Les Épreuves (1866) Sully Prudhomme 1839-1907 TABLE DES MATIERES AMOUR L’Inspiration La Folle Envoi Les Danaïdes Conseil La Note Inquiétude Trahison Profanation Au prodigue Les Blessures Fatalité Où vont-ils ? L’Art sauveur Sépulture DOUTE Piété hardie La Prière Bonne mort La Grande Ourse Cri perdu Tout ou rien La Lutte Rouge ou noire Chez l’antiquaire Les Dieux Un Bonhomme Scrupule La Confession Les Deux vertiges Le Doute Tombeau RÊVE Repos Sieste Éther Sur l’eau Le Vent Hora prima À Kant La Vie de loin Les Ailes Dernières vacances Fin du rêve ACTION Homo sum La Patrie Un songe L’Axe du monde La Roue Le Fer Une damnée L’Épée Aux conscrits Chagrin d’automne Dans l’abîme En avant Réalisme Le Monde à nu Le Rendez-vous Les Téméraires La Joie Au désir À Auguste Brachet AMOUR L’Inspiration Un oiseau solitaire aux bizarres couleurs Est venu se poser sur une enfant ; mais elle, Arrachant son plumage où le prisme étincelle, De toute sa parure elle fait des douleurs ; Et le duvet moelleux, plein d'intimes chaleurs, Épars, flotte au doux vent d'une bouche cruelle. Or l'oiseau, c'est mon coeur ; l'enfant coupable est celle, Celle dont je ne puis dire le nom sans pleurs. Ce jeu l'amuse, et moi j'en meurs, et j'ai la peine De voir dans le ciel vide errer sous son haleine La beauté de mon coeur pour le plaisir du sien ! Elle aime à balancer mes rêves sur sa tête Par un souffle et je suis ce qu'on nomme un poète. Que ce souffle leur manque et je ne suis plus rien. La Folle Errante, elle demande aux enfants d'alentour Une fleur qu'elle a vue un jour en Allemagne, Frêle, petite et sombre, une fleur de montagne. Au parfum pénétrant comme un aveu d'amour. Elle a fait ce voyage, et depuis son retour L'incurable langueur du souvenir la gagne : Sans doute un charme étrange et mortel accompagne Cette fleur qu'elle a vue en Allemagne un jour. Elle dit qu'en baisant la corolle on devine Un autre monde, un ciel, à son odeur divine, Qu'on y sent l'âme heureuse et chère de quelqu'un. Plusieurs s'en vont chercher la fleur qu'elle demande, Mais cette plante est rare et l'Allemagne est grande ; Cependant elle meurt du regret d'un parfum. Envoi Les voilà ces chants funéraires, Faible tribut de ma douleur : Lisez ; le trépas de nos frères Pour vous, du moins, fut un malheur. Aux beaux jours de notre vaillance Leurs noms immortels sont liés ; Ils revivront chers à la France, Et mes vers seront oubliés. La jeunesse ira d’âge en âge, Parcourant des champs meurtriers, Visiter en pèlerinage Les mânes de nos vieux guerriers. Alors paraîtront à sa vue Leurs glaives par le temps rongés, Leurs os brisés par la charrue... Alors nous les aurons vengés. On verra la France, animée D’un souvenir triste et pieux, Combattre et vaincre aux mêmes lieux, Pour ensevelir son armée. Leur cendre vole au gré du vent, Dans ces champs témoins de leur gloire ; Mais notre courage et l’histoire Se chargent de leur monument. Les Danaïdes Toutes, portant l’amphore, une main sur la hanche, Théano, Callidie, Amymone, Agavé, Esclaves d’un labeur sans cesse inachevé, Courent du puits à l’urne où l’eau vaine s’épanche. Hélas ! le grès rugueux meurtrit l’épaule blanche, Et le bras faible est las du fardeau soulevé : « Monstre, que nous avons nuit et jour abreuvé, Ô gouffre, que nous veut ta soif que rien n’étanche ? » Elles tombent, le vide épouvante leurs coeurs ; Mais la plus jeune alors, moins triste que ses soeurs, Chante, et leur rend la force et la persévérance. Tels sont l’oeuvre et le sort de nos illusions : Elles tombent toujours, et la jeune Espérance Leur dit toujours : « Mes soeurs, si nous recommencions ! » Conseil Pour vous, enfants, le monde est une nouveauté ; De leur nid vos vertus, colombes inquiètes, Regardent en tremblant les printanières fêtes Et cherchent le secret d'y vivre en sûreté. Le voici : n'aimez l'or que pour sa pureté ; N'aimez que la candeur dans vos blanches toilettes ; Et si vous vous posez au front des violettes, Aimez la modestie en leur simple beauté. Qu'ainsi votre parure à vos yeux soit l'emblème De toutes les vertus qui font la grâce même, Ce geste aisé du coeur dont le luxe est jaloux ; Et qu'au retour d'un bal innocemment profane, Quand vous dépouillerez l'ornement qui se fane, Rien ne tombe avec lui de ce qui plut en vous. La Note Que n'ai-je un peu de voix! J'ai le cruel ennui De sentir mon poème en ma poitrine éclore, Et de ne pouvoir pas, plus créateur encore, Comme j'ai mis mon coeur, mettre mon souffle en lui Le chant aérien l'aisse, après qu'il a fui, Des lèvres jusqu'au ciel un sillage sonore Où l'âme, rajeunie et plus légère, explore Les paradis anciens qu'elle pleure aujourd'hui. La note est comme une aile au pied du vers posée ; Comme l'aile des vents fait trembler la rosée, Elle le fait frémir plus sonore et plus frais. O vierges qu'effarouche un seul mot, le plus tendre, Peut-être modulé daigneriez-vous l'entendre, Vous qui l'osez chanter sans le dire jamais ! Inquiétude Pour elle désormais je veux être si bon, Si bon, qu'elle se sache aveuglément chérie; Je ne lui dirai plus : « Il faut, » mais : « Je t'en prie... » Et je prendrai les torts, lui laissant le pardon. Mais quel âpre murmure au fond de moi dit : « Non ! » Contre un servile amour toute ma fierté crie. Non! je veux qu'étant mienne, à ma guise pétrie, Ce soit elle, et non moi, qui craigne l'abandon. Tantôt je lui découvre en entier ma faiblesse, Tantôt, rebelle injuste et jaloux, je la blesse Et je sens dans mon coeur sourdre la cruauté. Elle ne comprend pas, et je lui semble infâme. Oh ! que je serais doux si tu n'étais qu'une âme ! Ce qui me rend méchant, vois-tu, c'est ta beauté. Trahison Quand on a tant aimé, c'est un rude réveil ! Tu t'es cru dans un nid semblable aux nids des haies, Caché, sûr et profond. Vain songe ! Tu t'effraies D'avoir osé dormir ce dangereux sommeil. La foi, bonne ou mauvaise, a donc un front pareil ! Tu ne veux même plus croire les larmes vraies ; Et si l'amitié cherche à te panser tes plaies, Ton désespoir viril arrache l'appareil. Tu goûtes l'âcreté de l'insulte récente : Gonflé de sa douleur en niant qu'il la sente,. Ton grand coeur se console à la bien soutenir. Mais, si tu veux garder vivace ta rancune, Marche au soleil, et fuis les pâles clairs de lune, Et crains plus que la mort ton plus doux souvenir. Profanation Beauté qui rends pareils à des temples les corps, Es-tu donc à ce point par les dieux conspuée De descendre du ciel sur la prostituée, De prêter ta splendeur vivante à des coeurs morts? Faite pour revêtir les coeurs chastes et forts, D'habitants à ta taille es-tu si dénuée? Et quelle esclave es-tu pour t'être habituée, Souriante, à masquer l'opprobre et ses remords ? Beauté, retourne au ciel, va-t'en, tu te profanes ; Fuis, et n'avilis plus aux pieds des courtisanes Le génie et l'amour qui n'y cherchent que toi. Déserte pour jamais le blanc troupeau des femmes, Ou qu'enfin, se moulant sur le nu de leurs âmes, La forme leur inflige un front de bonne foi ! Au prodigue Le coeur n'est pas fragile, il est fait d'or solide : Plût au dieux que, pareil à l'amphore de grès, Il ne servît qu'un temps et fût poussière après ! Mais il ne s'use point, ô douleur! il se vide! Au bord, la volupté rôde toujours avide : Frère, ne permets pas qu'elle y boive à longs traits ; Garde sévèrement ce qu'il contient de frais, Trésor vingt ans accru qu'une nuit dilapide. Sois avare de lui. Malheur à l'insensé Qui, portant ce beau vase aux rouges bacchanales, En perd le baume aux pieds des idoles banales ! Il sent un jour, sincère et traître fiancé, Les lèvres d'une vierge à son coeur se suspendre, Et son coeur grand ouvert n'a plus rien à répandre. Les Blessures Le soldat frappé tombe en poussant de grands cris ; On l'emporte ; le baume assainit la blessure, Elle se ferme un jour ; il marche, il se rassure, Et, par un beau soleil, il croit ses maux guéris. Mais, au premier retour d'un ciei humide et gris, De l'ancienne douleur il ressent la morsure ; Alors la guérison ne lui paraît pas sûre, Le souvenir du fer gît dans ses flancs meurtris. Ainsi, selon le temps qu'il fait dans ma pensée, A la place où mon âme autrefois fut blessée Il est un renouveau d'angoisses que je crains ; Une larme, un chant triste, un seul mot dans un livre, Nuage au ciel limpide où je me plais à vivre, Me fait sentir au coeur la dent des vieux chagrins. Fatalité Que n'ai-je appris l'amour sous un regard moins beau ! Je n'aurais pas traîné si longtemps sur la terre Cet âpre souvenir, le seul que rien n'altère, Et qui, le plus lointain, me soit toujours nouveau. Hélas! je ne peux pas souffler comme un flambeau L'oeil bleu, pâle qui luit dans mon coeur solitaire ; On ne se remplit pas d'unenuit volontaire, Pas même en se voilant des ombres du tombeau. Que n'ai-je, comme eux tous, aimé d'abord la grâce, Non la grande beauté qui fait mal, qui dépasse L'horizon du désir et la force du coeur ! J'eusse aimé librement selon ma fantaisie ; Mais l'amante que j'ai, je ne l'ai pas choisie, Je ne pourrais pas plus la changer que ma soeur. Où vont-ils ? Ceux qui sont morts d'amour ne montent pas au ciel : Ils n'auraient plus les soirs, les sentiers, les ravines, Et ne goûteraient pas, aux demeures divines, Un miel qui du baiser pût effacer le miel. Ils ne descendent pas dans l'enfer éternel : Car ils se sont brûlés aux lèvres purpurines, Et l'ongle des démons fouille moins les poitrines Que le doute incurable et le dédain cruel. Où vont-ils ? Quels plaisirs, quelles douleurs suprêmes Pour ceux-là, si les coeurs au tombeau sont les mêmes, Passeront les douleurs et les plaisirs sentis ? Comme ils ont eu l'enfer et le ciel dans leur vie, L'infini qu'on redoute et celui qu'on envie, Ils sont morts jusqu'à l'âme, ils sont anéantis. L’Art sauveur S'il n'était rien de bleu que le ciel et la mer, De blond que les épis, de rose que les roses, S'il n'était de beauté qu'aux insensibles choses, Le plaisir d'admirer ne serait point amer. Mais avec l'océan, la campagne et l'éther, Des formes d'un attrait douloureux sont écloses ; Le charme des regards, des sourires, des poses, Mord trop avant dans l'âme, ô femme! il est trop cher. Nous t'aimons, et de là les douleurs infinies : Car Dieu, qui fit la grâce avec des harmonies, Fit l'amour d'un soupir qui n'est pas mutuel. Mais je veux, revêtant l'art sacré pour armure, Voir des lèvres, des yeux, l'or d'une chevelure, Comme l'épi, la rose, et la mer, et le ciel. Sépulture Ils m'ont dit : « Le secret est la marque des forts : Tu n'as pas respecté la peine de ta vie, Tu ne l'as point aux yeux stoïquement ravie. » Ah ! combien mes aveux m'ont coûté plus d'efforts ! Pour sauver une forme éphémère et chérie, Le profane embaumeur, troublé, mais sans remords, Plongeant sa main hardie aux entrailles des morts, Y dépose avec art les parfums de Syrie. Et moi, du deuil aussi je me suis fait un art : Mes vers, plus pénétrants que la myrrhe et le nard, Conserveront pour moi ma jeunesse amoureuse. Dans la tombe qu'au fond de mon coeur je lui creuse, En sauvant sa fraîcheur j'ai voulu l'enfermer, Et j'ai dû malgré moi l'ouvrir pour l'embaumer. DOUTE Piété hardie Vrai Dieu, si quelque part dans un monde écarté J'eusse grandi tout seul, nourri par une chèvre, Sans maîtres, bégayant du coeur et de la lèvre, Par l'esprit et les yeux épelant la clarté, J'aurais pu dans tes bras jouir en liberté Des robustes plaisirs dont l'étude me sèvre ; Religieux debout, et curieux sans fièvre, Je n'aurais pas perdu la paix et la fierté. Mais ils sont venus tous s'acharner sur mon âme. Us me rendent aveugle au jour qui te proclame Et n'agitent en moi. que dés flambeaux obscurs. Tes chemins sont barrés de tant de sacrés murs, Qu'à peine, en sapant tout sur mes pas, te verrai-je, Et que ma piété ressemble au sacrilège ! La Prière Je voudrais bien prier, je suis plein de soupirs ! Ma cruelle raison veut que je les contienne. Ni les voeux suppliants d'une mère chrétienne, Ni l'exemple des saints, ni le sang des martyrs, Ni mon besoin d'aimer, ni mes grands repentirs, Ni mes pleurs, n'obtiendront que la foi me revienne. C'est une angoisse impie et sainte que la mienne : Mon doute insulte en moi le Dieu de mes désirs. Pourtant je veux prier, je suis trop solitaire; Voici que j'ai posé mes deux genoux à terre : Je vous attends, Seigneur ; Seigneur, êtes-vous là? J'ai beau joindre les mains, et, le front sur la Bible, Redire le Credo que ma bouche épela, Je ne sens rien du tout devant moi. C'est horrible. Bonne mort Le Phédon jette en l'âme un céleste reflet, Mais rien n'est plus suave au coeur que l'Évangile. Délicat embaumeur de la raison fragile, Il sent la myrrhe, il coule aussi doux que le lait. Dans ses pures leçons rien n'est prouvé; tout plaît : Le bon Samaritain qui prodigue son huile, L'héroïsme indulgent pour la plèbe servile L'âme offerte à l'épreuve et la joue au soufflet. On dit que les mourants ont foi dans ce beau-livre : Quand la raison fléchit, il apaise, il enivre, Et l'agonie y trouve un généreux soutien. Prêtre, tu mouilleras mon front qui te résiste; Trop faible pour douter, je m'en irai moins triste Dans le néant peut-être, avec l'espoir chrétien. La Grande Ourse La Grande Ourse, archipel de l'océan sans bords, Scintillait bien avant qu'elle fût regardée, Bien avant qu'il errât des pâtres en Chaldée Et que l'âme anxieuse eût habité les corps ; D'innombrables vivants contemplent depuis lors Sa lointaine lueur aveuglément dardée ; Indifférente aux yeux qui l'auront obsédée, La Grande Ourse luira sur le dernier des morts. Tu n'as pas l'air chrétien, le croyant s'en étonne, O figure fatale, exacte et monotone, Pareille à sept clous d'or plantés sur un drap noir. Ta précise lenteur et ta froide lumière Déconcertent la foi : c'est toi qui la première M'as fait examiner mes prières du soir. Cri perdu Quelqu'un m'est apparu très loin dans le passé : C'était un ouvrier des hautes Pyramides, Adolescent perdu dans ces foules timides Qu'écrasait le granit pour Chéops entassé. Or ses genoux tremblaient ; il pliait, harassé Sous la pierre, surcroît au poids des cieux torrides ; L'effort gonflait son front et le creusait de rides ; Il cria tout à coup comme un arbre cassé. Ce cri fit frémir l'air, ébranla l'éther sombre, Monta, puis atteignit les étoiles sans nombre Où l'astrologue lit les jeux tristes du sort ; Il monte, il va, cherchant les dieux et la justice, Et depuis trois mille ans sous l'énorme bâtisse, Dans sa gloire, Chéops inaltérable dort. Tout ou rien J'ai deux tentations, fortes également, Le duvet de la rose et le crin du cilice : Une rose du moins qui jamais ne se plisse, Un cilice qui morde opiniâtrement ; Car les répits ne font qu'attiser le tourment, Et le plus léger trouble est le pire supplice, S'il traverse la vie aux heures de délice : Plutôt le franc malheur que le bonheur qui ment! Un jeûne incorruptible ou bien l'ivresse entière ! Maintenir vierge en soi l'horreur de la matière, Ou, moins beau, sans remords en épuiser l'amour ! Mais, pur et vil, je sens le charbon d'Isaïe Et le trop cher baiser de la femme ennemie Châtier ou flatter mes lèvres tour à tour. La Lutte Chaque nuit, tourmenté par un doute nouveau, Je provoque le sphinx, et j'affirme et je nie... Plus terrible se dresse aux heures d'insomnie L'inconnu monstrueux qui hante mon cerveau. En silence, les yeux grands ouverts, sans flambeau, Sur le géant je tente une étreinte infinie, Et dans mon lit étroit, d'où la joie est bannie, Je lutte sans bouger comme dans un tombeau. Parfois ma mère vient, lève sur moi sa lampe Et me dit, en voyant la sueur qui-me trempe : « Souffres-tu, mon enfant? Pourquoi ne dors-tu pas? Je lui réponds, ému de sa bonté chagrine, Une main sur mon front, l'autre sur ma poitrine : « Avec Dieu cette nuit, mère, j'ai des combats. » Rouge ou noire Pascal ! pour mon salut à quel dieu dois-je croire ? — Tu doutes? crois au mien, c'est le moins hasardeux, Il est ou non : forcé d'avouer l'un des deux, Parie. A l'infini court la rouge ou la noire. Tu risques le plaisir pour l'immortelle gloire ; Contre l'éternité, le plus grand des enjeux, N'exposer qu'une vie est certe avantageux : La pius sûre vaut moins qu'un ciel aléatoire. — Pitié! maître, j'avance et retire ma main ; Joueur que le tapis sollicite et repousse, J'hésite, tant la vie est légitime et douce ! Tout mon être répugne à ce choix inhumain ; Le coeur a ses raisons où la raison s'abîme, Et ton calcul est faux si je m'en sens victime. Chez l’antiquaire Entre mille débris au hasard amassés, Un Christ en vieil ivoire, exposé dans la rue, Jette l'adieu suprême à sa foi disparue Et sent fuir ses genoux infiniment lassés. En face, une Vénus, gloire des arts passés, Sort de la draperie à ses flancs retenue, Naturelle et divine, offrant sa beauté nue, Sans bras, pareille aux troncs de lierres enlacés. La Volupté sereine et l'immense Tendresse Aux passants affairés n'offrent plus de caresse : L'une a les bras cloués, l'autre a les bras rompus. L'homme, sans charité, revend ce qu'il achète ; La femme lui marchande une nuit inquiète : Les beaux embrassements ne se prodiguent plus. Les Dieux Le dieu du laboureur est comme un très vieux roi De chair et d'os, seigneur du champ qu'il ensemence ; Le dieu de son curé règne aussi, mais immense, Trois fois unique, esprit, fils et père de soi ; Le déiste contemple un pur je ne sais quoi Lointain, par qui le monde, en s'ordonnant, commence ; Et le savant qui rit de leur sainte démence Nomme son dieu Nature et n'en fait qu'une loi ; Kant ne sait même plus si quelque chose existe, Et Fichte, usurpateur du temple vide et triste, Se divinise afin qu'un dieu reste debout. Ainsi roulent toujours, du néant aux idoles, Du blasphème aux credo, les multitudes folles ! Dieu n'est pas rien, mais Dieu n'est personne : il est Tout. Un Bonhomme C'était un homme doux, de chétive santé, Qui, tout en polissant des verres de lunettes, Mit l'essence divine en formules très nettes, Si nettes que le monde en fut épouvanté. Ce sage démontrait avec simplicité Que le bien et le mal sont d'antiques sornettes Et les libres mortels d'humbles marionnettes Dont le fil est aux mains de la nécessité. Pieux admirateur de la sainte Ecriture, Il n'y voulait pas voir un dieu contre nature ; A quoi la synagogue en rage s'opposa. Loin d'elle, polissant des verres de lunettes, Il aidait les savants à compter les planètes. C'était un homme doux, Baruch de Spinoza. Scrupule Vous êtes ignorants comme moi, plus encore, Innombrables soleils! La raison de vos lois Vous échappe, et, soumis, vous prodiguez sans choix Les vibrantes clartés dont l'abîme se dore. Tu ne sais rien non plus, rose qui viens d'éclore, Et vous ne savez rien, zéphyrs, fleuves et bois ! Et le monde invisible et celui que je vois Ne savent rien d'un but et d'un plan que j'ignore. L'ignorance est partout ; et la divinité, Ni dans l'atome obscur, ni dans l'humanité, Ne se lève en criant : « Je suis et me révèle! » Etrange vérité, pénible à concevoir, Gênante pour le coeur comme pour la cervelle, Que l'Univers, le Tout, soit Dieu sans le savoir! La Confession Un de mes grands péchés me suivait pas à pas, Se plaignant de vieillir dans un lâche mystère ; Sous la dent du remords il ne se pouvait taire, Et parlait haut tout-seul quand je n'y veillais pas. Voulant du lourd secret dont je me sentais las Me soulager au sein d'un bon dépositaire, J'ai, pour trouver la nuit, fait un trou dans la terre, Et là j'ai confessé ma faute à Dieu, tout bas. Heureux le meurtrier qu'absout la main d'un prêtre : Il ne voit plus le sang épongé reparaître A l'heure ténébreuse où le coup fut donné ! J'ai dit un moindre crime à l'oreille divine ; Où je l'ai dit, la terre a fait croître une épine, Et je n'ai jamais su si j'étais pardonné. Les Deux vertiges Le voyageur, debout sur la plus haute cime, A travers le rideau d'une rose vapeur, Mesure avec la sonde immense de la peur Sous ses genoux tremblants la fuite de l'abîme De ce besoin de voir téméraire victime, Du haut de la raison je sonde avec stupeur Le dessous infini de ce monde trompeur, Et je traîne avec moi partout mon gouffre intime. L'abîme est différent, mais pareil notre émoi : Le grand vide, attirant le voyageur, l'étonne ; Sollicité par Dieu, j'ai des éclairs d'effroi ! Mais lui, par son vertige il ne surprend personne : On trouve naturel qu'il pâlisse et frissonne ; Et moi, j'ai l'air d'un fou ; je ne sais pas pourquoi. Le Doute La blanche Vérité dort au fond d'un grand puits. Plus d'un fuit cet abîme ou n'y prend jamais garde ; Moi, par un sombre amour, tout seul je m'y hasarde, J'y descends à travers la plus noire des nuits. Et j'entraîne le câble aussi loin que je puis. Or, je l'ai déroulé jusqu'au bout : je regarde, Et, les bras étendus, la prunelle hagarde, J'oscille sans rien voir ni rencontrer d'appuis. Elle est là cependant, je l'entends qui respire ; Mais, pendule éternel que sa puissance attire, Je passe et je repasse et tâte l'ombre en vain. Ne pourrai-je allonger cette corde flottante, Ni remonter au jour dont la gaîté me tente ? Et dois-je dans l'horreur me balancer sans fin ? Tombeau L'homme qu'on a cru mort, de son sommeil profond S'éveille. Un frisson court dans sa chair engourdie ; Il appelle. Personne ! Et sa plainte assourdie Lui semble retomber d'un étrange plafond. Seul dans le vide épais que les ténèbres font, Il écoute, et, roulant pleine de léthargie Sa prunelle par l'ombre et la peur élargie, Il sonde éperdument l'obscurité sans fond. Personne ! A se dresser faible et lent il s'apprête, Et voilà que des pieds, des reins et de la tête, Horreur! il a heurté six planches à la fois. Dors, ne te dresse plus vers le haut empyrée, O mon âme, retiens ton essor et ta voix Pour ne pas te sentir toute vive enterrée. RÊVE Repos Ni l'amour ni les dieux ! Ce double mal nous tue. Je ne poursuivrai plus la guêpe du baiser, Et, las d'approfondir, je veux me reposer De l'ingrate besogne où mon front s'évertue. Ni l'amour ni les dieux ! Qu'enfin je m'habitue A ne sentir jamais le désir m'embraser, Ni l'éternel secret des choses m'écraser ! Qu'enfin je sois heureux! Que je vive en statue, Comme un Terme habitant sa gaine avec plaisir ! Il emprunte une vie auguste à la nature ; Une mousse lui fait sa verte chevelure ; Un liséron lui fait des lèvres sans soupir ; Une feuille est son coeur ; un lierre ami, ses hanches ; Et ses yeux souriants sont faits de deux pervenches. Sieste Je passerai l'été dans l'herbe, sur le dos, La nuque dans les mains, les paupières mi-closes, Sans mêler un soupir à l'haleine des roses Ni troubler le sommeil léger des clairs échos. Sans peur je livrerai mon sang, ma chair, mes os, Mon être, au cours de l'heure et des métamorphoses, Calme et laissant la foule innombrable des causes Dans l'ordre universel assurer mon repos. Sous le pavillon d'or que le soleil déploie, Mes yeux boiront l'éther, dont l'immuable joie Filtrera dans mon âme au travers de mes cils, Et je dirai, songeant aux hommes : « Que font-ils ? » Et le ressouvenir des amours et des haines Me bercera, pareil au bruit des mers lointaines. Éther Quand on est sur la terre étendu sans bouger, Le ciel paraît plus haut, sa splendeur plus sereine ; On aime à voir, au gré d'une insensible haleine, Dans l'air sublime fuir un nuage léger ; Il est tout ce qu'on veut : la neige d'un verger, Un archange qui plane, une écharpe qui traîne, Ou le lait bouillonnant d'une coupe trop pleine ; On le voit différent sans l'avoir vu changer. Puis un vague lambeau lentement s'en détache, S'efface, puis un autre, et l'azur luit sans tache, Plus vif, comme l'acier qu'un souffle avait terni. Tel change incessamment mon être avec mon âge ; Je ne suis qu'un soupir animant un nuage, Et je vais disparaître, épars dans l'infini. Sur l’eau Je n'entends que le bruit de la rive et de l'eau, Le chagrin résigné d'une source qui pleure Ou d'un rocher qui verse une larme par heure, Et le vague frisson des feuilles de bouleau. Je ne sens pas le fleuve entraîner le bateau, Mais c'est le bord fleuri qui passe, et je demeure ; Et dans le flot profond que de mes yeux j'effleure, Le ciel bleu renversé tremble comme un rideau. On dirait que cette onde en sommeillant serpente, Oscille et ne sait plus le côté de la pente : Une fleur qu'on y pose hésité à le choisir. Et, comme cette fleur, tout ce que l'homme envie Peut se venir poser sur le flot de ma vie Sans désormais m'apprendre où penche mon désir. Le Vent Il fait grand vent, le ciel roule de grosses voix, Des géants de vapeur y semblent se poursuivre, Les feuilles mortes fuient avec un bruit de cuivre, On ne sait quel troupeau hurle à travers les bois Et je ferme les yeux et j'écoute. Or je crois Ouïr l'àpre combat qui nuit et jour, se livre : Cris de ceux qu'on enchaîne et de ceux qu'on délivre, Rumeur de liberté, son du bronze des rois... Mais je laisse aujourd'hui le grand vent de l'histoire Secouer l'écheveau confus de ma mémoire Sans qu'il éveille en moi des regrets ni des voeux, Comme je laisse errer cette vaine tempête Qui passe furieuse en flagellant ma tête Et ne peut, rien sur moi qu'agiter mes cheveux. Hora prima J'ai salué le jour dès avant mon réveil ; Il colorait déjà ma pesante paupière, Et je dormais encor, mais sa rougeur première A visité mon âme à travers le sommeil. Pendant que je gisais immobile, pareil Aux morts sereins sculptés sur les tombeaux de pierre, Sous mon front se levaient des pensers de lumière, Et, sans ouvrir les yeux, j'étais plein de soleil. Le frais et pur salut des oiseaux à l'aurore, Confusément perçu, rendait mon coeur sonore, Et j'étais embaumé d'invisibles lilas. Hors du néant, mais loin des secousses du monde, Un moment j'ai connu cette douceur profonde De vivre sans dormir tout en ne veillant pas. À Kant Je veux de songe en songe avec toi fuir sans trêve Le sol avare et froid de la réalité : Le rêve offre toujours une hospitalité Sereine et merveilleuse à l'âme qu'il soulève. Et, tu l'as dit, ce monde, après tout, n'est qu'un rêve, Fantôme insaisissable à qui l'a médité, Apparence cruelle et sans solidité Où l'idéal s'ébauche et jamais ne s'achève. Chaque sens fait un rêve : harmonie et parfum, Saveur, couleur, beauté, toute forme en est un ; L'homme à ces spectres vains prête un corps qu'il invente. Emu, je ne sais rien de la cause émouvante : C'est moi-même ébloui que j'ai nommé le ciel, Et je ne sens pas bien ce que j'ai de réel. La Vie de loin Ceux qui ne sont pas nés, les peuples de demain, Entendent vaguement, comme de sourds murmures, Les grands coups de marteaux et les grands chocs d'armures Et tous les battements des pieds sur le chemin. Ce tumulte leur semble un immense festin, Dans un doux bruit de flots, sous de folles ramures ; Et déjà, tressaillant au sein des vierges mûres, Tous réclament la vie et le bonheur certain. Il n'est donc pas un mort qui, de retour dans l'ombre Leur dise que cet hymne est fait de cris sans nombre Et qu'ils dorment en paix sur un enfer béant, Afin que ces heureux qui n'ont ni pleurs ni rire Ecoutent sans envie, autour de leur néant, Le tourbillon maudit des atomes bruire ? Les Ailes Grand ciel, tu m'es témoin que j'étais tout enfant Quand par témérité j'ai demandé dés ailes ; Convoitant de si bas les voûtes éternelles, Mes voeux n'altéraient pas ton calme triomphant. Je me sentais mourir dans un air étouffant, Ciel pur! et j'aspirais à des saisons nouvelles ; Et c'est ta faute aussi, puisque tu nous appelles Par ton sublime azur, par l'oiseau qui le fend ! Maintenant qu'épuisé, vaincu, je te proclame Trop vaste pour tenir tout entier dans mon âme, Pourquoi te venges-tu d'impuissantes amours ? Et quel jaloux archange aux gaîtés malfaisantes M'a planté dans le dos ses deux ailes géantes Qui palpitent sans cesse en m'accablant toujours ? Dernières vacances Heureux l'enfant qui meurt dans sa septième année Avant l'âge où le coeur doit saigner pour jouir ; Qui meurt de défaillance, en regardant bleuir Sous les orangers d'or la Méditerranée! On ne tient plus son âme aux leçons enchaînée, Et, libre de s'éteindre, il croit s'épanouir. Plus de maîtres ! c'est lui qui se fait obéir, Et sa mère est pour lui comme une soeur aînée. Par sa faiblesse même il fait céder les forts; Il prend ce qu'il désire avant qu'on le lui donne, Et sa pâleur l'absout avant qu'on lui pardonne. Indocile et choyé, paresseux sans remords, C'est en suivant des yeux la fuite d'un navire Qu'un soir, pendant qu'il rêve un voyage, il expire. Fin du rêve Le rêve, serpent traître éclos dans le duvet, Roule autour de mes bras une flatteuse entrave, Sur mes lèvres distille un philtre dans sa bave, Et m'amuse aux couleurs changeantes qu'il revêt. Depuis qu'il est sorti de dessous mon chevet, Mon sang glisse figé comme une tiède lave, Ses noeuds me font captif et ses regards esclave, Et je vis comme si quelque autre en moi vivait. Mais bientôt j'ai connu le mal de sa caresse ; Vainement je me tords sous son poids qui m'oppresse, Je retombe et ne peux me défaire de lui. Sa dent cherche mon coeur, le retourne et le ronge ; Et, tout embarrassé dans des lambeaux de songe, Je meurs. — O monstre lourd ! qui donc es-tu ? — L'Ennui. ACTION Homo sum Durant que je vivais, ainsi qu'en plein désert, Dans le rêve, insultant la race qui travaille, Comme un lâche ouvrier ne faisant rien qui vaille S'enivre et ne sait plus à quoi l'outil lui sert, Un soupir, né du mal autour de moi souffert, M'est venu des cités et des champs de bataille, Poussé par l'orphelin, le pauvre sur la paille, Et le soldat tombé qui sent son coeur ouvert. Ah ! parmi les douleurs, qui dresse en paix sa tente, D'un bonheur sans rayons jouit et se contente, Stoïque impitoyable en sa sérénité ? Je ne puis : ce soupir m'obsède comme un blâme, Quelque chose de l'homme a traversé mon âme, Et j'ai tous les soucis de la fraternité. La Patrie Viens, ne marche pas seul dans un jaloux sentier, Mais suis les grands chemins que l'humanité foule ; Les hommes ne sont forts, bons et justes, qu'enfouie Ils s'achèvent ensemble, aucun d'eux n'est entier. Malgré toi tous les morts t'ont fait leur héritier ; La patrie a jeté le plus fier dans son moule, Et son nom fait toujours monter comme une houle De la poitrine aux yeux l'enthousiasme altier ! Viens, il passe au'forum'un immense zéphyre ; Viens, l'héroïsme épars dans l'air qu'on y respire Secoue utilement les moroses langueurs. Laisse à travers ton luth souffler le vent des âmes, Et tes vers flotteront comme des oriflammes Et comme des tambours sonneront dans les coeurs. Un songe Le laboureur m’a dit en songe : « Fais ton pain, Je ne te nourris plus, gratte la terre et sème. » Le tisserand m’a dit : « Fais tes habits toi-même. » Et le maçon m’a dit : « Prends ta truelle en main. » Et seul, abandonné de tout le genre humain Dont je traînais partout l’implacable anathème, Quand j’implorais du ciel une pitié suprême, Je trouvais des lions debout dans mon chemin. J’ouvris les yeux, doutant si l’aube était réelle : De hardis compagnons sifflaient sur leur échelle, Les métiers bourdonnaient, les champs étaient semés. Je connus mon bonheur et qu’au monde où nous sommes Nul ne peut se vanter de se passer des hommes ; Et depuis ce jour-là je les ai tous aimés. L’Axe du monde Atlas porte le monde, et, les poings sur les reins, Suant, le front plissé, le sang à la narine ; Il pleure, et dans le creux de sa grande poitrine Appuie en gémissant sa barbe aux rudes crins. « Debout! forgez des socs, des leviers et des freins! Crie Atlas aux mortels que le travail chagrine ; Les bêtes, les forêts, les champs et l'eau marine, Subjugués, vous feront rivaux des dieux sereins ; « C'est moi qu'ils ont chargé de la plus lourde tâche. Aurez-vous à ce point l'âme inféconde et lâche De rester fainéants quand je peine pour vous ? « Dressez une montagne ou quelque énorme ville, Pour égaler les dieux et rendre moins stérile Le labeur éternel de mes fermes genoux. » La Roue Inventeur de la roue, inconnu demi-dieu, Qui le premier, ployant un souple et ferme érable, Créas cette oeuvre antique, oeuvre à jamais durable, Ce beau cercle qui porte un astre en son milieu ! Par Orphée et par toi, par la lyre et l'essieu, L'espace aux marbres lourds n'est plus infranchissable, Et nous voyons glisser comme l'eau sur le sable Les pierres que leur poids rivait au même lieu. Quand la terre frémit d'un roulement sonore, L'élite des coursiers dans les enfers t'honore Au souvenir des chars qu'entraînaient leurs grands pas ; Mais que la roue aux chars d'Olympie était lente ! Regarde-la qui vibre et fuit, toute brûlante D'une rapidité que tu n'inventas pas ! Le Fer Nous avons oublié combien la terre est dure : Au pas lent de nos boeufs le fer tranchant du soc L'entame en retournant le chaume et la verdure, La divise, et soulève un gros et large bloc. Ce labeur dont les mains saignaient, le fer l'endure. Plus souple que l'ormeau, plus ferme que le roc, Il tient sans trahison tant que sa tâche dure. Patient sous l'effort, inaltérable au choc. O vous tous, bienfaiteurs par amour ou génie, De tous les temps, de race ou maudite ou bénie, Sans choix je vous salue, et, si j'osais trier, J'admirerais surtout les nouveaux qu'on renomme, Mais je proclamerais premier sauveur de l'homme Tubalcaïn, l'enfant du premier meurtrier ! Une damnée La forge fait son bruit, pleine de spectres noirs. Le pilon monstrueux, la scie âpre et stridente, L'indolente cisaille atrocement mordante, Les lèvres sans merci des fougueux laminoirs, Tout hurle, et dans cet antre, où les jours sont des soirs Et les nuits des midis d'une rougeur ardente, On croit voir se lever la figure de Dante Qui passe, interrogeant d'éternels désespoirs : C'est l'enfer de la Force obéissante et triste. « Quel ennemi toujours me pousse ou me résiste ? Dit-elle. N'ai-je point débrouillé le chaos ? » Mais l'homme, devinant ce qu'elle peut encore, Plus hardi qu'elle, et riche en secrets qu'elle ignore, Recule à l'infini l'heure de son repos. L’Épée Qu'est-ce tranchant de fer souple, affilé, pointu ? Ce ne sont pas les flancs de la terre qu'il fouille, Ni les pierres qu'il fend, ni les bois qu'il dépouille. Quel art a-t-il servi, quel fléau combattu ? Est-ce un outil ? Non pas ! car l'homme de vertu L'abhorre : ce n'est pas la sueur qui le mouille, Et ce qu'on aime en lui, c'est la plus longue rouille. « Lame aux éclairs d'azur et de pourpre, qu'es-tu ? — Je suis l'épée, outil des faiseurs d'ossuaires, Et, comme l'ébauchoir aux mains des statuaires, Je cours au poing des rois, taillant l'homme à leur gré. « Or, je dois tous les ans couper la fleur des races, Jusqu'à l'heure où la chair se fera des cuirasses, Plus fortes que le fer, avec le droit sacré. » Aux conscrits Tant que vous marcherez sous le soleil des plaines, Par les mauvais chemins poussant les lourds canons, O frères, dont les rois ne savent pas les noms, Et qui ne savez rien de leurs subtiles haines ; Tant qu'au hasard frappés par les armes lointaines Ou parmi la mêlée aveugle et sans pardons, Vous mourrez dans l'horreur de tous les abandons, Altérés et rêvant aux natales fontaines ; Nous lutterons aussi, nous qui sommes restés ; Nous n'achèterons plus de lâches voluptés, O fils des paysans vainement économes ! Mais nous travaillerons, tourmentés du remords D'avoir payé le sang des autres jeunes hommes, Et peut-être aurons-nous nos blessés et nos morts. Chagrin d’automne Les lignes du labour dans les champs en automne Fatiguent l'oeil, qu'à peine un toit fumant distrait, Et la voûte du ciel tout entière apparaît, Bornant d'un cercle nu la plaine monotone. En des âges perdus dont la vieillesse étonne Là même a dû grandir une vierge forêt, Où le chant des oiseaux sonore et pur vibrait, Avec l'hymne qu'au vent le clair feuillage entonne ! Les poètes chagrins redemandent aux bras Qui font ce plat désert sous des rayons sans voile La verte nuit des bois que le soleil étoile ; Ils pleurent, oubliant, dans leurs soupirs ingrats, Que des mornes sillons sort le pain qui féconde Leurs cerveaux, dont le rêve est plus beau que le monde ! Dans l’abîme Le fond de l'océan ravit l'oeil des sondeurs : Mystérieux printemps, Éden multicolore Qui tressaille en silence et ne cesse d'éclore Aux frais courants, zéphyrs des glauques profondeurs. Lourds oiseaux d'un ciel vert, d'innombrables rôdeurs, Dans les enlacements d'une vivante flore, Et sous un jour voilé comme une pâle aurore, Glissent en aspirant les marines odeurs. C'est là qu'immense et lourd, loin de l'assaut des ondes, Un câble, un pont jeté pour l'âme entre deux mondes, Repose en un lit d'algue et de sable nacré Car la foudre qu'hier l'homme aux cieux alla prendre, Il la fait maintenant au fond des mers descendre, Messagère asservie à son verbe sacré. En avant Il est donc vrai ! la terre est si vieille ! Oh! raconte Comment elle a trouvé son solide contour, Le vaporeux chaos, sa lutte avec le jour, L'universelle mer, le sol herbeux qui monte, L'affreux serpent ailé, le pesant mastodonte, Puis l'air pur, le ciel bleu, la rose, Eve, l'amour, Le monde entier, qui marche en avant sans retour, A pas lents et certains que son écorce compte ! Dis-moi surtout, dis-moi qu'il ne s'est point lassé, Qu'il aspire du fond d'un éternel passé Au terme indéfini de sa beauté future. O savant curieux, mais dur, qui soulevas Les langes chauds encor de la vive nature, Prouve au moins l'Idéal si tu ne le sens pas ! Réalisme Elle part, mais je veux, à mon amour fidèle, La garder tout entière en un pieux portrait, Portrait naïf où rien ne me sera soustrait Des grâces, des défauts, chers aussi, du modèle. Arrière les pinceaux ! sur la toile cruelle Le profane idéal du peintre sourirait : C'est elle que je veux, c'est elle trait pour trait, Belle d'une beauté que seul je vois en elle. Mais, ô soleil, ami qui la connais le mieux, Qui prêtes à son coeur, quand nous sommes ensemble Tes rayons les plus purs pour luire dans ses yeux, Artiste dont la main ne cherche ni ne tremble, Viens toi-même au miroir que je t'offre imprimer Chacun de ces rayons qui me la font aimer. Le Monde à nu Entouré de flacons, d'étranges serpentins, De fourneaux, de matras aux encolures torses, Le chimiste, sondant les caprices des forces, Leur impose avec art des rendez-vous certains. Il règle leurs amours jusque-là clandestins, Devine et fait agir leurs secrètes amorces, Les unit, les provoque à de brusques divorces, Et guide utilement-leurs aveugles destins. Apprends-moi donc à lire au fond de tes cornues, O sage qui sais voir les forces toutes nues, L'intérieur du monde au delà des couleurs ; De grâce, introduis-moi dans cet obscur empire : C'est aux réalités sans voile que j'aspire ; Trop belle, l'apparence est féconde en douleurs. Le Rendez-vous Il est tard ; l’astronome aux veilles obstinées, Sur sa tour, dans le ciel où meurt le dernier bruit, Cherche des îles d’or, et, le front dans la nuit, Regarde à l’infini blanchir des matinées ; Les mondes fuient pareils à des graines vannées ; L’épais fourmillement des nébuleuses luit ; Mais, attentif à l’astre échevelé qu’il suit, Il le somme, et lui dit : « Reviens dans mille années. » Et l’astre reviendra. D’un pas ni d’un instant Il ne saurait frauder la science éternelle ; Des hommes passeront, l’humanité l’attend ; D’un oeil changeant, mais sûr, elle fait sentinelle ; Et, fût-elle abolie au temps de son retour, Seule, la Vérité veillerait sur la tour. Les Téméraires Du pôle il va tenter les merveilleux hivers ; Il part, le grand navire ! Une puissante enflure Au souffle d'un bon vent lève et tend la voilure Sur trois beaux mâts portant neuf vergues en travers. Il est parti. Là-bas, au soleil, dans les airs Traînant son pavillon comme une chevelure, Il a pris sa superbe et gracieuse allure Et du côté du Nord gagne les hautes mers. D'un oeil triste je suis au loin son blanc sillage : Il va sombrer peut-être au but de son voyage, Par des géants de glace étreint de toutes parts ! Et près de moi, debout, l'enfant du capitaine, Dans la brise ravi vers la brume lointaine, Agite dans son coeur d'aventureux départs. La Joie Pour une heure de joie unique et sans retour, De larmes précédée et de larmes suivie, Pour une heure tu peux, tu dois aimer la vie : Quel homme, une heure au moins, n'est heureux à son tour ? Une heure de soleil fait bénir tout le jour, Et quand ta main serait tout le jour asservie, Une heure de tes nuits ferait encore envie Aux morts, qui n'ont plus même une nuit pour l'amour. Ne te plains pas, tu vis ! Plus grand que misérable ! Et l'univers, jaloux de ton coeur vulnérable, Achèterait la joie au même prix que lui ; Pour la goûter, si peu que cette ivresse dure, Les monts accepteraient l'éternelle froidure, L'Océan l'insomnie, et les déserts l'ennui. Au désir Ne meurs pas encore, ô divin Désir, Qui sur toutes choses Vas battant de l'aile et deviens plaisir Dès que tu te poses. Rôdeur curieux, es-tu las d'ouvrir Les lèvres, les roses ? N'as-tu désormais rien à découvrir Au pays des causes? Couvre de baisers la face du beau, Jusqu'au fond du vrai porte ton flambeau, Fils de la jeunesse ! Encor des pensers, encor des amours ! Que ta grande soif s'abreuve toujours Et toujours renaisse ! À Auguste Brachet Ami, la passion du Verbe et de ses lois Nous obsède tous deux. Toi, d'une oreille austère, Tu scrutes savamment le son dépositaire Du génie et du coeur des hommes d'autrefois ; Tu sais sur quel passage appuie ou court la voix, Sous quelle fixe règle un mot vibre et s'altère. Moi qui, sans le sonder, jouis de ce mystère, Je nombre le langage en comptant sur mes doigts ; J'observe à mon insu les lois que tu démontres ; Je devine les mots, leurs divines rencontres, Le secret de leur vie et l'art de les choisir. Echangeons nos travaux pour adoucir nos veilles : Dis-moi la discipline et les moeurs des abeilles, Et je recueillerai leur miel pour ton plaisir. Source: http://www.poesies.net