Textes Divers. Par Remy De Gourmont. (1858-1916) TABLE DES MATIERES Béatrice, Dante Et Platon. Le Joujou Patriotisme. Paradoxe Sur Le Citoyen. Notes. Béatrice, Dante Et Platon. Parmi les créations féminines écloses dans le cerveau ou dans le coeur des poètes, le type de la Béatrice est assurément un des plus beaux, mais aussi un des plus énigmatiques. Pour les uns elle est la femme idéalisée par le plus pur et le plus désintéressé des amours, une création du coeur; pour les autres, elle est la personnification de la science ou de la théologie, vers laquelle Dante porte toutes les ardeurs de son esprit. Enfin quelques uns, comme le poète anglais Rosetti, pensent que Béatrice n’a jamais existé, qu’elle n’est que l’héroïne, créée de toutes pièces, d’un poème merveilleux, qui a été chanté sans être vécu. Cette opinion hasardée qui ferait de la vie littéraire de Dante un mensonge poétique, sublime, fécond, mais un mensonge n’est pas acceptable, et aucun de ces érudits qui font de la vie et des oeuvres de Dante leur étude perpétuelle, ne s’y est arrêté un instant. Béatrice a existé, le témoignage des contemporains est formel: le poète la vit pour la première fois lorsqu’ils avaient huit ans tous les deux, et de ce jour-là naquit en lui, pour la jeune fille, pour l’enfant, un amour qui devint un culte et auquel il consacra toutes ses pensées. Béatrice se maria, mais l’affection, toute désintéressée, que le poète lui portait n’en fut pas diminuée, et lorsqu’elle mourut, à vingt-cinq ans, il la pleura et jura qu’elle vivrait éternellement dans son souvenir et dans le souvenir des hommes: il tint parole. Quelque belle, quelque parfaite qu’ait été la jeune Florentine, dans la Divine Comédie elle est idéalisée par le poète, au point de ne paraître presque plus une femme: elle est devenue l’idéal même, la personnification en un seul être de tout ce qu’il y a de beau, de vrai et de bon dans la créature humaine. Et c’est peut- être pour cela qu’elle est si complexe et que l’on peut voir en elle, selon le point de vue auquel on se place, l’image vivante de la Beauté, de la Science, de la Sainteté. Pour arriver à la connaissance et à la possession de Dieu, selon l’idée chrétienne, la seule voie est la sainteté selon la philosophie scolastique, c’est la science, résumée en la science des sciences, la théologie; selon Platon, c’est la contemplation de la beauté. Dante en prenant Béatrice pour guide à travers la vie comme à travers son poème, réunit donc d’abord en elle les trois moyens naturels et surnaturels qui sont offerts à l’homme pour parvenir en la présence «de la divine Puissance, de la suprême Sagesse et du primordial Amour (1).» Virgile qui est le guide visible du poète dans l’Enfer et dans le Purgatoire n’est que le délégué de Béatrice, celui auquel la «femme divine» a confié le protégé sur qui elle veille et qu’elle viendra recevoir elle-même à la porte du Paradis (2). La Béatrice représentant la sainteté ou la science a été le sujet de bien des études et de bien des commentaires, mais je crois montrer cette précieuse figure sous un jour nouveau en examinant surtout en elle son troisième attribut, la beauté. En plusieurs endroits de la Divine Comédie on trouve des traces des idées platoniciennes, plus ou moins modifiées par leur voyage à travers les oeuvres des Pères de l’Église. Il est probable que c’est surtout dans Boèce, auquel il a emprunté plus d’un trait, dans saint Augustin et dans saint Bonaventure que Dante s’est familiarisé avec certaines théories du philosophe grec, avec celle à laquelle nous faisons allusion et qui est exposée dans le Banquet. La voici, résumée aussi brièvement que possible, d’après l’admirable traduction de Cousin (3) «Celui qui veut s’y prendre comme il convient doit, après s’être attaché dès son jeune âge à aimer une seule des manifestations visibles de la beauté, s’efforcer ensuite d’aimer tout ce qui est beau, sans distinction. Après cela il doit considérer la beauté de l’âme comme bien plus relevée que la beauté visible, de sorte qu’une belle âme suffise pour l’attirer. De là il sera amené à considérer le beau dans les actions des hommes et dans les lois et à voir que la beauté morale est partout de la même nature. De la sphère d’action il devra passer à celle de l’intelligence et contempler la beauté des sciences, jusqu’à ce que, grandi et affermi dans ces régions supérieures, il n’aperçoive plus qu’une science, celle du beau. » Celui qui s’est avancé jusque là par une contemplation progressive et bien conduite, parvenu au dernier degré, verra tout à coup apparaître à ses regards une beauté merveilleuse, celle, dit Socrate (4), qui est le but de tous les travaux précédents, beauté éternelle, non engendrée et non périssable. Donc, le vrai chemin, c’est de commencer par les beautés d’ici-bas et, les yeux attachés sur la beauté suprême, de s’y élever sans cesse en passant par tous les degrés de l’échelle. Ô mon cher Socrate, ce qui peut donner du prix à cette vie, c’est le spectacle de la beauté éternelle. Je le demande, quelle ne serait pas la destinée d’un mortel à qui il serait donné de contempler le beau sans mélange, dans sa pureté et simplicité, non plus vêtu de chairs et de couleurs humaines et de tous ces vains agréments condamnés à périr, à qui il serait donné de voir face à face sous sa forme unique, la beauté divine!» Dante mettant en action les préceptes de Platon, plus heureux que lui, a l’espérance formelle d’arriver à la contemplation de la beauté divine, et pourtant il prend un chemin plus court que celui qui est conseillé par le philosophe grec. La beauté de Béatrice, seule, le conduira directement au but suprême, sans qu’il change de culte. C’est Béatrice elle-même qui se modifiera et qui, après l’avoir soutenu dans le droit chemin, par le charme de sa beauté terrestre, le soutiendra encore, quand elle aura quitté ce monde, par la beauté cachée de son âme; par cette seconde beauté qui n’est visible qu’aux yeux de l’esprit: Alcun tempo’l sostenni col mio volto: Mostrando gli occhi giovinetti a lui, Meco’l menare in dretto parle vollo (5) Et plus tard, lorsque le poète est arrivé au Paradis, il entend chanter autour de lui: Volgi, Beatrice, volgi gli occhi sanii (Era la sua canzone) al tuo fedete... Per grazia fa noi grazia che disveie A lui la bocca tua si che discerna La seconda belleza che tu cele (6) Mais Dante est poète, plus encore que philosophe, et il avoue que lorsque la vue de la «femme belle et bienheureuse» lui a été enlevée, il s’est laissé entraîner hors de la bonne voie: «Les objets présents et les faux plaisirs ont détourné mes pas depuis que votre visage m’est caché» (7). Alors Béatrice lui fait de mélancoliques reproches où l’on sent passer non pas un regret, mais un souvenir complaisant des jours vécus sur terre, pendant lesquels elle pouvait offrir son pur visage à la contemplation de son poète: Tu m’as quelquefois oubliée, et pourtant, lui dit-elle, «jamais la nature ou l’art ont-ils pu t’offrir un plaisir pareil à celui que tu ressentais à admirer ma beauté, maintenant ensevelie et perdue sous la terre!» (8). Chaque fois qu’il parle de Béatrice Dante a des mots charmants pour caractériser sa beauté. Tantôt il exalte la douceur de sa voix ...mia donna Che mi dissela colle dolci stille; (9) tantôt son sourire: ...raggiandomt a un riso Tal che nel fuoco faria l’uom felice. (10) Puis c’est le fameux portrait de Béatrice, lorsqu’elle lui apparait aux portes du Paradis, encadrée dans un passage céleste, triomphante et resplendissante d’une incomparable beauté: «J’ai vu, au commencement du jour, tout l’horizon affranchi de nuages, et nuancée de rose la partie de l’orient au milieu de laquelle naissait le soleil dont on pouvait supporter l’éclat tempéré par les vapeurs du matin: de même à travers un nuage de fleurs qui retombaient de toutes parts, je vis une femme, les épaules couvertes d’un manteau vert elle était vêtue d’une draperie couleur de flamme ardente; un voile blanc et une couronne d’olivier ornaient encore sa tête... (11). » Ô splendeur d’une lumière éternelle quel est celui qui ne serait pas découragé en essayant de te reproduire telle que tu me parus dans l’air libre, là où le ciel t’environne de son harmonie!» (12) Il faudrait un long travail pour arriver à dégager complètement cette personnification des deux autres, tellement la Béatrice est marquée à la fois de son triple caractère. Serait-ce même possible? L’idée platonicienne que j’ai indiquée dans la Divine Comédie, n’y est qu’à l’état de vague réminiscence et si bien enchevêtrée dans les multiples emprunts du poète à toutes les connaissances humaines, que ce serait peut-être en exagérer l’importance que de l’exposer plus longuement. Néanmoins cette conception de la beauté immuable dans son essence, se transformant du visible à l’invisible, et aboutissant à la beauté, unique et primordiale, est tellement en dehors des idées du XIXe siècle, qu’il m’a paru intéressant de la signaler. Un peu plus tard, avec le progrès des études grecques, qui ne commencent sérieusement que cinquante ans après la mort de Dante, on trouverait plus facilement dans les poètes quelques traces de philosophie socratique. On verrait par exemple Pétrarque considérant les choses mortelles comme une échelle qui monte au Créateur, che son scala al Fattor, mais cette recherche perdrait de sa nouveauté à mesure qu’on se rapprocherait des temps modernes et deviendrait banale. Rien de ce qui touche à Dante ne saurait l’être, rien surtout de ce qui touche à sa Béatrice. Je me suis plu à montrer la complexité de cette création aussi étrange que sublime, d’autres y reviendront. Le sujet ne sera jamais épuisé, car on se plaira toujours à suivre le grand poète dans son voyage vers l’infini, s’élançant les yeux fixés sur les yeux de Béatrice, vers ces régions où nul autre que lui n’est monté si haut, où nul peut-être n’ira plus; qui oserait comme lui s’élever jusqu’aux étoiles! Puro e disposto a salire alle stelle? Le Joujou Patriotisme. (Le Mercure De France, Avril 1891.) Un de ces tomes cartonnés, niaisement abjects, que d’universitaires ou d’ecclésiastiques matassins produisent sans relâche pour la falsification des juvéniles cervelles; on l’entrouvre et cette image surgit: un vieux militaire, le poitrail illustré de la devanture en toc d’une bijouterie de faubourg, gémit accablé dans son fauteuil, et un gamin, signalant d’un air entendu, avec le bâtonnet de son cerceau, les symboliques oreilles de tatou qui fleurissent la coiffe d’une nourrice alsacienne appendue au mur: «Pleure pas, grand-père, nous la reprendrons!» Immédiatement, on pense à cet enfant monté en graine, plus hautement pédonculé que ces choux de Jersey dont on fait des cannes, -à M. Paul Déroulède. Lui aussi fait rouler, mais avec fracas et en tapant dessus avec un vieux sabre ébréché, le cerceau avarié du patriotisme, et se penchant vers la France, qui n’est pas sourde, lui hurle dans le tympan: «Pleure pas, grand’mère, on te la rendra, ta symbolique nounou!» Moins gnan-gnan que le vétuste et lacrymatoire retraité, la matrone impatientée finit par répondre: «J’aimerais assez qu’on me confiât d’autres secrets.» Nous aussi: le désir de renouer à la chaîne départementale les deux anneaux rouillés qu’un heurt un peu violent en a détachés ne nous hante pas jour et nuit. Nous avons d’autres pensées plus urgentes; nous avons autre chose à faire. Personnellement, je ne donnerais pas, en échange de ces terres oubliées, ni le petit doigt de ma main droite: il me sert à soutenir ma main, quand j’écris; ni le petit doigt de ma main gauche: il me sert à secouer la cendre de ma cigarette. Inutile, à ce propos, de me traiter de mauvais Français ou même de Prussien; cela ne me toucherait pas: Kant était Prussien et Heine aussi; puis je vous demanderais, par curiosité pure, ce que vous donneriez de vos précieuses peaux pour joindre à la France la Wallonie belge ou la vallée de Lausanne, -pays, ce me semble, un peu plus français de langue et de race que les bords du Rhin? Personne n’aboie contre les Anglais, qui détiennent les îles normandes, et le lointain, mais clairement francais, Canada, province d’outre-mer, mais aussi nettement province de France que les Charentes ou la Picardie. Au fait, ces coins de terre d’au-delà les Vosges, sont-ils donc devenus si malheureux? Les aurait-on, par hasard, fait changer de langue, de moeurs, de plaisirs? Ont-ils subi un service militaire plus long ou plus dur, une administration plus pointilleuse, des fonctionnaires plus rogues, des maîtres d’écoles plus pédants et plus fats, des embêtements de conscience plus notoires, des impôts plus lourds, un gouvernement moins digne, moins sympathique, moins probe? Il me paraît qu’elle a duré assez longtemps la plaisanterie des deux petites soeurs esclaves, agenouillées dans leurs crêpes au pied d’un poteau de frontière, pleurant comme des génisses, au lieu d’aller traire leurs vaches. Soyez sûr qu’avant comme après, elles mangent leurs rôtis à la gelée de groseilles, grignotent leurs dretzels salés et lampent leurs amples moss. N’en doutez point, elles font l’amour et elles font des enfants. Cette nouvelle captivité de Babylone me laisse froid. La question, du reste, est simple: l’Allemagne a enlevé deux provinces à la France, qui elle-même les avait antérieurement chipées: vous voulez les reprendre? Bien. En ce cas, partons pour la frontière. Vous ne bougez pas? Alors foutez-nous la paix. Jadis, en de permanentes guerres, avec de vraies armées, c’est-à- dire composées de soldats de métier et de carrière, on se trouvait vainqueur sans vanité, vaincu sans rancune. La défaite n’avait pas cette conséquence: une nation pleurnichant et hihihant pendant vingt ans, telle qu’une éternelle fillette; oui, comme une fillette qui a laissé tomber sur le bon côté sa tartine de confitures. Jadis, le lendemain de la paix signée, les sujets des deux pays trafiquaient ensemble sans amertume, franchissaient indifférents les frontières modifiées, et les officiers des deux armées, la veille aux prises, buvaient à la même table, en gens d’esprit. Je verrais sans nul effarouchement des officiers francais trinquer avec des officiers allemands: font-ils pas le même métier, et pourquoi, noble ici, ce métier deviendrait-il, là, infâme? Ce désintéressement supérieur, la France l’éprouva, tant qu’elle fut une nation spirituelle et de haute allure. Les Francais d’alors disaient, ayant perdu, délicats et sourieurs: «Messieurs, nous vous revaudrons ça» -puis parlaient d’autre chose. Serions- nous devenus, à cette heure, des brutes rancunières, douées de cervelles éléphantines? Dépurons-nous de ces humeurs; prenons quelques pilules de dédain qui fassent issir par les voies naturelles ce virus nouveau, dénommé: Patriotisme. Nouveau, oui, sous la forme épaisse qu’il assume depuis vingt ans, car son vrai nom est vanité: nous sommes la civilisation, les Allemands sont la barbarie... Oh! On ne peut, il est vrai, nous dénier une littérature et un art supérieurs à la littérature et à l’art allemands; mais cet art même et cette littérature, demeurés tout cénaculaires, sont inconnus à nos derviches hurleurs, et de ceux d’entre eux qui les soupçonnent, méprisés: ce qu’on en montre dans les journaux et dans les expositions devrait, au contraire, nous engager vers une certaine modestie. Quelle fierté les patriotes ont-ils jamais tirée des oeuvres de, par exemple, Villiers de l’Isle-Adam? Soupçonnaient-ils son existence, alors que le roi de Bavière l’accueillait et l’aimait? Ont-ils subventionné Laforgue, qui ne trouva qu’à Berlin la nourriture nécessaire à la fabrication de ses chefs-d’oeuvre d’ironie tendre? Et pour ne citer qu’un seul nom d’artiste, est-ce par les patriotes que sont achetées les lithographies de Redon, dont les admirateurs sont presque tous scandinaves et germains? Il y a un patriotisme à la portée de tous ceux qui possèdent trois francs cinquante, c’est d’acheter les livres des hommes de talent et de ne pas les laisser mourir de misère. Laissons donc l’art et la littérature, puisque les productions par lesquelles on nous clame supérieurs sont au contraire de celles qui nous humilieront à jamais dans l’histoire de l’esprit humain, -et parlons du reste. L’érudition, mais elle est allemande. Les Allemands ont inauguré, et détiennent encore, la philologie romane, et s’il faut chercher des professeurs connaissant mieux l’ancien français que les maîtres de l’École des Chartes, c’est en Allemagne. Qui nous a fait connaître notre littérature dramatique d’avant Corneille? Des Allemands, et les bonnes éditions de ces poètes sont allemandes. Qui a connu mieux que nul l’histoire de la Révolution française? Des Allemands, les Sybel et les Schmidt. Qui a débrouillé l’histoire grecque et l’histoire romaine, sinon les Mommsen et les Curtius? Je ne dis rien de la philosophie, rien de la musique: domaines allemands, -et je me borne à ces indications pour ne point répéter un ancien article de M. Barrès, dont le spirituel antipatriotisme jadis m’avait charmé. Le vrai, c’est que l’intellect germain et l’intellect français se complètent l’un par l’autre, sont créés, dirait-on, pour se pénétrer, se féconder mutuellement: du cerveau de l’Europe, l’un des peuples est le lobe droit l’autre est le lobe gauche, et rien, en ce cerveau, ne peut fonctionner normalement si l’entente n’est parfaite entre les deux inséparables hémisphères. Peuples frères, il n’y en a guère qui le soient plus clairement ni mieux faits pour une entière et profonde sympathie, malgré des différences évidentes dans les modalités de la pensée. Ils sont calmes et nous sommes de salpêtre; ils sont patients et nous sommes nerveux; ils sont lents et un peu lourds, nous sommes vifs et allègres; ils sont muets et nous sommes braillards; ils sont pacifiques et nous avons l’air belliqueux: dernier point où l’entente est extraordinairement facile, car il semble certain qu’ils en ont, de même que nous, assez et, de même que nous, ne souhaitent rien, si ce n’est qu’on les laisse travailler en paix. Non, nous n’avons nulle haine contre ce peuple; nous sommes trop bien élevés pour afficher une enfantine rancune, trop au-dessus de la sottise populaire pour même la ressentir: quant à moi, entre les assourdissants jappeurs ligués contre notre quiétude et les placides Allemands, je n’hésite pas, je préfère les Allemands. Les défiances s’assoupissaient, lorsque M. de Cassagnac s’est mis à trouver mauvais que l’impératrice, cette charmante femme, ait voulu voir Saint-Cloud et Versailles: ce sont cependant d’agréables promenades, et les choisir, une preuve de bon goût, car cette étrangère, n’aurait-elle pas aussi bien pu manifester le désir d’assister aux courses d’Auteuil? Dire qu’il ne s’est pas trouvé en cette ville, qui se targue d’esprit et de bravoure, un peintre assez indépendant de l’opinion populaire, assez courageux contre la sottise journalistique pour oser obéir à cet instinct naturel qui domine aujourd’hui ce qu’on dénomme l’école française: l’intérêt de la vente! Le Patriotisme a été le plus fort, étant la sottise suprême -pourquoi s’étonner? Ah! si Henri Regnault n’avait pas été tué à Buzenval, si ce peintre patrouillait encore ses noirs savoyards, ses roses souillés, ses blancs de panaris, s’il se livrait encore, en de luxueux ateliers, à ce que Huysmans appelle «son vagabondage du dessin et son cabotinage édenté des couleurs»! Mais les Prussiens l’ont occis. Cela ne fait jamais qu’un artiste médiocre de moins, -et il y en a tant! Puis, à chacun son métier: le sien était de faire de la peinture, même mauvaise, -comme le métier de Verlaine est à de divines poésies. Le jour, pourtant, viendra peut-être où l’on nous enverra à la frontière: nous irons, sans enthousiasme; ce sera notre tour de nous faire tuer: nous nous ferons tuer avec un réel déplaisir. «Mourir pour la Patrie»: nous chantons d’autres romances, nous cultivons un autre genre de poésie. Leur supprimer, à ces «s... b... de marchands de nuages», -il s’agit de nous, selon Baudelaire, -leur couper toute religion, tout idéal et croire qu’ils vont se jeter affamés sur le patriotisme! Non, c’est trop bête et ils sont trop intelligents. S’il faut d’un mot dire nettement les choses, eh bien: -Nous ne sommes pas patriotes. Paradoxe Sur Le Citoyen. Mercure De France, Août 1897. Le Citoyen est une variété de l’Homme; variété dégénérée ou primitive, il est à l’homme ce que le chat de gouttière est au chat sauvage. C’est d’ailleurs un animal estimé et bien connu: les savants qui l’ont choisi pour sujet de leurs patientes recherches se nomment Sociologues. Comme toutes les créations vraiment belles et noblement inutiles, la Sociologie fut l’oeuvre d’un homme de génie, M. Herbert Spencer, et le principe de sa gloire. Depuis ces temps, déjà anciens, M. Spencer a bien voulu, en rédigeant son admirable tome, l’Individu contre l’État, détruire lui-même ses premières affirmations et mettre l’individu (ou l’homme) au-dessus du citoyen, -mais ceci est hors de notre sujet. La saine Sociologie traite de l’évolution à travers les âges d’un groupe de métaphores, Famille, Patrie, État, Société, etc. Ces mots sont de ceux que l’on dit collectifs et qui n’ont en soi aucune signification; l’histoire les a employés de tout temps, mais la Sociologie, par d’astucieuses définitions, précise leur néant, tout en propageant leur culte. Car tout mot collectif, et d’abord ceux du vocabulaire sociologique, sont l’objet d’un culte. A la Famille, à la Patrie, à l’État, à la Société on sacrifie des citoyens mâles et des citoyens femelles; les mâles en plus grand nombre; ce n’est que par intermède, en temps de grève ou d’émeute, pour essayer un nouveau fusil, que l’on perfore des femelles; elles offrent au coup une cible moins défiante et plus plaisante; ce sont la d’inévitables petits incidents de la vie politique. Le mâle est l’hostie ordinaire, -et c’est un vrai sacrifice, puisque la victime marche volontiers à l’autel, contente si les grands Citoyens, du fond de leurs caves, lui témoignent téléphoniquement leur satisfaction pour sa belle tenue et son courage patriotique. Le citoyen est un être admirable. Tous les traités vantent ses vertus et son abnégation, en ajoutant: «D’ailleurs, il ne fait que son devoir.» Avec ce mot, Devoir, on fait danser le citoyen comme un ours avec une musette. Il danse, il crève d’avoir dansé le ventre vide et il clame, en expirant: «J’ai fait mon devoir!» Ce pauvre animal, qui ne reçoit jamais rien que des coups de bâton quand il ne saute pas en mesure, est un débiteur éternel; il doit toujours et il donne toujours, sans s’acquitter jamais. Sa dette est infinie; la mort même ne l’éteint pas; le fils la retrouve dans l’héritage de son père. Il vit sans espoir: il sait qu’il ne deviendra jamais un homme. Le caractère fondamental du Citoyen est donc le dévouement, la résignation et la stupidité; il exerce principalement ces qualités selon trois fonctions physiologiques, comme animal reproducteur, comme animal électoral, comme animal contribuable. Animal reproducteur, le citoyen a donné lieu à bien des plaintes de la part de ses maîtres. Il est enclin, malgré les morales, à déverser en de furtifs seins la patriotique semence dont on façonne de petits soldats. Mal accueillis, ces animalcules n’ont pas même la consolation de mourir pour une grande cause; seul l’égoïsme du citoyen indélicat cause leur destruction. De telles moeurs sont préjudiciables à l’État, car, plus un pays est peuplé, plus il est pauvre, et plus il est pauvre, plus il est docile. Nombreux, faciles à satisfaire, obéissants, les soldats d’un tel pays sont prêts à toute besogne: on les embarque indifféremment pour Fourmies ou Madagascar, le Dahomey ou Châlons. Parader devant des empereurs, massacrer des nègres, protéger les Turcs, crosser des femmes, ces diverses aventures leur plaisent: il suivent le drapeau sans savoir où il va. Malheureusement le citoyen se reproduit mal. L’homme lui a chuchoté à l’oreille de mauvais conseils. Déjà il ne fait plus volontairement qu’un enfant; le second est une assurance contre la mort du premier; le troisième, une erreur dont il se repentirait toute sa vie, s’il n’avait la joie de pouvoir l’offrir en holocauste à l’État. La fabrication du citoyen serait donc compromise si cet animal était moins docile et moins affectueux. Mais il aime ses maîtres, quels qu’ils soient, et l’autorité, d’où qu’elle vienne. Quand il le faudra, une bonne loi sur la reproduction mettra ordre au déficit, et le citoyen, qui ne fait plus d’enfants, en fera pour éviter l’amende et la honte.(13) Devenu animal électoral, le citoyen n’est pas dépourvu de subtilité. Ayant flairé, il distingue hardiment entre un opportuniste et un radical. Son ingéniosité va jusqu’à la méfiance: le mot Liberté le fait aboyer, tel un chien perdu. A l’idée qu’on va le laisser seul dans les ténèbres de sa volonté, il pleure, il appelle sa mère, la République, son père, l’État; il supplie les lois d’apporter des flambeaux, des cordes, et qu’on le retire, de la caverne où il gît parmi les insectes nocturnes. Où sont les lois? Elles sont vieilles, elles vont mourir: qu’on en trouve d’autres, de toutes jeunes, assez fortes pour suffire à d’incessantes besognes de protection, assez fécondes pour se reproduire spontanément par un facile provignage! Le citoyen électeur, dès qu’on l’a retiré de son trou, s’achemine vers l’urne où il laisse tomber le bulletin qu’on lui a mis dans la main. Alors, il ressent une joie, un soulagement, et il s’en va boire en rêvant aux Lois nouvelles, à celle qui viendra un jour et qui refera de lui, enfin, le tout petit enfant au maillot qui suce inconscient les mamelles maternelles. Cependant, il faut nourrir les Lois, payer ces impérieuses servantes: à ce moment l’animal électoral se transforme en animal contribuable. Du fond de sa grange ou de son atelier, il entretient volontiers ceux qui le protègent contre lui-même. A peine si son geste est plus lent à ouvrir sa bourse qu à tendre la main vers la chaîne ou vers la férule. Cet argent qu’il aime par- dessus tout, il le déverse presque volontiers dans le grand coffre, fier, tout au fond de son âme obscure, de savoir que, s’il paie neuf sous une livre de sucre, il y a six sous pour l’État: six sous, en somme, c’est le blanchissage d’une paire de guêtres; pourvu que le Maître soit content et bien chaussé, le contribuable marche ingénument et sans se plaindre, les pieds nus dans des sabots. Oh! que cet animal est vertueux! Doux animal, animal respectueux, stupide et résigné, travaille, obéis, paie, afin que l’on sourie lorsque tu viens, innocent, voir passer les landaus. Et puis songe: si tu te révoltais, il n’y aurait plus de lois, et quand tu voudrais mourir, comment ferais- tu, si le registre n’était plus là pour accueillir ton nom? Voilà les vacances: tu vas revoir tes maîtres. Baise leurs mains charitables: ce sont celles qui font les Lois. Notes. (1) Inferno, III, 5. (2) Inf. II, 52-126. (3) Platon: OEuvres complètes trad. par M. Cousin. Le Banquet, passim. (4) Socrate raconte un entretien qu’il a eu avec Diotime, femme instruite dans la philosophie, qui l’a initié aux mystères divins de la science et du beau. Socrate et Platon se vantaient d’avoir tiré plus d’un enseignement de leurs entretiens avec les femmes cultivées de leur temps. (5) Purg. XXX, 121. «Quelque temps mon regard le soutint: je lui montrais mes yeux d’enfant, je le conduisis dans la véritable route». (6) Purg. XXXI, 133. «Tourne Beatrice, tourne tes yeux sains vers ton fidèle ami. Par grâce, fais-nous la grâce de lui faire entendre ta voix, afin qu’il distingue la seconde beauté que tu caches.» (7) Purg. XXXI, 34 (8) Purg. XXXI, 49 (9) Par. VII, 12: «Ma dame, qui me désaltère avec les douces gouttes (de sa voix).» (10) Part. VII, 18: «Me rayonnant d’un sourire tel qu’il rendrait heureux l’homme au milieu des flammes ». (11) Prg. XXX, 22. (12) Purg. XXXI, 142. (13) On vient précisément d’imaginer ceci: tout conscrit marié ne ferait qu’un an de service. C’est montrer le service militaire sous son vrai jour, -un jour de souffrance, sinon de prison. Voilà une loi qui serait vraiment délicieuse. Qui aurait annoncé son intention de bien procréer ne serait passible que d’un an de détention; mais si les enfants ne venaient pas, le libéré provisoire reprendrait la casaque. En cas d’enfants préalables, on appliquerait même aux conscrits la loi Béranger: ils seraient acquittés.) Source: http://www.poesies.net