qu’elle lui ferait: trois fois les deux premiers doigts de sa main gauche réunis et appuyés sur ses lèvres. Mais il avait répondu qu’il n’était pas certain de pouvoir aller à l’Opéra le soir même, et paraissait moins préoccupé des avances de cette femme que des questions posées aux prévôts par Peyrolles dont l’audace nouvelle le surprenait. Celui-ci, en effet, sous couleur de les combler de louange pour toutes les actions d’éclat qu’ils avaient certainement accomplies, s’efforçait de les faire causer. Passepoil, se méfiant de la loquacité de son ami, lui écrasait le pied sous la table, l’empêchant à chaque instant de répondre, car la qualité d’étrangers de leurs interlocuteurs ne suffisait pas à endormir sa défiance. Trop de fois il avait eu à constater qu’il faut tenir sa langue, même devant les gens les moins suspects; aussi, prudent pour deux, se jugeant responsable des paroles malencontreuses qui échapperaient à Cocardasse, il entendait l’obliger au silence. Grâce au serment prêté solennellement sur la garde de Pétronille, il croyait posséder maintenant un moyen magique pour arrêter la langue du Gascon au moment où il le faudrait. En effet, il avait été entendu entre eux, que celui-ci se tairait chaque fois que Passepoil, par un signe convenu, lui montrerait la garde de sa propre épée. Mais lors de la conclusion de cette entente, frère Amable n’avait pas prévu qu’il rencontrerait Cidalise et que la grosse danseuse absorberait assez son attention pour lui faire oublier de surveiller son noble ami. Le terrible bavard n’avait cependant encore commis aucun impair. C’était loin de faire l’affaire de Peyrolles, si loin même que celui-ci résolut de presser ses questions davantage, dans l’espoir d’apprendre, par une simple indication, ce qu’était devenu le bossu. Profitant d’un moment où le Normand, très entrepris par sa compagne, semblait être incapable de l’entendre, il demanda d’un air indifférent, poursuivant la conversation commencée: -Qu’était-ce que ce régiment de Royal-Lagardère?... Et qui le commandait?... -Té!... le comte Henri de Lagardère, parbleu!... Le reste se composait de quatre hommes, dont le petit et moi... Cela passait partout, bagasse, dans l’eau, le feu, le fer... même dans l’air... -Pourquoi l’avez-vous quitté?... le comte aurait-il été tué quelque part? -Troun de l’air! on ne le tue pas, celui-là! -Alors qu’est-il devenu? Le Gascon ne répondit pas sans avoir regardé la rapière de Passepoil et ce fut celui-ci qui prit la parole. -Il court le monde... où... Nous serions bien aises de le savoir. L’intendant, comprenant qu’il n’y avait pas grand-chose à tirer des prévôts, de quelque façon qu’on pût s’y prendre, se demanda s’il fallait poursuivre son interrogatoire, jusqu’à devenir indiscret, ou bien y renoncer complètement. Son hésitation fut comme le signal d’une petite scène bien étrangère à ses soucis: scène après laquelle il ne devait plus lui être possible de reprendre ses questions. En entendant prononcer le nom de Lagardère, plus apte que tout autre à frapper ses oreilles, la baronne de Longpré s’était vivement penchée pour voir de quelles lèvres il était sorti, et ça avait été pour elle un trait de lumière; elle s’était soudain souvenue avoir vu quelques-uns de ces hommes à l’hôtel de Nevers. De son côté, Cocardasse, l’ayant aperçue, avait jugé à propos de lui faire un profond salut, auquel elle s’était abstenue de répondre. Jusque-là rien que de très naturel et les choses n’eussent pas été plus loin si Jean-Marie Berrichon, qui, se rappelant sans doute avoir eu le monopole des indiscrétions et des gaffes, languissait de ne pas en avoir commises depuis longtemps, n’avait dit assez haut en poussant le coude d’Amable: -Je suis bien certain pourtant que c’est bien là l’amie de Mlle Aurore. Ces quelques mots passèrent inaperçus de la plupart des auditeurs, et pourtant ils étaient gros de conséquences. Philippe de Mantoue, lui, ne les avait pas laissés tomber, en saisissant toute la valeur, bien qu’ils n’eussent aucune portée pour Peyrolles; aussi, cette fois se tourna-t-il franchement du côté de la baronne, sachant bien être assez maquillé et grimé pour ne pouvoir être reconnu d’elle. Il eût voulu maintenant voir tous les autres s’en aller, car il lui semblait bien qu’il avait quelque chose à dire à l’amie de Mlle de Nevers. L’attention qu’il se prit à marquer à la nouvelle venue provoqua aussitôt la jalousie de la Nivelle, et redoubla son désir de l’accaparer pour elle seule. -Vous avez là, monsieur, lui dit-elle en minaudant, une fort jolie bague. Soyez donc assez aimable pour me la montrer de plus près. Tout en parlant, la danseuse s’était emparée de la main du prince et considérait avec attention le bijou. C’était une pierre noire peu volumineuse, sertie jadis à Venise dans un anneau qui contenait un secret. Philippe de Mantoue ne se souvenait pas l’avoir jamais révélé à personne. -Elle est plus étrange que belle, répondit-il, dans le but de modérer l’admiration exagérée de sa voisine. Elle n’a d’ailleurs de valeur que celle que certains peuvent y attacher. -Dans ce cas offrez-la-moi, soupira la Nivelle, de cette façon basse dont quémandent les courtisanes. Le prince fronça les sourcils: -Je regrette vivement de ne pouvoir vous être agréable, dit-il, mais cette bague a une destinée, laquelle ne peut s’accomplir que par moi. -Je l’aurais gardée jusqu’à la fin de mes jours, murmura la belle, convaincue de l’inanité de toute nouvelle insistance; puisqu’il en est ainsi, je ne saurais vous en priver. En dépouillant sa fortune, Gonzague n’en avait pas perdu pour cela ses allures de grand seigneur et c’était inutile de gratter le marchand pour retrouver le prince. Il tira de son doigt une autre bague charmante qu’il tendit à la cupide hétaïre en lui disant: -Prenez plutôt celle-ci: elle vaut mieux pour vous et moins pour moi. Le visage de la Nivelle rayonna. Tous les autres eurent un regard d’envie et se levèrent, car il leur fallait regagner l’Opéra pour la représentation du soir. Les prévôts avaient imité ce mouvement. Alors jetant une poignée d’or sur la table, Gonzague dit d’un ton bref pour arrêter toute protestation: -Pas un mot!... je n’ai jamais laissé payer ni des femmes ni des soldats. Adieu, mesdames, et vous, messieurs, grand merci de votre conversation; il est fort probable que nous nous en souviendrons longtemps. -Nous demeurons ici? demanda l’intendant, dont le plan était de suivre les prévôts. -Reste, lui répondit son maître. La Dorbigny n’avait rien demandé à Peyrolles, ni rien obtenu de lui, pas même une promesse. La Nivelle n’était pas plus avancée et s’en allait à regret. La bande se dispersa, les prévôts d’un côté, de l’autre ces demoiselles de l’Opéra, telle une volée de moineaux. Dès que tout le monde fut dehors, Gonzague se retourna vers Liane de Longpré et fut tout surpris de la voir très pâle. Leurs yeux se croisèrent et il en jaillit un éclair; il y avait de la défiance du côté du prince, une interrogation anxieuse de la part de la baronne. Peyrolles les regardait tous deux et n’y comprenait rien. Ils se rapprochèrent l’un de l’autre et Mme de Longpré se pencha pour murmurer: -J’ai à vous parler, seul. Gonzague feignit de l’étonnement et répondit tout bas: -N’y aurait-il pas confusion de votre part, madame? votre visage m’est inconnu? Il voyait bien que son masque ne lui servait plus à rien, mais il voulait que la baronne le lui dît. Elle se pencha plus près encore et reprit: -Philippe de Mantoue, je veux te voir en tête à tête. -Encore une fois, madame, vous vous trompez; qui vous prouve que je sois celui que vous croyez reconnaître en moi! -Ceci, répondit-elle en montrant la bague noire au doigt de Gonzague. Il n’y en a pas deux semblables et celle-ci contient un secret. -Elle a été faite pour moi et je n’ai jamais confié de secret à personne. -Erreur, Philippe!... Il est des heures de passion où l’on parle malgré soi: d’aucuns les oublient, les autres se souviennent!... Ceci prouve que tu ne m’as jamais aimée et que je t’aime encore!... Le prince tressaillit. Quelques instants auparavant, il avait songé à acheter cette femme qui avait été sa maîtresse. Il avait espéré même pouvoir le faire en restant dans la coulisse, sans remuer de cendres, et par l’intermédiaire de Peyrolles. Il avait cru que cette petite âme légère, cette tête qu’il supposait vide, pouvait être façonnée pour la trahison sans qu’elle fît un retour sur le passé, sans même qu’elle voulût le revoir lui-même. La première fois qu’il avait acheté son corps, elle avait accepté sans rien voir, sans rien discuter... Serait-ce donc autre chose, maintenant qu’il s’agissait seulement de sa conscience? Devant son impassibilité elle reprit très bas, mais d’une voix sourde et énergique: -Dans le chaton de cette bague, il y a une goutte de poison et ce poison posé sur les lèvres d’une femme suffirait à la tuer... Est- ce vrai? Gonzague se souvint enfin que Liane était le seul être humain auquel il eût révélé ce secret, et il répondit lentement: -C’est vrai! La petite baronne l’enveloppa d’un regard passionné en murmurant: -Je suis à toi! je n’ai jamais été qu’à toi! et si tu me destinais ce poison, Philippe, je te dirais quand même: Je t’aime! Le prince s’inclina, jugeant que l’épreuve avait assez duré. Il avait besoin de cette femme, elle se livrait pieds et poings liés, et le coeur avec. De celui-ci il se souciait peu; il ne lui fallait qu’un instrument pour sa vengeance; il le possédait, quitte à le briser plus tard. La petite baronne avait peut-être vu l’avenir, songeant que le poison serait pour elle! Il demanda très grave: -Es-tu prête à m’obéir? -Jusqu’à la mort! -Alors, viens! dit-il en se levant. Ils quittèrent le cabaret, Peyrolles les suivant; mais en route Gonzague, faisant glisser ses bagues au fond d’une de ses poches, se jura de n’en plus porter, puisqu’une seule avait suffi à le faire reconnaître. ** Dernier Défi. Un mois s’est écoulé depuis la rencontre de Mme de Longpré et de Gonzague, et si ce dernier a commencé la bataille en faisant mettre le feu à la foire Saint-Germain à l’heure où il savait Lagardère et Aurore dans son enceinte, la catastrophe n’a pas tourné à son profit. En effet, c’est sous les décombres de la foire incendiée, au milieu des cadavres sans nombre qui servaient de muets témoins à cet épouvantable sinistre que, dans la cave voûtée de la loge attribuée aux arquebusiers, avaient été retrouvés réunis et tous sains et saufs Lagardère, ses prévôts et les deux femmes pour lesquelles il travaillait depuis si longtemps. À l’aurore de la royauté de Louis XV, Philippe d’Orléans, se rendant au petit lever de l’enfant devenu son maître par suite de sa majorité, avait émerveillé le jeune souverain en lui contant la fabuleuse odyssée du comte de Lagardère. Il lui avait demandé la permission de laisser la justice du comte s’exercer contre le misérable dont l’audacieuse vengeance avait porté le deuil dans toute la France. Mme de Longpré avait été retrouvée parmi les morts. Un poignard lui traversait le coeur: ce devait être celui de son infernal amant. Mais le prince italien vivait, lui, il n’avait pu quitter Paris et s’était réfugié rue Montmartre, à l’Hôtel de Mantoue, chez le sieur de Lamotte. Flor l’avait appris de Mme Mélanie Liébault, femme du prévôt de Chartres, qu’un hasard providentiel avait fait descendre à cet hôtel. Avec l’assentiment du roi, Henri de Lagardère, ses prévôts et quelques archers vinrent cerner la maison occupée par ceux qui étaient désormais des criminels de droit commun. Mais quand, après plusieurs sommations, les portes furent ouvertes, ce fut en vain que l’hôtel fut fouillé de la cave aux combles. Il ne restait plus trace ni de Gonzague, ni des siens. Les roués, le factotum et leur maître s’étaient retirés en passant par une ouverture secrète qui donnait sur la ruelle des Mutins. Le lendemain, dès l’aube, l’animation la plus vive régnait dans toute la partie de la rue Montmartre avoisinant l’Hôtel de Mantoue. Commères et boutiquiers s’interrogeaient de porte à porte, se chuchotaient les événements de la nuit et commentaient les faits de mille façons. Le centre de cette agitation était la façade même de l’hôtel où les curieux se pressaient en rangs serrés au point d’obstruer la chaussée et d’interdire toute circulation. S’arrachant les rares mèches de cheveux dont il était encore possesseur et geignant sur son infortune, le sieur de Lamotte se faufilait parmi les groupes harcelé de questions auxquelles il ne suffisait pas à répondre. Soudain il cessa ses lamentations et demeura bouche bée, les yeux écarquillés, il venait de reconnaître Berrichon, envoyé aux informations par maître Cocardasse, son chef de file. -Quoi?... vous ici?... s’écria-t-il. -Paix!... lui glissa rapidement Jean-Marie en l’entraînant de force vers l’hôtel et refermant derrière eux la porte pour se mettre à l’abri de la curiosité populaire. «Vous venez de l’échapper belle, bonhomme, reprit-il d’un ton sévère, votre inconscient bavardage pouvait pour le moins vous mener tout droit au Châtelet. -Vous en parlez à votre aise, exclama l’hôte, mais voilà ma maison déconsidérée, perdue pour longtemps. Personne ne voudra venir loger dans un coupe-gorge. -Vous serez dédommagé, l’ami, affirma son interlocuteur en frappant sur son gousset dont sortit un son métallique. Parlons un peu raison, s’il vous plaît. -Que désire savoir Votre Seigneurie? interrogea l’hôtelier soudain radouci. -Peu de chose... Tout d’abord, je ne suis pas seigneur et me nomme Berrichon tout court: cela suffit... Voyons le reste: les gredins logés chez vous hier soir y sont-ils revenus cette nuit? -Non, et j’ai grand’peur de ne jamais les voir revenir solder leur note... Le commerce va si mal, pourtant, monsieur, et ce n’est pas des aventures comme celle d’hier au soir... -Trêve de jérémiades, s’il se peut, interrompit Jean-Marie en lui glissant dans la main quelques pièces d’or dont le contact eut pour effet soudain de changer en protestations de dévouement la mauvaise humeur du bonhomme. Puis il ajouta: -Je ne suis pas venu pour cela seulement... Vous allez me promettre de me faire prévenir immédiatement à l’hôtel de Nevers au cas où ces gens reparaîtraient ici... S’il vous arrivait de ne pas tenir compte de cette prière, il vous en cuirait à coup sûr, monsieur de Lamotte. -Je le ferai, monsieur Berrichon, je le ferai, je suis tout entier à vos ordres. -Il suffit... Ne l’oubliez pas et au revoir. Dès la porte fermée, les badauds s’étaient dispersés ou avaient été bavarder un peu plus loin. Jean-Marie put sortir de l’hôtel sans encombre et rejoindre les deux maîtres d’armes qui l’attendaient sur la place des Victoires. -Les coquins ont déguerpi pour ne pas revenir, leur dit-il, il va falloir encore les chercher ailleurs. Lagardère, auquel on rapporta cette nouvelle, n’en fut pas surpris. La démarche de Berrichon rue Montmartre, d’ailleurs, n’avait d’autre but que de dédommager l’hôtelier des pertes subies au cours du siège de la précédente nuit. Il n’en fallait pas moins reprendre de nouvelles recherches durant lesquelles le temps passerait, les jours s’ajouteraient aux jours, laissant subsister cette énervante situation. Toute sa vaillance s’émoussant dans les escarmouches, Henri était près de perdre courage. Après de si nombreuses tentatives où il avait joué sa vie, la question n’était pas résolue, ne le serait pas tant que la cause même du mal n’aurait pas disparu. Ce matin-là, il était profondément triste. En le voyant passer ainsi, le front penché, Aurore se souvint des jours lugubres d’Espagne où il était prêt à mourir; où, devant le prêtre, il parlait de l’emmener avec lui dans l’autre monde, tandis qu’elle lui répondait: «Ami Henri, je n’ai pas peur de mourir et je veux bien aller avec toi.» Des années avaient passé depuis lors; elle avait grandi, aimé, l’autel les attendait tous deux, et la même barrière, c’est-à-dire le même homme, se dressait toujours devant eux, sans qu’il fût possible de l’anéantir. Aurore, se lamentant de voir souffrir son fiancé, était prête à lui dire comme jadis: -Ami Henri, je n’ai pas peur de mourir. Si nous ne pouvons être unis l’un à l’autre, le bonheur semblant ne pas vouloir de nous, allons-nous-en de ce monde, la main dans la main. Flor, toujours aux aguets, s’aperçut dans quel abîme de tristesse allait sombrer leur coeur. C’était à elle, la vaillante, dont l’amour s’attisait encore de la longue attente, c’était à elle à ranimer le flambeau, à stimuler les courages. Pour atteindre ce but, rien ne valait, à son avis, un pieux pèlerinage à la chapelle funéraire de Philippe de Lorraine. Lagardère y puiserait de nouvelles forces pour l’exécution de son serment; Aurore y sentirait se raffermir sa volonté et Mme de Nevers y trouverait la patience nécessaire pour attendre l’échéance. Tous s’en reviendraient l’âme plus haute et plus fière, espéreraient davantage en la justice de Dieu. -Les morts parlent quand ils le veulent, leur dit l’ancienne gitana. Le duc Philippe a parlé naguère pour confondre Gonzague... Je vous réponds qu’aujourd’hui vous entendrez sa voix, vous disant de reprendre courage. -Vous avez raison, mon enfant, lui répondit Mme de Nevers, en la pressant contre sa poitrine. Écouter ceux qui ne sont plus est fortifiant à l’âme; leur obéir, c’est s’assurer la victoire... Mes enfants, allons prier au tombeau du duc Philippe de Nevers! Une heure après, un carrosse s’arrêtait auprès de l’église Saint- Magloire et quatre femmes en descendirent. Mme de Nevers et sa fille, doña Cruz et Mme Liébault. Lagardère, Chaverny et leurs compagnons habituels avaient marché aux portières, encadrant la voiture. Aurore pâlit en revoyant le lieu où elle était venue en robe de mariée, attendre son fiancé, marchant au supplice. En une seconde, mille souvenirs doux et terribles vinrent assaillir son esprit; elle se demanda si tout ce qui s’était passé depuis n’était pas un cauchemar; si comme jadis, elle n’allait pas, prosternée au pied de cet autel, entendre les murmures lointains de la foule accompagnant le condamné à mort. Elle ne se souvint plus de ce qui avait eu lieu, de son enlèvement par Gonzague, des tortures physiques et morales supportées en Espagne, et plus tard, à Paris, depuis son retour; elle oublia sa joie d’avoir été sauvée, reconquise, d’avoir retrouvé Henri et sa mère et, dans une minute atroce, elle revécut l’heure douloureuse qui s’était écoulée pour elle dans cette même église Saint-Magloire, où elle n’était pas revenue depuis lors et dont elle allait à nouveau fouler les dalles. Henri la vit chanceler, prête à s’abattre sur les marches et il étendit son bras pour la soutenir. Alors seulement à ce contact, sentant le visage du bien-aimé tout près du sien, elle put lire dans ses yeux et jusqu’au fond de son coeur; elle se ressaisit, regarda la croix de pierre sculptée au portail, le Christ qui avait souffert encore plus qu’elle. Alors lentement, au bras du comte, elle monta les degrés, le front auréolé maintenant d’un rayon d’espérance. Elle marcha droit jusqu’au pied de l’autel, là où elle s’était agenouillée jadis, où les larmes qui avaient coulé de ses yeux étaient faites du plus pur sang de son coeur. À côté d’elle, sur le pavé nu, la veuve de Nevers meurtrissait ses genoux et offrait sa douleur en holocauste pour que son mari fût vengé et sa fille heureuse. Flor priait pour tous et pour elle- même, et Mme Liébault implorait le ciel, confiait à Dieu seul le secret de son coeur. Derrière les autres femmes, un genou à terre et le front courbé, s’inclinaient ceux qui avaient mission de les défendre. Si Cocardasse et Passepoil avaient depuis longtemps oublié toute prière, ils n’en avaient pas moins conscience, en voyant Lagardère se prosterner devant Dieu, de l’existence même de ce Dieu. Et dans leur âme simple, ils lui demandaient à leur façon le bonheur de ceux à qui ils s’étaient donnés corps et âme. Mais si Dieu avait sa part, le diable avait aussi la sienne. Un cul-de-sac sans nom, sur lequel donnait l’ancienne Folie-Gonzague, -au temps où Gonzague avait le droit d’en avoir une, -reliait l’une des entrées latérales de l’église avec la rue Saint- Magloire. On passait rarement dans ce lieu, même de jour, et il était facile de s’y embusquer, à l’abri du mur du cimetière, sans grand risque d’être vu. Or, au moment même où Mme de Nevers, sa fille et ses amis franchissaient le portail de l’église, la petite porte qui donnait accès dans le jardin de la Folie-Gonzague tourna doucement sur ses gonds. Philippe de Mantoue, et son factotum, se glissant avec précaution, franchirent l’étroit espace qui les séparait du mur et le longèrent tout au long, jusqu’à la brèche pratiquée plus loin pour laisser passer la procession des reliques de Saint-Gervais. En cet instant, si l’on eut pu fouiller des yeux à travers le feuillage et par-dessus le mur de la Folie, on eût vu cinq hommes, l’épée nue à la main, prêts à porter secours à leur maître s’il en était besoin. Car Gonzague se montrait à présent de la dernière audace; l’approche d’un dénouement devenu imminent l’incitait à tout oser et à braver le danger. Délogé de l’Hôtel de Mantoue, se sentant à la fois traqué par Lagardère et par la police de M. de Machault, qui elle aussi lui avait tendu des embûches évitées avec peine, il était semblable à l’animal aux abois dont la dernière ressource est de mourir sans se défendre, ou de lutter désespérément jusqu’à l’agonie. Aussi, agissant maintenant avec une sorte de dédain des plus élémentaires précautions, -mais en réalité avec une habileté très grande, -avait-il réintégré cette maison qui était sienne, bien persuadé qu’on le chercherait partout ailleurs avant de le supposer là. De sa Folie, il avait entendu venir le carrosse; il avait vu ses adversaires rentrer dans l’église, et songé que c’était peut-être le diable qui lui envoyait ainsi Lagardère et Aurore pour les tuer au pied de l’autel. Pouvait-il être retenu par la sainteté du lieu? Certes non! il n’en était plus à s’arrêter à un sacrilège. Cependant, il n’osa pas attaquer de face ses ennemis, les jugeant trop nombreux et trop braves; sa tactique était de frapper lâchement par-derrière, d’assassiner et non de se battre. Cela lui permit toutefois de se féliciter de son choix et d’étudier les mesures à prendre à l’avenir pour la tentative suprême. -Je ne serais pas étonné, dit-il en ricanant à ses roués, que le mariage ait lieu dans quelques jours et que ce soit là une sorte de répétition de la cérémonie prochaine... Palsambleu!... il y aura au mariage de Lagardère des témoins qu’il n’aura pas choisis! Cette pensée d’un guet-apens décisif à organiser pour un jour prochain l’incita donc à ne rien tenter à l’heure présente. Cependant, sa témérité avait tellement besoin de se manifester par un acte quelconque qui servirait de dérivatif à son état nerveux, qu’il ne résista pas au désir de signaler au moins sa présence par une menace. Il prit du papier, griffonna quelques mots à la hâte et sans calculer le danger, il se glissa, ainsi que nous l’avons vu, dans l’étroit passage conduisant à l’église. Il ne voulut pas se demander combien de temps il lui faudrait pour accomplir son projet, et la pensée ne lui vint pas que Lagardère pourrait surgir tout à coup et le surprendre. Bien à contrecoeur, Peyrolles le suivait. Il était livide et n’eût pas plus tremblé s’il eut vu devant lui se dresser l’échafaud et la hache levée attendant pour retomber qu’il eût mis lui-même sa tête sur le billot. Il s’arrêtait à chaque pas pour prêter l’oreille, le moindre bruit venant du côté de l’église faisant passer un frisson dans ses moelles. Gonzague, au contraire, allait si vite qu’il avait peine à le suivre; un instant il songea à le laisser s’avancer seul. Or ce lâche entre tous les lâches avait une sorte de point d’honneur: il ne voulait pas quitter son maître. Par exemple, le motif de cet attachement eût pu paraître singulier à beaucoup et Gonzague lui-même ne se fût jamais douté que si son fidèle factotum s’attachait toujours avec tant d’énergie à ses pas, c’est qu’il comptait bien profiter de sa mort et piller pour son compte l’hôtel de Gonzague, lorsque l’épée de Lagardère aurait fait justice. Car il faut bien le dire, l’intendant ne doutait pas de la victoire finale du comte, mais, le moment venu, il espérait bien lui-même faire faux bond. Philippe de Mantoue escalada le mur du cimetière, se glissa le long des fourrés, franchit avec une telle agilité les endroits découverts que cette fois pourtant Peyrolles n’osa plus le suivre et se blottit entre le mur et un buisson d’arbustes. Les roués, de leur observatoire, suivaient anxieusement les mouvements du prince, prêts à tout, car cette folle entreprise allait à coup sûr provoquer une tragédie sanglante. Ils frissonnèrent quand Gonzague contourna l’église et qu’ils ne le virent plus. Les minutes pendant lesquelles il disparut à leurs yeux leur parurent longues comme des siècles; elles furent plus longues encore pour l’intendant dont les dents claquaient. Philippe de Mantoue repassa auprès de lui sans le voir, tant il s’était fait petit pour se cacher; son maître d’ailleurs ne songeait plus à lui et quand il eut regagné la porte de sa maison, il faillit la lui fermer au nez. Peyrolles réussit à se glisser, eut encore la force de pousser le verrou derrière lui et s’assit sur le sol, pâle comme un cadavre. Gonzague alors se dissimula derrière les branches, remit son épée au fourreau et attendit. Il ne tremblait pas, lui, ses lèvres étaient plissées par l’ironie, non par la peur. Aurore reparut sur le seuil aux côtés de sa mère. Toutes deux semblaient réconfortées par la prière. Elles descendirent lentement les degrés, suivies de tous les leurs. Philippe de Mantoue les vit défiler devant lui, muets et recueillis, pour se diriger à petits pas vers le tombeau de Philippe de Nevers, sa victime à lui. Peu s’en fallut qu’un ricanement ne s’échappât de ses lèvres, mais il se contint et, par un mouvement involontaire, il porta la main à la garde de son épée. D’instinct, quand il apercevait son adversaire, il pensait à se défendre. Encore une fois, il n’osa pas, ou ne voulut pas; sa main retomba au long de son corps. Son visage même redevint impassible dès que le dernier de ses adversaires eut disparu derrière l’église, comme lui-même l’avait fait tout à l’heure; mais pour quelqu’un qui savait lire sur ses traits, il était visible qu’au-dedans de lui- même il savourait une joie féroce. Lagardère avait offert son bras à la mère d’Aurore, prévoyant le choc qu’elle allait ressentir au coeur devant le tombeau de son mari. L’image de Philippe de Lorraine-Elbeuf, duc de Nevers, cuirassé et les mains jointes, un lion couché aux pieds, dormait de son éternel sommeil de pierre, attendant qu’on vînt lui dire: «Ta mort est vengée!...» Ceux qui l’avaient connu vivant s’inclinèrent en l’apercevant. Sa veuve s’agenouilla sur le sol, baisa les degrés de marbre et Aurore se prosterna auprès d’elle. Lagardère chercha des yeux le visage de la statue pour y retrouver les traits de son ami. Soudain sa main se crispa sur le bras de Chaverny. -Qu’est-ce que cela?... dit-il d’une voix sourde. Le marquis leva les yeux et pâlit. Navailles et tous les autres suivirent leurs regards. La colère empourpra leurs visages. Dans les interstices, ménagés à la visière du casque, un poignard était fiché et la lame traversait un fragment de papier sur lequel une main infâme avait tracé des mots!... Insultes au mort, sans doute!... Insultes à la veuve, à la fille, à tous ceux à qui était chère la mémoire de Philippe de Nevers!... Et le ciel n’avait pas croulé. Dieu n’avait pas foudroyé sur place le misérable dont la main scélérate était venue là planter ce poignard et violer la sainteté des tombes. Un cri de rage allait s’échapper des lèvres de tous ceux qui avaient vu. Henri, d’un geste, leur ordonna de se taire. Il ne voulait pas que l’épouse abîmée dans sa douleur, que la fille pieuse, connussent la profanation dont leur coeur saignerait et, d’un mouvement rapide, par-dessus leurs têtes, il enleva en même temps l’arme et le papier. C’était une sorte de défi. Las de la longueur de la lutte, et voulant en finir, Gonzague lui donnait rendez-vous pour le lendemain même au cimetière Saint- Magloire. Le comte allait froisser et lacérer ce papier quand, tout à coup, il releva fièrement le front et sembla prendre le ciel à témoin qu’il acceptait le défi. Chaverny le vit se faire une incision au bras, avec la lame du poignard de Gonzague, et écrire, au-dessous des menaces de celui- ci, deux mots avec son sang: «J’y serai!» Puis il planta le tout dans le tronc d’un arbre voisin. ** Veillées D’Armes Et Matin De Fête. Ce jour-là même, et suivant la liste qui lui avait été remise par le duc d’Orléans, Louis XV avait envoyé, au gouverneur de la Bastille, l’ordre d’élargir un certain nombre de prisonniers dont les fautes étaient légères. Soit par distraction du prince, soit égard au peu de valeur et à la nullité d’Oriol, celui-ci avait été compris au nombre des libérés. Quand il fut hors de la redoutable forteresse, où il avait pensé devoir terminer ses jours, l’ex-traitant céda à un mouvement de joie délirante. Après les ténèbres de son cachot, il était heureux de revoir le soleil, les bourgeois paisibles vaquant à leurs occupations et tout le brouhaha de la grande ville. Puis, ce sentiment fit place à un autre, tout voisin de l’orgueil. Depuis que le duc de Richelieu avait été enfermé à la Bastille, il était presque de bon ton, pour la jeune noblesse tapageuse, d’y aller passer quelques semaines et, en bon gentilhomme qu’il se croyait, Oriol se faisait une gloire de son internement, dans ce château où, cependant, il avait maudit de tout son coeur le Régent, Gonzague, Peyrolles, Lagardère et un peu tout le monde. Nivelle, seule, avait trouvé grâce devant lui et, se retrouvant libre, ce fut à elle qu’il pensa tout d’abord. Il se souciait fort peu de savoir ce qu’était devenu son ancien protecteur, n’ayant pas la moindre envie de l’aller retrouver pour retomber sous sa despotique domination. En effet, la grâce dont il bénéficiait entraînait avec elle la cessation de son exil et il était bien trop heureux d’être délivré de toutes chaînes, pour en river désormais de nouvelles à ses poignets, celle de l’amour mises à part. Tout eût donc marché pour lui à souhait si, en se rendant dès le soir même à l’Opéra, afin d’y revoir l’objet de son culte, il ne s’était précisément heurté en route à M. de Peyrolles lui-même. Ce fut une rencontre fort désagréable. Oriol essaya bien de l’éviter et peut-être y eût-il réussi, même malgré son peu de souplesse, si l’intendant n’eut été accompagné du baron de Batz, qui, reconnaissant aussitôt son ex-compagnon de pèlerinage, vint lui abattre ses deux larges mains sur les épaules en criant: -Gorpleu!... le caillard il n’a pas maicri, à la Pasdille... Tu tois afoir le pras rebosé, mon cros, et la pesogne ne manque pas te nodre gôté... Allons, fiens... -Une lame de plus n’est pas à dédaigner, ajouta Peyrolles dont le visage d’oiseau essaya de sourire. Soyez le bienvenu, cher Oriol, le prince sera content de vous revoir... tout comme moi, d’ailleurs... Ce sentiment n’était pas réciproque. Oriol, s’armant de tout son courage, s’empressa de protester, invoquant mille excuses aussi saugrenues les unes que les autres pour se tirer de ce mauvais pas. -Enfin, conclut-il, vous me laisserez bien la faculté de jouir quarante-huit heures au moins de ma liberté complète, et, quand le diable s’en mêlerait, il en sera ainsi. Jamais encore, en toute sa vie, le petit homme n’avait montré pareille volonté de s’affranchir. Hélas! sa couardise trop connue allait bientôt servir à faire rentrer cette belle fringale de fierté. -Dans quarante-huit heures, fit M. de Peyrolles, nous n’aurons plus besoin de vous... Vous voulez jouir de votre liberté, dites- vous?... Soit, mais souffrez que je vous répète les paroles textuelles de M. le prince: Qui n’est pas avec moi est contre moi! Ces paroles furent prononcées sur un ton de menace dont le seul but était d’effrayer Oriol. L’intendant, au fond, se souciait assez peu de lui, mais il ne voulait pas le voir passer dans le camp opposé. Le baron de Batz s’impatientait, ne comprenant rien à ces subtilités. Si, pour le bien de l’association, Oriol devait revenir avec ses compagnons, pourquoi se perdre en discours? Il avait une façon brutale de trancher les difficultés, lui; aussi, la discussion durant trop, à son gré, ne manqua-t-il pas d’user de ce principe. Prenant le gros traitant par le bras, il l’entraîna tout uniment à sa remorque, en commandant: -Bas dant te tisgours, et marche troid... Le gros Oriol suivit, non sans faire d’amères réflexions: ce n’était vraiment pas la peine d’être sorti le matin de la Bastille, où l’on n’avait tout au moins pas de coups d’épée à craindre, pour redevenir le prisonnier de Gonzague. Ceci se passait deux heures après l’incident qui avait eu lieu au cimetière Saint-Magloire: on voit que Peyrolles, aussitôt le danger passé, avait vite fait de reprendre ses esprits et de redevenir lui-même, c’est-à-dire fourbe et méchant. Peut-être apprendra-t-on avec intérêt d’où il venait à cette heure en compagnie de l’Allemand, dont il n’avait jamais fait son favori et qu’il avait choisi sans doute en raison de sa force, peut-être aussi à cause de la lourdeur de son esprit. Le factotum ne livrait rien au hasard et s’était très certainement adjoint le Teuton comme on prend une bête de somme pour un gros travail. Lorsqu’il avait dû fuir en Espagne, après les révélations faites par Lagardère en plein tribunal de famille et après le double rapt opéré au cimetière Saint-Magloire, Gonzague avait emporté sur lui une somme considérable; mais tout a une fin, l’or avait fondu à alimenter les roués et à soudoyer les bandits. Maintenant, il était à court et si, comme il l’espérait bien, il n’était pas tué le lendemain dans le dernier duel qu’il devait avoir avec Lagardère, il lui faudrait gagner en toute hâte la frontière et quitter la France pour toujours. Or, il entendait bien ne pas s’en aller les mains vides et risquer, par défaut d’argent, de compromettre sa fuite. Pour avoir de nouvelles ressources, il ne s’agissait pas pour lui d’emprunter. Il savait où trouver des richesses qui lui avaient appartenu, qui, à son estime, lui appartenaient encore; mais la difficulté était de les aller chercher. En effet dès le soir même où il était parti, emmenant Aurore, la princesse s’était retirée à l’hôtel de Nevers et, par ordre du Régent, la Maison d’Or de la rue Quincampoix avait été mise sous séquestre. Depuis lors elle était constamment gardée par des sentinelles dont la mission était d’empêcher tout le monde d’en approcher. Tous ceux qui s’y étaient ruinés lui montraient le poing en passant. Gonzague, moins que tout autre, avait chance de pouvoir y pénétrer, d’en enlever ce dont il avait besoin. Il en sentait pourtant la nécessité si impérieuse que, le matin même, il avait élaboré avec Peyrolles le plan audacieux de déjouer la surveillance des gardes et d’aller se ravitailler dans son propre hôtel. Car, si jadis il distribuait à ses roués des actions peu coûteuses, il avait su tenir pour lui-même de l’or en réserve dans ses coffres. Il pensait être seul à avoir le secret de cette réserve, mais Peyrolles le savait aussi, et il eût été moins difficile de passer sur le ventre des gardes que d’enlever une double couronne sans que Peyrolles en fût instruit. Car, si l’intendant de Gonzague reconnaissait en celui-ci un maître incontesté sous la volonté duquel il pliait sans jamais se plaindre, il avait un autre maître plus puissant, plus exigeant, plus tyrannique, devant lequel il se courbait tout bas: c’était l’or! Certes, Philippe de Mantoue pouvait être victorieux et tuer Lagardère; il avait raison de vouloir emporter avec lui, en pays étranger, le plus possible des richesses amassées. Par contre aussi, il pouvait être vaincu, et avec un tel adversaire, c’était plutôt à craindre. À craindre, non... car Gonzague mort, lui, Peyrolles, saurait bien s’emparer de ces trésors qu’on ne songerait pas tout de suite à mettre en sûreté, et s’enfuir au loin pour en jouir. Dans la conversation qu’ils avaient eue ensemble à ce sujet, il avait laissé parler son maître, notant seulement dans sa cervelle toutes les indiscrétions utiles à son propre plan. Et quand celui- ci lui avait demandé son avis sur cette tentative, il s’était empressé de l’approuver, en se promettant bien de l’empêcher d’aboutir. L’heure avait été choisie: le soir même, un peu après minuit; et quand Philippe de Mantoue, sûr des dispositions prises, se félicitait déjà d’un succès incontestable, son âme damnée se mettait en travers et comptait pour lui l’or à venir. Il lui suffit d’écrire une lettre destinée à l’officier chargé de la surveillance de l’hôtel de Gonzague, et, sous un prétexte facile à trouver, il sortit avec de Batz et se dirigea vers la rue Quincampoix. À vingt pas de la sentinelle, il fit embusquer le baron au coin d’une rue et continua de s’avancer seul. Puis arrivé à hauteur du soldat, il laissa tomber la lettre de sa poche comme par mégarde et continua sa route pour venir, par un détour, rejoindre de Batz. Il avait eu cependant le temps de constater que le factionnaire, après s’être baissé pour ramasser le papier, le tournait dans tous les sens et le portait enfin à son chef. Le tour était joué. Or, la lettre portait qu’à minuit, un groupe d’hommes devait tenter de pénétrer dans l’hôtel pour enlever les choses précieuses et vider l’argent des coffres. Aussi, moins d’une heure après, la garde était-elle doublée, et des soldats étaient-ils campés dans les cours et jusque dans les appartements. Selon le programme adopté, à la faveur de la nuit, Philippe de Mantoue se glissa, suivi de ses roués, aux abords de la somptueuse demeure où jadis il régnait en maître et qui lui était maintenant fermée, sans doute pour toujours. Quand il vit ce déploiement de forces lui barrant le passage et rendant toute tentative inutile et dangereuse, il étouffa avec peine une exclamation de rage et se mordit les lèvres jusqu’au sang. Peyrolles sembla être plus surpris et plus peiné que son maître de ce contretemps fâcheux, ceci à la surface, car en son for intérieur, il éprouvait une jouissance diabolique d’avoir su protéger contre toute mainmise ces richesses accumulées. L’édifice élevé par Gonzague se désagrégeait donc et croulait pierre à pierre. Pour voler la fortune de Nevers, pour aboutir à perdre la sienne, il avait débuté par l’assassinat; il avait eu recours au rapt, au mensonge; il avait usé de toutes les infamies, consommé toutes les lâchetés; foulant aux pieds les lois sacrées de l’amitié, il s’était fait un ennemi du Régent de France; il avait torturé des femmes, plus de cinquante hommes s’étaient entre-tués pour lui et des centaines d’innocentes victimes avaient péri de son fait dans la plus épouvantable catastrophe. Sa vie n’était qu’un tissu de crimes dont le résultat était nul et il ne fallait rien moins que son immense orgueil pour le pousser à vouloir atteindre son but, malgré tout et quand même. Il fut sur le point de se repentir d’avoir assigné Lagardère à deux jours, car Lagardère y serait comme il l’avait dit et lui, Gonzague, n’aurait pas le temps de préparer sa fuite, ni les moyens de l’assurer d’une façon certaine. Pendant un instant, il ne fit pas bon autour de lui, quand il fut de retour à son ancienne maison de débauche, devenue son repaire; son factotum n’osait même pas lui adresser la parole. Mais pouvait-il s’avouer vaincu, quand le jour qui allait se lever serait celui de la lutte suprême, quand beaucoup de ceux qui l’entouraient, peut-être tous, peut-être lui-même, n’étaient pas sûrs d’en voir la fin? Soudain, il se redressa, plus insolent que jamais, bravant les hommes, la destinée, le ciel. -À quoi bon regarder le passé? dit-il avec colère. Voyons un peu du côté de l’avenir; nous avons tout juste le temps d’y songer. Aujourd’hui même, messieurs, Lagardère doit se marier... Il est une heure du matin et la journée sera longue... Les roués l’entouraient et l’écoutaient sans prononcer un mot: à la gravité du ton, ils devinaient l’importance de ce qui allait être dit. -Le Régent sera de la noce, le roi aussi peut-être. D’ici nous entendrons les hymnes d’allégresse; nous verrons la jeune fiancée monter les marches de l’église, suivie de celle de Chaverny; nous verrons la princesse ma femme, car elle est ma femme, quoi qu’elle fasse, au bras de Lagardère, mon plus mortel ennemi... et nous ne verrons rien autre chose, messieurs; nous ne sommes pas invités à la noce et ce qui se passera au pied de l’autel n’est pas fait pour nous... Si nous voulons y pénétrer, sans doute y aurait-il des gardes assez peu respectueux de nos personnes pour nous en empêcher, comme à l’hôtel de Gonzague... Il se tut un instant, dardant son regard sur ses anciens gentilshommes dont il avait fait des esclaves. -Ne pas nous avoir invités à cette fête, reprit-il avec sarcasme, est une impardonnable négligence dont M. de Lagardère, ce galant homme, serait le premier vexé... Nous irons quand même... -Et les gardes? interrogea Montaubert. -Oui, fit le baron, les cartes? Tiaple! -Ces braves gens n’arriveront qu’après nous... Les fourrés sont faits pour se cacher derrière, demandez à Peyrolles!... Cela n’implique pas pour vous l’obligation d’avoir peur... Vous serez là, messieurs, dissimulés dans les taillis à l’abri des tombes et attendant le comte... Soyez sans crainte, il viendra. Quand?... À quelle heure?... Je n’en sais rien au juste... Sans doute ce soir et il fera nuit au sortir de l’église... Avez-vous compris, mes gentilshommes? Leur silence répondit pour eux; depuis trop longtemps, ils savaient ce qu’était une expédition nocturne avec Gonzague et l’importance capitale de celle-ci ne leur échappait pas. -Vous faites la moue, messieurs, reprit le prince. C’est tant pis pour vous!... J’ai un registre, je vous l’ai dit déjà, dont la première page est pour moi, les autres pour vous; chacun a la sienne... En tête est inscrit ce que je vous ai donné; au-dessous ce que j’ai reçu de vous... Nous sommes loin de compte, messieurs mes amis, et si l’envie me prend de liquider ce soir, j’aimerais assez vous voir prêts à payer. Sous ces paroles insolentes et railleuses, les roués s’inclinèrent. Ils le connaissaient, le compte de Gonzague, et leur épée seule, mise à son service pour toutes les besognes, était capable de le solder. -Nous n’avons jamais marchandé, murmura Nocé, et notre marché vaut aujourd’hui comme hier... Bon pour les pages de Chaverny et de Navailles... -Elles sont en suspens, répliqua vertement Gonzague, nous les solderons comme les autres... -Et nous avons signé les nôtres, repartit Nocé. Si Votre Altesse a besoin d’une signature nouvelle... -Pour quoi faire? railla Gonzague. Où seriez-vous demain, mes gentilshommes, si je vous disais à l’instant: «Votre compte est clos, mon registre est fermé, je n’ai plus besoin de vos services?...» La potence vous guette, Oriol a déjà tâté de la Bastille et je suis seul à pouvoir vous en sauver, reconstituer votre fortune et la mienne... Il faut y songer à l’instant même. -Quand vous voudrez, monseigneur, répliqua Montaubert. Les roués étaient matés de nouveau, car leur maître avait dit vrai: ils n’étaient rien sans lui que des victimes désignées à la vindicte de la justice. Philippe de Mantoue eût peut-être été beaucoup moins sans leur nombre, mais ce n’était pas à lui à le dire. Il promena sur eux tous un regard circulaire et reprit: -L’heure du repos bien gagné est proche... Pas de faiblesses si vous voulez vivre et jouir de la victoire... Allez aiguiser vos épées et descendez dans le cimetière au premier son de cloches... Ne vous inquiétez pas si tout d’abord je ne suis pas avec vous, car moi aussi, je vous dis comme Lagardère: «J’y serai!» Jadis, on n’avait guère sommeil, les soirs de soupers à la Folie- Gonzague. Cette nuit-là on n’y pensa pas davantage à dormir et l’on y réglait encore de graves détails quand l’aube parut, éclairant des visages blêmes. Cette fois au moins les plaisirs de l’orgie n’y étaient pour rien. Ce matin-là, au petit lever de Son Altesse Royale, maître le Bréhant se montrait inflexible et n’admettait personne. Bien des nez de courtisans s’allongèrent en vain devant la porte fermée: Lagardère et Chaverny seuls étaient attendus sans témoins. Il était bien rare de voir ainsi déserte la ruelle de Philippe d’Orléans, la seule qui eût résisté aux scrupules de Mme de Maintenon. Jusqu’au commencement de ce XVIIIe siècle, toutes les grandes dames, les princes et même les hommes de lettres recevaient chaque matin dans leur alcôve parfois jusqu’à cinquante personnes apportant les nouvelles de la ville et de la province, les caquetages, les bons mots et les médisances. Les poètes y lisaient leurs vers, les amoureux y soupiraient, on y comptait les rides de celle qui recevait et nombre de réputations y étaient mises en miettes. Mme de Sévigné disait en parlant du père Maimbourg: «Il sent l’auteur qui a ramassé le délicat des mauvaises ruelles.» Mme de Rambouillet, -elle avait sans doute quelque défaut à cacher, -avait été la première à trouver peu séantes ces réunions dans l’alcôve d’une femme. La pruderie de Mme de Maintenon leur donna le coup de grâce. Dans les ruelles des hommes plus qu’ailleurs, on y médisait d’elle; elle vint à bout de les faire disparaître et, sous la régence de Philippe d’Orléans, il n’en restait plus qu’une: celle du Régent lui-même. Elle était réputée à juste titre, tant pour ce qu’on y disait qu’en raison de son agencement intérieur. Un immense paravent, tiré entre la porte et la cheminée, formait comme une petite chambre dans la grande. Les colonnes dorées de l’alcôve soutenaient une sorte de dais orné d’allégories, peintes par Lancret et par Watteau, sur l’Amour, le Sommeil, le Rêve. À l’entour, dans une pose souvent familière, interdite en tout autre lieu devant Son Altesse, les seigneurs prenaient place dans des fauteuils, tandis que des chaises et des placets, -sorte de tabourets bas et larges, -disposés devant l’alcôve et en avant des colonnes, étaient réservés aux magistrats, hommes de lettres et ecclésiastiques. Lagardère et Chaverny y furent introduits par une porte secrète et le prince leur tendit la main à tous deux: -Bonne nouvelle, messieurs, leur dit-il. Sa Majesté et moi avons décidé hier soir de vous marier aujourd’hui même. Puis ayant joui un instant de la stupéfaction peinte sur leur visage, il reprit: -Les motifs vous en échappent; je vais vous les dire. Cet après- midi doit avoir lieu aux Tuileries le lit de justice tenu par Sa Majesté pour la reconnaissance de sa majorité... Vous n’y serez pas, car vous aurez mieux à faire, mais toute l’élite du royaume doit y assister. Commencez-vous à comprendre, monsieur de Lagardère? -Peut-être, Monseigneur, répondit Henri; mais je crains fort de me tromper... -Ce en quoi vous avez grand tort, car au sortir des Tuileries Sa Majesté Louis XV et tous ceux qui seront avec elle s’en iront assister aux mariages du comte de Lagardère et du marquis de Chaverny. Soyez prêts à six heures, messieurs, nous irons vous rejoindre à Saint-Magloire. La coutume n’était pas de se marier à cette heure; mais le roi le voulant ainsi, les deux principaux intéressés ne songeaient guère à discuter ses raisons. -À propos, marquis, s’écria le duc d’Orléans en riant, ne sais-tu pas que tu viens de l’échapper belle?... Je te donne en cent à deviner qui avait sollicité du roi la faveur de bénir ton mariage?... Elle était accordée et peut-être n’eussé-je rien pu y faire... Le ton gouailleur de Philippe mit aussitôt Chaverny sur la voie: -Tous les prêtres sont bons, répondit-il, car ils sont les représentants de Dieu. Je n’en connais qu’un, indigne même de représenter le diable, car celui-ci n’en voudrait point: c’est le cardinal Dubois... -Et je parle de lui, marquis. -Grand merci, Monseigneur!... Votre Altesse n’aurait donc pas le moyen de l’envoyer passer deux ou trois jours à la Bastille?... -Peste!... tu n’es pas pour les demi-mesures... Mais, rassure-toi, marquis, Dubois est malade et fort empêché de te jouer ce tour. -Alors que béni soit son mal, Monseigneur. -Messieurs, conclut Philippe d’Orléans, c’est là tout ce que j’avais à vous dire en attendant ce soir. ** Lit De Justice. Dès midi, les abords des Tuileries étaient interdits à tout ce qui n’était pas carrosses dorés, chaises à porteurs et autres véhicules de ce genre. Le bon peuple de Paris n’avait garde de se plaindre des détours auxquels on l’obligeait, presque toutes les rues étant barrées par des cordons de troupes. Il était enchanté d’avoir changé de maître et de posséder un roi tout neuf, gracieux, affable, un peu timide, disait-on. Capricieux et toujours disposé à se distraire à peu de frais, quand faire se pouvait, c’était aussi pour lui une occasion unique d’avoir la parade galonnée de la noblesse: les plus grands seigneurs de la Cour, en habits d’apparat; les cardinaux pourprés; les évêques et archevêques en robes violettes, -non point pour cela plus modestes; -les maréchaux et mestres de camp; les ministres, le garde des sceaux, les princes de sang royal: l’Université, les pairs de France, le Parlement, les conseillers d’État, les chevaliers de l’Ordre, les mousquetaires du roi, tout cela, pêle-mêle, se hâtant, se glissant, échangeant des saluts protecteurs, hautains ou obséquieux, suivant le rang et la fortune, et s’engouffrant par les portes trop étroites des Tuileries. Le roi Louis Quinzième tenait lit de justice et sa majorité, qui en fait datait de quelques jours, allait être proclamée, urbi et orbi, devant l’élite de la noblesse française, et les pouvoirs constitués en présence des ambassadeurs permanents des autres nations. Sa Majesté était assise sur un trône élevé, surmonté d’un dais de velours bleu fleurdelisé. Elle avait à sa droite S.A.R. le Régent, le duc de Bourbon, le duc du Maine, le comte de Toulouse, tous les princes du sang, en un mot, suivant leur ordre de préséance; à sa gauche, le grand chancelier, les ministres, S. Ém. le cardinal Fleury, -Dubois était absent, -et les grands dignitaires du royaume. Partout ailleurs, sur des gradins plus ou moins élevés, chacun était placé suivant sa charge et son rang. Cela ne ressemblait en rien aux lits de justice tenus par Saint Louis sous le chêne de Vincennes, et dans toute l’assistance, il eût peut-être été difficile de trouver l’ombre même d’un bon sire de Joinville. Mais chaque chose a son temps et ce qui brille le plus n’est pas toujours ce qu’il y a de meilleur. Quand l’histoire juge, elle ne s’arrête pas au clinquant et va chercher le diamant à travers sa gangue. Louis XV, Fleury et bien d’autres y font piètre figure à côté de Saint Louis et de Joinville. Ce jour-là, on ne songeait guère aux temps lointains des Croisades et du chêne de Vincennes; les dames, auxquelles on avait réservé un vaste espace dans le pourtour, trouvaient à Sa Majesté fort bon air, la peau fine, l’ovale du visage régulier, le profil charmant. Mais on était là pour des choses sérieuses, ou prétendues telles. Le chancelier ouvrit la séance par un long discours dans lequel les lois divines et les lois monarchiques, agréablement commentées, aboutissaient à prouver que Dieu avait depuis longtemps prévu et ordonné qu’en ce jour même, 22 février 1723, un enfant encore bon à fouetter la veille, tiendrait en ses faibles mains le sort de vingt-cinq millions de créatures raisonnables. Sa Grandeur n’en trouvait pas moins cela très logique et tout le monde avec elle. Elle profita donc des bonnes dispositions de l’assistance pour couvrir, au nom du roi, S.A. le Régent de toutes sortes de louanges pour la façon dont il avait gouverné l’État pendant une période de sept années. M. d’Armenonville prit la suite et renchérit encore, au point d’en arriver à prouver que les finances étaient des plus florissantes; l’Église au surplus se portait bien et tous les cousins et petits- cousins placés sur les trônes voisins ne songeaient pas à partir en guerre contre la France. À vrai dire, il oublia, tout comme M. le chancelier, de s’appesantir sur les légèretés du Régent, et s’il parla de ses relations, ce fut seulement de celles qu’il avait su nouer avec les cours étrangères. Il glissa rapidement sur la banqueroute de l’honorable M. Law, ex-contrôleur général; ne parla en rien des dettes de Philippe d’Orléans, dont les finances, au rebours de celles de l’État, étaient des moins prospères, et, ne pensant pas un mot de ce qu’il disait, il n’en conclut pas moins que tout était pour le mieux dans la plus belle France du monde. Dire que le roi s’amusait de toutes ces histoires serait peut-être exagéré. Il aurait préféré de beaucoup celle du Masque de fer et davantage encore celle de Lagardère; aussi bien souvent M. d’Armenonville, se tournant vers lui, le trouva-t-il inattentif. Quelques jours avant, il avait éprouvé orgueil et joie de devenir le maître. Aujourd’hui, malgré les moelleux coussins sur lesquels il était assis, il commençait à trouver aux cérémonies royales en général, et aux lits de justice en particulier, une vague analogie avec les pénitences infligées aux écoliers. Néanmoins il se tenait très dignement sur son trône, ne prêtant qu’une oreille distraite à tous ces beaux discours et songeant surtout au mariage de Lagardère. Il se demandait quelle formule il lui faudrait employer pour y convier tous les vieux barbons emmitouflés de fourrures et d’hermine qui avaient hâte sans doute de regagner leur logis et le coin du feu où chauffer leurs membres rhumatisants et goutteux. Certainement, beaucoup de ces illustres débris devaient fort mal s’accommoder des courants d’air de l’église Saint-Magloire et, bien que tous portassent l’épée, à les voir si renfrognés, le malin petit roi constatait par avance, qu’en cas de lutte, bien peu seraient à même de la sortir du fourreau. Ces réflexions étaient plutôt d’un enfant que d’un souverain, car à Louis XV il suffisait d’ordonner. Il se consolait néanmoins à compter toutes les jeunes têtes qui prendraient aussitôt feu et flamme et le suivraient avec entrain, en laissant les podagres derrière. Ainsi, grâce au remarquable discours de M. d’Armenonville dont il ne voulut pas entendre un traître mot, mais qui lui permit de s’isoler et de penser à ses propres affaires, le roi ne s’aperçut pas trop de la longueur du temps. Il était bien près de cinq heures et c’était le moment des présentations. Il avait été décidé, en effet, que chacun viendrait se prosterner à tour de rôle aux pieds du roi et lui prêter serment de fidélité. Les amis de Philippe d’Orléans escomptaient depuis longtemps les paroles qu’il prononcerait à leur égard en cette circonstance, et en augurant toutes sortes de faveurs pour l’avenir. Louis XV les en tint quittes et après les voir remerciés en quelques phrases courtes, apprises par coeur le matin avec l’aide du cardinal Fleury, il se pencha vers le Régent: -Mon cousin, lui dit-il, veuillez instruire ces messieurs de Notre désir. Le duc d’Orléans se leva. Un grand silence se fit. L’assistance ne se doutait guère de ce qu’il allait dire, les premiers mots stupéfièrent tout le monde. Il s’agissait de faire, au mariage de Lagardère, une manifestation imposante et sans précédent dans l’histoire. C’était l’agrément royal. Les vieux crânes oscillèrent de droite à gauche; leurs propriétaires ne pouvaient en croire leurs oreilles. Le roi certes avait raison, à leurs yeux, mais tout cela était si en dehors de l’étiquette et des usages de la cour qu’ils en demeuraient stupéfaits, la bouche en O. Par contre, tout un clan, formé des têtes les plus fières et les plus audacieuses, était suspendu aux lèvres de Philippe d’Orléans et se demandait si, après le grand Louis XIV, allait en surgir un plus grand encore, dont ce premier acte du jeune roi était le prélude. Tous connaissaient au moins les faits et gestes de Lagardère et beaucoup le connaissaient lui-même. Le maréchal de Berwick et le prince de Conti savaient à quoi s’en tenir sur son compte; M. de Riom et les colonels qui avaient guerroyé en Espagne eussent pu renseigner les autres; le marquis de Saint-Aignan les y eût aidés, de même que le maréchal d’Estrées; et si Maurice de Saxe ne demandait rien, sa religion n’en était pas moins suffisamment édifiée. Si Philippe d’Orléans eut prié les amis de Gonzague de lever la main, le total se fût chiffré par zéro. Et pourtant devant ces trois cents personnes, qui, derrière le roi et le Régent, marchaient à la tête de la France, Philippe de Mantoue aux abois allait tenter de consommer son dernier crime. En ce moment même, il le préparait savamment, car tout en ignorant quel cortège imposant et nombreux allait amener avec lui le roi, s’il venait à Saint-Magloire, il ne s’en dissimulait pas au moins les difficultés certaines. Gonzague avait l’esprit organisé pour le mal et si parfois il faisait appel aux lumières de Peyrolles, son disciple en perfidie, ce n’était que dans les cas d’importance secondaire. Quand la situation était grave, -et jamais elle ne l’avait été davantage, -il s’en rapportait à lui seul. Après avoir ourdi la trame, il ne se contentait plus alors de faire agir ses comparses: il agissait lui-même. Ainsi avait-il fait dans les fossés de Caylus, puis le soir de l’enlèvement d’Aurore, une ou deux fois en Espagne et récemment à la foire de Saint-Germain. Ce soir, il allait jouer son va-tout, c’était bien le moins qu’il eût mis la main à la pâte. Il l’y mettait, pour l’instant, avec plus de duplicité encore que d’ardeur. Assis à sa table, il venait d’écrire deux billets très laconiques: deux ou trois mots seulement sur chacun d’eux. Ce n’était pas son testament qu’il venait de faire là: il y eût plus de lignes et son paraphe au bout. Gonzague n’avait pas signé et l’écriture d’un billet ne ressemblait pas à celle de l’autre, de même que l’écriture des deux n’était pas l’écriture habituelle du prince. Il l’avait si bien contrefaite qu’après l’avoir contemplée sur les deux feuillets séparés, il parut satisfait de lui-même et sourit comme on mord. La vie de deux êtres humains, peut-être plus, était sans doute à la merci des lignes tracées sur ces chiffons de papier, vrais cartels de mort. Il les plia en quatre, y mit une suscription et les glissa dans son pourpoint. Gonzague était vêtu tout de noir. Il était sinistre, avec sa figure blême, tranchant sur ses vêtements aussi sombres que son âme. Tout le jour, il avait arpenté sa chambre, venant s’asseoir, de temps en temps, posant son front dans le creux de sa main et restant ainsi, de longs quarts d’heure, à méditer sa vengeance, à distiller sa haine. Faisait-il donc un retour sur lui-même, estimant la tâche trop lourde, calculant qu’il serait brisé? Non... Pour cela, l’orgueil parlait trop haut chez lui et quand on a, dans le crime, passé certaines limites, on ne revient pas en arrière... Il faut aller toujours plus loin, descendre encore plus bas: le crime vous pousse et ceux-là s’arrêtent seuls que ronge le remords: le remords n’avait pas de prise sur Gonzague. Parfois il songeait en voyant se plisser le front de ses roués, car ceux-là y étaient encore accessibles. Alors il les fouaillait de son mépris et de ses insolences, leur montrant qu’il était trop tard pour se repentir, et les entraînait de nouveau dans son sillage de sang. Nous l’avons vu user de ce moyen le matin même. Peyrolles seul, à ce point de vue, était digne de son maître: il regardait vers l’avenir, sans jamais un retour vers le passé. Ou si parfois il se remémorait le chemin parcouru, c’était pour constater les ornières qui l’avaient fait trébucher et les éviter désormais. Dans cet après-midi, sorte de veillée des armes pour Philippe de Mantoue, son lieutenant faisait auprès de lui des apparitions fréquentes et le tenait au courant de tout ce qui se passait au- dehors. Vers deux heures, l’intendant encadra sa silhouette osseuse dans l’entrebâillement de la porte et regarda méditer son maître. Celui-ci ne l’avait pas entendu venir; il restait plongé dans ses réflexions, la tête au creux de ses mains. Peyrolles le contempla et son regard était éloquent. Entre ces deux hommes liés par une longue suite de crimes, il n’y avait ni affinité ni confiance. Si l’un était le maître et l’autre le valet, c’est que celui-ci n’avait pas encore trouvé le moyen de renverser les rôles ou de n’avoir plus de maître. Il estimait n’avoir plus guère à attendre pour en arriver là et sa bouche se contracta dans un sourire où se refléta tout l’ignominieux état de son âme. Gonzague avait devant lui un miroir d’argent. Il vit Peyrolles. Le sourire de celui-ci creusa entre eux un irrévocable abîme et Philippe de Mantoue put s’assurer une fois de plus qu’on peut dompter les fauves, qu’on ne se les attache jamais. Tôt ou tard leur dent toujours prête à déchirer accomplit son oeuvre et, plus le dompteur a été cruel, plus le déchiquetage est furieux. Le prince comprit qu’à dater de cette minute, il devait compter avant tout et seulement sur lui-même. Alors il releva la tête pour mettre un terme à cette scène muette et l’intendant, reprenant aussitôt son masque de plate obséquiosité, prévint son maître que des allées et venues inusitées se produisaient dans le quartier, surtout aux alentours de l’église Saint-Magloire. Le clergé était sur les dents: on voyait courir de tous côtés bedeaux et marguilliers, les bras chargés de cierges et, signe caractéristique, les mendiants s’abattaient autour du cimetière comme une nuée de corbeaux. Il était de règle, en effet, les jours de mariage, de laisser approcher les mendiants du porche pour que la jeune épousée pût leur distribuer elle-même quelque monnaie. Cependant, lorsqu’il s’agissait d’une de ces grandes unions de la noblesse où les églises étaient trop petites pour contenir tous les invités, une partie restant sur les marches, le portail grand ouvert, on avait soin de déblayer celles-ci d’avance de tous les grippe-sous, malingreux, faux boiteux et culs-de-jatte qui y étaient accourus en foule. On en tolérait seulement quelques-uns, privilégiés ou plus adroits, qui participaient aux largesses de la nouvelle épouse. Ce n’était pas pour eux tout bénéfice, car il s’agissait de garder ce qu’ils avaient acquis. Sitôt la noce disparue, tous les mendiants évincés, embusqués aux alentours, surgissaient brusquement afin de les dépouiller; les coups de cannes et de béquilles pleuvaient dru comme grêle; les culs-de-jatte retrouvaient l’usage de leurs jambes pour s’enfuir et ceux qui, l’instant d’avant, se faisaient passer pour borgnes, le devenaient réellement d’un coup de poing. Il eût été difficile de savoir qui leur avait donné ce jour-là le mot d’ordre, car ils évitaient au contraire de se communiquer entre eux la nouvelle de telles aubaines, mais c’était à croire que toute l’ancienne Cour des Miracles avait pris rendez-vous à Saint-Magloire. Quand Gonzague, quelques instants après, aperçut toute cette racaille, il eut un sourire de satisfaction. C’étaient là gens dont il pouvait se servir à l’occasion et l’idée lui vint même aussitôt qu’il en emploierait au moins un. Deux heures passèrent: la nuit vient vite au mois de février et dès quatre heures le pâle soleil d’hiver, qui s’était montré un instant pour faire honneur sans doute à Louis XV, disparut pour laisser le ciel terne et gris; bientôt même le crépuscule commença à s’épandre sur la ville. Au contraire, la nef de Saint-Magloire s’illumina de milliers de bougies et de cierges, dont la lueur filtrait à travers les vitraux enchâssés de plomb. Jamais la vieille église n’avait été si resplendissante au-dedans, et le contraste était frappant de cette lumière émergeant comme un bouquet d’artifice parmi les ténèbres qui commençaient à voiler les tombes du cimetière. Philippe de Mantoue fixa son regard insolent sur le portail béant et si vivement éclairé, puis il l’abaissa sur les pierres noircies des vieilles sépultures. -Il fait grand jour, dit-il, dans le coeur d’Aurore et dans celui d’Henri de Lagardère!... Il fait nuit noire dans mon coeur!... Qui va triompher, de la lumière ou des ténèbres?... Allez, messieurs, c’est l’heure!... Un à un les roués se glissèrent dans le cul-de-sac et s’introduisirent dans l’enceinte du cimetière, par-derrière l’abside; ils se cachèrent entre les mausolées au centre des massifs de cyprès et dans les recoins les plus sombres. Peyrolles avait fermé la marche. Gonzague sortit peu après, ferma la porte à double tour et glissa la clef dans sa poche. Puis il se dirigea vers l’un des mendiants, un jeune homme contrefaisant le boiteux et dont le visage patibulaire indiquait assez qu’il serait bon à toutes les besognes. Leur entretien dura près d’un quart d’heure, et quand il fut terminé, le prince mit quelque chose dans la main du guenilleux: c’était le dernier louis d’or de Philippe de Mantoue et maintenant le pauvre diable était plus riche que le prince. Il lui remit aussi les deux billets préparés par lui et, le mendiant s’étant faufilé dans l’église même, on entendit les pas d’une compagnie de gardes-françaises venant prendre le service d’ordre. Gonzague s’enfonça dans les ténèbres, à travers le cimetière, et alla se poster auprès du tombeau de Philippe de Nevers, sa victime. ** Départ Pour Les Noces. En quittant le Régent le matin même aux Tuileries, Lagardère et Chaverny étaient rentrés en toute hâte à l’hôtel de Nevers. Les deux amis n’avaient pas échangé une seule parole, tant ce qu’ils eussent pu dire eût été incapable d’exprimer leur bonheur commun. En vain Aurore avait cherché à se faire à cette vie tourmentée. Ce n’était plus la petite jeune fille de la maison de la rue du Chantre, à laquelle maître Louis ne confiait rien de ses travaux et de ses peines. Maintenant, elle savait, hélas! quelle était la lutte entreprise par son fiancé, elle connaissait ses redoutables ennemis, les savait acharnés, persévérants, haineux, capables de tous les crimes, aussi éprouvait-elle une véritable angoisse à chaque nouvelle sortie de Lagardère. Dans la solitude de la chambre où elle se confinait, une seule consolation lui restait: ses tourterelles, dont dame Françoise avait pris soin, alors que prisonnière de Gonzague, elle pleurait à Peña del Cid. Elle s’approcha de la cage où roucoulaient ces gentils oiseaux et se prit à leur chanter d’une voix mouillée par la tristesse: I Dans sa robe sombre, S’avance la nuit; Faisant place à l’ombre, Le soleil s’enfuit. Saluez encore, Chers oiseaux mignons, Le ciel qui se dore Aux derniers rayons. Gentilles tourterelles, Roucoulez, roucoulez, Aux gais rayons ensoleillés Doucement réchauffez vos ailes. Blancs amoureux aux coeurs fidèles, Roucoulez, gentilles tourterelles. Elle s’arrêta, regardant le couple qui se becquetait et reprit: II Le joli ménage Qui chante toujours Et même en sa cage Fête ses amours! Comme vous heureuse, Sans ma liberté, Je bénis, joyeuse, Ma captivité. Gentilles tourterelles, Roucoulez, roucoulez, Aux gais rayons ensoleillés Doucement réchauffez vos ailes. Blancs amoureux aux coeurs fidèles, Roucoulez, gentilles tourterelles. (1) Lorsque Henri revint, il la trouva écrivant à sa table une nouvelle page de ses Mémoires et il se pencha pour lire par-dessus son épaule. Elle n’eut aucun de ces mouvements habituels aux jeunes filles qui confient à un cahier de papier leurs sentiments les plus intimes et leurs plus chères espérances. Pour lui, pour lui seul plus encore que pour elle-même, elle avait rempli ces feuillets, exhalé des cris de triomphe et d’amour, pleuré des larmes de désespoir et, naturellement, elle le laissa lire. Seulement, elle n’acheva pas la phrase commencée et, levant sa tête blonde, elle tendit son front au bien-aimé. Elle fut longue, cette caresse du baiser où tous deux mirent leur âme entière, si longue et si douce qu’Aurore en tressaillit et leva ses yeux interrogateurs. Lagardère abaissa les siens sur les mots qu’elle venait de tracer. L’encre en était encore humide et, à certains endroits, éclaboussée d’une larme chère, une perle d’amour tombée sur la page. «Je ne sais pourquoi je pleure aujourd’hui? écrivait la douce enfant. Henri était près de moi tout à l’heure, il y sera dans un instant; puis-je exiger davantage? N’est-ce pas trop de bonheur de le voir tous les jours, de me sentir bercée par sa tendresse? Il court des dangers et ne m’en parle jamais, c’est vrai; mais il m’a si bien habituée à le croire invulnérable que c’est folie de trembler. «Eh bien! j’en arrive à me dire: C’est un héros, et les héros ne meurent pas! j’en arrive à reconnaître l’enfantillage d’un tel raisonnement et j’ai peur! «Certes, j’ai eu de cruels moments de désespérance; j’ai douté de Dieu, du ciel, de tout... excepté de lui!... Ma confiance est si grande que je ne songe plus à demander quand s’accomplira notre union, puisque je le vois, que je l’entends, que je puis l’aimer et le bénir à chaque seconde de ma vie. «C’est pourquoi je n’ai pas raison de pleurer, sinon de joie... À de certains moments même j’en suis inondée; il me semble qu’un grand bonheur plane au-dessus de ma tête, de la sienne, qu’enfin nous allons être heureux, non pas dans un avenir éloigné, mais bientôt, mais...» C’est sur ce mot que la main d’Aurore s’était arrêtée, comme suspendue entre la réalité présente et le rêve entrevu... D’un regard rapide, le comte avait parcouru ces quelques lignes sans quitter sa position; de sa main droite, il prit la petite main blanche qui tenait la plume suspendue au-dessus du papier et la guidant dans une pression douce mais irrésistible il lui fit compléter la phrase de cette façon: «... Ce soir peut-être... Oui! ce soir, mon ami et moi serons irrévocablement unis devant Dieu et devant les hommes!...» Un cri de joie monta du coeur d’Aurore et la pauvre enfant, chancelant sous le poids d’un incommensurable bonheur, tomba dans les bras de son fiancé. -Est-ce vrai... Henri? est-ce bien vrai?... balbutia-t-elle éperdue d’amour et de reconnaissance, dis, ne me trompes-tu pas, n’est-ce point une illusion, un mirage? -Chère enfant, fit-il, c’est vrai, je te le jure!... -Oh!... répète-le... dis-le-moi encore, dis-le-moi toujours!... Ce soir?... Est-ce possible?... Songes-tu que ce soir c’est dans quelques heures... -C’est possible quand le roi le veut!... À six heures nous serons côte à côte au pied de l’autel Saint-Magloire et, près de nous, Aurore, nous aurons l’insigne honneur de voir Sa Majesté Louis XV. -À six heures! répéta-t-elle n’ayant retenue que ce membre de phrase. À six heures!... je ne puis douter de ta parole, Henri, car tu es la vérité même. Mais c’est bien extraordinaire, avoue- le? Il me semble être le jouet d’un rêve. -Le rêve est pour moi seulement, murmura le comte comme se parlant à lui-même. Par ta naissance, par ton rang, ma chère Aurore, tu avais le droit de tout espérer, de te permettre tous les espoirs... En était-il de même du bossu de l’hôtel de Gonzague, pouvait-il croire qu’un jour il posséderait ton coeur?... -Mon coeur tout entier! -Je le sais, enfant! Pour te remercier, une vie entière de dévouement sera-t-elle suffisante?... Monseigneur le Régent m’a fait comte, moi, le gentilhomme sans ancêtres et sans parchemins, moi le Petit Parisien, presque l’enfant du hasard. Il m’a appelé son frère, mais c’est en souvenir de ton père, Philippe de Lorraine, duc de Nevers, c’est pour honorer la mémoire de cette loyale victime que le roi, le duc d’Orléans, les princes et les princesses du sang, les ministres, les cardinaux et les maréchaux de France, tous les grands et la plus haute noblesse du royaume te feront cortège, s’inclineront devant ton front pur et ta robe blanche... Et moi, chère enfant, je ne verrai que toi, parce qu’il n’existe pour moi rien au monde que toi... et Dieu! Il la prit dans ses bras, la pressa contre sa poitrine et dans une muette extase ils oublièrent tout le passé de luttes et de souffrances. Une question pourtant venait aux lèvres de Mlle de Nevers. Elle n’eut pas besoin de la formuler. -Oui!... fit-il, sois sans crainte, ma douce Aurore... L’heure est proche; mon serment sera tenu! De son côté, Chaverny s’était mis à la recherche de Flor, qu’il avait fini par rejoindre dans le parc, et s’il n’avait pas eu à achever d’écrire une phrase des Mémoires de sa fiancée, c’est que l’ex-gitana, positive avant tout, se fût bien gardée de confier à du papier les secrets de son coeur... Qu’il y avait loin du petit marquis frivole et endiablé de jadis à celui d’aujourd’hui!... À l’école de Lagardère, ce maître unique, il avait appris à devenir un homme chevaleresque, plus sévère à lui-même qu’aux autres. Dans les beaux yeux noirs de Doña Cruz, l’amie d’Henri, la soeur d’Aurore de Nevers, il avait lu le secret d’un bonheur qu’il n’eût jamais trouvé à la remorque de Gonzague. De s’être fourvoyé aux côtés du crime, il était devenu plus loyal; d’avoir trempé dans la boue, il avait compris que rien ne vaut l’eau pure. Le marquis de Chaverny n’était plus un de ces roués batailleurs, bruyants et inutiles, dont fourmilla la Régence. Gentilhomme à la conscience nette, au bras solide, au jugement plein de droiture, il avait si bien mis de côté son orgueil de petit-maître qu’il disait à qui voulait l’entendre: -Le comte de Lagardère m’a arrêté au bord de l’ornière; mon plus beau titre de gloire est d’être son ami. Doña Cruz, la petite bohémienne ramassée jadis par Henri sur les chemins d’Espagne et devenue presque une autre fille de Nevers, était, s’il est possible, encore plus fière du changement survenu dans le caractère de son marquis. Lagardère avait entraîné Aurore au jardin. Il craignait qu’une trop forte joie lui fût nuisible après tant de mélancolie et voulait la distraire. Bientôt les deux couples se rencontrèrent. Les jeunes filles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, en proie à une émotion si vive qu’elles ne trouvaient pas autre chose à se dire que de répéter leurs noms. Toute leur joie intérieure se traduisait ainsi, par le rapprochement de leurs deux têtes également adorables, le contact de leurs poitrines dans lesquelles les deux coeurs battaient à l’unisson. Elles fussent restées longtemps ainsi enlacées si le comte et le marquis ne les eussent arrachées à leurs transports. -D’autres que nous, dit Henri, ont le droit de s’associer à notre bonheur et ils attendent. Ne soyons pas égoïstes. Allons donner à Mme de Nevers la bonne nouvelle de la double union qui sera exécutée ce soir, avec l’agrément du roi. Légères, le coeur en fête, les jeunes filles prirent les devants, et gravirent en courant le grand escalier de l’hôtel. Le comte et le marquis avaient peine à les suivre. Sans se faire annoncer, au profond ébahissement de la vieille Madeleine Giraud, gardienne des convenances, ils pénétrèrent en coup de vent dans l’oratoire de la duchesse où celle-ci, agenouillée devant le portrait en pied du duc défunt, lui adressait des paroles de remembrance. -Mère, dit Aurore en l’entourant de ses bras pour la couvrir de caresses, fais trêve à ta douleur pour partager la joie de tes enfants. -Qu’y a-t-il et que voulez-vous dire? fit celle-ci en se redressant après avoir donné un dernier regard au portrait. Lagardère s’inclina profondément devant elle et lui baisa la main: -Ma mère, prononça-t-il d’une voix respectueuse et soumise, si vous jugez qu’aujourd’hui, comme le jour où vous l’avez menée vous-même m’attendre au pied de l’autel de Saint-Magloire, je suis digne encore d’être l’époux de Mlle de Nevers, je vous demande de l’y conduire encore ce soir où Sa Majesté le roi de France veut bien nous attendre à six heures. Mme de Nevers abaissa sur lui un regard tout plein d’affection. L’expression de chagrin toujours empreinte sur son visage disparut un instant: -Mon fils, répondit-elle, aujourd’hui comme hier et comme demain, soyez le gardien de ma chère Aurore. Il y a vingt ans, je l’avais remise entre vos bras sans vous connaître. Ce suprême lointain n’est pas pour vous blesser, car vous avez donné toute une vie pour racheter une seconde d’égarement... Du haut du ciel Philippe me voit et se joint à moi pour crier: Comte, nul plus que vous n’est digne d’assurer le bonheur de cette enfant! Nous vous la donnons de tout coeur! Elle les mit aux bras l’un de l’autre et tour à tour les baisa au front. -Je ne doutais pas que vos promesses fussent sacrées, madame, reprit le comte. Mais, ajouta-t-il, tandis qu’un nuage assombrissait son front, j’ai peur maintenant de passer à vos yeux pour un bravache dont les menaces ne peuvent être prises au sérieux. J’avais juré de venger Nevers, et Gonzague respire encore! À l’évocation de ce nom maudit, la duchesse eut un frémissement et pâlit, si tant est qu’on puisse pâlir encore quand tant d’années ont imprimé sur un visage le sceau de la douleur. -Henri, dit-elle, j’ai trop bien appris à vous connaître pour douter. Je vous fais crédit de sa vie pour le temps que vous voudrez. Je suis sûre de n’avoir jamais à vous rappeler cette promesse... Ma cause et celle d’Aurore sont désormais la vôtre. Aurore se suspendit au cou de la duchesse en s’écriant: -Ce que tu dis là, mère, il me l’a dit tout à l’heure. Tu as raison d’avoir confiance en lui. La menace d’Henri n’est jamais vaine. Gonzague recrute chaque jour de nouveaux estafiers en constatant non sans effroi les vides que la mort fait dans leurs rangs. Ah! crois-moi cette terreur quotidienne est pour le prince cent fois plus martyrisante qu’une fin rapide, et je suis intimement persuadée qu’il doit en être arrivé à désirer la mort, le trépas de ses valets lui indiquant trop bien le sort auquel il ne peut échapper. -Vous voyez juste, ma chère Aurore, murmura le comte. Cette fatigue dont vous parlez, cette appréhension qui pourchasse Gonzague est inévitablement un supplice au-dessus des forces humaines. Ce soir peut-être, pour y mettre un terme, viendra-t-il me braver, même devant le roi... Si le sang de Philippe de Mantoue venait à éclabousser votre robe de noce, craindriez-vous que ce soit un présage funeste? Mlle de Nevers releva fièrement la tête: -S’il en est ainsi, dit-elle, j’irais dès demain suspendre ma robe blanche en ex-voto à l’église Saint-Magloire et je m’écrierais: Dieu soit loué!... justice est faite. -N’exposez pas votre vie ce soir, conseilla Mme de Nevers. Cependant, si l’assassin osait vous attaquer, tuez-le, dût la robe blanche d’Aurore être toute rouge du sang de ce monstre, dussiez- vous le jeter expirant sur le tombeau de sa victime. Quelques instants après, dans le grand salon de l’hôtel, un vaste cercle était formé autour de la princesse et, solennelle, bien qu’un sourire égayât son visage, elle faisait part à tous les assistants du double mariage dont la célébration devait avoir lieu le soir même. Cette précipitation extraordinaire de la part de nos amoureux eût pu sembler surprenante à ceux qui connaissaient leur longue attente, si Mme de Nevers ne l’eut expliquée en la mettant sur le compte du bon plaisir du roi. C’était la meilleure des raisons à invoquer et tous s’inclinèrent convaincus. La douce Mélanie Liébault fut la première à quitter sa place pour aller embrasser Aurore et la féliciter. Elle comprenait bien, elle, la bourgeoise aimante, toute la somme de tendresse que méritait l’héroïque Lagardère. Puis ce fut le tour de Jacinta. Enfin, toutes portes ouvertes, les serviteurs dévoués entrèrent, Madeleine Giraud, Antoine Laho et aussi la vieille Françoise dont le petit-fils exultait, persuadé qu’il était pour beaucoup, avec l’aide de Pétronille, dans la réalisation de cet heureux événement. Pauvre Jean-Marie! La joie de Cocardasse tenait du délire. -Oïmé! ma caillou!... disait-il à son fidèle Normand. N’avais-je pas dit que nous serions de noce? Ah! Caramba! bagasse! et capédédiou! faudra boire, mon bon! -Pour cette fois, Cocardasse, je ne chercherai pas à t’en empêcher, car en Bretagne, m’a-t-on dit, le bonheur des époux est sensiblement diminué s’il ne se trouve, à leur noce, au moins un invité «chaud de boire». -Ah! couquinasse, le beau pays... Pour que notre péquit il soit heureux, pécaïre! Cocardasse junior il se sent capable de se griser comme un lansquenet! La gaieté de frère Passepoil se teintait d’un peu de mélancolie. C’était certes très bien que ce fût le tour de Lagardère puis celui de Chaverny... il y applaudissait de tout coeur... Mais quand donc viendrait le sien?... L’inflammable prévôt songeait à la plantureuse Mathurine avec laquelle il lui serait très doux d’aller à Saint-Magloire, dût le roi de France ne pas y être. Sur l’ordre de la duchesse, l’antique demeure des Lorraine-Nevers changea d’aspect. Les vantaux, depuis si longtemps fermés, s’ouvrirent au grand large et quelque chose du rayonnement intérieur se répandit sur sa façade, animant les vieux murs. En effet, à bien examiner les maisons, on reconnaît que chacune a son langage propre, reflète en quelque sorte le caractère de ses habitants. Où était le deuil de Mme de Nevers, tout devait être fermé, froid comme l’était son coeur à elle. Mais l’heure enfin venue de la résurrection, ce palais, dont une veuve avait fait le tombeau de son bonheur, pouvait s’ouvrir, comme son coeur, aux reflets des joies du dehors. Aussi fut-ce bientôt un va-et-vient à travers les mornes couloirs qui retentirent d’éclats de gaieté. Force était aux deux fiancées de se dérober aux compliments qui les assaillaient de toutes parts pour songer à la toilette qu’elles allaient revêtir et enfermées ensemble, elles restaient de longs instants à se contempler, se demandant si elles vivaient dans un rêve, ou si la réalité était là, immanente et indiscutable, de leur bonheur chèrement acheté et si proche qu’elles n’osaient pas y croire. Gonzague ne songea pas à profiter de cette circonstance, et ce fut miracle. En cette heure d’émoi, il eût pu pénétrer à l’hôtel de Nevers sans être inquiété par personne, les gardiens fidèles s’étant éloignés, qui pour préparer la fête, qui pour se réjouir le verre en main. Cocardasse, comme bien on pense, était de ces derniers, il avait même entraîné avec lui Jean-Marie dans l’intention de le dresser à ce nouveau sport. Pour ce qui est d’Henri et du marquis, ils étaient à parcourir la ville pour acheter à leurs fiancées de magnifiques parures. Comme on le voit, la bande de Peyrolles eût pu pénétrer dans la place sans coup férir. Des nuées de couturières, de bijoutiers, coiffeurs, parfumeurs, se présentèrent à l’hôtel, envoyés par le comte et le marquis. Quand ceux-ci revinrent, ils trouvèrent les deux jeunes filles parées pour l’autel, vêtues de leurs longues robes blanches, et belles comme le sont toutes, en ce jour, celles que l’amour transfigure, celles dont les lèvres ne murmurent qu’un mot, ce mot si doux même dans les langues les plus rudes. Si les heures passaient lentement aux Tuileries, durant les longs discours du grand chancelier et de M. d’Armenonville, combien brèves elles étaient à l’hôtel de Nevers!... Et tandis que Gonzague, attendant la nuit propice, profitait des ténèbres naissantes pour guider ses roués, l’épée en main, vers les plus sombres recoins du cimetière Saint-Magloire, Lagardère et Chaverny puisaient la lumière dans les regards de celles qu’ils aimaient et, de leurs doigts habitués aux besognes de guerre, achevaient de les parer. Un peu après cinq heures du soir, trois carrosses de la cour pénétrèrent dans la cour d’honneur. C’était une attention du roi. La galanterie de ce prince-enfant se montrait alors beaucoup plus raffinée qu’elle ne devait l’être, une fois l’âge venu. Mme de Nevers monta dans le premier carrosse. Elle était toujours vêtue de noir, son deuil ne devant finir qu’avec sa vie; mais elle portait le front haut et la tête fière, consciente d’être approuvée par celui à qui elle obéissait, même au-delà de la tombe. Aurore et Flor prirent place auprès d’elle avec le comte de Lagardère et le marquis. Les autres carrosses s’emplirent successivement de tous ceux qui, ayant été à la peine, avaient contribué au triomphe. Il n’y avait plus de rang social. Passepoil avait-il lui-même choisi ses compagnons de route; il trônait entre Jacinta la Basquaise et la belle Mme Liébault et son visage jaune ensoleillait du reflet de celui de Mathurine, enfin retrouvée et placée en face de lui. Le cadet de Noailles avait pris autant de précaution pour mettre en voiture Françoise Berrichon et Madeleine Giraud, que si ces deux respectables dames eussent été duchesses de vingt-six quartiers. -Té! ma caillou! disait le Gascon à son ami, Mlle Aurore elle a sa mère, mais le pétiou, eh donc! nous sommes sa seule famille. Le cortège s’ébranla au claquement du fouet des postillons galonnés d’or et franchit à grand bruit la porte massive auprès de laquelle, courbé en deux, saluait le Suisse, seul gardien laissé à l’hôtel. Tout d’abord quelques curieux se prirent à suivre les carrosses, sans savoir où ils allaient les mener, et par simple désoeuvrement. Puis le nom de Lagardère ayant été prononcé, chaque rue fournit un nouveau contingent à la suite des piétons, et ce fut un torrent humain qui se précipita vers Saint-Magloire. Si les ivrognes ont un dieu, au dire du proverbe, les bavardes ne peuvent manquer d’en avoir un qui leur enseigne par avance le lieu où elles devront se rendre pour caqueter. Immanquablement, nous eussions pu reconnaître, au plus épais de la foule, nos commères de la rue du Chantre; elles clamaient toutes à la fois et se trouvaient avoir prédit le brillant avenir du mystérieux maître Louis. Comme autrefois elles étaient venues là pour le voir mener au supplice et le charger de tous les crimes, elles s’y trouvaient maintenant dans l’intention de chanter ses louanges et célébrer son élèvement. L’opinion publique a de ces revirements soudains: celles qui eussent assisté avec le plus grand plaisir à une exécution, jouaient des coudes pour être des premières à contempler le triomphe. Béant, inondé de lumière projetée sur le visage de milliers de curieux, le porche de la petite église Saint-Magloire resplendissait et tout au fond scintillait l’autel drapé de blanc, ceint de tout le clergé revêtu des plus riches ornements. À l’extérieur de la nef, une haie de gardes-françaises jetait l’éclat de ses uniformes; les piques et les crosses sonnaient sur le sol; les carrosses s’arrêtèrent à la porte. Comme Henri de Lagardère, donnant le bras à Mme de Nevers, gravissait lentement les marches, la sensation de deux lèvres se posant sur sa main lui fit baisser les yeux. Sur le dernier degré était un pauvre vieux mendiant dont le regard fixé sur lui semblait resplendir d’une orgueilleuse admiration. -Madame, vous permettez? fit Henri en s’arrêtant. Et s’adressant au vieil indigent, il demanda: -Qui es-tu? -Moi, je vous ai bien reconnu, capitaine de Lagardère, chantonna la voix plaintive du pauvre. Je suis Carrigue. -Toi, Carrigue? Ah! mon pauvre ami! Viens demain matin à l’hôtel, je te reprends avec moi. En attendant, sois heureux ce soir puisque je le suis moi-même. Il lui tendit sa bourse; l’ancien chevau-léger la repoussa: -Non, dit-il, votre main seulement, mon capitaine et prenez garde à vous ce soir. -Madame, dit Lagardère, en reprenant sa marche, cet homme malheureux fut un vaillant soldat, et je l’avais sous mes ordres quand vous voulûtes bien faire un homme de coeur d’un officier frivole en remettant un enfant entre ses bras. Carrigue, l’ancien sergent aux volontaires royaux, avait surpris une bonne partie de la conversation échangée entre Gonzague et le mendiant qui avait réussi à pénétrer dans l’église, aussi veillait-il. ** L’Issue De La Cérémonie. Les quatre fiancés dont le prêtre devait bénir l’union étaient agenouillés sur des coussins de velours au milieu du choeur; plus loin, derrière le balustre coupant la nef, priaient Mme de Nevers et Mélanie Liébault. La piété des autres témoins était moindre. Tout à coup monta de la rue un bruit de voix qui s’engouffra sous la voûte. On entendit des pas de chevaux, des roulements de carrosses, le commandement bref des officiers à leurs hommes et, s’élevant à intervalles réguliers, des voix crièrent: -Les mousquetaires! les mousquetaires! La foule était si compacte, si grand le nombre des voitures et le cortège si long qu’on avançait avec peine. Le peuple de Paris ne s’attendait guère à voir si magnifique affluence, aussi, un héraut d’armes ayant lancé ce cri: «Le roi, messieurs! Place au roi!» la cohue se pressa-t-elle plus fort pour voir descendre de carrosse ce souverain de la veille qu’accompagnaient le duc d’Orléans, le duc de Bourbon, le cardinal de Fleury et une nombreuse suite de princes et princesses. Une clameur d’allégresse jaillit de toutes les poitrines: -Vive le roi! Louis XV s’enhardit de ces ovations faites à sa petite personne et gentiment il salua. Alors tous ceux qui étaient là trépignèrent de joie et il sembla qu’une ère de bonheur s’ouvrait sur la France avec l’avènement de ce prince auquel la passion populaire devait donner le nom de «Bien-Aimé». Le clergé, rangé sur le seuil, attendait Sa Majesté et les cloches sonnèrent à toute volée. Elles chantaient Dieu, la royauté, la gloire de Lagardère; un seul homme, dissimulé à l’ombre du tombeau de Nevers, trouvait leur son odieux. Le roi pénétra dans l’église. À sa suite, pendant près d’une demi- heure, on vit s’engager sous la baie lumineuse du porche la longue théorie de ceux qui, après lui, tenaient dans leurs mains les destinées de la France; les ministres, les chefs suprêmes du Parlement et de l’armée, les sommités du clergé et de la magistrature, les hauts seigneurs portant en sautoir les grands cordons des ordres, le Conseil d’État en robe, tous ceux à qui était dévolu l’honneur de soutenir le trône de France, de porter l’épée ou la main de justice. À la droite des fiancés, devant le banc d’oeuvre dissimulé pour la circonstance et sous un dais de velours blanc fleurdelisé, un trône était dressé à l’intention de Louis XV, au pied du trône de Dieu. Avant d’y prendre place, le roi adressa un sourire au groupe formé par Lagardère et les siens. Les prêtres entonnèrent les hymnes sacrées, égrenèrent dans la fumée de l’encens les psaumes d’allégresse; l’assistance se courba devant l’ostensoir d’or élevé au-dessus du tabernacle et, sur un signe de Louis XV, un diacre vint prendre son épée, une lame mince et souple dont la garde était enrichie de diamants, puis l’ayant sortie de son fourreau, il alla, après l’avoir baisée, la déposer sur l’autel. Le curé de Saint-Magloire qui officiait, vieillard à tête blanche, éleva deux doigts de sa main droite vers le ciel, bénit l’épée nue. Puis la saisissant de la main gauche, il enfila sur la lame les quatre anneaux de Lagardère, d’Aurore, de Chaverny et de Flor, et sa bénédiction descendit de nouveau, unissant dans une même prière ce qui était la force et la loyauté de la toute-puissance avec ce qui était la toute-puissance de l’amour loyal et fort. Puis, descendant les degrés de l’autel, le prêtre apporta les anneaux sur un plateau d’or. Le comte de Lagardère en mit un au doigt d’Aurore, Chaverny, un autre au doigt de doña Cruz et ce fut Philippe d’Orléans qui présenta les deux autres à la veuve de Nevers pour qu’elle les mît elle-même aux mains loyales qui vaillamment avaient soutenu sa cause. Ce n’étaient pas là cérémonies habituelles, mais Louis XV, qui se connaissait en rites, autorisait tout à cette heure. Le cardinal Fleury lui avait dit assez souvent: «Ce que Votre Majesté veut, Dieu le veut», pour qu’il n’en usât pas en cette circonstance. On vit chose plus extraordinaire encore, quand le Régent amena le comte de Lagardère devant le prie-Dieu du roi et que celui-ci, reprenant sa propre épée des mains de l’officiant, la ceignit au flanc d’Henri, tandis que Philippe d’Orléans échangeait de même avec celle de Chaverny. Aucun des assistants, même les maréchaux illustres, blanchis sous le harnais de guerre, dont les victoires avaient mis des lauriers au front de la France, n’eussent oser rêver tel honneur pour eux- mêmes. Les têtes blanches, élevées aux suprêmes honneurs par le Roi- Soleil, ne l’avaient jamais vu glorifier un sujet de la sorte. Et pourtant nul ne songea que Louis XV outrepassait ses droits et les limites de la faveur; nul ne se crut rabaissé lui-même et conscient d’avoir mérité mieux ou même autant; Lagardère était Lagardère: il n’avait pas eu de devanciers, personne sans doute ne l’égalerait à l’avenir; ce que faisait Louis XV était bien fait!... Un seul était confus de tant d’honneurs: c’était le comte lui- même... Qu’avait-il donc fait pour mériter ainsi l’affection de son roi, l’estime de tous?... S’il s’était institué le protecteur d’une enfant menacée, le défenseur d’une veuve éplorée, n’y trouvait-il pas aujourd’hui l’ultime récompense?... S’il avait démasqué, pourchassé le crime, n’était-ce pas oeuvre de justice et devoir d’honnête homme? Ce qu’il jugeait si simple pour lui était jugé sublime par les autres. S’il eût voulu s’en rendre compte, il lui eût suffi d’échanger un regard avec Mme et Mlle de Nevers. Celles-là ne trouvaient pas la récompense exagérée. À juste titre elles en étaient fières, non éblouies. Il était une autre femme dont le visage rayonnait et qui s’abîmait dans une muette extase. Mélanie Liébault n’avait jamais prié avec une ferveur si grande, confondant dans ses invocations ardentes les deux couples dont le serment de dévouement, de fidélité et de tendresse était si ancien et tout à la fois si récent, et n’oubliant qu’elle seule. Certaines âmes d’élite savent trouver encore pour elles-mêmes du bonheur dans le renoncement à ce qu’elles ont de plus cher: elles se sacrifient sans une arrière-pensée. C’est là une vertu qui n’est pas à la portée de tout le monde. Jamais un seul mot d’amour n’avait été prononcé entre la jeune femme et Lagardère; ce qui les liait dans le passé et pour l’avenir n’était qu’une amitié très loyale et très pure où le mal n’eût pu trouver racine. Cependant, au moment de l’échange des anneaux, elle ne put s’empêcher d’élever à hauteur de ses lèvres sa main où brillait aussi une bague d’or glissée à son doigt par Lagardère lui-même. Elle la baisa avec passion et ferma les yeux pour vivre un instant son rêve, s’isolant ainsi de tout ce qui l’entourait et, plongée au milieu de l’éblouissement des lumières, dans la nuit mystérieuse et douce de son coeur. Devant ses yeux repliés en une contemplation interne, Henri ne fut pas seul à passer dans sa glorieuse splendeur, elle vit aussi celle dont il était l’époux depuis un instant, celle qui lui avait ouvert ses bras à elle-même en l’appelant: «Ma soeur.» Elle courba la tête, posa son front brûlant sur le dossier de son prie-Dieu et s’effaça toute devant le bonheur de ceux qui l’admettaient à l’intimité de leur vie. Quand elle se releva, ses yeux eurent une expression de surprise, en apercevant, posé sur le feuillet de son livre d’heures qui était resté ouvert sous ses doigts, un papier plié en quatre dont elle ignorait la provenance. Son premier mouvement fut de le laisser tomber à terre sans avoir paru y prendre garde. Il y avait autour d’elle quelques jeunes seigneurs et l’un d’eux, frappé sans doute de sa beauté, avait pu user de ce moyen de le lui dire. Elle le pensa et s’indigna qu’il eût choisi un tel lieu, une semblable circonstance et l’instant même où, plongée dans une méditation profonde, elle était de tout son coeur et de toute son âme avec les nouveaux époux. Mais elle songea que le galant tentateur ne pouvait savoir ce qui se passait en elle. Dans la crainte de ne jamais la revoir ailleurs, ignorant que son mari était à quelques pas derrière elle, il avait employé le seul moyen qui fût à sa portée. Il n’est jolie femme qui ne soit flattée d’être distinguée par un jeune homme d’agréable tournure et gentilhomme à la suite du roi, à plus forte raison quand cette jolie femme appartient à un Ambroise Liébault et arrive de sa province. Sans être coquette, Mélanie ne put s’empêcher cependant de sourire et la curiosité innée chez les filles d’Ève la poussa, non seulement à ne pas jeter le papier, mais à le déplier en cachette pour le lire. La lecture de ce poulet ne lui apporta sans doute pas ce qu’elle en attendait, car sa joue devint livide. Qu’était-ce? Presque rien: cinq ou six lignes d’une écriture fine et serrée, inconnue d’elle, et dont les lettres se mirent à flamboyer devant ses yeux. Elle eut grand’peine à lire jusqu’au bout, car un nuage obscurcissait sa vue, ses tempes et sa poitrine battaient avec force. Elle lut tout, cependant, puis glissant autour d’elle des regards inquiets, elle fit disparaître le billet dans son corsage. De ce billet, voici quelle était la teneur: «Vous ne me connaissez pas et vous n’avez pas à savoir qui je suis. Il me suffit à moi de ne pas ignorer que la vie du comte de Lagardère vous est aussi chère que la vôtre. Lorsque le roi et le duc d’Orléans s’apprêteront à se retirer, rendez-vous seule et en toute hâte au tombeau de Philippe de Nevers, en suivant le côté gauche de l’église... N’hésitez pas, il y va de son existence à lui!» Hésiter?... L’en croyait-il donc capable, le mystérieux auteur de cet écrit? Il faisait appel à un sentiment secret, dont elle croyait avoir suffisamment enterré les manifestations au plus profond d’elle-même. D’où tenait-il ce savoir et qui était-il?... Elle n’avait pas à le chercher puisqu’il l’avait dit; à coup sûr c’était un ami, et cet ami, désespérant de pouvoir arriver jusqu’au comte pour le prévenir, s’adressait à elle. -Il y va de son existence! se répétait-elle avec une indescriptible émotion. Quoi qu’il arrive, je suis prête; j’irai au rendez-vous, dussé-je payer de ma vie le salut du comte. La cérémonie fut longue à s’achever. Pendant toute sa durée, la vaillante femme se crut comme sur des charbons ardents. Louis XV se leva enfin, s’inclina devant l’autel, salua de la main les nouveaux époux et, au milieu de ses mousquetaires qui formaient la haie, suivi de Philippe d’Orléans et des princes, il se dirigea vers le portail. Dès qu’elle eut vu ce mouvement s’esquisser, Mélanie Liébault se glissa à travers les rangs pressés et ce fut miracle qu’elle pût parvenir jusqu’au porche avant le roi lui-même. Arrivée là, sa taille svelte se détachant en ombre sur le fond lumineux de la nef, elle s’arrêta une seconde pour interroger le parvis autour d’elle. Elle ne vit rien sinon deux rangs de mendiants agenouillés sur les degrés et dans toutes les rues avoisinantes, des milliers de curieux contenus par les gardes- françaises. Celui qui l’attendait ne pouvait être là. Elle descendit rapidement les marches, traversa la cohue des mendiants et s’élança, de toute la vitesse de ses jambes, vers l’endroit indiqué. Cependant, pour donner un dégagement plus facile à la foule massée dans l’église, on venait d’ouvrir une porte latérale, auprès de laquelle, pendant la cérémonie, s’étaient tenus les prévôts, Berrichon et Antoine Laho. Frère Passepoil -nous ne pouvons faire passer le Normand pour un saint -avait occupé les loisirs, à lui laissés par la cérémonie, en ne perdant pas des yeux Mme Liébault dont le physique lui agréait fort et pour laquelle il professait -sans oublier pour cela Mathurine -une dévotion analogue à celle vouée à Lagardère par la jeune femme. Dans ces conditions, il lui avait été aisé de constater le trouble de Mélanie, sans pour cela en connaître la cause. -Il faudra veiller sur elle, afin qu’il ne puisse lui arriver rien de mauvais, s’était-il dit. Il y veillait donc, sans oublier d’avoir toujours un oeil ouvert sur les nouveaux époux et sur Mme de Nevers. Dans sa logique de Normand, matois et rusé, l’absence de Gonzague ou de quelqu’un des siens ne lui disait rien de bon. Aussi, par un pressentiment, qui puisait sa source dans sa défiance, s’attendait-il à ne pas voir le mariage s’achever sans un événement imprévu. La précipitation mise par Mélanie à gagner la porte principale ne lui échappa pas plus que l’inquiétude peinte sur son visage. Ce devait être là le prélude de faits très graves. Il le conjectura. Pourtant la pensée ne lui vint pas un seul instant qu’elle pouvait trahir Lagardère pour aller prévenir Gonzague et, suivant une notion plus exacte des choses, il fut persuadé qu’on venait de lui tendre un piège dans lequel elle allait tomber. La petite porte s’étant ouverte devant lui, il dit à Laho de rester là et de veiller, lui recommandant de venir les chercher au plus vite s’il apercevait quelque chose d’anormal. Puis il entraîna Cocardasse et Berrichon au-dehors. -Vite! vite! s’écria-t-il, suivons Mme Liébault. La porte, par laquelle ils étaient sortis, s’ouvrant du côté opposé à celui vers lequel s’était dirigée la jeune femme, ils savaient ne pas devoir la trouver là. Mais, comme ils n’avaient pas de temps à perdre, ils se précipitèrent tête baissée, de façon à contourner l’église, en passant devant le porche par où elle était sortie. Sa Majesté arrivait en haut des marches avec le duc d’Orléans. Tous deux s’arrêtèrent, en voyant courir ces trois hommes lancés à toute vitesse. -Chasse-t-on de nuit? demanda le roi dont l’humeur était charmante. -Je ne sais, Sire, répondit le prince le front plissé... Il me semble avoir reconnu l’un au moins des deux maîtres d’armes dévoués à Lagardère. La foule des grands seigneurs et des dames évacuait lentement la nef. Le comte et Chaverny se tenaient debout auprès de leurs femmes, attendant le moment propice pour leur donner le bras et les conduire à leurs carrosses, dès que Louis XV lui-même serait remonté dans le sien. Un rayon de joie, une noble expression de fierté illuminaient la belle tête de Lagardère. Enfin Mlle de Nevers lui appartenait; sa mère la lui avait donnée et le ciel venait de consacrer cette union depuis si longtemps attendue. C’était le couronnement de son rêve, le fruit de ses peines à présent oubliées, le but accompli de sa vie. Et cependant une sombre pensée traversa son esprit. Philippe de Mantoue l’avait mis au défi d’unir sa destinée à celle de la fille de Nevers. L’union était consommée, à la face de tous, Gonzague excepté, car Gonzague n’avait pas osé venir. Un sourire de mépris plissa les lèvres du comte. Il toucha l’épaule d’Aurore qui se leva, rayonnante, belle comme la plus belle des vierges, en sa longue robe blanche. Elle prit le bras de son mari et, suivis de Chaverny et de Flor, ils descendirent à leur tour la nef jusqu’au portail. Leur surprise fut grande d’y voir arrêtées Sa Majesté et Son Altesse Royale. -Attendez, leur dit Philippe d’Orléans. Il se passe, aux alentours, une chose insolite; je vais envoyer des gardes. Tandis qu’il prononçait ces paroles, un mendiant, le même qui avait glissé le billet de Gonzague sur le livre d’heures de Mélanie Liébault, essaya de s’approcher du comte. Il ne put y parvenir, les amis de celui-ci s’étant aussitôt groupés autour de lui après l’avertissement du prince. Alors il manoeuvra d’une autre façon, se faufila comme une couleuvre et réussit, en allongeant le bras, à introduire un fragment de papier dans la main d’Aurore elle-même. Celle-ci se retourna brusquement à ce contact mais elle ne vit rien autour d’elle, sinon des figures amies, et seulement alors elle s’aperçut qu’elle froissait dans ses doigts quelque chose. Elle regarda, tendit le papier à son mari et sentit tressaillir celui-ci, dont le regard enflammé venait de parcourir les lignes écrites sur l’avis arrivé à sa destination de si étrange façon. Toutes les têtes étaient tournées vers lui, y compris celle du roi; le comte, d’une voix frémissante de colère, se mit à lire tout haut: «Lagardère, l’heure a sonné! Quand ce mot arrivera entre tes mains, j’aurai déjà fait une victime parmi les tiens... Tant pis, si je commence par les femmes; dans une seconde, il sera trop tard pour sauver Mme Mélanie Liébault.» C’était signé: GONZAGUE. ** Après Les Valets, Le Maître! Lagardère, après avoir lu, tendit anxieusement l’oreille. Tous ceux qui l’environnaient, la poitrine haletante, demeurèrent muets en même temps. Il y avait autour de lui de l’admiration et de la crainte, car sa pâleur était telle, qu’on sentait gronder en lui une de ses colères blanches, colères effroyables auxquelles rien, jusqu’alors, n’avait pu résister. Un cri d’angoisse, déchirant, lugubre, issu de la bouche d’une femme, arriva du fond des ténèbres: -Lagardère!... Au secours! Ambroise Liébault tomba, défaillant, entre les bras de Laho, en gémissant d’une voix étranglée: -Ciel!... c’est ma femme qu’on égorge!... Aurore avait blêmi. Cependant, loin de trembler, écartant sa mère dont les bras voulaient l’enserrer, les yeux étincelants de courage et de force surhumaine, elle étendit la main vers l’endroit d’où étaient partis les appels et dit: -Va, Henri! Au loin, d’autres voix appelèrent: -À nous!... À nous!... -Ce doit être un piège, pensa tout haut le roi. Monsieur de Lagardère, nous vous défendons d’y aller seul. Mais peut-on arrêter l’éclair? La scène qui suivit n’eut pas la durée d’une seconde. Après avoir serré sa femme sur sa poitrine, le comte fit rentrer au fourreau d’un geste hautain vingt épées de gentilshommes qui voulaient être à ses côtés dans la lutte qu’on prévoyait. -Pas ne m’est besoin d’aide, dit-il d’une voix calme. Des torches seulement... L’heure attendue depuis vingt ans va sonner. Et s’inclinant devant le roi, qui voulait s’opposer à ce qu’il croyait être une folie, il prononça lentement: -Que Votre Majesté me pardonne! Alors, il bondit l’épée haute, traversant, à la façon d’un boulet, les groupes pressés sur le parvis et disparut dans la nuit. Et un frisson courut sur l’épiderme de tous, en l’entendant adjurer le mort dont le tombeau était proche. -Regarde-moi, Nevers!... J’y suis!... J’y suis!... -Que Votre Majesté le laisse faire, murmura le duc d’Orléans à l’oreille du roi. L’épée qu’elle vient de lui donner va recevoir le baptême du sang et servir à une noble cause. Louis XV avait les lèvres serrées. Machinalement, sa main se portait à la garde de son épée. N’eussent été la majesté et le sang-froid auxquels l’astreignait son rang, il eût tiré son arme de parade, l’héroïsme étant contagieux. En un instant, l’église, naguère si brillamment illuminée, était devenue sombre, tous, gentilshommes et magistrats, prêtres et grandes dames, ayant été dégarnir les candélabres de leurs lampes et de leurs flambeaux. Philippe d’Orléans saisit une torche aux mains d’un mousquetaire et, l’élevant au-dessus de sa tête, il dit à haute voix, pour être entendu de tous: -Si Votre Majesté veut voir comment se venge un homme de coeur, elle n’a qu’à venir. Éclairant la marche de Louis XV et suivi de plus de trois cents personnes, le prince descendit les degrés de l’église Saint- Magloire et s’engagea dans le cimetière. Mélanie Liébault, cherchant à se reconnaître dans le dédale des allées et des sépultures, fouillant des yeux l’obscurité presque complète et se guidant avec peine vers le tombeau de Nevers, avait senti tout à coup une puissante étreinte enserrer ses bras et paralyser ses mouvements. En même temps une main vigoureuse s’était abattue sur ses lèvres l’empêchant de crier. Pour l’instant, elle devait encore se taire; dans quelques minutes, on la forcerait à appeler malgré elle. Plusieurs hommes venaient de surgir autour d’elle; elle pouvait compter leurs silhouettes dans l’ombre: ils étaient sept. Ils la couchèrent sur le sol, après l’avoir bâillonnée, et veillèrent silencieux. Ils s’aperçurent bientôt qu’ils n’étaient pas seuls dans le cimetière. Le sable des allées criait sous des pas précipités. Peyrolles arracha le bâillon de sa victime: -À présent appelle le roi, gronda-t-il d’une voix sourde. Nous sommes ici pour le tuer... Infernal génie du mal, le factotum de Gonzague avait fort bien deviné qu’il lui serait difficile de faire appeler le comte par cette petite bourgeoise si celle-ci pouvait le croire en danger. Aussi avait-il inventé cette fabuleuse menace de régicide, sachant Lagardère seul capable d’accourir le premier à son secours. Cependant Mme Liébault serra les lèvres. Croyant savoir maintenant quelle était l’auguste victime pour laquelle avait été dressé ce guet-apens, sa résolution fut de mourir plutôt que de desserrer les dents. Cet héroïsme imprévu exaspéra Peyrolles; ses poings se crispèrent de rage: -Vipère, tu crieras quand même! rugit-il en tirant son poignard. La jeune femme vit luire la lame et ne fit pas un mouvement. Mais les pas se rapprochaient très vite. Il lui sembla entendre un juron de Cocardasse. Alors, par un effort surhumain, repoussant l’homme qui la maintenait étendue à terre, elle se trouva debout. -Ce sont eux, ils nous cherchent, grommela l’intendant. Heureusement ce bavard Cocardasse trahit toujours sa présence. -Où est le prince?... demanda Nocé. -À son poste!... Vous le verrez quand il faudra... En garde, messieurs, voici le choc. Et comme M. de Peyrolles allait se préparer lui-même à chercher la position la moins dangereuse, il aperçut Mélanie qui, d’un mouvement rapide, avait rassemblé ses jupes et commençait à fuir... D’un bond, il fut sur elle. -Tais-toi, maintenant, gronda-t-il en lui donnant de son poignard dans la poitrine. La jeune femme tomba sur la pierre angulaire d’un mausolée, mais, miracle d’énergie, à présent qu’on lui ordonnait de se taire, se figurant le roi en danger elle comprima sa blessure de ses deux mains et lança cet appel: -Lagardère!... Au secours! Ç’avait été, on le sait, le premier cri entendu par Henri et par ceux qui l’entouraient. Il avait frappé douloureusement aussi les oreilles des prévôts: -Sandiéou!... hurla Cocardasse en bondissant, nous arrivons trop tard!... -C’est à savoir, se contenta de répondre Passepoil. Et les deux braves reprirent leur course, buttant contre les croix, se choquant aux entourages des sépultures, glissant sur les dalles et se relevant pour courir encore. Enfin, ils arrivèrent. Un corps de femme était étendu sur le sol et, derrière, sept lames se rangeaient en ligne. Il faisait nuit noire, mais quelques rares points lumineux indiquaient les lames d’acier. Dans les ténèbres, les prévôts virent s’estomper seulement une barrière humaine. Ils savaient de quels corps elle était faite. Pour tuer, il n’est pas besoin de voir clair et, quand même il est des coups qui portent: ceux qui tombent trouvent moins étrange le passage de la lumière aux ténèbres éternelles... C’était le principe du Gascon, jamais sérieux. Ce fut alors qu’à leur tour, les prévôts crièrent ensemble: -À nous!... à nous!... Ils n’avaient pas le droit de tuer Gonzague sans qu’Henri fût là et ils savaient bien qu’il allait venir. En attendant, il leur était bien permis d’éclaircir les rangs des sous-ordres. Ramassés en boule, la garde bien assurée dans la main, ils se ruèrent à l’assaut du mur vivant. Les épées se choquèrent dans la nuit. Des étincelles jaillirent des lames et des yeux. L’obscurité était si épaisse que les adversaires se trouvaient parfois corps à corps et n’osaient frapper par crainte de toucher un ami. Seul de tous, ne pouvant se taire, Cocardasse indiquait sa présence en lançant de vibrants jurons. En élève respectueux, de temps à autre, Jean-Marie Berrichon essayait bien aussi de faire chorus, mais à la sourdine, car il préférait frapper et se taire comme Passepoil, son autre maître. À cinquante pas plus loin, Philippe de Mantoue, accoudé à une balustrade de fer forgé, écoutait le bruit de la lutte et demeurait immobile. Aux voix, il s’était bien rendu compte que Lagardère n’était pas encore là, et il désirait se conserver pour cet unique adversaire. La nécropole s’emplissait de bruit. De tous côtés on voyait courir des torches; elles approchaient. Soudain les prévôts ressentirent une commotion. Un ouragan venait de tomber près d’eux. -À la rescousse, mon péquiou! hurla le Gascon enthousiasmé. -J’y suis! répondit Lagardère dont la voix avait des sonorités de métal. Et il ajouta en tombant en garde: -Nevers, voici ton vengeur. Chaverny accourait. La mêlée devint terrible. Ceux qui les avaient suivis avec des torches étaient encore loin derrière. Philippe de Mantoue dégaina, mais il resta en place. D’après les ordres donnés, ses roués devaient se rabattre sur lui, amener le comte peu à peu jusqu’à portée de son épée. Lui s’était réservé de surgir au dernier moment pour donner le coup fatal, par-devant ou par-derrière. À l’endroit pourtant où avait lieu le combat, des hommes tombaient. Taranne avait été le premier; bientôt de Batz s’abattit sur la face, les bras en croix, en lançant un «sacrament!» d’agonie. Oriol défendait sa peau, et pour la première fois de sa vie peut- être, il était brave; la bravoure du désespoir, engendrée par la peur! À la lueur d’une torche qui s’avançait, il vit devant sa poitrine la pointe de Berrichon et la menace lui parut si proche que, pour ne pas mourir encore, il trouva le moyen de le tuer. Le pauvre Jean-Marie oscilla sur lui-même et s’abattit, la gorge traversée de part en part par la lame naguère vierge de l’adorateur de la Nivelle. Françoise Berrichon avait bien souvent répété à son petit-fils que le métier de prévôt est un mauvais métier... On n’évite pas son sort. Les flambeaux étaient encore trop loin, mais les assaillants commençaient à se voir en formes indécises. Montaubert croula en râlant et Peyrolles agonisant s’effondra en travers, avec un bruit d’os qui se choquent. Passepoil avait vu tomber Berrichon; il le vengea en clouant au sol l’ex-traitant qui eût de beaucoup préféré rester à la Bastille. Chaverny venait d’envoyer Lavallade rejoindre ses ancêtres. Tous les roués de Gonzague étaient couchés entre les tombes. Cocardasse les compta du doigt et dit: -Six... Le compte y est! -Ah! gronda le comte, lui seul manque... Faites silence et laissez-le venir. Sur son ordre Passepoil se porta en arrière pour arrêter les porteurs de torches. Pendant ce temps, penché sur le corps de Mme Liébault, Henri posait la main sur son corsage taché de sang, à la place où devait battre son coeur. -Elle vit! murmura-t-il en se redressant. En avant, la nuit était opaque; Lagardère attendit quelques minutes, s’avança de dix pas et prêta l’oreille... Quelqu’un marchait tout près, il l’eût juré. Dans le profond silence il pouvait compter les pas de celui qui s’avançait vers lui d’une marche tâtonnante. Gonzague, n’entendant plus rien, s’était inquiété. Pourquoi ses roués ne l’avaient-ils pas rejoint? Les minutes lui paraissant longues comme des siècles, il quitta sa place, fit quelques pas avec précaution. -Peyrolles! demanda-t-il à voix basse, est-ce fini? Nul ne lui répondit. -Ces pleutres se seraient-ils esquivés sans m’attendre? pensa-t- il. Il étouffa un cri de stupeur, presque d’effroi. Il venait de buter sur un corps et, en cherchant à s’en éloigner, ses pieds s’étaient enchevêtrés sous les membres inertes d’un autre corps. Il se pencha pour mieux voir et un blasphème s’étouffa dans sa gorge. Autour de lui il y avait un monceau de cadavres et ces cadavres étaient ceux de ses fidèles. Tous étaient là, tous! depuis Peyrolles, son âme damnée, jusqu’à l’inoffensif Oriol, en passant par Montaubert, Taranne, le baron de Batz et les autres. Tous ceux qui, en fuyant à sa suite sur la route d’Espagne, avaient pu échapper naguère à leur sort en ce cimetière maudit, n’y étaient revenus que pour y trouver la mort au lieu et place du recommencement de la vie de plaisir qu’il s’était fait fort de leur faire prendre. Il n’était resté là qu’une seconde, mais cette seconde avait suffi pour changer du tout au tout sa situation. Lorsqu’il releva la tête, la lumière avait fait place à l’obscurité. Il était entouré de gardes et de porteurs de torches, entre lesquels se voyaient ceux qui venaient d’assister au mariage, et, au premier rang, Philippe d’Orléans sur l’épaule duquel s’appuyait le roi de France. Mais ce qui porta l’exaspération de Gonzague à son paroxysme, ce fut d’apercevoir devant lui Lagardère, l’épée à la main. Traîtreusement il se fendit sur lui, et l’épée de Lagardère, qui était l’épée du roi de France, un bijou d’enfant, fut brisée comme verre! Mais Lagardère, de sa main libre, avait eu le temps de saisir l’arme de son déloyal adversaire et de la lui arracher. -Ah! comte!... fit le roi. -Sire, répondit Lagardère, par deux fois déjà, dans les fossés de Caylus et ici même, cet homme a pu échapper à ma vengeance parce que je n’avais pas en main l’arme justicière qui, conduite par son poing criminel, a fait de lui un fratricide. Je l’ai maintenant! ajouta-t-il en brandissant la lame de Gonzague. Pour que le jugement de Dieu soit complet, il faut que cette épée, qui s’est trempée dans le sang de Nevers, fasse amende honorable en se baignant dans celui de son meurtrier! Et comme tous le regardaient, sans comprendre, il termina, s’adressant à Cocardasse: -Donne-lui ta rapière, mon brave! Le Gascon obéit. Mais il ne put s’empêcher de grommeler: -Pasque diou! la pôvre ne va plus être à la noce. Gonzague s’était saisi de l’arme avec joie. Ce n’était pas un adversaire à dédaigner, il avait fait ses preuves. Tous ceux qui, l’après-midi, avaient assisté au lit de justice tenu aux Tuileries par le roi Louis XV étaient là, rangés en cercle; c’était un lit de justice autrement grandiose, celui qui se tenait à cette heure dans le cimetière Saint-Magloire. Les champions tombèrent en garde et le Régent lui-même leva sa torche plus haut pour éclairer le combat. Philippe d’Orléans voulait montrer au roi les visages des deux adversaires pendant la lutte. Mais que pouvait la science de Gonzague contre la fougue terrible et sans merci du justicier? Ah! ce ne fut pas long. L’engagement n’eut que la durée d’un éclair, et l’on vit le prince félon s’écrouler avec, au milieu du front, un tout petit trou rouge. -Après les valets, le maître!... le pitchoun il l’avait bien dit, murmura tout bas le Gascon. Puis il repoussa du pied sa rapière et confiant à Passepoil: -Mon bon, le couquinasse il l’a déshonorée! Mme la duchesse de Nevers, Flor, la nouvelle Mme de Chaverny, et Aurore, qui elle aussi avait voulu voir l’issue du combat, se tenaient à quelques pas du chirurgien qui bandait la blessure de Mélanie Liébault. Lagardère restait les yeux fixés sur la face convulsée de son ennemi mort. -Henri, dit la duchesse, voici la fille de Nevers, votre femme. Unis au pied de son tombeau, je vous bénis. Le jeune roi Louis XV était trop ému pour pouvoir prononcer une parole. Philippe d’Orléans contempla quelques instants la statue de marbre sous laquelle dormait éternellement celui qui avait été Philippe de Lorraine, duc de Nevers. Puis il serra la main du comte et lui dit ce seul mot: -Merci. Lagardère à son tour posa son regard sur l’image et l’y tint pendant quelques secondes étrangement fixé. Enfin il l’en détacha pour le lever vers le ciel, et brisant sur son genou l’épée encore rouge du sang de Gonzague, il en jeta les tronçons au pied du mausolée en prononçant, d’une voix vibrante: -Grâce à Dieu, Nevers, j’ai tenu mon serment! Note. (1) Le Bossu, opéra-comique, paroles de H. Bocage et de A. Livrat, musique de Ch. Grisart. Source: http://www.poesies.net