Le Fils de Lagardère II. (1893) Les Suites De Lagardère. Par Paul Auguste Jean Nicolas Féval. (Fils) (1860-1933) Tome VI TABLE DES MATIERES. TROISIÈME PARTIE (L'Instrument De M. De Peyrolles.) Oreste Et Pylade. Brûle Ce Que Tu As Adoré, Et Adore Ce Que Tu As Brûlé. Dame Mathurine. Chassés-Croisés. Les Deux Augures. Le Sacrifice De Marine. Le Télescope. La Petite Maison De Montmartre. Amour A La Cravache. Des Deux Côtés D'Une Cloison. Un Bal Au Louvre. Invitations, Joies Et Surprises. Le Rendez-Vous. Causons D'Amour. Chasse De Nuit. La Vision. QUATRIÈME PARTIE (Le Duc De Nevers.) La Cour De France. Trois Cadavres. La Porte Bassi. Mère Et Fils. Le Procédé De M. Hélouin. Propos De Cour. L'Epée De Lagardère. Joueurs D'Honneur. Le Talion. Une Réception Bien Troublée. Joies Et Souffrances. TROISIÈME PARTIE. (L’Instrument De M. De Peyrolles.) *Oreste Et Pylade. En sortant de l’hôtel du Roussin d’Arcadie -dans une chambre duquel il avait éprouvé une si violente colère et un si cuisant chagrin à écouter de la bouche de Marine, sa petite soeur, l’aveu du crime dont elle avait été victime de la part du chevalier de Zéno, -le sergent Philippe n’avait eu qu’une pensée, celle de rencontrer le misérable Vénitien afin de tirer sur-le-champ une vengeance éclatante de son infamie envers la jeune fille. Ce n’est certes point la haute qualité du personnage qui l’arrêterait. Ambassadeur ou non, il n’en avait pas moins commis une félonie qui demandait un châtiment exemplaire. Et ce châtiment il le lui infligerait, quoi qu’il pût en arriver. Mais où le trouver? -Parbleu! se dit le jeune homme, -je vais aller à l’Ambassade de Venise et je pénétrerai jusqu’à lui d’une façon ou d’une autre. Au besoin j’emploierai la force. Sans hésiter davantage il se fit indiquer la résidence officielle du chevalier, qu’on lui dit être rue Montmartre, près la rue du Mail. Il s’y rendit aussitôt. Faisant taire un moment la colère qui grondait en lui et brûlait son sang, il se présenta à l’Ambassade et demanda à parler au maître du lieu. Afin de donner un motif à sa visite, il assura avoir à entretenir celui-ci d’une affaire des plus importantes concernant ses fonctions. On l’introduisit immédiatement près d’un secrétaire qui l’invita à s’expliquer, tout en le toisant avec une superbe hauteur, moins à cause du grade inférieur qu’annonçaient les galons du jeune sergent, que parce qu’il était lui-même apprenti diplomate, c’est- à-dire ennemi de la force armée. -C’est à l’ambassadeur en personne que je veux parler, dit Philippe; -je ne puis me confier qu’à lui. -Alors vous risquez fort de garder votre affaire pour vous car Son Excellence n’est jamais ici, lui répondit le secrétaire. Il a trois ou quatre pied-à-terre dans Paris qu’il occupe tour à tour au gré de sa fantaisie sans qu’on sache jamais lequel est son domicile actuel. -Veuillez me désigner ces endroits, j’irai à chacun d’eux. -Je ne saurais vous satisfaire, ceci étant du domaine de la vie privée et ne regardant en rien l’ambassade. Le jeune homme voulut insister, mais il se heurta à un refus formel et dut se retirer sans être renseigné. Il était profondément chagriné. Comment allait-il donc s’y prendre pour rencontrer celui qu’il cherchait. Car s’il ne le trouvait pas là où il devait être, n’ayant aucun fil conducteur qui pût le guider vers lui, il ne voyait plus que le hasard pour le mettre en sa présence. Et le hasard pouvait le servir tout de suite comme il pouvait le faire attendre longtemps. Dans cette perspective incertaine, il se mit à déambuler à travers Paris, sans savoir au juste où le portaient ses pas. Machinalement, il examinait les passants, scrutait l’intérieur des carrosses, des chaises à porteurs, des véhicules de toute sorte qui s’offraient à sa vue comme s’il espérait y découvrir le chevalier, oubliant qu’il ne le connaissait nullement et que celui-ci aurait pu passer cent fois devant lui sans qu’il s’en doutât le moins du monde. Le soir vint, puis la nuit, et toujours il marchait à l’aventure. À la fin, terrassé par la fatigue, il s’affaissa sur un banc des Champs-Élysées, dont les massifs verdoyants s’élevaient au couchant de la future place Louis XV, et qui n’étaient pas alors, à beaucoup près, la promenade de prédilection des Parisiens, comme ils le devinrent plus tard et le sont encore de nos jours. Il s’y endormit aussitôt d’un sommeil de plomb. La nature impérieuse reprenait ses droits. Cela faisait le sixième jour que le jeune homme n’avait pas pris un instant de repos. Quand il se réveilla, le soleil était déjà haut dans le ciel. Il entendit sonner onze heures, et vit nombre de gens se diriger à pas pressés vers le cours La Reine, où stationnaient les diligences, carrabas ou pots-de-chambre, qui faisaient alors le service entre Paris et Versailles. Promptement, Philippe se remit sur pied. Ce sommeil avait réparé une partie de ses forces et rafraîchi son esprit. Ses idées étaient plus nettes. Il pensa alors à aller chez Passepoil, son ancien maître d’armes. Lui qui connaissait et voyait tant de monde serait peut-être à même de lui donner quelque renseignement utile et de lui fournir le moyen d’approcher le chevalier. Comment n’avait-il pas songé à cela la veille? Incontinent il prit la route du Petit-Châtelet. Comme il parvenait à la hauteur de l’Arche-Marion, il vit venir à lui un couple assez bizarre. Ce couple mi-humain, mi-animal, se composait d’un homme et d’un cheval, le premier conduisant le second par la bride. Tous deux étaient dans un état pitoyable et attiraient les regards des badauds, qui riaient à leur aspect. Il y avait de quoi. Le cavalier était des pieds à la tête, couvert d’une épaisse couche de poussière, sous laquelle disparaissaient les détails de son individu, aussi bien ceux de son corps que ceux de sa physionomie. Ce n’était plus qu’un bloc grisâtre doué de mouvement. Seul, des traits du visage disparus, demeurait visible l’appendice nasal dont les rubis rutilaient au soleil. Son allure n’était pas moins digne d’attention. C’était une suite de petits sauts, de pas rapides, puis d’arrêts subits. Le cheval, lui, fourbu, boiteux, l’échine pelée du garrot à la queue, suivait son maître la tête basse, les jarrets à demi fléchis et poussant de temps à autre un hennissement plaintif. À mesure qu’il avançait vers ce groupe étrange, le sergent considérait l’homme plus attentivement. Il lui semblait avoir déjà vu quelque part ce nez incandescent. Quand il ne fut plus qu’à une courte distance du cavalier, ce dernier le fixa soudain, puis d’une voix qui sonne comme une trompette: -Sandiéous!... mais c’est lui... mon petit sergent!... Dioubibane! en voilà une chance!... Il n’en fallut pas davantage pour que le jeune homme sût à qui il avait affaire. -Cocardasse!... exclama-t-il, -vous, à Paris?... -Eh! oui... moi..., suis venu avec le baron de Posen. -Le baron de Posen? Qui est-ce? -Té! celui qui vous a remis la missive, là-bas au camp. -M. Hélouin, vous voulez dire? -C’est le même... vous expliquerai... pas maintenant... il y a des motifs. -Comme il vous plaira... mais vous m’avez donc suivi... car je ne suis arrivé que d’hier, moi? -Nous sommes partis une heure après vous. -Tiens! fit Philippe étonné et se demandant ce qui avait pu provoquer ce départ précipité des deux hommes dont ils ne lui avaient parlé ni l’un ni l’autre. -Nous n’avons pas musé en route, hein? reprit Cocardasse. -Sommes venus tout d’une traite... Le vent, il courait après nous. -À la poussière qui vous couvre, je vois, en effet, que vous avez dû brûler la route... Mais vous paraissez souffrir; vous serait-il arrivé quelque accident? -Aucun, repartit vivement le soudard qui, en prononçant ce mot, laissa néanmoins échapper un sourd gémissement et porta involontairement la main derrière son dos. -Votre cheval, lui aussi, semble se ressentir de la rapidité de la course; son échine est tout à nu. -C’est que cette bête, voyez-vous, n’était pas habituée à marcher si vite... alors, le vif de l’air, ça lui a fait tomber le poil. -Ce doit être cela évidemment, répliqua Philippe qui, malgré sa tristesse, eut peine à réprimer un sourire, car il comprenait ce qui avait dû se passer entre le vieux soldat et sa monture, -Et M. Hélouin, qu’en avez-vous fait? -Ah! ma caillou! Nous nous sommes quittés un peu avant Paris. N’avons pu nous mettre d’accord sur une question de convenance. » Moi je disais qu’il était préférable pour des cavaliers d’opérer notre entrée à pied, tenant nos bêtes par la bride; lui soutenait au contraire qu’il valait mieux rester en selle. De sorte que, ayant chacun une idée différente, nous nous sommes séparés pour agir à notre guise... Et il est parti devant. -Où est-il allé? -Je l’ignore. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il aurait été très content de vous rencontrer. -Moi! Pourquoi cela? -Je l’ignore encore, repartit Cocardasse, ne voulant pas instruire sur-le-champ le jeune homme des embûches que M. Hélouin redoutait pour lui. Mais, ajouta-t-il, pour détourner la conversation d’un sujet qui l’embarrassait, -où allez-vous de ce pas, s’il n’y a pas d’indiscrétion à vous le demander? -Je vais chez un de vos amis. -Un de mes amis?... et lequel?... J’en ai tant, bagasse! -Amable Passepoil! -Amable Passepoil! répéta Cocardasse avec émotion. -Ah! vivadious! je vais avec vous... Caramba! voilà qui va me réjouir... Revoir mon petit prévôt après vingt ans d’absence!... Vous permettez que je vous accompagne? -Certes, je suis même heureux de vous procurer ce plaisir! -Est-ce loin? interrogea le Gascon avec une certaine anxiété. -Non, à un quart d’heure d’ici, au petit Châtelet. -Ah! oui, c’est vrai, vous me l’avez déjà dit chez les buveurs de faro. Les deux hommes se remirent en marche, le soudard sautillant plus que jamais et les jambes prudemment distantes l’une de l’autre. Bientôt ils arrivèrent au logis de Passepoil. Cocardasse, ne sachant que faire de sa monture, la laissa bonnement à la porte sans même prendre la peine de l’attacher. -Docile comme tout, ce poulet d’Inde, fit-il remarquer au jeune homme; -il va m’attendre là sans bouger d’un pouce. Ah! c’est que je l’ai dressé, le cadet! Puis au cheval: -Tu ne bougeras pas, hé, mignoun?... Le pauvre animal répondit à cette recommandation par une plainte prolongée et en jetant au soudard un regard désespéré. Quand celui-ci et Philippe pénétrèrent dans la salle d’armes elle était presque déserte. C’était l’heure du repas -il allait être midi -et il ne restait plus que deux ou trois élèves qui terminaient leur leçon. Passepoil était présent, surveillant ses moniteurs et rectifiant s’il y avait lieu leur enseignement. Tout d’abord il ne reconnut que Philippe qui accourut vers lui et s’élança dans ses bras. -Toi... toi... c’est toi, petit!... dit alors le vieux maître d’une voix attendrie, en pressant le jeune homme contre lui. -Ah! bien! en voilà une surprise! Et, coup sur coup, avec volubilité: -Mais d’où sors-tu? Pourquoi n’es-tu pas avec Boniface... Qu’est- ce qui te ramène à Paris avant l’armée? » Voyons, réponds donc? ajouta-t-il en voyant que Philippe demeurait silencieux. -Je vous l’apprendrai dans un instant, repartit ce dernier, - lorsque nous serons seuls. -Ah! bon... tu ne veux pas me conter tes affaires devant tout le monde. Eh! nous allons être seuls immédiatement, car tu vas me suivre chez moi... dans mon logement. Puis une crainte lui venant: -Il n’est rien arrivé à mon fils, au moins? -Non, non, Boniface se porte à merveille, soyez tranquille. -Alors viens vite. -Permettez, auparavant, j’aurais à vous présenter un camarade avec lequel je suis venu et qui est là-bas près de la porte. Cocardasse, en effet, était resté à l’entrée pour laisser Philippe aller embrasser Passepoil à son aise. -Un camarade? répéta le vieux maître en regardant du côté que lui indiquait le jeune homme. -Parbleu! il est tout présenté. » Eh! l’ami? cria-t-il, -avancez donc... Qui vous retient? Cocardasse fit quelques pas en avant, la figure épanouie par un large sourire. Il jouissait déjà de la surprise qu’il allait causer à « ce cher Amable ». Passepoil ouvrait de grands yeux à l’aspect du soudard; mais ce fut plutôt son état lamentable qui le frappa d’abord que sa physionomie. Cependant, en le dévisageant avec attention, il crut démêler peu à peu sous le masque terreux dont ils étaient recouverts, des traits qui ne lui étaient pas inconnus. Et un travail se faisait dans sa mémoire. -Oh! oh! Ventre de biche! finit-il par s’écrier, -ou je me trompe fort, ou c’est mon noble ami Cocardasse junior qui est là, devant moi!... -Hé donc! tu y es enfin, s’écria à son tour le soudard. -Que oui, c’est lui... ton ancien prévôt... Ingrat! le coeur il ne te disait donc rien?... Ce cher Amable!... Quel plaisir de te revoir... Vrai de vrai, c’en est un... -Mon vieux compagnon... disait de son côté Passepoil. -Si je pouvais me douter!... Quelle rencontre!... Tous deux avaient ma foi des picotements dans les yeux. Ils faisaient d’héroïques efforts pour dompter leur émotion et refouler les larmes prêtes à déborder. -Ma caillou, reprit Cocardasse en ouvrant les bras. -Il faut que je t’accole, sais-tu? -Moi aussi, par Dieu! Et les deux vieux prévôts d’armes tombèrent dans les bras l’un de l’autre, s’étreignant en une vigoureuse accolade qui dura une bonne minute. Ce fut un touchant tableau qui eut pour seul témoin le jeune sergent dont l’émotion ne fut pas à la hauteur de la circonstance, trop préoccupé qu’il était du malheur survenu à Marine. -As pas pur! dit le Gascon en se désunissant de Passepoil. -C’est le plus beau jour de ma vie. Oreste, il a retrouvé son Pylade. » Bagasse! que c’est donc bon. Encore une tournée mon pétiou! Ils se serrèrent à nouveau, cherchant à cacher leur trouble qu’ils jugeaient indigne d’eux. Mais cet attendrissement était tel que, malgré ses tristes préoccupations, Philippe ne put manquer de le remarquer lorsqu’ils se séparèrent enfin. Cocardasse se frottait énergiquement les paupières pendant que Passepoil se mouchait avec un bruit formidable. -Cette satanée poussière, disait le premier, -elle vous entre dans les yeux. -Ce diable de rhume! renvoyait Passepoil. Après un moment, ce dernier demanda à Cocardasse: -Mais vous vous connaissez donc, Philippe et toi? -Té! -Comment ça se fait-il? -Ça se fait que c’est au camp d’Ostende que nous nous sommes accointés. » Ça est venu à cause d’une bestiole que nous avions tuée ensemble à la chasse et dont nous voulions avoir la propriété chacun. » Lors, pour ne pas nous disputer comme des gensses de peu, nous avons tranché la chose à l’épée,... et, le pitchoun, il m’a octroyé le plus joli coup de pointe que j’aie jamais reçu. -Pour rire, alors, car autrement tu n’en serais pas revenu; je connais Philippe... il est plus fort que moi. -Sûrement pour rire... c’est égal le coup était superbe; là entre les deux yeux! -La botte?... -Juste, mon bon! -En effet, il la décoche comme feu Lagardère. » Mais voyons maintenant, causons sérieusement. » J’ai lieu de croire que ni l’un ni l’autre n’avez encore déjeuné, n’est-ce-pas? Donc vous allez venir vous asseoir à ma table, et pendant que nous nous restaurerons, nous nous raconterons nos petites affaires. -Bonne idée, Amable, approuva Cocardasse, -et qui te vient à propos... j’ai une faim à dévorer des cailloux. -Tant mieux; tu vas goûter de la cuisine de dame Mathurine, mon épouse; tu m’en diras des nouvelles. -De dame Mathurine? -Eh! non, de sa cuisine... Allons, Philippe, marche devant; tu te rappelles le chemin, je suppose? -Moi, mon cher maître, répondit le jeune homme, -je vous avouerai que je ne me sens nul appétit pour le moment... et si vous vouliez me le permettre, je laisserais Cocardasse vous accompagner seul. Toutefois, avant de vous quitter, je désirerais obtenir de vous certain renseignement... -Ma foi, mon garçon, tant pis pour toi. Il fallait me le demander tout de suite, ton renseignement. À présent il est trop tard. Tu l’auras après le repas... si je puis te le donner... D’ailleurs, moi aussi, j’ai une foule de questions à t’adresser. Eh bien! je me résigne également à attendre. -Et tu as raison, mon mignoun, conclut Cocardasse. Philippe ne voulut pas résister davantage et précéda les deux amis. Il espérait saisir un instant où il pourrait parler en particulier à Passepoil. Une chose qui l’étonnait c’est que son ancien maître ignorât ce qui était arrivé à Marine, car il lui était facile de voir qu’il n’en savait absolument rien. Pourquoi Mme la marquise de Verteuil, chez qui était la jeune fille, ne l’avait-elle pas prévenu que celle-ci s’était enfuie de sa maison? Peut-être dame Mathurine en avait-elle été informée, elle, et n’avait-elle pas cru devoir en parler à son mari? Quand on entra dans la salle à manger, Mme Passepoil ne s’y trouvait pas encore. -Elle est à l’office, dit Amable, -je vais aller la prévenir qu’on l’attend... qu’il y a des amis... -Non, c’est moi qui y vais, repartit Philippe; ça la surprendra bien plus que si on lui annonçait mon arrivée. -Soit, va vite alors. Le jeune homme disparut. Il avait tenu à faire cette commission afin de voir Mathurine seule, et au cas où elle serait instruite du malheur de Marine d’en pouvoir causer avec elle dans l’intimité. Mme Passepoil le reçut à bras ouverts, lui fit mille caresses, l’interrogea longuement sur Boniface et ne lui dit pas un mot de sa soeur d’adoption. Donc, comme son mari, elle ignorait tout. Il fut sur le point de parler, mais il se retint, pensant qu’il valait mieux ne lui en rien dire jusqu’à nouvel ordre. Un quart d’heure après, il revenait en sa compagnie près des deux prévôts. Cocardasse avait profité de ce laps de temps pour se rendre un peu présentable. -Tiens! Mathurine, dit Passepoil -voilà ce vieil ami Cocardasse, Cocardasse junior, dont je t’ai entretenue maintes fois... N’est- ce pas qu’il a bien l’air de ce que je t’ai dit? -Certainement, répondit Mathurine en faisant une révérence au soudard. Puis, avec son plus gracieux sourire: -Monsieur a bien l’air de ce qu’il est. Je m’en suis aperçue d’à- coup. Ce compliment plut énormément à Cocardasse qui s’inclina en répliquant: -Dame Mathurine, de vrai, vous me flattez... Si mon air il est tel, c’est que la nature elle m’a généreusement gratifié de ses faveurs... ce n’est point de ma faute. » Mais, permettez-moi de vous renvoyer la réciproque: jamais je n’ai vu une personne du sexe ayant une tournure aussi avantageuse que la vôtre et un ensemble aussi supérieur... » Sandiéous!... le pétiou doit être comme en paradis... ajouta-t- il en retroussant sa moustache et en se campant fièrement sur la hanche. Dans la pensée du vaillant Gascon, le pétiou n’était autre que frère Amable Passepoil, un « petit » en cheveux blancs. Mais Cocardasse était incapable de changer de manières et, derrière les irréparables avaries du temps, il revoyait encore, son ex- inséparable tel qu’il était autrefois aux beaux jours de leur académie de la rue Croix-des-Petits-Champs, de cette académie où s’était formé Lagardère! À cette dernière louange, dame Mathurine fit une seconde révérence et répondit en minaudant légèrement: -Trop aimable! monsieur Cocardasse... vous devez vous gausser pour sûr... mon ensemble est tout ordinaire... Amable le sait bien. -À table! commanda celui-ci pour couper court à cet échange de félicitations intempestif. -Toi, Philippe, près de moi; toi, Cocardasse, en face de mon épouse... et jouons de la fourchette. Chacun prit place suivant ces indications. Dès qu’on eut passé le gros du déjeuner, Passepoil se mit à questionner son ancien élève sur tout ce qui lui était arrivé, à lui et à Boniface, depuis deux ans qu’il ne les avait vus l’un et l’autre. Le jeune homme dut alors satisfaire la curiosité du vieux prévôt et fut amené ainsi à lui raconter les diverses embûches qui lui avaient été tendues par ce coquin de Mathias Knauss et, en dernier lieu, l’attentat de l’auberge des Trois Aiglons: événements que de concert avec Boniface, il lui avait cachés, afin de ne pas l’inquiéter. Passepoil en éprouva un étonnement sans bornes. -Mais enfin, pourquoi en voulait-on à ta vie?... Le sais-tu, demanda-t-il. -Malheureusement non, je ne le sais pas, repartit Philippe, -et je crains bien de rester longtemps encore dans cette ignorance, quoique Cocardasse m’ait prédit le contraire, disant même qu’il se pourrait que je l’apprisse avant peu. -Cocardasse t’a dit cela? -Oui, mais je ne vois nullement comment sa prédiction viendrait à se réaliser. -Voilà qui est singulier... Hé? Cocardasse, qu’est-ce que me dit Philippe? Je n’y comprends rien. Mais le Gascon n’entendit pas la question. Depuis le commencement du repas il se passait en lui un phénomène étrange qui perturbait tout son être. Pour la première fois de sa vie les charmes féminins ne lui étaient pas indifférents et il demeurait comme extasié devant ceux de Mme Mathurine, lesquels, d’ailleurs, empressons-nous de le dire, méritaient certes qu’on leur rendît hommage. Madame Passepoil était, en effet, un superbe spécimen de cette forte race normande que produit le pays de Caux, dont les habitants passent pour être les descendants directs des hommes de Rollon, ces fiers guerriers du Nord. Grande et forte, le buste puissamment modelé, les chairs fermes et colorées, elle possédait en outre un visage qui eût été presque bien sans un nez large et proéminent qui pointait en avant d’un air altier et dominateur. Cependant, ce défaut, si c’en était un, ne faisait qu’ajouter encore à l’admiration de Cocardasse dont le verre, signe grave, restait à demi plein. -Caramba! pensait-il au lieu de le vider -quelle femme!... c’est une merveille du sexe... une merveille sûrement... foi de Cocardasse, je crois que je donnerais dix fioles de vin de Bourgogne pour être à la place de Passepoil... vingt même!... s’il le fallait. On peut juger, par ce sacrifice, qu’il était sérieusement disposé à faire, combien le vieux soldat était subjugué. Mathurine, elle, qui frisait la quarantaine, ne se souciait plus guère d’inspirer des passions. Positive et méthodique, aimant fort l’argent, en vraie Normande qu’elle était, depuis longtemps déjà -après la naissance de Boniface -elle avait délaissé les « niaiseries de l’amour » - c’était son expression -dans lesquelles, même lorsqu’elle était jeune, elle n’avait jamais beaucoup donné. Cela faisait perdre du temps et ça ne rapportait rien. C’est dire que son mari, l’ex-vivante étoupe, n’était pas toujours en paradis. Néanmoins, comme une femme, fût-elle taillée sur le patron de Mathurine, est rarement insensible aux sentiments admiratifs qu’elle provoque, d’où qu’ils viennent, elle ressentait une vive satisfaction à se voir contempler de la sorte par son convive. Et la persistance de cette contemplation lui causait même assez d’émotion pour mettre en mouvement l’océan de ses appas qui s’agitaient sous son corsage avec des allures de vagues soulevées par une brise violente. Passepoil avait l’esprit bien trop occupé par ce que lui confiait Philippe pour prêter attention à ces détails. Ne recevant pas de réponse à la question qu’il venait de faire à son ancien compagnon, il réitéra simplement celle-ci. Cette fois, Cocardasse l’entendit, ou du moins perçut le son des paroles prononcées par Amable. -Eh! que tu me parles? demanda-t-il, semblant sortir d’un rêve. -Ah ça! à quoi penses-tu donc? finit cependant par remarquer Passepoil, étonné d’une pareille distraction. -Est-ce que mon vin te monterait à la tête? Tu ne sais donc plus boire maintenant? -Quelle farce! répliqua le soudard qui, piqué dans son amour- propre, oublia un instant Mathurine. -Tiens, regarde si je ne sais plus boire. Et remplissant son verre jusqu’aux bords, il le porta à ses lèvres, pour le vider d’un trait. Mais il mit dans son geste une telle précipitation qu’une des premières gorgées pénétrant dans un conduit autre que celui affecté à l’ingurgitation, il fut pris d’une quinte de toux qui le fit se contorsionner sur son siège durant une ou deux minutes, au milieu de rauquements et d’éternuements dangereux pour ses voisins. Enfin, il revint à son état normal. -Milladious de milladious! jura-t-il furieux. -C’est une mouche... il y avait une mouche... la racaille, elle l’a fait exprès... Dame Mathurine, mes excuses, je vous prie... N’ai jamais pu souffrir ces bestioles. -Voyons, te décideras-tu à me répondre? reprit Passepoil. Et de nouveau il lui demanda comment, selon lui, Philippe devait bientôt connaître pourquoi on aurait cherché plusieurs fois à l’assassiner. Cocardasse, rentrant tout de suite dans la situation, lança alors à Amable un coup d’oeil d’intelligence qui signifiait: -Chut! c’est mon secret... je te dirai... Et tout haut il s’exclama: -Ah bah! ma caillou, n’es-tu donc plus fin et avisé comme jadis? Ce sont des pressentiments; rien de plus, bagasse! Passepoil comprit ce signe et l’exclamation destinée à le mettre en garde; aussi, bien que très surpris, eut-il la sagacité de ne pas insister. *Brûle Ce Que Tu As Adoré, Et Adore Ce Que Tu As Brûlé On était arrivé à la fin du repas. Pour le terminer dignement, Cocardasse pensa ne pouvoir mieux faire que de porter une santé à dame Mathurine; et déjà il élevait son verre dans ce but, lorsque celle-ci, sans se douter du coup de poignard dont elle le transperçait, se leva soudain et dit au jeune homme: -Si tu m’en crois, petit, nous laisserons causer tranquillement Amable et M. Cocardasse et nous irons de notre côté jaser un brin ensemble; j’ai encore à parler avec toi de Boniface!... Allons, viens... Puis, au soudard: -À vous revoir, monsieur, fit-elle, -et très aise d’avoir eu l’avantage de votre société... À vous revoir nouvellement... -As pas pur! dame Mathurine, vous me reverrez toutes fois et quantes vous le voudrez... et encore plus, même... Caramba! je vous en donne la sûreté, tous mes instants seront à vous désormais?... Pétronille elle en sera jalouse. -À votre guise, monsieur Cocardasse, répliqua madame Passepoil qui sortit ensuite avec Philippe. -Quelle chanson chantes-tu là à ma femme, demanda le vieux maître à son compagnon quand ils se trouvèrent seuls. -Est-ce que ta cervelle déménage? -Vrai, je le crois, milladious!... Quelle conjointe tu as, mon bon... quelle conjointe! repartit le Gascon avec enthousiasme. -Ah ça! suis-je éveillé? Comment tu flamberais pour Mathurine?... -C’est une perle... un diamante!... exclama Cocardasse au lieu de répondre et en scandant chacune des syllabes de ce dernier mot pour mieux exprimer son admiration. -Eh quoi! toi qui durant ta vie entière as été l’ennemi juré du sexe, tu te mets à y penser à ton âge? -Quelle femme!... Bondious!... quelle femme!... continua le vieux soldat tout à son idée. Pour le coup, Passepoil éclata de rire au nez de son compère, que cette hilarité fit redescendre brusquement des hauteurs où il planait. -Que! mon bon, qui te met en gaîté? interrogea-t-il. -Ta bêtise, pardieu! -Quelle bêtise donc? parce que je trouve la dame Mathurine une femme mirifique? -Oui... et surtout la façon dont tu le dis. -Je le dis tout naturellement, me semble... et sans vouloir t’offenser, mon petit prévôt, s’empressa d’ajouter le soudard. -Oh! pour cela, il n’y a pas de crainte... je ne suis point jaloux. -Sandiéous! je le serais moi à ta place... » Écoute, ma caillou, quand on a une moitié comme la tienne, il y a de quoi!... Car, sûrement tu es comme dans du miel avec elle?... -Dans du miel... avec elle?... Ah! pauvre ami, si tu savais?... -Quoi? tu ne nages pas dans la félicité?... -Oh! non... tant s’en faut... fit Passepoil en secouant lentement la tête et le visage subitement assombri. Puis, se versant un plein verre qu’il avala d’un trait à la grande stupeur du Gascon qui l’avait toujours connu d’une sobriété déplaisante, il ajouta: -Vois-tu, mon ancien, tu avais raison... il n’y a encore que ça de vrai: le vin... C’est ma seule consolation... Quant aux femmes, ça ne vaut pas fliquette!... Et il fit claquer l’ongle de son pouce sur une de ses incisives. Cocardasse le regarda avec un ébahissement risible. -Comment donc, Mathurine? -Est tout comme les autres... Sinon pire. -Pas possible! -Hélas! si. -C’est que tu ne sais pas la prendre, fit Cocardasse, compatissant moins à la satiété qui perçait sous les paroles de son hôte qu’à la triste vie que devait avoir la dame avec un tel mari. Et entre ses dents, il ajouta: -Ah! si c’était moi, sandiéous! -Tiens, veux-tu que je te dise?... dit Passepoil qui n’avait pas entendu. -Eh bien! je suis horriblement malheureux avec elle. -Avec une houri de ce physique! Bagasse! que te faut-il alors? -Malheureux comme une pierre du chemin. -Et à cause, donc, mon pétiou? -À cause d’une foule de choses. -Explique un peu, voir. -D’abord ce n’est pas moi qui porte les chausses, c’est elle. -Ver? -Ça n’en a pas l’air, mais c’est cependant la vérité. » Elle est la maîtresse en tout, et moi je ne suis rien... rien que son mari... et si peu encore. C’est elle qui commande, ordonne, tient les cordons de la bourse, fait obéir chacun au doigt et à l’oeil... moi tout le premier. -Dame! escoute un peu mon mignoun, c’est du bonheur cela... obéir à une femme pareille. -Ouais! et ma dignité. -Laquelle? -Parbleu! celle de ma qualité d’époux. -Eh! tu n’as pas à en avoir de ce côté. Ah! si elle te touchait dans la dignité des tierces et des quartes, je comprendrais... mais autrement... -Non seulement cela; elle a aussi une poigne solide; s’il m’arrive de vouloir lui résister, elle tape... et ferme. -C’est encore du bonheur... être frappé de sa main. -Si ce n’était que de sa main... mais c’est souvent de ce qu’elle a dedans et c’est tantôt un manche à balai, tantôt un rotin. -Amable, dit sévèrement Cocardasse -tu ne connais pas ton bonheur. Dame Mathurine se sert d’une trique pour te caresser? Tant mieux, Caramba! les marques doivent en rester plus longtemps. -Ventre de biche! je voudrais bien t’y voir toi. -Ne dis pas cela, mordious! tu me fais venir l’eau à la bouche. -Ah! tiens, laisse-moi tranquille, s’écria Passepoil, exaspéré à la fin de voir son ancien compagnon partager si peu ses malheurs conjugaux. -Tu es trop bête franchement... et puisque tu es si féru de Mathurine, baille-le lui, ça m’est égal... je ne crains rien; elle saura te recevoir de la belle façon... ça te fera peut- être changer d’idée sur son compte. -Ah! couquinasse! Si tu n’étais pas un vieux camarade à moi, va, tu n’aurais qu’à bien te tenir... Tu serais tôt enrôlé dans la grande corporation! lança Cocardasse d’un air vainqueur. -Bon, bon, ne te gêne pas; je te répète que je n’ai aucune crainte... Seulement, je te préviens, elle griffe et pique. -Comme les abeilles et comme les roses! fit le poétique soudard. - Vivadious! pour goûter au miel des unes, pour respirer le parfum des autres, ne faut-il pas souffrir un brin, ma caille? -Soit, essayes-en... répliqua Passepoil ennuyé de cet entêtement qu’il jugeait stupide. Un silence suivit pendant lequel les deux maîtres se considérèrent à la dérobée. -Pauvre ami, pensa le Normand, -comme il est vieilli! que de rides!... Je ne m’étonne plus qu’il ait du mal à boire encore et cherche tardivement des distractions dans les frivolités des cotillons... Ah! comme j’en suis revenu, moi. -Pécaïre! se disait de son côté le Gascon, -me semble que le cher Amable est chaviré de fond en comble. Quelle face râpée, mordious! quelle maigreur! Eh donc! quelle ruine! Ne suis plus surpris maintenant qu’il verse dans la boisson... ne peut plus aimer, ce pauvre! -Maintenant, dit tout à coup Passepoil rompant le silence, -pour causer sérieusement, parlons de ce que Philippe m’a raconté. » Qu’est-ce que ces embûches, ces guets-apens auxquels, paraît-il, il n’a échappé que par miracle? -Ça, ami Passepoil, répondit le Gascon devenant grave aussitôt, - c’est une affaire très curieuse et que je vais te narrer... Écoute bien, tu vas apprendre des choses qui te surprendront extrêmement. -Au sujet de Philippe? -Oui, de Philippe qui est... ah! tu ne t’en doutes guère. Voyons, que crois-tu qu’il est, le pitchoun? -Mais... comment veux-tu que je devine?... puisque lui-même ne le sait pas. -Eh bien! tu vas le savoir, toi. Tu as entendu parler, je pense, de la mort de notre petit Parisien, Henri de Lagardère? -Certes. Je n’étais pas à Paris à cette époque; j’habitais alors le pays de ma femme et le mien, la Normandie, mais la nouvelle est venue tout de même jusqu’à moi. Cela m’a donné un rude coup et j’en suis resté chagrin longtemps... » Il a été assassiné, n’est-ce pas? -Oui, on l’avait attiré dans un piège... Ils étaient une quinzaine après lui. -Les lâches!... Ah! si j’avais été là! Les yeux de Passepoil flambaient. -Si nous avions été là, petit, veux-tu dire, interrompit Cocardasse avec reproche. -Ah! comme cette folle de Pétronille se fût invitée à la danse... » Mais nous n’étions pas là! -Et Lagardère a été écrasé par le nombre. Il y eut un moment de silence pendant lequel on n’entendit que la respiration courte des deux vieux maîtres d’armes, fortement émus par ce souvenir. -Mais dans quel but a-t-on voulu le faire disparaître? interrogea enfin Passepoil, retrouvant le premier la parole. -On n’a jamais su... pas plus qu’on n’a pu découvrir les meurtriers... C’était déjà assez curieux, hein? -En effet, car on a dû faire toutes les recherches possibles, je suppose. -Je crois bien, mais rien, rien; la police en a été pour ses frais. -Et Mme Aurore, comment a-t-elle supporté ce deuil? -Dame, tu comprends, ça l’a toute retournée, la pauvre! » Cependant, ce n’était que le commencement de ses malheurs. » Lagardère laissait un fils, un mignonnet de quatre ans, qui était une grande consolation pour elle. » Or, voilà que quelque temps après le petit tombe malade, on ne sait ni de qui ni de quoi et, frout! trépasse au bout de huit jours. » Pour le coup, la dame Aurore en a la cervelle en bringues et perd totalement la raison. » Alors on la fait partir en Lorraine, près de sa mère, -tu sais la fille du bonhomme de Caylus, celle qui était sans l’être, la femme du Gonzague -pour que le changement d’air lui fasse du bien, et elle y reste quinze ans. -Quinze ans! -Oui, rien que ça, et toujours folle. Eh donc! ça se passe enfin et ses esprits se remettent. Mais voilà-t-il pas qu’il lui vient une idée: « Mon petit n’est pas mort de mort naturelle, qu’elle se dit comme ça... Sûrement il y a eu une manigance là-dessous et, je veux tirer l’affaire au clair. » » Une vraie toque, quoi! » Dans cette intention elle revient à Paris, m’envoie chercher au cimetière Saint-Médard le cercueil du mignoun, et qu’il était lourd, mon bon! -Lourd, l’enfant? tu veux rire. -Bagasse, c’étaient les boîtes. -Les boîtes? -Les cercueils, mon pétiou; il y en avait plusieurs et des richement beaux. » Va bien! devant des témoins, la comtesse fait alors faire l’ouverture du cadavre... -Des cercueils, tu veux dire? -Hé! non, ma caillou, du cadavre que je te dis... Pour les boîtes, c’était déjà fait. -Mais, à quel propos? -Pour voir s’il n’y avait pas dedans rien de suspect. -Après quinze ans! -Faut te dire que le petit avait été embaumé et qu’elle espérait, s’il avait été empoisonné, comme elle le supposait, que l’intérieur du corps conserverait encore quelques traces du poison. » ... Ah! milladious, mon bon, si tu avais été là tu aurais vu comme moi une chose bien drôle. » Figure-toi que le cadavre n’en était pas un. -Comment cela? -Non, ce n’était qu’une espèce de poupée, une postiche en cire et en ciment. » Le petit comte il était mort sans être mort et on l’avait enterré sans l’enterrer. -Voyons, explique-toi, mon vieux, je n’y comprends goutte, fit Passepoil dont les tempes étaient mouillées par l’effort qu’il faisait pour suivre cette fantastique énumération. Cocardasse eut pour lui un regard de pitié. -Amable, dit-il, -ta tête elle n’est plus solide, je crois... » C’est simple pourtant. » On avait fait semblant de le faire mourir et on l’avait escamoté comme une muscade. » Une, deux, passez... On n’y avait vu que du feu. -Que diantre me racontes-tu là. -Ce qui est, pardious! -Mais qui a fait cela... et pourquoi? -Ah! c’est ici que l’histoire est encore plus bizarre. » Tu vas voir. Et Cocardasse apprit en détail à Passepoil de quelle façon avait été opérée la substitution, faisant entrer en scène Mlle de Wendel et M. Hélouin qui en étaient les principaux auteurs. Il lui fit connaître également le but poursuivi par celle-là et la confession de celui-ci. -Finalement, dit-il. -puisque l’on savait maintenant que si le pitchoun n’était pas défunt, c’est qu’il était vivant, ou du moins devait l’être, nous promîmes, M. Hélouin et moi de nous mettre immédiatement à sa recherche et de ne point nous reposer avant de l’avoir trouvé. » C’est ce que nous avons fait. M. Hélouin est resté à Paris, moi je suis allé un peu partout, vaguant à droite, à gauche, par ci, par là. » Mais le temps filait sans que nous réussissions à mettre la main dessus, lorsqu’un jour je me suis dit: Caramba! mons Cocardasse, tu n’es qu’une bête de chercher le gaillard dans le civil. Quand on a du Lagardère dans le sang on aime la guerre, les batailles; pardious! il doit être à l’armée. » Lors, je suis allé faire un tour au camp d’Ostende... et juste il y était. » Il t’a conté, n’est-ce pas, comment nous avons fait connaissance? -Quoi! ce serait Philippe le fils de Lagardère?... Le fils légitime? -Tu l’as dit, mon bon. Voilà que ta jugeotte elle revient. -Tu en as la preuve? -Que oui, et je n’en ai pas qu’une de preuve; pour vrai, il en pleut. -Dis voir, vite. -Rappelle-toi d’abord la date de son naufrage sur la plage de Saint-Valéry-en-Caux; à quelques mois près, si je ne m’abuse, elle correspondait à celle de sa disparition. -Tiens, oui, c’est vrai. -Puis ce nom de Philippe, qui est celui que portait le petit comte; puis aussi son âge, vingt et un ans, qui est l’âge que doit avoir aujourd’hui le fils de Mme Aurore. -C’est encore vrai; tout cela est bien pour faire croire que c’est lui. -Mais il y a plus encore. Tu n’as rien remarqué d’extraordinaire dans sa personne? -Ah! je vois où tu veux en venir. Tu veux parler de cette ressemblance étrange avec... -Notre Petit Parisien... Eh! oui. Est-ce assez Lagardère, hein? -Tout à fait lui... J’en ai été frappé dès le premier moment que je l’ai vu. Et sais-tu ce que je me suis dit instantanément -ne sachant pas d’abord si Lagardère avait un fils, et ensuite ne pouvant supposer, s’il en avait un, que pareille aventure lui fût arrivée -je me suis dit: Voilà à coup sûr un souvenir que le comte Henri a laissé à quelque belle fille pour clore sa vie de garçon. » Et ma croyance s’est affermie davantage, est devenue conviction, lorsque j’ai vu le gars manier la brette comme d’instinct. » C’était un soir, par une obscurité profonde, nous rentrions à Paris par la poterne de Popincourt, lorsque la route nous fut barrée soudain par six confrères jaloux qui voulaient bellement nous mettre en terre. » Il y avait là ton pays Grandcoeur, Joël Kermaria, Jean Poivre, Marie Bagatelle, Sulpice d’Apreville et O’Donnel. » Tous fières lames, comme tu dois le savoir. » Ah! ventre de biche! Si tu avais vu le petit! Quelle poudre! » En cinq coups d’épée, ni plus ni moins, et en moins de temps qu’il n’en faut pour te le dire, il mit bas cinq des maîtres d’armes. » Il essuyait déjà son fer que je m’escrimais encore contre Marie Bagatelle. -Bagasse! exclama le Gascon, -le pitchoun m’avait conté quelque chose d’approchant, mais, dans son récit tu étais bien plus fort que cela. Eh donc! il a de la modestie! Passepoil reprit: -Il n’y a plus de doute, ai-je pensé après ce coup-là, -ce garçon est bien le fils de son père. » Seulement, tu comprends que je ne me suis pas amusé à le lui dire. » D’autant plus que j’ai cru, d’après ce que je savais de son histoire qu’il avait été jeté sur les côtes de Normandie parce que sa mère, habitant probablement l’Angleterre, avait voulu le renvoyer à l’auteur de ses jours pour une cause ou pour une autre. » Or, comme c’était là une affaire délicate et dont je n’avais point à me mêler, j’ai laissé les choses telles qu’elles étaient, tout en m’occupant de lui le plus possible, dans la mesure de mes moyens. -Évidemment, tu ne pouvais pas savoir. Mais, maintenant que je t’ai appris ce qui s’est passé, n’as-tu pas ainsi que moi la conviction qu’il est le rejeton direct de Lagardère et non un enfant naturel comme tu l’as cru? -Certes si, je l’ai; tu viens de m’ouvrir les yeux. Oh! ce cher Philippe, que je suis donc heureux pour lui... Le sait-il au moins? -Non; M. Hélouin, le chef de file, qui a plus de malice que nous deux dans son seul petit doigt, a de fortes raisons pour le lui cacher jusqu’à nouvel ordre. » Ne vas pas t’aviser de lui en parler, surtout? -Du moment que tu me le recommandes, sois tranquille, je serai muet. » Et Mme Aurore? -Elle ne sait rien non plus. Il y a aussi des motifs pour que nous la laissions dans l’ignorance encore un peu de temps. Ça me démange de lui tout dire, mordious! car elle a bien de la peine, la pauvre, mais son amour dérangerait nos projets. -Vos projets? -Escoute donc. Parlons peu et parlons bien... car à toi, je peux tout dire. » Nous sommes presque sûrs, M. Hélouin et moi, de connaître celui qui a lancé Mathias Knauss aux trousses du pitchoun. -Bah! -Ver! et que ma langue se sèche, sandious! si tu devines jamais qui ça peut être. -Ce me serait difficile, parbleu? -Que oui; aussi j’aime mieux te le dire tout de suite. Eh bien! selon nous, c’est Peyrolles... ce couquin de Peyrolles... -Ventre de biche! Es-tu fou, ami Cocardasse! Ne te souviens-tu plus que nous avons vu tomber le traître dans le cimetière Saint- Magloire, près de la chapelle? -Si, je me souviens, mais les individus de son espèce ont la vie dure... et il en est revenu, sûrement. -Impossible! il avait la gorge traversée. » D’ailleurs, avant de nous en aller, je l’ai poussé du pied... il ne bougeait plus. -Té! c’était une ruse pour laisser croire qu’il était mort. -Et qui te le fait supposer? -Ce que Philippe nous a dit du grand vieillard qu’il avait rencontré la veille de son départ pour la Bohême. » Le portrait qu’il m’en a fait était absolument celui du valet de Gonzague; et le gros diamant que le petit a remarqué à son doigt, lequel diamant son maître lui avait donné pour le récompenser d’avance de l’enlèvement de Mlle de Nevers, dans la rue du Chantre, tu sais, a achevé de me le faire reconnaître. -Je suis tout ébaubi de ce tu m’apprends là. Alors, c’est lui qui poursuivrait Philippe? -Qui veux-tu que ce soit? Au reste, le pitchoun, dans l’affaire du puits de la rue du Fouarre et pendant qu’il était au fond, n’a-t- il pas entendu, au-dessus de lui, sa voix traînante? -En effet, il m’a dit cela. -Nous sommes donc quasiment certains de ne pas nous tromper. » Seulement, pour en être tout à fait sûrs, nous voulons le pincer flagrante delicto comme disent les robins, ce à quoi nous ne pourrions arriver si Philippe était rendu à sa mère dès maintenant, attendu qu’il serait à l’abri de ses coups et que Mme Aurore, sous aucun prétexte, ne voudrait nous permettre de l’exposer encore. » Tandis qu’en faisant comme si de rien n’était, Peyrolles essaiera à nouveau de lui jouer quelque mauvais tour... et se fera prendre sur le fait. » Car, tu penses, que sans en avoir l’air, nous serons toujours là à la piste. -Très bien, je saisis l’idée. Mais dis donc, moi, est-ce que je vais rester les bras croisés à vous regarder? » Il me semble que j’ai, de même que toi et M. Hélouin, le droit de protéger Philippe. -As pas pur! mon petit prévôt, tu seras avec nous. » Je comptais bien te le demander, car nous allons sans doute avoir besoin de ton aide d’un moment à l’autre. -À la bonne heure, mon noble ami. Ventre de biche! je suis prêt tout de suite s’il le faut. -Patiente mon bon. Nous ne savons pas ce qui va se passer. Je te l’ai dit, c’est M. Hélouin qui commande. » Mais aussitôt qu’il y aura du nouveau je viendrai te chercher et te dire: « À la rescousse, pétiou! c’est pour le rejeton de Lagardère, pour le fils de celui qui était avec toi et le vin mon unique amour. » *Dame Mathurine. Mme Passepoil était peut-être affligée des légers défauts que lui reprochait son mari, mais cela n’empêchait point que ce fût une excellente mère; et depuis qu’elle était avec Philippe elle n’avait cessé de l’interroger sur les faits et gestes de son « fiot ». Le jeune homme, quoi qu’il fût pris de fréquentes distractions qui pouvaient être mises sur le compte d’un malaise, car il paraissait souffrir et n’avait pas voulu déjeuner, se prêtait complaisamment à l’interrogatoire de la brave dame et donnait sur Boniface une foule de détails qui mettaient les larmes dans les yeux de son interlocutrice. -Mais pourquoi n’est-il pas revenu avec toi? lui demanda-t-elle; - il a donc été retenu là-bas. À cette question, Philippe ramené soudain au but de son voyage, ne répondit pas tout d’abord et parut tomber dans une sombre rêverie. Il hésitait, se demandant s’il devait avouer sur-le-champ à madame Passepoil l’infortune de Marine ou attendre que les événements la lui apprissent. Celle-ci, voyant qu’il demeurait silencieux, reprit: -Vous n’êtes point fâchés ensemble, au moins? -Fâché! s’écria vivement le jeune homme répondant plus à sa propre pensée qu’à la question qu’on lui posait. -Fâché! pauvre enfant, que le ciel m’en préserve!... La dame le regarda ébahie. -Ah, ça! exclama-t-elle, en l’interrompant; -que me charries-tu là avec « ton pauvre enfant »? Boniface est un homme, mazette! -C’est de Boniface que vous parliez? c’est juste. -Et de qui donc te parlerais-je? Voyons, vous n’avez pas de brouille, j’espère. -Non, non, madame Mathurine; je suis rentré seul à Paris parce que... j’y étais rappelé par une affaire des plus sérieuses... et dans laquelle Boniface n’était nullement intéressé. Lui, reviendra avec l’armée, d’ici une huitaine de jours. -Ah! fit Mme Passepoil, en remarquant les réticences du jeune homme. Puis avec un sourire malicieux: -Dis donc, garçon, veux-tu parier que je la connais, moi, cette affaire sérieuse? Philippe regarda Mathurine avec une inquiétude visible. -Vous la connaissez? -Eh! oui, pardine, continua celle-ci, -... il y a de l’amour sous cloche, hein! Gamin, va, ça sort à peine du maillot et ça a déjà de ces idées-là!... Le sergent hocha la tête en signe de dénégation et poussa un soupir qui pouvait être de la satisfaction ou du regret: attendu qu’il ne savait pas au juste comment entamer la confidence au sujet de Marine. -Ce n’est point cela? Alors qu’est-ce donc? demanda Mme Passepoil, en considérant avec attention le jeune homme, dont la physionomie, sous les pensées cruelles qui revenaient l’assaillir, prenait une expression de dureté qu’elle ne lui avait jamais vue. -Tu m’inquiètes, Philippe... de quoi donc s’agit-il? Ta figure renversée ferait croire à un malheur! » Voyons, ajouta-t-elle en lui prenant les mains qu’elle serra affectueusement, -est-ce que je ne puis pas savoir la chose, moi?... Quelquefois que je puisse t’être utile. Cette douce insistance allait peut-être décider Philippe à tout avouer à Mathurine, lorsqu’en ce moment une servante entra et remit une lettre à sa maîtresse. -Elle vient d’être apportée par un domestique de Mme la marquise de Verteuil, dit la fille; -on m’a recommandé de la donner tout de suite à madame, parce que c’était très pressé. -De madame la marquise de Verteuil... chez qui est Marine! fit Mme Passepoil étonnée. -Que peut-elle me demander? Aiguillonnée par la curiosité, elle fit vivement sauter le cachet et déplia la missive dont elle commença la lecture. Mathurine n’avait reçu qu’une instruction rudimentaire et si elle lisait « d’affilé l’écriture imprimée, » comme elle disait, elle avait une grande difficulté pour déchiffrer « l’écriture écrite ». Aussi, épelait-elle toujours et à mi-voix, les mots, lettre par lettre, avant de les assembler. C’est ce qu’elle se mit à faire pour les pattes de mouche de la marquise. Philippe, pris d’un pressentiment, suivait anxieux, la marche de ses yeux, cherchant à attraper au vol, dans le susurrement qui s’échappait de ses lèvres, quelques bribes de phrases dont il pût s’éclairer. Tout à coup, Mathurine ayant fini par saisir le sens de ce que lui écrivait Mme du Verteuil, poussa une exclamation de stupeur. -Dieu de Dieu! s’écria-t-elle en même temps, -que m’apprend-on là?... Notre petite Marine qui s’est sauvée de chez la marquise... et qu’on ne sait où elle est... Qu’est-ce que ça veut dire?... Tiens, lis, Philippe, pour voir si je n’ai pas la berlue. Le jeune homme savait mieux que personne ce qu’il en était. Néanmoins, dans le cas où Marine lui eût celé quelque chose, il crut bon de lire la lettre de la marquise. Voici ce qu’elle contenait: « Chère dame, » J’ai reculé jusqu’au dernier instant pour vous instruire d’un événement qui me jette dans la consternation. » La jeune fille que vous aviez placée chez moi, Mlle Marine Moutier, s’en est enfuie il y a une quinzaine environ, sans qu’il m’ait été possible, jusqu’à présent, de savoir ce qu’elle est devenue. » Depuis quelque temps, elle si gaie d’ordinaire était triste, mélancolique et délaissait tous les plaisirs de son âge, comme si elle eût eu un grand chagrin. » Plusieurs fois, j’avais essayé de la faire parler afin de connaître d’où venait ce changement dans son humeur, -changement dont je cherchais vainement la cause -mais toujours elle s’était renfermée dans un mutisme absolu, ne répondant à mes questions que par des larmes. » Il y a deux semaines, je donnais une fête de nuit. » Marine, ainsi que tous mes gens, était occupée au service des salons. « Vers le milieu de la soirée, et d’après ce qu’on m’a dit, juste au moment où on annonçait M. l’ambassadeur de Venise, un de mes familiers, elle fut soudain, et sans motif apparent, prise d’une violente agitation et presque aussitôt quitta l’endroit où elle se tenait. » À partir de cet instant, personne ne l’a plus revue nulle part dans mon hôtel. » Dès que j’appris sa disparition, je la fis rechercher dans tous les lieux où je la supposais pouvoir être; j’envoyai même chez vous, mais à votre insu, afin de ne pas vous alarmer. » Malheureusement toutes les recherches sont demeurées sans résultat et ne croyant pas devoir vous laisser ignorer plus longtemps ce singulier événement, je prends enfin le parti de vous en informer. » Voyez, chère dame, ce qu’il vous reste à faire. Encore une fois, je suis consternée. » Recevez mes civilités. » CYPRIENNE DE VERTEUIL ». Quand il eut achevé, Philippe rendit la lettre à Mme Passepoil. -Je le savais, dit-il simplement. -Comment, tu le savais? fit Mathurine stupéfaite de son ton calme. -Par quel hasard? -Ce n’est pas par hasard... Je sais de plus ce qui est arrivé à Marine et où elle est actuellement; je l’ai vue, hier. -Et tu ne disais rien? -Je n’osais pas... J’hésite encore... -Pourquoi?... Au lieu de répondre Philippe demanda brusquement: -Connaissez-vous le chevalier Zéno? -Ni des lèvres, ni des dents! avoua naïvement la brave dame. -À quel propos me parles-tu de ce chevalier? -Ce chevalier est l’ambassadeur de Venise dont il est question dans la lettre de la marquise... » C’est un infâme larron d’honneur. Il a pris celui de ma petite soeur Marine!... -Pauvre garçon, dit Mme Passepoil, en prenant dans les siennes les deux mains du sergent. -Je comprends maintenant ton silence et la douleur que tu cherchais à cacher. Dis-moi tout, va; ça te soulagera... Ne suis-je pas un peu votre mère à tous deux? En un récit rapide, le jeune homme fit alors à Mathurine l’analyse des faits que nous connaissons. -Et c’est pour punir ce misérable Zéno que je suis revenu en toute hâte à Paris... ajouta-t-il. -Ah! tu feras bien, mon enfant... s’écria dame Mathurine avec colère. -Le coquin!... il mériterait, vois-tu, d’être mis sur la roue!... Commettre un crime pareil!... » Si ç’avait été jamais à moi qu’il eût fait cette avanie, va, ça n’aurait pas été long. Tu peux m’en croire. Je lui aurais d’abord arraché les yeux, mis la figure en pièces avec mes ongles, puis ensuite... » Ah! tiens, je ne sais pas ce que je lui aurais fait, mais quand il serait sorti de mes mains, je te jure qu’il n’aurait plus valu grand’chose. Et de fait, à voir la carrure de Mathurine, ses mains larges comme des plateaux et que l’indignation où elle était lui faisait crisper furieusement, il était à présumer que le misérable Vénitien eût passé un vilain quart d’heure. -Mais, reprit Mme Passepoil, -il ne faut pas laisser ainsi cette pauvre fille toute seule. Tu vas l’aller quérir, Philippe, et la ramener tôt ici. -Ah! merci, Mme Mathurine, repartit Philippe avec élan; -ce que vous me dites là me fait bien plaisir... Je n’osais pas vous le proposer; je craignais que quelquefois vous n’ayez plus pour Marine autant d’estime qu’auparavant. -En voilà une idée, par exemple. Au contraire, je ne l’en aime que davantage. Est-ce que c’est sa faute à cette mignonne? Allons, va vite, petit, va vite. Je vais à l’instant lui préparer sa chambre: celle qu’elle habitait quand elle était chez nous. Le jeune sergent se leva. Cependant, au lieu de s’élancer directement vers la porte, puis de s’empresser d’aller chercher la jeune fille, il resta une seconde en suspens, étonné de sentir dans ses jambes une faiblesse inconnue. Mais son énergie ne pouvait pas l’abandonner ainsi. D’un bond, il franchit le seuil et se mit à courir vers la rue du Pas de la Mule en pensant: -À passer la nuit à la belle étoile, on gagne facilement des rhumatismes, à ce que je vois. Il se trompait. L’exaltation fébrile dans laquelle il vivait depuis quelques jours lui réservait une chute bien plus grave. Mme Passepoil, Philippe une fois parti, se disposait à monter à l’ancienne chambrette de Marine, pour la mettre un peu en ordre avant son arrivée, quand Cocardasse et son mari, ayant fini de causer, entrèrent pour voir ce que devenait le sergent. Le premier voulait, par la même occasion, se délecter encore de la vue de Mathurine avant de prendre congé définitivement. -Tiens, où donc est Philippe? demanda Passepoil en ne l’apercevant point. -Il est sorti! je l’ai envoyé faire une course; mais il va revenir bientôt. -Té! alors vais l’attendre céans, car je compte l’emmener avec moi, dit Cocardasse, heureux de pouvoir ainsi prolonger sa présence chez son idole. -L’emmener avec vous? questionna Mathurine, -et pourquoi? -Pour être en sa compagnie, donc. -Ma fois, tant pis pour vous, monsieur Cocardasse, mais nous gardons le petit près de nous tout le temps qu’il ne sera pas rentré à son régiment, c’est-à-dire jusqu’au retour de l’armée à Paris. N’est-ce pas Amable? Celui-ci fit un signe d’assentiment, le même qu’il faisait toujours quand sa tendre moitié le consultait, ce qui n’était d’ailleurs que pour la forme, car il aurait fait beau voir qu’il osât être d’un avis contraire au sien. -En ce cas, dit le Gascon, dissimulant le mieux qu’il put son désappointement -je n’ai qu’à me retirer... Et s’inclinant devant Mme Passepoil, presque à angle droit, il prononça: -Je réitère donc, dame Mathurine, mes salutations à votre endroit; je reviendrai souvent, capédédious! aussi souvent que... -Monsieur Cocardasse, interrompit Mathurine qui, cette fois, toute préoccupée qu’elle était de l’aventure arrivée à Marine, demeurait insensible à l’admiration du vieux soldat, -revenez aussi souvent que vous voudrez, ça m’est égal. » Pour le moment je suis très pressée, et je vous prie de me laisser passer. Le Gascon s’était, en effet, placé juste devant Mme Passepoil et lui barrait totalement le passage. -Permettez-moi, au moins, dame Mathurine, reprit-il sans bouger d’une semelle, -de vous dire encore, avant que je sois privé de votre vue, combien... Il ne put terminer sa phrase. La puissante épouse du vieux maître d’armes, agacée de toutes ces lenteurs, venait de se faire place elle-même en saisissant le soudard par le bras et en le mettant de côté sans cérémonie; et cela si rudement que notre homme en avait opéré une triple volte, tournant à la façon d’une girouette, et était allé prendre contact avec un meuble situé à l’autre bout de la pièce. -À vous revoir, monsieur Cocardasse, lança la victorieuse Mathurine du seuil de la porte. -À vous revoir, quand vous voudrez; j’aurai plaisir à vous entendre pareillement de même m’expliquer votre admiration. Et elle s’éclipsa sur ce défi. Passepoil s’approcha de son ancien compagnon. -Une caresse, hein! lui dit-il d’un air narquois. -Quelle femme, sandiéous! Quelle femme!... s’écria le Gascon encore tout étourdi. -Douce comme un agneau, n’est-ce pas? -Délicieuse, Caramba!... Délicieuse! Ah! je vais faire une marque où sa main a touché. -C’est inutile, elle doit y être... ventre de biche! Toutefois tu peux mettre un emplâtre si tu veux. -Ça ne fait rien, couquin! si tu n’appelles pas ça le bonheur!... -Oh! si, le vrai, même. Mais ne te gêne pas, de celui-là tu peux en goûter à ton aise, je te le permets, et dame Mathurine aussi. De sa part, c’est une gracieuseté exceptionnelle. » Sur ce, ami Cocardasse, il me faut retourner à ma salle; c’est l’heure où le monde revient. » M’accompagnes-tu? -Je ne le puis: j’ai besoin de me reposer un tantinet. Mais tu me verras tous les jours maintenant, mon pétiou. -C’est cela; et comme c’est convenu, dès que tu auras besoin de moi, fais-moi signe. -As pas pur! ce ne sera peut-être pas long. Seulement, une recommandation: veille bien sur Philippe pendant qu’il va être chez toi. Tu sais, on le guette dans Paris. -N’aie crainte, je m’en charge... Adieu. -Eh donc! s’écria Cocardasse voyant que Passepoil le quittait; - est-ce ainsi qu’on se sépare, mon bon? Allons, encore une accolade. Amable ne se fit pas prier et les deux amis se séparèrent après cet acte réciproque de tendresse. En mettant le pied dans la rue, le Gascon songea à emmener son cheval qu’il avait, on se le rappelle, abandonné insouciamment dehors. Mais la pauvre bête avait profité du repos que lui avait momentanément octroyé son maître d’occasion, son bourreau, pour mourir tranquillement. Elle gisait tout de son long sur le pavé, les yeux vitreux et les membres déjà rigides. -Té! cette idée qu’elle a eue! fit Cocardasse. Et avec dédain: -La mazette! Elle n’était pas de force! On ne fait pas de chevaux pour des cavaliers de ma trempe. Puis après cette oraison funèbre, il s’éloigna pour se rendre rue de la Ferronnerie, à la maison du Pilon d’Or, où son ami, M. Hélouin, à titre de propriétaire, lui avait offert l’hospitalité. *Chassés-Croisés. Philippe était sorti depuis quelques minutes à peine de la demeure de Passepoil, que M. Hélouin se présentait chez le vieux maître, accompagné de Marine. Deux heures auparavant, il était arrivé à l’hôtel où logeait la jeune fille, encore tout poudreux du long voyage qu’il venait de faire. Le retard, occasionné par la nuit passée dans la ferme où il avait failli être assassiné avec Cocardasse, lui donnait de l’inquiétude et il voulait savoir immédiatement ce qu’était devenu Philippe durant ces dernières vingt-quatre heures. Selon toute probabilité, le sergent avait dû se rendre sur-le- champ auprès de sa soeur d’adoption. Il pensait donc qu’en allant chez elle, ou il l’y trouverait ou, s’il était absent, il saurait du moins à quoi s’en tenir sur son compte. Aussi, grande fut sa surprise en apprenant, de la bouche même de la jeune fille, qu’il n’était resté que peu de temps avec elle et était parti pour se mettre à la recherche du Vénitien. Et plus grande encore fut son appréhension quand on lui dit qu’il n’avait pas reparu depuis la veille. Toutefois, en voyant les transes que causait à la pauvre enfant cette absence inexplicable, loin de lui faire part de ses craintes, il ne songea au contraire qu’à la rassurer. Il y parvint en partie. Mais il réfléchit alors que, Philippe n’étant pas là, il devenait imprudent de la laisser davantage ainsi isolée et qu’il valait mieux, malgré toute la sollicitude dont l’entourait dame Gloria, la digne hôtesse du Roussin d’Arcadie, la placer sous une égide plus sûre. Habile à lire au fond des pensées, grâce aux quelques paroles d’explication fournies par la jeune fille sur le motif de l’absence du sergent, grâce surtout au nom du chevalier qui lui avait échappé, en quelques secondes M. Hélouin n’avait pas eu de peine à reconstituer presque de point en point l’aventure lamentable dont Marine était la victime et dont Zéno devait être le triste héros. -Puisque vous ne voulez plus retourner chez votre protectrice, dit-il au bout d’un moment; -refuserez-vous aussi, mademoiselle, d’aller chez des gens pour lesquels votre ami Philippe a la plus grande estime et auprès desquels il vous retrouvera certainement? -Où cela et chez quels gens? -Derrière le petit Châtelet, chez les époux Passepoil, répliqua M. Hélouin, se rappelant à propos le nom du maître ès-armes dont Cocardasse lui avait longuement parlé en route, tout en lui rapportant l’histoire des jeunes années de Philippe. À cette proposition inattendue, une vive rougeur envahit les joues de Marine. -Non, oh! non, balbutia-t-elle, -laissez-moi ici. » Je suis une malheureuse vouée au deuil, et je préfère rester dans ma solitude, car il me serait trop pénible de me retrouver, indigne, face à face avec ceux qui m’ont connue honnête. Cependant, à force de raisonner la pauvre enfant, de lui démontrer avec douceur qu’elle ne faisait qu’aggraver sa situation déjà compromise, en ne cherchant pas une protection plus efficace que la sienne, puisque celle de celui qui lui servait de frère lui manquait momentanément. M. Hélouin finit par la décider à venir avec lui trouver l’épouse d’Amable. -Et quand Philippe reviendra, que pensera-t-il en ne me voyant plus? observa-t-elle à bout d’arguments. -Ne vous mettez point en peine à cet égard, ma chère enfant, répliqua l’obligeant policier; -je vais donner l’ordre à dame Gloria de lui faire savoir où vous êtes. En effet, il informa l’hôtesse du départ de Marine, en lui indiquant la résidence de Passepoil, chez lequel elle se retirait; puis, de peur que la jeune fille ne revînt sur sa détermination, il l’emmena aussitôt. Mais, pendant toutes ces longueurs, les instants avaient fui, et voilà pourquoi ils arrivèrent chez le maître ès-armes trop tard pour y rencontrer le sergent aux gardes-françaises. Point n’est besoin de dire si la jeune fille fut tendrement reçue par dame Mathurine, dont l’amitié compatissante lui fut une grande consolation dans son infortune. À peu près remise, en se sentant près d’un coeur aimant, et rassurée en même temps sur le sort de Philippe, pour la première fois depuis quinze jours elle sentit renaître une faible lueur d’espoir et regretta d’avoir offensé Dieu en voulant mourir, puisqu’il se trouvait encore des gens assez indulgents pour la plaindre et pour l’aimer. Quant à M. Hélouin, chaudement félicité par Mathurine de l’avoir prévenue dans sa bonne action, il s’éloigna bientôt, un peu pour ne pas troubler par sa présence les épanchements des deux femmes, beaucoup pour rechercher le jeune sergent. En quittant Mme Passepoil, Philippe n’avait fait qu’un bond jusqu’à la rue du Pas-de-la-Mule. Il était tout joyeux de pouvoir annoncer à sa petite soeur que l’excellente femme l’attendait les bras ouverts. N’était-ce pas déjà pour elle un commencement de réhabilitation. Passant rapidement devant le bureau où se tenait la corpulente hôtesse, sans remarquer qu’à sa vue celle-ci lui avait fait un signe comme pour l’arrêter au passage, il était arrivé en une seconde au haut de l’escalier dans le couloir qui conduisait au logement de la jeune fille. -Marine! cria-t-il en ouvrant la porte. -Marine! j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer; je sors de... Mais les mots s’éteignirent sur ses lèvres. Il venait de pénétrer dans la chambre et la voyait déserte. L’étonnement le cloua sur place. Où était-elle donc? Des yeux il fit le tour de la pièce. Parbleu! c’était bien inutile; il ne lui était pas nécessaire d’y regarder deux fois pour constater l’absence de sa soeur. -Qu’est-ce que cela signifie? balbutia-t-il. -Je lui avais fait promettre de m’attendre et de ne pas bouger d’ici. Il oubliait que son absence n’avait pas duré moins de vingt-quatre heures, et restait là, cherchant à deviner le mot de cette énigme, quand il aperçut sur le carrelage plusieurs traces poussiéreuses qui lui parurent insolites. Il se baissa et, en les examinant de près, reconnut qu’elles dessinaient la forme d’un pied masculin. Alors, ne se doutant nullement de la venue récente de M. Hélouin, un terrible soupçon vint tout naturellement s’emparer de son esprit prévenu. Atterré, il se dit: -Marine a été enlevée!... entraînée hors de son asile par une main criminelle. Et cette idée s’emparant en un instant de son cerveau tout entier, sans laisser place au moindre raisonnement, il s’écria: -Oui... oui... c’est lui... Il n’y a que ce misérable Zéno pour être l’auteur de cette nouvelle infamie... Il aura découvert sa retraite... et, la sachant sans défense, l’aura arrachée d’ici pour en faire encore une fois l’objet de ses plaisirs! Oui... oui... c’est cela... il ne peut en être autrement!... Sous l’empire de cette conviction, qui s’ancrait davantage en lui, le jeune homme fut pris d’une rage folle. -Ah! damnation! prononça-t-il d’une voix étranglée par la fureur. -Je le tuerai! le misérable!... je le tuerai comme on fait d’une bête malfaisante! Où qu’il soit, je l’atteindrai et rien... rien ne pourra le soustraire à mes coups... Puis, soudain, se frappant le front comme si sa raison vacillante lui montrait enfin la marche à suivre: -Mais que fais-je ici? ajouta-t-il. -Ne devrais-je pas être déjà à sa poursuite... » Ah! je n’ai pas un moment à perdre... et il me faut à l’instant délivrer Marine des mains du traître. Aussitôt, joignant l’action à la parole il s’élança hors de la chambre avec la vitesse d’un projectile s’échappant d’une catapulte. Il va de soi que si le jeune homme eût été dans son état normal, il ne se fût pas expliqué aussi promptement, et surtout aussi tragiquement la disparition de la jeune fille. La plus simple logique lui commandait en effet, avant de former la moindre conjecture, de s’enquérir d’abord auprès de la maîtresse de l’hôtel de ce qu’était devenue sa locataire; car évidemment, il était impossible qu’elle l’ignorât. Mais les événements auxquels il avait pris part depuis quelques jours, ainsi que les secousses successives qui en étaient résultées pour lui, avaient, en épuisant ses forces, altéré ses facultés mentales, et il en était, à cette phase critique où l’esprit exacerbé voit tout sous un jour faux et trompeur qui donne aux faits les plus insignifiants une importance qu’ils sont loin d’avoir. De là cette idée de rapt qu’avaient fait naître en lui quelques parcelles de poussière attachées au sol. Comme il franchissait, à la façon d’un ouragan, les dernières marches de l’escalier, il manqua heurter un corps opaque qui tenait presque toute la largeur de la cage et dont il n’eut pas le loisir de distinguer la nature. L’obstacle semblait animé d’un mouvement singulier et paraissait monter les degrés sans hâte, en se dandinant de droite et de gauche à la façon d’un plantigrade en belle humeur. Une rencontre avec cette masse mouvante eût été certainement fatale à Philippe, et sa rapidité la rendait presque inévitable; mais il eut l’instinct de profiter du balancement régulier du mur vivant, et se glissant comme une flèche entre lui et la rampe, il put poursuivre sans encombre sa course impétueuse. À peine Philippe était-il passé et déjà loin, qu’une voix lamentable fluette et perçante, sembla sortir de la masse mouvante. Cette voix appartenait en propre à dame Gloria, dont la majestueuse personne -qu’on nous pardonne si ce n’est pas assez respectueux -formait la barricade si habilement tournée par le jeune homme. En voyant de son bureau entrer le sergent dans l’allée de l’hôtel, elle avait fait un geste gracieux pour l’appeler afin de remplir près de lui la commission dont M. Hélouin l’avait chargée. Mais cette invitation tacite étant restée sans effet, elle avait cru de son devoir, -faisant à son insu ce que n’avait pu faire le prophète Mahomet -de mettre la montagne en mouvement et d’aller au-devant du garde-française puisque celui-ci ne venait pas à elle. À cette intention, elle s’était désencastrée de dedans son fauteuil, non sans de vigoureux et laborieux efforts, puis se mettant en marche, s’était avancée vers les degrés que Philippe avait plutôt escaladés que montés. Cette évolution lui avait bien demandé deux ou trois minutes et causé un si fort essoufflement, qu’elle en ressemblait quelque peu à un léviathan échoué sur le sable. Néanmoins, avec un courage digne des plus grands éloges, elle avait entrepris incontinent l’ascension de l’escalier à l’aide des barreaux de la rampe et de la corde longeant la muraille, qui lui servaient à opérer la traction nécessaire au hissement de sa lourde masse. Et c’est au moment où elle avait déjà gravi quatre marches que le sergent, passant près d’elle comme une trombe, disparaissait avant seulement qu’elle eût eu le temps de desserrer les lèvres. -Ah! mon Dieu! gémit-elle alors, quand elle fut revenue de sa surprise, -et ma commission?... Que va dire M. Hélouin?... » C’est-il possible d’aller un tel train... Il m’a tourné les sangs, ce garçon... » Mais pourquoi se sauve-t-il ainsi?... Il faut pourtant que je lui dise ce qu’il en est... -Sergent?... Monsieur le sergent?... cria-t-elle en se retournant pour redescendre, opération aussi difficile que périlleuse. - Attendez-moi... j’ai à vous parler... Mademoiselle Marine... Elle eût pu continuer encore longtemps de la sorte... Philippe n’était plus là pour l’entendre. Elle en eut conscience en arrivant toute suffocante au seuil de l’allée. -Ah! ces jeunes gens, tous les mêmes, fit-elle avec dépit. -De mon temps on avait encore du respect pour le sexe et pour... la beauté... mais aujourd’hui!... Toute sa bile se fondit en un large: ouf! de satisfaction au moment où elle se laissait retomber entre les bras de son robuste fauteuil. Toujours dominé par l’idée que Marine avait été ravie par le chevalier et que c’était par conséquent près de lui qu’il lui fallait l’aller chercher, le sergent Belle-Épée avait pris le chemin de l’ambassade de Venise, ne se souvenant plus de ce qu’on lui avait dit la veille, c’est-à-dire que l’ambassadeur n’y venait jamais, et songeant encore moins à l’invraisemblance qu’il y avait d’y supposer la jeune fille. Mais, nous le savons, le pauvre garçon était totalement déséquilibré et raisonnait à tort et à travers. Il ne tarda pas à arriver à l’hôtel de la rue Montmartre. Sans se donner la peine, cette fois, de demander à parler au chevalier, il franchit la grande entrée et pénétra brusquement à l’intérieur d’une vaste salle, en s’écriant: -Où est-il?... où est-il, le misérable? où se cache-t-il avec elle?... À cette irruption bruyante, des valets à demi endormis sur des banquettes se réveillèrent soudain, et le prenant pour un fou, se jetèrent au-devant de lui pour l’empêcher d’aller plus avant. Mais autant aurait valu essayer d’arrêter un boulet au milieu de son trajet. D’un geste violent, écartant ceux qui s’opposaient à son passage, il traversa en quelques bonds les différentes salles de jeu vides à cette heure, mais dont les tables indiquaient assez la destination, puis après avoir gravi un escalier de service et poussé deux ou trois portes il entra comme un tourbillon dans les bureaux du personnel en clamant de plus belle: -Où est-il? Mais où est-il donc? » Et elle... qu’en a-t-il fait, le lâche? Son regard enflammé tomba sur le premier secrétaire qui l’avait expédié la veille avec un certain sans-gêne. Il courut à lui. -Votre maître?... Où est votre maître?... lui demanda Philippe en l’empoignant par le jabot et en le secouant comme un prunier. -Mais, répondit le malheureux à demi suffoqué par l’étreinte du jeune homme -je vous ai déjà dit hier qu’il... -Conduisez-moi vers lui sur-le-champ... intima le garde-française -sans quoi c’est vous que je châtie à sa place. -Encore une fois... monsieur... le sergent, fit le secrétaire dont la face était écarlate; -je vous assure... que je ne sais... pas où il est... -Si, vous le savez... mais vous ne voulez pas me le dire... car il vous plaît d’empêcher cet infâme de tomber entre mes mains! vociféra presque Philippe qui accentua la pression de ses doigts sur la gorge du pauvre diable dont le visage de rouge ponceau qu’il était commença à tourner au violet. -Je vous assure... je vous assure... hoqueta le malheureux que l’asphyxie gagnait. Tout à coup, plusieurs valets apparurent -ceux-là même dont Philippe avait interrompu la sieste en pénétrant dans le tripot, - ils s’élancèrent sur le jeune homme qui à leur vue lâcha le secrétaire et mit l’épée à la main. Les domestiques reculèrent. Redevenu libre, le subordonné de Zéno ne s’attarda pas à voir ce qui allait suivre. Tournant vivement les talons, il se sauva avec la rapidité d’un daim poursuivi par une meute. Cette fuite redoubla la fureur de Philippe. -Ah! tu m’échappes!... cria-t-il, -tu veux aller prévenir ton maître... mais j’arriverai près de lui avec toi... Et il s’élança sur les traces du fugitif qui avait enfilé une suite de pièces affectées aux divers services de l’ambassade et dans lesquelles étaient occupés une quinzaine de scribes. Alors, ce fut une course épique. Si l’italien était leste, Philippe l’était encore davantage et se rapprochait de lui à chaque pas. Derrière eux, venaient les valets qui couraient aussi, mais en ayant soin de se tenir à une distance raisonnable du forcené qui révolutionnait ainsi l’ambassade. Les plumitifs témoins de cette chasse étrange poussaient des cris d’effroi et se cachaient sous leurs tables, leur couardise leur indiquant ce moyen salutaire d’éviter l’épée nue du sergent. Enfin, le premier secrétaire parvint à la dernière pièce des locaux, pièce qui était sans issue et où il allait inévitablement se trouver à la merci de son ennemi. Comprenant le danger, à peine y eut-il pénétré qu’il en ferma la porte et poussa un verrou dont elle était munie. Il avait lieu de se croire dès lors en sécurité, cette porte étant de chêne plein et fortement consolidée par des traverses. Il se trompait néanmoins. Philippe arriva devant l’obstacle et d’un coup d’épaule à enfoncer un mur, fit sauter les battants de l’huis, dont les éclats, sous la violence du choc, se dispersèrent de tous côtés. Peut-être, alors, allait-il se passer une scène tragique, car le garde-française, au paroxysme de la fureur, et ne se connaissant plus, se préparait à se jeter sur l’italien que, dans sa folie, il croyait complice du chevalier, lorsqu’un nouveau personnage surgit soudain et se plaça résolument devant lui. C’était M. Hélouin. -Pour Dieu! sergent Philippe!... Qu’allez-vous faire? exclama-t- il. -Revenez à vous, mon ami!... -Je vais punir ces lâches qui ont enlevé Marine!... répliqua le jeune homme avec véhémence et ne songeant pas à s’étonner de la présence du policier amateur. -Mais elle n’est pas ici... elle est chez madame Passepoil où je viens de la conduire!... -Quoi?... Que dites-vous?... Marine est chez madame Passepoil?... -Oui, oui, venez près d’elle, elle vous attend. La colère du sergent tomba immédiatement. Mais cette brusque transition de l’exaspération où il était, à l’apaisement subit causé par ce que lui apprenait M. Hélouin, provoqua en lui un affaissement général et il sentit ses idées se confondre, devenir diffuses, en même temps que sa pensée s’anéantissait dans son cerveau, comme si tous les ressorts de celui-ci se fussent brisés tout à coup. M. Hélouin expliqua en quelques mots la méprise de son compagnon, fit des excuses au premier secrétaire qui se jurait tout bas de faire faire une réclamation par voie diplomatique et s’empressa d’emmener Philippe devenu complètement inerte. Voici ce qui avait amené si à propos le policier amateur à l’ambassade: Au sortir de chez madame Passepoil, il était retourné au Roussin d’Arcadie où Philippe devait l’avoir précédé d’une demi-heure au plus. Il craignait que dame Gloria n’eût pas rempli convenablement sa commission et, par suite, eût mis le jeune homme dans l’inquiétude. En apprenant que l’hôtesse n’avait même pas pu lui adresser un mot et qu’il était parti comme l’éclair, il eut la prescience que le pauvre garçon avait cru à un enlèvement, et s’était aussitôt lancé à la recherche de sa soeur et à la poursuite de son ravisseur. Tout autre que M. Hélouin eût arrêté là ses investigations faute de piste à suivre, car il lui était bien difficile, en effet, de savoir où diriger ses pas, dame Gloria n’ayant su lui fournir aucun renseignement, affalée qu’elle était dans son fauteuil qui gémissait à chacune de ses expirations de cétacé en détresse. Mais, M. Hélouin ayant une mémoire prodigieuse et se servant à l’occasion de tous les mots entendus, se rappela de suite le nom du chevalier Zéno prononcé par Marine. Ce fut pour lui comme un trait de lumière. -Il doit être à l’ambassade! se dit-il en prenant en toute hâte la direction de la rue Montmartre. -Si c’est le fils de Lagardère, comme l’affirme Cocardasse et comme j’ai tout lieu de le croire moi-même, rien ne l’arrêtera... Bon sang ne peut mentir!... » Allons, pressons-nous, il s’agit d’éviter un malheur. On a vu qu’il avait deviné juste et combien opportune avait été sa venue. *Les Deux Augures. -Ah! bonne Vierge! dans quel état vous nous le ramenez, notre pauvre Philippe! s’écria dame Mathurine à la vue du jeune homme qui venait d’entrer avec M. Hélouin. -Mais il est malade, ce petit... regardez donc sa figure? Cette exclamation de la brave femme n’était que trop motivée. Le visage congestionné, les yeux aux prunelles dilatées et au regard perdu mais brillant d’un singulier éclat, les membres agités d’une trémulation convulsive, tout, dans la personne du sergent, offrait les symptômes les plus alarmants. -Il faut qu’il prenne le lit immédiatement, dit le policier bas à Mathurine; -autant que je puis m’en rapporter à mon propre jugement, il est sous le coup d’une fièvre cérébrale. -Le malheureux! gémit la bonne dame! Comment, vous croyez?... -J’en ai grand’peur!... d’ailleurs, nous allons être fixés avant peu, car je cours chercher un médecin. -Un médecin? mais nous en avons un à notre porte. -Un bon? -Un prince de la science, monsieur, un savant recherché à la cour... le docteur Cabalus... -César Cabalus! vous feriez mieux de vous abstenir, ma chère dame, fit M. Hélouin avec quelque dédain. Puis se ravisant: -Au surplus, vous avez raison, car il s’agit d’aller au plus pressé... Faites-le donc venir sur l’heure. Moi j’en ramènerai un meilleur dans quelques instants. » En attendant, je vous le répète, faites-lui prendre le lit tout de suite. M. Hélouin partit précipitamment, pendant que dame Mathurine, suivant son conseil, conduisait Philippe, absolument inconscient de ses actes, dans une chambre hâtivement préparée et, le déshabillant, comme une mère, l’obligeait à se coucher. Sur son ordre, Amable Passepoil, absolument bouleversé, avait abandonné sa salle, alors pleine de monde, pour courir chez l’homme de l’art que Mathurine entendait donner comme médecin à son malade. -Ventre de biche! se disait-il en allant; -un docteur de la cour ce n’est pas trop. Pour sauver le fils du Petit Parisien, j’en prendrai deux, dix même! et s’il le faut, toutes mes économies y passeront. » Ah! mon noble ami Cocardasse verra que je ne lésine pas. Mais il parlait mieux qu’il n’agissait vite, car une demi-heure après, quand il revint au domicile conjugal, accompagné de notre ancienne connaissance, le docteur Cabalus, celui-là même que la comtesse Aurore avait chargé de l’autopsie du pseudo-cadavre de son fils, tous deux se rencontrèrent à la porte avec deux autres personnages qui arrivaient du côté opposé. C’était M. Hélouin, précédant Ange Raphaëli, un médecin alors à la mode dans la classe bourgeoise. Les deux confrères se regardèrent, se reconnurent, eurent simultanément un sourire de mépris et, sans même se saluer, se prirent à gravir de front l’escalier. Cabalus n’avait pas accordé un regard à M. Hélouin et Raphaëli ne s’était pas avisé de remarquer Passepoil. Tous deux étaient également fiers de leur renommée, mais César Cabalus avait quelques droits à prendre le pas sur son rival tant parce qu’il était médecin de la cour, que parce que le cordon de l’ordre de Saint-Ignace ornait son pourpoint, honneur que lui avait fait obtenir le marquis de Chaverny, à la pressante sollicitation de sa cousine, Aurore de Lagardère. On sait combien peu le bavard Cabalus méritait cette faveur, obtenue à la suite du simulacre d’autopsie pratiquée par lui à l’hôtel de Nevers. Parvenus dans la chambre où avait été conduit le jeune sergent, les quatre hommes s’approchèrent du lit près duquel était agenouillée Marine, ayant auprès d’elle Mathurine assise. Le premier soin des deux médecins -et en cela ils agirent avec une touchante communauté d’idée -fut de faire écarter les femmes. Puis, minutieusement, l’un et l’autre, mais avec des manières bien différentes, ils se prirent à examiner, à palper, à ausculter le sujet. Dans le coin où elle s’était retirée, la pauvre petite Marine pleurait silencieusement. Elle était intimement persuadée que son frère fût revenu plus vite si on avait laissé sa main appuyée contre son coeur. Le jeune homme était bel et bien atteint d’une fièvre cérébrale qui s’annonçait comme devant être d’une violence extrême. Si l’on songe à quel surmenage physique et moral il avait été soumis depuis six jours et alors que ses chairs saignaient encore du coup de poignard que Knauss lui avait donné dans le bois, près d’Ostende, on ne s’étonnera point, pour aussi robuste qu’il fût, de ce que ses forces aient fini par le trahir. Nous avons déjà vu maître Cabalus à l’oeuvre; ainsi du reste que la plupart de ses confrères de la Faculté, il faisait passer la science avant la pitié. Quoique, avec des prétentions moins exagérées, maître Raphaëli était une copie du même genre. Lorsqu’ils tombaient sur « un beau cas », ils ne se tenaient pas de joie, et, sans souci des angoisses qu’ils causaient non seulement au patient, mais aussi à ses proches, ils ne se gênaient point pour énumérer avec une prolixité cruelle les divers éléments morbides qui constituaient, d’après eux, l’affection à traiter ainsi que les phases par lesquelles devait passer le malade, quelque pénibles ou douloureuses qu’elles fussent. Or, le mal de Philippe se trouvait être, paraît-il, dans la catégorie des « beaux cas », car, dès que nos savants personnages en eurent constaté la nature, leurs traits s’éclairèrent d’un vif rayon d’allégresse. César Cabalus parla le premier comme c’était son droit. -Superbe! s’écria-t-il, -phlegmasie de l’arachnoïde viscérale et de la pie-mère, avec oedème de la substance médullaire, compliquées d’ataxie du névraxe... Il y a longtemps que je n’ai eu pareille aubaine. -Moi de même, répliqua l’autre. -Pour la complication d’ataxie, je ne vous dis pas; mais l’écrasement général vient d’un épanchement double au cerveau. Mathurine effrayée écoutait cette kyrielle de noms barbares, se demandant comment il était possible que le jeune homme fût affligé de tant de maux à la fois. Marine priait et pleurait. Philippe lui, heureusement, était hors d’état de comprendre une seule des paroles qui frappaient son oreille, sans quoi il eût pu se croire réellement arrivé à sa dernière heure. La voix criarde du Dr Cabalus reprit: -Curieux sujet d’études, très curieux en vérité, et que la vigueur du malade va rendre encore plus intéressant. Ah! la fièvre va avoir fort à faire; elle s’est attaquée à un gaillard qui lui donnera du fil à retordre. Tudieu! ajouta-t-il, en examinant la musculature du jeune homme, - voilà de quoi lui résister... et je suis là pour le surplus... Raphaëli, sorte de géant, auprès duquel son confrère paraissait un nain, interrompit d’une voix de stentor: -Parbleu! vous me la baillez belle, avec votre présence. Dans un cas aussi pressant à quoi êtes-vous bon?... que pouvez-vous faire?... tandis que moi!... La guerre était déclarée et Cabalus allait répliquer vertement quand Mme Passepoil demanda avec anxiété: -Est-ce qu’il serait en danger? -Oui et non, repartit maître Cabalus. -C’est selon... Oui, s’il se forme des dépôts plastiques et purulents; non, s’il ne s’en forme point. -Ah! fit Mathurine qui n’était guère plus avancée. -Mais, interrogea le vieux maître d’armes; -craindriez-vous la formation de ces dépôts? -Je ne saurais vous répondre dès à présent; il me faut auparavant voir la marche du mal. » Si la céphalalgie qui existe actuellement s’accentue, c’est mauvais signe; si elle diminue, au contraire nous avons des chances pour que cette aggravation ne se présente pas. -Oh! sauvez-le! sauvez-le! supplia Marine, en joignant les mains. -Belle proposition, ricana le docte Italien; -l’oracle des bobos de la cour de France serait bien empêché d’arrêter la marche d’une congestion aussi caractérisée... moi, par contre, je réponds de tout... laissez faire, et vous allez voir. En un tour de main il déboutonna son pourpoint du haut en bas, le dépouilla, retroussa ses manches le plus haut possible, découvrant ainsi des bras d’athlète et armé d’un bistouri s’avança vers le patient. Il atteignait le lit et repoussait déjà la couverture, quand César Cabalus, héroïque et fort comme jadis David devant Goliath, se dressa entre lui et Philippe, sur la tête duquel il étendit sa main maigre et velue dans un superbe geste de protection. -Ah! ah! ah! fit-il sur trois tons différents. -Vous voudriez le sangsuer, le vantouser, le saigner, le vésicatoirer, le sétonner peut-être, le sinapiser sans aucun doute?... Je m’y oppose! » Des épanchements, des congestions, autant de mots stupides pour désigner un nombre égal de fadaises!... » Misère de moi! l’ignorance, cette plaie hideuse se glisse donc dans notre respecté corps médical?... » En vérité, je vous le dis, autant vaudrait mettre des cautères sur une jambe de bois!... Saignez, sangsuez ou vantousez le sujet, il mourra! vésicatoirez-le, idem! sétonez-le, idem et per eamdem rationem! » Il ne s’agit pas de se dire Esculape, le tout est de l’être, et vous n’y entendez rien, c’est clair, pour avoir confondu une névrite, qui existe, avec une paralysie des lobes cérébraux qui existe aussi, mais chez vous seulement... -Prenez garde! s’écria le Dr Ange Raphaëli qui jusque-là s’était contenu avec peine. -À quoi? demanda flegmatiquement Cabalus en haussant les épaules. Puis il poursuivit: -Le vrai, le beau, l’utile est d’avoir un système et de le suivre... » La sueur, monsieur, il n’y a que la sueur, cette sécrétion aqueuse et qui est le principe vital même s’épandant par les pores de chaque être! Dites donc le contraire? » Avec ce modeste instrument et l’intelligence qui est là -il montra sa loupe et se toucha le front -je vois au fond des choses et dompte, sans distinction, tous les maux qui s’acharnent contre la nature. -Même l’ataxie? -Surtout l’ataxie! Armé du secret des transpirations, j’agis sur le trisplanchnique comme je redresserais un clou tordu avec un marteau... Tous les assistants écoutaient cette longue divagation avec stupeur. Profitant d’un moment où il se voyait obligé de reprendre haleine, César Cabalus se pencha sur Philippe et braqua son verre grossissant sur ses tempes en moiteur. -Que vous disais-je? reprit-il, en se redressant. -Mon système est fée. » Je vais au-delà des horizons permis. » Les ignares me traitent de sudropathe, mais je suis hidropathe sans y, c’est ce qui fait ma force et les met en rage... » Voulez-vous savoir le nom du mal qui terrasse le sujet? C’est une chorée... Ça vous surprend?... Une chorée-cataleptique... -Vous êtes fou! hurla le docteur Ange Raphaëli comme exaspéré, -ce jeune homme s’en ira si on ne le saigne. -Impur charlatan, il s’en ira probablement sans votre aide... On lui a fait du chagrin, c’est sûr. Il n’a plus de force, pourquoi lui en enlever? Contraria contrariis curantur, vous savez? -Le contrariant c’est de vous entendre, mon vénéré confrère, déclara maître Raphaëli, qui, en qualité d’Italien, ne comprenait pas un traître mot de latin. -Et de vous voir, fit aigrement Cabalus. Les aménités commencèrent. -Vous êtes un vieux fat! -Asinus asinum fricat, mon jeune confrère!... -Aurez-vous bientôt fini de vous renvoyer de cruelles vérités? interrompit tout à coup M. Hélouin, qui n’avait pas encore parlé. -Le temps et le lieu sont mal choisis... Songez au malade. -Tiens! charmé de vous rencontrer, monsieur, dit maître Cabalus, en reconnaissant le policier; -je me souviens vous avoir vu il y a déjà pas mal de temps. C’était à l’hôtel de..., bien, bien, on sait garder les secrets... et je ne dirai pas dans quel hôtel la chose a eu lieu... -À boire, j’ai soif! prononça une voix affaiblie. Philippe venait de se dresser sur son séant et ses yeux égarés se fixaient sur ceux qui l’entouraient. D’un bond Marine fut auprès de lui. -Parbleu! firent les deux docteurs -c’était prévu. Ils prirent leurs chapeaux. -Vous partez? interrogea Mathurine. -Nous allons à d’autres plus pressés. Celui-ci n’a plus besoin de nous. -Comment? fit Amable Passepoil, j’avais cru comprendre... vous aviez dit qu’il s’en irait... -Nous avions dit, répliquèrent les deux médecins avec ensemble: - le garçon s’en ira de son pied!... Ils s’arrêtèrent surpris parce qu’un rire strident venait d’éclater dans la chambre. C’était Philippe qui riait... -Le pauvre enfant a perdu la raison, s’écria Mathurine avec épouvante. -Certes, déclara Ange Raphaëli; -la congestion cérébrale! -La chorée-cataleptique! surfit maître Cabalus comme un écho. Chacun d’eux remplit toute une page de prescriptions et ils s’en furent avec M. Hélouin, Cabalus ayant promis de revenir dans la soirée. Quoi qu’on pût faire, dès ce moment, Marine voulut s’installer au chevet du jeune homme. Elle s’institua sa garde. -C’est à cause de moi qu’il est ainsi, disait-elle, en essuyant ses pauvres yeux rougis, -c’est donc à moi de le soigner. Je ne quitterai cette place que lorsqu’il sera complètement guéri. On dut la laisser agir à sa guise. Le soir même, selon sa promesse, le docteur Cabalus revint. L’auditoire étant plus restreint, il fut moins bavard; et la céphalalgie ayant perdu un peu de son intensité, il put après examen, donner l’espoir aux deux femmes. Toutefois il leur fit connaître qu’il n’était pas en son pouvoir d’enrayer le mal auquel on devait laisser suivre son cours. -Pendant quarante-huit heures, annonça-t-il, -il va être pris de somnolence le jour et d’insomnie la nuit... puis viendra ensuite une violente agitation suivie de délire avec intermittence de convulsions, et enfin une période d’apaisement au bout de laquelle, sans doute, sera la guérison... À moins que ce ne soit la mort, ajouta-t-il à part lui. Les premiers de ces phénomènes ne tardèrent pas à se produire. Le troisième jour, en effet, vers le milieu de la soirée, Mme Passepoil et Marine étant près de lui, en compagnie de Cocardasse qui était revenu la veille apprendre la triste nouvelle et faisait de son mieux pour se rendre utile, le jeune homme commença à donner des symptômes de désordre mental. Lui qui, jusqu’à cet instant, était resté dans un mutisme absolu, se mit soudain à parler avec une volubilité extraordinaire, n’émettant d’abord que des sons inintelligibles. Puis bientôt sa pensée se fixant les images qui se formaient dans son cerveau, ses paroles devinrent plus claires, prirent un sens. C’étaient les événements les plus récents qui semblaient lui apparaître comme en un kaléidoscope. -Allons, l’ancien!... s’écria-t-il à un moment. -À nous deux... jetons-nous aux naseaux des chevaux... Attention, la voiture arrive!... la voilà!... En avant!... Et il eut un haut-le-corps comme s’il s’élançait réellement à la tête d’un cheval. Puis ses traits demeurèrent quelque temps crispés, ses bras se mouvant avec des gestes de chercher à retenir un être imaginaire. Peu après un doux rayon illumina son visage: -Olympe!... murmura-t-il avec une sorte de ravissement, -elle s’appelle Olympe!... j’ai entendu son nom... -De qui parle-t-il donc? demanda tout bas Mme Passepoil à Marine, car Philippe dans ce qu’il lui avait raconté de sa vie depuis son départ de Paris ne lui avait rien dit de sa rencontre avec Mlle de Chaverny. -Je l’ignore, répondit la jeune fille qui était devenue subitement pâle. Quant au Gascon qui eût pu les renseigner, son émotion l’avait empêché d’entendre la question et la réponse. -Olympe... répéta Philippe. -Oh! qu’elle est belle!... et que de charme est en elle!... Mais elle part... Où va-t-elle? Je ne la vois plus... Sa physionomie s’était assombrie. Quelques minutes passèrent. Tout à coup ses traits devinrent menaçants. -Ah! ah! fit-il avec un puissant éclat de voix, -huit contre deux, les lâches!... et c’est encore le Knauss qui est à leur tête!... » Ah! bandit, tu ne m’échapperas pas cette fois!... Alors, bondissant hors du lit et se saisissant du fourreau de son épée qu’on avait laissé sur une chaise, il s’en servit comme d’une lame. Il mima d’un bout à l’autre le combat qu’il avait soutenu dans l’auberge des Trois Aiglons contre les Teutons; et cela avec une telle vérité et une telle vigueur que Cocardasse, qui s’était élancé pour le remettre sur sa couche, manqua d’être blessé et eut toutes les peines du monde à se rendre maître de lui. Les deux femmes en demeuraient terrifiées. À nouveau, le nom de mademoiselle de Chaverny revint sur les lèvres de Philippe aussitôt qu’il fut étendu. -Olympe! reprit-il. -Elle, c’est encore elle!... Elle me fait signe... là, derrière moi... un assassin... » Ah! le misérable!... Il fit comme s’il frappait un coup de côté; puis avec une profonde émotion: -Je lui dois la vie... Sans elle, j’étais perdu!... Il parut alors s’absorber dans ses pensées et ne parla plus qu’à voix basse, la figure extasiée. Mathurine, le voyant redevenu calme, voulut renvoyer Marine. -Va te reposer, petite, lui dit-elle; voilà déjà deux nuits blanches que tu passes, c’est assez, je vais le veiller, moi, avec M. Cocardasse. -Non, dame Mathurine, répondit la jeune fille résolument -je vous l’ai dit, ma place est près de Philippe, et je ne le quitterai pour rien au monde. Madame Passepoil comprit qu’il était inutile d’insister et, comme il était tard, elle entraîna le Gascon et alla rejoindre Amable. Une fois seule, Marine pleura... pleura longuement. Le sentiment, qui remplissait son coeur et qu’elle n’avait jamais bien su définir, venait de se révéler soudain dans toute sa force. Elle ne pouvait plus se le dissimuler maintenant: c’était d’amour qu’elle aimait le compagnon de son enfance; et au nom d’Olympe prononcé par lui -avec quelle douceur, quelle ivresse -un affreux déchirement s’était fait en elle. Avait-elle donc cru être un jour payée de retour? Elle ne s’était jamais posé cette question puisqu’elle ignorait la nature exacte de l’affection qu’elle portait à Philippe, mais l’ignorance même où elle était l’avait du moins empêchée d’avoir la certitude de ne point l’être. Tandis qu’à présent, c’en était fait, elle était doublement éclairée, et sur son amour pour le jeune homme et sur l’assurance qu’il ne le partagerait jamais. Car, bien que celui-ci n’eût pas avoué sa passion pour Mlle de Chaverny, le coup qu’elle avait reçu en entendant son nom la lui avait dévoilée aussi clairement que s’il lui en eût fait l’aveu. Toute la nuit, la pauvre fille laissa couler ses larmes. Elle en éprouvait un amer soulagement. Philippe avait fini par s’endormir. Les yeux fixés sur sa tête charmante, à la fois si fine et si énergique, elle songeait quel bonheur c’eût été pour elle de devenir sa compagne, de s’appuyer sur ce bras vaillant, si redouté, et de parcourir, soutenue par lui, le chemin si ardu de la vie. Hélas! vaines illusions... Une autre aurait cette joie suprême. D’ailleurs, la flétrissure indélébile dont elle était marquée pouvait-elle lui permettre une telle espérance? N’était-elle pas pour toujours destinée à porter le poids de cette souillure, elle, la pauvre victime? *Le Sacrifice De Marine. Dans la journée qui suivit, le jeune homme eut un nouvel accès de délire, prévu du reste par maître Cabalus venu le matin. L’image d’Olympe se présentait de nouveau à l’esprit du malade. -Oui... je le vois bien, disait-il comme s’adressant à Mlle Olympe de Chaverny, -ce n’est pas M. de Fonty que vous aimez... vos regards sont froids pour lui... vous vous détournez quand il vous parle... et c’est lui qu’on vous destine pour époux peut-être?... Alors avec violence: -Non... non... continua-t-il -vous ne l’épouserez pas, ce fat... je suis là, moi... je m’y opposerai de toutes mes forces, dussé-je le tuer!... oui, le tuer!... car, voyez-vous, si vous deveniez sa femme... je mourrais de désespoir... » Oh! non, cela est impossible... Les yeux agrandis du jeune sergent lancèrent des flammes. -Le lâche! poursuivit-il, -avez-vous entendu comme il m’a insulté? Eh bien, plutôt que de vous voir à lui... je lui cracherai mon mépris au visage... je fouetterai sa face patibulaire du plat de mon épée... et s’il consent à se battre... c’est un homme mort. Puis d’un accent charmé: -Mais que vois-je?... Est-ce le ciel qui s’ouvre?... Vos yeux ne fuient point les miens... vous me souriez doucement... Dieu! qu’entends-je?... C’est moi que vous aimeriez... Oh! ce n’est pas possible!... Moi, moi, un pauvre soldat sans nom... Cependant vous me le dites... Vous me dites: Philippe, nous serons l’un à l’autre, je vous le jure!... Oh! une telle félicité est au dessus des forces humaines... Maintenant, Olympe, ma belle Olympe, c’est de bonheur que je vais mourir!... Il s’arrêta haletant, suffoqué, paraissant ne pouvoir supporter la joie qui l’inondait et le pénétrait jusqu’aux dernières fibres. -Ah ça! demanda encore Mme Passepoil qui se trouvait là seule avec Marine, -qu’est-ce donc que cette Olympe qui le bouleverse ainsi, saurais-tu me le dire? -C’est une demoiselle qu’il aime, répondit la jeune fille avec effort. -Je m’en doute bien, mais ça ne m’apprend point qui elle est. -Ce doit être une personne de grande famille... autant que je puis en juger au profond respect que paraît lui témoigner Philippe. -Tu crois?... Alors à quoi ça lui sert-il de l’aimer? Il ne pourra jamais l’épouser, le cher garçon. -Vous voyez pourtant qu’il semble le croire. -Oui, comme ça, en rêve, mais en réalité, c’est une autre paire de manches, fillette. C’est seulement dans les contes de défunt Perrault qu’on voit des riches héritières prendre feu pour des pauvres diables. -L’amour ne se commande pas, hasarda timidement la jeune fille; - et Philippe est si beau... -Beau! hein! je ne dis pas non... mais il y a mieux... ainsi, Boniface... enfin je m’entends... Le sergent qui recommençait à parler interrompit ce dialogue. Il s’était tourné du côté de sa petite amie, placée à son chevet, et la contemplait en murmurant des paroles à voix contenue. Ses regards troublaient l’enfant qui avait peine à les soutenir tant ils rayonnaient de passion. -Que vous êtes belle, Olympe! reprit-il avec un timbre si vibrant de tendresse que Marine en tressaillit dans tout son être. -Que vous êtes belle et combien je vous aime... Je puis vous le dire à présent, puisque vous me l’avez permis. -Comment! fit Mathurine stupéfaite, le voilà à cette heure qui te prend pour l’autre?... Il bat donc toujours la campagne?... Et Cabalus qui n’peut rien... Ah! c’est de la bien belle ouvrage! -Et, vous, m’aimez-vous un peu? continua le jeune homme. -Vous ne me répondez pas!... Mais, c’est vrai... pourquoi me répondriez- vous? Est-ce que je ne vois pas que vous m’aimez?... Tout en vous me le démontre... » Ainsi, votre père y consent?... Dans un mois, nous serons mariés... » Qui m’aurait dit quand je vous ai rencontrée là-bas, par l’orage, près d’Ostende, et alors que je n’étais qu’un simple sergent, qui m’aurait dit qu’aujourd’hui j’obtiendrais votre main, et que je serais officier... » Car vous savez cela n’est-ce pas?... » Et cet avancement vous a plu parce qu’il abaissait la barrière établie entre nous et que je croyais infranchissable. » ... Que de choses en si peu de temps... Donnez-moi votre main, mon Olympe... car elle m’appartient maintenant... » Vous refusez?... Pourquoi?... Le jeune homme, ayant voulu saisir les doigts de Marine, celle-ci les avait, en effet, vivement retirés. -Donne-lui donc ta main, voyons, puisque ça lui fait plaisir, à ce petit? enjoignit Mme Passepoil. Et elle ajouta ingénument: -Je lui donnerais bien la mienne, moi, s’il cherchait à la prendre; mais on ne peut pas le forcer et ça ne lui ferait pas tant de plaisir. La jeune fille eut honte de son mouvement et abandonna ses doigts au malade. Elle souffrait cruellement et son gracieux visage était plus blanc que les draps du lit. -Oh! merci!... merci! s’écria le sergent en appuyant ses lèvres brûlantes sur les extrémités fuselées de l’enfant. -Vous êtes bonne... Marine se renversa, la tête sur le dossier de son siège, semblant près de se trouver mal. -Eh bien! eh bien! qu’est-ce que tu as, mignonne? lui demanda Mathurine. -Tu ne vois donc pas que c’est pour rire ce qu’il en dit? Puis, remarquant l’extrême émotion qui s’était emparée d’elle, un soupçon lui vint. -Dieu! fit-elle, -est-ce que?... Marine lui jeta un regard éperdu. -Oh! la pauvre chatte... gémit la brave dame pour qui ce regard fut une révélation. -Si je pouvais me douter?... Disant cela, et pour réparer la douleur qu’elle avait involontairement causée, elle essaya de retirer d’entre celles de Philippe la main de la jeune fille. Mais celui-ci s’écria, en la serrant davantage: -Laissez-moi votre main, laissez-la moi!... J’ai encore tant de choses à vous dire... » Savez-vous, ma belle Olympe, que j’ai une petite soeur?... une douce enfant nommée Marine... la fille des bonnes gens qui m’ont recueilli? » Non, vous ne pouvez pas le savoir... Comment le sauriez-vous, puisque je vous parle aujourd’hui pour la première fois... » Je l’aime bien ma petite Marine... elle est si bonne... bonne comme vous; mais l’affection que j’ai pour elle est tout autre que celle que je ressens pour vous... oh! oui... il y a une grande différence! -Tu entends, dit Mathurine à la jeune fille, dans l’intention de la consoler un peu, -il dit qu’il t’aime bien aussi. -Comme une soeur, soupira celle-ci, qui ne craignit plus d’avouer son secret, Mme Passepoil l’ayant pénétré. -Ça vaut mieux, crois-moi, petite; l’amour, c’est des niaiseries... J’en sais quelque chose... » Ah! dame oui, tu peux m’en croire, c’est pas souvent gai... -... Quand je vous vois, reprit le sergent, poursuivant son idée, -aussitôt tout mon être s’élance vers vous... attiré par un magnétisme, par une puissance plus forte que ma volonté... un charme indéfinissable s’empare de moi... me transporte dans des régions où il me semble planer dégagé de toute matière... et mon âme entrevoit alors de lumineux horizons au delà desquels le ciel m’apparaît... -Oui, voilà ce que j’éprouve à votre vue... Ses yeux irradiés contemplaient la jeune fille dans une admiration extatique... Il resta quelques moments silencieux, comme pour mieux goûter l’ivresse de son bonheur. Puis il reprit: -... Quand je suis près de Marine, je ne ressens rien de semblable. » C’est une affection très tendre, mais tout à fait calme, pareille à celle qu’on a pour une amie... » Vous me comprenez, Olympe?... Hélas! la jeune fille ne le comprenait que trop et c’était un véritable supplice qu’elle endurait. -Oh! vous l’aimerez bien lorsque vous la connaîtrez... Elle sera aussi une amie pour vous... » Tenez, je veux que vous la connaissiez tout de suite... Je vais aller la chercher. » Elle est... elle est... Ici une lacune se produisit dans le cerveau du malade. -... Elle est, elle est... répéta-t-il. -Attendez que je me rappelle... Où est-elle donc?... Il faisait de visibles efforts pour se souvenir. Tout à coup la mémoire lui revint et ses traits se crispèrent exprimant un profond désespoir. -Ah! l’infâme, s’écria-t-il avec violence et en laissant retomber la main de la jeune fille. -Marine... ma pauvre petite Marine!... il l’a enlevée..., entraînée dans son repaire... Et je n’étais pas là pour la défendre!... » Car vous ignorez le piège où il l’a fait tomber, le misérable... » Il l’a... Dieu! qu’allais-je vous apprendre?... Non, non, je ne puis rien vous dire... » C’est le secret de Marine et il doit rester entre nous deux... » Oh! le lâche!... » Mais le châtiment que je lui infligerai sera à la hauteur de son crime... » Vite mon épée... il faut que sur-le-champ j’aille arracher ma petite soeur de ses mains!... En même temps, il fit mine de vouloir se lever. Mathurine le maintint. -Laissez-moi, criait-il, -pourquoi me retenez-vous?... n’entendez- vous pas Marine qui m’appelle?... » Mon épée, vous dis-je... mon épée... je veux le tuer... lui faire expier son infamie!... Il bondissait, se débattait comme un forcené contre Mme Passepoil qui, heureusement, étant d’une vigueur peu commune, parvenait à le maîtriser. -Laissez-moi, laissez-moi,... continuait-il à crier... -Vous voulez donc que Marine me maudisse, car c’est de ma faute... oui, de ma faute... Ses vieux parents me l’avaient confiée à leur lit de mort... en me disant: Philippe, veille sur elle... et j’ai trahi leur confiance... je l’ai abandonnée... j’ai déserté ce poste d’honneur... alors la pauvre petite est tombée entre les griffes de ce tigre!... Tout en parlant, il tentait toujours de se dégager des étreintes de Mathurine. -... Marine!... Marine! proférait-il d’une voix aiguë, attends... me voilà... j’arrive... j’arrive pour te délivrer... Oh! ne me maudis pas, petite soeur!... La jeune fille s’était laissée choir sur les genoux et, les mains jointes, elle pleurait à chaudes larmes en voyant les terribles souffrances de son ami et en constatant combien il était attaché à elle. Soudain, ses bras se tendirent vers le ciel dans une pose suppliante et ses beaux yeux semblèrent implorer. Ses lèvres closes ne prononçaient aucun mot, mais de son coeur devait monter une belle et touchante prière. Comme par magie, les forces du malade l’abandonnèrent soudain et il retomba sur sa couche dans un complet état d’épuisement. Il était grand temps que cette accalmie vint, car Mme Passepoil, exténuée, allait abandonner la lutte. Alors seulement Marine se redressa, sur son front redevenu calme se lisait l’espérance, et ses yeux humides lançaient un regard de reconnaissance vers le ciel, car elle avait foi en la guérison de son frère, maintenant qu’elle s’était promise à Dieu pour l’obtenir, la pauvre petite martyre! Après cette crise, le malade eut une courte période de calme qui dura jusqu’au lendemain. Au matin, il demanda à boire. Marine, qui n’avait pas dormi, s’élança vers lui avec un breuvage. Quand il eut bu, Philippe attira le front de la jeune fille jusqu’à ses lèvres. Les yeux en pleurs de la pauvre enfant eurent un éclair d’allégresse. -Me reconnais-tu, Philippe? demanda-t-elle. -Pourquoi ne te reconnaîtrais-je pas, répliqua le malade surpris. En effet, il ne conservait aucun souvenir de ce qui s’était passé. Il n’avait pas encore interrogé les objets qui l’environnaient; l’apathie de son esprit était complète. Il ne voyait que Marine. Elle abaissa vers lui ses yeux humides et demanda: -Tu te sens mieux, Philippe. -Mieux? répéta-t-il en cherchant laborieusement le sens de ce mot qui impliquait une comparaison. -Ai-je donc été malade? Tout à coup une chaleur lui monta au visage; il poussa un cri strident et resta sans mouvement. Il venait de se rappeler soudain le grand déchirement de coeur et l’épuisement terrible qui lui avaient enlevé la mémoire. Plus pâle qu’une morte, Marine l’appela, essaya de lui soulever la tête, mais il était de pierre, car la paralysie nerveuse l’enlaçait de nouveau de la tête aux pieds. Dans la journée, Cabalus, surpris, donna un nouveau nom à cet état qu’il appela cataleptique. C’était l’immobilité complète; sauf le jeu du pouls et une animation extraordinaire de la face, quelque chose qui donnait une idée exacte de la mort. Il avait, comme les vampires que les légendes Madgyars représentent éveillés dans leurs tombes, les lèvres pourpres, l’oeil grand ouvert, les joues pâles. Puis, vers le soir, le délire le reprit plus violent encore que la veille et de nouveau repassèrent devant son imagination surexcitée les événements récemment survenus dont les deux plus importants surtout, la rencontre d’Olympe et la disparition de Marine, arrêtèrent principalement sa pensée. Alors la jeune fille dut une seconde fois subir une explosion de passion à l’adresse d’Olympe, -Philippe la prenant toujours pour Mlle de Chaverny, -tandis que de leur côté Mme Passepoil, son mari et Cocardasse épuisèrent leur force en une lutte terrible pour l’empêcher de courir à la poursuite de Zéno. Le docteur Cabalus, qui venait quotidiennement se livrer à ses « intéressantes études », était ravi de voir que les phases de la maladie s’échelonnaient selon ses prévisions, mieux même, s’il est possible. -Parfait! Parfait! s’écria-t-il d’une petite voix flûtée et en employant son mot favori; -c’est cela... c’est bien cela... » S’il y avait invasion du sérum, ce serait magnifique!... » Quand viendront les convulsions, nous étudierons la force de résistance opposée par les organes à la puissance de l’exacerbation nerveuse. Les convulsions vinrent. -Voici la phase critique, prévint maître César Cabalus. En effet, deux jours durant, le jeune homme se tordit sur sa couche en proie à des spasmes affreux qui, à plusieurs reprises, faillirent l’emporter. Mais ainsi que l’avait annoncé le docteur, le mal s’était attaqué à plus fort que lui et sa vigoureuse constitution finit par en triompher. Une nuit, -il y avait déjà bien longtemps qu’il était alité, -il sentit deux lèvres fraîches qui effleuraient son front. -Philippe, lui dit Marine de sa douce voix, -nous sommes seuls, Mme Passepoil et Cocardasse viennent de se retirer; parle encore d’elle, si ça te fait plaisir. -D’Elle? répéta Philippe en rougissant. -Qu’ai-je donc dit? Ces mots s’étaient échappés distincts de sa bouche. -Merci, mon Dieu! merci! s’écria la jeune fille avec exaltation, - vous m’avez exaucée, mon Philippe est sauvé. J’ai promis, je tiendrai... Je serai à vous, rien qu’à vous! -Que dis-tu? fit le jeune sergent stupéfait. -Je suis ta soeur, ta petite soeur, murmura-t-elle avec effort tandis que son sourire rayonnait; -j’ai promis à Dieu de me vouer à lui s’il te guérissait et te donnait à celle que tu aimes... Il a exaucé ma première prière, il fera de même pour la seconde... » Philippe, mon Philippe, tu seras heureux. Elle avait dit tout cela sans faiblir, sans trembler, la chère sacrifiée. Le jeune homme était en effet sauvé. Depuis quelques jours, maître Cabalus, jugeant son ministère inutile, s’abstenait de venir et M. Hélouin, inquiet, avait ramené Ange Raphaëli qui, s’abusant sur l’abstention de son confrère, s’était niaisement écrié en revoyant le convalescent: -Le grand lama a jeté sa langue aux chiens; c’est une affaire toisée! C’était une affaire toisée en effet, mais pas comme l’entendait l’italien. Cocardasse et Passepoil n’avaient pas été les moins inquiets sur le sort de Philippe. Le premier en avait perdu sa « flamme » pour Mathurine et le second oublié ses tribulations conjugales. Fréquemment, même, ils s’étaient regardés, les yeux papillotants et en se serrant la main d’une pression énergique. -Sandiéous! avait dit une fois le Gascon, -si la Camarde se présentait ici, me semble que ma vie serait toute noire désormais... je n’y verrais plus goutte. -De même la mienne, avait répondu Amable; -il y aurait un trou dedans. Aussi quand ils apprirent que Philippe était hors de danger, ils en sautèrent littéralement de joie. -Quelle fine fiole nous allons boire, hein, mon ancien? dit Passepoil. -Que oui, approuva le soudard, -va vite la chercher. Et les verres remplis: -À la santé de Philippe! proposa le Normand. -À la santé du comte de Lagardère! rectifia Cocardasse. -C’est juste... Le jeune homme récupérait ses forces à vue d’oeil. La vue de Marine retrouvée, alors qu’il la croyait perdue, était pour beaucoup dans la marche rapide de sa convalescence. Mais ce fut à son tour d’avoir de l’appréhension au sujet de l’enfant dont il constata l’aspect maladif et soucieux. Ne se souvenant nullement, bien entendu, de ce qu’il avait dit au cours de son délire, et ayant appris les veilles continues de Marine à son chevet, il attribua à la fatigue l’état dans lequel il la voyait. Cela le chagrinait fort. Un matin, les deux maîtres d’armes entrèrent dans sa chambre, tout pimpants, brossés, astiqués, comme s’ils eussent dû aller à la parade. C’est à peine si Cocardasse avait de ci de là une petite tailladure de rapière à son pourpoint reprisé. Le Gascon tenait à la main une grande enveloppe scellée d’un immense cachet rouge. Lui et son « petit prévôt » s’avancèrent vers Philippe, le jarret tendu, le corps raidi dans la pose réglementaire. Le jeune homme, ayant Marine à ses côtés, les regardait étonné et ne comprenant rien à cette visite cérémonieuse. Arrivés à deux pas de lui, ils se découvrirent avec une déférence exagérée, puis Cocardasse, tout en balayant le sol de la plume de son feutre, qui avait vu le jour sous le règne précédent, prit la parole et prononça: -Mon lieutenant, voici ce que nous a ordonné de vous remettre M. le marquis de Chaverny. Et il tendit l’enveloppe à Philippe. Celui-ci stupéfié ne se pressait pas de la prendre. Ses yeux allaient de l’un à l’autre des maîtres d’armes dans une muette interrogation. -Mon lieutenant, répéta Passepoil, en fidèle écho -voici ce que nous a ordonné de vous remettre M. le marquis de Chaverny, de retour à Paris depuis quelques jours. -Quoi! que veut dire?... Je ne saisis point, mes amis..., dit le jeune homme, qui se demandait s’il n’était pas le jouet d’une illusion de son esprit encore mal affermi. -Cela veut dire, eh donc! repartit Cocardasse, -que le ministre de la guerre, reconnaissant vos services à l’armée et les nombreux actes de courage dont vous avez fait preuve, a fait signer à Sa Majesté le roi Louis quinzième un décret qui vous nomme lieutenant au 3e régiment des gardes-françaises. -Moi!... lieutenant!..., s’écria Philippe comprenant enfin et les traits soudain illuminés. -Ventre de biche!... cela t’était bien dû, mon petit, dit Passepoil. -Oh! pardon... se reprit-il aussitôt, en remarquant le regard courroucé que lui lançait le Gascon, -vous savez, l’habitude... mais je ne recommencerai plus. Le jeune homme arracha presque le pli des mains du soudard, brisa le cachet et en tira un parchemin qu’il se mit à parcourir avidement. Aucun doute ne lui était plus permis... il était officier! Alors une joie immense l’envahit; non point à cause du grade qu’on lui conférait, mais parce qu’il venait de penser que cette lieutenance le rapprochait d’Olympe de Chaverny en diminuant un peu cette distance presque infranchissable qui s’appelait, alors comme aujourd’hui, l’orgueil de caste. Puis, s’adressant aux deux prévôts: -Mes amis, leur dit-il avec émotion, -si le roi m’a fait l’insigne honneur de récompenser par cette nomination mes faibles services, pour vous, sachez-le bien, je veux être et serai toujours, le sergent Belle-Épée, le petit Philippe... rien autre, vous m’entendez? -Capédédious! -Ventre de biche! Et, tous confus, les deux vieux maîtres restèrent sans voix après ce double juron. -Je le veux, vous dis-je, reprit Philippe feignant l’autorité. » Je suis votre officier, maintenant, ajouta-t-il, en souriant, - vous devez donc m’obéir. -Ah! le pitchoun! c’est bien son sang à lui, murmura tout bas Cocardasse attendri. -Oh! oui! approuva Passepoil sur le même ton, -Tout à fait Lagardère. Marine dut prendre part à l’allégresse générale. Elle le fit sans effort, parvenant à dissimuler la souffrance que lui causait une dernière révolte de son coeur, car elle avait pénétré facilement la cause du rayonnement intense qui s’était manifesté soudain sur le visage du jeune homme. Mais son sacrifice était bien entier. *Le Télescope. Les appartements qu’occupait Bathilde de Wendel à l’hôtel de Nevers, étaient situés, ainsi que nous l’avons déjà rappelé, sur les derrières de l’immeuble. Nous préciserons même en ajoutant qu’ils se trouvaient au deuxième étage. Des fenêtres, à travers une petite éclaircie des ormes séculaires qui limitaient le parc, on apercevait distinctement les pentes méridionales de Montmartre, semées de maisonnettes et de jardins, où roués et petits maîtres allaient abriter leurs amours clandestines. Un des jours de la semaine qui suivit les événements relatés dans le précédent chapitre, la demoiselle de compagnie de la comtesse de Lagardère était assise dans son salon, près d’une croisée ouverte, et les yeux perdus au loin dans la direction des hauteurs de la verdoyante banlieue. Elle semblait méditer. Au froncement de ses sourcils dont les arcs brisés se rejoignaient presque, au pincement de ses lèvres si fortement serrées l’une contre l’autre que la pulpe en disparaissait complètement, il y avait tout lieu de croire que ses réflexions n’avaient pas pour objet les sujets les plus agréables. À quoi songeait-elle donc? Le complot formé par elle et Peyrolles pour s’emparer de l’héritage d’Aurore était-il sur le point d’échouer? Certes non. Plus que jamais, au contraire, elle avait l’assurance de le faire aboutir. Si lors du retour de la comtesse à Paris, celle-ci, on s’en souvient, lui avait d’abord marqué quelque froideur, bientôt elle avait repris avec elle son ancienne familiarité, lui rendant toutes ses bonnes grâces et faisant entendre même, parfois, qu’elle avait toujours à compter sur une partie de sa fortune au cas où Dieu la rappellerait à lui. Elle n’avait, en conséquence, aucune crainte à avoir de ce côté. Était-ce alors le dépit d’attendre si longtemps cette fortune, pour la possession de laquelle elle ne reculait pas devant le crime, qui altérait ainsi sa physionomie? Non plus. Bien que sa patience fût mise à l’épreuve, puisque depuis deux ans qu’elle approchait de nouveau la comtesse, il lui avait été totalement impossible de réaliser envers elle ses desseins homicides, la certitude dans laquelle elle était d’arriver un jour à son but la faisait se résigner sans trop de peine à cette attente un peu longue. Pour le moment, tout autre chose l’absorbait. En effet, Bathilde, qui avait atteint l’âge de vingt-huit ans sans que son coeur eût encore parlé, avait enfin subi la loi commune: elle s’était prise à aimer. Et à aimer avec une fougue d’autant plus ardente que l’amour, demeuré jusque-là chez elle à l’état latent, avait éclaté avec une violence soudaine, la rendant son esclave avant qu’elle eût eu le temps de se mettre en garde contre lui. C’était le Vénitien Zéno qui avait provoqué cette subite éclosion. Leur première rencontre avait eu lieu chez Mme de Verteuil, où Bathilde était reçue et où venait également le chevalier que la marquise appelait dans l’intimité M. Zen. L’ambassadeur, bel homme, au teint chaud, aux yeux pleins de flamme, l’avait tout de suite séduite et elle s’était donnée à lui dans un élan d’ardente passion. Depuis tantôt trois ans, c’est-à-dire bien avant le retour d’Aurore, elle lui appartenait tout entière. Mais, dès le premier jour, elle avait exigé que leur liaison demeurât secrète, un intérêt, pour elle considérable, lui avait- elle dit, s’attachant à ce qu’il n’en transpirât rien au dehors. Intérêt, d’ailleurs, que, par la suite, n’ayant plus rien à lui cacher elle lui avait fait connaître. Au début, Zéno, fort épris de sa nouvelle conquête, lui avait d’abord été rigoureusement fidèle. Cependant, à la fin, las d’être toujours confiné dans un même amour, et surtout un amour impérieux, comme était celui de Bathilde, le chevalier, Louis XV au petit pied, avait cherché une diversion dans d’autres liens moins absolus, comme le monarque devait bientôt le faire pour se reposer des tyranniques et intéressées tendresses de la Pompadour. Naturellement Mlle de Wendel n’étant pas femme à supporter le partage et, incapable d’avoir la même magnanimité que l’illustre « Cotillon II », -sobriquet que Jeanne Poisson allait devoir à Frédéric de Prusse, -elle avait fait au chevalier de sanglants reproches. Car le sang italien qu’elle tenait de sa mère s’était alors réveillé en elle et lui avait jeté au coeur une jalousie terrible qui la torturait affreusement. Aussi le chevalier, son amour éteint, se fût-il affranchi au plus vite de cet esclavage si une considération de premier ordre ne l’eut obligé à le supporter patiemment. Lorsque sa maîtresse lui avait avoué le rôle qu’elle jouait près de la comtesse, loin d’en paraître indigné, ce singulier diplomate avait, au contraire, approuvé cette manoeuvre et s’était même offert à la seconder autant qu’il serait en son pouvoir, entrant ainsi volontairement dans le complot tramé contre la pauvre Aurore. En agissant de la sorte, il avait un plan arrêté: celui de devenir l’époux de Bathilde dès qu’elle aurait hérité de la comtesse. C’était une excellente affaire pour lui, car quoique représentant de la république de Venise, il ne possédait qu’un avoir personnel médiocre, avec lequel il avait grand mal à se tenir à la hauteur de sa situation. Son tripot, il est vrai, lui rapportait d’assez jolis bénéfices; toutefois il s’en fallait encore de beaucoup que, même avec eux, il pût équilibrer son budget. Or, en épousant Bathilde, non seulement ces ennuis pécuniaires n’existaient plus; mais, en outre, il se voyait à la tête d’une fortune qu’il n’aurait jamais osé rêver. Il ignorait, cela va de soi, que Peyrolles comptait s’approprier les trois quarts du legs qui écherrait à Mlle de Wendel. Et voilà pourquoi, lié avec cette dernière par ce double pacte d’intérêt et d’infamie, il se résignait à subir sans murmurer le joug de son amour, quelque pesant qu’il lui parût. Revenons maintenant à celle-ci que nous avons laissée plongée dans sa méditation et le regard dirigé vers Montmartre. Parmi les nombreuses maisonnettes disséminées au pied et sur le flanc de la butte, ses yeux se fixaient plus particulièrement sur l’une d’entre elles. C’était une construction de moyenne grandeur aux murs d’un blanc cru, à la toiture en tuiles rouges et entourée d’un assez grand jardin. Il lui était facile de la reconnaître, y étant allée maintes fois retrouver le chevalier qui la louait non en entier, mais en partie. En principe, en effet, cette maison n’avait été destinée qu’à un seul locataire, mais le propriétaire trouvant plus avantageux d’avoir deux loyers au lieu d’un, l’avait séparée par le milieu en condamnant quelques portes, en même temps qu’il faisait élever un mur pour dédoubler le jardin. Chacune de ces parties était encore suffisante pour loger deux ou trois personnes. Actuellement, quoiqu’on fût en octobre, le chevalier en faisait sa résidence habituelle, délaissant les autres pied-à-terre qu’il avait dans Paris. Il y était depuis le commencement de la belle saison. Donc Bathilde portait sa vue vers ce cottage. Autrefois, à l’aurore de sa liaison avec le chevalier, c’était les yeux radieux, le coeur palpitant, qu’elle contemplait sa masse légère se profilant comme une aile blanche sur l’azur profond; car alors il l’y appelait souvent... bien souvent. Une écharpe rose attachée à un des volets lui y décelait sa présence en même temps qu’elle lui disait: -Viens... Hélas! peu à peu l’écharpe s’était faite rare, très rare et avait fini même par ne plus se montrer du tout. Vainement, passait-elle des heures à fouiller l’horizon, aucun signal ne lui apparaissait plus. Au reproche qu’elle avait fait au chevalier de cette quasi indifférence, qui par hasard avait à peu près coïncidé avec la rentrée à Paris de Mme de Lagardère, celui-ci lui avait répondu pour la justifier que s’il s’abstenait de la faire venir chez lui aussi fréquemment qu’auparavant, c’était afin de ne pas compromettre sa situation vis-à-vis de la comtesse. Ironie! Il savait bien qu’elle était libre de ses actes et que, dans tous les cas, il lui était aisé de trouver un prétexte quelconque pour s’absenter. Cela n’avait pas fait apparaître l’écharpe davantage. Ce jour-là, où nous la voyons assise devant sa fenêtre, ses pensées à ce sujet étaient plus sombres que de coutume. Était-elle donc si entièrement délaissée qu’il ne lui faisait même plus l’aumône d’un rendez-vous? Quand elle le voyait, maintenant, ce n’était qu’en public, dans des réunions où elle accompagnait la comtesse, et où elle ne pouvait échanger avec lui que des phrases banales, alors que sur ses lèvres se pressait un flot de paroles brûlantes. Il n’en était pas moins toujours charmant à son égard, lui disait les choses les plus agréables du monde, lui glissant même parfois à l’oreille quelques mots pour lui exprimer le regret de ne plus pouvoir être pour elle ce qu’il avait été. Mais c’était tout. Une fois pourtant, il y avait de cela quatre mois environ, l’écharpe rose était réapparue. Le coeur bondissant, elle avait couru à la maisonnette. Aurait-il un retour de tendresse? Oui, il en avait un. Seulement, après les baisers, étaient venues les affaires. Quelques milliers de louis dont il avait un besoin urgent et qu’il la priait de lui prêter... de lui prêter, bien entendu. Il était trop galant homme pour ne pas s’acquitter envers elle... mais plus tard... plus tard... il lui rendrait cela avec ce qu’il lui devait déjà. Car il faut bien le dire, il ne s’était pas fait faute depuis qu’il la connaissait de puiser dans sa bourse toujours largement ouverte pour lui. De sorte que la majeure partie de l’argent que tenait la jeune femme de la munificence de celle qu’elle trahissait ne faisait que passer par ses mains pour tomber finalement entre celles de Zéno. Pauvre Venise qui se faisait représenter par de tels aventuriers! Tout à coup, Bathilde, se levant de son siège, s’approcha vivement de la fenêtre; puis, d’un geste brusque, elle mit sa main au- dessus de ses yeux et sonda l’espace. Elle venait de voir une des croisées de la maison de la butte s’ouvrir et une silhouette se dessiner dans le cadre de la baie. -C’est lui!... se dit-elle, devinant plutôt Zéno qu’elle ne le distinguait réellement, tant à cause de la distance que parce que la haute cime des arbres en s’agitant s’entremettait entre elle et la fenêtre. -Aurait-il l’intention de mettre l’écharpe? Anxieuse, elle attendit. Mais son espérance fut vaine... aucun signal n’eut lieu, et après être resté un instant en vue, l’italien disparut à l’intérieur de son logement. Mademoiselle de Wendel frappa sur un timbre. Une chambrière accourut. C’était une jeune femme au minois rusé et gouailleur qui était bien le type le plus parfait de la Marton parisienne. -Clairette, commanda Bathilde, -apporte-moi le télescope. -Bien, madame, répondit la soubrette qui ébaucha un sourire entendu et alla chercher dans une armoire une superbe lorgnette d’approche montée sur pied et pourvue d’un pivot qui permettait de la manoeuvrer en tous sens. Les lunettes dites « longues-vues » étaient alors fort à la mode. On ne sait au juste comment l’usage s’en était répandu, mais depuis plusieurs années on en voyait partout et il n’y avait guère de maison à peu près convenable qui n’eût la sienne. C’était très commode. On pouvait assister ainsi aux faits et gestes de personnes placées à une grande distance et qui ne se doutaient en rien de l’examen dont elles étaient l’objet. Galilée en inventant cet instrument pour scruter les profondeurs de l’éther, ne pensait certes point à la destination qui lui serait donnée par les oisifs et à quelles puériles observations terrestres on l’emploierait. Beaucoup d’immeubles avaient une pièce spécialement affectée au télescope. Cette pièce était naturellement située dans la partie la plus élevée de l’édifice afin que la vue rencontrât le moins d’obstacles possible. Il en advenait que de ces hauteurs on pouvait aisément correspondre à l’aide de signaux conventionnels et se comprendre aussi bien que si l’on se fût parlé de près. Les amants, séparés par des parents barbares ou par des Othellos farouches faisaient souvent usage de ce moyen pour se confier leurs peines. C’est même, dit-on, grâce à la remarque que fit Chappe de ces signaux qu’il conçut l’idée de son télégraphe aérien qui rendit de si grands services avant l’invention du télégraphe électrique. Bathilde avait suivi la mode et s’était fournie d’une lorgnette à longue portée. Mais ce n’était pas pour chercher à surprendre les secrets de personnes qui lui étaient indifférentes; elle se souciait peu de perdre son temps à de semblables distractions. Son instrument à elle ne servait à épier que ce qui se passait dans la demeure lointaine de Zéno. Elle en avait fait emplette récemment à l’insu de tout le monde et en particulier du chevalier qui eût été bien étonné si on lui avait dit que, de l’hôtel de Nevers, la demoiselle de compagnie de la comtesse assistait à la moindre de ses actions. Quand le télescope fut placé devant la fenêtre, mademoiselle de Wendel le braqua sur Montmartre et mit son oeil à l’oculaire. M. Zéno est chez lui? demanda la chambrière qui était au courant des amours de sa maîtresse. -Il y est, répondit Bathilde avec mauvaise humeur. -Ce doit être bien intéressant tout de même, madame, de voir comme ça, de si loin, ce que fait M. le chevalier? -Oh! intéressant! repartit Bathilde simulant l’insouciance, - jusqu’à un certain point... En tout cas ce ne sont pas les occupations auxquelles il se livre en ce moment qui peuvent exciter la curiosité. -Vraiment! Quelles sont donc ces occupations? questionna Clairette avec une familiarité qu’elle se savait permise. -Si tu tiens à le savoir, je te dirai que, pour l’instant, il paraît fort attentionné à se regarder dans un miroir et à se lisser les moustaches. -Voyez-vous ça, le coquet! Au fait, savez-vous qu’elles sont très jolies ses moustaches à M. le chevalier? -Effrontée!... Ah! maintenant il s’étend sur un canapé, met un coussin sous sa tête et se dispose à dormir... » Allons, ajouta Bathilde avec un soupir et en ôtant son oeil de la lorgnette, -nous n’avons plus rien à voir... un homme qui dort n’est jamais bien attrayant à contempler. Ce disant elle alla reprendre place sur son siège et retomba dans ses idées sombres. Sans se gêner, Clairette regarda à son tour dans le télescope. -Hé! hé! dit-elle après un moment d’examen, -mais il n’est pas si mal que ça, quand il sommeille, M. le chevalier! Il n’est même pas mal du tout. Puis, avec étonnement: -Tiens, il ne dort plus... le voilà qui se lève et se met à marcher dans la chambre... » Bon, il s’arrête à présent devant un meuble... un secrétaire, je crois... ouvre un tiroir et en retire quelque chose... » Qu’est-ce donc qu’il vient de prendre? Clairette cessa de parler pendant quelques instants. Tout à coup elle reprit: -Ah! je vois... c’est un morceau d’étoffe... on dirait un fichu... un fichu de cou... » Eh! mais, qu’est-ce qu’il fait avec? Il le porte à ses lèvres... puis il l’embrasse, l’embrasse... encore et encore... comme s’il voulait le dévorer de baisers... Un souvenir d’amour sans doute... Mon Dieu! que les hommes sont bê... Le mot lui fut coupé net par Bathilde qui avait bondi jusqu’à la lorgnette et l’avait repoussée pour prendre sa place. La chambrière resta d’abord tout interloquée du brusque mouvement de sa maîtresse; puis en a parte: -C’est vrai, dit-elle -je suis une sotte d’aller raconter ça à madame. Je ne pensais plus qu’elle est jalouse comme une tigresse. Mlle de Wendel demeura au moins cinq minutes l’oeil collé à l’oculaire. Lorsqu’elle se redressa, elle était affreusement pâle et la fureur contractait ses traits. -Clairette, ordonna-t-elle d’une voix sifflante, -tu vas m’habiller sur-le-champ. -Vous sortez? -À l’instant même. -Ah! Ce « Ah! » était prononcé de telle façon qu’il signifiait bien des choses dans la bouche de la soubrette. Bathilde en perça le sens, car elle repartit aussitôt: -Oui, j’y vais... Je veux savoir à qui appartient ce fichu qu’il baise si tendrement... le traître! -Mais c’est peut-être à vous!... insinua Clairette qui eut peine à atténuer l’intonation railleuse avec laquelle elle prononça ces mots. On se raccroche à n’importe quelle planche de salut quand on aime et les traits de Bathilde s’illuminèrent d’une lueur d’espoir. -Tu crois? murmura-t-elle. -Au fait, qu’est devenu le mouchoir de cou que m’avait donné la comtesse?... Je l’aurai peut-être égaré chez lui... Tout était fini si la soubrette avait su garder le silence et la grande colère de Bathilde s’éteignait aussi vite qu’elle s’était allumée; mais la langue de Clairette la démangeait. -Madame oublie que la dentelle de ce fichu n’a pas été à sa convenance et qu’elle m’en a fait cadeau, dit-elle en regardant sournoisement sa maîtresse pour voir l’effet produit par ce trait de Parthe. -Ah! c’est toi qui l’as! rugit Mlle de Wendel au comble de l’exaspération -Eh bien! je veux savoir à quelle femme appartient celui qu’à l’instant il portait à ses lèvres. Elle marchait à grands pas dans sa chambre et inconsciente de ses mouvements, faisait craquer les articulations de ses doigts. -Ah! ah! monsieur le chevalier, nous allons rire, dit-elle tout à coup avec un ricanement convulsif. Puis à Clairette: -Habille-moi. Et comme la chambrière hésitait: -Habille-moi, habille-moi vite, te dis-je! -Tout de suite, tout de suite, madame, s’écria Clairette voyant que l’impatience la gagnait. -Quelle robe désirez-vous mettre? -La robe mauve amazone avec guipures blondes. -L’amazone mauve? Madame ne pense plus certainement qu’elle l’a déjà portée trois fois. -Eh bien? -Eh bien! je l’avais mise de côté... -Ah! coquine, tu te l’es déjà appropriée, comme le fichu... En ce cas, donne-m’en une autre, n’importe laquelle. -Celle feuille-morte vous conviendrait-elle? -Celle-là ou une autre, dépêche-toi, je suis pressée. -Je cours la chercher. -En même temps, va jusqu’aux écuries prévenir qu’on me selle Sultan immédiatement. -Bien. Un quart d’heure après, Bathilde sortait à cheval de l’hôtel et se dirigeait vers Montmartre au trot rapide de sa monture. *La Petite Maison De Montmartre. La mode des Petites maisons, ou mieux des Folies, pour nous servir de l’expression du temps, date du règne de Louis XV. Sous Louis XIV, en effet, il n’en existait pas, à proprement parler, car seigneurs et bourgeois de l’époque allaient s’amuser dans des guinguettes éloignées des centres populeux et dont plusieurs sont devenues célèbres, comme celles du Gros-Caillou, du Moulin de Javelle, des Bonshommes, du Port à l’Anglais, de Chaillot. Alors, on se déguisait sous un costume simple pour se rencontrer dans ces sortes de lieux mis à la mode par la cuisine et la qualité des vins, et où le bien-être cédait le pas à l’amour. Sous la Régence, Philippe d’Orléans donna à la noblesse et à la haute finance une si vive impulsion vers le plaisir, qu’on trouva beaucoup plus économique d’orner une maison construite ou louée à grands frais. Ce fut l’affaire des architectes qui, s’inspirant des merveilles de la cour de Naples, embellirent ces séjours de décors tour à tour gracieux et voluptueux. Le prince de Soubise, le duc de Richelieu, le vice-chancelier d’Argenson, le comte de Nocé et le comte d’Évreux furent des premiers à s’accorder ce luxe. Bientôt cette mode fastueuse autant que scandaleuse se répandit avec une rapidité si regrettable que toutes les têtes en tournèrent. Et ces retraites consacrées au vice se multiplièrent à tel point sous le règne du Bien-Aimé que chaque seigneur, marié ou garçon, eut bientôt sa petite maison pour y faire assaut de luxe et de folie. Le bon renom de quelques-unes de ces constructions, aujourd’hui détruites, est venu jusqu’à nous; telles la Folie-Genlis, la Folie-Saint-James, la Folie-Beaujon, la Folie-Méricourt, la Folie- Chartres, la plus fastueuse, la Folie-Popincourt. La petite maison dans laquelle nous allons conduire le lecteur, n’était pas, à beaucoup près, un type du genre, car son possesseur actuel ne pouvait se permettre de trop fortes dépenses. Pendant assez longtemps, Zéno s’en était trouvé l’unique locataire. C’était même cet avantage d’y être seul qui lui en avait fait préférer le séjour à ses autres demeures du centre de la ville. Mais depuis une huitaine de jours, il avait un voisin. Et quel voisin! C’était un homme de soixante ans environ qui, à en juger par ses allures un peu empruntées, par la coupe surannée de ses vêtements, avait tout à fait l’air d’arriver de sa province. Il paraissait être de moeurs paisibles et ne plus guère songer aux plaisirs du monde. Le chevalier avait été surpris de ce voisinage, car l’endroit n’était pas une Thébaïde et jusqu’alors les personnes qui l’avaient habité n’offraient aucun point de ressemblance avec des anachorètes. Quel pouvait bien être ce personnage? Cela l’intriguait. Un matin, il lui vit emménager des livres, des papiers, des instruments de laboratoires et une grosse cloche de métal dont la forme particulière le surprit. -Parbleu! j’y suis, se dit-il; -c’est un savant qui se retire ici pour ne point être dérangé dans ses travaux. Une énorme paire de bésicles à verres ronds teintés de bleu qui chevauchait sur le nez de l’inconnu vint encore le fortifier dans cette opinion. Il avait dû se fatiguer, s’user la vue dans de longues nuits d’étude. Tout fier de sa perspicacité, le chevalier voulut entrer en relations avec lui afin d’être plus complètement renseigné sur son compte. À la première occasion, rompant avec ses manières gourmées, il l’aborda franchement et lui présenta ses civilités. Il faut dire que si Zéno était ambassadeur près la cour de France, à Paris, durant l’exercice de ses fonctions, il avait toute la morgue que comportaient celles-ci, mais à Montmartre, il se montrait simple gentilhomme et ne dédaignait pas, parfois, de frayer avec les bourgeois d’alentour. Le vieux monsieur regarda un moment celui qui l’accostait ainsi; puis, sans dire mot, passa et s’éloigna, tandis que ses lèvres esquissaient un sourire énigmatique. Ce manque d’égards piqua le chevalier. -Que diantre est cet olibrius? se demanda-t-il. Un peu plus tard, se trouvant de nouveau en sa présence, il lui réitéra sa politesse. L’étranger allait exécuter la même manoeuvre qu’auparavant; quand Zéno, tout à fait froissé, lui barra le passage et d’un ton acerbe: -Monsieur, lui dit-il, -permettez-moi de trouver votre procédé quelque peu singulier. » Voici deux fois que je vous adresse la parole sans que vous consentiez à me répondre. N’entendriez-vous pas le français ou auriez-vous l’intention de m’offenser? Pendant que le Vénitien parlait, la physionomie du vieillard exprimait comme de l’inquiétude, de la gêne et son attitude était visiblement embarrassée. Zéno ayant dit, attendit une réplique. Mais son voisin se contenta de le considérer attentivement à travers ses verres bleus sans émettre le moindre son. -Per Bacco! répondrez-vous enfin, monsieur, au lieu de me regarder comme un... provincial que vous paraissez être?... s’écria le chevalier que ce silencieux examen énervait. À ces mots les traits de l’homme aux bésicles se détendirent soudain et prirent une expression avenante. Puis d’une voix affable: -Mille excuses! mon cher voisin, mille excuses! dit-il, -je n’avais pas saisi tout d’abord votre question; de là mon silence qui semble vous avoir offusqué. » Vous me demandez si je connais les Provinciales! Certainement, je les connais. » Qui ne connaît d’ailleurs ce chef-d’oeuvre, un des plus beaux monuments de notre langue. » Ah! Pascal était un bien grand philosophe! » Et à part cela, quel savant, monsieur? » Avez-vous lu son Traité des sections coniques, qu’il composa à seize ans?... Oui, monsieur, à seize ans! C’est une précocité inouïe! » Et ses Expériences sur le vide, dont il donna un résumé à vingt- quatre ans?... » Et son Exposé sur la pesanteur de l’air, qui date du même âge?... Le chevalier, stupéfait de ce qu’il entendait, regardait le vieillard, bouche béante, croyant avoir affaire à un fou. -Par la suite, malheureusement, reprit celui-ci, -cet esprit éminent s’affaiblit, s’éteignit presque. » Vous n’ignorez point sa triste fin? » La lutte du scepticisme philosophique et de la foi religieuse le rendit tantôt incrédule jusqu’au désespoir, tantôt croyant jusqu’à la superstition. » Ne trouvant rien dans le raisonnement qui vînt l’éclairer, il se jeta dans les bras de la religion qui ne pouvait guérir la plaie ardente dont il se sentait dévoré; cette sérénité de l’âme qui se repose dans la contemplation de la vérité acquise lui manquait absolument et d’un autre côté son esprit, quelque effort de volonté qu’il fît, ne se pliait qu’avec peine à l’acceptation de la révélation historique. » Et ce grand homme mourut obsédé de visions effrayantes, laissant au monde l’exemple d’une intelligence de l’ordre le plus élevé tuée par le doute et l’incrédulité... » Quelle fin, monsieur, quelle fin! ajouta le vieillard avec tristesse. -Mais ne m’avez-vous pas aussi parlé de Bacon?... J’ai cru entendre son nom tout à l’heure... Ah! Bacon, quoique l’ayant précédé... -Non, monsieur, non, s’empressa de crier à pleins poumons le chevalier qui redoutait une nouvelle tirade sur le philosophe anglais. -Non, mille fois non! je ne vous ai point parlé de Bacon. J’ai dit simplement: Per Bacco... -Ah! pardon, il m’avait semblé... Zéno avait compris. Son homme était sourd comme une muraille et il lui avait suffi de saisir au vol le mot « provincial » pour croire qu’il était question de l’auteur des Pensées. -Eh bien! cher monsieur, continua le vieux savant, -puisque vous paraissez aimer à vous entretenir de pareils sujets, je me ferai un véritable plaisir d’en causer avec vous tant qu’il vous plaira. » J’ai peut-être l’ouïe un peu dure, mais on s’en aperçoit seulement à la longue, et cela ne m’empêche point de suivre parfaitement le fil d’une conversation. Zéno faillit éclater de rire; toutefois il se retint et cria de nouveau: -J’accepte volontiers, monsieur, et quand l’occasion se présentera je n’aurai garde de laisser échapper pareille aubaine. » Votre compagnie est des plus agréables, il faut bien en convenir. Puis sur un ton ordinaire, assuré de ne pas être entendu de son interlocuteur: -Pauvre homme qui croit que j’irai m’égosiller avec toi et perdre mon temps à écouter tes balivernes. Sur ce, il salua le vieillard amicalement et le quitta après lui avoir promis de le revoir. -Allons, tant mieux, se dit le Vénitien une fois seul, -voilà un personnage qui ne me gênera guère. Quoique sa surdité ne s’aperçoive qu’à la longue, à ce qu’il s’imagine, je pourrai faire dans mon logis ce que bon me semblera sans qu’il en ait le moindre soupçon. » Moi qui craignais toujours d’avoir un voisin importun, je n’ai certes pas à me plaindre de celui-là; c’est comme si je n’en avais point. Zéno remarqua que le vieux savant ne sortait jamais, sauf pour faire ses provisions alimentaires. Jamais non plus il ne recevait personne et s’occupait lui-même de son intérieur. Cela n’avait rien de singulier pour un homme voué tout entier à la science et le chevalier n’en fut nullement surpris. Il y avait donc une huitaine de jours que la petite maison était ainsi habitée au moment où nous voyons Bathilde gravir les hauteurs de Montmartre. Mlle de Wendel, impatiente d’arriver, activait sa monture en la cinglant fréquemment de sa cravache. Parvenue à la demeure de Zéno, elle descendit dans le jardinet, laissant Sultan brouter à son aise les feuilles déjà jaunies des arbustes, puis pénétra dans le corps de logis à l’aide d’une clef qu’elle avait sur elle; clef qui, jadis, lui avait été d’un grand usage, mais dont maintenant, elle ne se servait plus guère. Dans l’antichambre Bathilde rencontra un valet qui, surpris de cette intrusion, lui demanda ce qu’elle désirait. Il n’était que depuis peu au service du Vénitien et ne la connaissait pas. -Je désire que tu restes ici, où tu es, lui répondit-elle, -et me laisses entrer sans m’annoncer. -Cependant, madame!... repartit le valet en se mettant devant la porte, car il savait que son maître n’aimait pas les visites imprévues. Mais Mlle de Wendel lui jetant de l’or: -Fais-moi place!... ordonna-t-elle, -sans quoi tu auras à t’en repentir. À la façon dont cette sommation lui fut faite, le domestique comprit qu’il ne serait probablement pas à son avantage de résister et livra passage. Bathilde entra dans les appartements. Le logement se composait simplement de trois pièces se suivant en enfilade. La première servait de salle à manger, la seconde, de chambre à coucher, la troisième, de salon. Toutes trois étaient meublées avec un grand luxe et le goût italien s’y mêlait au goût français dans un ensemble harmonieux qui était un charme pour l’oeil. Étouffant le bruit de ses pas, la jeune femme traversa la salle à manger et la chambre à coucher, puis arriva sur le seuil du salon où se tenait Zéno. Avant d’y pénétrer, elle lança un regard par la porte entrebâillée et découvrit ce dernier réinstallé sur le canapé comme s’il sommeillait, le visage éclairé d’une expression de ravissement. Par moments, ses lèvres s’agitaient et se joignaient ainsi que dans un baiser. Bathilde s’avança sur la pointe du pied et vint se placer près du canapé. Un pli profond se creusait entre ses deux sourcils. Après avoir considéré en silence le chevalier, elle allait lui effleurer l’épaule pour le tirer de l’état de somnolence dans lequel il était plongé, lorsqu’elle l’entendit prononcer quelques paroles. Comme elles ne parvenaient que difficilement jusqu’à son oreille, elle se pencha pour mieux les percevoir. -Marine!... murmurait le chevalier. -Oh! la délicieuse enfant!... Pourquoi mon rêve a-t-il été si court?... Où est-elle, maintenant, depuis qu’elle s’est enfuie de chez la marquise?... Je l’ai cherchée partout... mais en vain... Quand donc la retrouverai- je?... Et un long soupir s’échappa de sa poitrine. Les yeux de Mlle de Wendel eurent un éclair de fureur et, cette fois, ne se servant plus de sa main, ce fut du bout de sa houssine qu’elle toucha le bras du dormeur. Un peu rudement même, car rentrant aussitôt dans la réalité, il poussa une exclamation de douleur. Puis se frottant la partie atteinte par la cravache, il s’écria, ne se rendant pas exactement compte de ce qui venait de lui arriver: -Per la madona! aurais-je été piqué par un reptile? Tout à coup, il aperçut Bathilde, debout près de lui et la figure enflammée de colère. Étrangement surpris de la présence inopinée de sa maîtresse qu’il n’avait pas entendue venir, et non moins étonné de l’expression menaçante qu’il lisait sur ses traits, il se leva prestement, et lui dit avec une certaine vivacité: -Per Dio! ma chère, voilà qui a lieu de m’intriguer fort. Comment se fait-il que, soudain, je vous trouve là, devant moi, sans que rien m’ait signalé votre venue et avec cette figure qui semble avoir été passée au vinaigre? Puis se levant et changeant brusquement de ton, comme pris d’un subit mécontentement. -Au fait, que venez-vous faire chez moi? -Je comprends votre étonnement, Zéno, repartit Bathilde, en se contenant et avec une pointe d’ironie. -Rien, en effet, ne pouvait vous faire prévoir ma visite qui paraît vous causer tant de plaisir. Mais, vous le savez, les femmes ont de ces fantaisies inexplicables, dont elles ne se rendent pas bien compte elles- mêmes. » Ce matin, je ne sais pourquoi, il m’a pris une irrésistible envie de vous voir... J’ai eu beau chercher à la vaincre, je n’ai pu y réussir... » Alors, ne voulant pas rester la journée entière à souffrir, j’ai pris le parti de venir. » Ai-je donc si mal fait? -Pouvez-vous le penser, mia cara? répliqua le chevalier avec une galanterie forcée, car sous les paroles sucrées de sa visiteuse, il sentait percer le sarcasme et s’efforçait d’en deviner la cause. -Mais est-ce bien réellement pour jouir de ma vue que vous avez quitté l’hôtel de Nevers? N’y aurait-il pas une autre raison que vous me célez? » Voyons, soyez franche. Bathilde prit un temps avant de répondre, comme pour donner plus de poids à ce qu’elle allait dire, puis semblant se décider à faire un aveu: -Eh bien! oui, je le confesse, il y a une autre raison, répliqua- t-elle. -Ah! vous voyez... et laquelle? -La voici. Figurez-vous, Zéno, que tout à l’heure je m’étais assoupie chez moi, sur une chaise longue, lorsque j’ai fait un rêve des plus bizarres. -Vraiment? -Oui. Soudain, -remarquez que ce n’est qu’un rêve -soudain, dis- je, cette maison s’est rapprochée de moi et l’intérieur de votre appartement m’est apparu aussi distinctement qu’il m’apparaît maintenant... Oh! mais, avec une netteté extraordinaire; aucun détail ne m’en échappait! -Ah! fit le chevalier en dressant l’oreille. -Et... étais-je un de ces détails? -Le principal; c’est même sur vous que se portait de préférence mon attention. -Vous êtes trop aimable, Bathilde. -Ne vous hâtez pas de le croire... Ainsi, je vous voyais, un miroir à la main, vous admirer complaisamment en passant vos doigts sur vos moustaches pour les lustrer... tenez, comme ça... Et elle imita exactement le geste qu’elle avait vu faire à Zéno dans le télescope. Ce dernier fut stupéfié. -Oh! oh! pensa-t-il, -que veut dire ceci? -Ensuite, reprit Mlle de Wendel, d’un ton de plus en plus ironique, -je vous voyais encore prendre place sur ce canapé, où vous étiez il n’y a qu’un instant, mettre un coussin sous votre tête et vous disposer à dormir. L’étonnement du chevalier grandissait. Comment la jeune femme pouvait-elle savoir tout cela? Était-elle donc cachée chez lui pendant qu’il se livrait à ses occupations intimes? Non, c’était impossible. Il avait la conviction qu’elle ne faisait que d’arriver. -Enfin, poursuivit Bathilde, -je continuais à assister à chacune de vos actions. Bientôt, au lieu de dormir, comme je le supposais, vous vous leviez, marchiez de long en large dans votre chambre, puis, brusquement, vous arrêtiez devant un meuble d’un tiroir duquel vous tiriez un morceau d’étoffe pour... -Pour?... répéta le Vénitien en retenant son souffle, car il croyait à un sortilège et regardait Bathilde avec des yeux effarés. -Pour le baiser avec une ardeur fiévreuse! acheva celle-ci en un éclat de voix qui fit bondir le chevalier. Mais il se remit, en l’entendant ajouter d’un ton plus naturel: -À ce moment, je me suis réveillée et, encore sous l’impression de ce rêve étrange, suis accourue vous en faire part dans l’espérance que vous seriez à même de m’en donner l’explication. Zéno ne savait que répondre et n’était pas des plus à son aise, car les yeux de son interlocutrice avaient une acuité pénétrante qui semblait vouloir fouiller jusqu’au fond de sa pensée. À moins que la jeune femme ne fût douée de seconde vue, ce qui était peu probable, il ne voyait pas par quel moyen elle pouvait être si bien informée des actes qu’il avait accomplis une demi- heure auparavant, alors qu’elle devait se trouver à une grande distance de lui. Quant à songer au télescope, il en était à cent lieues. -Vous ne me dites rien? demanda Mlle de Wendel, dont la main se crispait de colère contenue sur la pomme d’or ciselée de sa cravache. Ne trouvant aucune réponse, le chevalier crut habile de se fâcher; c’était une sortie facile. -Démonios! jura-t-il, en marchant à grands pas dans la pièce, -je ne suis pas la clef des songes, ma belle, et je ne peux par conséquent point ouvrir le vôtre. Mais il n’y a pas que vos rêves qui soient creux, ma bourse l’est aussi, et avec vos toilettes de princesse, on va croire ici que je roule sur l’or... » Que je sois damné si je n’ai pas assez de tous vos contes! » Vous parlez par énigmes et serez bientôt aussi peu compréhensible que votre vieux coquin de tuteur. Bathilde ne sourcilla pas. -Que parlez-vous de mon tuteur, dit-elle, -il ne s’agit pas de lui. -Qu’importe! s’écria Zéno qui dissimulait mal un commencement de colère. -Il y a des amitiés qui salissent. » Je vivais très tranquillement avec mes vices autrefois, mais il n’en est plus de même depuis que j’ai fait votre connaissance et celle de Giam Batista. -Zéno ne connaissait Peyrolles que sous son nom d’emprunt. -C’est une complicité de dupe, car, sans profit j’ai peur de devenir criminel... -Mon cher, fit tranquillement Bathilde, -qui veut la fin, veut les moyens. Mais il ne s’agit pas des projets de mon tuteur et vous avez tort de vouloir changer la conversation... » Nous parlions de mon rêve, n’est-ce pas?... Savez-vous qu’il y a des rêves qui touchent de bien près à la réalité? -Peuh! fit Zéno avec dédain. -ils sont rares. -Moins que vous ne croyez... attendu que les miens sont de ceux- là. -Ma foi, je l’ignorais absolument. -En voulez-vous la preuve? fit-elle en s’élançant vers le meuble qui recelait le fichu qu’elle lui avait vu porter à ses lèvres. Mais le chevalier y fut avant elle. *Amour A La Cravache. Il y eut un silence pendant lequel tous deux se toisèrent du regard. Zéno, placé devant le meuble, en empêchait l’approche à Mlle de Wendel. -Que voulez-vous donc faire, Bathilde? lui demanda-t-il avec hésitation, car il savait parfaitement ce qu’elle voulait. -Parbleu! répondit celle-ci en riant d’une façon sarcastique; -je veux voir si ce mouchoir de cou qui est là ne serait pas à moi, par hasard. Décidément, il n’y avait plus à feindre de la part du chevalier; sa maîtresse avait surpris -il ne savait comment -ses baisers fous sur le fichu de Marine. Alors, il prit le parti de lui tenir tête. -Pourquoi ne serait-il pas à vous? fit-il, ironique à son tour. -C’est justement ce dont je veux m’assurer, répliqua-t-elle près d’éclater devant cette attitude insultante. -À quoi bon? Vous savez bien qu’il ne peut pas être à une autre, répondit le chevalier toujours sur le même ton. Le sang monta soudain au visage de Mlle de Wendel. -Pourquoi vous obstiner à me le cacher? fit-elle frémissante. Zéno repartit insolemment: -Vous le cacher?... Ma parole, vous me faites rire!... il n’y a que les bambins pour cacher leurs jouets. Le sein de Bathilde battait fortement. -Mon cher chevalier, dit-elle en faisant effort pour se contenir: -c’est un véritable enfantillage en effet que cette résistance. Voyons, si ce n’est qu’une peccadille, je saurai vous la pardonner puisque je vous aime et que je suis votre fiancée. L’Italien releva sa moustache. Il devait être accoutumé à se laisser adorer, car, reprenant confiance, il répondit avec une effronterie brutale: -Pour mon goût, ma belle, vous avez quelques pouces de trop à la taille: j’ai un faible pour les femmes minces. Elle se força à sourire, car elle avait un véritable penchant pour cet homme, qui, comme la plupart des lâches, trouvait une âcre jouissance à torturer celle qui s’était donnée à lui. Il continua: -Et puis, si je me suis engagé à vous épouser, c’est seulement sous condition. -Sous laquelle? Le chevalier éclata de rire. -Diavolo! s’écria-t-il, -perdriez-vous la mémoire, belle dame? Cette condition est assez importante pour qu’on se garde de l’oublier: vous ne devez être Mme Zéno qu’après avoir hérité de Mme de Nevers. Bathilde souffrait, mais elle était plus surprise qu’indignée. -Vous vous faites plus mauvais que vous n’êtes, murmura-t-elle en pinçant les lèvres. -Mais revenons à ce qui nous occupe et ne tergiversez plus... » Je veux voir ce fichu immédiatement... vous entendez?... immédiatement. Cette insistance nouvelle embarrassa fort l’italien. -Ma chère Bathilde, dit-il, changeant subitement ses batteries, - permettez-moi de vous dire que vous me faites, en ce moment, une scène d’un ridicule achevé. » Par un tour de sorcellerie qui m’échappe, vous m’avez vu embrasser un morceau d’étoffe quelconque et, de cette action si simple, tout de suite vous en induisez que je vous ai donné une rivale. » Mais raisonnez un peu, je vous prie. » Admettons que l’objet qui vous tient tant au coeur ne vous appartienne point; croyez-vous qu’aucune personne de votre sexe n’ait consenti, avant que je vous connusse, à m’honorer de ses bontés? » Eh bien! pourquoi ce fichu ne viendrait-il pas d’une de ces anciennes... amies, et pourquoi aussi ne serait-ce pas d’un élan de tendresse rétrospective que j’y aurais posé mes lèvres? Ce raisonnement ne manquait pas de logique. Toutefois, Bathilde ne pouvait s’y laisser prendre, attendu que les paroles prononcées par Zéno pendant son sommeil et qu’il ignorait avoir été entendues d’elle, ne lui indiquaient que trop une liaison récente ou tout au moins ce qu’elle prenait, elle, pour une liaison récente. Du reste, elle avait une réplique toute prête. -Soit, j’admets, cette explication, renvoya-t-elle, se contenant encore et voulant voir jusqu’où irait la fourberie du Vénitien. - Mais, en ce cas, cédez à mon caprice et montrez-moi cette étoffe. -Non, repartit Zéno, que cette ténacité exaspérait; -ce sont de ces souvenirs dont un galant homme ne saurait se prévaloir et si vous n’eussiez surpris ce secret vous l’auriez toujours ignoré. Il craignait que Bathilde ne se rappelât avoir vu ce fichu sur les épaules de la petite ouvrière que Mme de Verteuil avait autorisée à travailler près d’elle. Mais Mlle de Wendel avait assez attendu et sa patience était à bout. L’Italien la croyant convaincue et pensant ne plus rien avoir à redouter d’elle, s’était un peu écarté du meuble; il se disposait à la prendre par la main pour la faire asseoir près de lui sur le canapé, lorsque, avant qu’il n’eût pu s’y opposer, elle se précipita sur le tiroir, l’ouvrit et en sortit le léger tissu tant convoité. -Enfin! s’écria-t-elle, -le voilà donc ce si doux souvenir. Elle fit siffler sa houssine pour tenir le chevalier à une distance respectueuse et ses joues devinrent livides tandis qu’elle examinait son larcin. C’était ce qu’on appelle une pointe de soie, de petite dimension et sur laquelle ne se voyait aucune marque particulière. -En vérité, fit-elle d’une voix altérée et en baissant ses paupières pour cacher la flamme rouge qui brûlait en ses prunelles. -En vérité, je comprends que vous y teniez... » Il a dû couvrir le sein de quelque duchesse ou marquise, n’est- ce pas? Ah! monsieur l’ambassadeur vous avez du goût dans le choix de vos conquêtes... mes félicitations! Et retournant le fichu en tous sens: -Mais où donc sont les armes de la noble dame qui l’a possédé?... D’ordinaire ces bagatelles portent le blason de leurs propriétaires. » C’est singulier, je n’y aperçois rien... absolument rien... » Ce souvenir précieux vous viendrait-il d’une créature de peu?... -Rendez-moi cette écharpe!... intima Zéno qui fit un pas vers sa maîtresse. -Rendez-la-moi sur-le-champ ou vous m’obligerez à vous la reprendre de force. Il était furieux. Sa passion pour Marine était réelle et bien que, pour la satisfaire, il eût employé des moyens infâmes, elle n’en subsistait pas moins vivace en lui. Aussi était-il exaspéré de l’injure qu’y faisait Bathilde. En outre, comme nous l’avons dit, il craignait que celle-ci ne le reconnût pour avoir appartenu à la soeur de Philippe et que, plus heureuse que lui, parvenant à découvrir sa retraite, elle ne lui fit subir son ressentiment. Heureusement, Mlle de Wendel se rappelait fort peu la jeune ouvrière qu’elle n’avait fait d’ailleurs qu’entrevoir chez madame de Verteuil et il pouvait espérer qu’elle ne se souviendrait point des vêtements qu’elle portait. -Rendez-moi ce fichu!... réitéra Zéno, -sans quoi, je vous le répète, j’userai de violence pour m’en emparer. En même temps il avança brusquement la main pour l’arracher à sa maîtresse. Mais Bathilde était sur ses gardes. -Vraiment, vous paraissez beaucoup trop tenir à cette guenille, pour que je cède à votre désir, répondit-elle d’une voix tremblante de colère. -Prenez garde, Bathilde!... menaça ce dernier. -Prenez garde!... vous l’aurez voulu!... -Ah! ah! fit Mlle de Wendel, riant d’un mauvais rire, vous voulez employer la force contre moi? Quel ardent défenseur mademoiselle... mademoiselle Marine a en vous. -Marine! vous avez dit Marine?... Vous la connaissez donc?... exclama le chevalier effrayé de cette révélation et qui se représenta aussitôt la jeune fille aux prises avec sa maîtresse. Il ne pouvait se douter, en effet, qu’il avait prononcé ce nom dans son sommeil et était bien près de prendre la jeune femme pour une véritable sorcière. Bathilde répliqua: -Je ne la connais point, mais soyez sûr que je la connaîtrai avant qu’il soit longtemps et qu’elle paiera cher sa sottise... -Vous ne sortirez pas d’ici avec ce fichu. -Vous avouez donc, monsieur l’ambassadeur de Venise?... Eh bien! si, je sortirai de chez vous avec lui, et il me sera d’un grand secours pour mes recherches. -Par le sang du Christ! jura Zéno à bout d’arguments, -vous m’ennuyez à la fin! Je fais ce que je veux chez moi et j’y reçois qui je veux sans avoir de compte à rendre. » Faudra-t-il que j’aille vous demander permission désormais? » Corpo di Bacco! Je suppose que je suis mon maître! Cette fois, Bathilde ne répondit par sur-le-champ. Elle était blessée au recoin le plus intime et le plus cher de sa nature orgueilleuse. Des pieds à la tête, tout son corps était agité d’un frémissement de honte et de rage. -Ah! ah! murmura-t-elle entre ses dents convulsivement serrées car elle venait de se rappeler soudain le nom de la petite ouvrière rencontrée par elle chez Mme de Verteuil et la lumière s’était faite en son esprit. -Ah! ah! Elle a juste la taille qu’il vous faut, celle-là!... » Ah! ah! c’est comique et flatteur, ma foi; moi, mademoiselle de Wendel, j’ai peut-être pour rivale une fille de journée... » Ah! ah! et vous osez l’avouer! À dire vrai, le chevalier ne savait plus quelle contenance tenir et n’était rien moins qu’à son aise. Bathilde se dressait devant lui, haute, dominatrice, et il la regardait d’en bas comme font les enfants en face des grandes personnes. Il ricanait encore pourtant, mais son rire sonnait faux. -Chevalier, poursuivit-elle du ton d’un juge qui lit une sentence. -Chevalier, vous avez fauté!... Et vous mentez quand vous dites que vous êtes votre maître. » Vous mentez effrontément, car je vous ai payé, et le seul maître ici, c’est moi! -Per totos santos! s’écria Zéno en se révoltant, -voilà qui est trop fort!... Vous avez payé, dites-vous? » Mais, soyez donc sensée, ma chère: vous étiez trop pauvre pour atteindre à mon prix. » Je ne me vends pas pour des acomptes, et le marché est nul jusqu’à l’heure où nous nous associerons après l’héritage. -Laquais d’Italie! lâche et voleur! gronda Mlle de Wendel, dont la gorge laissait jaillir les sons par saccades. Puis, elle ajouta plus bas: -Prenez garde à votre tour! car, pour notre malheur à tous deux, je vous aime encore! L’ambassadeur de Venise, qui vivait en simple gentilhomme à Montmartre, avait parfaitement entendu la triple injure lancée par sa vindicative fiancée; cependant, il ne s’en fût point ému outre mesure sans l’expression véritablement menaçante que venait de prendre son visage. Elle avait la bouche violemment contractée; ses yeux, fermés à demi sous la ligne tourmentée de ses sourcils, s’estompaient d’un cercle bleuâtre, et entre ses paupières, on voyait sourdre des lueurs rouges pareilles à celles que projettent, par les temps d’orage, les prunelles des fauves. Zéno au lieu de menacer maintenant était bien près de supplier. Il ne songeait plus guère à reconquérir le morceau d’étoffe, première cause de cette dispute et pensait, dans son appréhension: -J’ai eu grand tort de ne pas la mettre au pas tout de suite... Elle va me contraindre à y venir. Bathilde répétait justement, et c’est à peine si on pouvait entendre sa voix, qui s’étranglait au fond de sa gorge: -Vous avez fauté... Croyez-moi, demandez pardon! -Démonios! répliqua Zéno. -Vos grands airs sont fort amusants, mais peu de circonstance... » Voulez-vous un conseil? » Contentez-vous de ce que vous avez pris ici, n’abusez pas de ma patience et rentrez au plus vite à l’hôtel de Nevers si vous tenez à ce qu’il ne vous arrive aucun mal. La fureur froide de la jeune femme ne pouvait pas augmenter. Cette dernière bravade passa donc sur son entendement sans l’atteindre. Jusqu’alors elle n’avait pas bougé. Elle fit disparaître la pointe de soie dans une de ses poches et avança d’un pas. -Chevalier, dit-elle d’une voix creuse, -je vous aime plus que vous ne croyez. Après votre lâche action, mon devoir serait de vous abandonner à vous-même... Vous ne tarderiez pas à tout perdre: rang et fortune. » Mais je suis bonne, et je préfère vous punir pour ne pas vous laisser tomber tout au bas de la pente. » Mon tuteur m’avait conseillé de vous dresser. » Il était logique... et je vais commencer. Elle était belle en parlant ainsi, belle et superbe comme le lion qui va rugir. Sa face était empourprée; ses splendides cheveux, dénoués par un effort invisible, ondulaient, sur sa tête rejetée en arrière, comme si la tempête les eût effleurés. Elle était si redoutable à voir que, du premier coup, perdant le peu d’assurance qui lui restait, Zéno se mit prudemment de l’autre côté de la table. Silencieuse maintenant, ses pieds rasant le sol à la façon d’une tigresse rampant vers sa proie, elle continua de marcher sur lui. À quoi bon eût-elle parlé, en effet; dans ses yeux qui brûlaient, l’arrêt n’était-il pas prononcé? Sa main droite, furieusement crispée sur la pomme d’or de sa houssine, agitait la tige flexible d’un mouvement plein de menace. Il est à présumer que Zéno devina son intention, car une pâleur mate envahit son visage et ses yeux cherchèrent instinctivement une arme pour se protéger contre cette femme dont la colère tranquille lui inspirait une insurmontable épouvante. Tout d’abord il était resté incrédule devant la révolte inopinée de celle qu’il considérait un peu comme son esclave. Mais il ne doutait plus maintenant. Derrière lui, au bas d’une panoplie de parade, pendait une dague de Milan, arme fine, habilement trempée par ces savants armuriers d’Italie qui, au siècle dernier, contrebalancèrent la séculaire réputation des lames de Tolède et furent sur le point d’enlever à l’Espagne ce fleuron de gloire. Zéno se saisit de la dague et se mit en garde d’une façon piteuse. Bathilde eut un sourire cruel. -Je ne veux pas vous blesser, fit-elle, -mais seulement vous marquer comme souvenir de l’offense. Elle fouetta l’air de sa cravache. -Vous êtes la femelle de Satan! cria le chevalier, perdant décidément la tête. -Vous jouez un jeu à vous faire tuer, car j’ai peur de vous, et dès que j’ai peur, je ne connais plus rien. Il devait dire vrai; cela se voyait sur sa face terreuse. Son poing armé se tendait vers Mlle de Wendel et, derrière ce mur d’acier, il n’y avait pas un pouce de sa peau qui n’eût le frisson de l’angoisse. Ce n’était pas un lâche pourtant, mais devant cette femme qui venait à lui, devant cette femme plus forte qu’un homme, il allait le devenir. Or, si l’on sait de quoi sont capables les lâches qui se mêlent d’être braves, on doit se douter aussi qu’il y a la réciproque. Bathilde s’avançait toujours. Ses yeux agrandis la regardaient comme s’ils ne l’eussent jamais vue. -Allez-vous-en! Allez-vous en! fit-il d’une voix rauque. Elle ricana sans répondre, et, pour la seconde fois, sa cravache fouetta l’air en sifflant comme un reptile. Une écume blanchâtre vint aux lèvres de Zéno qui, la dague haute, quitta sa barricade pour se lancer furieusement en avant. -Vous l’aurez voulu! dit-il entre ses dents qui grinçaient. -Je vois rouge!... Mlle de Wendel s’était arrêtée, l’attendant de pied terme. Au moment où la dague allait retomber, le poignet du Vénitien fut enveloppé par la partie flexible de la houssine, et l’arme qu’il tenait, violemment arrachée d’entre ses doigts, alla étoiler la glace de la cheminée, lancée qu’elle fut comme par une fronde. Désarmé et fou de terreur, le Vénitien se mit à fuir. Vindicative comme sa mère dont elle avait le sang ardent et, comme son père, ivre de cette froide vengeance du Nord qui ne pardonne jamais, Bathilde le poursuivit. Autour d’eux, les meubles tombaient. Enfin elle l’atteignit. -Il faut une marque pour que vous vous souveniez, dit-elle en le saisissant aux cheveux. Zéno cessa de se défendre et gémit: -Cette femme est le diable! Mais son regard qu’il cherchait à détourner étant tombé par hasard sur sa maîtresse, au lieu de la malédiction que voulait vomir sa gorge étranglée par la rage, il balbutia, pris d’admiration: -Bathilde, je ne vous savais pas si belle! Elle était inexorable et ne pouvait se laisser attendrir. Imitant la justice qui lit l’arrêt du condamné avant le supplice, elle dit avec un calme implacable en levant sa cravache: -Vous savez qu’on châtie selon que l’on aime, chevalier? Or, je crois vous aimer beaucoup et vous m’avez déconsidérée en me donnant pour rivale une simple créature... » La punition sera à la hauteur de l’injure. Zéno ne cherchait même pas à se garer. C’était un homme maté, mieux même, un loup changé en chien couchant, car ses lèvres cherchaient la main qui allait le frapper. Brandie à tour de bras, la houssine s’abattit sur le visage du chevalier, dont la joue droite fut rayée d’une balafre sanglante. Un râle de douleur répondit à ce coup, et Zéno allait peut-être se redresser pour frapper à son tour, quand une voix sèche et grave s’éleva dans le silence. -Eh bien! eh bien! disait cette voix, -on s’explique donc ici? Jeux de mains, jeux de vilains, vous savez?... Un stylet d’un côté, une cravache de l’autre; tudieu! voilà ce qu’on peut appeler de l’amour... Bathilde et Zéno se redressèrent simultanément, se tournant vers la porte de la chambre à coucher sur le seuil de laquelle se tenait un vieillard de haute taille qui les contemplait tour à tour avec une amère moquerie dans le regard. -Le seigneur Giam-Batista! dit le chevalier. -M. de Peyrolles! fit en même temps Mlle de Wendel, sans parler assez haut pour être entendue par le Vénitien. -Par ma foi! j’arrive bien pour mettre le holà! reprit le nouveau venu en faisant un pas dans l’intérieur de la pièce; -car vous avez une façon de vous embrasser qui n’est guère plaisante. Il prit un siège, qui par hasard restait debout, s’y installa commodément sans y être invité et dit en souriant: -Je vous cherchais tous les deux, mes enfants, et suis aise de vous voir toujours d’accord. » Si vous n’avez plus rien d’aimable à échanger, nous ferons trêve de badinage pour causer raisonnablement tous trois. *Des Deux Côtés D’Une Cloison. L’intervention inattendue du tuteur de rencontre de la jeune femme, de celui que Zéno appelait le Seigneur Giam-Batista, changea immédiatement la face des choses. La colère de Bathilde tomba sur-le-champ et le chevalier se redressa d’un bond, non dans une intention de représailles, mais pour masquer son visage, qui était rouge de honte maintenant, et sur lequel la trace de la houssine formait un sillon livide. -Bonjour, ma chère belle; je vous salue, chevalier, dit M. de Peyrolles. -Ne m’en veuillez pas trop d’être venu troubler votre entretien. » À mon âge, voyez-vous, les visions rétrospectives chagrinent, et on éprouve quelque regret à voir les jeunes gens roucouler. À ces paroles pleines de moquerie, mademoiselle de Wendel fronça le sourcil, car, devant un tiers, elle éprouvait bien plus vivement que son fiancé lui-même la honte qu’elle lui avait infligée. -C’est moi qui ai frappé parce qu’on m’avait manqué, fit-elle d’une voix rude; -mais si une autre que moi eût osé se permettre de toucher à Son Excellence M. l’ambassadeur de Venise... -Vous l’eussiez défendu? interrompit M. de Peyrolles. -Vous me faites honneur en le supposant... Cependant ce n’était pas cela que je voulais dire... Je voulais dire que si un autre que moi eût osé le frapper, cet autre-là serait déjà mort, châtié par la main même de Son Excellence. En parlant ainsi elle avait la tête haute et le regard étincelant. M. de Peyrolles sourit. -Savez-vous que vous devenez de plus en plus jolie, Bathilde! prononça-t-il avec une admiration non feinte. -Quel âge vous donnez-vous? Elle répliqua: -Celui que je vais avoir, monsieur, c’est-à-dire la trentaine. -Vous avez tort. Sans compliment, vous ne portez pas tant. Mais je ne m’étonne plus de vous voir aussi épanouie qu’une rose. Puis se tournant vers Zéno, il ajouta en dissimulant autant que possible le sarcasme que cachaient ses paroles: -Relevez donc un siège pour vous asseoir, chevalier; et quittez cette mine déconfite, je vous prie; rien de ce qui vient des dames ne blesse... Le Vénitien obéit, détournant les yeux pour ne point voir la jeune femme qui le regardait tendrement, comme pour le consoler et le venger, car elle avait, nous le répétons, un très réel attachement pour lui. -N’étiez-vous pas venu pour nous parler de choses un peu plus sérieuses? demanda Bathilde au vieillard. -Tout ce qui vous intéresse est sérieux, répliqua celui-ci éludant la question. -Et permettez-moi une observation paternelle: Vous avez de nombreuses qualités, je le sais, mais ne manquez pas de défauts. Parmi ces derniers, il en est deux qui vous gêneront bien souvent si vous voulez parvenir... -Lesquels, s’il vous plaît? -Le premier est la sensiblerie... elle vous a déjà joué de fort vilains tours... -Et le second? -Le second est encore pire: vous êtes d’une nature trop amoureuse, ma fille. -Bah! l’amour est-il donc un défaut? -Mieux même, c’est une maladie pernicieuse... J’ai ouï répondre que M. votre père était mort de cela... -Et ma mère? Cette question embarrassa le vieillard qui n’osa pas répondre: « Votre mère?... elle, en a vécu!... » Aussi, changeant de ton, il demanda du bout des lèvres: -Comment se porte madame la comtesse de Lagardère? -C’est étrange, répondit mademoiselle de Wendel; -le chagrin dont elle a si longtemps souffert semble la quitter. Sans avoir perdu sa confiance, depuis que Mlle de Chaverny est en âge de lui tenir compagnie, je ne suis plus au courant de tout comme autrefois. Ainsi, à mon insu, elle reçoit parfois des visites, et ni Clairette ni moi n’avons jamais pu connaître ces mystérieux visiteurs. -Ah! ah! fit M. de Peyrolles; -elle complote, c’est une preuve de santé cela. -Si ça continue, elle vivra jusqu’à un âge très avancé. -Que le ciel vous entende! C’est le voeu le plus cher de mon coeur, approuva le vieillard sur un ton de solennité railleuse. -Voilà qui part d’une bonne nature; je ne doute pas de votre sincérité, répondit Bathilde. -Palsambleu! s’écria tout à coup Peyrolles changeant d’objectif et en regardant Zéno; -ce chevalier est un heureux gaillard de posséder une perle comme vous, ma chère! Une rougeur monta au front de Mlle de Wendel qui ressentit vivement ce nouveau sarcasme. Le vieillard poursuivit: -Je viens d’assister, bien malgré moi, à une chaude explosion de tendresse; et la façon dont vous lui prodiguiez les marques de votre amitié, Bathilde, m’a sincèrement touché... Il y avait même de votre part une certaine familiarité, qui ne messied point, du reste, entre fiancés. -Il faut rendre hommage à votre pénétration, répliqua Bathilde avec aigreur; -rien ne vous échappe. » Son Excellence et moi, nous sommes mieux que fiancés, car nous nous aimons. On a pu remarquer que, devant un tiers, la jeune femme donnait à Zéno de « l’Excellence, » titre auquel il avait droit par sa position en France. -Déjà! exclama M. de Peyrolles. Et sur un ton interrogatif: -D’amour, ma chère belle? -D’amour, oui. -Tudieu! ma question est naïve. Cela se voyait de reste tout à l’heure, et ce bon chevalier a tout à fait l’air de comprendre l’immense étendue de son bonheur... -Seigneur Giam-Batista, vous passez le but, interrompit Zéno, parlant pour la première fois. -Et si vous n’étiez pas un vieillard... -C’est à moi de parler, coupa Mlle de Wendel. Et se dressant devant Peyrolles, elle ajouta: -Ordinairement, monsieur, dans nos querelles amoureuses, c’est M. le chevalier qui frappe. L’ex-intendant de Gonzague éclata de rire. -Bravo! dit-il. -Vous vous accordez toutes les joies du mariage avant d’être mariés. C’est une excellente méthode que la jeunesse devrait bien mettre en pratique pour diminuer le nombre des mauvais ménages. -N’étiez-vous pas venu pour nous parler de choses plus sérieuses? répéta Bathilde, que ce persiflage commençait à échauffer. -Si bien! ma chère enfant. Mais, de grâce, ne vous fâchez pas. » J’ai peut-être eu tort d’entrer trop brusquement dans le secret de vos petites affaires. Qu’il n’en soit plus question... » Regardez-moi d’un meilleur oeil, chevalier. Je ne me souviendrai de rien, j’en fais le serment!... Il faut bien que jeunesse se passe, après tout... » Parlons raison, maintenant. -Si cela vous est possible, je vous en serai vraiment obligée, fit Bathilde avec rancune. -Tout d’abord, par quel hasard êtes-vous venu me relancer jusqu’à Montmartre? -C’est bien simple, ayant à vous parler, j’ai été frapper ce matin au puits de l’impasse. À ce signal, Clairette est venue et m’a dit que vous veniez de partir à cheval... Elle ne m’a pas trompé, la brave et honnête fille, car, en arrivant ici, j’ai effectivement vu votre Sultan qui broutait en liberté les rares fleurs du jardin. -Arrivez à ce que vous aviez à me dire. -Un instant, répliqua Peyrolles en baissant la voix. -Auparavant je voudrais savoir si nous pouvons parler en toute sécurité, car il m’a semblé entendre du bruit dans le logement contigu, que je croyais toujours inhabité. » Auriez-vous donc un voisin maintenant, chevalier? -Effectivement, répondit Zéno après une hésitation, car il en voulait au vieillard pour ses railleries humiliantes. -Le pavillon qui touche au mien est loué depuis huit jours. -Voilà qui est contrariant. -Oh! rassurez-vous. S’il n’y a que ce voisin qui vous gêne, vous pouvez parler librement et aussi haut qu’il vous plaira, attendu qu’il est complètement sourd. -Vous en êtes certain? -Tout ce qu’il y a de plus certain. Et pour appuyer son assertion, le chevalier, un peu remis de sa récente algarade, raconta l’étrange quiproquo qui avait eu lieu entre lui et le vieux savant. -Alors, c’est parfait, reprit Peyrolles. -Ce dont je voulais entretenir Bathilde, je vais vous le dire à vous aussi, chevalier, car j’aime les parfaits amants. » Vous êtes dignes l’un de l’autre. Plus que jamais nous sommes étroitement alliés par la force des choses. Il s’agit donc de travailler sérieusement et lestement. » Voyons, chevalier, à combien estimez-vous le gros lot que représente la part de la future ambassadrice de Venise à l’héritage de Nevers? -Monsieur le maréchal de Maillebois, qui est un calculateur dit que la fortune de la dernière dame de Nevers ne se chiffre plus, répliqua Zéno dont les yeux clignotèrent comme s’il eût été ébloui. -À mon estime, Mlle de Wendel peut compter sur trois ou quatre millions! -Ah! comme vous êtes loin de compte, chevalier, murmura M. de Peyrolles avec la dévote émotion de ceux qui chiffrent le cantique d’or. -J’ai fait le voyage de Lorraine tout exprès pour aller voir les terres dont la meilleure partie vous reviendra de droit: il y en a pour une douzaine de millions. Le domaine de Caylus, dans la vallée de Louron, n’est pas moins riche; les biens fonds disséminés en France valent le double et il y a encore les quatorze ou quinze millions de la province de Mantoue en Italie qui sont à la douairière de Nevers. Pendant que le vieillard respirait, Zéno dit tout bas: -Cela fait une vingtaine de millions pour le tiers. Il gardait ses paupières mi-closes pour cacher l’éclair de ses yeux. -À quoi dépenserai-je tout cela?... demanda Bathilde avec un embarras presque comique. Peyrolles répliqua: -Quand vous l’aurez, vous en ferez ce que bon vous semblera, mais il faut d’abord l’avoir. » Si les choses n’ont pas marché depuis longtemps, elles marchent maintenant et semblent prendre une vilaine tournure. » Savez-vous que Philippe, le fils du comte Henri de Lagardère est sur le point de connaître qui il est? -Oui, nous savons cela, dit Zéno, -mais il n’est que sur le point... et, avant qu’il en sache davantage... -Il faut agir. -C’est mon avis, et... promptement même. -Promptement... et adroitement. À cet effet, j’ai songé à Bathilde qui, dans la circonstance, peut nous être d’un grand secours. » Voici de quelle façon... Mais avant de laisser parler Peyrolles, il nous est nécessaire de pénétrer chez ce voisin de Zéno et de voir ce qui s’y passe. Pendant que les trois complices s’entretenaient ensemble, celui-ci se trouvait dans la pièce de son logement située exactement derrière celle où ils étaient réunis. Il n’avait plus rien alors du vieux savant rencontré par le chevalier. Comme s’il se fût plongé dans les ondes merveilleuses de la fontaine de Jouvence, il avait rajeuni de quinze ans pour le moins. Son corps affaissé par l’âge s’était redressé fort et vigoureux et des rides nombreuses qui s’entrecroisaient sur son visage il ne restait plus aucune trace. En outre, ses yeux libres de bésicles apparaissaient maintenant vifs et perçants. Depuis que Bathilde était entrée chez le Vénitien, il se tenait tout contre le mur séparant les deux appartements dans une pose qui indiquait une attention soutenue. À la hauteur de sa tête se voyait fichée dans l’épaisseur de la maçonnerie une sorte de cloche en métal de cinq à six pouces de diamètre dont la moitié saillait au dehors. Immobile, l’oreille collée à cette partie convexe, il semblait écouter ce qui se disait chez son voisin et ne devait perdre en réalité aucune des paroles qui y étaient prononcées. Celles-ci, en effet, frappant d’abord le mur, venaient ensuite se répercuter dans le globe métallique, qui était évidé à l’intérieur, et y acquéraient une sonorité d’une puissance extraordinaire. Grâce à cet appareil acoustique, notre homme percevait jusqu’au moindre bruit qui se faisait de l’autre côté de la cloison. C’est ainsi qu’il avait pu assister, comme s’il y eût été présent, à la scène qui venait d’avoir lieu entre Bathilde et son amant. Scène, d’ailleurs, dont il aurait pu suivre toutes les péripéties sans employer ce moyen, attendu qu’il avait l’ouïe très fine, quoi qu’il en eût dit, et que les éclats de voix de l’un et de l’autre eussent pu être entendus même d’un véritable sourd. Cette querelle l’avait d’abord laissé froid. Peu lui importait les amours de l’ambassadeur et de mademoiselle de Wendel. Mais son intérêt avait grandi lorsque les deux amants en étaient venus à la période aiguë, c’est-à-dire lorsque Zéno s’était muni d’une dague pour fondre sur la jeune femme. -Diable, avait-t-il murmuré, -est-ce que vraiment le coquin exécuterait sa menace et irait assassiner sa maîtresse? Voilà qui ne ferait point notre affaire, car cela nous empêcherait d’apprendre bien des choses que nous désirons savoir. Et déjà il se préparait à reprendre à la hâte son déguisement de vieux savant pour, sous un prétexte quelconque, s’introduire chez le chevalier et s’interposer entre lui et mademoiselle de Wendel, quand l’arrivée de Peyrolles lui avait épargné cette démarche. Il avait alors écouté avec un redoublement d’attention. -Bon! s’était-il dit, en entendant le chevalier assurer à l’ancien factotum de Gonzague qu’il était atteint d’une surdité complète et qu’on n’avait rien à redouter de lui, -de cette façon je vais connaître ce qu’on a de si important à confier à Bathilde. Puis, avec satisfaction: -Je savais bien qu’un jour ou l’autre mon séjour ici serait utile... Revenons maintenant à Peyrolles que nous avons laissé au moment où il se disposait à indiquer la façon dont il comptait se servir de sa pupille pour en finir avec le fils de Lagardère. -Voici, disait-il, -de quelle manière il va nous falloir procéder avec le jeune homme. » Il est nécessaire que Bathilde lui donne un rendez-vous chez elle. -Un rendez-vous, à lui, et chez moi? fit celle-ci avec stupéfaction. -Comment le pourrai-je? -Je vais vous en enseigner le moyen. Dans quelques jours l’armée des Flandres va être de retour à Paris. J’ai appris qu’à cette occasion et sur l’initiative de M. de Maillebois, les gentilshommes de la cour ont l’intention d’offrir une réception suivie de bal à tous les officiers qui ont tenu campagne. Eh bien! vous irez à ce bal où nous ferons en sorte que Philippe se trouve. -Vous n’y songez pas! À quel titre, un simple sergent pourrait-il avoir accès dans une réunion d’officiers? -Je n’en sais rien encore, laissez-moi réfléchir, et nous vaincrons certainement cette difficulté qui, à l’heure actuelle, vous semble comme à moi-même presque insurmontable. -Elle est toute vaincue, intercala Zéno. Bathilde et Peyrolles le regardèrent. -Ah bah! murmura ce dernier. -Auriez-vous déjà trouvé le joint pour faire entrer le garde-française à ce bal, chevalier? Voilà qui vous remonterait singulièrement dans mon estime. -Trêve de raillerie! seigneur Giam-Batista, interrompit le Vénitien. -Nous sommes associés, non amis. » J’ai laissé passer vos sarcasmes sans répondre et suis encore plus éloigné de vouloir accueillir votre estime; l’estime d’un homme qui me connaît et que je ne connais pas. » Sans savoir au juste rien de vous, je vous soupçonne fort d’être mal à votre aise en France, où la vengeance et l’intérêt seuls doivent vous tenir. » Je soupçonne également que le nom que vous vous donnez n’est pas le vôtre. » Moi, monsieur, aucun mobile de vengeance ne guide mes actions, et... l’amour seul me pousse à devenir votre complice, car je me crois le droit de chercher à récupérer la fortune de ma future femme. (Prononçant cette phrase, il s’était tourné vers Bathilde.) » Considérez-moi donc, non comme un pantin dont on tire à volonté la ficelle, mais comme un associé. » Ceci posé, sachez garder votre admiration et vos moqueries pour d’autres que moi. Surpris de cette mercuriale, à laquelle il ne s’attendait guère, Zéno l’ayant toujours traité avec une considération voisine du respect, le vieillard ne soufflait mot, comprenant qu’il avait eu les premiers torts. -Pour ce qui est de la difficulté vaincue, reprit le chevalier, - je n’ai rien eu à trouver, car, depuis la semaine dernière, le sergent Philippe n’existe plus. C’est, à présent, le lieutenant Philippe qu’il faut dire. Peyrolles eut un soubresaut. -On l’a fait lieutenant? -Sur place. Au régiment même où il servait. » J’ai été informé de cette nouvelle l’autre jour pendant que j’étais dans les bureaux du ministre de la guerre. » C’est, paraît-il, sur la recommandation de M. le marquis de Chaverny et grâce aux bonnes notes du capitaine de Tresmes que cette faveur lui a été accordée. -Eh bien! voilà qui nous sert admirablement, dit Peyrolles, -car ainsi il est invité de droit à cette réception. Mais comme il se pourrait qu’en raison de sa nomination récente il hésitât à s’y rendre, nous allons lui faire dire par Bathilde qu’il ait bien soin de ne pas y manquer. -Qu’entendez-vous par là? demanda Mlle de Wendel. -J’entends que vous allez avoir à lui adresser quelques mots dans ce but. -Moi?... Mais c’est absurde!... Il ne me connaît point ce garçon et se souciera peu de ma lettre. -Aussi n’est-ce pas vous personnellement qui lui écrirez; c’est « une amie qui s’intéresse beaucoup à lui et qui, mis en possession d’un secret concernant sa naissance, désirerait l’entretenir à ce sujet. » -Ah! bien, je comprends, murmura Bathilde en dissimulant une moue. -Il est donc impossible qu’il ne vienne pas. Or, aussitôt qu’il sera arrivé, moi qui également me trouverai là, je vous le désignerai et ce sera à vous alors d’être assez habile pour obtenir de lui le rendez-vous dont nous avons besoin pour l’exécution du projet que j’ai conçu. -Quel est-il, ce projet? questionna Bathilde. -C’est de le mettre dans l’impossibilité de reconquérir son nom et son rang. -Vous ne voulez pas attenter à sa vie, au moins, demanda encore Mlle de Wendel. -Pourquoi pas? allait répondre Zéno, qui n’avait pas besoin d’avoir une vengeance à tirer pour être amateur des moyens énergiques. Mais Peyrolles le prévenant après lui avoir fait un clignement de paupière significatif: -Non certes, dit-il, -nous n’irons pas jusque-là. À quoi bon! Il se défiait de la jeune femme et pensait que, s’il lui dévoilait son dessein, qui était réellement d’assassiner Belle-Épée, elle se refuserait sûrement à le seconder. Ne l’avait-elle pas déjà sauvé une fois et n’avait-elle pas aussi paru s’intéresser vivement à son sort lorsque, dans l’explication qu’ils avaient eue ensemble deux ans auparavant et au cours de laquelle elle s’était ouverte de la substitution, il avait parlé des « précautions » à prendre envers lui? Donc il fallait lui laisser ignorer ce qu’il méditait et ne se servir d’elle que comme d’un instrument inconscient. On sait que le misérable vieillard lui avait toujours caché les guets-apens qu’il avait tendus à Philippe. -Bien, répliqua-t-elle. -S’il en est ainsi, vous pouvez compter sur moi. Et où devrai-je lui donner ce rendez-vous? -Dans votre boudoir. -À l’hôtel de Nevers? -Bien entendu. -L’endroit me semble singulièrement choisi. -Il n’y en a pas d’autre qui soit mieux situé que celui-là pour ce que nous voulons faire. L’éloignement de vos appartements de ceux de la comtesse, le grand jardin solitaire qui les entoure, l’impasse sombre qui les borde, tout cela nous permettra d’agir à notre aise sans avoir à craindre l’intervention de quelque opportun. -Vous avez peut-être raison. À quelle heure dois-je lui dire de venir? -À minuit... quand tout le monde sera endormi dans l’hôtel. -Va pour minuit... Une dernière question maintenant. Où vais-je lui écrire? Je ne connais point sa demeure. -Moi non plus, avoua Peyrolles, mais vous n’avez qu’à lui adresser votre lettre au ministère de la guerre; elle ne manquera pas de lui parvenir, je suppose. » Ainsi c’est bien convenu et, cette fois, tâchons d’en terminer; il y a assez longtemps que nous attendons. -Soyez sans crainte, vos instructions seront ponctuellement exécutées. Étrange fille, dira-t-on, que cette Bathilde de Wendel qui, sans remords, consentait à briser pour toujours l’existence de Philippe, à en faire une sorte de paria dans la société, ce qui était, surtout à cette époque, comme une mort anticipée, et qui s’opposait à ce qu’on lui fit aucun mal. Mais, nous l’avons dit précédemment, c’était une nature où le « bon » et le « mauvais » luttaient constamment ensemble et où tous deux voulaient avoir chacun leur part. Celle du « mauvais » était le désir d’hériter de la comtesse, d’obtenir coûte que coûte la fortune dont les jouissances lui étaient nécessaires. Celle du « bon », cette sensibilité native qui l’avait portée à s’attacher à Philippe enfant et la faisait encore protéger ses jours, bien que ce fût d’eux pourtant que dépendissent les richesses qu’elle convoitait. Tout ayant été réglé entre les trois complices, ils se séparèrent. Peyrolles sortit le premier, puis Bathilde, qui retrouva son cheval en passant par le jardin. Zéno, lui, ne les suivit pas tout de suite et prit le temps de dissimuler sous une couche de poudre le sillon violet laissé sur sa joue par la houssine. Il était coquet, ce chevalier. Derrière la cloison le faux savant, qui n’avait pas cessé d’avoir l’oreille appliquée contre la cloche de métal, avait écouté jusqu’au bout cet entretien, dont pas une parole ne lui avait échappé. Dès que Bathilde et Peyrolles furent partis, il s’affubla de son déguisement de vieillard, c’est-à-dire se coiffa d’une perruque blanche, aux mèches négligées avec intention, se frotta le visage d’une substance qui en rida aussitôt l’épiderme, remit la paire de bésicles aux verres teintés de bleu, puis, devenu méconnaissable, quitta immédiatement son logis. Sur le pas de la porte, il se heurta à Zéno qui sortait aussi. Le Vénitien allait prendre l’air pour se remettre de la scène violente qu’il venait d’essuyer. -Ma foi, monsieur, cria-t-il à son voisin, -je vous félicite vivement d’être un peu dur d’oreille. Grâce à votre infirmité, vous n’avez pas été dérangé dans vos travaux par ce qui vient de se passer chez moi. -Quoi donc? demanda le bonhomme d’un air naïf, -il s’est passé quelque chose chez vous? -Oui, une maîtresse jalouse dont j’ai eu à subir les reproches d’une façon un peu vive et qui a tempêté pendant au moins un quart d’heure. -Ah! diable! ce devait être peu agréable. J’ai connu cela aussi, au temps de ma jeunesse. Mais moi, monsieur, j’avais un principe. Quand pareille chose m’advenait, je me regimbais, et si ferme qu’il était bien rare que je n’eusse pas toujours le dessus. » Voyez-vous, avec les femmes, il ne faut jamais céder, autrement on est à leur merci; l’énergie, au contraire les rend souples comme un gant. -Je suis absolument de cet avis. -Alors vous avez tenu bon... et la dame a sans doute reconnu ses torts? -Entièrement; elle m’a fait ses excuses, assura Zéno avec un flegme digne d’un fourbe de son espèce et en s’empressant de placer son mouchoir sur la zébrure de sa face que la poudre ne pouvait pas dissimuler entièrement. -Parfait! j’en suis heureux pour vous. Mais je regrette de ne point pouvoir continuer plus longtemps cette conversation, un médecin de mes amis m’attend pour traiter avec moi un sujet des plus intéressants et que nous devons développer longuement. -Serait-ce indiscret de vous demander lequel? -Nullement, il s’agit de ictibus in capite et de leurs conséquences multiples. -Ah! ah! « des coups à la tête »? En effet, cela peut être très intéressant à discuter, repartit le chevalier qui ne saisit en rien l’allusion. -Au revoir donc, mon cher voisin, et encore une fois mille regrets. Sur ce, le vieillard s’éloigna. Tant qu’il pensa être en vue de l’italien, il conserva son allure sénile, mais peu à peu à mesure qu’il descendait vers Paris, il accéléra sa marche qui bientôt devint rapide. Prenant alors par le chemin le plus court, il se dirigea vers la rue de la Ferronnerie où il ne tarda pas à arriver. Parvenu à la maison qui portait pour enseigne: « Au Pilon d’Or » il y entra, et en gravit prestement l’escalier. Sur le palier du premier étage il s’arrêta et frappa à une porte. Ce fut Cocardasse qui vint lui ouvrir. -Té! vous voilà enfin, baron de Posen! exclama le soudard. -Y a-t- il du nouveau? -Je viens de surprendre à l’instant un complot tramé contre Philippe par Peyrolles, Bathilde et Zéno. -Sandiéous! les racailles!... -J’accours donc tout de suite pour nous entendre afin de le déjouer. J’appréhendais que vous ne fussiez absent. -Pas de danger, bagasse! Vous m’avez dit, il y a huit jours: « Je vais loger un bout de temps à Montmartre, chez le Zéno, pour voir s’il n’y aurait rien de ce côté qui puisse nous être utile. Attendez-moi ici sans bouger pour que, si j’ai besoin de vous, je vous aie immédiatement sous la main. » » Lors j’ai attendu, sans même faire une enjambée dehors, malgré l’envie qui m’est venue plusieurs fois d’aller voir un peu chez mon petit prévôt comment dame Mathurine s’accommodait de mon absence. -Vous avez bien fait, Cocardasse. Voici, en effet, ce que j’ai surpris tout à l’heure et qui nous oblige à nous concerter sur-le- champ pour préserver Philippe du sort qui l’attend. Et le baron fit connaître au vieux soldat l’entretien auquel il avait assisté dans la petite maison. -Qué! dit le soudard, -me semble que le plus simple serait bonnement de prévenir le pitchoun. -Gardons-nous en bien. Il est trop franc, trop loyal pour se prêter à une dissimulation quelconque, et dès qu’il saurait ce qu’il en est, il irait droit à ses ennemis, qui, naturellement, nieraient leurs intentions perfides à son égard; ce qui leur serait facile, car, en définitive, nous ne possédons que des preuves morales contre eux. » Tout serait donc perdu. Ce qu’il nous faut, c’est les prendre sur le fait, au moment même où ils seront sur le point d’accomplir leur crime. » De la sorte ils ne pourront opposer aucune dénégation et se livreront d’eux-mêmes à nous. -Ver! c’est bien raisonné, baron. -Seulement nous devons requérir l’aide de notre ami Passepoil. -Caramba! on lui fera plaisir à ce cher Amable; il serait vexé que la chose ait lieu sans lui. -Eh bien! allez vite le chercher. Nous nous entendrons tous les trois. -J’y cours d’une traite, dit Cocardasse. Puis, en s’en allant: -Pécaïré! voilà encore de l’ouvrage pour Pétronille... et de la bonne, même. *Un Bal Au Louvre. L’histoire du Louvre est l’histoire de la France depuis Philippe- Auguste, c’est-à-dire depuis la fin du XIIe siècle. Ce magnifique palais date, en effet, de plus de sept cents ans. Le terrain qu’il occupe était autrefois un bois, presque une forêt, bornée au sud et à l’ouest par la Seine et arrêtée au nord par le Mons Martis. C’est pour cela sans doute que la plupart des étymologistes font dériver le mot louvre de Lupard (bois aux loups). Ce fut d’abord une maison de chasse bâtie par Dagobert et dans laquelle il gardait ses meutes. Les rois fainéants y allaient assez souvent se reposer des fatigues causées par leur paresse, ou se promener en coche dans la forêt qui l’entourait. Sous Philippe-Auguste, ce devint une forteresse et une prison d’État. La grosse tour qui se dressait au milieu de la grande cour ralliait autour d’elle vingt-trois autres constructions circulaires et élevées sans compter les tourelles. Cette hydre aux vingt-quatre têtes, toujours dressées, avec ses croupes monstrueuses, plombées ou écaillées d’ardoises et toutes ruisselantes de reflets métalliques, semblait alors être la gardienne vigilante de Paris. Les locaux, quoique très vastes, en étaient obscurs et paraissaient être le séjour de la tristesse. On eût dit que le roi avait affecté de ne laisser régner dans ce lieu qu’une clarté douteuse afin que ce monument de la souveraineté d’où relevaient tous les grands feudataires de la Couronne, leur annonçât, quand ils venaient y faire la prestation de foi et hommage-lige, que c’était une prison préparée pour eux, s’ils venaient à transgresser leurs serments. Ce fut là qu’en 1214 Philippe-Auguste fit enfermer le comte de Flandre, Ferrand, qu’il avait vaincu à Bouvines. Le roi voulut offrir aux Parisiens le spectacle d’une entrée triomphale et parmi plusieurs seigneurs qu’il ramenait captifs, se trouvait le comte Ferrand. Le vainqueur, à l’instar des généraux de la Rome antique, imagina de charger de chaînes ce prisonnier et de le placer sur le superbe chariot surmonté d’un aigle d’or tenant dans ses serres un dragon, qu’il avait conquis sur l’empereur Othon qui le faisait traîner à côté de lui à Bouvines. Ce fut en cet équipage que le comte fit son entrée à Paris, à la grande joie des Parisiens qui chantaient à tue-tête cette poésie de circonstance: Quatre ferranz bien ferrés Traînent ferrant bien enferré. Emprisonné au Louvre, le comte y serait demeuré longtemps si sa femme, la comtesse Jeanne, n’était arrivée en toute hâte pour implorer le vainqueur. Elle se jeta aux pieds du roi qui consentit à lui rendre son époux, à la condition que toutes les forteresses de Flandre et du Hainaut seraient rasées. La comtesse qui aimait son mari ne demandait pas mieux que de faire raser remparts et bastions, mais le peuple de Flandre, qui tenait plus à ses forteresses qu’à son comte, refusa net de ratifier l’engagement pris sans le consulter par la comtesse Jeanne, et Ferrand demeura prisonnier jusqu’en 1226; il sortit du Louvre par suite du traité de Melun conclu en 1225 et après avoir payé une très forte rançon. Le Louvre, après avoir été hors les murs pendant plus de six siècles, se trouva enfin dans Paris par l’enceinte commencée sous Charles V, en 1367 et achevée sous Charles VI, en 1383. Charles V, qui ne jouissait que d’un million de revenu, dépensa cinquante mille livres à le rehausser et à en rendre les appartements plus commodes et plus agréables. Mais ce monarque, non plus que ses successeurs jusqu’à Charles IX, n’en fit sa demeure ordinaire. Il était laissé pour les princes étrangers. Sous le règne de Charles VI, Manuel, empereur de Constantinople et Sigismond, empereur d’Allemagne, y furent logés. François Ier y fit résider Charles-Quint en 1539. Il resta tel jusqu’à ce dernier roi qui, voyant ses constructions près de tomber en ruines, les fit abattre et, sur les plans de Pierre Lescot, ordonna à la même place l’édification du nouveau Louvre. Ce fut Charles IX qui, le premier, s’y établit définitivement. Henri III, Henri IV et Louis XIII l’imitèrent. Charles IX fit construire l’aile qui existe du côté du jardin qu’on appelait autrefois « le jardin de l’infante ». Henri IV l’augmenta d’une aile qui s’étend au midi du côté de la Seine. Louis XIII termina le pavillon de l’Horloge et entreprit les deux autres corps de bâtiments. Mais ce fut Louis XIV qui y ajouta le plus bel ornement. Nous voulons parler de la façade principale. On avait à peine commencé à exécuter cette façade, sur les dessins de Lavau, architecte du roi, que Colbert arrêta net les travaux, peu satisfait qu’il en était. Se faisant une affaire d’honneur de donner à ce palais un frontispice digne du Roi Soleil, ce ministre invita tous les architectes de Paris à examiner les plans de Lavau et à composer eux-mêmes des dessins, résolu de faire exécuter celui qui serait jugé le plus beau. Ce fut le premier concours de ce genre. Tous les projets furent exposés dans une salle aux yeux des connaisseurs. Il y en avait un de Claude Perrault qui fut trouvé admirable sans qu’on sût que ce fût de lui. Perrault, qui était médecin et non architecte, comptait ne se dévoiler que s’il réunissait les suffrages des examinateurs. Y ayant réussi, il se nomma. Tout le monde fut étonné; qui pouvait se douter qu’un disciple d’Esculape s’entendît à pareil ouvrage. Colbert goûtait fort ce plan. Toutefois, pour n’avoir rien à se reprocher, il résolut de consulter plusieurs grands maîtres italiens et de les engager eux-mêmes à concourir, ce à quoi ils consentirent volontiers. Mais aucun de leurs dessins ne fut agréé, sauf ceux du cavalier de Bernin, peintre, sculpteur et architecte de la plus grande réputation. Comme il avait à la cour quelques compatriotes qui firent de lui un éloge enthousiaste, le surintendant se décida à l’appeler en France, et voici la lettre qu’il lui fit écrire par Louis XIV lui- même: « Seigneur cavalier de Bernin, « Je fais une estime si particulière de votre mérite, que j’ai un grand désir de voir et de connaître une personne aussi illustre, pourvu que ce que je souhaite se puisse accorder avec le service que vous devez à notre Saint-Père le Pape et avec votre commodité particulière. « Je vous envoie, en conséquence, ce courrier exprès, par lequel je vous prie de me donner cette satisfaction et de vouloir entreprendre le voyage de France, prenant l’occasion favorable qui se présente du retour de mon cousin le duc de Créqui, ambassadeur extraordinaire, qui vous fera savoir plus particulièrement le sujet qui me fait désirer de vous voir, et de nous entretenir des beaux dessins que vous m’avez envoyés pour le bâtiment du Louvre; et du reste, me rapportant à ce que mon dit cousin vous fera entendre de mes bonnes intentions. Je prie Dieu qu’il vous tienne en sa sainte garde, cavalier de Bernin. « Signé: LOUIS ». « À Paris, le 21 avril 1665. » C’est une chose incroyable, dit Saint-Foix, les honneurs qui furent rendus à cet Italien. Après que M. de Créqui eut pris congé du pape, avec la pompe usitée dans cette occasion, il alla, avec la même pompe, chercher Bernin pour le prier de venir en France. Dans toutes les villes où il passa, il y eut ordre, de la part du roi, de le complimenter et de lui porter les présents de la ville, Lyon, même, qui ne rendait cet honneur qu’aux seuls princes du sang, s’en acquitta comme les autres. Des officiers envoyés de la cour, lui apprêtaient à manger sur sa route; et quand il approcha de Paris, on envoya à sa rencontre M. de Chantelou, maître d’hôtel de Sa Majesté pour le recevoir et l’accompagner partout. Il arriva sur la fin de mai 1665. On le logea dans un hôtel meublé des meubles de la couronne, et on lui donna des officiers pour faire sa cuisine et le servir. Il fut présenté le 4 juin au roi qui lui fit l’accueil le plus distingué. La première chose que proposa Bernin fut de travailler au buste du roi; en rusé italien qu’il était, il pensa que c’était un très bon moyen de faire sa cour. Son oeuvre fut très appréciée, mais de nombreuses critiques s’élevèrent contre son dessin de la façade du Louvre. Cependant, la cour était si entichée du personnage que ses projets furent adoptés et qu’on prit jour pour mettre la première pierre de la façade. Le roi la posa lui-même et cette cérémonie se fit avec beaucoup d’éclat. Les fondations en bonne voie, Bernin manifesta le désir de s’en retourner, dans sa patrie, trouvant notre climat trop froid pour sa santé délicate. On essaya de le faire rester en lui promettant trois mille louis par an; mais il persista dans son intention et partit peu après. La veille de son départ, on lui porta une grosse somme d’argent avec un brevet de douze mille livres de pension. À l’attitude froide et réservée qu’il garda en recevant ces libéralités, on crut voir qu’il s’attendait à beaucoup plus. Les travaux continuèrent donc sans lui. Mais, bientôt on s’aperçut que si on suivait ses plans, de graves inconvénients en résulteraient. Il allait falloir abattre le Louvre entièrement et le réédifier sur d’autres fondements, on ne pouvait, naturellement, entreprendre une oeuvre aussi colossale et aussi dispendieuse, et on abandonna les projets du cavalier pour revenir à ceux de Perrault qui ne détruisaient absolument rien. Néanmoins, ce ne fut pas sans mal que Colbert parvint à les faire prévaloir. Des envieux firent cent mauvaises plaisanteries à ce sujet, disant entre autres qu’il fallait que l’architecture fût bien malade pour qu’on la mît entre les mains des médecins. Heureusement, le surintendant passa outre, et c’est à lui, on peut le dire, que nous devons d’avoir cette splendide façade, qui fait l’admiration du monde entier. Ce soir-là, où nous reprenons le fil de notre récit, le Louvre étincelait de lumières aussi bien en dedans qu’au dehors, et semblait une masse embrasée, tellement on avait prodigué les illuminations de toutes sortes. La majeure partie de l’armée des Flandres était récemment rentrée en France et, après un défilé triomphal dans Paris, avait été camper aux alentours de la capitale en attendant que les régiments qui la composaient regagnassent leurs cantonnements respectifs. Avant que ce démembrement ne s’accomplît, les gentilshommes de la cour s’étaient entendus pour recevoir en grande cérémonie les officiers qui en faisaient partie et, par une faveur spéciale, avaient obtenu de Louis XV que cette réception eût lieu dans l’ancienne et séculaire demeure de ses ancêtres. Le monarque avait même bien voulu consentir à ce que nos braves guerriers s’y rendissent en uniforme, afin que tous pussent y venir, même ceux qui, ne faisant point partie de la cour, ne possédaient pas d’habit de parade. Il tenait sans doute par cette dérogation générale à l’étiquette, à faire oublier un événement qui s’était passé quelques mois auparavant et avait produit un scandale retentissant. Le chevalier de Modène, capitaine au régiment de Dauphin- infanterie, revenu de Flandre peu après la fin des hostilités, s’était présenté un jour à Versailles où se donnait une fête à l’occasion de notre victoire sur les Anglais. Il se croyait en droit d’être au moins spectateur de ce divertissement. Déjà il avait traversé la salle des gardes et la pièce suivante, lorsqu’un gentilhomme de la chambre l’arrêta. -Vous ne pouvez entrer, lui dit-il. -Pourquoi donc, monsieur? -Ignorez-vous les usages de la cour? -Il se pourrait, monsieur, que je les eusse oubliés; il y a dix ans que je suis à l’armée. -Je vous apprends donc qu’on n’est point admis en uniforme aux cercles du château. -N’y célèbre-t-on pas en ce moment les triomphes de notre armée? -On célèbre les victoires de Sa Majesté. -Mais on daigne peut-être convenir que l’armée est entrée pour quelque chose dans ces résultats glorieux? -Sans doute, monsieur; qu’en prétendez-vous conclure? -Que cet habit, encore empreint de la poussière de Fontenoy, doit être une belle parure aux yeux du Roi. -Vous vous trompez, monsieur: sur le champ de bataille, Sa Majesté se sert de ses officiers; mais à sa cour, elle entend qu’ils se conforment au cérémonial qu’il lui a plu d’établir. -Ma foi, monsieur, à l’impossible nul n’est tenu. Tout le lustre qu’un gentilhomme peut acquérir sur le champ de bataille, je crois en être pourvu... Quant à l’éclat qu’on achète chez un brodeur et que je vois en ce moment briller sur votre habit, il n’est pas en mon pouvoir de me le procurer... J’ai vendu mon dernier domaine pour faire la campagne qui se termine. -En ce cas, il faut vous retirer, monsieur. -Quoi! vous osez expulser un capitaine d’infanterie? Vous n’épargnez pas une telle humiliation au chevalier de Modène, le parent d’un prince souverain? -Ce n’est pas vous que je renvoie, c’est votre uniforme. -Vous avez raison... En Flandre il fallait au roi de braves officiers; ici il ne lui faut que les habits recouvrant des mannequins, toujours assez recommandables quand ils savent se courber. Et le capitaine indigné se retira. Le lendemain, cent copies de l’épigramme suivante couraient les salons de Paris: Serviles instruments de triomphes nouveaux, Victimes des projets dont cette cour abonde, Courez, piochez, minez et montez aux assauts; Mais ne paraissez point au grand jour qui s’apprête; Votre nombre importun pourrait troubler la fête; Et vos habits poudreux en terniraient l’éclat. Ces vers eurent un succès énorme et descendirent jusque dans la rue où toute la journée on les entendait réciter par des déclamateurs improvisés. Mais le roi en fut vivement froissé et au lieu de n’y voir que le cri d’indignation d’une âme noble humiliée, il y découvrit une violente satire contre les usages de sa cour, qu’il mettait au- dessus de tout et auxquels il voulait qu’on ne portât nulle atteinte. Aussi, dans sa colère, ordonna-t-il l’arrestation immédiate du chevalier de Modène. Par bonheur, celui-ci prévenu du danger qu’il courait prit incontinent la fuite et se retira à Avignon, son pays. Le comte d’Argenson, ministre de la Guerre qui faisait plus de cas d’un officier de mérite que d’un pourpoint doré, fut enchanté de cette fuite, et il confessa à plusieurs de ses amis qu’il eût été désolé de punir un brave militaire dont il ne pouvait qu’approuver la conduite. Depuis, le roi avait dû réfléchir et reconnaître combien cela était peu digne de lui, car, ainsi que nous venons de le dire, il avait, cette fois, permis que les uniformes coudoyassent les habits brodés. Donc, il y avait nombreuse compagnie, ce soir-là, dans les appartements du Louvre. Bien entendu, les dames avaient été invitées, la réception devant être suivie d’un bal, et des essaims de beautés rayonnantes appartenant à la plus haute noblesse donnaient à cette fête un éclat merveilleux. Dès neuf heures, les salons regorgeaient de monde, et si les chamarrures fastueuses des gentilshommes de la Cour offraient un aspect des plus brillants, les uniformes n’en étaient pas moins, cependant, le point de mire de tous les regards. Le lustre glorieux dont ils étaient revêtus effaçait, en effet, celui des broderies et des dentelles, dont les premiers étaient garnis à profusion. Les dames, d’ailleurs, montraient une prédilection marquée pour les vainqueurs de Fontenoy, et délaissaient cette fois leurs adorateurs habituels. Elles entouraient ceux qui avaient acquis le plus de renom. C’étaient, parmi tant d’autres, MM. d’Estrées, de Biron, de Croissi, de Lowendhal, lieutenants généraux qui s’étaient couverts de gloire en enlevant à l’ennemi plusieurs positions reconnues comme inabordables et dont la prise avait décidé de la victoire. Puis, MM. de Puységur, de Saint-Sauveur, de Saint-Georges, de Mézières, d’Achi, de Monaco, du Guesclin, ce dernier, un descendant du fameux connétable de Charles V, lesquels avaient tous été blessés, ainsi que vingt-deux autres de leurs collègues, dans une même charge et qui portaient encore les traces de leur valeureuse conduite. Toutefois si les belles se permettaient quelques distinctions, il n’était pas un seul officier, quel qu’il fût, qui ne leur parût intéressant. Chacun d’eux n’avait-il pas fait son devoir, et même plus que son devoir dans cette mémorable journée? On les questionnait les uns et les autres sur les diverses péripéties de la bataille; péripéties connues et archi-connues déjà par tous les récits qui en avaient été faits jusqu’alors, mais qu’on n’avait pas encore entendues de la bouche même de ceux qui y avaient pris part. La jeune et charmante demoiselle de Charolais, princesse de Bourbon, s’était emparée sans coup férir du duc de Biron et le tenait prisonnier sur la sellette, l’interrogeant sur un détail dont elle semblait douter. -Ainsi, demandait-elle, -c’est bien vrai, monsieur de Biron, ce que l’on m’a dit de l’engagement du combat? Après avoir rendu à messieurs les Anglais le salut qu’ils vous avaient fait, vous avez décliné l’honneur de tirer les premiers? -Tout ce qu’il y a de plus vrai, princesse, on ne vous a pas induite en erreur. -Racontez-moi donc exactement comment la chose s’est passée? -Volontiers. » Nous nous battions depuis le matin sans pouvoir entamer une colonne de soldats anglo-hanovriens qui s’avançait sur nous, en dépit de nos efforts pour l’arrêter, aussi tranquillement que si elle eût été à la parade. -C’était vexant, observa Mlle de Charolais. -Vexant au possible! » Au premier rang, nous voyions les gardes anglaises et le régiment de Royal-Écossais, ayant à leur tête le lieutenant- général Campbell, le comte d’Albermale, major général, et le brigadier Churchill, petit-fils naturel de Malborough, le grand lord. » La colonne, arrivée à cinquante pas de nous, s’arrêta un moment, puis les officiers anglais nous saluent en ôtant leurs chapeaux. » Nous en faisons aussitôt autant de notre côté. -Messieurs des gardes-françaises, dit alors un capitaine des gardes, -tirez... -Messieurs, répond le comte de Hauteroche, qui justement était près de moi, -nous ne tirons jamais les premiers. À vous l’honneur, s’il vous plaît. -Et ils ont tiré? -Immédiatement. -Voilà qui n’est pas gentil de leur part, par exemple, dit Mlle de Charolais, en minaudant une gentille moue. -Ils auraient dû, au moins, faire encore quelques cérémonies. -Cela serait probablement revenu au même, princesse. -J’en conviens, mais c’eût été plus poli. Et qu’est-il advenu de votre courtoisie? -Il est advenu, repartit M. de Biron d’une voix soudain émue, -que leur décharge, un feu roulant qui a duré deux minutes à peine, a coûté la vie à quatorze de nos officiers, dont ce pauvre colonel de Courten, un de mes meilleurs amis, en a blessé quarante-cinq, tué deux cent cinquante soldats et mis plus de sept cents de ceux- ci hors de combat. -Et tout cela pour une politesse? -Mon Dieu, oui! fit le duc avec un sourire amer. Mlle de Charolais sentit les larmes lui monter aux yeux et murmura en abandonnant la main de M. de Biron dont elle s’était emparée pour le tenir captif. -Voilà une galanterie qui a coûté cher au roi! Si les moeurs de la jeune princesse étaient loin de passer pour irréprochables, son coeur du moins n’était pas fermé à toute pitié comme celui de son père le comte de Charolais. C’est en effet, ce gentilhomme, allié à la maison de Condé qui, pour se divertir, ne trouvait rien de mieux que d’abattre ses semblables à coups de fusil. Il visait tantôt des couvreurs sur les toits ou des passants dans la rue et les manquait rarement. D’ordinaire, quand il avait commis un de ces crimes, il accourait auprès du roi qui n’osait l’en réprimander et le lui pardonnait bien volontiers, ce qui l’incitait naturellement à recommencer. Mais, un jour qu’il avait fait passer de vie à trépas un malheureux postillon, père de famille, sous prétexte que celui-ci ne le menait pas assez rondement, le cardinal de Fleury, informé de ce meurtre avant que le comte n’eût eu le temps de venir, comme de coutume, implorer la clémence royale, profita de son ascendant sur Louis XV pour lui dicter la réplique qu’il devait faire à son parent lorsqu’il paraîtrait. Ce dernier étant venu peu après, reçut cette réponse extraordinaire: -Mon cousin, lui dit le jeune monarque aussitôt qu’il lui eut exposé sa requête -voici encore une fois votre grâce, mais je vous déclare en même temps que celle de celui qui vous tuera est prête. Le comte se tint pour averti et cessa ses cruautés. Pendant que M. de Biron s’entretenait avec la princesse, le vieux maréchal de Noailles, retiré dans l’embrasure d’une croisée, racontait à un groupe de dames la fin de son neveu, le jeune et élégant duc de Grammont. -Voyez si ce n’est pas épouvantable, disait-il. -Un peu avant la bataille, nous nous trouvions, Maurice de Saxe et moi, sous un bouquet d’arbres, occupés à prendre des dispositions pour nous assurer de la possession d’un point stratégique important, et nous nous demandions quelles troupes devaient y être envoyées, quand Grammont arrive et sollicite l’honneur de conduire son régiment à l’assaut de cette position. Maurice y consent, mais il lui fait observer que l’affaire est des plus périlleuses et qu’il pourrait bien y rencontrer la mort. -Eh bien! ne sommes-nous donc pas ici pour mourir? répond de Grammont avec l’insouciance de ses vingt-cinq ans. -C’est juste, repart M. de Saxe; -ce que je vous en disais était simplement pour que vous sachiez à quoi vous en tenir. -D’ailleurs, reprend en riant le téméraire enfant, -ne vous mettez pas trop en peine de moi. Ignorez-vous donc que je suis invulnérable? Le fait est qu’il passait pour l’être et semblait avoir un talisman préservateur, car dans tous les combats auxquels il avait été mêlé et quoiqu’il fût un de ceux qui s’exposassent le plus, jamais il n’avait reçu la moindre blessure. Mais hélas! ce jour-là, son talisman devait avoir perdu sa vertu. À l’instant même où je venais de l’embrasser en lui souhaitant de le revoir bientôt sain et sauf, et comme nous nous tenions par la main, un boulet, enlevant en passant une des aiguillettes à l’épaule de M. de Saxe, frappe le pauvre enfant, le décapite littéralement, et me jette dans les bras son cadavre horriblement mutilé. Ce fut lui la première victime de la journée, ajouta le vieux duc, se raidissant contre l’émotion que faisait naître en lui ce souvenir tragique. De leur côté, les dames paraissaient péniblement impressionnées, et plus d’une avait les yeux humides. Elles se rappelaient combien le jeune de Grammont était charmant et aimable pour elles, et de quelles heures agréables elles lui étaient redevables. Mais que d’autres avaient subi le sort de ce dernier, et que de vides dans les rangs de cette phalange d’élite! Le comte de Lauganaie, les chevaliers de Susery et de Saumery, le comte de Chevrier, le duc de Chabannes, pour ne parler que des plus connus, étaient aussi tombés dans les plaines flamandes, et il fallait tout le sentiment de la gloire de nos armes pour tempérer l’amertume de ces pertes cruelles. Cependant, comme le moment n’était pas à la tristesse, après qu’on eut donné un temps raisonnable à la mémoire des disparus, on ne songea plus qu’à se réjouir. *Invitations, Joies Et Surprises. À neuf heures et demie, le premier coup d’archet se fit entendre. Ce fut le signal du plaisir. Aussitôt des théories de danseurs et de danseuses se formèrent et le bal commença. Le lieutenant Philippe fit alors son entrée. D’abord il avait eu l’intention de ne pas paraître à cette réception; il se sentait officier de trop fraîche date pour se montrer en semblable cérémonie parmi ses nouveaux collègues, qui, eux, avaient tous une certaine ancienneté de grade. Mais une circonstance l’y avait néanmoins décidé. Dans la journée un billet mystérieux lui était parvenu; c’était une missive scellée d’un cachet sans armes exhalant un délicieux parfum d’ambre fin. Elle ne contenait que quelques mots d’une écriture de femme et était signée « une amie ». On le priait avec instance d’aller à la réunion qui se donnait au Louvre le soir même; une personne désirait lui faire une communication du plus haut intérêt au sujet de sa naissance et n’avait que cette occasion unique pour l’approcher. Donc, s’il manquait ce rendez-vous, l’occasion ne se retrouverait plus. Puis, en post-scriptum, on ajoutait: « Pour se faire reconnaître la personne abordera le lieutenant Philippe en prononçant ces mots: “Soyez discret!” » Il avait été fort surpris. De qui pouvait émaner ce billet? Il n’en avait pas la moindre idée. Cependant, habitué à ne plus s’étonner de rien de ce qui touchait à son origine, il avait résolu de se rendre à l’invitation qui lui était si mystérieusement adressée. Ah! s’il pouvait savoir enfin qui il était! S’il lui était donné de connaître son père, d’embrasser sa mère... sa mère!... comme il l’aimerait, comme il la chérirait après cette longue séparation dont elle avait certainement dû souffrir plus que lui. Tout son coeur se fondait en cette espérance. Il endossa donc pour la première fois son uniforme de lieutenant aux gardes-françaises qui lui seyait à ravir -don que Passepoil lui avait fait sur ses économies -et partit tout remué par une vague émotion. La missive lui ayant été remise en particulier, il avait cru bon de n’en parler ni à Amable ni à Mathurine, chez lesquels il demeurait toujours, le vieux maître d’armes et sa moitié ayant insisté pour le garder jusqu’à son parfait rétablissement. Marine non plus n’en avait pas été informée. Cette réserve lui avait été dictée par la crainte qu’on ne traitât ce rendez-vous de mystification et qu’on ne cherchât à l’en détourner. Il ignorait que Passepoil en avait été instruit par Cocardasse et M. Hélouin et qu’il l’aurait plutôt poussé à y aller. Dès qu’il eut pénétré dans le salon principal et comme il ressentait quelque gêne au milieu de cette foule brillante au contact de laquelle il n’était pas accoutumé, il eut la bonne fortune de rencontrer son capitaine, M. de Tresmes, qui, à Ostende, on se le rappelle, s’était battu pour lui avec M. de Fonty. -Eh! pardieu! lieutenant! dit gaiement le capitaine, -vous voilà donc enfin! Il y a une heure que je vous cherche. » Comment se fait-il que vous arriviez si tard? -Je ne savais pas que je dusse arriver plus tôt, mon capitaine. -Mais il fallait venir pour la réception même, mon ami, réception qui est terminée maintenant. » Cela m’aurait procuré le plaisir de vous présenter à vos collègues de régiment qui ne connaissent point encore le lieutenant; car, Dieu merci, le sergent!... -Si j’avais pu prévoir vos intentions, mon capitaine, je me serais fait un devoir de venir plus tôt. Je vous avouerai d’ailleurs, que j’ai hésité à me rendre à cette soirée. -Et pourquoi? -Dame, parce que ma nomination est si récente qu’il me semble n’avoir qu’à demi le droit d’y être. -Voilà, par exemple, un singulier scrupule. Si votre nomination est récente, vos titres sont anciens, et cela fait largement compensation. » Car, je puis bien le dire à présent, il y avait déjà quelque temps que je sollicitais pour vous le grade d’officier; mais, n’ayant pas l’influence de M. de Chaverny, on me faisait attendre, tandis que lui l’a obtenu sans coup férir. Cela ne m’empêchait point de vous considérer comme un des nôtres. -Mon capitaine, vous m’avez tellement habitué à vos bontés, que je ne sais vraiment comment vous remercier de cette nouvelle preuve d’amitié que vous me donnez en ce moment. -Pour me remercier, mon cher ami, vous n’avez qu’une chose à faire: c’est de continuer à être ce que vous avez été jusqu’à présent, un brave et loyal soldat, ce qui, je le sais, ne vous demandera pas beaucoup d’efforts, puisque la nature vous a doué des qualités nécessaires pour cela. -En vérité, mon capitaine, votre sympathie pour moi vous fait grandement exagérer mon mérite. -Point; je dis ce qui est et ce que tout le monde dit aussi à commencer par M. de Chaverny qui est venu, lui-même, il y a trois jours, m’informer de votre nomination, et paraît avoir pour vous une estime toute particulière... et tenez, il peut vous l’assurer lui-même, attendu que le voici qui vient à nous avec la marquise et Mlle de Chaverny. En effet, le marquis, accompagné de sa femme et de sa fille, s’avançait du côté où se tenaient M. de Tresmes et Philippe. À cette vue, celui-ci fut pris d’une vive émotion. Il n’avait pas revu Olympe depuis la scène du tournoi et il se demandait quels pouvaient être ses sentiments à son égard, après l’insulte publique qui lui avait été infligée. Toutefois, il éprouvait une certaine fierté de se montrer à elle revêtu de son costume d’officier, qui, selon lui, devait le relever dans son esprit. -Ma foi, mon jeune ami, dit M. de Chaverny, aussitôt qu’il se fût approché, et en tendant sa main au nouvel officier, -nous désespérions de vous revoir jamais. Vous êtes parti d’Ostende avec une telle précipitation que nous avons cru que vous nous fuyiez. C’était, tout au moins, l’opinion de ces dames. Une rougeur monta au front de Philippe qui murmura: -Un événement imprévu, monsieur le marquis, m’a mis dans l’obligation de quitter le camp immédiatement. -Oui, c’est ce qu’on m’a dit; mais votre départ nous a fort contrariés. » Que diable! lieutenant, ajouta M. de Chaverny, avec bonhomie, - quand on se permet de sauver la vie aux gens, on s’arrange de façon à subir leur reconnaissance jusqu’au bout. -Quant à cela, monsieur, repartit vivement Philippe, et en portant d’instinct les yeux sur Olympe, -nous n’avons pas tardé à être quittes, et c’est plutôt moi qui... Mais il s’arrêta net et se mordit les lèvres, car il lui eût été bien difficile d’expliquer ses paroles, à moins d’apprendre aux parents de la jeune fille l’apparition de celle-ci dans la salle de l’auberge des Trois-Aiglons à l’instant où il allait être frappé par Knauss. Heureusement, M. de Chaverny ne pouvait comprendre le motif de sa retenue subite et crut à une allusion aux remerciements qu’il lui avait prodigués après l’accident de la voiture. Seule, Mme de Chaverny, en sentant le bras de sa fille tressaillir sous le sien, et, en remarquant la soudaine rougeur qui envahissait son visage, pensa qu’il devait y avoir autre chose, et, comme ses premiers pressentiments dataient déjà de loin, elle se promit de confesser Olympe à ce sujet. -Comment, quittes! reprit le marquis. -Allons donc, est-ce qu’on peut jamais s’acquitter d’une pareille dette? -Cependant, monsieur, le marquis, répliqua Philippe, qui reprenait de force son sang-froid et n’osait regarder Olympe par crainte de se troubler, -je crois qu’aujourd’hui, c’est moi qui suis votre débiteur. J’ai appris, en effet, que c’était grâce à vos démarches pressantes que ce grade d’officier m’avait été conféré et, à mon tour, je ne saurais trop vous exprimer toute ma gratitude. -Bah! bah! laissons cela; mon intervention n’y a été presque pour rien, votre capitaine vous ayant déjà proposé depuis plusieurs mois pour une lieutenance. Je n’ai donc eu qu’à presser un peu ces messieurs de l’administration de la guerre et à leur faire exhumer des cartons la demande que M. de Tresmes avait adressée au ministre en votre faveur. -Mon Dieu, oui, tout bonnement, renvoya ce dernier en prenant un ton plaisant, -ce qui veut dire que, sans vous, ma requête dormait d’un sommeil léthargique dans les bureaux du ministère, jusqu’à une époque, sans doute fort éloignée de celle où nous sommes. » Allons, mon cher marquis, ne cherchez pas à nous donner le change; c’est à vous seul que le lieutenant Philippe est redevable d’avoir été si promptement nommé... et je tiens à ce qu’il le sache bien. -Quel homme terrible vous êtes, de Tresmes; on ne peut jamais avoir raison avec vous, reprit M. de Chaverny en riant. -Mais cette conversation m’a détourné du but qui me faisait aborder notre jeune homme. Puis s’adressant à Philippe: -Mon cher enfant, lui dit-il, -permettez-moi de vous appeler ainsi, en raison de l’amitié que je vous porte, -je voulais vous annoncer que la marquise, ma fille et moi aurions le plus grand plaisir à vous recevoir à notre hôtel qui, à partir d’aujourd’hui, vous est ouvert tout grand... si, toutefois vous pensez trouver quelque agrément à notre société. -Eh! quoi, monsieur le marquis, vous me feriez un pareil honneur? exclama le jeune homme dont le coeur déborda aussitôt d’une joie intense. Jamais il n’avait osé tant espérer. Lui qui croyait en être réduit à n’apercevoir Olympe que lorsque le hasard la lui ferait rencontrer, ce qui pouvait ne se présenter que très rarement, il lui était donné tout à coup le loisir de la voir aussi souvent qu’il le désirerait, de l’approcher, de lui parler, même. La réalité surpassait le rêve. Le bonheur qu’il en éprouvait était si grand qu’il en demeurait abasourdi, oubliant de remercier M. de Chaverny. -L’honneur sera certes aussi pour nous, répliqua celui-ci. -Ainsi, c’est entendu, lieutenant Philippe, venez nous rendre visite quand il vous plaira, vous serez toujours reçu comme un de nos meilleurs amis. » N’est-ce pas votre avis, ma chère Flor... et la tienne aussi, Olympe? demanda-t-il à sa femme et à sa fille. -Entièrement, répondit la marquise, -et il serait à souhaiter que tous nos amis eussent les mêmes droits que monsieur à notre affection. Quant à la jeune fille, elle garda le silence; mais le regard qu’elle lança au nouvel officier lui en dit plus que toutes les paroles qu’elle aurait pu prononcer. -Sur ce, mon cher enfant, reprit M. de Chaverny, dont l’affabilité avait été crescendo; -nous ne voulons pas vous retenir davantage et vous laissons aux mains de votre capitaine auquel vous appartenez ce soir plus qu’à nous. » Au revoir donc et à bientôt; nous comptons sur vous. Et le marquis s’éloigna avec ses compagnes. -Eh bien! Flor, interrogea M. de Chaverny, -pensez-vous que la confidence que nous a faite Cocardasse ces jours derniers ait quelque fondement et que notre sauveur soit réellement le fils de notre pauvre Aurore? -J’en suis convaincue, et si je n’avais pas été si fort émotionnée lorsqu’il m’est apparu sur la route d’Ostende, j’aurais certainement remarqué cette ressemblance avec le comte Henri de Lagardère, ressemblance que je viens de constater maintenant et qui est vraiment surprenante. » D’ailleurs, pendant le tournoi, je le regardais et son visage ne me semblait pas inconnu. Mais il était placé trop loin de moi pour que je pusse en distinguer les détails d’une manière exacte et faire un rapprochement quelconque. Tandis qu’à présent, où il vient de m’être permis de l’examiner attentivement, cette similitude de traits avec le comte m’a sauté aux yeux. -À moi aussi; et si, comme vous, je n’ai pas fait cette remarque au camp, c’est un peu pour les mêmes causes que celles dont vous parlez. » Ah! pourquoi la comtesse doit-elle attendre encore avant d’embrasser l’enfant qu’elle a pleuré pendant quinze ans. -Hélas! vous le savez, pourquoi... il faut que les coupables soient punis. -Oui, c’est vrai, repartit le marquis, dont le front se plissa au souvenir de son ami disparu. -Patientons! Philippe se trouvait seul déjà, depuis un moment avec M. de Tresmes qu’il n’était pas encore revenu de la surprise que lui causait l’invitation dont il venait d’être l’objet. -Ma foi, fit le capitaine, -on pourrait, pour vous, renverser le vieux dicton et dire qu’un bonheur est toujours escorté d’un autre, car l’entrée ad libitum qui vient de vous être accordée est une faveur grande et j’en connais plus d’un qui vous l’envierait. » Savez-vous que le marquis et la marquise n’ouvrent pas leur porte à tout le monde! » Mais, voyons, ajouta M. de Tresmes, -quoique M. de Chaverny ait assuré que vous m’apparteniez ce soir, je ne veux pas vous obliger à rester en compagnie d’un vieux barbon comme moi et vais vous mettre en relations avec quelques-uns de vos nouveaux camarades... Venez... j’en aperçois plusieurs là-bas. Et prenant Philippe par le bras, il l’entraîna près d’un groupe de jeunes officiers qui faisaient partie de son régiment. Ceux-ci lui firent un chaleureux accueil et le mirent promptement à son aise. -Je vous l’abandonne, dit M. de Tresmes, -moi je vais causer avec le duc de Vivonne qui m’attend pour discuter un point de tactique intéressant. À tout à l’heure. La connaissance fut vite faite entre le lieutenant frais émoulu et ses collègues. Mais il ne put demeurer longtemps avec eux. Le bal qui devenait de plus en plus animé, réclamait des danseurs, et le groupe s’éclaircissait d’instant en instant. Si bien que Philippe ne tarda pas à se trouver une seconde fois isolé. Comme, ne sachant que faire, il restait appuyé contre une cheminée monumentale à regarder la foule tourbillonner autour de lui et l’esprit encore tout préoccupé de ce que lui avait dit M. de Chaverny, une femme, dont le visage était couvert d’un masque, à l’exemple, d’ailleurs, de beaucoup d’autres dames, passa devant lui, le toucha de son éventail en prononçant, sur un ton mystérieux, ces deux mots: « Soyez discret, » puis poursuivit sa route. Le jeune homme avait totalement oublié l’affaire qui l’avait amené au Louvre. Les paroles de la dame la lui rappelèrent soudain. Celle-ci s’éloignait lentement d’un pas régulier faisant onduler derrière elle la longue traîne de sa robe et se dirigeant vers un petit salon destiné à servir de refuge aux personnes désireuses de prendre un peu de repos. Il la suivit et y entra presque avec elle. La pièce était pour le moment entièrement déserte. Bathilde -puisqu’on sait que c’était elle -alla prendre place sur un large sofa et, d’un geste gracieux, invita le lieutenant à s’asseoir à ses côtés. Philippe lui obéit. Elle n’était masquée que d’un demi-loup, c’est-à-dire d’une simple bande de satin, lui cachant seulement le haut du visage, ce qui pourtant était suffisant pour empêcher qu’on ne distinguât l’expression générale de ses traits. -Qui peut être cette femme, se demandait le jeune homme en l’examinant minutieusement, -et comment se fait-il qu’elle soit en possession du secret de ma vie? Elle aussi, le considérait avec attention et ses yeux, semblables à deux diamants noirs, luisaient à travers les fentes de son masque en jetant un éclat extraordinaire. Après un instant de silence, voyant qu’elle n’entamait pas l’entretien, il se décida à lui adresser le premier la parole. -Ai-je l’honneur de parler, madame, à la personne qui m’a envoyé tantôt un billet signé « une amie » et qui a, paraît-il, une importante communication à me faire au sujet de ma naissance? -Oui, monsieur Philippe, répondit la dame masquée après une seconde d’hésitation. -Madame, dit le jeune homme, -je ne sais qui vous êtes et n’essaierai point de le savoir puisque vous croyez devoir me rester inconnue, mais si vous m’apprenez qui je suis, moi, je vous en aurai une éternelle reconnaissance et il ne se passera pas de jour que je ne vous bénisse du plus profond de mon coeur. -Je puis, en effet, vous dévoiler le mystère qui a entouré votre existence jusqu’à présent. Toutefois, avant de le faire, dit Bathilde qui cherchait à gagner du temps, et pesait sur chacun de ses mots, -je voudrais vous poser une question: Avez-vous une idée de ce que vous pouvez être, de votre famille, du rang qu’elle occupe dans la société? Philippe réfléchit un instant, puis, avec une légère hésitation: -Ma foi, madame, répliqua-t-il, -votre demande n’est pas sans me causer un certain embarras. Néanmoins, je vais y répondre avec franchise, quelque opinion que vous puissiez avoir ensuite de moi. » Si je dois m’en rapporter à de vagues souvenirs, qui me reviennent de temps à autre, à des images lointaines qui se forment parfois dans mon esprit, à un penchant naturel pour tout ce qui est noble et beau il me semble que je ne suis pas d’une basse origine. » Naturellement, vous allez me taxer de vanité, mais je vous le répète c’est en toute sincérité que je vous fais cet aveu. » Suis-je dans l’erreur?... -Vous n’êtes pas dans l’erreur... Cette dernière phrase était sortie de la bouche de la jeune femme comme à son insu. -Il serait vrai! s’écria Philippe avec feu, -je serais d’une famille... au-dessus du commun? Bathilde fit de la tête un signe affirmatif. -Oh! parlez... parlez alors, madame. Il me tarde de la connaître... de pouvoir enfin porter le nom qui m’appartient... » Parlez, je vous en supplie!... Anxieux il attendait que Mlle de Wendel consentît à lui confier le secret de sa naissance. Celle-ci, bien entendu, ne s’empressait pas de satisfaire à son désir et ne s’ingéniait qu’à trouver un prétexte pour l’attirer à l’hôtel. Mais tout en cherchant ce prétexte, il se passait en elle un phénomène assez bizarre. Non seulement, en revoyant homme celui qu’elle avait jadis sauvé enfant, elle se sentait prise pour lui d’une tendre sympathie, mais, en outre, la mâle beauté de Philippe, sa voix chaude et vibrante qui caressait délicieusement son oreille, faisait naître en son coeur un sentiment qu’elle avait ignoré jusque-là. Le bon de sa nature reprenait le dessus et, doucement émue, le sein palpitant, elle se laissait aller au charme nouveau qui s’emparait peu à peu de tout son être. Était-ce de l’amour? Si ce n’en était pas encore, il ne s’en fallait guère. Quelle différence avec cet autre sentiment qu’elle éprouvait pour le chevalier Zéno et où, elle le reconnaissait maintenant, les sens entraient pour la plus grande part. Il y avait un abîme entre eux deux. Elle continuait à considérer Philippe silencieusement, songeant à ce que lui avait ordonné Peyrolles. Ainsi, de nouveau, elle allait concourir à la perte du fils de sa bienfaitrice, le trahir, alors qu’il venait à elle en pleine confiance? Non, non, jamais elle ne ferait cela. -Parlez, madame... de grâce, parlez, réitéra le jeune homme qui ne s’expliquait pas ce mutisme, -m’auriez-vous donc donné une vaine espérance?... En même temps, dans un mouvement dont il ne se rendit pas compte, il saisit la main de Bathilde qu’il pressa doucement dans les siennes. À ce contact, Mlle de Wendel eut un tressaillement qui la secoua tout entière, et oubliant du coup Peyrolles, Zéno et les millions de la comtesse Aurore, elle allait probablement tout avouer à Philippe, quand elle aperçut sur le seuil du salon, l’ancien factotum de Gonzague qui la regardait d’un air menaçant et semblait sur le point de venir à eux. Le vieillard était là, depuis quelques minutes déjà, assistant à son entretien avec le lieutenant. Placé comme il était, il ne pouvait être vu du jeune homme qui lui tournait le dos. Il avait eu d’ailleurs la précaution de dénaturer sa physionomie en s’appliquant sur un oeil un large bandeau noir qui lui coupait la figure en diagonale et semblait un ornement non déplacé dans ce bal où plus d’un portait les traces visibles de sa présence à la dernière guerre. Sans entendre ce que se disaient Philippe et Bathilde, il croyait remarquer, cependant, que celle-ci remplissait singulièrement la mission dont il l’avait chargée; et, le trouble où il la vit soudain lui donnant à craindre que dans un moment d’abandon elle n’en vînt à faire quelque confidence compromettante, -on sait que ses appréhensions étaient fondées -il allait à tout risque s’avancer dans le salon afin de conjurer ce danger, lorsque les yeux de la jeune femme se portèrent sur lui. À son aspect Mlle de Wendel reprit aussitôt son sang-froid et eut même assez de présence d’esprit pour lui faire un signe qui signifiait: Vous voyez bien que c’est dans mon rôle. À demi rassuré alors, il s’éloigna mais non sans se promettre de surveiller sa pupille. Dès qu’il eut disparut, Bathilde dit à Philippe: -Écoutez, je suis toute prête à tenir la promesse que je vous ai faite, mais ce que j’ai à vous apprendre est tellement grave qu’il est difficile, je le reconnais maintenant, de vous le confier ici. -Et pourquoi, madame? -Parce que ce secret ne doit être connu de personne au monde en dehors de vous et qu’en cet endroit il se pourrait qu’une oreille indiscrète nous écoutât. -C’est impossible! nous sommes seuls, bien seuls, et je ne vois pas comment... -Non nous ne sommes pas seuls... je veux dire nous ne le sommes plus... regardez... Et du bout de son éventail elle désigna au lieutenant plusieurs couples de danseurs qui entraient dans le salon. Le hasard la servait à souhait. -Vous avez raison, repartit le jeune homme qui dut se rendre à l’évidence. -Pourquoi m’avoir donné rendez-vous au milieu de cette foule? -En vous écrivant ce matin, il ne m’est pas venu à l’idée que nous pourrions être dérangés dans l’entretien que je voulais avoir avec vous pendant ce bal, sans quoi j’aurais pris d’autres dispositions. » C’est peut-être de la naïveté de ma part, j’en conviens, de ne pas avoir prévu cela mais encore une fois je n’y ai pas réfléchi. -En ce cas, madame, quel lieu m’assignez-vous pour vous entendre? Bathilde parut méditer, puis répondit: -Il n’y en a qu’un où nous puissions être réellement en sécurité. -Indiquez-le-moi? -C’est ma demeure. -Votre demeure? répéta Philippe étonné. -Oui, je ne vois que cet endroit où nous n’ayons à redouter aucun importun. Vous allez me demander, je m’y attends, pourquoi je ne vous y ai pas donné rendez-vous de prime abord? -En effet, murmura le jeune homme, -puisque vous pouvez m’y recevoir, il était plus simple de m’y appeler tout de suite. -À cela, je vous répondrai que l’accès de mon domicile n’est pas des plus aisés. Or, dans la crainte que vous hésitiez devant la difficulté de l’entreprise, il m’avait paru plus rationnel de saisir l’occasion de cette réunion pour me mettre en rapport avec vous. Mais puisqu’il ne nous est pas possible de faire autrement, je vous propose d’essayer de vous y introduire. Seulement, plus que jamais, je vous dirai « soyez discret ». -Discret, madame, je le serai autant qu’il faudra l’être, croyez- le bien. Quant à ce qui est de la difficulté dont vous parlez, si elle n’est pas insurmontable, vous pouvez me considérer comme étant déjà chez vous. Je n’ai pas l’habitude de reculer devant les obstacles, quels qu’ils soient... au contraire. -Votre air résolu me le laisse croire sans peine, monsieur Philippe, et je m’en veux de ne pas vous avoir fait immédiatement cette proposition. » Voici donc comment nous allons procéder. » Il est à présent dix heures... -Ah! c’est ce soir même? -Oui, la chose vous déplairait-elle? -Loin de là... le plus tôt sera le mieux. -Je vous disais: il est à présent dix heures. Dans une demi-heure je quitterai le Louvre et rentrerai incontinent. » Un quart d’heure après ma sortie vous partirez à votre tour et vous vous dirigerez vers le Marais. » Connaissez-vous la rue des Francs-Bourgeois? -Certainement. -Eh bien, une fois au Marais, vous prendrez cette rue et la longerez en comptant dès l’extrémité par laquelle vous y entrerez les rues qui lui sont perpendiculaires. -Bien. -Quand vous aurez passé la quatrième de celles-ci, vous rencontrerez à une courte distance une impasse de peu de largeur. Vous vous y engagerez hardiment et irez jusqu’au bout. Vous serez alors devant un mur au centre duquel se trouve un puits mitoyen fermé dans son milieu par une porte. Vous ouvrirez cette porte. -L’ouvrir ou la briser? demanda Philippe. -L’ouvrir, assurément; pourquoi la briser? -Elle s’ouvre facilement sans doute? -Oui, à condition qu’on ait ce qu’il faut pour cela... et le voici... dit Bathilde en remettant au jeune homme une clef assez grossièrement façonnée qu’elle tira d’une des poches de sa robe. -Merci, fit le lieutenant. -La porte ouverte, vous frapperez trois coups, soit avec cette clé, soit avec le pommeau de votre épée, sur une des branches en fer qui soutiennent la poulie... et attendrez. -Qu’attendrai-je? -Qu’on vienne vous chercher et vous conduire près de moi... Votre attente ne sera pas longue. -Madame, je ferai exactement comme vous le dites. -J’y compte, monsieur. Donc à une heure d’ici environ. Bathilde se leva sur ce dernier mot et après un gracieux geste d’adieu quitta le salon laissant Philippe de plus en plus intrigué. Pendant que le jeune homme réfléchissait à cette nouvelle aventure qui lui arrivait, Mlle de Wendel se disposait à gagner la sortie, ce qui, vu la foule compacte qu’il lui fallait traverser allait lui prendre la demi-heure dont elle avait parlé au lieutenant. Elle espérait parvenir à se retirer sans rencontrer Peyrolles; mais celui-ci se présenta tout-à-coup devant elle. Il l’avait aperçue au moment où elle rentrait dans le bal et voulait savoir si son stratagème avait réussi. -Eh! bien? lui demanda-t-il. -Il viendra. -À l’heure convenue? -Oui, répondit hardiment la jeune femme, à minuit, mais pas avant. -Très bien; je suis content de vous, Bathilde. Le chevalier Zéno et moi serons là à minuit un quart. Un éclair brilla dans les yeux de Mlle de Wendel. -Il est sauvé? pensa-t-elle. -Que faites-vous maintenant? interrogea Peyrolles. -Je ne vais pas tarder à partir. Je suis trop absorbée, vous le comprenez, par... cette affaire, pour trouver, à présent, le moindre plaisir au bal. -Soit, partez, cela vous permettra de préparer vos batteries pour recevoir Philippe et le retenir jusqu’à ce que nous arrivions. » Surtout soyez habile!... -Ne l’ai-je donc pas été déjà? -Si, certes, et je vous en fais compliment. -Vous avez raison. Ils se séparèrent. Peyrolles la regarda s’éloigner, et quand il l’eut vue disparaître: -Elle me ment, murmura-t-il; -elle a dû changer l’heure du rendez- vous. En lui annonçant que je viendrais avec le chevalier à minuit un quart, ses yeux m’ont paru étinceler de joie. » Je jurerais que la coquine essaye encore de faire avorter mon dessein... » Mais, jour de Dieu! je saurai l’en empêcher, ajouta-t-il en serrant violemment les poings. -Oh! oui!... et malheur à elle, alors, si elle m’a de nouveau trompé!... Et de peur que les personnes qui l’entouraient ne remarquassent la fureur soudaine qui venait de l’envahir, il se perdit aussitôt dans la cohue. Philippe, resté seul, demeura un bon moment à méditer, puis se décida, lui aussi, à quitter le petit salon. Mais, impatient de se retrouver avec son inconnue, il ne prit aucune part aux nombreuses distractions qui s’offraient à lui et compta les minutes qui devaient encore s’écouler avant l’instant de son départ. Un incident vint toutefois le distraire de sa préoccupation. En passant devant un groupe composé de dames et de gentilshommes, il découvrit, au milieu, M. de Fonty qui, le bras en écharpe, causait avec animation. Il était assez près pour entendre ce que disait le comte. -Oui, mesdames, racontait ce dernier, -je fonçais sur les ennemis à la tête de ma compagnie quand un grand diable de Hanovrien s’élance sur moi et m’assène un coup de sabre à trancher une montagne; je pare, heureusement, mais pas assez vite cependant pour éviter que son arme ne m’atteigne et ne me fasse cette blessure. -Blessure glorieuse! émit quelqu’un. -On ne reçoit que de celles-là dans ma famille, répliqua M. de Fonty avec une fatuité emphatique. -Vous avez eu de la chance, capitaine, observa un autre auditeur. -Je crois bien! sans mon adresse, j’étais bellement coupé en deux. -Avez-vous riposté, au moins, après votre parade? -Si j’ai riposté? J’ai octroyé à mon homme un si joli coup de taille que je lui ai fendu la tête jusqu’aux épaules. Tenez, comme cela... Et, afin de montrer la manière dont il s’y était pris pour occire le Hanovrien, M. de Fonty leva son bras valide dans un geste terrible; mais, à cet instant, il aperçut Philippe qui, à deux pas de là, le considérait, un sourire railleur sur les lèvres. Il fut si fort surpris de sa présence, et surtout de le voir en costume d’officier -car, n’étant pas de son régiment, il ignorait sa nomination -qu’il en resta le bras en l’air sans penser à achever son geste. Comme son auditoire, étonné, allait lui demander la cause de cet arrêt subit dans sa démonstration, il sortit vivement du groupe et s’avança vers le lieutenant. Philippe l’attendait sans broncher, disposé à le recevoir d’une façon peu pacifique, lorsqu’avant qu’il ne l’eût joint, M. de Tresmes qu’un bon vent venait d’amener fort à propos de ce côté, se plaça près de lui et le désignant à M. de Fonty: -Monsieur, lui dit-il, -je vous présente le lieutenant Philippe, que Sa Majesté a nommé à ce grade en récompense de ses services pendant nos dernières campagnes. J’espère, monsieur, que vous voudrez bien, dorénavant, avoir pour lui les égards dus à un officier. -Je suis charmé de ce que vous m’apprenez, monsieur, répondit le comte, -j’ai cru un moment que ce... lieutenant avait revêtu un costume auquel il n’avait aucun droit. À cette injure Philippe frémit de rage et s’il n’eût été retenu par son capitaine, il se serait précipité sur son insulteur. -Pourquoi faisiez-vous cette supposition? demanda froidement M. de Tresmes. -Parce qu’il me paraissait singulier qu’un simple petit sergent, sans valeur, eût aussi vite monté en grade. -Si par « valeur » vous entendez beaucoup d’argent, certes le lieutenant Philippe n’en a aucune, car il est pauvre -tout le monde n’a pas l’avantage d’être le petit-fils d’un financier enrichi -mais si, au contraire, vous avez voulu parler de courage et de bravoure, vous êtes dans une profonde erreur, attendu qu’il est aussi brave et aussi courageux que pas un de nous, pour ne pas dire plus. L’allusion directe du capitaine à l’origine de sa fortune et, par suite, au peu d’ancienneté de sa noblesse, rendit M. de Fonty rouge comme un coq; on sait qu’il était intraitable là-dessus. -Vous m’insultez, monsieur, et me rendrez raison!... proféra-t-il furieux. -Tant qu’il vous plaira, monsieur, renvoya M. de Tresmes; - seulement, vous me permettrez d’attendre au moins la guérison de cette blessure que je vous ai faite dans le duel que nous avons eu ensemble au camp. -Que dites-vous? s’écrièrent les personnes auxquelles M. de Fonty venait de raconter l’histoire du coup de sabre à trancher une montagne et qui s’étaient approchées ainsi que beaucoup d’autres. -C’est vous qui lui avez fait cette blessure? -Oui, c’est moi, et je viens de dire dans quelle circonstance. -Mais alors il ne l’a pas reçue d’un soldat hanovrien, comme il voulait nous le faire accroire? Oh! peut-on se vanter de la sorte? Et outrés d’avoir été ainsi mystifiés, ceux et celles qui, un instant auparavant, témoignaient un sympathique intérêt à M. de Fonty, n’eurent plus pour lui que dédain et mépris. Devant cette attitude, notre hâbleur, tout honteux, prit le parti de se retirer; mais, avant d’opérer sa retraite, il lança à M. de Tresmes et à Philippe un regard si empreint de haine que tous deux comprirent qu’ils avaient désormais en lui un implacable ennemi. -Quel malotru! dit M. de Tresmes. -Ah! si j’étais capitaine comme lui, fit le jeune homme, -il me paierait cher ses injures? -Vous le deviendrez, mon ami; toutefois, laissez-moi vous donner un conseil pour quand vous le serez: autant que possible évitez sa compagnie, autrement il pourrait vous arriver malheur. -J’ai mon épée! répliqua fièrement Philippe. -Ça ne fait rien, croyez-moi. Si vous en veniez un jour à vous battre avec lui, il n’emploierait pas, j’en suis sûr, des moyens loyaux et vous tendrait quelque piège. » Dans notre duel, à la suite de sa sotte provocation pendant le dernier tournoi à Ostende, j’ai déjà cru m’apercevoir de certaines choses peu régulières et si je ne m’étais pas tenu sur mes gardes, j’aurais certainement eu à m’en repentir. Voyez d’ailleurs quelle fausseté! Aller se prévaloir d’un acte de courage qu’il n’a pas accompli... C’est indigne d’un officier français. -En effet, approuva Philippe, -c’est méprisable. -Mais c’est assez nous occuper de ce personnage; laissons-le pour ce qu’il est et n’en parlons plus... » Qu’êtes-vous devenu depuis que je vous ai quitté? -J’ai passé mon temps à causer avec une dame, répondit naïvement le jeune homme. -Ah! ah! mon gaillard... -Oh! en tout bien tout honneur. -Parbleu! je le pense ainsi, repartit M. de Tresmes, d’un air qui voulait dire: Je n’en crois pas un mot. -Je vous assure, mon capitaine... protesta Philippe. -Oui, oui... parfaitement. -La preuve c’est que j’ai un rendez-vous avec elle dans un moment... continua le jeune homme qui ne savait plus au juste ce qu’il disait. -Vous appelez cela une preuve? fit le capitaine en éclatant de rire... -elle est jolie votre preuve... -Mais si vous saviez pourquoi ce rendez-vous? -Je m’en doute bien un peu. -Oh! non, vous ne pouvez pas vous en douter... il s’agit de choses tellement graves pour moi... si j’osais vous les confier?... -Mon cher enfant, dit M. de Tresmes d’un ton paternel, -vous avez vingt-deux ans et à votre âge ces choses-là sont toujours graves... J’ai été jeune aussi et je sais ce qu’il en est. Donc, je n’ai pas besoin de vos confidences. Vous êtes entièrement libre de vos actions et pouvez agir comme bon vous semblera, cela ne me regarde en rien. -Encore une fois, mon capitaine, vous êtes à cent lieues... -Allons, ne la faites pas attendre, heureux mortel... interrompit M. de Tresmes qui n’en voulait pas démordre; -volez près d’elle et tous mes souhaits pour votre bonheur. Disant cela il s’échappa aussitôt, convaincu que son lieutenant était réellement en bonne fortune. Celui-ci aurait bien voulu le rattraper pour tenter de le désabuser; il était désolé qu’il interprétât de la sorte le tête- à-tête qu’il allait avoir avec Bathilde et redoutait qu’involontairement, en causant avec M. de Chaverny, il ne vînt à en informer Olympe; mais il était maintenant à la minute et il lui fallait partir au plus vite. Remettant donc à plus tard le soin d’éclairer son capitaine à ce sujet, il traversa rapidement les salons et s’élança au dehors. Pendant qu’il s’entretenait avec M. de Tresmes, Peyrolles dissimulé dans la foule, derrière lui, ne le perdait pas de vue. En le voyant s’éloigner du capitaine et se diriger précipitamment vers la sortie, il eut un mauvais sourire et murmura: -J’en étais sûr... le rendez-vous a lieu maintenant... Bathilde m’a expressément recommandé de ne pas venir avant minuit..., c’est le contraire qu’il faut faire... Courons prévenir Zéno. *Le Rendez-Vous. Philippe avait pris la direction du Marais. Il marchait d’un bon pas dans la hâte où il était de gagner la rue des Francs-Bourgeois. Cette rue, une des plus vieilles de Paris, puisqu’elle remonte à Jean-le-Bon, s’appelait autrefois la rue des Vieilles-Poulies, en raison du grand nombre de puits abandonnés qui en crevaient le sol. En 1350, Jean Roussel et Alix, sa femme, y firent élever une construction contenant vingt-quatre chambres destinées à loger des pauvres. Leurs héritiers, en 1415, donnèrent cette construction au Grand Prieur de France avec soixante-dix livres parisis de rente, à condition d’y entretenir deux pauvres dans chaque chambre, moyennant treize deniers en y entrant et un denier par semaine. On désigna, dès lors, l’immeuble sous le nom de la « Maison des Francs-Bourgeois », parce que, vu leur pauvreté ceux qu’on y recevait étaient francs de toutes taxes et impositions. Telle est l’origine du nom. On dit qu’en 1596, il y demeurait deux gueux qui, dans leur oisiveté s’étaient si bien exercés à contrefaire le son des cors de chasse et la voix des chiens, qu’à trente pas on croyait entendre une meute et des piqueurs; on devait y être encore plus trompé dans les lieux où on a l’habitude de chasser. Il y a toute apparence qu’on s’était servi d’un de ces deux hommes pour une aventure qui arriva à Henri IV au cours d’une chasse. Voici ce que des historiens contemporains du Béarnais racontent à ce sujet: Le roi, chassant dans la forêt de Fontainebleau, entendit, comme à une demi-lieue de l’endroit où il était, des jappements, le cri et le cor des chasseurs; et, en un moment, tout ce bruit qui semblait être très éloigné se répéta à vingt pas de son oreille. Il commanda au comte de Soissons de brousser et de pousser en avant pour voir ce que c’était, ne présumant pas qu’il pût y avoir des gens assez hardis pour se mêler à sa chasse et lui en troubler le passe-temps. Le comte de Soissons s’étant avancé parmi les broussailles, un grand homme noir surgit tout à coup devant lui et d’une voix terrible, après l’avoir examiné un instant, lui cria: « Allez- vous-en, ce n’est pas à vous que j’ai affaire », puis soudain disparut, sans qu’il fût possible de le retrouver. Henri IV, qui de loin, avait aperçu le personnage, ne fut pas frappé de folie comme Charles VI dans une circonstance à peu près semblable. Néanmoins, fortement impressionné par cette apparition bizarre et inexplicable il fit interrompre la chasse et s’en revint tout songeur. Dans quel but avait-on aposté là cet homme? On ne le sut jamais. D’aucuns prétendent pourtant que c’était pour essayer d’attirer le roi à l’écart de sa suite et le faire assassiner. Mais cela n’a point été prouvé. En 1745, plusieurs grands hôtels s’élevaient dans la rue des Francs-Bourgeois, dont l’hôtel de Nevers, démoli en 1793, et l’hôtel de Crosne qui existe encore aujourd’hui. Ce dernier, construit par Jacques de Ligneris, seigneur de Crosne, président au parlement de Paris, porta longtemps le nom de son premier propriétaire, mais en 1578, il fut acheté par une dame Françoise de la Beaune, veuve d’un sieur Carnavalet, qui y attacha son nom, lequel lui est resté. On sait que de nos jours cet hôtel a été transformé en musée. Philippe ne mit pas plus d’un quart d’heure à franchir la distance qui sépare le Louvre du Marais et, bientôt, se trouva à l’entrée de la rue des Francs-Bourgeois. -Voyons, se remémora-t-il, -elle m’a dit de compter quatre rues à partir de l’extrémité par laquelle j’entrerais: faisons attention de ne pas commettre d’erreur. Il ralentit alors un peu sa marche, car cette longue voie de communication ne possédant pour tout luminaire qu’un seul quinquet placé vers son milieu et qui ne jetait déjà plus qu’une lueur indécise il craignait de passer devant une des rues transversales sans s’en apercevoir. Ayant enfin compté quatre de celles-ci, il fit encore quelques pas et découvrit la ruelle qui lui avait été annoncée. Quoiqu’il y régnât la plus complète obscurité, il s’y engagea sans hésiter. Toutefois, ignorant où il allait exactement, il mit l’épée au clair et tint son bras a demi-étendu en avant. Au bout de deux minutes, la pointe de son fer rencontra un obstacle dans lequel elle s’enfonça légèrement en produisant un bruit sourd. -Bon, pensa-t-il, -ce doit être la porte du puits en question. Il tâta de la main et, sentant le bois, reconnut qu’il ne se trompait point. La serrure lui fut aisée à trouver et, tout de suite, à l’aide de la clé que lui avait remise Bathilde, il eut ouvert l’huis. -Frappons, maintenant, se dit-il. Et du pommeau de son épée il heurta trois fois l’une des branches en fer qui soutenaient la poulie, puis attendit. Les coups, après s’être répercutés sonores dans la nuit, allèrent mourir au loin. Dans son boudoir, Bathilde anxieuse attendait aussi. Elle était dans un état d’esprit assez difficile à décrire. Ce sentiment qui s’était tout à coup emparé d’elle à la vue de Philippe la jetait dans un trouble inexprimable. Moins que jamais elle se sentait le courage d’obéir à Peyrolles, c’est-à-dire de concourir à la perte du jeune homme. Et par ce mot « perte » nous savons qu’elle ne croyait qu’à sa disparition et non à sa mort. Mais, même cela lui répugnait. Cependant c’était de cette disparition que dépendait sa fortune à elle. Devait-elle donc sacrifier son avenir à cet amour nouveau? Oui, répondait son coeur. Non, reprenait sa raison qui appartenait à Peyrolles. Et un violent combat se livrait en elle. -Non, non, répétait-elle tout haut comme pour mieux se donner la force de résister, non, non, je ne pourrai jamais commettre cette infamie. Puis songeant: -Mais que vais-je lui dire quand il va venir? Me faudra-t-il lui avouer la vérité? Hélas! cela m’est également impossible, car ce serait lui avouer mon crime et me rendre à ses yeux un objet d’horreur et d’aversion... Oh! je ne le veux pas... plutôt la mort... Et dans sa perplexité elle se demandait: -Grand Dieu! que faire en cette circonstance? Elle en était là de ses réflexions quand les trois coups du signal montèrent jusqu’à elle. -Le voici! fit-elle en tressautant. -Allons, que le hasard vienne à mon aide. Clairette, sa chambrière, se présenta. Elle avait été prévenue par sa maîtresse de l’arrivée de Philippe. -Je descends, n’est-ce pas, madame? dit-elle. -Oui, dépêche-toi... et sois prudente. -Soyez sans crainte. Dans l’impasse, Philippe, immobile et l’oreille au guet dardait ses regards dans l’ombre épaisse qui s’étendait devant lui espérant voir apparaître, d’un moment à l’autre, la personne qui devait lui servir de guide. Soudain, il perçut un léger bruit de l’autre côté du puits en même temps qu’une voix jeune et féminine demandait: -Est-ce vous, monsieur le lieutenant? -C’est moi, répondit-il. -Venez vite. -Tout de suite; le temps seulement de prendre mes mesures pour sauter par dessus ce gouffre... -Vous n’avez pas à sauter, le puits est recouvert. -Ah! en ce cas c’est différent, repartit le jeune homme qui, vu son caractère aventureux, en était presque à regretter de ne pas avoir à courir de danger, -je vais être encore plus tôt près de vous. Et après s’être assuré qu’en effet l’orifice du puits était clos d’une large rouelle de bois formant pont, il en opéra la traversée immédiatement. Aussitôt qu’il eut rejoint Clairette, celle-ci le prit par la main et l’entraîna à sa suite lui faisant faire identiquement le même chemin que celui parcouru jadis par M. Hélouin, alors que Bathilde conduisait ce dernier pour accomplir la besogne que nous connaissons. La chambrière ne s’arrêta que devant le boudoir de sa maîtresse. -Nous sommes arrivés, dit-elle au lieutenant. -Poussez cette porte et entrez... Vous êtes attendu. Le jeune homme fit ce qu’on lui disait et se trouva dans un réduit des plus coquets, entièrement tendu de velours et de satin. Plusieurs bougies parfumées brûlaient dans de hauts candélabres; mais pour que leur lumière fût moins crue, l’éclat en était atténué par des globes d’albâtre entourés d’une fine gaze de soie bleue. -Je suis chez une grande dame, pensa Philippe. Tout d’abord, il n’aperçut pas Bathilde. Le passage subit de l’obscurité d’où il sortait -les appartements ayant été laissés sombres à dessein -à la clarté qui, quoique très douce, venait brusquement frapper ses yeux, lui causa un trouble visuel de quelques instants. Mais, sa vue redevenue promptement nette, il distingua la jeune femme assise sur un canapé et le visage toujours masqué. Il s’avança vers elle. -Madame, lui dit-il, -vous le voyez, je me suis rendu à votre désir et me voici prêt à vous entendre. -Merci, monsieur, répliqua Bathilde dont la voix trahissait une certaine émotion, -veuillez prendre place sur ce canapé. Philippe eut un moment d’hésitation. Cette faveur que lui accordait celle qu’il venait de qualifier de grande dame le surprenait un peu; car si jusque-là il n’avait jamais encore été dans le monde, il avait comme l’intuition des manières qu’on y pratique. Au bal, cette presque familiarité lui avait paru toute naturelle. C’était pour ainsi dire un lieu public où la chose pouvait être admise. Mais là, dans l’intimité, alors qu’ils étaient seuls tous deux, cela lui semblait tout autre. Néanmoins, il ne se le fit pas répéter deux fois et, disons-le, ce fut même avec plaisir qu’il obéit. -Monsieur Philippe, dit Mlle de Wendel, entamant sur-le-champ l’entretien, -vous vous demandez, je suis sûre, pourquoi je m’entoure de telles précautions pour vous apprendre... ce que je vous ai promis. -C’est vrai, madame; cependant, mon étonnement n’est peut-être pas aussi grand qu’il devait l’être. Il m’est survenu des choses si étranges depuis mon enfance que, ma foi, un mystère de plus ou de moins dans ma vie n’a pas lieu de me surprendre à l’excès. Il voulait paraître insouciant, mais il y avait une pointe de tristesse dans sa voix. -En effet! repartit Bathilde, comme à elle-même, -il a dû vous arriver des événements bien singuliers. -Les connaîtriez-vous, madame? questionna vivement le jeune homme. -Dame! il faut bien que j’en connaisse au moins quelques-uns, puisque je suis à même de vous révéler le secret de votre naissance. -C’est juste. Ainsi vous avez appris les infâmes guets-apens dans lesquels j’ai failli périr et dont je ne me suis tiré que grâce à Dieu et à mon énergie. -Comment! les guets-apens où vous avez failli périr? s’écria Mlle de Wendel en sursautant. -Mais oui, et que m’a tendus un certain Mathias Knauss, acharné depuis deux ans après moi, lequel obéissait ainsi, j’en suis convaincu, aux ordres d’un personnage occulte qui a un intérêt que je ne puis deviner à ce que je disparaisse de ce monde. » N’auriez-vous point connaissance de ces faits? -Nullement, monsieur, en voici la première nouvelle. Puis, à part, et à l’adresse de Peyrolles: -Oh! le misérable!... il m’avait pourtant juré qu’il n’attenterait pas à sa vie. -À quels événements faisiez-vous donc alors allusion, madame? demanda le lieutenant quelque peu surpris. -À d’autres, qui remontent à une époque bien plus éloignée. -Voudriez-vous parler du naufrage dont j’ai été victime à l’âge de quatre ans. -Peut-être... -Quoi! vous pourriez me renseigner sur cette phase de mon existence... me nommer l’homme, l’Anglais, qui, paraît-il, m’accompagnait lorsque j’ai été jeté, une nuit de tempête sur les côtes de Normandie? -Peut-être... répéta Bathilde qui se souvint du récit que lui avait fait Peyrolles de cette catastrophe, et qu’il tenait lui- même de la bouche de Philippe. -Qui donc êtes-vous, madame, pour savoir toutes ces choses? -Qui je suis?... répliqua Mlle de Wendel. Elle fit une pose d’un moment, puis prenant une décision soudaine: -Je vais vous le dire. Elle venait de former un projet qu’elle pensait devoir lui gagner l’amitié de Philippe et, qui sait, peut-être son amour. Ah! que n’eût-elle pas fait pour cela! Il lui semblait, que depuis qu’elle l’aimait -il n’y avait qu’une heure, cependant -elle était entrée dans un monde nouveau. Cette passion l’avait envahie avec une telle force, s’était si victorieusement emparée de son coeur, de ce coeur inflammable qu’elle tenait de Léona, sa mère, que tout le reste disparaissait devant elle, s’estompait, se perdait dans un brouillard qui s’épaississait de plus en plus. Elle s’était donc résolue à lui avouer une partie de la vérité, celle qui était tout à son avantage et à laisser l’autre dans l’ombre. -Avez-vous, monsieur, quelque souvenir de votre première enfance? lui demanda-t-elle. -Certes oui, mais si vagues, si confus que je ne puis rien préciser. Je trouve même cet oubli complet assez singulier et ne sais à quoi l’attribuer. C’est sans doute l’effet du breuvage que je lui ai fait prendre, pensa Bathilde. Puis, tout haut: -Et, si on vous aidait un peu? -Essayez... -Voyons, vous rappelez-vous, parmi ces images effacées, celle d’un jardin, d’un jardin avec beaucoup d’arbres, de nombreuses allées, des parterres de fleurs, etc... -Un jardin... avec beaucoup d’arbres... répéta Philippe en interrogeant sa mémoire. -Jardin où vous couriez, jouiez sans cesse... -Attendez... c’est singulier... il me revient quelque chose d’approchant... Et aussi... devant... une masse sombre, une immense masse... il me semble. -Une maison, probablement... une grande maison?... -Oui... ce devait être une maison... mais de vastes proportions. -Et, dans cette maison, des salles... de larges et belles salles. -Très hautes!... très hautes! ah! je me rappelle à présent... il y avait des tapis partout... sur lesquels je me roulais continuellement. -C’est cela... Voyez qu’en vous aidant, vos souvenirs se réveillent peu à peu. » Cette maison était votre demeure, monsieur Philippe; c’était là que vous habitiez avec vos parents. » Maintenant, après les choses, passons aux êtres. » Ne reste-t-il aucune trace en votre esprit, d’un visage qui se trouvait souvent près du vôtre? » Cherchez bien. De nouveau, le jeune homme se livra à un laborieux travail mnémotechnique. Au bout de quelques instants il prononça: -Je vois, dans un nuage, plusieurs visages mais aux contours indécis, sans forme... -Vous n’en distinguez pas un plus apparent que les autres? -Non, tous ne sont que des visions légères, impossibles à fixer. Puis, tout à coup, et fermant les yeux pour mieux voir dans le passé: -Ah! si... si..., j’en aperçois un qui se dessine avec plus de netteté... c’est un visage de femme, aux traits fins et pâles... qui me sourit... se penche sur moi... il est doux, il est beau et bon comme celui d’une mère... -Mais un autre... un autre encore, s’empressa de dire Mlle de Wendel qui frémit, comprenant que Philippe parlait de la comtesse, et ne voulant pas qu’il s’appesantît sur son souvenir; -un autre plus jeune et moins pâle, qui vous souriait aussi... et se penchait sur vous fréquemment... -Attendez... attendez... je crois le voir... des joues roses... des yeux bleus, bleus foncés... une bouche aux lèvres un peu épaisses et très rouges... un front large, uni, où tranchent les sourcils... puis des cheveux noirs et abondants qui le couronnent. -Oui, à mesure que ma pensée le reconstruit, il m’apparaît de plus en plus distinct... Philippe parlait comme dans un rêve, les paupières toujours closes. -Mais à qui appartient ce visage?... continua-t-il, -je ne saurais le dire... il me semble détaché d’un corps... j’ai beau chercher... je n’aperçois rien que lui... La jeune femme s’était démasquée et du bout de son éventail avait fait sauter la gaze de soie qui entourait un des globes d’albâtre. La lumière tombait en plein sur sa figure et n’en laissait échapper aucun détail. Elle toucha le bras du lieutenant qui aussitôt rouvrit les yeux. À la vue des traits de Mlle de Wendel, il eut une commotion qui se traduisit par un brusque mouvement de surprise. Malgré les années, la physionomie de la pupille de Peyrolles s’était à peine modifiée et Philippe reconnut en elle sur-le-champ celle qui venait de lui apparaître en pensée. -Est-ce une illusion? s’exclama-t-il. -Cette image que je viens d’évoquer... la voici... là, devant moi... c’est la vôtre, madame... En même temps, il dévisageait Bathilde avec un soin méticuleux... il ne pouvait s’y tromper, la ressemblance était complète. Si ses joues étaient moins roses, ses lèvres étaient toujours aussi purpurines, son front aussi uni et ses cheveux aussi noirs et aussi abondants. -Non, ce n’est pas une illusion, répondit-elle, après lui avoir laissé passer son examen à loisir, -c’est mon visage qui s’est retracé en vous, car, alors, je partageais vos jeux et vos ébats et me tenais constamment à vos côtés. -Vous!... ma compagne de jeux! -Oui, attendu que quoique je ne fusse votre aînée que de peu d’années seulement, je remplissais néanmoins près de vous les fonctions de... gouvernante. -Ah! je comprends maintenant, que vous soyez instruite de tant de faits qui me concernent. -Cela, n’est-ce pas, doit vous paraître tout simple? Mais je n’étais pas que votre gouvernante; j’étais aussi votre amie... comme votre grande soeur... car je vous portais une tendre affection. -Je vous en ai une profonde gratitude, madame, murmura Philippe émotionné. -Et je crois réellement la mériter; vous le reconnaîtrez vous-même quand vous saurez ce que j’ai fait pour vous. -Qu’avez-vous donc fait? -Je vous ai sauvé la vie... -Sauvé la vie!... à moi?... -Oui, et, je puis le dire, à mes risques et périls. -Expliquez-vous, madame; je marche d’étonnement en étonnement. -Je vais m’expliquer, reprit Bathilde; -mais il me faut pour cela vous raconter une histoire bien sombre. Ici, Mlle de Wendel comprit qu’elle devait être d’une prudence extrême, afin d’empêcher que Philippe eût le moindre soupçon de la vérité. -Je vous écoute, madame, repartit ce dernier; -je pressens qu’en effet, j’ai été victime de quelque ténébreuse machination. -Oh! oui... vous allez en juger. De hauts personnages qui, je ne sais pourquoi, nourrissaient contre votre famille une violente haine et avaient juré de tirer d’elle une vengeance terrible, n’avaient pas trouvé qui satisfit mieux leur ressentiment que de vous faire mourir, voulant ainsi plonger vos parents dans le désespoir et la douleur. » Ces personnages étaient puissants et pouvaient aisément commettre leur crime sans avoir rien à redouter de la justice. » Vous étiez donc perdu sans ressources, lorsque le hasard me fit pénétrer leurs projets. » Je conçus alors le dessein de vous soustraire au trépas qui vous attendait et, dans ce but, je parvins à vous faire passer pour mort à l’aide d’un breuvage spécial que je vous donnai et dont la vertu était de simuler la cessation complète de la vie. » Puis, une nuit que je vous veillais, je substituai à votre corps qui avait toutes les apparences d’un cadavre, une effigie qu’on inhuma à votre place, pendant que j’allais vous déposer entre les mains de personnes sûres dont je m’étais d’avance assuré le concours. » C’était un pauvre ménage d’ouvriers anglais, momentanément à Paris, à qui je laissai largement de quoi subvenir à vos besoins durant tout le temps que vous resteriez avec eux. » Il avait été convenu qu’ils repartiraient sur-le-champ pour leur pays natal, ce qu’ils firent, en effet, en m’indiquant le lieu de leur résidence. -Vous avez fait cela?... Oh! que ne vous dois-je pas, madame, pour une telle action! -Ne vous ai-je pas dit que je vous aimais tendrement? Je ne faisais donc qu’obéir à ce que me dictait mon coeur. -Il n’en est pas moins vrai que c’est grâce à vous si j’existe encore. » Mais mes parents étaient-ils dans le secret? -Non, j’ai agi à leur insu; car ils ignoraient le complot que j’avais surpris et je n’osai pas le leur apprendre immédiatement, me réservant de le faire plus tard, lorsque je croirais tout danger conjuré pour vous. -Quel chagrin ils ont dû éprouver! -Un chagrin sans nom et dont je souffris beaucoup. Toutefois, j’avais la consolation de savoir que bientôt, probablement, il me serait permis de vous rendre à eux et que leur douleur ferait place alors à une joie immense. » Malheureusement, lorsque quelques mois après j’allai en Angleterre pour vous reprendre à ceux à qui je vous avais confié, je ne les trouvai plus et personne ne put me donner sur eux le moindre renseignement. » Désolée à mon tour, que ma bonne action eût eu un si funeste résultat, je gardai le silence et vous continuâtes à passer pour n’être plus de ce monde. » Moi-même je finis par le croire. -Quelle étrange histoire vous m’apprenez! s’écria Philippe, stupéfait de ce qu’il entendait. -Et quels étaient, ou quels sont ces hauts personnages qui avaient prémédité mon assassinat? Bathilde s’attendait à cette question. -Qui le préméditent sans doute encore, répondit-elle. -Je ne veux point vous les nommer... quant à présent, du moins. J’ai des raisons particulières pour me taire là-dessus. Mais vous les connaîtrez certainement avant qu’il soit longtemps. -Cependant!... voulut objecter le jeune homme étonné de ce refus. -N’insistez pas, je vous prie... ce serait inutile. Elle prononça ces mots d’un ton si ferme que Philippe comprit qu’il n’obtiendrait d’elle aucune révélation à ce sujet. -Permettez... plus qu’un mot... Vous avez dit: Qui le préméditent sans doute encore... Existent-ils donc toujours? -Je... je n’en savais rien avant tout à l’heure; mais les guets- apens dont vous m’avez parlé me le donnent fort à présumer. » Ils auront appris par un moyen quelconque que vous n’étiez pas mort et lancé sur vos traces ce Mathias Knauss qui, depuis deux ans, vous poursuit. » Ils craignent, évidemment, que vous ne soyez rendu un jour à votre famille et veulent accomplir leur vengeance. Dans cette histoire qu’elle venait de forger de toutes pièces et qu’elle allait encore augmenter, l’élève de M. de Peyrolles avait mélangé le faux et le vrai avec une si habile perfidie, que, le cas échéant, elle avait l’insolent espoir de se réhabiliter aux yeux de la comtesse, en ayant pour avocat son fils retrouvé. Aux derniers mots prononcés par Bathilde, sa rencontre avec le grand vieillard, la veille de son départ pour la Bohême, revint aussitôt en mémoire au jeune homme. -Parbleu! c’est cela, pensa-t-il; -ce doit être un des personnages en question. Eh bien! je connais toujours celui-là, déjà... et par lui j’arriverai à connaître les autres... Il reprit tout haut: -Mais, madame, vous ne m’avez pas encore dit le nom de ma famille... et c’est à cette intention, pourtant, que vous m’avez invité à venir jusqu’ici. *Causons D’Amour. Bathilde lui imposa silence d’un geste gracieux et portant la main à son front, comme pour faire appel à sa mémoire, elle répliqua: -Patientez un moment, j’ai encore plusieurs choses à vous apprendre avant celle-là. » Je vous ai dit que, moi-même, j’avais fini par croire que Dieu vous avait rappelé à lui. Or, il y a peu de temps, je sus, d’une source indirecte, mais sûre, que vous étiez vivant et bien vivant. » Je sus également ce qui vous était advenu autrefois: c’est-à- dire que vous aviez abordé sur les côtes de Normandie par une nuit de tempête; que votre compagnon de naufrage n’était autre que le chef du ménage anglais qui vous avait emmené de France; et, qu’enfin, après avoir été recueilli par des pêcheurs avec lesquels vous étiez resté jusqu’à l’âge de quinze ans, vous aviez, à l’époque de leur mort, quitté le pays pour venir à Paris où vous vous étiez engagé dans un régiment de gardes-françaises. » Est-ce bien exact? -De tous points. Comme on le voit, Mlle de Wendel continuait à profiter avec habileté de ce que Peyrolles lui avait appris sur Philippe. -Ainsi, questionna le jeune homme, -cet infortuné qui était avec moi dans la barque lorsqu’elle est venue se briser sur les galets de Saint-Valéry-en-Caux, était l’homme entre les mains duquel vous m’aviez remis. -C’était lui. -Il est vraiment à déplorer alors qu’il ait succombé avant d’avoir pu parler, sans quoi on aurait su tout de suite qui j’étais; d’autant plus qu’il a été impossible de retrouver les papiers qu’il disait posséder et qui, paraît-il, contenaient de quoi me faire reconnaître. -Certes, ce fut un grand malheur pour vous, repartit Mlle de Wendel avec effort. Puis en elle-même: -Heureusement, au contraire... tout eût été perdu sans cela. À propos des papiers, Philippe, soit par oubli, soit avec intention ne fit cette fois non plus aucune allusion à celui qu’il avait découvert entre les planches de la vieille embarcation, un matin qu’il y raccommodait ses filets. -Et pourquoi cet homme me ramenait-il en France de sa propre initiative? demanda-t-il. -On n’a jamais pu le savoir; lui seul aurait été en mesure de le dire, et comme il est mort, il est à présumer qu’on l’ignorera toujours. » Mais ceci n’avait qu’une importance secondaire, à mes yeux. » Pour moi, la chose capitale était que vous viviez. » Dès que je me fus pénétrée de l’idée qu’il me serait peut-être possible de vous revoir un jour, vous, l’enfant que j’avais sauvé, je résolus de faire tout au monde pour arriver à me procurer cette joie. » Car c’en était une... et bien profonde, je vous l’assure. » Au moins, pensais-je, si, pauvre orpheline isolée dans la vie, comme je le suis, personne ne m’a jamais porté de réelle affection, lui ne pourra se refuser à m’aimer un peu... il ne serait pas ingrat à ce point. -Et vous avez eu raison de penser ainsi, fit le jeune homme avec élan; -je vous le répète, j’ai pour vous la plus vive gratitude et il ne se passera pas de jour que je ne me souvienne de votre dévouement à mon égard. Bathilde poussa un soupir. -Merci de ce que vous me dites là... si vous saviez que de bien j’en ressens? » Je chargeai donc quelqu’un de faire des recherches sur vous et eus le bonheur d’apprendre que vous étiez sergent dans une compagnie des gardes-françaises faisant partie des troupes campées près d’Ostende. » Dans mon impatience à me trouver près de vous, j’allais me décider à vous relancer là-bas, lorsque courut à Paris la nouvelle que l’armée des Flandres rentrait en France. » Je crus alors qu’il était préférable d’attendre votre retour afin de pouvoir me mettre plus facilement en rapport avec vous. » J’eus une bonne inspiration, car je fus informée, presque en même temps, et de la soirée de gala que comptaient donner les gentilshommes de la cour à tous les officiers qui avaient tenu la campagne et de votre nomination au grade de lieutenant, lequel grade vous autorisait à assister à cette soirée. » Le moyen de vous approcher m’était dès lors tout naturellement fourni... et vous avez vu comment je m’en suis servi, ayant pu me procurer une invitation pour le bal qui devait suivre la réception. » Toutefois, ainsi que je vous l’ai déjà dit, je n’avais pas réfléchi que nous serions dérangés comme nous l’avons été et c’est ce qui m’a déterminée à vous faire venir jusque chez moi. Ce mélange de faux et de vrai avait été débité si adroitement par Bathilde que le jeune homme n’avait aucun motif de ne pas y ajouter une foi entière. Il y avait cependant bien des invraisemblances dans ce récit, mais il eût fallu pour qu’il s’en aperçût, que Philippe fût dans une disposition d’esprit plus lucide que celle où il était. -Vous dirai-je maintenant, reprit la jeune femme, -quelle a été ma joie quand je vous ai revu après tant d’années! Combien j’ai été heureuse d’entendre vanter par chacun la réputation de bravoure et de loyauté que vous vous étiez si justement acquise? -Je vous comprends, répliqua Philippe en souriant, -vous pouviez, en effet, en revendiquer une bonne part, puisque sans vous... -N’est-ce pas que j’y avais quelque droit?... Oh! oui, j’étais fière de mon ouvrage... et lorsque retentissaient à mes oreilles les louanges qui vous étaient décernées, je me disais: quand il saura ce que j’ai été, ce que j’ai fait pour lui, il sera bien forcé de me donner un peu de son amitié... de sa tendresse même... Bathilde prononça ce dernier mot d’une voix légèrement altérée et en fixant sur le jeune homme des yeux qui semblaient implorer. Mais ce dernier ne parut remarquer ni cette émotion, ni cette muette supplique. Chose bizarre, il semblait même légèrement distrait, car ce n’était pas de tendresse qu’il comptait causer en venant nuitamment dans cette demeure, et la conversation prenait une tournure aussi singulière que l’air de la dame dont le regard brillant commençait à le gêner. -Encore une fois, madame, reprit-il, -je vous répète que je ne saurais jamais avoir pour vous assez de reconnaissance et mon voeu le plus cher est qu’il me soit permis un jour de m’acquitter de cette dette immense. Malheureusement, je crains fort que cela ne soit jamais à ma portée. -Peut-être, dit Bathilde, dont une vive rougeur colora les joues et qui maintenant, sur le point d’avouer sa passion, retrouvait ses timidités de jeune fille. -Peut-être? répéta-t-il ingénument. -Oui... et c’est moi qui me considérerai alors comme vous devant beaucoup plus que vous ne me devez. -Ah! madame! veuillez m’apprendre au plus vite ce que j’ai à faire pour en arriver là... et je vous jure que je suis prêt à... -Vous le jurez?... fit Bathilde en l’interrompant et en le regardant d’une façon étrange. -Je le jure! réitéra Philippe... -à moins, bien entendu, que ce ne soit au-dessus des forces humaines. -Oh! non... loin de là!... -Parlez donc, madame, il me tarde de vous montrer mon empressement à tenir mon serment. -Eh bien! la seule façon de me payer au centuple serait de... d’avoir pour moi... Oh! je sais bien que ce ne peut être comme cela, tout de suite... non... ce serait trop exiger d’un coup... mais peu à peu... avec le temps... à mesure que vous me connaîtrez davantage. Le lieutenant jetait sur Bathilde des regards où se peignait la stupéfaction profonde qu’il éprouvait à écouter cette sorte de divagation; il ne comprenait rien à ses réticences et cherchait à deviner où elle voulait en venir. Qu’allait-elle donc lui demander pour que ce fût si difficile à énoncer? -Madame, dit-il, -veuillez, je vous prie, m’avouer franchement et sans ambages ce que vous attendez de moi. Je vous assure de nouveau que s’il est en mon pouvoir de l’accomplir je me mets entièrement et dès à présent tout à votre service. -C’est que, reprit-elle en donnant à sa voix une inflexion des plus tendres, -il n’est pas très aisé de ma part de vous expliquer... ce que je désirerais... Il y a de ces choses qu’une femme ne saurait avouer qu’à demi... et celle dont il s’agit est de... cette nature... L’étonnement de Philippe grandissait... Que diantre pouvaient signifier ces énigmatiques paroles? -Ma foi, madame, répliqua-t-il, -il doit y avoir chez moi un manque d’entendement, car je me vois obligé de confesser que je ne saisis pas le moins du monde ce dont il peut être question. Et de fait, il était à cent lieues de s’en douter, bien que, pourtant, il ne fût pas un sot en pareille matière. Tout ce qu’il en arrivait à supposer, était que Bathilde allait le charger d’une mission délicate, très délicate, probablement, mais dans laquelle il ne songeait nullement à être intéressé. La jeune femme eut un mouvement de dépit. Elle croyait cependant être suffisamment claire et s’attendait peu à une telle ingénuité qui allait la forcer à entrer dans des explications embarrassantes. -Voyons, continua-t-elle, -je vais essayer d’être plus explicite... si je le peux. -J’en serai réellement charmé. -Je vous ai dit que jusqu’à ce jour une affection véritablement sincère m’avait toujours fait défaut, bien que j’eusse l’âme bonne et aimante. Mais, par suite des hasards de la vie, je n’ai jamais rencontré un homme pour lequel je ressentisse ces élans du coeur qui en sont une des plus intimes satisfactions. » Non, jamais... je puis l’affirmer, ajouta-t-elle avec énergie en songeant à cette passion qu’elle avait nourrie à l’égard du chevalier de Zéno et qui, maintenant, lui paraissait si vile en comparaison de celle que lui inspirait Philippe. » Et ayant déjà dépassé l’âge de la prime jeunesse, je croyais être pour le reste de mes jours sevrée de ce bonheur quand... en vous voyant tout à l’heure... au bal du Louvre... je me suis sentie soudain... envahie par un sentiment que je ne connaissais pas encore... et qui, en un instant s’empara de tout mon être d’une façon si absolue... que j’en fus comme éblouie... en un mot... -Inutile d’achever, madame, je comprends à présent, interrompit le jeune homme à qui il aurait fallu être sourd et aveugle pour ne pas être éclairé. -Ah! enfin!... s’écria Bathilde avec explosion. -Eh bien! oui, je vous aime, Philippe... Je vous aime d’un amour profond, sans bornes... d’un amour qui me lie à vous pour la vie et ne s’éteindra qu’avec mon dernier souffle. Et sa passion contenue jusqu’alors se faisant jour tout à coup elle se saisit des mains du lieutenant qu’elle pressa avec force dans les siennes. Devant cette déclaration stupéfiante, ce dernier fut quelque peu décontenancé. Il est toujours agréable à un homme de s’entendre dire qu’il est aimé, surtout quand l’aveu sort de la bouche d’une jolie femme; car Mlle de Wendel était vraiment belle et l’amour qui irradiait ses traits ajoutait encore à sa beauté un charme nouveau. Toutefois, il lui était impossible de répondre à son penchant. Lui aussi avait un amour au coeur; un amour non moins puissant que le sien, dont Olympe, la douce et pure Olympe, était l’objet vénéré et auquel, pour quoi que ce fût, il se serait fait un crime de porter atteinte par la plus légère souillure. Dans sa gêne, il se remémorait vaguement avoir lu, dans les livres de classe du bon curé de Saint-Valéry-en-Caux, l’histoire d’une certaine dame Putiphar. À part l’âge de la jeune femme, sa situation présente lui paraissait aussi critique que celle de Joseph; cependant il ne croyait pas devoir imiter son prédécesseur dont la fuite, à ses yeux, avait quelque chose de plus ridicule qu’une résistance. Il restait donc là, gardant le silence et ne sachant comment se tirer de ce pas difficile sans froisser Bathilde qui, dans l’ignorance de son amour pour Mlle de Chaverny, semblait attendre de lui un mot, un signe d’encouragement. Mais il ne disait ce mot ni ne faisait ce signe; il réfléchissait à la situation critique dans laquelle il se trouvait. D’autant plus critique que la jeune femme ne lui avait pas encore appris le nom de sa famille et qu’il appréhendait, s’il repoussait trop brusquement ses avances, qu’elle se refusât à le lui dire. Il pensait même qu’elle n’en avait retardé si longtemps la révélation que pour la lui faire acheter par le partage de sa passion. En remarquant cette attitude hésitante, Mlle de Wendel supposa que le jeune homme doutait peut-être de la sincérité de sa tendresse si subitement née et, pour l’en convaincre complètement, elle reprit avec une exaltation croissante: -Oui, Philippe, je vous aime comme aucune femme ne peut, ne pourra jamais vous aimer. Et savez-vous ce qui me vient à l’idée? C’est que là-haut était écrit qu’il en serait ainsi. » Cette affection que je vous portais quand vous étiez enfant et qui m’a fait vous sauver, n’était que pour me préparer à celle que je devais avoir pour vous une fois que vous seriez devenu homme. » Ah! je ne m’y suis pas trompée. Dès l’instant où vous m’êtes apparu au Louvre, mon coeur d’un bond s’est élancé vers vous... mon ancienne tendresse m’est revenue aussitôt, mais modifiée en un sentiment plus vif, plus pénétrant et j’ai senti que j’étais déjà votre esclave avant même de vous avoir adressé la parole... » Oui, votre esclave humble et soumise qui ne demande qu’à vous servir... à vous obéir en tout ce qu’il vous plaira de lui ordonner et dont la seule ambition désormais est d’obtenir de vous un regard, un mot qui lui permette de croire que vous n’êtes pas insensible à son amour!... Disant cela, elle approcha son visage de celui de Philippe, lui brûlant les joues de son haleine enflammée et plongeant les yeux dans les siens où elle cherchait à lire son arrêt. Malgré lui, et quoiqu’il s’en défendît du mieux qu’il pût, le jeune homme commençait à subir l’influence de ce débordement de passion. Sous les effluves enivrants, qui émanaient de toute la personne de Bathilde et venaient l’envelopper comme d’un fluide, il sentait peu à peu sa volonté s’annihiler, son esprit se voiler et perdre la notion exacte des choses. Il faut songer qu’il avait vingt-deux ans, c’est-à-dire, était dans tout l’épanouissement de la jeunesse et qu’à cet âge, à moins d’être un saint -et encore -le coeur a de ces entraînements auxquels il est impossible de résister, quelque regret qu’on puisse en avoir ensuite. L’image d’Olympe ne lui apparaissait déjà plus que confusément, et c’est en vain qu’il tentait de l’évoquer pour s’en faire une égide; elle achevait de s’effacer peu à peu sans laisser de trace en lui. Néanmoins il luttait de toute son énergie, ou du moins de ce qu’il lui en restait, contre cette ivresse qui le dominait, s’efforçant de se reprendre, de redevenir maître de sa pensée. Mais, de plus en plus, celle-ci lui échappait. Bathilde anxieuse, redoublait l’acuité de ses regards, et de ses grands yeux sombres aux prunelles dilatées jaillissait une flamme fascinatrice. -Un mot... Philippe... répéta-t-elle, -rien qu’un qui me fasse connaître que vous ne repoussez pas mon amour... » Oh! je n’exige pas, comme je vous l’ai dit, que vous y répondiez sur-le-champ... non... mais donnez-moi seulement l’espérance qu’un jour... je ne vous serai pas indifférente... » D’ailleurs, n’avez-vous pas juré de vous acquitter envers moi du service que je vous ai rendu jadis en vous conservant la vie?... » Eh bien! c’est l’accomplissement de ce serment que je réclame... » Soyez généreux Philippe... faites-moi l’aumône d’une parole d’espoir... et vous me rendrez la plus heureuse des femmes. On eût eu de la peine à reconnaître en ce moment, l’impérieuse, l’altière maîtresse du chevalier de Zéno, qui, la cravache à la main, tenait tête à celui-ci, le matait même. Au lieu de ce verbe haut et tranchant qui commandait, en imposait au Vénitien, sa voix maintenant avait un accent d’humble prière. Et cela indiquait nettement la différence qui existait entre la passion qu’elle avait éprouvée pour le chevalier et celle qu’elle ressentait pour Philippe. La première, ainsi que nous l’avons fait remarquer précédemment, n’avait flatté que ses sens, tandis que la seconde touchait son coeur. -En vérité, madame, se décida à prononcer le jeune homme sans bien se rendre compte de ce qu’il disait, affolé qu’il était par le souffle ardent de Mlle de Wendel dont les lèvres effleuraient presque les siennes; -excusez-moi si je ne réponds pas comme vous le désirez... à l’aveu que vous daignez me faire... mais la surprise, l’émotion où il m’a jeté ont fort troublé mon esprit!... » Et, cependant, je ne puis qu’être fier de vous avoir inspiré un pareil sentiment... à vous qui, jeune, belle et favorisée de la fortune, autant que je peux en juger... pouviez porter vos vues sur un homme d’un rang beaucoup plus élevé que le mien... Il oubliait que Bathilde lui avait affirmé qu’il était issu d’une famille de haute condition. -L’amour ne se commande pas, répliqua la jeune femme avec véhémence. -Eussiez-vous été placé aux derniers rangs de la société que mon coeur se serait donné à vous quand même... » Je vous aime parce que tout mon être est attiré vers vous par une force invincible... parce qu’il n’y a pas une fibre en moi qui ne tressaille à votre vue, au son de votre voix... » Que voulez-vous que je vous dise?... Je vous aime parce qu’il est impossible qu’il en soit autrement... En parlant ainsi, Mlle de Wendel était sincère. Elle aimait Philippe pour lui et non pour ce qu’elle savait qu’il était. En cet instant il n’y avait pas un atome d’intérêt dans la passion de cette étrange fille. -Ah! s’écria Philippe, subjugué à la fin par ce flot de paroles passionnées et en entourant d’un brusque mouvement la taille souple de Bathilde qu’un long frisson de volupté secoua tout entière. -Ah! ce serait folie de ma part de demeurer insensible à un tel amour... Non, je ne veux point m’en défendre plus longtemps... et, à mon tour, laissez-moi vous dire... -Que tu m’aimes!... exclama dans un cri Mlle de Wendel dont le visage s’illumina soudain d’une expression d’allégresse intense. - Oh!... merci... Philippe... je n’osais pas tant espérer à la fois... » Quelle joie profonde dilate mon coeur!... quel rayonnement j’ai dans l’âme!... » Mais, tiens... ton amour me rachète... oui... me rachète car tu ne sais pas... tu ne peux pas savoir... je ne t’ai pas tout dit... » Maintenant il faut que tu saches tout... tout... je veux me purifier par la confession que je vais te faire... Et après... si tu ne me crois plus digne de toi... eh bien! tu me repousseras... tu me rejetteras loin de toi... comme un être qu’on méprise... alors je m’éloignerai... je disparaîtrai pour toujours... mais heureuse, bien heureuse encore d’avoir eu ton amour... ne fût-ce qu’un instant... Elle s’exprimait par saccades, la voix haletante, dans une sorte d’égarement. -Écoute-moi donc, continua-t-elle en faisant au jeune homme un collier vivant de ses bras nus. -Je me nomme Bathilde... Bathilde de Wendel... un nom que tu as prononcé bien souvent étant petit, mais dont tu ne te souviens plus -comme de tant d’autres choses. » Orpheline de bonne heure et livrée à moi-même, j’ai eu le malheur de rencontrer sur ma route un de ces monstres vomis par l’enfer... qui font le mal pour le mal... et le font faire aux autres... » Cet homme, ce démon, s’est emparé de mon esprit et l’a perverti en y développant le germe de mauvais instincts... Puis, quand je fus devenue son instrument... sa créature... il se servit de moi pour l’exécution de ses ténébreux projets... » Et je t’ai menti, tout à l’heure, en te parlant de hauts personnages qui en voulaient à ta famille... » C’était lui... lui qui, pour... » Mais attends, tu vas savoir bientôt. » Alors il m’a fait entrer chez tes parents... chez ta mère, veux- je dire, car ton père était mort un peu avant ma venue... Je devais jouer près de la comtesse le rôle... -La comtesse!... interrompit Philippe. -Ma mère serait... -Ah! c’est vrai! fit Bathilde, -je ne l’ai pas encore appris qui tu étais... le nom que tu as le droit de porter... Sache donc, Philippe, que ce nom est illustre... Ton père s’appelait le comte de... Elle n’eut pas le temps d’achever. Comme le jeune homme tendait l’oreille pour saisir le nom de sa mère, un grand brouhaha se fit dans l’antichambre, coupant la parole à Mlle de Wendel dont le visage se couvrit de pâleur. C’était comme le bruit d’une lutte, Clairette, la camériste, paraissait défendre la porte de sa maîtresse contre plusieurs hommes. Mais la pauvre fille ne devait pas être de force, car cette porte s’ouvrit brusquement et derrière apparurent Peyrolles et Zéno, suivis de Mathias Knauss et de deux autres individus, deux bravi racolés par le chevalier. Un de ces derniers tenait Clairette à demi renversée sur un de ses bras et lui maintenait une main sur la bouche pour l’empêcher de crier. La pauvre fille avait été surprise avant d’avoir pu prévenir sa maîtresse. Tous les survenants, y compris Peyrolles, étaient armés d’épées et de poignards. Ce fut un coup de foudre. -Grand Dieu! balbutia Bathilde éperdue, -et moi qui ne pensais plus... En effet, l’attentat projeté par le misérable vieillard lui était totalement sorti de la mémoire. Philippe, lui, fut totalement saisi de cet envahissement quasi- fantastique qu’il crut d’abord être le jouet d’un rêve et ne songea pas immédiatement à se mettre en défense. Comment l’eût-il fait, d’ailleurs, il était sans arme, ayant déposé son épée dans un coin, à l’entrée du boudoir, au moment de prendre place sur le siège que lui offrait Bathilde. Et maintenant les assaillants étaient entre lui et cette épée! Sa stupéfaction fut d’aussi courte durée que son dépit. La présence de Knauss lui indiquait assez à quel genre de visiteurs il allait avoir affaire. C’était un nouveau guet-apens, et quoique désarmé, il était tranquille. Une seule chose le tourmentait: le lieu choisi par ses ennemis pour le surprendre. Cette femme, cette sirène, qui depuis une heure lui prodiguait des paroles d’amour, était-elle donc complice? Avait-elle donc joué avec lui une infâme comédie?... -Parbleu! oui, c’est cela, se dit-il, -tout ce qu’elle m’a raconté jusqu’à présent, toutes ses grimaces et simagrées étaient pour donner le temps à ces coquins d’arriver. » Et moi qui ai été assez sot, assez naïf pour m’y laisser prendre. Voilà certes une leçon qui me profitera. Puis à Bathilde d’un ton où perçait le mépris: -Je vous félicite, madame, vous avez un talent de comédienne consommée... et j’avoue que vous m’avez donné vraiment l’illusion de la réalité; j’ai failli croire à votre amour... À ces paroles, qui la cinglèrent comme un coup de fouet, Mlle de Wendel répondit par un cri de détresse et murmura d’un accent désespéré: -Ah! Philippe!... pouvez-vous supposer... Mais le jeune homme, convaincu qu’elle continuait à feindre, se contenta de hausser les épaules et faute d’une autre arme, mit la main sur un chandelier de bronze pour recevoir l’attaque qu’il prévoyait. Dans Peyrolles, il avait reconnu le vieillard qui l’avait abordé deux ans auparavant sur le Pont au Change, et depuis la rencontre duquel étaient survenues toutes ses aventures. -J’en étais sûr, pensa-t-il, -c’était pour lui que Knauss agissait. Mais comment diable ce chenapan de Teuton est-il encore en vie? Je croyais cependant lui avoir donné son compte là-bas dans l’auberge des Trois-Aiglons. Il faut, pardieu, qu’il ait l’âme chevillée dans le corps. *Chasse De Nuit. Le silence avait succédé au tumulte du premier moment. Peyrolles n’avait pas eu besoin d’un grand effort d’esprit pour comprendre ce qui s’était passé entre Mlle de Wendel et le lieutenant. Son attitude vis-à-vis de ce dernier le lui indiquait suffisamment. On sait, du reste, qu’il avait pressenti une trahison de la part de Bathilde et que, pour la prévenir, il avait pris le parti de devancer l’heure à laquelle devait avoir lieu l’attentat contre Philippe, certain que le jeune homme serait à l’hôtel de Nevers avant minuit. Toutefois, il n’avait pu venir aussi promptement qu’il l’aurait voulu -il était plus de onze heures et demie -ayant dû perdre du temps à aller chercher Zéno qui, non prévenu de ce changement, ne se tenait prêt que pour l’heure convenue. Il avait même craint que ce retard ne leur fît faire buisson creux. Mais Bathilde, en s’oubliant à causer d’amour avec Philippe, lui avait épargné ce... désagrément, et, au contraire, lui avait, pour ainsi dire, livré celui-ci. Tout était donc pour le mieux. D’un coup d’oeil le coquin envisagea la situation. Connaissant par expérience la bravoure de Philippe et sachant combien il était redoutable l’épée à la main, il se réjouissait déjà de le voir si piètrement armé et supputait le peu de minutes qu’il lui faudrait pour s’en rendre maître. Satisfait d’être enfin parvenu au but de sa vie, il détourna une seconde son regard du jeune homme, une seconde seulement, et quand ses yeux se reportèrent sur lui après avoir exploré ce qui devait être le champ de bataille, un blasphème de colère s’échappa de sa gorge. Ç’avait été rapide comme un changement à vue au théâtre. Profitant d’un moment d’inattention du bravo qui la tenait captive, sur un ordre muet de sa maîtresse, Clairette, glissant comme une chatte entre les doigts de l’italien qui lui liait les membres, avait eu le temps avant d’être reprise, de se baisser, de saisir l’épée abandonnée par le garde-française, et de la lui lancer par dessus les têtes de ses assaillants. En la voyant voler, Philippe avait poussé un soupir, sa main s’était portée au devant d’elle comme le fer va à l’aimant, et maintenant, debout dans le fond du boudoir, la garde de sa lame solidement assujettie entre ses doigts nerveux, il attendait. Près de lui, Bathilde, les traits crispés par l’angoisse, considérait Peyrolles et Zéno avec des yeux pleins de terreur. Ce que lui avait dit Philippe des embûches dont il avait été victime, ne lui laissait aucun doute sur les intentions de l’ancien factotum de Gonzague. C’était à sa vie qu’il en voulait et non simplement à sa liberté, comme il le lui avait assuré. Mais elle était là! Et pour défendre ses jours qui maintenant lui étaient plus chers que tout au monde, elle donnerait volontiers les siens. -Qu’ils osent donc seulement toucher à un cheveu de sa tête! pensait-elle. Elle n’avait pas d’arme, elle; mais de son corps elle pouvait faire un rempart à Philippe et elle guettait le moindre mouvement offensif des agresseurs pour s’élancer au-devant d’eux. -Allez-vous-en, Bathilde... lui commanda durement Peyrolles; votre place n’est pas ici. -Oui, chère, appuya le chevalier, retirez-vous; il n’est pas convenable que vous restiez dans cet endroit pendant que nous allons « opérer ». Zéno était l’homme des euphémismes. Bathilde parut ne pas avoir entendu cette double injonction. -Per dio! mia cara, seriez-vous devenue sourde, reprit le Vénitien qui, moins perspicace que Peyrolles, la croyait toujours avec eux -Nous vous disons que vous ne pouvez plus que nous gêner. » Vous avez gentiment préparé la chose, votre rôle est terminé. À nous de faire le reste. À cette accusation non déguisée, Philippe lança à la jeune femme un regard qui semblait dire: -Nierez-vous encore que vous êtes de connivence avec ces coquins? Bathilde, qui vit ce regard et devina la pensée qu’il contenait devint plus pâle. En effet, toutes les apparences étaient contre elle. N’avait-elle pas, d’ailleurs, comploté la disparition du lieutenant avec Peyrolles et le chevalier, et n’était-ce pas après coup, alors que l’amour l’avait soudain prise au coeur, qu’il s’était produit en elle un revirement et qu’elle avait conçu le dessein de le soustraire au sort que lui réservaient les bandits? Mais comment lui expliquer cela dans la situation présente. D’autant plus que, pour comble de malheur, il avait fallu qu’elle négligeât l’heure et, par suite, permît à ses complices de le surprendre. -Eh bien! lui demanda Zéno, en la voyant rester immobile comme une statue, -qui fait que vous ne partez point? Auriez-vous l’intention d’assister à ce qui va avoir lieu, bel demonio? » Après tout, libre à vous. Je sais que vous êtes friande d’émotions fortes et il se peut que vous trouviez là quelque agréable distraction. » Demeurez donc si cela vous plaît. -Non point, intervint Peyrolles, -il est de toute nécessité qu’elle sorte. -Vous croyez? -Absolument. Des raisons majeures s’opposent à ce que nous... agissions devant elle. -Ah! c’est différent. En ce cas, ma très chère, continua le chevalier en faisant à Bathilde un signe significatif de la main, -veuillez ne pas nous retarder davantage dans notre besogne et privez-nous incontinent de votre présence. -Je ne ferai pas un pas hors d’ici avant que vous n’en soyez sortis vous-mêmes, proféra alors résolument la jeune femme. -Que dit-elle là? exclama le chevalier surpris au plus haut point. -Deviendrait-elle folle? -Mordieu! oui, elle l’est!... jura Peyrolles..., qui dévorait sa rage... -mais d’amour... la triple femme!... -Folle d’amour!... et pour qui, sangue di Dio! -Ce n’est pas pour vous, à coup sûr, renvoya ironiquement le vieillard. -Quoi! ce serait pour le giovino? Per Bacco! je ne comprends plus. Elle a donc quitté notre partie pour jouer celle du lieutenant? -Évidemment, la gueuse. Elle nous a trahis et veut mettre obstacle à nos projets. -Oh! oh! voilà que je commence à saisir. -C’est heureux. -Mais il y a un moyen bien simple de l’en empêcher: c’est, puisqu’elle ne veut pas s’en aller de bon gré, de la faire partir de force. » Ce n’est pas difficile... vous allez voir. -Pamphilio? appela le chevalier en se tournant vers un des deux bravi qui se tenaient à l’arrière-plan, -empare-toi de la signora sans lui faire de mal et éloigne-la de cette pièce. » Doucement, tu sais, doucement; il faut toujours avoir des égards pour les dames. Pamphilio et son compagnon Giacomo étaient deux compatriotes de Zéno. Ils appartenaient à cette classe d’individus di giocatori del coltello (joueurs de couteau) qui jadis, en Lombardie, formaient une corporation reconnue ayant code et règlements et dont les grands seigneurs, voire les simples bourgeois, se servaient pour trancher certaines difficultés de famille. Plus d’un procès pendant depuis plusieurs années se terminait alors souvent ainsi, sans clercs ni procureurs. Une lame acérée lancée habilement dans un flanc ou dans une poitrine, le soir, au coin d’une rue, et tout était dit. Cette justice était peut-être un peu expéditive, mais elle avait cet avantage incontestable d’aller plus vite que l’autre, celle au pied boiteux qui fait le plus bel ornement des civilisations. Zéno avait fait venir les deux hommes d’Italie lorsqu’il avait fondé, sous le couvert diplomatique, son tripot de la rue Montmartre. Il avait pensé qu’ils pourraient lui être utiles à l’occasion. Il ne savait pas au juste comment, mais il lui semblait bon, néanmoins, d’avoir sous la main deux gaillards de cette espèce. De ce qui se passe dans une maison de jeu, rien, en effet ne doit jamais transpirer au dehors; et comme il pouvait arriver parfois que des joueurs eussent la sottise de ne pas se laisser écorcher sans crier et se permissent de faire de l’esclandre, il était nécessaire qu’il fût à même de les réduire au silence. Nous ignorons s’il avait déjà eu besoin du concours des deux bravi, mais ce que nous pouvons affirmer c’est qu’il paraissait les avoir en grande considération. Aussi, dès que Peyrolles lui avait proposé de « supprimer » Philippe adroitement, avait-il tout de suite songé à eux. Ils étaient habiles, discrets et « travaillaient » supérieurement. En outre leur devise était agere non loqui, qualité très appréciable dans leur métier. Pamphilio était celui qui se trouvait être libre pour le moment, Giacomo étant occupé à maintenir solidement Clairette qui, furieuse de se voir de nouveau captive, après le secours qu’elle venait d’apporter au lieutenant, se débattait comme une diablesse pour tenter de se débarrasser de son étreinte. Se conformant à l’ordre que venait de lui donner le chevalier, Pamphilio rengaina son épée qu’il tenait au clair, s’avança dans la pièce et se dirigea vers Bathilde. En le voyant s’approcher d’elle, Philippe qui avait assisté impassible à toute cette scène, comme s’il se fût agi d’un autre que lui, fit un pas en avant. Bien qu’il n’eût pas à se louer de la jeune femme, l’instinct de chevalerie inné chez tout Français le portait à la défendre. Le bravo s’arrêta alors à mi-chemin et parut indécis. Mais après un instant de réflexion, il prit à sa ceinture un long stylet, le plaça dans sa main, puis rejetant vivement le coude en arrière, il consulta Zéno du regard en désignant le lieutenant. Le chevalier et Peyrolles, pressés d’en finir, allaient peut-être lui faire un signe affirmatif quand soudain Bathilde s’élança devant le jeune homme, lui faisant ainsi un bouclier de sa poitrine. -Cette arme traversera mon corps avant de l’atteindre!... cria-t- elle, superbe d’héroïsme. -Ne lance pas, Pamphilio!... clamèrent aussitôt et en même temps les deux complices qui pâlirent de peur. Diantre! voilà certainement qui n’eût fait l’affaire ni de l’un ni de l’autre. La vie de Mlle de Wendel leur était précieuse par dessus tout. Ne représentait-elle pas les millions de la comtesse? Car l’ancien intendant de Gonzague ne considérait pas Bathilde comme perdue pour lui. Il la connaissait trop -ou il croyait trop la connaître -pour ne pas être sûr de la ressaisir une fois qu’elle serait retombée en son pouvoir. Elle avait eu un moment de défaillance, simplement, comme cela lui était déjà arrivé à plusieurs reprises. Elle s’était laissée entraîner par une faiblesse de coeur, avant que sa raison n’eût parlé; mais ce n’était que passager. Dès que Philippe aurait disparu, elle redeviendrait elle-même, c’est-à-dire l’ambitieuse et avide créature qu’il avait formée, pétrie à son image. Zéno pensait d’une façon à peu près semblable. Après tout ce qu’il savait d’elle, après tout ce qu’elle lui avait confié de ses projets futurs, il était impossible qu’il se fût opéré en elle un changement aussi radical; qu’elle préférât les joies éphémères de l’amour à toute une existence de luxe et de plaisirs. Et de quel amour, encore! D’un amour insensé, sans issue, qui ne pouvait être partagé par celui qui l’inspirait, puisque, évidemment, Philippe, dès qu’il apprendrait ce qu’elle était, ne saurait faire autrement que de la repousser avec horreur. Ils ignoraient, bien entendu, que la jeune femme était résignée à accepter ce châtiment. Comment eût-il pu soupçonner un tel changement, ce diplomate? La situation devenait embarrassante pour Peyrolles et le chevalier. Ce guet-apens si habilement préparé allait-il avorter piteusement à cause d’une pareille niaiserie et allait-il leur falloir se retirer sans avoir pu exécuter leur dessin, alors que c’était peut-être la dernière occasion qui s’offrait à eux de se débarrasser de l’héritier de Lagardère? Pamphilio avait rétrogradé et était venu se placer près de Zéno, attendant de nouveaux ordres. -Tenez dit à mi-voix Knauss, qui jusque-là n’avait pas encore prononcé une parole, -moi je propose une chose. » Pamphilio va aller vers la dame comme tout à l’heure et la saisira sans s’occuper du lieutenant. Si celui-ci le gratifie d’un coup d’épée, eh bien! tant pis pour lui, il le recevra; mais, à moins qu’il ne soit touché mortellement, ça ne l’empêchera d’emmener Mlle Bathilde et alors, aussitôt, nous nous élancerons sur le garçon. -L’idée n’est ma foi pas mauvaise, approuva le chevalier. -Tu entends, Pamphilio? Pamphilio entendait parfaitement. Toutefois cette proposition ne semblait lui sourire qu’à demi et il regardait Knauss comme pour lui dire: pourquoi n’y allez-vous pas, vous? -Allons, marche, lui ordonna Zéno, -il y a cent sequins pour toi si tu es touché. Cette largesse décida le bravo et, de nouveau il s’avança vers Bathilde, car, pour pareille somme, au besoin, il se serait frappé lui-même. -Pour Dieu! madame... dit Philippe, qui depuis que la jeune femme le masquait avait cherché plusieurs fois à l’écarter, -éloignez- vous et laissez-moi me défendre contre ces misérables. La bonne étoile qui m’a protégé jusqu’ici ne m’abandonnera pas encore cette fois, j’en suis sûr, et fera que je me tirerai sain et sauf de leurs griffes. Disant cela, il usa de force et repoussa Bathilde de côté, se découvrant ainsi à ses assassins. Celle-ci voulut reprendre sa place devant lui, mais elle n’en eut pas le temps. Pamphilio s’était jeté sur elle et l’entourant de ses bras l’entraînait déjà hors du boudoir. Ce mouvement avait été si rapide que le jeune homme n’avait pu s’y opposer. D’un bond, Zéno, Peyrolles et Knauss -Knauss en dernier, par prudence, et Dieu sait s’il avait raison d’être prudent, ce brave Teuton -furent alors sur Philippe qui, d’ailleurs, leur épargna la moitié du chemin. Les trois coquins avaient espéré surprendre le lieutenant avant qu’il se fût mis en défense, car ils ne voulaient point, quoique en nombre, courir les chances d’un combat régulier; Peyrolles et Knauss, surtout, qui savaient combien, avec un tel adversaire, elles pouvaient tourner à leur désavantage. Mais leur espérance fut déçue, Philippe ne se laissant jamais prendre à l’imprévu, et leurs épées se heurtèrent à la sienne, derrière laquelle il se trouvait abrité aussi sûrement que s’il eût été protégé par un bouclier. Ils durent donc accepter la lutte et procéder avec règle et méthode. Peyrolles, malgré son âge, maniait encore fort bien le fer. Il avait été autrefois d’une grande habileté à l’escrime et il était aisé de voir qu’il n’en avait presque rien perdu. Philippe reconnut tout de suite qu’il avait en lui un adversaire dangereux. Toutefois, comme il avait le « jeu français », le jeune homme parvenait sans trop de peine à lui tenir tête. Il n’en était malheureusement pas de même de Zéno qui, lui, tirait suivant la mode de son pays. La garde italienne, on le sait peut-être, diffère essentiellement de la nôtre. Elle n’est qu’une suite de bonds, de sauts, d’écarts, de pliés de corps constants, qui déroutent totalement ceux qui n’y sont pas accoutumés. Et Philippe l’ignorant, se sentait quelque peu désorienté devant elle. Avec une souplesse, une agilité de félin, le Vénitien bondissait tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, se rejetait en arrière, s’accroupissait soudain pour aussitôt se redresser comme un ressort, se dérobant ainsi sans cesse à la pointe du lieutenant, qui rencontrait le vide alors qu’elle n’était déjà plus qu’à une ligne de sa poitrine. Quant à Knauss, ses échecs précédents le faisaient se tenir sur une réserve prudente et, sans la moindre vergogne, il laissait ses deux compagnons supporter pour la plus grande part le choc terrible de l’épée du jeune homme, attendant le moment de pouvoir, sans trop s’exposer, octroyer à ce dernier un de ces coups de traître dont il était coutumier. Zéno était étonné de trouver tant de résistance chez Philippe. Il est vrai qu’il ne le connaissait que de réputation et ne l’avait jamais vu à l’oeuvre. Et pourtant, le lieutenant ne possédait pas la plénitude de ses moyens, étant à peine rétabli de la longue maladie qui l’avait terrassé pendant plus de trois semaines. Mais la fureur où il était de cette lâche attaque, lui mettait une telle fièvre dans le sang qu’il n’éprouvait ni faiblesse ni fatigue. -Per Dio! jura l’italien, -nous ne pourrons donc pas venir à bout de ce giovino? Il me semble que l’affaire traîne beaucoup trop en longueur. » Pamphilio!... Giacomo!... appela-t-il, -que faites-vous tous deux? Venez donc un peu nous aider... Mais les bravi ne répondirent point. Ils étaient toujours occupés à maintenir Bathilde et Clairette, qui continuaient à se débattre désespérément entre leurs bras robustes. Philippe, qui, à l’attitude de Knauss, avait compris qu’il méditait quelque traîtrise, avait rompu peu à peu et était allé s’adosser au fond du boudoir afin que le Teuton ne tentât point de passer derrière lui. -Foi de Zéno, reprit le Vénitien en ne voyant pas arriver ceux qu’il appelait, -je casserai les coquins aux gages pour nous servir si mal. Ne peuvent-ils parvenir à mater deux femmes? -Zéno!... avez-vous dit? exclama Philippe. -Vous seriez le chevalier Zéno... ambassadeur de Venise. L’Italien se mordit les lèvres. C’était par inadvertance que son nom lui était échappé. Il voulait bien se faire assassin, mais ne tenait point à ce qu’on le sût. Toutefois, il réfléchit que la chose n’avait pas grande importance dans la situation actuelle, puisque celui qui l’apprenait n’avait plus -il le supposait -que quelques instants à vivre. -Mais oui, répliqua-t-il, -si cela peut vous intéresser. -Ah! misérable, lui cria le jeune homme; -je vous rencontre donc, enfin... vous le vil séducteur de Marine!... C’est Dieu qui vous a mis en ma présence... Vous allez mourir! Et l’idée de venger Marine dominant en lui toutes les autres, même celle de sa sûreté, il s’acharna sur le chevalier avec un redoublement de rage, négligeant sans y penser Peyrolles et Knauss. Profitant de cet oubli momentané, qui mettait le lieutenant sans défense vis-à-vis de lui, Peyrolles se fendit à fond pour le percer d’outre en outre. Déjà un sourire sinistre éclairait son visage quand, au moment où la pointe de son fer allait déchirer le flanc du jeune homme, Bathilde qui avait réussi à glisser des bras de Pamphilio, s’élança dans le boudoir, qu’elle traversa comme un trait, releva d’une main l’épée de Peyrolles et, pressant de l’autre un ressort dissimulé sous la tenture, fit s’ouvrir une porte secrète qui découvrit une large excavation dans laquelle elle poussa Philippe avant qu’il ait pu se reconnaître; puis elle referma l’huis avec la rapidité de l’éclair. Tout cela s’était passé en moins d’une seconde et les trois bandits, muets de surprise, demeuraient chacun dans la pose où ils se trouvaient, se demandant s’ils ne rêvaient point. La figure de Mlle de Wendel était radieuse. Philippe était sauvé. Cependant, la stupéfaction de Peyrolles prit bientôt fin. -Ah! créature maudite! proféra-t-il, en proie à une effroyable colère, et menaçant la jeune femme de son épée, -tu l’as fait échapper et nous as perdus!... -Oui, je l’ai fait échapper!... avoua Bathilde, bravant hardiment cette fois celui devant lequel elle s’était si longtemps inclinée. -Derrière cette porte existe un escalier qui descend au jardin... » Avant que vous ne puissiez le rejoindre, il aura facilement le temps de gagner la sortie du puits et de se mettre par là hors de vos atteintes... » Je bénis le ciel qui m’a inspiré cette ruse... et ne vous crains point... » Faites de moi ce que vous voudrez. Elle était belle d’audace en parlant ainsi et ne faisait rien pour essayer de se soustraire à la menace du fer que brandissait devant elle le vieillard. On eut dit, même, qu’elle y offrait sa poitrine. Mais ce dernier, remettant à plus tard le châtiment qu’il comptait lui infliger pour sa trahison, ne songea qu’à une chose: empêcher que Philippe ne pût s’échapper de l’hôtel, sans quoi c’était sa perte inévitable, et l’anéantissement de toutes ses espérances. -Courons vite après lui, commanda-t-il, -il ne faut pas le laisser sortir vivant d’ici. -Oui, courons, répéta Zéno. -Pamphilio!... Giacomo... allons suivez-moi. Il fallait que Bathilde ne connût Philippe que depuis peu, pour le supposer capable d’accepter le dénouement qu’elle avait amené, c’est-à-dire de prendre la fuite devant ses agresseurs; et nous croyons superflu d’assurer que cette idée était bien loin de l’esprit du jeune homme. Dès qu’il fut revenu de la surprise que lui avait causée l’action de Mlle de Wendel, il fut pris au contraire d’une violente fureur à son endroit. Ainsi, par sa faute, quand le hasard le plaçait justement face à face, non seulement avec cet implacable ennemi qui, depuis deux ans, cherchait à lui ôter la vie, mais encore avec le lâche séducteur de la pauvre Marine, resté pour lui invisible jusqu’alors, et auquel il allait enfin faire expier son crime, il se voyait tout à coup séparé de l’un et de l’autre, sans espoir peut-être de les rencontrer de nouveau... ou tout au moins dans une occasion semblable! Ah! c’était mettre le comble à ses méfaits envers lui. Cependant, une réflexion lui venait. Si elle avait agi de la sorte, c’était évidemment dans l’intention d’empêcher les bandits de l’assassiner. Puis, la façon dont elle avait essayé de le protéger en le couvrant de son corps et en bravant le fer de Pamphilio le confirmait encore dans cette opinion. Alors, elle n’était donc pas avec eux? Ne leur servait donc pas de complice? N’ayant pu entendre les paroles échangées entre elle et Peyrolles, aussitôt après son exclusion du boudoir, paroles qui lui eussent expliqué en partie le double rôle qu’elle avait joué, il en était réduit aux conjectures et ne savait plus que croire. Mais il ne s’arrêta pas longtemps à creuser ce nouveau mystère. Il ne pensa pour l’instant qu’à rejoindre Peyrolles et Zéno. -Où était-il, lui, d’abord? L’obscurité profonde qui l’entourait ne lui permettait pas de s’en rendre compte. Tout ce qu’il pouvait reconnaître, c’est qu’il se trouvait dans un espace de quatre à cinq pieds carrés, aux murs entièrement nus et dont le sol était dallé, comme il lui était facile de s’en convaincre au son sec et dur que produisaient ses bottes en le frappant. Il en avait fait rapidement le tour, y cherchant une issue et n’en avait découvert aucune. Il en avait également sondé les parois qui lui avaient paru être d’une épaisseur peu commune, même à l’endroit de la porte secrète, qui ne devait être qu’un pan de la muraille rendu mobile. L’escalier dont avait parlé Mlle de Wendel y existait pourtant, mais l’entrée en était fermée par une large dalle qui, montée sur pivot, basculait aisément dès qu’on saisissait un anneau placé à une de ses extrémités. C’était par là que s’échappait la jeune femme, lorsqu’elle voulait quitter l’hôtel à l’insu de tout le monde. Ce passage, creusé à l’époque de la Fronde et bouché depuis, avait été rétabli sur l’ordre de Bathilde, un peu avant le retour de la comtesse à Paris, afin que celle-ci ne fût pas au courant des démarches qu’elle pourrait avoir à faire au dehors. En poussant Philippe derrière la porte, elle avait, dans son trouble, oublié de lui indiquer comment il devait s’y prendre pour mettre à jour l’escalier, et bien entendu, il était impossible à ce dernier d’en avoir le plus léger soupçon. D’ailleurs, il va de soi que s’il eût eu connaissance du passage, il ne s’en serait servi que pour tenter de regagner le boudoir où il supposait être restés le vieillard et le chevalier, et non pour fuir comme elle le présumait. Mais dans son ignorance à ce sujet, il se trouvait emprisonné aussi sûrement que s’il eût été au fin fond d’un des in pace de la Bastille, où, l’histoire nous l’a malheureusement appris, les infortunés qu’un sort funeste y avait jetés étaient considérés comme à jamais rayés du nombre des vivants. -Mordieu! jura-t-il à un moment en arpentant rageusement l’étroit espace, -me voici maintenant comme un rat pris au piège! Ah! si je pouvais défoncer ces murs! Et, à tour de bras, il se mit à frapper les parois du pommeau de son épée. Soudain, un flot de lumière l’inonda. C’était Bathilde qui, en percevant ses coups et, surprise qu’il fût encore là, venait de faire jouer le ressort de l’huis secret. -Quoi! s’écria-t-elle avec angoisse, -vous n’êtes pas parti? Puis se souvenant seulement de son oubli: -Dieu! c’est vrai... je ne vous ai pas prévenu pour la dalle... Mais fuyez... fuyez... il doit être encore temps... Vite... vite... je vais vous montrer... -Fuir!... exclama violemment Philippe qui des yeux avait fait le tour de la pièce et, à son grand désespoir, constaté l’absence de ses ennemis. -Fuir... c’est un mot que je ne connais point, madame... » Où sont ces bandits dont vous m’avez éloigné si mal à propos? » Parlez... où sont-ils, que je leur inflige le châtiment qu’ils méritent... » Parlez... mais parlez donc?... -Ils sont descendus... ils vous croient dans le jardin... Là, est un escalier qui y aboutit... Je leur ai dit que vous l’aviez pris... Je le pensais moi-même... Fuyez!... Fuyez, vous dis-je... sans quoi il va être trop tard. -Ils sont dans le jardin?... s’écria Philippe. -Ah! j’y cours... et Dieu fasse qu’ils ne m’échappent pas. -Non... non... supplia Bathilde s’accrochant aux vêtements du jeune homme. -Non... non... Philippe, n’y va pas... ils vont te tuer... ils te tueront pour sûr... Philippe!... Philippe!... écoute-moi... Mais elle n’avait pas cessé de parler que celui-ci, étant parvenu à se dégager de ses mains, s’était déjà élancé à travers les appartements à la poursuite de Zéno et de Peyrolles en faisant des voeux ardents pour se retrouver en leur présence. En le voyant disparaître, Bathilde tomba évanouie près de Clairette, elle-même à demi pâmée, des suites de la frayeur qu’elle avait éprouvée entre les bras de Giacomo. Un quart d’heure avant ce qui vient de se passer, une petite troupe, composée de quatre personnes, arrivait près du puits mitoyen, et sans faire aucun bruit, s’introduisait dans le parc au moyen de l’espèce de pontage qui en bouchait l’orifice. Ces nouveaux venus étaient M. Hélouin, alias le baron de Posen, Cocardasse, Passepoil, et enfin Boniface, le fils de ce dernier. Aussitôt qu’ils eurent pénétré, les uns et les autres allèrent s’embusquer derrière une touffe d’arbustes, située juste en face de l’entrée qui donnait accès dans les appartements de Mlle de Wendel. D’où ils étaient, il leur était facile de surveiller tout à la fois cette entrée et celle du puits. -Nous sommes en avance, dit M. Hélouin, qui ignorait naturellement la modification apportée par Bathilde à l’heure du rendez-vous et ne pouvait se douter de ce qui avait lieu chez celle-ci au moment même où il parlait. -D’après ce que j’ai surpris dans la petite maison de Montmartre, ce n’est qu’à minuit que doit venir Philippe et comme il n’est que onze heures trois quarts nous avons un peu à attendre. -Tiens! c’est curieux, remarqua Passepoil en fixant les yeux sur la façade de l’hôtel. -Qu’est-ce qui est curieux? demanda le policier. -À quel étage demeure cette demoiselle de Wendel? questionna le maître d’armes au lieu de répondre. -Au deuxième. -Et vous êtes sûr que c’est pour minuit? -Très sûr, à moins qu’il n’ait été fait un changement aux conventions prises chez le chevalier. -Cela se pourrait bien, reprit Passepoil. Et il ajouta: -Regardez donc là-haut, à la fenêtre qui est à notre gauche. M. Hélouin leva la tête vers l’endroit indiqué. La croisée désignée, la seule éclairée de tout ce côté de l’hôtel, était garnie d’épais rideaux au travers desquels il était impossible de rien distinguer. Néanmoins, dans le milieu, à leur point de jonction vertical, se voyait une raie lumineuse qui, à tout instant était coupée d’ombres et devenait ainsi soudain obscure dans certaines de ses parties. -Comme vous le dites, repartit le policier, -voilà qui est anormal. Il y a chez la demoiselle de compagnie de la comtesse un mouvement que je ne m’explique pas. Cocardasse et Boniface, eux aussi, examinaient la fenêtre et semblaient également surpris de ce qu’ils apercevaient. -Bizarre!... prononça le soudard en employant son mot familier. - Qu’est-ce qui peut bien se passer chez la donzelle pour qu’il y ait tant de mic-mac. Eh donc! -Chut! fit tout à coup Boniface, -laissez-moi écouter... Passepoil jeune avait l’ouïe d’une extrême délicatesse et aurait pu revendiquer à bon droit le surnom de Fine-Oreille. Ses compagnons n’étaient certes pas sourds, mais ils entendaient comme tout le monde, ni plus ni moins, tandis que son organe à lui recueillait des bruits extraordinairement légers, même à une grande distance. -Qu’y a-t-il donc? lui demanda son père au bout d’un instant. Le jeune homme fit signe de la main qu’on gardât encore le silence; puis, brusquement: -Mais on se bat, là-haut!... exclama-t-il. -On se bat!... répétèrent ensemble M. Hélouin et les deux prévôts d’une voix anxieuse. -Certes!... je perçois distinctement le cliquetis des fers; je m’y connais assez pour ne pas me tromper. Tous les quatre, qui se tenaient courbés derrière les arbustes, se dressèrent alors vivement pour s’élancer en avant. Ils comprenaient que le rendez-vous de Philippe avec Bathilde avait eu lieu beaucoup plus tôt qu’il n’avait été convenu entre celle-ci et ses complices, et que le fils d’Aurore, tombé dans le traquenard qui lui avait été tendu, était aux prises avec ses ennemis. Boniface les retint. -Chut! fit-il de nouveau, c’est fini... on ne se bat plus... -Bagasse! jura le Gascon; -te gausses-tu, petit? -Ah ça! vous amusez-vous de nous? interrogea en même temps M. Hélouin qui, lui aussi, avait un commencement de doute. -Non, mais j’entends à présent des pas précipités à l’intérieur de l’hôtel... comme si plusieurs personnes descendaient l’escalier en courant. Cette fois, ni Cocardasse, ni Passepoil, pas plus que M. Hélouin, n’eurent besoin du secours de Boniface. Ils percevaient nettement le bruit annoncé par lui. Ne se rendant pas compte de ce qui se passait, ils demeurèrent une seconde indécis. À ce moment Peyrolles, Zéno, Knauss et les deux bravi débouchaient dans le jardin. -Au puits!... Au puits!... commanda le vieillard; -et dans l’impasse s’il le faut... C’en est fait de nous s’il gagne au large. Nos amis entendirent cet ordre duquel ils conclurent avec joie que Philippe était encore sain et sauf. Mais ils ne saisirent pas ce que Peyrolles voulait dire par ces mots: « Au puits!... » Sûrement le lieutenant n’était pas sorti par là, puisqu’ils n’avaient pas perdu de vue cette issue. Du reste personne n’avait quitté l’hôtel depuis qu’ils étaient entrés; et, enfin, ils ne pouvaient admettre que Philippe eût fui, sachant bien qu’il se serait plutôt fait hacher en morceaux que de reculer, ne fût-ce que d’une semelle, devant ses agresseurs. La troupe ayant à sa tête l’ancien factotum de Gonzague avait pris la direction du puits par lequel on communiquait au cul-de-sac. -Sus aux coquins!... commanda à son tour M. Hélouin. -C’est eux qui ne doivent pas gagner le large. Où que soit Philippe, ils le cherchent... barrons-leur le chemin. En même temps, donnant l’exemple, il partit le premier sur les traces des bandits suivi incontinent de Cocardasse et des deux Passepoil. Au bruit de leurs pas, derrière eux, les cinq gredins se retournèrent. -Mort de ma vie!... lança furieusement Peyrolles en reconnaissant le soudard et le père de Boniface; -c’est une nouvelle trahison de Bathilde... Elle les avait apostés là pour nous surprendre... Mais vous ne m’aurez pas, mes maîtres... Et, aussitôt, avec une agilité quasi-juvénile, il prit sa course vers le puits mitoyen, l’atteignit promptement, en franchit le pont et disparut dans l’impasse. On le sait, Mlle de Wendel n’était pour rien dans cette rencontre; mais il était assez naturel, après le tour qu’elle lui avait joué, qu’il crût y voir son concours. Sans essayer de pénétrer le sens des paroles du vieillard à l’adresse de Bathilde, ni sans perdre de temps à le poursuivre, les quatre hommes attaquèrent ceux qui restaient. Profitant de la stupeur qu’avait causée leur apparition aux coquins et afin qu’ils ne pussent pas faire comme Peyrolles, ils opérèrent un mouvement tournant et se placèrent de telle façon qu’ils leur coupèrent la retraite du côté du puits. Chacun choisit alors son adversaire. Quand nous disons « choisit » c’est une manière de parler car, en réalité, ce fut le hasard qui les réunit en couple. Ils se contentèrent de prendre celui devant lequel chacun d’eux se trouvait. Il advint de la sorte que Zéno échut à M. Hélouin, Knauss à Boniface, Giacomo à Cocardasse et Pamphilio à Passepoil. La lune n’était pas encore levée, mais le firmament admirablement constellé, comme cela arrive souvent à la fin de l’automne -on touchait à décembre -laissait tomber sur la terre une douce et transparente lueur. C’était grâce à cette demi-clarté que Peyrolles avait pu reconnaître les deux maîtres d’armes. Tout de suite les fers se heurtèrent rudement, et, dès le premier instant, le combat devint acharné. Le policier poussait ferme Zéno qui eût été bien étonné s’il eût pu se douter que celui dont l’épée voltigeait avec tant de légèreté autour de sa tête et de sa poitrine, qu’il avait l’une et l’autre grand mal à en garer, était son voisin de Montmartre, ce vieux savant à la main tremblotante, à la démarche lente et pénible, qu’un souffle, pensait-il, aurait suffi à renverser. D’autant, que depuis quelques jours le dit voisin était parti pour, lui avait-il dit, aller assister à Londres à un congrès scientifique auquel il était appelé. M. Hélouin, en effet, n’ayant plus rien à faire dans le logis de « la Folie » avait jugé inutile d’y prolonger son séjour et donné ce prétexte au Vénitien pour quitter la maisonnette, tout en se réservant de reprendre, le cas échéant, le travestissement qui lui avait si bien servi. Cocardasse et Passepoil ne ménageaient point non plus les bravi. Les deux chenapans, d’ailleurs, étaient plus adroits au poignard qu’à l’épée et ne furent pas longtemps à s’apercevoir qu’ils jouaient là une vilaine partie. Puis, ils n’avaient pas l’habitude de combattre ainsi ouvertement. Leur métier consistait à assassiner dans l’ombre, à l’abri de tout danger, et non à affronter les chances d’un duel. Si seulement ils avaient pu se servir de leurs couteaux!... Mais dans la situation présente l’emploi leur en était interdit ou, du moins, rendu très difficile. Cependant, Giacomo, l’adversaire du soudard, essaya d’user du sien. Mal lui en prit. Comme il était parvenu à s’en saisir et se disposait à le lancer à Cocardasse, celui-ci prévint son mouvement et d’un rapide coup de pointe lui traversa la main de part en part, en disant: -As pas pur! moucheron. C’est un avertissement d’avoir à rengainer ton dard. Le Lombard jeta un cri de douleur et l’arme tomba près du prévôt qui du bout de sa botte l’envoya au loin. -Ah! racaille!... continua le vieux Gascon, -tu voulais me saigner comme porc, hein? Sandiéous!... je vais t’ôter pour un petit temps l’envie de recommencer. Avale cette anguille, eh donc! Sur ce, écartant d’un fouetté vigoureux le fer du bravo, il lui décocha une estocade à traverser un mur. Malheureusement, il ne traversa que le vent. Giacomo, averti par ses paroles du sort qui l’attendait, avait fait un saut en arrière et, tournant les talons, s’était mis à décamper vers les massifs de verdure peu distants de là. -Capédédious!... jura le soudard vivement désappointé. -Pétronille allait pourtant se faire un joli fourreau de sa panse... mais couquin, tu n’en es pas quitte pour cela... espère un peu... Et sur-le-champ il se prit à courir après le fuyard de toute la vitesse de ses jambes. Comme si Pamphilio n’eût pas voulu être en reste de lâcheté avec son camarade, celui-ci venait à peine de disparaître parmi les arbustes qu’à son tour, échappant à l’épée de Passepoil, dont deux ou trois fois déjà la pointe avait rudement lardé sa peau, il fila vers l’endroit touffu du jardin. Mais, nouveau Parthe, quand il se fut éloigné d’une dizaine de pas, il fit une brusque volte-face et, s’armant de son stylet, le lança avec force au Normand, puis continua sa course. Par bonheur, ce dernier qui, comme Cocardasse, s’était jeté à la poursuite de son homme venait juste à cet instant de se baisser pour ramasser le couteau de Giacomo que son pied avait rencontré; de sorte que l’arme passa au-dessus de sa tête, effleurant seulement son chapeau. Toutefois, il était écrit qu’elle atteindrait quelqu’un, car Boniface qui, par malechance se trouvait être sur la ligne de sa trajectoire, la reçut en plein dans le flanc. Mais, chose étrange, au lieu de le lui trouer, ainsi qu’il était à supposer, vu qu’elle était arrivée sur lui avec la raideur d’un dard « lancé d’une main sûre », elle ne fit que piquer légèrement ses vêtements et tomba aussitôt sur le sol. On eût dit qu’elle s’était heurtée à un bloc de granit. -Sacrebleu!... proféra le jeune homme qui, occupé à tailler des croupières à Knauss, n’avait pas vu venir le stylet et ne savait à quoi attribuer ce choc soudain, -en voudrait-on à mon magot? On se souvient qu’il avait coutume de porter sa fortune avec lui en la répartissant un peu partout sur sa personne. Or, il faut croire que cette habitude dont souvent l’avait raillé Philippe et ses camarades n’était déjà pas si mauvaise puisque, grâce à elle, il venait d’avoir la vie sauve. C’était, en effet, une demi-douzaine d’écus cousus dans la doublure de son pourpoint qui avaient arrêté si à propos l’acier meurtrier. Pour essayer d’éclaircir la chose, Boniface tourna la tête du côté où il avait été frappé... et ne vit rien naturellement. Mais son mouvement eut un résultat inattendu. Knauss qui, dès les premières passes qu’il avait échangées avec lui, s’était senti le plus faible et n’avait plus aspiré, dès lors, qu’à se tirer d’affaire par une fuite précipitée, tout comme les deux adversaires de Cocardasse et de Passepoil -les lâches se rencontrent toujours dans leurs idées -profita de la seconde d’inattention du jeune homme pour se mettre d’abord hors de portée de sa pointe et ensuite déguerpir incontinent. Seulement, croyant être plus habile que Pamphilio et Giacomo, au lieu d’aller chercher un refuge sous le couvert du jardin, qui, clos de murs élevés, n’offrait aucune issue, il détala droit vers le puits, par la porte duquel il comptait gagner l’impasse et se perdre dans la nuit. Certes il était agile, mais le jeune Passepoil était autrement apte et plus familiarisé que lui à ce genre d’exercice; il possédait de plus une paire de jambes longues et maigres qui arpentaient le terrain à la manière des faucheux, ces chevaux de course du monde des insectes. Aussi parvint-il à rattraper le Teuton avant qu’il eût pu accomplir son dessein. Cependant, il ne put l’empêcher, quoique le tenant déjà, de sauter sur la rouelle de bois qui fermait le gouffre, et d’où il n’avait plus qu’un pas à faire pour s’échapper. Ce que voyant, Boniface eut une idée de génie. Entourant d’une main la cheville de Knauss qu’il serra comme dans un étau pour qu’il demeurât immobile, de l’autre il saisit la poignée de fer qui servait à déplacer la rouelle lorsqu’on voulait puiser de l’eau et, levant soudain celle-ci en l’attirant à lui, il découvrit brusquement l’orifice du puits, qui apparut noir et béant, semblable à la gueule d’un monstre gigantesque. En sentant le petit pont lui manquer sous les pieds, Knauss comprit l’horrible danger qui le menaçait et tenta de s’y soustraire en s’accrochant désespérément aux branches de fer qui soutenaient la poulie. Mais Boniface, qui s’attendait à ce mouvement de sa part, imprima à sa jambe une si puissante secousse de haut en bas qu’il l’obligea à lâcher prise aussitôt et par suite le fit choir dans le vide, où il disparut en poussant un cri qui n’avait plus rien d’humain; cri dont l’espace résonna lugubrement. -Tu ne feras plus de mal, maintenant, bandit, lui cria Boniface en se penchant par dessus la margelle; -c’est la peine du talion que je t’inflige. Tu as voulu, il y a deux ans, nous faire périr de cette façon, Philippe et moi... Eh bien! à ton tour à présent... Le bruit d’un corps violemment immergé lui répondit seul... Knauss venait de rencontrer la nappe d’eau et de s’y engloutir à jamais. Alors le jeune homme remit la rouelle à sa place, et, tout fier d’avoir fait oeuvre de justicier, il revint sur ses pas afin de voir ce que devenaient ses compagnons. Comme il cherchait des yeux son père et Cocardasse, ignorant la fuite des deux bravi et la chasse que leur donnaient ceux-ci, il entendit la voix du premier au loin dans les massifs. Autant qu’il lui semblait, l’auteur de ses jours appelait à l’aide. Vivement alors il se dirigea du côté où il le supposait être. -Père!... où es-tu? cria-t-il pour se guider plus sûrement. -Par ici... Boniface, répondit Passepoil. -Viens vite, j’ai besoin de toi, garçon. -J’accours, père. Et tout anxieux, le jeune homme avança aussi précipitamment que le lui permettaient l’obscurité et les nombreux obstacles qu’il rencontrait sur son chemin. Cette partie du jardin, la plus proche de l’hôtel, était en effet une suite d’allées qui couraient à travers une véritable forêt d’arbustes et s’enchevêtraient en une sorte de réseau aussi compliqué que le labyrinthe de Crète. Dans le jour, il devait être assez facile de se reconnaître au milieu de ce dédale tracé par quelque Le Nôtre, ami de savantes combinaisons horticoles, mais en pleine nuit, à moins d’être initié à ses tours et détours, cela était totalement impossible; et, à chaque pas, Boniface se trouvait arrêté par quelque massif verdoyant qui obstruait sa route et le forçait à rebrousser chemin ou à changer de direction. Néanmoins, il réussissait à se rapprocher peu à peu de son père qui lui paraissait être fort en peine, s’il s’en rapportait à la kyrielle de « Ventre de biche », son juron familier, qu’il ne cessait de lancer sur un diapason qui allait crescendo. Enfin il arriva près de lui; c’est-à-dire près de l’endroit d’où sortait sa voix, car il l’entendait bien mais ne le voyait point. -Ah ça! où es-tu donc, père? demanda-t-il. -Ici, petit, ici... tire-moi de là, mordieu!... je n’y parviendrai jamais tout seul... Le secours que sollicitait Passepoil lui était des plus nécessaires comme on va le voir. Quand il s’était mis à la poursuite de Pamphilio, il avait dû, cela va de soi, s’engager dans le dédale en question puisque ce dernier était allé s’y abriter. Alors avait eu lieu entre les deux hommes une série de passes et de contre-passes, de chassés-croisés bizarres parmi l’entortillement des allées où quoique l’un cherchât à éviter l’autre, il se faisait parfois que c’était celui-là qui, sans le vouloir, de fuyard devenait poursuivant en se trouvant tout à coup sur les talons de son chasseur qui courait après lui en avant. À différentes reprises, pourtant, Passepoil, dans une de ces rencontres fortuites, avait failli mettre la main sur le Lombard, mais il avait suffi à celui-ci de tourner vivement une touffe d’arbustes pour se dérober aussitôt à lui. Furieux, à la fin, de le toucher de si près sans pouvoir le saisir, le prévôt s’était promis, à la première occasion semblable qui se présenterait, de foncer directement sur lui, sans se préoccuper de l’obstacle qui l’en séparerait. L’occasion désirée ne se fit pas longtemps attendre et, à un moment, il se trouva presque nez à nez avec son homme. Comme précédemment alors, Pamphilio se retrancha d’un bond derrière un buisson et se mit en mesure d’enfiler une autre allée. Mais, alors aussi, fidèle à la promesse qu’il s’était faite, Passepoil se jeta au travers du massif de verdure afin de lui couper le chemin. Malheureusement, il n’avait pas remarqué que ce massif était un aubépinier, qui, malgré l’époque avancée de la saison, était encore chargé d’une partie de son feuillage et, au lieu de le franchir aisément ainsi qu’il le croyait, il fut arrêté dans son milieu par les branches qui lui opposèrent une résistance invincible et l’enserrèrent même comme des milliers de bras, en lui perçant profondément la chair des longues et dures épines dont elles étaient garnies. Si bien qu’il demeura immobilisé, sans qu’il lui fût possible d’avancer ou de reculer, chacun de ses mouvements ne contribuant au contraire qu’à faire exercer aux branches qui tendaient à reprendre leur place primitive, une pression plus grande sur ses membres qu’elles achevaient de paralyser. Et c’est en constatant l’impuissance où il était de sortir tout seul de cette singulière et douloureuse situation qu’il avait appelé Boniface à son aide. Nous devons avouer que jusqu’à la venue de son fils, il fut en proie à de cruelles angoisses, car il se voyait de la sorte à l’entière merci de Pamphilio qui aurait pu le larder tout à loisir sans qu’il lui fût possible de se défendre en rien. Mais, par une heureuse chance, le bravo, que la peur talonnait, n’avait songé qu’à fuir rapidement et, en conséquence, ne s’était pas aperçu du carcere duro que subissait son antagoniste. Autrement, il est probable que la dernière heure du vieux prévôt eût sonné; le coquin ne se serait fait aucun scrupule de l’embrocher. Boniface s’empressa, comme bien on pense, de le dégager de son étrange prison, non toutefois sans un mal infini et sans avoir maille à partir, lui aussi, avec les griffes de l’aubépinier qui lui laissèrent de longues traces sur les mains et sur le visage. Redevenu libre, Amable Passepoil se relança à la recherche de Pamphilio, secondé maintenant par son fils. Mais vainement tous deux parcoururent-ils les allées les unes après les autres, fouillèrent-ils minutieusement les massifs, ils ne purent découvrir le Lombard qui paraissait s’être évanoui comme une ombre. La nuit se faisait moins obscure. La lune, absente jusque-là, daignait enfin se montrer et son disque d’argent montait lentement à l’horizon, déversant sa lumière blanche et pure sur la terre endormie. Le parc alors s’éclaira et tout y apparut distinctement. Les deux hommes reconnaissant l’inutilité de leurs investigations parmi les arbustes se décidèrent à porter leurs pas ailleurs. À présent la marche leur était plus facile et ils pouvaient se diriger aisément. Au delà de cette partie du jardin, qui était le jardin proprement dit, s’élevaient de grands et beaux arbres se groupant en quinconces ou s’isolant suivant l’ordre que leur avait assigné la nature. Passepoil et Boniface pénétrèrent dans cette espèce de bois qui s’étendait sans interruption jusqu’au mur de clôture. Non seulement ils cherchaient Pamphilio, mais désiraient fort savoir aussi ce qu’était devenu Cocardasse qui avait complètement disparu avec Giacomo et dont rien ne leur signalait la présence. Ils pensaient avec raison que leur ami et le bravo devaient être de ce côté, ainsi du reste que leur Italien. De crainte de tomber dans une embûche, ils avançaient avec les plus grandes précautions, étouffant le bruit de leurs pas et se dissimulant derrière les arbres. Ils arrivèrent ainsi à peu près jusqu’au centre du bois sans avoir remarqué ni entendu rien d’insolite. Mais là, ils crurent percevoir, venant d’assez loin, la voix tonnante de Cocardasse, en même temps qu’un cliquetis strident d’épées qui se seraient violemment choquées. Boniface, merveilleusement doué, comme nous le savons, sous le rapport de l’ouïe, écouta avec attention et tout à coup: -Père, fit-il, -il n’y a pas de doute, c’est Cocardasse qui est là-bas... je reconnais parfaitement, outre son timbre, le rude son de sa rapière. Il aura retrouvé son Lombard et repris le combat avec lui. -Alors, en avant, garçon... il faut vite aller voir ce qui se passe de son côté... Ainsi que l’avait assuré Boniface, c’était bien le soudard qui, de nouveau, ferraillait avec Giacomo. Après une chasse mouvementée, il avait fini par rejoindre celui-ci et l’avait acculé à un quinconce, où force avait été au bandit de lui faire face pour se défendre. Boniface et Passepoil, guidés par la voix du Gascon, qui ne savait pas se battre en silence, étaient promptement arrivés aux environs de l’endroit où il se tenait avec le Lombard et, à présent, les apercevaient très bien l’un et l’autre. Ils allaient continuer d’avancer quand il leur parut que le tronc d’un arbre situé à peu de distance et en arrière de Cocardasse se dédoublait tout à coup et que la partie qui s’en détachait glissait doucement du côté de ce dernier. Ils s’arrêtèrent net, les yeux rivés sur cette ombre mouvante. La lune zébrait le bois de larges bandes lumineuses qui le divisaient en zones claires. L’ombre vint à passer dans une de celles-ci. -C’est mon homme!... exclama Passepoil d’une voix sourde en reconnaissant Pamphilio. -Ah! le misérable!... ajouta Boniface à voix basse également: -il va percer Cocardasse par derrière... regarde, père... regarde... Pamphilio, l’épée au poing, n’était déjà plus qu’à deux pas du soudard prêt à la lui plonger dans les reins. -Las!... gémit Passepoil, -notre pauvre ami est perdu. Le fait est qu’il n’était guère possible à Amable et à son fils de sauver le Gascon. Le temps leur manquait soit pour le prévenir par un appel, soit pour courir sus au bravo. -Ah!... un moyen... peut-être!... émit Boniface, qui, ce soir-là, était en veine de bonnes idées. Et, prompt comme l’éclair, il s’empara du couteau de Giacomo qu’il voyait briller à la ceinture de son père -(on se rappelle que celui-ci l’avait ramassé au moment où il se jetait à la poursuite de Pamphilio) -puis, après avoir ajusté le Lombard une demi- seconde, il le lui lança de toute la vigueur de son bras. Boniface n’était pas un giocatore del coltello de profession, tant s’en fallait; mais jadis il s’était exercé maintes fois en compagnie d’un Italien, à qui il donnait des leçons d’escrime, à lancer des couteaux sur un point déterminé et, à la longue, avait acquis à ce jeu une sûreté de main extraordinaire. Il venait de se souvenir de son ancien talent et espérait être encore assez adroit pour atteindre le but qu’il visait quoiqu’il s’en trouvât éloigné d’une douzaine de toises. Son espoir ne fut pas déçu. Le stylet, fendant l’espace avec un sifflement de reptile, alla trouer la tempe du complice de Zéno, dans laquelle elle pénétra jusqu’à mi-lame, et juste à l’instant précis où le fer du bandit touchait déjà le corps du Gascon. Le Lombard tomba ainsi qu’une masse, sans même pousser une plainte. C’était un coup superbe que n’eût pas désavoué un maître. Comme si Cocardasse n’eût attendu que cela pour se débarrasser de Giacomo, presqu’aussitôt il lui planta Pétronille entre les deux sourcils et l’envoya culbuter dans le quinconce. -Eh! donc! couquinasse, dit-il en manière d’oraison funèbre, -en as-tu fait des manières pour aller retrouver ton digne patron, le bonhomme Satan? » Bagasse!... la pauvrette en a chaud!... et moi aussi... ajouta- t-il en essuyant d’abord à sa botte la pointe rougie de sa rapière et en passant ensuite sa manche sur son front où perlaient de larges gouttes de sueur. Puis apercevant les deux Passepoil qui venaient d’accourir: -Té!... vous voilà, vous autres, fit-il. -Eh bien!... et les vôtres?... -En voici déjà un, répondit Amable en montrant le cadavre de Pamphilio. Le soudard, qui n’avait aucun soupçon de ce qui venait de se passer derrière lui, fut grandement surpris de voir le corps du Lombard à ses pieds. -Qu’est-ce qu’il est venu faire ici, celui-là? questionna-t-il. Amable lui conta l’affaire en deux mots. -Ver!... c’est une vraie chance pour moi, alors... Tope là, pétiou, je te revaudrai ça... as pas pur! Il serra la main de Boniface à la broyer et continua: -Mais, où en sommes-nous présentement avec cette maraudaille? Ça ne fait encore que deux, me semble. -Knauss est dans le fond, répliqua Passepoil fils. -Dans le fond? -Du puits!... acheva le jeune homme. -Té! il avait donc soif... Qui est ce qui l’y a mis? -Moi... Seulement j’ai un remords. -Un remords?... -Oui; je lui ai fait boire de l’eau et je savais qu’il n’aimait que la bière, repartit Boniface qui, à l’occasion, ne dédaignait point de gasconner avec le vieil ami de son père. -Dioubibane! sûrement, ça a dû le gêner, renvoya le soudard. - Donc, ça fait trois. -Il n’y a plus que le Zéno, dit Passepoil. -C’est le baron de Posen qui le tient, lui. Tous les deux doivent être restés du côté de l’hôtel. -Donnons du pied par là, en ce cas, commanda Cocardasse. -Il se peut que le baron ait besoin de nous. Les trois amis sortirent du bois et retournèrent vivement vers l’endroit où avait commencé le combat. Comme ils débusquaient des massifs et entraient dans la partie découverte du jardin, ils aperçurent le baron agenouillé près du corps du Vénitien étendu tout de son long sur le sol, et paraissant l’examiner avec attention. -Va bien!... exclama le Gascon; -et de quatre, alors... Ils s’approchèrent. -Vivadious! bonne besogne, M. de Posen; vous avez fait comme nous et jeté bas votre homme; c’est au mieux, caramba!... M. Hélouin demeura encore quelques moments dans la position où il était, puis se releva en disant: -Oui, je suis enfin parvenu à le toucher, mais ce n’a pas été sans mal; cette garde italienne m’étant totalement inconnue, aucun de mes coups ne portait. Je ne sais même pas où il a reçu celui qui l’a mis à terre et c’est ce dont je cherchais à me rendre compte quand vous êtes arrivés. -Bah! fit Cocardasse, -qu’il l’ait reçu là où là, ça n’a point grande importance, mon bon; le principal est qu’il soit occis. -Évidemment, conclut le baron. -Le malheur, reprit le Gascon, -est que le Peyrolles nous ait échappé. -Oh! oui, c’est un malheur, appuya Passepoil, d’une voix dolente. -Après vingt-deux ans d’absence, j’aurais eu tant de plaisir à renouer connaissance avec lui... et de le tenir une petite minute seulement au bout de ma lame. -As pas pur! ma caillou, nous le retrouverons, c’est moi qui te le dis. N’est-ce pas, baron? -N’en doutez pas, mes amis, le criminel revient toujours rôder autour de sa victime. Avant qu’il soit longtemps, nous le retrouverons donc, soit près de Philippe, soit près de la comtesse. Maintenant, continua M. Hélouin, si vous m’en croyez, nous ne resterons pas ici davantage, attendu que notre présence est désormais inutile. -Et Philippe? demandèrent Cocardasse et les deux Passepoil. -Philippe est certainement parti de l’hôtel... Comment?... Voilà, par exemple, ce que j’ignore et qu’il m’est impossible d’expliquer. Mais il est évident qu’il n’est plus là-haut puisque les autres le poursuivaient dans le jardin, l’y supposant descendu. -Caramba! cela me chiffonne, baron; le pitchoun, il aurait fui devant ces couquins du diable?... » Je ne puis le croire, sandiéous! Non, je ne le croirai jamais!... ajouta le Gascon en frappant violemment la terre du talon de sa lourde botte. -Ni moi... ni moi... s’écrièrent ensemble Amable et Boniface avec non moins d’énergie. -Eh! sacrebleu!... ni moi non plus!... renchérit M. Hélouin, que cette hypothèse tracassait, -et c’est là, justement, le côté inexplicable de la chose. » Cependant, je vous le répète, il ne peut se faire autrement qu’il soit parti d’ici. Sans quoi où serait-il? -C’est vrai... où serait-il? s’interrogèrent les trois hommes. Ils réfléchirent un moment et ne trouvant pas à donner de raison plausible à l’étrange disparition du lieutenant, ils se décidèrent quoique à regret, à quitter le parc et à regagner leur logis. *La Vision. Nous avons dit, qu’après s’être dégagé des bras de Bathilde, le jeune homme s’était élancé à travers les appartements, impatient de rejoindre la troupe des bandits. Mais ayant pénétré chez Mlle de Wendel par une enfilade de pièces plongées dans l’obscurité, et n’ayant pu, en conséquence, remarquer par où il passait, au lieu de reprendre le chemin que Clairette lui avait fait suivre, il sortit sans s’en apercevoir de la partie de l’hôtel affectée au logement de la jeune femme et s’engagea dans des salles, des couloirs, des corridors interminables parmi lesquels il se perdit complètement. La comtesse Aurore de Lagardère demeurait sur le devant, n’occupant que les locaux qui lui étaient strictement nécessaires, c’est-à-dire cinq ou six chambres au plus. Les quelques domestiques des deux sexes attachés à son service habitaient également de ce côté et tout proche d’elle. C’étaient de vieux serviteurs qui l’avaient suivie en Lorraine, lorsqu’elle s’était retirée près de sa mère, la duchesse douairière de Nevers, et qu’elle considérait plutôt comme des amis que comme des salariés. Seule d’entre tous, Bathilde était éloignée. À l’époque du retour d’Aurore à Paris, la demoiselle de compagnie avait fait mine de vouloir réintégrer son ancien logement, qui était contigu à celui de sa maîtresse. Mais celle-ci, ne tenant pas à avoir dans son intimité une personne sur laquelle pesait la terrible accusation dont l’avait chargée le baron de Posen, avait invité la jeune femme à rester où elle était, prétextant que, vu son âge, elle devait avoir besoin d’un peu plus de liberté qu’auparavant, et que, d’ailleurs, cela ne l’empêcherait point de réclamer sa présence dès qu’elle la désirerait. Bathilde, qui n’avait fait cette proposition que par déférence, s’était bien gardée d’insister, ayant au contraire tout avantage à être isolée comme elle l’était. Le milieu de l’hôtel se trouvait donc être totalement inhabité et c’était dans cette sorte de désert que s’était égaré Philippe. Impétueusement d’abord, sous l’impulsion initiale que lui avait imprimée la fureur, il avait parcouru une partie de son étendue; mais peu à peu, la nuit, le silence qui y régnaient, avaient calmé la fièvre de son sang, apaisé ses nerfs surexcités, et sans y penser, il avait ralenti sa marche, rendu moins bruyant le bruit de ses pas pour finir même par ne plus avancer que tout doucement et sur la pointe du pied. Où était-il? Dans quelle demeure avait-il pénétré? Pas n’est besoin de dire qu’il n’en avait aucune idée. Ces immenses salles qu’il traversait, ces longs corridors, ces couloirs sans fin qu’il suivait lui disaient bien que ce devait être une demeure seigneuriale. Mais quel en était l’hôte? Du deuxième étage, où il n’avait pu découvrir la moindre issue, il était descendu au premier par un petit escalier de communication ne desservant, ainsi qu’il s’en était assuré, que cet endroit de l’hôtel. Ses yeux, maintenant, s’habituaient aux ténèbres, et les rayons de la lune, qui dans certaines pièces entraient à flots, lui permettaient même de distinguer aisément les objets qui s’y trouvaient. Tout à coup, il lui parut être en proie à une hallucination bizarre. À l’aspect des meubles, des tentures qui, à présent, lui apparaissaient, il crut reconnaître des choses déjà vues par lui. Où? Quand? Il n’aurait su le dire. C’était vague, flottant en son esprit comme les images d’un rêve. Il s’arrêtait devant un rideau, devant un meuble, dont le dessin, la forme éveillait en lui de lointains, lointains souvenirs. Comme poussé par une main invisible, il avançait toujours. Il ne songeait pas qu’il pût être surpris, appréhendé ainsi qu’un malfaiteur qui se serait introduit subrepticement chez autrui; car la façon dont il était entré dans l’hôtel aurait parfaitement pu le faire considérer comme tel, bien que ce fût une personne y habitant qui eût favorisé son intrusion. Non, il ne songeait point à tout cela. Les pensées qui l’assiégeaient étaient d’une tout autre nature. Il lui semblait qu’il rentrait dans un monde qu’il avait habité jadis, et dont un grand espace de temps le séparait. Ses pas le portèrent dans une pièce de la principale façade, celle qui donnait sur la rue des Francs-Bourgeois. C’était, ou ç’avait dû être une chambre à coucher. Une lampe veilleuse qui pendait du plafond, voilée d’un globe d’albâtre à peu près pareil à ceux qu’il avait vus chez Mlle de Wendel, y épandait une lueur, atténuée, comme mystérieuse. Au fond d’une alcôve était une couchette d’enfant, recouverte d’une courte-pointe de brocart. Ses yeux y furent attirés tout d’abord, s’y attachèrent... -Mon Dieu! murmura-t-il, -la folie me viendrait-elle?... N’en suis-je pas à croire que cette petite couche a été la mienne! Cette riche étoffe dont elle est parée... sa structure... ses ornements... tout cela me paraît familier!... Obéissant à une force occulte, il se retourna. En face de la couchette était le portrait en pied d’un homme de trente-cinq ans environ, aux traits supérieurement beaux et dont l’expression fière et énergique était tempérée par un air de grande bonté. Instinctivement, le jeune homme se découvrit. -Où donc ai-je vu cet homme? se demanda-t-il. Les yeux de l’inconnu semblèrent alors soudain s’animer et laisser tomber sur lui un regard d’une paternelle douceur, dont il se sentit tout imprégné... en même temps qu’une émotion profonde le gagnait... Longtemps il demeura devant le portrait, perdu dans une rêverie attendrie. Enfin, la même main qui l’avait amené jusque-là, l’arracha à sa méditation et le fit encore aller plus avant. Mais avant de s’éloigner, ses yeux se portèrent vers la cheminée sur laquelle était le buste en marbre d’un jeune garçon. -Où donc ai-je vu cet enfant? se demanda-t-il encore, tandis que son front se plissait par l’effort qu’il faisait pour fouiller sa mémoire. La chambre où il était, avait été, de son vivant, celle du jeune comte Philippe de Lagardère. La mère éplorée en avait fait une sorte de chapelle du souvenir, et, comme au temps du bonheur passé, chaque soir on y allumait une lampe pour qu’elle pût venir prier et pleurer en songeant aux deux absents. Cette chambre communiquait avec une autre dont le jeune lieutenant voyait la porte entrebâillée. Il marcha vers elle et l’ouvrit tout à fait. Cette seconde pièce était éclairée de la même façon que la première, mais avec un peu plus d’éclat. Près de la cheminée où achevaient de se consumer quelques tisons, une femme à demi étendue sur une chaise longue, sommeillait. Cette femme était Aurore de Nevers, comtesse de Lagardère. Elle avait veillé tard ce soir-là et renvoyé de bonne heure sa femme de chambre en l’informant qu’elle procéderait elle-même à sa toilette de nuit. Avant de se reposer elle avait voulu, selon sa coutume, prier longuement pour les deux chers disparus: pour celui qu’elle ne devait jamais revoir... et pour l’autre dont elle attendait si anxieusement le retour. Mais la fatigue l’avait prise et de son prie-Dieu, elle n’avait eu la force que d’aller jusqu’à sa chaise où elle s’était affaissée pour s’endormir aussitôt. Philippe s’avança vers elle... puis plia les genoux. Son coeur bondissait dans sa poitrine et à ses lèvres montait un mot qu’il avait désappris à prononcer depuis de longues années. Il considérait la comtesse, la contemplait avec un respect recueilli, une tendre vénération. Son rêve continuait. Ce visage aussi, il l’avait déjà vu!... Ces traits étaient ceux qui lui étaient apparus les premiers lorsque Mlle de Wendel avait fouillé dans ses souvenirs!... ceux qu’il s’était remémorés bien avant les siens!... Oh! avec quelle joie intense, quel ravissement dans l’âme il les enveloppait de ses regards devenus humides sous les douces larmes qui les obscurcissaient. À un moment, les lèvres d’Aurore s’agitèrent. Un balbutiement s’en échappa et, dans ce murmure à peine perceptible, le jeune homme crut saisir le nom de Philippe. Philippe! son nom à lui. Le songe que faisait la comtesse entrait sans doute dans une phase pénible, car sa physionomie, d’abord calme, s’assombrissait maintenant et son corps était secoué de mouvements saccadés, nerveux. -Les lâches!... prononça-t-elle soudain et cette fois distinctement; -ils l’ont assassiné!... mais tu vengeras ton père!... n’est-ce pas?... -Je le vengerai, ma mère! répondit Philippe, comme s’il eût été, lui aussi, plongé dans un songe. -Je le vengerai... je le jure!... Mais ces mots qu’il émit tout haut, en rompant le charme sous lequel il se trouvait, le firent brusquement revenir à la réalité. Et en se voyant au milieu de la nuit, dans un lieu inconnu, près d’une femme endormie qui lui était totalement étrangère et dont le sommeil pouvait cesser d’un instant à l’autre, il fut pris d’une vive appréhension, d’une véritable crainte même. Si cette femme allait se réveiller et lui demander compte de sa présence, comment la lui expliquerait-il, ne sachant pas se l’expliquer à lui-même. Alors, il ne songea plus qu’à s’éloigner le plus promptement possible et surtout sans être aperçu. Quittant donc la chambre de la comtesse, non sans avoir jeté sur celle-ci un dernier regard de profonde tendresse, il repassa dans celle où était le portrait d’homme qu’il considéra également avec émotion, puis reprit sa route à travers les pièces désertes, fuyant comme s’il avait commis un crime. Heureusement, la lune étant tout à fait levée, les vastes salles étaient inondées de lumière et il put assez facilement s’y guider jusqu’à l’escalier du jardin où il fut bientôt. Un moment après il sortait de l’hôtel, encore sous l’impression du rêve qu’il venait de faire et ayant complètement oublié le guet- apens dans lequel on l’avait attiré, ainsi que ceux qui le lui avaient tendu. Il y avait longtemps que M. Hélouin, Cocardasse et les deux Passepoil étaient partis. Si le jeune homme eût été moins préoccupé, il aurait pu remarquer, à l’instant où il franchissait le puits, un individu qui, à sa vue, se dissimulait vivement dans l’angle que formait le mur de l’impasse avec celui de l’hôtel. Mais il avait bien trop de choses en tête pour observer quoi que ce fût, et il poursuivit sa route sans se douter en rien de la présence du personnage. -Per Bacco! jura ce dernier dès qu’il l’eût vu tourner dans la rue des Francs-Bourgeois; -c’est le giovino qui vient de passer là... D’où sort-il?... » Oh! Oh! voilà qui est étrange et demande à être éclairci. Nous en parlerons au signor Giam-Batista. » Diavolo! j’ai eu bonne idée de faire le mort... Et après être resté caché encore un quart d’heure environ, afin de donner au lieutenant le temps de prendre une bonne avance sur lui, il se mit en marche à son tour. Dans l’hôtel, peu après le départ du jeune homme, Aurore se réveilla en sursaut et se dressant toute droite, les yeux fixés sur la place où s’était agenouillé celui-ci: -Dieu! s’écria-t-elle, -je viens de voir Philippe... je l’ai vu... là... là... près de moi... il m’a parlé... j’ai entendu sa voix qui répondait à la mienne. Et elle appela: -Philippe!... mon fils!... où es-tu? Viens... viens... sur le coeur de ta mère. Elle tendit les bras en avant... attendant que son enfant accourût s’y jeter. Hélas! celui qu’elle appelait était déjà loin et ses accents ne purent parvenir jusqu’à lui. QUATRIÈME PARTIE. (Le Duc De Nevers.) *La Cour De France. Lassé des combats qu’il n’avait jamais aimés, Louis XV s’était retiré à Versailles et cherchait à redonner à la cour de France le lustre et l’éclat qu’elle avait eus au temps du grand roi. Il avait alors trente-cinq ans accomplis et passait pour un très bel homme. S’il faut en croire un portrait fait par une dame qui l’approchait de très près, Mme de T... dont on a d’intéressants mémoires anonymes sur les moeurs de l’époque, le monarque était de taille élancée et gracieuse, de démarche noble et aisée. Cette dame -c’est bien là une remarque de femme -lui trouvait la jambe admirable, mais la cuisse un peu courte. Son front était élevé et encadré d’abondants cheveux bruns toujours artistement arrangés et qui faisaient valoir encore la fraîcheur de son teint. Il avait en outre la bouche fraîche, les dents belles et les sourcils parfaitement dessinés. Enfin cet ensemble était complété par un nez aquilin d’une juste mesure, qui achevait -c’est Mme de T... qui parle -de lui faire un visage très séduisant. Le moral, paraît-il, répondait au physique. Au premier abord on pouvait reconnaître sur la figure ouverte du roi, cette amabilité, cette douceur qui formaient le fond de son caractère. À l’encontre de bien de ses semblables, il était toujours d’une grande politesse, d’une extrême aménité avec tout le monde, qu’on fût de condition élevée ou qu’on appartînt aux classes secondaires de la société. Dans ses audiences, même, où il avait souvent à combattre des opinions contraires à la sienne, jamais on n’entendit une parole dure sortir de sa bouche. Hélas! pourquoi faut-il que ces belles qualités, que tous les historiens s’accordent à lui reconnaître, aient été gâtées par ce penchant à la débauche qui a fini par prendre tant d’empire sur lui que, pour le satisfaire, il en est venu par la suite à commettre les actions les plus infâmes. Témoin, le Parc aux Cerfs. À l’époque où nous sommes, -en 1745, -ses maîtresses, heureusement, lui suffisaient encore et la marquise de Pompadour, qui succédait dans son affection à la duchesse de Châteauroux, l’empêchait par des séductions nouvelles de se livrer par trop à ses goûts libertins. Le pouvoir de la marquise paraissait avoir une tout autre importance que celui des précédentes favorites. Elle se liait aux hommes d’État, interrogeait les ministres, recherchait les membres du conseil, en un mot essayait de s’emparer des rênes de l’État, si relâchées dans les mains débiles de son royal amant. Elle pouvait d’autant plus facilement renouveler Mme de Prie, que le cardinal de Fleury n’était plus là pour faire balance à la faiblesse de Louis XV. Le moment était donc des plus favorables à son ambition. Elle avait, d’ailleurs, tout ce qu’il fallait pour réussir: de l’esprit, des talents, et un charme naturel qui captivait immédiatement. Aussi, ne tarda-t-elle pas à devenir la dispensatrice des grâces et des emplois éminents. Louis XV ne faisait plus rien sans la consulter, et les affaires les plus graves devaient passer par ses mains. On sait ce qu’il en résulta et ce que cette politique féminine nous valut de déboires à l’extérieur. La cour était donc à Versailles où se succédaient sans interruption les fêtes et les plaisirs de toute sorte. Quoiqu’on fût en décembre, le roi et la favorite habitaient le petit Trianon. La marquise en avait décidé ainsi, et Louis XV s’était conformé à cette décision sans faire entendre le plus léger murmure. Il existait alors trois degrés dans le commerce des personnes qui composaient la Cour: Le monde, la société et les intimes. Le monde comprenait les hauts fonctionnaires tels que les ambassadeurs, les ministres, les grands officiers de la couronne et nombre d’autres dignitaires pour lesquels le roi conservait sa majesté olympienne. La société était formée des dames et des seigneurs admis dans les appartements et honorés d’une sorte de familiarité qui atténuait les rigueurs de l’étiquette, pour laquelle, partout ailleurs, le monarque montrait une sévérité excessive. Quant aux intimes, c’était une réunion de gentilshommes dont les fonctions étaient assez délicates, attendu qu’elles consistaient à servir Louis XV dans ses fantaisies amoureuses et à être les compagnons de ses dérèglements. Les Soubise, les Brissac, les Richelieu, les Luxembourg faisaient partie de cette dernière catégorie. Il y avait aussi avec eux un certain marquis de fraîche date qui paraissait avoir des aptitudes toutes spéciales à l’emploi dont il était investi. Ce personnage était le propre frère de la marquise, l’ex-sieur Poisson, garçon boucher chez son père. Dès que sa soeur s’était trouvée en « bonne position », comme il le disait, notre découpeur de viande avait cru s’apercevoir que son nom manquait de prestige. Poisson! cela ne rimait à rien, sonnait mal, sentait même un peu la caque. Alors il était allé demander à la marquise de lui changer le vocable, qui jusqu’à ce jour l’avait désigné parmi les humains, contre un autre plus ronflant. Celle-ci avait sur l’heure parlé au roi du désir de son frère en le priant de le nommer baron, comte ou marquis de quelque chose et sur l’heure aussi, le roi avait bombardé M. Poisson marquis de Vaudières en l’attachant de plus à sa personne pour remplir l’emploi dont il vient d’être question. Mais comme il n’y a pas de roses sans épines, chacun se moquait du nouvel emmarquisé qu’on appelait le marquis d’avant-hier, ce qui le faisait enrager en diable et lancer aux railleurs les expressions les plus pimentées, à la grande joie de ces derniers qui lui répondaient sur le même ton. Toutefois le bonheur de se dire « noble » mettait un baume sur les piqûres dont son amour-propre avait à souffrir et il avait fini par prendre son parti de la situation qui lui était faite. Mais de cette métamorphose d’un boucher en gentilhomme, advint une histoire qui faillit fâcher sérieusement Louis XV avec la favorite. Un beau matin, un autre Poisson, celui-là, simple cousin de la Pompadour et qui était tambour au régiment de Piémont, arriva à Paris par le coche, puis s’en fut tout droit chez sa parente, laquelle n’avait presque jamais entendu parler de lui et ignorait autant dire son existence. -Cousine, lui dit-il sans préambule, et après avoir embrassé la marquise sur les deux joues, à la bonne franquette, en présence de plusieurs autres dames, -je venons te demander une petit service. -Que voulez-vous? questionna la favorite, rouge de honte d’une telle parenté. -Je voudrions une lieutenance dans les gardes où je ne battons que la caisse. -Une lieutenance... Vous!... -Oui, cousine; si tu veux me signer mon brevet tout de suite, je l’emporterons dans ma poche. -Je n’ai le droit de signer quoi que ce soit, repartit la marquise, -mais c’est bien, retirez-vous, j’en parlerai au roi. -Je compte sur toi, hein? Ne me fais point trop attendre, sans ça je reviendrons te rafraîchir la mémoire. -Non, non, allez... allez... Le rustaud se retira, fier comme Artaban, en faisant sonner ses gros souliers ferrés sur les parquets des appartements et en lançant des oeillades aux dames qu’il rencontrait. Le soir même, bien que la demande du tambour lui parût d’une audace insolente, Mme de Pompadour la soumit à Louis XV qui, lui, la trouva toute naturelle et fit immédiatement expédier le brevet à l’administration de la guerre. Seulement il se présenta une petite difficulté à laquelle personne n’avait songé. Les officiers du régiment du roi refusèrent de recevoir parmi eux ce singulier collègue. -Nous vous croyons un brave garçon, lui dirent-ils, -mais il est peu probable que, dans l’obligation où vous seriez d’avoir affaire à nous tous, il ne vous arrivât pas quelque coup d’épée malencontreux qui guérirait trop radicalement la fièvre d’ambition qui vous tourmente. Ces paroles prononcées d’une certaine façon firent sentir au cousin de la marquise toute la force de l’argument qu’elles contenaient... et il crut sage de ne pas insister. Mais alors, Mme de Pompadour à qui la chose fut racontée devint furieuse. Elle qui n’avait point rencontré d’obstacle dans la volonté du roi, se trouva très mortifiée de cette réception faite à son parent et voulut persister, passer outre, en menaçant les officiers d’obtenir leur radiation des cadres de l’armée s’ils n’avaient pas pour le cousin les égards dus à un membre de sa famille. Messieurs des gardes n’eurent cure des foudres de la marquise et, comme le cousin essayait de nouveau de s’introduire parmi eux, ils l’évincèrent cette fois avec rudesse. Il ne restait plus qu’une ressource à celle qu’on bravait ainsi: se plaindre à son amant. Malheureusement pour elle, celui-ci, qui se reprochait déjà la nomination du tambour, donna raison à ses officiers, d’où grande colère de la belle qui bouda huit jours pleins, au bout desquels elle se contenta pour son protégé d’une lieutenance de dragons. Mme de Pompadour, d’ailleurs, avait beaucoup de peine à se faire un entourage convenable et, à part les courtisans serviles qui l’admettaient volontiers comme bien décrassée par la tendresse que lui portait le monarque, les grands seigneurs et les dames de qualité se refusaient à la reconnaître comme étant des leurs. La bourgeoisie et le peuple avaient un mépris bien prononcé pour la parvenue qu’on considérait, et à bon droit, comme la « première courtisane de France ». On n’estimait pas plus sa fortune qu’on ne prenait au sérieux les honneurs dont le roi l’entourait et ceux dont elle comblait sa famille. C’est ainsi que, lorsqu’elle fit à Paris l’acquisition d’un somptueux hôtel -(l’Élysée, actuellement palais présidentiel) -un latiniste le baptisa plaisamment: ædes reginæ meretricum (palais de la reine des courtisanes)! À la mort de sa mère qui, de son vivant était la maîtresse du fermier général Lenormand de Tournehem, on fit circuler ce quatrain résumant les qualités de la défunte: Ci-gît qui, sortant d’un fumier, Pour faire sa fortune entière, Vendit son honneur au fermier, Et sa fille au propriétaire. Lorsque Louis XV transforma en marquis de Marigny, Abel Poisson, frère de sa maîtresse, précédemment marquis de Vaudières, et lui donna le cordon azuré du Saint-Esprit, pendant plus d’un mois les dames de la halle ne s’abordèrent plus qu’avec ces mots: -Savez-vous, ma chère, que le Poisson a été passé au bleu. À la cour, tout ne se passait pas seulement en paroles et certains seigneurs se gênaient peu pour faire sentir à la marquise leur mésestime. Ainsi, il est avéré que le prince de Soubise entrait chez elle sans se découvrir et que, parfois, il s’asseyait cavalièrement sur son lit. Richelieu n’était guère plus respectueux, mais il avait d’incontestables droits à cette familiarité, ayant quelque peu essayé la favorite avant le roi, et pour le plus grand bien de ce dernier, à la façon de ces écuyers de table qui goûtaient les premiers aux mets et aux vins pour en déterminer l’innocuité. Le duc pénétrait à n’importe quelle heure dans le boudoir de la marquise et en choisissant, dit-on, les moments où Louis XV était absent. Ce dont ce dernier était fort mécontent, paraît-il, car il était très jaloux et d’une jalousie même parfois rétrospective; travers singulier, on l’avouera, vu la vertu douteuse de sa maîtresse. Les mémoires auxquels nous empruntons ces détails citent à ce sujet l’anecdote suivante: À l’époque où Mme de Pompadour n’était encore que la femme de M. Le Normand d’Étioles, M. de Bridge, écuyer du roi, avait noué avec elle des relations qui prêtaient fort à la médisance, bien qu’on n’eût aucune preuve certaine qu’elles fussent coupables. Louis XV, étant venu à connaître ces relations, en éprouva un réel dépit et résolut de confesser M. de Bridge, afin de savoir de sa propre bouche jusqu’où, exactement, était allée son intimité avec Mme d’Étioles. Un matin, le monarque ordonna à ce gentilhomme de l’accompagner dans une promenade matinale parmi les bosquets de Versailles, puis quand ils se trouvèrent seuls tous les deux, Louis XV fit asseoir son compagnon près de lui, sur un banc rustique et, à brûle- pourpoint, en le regardant dans le blanc des yeux: -Monsieur de Bridge, lui dit-il, -j’attends de vous une grande preuve de sincérité, et je la réclame comme un gage d’attachement à ma personne. -En ce cas, Sire, vous ne pouvez douter que je ne veuille être sincère. -Je compte donc sur votre parole... Vous avez connu la marquise de Pompadour avant qu’elle fût à la cour? -Oui, Sire. -Connue, ce qui s’appelle connue? -Je ne sais quel sens Votre Majesté attache à ce mot, mais j’ai toujours eu pour cette dame la plus grande estime. -Ah! de grâce, monsieur le comte, ne rentrons pas dans les significations vagues. Je me défie à tel point du mot estime que je suis toujours disposé à en prendre le contre-pied, et j’ai bonne envie de vous dire, quant à Mme d’Étioles: Combien de fois l’avez-vous estimée? -Mon Dieu! que les présomptions de Votre Majesté sont éloignées de la vérité? Vous savez que je m’occupe un peu de peinture, que Mme de Pompadour ne manque pas non plus de talent sous ce rapport. Or, nous allions ensemble, assez souvent j’en conviens, esquisser de jolis points de vue sur les bords de la Seine; mais voilà tout. -Et, m’a-t-on dit, vous choisissiez de préférence les sites boisés, parce que rien ne produit un meilleur effet dans un tableau. -C’est vrai, Sire. -La nature est bien communicative, monsieur le comte; le parfum des fleurs, l’ombre des bois, le murmure des ruisseaux... -Les malices de Votre Majesté ont une grâce infinie... Mais, foi de gentilhomme!... -Arrêtez, monsieur, un serment dans un tel entretien serait chose très sérieuse... En ce moment l’Angélus sonna au château. -Voici l’heure de la prière, ajouta le roi, interrompant l’entretien. Et tout haut il se mit à réciter ses oraisons. -Amen, répondit l’écuyer quand il eut terminé. -Convenez avec moi, reprit Louis XV, comme si de rien n’était, - convenez que vous avez eu les faveurs de la marquise. -Impossible, Sire, je ne puis convenir d’un fait qui n’a jamais existé. -Allons, vous manquez à votre promesse. Songez que Mme de Pompadour elle-même m’a tout appris. -Mme la marquise est maîtresse de dire, pour s’amuser sans doute, tout ce qu’elle voudra; quant à moi, je ne puis mentir. » Elle aimait les arts, nous les cultivions ensemble; ce commerce lui plaisait, mais jamais il n’y eut rien entre nous par delà de l’amitié. -Nous voilà revenus aux mots élastiques; il est dit que je ne saurai rien. -Sire, il est de toute exactitude que je n’ai rien à vous apprendre. -Bien, je cesse d’insister; il peut y avoir de la délicatesse à me taire la chose... Au surplus, je ne sais pourquoi je vous demandais la confirmation d’un fait dont je suis sûr. -Je ne sais vraiment plus que dire à Votre Majesté. -Parlons de l’avenir. -Quoi! Votre Majesté penserait... -Qui sait? Si le goût de la peinture reprenait encore la marquise. -Avec la connaissance de vos idées, Sire, je m’abstiendrais d’accompagner Mme de Pompadour. -Et si elle vous y obligeait?... Un gentilhomme français n’est pas un Joseph. -Non, sans doute, Sire, mais il peut le devenir pour ne pas déplaire à Votre Majesté. -Je ne suis pas si exigeant; et si l’événement a lieu... -Jamais. -Mais, en supposant qu’il arrive, m’en informeriez-vous? -Avant, Sire? -Non, après seulement; vous voyez que je suis bon prince. L’entretien prit fin sur ces mots. L’histoire ne dit pas si la marquise eut un « retour de peinture » et si M. de Bridge se trouva dans la nécessité de prévenir Louis XV, ainsi que celui-ci le lui avait demandé. Mme de Pompadour venait d’introduire tout récemment Voltaire à la cour. Le grand poète n’avait eu pour seul titre à cette faveur que son puissant génie. C’était mince aux yeux des porteurs de cordons et de plaques étoilées, et il fallait toute la protection de la marquise pour qu’ils consentissent à le tolérer dans leur cercle. Louis XV, lui-même, s’il le voyait sans déplaisir, ne l’accueillait pas comme il l’eût mérité. L’esprit satirique et mordant du philosophe froissait souvent le souverain, peu accoutumé à ce qu’on s’exprimât aussi librement en sa présence. Pourtant Voltaire lui faisait sa cour; mais manquant de ce flair que possèdent les véritables courtisans, il lui arrivait d’avoir des hardiesses qu’on n’était pas loin de qualifier d’outrages. Il avait composé, pour célébrer le triomphe de Fontenoy, un ballet héroïque intitulé Le Temple de la Gloire, et qui devait être exécuté par des seigneurs et des dames titrées. Il va de soi que Mme de Pompadour y jouait un des principaux rôles. La marquise, qui voulait favoriser l’auteur, avait obtenu du premier gentilhomme de la cour qu’il fût placé dans la loge du roi, le jour de la représentation. Elle fut satisfaite à cet égard et Voltaire se trouvait debout derrière Louis XV. Le monarque était désigné dans l’ouvrage sous le nom de Trajan, allusion que le poète croyait être des plus flatteuses et qui l’était en effet. Peu de princes ont pu être comparés à cet empereur romain qui mérita d’être appelé Optimus pour la sagesse avec laquelle il gouverna. Or, si la cour paraissait goûter la pièce, Voltaire la goûtait plus que personne et mentalement s’adressait de chaleureuses félicitations. On sait que cet esprit éminent avait le défaut de la vanité. Vers la fin du ballet, le sentiment intime qu’il avait d’avoir fait un chef-d’oeuvre, se monta chez lui à un si haut degré que, ne pouvant plus se contenir, il saisit Louis XV entre ses bras et s’écria avec transport: -Eh bien! vous reconnaissez-vous, Trajan? Le roi qui n’était pas un César de l’ancien temps, trouva cet enthousiasme par trop romain et sur un signe qu’il fit, des gardes enlevèrent Voltaire et l’allèrent déposer, très poliment il est vrai, hors de la loge royale, sur un canapé placé dans un couloir. Là, le philosophe put méditer tout à loisir sur l’inconvénient qu’il peut y avoir parfois à franchir la distance incommensurable qui sépare un roi d’un grand poète. Cependant, avant de quitter le théâtre, Louis XV le fit rappeler pour lui adresser des compliments, ce qui atténua la vivacité du procédé et consola l’auteur. Malgré tous les soins, toutes les prévenances dont son illustre amant l’entourait, Mme de Pompadour n’était pas complètement heureuse. Sa famille était pour elle une source continuelle d’ennuis et de tracas. Non seulement son frère commettait un nombre incalculable et toujours grandissant de sottises qu’elle avait toutes les peines du monde à racheter, mais encore son père, « le père Poisson », comme on l’appelait -car, lui, n’avait pas demandé à être débaptisé, -ne cessait de la couvrir de honte et de ridicule. Sans la moindre éducation, grossier par nature, il avait en outre le vice de l’ivrognerie. Ayant, hélas! ses entrées à la cour, il arrivait quelquefois chez sa fille, titubant, se tenant aux murs pour ne pas tomber et exhalant un « parfum » sui generis si pénétrant que les domestiques eux-mêmes se pinçaient les narines. Un matin, qu’il était déjà en complète ébriété, bien que dix heures n’eussent pas encore sonné, il se présenta à Trianon pour parler à la marquise. Le laquais de service dans les petits appartements, le voyant prêt à rouler à terre, voulut l’empêcher d’aller plus avant. Mais lui, le bousculant et passant: -Maraud! lui dit-il, -ne sais-tu donc pas que je suis le beau-père du roi? Louis XV qui, en ce moment, se trouvait être précisément avec la favorite, entendit le propos et sortit furieux sans attendre la venue de son beau-père. Le bonhomme était aussi d’un cynisme révoltant. À quelque temps de là, dînant avec plusieurs financiers de marque, il fit, au dessert, cette étonnante sortie: -Savez-vous, messieurs, dit-il, -que nous sommes tous ici de drôles de personnages? Et comme les regards se fixaient sur lui en points d’interrogation. -Eh! oui, parbleu! reprit-il, -nous avons l’air d’être quelque chose, mais en réalité nous ne sommes rien, ou très peu... Ainsi, vous, monsieur de Montmartel, qui êtes-vous?... Le fils d’un cabaretier!... Vous, monsieur de Salvalète?... le fils d’un vinaigrier!... Toi, Bonnet?... celui d’un laquais!... Quant à moi... qui l’ignore?... On pense si avec un tel père la marquise avait fort à faire pour avoir l’air, elle, d’être « quelque chose ». Cependant elle y parvenait, grâce à ce charme naturel dont toute sa personne était empreinte et qui faisait passer par dessus sa triste parenté. D’ailleurs quand les siens lui donnaient trop de souci, elle noyait son chagrin dans une suite de fêtes plus brillantes les unes que les autres. Nous croyons inutile de dire que la reine n’apparaissait jamais à ces fêtes. Marie Leczinska était depuis longtemps résignée. Vivant de prières et de pratiques pieuses, elle demandait à Dieu de la consoler de l’indifférence de son royal époux qu’elle aimait toujours, malgré l’abandon presque injurieux où il la laissait. Quand on parlait de lui en sa présence elle feignait d’ignorer son existence libertine et, loin de le blâmer, vantait au contraire ses qualités avec chaleur. La pauvre femme était et demeura une épouse modèle jusqu’à son dernier jour. Madame de Chaverny, par le rang qu’occupait son mari à la cour, était tenue d’y paraître souvent. Pas à Trianon, bien entendu. Ayant occasion d’approcher assez fréquemment la reine, celle-ci s’était prise d’amitié pour elle et montrait grand plaisir à être en sa société. Elle causait même familièrement avec elle comme avec une amie. Dans une de ces causeries, Flor raconta à sa souveraine les malheurs qui avaient accablé Aurore. La reine y compatit de tout son coeur. -Amenez-nous-la, dit-elle à la marquise, -je connais le chagrin... peut-être parviendrons-nous à adoucir le sien. -Hélas! Madame, répondit Flor, -malgré tout le bonheur qu’elle aurait à être présentée à Votre Majesté, elle se refusera, je le sais, à quitter sa retraite. Elle a fait le serment, m’a-t-elle dit, de ne rentrer dans le monde que lorsqu’elle aurait retrouvé son fils et vengé son mari. -A-t-elle espoir que ses voeux soient exaucés un jour? -Oui, Madame, bien qu’elle ne sache en rien à quelle époque ils pourront l’être. Cette conversation avait eu lieu avant que Cocardasse et M. Hélouin n’eussent rencontré le fils du comte de Lagardère, en la personne du sergent Belle-Épée. À son retour de Flandre, Flor, mise dans le secret par les deux hommes qui l’avaient priée, en lui donnant les raisons, de laisser jusqu’à nouvel ordre la comtesse dans l’ignorance, dit à la reine: -Madame, je crois que nous ne tarderons pas à voir Aurore de Lagardère à Versailles. -Vraiment! serait-elle donc déliée de son serment? -Pas encore, mais cela est tout proche. -J’en suis bien heureuse pour elle, repartit la reine; -en attendant que je la voie, portez-lui toutes mes sympathies. *Trois Cadavres. Aurore, après la vision qu’elle avait eue de son fils pendant son sommeil, ayant enfin reconnu l’inutilité de ses appels, était retombée sur sa chaise longue sous le coup d’une prostration complète. Jusqu’au matin elle demeura ainsi, le cerveau perturbé et sans avoir la force de penser. Peut-être cet état d’anéantissement se serait-il prolongé une partie de la journée si, dès la première heure, sa femme de chambre n’était accourue près d’elle, tout effarée et tremblante, pour lui annoncer une nouvelle terrifiante. Firmin, le jardinier, en se rendant comme de coutume à son travail, au lever du jour, venait de découvrir dans le parc les cadavres de deux hommes étrangers à la maison, l’un portant au front une blessure faite par la pointe d’une épée, autant qu’il paraissait, l’autre ayant dans la tempe un couteau en forme de stylet qui avait pénétré jusqu’à la moitié de la lame. Cette nouvelle tira Aurore de son engourdissement. -Dieu! Que me dis-tu là, Germaine? s’écria-t-elle en sursautant. - Deux cadavres dans mon jardin! Qu’est-ce que cela signifie? -C’est ce que nous nous demandons, madame. -Où est Firmin? -Dans l’antichambre. Comme je me doutais que vous voudriez le voir, je l’ai fait monter. -Dis-lui vite de venir. Germaine alla chercher le jardinier et revint aussitôt avec lui. -Que me raconte Germaine, Firmin? interrogea Aurore. -La vérité, madame la comtesse, la vérité pure. -Ainsi, il y a deux hommes qui ont été tués chez moi? -Oui, madame la comtesse. -Cette nuit? -Sûrement que c’est cette nuit, attendu qu’hier soir, avant de me coucher, j’ai fait ma ronde dans le parc et que je n’ai rien vu. -Comment avez-vous découvert leurs cadavres? -Voilà, madame la comtesse. » J’étais tout à l’heure occupé à ramasser les branches mortes dans le petit bois, comme je le fais chaque matin depuis que nous sommes dans la mauvaise saison, lorsque mon pied vient à butter contre quelque chose qui était à terre et que je ne voyais point à cause que le jour piquait seulement un brin. » Alors, je me baisse pour savoir ce que c’était et j’aperçois allongé tout de son long sur l’herbe un homme qui avait l’air de faire un somme. » D’abord il me pousse l’idée que c’est Jeannot, mon garçon jardinier, à qui il arrive quelquefois d’avaler une verrée de trop; et que j’avais déjà trouvé de ci, de là, couché à la belle étoile; mais je ne suis pas long à reconnaître que je me trompe. » Jeannot est un gringalet pas plus haut que ça et mon individu, lui, avait bellement cinq pieds de taille; Jeannot n’a guère que deux poils sous le nez, tandis que le gaillard était agrémenté d’une paire de moustaches larges et fournies comme la crinière de mon roussin... excusez la comparaison, madame la comtesse. » Donc, il n’y avait point de doute, ce n’était point Jeannot. » Lors, une fois certain de la chose, j’empoigne l’homme par une épaule et je lui crie: » -Qu’est-ce que vous faites-là, vous? Comment que vous êtes entré ici? Coquin, voleur, brigand!... » Et je te vous le secoue, je te vous le retourne, pour le réveiller, m’apprêtant à lui mettre la main au collet pour l’empêcher de s’ensauver. » Ah! ben ouiche... il ne bougeait pas plus qu’une souche et il était roide, roide comme un manche de râteau. » Drès donc, je file quérir une lanterne pour l’examiner de plus près, et en revenant, bon Dieu! qu’est-ce que je vois! » J’en ai encore la petite mort. » Figurez-vous, madame la comtesse, que l’individu avait ici, - Firmin montra sa tempe -engagé jusqu’à mi-temps, une espèce de long couteau à lame affilée des deux côtés... » Ç’avait l’air d’avoir été enfoncé avec un marteau, et d’un bon poids même. » J’en restais de là, tout ahuri, quand en regardant machinalement aux alentours, ne voilà-t-il pas que j’aperçois, sortant d’un bouquet d’arbres, deux pieds et un commencement de jambes! » J’avance vivement... j’écarte les branches... et je découvre un deuxième personnage qui ne paraissait point être mieux loti que le premier. » Sans faire ni une ni deux, je le tire hors de l’endroit et je l’éclaire avec ma lanterne. » Lui n’avait pas de couteau dans la tête, mais je lui voyais là, un peu au-dessus du nez, un tout petit trou noir et profond où aurait pu tenir facilement un doigt d’enfant. » Il était mort itou et depuis au moins aussi longtemps que son compagnon. -Ils se seront battus ensemble et tués tous les deux, observa Aurore. -C’est ce que j’ai pensé d’abord, madame la comtesse, car j’ai ramassé deux épées à terre, ce qui aurait déjà suffi, sans le couteau, pour les faire s’occire l’un l’autre. » Mais, en y réfléchissant, j’ai vu que ça ne se pouvait point. -Pourquoi cela? -Dame, les deux blessures ont dû être mortelles du coup. Songez donc... là, entre les deux sourcils, et ici, à la tempe... -Entre les deux sourcils, répéta tout bas la comtesse qui tressaillit. Et, poussant un soupir, elle ajouta toujours pour elle seule: -Il n’y a plus que Cocardasse et Passepoil pour avoir le secret de la botte de Nevers... l’un d’eux serait-il venu faire justice ici?... -Or donc, acheva Firmin, il est probable que le premier qui a été tué n’a pu tuer l’autre ensuite?... -C’est assez judicieux, approuva Aurore qui, malgré la gravité de la situation, sourit de la réflexion de son jardinier. -Alors, comment expliquer cette singulière aventure? Puis, par quel endroit ont-ils pénétré chez moi? -Ça, je crois le savoir; j’ai trouvé la porte du puits mitoyen ouverte et, sur la rouelle qui le bouche, des traces de pas, de nombreuses, même, qui me font supposer qu’ils devaient être venus en compagnie. -Mon Dieu! Qu’a-t-il pu se passer cette nuit dans mon hôtel? -Je vais vous le dire, madame la comtesse, prononça soudain une voix derrière Firmin qui fit un saut de côté. -Quoi! c’est vous, monsieur Hélouin? s’écria Aurore en reconnaissant le policier qui venait d’entrer sans être remarqué. -Par quel hasard!... -Oui, madame, c’est moi, et je comprends que ma présence ait lieu de vous étonner. -En effet, c’est une véritable surprise... agréable, d’ailleurs. -Merci, madame. Mais laissez-moi d’abord m’excuser de m’introduire ainsi chez vous; n’ayant rencontré sur mon chemin aucun domestique pour m’annoncer et ce dont j’ai à vous entretenir ne souffrant pas le moindre retard, je me suis permis, pour une fois, d’enfreindre les convenances. -Vous êtes tout excusé, cher monsieur, vous n’avez rencontré personne parce que tout mon monde est sans doute au jardin, qui a été cette nuit le théâtre d’une étrange affaire... » Mais au fait, s’interrompit-elle malicieusement, -ne venez-vous pas de me dire que vous la connaissiez? -Si, madame. Je la connais d’autant mieux que j’y ai été mêlé. -Vous... -Moi; de même que Cocardasse et deux de ses amis. Tous les quatre étions dans votre parc hier vers minuit. -Dans quel but, donc? -Dans le but d’empêcher... votre fils de tomber entre les mains de ses ennemis. -Mon fils! exclama Aurore qui, à ce mot, bondit pour ainsi dire jusqu’à M. Hélouin, dont elle saisit le bras en le serrant à lui faire mal. -Vous avez dit: mon fils?... -Oui, madame, votre fils, que nous avons enfin retrouvé. -Retrouvé!... vous avez retrouvé mon enfant!... -Il y a déjà quelque temps. -Et vous ne me l’avez pas dit?... Vous avez eu le courage de me laisser dans mes angoisses?... -Nous ne pouvions pas vous instruire encore. -Dieu! murmura la pauvre mère, devenue blanche comme ses dentelles et prête à s’évanouir; -je crois que je vais mourir de bonheur. -De grâce, madame, contenez-vous. Vous avez été forte dans le malheur, soyez-le également dans la joie. -Où est-il? Où est mon Philippe?... reprit Aurore qui n’avait plus qu’une pensée. -Vite, vite... Amenez-le moi... ou plutôt non, conduisez-moi vers lui... -Attendez, comtesse... attendez... -Non, non... pourquoi attendre?... Où est-il... où est-il?... -Je vais vous l’apprendre ou, du moins, vous apprendre où il était hier soir. -Parlez!... oh! parlez, monsieur!... » Mon fils est... ou était... Oh! mon Dieu! ma pauvre tête se perd... -Encore une fois, madame, du calme; cette émotion vous brise... je ne puis rien vous dire si vous vous enfiévrez de la sorte. -Eh bien! tenez... me voilà tranquille, à présent... reprit la comtesse en faisant un violent effort pour se dompter et en y parvenant presque. -Voyons, parlez... je peux vous entendre... qui vous retient?... -Je ne vous demande qu’une seconde pour satisfaire votre désir si légitime. » Avant toute autre chose, madame, je dois vous faire connaître ce qui s’est passé chez vous cette nuit; c’est absolument nécessaire. -Quelle torture vous me faites endurer! -Elle ne sera pas longue, je vous le jure. Écoutez-moi donc paisiblement et sans m’interrompre, j’aurai plus tôt fini. Seulement je tiendrais à ce que vous m’entendiez seule. Sur un signe que fit leur maîtresse, Germaine et Firmin disparurent. Quand la comtesse et M. Hélouin furent en tête-à-tête, celui-ci continua: -Par des moyens qu’il est inutile que vous sachiez et qui importent peu à l’affaire, j’ai surpris la semaine dernière un complot formé contre la vie de votre fils. Il s’agissait de l’attirer dans un guet-apens afin de l’assassiner lâchement. -Oh! Dieu! vous l’avez mis en garde tout de suite au moins? -Loin de là! -Comment?... -Ne vous ai-je pas dit, madame, que nous voulions avoir des preuves certaines de la culpabilité de ceux que nous ne faisions que soupçonner. » Pour cela, il nous fallait, en conséquence, les prendre sur le fait même, mais en nous arrangeant de façon à arriver avant qu’ils n’aient pu accomplir leur dessein. » C’est ce à quoi nous avons réussi... à peu près. » Le guet-apens consistait en un rendez-vous qu’une femme, sous prétexte de lui livrer le secret de sa naissance, avait donné à votre fils, et au cours duquel ses ennemis devaient l’assaillir et lui ôter la vie. » Nous l’avons donc laissé aller à ce rendez-vous. -Vous me faites frémir... Au moins vous êtes survenus à temps pour le sauver? interrogea Aurore anxieuse. -Attendez... La femme qui servait d’instrument aux assassins était... -Bathilde de Wendel! J’en jurerais... interrompit la comtesse avec véhémence. -Précisément. -Ah! la misérable!... ce ne pouvait être qu’elle, en effet... Et où... en quel lieu?... l’avait-elle attiré? -Dans votre propre demeure. -Ici même? -Oui, chez elle, où le crime devait être consommé à minuit. » Et c’est parce que je savais cela que j’étais venu, en passant par la porte du puits, m’embusquer dans le jardin, avec Cocardasse et les deux Passepoil, dont vous avez sans doute entendu parler, afin de surprendre les bandits au moment où ils monteraient aux appartements de Mlle de Wendel pour perpétrer le meurtre de votre fils. » Seulement l’heure du rendez-vous ayant été changée sans que j’en eusse eu connaissance, quand nous arrivâmes, ce dernier était déjà aux prises avec ses ennemis, ainsi que nous pûmes nous en convaincre par un bruit de lutte provenant du logement de votre demoiselle de compagnie et qui parvint soudain jusqu’à nous. » Sans perdre un instant nous allions nous porter à son secours, lorsque nous vîmes accourir en tumulte la troupe de ses assaillants, au nombre de cinq, qui aussitôt s’élancèrent à sa poursuite dans le jardin. » Évidemment ils l’y croyaient descendu. » Cela nous étonna fort. » Du poste où nous étions, nous avions surveillé avec la plus grande attention l’entrée de derrière de l’hôtel et nous n’en avions vu sortir personne. » Cependant, il était certain que le jeune homme avait pu échapper au piège dans lequel on avait cherché à le faire tomber. » Mais comment? » C’est ce que nous ne sûmes nous expliquer et ne primes pas le temps d’approfondir. » Le principal pour nous était qu’il fût sauf. » Toutefois comme nous craignions que les bandits ne le rejoignissent, nous nous jetâmes sur eux et les attaquâmes avec vigueur. » L’un d’eux ayant pris la fuite nous étions donc quatre contre quatre. » Le combat dura assez longtemps; enfin nous parvînmes à les tuer tous les uns après les autres... » Et voilà comment il se fait, madame, que vous ayez quatre cadavres dans votre parc. -Quatre?... Firmin n’en a vu que deux. -Il y en a un troisième dans le puits, et un quatrième qui doit être devant la façade. -S’il y est, on le trouvera... Mais qu’est devenu Philippe? -Là est le mystère. » Ayant fini par croire qu’il avait quitté l’hôtel sans que nous nous en fussions aperçus, bien que, je vous le répète, la chose nous parût presque impossible, nous nous décidâmes à nous en aller après quelques moments d’attente et revînmes chacun chez nous. » Selon toute probabilité, votre fils ayant dû retourner chez les Passepoil où il demeurait, je m’y suis rendu il y a une heure... Il n’était pas rentré. -Il n’était pas rentré!... Alors où peut-il être, grand Dieu?... demanda Aurore prise par l’angoisse. -Nous le saurons certainement sous peu. Vous n’avez plus, maintenant, à avoir aucune inquiétude à son égard. -Vous croyez? -Pas la plus légère. -C’est bien extraordinaire, pourtant, qu’on ne l’ait plus revu, remarqua la comtesse. Puis, une idée lui venant: -Ah! exclama-t-elle, -je me souviens d’une singulière hallucination, à laquelle j’ai été en proie hier soir. » C’était à peu près à l’heure dont vous parlez; je me trouvais étendue sur cette chaise longue, à demi endormie, quand j’ai cru voir... quand j’ai vu même... car c’était lui... c’était bien lui... il était agenouillé là, près de moi... je lui ai parlé... il m’a répondu. -Que dites-vous, madame? vous l’auriez vu?... vous lui auriez parlé! -Oui... oui... j’étais dans un de ces sommeils lucides qui font partie tout à la fois du rêve et de la réalité... et, à présent que cela me revient nettement, je suis convaincue que Philippe est venu ici... dans cette chambre... Si les yeux de mon corps étaient fermés, ceux de mon âme le voyaient, eux... -Attendez donc, comtesse, dit M. Hélouin en réfléchissant, -il se pourrait qu’il y eût, dans ce que vous m’apprenez, l’explication de cette disparition singulière. » Qui sait si le jeune homme, que ses ennemis croyaient être descendu dans le jardin, n’était pas resté dans l’hôtel où, en cherchant une issue, il se sera égaré? » Qui sait encore, si par un de ces magnétismes, dont l’analyse échappe à l’esprit humain et qui, cependant, existent d’une façon indéniable, il n’aura pas été guidé jusqu’à vous... jusqu’à sa mère dont le coeur allait au-devant du sien... » La chose est fort possible et j’ai souvent entendu citer des cas semblables. -C’est cela... ce doit être cela... Comme vous le dites, mon coeur avait senti qu’il était ici... à quelques pas de moi... et il est allé à lui... me l’a amené. -Et si vous vous étiez réveillée à ce moment vous auriez pu embrasser votre enfant... Tous deux vous seriez reconnus sans qu’il eût été besoin de vous désigner l’un à l’autre. -Mais je me suis réveillée presque aussitôt qu’il m’est apparu... Hélas! il était déjà parti... Et c’est en vain que je l’ai appelé... Je ne l’ai plus revu... » Pourquoi n’est-il pas resté, mon Dieu? -Dieu se sera servi de ce moyen pour le rapprocher de vous un instant, mais jugeant que l’heure n’était pas encore venue de vous le rendre, il lui aura suggéré l’idée de s’éloigner avant votre réveil. -Alors, où peut-il être allé en quittant cette chambre?... J’y songe... S’il était encore dans l’hôtel. -Je ne le crois pas, madame; je penserais plutôt qu’après être enfin parvenu à sortir d’ici, il aura erré toute la nuit dans Paris, l’esprit rempli des étranges événements qui lui sont arrivés et que, au moment où nous parlons, il est peut-être déjà sur la route de son domicile où nous allons le voir revenir d’un instant à l’autre. -Et s’il ne revient pas? Ne m’avez-vous pas dit qu’un de ceux qui lui en veulent s’était enfui? -En effet; j’en ai même été grandement désappointé, attendu que c’était justement le chef de la bande et celui dont j’aurais voulu surtout m’emparer. Ses compagnons n’étaient guère que des comparses. -Vous le connaissez? -Oui, madame; c’est un soi-disant seigneur italien du soi-disant nom de Giam-Batista, âgé d’environ soixante-dix à soixante-douze ans. -Un seigneur italien, du nom de Giam-Batista, qui en veut à Philippe? -Un soi-disant seigneur, du soi-disant nom, remarquez, car il n’est pas plus italien que moi, et son nom est un nom d’emprunt. -Qui est-il donc réellement? -En réalité, comtesse, prononça lentement et en pesant sur chacun de ses mots M. Hélouin, -cet homme est un des plus fieffés coquins que la terre ait jamais portés et son nom véritable est... Peyrolles. -Peyrolles! répéta Aurore avec étonnement, mais sans explosion, comme s’y attendait pourtant le policier. -Oui, madame, Peyrolles ou mieux de Peyrolles, confirma M. Hélouin, un peu surpris du calme de la comtesse en entendant cette révélation. -Il y a eu autrefois un Peyrolles qui a été l’ennemi acharné de mon pauvre Henri,... celui dont vous parlez serait-il de sa famille? -Mais c’est le même, madame! -Le même!... Vous êtes dans une erreur grande, cher monsieur. Le Peyrolles auquel je fais allusion n’existe plus depuis longtemps, tué qu’il a été de la propre main de mon mari. J’ai assisté en personne à son châtiment. » Oh! mes souvenirs sont très précis à cet égard. La scène du cimetière Saint-Magloire, où le misérable a perdu la vie, est encore aussi présente à mon esprit que si elle datait d’hier. -Je vous assure, cependant, madame... -Tenez, continua Aurore emportée par ses souvenirs et sans prendre garde à l’interruption de M. Hélouin, -voici comment la chose s’est passée: » J’étais à genoux derrière la porte de l’église qu’entoure le champ de repos, parée de mes habits de mariée et priant Dieu qu’il voulût bien faire éclater l’innocence de celui qu’on accusait d’avoir assassiné mon père dans les fossés de Caylus. » Condamné ou non, il devait être mon époux car ma mère et moi connaissions le vrai coupable, qui n’était autre que le prince de Gonzague son accusateur. » S’il était condamné, à peine la cérémonie du mariage terminée, il lui fallait me quitter pour marcher à l’échafaud. » Aussi, vous pensez dans quelles transes mortelles j’attendais l’arrêt de la Chambre ardente qui était occupée à le juger. » De chaque côté de la porte se tenaient Cocardasse et un de ses compagnons, nommé Passepoil, qui doit être justement un des deux Passepoil qui étaient avec vous cette nuit; le père, cela va de soi. M. Hélouin fit de la tête un signe affirmatif. -Un peu plus loin, reprit la comtesse, -ma petite amie Flor, aujourd’hui la femme de M. de Chaverny, causait avec ce dernier. » À un moment, des affidés du prince de Gonzague qui venaient de recevoir de lui l’ordre de m’enlever, et parmi lesquels était ce Peyrolles, ne me sachant pas défendue par trois courageuses épées firent sauter la porte de l’église à l’aide de leviers. » Mais alors, ils se trouvèrent en face de mes défenseurs. » Une lutte allait s’engager quand, tout à coup, des pas précipités retentirent sur le gazon du cimetière, dans l’obscurité duquel maintenant mes yeux plongeaient et un homme, tête et bras nus, fondit avec la rapidité de la foudre sur les complices de Gonzague qui tous, Peyrolles en premier, tombèrent instantanément frappés à mort. » C’était Henri de Lagardère qui, ayant confondu son lâche accusateur et connaissant les instructions qu’il avait données à ses affidés à mon sujet, accourait pour me protéger contre eux. » J’ai donc vu, de mes yeux vu, mourir celui que vous m’affirmez être en vie présentement. -Madame, répliqua M. Hélouin, -je sais très bien que la chose a eu lieu telle que vous le dites; Cocardasse m’a raconté souvent cette scène terrible. Néanmoins je vous assure que le Peyrolles actuel est identiquement le même que le Peyrolles d’autrefois. » La blessure qu’il a reçue n’aura pas été mortelle et il en sera revenu. -Mais c’est à la gorge qu’il a été atteint, m’a dit mon mari... et ces blessures, vous le savez, ne pardonnent point pourtant. -En général, non, toutefois il y a des exceptions et celle-là en est une. Le fer aura traversé les chairs sans toucher d’organe essentiel. -Serait-il donc possible qu’il en fût ainsi? fit la comtesse dont la croyance était fortement ébranlée. -Tout ce qu’il y a de plus possible, madame, croyez-moi. J’ai fait une enquête sur lui et ai acquis la certitude que je ne me trompais point. » Vous n’ignorez pas, d’ailleurs, que je n’avance jamais rien à la légère. » En outre, Cocardasse et son ami Passepoil l’ont parfaitement reconnu cette nuit. Donc le misérable est bel et bien vivant; et la seule marque qui lui reste du curieux coup d’épée que lui a octroyé votre mari est un tic qui l’oblige à baisser fréquemment et brusquement la tête sur l’épaule gauche. » Un nerf qui aura été froissé sans doute. -Un tic, qui le force à baisser la tête sur l’épaule gauche! s’écria Aurore aux joues de laquelle monta soudain un flot de sang. -Oui, comme cela... fit le policier, en imitant le mouvement habituel du chef de Peyrolles. -Oh! Seigneur! Quel soupçon me vient!... si c’était lui?... -De quel soupçon parlez-vous, comtesse? -Mon malheureux époux, quand on me l’a rapporté mourant, m’a dit, avant d’expirer, que ses meurtriers étaient commandés par un homme masqué, dont naturellement il n’avait pu voir le visage, mais chez lequel il avait remarqué ce tic. -C’est vrai, Cocardasse m’avait dit cela également, je n’y songeais plus. -Aurions-nous donc enfin découvert l’assassin d’Henri de Lagardère, proféra d’une voix vibrante Aurore, dont la figure s’illuminait déjà de la joie de la vengeance. -Cela se pourrait certes, madame. -Oh! si j’en étais sûre?... -Il y a dans le rapprochement que vous faites de grandes présomptions pour que ce soit Peyrolles qui ait commis ce forfait; cependant, ce ne sont que des présomptions. -Mon Dieu! Comment les changer en certitude? -Jusqu’à présent, je n’en vois pas trop le moyen; l’aveu seul du coupable pourrait nous fixer... et il est de toute évidence que si ce coupable est notre homme, il n’avouera pas. » Si encore, cette nuit, nous n’avions pas envoyé ad patres un des bandits qui avaient assailli votre fils, un nommé Mathias Knauss, dont il se servait depuis de longues années pour l’accomplissement de ses desseins, peut-être aurions-nous pu le forcer à parler et tirer de lui quelque précieux renseignement. » Malheureusement ce témoignage nous manque. -J’y pense... et cette Bathilde qui elle aussi est un de ses instruments? -Vous avez raison; il se peut qu’elle soit à même de nous révéler la vérité. La comtesse sonna. -Qu’on fasse venir immédiatement mademoiselle de Wendel, ordonna- t-elle à un domestique qui parut. Puis à M. Hélouin: -Mais où rencontrer ce Giam-Batista? -Là n’est point la difficulté. Le vieux gredin possède une telle audace qu’il a osé se faire présenter à la cour par l’ambassadeur de Venise, le chevalier Zéno; et on l’a vu pas plus tard qu’hier soir au bal donné au Louvre pour fêter le retour à Paris des officiers de l’armée des Flandres. -Il a donc surpris la bonne foi de l’ambassadeur? -Pas le moins du monde. Le chevalier savait parfaitement à quoi s’en tenir sur son compte; il le connaissait si bien même, qu’il agissait de complicité avec lui et a lui-même participé à l’attentat d’hier soir contre votre fils. -Que me dites-vous là? Un ambassadeur!... -Oh! un ambassadeur comme celui-là... un aventurier de la pire espèce, qui a dissipé en orgies de toutes sortes une fortune colossale et n’a dû sa situation qu’aux services rendus autrefois par sa famille à la République de Venise... -Mais s’il était un de ceux qui ont attaqué Philippe et que vous les ayez tués tous, hormis Peyrolles, dois-je en conclure qu’à l’heure présente... -Il a vécu?... Certainement, c’est même moi qui l’ai adressé à Pluton, et son cadavre est celui qui est devant la façade. -Pourquoi donc désirait-il aussi la mort de mon enfant, lui? -Pour une chose bien simple, comtesse. Vous et votre fils disparus, Bathilde héritait, ou croyait hériter des millions que vous lui léguiez par testament... et devenait ensuite madame l’ambassadrice, non sans que Peyrolles eût prélevé la part du lion sur l’héritage. -Quel horrible calcul! À cet instant un domestique entra. -Madame la comtesse, dit-il, -on vient de retirer du puits le cadavre d’un individu qui s’y était jeté. -Qu’on y avait jeté, rectifia M. Hélouin. Et tout bas à Aurore: -C’est ce Mathias Knauss dont nous aurions pu peut-être obtenir quelque aveu sur les anciens agissements de l’ex-factotum de Gonzague à l’époque de la mort du comte de Lagardère. Il se toucha le front comme pris d’une idée subite et demanda à l’homme qui venait d’entrer. -N’a-t-on pas trouvé un quatrième cadavre dans le jardin? -Non, monsieur, répondit le domestique; -on vient de le visiter entièrement d’un bout à l’autre et on n’a pas vu d’autres corps que les deux qui sont dans le bois, soit, compris celui du puits, trois en tout. -Voilà qui est incompréhensible, observa M. Hélouin; -j’ai pourtant vu rouler mon homme inerte à terre à la suite d’un coup que je lui ai porté en pleine poitrine. Puis, après une pause, pendant laquelle il sembla méditer: -Au fait, il ne serait pas étonnant que j’aie été victime d’une rouerie de la part du chevalier; et maintenant que je me rappelle mieux la façon dont il est tombé, j’en arrive à être presque convaincu que je me suis sottement laissé jouer. » Le rusé coquin, voyant qu’il ne pouvait pas m’échapper, aura parbleu profité de l’obscurité pour me faire croire que je l’avais grièvement blessé et simuler l’immobilité de la mort. » Il me revient même que, surpris de sa chute soudaine sur le sol, je me suis baissé vers lui pour chercher où mon fer l’avait atteint; ce que je n’avais pas encore réussi à découvrir quand Cocardasse et Passepoil, qui venaient d’expédier leurs adversaires dans le bois, m’ont rejoint et détourné de mon examen. -Ainsi, fit la comtesse, -cet homme serait vivant? -Ma foi, madame, j’en ai grand’peur. -Mon Dieu! dit Aurore avec angoisse, -les deux plus dangereux ennemis de mon fils existent encore?... » Et nous ne savons pas actuellement où il est, lui... Nous ignorons si à la seconde même où nous parlons, il n’est pas de nouveau aux prises avec eux... » Oh! je ne veux pas rester une minute de plus dans une telle inquiétude... Coûte que coûte il me faut mon enfant... tout de suite... tout de suite... Germaine?... appela-t-elle. Germaine se présenta. -Vite ma chaise... je sors. -Quelle est votre intention, madame? demanda M. Hélouin. -Courir chez le lieutenant de police, pour qu’il mette sur-le- champ tous ses agents à la recherche de Philippe... chaque instant qui s’écoule peut lui être fatal. -La précaution est bonne. Toutefois, ne seriez-vous pas d’avis, avant de partir, d’entendre Mlle de Wendel? Aurore n’eut pas le temps de répondre. Le domestique qu’elle avait envoyé vers sa demoiselle de compagnie vint annoncer que celle-ci était introuvable, et que le désordre qui régnait dans ses appartements semblait indiquer un départ précipité. -La malheureuse aura été rejoindre les autres, dit la comtesse. -C’est à présumer, répliqua M. Hélouin. -Raison de plus, vous le voyez bien, pour que j’aie recours immédiatement au lieutenant de police. -Voulez-vous me permettre de vous accompagner, madame? Je pourrai peut-être vous être utile. -J’allais vous en prier... Ah! un mot. Vous ne m’avez pas dit quelle était la situation de mon fils? -Soldat. -Je m’y attendais presque; et dans quel corps? -Aux gardes-françaises. -Et qu’est-il... simple garde? -Officier, madame. -Officier! -Oui; c’est sa belle conduite dans la dernière campagne qui lui a valu son brevet. Auparavant il n’était que sergent. » Et ce premier grade avait été conquis par lui à l’assaut de Prague sur les remparts de laquelle il était monté devant le colonel Chevert. -Brave et courageux comme son père! fit Aurore avec orgueil. - Maintenant, monsieur, partons vite. Je ne peux plus attendre. -Le jour se lève à peine, observa M. Hélouin. -Il est peut-être un peu tôt pour aller à l’hôtel de la lieutenance. -Qu’importe l’heure! répliqua Aurore avec fierté. -Il ferait beau voir le magistrat chargé de la sécurité publique faire faire antichambre à la fille du prince de Lorraine, à la veuve du comte de Lagardère. La comtesse voulut faire monter M. Hélouin près d’elle dans sa chaise, mais, par respect, celui-ci refusa d’accepter un tel honneur. -D’ailleurs, ajouta-t-il, -en allant à pied, j’aurai la vue plus libre pour examiner ce qui se passera autour de nous. Comme on franchissait le seuil de l’hôtel, le policier aperçut Cocardasse et Passepoil qui entraient dans la rue des Francs- Bourgeois. Il les rejoignit vivement. -Que venez-vous donc faire par ici? leur demanda-t-il. -Auriez- vous des nouvelles de Philippe? -Aucune, répondit Passepoil, -il n’est pas encore rentré chez moi et nous venions de ce côté voir, si par hasard, nous ne pourrions pas en recueillir. -Avez-vous parlé à la comtesse? demanda Cocardasse. -Je lui ai avoué que nous avions retrouvé son fils: mais sa joie a été de courte durée quand elle a appris les événements de la soirée... D’autant plus que je n’ai pas tué le Zéno comme je le croyais. -Té! que veut dire? Nous l’avons vu allongé raide à terre et sans plus bouger qu’une poutre, le pauvre. -C’était une ruse... Il nous a joués et doit en ce moment bien rire de notre naïveté. » Nous avons donc plus que jamais à craindre ses manoeuvres, ainsi que celles de Peyrolles contre Philippe. » Aussi la comtesse, dont vous voyez venir la chaise, se rend-elle avec moi chez M. Hérault, le lieutenant de police, pour le prier de faire rechercher celui-ci en toute diligence. -Caramba! nous y allons de même, nous, baron... N’est-ce pas, pétiou? -Mais oui, mon noble ami, mais oui... si Mme Aurore le permet, toutefois, répliqua Passepoil, qui était toujours pour les formes. -Je suis sûr qu’elle y consentira volontiers, assura M. Hélouin. - Plus nous serons, mieux ce sera; on ne sait pas ce qui peut survenir en route. La chaise arrivait. Lorsqu’elle fut à la hauteur des trois hommes, Cocardasse et Passepoil sollicitèrent de la comtesse la permission de l’escorter. Aurore la leur accorda de grand coeur. -Oui, mes amis, venez, leur dit-elle; -je me sentirai plus forte en votre compagnie à tous. La petite troupe se dirigea alors d’une allure rapide vers la place des Victoires où étaient provisoirement installés les bureaux de la police. *La Porte Bassi. Revenons maintenant à Philippe. En quittant l’impasse, le jeune homme se mit à marcher à l’aventure, rêvant à tout ce qui lui était advenu depuis deux heures. Mais son esprit ne pouvait s’arrêter sur rien. Son entretien au bal avec Bathilde, sa venue chez elle, le guet- apens dont il avait été victime, son long trajet à travers les vastes et silencieux appartements de l’hôtel, le portrait qu’il avait vu dans la petite chambre en face du buste et près du lit d’enfant, la femme endormie près de laquelle il s’était agenouillé, tout cela passait et repassait dans son cerveau, sans ordre et sans suite, en une chevauchée fantastique et tourbillonnante. Insouciant du froid piquant de la nuit et des heures qui s’écoulaient, il allait, allait toujours, n’ayant nulle conscience du chemin qu’il parcourait. Après avoir déambulé ainsi jusqu’aux premières lueurs du jour, il en vint à se trouver devant une maison d’assez belle apparence, d’où sortait un bruit confus et continu de voix, de piétinements, d’allées et venues, comme s’il y eût eu à l’intérieur une grande réunion de personnes. Cette maison haute de trois étages, était éclairée des combles à la base et faisait une large tache lumineuse au milieu de ses voisines encore plongées dans une demi-obscurité. Machinalement le jeune homme se prit à l’examiner en se demandant ce qu’elle pouvait bien être pour qu’il y régnât encore tant de mouvement à pareille heure. Pendant qu’il cherchait à résoudre cette question, un individu, la tête et les épaules enveloppées d’une cape, passa devant lui et, après avoir eu à sa vue comme un mouvement de recul, s’approcha vivement d’une porte basse située sur un des côtés de l’immeuble, l’ouvrit et disparut prestement derrière. -Mordieu! jura Philippe qui avait jeté un coup d’oeil au personnage et avait aperçu ses traits malgré le capuchon qui les lui dérobait en partie, -ou je me trompe fort, ou c’est ce chenapan de Zéno, le séducteur de Marine et mon assassin d’hier... Que vient-il faire là?... Alors il considéra plus attentivement la maison et finit par la reconnaître pour être l’ambassade de Venise où il était déjà venu relancer le chevalier. -Eh! non, je ne me trompe point, se reprit-il; -c’est bien lui, le misérable, voilà sa demeure. Ah! cette fois on ne dira pas qu’il en est absent, je viens de l’y voir rentrer. » Mais que signifie tout ce monde qui est chez lui? » Donnerait-il une fête? » Ma foi, tant mieux s’il en est ainsi; il y aura de la sorte de nombreux témoins au châtiment que je vais lui infliger. Et il s’avança vers la porte qu’avait ouverte le chevalier, sans réfléchir que ce n’était pas là assurément l’entrée principale de l’endroit, ni sans se rendre compte de l’heure matinale à laquelle il allait demander d’être introduit. C’était bien Zéno, en effet, que Philippe avait vu. Le représentant de Venise ne venait pas, cela va de soi, pour s’occuper d’affaires diplomatiques; c’était là certes le dernier de ses soucis. Sa présence à l’ambassade avait une raison beaucoup plus sérieuse. Comme nous l’avons dit précédemment il tenait un tripot; et non un tripot clandestin, mais une maison de jeu avouée et autorisée sous le couvert de l’immunité diplomatique. Chez Zéno on était comme sur le territoire de Venise et le lion de Saint-Marc étendait ses ailes protectrices entre les gardiens des lois et les malheureux joueurs qui venaient naïvement se faire dévaliser par l’Italien. Nous aurons peut-être occasion plus tard de faire pénétrer le lecteur, à l’heure du jeu, chez le chevalier qui, comme on le voit, avait eu de fort bonnes raisons pour installer son tripot à l’hôtel même de l’ambassade. Après son départ de l’hôtel de Nevers, Zéno ayant remarqué que ses vêtements avaient été déchirés en de nombreux endroits par l’épée de M. Hélouin, avait pris le parti d’aller à sa « folie » changer de toilette et se mettre en tenue convenable. C’est de retour des hauteurs de Montmartre que nous venons de le voir rentrer à l’ambassade. Il tenait à connaître tout de suite les bénéfices qui avaient été réalisés par ses croupiers durant la nuit. Une chose qui l’intriguait fort, par exemple, et lui causait une réelle inquiétude, c’était d’avoir aperçu Philippe devant sa porte. -D’où sort-il et qu’est-il venu faire là? se demandait-il, tout en se rendant aux salles de jeu. -Aurait-il l’intention de pénétrer ici? Si oui, il faudrait faire en sorte de l’en empêcher. À toute éventualité, mettons-nous sur nos gardes. Il passa alors dans un petit cabinet où il avait l’habitude de faire ses comptes avec les croupiers et se munit d’un pistolet de poche qu’il prit dans le tiroir d’un bureau. Cet argument ad hominem était, paraît-il, quelquefois nécessaire pour la solution de règlements difficultueux. Des louis ou des écus égarés dans les goussets de ses gens ne consentaient souvent à en sortir que sous la menace du canon d’acier. Ainsi armé, il entra dans les salons et attendit... Philippe s’était donc avancé vers la porte basse. C’était une massive pièce de chêne ayant un guichet grillé dans sa partie supérieure. Elle n’avait ni marteau ni serrure apparente. Le jeune homme y frappa du pommeau de son épée. Au bout de quelques instants, des pas se firent entendre derrière et s’approchèrent rapidement. -Que voulez-vous? demanda bientôt une voix brusque, à l’accent italien prononcé, pendant qu’un visage rébarbatif se montrait au guichet. -Parbleu! je veux entrer, répondit Philippe. -Pourquoi faire? C’est autant dire fini, on ne joue plus et tout le monde va s’en aller. » D’ailleurs, on n’entre pas par ici; c’est un passage réservé aux habitués seulement et vous n’en êtes pas un, sans cela, au lieu de cogner, vous auriez fait le signal convenu. -Je ne comprends rien à ce que vous dites, repartit le jeune homme avec impatience. -Je viens de voir le chevalier Zéno franchir cette porte... J’ai à lui parler personnellement et je veux que vous me meniez près de lui sur-le-champ. -Monsieur le chevalier doit être occupé à régler sa caisse et n’aime pas qu’on le dérange dans ces moments-là. -Eh! je me moque bien de ce que fait votre pleutre de maître... Ouvrez-moi, sacrebleu! ou j’entre de force... À ces rudes paroles, l’interlocuteur de Philippe, qui était préposé à la garde du passage, colla davantage sa figure à la grille du guichet pour mieux considérer celui-ci. Évidemment il n’était pas accoutumé à entendre parler de l’ambassadeur de cette façon cavalière et voulait voir exactement quel était l’audacieux qui se permettait de tels propos envers lui. En présence de ce peu d’empressement à satisfaire à son désir, Philippe ne se contint plus. -Mort de ma vie! jura-t-il, -vas-tu m’ouvrir, maraud!... je te dis que je veux entrer... Et saisissant le grillage d’une main, il secoua la porte avec tant d’énergie que ses ais en gémirent; mais elle ne céda pas; elle était à l’épreuve des secousses et des heurts les plus violents. -Diavolo! fit le gardien en se reculant prudemment, -qui donc est cet enragé? Je vais prévenir Son Excellence. Sur ce, il s’éloigna, laissant le jeune homme s’acharner de plus belle contre le lourd panneau. Un quart d’heure passa. Ne voyant revenir personne, Philippe, lassé d’ébranler l’huis inutilement, finit par l’abandonner et alla se poster à deux pas de là, résolu à profiter de la première sortie qui aurait lieu pour s’introduire dans le passage et parvenir jusqu’au chevalier, quelque résistance qu’on pût lui opposer. Il était ainsi en faction depuis dix minutes à peine, rongeant silencieusement son frein, quand subitement la porte s’ouvrit toute grande, une ombre parut dans le fond du couloir et, aussitôt, une détonation retentit. Philippe qui s’était déjà précipité en avant fut arrêté net dans son élan par un projectile qui vint le frapper au creux de l’estomac. En même temps il poussa un cri et chancela; il serait même tombé à terre si quatre bras vigoureux ne l’eussent tout à coup retenu. La porte s’était refermée immédiatement. -Sandiéous! mais c’est le pitchoun! -Bonne Vierge! c’est lui... Ces deux exclamations venaient d’être lancées presque ensemble par Cocardasse et Passepoil. Les porteurs de la comtesse avaient si lestement marché qu’ils n’avaient pas mis une demi-heure à venir de la rue des Francs- Bourgeois à la rue Montmartre. Et c’était au moment où la petite troupe débouchait dans cette dernière, juste en face de l’ambassade, que Philippe avait essuyé le coup de feu tiré de l’intérieur du passage. En entendant la détonation et en voyant un homme prêt à rouler sur le sol, les deux prévôts étaient accourus à lui et à leur grande stupéfaction avaient reconnu Philippe. -Capédédious! Que veut dire encore cette affaire? s’écria le Gascon, tout en cherchant à voir si le jeune homme avait été sérieusement atteint. -Je devine ce que c’est, répliqua Passepoil; -nous sommes devant l’ambassade de Venise. -Et c’est le Zéno qui a voulu nous prouver son existence, ajouta M. Hélouin survenant sur ces entrefaites. -Mais où est-il blessé, le pauvre garçon? questionna-t-il en jetant des regards inquiets sur la chaise de la comtesse restée momentanément stationnaire à une courte distance. -Nulle part, mes amis, repartit Philippe en se redressant soudain; -la balle a glissé sur un des boutons de mon uniforme et ne m’a pas atteint. Seulement le choc a été si violent que j’en ai eu comme une suffocation et que j’en suis même encore tout étourdi. -Dieu soit loué! dit le policier; -en ce cas, venez, monsieur le comte, madame votre mère vous attend. Le jeune homme n’eut pas le temps de s’étonner des paroles de M. Hélouin. Celui-ci, aidé de Cocardasse et de Passepoil, l’entraîna vivement vers la chaise de la comtesse. Aurore qui, elle aussi, avait entendu le coup de pistolet et vu son escorte la quitter brusquement, avait mis la tête à la portière pour voir de quoi il s’agissait. En apercevant Philippe que les trois hommes guidaient vers elle, elle eut comme un éblouissement, et son coeur se prit à battre avec une telle force qu’il semblait vouloir briser son enveloppe. Elle n’en pouvait douter, c’était son fils, cet enfant si longtemps pleuré qu’elle revoyait enfin! Il était inutile qu’on le lui dît: tout son être allait à lui. Alors, dans une sorte de folie maternelle, elle bondit hors de sa chaise, courut au jeune homme et, l’enlaçant de ses bras, le porta pour ainsi dire jusqu’au léger véhicule dans lequel elle le fit entrer avec elle. -Retournez à l’hôtel, commanda M. Hélouin aux porteurs, -notre course est terminée. » Monsieur le lieutenant de police Hérault l’échappe belle, ajouta-t-il à part lui; -car la comtesse paraissait décidée à pénétrer jusqu’en ses appartements s’il l’eût fallu pour le voir sans retard. Et afin de ne pas troubler les épanchements de la comtesse et de Philippe, il s’éloigna avec les deux prévôts. *Mère Et Fils. Dans sa chaise, Aurore tenait son fils embrassé, souriant et pleurant tout à la fois. Mais elle ne pouvait parler, ne trouvant pas de paroles pour exprimer son ivresse. Elle ne prononçait que ces mots: -Mon enfant!... Dans cette phrase passait toute son âme. Lui, ne savait que répondre: -Ma mère. Et son coeur se fondait de bonheur à retrouver si belle celle dont son souvenir d’enfant lui avait conservé l’image adorée. Le retour s’opéra promptement. Enfin on arriva et Aurore emmena son fils chez elle, dans la chambre même où il lui était apparu la veille. Là, elle put donner un libre cours à la joie délirante qui débordait à flots de son coeur. Pendant de longs moments, ce fut entre eux deux un échange de tendres caresses. L’un et l’autre en avaient été sevrés si longtemps qu’ils en étaient insatiables. Cependant, leurs effusions mutuelles ayant fini par prendre un caractère plus calme, ils en vinrent au chapitre des confidences. Aurore voulut que Philippe lui racontât sa vie jusque dans ses moindres détails. Le jeune homme lui fit alors le récit que nous avons déjà relaté. Quand il vint à parler de sa trouvaille du papier dans la vieille barque échouée sur la plage de Saint-Valéry-en-Caux et de la façon dont après l’avoir jeté à la mer il lui était revenu, elle lui demanda: -Et l’as-tu encore ce papier? -Oui, ma mère; sans savoir pourquoi je n’ai cessé d’avoir le pressentiment qu’il pourrait m’être utile un jour. -Tu me le montreras... L’eau en a complètement effacé les caractères, dis-tu? -Complètement. Il n’y a au bas qu’une signature, mais, elle aussi, tellement lavée qu’il est impossible de la déchiffrer. -Ça ne fait rien, je veux le voir. -Vous le verrez aujourd’hui même si vous voulez, ma mère. -C’est cela, aujourd’hui même. Quoiqu’il paraisse n’avoir aucune valeur, j’ai comme toi le pressentiment qu’il en a, au contraire, une grande pour nous, car il devait faire partie des pièces que portait l’homme qui t’accompagnait. -J’en ai toujours eu l’idée, repartit Philippe. Puis il continua son récit et après avoir fait part de la rencontre du grand vieillard et des guets-apens qui lui avaient été tendus depuis lors, il en arriva à celui de la veille. -Celui-là, je le connais, mon enfant, interrompit Aurore. -M. Hélouin me l’a raconté ce matin. C’est cette Bathilde de Wendel qui t’a attiré chez elle, n’est-ce pas? -C’est vrai, sous prétexte de me confier un secret relatif à ma naissance. -L’infâme!... elle pouvait, en effet, être instruite à ce sujet, puisque c’est elle qui t’a fait disparaître. -Elle me l’a avoué; elle voulait par là me sauver la vie. -Ah! elle a eu l’audace de te faire ce mensonge? Mais t’a-t-elle avoué aussi dans quel but elle a agi? -Elle m’a d’abord dit que c’était pour me soustraire au ressentiment de personnes qui, voulant se venger de ma famille dont elles étaient ennemies, avaient résolu ma perte. » Puis elle est revenue sur cet aveu; elle m’a parlé d’un homme, d’un monstre que le hasard avait jeté sur sa route et qui l’avait obligée à le servir... qu’alors, à son instigation elle était entrée chez vous pour... » Ici elle a eu une réticence, et comme j’ai été assailli presque aussitôt par ses complices, je n’ai pu en savoir davantage. -Je vais te faire connaître la vérité, moi, mon enfant. Et Aurore raconta à Philippe l’histoire du testament et l’espoir que Bathilde fondait dessus. -Est-il possible! s’écria le jeune homme. -Tout s’éclaire à mes yeux maintenant. -Non, pas tout. Sais-tu quel est ce vieillard qui t’a poursuivi avec tant de haine depuis deux ans? -Non, ma mère. -Eh bien! écoute. » Un jour, peu de temps avant qu’on ne te dérobe à ma tendresse, ton père reçut une lettre d’un de mes cousins, son meilleur ami, le marquis de Chaverny. -Le marquis de Chaverny! fit le jeune homme avec surprise. -Le connaîtrais-tu? -Je l’ai vu dernièrement au camp d’Ostende avec la marquise et... sa fille, Mlle Olympe. -Cela ne m’étonne point, reprit Aurore; -je sais en effet qu’ils y sont allés tous les trois; mais laisse-moi continuer. » M. de Chaverny était alors à sa campagne de Lagny. » Dans sa lettre il mandait à ton père qu’il avait eu une discussion assez vive avec un gentilhomme de passage dans le pays et que cette discussion avait été suivie entre eux deux d’une promesse de rencontre qui devait avoir lieu le soir même à Paris sur l’esplanade des Invalides, près du jardin. » Ne sachant pas où se procurer un second en raison de son éloignement de la capitale et du court espace de temps qui lui restait avant d’aller rejoindre son adversaire, le marquis priait mon mari de vouloir bien être le sien. » Ton père ne crut pas devoir refuser ce service et quoique, pressentant un malheur, j’eusse tout fait pour l’en dissuader, il se rendit dans la soirée à l’endroit que lui désignait son ami et où il devait être à l’attendre. » Hélas! la lettre était fausse; ce n’était pas M. de Chaverny qui l’attendait, mais une bande de misérables qui se jetèrent sur lui à l’improviste et l’assassinèrent malgré sa défense héroïque... » Oh! oui, héroïque, car avant de succomber, il s’était fait un lit de cadavres; on en retrouva sept sous son corps. Philippe se dressa frémissant. Il était pâle, mais un éclair d’orgueil avait traversé son regard au récit de cette fin héroïque. -Mon père était donc un géant? demanda-t-il. -Oui, mon fils; un géant de l’épée. -Et ses meurtriers, ont-ils reçu le châtiment de leur crime? -On ne put jamais les connaître. -Jamais? -Non, bien que tout ait été mis en oeuvre pour cela. -Il en résulte qu’à l’heure présente celui que vous pleurez, n’est pas encore vengé, ma mère? -Pas encore... mais il peut l’être bientôt, si tu veux. -Qu’entendez-vous par là? -Que ce matin j’ai enfin découvert le principal auteur du meurtre. -Vous l’avez découvert? -Oui... -Quel est-il? Vite, ma mère, dites-moi?... -Cet homme... le complice de Bathilde... -Quoi? lui!... -Lui-même, j’en ai des preuves autant dire certaines. Aurore répéta alors au jeune homme les dernières paroles du comte et la remarque qu’il avait faite que ses meurtriers étaient commandés par un homme masqué qui avait l’habitude de pencher fréquemment et d’une brusque secousse la tête sur l’épaule gauche. Puis elle lui demanda: -N’as-tu pas constaté un mouvement nerveux semblable chez ce vieillard que tu as rencontré? -Si, si, en effet!... s’écria Philippe; -je me souviens même que j’en ai dit un mot au prévôt Cocardasse en lui dépeignant le personnage. Hier encore, du reste, bien que je n’aie fait que l’entrevoir, je me suis de nouveau aperçu de ce tic bizarre... » Mais est-ce là une preuve réellement certaine de sa culpabilité, ma mère? ajouta le lieutenant qui eu égard au grand âge du misérable répugnait à le condamner sans certitude absolue. -Pour moi c’en est une, répliqua Aurore, -attendu que ce tic lui vient d’un coup d’épée que lui a donné ton père dans des circonstances que tu ne tarderas pas à connaître. » Ce misérable a toujours été notre ennemi mortel et n’a jamais cherché qu’à nous faire le plus de mal possible. Longtemps je l’ai cru mort, c’est pourquoi mes soupçons n’ont pu se porter sur lui, mais puisqu’il vit, c’est lui, te dis-je, ce ne peut être que lui l’assassin du comte Henri de Lagardère. -Le comte Henri de Lagardère, avez-vous dit? exclama Philippe; - mon père était ce héros? -Ce héros!... Ah! Philippe, cette parole me fait du bien, car elle me reporte à la lointaine époque des combats chevaleresques qu’il soutint pour moi et me rappelle mon bonheur disparu. Elle joignit les mains et balbutia comme en extase: -Henri, mon bel Henri! ta renommée t’a donc survécu? Dix-sept ans n’ont pu effacer le souvenir de ta vaillance et de tes exploits! Le jeune homme reprit: -Depuis que je suis à l’armée, ma mère, j’ai entendu maintes fois citer le comte Henri de Lagardère comme un modèle de bravoure et de loyauté; et, sans savoir quel lien étroit m’attachait à lui, j’avais appris à l’aimer, à le vénérer. Mais j’ignorais sa triste fin... -Tu le vengeras, n’est-ce pas, mon fils? exclama la comtesse. -Que ne connaissez-vous plusieurs de ses meurtriers, dit Philippe comme se parlant à lui-même. -Plusieurs, à quoi bon, puisque je connais celui qui les commandait? -Aujourd’hui même, sans pitié comme un justicier, je les frapperais tous les uns après les autres, continua le jeune homme sans entendre. Aurore ne comprenait pas le motif qui faisait ainsi parler son fils et trouvait son exaltation singulièrement froide. -Aujourd’hui, dit-elle comme pour terminer, -tu m’appartiens tout entier. » Mais, ajouta-t-elle avec véhémence, -demain nous irons chercher à la cour le coupable principal. Il y paraît souvent m’a-t-on dit, c’est là, devant toute la noblesse assemblée que tu le frapperas et lui feras expier son crime. » Il faut que la mort du comte Henri de Lagardère soit vengée d’une façon éclatante. -Vous avez raison, ma mère! s’écria le jeune lieutenant en redressant la tête comme pour marquer la ferme détermination qu’il prenait; -un pareil châtiment ne doit pas s’accomplir dans l’obscurité. Et demain, puisque c’est le jour que vous choisissez, Dieu guidera mon épée qui n’aura jamais servi à une si noble action... -Ce n’est point ton épée qui doit le frapper, mais celle de ton père qui devient tienne dès à présent, exclama Aurore. » La voici, ajouta-t-elle en allant prendre une longue et large épée suspendue au mur près de son chevet. -Reçois-la, mon enfant, comme un héritage sacré et qu’elle te rappelle sans cesse les hauts faits de celui qui n’est plus. -Oui, ma mère, répondit Philippe en baisant pieusement l’arme, - elle sera pour moi comme un souvenir vivant de mon père et me rendra peut-être aussi fort et aussi vaillant que lui. Aurore voulut procéder immédiatement à l’installation de son fils; mais elle s’opposa à ce qu’il la quittât un seul instant et envoya ses domestiques chercher chez Passepoil tout ce qui lui appartenait. Le vieil hôtel semblait revivre. C’était un mouvement, une agitation incessante dans toutes ses parties. Ne fallait-il pas faire au maître qu’il avait maintenant une demeure digne de lui? La comtesse semblait transfigurée. Sa faiblesse, son accablement avaient fait place à une activité dévorante. Elle présidait à tout, s’occupait de tout, gourmandant, stimulant chacun. Dans la journée, pendant que Philippe reposait un instant, elle fit prévenir le marquis et la marquise de Chaverny. Ceux-ci arrivèrent peu après avec Olympe. Elle n’eut qu’un cri: -Mon fils!... je l’ai retrouvé!... -Nous savions qu’on devait te le ramener d’un moment à l’autre, dit Flor. -Et vous me laissiez pleurer aussi, vous? -On nous avait clos la bouche; tu sais pourquoi? -Ah! oui, pour éclaircir certains soupçons; eh bien! c’est fait. -Nous venons de l’apprendre par Cocardasse, il y a une heure. Mais tu vas nous revenir à présent; on t’attend à la cour. -Je compte y aller demain, non pour prendre part aux fêtes, mais pour venger Henri... » Peyrolles y sera, sans doute? -Il n’y manque pas un jour. -Le misérable!... et moi qui le croyais mort depuis l’affaire du cimetière Saint-Magloire. -Nous aussi, et c’est M. Hélouin qui nous a révélé que ce seigneur italien, du nom de Giam-Batista, si assidu à Versailles, était tout simplement l’ancien factotum du prince de Gonzague. -Vous ne le reconnaissiez donc pas? -Avant de savoir qui il était, non, mais après, oui; pense donc qu’il y a vingt-deux ans!... -C’est juste; cependant moi, je suis sûre de le reconnaître tout de suite; ma haine me le ferait découvrir entre mille. -Et où est-il votre fils? demanda M. de Chaverny, en remarquant l’absence de Philippe et pour faire diversion à l’irritation qui commençait à gagner la comtesse en parlant de Peyrolles. -Il prend un peu de repos, le pauvre enfant; il est si fatigué; une nuit entière passée à errer dans Paris!... tu sais sans doute, Flor?... -Tout... répliqua la marquise, -le guet-apens d’hier soir dans ton hôtel même et ce qui s’en est suivi... Mais, dis-moi; alors cette Bathilde s’est enfuie? -Elle ne pouvait guère faire autrement, la malheureuse. -En effet, il lui eut été difficile de paraître devant toi. En ce moment, Philippe entra; il venait de se réveiller et apportait le papier dont il avait parlé à sa mère. Il ignorait la présence des Chaverny et leur vue, surtout celle d’Olympe, lui causa quelque embarras. -Eh bien! monsieur le comte, lui demanda Flor en souriant, -vous rendrez-vous bientôt à l’invitation que nous vous avons faite hier au bal du Louvre? -Madame, repartit Philippe, -je me ferai un grand honneur d’accompagner ma mère chez vous... aussi souvent qu’elle voudra bien y aller. -C’est cela, votre visite nous fera toujours beaucoup de plaisir, à mon mari et à moi... et encore plus à Olympe, qui ne cesse de parler de vous, répliqua malignement la marquise. À ces paroles, la jeune fille devint rouge comme une pivoine et se cacha derrière sa mère, pendant que Philippe lui-même ne savait quelle contenance tenir. -Ah ça! vous vous connaissez donc? questionna Aurore. -Comment, si nous nous connaissons! s’exclama M. de Chaverny. - Votre fils, M. le lieutenant comte de Lagardère -car c’est ainsi qu’on doit le nommer maintenant, -ne vous a donc pas raconté notre rencontre à Ostende? -Il m’a dit qu’il vous avait vus au camp, mais sans autres détails. -Alors vous ne savez pas que tous les trois nous lui devons la vie? -Je ne sais absolument rien de cela. -Apprenez donc que, grâce à lui, nous avons échappé à une mort affreuse. Pendant un violent orage, les chevaux de notre chaise de poste, effrayés par le tonnerre, s’étaient emportés un peu avant d’arriver à Ostende, et nous nous attendions d’un instant à l’autre à être renversés et broyés, lorsque Philippe qui, par bonheur, se trouvait là, s’est élancé courageusement à la tête de l’attelage, au risque de se faire cent fois écraser et est parvenu, après un mal infini, à l’arrêter, juste comme un chêne qui bordait la route s’abattait sur les bêtes et les pulvérisait pour ainsi dire. -Le cher enfant! s’écria Aurore en attirant le jeune homme à elle et en le serrant tendrement dans ses bras; -il a la bravoure de son père. -Oh! oui, marraine, ajouta Olympe avec élan, -son courage est au- dessus de tout éloge... si vous aviez vu combien c’était terrible!... Et elle jeta à Philippe un long regard de reconnaissance et d’amour. La jeune fille avait prononcé ces mots avec un tel enthousiasme et un accent si vibrant que la comtesse en fut frappée. Elle considéra Olympe, et la voyant tout émue elle eut comme un soupçon du penchant qu’elle ressentait pour son fils. En même temps, elle s’aperçut que Philippe paraissait partager son trouble. Intriguée, elle regarda Flor et le marquis, semblant leur demander ce que cela voulait dire. Flor, qui avait surpris depuis longtemps le secret des deux enfants, répondit par un signe d’intelligence à l’interrogation muette de son amie. Aurore reçut un coup au coeur; son affection maternelle prit ombrage. Elle aurait voulu que son enfant fût à elle, rien qu’à elle. Et quelques heures à peine après qu’il lui était rendu, alors qu’elle l’avait pleuré pendant tant d’années, on lui disputait déjà sa tendresse! Mieux même; une autre l’avait eue avant elle!... Mais ce sentiment de jalousie fut vite combattu par la raison. Allait-elle défendre maintenant à son fils d’être heureux, quand elle ne désirait au contraire que son bonheur? Non, jamais, puisque son bonheur à elle était fait du sien à lui. Elle renvoya donc à Flor le signe qu’elle lui avait adressé pour lui dire qu’elle avait compris et acquiesçait bien volontiers à l’amour de Philippe et d’Olympe. Afin de dissimuler sa gêne, le jeune homme présenta à la comtesse la feuille qu’il tenait à la main. -Voilà, ma mère, dit-il, -le papier que vous m’aviez demandé de vous montrer. Voyez qu’il ne porte nulle trace d’écriture, sauf cette espèce de signature au bas. Aurore prit la feuille et constata en effet qu’elle était autant dire blanche. Elle la remit ensuite à M. et à Mme de Chaverny qui, connaissant l’histoire de Philippe, savaient aussi qu’il possédait ce papier. Eux non plus ne purent y découvrir rien d’apparent. Toutefois en examinant ce qui ressemblait à une signature, le marquis eut un geste d’étonnement. -C’est singulier, murmura-t-il, -ce dessin effacé paraît avoir quelque analogie avec mon paraphe; regarde donc, Flor. -C’est ma foi vrai, repartit la marquise, -cependant il serait difficile de préciser, c’est trop peu distinct. -Que peut-il bien y avoir eu sur cette feuille? demanda Aurore. - Certainement elle a dû être écrite en partie. -D’après ce paraphe, cela est probable; mais il faudrait être devin pour retrouver un seul des mots qui y ont été tracés. -Je ne vois guère, en effet, par quel moyen nous y arriverions; et pourtant quelque chose me dit qu’il y a là -ou plutôt qu’il y avait là -une importante révélation pour nous. Et la comtesse fixait les yeux sur la page blanche, comme si elle eût espéré par la puissance de ses regards en faire revivre le texte disparu. Enfin, comprenant l’inutilité de ses efforts, elle allait rendre le papier à Philippe, quand sa femme de chambre vint lui annoncer que M. Hélouin était dans l’antichambre. -Ah! M. Hélouin est là? s’écria-t-elle. -Il arrive certes on ne peut mieux; lui qui est un déchiffreur d’énigmes pourra peut-être nous servir dans la circonstance. Faites-le tout de suite entrer. *Le Procédé De M. Hélouin. Un instant après le policier était introduit. Il venait à tout hasard se mettre aux ordres de la comtesse, au cas où elle aurait besoin de ses services. -Vous survenez à propos, cher monsieur le sorcier, lui dit Aurore avec affabilité, -nous sommes occupés à résoudre un problème fort ardu pour la solution duquel nous allons faire appel à votre concours. -De quoi s’agit-il donc, madame? -De savoir par quel sortilège on pourrait parvenir à connaître ce que contenait ce papier. » Vous qui êtes un magicien, seriez-vous en mesure de nous tirer d’embarras? -Je ne sais, comtesse, repartit M. Hélouin, -et ne puis vous répondre catégoriquement qu’après avoir examiné la pièce en question avec soin. -Oh! examinez tout à votre aise, dit Mme de Lagardère en lui donnant la feuille; -nous ne vous demandons pas une réponse immédiate. Si même vous croyez devoir emporter ce papier chez vous, nous vous l’abandonnons en pleine confiance. -Cela n’est pas nécessaire, répliqua le policier qui s’était déjà mis à tourner et retourner le papier en tout sens. -Permettez-moi seulement quelques instants d’attention et je vous dirai si oui ou non je peux vous être utile. Il venait de sortir une petite loupe de sa poche et regardait le papier au jour, en transparence. Pendant cinq minutes environ, il demeura ainsi à le considérer sans dire un mot et sans que son visage trahît la moindre de ses pensées. Chacun attendait avec une certaine anxiété qu’il se décidât à parler. Enfin, après s’être arrêté plus longtemps qu’aux autres endroits vers le bas de la page, il prononça d’une voix assurée: -Voici, madame, ce qui ressort de mon examen: » Ce papier a été couvert d’une écriture très fine et très serrée dont, à l’aide de ce verre grossissant, j’aperçois parfaitement les vestiges, bien que l’encre dont on s’est servi pour la tracer ait totalement disparu. » De la signature qui est ici, à un pouce du bord inférieur, je distingue quelques lettres entières telles que un M majuscule et un C idem; puis, d’une façon moins apparente, je vois ensuite le délié d’une lettre qui a dû être un h, si je m’en rapporte à une sorte de boucle qui y est jointe et au sillon qui s’y trouve rattaché par le bas; cela pourrait être un k, mais je ne le crois pas. » Un peu plus loin viennent deux pleins rapprochés l’un de l’autre qui paraissent avoir formé un n; puis encore un plein et un long jambage se terminant par un arrêt brusque où la plume s’est élargie, comme dans le trait final d’un paraphe; et, enfin touchant presque ce jambage et à peu près dans le milieu, trois points disposés en triangle. » Tenez, ajouta M. Hélouin, -je vais vous dessiner exactement ce que je vois avec les distances qui existent entre chaque lettre. Et ouvrant un calepin, il reproduisit sur une tablette d’ivoire qui lui servait à prendre des notes, ce qu’il apercevait de la signature. Cela faisait: M... Ch... ny. -Quand je vous le disais, s’écria le marquis dès qu’il eut jeté un coup d’oeil sur les caractères, -c’est tout simplement ma signature: « Marquis de Chaverny » et les trois points sont ceux que j’ajoute toujours à la queue de mon y. » Voyez plutôt, ajouta-t-il en écrivant son nom et son titre au- dessous des lettres, de la même manière qu’il avait l’habitude de le faire en signant. -C’est identiquement semblable, affirma chacun à son tour. -Comment diable, mon paraphe est-il là? pensa tout haut M. Chaverny extrêmement surpris. -Nous allons probablement le savoir, répliqua M. Hélouin. -Vous pourriez faire réapparaître l’écriture? demanda vivement Aurore. -Non, comtesse, répondit le policier, cela n’est pas possible. -Quoi! vous seriez assez habile alors pour lire ces caractères effacés? -Pas davantage. -Mais, dans ce cas, comment arriverez-vous?... Je ne comprends pas. -La chose est cependant des plus simples. -Oh! des plus simples... -Vous allez le voir par vous-même. Voudriez-vous me faire apporter un bassin avec de l’eau, une éponge, et une pièce d’étoffe quelconque qui puisse se plier en quatre ou huit afin de former matelas. » Je dois vous prévenir que l’étoffe sera probablement perdue. -Cela ne fait rien, dit Aurore qui donna aussitôt des ordres pour que M. Hélouin fût muni à l’instant des objets qu’il désirait. La curiosité de chacun était fortement excitée. Bientôt, le policier eut devant lui le bassin, l’éponge et la pièce d’étoffe. Il plia alors celle-ci plusieurs fois sur elle-même et en fit une sorte de coussin; puis il trempa la feuille dans l’eau, l’y laissa bien s’imbiber et l’étendit ensuite sur l’étoffe où, avec l’éponge, il la tamponna légèrement afin d’en faire disparaître les nombreux plis provenant du froissement que lui avait fait subir Philippe en la roulant dans ses mains avant de la rejeter à la mer. Pendant que le papier reprenait sa couleur première c’est-à-dire que toutes ses parties redevenaient planes et unies, M. Hélouin tira de dessous son pourpoint un étui en cuir assez semblable à un porte-bésicles de grandes dimensions et y prit, parmi plusieurs autres, une petite fiole soigneusement bouchée, remplie d’un liquide blanchâtre. -Ceci est ma trousse, dit-il en montrant l’étui; -le médecin a ses scalpels, moi j’ai mes acides... Chez un policier, ce genre de provisions n’avait rien d’extraordinaire. C’était l’époque des lettres et des billets mystérieux écrits avec toute sorte de substances incolores et pour chacune desquelles un réactif spécial était nécessaire. M. Hélouin ayant fréquemment des secrets à surprendre portait toujours ses fioles sur lui. Il déboucha celle qu’il avait prise et en versa le contenu sur la feuille qui s’en imprégna aussitôt tandis qu’une forte et âcre odeur se répandait dans la pièce. Ensuite il attendit. Au bout de cinq minutes environ, il examina le papier attentivement, puis soudain: -Madame, dit-il, -voilà qui est fait; l’opération a réussi on ne peut mieux, et nous allons pouvoir lire ce qu’il y a sur ce papier aussi facilement que dans un livre ouvert. Chacun se pencha curieusement sur la feuille, mais personne ne remarqua qu’il s’y fût produit le moindre changement. -Vous voyez combien c’était simple, ajouta M. Hélouin d’un air satisfait. -Qu’est-ce qui était simple? demanda Flor, en cherchant vainement à apercevoir quelques traces de caractères; -je ne découvre rien, absolument rien. -Ni moi, non plus, dirent l’un après l’autre Aurore et M. de Chaverny. -Vous ne pouvez, en effet, rien voir encore, mais attendez un instant, je n’ai pas terminé complètement. Disant cela, le policier saisit d’une main le papier par le haut et, de l’autre, appliqua sur les bords quelques vigoureuses tapes et pichenettes. Immédiatement il s’en détacha des myriades de parcelles qui tombèrent en neige autour de lui. La feuille apparut alors percée à jour comme un crible. -Dieu! qu’avez-vous fait? s’écria Aurore, qui, à cette vue, crut que le papier était perdu et qu’il serait désormais impossible d’en connaître la teneur. -Je vais vous l’expliquer, madame la comtesse, répondit tranquillement M. Hélouin. -Cette feuille, vous le savez, a été mouillée par l’eau de mer, laquelle eau n’est autre chose que ce qu’on appelle en chimie du chlorure de sodium. Or, les parties écrites ont retenu plus particulièrement cet acide qui s’est fixé sur l’encre à l’aide du sel qu’il contient en grande quantité. » Ayant reconnu cela, je n’ai fait que continuer l’oeuvre de l’eau de mer; c’est-à-dire qu’avec la substance que renfermait cette fiole et qui était simplement du chlore ordinaire j’ai achevé de ronger les parcelles qui avaient déjà subi un commencement de corrosion, tout en laissant le reste du papier intact, grâce à l’eau dont je l’avais imbibé. » Ainsi que je vous le disais, rien n’était donc plus simple... et les caractères nous apparaissent maintenant comme s’ils avaient été écrits à l’emporte pièce. En même temps M. Hélouin plaça la feuille sur la manche de son pourpoint qui, étant de drap sombre, fit ressortir en noir ce qui y avait été tracé. On ne put s’empêcher d’admirer l’ingéniosité du policier. Toutefois on ne s’attarda pas à lui prodiguer des compliments; on était trop impatient de savoir ce qu’allait révéler la feuille. Aurore voulut s’en emparer pour la lire incontinent, mais M. Hélouin lui retint la main en disant: -Vous auriez sans doute, madame, grande difficulté à déchiffrer cette écriture. » Voulez-vous me permettre de le faire pour vous? -Volontiers, répondit la comtesse, -mais vite alors. Le policier se munit de sa loupe, s’approcha de la fenêtre et commença sa lecture. Dès les premières phrases, Aurore fut prise d’une violente émotion. -Mais c’est la missive qu’a reçue mon mari le jour où il a été assassiné! s’écria-t-elle, interrompant le lecteur. -Et que j’avais soi-disant envoyée de Lagny, ajouta M. de Chaverny. -Et dire que nous n’avons jamais pu savoir qui l’avait écrite? -Comment cela peut-il se faire? reprit la comtesse. -Cette lettre, je l’ai retrouvée dans les vêtements de mon pauvre Henri et l’en ai retirée avant son inhumation... Elle est là, dans mon secrétaire. Et elle alla ouvrir le tiroir d’un meuble dans lequel elle prit une feuille de papier toute jaunie et tachée de sang en plusieurs endroits qu’elle apporta à M. Hélouin. Celui-ci la compara à celle qu’il tenait. -C’est bien la même main qui a tracé l’une et l’autre, affirma-t- il. -Mais je crois pouvoir expliquer la chose. » Ceci n’est certainement qu’un brouillon, un brouillon net, si je puis m’exprimer ainsi. » Le faussaire a dû s’exercer longtemps avant d’arriver à une imitation parfaite de l’écriture de M. de Chaverny, et cette feuille est sans doute son dernier exercice. -Oui, ce doit être ainsi, appuya le marquis; -et le coquin a été joliment habile, car, je l’avoue, j’écris comme un chat. -C’est ce qui fait qu’il n’aura voulu se risquer à adresser cette lettre au comte qu’après une épreuve décisive. -Jusqu’à ma signature qui est reproduite à s’y méprendre, ajouta M. de Chaverny. -Encore une fois qui ça peut-il être. -Ah! mais voilà qui va peut-être nous éclairer, reprit M. Hélouin. -Il y a trois lignes au-dessous de votre nom... trois lignes d’une autre écriture. Et il lut: « Memento: En faisant parvenir cette lettre au comte de Lagardère par Knauss, ne pas oublier de prévenir celui-ci de se faire passer pour un des gens du marquis. » -Knauss! exclama Philippe... -Alors ce serait encore ce vieillard dont vous m’avez dit le nom ce matin, ma mère, ce Giam-Batista... -Peyrolles! Ah! je comprends tout... s’écria la comtesse. -Oui, c’est ce monstre qui a écrit cette lettre... et la preuve indéniable de son crime, la voilà... Il ne nous est plus possible de douter maintenant. -Non certes, appuya M. de Chaverny, qui venait de prendre connaissance du memento, et tremblait de colère à la pensée qu’on avait abusé de son nom pour envoyer son ami à la mort. -Non certes, je reconnais parfaitement l’écriture du misérable; je l’ai assez souvent vue chez mon cousin de Gonzague. -Il y a encore autre chose sur ce papier, reprit M. Hélouin qui regarda la feuille en transparence. -J’aperçois ici, dans le haut, à droite, un petit cartouche qui contient ces mots: Intendance du prince de Gonzague. -Cela achève de dénoncer le gredin, reprit M. de Chaverny. -C’est bien de la sorte qu’était marqué le papier dont il disposait comme factotum et intendant du prince. -Mon fils, dit alors solennellement la comtesse -comme je te l’ai promis, demain je te mettrai en face du meurtrier de ton père... -Je ferai mon devoir, ma mère!... interrompit le jeune homme avec force. Les yeux d’Aurore se portèrent vers le ciel tandis qu’elle murmurait: -Dans vingt-quatre heures. Henri, par la main de notre fils tu seras enfin vengé!... *Propos De Cour. Le lendemain, la comtesse partit avec Philippe, vers sept heures du soir, pour se rendre à Versailles. Une heure auparavant, elle avait été prévenue, par un exprès du marquis de Chaverny, que Peyrolles venait d’arriver à Trianon en compagnie du chevalier Zéno. Il y avait foule ce jour-là dans le coquet petit château qui servait alors de résidence à la cour, foule encore plus grande que de coutume. On avait appris que dans la matinée madame de Pompadour avait été prise d’une crise de nerfs si violente qu’elle en avait failli être emportée, et chacun avait voulu lui prouver son attachement - plus ou moins intéressé -en venant avec empressement s’enquérir de sa précieuse santé. Plus de deux heures, disait-on, elle était restée pâmée et prête à expirer et ce n’était qu’avec des peines infinies qu’on avait enfin réussi à la rappeler à la vie. Mais on en était réduit aux conjectures relativement à la cause de ce mal, et aucune information précise ne pouvait être donnée sur elle. Certains qui voulaient paraître mieux instruits que les autres disaient qu’il y avait encore du « père Poisson » là-dessous. Ils assuraient tenir de bonne source que le bonhomme étant venu le matin chez sa fille, complètement gris, avait voulu embrasser de force madame de Hausset, sa dame de compagnie, et que celle-ci, outrée d’une semblable grossièreté, avait décoché à l’ivrogne une maîtresse paire de soufflets. D’où pâmoison de la marquise. Cette histoire était vraie, mais elle avait le tort de remonter à huit jours et n’avait par conséquent absolument rien à faire avec la crise en question. Quelques-uns soutenaient que c’était à la suite d’une menace de rupture de Louis XV qui, cédant aux sollicitations et aux prières de la reine, aurait résolu de vivre désormais en ermite et d’édifier tout le monde par l’austérité de ses moeurs. Ce conte à dormir debout, trouvait par exemple peu de crédit; il était franchement trop invraisemblable. En résumé, on ne savait rien d’exact. Nous allons donc, nous, faire connaître le grave événement qui avait si fort perturbé madame de Pompadour. L’ancienne favorite de Louis XV, la duchesse de Châteauroux, avait eu pour coiffeur un sieur Dagé, praticien émérite dans son art s’il en fût. Ce virtuose de la papillote était, paraît-il, d’une si grande habileté qu’à l’aide de son peigne et de ses fers il faisait d’une vieille femme de soixante ans une beauté de dix-huit printemps. Aussi était-il vanté partout et avait-il acquis une réputation quasi-européenne. Les dames de la cour, celles d’un âge mûr principalement, ne pouvaient s’en passer et se l’arrachaient littéralement. Quand madame de Châteauroux mourut, Dagé qui s’était attaché à elle, non seulement en raison des magnifiques cheveux dont elle était pourvue -ce qui était grandement à considérer dans son état -mais encore à cause de sa grâce et de son amabilité, Dagé, disons-nous fut pris d’un véritable désespoir et quitta la cour en jurant de ne plus jamais y donner un coup de peigne. Il s’exila en Autriche, où depuis longtemps il était demandé. La marquise de Pompadour, ayant été instruite du talent remarquable que possédait l’artiste coiffeur, voulut le faire revenir en France, et à cet effet lui fit écrire par M. du Hausset des lettres pressantes. D’abord Dagé fit la sourde oreille; cependant il finit par condescendre à répondre, mais ce fut pour dire que quant à présent il ne lui était pas possible de se rendre au désir de la marquise, vu ses engagements envers plusieurs princesses autrichiennes, dont les têtes réclamaient journellement ses soins. Alors des promesses splendides lui furent faites, des honneurs lui furent promis. On alla jusqu’à charger notre fondé de pouvoirs à Vienne de négocier son retour. Ne pouvant plus résister, Dagé se décida à rentrer à la cour de Louis XV... et c’est le matin même dont nous parlons qu’il y était revenu. La marquise le reçut avec les marques de la plus grande distinction, lui tint les propos les plus flatteurs, et, impatiente d’expérimenter son savoir, lui livra incontinent sa tête. Dagé se mit aussitôt à l’ouvrage et fit voltiger son peigne avec une dextérité merveilleuse; mais, peu à peu, son ardeur première tomba, sa main se ralentit, et bientôt même devint tremblante au point qu’il dut s’arrêter. -Eh bien! qu’avez-vous donc, Dagé? lui demanda madame de Pompadour, pensant qu’elle lui en imposait, car elle avait le défaut d’être très vaine d’elle-même; -n’êtes-vous donc pas habitué à coiffer des personnes de haut rang? -Ce n’est point cela, madame, repartit Dagé les larmes aux yeux, - mais tout ici me rappelle l’autre que j’aimais tant. -Comment, l’autre? fit la marquise en sursautant. -Oui, madame, celle que vous remplacez. -Faquin! s’écria la favorite, rouge d’indignation... -Sortez... sortez d’ici... et n’y revenez jamais. Dagé, qui ne s’attendait pas à déchaîner une pareille tempête, resta un instant frappé de stupeur, mais remis promptement, il ramassa ses peignes, ses brosses et ses fers et saluant la marquise: -Madame, prononça-t-il avec hauteur, -je sors puisque vous m’en priez et pour ne jamais revenir; seulement avant de vous priver de ma présence, je crois de mon devoir de vous dire que vous ne valez pas l’autre. Sur ce, il se retira avec une dignité majestueuse pendant que la marquise suffoquée, étranglée par la colère, tombait dans une violente attaque de nerfs et, deux heures durant, se tordait l’écume à la bouche. Par bonheur, cette scène n’avait eu pour témoins que deux ou trois de ses familiers. Une fois revenue à son état normal, madame de Pompadour leur demanda en grâce de ne pas ébruiter l’affaire afin de lui épargner le ridicule qui, si on l’apprenait, ne manquerait pas de rejaillir sur elle. Ceux-ci le promirent et voilà pourquoi si on connaissait la crise à laquelle elle avait été en proie on en ignorait totalement la cause. Quoi qu’il en fût, comme nous l’avons dit, tous les gentilshommes et toutes les dames de la cour avaient voulu montrer combien ils s’intéressaient à la santé de la marquise en venant en foule dans les salons de Trianon. Comme cette dernière n’était pas encore sortie de ses appartements, on s’était, en l’attendant, réuni par petits groupes et l’on papotait tout à son aise. Mais, las de parler de l’aventure du matin, on avait abordé d’autres sujets de conversation. Le duc d’Agen, entouré du prince de Baufremont, du marquis de Polignac et du comte de Croixmore, jeunes fous comme lui, racontait à ceux-ci une histoire qui venait d’arriver au mari de la marquise, M. Le Normand d’Étioles, exilé par ordre royal aux extrémités de la France où il promenait sa mélancolie jalouse. -Tout à l’heure, disait M. d’Agen, -j’ai reçu d’un de mes parents, retiré à Montauban, une lettre qui narre l’anecdote suivante: » Dernièrement, d’Étioles avait été invité à un souper donné chez le marquis de Rostan. » Or, un convive, un vieux gentillâtre, absent de Paris depuis plus de cinquante ans, frappé des marques de considération dont on entourait le fils de l’ex-sous-fermier général, demanda à un de ses voisins qui il était. » -C’est, lui fut-il répondu, le mari de la marquise de Pompadour. » À ces mots, le noble campagnard remplit son verre, puis, le levant avec solennité, il dit à haute voix: » -Monsieur le marquis de Pompadour, voulez-vous bien me permettre de boire à votre santé? Ce sera, croyez-le, un grand honneur pour moi. » Vous jugez de la figure du pauvre d’Étioles qui, pensant que le malencontreux convive se moquait de lui, voulait le pourfendre sur-le-champ. » Heureusement on lui fit comprendre qu’il n’y avait là qu’une maladresse et on parvint à le calmer. » Mais depuis huit jours, paraît-il, on ne l’appelle plus dans la contrée que « le marquis de Pompadour ». -L’histoire est piquante, dit de Croixmore, -et je la raconterai à la marquise. -Tu me laisseras ce soin, je te prie, repartit d’Agen; -elle servira à me raccommoder avec elle. -Tu es donc fâché? -Oui, et sérieusement, même. -À propos? -De ce qu’hier matin, comme on parlait victuailles, je me suis laissé aller à dire devant elle et sans songer à mal, je vous l’assure, que je n’aimais pas le poisson. Elle a cru que je faisais allusion à sa famille et m’a aussitôt lancé un regard terrible. -Le fait est qu’elle a dû être vexée. -Tiens! fit de Polignac en portant les yeux vers l’entrée du salon, -voilà Richelieu. Je le croyais de garde au palais, aujourd’hui. -Il y était, mais il se sera ennuyé et aura abandonné son poste. Il n’y a pas là de quoi s’étonner, ça lui arrive souvent. C’était en effet le duc de Richelieu qui s’avançait au milieu de la foule. -Monsieur le duc, appela familièrement d’Agen en le voyant s’approcher, -que se passe-t-il donc qu’on vous voie ici ce soir de si bonne heure? Nous ne comptions sur vous qu’à minuit. -J’ai à parler au roi, répondit Richelieu. -Bah! Et dans quel but? Vous dites cela d’un air si sérieux qu’on croirait à une nouvelle grave. -C’en est une si l’on veut. -Peut-on la connaître? -Je n’ai pas de raisons pour vous la céler, messieurs. » Je viens d’apprendre de M. de Chaverny, qui se trouve momentanément au palais avec sa femme et sa fille, que Mme la comtesse de Lagardère allait venir dans la soirée à Trianon pour présenter son fils à la cour. -La comtesse de Lagardère... interrogea de Baufremont, -n’est-ce pas elle qu’on appelle la « recluse du Marais »? -Précisément. -Et pourquoi vient-elle aujourd’hui nous présenter son rejeton? -Mes enfants, répliqua Richelieu, -le plus âgé de vous n’a pas vingt-cinq ans et ne peut, par conséquent, se souvenir de ce qui s’est passé il y a dix-sept ou dix-huit ans, mais moi, qui touche à la cinquantaine, j’ai encore la mémoire très nette des événements de cette époque, de deux surtout qui ont fait alors grande sensation. Et en quelques mots il mit ses auditeurs au courant de l’assassinat de Henri de Lagardère qui n’avait précédé que de peu la mort du petit comte, à la suite de laquelle Aurore était devenue folle. Puis il ajouta: -Eh bien! c’est cet enfant, qu’elle croyait défunt depuis longtemps, et qui ne l’était pas plus que vous ni moi que la comtesse nous amène. -Tiens, tiens, c’est un vrai roman cela! -Tout à fait. D’autant, paraît-il, que ce fils lui a été rendu dans des circonstances extrêmement singulières. -Contez-les nous donc. -Actuellement je les ignore, mais M. de Chaverny qui en est instruit a promis de me les faire connaître. » Sur ce, permettez que j’aille prévenir Sa Majesté, ajouta M. de Richelieu; -la comtesse est en route et je n’ai pas de temps à perdre. Il disparut dans les appartements. En une seconde, la nouvelle colportée de bouche en bouche fit le tour des salons, diversement commentée par chacun. Les vieillards, ou même simplement les hommes de l’âge du duc de Richelieu, se rappelaient fort bien comme lui le meurtre du comte de Lagardère et le mystère qui l’avait entouré. Et ils faisaient un rapprochement entre la rentrée à la cour de la comtesse et celle de sa mère, Mme de Nevers-Gonzague que, sous la régence du duc d’Orléans, on avait vue réapparaître au moment où elle s’apprêtait à offrir un holocauste aux mânes de son époux, assassiné, lui aussi, dans les fossés du château de Caylus. Il en résultait dans la foule une agitation fébrile comme il arrive quand on est dans l’attente d’un événement d’importance. Puis la venue de ce fils qu’elle amenait avec elle, de cet enfant qu’elle avait retrouvé après l’avoir cru mort pendant tant d’années, ajoutait encore à la curiosité générale. Et on se demandait tout bas si c’était seulement pour le présenter qu’elle s’en était fait accompagner. M. de Valmejo, noble espagnol qui avait connu Lagardère à Ségovie et qui, un peu tombé en enfance, passait pour vivre dans le monde des esprits, affirmait avec sérieux que les représentants de cette famille étrange ne réapparaissaient à la cour de cinq lustres en cinq lustres que pour appuyer une revendication terrible. -Vous verrez, ajoutait-il, -vous verrez qu’à l’instar de la duchesse sa mère, Mme de Lagardère vient vers le roi pour dénoncer un meurtrier! Ainsi que l’avait annoncé à Aurore M. de Chaverny, qui avait passé par Trianon avant d’aller au palais, Zéno et Peyrolles étaient ce soir-là, comme à l’ordinaire, chez Mme de Pompadour. Zéno, assis à une table de jeu et ayant Peyrolles derrière lui, était occupé à faire une partie d’hombre avec un gentilhomme, habitué de son tripot. Il était si attentif à son jeu qu’il n’entendait rien de ce qui se murmurait autour de lui. Soudain il sentit qu’on le touchait à l’épaule. Il se retourna et aperçut Peyrolles les traits livides. L’ancien factotum lui fit signe de quitter son jeu et de le suivre. Le vieillard n’avait pas eu besoin de l’avertissement donné un peu au hasard par M. de Valmejo pour se sentir mal à l’aise. Quand tous deux se furent isolés dans l’embrasure d’une croisée, Peyrolles apprit à Zéno le danger imminent qui les menaçait. -Alors, nous sommes perdus!... prononça le Vénitien d’une voix profondément altérée. -Pas encore; il faut arrêter la comtesse et Philippe en chemin. -Comment? -J’ai un moyen. Vous qui êtes plus familier que moi ici, connaissez-vous quelqu’un qui voudrait se charger d’un message? -Que comptez-vous faire? -Vous n’ignorez point que Philippe est violemment épris de Mlle de Chaverny. -Je sais cela, en effet. -Eh bien! nous allons envoyer la personne que vous me désignerez l’avertir qu’on vient de lui enlever celle qu’il aime. » Justement, il y a un certain capitaine de Fonty qui est l’ennemi juré de Philippe et dont le nom va nous être d’une grande utilité pour faire réussir le stratagème que j’ai conçu. -À quel titre est-il son ennemi ce capitaine de Fonty? -À celui de rival malheureux, fit Peyrolles qui ajouta avec sarcasme: -Vous n’êtes pas mieux traité que lui, chevalier, puisqu’il vous a pris le coeur de Bathilde. » Jusqu’en ces derniers temps, reprit-il plus sérieusement, -ce capitaine avait été entretenu par M. de Chaverny dans l’espérance d’épouser sa fille un jour. Mais à la suite de la connaissance qu’il a faite de Philippe, le marquis, poussé par sa femme, a totalement rompu avec lui. » J’ai appris cela hier au bal du Louvre où je me trouvais comme vous le savez. » J’ai même entendu tenir des propos assez vifs à ce sujet par M. de Fonty qui jurait de se venger de l’affront qu’on lui faisait. -Ce serait lui, alors, le ravisseur? -Parbleu. -Mais pour rendre ce rapt vraisemblable, faudrait-il au moins donner quelques détails sur la façon dont il aura eu lieu. » Philippe en demandera certainement. -Ceci est la moindre des choses. On dira, par exemple, que M. et Mme de Chaverny, voulant venir saluer Mme de Pompadour, avaient laissé au palais leur fille Olympe; que M. de Fonty, sachant cela, a fait un moment prévenir celle-ci par un de ses amis que ses parents la demandaient et que pendant le trajet du palais à Trianon il l’a enlevée et s’est enfui avec elle à Paris. -Bon, c’est assez admissible. Mais est-il ici ce M. de Fonty? car si l’histoire lui arrivait aux oreilles et qu’il la démentît. -Non, il n’est pas ici. Il s’est fait bafouer hier au bal en se vantant faussement d’avoir accompli une action d’éclat et ne reparaîtra sans doute pas à la cour de quelques jours. » D’ailleurs, il ne faut point que la chose transpire; elle doit rester rien qu’entre nous et la personne qui fera la commission; c’est assez vous dire que cette personne doit être d’une discrétion absolue. » Voyons, l’avez-vous sous la main? » Si oui, dépêchons-nous, la comtesse et son fils doivent être déjà sur la route de Versailles et chaque instant qui s’écoule peut devenir celui de notre perte. -Je crois avoir notre individu, répondit Zéno. Le Vénitien retourna à la table qu’il avait si subitement abandonnée et où était toujours son partenaire, qui l’attendait pour terminer la partie commencée. -De Bersac, lui dit-il, -je désirerais que vous me rendiez un service. -Tout à votre disposition, répliqua l’interpellé. -Pas avant que nous ayons fini cependant, ajouta-t-il en montrant les cartes. -Non, immédiatement, repartit Zéno; -je vous donne gagné puisque c’est moi qui quitte volontairement le jeu et vous permets de ramasser ma mise et la vôtre. -Ah! comme cela c’est différent! fit de Bersac, avec un gros rire; -mais permettez-moi un conseil, chevalier: vous devenez prodigue, ce me semble; aucune fortune ne résiste à ce vilain défaut, vous savez... » Maintenant je suis tout à vous... De quoi s’agit-il? Et tout en se levant il empocha une cinquantaine de louis qui formaient l’enjeu total. -Venez avec moi, lui dit Zéno qui le conduisit aussitôt à Peyrolles. Ce de Bersac n’avait pas une intelligence des plus développées. C’était un bon gros garçon, quelque peu naïf, venu du Languedoc pour s’ouvrir l’esprit à Paris. Malheureusement, dans la moderne Babylone ce n’était pas son esprit qui s’ouvrait, mais sa bourse qui, les cordons toujours dénoués, laissait tomber en une véritable cascade sur tous les tapis verts qu’il rencontrait les louis et les écus dont sa famille ne cessait de la remplir. Aussi n’avait-il jamais un sou vaillant et la somme qu’il venait de gagner si facilement le disposait-elle à obliger volontiers celui à la générosité duquel il la devait. Peyrolles lui fit rapidement connaître ce qu’on attendait de sa complaisance. -C’est une bonne action que vous allez faire là, lui dit-il, -et dont les personnes intéressées vous en auront une éternelle reconnaissance. » Nous-mêmes, M. l’ambassadeur et moi qui portons beaucoup d’affection aux Chaverny, vous adressons déjà nos plus sincères remerciements. -C’est moi, au contraire, repartit de Bersac, -qui dois vous remercier, car si en remplissant le message dont vous me chargez, j’arrive à sauver l’honneur de Mlle de Chaverny, j’en serai très glorieux, je vous l’assure. Et sans demander de plus amples explications, il s’apprêta à partir. -Surtout pas un mot à qui que ce soit, lui recommanda Peyrolles. -J’aurai la bouche cousue. -Bien. Maintenant courez, monsieur. Prenez le meilleur cheval que vous trouverez aux écuries et suivez tout droit la grande route où doit rouler en ce moment le carrosse de la comtesse. » Prenez bien garde de ne pas le manquer, et dès que vous l’aurez atteint, annoncez la nouvelle de préférence au jeune homme, en n’oubliant pas, chose capitale, de lui apprendre que M. de Fonty s’est réfugié à Paris avec sa proie. -Soyez sans crainte, je ne l’oublierai point. Sur ces mots l’innocent Languedocien partit. Restés seuls, Peyrolles et Zéno se regardèrent pleins d’anxiété. Cette ruse réussirait-elle et empêcherait-elle réellement la venue d’Aurore et de son fils? -Et quand elle réussirait? observa le Vénitien, -cela ne retarderait notre chute que d’un jour. -Nous avons demain pour nous, répliqua Peyrolles, dont la physionomie prit une expression sinistre. -Et il se passe bien des choses en une journée! » Si j’avais pu prévoir que la comtesse retrouvât son fils aujourd’hui, j’aurais déjà agi; mais j’ai été pris à l’improviste. » Il est heureux encore que j’aie eu cette idée de rapt, cela nous laisse ainsi la soirée libre. -C’est vrai, nous avons demain... repartit Zéno. *L’Epée De Lagardère. -Le Roi! annonça soudain un huissier en ouvrant la porte des appartements. Instantanément, tous les salons se vidèrent et l’on se précipita vers celui où Louis XV et Mme de Pompadour venaient d’entrer, suivis tous deux du duc de Richelieu. La marquise était plus charmante que jamais et vainement eût-on cherché sur ses traits les traces de la fameuse crise du matin. Elle fut aussitôt entourée et choyée par les dames qui l’attirèrent à elles et la gardèrent. Louis XV, lui, continua à s’avancer parmi la foule qui s’inclinait sur son passage, marchant à petits pas en compagnie de M. de Richelieu avec lequel il causait. -Et c’est à Trianon même que doit venir ce soir Mme la comtesse de Lagardère? lui demandait-il. -Oui, Sire. Elle sait que vous y êtes et désire vous présenter son fils et le présenter à toute la Cour. -Elle sera la bienvenue. Je n’ai jamais eu l’honneur de la voir et serai charmé de sa visite. » On dit merveille de sa beauté. -C’est en effet une des plus belles femmes de France, Sire. Le roi sourit. -Cette parole pourrait lui servir de brevet, dit-il, -car vous êtes un connaisseur en la matière, duc. M. de Richelieu ne sourcilla point. Il savait que ce compliment s’adressait moins au bon goût de ses conquêtes particulières qu’à celui dont il avait fait preuve en distinguant Mme de Pompadour. Plus tard, pour conserver ce titre de « connaisseur », il devait découvrir celle qui fut Mme du Barry. Louis XV reprit plus sérieusement: -Quel âge a son fils? -Vingt et un ou vingt-deux ans, je crois. -D’après ce que vous m’en avez dit, c’est une bien étrange histoire que celle de cet enfant: je ne la connaissais point. » Par exemple, je me souviens parfaitement, quoique je n’eusse alors que dix-sept à dix-huit ans, de la mort de son père, le comte Henri de Lagardère, assassiné sur l’Esplanade des Invalides. M. de Fleury me l’a racontée plusieurs fois. » Il m’a même parlé souvent aussi des prouesses accomplies, du temps du Régent, par celui qu’on nommait le beau Lagardère et quelquefois la première épée de France. » C’était, paraît-il, un homme bien extraordinaire. -Il l’était vraiment, Sire; et son dernier exploit est resté dans toutes les mémoires M. de Fleury a dû vous en parler aussi. -Attendez donc... un duel avec le prince de Gonzague, je crois, à la suite duquel il a été créé comte? -C’est exact, Sire, et voici les propres paroles du duc d’Orléans, votre oncle, lorsqu’il lui conféra ce titre: « Comte de Lagardère, le roi seul, le roi majeur peut vous faire duc de Nevers. » Louis XV qui marchait à un demi pas devant M. de Richelieu s’arrêta court. -Bah! fit-il, -le Régent a dit cela? -Oui, Sire. -Et pourquoi ne me l’a-t-on jamais rappelé? -Sire, Henri de Lagardère est mort avant que vous n’ayez atteint votre majorité. -Ah! c’est juste, et je reconnais que c’eût été inutile. Mais je ne m’en souviendrai pas moins des paroles du duc d’Orléans. Louis XV et M. de Richelieu étaient arrivés à l’endroit où se trouvaient les tables de jeu. Le roi s’assit à l’une d’elles et fit signe de la main au duc qu’il était libre de retourner au palais. Mais celui-ci, qui voulait assister à la réception de la comtesse, fit comme s’il n’avait pas compris le congé qu’on lui donnait et demanda: -Sire, voulez-vous me permettre de tenir votre partie ce soir? -Vous, monsieur le duc... et votre garde? -La reine m’en a relevé. -Est-ce bien vrai? -Je ne mens jamais, Sire, vous le savez, répondit M. de Richelieu avec un sang-froid imperturbable. Louis XV éclata de rire. -Allons soit, dit-il, -je veux bien vous croire; après tout, il est possible qu’une fois par hasard vous disiez la vérité. Et tous deux se mirent à jouer. Le carrosse de la comtesse de Lagardère avançait rapidement vers Versailles. Aurore et son fils, impatients de venger le meurtre du comte, ne cessaient de presser le cocher qui, de son côté, stimulait son attelage du mieux qu’il pouvait. Cependant, quand on fut arrivé à la montée de Sèvres, force fut bien aux bêtes de ralentir leur allure. On sait que cette pente est très roide et que les voitures ne la gravissent qu’avec beaucoup de peine. Tout à coup, à mi-côte, un cavalier qui venait en sens inverse à bride abattue, au risque de se casser le cou, s’arrêta devant la portière du carrosse et se penchant sur sa selle demanda d’une voix agrémentée d’un fort accent languedocien: -N’ai-je pas l’honneur de parler à madame la comtesse de Lagardère et à son fils? -Si, monsieur, répondirent simultanément Aurore et Philippe, étonnés de la présence inopinée de l’inconnu. De Bersac, car on devine que c’était lui, s’adressant alors de préférence au jeune homme, ainsi que le lui avait recommandé Peyrolles, lui dit avec un air de mystère: -Monsieur le comte, je viens vous annoncer qu’une jeune personne que vous connaissez, Mlle de Chaverny, a été enlevée ce soir par M. de Fonty, capitaine aux gardes-françaises. -Que dites-vous? s’écria Philippe en s’élançant hors du carrosse. -On a enlevé Mlle de Chaverny? -Oui, monsieur le comte, repartit de Bersac. -Mais quand?... Comment?... Où?... interrogea le jeune homme envahi soudain par une angoisse indicible. De Bersac récita la leçon qu’on lui avait apprise et donna sur le rapt les détails inventés par Peyrolles. -Et c’est à Paris qu’il s’est enfui avec elle? -Oui, monsieur le comte, à Paris. -Ma mère! cria Philippe fou de désespoir, -vite... retournons sur nos pas... Je veux sauver Olympe... Oh! le misérable! Et il allait donner l’ordre au cocher de tourner bride lorsque Aurore, le retenant: -Mon fils, lui dit-elle avec véhémence, -oublies-tu donc ce que tu m’as promis et veux-tu faire passer ton amour avant ton devoir? -Par pitié, ma mère, supplia Philippe! -Songez qu’il y va de l’honneur d’Olympe... ma fiancée... ma femme bientôt!... -J’y songe, mon enfant... et comme toi j’en suis désespérée; mais la mission que nous avons à remplir ne peut être différée un seul instant, tu le sais?... Puis plus bas pour n’être entendue que de lui: -Veux-tu donc laisser un jour encore le meurtre de ton père impuni? Un violent combat eut lieu dans l’âme de Philippe. Ainsi que le lui disait sa mère, devait-il faire passer son amour avant son devoir? Quelques secondes il demeura indécis, ne sachant à quoi se déterminer. Tantôt il croyait voir Olympe se débattant entre les bras de M. de Fonty et l’appelant à son secours... Olympe! celle qu’il aimait et avec laquelle, ce jour-là même, pour la première fois, il avait pu enfin échanger de tendres paroles. Tantôt c’était l’ombre du comte qui se dressait sanglante devant lui et semblait lui dire: -Venge-moi sur l’heure, Philippe! J’ai déjà trop longtemps attendu... Venge-moi ce soir même... à l’instant... sans quoi il sera peut-être trop tard demain! Aurore suivait anxieusement sur les traits mobiles du jeune homme les diverses phases de cette lutte intérieure. Mais elle n’était pas femme à patienter. -Me suis-je trompée, dit-elle tout à coup en cherchant à donner à sa voix une pointe d’ironie; -ne serais-tu pas le fils de Lagardère? À ces mots la physionomie de Philippe prit une expression d’énergique résolution. Il venait de refouler son amour au plus profond de son coeur pour ne plus songer qu’à la mission de justicier qu’il s’était imposée. -Ma mère, fit-il lentement, -vous avez raison: le devoir avant toute autre chose!... » Allons à Versailles. De Bersac, n’ayant plus rien à faire près de la comtesse et de son fils, les salua et reprit la route de Trianon. Il y arriva, précédant Philippe et Aurore d’un quart d’heure à peine. Zéno et Peyrolles, malgré le subterfuge dont ils s’étaient servis pour parer à la venue de ceux-ci, n’étaient pas sans inquiétude. Ils ne se dissimulaient point que si la comtesse se présentait avec son fils, c’était leur perte à tous deux. Le jeune homme reconnaîtrait en eux ses assaillants de la veille et les démasquerait aux yeux de tout le monde. Car c’était là leur seule crainte. Ils étaient, en effet, à cent lieues de se douter l’un et l’autre dans quel but la comtesse venait, ce soir-là à la cour. Peyrolles savait que Lagardère était mort sans avoir pu le dénoncer. De ce côté il pouvait donc se croire à l’abri. Quant à Zéno il ignorait le meurtre autrefois commis par le vieillard. Mais ce qu’ils appréhendaient était déjà suffisant pour leur faire redouter une chute irrémédiable. Dès qu’ils aperçurent de Bersac ils l’interrogèrent. En apprenant qu’Aurore et Philippe n’étaient plus qu’à une courte distante, ils furent pris d’une frayeur sans nom. -Il ne nous reste plus qu’à fuir, dit Peyrolles. -Et promptement, même, ajouta Zéno, qui joignant l’action à la parole, allait s’esquiver sans s’inquiéter de savoir si son complice le suivait, quand il fut arrêté par ce dernier. Le vieillard s’accrochait à ses vêtements et disait: -Arrêtez, arrêtez, chevalier! il nous reste encore un moyen de regagner tout le terrain perdu. Force fut à Zéno de ralentir sa marche. -Écoutez, continua Peyrolles entre ses dents serrées par la rage, -quoique moins agile que vous, je sortirai d’ici, je le jure, et puisque aux grands maux on doit opposer les grands remèdes, jouons notre vengeance sur un dernier coup de dé. » Demain soir, je le sais, pour célébrer le retour de son fils, Mme de Lagardère ouvrira ses salons. » Procurez-vous trente bons garçons; il est facile de trouver cette marchandise dans votre tripot. Promettez-leur le prix que vous voudrez, car vous aurez toujours de quoi les payer; puis avec eux, nous pénétrerons pour la seconde fois dans les jardins par le puits de l’impasse, -tenez, voici la clef; je l’ai prise dans le boudoir de Bathilde. » Notre premier soin sera de mettre le feu à l’hôtel, et, à la faveur de l’incendie vous savez ce qu’on peut faire... Ils étaient arrivés à la porte de sortie et allaient la franchir, lorsqu’ils aperçurent en dehors, à quelques pas devant eux, le comte de Lagardère et sa mère qui s’apprêtaient à entrer. Vivement alors ils se rejetèrent en arrière et, de peur que les arrivants ne les découvrissent sur leur passage, ils retournèrent à l’endroit où ils étaient un moment auparavant. -Séparons-nous, dit Zéno en se dégageant d’un brusque mouvement, - à demain soir, seigneur Giam-Batista. -À demain soir, répliqua Peyrolles; -et surtout, quoi qu’il advienne, n’oubliez pas les trente hommes... Le rendez-vous est à la porte du puits dont vous avez la clef... Le chevalier se perdit dans la foule, laissant son compagnon assez perplexe. Il pensait pouvoir, pendant que l’attention générale serait attirée sur la comtesse et son fils, opérer sa fuite si malencontreusement retardée. Aurore et Philippe pénétrèrent dans les salons. La comtesse donnait le bras au jeune homme. Elle était entièrement vêtue de noir, et aucun bijou ne se voyait à ses bras ou à son cou. Lui, portait le brillant costume des officiers de gardes- françaises. La foule curieuse formait la haie pour voir passer la veuve du comte de Lagardère et cet enfant qui lui avait été rendu si miraculeusement. Ceux et celles qui avaient connu jadis Henri de Lagardère « le Petit Parisien » croyaient le revoir en ce jeune homme aux traits fins et charmants, à la démarche si noble et si aisée. Et un murmure sympathique s’élevait des groupes à son adresse; les femmes, même, ponctuaient ce murmure de véritables exclamations admiratives. Mais ni Philippe ni sa mère ne paraissaient remarquer la curiosité et les marques d’intérêt dont ils étaient l’objet. Indifférents à tout, ils avançaient d’un pas égal fouillant la foule à la recherche de Peyrolles. Maintenant que le moment de punir le meurtrier du comte était proche, ils n’étaient plus dominés l’un et l’autre que par cette seule pensée. Le reste s’effaçait à leurs yeux. Ils ne se rendaient plus compte du lieu où ils étaient ni des personnes qui les entouraient. Très pâles tous deux, ils avaient la physionomie empreinte de cette expression rigide que revêt celle des juges sur le point de prononcer une sentence de mort. Peu à peu le silence s’était fait, un silence lourd comme du plomb, coupé à peine par les respirations retenues. On s’attendait à quelque chose d’imprévu, de solennel, sans que, cependant, on eût le moindre soupçon de ce qui allait se passer. Aurore et son fils parvinrent ainsi dans le salon où se tenait l’ancien factotum de Gonzague, dissimulé dans l’ombre d’une croisée, une de ces hautes croisées, à baie profonde, comme il en existe encore dans les anciennes demeures; la même, d’ailleurs, près de laquelle il avait discuté avec Zéno les moyens d’empêcher la venue de la comtesse. C’était le salon qui précédait celui où était Louis XV, toujours occupé à jouer avec M. de Richelieu. Le roi n’avait pas encore été prévenu de l’arrivée de ses nouveaux hôtes. À peine Aurore était-elle entrée là que, comme si elle eût possédé le don de seconde vue, elle entraîna Philippe vers l’endroit qui servait de retraite à Peyrolles et étendant son bras vers lui: -Philippe, lui dit-elle d’une voix forte qui sonna ainsi qu’un glas dans le grand silence qui régnait, -tu m’as demandé à connaître le meurtrier du comte de Lagardère! Eh bien! le voici devant toi!... » C’est ce misérable... cet ancien valet du prince de Gonzague, qui, après l’avoir attiré dans un guet-apens, l’a lâchement frappé! » À ton tour, mon fils!... Frappe-le sans pitié!... Venge dans son sang celui de ton père qu’il a si traîtreusement versé! Sans mot dire, d’un mouvement prompt comme l’éclair, Philippe tira son épée et s’élança sur Peyrolles qui, à présent, apparaissait en pleine clarté, éclairé qu’il était par les lumières d’un candélabre que venait de prendre sur une console M. le baron de Posen, surgissant près de lui comme par magie après avoir surpris dans l’ombre sa conversation avec Zéno. Le lâche coquin semblait médusé. À cette accusation terrible et dont il se croyait à jamais à l’abri, il était resté foudroyé, l’esprit anéanti, sans même avoir la force ni l’idée d’essayer une protestation. Le souffle s’était arrêté dans toutes les poitrines; aucun cri ne jaillissait, tant la stupeur était profonde. Chacun subissant l’effet d’une fascination soudaine, fixait ces trois héros du drame qui allait se jouer: la comtesse, le bras toujours tendu, Philippe l’épée haute, Peyrolles à moitié agenouillé. Tout à coup la foule curieuse ondula comme une mer. Dix épées venaient de jaillir hors du fourreau, parce qu’un imprudent courtisan s’était écrié: -Le roi, messieurs! sauvons le roi. Cette parole avait été lancée au moment où Louis XV entouré du marquis de Chaverny, du duc de Richelieu et du lieutenant-général Hérault venait de paraître sur le seuil du salon de jeu dont la porte était proche de l’embrasure vers laquelle marchait le jeune lieutenant des gardes-françaises. Mais il eût fallu plus de dix épées de cour pour arrêter l’élève de Passepoil qui avait eu raison de cinq maîtres ès-armes. En voulant s’interposer pour faire son devoir, le capitaine des gardes, brusquement repoussé de côté par le jeune homme qui ne voyait que son but, avait été choir, au grand scandale des siens, derrière M. le baron de Posen dont le bras tenait toujours le candélabre. Maintenant, nulle puissance humaine ne pouvait sauver l’ancien factotum de Gonzague qui, les traits décomposés, les yeux hagards, chancelant comme un homme ivre, cherchait contre le mur un point d’appui pour ne pas tomber. Déjà l’épée du jeune homme pointait son crâne, marquant pour ainsi dire la place où elle allait s’enfoncer; déjà dans la salle la fièvre succédait à la stupeur, quand soudain, obéissant à un sentiment plus fort que sa volonté, Philippe arrêta son élan, retint son bras, et resta cloué sur place. Il était comme fasciné et regardait avec une horreur mélangée de pitié, le vieux chenapan qui venait de se laisser tomber à genoux et semblait crier grâce, tandis que sa tête couverte de cheveux blancs exécutait une danse effrénée sur son épaule gauche. Dans la salle on s’agitait; un murmure commençait à gronder, et quelques dames semblaient prêtes à se trouver mal. Seuls M. de Posen, Philippe et sa mère ne bougeaient point. Le premier était changé en torchère. Quant à la comtesse, le bras toujours tendu dans une pose rigide, elle suivait la scène de son oeil sévère et froid, s’étonnant déjà de voir son fils hésiter. Le roi avait écarté du geste les gentilshommes qui s’étaient placés entre lui et le lieutenant, et s’avançait lentement dans l’espace laissé libre. Tout à coup, une voix s’éleva sonore, dominant le murmure qui naissait: -Qu’attends-tu, Philippe, disait cette voix, -renies-tu la vengeance et vas-tu épargner l’assassin de ton père? Le jeune homme se retourna, tandis que sa main laissait échapper l’arme vengeresse. -Ma mère!... Ô ma mère, pardonnez-moi, dit-il en implorant, -mais si misérable que soit cet homme, l’épée de Lagardère ne peut se déshonorer en se rougissant du sang d’un vieillard! Aurore baissa tristement la tête et une larme coula dans ses yeux. Dans la foule il y eut alors une sorte de détente. L’angoisse qu’avait fait naître la vue du jeune homme se jetant sur Peyrolles, le fer en avant, se dissipait et chacun s’empressait de louer la conduite généreuse de l’officier. Pendant ce temps, Philippe avait couvert son visage de ses deux mains et murmurait sur un ton d’inconsolable douleur. -Mon Dieu! suis-je donc maudit... » Oui! se reprit-il avec force, -oui, je suis maudit, puisqu’en un seul jour j’ai trompé la confiance de ma mère, renié la vengeance et perdu celle que j’aime! Il desserra ses mains, rouvrit ses yeux et crut rêver en se voyant enlacé par quatre bras dont deux étaient ceux de sa mère et les deux autres, blancs et parfumés, ceux d’Olympe de Chaverny. -Je vous aime, Philippe, disait la jeune fille; -vous êtes aussi brave que bon. -Ah! je reconnais bien en toi le fils de Lagardère, disait de son côté la comtesse, dont l’exaltation venait soudain de tomber devant l’action généreuse du jeune homme; -je t’aime plus encore, mon enfant, car Henri n’eût pas agi autrement. En ce moment Louis XV franchissait le cercle. Il s’approcha de Philippe qui était ébloui d’avoir retrouvé sa fiancée et reconquis l’amour de sa mère, et lui tendant son épée qu’avait ramassée M. de Chaverny. -Duc de Nevers, lui dit-il, -le Roi paie les dettes du Régent. Je vous sais gré d’avoir su maîtriser votre ressentiment. Une vaillante épée comme la vôtre ne doit, en effet, être tirée que contre les ennemis de la France. Puis à Aurore: -Voici mon bras, madame, la fête va commencer, il vous faut retrouver quelque gaîté. En voyant la mort s’éloigner de lui d’une façon aussi inattendue, Peyrolles avait repris un peu son sang-froid. La diversion produite dans l’assemblée par la présence de Louis XV et ce qui s’en était suivi ayant détourné un instant les regards de sa personne, il en profita pour faire jouer sans bruit l’espagnolette de la fenêtre contre laquelle il était appuyé, entr’ouvrir celle-ci et se glisser dehors. Elle donnait de plain-pied sur un petit perron de deux marches qu’il n’eut qu’à descendre pour se trouver dans les jardins de Trianon où il se perdit facilement à la faveur de l’obscurité. Quand les gardes qui avaient été mandés pour l’arrêter arrivèrent, la place était vide. La fenêtre à demi-ouverte leur fit comprendre tout de suite la ruse du coquin. Ils se jetèrent alors à sa poursuite, mais ce fut en vain qu’ils fouillèrent les massifs et parcoururent les allées en tous sens, ils ne purent réussir à mettre la main sur le fugitif et durent revenir annoncer le résultat négatif de leurs recherches. Comme bien on pense, Peyrolles ne les avait pas attendus, et pendant qu’on le cherchait dans les jardins il était déjà au coeur des hautes futaies du parc même de Versailles où il eût fallu une battue en règle pour le prendre. Le bandit échappait encore une fois au châtiment de ses crimes. *Joueurs D’Honneur. Louis XIV et Louis XV ne furent pas plus sages que Henri IV qui, avec sa malheureuse passion pour le jeu, leur avait fourni un funeste précédent; non seulement on jouait à la cour, au dernier siècle, mais qui plus est on y trichait, les dames surtout. Ce bon exemple, on doit le croire, était aussi bien suivi par les seigneurs et la bourgeoisie que par le peuple. Le prince de Carignan tint longtemps un jeu ouvert dans son somptueux hôtel de Soissons, jeu qui lui rapportait un revenu considérable: deux cent mille à deux cent cinquante mille livres par an, croyait-on. À sa mort, en 1741, sa veuve tenta de continuer ce trafic rémunérateur, mais elle ne sut pas s’y prendre et fut bientôt obligée de fermer ses salons. Le duc de Gesvres, gouverneur de Paris, et oncle du capitaine de Tresmes que nous avons vu défendre Philippe, faisait également jouer et recueillait un bénéfice net de cent trente mille francs. Ces deux jeux furent pendant des années la ruine de fils de famille, de bourgeois, d’officiers et autres. Par contre, cela était la ressource de nombre d’escrocs qui trouvaient ainsi à vivre à bon compte. Mais il se passait parfois dans ces lieux de plaisir des scènes tragiques qu’on ne parvenait pas toujours à étouffer et qui transpiraient au dehors. Un jour, un officier étranger de haut grade, venu à Paris avec une grosse somme d’argent, fut entraîné au jeu du duc de Gesvres et perdit tout ce qu’il possédait. De désespoir, il se perça de son épée dans la salle même où l’on jouait. Cette affaire eut un assez grand retentissement et le duc eut toutes les peines du monde à conserver son privilège. Néanmoins il y réussit et parvint à prouver que cet officier n’était qu’un maladroit et surtout un imbécile de s’être conduit de la sorte. Les jeux du prince de Carignan et de M. de Gesvres étaient d’autant plus dangereux, qu’établis dans leurs hôtels particuliers, la police ne pouvait en rien y exercer son ministère. Aussi y trichait-on à loisir et presque sans se gêner. On acquérait même une certaine renommée à être un habile filou et maint personnage titré fut pris en flagrant délit de tricherie, sans que sa réputation eût eu à en souffrir. Mais il n’y eut pas que les grands seigneurs à tenir table-ou- verte, -on faisait couramment ce vilain jeu de mots à cause de la couleur du tapis, -et les maisons de jeu pullulèrent bientôt dans Paris, sous l’oeil bienveillant de la police qui n’y pénétrait le plus souvent que pour jouer elle-même, quand elle n’y était pas appelée par un meurtre. Plus tard, l’ingénieux M. de Sartines devait être le premier à dénommer Salons ces cavernes séduisantes et à leur imposer cette loi unique: permission de se demander la bourse sans s’arracher la vie. Quoique, -sans parler des cercles, -les tapis francs soient supprimés depuis longtemps à Paris, beaucoup de nos lecteurs doivent connaître de souvenir ou de réputation le fameux 113 du Palais-Royal qui inspira ce quatrain célèbre: Il est trois portes à cet antre: L’espoir, l’infamie, la mort, C’est par la première qu’on entre, Et par les deux autres qu’on sort. Ce quatrain aurait pu trouver sa place au fronton de l’hôtel de l’ambassade de Venise, car cet hôtel possédait justement trois portes -non au figuré -et les mémoires du temps nous apprennent qu’abusant de son titre et de l’inviolabilité de sa demeure le maître du lieu y tenait un tripot considérable et d’autant plus productif que les gens de toutes classes y étaient admis. À côté des premiers gentilshommes de la cour, on voyait des individus à mine douteuse et dont l’origine l’était encore davantage. Les compatriotes du Vénitien formaient le plus grand nombre de ces derniers. Généralement, c’était la nuit, à partir de onze heures ou onze heures et demie, que les tables s’ouvraient pour ne se fermer qu’au matin et souvent au grand jour. Quelquefois on jouait toute la journée mais rarement. Tous les jeux y étaient en usage; il y en avait pour chaque goût. Le trois-dix, le tope et quinte, le passe-dix, le quinquenove, la dupe, le mormonique, le hoca, la bassette, le pharaon, le pair ou non, le quinze, les petits paquets, jouissaient surtout d’une grande faveur parce que c’étaient ceux où la chance était le plus facile à corriger. Pour le chevalier, il lui était indifférent qu’on jouât à ce jeu- ci ou à ce jeu-là. La chose capitale était que chacun d’eux lui rapportât un certain chiffre. Il avait des croupiers chargés de la comptabilité et qui devaient lui rendre des comptes exacts. Le total des sommes ainsi perçues était parfois très élevé et aurait pu en peu de temps l’enrichir. Malheureusement il était le plus joueur de tous et reperdait souvent en quelques heures le produit de plusieurs jours. Par suite, était-il sans cesse à court d’argent, et c’est ce qui explique les « emprunts » qu’il avait faits à Mlle de Wendel ainsi que sa complicité dans le crime projeté par Peyrolles. Le chevalier Zéno était l’inventeur d’un jeu meurtrier appelé le biribi qui devait faire bien des victimes avant d’être détrôné par la roulette. Le biribi se jouait au moyen d’un tableau divisé en soixante-dix cases avec leurs numéros et un sac contenant soixante-quatre petites boules avec des billets numérotés. À tour de rôle, chaque joueur tirait une boule, et, si le numéro correspondait à celui sur lequel il avait placé sa mise, le banquier la lui payait soixante-quatre fois. On voit que pour transformer cette heureuse invention en roulette, on n’a eu qu’à diminuer le nombre des cases, à rajouter quelques combinaisons, telles que rouge et noir, pair et impair, et à métamorphoser le sac en roue tournante. Cependant tel qu’il était alors, le biribi n’avait pas besoin de perfectionnements pour faire de nombreuses victimes. Si, aux divers étages de son hôtel, on jouait tous les jeux connus à l’époque, et que nous venons d’énumérer, Zéno avait eu la précaution de n’installer le biribi que dans les sous-sols pour étouffer les cris des perdants et de ceux qui s’entretuaient. Dans cette grande salle souterraine, rond-voûtée à la façon d’une crypte d’église, et à laquelle on avait donné le nom bien porté d’Enfer de Venise, toutes les classes de la société se donnaient rendez-vous. À la tournure et à la mine de la presque totalité des joueurs qui fréquentaient ce gouffre, on n’eût jamais cru que ces gens avaient quelque chose à perdre, car la livrée du lieu était celle de la misère, de la débauche, presque du crime. Eh bien! malgré cet aspect général repoussant, la force de l’engouement était telle que des hommes de bonne maison, des seigneurs, de grandes dames prenaient un ignoble travestissement pour descendre des étages supérieurs dans ce caveau, seul lieu de Paris où se jouait le biribi, et consacrer des heures fiévreuses au démon, roi du sanctuaire. Pour terminer ce tableau, ajoutons que, par un raffinement de précaution, indiquant bien son habileté en fait de ruine publique, le chevalier avait eu l’ingénieuse idée de faire établir, chaque samedi soir, des tables supplémentaires de biribi, afin d’engager les travailleurs à venir jeter dans le gouffre leurs salaires qu’ils touchaient ce jour-là. À l’heure où nous pénétrons dans l’Enfer de Venise, c’est-à-dire vers deux heures de nuit, la crypte était encombrée d’une foule tumultueuse sacrifiant à l’idole du lieu. Les tables supportant les cases étaient incessamment entourées d’un sextuple rang de têtes avides, et des centaines de mains fiévreuses s’agitaient convulsivement sur les rebords graisseux du tapis vert. L’or, l’argent, les billets de caisse ruisselaient sur ces tables ovales sous les regards dévorants des intéressés. De temps à autre on entendait un cri de femme qu’on étouffait, la plainte d’un vieillard qu’on bousculait. Pouvait-on connaître et respecter l’âge et le sexe dans le temple du dieu de métal? Ce soir-là, soit hasard, soit préméditation, plusieurs de nos personnages s’étaient donné rendez-vous dans cet antre de perdition. La rue Montmartre était tout à fait déserte et l’on n’y voyait guère mieux qu’en un four -les boutiquiers étant obligés de se conformer aux règlements du couvre-feu -quand deux hommes, tournant le coin de la rue du Mail, traversèrent rapidement le champ de lumière formé par toutes les fenêtres brillantes de l’hôtel de l’ambassade, franchirent son entrée près de laquelle trois laquais restaient aussi immobiles et non moins muets que des cariatides et prirent l’escalier du sous-sol. -L’ancien, dit le plus jeune des deux survenants, -puisque papa vous a délégué à l’effet de visiter le lieu où je viens chaque jour passer une heure ou deux et parfaire mon éducation, vous allez voir ici une véritable curiosité de Paris. Celui qu’on venait d’appeler l’ancien s’arrêta net au milieu de l’antichambre qui précédait le salon de biribi, et, posant ses deux mains sur les épaules de son compagnon: -Pétiou, fit-il à voix basse, -ton étoupe d’auteur il s’est perdu par le cotillon, soit dit sans offenser dame Mathurine la plus avenante personne du sexe, vivadious! toi, tu files vers les écus, c’est une occupation de grigou, bagasse!... Eh donc! camarade, où sommes-nous céans? -Dans l’Enfer de Venise! monsieur Cocardasse, répondit le jeune Boniface Passepoil que nos lecteurs ont déjà reconnu et que sa passion pour le jeu avait dès longtemps fait un habitué de l’endroit, sans qu’il y fût connu sous son nom cependant. -Dans l’Enfer? répéta le soudard dont la physionomie exprima une stupéfaction si comique que Boniface ne put s’empêcher de rire. Mais le Gascon n’en était encore qu’au début de ses étonnements, car le petit Passepoil venait à peine de le prévenir qu’il n’eut pas à s’étonner de la livrée du lieu qui était à la mode, que l’un et l’autre furent poussés de droite et de gauche par les trois laquais cariatides de la porte en même temps qu’on criait à leurs oreilles: -Place! Place à monsieur le Représentant de Venise! Derrière les valets venait le chevalier Zéno. Il était pâle et sa figure défaite prouvait à quel point il avait été affecté par l’événement survenu dans les salons de Versailles, caché qu’il était non loin du lieu du scandale. La trahison de sa maîtresse le laissait froid; il se moquait que M. de Peyrolles -dont, involontairement, il avait appris ce soir- là même le vrai nom, -fût occis d’une façon ou d’une autre, mais la perte de la dot espérée lui était sensible, et c’est la rage au coeur qu’il venait à son tripot pour exécuter, sans bourse délier, le dernier plan de vengeance concerté entre lui et le vindicatif vieillard. À la suite des trois serviteurs qui annonçaient tout haut sa venue, le chevalier pénétra dans la seconde salle. Cocardasse et Boniface allaient y entrer à leur tour, quand le premier s’arrêta tout net en se sentant donner une légère tape sur l’épaule. -Sandiéous! fit-il en se retournant; -je ne me trompe pas, c’est vous, ba... -Chut! l’interrompit celui qui venait de le toucher de la main, - soyez prudent, mons Cocardasse. Je ne suis ici ni M. Hélouin, ni baron de Posen, mais bien, ainsi que mon déguisement vous le prouve, le vieux savant, sourd comme un pot, que le chevalier Zéno a pour voisin de campagne à Montmartre... Tout danger n’est pas encore écarté de celui sur lequel nous veillons. J’arrive de Versailles où se sont passés de bien curieux événements. Le Vénitien y était et je le soupçonne fort de tramer un nouveau complot. C’est pourquoi vous me voyez ici où il ne peut s’étonner de me rencontrer, les plus sages devenant souvent les plus fous quand il s’agit d’argent. Boniface, continua-t-il s’adressant au jeune Passepoil; voulez- vous me dire si vous êtes connu dans ce tripot? -Comme joueur, peut-être, mais non autrement, répliqua l’ami de Philippe qui éprouvait une admiration profonde à voir la métamorphose de M. Hélouin. -Et croyez-vous avoir été vu par Zéno, l’autre nuit, dans le parc de l’hôtel de Nevers? -Pour cela non, il y faisait bien trop noir. -C’est au mieux alors, vous allez pouvoir nous être utile. Puis se tournant vers le Gascon, il ajouta: -Quant à vous, mon brave, comme on ne sait pas ce qui peut arriver et que votre présence n’est pas actuellement nécessaire, vous ferez bien d’aller nous attendre chez votre ami Passepoil où nous irons vous rejoindre, car le nouveau coup de main, s’il y en a un, ne sera pas tenté cette nuit. Comme Cocardasse obéissant s’éloignait, un tumulte effroyable éclata dans le salon de biribi, tumulte fait de cris et de jurons sonores qui semblaient vouloir justifier le titre d’Enfer que portait ce lieu. -Allons-y, dit M. Hélouin. Après avoir assujetti ses lunettes et sa perruque, il entraîna Boniface vers le salon où il était presque impossible de pénétrer tant il regorgeait d’une foule bruyante, animée et fiévreuse. L’Enfer de Venise, dans lequel s’efforçaient d’entrer le faux vieillard et le jeune Passepoil, était en ce moment surtout inabordable, car un formidable mécontentement venait de se manifester soudain à la table de jeu; et le héros de cette scène orageuse n’était autre que le chevalier Zéno, maître du tapis franc. On se souvient qu’au moment où tout était jugé désespéré par les deux complices, c’est-à-dire peu d’instants avant d’être acculé par Philippe dans le salon de Versailles, Peyrolles, ne respirant que la vengeance, était parvenu à faire partager en partie sa haine au chevalier qui, sans posséder contre les Lagardère d’aussi puissants motifs d’aversion que l’ex-factotum de Gonzague, n’en comprenait pas moins que Philippe lui volait doublement ses espérances en devenant seul et unique héritier de la comtesse, après s’être emparé du coeur et de la raison de Bathilde. Ainsi préparé, Zéno devait forcément se mettre de moitié dans la dernière embûche dressée par Peyrolles sous les pas de leur ennemi commun. Étant donné surtout que, connu maintenant comme complice d’un assassin et d’un faussaire, il lui fallait, pour quelque temps tout au moins, abandonner son poste diplomatique. N’ayant plus rien à perdre, il avait accueilli avec une joie méchante la proposition de diriger le sac de l’hôtel de Nevers. C’est là qu’il espérait pouvoir regarnir sa bourse avant son départ de France. En le quittant, le vieillard lui avait dit en substance: -Coûte que coûte, il nous faut trente hommes demain, trente hommes que nous puissions diriger d’une façon absolue, trente hommes enfin qui vous aient vendu leurs consciences et leurs bras! Et Zéno avait repris la route de son hôtel bien décidé à atteindre ce but, mais assez perplexe sur le moyen à employer pour s’attacher un pareil nombre de chenapans, car il ne se sentait guère en fonds et savait que l’achat de trente consciences nécessiterait une lourde saignée. Cependant, c’était d’un pas alerte et presque vainqueur qu’il avait franchi le seuil du salon de biribi, attendu qu’en route, son esprit inventif lui avait fourni une idée géniale. Connaissant à fond les joueurs et sachant par expérience qu’un décavé est plus acharné s’il est possible qu’un joueur heureux, il s’était dit dans sa logique: -L’Enfer de Venise possède bien à cette heure plus de trente bons garçons qui viennent d’y laisser tomber leurs dernières plumes. » Je serai bien mal chanceux si ces clients ne sont pas composés pour les deux tiers au moins de mes chers compatriotes et valent mieux que la corde pour les pendre, car il est inutile de me dissimuler que mon sous-sol est déplorablement fréquenté... » Pour cette fois, cependant, je n’aurai pas à m’en plaindre et vais m’entourer d’hommes solides, même dévoués, sans bourse délier. C’est la mise en pratique de cette bonne idée qui avait provoqué le tumulte dont s’emplissait l’Enfer, à l’instant où y arrivaient M. Hélouin déguisé et Boniface. Le chevalier tenait la banque; il avait joué en Vénitien... de Grèce et venait, en une première fournée, de gagner, sans ouvrir sa caisse, le droit de commander toute une nuit à dix hommes. Poussé par son compagnon, Boniface demanda, en se frayant, au moyen de ses coudes, agités comme des ailes, un chemin vers le tapis vert: -Qu’y a-t-il? qu’y a-t-il? Cinquante voix lui répondirent expliquant la partie qui venait d’être jouée et perdue par les dix pontes. Le jeune Passepoil avait sa leçon faite. -Parbleu! s’écria-t-il en se tournant vers Zéno, -s’il vous faut une autre tournée de dix hommes, Excellence, je brigue l’honneur d’en être. Il n’en fallait pas plus pour décider l’assemblée et de nouveaux pontes se présentèrent pour risquer cette partie bizarre. Mais le chevalier avait vu l’hésitation dans les regards de quelques-uns et comprenant qu’il aurait tort de diviser ses chances de succès, il préféra terminer sur un seul coup. -Deux mille louis en banque, dit-il. -Il y a cent louis contre chaque joueur... Ceux qui veulent tenter la chance n’ont qu’à me donner leur nom, leur adresse, et me jurer fidélité pour une nuit... je n’exige pas d’autre mise. -Voilà! j’en suis! s’écria Boniface qui, conseillé tout bas par M. Hélouin, faisait l’office du premier mouton de Panurge. Peu à peu d’autres s’approchèrent et le nombre allait être au complet quand un vieillard curieusement accoutré et paraissant ne s’occuper de personne vint, sans mot dire, prendre la dernière place à la table de jeu. -Retirez-vous, bonhomme, lui cria Zéno, -et laissez la place à un autre: vous êtes trop âgé pour risquer une de vos nuits et jouer avec les rhumatismes. -Tiens, tiens, fit tout à coup le vieillard en desserrant le garde-vue qui lui abritait les yeux et en se dressant tout debout pour tendre sa main au chevalier par dessus la table; -vous allez bien, jeune homme?... et les amours?... » Vraiment je suis charmé de vous rencontrer, voisin; les chemins ne sont pas sûrs pour retourner à Montmartre et nous ferons la route ensemble, si vous voulez? -La peste soit du vieux sourd! sacra Zéno en reconnaissant le savant qui habitait le pavillon contigu à sa Folie hors les murs. -Par quel maudit hasard est-il déjà revenu de voyage? Et tout haut, il cria: -Retirez-vous un moment, voisin. La partie est sérieuse! -Ah! vraiment, la dame qui brisait tout chez vous l’autre jour est devenue rieuse? répliqua l’intraitable sourd paraissant n’avoir entendu que la moitié du dernier mot prononcé. -Tant mieux, jeune homme, c’est une agréable évolution de caractère et dont vous n’aurez pas à vous plaindre... » Je fais deux sols contre vous, voisin. Parlant ainsi, le vieux savant déposa très bénignement une pièce de cuivre sur un des casiers du tableau. -Les jeux sont faits! déclara Zéno qui bouillait de colère, mais n’osait éconduire le vieil entêté par crainte de faire deviner ses intentions. Chaque ponte avait placé sur un casier respectif un petit bout de papier contenant son nom pour marquer sa chance. Seul le vieillard avait devant lui sa pièce de dix sols. Le sac qui devait contenir les soixante-quatre boules numérotées circula autour du tapis vert; mais, pendant la discussion, Zéno ayant habilement subtilisé les vingt numéros couverts par les pontes, aucun d’eux ne sortit et pour la seconde fois, le chevalier resta maître du jeu. De nouveaux murmures s’élevaient déjà dans les rangs des joueurs ainsi refaits et le tumulte allait peut-être recommencer plus violent que l’instant précédent, quand le vieillard, se levant, dit avec une pointe de raillerie dans la voix, en même temps qu’il poussait, comme à regret, sa pièce de cuivre vers le banquier: -Voisin, vous avez la chance ce soir, et je ne demande pas ma revanche. Contre ces joueurs d’honneur c’est bien gagné! Boniface étouffa un rire et le chevalier se mordit la lèvre. Tous deux avaient compris le double sens des paroles du vieillard et n’avaient retenu que ces mots: « joueurs d’honneur! » -Ce vieux-là est à surveiller, se dit Zéno; son infirmité peut ne pas l’empêcher d’être nuisible. Mais l’esprit du chevalier ne s’arrêta pas longtemps sur cette impression et comme il avait ses hommes, il les fit monter dans une salle libre du premier étage pour leur donner leurs instructions, en même temps qu’il ordonnait de clore les jeux et de faire évacuer l’hôtel. *Le Talion. Le lendemain de cette soirée, vers deux heures de l’après-midi Peyrolles, rentré à Paris durant la nuit, se trouvait chez lui, étendu tout vêtu sur sa couche. On se souvient qu’il habitait un petit logement dans une maison retirée du faubourg Saint-Marceau. Brisé au moral comme au physique, sentant tout lui manquer à la fois, il ne voyait plus que ténèbres autour de lui. Une pensée, une seule, le soutenait encore et, par instants, allumait dans ses yeux une flamme ardente. Puisque non seulement toutes ses espérances de fortune étaient déçues, mais qu’en outre l’accusation portée contre lui par la comtesse ne faisait plus de sa vie qu’une question d’heures -car il ne s’illusionnait pas sur le sort qui l’attendait lorsqu’il serait entre les mains de la justice, et il ne devait pas tarder à y être -il voulait employer à la vengeance, celles qui lui restaient encore de libres. Mais, cette fois, rien ne l’arrêterait. Il ne demeurerait plus dans l’ombre comme il l’avait fait jusqu’alors. Mourir pour mourir, il tenait au moins à ce que l’instant de sa mort fût aussi celui de la mort de ses ennemis. Et où qu’ils pussent être, ne se fiant plus à personne, il irait lui-même les frapper de sa main... le fils d’abord, la mère ensuite. Puis après, il succomberait sans regrets, heureux d’avoir pu les immoler à sa haine. Depuis son retour, il était donc à ruminer les moyens qu’il emploierait pour arriver à perpétrer sûrement, le soir même, ce dernier forfait, pendant l’incendie que devaient allumer les hommes de Zéno, quand il entendit un pas léger glisser sur le parquet de sa chambre et s’approcher de lui lentement. Il tourna la tête et avec un étonnement mêlé d’une joie mauvaise, il aperçut Bathilde près de lui. Bathilde elle-même, qu’il avait complètement oubliée pour ne plus songer qu’à Aurore et à Philippe. N’était-ce pas elle pourtant qui, en réalité, était la cause première de son effondrement, qui avait détruit, fait échouer tous ses projets? N’était-ce pas à elle qu’il devait de se voir ainsi perdu sans ressources, alors qu’il aurait pu, si elle l’avait servi fidèlement, reconquérir son ancienne richesse et vivre au grand jour comme autrefois. Ces pensées l’assaillant tout à coup lui firent monter la fureur au cerveau et d’un mouvement violent il jeta le haut du corps en avant pour saisir la jeune femme dans ses bras et la briser sous l’étreinte. Mais ses forces étaient épuisées et il retomba lourdement sur sa couche sans avoir pu atteindre Bathilde. Celle-ci n’avait pas fait un pas en arrière pour échapper à cette menace. Calme et froide, les traits impassibles, elle considérait le vieillard sans colère, plutôt avec un air de commisération, de pitié. -Fille perfide et traîtresse, dit celui-ci d’une voix sifflante, - tu viens contempler ton oeuvre, n’est-ce pas? -La vôtre, monsieur de Peyrolles, répondit doucement Bathilde. -La tienne, te dis-je. -J’avais mis la fortune à ta portée, une fortune immense, colossale, qui pouvait nous rendre heureux l’un et l’autre, nous procurer toutes les joies, tous les bonheurs de la vie; tu avais peu de choses à faire pour t’en emparer: supprimer une femme et un enfant... la femme déjà un pied dans la tombe... l’enfant faible et sans défense... » Ta tâche était facile... et tu n’as pas su l’accomplir... tu as reculé, prise d’une stupide sensibilité... » Ah! misérable folle... vois où tu nous as conduits!... -Oui, j’ai reculé, repartit Bathilde, -j’ai reculé devant le crime... crime horrible, s’il en fût: s’attaquer à la faiblesse!... à l’enfance!... » Car malgré les mauvais instincts que vous aviez développés en moi, je n’étais pas encore assez pervertie pour commettre une aussi noire action. -Ah! ah! répliqua le vieillard avec ironie, -toujours tes belles phrases... » Je les ai déjà entendues dans le temps... Mais je croyais que tu avais reconnu avec moi combien elles étaient vides de sens, combien ces accès de sotte générosité étaient peu de mise en ce monde? -J’avais, en effet, subissant votre influence néfaste, été reprise par le mauvais esprit; heureusement, Dieu m’a fait la grâce de l’éloigner de moi et de me remettre dans le bon chemin dont vous m’aviez détournée. » Il m’a même donné une joie suprême que je n’étais plus en droit d’attendre de lui: il m’a permis de connaître l’amour du coeur qui régénère et rachète... et par lequel je suis sortie du gouffre d’infamies où j’étais tombée... -Et à quoi t’a servi cette passion, fille insensée? interrompit l’ex-factotum toujours ironique. -À te faire haïr et mépriser de celui que tu aimes, n’est-ce pas?... » Joli résultat, ma foi! -Je le sais, mais cela me fait l’en aimer davantage: car à présent que je me rends justice, que j’ai conscience de la créature que j’étais il y a deux jours encore, mon amour se trouverait affaibli s’il en était autrement. -Est-ce pour me conter de pareilles sornettes que tu es venue me voir? -Non... et voici le but de ma visite, la dernière que vous recevrez de moi, attendu que je disparais du monde pour n’y plus jamais rentrer... » Je me voue désormais à Dieu. » Je venais afin de tenter de vous ramener au bien, afin d’essayer de vous faire consacrer les quelques années qui vous restent à passer sur terre, au rachat de vos fautes. » Songez-y, la tombe n’est plus loin de vous, maintenant... Voudriez-vous y descendre chargé du fardeau de vos crimes? Peyrolles eut un rire sardonique. Il concluait des paroles de la jeune femme qu’elle ignorait la scène de la veille à Trianon. Elle parlait de quelques années qui lui restaient à vivre, quand c’était à peine quelques jours, quelques heures peut-être. -Puis, ajouta Bathilde avec un accent de prière, -je voudrais aussi que vous me fassiez une promesse: celle de ne plus vous acharner à la perte de Philippe et de sa mère. » Je sais qu’ils sont réunis aujourd’hui... laissez-les à leur bonheur. -Eux! fit le vieillard avec rage; -eux!... » Ah! plus que jamais au contraire, je vais leur faire sentir le poids de ma haine... » Et c’est la joie au coeur, l’âme rayonnante, que j’anéantirai ce bonheur qu’ils commencent seulement à goûter. -Non, non, vous ne ferez pas cela, supplia Bathilde. -N’y a-t-il donc pas en vous quelque sentiment généreux que je puisse invoquer en leur faveur? -Ah! ah! de la pitié!... ricana Peyrolles. -Je pensais que tu me connaissais assez, ma fille, pour ne pas me croire un travers aussi ridicule... » De la pitié pour eux... quand hier encore... Mais il s’arrêta; car s’il racontait à Bathilde la scène de Trianon, c’était se reconnaître coupable devant elle du meurtre du comte de Lagardère, dont elle ne l’avait jamais soupçonné. Et qui sait si, après l’avoir déjà trahi une fois, elle n’irait pas en sortant de chez lui, le dénoncer immédiatement. Bathilde, bien entendu, ne saisit pas le sens de cette restriction. -Je vous en conjure, reprit-elle, -accordez-moi ce que je vous demande. Mais le vieillard avait changé d’idée. Pensant pouvoir retenir la jeune femme prisonnière chez lui jusqu’à la nuit, il se mit à lui raconter avec un grand luxe de détails ce qui avait été décidé entre lui et le chevalier Zéno. -À l’heure actuelle, dit-il en terminant, -ton beau fiancé, l’ambassadeur de Venise, que tu as eu le tort de rendre jaloux, est à la tête d’une petite armée et nos affaires ne chômeront plus. » Ce soir même, grâce à toi, ma fille, -car c’est avec ta clef que nos hommes s’introduiront par la porte du puits, -l’hôtel de Nevers sera incendié, et, à la faveur du feu, nous n’aurons pas trop de mal à faire disparaître ton beau Philippe et sa coquine de mère. » Que dis-tu de notre plan? » Est-ce assez bien élaboré? Mlle de Wendel avait écouté le misérable sans pouvoir ouvrir la bouche pour l’arrêter; l’épouvante lui coupait la parole, elle n’était pas bien loin de penser que ce vieillard était Satan en personne. -Oh! put-elle dire enfin. -Oh! vous ne ferez pas cela! -Pourquoi pas?... Qui m’en empêchera? -Moi, qui jure de devenir à nouveau votre esclave si vous m’accordez cette grâce. Peyrolles eut un rire démoniaque. -Et qu’aurai-je besoin de toi après le coup fait, ma belle?... demanda-t-il. » La justice du roi, d’ailleurs, se chargera de ton avenir; car il ne faut pas oublier que ta clef servant de pièce à conviction, tu seras accusée d’avoir introduit les incendiaires et les assassins... -Oh! non, non! ne faites pas cela, et je vous bénirai, malgré tout le mal que vous m’avez fait... supplia la jeune femme, le corps agité d’un long frisson d’horreur. -Le mal que je t’ai fait, ingrate? -Pouvez-vous le nier? Eh bien! malgré l’état de déchéance dans lequel je suis actuellement à cause de vous, malgré ma vie brisée, malgré les remords qui m’accablent et auxquels je suis vouée jusqu’à mon dernier jour, je n’aurai pour vous que reconnaissance et affection. -Le mal que je t’ai fait? répéta Peyrolles furieux. -Oses-tu de la sorte renverser les rôles, malheureuse? » Tu appelles cela t’avoir fait du mal quand je n’ai cessé de te prodiguer mes conseils, de te faire profiter des fruits de mon expérience, en un mot de te mettre en garde contre les faiblesses humaines, dont un jour ou l’autre on finit toujours par être victime!... -Hélas! oui, car j’étais née bonne, aimante, et vous m’avez rendue, vous, mauvaise et vindicative; vous avez infiltré en moi, goutte à goutte, le poison de l’envie; vous avez fait miroiter à mes yeux les faux bonheurs de ce monde!... » J’avais simplement le goût du luxe... vous l’avez changé en folie au lieu de le refréner. » Par vous je suis devenue fausse, dissimulée. » J’ai répondu aux bienfaits dont on me comblait par la plus noire ingratitude. » N’est-ce donc pas là m’avoir fait du mal, et mon père m’avait-il confiée à vous pour me perdre ainsi? -Ton père!... Ah! ah! ton père!... fit Peyrolles avec une joie mauvaise. Une idée venait de surgir dans l’esprit du méchant vieillard. S’il lui était interdit, par suite de sa faiblesse, de se venger de Bathilde physiquement, il lui restait du moins la faculté de la torturer moralement. -Ne parlez pas de mon père sur ce ton, reprit Bathilde que l’air ironique de Peyrolles indigna. -C’était un homme bon et vertueux que Dieu m’a trop tôt enlevé. -Veux-tu que je te parle de ta mère, alors? -Taisez-vous!... ordonna la jeune femme; -vous dites cela, je le sais, pour m’affliger; j’ai appris en effet que ma mère... Mais ce n’est pas à une fille de juger celle qui lui a donné le jour... » Je ne veux songer qu’à mon père que j’ai trop vite oublié. Et je vous le demande encore: est-ce pour faire de moi la misérable créature que je suis qu’il vous a chargé du soin de me guider dans la vie? -Hé! Hé!... Peut-être? -Mensonge! L’infortuné ignorait certainement qui vous étiez et les desseins que vous formiez sur moi, sans quoi il m’aurait au contraire éloignée de vous comme d’une bête malfaisante. -Il n’ignorait pas qui j’étais. -Si, vous dis-je, il l’ignorait... il devait l’ignorer... -Oses-tu bien démentir ton bienfaiteur, petite vipère?... Il l’ignorait si peu que je le lui ai fait connaître moi-même. -Je soutiens que vous mentez, et c’est une nouvelle infamie de votre part de chercher à souiller d’une aussi odieuse façon la mémoire de cet être cher... » Oh! oui, pauvre père, s’il avait pu prévoir. Ces derniers mots amusèrent le vieillard au point de provoquer chez lui un rire spasmodique. -Sûrement il prévoyait, dit-il. -Il prévoyait! et c’est une justice à lui rendre, cela ne paraissait lui faire qu’un médiocre plaisir. Bathilde considéra Peyrolles d’un air interrogatif. Elle ne comprenait plus. Où voulait-il en venir? -Mais alors, demanda-t-elle, -vous m’avez donc abusée en me disant que sa volonté expresse était que je vécusse près de vous? -Pas le moins du monde... c’est-à-dire: cela se pourrait bien. -Oh! Dieu!... fit Bathilde avec terreur, -qu’entrevois-je là. Le gredin conservait sur ses lèvres un rictus railleur. Il éprouvait une joie féroce à voir les angoisses de la jeune femme. Celle-ci se rappelait maintenant les circonstances qui avaient précédé la mort de son père. Elle se souvenait qu’elle s’était endormie sur une chaise pendant l’entretien du moribond avec Peyrolles et n’avait pu, en conséquence, assister à ses derniers moments. Que s’était-il donc passé entre eux deux pendant son sommeil? -Ainsi, vous m’avez outrageusement menti, s’écria-t-elle en devenant soudainement menaçante; -car si vous lui avez révélé qui vous étiez, loin de faire de vous mon protecteur, il a dû vouloir vous chasser afin de m’épargner le contact de votre corruption... lui qui m’élevait avec un soin jaloux et écartait de moi tout ce qui était contraire au bien. -Le fait est qu’il a essayé, ma fille. Il a même voulu te réveiller pour te dire un mot à mon sujet. » Mais comme cela n’aurait pas servi mes projets, attendu que j’avais besoin de toi... -Alors? questionna Bathilde haletante, en voyant Peyrolles suspendre sa phrase. -Alors?... Je l’en ai empêché. -Vous l’en avez empêché!... Comment? Et comme son interlocuteur semblait réfléchir avant de répondre, elle cria: -Ah! parlez donc!... Vous avez usé de violence, peut-être?... -Tu l’as dit, ma belle. -Vous avez osé brutaliser mon père!... exclama Bathilde en s’avançant tout près du coquin les yeux remplis d’éclairs. -Vous avez osé employer la force avec lui... lui faible et n’ayant déjà plus que le souffle? -Il le fallait bien. -Et cette violence a sans doute abrégé le peu d’instants qui lui restaient à vivre?... -Ma foi, chère enfant, je ne suis pas de la Faculté et ne saurais rien affirmer; mais, entre nous, c’est à supposer. -Lâche!... lâche!... qu’avez-vous fait là? rugit la jeune femme en saisissant d’une main un des poignets de Peyrolles qu’elle meurtrit dans ses doigts nerveux... -Ce que j’ai fait là?... repartit celui-ci... dont les lèvres se plissèrent méchamment. -J’ai fait ce que me commandait ma haine! Ah! si je n’avais fait que ça... ajouta-t-il, voulant pousser le désespoir de Bathilde à l’extrême et ne craignant point, en l’absence de toute preuve, d’avouer l’assassinat qu’il avait commis sur le malheureux de Wendel. -Quoi donc?... Quoi donc encore?... interrogea la malheureuse qui, maintenant, avait peur de comprendre et tenait sa poitrine de sa main libre pour comprimer les battements de son coeur. -Tu veux le savoir?... dit Peyrolles qui essayait, sans y parvenir, de se dégager des étreintes de la jeune femme. -Eh bien! je vais te le dire... » Comme ton père faisait des efforts pour sortir de son lit et aller te réveiller, je lui ai appliqué un oreiller sur la bouche... et l’ai étouffé... » Ah! ah! ça n’a pas été long... À ces paroles, Bathilde jeta un cri si aigu que les échos en retentirent. Un moment elle demeura immobile, comme pétrifiée d’épouvante et dardant sur Peyrolles des regards où se lisait la folie. Puis, tout à coup, lâchant le poignet du coquin, elle s’empara d’un coussin sur lequel sa tête était appuyée et, avec la rapidité de la pensée lui en couvrant le visage entièrement, elle le maintint ainsi en pesant dessus de toutes ses forces. -Bandit!... Bandit!... criait-elle en même temps. -Voici ton châtiment... tu vas mourir comme est mort mon pauvre père... L’action de la jeune femme avait été si prompte que le vieillard n’avait pu s’y soustraire. Instinctivement, d’abord, il chercha à enlever le coussin, mais n’y réussissant point, il saisit à son tour les bras de celle qui l’étouffait et y enfonça profondément ses ongles, les déchirant avec rage. Peine perdue! Bathilde de Wendel semblait insensible aux atroces blessures qu’il lui faisait et n’en exerçait qu’une pression plus grande. Forte et vigoureuse comme elle l’était déjà d’ordinaire, la fureur où l’avait jetée l’aveu de Peyrolles augmentait encore la puissance de ses muscles. Ses bras déchirés et saignants restaient rigides. Elle avait la conscience d’accomplir une action louable en arrêtant le souffle dans la gorge de ce vautour dont les serres la meurtrissaient sans qu’elle en ressentît la moindre douleur, tant elle concentrait son énergie entière à la punition du misérable. Le coquin commença alors à se tordre en tous sens, le corps secoué de spasmes brusques, désordonnés et la poitrine haletant avec effort. On eût dit un reptile sur la tête duquel on eût marché. De ses membres inférieurs qui battaient l’air furieusement, il tentait de repousser la jeune femme à laquelle il portait des coups formidables; mais celle-ci avait pris racine sur le sol et lui opposait une résistance invincible. Peu à peu, l’asphyxie faisant son oeuvre, les mouvements de Peyrolles devinrent moins violents et un râle sourd, le râle de l’agonie, s’échappa de sa gorge horriblement contractée. Enfin il se raidit dans une suprême convulsion, exhala un long et profond soupir, le dernier, puis demeura pour toujours immobile sur sa couche. C’était la peine du talion. Si son ancien maître, le prince de Gonzague, était mort par l’épée après s’être traîtreusement servi de cette arme, lui venait de rendre sa vilaine âme de la même manière qu’il l’avait fait rendre à M. de Wendel, sa victime de Bruges. Bathilde, ne le sentant plus se débattre, retira le coussin et après s’être assurée qu’il était réellement sans vie, quitta la maison du faubourg Saint-Marceau et se dirigea vers le Marais. *Une Réception Bien Troublée. Si la comtesse de Lagardère avait donné suite à son idée d’ouvrir ses salons pour célébrer le retour de son fils, c’était d’une façon absolument discrète, car, ce soir-là, cent personnes à peine avaient pu franchir le seuil de l’hôtel de Nevers et, dans ce nombre, fallait-il encore compter un bon tiers de jeunes seigneurs spécialement venus pour faire leur cour au nouveau duc. Dans le salon de réception nous aurions pu reconnaître le vieux maréchal Maurice de Saxe, Chevert, nouvellement promu au grade de brigadier-général et le capitaine de Tresmes. Ces trois braves officiers avaient tenu à honneur de prouver en quelle estime ils tenaient Philippe qui, lorsqu’il n’était encore que l’obscur petit garde-française, s’était déjà fait distinguer par sa vaillance. Il nous serait difficile de citer par leurs noms toutes les personnes présentes, mais il nous faut mentionner M. le duc de Richelieu que Louis XV avait délégué vers la comtesse. Comme de coutume, c’est assez pénible à avouer, M. de Richelieu tenait bien mal son rang et, malgré son âge, il pontifiait encore au milieu d’un groupe de jeunes et jolies femmes, au nombre desquelles venaient se mêler deux de ses anciennes victimes, Mlles de Valois et de Charolais. -Je n’ai jamais pu souffrir ce plat courtisan de Vignerot qu’on a fait duc de Richelieu et maréchal de France, disait le vieux de Saxe. -Savez-vous, général Chevert, que ce duc a été l’homme le plus aimé de France?... -Oh! maréchal, et notre sire le roi? -Ne vient qu’en second lieu... On raconte sur ce Vignerot des histoires surprenantes... » Tenez, à l’époque de son deuxième passage à la Bastille -et la Bastille n’était pas pour lui une bien noire prison puisqu’il avait salon et antichambre où se tenait Ruffé son valet -on dit qu’il recevait de nombreuses visites féminines chaque jour. Il avait même plusieurs cabinets de toilette pour cacher ses conquêtes les unes aux autres. » Un jour le petit Courtenay, qui en voulait à ce bellâtre, réussit à pénétrer jusqu’à lui et le rossa d’importance; mais il fut arrêté soudain par le fracas de deux portes s’ouvrant avec violence, tandis que surgissaient deux femmes ravissantes qui s’élancèrent de droite et de gauche, échevelées comme des Euménides. » C’étaient deux femmes adorables, je vous l’ai dit. D’ailleurs, vous pouvez les voir d’ici faisant encore la cour à leur dieu; mais elles ont un peu changé depuis le temps. » Du premier coup, Courtenay reconnut ses deux cousines de sang royal qui, au lieu de lui courir sus, s’arrêtèrent furieuses, à la vue l’une de l’autre. » -Ah! madame, dit la Valois, fille du régent, -ceci n’est pas du jeu! » Et Mlle de Charolais, fille de Condé, répliqua: » -Vous avez triché, madame! » Essayant un air de majesté, la Valois reprit: » -Il me semble que vous pourriez bien me donner mon titre, madame! » -Madame, je me rappellerai votre titre lorsque vous vous souviendrez du mien! » Elles étaient véritablement en colère et allaient peut-être en venir aux mains, quand ces deux poules remarquant l’état piteux dans lequel était leur coq, d’un même mouvement s’élancèrent, côte à côte, aux genoux de l’idole, en pleurant d’une voix caressante: » -Ingrat!... nous ferons rouer vif en place de Grève celui qui vous a traité ainsi... » Le maréchal fit un geste de dépit et termina par cette réflexion: » -Comment voulez-vous, général, qu’un pareil personnage puisse mener nos armées à la frontière? -Il gagne d’autres batailles, pensa tout haut Chevert en souriant. -Parbleu oui, répliqua Maurice de Saxe avec aigreur; -c’est un maréchal d’alcôve!... Dans le petit salon qui était contigu au grand, il n’y avait que les intimes. Près de la cheminée, Aurore s’entretenait avec Flor de Chaverny. Toutes deux formaient des projets pour l’avenir de leurs enfants dont ils venaient d’arrêter l’époque du mariage qui devait se faire très prochainement. À quelques pas d’eux se tenait Philippe entre Olympe et Marine. Le jeune duc et Mlle de Chaverny étaient rayonnants. Leur tête-à- tête silencieux -car ils s’étaient causé plus avec les yeux qu’avec les lèvres, -venait d’être interrompu par l’arrivée de la fille des Moutier dont la présence à l’hôtel depuis le matin de ce jour était due à l’expresse volonté de Philippe. Celui-ci avait réuni entre les siennes les mains des deux jeunes filles et murmurait, répétant sans le savoir ce qu’il avait dit quelques jours avant dans son délire: -Olympe, voici ma petite soeur, je désire que ce soit aussi la vôtre... Les coins extrêmes du petit salon étaient occupés par deux autres groupes. Dans l’un, assis chacun sur l’angle d’un fauteuil, et parlant le plus bas possible, se tenaient nos vieux maîtres d’armes, Cocardasse Junior et Amable Passepoil. Ils s’étonnaient tous deux de ne pas voir M. Hélouin et Boniface. Le premier surtout leur manquait, car, depuis leurs anciennes équipées au Palais-Royal, du temps du Régent, alors qu’Henri de Lagardère leur servait de pôle, ils avaient quelque peu perdu l’habitude du grand monde. Dans l’autre coin, le docteur César Cabalus avait accroché M. de Chaverny et le mettait à la torture en se vantant de ses cures récentes et merveilleuses, cures uniquement dues à son système, comme bien on pense. Au plus fort des conversations particulières, un domestique entra et, avec un air de grand mystère -car les gens de l’hôtel étaient au fait des récents événements -vint annoncer à la comtesse que Mlle de Wendel sollicitait la permission de lui parler. -Elle!... s’écria Aurore stupéfaite. -Elle ici!... Elle a eu l’audace de vouloir affronter ma présence!... Chassez-la, la coquine... chassez-la, que je ne la revoie jamais. -Madame la comtesse, reprit le domestique, -elle insiste grandement pour être introduite près de vous. Aurore allait de nouveau opposer un refus formel à cette demande qu’elle considérait comme une provocation quand Flor intervenant lui dit: -Ma chère amie, moi, à ta place, je la recevrais, ne serait-ce que pour voir la contenance qu’elle va tenir devant nous. -Comment, tu voudrais... après ce qui s’est passé?... -Raison de plus. Je serais curieuse de connaître le but de sa visite... » Elle doit avoir une raison bien sérieuse pour oser venir en pleine réception. Aurore réfléchit un instant, puis au domestique: -Faites entrer cette personne, ordonna-t-elle. Presque aussitôt Mlle de Wendel franchit le seuil du salon. La mère de Philippe s’était levée et, dans une attitude rigide, elle fixa Bathilde d’un oeil dur et méprisant. Mais la comtesse avait souffert pendant de si longues années que, plus que tout autre, elle était portée à compatir aux souffrances d’autrui; et la dureté de son regard s’atténua peu à peu parce que c’est à peine si elle reconnaissait Bathilde, l’altière et florissante jeune femme, dans la personne pâle, défaite et courbée qui s’avançait vers elle. Puis elle eut un serrement au coeur; son bonheur était si récent, elle y était si peu habituée qu’en voyant venir cette manière de fantôme, elle pressentit qu’on venait lui annoncer un nouveau malheur. D’un regard rapide Bathilde avait enveloppé toutes les personnes présentes. À la vue de Philippe, de Marine et d’Olympe assis en cercle et les mains enlacées, elle éprouva un serrement de coeur si douloureux qu’une expression de vive souffrance se répandit sur ses traits déjà si changés; mais, parvenant à dompter cette émotion, elle reprit promptement son sang-froid. Comme elle allait adresser la parole à la comtesse, celle-ci, ayant eu le temps de refouler ses craintes, lui demanda d’une voix qui voulait être indignée, mais qui était douce malgré tout: -Est-ce donc pour me braver, malheureuse, que vous êtes venue ici? -Madame, répondit Bathilde avec humilité et en fléchissant les genoux, -loin de vouloir vous braver, je viens pour subir votre juste ressentiment. Je suis prête à expier de telle façon que vous me l’ordonnerez tout le mal que je vous ai fait. -Dieu a donc enfin touché votre âme? -Oui, madame, en me frappant au coeur par deux fois et avec une rudesse excessive, fit la jeune femme avec douleur en pensant à son père et à Philippe, et sachant ne pas être comprise. -Dieu m’a éclairée, reprit-elle, -et m’a montré à quel degré d’infamie j’étais tombée. » J’ai été bien coupable; j’ai commis la plus abominable des actions en vous privant de votre fils et en vous faisant croire à sa mort; mais si je puis invoquer une excuse, c’est que j’étais inconsciente. -Inconsciente? -Hélas! complètement inconsciente, car j’étais dominée, subjuguée par une volonté qui s’était emparée de la mienne. » Un homme... un véritable bandit, m’avait recueillie alors que j’étais encore enfant et, profitant de mon inexpérience de la vie, m’avait formée au crime. C’est pour lui obéir que je suis entrée chez vous... que j’ai abusé de la douleur où vous étiez et joué le rôle infâme que vous connaissez. -Cet homme se nomme Peyrolles, n’est-ce pas? -Il se nommait ainsi, en effet, répondit Bathilde, étonnée que la comtesse sût le nom du gredin. -Oh! le misérable, si vous saviez quel monstre c’était... de quel limon il était pétri... -Je le sais, répliqua Aurore sans remarquer que son interlocutrice parlait au passé. -Oh! non, vous ne pouvez pas le savoir... -Je le sais, vous dis-je, car c’est lui qui m’a rendue veuve. -Que m’apprenez-vous là, grand Dieu! N’était-ce pas assez, de m’avoir, moi, rendue orpheline? -Que voulez-vous dire? -Qu’il a assassiné mon père... mon père qui, déjà à demi-mort, ne pouvait pas se défendre. -Oh! l’infâme! murmura la comtesse dont la voix s’adoucit tout à fait. -Mais dans quelles circonstances a-t-il commis ce forfait que nous ignorions. -Je vais vous le dire. » Ma mère ayant abandonné mon père... pour des causes que je n’ai jamais connues, je restai seule avec lui. J’étais bien jeune alors, car je n’avais que douze ou treize ans au plus. » Depuis le départ de sa femme, un chagrin profond minait le pauvre cher homme et je voyais sa santé décliner rapidement. » Bientôt son épuisement fut si grand qu’il en arriva à ne plus pouvoir se lever. » J’ai oublié de vous apprendre que nous demeurions à Bruges, en Belgique. » Quoique nous eussions été très riches autrefois, nous avions fini par tomber dans une telle misère que nous manquions de tout, même des choses les plus nécessaires à l’existence. » Moi je ne savais rien faire. » Élevée dans le luxe et le bien-être, j’étais incapable d’apporter le moindre secours à notre triste situation; et la maladie de mon père ne faisait que s’en aggraver davantage. » Un soir, à une heure assez avancée, il fut pris d’une si grande faiblesse que je crus qu’il allait expirer sur-le-champ. » Affolée, je descendis précipitamment afin d’aller réclamer les soins d’un médecin. » Mais ne sachant pas où je pourrais en trouver un, mon père n’ayant jamais voulu en appeler aucun près de lui, je me mis à vaguer à l’aventure dans les rues de Bruges, essayant de découvrir sur les maisons quelque écriteau ou quelque inscription qui m’indiquât la demeure d’un homme de l’art. » Il y avait déjà un certain temps que j’étais occupée à cette recherche quand je rencontrai un vieillard qui s’enquit de ce que je faisais à pareille heure et toute seule hors de mon logis. » -Je ne suis pas médecin, me dit-il, lorsque je lui eus expliqué le motif de mes recherches, -mais comme le cas est pressant, si vous voulez néanmoins me conduire près de votre père, je pourrai peut-être lui donner quelque secours. » J’acceptai avec empressement cette offre et revins avec lui chez nous. » J’étais très fatiguée, ayant veillé plusieurs nuits de suite, et pendant que le vieillard prodiguait quelques soins à mon père, je m’endormis d’un profond sommeil. » Quand je me réveillai, celui-ci avait cessé de vivre... et j’étais désormais sans appui, sans protecteur en ce monde. -Mais, en ce cas, de quelle façon avez-vous pu savoir qu’il avait commis le crime dont vous l’accusez... Et si vous l’avez su, comment avez-vous consenti à rester avec lui? demanda Flor de Chaverny qui était la logique même. -Je l’ai appris seulement il y a une heure. » Ah! si j’avais pu me douter... mais je ne savais rien... rien... Bathilde fit une légère pause, puis reprit: -Aussitôt après l’inhumation, le bandit que la fatalité m’avait fait rencontrer, ce misérable Peyrolles, pour le nommer enfin, me fit connaître que les dernières volontés de mon malheureux père étaient que je le considérasse désormais comme mon tuteur, mon guide, et que lui obéisse en toutes choses. » Je crus ce qu’il me disait et, me soumettant à ces ordres qui devaient m’être sacrés, je demeurai auprès de lui. » Vous savez ce qu’il a fait de moi... » Il y a deux jours encore je lui appartenais, j’étais son esclave, lorsque soudain est tombé l’épais bandeau qui m’aveuglait. La jeune femme s’arrêta de nouveau et jeta du côté de Philippe un regard où se mêlaient la reconnaissance et l’amour. Il y eut un silence général. La comtesse ne ressentait plus maintenant pour celle qui était à ses pieds qu’une grande compassion. -Relevez-vous, mademoiselle, dit-elle à Bathilde, -je tâcherai d’oublier... d’effacer le passé de ma mémoire. -Ma mère, intervint alors Philippe, -permettez-moi d’intercéder près de vous pour cette pauvre femme. » Non seulement elle m’a sauvé la vie quand j’étais enfant, mais c’est elle encore qui, dans le guet-apens de l’avant-dernière nuit, m’a soustrait au fer de mes assassins. » Accordez-lui donc votre pardon qu’elle n’ose, je le vois, solliciter elle-même. -Oui, pardonne-lui, Aurore, appuya la marquise; -en réalité elle a été plus malheureuse que coupable. La nature généreuse de la comtesse de Lagardère ne demandait qu’à reprendre le dessus, aussi prononça-t-elle sur un ton empreint de pitié: -Je vous pardonne, mademoiselle... Fasse Dieu que vous persistiez désormais dans le bien. -Oh! merci, merci, madame!... s’écria Bathilde en s’emparant des mains d’Aurore qu’elle couvrit de larmes et de baisers; -je n’osais pas tant espérer. -Toutefois, reprit la mère de Philippe, -je mets une condition à mon pardon: c’est que vous aidiez la justice à découvrir la retraite de ce Peyrolles qui, hier, sur le point d’être arrêté pour l’assassinat de mon mari, est encore parvenu à s’enfuir. -Celui dont vous parlez n’est plus, madame! répondit Bathilde d’une voix grave. -Je croyais vous l’avoir fait comprendre. -Il est mort! -Oui, madame... Vous me demandiez tout à l’heure comment j’avais su qu’il m’avait rendue orpheline? » Le voici. La jeune femme fit alors à la comtesse le récit de son entrevue avec l’ex-factotum de Gonzague et de la scène tragique qui l’avait terminée. Mais dans la rapidité de son débit elle passa inconsciemment sous silence le projet incendiaire dont Peyrolles l’avait fait confidente avant de mourir. -Que Dieu veuille me remettre ce crime, si c’en est un, ajouta Bathilde, -pour moi, cet homme était indigne de vivre plus longtemps. -N’ayez aucun remords à ce sujet, répondit Flor; -loin d’être un crime, c’est une action des plus méritoires que vous avez accomplie là. M. de Chaverny, le docteur Cabalus et les autres s’étaient approchés au cours du récit et tous épiloguaient sur cette fin terrible du misérable, se rangeant sans restriction à l’avis de la marquise, lorsqu’un cri terrible partit du grand salon: -Au feu! au feu! -Au feu! répéta Mlle de Wendel dont le visage se couvrit d’une mortelle pâleur. -Mon Dieu! j’avais oublié, j’avais oublié... -Qu’aviez-vous oublié? interrompit Flor de Chaverny en se précipitant vers elle pour la soutenir car elle la voyait prête à tomber. -J’étais venue vous prévenir pourtant, bégaya la jeune femme; -qui m’a donc empêchée de vous dire cela. Elle se passa la main sur le front comme pour éloigner le trouble qui envahissait son cerveau et montrant tout à coup les fenêtres contre les vitres desquelles se jouait une lueur. -Comtesse de Lagardère, cria-t-elle, -voyez, votre hôtel brûle de par la volonté de Peyrolles! » Vite organisez des secours et gardez votre vie car le cadavre de votre haineux ennemi va peut-être tressaillir d’aise en vous voyant tomber victime de sa dernière et infernale conception. -Que peut Peyrolles maintenant puisque vous l’avez étouffé? interrogea la marquise qui voulait exactement savoir d’où venait le danger. -Sa vengeance survit, répliqua Bathilde; -il a laissé un complice, le chevalier Zéno, ambassadeur de Venise... -M. Hélouin m’avait en effet parlé de ce chevalier, murmura Aurore épouvantée. Mlle de Wendel poursuivait: -Avec trente bandits de son espèce, Zéno a dû s’introduire dans votre hôtel, madame, et, à la faveur de l’incendie vous et votre fils devez être égorgés. -Encore un mot, interrompit froidement Mme de Chaverny dont la tête ne se perdait en aucune circonstance. -Comment ces gens ont- ils pu s’introduire ici? les murs du parc sont trop hauts pour être franchis par escalade et, sur leur mine, je pense que le suisse leur aurait refusé la porte. Bathilde pâlit encore s’il est possible et répliqua: -Madame la marquise, ils ont dû faire usage d’une clef qui m’a été volée et au moyen de laquelle j’ouvrais la porte du puits donnant sur l’impasse. Il n’y avait plus à douter, il s’agissait d’organiser promptement les secours et de se mettre en défense. Pendant la conversation rapide échangée entre la marquise et Mlle de Wendel, par groupes, les hôtes du grand salon étaient entrés dans le petit. Chose bizarre, les dames ne paraissaient pas plus inquiètes que leurs cavaliers. Le général Chevert et M. de Saxe avaient été s’installer dans l’embrasure d’une fenêtre tandis que M. de Richelieu et son cercle d’adoratrices occupaient l’autre. La tranquillité de ces gens était étrange; on ne se fut jamais cru dans un hôtel miné par les flammes et menaçant ruine. Seul le groupe placé près de la cheminée et formé de nos principaux personnages restait peu rassuré. Philippe entourait de ses bras Olympe et Marine, décidé à les emporter toutes deux loin du danger. Cocardasse, la main à la garde de sa rapière, s’était placé devant lui, et Passepoil avait été prendre position devant la comtesse. -Maréchal, dit la marquise en s’adressant à M. de Saxe, -nous nous fions à votre grande expérience: à vous de prendre le commandement de la retraite. -De quelle retraite voulez-vous parler, belle dame? interrogea le vieux soldat. -Le feu s’est éteint de lui-même à ce qu’il paraît... Il parlait encore qu’une porte latérale s’ouvrit avec bruit, montrant M. Hélouin et Boniface Passepoil qui soutenaient Clairette, la soubrette de Mlle de Wendel. La pauvre fille semblait dans un état pitoyable: ses cheveux étaient roussis ainsi que ses sourcils et sa robe brûlée en plusieurs endroits découvrait des parties de chair sur laquelle les morsures du feu avaient fait lever des ampoules pleines de sérosité. -Comtesse, dit M. Hélouin en désignant la malheureuse qu’il soutenait; -cette fille vient d’agir pour vous avec un rare dévouement et mérite une forte récompense. » Ce soir, l’ayant rencontrée errant dans Paris, je l’ai fait rentrer à l’hôtel et se poster près de la porte du puits, dans le parc, porte par laquelle je savais que des misérables en grand nombre devaient s’introduire, comme l’avant-dernière nuit. » Le chevalier Zéno commandait cette troupe. » Impatient de ne pas voir venir son complice, M. de Peyrolles, dont la disparition est inexplicable, il est entré dans le parc avec ses hommes et a été heureux de trouver là Clairette qui s’est offerte pour leur servir de guide. » Arrivés dans l’appartement de Mlle de Wendel, ils mirent le feu à toutes les tentures et, comme la fumée commençait à les prendre à la gorge, ils demandèrent à la soubrette de leur indiquer le chemin menant à votre appartement. » C’est alors que cette fille eut une idée de génie. Elle poussa le ressort servant à fermer l’entrée d’une galerie secrète qui est, je crois, sans issue... -Si, interrompit Bathilde qui écoutait avidement et comprenait qu’il s’agissait de l’escalier caché descendant au jardin, par lequel elle avait voulu faire fuir Philippe -si, il y en a une, mais je l’ai close avant de m’éloigner de l’hôtel, et elle ne peut être ouverte que par moi. -Quoi qu’il en soit, reprit M. Hélouin, -les gens du chevalier s’introduisirent un à un dans le passage. » Moi j’étais dissimulé dans l’alcôve. » Au moment où Boniface -qui sur mon conseil était avec eux, - allait s’y introduire à son tour, précédant Zéno, d’un mouvement brusque, Clairette fit basculer une dalle qui fermait la galerie. -Traîtresse! hurla l’italien en me voyant bondir hors de ma cachette, -tu vas payer pour tous! » Et avant que Boniface et moi nous ayons pu nous y opposer il la poussa dans les flammes, puis, bondissant de côté, disparut par la porte. -Et vous l’avez laissé s’enfuir? demanda la marquise. -Il le fallait bien, madame, pour sauver cette pauvre fille et éteindre le commencement d’incendie. » Mais, si j’en crois mes prévisions, acheva M. Hélouin -le Vénitien n’a pas encore dû quitter l’hôtel; il doit être perdu dans le dédale des pièces et des couloirs. -Alors, prononça Philippe, parlant pour la première fois, -c’est à moi de le découvrir et de le punir celui-là. Nous avons une vieille dette à régler ensemble. En disant ces mots l’oeil du jeune duc s’était éclairé d’une lueur de colère, car il venait de penser que s’il était heureux, lui, Marine n’avait pas encore sa vengeance. Sans prendre l’avis de sa mère, il repoussa doucement Olympe et Marine et, tirant son épée, prit la direction des appartements privés. -Pétiou, murmura Cocardasse à l’oreille d’Amable Passepoil, -le laisserons-nous aller seul? -Que non pas, que non pas, mon noble ami! Et d’un pas cadencé, comme à la parade, les deux vieux maîtres traversèrent dignement le salon, sans s’intimider des regards que leur jetaient les seigneurs et les nobles dames, puis gagnèrent la porte par laquelle Philippe était sorti. Mais au moment de la franchir, ils s’écartèrent avec surprise pour laisser passer Marine qui, voulant partager le danger de celui qu’elle appelait son frère, s’élançait à sa suite comme un tourbillon. -Messieurs, n’irez-vous pas aussi? demanda la marquise. -À quoi bon, fit en souriant le capitaine de Tresmes; -que peut une épée contre celle de Philippe qui tiendrait tête à une demi- douzaine de maîtres ès-armes. -Et les hommes du chevalier Zéno? interrogea le marquis de Chaverny. -Ils sont prisonniers dans le passage secret... répliqua M. Hélouin. Un cri déchirant lui coupa la parole et presque aussitôt Philippe reparut, le visage défait, portant entre ses bras le corps de Marine dont la guimpe avait un large trou duquel le sang coulait goutte à goutte. -Docteur, cria le jeune homme en déposant son précieux fardeau sur un canapé, -docteur, sauvez-la! Aurore, la marquise et sa fille s’élancèrent vers la blessée. -Pauvre enfant, disait Philippe, -pauvre petite soeur! Elle s’est jetée devant l’arme du Vénitien qui me poignardait par derrière et dans l’ombre... -Comme Gonzague perça Nevers, par derrière, la nuit, dans les fossés de Caylus! lança une voix sonore et grave. Ceci venait d’être prononcé par Mme la princesse de Lorraine, duchesse douairière de Nevers, une grande femme à l’air altier qui, ayant appris le retour de son petit-fils, venait de faire le voyage de Paris et de pénétrer chez sa fille sans se faire annoncer. En toute autre circonstance, l’entrée de la princesse eut fait événement, mais alors on était entièrement au drame qui déroulait son dernier acte. -Ah! ce scélérat ne mourra que de ma main, cria le jeune duc tout à sa douleur. César Cabalus avait ouvert le corsage de Marine et étanchait le sang. Cocardasse et Passepoil rentrèrent l’oreille basse; l’agile Italien leur avait encore filé entre les doigts. La jeune fille revenait à elle. En reprenant connaissance, elle jeta un indéfinissable regard au jeune duc et, attirant son oreille tout contre ses lèvres, murmura: -Puisque Dieu m’exauce, Philippe, puisqu’il me permet de mourir pour toi, je puis t’avouer cela... je t’aime!... -Ce ne sera rien, rien de rien, prononça doctoralement maître Cabalus. -Avec mon système, je fais des miracles. Entre mes mains, le sujet en a pour quinze jours au plus... Philippe se redressa tandis que la tête de Marine retombait sur les coussins; la pâleur de l’une se reflétait sur le visage de l’autre. *Joies Et Souffrances. Un mois après cette réception mouvementée, par une belle matinée de janvier, que le soleil, quoique pâle, égayait de ses rayons, l’église Saint-Paul était entièrement tendue de magnifiques et somptueuses draperies. Une foule élégante, composée de toute la fleur de la noblesse, emplissait la nef et débordait jusque sur les bas côtés. On célébrait le mariage du nouveau duc de Lagardère-Nevers, pourvu récemment d’un régiment de gardes-françaises, avec Mlle Olympe de Chaverny. Le roi assistait à la cérémonie. Il avait voulu marquer par sa présence en quelle haute estime il tenait les jeunes époux. Madame la princesse de Lorraine était également présente. Le général Chevert et le capitaine de Tresmes servaient de témoins au marié. Quant à la fille du marquis, elle avait eu les signatures de Maurice de Saxe et du duc de Lauzun. Devant l’autel, Olympe et Philippe étaient agenouillés. Ils croyaient rêver et doutaient de leur bonheur. Eux qui, trois mois auparavant, pensaient être séparés l’un de l’autre par des obstacles insurmontables, se voyaient à présent réunis pour toujours! Aussi remerciaient-ils Dieu du fond du coeur de l’immense félicité à laquelle il avait bien voulu les appeler. Pendant que le prêtre officiait, l’orgue épandait ses accents mélodieux sur la foule recueillie, faisant planer les âmes dans les régions sereines de l’harmonie. Tout était joie et ivresse. Seules, deux personnes ne partageaient pas l’allégresse générale. L’une était une jeune fille, placée aux premiers rangs près de la comtesse et qui cherchait à cacher l’extrême pâleur dont ses traits étaient recouverts en tenant obstinément la tête baissée sur son livre d’heures. Cette jeune fille était Marine. Dieu n’avait pas accepté son sacrifice et n’avait pas voulu prendre sa vie. Vraie ou fausse, la science de Cabalus l’avait promptement rétablie. Elle avait été adoptée par Aurore qui la considérait comme la vraie soeur de Philippe, c’est-à-dire comme sa propre enfant. -Vos parents ont eu soin de l’enfance de mon fils, lui avait-elle dit, -eh bien! moi je serai une mère pour vous... Vous êtes désormais ma fille. Mais malgré la tendresse dont l’entourait la comtesse, malgré le brillant avenir qui s’offrait à elle, Marine ne pouvait être heureuse. Le petit être qu’elle sentait déjà tressaillir dans son sein et qui était le fruit de l’infamie; la passion qu’elle nourrissait pour Philippe et dont la blessure était toujours saignante en son coeur, étaient pour elle deux causes de constante et inépuisable souffrance. Toutefois elle était résignée: elle subirait avec courage le sort rigoureux que la destinée lui avait fait, en attendant que Dieu consentît à la rappeler à lui, ce qu’elle espérait être bientôt. L’autre personne était une religieuse. Dissimulée derrière un pilier et courbée dans l’attitude de la prière, elle semblait étrangère à tout ce qui se passait à ses côtés. Parfois, pourtant, elle égarait sa vue dans la direction d’Olympe et de Philippe. Alors une ombre venait envahir son front et un soupir s’échappait de sa poitrine; mais, détournant aussitôt les yeux des nouveaux époux, elle forçait son visage à se rasséréner et se remettait à prier avec ferveur. Cette religieuse, on le devine, était Bathilde de Wendel. Le soir de sa confession à l’hôtel de Nevers, en se retirant, elle avait dit à la comtesse: -J’étais entrée chez vous, madame, le désespoir au coeur; grâce à votre généreux pardon, j’en sors apaisée, presque heureuse... Demain je serai à jamais retirée du monde... Je vais prononcer des voeux irrévocables... Elle avait tenu parole. Ainsi qu’elle l’avait annoncé, elle s’était retirée du monde et était entrée dans la communauté des dames de Picpus, un ordre aux règlements d’une sévérité excessive. La cérémonie terminée, les assistants allèrent féliciter les mariés, Louis XV le premier. Rarement on avait vu un plus beau couple. Philippe, avec sa figure charmante, ses longs cheveux bouclés flottant sur ses épaules, sa taille fine et élancée, semblait un demi-dieu. Olympe, elle, était un printemps en fleurs. Quand l’un et l’autre furent libres enfin, ils s’acheminèrent vers la sortie de l’église. Près de la porte était Cocardasse, Passepoil et Boniface qui, eux aussi, avaient voulu être présents au mariage du « fils de Lagardère. » -Ah! pitchoun, fit Cocardasse lorsqu’il passa devant lui, -je vous avais bien dit là-bas, à Ostende, que c’était souvent au moment où on s’y attendait le moins... Mais un violent coup de coude que lui octroya Amable dans les côtes lui coupa sa phrase. -Tu t’oublies, Cocardasse, lui murmura-t-il; -et les formes... Puis s’adressant à Philippe: -Monsieur le duc, excusez-le... il ne connaît point les usages, ventre de biche! -Ah! mes amis, répondit le jeune homme avec émotion, -je vous ai déjà dit que je voulais toujours être pour vous le sergent Philippe, rien que le sergent Philippe... Donc qu’il ne soit jamais question entre nous de titres ou de qualités... Il me semble que notre amitié en serait altérée. Et toi, Boniface, mon frère autant dire, nous serons l’un pour l’autre ce que nous avons été jusqu’alors, tu m’entends, sans ça je ne t’aimerais plus. Boniface sentit ses jambes se dérober sous lui; la joie, l’attendrissement le suffoquaient. Le soir même, Philippe et Olympe quittèrent Paris, pour faire un voyage de quelques semaines. Ils voulaient s’isoler dans leur bonheur, qu’ils avaient si chèrement conquis. Ne les troublons point... ils auront, peut-être, plus tard, à souffrir encore... Nous n’avons plus maintenant que peu de chose à dire sur les différents personnages que nous avons mis en scène dans ce récit. M. Hélouin, devenu riche du fait de la comtesse qui l’avait forcé à accepter une grosse somme en rémunération de ses services, aurait facilement pu vivre tranquille et se reposer enfin de ses longues fatigues, mais son penchant à s’immiscer dans les affaires d’autrui, à pénétrer des mystères, fit qu’il continua toujours son métier de policier amateur. Il y trouvait, paraît-il, des jouissances qu’il eût vainement cherchées dans d’autres occupations. Pour un esprit inquisiteur comme le sien, fouiller l’âme humaine, la sonder jusqu’en ses moindres replis, devait être en effet d’un puissant intérêt. Il se disait d’ailleurs, non sans raison: -Un jour ou l’autre, les Lagardère-Nevers auront encore besoin de moi, peut-être... ne laissons pas altérer nos facultés par l’inaction! Zéno, lui, cet étrange ambassadeur, avait cru prudent de résigner ses fonctions. Quelque impunité que lui assurât le caractère officiel dont il était revêtu, il avait compris qu’après sa tentative d’assassinat contre Philippe il ne lui était guère possible de se trouver dorénavant en sa présence. Et comme il ne pouvait manquer, maintenant, de le rencontrer souvent à la cour, il avait cru prudent de lui céder la place, au moins pour un temps, en retournant à Venise fonder un nouveau tripot. Mais, ayant hérité de la fameuse haine de Peyrolles, selon les prévisions de M. Hélouin, il conservait l’espoir de revenir un jour afin de prendre sa revanche. M. de Fonty s’était également éloigné de Paris sous prétexte que son médecin lui avait ordonné l’air de la campagne. Certains assuraient que c’était pour soigner la fameuse blessure qu’il avait reçue à Fontenoy en chargeant à la tête de sa compagnie. Quant à Cocardasse redevenu l’inséparable de Passepoil, il avait gratuitement pris pension chez ce dernier, s’y établissant à demeure; et tous deux n’avaient qu’à se féliciter de cette étroite intimité. On sait que dame Mathurine, quoique excellente au fond, n’était pas toujours facile et avait assez fréquemment la main leste. Or, si autrefois, c’était Passepoil qui subissait les effets de son humeur, il n’en était plus de même depuis que le ménage s’était augmenté d’un tiers assidu. Comme Cocardasse était là sans cesse, au premier échauffement de sa bile, v’lan Mme Passepoil allongeait une taloche au soudard... et une taloche maîtresse qui sonnait ainsi qu’un coup de cloche. Mais le vieux Gascon, chose étrange, jubilait, exultait même à chaque nouvelle caresse semblable de la dame et s’écriait en jetant un oeil langoureux vers son idole. -Quelle femme, bondious!... Quelle femme!...-Ah! Amable, il ne connaît pas son bonheur... non il ne le connaît pas... c’est le paradis!... Un soir, Cocardasse, devenant sérieux, remarqua soudain: -Pourvu que Mme Olympe elle nous donne une jolie petite fille, vivadious! -Un garçon, mon noble ami, dit Amable. -Non, une fille... -Ne vous disputez donc pas, intervint Boniface, -la duchesse aura peut-être la paire du premier coup, pour vous satisfaire. -Ah! ventre de biche! Vivadious, crièrent ensemble les deux maîtres, nous aurons donc à protéger les jumeaux de Nevers! Et se regardant en dessous, ils pensèrent mutuellement: -Le pauvre ami est bien vieux... les verra-t-il? Source: http://www.poesies.net