Promenades Littéraires. (Extraits) Par Remy De Gourmont. (1858-1916) XIXème Siècle. Souvenirs Sur Huysmans. Je connus Huysmans vers la fin de l’année 1889. Ayant écrit Stratagèmes, un conte qui semblait idoine à charmer l’auteur d’À Rebours, et que je désirais lui dédier, je m’acheminai bravement, sans nulle recommandation, vers le ministère de l’Intérieur. Après beaucoup de cours, d’escaliers et de couloirs, on m’indiqua une porte. De cette première entrevue je ne me rappelle qu’une chose, c’est que l’accueil fut cordial. Sans faire grande attention au manuscrit que je lui présentais, Huysmans acquiesçait à ma demande, puis roulant une cigarette, me considérait de son oeil de chat, en développant d’amères considérations sur la veulerie de la littérature présente. Je crois que c’est Villiers de l’Isle-Adam qui m’avait envoyé. Ce nom que je murmurai, ne fut pas étranger sans doute à l’affabilité de Huysmans. Cela jetait entre nous un pont, cela nous donnait un sujet de conversation, cela déterminait la qualité de l’atmosphère littéraire. Huysmans avait pour Villiers une admiration profonde et beaucoup d’affection. Je restai longtemps. Il me retenait debout près de la porte. Quand il était las d’écrire, l’ennui, disait-il, l’accablait dans ce bureau morne. Il m’engagea à revenir. Ce fut le début d’une liaison qui devait durer deux ou trois ans. Je sortais de la Bibliothèque Nationale à quatre heures. Huysmans ne quittait son bureau qu’à cinq heures. C’est donc moi qui venais le prendre, et presque tous les jours, pour le ramener vers le faubourg Saint-Germain, où nous demeurions tous les deux. Par les Champs-Élysée et les quais de la rive gauche, nous nous dirigions vers le café Caron, situé au coin de la rue de l’Université et de la rue des Saints-Pères. C’était fort régulier. Huysmans, qui était sous-chef de bureau à la direction de la Sûreté générale, ne faisait pas de zèle. Chargé en particulier du service des jeux, cercles et casinos, dès que son travail officiel était bouclé, il prenait son chapeau, en manifestant la joie d’un chien qu’on délivre de sa chaîne. C’est dans ce bureau détesté, pourtant, qu’il écrivit presque tous ses livres. Le manuscrit de Là-Bas, entre autres, y resta en permanence. Ayant déjeuné de fort bonne heure rue de Grenelle, au restaurant de la Petite-Chaise, où il était gâté, il arrivait au ministère vers onze heures, expédiait les affaires courantes, puis se mettait à rédiger, sur le magnifique papier de l’État, l’histoire du maréchal de Retz et celle de Durtal. Il raturait fort peu. L’image singulière, la métaphore brutale venaient spontanément sous sa plume. Son style parlé, du reste, ressemblait tout à fait à son style écrit, preuve que sa manière tourmentée était le reflet naturel de son caractère inquiet, curieux du rare, de l’inédit et de l’impossible. Il reprenait sans peine la phrase interrompue par l’entrée du garçon de bureau muni d’un dossier. Il écrivait lentement, peu à la fois, mais avec régularité. La documentation de ses livres, qui semble merveilleuse au premier abord, était, en réalité, fort rudimentaire. Son art en ce genre de travaux était celui d’un cuisinier supérieur, alchimiste habile et qui tire de vulgaires herbes, d’ordinaires viandes, les coulis les plus raffinés, les sauces les plus pointues. Toute la partie d’À Rebours sur la poésie latine de la décadence est condensée du vaste travail d’Ebert, qui ne cite presque jamais aucun texte. C’est sur les analyses de ce lourd et docte professeur que des Esseintes piqua ses ingénieuses épithètes. D’un mot pittoresque, Huysmans résume souvent toute une page, tout un chapitre du consciencieux Allemand, et en somme, si la vérité classique est dans L’Histoire générale de la littérature en Occident, la vérité impressionniste est dans À Rebours. Huysmans fut fort étonné de mon travail sur les poètes latins du moyen âge, dont l’idée venait pourtant de chez des Esseintes. Cela lui donna le goût de cette langue faisandée qu’il ne connaissait guère que de seconde main: la singulière préface du Latin mystique montre que ses connaissances philologiques étaient des plus restreintes. Il s’en passa très bien. Cet À Rebours, que j’admirais alors peut-être à l’excès, est resté pour moi un des livres les plus curieux de notre temps et qui vient dans son genre à la suite de Bouvard et Pécuchet. Là-Bas est déjà d’un moindre intérêt; En route ne contient plus que de belles pages et, à partir de la Cathédrale, la source est bien troublée. Que nous étions loin, au moment dont je parle, de prévoir une semblable fin! Je dois l’avouer, dût ma perspicacité en paraître bien diminuée, je n’eus, jusqu’au dernier moment, aucune idée de la conversion possible de Huysmans. Je croyais que, pour lui comme pour moi, le décor catholique n’était qu’un décor. N’y voyant qu’une méthode d’art, qu’un moyen romantique, qu’une arme de guerre contre la laideur naturaliste, j’étais très loin de supposer que, sous le rideau de pourpre et d’or, Huysmans cherchât des réalités dogmatiques: nos conversations étaient si peu édifiantes, si loin de toute religiosité! Nous arrivions donc, chevauchant les plus capricieuses médisances, au café Caron. C’était un établissement singulier, tout à fait à l’ancienne mode, un salon plutôt qu’un café. On y défendait les jeux bruyants, tels que dominos ou jaquet. La pipe en était prohibée sous peine d’exclusion et les conversations à trop haute voix, mal tolérées. Renommé encore pour sa cuisine, ce café, qui avait eu des jours de gloire, ne voyait plus que de rares clients s’asseoir sur ses divans de velours rouge: un vieux rédacteur de l’Univers, nommé Coquille, qui grimaçait dans son coin; un juif polonais, Rabbinovicz, qui composait là une grammaire hébraïque, étalant sur sa table quantité de graisseux papiers; un comte italien, correspondant de journaux, qui, entré au café à midi, en sortait à minuit, sans avoir cessé de remuer et de grommeler; le rédacteur à tout faire de la maison Didot, Louisy, un petit vieux alerte et malin, jaune et grêlé, qui buvait de l’absinthe en dévorant le Temps, sans jamais lever les yeux; des ecclésiastiques, des carabins échappés de l’hôpital de la Charité, de rares militaires, quelques employés et commerçants du quartier; Paul Arène, un conteur qui rivalisa un temps avec Alphonse Daudet, le poète Georges Lafenestre, muni d’un énorme cigare, Eugène Veuillot au regard aigu. Ce petit monde bien sage était servi par un unique garçon, à moitié impotent, à la fois obséquieux et quinteux, solennel et familier. Dans cette maison, on buvait d’authentiques liqueurs et notamment du véritable bitter hollandais, que Huysmans aimait, et qui me ravageait l’estomac. Nous y passions une heure agréable. Tous ceux qui ont fréquenté le café Caron en ont gardé le souvenir. Huysmans en a tracé, dans ses Habitués de café, un croquis inoubliable, de la plus pittoresque, de la plus amusante exactitude. Un jour, nous le trouvâmes fermé: la faillite avait passé par là. Alors, en revenant de l’Intérieur, nous nous arrêtâmes à moitié chemin, au café des Ministères. Parfois, quand nous devions dîner ensemble, généralement place Saint-Sulpice, chez un marchand de vin des plus soigneux, nous poussions jusqu’au café de Flore, lequel avait hérité d’une bonne partie de l’ancienne clientèle du Caron. Il était bien amusant, en ce temps-là, avec, au milieu de la salle blanche, sa colonnette surmontée d’une corbeille de fleurs, toujours fraîches, les fleurs de la déesse! C’est dans ces trois endroits que, légèrement animé par son verre de bitter hollandais, Huysmans me dévoila quelques-uns de ses goûts, quelques-unes de ses idées. Quoiqu’il s’ennuyât beaucoup dans la vie, je le vis toujours, à ces moments-là, de la meilleure humeur. Pour un compagnon attentif, sa parole, d’une verdeur incroyable mais jamais exaltée, jamais violente, également précise et colorée, se dévidait avec confiance. Sûr de son auditeur, il laissait tomber goutte à goutte ses mépris, ses rancoeurs, ses haines, ses dégoûts, déchirant à la fois l’Église et la littérature, la jeunesse et ses contemporains, la peinture, la critique et les journaux. Un recueil de ces conversations serait le plus curieux tableau satirique du Paris de vers 1890. Je les ai rarement notées, malheureusement, et il m’en est resté des impressions plutôt que des précisions. Les quelques pages de journal que je possède de cette époque ne peuvent d’ailleurs être transcrites. Le verbe de Huysmans était extrêmement cru. Il inventait, pour traduire ses préoccupations et ses expériences sexuelles, les métaphores les plus outrées et aussi les plus sales. Ses livres sont très chastes, comparés à sa conversation. Quant à ses jugements littéraires, ils étaient d’une méchanceté vraiment excessive, et peut-être pas tout à fait exempts d’une certaine rancune. Il est certain qu’en ce temps-là il ne pardonnait pas leur succès à Bourget ni à Maupassant, qui avaient été ses camarades. Il traçait de leur rôle littéraire le dessin le plus fou, les montrant tels que deux compères lancés dans le monde à la conquête des femmes: « Bourget, me disait-il, les allume avec sa psychologie faisandée et recuite; Maupassant survient, qui n’a plus qu’à se mettre à table. » Il employait d’autres termes, beaucoup plus pittoresques. Comme il s’amusait en disant: « Bourget, ce n’est que du retapage, du rétamage! Bourget, le rétameur! » Il était inépuisable sur le romancier belge, Camille Lemonnier, qu’il appelait le déménageur, qu’il coiffait du petit bonnet à pendentif que portent les déménageurs parisiens: « Le voyez-vous entré chez Zola avec ses paniers pleins de paille et vidant la maison pour en meubler sa bicoque belge! » Hélas! j’ai su qu’à ces mêmes écrivains bafoués en paroles, il envoyait volontiers, à l’occasion, d’aimables lettres. J’en eus la preuve, un jour qu’une de nos meilleures romancières me montrait avec émotion un billet de Huysmans des plus chaleureux: la veille, il m’avait entretenu de cette dame en termes horrifiques, l’appelant, on ne sait pourquoi, car elle était fort honnête, la fille de brasserie, la belle Juive! Une autre femme de lettres, c’était la cardeuse de matelas; une autre encore, la poseuse de sangsues. Tout cela pour le plaisir de faire des mots, de dérouiller sa verve, muette depuis vingt-quatre heures! Tout cela sans méchanceté foncière, tout cela par jeu, aiguisant ses griffes sur les réputations comme son chat les exerçait sur ses fauteuils et sur ses rideaux! Je rapporte ces traits par amour de la psychologie et pour montrer la duplicité inconsciente de certaines natures. Mais ce que je sais en ce genre n’est rien auprès de ce qu’a retenu la mémoire de M. Octave Uzanne, qui fut très longtemps son ami. Si celui-là voulait parler, il nous donnerait un Huysmans qui étonnerait même ceux qui croient l’avoir très bien connu. Quel étrange caractère! Au même moment qu’il couvrait d’injures intimes un de ses familiers, M. G. G..., il lui rendait les services les plus délicats! On a tout dit sur la ressemblance de Huysmans avec un de ses personnages les plus curieux, M. Folantin. Au moment où je l’ai connu, Huysmans commençait à devenir le Folantin de l’Église. Il aimait à dénombrer les fraudes des matières sacramentelles, à énumérer les tares qui entachaient la beauté et la sincérité des cérémonies religieuses. Cela l’excitait à quelques blasphèmes; il exposait gravement que, le pain et le vin du sacrifice étant adultérés, Dieu se refusait absolument à descendre désormais sur les autels, dégoûté du vin de raisins secs et des hosties en fécule de pommes de terre. Était-il déjà croyant? je ne le pense pas; non plus qu’il ait jamais été libre penseur. Élevé chrétiennement, il avait toujours gardé un goût secret pour la religion. Quand ses forces décrurent, quand les plaisirs de la vie lui furent mesurés, il se tourna tout naturellement vers des croyances qui lui promettaient des joies compensatrices de celles qui se retiraient de lui. J’ai collaboré sans le savoir à la conversion définitive de Huysmans, en lui faisant connaître Mme de C..., qui avait à ce moment des familiarités avec l’Église. Elle lui donna occasion d’assister à des cérémonies religieuses rares et émouvantes, telle une prise d’habit aux Carmélites de l’avenue de Saxe. Nous y entendîmes un bien fâcheux sermon du cardinal Richard, mais tout en mouchetant de ses sarcasmes cette pourpre médiocre, Huysmans était touché. Mme de C... nous conduisit un soir au salut chez ces mêmes Carmélites; leurs psalmodies lugubres répandaient dans l’âme une sorte de peur sacrée qui troublait Huysmans. J’ai utilisé dans le Fantôme ces mêmes impressions d’une poésie trop romantique et très malsaine. Huysmans en jugea de même, peut-être, puisqu’il accorda ses prédilections au plain-chant joyeux des Bénédictines de la rue Monsieur. C’est Mme de C..., comme on l’a déjà révélé à demi, qui le mit entre les mains de M. l’abbé Mugnier. Avant d’en arriver là, Huysmans, pendant qu’il écrivait Là-bas, n’avait pas été sans faire quelques tentatives pour l’incliner au satanisme. Il manquait d’une Chantelouve et il aurait bien voulu, n’ayant guère d’imagination, travailler sur le réel. La collaboration de Mme de C... à Là-bas fut faite surtout de démarches près de certains occultistes et, document important, de confidences touchant un très curieux mauvais prêtre qu’elle avait connu. Le chanoine Docre de Là-bas est le Chanoine ***, de Bruges, mais la messe noire est purement imaginaire. C’est moi qui cherchai des détails sur cette cérémonie fantastique. Je n’en trouvai pas, car il n’y en a pas. Finalement, Huysmans arrangea en messe noire la célèbre scène de conjuration contre La Vallière pour laquelle Montespan avait prêté son corps aux obscènes simagrées d’un sorcier infâme. L’abbé Boulant, l’abbé Roca ont encore fourni des traits à divers personnages modernes de Là-bas, mais l’ensemble est romanesque. On doit l’affirmer, puisque des âmes simples s’y sont laissé prendre et ont frémi devant des scènes sacrilèges purement imaginaires. Je voyais Huysmans tous les jours, pendant qu’il écrivait Là-bas et il m’en a lu ou récité bien des pages, bien des épisodes. Quand ce livre parut, sa conversion était déjà en train, mais s’il la désirait, il l’espérait à peine, et peut- être la redoutait. Le pot-au-feu merveilleux auquel participe Durtal dans le logis d’un sacristain, niché en une des tours de Saint-Sulpice, fut servi à Huysmans chez Mme de C... C’est un mince détail, mais la cérémonie du potage ne fit que précéder une cérémonie autrement importante, puisqu’elle influa fortement sur les idées de Huysmans. Après le dîner auquel j’assistais, Édouard Dubus arriva, comme il était convenu, et on s’occupa de faire tourner un guéridon, qui s’y prêta fort bien. Dubus, poète agréable, esprit distingué, était un occultiste à demi ironique. Je n’ai jamais su s’il croyait ou non à ses pratiques. En tout cas, il s’en acquittait fort bien. Interrogée, la table répondit des choses presque sensées. À un moment, comme on lui demandait: « Qui êtes- vous? » elle répondit: « Je suis Camille de Sainte-Croix. » Ce n’était plus l’évocation des morts, car Sainte-Croix, qui écrivait alors de piquantes critiques et de curieux romans, est toujours bien vivant. Il se prêta aux questions les plus variées et comme on le pressait sur ses goûts littéraires, il avoua que Huysmans était sa grande admiration. À partir de ce moment, Huysmans devint plus attentif. On appela d’illustres défunts. Il y eut d’édifiantes réponses sur la position des êtres désincarnés, errant dans les espaces. Tout le monde était sérieux; je m’amusais; Huysmans réfléchissait, puis, insatiable, évoquait toujours. À la fin, la table nous échappa et se mit à tourner, quasi toute seule, autour de la pièce, sur un rythme de gigue. Dubus, d’un doigt, la guidait légèrement à travers les chaises. S’il y avait supercherie à ce moment, je n’ai pas vu comment elle s’exerçait. Dubus était capable de tout. Le lendemain, je trouvai Huysmans encore troublé. Il me démontra avec une gravité inaccoutumée que, la table étant mue par les esprits, l’existence des esprits prouvait à la fois l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu. J’étais trop étonné pour essayer d’aucune objection. À n’en pas douter, cette séance de table tournante a joué un rôle dans la conversion de Huysmans. Il m’en parla longtemps. Il avait vu Dieu dans le guéridon dansant, comme Moïse l’avait vu dans le buisson ardent. Quand on demande des preuves du surnaturel, l’on en reçoit toujours. Peu de temps après cette soirée, Huysmans disparut, et je ne l’ai jamais revu. J’ai su depuis qu’il était allé faire une retraite à la Trappe. Je ne connais le reste de sa vie que par ce que l’on m’en a conté. Cela ne me regarde plus. Ici s’arrêtent mes souvenirs. J’ajouterai cependant que si Huysmans cessa de me voir à son retour de la Trappe, ce fut sur les conseils de certains, qui craignaient pour lui l’influence de mon visible scepticisme. Comme les prêtres avaient négligé de modifier son caractère, ce qui eût été difficile, il continua, converti, à dire beaucoup de mal de ses contemporains, et j’en eus ma part. Il ne m’a pas épargné, mais qui a-t-il épargné? Pas même son tendre et fidèle ami, L-y, pas même, oblat, les moines de Ligugé qu’il traitait un jour, devant M. Uzanne, de « cochons », tout simplement! Il resta jusqu’au bout méchant en paroles et bon en actions. C’est un contraste que l’on trouve chez les hommes qui ont trop d’esprit, et surtout trop d’esprit critique. Mais il fut porté chez Huysmans à un degré qui rendait souvent ses conversations fort pénibles. Cependant, il n’y mettait nulle amertume. Aussi sa victime du jour devenait-elle son confident du lendemain, et réciproquement. Quand on le quittait, il aurait fallu oublier ce qu’on avait entendu. Je ne l’ai pas toujours fait, je ne m’en repens pas. Propos Variés. La Propriété Littéraire. Chaque fois que les oeuvres d’un écrivain célèbre entrent dans le domaine public, la propriété littéraire redevient un sujet de conversation entre gens du métier. Puis un journal ne tarde pas à s’emparer de la question, et il organise une enquête. C’est le Siècle, cette fois, qui a lancé cette circulaire et récolté les opinions. Alfred de Musset, dont les droits d’auteur expiraient le 3 mai 1907, fut le prétexte. On est censé connaître la loi; cependant, pour plus de prudence, la voici: « La durée des droits accordés par les lois antérieures (1798, 10 ans; 1810, 20 ans; 1824, 30 ans) aux héritiers, successeurs irréguliers, donataires ou légataires des auteurs, compositeurs ou artistes, est portée à 50 ans à partir du décès de l’auteur. » Ce délai, demande notre confrère, est-il suffisant? Doit-on l’augmenter? L’opinion commune, parmi les hommes de lettres, est que le délai est insuffisant. Plusieurs d’entre eux pensent même que la propriété littéraire devrait être perpétuelle. Comme je ne suis ni du premier avis, ni surtout du second, je demande à présenter quelques observations à ces « propriétaristes » trop convaincus. Supposez, a dit un homme ingénieux, qu’en 1835 Alfred de Musset, au lieu de publier ses Premières poésies, ait bâti une maison? Dans ce cas, au lieu de se créer une propriété temporaire, il se créait une propriété perpétuelle. Celui qui pose le problème en ces termes croit, sans doute, évoquer une image claire et saisissante; il n’est en rien: c’est la confusion même. On peut, à la rigueur, comparer la publication d’un poème ou d’un roman à l’édification d’une maison; mais ce qui est impossible, c’est de comparer le poète ou le romancier au propriétaire constructeur. Le poète n’est pas le constructeur matériel de l’oeuvre; il en est le constructeur intellectuel. Pour suivre la comparaison, il a dans l’oeuvre de librairie exactement le rôle de l’architecte dans l’oeuvre de maçonnerie. Racine est l’auteur d’Iphigénie dans les conditions même où Claude Perrault est l’auteur de la colonnade du Louvre. Sans Racine, pas de tragédie; mais sans Perrault, pas de colonnade. Qu’il s’agisse d’une maison moderne, et d’un poème moderne, les positions du poète et celle de l’architecte resteront les mêmes, et, cependant, ils sont traités bien différemment: l’un est payé de son oeuvre une fois pour toutes, l’autre en a gardé la jouissance non seulement pendant sa vie, mais encore cinquante ans après sa mort, en la personne de ses héritiers. Bien plus, l’architecte, qui peut très bien, lui aussi, avoir produit un chef-d’oeuvre, le verra peut-être détruit sous ses yeux par caprice ou par nécessité (1). Mais les comparaisons sont toujours mauvaises; je n’ai analysé celle-ci que pour montrer combien il peut être absurde de vouloir résoudre un problème analogue. Musset n’a pas construit de maisons à cinq étages, voilà ce qui est certain: il a écrit des poèmes, des comédies et des contes, ce qui est assez différent. Les maisons qu’il aurait pu construire auraient été des oeuvres caduques, soumises aux réparations, aux impôts, à l’expropriation; les oeuvres littéraires, au contraire, toute valeur d’art réservée, apparaissent indestructibles. Et voilà déjà un motif pour que cette propriété d’un genre si spécial, ne puisse être comparée à la propriété purement matérielle, laquelle est éminemment périssable. Combien reste-t-il à Paris de maisons construites sous Louis XIV? Bien peu, et la plupart sont devenues des masures que l’on s’occupe d’abattre, et de reconstruire. Les oeuvres littéraires de ce temps-là sont au contraire restées intactes. Accorder aux auteurs la propriété perpétuelle de leurs oeuvres, quel privilège! Et non seulement pour eux, mais pour leurs héritiers, pour leurs acquéreurs surtout! Essayons, par un exemple hypothétique, de reconstruire l’histoire des Fables de La Fontaine, en supposant qu’à la mort du poète la propriété littéraire fût déjà perpétuelle. Elles auraient eu le sort de tous les morceaux d’héritages. On en aurait fait un lot, les contes faisant un autre lot équivalent, et on aurait tiré au sort. Les voilà aux mains de quelque bourgeois de Château-Thierry, qui les traite comme une ferme et qui les loue à quelque libraire. C’est ce qui arrive de notre temps: plus de la moitié des oeuvres littéraires productives de droits appartiennent à des gens qui n’y voient qu’un titre de rente. C’est une société financière qui possède et exploite les livres de Lamartine; c’est l’ancienne femme de chambre d’une de ses amies des derniers jours qui détient l’oeuvre de Mérimée: voilà à quoi sert souvent la propriété littéraire. Mais revenons à La Fontaine. Le premier héritier des Fables étant mort à son tour, elles sont mises en vente; c’est un libraire qui les achète, naturellement, parce qu’un libraire seul est capable d’en apprécier la valeur commerciale. Cependant, la réputation de ces Fables a grandi avec les années. On les fait apprendre par coeur à tous les enfants. Le libraire, qui les a acquises pour un modeste sac d’écus, fait une fortune, se retire des affaires et avise son notaire qu’il désire pour ces précieuses Fables un solide acquéreur. Le morceau est devenu gros, en effet. Nous sommes aux environs de 1750. La langue française rayonne dans toute l’Europe et c’est par ballots que les Fables quotidiennement s’en vont dans toutes les directions. Nous supposons que l’Europe entière est déjà, et plus que maintenant, soumise aux lois draconiennes de la propriété littéraire. La contre-façon s’exerce, sans doute, mais discrètement, car la répression est devenue rigoureuse. Le notaire, cependant, cherche un acquéreur global et n’en trouve pas. L’affaire est énorme. On décide de mettre successivement en vente chacun des douze livres qui composent la totalité des Fables. L’opération ainsi devient aisée: douze libraires différents possèdent désormais chacun une partie des Fables. C’est le premier livre qui est monté le plus haut. Le dernier, quoiqu’on lui ait adjoint Philémon et Baucis, a eu un succès moindre. Aussi son acquéreur se flatte-t-il d’avoir fait une excellente affaire. Les Fables de La Fontaine restèrent en cet état pendant une vingtaine d’années et leur vogue était devenue telle que chacun des livres séparés rapportait autant, aux libraires qui les exploitaient, que l’ensemble trente ans plus tôt. Vers 1 770, la librairie Delalain, qui possédait le douzième livre, parvint à acquérir aussi la propriété des neuvième, dixième et onzième. Un peu plus tard, le libraire Panckoucke, disposant de capitaux considérables, réussit à mettre la main sur tous les autres livres, moins les trois premiers. On sait que Delalain et Panckoucke firent des fortunes énormes: telle en fut l’origine. Le sort des trois premiers livres de ces Fables, de plus en plus populaires dans le monde entier, fut très différent: ils furent encore morcelés! Des poèmes tels que la Cigale et la Fourmi, le Corbeau et le Renard, et beaucoup d’autres, tombèrent, par suite de partage, entre les mains de gens avisés qui en tirèrent de gros revenus. En 1780, le Meunier, son fils et l’âne rapporta plus de cent mille livres à un petit libraire de la rue Saint-Jacques. Vint la Révolution... Mais je ne pousserai pas plus loin cette paradoxale histoire. Il me suffit d’avoir donné, sous une forme plus vivante qu’un raisonnement abstrait, l’exemple de ce qui pourrait arriver avec la propriété littéraire perpétuelle. Cette propriété, au lieu de tomber dans le domaine public, tomberait dans le domaine privé et servirait à enrichir quelques habiles au détriment du public. Qui profiterait aujourd’hui de l’oeuvre de Balzac? Un éditeur. De l’oeuvre de Stendhal? Le même éditeur. De celle de Gérard de Nerval? Encore le même éditeur. Va-t-on faire une loi pour augmenter la fortune, déjà respectable, de telle grosse maison d’édition? À un autre point de vue, c’est honorer bien peu, il semble, les plus belles productions de l’esprit humain que de les considérer sous l’aspect purement commercial. Loin de se plaindre, si l’on admire Musset, que les éditions de ses oeuvres vont se multipliant, ne devrait-on pas s’en réjouir? Appartenir à tous, devenir le pain quotidien de tous, n’est-ce point le rêve de tous les écrivains dignes de ce nom? Pensons un peu moins au coffre- fort des propriétaires littéraires et un peu plus à la gloire des grands hommes qui ont vécu, écrit et souffert pour nous. (1) Comme cela arrive précisément (1909) pour la Galerie des Machines, dont plus d’un homme de goût, notamment Huysmans, loua la beauté et la hardiesse. Source: http://www.poesies.net