Textes Divers. Par Remy De Gourmont. (1858-1915) TABLE DES MATIERES Fin De Promenade. Le Marbre Et La Chair. Grèbe Et Grèbe. Le Devoir. Fin De Promenade. Araman n'était pas un promeneur ordinaire, de ceux qui flânent, s'arrêtent à un étalage, s'intéressent à un accident, se retournent pour suivre d'un oeil vainement concupiscent la passante rapide qui file dans la foule comme une truite dans l'ombre des eaux vives. Il marchait méthodiquement selon des principes élaborés une fois pour toutes, il marchait par raison, par hygiène, -par ordonnance, enfin! Ces quotidiennes ambulations ne lui causaient aucun plaisir, et que de fois, en les trois heures réglementaires, il tirait anxieusement sa montre? Néanmoins, il était ponctuel: tous les après-midi, par le plus mauvais temps, même de neige, il sortait et s'encourait -vers rien, au hasard, fidèle esclave de la grande Déesse, de celle qui a détrôné Isis -Hygeia. Marcher, mais surtout selon de larges chemins, le long des boulevards extérieurs, vides de sordides exhalaisons, à travers des déserts tels que l'Esplanade, parmi les sinistres bosquets du Champ de Mars, -plus loin, sur les fortifs, sur les routes, jusque dans les bois. En trois semaines de ce dur régime, il eut atteint cet état que les philosophes grecs dénommaient «ataraxie», l'indifférence complète à tout ce que l'on peut rencontrer au cours d'une promenade depuis le titubant bébé jusqu'au révérend pochard qui semble avoir acquis, par l'alcool, une dignité nouvelle, un état neuf d'humanité. Alors, ses sorties lui devinrent de plus en plus pénibles et il eut à prévoir le jour où le motif déterminant lui manquerait, où il deviendrait pareil au poète anglais Thomson qui, trouvé couché à cinq heures du soir, répondait à son ami, surpris, même scandalisé: «Mais, je ne vois aucun motif pour me lever». C'est alors qu'une idée assez géniale le sauva. Il y a un infaillible moyen de faire marcher quand même un cheval paresseux ou fatigué, c'est de le mettre à la suite d'un émérite trotteur et la lâche bête, émoustillée par la vanité ou entraînée par l'autorité d'un maître suit de près le courage qui lui montre le chemin. Araman adopta ce système. Il s'attela à marcher pas pour pas dans le sillage d'une femme. Des femmes achèvent sans reprendre haleine, sans seulement hésiter au plus alléchant spectacle, de véritables voyages à travers Paris. Comme elles ont la précieuse faculté de ne pas voir, de ne pas observer, absorbées tout entières et hypnotisées par le but poursuivi, elles sont capables de marcher pour ainsi dire indéfiniment et de fournir, sans quasi s'en apercevoir, des courses qui feraient peur à Ahashvérus. Araman se mit donc à suivre les femmes. Il choisissait l'une de celles qui semblaient bien parties, lestées pour une sérieuse traversée, ce qui se reconnaît à la manière assurée et définitive dont elles relèvent leurs jupes, à leur coup de talon précis, cadencé, au petit sac qu'elles pressent plus amoureusement sur leur hanche, à on ne sait quoi de décidé, d'emballé, à la fois, et de grave. La plupart de ces courses de femmes aboutissaient à de brusques envolées sous une porte-cochère, à une disparition si soudaine qu'à la moindre distraction il les perdait de vue, telles que de folles hirondelles. Il apprit que «jamais» aucune femme ne sortait sans but précis, pour le plaisir: elles savent «toujours» où elles vont, et rien ne peut les distraire de leur voie, quand elles ont résolu de ne pas être distraites. La femme, il en fut bientôt assuré, est un être effroyablement pratique, fort capable, sans doute, de se perdre en chemin, mais incapable de se mettre en route pour le plaisir d'exercer ses jolies jambes. A suivre une de ces femmes, on ne risquait ni d'errer, ni d'être obligé à d'inutiles stations; elles allaient droit devant elles, par le chemin le plus long, souvent, mais droit, sans s'arrêter, comme poussées par un démon, comme attirées par un aimant -qui ne pouvait être que l'amant. Araman, au contraire, n'avait d'autre but que de suivre: il faisait le rôle du mauvais cheval, et il le faisait avec une parfaite discrétion, soucieux de n'ennuyer aucune de ces agréables vicieuses, aucune de ces douces petites adultères. Or, il arriva qu'une de ces agiles amoureuses contredisant l'allure de ses soeurs, tourna la tête, s'aperçut d'un suiveur, ralentit le pas, et fit comprendre à Araman, par une certaine attitude, de certains mouvements de jupes, de brusques arrêts, par tout un jeu discret mais évident, qu'elle consentait à couper sa course en deux, à s'attarder, le temps qu'il convient, à une station improvisée. Du moins, Araman le crut ainsi et, à la suite de l'Inconnue, il s'aventura en une étrange maison, noire, morne, froide et muette, qui ressemblait à l'hôtellerie de la Mort. Dès l'entrée, il eut peur: des souffles de caves emplissaient la cour où des herbes jaunies entouraient les pavés disjoints. Les fenêtres ne s'ornaient que de vitres fêlées ou cassées, et remplacées par des planches, des torchons, des vieux journaux. Aux murs, une purulence suintait et, de temps en temps, décollées par l'humidité, des plaques de plâtre tombaient, s'écrasant dans la boue d'un ruisseau saumâtre qui longeait les murs. Araman leva la tête, et il fut fort surpris de voir que le sixième étage, ce dernier, apparaissait tout resplendissant de fresques et de dorures, tout éclatant de somptueux vitraux que le soleil semblait caresser avec joie et avec tendresse, -et avec ce respect que la Beauté inspire même au Soleil -un coup de talon lui fit baisser les yeux: l'Inconnue l'attendait et s'impatientait. Il la rejoignit et entra dans une épouvantable spirale noire et gluante qui aurait pu être -songeait-il -l'escalier intérieur d'un lépreux! Il monta et au sixième ce fut l'éblouissement d'un paradis: marches en bois de cèdre, tapis profonds comme des litières, tapisseries où souriaient dans la pourpre et dans l'or les yeux fous des lutins et des ondines, des aegipans et des sirènes, des fées et des archanges. Nulle domesticité: les portières se redressaient elles-mêmes et les portes s'ouvraient, dès que la main s'était avancée. A la suite de l'Inconnue, il traversa plusieurs salles toutes riches d'une différente richesse: là, de divins marbres; là, d'angéliques peintures; là, des plus somptueuses étoffes, des plus adorables riens. Au bout, il trouva une sorte de sanctuaire, mais sans autre autel qu'un harmonieux amas de coussins. Bien qu'il n'eut fait aucun geste, ses vêtements s'étaient tout d'un coup transformés en une belle robe de soie violette sous laquelle il était nu. Il ouvrit la robe et des glaces lui dire qu'il était beau, mais d'une beauté surhumaine, astrale et presque transparente. Au même instant, l'Inconnue, qui était demeurée invisible durant quelques secondes, surgit devant lui dans toute la splendeur d'une nudité de rêve. De la tête au pied, sa peau était plus unie que de l'ivoire et nulle tache impudente n'en rompait l'harmonie. A mesure qu'il la contemplait, elle se rapprochait de lui et bientôt il sentit sous ses mains la fraîcheur de deux frissonnantes épaules. Leurs joies s'accomplirent en silence et furent infinies. Ayant joui, sans s'étonner, de tant de voluptés inattendues, Araman s'endormit -et se réveilla dans la rue. «Je n'aurais pas dû «la toucher», disait-il, plus tard. J'ai senti, quand mes mains effleurèrent ses épaules -et au milieu même d'un indicible plaisir, -je ne sais quelle déception à retrouver à ce contact une chair -exceptionnelle, oui, et peut-être unique, -mais une chair enfin, et de femme, et non tout à fait d'illusion». Il ajoutait: «Il m'a été donné, à moi le premier venu, d'atteindre l'Idéal -à travers quelle putréfaction! Je l'ai touché, je l'ai enserré dans mes bras, je l'ai baisé de mes lèvres, j'en ai joui, -et j'ai vu (les yeux de l'Idéal étaient un miroir), j'ai vu dans ses yeux mes yeux resplendir, puis mourir de volupté, puis...» Il disait encore: «J'aurais dû me mettre à genoux, j'aurais dû rester à genoux, et contempler». Le Marbre Et La Chair. Un atelier de sculpture affirme la supériorité de l'art sur la vie, combien la chair est triste près de la joie lumineuse du marbre, modeste près de la gloire des bronzes. A première vue, l'impression du nu féminin parmi le nu marmoréen est pénible; on est contrarié par le ton de la peau, ce mélange de rose et de jaune, par la mobilité de la face et des muscles de tout le corps, brisé souvent en une attitude sans grâce, par les cheveux, par d'autres ombres, par l'absence de calme et de lignes fixes et aussi par ce que l'on sent de fugitif, de personnel, en l'académie correcte de cet être qui s'irige bêtement, nu et ennuyé, sur une table. C'est bien vraiment là que l'on comprend à quel point existe peu, en soi, la beauté individuelle et extérieure, à quel point une créature quelconque, pierre ou arbre, bête ou homme, est incapable de se réaliser par ses seuls moyens naturels, ses seuls moyens de vie: en somme elle n'arrive à la réalité qu'après avoir été manipulée, recréée, évoquée par l'Art ou par le Désir (qu'on peut appeler aussi l'Amour). Ces petits modèles que l'on voit partout, multicolores dans les rues, unicolores dans les ateliers, ces petites Italiennes sont fort insignifiantes, d'un charme médiocre, guère jolies et souvent lourdes en leur sérieux de madones: mais qu'elles soient désirées par l'Artiste ou désirées par l'Amant et les voilà égales peut- être aux plus hautes divinités. La matière, telle que crée ou telle que née, est essentiellement amorphe sous une apparence formelle, sous l'illusion d'un contour précis, et c'est à l'intelligence de lui donner sa forme vraie, c'est-à-dire sa destination et sa place dans la hiérarchie des oeuvres d'art ou d'amour. De toutes les créatures amorphes, la femme (à quelques exceptions près où l'âme mâle s'est logée en l'enveloppe femelle), est idéalement la plus malléable et la plus inconsistante, celle qui subit le mieux les empreintes, mais aussi celle qui les garde le moins profondément; elle ne s'épanouit en sa réelle et définitive nature que sous la mainmise incessante et impérieuse de la Force. La statuaire, où il faut du génie et des muscles, de l'intrépidité et de l'endurance, est évidemment l'art qui la domine le mieux et la réalise le plus sûrement: en pierre, en marbre, en bronze, elle est vraiment éternelle, elle est vraiment l'indestructible Idée. * Ces réflexions m'étaient l'autre jour suggérées par les oeuvres vues en l'atelier du maître Rodin et aussi par les paroles que j'entendis, là, d'un artiste qui comprend son art autant qu'il l'aime. Il me montrait des petits plâtres infiniment travaillés, figurines minimes à tenir dans la main et tellement étudiées, modelées, d'un doigté si sûr et si amoureux qu'elles semblaient qu'elles étaient d'immenses et palpitantes Vies des réalisations de microcosmes. Pour M. Rodin, le modèle est tout et il n'est rien; il est tout comme matière, comme indispensable cire, il n'est rien comme exemple, comme chose à copier. Il décompose son modèle, il le repétrit, il le déforme et le reforme, il le grossit, il le maigrit, il lui donne l'ampleur royale des chairs pleines et riches, il le décharne, il l'amène à dire la dévastation des plus pitoyables douleurs. On ne verra jamais, sorties de ses mains, deux identiques formes, encore que le même modèle puisse, à l'occasion, l'inspirer deux fois. De tel sculpteur estimé, on reconnaît infailliblement les oeuvres à ceci qu'on met sur le marbre le nom du modèle connu: c'est le clichage ou l'autocopie appliqués à la sculpture; c'est le métier dans ce qu'il a de moins inventif et de plus fructueux, -car l'amateur innocent est flatté, s'il a, du premier coup d'oeil deviné que, seule, l'habileté de tel membre de l'Académie des Beaux-Arts, a pu imiter, avec autant d'aisance, les charmes aimés d'une Diane dont la triste vocation est d'essayer de paraître surprise tandis qu'au fond, elle se demande tout simplement à quelle sauce poivrade ou chasseur, on mangera le lièvre attique que ses flèches transpercèrent. La statuaire de Rodin est, au contraire, caractérisée par l'invention. Il s'ingénie à faire exprimer au marbre ou à la pierre du nouveau, toujours du nouveau, tantôt par la composition, tantôt par l'attitude, par l'expression, -ici, en effleurant à peine, là, en poussant jusqu'à l'affirmation la plus péremptoire et aussi la plus harmonieuse, les ondes charnelles. Ce contraste est indiqué dans le groupe d'Orphée et Eurydice, où, tandis qu'Orphée se réalise vivant par son retour à la lumière, Eurydice se vaporise et s'efface, retourne aux limbes dans une brume d'indicible mélancolie. Et, près de cette figure de rêve, voici minutieusement modelée, merveilleusement finie -comme il sied d'une oeuvre divine -l'Eve toute neuve, ingénue et glorieuse. * Le maître m'explique ses études, puis à propos du Salon dont il s'abtient, il me donne, indulgent, le secret de l'abondante production des pseudo-statuaires qui, prochainement, vont exhiber leurs puérilités. Ce secret, c'est le moulage sur le vif: procédé commode, rapide et à la portée de tout le monde, pourvu que l'on puisse se procurer de bons mouleurs et, pour le marbre, d'habiles praticiens, qui corrigent, s'il y a lieu, les imperfections du modèle, qui mettent la nature au point. Mais ces façons sont si humiliantes qu'il ne faut pas insister: c'est même, d'ailleurs, sans intérêt, ainsi que tout mensonge. * Comme Barye, comme Frémiet, comme tous les artistes probes qu'instruisirent les déboires de leurs maîtres, Rodin ne fait pas reproduire ses oeuvres industriellement. Les reproductions en marbre se font sous ses yeux et avec son intervention constante et directe; il ne pourrait souffrir, à n'importe quel prix, que la moindre de ses statuettes fut déshonorée par une exécution hâtive et simplifiée. C'est pourtant ce qui arrive aux artistes tombés aux mains d'éditeurs peu scrupuleux de bronziers ou de marbriers ignorants et avides. Je lis, à ce propos, dans le dernier fascicule du Mercure de France, une fort édifiante lettre inédite de Clésinger, qui fut toute sa vie et jusqu'à sa mort, la proie des marchands de pendules artistiques. On lui reproduisait ses oeuvres au moyen de la réduction Collas, et quand elles avaient passé par le «réducteur», par le «fondeur», par le «monteur», par le «ciseleur» ou plutôt le «ratisseur», elles étaient devenues si méconnaissables que la signature était une véritable tricherie. Mais ce bronzier, fort d'un traité imprudent, ne se bornait pas à corriger l'oeuvre du sculpteur, il voulait lui dicter ses propres conceptions et, ici, cela devient amusant, voici ce que trouvait l'industriel. Je cite: «Comme preuve de son goût artistique, dit Clésinger, je possède certaines commandes écrites de sa main: L'Ange de l'assassinat assis sous un pommier en Normandie, écoutant la Voix», et «La mariée marchant à l'autel, voilée, les yeux baissés et son livre à la main», sujet qui devait nous conquérir toutes les sympathies des mères de famille! «Faites-moi la Cornélie, cette mère, etc. Je vous donne les dimensions; il faut que ce groupe soit une pendule; votre composition est belle, mais elle ne fait pas pendule; voici le socle». Ce «voici le socle» est merveilleux, mais voyez donc un grand artiste pour être traité de la sorte! En principe, l'oeuvre d'art doit être unique; tout au moins, ne doit-elle être reproduite que par l'artiste lui-même ou sous sa direction. Mais peut-être bien aussi que la mission de l'industrie est de vilipender des chefs-d'oeuvre, de les amener à un tel degré de «ratissage» que l'on confonde, sous le même mépris affligé, Soitoux et Clésinger, Bartholdi et Rodin? Grèbe Et Grèbe. Cela se passait sur la plage: -Maman, veux-tu permettre? implorait une petite fille. -Demande à ton père, dit la maman. Et la petite fille courut vers un monsieur grave jusqu'à la tristesse qui, assis sur un pliant, regardait monter la mer, en faisant, comme les enfants, des rigoles dans le sable avec le bout de sa canne. -Maman, veux-tu permettre? implora un petit garçon. -Demande à ton père, dit la même maman. Et le petit garçon courut vers un autre père, un homme grand et fort qui, debout et immobile, lisait un journal en luttant contre le vent. Depuis plusieurs jours déjà, j'observais cette étrange famille dont les allures avaient à la fois quelque chose de baroque et quelque chose de tragique. Ils vivaient strictement entre eux, murés dans une petite villa dont ils ne sortaient que pour le bain, la promenade, les jeux des enfants, et toujours ensemble. Agée d'une trentaine d'années, la femme était une assez belle rousse, l'air sensuel et doux, beaucoup de résignation dans les yeux vagues et clairs, une démarche lente et des formes dont la richesse dépassait un peu la norme esthétique. Ses relations avec les deux hommes qui l'accompagnaient? Elle était évidemment la femme de l'un et la maîtresse de l'autre, -mais, malgré la perversion de mon sens moral, je demeurai suffoqué d'avoir compris l'organisation effrontée et trop claire de ce ménage à trois où les enfants, ayant chacun un père différent, le savaient! Revenu à Paris, je contai ma surprise à quelques amis, et l'un d'eux, qui avait jadis vécu dans l'intimité de cette famille baroque et tragique, m'en conta l'histoire. Urbain Grèbe et Firmin Grèbe, parents très éloignés, étaient les chefs de deux maisons rivales, et quoique bons amis, se faisaient par vanité et en manière de jeu, une concurrence passionnée. Ils vendaient tout ce qui se vend, commissionnaient tout ce qui se commissionne, expédiaient vers des républiques lointaines des pianos et des eucologes, de la peinture et des assiettes à musique, des madones et des photographies galantes, -et quand on leur demandait des esclaves blanches, malicieusement, se transmettaient l'un à l'autre la dangereuse commande. Or, Mme Urbain Grèbe, un matin, entra dans le bureau du rival Firmin Grèbe. Elle ôta son manteau, ses gants, sa voilette, se promena un instant comme une agitée sous les regards inquiets de Firmin, puis: -Ce qu'il y a? La faillite pour Urbain. L'aveu lâché tout d'un coup, elle dit les détails de l'affaire, les démarches inutiles, la désespérance, la crise prochaine menaçante. -Eh bien! dit Firmin, je ne puis pas... Elle pâlit, baissa la tête. -Je ne puis pas, non, en vérité, je ne puis pas vous laisser saisir. -Ah! merci. Et éclatant en sanglot, elle lui tendait les bras, soudain, prête à tout, disposée, contre une signature, à toutes les bassesses, à toutes les exigences, à toutes les turpitudes, -mais Firmin se borna à lui serrer doucement les mains en disant : -Que votre mari vienne après déjeuner. J'aurai d'ici là rédigé un projet d'association. Ses dettes seront les nôtres. Nos maisons n'en feront qu'une, Grèbe et Grèbe. Ne pleurez pas, ajouta-t-il sur le ton d'une tremblante tendresse, tout est sauvé et j'ai des projets! Oh! des projets!... Vous serez ma confidente... C'est avec vous que je m'associe. Très prochainement, j'aurai un conseil à vous demander. Elle le regarda, troublée par ces paroles équivoques et, baissant encore une fois la tête, mais d'un geste bien différent, elle attendit. Firmin s'avança, lui offrit le bras et la reconduisit jusqu'à l'entrée des bureaux. L'accord fut conclu le jour même et désormais la correspondance et les factures se libellèrent sous l'en-tête «Grèbe et Grèbe». A quelques temps de là, la maison nouvelle fut installée chez Urbain Grèbe et, comme Firmin n'était pas marié, il prit pension chez ses associés, bientôt s'y organisa un logement. Très discret, mais très sûr de ses droits, il s'insinuait peu à peu dans l'intimité du ménage et, sous prétexte d'affaires, muni d'une clef, il entrait à sa guise, toujours bien reçu, toujours accueilli par l'excellent sourire de Mme Grèbe, un sourire d'esclave qui attend son heure. En sa logique de femme, elle était choquée et presque scandalisée de la réserve de Firmin. Commerçante et honnête, elle aurait voulu payer, mais ne pouvant décemment s'offrir, elle se disait en guise de consolation: «Quand il voudra. Je suis à ses ordres. Je porte toujours avec moi le montant de ma dette, -avec les intérêts, -et sur un signe, je solde!». Le jour de l'échéance arriva. Firmin, qui était depuis des années amoureux de Mme Grèbe, n'avait pas voulu paraître brutal. Il entendait bien posséder cette alléchante femme, -il ne voulait pas la «toucher», comme le montant d'un billet à ordre. Enfin, après les simagrées obligatoires, les frôlements, les soupirs, les tremblements dans les embrasures des fenêtres, les serrements de mains entre deux portes, M. Grèbe jeune témoigna clairement son désir de contempler sans témoins la beauté de Mme Grèbe, -et Mme Grèbe comprit, soulagée, que l'heure était venue. Elle gémit discrètement, s'enfuit dans sa chambre à coucher, en oubliant de fermer la porte. Cependant, le paiement du principal de sa dette lui avait été incomparablement agréable. Aussi se promit-elle de ne pas oublier les intérêts accumulés. Son parti fut vite pris; elle aurait, pourquoi pas? deux maris: Grèbe et Grèbe. Et, tacitement, sans heurt, la vie nouvelle se disposa, se régla, s'écoula. Urbain Grèbe, qui avait vite deviné la situation, car on se gênait peu devant lui, l'accepta sans un murmure. Le soir, tous les trois au salon, tantôt l'un des associés, tantôt l'autre se retirait, sans que Madame semblât y prendre garde, -et elle était la femme de celui qui restait. Aucun des deux amis ne chercha à dominer l'autre, ni à prendre plus que sa part de la proie commune. Les deux mâles vivaient en accord, Urbain n'ayant cédé, Firmin n'ayant que la moitié de la complaisante femelle. Pourtant, un événement inattendu, quoique fort ordinaire et en soi de peu d'intérêt, modifia l'équité de cette situation. Mme Grèbe devint grosse. De qui? Lorsque les deux maris s'en aperçurent, ils n'osèrent aucune question, ils n'osèrent même aucune allusion. Enfin, un soir, Mme Grèbe se pencha à l'oreille de Firmin et lui apprit la nouvelle. Urbain, qui entendit des bribes de la confidence, comprit qu'il y avait dans la maison un second père, qui n'était pas lui. Si paterne qu'il fût, cela le troubla et il s'arrangea pour aller surveiller à l'étranger de médiocres affaires au moment où les couches devinrent imminentes. Il revint à l'improviste un mois plus tard. Firmin et Mme Grèbe déjeunaient, assis l'un en face de l'autre, et Firmin à la place du maître de la maison. -Je vous rends votre place, dit Firmin en se levant. -Non, mon ami, répondit Urbain d'une voix morne, non, restez. Et, prenant une chaise, il s'installa au bout de la table, à côté de sa petite fille. Le mâle nouveau-né dans les bras de la nourrice, entra comme un triomphe. Le Devoir. M. Rame fut tout surpris d'avoir une maîtresse. Satisfait de sa femme, il n'avait jamais sérieusement désiré aucun autre épiderme, et ni les jupes retroussées, ni les clins d'yeux, ni le moulage adroit des reins dans une robe claire, ni la grâce d'une démarche, ni les propices coups de vent, ni les frôlements, ni les nuques, ni les cheveux, ni rien, enfin, ne troublait le cours régularisé de sa sensualité. Mme Rame faisait tous ses délices. Pas même avant son mariage, M. Rame n'avait eu de liaison. Les institutions d'utilité publique lui suffisaient, et l'Etat, qui subvenait à tous les besoins du bon bureaucrate, subvenait encore à celui-là. La vie, pour M. Rame, était quelque chose de purement administratif, et il jugeait de la moralité d'un acte par sa légalité. «Quand on se livre à la débauche, disait-il, quand on cède aux conseils perfides de la nature, au moins que l'on ait recours aux femmes que l'administration autorise et surveille, à celles qui sont patentées et, si j'ose m'exprimer ainsi, diplômées !». User d'une autre femme, même en des cas pressants, lui eût donné la sensation d'un délit, d'une sorte de fraude. Aussi, M. Rame fut-il tout surpris d'avoir une maîtresse. C'était la femme d'un de ses amis, ainsi qu'il arrive d'ordinaire, pour des raisons que M. Rame découvrit un jour et qui contribuèrent notablement à calmer sa conscience et à lui faciliter l'accomplissement de son impérieux devoir. Quelles sont les femmes que nous connaissons, que nous rencontrons, qui nous reçoivent, avec lesquelles nous pouvons nous trouver seuls? Celles de nos amis, assurément, et non pas celles de gens qui nous sont totalement inconnus. Donc, ce sont les femmes de nos amis qui doivent devenir nos maîtresses. Il est certain que Rame ne courait pas après les aventures. Il fallut que l'aventure vint à lui, qu'elle lui fut présentée, qu'elle lui fut offerte et quasiment imposée par la main d'un ami. C'est ce qui arriva un après-midi que M. Rame, assis à son bureau bien innocemment, taillait ses crayons avec un soin et une finesse extrême. Sans rival en cet art difficile, il parvenait à donner à la mine une acuité telle qu'elle piquait comme une aiguille: le ruban violet avait récompensé ce talent administratif et ses collègues le jalousaient. M. Virgule entra, accompagné de sa jeune femme, une petite sans élégance, brunette, le geste gauche, mais l'oeil hardi, et qui avait l'air d'une pensionnaire en révolte. Avec la fraîche cordialité et une certitude d'homme simple, M. Virgule s'expliqua par ces seuls mots: -Ma femme! Bien que Virgule eut prononcé le vocable sacré sans hésitation, sans peur, sans réticence, en homme qui sait ce qu'il dit, M. Rame ne s'inclina qu'avec une ombrageuse discrétion et tout de suite son regard soupçonneux chercha l'oeil timide de son ami. Mais l'oeil timide de M. Virgule se dérobait à des avances aussi sévères et se fixait obstinément sur les crayons acérés de M. Rame qui ressemblaient, dans leur boîte, à de douloureux instruments de chirurgie. La conversation fut pénible, d'autant plus que l'intruse ne disait mot, paraissant toute occupée à partager équitablement son activité entre le gland de son ombrelle qu'elle tortillait avec amour et son ombrelle elle-même qui virait entre ses paumes comme une toupie américaine. Cette attitude modeste amadouait peu à peu la rigidité de M. Rame, lorsque M. Virgule, jugeant que la présentation avait assez duré, tira sa montre et la mit sous les yeux de sa «chère mignonne», qui fit: «Ah! mon Dieu», avec beaucoup de naturel et disparut incontinent. M. Virgule, alors, sans attendre les questions de son ami ouvrait son coeur et, comme d'une boîte à surprises, en tira un long ruban de confidences. De ces fermes aveux, il résultait que la jeune pensionnaire en révolte n'était qu'une «sorte de Mme Virgule», une Mme Virgule de fait et non de droit, que ni l'Etat, ni l'Eglise, n'avaient autorisé M. Virgule à ouvrir son lit à cette compagne frauduleuse, mais que son honnêteté, son dévouement, la respectabilité de sa famille et plusieurs autres motifs très puissants, justifiaient cependant, une cohabitation après tout fort avouable. -Bref, résuma M. Rame, c'est ta femme, mais vous n'êtes pas mariés. La sagacité de M. Rame enchanta M. Virgule et avec de prudentes circonlocutions, une abondance de spécieux arguments, il finit par avouer le but de sa visite, qui était d'inviter à dîner son respectable ami. Cette proposition troubla singulièrement le respectacle ami. Certes, il aimait beaucoup Virgule, mais il savait la réserve que lui imposaient ses devoirs de mari, de père et de fonctionnaire... Là-dessus, il s'emporta et, dans une véhémente improvisation, vengea, par de nobles paroles, la morale outragée; mais il céda, - afin de ne pas abandonner son ami «en d'aussi graves conjonctures», et de le ramener «au respect de la loi». Trois mois plus tard, Mme Virgule était sa maîtresse. Comment cet événement malheureux s'était produit, cela resta toujours fort obscur pour M. Rame. C'était un soir d'hiver, après le dîner. Il y avait grand feu dans le salon et la lampe éclairait mal, sa lumière encore affaiblie par un grand abat-jour à crinoline rose. M. Virgule venait de partir, appelé à une de ces soirées officielles qui commencent à neuf heures. La bonne apporta le journal à Mme Virgule qui en profita, avec une astuce préméditée, pour l'éloigner par une course lointaine. Il se levait pour se retirer discrètement, lorsqu'une voix de reproche murmura. -Vous allez me laisser toute seule déjà? -Il se rassit et parla de son bureau, de ses collègues, de ses chefs, de son avancement, supputant la gratification des étrennes. Visiblement, Mme Virgule n'écoutait pas ces importantes révélations. Demi-étendue, puis entièrement couchée sur le canapé, elle jouait avec un petit chien, levait les jambes, se tordait, riait. A la fin, elle eut chaud et fit sauter deux ou trois boutons de son corsage. -Vous permettez? demanda-t-elle en regardant Rame avec des yeux flamboyants. Le respectable ami ne reconnaissait plus la petite pensionnaire; la révolte latente qu'on devinait en elle était devenue de la frénésie et l'impudeur de ses gestes choquait fort M. Rame -tout en commençant à lui échauffer les lombes. Vous permettez? demanda-t-elle encore, avec une insolence sûre, - et elle rattacha sa jarretière, lentement, le talon sur le genou, avec un air si provocant que M. Rame, soudain ivre, avança la main. Avait-elle été perverse ou seulement imprudente? Voilà ce que M. Rame, dans sa candeur, ne put jamais élucider. La seule évidence qu'il percevait, c'était l'étrangeté de sa situation. Il aimait uniquement sa femme, -et il avait une maîtresse. Il avait moriginé Virgule et sa conduite était encore plus détestable, puisque, en même temps «qu'il offensait les bonnes moeurs», il trompait un ami. Enfin, et sottise ajoutée à la faute, il n'avait aucunement besoin d'une maîtresse, n'aimait point Mme Virgule et ne ressentait près d'elle qu'un ennui mêlé de remords. Il voulut rompre, mais il s'y prit mal et la crise de larmes qu'il dut subir l'attendrit au lieu de l'exaspérer. Deux ou trois scènes du même genre et une sorte de pitié paternelle l'attacha à sa maîtresse. Le ménage Virgule ayant éprouvé quelques pertes d'argent, il remit généreusement à flot ses amis par un prêt qui le gêna lui-même. De ce jour, la maison lui fut tout à fait sacrée et il ne ressentit plus jamais aucune velléité de fuite. «Je reste par devoir», se disait-il à lui-même, et il organisa sa nouvelle vie, heureux de vivre avec une femme qu'il adorait, mais fidèle à la maîtresse qu'il n'aimait pas. Cette conduite, que les circonstances lui avaient imposée, apaisa un peu la sévérité de ses principes et il fut content de trouver dans un livre cette phrase qu'il répétait à tout propos: «Le devoir de ne pas faire son devoir est souvent le seul devoir». Source: http://www.poesies.net