Le Fils De Lagardère I. Les Suites De Lagardère. Par Paul Auguste Jean Nicolas Féval. (Fils) (1860-1933) A La Mémoire De Paul Féval, Janvier 1908 Tome V TABLE DES MATIERES. PREMIÈRE PARTIE. (Le Sergent Belle-Epée.) En Chasse. Coup De Poignard Et Coup D'Epée. L'Auberge Des Trois Aiglons. Une Fière Lame. L'Enfant De La Tempête. Chez Passepoil. Une Echauffourée A Propos De Bottes. Mathias Knauss. Dans Un Puits. Sur Une Tour. Le Camp. L'Insulte. Le Message. Cocardasse Cavalier. La Ferme. Marine. DEUXIÈME PARTIE. (La Folie D'Aurore.) Deuil Sur Deuil. Le Mystérieux M. Hélouin. Expédition Nocturne Au Cimetière. Les Trois Cercueils. Effigie De Mastic. La Dame Masquée. Suite De La Confession. La Résurrection De Peyrolles. Une Adoption. L'Education De La Vengeance. La Bonne Idée De M. De Peyrolles. Le Rendez-Vous. Comment Meurt Un Héros. Le Cul-De-Sac. Fin De L'Explication. PREMIÈRE PARTIE. (Le Sergent Belle-Epée.) En Chasse. L’heureuse issue de la bataille de Fontenoy venait de faire tomber en notre pouvoir les plus belles et les plus riches villes de Flandre. Aussitôt la paix conclue (août 1745) Louis XV, délaissant momentanément les plaisirs de la Cour, s’était empressé d’accourir visiter nos nouvelles conquêtes, afin de juger par lui-même de leur importance. Puis, impatient de se retrouver aux pieds de Mme d’Étioles, sa nouvelle favorite, l’amoureux monarque était reparti en toute diligence pour Paris. L’armée s’était alors établie près d’Ostende, comme étant l’endroit qui lui offrait le plus d’avantages pour camper jusqu’à l’hiver sur le théâtre de ses exploits. Jours de liesse pour les soldats qui, après la campagne fatigante qu’ils venaient de tenir, pouvaient enfin reprendre un peu haleine et jouir d’un repos bien gagné. Mais s’ils avaient ainsi le loisir de se livrer sans contrainte aux nombreuses distractions de la vie des camps, un léger oubli commis par le roi, avant son départ, jetait une ombre au milieu de cette riante existence. Louis qui, en effet, s’était occupé avec la plus grande sollicitude d’assurer le bien vivre aux officiers de tous grades, avait totalement négligé d’agir de même envers les troupes. De sorte que ces dernières n’étant payées que très irrégulièrement, c’est-à-dire suivant le bon plaisir des intendants de la guerre, n’ayant plus la ressource de réquisitionner comme aux temps des hostilités, se trouvaient assez souvent réduites à la portion congrue et quelquefois même à moins. Aussi les hommes, lorsque leurs dents devenaient trop longues, usaient-ils d’expédients divers pour se procurer le nécessaire. Un de ceux auxquels, dans ces phases critiques, ils avaient recours le plus fréquemment, était la chasse. Les environs recelaient du gibier en grande quantité et quelques grains de plomb suffisaient pour garnir abondamment les bissacs. Seulement, comme à l’époque où commence cette histoire, il y avait déjà deux mois qu’on courait les bois et les plaines limitrophes, ceux-ci, à peu près dépeuplés de leurs hôtes fourrés ou emplumés, ne fournissaient plus qu’un maigre contingent de provisions et, la plupart du temps, les chasseurs, pour ne pas rentrer bredouilles, étaient forcés de pousser au loin. Tous n’en avaient pas le courage et beaucoup encore risquaient la chance dans les parages les plus proches, heureux quand ils parvenaient à tirer quelque malheureuse bête égarée sous leurs pas. Un soir du mois d’octobre, un soldat, voulant tenter un de ces hasards cynégétiques, quittait le camp vers sept heures de relevée et s’engageait sur la route qui conduit d’Ostende à Dendermonde. C’était un homme de haute taille, à la moustache rude et grisonnante et dont les traits ne manquaient pas d’énergie. Il était assez bizarrement accoutré. Son vêtement se composait d’une veste à plastron de cuir roux, d’un haut de chausses en gros drap gris rapiécé en maints endroits, de fortes bottes qui lui montaient jusqu’au-dessus des genoux et, enfin, d’un feutre à larges bords dont la ganse maintenait une plume de corbeau dressée fièrement vers le ciel. En outre, à son flanc, battait une longue et solide rapière dont l’extrémité traînait sur le sol en sonnant la ferraille, et dans son ceinturon était passé un de ces pistolets à canon évasé, alors fort à la mode. Cet équipement hétéroclite sentait le soudard d’une lieue, mais seyait si parfaitement à celui qui le portait qu’on eût eu de la peine à se figurer l’un sans l’autre. Ce soldat, disons-le tout de suite, n’était rien moins que mons. Cocardasse junior, maître en fait d’armes et expert en coups subtils et bottes secrètes. Pour le moment, Cocardasse n’exerçait pas sa noble profession. Des raisons que nous connaîtrons plus tard l’avaient obligé à se mettre au service du roi de France, et depuis tantôt trois ans il guerroyait de-ci de-là, enrôlé dans les armées à titre de volontaire. Donc notre homme suivait la route en question, se dirigeant ostensiblement vers un petit bois de chênes qu’on apercevait à une courte distance et qui venait presque en bordure du chemin. Cette route était une véritable voie flamande. De chaque côté s’alternaient à l’infini des houblonnières et des carrés d’orges en pleine maturité qui dégageaient d’âcres senteurs bien faites pour réjouir l’odorat de tout bon habitant des Flandres. Mais, Cocardasse, né sur les bords de la Gironde, ne goûtait guère ces parfums essentiellement locaux. Les narines pincées, la lèvre dédaigneuse, il semblait même en être offusqué et c’était d’un regard méprisant qu’il contemplait ces richesses de la nature. -Les triples sots, finit-il par murmurer à un moment, -comme s’ils n’auraient pas mieux fait de planter de la belle et bonne vigne, au lieu de toutes ces herbes puantes et inutiles. Et il accéléra son allure afin que ses sens n’eussent à souffrir que le moins longtemps possible. Bientôt il atteignit les premiers arbres du bois. -Allons, dit-il alors à mi-voix en s’arrêtant et en tirant son pistolet de sa ceinture, -tâchons d’être plus heureux qu’hier, car mon estomac il se sent aussi vide que la cervelle de M. de Soubise, et s’il me fallait jeûner encore aujourd’hui, j’aimerais mieux, je crois, aller couper quelques paires d’oreilles à ces couquinasses d’Ostendais pour en faire un plat de ma façon. Sur ce, il glissa une balle dans le canon de son arme et reprenant sa marche en avant il ajouta: -Chien de pays! Jamais rien à se mettre sous la dent, pas la plus petite goutte de liquide à ingurgiter, si ce n’est de l’eau claire ou cette boisson jaune et amère comme chicotin, dont la vue seule me donne des nausées!... » Ah! pauvre Cocardasse! que de franches lippées il te faudra faire à ton retour en France pour oublier ce mauvais temps! Que de fines fioles de Bourgogne il te faudra accoler pour... Il n’acheva pas sa phrase et demeura soudain en arrêt les yeux fixés à terre à dix pas devant lui. Il venait d’apercevoir sur la lisière de la chênaie un superbe garenne qui, sans souci de son voisinage, broutait tranquillement une touffe de fenouil. -Té vé! exclama-t-il en sourdine pendant que sa bouche se fendait en un large sourire, -voilà une bestiole qui, je pense, remplacera avantageusement les ouïes de Messieurs les bourgeois d’Ostende... » Attends un peu, mon mignoun, je vais te faire cadeau d’une dragée que tu n’auras pas besoin de croquer. Et aussitôt, braquant son pistolet sur le rongeur, il l’ajusta avec soin; puis pressa la détente. Mais à cet instant précis une détonation, précédant celle de son arme d’un quart de seconde à peine, se fit entendre à l’intérieur du bois. -Qué! un camarade qui chasse aussi par là, fit-il un peu surpris. -Eh! bien! se reprit-il satisfait, je lui souhaite ma chance... et surtout mon coup d’oeil, car le pauvret il a été joliment touché, me semble. En effet, le garenne gisait sur le sol, la tête fracassée et se débattant dans les derniers spasmes de l’agonie. Cocardasse s’avança alors pour ramasser son butin. Déjà il se baissait pour s’en saisir, lorsqu’une main s’abattit sur la bête avant la sienne, en même temps qu’une voix disait: -Eh! l’ami! laissez donc ce gibier, je vous prie; vous n’y avez aucun droit, puisque c’est moi qui l’ai jeté bas. -Vivadious! s’écria Cocardasse stupéfait, en relevant la tête pour voir quel était l’audacieux qui osait lui disputer le fruit de sa chasse. Devant lui se tenait un jeune homme d’une figure charmante, et auquel l’uniforme des gardes-françaises, dont les manches portaient de luisants galons de sergent, allait à miracle. Il le considéra un moment séduit par sa gracieuse mine et par sa prestance toute martiale. -Qué! le pitchoun, il est gentil, ma foi, fit-il en forme de réflexion. Puis s’adressant au nouveau venu: -Que vous soutenez, jeune homme, que c’est vous qui avez tué cette bête? -Je le soutiens. -Cornebiou! -Vous dites? -Je dis: le petit il a de l’aplomb! -C’est vous, l’ancien qui paraissez en avoir joliment, répliqua le sergent amusé par les manières de son interlocuteur. -Ver! il me plaît, continua Cocardasse d’un ton goguenard... Faites savoir un peu à l’ancien comment vous avez occis la bestiole. -Je pourrais vous répondre que cela ne vous regarde pas, s’empressa de dire le jeune homme auquel l’ironie, qui perçait dans les dernières paroles du soudard, n’avait pas échappé, - cependant je veux bien vous apprendre que j’étais dans le bois à une quinzaine de pas d’ici quand j’ai aperçu ce garenne, qu’immédiatement j’ai tiré. » Donc il m’appartient et je l’emporte. Ce disant, il s’empara de la bête et se disposa à partir. Cocardasse se souvint alors du coup de pistolet qui avait précédé le sien et qui rendait fort plausible l’explication donnée par le garde-française. Mais lui aussi avait tiré le garenne et, en conséquence, y avait également des droits. Il arrêta donc le sergent au premier pas. -Eh! camarade, pas si vite, bagasse!... Si vous étiez ici près dans le bois quand vous avez envoyé une prune à la bête, moi j’étais ici près sur cette route quand je lui ai fait pareil cadeau. Seulement, vous, rien ne prouve que vous l’ayez touchée. -Et vous, qu’est-ce qui le prouve? -Qui le prouve? s’écria le gascon, choqué qu’un soldat de l’armée française pût ainsi mettre en doute son savoir. Mordious! le petit il a dit qui le prouve? Ce doute le mortifiait, le froissait presque. Mais après réflexion, il ajouta: -As pas pur! Je vais vous le montrer, ce qui le prouve... D’abord où l’avez-vous visée? -À la tête. -Moi de même, que diantre!... Comme elle était placée, votre balle a dû lui entrer par derrière entre les deux oreilles et la mienne du côté droit près de l’oeil; en convenez-vous? -Oui, ce doit être ainsi. -Vérifions, eh donc! Ils examinèrent alors le chef de leur victime; mais il était à ce point mutilé qu’ils ne purent décider s’il avait été mis en l’état par une balle ou par deux, d’autant plus qu’il ne recelait aucun projectile. -On ne peut voir comme cela, dit Cocardasse, -ce n’est qu’une bouillie. Il ne me reste plus qu’à vous prouver que je suis sûr de ne pas avoir perdu mon plomb. Aussitôt, rechargeant son pistolet, il indiqua au jeune homme un gland qui pendait à une dizaine de mètres devant eux. -Vous le voyez bien, n’est-ce pas, il n’est pas gros et plus éloigné de moi que ne l’était le garenne; malgré cela je vais l’abattre avec autant de facilité que s’il se trouvait au bout de mon canon. À ce dernier mot le coup partit et le gland fut enlevé. -Hé! est-ce une preuve assez concluante, garçon? fit le soudard triomphant. Au lieu de répondre, le garde-française rechargea son arme à son tour, puis, quand elle fut prête, il montra à Cocardasse, au- dessus de la place qu’avait occupé le gland, une feuille détachée des autres et dont le pédoncule était assez visible. -Regardez, lui dit-il. Et sans presque prendre le temps de viser, il fit jouer la détente. Instantanément la feuille, séparée de son attache, tomba à terre en tournoyant. Le vieux soldat n’avait pu retenir une exclamation admirative devant cette merveilleuse adresse. -Pécaïre! s’écria-t-il; -votre preuve vaut la mienne, garçon, et je n’élève plus la moindre contestation; nous avons sûrement occis la bête tous les deux... » Mais, en ce cas à qui est-elle? -À nous deux, parbleu! -C’est bien ce que je pense. Toutefois, nous ne pouvons la couper par le milieu comme nous ferions d’une motte de beurre. -Pourquoi pas? -Non; de quoi aurions-nous l’air en rentrant au camp chacun avec un demi-garenne? -C’est vrai, constata le jeune homme en souriant, -cela paraîtrait quelque peu singulier et les camarades pourraient rire à nos dépens. -Précisément, appuya le soudard qui avait son idée. -Tenez, mon raisonnement il va vous proposer un moyen de trancher le différend. -Dites. -Voilà! Nous allons tirer une botte; le premier qui piquera l’autre aura la bête entière. » Je dois vous avouer que moi je suis prévôt et qu’en cette qualité je manie assez gentiment l’épée. Mais, d’après ce que je viens de voir, je ne doute pas que vous ne me donniez hardiment la réplique, car on n’est pas adroit comme vous l’êtes aux armes à feu sans l’être aux armes blanches. » Si je me trompe, eh donc! nous chercherons autre chose. -Vous ne vous trompez pas, l’ancien, et j’accepte votre proposition. » Permettez-moi une observation cependant: si nous nous piquons tous les deux ensemble, ce qui peut très bien arriver, comment ferons-nous? Nous ne serons pas plus avancés qu’auparavant. -Couquine de sort! je ne songeais point à cela, repartit Cocardasse que cette hypothèse embarrassait. » Bast! ajouta-t-il après un instant, -si la chose elle a lieu, nous recommencerons, bagasse! jusqu’à ce que l’un de nous deux soit touché avant l’autre. » Ça va-t-il? -Ça va, fit le jeune homme. Puis poussant du pied le garenne entre eux deux: -À qui l’aura! dit-il sur un ton plaisant. -À qui l’aura! répéta sérieusement Cocardasse. -Et attention surtout à ne pas nous embrocher; une simple saignée de santé, pas davantage, hein? -Entendu. -As pas pur! En garde, mon caillou. Immédiatement leurs épées se croisèrent. Cocardasse, ainsi qu’il s’en était vanté, était une maîtresse lame et, s’il avait porté ce défi au garde-française, c’était avec la conviction bien méridionale de triompher aisément. Pécaïré! se disait-il, si habile qu’il puisse être, ce blanc bec n’a pas comme moi quarante ans d’expérience. Je vais donc terminer au plus vite, en lui décochant un de ces coups subtils qu’affectionnait mon petit prévôt, Amable Passepoil... Ah! le traître!... Il s’agit bonnement de saisir l’occasion. Mais dès qu’il eut essayé quelques passes avec son adversaire, il dut en rabattre de beaucoup et reconnaître qu’il allait avoir à compter avec lui. Le sergent, en effet, possédait un jeu très fin, très serré, dénotant une excellente méthode et une étude consommée du maniement de l’épée. Il avait, surtout, une vivacité de main extraordinaire qui démontait totalement le vieux bretteur; d’autant plus que, ne cherchant pas à attaquer et se bornant à rester sur la défensive, ce dernier ne pouvait juger de sa force réelle en escrime. -Mordious! jura le maître en fait d’armes, à part lui, -je n’aurais jamais cru avoir tant de mal avec ce petit. Voilà dix minutes qu’il me tient en haleine sans que j’aie pu le trouver une seule fois en défaut. D’où diable sort-il? Et l’impatience finissant par le gagner, il redoubla de vigueur, déployant toutes les ressources de son art et mettant en avant ses ruses les plus compliquées. ***Coup De Poignard Et Coup D’Epée. Pendant que nos deux chasseurs de rencontre étaient ainsi actionnés à s’escrimer, dans le bois, derrière eux, se passait une chose assez étrange. Courbé jusqu’à terre et se dissimulant avec soin, un homme s’approchait peu à peu du lieu où ils s’évertuaient. C’était un individu à mine sinistre et qui, à en juger par l’adresse avec laquelle il se glissait sans bruit au milieu des obstacles de toutes sortes placés sur son chemin, devait avoir l’habitude des embûches et des guets-apens. Le soleil qui déclinait rapidement ne jetait plus déjà que des rayons obliques et s’il faisait encore suffisamment clair sur la route, la chênaie commençait à se remplir d’ombre. L’homme, mettant à profit cette demi-obscurité, s’avançait de plus en plus vers les combattants, bien trop occupés pour s’apercevoir de sa présence. Depuis un moment le garde-française, se départant de sa réserve, avait presque pris l’offensive et en faisait voir de rudes au gascon. Son épée voltigeait de tous côtés avec une légèreté prestigieuse et le soudard n’avait bien juste que le temps d’arriver à la parade. À plusieurs reprises, même, il lui avait semblé que le jeune homme aurait pu mettre sa pointe en contact avec son épiderme, mais qu’il s’était abstenu comme si le coup qui se présentait ne fût pas digne de lui. Cela faisait enrager le vieux soldat qui, malgré la haute opinion qu’il avait de lui-même, ne pouvait s’empêcher de constater qu’on l’épargnait et se voyait par suite obligé de reconnaître un maître en ce « pitchoun » au menton à peine duveté. Certes oui, un maître! Jamais encore il n’avait vu autant d’élégance unie à une telle science des armes. Pas une faute, pas un mouvement inutile: tout était admirablement calculé et exécuté. Qu’était-ce donc que ce virtuose de la lame dont jusqu’alors, il n’avait point entendu parler? D’ordinaire, cependant, les tireurs de cette force ont une réputation quasi universelle. -Faudra voir, pensa-t-il. -Voilà un garçon qu’il est bon d’avoir pour compagnon. Troun de diou! -Ah! ça, l’ancien, lui demanda tout à coup le jeune homme, -vous ne voulez donc pas devenir le propriétaire de la bête? -Mordious! si je le veux? Et il avoua ingénument: -C’est vous qui ne m’en fournissez guère l’occasion pécaïre! -Ah! dame, je me défends. -Je m’en aperçois... Eh donc! d’une jolie façon même, gémit Cocardasse qui craignait de perdre maintenant la propriété du garenne! -Vous trouvez? -Capédédious! je le trouve! et serais curieux de savoir quel a été votre prévôt? -Il n’y a pas de secret: c’est un certain Amable Passepoil. -Passepoil! exclama Cocardasse. -Que! ça ne m’étonne plus alors... Très fort, Passepoil... très fort!... Un vieil ami... mon second... comme qui dirait mon bras gauche... » Mais, en ce cas, garçon, il a dû vous montrer une botte secrète que nous connaissions tous deux: la botte de... -... Nevers! acheva le sergent. Parbleu! oui... » Tenez, la voici... Et, rapide comme l’éclair, l’épée du jeune homme fouetta vigoureusement celle de Cocardasse, puis, après une feinte subtile que celui-ci n’eut pas le temps de déjouer, alla se planter juste entre ses deux sourcils, en ne lui faisant, toutefois, qu’une piqûre insignifiante. -Sandious! Caramba! Troun de l’air! enfila le soudard qui était tout étourdi du choc et pivotait involontairement sur les talons, -c’est bien ça... » Toujours superbe cette fameuse botte!... on en voit tous les cierges de ses funérailles... ajouta-t-il en se frottant les yeux devant lesquels dansaient mille étincelles. -Allons, garçon, la bête est à vous... vous l’avez loyalement gagnée... » Topez là, donc... et bon appétit... Sur ce, la vue encore brouillée, il tendit la main en avant, sollicitant celle du sergent. Mais ne ressentant aucune étreinte, il s’empressa de chasser les derniers voiles qui obscurcissaient son regard et, à son grand étonnement, aperçut son vainqueur adossé à un arbre, pâle comme un spectre et sur le point de défaillir. Il courut à lui. -Eh! qu’avez-vous? lui demanda-t-il, ne comprenant rien au malaise subit auquel il paraissait être en proie; -vous aurais-je transpercé sans le savoir? Le garde-française fit un signe de tête négatif et chercha à porter la main droite derrière son épaule gauche. Cocardasse, contournant aussitôt le jeune homme, remarqua alors que sa tunique était fendue dans le dos sur une étendue de plusieurs centimètres et que de l’ouverture s’échappait du sang en abondance. -Sandious! Que veut dire ceci? s’écria-t-il, -on dirait un coup de poignard!... -C’en est un... dit faiblement le sergent. -Un assassin caché là... dans le bois... pendant que nous nous battions... -Un assassin?... -Oui... heureusement que son coup a porté à faux... Mais, de grâce... arrêtez le sang si vous pouvez... je sens mes forces diminuer... -C’est juste; au lieu de causer, tâchons d’abord de boucher ce trou. Attendez, je me connais un peu en la matière, je vais voir tout de suite ce qu’il en retourne. Faisant alors fléchir doucement le jeune homme sur les genoux, il l’assit au pied de l’arbre, déboutonna promptement son habit et mit l’épaule atteinte à nu. La blessure était longue comme le doigt environ, et placée au- dessous de l’omoplate. Le vieux soldat déchira une partie du linge qu’il avait sur lui et étancha le sang qui continuait à couler. Il fut assez longtemps avant de pouvoir se rendre maître de l’hémorragie. Enfin, y étant parvenu, il se mit à examiner la plaie avec attention. Au bout d’une minute: -Remuez le bras, commanda-t-il au blessé. Celui-ci obéit. -Va bien, de ce côté, reprit le praticien improvisé, en voyant le membre désigné se mouvoir facilement. -À présent, respirez fort, très fort. Le jeune homme obéit derechef. -Fait mal? -Non. -Pas de gargouillements dans les poumons, comme une bouteille que l’on viderait? -Non... rien. -Alors, vivadious! dit joyeusement Cocardasse; -ce n’est qu’une simple boutonnière et un peu de rouget de perdu. Je vais pour le moment vous appliquer quelques feuilles fraîches là-dessus, puis, ce soir ou demain, à votre idée, vous irez trouver le chirurgien de votre régiment et cet homme il vous recoudra complètement le cuir. Il fit comme il venait de dire et bientôt le jeune homme éprouva un grand soulagement. -Merci, mon brave, dit-il, quand le pansement fut achevé et qu’il eut réendossé sa tunique, -je me sens renaître. En effet, les couleurs lui revenaient aux joues et ses yeux reprenaient leur vivacité. -Pouvez-vous marcher? lui demanda le vieux soldat. -Certainement; ce n’a été qu’un affaiblissement passager: mais maintenant c’est fini... voyez! Et assez vivement il se mit debout sans aucune aide. -Parfait, dit Cocardasse, -vous voilà gaillard comme devant. -C’est vrai, repartit le sergent, -me revoici tout à fait dans mon assiette. Je crois même que cette blessure a eu une action bienfaisante sur moi. -Bah! -Oui; je n’avais auparavant qu’une faim relative, tandis qu’à présent j’ai un appétit d’enfer. -Eh donc! vous avez là de quoi le satisfaire, murmura le vieux prévôt en jetant un regard de regret sur le garenne, car lui aussi se sentait l’estomac horriblement creux. -C’est ce à quoi je suis en train de songer; cette bête va me procurer un excellent souper... Quel festin je vais faire, ajouta malignement le jeune homme qui avait surpris le coup d’oeil désespéré de celui qu’il appelait l’ancien. -Je n’en doute pas, reprit celui-ci en s’efforçant de dissimuler son dépit. -Voyons, je ne veux point retarder davantage le plaisir que vous vous promettez et vais vous quitter. » Seulement, ne pourriez-vous, avant que je ne m’éloigne, me donner quelques explications au sujet de la tentative dont vous venez d’être victime? » Me semble que vous prenez la chose bien philosophiquement. Le visage du jeune homme se rembrunit un instant. -Cela, répondit-il -est toute une histoire qui ne saurait être racontée succinctement, attendu qu’elle comporte nombre de faits et d’aventures auxquels je n’ai jamais rien pu comprendre. -Vraiment! -Hélas! oui. Puis après une courte pause, le sergent reprit: -Tenez, l’ancien, sans savoir qui vous êtes, vous avez une physionomie qui m’est sympathique. Voici ce que je vous propose: » Nous pouvons aller déguster ce garenne dans une auberge quelconque -car vous ne supposez pas que je veuille vous priver de la part qui vous en revient -et pendant que nous serons à table je vous ferai le récit de ma vie qui, jusqu’à ce jour, n’a été qu’un long mystère. » Acceptez-vous? -Bagasse! si j’accepte! répliqua vivement Cocardasse alléché par la double perspective d’un bon repas et d’une histoire intéressante. -En avant, donc. -En avant, je vais vous conduire à un endroit où nous pourrons causer tout à notre aise. -Où cela? -Pas bien loin d’ici, au tournant de la route. Il y a là une auberge que je connais et où nous serons comme chez nous. » Mais, au préalable, je ne vous cacherai point, camarade, qu’aujourd’hui mes poches sont totalement veuves de numéraire et que, aussi mince que soit la dépense que nous aurons à faire, il ne faudra pas moins la payer. -Les miennes ne sont guère garnies, non plus; cependant elles recèlent encore un écu d’argent et quelques deniers. » Peut-être sera-ce suffisant pour solder notre écot? -Certes oui; cela nous permettra même de nous offrir un flacon de vin au lieu de cette lavasse amère qu’ils boivent dans ce pays. -Comment, il y a du vin par ici? -Cela vous étonne, hein? -Beaucoup, car je croyais le vin totalement inconnu dans la contrée, c’est vainement, en effet, que j’ai cherché à en voir la couleur depuis notre arrivée en Flandre. » Votre aubergiste est sans doute Français? -Du tout, Flamand pur sang, au contraire. -Alors je ne m’explique pas trop... -Voici comment cela se fait. Vous connaissez, n’est-ce pas, messire Scaëfflender, le bourgmestre d’Ostende? -Un gros gaillard à la figure plus rouge que braise et qui, lorsqu’il marche, paraît toujours être en désaccord avec la ligne droite? -C’est son portrait frappant, pitchoun; un bon vivant, quoi! Eh! bien, figurez-vous que sa femme a eu la fantaisie, il y a cinq ou six ans, de se faire enlever par un capitaine du régiment de Gascogne qui passait là et rentrait en France. Le bourgmestre, vexé de ce manque d’égards envers sa considérable personne, se mit immédiatement à la poursuite des tourtereaux qu’on lui avait assuré être réfugiés à Paris. » Mais comme on ne fait pas d’une traite une aussi longue route sans que ça vous dessèche le gosier, à peine dans la capitale, notre homme songea aussitôt à se désaltérer et, à cet effet, entra dans le premier cabaret qu’il rencontra. » Il faut vous dire que ce malheureux n’avait jamais bu une goutte de vin. » Dès qu’il en eut absorbé une couple de brocs, il ressentit un effet si agréable qu’il ne voulut plus quitter l’endroit où l’on éprouvait une telle félicité et resta à boire huit jours de suite sans désemparer. » Après quoi, ne songeant pas plus à sa moitié qu’à une fiole vide, il reprit le chemin d’Ostende en compagnie de quelques fûts de Bourgogne destinés à remplacer dans sa cave les tonneaux de faro, pour lequel il avait désormais un profond dégoût. -Mais, dit le jeune homme, -jusqu’à présent, je ne vois pas bien le rapport... -Attendez... Depuis ce temps, tous les ans régulièrement, messire Scaëfflender fait venir de France une douzaine de feuillettes des meilleurs crus pour sa consommation personnelle. -Douze feuillettes pour lui seul? -Eh! oui, me semble que ce n’est pas exagéré. -Hum! c’est affaire d’appréciation. -Remarquez, observa Cocardasse, -que je dis feuillettes et non pas muids. -Oui, oui, j’entends. -Or, les rouliers qui conduisent le précieux liquide à destination ayant coutume, avant d’entrer en ville, de s’arrêter un moment à l’auberge où nous nous rendons, le bonhomme Picavez, profite de la circonstance pour aller faire une visite à la voiture et tirer de chaque pièce dix à quinze bouteilles... -Ah! ah! je comprends... le coquin!... -... Qu’il vend ensuite très cher aux quelques rares amateurs qui se trouvent à Ostende. -Mais alors nous ne sommes pas assez en fonds pour nous payer ce régal? -Tout de même, vu que connaissant la chose, je glisserai à ce sujet un mot à l’oreille du bonhomme afin d’obtenir un fort rabais; laissez-moi faire, bagasse! et vous verrez. ***L’Auberge Des Trois Aiglons. Tout en causant les deux hommes s’étaient mis en route et, comme la nuit était venue, ils marchaient au milieu du chemin par crainte d’une nouvelle embuscade. Le sergent ne paraissait nullement souffrir de sa blessure et suivait d’un pas alerte son compagnon dont les longues jambes arpentaient rapidement le terrain. Depuis un moment, l’atmosphère qui, jusque-là, s’était maintenue d’une grande limpidité se chargeait de vapeurs et devenait d’une opacité de mauvais augure. La journée, d’ailleurs, avait été relativement chaude et tout annonçait l’approche d’un de ces violents orages d’automne qui sont d’autant plus à redouter qu’ils sont moins prévus. -Eh! garçon, fit Cocardasse en remarquant ces symptômes peu rassurants, -ne musons pas si nous voulons éviter d’être aspergés; voilà que ça chauffe ferme là haut... -Bah! répliqua le jeune homme avec insouciance, -quand nous serions un peu arrosés, le mal ne serait pas bien grand. -Je ne suis point de votre avis, cornebiou! car je n’aime l’eau d’aucune façon, soit à l’extérieur, soit à l’intérieur. Et pour prouver son dire, le soudard accentua son allure, sur laquelle dut se régler celle du sergent. Mais, quoi que fissent les deux soldats, bientôt de larges gouttes vinrent s’écraser sur la poussière du chemin, pendant que le ciel commençait à se zébrer de sillons de feu et à retentir de grondements sinistres. -Miledious, exclama Cocardasse, -il ne nous fallait plus que dix minutes pour être arrivés. -Ce qui fait que nous n’avons que dix minutes à être mouillés, repartit le sergent toujours en belle humeur. -C’est encore trop!... » Ah! couquinasses, ajouta-t-il en levant la tête vers les nuages auxquels il montra le poing; -si vous n’étiez pas si haut!... Quelques gouttes de pluie qui pénétrèrent dans sa bouche lui firent rabaisser vivement le chef. -Dioubibane! proféra-t-il en crachant à plusieurs reprises, -c’est donc une journée de malheur?... Jamais mon gosier il n’avait subi pareille injure... -Ne vous exaspérez pas, l’ancien, vous allez pouvoir la laver tout à l’heure dans un sang généreux. -J’y compte bien... Ma langue elle va se baigner dans un jus de Bourgogne ou de Gironde, car ces trois gouttes m’ont brûlé comme du feu. L’orage dont la violence augmentait d’instant en instant, ne tarda pas à acquérir son maximum d’intensité. Alors les lourdes nuées déversèrent des torrents d’eau et la foudre éclata sans interruption, embrasant l’espace d’éclairs éblouissants. En présence de ce cataclysme, les deux hommes qui étaient déjà passés du pas ordinaire au pas accéléré prirent cette fois le pas de course afin d’être plus tôt à couvert. Ainsi que l’avait annoncé Cocardasse, dès qu’ils eurent tourné le coude de la route, ils aperçurent près de là une auberge dont la masse grise se profilait sur l’horizon. Ils se dirigèrent vers elle; mais, au moment de l’atteindre, ils distinguèrent au loin la silhouette d’une voiture dont les évolutions singulières fixèrent leur attention. Au lieu de suivre la ligne droite, ils la voyaient zigzaguer en tous sens et, parfois, s’incliner si fort sur le côté qu’elle semblait près de verser. En outre, elle se rapprochait avec une telle vitesse qu’on l’eût dite traînée par des coursiers ailés. Pendant qu’ils étaient à se demander ce que cela pouvait signifier, un éclair fulgurant venant à illuminer les alentours, les fit assister à un spectacle terrifiant. Deux chevaux fougueux, attelés à une chaise de poste, avaient pris le mors aux dents, effrayés sans doute par l’orage, et l’écume à la bouche, l’oeil enflammé, bondissaient en avant, lancés dans un galop infernal. Sur l’un d’eux, un postillon, tirant sur les guides à les rompre, faisait d’inutiles efforts pour maîtriser les bêtes furieuses, en même temps qu’à une des portières apparaissait un visage d’homme aux traits crispés par l’angoisse. À cette vue, Cocardasse et le sergent comprirent quel était leur devoir. -Restez où vous êtes, dit le jeune homme au vieux soldat, -moi je vais aller me placer de l’autre côté de la route et lorsque la chaise passera devant nous, nous nous élancerons ensemble sur l’attelage. -On comprend, eh donc! approuva le soudard. Et comme le garenne n’avait rien à voir dans l’affaire, il le déposa précieusement à terre, hors de toute atteinte. Dix secondes ne s’étaient pas écoulées que le véhicule arrivait sur eux comme une trombe. Tous deux, alors, se précipitèrent sur les chevaux. Malheureusement, en prenant son élan, Cocardasse posa son pied à faux sur le sol détrempé, perdit son aplomb et, après avoir oscillé deux ou trois fois, finit par s’échouer dans la boue où il demeura étendu, sacrant et jurant en vrai diable. Le sergent, lui, plus heureux, ou plus adroit, réussit à saisir par les naseaux un des animaux emportés et s’y suspendit en les comprimant de toutes ses forces. Cette manoeuvre n’eut d’abord pour résultat que de redoubler la rage du cheval, dont le galop désordonné devint encore plus furieux et qui, par de puissants écarts, chercha à se débarrasser de son fardeau humain. Mais la poigne de fer du garde-française semblait soudée aux narines de la bête affolée, et, à chaque nouvelle secousse, les doigts s’incrustaient plus avant dans sa chair. Une cinquantaine de toises furent ainsi parcourues, durant lesquelles le jeune homme manqua vingt fois être mis en pièces. Enfin, épuisé, à court de souffle, l’animal fléchit soudain sur ses jarrets et s’abattit d’un bloc, entraînant son compagnon dans sa chute. Il était temps que cet arrêt eût lieu. En effet, au même instant, un coup de tonnerre plus violent que les autres déchirait l’air de sa crépitante décharge et l’énorme tronc d’un chêne centenaire bordant la route, coupé par la foudre dans toute sa hauteur, s’abattait par moitié, avec un assourdissant fracas, sur les chevaux qu’il tuait net en les écrasant affreusement. Un pas de plus et c’était la voiture qui recevait cette masse considérable sous laquelle elle eût été inévitablement broyée, ainsi que ceux qui l’occupaient. Par un hasard providentiel, ni le sergent, ni le postillon ne furent atteints par les maîtresses branches qui les recouvrirent simplement d’un fouillis de rameaux et de feuillage d’où ils parvinrent à se dégager sans trop de peine, tout étonnés de se trouver sains et saufs. Pendant qu’ils se remettaient sur pieds, descendirent de la chaise un gentilhomme et deux dames; celles-ci, encore sous l’impression de la frayeur qu’elles venaient d’éprouver, se raidissaient pour ne pas défaillir. Le gentilhomme les rassura par de douces paroles, puis s’avança vers le sergent. -Votre nom, mon ami, lui demanda-t-il, que je sache à qui nous devons la vie? -Philippe, sergent au 3e régiment de gardes-françaises, répondit le jeune homme. -Bien, j’espère vous donner sous peu des marques efficaces de ma reconnaissance. En attendant, permettez-moi de vous louer hautement du courage que vous avez déployé en la circonstance. Cela dénote une âme d’une trempe supérieure. » N’êtes-vous point de mon avis, ma chère Flor? ajouta le gentilhomme en s’adressant à l’une des deux dames. -Absolument, approuva celle-ci, -et votre action, monsieur, est au-dessus de tout éloge, car vous vous êtes exposé aux plus grands dangers pour nous sauver. Aussi ne l’oublierons-nous jamais et chercherons-nous par tous les moyens à acquitter la dette que nous venons de contracter envers vous. Confus de ces louanges qu’il jugeait fort exagérées, le sergent ne savait quelle contenance tenir et était assez embarrassé de sa personne. Un incident vint heureusement faire diversion à cette scène. Jusque-là tout s’était passé en pleine obscurité, les lanternes de la voiture se trouvant depuis longtemps éteintes par suite des soubresauts qu’elles avaient eu à subir; mais le postillon en ayant rallumé une et s’étant avancé vers le groupe pour prendre des ordres, chacun des personnages fut éclairé d’une vive lumière. Le sergent put alors constater que les deux dames étaient extrêmement jolies et avaient entre elles une grande ressemblance, bien que l’une fût déjà à l’âge incertain de la femme et que l’autre sortît à peine de l’adolescence. Cette dernière, surtout, réunissait tant de grâces et d’attraits que le jeune homme en demeura sous le charme et s’oublia à la considérer dans une muette contemplation, le coeur soudain envahi par un sentiment inconnu. De son côté, à la vue de la fière beauté du garde-française, la demoiselle parut ressentir une émotion profonde, car son visage se teignit aussitôt d’un vif incarnat et son sein se souleva à coups précipités. Mais ce trouble extérieur chez tous deux ne fut que passager. Comme par une entente tacite, redoutant qu’on ne lût sur leurs traits ce qui se passait en eux, ils reprirent promptement, non sans effort, une physionomie impassible et indifférente. -Voyons, Champagne, dit le gentilhomme au postillon, -puisqu’il ne nous est pas possible de gagner Ostende ce soir, il faudrait essayer de trouver un gîte pour la nuit. Mets-toi donc en campagne et cherche-nous une habitation hospitalière dans le voisinage. Le postillon se disposait à partir pour exécuter cet ordre, quand le sergent prit la parole: -Monsieur, dit-il, -il y a tout près d’ici, sur la route, une auberge d’assez bonne apparence. Peut-être pourriez-vous vous en contenter jusqu’à demain. -Une auberge! Parbleu! voilà notre affaire. Quelle qu’elle soit, nous nous en arrangerons. » Voulez-vous nous y mener? -Très volontiers. Et tous allaient se mettre en marche, quand une voix les arrêta court. -Qué! M. de Chaverny! disait cette voix. -Serviteur!... monsieur le marquis!... madame la marquise!... demoiselle!... mes hommages!... -Cocardasse! s’écrièrent à la fois M. de Chaverny et les deux dames, -car c’était lui accompagné de sa femme et de sa fille, -en voyant apparaître le soudard. -Lui-même! fit le vieux soldat, qui le feutre à la main se courba en demi-cercle. -Et d’où sortez-vous, grand Dieu! monsieur Cocardasse? interrogea la marquise. -Voici bien longtemps qu’on n’a entendu parler de vous? -C’est vrai, madame Flor. -Quant à vous dire d’où je sors... Eh donc! voyez! Parlant ainsi, le prévôt vint se placer dans le rayon lumineux de la lanterne tenue par Champagne en jetant un regard piteux sur sa personne. Chacun porta les yeux sur lui et quoique la situation ne fût pas à la gaieté, le rire détendit tous les visages. Le corps de Cocardasse ne formait plus qu’une masse grisâtre sous laquelle il disparaissait complètement. Le long de ses bras, de son torse, de ses cuisses, découlaient des ruisselets de limon qui allaient se perdre dans l’entonnoir de ses bottes, elles-mêmes non mieux traitées que le reste. Enfin, il n’était pas jusqu’à sa figure qui ne fût couverte de nombreuses maculatures du plus bizarre effet. -Que t’est-il donc arrivé, lui demanda M. de Chaverny, -et quelle étrange embrassade as-tu donnée à notre mère commune pour qu’elle t’ait laissé de telles marques d’attachement? -Ce qu’il m’est arrivé, sandiéous! Vais vous le dire... » J’étais avec ce pitchoun sur la route et allais comme lui me jeter sur vos chevaux, quand à la suite d’une biscorne que fait mon pied je trébuche et perds le centre. » Lors je vire à droite, puis à gauche, je reviens en avant, puis en arrière et, en fin de compte, vais faire la carpe au milieu du chemin... Bagasse!... Avez-vous compris? -Parfaitement! dit le marquis. -Mais tu connais donc ce sergent que tu étais avec lui? -Eh! je crois bien... depuis deux heures, au moins. Nous avons même fait connaissance d’une drôle de façon. » Figurez-vous que le couquinasse... -Maître Cocardasse, interrompit la marquise, -vous plairait-il de nous raconter cela une autre fois? Ma fille et moi sommes brisées et il nous tarde d’être à l’abri pour pouvoir nous reposer. -À votre service, madame Flor. -Alors vite à l’auberge, commanda M. de Chaverny qui donna le signal du départ. Bientôt on arriva à l’auberge en question. Elle avait pour enseigne Aux Trois Aiglons, ainsi que l’indiquait une vaste plaque de zinc, au milieu de laquelle étaient peints trois gros volatiles, genre canards, groupés dans une façon de hotte, comme s’ils allaient être portés au marché. Le maître de l’endroit, gros Wallon joufflu, aux cheveux filasse, prévenu par le postillon de la venue de ses maîtres s’avança à la rencontre des voyageurs en se livrant à une série de courbettes plus obséquieuses les unes que les autres. -As-tu de quoi nous loger pour la nuit, bonhomme? interrogea M. de Chaverny. -Certainement, monseigneur, j’ai au premier un appartement complet, répondit l’aubergiste dans un jargon mi-français, mi- flamand. -Eh! bien, fais-nous y promptement monter. -Veuillez me faire l’honneur de me suivre, je vais vous y conduire moi-même. Et ouvrant une porte, située à côté de l’entrée principale de l’auberge, le bonhomme précéda ses hôtes. Avant de pénétrer, M. de Chaverny et la marquise se retournèrent pour dire quelques dernières paroles gracieuses au sergent et l’informer qu’ils désiraient le revoir le plus tôt possible, mais ils ne l’aperçurent point, non plus que Cocardasse. Celui-ci et le jeune homme se tenaient à l’écart, l’un pour ne pas se montrer en si brillante compagnie dans l’état fangeux où il était, l’autre pour s’épargner de nouvelles protestations de reconnaissance qui offusquaient sa modestie. -Où diable sont-ils tous deux? fit M. de Chaverny; -ils ont disparu comme des ombres. -J’aurais pourtant bien voulu adresser encore un dernier remerciement à ce jeune militaire, dit la marquise, -nous le quittons, ce me semble, un peu brusquement. -Il se sera sans doute éloigné de crainte d’être importun, repartit le marquis, -mais nous le retrouverons par Cocardasse qui doit être avec lui; n’ayez aucune appréhension à ce sujet, ma chère Flor. Et ils suivirent l’aubergiste. Le logement où celui-ci les conduisit se trouvait dans une partie retirée de l’auberge. Il n’offrait pas un aspect des plus luxueux, tant s’en faut; cependant comme il valait toujours mieux que la belle étoile, nos voyageurs en prirent possession sans la moindre récrimination. D’ailleurs, peu leur importait: ils étaient harassés et n’aspiraient qu’à se livrer au repos. Le postillon, lui, s’était dirigé sur Ostende, d’abord pour prévenir les gens du marquis et de la marquise, qui avaient pris les devants et étaient arrivés dans la journée à la ville, de ne pas avoir à s’inquiéter de l’absence de leurs maîtres; ensuite pour être en mesure de se pourvoir le lendemain, dès la première heure, d’un nouvel attelage et surtout d’une nouvelle voiture, la sienne ayant été mise complètement hors de service. Le local inférieur de l’auberge se composait de deux salles: l’une donnant sur la route et qui était la salle commune ou le cabaret, l’autre lui faisant suite et ayant accès sur une cour close de murs peu élevés. Cette dernière servait de salle réservée. Cocardasse et le sergent ayant attendu que M. et Mme de Chaverny fussent montés avec leur fille, entrèrent à leur tour aux Trois Aiglons. Le soudard, aidé du jeune homme, avait fait disparaître en partie les traces de sa chute et, ma foi, ce qu’il en restait était plutôt pour ajouter au pittoresque de son costume. Bien entendu, en homme de précaution, il avait ramassé le garenne que nous l’avons vu déposer à terre avec soin au moment où il allait s’élancer sur les chevaux. La première salle était occupée par sept individus, vêtus du costume des voituriers flamands, dont un ample et long manteau leur descendant jusqu’aux pieds formait le principal accessoire. Attablés devant d’énormes brocs de faro et fumant de longues pipes de terre brune, aucun d’eux ne parut s’apercevoir de la présence des nouveaux venus. -Holà! maître Picavez! commanda Cocardasse en mettant le garenne sous le nez de l’aubergiste qui, congédié par M. de Chaverny, venait de rentrer dans le cabaret, -accommodez-nous cette bête et rondement, nous avons une faim de tous les diables. -Bien, messieurs les soldats, dit l’aubergiste, -une petite demi- heure seulement et ce sera prêt. Puis après avoir donné le garenne à une servante: -Dois-je en attendant, reprit-il, vous servir quelque chose? J’ai là d’excellent faro. -Pouah! fit le soudard avec dégoût. -Couquin! ne nous montrez jamais la couleur de cette tisane, cela il me donne des nausées. -Vous êtes difficile, répliqua maître Picavez d’un ton piqué; -mon faro n’est pas une tisane, c’est de la belle et bonne bière à double brasse dont on fait grand cas dans le pays. Demandez plutôt à ces messieurs qui s’en régalent depuis le tantôt. -Heu! ça ne m’étonne point... ces gensses!... prononça Cocardasse en dévisageant d’un regard dédaigneux les consommateurs; -que voulez-vous que ça boive autre chose!... À ces paroles pleines d’insolence, il y eut comme un frémissement de colère parmi les voituriers, dont plusieurs portèrent vivement la main sous leur manteau. Mais sur un signe que fit l’un d’eux, tous reprirent aussitôt leur attitude placide. -Vous allez nous apporter, ordonna le soudard, -un fin flacon de Bourgogne que nous entamerons pour prendre patience; voilà la seule boisson qui convienne à des gosiers français. -Je vais vous servir, messieurs; toutefois je crois bon de vous prévenir que mon vin coûte cher: il ne vaut pas moins de trente sols la bouteille, monnaie de France. Vous comprenez, les frais de voyage, les impositions, les droits de gabelle, etc. m’obligent à le vendre ce prix. -Eh! oui, nous comprenons, repartit Cocardasse. Puis plus bas: -Dites donc, bonhomme, est-ce que messire Scaëfflender n’y est pas pour quelque chose dans ces frais de voyage, ces impositions et ces etc. -Qu’entendez-vous par là? exclama maître Picavez interdit. -Hé rien, ma caillou! Si ce n’est que vous pourriez sans vous faire beaucoup de tort, me semble, abaisser un peu votre prix. L’aubergiste parut perplexe et, instinctivement, jeta un regard circulaire pour voir si quelque oreille indiscrète n’était pas à portée. Mais n’apercevant personne autre que les voituriers qui n’avaient d’attention que pour leurs pots et leurs pipes, il répliqua à voix contenue: -Je veux bien, messieurs, faire un sacrifice en votre faveur... quoique je ne sache pas du tout ce que vous vouliez dire... je vous l’assure; je vous laisserai donc la bouteille à vingt sols. -À quinze. -Non, à vingt. -À quinze, vous dis-je. -Je ne puis réellement, messieurs les soldats, je paye tout si cher. -Pas le vin, eh donc! fit Cocardasse avec un clignement d’oeil, accompagné d’un sourire ironique. Maître Picavez fit une grimace, poussa un soupir douloureux et gémit presque: -Allons, soit! ce ne sera que quinze sols; mais c’est bien parce que vous êtes des militaires... autrement... -Ne larmoyez point, bonhomme, interrompit le soudard d’un ton gouailleur. -Tenez, pour reconnaître votre amabilité, nous consentons à en prendre deux flacons au lieu d’un, ça fait que comme ça vous pourrez vous rattraper de votre perte. Nous sommes de bonne pâte, hein? L’aubergiste pensa qu’il ne gagnerait rien à discuter plus longtemps; aussi se contenta-t-il de répondre: -Bien, Messieurs, vous aurez vos deux bouteilles, je vais vous les envoyer tout de suite. Et il s’éclipsa prestement de crainte qu’on ne lui demandât une nouvelle réduction. Pendant ce temps, les deux soldats voulant être seuls pour causer plus à l’aise, entraient dans la seconde salle et s’installaient à une table placée près d’une fenêtre ouverte donnant sur la cour. Bientôt une servante leur apportait les bouteilles commandées, des gobelets et un flambeau. Cocardasse fit d’un coup de pouce sauter un bouchon et versa deux pleins-bords. -À votre santé, pitchoun, dit-il. -À la vôtre, l’ancien, renvoya le jeune homme. Quand les gobelets eurent été reposés complètement à sec sur la table, ce dernier reprit: -Dites-moi camarade, tout à l’heure, pour la première fois, j’ai entendu prononcer votre nom: seriez-vous donc ce Cocardasse dont Passepoil m’a si souvent parlé et qui a été au service d’un certain chevalier de Lagardère, créé plus tard comte de Lagardère, lors de son mariage avec la fille de Philippe de Nevers? -Eh! oui, je suis ce Cocardasse... Cocardasse junior... -Junior? -Toujours, bagasse! Ah! Passepoil il vous a souvent parlé de moi?... Et qu’est-il devenu, ce cher ami? » C’était, je me souviens, un garçon qui ne manquait pas de qualités, mais il avait un défaut capital qui les gâtait toutes: il préférait les femmes au vin, ce qui l’entraînait à commettre chaque jour d’énormes bêtises. Aussi n’en ai-je jamais pu faire rien qui vaille et ai-je fini par l’abandonner à son malheureux sort. » Il y a longtemps de cela; or depuis que je l’ai quitté je n’ai jamais eu de ses nouvelles, et tétebiou! ça me chagrine. -Je vais vous enlever cette peine. Amable Passepoil est actuellement maître d’armes à Paris où il tient une salle près du petit Châtelet. » Il est marié et a un fils qui va aujourd’hui sur ses dix-neuf ans. -Ah! misère! je me doutais bien qu’il tournerait mal. Ma foi, tant pis pour lui, je l’avais pourtant assez mis en garde contre le conjungo et, en définitive, il n’a que ce qu’il mérite. » À votre santé, garçon!... -À la vôtre, l’ancien. -Et le petit Passepoil, a-t-il hérité de la sottise de son auteur? -Non, lui c’est une autre passion: il n’aime que les écus. -Cela ne vaut pas mieux. Décidément les Passepoil sont de tristes gensses. Mais le clampin, joue-t-il un peu de la brette, au moins? -Certes, il est presque aussi fort que son père, vous pourrez d’ailleurs vous en assurer par vous-même, car il est ici à l’armée. Il s’est engagé avec moi et fait partie de ma compagnie. C’est un très brave garçon avec lequel je suis lié de grande amitié, quoiqu’il ait des idées tout à fait opposées aux miennes au point de vue de l’argent. -Qué! je tirerai volontiers une botte avec lui. Cela me rappellera le temps où mon petit prévôt et moi nous nous escrimions ensemble... En avons fait de ces parties, tous les deux! » Il a dû vous en toucher un mot, hein! -Oui, oui. Il m’a même raconté les exploits que vous aviez accomplis ensemble et il ne tarissait pas sur les innombrables talents dont vous étiez pourvu. -Ah! ma caillou! quel brave coeur! il savait me rendre justice. -Et pleinement, même. Il ne vous reprochait qu’un seul défaut. -Bah! -Celui d’aimer un peu trop à caresser la bouteille. » Ventre de biche! me disait-il, Cocardasse avait beaucoup de moyens, mais son amour exagéré pour le vin et son indifférence presque complète pour le sexe l’ont toujours arrêté sur le chemin des honneurs. » Cependant, ajoutait-il, je n’ai cessé de lui faire des observations à ce sujet; malheureusement il n’a jamais voulu m’écouter et a continué de persévérer dans son erreur. » J’ai donc dû lui laisser suivre la mauvaise route dans laquelle il s’était engagé et me détacher de lui. -Il disait cela, le pauvre? Sûrement les cotillons ils avaient fini par lui brouiller la cervelle; ce qui me le prouve c’est cette folie qu’il a faite de prendre femme, le triple sot! Quand on en vient là c’est qu’on est bien bas. N’êtes-vous point de mon avis? -Absolument, répondit le jeune homme en souriant. À cet instant une servante qui fit son entrée, portant le garenne accommodé en civet, coupa court à leurs propos. -Ah! enfin!... exclamèrent à la fois les deux soldats dont l’appétit n’avait fait que croître avec l’attente. Et, sans plus de préambule, ils attaquèrent vaillamment le plat. La sauce en était peut-être un peu longue, certains morceaux trop cuits et d’autres pas assez, mais eu égard à la rapidité avec laquelle avait été confectionné ce plat, ils auraient réellement eu mauvaise grâce à se plaindre: aussi s’en gardèrent-ils bien et ne s’occupèrent-ils qu’à jouer des mâchoires à qui mieux-mieux; ce dont ils s’acquittèrent avec tant de conscience qu’en moins d’un quart d’heure il ne restait plus du civet que quelques vagues et rares débris. Une large rasade qu’ils burent d’un trait termina le repas. -Maintenant, camarade, dit Cocardasse en se renversant sur le dossier de son siège et en mettant ses pouces dans les entournures de son pourpoint, -puisque nous sommes ici bien tranquilles et bien seuls, vous plairait-il de me conter votre histoire, ainsi que l’avez promis? -Je ne demande pas mieux, l’ancien. Peut-être vous intéressera-t- elle et peut-être aussi y verrez-vous plus clair que moi dans l’étrange imbroglio qui la compose. -Allez, garçon, je vous écoute. Nous avons du temps devant nous et vous pouvez la narrer tout au long... ça aide à la digestion, eh donc! -Je dois d’abord vous apprendre, commença le sergent, -que je ne sais pas quel est mon nom. -Vous n’avez pas de nom? -Ou, du moins, celui que j’ai n’est qu’un prénom. » Je me nomme en effet simplement Philippe. -Mais celui de votre famille? -Je n’ai point de famille. -Té! c’est comme moi, fit naïvement le vieux prévôt. » Du moins, se reprit-il vivement, -je n’en ai plus, bagasse!... » Ah! pauvre pitchoun! comment donc cela se fait-il? -C’est là le mystère de ma vie... et je n’ai jamais pu le percer... -Et ce n’est pas aujourd’hui que tu le perceras... sergent Belle- Épée! cria un personnage apparaissant soudain sur le seuil de la salle, dont la porte venait de s’ouvrir violemment. -Mathias Knauss!... exclama le sergent à l’aspect de l’inconnu. - Ah! je comprends maintenant le coup de poignard que j’ai reçu dans le bois. -Belle-Épée! criait en même temps Cocardasse. -Voilà un nom et il me plaît, Capédédious! -À moi, vous autres! commanda le nouveau venu en se précipitant dans la pièce suivi des sept pseudo-voituriers qui avaient jeté leurs manteaux et se montraient maintenant en costume de reîtres. À peine entrés, les agresseurs se séparèrent en deux bandes égales dont l’une attaqua le sergent et l’autre le vieux soldat. -Sandiéous! jura ce dernier, dès qu’il eut reconnu de quoi il s’agissait. -Ils veulent nous estourbir le pitchoun et moi!... » Pétronille, ma belle, ajouta-t-il en dégainant sa longue rapière, -voilà de l’ouvrage pour toi. Et tombant en garde sur-le-champ, il se plaça près du jeune homme qui, lui aussi, avait vivement mis l’épée à la main. ***Une Fière Lame. Mais, avant de poursuivre, il nous est nécessaire de remonter à une demi-heure de là, c’est-à-dire au moment où les deux soldats s’attablaient ensemble. À ce moment un homme qui, depuis deux ou trois minutes, rôdait autour de l’auberge, se décidait à y entrer et allait rejoindre les consommateurs que Cocardasse avait dédaigneusement appelés « ces gensses, » les seuls, du reste, qui fussent dans la salle. Cet homme portait l’uniforme des compagnies franches allemandes. -Eh bien! Mathias, et ton individu... as-tu réussi?... lui demanda en employant l’idiome germanique l’un des consommateurs qui semblait avoir une priorité sur ses compagnons. -Malheureusement non, répondit-il dans la même langue. -Ah! -Je ne l’ai que légèrement blessé. -Il s’est donc défendu? -Il ne m’a même pas vu. -Alors tu t’y es mal pris? -Je m’y suis pris aussi bien que je pouvais m’y prendre, mais le hasard m’a fait échouer. -Le hasard? -Oui, tu vas voir comment, Hermann. » Sachant qu’il allait chasser, je l’avais suivi à la piste depuis le camp et étais parvenu, sans qu’il se doutât de ma présence, à entrer avec lui dans le petit bois de chênes, situé ici près sur le bord de la route. » Je pouvais, de la sorte, épier à l’aise tous ses mouvements en me dissimulant derrière les arbres et les buissons et, par suite, saisir l’instant propice pour m’élancer sur lui à l’improviste. » Le jour, qui baissait, couvrait d’ailleurs ma marche d’une ombre protectrice et me permettait de diminuer peu à peu la distance qui nous séparait. » Je pensais donc que je n’avais pas longtemps à attendre cet instant... et j’avais raison. » Tout à coup, en effet, il s’arrêta, mit en joue et, presque sans viser, lâcha son coup sur un garenne tapi à une dizaine de pas de là. » Bon, c’est le moment, me dis-je en le voyant se diriger vers la bête qui gisait étendue sur l’herbe; pendant qu’il sera occupé à la relever et à l’examiner, comme tout chasseur fait du gibier qu’il a abattu, je m’approcherai tout doucement et une fois à portée lui planterai mon poignard entre les deux épaules. » J’avais déjà sorti mon arme de sa gaine et me disposais à avancer quand, juste comme il allait ramasser le garenne, un grand escogriffe, sorti de je ne sais où, le prévient et veut s’en emparer. » Mon homme réclame, le grand escogriffe en fait autant, soutenant que c’est lui qui l’a tiré et les voilà qui se prennent à discuter pour savoir à qui appartient le défunt. » Cela dure quelque temps; ils s’amusent même à abattre des objets placés au loin pour prouver chacun leur adresse, et finalement, ne parvenant pas à s’entendre, décident de trancher la question au premier sang. » Sur quoi, ils engagent le fer incontinent et se mettent à ferrailler à qui mieux-mieux. » Cette circonstance dérangeait fort mon plan, car en cherchant à me glisser derrière le sergent je risquais d’être aperçu de son adversaire qui, naturellement, lui faisait face. » Néanmoins, l’obscurité aidant, je résolus de tenter quand même l’aventure. » Pour cela je laissai d’abord mes deux gaillards bien engager le combat, et lorsque je jugeai que je pouvais m’approcher sans crainte je rampai vers eux à travers les hautes herbes. » Arrivé tout auprès, et masqué par une touffe de fougères, je pris mes mesures avec soin, puis, d’un seul élan, bondissant en avant, je levai le bras et frappai. » J’avais visé mon homme entre les deux omoplates, à la base du col; mais à la seconde même où mon bras s’abaissait, il se fendait à fond, c’est-à-dire se dérobait à mon arme, et celle-ci, portant à faux, ne le touchait qu’au bas de l’épaule, sans presque pénétrer dans les chairs. » Le coup était manqué et il ne me restait plus qu’à fuir, ce que je fis aussitôt en donnant à ma course la plus grande vitesse possible. » Quoique je fusse certain que ni lui ni son adversaire ne m’avaient vu, je ne m’arrêtai cependant qu’après avoir franchi un assez grand espace et lorsque je n’eus plus à redouter la moindre poursuite. » Là, je me mis à réfléchir sur le moyen que je devais employer pour réparer ma maladresse, ou plutôt mon peu de chance, et le résultat de mes réflexions fut que ce moyen était d’avoir recours à vous. » Je sortis donc du bois pour venir ici vous chercher et essayer tous ensemble de lui tendre une embuscade avant qu’il n’ait eu le temps de regagner le camp; mais, comme je tournais le coude de la route, je l’aperçus accompagné du grand escogriffe poussant la porte de cette auberge... où il vient d’entrer avec lui il n’y a pas cinq minutes. -Bah! fit celui que Mathias Knauss appelait Hermann, -c’est un des deux individus qui sont là dans cette salle? -Oui, le plus jeune. -En ce cas, rien n’est perdu, il s’est fait prendre lui-même. -Évidemment, ce qui simplifie joliment notre besogne. Seulement comme il y a lieu de croire que son compagnon ne l’abandonnera pas et se mettra aussi de la partie il faudra, par contre, travailler double. -Eh bien! on travaillera double. Ce serait bien le diable si à nous huit nous ne parvenions point à avoir raison de ce blanc bec et de ce vieux barbon. -Der Teufel! -Ne nous y fions pas trop; le vieux barbon a encore la poigne solide et n’est pas à dédaigner, autant que j’ai pu en juger lors de son assaut avec le sergent sur la lisière du bois. » Quant au jeune coq, comme j’ai déjà eu affaire à lui trois fois, je sais à quoi m’en tenir sur son compte. » C’est un démon et si on peut l’attaquer seul par derrière, il faut être plusieurs pour lui faire face. -Allons donc! -Oui; aussi est-ce pour cela que, au cas où je le manquerais, je vous ai apostés ici afin de vous avoir sous la main pour le prendre de front. -Eh bien! nous sommes prêts. Faut-il commencer la danse? -Non pas tout de suite. » D’après ce que j’ai pu voir du dehors en regardant par dessus les murs de la cour, ils sont en train de causer et de boire. » Laissons-les continuer parce que quand le vin leur aura porté à la tête, nous en viendrons plus facilement à bout. -Mais c’est qu’ils vont souper aussi; ils ont donné leur gibier à cuire et on va le leur apporter bientôt; ça empêchera peut-être l’effet de la boisson. -Au contraire, ça les alourdira davantage. Patientons donc jusqu’à ce qu’ils en soient à la digestion. -Comme tu voudras, Mathias. -Nous procéderons de la façon suivante: aussitôt en face d’eux, nous nous diviserons en deux groupes; l’un qui sera commandé par toi, Hermann, se chargera du vieux; l’autre, à la tête duquel je serai, courra sus au sergent. » Puis une fois que vous aurez eu raison de votre homme, ce qui ne devra pas vous demander beaucoup de temps, vous nous rejoindrez pour en finir plus vite avec le nôtre qui, lui, nous donnera du fil à retordre. -Entendu. Sur ce, les reîtres avaient recommencé à absorber force faro en attendant que Mathias Knauss réclamât leur concours. Ce dernier, après avoir laissé écouler une demi-heure environ, pensant que le moment d’agir n’était pas loin, s’était approché de la porte de la salle réservée et, à travers le trou de la serrure, avait aperçu les deux soldats venant d’achever leur repas. Il avait même saisi les premiers mots de l’histoire que le jeune homme se disposait à raconter. C’est alors que faisant signe à ses acolytes, il était apparu avec eux sur le seuil de la pièce, pendant que l’aubergiste et la servante, terrifiés de ce qu’ils voyaient, allaient se cacher au fin fond de la cave. Comme on l’a vu, Cocardasse et le sergent se trouvaient chacun aux prises avec quatre gredins, Mathias Knauss dirigeant ceux qui avaient assailli celui-ci. En les voyant venir, l’épée de Philippe avait sauté d’elle-même hors du fourreau. Il reçut l’attaque en attaquant lui-même et son premier élan fut si impétueux que, tout d’abord, les agresseurs rompirent de plusieurs pas. Mais ils revinrent immédiatement à la rescousse et ce fut alors un cliquetis, un crépitement ininterrompu entremêlé d’étincelles qui jaillissaient sans cesse du heurt des fers. La lame du garde-française était fée; on eût dit qu’il y avait dix bras pour la tenir. C’était un véritable éblouissement, un vertige. Une minute passa sans que le sang eût encore été répandu. Mais, tout à coup, un cri d’angoisse retentit, accompagné du bruit de la chute d’un corps sur le plancher. Un des reîtres venait d’avoir le front troué. -Et d’un!... fit le jeune homme. -Tartèfle! jura Mathias -nous ne sommes plus que trois. Attention, camarades, prenez-le de flanc, moi je reste de front. Les deux hommes obéirent et se portèrent à droite et à gauche du sergent. Il est probable qu’ils l’auraient tourné s’ils l’avaient pu, mais comme il avait eu la précaution de s’adosser au mur, cela ne leur fut pas permis. Cette nouvelle disposition lui était néanmoins des plus désavantageuse, car pour rencontrer les armes de ses ennemis et arriver à temps à s’en garer, il devait constamment décrire avec la sienne un arc d’une amplitude extrême et déployer le double de vigueur. Toutefois, il était si prompt, si agile; il possédait si à fond la science de l’escrime qu’il devinait pour ainsi dire les coups, de quelque côté qu’ils vinssent, et se trouvait toujours à la parade. -Lâches! leur cria-t-il, -vous n’osez donc pas m’assassiner de face! -On fait ce qu’on peut, ricana Mathias. L’adversaire de gauche était celui qui lui donnait le plus de tablature, sa défense étant forcément plus molle de ce côté. Aussi résolut-il d’en finir tout de suite avec lui. Faisant alors semblant de le dédaigner, comme s’il ne valait pas la peine qu’on s’occupât de lui, il parut ne s’inquiéter exclusivement que des deux autres. Mais au moment où le reître, voulant mettre à profit ce qu’il prenait pour un instant d’oubli, allait le percer de son fer, il fit une brusque volte, puis, avant qu’il n’eût pu se garder, lui clouait furieusement sa pointe entre les deux yeux, et l’envoyait rouler inanimé sur le sol. -Et de deux!... dit-il. -Capédédious! hurla Cocardasse sans abandonner son jeu. -Belle- Épée vous donne une leçon, Pétronille; ne faut plus faire la paresseuse, eh donc! Knauss proféra un nouveau juron et jeta des regards anxieux vers ceux qui étaient aux prises avec le vieux prévôt pour voir s’il n’y aurait point quelque secours à attendre d’eux. Mais le soudard se défendait, lui aussi, avec une grande habileté et ne leur laissait aucun repos. Sa façon de procéder, par exemple, n’était pas tout à fait la même que celle du jeune homme. Solidement campé sur ses jarrets, les jambes écartées à la distance réglementaire, le torse droit et effacé dans la position académique, ainsi qu’un maître d’armes en train de donner une leçon, il soutenait l’assaut avec un calme parfait. Il agrémentait même « son jeu » de réflexions variées faites à haute voix. -Hé! racailles! disait-il aux Germains, -vous vous êtes donc foulé le poignet à lever votre pinte que vous l’avez si raide? » Allons, un peu plus de souplesse et surtout moins de roulis; on croirait que vous naviguez déjà sur les galères, où vous ne pouvez manquer d’aller un jour, si Pétronille elle le permet, bien entendu. » As pas pur! mes agneaux, je vais vous dégourdir bientôt... Malheureusement il parlait mieux qu’il n’agissait, car il n’avait pu encore se débarrasser d’aucun de ces agneaux, alors que le garde-française en était déjà à son deuxième adversaire. Toutefois, il ne devait pas tarder à faire prendre à l’un d’eux la mesure du sol. Mais ce ne fut pas de sa rapière qu’il se servit pour accomplir cet exploit. Celui auquel Knauss avait donné le nom d’Hermann ayant par mégarde laissé échapper son épée, se baissa précipitamment pour la ramasser, et dans le mouvement qu’il fit à cet effet, avança sans s’en apercevoir sa tête à portée de la jambe droite de Cocardasse. Le prévôt eut alors une inspiration soudaine. Levant brusquement le pied à la hauteur du chef du Teuton, il lui asséna au milieu un si formidable coup du talon de sa lourde botte, que le misérable, le crâne complètement défoncé, s’écrasa à terre, anéanti, foudroyé. Cette manoeuvre avait été exécutée avec tant de promptitude que les autres n’avaient pu, ni la prévoir, ni s’y opposer. -Et d’un! dit-il à son tour. Puis il ajouta avec un gros rire: -Vivadious! que dis-tu de celle-là, Pétronille? Voilà que Cocardasse a trouvé une botte, lui aussi, et qui vaut celle de Nevers... Bagasse! » À qui le tour? -À moi!... À l’aide!... ou je suis perdu! cria tout à coup Mathias. Il restait seul devant le jeune homme dont l’épée, toujours brillante, sauf à sa pointe, qui avait à peine une ou deux lignes de sang, venait de trouer le crâne d’un troisième bandit. Les reîtres, abandonnant aussitôt Cocardasse, s’élancèrent vers Knauss. Il était temps. Le coquin, pris de panique, ne se défendait plus qu’instinctivement et ils arrivèrent juste pour parer le coup qui lui était destiné. Stupéfait et sensiblement vexé du peu de cas qu’on semblait faire de lui, Cocardasse accourut près du sergent et la lutte reprit de plus belle entre les deux soldats et trois des Allemands. Prudemment, Mathias s’était en effet retranché derrière ses hommes et se contentait maintenant de les stimuler de la voix, n’osant plus se mettre en ligne avec eux. Ce renfort inattendu n’effraya pas le sergent. Comme la première fois, il fondit sur les bandits et, comme la première fois aussi, les refoula sous son élan. Par malheur, son épée étant venue à s’engager dans la garde de celle d’un reître, il fit un si brusque effort pour la retirer qu’elle se brisa net, près de la coquille, ne lui laissant au poing qu’un tronçon de quelques pouces. Il recula, rugissant de se voir désormais sans défense. -Désarmé! cria Mathias triomphant. -Il est à nous!... il est à nous!... à Belle-Épée, mes amis!... à Belle-Épée!... Et, n’ayant plus rien à craindre, il s’avança pour prendre part au meurtre du jeune homme. Cocardasse voulut se jeter au-devant de celui-ci pour le protéger, mais il en fut empêché par un Teuton qui lui barra le passage et l’obligea à se défendre lui-même, pendant que les autres fonçaient sur son compagnon. Le sergent se vit perdu. Néanmoins, résolu à lutter jusqu’à son dernier souffle, il empoigna à pleines mains deux des fers qui le menaçaient et les manoeuvra de façon à s’en faire un bouclier contre le troisième, qui était celui de Knauss et cherchait sa gorge. Il avait encore un espoir. C’était que Cocardasse réussît à se débarrasser promptement de son homme afin qu’il put lui passer sa rapière, ce qui lui rendrait sur-le-champ tous ses avantages. Mais tiendrait-il assez longtemps pour que cet espoir se réalisât? D’autant plus que sa blessure qui s’était enflammée pendant l’action lui causait d’atroces douleurs. Une demi-minute!... un siècle! s’écoula dans cette terrible appréhension... Et le prévôt avait toujours à se défendre. Malgré sa vigueur, Philippe sentait maintenant l’épuisement le gagner, et ses doigts dans lesquels entrait le tranchant des lames, se desserraient graduellement. Knauss, furieux de cette résistance désespérée et craignant qu’elle ne finît par tourner contre lui, résolut d’y mettre un terme par un de ces coups qui lui étaient familiers. S’écartant du groupe, il se baissa doucement, rampant à la faveur de l’ombre jusque derrière le jeune homme et, tirant son poignard, visa sa victime au flanc. Déjà l’arme touchait presque à son but et la mort du sergent était imminente, quand un cri retentit dans la salle, suivi aussitôt du nom de « Philippe! » prononcé avec un accent de terreur indicible. En même temps, à quelques pas des combattants, au pied de l’escalier conduisant à l’étage supérieur, surgissait une femme, une jeune fille qui, à peine vêtue, les cheveux défaits, les yeux hagards, les traits convulsés par l’épouvante, désignait de son bras nu, projeté dans la direction du garde-française, le misérable prêt à l’assassiner. Cette étrange apparition produisit un tel effet sur tous les assistants qu’ils en demeurèrent chacun comme figés dans la position où ils se trouvaient. Mais le sergent, reprenant le premier sa présence d’esprit, et comprenant le geste de la jeune fille, fit un brusque saut de côté pour se mettre hors de la portée du traître qu’il devinait. Puis, le coeur fermé à toute pitié, il ramassa avec la promptitude de l’éclair l’épée d’un des reîtres morts et, avant que le coquin n’ait pu se relever, l’en traversa d’outre en outre. Ensuite, animé d’une ardeur nouvelle, il revint à ses deux derniers agresseurs auxquels il ne tarda pas à faire subir le sort de leurs compagnons. Il lui semblait que ses forces venaient de se décupler tout à coup. Et lorsqu’à nouveau il jeta les yeux vers l’endroit où s’était montrée la jeune fille, dans laquelle il avait reconnu Mlle de Chaverny, ses regards rencontrèrent le vide et c’est vainement qu’ils la cherchèrent de toutes parts... Comme un génie bienfaisant, elle lui était apparue pour le sauver, puis, sa mission remplie, s’était évanouie ainsi qu’une vision. Pendant qu’il méditait sur cet événement, qui faisait naître en lui les pensées les plus diverses, Cocardasse, ayant enfin réussi à envoyer son reître boire du faro dans un monde meilleur, vint le toucher à l’épaule et lui demanda: -Eh! camarade, à quoi songez-vous, je vous prie? Le jeune homme tiré de ses réflexions par cette question se tourna vers le vieux soldat et répondit: -À une foule de choses, l’ancien... mais ce serait trop long à vous expliquer. » Dites-moi seulement: c’était bien Mlle de Chaverny qui était là, il n’y a qu’un instant? -Eh! oui, c’était la demoiselle du marquis; j’ai même été assez interloqué de sa présence au milieu de nous. -Ainsi c’est à elle que je dois de ne pas avoir été lâchement assassiné par ce misérable! dit le sergent comme en a parté. -Sûrement, j’ai vu la chose du coin de l’oeil, et ma foi, elle ne pouvait arriver plus à point. » Mais par quel hasard est-elle survenue de la sorte? On jurerait qu’elle a deviné que vous aviez besoin de son secours. -Oui, par quel hasard? répéta le jeune homme, qui n’osait croire à ce qu’une voix intérieure lui murmurait tout bas. -Puis votre nom qu’elle a prononcé? -C’est vrai... elle a prononcé mon nom. -Comme si elle vous connaissait de longue date. Cela est vraiment curieux, hein! pitchoun? observa le soudard avec un sourire légèrement railleur qui signifiait que peut-être il ne lui serait pas trop difficile de trouver le mot de l’énigme. Le sergent, qui vit ce sourire et en saisit le sous-entendu, rougit comme une jouvencelle. Cependant, ne voulant pas laisser le prévôt s’engager plus avant dans cette voie d’insinuations, il s’empressa de rompre la conversation. -Si vous m’en croyez, l’ancien, reprit-il, -nous ne nous occuperons pas davantage -quant à présent, du moins -de ce singulier incident dont la cause nous échappe, et nous nous préparerons à rentrer au camp... Voulez-vous régler la dépense? ajouta-t-il en remettant à Cocardasse l’unique pièce d’argent qu’il avait dans sa poche. Le prévôt comprit la réserve du jeune homme et n’insista pas. -Vous avez raison, garçon, rentrons au camp. D’ailleurs puisqu’il n’y a plus ni à boire ni à se battre, nous n’avons que faire ici. Ils passèrent alors dans la première salle, où ils ne virent personne. -Holà! bonhomme Picavez, appela le Gascon, -où êtes-vous, qu’on paye son dû? -Me voici, messieurs, répondit l’hôte qui à cet appel et n’entendant plus aucun tumulte se décida à remonter de sa cave suivi de la servante. -Té! vous étiez chez les taupes? fit le vieux soldat. -Vivadious! je suis aise de voir un gaillard de votre espèce. C’est sans doute le faro qui vous rend brave comme ça, hein? -Vous me devez un petit écu, se contenta de répliquer maître Picavez, sans relever l’apostrophe du soudard. -Le voilà, dit Cocardasse... et par dessus le marché nous vous donnons de quoi engraisser vos orges. » Allez voir un peu dans la seconde pièce le joli cadeau que nous vous faisons; vous y trouverez huit Teutons qui ne boiront plus de bière de longtemps. Eh donc! Et se tournant vers le sergent: -Maintenant, en route, camarade; il est tard et nous avons un bon bout de chemin à faire avant d’être chez nous. Dès que les deux soldats furent partis, maître Picavez et la servante se risquèrent sur le seuil de la salle où avait eu lieu le combat et y plongèrent des regards apeurés. Les corps des reîtres s’allongeaient sur le sol dans une pose déjà rigide. Machinalement, l’aubergiste les compta des yeux. -Tiens! Il n’y en a que sept! fit-il étonné. -Vous devez en oublier un... Ces messieurs ont dit huit, repartit la servante prise d’admiration pour les auteurs de cette formidable tuerie. Et elle-même les compta. -C’est pourtant vrai! constata-t-elle, -il n’y en a que sept. Tout à coup l’aubergiste eut un sursaut d’effroi. -N’entends-tu rien, Brigitte? interrogea-t-il. -Non, que voulez-vous que j’entende? -On a remué dans la cour!... -Vous croyez? -Oui... comme si on grimpait au mur. -Vous vous serez trompé. Au reste, allez vous en assurer. -Viens avec moi. -Je veux bien. Munis d’une résine, le bonhomme et Brigitte se rendirent à l’endroit suspect, non sans trembler fort l’un et l’autre. Cette cour, rappelons-le, était de petite dimension et close de murs peu élevés. Tous deux, se serrant les coudes, l’explorèrent minutieusement et n’y découvrirent âme qui vive. Rassurés et riant de leurs craintes, ils se disposaient à rentrer, quand les rayons du luminaire firent jaillir de l’ombre une traînée rouge qui, partant de la fenêtre, aboutissait au pied d’un des murs, le long duquel elle montait jusqu’au sommet. Un rapide examen leur fit reconnaître que c’était du sang encore tout humide. Ils comprirent alors pourquoi il n’y avait que sept corps dans la salle. L’un des reîtres, au lieu de subir le sort de ses complices, qui étaient morts sur le coup, n’avait été évidemment que blessé et, après avoir attendu le départ des deux soldats, s’était enfui par la cour dont il avait escaladé l’enceinte. -Eh bien! que le coquin aille se faire pendre ailleurs, conclut le bonhomme; -puisqu’il en a réchappé, j’aime autant le savoir hors de chez moi. » Pour ce qui est des autres, je vais m’arranger de manière à ce qu’ils soient enterrés dans mon champ d’orge. » Comme l’a dit le vieux militaire: ça lui servira d’engrais... et ça me rattrapera de mon faro qu’ils ont bu toute la journée sans me payer. Nous croyons devoir faire connaître maintenant ce qui avait amené Mlle de Chaverny à paraître inopinément sur la scène du drame. Si le sommeil était venu clore promptement les paupières du marquis et de la marquise, il n’en avait pas été de même pour elle. Depuis sa rencontre avec le sergent, l’image de celui-ci était restée profondément gravée en son esprit. Sans cesse, elle revoyait la virile beauté de son visage dont elle se complaisait à se rappeler les moindres détails, et se sentait attirée vers lui comme par un fluide, un magnétisme qui s’emparait peu à peu de tout son être. C’était la première fois que la vue d’un homme produisait sur elle une semblable impression. Puis ce nom de « Philippe » lui revenait en mémoire et elle laissait ses lèvres le susurrer pour mieux en saisir la consonance qui lui paraissait avoir une douceur infinie. Ce nom, d’ailleurs, lui rappelait un pauvre enfant qu’elle avait connu étant toute petite, le fils de la comtesse Aurore de Lagardère. Deux ans plus tôt, elle en frissonnait encore, elle avait revu cet enfant, mais, il était dans un cercueil! Et, sans savoir pourquoi, sous le seul nom de Philippe son coeur confondait deux êtres: le petit disparu et le beau sergent. Quand un coeur de dix-sept ans se met à parler, adieu, bien entendu, repos et sommeil. Aussi aurait-elle volontiers passé la nuit à écouter les jolies choses qu’il lui disait, si un bruit d’épées se choquant violemment ne fût venu soudain frapper son oreille. Effrayée, elle avait écouté, et prise d’une inquiétude dont elle ne s’expliquait pas la cause, s’était levée, enveloppée d’une mante à la hâte, et, sortant de sa chambre avec précaution, avait marché du côté d’où venait le bruit. Une force irrésistible la poussait. Après avoir suivi un long corridor qui contournait tout l’intérieur de l’auberge, elle avait abouti à un escalier, l’avait descendu et était, pour ainsi dire, tombée au milieu des combattants. Son arrivée avait eu lieu juste au moment où Mathias Knauss s’apprêtait à poignarder le sergent par derrière. Alors, en voyant l’imminence du danger qui menaçait celui qu’elle aimait déjà, et ne sachant comment l’en prévenir, elle n’avait trouvé qu’un mot à lui jeter... et c’était son nom. Mais, consciente aussitôt de l’étrangeté de sa conduite, elle s’était enfuie précipitamment et avait regagné sa couche dans laquelle elle s’était blottie, éperdue. Le marquis et la marquise, qui occupaient une chambre contiguë à la sienne, avaient continué à dormir d’un sommeil paisible, sans avoir le moindre soupçon de la fugue nocturne de leur enfant. ***L’Enfant De La Tempête. Au sortir de l’auberge, Cocardasse et le sergent Philippe prirent la direction du camp. L’atmosphère était redevenue limpide et de nombreuses étoiles brillaient au firmament. -Pitchoun! dit le prévôt, -laissez-moi vous féliciter de la façon dont vous avez besogné contre ces têtes carrées. » Corbiou! c’était merveille de vous voir leur tailler la peau, et vous me rappeliez tout à fait mon Petit Parisien Lagardère... vous savez, celui avec qui nous étions jadis, Passepoil et moi? -Oui, je sais; mais votre comparaison est exagérée. » D’après ce que m’a raconté Amable, ce Lagardère était extraordinaire; il paraît que personne ne pouvait lui résister et qu’il se débarrassait en un instant de tous ceux qui se hasardaient à l’attaquer. -Eh! me semble que ces racailles n’ont pas eu beaucoup le temps de rire avant d’être occis; pour sûr, il n’aurait pas mieux fait lui- même. » Encore une fois, compliments... Et touchant sa rapière: -Désormais, Pétronille ma belle, vous aurez un modèle de plus, car Belle-Épée vaut Lagardère, Capédédious! -Allons soit, repartit le jeune homme gaîment, -je suis un second Lagardère... puisque vous y tenez... » Mais, ceci admis, voulez-vous que je vous raconte mon histoire dont je vous avais à peine dit quelques mots quand nous avons été si soudainement assaillis? -J’allais vous le demander; je ne l’en trouverai que plus intéressante maintenant. -Alors écoutez; elle vous expliquera le coup de poignard que j’ai reçu dans le bois et l’attentat de ces bandits, qui y fait suite naturellement. Comme dans le récit qui va suivre, le jeune sergent eut plusieurs lois l’occasion de glisser sur des faits trop à sa louange pour que sa modestie osât s’en parer, nous allons nous substituer à lui afin de ne rien passer sous silence. Aussi loin que Philippe remontât dans ses souvenirs, c’est-à-dire dans ses souvenirs précis, -on verra par la suite pourquoi est faite cette restriction -il se revoyait dans une pauvre cabane située proche de la mer et formant la dernière habitation d’une petite bourgade qu’il sut plus tard être Saint-Valery-en-Caux sur la côte normande. Cette cabane appartenait à un vieux ménage de pêcheurs qu’on nommait le père et la mère Moutier. Philippe avait trois ans à trois ans et demi. Les deux vieillards qu’il appelait, lui, papa Jean et maman Madeleine, étaient d’excellentes gens qui lui marquaient beaucoup d’intérêt, et il crut longtemps qu’ils étaient ses parents. Il avait pour compagne une fillette à peu près de son âge, petite fille des bonnes gens, et qui était l’enfant de leur fils décédé. Elle avait nom Marine. La pauvre mignonne ayant perdu son père et sa mère, avait été recueillie par les vieux qui faisaient tout leur possible pour remplacer près d’elle ceux qui lui manquaient. Marine et Philippe étaient amis inséparables et si l’amitié de la première devait, ainsi qu’on le verra, se changer par la suite en un sentiment plus tendre, le second devait toujours l’aimer comme une soeur chérie. Jusqu’à l’âge de dix ans, les deux enfants vécurent heureux sans l’ombre d’un souci. Mais peu après sa dixième année, une conversation que Philippe surprit sans le vouloir entre le père et la mère Moutier et la révélation qu’elle amena de faits le concernant, vinrent troubler profondément sa quiétude et lui ouvrir des horizons qu’il ne soupçonnait pas auparavant. Voici comment cela arriva: Une après-midi de septembre, sachant faire plaisir aux deux vieux, le petit garçon leur annonça qu’il partait cueillir quelques douzaines d’huîtres sur un banc qui se trouvait à une lieue et demie de la cabane et que, par conséquent, il ne rentrerait qu’à la brune. Les bonnes gens le remercièrent de son attention et le prévinrent, à leur tour, qu’ils profiteraient de cette absence pour aller dans l’intérieur du village, en compagnie de Marine, vendre le poisson pris à la dernière pêche. La chose ainsi entendue, muni d’une petite hotte pour mettre ses huîtres, le garçon fila en suivant le bord de la mer, laquelle était déjà aux trois quarts retirée. Il avait calculé qu’elle le serait entièrement quand il arriverait au banc, ce qui lui permettrait de prendre tout le temps voulu pour faire sa récolte. Mais, à mi-chemin, il fut arrêté par un singulier spectacle qui avait lieu en plein vent, sur une roche plate toute couverte d’algues et de varechs. Là, un énorme homard et un crabe de la grande espèce, -un tourteau -étaient tous deux aux prises. Quoique Philippe fût déjà très sérieux pour son âge, il se sentit intéressé par ce duel épique et resta quelques instants à contempler cette bataille d’un genre particulier. Cependant, songeant tout à coup que les deux crustacés pouvaient s’entremutiler horriblement, ce qui n’aurait pas fait son affaire, car ils valaient pour le moins un écu chacun, il intervint pour mettre le holà! Et après s’être d’abord emparé du tourteau qui alla voir au fond de sa hotte ce qui s’y passait, il en fit autant du homard et le suspendit, lui, à l’extérieur, afin d’éviter une reprise d’hostilités à huis clos. Dans la vie d’un enfant, le plus léger incident prend parfois les proportions considérables d’un grand événement et plus tard il aime à se rappeler certaines dates qui sont comme les jalons de sa jeunesse. Certes, Philippe n’attachait pas à sa trouvaille plus d’importance qu’elle n’en avait, et pourtant, sans qu’il pût s’en douter, cette double capture, qui le mit alors dans l’impossibilité d’aller jusqu’au banc d’huîtres, devait être la cause et le point de départ d’une série de découvertes particulièrement intéressantes pour lui. Tout fier, il reprit le chemin de la maison, pensant avec raison que les vieux seraient bien plus heureux de ce butin inattendu que de quelques douzaines de mollusques. À son retour au logis, les Moutier n’étaient pas encore revenus du village. Ne sachant que faire en les attendant, le jeune garçon alla s’installer dans une vieille barque échouée sur la plage et à demi démolie, qui servait au père Moutier à mettre ses engins de pêche et autres objets de toute sorte qui eussent encombré la cabane. Il plaça ses prisonniers en lieu sûr, et s’étant couché sur le dos au fond du bateau, s’occupa, pour tuer le temps, à regarder les nuages courir dans le ciel. Mais cette occupation n’étant pas des plus récréatives, ses paupières se fermèrent peu à peu, et bientôt, il s’endormit d’un profond sommeil. Ce voyage vers le pays du rêve dura longtemps et se serait peut- être prolongé fort avant dans la soirée, si un bruit de voix arrivant jusqu’aux oreilles de Philippe ne l’avait tiré soudain de la torpeur dans laquelle il était plongé. Il rouvrit les yeux et constata avec surprise que la nuit était entièrement tombée. Les voix semblaient partir de l’endroit même où il était et il n’eut pas de peine à les reconnaître pour être celles du pêcheur et de sa femme. La mère Moutier disait justement: -C’est bien singulier qu’il ne soit pas encore rentré. -Oui, c’est singulier, répliqua le père Moutier, -et je cherche quelle peut être la cause de son retard. Pourvu qu’il n’ait pas commis d’imprudence. -Tu me fais frémir, Jean; ce banc n’est cependant pas dangereux. -Non, c’est vrai; du moins pour les grandes personnes. Mais, tu sais, les enfants sont si imprévoyants. Ils se turent. Philippe allait sauter hors de sa cachette et faire cesser ainsi l’inquiétude des bonnes gens, lorsque maman Madeleine reprenant la conversation, une curiosité inexplicable poussa l’enfant à rester aux écoutes. Pour mieux entendre, même, il se haussa doucement de façon à ce que sa tête dépassât un peu le bordage, ce qui lui permit de voir les deux vieux assis sur le sable et adossés à l’embarcation. Il comprit qu’ils s’étaient placés là pour attendre son retour, tout en se garantissant, au moyen de cet abri, du vent du soir qui commençait à souffler. -Pauvre petit, reprit la mère Moutier, -ce serait bien malheureux qu’il lui fût arrivé quelque chose... après le terrible danger qu’il a échappé il y a sept ans! -Oh! oui, ce serait malheureux, car bien que ce ne soit pas notre enfant, nous l’aimons tout autant que s’il l’était réellement, répliqua le bonhomme. -Pour sûr, je n’aimerais pas mieux le frère de Marine!... Et dire que nous ne savons rien de lui... -Et que nous n’en saurons peut-être jamais rien, l’Anglais ne nous ayant révélé que son prénom « Philippe ». Le petit écouteur fut si fortement troublé par ces paroles qu’involontairement, d’un brusque mouvement, il trahit sa présence. -Comment! tu étais là? s’écria le père Moutier, en l’apercevant; - et nous qui étions si inquiets!... Puis, pris d’une pensée, il demanda: -Alors, tu as entendu? Trop ému pour pouvoir parler, l’enfant fit un signe affirmatif. Les deux vieux se consultèrent du regard et comme embarrassés. -Allons, finit par lui dire papa Jean, -puisque tu as, sans le vouloir, surpris une partie d’un secret que nous avions l’intention de te laisser encore ignorer, tu vas tout apprendre. Aussi bien, fallait-il que tu fusses instruit un jour ou l’autre... » Rentrons. Quand tous trois eurent regagné la cabane et après s’être assuré que Marine dormait, le père Moutier commença: -Tu sais donc maintenant, Philippe, que tu n’es pas notre fils et que nous sommes seulement tes parents adoptifs. -Oh! quel malheur! s’écria le petit en se jetant à leur cou, le visage ruisselant de larmes, car il les aimait de tout son coeur. -C’est un malheur pour nous, continua le vieux, -mais, pour toi, c’est peut-être un bonheur. Tu vas comprendre tout à l’heure pourquoi je dis cela. Écoute-moi donc, afin que ce que je vais te raconter reste gravé dans ta mémoire et puisse te servir plus tard à rechercher tes véritables parents. « Il y a sept ans environ, par une nuit de novembre, s’éleva sur nos côtes une tempête effroyable. La mer, démontée, lançait ses vagues à une hauteur prodigieuse et venait battre les falaises avec une telle violence qu’elle semblait vouloir les renverser. » Depuis de longues années, on n’avait assisté à un pareil déchaînement des éléments. Heureusement cette tempête avait été prévue, et aucun des pêcheurs de Saint-Valery ne se trouvait au large quand elle éclata. » Par le fait, on était tranquille dans le pays, et, comme on ne craignait pour la vie de personne, chacun s’était renfermé chez soi, goûtant près du foyer le plaisir de se sentir à l’abri et en complète sécurité. » Madeleine et moi avions fait comme tout le monde. » Mais notre cabane étant plus près de la mer que celle des autres pêcheurs, l’embrun des lames venait frapper notre toit avec un crépitement de grêle; les grondements de l’océan en folie nous parvenaient plus distinctement et nous faisaient parfois sursauter de frayeur malgré la certitude où nous étions de ne courir aucun risque. » Il y avait déjà deux heures que durait la tourmente quand, soudain, nous crûmes percevoir des cris, des appels désespérés. D’abord, nous pensâmes nous tromper. Qui donc aurait été assez audacieux pour braver la tempête? Nous savions que ça ne pouvait être quelqu’un de chez nous. D’un autre côté, Saint-Valery n’étant pas un port, il nous était impossible de supposer qu’un bâtiment quelconque cherchât à y aborder. » Pendant que nous nous regardions anxieux, ma femme et moi, de nouveaux cris retentirent et cette fois si perçants que nous ne pûmes plus douter qu’un ou plusieurs de nos semblables se trouvaient en péril. » Alors, sans hésiter, je sortis et m’avançai vers la mer, que je scrutai aussi loin que ma vue pouvait porter. » Madeleine m’avait suivi et se serrait contre moi, car le vent soufflait en foudre avec une violence telle qu’en nous aidant mutuellement, nous avions encore un mal infini à nous tenir debout. » -Vois-tu quelque chose, Jean? me demanda-t-elle. » -Non, lui répondis-je, -j’ai beau regarder partout, je ne distingue absolument rien. » À cela, il n’y avait rien d’étonnant, la nuit étant d’un noir d’encre et la mer ayant pu enlever les fanaux d’applique du navire en détresse, si toutefois les cris perçus venaient d’un navire. » D’ailleurs les appels avaient cessé complètement. » -Les malheureux ont été engloutis, reprit Madeleine; -demain nous retrouverons leurs cadavres sur la plage. Pauvres gens!... Allons, rentrons, va, ajouta-t-elle, nous risquons d’être emportés par un paquet de mer. » Elle venait à peine de prononcer ce dernier mot qu’une vague énorme, haute comme une maison, arriva sur nous avec une vitesse vertigineuse et, avant que nous ayons pu la fuir, nous enveloppa et nous abattit si rudement sur le sol que nous en demeurâmes étourdis et à demi suffoqués. » En même temps, un horrible craquement se faisait entendre à peu de distance. » Lorsque nous fûmes parvenus à nous relever, nous regardâmes vers l’endroit où s’était produit ce craquement et nous vîmes alors, à notre grande stupéfaction, une barque couchée sur le flanc et aux trois quarts brisée par le choc qu’elle venait de subir contre les galets. » Nous y courûmes et découvrîmes parmi les débris un homme tenant un enfant serré contre lui. » Tous deux étaient évanouis. » Après beaucoup d’efforts, nous réussîmes à les retirer de la barque et les transportâmes dans notre cabane. » Madeleine s’occupa aussitôt de l’enfant, moi je donnai des soins à l’homme. » Ce fut le petit qui revint le premier à la vie. » Dès que ses yeux se rouvrirent, d’instinct il chercha un refuge dans les bras de ma femme et s’y blottit en poussant des gémissements d’effroi. » Par un hasard qui tenait du miracle, il n’était que très légèrement contusionné et nous fûmes tout de suite rassurés sur son compte. » Au contraire, l’homme était couvert d’affreuses blessures que lui avaient faites, en se brisant, les membrures de la barque. » Sa tête était en sang et il avait la poitrine ouverte en plusieurs endroits par des éclats de bois qui y étaient restés fichés. » Je vis sur-le-champ qu’il n’y avait pour lui aucun espoir. » Cela ne m’empêcha point, comme bien tu penses, de lui donner tous les soins nécessaires. » Ce ne fut qu’au bout de deux heures seulement qu’il reprit connaissance. » -Le boy... où est le boy?... demanda-t-il dès qu’il put parler et avec un fort accent d’outre-Manche. » -Il est ici, près de vous, sain et sauf, lui répondis-je, comprenant qu’il parlait de l’enfant. » Vous-même ne courez plus aucun danger, ajoutai-je, espérant lui cacher son état. » -Ah!... il vit... merci... merci... dit-il. -Je peux mourir maintenant. » -Non, vous ne mourrez pas, repris-je -on vous soignera, et vos blessures guériront. » -Si... si... je vais mourir... je le sens... je le sais; -mais auparavant il faut que vous sachiez le nom du boy... il s’appelle Philippe... Philippe... » Il répéta deux fois ce nom paraissant en chercher un autre dans sa mémoire. » -Philippe qui?... demandai-je en essayant de l’aider. » Est-ce votre fils? » Il eut un sourire navré. » -No -pas mon fils... C’est le fils de... de... attendez... le fils de... » La crispation de ses traits me montrait les efforts qu’il faisait pour se souvenir. » Évidemment une lacune s’était produite dans son cerveau ébranlé et le nom du père de l’enfant lui échappait. » À la fin, comprenant sans doute qu’il ne parviendrait pas à se le rappeler, il mit la main sur son pourpoint en disant: » -Là!... là... papiers... pour le boy!... » -Bon, bon, ne vous inquiétez pas, dis-je, -si vous avez des papiers concernant l’enfant, nous y trouverons certainement son nom de famille. » Cette assurance parut le tranquilliser et dès lors il garda le silence. » Dans l’intention de le soulager, j’essayai de retirer quelques- uns des éclats de bois enfoncés dans ses chairs. J’y réussis d’abord assez facilement, et je remarquai avec joie qu’à chacun d’eux que j’enlevais, une expression de bien-être se peignait sur ses traits. » Mais comme je venais d’en saisir un et que je faisais effort pour l’attirer au dehors, je vis soudain le malheureux se dresser sur son séant, jeter vivement ses deux mains à sa gorge; puis, presque aussitôt retomber lourdement en arrière, en rendant par la bouche un flot de sang noir qui jaillit jusqu’à moi. » C’était fini; avec ce sang s’en était allée sa vie et, après une dernière convulsion qui le secoua des pieds à la tête, il demeura immobile pour toujours. » Quand nous eûmes surmonté, Madeleine et moi, l’émotion que nous avait causée la mort de ce pauvre homme, nous cherchâmes dans ses vêtements les papiers qu’il nous avait dit y être. Mais nous eûmes beau en explorer minutieusement toutes les poches, aucune d’elles ne les contenait; non plus, d’ailleurs, que ses doublures dont, par surcroît de précaution, nous passâmes l’inspection. » Supposant, alors, qu’ils étaient peut-être tombés dans la barque par suite des secousses que l’infortuné avait eu à supporter durant la tempête, et surtout par suite de la dernière, la plus terrible de toutes, nous résolûmes, dès qu’il ferait jour, de pousser nos recherches de ce côté. » Ce que nous fîmes, en effet, dès la première heure. » Hélas! Cela ne nous avança pas davantage. Malgré tout le soin avec lequel nous visitâmes l’intérieur du bateau, nous ne découvrîmes absolument rien. » Nous dûmes en prendre notre parti. » Dans la matinée, j’allai faire ma déclaration aux autorités de Saint-Valery et racontai exactement les événements qui avaient eu lieu dans la nuit. » On vint à ma cabane, on se livra à de nouvelles recherches, mais sans plus de succès que nous: on tenta même de tirer de l’enfant quelque éclaircissement. Tout fut inutile et le mystère qui planait sur ce sombre drame ne put être pénétré. » Il en résulta que le défunt fut enterré sous la rubrique « inconnu ». » Quant au petit, comme je manifestais le désir de le garder, on consentit à me le laisser. » Et voilà comment, mon cher Philippe, il se fait que tu es avec nous depuis sept ans. Car tu as deviné, je n’en doute pas, que c’est toi l’enfant de la tempête. » Nous ne savons donc pas qui tu es, et nous n’en saurons probablement jamais rien, celui que nous nommons l’Anglais étant mort sans avoir pu parler. » Si ton instruction a été plus soignée que celle de Marine, tu le dois au bon curé de Saint-Valery qui, reconnaissant en toi un être moins grossièrement façonné que nous autres, s’est institué d’office ton professeur. » Maintenant si tu veux voir la barque dans laquelle tu as abordé ici, c’est celle qui est là échouée sur la plage et que j’ai rafistolée tant bien que mal; elle n’est plus bonne à rien si ce n’est à mettre, tu le sais, mes filets et mes autres engins de pêche. » ***Chez Passepoil. Le récit du père Moutier causa à Philippe une émotion inexprimable. Il n’aurait su définir au juste ce qu’il ressentait. C’était comme une sourde angoisse qui l’étreignait, comme un vide qui venait de se faire en lui. Ainsi, les deux pauvres vieux qu’il avait toujours cru être son père et sa mère lui étaient totalement étrangers, au point de vue des liens du sang. Quels étaient donc ses parents, alors? Cette question eut pour conséquence de le reporter vers le passé auquel il n’avait jamais songé, et aussitôt se formèrent dans son esprit des images confuses se rattachant à une autre existence que celle qu’il avait menée jusqu’à ce jour. Cependant, il avait beau réfléchir et mettre son esprit à la torture pour fixer le moindre contour de ces images, il ne pouvait y parvenir. C’étaient des impressions fugitives qui naissaient et mouraient instantanément sans laisser de trace. Cela lui causait une telle fatigue que des gouttes de sueur perlaient à son front. -Allons, dit le père Moutier, en voyant le travail cérébral auquel il se livrait, -ne force pas ta mémoire comme ça, petit. Si elle est rebelle à présent, peut-être te fournira-t-elle par la suite des indices suffisants pour te permettre de reconstituer une partie de ta première enfance. Sur ce, va te coucher, mon garçon, et tâche de te reposer, car tu parais en avoir grand besoin... Dans son petit lit, d’autres images vinrent troubler le sommeil de l’enfant. Il pensait au bon curé qui s’était chargé de faire son éducation. Il revoyait le parloir du presbytère, -sa salle d’études -et, à la muraille, pendue juste en face de lui, une grande épée flamboyante. C’était le dernier souvenir mondain du bon prêtre qui avait servi le roi comme capitaine aux chasseurs de Conti et ne s’était fait soldat de Dieu qu’après avoir perdu son bras gauche sur un champ de bataille. Sans savoir pourquoi, sans comprendre le mobile qui le poussait, l’enfant jeté par une nuit de tempête sur la côte normande avait pris goût à suivre ses leçons, rien que par ce qu’il éprouvait une sorte de frémissement joyeux à voir cette épée flamboyer. À plusieurs reprises même, il avait eu l’audace de demander à son professeur de lui en enseigner le maniement, mais celui-ci s’y était toujours refusé en riant. À dater du soir de la révélation, la vie de Philippe ne fut plus la même et il considéra toutes les choses sous un aspect nouveau. Nous ne saurions dire que l’orgueil trouva place en son coeur, cependant, parfois, il lui paraissait qu’il n’était pas né pour le métier de pêcheur. Il n’en continuait pas moins à avoir une grande affection pour le père et la mère Moutier, mais ce n’était pas la même qu’auparavant; elle avait changé d’objectif. Ne pouvant plus les aimer comme les auteurs de ses jours, il les aimait pour la tendresse, les soins dont ils l’avaient constamment entouré... et certes les bonnes gens n’eurent pas à s’apercevoir de la différence. Le temps marcha. Depuis qu’il connaissait l’histoire de la barque échouée, il prenait souvent fantaisie à Philippe d’y passer, tout en travaillant, une heure ou deux à rêver aux événements dont lui avait fait part le vieux pêcheur. Un matin qu’il y était à raccommoder des filets, il arriva que la navette s’échappa de ses mains et, par suite du mouvement qu’il fit pour la rattraper, alla se ficher assez rudement dans une petite gerçure formée par la séparation de la carlingue et du premier clain. Il voulut la reprendre, mais elle était si bien engagée dans sa prison qu’il reconnut ne pouvoir l’en retirer qu’en élargissant celle-ci davantage. S’armant alors d’un morceau de bois et s’en servant comme d’un coin, il l’introduisit entre les planches et frappa dessus avec un galet en guise de marteau. L’opération réussit à merveille et le petit travailleur rentra en possession de sa navette qui tomba par la partie inférieure de l’ouverture. Mais elle ne tomba pas seule; avec elle un papier glissa, un papier plié en quatre. Machinalement, l’enfant le ramassa et l’ouvrit... Sauf une signature placée au bas, et si effacée, si rongée par l’eau de la mer ou du ciel qu’on ne la distinguait pour ainsi dire plus, ce papier était net de toute écriture. Se souvenant des pièces dont, avant de mourir, avait parlé l’Anglais, son compagnon de naufrage, pièces qu’on n’avait pu retrouver, malgré les minutieuses recherches effectuées aussi bien sur lui que dans la barque, Philippe courut porter sa trouvaille au père Moutier en lui expliquant d’où elle venait. Le vieux pêcheur tourna et retourna la feuille en tous sens, l’examina avec le plus grand soin, et, de même que celui qui l’avait trouvé, n’y découvrant pas autre chose que la signature en question, il la lui rendit en disant que ce n’était qu’un chiffon de papier sans valeur, apporté, sans doute, par le vent et qu’il pouvait jeter ou déchirer à son gré sans se faire le moindre tort. Un peu déconcerté, le petit garçon s’en retourna sur la plage, froissa la feuille, la lança à la mer et reprit tranquillement son travail sans plus s’en occuper. À l’heure de midi, il sortit du bateau pour aller déjeuner. Comme il enjambait le bordage, ses yeux furent attirés par le papier que le flot avait ramené sur le sable, et que la brise poussait tout doucement vers lui. -Ma foi, pensa-t-il, -puisque le hasard me le renvoie, c’est qu’il est dit que je dois le garder. Fort de ce raisonnement, il le ramassa de nouveau et en rentrant à la cabane s’en fut le cacher avec ses affaires, sans en rien dire au père Moutier, de peur qu’il ne se moquât de lui... Par une sorte d’instinct, plutôt que par conviction, il devait le garder toujours. Cinq ans après, presque coup sur coup, le père et la mère Moutier moururent laissant Marine et Philippe absolument seuls au monde. Le chagrin des deux enfants fut immense, et, durant plusieurs jours, ils demeurèrent l’un et l’autre dans une prostration qui tenait de l’hébêtement. Enfin, le premier, Philippe reprit le dessus et songea à ce qu’ils pourraient faire désormais. Il consulta Marine. La pauvre petite n’ayant aucune idée voulut s’en rapporter entièrement à son compagnon pour arranger leur commune existence. C’était une lourde tâche qu’elle donnait là. Cependant, confiant en sa bonne étoile, en sa force et comprenant qu’il lui devait à l’avenir aide et protection, Philippe accepta. -Eh bien, petite soeur, lui dit-il après avoir mûrement réfléchi, -sais-tu ce que je crois nous convenir le mieux, à présent que rien ne nous retient plus dans le pays? -Non, apprends-le-moi? lui demanda-t-elle. -C’est d’aller chercher une position à Paris. -À Paris! -Oui, à Paris, où, quand on a bon vouloir, m’a-t-on assuré, on peut gagner très facilement sa vie. Il parlait, bien entendu, avec une conviction sincère, car il avait souvent entendu vanter par les pêcheurs de la côte, hélas! aussi ignorants que lui, les ressources qu’offre la capitale à ceux auxquels le travail ne fait pas peur, et ne doutait point que Marine et lui réussissent promptement à y trouver une situation, aussi modeste qu’elle fût. Néanmoins, il était loin de penser que cette situation viendrait d’elle-même se présenter à eux, ainsi qu’on va le voir. Marine restait hésitante; c’était un gros chagrin pour elle de quitter ce petit coin de terre où dormaient ses grands parents. -Voyons, reprit, afin de la décider, celui qu’elle s’était habituée à nommer son frère, -que deviendrons-nous ici? Moi, tu ne l’ignores pas, je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour le métier de pêcheur, et papa Moutier s’est maintes fois mis en colère parce que je l’exerçais aussi mal que possible... sans y mettre pourtant de mauvaise volonté. Seulement, ça ne me disait point... et ça me dit encore moins aujourd’hui. Donc, je n’y gagnerais pas de quoi nous donner un morceau de pain. » Quant à toi, ma chérie, tu es très adroite à coudre, à faire une foule de petits ouvrages de femme, mais, malheureusement, à Saint- Valéry chacun travaille pour soi et tu ne parviendrais pas, naturellement, à t’y occuper d’une façon lucrative. » Tandis qu’à Paris... Et, avec une éloquence entraînante, il fit valoir des raisons si décisives pour démontrer la nécessité où ils étaient d’aller dans la grande ville que la petite y consentit sans plus de résistance. Ils cédèrent alors à un pêcheur voisin, moyennant une somme de cent écus, la cabane et tous les accessoires de pêche du père Moutier, ne gardant de leurs parents adoptifs que quelques objets à titre de souvenir; puis, un beau matin, ils prirent le coche qui, trois jours après, les déposait dans un des faubourgs de la capitale. N’ayant pas de préférence, ne s’étant arrêté à aucune détermination et ne sachant de quel côté diriger leurs pas, les deux enfants se mirent à marcher droit devant eux, laissant au hasard le soin de les conduire où bon lui semblerait. Il y avait deux heures qu’ils déambulaient de rue en rue, de carrefour en carrefour, le nez au vent et les yeux éblouis de toutes les splendeurs qui leur apparaissaient, quand ils arrivèrent sur les bords de la Seine, où leur attention fut tout de suite attirée par la vue d’une dizaine de gamins qui, sur la berge, en entouraient un autre et le déshabillaient de force, malgré la résistance énergique qu’il leur opposait. Ignorant de quoi il s’agissait, Philippe ne voulut pas d’abord se mêler de l’affaire, bien qu’il trouvât lâche de se mettre plusieurs contre un. Mais en voyant les garnements pousser leur victime vers le fleuve, dans l’intention évidente de l’y jeter, il se sentit complètement révolté, fit signe à Marine de l’attendre un moment et s’avança vers les tourmenteurs afin d’empêcher leur acte de cruauté. -Voyons, dit-il en cherchant à s’interposer, -qu’est-ce qu’il a donc fait, ce garçon, pour que vous lui fassiez subir un pareil traitement? -Il nous a volés, répondit l’un des gamins. -Nous jouions à croix ou pile et il s’est arrangé de manière à ce que les sous retombent toujours croix pour lui. -Et c’est pour cela que vous voulez le noyer? dit le nouveau débarqué avec indignation. -Le noyer! Oh! non, il sait nager; mais il va boire une bonne goutte; ça lui apprendra. Cette façon de lui apprendre parut très exagérée à Philippe, aussi reprit-il: -Votre vengeance dépasse par trop la faute qu’il a commise, et je ne veux pas que vous l’exécutiez. Vous lui avez déjà infligé une punition humiliante, laissez-le tranquille, maintenant. -Ah! ça, de quoi vous mêlez-vous, bambin? lui demanda insolemment un des autres vauriens, qui semblait être le chef de la bande; - nous faisons ce qui nous plaît et ça ne vous regarde pas. Passez donc votre chemin si vous ne tenez pas à ce qu’on vous en fasse autant, ainsi qu’à la gamine que vous avez laissée là-bas. À cette apostrophe grossière, la colère s’empara de Philippe et il allait y riposter par une vigoureuse taloche, lorsqu’il entendit un cri d’angoisse et le bruit d’un corps qui tombait dans l’eau. C’était le petit tricheur que ses bourreaux venaient de faire choir dans la Seine. S’il savait nager, le pauvre garçon le savait bien mal, car, à la façon désespérée dont il barbotait, il n’y avait pas de doute à avoir sur le grand danger qu’il courait. Abandonnant alors son antagoniste, sans hésiter le compagnon de Marine s’élança à son secours. Il était temps: la tête du gamin qui prenait ainsi un bain forcé n’apparaissait plus déjà qu’à demi et l’asphyxie commençait. Philippe l’empoigna par les cheveux qu’il avait fort longs et nagea vers une gabarre amarrée à quai, la berge étant trop à pic pour qu’il pût la gravir avec lui. Arrivé à l’embarcation, le jeune sauveteur eut toutes les peines du monde à y faire monter la victime de la bande qui ne l’aidait que fort peu. Néanmoins il y parvint et, après quelques soins qu’il lui prodigua, eut le plaisir de le voir revenir de cette chaude alarme. Ses remerciements durèrent cinq bonnes minutes, quoi que Philippe pût faire pour les abréger. Enfin ils se terminèrent, celui-ci alla chercher les vêtements du petit tricheur auquel on n’avait laissé que sa chemise. Les garnements, comprenant qu’ils avaient failli commettre un crime, n’avaient pas attendu la fin du sauvetage pour s’enfuir. Dès qu’il vit son jeune homme rhabillé, Philippe lui serra la main et voulut reprendre sa route. Mais l’autre ne l’entendait pas ainsi. -Vous êtes tout trempé, lui dit-il, -et ne pouvez rester comme ça; venez chez mon papa, il vous procurera d’autres habits, en attendant que les vôtres soient secs. Le fait est que le brave garçon ressemblait plutôt à un triton qu’à un être humain et que, dans cet état, il se trouvait fort gêné pour recommencer la promenade à travers Paris. Cependant, comme il ne pouvait abandonner sa petite soeur, ne fût- ce qu’une heure, il s’excusa bien poliment en avouant la raison de son refus, et en montrant Marine qui l’attendait à une trentaine de pas de là. -Qu’elle vienne avec vous, parbleu! s’écria le petit. -Mais cela déplaira peut-être à votre père? insista Philippe craignant de se montrer trop hardi. -Pas du tout, venez donc, venez tous les deux. Cette insistance décida le frère de Marine qui, accompagné de celle-ci, suivit son obligé au logis de son père. Ce dernier en apprenant de quel mauvais pas le nouveau venu avait tiré son fils, le remercia, lui aussi, chaleureusement et lui demanda de quelle façon il pourrait s’acquitter envers lui. -Votre reconnaissance est une récompense suffisante et je ne désire rien autre chose, répondit le fils adoptif des Moutier. Cette réponse parut plaire à celui auquel elle était adressée. -Mon jeune ami, dit le maître du lieu en examinant Philippe avec une attention si profonde qu’elle eût pu faire croire que son visage ne lui était pas inconnu; -mon fils me dit que vous venez, vous et cette fillette pour chercher fortune à Paris. » Voyons, approchez-vous de l’âtre et, tout en faisant sécher vos vêtements, contez-moi votre histoire à tous deux. Le jeune homme ne se fit pas prier et dit tout ce qu’il savait sur lui et sur sa soeurette jusqu’à leur entrée dans la capitale. Le bonhomme l’écouta sans l’interrompre, tout en continuant à l’observer avec une insistance quelque peu étrange. -C’est singulier, murmura-t-il à part lui, lorsque le conteur se tut; -ni famille, ni pays, ni nom!... Et ce visage ne m’est pas étranger pourtant! Il se recueillit comme pour fouiller sa mémoire, mais ne pouvant parvenir à fixer cette ressemblance qui le frappait, il se décida à dire tout haut: -Eh bien! mon garçon, si vous voulez, vous demeurerez chez moi, où vous pouvez vous faire une position. Je me nomme Amable Passepoil et suis maître ès-armes. En un an, à moins que vous ne soyez d’une incapacité notoire, je réponds de faire de vous une lame très passable et, plus tard, sans doute, un professeur. » Alors quand vous serez à même d’ouvrir une académie, votre sort sera assuré car notre métier rapporte beaucoup et est exempt de chômage. Aucune proposition ne pouvait charmer Philippe autant que celle- là. Il était aux anges et regardait avec admiration, non plus la seule épée de son ancienne salle d’études au presbytère, mais les nombreux braquemarts, les lourdes rapières et les fines lames de sabre qui ornaient les murailles de la maison dans laquelle on lui offrait l’hospitalité. Cependant, comme il n’était pas égoïste, sa première parole fut: -Et Marine! que deviendrait-elle sans moi? -Que sait-elle faire, cette petite? demanda son hôte. -Elle sait très bien coudre, et est fort habile dans les travaux de lingerie. -En ce cas, elle ne vous quittera pas. Dame Mathurine, ma femme, a justement besoin d’une ouvrière pour mettre en ordre et raccommoder son linge, et elle la prendra à son service. À son tour, Philippe se confondit en remerciements; mais l’ancien petit prévôt de Cocardasse l’arrêta en lui disant que c’était encore lui son obligé et qu’il se fâcherait s’il entendait à nouveau parler de reconnaissance. Marine et son protecteur prirent donc place au foyer de Passepoil, tout heureux de rencontrer un toit hospitalier au moment où ils se croyaient dans un complet isolement. La fillette, par son assiduité au travail, plut tout de suite à Mme Passepoil qui pourtant était une femme d’un caractère entier et devant laquelle tout le monde tremblait, y compris son mari. Quant à Philippe il sut également se faire bientôt un ami de ce dernier, grâce au zèle qu’il apporta dans l’étude de l’escrime. Pendant quelques jours, le prévôt continua à dévisager son élève avec l’insistance particulière de leur première rencontre. Puis, sans doute, fatigué de ne pas trouver ce qu’il cherchait, il abandonna la lutte et laissa sommeiller son souvenir rebelle. Ce fut son fils Boniface, déjà bon moniteur, qui donna les premières leçons à son nouvel ami. Philippe avait, paraît-il, de grandes dispositions, car au bout de quelques mois, le petit Passepoil n’eut plus rien à lui montrer; et ses progrès continuèrent si rapides qu’avant la fin de l’année, dépassant son professeur, il en était arrivé à tenir tête à des tireurs qui avaient trois et même quatre ans de salle. Il est vrai que, du matin au soir, il ne cessait d’avoir l’épée en main, étudiant sans relâche et ne se rebutant devant aucune difficulté. Passepoil, émerveillé de ses aptitudes et, voyant que réellement il pouvait en faire un professeur, lui révéla alors les finesses, les ruses les plus secrètes de son art que le jeune homme n’avait fait encore que soupçonner. C’est ainsi qu’il apprit, parmi d’autres coups fort savants, cette terrible botte de Nevers dont nous lui avons vu servir un échantillon à Cocardasse. Il s’en suivit que son nom courut bientôt tout Paris et que nombre de bretteurs consommés vinrent le défier, se refusant à croire qu’un gamin de seize ans fût à même de lutter avec eux. Mais les triomphes successifs remportés par lui sur tous les champions qui se présentèrent, prouvèrent à chacun que si la renommée consentait à s’occuper de sa personne, ce n’était peut- être pas à tort. Aussi, à partir de cette époque, lui donna-t-on le surnom de Belle-Épée qui, depuis lors, servit à le désigner bien plus que son nom véritable. ***Une Echauffourée A Propos De Bottes. Comme on peut bien le penser, dans ce récit de sa vie passée qu’il faisait à Cocardasse, le jeune sergent s’était efforcé de ne rien dire de tout ce qui pouvait être à sa louange; mais le vieux maître d’armes était assez perspicace pour deviner ce qu’on lui cachait. Sans interrompre, il avait écouté jusque-là avec une attention profonde. Cependant, depuis qu’il était question de Passepoil, une larme tremblait à sa paupière et sa langue le démangeait au point qu’il ne put résister: -Té! coupa-t-il avec explosion. -Amable, il vous a fait une jolie main... le traître! » Mais vous devez me passer quelque chose sous silence, garçon. Si brillante qu’elle soit, Paris ne s’amourache pas d’une épée de salle. Je le sais, moi, pasquediou! Votre surnom doit avoir une autre cause plus sérieuse. » Mon Petit Parisien, Lagardère, n’eût pas été connu seulement s’il n’avait joué de la pointe ailleurs qu’en mon académie. -Vous êtes sagace, l’ancien, répliqua le sergent. -Cependant, vous me pardonnerez de taire la circonstance où me fut pour la première fois donné le surnom de « Belle-Épée ». -C’est donc bien fort pour que votre modestie elle s’effarouche? -Oh! n’allez pas croire cela, interrompit le sergent. -Ce fut une rencontre où j’eus du bonheur, tout simplement... » Au fait, se reprit-il, je vais vous dire la chose en deux mots, car aussi bien vous l’apprendriez tôt ou tard par Passepoil, qui ne manquerait pas de vous faire un roman d’une chose fort ordinaire... Reprenons ici la parole au lieu et place du sergent Philippe qui, dans son récit ne manqua pas de voiler beaucoup l’éclat du rôle tenu par lui, lors de l’étonnante aventure à la suite de laquelle lui fut donné le sobriquet de « Belle-Épée ». Un soir de janvier, -à l’époque où la réputation de Philippe commençait à faire affluer clients et curieux dans la salle d’armes de Passepoil, -comme le prévôt normand revenait avec son jeune élève d’une soirée de magie donnée par M. le duc de Noailles dans sa Folie hors les murs, au moment d’arriver à la barrière Popincourt, tous deux à la fois s’embarrassèrent les jambes dans une corde tendue en travers la route, et allèrent, d’un commun accord, mouler leurs formes dans la neige alors très épaisse. Passepoil et Philippe se relevèrent, moins étourdis de leur chute que stupéfaits du spectacle qu’éclairait autour d’eux la lueur incertaine et tremblante du lumignon de la barrière encore lointaine. Ils étaient là six hommes, tous six appuyés sur de longues épées nues. Dans cette obscurité, Passepoil ne pouvait reconnaître ses ennemis. -Ohé! Amable, dit l’un des six inconnus d’une voix goguenarde, -te voilà bien surpris sans mentir! -C’est donc vous, Joël Kermaria? demanda le prévôt en reconnaissant le Breton à sa dernière affirmation. -Pour sûr et pour vrai, répliqua l’interpellé. -Et je vous souhaite à l’un et à l’autre une mort chrétienne, mes bons amis. Les autres éclatèrent de rire. Il paraît qu’en la circonstance le souhait formulé par le Breton avait quelque chose de spirituel. -Que nous voulez-vous? demanda Passepoil. -Peu de chose, en vérité... et rien de mauvais, c’est sûr... Nous voilà ici une demi-douzaine d’honnêtes compagnons qui avons juré notre foi de Dieu que vous ne coucheriez pas dans vos lits cette nuit. Passepoil commençait à comprendre. Cependant sa nature normande le poussa à demander: -Nous proposez-vous donc bombance? Pour moi, vous le savez, je ne suis guère habitué aux franches lippées. -Oui bien, mes excellents maîtres, bombance de coups, pour parler franc. Revenant de chez un grand seigneur, ni Passepoil ni son jeune compagnon n’étaient armés. Le premier connaissant la haine que faisait naître chez ses confrères la haute renommée de son Académie -or Kermaria était un de ses confrères -crut à un assassinat. -Ne nous donnerez-vous point le temps de confesser nos péchés? fit-il sur un ton railleur, car la crainte ne pouvait l’entamer. -Vos péchés? mauvais plaisant! rugit Joël Kermaria donnant enfin libre cours à sa haine jalouse, -je vais les dire pour toi, puisque, in extremis, l’Église conseille de les conférer au premier venu. » Tu es d’abord un vaniteux croquant en acceptant, sans regimber, le titre de premier prévôt de Paris... » Tu es ensuite et pour la même raison un affreux menteur... Tu es enfin un voleur audacieux en empochant l’argent de la cour par de simples tours de passe-passe... » Quant à ton compagnon, il est criminel au même titre que toi, étant de moitié dans toutes tes sottes vantardises. Outre Kermaria, il y avait là le Gascon Grandcoeur, maître de pointe et d’estramaçon, l’Irlandais O’Donnel, prévôt-juré, le Normand Sulpice d’Apreville, Jean Poivre et Marie Bagatelle, ces derniers tous deux Parisiens et maîtres ès-armes. Quand il croyait qu’on voulait se défaire de lui et de son élève séance tenante, Passepoil ne se trompait guère, -et la façon dont ils avaient été arrêtés était un menaçant augure -mais il s’abusait sur la forme du meurtre. Les gens qui manient constamment l’épée gardent, en général, un semblant d’honneur. Joël Kermaria prétendait se battre. Il est évident qu’un combat de six contre deux, même à tour de rôle, est une sorte d’assassinat. Ce n’était pourtant point l’avis de Joël Kermaria et, en somme, le Normand et son élève étaient de si rudes jouteurs, qu’il pouvait bien y avoir quelque justesse dans son raisonnement. Quand Joël eut achevé l’acte d’accusation, il dit à Marie Bagatelle: -Allume les torches. Philippe et Passepoil purent alors reconnaître leurs ennemis et un rayon d’espoir éclaira le visage de ce dernier. Il n’ignorait point les moeurs des gens d’épée. -Jean Poivre, dit encore Kermaria, -fais-leur choisir deux lames. Jean Poivre prit dans sa main les six épées, montées droit comme celles que portaient au combat messieurs les gentilshommes mousquetaires du roi, et les présenta aux deux hommes. Passepoil choisit la sienne. Quant à Philippe il saisit avidement la première venue et le sang remonta à ses joues dès qu’il la tint entre ses doigts. -Oh! oh! fit-il, parlant pour la première fois, en aspirant fortement l’air, -grand merci, mes braves... Dieu vous donne une bonne mort! Il fouetta l’air de sa lame, en ajoutant: -Mon maître et moi, nous aurions bien du chagrin d’envoyer en terre d’aussi sensibles compagnons... Voyons, laissez-nous poursuivre notre chemin, je vous prie. Passepoil le regarda avec admiration, jamais il ne l’avait vu ainsi. Joël Kermaria avait ôté son feutre et y tournait six petits morceaux de papier roulés, sur chacun desquels était écrit le nom d’un des maîtres d’armes. Tout en remuant son couvre-chef, il répondit s’adressant au prévôt: -Ton jeune coq sentirait-il pousser ses ergots, Amable?... Non, vous ne partirez pas. Il faut que vous décédiez ici pour tout le mal que vous nous avez fait. Passepoil et Philippe jetèrent un coup d’oeil circulaire pour bien se rendre compte de la situation. -Il ne faut pas chercher à vous en aller, monsieur Passepoil, dit Marie Bagatelle, qui avait été son aide de salle avant l’arrivée de Philippe et avant de s’établir lui-même, -car nous piquerions tous à la fois. -Et si nous restons? demanda Philippe. -Votre compte sera le même, mon garçon, répondit Joël Kermaria, - seulement on y mettra des formes. En même temps il tendait son feutre à Marie Bagatelle qui en retira les six petits morceaux de papier l’un après l’autre. Le premier nom qui sortit fut le sien. Il connaissait trop bien son ancien patron pour voir trouble en son affaire. -Vous pouvez être certain que je n’ai pas triché, monsieur Passepoil, dit-il en souriant tristement. Les autres noms sortirent dans cet ordre: O’Donnel, Sulpice d’Apreville, Grandcoeur, Joël Kermaria et Jean Poivre. Après ce tirage au sort, qui à cette heure n’était pas sans une certaine grandeur sinistre, Joël Kermaria prit la parole. -Voici ce qui a été décidé, dit-il. -Le premier est pour Amable, le second pour son jeune coq; le troisième remplacera le premier tombé, chacun devant faire de son mieux. Les deux avant-derniers attaqueront ensemble le plus fort... et le dernier fera ce que lui conseillera son courage ou sa couardise, puisque les autres ne seront plus là pour le féliciter ou le traiter de lâche... Tandis que parlait Kermaria, Marie Bagatelle s’était signé pour dire un bout de patenôtre. Puis, après avoir quitté son pourpoint comme un brave garçon, qu’il était, il choisit une épée parmi celles qui restaient. O’Donnel fit comme lui. Passepoil et Philippe quittèrent aussi leurs pourpoints et tous quatre tombèrent en garde. Kermaria et Jean Poivre tenaient les torches. Ils s’arrangeaient du mieux qu’ils pouvaient pour faire tomber la lumière sur les deux ennemis en laissant dans l’ombre leurs alliés. Mais il n’y aurait eu guère besoin de tant de façon si Passepoil n’avait été empêché par les élans de son coeur qui le poussaient à ménager son ancien second de salle pour lequel il ressentait une pitié. Quant à Philippe, n’ayant pas les mêmes raisons pour mesurer ses coups à l’Irlandais, dès la première passe, le prévôt-jugé ouvrit ses bras et tomba en arrière sans dire mot. Tous les maîtres d’armes se penchèrent vers le corps. -C’est encore cette maudite botte! crièrent-ils. -À toi, Sulpice d’Apreville, dit Kermaria. Le Normand s’avança vers le jeune homme en disant à Passepoil: -J’aurais voulu me mesurer avec toi, pays. -Tu ne perdras pas au change, répliqua Passepoil sans cesser de ferrailler. -Le garçon va t’expédier. Connaissant le jeu de son adversaire qu’il venait d’étudier, Sulpice d’Apreville évita de lui livrer le fer, et, de pied ferme, lui porta une botte à fond. L’effet de cette terrible botte fut imprévu. -J’ai ce qu’il faut, murmura le Normand en trébuchant et en lâchant son arme pour porter ses deux mains à son visage. De lui-même, comme un étourneau, il avait été embrocher son oeil droit sur le fameux coup qui avait fait la réputation de Lagardère. -Je ne vous ai pas trompé, pays, dit Passepoil. -Le compte y est. Cependant il commençait à s’échauffer et Marie Bagatelle avait toutes les peines du monde à se couvrir. -À toi, Grandcoeur! cria Kermaria. -Puisque notre ami Amable est devenu manchot et se fait remplacer par son élève, les rôles sont changés. Poivre et moi nous donnerons les derniers ensemble. Après Passepoil, le Gascon Grandcoeur était la plus fine lame de Paris. Il se mit en garde à distance, la main gauche au-dessus des yeux, comme pour s’en servir non de visière mais de bouclier. Mais sa main fut percée et son crâne aussi. Toujours la botte de Nevers! -Belle-Épée! rugit Kermaria en jetant sa torche dans la neige, -à nous deux, Jean Poivre, fais comme moi! L’épée haute, il se précipita sur le jeune homme. Jean Poivre fit comme lui, mais, plus prudent et craignant les hasards de l’obscurité, il alla jucher sa torche sur une palissade voisine avant de s’élancer au combat. Il faut remarquer que le jeune Philippe en était à son quatrième assaut. Il recula jusqu’à la palissade et s’y adossa, mettant ainsi, et sans intention, la lumière dans les yeux de ses adversaires. En voyant les préparatifs de cette lutte inégale, le sang monta aux joues de Passepoil. Il se sentait coupable envers son élève, puisque, par ses ménagements, il lui laissait toute la besogne sur les bras. -Je ne puis laisser tuer cet enfant! cria-t-il en fonçant sur son second de salle. -Finissons-en... Recommande ton âme à Dieu, mon pauvre Bagatelle! Le pauvre Bagatelle rompit désespérément et répondit: -Avant mon âme, monsieur Passepoil, je voudrais vous recommander mes deux petits enfants. Le bras droit du prévôt s’arrêta avant de porter le coup mortel. Son coeur sensible se refusait à faire des orphelins. D’ailleurs, eût-il voulu venir en aide à son élève, il eût été bien tard, les événements s’étant précipités. Dès le début, Jean Poivre et Joël Kermaria avaient bondi sur le jeune homme. Ils s’étaient concertés. Le premier, maître de pointe et d’estramaçon, d’un fort battement d’épée, avait écarté celle de Philippe, tandis que Kermaria, passant dessous, lui donnait de son fer à tour de bras dans la gorge. Mais le fer de Joël Kermaria alla se planter et se briser dans les planches de la palissade, parce que l’élève de Passepoil, usant d’un droit incontestable, venait de faire entrer en ligne de compte la garde de son épée, et, s’en servant comme d’une massue, avait porté un formidable coup dans la poitrine du Breton. Son épée, d’ailleurs, ne voulant pas profiter de cet instant pour prendre un repos mérité, tournoya devant les yeux de Jean Poivre et lui cloua le bras au torse, lui enlevant toute idée de redoubler son jeu. D’un commun accord, les ferrailleurs voisins s’arrêtèrent pour contempler ce spectacle unique. Kermaria revenait. Philippe enjamba le corps de sa dernière victime. Il prenait goût à la besogne; et comme il avait entendu vanter la solidité des têtes bretonnes, d’un revers, il lui fendit le crâne, après l’avoir piqué entre les deux yeux pour la forme. Joël Kermaria était un dur à cuire, son cri d’agonie fut un cri d’admiration. -Belle-Épée! dit-il en mourant. -Pauvres compagnons! murmura le vainqueur en fichant sa lame en terre pour s’éponger; -ils l’ont voulu! -Oh! oh! oh! souffla Marie Bagatelle suffoqué, -je me rends, monsieur Passepoil; je me rends! -Prends donc les épées, répliqua celui-ci, -et donne le bras à l’enfant qui doit commencer à se faire un peu las, n’ayant pas coutume de besogner si tard... et rentrons, Mme Passepoil pourrait être inquiète. Quant à toi, mon garçon, ajouta-t-il, s’adressant à Philippe, -Kermaria vient de te donner un nom qui vaut tous les noms de famille... Tu le garderas. Le lendemain, quand on trouva hors la barrière Popincourt les cinq cadavres, le peuple s’émut, et les gens du guet durent s’en mêler. Ils capturèrent dans le bois voisin une bande de coupeurs de bourses, dont le chef fut condamné pour le meurtre des cinq prévôts d’armes. En apprenant cela, Passepoil, Philippe et Marie Bagatelle vinrent faire leur déclaration à la chambre criminelle sur le registre de laquelle fut consigné le récit de cette échauffourée... Le sergent Philippe avait eu beau abréger cet épisode en le dénaturant au profit de Passepoil, le soudard n’en parut pas moins émerveillé. -Troun de Diou! s’écria-t-il, l’interrompant pour la seconde fois. -Mon petit prévôt Passepoil il doit être joliment fier de son élève et le surnom n’est pas volé. Quelle leçon! Bagasse! quelle leçon! Ils approchaient du camp et venaient de franchir la ligne des sentinelles avancées. -Ne m’arrêtez plus, l’ancien, reprit le sergent, -je ne suis pas au bout... ***Mathias Knauss. Nous allons maintenant mener jusqu’à sa fin l’histoire du sergent sans nous occuper des interruptions de Cocardasse. La salle d’Amable Passepoil avait pour clientèle nombre de militaires qui venaient chez lui pour s’entretenir la main. À force de leur entendre raconter les batailles, les sièges, les assauts auxquels ils avaient assisté, entra peu à peu en Philippe l’idée de se faire soldat. Il était d’ailleurs très ennuyé de la réputation qu’on lui faisait, il passait un peu à l’état de bête curieuse. Avec le temps, cette idée devint plus tenace et, quand il eut atteint ses dix-huit ans, il résolut de tâter lui aussi du métier de la guerre. Il s’ouvrit de ce projet à Passepoil qui d’abord essaya de l’en dissuader, convaincu qu’il était que sa présence donnait une belle notoriété à sa salle. Enfin, voyant qu’il n’y parviendrait pas, il voulut bien ne plus s’y opposer et le félicita même de son dévouement à servir le pays. Ne sachant pas exactement dans quel corps il voulait servir, le jeune homme le pria de lui indiquer celui qu’il jugerait être le mieux à sa convenance. Passepoil désigna aussitôt les gardes-françaises où affirma-t-il, on faisait son chemin plus vite que partout ailleurs. Philippe se décida donc pour ce corps. Précisément, il s’en trouvait un régiment à Paris dont le colonel était un des anciens élèves du prévôt normand. Ce dernier alla voir cet officier, et lui ayant chaudement recommandé son protégé, l’engagement eut lieu sur-le-champ. Belle-Épée n’avait rien voulu dire à Marine avant que tout ne fût conclu. Quand il lui apprit sa nouvelle position, la pauvre petite fut grandement affligée et versa d’abondantes larmes. Il laissa passer les pleurs ainsi que les reproches et la consola ensuite par ce raisonnement: -Étant à Paris, lui dit-il, -je viendrai te voir tous les jours, et, à dater de mon départ, régulièrement tu recevras de mes nouvelles. Il fallut bien qu’elle en prit son parti. D’ailleurs le jeune homme n’était pas inquiet sur son compte, puisque Mme Passepoil se montrait de plus en plus satisfaite de ses services et la considérait plutôt comme une amie que comme une ouvrière. Mais en s’engageant, Philippe n’avait pas seulement fait de la peine à Marine; il avait aussi blessé une autre amitié. Il pouvait y avoir quinze jours qu’il était incorporé, lorsqu’un matin il se rencontra au quartier avec Boniface, revêtu, lui aussi, de l’uniforme des gardes. -Ah! ça, que fais-tu là? lui demanda-t-il étonné. -Ce que tu fais toi-même, Philippe, répondit le jeune Passepoil. -Comment, ce que j’y fais moi-même... tu es soldat? -Mais oui. -Pour tout de bon? -Certainement. -Et depuis quand? -Depuis hier. -Voyons, explique-moi ce mystère, car je n’y suis plus. Jamais tu ne m’avais fait part de ton goût pour le métier des armes. -Aussi n’est-ce pas par goût que je me suis engagé. -Alors, je saisis de moins en moins. -Voilà, expliqua Boniface. -Le lendemain de ton départ de chez nous, je me suis senti tout triste, tout chagrin; il me manquait quelque chose et machinalement je te cherchais sans cesse dans la maison. » Pense que depuis deux ans je ne t’avais pas quitté un instant et que j’étais habitué à être près de toi à toute heure du jour. Donc ça n’allait plus et je voyais tout en noir. » Papa, qui ne s’était d’abord aperçu de rien, finit cependant par remarquer sur mon visage une teinte de coing mûr et m’en demanda la cause. -Ah! ah! fit-il en l’apprenant, -c’est Philippe qui te manque... » Eh bien! va le retrouver, mon garçon, puisque tu ne peux pas te passer de lui, ça vaut mieux que de te laisser sécher sur pied et de tourner au squelette. » Là-dessus, il m’amena près du colonel de ce régiment, lui parla pour moi comme il avait parlé pour toi, et l’affaire fut arrangée, séance tenante... C’est pourquoi me voici... Cette marque d’affection que lui donnait le brave garçon toucha sincèrement Philippe, et désormais les deux jeunes gens furent inséparables. Un mois après, le corps auquel ils appartenaient reçut l’ordre de rejoindre le maréchal de Saxe qui guerroyait en Bohême et demandait qu’on lui envoyât des troupes fraîches. Il fallait donc se mettre en campagne au plus tôt, c’est-à-dire avant qu’une semaine se fût écoulée. L’avant-veille du jour fixé pour le départ, les deux soldats allèrent faire une dernière visite à la maison. Philippe s’attendait, de la part de Marine, à une scène de larmes encore plus violente que la précédente. Mais elle fut héroïque et seules, la pâleur de son visage et une légère altération de la voix lui dévoilèrent sa peine. Elle se borna à lui rappeler sa promesse de lui faire parvenir souvent de ses nouvelles, ce dont il l’assura formellement pour la seconde fois. Leurs adieux terminés, ils rentraient au quartier, lorsqu’en longeant le parvis Notre-Dame, ils se croisèrent avec un grand vieillard à barbe blanche et assez richement vêtu, qui, à la vue du compagnon de Boniface, eut un sursaut et resta un moment immobile, semblant cloué sur place par la stupéfaction. Surpris de cette étrange attitude qu’il ne savait à quoi attribuer, Philippe regarda le vieillard interrogativement pour l’inviter à lui apprendre ce qui, dans son individu, pouvait attirer son attention. Mais se remettant presque aussitôt en marche l’homme poursuivit tranquillement son chemin sans plus s’occuper des deux amis. Pensant qu’il avait été abusé par une ressemblance, ceux-ci ne cherchèrent pas à en savoir davantage et continuèrent également leur route. Un peu plus loin, sur le point de traverser le Pont-au-Change, ils se trouvèrent de nouveau en face du vieillard qui, pour les rencontrer, avait dû revenir sur ses pas et faire un long détour. Cette fois, il dévisagea si longuement Philippe et avec une acuité de regard si extraordinaire, que le jeune homme quelque peu gêné eut comme le vague souvenir de la façon presque semblable dont Amable Passepoil l’avait considéré à leur première entrevue. -Ah! ça, monsieur, finit-il par lui demander, voyant cet examen se prolonger outre mesure, -vous plairait-il de me dire ce qu’il y a en moi de si particulier que vous m’observiez de la sorte? Il crut l’entendre marmonner entre ses dents: -Sa voix aussi... c’est étrange! Mais affectant aussitôt l’indifférence: -Excusez-moi, jeune homme, dit-il; -je croyais reconnaître en vous le fils d’un de mes fermiers que je n’ai pas vu depuis un certain temps. Je dois évidemment me tromper, car je ne sache pas qu’il soit à l’armée. Au surplus, il vous est facile de m’éclairer à cet égard en me disant votre nom. Voulez-vous avoir cette obligeance? -Mon nom n’est qu’un prénom: Philippe, répliqua le jeune homme; - et je n’ai jamais eu de père fermier, -ou du moins je ne le crois pas. Ainsi, vous le voyez, monsieur, je ne saurais être la personne dont vous parlez. -Non, en effet, reprit le vieillard. -Maintenant, j’en suis tout à fait sûr. Mais comment se fait-il que vous n’ayez qu’un prénom? Philippe ne crut pas devoir lui cacher qu’il était sans famille. -Pauvre garçon, fit l’interlocuteur paraissant s’apitoyer sur son sort, -vous seriez un enfant trouvé? -À peu près. -Et qui vous a élevé? Le nom du père et la mère Moutier fut prononcé en même temps que celui de l’endroit où s’était écoulée l’enfance de leur fils adoptif. -Comment donc ces bonnes gens ont-ils été amenés à vous recueillir? demanda encore l’étranger paraissant ne pas se rendre compte que ses questions devenaient presque indiscrètes. -Vous piquez ma curiosité et, si vous le permettez, j’aurai plaisir à vous faire un pas de conduite pour entendre votre histoire. Il avait un air si bonhomme en s’exprimant ainsi que, bien qu’il fût totalement inconnu, Philippe ne crut pas devoir lui refuser ce qu’il lui demandait et, tout en continuant de s’acheminer vers le quartier, il lui narra comment il avait été recueilli par les deux vieux pêcheurs. Au cours de son récit, il remarqua à plusieurs reprises que, parfois, les traits de son auditeur se contractaient soudain, comme s’il eût éprouvé une vive anxiété, en même temps que dans ses yeux s’allumait une flamme d’une intensité singulière. À certains moments même, sa tête se couchait brusquement sur son épaule. Si dramatique que fût son histoire, le jeune homme ne pensa pourtant pas qu’elle seule pouvait émotionner si fort le premier venu, et il mit ces moments d’agitation sur le compte d’une maladie nerveuse dont il devait souffrir. Quand Philippe eut achevé, l’inconnu le remercia de sa complaisance, lui avoua que sa situation l’intéressait beaucoup et qu’il essaierait de faire quelque chose pour lui, aimant par goût à soulager les infortunes. Puis, après l’avoir invité à lui donner le numéro de son régiment ainsi que celui de sa compagnie, afin, disait-il, de pouvoir le retrouver facilement, il s’éloigna en lui faisant de la main un signe amical. -Qu’est-ce que peut bien être ce personnage? demanda Boniface à son compagnon quand tous deux furent seuls. -Je n’en sais, ma foi rien, répondit celui-ci; -peut-être un oisif qui n’avait rien de mieux à faire que m’écouter. -Est-ce que tu crois réellement qu’il fera quelque chose pour toi? -Hem! répliqua l’autre en riant, -je ne vois pas bien de quelle façon il pourrait m’être utile, vu notre départ immédiat de Paris. Au reste, cela ne m’importe guère. Le lendemain, pendant que Philippe était occupé à faire ses préparatifs de campagne, un soldat de garde vint le prévenir que quelqu’un le demandait à la porte du quartier. -Tiens, pensa-t-il, -c’est sûrement le vieillard d’hier qui vient me voir. Et, curieux de savoir ce qu’il lui voulait, il se rendit en diligence à l’endroit désigné. Il était dans une complète erreur. Au lieu de son compagnon de la veille, il vit devant lui un grand diable d’une trentaine d’années, vêtu d’un costume militaire et dont la présence ne pouvait lui être rien moins qu’agréable. En effet, il l’avait reconnu tout de suite, pour être un nommé Mathias Knauss, venu quelquefois à la salle d’Amable Passepoil à titre de prévôt suppléant et auquel, un beau jour, le père de Boniface avait dû signifier un congé en règle à cause de la détestable réputation dont il jouissait. Si déplorable que fût la réputation de Mathias, elle ne disait pourtant qu’une partie de la réalité, car cet individu avait été chassé du régiment des gardes-lorraine -dont indûment il portait encore l’uniforme -pour nombreux vols commis au préjudice de ses camarades et, depuis lors, il s’était trouvé compromis dans nombre d’affaires louches et ténébreuses où le sang avait été traîtreusement versé; ses seuls moyens d’existence enfin consistaient à être à la solde de qui voulait l’employer pour faire un mauvais coup. Passepoil, à qui tout cela avait été rapporté par des personnes dignes de foi, lui avait formellement interdit l’entrée de sa maison en le menaçant de la maréchaussée s’il s’avisait d’enfreindre cette défense. Notre homme, se l’étant tenu pour dit, n’avait jamais reparu à l’académie d’armes. Philippe, qui n’ignorait pas toute cette histoire, fut donc grandement surpris de sa visite qu’il ne s’expliquait pas. Que pouvait-il lui vouloir? Ils se connaissaient très peu, Boniface et lui s’étant toujours gardés de toutes relations avec cet homme, en raison de ses allures équivoques qu’ils avaient remarquées dès le premier jour, pressentant ce que Passepoil ne devait apprendre que plus tard. Il ne leur avait pas été malaisé, d’ailleurs, de deviner l’Allemand, car ses vices étaient écrits sur sa laide figure, et, à la première rencontre, Cocardasse lui-même lui avait trouvé une vraie face de buveur de faro; -épithète qui, au sens du soudard, était le plus sanglant brevet d’infériorité méprisable. -Vous avez quelque chose à me dire? lui demanda le jeune homme d’un ton peu conciliant. -Eh! oui, mon cher Philippe, répliqua l’autre avec un affreux accent tudesque, dont nous vous faisons grâce, et en cherchant à donner à sa vilaine face une expression avenante. -Eh! oui, j’ai quelque chose à te dire. Comment, tu vas partir à la guerre et tu ne penses pas seulement à venir me donner la poignée de main du départ? » Que signifie cet oubli? -Parbleu, ce n’est pas un oubli, repartit le soldat interloqué d’un pareil aplomb. -Pourquoi serais-je allé vous donner la poignée de main du départ? Nous n’avons jamais été liés ensemble, que je sache... au contraire. Mathias devait jouer un rôle car il ne fut pas démonté par cette réception peu engageante. -C’est comme ça que tu me reçois, petit? reprit-il. -Vrai, ce n’est pas gentil... traiter ainsi un ami!... -Moi!... votre ami!... c’est trop fort... j’en serais désolé!... -Eh bien! si tu n’es pas mon ami, moi je suis le tien. -Tant pis pour moi. -Non, tant mieux, ça va te faire passer une dernière bonne journée à Paris. -Qu’entendez-vous par là? -Tiens, voilà ce que j’entends, continua Knauss, de plus en plus amical et en sortant de sa poche une bourse pleine d’écus qu’il secoua triomphalement. Furieux d’avoir été dérangé par ce drôle dont les avances n’avaient auprès de lui aucune chance de succès, Philippe s’apprêtait à lui tourner les talons quand il fut rejoint par Boniface, inquiet de connaître qui avait pu le demander. Du premier coup d’oeil le petit Passepoil reconnut le louche personnage. -Ah! c’est Mathias Knauss? interrogea-t-il. -Oui, répondit son ami. -Et sais-tu pourquoi? parce qu’il était froissé que je ne fusse pas allé lui serrer la main avant mon départ. -Ça, c’est d’une fière audace! s’écria Boniface en éclatant de rire. -Lui as-tu présenté tes excuses, au moins? À la vue du fils de Passepoil, les traits de Mathias s’étaient rassérénés et avaient repris leur expression cauteleuse. S’adressant alors à lui, il murmura sur un ton d’amer reproche: -Comment! toi aussi, Boniface, tu me dis de mauvaises paroles? -Parbleu! il faut peut-être vous faire des compliments. -Godferdam! je n’ai pas de chance, reprit Mathias en simulant le dépit. -Sur deux amis, il n’y en a pas un qui me fasse bon accueil! C’est à douter pour toujours de l’amitié. Voyons, Boniface, tu ne veux pas venir non plus avec moi, toi? -Pourquoi faire? Pour prendre, en votre compagnie, le chemin de la potence? Mais le Teuton était décidément de bonne composition. -Eh! vois donc si nous avons de quoi nous amuser, poursuivit-il sans relever ce nouveau sarcasme et en mettant sa bourse sous le nez du garde-française. -Hein! en voilà du plaisir là-dedans. » Tout ça est à dépenser en farces, en folies de toutes sortes. -J’en suis bien aise pour vous, répondit Boniface d’un ton froid, bien que la vue inopinée de cet argent eût subitement éveillé sa convoitise. -Nous ferons ce que tu voudras. Si tu aimes boire, nous boirons; si tu aimes manger, nous mangerons; si tu aimes les jolies filles... hé! hé! -Je n’aime ni boire ni manger en dehors de mes heures habituelles; quant aux jolies filles, j’ai autre chose à faire que de m’embarrasser d’elles, répliqua l’ami de Philippe qui ne faisait aucun acte de sacrifice en parlant ainsi, puisqu’il n’aimait réellement ni les unes ni les autres des distractions énumérées. -Alors, qu’est-ce qui pourrait bien te plaire? fit l’Allemand un peu embarrassé. -Ah! pardieu, je sais... Et dire que je n’y pensais pas... Nous jouerons, mon bon, nous jouerons... Je me rappelle que, dans le temps, tu aimais beaucoup jouer. Est-ce que ça te serait passé? On sait quelle était la passion dominante de Boniface: l’argent. Cette passion était si absolue chez lui que, froid et pondéré par nature, il perdait complètement le sens dès qu’elle lui faisait sentir son aiguillon. Il ne reculait alors devant aucune extravagance pour l’assouvir. Aussi, l’idée qu’il lui était possible de devenir possesseur de quelques-unes de ces belles pièces luisantes qui scintillaient à travers les mailles de la bourse de Mathias, modifia-t-elle du tout au tout ses manières envers celui-ci. -Nous jouerons? répéta-t-il en se radoucissant soudain. Il était très habile à tous les jeux et avait par conséquent quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de réaliser ses espérances, c’est-à-dire d’enlever à Mathias une partie de son magot. -Nous jouerons à l’hombre, à la bassette, au passe-dix, enfin à ce qui te conviendra le mieux, reprit son tentateur qui le voyait mordre à l’hameçon. -Et nous en ferons des parties!... jusqu’à ce soir si tu veux... -Non pas jusqu’à ce soir... mais une vingtaine seulement, ce sera l’affaire de deux heures à deux heures et demie. -Soit, va pour une vingtaine seulement... et, vrai, je serais content de te voir en veine, car moi ça ne me gênera pas de perdre quelques écus et toi, je le sais, ça te rendra heureux; on a toujours besoin d’un peu d’argent quand on part en campagne. Philippe ne revenait pas du changement à vue qui s’était opéré chez son ami; les bras lui en tombaient. Mais il n’entendait point que les choses se passassent ainsi. Il résolut donc de s’opposer de toute son énergie à l’insigne folie que le pauvre garçon allait commettre. -Quoi! Boniface! s’écria-t-il, -aurais-tu réellement l’intention de jouer avec ce... monsieur? Tu n’y songes pas, voyons. Rappelle- toi donc ce qui s’est passé entre ton père et lui, et dans quelles circonstances il a dû quitter notre académie. D’ordinaire, le jeune homme ne mâchait pas les mots, mais en cette circonstance, furieux non sans raison, il parlait crûment, afin de mieux frapper l’esprit de son ami; peu soucieux, d’ailleurs, de blesser au vif le coquin dont il sentait le regard venimeux dirigé sur lui. Hélas! le pauvre garçon auquel il prêchait la sagesse était déjà sous l’empire de sa passion et son cerveau perturbé ne lui permettait plus aucun discernement. -Il n’y a pas de mal à faire quelques parties, lui répliqua-t-il. -Quand c’est avec un honnête homme, non certainement. Et, d’un oeil méprisant, Philippe toisa Mathias qui pâlissait de rage. -Eh bien! au lieu de vingt, nous n’en ferons que trois ou quatre, je te le promets, fit Boniface comme pour l’apaiser. -Oui, c’est cela, rien que trois ou quatre, histoire de passer un moment ensemble, appuya Mathias, maîtrisant la fureur où le jetaient les dernières paroles. -Encore une fois non, insista son ami. -Ce que tu fais là n’est pas bien, Boniface, et si ton père le savait il ne serait pas content, je te l’assure. Puis, demande à ce monsieur d’où lui vient cet argent, de quelle façon il l’a gagné; il serait sans doute bien embarrassé de nous le dire? -Pas le moins du monde, répliqua l’Allemand. Et il ajouta avec calme, car sa leçon était bien faite: -Cet argent me vient d’un petit héritage que j’ai touché ces jours-ci. -Vous mentez!... et je mettrais ma main au feu qu’il est le fruit d’une vilaine action que vous avez commise ou que vous allez commettre. À cette virulente sortie, Mathias fit un brusque mouvement comme pour s’élancer sur Philippe, mais, redoutant sans doute qu’une querelle en ce moment ne nuisît à l’exécution de ses projets, il se contint et se contenta de hausser dédaigneusement les épaules. -Allons, rentrons, Boniface, continua le jeune homme, espérant que ce qu’il venait d’annoncer au sujet de la provenance de l’argent que possédait Knauss avait fait impression sur son ami; -laissons ce personnage aller dépenser ou perdre ses écus mal acquis avec des gens de son espèce. Tout en parlant, il tentait d’entraîner le petit Passepoil à l’intérieur du quartier. Mais, glissant entre ses mains, celui-ci courut à Mathias et lui demanda: -Où pourrions-nous bien aller jouer? Évidemment le malheureux n’avait pas perçu un mot de la rude apostrophe au coquin, et, tout à son idée, ne songeait qu’au gain qui devait résulter pour lui des parties projetées. Devant une pareille aberration, Philippe se trouvait complètement désarmé et comprit qu’il lui serait impossible de faire revenir son ami à la raison. Il en fut douloureusement affecté. -Le meilleur endroit pour jouer sans être dérangé, répondit Mathias, -est un cabaret que je connais dans la rue du Fouarre, et où il y a des salles particulières. Là, on est tout à fait tranquille et on n’a pas de gêneurs à côté de soi. Tu verras comme nous y serons gentiment. -Partons, fit Boniface. -Tu viens, Philippe? -Parbleu! Crois-tu donc que je vais te laisser aller seul en semblable compagnie? répliqua l’interpellé avec colère. Chose curieuse, loin d’offenser Knauss, comme il était en droit de le supposer, ces paroles parurent, au contraire, lui causer une sensible satisfaction. Philippe en fut quelque peu interloqué, mais trop préoccupé de la sottise qu’était en train de faire Boniface, il ne s’attarda pas à approfondir la chose et emboîta le pas à celui-ci qui, déjà, filait en avant avec l’Allemand. ***Dans Un Puits. Au siècle dernier la rue du Fouarre était, à coup sûr, la rue la plus laide et la plus malpropre de tout Paris qui en possédait pourtant nombre de malpropres et de laides. Avec son ruisseau fangeux qui coulait dans le milieu, sa chaussée presque entièrement dépourvue de pavés, les monceaux de détritus qui l’encombraient constamment et empuantissaient l’air qui pouvait à peine y circuler, elle ressemblait bien plus à un vaste cloaque qu’à une voie de communication. Les deux gardes-françaises et le Teuton y arrivèrent en peu de temps. Après l’avoir parcourue jusqu’à la moitié environ, Mathias fit arrêter ses compagnons devant une sorte de bouge d’où s’échappait un tapage infernal. C’étaient des cris, des vociférations, des chants lancés à tue- tête par des voix avinées, le tout scandé à de courts intervalles par le bruit strident d’un broc ou d’un verre allant se briser contre les murs. -C’est ici, dit Mathias. -Ici! firent ensemble Boniface et Philippe, en se reculant d’un même mouvement. -Oui. -Vous allez nous faire entrer dans cet horrible lieu? s’écria le dernier. -Oh! pas dans cette salle, il y a trop de monde, répliqua l’Allemand; -mais dans une autre où nous serons seuls. Suivez-moi, c’est derrière. Et il s’engagea dans un étroit et sombre corridor qui, à l’intérieur de la maison, longeait parallèlement le cabaret. Boniface eut une seconde d’hésitation, rien qu’une, et pénétra à son tour dans le corridor. Bien à contre-coeur, son compagnon en fit autant. Au bout de vingt à vingt-cinq pas, Mathias Knauss fit halte devant une porte latérale, l’ouvrit avec une clef qu’il tira de dessous ses vêtements, -ce qui était déjà suspect -et poussa les deux soldats dans une pièce de petite dimension faiblement éclairée. -Là, au moins, dit-il, -nous pourrons jouer tranquillement; c’est comme si nous étions chez nous. Pendant qu’il parlait, Philippe examinait le local et était étonné de n’y apercevoir aucun meuble. Pas de table, pas de chaises, pas même d’escabeaux; une nudité complète. Il allait en faire la remarque quand Knauss le prévint. -Attendez-moi un peu ici, dit-il, -je vais chercher de quoi nous attabler et nous asseoir: cette pièce étant rarement occupée, on ne la garnit que lorsqu’il y vient de la société... je suis de retour dans une minute. Puis il sortit précipitamment. Mais les minutes s’écoulèrent sans qu’il donnât signe d’existence. Boniface commençait à regretter son équipée et ses traits exprimaient même un peu d’inquiétude. Son compagnon n’était guère plus rassuré, car tout cela lui paraissait bien étrange. La pièce où ils se trouvaient tous deux recevait le jour par une fenêtre à guillotine assez haut placée et à laquelle on ne pouvait parvenir qu’en s’élevant de plusieurs pieds au-dessus du sol. -Tiens, dit tout à coup Philippe, -fais-moi la courte échelle, Boniface, je vais voir ce qu’il y a par là. Sans répondre, le petit Passepoil s’adossa au mur et, ses mains croisées lui servant de marchepied, Belle-Épée se haussa jusqu’à la fenêtre. Il n’avait pas eu le temps de jeter un coup d’oeil au dehors qu’un lourd volet s’abattait violemment devant la baie et les plongeait dans une subite obscurité. -Qu’est-ce que cela signifie? s’écria Philippe en sautant à terre. -En effet, qu’est-ce que cela signifie? répéta Boniface d’une voix légèrement altérée. Il éternua en maugréant: -Quelle poussière!... On ne doit pas le fermer souvent, ce volet. Puis, frappé d’une idée: -Ah! j’y suis, continua-t-il, -comme la pièce n’est pas très claire, Mathias veut sans doute nous faire jouer aux flambeaux et il a rabattu le volet pour qu’il n’y ait pas de faux-jour. -Hum! Tu crois? -Dame! je ne vois pas pour quelle autre raison il aurait intercepté la lumière... Au surplus, il est bien simple d’aller le lui demander; il ne doit pas être loin. -C’est ça, allons le lui demander. Philippe fondait sur cette sortie un dernier espoir de tirer son ami des griffes de Knauss; car si sa folie n’était pas complètement passée, du moins il ne s’en fallait guère. Une nouvelle surprise les attendait là, car ils vinrent se casser le nez contre l’huis, qui était fermé extérieurement à double tour. -C’est trop fort! fit Boniface, -le voilà qui nous a emprisonnés maintenant! -Tout simplement, et je pense que nous sommes tombés dans un piège, remarqua Belle-Épée avec toute son insouciante gaîté revenue. Il semblait presque satisfait de la tournure inattendue que prenait cette partie de plaisir. Boniface, lui, ne voyait pas la chose de la même façon. -Comment! dans un piège? demanda-t-il. -Oui... le coquin, j’en ai le pressentiment, veut nous faire un mauvais parti. -Tu supposerais?... Et pourquoi? -Dame! Peut-être pour se venger de l’affront qu’il a reçu autrefois de ton père et de l’éloignement que nous lui avons toujours marqué. -Ce n’est guère probable, fit le jeune Passepoil cherchant à se rassurer lui-même. -Il n’aurait pas attendu si longtemps pour exercer sa vengeance. -L’occasion lui aura manqué. -Oh! tu dois te tromper... et quoique je ne comprenne pas cette porte et ce volet fermés, non plus que l’absence prolongée de notre homme, dans un instant, je le parierais, nous allons avoir l’explication de ces singularités. -Je le souhaite. Un bon quart d’heure s’écoula dans cette attente. Ça devenait inquiétant et Boniface, tout en s’ingéniant à trouver des prétextes plausibles à l’étrangeté de la situation, était peu à peu envahi par la peur. -Décidément, finit-il par dire, -je crois que tu as raison, Philippe, et que Mathias veut nous jouer un vilain tour? Appelons, peut-être que ça fera venir quelqu’un. -Appelle, si tu veux. Je crois que ce sera bien inutile, répliqua Philippe, sans paraître affecté le moins du monde. Boniface enfla sa poitrine et se mit à crier de toute la puissance de ses poumons. Mais sa voix semblait étouffée et ne se répercutait en aucun écho. -Sacrebleu! jura-t-il, -ceci est curieux, cette pièce est sourde comme un tombeau! Pour le coup le pauvre garçon éprouva un véritable effroi. Quoique brave, le fils d’Amable ne se sentait pas du tout à son aise; l’obscurité, l’isolement, et surtout le silence absolu qui régnait autour de la chambre, lui causaient une angoisse indescriptible. -Essayons d’enfoncer la porte alors, dit-il soudain; -il faut sortir d’ici à tout prix. Philippe n’était pas à beaucoup près aussi inquiet que son compagnon, mais il se rangea à son avis car cette séquestration commençait à lui paraître passer les limites de la plaisanterie. D’un même mouvement, ils se ruèrent sur l’huis en un furieux élan. Une porte ordinaire eût volé en éclats sous ce choc formidable; celle-ci ne fléchit pas d’une ligne, n’eut pas un craquement. Elle devait être d’une épaisseur peu commune pour résister à toutes les attaques. Restait la fenêtre... Grimpé sur les épaules de Boniface, le frère de Marine souleva le châssis vitré et, réunissant toutes ses forces, tenta d’ébranler le volet. Peine inutile; il ne parvint même pas à lui imprimer le plus léger mouvement. Ils étaient pris comme dans une souricière et n’avaient plus qu’à attendre les événements. Belle-Épée ne pensait pas que la vie de son ami ni la sienne pussent être en jeu, -quoique cet endroit fût des plus favorables à un guet-apens, étant donné surtout qu’ils n’étaient armés ni l’un ni l’autre; -toutefois il redoutait une de ces grosses méchancetés que savent si bien combiner les lourdes cervelles teutonnes. -Tiens, dit-il à Boniface, en se souvenant soudain que leur départ pour la Bohème était fixé au lendemain, -veux-tu gager que j’ai deviné son dessin à ce gredin? -Ah!... voyons un peu. -Sachant que nous devons nous mettre en route dans quelques heures, il nous a séquestrés ici afin de nous empêcher de partir avec le régiment et, par là, de faire croire à notre désertion. -Le brigand! -L’infâme! veux-tu dire, car c’est le déshonneur! rugit Philippe en une brusque explosion de fureur. -On pensera que nous nous sommes sauvés par peur d’affronter l’ennemi. -... Nous faire passer pour des lâches!... -Et nous perdre à jamais aux yeux de tout le monde... ce doit être là son but. -Mais, alors, le misérable va nous retenir plusieurs jours prisonniers? -Probablement jusqu’à ce que notre corps soit assez éloigné de Paris pour que nous ne puissions le rejoindre. -Ah! si je le tenais! cria Boniface exaspéré. Philippe, lui, ne dit mot; mais Mathias Knauss n’y devait rien perdre, car la froide irritation du jeune homme lui promettait un sérieux règlement de compte. Hélas! si ce qu’ils supposaient était déjà terrible pour eux, puisqu’il y allait de leur honneur, les deux soldats étaient cependant encore à cent lieues de soupçonner le sort qui leur était réservé, et qu’ils devaient bientôt connaître. Pendant qu’ils se consumaient dans une rage impuissante, un bruit insolite se produisit tout à coup sous leurs pieds. Cela ressemblait au glissement de fortes barres de fer qui auraient été tirées sous le plancher. Soudain, celui-ci devint mobile, oscilla de droite et de gauche durant quelques secondes, puis, brusquement, s’entrouvrit par le milieu, chacune de ses parties retombant en dedans comme une trappe d’oubliettes. En même temps, le sol manquant sous les pas des deux reclus, ils étaient précipités dans le vide et y roulaient avec une rapidité vertigineuse. Mais leur chute fut courte, car une demi-minute à peine après l’ouverture de la trappe ils faisaient l’un et l’autre un double « floc », en s’enfonçant jusqu’à la poitrine dans une substance molle et visqueuse. Presqu’aussitôt, leurs oreilles furent désagréablement affectées par le grincement strident de charnières rouillées. C’était le plancher qui reprenait sa position première. Et des pas y résonnèrent dès que les barres eurent été repoussées. Ils n’avaient aucun mal et, sauf un léger trouble causé par ce saut imprévu, étaient en possession de toutes leurs facultés. Ils purent, par suite, percevoir distinctement deux voix qui venaient de s’élever au-dessus de leurs têtes. L’une était celle de Knauss, facile à reconnaître à ses intonations rudes et gutturales; l’autre... Ah! l’autre... - Philippe était-il le jouet d’une illusion? -il eût juré qu’elle appartenait au vieillard rencontré la veille sur le Pont-au- Change. -Il t’a donc fallu sacrifier le petit Passepoil? demandait l’interlocuteur de l’Allemand. -Je ne t’avais parlé que de l’autre. -C’est vrai, répliquait le Teuton; -mais cela ne m’a pas été possible. » Le jeune coq m’a reçu dressé sur ses ergots et la crête en avant tout prêt à donner du bec. » L’affaire était même manquée sans Boniface beaucoup plus facile à entraîner et qui niaisement m’offrit son concours en se jetant sur une amorce que je lui tendais, avec la même avidité qu’une ablette qui gobe la mouche du pêcheur. » Dans ces conditions, j’ai été forcé de les faire disparaître tous les deux, sans quoi la chose eût été indubitablement ébruitée sur l’heure. -En effet, il ne t’était pas permis d’agir autrement et je suis content de toi. Allons, viens toucher le reste de la somme promise. Sur ces mots les deux hommes s’éloignèrent. Philippe restait tout stupéfait de cette nouvelle révélation. Ainsi c’était à lui qu’on en voulait et sa mort était nécessaire à quelqu’un. Il était pétrifié. En quoi sa disparition de ce monde pouvait-elle servir les intérêts de ce quelqu’un... Lui, l’enfant sans nom, sans famille, et dont âme qui vive ne s’était jamais occupé? Oubliant momentanément la situation horrible où il se trouvait, il se laissait aller à une foule de réflexions à ce sujet, quand de sourdes plaintes poussées par Boniface le rendirent à la réalité des choses. -Mourir!... gémissait-il sur un ton larmoyant. -Mourir tous deux ici... dans ce puits!... et par ma faute... Ah! c’est affreux!... Si seulement je n’avais pas eu l’absurde idée de gagner les écus de ce coquin, nous n’en serions pas là... -Bast! interrompit sur un ton dégagé Philippe, qui semblait prendre très bravement son parti de l’aventure. -Ta malheureuse passion nous a fait tomber tous deux dans un traquenard, mais, à défaut d’elle, et si tu étais libre, moi je n’en vaudrais guère mieux, attendu qu’on aurait inventé autre chose pour se débarrasser de ma personne. -Alors tu ne m’en veux pas. -Moi, t’en vouloir? Non, mon ami, bien au contraire, j’estime que tu m’as rendu un très réel service en me mettant à même de savoir que j’ai un mortel ennemi... -Et, que peut t’importer cette connaissance maintenant? s’écria Boniface avec un véritable désespoir. -Ne sommes-nous pas morts? -Oh! oh! fit Belle-Épée dont le courage ne se laissait pas facilement abattre, -avant de nous considérer complètement perdus, il faudrait savoir, d’abord, s’il n’y a aucun moyen de nous sortir de ce trou. -Hé! quel moyen peut-il y avoir? -Je n’en sais rien et je ne te cache pas, qu’il me paraît diantrement difficile d’en trouver un. » Cependant, comme il ne faut jamais désespérer, cherchons. » Déjà nous ne pouvons douter de la nature de l’endroit où nous sommes; c’est un puits aux trois quarts comblé et qui ne doit pas avoir plus de douze à quinze pieds de profondeur. -Quand même il n’en aurait qu’un, qu’est-ce que cela nous ferait puisque la seule issue est par en haut et qu’elle est hermétiquement fermée? Philippe ne répondit pas, ce découragement lui faisait pitié et, sans l’obscurité, son compagnon l’aurait vu hausser les épaules. Depuis quelques instants il était occupé à tâter les parois de leur prison et les sentait tout humides. Ce suintement l’intriguait. À son estime, la nappe d’eau qui avait autrefois alimenté le puits devait être beaucoup trop au-dessous du niveau où ils étaient pour le produire. Et cette vase, dans laquelle leurs corps étaient englués, avait sûrement aussi une cause plus directe. À tâtons, il se mit à chercher quelle pouvait être l’origine de l’un ou de l’autre. Ayant, à un moment, approché ses mains de son visage, l’odorat du jeune soldat fut péniblement affecté de la senteur nauséabonde qu’elles exhalaient. -Quelle puanteur! fit-il en forme de réflexion, -ça sent l’égout. Ce mot fut un trait de lumière pour Boniface dont la nature impressionnable renaissait aussi vite à l’espoir qu’elle se laissait facilement abattre. -Ça sent l’égout, dis-tu? s’écria-t-il, -alors nous sommes sauvés, puisqu’il y a un égout qui passe près de ce puits. -Je n’ai pas dit cela. -Qu’importe, c’est moi qui le dis, fit-il avec toute son assurance revenue; -ce doit être l’embranchement qui traverse la rue du Fouarre. Vite, tâchons de reconnaître à quelle hauteur et de quel côté est le conduit. Cette affirmation, n’étant pas faite pour lui déplaire, Philippe reprit ses tâtonnements le long des parois et ne tarda pas à remarquer qu’elles suintaient beaucoup plus sur la droite que sur la gauche. -Voici déjà le côté, affirma-t-il. Puis constatant que les pierres devenaient sèches à mesure qu’il levait les bras, il ajouta: -Et voici le conduit. -En ce cas, à la besogne. -À la besogne; et ne perdons pas de temps. À défaut de leurs épées, ils avaient, heureusement, chacun le couteau qui leur servait pour les repas. Ils en usèrent pour commencer à desceller les pierres. Par suite de l’infiltration continuelle, le ciment qui les joignait était en partie délavé et il ne leur fallut pas trop peiner pour les attirer à eux. En une heure ils étaient parvenus à en extraire une dizaine qui laissaient une ouverture assez large pour leur donner passage. Mais ils rencontrèrent alors la maçonnerie de l’égout. Une seconde heure leur fut nécessaire pour y pratiquer une opération semblable, et tout à coup, à une dernière pierre qui s’écarta presque d’elle-même, ils eurent la satisfaction - satisfaction est ici un terme relatif -d’être inondés par un flot noir et boueux dont l’irruption fétide emplit le puits. Trois minutes après, nos deux soldats prenaient pied sur la chaussée du conduit qui, sans être à sec, comme on vient d’en avoir la preuve, n’était cependant recouverte que de quelques pouces d’eau limoneuse. Ils suivirent cette voie jusqu’au premier regard qui s’offrit à eux, et à l’aide de crampons de fer placés dans la muraille pour qu’on pût facilement gagner le sol, se trouvèrent bientôt dehors. La joie d’être libres ne les empêcha pas de constater l’un et l’autre que sous la vase accumulée qui les recouvrait ils n’avaient plus figure humaine. Par bonheur pour eux, une fontaine était proche. Un quart d’heure plus tard, Belle-Épée et le petit Passepoil réintégraient le quartier des gardes-françaises, non sans avoir procédé à un nettoyage aussi complet que possible. Le lendemain, à trois heures du matin, leur régiment quittait Paris et se dirigeait allègrement vers la Bohême. Tout le long de la route, le guet-apens dont avaient été victimes les deux amis, ne cessa de leur fournir matière à conversation. Ce qui les intriguait le plus, c’était cette coïncidence étrange entre leur aventure et la rencontre du vieillard. Était-ce donc par ses ordres qu’avait agi Knauss? Ils n’étaient pas loin de le croire, Philippe principalement, en se rappelant la voix du personnage avec lequel l’Allemand causait peu d’instants après leur chute dans le puits, voix qui ressemblait si fort à celle de l’inconnu du Pont-au-Change. Pensant avec juste raison que ce vieillard n’avait pu décréter sa mort par pure fantaisie, le jeune homme se posait à lui-même une foule de questions insolubles, se demandant quel était cet homme et quel motif impérieux ou frivole avait pu le pousser à le condamner. Lorsque son corps eut rejoint l’armée du maréchal de Saxe, l’esprit de Philippe trouva un autre aliment, et cette préoccupation en disparut peu à peu, car il lui fallait songer à faire bravement son devoir de soldat. ***Sur Une Tour. Le maréchal avait résolu de prendre Prague qui, comme capitale de la Bohême lui assurait la soumission de plusieurs autres villes importantes. Il attendait pour commencer les opérations que les troupes de renfort qu’il avait demandées l’eussent rejoint. Ces troupes arrivaient tous les jours et, en une semaine, l’armée se grossit d’un bon tiers. Le vingt-trois novembre mil sept cent quarante-deux, son effectif étant au complet, l’armée d’investissement marchait sur Prague dont elle était éloignée d’une douzaine de lieues. Arrivés sous ses murs le 26, à la nuit, les gardes-françaises reçurent l’ordre de prendre immédiatement leurs mesures pour donner l’assaut. Le régiment de nos deux jeunes troupiers était commandé par le colonel Chevert, qui était déjà réputé pour sa bravoure et son audace, réputation bien méritée d’ailleurs, car ce fut encore, en partie, à Philippe et à lui que le maréchal fut redevable du succès de l’entreprise. La garnison de la capitale se composait de trois mille cinq cents hommes, parfaitement armés et abondamment fournis de munitions. Il y avait donc à présumer que la bataille serait chaude, et la victoire chèrement disputée par les assiégés. Aussi, le maréchal qui, d’abord, avait eu l’intention d’attaquer l’ennemi de front, résolut-il, afin d’amoindrir ses pertes autant qu’il serait possible, d’user d’un stratagème qui lui avait déjà réussi en pareil cas. Il simula sur un point de la ville une furieuse attaque, accompagnée d’un grand fracas d’artillerie, puis, pendant que la garnison entière se portait à cet endroit pour repousser les assaillants, il fit poser des échelles du côté opposé et donna l’ordre d’y monter aussitôt. Le régiment de Chevert était en ligne d’attaque. Sitôt l’ordre envoyé, le colonel et Philippe gravirent les degrés de la première échelle. Chevert venait à peine de mettre le pied sur le rempart qu’une sentinelle isolée lui lança un coup de baïonnette en plein corps; mais la baïonnette se releva avant d’avoir touché son but et le soldat autrichien, la gorge trouée par l’épée de Philippe, tomba lourdement sans pousser un cri. -Merci, sergent, dit simplement le colonel Chevert. -Il importait que cet homme ne pût donner l’alarme. Philippe venait de gagner son premier grade sur-le-champ de bataille, et sa réputation de fière lame l’ayant suivi à l’armée, il devait bientôt être connu sous le nom de sergent Belle-Épée... Toutes les troupes suivirent l’impulsion donnée par le colonel des gardes-françaises et, en moins d’une heure, plus de cinq mille hommes étaient dans la place. Surpris à l’improviste, l’ennemi n’eut pas le temps de se mettre en défense et se vit obligé de rendre les armes avant d’avoir pu combattre. Au matin, les habitants furent stupéfaits de voir leur ville occupée par l’armée française dont ils n’avaient même pas soupçonné la présence, -par l’armée française qui n’avait perdu que quelques hommes dans son simulacre d’attaque. Mais ils prirent bien vite leur parti de cette défaite, et, soit par calcul, soit par sympathie, car ils n’étaient guère enthousiastes de se savoir sujets de Marie-Thérèse, ils firent mille amabilités aux vainqueurs et les hébergèrent de leur mieux. Pendant les trente ou quarante jours que les troupes du maréchal occupèrent Prague, Boniface fut heureux comme il ne l’avait jamais été. Les Bohémiens, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent, sont joueurs en diable et le brave garçon, qui promptement avait étudié leurs divers jeux, faisait d’interminables parties toute la journée, récoltant par ce moyen nombre de ducats et de carolus qu’il enfouissait dans le fin fond des poches secrètes dissimulées sous ses vêtements. Ayant des goûts tout différents, le nouveau sergent allait presque journellement faire des excursions hors de la ville. Un endroit surtout l’attirait. C’était une haute colline située à portée de mousquet des remparts et du sommet de laquelle on embrassait une vue splendide. Cette colline était surmontée d’une vieille tour croulante et moussue, devant dater de plusieurs siècles et qui, par son aspect archaïque, ajoutait encore au charme du lieu. Quoiqu’on fût alors à la fin de l’automne, la température était d’une grande douceur, et le jeune homme qui aimait à rêver, avait pris l’habitude d’aller tous les jours s’asseoir au pied de cet antique monument, pour rester une heure ou deux à contempler le magnifique panorama qui se déroulait à ses pieds. Là, devant les beautés de la nature, il oubliait pour un moment le vide de son existence et se laissait bercer par l’espoir d’un riant avenir. Une après-midi qu’il venait de s’installer à sa place accoutumée et, qu’à demi-étendu sur l’herbe, il laissait ses regards errer au hasard sur la montagne, quelque chose vint le toucher à l’épaule, et, aussitôt, roula à ses pieds un petit éclat de pierre gros comme une noix. Il leva vivement la tête pour voir d’où provenait ce singulier projectile et aperçut alors, exactement au-dessus de lui, un des énormes créneaux qui couronnaient la tour, osciller sur sa base de granit, semblant mû par une main invisible, puis soudain choir dans le vide. Il n’eut que le temps de se dresser et de faire un bond de côté pour ne pas être atteint par cette lourde masse qui vint s’implanter dans le sol, juste à la place qu’il occupait un instant auparavant. Si son attention n’eût pas été éveillée par l’éclat précurseur, c’en était fait de lui et, en une seconde, son corps ne formait plus qu’un amas d’os et de chairs mutilés. Il pressentit immédiatement qu’une embûche lui avait été tendue et qu’elle devait avoir quelque rapport avec celle dont il avait été victime à Paris. Homme de résolutions vives et énergiques, Philippe résolut de s’en assurer sur-le-champ en montant au haut de la tour où il ne pouvait manquer de découvrir par quelle cause avait eu lieu la chute du créneau. L’entrée du monument était une porte basse, veuve depuis longtemps de son battant et qui n’offrait plus qu’un trou noir et béant où croissaient en abondance les herbes folles et les pariétaires. Sans hésiter, il y pénétra l’épée au poing et ne tarda pas à heurter les premières marches d’un escalier qui s’élevait en une spirale perpendiculaire. Il en fit promptement l’ascension, malgré les nombreuses brèches qui y existaient et déboucha sur une plate-forme de sept à huit pieds carrés que, tout d’abord, il reconnut être déserte, ce qui ne laissa pas de le surprendre. Il ne pouvait admettre, en effet, que la masse qui avait failli le tuer se fût détachée d’elle-même et, d’autre part, il lui était aisé de constater l’impossibilité matérielle que qui que ce fût eût pu fuir avant sa venue... à moins d’appartenir à la race simiesque. Comme il cherchait à s’expliquer cette bizarrerie, il aperçut, enroulée autour d’un créneau, une bande d’étoffe couleur de muraille dont la présence en ce lieu lui parut passablement suspecte. S’approchant alors, il vit que c’était une de ces longues ceintures qui font partie de l’équipement de quelques compagnies franches. Cette constatation faite, il se penchait au dehors pour savoir ce que cela signifiait, quand il se trouva nez à nez avec un individu suspendu à l’extérieur de la tour, se retenant des mains à la ceinture et les pieds engagés dans une petite excavation formée par une pierre absente;... individu qui n’était autre que Mathias Knauss. -Ah! gredin, lui cria-t-il, se remémorant soudain les mauvaises heures passées dans le puits de la rue du Fouarre. -Voilà deux fois que tu attentes à ma vie!... Eh bien! tu n’y attenteras pas une troisième. Et il se rejeta prestement en arrière pour couper la ceinture et précipiter ainsi le coquin sur le sol, où il devait inévitablement se briser. Mais Knauss était moins lourd que son épaisseur aurait pu le faire supposer et sans lui donner le temps d’exécuter son dessein il regagna la plate-forme avec une agilité surprenante. -Ah! ah! tu croyais déjà me tenir, petit, dit-il en riant méchamment et en se mettant en garde, -mais il en faut de plus malins que toi pour prendre l’ami Mathias... et c’est moi qui te tiens au contraire... je ne vais pas te faire languir, va... quelques pouces de fer dans ta peau et ce sera fini... Avant qu’il eût achevé de parler, l’épée de Philippe avait rencontré la sienne. Il était assez bon tireur, ce vilain Germain, et ignorant, sans doute, que le jeune homme était devenu de première force depuis son départ de la salle de Passepoil, qui avait précédé de beaucoup l’époque où il avait acquis sa réputation, il pouvait croire effectivement que la victoire allait lui rester. Le garde-française le détrompa bien vite. -Tu me tiens, dis-tu, bandit?... C’est ce que nous allons voir... Allons, pare celui-là, déjà... fit-il en lui décochant un coup d’estoc qui lui traversa la cuisse. -C’est pour te préparer à en recevoir un autre qu’on va t’octroyer dans un moment en pleine poitrine. -Godferdam! rugit Knauss. -Je vais te tailler en pièces, poussaillon... -Pare encore... reprit son adversaire en lui perçant la seconde cuisse. Pour le coup, l’Allemand ne riait plus. Il venait de reconnaître la supériorité incontestable du « poussaillon » et se sentait à sa merci. Alors il se mit à rompre en tournant autour de la plate-forme. Le sergent le suivit en lui tenant la pointe aux yeux, et sans lui laisser un instant de répit. La peur envahissait ses traits qui prenaient une teinte terreuse. -Tu trembles, maintenant dit Philippe. -Tu n’es bon qu’à commettre des crimes dans l’ombre et à l’abri de tout danger... et si tu as consenti, cette fois, à te servir de ton arme, c’est que tu pensais me vaincre facilement... m’assassiner pour mieux dire. Il n’avait pas fermé la bouche sur ce mot qu’il vit le bras gauche du misérable se détendre brusquement en même temps qu’un objet lui passait devant les yeux en jetant un éclair. Le traître, profitant de ce que les regards de son adversaire s’étaient concentrés sur son visage, avait saisi un poignard pendu à son ceinturon et venait de le lui lancer à la tête. Mais la lame mal dirigée n’avait fait que lui effleurer la joue, y traçant seulement un léger sillon. -Tu vois que je dis la vérité!... s’écria le sergent dont la colère loin de redoubler, sembla se calmer après cette lâche action. -J’avais encore la naïve humanité de vouloir te faire grâce, mais tu viens de signer ton arrêt. » Ce méfait sera le dernier que tu auras commis; je vais purger la terre d’un brigand tel que toi et clouer à ton palais ta langue menteuse. Ce disant d’un fouetté vigoureux, il arracha sa rapière aux mains du Teuton et la fit voler par dessus les créneaux. Les lèvres de Knauss rendirent un flot de sang et il cracha ses dents brisées avant de tomber en arrière comme une masse. L’épée du jeune homme lui était entrée en pleine bouche. En le voyant immobile et sans souffle, Philippe prononça en guise d’oraison: -Ni ton méchant bras ni ta vilaine langue ne feront plus de mal à personne; et ta dépouille aura pour sépulture le ventre des corbeaux, si toutefois ceux-ci ne craignent pas de s’empoisonner. Puis il quitta la tour et rentra à Prague pour raconter la chose à Boniface. -Parfait! approuva ce dernier en apprenant l’événement. -De cette façon, tu n’as plus rien à craindre de ce coquin. Toutefois, comme nous savons qu’il n’a pas agi pour son propre compte, je te conseille à l’avenir de te tenir plus que jamais sur tes gardes. Le petit Passepoil termina sa recommandation par cette pensée profonde: -Les Knauss ne manquent malheureusement pas pour qui veut les payer. Sur le moment, ainsi que nous venons de le faire comprendre, dominé par l’indignation, l’intention du sergent avait été d’abandonner le cadavre de l’Allemand aux oiseaux carnassiers qui pullulaient dans le pays. Mais le lendemain, revenu à des sentiments plus humains, il résolut cependant de l’ensevelir. Boniface s’étant offert pour le seconder dans cette funèbre besogne, tous deux se rendirent de bon matin à la tour et montèrent sur la plate-forme. Fait étrange et qui leur causa un étonnement sans bornes: le corps de Mathias avait disparu. Avait-il été enlevé par des complices, ou bien le misérable n’étant pas blessé à mort était-il parvenu à s’enfuir? Ils n’en purent rien savoir malgré toutes les plus sérieuses investigations. En arrivant à ce passage de sa propre histoire, que nous avons cru bon de conter pour lui, le sergent Belle-Épée se tut, mais voyant que les yeux de Cocardasse interrogeaient encore, il ajouta: -J’ai fini... Depuis cette époque, aucune nouvelle aventure fâcheuse ne m’est survenue et, il y a une heure encore, j’avais lieu de penser que ceux qui en voulaient à mes jours, découragés du peu de succès de leurs tentatives, s’étaient résignés à me laisser vivre, lorsque le coup de poignard qui a clos notre passe d’armes ainsi que l’agression de l’auberge m’ont démontré combien je me trompais, et que le Knauss était tout ce qu’il y a de plus vivant. » Il a mis le temps, il est vrai, à me fournir une preuve de son existence; mais c’est évidemment parce qu’il n’a pu trouver avant ce soir une nouvelle occasion de m’attaquer, vu les précautions dont je me suis toujours entouré et la prudence excessive qui a guidé toutes mes actions. » Voyez pourtant qu’un seul moment de relâche dans cette vigilance lui a suffi pour me surprendre. » Maintenant, l’ancien, vous connaissez mon histoire d’un bout à l’autre. » Si vous y comprenez quelque chose, je vous serais fort obligé de m’en toucher un mot, car pour moi je n’y comprends absolument rien. Cocardasse avait peu interrompu le récit de son compagnon; il s’était contenté de le ponctuer de brèves exclamations aux passages les plus saillants, singulièrement intéressé par tout ce qu’il entendait. En outre, lorsque le jeune homme en était arrivé à sa rencontre avec le grand vieillard, son intérêt avait redoublé et, à partir de cet instant, il avait attentivement examiné le conteur, profitant de la douce lueur des étoiles, pour chercher, lui aussi, à découvrir sur ses traits, dont il ne s’était pas préoccupé jusqu’alors, une ressemblance avec une personne qu’il avait connue autrefois. Il avait également observé les diverses intonations de sa voix, qui à plusieurs reprises lui avaient rappelé celles d’une autre voix ayant jadis résonné à son oreille. Après les dernières paroles du sergent, il resta un moment pensif, puis dit, comme en réfléchissant: -Tout ce que vous m’avez raconté là, me paraît ainsi qu’à vous bien extraordinaire, pitchoun, et, vraiment, je ne saurais en fournir une explication quelconque. » Il n’y aurait qu’un moyen de voir un peu clair là dedans, couquine, de sort! ce serait de savoir quel est ce vieillard qui vous a abordé la veille de votre départ et à la solde duquel était le Knauss. -Je suis de votre avis, mais comment faire pour cela? -Vous ne l’avez jamais revu? -Jamais. -Vous rappelez-vous sa physionomie au moins, son aspect général? -Très bien. -Dépeignez-le-moi donc, je connais tant de monde... -C’était un homme de haute taille, et, autant que j’ai pu en juger, de soixante-cinq à soixante-dix ans, à la figure maigre et très pâle. -Ah! figure maigre et très pâle? -Avec des yeux gris-vert enfoncés dans l’orbite et qui, je me souviens, n’avaient pas l’air bien franc. -Hors cela, rien de particulier en lui? -Attendez que je cherche... Ah! la tête constamment inclinée sur l’épaule gauche comme s’il eût eu ce qu’on appelle un nerf raccourci. » Parfois il essayait de la redresser, mais elle reprenait d’elle- même sa première position. -Pasquediou! si c’était ce bon M. de Peyrolles, murmura Cocardasse en a parte; -c’est bien son faciès de franc couquin... et son corps n’a pas été retrouvé dans le cimetière Saint-Magloire, entre ceux de Montaubert et de Taranne! Puis tout haut: -Et il était richement vêtu, avez-vous dit, je crois? -Oui, costume de velours noir avec broderies d’or et boutons en brillants. -Des bijoux? -De nombreuses bagues aux doigts. -Bagues de prix? -Certes. L’une entre autres était un gros solitaire taillé en pyramide qu’il portait à la main droite, et dont les feux m’aveuglaient. -Sandiéous!... jura en lui-même le soudard, -c’est mon couquin, l’ancien intendant du Gonzague... ce diamant est celui qu’il a reçu du prince pour avoir fait enlever mademoiselle Aurore... Et moi qui l’ai vu tomber, la gorge traversée par l’épée du chevalier!... » Comment a-t-il pu en réchapper?... » Mais alors, tout s’explique et maintenant je n’ai plus aucun doute sur l’identité de ce pitchoun... Peyrolles l’avait reconnu pour être... Ah! si je pouvais parler!... -Eh bien! l’ancien, ce signalement peut-il vous servir en quelque chose? -Ah! si je pouvais parler... répéta mentalement Cocardasse oubliant de répondre au jeune homme -car c’est lui... ce ne peut être que lui qui est là, devant moi... mêmes traits, même voix, même vigueur que son père... et avec cela même air de fierté et de bonté tout à la fois... Mais je ne puis rien lui dire encore; il faut, auparavant, que je consulte M. de Chaverny. » Capédedious! que Mme Aurore elle va être contente! -Trouvez-vous? questionna de nouveau le sergent, qui croyait le vieux soldat occupé à passer en revue tous les visages de sa connaissance. -Ma foi non, repartit celui-ci, -je ne vois personne à qui s’applique le physique que vous venez de me décrire... et j’en suis fâché, cornebiou! parce que, autrement, j’aurais peut-être pu vous donner des indications utiles. » Toutefois, je vous conseille de ne pas vous désespérer. » Souvent il arrive que c’est lorsqu’on s’y attend le moins, que les choses s’éclaircissent comme par enchantement. -Je ne désespère point, mais je crains qu’il ne se passe encore un bon bout de temps avant que ce moment-là ne vienne, répliqua le jeune homme en riant. -Qui sait? prononça Cocardasse d’un ton énigmatique. -Hum! qui sait? C’est bien vague. Depuis un bon moment déjà, les deux soldats étaient arrivés au camp et avaient continué à marcher dans l’allée centrale. -Où êtes-vous cantonné, l’ancien? demanda le sergent. -Là-bas, répondit le prévôt indiquant un endroit au loin. -Ah! avec les vétérans? -Ça vous étonne, hein?... et vous? -Moi, ici à deux pas, au 3e gardes-françaises. -Nous sommes assez éloignés l’un de l’autre à ce que je vois. -En effet, c’est pour cela, sans doute, que nous ne nous sommes pas encore rencontrés. -Naturellement. -Mais à présent que nous connaissons nos campements respectifs, j’espère bien que nous nous verrons souvent? dit Philippe. - D’ailleurs le combat que nous avons soutenu ensemble contre Knauss et ses acolytes, a, je pense, fait de nous deux amis? -Deux bons, même, si je parle pour moi. Bagasse! -Parlez pour moi aussi, sans crainte de vous tromper. -Lors, topez-là, sergent Belle-Épée. On ne s’est jamais repenti d’être l’ami de Cocardasse. -Je n’en doute point, repartit le jeune homme en serrant vigoureusement la main que lui tendait le prévôt. -Et pas plus tard que demain, après la passe d’armes, je donnerai un coup de pied jusqu’à votre tente pour causer un brin avec vous, si toutefois il n’y a pas d’inconvénient. -Au contraire, vous me ferez grand plaisir, ainsi qu’à Boniface, auquel je vais annoncer dès ce soir votre venue. -À demain, eh donc! -À demain. ***Le Camp. Le camp était situé dans une grande plaine qui bornait Ostende du sud à l’ouest. Au centre se trouvaient les régiments royaux composés exclusivement de gentilshommes. Puis se groupaient autour les divers autres corps de troupes, les compagnies de volontaires, les compagnies franches, celles des vétérans, et enfin, sur l’extrême limite, quelques bandes de soldats étrangers de toutes nations et de toutes conditions, parmi lesquels dominaient les Teutons. Ces bandes n’étaient, en général, qu’un ramassis de vauriens, de gens de sac et de corde, chassés de leurs pays pour méfaits réitérés et qui, ne sachant plus que devenir, s’étaient réfugiés en France. On s’en servait en temps de guerre, parce qu’ils faisaient nombre et allaient assez bravement au feu, mais ils étaient souverainement méprisés et tenus à l’écart le plus possible. C’était parmi eux que Knauss, miraculeusement échappé aux oiseaux carnassiers sur la tour de Prague, avait recruté les sept chenapans contre lesquels le sergent et Cocardasse avaient eu à se défendre. Quinze jours avant les événements qui précèdent, l’armée avait reçu l’ordre d’abandonner la région et de rentrer en France. Mais l’époque du départ n’ayant pas été exactement précisée, les soldats en prenaient à leur aise, saisis qu’ils étaient maintenant d’une sorte de nostalgie anticipée de ce beau pays de Flandre, où depuis cinq mois, en dépit du manque fréquent de vivres et d’argent, ils avaient néanmoins joui et jouissaient encore de tant d’heures charmantes. Ils attendaient au surplus que les chefs leur donnassent l’exemple. Ceux-ci, disons-le, ne se pressaient guère de plier bagage, et cela pour cause. Dès qu’à Paris, on avait appris le retour prochain des troupes, nombre de parents, d’amis des officiers étaient venus à Ostende afin de passer avec eux le peu de temps qu’ils devaient encore rester au camp. La plupart des visiteurs s’étaient fait accompagner de leurs femmes, de leurs filles de leurs soeurs, même de leurs maîtresses, toutes désireuses de voir le soldat sur son champ de bataille et entouré de son attirail guerrier, elles qui ne l’avaient jamais vu que paradant dans les salons, ou égratignant de son épée le pavé des villes à la recherche de quelque aventure rien moins que belliqueuse. Aussi ces belles curieuses ne se lassaient-elles point de considérer les mille choses nouvelles qui s’offraient à leur vue, parcourant les cantonnements sans craindre la promiscuité de la soldatesque, entrant dans les tentes pour en surprendre l’intimité, poussant des cris d’effroi à l’aspect des engins meurtriers et ne pouvant résister au désir de faire partir un mousquet que leurs blanches mains avaient peine à tenir. En un mot, s’intéressant à tout, voulant tout connaître et vivant pour un moment de la vie même de leurs hôtes. De temps à autre, pour varier les plaisirs, on les faisait assister à de brillants carrousels, à d’héroïques tournois où, tout comme jadis, elles décernaient des couronnes aux plus valeureux; ou bien encore à un simulacre de combat qui était la reproduction exacte d’un des principaux faits d’armes ayant eu lieu pendant la campagne et dont parfois le caractère de vérité était tel qu’elles en frémissaient d’épouvante et manquaient de se trouver mal... ce qui ne les empêchait pas d’être friandes de ce genre de spectacle. Au milieu de ces multiples distractions les jours fuyaient sans qu’on s’en aperçût et l’on pensait de moins en moins au départ. Peut-être, même, n’y aurait-on plus songé du tout si le ministre de la guerre, étonné à bon droit de ne voir aucune troupe poindre à l’horizon, n’avait prié officieusement M. de Chaverny, qui était de ses amis, d’aller s’enquérir, près du commandant en chef, des motifs de ce retard incompréhensible. Celui-ci, se rendant très volontiers à ce désir, avait aussitôt pris la route d’Ostende, emmenant avec lui la marquise et sa fille, afin de les faire profiter de ce voyage d’agrément. La chose souriait d’autant plus au marquis, qu’il savait retrouver là-bas certain gentilhomme, le comte de Fonty, sur lequel il fondait de grandes espérances pour l’établissement d’Olympe. Avant de partir pour l’armée, c’est-à-dire huit mois auparavant, M. de Fonty avait, en effet, paru être grandement impressionné par la beauté de la jeune fille et lui avait laissé entrevoir qu’il ne lui déplairait pas de devenir son gendre. Or, le comte était un parti superbe. De noblesse suffisante, parfaitement reçu à la cour où il avait de nombreuses relations, il jouissait, en route, d’une immense fortune. En vérité, on ne pouvait espérer un mari plus à souhait. Tel était du moins l’avis du marquis. Aussi voulait-il, tout en remplissant sa mission près du commandant en chef, s’assurer si M. de Fonty était toujours dans les mêmes dispositions matrimoniales vis-à-vis de son enfant. Olympe, que sa mère avait discrètement ressentie à ce sujet, n’avait dit ni oui, ni non, ne se faisant pas encore, du reste, une idée bien exacte du mariage. Réponse qui avait permis de présumer à M. de Chaverny, qu’en fille respectueuse, elle n’élèverait aucune objection lorsqu’il lui présenterait M. de Fonty à titre d’époux. Et il est probable que les choses se seraient passées de la sorte, si l’accident arrivé sur la route n’eût mis celle-ci en présence du sergent Philippe, et, en lui dévoilant l’amour, ne fût venu la mettre à même de constater combien le comte lui était indifférent. Nous avons vu que cet amour s’était soudain si fortement emparé de son coeur qu’il en avait chassé le sommeil loin d’elle et l’avait même poussé à aller d’instinct au secours du jeune homme. Il ne pouvait donc plus être question de lui faire épouser M. de Fonty. Celui qu’elle aimait, il est vrai, était d’une condition de beaucoup inférieure à la sienne, mais tout à l’ivresse de sa passion naissante, cette considération n’avait aucune valeur à ses yeux; et elle se laissait bercer par les plus doux songes, assurée d’avance que, quels que fussent les obstacles qui les séparaient, ils n’en parviendraient pas moins à se rapprocher l’un de l’autre. M. et Mme de Chaverny s’éveillèrent tard dans la matinée qui suivit leur arrivée à l’auberge. Depuis deux grandes heures, le postillon Champagne les attendait avec une nouvelle chaise de poste, dont les chevaux martelaient le sol d’impatience. Après avoir largement payé l’hospitalité qui leur avait été offerte chez maître Picavez, ils montèrent en voiture et roulèrent vers Ostende. Ils ignoraient les événements de la soirée précédente, l’aubergiste s’étant bien gardé de les leur apprendre, de crainte qu’ils ne conçussent une mauvaise opinion de sa maison. Le bonhomme avait eu, d’ailleurs, la précaution de faire disparaître toute trace du combat en portant, avec l’aide de quelques voituriers de passage, les cadavres des reîtres dans son champ d’orge, jusqu’à ce qu’il ait obtenu l’autorisation de les y faire enterrer. Pour gagner Ostende on était obligé de longer le camp. Comme M. de Chaverny arrivait auprès, il croisa plusieurs officiers en promenade, parmi lesquels se trouvait M. de Fonty. Une double exclamation jaillit de leurs lèvres: ils s’étaient reconnus tous deux simultanément. -Pardieu! monsieur le marquis, dit le comte en s’avançant, -voilà certes une heureuse surprise. Vous ici, avec Mme la marquise et Mlle Olympe! Quel bon vent a pu vous amener dans ces contrées lointaines? M. de Chaverny lui fit part du but de son voyage. -Ah! c’est pour cela! fit le comte. -Le ministre croit peut-être que nous nous ennuyons? Il se trompe fort. » Nous passons, au contraire, des moments très agréables. » Jugez plutôt. Et M. de Fonty énuméra en détail les plaisirs qui défrayaient leurs journées. -Aujourd’hui même, continua-t-il, -nous devons avoir un grand tournoi où figurent plusieurs gentilshommes de votre connaissance... et votre serviteur. » Si je ne craignais pas d’être indiscret en vous prenant ainsi au débotté, je vous engagerais à y assister avec ces dames. » Nous serions tous, croyez-le, grandement honorés de votre présence. -Mais très volontiers, acquiesça M. de Chaverny qui ne voulait pas, en revoyant le comte après une assez longue absence, opposer un refus à sa première demande. -À quelle heure ce tournoi? -À deux heures. -Bien; il en est onze. Nous allons simplement toucher à Ostende, nous débarrasser de la poussière du voyage, et à l’heure dite nous serons au camp. -On n’est pas plus aimable, monsieur le marquis; je suis sûr que tout le monde va me remercier d’avoir obtenu de vous cette promesse. Puis, saluant M. de Chaverny et les deux dames, il rejoignit ses camarades, pendant que les trois voyageurs continuaient leur route. M. de Fonty qui touchait à la trentaine, était un homme de haute taille, à la puissante carrure et aux traits assez réguliers. Mais ces avantages physiques étaient les seuls de sa personne, car il avait un esprit des plus médiocres. Très infatué de sa noblesse qui pourtant était de création récente, -elle remontait seulement à son grand père, financier enrichi, -il s’en glorifiait à tout propos et mettait sur-le-champ l’épée à la main dès qu’on ne paraissait pas lui accorder la considération qu’il croyait lui être due. Avec cela, hautain, tranchant envers les gens de petite condition qu’il traitait comme des êtres d’une espèce inférieure à la sienne. On le voit, ce n’était pas un phénix, quoi qu’en pensât M. de Chaverny. L’arène où devait avoir lieu la joute annoncée par M. de Fonty, avait été aménagée sur le front de bandière. Des gradins, disposés en amphithéâtre le long d’un des côtés, étaient destinés à recevoir les dames et les gentilshommes, officiers ou visiteurs. De l’autre côté, une barrière à hauteur de ceinture avait été élevée pour maintenir la troupe, autorisée, comme toujours, à jouir du divertissement. Dès midi et demi, tous les gradins étaient déjà occupés par une foule élégante, où chatoyaient harmonieusement les toilettes féminines mêlées aux uniformes et vêtements masculins. Trois places avaient été conservées libres au centre pour la famille de Chaverny dont l’arrivée avait été promptement connue. Un peu avant deux heures, on vit apparaître le marquis en compagnie de sa femme et de sa fille. M. de Fonty qui les aperçut tout de suite, alla au-devant d’eux et leur servit de guide jusqu’à l’endroit qui leur était réservé. En traversant les rangs des spectateurs, les deux femmes récoltèrent maints hommages flatteurs. La marquise avait cependant près de trente-huit ans; mais son acte de naissance seul, eût pu révéler ce secret, car les années s’étaient plu à glisser sur elle sans y laisser leur empreinte, ajoutant au contraire à sa beauté étrange, un fini, un achèvement complet. Olympe, elle, était une gracieuse et mignonne personne, dont les printemps s’épanouissaient sur son visage. Le sang maure qu’elle tenait de sa mère, avait comme chez celle-ci doré son épiderme d’une nuance chaude et purpurine, bruni sa luxuriante chevelure aux reflets fauves, et mis dans ses yeux une flamme ardente, mais tout cela atténué, adouci par le sang plus tempéré de son père. M. de Fonty, prévenant, empressé, ne dissimulait pas le plaisir qu’il éprouvait à être près d’elle, et le marquis qui l’observait, était tenté, vraiment, de le considérer déjà comme gendre. -Ma chère Flor, dit-il à sa compagne, -m’est avis qu’à partir d’aujourd’hui nous n’aurons plus besoin de chercher un parti pour Olympe. » Regardez donc le comte. -Vous pensez! fit la marquise qui, elle aussi, avait remarqué les assiduités de M. de Fonty, mais en même temps constaté que sa fille ne paraissait pas, par sa froideur et la raideur de son maintien, en être flattée outre mesure. -Eh! oui. Les regards que le comte marque à notre enfant n’ont selon moi, pas d’autre but que celui de chercher à obtenir sa main. -En effet, cela doit être, repartit la marquise. -Toutefois, puisque nous en sommes sur ce chapitre il conviendrait de savoir tout d’abord si les jeunes gens se plaisent mutuellement. -S’ils se plaisent! Encore une fois, voyez donc M. de Fonty. » Quant à Olympe, vous m’avouerez qu’elle serait bien difficile si le comte ne lui agréait point. Il est jeune, pas mal de sa personne et surtout excessivement riche. » Que pourrait-elle désirer de plus chez un époux? Pour toute réponse, Flor allait signaler à son mari la singulière attitude de la jeune fille, lorsqu’un trompette, érigé pour la circonstance en héraut d’armes, fit entendre une sonnerie annonçant le commencement du tournoi. M. de Fonty, qui était un des jouteurs, dut alors abandonner les Chaverny pour aller se mettre en tenue de combat. ***L’Insulte. Vingt jeunes officiers étaient engagés pour tenir le champ, ce qui, par conséquent, devait donner lieu à dix passes d’armes. Le temps n’étant plus aux armures, les champions avaient tout bonnement la poitrine garantie par un plastron de cuir rembourré intérieurement d’un épais matelas de crin. En fait de lances, ils étaient armés de longues hampes de bouleau, munies à leur extrémité d’un large champignon en bois qui les rendait absolument inoffensives; elles heurtaient mais ne perforaient point. On avait voulu, en prenant ces précautions, écarter tout danger au moment du choc des deux adversaires qui, dès lors, ne risquaient plus que d’être désarçonnés et d’aller accoler la terre un peu rudement... chute dans laquelle l’amour-propre seul avait à souffrir. Du reste, au cours des exercices précédents, tout s’était passé à merveille et les vaincus en avaient été simplement quittes pour quelques bosses et quelques bleus qui les avaient rendus aussi intéressants près des belles que s’ils eussent été transpercés ou pourfendus. En qualité de demoiselle et de dernière arrivée, c’était à Olympe qu’était échu l’honneur de ceindre le front des vainqueurs. Couronne des plus modestes car elle ne se composait que de deux ou trois branches de feuillages entrelacées, mais qui n’en devait pas moins acquérir un prix inestimable en passant par les mains de la belle jeune fille. Les quatre premières courses n’offrirent rien de remarquable si ce n’est la bravoure déployée par chacun des combattants, qui tous, rompirent plusieurs lances avant de vaincre ou de se faire désarçonner. Mais, à la cinquième, il se produisit un incident qui faillit avoir les plus graves conséquences et provoqua une violente émotion parmi les spectateurs. M. de Fonty était un des champions de cette course. En entrant dans l’arène, il n’eut rien de plus pressé que de faire un grand salut du côté où était la jeune fille, dont les regards, pensait-il, ne pouvaient manquer ainsi de se fixer immédiatement sur lui. À son extrême surprise, celle-ci, qui les avait dirigés vers le bas des gradins, continua à les maintenir dans cette direction, sans paraître aucunement s’apercevoir de sa présence. Supposant chez Olympe un moment de distraction, il renouvela son salut, et avec une telle ampleur de geste qu’à moins d’être sous le coup d’une profonde préoccupation, celle à qui il s’adressait devait forcément le remarquer. Mais il faut croire que la jeune fille était réellement très absorbée, car ce second salut la laissa aussi inattentive que le premier. Curieux alors de connaître la cause de cette indifférence à son égard, il suivit les regards d’Olympe et vit avec stupeur qu’ils s’arrêtaient sur un jeune sergent de gardes-françaises, commandant le piquet d’honneur chargé de présenter les armes au vainqueur lorsqu’il venait recevoir sa couronne. -Comment, se dit-il, -c’est pour contempler un faquin de cette espèce qu’elle m’oublie de la sorte? Corbleu! C’est trop fort! Et considérant le sergent: -Certes, le maraud a une figure agréable et je comprends qu’il attire la vue des femmes... pas au point cependant de leur faire commettre une inconvenance comme celle dont se rend coupable Mlle Olympe envers moi!... Jour de Dieu! jura-t-il de nouveau, vivement froissé dans son amour-propre et le coeur mordu par un commencement de jalousie, - je ne sais ce qui me retient d’aller fustiger ce sergent. Le héraut d’armes, en sonnant « l’ouverture du champ » vint le détourner de ses réflexions. Au signal donné, il s’élança en avant avec impétuosité, comme s’il eût voulu renverser une montagne. En tout autre temps, son adversaire se fût ressenti de la vigueur de cet élan; mais, énervé, le sang à la tête, il prit mal ses mesures et, au lieu de toucher celui-ci, ce fut lui qui, atteint en plein corps, vida les arçons. Cet échec ne pouvait que l’irriter davantage et achever de lui faire perdre son sang-froid. Deux fois encore il reprit le champ, et deux fois il subit le même sort. À la dernière, sa chute eut lieu près du piquet d’honneur. En se relevant, furieux de cette triple défaite, et ne sachant sur qui décharger le trop plein de sa bile, il aperçut le sergent occupé à le regarder. C’était une occasion qui s’offrait, et d’autant meilleure que, selon lui, le jeune homme était l’auteur de sa mésaventure. -Qu’as-tu à me dévisager ainsi, drôle? lui demanda-t-il d’un air de menace. Philippe, -car on le devine, c’était lui, -peu habitué à s’entendre apostropher de la sorte, fut un instant interdit. -Allons, réponds? reprit M. de Fonty durement. -Aurais-tu l’audace de te moquer de moi, hein? -Je n’ai pas cette intention, monsieur le comte, repartit enfin Philippe, -et je ne vous ai regardé que parce que tout le monde vous regardait. Ces paroles, dans lesquelles M. de Fonty crut démêler de l’ironie, mirent le comble à sa fureur et lui firent perdre toute mesure. -Ah! tu me railles, à présent, cria-t-il, -tu vas être châtié!... Et, s’emparant d’un fouet de chasse retenu à sa ceinture, il en cingla rudement une des épaules du sergent. Le jeune homme bondit sous l’injure, ses yeux lancèrent des flammes et sa main se porta d’instinct à la garde de son épée. -Philippe... y penses-tu, malheureux? s’écria, en lui saisissant le bras, Boniface qui était avec lui au piquet d’honneur. Mais il fallait autre chose pour arrêter l’impétueux sergent. -Eh! laisse donc, rugit-il. Pour tous ceux qui connaissaient le bouillant Belle-Épée, c’en était fait du lâche insulteur. Cette injure sanglante et publique allait être châtiée sur-le- champ, sans que le comte pût se dérober derrière les hauts titres de sa noblesse. Mais c’en était fait de Philippe aussi, car ni ses loyaux services, ni les brillants faits de sa courte carrière, n’auraient pu le protéger contre les représailles, s’il avait osé se faire justice à lui-même dans ce temps où la noblesse gourmée tenait plus que jamais à ses prérogatives. Durant une demi-seconde, toutes les poitrines oppressées continrent leur souffle. On s’attendait si bien à un événement terrible, que nul n’osait faire un mouvement, quand le groupe qui entourait Philippe et le comte fut soudainement fendu par deux hommes. Le premier était un bel officier, M. de Tresmes, capitaine aux gardes-françaises. Le second un grand gaillard grisonnant en costume hétéroclite. C’était Cocardasse, le vétéran. Comme Philippe saisissait la garde de son épée, une main se posa sur la sienne. Il se retourna et la flamme de son regard s’éteignit aussitôt, car il venait de reconnaître son capitaine pour lequel chaque soldat du régiment avait une tendresse filiale. Et le respect obtint ce que n’auraient pu obtenir ni l’amitié, ni la raison; mais des larmes de rage et d’humiliation montèrent aux yeux de Philippe. M. de Tresmes passa devant lui au moment où Cocardasse arrivait à son tour. De sa place, Olympe avait assisté à l’inqualifiable agression du comte. Au coup reçu par le sergent, elle n’avait pu réprimer un cri d’angoisse et avait frissonné comme si elle eût été elle-même atteinte par le fouet. Puis elle était retombée sur son siège, à demi-évanouie. L’étonnement, ou plutôt l’indignation causée dans la foule par le brutal exploit de M. de Fonty, devait faire passer cet incident inaperçu, sauf pour le marquis et la marquise qui mirent l’émotion éprouvée par leur fille sur le compte d’une sensibilité exagérée. Eux-mêmes, d’ailleurs, étaient outrés, et doublement. D’abord parce que rien ne justifiait une pareille voie de fait, ensuite parce qu’elle avait été infligée à quelqu’un envers qui ils se reconnaissaient de grandes obligations depuis la veille. Quoique M. de Fonty fût au mieux avec le marquis, ce dernier avait éprouvé une sorte de soulagement en voyant M. de Tresmes intervenir. Le comte, resté en face de Philippe, le toisait d’un oeil courroucé, cherchant un nouveau motif de querelle. Cocardasse vint lourdement le lui fournir. -As pas pur! gronda-t-il en se postant devant le sergent. -On n’est pas plus brave que vous, monsieur le comte... mais, capédédious! vous feriez déjà la carpe dans le sable, si le pitchoun il était seulement un demi-quart de chevalier. Furieux de cette apostrophe audacieuse, qui, il le devinait, contentait beaucoup de ceux qui les entouraient, M. de Fonty allait tourner toute sa colère contre l’impertinent soudard, quand un léger attouchement le fit se détourner. -Vous avez à me parler, Monsieur de Tresmes? demanda-t-il en reconnaissant l’officier des gardes. -Oui, monsieur, répondit le capitaine. -Je viens vous prier de me faire savoir pour quel motif vous vous êtes permis de frapper ce sergent, le meilleur de mes soldats? Le ton sur lequel M. de Tresmes s’exprimait tenait plus de l’ordre que de la prière, ce que n’eut pas de peine à reconnaître le comte. -Et s’il me plaisait de ne point vous le dire, monsieur, répliqua- t-il avec hauteur, presque satisfait de cette nouvelle affaire qui lui enlevait en partie le ridicule de l’autre. -C’est que, sans doute, vous ne pourriez me donner une raison plausible. -Qu’en savez-vous? -J’en suis certain... et comme mes soldats, du premier au dernier sont mes enfants, toute offense qui leur est faite, est faite à ma personne. -Cela signifie? -... Que le sergent Philippe étant dans l’impossibilité d’obtenir par lui-même réparation de votre injure gratuite et maladroite, c’est moi qui me charge de ce soin. -À vos ordres, monsieur de Tresmes. -Après le tournoi, je serai sur la route à vous attendre. -Je vous y rejoindrai immédiatement. Les deux hommes se saluèrent et M. de Fonty s’éloigna sans daigner jeter un regard sur le vétéran qui lui avait si bellement dit son fait, tandis que M. de Tresmes, se tournant vers son subordonné, lui donnait avec ostentation une poignée de main. -Mon capitaine, dit Philippe -combien je suis désolé de ce qui arrive. -Tu n’as pas à te chagriner, mon garçon. Le comte s’est conduit lâchement en te frappant, alors qu’il te savait ne pouvoir lui répondre; il doit être puni... et il le sera... -Vous battre pour moi... -Eh bien! pour moi ne risquerais-tu donc pas ta vie? -Oh! si, mon capitaine! L’officier se prit à rire et murmura avant de regagner sa place: -Il est vrai que, sur le terrain, ce n’est pas ta vie, mais celle des autres qui serait risquée, mon ami Belle-Épée. Cet incident avait produit un malaise général qui devait jeter un froid sur la suite du divertissement; et il fallut à Olympe un puissant effort de volonté pour rester jusqu’à la fin impassible en apparence. Quant au pauvre Philippe, écrasé par l’affront public qu’il lui avait été interdit de laver lui-même, il souffrit le martyre pendant tout le reste de la passe d’armes, car il lui semblait voir chacun lire son outrage sur ses joues brûlantes de honte. Ah! qu’allait penser de lui Mlle de Chaverny? De lui, qu’on traitait comme un manant, comme le pire des valets? N’était-il pas à jamais déchu dans son estime? Si, au lieu de tenir la tête obstinément inclinée vers la terre sous laquelle il aurait voulu être enfoui, le sergent l’eût levée vers Olympe, ses appréhensions se fussent bien vite dissipées et changées en une joie délirante, au chaud contact des regards de la jeune fille qui, ne pouvant plus dissimuler, le couvraient alors d’un rayonnement de tendresse et d’amour. Mais il n’eut pas cette consolation. ***Le Message. Ayant été séparé de Cocardasse et de Boniface par la suite de la joute, Philippe rentra seul au camp mortellement désespéré, se reprochant l’héroïque retenue dont tous l’avaient intérieurement félicité. Là, une autre douleur l’attendait. Devant l’entrée de sa tente se trouvait un homme d’un certain âge, dont les vêtements couverts de poussière et les traits fatigués indiquaient qu’il venait de faire un long voyage. -Ne seriez-vous pas le sergent Philippe? demanda-t-il au jeune homme dès qu’il le vit paraître. -Si. -L’ami d’une jeune fille nommée Marine Moutier? -Oui; vous avez à me parler d’elle? -J’ai une lettre à vous remettre de sa part. -Une lettre! -Que j’apporte tout exprès de Paris... La voici. Philippe prit la missive et, envahi soudain par un sinistre pressentiment -car c’était pour lui jour de malheur -ce fut d’une main tremblante qu’il l’ouvrit. Elle ne contenait que ces mots: « Viens vite, Philippe,... Viens vite, si tu veux me voir avant que je ne meure! « MARINE. » -Oh! Dieu! Marine va mourir! exclama-t-il en pâlissant. Puis, avec un tremblement dans la voix: -Monsieur, monsieur, vous qui venez de sa part, vous qui devez la connaître... Dites-moi que ce n’est pas vrai. Par grâce, expliquez-moi... non ce n’est pas possible?... Marine! Une enfant!... Mourir!... et pourquoi?... Le sergent semblait si profondément attristé que l’étranger lui prit la main comme pour l’aider à supporter son affliction. -Je crois qu’un grand malheur a fondu sur elle, murmura-t-il en même temps. -Un grand malheur! Lequel? -Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’elle est en proie à un désespoir sans bornes. -Mais les causes? L’étranger le considéra un moment avec une attention profonde et répondit: -Je les connais encore moins. Au surplus, veuillez m’écouter un instant, je vais vous mettre au courant de la situation actuelle de cette pauvre enfant. -Parlez, Monsieur... parlez... -Il y a cinq jours, je rentrais chez moi à une heure avancée de la nuit. » En passant sur le pont de la Cité, j’aperçus, vers le milieu, une femme qui, le corps imprudemment avancé sur le parapet, semblait sonder du regard les profondeurs du fleuve. » Vous saurez, sergent, que j’ai appris par une longue expérience à lire sur le visage de mes semblables et que j’y vois, comme à livre ouvert, le reflet des incessantes misères humaines. » De loin, je devinai les intentions de cette femme. » Je courus à elle et, en approchant, je pus me persuader qu’il n’y avait aucune illusion à garder. » C’était une jeune fille, presqu’une enfant, et jolie à miracle. » La lune en son plein frappait l’eau qui, comme un miroir, renvoyait la lumière au visage penché de la jeune fille. » Ce visage était tiré, contracté par une pensée obsédante, celle du suicide. » Dans ses yeux agrandis se montrait déjà l’épouvantable expression du vertige. » Les amoureux de la mort sont gens ombrageux. » Je me hâtais donc, en me dissimulant autant que possible, quand elle se tourna tout à coup de mon côté, et, prévoyant que j’allais m’opposer à l’exécution de son projet, elle me prévint en s’élançant brusquement dans le vide. » Heureusement, j’ai l’oeil juste et le jarret encore solide; cinq pas me séparaient d’elle, je les franchis d’un bond et j’eus le bonheur de la saisir par ses jupes, à l’aide desquelles je parvins, non sans mal, à la ramener sur le pont. » Tout d’abord, l’infortunée se débattit entre mes bras, me suppliant en grâce de la laisser mourir, parce que, disait-elle, la vie lui était désormais un fardeau. » Cependant, sous l’influence des paroles consolantes que je lui prodiguai, elle s’apaisa graduellement et finit même par me promettre d’abandonner, momentanément du moins, ses idées de suicide. » La voyant devenue raisonnable, je m’enquis de sa demeure afin de l’y reconduire. » -Hélas! me répondit-elle. -Je n’ai plus de logis. » -Comment, plus de logis? » -Non... depuis ce matin... je me suis enfuie d’où j’étais et pour rien au monde je ne voudrais y retourner. » Je lui fis observer: » -Mais, puisque vous voici réconciliée avec l’existence, je ne vois pas ce qui vous empêche maintenant de rentrer chez vous? » -Je n’étais pas chez moi... j’étais en place chez... chez... une dame et je mourrais de honte plutôt que de me représenter devant elle. » Elle me dit cela d’un ton si ferme, que je ne crus pas devoir insister davantage. » -Mon enfant, repris-je, -vous ne pouvez pourtant pas rester à errer ainsi dans les rues. » Il vous faut trouver un logis. » -Et où en trouver un?... Je ne connais personne à Paris... non, plus personne, répéta-t-elle avec force. » -En ce cas, voulez-vous vous fier à moi? Je vais vous mener dans un endroit sûr où vous serez parfaitement reçue et traitée. » Nous passions en ce moment sous un réverbère. » Elle m’enveloppa d’un coup d’oeil, car les femmes n’ont pas besoin d’une longue étude pour se faire une opinion et, sans doute, mon visage lui inspirant confiance, elle me répondit: » -Votre physionomie est celle d’un honnête homme, monsieur... je suis prête à vous suivre. » Je la conduisis alors dans un hôtel meublé, que j’habite moi- même quelquefois et dont l’honorabilité de la logeuse m’est connue de longue date. » Cet hôtel est situé rue du Pas-de-la-Mule. » Je lui fis donner une chambre confortable, et, l’ayant recommandée à l’hôtesse, je la quittai après lui avoir assuré de revenir le lendemain. » Je revins, en effet, dans la journée. » À mon douloureux étonnement, au lieu de la trouver calme et reposée, je la vis couchée et dévorée par une fièvre intense. » Une servante était à son chevet. » Cette fille, m’attirant à l’écart, me dit que cela lui avait pris peu après mon départ et qu’elle avait eu le matin un violent délire au cours duquel elle avait prononcé des phrases sans suite, inintelligibles, où, cependant, on avait pu distinguer à plusieurs reprises le nom de Philippe qui semblait les terminer toutes. » Pour moi, ce nom ne signifiait rien, puisque je ne connaissais pas celui à qui il s’appliquait; néanmoins, je me promis de m’en souvenir le cas échéant. » Son délire était passé, et, quoique terrassée par le mal, elle avait une entière présence d’esprit. » Je m’approchai d’elle et lui demandai: » -Vous me remettez bien, n’est-ce pas, mademoiselle? » -Oui, monsieur... c’est vous qui, malheureusement, m’avez sauvée cette nuit. » -Oh! ne parlez pas de la sorte, pauvre enfant, à votre âge on ne doit jamais se laisser abattre, quelle que soit la rigueur des peines qui nous accablent. » Puis, d’un ton que je cherchai à rendre insinuant: » -Voyons, ma chère petite, hier vous m’avez affirmé ne connaître personne à Paris, dont vous puissiez solliciter l’aide. Est-ce bien vrai? » -Ce n’est que trop vrai! gémit-elle. » -Si je vous fais cette question, c’est pour essayer de vous être utile. Je vous suis totalement inconnu; vous êtes ici chez des étrangers, et aussi disposés que ces braves gens et moi soyons à vous servir, nous ne saurions, vous le comprenez, remplacer les soins d’une main amie. » -J’ai si peu de temps à vivre! murmura-t-elle. » -Encore! fis-je avec reproche. -Si vous faites allusion à la fièvre qui vous étreint maintenant, vos paroles sont sans portée, attendu que dans vingt-quatre heures au plus, vous aurez recouvré la santé. » -Ce n’est pas la fièvre qui me tue!... » Je devinais en elle une plaie intérieure; mais de quelle nature? » Je n’en avais aucun soupçon. » Afin de m’éclairer sur ce point, j’allais me décider à lui parler de ce Philippe dont le nom lui était échappé pendant son délire, espérant par là provoquer ses confidences, lorsque, tout à coup, elle me dit: » -Monsieur, puisque vous avez été si bon pour moi, je voudrais vous adresser une prière. » -Adressez-la moi, sans crainte, mon enfant, et s’il est en mon pouvoir de l’exaucer, comptez entièrement sur mon concours. » -Eh bien! reprit-elle à voix basse, -ce serait, quand je ne serai plus, d’annoncer immédiatement ma mort à... à... » Remarquant son hésitation à articuler le nom qui lui venait aux lèvres et sans combattre de nouveau l’idée funèbre qui la hantait, je demandai: » -À qui? » -Au... sergent Philippe!... prononça-t-elle enfin avec effort. » -Au sergent Philippe? et où est-il?... » -Loin, bien loin... à l’armée... dans les Flandres... C’est le seul ami qui me reste sur terre... et lui seul me pleurera... » -Eh bien! Mademoiselle, je n’attendrai pas votre mort pour aller vers le sergent Philippe et partirai ce soir même pour les Flandres. » -Oh! non... non... s’écria-t-elle, -qu’il ne me voie pas pendant que je suis encore vivante... non... non... -Je ne veux pas... lui moins que tout autre... pauvre ami... il aurait trop d’affliction... et moi... moi... je ne pourrais supporter sa vue. » Mais ma résolution était arrêtée. » Elle était arrêtée d’autant mieux que j’avais, dès longtemps, projeté, pour l’exécution d’un dessein personnel, de joindre l’armée des Flandres où je savais trouver des amis. » J’étais donc particulièrement satisfait de pouvoir, en me servant moi-même, rendre service aux autres et de faire en outre la connaissance d’un jeune sous-officier. » Aussi, sans savoir quels liens vous liaient à cette enfant, je lui voyais en vous un ami, le seul, comme elle disait, qui lui restât sur terre, et si elle devait réellement mourir je tenais à ce que ses derniers instants fussent adoucis par les consolations de l’amitié. » Je m’ingéniai en conséquence à relever son courage et, après de pressantes exhortations, finis par y réussir. » Je parvins même à lui faire désirer votre présence, sans qu’il me fût possible, toutefois, de lui ôter de l’esprit l’idée d’une mort prochaine. » Je lui fis alors écrire cette lettre, quittai Paris dans la soirée... et me voici. » Ma mission est donc terminée, à vous d’achever l’oeuvre que j’ai commencée. » À présent, si vous m’en croyez, vous allez partir sur-le-champ, car vous n’avez pas une seconde à perdre... il a pu se passer bien des choses pendant mon absence. » Je vous rappelle l’adresse: rue du Pas-de-la-Mule, hôtel du Roussin d’Arcade, tenu par dame Gloria. Philippe avait écouté l’inconnu les traits crispés par l’angoisse, et de temps à autre se mordant les lèvres au sang. -Monsieur, lui répondit-il, -je vais suivre votre conseil et dans un quart d’heure je serai sur la route de la capitale. Marine est presque ma soeur et j’ai pour elle la plus vive affection. » Quelle catastrophe est venue empoisonner ses jours? comme vous je l’ignore absolument. » Mais si Dieu permet que j’arrive avant qu’elle ait cessé de vivre, elle ne pourra se refuser à me la confier et peut-être, alors, aurai-je assez d’empire sur elle pour lui redonner le goût de l’existence. -Je souhaite de toutes mes forces que cette espérance se réalise, sergent Philippe. -Un dernier mot, monsieur. Vous avez fait preuve, en cette circonstance, d’un dévouement peu ordinaire pour nous deux qui ne vous sommes rien. » Puis-je savoir ce qui vous a poussé à agir ainsi? -Je vous l’ai dit, s’écria l’étranger. -Diable! diable! j’allais oublier... C’était pour moi une bonne fortune de pouvoir vous rendre un léger service et de vous demander, en retour, de vouloir bien me présenter à quelques-uns de vos camarades. Mais, se reprit-il, tandis qu’une légère rougeur envahissait ses joues, -j’avais encore une autre raison. » Il y a quelque quinze ans, j’ai, sans le vouloir et sans le savoir, commis une mauvaise action dont les suites pèsent depuis cette époque sur celui qui en a été victime. » Quand j’ai connu ma faute, je me suis juré de faire tout au monde pour la réparer. » Jusqu’à ce jour aucune de mes démarches en ce sens n’a été couronnée de succès. » En attendant, je n’ai donc pas d’autres moyens de calmer ma conscience que d’obliger mon prochain chaque fois que l’occasion s’en présente. Tout en parlant, il fixait avec persistance le visage du jeune sergent. -Votre conduite, monsieur, dénote un coeur bien placé; vous en serez certainement récompensé, répliqua Belle-Épée un peu au hasard. -Je n’ai plus qu’à vous prier de m’apprendre votre nom, afin qu’il soit à jamais gravé dans ma mémoire. -Mon nom est des plus humbles. Je me nomme... Hélouin. -Merci, et au revoir, monsieur Hélouin. Vous avez dorénavant en moi un ami sûr et sincère. -Je n’en doute pas... Ah! au fait, comment allez-vous faire le voyage? ajouta l’étranger. -Je vais emprunter un cheval à un de mes officiers. -Pourquoi ne prendriez-vous pas le mien que vous voyez là bas attaché à ce piquet, en train de mâcher sa dernière poignée d’avoine? -Il doit être fatigué si vous êtes venu dessus tout d’une traite. -Fatigué! une bête de sang comme celle-là? Allons donc! Toutes ces dernières phrases avaient été prononcées de part et d’autre du bout des lèvres et comme sans réflexion. Évidemment, le jeune homme était tout entier à la désastreuse nouvelle qu’on venait de lui apprendre. Pour M. Hélouin, il mettait une telle persistance à dévisager son interlocuteur, qu’il fallait que celui-ci eût l’esprit bien préoccupé pour ne pas s’en apercevoir. -Vous avez réponse à tout, répliqua Philippe. -Laissez-moi vous serrer la main et dans une seconde je suis en selle... -Un instant, murmura l’autre, cherchant à presser les doigts du sergent. Mais sa main ne rencontra que le vide, et M. Hélouin resta immobile à la même place, surpris du brusque départ de Belle-Épée qui venait de s’élancer à la rencontre d’un grand garçon mince, efflanqué, et à la figure complètement glabre, en criant par deux fois: -Boniface! Boniface! -Que me veux-tu, Philippe? demanda le fils de Passepoil qui, sitôt rentré au camp, s’était mis à la recherche de son ami pour le consoler et lui faire oublier son aventure récente. -Ma petite soeur Marine est en danger de mort. J’en reçois la nouvelle à l’instant... Je vole donc à Paris auprès d’elle. Tu en informeras M. de Tresmes en lui expliquant le motif impérieux qui me force à m’absenter. » Ne manque pas. -Je ne manquerai pas... Mais que m’apprends-tu. Marine serait très malade? -Il paraît... j’en suis bouleversé. -Moi aussi. La pauvre fille!... -Dis-moi, as-tu un peu d’argent de disponible? -Comment? fit Boniface feignant de ne pas avoir entendu. -Je te demande si tu as quelques écus à me prêter? -Oui, oui, pardié! s’empressa d’avouer le jeune Passepoil, qui se repentait déjà d’avoir cédé, vis-à-vis de son ami, à son penchant habituel; -tant que tu voudras, mon cher Philippe. -Donne, alors. Notre avare plongea la main dans ses chausses et se livra à un travail d’exploration laborieux. -Vite, vite... les minutes sont des siècles. -Voilà, voilà... je tiens ceux de la jambe droite. En as-tu assez ou bien veux-tu encore ceux de la jambe gauche? -Non, ce n’est pas la peine, il y en a dix, ça me suffit. Sur ce, il ne fit qu’un saut jusqu’au cheval de M. Hélouin -à qui il avait oublié de faire ses adieux, -l’enfourcha, piqua des deux et bientôt disparut dans un tourbillon de poussière. Il fendait l’espace avec une telle vitesse, qu’il n’aperçut point, sur un des côtés de la route, MM. de Tresmes et de Fonty occupés à ferrailler. Il vit encore moins ce dernier lâcher soudain son épée, le bras traversé par celle du capitaine. Son esprit était d’ailleurs si plein de l’étrange événement survenu à Marine qu’il ne songeait plus ni au duel des deux hommes, ni à l’incident qui en avait été la cause. Plus tard, il s’excusa près de M. de Tresmes, qui le lui pardonna volontiers. ***Cocardasse Cavalier. Après le brusque départ du sergent, M. Hélouin, était demeuré sur place, une main au front, l’autre soutenant son coude dans la pose précise que devait avoir Archimède dans son bain, quelques secondes avant de lancer son fameux: Eurêka. Ce paraissait être un homme bien tranquille ce M. Hélouin et bien bon aussi; d’ailleurs, le service qu’il venait de rendre à Philippe n’en faisait-il pas foi? Pourtant il semblait sous le coup d’une préoccupation agaçante, car il frappait du pied en murmurant: -Où donc ai-je vu ce visage-là?... C’est singulier, ma mémoire se perdrait-elle? Tout à coup il bondit en avant comme s’il avait eu le feu à ses basques, et s’élança vers le lieu où Philippe avait accosté Boniface, en marmonnant, avec un mélange de colère et de joie: -J’y suis, parbleu!... C’est lui, lui le modèle, du portrait qui pose depuis quinze ans dans mon cerveau... » J’y suis! J’y suis! Ah! il fallait la devise du duc son aïeul pour me le faire reconnaître. Tout en se parlant, il courait de toutes ses forces le long de la ligne des tentes, très surpris de ne plus apercevoir Philippe qui, ne s’attendant pas à ce retour, venait de sauter en selle et disparaissait déjà dans un nuage poudreux. Soudain, au détour d’une allée, son grand élan fut brusquement brisé par un choc violent, qui le jeta et le fit rebondir sur la toile tendue d’une tente, en même temps qu’éclatait à ses oreilles ce retentissant juron: -Sandiéous! Mais le juron de Cocardasse -car à cette façon de se présenter on a reconnu le Gascon -s’acheva dans une intonation plus douce, et il s’écria sur un ton de joyeuse surprise en aidant la victime de sa rencontre à reprendre son aplomb. -Eh donc! mes civilités, monsieur le baron de Posen; je ne savais pas vous rencontrer ici. Vous sortiez donc d’une bouche à feu pour voler si vite. Chose étrange, celui qui s’était donné à lui-même le nom d’Hélouin, ne semblait pas étonné d’être appelé baron de Posen par le vieux soudard. Mais, tout à sa préoccupation et quoique encore un peu étourdi, il demanda vivement: -Savez-vous quelque chose de nouveau? -Oui bien! répondit le vétéran en tordant sa moustache. -Et connaissez-vous le petit sergent qui causait à l’instant à ce grand et maigre garde-française. Son doigt tendu montrait la silhouette de Boniface qui se perdait au milieu d’un groupe de soldats. -Le sergent qui causait à cet olibrius famélique?... Belle- Épée?... Mais c’est lui, lui-même, bagasse! Son interlocuteur sursauta. -Lui!... le fils de Lagardère?... -Lui-même, vous dis-je, j’en ai des preuves certaines. -Des preuves certaines? -Absolument. -Vous ne vous abusez pas? -Capédédious! quand je vous l’affirme... -Ah! je m’en doutais! s’écria celui qu’on nommait à présent M. de Posen. -Et c’est jouer de malheur. -Vous dites? interrogea Cocardasse. -Je dis que la malechance est pour nous: que sans le vouloir je viens de commettre la plus lourde sottise que j’aie jamais commise. Les prunelles du prévôt se fixèrent en point d’interrogation sur le baron. -La voilà, parbleu! la voilà, cette ressemblance que je cherchais... poursuivit celui-ci. -Ah! triple aveugle que j’étais... j’avais donc des écailles sur les yeux?... » Pourquoi la devise du duc m’est-elle revenue si tard! -Dioubibane! monsieur le baron, vous plairait-il de m’apprendre de quoi il retourne? s’écria encore Cocardasse qui ne comprenait goutte aux paroles de son interlocuteur. -Il retourne qu’il y a cinq minutes à peine je viens d’envoyer le sergent Philippe à Paris. -À Paris!... le pitchoun!... -Oui, à Paris, où toutes les embûches ne peuvent manquer de lui être tendues... Je n’ai que trop lieu de le craindre si je m’en fie à mes dernières informations. -Mais pourquoi ce départ? Pris d’une sorte de découragement, le baron mit Cocardasse au courant des faits qui l’avaient amené au camp et de la commission dont il s’était chargé pour Philippe. -Ventrebiou! jura le prévôt en sursautant, -c’est à s’en ouvrir la panse... Au moment où nous le tenions... après plus de deux ans de recherches par monts et par vaux! -Pouvais-je prévoir que ce fût lui? -Ver! vous avez là joliment besogné, baron. D’autant plus que ceux qui lui en veulent l’ont relancé jusqu’ici en lâchant à ses trousses un malandrin qui, hier, à deux reprises a tenté de l’assassiner. -Hier?... -Dans la soirée... et c’est miracle qu’il ait pu s’en tirer. Je vais vous conter la chose. Cocardasse commençait à narrer le guet-apens de la veille et le combat de l’auberge quand M. de Posen l’interrompant: -Pas maintenant, dit-il, -vous me raconterez un autre jour. Je repars sur-le-champ pour la capitale. -Vous repartez? -Sans délai. Il est de toute nécessité que je me trouve là-bas presque en même temps que lui, afin de veiller immédiatement à sa sûreté. -Mordious! partons, baron, partons! -Vous voulez m’accompagner? -Qué! pensez-vous que je vais vous le laisser protéger tout seul? Il est à moi, ce pitchoun. » C’est moi qui l’ai découvert... reconnu le premier... Donc!... -Soit, venez. Mais des chevaux? -Il n’en manque pas au camp. Espérons un peu, je vais en amener deux. Le vieux soldat s’enfonça à travers les tentes du côté du cantonnement de la cavalerie. Au bout d’un quart d’heure il revenait tenant par la bride deux vigoureux bai-bruns de race anglo-saxonne. -Voilà! fit-il. -M. de Charnac, lieutenant aux mousquetaires de la Reine et un de mes anciens élèves, m’a prêté ces jolis poulets d’Inde, qui se nomment m’a-t-il dit, Castor et Pollux, en souvenir de deux de ses amis défunts. » Ils ont de l’oeil, hein? -Je crois leur reconnaître du jarret; toutefois, ils sont loin de valoir mon pur sang, que monte le sergent Philippe et il ne nous faut pas songer à rejoindre celui-ci. Nous serons même obligés, j’en ai peur, de faire de nombreux relais... -Êtes-vous bon cavalier, au moins, M. de Posen? interrogea Cocardasse avec soupçon. -Parbleu... -C’est que moi je le suis, hé donc! et comme pas un. » Filons, alors. Prenez Castor, je prends Pollux. Les deux hommes se mirent en selle. -J’aurais pourtant bien voulu parler à M. de Chaverny, se dit le vieux soldat en mettant le pied à l’étrier. -Mais bast! Allons au plus pressé; je le verrai à Paris. Et, talonnant aussitôt sa monture, il sortit du camp avec M. de Posen. Une fois sur la route, tous deux se lancèrent au galop. C’était un spectacle vraiment fort pittoresque que de voir notre soudard à cheval; ses grandes et maigres jambes ballant de chaque côté des flancs de Castor touchaient presque à terre, et, toujours à la recherche des étriers, se livraient à une gymnastique bizarre, comme si elles eussent cheminé sur un terrain imaginaire. Puis son buste qui roulait, dansait le long de l’échine de l’animal, la parcourant d’un bout à l’autre par bonds et par ressauts et se perchant, tantôt sur le garrot, tantôt sur l’arrière-croupe, à l’instar d’un écuyer de cirque exécutant la voltige. Ce qui nous porte à en déduire que, selon sa coutume, il s’était quelque peu vanté en affirmant posséder à fond l’art de l’équitation. Néanmoins, en dépit de cette absence complète de stabilité, il parvenait à se maintenir sur la bête et à la hauteur du baron, qui, lui, était un cavalier consommé. -Si vous m’en croyez, nous nous arrêterons à Courtrai pour nous restaurer et faire souffler nos chevaux, proposa ce dernier à un moment. -C’est bien près!... observa le prévôt d’un ton de regret. -Nous pourrions pousser plus avant, s’il ne s’agissait que de nous, mais il y a bien dix-huit lieues d’ici cette ville, et lorsque nos montures auront fourni une pareille étape d’un seul jet, il sera nécessaire de leur octroyer quelques heures de répit. » Nous repartirons d’ailleurs, dès que nous les verrons suffisamment reposées. -À votre guise. Moi je pensais que Lille devait être notre première station. -Jarnidieu! camarade, vous raillez, je suppose. Savez-vous que Lille est à plus de quarante lieues d’Ostende. -Qué! si je le sais!... -Et vous voudriez avaler ce joli ruban de route sans débrider? -Mordious!... le double, baron... le double! s’écria Cocardasse vexé du doute qu’on avait émis et avec un étonnant sérieux. -Humph! grommela M. de Posen, -voilà qui sent diantrement la Gascogne. Je voudrais voir seulement notre homme à la fin de la journée, surtout de la manière dont il chevauche. Naturellement il était étonné qu’un maître cavalier montât d’une façon aussi peu usitée et s’expliquait le « comme pas un » de Cocardasse. Toutefois, sachant l’amour-propre du vieux soldat ultra chatouilleux, il n’avait garde de paraître remarquer sa navigation perpétuelle. Il n’eut pas besoin d’attendre la fin du jour pour être fixé définitivement sur les talents d’écuyer de son compagnon. Après deux heures de trajet, le soudard, rouge comme une braise, le poil hérissé, des rigoles de sueur aux tempes, offrait une image navrante. Cabotant de plus belle d’amont en aval et vice versa sans un instant de trêve, il ressemblait à s’y méprendre à un navire désemparé battu par les flots en furie. Mais sa vanité était si grande qu’il se serait fait plutôt couper en morceaux que d’avouer ses tortures. En constatant sa détresse, M. de Posen, pris de pitié, eut un moment l’idée de s’arrêter. Un coup d’oeil furibond du vieux soldat qui devina son intention, l’en empêcha. -Ma foi, pensa-t-il alors, -tant pis pour lui; au surplus, s’il marche, c’est le principal. Et puisque Castor a l’air de s’habituer à ces percussions répétées sur sa partie dorsale, laissons les choses en l’état. Sur ce dernier point le baron était dans l’erreur. Il prêtait à l’anglo-saxon une bénignité qu’il ne possédait aucunement, et que du reste n’importe quel cheval réellement digne de ce nom se fût fait un crime de posséder. En effet depuis pas mal de temps déjà, Castor donnait des marques non équivoques de mécontentement, dont tout autre que le prévôt eût compris la signification. Il avait plusieurs fois baissé les oreilles, joué du collier, et même encensé, arrachant, d’un brusque coup de tête, les guides des mains du Gascon, qui n’avait pu les ressaisir qu’avec beaucoup de difficulté. Évidemment, agacé par ce poids qui se promenait sans cesse sur son dos, il s’était dit dans sa cervelle de bête: -Je vais tâcher de prouver à mon individu que je ne suis pas du tout satisfait de sa manoeuvre et que si j’ai une selle c’est pour s’y asseoir et non sauter continuellement par dessus. Et il avait employé pour traduire sa pensée le seul langage qui fût en son pouvoir. Mais ç’avait été en pure perte, Cocardasse ignorant le premier mot de cet idiome. Aussi la patience de Castor était-elle à bout et se promettait-il de profiter de la première occasion pour donner une leçon exemplaire à son bourreau. Cette occasion s’offrit bientôt. M. de Posen dont l’assiette était correcte et qui, par conséquent, fatiguait moins sa monture que le Gascon, vint à avoir une assez forte avance sur lui. Redoutant de finir par perdre de vue le baron s’il continuait à rester ainsi en arrière, Cocardasse eut la mauvaise inspiration, dans le but d’accélérer l’allure de son cheval, de le piquer à la nuque du fer de sa rapière. C’en était trop pour Castor... À peine eut-il subi cet outrage, qu’il se mit à pointer, à ruer, à bondir en tous sens avec une telle furie que, pour ne pas aller à tous les diables, le soudard n’eut que juste le temps de lui jeter ses deux bras autour du col, contre lequel il se tint la poitrine collée, un frisson dans les moelles. -Ventrebiou! hoqueta-t-il. -la vilaine bête... elle devient enragée maintenant!... » Baron!... monsieur de Posen... accourez donc la tenir... accourez vite... Hélas! celui qu’il appelait avait encore gagné du terrain et ne voyait rien de ce qui se passait derrière lui. Le Gascon croyait sa dernière heure arrivée, car il se rendait compte du sort qui l’attendait si par hasard il venait à tomber: il était à coup sûr horriblement piétiné et foulé. Soudain, Castor, pris d’une nouvelle fantaisie, abandonna la route, et, tournant court sur la gauche, piqua droit devant lui en pleins champs. Le prévôt était de plus en plus affolé; instinctivement il resserra davantage l’étau de ses bras. Le cheval allait comme le vent, franchissant tous les obstacles: haies, fossés, monticules, avec une légèreté inouïe. C’était un véritable steeple-chase au clocher, si nous pouvons employer cette expression. Combien dura-t-il? Le pauvre Gascon n’aurait certes pu le dire, ayant totalement perdu la notion des choses. Enfin son martyre eut un terme. Un cours d’eau d’une quinzaine de pieds de large lui barra le passage. En voulant le sauter, Castor plongea au beau milieu, ce qui permit à Cocardasse de se dégager. Le ruisseau était peu profond et l’homme et la bête en furent quittes pour un bain imprévu. Tous deux reprirent pied en même temps sur la terre terme. Ce bain avait produit un effet salutaire sur l’Anglo-Saxon qui, entièrement calmé, ne montra plus aucune velléité de révolte et vint de lui-même se placer près de son maître momentané. Qu’on ne se hâte pas de nous taxer d’exagération et, à la lecture de cette scène équestre, qu’on se garde de nous accuser de ne pas savoir suivre un caractère. En vieillissant, Cocardasse, ce type connu du bavard adroit et du hâbleur brave, avait vu ses défauts s’accentuer et aussi ses qualités, et s’il n’avait pas été très à son aise sur la croupe de Castor, tranchons le mot, s’il avait eu peur -sentiment qu’il ne connaissait jusque-là que de nom -c’est que, en sa longue carrière, il n’avait jamais encore enfourché un vrai cheval, car on ne peut décemment donner ce nom à la bête piteuse qu’il montait, quelque vingt ans auparavant, dans la vallée de Louron, pour aller rejoindre à l’auberge de la Pomme d’Adam, les malandrins chargés d’assassiner le duc de Nevers. En se sentant dans sa position normale, le vieux soldat reconquit toute son assurance. -Té! fit-il, -quel rude cavalier je suis... Supporter une course semblable sans broncher!... Et dompter en rien de temps cet étalon sauvage! » Le baron, sûrement, me fera des compliments. » ... Au fait, se demanda-t-il, -qu’est-il devenu, M. de Posen?... Et où suis-je ici? La nuit tombait et l’horizon commençait à se noyer dans les brumes du crépuscule. Du regard il explora les environs afin d’essayer de reconnaître sa direction. Il ne put y parvenir; partout des champs et des champs; le silence et l’isolement. Très perplexe, il méditait ce qu’il allait faire en cette occurrence, lorsqu’il aperçut, se détachant sur l’écran sombre du lointain un point noir qui croissait à vue d’oeil. Sa figure s’épanouit. -Dioubibane! exclama-t-il, -c’est le baron... Va bien alors!... Son cheval s’est peut-être emporté aussi, et il ne le peut mater, le pauvre! Il ne se trompait pas, quant au premier point. C’était M. de Posen qui, ayant fini par se retourner pour voir comment Cocardasse et l’Anglo-Saxon se comportaient ensemble, avait été singulièrement étonné de les découvrir tous les deux au loin, fendant les carrés d’orges dans la situation que nous connaissons. Il avait aussitôt fait volte-face et s’était lancé à la poursuite des fugitifs, poursuite qui durait déjà depuis vingt minutes. Bientôt il fut auprès d’eux. -Ça, demanda-t-il au prévôt -quel jeu jouez-vous là, camarade; pensez-vous arriver à Courtrai par ce chemin? -Non! mordious! Mais c’est de la faute à cette maudite bête qui a été prise tout à coup d’une toque... et m’a amené ici sans s’inquiéter de savoir si ça me plaisait. -Parbleu! entre nous elle n’a peut-être pas eu tort. -Qu’entendez-vous par là, monsieur le baron, fit Cocardasse en se redressant. -J’entends que... Au fait nous discuterons cela plus tard. Pour l’instant tâchons de reconnaître où nous sommes. -Té! nous sommes dans les champs! repartit le prévôt, gasconnant jusque dans les circonstances les plus sérieuses. -Oui, et à deux lieues de la route, ce qui nous en fait quatre de perdues. -Bast! qu’est-ce cela! M. de Posen, peu en humeur de plaisanter, haussa les épaules. Puis, de même que Cocardasse, un moment auparavant, il sonda l’espace d’un regard investigateur. Après cinq minutes d’examen, il secoua la tête avec découragement. -Eh bien? questionna le vieux soldat. -Eh bien! je suis absolument désorienté. Aucun point de repère ne m’indique la voie à suivre. » S’il faisait jour, bien entendu, rien ne nous serait plus facile que de la trouver; mais l’obscurité s’épaissit de seconde en seconde et je craindrais de nous égarer davantage en nous fiant au hasard. -Pour lors, que concluez-vous? -Je conclus qu’il ne nous reste plus qu’à essayer de dénicher aux alentours quelque cabane de paysan afin de nous procurer un guide. -C’est une idée, baron. -Nous allons en conséquence longer ce ruisseau sur les bords duquel selon toute probabilité doivent s’élever quelques habitations. » Puis, à la première que nous rencontrerons, nous solliciterons, moyennant finances, l’aide d’un quidam quelconque pour nous remettre dans le bon chemin. -Parfait... Les deux hommes se mirent en marche. Par prudence, le vieux soldat cheminait à pied, tenant Castor par le licol. ***La Ferme. À une demi-portée de mousquet de l’endroit qu’ils venaient de quitter, ils eurent la satisfaction d’apercevoir à cinquante pas, de l’autre côté du cours d’eau, un bâtiment assez vaste qui avait toute l’apparence d’une ferme. -Voilà notre affaire, dit M. de Posen. Un pont composé de quelques planches branlantes permettait de traverser le ruisseau en face de l’entrée. Ils le passèrent et s’approchèrent de l’habitation. Vue de près, elle avait un aspect singulier. Elle tombait littéralement en ruines. Les murs, rongés de mousses et de pariétaires, étaient crevés, lézardés du haut en bas et semblaient près de s’écrouler. La grande porte arrachée de ses gonds gisait à terre, ses ais pourris, et le toit en chaume, dénudé en maints endroits, montrait un squelette de lattes brisées ou défoncées. Nos voyageurs pénétrèrent à l’intérieur, qui était à l’avenant. Partout la lèpre de la moisissure s’était étendue, désagrégeant les pierres et taraudant les bois. Cette demeure paraissait totalement abandonnée. Le baron et le prévôt se trouvaient alors sous une voûte formée par la baie charretière et un premier corps de logis. Vis-à-vis d’eux était une cour à l’extrémité de laquelle se voyait une seconde construction en aussi mauvais état que sa voisine. Ils considéraient ce délabrement avec des yeux surpris. -Étrange masure! dit M. de Posen. -Bonne à loger des rats et des mulots, repartit Cocardasse. -Et où il nous est inutile de rester davantage, car, certainement, elle n’abrite aucun être humain. -J’ai envie d’y mettre le feu pour me sécher, émit le soudard qui grelottait sous ses vêtements trempés. -Essayez!... glapit une voix menaçante qui tout à coup éclata derrière eux. Ils se retournèrent brusquement et virent une vieille femme qui, à la lueur d’une mauvaise lanterne qu’elle élevait d’une main, les fixait d’un oeil plein de colère. Elle se tenait droite, la tête rejetée en arrière en signe de défi. C’était une sorte de virago aux traits durs, aux formes anguleuses et que de misérables loques recouvraient. M. de Posen et le prévôt la considérèrent un moment, puis le premier lui dit: -Ma bonne femme, soyez assurée que mon compagnon n’a nullement l’intention d’incendier votre demeure. » C’est par pure plaisanterie qu’il a parlé ainsi. -Drôle de plaisanterie, grommela la vieille. -Mais que venez-vous faire ici? -Nous allons vous l’apprendre. Nous nous sommes égarés et cherchons un guide pour nous ramener sur la grande route. » Y a-t-il quelqu’un dans cette habitation qui puisse être ce guide? -Non, il n’y a personne. Seul, mon fils Christian le pourrait, mais il est en boisson depuis ce matin, et incapable de mettre un pied devant l’autre. » Quant à moi, je suis obligée de ne pas quitter la maison, à cause de deux voyageurs qui, comme vous, ont perdu leur chemin et sont arrivés ce tantôt tellement fatigués, qu’ils vont y passer la nuit. -Ah! et nous qui supposions cet endroit veuf de tout habitant, murmura le baron. -En somme, nous ne devons compter ni sur vous ni sur votre fils pour le service que nous attendons? -C’est impossible et je vous dis pourquoi. M. de Posen était vivement contrarié. -Pouvez-vous au moins nous indiquer quelque autre habitation dans le voisinage? reprit-il. -La plus proche est à une lieue du côté d’Ostende; et pas sur le ruisseau comme la nôtre, dans les terres, au loin. -Me semble, en ce cas, intervint Cocardasse, que nous n’avons plus qu’à faire comme les gensses qui nous ont précédés. Nous repartirons demain à la première heure. » Qu’en dites-vous, baron? Celui-ci méditait. S’aventurer de nouveau dans les champs, en pleine obscurité et ne réussir, peut-être, qu’à s’éloigner encore davantage de la route ne lui souriait guère. D’autre part, perdre un temps précieux à un arrêt dont le besoin ne se faisait pas absolument sentir, cela l’affligeait fort. Néanmoins, après avoir pesé le pour et le contre de ces deux alternatives, il crut plus rationnel de se rallier à la proposition de son compagnon. -Soit, finit-il par répondre, passons la nuit dans ce lieu... Mais quel retard considérable!... -Or donc, la mère, dit le prévôt, -puisque nous consentons à vous honorer de notre présence, arrangez-vous pour nous trouver un coin quelconque où nous puissions faire un somme jusqu’à la piquette du jour. -La seule chambre habitable de la ferme, répliqua la vieille, -est occupée par les deux voyageurs dont je vous ai parlé, et je n’ai plus à vous offrir qu’une espèce de cellier où nous serrons nos outils de travail. » Si vous voulez vous en contenter? -Eh! oui, on s’en contentera, repartit le vieux soldat; -trop de luxe nous gênerait. -Alors venez, commanda la virago. -Et nos chevaux? observa le baron. -Attachez-les pour le moment à cet anneau que vous voyez au mur. Tout à l’heure je les conduirai sous un hangar dans la cour et leur donnerai à chacun une mesure d’orge. Castor et Pollux, mis dans l’impossibilité de brûler la politesse à leurs cavaliers, ceux-ci suivirent la femme qui s’engagea dans un escalier débouchant sous la voûte. Tous trois gravirent une vingtaine de marches et aboutirent à une porte fermée d’un simple loquet. La vieille l’ouvrit et fit entrer ses hôtes dans un local le long des parois duquel s’entassaient pêle-mêle un grand nombre d’instruments aratoires et d’outils de différentes sortes, les uns et les autres si corrodés par la rouille qu’ils en étaient autant dire hors d’usage. Sur le sol traînaient, éventrés, des sacs remplis d’orge et de houblon que l’humidité avait fait germer ou moisir. L’aspect de l’endroit amena une grimace sur le visage de M. de Posen. Le prévôt, au contraire, se montra très satisfait. Les membres disloqués, l’échine rompue par suite de sa mauvaise entente avec Castor, il aspirait à un repos quel qu’il fût. Aussi, sans plus attendre, il s’allongea sur un des sacs et, en plaçant un second sous sa nuque pour lui servir d’oreiller, s’apprêta à goûter un sommeil qu’il jugeait avoir bien gagné. -Faut-il venir vous réveiller, Messieurs! demanda la vieille avant de s’en aller. -C’est inutile, répondit le baron, -vous ne viendriez probablement pas assez tôt; il nous faut partir à l’aube levant. » Je vais même, au cas où je ne vous reverrais point, vous payer sur-le-champ votre hospitalité. Et tirant de sa poche une bourse rondelette, il y prit un louis qu’il remit à la femme. L’éclat de l’or alluma une flamme dans les yeux de celle-ci. -Merci, dit-elle en arrachant presque la pièce des doigts de M. de Posen, -et bonne nuit, messieurs. La virago ayant disparu en emportant la lumière, le baron prit le parti d’imiter Cocardasse. Mais, moins heureux que lui, il ne put que tomber dans un assoupissement qui participait à la fois de la veille et du sommeil sans être pourtant ni l’un ni l’autre. Les heures passèrent. Ainsi que l’avait annoncé la vieille, deux voyageurs étaient arrivés à la ferme vers le milieu du jour. Ils occupaient une chambre du second corps de logis, c’est-à-dire du bâtiment situé au fond de la cour. L’un était un vieillard de soixante-dix ans environ et qui, en dépit des hivers accumulés sur sa tête se tenait encore droit et ferme. Il était entièrement vêtu de noir. L’autre paraissait être dans toute la force de l’âge et portait l’uniforme des compagnies franches. Il avait une épaule et une partie du cou enveloppées de linges sanglants. Un peu avant la venue de M. de Posen et de Cocardasse, ces deux personnages avaient entre eux une conversation que nous croyons utile de relater. -Il faut cependant en finir! disait le septuagénaire qui se promenait de long en large dans la chambre, à pas saccadés, tandis que son compagnon assis sur un escabeau s’accotait au mur qui lui servait d’appui. -Voilà deux ans que tu le poursuis et tu n’as pas pu réussir à m’en débarrasser. -Vous savez bien, monsieur de Peyrolles, que j’ai fait pour ça tout mon possible, répondait le soldat. -Mais c’est un démon, un diable de l’enfer!... et chaque fois que je lui ai tendu un piège, c’est contre moi qu’il a tourné... Hier encore, voyez dans quel état il m’a mis! -Oui, je le vois, et si je ne m’étais pas trouvé là, juste à point pour te ramasser et te panser, je crois qu’à l’heure présente tu ne vaudrais guère plus que tes acolytes dont les cadavres sont restés à l’auberge. -C’est vrai... et ma reconnaissance... Le vieillard eut un rire cruel. -Je n’ai que faire de ta reconnaissance, dit-il. -Si je t’ai sauvé, c’est pour moi et non pour toi. J’ai encore besoin de tes services. -Aussitôt guéri je me remettrai en campagne et je vous promets qu’alors il ne m’échappera pas. -Tu m’avais déjà dit cela la dernière fois quand il t’a laissé pour mort sur la tour, près de Prague. Comme à présent tu m’avais fait venir afin de me rendre témoin de ta victoire, de me montrer son cadavre. » Elle a été jolie ta victoire et elle l’est encore plus aujourd’hui où nous sommes obligés de fuir par des chemins détournés de peur que ce soit lui qui nous pourchasse. Le soldat, que nos lecteurs ont déjà reconnu pour être Mathias Knauss, voulut faire un mouvement de protestation, mais un gémissement lui échappa et une soudaine pâleur envahit son visage. -Ne vas-tu pas tomber en faiblesse comme une femme, maintenant? reprit durement le vieillard dont la tête se pencha brusquement sur son épaule gauche et se redressa, comme si ce mouvement était indépendant de sa volonté. -Nous avons tant marché depuis ce matin, monsieur de Peyrolles... -Et il nous faut de nouveau marcher demain une partie de la journée, toujours à travers champs, la route n’étant pas encore suffisamment sûre. » Ce n’est qu’à Dixmude, c’est-à-dire à trois lieues d’ici, que nous n’aurons plus à craindre de rencontre fâcheuse. Là nous prendrons une chaise de poste qui nous ramènera à Paris. -Je ne pourrai jamais y aller à pied. -Si, je te soutiendrai comme je l’ai déjà fait avec cet élixir, repartit le vieillard en prenant sous son pourpoint un petit flacon où brillait une liqueur couleur d’opale. -Bois! ajouta-t- il, en tendant le flacon à Knauss. Celui-ci absorba une gorgée de la liqueur. Immédiatement il parut se ranimer; ses joues se colorèrent et son buste affaissé se redressa. -Oui, à présent, dit-il, -je me sens assez fort pour fournir une longue course. -Tu en prendras demain une seconde gorgée avant de partir... Mais chut!... commanda tout à coup le vieillard qui prêta l’oreille. -Qu’y a-t-il donc? -J’entends des pas de chevaux... un bruit de voix à l’entrée. Et, inquiet, le septuagénaire s’approcha de la croisée, après avoir soufflé une bougie de résine placée sur une crédence. -Sang du Christ! jura-t-il presque aussitôt. -Deux de nos ennemis qui arrivent dans cette ferme! -L’un d’eux serait-il le sergent Philippe? demanda anxieusement Mathias. -Non, heureusement. Toutefois nous n’en avons pas moins à nous tenir sur nos gardes, car je reconnais ce soudard de Cocardasse et le baron de Posen qui tous deux protègent Philippe. » Que viennent-ils faire dans cet endroit isolé? Y auraient-ils appris notre présence ou est-ce simplement le hasard qui les y a guidés?... » À tout événement prenons nos précautions. Il s’empara vivement de deux amples manteaux de voyage déposés sur un siège, en jeta un sur les épaules de Knauss et s’enveloppa de l’autre. Puis, s’armant d’une paire de pistolets, il attendit. -Allons, dit-il au bout de quelques minutes, -ce n’est pas nous qu’ils cherchent. Les voilà qui entrent dans le premier corps de bâtiment conduits par la vieille; ils vont sans doute se reposer, car ils semblent exténués, Cocardasse surtout. -Que devons-nous faire, alors? -Je vais y réfléchir. En quittant ses nouveaux hôtes, la virago avait redescendu l’escalier, traversé la voûte et était entrée dans une pièce ayant accès sous celle-ci. Près d’une haute cheminée à auvent et dans l’âtre de laquelle agonisaient quelques braises, était un homme étendu à terre tout de son long. Il paraissait dormir. C’était un individu encore jeune, à la face rude et grossière. La femme le toucha du pied. -Christian, dit-elle en patois flamand, -nous avons deux nouveaux voyageurs. Le paysan sortit de sa somnolence. -Deux nouveaux voyageurs? répéta-t-il d’une voix épaissie par l’ivresse... T’ont-ils payée aussi? -Oui, fiot. -Qu’est-ce que tu as reçu d’eux? -Regarde! fit la vieille, la main ouverte sous les rayons de la lanterne. -De l’or! exclama le rustre en se levant précipitamment. -Un louis! Celui qui me l’a donné en avait comme ça plein une bourse. -Plein une bourse! Ils sont donc riches, ceux-là? -Je le crois. Ils doivent toujours l’être plus que les autres qui ne m’ont donné qu’un écu, répliqua la femme, jugeant, suivant l’ordinaire, sur les apparences. -Riches! redit le paysan -et nous... nous sommes misérables!... Les regards du fils et de la mère, comme attirés par un aimant, convergeaient sur la pièce d’or qui s’auréolait de fauves reflets. -De l’or!... s’écria le premier au bout d’un moment. -De l’or!... y a-t-il longtemps que nous n’en avons vu. -Oh! oui, il y a longtemps, nous n’en connaissions plus la couleur. -Que ne ferais-je pas pour en avoir! Et dire qu’avec la moitié seulement de ce que ces gens-là ont sur eux, nous pourrions relever notre ferme détruite par les pillards au temps de la guerre. -Racheter des champs et des bêtes de labour, ajouta la vieille. -Redevenir ce que nous étions auparavant: les plus gros fermiers de l’endroit. » Mais plus rien... rien que la misère et la boisson pour oublier!... À mesure que le paysan parlait, son ivresse semblait se dissiper et ses traits prenaient une expression de haineuse envie. Sa mère demeurait immobile à le fixer, cherchant à lire sur son visage les pensées qui l’assiégeaient. Soudain un pas léger qui se fit entendre dans la pièce les fit tressaillir. Le grand vieillard entré depuis un instant sans qu’ils eussent remarqué sa présence, s’avançait vers eux. -Causons un peu, leur dit-il en s’asseyant familièrement à leurs côtés. Puis, après les avoir scrutés l’un et l’autre d’un regard perçant, il reprit: -Je viens de surprendre involontairement une partie de votre conversation, et sais, par conséquent, que vous êtes décidés à faire bien des choses pour avoir de l’or. -Oh! oui! répondirent ensemble la mère et le fils, d’un accent convaincu. -Eh bien! je connais un moyen de vous en faire gagner beaucoup. Et le vieillard ajouta en tirant une longue bourse à travers les mailles de laquelle filtraient de jaunes rayons. -Il y a là cinquante louis, qui sont à vous si vous voulez. -Si nous voulons? -Oui; et en voici cinquante autres, continua le tentateur en sortant une seconde bourse de sa poche, qui peuvent également devenir votre propriété. -Monseigneur, s’écrièrent à la fois le rustre et la vieille dont les yeux s’allumaient de convoitise, -apprenez-nous ce qu’il faut faire pour cela? -Écoutez... Et, à voix très basse, le vieillard parla aux deux paysans pendant quelques minutes au bout desquelles ceux-ci dirent d’un commun accord: -Nous acceptons! -Bien! alors, prenez déjà cet acompte, ajouta-t-il en leur jetant sa première bourse. -Le reste, vous l’aurez après. -Et vous nous donnez aussi tout ce qu’ils ont sur eux. -Naturellement, ça fait partie de votre gain. Vers cinq heures du matin, c’est-à-dire lorsqu’il s’en fallait encore d’un tour de cadran pour que l’aube parût, M. de Posen, toujours plongé dans ce demi-sommeil qui n’avait pu se transformer en sommeil complet, crut percevoir un frôlement du côté de la porte du cellier. C’était comme si on passait et repassait devant l’huis avec précaution. Il mit d’abord cela sur le compte de son imagination. Cependant, le frôlement persistant, il fit un effort pour reprendre son entière lucidité d’esprit et, y étant parvenu, demeura aux écoutes. Au bruit insolite se mêlait maintenant un chuchotement continu. Bientôt il entendit qu’on soulevait doucement le loquet. -Oh! oh! se dit-il, qu’est-ce que cela signifie? On ne vient assurément pas nous réveiller, sans quoi on s’y prendrait d’une autre façon. Alors, il se rappela qu’ils étaient, Cocardasse et lui, dans un lieu absolument isolé; que la femme qui les avait reçus avait un aspect inspirant rien moins que la confiance et qu’enfin il avait eu le tort de montrer sa bourse gonflée d’or. Aussi, se penchant vivement vers le prévôt qui dormait à poings fermés et lui pinçant le bras jusqu’au sang, il lui glissa à l’oreille: -Alerte! Cocardasse! alerte! Le Gascon réveillé en sursaut fut un instant avant de se reconnaître; mais il était trop vieux routier, et avait trop l’habitude des surprises pour être longtemps indécis. -Qu’est-ce? demanda-t-il d’une voix à peine perceptible. M. de Posen répondit en lui indiquant la porte. Celle-ci s’ouvrait petit à petit poussée de l’extérieur. Malgré l’obscurité qui régnait dans le réduit les deux hommes pouvaient sans peine en suivre le mouvement. Cocardasse voulut se lever. Le baron l’en empêcha. -Voyons venir, murmura-t-il. Et ils attendirent sans bouger simulant le sommeil. Quand la porte fut aux trois quarts ouverte, deux ombres pénétrèrent l’une après l’autre dans le cellier. La première était un homme qui tenait à deux mains un lourd fléau de grange, la seconde, une femme munie d’une large faux et qu’ils reconnurent pour être leur hôtesse. Tous deux s’avançaient à pas de loup vers l’endroit où étaient le baron et le prévôt. Arrivés auprès d’eux, l’homme dit à la femme: -Ils dorment... Dépêchons. Et brusquement, levant ensemble chacun leur arme, ils en assénèrent aux deux pseudo-dormeurs un coup terrible. S’ils eussent été atteints, c’en était fait de ceux-ci. Mais avec une agilité digne de clowns émérites, au moment où les instruments s’abattaient sur eux, ils exécutaient ce qu’on appelle vulgairement un saut de carpe et se trouvaient soudain à trois pas de là, face à leurs agresseurs. En voyant leur entreprise manquée, les rustres lancèrent une imprécation de fureur et la virago qui avait attaqué le baron leva de nouveau sa faux sur lui. Mais un éclair s’alluma dans la main de M. de Posen qui avait pressé la détente de son pistolet et le bras droit de la vieille retomba fracassé, tandis qu’elle poussait un juron de douleur et que son arme roulait sur le sol avec bruit. Le fils fut encore moins heureux que sa mère. Après avoir évité un second coup de fléau, Cocardasse l’embrocha comme un poulet et le jeta sanglant contre la porte au pied de laquelle il s’affaissa lourdement. -Sandiéous! exclama le prévôt, -qu’est-ce que cette histoire? -Je crois le deviner, répliqua son compagnon. -Ces misérables auront voulu nous assassiner pour nous voler tout simplement. Et allant à l’homme, dont l’agonie commençait: -Malheureux! lui dit-il, -ne pouviez-vous donc faire appel à notre générosité, au lieu d’attenter à notre vie? Le paysan rouvrit les yeux, que la mort fermait déjà et d’une voix éteinte, balbutia: -Oui... nous avons été criminels... mais on nous y a poussés... un vieillard... là-bas... logé au fond de la cour... est venu nous offrir de l’or pour vous tuer. -Un vieillard... dans le fond de la cour... répéta le baron qui ne comprenait pas. -... Il est avec un autre voyageur... il nous a dit que vous étiez ses ennemis... qu’on lui rendrait un grand service en vous faisant disparaître... et il nous promettait beaucoup d’or si nous y réussissions... » Alors... à cause de notre misère... nous avons accepté... Mais nous sommes punis... ma vieille mère ne survivra pas à sa blessure... et moi... moi... je meu... Le mot lui resta dans la gorge; il venait d’exhaler son dernier souffle. Cocardasse et le baron descendirent quatre à quatre l’escalier pour courir au second corps de logis. Comme ils arrivaient au bas, deux cavaliers recouverts de longs manteaux qui les dissimulaient totalement, passaient devant eux et se perdaient aussitôt dans la campagne au triple galop. -Ce sont nos hommes! s’écria M. de Posen. -L’un est évidemment le vieillard dont nous a parlé ce paysan. Il faut savoir qui ils sont tous deux... À cheval, Cocardasse... à cheval... Nous allons leur donner la chasse. Ils s’élancèrent dans la cour où, d’après la virago, se trouvait le hangar abritant Castor et Pollux. Le hangar y était bien, mais non les chevaux. -Les coquins! exclama le baron, -ils nous ont volé nos bêtes et nous voilà maintenant sans monture. Impossible de songer à les poursuivre et, par conséquent, à éclaircir ce mystère... » Jour de Dieu! Je les connaîtrai pourtant... » Ah! monsieur de Peyrolles, je ne sais comment cela peut se faire, mais je gagerais ma tête qu’il y a quelque chose de vous là-dessous... » Soyez tranquille, nous nous retrouverons à Paris. -Mordioux! pour sûr nous nous retrouverons, cria à son tour le prévôt, -et Pétronille elle ne vous manquera pas cette fois comme elle l’a fait dans le cimetière Saint-Magloire. Nous savons que M. de Posen devinait juste. Au bruit du coup de feu, M. de Peyrolles avait tressauté, comprenant que les paysans, ses nouveaux complices, n’ayant pas d’armes si bruyantes entre leurs mains, avaient dû échouer; aussi, prenant Knauss sous le bras, l’avait-il entraîné dans la cour et hissé sur un des deux chevaux. Puis ils étaient partis à fond de train. -Camarade, reprit le baron, -il ne nous reste plus qu’à nous remettre en chemin. » Le jour va paraître et nous allons pouvoir, j’espère, regagner la route. Ils sortirent donc de la ferme en ruines et, s’étant orientés tant bien que mal, parvinrent au bout de deux heures de marche à retomber dans la bonne voie. Puis, à la première poste qu’ils rencontrèrent, M. de Posen se fournit, moyennant espèces trébuchantes, de deux nouvelles montures, qui ne valaient certes point Castor et Pollux, mais dont ils durent se contenter faute de mieux. Cocardasse, profitant de la leçon d’équitation qu’il avait prise la veille à ses dépens, se tint, désormais, presque convenablement à cheval. C’est tout juste s’il sautait de croupe en tête une dizaine de fois par lieue. Ce qui était un grand progrès. ***Marine. Philippe, lui, n’avait éprouvé aucun retard durant le trajet d’Ostende à Paris. Brûlant les étapes, ne prenant que strictement le repos nécessaire à lui et à sa monture, il avait franchi en quatre jours l’espace qui le séparait de la capitale. Toutefois, à une courte distance de celle-ci, sa bête surmenée, fatiguée à l’excès par le double voyage qu’elle venait d’accomplir, fléchit tout à coup sous lui et tomba pour ne plus se relever. Mais peu lui importait: Paris était là! Il acheva sa route à pied et bientôt arriva rue du Pas-de-la-Mule, où était l’hôtel du « Roussin d’Arcadie ». Ce fut en coup de vent qu’il entra dans le bureau où trônait la maîtresse de céans, dame Gloria, épaisse et grasse commère de trente-six à trente-huit ans, aux rotondités quelque peu croulantes. À cette façon de se présenter, dame Gloria, qui n’avait pas encore abdiqué et craignait toujours pour ses charmes, crut à une attaque soudaine et eut un gloussement d’effroi, en même temps qu’elle protégeait ses appas du bouclier de ses deux bras gros comme des jambons de Mayence. Cependant en remarquant la jolie figure du nouveau venu, elle se dit qu’après tout l’attaque ne serait pas désagréable et s’apprêta à la soutenir de son mieux. Philippe, qui se souciait peu de dame Gloria et de ses avantages plastiques, lui demanda anxieusement: -N’avez-vous point ici une jeune fille du nom de Marine? -Oui, monsieur le sergent... une jeune enfant que... -Indiquez-moi son logement, je vous prie, interrompit Philippe. -Est-ce que vous seriez le frère qu’elle attend? -Ah! la mignonne va-t-elle être contente. Si vous saviez? -Vite... dites-moi où elle est... reprit le jeune homme avec impatience. -Permettez, je vais vous conduire, proposa l’hôtesse en essayant de se mettre en mouvement. -Non, inutile; où loge-t-elle? Renseignez-moi donc, sacrebleu! -Ah! sainte Vierge, un si gentil garçon qui jure comme ça. Philippe lui lança un regard terrible. -Au premier étage, la porte en face de l’escalier; la clef est dans la serrure, s’empressa de répondre dame Gloria que ce regard avait fait frémir. En deux bonds le jeune homme eut escaladé l’escalier. Sur le point d’entrer chez Marine il fut pris d’une appréhension. Comment allait-il la retrouver et qu’allait-elle lui apprendre. Son appel désespéré lui faisait entrevoir des choses si graves qu’il redoutait presque de les connaître. Enfin il pénétra dans la chambre de la jeune fille. Celle-ci était assise dans un large fauteuil, la tête inclinée sur une épaule comme si elle n’eût plus eu la force de la porter. Au bruit de la porte qui s’ouvrait, elle la releva, et reconnaissant celui qu’elle appelait son frère, laissa échapper une sourde plainte. Ce dernier accourut à elle. -Marine! s’écria-t-il, -ma pauvre Marine! Que s’est-il donc passé pendant mon absence... et pourquoi parles-tu de mourir? Il l’embrassait avec effusion et lui prodiguait mille caresses. Mais elle cherchait à s’y dérober et le repoussait doucement. Cet accueil le surprit; il l’examina alors avec attention. Que de changements s’étaient opérés en elle depuis son départ. Il l’avait quittée exubérante de santé, les lèvres en fleur, les yeux limpides comme le cristal et il la revoyait le visage décoloré, émacié, la bouche crispée par la douleur et les yeux sombres comme la nuit. Puis, dans toute sa personne un affaissement, un dépérissement qui témoignait d’une souffrance intérieure et continue. Cela lui fit mal. Il remarqua aussi qu’elle évitait ses regards, semblant honteuse de sa présence. -Merci d’être venu, Philippe, dit-elle d’une voix faible. -Oh! merci!... je craignais tant ne pas te voir avant de mourir. -Mourir! Mais pourquoi encore? répéta le jeune homme. -Pourquoi?... Parce que je ne suis plus digne de vivre. -Que signifient ces paroles, petite soeur? Je ne les comprends pas. Puis, que m’a raconté le messager qui m’a apporté ta lettre; il t’a rencontrée, m’a-t-il dit, sur un pont prête à te jeter à l’eau. Est-ce vrai? La jeune fille fit un signe affirmatif. -Ainsi tu voulais en finir avec la vie! En finir, sans songer au chagrin immense où tu me plongerais, moi qui t’aime tendrement. -Oh! si... j’y ai songé!... -Et cela ne t’a pas arrêtée! -Je ne pouvais... je ne puis plus vivre!... te dis-je. -Petite soeur, dit gravement le sergent, -pour que tu en sois venue à désirer la mort si ardemment, il faut que tu sois en proie à un bien grand désespoir. » D’où vient-il?... » As-tu toujours assez de confiance en moi pour m’en faire connaître la cause? -À quoi bon? Cela ne remédierait en rien à mon malheur et te ferait souffrir inutilement. -Cela me fera sans doute souffrir, mais cela me permettra peut- être aussi d’apporter quelque soulagement à ta peine. -C’est impossible! Ma peine est une de celles pour lesquelles il n’est aucune consolation. -Voyons, soeurette, reprit le jeune homme en s’asseyant près d’elle et en lui prenant câlinement les mains qu’il sentit frissonner dans les siennes; -voyons, ne suis-je donc plus ton frère comme autrefois? » Tu sais, autrefois où nous partagions tout ensemble, joies et chagrins... où tu me confiais tes plus intimes pensées... où je savais si bien lire au fond de ton petit coeur... De ce coeur qui, aujourd’hui, est fermé pour moi. À cette évocation la jeune fille se sentit remuée par une foule de doux souvenirs qui se représentèrent tout à coup à son esprit, et comparant sa situation actuelle à celle de jadis, un flot de larmes lui monta aux paupières. Alors elle pleura, pleura longtemps, penchée sur l’épaule du sergent. Puis quand ses larmes se furent en partie taries, elle lui répondit: -Mon cher Philippe, pas plus qu’autrefois je n’aurai de secret pour toi... et puisque tu le veux, tu vas tout savoir. Tu verras ensuite si la vie m’est encore possible. » Écoute donc. » Peu après ton départ pour l’armée, madame Passepoil, qui m’avait prise en amitié et me voulait du bien, me trouva chez une grande dame, la marquise de Verteuil, une place plus avantageuse que celle que j’avais chez elle. » J’y entrai d’abord comme lingère, mais la marquise ayant appris que j’étais assez habile brodeuse, me fit bientôt abandonner l’ouvrage du linge pour ne plus m’occuper qu’à faire de la broderie. » Elle paraissait très contente de mon travail, si contente même, que pour me voir à l’oeuvre, elle m’autorisa à rester dans un coin de son salon, ne dédaignant pas d’y recevoir en ma présence les personnes qui venaient lui rendre visite. » Parmi ces personnes, une des plus assidues était un jeune homme de trente à trente-deux ans, d’origine lombarde. » Ma maîtresse l’appelait familièrement M. Zen. » Dès le premier jour qu’il parut dans le salon, il me remarqua et demanda à la marquise qui j’étais. » Elle le lui apprit. » -Mais elle est charmante, cette petite! dit-il, charmante, en vérité. » Et il braqua aussitôt son lorgnon sur moi pour m’examiner à loisir sans prendre garde à la gêne que me faisait éprouver son examen. » À chaque nouvelle visite il recommença ce manège, s’approchant même parfois de l’endroit où je me tenais pour m’adresser la parole; ce qui me causait une grande confusion, car je ne savais que lui répondre. » La marquise, ne voyant là qu’un badinage, ne s’en préoccupa nullement. » -D’ailleurs, me disait-elle en riant, -c’est un Italien, et les Italiens, vous le savez, ont l’admiration expansive. » Un jour, madame de Verteuil m’ayant envoyée faire une commission chez une de ses amies, je rencontrai M. Zen qui passait en carrosse. » En m’apercevant, il fit arrêter, descendit de voiture et vint me demander pourquoi je me trouvais hors de l’hôtel de la marquise. » Je lui en fis connaître le motif et lui indiquai le lieu où je me rendais. » -Eh! c’est encore assez loin! observa-t-il; -comment la marquise a-t-elle le coeur de laisser trotter dans la boue d’aussi jolis petits pieds que les vôtres? Montez dans mon carrosse, mon enfant, je vais vous conduire. » Je crus qu’il plaisantait; il n’en était rien et j’eus beau me défendre, m’excuser d’un tel honneur, il fit tant et si bien que je dus m’asseoir près de lui sur les coussins. » À peine en marche, il me tint des discours qui me jetèrent dans un trouble extrême et finalement me fit une déclaration d’amour. » Je la repoussai avec la plus grande indignation. » Comme mon attitude n’avait aucun pouvoir sur lui, je ne trouvai pas d’autres moyens de me soustraire à ses avances que d’ouvrir brusquement la portière du carrosse et de m’élancer dans la rue, au risque de me briser les membres. » Je me gardai de confier cette aventure à la marquise, afin de ne pas la brouiller avec M. Zen, dont à coup sûr elle eût sévèrement blâmé la conduite. » Puis je pensais que ce dernier, après ce qui s’était passé, n’oserait plus, désormais, me poursuivre de ses assiduités. » Ce fut de ce silence, hélas! que découla mon malheur. » Durant les visites suivantes que fit M. Zen chez ma maîtresse, il ne me parla plus, mais ses yeux, fréquemment dirigés vers moi, avaient un langage bien autrement éloquent que des paroles et auquel je ne pouvais me méprendre. » J’en éprouvais un malaise inexprimable. » À six semaines de là, environ, la marquise dut s’absenter pour aller passer quelques jours chez une vieille tante habitant sur les hauteurs de Montmartre. » Trois jours après son départ, on m’apporta une lettre d’elle où elle me mandait de venir la retrouver avec plusieurs espèces de broderies qu’elle voulait montrer à sa parente. » Je m’empressai de lui obéir et, aussitôt à Montmartre, me présentai à la maison dont l’adresse m’avait été indiquée sur la lettre. » J’y fus reçue par une femme qui me parut être une gouvernante ou une dame de compagnie. » -Mademoiselle, me dit-elle, -votre maîtresse est pour le moment sortie faire un tour de promenade avec la mienne, mais elles ne vont pas tarder à rentrer toutes deux. En attendant, venez vous reposer et vous rafraîchir; vous paraissez être fatiguée et incommodée par la chaleur. » J’avais en effet très chaud et étais assez lasse, car nous étions au mois de juillet et l’atmosphère était accablante. » J’acceptai donc ce qu’elle me proposait et la suivis sans défiance. » Elle me mena alors dans un appartement richement meublé et me servit une boisson rafraîchissante. » Une heure se passa sans que je visse revenir la marquise, ni sa parente. Peu à peu je me sentis envahir par une torpeur qui s’empara de tout mon être. » Je crus à un effet de la température et de ma lassitude et ne m’en inquiétai point, espérant que cela allait se dissiper. » Pour chasser même plus vite cet engourdissement, je me levai et fis quelques pas dans l’appartement. » Mais j’oscillais de droite et de gauche comme si le sol eût manqué sous mes pieds et, pour ne pas tomber, je n’eus juste que le temps de regagner mon siège. » À partir de ce moment, tout est néant pour moi... jusqu’au lendemain. Ici, Marine fit une pause et sembla hésiter à continuer son récit. Les joues empourprées par la honte, elle cherchait à retirer ses mains des mains du jeune homme pour s’en cacher le visage. -Eh bien! soeurette, dit doucement celui-ci dont le visage était blême car il craignait comprendre sans que rien encore eût été dit; -pourquoi t’arrêtes-tu? -Oh! Philippe, si tu savais ce qu’il me reste à t’apprendre? -Pauvre chérie! reprit le sergent d’une voix sombre, -je crains de m’en douter... Mais va, continue... il faut que je connaisse tout... tout! La jeune fille poussa un navrant soupir, puis reprit: -Je ne revins à moi que le lendemain matin... » Ayant perdu connaissance vers six heures du soir, il s’était donc écoulé un espace d’environ douze heures, pendant lequel ma volonté avait été entièrement annihilée. » Quand je rouvris les yeux, je crus d’abord rêver. » Je me trouvais couchée dans un lit somptueux, placé au milieu d’une chambre meublée avec le plus grand luxe. » Les rayons du soleil entraient à flots par les croisées garnies seulement de légers rideaux de dentelles et venaient se jouer sur la courtepointe de brocart qui recouvrait le lit. » Comme hébétée, je laissais mes regards errer partout, m’efforçant de me rendre compte de l’étrangeté de ma situation. » Tout à coup, derrière mon chevet, j’aperçus M. Zen qui, dans un négligé élégant, me considérait, un sourire sur les lèvres, et semblant jouir de ma surprise extrême. » Sa présence près de moi, en cet instant fut un trait de lumière... » Me rappelant les faits de la veille avec une lucidité extraordinaire, je compris immédiatement de quelle infâme machination j’avais été victime et le malheur irréparable qui venait de me frapper. » Alors, folle de douleur, la tête perdue, je me levai d’un bond et ramassant à la hâte quelques-uns de mes effets qui étaient à terre, je me précipitai vers la porte, n’ayant plus qu’une pensée: celle de m’enfuir loin, bien loin de cet odieux endroit où s’était consommé mon déshonneur. » Mais au moment où j’allais sortir, M. Zen me retint en m’enlaçant de ses bras et, usant de force, m’obligea à rester pour écouter ce qu’il appelait l’excuse de son crime. » Il s’était pris pour moi, disait-il, d’une passion insensée... passion dont il m’avait fait l’aveu lorsque j’étais montée dans son carrosse... et que j’avais repoussée avec tant d’indignation... » Depuis ce jour, sa vie n’avait été qu’un martyre. » Vainement avait-il essayé de combattre cet amour qui le consumait... il n’avait pu y parvenir... » Dès lors, certain que je ne serais jamais à lui de bon gré... il avait résolu de m’obtenir par ruse... » C’est lui qui avait imité l’écriture de la marquise, pour m’attirer ici... et ordonné à la femme que j’avais vue de me faire boire un narcotique... » Mais il était prêt à réparer sa faute... il était désormais mon esclave... » Il me parla ainsi longtemps, s’engageant de plus en plus à m’être entièrement soumis... il en vint même à me promettre de s’unir à moi d’un lien légitime. » Que veux-tu que je te dise, Philippe? Peu à peu, à l’entendre, mes nerfs se détendaient... ma surexcitation faisait place maintenant à un affaissement général de tout mon être... et dans mon ignorance des conditions sociales, le voyant m’offrir le mariage en réparation de son infamie, je cessai de me débattre. » Cependant, je sentais au fond de moi une répulsion invincible pour lui... » Il profita de mon accablement momentané pour me faire jurer de ne dévoiler à personne ce qui s’était passé, attendu que, si on l’apprenait, cela nuirait à son dessein de m’épouser... car, étant de condition aisée, il avait des ménagements à garder vis-à-vis de sa famille. » Je le jurai... et tu es le premier, Philippe, pour qui je trahis mon serment. » Madame la marquise, ni madame Passepoil n’en ont jamais eu le moindre soupçon, bien qu’elles doivent être actuellement dans une inquiétude mortelle à mon égard et se demander d’où vient que j’aie disparu aussi brusquement. » À différentes reprises, depuis cette nuit fatale, je revis M. Zen et lui rappelai sa promesse, mais toujours il trouva moyen d’en retarder l’accomplissement sous un prétexte quelconque, et... -Et? répéta Philippe d’une voix creuse. -Et il y a quatre mois que je suis déshonorée! -Le misérable! rugit le jeune homme, en écrasant un meuble sous son poing fermé et donnant enfin libre cours à la terrible colère qui couvait en lui. -Ah! je le forcerai bien, moi, à la tenir, cette promesse, dussé-je pour cela lui mettre l’épée sur la gorge... » Ne crains rien, Marine... bientôt, sois-en assurée, tu pourras porter le front haut devant tout le monde... » Dis-moi où je puis le rencontrer? Marine eut un sourire navré. -Où tu peux le rencontrer, Philippe? -Oui... ne serait-il plus à Paris? -Si... Mais écoute encore, je ne t’ai pas tout dit... » Il y a dix jours la marquise de Verteuil donnait une soirée de gala... » Comme les invités étaient nombreux, on avait requis tout le personnel de l’hôtel, femmes et hommes, pour faire le service des buffets. » J’étais attachée, moi, à celui d’un des principaux salons, de derrière lequel je pouvais voir à l’aise la foule aller et venir. » Au milieu de la soirée, on annonça M. l’ambassadeur de la République de Venise. » On fit haie pour lui livrer passage... et quelle ne fut pas ma stupeur... quand je vis paraître mon lâche séducteur, qui n’était autre que le chevalier Zéno, accrédité par la République de Venise, près la cour de France. -Ah! malheureuse enfant!... s’écria Philippe. -Je restai clouée sur place, me croyant le jouet d’un horrible cauchemar. Mille pensées confuses vinrent m’assaillir; mais une seule domina toutes les autres, c’est que j’étais à jamais perdue, et perdue irrévocablement... » Alors, un déchirement se fit en moi... » Je vis mon existence brisée... mes jours se traînant dans la honte et dans l’opprobre et je ne songeai plus qu’à mourir... » Me raidissant contre l’affreuse douleur qui me torturait, je sortis inaperçue de chez ma maîtresse... et tu sais ce qu’il advint... » Tu vois bien, mon pauvre ami, mon frère... qu’il ne m’est désormais plus possible de vivre et que la mort est le seul refuge qui me reste. -Non, Marine, dit fermement le sergent, -je ne veux pas que tu meures... Malgré le lâche attentat dont tu as été victime, je te considère, moi, comme aussi pure et aussi innocente qu’auparavant et, au besoin, je proclamerai si haut cette pureté et cette innocence qu’il faudra bien que chacun y croie. -Vrai, Philippe!... dit la jeune fille avec élan. -Vrai... pour toi je ne suis pas indigne?... et tu pourras encore m’aimer. -En douterais-tu, chère enfant? -Oh! merci, ami... c’est cela, vois-tu, qui me tuait... car si tu savais... si tu savais... Et les yeux de la jeune fille s’attachèrent sur ceux du sergent avec un rayonnement de tendresse si intense que, pour la première fois, celui-ci crut y lire une affection plus vive que l’affection fraternelle. Toutefois, il n’eut garde de paraître le remarquer. D’ailleurs, il se trompait peut-être, car jusqu’alors aucun indice ne lui avait permis de supposer que Marine l’aimât autrement que comme un frère. Puis ce n’était pas l’instant d’approfondir la chose. -Marine, reprit-il -tu vas me promettre avant tout de renoncer pour jamais à tes idées de suicide... je l’exige formellement. -Je te le promets, répondit la jeune fille en soupirant. Le visage de Philippe, sur lequel, pendant le récit de Marine, avait passé le reflet de toutes les douleurs humaines, reprenait peu à peu son calme. Mais ce calme insolite était plus terrible peut-être que le plus effroyable déchaînement de colère, car il venait de germer en lui une grande, une irrévocable résolution. Il continua: -Tu vas également t’engager à rester ici bien tranquille, en attendant mon retour... -Ton retour?... fit-elle en tremblant; -tu veux donc déjà me quitter? -Il le faut... -Oh! que vais-je devenir? Les yeux du jeune homme lancèrent un éclair. -Écoute, petite soeur, dit-il en attirant par une douce violence la jeune fille sur ses genoux. -Écoute... C’est seulement aujourd’hui que j’estime à son prix ma réputation de belle épée et l’éducation spéciale que m’a donnée M. Passepoil... -Tu voudrais donc te battre? -Oui. -Oh! Philippe, songe donc, c’est un ambassadeur. -Et que m’importe! s’écria le jeune sergent avec une soudaine violence. -Fût-il duc, fût-il prince, je ferai beaucoup d’honneur à ce misérable en croisant mon épée d’honnête homme avec la sienne. -Mais ton avenir? murmura la jeune fille avec une admiration et une reconnaissance qui mettaient des larmes dans sa voix. -Je mets notre honneur au-dessus de tout! répliqua le jeune homme, -et je considère comme mien l’honneur et le bonheur de la petite- fille des vieilles gens qui m’ont élevé. » Je les remplace. » L’outrage qui t’a été fait m’atteint, et je fais le serment de ne prendre aucun repos avant d’avoir tiré vengeance de l’infâme... à moins qu’il ne consente à réparer... sur-le-champ... » Oui, ajouta-t-il en levant la main; -mon épée traversera le coeur de ce Zéno s’il ne tient sa promesse! Ayant ainsi parlé, le sergent Belle-Épée serra Marine sur sa poitrine et sortit de la chambre en disant: -Courage! À bientôt! Restée seule, la jeune fille se laissa tomber sur ses genoux et un douloureux sanglot la secoua tout entière. Un déchirement profond se fit en elle, car en sentant battre contre le sien le coeur loyal de Philippe, elle venait de se rendre compte... trop tard, hélas! du sentiment puissant qui l’attirait vers lui. -Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle en fondant en larmes; -puisque je suis perdue pour lui; qu’il ait au moins, lui seul, toute la somme de bonheur que vous nous réserviez à tous deux. DEUXIÈME PARTIE. (La Folie D'Aurore.) Deuil Sur Deuil. Qu’on nous permette maintenant de rétrograder de deux ans afin de relater certains faits qui se rattachent d’une façon directe à ceux que nous venons de relater et les ont même pour ainsi dire provoqués. Nous sommes en 1742. Si nous voulions faire de l’histoire, cette année fertile en événements nous en fournirait une abondante matière. Mais à quoi nous servirait de parler de l’arrivée à Paris de cet ambassadeur ottoman, Zaïd-Effendi, envoyé par la Porte pour conclure on ne sut jamais au juste quel traité et qui, en vrai Turc philosophe, sablait le champagne, des nuits entières, pendant que les jeunes officiers de sa suite, dédaignant les flacons, couraient les boudoirs des bourgeoises et des dames de la cour où ils étaient, paraît-il, fort goûtés, car l’on chantait partout que ces messieurs: ... Portant un turban sur la tête, Fournissaient maints et maints chapeaux. Ou bien de la première infidélité conjugale commise par Louis XV avec la fille du marquis de Nesle, Mme de Mailly, jetée dans les bras royaux par la princesse de Carignan, de concert avec le vieux de Fleury; infidélité qui, assure-t-on, était absolument nécessaire à l’équilibre européen. Ou bien de cet évêque de Beauvais M. de Beauvilliers, qui fut destitué pour commerce galant avec une petite bourgeoise et qui répondit quand on lui apprit sa disgrâce: « Je ne la comprends pas puisque je passe tout mon temps au pied de la croix. » Lacroix était le nom de la dame. Ou bien encore de la fameuse retraite du maréchal de Belle-Isle, qui, sortant de Prague au nez et à la barbe de l’ennemi, franchit, avec onze mille fantassins et trois mille chevaux, trente-huit lieues de plaines dévastées, couvertes de neiges, dépourvues de toute ressource, combattant sans cesse des troupes légères qui s’élançaient des gorges et des ravins pour lui couper le chemin. Retraite qui fut considérée par les tacticiens comme le chef- d’oeuvre de l’art militaire. Ou bien enfin de la brouille de M. de Crébillon et de M. de Voltaire au sujet du Mahomet de ce dernier; brouille au cours de laquelle ces messieurs faillirent se prendre aux cheveux... qu’ils n’avaient plus ni l’un ni l’autre. Mais à quoi, nous le répétons, cela nous servirait-il de nous étendre par le menu sur tous ces événements qui sont connus. Pour tant faire que d’entrer dans des détails, nous préférons en rappeler un totalement passé de mémoire aujourd’hui et qui pourtant, à l’époque, ne fut pas sans retentissement. C’est de la résurrection de l’hôtel de Nevers qu’il s’agit. Le vieil hôtel, mort depuis quinze ans, venait soudain de se ranimer. Le Parisien habitué au sommeil léthargique de cette antique construction dont la façade sévère, hermétiquement close des soupiraux aux lucarnes, lui semblait être un côté de ces gigantesques tombeaux indous, fermés à jamais à tous regards profanes, fut un matin singulièrement surpris de voir ses hautes fenêtres dégagées de leurs volets capitonnés, et des silhouettes humaines se profiler à l’intérieur des appartements. On s’informa et on apprit que la comtesse Aurore, veuve du comte Henri de Lagardère, venait de rentrer dans la capitale. Ce retour était tellement inattendu qu’on le considérait comme un événement d’importance. Au grand ébahissement de chacun, la comtesse avait un beau matin réintégré son hôtel du Marais, l’hôtel de Nevers, et s’y était remise à vivre. Qu’était-elle donc devenue depuis quinze ans qu’elle avait soudain disparu du firmament parisien où elle brillait jadis d’un si vif éclat? Bien habiles ceux qui auraient pu le dire. Beaucoup avaient totalement oublié la comtesse -pensez, quinze ans d’absence, quinze siècles pour Paris! -mais certains se souvenaient encore de la belle et radieuse jeune femme qu’ils avaient aperçue si souvent aux côtés du comte Henri, et dont les yeux chargés de tendresse allaient sans cesse de celui-ci à un gracieux enfant de trois ou quatre ans au visage d’ange, dont, jalousement, elle lui disputait les caresses. Hélas! si ces derniers eussent pu la voir à son retour, la pauvre Aurore, combien eût été long leur examen avant de la reconnaître en la créature supra-terrestre qui leur apparaissait. Elle n’était plus, en effet, que le reflet d’elle-même, une image effacée, aux lignes frustes et indécises. On s’étonnait de la voir marcher, de l’entendre parler, son corps déchu tenant plutôt de l’ombre que de la réalité. Seuls ses yeux conservaient un reste de vie et étaient l’unique témoignage qui permît de la croire encore de ce monde. Était-ce donc les années qui l’avaient ainsi ravagée? Non. Les années sont plus clémentes. Mais la douleur est sans pitié et a une action cent fois pire. Et c’était la douleur qui avait en elle anéanti la matière et brisé les ressorts de l’âme. Nous avons dit qu’elle était veuve. Une nuit, on lui avait apporté son mari percé de coups et affreusement mutilé. Il avait été trouvé par les vieux braves, pensionnaires de l’hôtel des Invalides, les deux jarrets tranchés comme par une faux, et couché tout contre leur grille, sur un monticule formé de sept cadavres. Ce devait donc être à genoux que ce géant, moitié mort, avait dû se tenir pour faire cette effroyable hécatombe de ses meurtriers! Au milieu des hoquets de l’agonie, le comte avait raconté que, tombé dans un guet-apens, il avait été mis hors d’état de se défendre et lâchement assassiné par une quinzaine d’estafiers, sous les ordres d’un individu dont il n’avait pu voir le visage à cause d’un masque qui le recouvrait; mais dont il avait remarqué un tic nerveux qui lui faisait de temps en temps, brusquement pencher sa tête sur son épaule gauche. Puis il avait expiré peu après, laissant sa malheureuse épouse en proie à un désespoir sans nom et d’autant plus intense que, dans l’impossibilité où elle était de dénoncer le principal meurtrier, l’assassinat du comte demeurerait sans vengeance. Vainement, en effet, la police s’était-elle livrée aux recherches les plus minutieuses pour découvrir les auteurs de ce crime, elle n’était arrivée qu’à un résultat absolument négatif. Aurore s’était alors enfermée chez elle, fuyant le monde, et, farouche, le coeur enfiellé, avait vécu en véritable recluse. Sa porte ne s’ouvrait que pour trois personnes; le marquis et la marquise de Chaverny et un ancien ami de son mari, le prévôt Cocardasse, avec lequel elle s’entretenait souvent de l’absent. Mais, malgré les tendres consolations que chacun s’ingéniait à lui apporter, son esprit s’aigrissait de plus en plus, et la consomption commençait à la miner sourdement. Le marquis et la marquise venaient lui tenir compagnie tout le temps que leur laissaient libre les exigences du monde; malheureusement ce temps était restreint et si, en leur présence, elle éprouvait quelque soulagement, dès qu’ils étaient partis elle retombait dans ses sombres idées, qui, chaque jour, prenaient un caractère plus alarmant. Il aurait fallu qu’en leur absence quelqu’un les remplaçât et continuât leur oeuvre d’apaisement, qu’une amitié vigilante veillât constamment sur elle. Mais qui pouvait accepter cette tâche délicate et toute d’abnégation? Comme M. et Mme de Chaverny s’entretenaient un jour à ce sujet devant Cocardasse et paraissaient fort embarrassés pour trouver une personne capable d’un semblable dévouement, le prévôt intervint: -Té! fit-il, -j’ai peut-être ce qu’il vous faut. » Dans la maison où je loge est venue s’installer, il y a un mois environ, une pitchounette qui arrive directement de son pays, la Belgique, pour chercher une situation à Paris. » La pauvre est orpheline depuis peu et a quinze ou seize ans au plus. » Ayant eu par rencontre, occasion de causer avec elle, j’ai appris qu’elle cherchait à entrer dans une famille comme demoiselle de compagnie. » Je pourrais vous l’amener, vous verriez si elle convient à l’emploi en question. -Amenez-la toujours, fit la marquise, -nous verrons. Le lendemain, Cocardasse présentait sa protégée à Mme de Chaverny. C’était, comme l’avait annoncé le vieux soldat, une toute jeune fille. Ses manières affables, gracieuses et sa tenue parfaite séduisirent d’abord la marquise, qui l’engagea sur l’heure en lui faisant connaître ce qu’on attendait d’elle. Elle parut être, par ses réponses, à la hauteur de sa mission et fut conduite aussitôt près d’Aurore, afin qu’elle pût entreprendre sans tarder son oeuvre consolatrice. Elle avait dit s’appeler Bathilde de Wendel. La comtesse subit promptement l’influence de sa nouvelle compagne. Celle-ci, tout en prenant vivement part à son chagrin, savait cependant trouver de tendres paroles pour la réconforter et rasséréner son âme assombrie. Son malheur, en en parlant avec Bathilde, lui semblait moins affreux et elle n’éprouvait plus en y songeant cette douleur aiguë qui d’abord l’avait tant fait souffrir. L’orpheline semblait également avoir une tendre affection pour le petit Philippe -l’unique héritier de Lagardère -qu’elle entourait de caresses et cajolait sans cesse comme si elle eût été une seconde mère pour lui. Aussi la comtesse Aurore voua-t-elle à la jeune fille une reconnaissance profonde. Bientôt même, elle ne put se passer un instant de sa présence. Il fallait qu’elle fût là, constamment, afin qu’au premier retour de tristesse, elle pût entendre tout de suite sa voix consolante. De cette promiscuité continue, il s’en suivit que Bathilde prit un grand empire sur l’esprit de sa maîtresse, qui ne voyait plus que par elle et n’agissait plus que par sa volonté. En constatant cette singulière domination, Mme de Chaverny eut peur pour son amie et voulut éloigner l’orpheline. Mais Aurore s’y opposa formellement et d’une façon si péremptoire que la marquise crut ne pas devoir insister. Seulement, dès lors, elle ressentit pour Bathilde une aversion qui ne fit que s’accroître avec le temps. -Nous avons bien réussi, dit-elle à son mari. -Cette gamine a dû, je le croirais, faire boire un philtre à Aurore. Je ne comprends absolument rien à cette affection outrée pour une étrangère. -Bah! répondit le marquis; -ne nous inquiétons pas, ma chère Flor, c’est une tendresse puérile et maladive qui s’en ira aussi rapidement qu’elle est venue. Le marquis se méprenait sans doute sur la qualité de cette amitié, car le pouvoir de Bathilde devint encore plus puissant qu’auparavant; si puissant même qu’un jour -à la suite de quelle étrange suggestion? pour nous servir d’un terme moderne, -Aurore fit un testament où il était dit qu’au cas où elle et son fils viendraient à mourir, sa fortune serait réversible pour les deux tiers entre les mains de sa filleule, Olympe de Chaverny, et pour un tiers entre celles de la demoiselle Bathilde de Wendel, sa compagne dévouée. Testament, dont, fait aussi inexplicable, elle ne parla qu’à l’orpheline. Il est vrai qu’il n’avait point grande valeur puisque rien ne faisait supposer sa fin prochaine, non plus que celle du petit Philippe. C’était simplement ce qu’on pouvait appeler une mesure de précaution. Mais jamais mesure de précaution ne fut aussi imprudente, car une vingtaine de millions -et le tiers destiné à Bathilde n’était pas moindre -vus au travers d’une existence humaine, doivent centupler le supplice de Tantale et inspirer le crime! La comtesse se reprenait à l’existence. D’ailleurs n’avait-elle pas près d’elle, Philippe, son fils, un blond chérubin qu’elle adorait, dont le sourire était un rayon et en qui elle revoyait les traits de l’absent, lequel revivait en cette petite créature; source d’intarissable consolation. Désormais, elle vivrait pour lui, elle l’élèverait dans le culte de son père et plus tard... plus tard -un espoir sourdait en son coeur -peut-être en ferait-elle le vengeur de celui-ci. Hélas! vains projets, vaine espérance! L’enfant, florissant de santé, devint soudain languissant, s’étiola, rongé par un mal inconnu. Les premiers hommes de l’art furent appelés, examinèrent le malade, se consultèrent, dissertèrent entre eux, dépensèrent tous les trésors de leur science, sans pouvoir déterminer la nature de ce mal étrange. La mère, affolée, se traînait à leurs genoux, les suppliant à mains jointes de lui rendre son fils!... Son fils, le seul bien qui la rattachât à la vie. Eux, alors, multiplièrent leurs efforts, s’acharnèrent à lutter contre la mort, qu’ils voyaient venir lentement, et dont la grande ombre planait déjà au-dessus de la victime qu’elle se disposait à emporter. Mais, désarmés devant les symptômes qui se manifestaient et que, dans leur carrière déjà longue, ils n’avaient pas encore rencontrés, ils ne purent qu’assister, impuissants et doutant de leur savoir, à l’agonie du pauvre petit, qui bientôt s’endormait du dernier sommeil entre les bras de sa mère, au milieu des savants découragés et stupéfaits de n’avoir trouvé aucune arme contre ce mal nouveau. C’en était trop pour Aurore. Après son mari, son fils! La pauvre femme ne put supporter ce nouveau coup et la commotion qu’elle en éprouva réagit avec tant de force sur son cerveau que sa raison en demeura gravement atteinte. Cela d’ailleurs lui fut un bien, car ainsi elle ne souffrait point. Le marquis et la marquise, de même que Cocardasse et Bathilde de Wendel ressentirent un profond chagrin de cette double catastrophe. Bathilde surtout dont l’attachement pour la mère aussi bien que pour le fils ne s’était pas démenti un instant, et qui donna de grandes marques d’affliction. Quand on dut régler les obsèques, la jeune fille émit l’avis qu’il serait bon de ne pas livrer à la terre le cadavre avant de l’avoir fait embaumer. Elle fit valoir pour raisons combien il était pénible de penser que sans cette précaution il ne resterait plus, avant peu, aucun vestige du petit être tant chéri; qu’au contraire, en l’embaumant, c’est-à-dire en empêchant sa dépouille de subir les outrages du temps, on pourrait s’en souvenir avec moins de peine, se remémorer moins douloureusement son image qu’on saurait exister encore presque intacte. Ces raisons furent goûtées des Chaverny et surtout de Cocardasse pour lequel les Lagardère étaient d’une essence presque divine. L’embaumement fut résolu. Comme on ne savait à qui s’adresser en la circonstance, l’orpheline, plus complaisante que jamais, proposa de faire les démarches utiles. Elle avait entendu parler de quelqu’un exerçant la profession d’embaumeur. On accepta sa proposition. Deux jours après, un praticien se présentait. Afin de ne pas être gêné durant son opération délicate, il pria qu’on le laissât seul, ce qui lui fut aisément accordé, personne ne voulant être témoin d’un aussi triste spectacle. Enfin, l’inhumation se fit, et les restes de Philippe de Lagardère, dernier du nom, furent déposés près de ceux de son père, inhumés au cimetière Saint-Médard, dans un superbe tombeau qu’Aurore avait fait élever aux mânes de son époux. Aurore prostrée, le cerveau éteint, resta étrangère à tout ce qui se passa à ses côtés et ne songea même pas à donner un baiser suprême à son fils au moment où il allait lui être enlevé pour toujours. Et les jours et les semaines se succédèrent sans que cet état de complète indifférence se modifiât, l’infortunée se détachant au contraire de plus en plus des choses de la vie. Madame de Chaverny se désolait à voir l’anéantissement de son amie, contre lequel, cette fois, Bathilde ne pouvait rien. Elle consulta. On lui dit qu’il n’y avait qu’un moyen de la guérir, c’était de l’éloigner immédiatement de Paris et de lui faire faire un long séjour dans un lieu paisible, au milieu de la saine et vivifiante nature qui, seule, pouvait retremper son âme malade. La marquise n’hésita pas à suivre ce conseil, et sur-le-champ fit partir Aurore pour son château de Lorraine, où résidait sa mère, madame la duchesse douairière de Nevers, qui portait toujours le deuil de son premier mari, Philippe de Lorraine, duc de Nevers, car par ordonnance royale la duchesse avait été autorisée à ne conserver ni les titres, ni le nom de son second époux, Philippe de Mantoue, prince de Gonzague. La vieille duchesse était bien la seule femme à laquelle pouvait être confiée l’aride tâche de consoler l’inconsolable veuve et d’arrêter les larmes de la mère éplorée. Ah! mieux que toute autre elle devait comprendre la souffrance d’Aurore et compatir à l’immense douleur de sa fille, elle qui, pendant de longues années, l’avait tant pleurée comme morte, que la source des larmes s’était tarie en elle. Si habituée qu’elle fût au malheur, l’annonce de la mort de son petit-fils frappa la duchesse comme un coup de foudre, et la pensée lui vint que sa famille était peut-être maudite, puisqu’il n’avait pas suffi de son coeur brisé pour apaiser Dieu. Lagardère était mort à Paris comme Nevers dans les douves du château de Caylus, et avec le pauvre petit Philippe s’en était allé le dernier espoir de la race. Bathilde, la jeune orpheline, n’avait pas accompagné sa protectrice en Lorraine et était restée à l’hôtel du Marais, Aurore l’en ayant instamment priée avant son départ. Toutefois, pour ne pas paraître régner en maîtresse dans une demeure où elle était étrangère, Bathilde abandonna les appartements de la comtesse, qui avaient été aussi les siens, et se retira dans une aile de derrière. La façade de l’hôtel fut alors entièrement close et prit cet aspect mort que nous avons décrit plus haut. Le temps passa et Aurore, dont l’état ne s’améliorait point, continuait à séjourner en Lorraine. Avec les années, Bathilde était devenue femme. Si d’abord ainsi qu’il convenait à son âge et à sa position d’orpheline, elle avait vécu dans une quasi-retraite, sous le chaperonnage d’une vieille servante que lui avait donnée sa protectrice, lorsqu’elle eut atteint ses vingt ans, elle secoua cette tutelle et voulut voir le monde. L’amitié que lui avait portée la comtesse, lui servant d’égide elle eut accès dans les milieux les plus élevés où elle se créa de nombreuses relations. La vieille servante, devenue gênante, fut remplacée par une jeune chambrière qui était bien la plus rouée des soubrettes qu’on pût imaginer, et dont le premier soin fut de compléter l’éducation de sa maîtresse en lui faisant connaître tout ce qu’elle ignorait encore de la vie mondaine. Loin d’Aurore, l’orpheline menait une vie fort agréable. Presque riche par suite des anciennes libéralités de la comtesse, habitant le somptueux hôtel du Marais, elle agissait en toute liberté et n’obéissait qu’à sa fantaisie, sans craindre le moindre contrôle. Des années et des années s’écoulèrent de la sorte. Par sa chambrière, qui avait trouvé moyen de se lier avec celle de madame de Chaverny, elle avait parfois des nouvelles de la pauvre Aurore, que la marquise allait voir de temps à autre. Un jour, elle apprit ainsi que la comtesse avait enfin recouvré la raison et allait rentrer à Paris. Elle en éprouva une grande joie. Il y avait quinze ans qu’elle vivait dans l’espérance de ce retour; ainsi que nous le verrons bientôt, elle y avait un intérêt capital. Elle attendit donc sa venue avec impatience, comptant bien que la comtesse lui accorderait la même confiance qu’autrefois. Les voiles qui obscurcissaient l’esprit d’Aurore s’étaient, en effet, tout à coup déchirés. Mais pour avoir reconquis la faculté de penser, l’infortunée n’en était que plus à plaindre. Maintenant qu’elle se souvenait, les circonstances dans lesquelles était mort son fils, la nature singulière de la maladie qui l’avait emporté, tout en un mot, jusqu’aux moindres détails, repassait devant ses yeux avec une précision extraordinaire. Alors, un doute, doute terrible, vint à surgir en elle: le trépas de son enfant n’aurait-il pas été l’oeuvre d’une main criminelle? D’abord elle essaya de se raisonner, de chasser cette pensée qu’elle traitait d’absurde, d’insensée et qui ne reposait sur rien puisque personne autre qu’elle et ses amis n’avaient approché le petit Philippe. Mais plus elle s’y efforçait plus celle-ci redevenait tenace, obsédante. Ses jours et ses nuits en étaient hantés. À la fin, ne voulant pas demeurer davantage dans une telle appréhension, elle résolut d’éclaircir ses soupçons à tout prix et quoi qu’il put en advenir. Et c’est afin de donner suite à un dessein qu’elle avait conçu dans ce but que la pauvre mère avait voulu revenir à Paris, où nous venons de la voir reprendre possession de sa demeure. À peine arrivée, elle se confia à sa meilleure amie, Flor de Chaverny, dès la première visite de celle-ci, en la priant de lui prêter son concours. Mais il paraît que son dessein était particulièrement étrange, car la marquise en apprenant ce qu’elle voulait tenter, crut que la malheureuse veuve de Lagardère était plus folle que jamais; cependant, devant l’insistance d’Aurore et les puissants motifs qu’elle lui donna, Flor, sans toutefois se laisser absolument convaincre, finit par accepter de la seconder. Il fallait en outre que l’exécution du projet dont il s’agissait ne fût pas des plus commodes, car la marquise dit à la comtesse en la quittant: -Puisque la tranquillité de ta vie dépend de cette triste expérience, ma pauvre Aurore, je vais me mettre à la recherche du seul homme, du seul, tu m’entends bien, qui puisse t’être véritablement utile dans une circonstance semblable. C’est un certain M. Hélouin qui porte aussi à l’occasion le nom de baron de Posen... -Il est discret? -Plus que la tombe; son honorabilité ne peut être mise en doute et son habileté défie toute concurrence... Je te l’ai dit, si ton affaire peut être menée à bien, nul autre que lui ne saurait la faire aboutir. La comtesse demanda: -Ne me fais pas trop attendre. Quand verrai-je cet homme? -Je ne sais pas, dans une huitaine peut-être. Juste le temps qu’il me faudra pour le trouver. La marquise se leva, mais avant de quitter son amie, elle ajouta encore: -Comme il te faut un médecin autant pour toi que pour ton idée, je vais t’envoyer le mien, le docteur César Cabalus. » Ce n’est pas un puits de science, mais il est au moins aussi muet que M. Hélouin lorsqu’il s’agit d’un secret. ***Le Mystérieux M. Hélouin. Un soir, cinq jours après la conversation qui précède, un homme se présentait à l’hôtel de Nevers demandant à parler à la comtesse; il disait venir de la part de la marquise. Aurore était dans son salon étendue sur une chaise longue où son pauvre corps brisé se soutenait avec peine. À ses pieds, sur un tabouret, lui souriait une enfant de seize ans aux grands yeux clairs et limpides. C’était Mlle Olympe de Chaverny, fille de la marquise et aussi belle que sa mère avait dû l’être pour pouvoir corriger et s’attacher le marquis qui avait été un véritable petit maître à la cour du régent Philippe d’Orléans. Un peu plus loin, Bathilde de Wendel, assise près d’une croisée, s’occupait à un travail de tapisserie. Par instants elle jetait sur ses deux compagnes un rapide regard qui les enveloppait d’un éclair. L’ancienne demoiselle de compagnie n’avait pas retrouvé dans Aurore sa maîtresse du temps passé. La comtesse lui faisait toujours gracieux visage, mais ne lui montrait plus cette affection, qu’avec raison M. de Chaverny avait qualifiée de maladive. Bathilde n’était guère considérée maintenant que comme une personne dont on rétribuait les services. Au contraire, Olympe était l’enfant gâtée d’Aurore. D’abord c’était sa filleule, ensuite la fille de sa meilleure amie, double titre qui la lui rendait chère. Quand on annonça le visiteur, Olympe et Bathilde se levèrent pour s’éloigner. Mais la comtesse, retenant la première, lui dit: -Reste, ma fille, tu sais bien que je n’ai pas de secrets pour toi. D’un pas saccadé, Mlle de Wendel gagna la porte... Elle était très froissée de n’avoir pas reçu la même invitation qu’Olympe. En franchissant le seuil elle lança de nouveau un regard aux deux femmes, regard que, heureusement, celles-ci ne virent point, car elles y auraient lu l’envie et surtout la haine. Aussitôt qu’elle eut passé la porte, le vieux serviteur se retourna pour dire à quelqu’un qui était derrière lui. -Entrez. Le nouvel arrivant s’avança jusqu’à la chaise longue, près de laquelle il se tint debout, après avoir salué respectueusement. Aurore s’était soulevée sur le coude et l’effort qu’elle faisait pour se tenir ainsi creusait un cercle noir sous ses yeux qui regardaient fixement. -Vous venez de la part de la marquise? demanda-t-elle. -De sa part, oui, madame. -Et vous vous appelez M. Hélouin? Le nouveau venu s’inclina. La comtesse reprit: -Il y a bien longtemps que je vous attends, monsieur... Je vais vous expliquer... -Inutile, madame la comtesse, interrompit l’envoyé de Flor; -je sais ce que vous attendez de moi. -Ah! la marquise vous a dit? -Madame la marquise ne m’a rien dit. La figure d’Aurore exprima tout à la fois la stupéfaction et la crainte. -Le service que j’espère de vous n’est pas de ceux qui se devinent, murmura-t-elle, -et je ne l’ai confié à âme qui vive sinon à Mme de Chaverny et à ma mère. M. Hélouin répondit sur un ton évasif: -C’est mon métier d’apprendre ce qu’on ne dit pas... et je ne suis pas bien sûr que ce que vous attendez de moi puisse être accompli par un homme respectueux des lois. -Alors vous me refusez votre concours? balbutia la comtesse avec une douloureuse anxiété. -Tout au contraire, madame, je vous l’offre! À cette stupéfiante déclaration qu’elle attendait si peu, une légère teinte revint aux joues décolorées d’Aurore et une lueur brilla dans ses grands yeux d’un bleu sombre que faisait énormes la maigreur de son visage. Elle allait avoir trente-six ans et réalisait ce type à la fois délicat et robuste de la beauté des femmes françaises, qui cache si souvent une force héroïque sous de frêles apparences et qui prolonge parfois jusqu’au miracle l’enchantement d’une immortelle jeunesse. En ces femmes victorieuses de l’âge, à de certaines heures, le charme juvénile renaît, comme par magie, soit que le sourire, ce rayon du coeur, vienne éclairer leurs lèvres, soit que la passion, cette chaleur bénie qui est la jeunesse même, rallume tout à coup la flamme de leur regard. Certes, Aurore avait depuis trop longtemps désappris à sourire pour que cette étincelle des joies humaines vînt prendre place sur son visage, mais une larme tremblait aux cils soyeux de sa paupière et M. Hélouin se félicitait d’avoir pu obtenir cette transformation. C’était un assez singulier personnage, ce M. Hélouin, et nous n’avons pas encore pu donner de lui un signalement complet, car, selon les circonstances, la figure des hommes très habiles change. M. Hélouin ne pouvait pas passer pour un homme froid, non plus pour un homme expansif, bien que les gens les mieux renseignés s’accordent pour dire qu’on doit être l’un ou l’autre. Lui, était un être de milieu, énergique et tranchant dans sa modération même. Il ne devait pas avoir un atome d’héroïsme, mais était plus capable que tout autre peut-être d’accomplir des actes de héros. Adroit, prudent, réservé et rusé par nature, loyal par réflexion, bon coeur ignorant les lâchetés de la faiblesse, généreux à ses heures et aussi défiant des autres que sûr de lui-même. Sa figure était celle d’un travailleur obstiné qui pense quand il a le temps; mais c’était dans ses yeux qu’il fallait chercher le symptôme de sa remarquable nature, car ces yeux-là, d’une clairvoyance peu commune, possédaient un vouloir et un pouvoir. Pour compléter ce portrait, nous devons ajouter que, suivant le cas, il se nommait M. Hélouin ou baron de Posen, ainsi que l’avait appris Mme de Chaverny à la comtesse, et jouissait de la réputation, vis-à-vis des gens du métier, d’être un des plus habiles policiers de l’époque. Policier non officiel, mais amateur, comme on dirait de nos jours, travaillant, seulement pour son compte et parfois aussi pour celui des particuliers quand il jugeait que l’affaire pour laquelle on réclamait ses services en valait la peine. Un instant, Aurore resta silencieuse, et comme elle avait à jouer, cela se voyait, une terrible partie, elle voulut essayer de pénétrer celui qui allait tenir toutes ses cartes. -Madame la comtesse, prononça M. Hélouin, qui s’était bravement prêté à cet examen; -mieux vaudrait sans doute que vous m’interrogiez, si je puis vous répondre devant mademoiselle. Son regard désignait Olympe de Chaverny, qui ne comprenait rien à cette étrange entrée en matière. Aurore rougit. -Ma filleule peut tout entendre, dit-elle. -Et vous, monsieur pouvez-vous me faire savoir pourquoi vous acceptez de faire ce qui, selon vous, ne peut être accompli par un homme respectueux des lois? -Volontiers, répliqua M. Hélouin. -Il y a des professions privilégiées; ainsi les médecins et les prêtres vont partout, peuvent tout dire et tout faire. -Êtes-vous donc l’un ou l’autre? -L’un et l’autre. Je sonde les consciences et je console les coeurs. Au vrai, j’étudie avec passion le livre de notre vie commune et j’espère pouvoir bientôt lire la page que vous allez tourner. Aurore frissonna. -Êtes-vous certain, demanda-t-elle, -de connaître l’acte que je veux accomplir? -Oui. Pourquoi vous mentirai-je? -Selon vous, est-ce une profanation? -Non pas, je considère plutôt que c’est une épreuve, ou mieux un devoir! Aurore eut un geste de plaisir de se voir approuvée et tendit sa main émaciée à M. Hélouin qui la prit ma foi fort galamment et l’effleura de ses lèvres. -On m’a dit, fit-elle avec émotion, -que vous étiez l’honneur même. -N’exagérons rien, madame, et n’enflez pas la bonne opinion que j’ai de moi-même. -Que vous étiez patient autant que hardi et habile par dessus tout... -Défiez-vous des flatteurs! madame la comtesse, interrompit M. Hélouin sans déguiser un petit mouvement d’impatience. -Comme en tout homme, il y a en moi du bon et du mauvais; le premier cherche à dominer le second, voilà tout. Ce dont je puis répondre, c’est de mon dévouement une fois que je me suis donné. -Et vous donnerez-vous à moi? s’écria Aurore. -Je ne me donne jamais aux personnes, mais aux oeuvres... la vôtre me plaît. -Merci!... Vous savez que l’emploi des moyens autorisés par la loi m’est interdit? -Mes paroles de tout à l’heure ont dû vous faire comprendre que j’en suis instruit. Je sais de plus beaucoup de choses que vous ne soupçonnez pas vous-même, car il y a déjà un certain temps que vos malheurs ont fixé mon attention. La comtesse l’arrêta d’un geste. -Que savez-vous donc? demanda-t-elle. -Pardonnez-moi de ne pas vous répondre, madame. À certaines questions je suis obligé d’opposer le silence, car les soupçons que je puis avoir ne reposent encore sur aucune preuve. De plus, vous n’ignorez pas que chaque métier a ses secrets, surtout le mien. Aurore laissa retomber sa tête et ferma les yeux, après avoir pris dans les siennes la main de Mlle de Chaverny qui écoutait toutes ces choses avec l’étonnement que durent éprouver les constructeurs de la tour de Babel, au moment de la confusion des langues. -Si vous n’avez plus rien à me demander, fit M. Hélouin, -m’est-il permis d’interroger à mon tour? D’un signe, Aurore consentit. -Je voudrais savoir si vous étiez à Paris lorsqu’arriva le malheureux événement. -J’étais à Paris, répliqua la comtesse d’une voix profondément altérée. -Avez-vous été présente à la mise en bière? -Non, le praticien avait désiré être seul. -Quel praticien? -L’embaumeur. Le policier eut un si brusque mouvement de surprise qu’Aurore rouvrit à demi les yeux et laissa glisser son regard entre ses paupières pour essayer de lire sur le visage de son interlocuteur. Mais le livre, un instant entr’ouvert, s’était refermé; le visage de M. Hélouin était impassible comme le marbre. -N’aviez-vous personne auprès de vous? -Si, une orpheline, mademoiselle Bathilde de Wendel, que la marquise avait placée près de moi pour occuper le chagrin de mon veuvage, mon fils et ma filleule étant encore trop jeunes tous deux pour comprendre. M. Hélouin répéta en lui-même ce nom de Bathilde de Wendel comme si le reste de la phrase ne l’eût pas frappé. Le mot de testament vint jusqu’à ses lèvres, mais il ne le prononça pas. -Comtesse, ajouta-t-il, voulez-vous maintenant me faire connaître le malheureux événement? Aurore parut hésiter un moment, mais comprenant qu’il était de son intérêt de ne rien cacher à cet homme, elle commença, à mots couverts, le triste récit de tous les faits qui se rattachaient à la maladie de son petit Philippe, depuis l’apparition des premiers symptômes jusqu’au dénouement fatal. Elle fit part également au policier de l’impuissance des hommes de l’art devant ce mal inconnu qu’ils n’avaient pu réussir à diagnostiquer. Durant ce rapport, M. Hélouin donna à plusieurs reprises des marques d’un profond étonnement. Il ne fit pourtant aucune réflexion et dit presque immédiatement après qu’elle eut fini: -J’attends vos ordres. Selon toute probabilité, comme nous l’avons dit plus haut, il s’agissait d’une mission singulièrement difficile, car, malgré l’assurance du policier, les traits de la malade gardaient leur expression de doute et d’inquiétude. -Je ne vous demande pas l’impossible, murmura-t-elle après un moment de silence. -Tout est possible! répliqua sentencieusement M. Hélouin. - D’ailleurs, si vous le voulez bien, madame la comtesse, nous laisserons de côté les questions de détail qui me regardent seul... » C’est simple: je prends à forfait la tâche. Vous aurez l’objet, fût-il mieux défendu qu’il ne l’est en réalité... Est-ce ce que vous désirez? -Oui. -Les moyens et les risques sont à mon compte. Aurore passa précipitamment sa main sous le coussin qui lui tenait lieu d’oreiller et en retira une bourse bien garnie. M. Hélouin eut un geste de dignité. -Je n’accepte jamais rien par anticipation, dit-il, -donc n’insistez pas; c’est moi qui fais les avances... Maintenant, madame, avez-vous un homme dévoué à m’adjoindre comme aide? -Oui, un certain Cocardasse, ancien compagnon de mon mari. -Vous êtes bien sûre de cet homme? -Absolument; j’en réponds comme de moi. -Je n’en demande pas davantage, répondit M. Hélouin esquissant un sourire. -Comment puis-je me mettre en rapport avec lui? -Depuis mon retour il vient me voir régulièrement tous les deux jours, et comme c’est précisément ce soir que j’attends sa visite, si vous voulez m’indiquer votre demeure, je vous l’adresserai immédiatement. -Je n’aurai besoin de lui qu’après le couvre-feu. Qu’il se présente chez moi vers dix heures: je loge rue de la Ferronnerie, dans la maison au bas de laquelle est un droguiste qui a pour enseigne Au Pilon d’Or. -C’est entendu. -Pour terminer, reprit M. Hélouin, -voudriez-vous me confier l’itinéraire? Aurore de Lagardère prit son portefeuille qui était à côté de la bourse sous le coussin, l’ouvrit et en tira un papier qu’elle déplia. Cela ressemblait au plan d’une ville où toutes les maisons seraient bâties au centre d’un petit jardin. Sur le plan, à un certain endroit de cette ville, une maison était marquée au crayon bleu. M. Hélouin prit le papier et en examina attentivement le dessin. -C’est loin de l’église et tout près du mur méridional, dit-il, en serrant dans son pourpoint le papier replié. -Il y aura moins de chemin à faire. Il se levait et prenait déjà son chapeau avec la vivacité de mouvements qui lui était habituelle quand la comtesse l’arrêta d’un geste suppliant. -Pardonnez à une pauvre mère, dit-elle; -je suis pressée, bien pressée... et je voudrais savoir... Voyons, combien vous faudra-t- il de jours pour mener cette oeuvre à bonne fin? -De jours! répéta M. Hélouin dont le visage s’éclaira d’un reflet d’orgueil. -Ma foi, comtesse, nous pouvons calculer ensemble. » Mettons que votre Cocardasse soit chez moi à dix heures sonnant... De la rue de la Ferronnerie, en allant bon train, on peut compter trois quarts d’heure de marche pour aller là-bas et autant pour revenir ici... » Quant au temps que le travail nous prendra?... Dame! nous ne savons pas comment sont installées les choses... » Enfin on peut tabler sur une demi-heure. » Tout bien calculé, madame, s’il vous plaît de donner des ordres pour que je sois à nouveau introduit près de vous, à minuit vous pouvez compter revoir votre serviteur. Il salua Aurore absolument abasourdie, s’inclina devant Olympe et sortit. De ses deux mains la comtesse se couvrit les yeux. Elle ne songeait plus à la jeune fille qui était là. Elle se croyait seule, seule avec le doute irritant qui envahissait peu à peu son esprit. La rapidité presque miraculeuse avec laquelle cet homme se faisait fort d’exaucer son souhait l’effrayait; car ce devait être un sorcier ou un charlatan, celui qui promettait ainsi l’impossible. Tranquillement, comme un habile voleur qui se joue des serrures les plus compliquées, il était entré dans sa vie; avait découvert ce qu’elle cachait au fond de son coeur et avait exprimé tout haut des pensées qu’elle-même n’eût pas osé s’avouer tout bas. Par quels moyens ce magicien avait-il pénétré le mystère de sa situation? Seule, faible et brisée par l’épuisement elle avait entrepris le voyage de Paris pour résoudre elle-même le problème de son bonheur ou de son malheur. Elle était venue pour interroger un de ces témoins qui ne sauraient mentir, puisqu’ils ne parlent pas... Et cet inconnu savait son grand secret qu’elle n’avait osé confier qu’à la duchesse de Nevers, plus fermée qu’une tombe, qu’à Flor, la compagne de son enfance, la loyauté même! Elle se disait: -Dans tout crime il y a au moins deux personnes qui savent: la victime et le malfaiteur!... Je suis la victime et ni ma mère ni Flor n’ont pu me trahir... cet homme s’est-il donc renseigné auprès du criminel? Cette pensée glaça tout son sang et elle fut secouée par un tremblement douloureux. Olympe regardait sa marraine avec chagrin, mais n’osait interrompre le cours de ses réflexions. -Suis-je donc vaincue? reprit Aurore avec une inexprimable angoisse, -vaincue avant d’avoir entamé la lutte... Ah! mon Henri! mon Henri! pourquoi n’es-tu plus près de moi? De grosses larmes perlèrent à ses yeux; mais comme il y a toujours un trésor de force au fond de toute passion chez la femme, elle se révolta soudain et s’écria tout haut: -Que sait-il de mes projets, en définitive? » L’éternelle folie des mères suffit à expliquer ma conduite. » Je veux le voir, repaître ma douleur, verser, en une seule fois, toutes mes larmes... Au delà de cette pauvre fantaisie, il ignore ce qu’il peut y avoir!... -Excusez-moi, comtesse, dit une voix qui la fit tressaillir. La porte venait de s’entr’ouvrir pour laisser apparaître la figure de M. Hélouin, dont les yeux vifs jetèrent un regard circulaire. -Je craignais que vous n’eussiez rappelé vos serviteurs, ajouta-t- il en rentrant tout à fait. -Nous avions oublié une chose capitale. » Avez-vous pleine confiance en votre médecin? Cette question de M. Hélouin bouleversa la comtesse, car elle était comme une réponse à ses propres pensées et semblait lui dire que le sorcier savait parfaitement ce qui se cachait sous sa bizarre fantaisie. M. Hélouin revint vers la chaise-longue et reprit de cet air à la fois placide et résolu qui était sa physionomie même: -Si vous ne croyez pas pouvoir vous fier à lui, madame, vous voudrez bien me permettre de vous en amener un. -J’aurai mon médecin, répliqua Aurore presque sèchement. -Me sera-t-il permis de vous demander son nom? -C’est le docteur César Cabalus. -César Cabalus! -Vous le connaissez? -Oh! de réputation seulement, par bonheur pour ma santé, car si c’est un bien brave docteur, il n’est pas fort... Pensez-vous qu’il fasse un peu de chirurgie? Cette fois, il y eut de la colère dans le regard que lui jeta Aurore. Cabalus lui avait été recommandé par Flor, elle n’admettait pas qu’on pût le mépriser devant elle. M. Hélouin changea de ton. -Madame la comtesse, reprit-il, -n’ayez pas défiance de moi, ce serait le plus gros bâton que vous puissiez mettre dans vos roues. » S’il vous est venu des scrupules à mon égard, croyez-moi, ne poussons pas plus loin, il est encore temps de rompre... » Mes questions ne sont pas celles d’un curieux mais celles d’un homme qui veut prendre vos intérêts... je suis certain de pouvoir vous garantir mon parfait dévouement, mais notre connaissance est bien récente et ce sentiment est trop jeune, à cette heure, pour que je puisse m’engager à vous servir malgré vous. » Si vous vous défiez de moi, madame, je suis prêt à me retirer en vous laissant la promesse formelle d’oublier que j’ai eu l’insigne honneur d’être admis près de vous... » Je n’ai rien vu, rien entendu, je ne sais rien en un mot... » Cependant au cas où plus tard vous auriez besoin de mes services, je reviendrais, étant toujours à vos ordres. Ces derniers mots avaient été prononcés avec une nuance de tristesse et une humilité si vraie, qu’Aurore de Lagardère tendit spontanément sa main à M. Hélouin. -Je ne voulais pas vous froisser, dit-elle d’une voix douce. -Le docteur Cabalus est chirurgien et sait garder les secrets d’autrui... -C’est un petit quart d’heure que vous venez de prendre sur le temps de mon repas, fit le policier en cachant son émotion sous une gaieté affectée; -mais je ne le regrette point, car vous venez de me serrer la main mieux qu’un homme, comtesse, et je constate que votre dépérissement vous a laissé quelque force... Tant mieux, il vous en faudra bientôt... » Donc le rendez-vous tient toujours... » Envoyez-moi Cocardasse à l’heure dite et que le docteur ait ses instruments... Vous me reverrez à minuit! Il sortit d’un pas rapide. Aurore se sentait toute réconfortée. La crainte qu’elle avait eue de perdre cet auxiliaire précieux lui faisait oublier le fond même de son mal. -Ah! tu étais là, mignonne? dit-elle en avisant sa filleule qui la contemplait avec de grands yeux surpris. -Sonne, ma chérie, et ordonne qu’on aille quérir ton père et ta mère... Je veux aussi que le docteur Cabalus vienne tout de suite et qu’il apporte sa trousse. ***Expédition Nocturne Au Cimetière. Le cimetière Saint-Médard était un enclos rectangulaire dans lequel l’église de ce nom se trouvait enclavée. De nos jours, l’église existe encore, mais depuis longtemps le cimetière a disparu. Actuellement il est remplacé par un jardin public où, toute la journée, viennent s’ébattre les bambins du voisinage. L’église Saint-Médard est d’origine très ancienne; si ancienne même, que la date de son édification n’est pas exactement connue. Tout ce qu’on sait c’est qu’elle fut d’abord une simple chapelle, laquelle aurait été détruite presque entièrement lors de l’invasion des Normands. Des mains pieuses rétablirent ses ruines vers le dixième siècle, mais ce n’est que cinq cents ans plus tard qu’y furent ajoutées les constructions actuelles et qu’on l’érigea en église paroissiale pourvue d’un champ de repos. Au siècle dernier, les grands personnages y étaient inhumés. Olivier Patru, le plus célèbre avocat de son temps, Pierre Nicole, l’auteur des « Essais de Morale » et le savant abbé Duguet, son frère en jansénisme, y avaient leur tombeau. Les restes du fameux diacre Paris y furent également déposés vers 1730. Ce sont eux qui donnèrent lieu à ces scènes extravagantes dont l’histoire nous a conservé le souvenir. Nous allons dire en quelques mots jusqu’à quel degré d’exaltation pouvait alors conduire l’esprit de secte. Durant sa vie, ce diacre Paris avait été une sorte de Saint- Vincent de Paul en miniature. Ayant renoncé au monde, il s’était retiré faubourg Saint-Marcel, dans une espèce d’ermitage, au fond d’un jardin qu’il cultivait lui-même pour aider à la subsistance des pauvres. Le brave homme fournissait des légumes aux familles nécessiteuses de son quartier; il instruisait leurs enfants et le soir, après tous ses exercices de pénitence et de charité, se procurait une innocente récréation en tricotant des bas pour ses protégés. Paris vécut ainsi quelques années sans que sa réputation s’étendît au delà du faubourg dont il secourait les habitants; car il faisait le bien sans ostentation, ce qui devait nécessairement le laisser dans l’obscurité. Quand il mourut, son convoi ne fut escorté que par les infortunés dont il avait été le bienfaiteur et sa dépouille mortelle ne fut recouverte que d’une simple pierre sans le moindre ornement. La reconnaissance réunit d’abord sur sa tombe un certain nombre de pauvres du quartier qu’on entendait prier à haute voix pour lui. Bientôt quelques jansénistes qui avaient honoré ses vertus modestes grossissent ce pieux cortège; enfin l’on fit du tombeau le rendez-vous des disciples de Jansénius, et l’on vint s’y fortifier, s’y raidir contre les renaissantes persécutions des jésuites. Peu à peu les têtes s’échauffèrent, on se crut inspiré par le sépulcre de cet homme vertueux; les prières redoublèrent, le fanatisme s’accrut, les cervelles se détraquèrent. Le délire fut surtout porté à son comble chez une multitude de jeunes filles, qui, parvenues à cet âge où une nature impérieuse exalte les passions du sexe, éprouvèrent sur la tombe de Paris des convulsions moitié ferventes, moitié hystériques. Rien de communicatif comme l’exaltation. De ce que ces jeunes filles avaient été saisies d’une irritation nerveuse, toutes les femmes jansénistes, habituées du cimetière de Saint-Médard, crurent en sentir le principe et ne tardèrent pas à se tordre les bras, à faire craquer leurs jarrets, à décomposer leurs traits par d’habiles grimaces; puis, s’étendant sur la tombe pour ressentir plus immédiatement ce qu’elles appelaient « l’oeuvre », on les vit s’agiter convulsivement en proie à une véritable frénésie, sans se préoccuper du désordre, parfois complet, que ces brusques mouvements causaient dans leurs vêtements. Ces étranges fanatiques se divisaient en trois classes distinctes. Celles qui avaient pour habitude de se donner beaucoup de mouvement et de bondir sans cesse se nommaient les sauteuses; d’autres qui poussaient des cris semblables à l’aboiement d’un chien, étaient appelées aboyeuses; enfin, d’autres encore dont la manie était de miauler comme les chats avaient reçu la qualification de miaulantes. Si les femmes formaient la majorité des convulsionnaires, il n’y en avait pas moins un grand nombre d’hommes qui suivaient les mêmes pratiques et la secte finit par avoir tant d’adhérents que les gouvernants inquiets durent intervenir dans le but d’éviter une contagion toujours croissante. Il en résulta qu’un jour le roi, à l’instigation du cardinal de Fleury, rendit une ordonnance portant que le cimetière de l’église Saint-Médard serait clos immédiatement, avec défense de l’ouvrir autrement que pour cause d’inhumation. Ce fut le lieutenant général de police qui, lui-même, fit procéder à la fermeture en sa présence. Mais le lendemain, on lisait au-dessus de la porte: De par le roi, défense à Dieu De faire miracle en ce lieu. Voltaire, lui, fit à propos des soi-disant miracles qui s’opéraient dans cet asile, l’épigramme suivante: Un grand tombeau, sans ornements, sans art, Est élevé non loin de Saint-Médard. L’esprit divin pour éclairer la France, Sous cette tombe enferme sa puissance. L’aveugle y court et d’un pas chancelant Aux Quinze-Vingts retourne en tâtonnant; Le boiteux vient, clopinant sur la tombe, Crie hosanna! saute, gigote et tombe. Chassés du cimetière Saint-Médard, les convulsionnaires n’en continuèrent pas moins à s’assembler secrètement dans des caves, dans des souterrains, voir dans des carrières abandonnées où ils renouvelèrent leurs extravagances; et quoique pourchassés par la police, bafoués, ridiculisés par le public, ils trouvèrent le moyen de faire parler d’eux pendant trente-cinq ans. Le soir même du jour où la comtesse avait eu avec M. Hélouin l’entretien que nous avons rapporté plus haut, celui-ci sortait de sa maison de la rue Ferronnerie, accompagné de Cocardasse qui, suivant ce qui avait été convenu, était venu le trouver de la part d’Aurore afin de le seconder dans son entreprise nocturne. Pour la circonstance, tous deux avaient revêtu des vêtements sombres et entièrement dépourvus d’objets ou d’ornements brillants: tels que boutons de cuivre, passementerie d’or ou d’argent, boucles de souliers, etc. lesquels eussent dû, si une lueur quelconque fût venue à s’y refléter, déceler leur présence pendant l’opération qu’ils projetaient. Ils étaient, en outre, enveloppés chacun d’un grand manteau couleur de muraille. Ce n’avait pas été sans protester, par exemple, que Cocardasse avait consenti à abandonner momentanément sa fameuse Pétronille laquelle, autant dire, faisait corps avec lui et dont il ne se séparait jamais, même la nuit, où elle était constamment à portée de sa main. Pour le décider, il avait fallu que M. Hélouin lui en fît comprendre l’urgente nécessité. -Votre rapière semble sans cesse sonner le tocsin, lui avait dit le policier, -et si vous ne vous en défaites pas, autant vaudrait annoncer notre venue à coups de cymbales. » Puis vous avez besoin d’avoir, ainsi que moi, vos mouvements libres et elle ne saurait que vous les paralyser. » Pour ce que nous allons faire, des outils seuls nous sont nécessaires. Devant ces trop justes raisons, le vieux prévôt s’était résigné et avait déposé précieusement la « chère aimée » dans un coin, non sans lui jeter un long regard de regret. En sortant de la rue de la Ferronnerie, les deux hommes gagnèrent les quais, coupèrent en biais pour atteindre le palais construit par Desbrosse dans les terrains du Luxembourg, puis l’ayant tourné, ils gravirent la Butte Sainte-Geneviève et la redescendirent par son versant méridional au bas duquel était située l’église Saint-Médard. Le cimetière fermant à la brune, il ne leur était possible d’y pénétrer qu’en escaladant son enceinte formée d’un mur de cinq à six pieds de haut en assez mauvais état. Ils n’avaient pas à craindre d’être vus. Dès la chute du jour, ce quartier, alors des plus excentriques, devenait complètement désert et il était rare qu’à partir de dix heures, on y rencontrât ombre de créature humaine. D’autre part, nul être vivant n’habitait l’église. Le dernier office terminé, les desservants la quittaient, la laissant ainsi sous la seule sauvegarde de son patron qu’on chargeait de veiller lui-même à la sûreté des objets de valeur qui y étaient déposés. Ce dont il s’acquittait à merveille, paraît-il, car jamais il ne s’y commit le moindre larcin. Certains, donc, de ne pas être dérangés, le policier et le prévôt se mirent en mesure de franchir le mur. M. Hélouin voulut passer le premier. Se servant de tout ce qui lui offrait un point d’appui, crevasses ou saillies, il parvint à se hisser jusqu’au faîte, l’enjamba et sauta dans l’enclos. Moins agile peut-être, mais plus habitué que son compagnon à des exercices de ce genre, Cocardasse l’eut bientôt rejoint. Bien qu’ils fussent peu accessibles à la crainte, les deux hommes, en se voyant dans ce funèbre lieu, sentirent un frisson les parcourir des pieds à la tête. Ce silence profond qui régnait autour d’eux, les monuments qui les entouraient, et émergeaient de l’ombre comme les génies de la nuit, leur causaient une sorte d’anxiété, d’angoisse invincible. Enfin, réussissant à dompter leur trouble, ils s’avancèrent du côté où était le tombeau du comte de Lagardère. Ils le connaissaient parfaitement l’un et l’autre: M. Hélouin pour être venu plusieurs fois le visiter en curieux et Cocardasse pour s’y être rendu souvent aussi dans le but de « causer un brin » de l’ancien temps avec son « Petit Parisien ». Il se trouvait à peu près au milieu du cimetière. C’était un large cube de granit bleuté, haut de quatre coudées, affectant la forme d’un sarcophage antique, c’est-à-dire plus étroit à la base qu’au sommet et sur lequel était sculptée une épée brisée. Il recouvrait un caveau où étaient déposées la dépouille du comte Henri et celle de son fils. Un double rang de cyprès le dérobait en partie aux regards du public. Trois des faces du cube étaient pleines, mais dans la quatrième, celle de derrière, s’ouvrait une baie garnie de barreaux de fer et servant de prise d’air au caveau. Ce fut devant cette baie que M. Hélouin et Cocardasse s’arrêtèrent. -Nous allons pénétrer par ici, dit le policier au prévôt en lui indiquant l’ouverture qui avait une largeur de deux pieds carrés environ. -Cornebiou! fit Cocardasse, -comment voulez-vous vous faufiler au travers de cette grille; à moins d’être fouine ou belette je ne vois pas... -Aussi allons-nous l’ôter. -Té! ma caillou, fit le Gascon qui avait pour habitude de se familiariser vite; -vous êtes bon; vous ne voyez donc pas que les barreaux ils sont scellés dans la pierre? -Si, et très fortement, même. -Eh bien? -Eh bien! comme s’il nous fallait desceller ces barreaux cela n’en finirait pas, nous allons tout simplement les scier. Le prévôt ouvrit de grands yeux et crut que son compagnon se moquait de lui. Sans paraître remarquer cet étonnement, M. Hélouin sortit de sa poche une sorte de bourse en cuir, y prit deux minces lames d’acier finement dentelées et, en donnant une à Cocardasse, lui dit: -Aidez-moi. Il y a six barreaux, nous en avons donc chacun trois à couper. Je vais vous montrer comment on s’y prend. Sur ce, le policier appliqua sa scie sur un barreau et, lui imprimant un rapide mouvement de va-et-vient, la fit bientôt mordre le fer. L’instrument ne produisait qu’un léger grincement qui ne devait pas s’entendre à dix pas de là. En cinq minutes, il eut complètement sectionné le cylindre de métal. -Voilà, fit-il, -à vous maintenant. Faites bien attention, surtout, ajouta-t-il, -de ne couper comme moi les barreaux qu’à un demi-pouce de la pierre; il est nécessaire qu’il en reste un tronçon pour pouvoir replacer la grille. Cocardasse se mit incontinent à la besogne et, comme il travaillait ferme, il ne fut guère plus longtemps que M. Hélouin pour en venir à bout. La grille enlevée, l’accès du caveau devenait facile. Le policier se glissa par l’ouverture les jambes en avant, puis hardiment, se laissa choir dans le vide. Le caveau était peu profond et ses pieds touchèrent promptement le sol. Le prévôt l’imita sans hésiter. Malgré la prise d’air, il régnait dans la crypte une atmosphère lourde et opaque qui suffoqua les deux hommes; ils furent quelque temps avant de pouvoir y habituer leurs poumons. Quand ils purent respirer, M. Hélouin battit le briquet et alluma une lanterne sourde qui, vu la raréfaction de l’oxygène, éclaira l’intérieur du caveau d’une lueur blafarde. C’était un espace de six à sept pieds carrés, entièrement dallé. Sur un des côtés se voyait une grande plaque de marbre noir où était écrite en lettres creuses l’épitaphe suivante: CI-GÎT HENRI, COMTE DE LAGARDÈRE VENGEUR DE PHILIPPE DE NEVERS MORT DANS SA TRENTE-SIXIÈME ANNÉE. PUISSE SA LOYALE ÉPÉE ÊTRE RELEVÉE POUR PUNIR SES ASSASSINS! En face de cette plaque en était une autre qui portait pour inscription: CI-GÎT PHILIPPE, COMTE DE LAGARDÈRE DERNIER DU NOM DÉCÉDÉ DANS SA QUATRIÈME ANNÉE. PRIEZ POUR SA PAUVRE MÈRE QUE LA DOULEUR A RENDUE FOLLE. -Ah! Petit Parisien, s’écria le prévôt d’une voix contenue et en étendant la main vers la première plaque: -Oui, un jour tu le seras vengé!... c’est moi qui te le dis... Il y a déjà quinze ans que tu attends, mais le moment viendra, as pas pur! -Vous l’aimiez bien, le comte Henri? lui demanda M. Hélouin. -Ah! que oui, mon bon, je l’aimais, le petit... Il était fin comme l’acier, prompt comme la poudre et brave entre tous. Pour qu’on soit parvenu à l’occire il a fallu qu’on le prenne en traître... car de face... -De face? -Il était invincible! Tenez, je l’ai vu tenir tête à dix terribles rapières dans les fossés du château de Caylus. C’était un beau spectacle, bagasse! Des dix assaillants, pas un n’aurait remonté de son pied le talus, si le Petit Parisien n’avait ajourné leur punition pour accomplir un impérieux devoir... -Quel devoir? -Celui de sauver le berceau d’une petite fille qui porte aujourd’hui le nom et le deuil de son sauveur. -Ah bah! c’était la comtesse?... Et on n’a jamais pu connaître les assassins de ce vaillant homme? -Jamais malheureusement. -Avait-il des ennemis? -Pas un, il n’avait que des amis au contraire. -Alors, personne ne pouvait avoir intérêt à sa mort? -Personne, absolument personne. -C’est bien singulier, car enfin un assassinat est toujours motivé par un intérêt quelconque. Il a peut-être été victime d’une méprise. -Cela se pourrait. Mais, méprise ou non, mordious! on finira bien un jour par retrouver ses meurtriers et, foi de Cocardasse, ils ne seront pas longtemps à aller voir ce qui se passe ailleurs que sur terre. » Caramba! Quel joli menuet Pétronille elle leur fera danser! -Ce ne sera que justice, approuva le policier. -Tout crime demande un châtiment. Voyons, ajouta-t-il, -ne nous attardons pas trop dans ce lieu: nous sommes impatiemment attendus. -C’est vrai, dépêchons. -Voici la plaque derrière laquelle est le corps du petit comte, reprit M. Hélouin, -il s’agit de l’enlever. La tablette de marbre désignée était maintenue par quatre grosses vis, qui perforaient des chevilles en bois fichées dans la paroi du caveau. Le policier ôta sans peine ces vis et, détachant la plaque, découvrit une excavation qui recelait un cercueil de petite dimension tout en ivoire. Il l’attira aussitôt à lui et se prit à l’examiner attentivement. Puis, sous le coup d’une violente émotion: -Grand Dieu! serais-je en présence de mon oeuvre? murmura-t-il. Et ses yeux semblaient vouloir percer l’enveloppe qui lui dérobait les restes de l’innocent. -Té, qu’avez-vous? questionna le prévôt en remarquant ce trouble subit. -Moi?... rien... rien que de très naturel, du moins, repartit M. Hélouin en reprenant son sang-froid. -Je n’ai jamais pu voir un cercueil d’enfant sans me sentir fortement ému... Veuillez m’excuser de cette faiblesse. -Pas besoin de vous excuser... vous comprends. Moi-même j’éprouve quelque chose de bizarre devant cette boîte. Quoi au juste? Je ne saurais le dire... mais, me semble que c’est plutôt de la curiosité que du chagrin. -À présent, partons, ordonna le policier que les paroles de Cocardasse paraissaient gêner; -nous n’avons pas de temps à perdre. Et plus bas il ajouta: -Moi, surtout. -Partons, répéta le prévôt. -Je passe d’abord, hein? -Si vous voulez; je vous remettrai le cercueil et passerai ensuite. Le vieux soldat se hissa alors à la force des poignets jusqu’à la baie et bientôt mit le pied dehors. Resté seul, M. Hélouin projeta le rayon de sa lanterne sur le coffre d’ivoire et, comme précédemment, la scruta du regard, pris de nouveau d’une agitation fébrile. -Quel pressentiment! dit-il. -Ah! si j’osais faire sauter ce couvercle! -Eh! que faites-vous? demanda Cocardasse, surpris de ne pas voir apparaître tout de suite son compagnon; -remettez-moi donc le cercueil et venez. -Je viens, je viens, répondit le policier; -je regardais si nous n’oubliions rien... » Tenez, voici la petite bière, continua-t-il en haussant celle-ci jusqu’au soupirail. Puis à son tour il quitta le caveau de la même manière que le prévôt. -Et la grille? observa ce dernier. -Je vais la rétablir. Donnez-moi seulement un coup de main en rapprochant la partie détachée des tronçons qui attiennent aux parois de la baie, ces anneaux vont me servir à joindre le tout. M. Hélouin avait pris dans sa bourse de cuir six bagues en fer, fendues dans leur largeur, et dont à chaque bord de la fente était une languette percée d’un pas de vis. Il força ces bagues sur la section des barreaux en ayant soin de placer les languettes en dedans, puis insérant une vis dans les trous qu’elles portaient, il les fit se rejoindre exactement. De la sorte, la grille avait repris sa solidité première, ainsi que son aspect ordinaire, et il eût fallu y regarder de bien près pour s’apercevoir de l’opération qu’elle venait de subir. Une minute après, les deux hommes franchissaient le mur du cimetière en se passant le cercueil comme au sortir du caveau, et se dirigeaient d’un pas alerte vers le Marais, le lugubre fardeau, qui paraissait un peu lourd, habilement dissimulé sous leurs manteaux. ***Les Trois Cercueils. Dans une pièce de l’hôtel de Nevers, pièce où la pauvre Aurore avait fait transporter sa chaise longue qu’elle ne pouvait plus quitter, trois femmes étaient réunies, c’étaient la comtesse, madame de Chaverny et sa fille Olympe. Malgré sa jeunesse, sa marraine avait tenu à ce qu’Olympe assistât, comme tous ceux qui avaient approché son fils, à la cérémonie mystérieuse qu’elle préparait. Quoique l’heure fût avancée -il allait être la minuit -la pièce était brillamment éclairée. Trois grands candélabres et deux lourdes torchères de bronze doré l’inondaient de lumière n’en laissant pas la moindre partie dans l’ombre. Cette pièce était la chambre où avait succombé le petit comte quinze ans auparavant. Fermée depuis lors, elle n’avait jamais été rouverte et aucun objet n’en avait été enlevé, aucun changement n’y avait été opéré. Elle subsistait dans l’état même où elle se trouvait au moment où le corps de l’enfant en était sorti pour aller au champ de repos. Aurore, les yeux rougis par les larmes demeurait silencieuse; tout ce qui l’entourait lui rappelait le chérubin disparu et son coeur se brisait de douleur. Il lui semblait que l’affreux malheur venait seulement de s’accomplir. Ses souvenirs qui n’avaient pas été usés par la vie - puisqu’elle n’avait pas vécu pendant quinze ans -étaient aussi vivaces qu’au premier jour et dans le petit lit placé à quelques pas d’elle, son regard éploré croyait distinguer encore le pauvre mignon, les lèvres déjà teintes des violettes de la mort, soulever avec peine ses petits bras pour chercher à l’enlacer une dernière fois. Madame de Chaverny et Olympe pressaient affectueusement les mains de leur amie; elles ne lui parlaient point. Que lui auraient-elles dit? Leurs paroles eussent été impuissantes à la consoler et n’auraient fait qu’aviver davantage sa souffrance. Dans une chambre voisine, le marquis de Chaverny causait avec le docteur Cabalus. Ce dernier, pour la centième fois peut-être, lui expliquait son « système » à grand renfort de détails et avec une abondance de gestes qui le faisait ressembler à quelque pantin mû par des ficelles brusquement tirées. -Excellente méthode, disait-il en examinant à la loupe une gouttelette de sueur qu’il venait de recueillir sur la tempe de la malade. -Manifestement, il y a une amélioration aussi lente que constatée. » Ah! nul ne pourra nier que j’aie élargi le champ de la science! Quoi de plus intime, en effet, et de plus personnel que le produit de la transpiration, de cette sécrétion qui expand l’être lui-même au travers de ses pores? » Hé! hé! voilà une exposition, j’espère? » Le regrettable, c’est que nombre de personnes confondent ma découverte et mon système avec la funeste médecine des hydropathes qui, entre nous, sont de simples charlatans. » Moi aussi, monsieur le marquis, je fais de l’hidrothérapie, mais de l’hidrothérapie sans y. » C’est tout ce qui distingue ma science de leur faconde ridicule, et pourtant c’est un monde! car si vous comprenez quelque peu le grec, vous saurez que je sors de IDROS, qui veut dire: sueur, tandis qu’eux descendent de UDOR, qui signifie: eau. Comme toujours, M. de Chaverny ne comprenait goutte à ce fatras, mais par politesse il paraissait en saisir l’excellence et ne cessait de hocher la tête en signe d’approbation. Juste au moment où sonnait minuit, deux coups secs furent frappés à la porte de la pièce où se tenaient les trois femmes, et en même temps celle-ci s’ouvrait pour livrer passage à M. Hélouin et à Cocardasse qu’un vieux serviteur mis dans le secret venait de conduire jusqu’à l’ancienne chambre de l’enfant. Le premier entra sans se presser, avec sa physionomie tranquille. À le voir si parfaitement calme, on eût dit qu’il venait de faire une petite promenade pour sa santé. Quant au second, il semblait un peu émotionné et tout désorienté de ne pas sentir sa bonne rapière lui battre les mollets. Il sortit de dessous son manteau un objet de grandes dimensions, enveloppé d’une étoffe noire, et le posa sur la table en poussant un soupir de satisfaction. -Comtesse, dit M. Hélouin, après avoir salué les trois dames et s’adressant à Aurore qui restait immobile et sans voix, -comtesse, voici ce que vous m’avez envoyé chercher ce soir. Son doigt pointait l’objet enveloppé de noir que Cocardasse venait de poser sur la table. -Son cercueil! murmura la pauvre mère. Si préparée qu’elle le fût par les demi-mots entendus, Olympe, qui était debout auprès de la table, recula d’un pas en étouffant un cri. -J’attends vos ordres, madame la comtesse, dit le policier. Madame de Chaverny et Olympe retenaient leur souffle. -Je suis prête, balbutia Aurore, en fermant les yeux. D’un mouvement brusque, M. Hélouin releva l’étoffe noire, découvrant une grande boîte d’ivoire, de forme oblongue, dont toutes les parties étaient assemblées par des attaches d’or richement ciselé. Il n’y avait ni clou ni serrure. L’effort qu’avait fait Aurore pour se soutenir venait de mettre du rouge à ses joues. Elle s’était soulevée sur le coude, mais en voyant la boîte d’ivoire elle chancela en murmurant d’une voix altérée: -Olympe. Quoique défaillante elle-même, la jeune fille s’élança et arriva juste à temps pour recevoir sa marraine dans ses bras. Aurore n’était pourtant pas évanouie, et l’appui d’Olympe parut lui rendre quelque force. -Faut-il ouvrir? demanda M. Hélouin qui était très pâle. -Attendez! s’écria Aurore dont les paupières restaient closes. -Il faut que le docteur soit ici et aussi M. le marquis de Chaverny qui l’aimait bien. Qu’on les prie tous deux de venir... » Je désire également que vous demeuriez, monsieur Hélouin, ainsi que vous Cocardasse... il n’y aura pas trop de témoins pour les constatations dont il s’agit. Le policier s’inclina tandis que le vieux prévôt, un peu gêné, murmurait: -Volontiers, madame Aurore, de la sorte je saurai plutôt ce qu’est arrivé au pauvre pitchoun. La comtesse semblait maintenant reculer et fuir devant la lecture de l’arrêt qu’elle avait demandé et qu’elle allait entendre. Le vieux serviteur qui avait introduit M. Hélouin et le prévôt sortit pour revenir l’instant d’après précédant le marquis et le docteur César Cabalus. Ce faux savant avait un corps mal conformé mais majestueux. Sa tête était celle d’un diplomate manqué ou d’un charlatan réussi, qui semblait jeter un démenti formel à la théorie de certains physiciens affirmant que le vide n’existe pas dans la nature. Dès qu’ils furent entrés, le marquis et lui se sentirent presque instantanément enveloppés dans la solennelle anxiété qui était à cette heure l’atmosphère même de la chambre du petit comte défunt. Mais maître Cabalus se redressa bien vite, car il se faisait un devoir de rester insensible à ce qu’il appelait « les petites misères humaines ». -Qu’avons-nous là? demanda-t-il en avisant la boîte oblongue et en ouvrant une lourde tabatière d’or, présent certain d’un héritier reconnaissant. -Silence, ordonna Flor de Chaverny. Et s’étant tourné vers la comtesse comme pour lui demander son assentiment, elle ajouta: -Ouvrez, monsieur Hélouin. De sa bourse de cuir, de laquelle nous l’avons déjà vu tirer une scie et des anneaux de fer dans le cimetière Saint-Médard, le policier retira une pince d’acier dont il se servit très adroitement pour détacher les griffes d’or qui reliaient entre elles les tablettes d’ivoire. Puis il enleva le couvercle ainsi devenu libre. -Tiens, tiens, tiens, fit par trois fois le docteur. -Voilà qui est curieux! C’est emballé comme pour l’exportation. -Silence! répéta la marquise, furieuse des excentricités de son médecin. La réflexion du docteur Cabalus n’était cependant pas complètement intempestive, car le couvercle d’ivoire, en se relevant, n’avait montré qu’une seconde boîte étroitement enclavée dans la première. Celle-ci était en bois de santal et fermée seulement par quatre chevilles d’argent. M. Hélouin les fit glisser et leva le second couvercle. Toutes les têtes se penchèrent. -Peste! nous n’en finirons pas, dit encore Cabalus sérieusement intrigué cette fois -On dirait un pavé de soufre. -C’est de l’or! rectifia la comtesse elle-même. -Le comte Philippe de Lagardère, dernier héritier des Nevers, était assez riche pour cela. Ses yeux se tournèrent vers la cheminée sur laquelle était un buste en marbre qui représentait un charmant petit garçon tout souriant de vie, de beauté et de force. -Ne le regardez pas, marraine, ne le regardez pas! s’écria Olympe en l’entourant de ses bras; -vous êtes pâle comme pour mourir. Mais il n’y avait pas que la veuve de Lagardère qui fut pâle. Comme sans le vouloir, les yeux de M. Hélouin avaient suivi la direction de ce regard et il était devenu affreusement blême en avisant le buste d’enfant qu’il n’avait pas encore vu. Il avait été frappé comme d’une violente commotion et ses yeux s’étaient pris à examiner minutieusement l’endroit où il se trouvait. À mesure que ses regards s’arrêtaient sur chaque objet qui s’offrait à eux, son trouble augmentait, ses traits se contractaient, et sa pâleur tournait au livide. Heureusement pour lui, les assistants avaient autre chose à faire qu’à le regarder. -Dépêchez-vous, dit Aurore, en repoussant si rudement sa filleule que la jeune fille faillit tomber. -Je n’y vois plus. » Faites vite pendant que je peux encore entendre. Elle avait la voix rêche et dure des fiévreux. -Parlez! Parlez! dites ce que vous voyez? ajouta-t-elle en tendant ses deux pauvres bras amaigris. C’était en effet une troisième boîte en or massif que l’ouverture de la seconde avait démasquée. M. Hélouin qui avait procédé jusqu’alors avec calme et lenteur, se sentait maintenant dans les doigts un imperceptible tremblement. Il se hâtait. Mais nul ne faisait attention à son émotion, car l’émotion de tous était aussi forte que la sienne. La fièvre de chaque témoin de cette scène étrange était montée à ce point que tout disparaissait... tout ce qui n’était pas le triple cercueil. Autour de la table il y avait une douloureuse impatience que traduisaient les regards effarés et le bruit des respirations haletant dans le silence. Seul, le docteur Cabalus semblait à son aise. Il avait, ma foi, pris dans sa poche, un morceau de cristal taillé et se l’était mis devant les yeux pour examiner plus attentivement le couvercle de la troisième boîte, dans l’épaisseur duquel ces trois mots étaient largement fouillés au burin: J’Y SUIS On sait que c’était là la devise des ducs de Nevers. -Parbleu! fit avec dépit maître Cabalus, après avoir épelé et en mettant son cristal en lieu sûr, -voici une funèbre plaisanterie... On ne sort pas de là; c’est évident! Personne ne sembla l’entendre, car Aurore de Lagardère, dont la voix se brisait dans sa gorge, demanda: -Est-ce fait? Avez-vous vu? On lui répondit par un cri, mais par un cri muet, s’il est possible de s’exprimer ainsi; car ce fut quelque chose de supprimé et d’audible tout à la fois qui passa au travers d’elle comme un courant électrique et fit vibrer toutes les parcelles de sa chair. M. Hélouin était enfin parvenu à vaincre la fermeture de la châsse d’or dont le couvercle venait de sauter, attirant à soi toutes les têtes penchées et ouvrant démesurément tous les yeux. -Sandious! gémit Cocardasse avec un frisson d’horreur; -c’est bien lui, le pauvre! Les dents de Flor s’entrechoquèrent et Olympe murmura en joignant les mains: -Oh! pauvre petit! comme il ressemble au buste de marbre. -Embaumement système Sforzi-Spinosa-Marietto, prononça doctoralement Cabalus. Seul, M. Hélouin était resté silencieux. Son regard avait été de l’intérieur de la châsse au buste d’enfant qui trônait sur la cheminée derrière la malade. Mais il n’avait paru éprouver aucune surprise. Peut-être cette placidité était-elle volontaire; peut-être s’étudiait-il pour ne plus se départir de son calme reconquis. Dans le cercueil d’or il y avait aussi un enfant, le même enfant peut-être dont les traits avaient été fouillés dans le marbre, car il y avait une certaine ressemblance entre la sculpture et l’image couchée dans la bière. Seulement l’enfant de la châsse n’avait pas tout à fait les mêmes proportions que celui du buste en marbre qui était pourtant grandeur nature. Le corps de l’enseveli et sa tête aussi -chose plus étrange -semblaient avoir subi un rétrécissement, comme si la mort, ou plutôt le procédé employé pour la conservation des tissus, lui eût fait reperdre la crue d’une année et même de deux. L’enfant du cercueil était rétréci, c’est le mot juste. Il n’était pas enseveli, mais vêtu, comme c’est la coutume, pour les morts embaumés. Il portait le riche costume des jeunes seigneurs du commencement du règne de Louis XV, et une large collerette de dentelle tombait autour de son cou. Visage, mains et vêtements, tout était noirâtre, de cette couleur grise et neutre que les peintres appellent bitume. Quand le premier murmure de la stupéfaction générale eut passé, les assistants restèrent absorbés dans leur lugubre examen. -Est-ce lui? demanda tout à coup Aurore d’une voix qui s’éleva pénible comme un râle. -Dites-moi si c’est lui? La pauvre mère n’avait pas entendu les paroles prononcées ou peut- être ne les avait-elle pas comprises. Elle se pencha en avant pour saisir la réponse et toute la vie qui était en elle se concentra dans sa faculté d’ouïr. Le marquis de Chaverny fut le premier à dire: -Ma foi, n’était la taille, je croirais que c’est lui... -Mais il est si petit, interrompit sa femme. -Moi je ne puis pas croire. -Ni moi, affirma Cocardasse revenant sur sa première impression. - Il est bien trop nègre, eh donc! -Condensation des chairs et teinte de momie, déclara le docteur; - ce sont les effets ordinaires du système Sforzi-Spinosa- Marietto... » Non, cette manipulation-là n’a pas été trop mal exécutée. La comtesse reprit: -Tu ne dis rien, Olympe?... Tu étais si petite!... Et vous, monsieur Hélouin?... Mais ma tête s’égare, vous ne le connaissiez pas... Qu’on fasse venir Mlle de Wendel, elle pourra peut-être le reconnaître, elle... -Permettez, dit le policier arrêtant Cocardasse qui allait sortir pour exécuter cet ordre; -je demande que ce témoin ne soit appelé qu’en dernier lieu et à défaut de toute autre preuve. Le marquis et la marquise échangèrent un regard. -Alors, il n’y a que moi! s’écria douloureusement Aurore. -Eh bien! je veux voir par moi-même... qu’on me lève, qu’on me porte! Mais le docteur Cabalus intervint à son tour. -J’ordonne que pareille imprudence ne soit pas commise, commanda- t-il; -ce serait peut-être fatal, car la voix de la malade est coupée et son gosier semble anhydré -mauvais signe. D’ailleurs, je vais examiner sa sueur... Il tirait déjà sa loupe, tandis que M. Hélouin se disposait à rouler la table vers la chaise longue; mais leurs bonnes intentions à tous deux furent inutiles, car Aurore de Lagardère, en proie à un véritable délire, s’était élancée hors de la chaise. -Moiteur supprimée! Examen impraticable! Complication: pneumonie, pleurésie, bronchite et leurs composés!... Je ne réponds plus de rien! s’écria le docteur en battant l’air de ses bras avec un désespoir qui eût pu paraître comique en toute autre circonstance. Il se tut, parce que M. Hélouin lui mit sans façon la main sur la bouche. En même temps, Olympe enveloppait d’un manteau la malade qui était presque tombée entre les bras de Flor et grelottait déjà. De larges taches rouges tranchaient sur le blême de ses joues et ses lèvres étaient pâles comme si jamais elles n’eussent dû se rouvrir pour parler. Ah! qui dira jamais la force inouïe que peut développer la faiblesse dans ses crises morbides? Ce fut en vain qu’on essaya de reporter Aurore sur sa chaise longue, car elle résista avec une énergie si désespérée que M. Hélouin, mieux inspiré que le docteur et comprenant qu’on risquait de la tuer en s’opposant à sa volonté, dut ordonner de la laisser approcher. Portée qu’elle était plutôt que soutenue par la marquise et par sa fille, elle vint jusqu’à la table et tout aussitôt ses grands yeux creusés par la maladie se fixèrent passionnément sur le contenu de la boîte en or. Longtemps elle regarda. Elle ne tremblait plus, et toute son âme passait par ses yeux où coulaient lentement de grosses larmes. Longtemps elle resta perdue dans une extase profonde. Le silence le plus absolu régnait dans la chambre. On attendait avec anxiété le premier mot qui allait tomber des lèvres de la malheureuse mère. Elle dit enfin d’une voix basse et douce qui résonna comme un chant lointain et voilé: -Mon petit enfant bien-aimé, mon Philippe! Toi qui étais si blanc, toi qui étais si rose! Elle était belle en parlant ainsi, belle d’une beauté qui n’appartient pas à ce monde et, en l’écoutant, tous les assistants se sentaient une lourde angoisse au coeur. -Oh! je te revois, reprit-elle avec câlinerie, -je te revois tel que tu étais! Et derrière ce masque noir qui ne me cache rien, oh! rien! je retrouve jusqu’à ton adorable sourire! Ses yeux firent le tour de la pièce et elle laissa tomber sa tête sur l’épaule d’Olympe qui la baisa avec une respectueuse tendresse. -Mon Dieu! continua-t-elle d’une voix où la douleur reparaissait. -Peut-on savoir, peut-on deviner notre folie à nous autres mères?... J’avais fait un rêve plus qu’insensé... j’avais espéré l’impossible... je croyais pouvoir vaincre l’irrémédiable... Hélas! mon pauvre espoir s’est évanoui... -Il ne s’est pas évanoui, vous espérez encore et vous avez raison! prononça tout bas M. Hélouin. Mais nul ne l’entendit, pas même Aurore de Lagardère qui n’écoutait que la plainte désolée de sa douleur. -La vérité est là, sous mes yeux, poursuivit-elle; -la vérité implacable! Comment pourrais-je douter?... c’est lui, mon mignon chéri, mon trésor, mon Philippe, tout mon coeur!... » Puisqu’il est mort, je veux mourir!... Avec cette vigueur presque surnaturelle que fait naître le transport, elle s’arracha des mains qui la retenaient et entoura de ses bras tout pantelants de tendresse le petit corps inerte et froid. On eût dit que la contagion de la mort la prenait, exauçant le voeu de son désespoir, car bientôt ses bras se desserrèrent, ses genoux fléchirent, et la vie s’étant retirée d’elle, tout d’une pièce, elle roula sur le sol... ***Effigie De Mastic. Dix minutes s’étaient écoulées; le marquis, la marquise, Olympe et Cocardasse lui-même entouraient la chaise longue sur laquelle la comtesse Aurore de Lagardère avait été remise, privée de sentiment. Près de la table, examinant toujours le cercueil ouvert, M. Hélouin restait à l’écart. Quant au docteur Cabalus il se tenait juste entre la table et la malade et déclamait à haute voix comme s’il eût fait un cours. -C’est une syncope simple, disait-il; -ce que les gens du commun dénomment évanouissement ou faiblesse; un spasme, ni plus ni moins, et bien naïf serait l’homme de l’art qui s’alarmerait pour si peu... Moi, je réduis la syncope avec la dernière facilité, selon une méthode qui m’est exclusivement personnelle... Il pivota sur ses talons et se trouva nez à nez avec M. Hélouin, qui semblait l’écouter. Le fait d’avoir un auditeur surprit et flatta maître Cabalus, pour lequel cette bonne fortune était rare, aussi ne perdit-il pas de temps pour dire: -Monsieur, permettez-moi de vous avouer que je ne vous trouve pas la tête de tout le monde. -Ah bah! fit le policier. -C’est un fait! et je puis vous l’attester, ayant poussé assez loin les études phrénomatiques et physiogomonales -ce sont des mots très expressifs dont j’ai doté notre langue. » Vous ne niez pas, je suppose, que mes travaux ont agrandi l’horizon de la science, que j’ai créé des améliorations et ouvert des voies. » Sans parler de ma méthode spéciale de traitement qui sera probablement mon plus beau titre de gloire devant les générations futures, c’est à mon initiative personnelle qu’on doit le système d’embaumement qui semblait vous intéresser tout à l’heure et que mes collègues italiens Sforzi, Spinoza, Marietto, appellent de la conserve humaine... -Regarde-moi, Aurore et parle-moi? dit en cet instant la marquise. -Dieu que tu nous as fait peur! -Vivadious! fit à son tour la voix puissante de Cocardasse; - madame Aurore revient à elle? -Parbleu! s’exclama le docteur, s’adressant toujours à M. Hélouin; -ce vieux pourfendeur la croyait-il morte?... Ma prescription, monsieur, ma prescription! Voyez si le résultat en est excellent, immédiat et presque miraculeux! » Quant à mon système personnel d’embaumement, il fut pris par l’étranger, parce que la France ingrate dédaignait la découverte d’un de ses enfants. » Par cette grossière contrefaçon qui est sous vos yeux, vous pouvez voir que c’est de la statuaire bien supérieure aux momies de l’ancienne Égypte... » Comme c’est une sorte de mastic, j’appelai mon procédé mastification, mais les mauvais plaisants le nommèrent mystification, et c’est ce qui... -La comtesse de Lagardère désire que le nécessaire soit fait sur- le-champ, dit madame de Chaverny, interrompant sans façon le savant docteur. Les yeux de maître Cabalus interrogèrent, car il ne comprenait pas. -Madame la comtesse voudrait que vous pratiquiez l’autopsie, expliqua M. Hélouin. Le docteur répéta: -L’autopsie! Et il acheva sa pensée en haussant franchement les épaules. -Si les folles commandent, balbutia-t-il -misère de moi, nous allons faire de bonne besogne! Mais d’un ton décidé, il ajouta plus haut: -Je suis aux ordres de madame la comtesse; toutefois, si on a requis mon ministère pour découvrir la maladie dont est mort le sujet, ou encore pour retrouver, après quinze ans écoulés, des traces de poison dans des tissus conservés à l’aide de préparations arseniées... M. Hélouin l’interrompit: -Ce n’est pas pour cela. Et Aurore elle-même répéta sans savoir peut-être ce qu’elle disait: -Non, ce n’est pas pour cela. -Eh donc! faites votre devoir, appuya gravement Cocardasse qui se trouvait partout chez lui. Devant le monde, César Cabalus qui avait besoin de gagner sa vie, professait des idées politiques sagement incertaines, imitateur en cela de tous les bienfaiteurs de l’humanité; mais au fin fond de lui-même, et lorsqu’il n’y voyait aucun danger, il penchait vers cette indépendance générale qui, un demi-siècle plus tard, sous le nom de « Révolution française » devait bouleverser les classes et changer la société. -Entendre c’est obéir! murmura-t-il railleusement à l’instar des courtisans orientaux. Et, pareil à ces officiers héroïques, si nombreux dans notre histoire, qui tombèrent, victimes de la discipline, en exécutant un ordre inepte, lentement il se prit à ouvrir une trousse volumineuse et l’étala béante sur la table, mettant ainsi à jour toute une série d’instruments plus effrayants les uns que les autres; scies, scalpels, sondes, ciseaux, trépan, marteaux, bistouris... y foisonnaient, renvoyant en gerbes d’étincelles la lumière qui venait les frapper. -Je suppose, dit-il néanmoins, entre haut et bas, et en repassant sur la manche de son pourpoint noir, le fil d’un gigantesque scalpel qu’il venait de ternir de son haleine; -je suppose qu’il ne m’est pas interdit de protester. » Je parle franc à la cour comme à la ville et la science me doit de nombreuses découvertes. » L’acte qu’on exige ainsi de moi est premièrement inutile et secondement mesquin pour ne pas dire barbare... » Pour la bonne compréhension des personnes qui me font l’honneur de m’écouter, je vais intervertir l’ordre des propositions et prouver d’abord la seconde partie de mon dire. » Vous savez tous que, dans les familles, il est d’usage de garder avec soin, je dirai même avec piété, certaines reliques... Il s’interrompit et regarda du côté de la comtesse qui venait de pousser un gémissement sourd parce qu’elle perdait patience et se sentait de nouveau défaillir. -Ah! je savais bien que mon raisonnement frapperait juste! s’écria le verbeux docteur, prenant cette plainte pour une approbation. - Je maintiens donc que c’est une relique et j’ajoute que cette relique est un objet d’art. » Voilà pour le point de vue des convenances; quant au point de vue pratique ou utilitaire, mon argument sera plus serré, étant plus solide. » Si l’on se reporte au sens exact et littéral du mot qui caractérise le système des Italiens Sforzi-Spinosa-Marietto, c’est-à-dire la mastification, ma découverte, on comprendra qu’à l’aide de procédés chimiques, nous transformons la chair en une pâte dont le propre est de durcir en séchant, comme toutes les pâtes. » Naturellement, le temps fait perdre au sujet quelque chose de son poids et de son volume plastique. » Ainsi, après un lustre, il ne reste guère que la forme admirablement consistante, reproduisant avec fidélité la forme de l’être décédé et armature à l’intérieur par l’ossature qui devient indestructible... » J’aime à croire que vous voilà convaincue, madame la comtesse? M. Hélouin s’était approché de la chaise longue et revenait vers le docteur. -Non, l’interrompit-il d’une voix brève, -madame de Lagardère vous enjoint de procéder sans plus de retard. Le regard du praticien dégagea un immense mépris, comparable à celui dont aurait pu se charger celui de Turenne ou de Condé forcé de courber son génie stratégique sous la suffisante bêtise d’un Soubise de son temps. -Entendre c’est obéir! répéta-t-il avec une souveraine dignité. - Pour plaire à madame la comtesse, nous allons autopsier cette statue! Gaillardement il brandit son glaive de prosecteur. Avec ce grand scalpel qui coupait mieux qu’un rasoir, il commença par fendre de bas en haut les vêtements poussiéreux qui recouvraient le corps de l’enfant. -De cette opération, qu’un profond sentiment de respect m’empêche de qualifier, disait-il en travaillant; -le plus clair va être de barbeler mon instrument tout neuf. Maintenant, on faisait cercle autour de lui, tout en laissant une large ouverture, où pouvait passer le regard d’Aurore, près de laquelle Olympe de Chaverny était seule restée. Lorsque la poitrine et l’abdomen de l’enfant furent à nu, sombres, mates et aussi modelés qu’un bronze florentin, César Cabalus se tourna vers Aurore pour demander une dernière fois: -Alors, c’est bien décidé? La tête de la malade s’inclina. -Alea jacta est! D’un geste presque furieux, le docteur enfonça son instrument dans la poitrine de l’embaumé, à la hauteur du sternum. Le silence de tout à l’heure s’était rétabli et les respirations sifflantes et contenues continuaient seules à se faire entendre. Quoiqu’il fût neuf et affilé à miracle, le scalpel de César Cabalus eut quelque peine à pénétrer dans la matière qui, comme il l’avait fort bien dit lui-même, devait avoir gagné, avec les années, la dureté et la consistance des choses pétrifiées. La besogne était rude. Sans fausse honte, voyant qu’une seule n’y pouvait suffire, Cabalus avait attelé ses deux mains sur le manche de l’instrument, et, suant à grosses gouttes, avançait avec précaution, labourant péniblement, par une incision longitudinale, de la hauteur des seins au creux de l’abdomen. Il ne professait plus à haute voix et s’en voulait presque d’avoir consenti à pratiquer cette opération ridicule. -Je l’avais prédit, voilà le plus clair résultat, s’écria-t-il tout à coup en retirant son outil avec colère. Le scalpel, déjà notablement ébréché dans sa traversée laborieuse, venait de rencontrer un corps dur contre lequel il s’était brisé. M. Hélouin parut examiner la lame avec attention, puis, se rapprochant de la châsse, promena son doigt sur la section chirurgicale, le long de laquelle était une poussière impalpable. Maître Cabalus était de mauvaise humeur, mais il suivait ce manège avec une très évidente ironie. -Est-ce sucré ou salé? demanda-t-il railleusement au policier qui venait de porter son doigt à sa bouche. -Salé, répliqua M. Hélouin. Il se pencha, en homme qui veut examiner un objet de très près et sa main droite palpa le visage du petit mort. -Madame de Chaverny, dit-il, tout à coup en se redressant, - veuillez venir voir? -Va, Flor, va voir! s’écria la malade qui, depuis le début de l’opération, regardait la bouche béante, les yeux fixes et la tête penchée à tomber, à peine appuyée qu’elle était sur l’extrême pointe du coussin. La marquise n’avait qu’un pas à faire pour passer entre le docteur et M. Hélouin. -Regardez cela, lui dit ce dernier en désignant le côté gauche de la tête. Elle se pencha à son tour comme avait fait M. Hélouin, mais le docteur intrigué fit ce mouvement avant elle et fut le premier à dire: -Le sujet n’a pas d’oreille gauche. -Elle a été coupée, murmura la marquise. -Cassée, rectifia M. Hélouin; -voyez, les morceaux sont au fond de la châsse. Madame de Chaverny continuait à regarder de près la cassure de l’oreille. -On ne dirait jamais que ceci fût de la chair! dit-elle enfin tout bas. -Et après? répliqua sur le même ton Cabalus indigné. -La gelée d’orange a-t-elle l’apparence de ce fruit? Eh bien! il en est de même ici, puisque je vous dis que c’est une conserve humaine! -Si c’était ce que vous dites, intervint le policier, -la poussière de ce corps aurait une saveur sucrée, puisque vous employez l’arsenic pour la conservation des tissus... Or elle est salée... -Oh! vous me faites mourir! s’écria Aurore qui n’entendait rien de cette discussion. -Dites-moi ce qu’il y a? César Cabalus allait répondre, mais M. Hélouin lui coupa sans façon la parole. -Madame la comtesse, déclara-t-il, -je n’ai pas voulu me fier à mon seul témoignage, quoique j’eusse de fortes et sérieuses raisons (il appuya sur ces mots) de me croire dans le vrai... » Vous avez été la victime d’une comédie aussi éhontée qu’audacieuse et madame la marquise vous dira comme moi quel est le vrai nom qu’on devrait donner à ce prétendu cadavre... -Hein! exclama Cabalus ahuri. -Qu’entendez-vous par un prétendu cadavre? Mais la comtesse s’était relevée sur le coude et demandait d’un ton suppliant: -Flor, parle vite? Sous les regards avides qui la couvraient, la marquise était un peu gênée, pourtant elle répondit en dissimulant mal un sourire: -Ma foi, ma chère Aurore, il me semble... oui, je crois pouvoir l’affirmer... il me semble que nous avons là, non Philippe lui- même, mais son effigie... -Effigie! répétèrent en même temps M. de Chaverny et le docteur. Le premier avec incrédulité, le second en laissant errer sur ses lèvres un sourire d’amer dédain. La comtesse et sa filleule se taisaient. Quant à Cocardasse, il étouffa un retentissant « dioubibane »! tant il était scandalisé. -L’ignorance! l’ignorance! s’écria tout à coup maître Cabalus; -ce monstre enténébré que les lumières de la science mettront des siècles à percer de leurs feux!... » Certes, je veux croire que madame la marquise est convaincue de la vérité de ce qu’elle vient d’émettre un peu à la légère, et je ne puis lui faire reproche de s’être laissée abuser par les apparences. Mais ici plus qu’ailleurs les apparences sont trompeuses, mesdames et messieurs, et il n’est pas permis de confondre une effigie avec des tissus qui ont été animés. -Jamais cette poupée n’a été animée! interrompit sévèrement M. Hélouin. Pour le coup, César Cabalus perdit le peu de calme qui lui restait et, du haut de sa fierté médicale offensée, il s’exclama avec colère: -Pour me donner un démenti, monsieur, il faut que vous ayez mieux que des présomptions? -Je suis sûr. -Ah bah! Avez-vous fait seulement des études? -Peut-être. -C’est vague. Voyons, êtes-vous reçu médecin?... officier de santé? -Non. Les bras de Cabalus en tombèrent. -Par le ciel! fit-il avec stupeur, -votre aplomb phénoménal me déconcerte, monsieur. » Comment, vous n’avez aucun grade et vous osez me démentir? Pour toute réponse, avec un flegme admirable M. Hélouin plongea ses deux mains dans la châsse d’or et en retira l’enfant. Malgré ce qu’elle venait de dire, à la vue de cet acte qui semblait une profanation, la marquise recula jusque dans les bras de son mari. Olympe perdit ses fraîches couleurs et Cocardasse étouffant un juron voulut s’élancer. Il vibrait, le brave prévôt. Son opinion était très incertaine et il ne savait auquel entendre. Mais ce fut César Cabalus qui montra le plus de courage. D’un geste il voulut arrêter le sacrilège et dit sur un ton voilé par l’indignation: -Monsieur, je vous ordonne de laisser reposer en paix ces restes mortels, et si votre ignorance a besoin d’une preuve, examinez mieux mon scalpel, qui s’est brisé au contact du diaphragme ossifié... -Au contact du métal! rectifia encore M. Hélouin avec calme. Cet entêtement stupide électrisa le docteur dont la colère n’était pas jouée le moins du monde, puisque lui-même était de bonne foi. -Du métal! reprit-il en levant les bras vers le plafond; -du métal dans un embaumement? » Mais c’est l’aberration portée à son superlatif, monsieur... » Il n’y a pas moins de quarante-deux ans que je pratique et je n’ai jamais ouï parler de pareille chose... jamais, vous m’entendez bien! » J’atteste donc que le corps ici présent est dans l’état plastique où il doit être cinq ans et plus après la manipulation, étant donné l’emploi du procédé Sforzi-Spinosa-Marietto. Et nul mieux que moi, le préconisateur, ne saurait le connaître. » J’ai dit, et je répète pour vous qui semblez ne m’avoir pas compris: nous pétrifions la chair elle-même!... » Il y a un certain nombre d’années... Mais ce sont là des secrets de famille auxquels je ne saurais toucher, et je déclare simplement ceci: ce que nous avons là est bien le cadavre d’un enfant, réduit et durci selon ma méthode. » Voyons, madame la comtesse, je vous adjure de ne pas autoriser par votre silence la continuation de cette honteuse comédie et vous prie d’ordonner que votre fils soit remis en son cercueil. -Lequel croire? murmura, en un gémissement, la pauvre Aurore que la folie ressaisissait, car l’angoisse de sa perplexité durait trop. -Madame Aurore, prononça Cocardasse que sa langue démangeait et sur la rude nature duquel la douleur de cette mère faisait impression; -moi je croyais ne pas avoir reconnu le pitchoun, mais je ne sais plus. La gorge d’Aurore râlait et Flor de Chaverny, toute pâle, tremblait à la pensée qu’elle avait fort bien pu se méprendre aux apparences. Quant au marquis de Chaverny, il se promenait de long en large, très perplexe, n’osant se prononcer. Malgré l’intonation formelle du docteur Cabalus, M. Hélouin n’avait pas lâché son fardeau et, maintenant, il s’avançait à pas lents vers la chaise sur laquelle, mise à la torture par la cruelle hésitation, Aurore semblait agoniser. C’était tragique et c’était terrible, car l’émotion atteignait à son comble, l’émotion réelle, non l’émotion factice et frelatée que l’on ressent au théâtre. Ce n’est pas au hasard que nous avons prononcé ce dernier mot. Ici, en effet, les cordes sensibles de chacun étaient tendues à se briser et si personne ne prévoyait le dénouement de cette triste compétition, tous -sauf le docteur -avaient comme le vague espoir que le policier allait prouver son dire par quelque coup de théâtre. -Madame la comtesse, dit à voix très basse ce dernier; -je crois avoir fait ce que j’ai pu... sans votre assentiment je ne puis aller au delà. Il avait prononcé ces derniers mots sous une forme interrogative qui disait assez qu’il gardait par devers lui d’autres armes. Aurore tendit ses bras pour recevoir l’effigie ou le cadavre que lui tendait M. Hélouin, et, comme l’instant d’auparavant, à travers le deuil de cette image, il lui sembla revoir le bonheur souriant des lointaines années. -Mon Dieu! mon Dieu! balbutia-t-elle avec prière en le contemplant ardemment. -Qui me dira si c’est bien là mon cher petit et si ma dernière espérance est morte? -Si vous le voulez, fit posément M. Hélouin, -ce sera moi. -Vous? Le marquis s’était arrêté pour poser cette question et son regard scrutait le visage calme du policier. Mais ce fut encore le docteur qui prononça le mot de la situation. -Qu’il fournisse une preuve, ricana-t-il, -et Cabalus César voudra bien passer pour un âne! Les yeux du policier regardèrent avec attendrissement la pauvre mère. -Madame, murmura-t-il si bas qu’Aurore de Lagardère fut seule à l’entendre, -la preuve qu’on me demande je puis la fournir, car je n’ai rien avancé jusqu’à cette heure sans une absolue certitude. » Déjà on m’a traité de profanateur... mais la seule profanation qui existe ici est celle qui repose entre vos bras, puisque cette matière inerte et qui n’a jamais vécu trompe la plus sainte des affections et vole vos larmes de mère... » Vous demandez la vérité? » Voulez-vous la voir jaillir plus brillante que les feux qui nous éclairent?... -Que faut-il faire, mon Dieu? -Dire seulement: J’ordonne que vous fournissiez la preuve. Un long frisson parcourut tout le corps de la malade, montrant le martyre inouï qu’elle subissait. Le nom de Philippe erra sur ses lèvres; mais ce fut d’une voix ferme qu’elle répéta: -J’ordonne que vous fournissiez la preuve! D’un mouvement aussi rapide qu’inattendu, M. Hélouin s’empara de l’enfant qu’elle pressait contre son coeur et l’éleva au-dessus de sa tête. Le marquis et la marquise s’élancèrent comme pour protéger le petit cadavre contre une violence horrible. Le même cri de stupeur partit de toutes les poitrines, et Olympe s’affaissa presque évanouie, tandis que Cocardasse criait en cherchant instinctivement sa rapière absente. -Capédédious! ne faites pas cela ou vous êtes un homme mort! Mais les menaces et les prières venaient trop tard. Lancé par des mains vigoureuses contre le marbre de la cheminée, le petit habitant du cercueil d’or s’était brisé en pièces et maintenant, épars sur le sol, gisaient des débris informes, d’où montait lentement un léger nuage de poussière. La stupéfaction était telle qu’il n’y eut pas une parole prononcée. Du pseudo-cadavre, il ne restait que quelques fragments de matières pierreuses dont certains étaient encore retenus entre eux par des fils de laiton qui leur avaient servi d’armature. Tous les yeux se tournèrent vers la chaise sur laquelle l’instant d’auparavant la comtesse agonisait. Elle était debout maintenant, toute droite, radieuse et belle comme la joie des mères; son regard chantait un chant de triomphe et sa longue chevelure délivrée s’épandait sur ses épaules... Comme bien on pense, le premier qui recouvra la parole fut le savant docteur Cabalus. Il était un peu gêné de sa déconvenue, mais pas trop. -Le cercle de la science est étroit, dit-il en cherchant maladroitement ses mots. -Les progrès qui me sont dus me mettent à l’abri du soupçon... et une exception confirme la règle... » J’avais fait pressentir que je soupçonnais quelque grossière supercherie... on peut m’abuser. » Mais, c’est lamentable! le fabricant de ce mannequin avait sûrement étudié mon système... -Monsieur, commença le marquis en s’adressant à M. Hélouin, -vous allez nous expliquer... -Comment j’ai connu le secret de cette tromperie? interrompit ce dernier. -Je ne reste ici que pour cela et j’attends le bon plaisir de madame la comtesse pour tout dire... -Moi, je vais partir, car d’autres souffrances m’appellent, dit effrontément maître Cabalus; -mais on voudra bien se souvenir, je pense, que j’ai toujours été opposé à l’autopsie. -Vous fixerez le taux de votre récompense, fit Aurore. -Quand on pense qu’un homme de ma valeur n’a pas encore de cordon... -Je vous promets une charge importante... Mon cousin de Chaverny en parlera à Sa Majesté! Le bonhomme rassembla sa trousse, fit un beau salut et se retira. Aurore saisit la main de M. Hélouin qui s’était approché d’elle et la serra en silence. Puis, simultanément, elle attira Flor et Olympe dans ses bras. Soudain, elle cessa ses caresses pour dire d’une voix vibrante, en montrant le cercueil vide: -Le comte Philippe de Lagardère est vivant, puisqu’il n’était pas là! -C’est ce qui me reste à savoir, murmura le policier; -car vous avez été honteusement abusée. Les trois Chaverny se regardaient sans comprendre, et un large pli se creusait sur le front du vieux prévôt d’armes, qui faisait d’héroïques efforts pour deviner le mot de cette énigme compliquée. -Aujourd’hui c’est un jeune homme... c’est un homme! poursuivit Aurore. -Ah! pour le revoir, pour l’embrasser, je donnerais ma fortune; je donnerais ma vie pour qu’il ait le sang de son père et qu’il sache le venger! Elle s’était redressée et sa bouche avait prononcé ces derniers mots avec une telle force que seul le grand amour qu’elle vouait au souvenir du héros qui était mort peu après lui avoir donné son nom pouvait la lui avoir communiquée. -Peut-être vous faudra-t-il jouer votre vie et obérer votre fortune pour arriver à ce résultat, reprit le policier sur un ton énigmatique. -Vous savez des choses que je ne sais pas? -Pas toutes, mais beaucoup, c’est mon état... » D’ailleurs il n’est pas douteux que ceux qui ont eu un intérêt à faire disparaître votre enfant, il y a quinze ans, le poursuivent encore de leur haine s’ils le savent vivant... -M. Hélouin, interrompit le marquis, -ne serait-il pas temps de nous faire connaître comment vous avez deviné cette supercherie si bien démasquée par vous; et quel instinct vous a poussé à goûter la poussière de la section chirurgicale et celle de l’oreille cassée que personne n’avait vue? Le visage du policier se rembrunit visiblement et ce fut d’une voix moins ferme qu’il répondit: -Je n’ai rien deviné, monsieur le marquis, je me suis seulement souvenu... » S’il est temps de tout dire, je suis prêt... » Quant à l’oreille du petit mannequin, il n’est pas étonnant que nul avant moi n’ait remarqué son absence puisqu’elle était intacte au moment de l’ouverture du cercueil et que moi-même, en palpant la tête, d’un mouvement parfaitement réfléchi, j’ai fortement appuyé sur cet appendice pour avoir une dernière preuve avant de tout révéler... -Vous saviez donc avant d’entrer ici?... -J’avais de fortes présomptions qui se sont changées en certitude dès que la châsse d’or s’est ouverte pour dévoiler son contenu. » Afin de vous expliquer comment j’étais déjà depuis longtemps sur les traces de cette affaire, que je ne pouvais démasquer, ignorant le nom de la famille trompée, il me faut remonter un peu loin. » Écoutez! ***La Dame Masquée. En 1726, c’est-à-dire à l’époque de la mort du comte Philippe, tenait boutique, rue de la Ferronnerie, un de ces empiriques vivant aux dépens des simples et des crédules, auxquels il débitait force pommades ou onguents, infaillibles selon lui, contre tous les maux connus et inconnus qui accablent notre pauvre humanité. À cette branche de commerce courant il en joignait une autre, mais celle-ci moins avouée. Elle concernait la vente de certaines poudres dont l’efficacité était beaucoup moins problématique. Il y avait de ces poudres destinées à rendre fort et vigoureux comme Hercule, à exciter outre mesure les fonctions du cerveau, à provoquer de longues et cruelles insomnies; d’autres, au contraire, à affaiblir l’énergie vitale jusqu’à l’extrême faiblesse, à alourdir l’esprit au point de le rendre absolument inerte, à amener un sommeil quasi léthargique et d’une durée aussi longue qu’on le souhaitait. Le secret de cette dernière préparation lui venait des Indes où elle avait été recueillie dans la famille d’un fakir. Les personnes qui lui achetaient son premier genre de marchandises appartenaient généralement aux classes élevées de la société. Aussi, n’était-il pas surpris de voir parfois entrer chez lui quelque gentilhomme ou quelque grande dame qui, pour des raisons dont il n’avait pas à s’enquérir, venait faire emplette de tel ou tel des ingrédients en question. Sachant, d’ailleurs, ses spécifiques dépourvus de toute nocuité, il n’éprouvait aucun scrupule à les livrer. Un soir, à la nuit tombante, il vit pénétrer dans son officine une femme de mise élégante et les traits cachés sous un masque de velours noir. À sa taille svelte et onduleuse, à la vivacité de ses regards qui perçaient comme des flammes les oeillères de son loup, il n’eut pas de peine à reconnaître tout d’abord qu’elle était jeune. Bientôt même, la délicatesse de ses formes, non encore parvenues à leur entier développement, quelques-uns de ses gestes, de ses mouvements qui conservaient comme un reflet de l’enfance, lui démontrèrent qu’elle venait seulement de franchir la limite de l’adolescence. Quoique un peu étonné de la visite d’une pareille cliente dont il ne s’expliquait pas la démarche, -car d’habitude les personnes de son sexe qu’il recevait étaient plutôt dans la maturité de l’âge, -il lui fit néanmoins ses offres de services et lui demanda le motif de sa venue. Avant de répondre, elle jeta un coup d’oeil rapide autour d’elle comme si elle eût redouté quelque oreille indiscrète, puis, assurée qu’elle était bien seule avec le maître du lieu, elle lui dit d’un ton très bas: -Je voudrais, monsieur, vous entretenir d’une affaire de la plus haute importance; avez-vous ici proche un endroit isolé où nous puissions causer à l’aise, sans crainte d’être entendus? -Mais dans cette boutique, madame, repartit l’empirique. -Je n’ai qu’à la fermer pour nous séparer complètement du reste des humains. -En êtes-vous bien sûr? -Certainement... -Faites vite, alors, car je suis pressée. L’homme obtempéra aussitôt à cette injonction, puis vint se mettre à la disposition de la jeune femme. -Voici ce dont il s’agit, reprit celle-ci entrant tout de suite en matière. » Un enfant d’une grande famille, sur la tête duquel repose une fortune colossale, porte ombrage à certaines personnes qui convoitent cette fortune et veulent s’en emparer à tout prix. » Pour arriver à leurs fins elles sont décidées à aller jusqu’au crime, c’est-à-dire à empoisonner le pauvre petit. » Le hasard m’ayant fait surprendre leur sinistre projet, je me suis juré d’en empêcher l’exécution, car j’ai en grande affection cet enfant que j’approche tous les jours et dont je partage les jeux et les ébats. » Toutefois, comme il ne m’est pas possible de m’opposer ouvertement au dessein des misérables, je voudrais tenter de conserver la vie à l’innocent en prévenant l’empoisonnement par une mort factice. » Pouvez-vous me procurer une substance, un breuvage quelconque dont les effets simulent la mort à s’y méprendre. Vous me seconderiez ainsi dans ma bonne action. Le charlatan resta stupéfait de ce qu’il entendait. Ce n’était pas tout à fait un mauvais homme, car, à plusieurs reprises déjà, il s’était refusé à livrer, contre de fortes sommes, sa poudre des fakirs dont il redoutait les effets, ne les ayant pas encore expérimentés. Cette fois encore, il essaya de plaider contre son propre intérêt, et dit: -Mais, madame, ne vous serait-il pas plus simple d’aller trouver le lieutenant de police et de lui dévoiler ce complot? Vous mettrez de la sorte votre protégé sous sa sauvegarde. -Cela ne se peut malheureusement pas, autrement je l’eusse déjà fait. » Les personnes en cause sont de si haute condition que la justice serait impuissante à les atteindre... et ma dénonciation n’aurait pour résultat que de me créer des ennemis implacables qui, probablement me feraient subir le sort de l’enfant, sans que celui-ci soit sauvé pour cela. L’empirique était trop au courant des choses de l’époque pour ne pas reconnaître la justesse de ces paroles. Maintes fois, en effet, il avait entendu parler de crimes semblables restés impunis en raison de la situation élevée qu’occupaient les coupables. -S’il en est ainsi, madame, reprit-il, jugeant que tenter une expérience pour sauver une vie n’était pas un crime. -S’il en est ainsi, je consens à vous aider dans votre généreuse entreprise et vais vous donner une poudre dont la vertu est de plonger ceux qui l’absorbent dans un état comateux voisin de la mort, si voisin même que je défie le plus habile esculape de ne pas croire à une cessation complète de la vie... » Mais je me permettrai une observation; lorsque l’enfant sera trépassé, ou soi-disant, comment empêcherez-vous qu’il ne soit inhumé? -J’y ai songé et voici ce qui m’est venu à l’idée. » Quand mon petit ami aura été déclaré défunt par la Faculté, je ferai en sorte d’obtenir -et j’obtiendrai -que son corps soit embaumé. » Puis, au cours de cette opération, une effigie d’une ressemblance parfaite autant que possible lui sera substituée, et pendant que celle-ci prendra place dans la bière, l’enfant sera mis en lieu de sûreté. -Cela me paraît bien risqué... Si on s’apercevait de la supercherie? -On ne s’en apercevra pas. J’ai mûrement combiné mon plan, que je vais d’ailleurs vous confier. » D’abord, ce sera vous l’embaumeur. -Moi! -Oui, je ne puis mettre deux personnes dans le secret, et puisque vous consentez à entrer dans mes vues, il faut que vous me secondiez jusqu’au bout. -Mais comment? -Vous allez voir. » J’obtiens donc, n’est-ce pas, que le cadavre soit embaumé. » Comme on ne sait où aller quérir quelqu’un d’apte à ce travail tout spécial, j’avance, moi, que je connais un industriel qui a l’habitude de se charger de ces funèbres besognes et accours vous chercher. » Au préalable, vous vous serez procuré, par les soins d’un artiste habile et qui devra ignorer à quoi est destinée son oeuvre, une statuette exactement de la même taille et du même poids que le petit défunt et dont la ressemblance aura été prise sur son buste en marbre, fait il y a trois mois, buste que je vous apporterai dès demain en vous donnant toutes les mesures et indications nécessaires pour guider le dit artiste; puis vous aurez placé d’avance cette effigie dans une boîte à sa dimension. » Le jour où je viens réclamer votre ministère vous vous munissez de la boîte, qui sera censée contenir vos aromates et vos instruments, et vous vous présentez avec moi pour procéder à l’embaumement. » Une fois en présence du corps, vous priez qu’on vous laisse seul pour ne pas être dérangé durant l’opération, et profitez alors de ce moment d’isolement pour faire la substitution. -Je serai là pour veiller à ce que nul ne vous observe ni ne vous entende. » Ensuite et tout naturellement, vous vous retirez en emportant l’enfant endormi que vous déposez chez vous où je vais le reprendre le lendemain... Le reste me regarde. » À présent, ajouta la jeune femme, -comme un service de ce genre doit être rémunéré en conséquence, voici déjà la moitié de ce qui vous est dû. En même temps, elle plaça entre les mains du charlatan une bourse remplie d’or. Le contenant valait pour le moins autant que le contenu, car il était d’un riche travail et d’une finesse exquise. Sur cette bourse en filigrane deux lettres entrelacées et une couronne avaient été arrachées, l’homme le vit tout de suite aux lignes plus brillantes du métal. Ni son rapide examen du moment, ni une étude plus approfondie par la suite ne lui permirent jamais de retrouver à quel degré de noblesse pouvait correspondre la couronne enlevée, mais les deux lettres étaient bien certainement un H et un A. -Un H et un A, entrelacés sous une couronne, fit Mme de Chaverny interrompant le policier. -Si cette bourse était celle dont je te fis cadeau à l’occasion de ton mariage avec Henri, ma chère Aurore! » L’as-tu encore? -Je ne sais, répondit la comtesse, -il est probable que j’ai dû conserver précieusement ce cher souvenir d’amitié. Après un temps de silence, M. Hélouin reprit: -L’autre moitié de votre récompense, ajouta la dame, -vous sera remise lorsque je viendrai chercher l’enfant. Cet argument n’aurait peut-être pas pu décider le charlatan, mais il se figura avoir à jouer, avec profit, un rôle providentiel dans une ténébreuse affaire, et promit de se conformer en tous points à ses instructions. Le lendemain, ainsi qu’elle l’avait annoncé, sa cliente lui apporta le buste du petit et lui fournit les renseignements nécessaires à la confection de l’effigie projetée. Il alla alors chez un sculpteur de ses amis très adroit dans son art, qui à l’aide d’un mélange de cire et de ciment, lui modela une statuette d’une ressemblance parfaite, à laquelle, revenu à son domicile, il s’ingénia à donner les tons de la chair morte, ce qu’il réussit si bien qu’on eût juré voir un véritable cadavre. Il n’y avait qu’une chose qui lui causait quelque appréhension: les proportions de la statuette lui paraissaient ne pas être, quant au buste, d’une exactitude rigoureuse. La tête surtout était visiblement plus petite que celle du modèle. Mais il pensa que ce léger défaut passerait inaperçu et ne s’en préoccupa pas davantage. Confiant donc, il attendit une nouvelle visite de la jeune femme. Ce ne fut qu’au bout de quinze jours qu’il la revit et comme la première fois à l’heure du crépuscule. Elle était toujours masquée. -C’est fait?... dit-elle aussitôt entrée. -Votre poudre a opéré à souhait et vous n’avez plus qu’à emporter l’enfant; on vous attend pour l’embaumer. » Seulement, ajouta-t-elle, -quoique votre complicité me réponde de votre discrétion, je tiens à ce que vous ignoriez l’endroit où vous vous rendez et vais vous mettre sur les yeux un bandeau que vous garderez jusqu’au moment où je croirai devoir vous l’ôter. Cette formalité importait peu à l’homme qui s’y soumit volontiers. Il monta alors dans une chaise à porteurs avec sa conductrice et fit en sa compagnie un assez long trajet. Bien entendu, il s’était muni de la boîte contenant le sosie fabriqué. Après une heure de marche, la jeune femme fit arrêter et le prenant par la main lui servit de guide. Il lui parut d’abord qu’il pénétrait dans un grand jardin: des senteurs de verdure, des arômes de plantes lui arrivaient par bouffées. Puis on lui fit gravir un escalier, traverser plusieurs pièces sur le parquet desquelles ses pas résonnaient avec sonorité et, enfin, une dernière où on lui arracha son bandeau. Il se trouvait en pleine obscurité, devant une porte sous laquelle filtrait un mince filet de lumière. Sa conductrice avait disparu. Pendant qu’il restait là, intrigué et se demandant ce qu’il devait faire, un domestique vint avec un flambeau, ouvrit la porte et l’introduisit dans une chambre où, sur un lit, reposait le corps de l’enfant. Quelques personnes se tenaient auprès. Comme il avait été entendu entre la jeune femme et lui, il pria qu’on le laissât seul pour accomplir sa besogne et dès qu’il se fut assuré qu’aucun témoin ne pouvait l’épier, il opéra aussitôt la substitution convenue. Par surcroît de précaution, afin que les gens chargés de l’inhumation n’eussent pas à y toucher et ne pussent ainsi s’apercevoir du subterfuge, il plaça lui-même la statuette dans une petite bière toute préparée, bière dont le bois ainsi que la couleur le surprirent et qu’il prit pour du cuivre poli. Puis il quitta la chambre sans être inquiété. Bientôt il retrouva la femme masquée qui lui remit son bandeau et le reconduisit jusqu’à sa demeure de la même manière qu’elle l’avait amené. Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées que celle-ci revenait une dernière fois reprendre l’enfant. Le pauvre petit avait encore une journée à dormir mais, déjà, la vie réapparaissait en lui et ses traits commençaient à se couvrir de nouveau d’une teinte rosée du plus charmant effet. La jeune femme donna à l’empirique le complément de la somme promise et s’éloigna avec son fardeau. Depuis ce jour je n’ai plus revu la femme au masque de velours ni su ce qu’était devenu l’enfant... -Quoi!... c’était vous! exclamèrent ensemble M. de Chaverny, la marquise et Cocardasse. -C’était moi... et voici la bourse que ma tentatrice me remit à sa première visite. M. Hélouin mit en même temps sur la table une petite pochette en filigrane d’or. -Ah! mais c’est bien mon cadeau, fit la marquise en l’examinant. - Qui donc a pu te la prendre, Aurore, ou à qui as-tu bien pu la donner? -Sur cette cheminée, acheva le policier; -voici le buste qui m’a été apporté et a servi de modèle pour la statuette. » Je le reconnais, de même que je reconnais tous les objets qui m’entourent... » C’est bien ici cette chambre où je suis entré il y a quinze ans, et d’où je suis sorti porteur du pseudo cadavre. La comtesse, atterrée, croyait être sous le coup d’un affreux cauchemar. -Quelle épouvantable machination, s’écria-t-elle; -et dans quel but l’a-t-on ourdie? Puis je m’y perds... Quelle est cette femme dont vous parlez, cette femme à la bourse? Je ne vois pas, je ne me rends pas compte... car autour de moi il n’y avait que des personnes dévouées... -En es-tu bien sûre, ma chère Aurore? demanda la marquise. -Que veux-tu dire, Flor? -Cette Bathilde de Wendel n’était-elle pas une étrangère? -Bathilde! elle si bonne, si pleine d’attentions!... tu n’y penses pas? -Cependant, il n’y a qu’elle qui ait pu commettre cette infamie. -Non, non, c’est impossible... puis, encore une fois, dans quel but? -Écoute-moi, Aurore; j’ai toujours eu un soupçon qui n’a cessé de me poursuivre. » Nous avons tous remarqué, moi principalement, quelle affection exagérée tu portais à cette jeune fille qui, en réalité, ne t’était rien. » Tu en étais arrivée à ce point de ne plus voir que par elle, de ne plus agir que d’après l’impulsion que tu en recevais, comme si ta volonté se fut annihilée devant la sienne. » En un mot tu subissais de sa part, et à ton insu, une véritable domination. » N’aurais-tu pas alors, pour récompenser ses soins assidus, son généreux dévouement, ainsi que tu te plaisais à qualifier sa servilité obséquieuse... -Grand Dieu! interrompit la comtesse, -tu m’éclaires... » J’avais totalement oublié... Oui... je me souviens maintenant... » Un jour, en effet, dans je ne sais quel moment d’affaiblissement moral, comme si j’y eusse été poussée par une puissance occulte, j’ai fait un testament par lequel, dans le cas où mon enfant et moi viendrions à mourir, je léguais à Bathilde le tiers de ma fortune... -Le tiers!... firent en sursautant les assistants stupéfaits... - Vingt millions!... Et M. Hélouin ajouta tout bas: -Parbleu, je m’en doutais. -Oui, je l’avoue, c’était folie pure... et je me demande aujourd’hui comment j’ai pu être assez dénuée de sens. -Malheureuse!... tout nous est expliqué à présent. -Expliqué? Je ne saisis point... car enfin, ce testament n’avait aucune valeur, moi vivante. -C’est vrai, repartit la marquise; -mais cette fille, une fois l’enfant disparu, comptait sur le peu de jours qu’il paraissait alors te rester à vivre, pour entrer en possession du legs que tu avais fait en sa faveur... et au besoin, peut-être, aurait aidé la nature trop lente à servir ses ténébreux desseins. » Qui sait ce qui serait advenu si je ne t’avais pas éloignée d’elle durant ces quinze années?... » Elle a bien souvent demandé à aller près de toi... -Mais, s’il en est ainsi, pourquoi n’a-t-elle pas fait réellement mourir Philippe? -Parce que, au dernier moment, sans doute, elle aura reculé devant un crime aussi horrible et qu’elle se sera dit que ton fils mort ou passant pour tel, son but n’en était pas moins atteint. C’était là l’essentiel. -La misérable! je veux la confondre immédiatement... » Qu’on l’appelle!... -Madame la comtesse, intervint M. Hélouin, -voudriez-vous me permettre de vous donner un conseil? -Dites, monsieur. -Il y a longtemps que cette étrange affaire me préoccupe et je suis d’avis qu’il vaudrait mieux, jusqu’à nouvel ordre, laisser cette personne dans l’ignorance de la découverte qui vient d’être faite. -Comment! vous voudriez que son forfait demeurât impuni? -Loin de là; mais que la punition fût ajournée pour n’en être que plus sévère. » Et cela pour deux raisons. » D’abord parce que, en supposant qu’elle connaît l’endroit où se trouve actuellement votre fils, elle n’hésiterait pas, par vengeance cette fois, à lui ôter la vie; ensuite parce que je ne puis croire qu’elle ait agi de sa propre initiative. » Elle a dû, selon moi, avoir un ou plusieurs complices dont elle n’était que l’instrument... » Et ce sont ces complices qu’il nous faut découvrir avant tout. -Sur quoi basez-vous cette présomption? -Vous dire au juste sur quoi me serait assez difficile; car je ne possède aucune preuve certaine à ce sujet; cependant je n’en ai pas moins la conviction intime d’être dans le vrai. -Le raisonnement de monsieur ne manque pas de justesse, approuva la marquise, -et je me sens fort portée à m’y rallier... » Il est, en effet, bien étonnant que cette fille, alors âgée de seize ans au plus, ait pu combiner seule un plan aussi machiavélique. » Et à mesure que j’y pense, la lumière se fait en moi davantage. » Oui, à mon idée, Bathilde a dû avoir quelqu’un derrière elle. » Ce qu’elle a été raconter à M. Hélouin pour obtenir une substance soporifique devait contenir une partie de vérité. » On -remarque que j’appuie sur ce mot: on -on lui avait ordonné de faire périr ton fils; mais ainsi que je viens de te le dire, ne voulant pas charger sa conscience d’un pareil crime, elle aura usé de ce stratagème d’une mort simulée. » Je te le répète, l’essentiel était que le comte Philippe n’existât plus, soit réellement, soit fictivement. -Mais si je ne la fais pas parler, mon fils, mon enfant que je pleure depuis si longtemps, comment vais-je alors pouvoir le retrouver? implora Aurore. -Qu’elle me dise seulement où il est... et je lui pardonne son crime. -Vous ne songez pas, madame, reprit M. Hélouin, -qu’elle doit toujours dépendre du ou des complices dont il est question et que, pour ne pas avoir à subir leur ressentiment, elle se refusera, cela va de soi, à vous faire la moindre révélation sur ce point. -Naturellement, dit madame de Chaverny. -Puis veux-tu que je te confie encore une autre pensée qui me vient et qui te montrera combien il est plus rationnel de garder momentanément le silence. -Laquelle? interrogea anxieusement la comtesse. -L’assassinat dont ton mari a été victime. -Eh bien? -Eh bien! à mon avis, il doit y avoir une corrélation entre ce meurtre et les événements qui ont suivi. -Que me fais-tu entrevoir là? -Ce qui est... probablement. -Mais comment établis-tu cette corrélation?... car moi... je ne comprends plus... je me noie dans cet océan d’infamies!... gémit Aurore en pressant ses tempes de ses mains fiévreuses. -Je ne saurais exactement l’établir, le fil conducteur me faisant défaut; toutefois, je dirai comme M. Hélouin, je suis intimement persuadée qu’elle existe. ***Suite De La Confession. Un silence se fit après ces paroles. L’hypothèse émise par la marquise ouvrait de nouveaux horizons dans l’esprit de chacun. -Alors, raison de plus pour que mon fils me soit promptement rendu!... s’écria soudain Aurore avec énergie. -J’ai besoin de son bras pour venger son père. -Ton désir est très légitime, reprit la marquise, -et c’est précisément pour cela que nous te supplions d’attendre; car nous seuls pouvons te le rendre et non pas cette Bathilde de Wendel qui, au contraire, si tu le lui demandes, fera tout au monde pour que tu ne le revoies jamais... Nous t’avons expliqué pourquoi. -Mon Dieu! fit Aurore, -combien de temps alors, va-t-il me falloir encore souffrir? -Moins que vous ne croyez sans doute, répondit Hélouin. La comtesse jeta sur ce dernier un regard avide d’espoir. Elle avait foi en cet homme qui venait de lui prouver son habileté et ses bonnes intentions. -Oui, madame, continua le policier, -beaucoup moins, je crois pouvoir vous le faire espérer et voici ce qui m’y autorise. » La somme qui m’avait été remise par la jeune femme en rémunération du concours que je lui avais prêté, était pour moi une véritable fortune. » D’un coup, je venais de gagner ce que ne me rapportait pas mon commerce en dix ans. » Cela me permit d’exécuter un projet que j’avais depuis longtemps en tête. » Mon métier, en me mettant en contact avec toutes les classes de la société, et en m’initiant par là à une foule de secrets et d’intrigues, avait peu à peu fait naître en moi l’envie d’en connaître davantage sur les dessous de l’humanité. » Il me paraissait qu’il y avait là un champ d’observation des plus fertiles à explorer, et une vive curiosité me poussait à entreprendre cette exploration. » Puis, aussi, en réfléchissant à l’acte que m’avait fait accomplir la jeune femme, à cet enfant enlevé à une grande famille, au complot formé contre lui, j’en vins à me dire qu’il serait fort intéressant de percer le mystère qui entourait cette ténébreuse affaire. » Lors, n’ayant plus à me préoccuper pendant de longues années, des besoins matériels de l’existence, je cédai ma boutique à un confrère et libre de moi-même, désormais, commençai à spéculer minutieusement les faits et gestes de chacun, m’habituant à voir au delà des visages et des apparences. » À cette étude constante, j’acquis promptement une grande habileté de « scrutateur » -passez-moi le mot -et en arrivai à lire à travers les masques aussi facilement que dans un livre ouvert. » Cela, j’en conviens, n’était pas parfois fort réjouissant, car assez souvent il m’apparut ainsi de bien vilaines choses; ce que je découvris d’images grimaçantes, d’hypocrisies et d’horreurs de toutes sortes derrière des faces aux traits purs, aux yeux candides, à l’aspect angélique dépasse toute imagination. » Néanmoins, j’éprouvais une âcre volupté à faire ces découvertes, qui me montraient l’homme sous son véritable jour, qu’il fût un des puissants de la terre ou qu’il appartînt aux plus basses classes de la société. » Par suite, et en raison de cette quasi divination, je parvins à déjouer nombre de ruses et à empêcher bien des infamies. Je puis dire que je fus maintes fois le Deus ex machina qui surgit juste au moment précis pour délivrer du piège où elle était déjà prise, une malheureuse victime prête à y succomber, au grand ébahissement de ceux qui le lui avaient tendu. » Naturellement, je demeurais toujours dans la coulisse et n’avais garde d’agir ouvertement; je me contentais de tirer les fils de mes marionnettes. » Bien que, comme je vous l’ai dit, je me livrasse à cette occupation par goût et sans chercher à en tirer profit, diverses personnes, cependant, ayant appris que c’était à moi qu’elles devaient leur salut, voulurent absolument rétribuer mon intervention et le firent si généreusement que je finis par me trouver possesseur d’une réelle fortune. » Je pus alors agrandir le cercle de mes investigations et pénétrer dans les meilleures maisons, qui étaient celles où je n’avais pas le moins à glaner en fait d’observations piquantes. » Lorsque « j’opérais » là, par exemple, pour être plus à l’aise, je m’affublais d’un titre de noblesse étranger et me faisais appeler baron de Posen. » Mais pour les petites gens, je restais M. Hélouin. » D’ailleurs, quand j’étais l’un, je n’étais pas l’autre; je veux dire que le baron de Posen ne ressemble en rien à M. Hélouin. » Le baron était toujours vêtu selon sa qualité: habit de velours, épée au côté et cordon en sautoir. » M. Hélouin, lui, n’était qu’un bon bourgeois vêtu de droguet et sans aucune prétention. » Au milieu de mes études psychologiques, je ne perdais pas de vue l’affaire de la jeune femme et de l’enfant. » Qu’étaient-ils devenus tous les deux? » Le sort du petit être surtout m’intriguait. » Plus j’y pensais, plus je désirais le connaître. » Puis, insensiblement, il s’élevait un remords en moi. » Avais-je vraiment contribué à une bonne action? » Cette idée me tracassait fort. » Je fis alors des recherches sérieuses à ce sujet. » Je m’enquis dans les familles, très discrètement, bien entendu, s’il n’y avait pas eu d’enfant qui fût mort dans des circonstances particulières à l’époque où j’avais reçu la visite de la jeune femme. » Je crus à plusieurs reprises être sur une piste, mais il me fallait bientôt abandonner la voie où je m’étais engagé et reconnaître que l’événement dont il s’agissait ne se rapportait nullement à celui d’autrefois. » Enfin, un jour, il y a de cela deux mois environ, j’étais allé faire un tour rue Montmartre au tripot fameux tenu par le chevalier Zéno, l’ambassadeur de Venise, qui, mal payé par sa République, a jugé bon de se créer des revenus en exploitant les vices de ses semblables. » M. de Chaverny doit avoir ouï parler de cet antre infernal, mis à la mode par M. le duc de Richelieu et où tant de gens laissent sur le tapis vert non seulement leur argent, mais ce qui est encore cent fois pire, leur honneur. » Je m’y trouvais donc un soir, me livrant à mon travail d’examen habituel, et fouillant, sondant à loisir le fond des consciences et des coeurs. » Il faut que vous sachiez que les dames sont admises dans ce lieu. » La plupart, il est vrai, sont des femmes tarées et peu recommandables: toutefois, il m’est arrivé de surprendre sous le masque -car beaucoup d’entre elles dérobent ainsi leurs traits à la curiosité des hôtes de l’endroit -ou derrière les grilles des loges, il m’est arrivé, dis-je, de surprendre certaine marquise, duchesse ou même princesse que la fatale passion du jeu amenait là, insouciante de la souillure qui en rejaillissait sur son blason. » Le soir en question, la foule était grande dans les salons du chevalier Zéno. » Aussi, pour ne pas être gêné dans mes observations, m’étais-je retiré près d’une fenêtre, derrière un long rideau d’où j’avais l’avantage de tout voir sans être vu. » J’occupais ce poste depuis quelque temps déjà, quand vinrent s’arrêter contre mon abri un homme et une femme. » Ils se placèrent de telle façon que je n’apercevais que celle-ci dont le visage était couvert d’un loup. » Aussitôt la femme adressa la parole à son compagnon. » -Je suis venue tout exprès aujourd’hui pour vous faire part d’une nouvelle importante, dit-elle d’une voix basse et que je distinguais à peine. » -Laquelle, donc? demanda l’homme. » -La comtesse de Lagardère va revenir à Paris. » -Ah bah!... serait-elle guérie? » -Oui... ou à peu près. » -Le diable soit d’elle!... pesta l’homme. -Voilà un fâcheux contretemps... pour notre affaire... Nous qui croyions, au contraire, qu’elle n’avait plus que peu de jours à vivre. » -C’est d’autant plus contrariant qu’il n’y avait plus qu’elle... depuis la disparition de l’enfant il y a une quinzaine d’années... » -La disparition?... La mort vous voulez dire? » -Oui, oui, la mort, reprit vivement la femme. » -Et quand revient-elle, la comtesse? » -Mais, très prochainement. » -Il faudra aviser et ne pas oublier de prévenir le seigneur Giam... » Ici l’homme prononça un nom italien qu’il me fut impossible de distinguer, car il s’éloigna au même moment avec sa compagne. » J’attendis dix secondes avant d’oser respirer ou faire un mouvement de peur de déceler ma présence, puis sortis enfin de ma cachette et portai immédiatement mes regards sur les personnes qui m’environnaient, espérant découvrir les deux causeurs que je supposais devoir encore être à proximité. » J’avais remarqué la robe de la femme en satin bleu foncé, avec volants de dentelle, et je pensais qu’il me serait facile, grâce à ce point de repère, de la reconnaître, elle et son interlocuteur. » Mais des groupes nombreux s’étaient formés aux alentours et malgré le soin extrême que je mis à examiner la toilette de chaque dame, je ne pus retrouver celle de mon inconnue. » Je parcourus les salons les uns après les autres; tout fut inutile, la robe bleue était devenue invisible. » J’en conclus alors que sa propriétaire avait dû quitter la maison sur-le-champ et en éprouvai un grand désappointement, car il eût été pour moi d’une importance capitale de savoir qui elle était. » Elle venait, en effet de m’apprendre un secret, de me donner le mot de l’énigme que je cherchais à deviner depuis si longtemps, je savais maintenant que l’enfant auquel j’avais sauvé la vie était le fils de la comtesse de Lagardère... le vôtre, madame. -Et cette femme l’avez-vous revue? demanda Aurore. -Jamais, madame, bien que je sois retourné plusieurs fois au tripot du chevalier dans l’espérance de la rencontrer. » Je n’avais comme seul indice, il est vrai, que la couleur de sa robe et il se peut très bien qu’elle y soit revenue dans une autre toilette. » J’aurai donc pu la coudoyer sans me douter que ce fût elle. » À moins qu’elle n’eût parlé cependant, car le son de sa voix me restait gravé dans l’oreille, mais je n’ai pas eu ce plaisir. » Quant à l’homme, mon ignorance étant encore plus grande à son égard, il m’a toujours été impossible de me former même une idée de sa personne. -Voulez-vous que je vous apprenne, moi, quelle était cette femme? dit la marquise. -Bathilde, n’est-ce pas? fit Aurore. -Tout simplement, et l’homme... un de ses complices. -Cela est presque certain, répondit M. Hélouin. -Toutefois ce personnage ne pouvait être devenu son complice que récemment et pour participer à l’affaire préparée par d’autres, car sa voix, autant que j’étais à même d’en juger à travers mon rideau, était celle d’un jeune homme qui, quinze ans auparavant, devait être encore un enfant. » Quoi qu’il en fût, ce secret que je tenais du hasard m’avait bouleversé et, à partir de ce jour, le cri de ma conscience se fit entendre avec une nouvelle force, d’autant plus que j’appris quel terrible coup vous avait porté la perte de votre fils. » Et, en dépit de tous les raisonnements spécieux que je me faisais pour en arriver à me prouver la pureté de mes intentions, je ne pouvais me dissimuler combien j’avais été coupable en prêtant mes mains au rapt de l’innocent. » Avais-je agi comme le devoir me le commandait, en acceptant sans contrôle les dires de la femme masquée? N’aurais-je pas dû être plus circonspect et si, vraiment, l’enfant était menacé de mort, ainsi qu’on me l’assurait, employer pour le sauver un autre moyen que celui proposé par l’inconnue? » La voix intérieure qui me posait ces questions y répondait en même temps, et non de façon à me satisfaire. » Je crus alors ne pouvoir racheter ma faute qu’en allant vous dévoiler l’indigne comédie dont vous aviez été victime et me décidai à faire le voyage de Lorraine où je vous savais près de madame la duchesse douairière, votre mère. » Mais là, j’appris dans quel but vous vouliez revenir à Paris et ajournai ma révélation. -Que dites-vous... vous avez connu le motif qui me faisait rentrer dans la capitale? -Oui, madame. -C’est impossible, monsieur, je ne m’en suis ouverte qu’à ma mère et à madame de Chaverny, laquelle m’a juré de n’en parler à qui que ce fût. Quant à ma mère, elle est impénétrable: d’ailleurs, personne autre que moi ne l’approchait jamais. -Tu ne doutes pas, Aurore, que j’aie tenu mon serment? dit la marquise. -Non, certes, je n’en doute pas, au surplus, en pénétrant ici, M. Hélouin m’a affirmé n’avoir rien appris par toi; mais la façon dont il a pu se procurer ce renseignement si bien dissimulé me surprend au point de me faire douter de ce qu’il avance. -Pourtant cela est, madame, mais il va de soi que ce n’est ni par madame la duchesse douairière, ni par madame la marquise que j’ai été instruit de ce dessein. -Comment, en ce cas, avez-vous pu le surprendre? -Ceci est mon secret. » Permettez-moi seulement de vous rappeler que les murs ont des oreilles et répètent parfois ce qu’ils ont entendu... quand on sait les questionner adroitement. Souvenez-vous aussi, madame, que je passe pour un des plus habiles écouteurs de notre époque. » Donc, comme je viens de vous le dire, j’ajournai ma révélation pensant qu’il serait plus opportun de vous la faire à Paris et dans des circonstances que je me chargeais d’amener. » Je revins alors ici et attendis. » Mon intention était, dès votre retour, de me présenter à vous de mon propre chef, pour vous offrir mes services. Mais le hasard m’est venu en aide en la personne de madame de Chaverny qui, connaissant mes talents spéciaux, s’est adressée à moi pour vous seconder. » Voici pourquoi j’ai pu vous assurer déjà, au début de notre entretien que, quoique vous ne m’ayez rien confié encore, je savais cependant ce que vous alliez me demander. » Et voici pourquoi aussi, madame, je vous ai dit tout à l’heure, en m’apprêtant à vous faire part de ces divers événements que vous aviez beaucoup moins à attendre que vous ne pensiez pour revoir votre fils. -Puisque vous connaissiez la... supercherie, interrompit madame de Lagardère, -pourquoi m’avoir poussée à prendre un médecin pour l’autopsie, alors que cette mise en scène était inutile? -Pour deux raisons, madame la comtesse, -la première c’est qu’il eût été nuisible et maladroit de brusquer la révélation en raison de votre santé même; -la seconde c’est que j’avais besoin, moi, de m’assurer de l’identité de l’effigie pour ne pas porter une main sacrilège sur un vrai cadavre, et pour ne pas vous créer une joie éphémère en révélant ma faute, alors que je ne savais pas encore si c’était bien le caveau des Nevers qui contenait la statuette substituée. » Tout d’abord, j’ai bien reconnu le cercueil d’or et sa devise; mais le petit corps m’a fait hésiter, car si je ne pouvais me méprendre en revoyant les vêtements mis par moi, il m’était difficile de comprendre comment les fraîches couleurs s’étaient changées en une sorte de teinte bituminée. » Enfin, tandis que pérorait le docteur Cabalus, l’idée m’est venue de presser sur une des oreilles du mannequin, et celle-ci s’étant brisée au premier attouchement, le dernier doute qui aurait pu subsister en mon esprit relativement à l’identité de l’enfant que j’avais fait disparaître a été totalement détruit. » J’ai reconnu mon oeuvre et suis prêt à réparer le mal que je vous ai causé, en consacrant désormais tout mon temps à rechercher celui que vous pleurez... si toutefois il est encore de ce monde. -Oh! oui, il en est encore, je le sens, et Dieu ne m’a suggéré ces soupçons de mort criminelle qu’afin de me montrer par l’épreuve qui vient d’avoir lieu que Philippe existe. -C’est également ma conviction, madame la comtesse, et c’est pourquoi je vous conseillais de ne point informer de cette épreuve mademoiselle Bathilde de Wendel. -Mais quelle contenance vais-je tenir à présent vis-à-vis d’elle? -Si vous m’en croyez, exactement la même qu’auparavant et comme si rien ne s’était passé. -Ainsi, il va me falloir sourire à cette fille, supporter à tout instant son approche, lui faire des amitiés et recevoir ses soins hypocrites? -Hélas! oui, ma pauvre Aurore, dit madame de Chaverny, -ton bonheur est à ce prix. -Quelle torture vais-je m’infliger là, grand Dieu, gémit la comtesse. Puis avec véhémence: -Eh bien! soit, ajouta-t-elle, -je la subirai sans faiblir cette torture. Je m’astreindrai à conserver devant elle un visage riant... Je ferai en sorte de lui paraître plus affectueuse que jamais... je m’efforcerai de donner à mes paroles l’expression la plus tendre... et rien sur mes traits, dans mon attitude ou dans ma voix ne lui décèlera la haine qu’elle m’inspire. -N’exagérez pas, au moins, ma cousine, fit le marquis de Chaverny, qui avait gardé jusque-là le silence. -Soyez simplement naturelle, sans quoi la défiance de la demoiselle pourrait être mise en éveil, aussi bien par une affection outrée que par trop de froideur. Un éclair sournois s’alluma dans l’oeil d’Aurore. -Soyez tranquille, dit-elle, -à mon tour je saurai être hypocrite. Je puiserai dans ma haine même la force nécessaire pour remplir mon rôle de comédienne consommée. Le policier murmura: -Vous ferez bien, madame, de lui parler de temps à autre, lorsque l’occasion s’en présentera et sans aucune affectation du testament fait jadis en sa faveur par vous. » J’ai idée que cela nous aidera à voir plus clair dans son jeu. -Vous pensez? -Il me semble; car la possession de la fortune que vous lui laissiez ayant été très certainement le mobile de ses actes, il est utile qu’elle se croie toujours héritière, afin que cette assurance la pousse à donner suite à ses projets, dont nous surveillerons de près les tentatives d’exécution. -Vous avez peut-être raison; je lui en toucherai donc un mot lorsque je jugerai le moment favorable. -À propos, demanda Mme de Chaverny, -qu’est-il devenu ce testament? -Il doit être parmi mes papiers, dans mon secrétaire où je l’ai placé autrefois. -À mon avis, tu serais prudente de le détruire... il n’aurait qu’à disparaître comme la bourse... -C’est mon intention et, dès demain, je le brûlerai. -Un dernier mot, madame la comtesse, dit M. Hélouin. -Étant donné votre générosité bien connue, il est probable que vous versez sans compter quand la demoiselle fait appel à vos finances? -C’est vrai... -Eh bien! petit à petit, sans rien brusquer, devenez avec elle moins donnante... -Que supposez-vous donc encore? -Rien que ce qui est possible, fit le policier en baissant la voix. -L’argent de Lagardère pourrait servir contre Lagardère. Aurore tressaillit. -Vous avez raison, dit-elle enfin. -Je suivrai ce conseil. Puis changeant de ton, elle supplia: -À présent ne me faites pas attendre mon fils trop longtemps. J’ai soif de ses baisers, de ses caresses, dont j’ai été privée pendant quinze ans. -Je vous répète, madame, répondit M. Hélouin, -je ne prendrai pas un instant de repos que je ne l’aie ramené dans vos bras. Je vais remuer ciel et terre, suivre les moindres traces et, Dieu aidant, car c’est encore sur le maître de toutes choses qu’il faut le plus compter, il faudra bien que j’arrive à le découvrir où qu’il soit. -Et moi aussi, déclara Cocardasse avec résolution. -je vais me mettre en campagne. » Le sang des Lagardère il n’est pas un sang comme les autres et le pitchoun qui l’a dans les veines a dû déjà ou va bientôt faire parler de lui... As pas pur!... nous le dénicherons sans trop de peine, bagasse! -Il ressemblait fort au comte, reprit Aurore. -et si cette ressemblance s’est continuée, vous aurez en elle un indice des plus certains. -Pour sûr qu’il doit y ressembler, repartit le prévôt, et moi qui me souviens comme d’hier de mon Petit Parisien... pardon, madame Aurore... je veux dire du comte de Lagardère... Ventrebiou! je le reconnaîtrai même à travers un mur. -Que Dieu exauce vos efforts à tous deux et vous guide vers lui, dit la comtesse. -Moi je vais prier ardemment en attendant le résultat de vos recherches. Dans la rue, Cocardasse s’empara du bras de M. Hélouin avec une familiarité qui ne surprit pas trop le policier, fait qu’il était aux singulières moeurs de Gascogne. -Ma caillou, dit le vieux prévôt sans trop d’embarras, -si vous le voulez bien, je ne vous appellerai jamais autrement que baron de Posen. -Pourquoi cela, mon vieux maître? interrogea son interlocuteur en souriant. -Parce que, hé donc! le Petit Parisien il m’a appelé une fois gentilhomme et qu’un gentilhomme ne fréquente que gens de rang, vivadiou! ***La Résurrection De Peyrolles. Les coquins, la chose est scientifiquement reconnue, ont un organisme plus parfait et d’une vitalité plus grande que celle des honnêtes gens. À l’appui de notre dire, nous pourrions déjà citer en passant le vieux dicton: les bons s’en vont, les mauvais restent. Ou encore, l’épithète de « vieux coquin » si fréquemment appliquée à bon escient et qui indiquerait aussi que les individus appartenant à cette espèce privilégiée dépassent toujours au moins la maturité de l’âge quand ils ne parviennent pas à l’extrême vieillesse. Nous pourrions enfin renvoyer aux traités du célèbre criminaliste italien, le docteur Borriglione, du seizième siècle, traités qui ont pour objet: Della structura superiore, interna e externa del corpo degli birbanti; ou aux ouvrages de l’érudit bénédictin F. Garus qui durant quarante ans entassa volumes sur volumes pour démontrer que l’homme maulvais avait une supériorité incontestable sur l’homme buon et résistait bien mieux que lui aux maulx, coups et avainies qui lui écheyaient. Mais nous croyons préférable de donner une preuve encore plus concluante de l’avantage dont jouissent ces messieurs. On se souvient que, vingt ans auparavant, lorsque Henri de Lagardère se précipita dans le cimetière de Saint-Magloire pour délivrer sa fiancée, Aurore de Nevers, des mains des affidés de Gonzague, Peyrolles, qui gardait le perron de l’église avec ceux- ci, était tombé sous la terrible épée du Petit Parisien en poussant un cri d’agonie. On se souvient aussi que, au moment où Gonzague entrait à son tour dans l’enclos funèbre et, ignorant de l’hécatombe qui venait d’avoir lieu, demandait où étaient les siens, Lagardère lui répondit, en lui désignant Montaubert, Taranne et Peyrolles étendus à terre. -Les voilà. Qu’alors Gonzague se pencha sur Peyrolles, dont la perte l’affectait le plus et poussait un grand cri en touchant le sang chaud qui s’épandait du corps de son factotum. Il était donc à penser, d’après cela, que ce dernier avait, de même que ses complices, rendu sa vilaine âme à messire Satan, car le fer du Petit Parisien ne faisait jamais que des blessures mortelles. Eh bien! si l’on avait pensé ainsi, on eût été dans l’erreur, et c’est là cette preuve que nous voulons fournir pour convaincre de la véracité de notre assertion ceux qui auraient osé en douter. Peyrolles n’était pas mort! En qualité de maître coquin, il ne pouvait pas l’être. Il avait pourtant reçu un fier coup de pointe et sa gorge traversée de part en part témoignait de la rudesse de l’estocade. Mais sa coquinerie lui avait servi d’égide et le fer meurtrier n’avait atteint aucun organe essentiel. Quand, une demi-heure après le combat épique dont Lagardère était sorti vainqueur, la foule eut abandonné le cimetière Saint- Magloire et rendu au champ de repos sa solitude accoutumée, Peyrolles qui, avec une présence d’esprit remarquable en cet instant suprême, avait placé ses mains sur le double orifice de sa blessure, afin d’en arrêter l’hémorragie, Peyrolles se souleva doucement à l’aide de son bras resté libre et explora les alentours. Rien de suspect n’apparaissait; l’obscurité avait remplacé la lueur fumeuse des torches et tout était noyé dans une ombre épaisse et protectrice. Alors il acheva de se dresser et, chancelant, titubant comme un homme ivre, se mit à marcher. Au premier pas qu’il fit, il butta contre un obstacle. -Ce doit être Montaubert, murmura-t-il. En tournant le cadavre son pied rencontra un second corps. -Celui-là, Taranne, fit-il encore, secoué par un frisson. Il hâta sa marche, autant qu’il lui était possible et finit par gagner la porte du cimetière. Là une faiblesse le prit. Il dut s’adosser à la grille pour ne pas tomber. Devant lui, à quelque distance, se dressait l’hôtel de Gonzague. Le monument, tout à l’heure si plein de vie et de mouvement, était maintenant silencieux et désert, et de longtemps, sans doute... jamais, peut-être, il ne reprendrait son ancienne splendeur. Dans tous les cas, à lui, Peyrolles, l’accès lui en était pour toujours interdit. Pour toujours! Pourtant, c’était là qu’il avait régné presque en maître. C’était là que le matin encore, une foule suppliante se traînait à ses pieds, guettant le moindre jeu de sa physionomie, prête à trembler à un seul froncement de ses sourcils, ou à exulter à un seul de ses sourires. Et, à présent, le néant. Le néant partout, en lui et autour de lui. Car il était mort, mort comme Gonzague, sinon de fait, du moins d’apparence. Désormais, il ne pouvait ni se montrer ni vivre au grand jour. Ses richesses, ses immenses richesses étaient perdues. Elles reposaient en biens fonds et en propriétés et allaient être séquestrées au profit de l’État. Il ne lui restait que ce qu’il possédait chez lui, quelques centaines de mille francs. Qu’était-ce que cette misère comparée à ses millions? Et tout cela était l’oeuvre de Lagardère... de ce Lagardère dont il avait tramé si habilement la perte de concert avec le prince et qui, au moment où ils croyaient tous deux entendre sonner sa dernière heure, était soudain descendu de l’échafaud déjà à moitié gravi par lui, pour les écraser brutalement sous son talon l’un et l’autre. Ces pensées lui jetèrent la fièvre dans le sang et faillirent lui causer une syncope. Mais il se reprit bien vite et força son cerveau à s’apaiser. Il était environ dix heures du soir, le couvre-feu venait de sonner, faisant rentrer prestement au logis les quelques rares noctambules attardés au dehors. Peyrolles raidissant ses muscles et toujours ses mains à sa gorge trouée, quitta la grille du cimetière et se dirigea vers la rue aux Ours qui était proche. Personne heureusement ne se trouvait sur son chemin et il n’eut besoin de faire aucun détour pour y arriver. Comme il allait s’y engager il dut s’appuyer un moment contre le mur d’une maison. Il défaillait de nouveau. Le sang qui filtrait à travers ses doigts coulait jusque sur son pourpoint de velours noir et le passementait d’arabesques pourpres. Un nuage s’étendait sur sa vue. Il pensa: -Allons, je vais mourir là. Tout à coup des pas retentirent dans une rue voisine, la rue des Deux-Églises. C’était le guet. -Si ces soldats m’aperçoivent, je suis perdu!... se dit-il. En faisant appel à ce qui lui restait d’énergie, il se remit en marche, longeant un des côtés de la rue aux Ours; il battait les murailles, trébuchait à chaque pas. Enfin, il atteignit une boutique au-dessus de laquelle se balançaient deux plats à barbe. Elle était fermée, mais une lumière brillait à l’intérieur. Il frappa aux volets avec un de ses coudes pour ne pas déranger ses mains qui retenaient sa vie. Un homme vint ouvrir. Peyrolles tomba presque dans ses bras. L’homme était un de ces barbiers étuvistes, un peu chirurgiens, pansant et reboutant à l’occasion. Il vit tout de suite ce dont il s’agissait et après avoir installé le blessé dans un fauteuil, comme s’il se disposait à lui faire la barbe, il alla chercher des bandes, de la charpie et du fil d’archal, puis procéda aussitôt au pansement. Bien que n’appartenant pas à la Faculté, il n’en possédait pas moins une grande habileté dans son métier. Plus d’une peau de gentilhomme, ouverte au cours d’un duel par la pointe d’une épée avait été recousue par lui avec une adresse incomparable. En un instant, il eut clos les lèvres des deux plaies, placé sur celles-ci un tampon de charpie imbibée d’un liquide cicatrisant, et entouré le tout d’une bandelette de soutien. Ainsi accoutré, le factotum de Gonzague avait assez l’air d’une momie égyptienne fraîchement embaumée. -Ça ne fait rien, dit le barbier quand il eut terminé, -vous l’avez échappé de peu. Une ligne de plus et la carotide était perforée. -Alors?... -C’était la mort instantanée. Peyrolles frissonna; il ne s’en était fallu que d’une ligne! -Et maintenant suis-je hors de danger? demanda-t-il avec une certaine anxiété. -Ne dérangez pas vos bandages, restez au repos, et dans un mois, deux au plus, vous serez gaillard comme devant, répondit le barbier-étuviste. » Seulement, ajouta-t-il, convaincu qu’il avait affaire à quelque duelliste malheureux, -seulement il vous restera un tic en souvenir de cette fâcheuse estafilade. -Un tic? -Oh! une bagatelle, une sorte de torticolis chronique. Ranimé, mais pas content, Peyrolles fit la grimace. Il paya l’homme et sortit. Celui-ci, discret par profession, et habitué à de pareilles visites, n’avait pas commis la sottise de le questionner sur la provenance de sa blessure. Il savait que les clients de ce genre -car il continuait à croire que Peyrolles venait d’une rencontre -n’aimaient pas à être interrogés. -Où aller maintenant? se demanda l’ancien intendant de Gonzague. Il réfléchit un moment, puis, prenant un parti, rebroussa chemin, redescendit vers le centre de Paris et gagna la porte Montmartre. Il s’était souvenu avoir un pied-à-terre à la Grange Batelière, une « folie » que lui avait cédée récemment le duc de Lauzun, envoyé à l’armée par son père qui, trouvant en son fils un imitateur trop fidèle de sa conduite, voulait, en l’éloignant momentanément, lui ôter son modèle de devant les yeux. Cette « folie » était un petit pavillon situé au milieu d’un jardin planté d’arbustes assez élevés pour arrêter au passage les regards des curieux. Peyrolles s’y rendit. Trois semaines il demeura là, caché aux yeux de tous, puis, au bout de ce temps, complètement rétabli, il se mit en mesure de quitter Paris. De sa blessure il ne lui restait qu’un tic qui, comme le lui avait annoncé le médecin improvisé, lui faisait, à de fréquentes reprises incliner la tête sur l’épaule gauche d’un mouvement brusque et saccadé. Un des muscles extenseurs du cou avait été touché par le fer et fortement lésé. La veille du jour fixé pour son départ, il s’introduisit furtivement dans l’hôtel de Gonzague. L’ancienne Maison d’or où la fine fleur de la noblesse et de l’agiotage avait loué des places à l’opulent prince de Mantoue, où le plus petit coin, la niche du chien Médor, avait servi de boutique à une créature humaine, le fameux Bossu de la rue Quincampoix; ce splendide monument si bruyamment occupé naguère était maintenant abandonné tout entier depuis la mort tragique de son dernier propriétaire. Peyrolles put donc aller à ses appartements et réunir toutes ses valeurs liquides, sans être inquiété. Il y en avait à peine pour six cent mille francs. Le lendemain il franchissait l’enceinte de la capitale. À une courte distance il se retourna, et allongeant le bras dans la direction de l’hôtel de Nevers: -Dépêche-toi de jouir de ton triomphe, Lagardère, proféra-t-il d’une voix où vibrait une violente haine. -Dépêche-toi de prendre du bonheur tout ce que tu pourras en prendre, car tes jours sont comptés, et la mort ne tardera pas à t’atteindre. » Elle viendra te surprendre en pleine joie, lorsque, rayonnant de jeunesse et d’amour, tu croiras avoir de longues années à vivre heureux. » Elle viendra t’arracher aux bras des tiens, à leurs caresses et de ton corps superbe, fera une masse inerte que la terre achèvera d’anéantir. » Et ma vengeance ne s’arrêtera pas à toi. » Ta femme, tes enfants, si tu en as, en sentiront aussi l’effet et iront bientôt te rejoindre au tombeau. » Oui, oui, ajouta-t-il avec une explosion de rage, -tous vous périrez de ma main. » J’en jure par Satan devant qui je fais ce serment et dont j’invoquerai l’aide pour vous frapper plus sûrement. » Au revoir donc, Lagardère!... Ce Peyrolles que tu as entendu râler dans les affres de l’agonie, que tu crois déjà la proie des insectes immondes, est plus vivant que jamais et reviendra un jour pour t’abattre à son tour, pour te fouler sous ses pieds comme tu as fait de lui! Encore une fois au revoir!... avant qu’il soit longtemps nous nous retrouverons... Ayant lancé ces terribles menaces, il s’éloigna sur la route poudreuse. Une chaise de poste l’attendait à une demi-lieue de là pour le conduire en Belgique, où il avait résolu de fixer son séjour. Il avait choisi Bruges comme lieu de résidence. À cette époque Bruges était déjà « Bruges la morte ». Cette ville qui avait été une des plus puissantes du versant occidental de la Belgique, qui avait fait partie de la Hanse germanique et qui, par son commerce considérable, s’était vue placer au premier rang parmi les grandes capitales d’alors; dont le nom avait figuré dans les plus anciens portulans espagnols des côtes de l’Océan et dont les innombrables vaisseaux sillonnaient les mers en tous sens; cette ville, enfin, qui avait mérité le surnom de « la Splendide » n’était plus, dès le commencement du dix-huitième siècle, qu’une cité sans vie, silencieuse et déserte. Ses rivalités avec Gand, ses guerres extérieures, ses révolutions intestines, la perte de ses libertés locales confisquées par les ducs de Bourgogne furent la cause de sa déchéance. Cent ans au plus avaient suffi pour la ruiner complètement. Seuls ses monuments témoignaient encore de sa magnificence passée. Ses bourses de commerce, superbes édifices où se réunissaient jadis une foule de négociants de toutes les nations du globe, ses églises d’une architecture imposante, où affluaient les fidèles, ses musées remplis de chefs-d’oeuvre artistiques gardaient encore l’empreinte de sa splendeur et la rappelaient aux générations nouvelles. Mais sur eux, comme sur le reste de la ville, un voile de morne tristesse s’était étendu, leur donnant l’aspect d’êtres qui auraient cessé de vivre. « Bruges la morte » était donc bien nommée. C’est là que se retira Peyrolles. Il lui était nécessaire de demeurer dans l’ombre pendant un temps assez long, et il était venu chercher l’ombre. Qui aurait pu penser qu’il existât encore? Rarement la cité déchue recevait la visite d’étrangers, et ceux qui se hasardaient dans ses murs, saisis par le froid de ce tombeau habité, aux rues silencieuses, aux places sans animation, et où jamais aucun bruit ne se faisait entendre, s’empressaient de s’en éloigner au plus vite, l’âme envahie d’un vague effroi, comme à l’aspect d’une cité fantôme. ***Une Adoption. Peyrolles vivait là aussi effacé que possible, ne frayant avec personne; il ne songeait qu’à sa vengeance, l’élaborait, la mûrissait avec soin, attendant pour l’accomplir qu’il en eût réuni tous les éléments d’action. Un soir qu’après une promenade dans la ville il rentrait à son logis, il aperçut devant lui une fillette d’une douzaine d’années dont les allures l’intriguèrent. Elle courait pendant quelques instants, s’arrêtait soudain, regardait les maisons, puis comme découragée reprenait sa course. Il la joignit et lui demanda ce qu’elle faisait à courir ainsi si tard dans les rues. -Je cherche un médecin, répondit-elle en larmoyant -et je ne sais pas où il y en a un. -Vous avez quelqu’un de malade chez vous? -Oui, mon père qui se meurt... qui va mourir et je ne trouve pas tout de suite un médecin pour le sauver. -Je n’en connais point, non plus, repartit Peyrolles. -Alors, c’est fini, mon père est perdu, gémit la fillette dont les larmes redoublèrent. L’ancien intendant de Gonzague n’était pas d’une nature bien tendre et les maux de ses semblables le laissaient d’habitude indifférent. Cependant cette fois, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, il se sentit un intérêt pour l’infortune qui se présentait à lui. -Voyons, mon enfant, reprit-il, -j’ai quelques teintes de la médecine et puis peut-être me rendre utile à votre père si le cas est urgent comme vous le dites. » Voulez-vous me conduire près de lui? -Oh! oui, je veux bien, venez vite... Et elle entraîna Peyrolles. Après quelques minutes de marche, ils arrivèrent devant une maison d’un des plus pauvres quartiers de la ville. -C’est là, dit la petite, -suivez-moi, je vais vous guider. Ils gravirent un escalier, montèrent jusqu’au dernier étage et entrèrent dans une misérable chambre où, à la lueur indécise d’une chandelle, Peyrolles vit sur un grabat, un homme étendu, la mort déjà écrite sur le front. C’était un personnage de quarante à quarante-cinq ans et dont les traits n’étaient pas sans distinction. -Est-ce toi, Bathilde? demanda le moribond d’une voix faible comme un souffle et sans remarquer la présence de l’étranger. -Oui, père. -Pourquoi es-tu sortie? Tu veux donc que je meure sans te voir. -J’étais descendue pour quérir un médecin. -Je t’ai dit que je n’en avais plus besoin... Donne-moi à boire... j’ai la poitrine en feu. L’enfant porta aux lèvres de son père une tasse au fond de laquelle était un reste de tisane. L’homme but avidement et parut se ranimer un peu. Alors il aperçut Peyrolles et l’étonnement se peignit sur son visage. -Êtes-vous docteur, monsieur? interrogea-t-il. -Si vous l’êtes, il ne vous est pas difficile de voir que votre art n’offre pas assez de ressources pour m’être utile. -Je ne suis pas docteur, repartit Peyrolles. -Tout à l’heure, j’ai rencontré cette fillette qui était à la recherche d’un homme de science capable d’apporter quelque soulagement au mal dont vous souffrez. Comme je n’étais pas mieux renseigné qu’elle et ne savais à qui l’adresser, je me suis offert pour vous donner quelque secours si cela est en mon pouvoir. -Merci, monsieur, de votre généreuse intention, mais je vous le répète, tout secours m’est désormais inutile... -Laissez-moi au moins adoucir vos derniers moments. » Je porte toujours sur moi un cordial dont je fais usage quelquefois pour mon compte personnel, et qui possède la vertu d’apaiser instantanément les souffrances les plus intenses. En même temps il introduisit un petit flacon entre les dents serrées du malade, et fit couler quelques gouttes sur sa langue. L’homme éprouva aussitôt un grand soulagement et la vie parut lui revenir. -Oh! oh! dit-il en cherchant à sourire, -c’est donc une liqueur diabolique? Je me sens, en effet, beaucoup mieux et si je ne me savais pas condamné, je pourrais réellement croire qu’il me reste encore de longs jours à vivre. -Ne conservez-vous plus aucun espoir de recouvrer la santé? -Aucun; tout est brisé en moi, aussi bien les ressorts moraux que les ressorts physiques. -Mais pour que votre mal se soit aggravé ainsi, vous ne l’avez donc pas soigné dès le début? -Mon mal n’a jamais été de ceux auxquels on pût appliquer les soins ordinaires. -Ah! fit Peyrolles en matière d’interrogation. -C’est l’âme qui d’abord a été atteinte, reprit le moribond; -la maladie n’a été que la conséquence de la blessure dont elle souffrait. -Je crois comprendre... vous avez été accablé par des revers de fortune, insinua l’ancien intendant qui ne supposait pas qu’il y eût sur terre de maux pires que ceux-là. -Il m’est facile de voir, d’ailleurs, que vous n’avez pas toujours dû être dans la misère. » La façon dont vous vous exprimez, certains indices que je remarque en vous me le démontrent assez. -Vous êtes dans le vrai... autrefois même j’ai connu l’opulence... J’ai eu palais, train de maison fastueux... De hauts personnages m’ont honoré de leur amitié... et sont venus s’asseoir à ma table dont le luxe était devenu proverbial... » En un mot, j’étais un second Crésus... » Hélas! en quelques années tout cela s’est évanoui, a disparu, emporté dans une tourmente contre laquelle j’ai vainement cherché à lutter. -Comment donc cela a-t-il pu se faire? Le malade jeta un coup d’oeil sur sa fille. Fatiguée sans doute des nuits passées au chevet de son père, celle-ci venait de s’endormir sur une chaise. Certain alors de ne pas être entendu d’elle, il répondit: -C’est une femme, la mère de cette enfant qui a causé ma ruine. -Une femme! répéta Peyrolles d’un ton quelque peu dédaigneux. - Vous vous êtes laissé ruiner par une femme? Le malheureux venait, d’un coup, de perdre une grande partie de l’estime de l’ex-factotum. La femme comptait si peu et avait toujours si peu compté pour lui qu’il ne comprenait pas qu’elle pût avoir une influence quelconque sur la vie d’un homme. -Oui, une femme que j’adorais et qui a fait de moi son jouet, son hochet. » J’étais si aveuglé par mon amour, si heureux d’être sous son joug que ses désirs les plus extravagants, ses caprices les plus fantasques me semblaient tout naturels et étaient aussitôt satisfaits par moi avec une joie profonde. -Permettez-moi de vous dire que c’était là une bien grande faiblesse; se passionner de la sorte pour une de ces folles créatures dont la mission sur terre est d’empoisonner la saine tranquillité de notre existence. -Ce n’est qu’après de longues années que j’ai été désabusé, et lorsque ma perte était irréparable. -Et c’était votre femme légitime? -Elle le devint par la suite. -Insensé! -Voici mon histoire en quelques mots: » Je me nomme de Wendel... » Fils de haute maison, mais commerçant comme tous ceux de ma nation, je fus jadis un des plus grands armateurs d’Anvers. » La fortune m’avait souri de bonne heure et je voyais mes richesses s’accroître de jour en jour. » Jusqu’alors, quoique âgé de trente-six ans, je n’avais pas encore connu l’amour. » Je ne parle pas, bien entendu, de ces liaisons passagères, que tout homme contracte dans sa vie et qui n’engagent en rien son coeur. J’en avais eu comme tout le monde. -Ce sont les meilleures, murmura Peyrolles, -et vous auriez dû vous y tenir. -Je suis aujourd’hui bien près de vous croire, mais à l’époque à laquelle je me reporte, j’éprouvais un immense besoin d’aimer sérieusement et étais las de ces amours faciles. » J’aspirais à rencontrer une femme à laquelle je pus consacrer mon existence, offrir les trésors d’affection que je sentais en moi. » Mon souhait fut vite exaucé. » Un jour débarqua à Anvers une jeune fille de vingt-cinq ans qui, n’ayant plus de parents, venait vivre près d’un oncle habitant notre ville. » Elle était de Venise et possédait la beauté des femmes de sa patrie. » Dès que je la vis, j’en tombai éperdument amoureux. » Chose étrange, je ne songeai pas tout de suite à en faire mon épouse; je n’eus d’abord la pensée que de devenir son amant. » J’y réussis et cette enfant vint au monde. » Son oncle étant mort peu après, ce fut elle alors qui me demanda de légitimer notre union. » Je n’osai lui refuser cette satisfaction, bien que les miens m’eussent mis en garde contre la folie que j’allais commettre et eussent fait l’impossible pour m’en détourner. » Ils avaient demandé, par nos correspondants de Venise, des renseignements sur Léona -c’était son nom -et en avaient reçu des plus défavorables. » Elle avait déjà eu de nombreuses intrigues, avait gaspillé le patrimoine de deux ou trois fils de famille qui s’étaient attachés à elle, enfin passait pour une aventurière. » Tout cela ne m’arrêta point et je l’épousai à la grande douleur de mon père et de ma mère, dont je méconnaissais ainsi la volonté. » À peine mariés, sous prétexte que la froideur que lui témoignaient les miens lui était une insulte incessante, elle m’obligea à quitter mon pays et à venir habiter le sien. » Alors commença pour moi une existence insensée. » Disposant de mon immense fortune à sa guise, elle se livra à toutes les fantaisies que lui suggérait son esprit fantasque. » Ce n’étaient que fêtes étourdissantes, bals et réceptions. » Elle m’avait fait acheter un palais dans lequel nous réunissions la folle jeunesse de Venise en des nuits qui nous coûtaient des sommes fabuleuses. » Moi je laissais faire; j’avais pour Léona un véritable culte et me trouvais heureux que ma fortune servît à assouvir sa frénésie de plaisirs. » Plusieurs amis que je m’étais fait parmi nos commensaux crurent devoir m’ouvrir les yeux et me montrer le gouffre vers lequel je marchais à pas de géant. » Mais encore une fois j’étais aveugle, complètement aveugle, et je rejetai leurs conseils comme oiseux. » Je les invitai même, à ne plus m’en rebattre les oreilles à l’avenir; ce qui les éloigna pour toujours. » Enfin, pourtant, il fallut bien que la vérité m’apparût. » Les banquiers chez qui j’avais déposé mes fonds me firent connaître les uns après les autres qu’ils ne me devaient plus rien et que mon commerce, dont je ne m’étais plus occupé depuis mon départ d’Anvers, ayant peu à peu périclité et étant devenu totalement nul, je ne pouvais espérer aucun crédit de leur part. » Je demeurai foudroyé. » Qu’allait dire Léona devant un tel désastre? » Je fis l’impossible pour le lui cacher. J’empruntai à certaines personnes qui me croyaient encore riche, et contractai envers elle des dettes formidables sans savoir par quel moyen je les acquitterais. » Après la folie, la honte! » Un jour, écoeuré de cette horrible existence, je me décidai à la lui révéler. » La veille nous avions donné une fête qui nous avait coûté près de cent mille francs que j’étais parvenu à escroquer -oui, à escroquer, -à un vieil ami, ignorant de ma ruine. » Il était onze heures du matin et je pensais trouver Léona encore au lit. Je me dirigeai vers ses appartements, non sans appréhension et en ruminant une entrée en matière destinée à adoucir la cruauté de la confession que j’allais lui faire. » Quand je pénétrai dans sa chambre à coucher, la première chose qui me frappa fut le désordre qui y régnait. » Les tiroirs des meubles étaient ouverts et les principaux objets en avaient été enlevés, à la hâte, cela se voyait par le pêle-mêle de ceux qui restaient. » Ensuite, je constatai que sa couche était intacte et qu’elle n’avait pas dû y reposer. » Comme je demeurais immobile au milieu de la pièce, essayant de comprendre ce que cela signifiait, le sourire railleur d’un domestique, qui m’examinait du coin de l’oeil, vint faire naître en moi un terrible soupçon et presque aussitôt m’éclairer sur mon malheur. -Je devine, dit Peyrolles, -voyant que vous ne pouviez plus subvenir à ses coûteuses fantaisies, elle vous avait abandonné. -Précisément, et je sus qu’elle s’était enfuie avec un riche vénitien qui avait été un de nos plus fréquents invités. » Ce fut le dernier coup... et je sentis que je n’y survivrais pas. » La misérable, qui était aussi mauvaise mère que mauvaise épouse, m’avait heureusement laissé notre enfant. » Je me sauvai de Venise avec elle et vins me réfugier ici, afin de mourir au moins dans ma patrie. » Je n’osai pas retourner à Anvers. Mon père et ma mère étaient morts de chagrin peu de temps après mon mariage, léguant leurs biens à la ville chargée de les employer en fondations utiles. Ils n’avaient pas voulu qu’ils allassent rejoindre ma fortune... et avaient eu raison. » Il y a deux ans que j’habite Bruges où jusqu’aujourd’hui j’ai vécu des quelques centaines de francs qui me restaient en portefeuille lors de mon départ de Venise, si on peut appeler vivre de demeurer sans cesse cloué sur un grabat, le corps et l’esprit ruinés par le chagrin et la maladie. -Quoique vous soyez vous-même l’auteur de votre triste situation, je vous plains sincèrement, dit Peyrolles, pour paraître s’être intéressé au récit du pauvre homme. -Je ne mérite pas d’être plaint... reprit le moribond. -Cette triste fin n’est qu’une juste punition de mon indigne conduite et je l’accepte sans murmurer. » Mais c’est le sort de ma fille qui m’inquiète... que va-t-elle devenir, moi, parti, la pauvre petite? » C’est cette pensée de son avenir qui me torture le plus et ne me laisse pas un instant de repos. -Votre inquiétude doit être grande, en effet, une fillette de douze ans, seule sur la terre. -Puis, ce qui ajoute encore à mes craintes, c’est que Bathilde, je l’ai remarqué souvent, a tout à fait l’esprit fantasque de sa mère: je veux dire que, malgré son âge, elle a déjà des penchants au luxe, à l’opulence; elle rêve d’être riche, immensément riche, de pouvoir jeter l’or à pleines mains. » À plusieurs reprises je l’ai entendue émettre d’étranges idées à ce sujet, si étranges que j’en ai été effrayé. -Ah! fit Peyrolles que ces détails parurent soudain intéresser. -Oui, malheureusement. » Ne m’a-t-elle pas dit un jour qu’elle ne reculerait point devant un crime pour obtenir la fortune. » Je sais bien que ce sont là des propos d’enfant; mais n’est-ce pas étonnant que de semblables pensées germent dans un si jeune cerveau? -En effet, répliqua l’ancien intendant -c’est assez surprenant. » Il y a là une précocité peu commune. En même temps il considéra la fillette qui continuait à dormir. Elle était jolie. Le sang flamand mélangé au sang chaud du pays de sa mère, avait donné à ses traits un type de beauté tout particulier. Brune de cheveux, mais la peau blanche et rose comme celle des femmes du Nord, elle devait, par la suite, devenir une très séduisante personne. Peyrolles fit cette constatation avec un certain plaisir. Depuis un moment il mûrissait un projet. -Mon brave monsieur de Wendel, dit-il tout à coup, -je pourrai, je crois, calmer vos inquiétudes, quant au sort de votre fille si vous veniez à lui manquer... -Vous la prendriez avec vous? -Je ferai mieux... je l’adopterai... -Quoi! vous auriez cette générosité? -Je l’aurai, en raison... de l’intérêt que je prends à votre infortune. L’hypocrite vieillard avait lancé ce gros mensonge sans sourciller. -Oh! merci, merci du fond du coeur, s’écria le moribond qui saisit et serra avec force la main que Peyrolles se laissa bénévolement prendre. -De savoir l’avenir de ma fille assuré, cela va me rendre la mort bien moins cruelle. » Mais il me vient un scrupule. » Cette charge va peut-être vous être lourde, vous créer des ennuis, des soucis de toute sorte, car une enfant de douze ans qui entre en étrangère dans une famille... -Ce scrupule n’est pas fondé; je suis seul, entièrement seul, et n’ai à subir le contrôle de qui que ce soit. -Puis le surcroît de dépenses qui en résultera pour vous... -N’ayez souci de cela. Je possède une assez belle aisance et ces dépenses seront loin d’obérer mon avoir. -Alors, monsieur, il ne me reste plus qu’à connaître le nom de l’homme généreux que Dieu vient de m’envoyer? -À moins que ce soit le diable, murmura en lui-même l’ancien factotum. Puis, hardiment, ne craignant pas de se faire connaître à un homme qui n’avait plus que peu d’heures à vivre, il répondit tout haut: -De Peyrolles. -De Peyrolles! -Oui; d’où vient votre étonnement, repartit l’ex-intendant, pris d’une vague inquiétude à cette exclamation et à l’air assombri de son interlocuteur. -L’homme avec lequel Léona s’est enfuie, était un duc de Gonzague. Ce Gonzague, à l’époque où il se disait encore mon ami, me parlait souvent d’un de ses parents, un prince, je crois, qui résidait à Paris et avait, comme attaché à sa personne, un gentilhomme du nom que vous venez de prononcer. » Seriez-vous ce gentilhomme? Peyrolles fut une seconde avant de répondre, puis résolument: -Oui, dit-il, -je le suis. -Oh! alors, monsieur, je refuse votre offre d’adopter ma fille, dit vivement le moribond. -Vous refusez... et pourquoi? Le malade se dressa sur le coude et cria résolument: -Parce que l’attaché du prince avait une réputation de fieffé coquin qu’il avait acquise à juste titre, paraît-il, et qui, d’ailleurs, d’après ce que j’ai entendu raconter, ne le cédait en rien à celle de son maître... -Monsieur!... fit Peyrolles, les sourcils froncés et en s’approchant de l’inconnu d’un air menaçant. -Éloignez-vous donc, éloignez-vous vite... reprit celui-ci, en parvenant par un effort surhumain à se dresser sur son séant et en étendant le bras vers l’enfant, comme s’il eût voulu la protéger. -Entre vos mains Bathilde serait perdue, j’en ai le pressentiment... La pauvre petite n’est déjà que trop encline à la folie des richesses... vous achèveriez de la pousser dans cette voie fatale. -C’est là ce que vous pensez de moi? demanda froidement Peyrolles. -Oui, et maintenant la réflexion me vient. » Ce ne doit pas être par bonté d’âme que vous désirez vous charger de mon enfant, mais bien parce qu’il y va de votre intérêt... Osez dire que je ne vous ai pas pénétré? -Ma foi, répondit Peyrolles, changeant subitement de ton et prenant un accent ironique, -j’aurais mauvaise grâce à feindre davantage et n’éprouve aucun embarras à reconnaître que vous êtes dans le vrai. -Ainsi, vous avouez! -Mon Dieu, pourquoi non?... J’avoue, en prenant votre fille près de moi, avoir l’intention de l’employer comme instrument dans une vengeance que j’ai à exercer... et même de mettre à profit le temps qu’elle a devant elle avant d’être femme -car, vu son extrême jeunesse, elle ne saurait m’être utile actuellement -pour la préparer petit à petit au rôle que je veux lui faire jouer plus tard... -Ah! misérable! exclama le malheureux père. -Je ne vous cacherai point, poursuivit le coquin, -que ces idées de luxe et d’opulence qui la hantent me serviront beaucoup dans cette préparation. -Oh! je veux vivre, à présent... je veux vivre pour la sauver... cria l’infortuné qui, par un nouvel et puissant effort tenta de sortir de sa couche, mais ne réussit qu’à faire un violent soubresaut dans lequel s’épuisa le reste de ses forces. Alors sentant la mort approcher, il voulut appeler son enfant, la mettre en garde contre l’infâme qui avait résolu sa perte. Peyrolles comprit son intention et devint blême. Son agitation activant les contractions nerveuses de son cou, sa tête se mit à danser furieusement sur son épaule gauche. -Taisez-vous! dit-il sourdement, tandis que ses yeux enflammés allaient de la petite au moribond. Il lui importait, en effet, que celle-ci ne connût rien de la scène qui se passait en ce moment. La voix du malade hoqueta, s’étrangla dans sa gorge déjà contractée par l’agonie. -Taisez-vous! taisez-vous! répéta Peyrolles. Mais le moribond le regardait avec épouvante et n’en faisait que de plus violents efforts. -Ba... Bathi... finit-il par articuler. D’une brusque poussée le misérable vieillard le rejeta couché la face contre l’oreiller sur lequel, à deux mains, il écrasa sa tête. Le malheureux de Wendel eut un dernier spasme, une convulsion suprême secoua tout son corps, qui se tordit affreusement. Puis il se détendit et devint rigide. Son âme, délivrée de ses liens terrestres, venait de s’envoler vers les régions sereines de l’immensité. Mais elle avait dû auparavant effleurer de son aile la fillette endormie, car Bathilde, sortant soudain du profond sommeil où elle était plongée, se leva comme mue par un ressort et s’élança d’un bond vers le grabat en criant: -Mon père!... -Dieu a été miséricordieux, dit hypocritement Peyrolles, qui s’était redressé, -il a eu pitié de ses souffrances et l’a rappelé à lui. ***L’Education De La Vengeance. Le désespoir de l’enfant fut terrible, car son père était le seul être qu’elle eût jamais eu à aimer; sa mère l’avait presque constamment délaissée pour se livrer à ses plaisirs sans contrainte, et n’avait eu souci de ses devoirs maternels que pour lui faire sentir le joug de son autorité. Tandis que lui, le mort, avait été sans cesse auprès d’elle, l’entourant de tendresse, de soins vigilants qui ne s’étaient jamais démentis. Peyrolles laissa passer la crise de larmes à laquelle Bathilde était en proie et qui dura une partie de la nuit. Puis, quand la fillette fut un peu calmée, il voulut l’entraîner hors de la chambre de deuil. Mais elle résista; elle ne quitterait son père que lorsqu’on viendrait le lui enlever. Alors Peyrolles resta avec elle. Si, en son absence, le mort allait ressusciter et instruire sa fille de ce qu’il savait? Les coquins, pour aussi forts qu’ils soient, ont de ces terreurs bizarres. Dans la journée qui suivit, seulement, et lorsqu’il vit le cadavre subir un commencement de décomposition, il osa s’absenter pour s’occuper de l’inhumation. Celle-ci eut lieu le lendemain, et au retour du cimetière, il put enfin emmener Bathilde qu’il installa dans son logis. -Mon enfant, lui dit-il, dès qu’il la crut en mesure de l’entendre -le sommeil qui vous accablait lorsqu’est survenue la mort de votre père vous a empêchée de recevoir ses dernières volontés. Mais moi qui ai pu les recueillir avec son souffle suprême, je puis et je dois vous les transmettre. » Inquiet pour votre avenir lorsqu’il ne serait plus de ce monde et sachant que personne ne viendrait se réclamer d’une parenté pour vous prendre sous sa protection, celui que vous pleurez vous ordonne, quoique je vous sois étranger, de demeurer désormais près de moi, afin que vous ayez tout à la fois une tutelle et une sauvegarde en ma personne. » Il vous recommande, en outre, d’être docile aux enseignements que je jugerai utile de vous donner et de ne jamais vous rebeller contre eux, quelque singuliers qu’ils puissent vous paraître. -Mon père a parlé ainsi? demanda la fillette en fixant interrogativement ses grands yeux noirs sur Peyrolles, qui eut peine à soutenir ce regard sans broncher. -Ce sont ses propres paroles... Êtes-vous disposée à lui obéir? -Puisque c’est sa volonté, je dois m’y soumettre, répondit lentement Bathilde, en qui semblait s’élever un doute. -Bien, ma mignonne, reprit le fourbe, -j’étais assuré d’avance qu’en fille respectueuse des ordres d’un père mourant, vous me feriez cette réponse. » Nous vivrons donc ensemble dorénavant. » Vous habiterez cette maison qui est ma propriété et où il va vous être aménagé un petit logement. » Je suis relativement riche et pourrai vous entourer d’un peu du bien-être auquel vous avez été habituée dès votre enfance; car j’ai appris qu’autrefois vos parents occupaient les premiers rangs de la société. » Je vous procurerai aussi des maîtres qui achèveront votre éducation interrompue si brusquement par le malheur. » Il est nécessaire que vous soyez à même, le moment venu, de reprendre dans le monde la place qui vous y attend. -Qu’entendez-vous par là? interrogea Bathilde, dont les prunelles s’allumèrent soudain d’une flamme d’envie. » Voulez-vous dire que je redeviendrai riche? -Évidemment. -Que j’habiterai comme auparavant un palais... un grand palais tout en marbre... avec des statues partout?... -Mais oui... -Qu’on me rendra mes belles robes en velours que j’avais tant de plaisir à porter... mes belles collerettes de dentelles... mes bracelets d’or, mes pendants d’oreilles en brillants?... -On vous les rendra. -Oh! quel bonheur!... Et quand, tout cela?... -Dans quelques années. » Il vous faut d’abord être en état de le gagner... -Le gagner?... interrompit l’enfant. -Ce n’est donc pas mon héritage? -Si... Je vous ferai comprendre... plus tard. -Pourquoi, plus tard? -Parce que vous êtes encore un peu jeune maintenant et ne saisiriez pas très nettement l’explication que je vous donnerais à ce sujet. -Oh! si, monsieur! -Non; il importe qu’au préalable votre esprit soit plus mûr, que vous connaissiez un peu plus la vie et la façon dont la société est organisée; vous n’aurez alors aucune peine à pénétrer le sens exact de mes paroles, lesquelles, je vous le répète, ne signifieraient absolument rien pour vous aujourd’hui. » Patientez donc, ma mignonne, je vous promets de ne pas vous faire attendre mon explication trop longtemps. Bathilde n’avait pas insisté, seulement sa petite cervelle s’était mise à travailler ferme, et, depuis ce moment, elle n’avait cessé de penser à ce que lui avait dit son tuteur de rencontre. -Riche! elle redeviendrait riche!... Mais comment? Question qu’elle se posait cent fois par jour sans y trouver de réponse. Ainsi que l’avait annoncé son père à l’ancien intendant, elle avait un penchant prononcé pour le luxe, penchant qui, parfois, tenait presque de la folie. Peyrolles avait fait cette découverte avec satisfaction, car elle servait on ne peut mieux ses projets. À mesure que la petite grandissait, ce penchant s’accentuait davantage. Le coquin d’ailleurs ne perdait pas une occasion de le développer par tous les moyens dont il pouvait disposer. C’était de sa part une occupation constante. Il mettait tout en oeuvre pour le porter à son apogée. Si Bruges était « Bruges la morte », elle n’était pas « Bruges la pauvre », et de grandes fortunes y existaient. Pendant la belle saison, alors que la ville perdait un peu de son air morne, il menait Bathilde sur les promenades publiques, lui montrait les carrosses dorés des riches bourgeoises où celles-ci, vêtues magnifiquement, couvertes de joyaux et de diamants, trônaient semblables à des reines et lui disait: -Voilà comme tu seras un jour; mieux même si tu veux, car je rêve pour toi une opulence devant laquelle celle des femmes que tu vois n’est qu’indigence. Puis, en rentrant à son logis, il traversait avec elle les quartiers aristocratiques où s’élevaient de splendides hôtels, dont on apercevait du dehors l’intérieur luxueux. -Et voilà aussi, ajoutait-il, -comme sera ta future demeure... que tu pourras encore embellir à ton gré si le coeur t’en dit, car tu posséderas le double, le triple de ce que possèdent ceux à qui appartiennent ces superbes habitations. -Mais comment... comment parviendrai-je à avoir tout cela? demandait Bathilde, à qui une ardente convoitise faisait monter le sang aux joues. -Tu le sauras avant peu. -Dites, dites vite! implorait la fillette, à demi folle de désir. -Il n’est pas encore temps. Bathilde était une de ces natures en qui règnent, à parties égales, le bien et le mal. Si l’un de ces deux implacables rivaux en arrive à prendre le pied sur l’autre, c’en est fait de celui-ci, il le domine avec tant de puissance qu’il ne lui laisse plus aucune place, l’annihile et bientôt l’anéantit. L’humanité nous offre souvent de ces exemples d’individus doués à la fois d’éminentes qualités et de grands défauts et qui, par suite de circonstances survenues à un certain moment, d’une impulsion reçue lorsque ces qualités ou ces défauts avaient lieu de se produire, se sont trouvés être, les uns des héros de vertu, les autres de profonds scélérats; tandis que par une raison contraire il y aurait pu avoir interversion complète dans leur destinée respective. Le mal chez Bathilde c’était sa passion pour le luxe, pour les jouissances de la vie, qui exerçaient sur elle un empire despotique. Le bien c’était un coeur aimant et une compassion innée pour tous ceux qui souffraient. À l’âge où elle était, à cette époque critique où l’enfant va devenir jeune fille -elle touchait à sa quinzième année -il suffisait de peu de chose pour faire prédominer le premier sur le second. Si Dieu eût placé sur sa route quelqu’un de bon et d’honnête, son bien se fût aisément rendu maître de son mal et elle eût pu devenir une femme modèle sous tous les rapports. Mais le démon lui fit rencontrer Peyrolles, un de ses suppôts... et elle fut perdue. Le misérable en s’emparant insensiblement de son esprit, en le maniant et le pétrissant à loisir, était parvenu à en faire son humble et obéissante esclave. Comme le magnétiseur impose sa volonté à son sujet, il imposait la sienne à la fillette qui subissait ce joug sans s’en douter. L’enfant atteignit enfin ses seize ans. Mais grande et forte, les formes pleinement accusées, elle en paraissait plutôt dix-huit. Elle avait aussi une intelligence supérieure à son âge. Souple et rusée comme une Italienne, elle cachait sous un air de naïveté et de candeur une science déjà profonde de la vie. Peyrolles jugea alors que le moment était venu de la faire servir à l’exécution de ses desseins. Depuis quelque temps déjà un certain changement s’était opéré dans sa manière de vivre, car la maison qu’il habitait et, où pendant des années il n’avait reçu âme qui vive, s’animait maintenant après la tombée de la nuit, et lorsque Bathilde était rentrée dans sa chambre, d’un va-et-vient singulier. À plusieurs reprises, la jeune fille qui était la curiosité même - et qui n’avait certes pas de nombreuses occasions de contenter ce penchant -s’était efforcée de surprendre le secret de ces rendez- vous nocturnes, mais quoiqu’elle fût déjà futée et sournoise, elle en avait été pour ses frais d’indiscrétion, Peyrolles ne recevant ses visiteurs que derrière un triple rempart de portes hermétiquement closes. Le perfide vieillard n’en agissait ainsi qu’à bon escient. Il appréciait à leur juste valeur les mauvais instincts de sa fille adoptive, instincts dont il avait consciemment hâté la croissance, et dans ce cas particulier, il voulait mettre ses actes et ses paroles à l’abri des yeux ou des oreilles de sa trop docile élève. Nous allons faire connaître rapidement quel nouveau complot tramait l’ex-factotum du prince de Gonzague avec ceux auxquels il n’ouvrait sa porte qu’après le couvre-feu. Loin d’éteindre sa haine contre Henri de Lagardère, l’éloignement de temps et de lieu n’avait fait que la voir grandir. Bruges, d’ailleurs, n’était pas assez distante de Paris, pour que de temps à autre, il n’eût eu les oreilles affectées par le récit de quelque nouvelle prouesse du comte, ou du parfait bonheur dans lequel se laissait vivre l’heureux époux d’Aurore de Nevers. Aussi, s’il n’avait pas encore donné un commencement d’exécution au terrible serment de représailles proféré par lui au moment de quitter la France, c’est qu’il était gourmet à sa façon, ce vindicatif vieillard, et voulait savourer sa vengeance à froid. Non sans succès, il avait éduqué Bathilde et l’avait perfectionnée avec soin, car il comptait se servir d’elle comme d’une machine pour draguer en bonne partie, sinon en totalité, la fortune de son ennemi. Mais le soin apporté par lui à cette invention ne lui faisait pas perdre de vue le but positif de sa vie, c’est-à-dire la mort de tout ce qui portait le nom exécré de Lagardère. Son dessein, mûr depuis longtemps, était jusque-là resté à l’état de projet parce qu’il ne savait où ni à qui s’adresser pour trouver des épées et des poignards à vendre. En effet, tous les spadassins employés jadis par son digne maître étaient morts. Tous, sauf deux cependant, le gascon Cocardasse et le normand Passepoil. Mais il ne pouvait se souvenir de ces deux-là qu’avec rage car il avait été trahi par eux. Le temps passait cependant, qu’attendait-il pour prendre une détermination et pour agir? Voilà. L’âge n’avait pas apporté un atome de courage à ce coeur de lièvre. La froide volonté de son ancien maître -un immonde coquin, mais un homme d’énergie -lui manquait. La lutte à entamer ne l’épouvantait pas, oh! certes non; surtout tant qu’il la sentait lointaine, mais il craignait de se compromettre en cherchant trop ouvertement de nouveaux complices. Sa mémoire fidèle lui remontrait le vide qu’avait fait autour d’elle l’épée de Lagardère proscrit; et il se demandait avec une appréhension bien naturelle comment lui, Peyrolles, qui n’était rien, qui n’était plus, pourrait mieux faire qu’un prince, surtout contre Lagardère devenu comte et bien en cour. Il aurait peut-être encore tergiversé longtemps si le hasard ne s’était mêlé de le pousser dans la voie qu’il s’était tracée. Un soir, comme Peyrolles, rentrant de la promenade quotidienne qu’il faisait au crépuscule, allait refermer la porte de sa maison, un grand bruit se fit dans la rue et le battant fut si brusquement poussé du dehors par une main vigoureuse, que le vieillard dut s’appuyer au mur pour ne pas choir en arrière. Une seconde -juste le temps qu’il faut à une porte pour s’ouvrir et se refermer, -Peyrolles eut la vision d’un homme qui pénétrait chez lui. -Qui êtes-vous et que me voulez-vous? balbutia-t-il avec une certaine frayeur, car l’intrus et lui étaient maintenant dans la plus complète obscurité. -Chut! répliqua l’autre. -Écoutez! La rue s’emplissait de clameurs et de lumières. Une grande troupe d’hommes dont plusieurs portaient des torches, couraient vers le centre de la ville. -À mort! criaient ces gens; -à mort l’assassin! La frayeur de Peyrolles augmentait. -Cet assassin qu’on poursuit, est-ce vous! demanda-t-il en hésitant. -C’est en effet à moi que ces stupides bourgeois donnent la chasse, répondit l’autre avec un fort accent tudesque. -Mais c’est à tort qu’ils m’accusent d’un meurtre puisque l’homme que j’ai tué est mort dans un duel loyal. -Et c’est pour vous dispenser de fournir des explications à la justice que vous venez compromettre ma maison? s’écria le vieillard reprenant son aplomb et rendu furieux par la crainte qu’il avait de se voir mêler à une vilaine affaire. L’inconnu lui mit carrément la main sur la bouche. -Chut! répéta-t-il, -votre maison ne sera pas soupçonnée si vous ne criez pas, bonhomme, et, par le diable! comme je ne suis pas d’humeur à me faire prendre, je vais vous clouer la langue ainsi qu’à Daniel O’Chrâne si vous ne vous taisez... Patientez un peu, tarteifle!... tenez, les chiens s’égarent... Les poursuivants s’égaraient en effet. Nul d’entre eux n’avait vu l’homme s’introduire dans la maison de Peyrolles et la porte étant hermétiquement close, ils allaient de droite et de gauche, surpris de ne pas apercevoir leur gibier qui s’était soudain évanoui comme si le sol se fût ouvert pour le dissimuler. Peu à peu les cris cessèrent, les pas s’éloignèrent et la rue retomba dans son silence accoutumé. -Merci du service que vous venez de me rendre, bonhomme, fit alors l’étranger en desserrant le bâillon vivant qu’il n’avait cessé de tenir sur la bouche de Peyrolles pendant toute la dernière partie des recherches. -Je vais profiter de l’obscurité pour quitter cette ville où il n’est pas permis de traiter ses affaires à sa guise. -C’est Daniel O’Chrâne que vous avez tué? demanda le vieillard dès qu’il eut reconquis sa liberté de langue. -Lui-même. -En duel? -En duel. -Peste! vous êtes un fier tireur!... O’Chrâne passait pour la meilleure lame de Bruges. -Ça prouve tout simplement que Bruges est bien pauvre en bons tireurs ou que la réputation de celui-là était surfaite. -Pourquoi l’avez-vous tué? -Hé! hé! vous êtes curieux, mon maître... Si c’était une affaire personnelle, je vous dirais: Mettons que c’était pour me distraire... Mais les distractions qui ne rapportent pas ne me vont guère et je travaille plus pour le compte d’autrui que pour le mien propre... Allons, encore une fois merci... Peyrolles l’arrêta au moment où il allait tirer les barres de la porte pour sortir. Il venait de comprendre qu’il avait devant lui un spadassin dont la rapière était à vendre, et sa vengeance à satisfaire l’avait aussitôt inspiré. -Attendez, dit-il. -Attendre? ricana l’inconnu. -Comment vous voulez me retenir maintenant que la voie est libre? -Oui, une émotion aussi forte a dû vous affaiblir. Montez dans mon cabinet, nous boirons un verre de liqueur en causant. L’autre ne se fit pas trop prier et les deux hommes gravirent l’escalier. La première chose que fit l’hypocrite vieillard après avoir allumé sa lampe fut d’aller voir si Bathilde dormait. Tranquille de ce côté, il revint dans la pièce qui lui servait de bibliothèque et de bureau. En y entrant la lumière qu’il tenait à la main frappa d’aplomb le visage de son interlocuteur de l’antichambre et il ne parut pas peu surpris de voir en lui un tout jeune homme. L’inconnu, en effet, n’avait guère plus de dix-huit à dix-neuf ans. Il n’était pas beau toutefois et son visage où brillaient deux yeux profondément sournois portait déjà les traces d’une vie accidentée par la fatigue et les excès. Quand tous deux furent assis auprès du bureau sur lequel venaient d’être posés deux verres et une bouteille, Peyrolles murmura comme se parlant à lui-même. -Daniel O’Chrâne était une très rude lame, quoi qu’on puisse dire, et, en se vantant de l’avoir tué, ce blanc-bec doit se parer d’un exploit imaginaire. -Hé! bonhomme, vous avez de bon vin, fit le jeune homme après avoir bu et en examinant lui aussi son hôte. Puis il ajouta en riant, voyant qu’il n’obtenait pas de réponse: -Et vous avez des yeux plus curieux qu’une langue bavarde. -Ne m’avez-vous pas dit que vous épousiez parfois la vengeance d’autrui? demanda Peyrolles tout à coup. -Je ne sais si je vous ai dit cela, bonhomme; mais le fait est que j’ai déjà eu plusieurs épouses de ce genre et bien dotées encore. -Pour votre affaire avec Daniel O’Chrâne, on vous avait payé? -À quoi bon le cacher! -Voulez-vous me dire votre nom? -Mathias Knauss. -Et où avez-vous appris à manier l’épée? -Mon maître, que je n’ai plus revu depuis quelques années, est un des meilleurs prévôts d’Allemagne, et se nomme Staupitz. -De Cologne? s’écria le vieillard en se redressant comme galvanisé. -Oui. Vous le connaissez donc? -Je le connaissais... car il est mort! -C’était son tour, murmura philosophiquement Mathias. -Il a donc rencontré plus fort que lui. -Il est tombé le front troué par l’épée du comte Henri de Lagardère. -Ah bah! il m’avait parlé d’un Lagardère, mais celui-là n’était que chevalier. -C’est le même. Et Peyrolles donna à sa voix une intonation pathétique en ajoutant: -Mathias Knauss, voulez-vous venger votre maître? Le jeune gredin répondit par cette question cynique: -Qui paie? -Moi, je paierai largement. » Staupitz a dû vous parler aussi du prince de Gonzague et de son intendant, M. de Peyrolles. Je suis ce dernier et je poursuis l’oeuvre pour laquelle mon maître et le vôtre ont donné leur vie. La conversation entamée sur ce ton, les deux misérables devaient finir par s’entendre. Un peu avant le lever du jour, Mathias Knauss sortit de la maison qui lui avait servi d’asile. Il avait le coeur léger et la bourse lourde, ayant exigé de gros arrhes et une forte prime pour tenter de faire mieux que son maître. C’est à partir de cette rencontre et de ce pacte que la demeure de Peyrolles s’était emplie la nuit du va-et-vient étrange qui intriguait tant Bathilde. Knauss tenait la première partie de son engagement et envoyait un à un, pour toucher leurs gages, les complices qu’il s’attachait. Lorsqu’une quinzaine d’estafiers eurent été ainsi réunis, le haineux vieillard jugea sa troupe suffisante. Mais ce n’était pas tout d’avoir les assassins. La plus aride besogne restait à faire, car il s’agissait de trouver un moyen pour attirer le comte de Lagardère dans le guet- apens qu’on préparait pour lui. ***La Bonne Idée De M. De Peyrolles. Un mois environ après son entente avec le jeune Allemand, il se demandait, pour la millième fois peut-être, de quelle ruse il devrait se servir pour faire aboutir sa perfidie, lorsqu’il se frappa tout à coup le front en poussant un cri de joie. Une bonne idée venait de germer en son cerveau. Heureux de sa trouvaille, il alla se verrouiller dans le cabinet où nous l’avons déjà vu et prit place près d’un bureau sur lequel étaient une écritoire, des plumes et du papier. Sûr de n’être inquiété par personne, il ouvrit un tiroir de ce bureau et en tira un portefeuille en cuir de Cordoue marqué aux armes des Gonzague, dont l’écusson ciselé en or saillait sur la couverture. Ce portefeuille avait, en effet, appartenu à l’assassin du duc de Nevers; mais il était devenu la propriété de son ancien factotum le jour où celui-ci, sur le point de quitter la capitale, s’était introduit dans l’hôtel du prince -où, on s’en souvient, il demeurait, lui aussi -pour réunir à la hâte ses valeurs liquides. En passant par les appartements de son défunt maître, au delà desquels étaient les siens, il avait aperçu l’objet sur la tablette d’un secrétaire et, à tout hasard, s’en était emparé, quoique, après l’avoir rapidement inventorié, il eût constaté qu’il ne contenait que quelques lettres d’amis ou de familiers sans importance. -Qui sait? avait-il pensé -cela pourra peut-être m’être utile par la suite. Comme toujours, Satan, son compère, l’avait bien inspiré: une de ces lettres allait servir à la vengeance qu’il méditait contre le comte Henri de Lagardère. Nous allons voir comment. Ouvrant le portefeuille, il feuilleta les papiers qui y étaient renfermés, puis, d’entre eux, en tira un plié en trois, et muni d’un large cachet de cire rouge rompu par son milieu. C’était une missive du marquis de Chaverny à son cousin de Gonzague. La teneur en était insignifiante; il s’agissait simplement du compte rendu d’une chasse à laquelle avait assisté le marquis. Mais son importance n’en était pas moins grande aux yeux de Peyrolles car elle lui fournissait un modèle d’écriture d’un des plus intimes amis du comte Henri. Or, il avait conçu l’infernal projet d’attirer ce dernier dans un piège au moyen d’une lettre que lui aurait soi-disant écrite le marquis. Il avait appris par Knauss que M. de Chaverny habitait momentanément sa terre de Lagny avec sa femme et son enfant. Rien n’était donc plus facile d’abuser le comte en lui faisant remettre un mot étant censé venir de cette localité, c’est-à-dire de son ami. Mais pour que Lagardère n’eût aucun soupçon de cette ruse, il fallait qu’il ne doutât pas un instant de l’authenticité de la lettre qui lui parviendrait ainsi et reconnût immédiatement l’écriture et la signature du marquis. Aussi Peyrolles devait-il faire en sorte que l’une et l’autre fussent d’une imitation parfaite et parussent être de la main même de celui-ci. C’était pour se livrer à ce travail de contrefaçon qu’il s’était verrouillé dans son cabinet, à l’abri de tout regard indiscret. Ayant placé la missive ouverte devant lui, il commença par en étudier attentivement l’écriture, puis après quelques minutes d’examen, s’essaya à reproduire les caractères irréguliers et assez mal formés de M. de Chaverny, qui, certes, tenait mieux l’épée que le « tube embarbé » pour employer une expression de l’époque. Les essais furent longs et laborieux. Il traça d’abord les lettres une à une, puis les lia, les assembla de la même façon qu’elles étaient liées et assemblées sur le modèle. Dix fois, vingt fois il se reprit à une boucle, à un plein, à un délié, dont il n’était pas absolument satisfait. Enfin au bout de deux heures de cette besogne difficile, ses efforts furent couronnés d’un plein succès: il avait réussi à copier la lettre du marquis avec une telle précision de détails calligraphiques que c’était à s’y méprendre. La science du plus habile expert se fût trouvée en défaut pour distinguer la vraie missive de la fausse. Sûr de lui, alors, il prit une feuille de papier et d’une main ferme il écrivit la dépêche suivante dont il avait fait le brouillon d’avance. « Lagny, près Paris, 11 h. du matin. » Mon cher comte, » Figurez-vous qu’il vient de m’arriver une aventure assez singulière. » Je me promenais tout à l’heure en dehors du mur de mon parc que je longeais afin d’en vérifier l’état de solidité, et d’ordonner, s’il y avait lieu, les réparations nécessaires, quand au détour d’une courbe je me trouvai devant un cavalier qui, perché tout debout sur sa bête, profitait de la hauteur à laquelle il atteignait pour dépouiller de ses fleurs un superbe rosier remontant, dont les rameaux venaient s’entrelacer jusque sur la crête de la clôture. » Le procédé, vous me l’avouerez, était peu délicat et je le fis aussitôt sentir au quidam. » J’étais d’autant plus froissé de ce sans-gêne que le rosier dont il s’agit avait été planté par ma chère Flor, quelque temps après notre mariage, et qu’il était pour nous deux un souvenir charmant de nos premières joies. » Si mon voleur de roses eût eu la moindre éducation, il se fût incontinent excusé de son larcin et l’affaire n’eût pas eu d’autre suite. » Mais, au lieu de cela, l’intrus, qu’à sa tournure je jugeai être un gentillâtre de province, prit mes remontrances de très haut, me répliqua d’un ton acerbe, et finalement m’invita à le laisser tranquille, me prévenant que sans quoi j’allais avoir à m’en repentir. » C’était par trop fort, et le gaillard méritait une leçon. » D’un mouvement rapide, je saisis la bride de son cheval et fis exécuter à l’animal un brusque saut en avant. » Cette manoeuvre eut pour résultat, comme je m’y attendais du reste, de faire perdre l’équilibre à mon homme qui, après avoir cherché vainement à se rattraper aux saillies du mur, alla mesurer le sol de toute sa longueur. » Trouvant la punition suffisante, je me disposais à m’éloigner, lorsque le hobereau, se relevant avec prestesse, mit l’épée à la main et s’avança vers moi, la figure empourprée de colère. » -Monsieur, me dit-il avec un fort accent méridional, -je me nomme le chevalier de Pombignac. Vous m’avez grandement offensé... il me faut votre sang. En garde! » -Cher chevalier de Pombignac, lui répondis-je en dégainant à mon tour, -si je vous ai gravement offensé, c’est que vous m’y avez obligé. Quant à mon sang qui vous est nécessaire pour laver cette offense, dame, prenez-le si vous pouvez. » Là-dessus nous croisâmes le fer. Mais nous en étions à peine aux passes de début, que j’aperçus au loin ma femme qui revenait d’une promenade matinale et se dirigeait de notre côté, sans nous voir encore heureusement. » Ne tenant pas à lui donner le spectacle d’un duel, je priai vivement le chevalier de remettre notre combat à un autre moment, ajoutant qu’à une heure de là je me trouverais à tel endroit qu’il lui plairait de me désigner dans les environs. » -Cela ne se peut, répliqua-t-il, -car il faut que je me rende à Paris sur-le-champ. Cependant, pour ne pas renvoyer notre affaire à demain, venez m’y rejoindre dans la soirée, je me tiendrai à votre disposition à partir de huit heures de relevée. » -Pourquoi si tard? demandai-je. » -Parce que mes occupations ne me laisseront pas libre avant. » Bien que contrarié d’être forcé de m’absenter de Lagny une partie de la nuit, vu que je ne sais encore de quel prétexte je vais couvrir cette absence vis-à-vis de Flor, j’acceptai naturellement la proposition de Pombignac; et comme il m’avoua ne connaître que très peu la capitale où il n’a jamais fait que de courts séjours, c’est moi qui fus chargé de fixer le lieu de notre rendez-vous. » Je lui indiquai alors l’Esplanade des Invalides, emplacement facile à trouver, fut-ce pour un provincial, et où on a l’avantage de pouvoir se couper la gorge sans crainte d’être dérangés, attendu que dès le crépuscule il n’y passe plus un chat. » Pour nous rencontrer plus facilement, je spécifiai même l’endroit où devait se vider notre différend. » C’est à droite de la grille du jardin, côté du Gros-Caillou. » Me voici donc, mon cher comte, avec un duel sur les bras à propos de roses, ce qui, sans calembour, ne manque pas de piquant. » Dans cette occurrence, j’ai songé à vous pour être mon second, à vous, mon meilleur ami, certain d’avance que vous ne me refuserez pas ce service. » Le chevalier de Pombignac, lui, aura pour assistant, m’a-t-il dit, un parent chez lequel il loge. » Donc, à ce soir, huit heures, mon cher Henri, je compte entièrement sur vous. » Rappelez-vous bien: Esplanade des Invalides, à l’angle de droite de la grille du jardin. » Mes bien sincères cordialités et mes respectueuses amitiés à la comtesse. » Cette lettre terminée, Peyrolles la relut avec soin, y fit diverses retouches et la signa « De Chaverny », d’un superbe paraphe, en tout semblable à celui du marquis. Il l’avait faite un peu longue pour imiter la forme et la prolixité du style de ce dernier, dont il avait un échantillon sous les yeux. -Maintenant, le post-scriptum, dit-il. Et il ajouta, au-dessous de la signature: « P.-S. -Afin de ne pas donner l’éveil à la marquise par le départ pour Paris d’un de nos domestiques, je vous dépêche comme commissionnaire le fils de notre jardinier, qui a l’ordre de vous remettre ce mot en mains propres. » Cela fait, il plia la missive de la même façon qu’était pliée celle qu’il avait prise pour modèle, y mit la suscription: « À Monsieur le comte Henri de Lagardère, en son hôtel de Nevers, à Paris », puis se prépara à la cacheter. Cette opération n’était pas la moins ardue; car au siècle précédent où le pain à cacheter était inconnu, le cachet jouait un grand rôle dans la fermeture des lettres. C’était au degré de pureté de son empreinte qu’on reconnaissait si ce qu’il celait était authentique ou non. Jean-Jacques Rousseau prévenait ceux avec qui il correspondait d’avoir toujours à bien examiner ses cachets. Plus d’un faussaire se fit prendre -et il en foisonnait à cette époque bénie -pour ne pas avoir su représenter assez nettement les détails d’un sceau. Peyrolles savait cela; aussi allait-il lui falloir mettre tout son talent au cachetage en question. Une large rondelle de cire rouge scindée par le milieu attenait à la lettre du marquis au prince de Gonzague. Elle portait en quart de bosse les armes des Chaverny. « Écartelé aux un et quatre quartiers d’azur, au lion d’or lampassé et couronné de gueule; aux deux et trois de gueule à la bande d’argent chargée de trois étoiles de sable. » L’ex-intendant rapprocha les deux sections de la rondelle. Dans le bris de la cire, quelques éclats avaient sauté mais heureusement sans dénaturer l’ensemble des armes. Toutefois, comme ils formaient une solution de continuité qui eût pu déceler la fraude, il rétablit les parties manquantes à l’aide de mastic auquel il donna la figure exacte de celles-ci. Ensuite, pétrissant entre ses doigts une boulette de pain, de manière à la convertir en une pâte molle, il l’appliqua sur le relief du cachet dont il obtint ainsi une empreinte d’une précision parfaite. Il la fit durcir au feu de sa lampe et n’eut plus qu’à apposer cette empreinte sur la coulée de cire qui lui servit à cacheter sa lettre, pour que les armes des Chaverny y apparussent admirablement modelées. -Là, voilà l’appeau préparé, fit-il en contemplant son oeuvre avec complaisance, -et il faudrait que mon bel oiseau fût bien adroit pour ne pas s’y laisser prendre, comme un geai à la pipée. » Mais je ne dois avoir aucune crainte à ce sujet. » Est-ce qu’il saurait se refuser à être second dans un duel? » Non, pardieu! Sans quoi il ne serait plus Lagardère. Sur cette réflexion consolante il serra soigneusement la missive apocryphe et fit disparaître toute trace de son petit travail. Le lendemain, de bonne heure, il faisait ses adieux à Bathilde, la prévenait qu’il serait plus de trois semaines absent et prenait en grande diligence la route de Paris. Huit jours après, il mettait le pied dans la capitale. C’était le matin et la ville commençait seulement à s’éveiller. Knauss, d’après ses instructions, avait dû lui préparer son ancienne « folie » de la Grange-Batelière, où il allait s’établir pendant son séjour à Paris. Cette petite habitation, qu’on avait oublié de comprendre dans la séquestration de ses biens, car on ignorait qu’elle fût à lui, était restée déserte depuis son départ. Dans le quartier, on avait cru son propriétaire en voyage et on ne s’était pas préoccupé de l’abandon où elle était laissée. Il s’y rendit donc et reconnut en effet que l’Allemand avait exécuté ses ordres, elle était redevenue habitable. D’ailleurs il allait y demeurer une semaine au plus. Redoutant de se montrer pendant le jour dans les rues de Paris, il attendit là jusqu’au soir avant d’oser sortir. Si jamais le hasard lui faisait rencontrer quelque ancienne personne de connaissance, c’en était fait de ses projets; ils étaient réduits à néant dès l’instant où on le saurait être encore des vivants. Il était pourtant bien changé; ces quatre années d’isolement l’avaient vieilli de plus de vingt ans et de nombreuses et profondes rides sillonnaient son visage en tous sens; puis lui qui, autrefois était toujours frais rasé, était maintenant porteur d’une barbe neptunienne lui descendant jusque sur la poitrine et donnant à sa physionomie un aspect tout différent de celui qu’elle possédait jadis. Enfin, ce tic nerveux qui l’obligeait à tout moment d’incliner la tête du côté gauche achevait de le métamorphoser totalement. Néanmoins, il n’était qu’à demi rassuré, car Paris fourmillait de gens dont il avait à craindre les regards. Aussi ne voulait-il pas risquer une rencontre qui eût eu pour conséquence l’entier anéantissement de ses espérances. Ce ne fut donc que lorsque la nuit fut complète qu’il se hasarda à quitter sa demeure. Par surcroît de précaution, même, il se banda un oeil d’un large foulard noir qui dissimulait ses traits aux trois quarts. Knauss lui avait dit que dès qu’il aurait besoin de ses services, il le trouverait toujours au cabaret de la Pie-sans-Queue, situé au Gros-Caillou. Comme il voulait s’aboucher dès le soir avec le Teuton, il se dirigea de ce côté. Le Gros-Caillou, aujourd’hui si peuplé, si pourvu de larges et belles avenues qui en font un des quartiers les plus vivants de la capitale, n’était alors qu’un petit bourg composé de pauvres maisons bâties en torchis, ou même simplement en bois. Du côté des Invalides, ces maisons se tassaient les unes sur les autres et formaient d’étroites ruelles qui s’enchevêtraient en un dédale inextricable. La plupart d’entre elles étaient des cabarets, des hôtels borgnes, de sordides tabagies ayant pour clientèle la soldatesque et la lie du peuple. En pénétrant dans ce capharnaüm, à peine éclairé de loin en loin par un quinquet fumeux, Peyrolles fut d’abord quelque peu embarrassé. Où diable allait-il dénicher le cabaret de la Pie-sans-Queue. La providence des coquins vint à son secours. Il avait déjà parcouru plusieurs rues sans résultat, et pestait contre Knauss qui ne lui avait pas donné d’indications plus précises, lorsque la porte d’un bouge devant lequel il allait passer s’ouvrit brusquement pour laisser sortir deux hommes qui, le couteau à la main, venaient continuer au dehors, un combat commencé à l’intérieur. D’instinct, Peyrolles jeta un coup d’oeil dans le cabaret et eut la satisfaction d’apercevoir celui qu’il cherchait attablé avec une quinzaine d’individus qu’il reconnut pour être ceux que Knauss lui avait envoyés à Bruges. Le jeune spadassin, en effet, avait dû passer la frontière avec célérité, moins pour expédier promptement la mission à lui confiée par Peyrolles, que pour se mettre à l’abri des représailles des nombreux amis de Daniel O’Chrâne. Le cabaret de la Pie-sans-Queue était bien le pire repaire de bandits qu’on pût imaginer. C’était là que se tenait le quartier général de tous les malandrins qui infestaient Paris... et le nombre en était grand. Coupeurs de bourses, tire-laine, francs-mitous, batteurs d’antiffe, boulineurs, grinches, sabouleux, spadassins, bravi, etc., venaient y conter leurs petites affaires et préparer leurs coups en toute sécurité. Sans hésiter, Peyrolles franchit le seuil de cet horrible lieu et s’approcha de Knauss. En le reconnaissant, celui-ci se leva vivement, et lui faisant signe de le suivre le conduisit au fond de la salle, derrière une petite barrière en bois servant à isoler du reste des consommateurs ceux qui avaient à s’entretenir de choses particulières. -Eh bien! demanda Mathias, dès qu’ils furent seuls, -vous voilà à Paris? -Depuis ce matin. -Alors, c’est que vous allez avoir besoin de nous. -Tout de suite. -Quand au juste? -Demain. -Bon. -Es-tu prêt, toi et tes hommes? -Oui; un signe de vous et nous agissons. -Je viens pour le faire. » Auparavant, toutefois, il est nécessaire que tu exécutes exactement l’ordre que je vais te donner. -Lequel. -Le voici, dit Peyrolles, en tirant de son pourpoint la lettre que nous connaissons, -demain dans la journée tu porteras cette missive à l’hôtel de Nevers en demandant à parler au comte Henri de Lagardère. -Bien. -À lui-même, tu entends. -Oui, oui, à lui-même. -Et quand tu seras en sa présence, tu lui diras: « Monsieur le comte, voilà ce que m’a commandé de vous apporter en toute célérité M. le marquis de Chaverny mon maître. » Comprends-tu bien? -Je le lui dirai mot pour mot... et puis? -Puis, tu attendras un peu, comme s’il y avait une réponse, car il se peut qu’il t’en donne une, quoique cette lettre n’en demande pas précisément... » Au fait, je vais t’expliquer ce que contient cette missive. » Pour t’empêcher de bavarder au hasard, le cas échéant, ce qui pourrait porter préjudice à l’exécution de notre projet, il est utile que tu sois au courant. En peu de mots, Peyrolles raconta à son interlocuteur la substance de sa lettre. -Et s’il me donnait une réponse? interrogea Knauss. -S’il t’en donnait une, répliqua le vieillard, -tu la graverais bien dans ta mémoire pour me la rapporter fidèlement. -Comptez sur moi. » Où irai-je vous retrouver. À la Grange-Batelière? -Oui; là nous achèverons de combiner ensemble notre plan. -C’est compris. -Surtout, mets la plus grande habileté à faire cette commission, car il faut que le comte croie réellement que la dépêche lui est adressée par le marquis. -Mais il est nécessaire, en ce cas, que je prenne un vêtement de circonstance; les gens de M. de Chaverny doivent avoir une livrée reconnaissable. -C’est vrai; mais il est inutile d’endosser ce déguisement, attendu que tu passeras pour être le fils de son jardinier; il serait trop difficile de nous procurer cette livrée. Tu t’affubleras tout simplement d’un costume campagnard quelconque... -Qui sera beaucoup plus à mon goût que le harnais de servitude, répliqua Knauss. -Je vois ça d’ici: veste et chausses de gros drap, bas bleus chinés, souliers ferrés et chapeau de feutre forme marmite. -C’est cela. -Et à quelle heure à peu près devrai-je me présenter? -Vers trois heures de l’après-midi, au plus tard; et comme tu paraîtras venir de Lagny, tâche d’avoir l’air de quelqu’un qui a fait un voyage d’une douzaine de lieues. -Est-ce à cheval que j’aurai fait ce voyage? -Dame! je ne vois guère d’autre moyen... à moins que ce ne soit en carriole... » Mais non, il vaut mieux que ce soit à cheval. -Ça m’est égal, ce sera à cheval; un bidet de ferme à trouver. -Avec lequel tu iras faire préalablement un tour sur la route de Saint-Cloud, en pleine poussière, afin d’être suffisamment poudreux, comme il convient à quelqu’un qui a fait un long trajet à bride abattue. -C’est une idée. -Et elle est bonne, car s’il germait le moindre soupçon dans l’esprit du comte, tout serait manqué. » Encore une fois, joue bien ton rôle, je te récompenserai en conséquence. » Voici toujours un acompte pour toi et tes hommes; le double... après. Knauss tendit son chapeau dans lequel Peyrolles laissa tomber une forte poignée d’or. -C’est comme si c’était fait... dit le Teuton. -Que le diable t’entende, repartit l’ancien intendant. -À demain donc, ajouta-t-il en s’en allant, -j’attendrai ta venue avec impatience. Et il sortit du cabaret. -À nous deux, maintenant, Henri de Lagardère, murmura le vieillard dès qu’il fut dehors. -Il y a quatre ans, quand j’ai quitté Paris, j’ai juré d’y revenir un jour pour t’arracher à ton bonheur, aux bras des tiens et à leurs caresses; pour t’abattre à mon tour comme tu m’as abattu dans le cimetière Saint-Magloire... et mieux même car toi tu ne t’en relèveras pas... » Eh bien! ce jour est arrivé... et me voici. » Dans quelques heures tu auras cessé de vivre!... En même temps, un rire sinistre contracta ses lèvres blêmes et un éclair de haine jaillit de ses prunelles. Une heure après il rentrait chez lui, non pour se reposer, mais pour savourer sa vengeance à loisir et se repaître d’avance du plaisir qu’il aurait le lendemain à voir son mortel ennemi tomber enfin sous ses coups. ***Le Rendez-Vous. Depuis qu’Henri de Lagardère avait épousé Aurore de Nevers, cette enfant sauvée par lui d’une mort affreuse et pour laquelle il avait d’abord eu une affection quasi-paternelle, avant de l’aimer de cet amour ardent qui lui avait fait tout braver pour l’obtenir, depuis cette époque, disons-nous, le comte nageait en pleine félicité. Les peines, les malheurs, les angoisses terribles dont sa vie avait été traversée, lui apparaissaient dans un lointain vague, confus, voilé d’un brouillard qui s’épaississait chaque jour davantage. Tout à son bonheur, aux joies profondes que lui donnait sa chère Aurore, il en venait à se demander si vraiment il avait souffert autrefois, s’il n’avait pas toujours été aussi heureux qu’il l’était maintenant. Et certes, il s’en fallait de peu qu’il le crût, tant le présent effaçait le passé. Aurore, elle, adorait son époux et le considérait à l’égal d’un demi-dieu. Ne lui devait-elle pas tout? Et en se rappelant le dévouement dont il avait fait preuve à son égard, la tendresse vigilante dont il l’avait sans cesse entourée, elle se sentait pour lui d’inépuisables trésors de reconnaissance et d’amour. Comme si Dieu eût voulu resserrer encore le lien déjà si étroit qui les unissait, un enfant leur était né. Petit ange au doux sourire, aux yeux d’azur qui rayonnait près d’eux et leur mettait au coeur un divin enchantement. Ils l’avaient nommé Philippe en souvenir du duc de Nevers, son ami d’un instant à lui, son père à elle. Aurore disait souvent à son mari: -C’est toi, Henri, c’est toi, tout à fait toi qui revis en ce chérubin!... Lui répliquait: -Non, c’est toi, au contraire. Puis il ajoutait péremptoirement: -Je dois bien le savoir, puisque je t’ai vue à cet âge. Alors s’il arrivait que Flor survînt pendant ce débat, on la prenait comme arbitre. -Moi, concluait-elle, -je trouve qu’il vous ressemble à tous deux d’une façon frappante. Et c’était vrai, l’enfant tenait tout à la fois de son père et de sa mère, sans qu’on sût définir au juste ce qui lui venait de celui-ci ou de celle-là. Cependant, à mesure qu’il grandissait, la physionomie du petit Philippe se rapprochait sensiblement de celle du comte dont elle finit bientôt par être l’image exacte. Chacun en fit la remarque et Lagardère lui-même dut en convenir. Il avait déjà son front large et élevé, la lueur intense de ses yeux, et, surtout une décision dans tous les mouvements qui à elle seule décelait son origine. Les deux époux vivaient hors du fracas du monde. Que leur importait le bruit, les rumeurs de la foule indifférente et pourquoi auraient-ils été perdre dans de vaines et futiles occupations les instants si précieux de leur existence toute de joie et de bonheur. Ils n’étaient pas si fous. Quatre années s’écoulèrent sans qu’une ombre vînt ternir la pureté de leur firmament. Mais, hélas! en ce court laps de temps ils avaient épuisé la part de félicités terrestres qui leur avait été dévolue et le malheur allait s’abattre sur eux terrible, foudroyant, faisant pour toujours du doux nid où ils se tenaient blottis un lieu de douleur et de désolation... Le lendemain du jour où Peyrolles avait été relancer Knauss au cabaret de la Pie-sans-Queue, ce dernier vêtu en paysan des environs de la capitale, et monté sur un grand diable de cheval efflanqué, qui semblait avoir appartenu à don Quichotte, s’arrêtait vers trois heures de l’après-midi devant l’hôtel de Nevers à la porte duquel paradait un superbe Suisse à la carrure athlétique. Le Teuton était gris de poussière des pieds à la tête et avait le visage couvert de sueur, comme s’il venait de faire une longue course. Le cheval, lui, était blanc d’écume et jetait du feu par les naseaux. La pauvre bête avait depuis midi franchi deux fois la distance de Paris à Saint-Cloud. Descendant aussitôt de sa monture, le jeune homme s’avança vers l’imposant personnage ayant à la main la lettre que lui avait donnée Peyrolles. -C’est bien ici que demeure le comte Henri de Lagardère, monsieur le suisse? lui demanda-t-il. Au lieu de répondre, l’Helvétien -car à cette époque les « Suisses » étaient de véritables enfants de l’Helvétie -l’Helvétien toisa dédaigneusement son interlocuteur dont l’accoutrement indiquait un parfait rustaud. Il lui semblait évidemment singulier qu’un individu de cette condition eût affaire à son maître. Voyant cela, Knauss réitéra sa question. -Ya, se décida enfin à dire le Suisse; -que veux-tu à M. le comte? -Je voudrais lui remettre cette lettre... c’est très pressé. Le géant tendit une main en forme de plateau pour recevoir le pli. -Non, il faut que je la lui remette à lui-même. -Nein, fit catégoriquement le Suisse. À la façon dont avait été prononcée cette courte réponse, elle pouvait se traduire par: « Ah! ça, maroufle, crois-tu que mon maître va recevoir un rustre de ton espèce? » C’est ainsi tout au moins que Knauss l’interpréta, car il reprit effrontément: -Allez m’annoncer sans plus tarder. M. le comte n’éprouvera aucun déplaisir à me voir. L’Helvétien eut un rire méprisant, mais comme il n’était pas bavard, il se contenta d’exprimer par une mimique savante qu’il fallait choisir entre une entrée en relation immédiate avec son soulier, dans lequel un petit éléphant se fût trouvé à l’aise ou le dépôt de la lettre. En même temps, il étendit à nouveau le bras pour s’en emparer. Le jeune homme se recula et mit celle-ci derrière son dos. -Mein Gott! jura-t-il en s’oubliant; -je vous dis qu’il faut que je parle en personne à M. le comte. » Je viens exprès de Lagny tout d’une traite pour ça. » M. le marquis de Chaverny qui m’envoie vers lui m’a dit: « Voilà ce que tu vas porter à Paris à M. le comte de Lagardère et remettre toi-même entre ses mains ». Et il m’a répété plusieurs fois: « Toi-même, tu entends ». Vous voyez bien que je ne peux pas vous donner ce papier. » Si vous ne voulez point me laisser entrer, je vais m’en retourner à Lagny et je dirai à M. le marquis que c’est vous qui m’avez empêché de faire ma commission. Le juron allemand échappé au messager campagnard avait fait ouvrir au brave Suisse des yeux presque aussi grands que la porte dont il avait la garde; mais les nombreuses raisons apportées par son interlocuteur l’empêchèrent de s’accorder le temps nécessaire pour creuser et comprendre cette singularité. Il savait que le marquis était l’ami du comte et pensait qu’il pourrait en résulter pour lui de sérieux désagréments s’il s’opposait à ce que son messager exécutât les ordres qu’il en avait reçus. Aussi, après avoir mâchonné entre ses dents deux ou trois ya et un nombre égal de nein -preuve évidente d’un cruel embarras -finit-il par faire signe au jeune paysan de le suivre, en indiquant toujours par gestes et sans faire mouvoir sa langue qu’il en coûterait gros à l’intrus s’il lui attirait un seul reproche du comte. La mine de coquin du Teuton déplaisait fort au silencieux Helvétien, et il avait comme un pressentiment qu’il faisait une faute en cédant à ses instances. Marchant devant Knauss, qui avait attaché son cheval à une des bornes placées de chaque côté de la porte, il le mena dans une antichambre où était un domestique auquel il le confia sans mot dire. Celui-ci le conduisit alors dans un salon et l’invita à attendre que son maître eût été informé de sa venue. Au bout de dix minutes, ce fut le comte lui-même qui survint. Le comte était toujours le beau Lagardère. Comme jadis, sa tête altière se dressait fièrement sur ses épaules; et ses traits ainsi que sa démarche restaient aussi jeunes qu’auparavant. Pas un fil d’argent ne s’était encore égaré dans les masses ondoyantes de sa brune chevelure; pas un sillon n’avait altéré les lignes si pures de son visage. -Tu as une lettre à me remettre, mon garçon? demanda-t-il à Knauss. -Oui, monsieur le comte... de la part de M. le marquis de Chaverny dont mon père est le jardinier; la voici. Lagardère prit la missive et reconnaissant sur le cachet les armes du marquis s’empressa de l’ouvrir. Knauss eut un moment d’horrible peur. Si le comte allait s’apercevoir de la supercherie! Si Peyrolles, quoi qu’il en eût dit, n’avait pas imité suffisamment l’écriture de M. de Chaverny pour lui donner le change? Mais il fut promptement rassuré. Lagardère lisait la lettre sans se douter le moins du monde de sa fausseté. Les premières lignes le firent sourire; mais aux dernières, sa figure s’assombrit soudain et il ne put réprimer un vif mouvement de contrariété. Il lui arriva même de dire à mi-voix: -Mais je ne peux pas, c’est impossible. En entendant ces mots, le Teuton faillit laisser échapper une exclamation de dépit. Heureusement, il se contint. La lettre à la main, le comte demeurait pensif, les sourcils légèrement froncés et ses doigts froissant nerveusement le papier. Knauss l’épiait du coin de l’oeil avec anxiété. Le refus de Lagardère d’être le soi-disant second du marquis, était l’anéantissement complet du plan qu’ils avaient conçu, Peyrolles et lui. Cependant, il ne tarda pas à reprendre espoir. Peu à peu les traits du comte se détendaient et se rassérénaient. Enfin, s’adressant au prétendu jardinier, il lui dit: -Tu rapporteras à ton maître que la chose est entendue et qu’il peut compter sur moi... absolument. Il saura ce que cela signifie. -Bien, monsieur le comte, fit Knauss, qui cette fois eut peine à empêcher sa joie de paraître. -Je n’y manquerai pas. Puis il se retira aussitôt. En le voyant repasser, la face éclairée d’un mauvais sourire, le suisse lança un retentissant: nein! pareil à un vade retro, et qui devait signifier dans son langage imagé: « C’est égal, je crois que j’aurais mieux fait de ne pas laisser entrer cet oiseau de malheur. » Au fond, le brave helvétien en pensait peut-être plus long. Après le départ de l’allemand, la physionomie du comte se rembrunit de nouveau. -Décidément, murmura-t-il, -ce service que me prie de lui rendre Chaverny me chagrine beaucoup. Je vais être obligé de feindre avec Aurore, ce que je n’avais pas encore fait depuis notre mariage. Pour expliquer ces mots qui pourraient paraître étranges dans la bouche de Lagardère, il est nécessaire de dire qu’au commencement de leur union, la jeune femme, craignant que le naturel belliqueux de son mari l’entraînât dans quelque aventure fâcheuse, avait obtenu de lui la promesse que non seulement il ne se battrait plus jamais en duel, mais qu’encore il ne se mêlerait plus en rien de ce genre de combat, fût-ce pour assister un ami. Pour motiver cette dernière clause elle avait allégué, ce qui était du reste assez juste, qu’en pareille circonstance on était souvent amené à prendre part à une querelle dans laquelle on n’avait aucun intérêt. Il avait très volontiers consenti à ce qu’elle exigeait, espérant pouvoir toujours tenir sa promesse. Et voilà qu’au moment où il y songeait le moins, il se voyait dans la nécessité d’y manquer, sous peine de se fâcher avec son meilleur ami! Toute la journée cette idée lui fut un ennui, une gêne, car, redoutant d’apprendre à Aurore la raison réelle qui allait le faire s’absenter dans la soirée, et ne voulant aussi la prévenir que quelques instants avant son départ, il passa son temps à chercher un prétexte plausible. Il n’en trouva guère dont il fut satisfait, et le soir arriva sans qu’il sût au juste ce qu’il allait inventer. Comme il fallait pourtant qu’il se décidât à parler, puisqu’il avait promis son concours au marquis, il prit son courage à deux mains et au sortir du souper, vers sept heures, il dit à sa femme en essayant de conserver à sa voix un timbre naturel: -Ah! au fait, ma chère Aurore, j’ai oublié de t’informer que j’ai reçu tantôt un message de Chaverny. Il me mande avec instance d’aller à la rencontre d’un certain chevalier de Pombignac, dont il est parent à je ne sais quel degré et qui doit débarquer à Paris ce soir, à huit heures, par le coche d’eau... C’est un jeune cadet sans fortune à la recherche d’une position. -Tiens! fit Aurore, -le marquis te charge là d’une singulière commission. -Mais non, que vois-tu de singulier, là-dedans? -Dame, il me semble qu’il aurait pu envoyer simplement un de ses gens. -Il vaut mieux, tu en conviendras, qu’il envoie un ami. D’autant plus que Chaverny me prie de le diriger immédiatement sur Lagny. -Eh bien! justement, reprit Aurore. -La personne qui aurait été recevoir ce parent, l’aurait emmené tout de suite avec elle. La logique de cette repartie déconcerta Lagardère. Au reste, il sentait que ce qu’il disait était assez dénué de sens. Néanmoins, il poursuivit: -C’est vrai, c’eût été plus rationnel; mais enfin puisque le marquis a jugé bon d’avoir recours à mon office, je ne puis le lui refuser. J’irai en conséquence au devant du chevalier de Pombignac. La jeune femme murmura: -Puis faire faire à ce jeune homme neuf lieues de poste en pleine nuit!... C’est au moins bizarre. » À quoi donc a-t-il pensé ce pauvre Chaverny? -Je n’en sais vraiment rien, et, comme toi, je reconnais qu’il a eu là une idée tant soit peu fantaisiste. -À ta place, Henri, voilà ce que je ferais, moi! » J’amènerais le chevalier ici et le garderais jusqu’à demain; il pourrait ainsi se reposer avant de se remettre en route. -Ce n’est point possible, répliqua Lagardère si précipitamment qu’Aurore le regarda étonnée. -Et pourquoi? -Pourquoi?... pourquoi?... Voyons, comment veux-tu que j’introduise chez nous un monsieur que nous ne connaissons ni d’Ève ni d’Adam? » Sais-je qui il est, moi, ce chevalier de Pombignac? -Mais c’est un ami du marquis!... cela doit nous suffire. Lagardère était à bout d’arguments. Encore quelques paroles maladroites, comme celles qu’il venait de prononcer, et Aurore allait peut-être soupçonner la vérité. Il se résolut à brusquer la situation: -Ma chère amie, dit-il, -si tu m’en crois, je m’acquitterai de la commission dont m’a chargé ton cousin dans les conditions qu’il m’indique. » Je ne saurais franchement m’arroger le droit d’y apporter une modification quelconque. » Maintenant, permets-moi de te quitter; je serai de retour vers neuf heures au plus tard, je te le promets. Sur ces mots, il embrassa Aurore, fit une caresse à son enfant, puis partit. Dès qu’elle ne le vit plus, la jeune femme fut prise d’une indicible angoisse: quelque chose se brisa en elle et un nuage passa devant ses yeux. -Qu’ai-je donc, mon Dieu! se demanda-t-elle, -et d’où vient ce que j’éprouve? » C’est comme si je craignais un danger pour Henri... » Allons, je suis folle. » Rien n’est plus simple que ce qu’il est allé faire, et dans deux heures, sans doute, avant même, il sera revenu là, près de moi. C’est la profonde tendresse que j’ai pour lui qui me rend si aisément inquiète. Pourtant quoiqu’elle se raisonnât, Aurore resta sous le coup d’une vague appréhension qui ne fit que s’accentuer à mesure que le temps marchait. De son côté Lagardère en mettant le pied hors de son hôtel, ressentit, lui aussi, un trouble inexplicable. Il lui parut que le ciel, bien qu’admirablement constellé s’assombrissait tout à coup et prenait une teinte livide. D’un mouvement inconscient il se retourna vers sa demeure, où étaient les deux êtres chers pour lesquels il eût donné cent fois sa vie et fit voler son âme jusqu’à eux, les enveloppant dans une même pensée d’amour. Il lui semblait que jamais il ne les avait aimés comme en cet instant, et il dut se retenir pour ne pas rentrer les serrer dans ses bras. Mais parvenant à dompter cette émotion qu’il attribua à une excitation nerveuse provoquée par l’ennui d’avoir eu à feindre avec Aurore, il ne songea plus qu’à aller rejoindre le marquis et à remplir convenablement ses fonctions de second. ***Comment Meurt Un Héros. On peut dire de Paris ce qu’on a dit de Rome: qu’il a écrit lui- même son histoire en pierre de taille. Plus de cent monuments célèbres, qu’ils remontent aux premiers âges de sa formation ou datent des temps modernes, viennent à l’appui de cette assertion. Nous ne voulons pas, bien entendu, entreprendre ici l’historique de ces monuments. Outre que la relation qui s’y rattache n’a rien à voir dans notre récit, un semblable travail nous demanderait des volumes. Mais nous croyons devoir dire un mot de l’un d’eux, près duquel va se passer un des principaux faits de cette histoire. Il s’agit de l’hôtel des Invalides. D’abord, une rectification. Tout le monde, ou à peu près, est convaincu que c’est Louis XIV qui, le premier, a eu l’idée de construire un asile pour les soldats infirmes ou âgés. Or, c’est une erreur grande. Cette idée appartient à Henri IV, lequel avant tout autre a songé à hospitaliser les vieux défenseurs de la patrie. Par ses soins, ils furent d’abord casernés à Lourcine en attendant mieux. Puis, plus tard, leur nombre augmentant chaque jour, Louis XIII leur assigna Bicêtre. Ce ne fut qu’en 1671 seulement que l’Hôtel actuel des Invalides fut fondé par le Roi Soleil à l’instigation du marquis de Louvois et sur les plans de l’architecte Libéral Bruant. Un peu plus tard, Jules Hardouin-Mansart fournissait la maquette du majestueux dôme dont il dirigea la construction. Ce Mansart, hâtons-nous de le dire, était le neveu du célèbre François Mansart, architecte de la Banque de France, de l’hôtel Carnavalet et du Val-de-Grâce; lui-même construisit le palais et la chapelle de Versailles, ainsi que les places Vendôme et des Victoires. Mais son plus beau titre à la gloire, est assurément celui d’avoir servi de parrain à ces soupentes voisines du ciel, les mansardes. Le marquis de Louvois, d’une activité prodigieuse, hâta fort les travaux de l’Hôtel des Invalides qu’il venait visiter régulièrement une fois par semaine. Mais un petit accès de vanité qu’il eut, lui valut une leçon de la part de Louis XIV. Ce dernier étant venu un jour, lui aussi, voir si le monument allait être bientôt achevé, remarqua avec une surprise non dissimulée que les armes de son ministre y étaient sculptées en plusieurs endroits. Très mécontent d’une semblable outrecuidance, il les fit sur-le- champ, et devant lui, briser à coups de maillet. Louvois avala l’affront sans mot dire, il comprit qu’il eût été imprudent de résister au monarque. Toutefois, il imagina la ruse suivante pour faire savoir à la postérité qu’il avait participé à l’édification de l’hôtel. À l’une des mansardes qui couronnent les façades (la cinquième en entrant dans la cour d’honneur), il fit placer un loup, les pattes abattues sur l’oeil de boeuf qu’elles entourent, la tête restant à moitié cachée sous une touffe de palmes et les yeux dardant en plein sur la cour. Donc ce loup voit; c’est l’emblème parlant du ministre. Le terrain sur lequel avait été construit l’hôtel était une vaste plaine qui servait de lieu de réunion aux Parisiens les jours de fête. Voici comment le poète-valet de chambre Bellocq décrit ce terrain et le monument qui commence à s’y élever: Ô, d’un puissant génie, ardeur laborieuse! Voicy la même plaine où sur l’émail des prés Rouloient un an plus tôt les carrosses dorés; Voicy les mêmes champs où les herbes nouvelles Ne permettoient qu’aux fleurs de s’élever plus qu’elles; Et l’on en voit sortir, par d’immenses travaux, Un temple si parfait qu’il n’a pas de rivaux... Bellocq, dans cette description, oublie de nous dire que l’extrémité de la plaine « où sur l’émail des prés rouloient les carrosses dorés » était plantée de bouquets d’arbres qui formaient une sorte de petit bois s’étendant depuis presque la grille des Invalides jusqu’à l’entrée du bourg du Gros-Caillou. En 1710 une partie de ce bois avait été abattue pour permettre la construction des cabarets et autres mauvais lieux dont nous avons parlé plus haut. Il en restait largement assez toutefois pour que messieurs les duellistes pussent venir s’y transpercer à leur aise sans crainte d’être troublés dans leurs intéressantes occupations. Et ceci en plein jour. Donc, la nuit, c’était encore bien mieux. On aurait pu y massacrer un régiment sans qu’on s’en doutât. Une demi-heure avant que Lagardère quittât sa demeure, une quinzaine d’hommes sortant du Gros-Caillou s’engageaient dans le bois et se dirigeaient vers la partie qui aboutissait aux Invalides. Peyrolles et Knauss étaient à leur tête. Tous étaient ce qu’il y avait de pis en fait de pires chenapans. Le Teuton les avait racolés un peu partout, dans la fange des bouges, après s’être enquis, au préalable, de leurs états de service. Il n’y en avait pas un qui n’eût mérité vingt fois la roue ou la potence. Ils étaient armés de pied en cap, comme s’il se fût agi d’une expédition contre de nombreux ennemis. Pourtant ils n’allaient avoir affaire qu’à un homme, pas plus. Il est vrai que cet homme les valait tous à lui seul. Plusieurs avaient des épées, certains simplement des poignards ou de longs couteaux pour frapper de près ou lancer de loin, suivant la circonstance. Deux d’entre eux étaient munis d’armes singulières et généralement peu usitées, même dans les guets- apens. L’un tenait enroulé autour de son bras une longue et souple corde terminée par un noeud coulant. L’autre portait sur son épaule un fort bâton, comme un manche d’instrument aratoire, le long duquel était maintenue une large lame d’acier. Arrivés à peu de distance de l’endroit où devait avoir lieu le pseudo duel du marquis de Chaverny avec le chevalier de Pombignac, Knauss les fit s’arrêter et les plaça chacun derrière un arbre de façon à ce qu’ils fussent entièrement masqués; puis il leur recommanda de ne pas quitter leur poste respectif avant qu’il ne leur en donnât le signal. Ceci fait, il s’avança avec Peyrolles dans une petite clairière existant entre le bois et la grille des Invalides. Ils se trouvaient ainsi à l’angle droit du jardin -lieu du rendez- vous indiqué à Lagardère -et avaient devant eux toute l’étendue du terrain situé en face de l’hôtel. De là, il leur était facile de voir venir le comte, et de prendre, aussitôt qu’il apparaîtrait, les dernières dispositions nécessaires à l’attaque. Ils demeurèrent donc immobiles, sondant l’espace et attendant avec impatience que la silhouette du mari d’Aurore se profilât dans la plaine éclairée d’une douce et nébuleuse clarté par la lune à son premier croissant. À mesure que les minutes passaient, Peyrolles était pris d’inquiétude. -Il t’a bien affirmé qu’il viendrait, n’est-ce pas? finit-il par demander à Knauss. -Certes oui, il me l’a affirmé. -Mais s’il était revenu sur sa décision? -Pourquoi voudriez-vous qu’il y fût revenu? -Dame, je pense à ces mots que tu l’as entendu prononcer: « Je ne peux pas... c’est impossible », et qui sembleraient faire croire que tout d’abord il avait la ferme intention de ne pas rendre au marquis le service qu’il réclamait de lui, ce que, d’ailleurs, je m’explique difficilement. -Cela ne signifie rien puisque, après, il m’a dit: « Tu rapporteras à ton maître qu’il peut absolument compter sur moi ». Il a même appuyé sur le mot « absolument ». Au reste, il n’y a pas de temps de perdu. Huit heures n’ont encore sonné nulle part. -C’est vrai, mais il ne s’en faut de guère. -Tenez, les voilà seulement, fit Knauss. En effet le bourdon de l’horloge des Invalides jetait dans l’air ses notes graves et lentes, dont les échos se répercutaient aux alentours et allaient mourir au loin. Comme le dernier coup tintait: -Ah! s’écria Knauss, -j’aperçois une ombre qui se détache dans la plaine du côté du quai; ce doit être lui... regardez. Peyrolles porta les yeux dans la direction indiquée par son complice, puis soudain s’exclama: -Oui... oui... c’est lui!... -Malgré la distance je le reconnais à sa démarche, à son allure résolue... Enfin, ajouta-t-il avec une joie féroce, -je vais donc me venger!... Tous deux rejoignirent alors la troupe de bandits. -Allons, dit Knauss, -tenez-vous prêts les autres. Les épées nues le long de la cuisse, les couteaux et les poignards dans la manche. Puis, s’adressant à l’homme porteur de la large lame d’acier: -Toi, le Picard, prépare ta faux... et, le moment venu, vise aux jambes... par derrière, naturellement. Et à l’homme à la corde: -Toi, l’Espagnol, déroule ton lazzo... et montre-nous ce que tu sais faire en lui liant les bras au corps; ou, si c’est trop difficile, en lui faisant simplement un joli collier de chanvre. Les bandits obéirent immédiatement. Les fers, épées, couteaux et poignards furent tirés des fourreaux et placés suivant les ordres du Teuton, pendant que le Picard assujettissait sa lame dans sa position normale et que l’Espagnol déroulait de son bras la corde qui l’entourait pour la disposer en anneaux lâches faciles à se déployer dans le jet du noeud coulant. Quand ces préparatifs furent faits, Knauss reprit: -Une dernière fois, c’est convenu: ceux qui ont des épées attaqueront d’abord, les autres ensuite et n’importe comment; mais, surtout, tous ensemble. -C’est convenu, répétèrent les bandits. -Et aussitôt l’affaire faite, intervint Peyrolles, -je vous paye à chacun les cent livres que vous a promises votre chef en mon nom. Un murmure approbateur accueillit ces paroles. -Rappelez-vous le signal, recommanda enfin Knauss: -l’exclamation « Aïe! » que je pousserai fortement comme si je venais de butter contre un obstacle. Ayant dit, il alla reprendre sa place près de la grille, laissant Peyrolles avec ses hommes. C’était bien le comte Henri de Lagardère qui s’avançait dans la plaine. Se sachant un peu en retard, il marchait vite et bientôt il fut à proximité du jardin de l’hôtel. En le voyant s’approcher l’ex-intendant se mit vivement un loup sur la figure, en même temps que Knauss fit également subir à son visage une légère transformation. Il s’affubla d’une paire de fortes moustaches qui lui cachaient la bouche en entier et une grande partie des joues. De la sorte, il était impossible que le comte reconnût en lui le paysan qui lui avait apporté une lettre le jour même. Lagardère arriva enfin à l’angle droit de la grille où devait l’attendre son ami de Chaverny. Étonné de ne pas le voir, il jetait les yeux de droite et de gauche lorsque le Teuton se présenta. -Monsieur, lui demanda-t-il, -viendriez-vous de la part du marquis de Chaverny, qui a donné rendez-vous ce soir ici au chevalier de Pombignac? -De sa part? Non, monsieur, repartit le comte, -puisque, au contraire, je croyais moi-même le rencontrer à cet endroit. » Mais seriez-vous le chevalier de Pombignac, avec qui il a eu ce matin un différend à Lagny? -Non, je ne suis que son témoin, s’empressa de répondre Knauss qui, s’il ne craignait pas d’être reconnu par le comte, redoutait que son accent ne trahit son origine tudesque et lui rendît trop malaisée la tâche de se faire passer pour un cadet de Provence. Puis il ajouta en étendant le bras du côté des arbres: -Mais le chevalier est là à deux pas, qui attend pour se montrer que les conditions de la rencontre soient réglées. Si d’après ce que je crois comprendre, vous êtes le second de M. de Chaverny, nous pourrions, malgré son absence, commencer à débattre ces conditions. -Il vaudrait mieux, à mon avis, ne rien arrêter avant la venue du marquis. Je n’ai été averti de ce duel que par une lettre qu’il m’a adressée tantôt pour me prier de l’y assister et je désirerais au préalable m’en entretenir avec lui. Je ne m’explique pas d’ailleurs son retard. -Nous non plus, fit Knauss feignant la roideur. -Il avait été convenu de huit heures précises et il est bientôt huit heures un quart. -Il ne peut certainement être loin maintenant, reprit le comte cherchant à excuser son ami, -M. de Chaverny est d’ordinaire de la plus grande exactitude. -Je ne demande qu’à vous croire, monsieur, répliqua l’allemand. - Mais voulez-vous me permettre, en l’attendant, de vous présenter M. de Pombignac? Vous pourriez de la sorte l’assurer vous-même que le marquis ne peut manquer d’être ici d’un moment à l’autre. -Soit, fit le comte. Knauss eut un sourire de triomphe; c’était à cela qu’il voulait amener Lagardère. Il se dirigea vers les arbres en sa compagnie. Ils n’en étaient plus tous deux qu’à quelques pas lorsque soudain le Teuton parut heurter du pied contre un obstacle et poussa aussitôt un « Aïe » retentissant. La voix vibrait encore que le comte était déjà entouré des chenapans apostés dans le bois, qui se ruèrent sur lui tous ensemble. À cette attaque imprévue, Lagardère fut tellement abasourdi que tout d’abord il resta cloué sur place, ne songeant pas à se défendre; et si ses agresseurs, étonnés eux-mêmes de le voir se livrer ainsi, ne se fussent retenus dans leur élan, par une seconde d’appréhension que leur procurait l’approche de ce terrible homme, ils eussent pu le tuer sur-le-champ sans qu’il leur en coûtât une goutte de sang. Mais la stupeur du comte dura peu. Sans chercher à comprendre pourquoi on lui tendait ce guet-apens, il n’eut conscience que d’une chose: c’est qu’on en voulait à sa vie. Alors, avec la rapidité de conception que donne le danger, il se rendit compte de la situation et vit qu’il n’avait chance d’échapper à la mort qu’en combattant ses ennemis en face. Il lui fallait donc, avant tout, se dégager du cercle où il était emprisonné. D’un terrible moulinet de son épée, que sa main frémissante venait de mettre au clair, il abattit les fers qui le menaçaient et fit une trouée parmi les assaillants, dont trois tombèrent comme foudroyés, traversés de part en part. Son intention était d’aller s’adosser à la grille du jardin... Là, au moins, il pourrait tenir tête à ses assassins. Malheureusement Knauss devinant son dessein, commanda aussitôt: -La faux... le Picard... la faux, ne le laissons pas arriver à la grille, ou il nous en cuira fort. Le Picard, obéissant immédiatement à cet ordre, se détacha du groupe et passant sournoisement derrière Lagardère lui lança à toute volée dans les jambes un coup de son arme traîtresse. Un horrible cri de douleur jaillit alors de la poitrine du comte et l’infortuné, atteint aux jarrets par la large lame aiguisée, tomba soudain sur les genoux, teignant l’herbe de son sang qui s’épandait à flots. -Compliments, Picard! fit Knauss, -tu as bien manié ton outil. Maintenant, achevons-le promptement, ajouta-t-il, -c’est inutile de le faire souffrir davantage. -Attendez, dit à ce moment Peyrolles qui venait de s’approcher; - avant de l’achever je veux qu’il sache pourquoi il meurt et connaisse celui qui lui prend la vie. Le sinistre coquin allait se démasquer et apprendre à Lagardère de quelle atroce façon il se vengeait de lui, quand le comte, par un puissant effort d’énergie, parvint à se remettre debout, et malgré ses affreuses blessures courut presque jusqu’à la grille sans que ses agresseurs, stupéfaits par cette preuve de vigueur surhumaine, songeassent à l’en empêcher. Là, se soutenant d’une main aux barreaux, il se retourna vers eux menaçant et l’épée haute. Sa tête superbe resplendissait sous la lumière argentée de l’astre des nuits dont elle était comme nimbée, et sa haute taille dominait ses misérables meurtriers, hésitant maintenant pour la plupart à continuer leur oeuvre de mort. -Tarteifle! jura le Teuton, -nous n’en avons pas encore fini avec lui, à ce que je vois... Allons, à la rescousse... et tous en même temps, commanda-t-il, en remarquant l’indécision de ses hommes. Entraînés par Knauss, ceux-ci s’élancèrent en bloc sur Lagardère. -C’est cela, tous en même temps, approuva Peyrolles, -sans quoi il vous abattra les uns après les autres comme des épis. Cette voix qui, pour la seconde fois, venait frapper son oreille, éveilla en l’esprit du comte un souvenir confus. Où donc l’avait-il déjà entendue? Et quel était cet homme masqué qui dirigeait l’attaque? Il n’eut pas le loisir de creuser ces questions; les gredins étaient sur lui. Ceux munis d’épées -et dont Knauss faisait partie -essayèrent d’abord de le percer. Mais sa lame, qui renvoyait en zébrures d’argent les pâles rayons de la lune, formait un impénétrable rempart d’acier devant sa poitrine, dont le souffle était court et rauque. Vainement les pointes acérées voltigeaient-elles de tous côtés, cherchant un jour pour s’y glisser, elles rencontraient sans cesse la sienne, contre laquelle elles se heurtaient si violemment que du choc jaillissaient des myriades d’étincelles. À un moment, deux des coquins, s’étant avancés trop près, roulèrent à terre, l’un perdant sa cervelle par un tout petit trou au front, et l’autre ses entrailles par une large estafilade qui avait entaillé pourpoint et abdomen. Cela lui faisait déjà cinq ennemis de moins. -Cornes du diable! gronda Peyrolles, qui commençait à se tourmenter sur l’issue de la lutte, -ne pouvez-vous donc pas en venir à bout, à vous tous? Ce dernier mot n’était pas sorti de ses lèvres que Knauss était atteint, lui aussi, par l’épée de Lagardère. Toutefois, le coquin ayant opéré à temps un mouvement de recul, il en fut quitte pour un séton dans l’avant-bras, blessure peu grave, mais qui le réduisit néanmoins à l’inaction. Les porteurs de couteaux et de poignards, ainsi que l’Espagnol, étaient demeurés à quelques pas en arrière, attendant pour agir les ordres de leur chef. Le Teuton vint à eux. -À votre tour, les piqueurs, dit-il en s’adressant aux premiers, - lancez-lui vos lardoirs et visez à la tête, rien qu’à la tête, c’est le seul endroit où vous puissiez le toucher sérieusement. Trois longs couteaux à lames effilées sifflèrent aussitôt dans l’air, jetant un éclair bleuâtre. Le comte les vit venir et réussit à en éviter deux qui ne firent que l’effleurer, non cependant sans que l’un ne lui coupât une mèche de cheveux près de la tempe et que l’autre ne lui traçât un sillon sanglant sur le front. Mais il fut moins heureux pour le troisième qui lui traversa, un peu au-dessus du coude, le bras avec lequel il se tenait à la grille et resta planté dans son biceps comme une banderille, cet instrument de sauvage torture dont se servent les Espagnols pour affoler le taureau. -Maladroits! cria Knauss aux bandits, -un seul a porté et vous voilà sans armes maintenant... » Enfin, ça va peut-être lui faire lâcher prise. Il se trompait. Le comte, domptant la douleur, força les muscles meurtris de son bras gauche à conserver leur rigide maintien et, loin d’abandonner le barreau, y crispa au contraire ses doigts davantage, en même temps qu’il se redressait fièrement, pour lancer aux échos son cri de combat, comme jadis dans les fossés de Caylus, à Pampelune, à Burgos et à Ségovie: « Lagardère! Lagardère! » Sa belle figure rayonnait de courage et formait un étrange contraste avec les faces patibulaires et apeurées qui l’entouraient. Bientôt un nouveau gémissement se fit entendre. C’était encore un des assaillants qui venait de s’affaisser lourdement sur le sol, frappé au coeur par l’épée du comte. Peyrolles écumait de rage. -Ah ça! en finirez-vous, hurla-t-il furieux. -Comment, il est à moitié mort et vous vous laissez tenir si longtemps en échec? -Vite ton lazzo, ordonna Knauss à celui qu’on appelait l’Espagnol, et tâche de ne pas le manquer, comme ont fait ces imbéciles. L’Espagnol apprêta sa corde. -Qui donc es-tu, misérable, demanda en ce moment Lagardère à Peyrolles, -et pourquoi me fais tu lâchement assassiner? » Ai-je commis quelque méfait envers toi ou les tiens? Si oui, parle, que je connaisse mon crime. -Oui, comte de Lagardère, tu as commis envers moi un méfait que tout ton sang ne peut racheter. Mais je ne veux pas encore te le faire connaître ni t’apprendre qui je suis. J’attends pour cela que tu sois à ton dernier instant... ce qui ne va pas tarder. Le méchant vieillard ayant vu le comte se relever après le coup de faux et courir presque, bien que ses jambes le soutinssent à peine, se disait qu’un homme de cette trempe était à redouter tant qu’il serait debout. Aussi ne voulait-il se dévoiler que lorsqu’il le verrait expirant, c’est-à-dire lorsqu’il n’aurait plus à le craindre en rien. Lagardère tentait inutilement de se rappeler à qui appartenait cette voix. Sa mémoire se refusait à le servir. Et pourtant elle lui était connue. Mais où l’avait-il déjà perçue? Tout en se livrant à ce travail mnémotechnique, il continuait à se défendre avec acharnement, trouant les peaux et taillant les chairs. Soudain l’Espagnol lança son lazzo. Le bandit en avait calculé le jet de façon que le noeud coulant vînt enserrer le cou du comte et, par suite, l’étrangler. Le collier de chanvre arriva, en effet, à planer au-dessus de la tête de celui-ci, mais ayant heurté la grille il fut renvoyé en avant et alla s’abattre sur la garde de son épée où la coquille le retint. Profitant de cette circonstance, Lagardère, d’un brusque retrait du bras, tira la corde à lui et obligeant ainsi l’Espagnol qui se l’était attachée autour du poignet à venir à portée de son arme. Il l’enferra d’un simple coup droit. Six de ses ennemis gisaient maintenant sur l’herbe. Malheureusement, ses forces diminuaient de seconde en seconde et il sentait peu à peu sa vie s’en aller avec son sang qui ne cessait de couler abondamment de ses nombreuses blessures et des profondes entailles faites par la faux. En outre, il commença à éprouver dans le bras qui le soutenait un profond engourdissement. Cela lui prit d’abord à l’épaule et monta graduellement. C’était une sorte de paralysie tétanique. Il raidit ses muscles, espérant réagir contre cette insensibilité dont les conséquences allaient être de le mettre à la merci de ses agresseurs, car si sa main lâchait la grille, aucune défense ne lui était plus possible. Ce fut en vain... et il eut l’étrange sensation que le membre blessé se détachait du tronc comme si on l’eût amputé. Puis, tout à coup, il se trouva fléchi sur les genoux, son bras pendant inerte le long de son flanc. Peyrolles et Knauss poussèrent ensemble une exclamation de joie féroce. -Enfin! s’écria l’ex-intendant, -nous le tenons donc!... -Pas encore, misérables! repartit Lagardère d’une voix éclatante. Alors, comme un lion acculé qui se voit irrémédiablement perdu et veut faire chèrement payer sa vie à ses ennemis, le comte réunissant ce qui lui restait de forces continua de combattre à genoux. Son épée semblait jeter des flammes et ses coups étaient plus rudes que jamais. C’était à la fois effrayant et grandiose de voir cet homme qui, dans une pareille position, et ne pouvant mouvoir que le haut de son corps, tenait en respect une bande de gredins ivres de fureur. Pendant dix minutes encore, il se défendit avec une si prodigieuse énergie que trois des chenapans allèrent rejoindre leurs camarades étendus sur le sol. Mais ce fut son dernier effort. Un râle sortit de la gorge du héros vaincu. Subitement, un voile obscurcit la vue de ce géant de l’épée, un froid mortel courut dans ses veines, à sec de sang, et son torse puissant s’inclina en arrière, où il fut arrêté par la grille contre laquelle il demeura appuyé. Aussitôt les bandits se ruèrent sur lui comme des chiens à la curée et le transpercèrent avec rage, se vengeant ainsi, sur le corps inerte de leur victime, de sa résistance héroïque. Braves maintenant que tout danger pour eux avait disparu, ces immondes scélérats s’amusaient à la façon des hyènes, insultant le comte privé de sentiment, ainsi que les Arabes frappent le cadavre du roi des forêts qu’ils n’ont osé approcher de son vivant. Peyrolles voulut les retenir. Il s’était démasqué pour se montrer à Lagardère avant qu’il n’eût exhalé son dernier souffle. Les hommes ne l’écoutèrent point et redoublèrent leurs coups. Cette scène sauvage eût pu durer longtemps si un mouvement inusité ne se fût produit à l’intérieur de l’hôtel. Du bâtiment principal sortait une petite troupe de personnes dont l’une portait un falot. C’étaient quelques invalides qui, mis en éveil par la lutte prolongée ayant lieu à l’extrémité de leur jardin, et le fier cri lancé par le comte, venaient voir de quoi il s’agissait. À leur vue les assassins abandonnèrent leur victime. -Allez m’attendre à la Pie-sans-Queue, leur enjoignit Peyrolles, - je vais vous y retrouver dans un instant pour régler notre affaire. Quand il fut seul, il se pencha sur le comte: -Lagardère, lui dit-il tout près du visage -tu voulais savoir qui je suis?... Eh bien! regarde... mes traits sont découverts maintenant et tu peux reconnaître en moi celui que tu as abattu dans le cimetière Saint-Magloire... » Je suis Peyrolles... Peyrolles que tu croyais mort depuis quatre ans et qui a ressuscité pour t’abattre à son tour... » Regarde! mais regarde donc! Malédiction!... s’écria-t-il, en frappant violemment la terre du pied, -il est mort et ne m’entend pas... » Le meilleur de ma vengeance m’échappe. Le comte n’était pas mort, il n’était qu’évanoui. Cela suffisait cependant pour qu’il ne perçût aucune des paroles de l’ex-intendant de Gonzague... et ce fut une dernière souffrance que Dieu lui épargna. Au moins il ne connaîtrait pas son bourreau. Peyrolles ne put rester davantage. Les invalides s’avançaient de son côté. -Aux siens! à présent, murmura-t-il en s’éloignant. Et, ricanant, il ajouta: -Cet orgueilleux disait autrefois: « Après les valets, le maître »; à mon tour, je puis dire aujourd’hui: « Après le mari, après le père, l’épouse et l’enfant! » Peu après, les vieux soldats arrivèrent près de Lagardère toujours inanimé. Quand le bruit de la lutte leur était parvenu, ils ne s’en étaient pas émus outre mesure, sachant que les alentours de leur hôtel servaient habituellement de rendez-vous à ceux qui avaient quelque querelle à vider. -C’est un duel, avaient-ils pensé. Et ils étaient venus guidés plutôt par la curiosité. Mais le spectacle qui s’offrit à eux dissipa promptement leur erreur et ils n’eurent pas grand mal à comprendre, en voyant la poitrine ainsi que les membres du comte couverts d’innombrables blessures, et surtout en constatant les affreuses plaies de ses jarrets, qu’il avait été victime d’un attentat. -Les lâches, dit l’un, -ils étaient donc une bande, car voilà sept cadavres autour de lui. -Sans compter ces trois là-bas, ajouta un autre en désignant les corps des bandits tombés lorsque Lagardère rompant leur cercle s’était élancé vers la grille. -Ni ceux que de loin j’ai vu s’enfuir, continua un troisième. -Tonnerre! il fallait que ce gentilhomme fût d’une rude trempe, reprit le premier, -pour avoir pu résister si longtemps à ces chacals et en tuer dix avant de succomber. Et les vieux soldats, experts en bravoure, rendirent un hommage d’admiration à ce héros vaincu. Puis quatre d’entre eux coururent chercher une civière et, avec mille précautions, transportèrent le comte à l’intérieur de l’hôtel où le chirurgien de leur compagnie vint aussitôt le visiter. Ce dernier vit tout de suite que le malheureux n’avait plus besoin de ses secours. -Il n’a pas deux heures devant lui, dit-il; -c’est même extraordinaire qu’il vive encore. Tout ce que je puis faire, c’est d’essayer de le ranimer pour qu’il puisse nous nommer ses meurtriers. Le chirurgien fit alors avaler au blessé quelques gouttes d’un violent réactif dont le résultat ne se fit pas attendre. Le comte, en effet, reprit bientôt connaissance et rouvrit les yeux. La figure honnête des vieux braves qui l’entouraient lui montra qu’il était hors des griffes de ses agresseurs. L’homme de l’art se disposait à le questionner quand il prit lui- même la parole: -Mes amis, prononça-t-il d’une voix affaiblie, mais parfaitement distincte, -je me nomme Henri de Lagardère. Ce nom produisit un effet surprenant. -Lagardère! exclamèrent ensemble les invalides, dont toutes les têtes chenues se découvrirent respectueusement et dont les yeux se fixèrent avec une pieuse admiration sur celui dont ils avaient entendu souvent raconter les actions héroïques et vanter la proverbiale loyauté. -Oui, j’ai été attiré ce soir dans un infâme guet-apens et assailli par une quinzaine de chenapans... » Un homme masqué était à leur tête... » Qui est-il?... Je ne saurais le dire, car je ne me connais point d’ennemis... » Mais c’est lui mon véritable assassin... et c’est lui qu’on doit rechercher avant tout autre... » Maintenant, mes amis, ajouta le comte, -portez-moi vite à ma demeure... je ne voudrais pas mourir sans embrasser une dernière fois la comtesse et mon pauvre enfant!... Obtempérant immédiatement à ce désir, les vieux soldats l’enlevèrent avec le plus de douceur possible et le ramenèrent chez lui où, avant d’expirer, il put apprendre à Aurore, affolée de douleur, les événements de la soirée, sans qu’il lui fût possible, toutefois, de lui faire connaître, non plus à elle, l’identité de l’homme au masque. On sait le reste... Ainsi que nous l’avons dit au début de cette seconde partie, la police fut sur-le-champ mise sur pied. Celui qui la dirigeait à cette époque, M. René Hérault, seigneur de Vaucresson, lança à la poursuite des assassins ses plus fins limiers, mit en oeuvre tous les rouages de son administration, remua ciel et terre pour les retrouver. ... Rien n’y fit, aucun d’eux ne put être découvert. La raison en était que les cinq coquins restant, les poches bourrées d’or, avaient dès la première heure quitté Paris et étaient allés se cacher au loin, tandis que Peyrolles et Knauss, les devançant, étaient repartis pour Bruges la nuit même. ***Le Cul-De-Sac. Il nous faut revenir maintenant au lendemain du jour où avait eu lieu chez la comtesse Aurore la scène poignante de l’autopsie qui, on ne l’a pas oublié, s’était terminée par la confession de M. Hélouin. C’est ce lendemain-là que Philippe, ainsi qu’il l’avait raconté à Cocardasse, après leur sortie de l’auberge des Trois Aiglons et alors qu’ils regagnaient le camp, s’était vu aborder par le grand vieillard, la veille de son départ pour la Bohême. Nous savons à présent que ce grand vieillard n’était autre que Peyrolles. À Bruges, où il était resté comme enseveli depuis la mort du comte Henri de Lagardère, il avait été tenu par Bathilde au courant de ce qui se passait à l’hôtel de Nevers. En recevant la nouvelle de la mort du petit comte, il avait exulté. Mais sa joie s’était changée en un vif dépit lorsque, peu après, il avait appris que la comtesse était partie en Lorraine, rejoindre la duchesse douairière, sa mère, se soustrayant par là, au complot formé contre elle et renvoyant en conséquence, à une époque indéterminée, l’exécution des clauses du testament fait en faveur de Bathilde. -Que faire? avait demandé celle-ci. -Attendre, avait répondu Peyrolles; -ce serait en effet folie pure que de la relancer jusque là-bas. Ou elle succombera au mal qui s’est emparé d’elle, ce qui nous servirait on ne peut mieux, ou elle finira par guérir et reviendra à Paris. Dans ce dernier cas, nous reprendrons les choses où nous les avons laissées. Ainsi qu’on l’a vu, Bathilde avait donc attendu. La comtesse lui ayant permis de continuer à habiter l’hôtel, et assuré de quoi vivre très largement, elle avait même enduré cette attente sans trop d’impatience. Ses goûts de luxe n’étaient-ils pas en partie satisfaits? Peyrolles, lui, pendant l’absence d’Aurore, s’était morfondu à Bruges. Il avait d’abord compté les semaines, puis les mois, et enfin les années; mais sans désespérer toutefois, soutenu qu’il était par sa haine chaque jour grandissante. L’âge venait de plus en plus pesant, il s’impatientait de ce long répit forcément accordé à la veuve de sa victime, et cependant son dos se voûtait à peine, son oeil était toujours vif et sournois, car il se nourrissait d’espoir, puisant de nouvelles forces à la pensée qu’il vivrait assez pour tenir son serment abominable. Aussi, à l’annonce du retour de la comtesse, était-il accouru incontinent pour veiller en personne à ce que « l’affaire » fût menée à bonne fin et avec toute la diligence possible. Il ne doutait nullement, non plus que Bathilde, que le testament existât toujours dans sa première forme; ce qui était vrai, du reste, puisque la comtesse ne devait apprendre qu’un peu plus tard le rôle odieux joué près d’elle par sa demoiselle de compagnie et, seulement alors, détruire la précieuse pièce. Peyrolles était donc sur le point de voir se réaliser ses projets si laborieusement conçus. Encore quelques jours, le temps de trouver un expédient habile pour supprimer la comtesse sans éveiller de soupçons, et il allait se trouver possesseur d’une fortune double de celle qu’il avait perdue; car, cela va de soi, il avait l’intention de s’octroyer la plus grande part du legs fait à Bathilde. Depuis qu’il était à Paris, il ne manquait pas de faire quotidiennement une promenade au Marais où était situé l’hôtel de Nevers. Il ne craignait plus maintenant de se montrer à visage découvert, convaincu que le changement physique apporté par l’âge en toute sa personne, l’empêcherait d’être reconnu par ceux qui l’avaient approché autrefois. Pour les nouvelles connaissances qu’il se faisait, d’ailleurs, il avait adopté un nom d’emprunt, sous lequel il pouvait sans grand mal dissimuler sa véritable personnalité, le factotum du prince de Gonzague étant civilement mort le même soir et à la même heure que son patron. Le but de sa promenade était la demeure de la comtesse Aurore devant laquelle il se complaisait à séjourner, les yeux allumés d’une flamme mauvaise et les lèvres crispées par un sourire satanique. Il songeait, le misérable, en voyant le mouvement et la vie qui y régnaient, que bientôt la mort allait y entrer et la rendre de nouveau silencieuse et déserte. Puis une idée lui venait à l’esprit. Pourquoi, lorsqu’il serait redevenu riche, n’en ferait-il pas l’acquisition? La duchesse douairière, retirée pour toujours en Lorraine, ne demanderait certainement pas mieux que se défaire d’un immeuble qui ne lui rappellerait que des événements douloureux. Et quelle jouissance n’éprouverait-il pas, lui, à habiter là où avaient habité ses ennemis; là où serait plus vivant leur souvenir; là où il pourrait sans cesse invoquer leur mémoire pour les insulter jusque dans la tombe. Comme cela couronnerait dignement sa vengeance! C’est en revenant d’une de ces promenades, et alors qu’avec une joie méchante il pensait à consommer cette dernière infamie qu’il rencontra Philippe dont la ressemblance étonnante avec son père le frappa tout de suite. On sait comment il parvint à faire raconter son histoire au jeune homme sans défiance. Dès qu’il se retrouva seul, le scélérat demeura un moment anéanti. Il venait d’acquérir la certitude que le jeune homme était le fils du comte Henri de Lagardère, cet enfant qu’il croyait depuis quinze ans sous terre. -Mais en ce cas, se demanda-t-il avec effroi, -Bathilde m’a donc outrageusement menti? Elle a laissé vivre le petit comte!... La malheureuse!... C’est notre ruine à tous deux! Oh! je veux avoir immédiatement avec elle une explication à ce sujet. En proie à une poignante anxiété, il se hâta de reprendre le chemin du Marais. À l’extrémité de l’impasse qui côtoyait une des faces latérales de l’hôtel de Nevers était un mur dans lequel s’ouvrait une baie, percée au-dessus d’un puits mitoyen, entre les jardins et l’inutile boyau. Le cul-de-sac était assez long, mais plutôt triste que malpropre, car il était humide, froid, solitaire surtout. La poulie où devait passer autrefois la corde de ce puits, bien visiblement abandonné, était maintenue par deux branches de fer qui se recourbaient en arceaux et venaient se rejoindre à cinq ou six pieds de hauteur au centre de l’orifice, sur lequel se plantait un volet de chêne paraissant fixe, les gens de l’hôtel ayant jugé prudent de clôturer cette issue. De fait l’impasse avait une assez vilaine tournure et peu de rêveurs l’eussent choisi comme lieu de promenade pour y chercher la poésie; mais dès le crépuscule, il eût fallu être distrait ou très téméraire pour s’y aventurer, le boyau ayant alors dans l’obscurité une mauvaise et menaçante mine. Ce bon M. de Peyrolles n’était ni téméraire ni distrait, tant s’en faut, pourtant, quoique la nuit fût tombée, il s’y engagea sans hésiter et ne s’arrêta que devant le puits. Là, après s’être assuré qu’aucun importun n’était assez proche pour l’entendre, il tira de sa poche un objet dur avec lequel il frappa sur les branches de métal rouillé, trois coups qui résonnèrent dans le silence. Cela fait, il s’assit sur la margelle, attendant le résultat de son acte qui devait être un signal. C’en était un en effet. Bathilde était souvent retenue par ses fonctions près de la comtesse et ne pouvant, pour cette raison, aller voir son « tuteur » qu’à de rares intervalles, il avait été convenu entre elle et lui que lorsqu’il aurait quelque communication importante à lui faire, il l’en préviendrait de cette façon, le bruit devant facilement parvenir jusqu’à ses appartements puisqu’ils étaient situés sur les derrières de l’hôtel et par conséquent peu éloignés du puits. Peyrolles savait aussi que si sa pupille était en service auprès d’Aurore, au moment où se faisait entendre le signal, sa femme de chambre, une adroite coquine dont le concours lui semblait assuré, devait l’entendre et avertir sa maîtresse. Assis sur la bordure de pierre, M. de Peyrolles attendit avec une certaine impatience le résultat de son appel. Ce résultat ne se fit pas trop attendre. Bientôt les cailloux de la plus proche allée du jardin crièrent sous les pieds d’une personne qui venait du côté du puits. Le vieillard se redressa à tout hasard, quoiqu’il eût reconnu le pas de celle qui venait. Une clef s’introduisit dans la serrure du volet de chêne, qui n’était pas fixe comme on pourrait le croire: celui-ci grinça en tournant sur ses gonds rouillés et mademoiselle de Wendel parut de l’autre côté de la margelle. L’appel de son « tuteur » l’avait rendue inquiète, car, suivant leurs conventions, celui-ci ne devait la faire venir que dans des circonstances absolument urgentes. Elle franchit hardiment l’ouverture du puits, ramena la porte tout contre et demanda assez bas: -Qu’y a-t-il donc, monsieur de Peyrolles? -Pas ce nom! pas ce nom ici! souffla le vieillard. -Je suis Giam- Batista, un parent éloigné de ta mère... ne l’oublie plus... -Un obstacle imprévu se dresserait-il devant nous? interrogea encore la pupille du fourbe. En même temps elle cherchait, bien inutilement, à lire sur les traits de son interlocuteur de quoi il s’agissait. Sans la nuit, le visage de l’ex-factotum n’eût pas été pour dissiper son inquiétude. Encore plus pâle que de coutume, les sourcils froncés à lui cacher les paupières il avait, en effet, un aspect peu rassurant; mais l’obscurité ne laissait rien voir de cette sombre expression. -Ce qu’il y a, Bathilde? répliqua-t-il, -je vais te le dire... Je désirerais que tu me fisses exactement le récit des derniers moments du petit comte Philippe de Lagardère. À cette question inattendue, la jeune femme resta tout interdite. -Eh bien! reprit-il, en voilant autant que possible sa voix qui frémissait, -ne peux-tu me satisfaire? Ce que je te demande là est pourtant bien simple. -À quel propos désirez-vous que je vous fasse ce récit? finit par répliquer Bathilde, dont le trouble augmentait. -Pour savoir tout bonnement si tu ne t’es pas moquée de moi et si l’enfant est réellement bien mort et enterré. -Ne vous ai-je pas donné sur l’événement, lorsqu’il a eu lieu, les détails les plus étendus? -Oui, tu m’as même écrit là-dessus quatre grandes pages... que j’ai eu la sottise de prendre au sérieux. -Je ne vous comprends pas, repartit Bathilde d’un ton ferme, car elle venait de reprendre soudain sa présence d’esprit en réfléchissant à l’impossibilité où était Peyrolles de savoir la vérité. Comment aurait-il pu en être instruit, en effet? Ce n’était pas évidemment par l’empirique dont elle avait réclamé l’assistance, puisqu’il avait disparu depuis longtemps et qu’on n’avait plus jamais entendu parler de lui. D’ailleurs il ne connaissait point Peyrolles, et l’eût-il connu qu’il ne serait pas allé lui conter la chose à Bruges, ayant autant d’intérêt qu’elle à se taire. Cependant, d’où venaient les soupçons de ce dernier et pourquoi, alors que jusqu’à présent il avait ajouté une foi entière à la mort de Philippe, se prenait-il tout à coup à la mettre en doute? Aurait-il reçu quelque confidence depuis son arrivée à Paris? Mais, encore une fois, de qui? Elle n’avait révélé son secret à âme qui vive. -Je vais me faire comprendre, reprit Peyrolles à voix contenue, en affectant d’être calme et en fixant Bathilde dans les yeux. -J’en serai bien aise, repartit celle-ci sur le même ton et en soutenant hardiment son regard. Le vieillard prit un temps, puis lentement et en appuyant sur chacun de ses mots, il dit: -Cet enfant, que tu m’as effrontément assuré avoir fait périr... dont tu m’as narré l’agonie avec un luxe de détails inouï... cet enfant, l’héritier direct des Lagardère, je viens d’avoir la certitude qu’il est plein de force et de vie. -Allons donc, vous raillez? -Je raille si peu, fit Peyrolles éclatant presque, -que j’étais avec lui il y a deux heures et que je lui ai parlé comme je te parle à toi. -Au fils du comte de Lagardère? -Plus bas, malheureuse!... À lui-même, te dis-je. -Voyons, reprit Bathilde, de plus en plus sûre que le vieillard ignorait tout et qu’il ne devait y avoir là qu’une méprise de sa part. -Voyons, expliquons-nous sérieusement. » Sur quoi fondez-vous ce que vous avancez? -Réponds d’abord. As-tu fait mourir l’enfant? -Ne vous l’ai-je pas affirmé? -Tu m’en fais le serment? Ces dernières phrases, questions et réponses, avaient été murmurées d’une façon à peine perceptible. Bathilde eut un sourire légèrement ironique. -Un serment entre nous! À quoi bon, répliqua-t-elle. -Ah! tu vois, tu recules... -Pas le moins du monde. Je vous affirme de nouveau que celui dont vous parlez n’existe plus. Cela doit vous suffire. L’accent de sincérité avec lequel elle prononça ces mots ébranla la croyance de Peyrolles. -Mais, continua-t-elle, -vous ne me dites pas sur quoi repose votre allégation. -Elle repose sur la rencontre que je viens de faire d’un jeune homme qui ressemble si fort à l’autre... au père enfin, que j’ai cru, tout à coup, me trouver en face de celui-ci. -Comment! c’est sur une simple ressemblance que vous faites ressusciter un enfant mort depuis quinze ans? -Non, ce n’est pas seulement sur une ressemblance. » J’ai abordé ce jeune homme sous un prétexte quelconque et suis parvenu à lui faire raconter sa vie. Et ce sont les divers événements dont elle est composée qui m’ont amené à mettre en suspicion ton affirmation. Ces événements ont des points de coïncidence si étranges avec ceux qui se sont passés autrefois que, jusqu’à plus ample informé, je conserve ma conviction. Tu vas du reste en juger. Et il raconta à Bathilde les faits qu’il tenait de Philippe. La jeune femme l’écouta avec une extrême attention laissant paraître à mesure qu’il parlait un étonnement de plus en plus grand. Lorsqu’il en arriva à la révélation faite par les vieux pêcheurs au jeune homme à la suite du secret qu’il avait surpris étant caché dans la barque, c’est-à-dire quand ils lui apprirent de quelle façon ils l’avaient recueilli, pendant une nuit de tempête, la stupéfaction de Bathilde fut au comble et, involontairement, elle s’écria: -Ce n’est pas possible!... » On m’a formellement assuré qu’il s’était noyé ainsi que l’homme qui l’accompagnait. Ces paroles n’étaient pas sorties de ses lèvres qu’elle comprenait l’aveu qui y était contenu. C’était la rétractation complète de ce qu’elle avait toujours soutenu: à savoir que l’enfant était mort de ses propres mains. -Enfin!... fit le faux Giam-Batista, -tu avoues donc!... Et, perdant toute prudence, oubliant le lieu où ils se trouvaient: -Ah! misérable!... rugit-il en s’avançant vers elle, menaçant comme s’il eût voulu l’écraser. Ses traits avaient pris soudain une telle expression de fureur que Bathilde, dont les yeux s’étaient progressivement habitués à l’obscurité, immobilisée par l’effroi, ne put faire un pas de retraite et courba instinctivement la tête, semblant attendre l’effet de la menace du vieillard. Mais, se redressant presque aussitôt et décidée à braver l’orage en face, elle répondit: -Eh bien! oui, je l’avoue maintenant, j’ai sauvé le petit. Au dernier moment, mon courage a faibli et je ne me suis pas senti la force de tuer cet innocent auquel je m’étais attachée. -Oh! la misérable!... la misérable!... proféra de nouveau Peyrolles d’une voix qui se faisait difficilement jour à travers ses dents serrées par la rage. -Soit, misérable, si cela vous plaît, repartit la jeune femme, - mais l’épreuve était trop forte. » Tous les jours, je voyais cet enfant, je partageais ses jeux et recevais ses caresses; j’étais pour ainsi dire sa grande soeur... » Comment aurais-je pu lui prendre la vie? -Ah! ah! ah! ricana durement le vieillard qui l’avait entraînée loin du puits et tout au fond du cul-de-sac pour plus de précaution; -c’est cela... soyons sensible... ayons le coeur tendre; pourquoi faire du mal à un pauvre petit? Ne vaut-il pas mieux perdre une fortune? Certes si. Être bon et indigent, n’est- ce pas là toute notre ambition? Puis avec une raillerie méchante: -Je sais, d’ailleurs, ma chère Bathilde, combien tu aimes peu le luxe; combien tes goûts sont simples et peu coûteux. » Pourvu que la pitié, dont ton âme est remplie pour le genre humain et en particulier pour les petits enfants, puisse s’exercer à son aise, c’est tout ce que tu désires. » Cette soie qui te couvre, ces bijoux qui te parent, cette demeure somptueuse que tu habites, tout cela n’a aucune valeur à tes yeux. » Parbleu! il a fallu que je fusse d’un aveuglement sans nom, pour ne pas m’en être aperçu. Aussi, est-ce sans le moindre regret que tu vas quitter satin et diamants et revenir te loger à Bruges, où tu pourras à loisir méditer sur les avantages qu’on retire d’une sensibilité bien comprise. » Allons, mademoiselle la philanthrope, préparons nos malles et partons; c’est ce que nous avons de mieux à faire. -Mon cher monsieur de Peyrolles, répliqua Bathilde qui ne s’était pas autrement émue de ces railleries, et oubliait de donner à son interlocuteur son nom d’emprunt -vous êtes complètement dans le faux. -Je suis dans le faux? Je serais curieux, par exemple que tu me le prouves. Songe donc, insensée, qu’il ne peut plus être pour toi question d’héritage, puisque le testament porte: « En cas de mort de mon fils » et que ce fils est vivant, tout ce qu’il y a de plus vivant. -C’est vrai... néanmoins c’est absolument comme s’il était mort, attendu que le corps de l’unique héritier du comte repose depuis de longues années dans le cimetière Saint-Médard et que, au point de vue de la loi, il s’ensuit que Philippe n’existe plus. » D’ailleurs, ce jeune homme ainsi qu’il vous l’a confié ignore qui il est et bien entendu l’ignorera toujours. » Au lieu de le tuer, je l’ai fait disparaître, ce qui pour nous est identiquement la même chose. -Actuellement peut-être; mais plus tard s’il vient à découvrir son identité et qu’il revendique ses droits? -Vous a-t-il dit qu’il possédait quelque papier, quelque document qui puisse l’y aider? -Non, heureusement, il ne m’a rien dit de semblable. Philippe, rappelons-le ici, dans son récit au vieillard, avait, en effet, passé sous silence la trouvaille qu’il avait faite d’un papier, un jour qu’il raccommodait des filets dans la vieille barque. Bathilde avait fait cette question avec une certaine altération dans la voix. La réponse de Peyrolles parut lui apporter un soulagement. -Alors comment parviendrait-il à faire cette découverte?... Et, en supposant qu’il la fasse, quelles preuves produirait-il pour recouvrer son nom? demanda-t-elle. -Le sais-je?... Le hasard peut lui en fournir. Ne se charge-t-il pas souvent de percer les mystères les plus obscurs? -Il se charge souvent aussi de les rendre plus impénétrables. -Nous n’en sommes pas moins à avoir cette épée de Damoclès suspendue sur notre tête, tandis qu’il t’était si facile de nous épargner un pareil tourment. » Ah! maudite soit ta sottise! En songeant à la crainte perpétuelle dans laquelle il allait vivre dorénavant, la colère du vieillard, un instant assoupie, se réveillait. ***Fin De L’Explication. Après un silence, changeant brusquement d’idée, Peyrolles demanda: -Mais tu as eu, à coup sûr, cent fois plus de mal à simuler la mort du petit comte qu’à le faire mourir réellement? -Oui, j’ai eu du mal et il m’a fallu mettre en oeuvre toutes les ressources de mon imagination. -Enfin quels moyens as-tu employés pour en arriver à tromper tout le monde si habilement? -Vous tenez à les connaître? -Évidemment. N’est-il pas nécessaire que je sache au moins comment la chose s’est passée? -Eh bien! voici. Alors Bathilde expliqua au vieillard de quelle façon elle était parvenue à substituer une effigie à l’enfant endormi. Le maître fourbe ne put s’empêcher d’admirer l’adresse et la ruse déployée par Bathilde en la circonstance. -Mais qu’est devenu cet empirique qui t’a secondée? questionna-t- il. -Il a disparu quelque temps après et n’a jamais donné, depuis, aucun signe d’existence. » Celui-là n’est donc pas à craindre. -Hem! Il s’appelait? -M. Hélouin. -Hélouin? répéta Peyrolles, -bon! voilà un nom à retenir. » Si, par hasard, celui qui le porte se présente un jour devant moi, je le surveillerai de près... » Et ensuite, reprit-il -qu’as-tu fait du petit comte une fois que tu l’as eu retiré de chez lui? -J’avais pris au préalable des mesures pour qu’il quittât la France sur-le-champ. » Quelques jours auparavant, sous prétexte de charité, j’avais été mise en relations, par l’intermédiaire du curé de Saint-Paul, église où la comtesse allait faire ses dévotions, avec un ménage de pauvres gens habitant sa paroisse. » C’étaient des Anglais de Brighton, des couteliers arrivés récemment dans la capitale pour y exercer leur métier qui n’allait plus chez eux et qui, n’ayant pu réussir à se procurer de l’ouvrage, étaient tombés dans une misère noire. » Après m’être assurée qu’ils étaient honnêtes et ne profiteraient pas de la mission dont je voulais les charger pour en tirer parti contre moi, je leur contai une histoire analogue à celle que j’avais contée à M. Hélouin, c’est-à-dire qu’il s’agissait d’un fils de famille à sauver... et leur proposai, s’ils consentaient à m’y aider, une grosse somme d’argent qui les mettrait à leur aise pour le reste de leurs jours. » Ils acceptèrent volontiers et quand j’eus repris l’enfant des mains de l’empirique, je le leur portai. » Avant de le leur livrer, j’exigeai qu’ils me fissent le serment de ne jamais revenir en France et d’élever le petit dans l’ignorance complète des faits présents. Ils me le jurèrent. » Point n’est besoin de dire qu’ils ne connaissaient pas son nom, m’étant bien gardée de le leur apprendre. » Ils repartirent immédiatement pour Brighton. » Le petit dormait encore et n’opposa, par suite, aucune résistance. » M. Hélouin m’avait prévenue, au surplus, que le breuvage soporifique qu’il avait absorbé lui laisserait une sorte d’engourdissement cérébral, de perte de mémoire, qui durerait sans doute plusieurs mois. » C’était au mieux, car, ainsi, Philippe ne s’apercevrait pas tout de suite de son changement de position et pourrait peu à peu s’habituer à sa nouvelle vie. » Quatre ans passèrent. » Un jour, la comtesse étant en Lorraine, il me vint l’envie d’aller en Angleterre. » Je voulais voir si nos conventions étaient exactement tenues et ce que devenait le petit. » J’avais remplacé la vieille gouvernante que l’on m’avait donnée par une jeune femme de chambre toute à moi, et jouissais par conséquent d’une pleine liberté d’action, ce qui me permit de faire facilement ce voyage. Aussitôt arrivée à Brighton, je m’informai de la demeure des Smith, -c’était le nom de mes Anglais. » -Les Smith? me répondit-on, -mais il y a des années qu’ils ne sont plus ici. D’abord, il ne restait que la femme, la Margett. » -Ah! fis-je, étonnée, -et le mari? » -Il est mort dans un naufrage. » Je demandai des explications, et l’on m’apprit alors que peu de temps après leur retour de Paris, d’où ils avaient ramené un enfant qu’on leur avait donné en garde, disaient-ils, John, le mari, était parti un soir avec cet enfant, se rendant à Portsmouth, et là s’était embarqué pour conduire le petit on ne sait où. » Mais que, dans la nuit, une effroyable tempête s’étant déchaînée, le vaisseau sur lequel étaient les deux voyageurs avait péri corps et biens. » La nouvelle de cette catastrophe, apportée aussitôt à la Margett, avait si fort révolutionné la pauvre femme qu’elle en avait autant dire perdu la raison. » Elle ne cessait de geindre et de se lamenter la journée entière en répétant fréquemment: » -Il faudra que j’aille à Paris... oui... j’irai à Paris... j’irai bientôt... voir la personne... » On crut qu’elle voulait parler de la mère de l’enfant et on la poussa à aller la trouver, comme elle en manifestait l’intention, pour lui apprendre le malheur qui l’atteignait. » Évidemment, c’était à moi qu’elle faisait allusion quoiqu’il lui eût été bien difficile de me découvrir puisque ayant gardé mon masque quand je m’étais présentée à elle et à son mari, elle ne connaissait point mes traits et n’avait nulle idée de l’endroit où je demeurais. » Un beau jour elle quitta la ville, annonçant qu’elle retournait en France. Était-elle allée réellement à Paris? On ne pouvait me le certifier, attendu qu’on ne l’avait jamais revue depuis et qu’on ignorait totalement ce qu’elle était devenue. » De ces renseignements, je tirai la conclusion que cette fois Philippe était bien mort. » Aussi, lorsque vous m’avez dit tout à l’heure qu’il avait abordé sur les côtes de Normandie, sauvé sans doute dans un canot du navire naufragé, n’ai-je pu retenir l’exclamation qui m’est échappée et vous a dévoilé mon subterfuge. » Maintenant, vous en savez tout autant que moi, acheva Bathilde, -et êtes au courant des moindres faits qui se sont passés jadis. -Cela ne m’avance guère, repartit Peyrolles, -et ne conjure point le danger qui plane sur nous. -Mais pourquoi vous obstinez-vous à croire à ce danger, répliqua mademoiselle de Wendel, -puisque, comme je vous l’ai démontré, il est de toute impossibilité que notre jeune homme sache jamais qui il est? » Ne vous a-t-il pas affirmé qu’il ne possédait rien, absolument rien qui fût de nature à le mettre sur la trace de la vérité. -Il ne m’a pas dit qu’il ne possédait rien; il ne m’a parlé de rien, ce qui n’est pas la même chose. -Voyons, raisonnez: s’il avait eu en mains la plus légère preuve de son identité, ne se serait-il pas déjà fait reconnaître? -C’est à présumer. » Mais il me revient de son récit un passage qui m’intrigue; je veux parler de celui où il est question de papiers que ce John disait avoir dans ses effets et qui contenaient, d’après lui, le nom de famille de Philippe. » Quels pouvaient-ils être? Car je ne te suppose pas assez dénuée de sens pour avoir remis à ces gens, la moindre pièce de conviction. -En doutez-vous? Je vous répète qu’ils ignoraient entièrement ce qu’était le petit. -Alors, je ne m’explique pas ce que cela signifie. -Ni moi non plus, s’empressa de répliquer Bathilde, dont un peu de sang monta aux joues et qui, en dépit de son assertion, parut éprouver de nouveau un certain embarras. -Au reste, ajouta-t-elle, -ceci ne doit nullement nous inquiéter; aucun de ces papiers n’ayant pu être retrouvé, malgré toutes les recherches auxquelles on s’est livré. -C’est juste, et ce que j’en disais était simplement parce que cela me semblait assez singulier. Ces derniers mots prononcés, il se fit un silence entre la jeune femme et le vieillard. Celui-ci s’était mis à méditer. Quant à Bathilde, elle se félicitait tout bas de s’être tirée aussi aisément d’un entretien dont le début lui faisait prévoir une suite orageuse. -À quoi songez-vous? demanda-t-elle à Peyrolles après un moment. -Je songe, répondit-il, -que, tout bien considéré, je vais être obligé de prendre des précautions vis-à-vis de ce garçon. -Quelles précautions? -Ça, c’est mon affaire, tu n’as pas besoin de les connaître. -Ma foi, agissez comme bon vous semblera; seulement laissez-moi vous donner un conseil. -Toi, un conseil! et lequel? -C’est de faire en sorte que vos précautions n’aillent point justement à l’encontre de notre but, c’est-à-dire ne soient pas à même de fournir à Philippe quelque indice révélateur. -Non, non, n’aie pas peur, répondit-il avec un sourire qui eut fait frissonner Bathilde si elle avait pu le voir. L’entrevue entre les deux complices n’avait plus raison de se prolonger davantage et la jeune femme se disposa à rentrer à l’hôtel. Comme elle poussait le volet du puits près duquel tous deux étaient revenus, Peyrolles l’arrêta. -Dis donc, lui souffla-t-il, dans l’oreille, -ne t’avise pas, cette fois, d’avoir un nouvel accès de pitié, au moins? -À mon tour, je vous répondrai: N’ayez pas peur, renvoya-t-elle d’un ton dur qui rassura le scélérat. Puis elle franchit la margelle, en passant par dessus le trou béant d’un pied sûr, referma la porte, et le bruit de ses pas se perdit bientôt dans l’éloignement. On a pu remarquer que, durant l’entretien qui venait d’avoir lieu, elle s’était troublée à deux reprises différentes. C’est qu’elle n’avait pas tout avoué à Peyrolles et qu’au cours des démarches faites par elle lors de la substitution de l’effigie au corps du petit comte, il lui était arrivé une mésaventure qui lui avait causé sur l’instant des transes mortelles. La voici: Lorsqu’elle s’était résolue à sauver l’enfant tout en voulant faire croire à son décès, elle était parvenue à soustraire dans le secrétaire d’Aurore diverses pièces le concernant afin qu’il ne restât même plus un souvenir de lui à l’hôtel; puis elle avait placé ces pièces dans un portefeuille dont Peyrolles lui avait fait cadeau avant son départ pour Paris. Elle avait l’intention de les détruire aussitôt le petit disparu. Pour qu’elles ne tombassent sous les yeux de personne elle les conservait toujours sur elle et y veillait avec le plus grand soin. Or, de retour de chez les Anglais, quels ne furent pas son désespoir et sa frayeur en constatant qu’elle ne possédait plus le portefeuille. Elle chercha partout dans ses vêtements, fouilla, retourna ses poches, mais sans résultat. L’objet était bel et bien perdu... et les pièces avec lui. Elle était certaine, cependant, de l’avoir senti encore dans sa robe, à sa sortie de l’hôtel. Où avait-il pu s’en échapper? Peut-être chez M. Hélouin? Elle y courut. Il n’avait rien. Chez les Smith, alors? Elle ne fit qu’un bond jusqu’à leur demeure. Ils venaient de partir. Mais non... ce ne pouvait être chez eux... elle s’en serait forcément aperçue. En se remémorant les endroits où elle avait passé, il lui revint que, près de l’église de Saint-Paul, elle avait franchi un large ruisseau qui à quelques pas de là allait s’engouffrer dans une bouche d’égout. Elle se souvint en même temps qu’à ce moment, gênée par la boîte qu’elle portait et dont le poids la fatiguait beaucoup, elle s’était retroussée comme elle avait pu, ramassant ses jupes précipitamment et en désordre. Évidemment, c’était là que le portefeuille avait dû tomber de sa poche. En ce cas elle n’avait pas à se préoccuper de cette perte. L’objet entraîné par le courant du ruisseau avait été sûrement emporté jusqu’à l’égout et les pièces qu’il contenait se trouvaient ainsi anéanties. C’était tout ce qu’elle désirait. Elle avait donc oublié cette affaire lorsque Peyrolles la lui avait soudain rappelée en lui racontant l’histoire de Philippe. Les documents dont, un peu avant de mourir, avait parlé l’homme qui accompagnait celui-ci, c’est-à-dire le mari de la Margett, étaient à n’en pas douter, ceux du portefeuille, qu’il lui fallait bien reconnaître maintenant avoir perdu chez les Smith. C’est alors qu’elle avait éprouvé ce trouble que nous avons relaté et qui ne s’était dissipé qu’en apprenant l’inutilité des recherches faites pour les retrouver. Pour l’enchaînement des faits qui vont suivre, il était nécessaire de faire connaître ces détails. Ainsi qu’il l’avait annoncé à Bathilde, Peyrolles prit des « précautions » vis-à-vis du jeune homme. Le jour même, il se mit en quête de Knauss qu’il n’avait jamais perdu de vue depuis l’assassinat du comte Henri de Lagardère, et dont il connaissait les lieux de fréquentation. Il n’eut donc pas grand mal, en visitant quelques cabarets mal famés, à remettre la main sur lui. On sait comment il le lança à la poursuite de Philippe et ce qu’il en advint. Tous les faits antérieurs à la rencontre dans les Flandres de nos principaux personnages étant connus maintenant, nous allons reprendre notre récit à l’endroit où nous l’avons laissé, c’est à- dire au retour à Paris du sergent Belle-Épée. Source: http://www.poesies.net