Le Dénouement Imprévu.

Par Pierre Carlet Chamblain De Marivaux. (1691-1763)








Comédie En Un Acte.








M. DCC. XXVII, avec approbation et prvilège du Roi.
A Paris, chez Noël Pissot, Quai de Conty, à la descente du Pont-
Neuf, au coin de la rue de Nevers, à la Croix d'Or.








TABLE DES MATIERES.
Personnages.

Scène I 
Scène II
Scène III
Scène IV
Scène V
Scène VI
Scène VII
Scène VIII
Scène IX
Scène X
Scène XI
Scène XII








Personnages.

MONSIEUR ARGANTE.
MADEMOISELLE ARGANTE, fille de Monsieur Argante.
DORANTE, amant de Mademoiselle Argante.
ERASTE, amant de Mademoiselle Argante.
MAÎTRE PIERRE, fermier de Monsieur Argante.
LISETTE, suivante de Mademoiselle Argante.
CRISPIN, valet d'Eraste.

Un domestique de Monsieur Argante.









Scène I

Dorante, Maître Pierre.

DORANTE, d'un air désolé.
Je suis au désespoir, mon pauvre maître Pierre: je ne sais que 
devenir.

MAÎTRE PIERRE.
Eh! Marguenne, arrêtez-vous donc! Voute lamentation me corrompt 
toute ma balle humeur.

DORANTE.
Que veux-tu? J'aime Mademoiselle Argante plus qu'on n'a jamais 
aimé: je me vois à la veille de la perdre, et tu ne veux pas que 
je m'afflige?

MAÎTRE PIERRE.
En sait bian qu'il faut parfois s'affliger; mais faut y aller pus 
bellement que ça; car moi, j'aime itou Lisette, voyez-vous! En-dit 
que stila qui veut épouser Mademoiselle Argante a un valet; si le 
maître épouse notre demoiselle; il l'emmènera à son châtiau; 
Lisette suivra: la velà emballée pour le voyage, et c'est autant 
de pardu pour moi que ce ballot-là; ce guiable de valet en fera 
son proufit. Je vois tout ça fixiblement clair: stanpendant, je me 
tians l'esprit farme, je bataille contre le chagrin; je me dis que 
tout ça n'est rian, que ça n'arrivera pas; mais, morgué! Quand je 
vous entends geindre, ça me gâte le courage. Je me dis: Piarre, tu 
ne prends point de souci, mon ami, et c'est que tu t'enjôles; si 
tu faisais bian, tu en prenrais: j'en prends donc. Tenez; tout en 
parlant de chouse et d'autre, velà-t-il pas qu'il me prend envie 
de pleurer! Et c'est vous qui en êtes cause.

DORANTE.
Hélas! Mon enfant, rien n'est plus sûr que notre malheur: l'époux 
qu'on destine à Mademoiselle Argante doit arriver aujourd'hui, et 
c'en est fait; Monsieur Argante, pour marier sa fille, ne voudra 
pas seulement attendre qu'il soit de retour à Paris.

MAÎTRE PIERRE.
C'en est donc fait? Queu piquié que, noute vie, Monsieur Dorante! 
Mais pourquoi est-ce que Monsieur Argante, noute maître; ne veut 
pas vous bailler sa fille? Vous avez une bonne métairie ici; vous 
êtes un joli garçon, une bonne pâte d'homme, d'une belle et bonne 
profession; vous plaidez pour le monde. Il est bian vrai quou 
n'êtes pas chanceux, vous pardez vos causes; mais que faire à ça? 
Un autre les gagne; tant pis pour ceti-ci, tant mieux pour ceti-
là; tant pis et tant mieux font aller le monde: à cause de ça 
faut-il refuser sa fille aux gens? Est-ce que le futur est plus 
riche que vous?

DORANTE.
Non: mais il est gentilhomme, et je ne le suis pas.

MAÎTRE PIERRE.
Pargué, je vous trouve pourtant fort gentil, moi.

DORANTE.
Tu, ne m'entends point: je veux dire qu'il n'y a point de noblesse 
dans ma famille.

MAÎTRE PIERRE.
Eh bien! Boutez-y-en; ça est-il si char pour s'en faire faute?

DORANTE.
Ce n'est point cela; il faut être d'un sang noble.

MAÎTRE PIERRE.
D'un sang noble? Queu guiable d'invention d'avoir fait comme ça du 
sang de deux façons, pendant qu'il viant du même ruissiau!

DORANTE.
Laissons cet article-là; j'ai besoin de toi. Je n'oserais voir 
Mademoiselle Argante aussi souvent que je le voudrais, et tu me 
feras plaisir de la prier, de ma part, de consentir à l'expédient 
que je lui ai donné.

MAÎTRE PIERRE.
Oh! Vartigué, laissez-moi faire; je parlerons au père itou: il n'a 
qu'à venir, avec son sang noble, comme je vous le rembarrerai! Je 
nous traitons tous deux sans çarimonie; je sis son farmier, et en 
cette qualité, j'ons le parvilège de l'assister de mes avis; je 
sis accoutumé à ça: il me conte ses affaires, je le gouvarne, je 
le réprimande: il est bavard et têtu; moi je suis roide et 
prudent; je li dis: il faut que ça soit, le bon sens le veut; là-
dessus il se démène, je hoche la tête, il se fâche, je m'emporte, 
il me repart, je li repars: Tais-toi! Non, morgué! Morgué, si! 
Morgué, non! Et pis il jure; et pis je li rends; ça li établit une 
bonne opinion de mon çarviau, qui l'empêche d'aller à l'encontre 
de mes volontés: et il a raison de m'obéir; car en vérité, je sis 
fort judicieux de mon naturel, sans que ça paraisse: ainsi je 
varrons ce qu'il en sera.

DORANTE.
Si tu me rends service là dedans, maître Pierre, et que 
Mademoiselle Argante n'épouse pas l'homme en question, je te 
promets d'honneur cinquante pistoles en te mariant avec Lisette.

MAÎTRE PIERRE.
Monsieur Dorante, vous avez du sang noble, c'est moi qui vous le 
dis; ça se connaît aux pistoles que vous me pourmettez, et ça se 
prouvera tout à fait quand je les recevrons.

DORANTE.
La preuve t'en est sûre; mais n'oublie pas de presser Mademoiselle 
Argante sur ce que je t'ai dit.

MAÎTRE PIERRE.
Tatiguienne! Dormez en repos et n'en pardez pas un coup de dent: 
si alle bronchait, je li revaudrais. Sa bonne femme de mère, alle 
est défunte, et cette fille-ci qu'alle a eu, alle est par 
conséquent la fille de Monsieur Argante, n'est-ce pas?

DORANTE.
Sans doute.

MAÎTRE PIERRE.
Sans doute. Je le veux bian itou, je n'empêche rian, je sis de 
tout bon accord; mais si je voulions souffler une petite 
bredouille dans l'oreille du papa, il varrait bien que 
Mademoiselle Argante est la fille de sa mère; Mais velà tout.

DORANTE.
Cela n'aboutit à rien; songe seulement à ce que je te promets.

MAÎTRE PIERRE.
Oui, le songerons toujours à cinquante pistoles; mais touchez-moi 
un petit mot de l'expédient quou dites.

DORANTE.
Il est bizarre, je l'avoue; mais c'est l'unique ressource qui nous 
reste. Je voudrais donc que, pour dégoûter le futur, elle affectât 
une sorte de maladie, un dérangement, comme qui dirait des 
vapeurs.

MAÎTRE PIERRE.
Dites à la franquette quou voudriais qu'alle fît la folle. Velà 
bien de quoi! Ca ne coûte rian aux femmes: par bonheur alles ont 
un esprit d'un merveilleux acabit pour ça, et Mademoiselle Argante 
nous fournira de la folie tant que j'en voudrons; son çarviau la 
met à même. Mais velà son père: ôtez-vous de par ici; tantôt je 
vous rendrons réponse.









Scène II

Monsieur Argante, Maître Pierre.

MONSIEUR-ARGANTE.
Avec qui étais-tu là?

MAÎTRE PIERRE.
Eh voire, j'étais avec queuqu'un.

MONSIEUR-ARGANTE.
Eh! Qui est-il ce quelqu'un?

MAÎTRE PIERRE.
Aga donc! Il faut bian que ce soit une parsonne.

MONSIEUR-ARGANTE.
Mais je veux savoir qui c'était, car je me doute que c'est 
Dorante.

MAÎTRE PIERRE.
Oh bian! Cette doutance-là, prenez que c'est une çartitude, vous 
n'y pardrez rian.,

MONSIEUR-ARGANTE.
Que vient-il faire ici?

MAÎTRE PIERRE.
M'y voir.

MONSIEUR-ARGANTE.
Je lui ai pourtant dit qu'il me ferait plaisir de ne plus venir 
chez moi.

MAÎTRE PIERRE.
Et si ce n'est pas son envie de vous faire plaisir, est-ce que les 
volontés ne sont pas libres?

MONSIEUR-ARGANTE.
Non, elles ne le sont pas; car je lui défendrai d'y venir 
davantage.

MAÎTRE PIERRE.
Bon, je li défendrai! Il vous dira qu'il ne dépend de parsonne.

MONSIEUR-ARGANTE.
Mais vous dépendez de moi, vous autres, et je vous défends de le 
voir et de lui parler.

MAÎTRE PIERRE.
Quand je serons aveugles et muets, je ferons voute commission, 
Monsieur Argante.

MONSIEUR-ARGANTE.
Il faut toujours que tu raisonnes.

MAÎTRE PIERRE.
Que voulez-vous? J'ons une langue, et je m'en sars; tant que je 
l'aurai, je m'en sarvirai; vous me chicanez avec la voute, peut-
être que je vous lantarne avec la mienne.

MONSIEUR-ARGANTE.
Ah! Je vous chicane! C'est-à-dire, maître Pierre, que vous n'êtes 
pas content de ce que j'ai congédié Dorante?

MAÎTRE PIERRE.
Je n'approuve rian que de bon, moi.

MONSIEUR-ARGANTE.
Je vous dis! Il faudra que je dispose de ma fille à sa fantaisie!

MAÎTRE PIERRE.
Acoutez, peut-être que la raison le voudrait; mais voute avis est 
bian pus raisonnable que le sian.

MONSIEUR-ARGANTE.
Comment donc! Est-ce que je ne la marie pas à un honnête, homme?

MAÎTRE PIERRE.
Bon! Le velà bian avancé d'être honnête homme! Il n'y a que les 
coquins qui ne sont pas honnêtes gens.

MONSIEUR-ARGANTE.
Tais-toi, je ne suis pas raisonnable de t'écouter; laisse-moi en 
repos, et va-t'en dire aux musiciens que j'ai fait venir de Paris 
qu'ils se tiennent prêts pour ce soir.

MAÎTRE PIERRE.
Qu'est-ce quou en voulez faire, de leur musicle?

MONSIEUR-ARGANTE.
Ce qu'il me plaît.

MAÎTRE PIERRE.
Est-ce quou voulez danser la bourrée avec ces violoneux? Ça n'est 
pas parmis à un maître de maison.

MONSIEUR-ARGANTE.
Ah! Tu m'impatientes.

MAÎTRE PIERRE.
Parguenne, et vous itou: tenez, j'use trop mon esprit après vous. 
Par la mardi! Voute farme, et tous les animaux qui en dépendont, 
me baillont moins de peine à gouvarner que vous tout seul; par 
ainsi, prenez un autre farmier: je varrons un peu ce qu'il en 
sera, quand vous ne serez pus à ma charge.

MONSIEUR-ARGANTE.
Fort bien! Me quitter tout d'un coup dans l'embarras où je suis, 
et le jour même que je marie ma fille; vous prenez bien votre 
temps, après toutes les bontés que j'ai eues pour vous!

MAÎTRE PIERRE.
Voirement, des bontés! Si je comptions ensemble, vous m'en 
deveriez pus de deux douzaines: mais gardez-les, et grand bian 
vous fasse.

MONSIEUR-ARGANTE.
Mais enfin, pourquoi me quitter?

MAÎTRE PIERRE.
C'est que mes bonnes qualités sont entarrées avec vous; c'est 
qu'ou voulez marier voute fille à voute tête, en lieu de la marier 
à la mienne; et drès qu'ou ne voulez pas me complaire en ça, drès 
que ma raison ne vous sart de rian, et qu'ou prétendez être le 
maître par-dessus moi qui sis prudent, drès qu'ou allez toujours 
voute chemin maugré que je vous retienne par la bride, je pards 
mon temps cheux vous.

MONSIEUR-ARGANTE.
Me retenir par la bride! Belle façon de s'exprimer!

MAÎTRE PIERRE.
C'est une petite simulitude qui viant fort à propos.

MONSIEUR-ARGANTE.
C'est ma fille qui vous fait parler, je le vois bien; mais il n'en 
sera pourtant que ce que j'ai résolu; elle épousera aujourd'hui 
celui que j'attends. Je lui fais un grand tort, en vérité, de lui 
donner un homme pour le moins aussi riche que ce fainéant de 
Dorante, et qui avec cela est gentilhomme!

MAÎTRE PIERRE.
Ah! Nous y velà donc, à la gentilhommerie! Eh fi, noute Monsieur! 
Ça est vilain à voute âge de bailler comme ça dans la bagatelle; 
en vous amuse comme un enfant avec un joujou. Jamais je 
n'endurerai ça; voyez-vous, Monsieur Dorante est amoureux de voute 
fille, alle est amoureuse de li; il faut qu'ils voyont le bout de 
ça. Hier encore, sous le barciau de noute jardin je les entendais.

À part.

Sarvons-li d'une bourde.

Haut.

Ma mie, ce li disait-il, voute père veut donc vous bailler un 
autre homme que moi? Eh! Vraiment oui! Ce faisait-elle. Eh! Que 
dites-vous de ça? Ce faisait-il. Eh! Qu'en pourrais-je dire? Ce 
faisait-elle. Mais si vous m'aimez bian, vous lui dirais quou ne 
le voulez pas. Hélas! Mon grand ami, je lui ai tant dit! Mais 
bref, à la parfin que ferez-vous? Eh! Je n'en sais rian. J'en 
mourrai, ce dit-il. Et moi itou, ce dit-elle... Quoi, je mourrons 
donc? Voute père est bian tarrible... Que voulez-vous? Comme on me 
l'a baillé, je l'ai prins...

MONSIEUR ARGANTE, en colère et s'en allant.
L'impertinente, avec son amant! Et toi encore plus impertinent de 
me rapporter de pareils discours; mais mon gendre va venir, et 
nous verrons qui sera le maître.









Scène III

Mademoiselle Argante, Lisette, Maître Pierre.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Il me semble que mon père sort fâché d'avec toi. De quoi parliez-
vous?

MAÎTRE PIERRE.
De voute noce avec le fils de ce gentilhomme.

LISETTE.
Eh bien?

MAÎTRE PIERRE.
Eh bian! Je ne sais qui l'a enhardi; mais il n'est pas si timide 
que de coutume avec moi: il m'a bravement injurié et baillé le 
sobriquet d'impartinent, et m'a enchargé de dire à Mademoiselle 
Argante qu'alle est une sotte; et pisque la velà, je li fais ma 
commission.

LISETTE, à Mademoiselle Argante.
Là-dessus, à quoi vous déterminez-vous?


MADEMOISELLE ARGANTE.
Je ne sais; mais je suis au désespoir de me voir en danger 
d'épouser un homme que je n'ai jamais vu; et seulement parce qu'il 
est le fils de l'ami de mon père.

MAÎTRE PIERRE.
Tenez, tenez, il n'y a point de détarmination à ça. J'avons 
arrêté, Monsieur Dorante et moi, ce qu'ou devez faire, et velà cen 
que c'est. Il faut qu'ou deveniais folle; ça est conclu entre 
nous; il n'y a pus à dire non: faut parachever. Allons, avancez-
nous, en attendant, queuque petit échantillon d'extravagance ont 
voir comment ça fait: en dit que les vapeurs sont bonnes pour ça, 
montrez-m'en une.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Oh! Laisse-moi, je n'ai point envie de rire.

LISETTE.
Va, ne t'embarrasse pas; nous autres femmes, pour faire les folles 
avons-nous besoin d'étudier notre rôle?

MAÎTRE PIERRE.
Non; je savons bian vos facultés; mais n'amporte, il s'agit 
d'avoir l'esprit pus torné que de coutume. Lisette, sarmonne-la un 
peu là-dessus, et songe toujours à noute amiquié: ça ne fait que 
croître et embellir cheux moi, quand je te regarde.

LISETTE.
Je t'en fais mes compliments.

MAÎTRE PIERRE.
Adieu; noute maître est sourti, je pense. Je vas revenir, si je 
puis, avec Monsieur Dorante.









Scène IV

Mademoiselle Argante, Lisette.

LISETTE.
Cà, faites vos réflexions. Consentez-vous à ce qu'on vous propose?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Je ne saurais m'y résoudre. Jouer un rôle de folle! Cela est bien 
laid.

LISETTE.
Eh, mort de ma vie! Trouvez-moi quelqu'un qui ne joue pas ce rôle-
là dans le monde? Qu'est-ce que c'est que la société entre nous 
autres honnêtes gens, s'il vous plaît? N'est-ce pas une assemblée 
de fous paisibles qui rient de se voir faire, et qui pourtant 
s'accordent? Eh bien! Mettez-vous pour quelques instants de la 
coterie des fous revêches, et nous dirons nous autres: la tête lui 
a tourné.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Tu as beau dire; cela me répugne.

LISETTE.
Je crois qu'effectivement vous avez raison. Il vaut mieux que vous 
épousiez ce jeune rustre que nous attendons. Que de repos vous 
allez avoir à la campagne! Plus de toilette, plus de miroir, plus 
de boîte à mouches; cela ne rapporte rien. Ce n'est pas comme à 
Paris, où il faut tous les matins recommencer son visage, et le 
travailler sur nouveaux frais. C'est un embarras que tout cela; et 
on ne l'a pas à la campagne: il n'y a là que de bons gros coeurs, 
qui sont francs, sans façon, et de bon appétit. La manière les 
prendre est très aisée; une face large, massive, en fait 
l'affaire; et en moins d'un an vous aurez toutes ces mignardises 
convenables.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Voilà de fort jolies mignardises!

LISETTE.
J'oubliais le meilleur. Vous aurez parfois des galants houbereaux 
qui viendront vous rendre hommage, qui boiront du vin pur à votre 
santé; mais avec des contorsions!... Vous irez vous promener avec 
eux, la petite canne à la main, le manteau troussé de peur des 
crottes: ils vous aideront à sauter le fossé, vous diront que vous 
êtes adroite, remplie de charmes et d'esprit, avec tout plein 
d'équivoques spirituelles, qui brocheront sur le tout. Qu'en 
dites-vous? Prenez votre parti, sinon je recommence, et je vous 
nomme tous les animaux de votre ferme, jusqu'à votre mari.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Ah! Le vilain homme!

LISETTE.
Allons, vite, choisissez de quel genre de folie vous voulez le 
dégoûter; il va venir, comme vous savez, et vous aimez Dorante, 
sans doute?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Mais oui, je l'aime; car je ne connais que lui depuis quatre ans.

LISETTE.
Mais oui, je l'aime! Qu'est-ce que c'est qu'un amour qui commence 
par mais, et qui finit par car?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Je m'explique comme je sens. Il y a si longtemps que nous nous 
voyons; c'est toujours la même personne, les mêmes sentiments: 
cela ne pique pas beaucoup; mais au bout du compte, c'est un bon 
garçon; je l'aime quelquefois plus, quelquefois moins, quelquefois 
point du tout; c'est suivant: quand il y a longtemps que je ne 
l'ai vu, je le trouve bien aimable; quand je le vois tous les 
jours, il m'ennuie un peu, mais cela se passe, et je m'y 
accoutume: s'il y avait un peu plus de mouvement dans mon coeur, 
cela ne gâterait rien pourtant.

LISETTE.
Mais n'y a-t-il pas un peu d'inconstance là-dedans?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Peut-être bien; mais on ne met rien dans son coeur, on y prend ce 
qu'on y trouve.

LISETTE.
Chemin faisant je rencontre de certains visages qui me remuent, et 
celui de Pierrot ne me remue point; n'êtes-vous pas comme moi.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Voilà où j'en suis. Il y a des physionomies qui font que Dorante 
me devient si insipide! Et malheureusement, dans ce moment-là, il 
a la fureur de m'aimer plus qu'à l'ordinaire: moi, je voudrais 
qu'il ne me dît rien; mais les hommes savent-ils se gouverner avec 
nous? Ils sont si maladroits! Ils viennent quelquefois vous 
accabler d'un tas de sentiments langoureux qui ne font que vous 
affadir le coeur; on n'oserait leur dire: Allez-vous-en, laissez-
moi en repos, vous vous perdez. Ce serait même une charité de leur 
dire cela; mais point, il faut les écouter, n'en pouvoir plus, 
étouffer, mourir d'ennui et de satiété pour eux; le beau profit 
qu'ils font là! Qu'est-ce que c'est qu'un homme toujours tendre, 
toujours disant: Je vous adore; toujours vous regardant avec 
passion; toujours exigeant que vous le regardiez de même? Le moyen 
de soutenir cela? Peut-on sans cesse dire: Je vous aime? On en a 
quelquefois envie, et on le dit; après cela l'envie se passe, il 
faut attendre qu'elle revienne.

LISETTE.
Mais enfin, épouserez-vous le campagnard?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Non, je ne saurais souffrir la campagne, et j'aime mieux Dorante, 
qui ne quittera jamais Paris. Après tout, il ne m'ennuie pas 
toujours, et je serais fâchée de le perdre.

LISETTE.
Je vois Pierrot qui revient bien intrigué.









Scène V

Mademoiselle Argante, Lisette, Maître Pierre.

LISETTE.
Où est Dorante?

MAÎTRE PIERRE.
Hélas! Il est en chemin pour venir ici; et moi, Mademoiselle 
Argante, je vians pour vous dire que ce garçon-là n'a pas encore 
trois jours à vivre.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Comment donc?

MAÎTRE PIERRE.
Oui, et s'il m'en veut croire, il fera son testament drès ce soir; 
car s'il allait trapasser sans le dire au tabellion, j'aimerais 
autant qu'il ne mourît pas: ce ne serait pas la peine, et ça me 
fâcherait trop; en lieu que, s'il me laissait queuque chouse, ça 
ferait que je me lamenterais plus agriablement sur li.

LISETTE.
Dis donc ce qui lui est arrivé.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Est-il malade, empoisonné, blessé? Parle.

MAÎTRE PIERRE.
Attendez que je reprenne vigueur; car moi qui veux hériter de li, 
je sis si découragé, si déconfit, que je sis d'avis itou de 
coucher mes darnières volontés sur de l'écriture, afin de laisser 
mes nippes à Lisette.

LISETTE.
Allons, allons, nigaud, avec ton testament et tes nippes: il n'y a 
rien que je haïsse tant que des dernières volontés.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Eh! Ne l'interromps pas. J'attends qu'il nous dise l'état où est 
Dorante.

MAÎTRE PIERRE.
Ah! Le pauvre homme! La diète le pardra.

LISETTE.
Eh! Depuis quand fait-il diète?

MAÎTRE PIERRE.
De ce matin.

LISETTE.
Peste du benêt!

MAÎTRE PIERRE.
Tenez, le velà. Voyez queu mine il a! Comme il est, blafard!









Scène VI

Mademoiselle Argante, Dorante, Lisette, Maître Pierre.

DORANTE, d'un air affligé.
Je suis au désespoir, Madame; votre fermier m'a fait un récit qui 
m'a fait trembler. Il dit que vous refusez de me conserver votre 
main, et que vous ne voulez pas en venir à la seule ressource qui 
nous reste.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Eh bien! Remettez-vous, j'extravaguerai; la comédie va commencer; 
êtes-vous content?

MAÎTRE PIERRE.
Alle extravaguera, Monsieur Dorante, alle extravaguera. Queu 
plaisir! Je varrons la comédie; alle fera le Poulichinelle, queu 
contentement! Je rirons comme des fous. Il faut extravaguer 
tretous au moins.

DORANTE.
Vous me rendez la vie, Madame; mais de grâce l'amour seul a-t-il 
part à ce que vous allez faire?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Eh! Ne savez-vous pas bien que je vous aime, quoique j'oublie 
quelquefois de vous le dire?

DORANTE.
Eh! Pourquoi l'oubliez-vous?

MADEMOISELLE ARGANTE.
C'est que cela est fini; je n'y songe plus.

LISETTE.
Eh! Oui, cela va sans dire: retirons-nous; je crois que votre père 
est revenu, vous pouvez l'attendre: mais il n'est pas à propos 
qu'il nous voie, nous autres.

DORANTE.
Adieu, Madame; songez que mon bonheur dépend de vous.

MADEMOISELLE ARGANTE.
J'y penserai, j'y penserai; allez-vous-en.
Seule.
Nous verrons un peu ce que dira mon père, quand il me verra folle. 
Je crois qu'il va faire de belles exclamations! Heureusement, sur 
le sujet dont il s'agit, il m'a déjà vue dans quelques écarts, et 
je crois que la chose ira bien; car il s'agit d'une malice, et je 
suis femme: c'est de quoi réussir. Le voilà, prenons une 
contenance qui prépare les voies.









Scène VII

Monsieur Argante, Mademoiselle Argante, battant la mesure de son 
pied.

MONSIEUR-ARGANTE.
Que faites-vous là, Mademoiselle?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Rien.

MONSIEUR-ARGANTE.
Rien? Belle occupation!

MADEMOISELLE ARGANTE.
Je vous défie pourtant de critiquer rien.

MONSIEUR-ARGANTE.
Quelle étourdie! Comme vous voilà faite!

MADEMOISELLE ARGANTE.
Faite au tour, à ce qu'on dit.

MONSIEUR-ARGANTE.
Hé! Je crois que vous plaisantez?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Non, je suis de mauvaise humeur; car je n'ai pu jouer du clavecin 
ce matin.

MONSIEUR-ARGANTE.
Laissez là votre clavecin; mon gendre arrive, et vous ne devez pas 
le recevoir dans un ajustement aussi négligé.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Ah! Laissez-moi faire; le négligé va au coeur... Si j'étais 
ajustée, on ne verrait que ma parure; dans mon négligé, on ne 
verra que moi, et on n'y perdra rien.

MONSIEUR-ARGANTE.
Oh! Oh! Que signifie donc ce discours-là?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Vous haussez les épaules, vous ne me croyez pas: je vous 
convaincrai, papa.

MONSIEUR-ARGANTE.
Je n'y comprends rien. Ma fille?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Me voilà, mon père.

MONSIEUR-ARGANTE.
Avez-vous dessein de me jouer?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Qu'avez-vous donc? Vous m'appelez, je vous réponds; vous vous 
fâchez, je vous laisse faire. De quoi s'agit-il? Expliquez-vous. 
Je suis là, vous me voyez, je vous entends, que vous plaît-il?

MONSIEUR-ARGANTE.
En vérité, sais-tu bien que si on t'écoutait, on te prendrait pour 
une folle?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Eh! Eh! Eh!...

MONSIEUR-ARGANTE.
Eh! Eh! Il n'est pas question, d'en rire, cela est vrai.

MADEMOISELLE ARGANTE.
J'en pleurerai, si vous le jugez à propos. Je croyais qu'il en 
fallait rire, je suis dans la bonne foi.

MONSIEUR-ARGANTE.
Non: il faut m'écouter.

MADEMOISELLE ARGANTE, le salue.
C'est bien de l'honneur à moi, mon père.

MONSIEUR-ARGANTE.
Qu'on a de peine avec les enfants!

MADEMOISELLE ARGANTE.
Eh! Vous ne vous vantez de rien; mais je crois que vous n'en avez 
pas mal donné à mon grand-père: vous étiez bien sémillant.

MONSIEUR-ARGANTE.
Taisez-vous, petite fille.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Les petites filles n'obéissent point, mon père; et puisque j'en 
suis une, je ferai ma charge, et me gouvernerai, s'il vous plaît, 
suivant l'épithète que vous me donnez.

MONSIEUR-ARGANTE.
La patience m'échappera...

MADEMOISELLE ARGANTE.
Calmez-vous, je me tais: voilà l'agrément qu'il y a d'avoir 
affaire à une personne raisonnable!

MONSIEUR-ARGANTE.
Je ne sais où j'en suis, ni où elle prend tant d'impertinences: 
quoi qu'il en soit, finissons; je n'ai qu'un mot à vous dire: 
préparez-vous à recevoir celui qui vient ici vous épouser.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Ce discours-là me fait ressouvenir d'une chanson qui dit: 
Préparons-nous, à la fête nouvelle.

MONSIEUR-ARGANTE, étonné longtemps.
J'attends que vous ayez achevé votre chanson.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Oh! Voilà qui est fait; ce n'était qu'une citation que je voulais 
faire.

MONSIEUR-ARGANTE, étonné longtemps.
Vous sortez du respect que vous me devez, ma fille.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Serait-il possible! Moi, sortir du respect! Il me semble qu'en 
effet je dis des choses extraordinaires; je crois que je viens de 
chanter. Remettez moi, mon père; - où en étions-nous? Je me 
retrouve: vous m'avez proposé, il y a quelques jours, un mariage 
qui m'a bouleversé la tête à force d'y penser: tout rompu qu'il 
est, je n'en saurais revenir, et il faut que j'en pleure.

MONSIEUR-ARGANTE.
Oh! Oh! Cela serait-il de bonne foi, ma fille? D'où vient tant de 
répugnance pour un mariage qui t'est avantageux?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Eh! Me le proposeriez-vous s'il n'était pas avantageux?

MONSIEUR-ARGANTE.
Je fais le tout pour ton bien.

MADEMOISELLE ARGANTE, pleurant.
Et cependant je vous paie d'ingratitude.

MONSIEUR-ARGANTE.
Va, je te le pardonne; c'est un petit travers qui t'a pris.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Continuez, allez votre train, mon père; continuez, n'écoutez pas 
mes dégoûts, tenez ferme, point de quartier, courage; dites: je 
veux; grondez; menacez, punissez ne m'abandonnez pas dans l'état 
où je suis: je vous charge de tout ce qui m'arrivera.

MONSIEUR-ARGANTE, attendri.
Va, mon enfant, je suis content de tes dispositions, et tu peux 
t'en fier à moi; je te donne à un homme avec qui tu seras 
heureuse; et la campagne, au bout du compte, a ses charmes aussi 
bien que la ville.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Par ma foi, vous avez raison.

MONSIEUR-ARGANTE.
Par ma foi? De quel terme te sers-tu là? Je ne te l'ai jamais 
entendu dire, et je serais fâché que tu t'en servisses devant mon 
gendre futur.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Ma foi, je l'ai cru bon, parce que c'est votre mot favori.

MONSIEUR-ARGANTE.
Il ne sied point dans la bouche d'une fille.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Je ne le dirai plus; mais revenons; contez-moi un peu ce que c'est 
que votre gendre: n'est-ce pas cet homme des champs?

MONSIEUR-ARGANTE.
Encore! Est-il question d'un autre?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Je m'imagine qu'il accourt à nous comme un satyre.

MONSIEUR-ARGANTE.
Oh! Je n'y saurais tenir. Vous êtes une impertinente; il vous 
épousera, je le veux, et vous obéirez.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Doucement, mon père; discutons froidement les choses. Vous aimez 
la raison, j'en ai de la plus rare.

MONSIEUR-ARGANTE.
Je vous montrerai que je suis votre père.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Je n'en ai jamais douté; je vous dispense de la preuve, 
tranquillisez-vous. Vous me direz peut-être que je n'ai que vingt 
ans, et que vous en avez soixante. Soit, vous êtes plus vieux que 
moi; je ne chicane point là-dessus; j'aurai votre âge un jour; car 
nous vieillissons tous dans notre famille. Écoutez-moi, je me sers 
d'une supposition. Je suis Monsieur Argante; et vous êtes ma 
fille. Vous êtes jeune, étourdie, vive, charmante, comme moi. Et 
moi, je suis grave, sérieux, triste et sombre comme vous.

MONSIEUR-ARGANTE.
Où suis-je? Et qu'est-ce que c'est que cela?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Je vous ai donné des maîtres de clavecin, vous avez un gosier de 
rossignol, vous dansez comme à l'Opéra, vous avez du goût, de la 
délicatesse; moi du souci et de l'avarice; vous lisez des romans, 
des historiettes et des contes de fées; moi des édits, des 
registres et des mémoires. Qu'arrive-t-il? Un vilain faune, un 
ours mal léché sort de sa tanière, se présente à moi, et vous 
demande en mariage. Vous croyez que je vais lui crier: va-t'en. 
Point du tout. Je caresse la créature maussade. Je lui fais des 
compliments, et je lui accorde ma fille. L'accord fait, je viens 
vous trouver et nous avons là-dessus une conversation ensemble 
assez curieuse. La voici. Je vous dis: Ma fille? Que vous plaît-
il, mon père? Me répondez-vous (car vous êtes civile et bien 
élevée ): Je vous marie, ma fille. À qui donc, mon père? À un 
honnête magot, un habitant des forêts. Un magot, mon père! Je n'en 
veux point. Me prenez-vous pour une guenuche? Je chante, j'ai des 
appas, et je n'aurais qu'un magot, qu'un sauvage! Eh! Fi donc! 
Mais il est gentilhomme. Eh bien! Qu'on lui coupe le cou. Ma 
fille, je veux que vous le preniez. Mon père, je ne suis point de 
cet avis-là. Oh! Oh! Friponne! Ne suis-je pas le maître?.... À 
cette épithète de friponne, vous prenez votre sérieux; vous vous 
armez de fermeté, et vous me dites: Vous êtes le maître, 
distinguo: pour les choses raisonnables, oui; pour celles qui ne 
le sont pas, non. On ne force point les coeurs. Loi établie. Vous 
voulez forcer le mien; vous transgressez la loi. J'ai de la vertu, 
je la veux garder. Si j'épousais votre magot, que deviendrait-
elle? Je n'en sais rien.

MONSIEUR-ARGANTE.
Vous mériteriez que je vous misse dans un couvent. Je pénètre vos 
desseins à présent, fille ingrate; et vous vous imaginez que je 
serai la dupe de vos artifices? Mais si tantôt j'ai lieu de me 
plaindre de votre conduite, vous vous en repentirez toute votre 
vie. Voilà ma réponse: retirez-vous.

MADEMOISELLE ARGANTE, le saluant.
Donnez-moi le temps de vous faire la révérence, comme vous me 
l'auriez faite, si vous aviez été à ma place.

MONSIEUR-ARGANTE.
Marchez, vous dis-je.









Scène VIII

Monsieur Argante, Crispin, Un Domestique.
LE DOMESTIQUE.
Monsieur, il y a là-bas un valet qui demande à parler après vous.

MONSIEUR-ARGANTE.
Qu'il entre.

CRISPIN, paraît.
Monsieur, je viens de dix lieues d'ici, vous dire que je suis 
votre serviteur.

MONSIEUR-ARGANTE.
Cela n'en valait pas la peine.

CRISPIN.
Oh! Je vous fais excuse! Vous d'un côté, et Mademoiselle votre 
fille d'un autre, vous méritez fort bien vos dix lieues; ce n'est 
que chacun cinq.

MONSIEUR-ARGANTE.
Qu'appelez-vous ma fille? Quelle part a-t-elle à cela?

CRISPIN.
Ventrebleu! Quelle part, Monsieur! Sa part est meilleure que la 
vôtre, car nous venons pour l'épouser.

MONSIEUR-ARGANTE.
Pour l'épouser!

CRISPIN.
Oui. Le seigneur Eraste, mon maître, l'épousera pour femme, et moi 
pour maîtresse.

MONSIEUR-ARGANTE.
Ah, ah! Tu appartiens à Eraste? Tu es apparemment le garçon 
plaisant dont il m'a parlé?

CRISPIN.
J'ai l'honneur d'être son associé. C'est lui qui ordonne, c'est 
moi qui exécute.

MONSIEUR-ARGANTE.
Je t'entends. Eh! Où est-il donc? Est-ce qu'il n'est pas venu?

CRISPIN.
Oh! Que si, Monsieur; mais par galanterie il a jugé propos de se 
faire précéder par une espèce d'ambassade: il m'a donné même 
quelques petits intérêts à traiter avec vous.

MONSIEUR-ARGANTE.
De quoi s'agit-il donc?

CRISPIN.
N'y a-t-il personne qui nous écoute?

MONSIEUR-ARGANTE.
Tu le vois bien.

CRISPIN.
C'est que... N'y a-t-il point de femmes dans la chambre prochaine?

MONSIEUR-ARGANTE.
Quand il y en aurait, peuvent-elles nous entendre?

CRISPIN.
Vertuchou, Monsieur! Vous ne savez pas ce que c'est que l'oreille 
d'une femme. Cette oreille-là, voyez-vous, d'une demi-lieue entend 
ce qu'on dit, et d'un quart de lieue ce qu'on va dire.

MONSIEUR-ARGANTE.
Oh bien! Je n'ai ici que des femmes sourdes. Parle.

CRISPIN.
Oh! La surdité lève tout scrupule; et cela étant, je vous dirai 
sans façon que Monsieur Eraste va venir; mais qu'il vous prie de 
ne point dire à sa future que c'est lui, parce qu'il se fait un 
petit ragoût de la voir sous le nom seulement d'un ami dudit 
Monsieur Eraste; ainsi ce n'est point lui qui va venir, et c'est 
pourtant lui; mais lui sous la figure d'un autre que lui: ce que 
je dis là n'est-il pas obscur?

MONSIEUR-ARGANTE.
Pas mal; mais je te comprends, et je veux bien lui donner cette 
satisfaction-là: qu'il vienne.

CRISPIN.
Je crois que le voilà; c'est lui-même. À présent je vais chercher 
mes ballots et les siens; mais de grâce, avant que de partir, 
souffrez, Monsieur, que je vous recommande mon coeur; il est sans 
condition, daignez lui en trouver une.

MONSIEUR-ARGANTE.
Va, va, nous verrons.









Scène IX

Monsieur Argante, Eraste, Maître Pierre, Lisette.

MONSIEUR-ARGANTE.
Je vous attendais ici avec impatience, mon cher enfant.

ERASTE.
Je m'y rends avec un grand plaisir, Monsieur. Crispin vous aura 
dit sans doute ce que je souhaite que vous m'accordiez?

MONSIEUR-ARGANTE.
Oui, je le sais, et j'y consens; mais pourquoi cette façon?

ERASTE.
Monsieur, tout le monde me dit que Mademoiselle Argante est 
charmante et tout le monde apparemment ne se trompe pas; ainsi 
quand je demande à la voir sous cet habit-ci, ce n'est pas pour 
vérifier si ce que l'on m'a dit est vrai; mais peut-être, en 
m'épousant, ne fait-elle que vous obéir; cela m'inquiète; et je ne 
viens sous un autre nom l'assurer de mes respects, que pour tâcher 
d'entrevoir ce qu'elle pense de notre mariage.

MONSIEUR-ARGANTE.
Hé bien! Je vais la chercher.

ERASTE.
Eh! De grâce, n'y allez point; je ne pourrais m'empêcher de 
soupçonner que vous l'auriez avertie. J'ai trouvé là-bàs des 
ouvriers qui demandent à vous parler; si vous vouliez bien vous y 
rendre pour quelque temps.

MONSIEUR-ARGANTE.
Mais...

ERASTE.
Je vous en supplie.

MONSIEUR-ARGANTE, à part.
Je ne saurais croire que ma fille ose m'offenser jusqu'à certain 
point.
À Eraste.
Je me rends.

ERASTE.
Il me suffira: que vous disiez à un domestique qu'un de mes amis; 
qui m'a précédé, souhaiterait avoir l'honneur de lui parler.

MONSIEUR-ARGANTE.
Holà! Pierrot, Lisette!
Maître Pierre et Lisette paraissent tous deux.

MAÎTRE PIERRE.
Qu'est-ce quou nous voulez donc?

MONSIEUR-ARGANTE.
Que quelqu'un de vous deux aille dire à ma fille, que voici un des 
amis d'Eraste, et qu'elle descende.

MAÎTRE PIERRE
Ca ne se peut pas, alle a mal à son estomac et à sa tête.

LISETTE.
Oui, Monsieur; elle repose.

ERASTE.
Je vous assure que je n'ai qu'un mot à lui dire.

MAÎTRE PIERRE, à part.
Hélas! Comme il est douçoureux.

MONSIEUR-ARGANTE.
Je viens de la quitter, et je veux qu'elle descende. Allez-y, 
Lisette.
À maître Pierre.
Et toi, va-t'en.
À Eraste.
Je vous laisse pour vous satisfaire.
Il sort.

ERASTE.
Je vous ai une véritable obligation.
Seul.
Ce commencement me paraît triste. J'ai bien peur que Mademoiselle 
Argante ne se donne pas de bon coeur.









Scène X

Eraste, Maître Pierre.

MAÎTRE PIERRE, revenant et regardant, à part.
Le sieur Argante n'y est plus.

Haut.

Avec votre parmission, Monsieur l'ami de Monsieur le futur, en 
attendant que noute Demoiselle se requinque, agriez ma 
convarsation pour vous aider à passer un petit bout de temps.

ERASTE.
Oui-da, tu me parais amusant.

MAÎTRE PIERRE.
Je ne sons pas tout à fait bête; le monde prend parfois de mes 
petits avis, et s'en trouve bian.

ERASTE.
Je n'en doute pas! .

MAÎTRE PIERRE, riant.
Tenez, vous avez une philosomie de bonne apparence: j'esteme qu'ou 
êtes un bon compère; velà ma pensée, parmettez la libarté.

ERASTE.
Tu me fais plaisir.

MAÎTRE PIERRE.
De queu vacation êtes-vous avec cet habit noir? Est-ce praticien 
ou médecin? Tâtez-vous le pouls ou bian la bourse? Dépêchez-vous 
le corps ou les bians?

ERASTE.
Je guéris du mal qu'on n'a pas.

MAÎTRE PIERRE.
Vous êtes donc médecin? Tant mieux pour vous, tant pis pour les 
autres; et moi je sis le farmier d'ici, et ce n'est tant pis pour 
parsonne.

ERASTE.
Comment! Mais tu as de l'esprit. Tu dis qu'on te consulte. 
Parbleu, dans l'occasion je te consulterais volontiers aussi.

MAÎTRE PIERRE.
Consultez-moi, pour voir, sur Monsieur Eraste.

ERASTE.
Que veux-tu que je dise? Il épouse la fille de Monsieur Argante.

MAÎTRE PIERRE.
Acoutez: êtes-vous bian son ami à cet épouseux de fille?

ERASTE.
Mais je ne suis pas toujours fort content de lui dans le fond, et 
souvent il m'ennuie.

MAÎTRE PIERRE.
Fi! C'est de la malice à lui.

ERASTE.
J'ai idée qu'on ne l'épousera pas d'un trop bon coeur ici, et 
c'est bien fait.

MAÎTRE PIERRE.
Tout franc, je ne voulons point de ce butor-là; laissez venir le 
nigaud: je li gardons des rats.

ERASTE.
Qu'appelles-tu des rats?

MAÎTRE PIERRE.
C'est que la fille de cians a eu l'avisement de devenir ratière: 
alle a mis par exprès son esprit sens dessus dessous, sens devant 
darrière, à celle fin, quand il la varra, qu'il s'en retorne avec 
son sac et ses quilles.

ERASTE.
C'est-à-dire qu'elle feindra d'être folle?

MAÎTRE PIERRE.
Velà cen que c'est: et si, maugré la folie, il la prend pour 
femme, n'y aura pus de rats; mais ce qu'an mettra en lieu et 
place, les vaura bian.

ERASTE.
Sans difficulté.

MAÎTRE PIERRE.
Stapendant la fille est sage; mais quand on a bouté son amiquié 
ailleurs, et qu'en a un mari en avarsion, sage tant qu'ou vourez, 
il faut que sagesse dégarpisse; et pis après, toute voute médecine 
ne garira pas Monsieur Eraste du mal qui li sera fait, le paure 
niais! Mais adieu; veci voute ratière qui viant; ça va bian vous 
divartir.









Scène XI

Mademoiselle Argante, Eraste.

ERASTE, à part.
Ah! l'aimable personne! pourquoi l'ai-je vue, puisque je la dois 
perdre?

MADEMOISELLE ARGANTE, à part, en entrant.
Voilà un joli homme! Si Eraste lui ressemblait, je ne ferais pas 
la folle.

ERASTE, à part.
Feignons d'ignorer ses dispositions.
À Mademoiselle Argante.
Mademoiselle, Eraste m'a chargé d'une commission dont je ne 
saurais que le louer. Vous savez qu'on vous a destinés l'un à 
l'autre: mais il ne veut jouir du bonheur qu'on lui assure, 
qu'autant que votre coeur y souscrira: c'est un respect que le 
sien vous doit, et que vous méritez plus que personne: daignez 
donc, Madame, me confier ce que vous pensez là-dessus; afin qu'il 
se conforme à vos volontés.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Ce que je pense, Monsieur, ce que je pense!

ERASTE.
Oui, Madame.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Je n'en sais rien, je vous jure; et malheureusement j'ai résolu de 
n'y penser que dans deux ans, parce que je veux me reposer. Dites-
lui qu'il ait la bonté d'attendre: dans deux ans je lui rendrai 
réponse, s'il ne m'arrive pas d'accident.

ERASTE.
Vous lui donnez un terme bien long.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Hélas! Je me trompais, c'est dans quatre ans que je voulais dire. 
Qu'il ne s'impatiente pas, au moins; car je lui veux du bien, 
pourvu qu'il se tienne tranquille: s'il était pressé, je lui en 
donnerais pour un siècle. Qu'il me ménage, et qu'il soit docile, 
entendez-vous, Monsieur? Ne manquez pas aussi de l'assurer de mon 
estime. Sait-il aimer? a-t-il des sentiments, de la figure? est-il 
grand, est-il petit? On dit qu'il est chasseur; mais sait-il 
l'histoire? Il verrait que la chasse est dangereuse. Actéon y 
périt pour avoir troublé le repos de Diane Hélas! si l'on 
troublait le mien, je ne saurais que mourir. Mais à propos 
d'Eraste, me ferez-vous son portrait? J'en suis curieuse.

ERASTE, triste et soupirant.
Ce n'est pas la peine, Madame, il me ressemble trait pour trait.

MADEMOISELLE ARGANTE, le regardant.
Il vous ressemble! Bon cela, Monsieur.

ERASTE.
Ma commission est faite, Madame; je sais vos sentiments, 
dispensez-vous du désordre d'esprit que vous affectez; un coeur 
comme le vôtre doit être libre, et mon ami sera au désespoir de 
l'extrémité où la crainte d'être à lui vous a réduite. On ne 
saurait désapprouver le parti que vous avez pris: l'autorité d'un 
père ne vous a laissé que cette ressource, et tout est permis pour 
se sauver du danger où vous étiez: mais c'en est fait; livrez-vous 
au penchant qui vous est cher, et pardonnez à mon ami les frayeurs 
qu'il vous a données; je vais l'en punir en lui disant ce qu'il 
perd.
Il veut s'en aller.

MADEMOISELLE ARGANTE, à part.
Oh, oh! C'est assurément là Eraste.
Elle le rappelle.
Monsieur?

ERASTE.
Avez-vous quelque chose à m'ordonner, Madame?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Vous m'embarrassez. N'avez-vous que cela à me dire? Voyez; je vous 
écouterai volontiers, je n'ai plus de peur, vous m'avez rassurée.

ERASTE.
Il me semble que je n'ai plus rien à dire après ce que je viens 
d'entendre.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Je ne devais dire ce que je pense sur Eraste que dans un certain 
temps; et si vous voulez, j'abrégerai le terme.

ERASTE.
Vous le haïssez trop.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Mais pourquoi en êtes-vous si fâché?

ERASTE.
C'est que je prends part à ce qui le regarde.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Est-il vrai qu'il vous ressemble?

ERASTE.
Il n'est que trop vrai.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Consolez-vous donc.

ERASTE.
Eh! D'où vient me consolerais-je, Madame? Daignez m'expliquer ce 
discours.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Comment vous l'expliquer?... Dites à Eraste que je l'attends, si 
vous n'avez pas besoin de sortir pour cela.

ERASTE.
Il n'est pas bien loin.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Je le crois de même.

ERASTE.
Que d'amour il aura pour vous, Madame, s'il ose se flatter d'être 
bien reçu!

MADEMOISELLE ARGANTE.
Ne tardez pas plus longtemps à voir ce qu'il en sera.

ERASTE.
Puis-je espérer que vous me ferez grâce?

MADEMOISELLE ARGANTE.
J'en ai peut-être trop dit: mais vous serez mon époux. Que ne vous 
ai-je connu plus tôt?

ERASTE.
Avec quel chagrin ne m'en retournais-je pas!

MADEMOISELLE ARGANTE.
Est-il possible que je vous aie haï? A quoi songiez-vous de ne pas 
vous montrer?

ERASTE.
Au milieu de mon bonheur il me reste une inquiétude.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Dites ce que c'est, et vous ne l'aurez plus.

ERASTE.
Vous vous gardiez, dit-on, pour un autre que moi.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Vous demeurez à la campagne, et je ne l'aimais pas avant que je 
vous eusse connu; il y a quatre ans que je connais Dorante; 
l'habitude de le voir me l'avait rendu plus supportable que les 
autres hommes; il me convenait, il aspirait à m'épouser, et dans 
tout ce que j'ai fait, je me gardais moins à lui, que je ne me 
sauvais du malheur imaginaire d'être à vous: voilà tout, êtes-vous 
content?

ERASTE, à genoux.
Je vous adore; et puisque vous haïssez la campagne, je ne saurais 
plus la souffrir.









Scène XII

Monsieur Argante, Mademoiselle Argante, Eraste, Maître Pierre.

MONSIEUR-ARGANTE, à maître Pierre.
Oh, oh! Ils sont, ce me semble, d'assez bonne intelligence.

MAÎTRE PIERRE.
Qu'est-ce que c'est donc que tout ça? Ils se disont des douceurs.

MONSIEUR-ARGANTE.
Eh bien! Ma fille, connais-tu Monsieur?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Oui, mon père.

MONSIEUR-ARGANTE.
Et tu es contente?

MADEMOISELLE ARGANTE.
Oui, mon père.

MONSIEUR-ARGANTE.
J'en suis charmé. Ne songeons donc plus qu'à nous réjouir; et que, 
pour marquer notre joie, nos musiciens viennent ici commencer la 
fête.

MAÎTRE PIERRE.
Voilà qui va fort ben. Ou êtes contente. Voute père, voute amant, 
tout ça est content; mais de tous ces biaux contentements-là, moi 
et Monsieur Dorante, je n'y avons ni part ni portion.

MONSIEUR-ARGANTE.
Laisse là Dorante.

MADEMOISELLE ARGANTE.
Si vous vouliez bien lui parler, mon père; on lui doit un peu 
d'égard, et cela me tirerait d'embarras avec lui.

MAÎTRE PIERRE.
Il m'avait pourmis cinquante pistoles, si vous deveniez sa femme: 
baillez-m'en tant seulement soixante, et je li ferai vos excuses. 
Je ne vous surfais pas.

ERASTE.
Je te les donne de bon coeur, moi.

MAÎTRE PIERRE.
C'est marché fait: chantez et dansez à votre aise, à cette heure, 
je n'y mets pus d'empêchement.

Source: http://www.poesies.net