Poésies. 1878-1888 Par Sully Prudhomme. (1839-1907) TABLE DES MATIERES DÉDICACE. LE PRISME. PRÉLUDE. L’inspiration. La Rêverie. Dans les Pyrénées. L’éventail. A mon beau-frère Francisque Gerbault. Sur une Oreille. Songe d’enfant. Aune Fiancée. Le Nid brisé. Sonnet à Mademoiselle Renée Labélonye. Idylle muette. La bonne Nourrice. La Charpie. Devant la Vénus de Milo . Sonnet à Pasteur. FLEURS D’HERBIER Les Souvenirs. Le Soir. Un Mot d’enfant. Souvenir d’une Soirée de musique. Hasards. Sonnet. Amis d’enfance. L’Amour assassiné. A Marie Magdeleine. Traduit d’Horace. MAJORA CANAMUS. La Philosophie. Métaphysique. Le Tourment divin. Les Chercheurs. Sonnet sur le Tremblements de terre de Cassamicciola. Dans une Église. Sonnet à Madame Amélie Hayem. Ma Marée. La Corde raide. Sonnet à Madame Alice Renard. POUR LES ARTS La Goutte de Nectar, sonnet à Madame A. -M. Blanchecotte. Sonnet à Frédéric Mistral. Sonnet à Paul Sédille. Devant l’Apollon du Belvédère, sonnet à -Charles Degeorge. Sonnet à Louis Leloir. Sonnet à Tony Robert Fleury. Sonnet à Henner. Sonnet à Carolus Duran. Van Dyck, sonnet à Madame Jeanne Guiffrey. Sonnet à Emmanuel Lansyer. Sonnet à Madame la Vicomtesse de Grandval. Sonnet à Monnet Sully. Sonnet à Constant Coquelin. Sonnet à Coquelin cadet. Sonnet à Léontine Beaugrand. POUR MON LYCÉE. Vers lus à un Banquet du Lycée Condorcet. L’Université. STANCES APIERRE CORNEILLE. JEAN-JACQUES ROUSSEAU. LE BONHEUR. DÉDICACE. AU LECTEUR. PREMIÈRE PARTIE. LES IVRESSES I. RÉSURRECTION II. SAVEURS ET PARFUMS Voix de la Terre. III.FORMESETCOULEURS Voix de la Terre. IV.HARMONIE ET BEAUTÉ. Voix de la Terre. DEUXIÈME PARTIE. LA PENSÉE. V. LAPHILOSOPHIEANTIQUE. VI.LAPHILOSOPHIEMODERNE. VII.LESSCIENCES. Voix de la Terre. VIII.LA CURIOSITÉ . Voix de la Terre. TROISIÈME PARTIE LE SUPRÊME ESSOR. IX. L’AIGUILLON. X. LE SACRIFICE. XI. LE RETOUR. XII. LE TRIOMPHE. DE LA NATURE DES CHOSES. AVANT-PROPOS. PRÉFACE. TRADUCTION5. NOTE. DÉDICACE. A ALFRED RUFFIN A toi, mon cher ami, que la Muse m’a donné pour premier émule au lycée, où déjà nous la courtisions jusque dans nos devoirs, sous la discipline libérale de M. Deltour; à toi, poète excellent, si ambitieux pour notre art que tes vers ne te semblent jamais assez dignes du jour, je dédie, non sans timidité, ce livre comme au plus incorruptible des juges. J’y ai rapproché des poésies qui diffèrent de date et d’accent. Les unes, fort anciennes (les sujets traités en font foi), sont demeurées longtemps à l’état d’ébauches, mais je m’étais toujours promis de les achever; les autres, plus récentes, ne sont pas toutes inédites. Ces diverses poésies réunies forment un recueil où tu reconnaitras l’empreinte des sentiments et des pensées que la vie a fait naitre en moi depuis ma jeunesse jusqu’à présent. Accepte, je te prie, cet hommage à ton talent et ce témoignage de ma solide affection. SULLY PRUDHOMME. LE PRISME Comme un rayon solaire, au sortir de sa source Droit et blanc, s’il rencontre un prisme dans sa course, Au choc s’y décompose et d’un spectre irisé Va colorer l’écran qui le reçoit brisé, L’âme perd sa candeur en traversant la vie. Le dur milieu terrestre où son essor dévie Par le heurt la divise et lui fait découvrir Tous ses pouvoirs latents d’aimer et de souffrir. Or ce livre, où des ans la diverse influence Varie une chanson que le soupir nuance, Est l’écran diapré par le reflet vivant D’une âme qu’analyse un monde en l’éprouvant. PRÉLUDE L’INSPIRATION A Mademoiselle Ernestine Bertrand. Nos vers prennent souvent naissance D’une impression qui, soudain, Provoque une réminiscence Par quelque appel proche ou lointain. De nos songes le sort dispose, Le poème est à sa merci: Que je voie éclore une rose, Je revois un sourire aussi; Que son parfum m’effleure l’âme, Ce tendre éveil met en émoi Quelque ancien amour qui réclame Une larme, un soupir de moi. Qu’une eau vive à mes pieds promène Le cristal vibrant de ses flots, Sa musique me semble humaine Et me rappelle des sanglots. Que l’air chasse une feuille morte, Je songe à son vague chemin, Au même vent qui nous emporte, A notre inconnu lendemain. Qu’une vapeur dans l’azur passe, Il me faut sonder l’infini, Je vole d’espace en espace Où fuit le rêve au rêve uni. Ainsi ma Muse emprunte au monde Et ne reçoit que du hasard Son inspiration féconde Que n’égale jamais son art. LA RÊVERIE A Madame Amélie Ernst. La rêverie est de courte durée Frêle plaisir que la raison défend, Elle est pareille à la bulle azurée Qu’enfle une paille aux lèvres d’un enfant. La bulle éclôt; de plus en plus ténue Elle se gonfle, oscille au moindre vent, Puis, détachée, elle aspire à la nue, Part et s’envole, et flotte en s’élevant, Elle voyage (ainsi fait un beau rêve), Sans autre but que de s’enfuir du sol; Une vapeur, un parfum la soulève, Un rien l’entraîne ou ralentit son vol. Dans un nuage autrefois suspendue Elle voguait par l’éther, en plein jour! Du ciel tombée elle est au ciel rendue, Elle remonte à son premier séjour. Et c’est pour elle un souverain délice, Fille de l’air, moins pesante que lui, De l’explorer, et qu’elle plane ou glisse, De se fier à son subtil appui. Miroir limpide et mouvant, toutes choses Y font tableaux passagers et tremblants; Les monts lointains et les prochaines roses Et l’infini se mirent dans ses flancs. Sous le soleil dont tous les feux ensemble En s’y doublant s’y croisent ardemment, Elle s’irise et rayonne, et ressemble A quelque énorme et léger diamant. Mais il suffit que près d’elle se joue Une humble mouche, un flocon dans les airs, Et soudain crève, et tombe, et devient boue, La vagabonde où brillait l’univers! La rêverie est de courte durée: Frêle plaisir que la raison défend, Elle est pareille à la bulle azurée Qu’enfle une paille aux lèvres d’un enfant. DANS LES PYRÉNÉES SONNET A Madame Marie Javal. La cascade émeut l’air d’un obsédant murmure, Elle croule en flocons ou jaillit en faisceaux, S’évapore en poussière ou s’épanche en arceaux, Et miroite au soleil comme un acier d’armure. Torrent pyrénéen, né d’une source pure Loin des champs asservis où rampent les ruisseaux, Quel charme ont pour les yeux et les lèvres tes eaux Où nul contact humain n’a laissé de souillure! Des sapins et du ciel reflétant les couleurs, Tu retrempes la vie en un flot d’espérance; Ta fougue et ton tumulte enchantent les douleurs. Perdu dans ta fraicheur et dans ta transparence, J’oublie, un jour, le deuil des naïades de France Qui roulent vers la mer tant de sang et de pleurs! L’ÉVENTAIL A Madame Hermine Lecomte du Noüy. C’est moi qui soumets le zéphire A mes battements gracieux; O Femmes, tantôt je l’attire Plus vif et plus frais sur vos yeux; Tantôt je le prends au passage Et j’en fais le tendre captif Qui vous caresse le visage D’un souffle lent, tiède et plaintif. C’est moi qui porte à votre oreille Dans un frisson de vos cheveux Le soupir qui la rend vermeille, Le soupir brûlant des aveux; C’est moi qui pour vous le provoque Et vous aide à dissimuler Ou votre rire qui s’en moque Ou vos larmes qu’il fait couler. A MON BEAU-FRÈRE FRANCISQUE GERBAULT Heureux frère, lorsqu’en famille, Après le dîner tous les soirs, Tu vas pencher tes arrosoirs Cent fois de charmille en charmille, Moi, par la Chimère hanté, Suivant une rime à la piste, Je jalouse, ô champêtre artiste! l’on oeuvre utile à ta santé. Jardinier naïf et modeste, Riant sous ton double fardeau, Tu portes aux fleurs un peu d’eau, Et la Nature fait le reste; Des chaudes sueurs de mon front Moi j’arrose un vers qui végète, Et dans mon labeur de poète Jamais les dieux ne m’aideront. Toi, récompensé par la terre, Au point du jour, le lendemain, Tu t’en vas à ton ministère, Une fleur éclose à la main; Moi, frère, après des nuits moroses Je trouve tous mes vers mauvais, Et dans les chemins où je vais Je ne suis pas connu des roses. A Enghien. SUR UNE OREILLE SONNET Ce lourd bandeau pour mon chagrin Dérobe une mignonne oreille; Elle fuit les regards, pareille Au camée en son noir écrin. Pour y suspendre un bijou fin Les Grâces l’ont faite à merveille; Heureuse la boucle vermeille Qui la mord d’un baiser sans fin! Sourde aux médisances traîtresses, Elle est attentive aux caresses De Lamartine et de Mozart. Qui la courtise l’effarouche: Un soupir timide et sans art Est le seul aveu qui la touche. SONGE D’ENFANT A Madame Gabrielle Géruzez. Je me souviens qu’après l’école, un jour d’été, Dans les champs je m’assis, par un saule abrité, Et là, sous la feuillée au soleil transparente, Trouvant sur le foin tiède une couche odorante, Je m’assoupis. Bientôt je sentis, en rêvant, Comme un baiser du ciel à mon âme d’enfant. Les insectes des prés et les blondes abeilles Vinrent sans doute alors bruire à mes oreilles; Les libellules d’or dont l’aile est un éclair, Les frêles papillons qui sont les fleurs de l’air, Vinrent d’un lac peut-être ou d’un buisson de roses Voltiger sur ma bouche et mes paupières closes; Sans doute quelque oiseau pour bercer mon sommeil Chanta la liberté, l’espace et le soleil, Et des bois d’alentour une odeur d’églantines Vint, errante et légère, effleurer mes narines; Dans mes cheveux peut-être un souffle ami passa, Ma mère me sourit ou ma soeur m’embrassa, Je ne sais, mais jamais le pinceau du mensonge N’assembla les couleurs d’un plus aimable songe. Je me voyais heureux: les arides leçons Sur les lèvres du maître expiraient en chansons; La classe étroite et sombre en jardin transformée N’avait plus sa banquette et n’était plus fermée; J’y respirais sans crainte et je m’y promenais Poussant un cerceau d’or qui ne tombait jamais. Qu’il est loin ce jouet docile, et loin ce rêve! Comme le lourd rocher qui soulevé sans trêve Retombe obstinément sur Sisyphe en sueur, Je pousse ma pensée en haut vers la lueur Qui me promet, pour prix de ma tache, une aurore. Mais le sentier qui monte est ténébreux encore, Et je risque en roulant ma charge, à chaque tour, D’être écrasé par elle avant d’atteindre au jour. A UNE FIANCÉE Je vous dirai de vous, tout bas, ô jeune fille, Le bien que ne dit pas d’une enfant sa famille: Vous avez été bonne en vous laissant chérir, En laissant vos regards, sans réserve et sans feinte, Causer innocemment par leur naïve atteinte Les peines qu’ils devaient innocemment guérir. Les graves jeunes gens sont prompts à la tendresse; Ils prennent le soupir que l’éventail adresse Pour un appel d’amour sincère et généreux. Un brin d’espoir offert sur l’aile du caprice Leur suffit pour bénir comme une bienfaitrice La vierge dont le rêve a voltigé sur eux. Mais, dans vos abandons aux graces fraternelles, Vous sentiez que ce sont les plus douces prunelles Qui doivent à ceux-là le plus de vérité, Qu’il est des jeux d’enfants où le bonheur s’engage, Et vous avez parlé le cher et doux langage Sans avare prudence et sans témérité. Nous allons donc, ô rare et consolante fête! Voir entrer dans la vie un songe de poète, Voir un coeur noble et pur s’unir à son pareil, Voir la candeur aimer et s’épancher joyeuse, Comme la neige, à l’aube, en fondant radieuse, Réfléchit le baiser triomphant du soleil! LE NID BRISÉ A Giacomelli, sur une gouache qu’il m’a donnée. Sous leur nid tombé, pêle-mêle, Gisent leurs pauvres petits corps, La patte inerte, inerte l’aile, Les uns mourants, les autres morts. Suspendus au lien fragile Qu’un coup de vent rompt aujourd’hui, Que d’amours dans ce pot d’argile, Que d’espoirs brisés avec lui! La mère n’en sait rien encore Dans les champs, dès le point du jour, Pour sa famille elle picore, Elle reviendra_ Quel retour! Déserteurs du ciel solitaire Dont les hôtes sont mal nourris, Bien des moineaux plus près de terre Acceptent de nous leurs abris! Oiseaux! n’acceptez rien des hommes, Nichez loin de nous dans l’azur, Tout asile est traître où nous sommes, Le nid pesant, le clou peu sûr. SONNET A MADEMOISELLE RENÉE LABÉLONYE Quand il est si facile, à dix-sept ans, de plaire, D’être heureuse, ô Renée! en se laissant chérir, Sans nul autre labeur que celui de fleurir, Avec un doux baiser maternel pour salaire; Quand ton front par l’esprit ingénu qui l’éclaire Même sans rien savoir pouvait nous conquérir, Tu l’as, dans son Avril, voulu déjà mûrir, Et je salue en toi ce courage exemplaire! Ah! qu’imitant ton zèle ardemment studieux, Toutes tes soeurs de France aux futurs hyménées Puissent offrir ainsi des âmes bien ornées! Que plus profondément elles séduisent mieux, Deux fois dignes d’amour, pour compagnes données Au coeur parla pensée autant que par les yeux! IDYLLE MUETTE A Madame Isabelle Lafenestre. Naïs, vierge blonde à l’oeil noir, Au bord du fleuve agenouillée, Y mire sa bouche mouillée Par le mobile et frais miroir. Hylas la voit, cueille une rose, La baise, la porte à son coeur, La pénètre de sa langueur Et sur l’eau qui s’enfuit la pose. De tous les écueils triomphant La fleur va rapide et légère, Puis, odorante messagère, S’arrête aux lèvres de l’enfant. Ah! souris ou du moins pardonne, Vierge, à ce timide baiser, Tu ne peux pas le refuser: C’est une fleur qui te le donne. LA BONNE NOURRICE A Madame Marie Colin. Aux côtés de l’Amour les Destins ici-bas Ont placé prudemment une nourrice ancienne Dont ils ont enchaîné l’existence à la sienne, Mais que l’enfant oublie et ne reconnaît pas. Suivant de près son vol d’un pied prompt, jamais las, Avec lui s’arrêtant, sa jalouse gardienne Accompagne et conduit la chasse quotidienne Qu’il fait aux jeunes coeurs sous les nouveaux lilas. Elle guide ses traits, le surveille et l’empêche D’être, en ses jeux, tué lui-même par sa flèche, Le choye et l’entretient beau, rusé, leste et fort. - «Étrangère, dit-il, d’où me vient ta tendresse? » - « Enfant, je te dois tout! » répond l’antique Mort En lui baisant sa bouche adorable et traîtresse. LA CHARPIE A Madame Louise Sédille. Le ciel est noir: pas une étoile; Les regards fixement baissés, Jeanne effile un lambeau de toile Pour les blessés. Son ami se bat. Pauvre fille! Elle a vu partir aujourd’hui Tous les hommes de sa famille, Tous avec lui! Elle entend gronder plus voisine La voix lugubre du canon Sommant, jour et nuit, la famine Qui répond: « Non! » L’heure est lente, le fil s’amasse. Après un labeur sans répit Jeanne sent sa main qui se lasse, Et s’assoupit_ Comme elle achève de la sorte Son oeuvre sainte en s’endormant, Elle entend remuer la porte Tout doucement. Une visiteuse inconnue Apparaît droite sur le seuil, Blonde à la prunelle ingénue, Pâle, en grand deuil. - «Ne crains rien, Jeanne, lui dit-elle, Je porte la croix rouge au bras. D’où je viens, comment je m’appelle, Tu le sauras. « C’est Marguerite qu’on me nomme, Et j’arrive des bords du Rhin. J’aime un cruel et fier jeune homme, J’ai ton chagrin. « Ah! par notre commune peine, Par nos rêves, par nos vingt ans, Nous sommes soeurs! Laissons la haine Aux combattants. « Faisons de la charpie ensemble, Car le sang n’a pas deux couleurs, Et quand on aime on se ressemble, Mêlons nos pleurs. » Ainsi parle la jeune femme, Et déjà ses doigts empressés Séparent les fils de la trame Pour les blessés. DEVANT LA VENUS DE MILO A Théodore de Banville. I Ton marbre en même temps nous dompte et nous rassure, Statue impérieuse et sereine la fois; On peut te regarder et t’aimer sans blessure, Et noble est la leçon de tes lèvres sans voix. Eros, le dieu léger des amours vagabondes, Ne peut être, ô Vénus de Milo! ton enfant Tu n’es pas la déesse où l’écume des ondes Fit naître un coeur impur, mobile et décevant; Non, ta forme nous parle un grave et fier langage Qui vibre au fond de nous bien au delà des sens, Et le philtre sacré que ton beau corps dégage Ne trouble que notre âme et s’y change en encens. Dans les lignes du marbre où plus rien ne subsiste De l’éphémère éclat des modèles de chair, Le ciseau du sculpteur, incorruptible artiste, En isolant le Beau, nous le rend chaste et clair. Si tendre à voir que soit la couleur d’un sein rose, C’est dans le contour seul, presque immatériel, Que le souffle divin se révèle et dépose La grâce qui l’exprime et ravit l’âme au ciel. Quel visiteur profane, hôte d’un statuaire, Devant la forme calme et l’artiste anxieux N’a senti l’atelier devenir sanctuaire Au colloque muet du modèle et des yeux? La chair se sanctifie au coeur qui la contemple; Assise sur l’autel dans le temple du Beau, Nul rêve inférieur ne l’outrage en ce temple Où le désir se tait comme dans un tombeau, Où n’ose tressaillir nulle autre convoitise Que celle qui livra Prométhée au vautour, Où la Beauté, miroir de l’idéal, attise Une soif de créer plus haute que l’amour, Où l’artiste, imposant. lui-même à la Nature Un type qu’il choisit et n’a pas hérité, Plus que père, se donne un survivant qui dure Aussi longtemps tout seul qu’une postérité. La figure, à l’appel de l’ébauchoir agile, Se laissant deviner lentement, puis saisir, Au soleil par degrés sort de l’obscure argile Et s’offre toute nue aux yeux purs de désir; Car l’anoblissement du regard que tu charmes, O sculpture sévère, est ton plus grand bienfait; Ton chef-d’oeuvre en éteint les ardeurs sous les larmes Qu’arrache l’Infini caché dans le Parfait. II Ceux de nous que la chair a séduits par la ligne Pleurent d’être nés tard sous nos rudes climats, Enviant aux anciens cette fortune insigne D’avoir connu le Beau qui ne se voilait pas. La vue au peuple grec n’en fut pas interdite: Sur le corps se moulait le lin souple et léger. Heureux les Praxitèle! ils voyaient Aphrodite Au grand jour, en plein air, de la vague émerger, Et, déesse mêlée aux mortelles d’Athènes, Dans un groupe accompli, sereine, resplendir, Et, la main sur la hanche, au retour des fontaines, Élever vers l’amphore un bras et l’arrondir. Drapée, et cependant fidèle à la lumière Sous des plis peu jaloux de la dissimuler, Sa forme souveraine, à leurs yeux coutumière, Leur exaltait le coeur au lieu de le brûler. Ils voyaient s’animer et s’alanguir les danses Sans que l’allure humaine eût aucun rythme bas, La grâce y dédaigner d’hypocrites prudences Sans avilir jamais les gestes et les pas. Ils y pouvaient surprendre une attitude heureuse, Une élégance innée éclose sans efforts; L’âme enfin d’une race aimable et généreuse Librement devant eux souriait dans les corps. Mais plaignons nos sculpteurs, nés loin de la contrée Où fiorissait la forme en liberté jadis; Jamais dans sa candeur ils ne l’ont rencontrée Sous l’avare soleil de nos pâles midis. Nous foulons un sol froid qu’à peine un rayon touche, Où marchent tous les corps cruellement vêtus, Où la chaste Beauté, menacée et farouche, Met la peur du regard au nombre des vertus. Enfants perdus de l’art sur ce sol impropice, En un siècle rebelle au pur amour du Beau, Les sculpteurs n’ont point fait le lâche sacrifice De l’austère Idéal aux moeurs du temps nouveau. Nous leur devons la saine et consolante joie De voir le marbre encore offrir des traits huiiains, Des contours que la force ou la grâce déploie, Où l’homme s’est lui-même achevé de ses mains. III Quel serait notre ennui, s’il nous fallait sans cesse Vivre sevrés du ciel obstinément voilé, Sachant bien qu’au-dessus de la nuée épaisse Rayonnent des splendeurs dans l’éther étoilé! Oh! combien pèserait sur nos âmes malades Ce lourd voile offusquant l’azur et l’horizon! Combien se meurtriraient en vaines escalades Nos voeux impatients au toit de leur prison! Mais Dieu ne nous a point infligé ce supplice: Si des astres l’hiver nous ravit la clarté, Le brouillard se dissipe et le nuage glisse, Et tout le firmament brille pour nous l’été! Les étoiles sont loin, mais nous sommes sûrs d’elles; La nue en les couvrant n’est qu’un fuyant linceul; La nue est passagère, elles sont immortelles, Elles luisent pour tous et jamais pour un seul. Nulle n’est fiancée aux regards d’un seul homme, Nulle ne peut garder sa lumière pour soi; Astre et belle aujourd’hui d’un éclat qu’on renomme, Vénus se montre encore au berger comme au roi. De la Beauté terrestre, étoile plus prochaine, Pour les plus chastes coeurs il n’en est point ainsi! Elle traîne, pudique, une invisible chaîne, Voilée, hélas! toujours comme un astre obscurci; Ou bien la jalousie, en éveil toute heure, Au regard enchanté vient barrer le chemin, Car il faut en amour que le grand nombre pleure, Que le bonheur d’un seul frustre le genre humain. C’est pourquoi bénissons un art qui nous enseigne, Par le marbre où le souffle est venu s’apaiser, Un amour dont le coeur ne frémit ni ne saigne, Affranchi de l’espoir et des deuils du baiser. N’adorant que la forme où transparaît l’idée, La Beauté dont le vrai rehausse la splendeur, Le sculpteur nous la donne auguste, possédée Par l’admiration, gage de la pudeur. On rougit de montrer le corps seul avant l’âme: Cette rougeur en lui révèle un saint flambeau; Le sculpteur peut montrer la nudité sans blâme, N’offrant que le Divin dans les lignes du Beau. Saluons donc cet art qui, trop haut pour la foule, Abandonne des corps les éléments charnels, Et, pur, du genre humain ne garde que le moule, N’en daigne consacrer que les traits éternels! Car aujourd’hui, malgré les désastres sans nombre Entassés par la flamme et le fer ennemi, O Vénus de Milo! tu sors jeune de l’ombre Où deux mille ans ta forme et ta pierre ont dormi. Tu viens régénérer l’aspiration lasse, Guérir des vils soupirs les coeurs que tu soumets; Tu viens, de tes bras seuls ayant perdu la grâce, Figurer l’idéal qui n’embrasse jamais. SONNET A PASTEUR Au temps d’Hercule, au temps des robustes héros, La Nature indomptée attaquait l’homme en face; L’homme, à son tour, puisant dans sa vigueur l’audace, Étreignait, front à front, le lion le plus gros. Il conquit sur la brute, au dehors, le repos, Mais dans son propre corps un fléau plus tenace A, depuis, pénétré sans bruyante menace Pour lui livrer combat cette fois en champ clos. La maladie, obscure et traîtresse ennemie, Étend et fait sévir sa puissance affermie Par l’âpre et long travail de son venin vivant. Mais tu la prends au piège où ton flambeau l’accule; Ton souple et fort génie, ô bienfaiteur savant, De cette hydre invisible est le nouvel Hercule! FLEURS D’HERBIER LES SOUVENIRS SONNET A Madame Marthe Guéroult. De nos émois d’enfant le lointain souvenir Nous est fidèle encore, en dépit des années; Les fleurs de notre avril en vain se sont fanées, Leurs images en nous ne se peuvent ternir. Mais au contraire, hélas! voulons-nous retenir De nos impressions les plus récemment nées, Elles s’effacent vite et meurent, condamnées, Moins anciennes dans l’âme, à plus tôt y finir. Comme un prompt échanson qui, sans reprendre haleine, Passe devant la coupe et la tient toujours pleine, Le temps passe et remplit la mémoire à plein bord. Le souvenir nouveau, c’est la dernière goutte Qui sous le moindre heurt s’en échappe d’abord, Tandis que la première au fond demeure toute. LE SOIR A l’aube, la main dans la main, Nous suivions une allée étroite; A midi, sur le grand chemin, Je marche à gauche, vous à droite. Nous n’avons plus un ciel pareil, Le vôtre est brillant, le mien sombre Vous avez choisi le soleil, J’ai gardé le côté de l’ombre. Le jour vous rit, et sur vos pas Le sable fin se diamante; Le jour pour moi n’enrichit pas Le sol gris que mon pied tourmente. Les chants d’oiseaux et les aveux Vous charment le coeur et l’oreille, La brise flatte vos cheveux, Et vos lèvres tentent l’abeille; Et moi par de vaines chansons J’attise dans mon coeur ma plaie, Le cri des nids dans les buissons M’attriste plus qu’il ne m’égaie. Mais, ô mon amie, un ciel clair Est de trop d’ivresse prodigue; La caresse éparse de l’air, L’encens même des fleurs fatigue On sent dans l’âme un cher repos Descendre avec le jour qui baisse, On cherche un appui, l’oeil mi-clos, La voile des désirs s’affaisse. Ne viendrez-vous pas vous asseoir Sur le bord obscur de la route, Où je vous attendrai le soir, Quand l’ombre la couvrira toute? UN MOT D’ENFANT A Madame Julie de Launay. J’adore les enfants, tout haut, devant eux-mêmes, Et voyez si j’ai tort; un marmot m’entendit Et, de son air câlin: « Monsieur, puisque tu m’aimes, Je te promets, dit-il, de te donner un nid. » Un nid! sentez-vous bien quelle divine chose? Cet ingénu trésor, l’appréciez-vous bien? Un enfant, dont le coeur pas plus gros qu’une rose Peut tenir dans un nid, fait ce présent au mien! A quelque ambitieux que hante la chimère De graver à jamais son nom dans le granit, Un oiseau, tiède encor des ailes de sa mère, Offre tout simplement pour don suprême un nid! Un nid! c’est la chaleur intime et le murmure, La tendresse et l’espoir dans l’ombre palpitant, C’est le libre bonheur bercé par la ramure, Bonheur bien enfoui, voisin du ciel pourtant. Un nid! mon cher enfant, il me vient une larme, Tant ce petit mot-là m’est allé droit au coeur; Comme un chatouillement dont on souffre avec charme, De mes voeux fatigués il émeut la langueur. Ce mot a rencontré dans l’infini de l’âme Une oasis profonde, et soudain découvert La source qui répand la fraîcheur sur la flamme Et fait pour un moment oublier le désert. Enfant, prends-moi la main, je me sens seul au monde, J’approuve, les yeux clos, ton choix que Dieu bénit; Des vierges sur les prés dansent là-bas la ronde, Choisis-moi la colombe et j’accepte le nid. SOUVENIR D’UNE SOIRÉE DE MUSIQUE A Madame Marie Gaston Paris. Non, je ne suis pas fait pour ces molles soirées. J’en sors plein de senteurs, plein de vapeurs dorées, Et triste à fuir le monde au plus noir des forêts. Hier elle était là, souriante, et si prés! Et je ne savais rien, je n’osais rien lui dire. Un orchestre où vibrait l’écho de mon martyre, Tumulte harmonieux des archets et des doigts, Accompagnait l’essor d’une touchante voix, Comme autour d’une fleur qui s’ouvre et s’abandonne Un essaim de frelons capricieux bourdonne, La presse de baisers doucement importuns Et mêle, frémissant, le murmure aux parfums. Elle écoutait chanter, mains jointes, comme on prie. Moi, jaloux des accents qui l’avaient attendrie, Inquiet et souffrant du bonheur de la voir, J’éprouvais mon néant. Ma jeunesse, en un soir, Comme sous le ciel terne et mouillé de l’automne De lui-même et sans bruit l’arbre se découronne, Dispersait dans la mort avec un froid plaisir Toute sa frondaison d’espoir et de désir. Vous m’êtes familiers, ô vol pesant des heures, Soupirs que nul n’entend, larmes intérieures Qui baignez mon orgueil généreux abaissé Comme la pluie inonde un temple renversé; Mais cette angoisse-là, je l’ignorais encore. Je partis. J’errais, l’âme embaumée et sonore, Et, dans ma rêverie aux vagues profondeurs, J’écoutais, en marchant, d’un monde de chanteurs Se répondre et mourir toutes les voix mêlées, Comme un peuple d’échos perdus dans les vallées. O musique, torrent d’ivresse et de langueur, Vague pour la raison, mais si précise au coeur, Qui, surprenant dans l’air des plaintes naturelles, Fais parler l’espérance et la douleur entre elles, Langage universel comme l’est le baiser, Ton sanglot doux au coeur y tinte à le briser! Au retour, je trouvai tous mes livres d’étude Épars dans ce désordre où se plaît l’habitude, Et ces frères disaient: « Nous t’avons attendu Quelle pâleur! quel trouble! imprudent, d’où viens-tu? » Rompant leur digue enfin, mes larmes enhardies Coulaient, et maudissaient toutes ces mélodies, Fleurs couvertes d’un voile, exhalant ici-bas L’encens d’un paradis que je ne voyais pas. « C’est fini, m’écriai-je, il faut n’aimer personne. En moi tout ce qui brûle et tout ce qui frissonne, Je le veux refroidir et je le veux figer! Je serai comme un spectre à la terre étranger Avec Dante à ma gauche et Pascal à ma droite; Je ferai de ma vie une cellule étroite S’ouvrant d’un seul côté sur mon propre tombeau; Je n’aurai pour amis qu’un livre et qu’un flambeau; A l’arbre de science avare de sa sève Opiniâtrement je grefferai mon rêve, Et je l’y planterai jusques au suc amer Comme un coin dans un buis sous un maillet defer! » Et j’insultais l’amour comme un dieu parasite, Épris d’austérité, plus fort qu’un néophyte Qui voit en souriant tomber ses cheveux blonds. Puis enfin (car, la nuit, les sabliers sont longs), Roulant autour de moi son étreinte paisible, Le sommeil, doux serpent, de son oeil invisible M’enchanta. Sur mon front les songes ont volé, Et les ombres au jour m’ont rendu consolé. A vingt ans pour renaître il nous faut peu de chose; Au salut du matin la vitre toute rose, Un regard du soleil, tendre caresse aux yeux Un coin de marbre blanc dans l’or lointain des cieux, Un lilas, un nuage, une onde, un bruit d’abeille, Et nous voilà guéris des chagrins de la veille. La jeunesse est si forte et si riche en amours Que, si profonds qu’ils soient, ses désespoirs sont courts. HASARDS Que d’étranges hasards, de chances obstinées N’a-t-il pas fallu pour qu’un jour Dans la trame sans fin des brèves destinées Nos deux âmes ensemble ici-bas fussent nées! Et tu ne sais pas mon amour. Sous le même soleil et sur la même terre Se croiseront en vain nos pas; Le blé qui nous nourrit, l’eau qui nous désaltère Sont les mêmes; pourtant je vivrai solitaire Comme si tu n’existais pas. Et je pleure, et, jouet des forces inconnues, Mes larmes tombent sur le sol; Elles sèchent bientôt, et vapeur devenues Peut-être tu les vois errer avec les nues Où l’oiseau se mouille en son vol; Et peut-être l’oiseau s’abat sur ta fenêtre, Docile à quelque aveugle loi, Et tu lui fais accueil, et tu baises peut-être Comme un envoi du ciel, mais sans les reconnaitre, Ces pleurs que j’ai versés pour toi. SONNET Mon coeur veut s’étourdir, mais nul aveu n’en sort Qui ne retourne à vous, hélas! ou qui ne mente. Heureux le conquérant dont vous êtes l’amante! J’envie inconsolé la paix de son beau sort: Il approche sans trouble et quitte sans effort La plus charmante, et dit: « La mienne est plus charmante. » Il aime, il est aimé, nul dieu ne le tourmente. Il marche le front haut, le coeur tranquille et fort. Moi que vous n’aimez pas, je palpite et je tremble Dès qu’un jeune regard me rappelle vos yeux; Je le cherche et le crains sous un charme anxieux, Et j’attendris en vain celle qui vous ressemble Sans la bien posséder ni vous posséder mieux, Car je suis infidèle à toutes deux ensemble. AMIS D’ENFANCE A Madame Marguerite Mayeur. Il me semblait un grand garçon, J’étais une petite fille; Grave il m’apprenait ma leçon Et, tendre, il me disait gentille. Cet enfant, quel âge avait-il? En vérité mon coeur l’ignore: Toute l’enfance est un Avril, Nous étions en Avril encore. Comment son regard me parla? Je ne saurais pas bien le dire: J’espérais quand il était là, Depuis qu’il est loin je soupire. N’ai-je rien oublié de lui? Se souvient-il de moi? J’en doute; Mais sa voix, encore aujourd’hui, Chez d’autres enfants je l’écoute. S’il reviendra, si je l’attends, Je ne saurais pas vous l’apprendre; Mais ses adieux, malgré le temps, J’en suis encore à les lui rendre Je n’ai pas compris son départ, Ses adieux seuls m’en ont instruite; Ah! quand même il reviendrait tard, Je l’épouserais tout de suite. L’AMOUR ASSASSINÉ SONNET Comme un pauvre honteux frappe son nouveau-né Parce qu’il ne peut pas le nourrir sur la terre, Et, fou de désespoir, dans un coin solitaire L’enfouit tiède encore et mal assassiné, J’ai frappé mon amour en naissant condamné; Je l’ai mis dans la fosse et j’ai clos sa paupière, Puis j’ai roulé sur lui la plus pesante pierre, Et je suis parti seul, de ma force étonné. Je le croyais bien mort. Étrange découverte! Je le revois debout sur sa tombe entr’ouverte, Au milieu des lilas qu’avril y fait fleurir. - «Ah! dit-il, le front pale et ceint d’une immortelle, Tu ne m’as qu’étourdi, je retourne auprès d’elle; Ce n’est pas de ta main que je pourrai mourir! » A MARIE MAGDELEINE Sacrifiant au repentir Les amours que ton Maître blâme, Après avoir sauvé ton âme, Tu veux aussi nous convertir. Hélas! quand pour nous tu t’appliques A prier Dieu de tout ton coeur, Nous idolâtrons la langueur De tes paupières angéliques, L’écharpe de tes cils pieux Dont les ombres, d’azur mêlées, Baignent les deux molles vallées Où luit le bluet de tes yeux; Tes tempes que la foi colore, Tes mains jogiiant leurs doigts polis Comme les pétales d’un lis Qui n’a pas achevé d’éclore; Ta voix pure à l’accent profond, Dont la douceur est meurtrière, La musique de ta prière Au bord des lèvres qui la font; Tes cheveux perlés de tes larmes Et plus riches du peigne ôté, Ta jeune et profane beauté, OEuvre du Dieu que tu désarmes. Hélas tu peux faire un martyr De l’abandonné qui t’adore, Mais, en priant plus belle encore, Tu ne le feras point partir. Il te faudrait devenir laide Pour éteindre l’amour en nous: Tu nous blesses, même à genoux, Et ta blessure est sans remède. TRADUIT D’HORACE (LIV. 1, ODE V) A M. Gabriel Dehaynin. Quel est, Pyrrha, le svelte et novice amoureux Qui, baigné de parfums, sur un amas de roses, Te presse, à la faveur de cet asile ombreux? Pour qui ce négligé qu’avec art tu composes? Ces blonds cheveux noués? Ah! que de fois ses pleurs Accuseront les dieux de tes serments trompeurs! Combien les âpres flots qu’un sombre autan soulève Surprendront cet enfant qui n’y pense jamais! L’or de ta voix l’abuse, il en jouit en paix. Favorable toujours, toujours sienne il te rêve; Ignorant que la brise a de traîtres retours, Il espère! Malheur à ceux dont les amours S’embarquent sur la foi de tes grâces candides I Pour moi, sur le tableau votif il est gravé Qu’au temple du puissant dieu de la mer, sauvé, J’ai suspendu mes vêtements humides. MAJORA CANAMUS LA PHILOSOPHIE SONNET SUR UNE STATUETTE DE SIMART A Madame Aimée Millard. Cette femme qui, triste, en soi-même descend, Debout, le front penché, c’est la Philosophie. Solitaire, dans l’ombre elle entre, et se confie, La main sur la poitrine, à l’appui qu’elle y sent. La terre, les saisons, l’azur resplendissant, Toutes les voluptés trompeuses de la vie, Les choses qu’on peut voir, ne lui font point envie, Elle réclame et cherche un éternel absent. Vierge auguste, je t’aime et je connais ta peine. En approchant de toi, je retiens mon haleine, Pour que nul souffle humain ne trouble ton labeur, Car j’attends de ta bouche à se taire obstinée, Le mot que je désire et dont pourtant j’ai peur, Le mot de ma naissance et de ma destinée. MÉTAPHYSIQUE A Madame Ackermann. Quand l’homme, jusqu’alors ouvrier sans repos, De la terre eut conquis la face et les entrailles, Autour de lui rangé les pierres en murailles, Les bêtes en troupeaux, Il usa noblement de son loisir de maître. Hanté par un plus haut souci, A la Nature il s’était fait connaître, Il voulut la connaître aussi. Mêlant un clair sourire au sourire de l’onde, La radieuse Aurore, ainsi qu’un don d’amour, Semblait dans une rose immense offrir au monde La candide primeur du jour, Et, tressaillant, pareille à la baigneuse blonde Qui rougit et frissonne au sortir de la mer, A l’orient teignait de pourpre et d’or l’éther. L’homme sous le baiser des rayons aux prunelles S’attendrit et posa la main sur son côté: Les formes lui rendant son coeur visible en elles, Il nomma la Beauté! Puis le soleil chassa les vapeurs de rosée, Et l’horizon sans fond parut à découvert; La frêle borne au loin par le matin posée Tomba, montrant à nu l’horreur du bleu désert. L’homme conçut alors que l’esprit porte une aile Qui devance toujours les yeux Mais devrait épuiser la durée éternelle Pour épuiser la profondeur des cieux. Sondant l’abîme où court la terre, humble suivante, Et songeant que lui-même est à la terre uni, Saisi d’une sublime et pieuse épouvante, Il nomma l’Infini! Puis le soir, quand il vit, dans l’ombre et le silence, Les globes monstrueux, jaloux de s’épouser Mais contraints à se fuir par le bras qui les lance, Essayer sans relâche un aveugle baiser, Sentant que l’harmonie, oeuvre d’une prudence, Est l’oeuvre d’une liberté, Il reconnut l’indépendance Au bras qui précipite et n’est pas emporté, Au moteur primitif, aîné de toutes choses, Dont l’acte est sans caprice et sans chaînes voulu, Et, saluant la première des causes, Il nomma l’Absolu! Enfin, comme il voyait, malgré la longue épreuve D’un incessant travail, la matière durer, Et des mondes anciens sous une forme neuve Le poids persévérer, Au flot des changements comme au courant d’un fleuve Sentant qu’il faut un lit, immuable support, Une source où la vie incessamment s’abreuve, Il nomma la Substance où se heurte la Mort! Heureux d’un ferme appui, fort d’une foi sensée, De ses grossiers autels il négligea le feu, Et, fier de n’obéir qu’aux lois de la pensée, Il sut alors qui nommer Dieu! LE TOURMENT DIVIN A Madame Louise Lahélonye. I Dur caillou de la route, aveugle et sourde pierre Où la lime du temps semble avoir ébauché Un oeil qui dort voilé d’une morne paupière, En te foulant je sais que je n’ai pas marché Sur une forme née avec la vie en elle, Et que si mon talon t’arrache une étincelle, C’est un feu sans regard à la nuit arraché. Mais le peu que tu vaux importe à la Nature: Elle a fait un dépôt de ses forces en toi; Pour composer un sol à quelque fleur future, De tous tes éléments elle a marqué l’emploi. Tu dors à ta manière, et peut-être ton somme Est-il frère lointain des noirs sommeils de l’homme, Où la vie accomplit aveuglément sa loi. O lis pur, languissant et pâle, où s’est posée Cette goutte qui tremble et roule comme un pleur, Je sais bien que cette eau n’est qu’un peu de rosée Et que nul vrai chagrin n’a causé ta pâleur; Mais cependant tu vis! et si tu n’as point d’âme, Quelque ombre d’âme en toi déjà rêve et se pâme, Avec une ombre aussi de joie ou de douleur; Il ne fait pas sans doute une nuit si complète Dans ton être vêtu de la candeur du jour, Que nul rayon n’y filtre et que rien n’y répète La vague obsession des zéphyrs d’alentour. Non, certes, pas un être en la Nature entière, Dès qu’il tend vers l’azur, n’est tout à fait matière: En toi vibre un écho, faible et lointain, d’amour! Frais papillon, dont l’aile en oscillant voltige Autour de ce beau lis, et qui, blanc comme lui, Sembles vaguer dans l’air comme une fleur sans tige, Tu vis plus que la fleur; sans connaître l’ennui D’une immobilité qu’un souffle ébranle à peine, Toi tu vas, à ton gré, du lis à la verveine, Et peux sucer demain d’autre miel qu’aujourd’hui. Nourri de sucs plus fins qu’un sens devine et goûte, Tu jouis davantage et tu discernes mieux; Ta face offre au soleil des miroirs, et, sans doute, Ce que tu vois du monde apparaît à tes yeux Comme une mosaïque aux teintes délicates, Un chaos nuancé d’opales et d’agates, Confus mélange en toi de la terre et des cieux. Et toi, joyeux enfant, qui dans l’herbe te plonges, A peine plus haut qu’elle, et poursuis des deux mains Ce papillon fragile, errant comme tes songes, Leurre capricieux de tes pas incertains, Tu vis plus que l’insecte, et la petite flamme Qui sous ton front s’éveille et vacille, c’est l’âme! C’est l’étoile qui pense au fond des yeux humains; Comme un cristal ajoute une ampleur mensongère Au moindre objet cerné dans ses confins étroits, La jeune illusion de tes yeux t’exagère Le jardin paternel moins grand que tu ne crois; Pour toi finit le monde où ton horizon cesse; Pour toi tout le bonheur tient dans une caresse, Toute la vérité dans un signe de croix. Enfin, moi qui suis homme et juge davantage, Dont le cerveau s’éclaire au foyer lumineux Que des penseurs sans nombre ont accru d’âge en âge, Je n’en sais guère plus: dans l’ombre où je me meus Ces clartés ne me font qu’un douteux crépuscule Et l’horizon du monde en vain pour moi recule; Frère aîné des enfants, j’interroge comme eux. Comme eux, j’attends ce soir l’aurore en confiance, Je sais qu’elle est fidèle et j’ignore pourquoi, Mais seulement plus vain j’ose nommer science L’ordre et non la raison de mes actes de foi; Dupe comme eux, je prends pour les choses réelles Les spectres de mes sens hallucinés par elles, Le mirage imposteur de la Nature en moi. Donc en tous les vivants, de la plante à la bête Et de la bête à l’homme, un coin de l’Infini, Qui va s’élargissant, par degrés se reflète; C’est un réveil en eux qui s’opère à demi Au milieu d’une nuit de moins en moins profonde; C’est le réveil multiple et graduel du monde Au branle de ses lois qui n’ont jamais dormi. II Comme on voit, à Noël, toute une cathédrale Surgir illuminée en pleine nuit d’hiver La crypte, secouant sa torpeur sépulcrale, Réveiller les rougeurs de ses lampes de fer; Puis, plus haut, dans la nef où déjà l’encens fume, Les ténèbres autour des piliers tressaillir, Et les feux qu’un tison de lustre en lustre allume Au bout des cierges poindre et tour à tour jaillir; Puis, par degrés montant et croissant, la lumière Gravir le maître-autel sur les grands chandeliers Qui, de plus en plus beaux d’ouvrage et de matière Vers la coupole d’or s’étagent par milliers; Ainsi tout l’univers, temple aux arches énormes, Par degrés s’illumine en son antique nuit, Et ses porte-flambeaux sont les vivantes formes Où la Pensée attend, couve, palpite et luit. Aube intime du monde, âme de toute chose, Sans cesse la Pensée en quête d’horizon Monte de forme en forme, avec la vie éclose, Tour à tour songe obscur, pâle image, et raison! Sa lueur, que propage à travers l’ombre épaisse L’aile en feu de l’amour, d’âge en âge grandit, Et de la plus infime la plus noble espèce Aux fronts toujours plus droits rayonne et resplendit. Poursuivant un miroir où sa loi se révèle Toujours plus lumineuse chaque être nouveau, Dans l’argile plus fine où plus de jour se mêle Le monde entier travaille au suprême cerveau. Mais l’oeuvre à l’infini lentement se prolonge; La poussière des jours tombe du sablier, Et l’éternelle ébauche en est encore au songe, Ne faisant qu’entrevoir, hélas! et qu’oublier. Quand donc sur la dernière assise enfin gravie, Après avoir monté tous les degrés du ciel, Trônera la Pensée au faîte de la Vie, Conscience du monde et phare universel! Tant de rêveurs sont nés dont ne reste plus trace! Quand donc aura trouvé sa figure et son lieu Le prince et le dernier de la plus haute race, Le vivant idéal qu’on doive nommer Dieu! III De la pierre à la fleur, de la fleur à la bête, Jusqu’à l’homme, en chaque être ici-bas quelque instinct L’incite à regarder au-dessus de sa tête Vers l’être plus vivant que jamais il n’atteint. Quelque lambeau du ciel en tous les yeux miroite; Chaque être en voit sa part, mais sent le reste ailleurs, Et ceux qui n’ont d’en bas qu’une éclaircie étroite Admirent l’ample azur des yeux supérieurs: Le caillou, plus aveugle encore que la plante, Voudrait autour du lis ramper, s’il remuait, Chercher son ombre au bord de la route brûlante Et l’appeler son Dieu, s’il n’était pas muet; Et peut-être, à son tour, la fleur adore, émue, Les yeux du papillon, sans se dire: « Je sens. » Peut-être, quand il passe, elle aspire et salue Et de tout son parfum lui fait presque un encens; Et quand un enfant rôde au milieu des pervenches, Les papillons jamais n’osent baiser ses yeux, Et même quand il dort, sous ses paupières blanches Ils semblent respecter un ciel mystérieux; C’est le respect sacré qu’inspire aux bêtes l’homme. Les bêtes ont un Dieu qui ne se cache pas; Aussi, de quelque nom que notre orgueil le nomme, Leur culte est le plus vieux des cultes d’ici-bas. IV Voir un être où palpite une plus haute vie, D’un plus lucide esprit, d’un corps plus achevé, Voir plus qu’on n’imagine! Ah! combien l’homme envie Cet idéal, réel au lieu d’être rêvé! Sur la terre, où le chien peut caresser son maître, L’honneur du premier rang nous condamne à chercher Dans le ciel notre Dieu, sans le jamais connaître, Et nous n’avons pas même une main à lécher. L’humanité demande à qui passer la flamme, Après l’avoir portée aussi haut qu’elle a pu, En quel être plus beau va s’épurer son âme, Et sent au-dessus d’elle un échelon rompu; En vain cette princesse au vasselage aspire, Rougissant d’imposer à des brutes sa loi, Comme un tyran, honteux d’un trop abject empire, Veut relever sa gloire en servant un grand roi; Elle imagine en vain la race olympienne Elle a beau, lui prêtant ses instincts de bourreau, Mêler, pour l’émouvoir, si peu qu’elle en obtienne, Le sang d’Iphigénie à du sang de taureau; Elle a beau confier aux mains des Praxitèle Un marbre pur docile au pur ciseau païen; Le génie inventeur et la pierre éternelle N’ont pas produit ensemble un front égal au sien! N’ayant pu faire entrer son Dieu dans nulle idole, Elle a beau l’incarner dans son propre limon, Vouloir que ce soit lui désormais qui s’immole, Et que, saignant pour elle, il mérite en son nom Elle a beau, soupçonnant que tout dogme l’abuse, Mais trop seule pour vivre en se passant de foi, Du monde entier se faire une idole confuse, Ou même insolemment s’écrier « Dieu, c’est moi! » Elle se connaît trop pour s’adorer soi-même, Et le Tout n’est personne et ne peut être aimé; Son Dieu fuit son amour dans quelque astre suprême, Dans un vague empyrée à ses regards fermé. V O vous, sereines créatures Dont l’humble rang borne les maux, Rochers, fleurs, forêts, animaux, Exempts des sublimes tortures, N’enviez pas sa primauté A votre noble et tristre maître; Si grand qu’il vous puisse paraître Il porte une plaie au côté. De tous les vivants de la terre Le plus parfait, le dernier né, L’homme se sent abandonné; Son culte lui reste un mystère. Tandis que la faux et le frein Vous font haïr sa tyrannie, Il épuise, lui, son génie A découvrir son souverain. Après qu’il a de mille images Peuplé d’innombrables autels, A d’éphémères Immortels Rendu d’infructueux hommages, Après qu’il a tout adoré, Jusqu’à la brute sa servante, Sa solitude l’épouvante, Son Dieu lui demeure ignoré. Et sous l’Infini qui l’accable, Prosterné désespérément, Il songe au silence alarmant De l’Univers inexplicable; Le front lourd, le coeur dépouillé, Plus troublé d’un savoir plus ample, Dans la cendre du dernier temple Il pleure encore agenouillé. LES CHERCHEURS A la Comtesse Diane. Jadis l’unique objet des plus hardis voyages, C’étaient d’illustres rapts ou d’opulents pillages, Des monstres à détruire ou des viols à venger; Les conquérants, jaloux d’éblouir leur patrie, Suspendant le trophée à la poupe fleurie, Revenaient la main pleine et le cerveau léger. Plus tard des curieux, pour devenir des sages, Allant de ville en ville éprouver les usages, D’une police heureuse ont fait leur toison d’or; Puis ce fut l’ère enfin des hautes disciplines, Dont le culte a poussé sous les volcans les Plines, Et la vérité pure eut l’appât d’un trésor. Colomb n’eut de butin que la vérité pure; De la terre il surprit seulement la ceinture, Laissant les rois jouir de sa fécondité; Le premier qui du pôle affronta les banquises Ne courait point chercher dans les glaces conquises Un climat moins cruel que le climat quitté. Le premier qui brava l’aridité des sables, Sans espoir d’y marquer des pas ineffaçables, Seulement pour chercher où commence le Nil, N’eût point pour un Pactole abandonné ses courses, Mais la soif de savoir, qui pousse l’âme aux sources, Lui fit, mieux qu’un mirage, oublier le péril. Et quand, pour y crier l’eurêka d’Archimède, Montgolfier fend les airs, quel démon le possède Sinon l’amour du vrai qu’Archimède a senti? Goûtant, plus que l’orgueil de se donner des ailes, Le triomphe annoncé des lois universelles, La fierté du penseur de n’avoir pas menti. Tous, obscurs ou fameux, cherchent avec vaillance. Le plus humble tribut qu’on verse à la science Souvent pour l’enrichir fait plus qu’il ne paraît. Seul l’avenir en sait le prix et le mérite; Aussi, devant l’énigme au front du monde écrite, Chacun brûle de lire un mot du grand secret. Comme un python géant caché sous les broussailles, Quand reluit au soleil une de ses écailles, Par ce furtif éclair est trahi tout entier, Le Vrai n’offre de soi nul indice inutile Une écaille qui brille au dos de ce reptile Le livre à ses chasseurs dans son plus noir sentier; Car, soudés bout à bout, ses anneaux innombrables Dans tous les noeuds qu’ils font restent inséparables, Et tous au choc d’un seul vibrent en même temps Mais nul ne voit d’abord, du seuil de la tanière, La première vertèbre ébranler la dernière, Dans ce monstre enroulé, la queue entre les dents! Platon crut cependant rencontrer ses prunelles, Et contempler au fond les formes éternelles, Dont le moule s’impose aux accidents divers; Hier même, semblable au damné que vit Dante S’assimiler le corps du serpent qui le hante, Hégel sentait en lui s’engendrer l’Univers. Mais si haut qu’atteignit l’effort de son génie, Ce téméraire élan fut l’extrême agonie De la Chimère antique, échouée à jamais, Fossile gigantesque et pareil à l’épave D’un dragon naufragé, mais dont l’essor se grave En des rocs enfouis qui furent des sommets! Aveuglés par la brume ou la splendeur des cinies, Ils ont pu s’égarer, ces chercheurs magnanimes! Pour tout voir au grand jour ils ont du moins tenté Du suprême plateau la route âpre et sans roses. Leurs aspirations vers la cause des causes Ont de l’homme avec Dieu prouvé la parenté. SONNET SUR LE TREMBLEMENT DE TERRE DE CASAMICCIOLA A Madame Emma Albaret. Quelle estime fais-tu de ton chef-d’oeuvre, ô Terre? L’homme est ton dernier né; dans les fleurs tu lui ris, De tes sucs les meilleurs longtemps tu le nourris, Et tu filtres tes eaux pour qu’il s’y désaltère; Puis, pendant qu’il se fie à ton sein tutélaire, L’écrasant tout à coup, brute sourde à ses cris, Tu changes pour ton fils en tombeau ses abris, Ta douceur prévoyante en aveugle colère. Quand tu jettes ce traître et cruel désarroi Dans les travaux savants de sa main créatrice, Sans craindre que l’artiste avec l’oeuvre périsse, Lui veux-tu rappeler par un subit effroi Qu’il tette par faveur une fière nourrice Dont, malgré son génie, il n’est jamais le roi? DANS UNE ÉGLISE DEVANT UN VIEUX TABLEAU A Madame Betzy Derasme. Le Christ a prié seul, il vient de la montagne; La lumière en tremblant le vêt et l’accompagne, Il marche sur la mer, Car tous les éléments à l’envi le saluent: Ils savent quel il est, et ses yeux les remuent Du ciel jusqu’à l’enfer. Ses disciples ont peur, et Pierre lui dit: « Maître, Si je marchais sur l’eau j’irais vous reconnaître. » Il répond: « Viens à moi! » Pierre va. Tout à coup s’élève une tempête. II chancelle, Jésus dans sa chute l’arrête: « Homme de peu dc foi! » - «Vous êtes fils de Dieu, » lui dirent les apôtres. Ils ne doutèrent plus. Ils l’ont vu! mais nous autres, Ne douterons-nous pas? Nous ne demandons point de marcher sur les ondes, Mais seulement, ô Dieu! qu’une fois tu répondes Quand nous crions d’en bas. Bien souvent, accablés, nous implorons des ailes Sans entendre jamais des hauteurs éternelles Tomber ce mot « Venez! » Devant l’Infini sourd au voeu, sourd à la plainte, Humbles comme tes fils devant la table sainte, Nous songeons, prosternés. Ah! s’il faut, pour te voir, que notre orgueil pâtisse, Que nous nous confessions dénués de justice, Pauvres de vérité, Que, las d’interroger, nous te rendions les armes, Que nos déceptions aient épuisé nos larmes, Nous t’avons mérité! SONNET A MADAME AMÉLIE HAYEM Pascal, qui, tourmentant ton grand coeur attristé, En sublimes efforts épuises ton génie Pour terrasser le doute et mettre en harmonie La misère de l’homme avec sa majesté, Tu sens par la raison le Credo contesté, Et, lutteur isolé dans l’arène infinie, Tu combats, une main de ton compas munie, L’autre cachant ta plaie où le dogme est resté. Que n’es-tu né plus tôt concitoyen d’Euclide! Ou plus tard, dans notre âge où tout le ciel se vide De ses Dieux obscurcis pour s’emplir de soleils! Nous te verrions, exempt d’une foi qui torture, Fier penseur, présider sans trouble à nos réveils, Et, l’âme libre et saine, affronter la Nature. LA MARÉE A Madame Émilie Chambre. Sur les vivants, bêtes et plantes, Qu’ont lassés les feux du soleil, De ses urnes sombres et lentes Le soir épanche le sommeil. Le vent tombe, mourante haleine Où semble expirer un secret; Tout dort sur le mont, dans la plaine, Et sous l’immobile forêt. Le Ciel et la Mer se regardent. Seuls vibrent à travers la nuit Les traits d’or que les astres dardent, Seules les vagues font leur bruit; Au roc poli comme une armure Par leur âpre et fougueux assaut Elles se heurtent. Leur murmure Trouble le silence d’en haut. Toutes les lèvres sont fermées, Dit la Mer, tous les yeux sont clos; Aux douleurs par l’oubli charmées, Grand Ciel, tu verses ton repos. « Mais moi, je veille et me lamente, Moi seule tu ne m’endors pas; Un fouet invisible tourmente Mes flots éternellement las; « Et quand, secouant leur martyre, Ils se soulèvent courroucés, Ils sentent leur poids qui les tire, Dans leur lit jaloux repoussés. « Étoiles, que je vous envie Le Zodiaque tourne en paix Sur la courbe déjà suivie Dont il ne s’écarte jamais; « Mes eaux s’entrechoquent sans trêve Dans leur combat toujours nouveau; Leur foule en vain de grève en grève Court après son fuyant niveau, « Jouet d’une chaîne ennemie Et d’un implacable aiguillon, Elle a, pour un jour d’accalmie, Des siècles digitation. Parmi les peines innombrables Qui font de ce monde un enfer, En vois-tu qui soient comparables Au tourment qu’endure la Mer? » Des tempêtes et des désastres, De tous les maux d’en bas témoin, Le Ciel, sublime océan d’astres, Entendant cet appel au loin, Répond « Ton sort n’est point le pire Plains la race au rêve anxieux Dont le front à m’atteindre aspire Et qui rampe en levant les yeux; « Plains, ô Mer, plains la race humaine Au bras si frêle et si petit! Ta masse en se ridant à peine Brise son oeuvre et l’engloutit. « Ah! si grand qu’il soit, son génie Ne fait qu’à tâtons explorer Avec une sonde finie L’Infini qu’il doit ignorer. « Moins vains sont tes bruyants tumultes Que ses guerres et ses discours Pour des frontières et des cultes Qu’elle change et défend toujours. « Elle aussi, que tant de querelles, Hélas! n’équilibrent pas mieux, Porte envie aux lois éternelles De mon grand peuple harmonieux. « Vous êtes captives ensemble; Son malaise est pareil au tien, Et son élan vers moi ressemble A ton élan quotidien; « Comme la marée obstinée Pour te relâcher te reprend, Son histoire à sa destinée Tour à tour l’arrache et la rend; « Comme vers Phoebé tu t’efforces Sans fin par un attrait fatal, Elle lutte sous les amorces De l’inaccessible Idéal! » LA CORDE RAIDE A Madame Aimée Godard. Prudente équilibriste à l’oeil fixe, au pas lent, Ma raison se confie au doute vigilant Et résiste à deux voix qui dans le cirque intime, L’obsédant tour à tour, l’inclinent vers l’abîme. L’une lui souffle: « L’homme, en naissant faible et nu, Se prétend créé prince et n’est qu’un parvenu. La terre, sa première et dernière patrie, Ne fut pas pour lui plaire et le servir pétrie: Il n’y défend ses jours que par d’affreux combats. Elle voit sa misère et ne s’en émeut pas; Inonde impunément son insensible écorce. Aveugle, avant qu’il fût elle tournait sans lui Et sans lui tournerait demain comme aujourd’hui. Le doigt sûr qui traça son immuable orbite N’en prit pas la mesure à ce nain qui l’habite, Et n’eut point, en réglant sa carrière et son pas, O mortels, le souci d’illustrer vos compas. Son moteur éternel confond votre génie, Et vos pleurs de sa loi troublent peu l’harmonie. Vos cités, vos chemins, vos moissons, vos troupeaux, Vos codes, vos outils, vos armes, vos drapeaux, Qu’importe à l’Infini? La terre en paix chemine Et laisse fourmiller sur son dos sa vermine. » - «O majesté du front! chante alors l’autre voix, Triomphe du vouloir sur l’instinct par le choix! Puissance de la main! don sacré du langage! Hyménée où l’amour à se poser s’engage! De l’homme sur la brute auguste primauté O justice! O tendresse! O science! O beauté Ce que vous animez de terrestre matière N’est, il est vrai, qu’un point dans la Nature entière, Mais plus vaste qu’un ciel et libre comme Dieu L’âme est une étrangère en ce grossier milieu; Son espace est ailleurs, elle n’est pas mortelle, Tout le poids des soleils ne pourrait rien sur elle! Oui, l’homme est bien un roi: nul ne connaît l’ennui, Et nul ne peut sourire, en l’univers, que lui! » Pour moi qui n’ose point sous mon front éphémère De l’immortalité caresser la chimère, Et ne me reconnais ni vermisseau ni roi; Qui, des pensers d’un peuple héritier malgré moi, Echo de ses leçons dans mes propres études, Penserais autrement sous d’autres latitudes, Dont l’amour par les sens captif impur du sol Ne peut pourtant rêver sans jalousie au vol, Et dont l’intelligence, éclair furtif, en elle Mire, avec l’infini, la durée éternelle, Je ne saurais sans peur et sans témérité Élire la doctrine où gît la vérité. Non! ma raison, debout sur une corde étroite, Avec un balancier qui penche à gauche, à droite, Maintient son équilibre au prix de son repos Jusqu’au bord de la tombe, où, sombrant, les yeux clos, Elle s’endormira sans regard en arrière Ni blasphème enfantin ni suspecte prière, Refusant tout du coeur, même le désespoir, Fidèle sans salaire à son cruel devoir. SONNET A MADAME ALICE RENARD L’instinct le plus puissant et le plus noble voeu Sont tous deux dans le coeur satisfaits sur la terre Par l’accord simple et doux, que nul conflit n’altère, De l’amour maternel avec l’amour de Dieu; L’un, né fidèle, exempt de serment et d’aveu, Est de la race en fleur le pur dépositaire; L’autre verse avec foi sur l’éternel mystère, A défaut du grand jour, la lueur de son feu. O mères! le Calvaire à bon droit vous attire, Car votre chair aussi pour nous souffre un martyre, Et Bethléem a fait un autel d’un berceau. Moi, qu’attriste et confond la Nature insensée, Créatrice à la fois du tigre et de l’oiseau, Que ne puis-je endormir par mon coeur ma pensée! POUR LES ARTS SONNETS LA GOUTTE DE NECTAR SONNET A MADAME A.-M. BLANCHECOTTE Par-dessus l’Océan, les monts et les déserts, Portant à boire aux dieux sous la sublime voûte, Ganymède épandit du nectar sur sa route, De son flacon d’onyx orné de jaspes verts. La liqueur, en tombant dans la coupe des mers, Devait bientôt s’y perdre et la parfumer toute, Quand le Zéphyr passant recueillit cette goutte, Et, fier de son fardeau, le berça dans les airs; Puis aux lèvres de l’homme, humble encore et sauvage, Il alla déposer le dangereux breuvage Comme un baiser du ciel, mêlé d’ambre et de feu. L’homme a connu ce vin dont la saveur altère, Et n’en voulant plus d’autre il a maudit la terre Trop pauvre pour suffire au grandes soifs d’un dieu. SONNET A FRÉDÉRIC MISTRAL Dans ta Provence, où l’air est moins troublé qu’ici, En paix, au grand soleil, Mistral, tu peux encore Chanter les coeurs qu’allume et les fronts que décore Un ciel chaud dont l’azur n’est jamais obscurci. A nos subtils pensers dont tu n’as point souci, A nos vagues tourments que ta verdeur ignore Tu n’as jamais prêté ton langage sonore, Trop ingénu pour eux, trop éclatant aussi. Nous, nous voulons toucher tout ce qui nous dépasse, Nous posons, curieux, dans l’âme et dans l’espace, Sur tous les infinis la loupe et le compas; Toi, dont la Muse, au lieu d’explorer, se rappelle, Fidèle en haut Dieu, fidèle au peuple en bas, Tu puises les beaux vers à leur source éternelle. SONNET A PAUL SÉDILLE Le visage d’un temple est immatériel. L’Architecture a mis au coeur glacé des pierres Et sous le voile épais de leurs pâles paupières Un grand rêve, et leur peuple est monté vers le ciel. Servante auguste, elle a pour oeuvre essentiel D’opposer une armure aux saisons meurtrières, Mais elle est votre soeur, divines ouvrières! Abeilles, qui puisez le ciment dans le miel; Car, butinant la grâce, elle extrait des acanthes, Des roses et des lis, leurs lignes élégantes, Miel des yeux et pour l’âme ingénieux appâts; La frise imite un lierre et la colonne un arbre; Mais l’édifice entier sans modèle ici-bas Prend l’essor idéal d’une musique en marbre! DEVANT L’APOLLON DU BELVÉDÈRE SONNET A CHARLES DEGEORGE L’horizon verse en nous l’allégresse ou l’ennui, Le monde intérieur se teint du jour solaire: Le climat laisse empreint son vivant similaire Dans l’âme et le roseau qu’elle a pour frêle étui, Et la beauté du corps n’est que l’hymen en lui De sa terre natale et du ciel qui l’éclaire; Elle est de leur baiser l’ouvrage séculaire, Ébauche heureuse, encore à parfaire aujourd’hui. O Sculpteur! plus puissant que la Nature même, Tu coules en airain son modèle suprême Dans le moule idéal qu’elle n’a pas rempli; Ton regard dans la forme humble encore devine Le pur contour élu par son type accompli: On te la livre humaine, et tu la rends divine! SONNET A LOUIS LELOIR Pendant que ton laurier, dépassant les cyprès, Reverdit sous les pleurs, glorieuse rosée, Je cherche et ressaisis ton âme, déposée Dans l’image où ta main l’a mêlée à mes traits; J’évoque en ce chef-d’oeuvre admiré de plus prés Ton intime personne à ma forme infusée, Toute la part de l’homme au tombeau refusée! Et tes coups de crayon s’y montrent deux fois vrais, Deux fois révélateurs! car ils y font revivre Ta propre vision jalouse de poursuivre Au fond de mon regard ma pensée et mon coeur. Ta main, sur le papier, de son plus noble geste A repoussé la Mort et frustré sa rigueur: Ta vie inaltérable avec la mienne y reste! SONNET A TONY ROBERT FLEURY Oui, le suprême arbitre en peinture, c’est l’oeil: Nulle inspiration, si l’artiste le blesse, Ne saurait du pinceau racheter la faiblesse L’oeil réclame un plaisir même aux couleurs du deuil. Mais, tu le sais aussi, l’âme humaine est l’orgueil Et l’honneur de la terre, et le peintre qui laisse Une oeuvre où l’âme imprime à la chair sa noblesse, Des plus nobles regards s’est assuré l’accueil. Cher Tony, tant qu’au ciel Varsovie et Corinthe Montreront dans les coeurs et les marbres empreinte La souillure des viols par la force commis, Que le Juste et le Beau se vengeront des armes Par les pleurs indignés de leurs derniers amis, Tu charmeras les yeux en arrachant des larmes. SONNET A HENNER La terre avec lenteur, dans les âges anciens, Apprêtait sa palette en composant sa flore. Fleur suprême, la chair attendit pour éclore L’essai soigneux des tons dignes d’être les siens. Lors parut la Beauté, qui par de forts liens Traîne à ses pieds l’Amour dont le soupir l’implore, Forme qu’un sang vivace et printanier colore, Le plus suave, hélas! le plus frêle des biens! Mais les peintres, rivaux heureux de la Nature, Prêtent à cette forme une splendeur qui dure Et nous ravit les yeux sans nous coûter un pleur. Grâce à toi, sans souffrir, nous l’aimons sur la toile Comme dans l’ombre un lis dont l’exquise pâleur Blondirait au baiser vif et doux d’une étoile. SONNET A CAROLUS DURAN Combien de fronts jadis le soleil éclairait Dont pas un jusqu’à nous n’a traversé les âges! La Nature produit d’innombrables visages Dont il ne reste plus dans la tombe un seul trait. C’est pourquoi sans l’artiste à jamais périrait La forme des héros, des rêveurs et des sages; Tous les corps ici-bas font de si courts passages, Heureux celui que sauve un immortel portrait! Le portrait fait durer l’âme dans la matière Mon âme par la toile est reflétée entière, O Carolus, j’y sens respirer mes douleurs. Ton pinceau dans mes yeux a surpris ma pensée; Elle vivra par toi mêlée à tes couleurs Longtemps après les vers qui l’auront cadencée. VAN DYCK SONNET A MADAME JEANNE GUIFFREY Rubens est bien ton maître, ô Van Dyck! c’est bien lui Dont l’influence altière en ton oeuvre s’accuse; Ta palette lui doit le prisme dont elle use Et la fécondité qu’on t’envie aujourd’hui. Mais tu n’empruntes pas à la leçon d’autrui La suprême élégance en tes portraits infuse: Ce don que la Nature à de plus grands refuse De ta gloire est le propre et le solide appui. L’enfance admire en toi son naïf interprète; Ton pinceau n’apprit pas la noblesse qu’il prête A ses modèles, tous ou princiers ou divins; Non, cette grâce tendre à ce goût fier unie, Pour l’inspirer, l’exemple et le conseil sont vains: C’est ta mère, après Dieu, qui t’a fait ton génie. SONNET A EMMANUEL LANSYER La face de la terre a l’attrait d’un visage, Et l’horizon changeant selon l’heure est pareil, Tour à tour assombri, blêmissant ou vermeil, Au front où les pensers impriment leur passage. Toi qui fais de la brosse et de la lyre usage Pour célébrer les champs, la mer et le soleil, Éclaire mon regard de ton savant conseil, Inspire-moi l’amour calmant du paysage! Peintre, donne à mon coeur des leçons par les yeux; Poète, dicte-moi les mots harmonieux Dont la sonorité rend la couleur des choses! Car je veux oublier, ivre d’air et d’azur, Pour les sites charmants, sereins, ou grandioses, Un monde où rien n’est vrai, ni sublime, ni pur. SONNET A MADAME LA VICOMTESSE DE GRANDVAL Les rumeurs de la mer et les soupirs des bois Expriment la douleur ou farouche ou touchante, Mais l’on sent, plus troublé, quand c’est l’homme qui chante, Le coeur et l’air vibrer ensemble dans la voix; Que des sons fraternels sous l’archet et les doigts Servent la plainte humaine, elle est plus arrachante, Elle déchire l’âme et cependant l’enchante Par un céleste écho des terrestres émois. Et souvent la Musique est plus puissante encore: Son charme ouvre à l’extase un paradis sonore, De sublimes séjours à la terre inconnus; C’est le monde où le rêve est rejoint par la vie, Si beau qu’hélas! nos morts n’en sont plus revenus. Vous y planez d’avance, ah! que je vous envie! SONNET A MOUNET SULLY Mon coeur brûle tout seul dans un exil profond, Palpitant et voilé comme un feu sous la cendre; J’y sens vibrer mes vers, mais nul n’y peut descendre Pour ouïr la musique intime qu’ils y font. Comment donc sans l’ouvrir en peux-tu voir le fond? Ami, comment peux-tu, mieux que moi, faire entendre Dans ta voix, tour à tour si terrible et si tendre, Le vrai soupir où l’âme au souffle se confond? Quelle est donc ta magie, ô toi qui me révèles Dans mes propres bonheurs des délices nouvelles, Dc nouveaux aiguillons dans mes propres tourments? Ah! vous autres, pour nous vous êtes des orfèvres Qui savez enchâsser dans l’or les diamants, Car la beauté des vers s’accomplit sur vos lèvres! SONNET A CONSTANT COQUELIN L’oeuvre du comédien reste toute avec lui. Il voit rire ou pleurer le peuple qu’elle enivre; De ses créations rien ne doit lui survivre Que la gloire! Du moins il en aura joui. Le poète sent fuir son rêve évanoui Loin de son âme, épars dans les feuillets du livre; Aux mains de ceux qu’il charme il ne peut pas le suivre, Et n’en peut savourer le triomphe aujourd’hui. Ah! quand même ton art, sauveur de mon poème, L’associe aux faveurs de la foule qui t’aime, Sur tes lèvres en vain mes vers sont applaudis, Mon orgueil n’ose pas en tirer avantage, Car si je les ai faits, c’est toi qui les as dits, Et tu m’ôtes l’honneur d’un laurier sans partage. SONNET A COQUELIN CADET Pour son retour à la Comédie Française Bientôt las de sa fuite un rebelle étalon Dans les bois échappé, s’égratignant aux branches, Se prend à regretter les marguerites blanches Et l’herbage soyeux du maternel vallon; Tu veux donc, repentant, d’un leste et fier talon, Comme autrefois, Cadet, heurter les bonnes planches, Le béret sur la nuque et les poings sur les hanches, Souple et fringant valet applaudi d’un salon! Traître à Molière, en vain ton masque dissimule Tous tes pleurs généreux et de frère et d’émule: Ton sang te revendique, obéis à sa voix! Quel bonheur! n’est-cc pas? de réveiller encore, En l’honneur des aïeux, dans le rire gaulois La gaîté du bon sens qu’un beau verbe décore! SONNET A LÉONTINE BEAUGRAND Sur sa retraite Qui nous consolera de ton brusque départ, De ton injuste exil, savante enchanteresse Dont le pas élégant à sa chaste caresse, Sans corrompre le coeur, enchaînait le regard? Tu forçais les penseurs à respecter ton art, Car c’est par toi qu’émus d’une noble allégresse Ils comprenaient pourquoi les sages de la Grèce Au culte de la danse avaient marqué sa part. C’est par toi, par ton vol aux courbes expressives, Que des ailes de l’âme et des lignes du corps Nous sentions les profonds et merveilleux accords. Si tes grâces, Beaugrand, doivent rester oisives, Qui nous rendra l’extase où tu nous ravissais Par ton charme si fin, si pur, et si français? POUR MON LYCÉE VERS LUS A UN BANQUET DU LYCÉE CONDORCET MES CHERS CAMARADES, Mon office important de président m’impose Devant vous le devoir de ne parler qu’en prose, Et_ Mais je crois, bon Dieu! que je viens de rimer! Je voulais en langage austère m’exprimer, Et voilà de retour la rime en vain bannie! On ne peut son gré dompter cette manie D’assortir les beaux sons, d’en chercher les échos, Et de les ordonner par nombres musicaux. C’est surtout au réveil d’une image touchante, C’est quand la vox du coeur tressaille en nous et chante, Qu’à notre insu tout bas nous en rythmons l’essor Et cédons au plaisir d’en faire tinter l’or. Et comment refréner tout élan poétique Dans ce riant banquet, vierge de politique? Par la fraternité, par ses faciles noeuds, Exempts de nous heurter au problème épineux D’être en paix sans s’aimer, d’être unis sans se plaire, Nous célébrons gaîment l’égalité scolaire, Où les rangs sont donnés par de loyaux combats, Sous de justes tyrans qu’ont choisis des papas. C’est le lien formé sous leur règne équitable Qui nous ramène tous à cette large table. Ce lien si solide est pourtant bien subtil, Et peut sembler d’abord aussi ténu qu’un fil: Nous sommes, en effet, tous de différents âges, Occupés dans ce monde à différents ouvrages, Car l’un fait des budgets et l’autre fait des vers. Nos bandes, au hasard par des maîtres divers Sur des bancs inégaux tour à tour élevées, Toutes au même instant ne s’y sont pas trouvées; Nos foyers différaient, et dans nos pensions Nous n’avons pas fleuri sous les mêmes pions; Le lycée a changé: vers la place du Havre Sa façade plus neuve et plus belle me navre, Et combien d’entre nous ne voient pas sans souci Leurs chers contemporains transfigurés aussi! Des choses ni des gens rien n’est resté le même; Nous reconnaissons-nous?_ Et pourtant je vous aime, Oui, je vous aime tous, vous mes derniers cadets, Vous mes aînés qu’hier d’en bas je regardais. Nous avons, je le sens, eu la même nourrice! Souffrez que mon sourire un moment s’attendrisse Pour l’Université dont nous bûmes le lait Si pur, quoique si vieux, au même gobelet. A sa faveur, le pacte ancien qui nous rassemble, Pour gracieux qu’il soit, est plus fort qu’il ne semble. Je l’éprouve ce soir, et certes il m’est doux De me voir accueilli fidèlement par vous Comme un marin naguère embarqué petit mousse: Il est parti, des mers affrontant la secousse Et les longs calmes plats non moins à redouter, Pour chercher s’il n’est pas quelque fruit à goûter Et quelque ciel à voir, plus suaves encore Que ceux dont le hameau paternel se décore; Il revient, il accourt au toit qu’il a laissé, Fier d’étaler aux yeux le singe bien dressé Et la noix de coco bien lisse qu’il rapporte. Sa famille l’attend et, du seuil de la porte, Pour voir tant de richesse entrer dans la maison, Le guette_ Il la retrouve en pleine floraison: Les anciens, vénérés gardiens des chers usages, Et les derniers venus dont les jeunes visages, Exprimant la même âme avec plus de vigueur, Sont nouveaux pour ses yeux sans l’être pour son coeur. Ainsi je me réveille, au retour, sur la grève D’où je fis voile, enfant, pour l’infini du rêve, Et sauvé, mais tremblant de ma témérité, J’en cueille le bienfait, désormais abrité, Et j’en goûte, oubliant les flots et leur tourmente, La récompense, auguste hier, ce soir charmante. Mais, si calme que soit le refuge du port, Si bon que le sommeil nous semble après l’effort, N’ayez peur que la paix de l’Institut m’endorme. On dit que la coupole a quelque peu la forme, Sous la neige, en hiver, d’un bonnet de coton Gigantesque et pompeux tiré jusqu’au menton. Mais c’est un méchant mot dont il ne faut rien croire; On court, à s’y fier, le risque d’un déboire, Car j’ai dû, pour ma part, dévorer trente fois Trois cents vers manuscrits depuis moins de deux mois, Et combien de romans, par surcroît, ai-je à lire! Pour un labeur si propre à causer le délire, Ne vous semble-t-il pas que le prix de vertu Serait plutôt à ceux qui le donnent bien dû? Non, je ne m’endors pas au sein d’une Capoue; Un scrupuleux souci me hante et me secoue: Comme un pauvre qui songe à tous ses créanciers, je me sens débiteur de tous nies devanciers A qui mon art novice emprunta ses modèles; - De mes amis d’enfance aux censures fidèles, Qui, soigneux de mon vers comme de leur trésor, Y savent dégager de la gangue un brin d’or; - De ceux qui, plus nouveaux, pour affronter la lice, A leur noble folie ont besoin d’un complice, Et, suivant son exemple, ont droit à son appui; - De mon pays enfin qui, trop mûr aujourd’hui Pour se complaire aux jeux d’une muse légère Et d’une rêverie aimable et mensongère, Réclame, pour armer son coeur dans ses périls, Des poètes, hélas! moins tendres que virils! Pourtant rassurez-moi, dites-moi que la grâce, L’amour, l’aveu tremblant qui s’échappe à voix basse, Ou les hardis coups d’aile et les soifs d’infinis, Ne sont pas pour toujours de nos chansons bannis; Que la fleur dont le sol où nous vivons s’honore, La fleur de l’élégance est bien française encore; Qu’au règne du scalpel inexorable et sûr Notre âme peut encore échapper dans l’azur! L’azur! en venté, mes amis, je m’égare: A table vous parler d’azur sans crier gare, Quel guet-apens! Je n’ai, je crois, qu’à me rasseoir. Redescendons sur terre, il y fait bon ce soir. A défaut de nectar buvons le jus de vigne A notre cher lycée, à sa règle bénigne, Au généreux savoir de ses maitres aimés, A la longue union des coeurs qu’ils ont formés! De nos coeurs, assurés, dès le seuil de la vie, Dans la route montante avec effort gravie, D’un mutuel soutien qui perpétue entre eux Tout ce que la jeunesse a de plus généreux. L’UNIVERSITÉ A M.Dellour, mon ancien professeur au Lycée Bonaparte. Je ne suis pas ingrat, je t’aime et je t’honore Pour tes saines leçons, noble Université I Car il m’est salutaire, à l’âge d’homme encore, Le puissant cordial dont tu m’as allaité; Et tes bras généreux sont ceux de la Patrie Qui, fière de ses fils, les unit sur son coeur; Leur âme, par tes soins éclairée et fleurie, Te doit son ornement, sa règle et sa vigueur. Fidèle à la Nature et sévère comme elle, Tu laisses au combat à discerner les forts, Tu ne regardes pas qui suce ta mamelle: Seul, chez toi, le mérite est l’artisan des sorts; Disputant aux foyers qu’un vol précoce effraie D’heureux dons enfouis qui les illustreront, Ton accueil enhardit la vocation vraie Qui soupire hésitante et frémit sous le front. Partout pour l’avenir épiant les couvées, Tu sauves à tout prix, dès leur premier éveil, Les voix de rossignols qu’on aurait étouffées, Les prunelles d’aiglons qu’on fermait au soleil. Si la gaîté du ciel rarement illumine Tes austères préaux qui n’ont pas d’horizons, Un peu du grand zéphyr qui souffle à Salamine Mêle un salubre arome à l’air de tes prisons. Dans le sol sans gazon de tes cours sans platanes Cependant une fleur attique germe et croît, Et tes enseignements, si purs quoique profanes, Font en nous l’esprit ferme et libre et le coeur droit. Pour moi, je te rapporte en nourrisson fidèle Le meilleur des pensers que je rime aujourd’hui; Si j’ai fait un bon vers, il te doit son coup d’aile, Sa trempe et son éclat, car ton sang coule en lui. STANCES A PIERRE CORNEILLE Deux siècles ont passé, deux siècles, ô Corneille! Depuis que ton génie altier s’est endormi En recevant trop tard pour sa dernière veille L’aumône de ton roi par la main d’un ami. Comme un chêne géant découronné par l’âge, Déserté des oiseaux qu’il attirait hier Et qu’éloigne le deuil de son bois sans feuillage, Tu finis seul, debout dans un silence fier. Ta renommée avait par son aube éclatante Alarmé le Mécène ombrageux de ton art: Un monarque a laissé, par sa grâce inconstante, Le laurier du poète inutile au vieillard. Mais, après deux cents ans, voici que ta patrie, Qui dispense elle-même aujourd’hui sa faveur, Dans son grand fils, plus cher à sa gloire meurtrie, De l’Idéal invoque et fête le sauveur! Car si déjà tes vers par leur saine puissance Rendirent la noblesse aux lèvres comme au coeur, Aux rires de Thalie enseignant la décence, Aux cris de Melpomène une austère vigueur, Leur mâle accent encore aujourd’hui nous révèle Ce qui dort d’énergie en notre volonté, Et sait y faire encor palpiter la grande aile De l’héroïsme ancien, vaincu mais indompté! De Chimène et du Cid la tragique aventure Nous exhausse le coeur pour nous mieux émouvoir, Eu nous montrant l’amour qu’un jeûne ardent torture Et qui lutte enchaîné par le sang au devoir. Quand, fouillant le passé, ton génie en ramène Des traits d’honneur fameux que tes beaux vers font tiens, Tu sais communiquer ta vieille âme romaine Par la voix d’un Horace à tes concitoyens! Tu nous rends généreux par l’exemple d’Auguste, Quand du ressentiment le sublime abandon Ose trahir en lui la sévérité juste Pour nous faire admirer la beauté du pardon! Polyeucte en un chant magnifique et suave Nous promet un royaume où la paix peut fleurir, Et témoigne en tombant, devant les dieux qu’il brave, Que le Dieu qu’il révère enseigne à bien mourir! O tragédie! appel profond de l’âme à l’âme Par les plus grands soupirs arrachés aux héros, Qui rend des passions la louange et le blâme Vivants au fond de nous par de poignants échos, Art sobre de parure, à la fois économe Du lieu, du temps où gronde et frémit l’action, Plus jaloux d’évoquer l’éternel fond de l’homme Que de flatter des yeux la frêle illusion! Corneille, dans tes vers résonne impérieuse La formidable voix que cet art prête aux morts, Et la frivolité d’une race rieuse Y sent comme un reproche éveillant un remords. Ses jeux lui semblent vains sous ta parole grave, Ses querelles, hélas! méprisables aussi; A ses communs élans que la discorde entrave Tu rouvres l’Idéal comme un ciel éclairci! Quand de tes vers vibrants la salle entière tremble, Les hommes ennemis pareillement émus, Frères par le frisson du beau qui les rassemble, Pleurant les mêmes pleurs, ne se haïssent plus! Non! car l’enthousiasme a le saint privilège De rendre au vol des coeurs sa pure liberté, Comme l’essor croissant des nacelles s’allège De tout le sable vil qu’elles ont emporté, Et, sous un même vent d’espérance et d’audace, Ils sont tous entraînés vers les mêmes hauteurs, D’où l’immense horizon, que l’oeil sans voile embrasse, Nivelle et noie en bas l’arène et les lutteurs. C’est ainsi qu’au-dessus des passions vulgaires, Aux vertus qui s’en vont nous forçant d’applaudir, Tu nous fais oublier nos misérables guerres Dans un monde où tout l’homme aspire à se grandir Ah! du moins, pour un jour, au pied de ta statue, Imposant l’accalmie au forum agité, La France, de sa gloire ancienne revêtue, Peut jouir, grâce à toi, de l’unanimité! Et devant toi l’espoir ose en elle renaître, Car, après deux cents ans, ses maux n’ont point tari Le sang vivace et pur qui t’avait donné l’être, Et n’ont pas épuisé le sol qui t’a nourri. Au nid d’où sortit l’aigle un aiglon peut éclore Dont l’oeil porte à son tour des défis au soleil, Et dont l’aile, après lui, tente le ciel encore D’un vol imitateur mû par un sang pareil! Chez tes fils d’aujourd’hui retrempés par l’épreuve Que ton oeuvre virile engendre des rivaux! Que ton solide verbe offre à leur âme neuve Un moule rajeuni pour des pensers nouveaux! L’air que tu respirais gonfle aussi leurs poitrines, L’accent qui l’animait passera dans leurs voix, Ta langue peut s’user, mais ses nobles ruines Légueront à leurs vers le souffle d’autrefois! Salut, Maître, salut! Si la mort n’est qu’un somme, Réveille-toi, respire, entends, vainqueur serein, Le retentissement sur la terre et dans l’homme Des poèmes sortis de ta bouche d’airain! Vois la pompe qu’un peuple en ton honneur étale Pour rendre, à son appel, ton réveil triomphant Ressuscite et reçois, dans ta ville natale, L’hommage de la France à son sublime enfant! JEAN-JACQUES ROUSSEAU I La Nature soutient depuis des jours sans nombre L’assaut du genre humain, sans trêve ni merci; L’homme par son génie impatient de l’ombre L’oblige à lui livrer son mystère éclairci. Il l’oblige à servir un maître qui la viole, A lui livrer tout nus son âme et ses attraits; En pillant ses beautés l’art fait d’elle une idole, La science une esclave en pillant ses secrets. Comme une vierge austère à la pudeur farouche, Sous le feu menaçant des avides baisers, Tient closes à la fois sa paupière et sa bouche Et défend sa poitrine avec ses bras croisés, Et fuit le collier d’or qu’offrent des mains impures A sa naïve grâce afin de l’embellir, Parce que sa fierté redoute en ces parures Des chaînes qui pourraient en l’ornant l’avilir, Ainsi, sans l’homme heureuse et plus belle inutile, La Nature le craint; elle semble abhorrer Les affronts du scalpel savant qui la mutile, Les hommages de l’art qui croit la décorer. Elle refuse au traître ennemi qui la guette, Avec un fier mépris ses lèvres et ses yeux, Elle voudrait pour l’homme être aveugle et muette Et sous ses voiles fuir son joug impérieux. Mais il sait la forcer par ruse ou par contrainte A lever la paupière, desserrer les dents; Elle résiste, cède, échappe son étreinte_ Et la lutte est ancienne et durera longtemps. II O Rousseau! champion de cette vierge auguste, Tu pris parti pour elle en ce rude combat, Et tu t’émus, sentant que sa cause était juste, Tremblant pour l’homme aussi qu’elle n’y succombât, Car tu craignais qu’enfin la vaincue asservie Ne fit pas plus heureux ni plus grand le vainqueur, Et que ce conquérant, corrupteur de sa vie, N’employât sa pensée a dépraver son coeur. Tu craignais que déjà la Nature outragée Par l’homme monstrueux dans ses plus saintes lois Ne fût par l’esclavage et le vice vengée Sur son propre bourreau qui bâillonnait sa voix. Tu l’entendais pousser des soupirs de détresse, Tu t’es entre elle et l’homme avec amour jeté. O Jean-Jacques, ton siècle en a fait sa maîtresse, Mais le premier ton coeur épousa sa beauté! Tu la fis admirer dans les pleurs de Julie, Respecter par Émile et cultiver en lui, Et ton rêve l’offrit aux peuples accomplie Dans la justice ayant la raison pour appui. Hélas! tu fis le plan d’un temple la Justice, Mais tu n’étais plus là pour guider les maçons! Ils ont d’abord gâché dans le sang leur bâtisse, Ivres du vin trop chaud de tes fières leçons. III Ah quel penseur prévoit le destin de son rêve! Il en jette la graine au vent et disparaît, Et ce qui sortira des sources de la sève, C’est peut-être une fleur, peut-être une forêt. L’une et l’autre ont surgi de tes vives semences: La forêt populaire aux ténébreux élans Qui du fond de l’Érèbe aspire aux cieux immenses, Et la fleur poétique aux pétales tremblants. Dans ton âme sauvage à la fois et souffrante Cette fleur a germé quand, le bâton en main, La besace à l’épaule, à ta jeunesse errante Tu cherchais un asile au hasard du chemin. Tu voyais blêmir l’aube à l’horizon des plaines Et midi cribler d’or l’ombre des bois épais, Et le soir empourprer les montagnes lointaines, Et la nuit abîmer les mondes dans la paix. Ces spectacles perdus pour les hôtes des villes Font regretter l’Éden aux songeurs vagabonds; Pour toi, contre les murs et les cités serviles Ils furent dès l’enfance en révoltes féconds, Et tu frémis, penseur qu’un joug pesant terrasse, De voir à quels emplois ton sang te ravalait, De sentir ton génie abaissé par ta race, Prêtre de la Nature et, pour manger, valet! IV Hé bien! c’est pour ton culte à la grande déesse De tout poète aimée, et qui prête en retour Aux plus beaux vers leurs cris, leur souffle et leur richesse, Que la Muse aujourd’hui te salue à son tour! Elle salue en toi le premier qui sut rendre Aux yeux pour la campagne un regard attendri, Au cour l’intime accent que tout coeur peut comprendre, La chair et la couleur au langage amaigri. Elle salue en toi son frère et son complice Dans ses sombres douleurs et ses rébellions, Car elle aussi connaît l’obscur et lent supplice De traîner des désirs hautains sous des haillons. Ton malaise au milieu de l’humaine mêlée Où la liberté lutte avec son anneau vil, La Muse aussi l’éprouve; elle succombe ailée Sous la chaîne et l’ennui de son terrestre exil. L’un et l’autre égarés par la même fortune Dans un monde où vos voeux grondent inassouvis, Vous y souffrez tous deux d’une offense commune: Son souvenir t’est dû comme à ses propres fils! Car si tu n’as pas eu les divines ressources Du murmure des vers pour endormir tes maux, Des poètes futurs tu fécondas les sources Par de nouveaux tourments et des soupirs nouveaux. Sois donc honoré d’elle, et que tous les poètes, A l’heure où tu reçois, publiquement offert, Le bandeau d’or qui ceint les plus puissantes têtes, Y mêlent des rameaux cueillis au laurier vert! LE BONHEUR A MON AMI GASTON PARIS en témoignage d’affection profonde et de vive reconnaissance je dédie ce poème qui doit tant à la sollicitude et à la clairvoyance de sa critique. S. P. AU LECTEUR « Le silence de ces espaces infinis m’effraie. » Cette terreur de Pascal est bien exceptionnelle. L’homme est trop occupé par sa vie militante, trop distrait par le spectacle si varié du monde pour songer habituellement au mystère et au péril de sa condition; ou plutôt l’insouciance à cet égard ne serait-elle pas en lui une grâce de la Nature, comme l’impuissance à considérer longtemps la mort? Toutefois la prodigieuse fortune et la persistance des religions supérieures demeureraient inexplicables si l’homme, sur son origine et sa destinée, ne couvait une inquiétude latente, susceptible d’être éveillée sinon tenue sans cesse en éveil. D’autre part, l’histoire de la philosophie témoigne que cette inquiétude devient de plus en plus consciente chez une élite à mesure que la civilisation exerce et libère davantage la pensée. Le doute sur l’avenir d’outre-tombe, sur une compensation future des douleurs présentes, sur un règlement final de comptes à rendre, sur la sollicitude enfin et l’existence même d’un Créateur, ce doute, pour ceux qui ont le privilège peu enviable de le concevoir et de s’y arrêter, devient à la longue très importun. Plus d’une âme qui en souffre accueillerait peut-être pour une heure, comme une diversion bienfaisante, quelque idéale satisfaction offerte à son besoin de justice et de félicité. Ce poème ne promet pas davantage au lecteur. On serait déçu si l’on y cherchait une solution rigoureuse des grands problèmes qui s’y posent: l’auteur y caresse seulement un rêve, un souhait que son imaginalion ne pouvait exaucer avec le plein consentement de sa raison. Il lui fallait fermer les yeux sur beaucoup d’invraisemblances inhérentes au sujet, et sur de cruelles incertitudes. Il lui fallait, en dépit de la scandaleuse et horrible mêlée des forces, admettre une divinité paternelle, et concilier le bonheur avec la peine pour n’en point bannir la dignité. Certes, si ce rêve confinait à la réalité, les coeurs droits et hauts n’auraient pas à s’en plaindre, mais c’est au hasard surtout qu’ils en pourraient faire honneur. La vérité est la récom- pense d’une étude opiniâtre et exclusive; la poésie, naturellement contemplative ou passionnée, ne saurait sans outrecuidance viser à supplanter la philosophie et la science. Quand parfois elle se permet d’y puiser son inspiration; sa seule excuse est d’avoir cru voir tout au fond luire les vérités dont la révélation importe le plus au genre humain. Malheureusement, ce qui importe le plus n’est pas toujours ce qui séduit davantage, et ses jaloux amis attendent d’elle tout autre chose; le moindre grain de mil au soleil ferait bien mieux leur affaire. L’auteur ne se le dissimule pas. Il sait du reste que si la curiosité, à titre de passion, relève de la poésie, la recherche ne petit avancer sûrement sans ramper, ni aucune notion s’éclaircir sans se décolorer; mais les grandes découvertes lui semblent si émouvantes qu’il ne se résout pas à les exclure du domaine poétique pour peu que les formules en puissent être transposées dans la langue littéraire; il y a là une difficulté d’art qui l’attire. Une grande part, peut-être excessive, de cet ouvrage en fait foi. Qu’on lui pardonne d’avoir reculé devant une amputation douloureuse et discutée, et qu’on lui permette de défendre la légitimité seulement de sa tentative. Dans le conte, la fable, la comédie, le poète rencontre une difficulté analogue, car il doit souvent plier le vers à l’expression de choses d’ordre tout positif. Sa tâche est même plus ardue encore, puisqu’il n’est pas soutenu par la majesté du sujet. Personne cependant ne lui conteste son droit. C’est que l’artiste se manifeste en lui avec d’autant plus d’autorité qu’il fait un plus habile usage de ses ressources; on lui sait gré d’avoir consacré une maxime ou décoré un simple fait de la vie ordinaire par la forme la plus mnémonique ou la plus élégante. Une seule condition, en effet, s’impose essentiellement au vers, c’est de ne jamais être plat. Le vers est tenu de différer de la prose par une cadence qui n’est pas toute dans l’hémistiche et le nombre des pieds; un vers plat n’est pas vraiment un vers, parce que l’harmonie la plus expressive, cette harmonie ailée qui ne se définit ni ne s’enseigne, en est absente. Le devoir du poèle est de communiquer à son vers une beauté de forme appropriée à sa conception, mais, s’il y parvient, ce n’est plus au nom de l’art qu’on peut lui contester cette conception; il suffit qu’elle ne déshonore pas la Muse. S’il n’inléresse que lui-même, à coup sûr il se trompe; mais s’il n’intéresse pas tout le monde, le tort n’est pas nécessairement de son côté. Hâtons-nous d’ajouter que les vers philosophiques sont fort loin de prédominer dans ce poème; l’auteur y a rencontré, non cherché, l’occasion de les y introduire. Encore une fois, il ne s’est proposé que de caresser les plus nobles aspirations par une rêverie bienfaisante qui pût faire un montent oublier le mutisme et l’imnmoralité de la Nature. PREMIÈRE PARTIE LES IVRESSES I RÉSURRECTION Fautus tressaille, il ouvre avec lenteur les yeux, Et, plein d’étonnement, reste silencieux. Où donc est-il? Quel rêve en le charmant l’abuse? Il sourit vaguement_ Sa mémoire confuse Ne trouble le présent d’aucun soin du passé; Le souvenir d’hier est encore effacé_ Il se trouve étendu sur un tapis de mousse, L’air qu’il respire est tiède et l’odeur en est douce, Et des arbres géants au feuillage inconnu Versent leur ombre molle à son corps demi-nu Qu’il sent robuste, souple, et que pare et protège Un caressant tissu d’une blancheur de neige. Il se lève; un ruisseau l’attire, clair miroir Qui s’étale à ses pieds et l’invite à s’y voir. Cette image, ô surprise! est-elle bien la sienne? Il reconnaît si peu de sa figure ancienne Dans ce visage pur, divin, dont chaque trait Forme un signe expressif où l’âme transparaît! Rien n’y demeure plus de la chair enlaidie Par le souci rongeur et par la maladie: Il jouit de sa force, et, fier de sa beauté, Il se penche sur l’onde et s’admire, enchanté. Cependant, jusqu’alors assoupie, indécise, Sa mémoire soudain s’éveille et se précise Au sentiment très vif du bien-être présent. N’était-ce pas hier que, sans forces, gisant, Il expirait, la nuit, sur son lit d’agonie, Tandis que sa famille alentour réunie Murmurait à genoux les prières des morts? De longs cierges brûlaient, et le vent du dehors Faisait lugubrement tinter la vitre noire. Puis tout s’est abîmé_ Mais que doit-il en croire? Le voici plus vivant, ressuscité plus beau. Par quel prodige? Horreur! S’il était au tombeau? Si, de la fièvre seule imaginaire ouvrage, Ce ciel, ce bois, cette eau n’étaient qu’un vain mirage? S’il allait tout à coup renaître enseveli Dans le sépulcre obscur et scellé par l’oubli? Oh! revivre allongé sous les planches funèbres, Hurlant de désespoir dans les sourdes ténèbres!_ Ce rapide soupçon le glace de terreur. Il semble redouter que sa fragile erreur, Pareille aux bulles d’eau dont l’azur tremble et crève, Ne le trahisse_ Il n’ose examiner s’il rêve. Or, pendant qu’il subit cet étrange tourment, Le plus proche buisson frissonne, doucement; Une forme s’y montre en s’y frayant passage: C’est une jeune femme au souriant visage. Faustus l’a reconnue. Il pousse un cri: « Stella! » C’est elle! Devant lui sa bien-aimée est là. Quand la plus délicate et la plus noble force, La vie, eut de la terre enfin percé l’écorce, L’Amour aveuglément ne pourvut qu’à peupler: Moins soigneux d’assortir que pressé d’accoupler, Lançant par tous les yeux ses chaînes et ses flammes, Il remit au hasard la rencontre des âmes. Quel homme n’a parfois dans un vague regret Senti comme un appel lointain qui l’attirait, L’appel d’une inconnue, au fond la seule aimée, Qui dort dans un tombeau séculaire enfermée, Ou ne devra fleurir que longtemps après lui, Ou respire, présente en vain, dès aujourd’hui? Tous deux, sans aborder sur le même rivage, Auront passé, traînant leur double et long veuvage; Et si, par la Nature époux prédestinés, Deux êtres par miracle en même temps sont nés Au même lieu, bercés par la même nourrice, Le sort n’a pas pour eux désarmé son caprice: C’est quelque préjugé, c’est un obstacle humain Qui leur défend alors de se donner la main. Enfin, douleur suprême encore plus cruelle! Quand il ne reste plus à leur foi mutuelle Que l’échange muet des regards pour serment, La tombe peut s’ouvrir sous l’un d’eux brusquement, Et l’autre, penché seul au bord du précipice, En tâte l’ombre épaisse aux malheureux propice. Mortel entraînement, par Faustus éprouvé! Cet idéal de grâce et de vertu rêvé, Celle qu’avait daigné lui choisir la Nature, De toute éternité, pour compagne future, Pour fiancée unique, en la formant exprès, Il avait pu la voir et l’adorer de près. Ils s’étaient dès l’enfance, avant l’âge où l’on aime, Rencontrés, reconnus, promis, à l’instant même. Oh! ne sourions pas de leur précoce émoi: La graine sent frémir toute la plante en soi; Il n’en pointe qu’un brin sur sa tunique rase, Mais qui la foule aux pieds ne sait ce qu’il écrase: Dans ce germe est écrite et vit déjà la fleur, Et ce que l’aube y verse est déjà la chaleur. L’idylle avait pris fin dès leur adolescence. Ils apprirent un jour, hélas! que la naissance Dressait un mur entre eux, plus terrible à percer Qu’aux élus de l’amour ne l’est à traverer La double immensité du temps et de l’espace Pour se joindre tel jour sur tel astre qui passe. Leur terrestre aventure est oiseuse à narrer: Tant de coeurs nés jumeaux se sont vu séparer! Vers l’apparition Faustus joyeux s’élance, Puis tout à coup s’arrête anxieux, et balance, N’osant plus approcher, comme s’il avait peur De dissiper d’un souffle une vaine vapeur. STELLA Reviens de la surprise où mon retour te plonge: Je vis! Faustus, je vis! tu ne fais pas un songe. Ta chair comme la mienne a traversé la mort, La tempête est passée, et je t’accueille au port! Pourquoi dans l’infini plein d’innombrables flammes, Parmi tant de globes mouvants, N’en serait-il qu’un seul visité par des âmes Et peuplé par des corps vivants? Pourquoi seule la terre, obscure et si petite, Aurait-elle entre tous l’honneur De porter une argile où la pensée habite, Où veille un souffle apte au bonheur? La tombe ferme un ciel pour en ouvrir un autre Sur un astre meilleur! Ici Nul être dans la fange et le sang ne se vautre: La vie humaine a réussi! Je conservais la trace encore douloureuse De mon long et mortel tourment; Comment aurais-je été loin de toi tout heureuse? Mais je vais l’être entièrement. - Elle lui tend la main; il sent, à ces paroles, Soudain s’évanouir ses épouvantes folles: L’intolérable poids dont il est oppressé Glisse de sa poitrine, et le doute a cessé. Il laisse son angoisse en tièdes pleurs se fondre, Et regarde longtemps, sans pouvoir lui répondre, Celle qu’il vit mourir sur la terre autrefois, Sa Stella bien aimée. Il écoute sa voix, Dont le timbre et l’accent comme d’un ciel sonore, Après qu’elle a parlé, le remplissent encore, Et contemple ses traits tels qu’il les a chéris; Car l’oeuvre de la Mort ne les a pas flétris. FAUSTUS Stella, je ne dors pas. La secousse est trop forte Pour que sans s’éveiller mon âme la supporte! Non, je ne rêve pas. Mon trouble est trop profond: Quelque étrange que soit ma veille, il m’en répond. Je te vois: tu sauras m’expliquer ce mystère, Toi qui m’as devancé sur la nouvelle terre. Mais d’abord, par pitié, puisque tu m’apparais, Laisse-moi savourer mon ivresse à longs traits; Que je puisse assouvir, ô douce bien-aimée, La soif immense en moi par le deuil allumée; Laisse-moi te serrer vivante dans mes bras, Puis après, si tu veux, tu m’anéantiras! Regarde! me voilà beau comme un dieu, plus digne, Stella, de ton amour sous cette forme insigne Dont je ne sais quel philtre à puissante vertu, Pour m’égaler à toi, m’a soudain revêtu. STELLA Moi-même, cher Faustus, j’ai, de la même sorte, Accompli ma figure après que je fus morte, Et je suis belle aussi. J’ai pourtant aimé mieux Sous ma forme terrestre apparaître à tes yeux Pour m’en faire sans peine aussitôt reconnaître. Si tu veux maintenant voir ma beauté renaître Dans sa perfection, sans aucun des défauts Qui du visage au coeur faisaient un masque faux Dans notre ancienne vie, abîme de misères, Parle, et, te révélant mes traits purs et sincères, Je vais me rajeunir et me transfigurer Pour t’offrir un printemps qui doit toujours durer. - Faustus tombe à genoux; il la contemple et n’ose, Tant il l’aime, affronter cette métamorphose; La revoir, retrouver Stella telle aujourd’hui Qu’il l’adorait naguère est l’idéal pour lui. Sur terre son amie était déjà si belle! Sa fine chevelure au servage rebelle Laissait, au gré du vent, sur son front voltiger Des mèches d’un or clair comme un sable léger, Et le luxe sans art d’une tresse abondante Lui faisait, au soleil, une couronne ardente. Dans ses yeux, avivés ou voilés par son coeur, Se colorait d’azur l’extase ou la langueur; Et ce qu’elle disait, son délicat sourire Semblait en même temps sur une fleur l’écrire, Et tous les mots chantaient caressés par sa voix. Quand, d’un geste élégant, ses longs et frêles doigts Ramenaient sur sa tempe une boucle égarée, On devinait sa race à leur pâleur nacrée. Son pied semblait baiser le sol en le touchant: L’oiseau qui va partir déjà vole en marchant. FAUSTUS Pas encore, ô Stella, pas encore! Il me semble Que chacun de tes traits m’en rend plus cher l’ensemble Il n’en est pas un seul que je veuille oublier, Je les sens tous entre eux dans mon coeur se lier; Leurs défauts, si légers me sont doux, je les aime; Du sort terrestre ils sont le précieux emblème, Comme aux pieds des captifs la marque de leurs fers Reste un témoin sacré des maux qu’ils ont soufferts. Quand j’aurai de ta grâce, en vain tant poursuivie, Les yeux entièrement repus, l’âme assouvie, Oui, quand j’aurai, plus tard, par la possession, Si j’en suis jamais las, tué ma passion, Peut-être souffrirai-je alors qu’il se mélange A ta figure un trait plus divin qui la change; Mais épargne à mon coeur, car ce moment est loin, Un idéal trop haut dont il n’a pas besoin. - Stella sourit d’orgueil et conserve, attendrie, Sa beauté moins parfaite et pourtant plus chérie. STELLA Hé bien! Je resterai telle que tu me vois, Et, tant qu’il te plaira, la Stella d’autrefois. Tandis que ma douleur sombrait, ensommeillée, Dans le calme éternel, J’ai tenu seulement ma tendresse éveillée Pour ton supreme appel. Les choses de là-bas, au fond de ma pensée, Ne se dessinent plus; J’y vois, comme une brume au soleil dispersée, Fuir mes ans révolus. Seuls, ton premier visage et les traits de ma mère N’y sont pas obscurcis, Et du front paternel, hélas! le pli sévère Y demeure précis. Mon père, il m’en souvient, a raillé ton audace D’avoir offert ton nom A sa fille! à Stella, d’une superbe race Unique rejeton! Terrestre orgueil! bien vain, car la chaîne est bien forte D’un coeur qui s’est donné! Ah! ce père obéi, l’amour dont je suis morte, Me l’a-t-il pardonné? Mais il pleure, et son deuil désarme ma censure. Puisque je t’appartiens, S’il m’a meurtri le coeur, je bénis la blessure Qui m’a mise où tu viens! FAUSTUS Au monde où tu renais quel bienfaiteur m’envoie, Et, soudain, dans le vide obscur du désespoir Verse comme un soleil l’infini de la joie, Tout ce que l’âme en peut tenir et concevoir? Me sentir délivré, comme par un coup d’aile, Des chaînes et des murs que les hommes se font, Descendre dans la nuit qui les prend pêle-mêle Et retrouver l’amour et la lumière au fond! Savourer de ta main la libre et douce étreinte, Sur tes lèvres le miel de tes libres aveux, T’admirer librement, longtemps, toujours, sans crainte, Sans barrière aux regards et sans barrière aux voeux! N’avoir plus cacher, comme on cache une faute, Ton amour par l’épreuve et la foi mérité, T’adorer et pouvoir te le dire à voix haute Devant l’azur, témoin de ma sincérité! Ah! quel prodige! et quelle inexprimable ivresse! Il est donc vrai? la vie odieuse a pris fin, Celle où mon âme entière a connu la détresse, Où tous mes grands amours sans espoir ont eu faim; Où ma soif de connaître à son tour fut leurrée Par le fleuve fugace et vain des accidents, Dont l’apparence amère est seule demeurée Quand j’en ai voulu boire et goûter le dedans. Elle a pris fin, la vie où j’ai pleuré dans l’ombre, Quêteur du Vrai qui fuit et mendiant du Beau; Dans la paix la voilà tout entière qui sombre, Pour refleurir au ciel par delà le tombeau! STELLA Allons! Faustus, allons! De l’astre où tu t’éveilles Viens sur l’heure avec moi visiter les merveilles: Le spectacle en est vaste, et, sans plus de retard, Je veux l’offrir moi-même à ton nouveau regard. II SAVEURS ET PARFUMS FAUSTUS Que cette herbe fleurie en tapis étalée Fait à notre monture une moelleuse allée! Que ce ciel caressant, cher au coeur comme aux yeux, Ouvre à son léger vol un champ délicieux! Sur le dos souple et fort de cette noble bête Qu’à travers monts et vaux nul obstacle n’arrête, Car elle porte au pied une aile, une aile au flanc, Couché, flattant des doigts son poil fin, lisse et blanc, je me laisse au hasard emporter sans secousse Comme sur un nuage errant que le vent pousse; Et le sol se déroule avec rapidité Comme un fleuve à la fois calme et précipité! Galope, vole, glisse, et rase Les plaines, les sommets, les eaux! Fuis, crins au vent, flamme aux naseaux, Coursier hardi comme un Pégase! A tes bercements, à tes bonds Livré, sans crainte je chevauche_ Ah! quelle enivrante débauche D’essors et d’élans vagabonds! En avant! presse ton allure! De ma bien-aimée au front clair Se déroule en ruisseau dans l’air L’étincelante chevelure; L’air en chasse les flots mêlés, Dont je sens le baume et la soie: Son corps abandonné se ploie Au rythme de tes pas ailés, Et dans ses grands yeux pers se mire Des pays que nous traversons Et de leurs fraîches floraisons L’éternel et changeant sourire! En avant! cours! ce monde est grand. Fends la mer subtile où je nage, Dussé-je, épuisé du voyage, Ne l’achever qu’en expirant! - Le docile animal, lancé sans frein ni rêne, Joyeux sous le beau couple, éperdument l’entraîne, Effleurant les cours d’eau, les forêts et les monts, Les plateaux et les pics, et les vallons profonds. L’esprit halluciné de ravissants vertiges, Les sens émerveillés des gracieux prodiges Qu’un paradis sans fin renouvelle autour d’eux, Ils vont. Leur mouvement rapide et sinueux Aux ondulations d’un reptile ressemble; Il en a l’élégance et la mollesse ensemble. STELLA Faisons halte un moment, veux-tu, mon bien-aimé? Près d’ici je connais un asile embaumé, Où tu pourras goûter, sur le bord d’une source, La fraîche volupté du calme après la course; C’est là que, bien souvent, sous le nouveau soleil J’attendis ta venue en un demi-sommeil. Descendons. On y va par ce sentier de mousse; Un souvenir d’ivresse indicible m’y pousse_ FAUSTUS O Stella, je te suis, je te suivrai partout: J’ai pour loi ton désir, et j’ai fait mien ton goût. Mais que j’embrasse encore une fois, ô mon guide, D’un suprême regard cet horizon splendide! A la cime des monts vaporeux et dormants, Dans ces prés où leur pente en collines expire, Je sens mon allégresse ou planer ou sourire; La mer, là-bas, m’allume au coeur des diamants! Mon aime se dilate et nage, au ciel ravie, Et voit de sa misère ancienne les haillons Dispersés se résoudre en glorieux rayons! Ce grand bain de lumière allège en moi la vie. Mes yeux que nul éclair ne saurait plus léser Savourent le plein jour dont ils bravent l’atteinte; Tout l’azur m’envahit, ma pensée en est teinte, Elle en savoure aussi l’immense et pur baiser. Je bois ton harmonie, adorable lumière, Sublime harpe où vibre un hosanna sans fin Sous les doigts éthérés de quelque séraphin Qui fait son paradis de la nature entière! STELLA Viens, tu n’y perdras pas; ce n’est pas un adieu Que tu fais à l’extase en visitant ce lieu. - Elle lui prend la main. Ils s’enfoncent dans l’ombre D’une antique forêt aux colonnes sans nombre, Dont les fûts couronnés de feuillages épais En portent noblement l’impénétrable dais, Si haut, si droit au ciel, que l’oeil qui les contemple Croit mesurer l’essor d’un gigantesque temple; Et ce peuple debout en s’élevant vieilli Impose à leur jeunesse un respect recueilli. Quand l’âme de Faustus, par degrés apaisée, Offre au plus fin délice une avenue aisée, La vierge le conduit, par un chemin secret, Vers l’oasis cachée au sein de la forêt. Ils l’atteignent bientôt; à l’air des bois mêlée Une vague senteur l’a déjâ révélée, Éparse exhalaison de serre et de jardin; Au détour d’une roche elle apparaît soudain. En cirque devant eux s’élève une colline Qui jusques à leurs pieds languissamment décline; Une flore inconnue y forme des berceaux Et des lits ombragés de verdoyants arceaux. Faustus, les yeux surpris par cette flore étrange, Des plus rares couleurs harmonieux mélange, S’arrête et croit d’abord, doucement ébloui, Admirer l’arc-en-ciel à terre épanoui, L’arc-en-ciel dont l’image en mille eclairs brisée Colore d’un torrent la poussière irisée. Il aspire, muet, un effluve embaumant. Sa compagne sourit à son étonnement. STELLA Regarde! as-tu bien fait, cher Faustus, de me suivre? T’ai-je trompé? Tes yeux, dis-moi, sont-ils déçus? Ne crois-tu pas qu’une heure il sera bon de vivre Sur ces tapis pour nous d’herbe et de fleurs tissus? Hé bien! sur leur velours étincelant et tendre Pour en jouir en paix daigne un moment t’étendre. Pendant que tu vas reposer Je cueillerai ces fleurs aux humides corolles; De leurs lèvres tièdes et molles Je te ferai sentir le capiteux baiser. Il faut goûter une par une Leurs diverses odeurs que le zéphyr confond Pour subir leur charme profond Qu’altère, en les mêlant, son haleine importune. Souvent, dans le terrestre exil Où le deuil et l’espoir nous possédaient encore, Des fleurs dont avril se décore J’ai respiré l’encens moins pur et moins subtil; Et déjà j’y trouvais un baume A ma peine, à ma joie un signal de réveil; Déjà je trouvais son pareil A chaque sentiment dans quelque intime arome: La violette sous mes pas Exhalait une exquise et discrète tendresse, La rose une jeune allégresse; Une chère espérance émanait du lilas. FAUSTUS Pour ta grâce, qui s’y devine, je me souviens que je cueillais De préférence les oeillets, Dont l’âme est si fraîche et si fine. Quand ton cher coeur s’est envolé, Cette fleur a semblé comprendre Et me parfumer pour te rendre A mon amour inconsolé; Car son essence est ton essence, Et, dés que je la respirais, Je sentais dormir mes regrets Et m’environner ta présence. Ah! j’ai vite oublié le nom De plus d’une fleur de la terre: Nulle, quand j’étais solitaire, N’eut pour moi de parfum si bon. STELLA Apprends que ce parfum si doux qui te rappelle Ma première nature, imparfaite là-bas, Ne saurait l’exprimer accomplie et nouvelle, Devenue immuable au delà du trépas; Mais, dans toutes ces fleurs qu’en tes mains je rassemble, Sans doute il en est une où le sol a formé De ses sucs précieux l’odeur qui me ressemble, Qui partage avec moi le caractère aimé: Faustus, que sa vertu lentement te pénètre, Par tes nerfs caressés envahisse ton coeur! Et tu t’enivreras du plus pur de mon être, Gagné par une molle et sereine langueur: Car la félicité que la senteur éveille Est une pure extase, exempte de frissons, Moins vive que l’émoi des plaisirs de l’oreille Où l’âme et l’air troublés vibrent dans mille sons; L’odeur suave emplit jusqu’au bord toute l’âme, Philtre plus vague et plus obsédant que la voix, C’est une autre musique immobile où se pâme Une note éthérée, une seule à la fois. - Faustus, nonchalamment accoudé sur sa couche, Écoute les leçons de cette jeune bouche Où la gravité chaste unie à la douceur Lui promet dans l’amante une divine soeur, Tandis que tour à tour chaque fleur différente Lui souffle en le baisant son haleine odorante. FAUSTUS Quelle nette apparition Au fond de mon coeur qu’il visite Chacun de ces parfums suscite, Indolent ou vif aiguillon! Discret comme, sous la paupière Longue et soyeuse, la pudeur, Ou pénétrant comme l’ardeur D’une prunelle meurtrière; Léger comme l’espoir naissant Qu’une amitié de vierge inspire, Intense et fort comme l’empire D’un amour fatal et puissant; Chaud comme en ses brûlantes fièvres Une bouche aux soupirs de feu, Ou frais comme en leur simple aveu De pures et timides lèvres; Délicat comme la bonté Des mélancoliques amantes, Provocant comme des bacchantes Le fougueux désir indompté; Piquant comme les gais caprices Des moqueuses au jeu cruel, Insinuant comme le miel Des câlines adulatrices! Je les aspire, curieux, Pour interroger le beau songe Où leur suavité me plonge_ Nul ne parle bien de tes yeux, Et nul, non plus, ne sait bien dire, Si fin qu’il soit ou si puissant, Tout ce qu’on voit, tout ce qu’on sent, Dans ton candide et clair sourire. - Il persévère. En vain chaque parfum nouveau Évoque un idéal en son jeune cerveau: Le plus exquis n’a point exprimé tout encore Du charme exquis de l’âme et des traits qu’il adore; Mais, parmi la jonchée éparse sous ses doigts, Voici qu’une humble fleur sollicite son choix: Elle est d’un bleu si tendre, elle est si satinée Qu’elle rappelle aux yeux un ciel de matinée. Il la prend. Aussitôt, comme un homme altéré Accueille avec transport le breuvage espéré, Il flaire avidement la tremblante corolle, Et reste fasciné, l’oeil fixe, sans parole, Sous le frêle encensoir dont le pistil fumant Lui verse le suprême et juste enchantement; Et l’aspiration qui gonfle sa narine Tient longtemps arrêté son souffle en sa poitrine. Enfin, pâle, au plaisir profond dont il jouit Il succombe épuisé, pleure et s’évanouit_ Il a penché sa face, où la mort semble empreinte, Sur le coeur de Stella qui voit sans nulle crainte, Tel qu’un adorateur s’inclinant sur l’autel, Défaillir son ami qu’elle sait immortel. Dans un ruisseau qu’embaume une herbe delicate Elle puise à deux mains un salubre aromate Et l’en arrose. Il donne aux choses d’alentour Un regard vague et lent, qu’il pose avec amour Sur celle dont les soins et le serein visage Lui rendent de ses yeux le plus céleste usage. Dans la main qu’il attire et baise avec ferveur Du cordial puissant il goûte la saveur. STELLA Viens maintenant boire à sa source Cette précieuse liqueur, Qui t’offre une innocente et facile ressource Pour renouveler ta vigueur. Jadis le carnage des bêtes Pour te nourrir t’était vendu: Jamais pareil festin ne souillera nos fêtes; Ici, plus de sang répandu! Nul être ici ne sacrifie Les corps pour respirer construits; La dent n’attaque ici nulle sensible vie Et ne mord que la chair des fruits; Et, récoltés sans rudes peines Sur un sol aux rêveurs clément, Ces fruits d’un pur fluide enrichissent les veines, Délectable et noble aliment. Tes forces s’y pourront refaire Sans meurtre, à l’abri du remords; Sur le sein généreux de cette noble sphère Tu ne vivras plus par les morts. Non, c’est une planète où la vie est éclose Sous des lois qu’un sort juste à ses hôtes impose; Nul être n’y subsiste au détriment d’autrui, Et n’y doit forcément pour jouir avoir nui. Tous les maux sont finis qui t’affligeaient naguère: Les espèces ici ne se font plus la guerre; Aussitôt satisfait sans qu’il en coûte un pleur, Le besoin maintenant n’est plus une douleur Aiguillon toujours vif que ne craint plus personne, L’appétit rend meilleur les mets qu’il assaisonne Et la faiiii, qui sur terre à son gré fait mouvoir Les vivants qu’elle obsède, ici perd son pouvoir. Regarde autour de toi ces merveilleuses plantes: Les sucs en sont puissants et les senteurs troublantes; Ces arbres somptueux t’offrent des fruits nouveaux Dont tu te peux nourrir sans pénibles travaux. FAUSTUS Qu’il fait bon devant soi marcher l’aventure, Affranchi de tous soins, Par la terre qu’on foule assuré, sans culture, Contre tous les besoins! Qu’il fait bon ne plus voir pendre à la boucherie Des cadavres ouverts, Pour que l’humaine chair par d’autres chairs nourrie Nourrisse un jour les vers! Qu’il fait bon dans les champs que le ciel seul féconde Jouir de la saveur, Sans qu’une aveugle faim sur un étal immonde Paye cette faveur! Pourtant ces fruits parfaits que nous tend chaque branche, La parfaite liqueur Que pour nous ce rocher dans les herbes épanche Parlent moins à mon coeur; Ils lui rappellent moins ses émotions chères Par leur suave goût Que ne le font ces fleurs par leurs senteurs légères, La dernière surtout! STELLA Ah! le subtil encens qui des fleurs se dégage S’élève droit à l’âme, où son secret langage, Dont rien ne la distrait, est facile à saisir, Tandis que les saveurs, avant d’atteindre l’âme, Rencontrent l’appétit qui pour soi les réclame Et, brutal, en dispute au rêve le plaisir. A l’exploration de nouvelles contrées Dispose maintenant tes forces recouvrées. Ce qu’il nous reste à voir, c’est l’idéal vivant. Dans ce vallon fleuri les couleurs et les lignes D’un amoureux regard déjà t’ont paru dignes; Mais le beau qui respire est le plus émouvant. VOIX DE LA TERRE Cependant, loin, très loin, tout là-bas dans l’espace, Une rumeur immense et confuse s’amasse, Pareille au sombre choeur des lamentables voix Que l’orage imminent soulève dans les bois, Ou bien au choeur lugubre et plus sinistre encore Des vagues et des vents dans leur combat sonore. C’est la plainte grossie où se sont rassemblés Les blasphèmes sans nombre aux prières mêlés, Qu’adresse, jour et nuit, du dos de sa planète L’humanité souffrante à sa Cause muette. Le prêtre qui fait dire à l’enfant son credo Et du jour offre à Dieu le renaissant fardeau; Le savant qui n’a foi qu’aux jeux de la matière Et, du ciel affrontant la profondeur altière, La somme de répondre et n’y sent rien parler; Le malade innocent que fait geindre ou hurler Contre son créateur sa brutale torture; Le pauvre qui réclame à l’avare Nature, Puisqu’il faut vivre, au moins de quoi ne pas mourir; Le riche qui, lassé de son âme à nourrir, Implore un nouveau leurre à l’ennui qui le ronge; Le marchand qui poursuit un gain, l’artiste un songe, Le laboureur la pluie et le marin le vent, Le guerrier la victoire aveugle trop souvent, Le fort l’autorité, le faible la justice, Tous, que l’un le conjure ou l’autre le maudisse, Nomment un maitre hostile ou propice à leurs voeux, Dont ils cherchent très haut le trône au-dessus d’eux, Et, misérables tous, lancent, farouche ou tendre, Leur appel dans l’abîme à qui pourra l’entendre! Cet appel marche, il monte, il a dépassé l’air, Il ébranle déjà l’incorruptible éther, Il progresse, il atteint les sphères lumineuses. Pas une étoile encore, entre les plus fameuses Que sa grande onde effleure ou traverse en chemin, Ne reconnaît en lui la voix du genre humain. Mais la Divinité, ni proche ni lointaine, Règne immanente au monde, et, sans faveur ni haine, Des destins mérités mûrit le juste choix. Elle laisse vaguer tout ce vain bruit de voix Dans l’espace peuplé des séjours transitoires Qu’aux émigrants mortels assignent les victoires Ou les relâchements de leur libre vertu, Par delà leurs tombeaux, où rien n’en est perdu. III FORMES ET COULEURS FAUSTUS Stella, restons encore à la place où nous sommes, Dans l’immobilité. La malice des hommes, Leur misère, leur guerre inextinguible entre eux, Leur vie ardente en proie aux besoins douloureux, Tout le passé m’a tant fatigué que cette heure M’est dans la paix oisive à savourer meilleure Ne nous arrachons point à ce loisir calmant Je le goûte à tes pieds voluptueusement. STELLA Ainsi, quand j’eus moi-même, après beaucoup d’épreuves, Atteint ce monde où l’âme et la chair se font neuves, Où la sérénité céleste nous remplit, Comme un voyageur las se jette sur le lit, Laissant pendre ses pieds ensanglantés qu’on lave,. J’ai, comme toi, connu cet abandon suave Où toute volonté se fond et se dissout, Où dormir seulement est préférable à tout. FAUSTUS Non, le bien-être qui m’inonde, Cette quiétude profonde, N’est pas le sommeil oublieux! Ah! si j’oubliais la souffrance, Sentirais-je ma délivrance Et l’aménité de ces lieux? Plus j’éprouve combien la sphère Où je renais heureux diffère Du sombre globe où je naquis, Plus la haute béatitude Qui suit ma vie infime et rude Me rend citer cet Éden conquis. Que je mesure avec délice L’immensité libératrice Qui me sépare de mes maux! Que je me sens l’âme allégée Quand des chaînes qui l’ont chargée Je pèse d’ici les anneaux! L’oiseau pris auquel on fait grâce Un moment plane dans l’espace, Comme étonné du ciel rendu: Tel mon coeur, assurant son aile, Devant sa carrière éternelle Demeure un moment suspendu. De cette plage enchanteresse Où j’aborde sauvé, j’adresse Un dernier regard à la mer; Le souvenir de la tourmente Rend la sécurité charmante D’autant plus qu’il est plus amer! Adieu! monde impur, traître monde, Où la fleur cache un ver immonde, Où point l’orage à l’horizon Dès qu’en haut l’azur se déploie, Où l’espoir dans les pleurs se noie, Où nul plaisir n’est sans poison! Adieu! roule dans ton orbite. Avec l’engeance qui t’habite Roule tes vices, tes forfaits, Tes misères et tes supplices! Moi, j’ai vidé tous tes calices, Maintenant tranquille à jamais! STELLA Vois-tu poindre là-bas cette tache mouvante Qui semble une nuée à l’horizon vivante?_ FAUSTUS Dans la pâleur de l’aube elle tressaille et croit. STELLA C’est qu’elle vient à nous de l’orient tout droit. J’y reconnais un gros de cavaliers nomades Qui, poussant au hasard leurs libres promenades, A travers la campagne, ivres d’espace et d’air, Volent, capricieux et prompts comme l’éclair! Ils seront là bientôt. FAUSTUS Déjà la terre tremble Au rythme des sabots qui la frappent ensemble. STELLA Ils accourent penchés sur des coursiers sans freins, Et le vent qui les suit mêle aux cheveux les crins. FAUSTUS On croit voir galoper un troupeau de centaures. Ils approchent. J’entends leurs battements sonores. Les voilà! Comme ils sont gracieux et hardis! STELLA Leurs couples par la race et l’amour assortis Heurtent d’un pas égal l’étincelante arène; La même fougue errante en avant les entraîne Dans la même aventure éperdument lancés. Ils aiment la vitesse et les bonds cadencés Des chevaux généreux qu’anime un sang vivace, Et, comme eux, fous et pleins de vigueur et d’audace, Par-dessus les buissons, les rochers, les ruisseaux, Du geste et de la voix précipitent leurs sauts. Ils aiment, tout le jour, à voir sur leur passage Apparaître, onduler et fuir le paysage, A troubler des forêts le ténébreux sommeil Pour replonger soudain de l’ombre en plein soleil, A changer d’air, de sol et de ciel, à chaque heure, Où les surprend la nuit élisant leur demeure. Leurs courses me les ont déjà fait rencontrer: Ils sont grands et bien faits; je te les veux montrer. - Elle lève le bras et l’agite; à ce signe Les premiers, devant elle arrêtés tous en ligne, Se dressent pour la voir, poussent un joyeux cri, Et Stella reconnue a doucement souri. « Béni soit le hasard, dit-elle, Qui vous a dirigés vers nous Vous savez mon nom d’immortelle, Voici, vêtu de chair nouvelle, Faustus, mon immortel époux. « Il salue en vous les esclaves Mis par la tombe en liberté, Tremblants jadis, aujourd’hui braves, Qui, soulagés de leurs entraves, Promènent ici leur fierté. « Vous tous que ce paradis venge, Vous, nés en servitude au bord Du Nil, de l’Euphrate et du Gange, Pour qui le joug pesant se change En aile ouverte après la mort! « Fils de l’Afrique et de l’Asie, Que des rois au coeur dur et vain Enchaînaient à leur fantaisie Et que maintenant rassasie D’indépendance un vol sans fin! « Vous aussi, chasseurs pacifiques, Vous que l’Espagnol autrefois Brûla vifs avec vos caciques, Peuple heureux de plus sûrs Mexiques, Courant la savane et les bois! « Et vous, dont mon coeur à ma boudie Ne saurait dicter tous les noms, Qui, troupeau souffrant et farouche, Du genre humain fûtes la souche, Voyez vos derniers rejetons! « Souffrez que notre couple embrasse En vous les plus anciens aïeux, Dont le sang a laissé sa trace Dans la beauté de chaque race, Dans son cri d’appel à ses dieux! » A peine elle a parlé qu’on l’acclame et qu’en foule, Comme au pied d’un rocher la mer s’élève et croule, Les coureurs autour d’elle à sa voix suspendus, De leurs chevaux, d’un bond, sont déjà descendus; Et Faustus, avec elle environné, contemple L’appariment parfait, sur terre sans exemple, Des puissances de l’âme et des forces du corps, L’expressive beauté qui naît de leurs accords, Et de ces affranchis les sereins hyménées, Où par un libre noeud l’une à l’autre enchaînées Dans deux êtres divers joints éternellement Se complètent la force et la grâce en s’aimant. Il admire ces chairs fines ou vigoureuses Qu’animent des sangs purs, des volontés heureuses, Ces chairs que de vils coups l’ancien bâton rouait, Que meurtrissait le sceptre ou déchirait le fouet. A la contorsion qu’infligeait le martyre Le geste aisé succède et le noble sourire; Les larmes qui brûlaient, en jaillissant, les yeux Font place à d’autres pleurs lents et délicieux, Aux pleurs qu’à l’oeil ravi les horizons arrachent Et que ni la terreur ni la haine ne cachent. Stella dit à Faustus: « Vois, admire à ton gré Leur bonheur libre et pur de la terre ignoré. Les corps peuvent ici, dans leur pleine croissance, Ne sentant pas la mort liée à la naissance, Jouir d’une jeunesse aux jours illimités, Exempts de toute usure et des infirmités Qui, par une imparfaite et dure économie, Font de la volupté, là-bas, une ennemie. Cet astre généreux donne à ses habitants Une tranquille foi dans ses bienfaits constants; Il leur prodigue à tous ses trésors sans mesure Et rend ainsi la paix facile entre eux et sûre. Un infaillible choix y rend perpétuel Dans les coeurs des amants leur attrait mutuel. Des visages, des goûts, l’accord et le contraste, Enfin persévérants! fixent leur amour chaste; La main qui les forma les a sacrés époux: Fidèles par nature, ils ne sont point jaloux. » FAUSTUS Il peut donc exister une humanité bonne, Paisible, et qui sans honte à l’instinct s’abandonne, Pouvant vivre sans meurtre, exempte de la faim, Sans lutte avec le sol et l’air, heureuse enfin! Quoi! ce n’est plus ici la peur de la misère, L’âpre souci de l’or stérile et nécessaire, La terreur de mourir, l’effroi du lendemain Qui font dans tous ses voeux battre le coeur humain! Ainsi donc, s’enrichir, dominer, ces deux choses, Qui de toute action sont les fins et les causes, Perdent pour l’homme ici leur féroce intérêt? Maître sans crime, il peut savourer sans regret La douceur de ses biens, qu’il ne vend ni n’achète. Quel délice, ô Stella, quelle indicible fête, De respirer un air pur, absolument pur, Et d’en voir resplendir l’inaltérable azur, Sachant que nul sanglot, nul soupir, nul blasphème, Nul cri n’en peut venir troubler la paix suprême! A mes frères, là-bas, combien avaient coûté De sueurs et de pleurs les biens dont j’ai goûté! Je vais donc aujourd’hui vivre libre, à mon aise, Savourer le repos, sans qu’un remords me pèse, Sans que d’autres pour moi se privent de plaisirs Qu’aient à se reprocher mes injustes loisirs! Il n’est donc pas besoin de maçons qui bâtissent, Mal abrités, mon toit, ni d’ouvriers qui tissent, Courbés sur des métiers dans un obscur taudis, Mes vêtements du pauvre enviés et maudits! Qu’un peuple au sol rivé le retourne et le fouille Pour m’en fournir le blé, les métaux et la houille! Qu’un innombrable essaim d’obstinés travailleurs S’épuise à me forger des jours un peu meilleurs! Ah! la douleur de tous, ici, comme sur terre, De ma félicité n’est donc pas tributaire! STELLA Non, mon ami; chacun, dans ce monde excellent, Use, avec un fertile et naturel talent, Pour les oeuvres qu’il aime et peut aimer sans blâme, Des forces de son corps et des dons de son âme; Le travail lui paraît plus un jeu qu’une loi, Des puissances de l’homme utile et doux emploi! Volontaire, sa tâche à sa vaillance agrée; Serein quand il travaille, il semble un dieu qui crée; Dans l’effort même, auquel on ne le contraint pas, Il jouit de vouloir et n’en est jamais las; Sa victoire n’est pas le prix de la fatigue. Des fruits de son labeur satisfait et prodigue, Il aime à les offrir à son propre rival; Et tandis que sur terre, ou l’échange est vénal, Tout service, tout bien se mesure et se troque, L’échange n’est ici qu’un bienfait réciproque. FAUSTUS Ah! quel soulagement pour la compassion, Pour la justice, ô mes ancêtres, De vous voir tous debout, hors du sombre sillon Où vous courbait le joug des maîtres! Qu’il m’est doux de venir, après des milliers d’ans, Vous rendre un filial hommage, Vous reconnaître, au nom de tous vos descendants Qui se libèrent d’âge en âge, Et vous dire qu’enfin les derniers nés d’entre eux Possèdent la glèbe et les villes Que fondèrent, au prix d’efforts si douloureux, Pour vos tyrans vos mains serviles! Et pourtant plaignez-les, car, des chaînes sauvés, Ils attendent la paix encore, Se disputant partout les champs et les pavés Qu’un sang fraternel déshonore; Moins ignorants que vous, moins crédules aussi, Las des dieux immortels qui meurent, Ils ont, veufs d’espérance, uniquement souci Des atomes, qui seuls demeurent; Sans gagner le bonheur, ils ont conquis le droit, Plus tristes, s’ils sont moins barbares, Et dans leurs champs égaux ils rampent à l’étroit, Trop nombreux pour les blés trop rares! - Ainsi du monde ingrat d’où l’arracha la mort Faustus à ses aînés dit l’incurable sort. Pendant qu’il parle, tous se pressent pour l’entendre Et cherchent à l’envi ses mains pour les lui prendre. Il croit voir, ébloui par le mouvant amas De ces beaux corps trempés aux plus divers climats, Luire, sous leur peau blanche ou jaune, ou brune ou noire, Et respirer des dieux d’or, de bronze et d’ivoire. Ils lui charment les yeux, chacun par sa couleur Dont l’éclat vif ou sombre ou la tendre pâleur Enchaînant le regard le flatte ou l’émerveille. Et quelle joie exquise et plus intime éveille Dans son âme la forme, où par le seul contour L’esprit parle à l’esprit et l’amour à l’amour, Où chaque race écrit qu’elle a reçu son moule Du sol âpre ou clément, triste ou gai, qu’elle foule, Et dans sa beauté propre enseigne par ses traits De la terre et du sang les échanges secrets! FAUSTUS Tous ces corps, tes chefs-d’oeuvre et ton honneur, ô Terre! Comme tes plantes ont germé, Et de chacun le germe a crû, dépositaire D’un souffle originel, d’un type héréditaire Après mille ébauches formé. Tes climats sur la vie, éternelle aspirante, Ont tous épuisé leur vertu; Mais elle, force noble au poids vil inhérente, Obstinément elle a, quoique frêle et souffrante, Contre eux sans cesse combattu. La torride chaleur et la rude froidure Ont sévi, mais sans l’étouffer; L’air énervant qui berce une molle verdure A pu, trop embaumé, l’assoupir: elle dure, Elle a su partout triompher! O Terre! elle a bravé sur toute ta surface Tes délices et tes rigueurs; Rebelle à ta caresse et sourde à ta menace, Elle a rampé, lutté, grandi, souple et tenace, Dans les corps humains, tes vainqueurs! Les voilà! combattants que la victoire apaise, Tels que tes saisons les ont faits, Mais sous un ciel exempt d’influence mauvaise, Plus beaux, plus sains, guéris de tous les maux, pleins d’aise, Inaltérables et parfaits! Ceux dont ton avarice avait plié le buste Sur le soc, la pioche et la faux, Enrichis d’un bras fort, d’une épaule robuste, Conservent, redressés, leur énergie auguste, Vrai salaire de leurs travaux. Ceux qu’avaient alanguis les traits ardents que lance Un soleil fauve, et les senteurs Des lourdes floraisons dormant dans le silence, Gardent, ressuscités, leur ancienne indolence Sous des contours plus enchanteurs. Ceux qu’animait la faim d’un sanguinaire zèle A chasser le cerf et l’oiseau, Longtemps rivaux adroits du pied leste et de l’aile, Ont les membres plus fins et le torse plus grêle, Ils ont la grâce du roseau. Sacrés par le triomphe, et par l’épreuve même Brutale ou perfide ennoblis, Tous, hôtes désormais d’un astre qui les aime, Réalisent ici, dans le bonheur suprême, Leurs derniers types accomplis! STELLA Tu vois du genre humain les premières espèces Que voilait le passé de ses ombres épaisses. Ces hommes, les premiers au paradis reçus, Laissèrent de leurs corps les terrestres tissus Enfouis et bientôt dissous au fond des tombes; Mais leurs formes, fuyant comme un vol de colombes Qui par un sûr instinct retournent à leurs nids, Vinrent vêtir la chair et l’esprit rajeunis Sur cet astre où, fixés dans le sang et la sève, Le printemps persévère et la beauté s’achève! Regarde-les bien tous, car leurs traits et leurs teints Avaient péri pour nous, et leurs types éteints Dans la succession des races mélangées Avaient suivi les moeurs avec les temps changées. FAUSTUS Que n’êtes-vous réunis dans ces lieux, Grands artistes de tous les âges, Vous dont la splendeur des visages Et leur sourire ont enchaîné les yeux, Vous que charmaient une fière encolure, Par un souple torse assemblés Des membres pleins, bien accouplés, Une héroïque ou langoureuse allure, La fleur humaine au tendre coloris, A la forme pure, élégante, Soeur de la rose et de l’acanthe, Comme elles noble, éphémère et sans prix! Ah! vos pinceaux et vos ciseaux fidèles, Peintres ardents, sereins sculpteurs, Entre vos doigts révélateurs Frémiraient d’aise imitant ces modèles! STELLA Rassure-toi, Faustus, aucun d’eux n’est privé De contempler vivant son idéal rêvé: Des beautés que la terre aux yeux mortels dénie, Chacun, dans la lumière avant nous arrivé, Satisfait son regard, son cour et son génie. Ils possèdent leur songe incarné sans effort C’est aux bras d’Athéné que Phidias s’endort; Souriante, Aphrodite enlace Praxitèle; Michel-Ange ose enfin du songe qui la tord Réveiller sa Nuit triste et sinistrement belle; Ici le grand Apelle, heureux dès avant nous, De sa vision même est devenu l’époux; L’Aube est d’Angelico la soeur chaste et divine; Raphaël est baisé par la Grâce genoux, Léonard la contemple et pensif la devine; Le Corrège ici nage en un matin nacré, Rubens en un midi qui flamboie à son gré; Ravi, le Titien parle au soleil qui sombre Dans un lit somptueux d’or brûlant et pourpré, Que Rembrandt ébloui voit lutter avec l’ombre Le Poussin et Ruisdaël se repaissent les yeux De nobles frondaisons, de ciels délicieux, De cascades d’eau vive aux diamants pareilles; Et tous goûtent le Beau, seulement soucieux, Le possédant fixé, d’en sentir les merveilles! Il leur suffit que l’âme en soit le pur miroir; Créateurs au repos, il leur suffit de voir Leur idéal exempt de sa terrestre gaze. En bas la renommée a comblé leur espoir, En haut leur récompense est l’éternelle extase! - Cependant à l’appel des horizons nouveaux Vers leurs maîtres épars hennissent les chevaux. Bientôt les cavaliers avec des cris de joie Replongent dans l’espace, et chacun d’eux envoie A ses hôtes d’une heure, en quittant ce beau lieu, Un gai salut fuyant qui n’est pas un adieu. VOIX DE LA TERRE Tu montes vainement, ô vivante marée De tous les cris humains par la terre poussés! Contre les fiers soleils, vagabonde égarée, Tes flots aigus se sont vainement émoussés! Tu n’es par aucun d’eux au passage accueillie; Tu peux longtemps encor dans l’infini courir: Chaque étoile à son tour par ta houle assaillie La sent glisser à peine et dans la nuit mourir. Quand pour l’une tu fuis, au loin diminuée, Pour une autre déjà tu grandis; mais toujours Ton douloureux concert de plainte et de huée Dans son ascension trouve les astres sourds! Pourtant reste fidèle à ta recherche errante Peut-être existe-t-il, plus haut encore aux cieux, Une sphère moins sourde et moins indifférente Qui t’est moins étrangère et te comprendra mieux. IV HARMONIE ET BEAUTÉ FAUSTUS Que cette matinée en ce beau lieu m’apaise! Sa fraîcheur, qui m’inonde et me pénètre d’aise, Dissout le reste amer de mon terrestre ennui. Jamais je n’ai senti, Stella, comme aujourd’hui, La parenté secrète et l’harmonie intime De l’âme et du bonheur que le printemps exprime. Cette aurore au sourire immense et caressant Fait songer à l’espoir d’un grand amour naissant; Le tendre affaissement de ce vallon qui rêve Rappelle l’abandon d’un baiser qui s’achève. Vois là-bas dans la brume onduler ce coteau, Rose, au bord d’un lac bleu qui miroite et se plisse: Il semble qu’une Hébé s’éveille avec délice, Froissant le lit soyeux que lui fait son manteau; Cette haleine est vraiment la grâce qui respire: Ce qu’elle dit aux fleurs l’amour l’aurait pu dire; Dans ces lis qu’elle incline on ne discerne plus Leurs lentes flexions des plus chastes saluts; Et pourrait-on jurer qu’il ne tremble personne Dans le feuillage ému de ce bois qui frissonne? Ah! quelle aménité dans la communion De l’âme et du zéphyr, du coeur et du rayon! STELLA Nous sommes seuls, la terre est très loin, goûte encore Des mauvais jours vécus la fuite à l’infini; Que l’oubli lentement un par un les dévore, Et tout entier te rende à ce séjour béni! FAUSTUS O Stella, mon amie, après tant de vacarmes: Blasphèmes, cris, sanglots, soupirs, clameurs, Appels aigus et confuses rumeurs, Voix d’hommes, bruits d’outils, fracas de chars et d’armes, Que ce silence est doux, ineffablement doux! Qu’il est suave à l’âme, ce silence Où, clair et pur, dans l’air serein s’élance Le chant de ces oiseaux qui n’ont pas peur de nous! Vers nous de tous côtés ils arrivent par bandes. Regarde-les près de nous voltiger, Ou balancer en éventail léger Leurs ailes, sur nos fronts ouvertes toutes grandes. Écoutons-les. Jadis l’hymne du rossignol, Si renommé sur notre ancienne terre, Des nuits d’alors enchantait le mystère Sans jamais rendre au ciel l’âme enchainée au sol. Te souvient-il du parc où nous errions si tristes? Dans un sentier tout jonché de lilas La solitude alanguissait nos pas, Le crépuscule aux fleurs mêlait ses améthystes. Où sombrait le soleil, dans un lointain pays, Nos coeurs rêvaient une patrie absente_ Quand une note au ciel retentissante Comme un trait d’or soudain s’éleva du taillis; Une autre, puis une autre, en sonores fusées Par temps égaux jaillirent de ce bois; Puis, d’un essor qui s’essayait, la voix Préluda vaguement par roulades brisées. Tu t’arrêtas, le doigt sur la bouche, et me dis: « Le rossignol chante! prêtons l’oreille. » Avidement tu l’écoutais, pareille A quelque ange en exil au seuil du paradis. La nuit mélancolique achevait de descendre Et semblait sur le parc avec lenteur tomber, Comme d’un fin tamis une légère cendre, En noyant les contours qu’elle allait dérober; L’écharpe du zéphyr frissonnait sans murmure, Et molle s’affaissait sur les prés assoupis; Le ciel, obscur enfin, couvrit la terre obscure Comme un dais somptueux parsemé de rubis. Et le chant déchira, plus large et plus sonore, De l’azur assombri les voiles plus épais, De monde en monde allant plus haut, plus haut encore, Troubler de l’infini l’inaccessible paix. L’étoile au coeur de feu qui tressaille et palpite Paraissait écouter avec étonnement La lyre si puissante et pourtant si petite Qui vibrait au gosier de son terrestre amant. Ah! que ces notes sanglotantes, Ces beaux cris épars, où souffrait L’oiseau blessé d’un mal secret, Caressaient nos âmes, flottantes Du voeu stérile au vain regret! Nous pleurions, nous croyions entendre Tour à tour triompher, gémir, Douter, croire, espérer, frémir, Dans cette voix vaillante et tendre, Le genre humain prince et martyr. Car un mal aussi le tourmente Quand, sous les riches nuits d’été, Par l’appel de l’immensité A fuir sa planète inclémente Il sent qu’il est sollicité, Mais que, trop fragile et trop brève, L’aile d’Icare audacieux Jusqu’au seuil effleuré des cieux A cette fange ne l’enlève Que pour l’y précipiter mieux! Nous revînmes, gagnés par un trouble indicible, Nous parlant du bonheur qui ne sera possible Qu’ailleurs, plus tard, très loin, très haut_ Dans un astre où l’amour sans mensonge et sans tache, D’incorruptibles coeurs indissoluble attache, Respirera l’air qu’il lui faut! Puis dans le vieux salon désert, calme retraite Qu’éclairait mollement une lune discrète, Tu t’assis à ton clavecin; Une gamme rapide en émut chaque touche, Et tu laissas éclore et vibrer sur ta bouche L’angoisse qui gonflait ton sein. Tu repris d’une voix pénétrante et fiévreuse, Pour en approfondir la douceur douloureuse, Tous les trilles du rossignol; Ton art en fit monter jusqu’à Dieu l’harmonie Sur les ailes que prête aux sons l’humain génie En les accouplant à son vol! J’écoutais, tour à tour lente ou vive, ta plainte Descendre, s’élever, puis retomber éteinte, Puis ardente se ranimer; Écho vivant, mon coeur en sentait chaque phrase A ton gré, tour à tour, le ravir dans l’extase, Dans la détresse l’abîmer_ Ton chant s’évanouit comme un baiser qui tremble, Et sous tes doigts tendus, arrêtés tous ensemble, Expira le dernier accord; Et pâle, les yeux clos, la tête renversée, Stella, tu répondis tout bas à ma pensée: « Après la mort, après la mort! » Maintenant que je touche à la suprême vie, Aux biens que de si loin la race humaine envie, Maintenant qu’immortels mon sang, ma chair, mes os, Goûtent après la tâche un souverain repos, Que ce monde à mon coeur par tous mes sens envoie Avec de purs plaisirs une innocente joie, Qu’enfin je suis heureux sans trouble, entièrement, Il ne se mêle en moi plus de vague tourment, D’aspiration vaine à la douceur d’entendre L’onde fraîche des sons par tes lèvres s’épandre Des profondeurs de l’âme aux profondeurs du ciel; L’amertume terrestre en altérait le miel. Ah! je comprends pourquoi j’en redoutais l’ivresse Comme une jouissance excessive et traîtresse, Comme un cruel délice! Aujourd’hui je comprends Les rêves à la fois suaves et navrants Qu’inspire la musique aux hommes sur la terre; La coupe qu’elle y tend jamais n’y désaltère, Coupe à la fois offerte et refusée au coeur, Dont il sent le parfum sans goûter la liqueur. STELLA Ami, de ce nectar, ici, rien ne nous sèvre; Nous pouvons y porter sans obstacle la lèvre, Et, d’un philtre allégeant sans alarme enivrés, Des chaînes qui liaient nos ailes délivrés, Aller boire à leur source, en torrents d’harmonie, La pure extase au pur enthousiasme unie? Je chante avec l’ancienne voix Dont le timbre encore te charme; Mais, plus sereine qu’autrefois, Il n’y tremble plus une larme; Il n’y languit plus de soupir, Comme en ces jours de longue attente Que l’idéal faisait subir, Là-bas, à notre soif ardente; Il n’y passe plus de frisson, Comme au temps de l’amour fragile Où sans cesse un doute, un soupçon Menaçaient l’idole d’argile; Il n’y tinte plus de sanglot, Comme sur la terre où tout passe, Où toute beauté meurt si tôt, Ou si fuyante est toute grâce! Ici j’exhale en notes d’or Dont la douceur est sans mélange, Dont plus rien n’entrave l’essor, Un amour qui jamais ne change, Un bonheur sans borne, éternel! Et sous l’irrésistible empire Du besoin d’en remplir le ciel Je le chante comme on respire. Parcourant l’échelle sans fin D’une neuve et sublime gamme, L’hosanna d’un orgue divin Monte en ma poitrine de femme! Je veux t’emporter aux sommets Où mes propres chants m’ont ravie! Sois deux fois heureux à jamais: La musique double la vie; Car dans leurs mouvements égaux L’âme et la voix vibrent ensemble, Les notes se font les échos Du sentiment qui leur ressemble; Et par son incantation La mélodie au coeur rappelle La tendre ou vive passion Dont l’accent se réveille en elle, Ou, n’évoquant rien du passé, Elle ouvre une immense avenue A son grand vol jamais lassé Dans le suprême azur sans nue! Mon chant va te bercer, égal et lent d’abord Comme un chant de nourrice, Pour te faire oublier des blessures du sort Même la cicatrice, Pour effacer en toi du récent souvenir La tache encore noire, Pour qu’il ne reste plus même une ombre à bannir Du fond de ta mémoire, Pour qu’un rêve calmant délivre ton cerveau De la pensée ancienne, Et que des vieux soucis rien dans ton coeur nouveau Désormais ne revienne. Dans les profondes eaux d’un murmurant Léthé Il faut que tu te plonges, Comme il faut bien dormir pour être visité Par l’essaim des beaux songes; Et quand des jours mauvais ne te hantera plus L’image évanouie, Tu goûteras entier le bonheur des élus Révélé par l’ouïe! Alors tu sentiras se lever doucement L’opaque et lourd rideau qui te voile à toi-même, Éclore dans ton âme une aube vague et blême, Puis croître et resplendir l’intime firmament. Grand comme l’autre ciel, celui-là se déploie Ensoleillé d’amours et d’espoirs étoilé, Ouvrant de toutes parts, comme l’autre peuplé, A d’innombrables voeux des abîmes de joie! Ces amours, ces espoirs dormaient inaccomplis, Et ma voix de leur tombe en vibrant les exhume: La musique ressemble au soleil qui rallume Les spectres des objets dans l’ombre ensevelis. Ce qu’en l’espace font la lumière et la flamme Qui donnent à la fois couleur et force au corps, Pour donner forme et vie aux rêves, les accords, Émules des rayons, le font aussi dans l’âme! O musique, soleil du monde intérieur, Montre à mon bien-aimé tout le fond de mon être; Qu’il puisse, au fond du sien me reflétant, connaître Ce que j’ai de plus beau, ce que j’ai de meilleur! Fais que, par ta vertu sympathique éveillées, Les fibres de son coeur répètent mon émoi, Qu’il sente en lui frémir ce qui frémit en moi, Que nos ailes enfin battent appareillées! Alors, couple parfait, d’un vol harmonieux Nous irons explorer l’infini côte à côte, Du plus profond amour à la paix la plus haute, L’infini du bonheur, impénétrable aux yeux! - Stella se tait. Au loin son regard semble lire. Caressant d’une main qu’agite son délire Les cheveux du jeune homme assis sur le gazon, Et de l’autre attestant le sublime horizon, Debout, la bienheureuse en extase s’arrête. Avec un lent sourire elle penche la tête, Sur sa poitrine croise et presse ses deux mains, Et pour se préparer aux cantiques prochains Elle songe, et tout bas recueille sa pensée. Puis, d’une voix d’abord lentement cadencée, Elle chante_ O merveille! ô fête! Hélas! quels mots Seront jamais d’un chant les fidèles échos? Quels vers diraient du sien l’indicible harmonie? Toute l’ouvre possible au langage est finie Quand il a seulement fait signe au souvenir; Symbole indifférent, impropre à contenir Le moule et le miroir des choses qu’il doit rendre, A qui n’en connaît rien il n’en peut rien apprendre Or, dans l’air d’ici-bas que seul nous connaissons, Jamais pareils transports n’émurent pareils sons. Ah! ton art est cruel, misérable poète! Nul objet n’a vraiment la forme qu’il lui prête; Ta muse s’évertue en vain à les saisir: Les mots n’existent pas que poursuit son désir; Si beau que soit un vers par le souffle et le nombre, La beauté qu’il décrit n’y laisse que son ombre_ On voit les brumes du matin, Que disperse la tiède aurore, En légers lambeaux de satin Sur les prés se traîner encore, Errer sous la brise un moment, S’allonger, s’éclaircir, s’étendre, Puis disparaître entièrement Dans l’azur gai, limpide et tendre; Faustus voit ainsi le passé, Aux douceurs du chant qui commence, Se fondre et se perdre, effacé Dans la béatitude immense. Son regard étonné trahit Combien cette paix sans mélange Qui le pénètre et l’envahit Lui semble doucement étrange. Avait-il jamais pu goûter Rien de bon, depuis sa naissance, Qu’une amertume à redouter l’en corrompît pour lui l’essence? Mais à mesure que décroît Le nuage ancien qui l’obsède, Avec moins de surprise il croit Au calme ignoré qu’il possède. Il sent enfin s’évanouir Du souvenir les derniers restes; Il peut boire aux urnes célestes, Certain de n’en rien laisser fuir. Pendant qu’il s’abandonne au suave bien-être Qui partout comme un baume apaisant le pénètre, Et que, dans un linceul de joie enseveli, La paupière abaissée, il savoure l’oubli, Le bonheur le plus vif, le plus doux, le plus rare, Pour lui ravir les sens et le coeur, se prépare, Stella, qu’il ne voit pas, debout à son côté, Revêt une nouvelle et suprême beauté. Elle n’est plus la femme à la grâce fragile, Fleur pâle, ouvrage obscur de la terrestre argile, Qui, sous des cieux changeants par la brume couverts, Disputait sa fraîcheur à l’affront des hivers, Et, battue âprement par la pluie et la bise, Penchait sa tige frêle aux tourmentes soumise. Vulnérable autrefois et mortelle, sa chair, Offerte maintenant à la tiédeur de l’air, S’y peut épanouir à l’aise, enfin rendue A son moule éternel qui l’avait attendue. Elle l’a tout à coup, du premier jet, rempli: Un col fier, un front lisse à tout jamais sans pli, Que ne courbera plus une vie inquiète, De l’ancienne exilée ont ennobli la tête; Et sur sa tempe court, délicat comme un fil, Le bleuâtre réseau d’un sang vif et subtil. Le trait de ses sourcils, déjà si pur, décore La voûte de ses yeux d’un arc plus pur encore; L’azur de sa prunelle encor plus ingénu Qui sur terre déjà montrait son âme à nu, A travers l’infini reflété, la dévoile Plus sereine et plus neuve, inextinguible étoile Que baigne avec douceur, comme un soir qui descend, De ses longs cils soyeux l’ombrage caressant. Aux senteurs qu’un Avril durable a composées, Palpitent de plaisir ses narines rosées; Une lueur d’ivoire avive le carmin De ses lèvres qu’entr’ouvre un souris plus qu’humain. Sa chevelure, au bord de l’oreille mignonne, Comme un sable d’or fin qui ruisselle et rayonne, Ondule étincelante, et jusques à ses pieds Retombe, somptueuse, à flots multipliés; Et sur ce rideau blond qui l’embaume et le flatte Son corps renouvelé, frais et splendide, éclate! A sa voix, dont l’appel tinte mélodieux, Faustus tourne vers elle à demi clos ses yeux. Tel Adam se réveille étonné devant Ève, Devant cette beauté que le bonheur achève Il se dresse ébloui_ L’idéal imprévu Prend, comme son regard, son âme au dépourvu. Muet, dans sa stupeur peu s’en faut qu’il ne tremble; Il blêmit; sa surprise à la frayeur ressemble. STELLA Faustus, ne reconnais-tu pas Ta véritable bien-aimée? C’est elle, mais par le trépas D’éléments divins reformée, D’un souffle immortel ranimée, Plus tienne encore que là-bas! FAUSTUS Je contemple le Beau céleste Que l’ombre me dissimula; Le rayon qui le manifeste, Oui, c’est bien ta grâce, ô Stella! Ce que j’y rêvais, le voilà! Tout ce que j’en aimais y reste. STELLA Vois-le réalisé! Dans notre ancien séjour Ton songe sans figure attristait ton amour. FAUSTUS Je sentais se mêler une angoisse inconnue, Un vague et téméraire espoir Au terrestre émoi de te voir. STELLA Tu rêvais la Stella qui n’était pas venue, Tu l’attendais sans le savoir. FAUSTUS Je sentais ta beauté, dont une humble matière Emprisonnait la floraison, Chercher la céleste saison. STELLA Vois, le lis est éclos, et sa candeur altière A dépouillé toute prison! FAUSTUS Je sentais vaguement plus haut que ma tendresse, Dans les sanctuaires secrets, Planer l’idéal de tes traits. STELLA Déjà s’ouvrait ton coeur assez grand pour l’ivresse Que si haut je lui préparais! FAUSTUS Si grand ouvert qu’il soit, ta beauté le dépasse, Il ne saurait la posséder, Nul transport ne l’y peut aider_ STELLA Une aspiration qui jamais ne se lasse, Quel idéal peut l’excéder? La pudeur sur la terre est le refus que l’âme Fait aux sens de mêler son amour à leur flamme Avant d’être conquise et d’assurer ses droits. Mais affranchie enfin des pudiques effrois, L’âme, vêtue ici d’une chair éthérée, Soeur des lèvres, s’y pose, en paix désaltérée, Et goûte une caresse où, né sans déshonneur, Le plaisir s’attendrit pour se fondre en bonheur. FAUSTUS Quoi! le bonheur inexprimable Qui me semblait en vain promis Par ta grâce accomplie infiniment aimable, Va m’être à tes genoux permis! Par une âme, indigne étrangère, Plus d’un beau corps fut habité, Mais la forme chez toi n’était pas mensongère: Elle m’a dit la vérité. Ah! que de chères découvertes Dans ta pure essence, aujourd’hui, Par tes contours divins sont à mon coeur offertes, Pour te révéler toute à lui! STELLA Nous nous sommes choisis et nous sommes nos maitres. Tu m’as rejointe au ciel, la terre est loin de nous. FAUSTUS Dans un hymen sublime unissons nos deux êtres! STELLA Je m’abandonne entière, épouse, à mon époux. VOIX DE LA TERRE Égaré dans les déserts blêmes Où tressaillent des points vermeils A d’humbles veilleuses pareils, Il marche, le flot des blasphèmes, Des voeux et des appels suprêmes, Depuis Abel accumulés! Il sonde, clameur éperdue, Les horizons par l’étendue Indéfiniment reculés. Combien a-t-il déjà franchi de nébuleuses, Amas d’astres fondus en de laiteux brouillards, Où, de près, l’oeil lassé compte par milliards Des constellations aux formes anguleuses! Leurs globes d’or n’ont point frémi plus à ce vent Qu’aux haleines d’été les fruits dans la ramure. Courage! dans l’abîme, ô douloureux murmure, Pour trouver qui t’écoute enfonce plus avant! L ’ espace est un: tout y respire; Tous les êtres l’ont pour aïeul Et communiquent par lui seul; Rien ne se perd dans son empire! Quelqu’un t’entendra quelque part: Du cri que l’humanité pousse L’éther propage la secousse, Qui doit aborder tôt ou tard! Un atome enfoui sous terre est peu de chose; Pourtant tout l’univers en sent le poids léger. Peut-on croire que l’homme, on l’idée est éclose, Roi du monde, ne soit partout qu’un étranger? Le corps, qui pèse et tombe, à toute la matière Est de loin rattaché par un attrait puissant. Se peut-il qu’a jamais la terrestre frontière Sèvre du ciel entier l’âme qui rêve et sent? DEUXIÈME PARTIE LA PENSÉE V LA PHILOSOPHIE ANTIQUE Comme un fleuve, miroir d’un ciel sans ombre, glisse, Coulait leur calme vie en un constant délice, Depuis que leur hymen avait trouvé son nid Sur cet astre où l’amour donne à ceux qu’il unit, Avec le seul trésor qui, partagé, se double, Une félicité renaissante et sans trouble, Celle qu’avant sa mort Faustus d’en bas rêvait. Pourtant tout l’homme en lui n’était pas satisfait: Par moments, une vague et sourde inquiétude, Le souci de savoir, que nul front fier n’élude, Le mal de l’inconnu, l’avait déjà hanté; Hélas! il en était maintenant tourmenté. Pendant que sa compagne à son côté sommeille Et laisse errer son âme au gré d’un songe, il veille. Quand la plaine a bruni sous le crêpe du soir, Que l’ombre y pose enfin son tapis le plus noir, Qu’en haut, très loin du sol où s’effacent les formes, D’innombrables points d’or font sentir plus énormes Les espaces comblés seulement par la nuit, Quand la vie a cessé son travail et son bruit, Sous ce grand deuil semé de lointaines lumières, Perdant le proche appui des choses coutumières, Seul, devant l’univers qui va s’amplifiant, L’esprit déconcerté devient moins confiant. Sans le fard bigarré qui pour l’oeil le diapre, L’Être oppose un refus plus sinistre et plus âpre A l’interrogatoire anxieux qu’il subit, Obstinément muet, adjuré sans répit. Faustus veut, à son tour, au silence du gouffre Arracher le secret dont, toujours homme, il souffre. « Loin du monde cruel et vil D’où m’a sauvé la mort, dit-il, J’ai passé des heures si douces! Les ans, que je ne comptais plus, Insensiblement révolus, M’emportaient d’un vol sans secousses; « Et sans nulle peine conquis Tous les plaisirs les plus exquis A mes sens versaient leur ivresse; Les bonheurs les plus délicats Offraient, exempts de tous combats, A mon coeur aussi leur caresse. « Je n’ai fait qu’aimer et sentir, Mais sans pouvoir anéantir Ma pensée et sa vieille attache; Il couve en ma joie un tourment, Car sous l’objet le plus charmant Je veux saisir ce qu’il me cache, « L’ invisible sous les couleurs Et l’impalpable sous les fleurs Où j’appuie, en songeant, ma tête; Je ne peux plus l’y reposer: Si je tends ma bouche au baiser, L’inconnu se dresse et m’arrête. « Hé bien! prenons-le corps à corps! Que, terrassé par nies efforts, Le monstre vaincu me réponde! Que, sous le grand masque étoilé, Je contemple en Dieu dévoilé La cause et la raison du monde! » Accoudé sur sa couche et le front dans la main, Faustus, près de tenter cet assaut surhumain, Rassemble quelque temps sa force et son courage, Mais il se sent chétif pour un si haut ouvrage. Isolé dans le vide, y cherchant des soutiens, Il réclame leur aide à ses maîtres anciens, Aux penseurs qui, sur terre, avec la même audace, Ont regardé le sphinx impénétrable en face, Et, de l’énigme épris, s’ils n’en ont révélé Le véritable mot, l’ont du moins épelé! A travers les splendeurs dont le présent se dore, Leur gloire obstinément à ses yeux luit encore. Leurs grands noms sont pareils à des astres lointains Que le soleil levant n’a pas encore éteints; Et, célébrés jadis par des bouches sans nombre, Bien qu’ils n’aient ébranlé qu’un air épais et sombre, Ces noms, certes, pourront sur ses lèvres vibrer Dans l’air d’un paradis sans le déshonorer. Il tâche d’évoquer, au fond de sa mémoire, Des systèmes fameux la longue et noble histoire, Afin d’en recueillir le suc essentiel, Comme l’abeille emprunte à mille fleurs son miel. Il voit, sages ou non, sereines ou chagrines, Dans le passé surgir et tomber ces doctrines Au souffle de l’esprit qui se porte en avant, Comme les blés courbés tour à tour par le vent. Toutes il les recense, épiant l’étincelle, La lueur ou l’éclair, que chacune recèle; Et dans sa veille ardente il prononce à mi-voix Ces paroles, écho des leçons d’autrefois: « Les penseurs inquiets sont les plus grands des hommes! Qu’on vante l’or, les blés des cités économes, Par-dessus tout la Grèce aimait la Vérité! Milet, Samos, Élée, habitantes des plages, Vos poètes sont purs comme l’onde, et vos sages Comme elle sont profonds, et leur témérité Ouvrit sur l’inconnu de lumineux passages. « Dans la grande Nature ils entraient éblouis, Avec ferveur, sans choix, sans art; leur premier songe Errait émerveillé, comme la main qui plonge Dans les trésors confus par l’avare enfouis! Qu’est-ce que l’Univers? Il vit: quelle en est l’âme? Quel en est l’élément? L’eau, le souffle, ou la flamme? Thalès y perd ses jours, Héraclite en pâlit. Démocrite en riant a broyé la matière; Il livre à deux amours cette immense poussière, Et le repos y naît d’un incessant conflit. Phérécyde a crié: « Je ne suis pas une ombre! « Je sens de l’être en moi pour une éternité. » Et Pythagore, instruit dans les secrets du nombre, Recompose le monde en triplant l’unité. Le Zodiaque énorme à ses oreilles gronde. Zénon jette l’esprit dans une peur profonde: Sa raison, malgré lui, le cloue au même point; Le cynique en marchant ne le rassure point. Faisant tomber des sens les mirages multiples, Parménide, son-maître, a déjà pénétré L’Être unique, le Dieu de ses futurs disciples, Qu’il a nommé l’esprit ineffable et sacré. Ces chercheurs étaient grands; ils se jetaient sans crainte Au travers de la nuit sans guide ni sentier; Ignorant la prière, ils usaient de contrainte, Et pressant l’Inconnu d’une superbe étreinte, Pour penser dignement l’embrassaient tout entier. Ils vouaient leur génie à cette oeuvre illusoire; Se fiant à lui seul, fiers de se hasarder, Ils dédaignaient leurs sens, ils ne pouvaient pas croire Qu’ayant l’intelligence ils dussent regarder. Mais ils erraient perdus: les essences confuses Formaient un air subtil où mourait leur flambeau, Et déjà le sophiste aux misérables ruses Jouait comme un enfant au bord d’un vieux tombeau. « Et que faisaient les dieux, pendant que la pensée Portait sa bouche pâle à sa source épuisée? Les dieux régnaient toujours. Indifférents vainqueurs, Ils s’imposeront même à la fierté romaine, Car ils n’ont de changeant que leur figure humaine, Et forts comme la vie ils sont dans tous les coeurs. C’étaient, comme autrefois, comme au temps d’Hésiode, Cybèle, le Chaos, le Tartare et l’Amour; En dépit des rhéteurs Pégase enlevait l’Ode; Pan faisait soupirer sept roseaux tour à tour; Et c’était Zeus levant sa droite souveraine, Foudre au poing, pour servir la justice ou la haine. Toujours, comme une injure aux martyrs de l’esprit, Les rayons, les parfums, pour fêter la matière, Baisaient le torse blanc d’une Aphrodite altière Dont la divinité s’admire et se sourit. L’ignorance peuplait tout l’inconnu d’idoles. Pourtant, comme autrefois, l’esprit voulait savoir, Et sur le torrent trouble et fuyant des écoles Flottait comme une épave un immortel espoir. L’esprit avait gardé l’ambition première De percer toute l’ombre et d’y tout éclairer. « Oh! que sous un portique inondé de lumière Aux côtés de Socrate il était bon d’errer! Il enseignait le beau, sa nature, ses charmes, Solliciteurs puissants d’inexplicables larmes, La vertu, la justice, et le bonheur certain, Car il dépend de l’âme et non pas du Destin. Ce sage apprend à l’homme à plonger en soi-même; Le sophiste le craint, et le disciple l’aime. Quand son art indulgent par mille adroits circuits Les avait tour à tour à leur insu conduits Au piège où sa raison souriante et profonde Surprenait des rhéteurs la perfide faconde, Il les interrogeait, et ce qu’il tirait d’eux Contre l’erreur l’armait de leurs propres aveux. Le maître en se jouant les éprouvait encore; Puis, quand de leur détresse il les voyait rougir, Il faisait poindre en eux et lentement surgir Des hautes vérités la merveilleuse aurore. « Platon va dans la nuit au-devant du matin Où dans la brume, au ciel, la Vérité se lève, Et son langage aisé d’un laborieux rêve En un flot d’ambroisie épanche le butin. Quand nous déracinons l’odorante verveine, Que trouvons-nous? De l’ombre, un terrain brut et noir; Telle d’un chaos sombre éclôt, charmante à voir, Douce à sentir, la fleur de la pensée humaine. Le réel, humble ébauche, aspire, inachevé: L’esprit avec Platon vole au temple rêvé, Vestiaire sacré des formes éternelles, Où les mondes grossiers ont leurs divins pareils, Où trône l’Idéal, dont les claires prunelles Enseignent la splendeur à leurs pâles soleils. Platon surpris contemple au fond de sa pensée Le Beau, l’Être sans borne et qui ne peut finir, Et sent que d’une extase autre part commencée L’âme apporte à la terre un divin souvenir! « Pyrrhon passe en doutant, comme une ombre inquiète Qui se tâte elle-même et ne se trouve pas. « Aristote au savoir a marqué sa conquête Et, le premier, l’oblige à monter pas à pas. Il voit l’univers même, artisan de sa forme, Sous l’aiguillon du Bien vers le Beau se mouvant, Sans modèle étranger qui dans l’absolu dorme, Car son propre idéal tressaille en lui vivant. Du principe et des fins il règle l’harmonie. Par un puissant retour de la raison sur soi Il se rend spectateur de son propre génie, Il en suspend le vol pour en saisir la loi. Du vrai monde observant la cause et la structure, Il laissait aux rêveurs leurs mondes creux et froids; Il a surpris la vie au coeur de la Nature, Il a discipliné les penseurs et les rois! « O grand Zénon, patron de ces héros sans nombre Accoudés sur la Mort comme on s’assied à l’ombre Et n’offrant qu’au devoir leur pudique amitié, Tu fus le maître aussi du divin Marc-Aurèle, Celui dont la douceur triste et surnaturelle litait faite à la fois de force et de pitié! Dieu, c’est la Raison même, universelle et stable: Par la raison tout homme est le parent de Dieu, Et cette parenté l’égale à son semblable, Et le respect s’impose entre égaux de haut lieu. Dans l’acte, c’est vertu que la raison se nomme; Le prix de bien agir n’est que d’agir en homme. La Nature, phénix par soi se consumant, De son propre bûcher naît éternellement. « Fidèle à Démocrite, inventeur des atomes, Épicure des dieux dissipe les fantômes. Ne pas souffrir, voilà pour lui le vrai bonheur: L’excès est du plaisir le traître empoisonneur; Il préfère le calme à l’ivresse troublante. Sa tempérance au coeur n’offre que des berceaux. Il propose la paix de la vie excellente A ceux dont Aristippe avait fait des pourceaux. Mais Lucrèce ni lui n’ont compris la merveille D’un dévoûment qui souffre et se plaît à souffrir. Épictète est vaincu; si rien ne la réveille La fierté même va périr. « Oui, se sont écriés les hommes, Le coeur et le cerveau lassés: Du jour qui fuit plus économes, Sachons vivre heureux où nous sommes; On y peut sentir, c’est assez! ’ « Qu elle aille n’importe où, la Terre! Elle est solide, et l’air est bleu. Le plaisir n’est pas un mystère: Libre à l’abime de se taire, Libre à nous d’ignorer son Dieu! « Que l’amour voltige et nous baise! Poursuivons d’un fouet de raisin L’âne du vieux Silène obèse Qui, chancelant d’un gai malaise, Roule sa tête sur son sein! « De la verdure et des sourires! Des parfums d’Asie et du vin! De beaux esclaves et des lyres! Sapho, Sapho, quand tu délires, Nous aimons, tout le reste est vain! « Que sous mille métamorphoses, Changeant de vie et, tour à tour, Saveur de miel, odeur de roses, Le coeur transporté dans les choses Échappe à l’esprit, son vautour! « Allons tous, allons nous suspendre Aux lèvres de la Volupté, Et que la Mort venant nous prendre Ne trouve qu’un amas de cendre Par son léger souffle emporté! » « Et tous s’étaient rués dans les lâches délices. Ils s’étaient attablés au grand banquet des vices: Les uns chantaient debout; les autres hors des lits Laissaient leurs bras pesants d’un sang épais remplis Pendre, oubliant le sein des pâles courtisanes. Les maigres jeunes gens, pris de gaîtés profanes Et fous d’ivresse, offraient la fumante boisson Aux lèvres sans couleur des Marcellus de pierre, Et sur les piédestaux dansaient, chargeant de lierre Des fronts qu’avaient ornés le chêne et le gazon. Soudain, quand la joyeuse et misérable troupe Ne se soutenait plus pour se passer la coupe, Une perle y tomba, plus rouge que le vin_ Ils levèrent les yeux: cette sanglante larme D’un flanc ouvert coulait, et, par un tendre charme, Allait rouvrir le coeur au sentiment divin. La coupe de nectar devient l’amer calice, Le lit voluptueux se transforme en bûcher, La tunique de fête en un rude cilice; Le corps souffre, et l’esprit recommence à chercher. » Comme à la nuit tombante une ville muette, Profilant sur le ciel sa noire silhouette, Ne laisse discerner parmi ses toits fumants Que les dômes hardis de ses hauts monuments, Dans l’esprit de Faustus les doctrines insignes Ont, sauves de l’oubli, dressé leurs grandes lignes Dominant tout le reste, entassement confus De rêves où passaient des éclairs entrevus. Mais il évoque en vain les plus fameux systèmes: Il n’a pu voir encore, hélas! dans ceux-là mêmes, Qu’un stérile chaos de pensers remués, D’édifices naissants jamais continués. Il s’arrête au milieu du long pèlerinage Qu’il fait vers l’inconnu lentement, d’âge en âge, Et laisse, reconquis par son mol oreiller, Son front déjà vaincu s’abattre et sommeiller VI LA PHILOSOPHIE MODERNE L’aurore soit bénie! Elle rend l’espérance. Il n’est de plaie au coeur que l’aurore ne panse! Après les nuits de fièvre et les tardifs sommeils, Ses sereines clartés ont d’apaisants conseils Et de frais réconforts pour la plus âpre tâche. Reposé par un court niais bienfaisant relâche Et les yeux caressés par le jour souriant Qui colore d’un rose enchanteur l’Orient, Faustus ouvre son âme à l’effluve de joie Que la jeune lumière à la pensée envoie. Il se penche et longtemps s’enivre d’admirer Sa compagne qu’à peine il entend respirer. Il pleure en sa beauté l’idole qu’il néglige Pour un culte morose et dont l’amour s’afflige. Il veut hâter la fin de cette trahison, Éteindre sans délai la soif de sa raison, Pour n’avoir bientôt plus d’autre sujet d’étude Que les traits de Stella, d’autre sollicitude Que le zèle à servir sa douce volonté. Étreignant de nouveau le mystère affronté, Il se recueille, assis sur le bord de la couche. Ce qu’agite son front vient éclore à sa bouche, Et des flambeaux dressés dans l’ombre anciennement Il poursuit en ces mots l’ardu recensement: « Il n’est de sablier dont les grains si minimes Puissent compter des coeurs les mouvements divers; Toutes les passions, basses ou magnanimes, S’y lèvent tour à tour comme les flots des mers; Une seule dans l’homme obstinément demeure: La soif de l’Inconnu qui nous tente et nous leurre. Malgré le souvenir de son stérile effort, La pensée est rebelle au philtre qui l’endort. C’est en vain que la Foi propose aux fronts dociles Le paisible oreiller des tendres Évangiles: Ils n’y peuvent dormir qu’un sommeil agité. Hélas! en les lavant de leur impureté, Le baptême n’a point guéri ces vieux malades, La fièvre de nouveau les tourmente. « O Plotin, Crois, et laisse Platon, les stériles triades: Le Christ a dit d’aimer, et l’amour est certain. Confesse ton passé vaincu, noble Augustin! Sur l’hérésie appelle ardemment l’anathème; Défends contre les dieux du vrai Dieu la Cité; Prouve l’âme immortelle et succombe au problème D’y marier la grâce avec la liberté! Anselme, ta foi tremble et ta raison l’assiste. Toute perfection dans ton Dieu se conçoit: L’existence en est une, il faut donc qu’il existe; Le concevoir parfait, c’est exiger qu’il soit. « Les types éternels des formes éphémères, Qu’avait dans l’absolu vus resplendir Platon, Sont-ils réels? Un genre, est-ce un être, est-ce un nom? Les genres ne sont-ils que d’antiques chimères? Ou le monde sans eux n’est-il qu’un vain chaos? Ces débats ont de longs et sonores échos! « Dans l’ombre et dans la paix froide des monastères Abailard anxieux agite tour à tour Deux torches: la raison rebelle aux saints mystères Et, plus impie encore, ô saint Bernard, l’amour! « Le mysticisme rêve en saint Bonaventure. L’esprit semble un fiévreux qui bataille en dormant; A peine un moine anglais ose vers la Nature Un mâle et fier retour, qu’il tente isolément. Aristote surpris renaît chrétien dans Rome: Sa logique offre au dogme un profane secours, Saint Thomas accomplit sa gigantesque Somme, Et l’Église après lui pense par lui toujours. Fort d’un zèle que rien n’étonne et rien ne lasse, Pour endormir le doute il rêve d’allier La raison et la foi, la nature et la grâce, Que nul génie, hélas! ne peut concilier. » Ah! dans cet âge ardent quelle étrange mêlée D’actes de foi prescrits par la loi révélée Et d’arguments subtils par l’esprit découverts! La vérité n’a point des fondements divers, Et Faustus cherche encor l’unique et ferme assise Où se puisse assurer sa croyance indécise. Il néglige ces grands mais stériles essais; Deux hommes en feront table rase à jamais: Bacon, Descartes! Gloire à leurs deux disciplines! Par elles Archimède et Socrate auront pu, Sur la matière, l’âme et les choses divines, Voir renaître et mûrir leur songe interrompu. « Sentant que l’Être échappe aux sciences humaines, Qu’à leurs prises toujours l’Absolu se soustrait, Enfin François Bacon se fie aux phénomènes, Les observe, les classe et suit leur fil secret. Il enseigne à saisir, sous leur flux qui varie, Leurs lois, seul objet sûr et fixe du savoir_ L’homme abjure à regret sa noble rêverie, Les yeux encore épris de l’impossible à voir. « Descartes, fondateur nouveau de la pensée, Sur tout ce qu’il a su fait une nuit sensée. Soudain la conscience, au choc de la raison, Jette son étincelle, et l’Infini s’éclaire! Alors, fermant sa porte au brouillard séculaire, Il rebâtit le monde en sa propre maison, Où le doute acculé n’a plus trouvé d’asile. « Enfin, tous las de battre un océan stérile, Les chercheurs abordaient l’inébranlable sol! Le prêtre même y dresse en toute confiance Un contrefort nouveau pour sa vieille croyance, Et Malebranche y prend son élan pour son vol: Dieu, c’est l’éternel Vrai sous l’accident qui passe, C’est de tous les esprits le principe et le lieu, L’Infini de pensée et l’Infini d’espace; Dieu seul fait tout en nous, nous voyons tout en Dieu. « Bossuet fait crier sous son étreinte forte Le sphinx mal terrassé; d’un vin mêlé de miel Il enivre l’esprit et malgré lui l’emporte Sur le rayon brûlant qui va du coeur au ciel. « Fénelon souffle une âme à la dialectique, Il prête à ce squelette un trépied pour soutien, Dans ses bras il l’échauffe, avec grâce il applique A son orbite vide une paupière antique Où perlent les beaux pleurs du sentiment chrétien. « La foi n’est dans Pascal qu’une agonie étrange. On croirait voir lutter Jacob avec son ange: Il veut passer, quelqu’un lui barre le chemin. Aux dogmes du chrétien le penseur se résigne; Sitôt qu’il y résiste, il a peur, il se signe, Mais son front mal dompté tressaille sous sa main. Enfin le géomètre effrayé du problème, Ne pouvant ni prouver ni renier son Dieu, Risque la vérité dans un pari suprême Dont, sur un noir tapis, le bonheur est l’enjeu. « Un juif cartésien, plus hardi que le maître, Arrache, imperturbable, à ses leçons leur fruit Et le condamne en forme à nommer Dieu tout l’Être, Dont le temple infini soi-même se construit. Spinoza dans la Bible est entré sans surprise, Mais, pendant qu’il y plonge, il se sent la main prise Dans le poignet de fer de la Nécessité! Le front calme, à la suivre il n’a pas hésité. L’Être assiste, éternel, au cours changeant des âges, Le froid de la raison fait du monde un cristal; L’homme en est une face où de pâles images Répètent l’univers sous un angle fatal. « Leibniz divise l’Être en milliers de génies, Qu’il fait miroirs du monde, obscurs, troubles ou clairs, Monades sans liens et cependant unies; Un Dieu, pour en former le meilleur univers, D’avance en a réglé toutes les harmonies. Locke n’avait chargé que les sens de pourvoir Par leur lumière aveugle à l’oeuvre du savoir; Leibniz, de ces flambeaux dénonçant l’indigence, Y joint l’éclair sacré né de l’intelligence. Il voit les faits aux faits continûment s’unir Et l’existence éclore au sein du devenir. » Ces penseurs ont, d’un oeil ou profond ou sagace, Cherché l’être du monde à travers ses aspects; Ils n’ont, dans leurs efforts pour l’y voir face à face, Que révélé combien son beau voile est épais. C’est dans la conscience et c’est dans l’âme humaine Que Faustus a l’espoir de le saisir sans fard: Il va consulter ceux dont l’oeil baissé promène Dans le domaine intime un pénétrant regard. « Berkeley, que l’horreur des sens grossiers inspire, Fait de leur témoignage un hostile examen: Du corps, fantôme creux, l’âme usurpe l’empire. Il ne reste que Dieu devant l’esprit humain! Hobbes n’avait à l’homme octroyé de connaître Que la ferme matière, unique fonds de l’Être: Dieu, l’esprit, que sont-ils? Rien! des mots seulement. - Tout! répond Berkeley, car la matière ment! « Hume reprend leur oeuvre, il la pousse et l’achève: Il prouve qu’ils ne font l’un et l’autre qu’un rêve, Et le balai du doute emporte sans merci Avec le corps nié l’âme niée aussi. La cause, noeud des faits, déçoit l’expérience: ’ Elle n’est quhabitude, et le savoir croyance. Tout le miroir du vrai se dérobe obscurci. A recouvrer sa foi la raison s’évertue. « Condillac soutient Locke en fidèle héritier. Pour soumettre au scalpel la pensée, il la tue Et change le penseur orgueilleux en statue Où de l’éveil des sens éclôt l’esprit entier. « Voltaire, dégonflant les outres des systèmes, Du vent qu’il en exprime aiguise un clair sifflet; Modérateur, il s’arme, entre les camps extrêmes, Du bon sens qui rassure et du rire qui plaît. « Rousseau pour sûr asile ouvre la conscience, Temple unique d’un Dieu qui se passe d’encens, Et Jacobi nous rend la saine confiance Dans l’Être extérieur qui se mire en nos sens. « Mais Kant fouille aussi l’âme et, cruel, lui murmure: « Ah! tu prétends ouvrir tes sens sur la Nature « Pour laisser la lumière entrer dans ta prison! « Je t’en ferai tâter l’invincible cloison. « Le monde, c’est toi-même, et le temps et l’espace « Ne sont que ta prunelle où ta vision passe. « Tu te fais ton soleil, ton sol, ton horizon! « Qui te renseigne? Parle, et je te vais confondre: « Quand tu te crois en paix, la guerre est sous le front. « Les sens vont témoigner, la raison va répondre; « Elle niera toujours ce qu’ils affirmeront: « L’Univers est borné, mais il ne saurait l’être; « Il a dû commencer, mais il n’a pas pu naître; « Rien n’est sûr que la voix qui commande ou défend. » Puis il daigne ajouter dans sa miséricorde: « Un Dieu te fait plaisir? Hé bien! je te l’accorde, « Comme avec une image on console un enfant. » « A ces mots, top génie, ô profonde Allemagne, S’ébranle avec lenteur, puis il entre en campagne Comme un lourd bâtiment dont l’hélice de fer Toujours droit devant soi marche en forant la mer, Et, prévenant les vents qui se faisaient attendre, Précipite à son but la force de son pas, Ouvrière impassible, incapable d’entendre Et les foudres d’en haut et les rumeurs d’en bas. « Fichte se lève et dit: « Le Dieu qu’il nous propose « N’est qu’une aumône au coeur! J’y consens, l’âme est close: « Elle est de l’univers la borne et le milieu: « S’il n’est rien hors de moi, c’est moi qui ferai Dieu. » Seul, où la conscience allume sa veilleuse, Il plonge et dans lui-même il voit surgir divin, A cette humble clarté qui grandit radieuse, Le vrai monde qu’aux sens il réclamait en vain. Schelling approfondit ce rêve et le féconde: Le cerveau, fleur suprême, en sa trame qui sent Marie au poids le jour et la pensée au monde; Le monde est l’esprit même aux yeux apparaissant. L’âme de la Nature a la forme pour signe; C’est pourquoi l’Art unit aux songes les rayons, Et, prêtant au modèle une splendeur insigne, Sent Dieu collaborer à ses créations! « Hégel vient. Sa pensée aux efforts téméraires Du devenir sans fin veut gravir les degrés Où naissent de l’hymen étrange des contraires Les êtres, du néant jusqu’à l’homme engendrés. Elle prétend dicter ses propres lois à l’Être. Vain rêve! Elle ressemble au lierre, dans la tour, Qui grimpe obstinément de fenêtre en fenêtre Pour aspirer la vie et voir un peu de jour. L’édifice croulant de toutes les doctrines Dans son âpre montée est son soutien peu sûr; On ne sait si ce lierre est l’étai des ruines Ou, pour ne pas tomber cramponne au vieux mur. « Par le dernier regard que sa philosôphie A plongé dans l’abîme où frissonne la vie, L’homme de son audace est mal récompensé. On dirait que sur lui le mystère offensé Se venge en s’éclairant d’un faux jour qui le blesse Et que, pour châtier sa hautaine faiblesse, Dans l’oeuvre universelle il ne lui laisse voir Qu’un long enfantement d’infini désespoir. Héraclite renaît, prouvant que tout conspire Dans ce monde mauvais à le vouer au pire. L’art d’un Machiavel en a tramé le sort: L’Être veut, le vouloir s’efforce, et tout effort Est douleur. Le progrès, conquête dérisoire, N’offre au mal, seul réel, qu’un remède illusoire; Les sciences, les arts ne font que découvrir Des raisons et créer des chances de souffrir; Chaque instinct n’est qu’un piège et l’amour qu’une embûche Où le couple attiré par l’espèce trébuche Et rougit de pourvoir la mort en procréant. Volonté, ton salut, c’est de tendre au néant! « Voilà donc où la soif de tout connaître amène; Voilà le dernier mot de la pensée humaine; Non: ce n’est pas possible! Ici, mon propre sort Atteste un renouveau céleste dans la mort! » En achevant ces mots, Faustus tourne la tête Et voit pleurer Stella dont le regard s’arrête Avec une douceur souffrante sur le sien. « Et pourtant, mon ami, je ne te suis plus rien, Dit-elle; je me sens dans ton coeur supplantée. Ah! si l’oeuvre aujourd’hui par ton cerveau tentée Peut satisfaire en toi le plus noble besoin, Je veux de ton bonheur lui résigner le soin. Mais homme ne crains-tu d’essayer l’impossible? L’entière vérité nous est-elle accessible? Tu perds le sûr amour pour un bien peu certain, La présente beauté pour un spectre lointain. » Faustus lui prend les mains et tendrement les baise; Il n’est que ma Stella qui pour toujours nie plaise. L’amour du vrai n’est point pour le nôtre alarmant; L’ardeur en est moins vive et la source moins chère, Et dans mon âpre zèle à m’y livrer j’espère Moins trouver un plaisir qu’apaiser un tourment. Courte sera l’épreuve; accorde à ma pensée Le loisir d’achever sa tâche commencée. Elle s’arrache à toi, mais pour te revenir Et, libre désormais, te mieux appartenir. » VII LES SCIENCES Au labeur du cerveau la nuit seule est propice: Il faut que tout murmure étranger s’assoupisse Pour que la vérité, dont le temple est en nous, Nous laisse déchiffrer ses oracles jaloux. Autour de la retraite où l’attend sa compagne, Faustus veille, égarant ses pas dans la campagne. Il écoute en lui-même une voix qui répond, Dans sa suprême angoisse, à son appel profond: « L’essor nous a déçus, sachons ramper sans honte! » Lui souffle alors Bacon par les lèvres de Comte. « L’infini nous déborde, et ceux-là sont des fous Qui pensent d’un coup d’aile en toucher les deux bouts Ou prétendent porter sur leur humaine épaule De l’univers entier le formidable poids! A dégager des faits le fil ténu des lois Nous bornons désormais nos voeux et notre rôle. Le solide savoir n’est pas un monument Qu’un hasard de génie élèverait d’emblée; Non, l’assise à l’assise avec ordre assemblée Sans l’atteindre jamais monte au couronnement. L’ouvrier de science est un tailleur de pierres; Qu’il prenne ses marteaux, son fil et ses équerres Et ne suspende pas ses rêves au clocher Quand il n’en est encor qu’à fendre le rocher! Il maçonne une tour, non le fronton d’un temple, Et le ciel où tout pèse est le seul qu’il contemple: L’horizon grandissant, mais borné, qu’il peut voir Est le seul qu’il mesure et promette à l’espoir. « Nous devons l’unique science Que l’homme puisse conquérir Aux chercheurs dont la patience En a laissé les fruits mûrir. Les Euclide et les Pythagore, Par un siège lent mais certain, De la Nature close encore Ont préparé l’assaut lointain. Parce qu’ils ont d’abord su faire Du chiffre un signe ingénieux, Conçu la forme de la sphère D’après l’ébauche offerte aux yeux, Dessiné du doigt dans le sable Sur un triangle trois carrés, Parce qu’ils les ont comparés, Malgré l’abîme infranchissable, Les cieux ne nous sont plus barrés! « Pascal à tous oeuvres habile, Dont le génie avec rigueur Réglera la lutte immobile Entre le vase et la liqueur, Dans l’espace aux figures mêmes Demandant son unique appui, Affronte les plus hauts problèmes. « Combien sont des jeux aujourd’hui! Grâce à Descartes, dont la ruse Oblige, en cette étude abstruse, L’algèbre à raisonner pour lui. « Leibniz et Newton vont réduire Les grandeurs, pour les reconstruire, A l’élément essentiel, Dont la petitesse infinie Aux compas de l’astronomie Livre l’immensité du ciel! « La Chaldée y plongeait la sonde, Hipparque y porte le flambeau, Et Copernic impose au monde Un ordre déjà sûr et beau. « Le cours des astres s’illumine. Galilée est en vain hué, Il sait que la terre chemine, Elle a sous son front remué Il le proclame, et sur sa tête A sa voix le soleil s’arrête Mieux qu’à la voix de Josué! Le passé sans jalons recule, Il le divise: de l’instant Il attache au plomb du pendule L’aile qui fuit en palpitant, Et l’insaisissable durée Est prise au vol et mesurée Par un signal simple et constant! « Dans sa veille longue et sans trêve, Arrachant par un puissant rêve Leurs lois aux planètes, Képler Lègue sa formule profonde, D’où jaillit un immense éclair, A Newton grand comme le monde! « Newton lie entre eux tous les corps Par une chute universelle Qui dans tout le ciel se décèle En y courbant tous les essors! « Il meurt cependant, pour revivre! Car tout disciple de son livre Est de sa gloire le héraut! Car d’Alembert, Euler, Clairaut Et Lagrange sont de sa race. Ils pensent, le front sur sa trace, Et leur grand héritier Laplace Des sphères, sans lever les yeux, Ordonne en groupe harmonieux L’essaim familier qu’il embrasse! Dans les infinis envolé, Dédaignant d’un Dieu l’hypothèse, Sans terreur si haut isolé Son génie y respire à l’aise! » Faustus se remémore avec un fier plaisir, Par la bouche de ceux qu’à leur tour il consulte, Bien qu’un voile d’oubli déçoive son désir, Chaque science, objet trop lointain de son culte. « Archimède, savant rempart D’une illustre ville à défendre, Pense, et met une flotte en cendre: Il concentre et guide avec art Les traits du soleil, dont plus tard Galilée oblige à descendre L’image même, pour la rendre Docile et lisible au regard. « De l’infini qui le dépasse L’oeil humain n’avait visité Que la céleste immensité: Le verre, explorant tout l’espace, Le lui livre pour qu’il s’y lasse Des grandeurs sans borne aux néants, Et l’oeil, repu d’astres géants Mille et mille fois centenaires, Peut voir vibrer des éphémères Au sein d’infimes océans! « Newton fait dans le prisme éclore D’un rayon qui l’a traversé Tout un arc-en-ciel nuancé Comme un bouquet multicolore D’une tige unique élancé! Et sur l’écran qui s’en irise Le chimiste apprend des soleils, Par une sublime analyse, Leurs éléments qu’avec surprise Il trouve aux corps connus pareils. « Docile aux formules fécondes Qu’enchaîne élégamment Fresnel La lumière enfin sort des ondes, Vénus de l’éther éternel! Elle est soeur du son qui s’élève Des flots entremêlés de l’air Et, voilé tantôt, tantôt clair, Dans le plaisir éveille un rêve. D’un fil visible rattachant Les perles que la gamme égrène, Latour invente une sirène Qui nombre pour les yeux son chant. « Franklin provoque avec audace Et désarme, savant héros, De la foudre qui le menace, Dans son piège aigu, les carreaux; Il lui trace en maître sa voie, La force à ramper et la noie. Sur l’ambre le vol d’un duvet Trahit qu’en bas elle couvait: Un disque de cire ou de verre Ose imiter le bras du Dieu En qui l’humanité révère L’auteur du tonnerre et du feu! « Puis, par une vertu nouvelle, Dans l’éveil d’un muscle endormi La foudre éparse se révèle, Silencieuse, à Galvani. Franklin l’annulait, terrassée; Volta la gouverne, amassée; Ampère fait d’elle un aimant Et dans sa vitesse fidèle Prépare à la pensée une aile Qui ceint la terre en un moment! « Du vrai grandiose genèse! Archimède dans l’onde pèse Ce qu’un diadème a d’or pur, Pour qu’un jour sa pesée atteste Quel bras pousse la nef céleste Où Montgolfier conquiert l’azur, Après que, sur le Puy-de-Dôme, Prouvant à l’air sa pesanteur, Pascal de ce subtil royaume A déjà toisé la hauteur! « Dupe de son attente émue, L’alchimiste est las d’essayer Si le cuivre en or se transmue Dans le creuset par le brasier. Sur les essences corporelles Quelle nuit féconde en querelles, De Paracelse à Lavoisier! Celui-ci, nouveau Prométhée, Surprend dans l’air l’esprit du feu: Une science est enfantée Qui fera l’homme demi-dieu! « Wenzel, Dalton, en leurs balances, Révèlent qu’entre tous les corps Par d’exactes équivalences Le poids régit tous les accords. Ces alliances régulières Fournissent au palais des pierres, Et de plus fins matériaux Aux éphémères édifices Des plantes et des animaux. Ah! qu’en leurs multiples offices Les principes unis entre eux Pour tant d’oeuvres sont peu nombreux! Les vieux atonies d’Épicure Vont ressusciter tous pareils Pour composer les clairs soleils Aussi bien que la terre obscure, Et peut-être que, seuls divers, Le poids, le nombre et la figure Expliqueront tout l’Univers! « Combien sur le vrai fond des choses La forme apparente nous ment! Le jeu changeant des mêmes causes Émeut les sens différemment: Le pinceau des lis et des roses N’est formé que de mouvement; Un frisson venu de l’abîme, Ardent et splendide à la fois, Avant d’y retourner anime Les blés, le sang, les fleurs, les bois. Ce vibrant messager solaire Dans les forêts couve, s’endort Et se réveille après leur mort Dans leur dépouille séculaire, Noir témoin des printemps défunts, Qui nous réchauffe, nous éclaire Et nous rend l’âme des parfums Dans l’aile du zéphyr qui joue, Dans la texture du granit, Roi des atomes, il les noue, Les dénoue et les réunit. La terre mêle à son écorce Ce Protée en le transformant Tour à tour de chaleur en force, En lumière, en foudre, en aimant. « Soleil! Gloire à toi, le vrai père, Source de joie et de beauté, D’énergie et de nouveauté, Par qui tout s’engendre et prospère! « Ainsi des profonds ateliers Dont l’opération savante Façonne la forme vivante Les moteurs nous sont familiers. Nous voyons obéir la vie, Souffle encore mystérieux, A leur concert impérieux, Par ses organes asservie Aux mêmes lois que ses milieux. « Aux pas lents de la médecine Hippocrate ouvre le chemin. Galien, le premier, devine Quelques secrets du corps humain; Dans sa recherche exacte et fine, Vésale ose y porter la main; Harvey découvre et fait la preuve Que, par de sûrs canaux conduit, Le sang voyage, double fleuve Dont le parcours est un circuit. « Lavoisier, criblant au passage L’air par la poitrine exhalé, Du charbon dans le sang brûlé Fixe le poids et dit l’usage: De ce foyer naît la chaleur Par le muscle en jeu dépensée; L’effort même de la pensée Y pourrait peser sa valeur. « Bichat, précoce déceleur, Dans les fonctions qu’il recense Met l’ordre; il a déjà conçu, Sans en savoir l’intime essence, Un vivant dans chaque tissu: Sondant la vie avec puissance Jusques au plus profond ressort, Il y suit pas à pas la mort. « Le corps est un laboratoire Où Lavoisier porta le jour; A toi, Claude Bernard, la gloire De l’illuminer à ton tour! Ton oeil en perce les arcanes D’un regard subtil, vaste et sûr. Du plus rebelle des organes Tu surprends enfin l’oeuvre obscur. Tu rends visible chez la plante Par de factices pâmoisons La vie en elle somnolente, Humaine sous d’humbles cloisons. Tes savants et beaux artifices Contraignent même les poisons A rendre aux mortels des services. « Mais l’homme est le dernier venu: D’autres peuples couvrent la terre. L’espèce y restait un mystère, Le sol n’en était pas connu. La surface en est riche et belle; Aristote y sait déjà voir, Et Pline à la dépeindre excelle; Bravant le feu qu’elle recèle Il en meurt sans en rien savoir. « Habitée après maint désastre, La verte écorce du vieil astre Dont le centre est encore ardent, Par degrés enfin refroidie, Y retient captif l’incendie Qui parfois la plisse en grondant; Mais sur son prisonnier farouche Affermie, elle enfante et rit; Et, sans frayeur, couche par couche, Cuvier la sonde et la décrit. Il arrache à leur sombre asile Les débris de ses premiers nés, Sur la foi d’un témoin fossile Les restaure aux yeux étonnés, Et de leur mère sans mémoire Tâtant le passé sans flambeaux, Sur son âge et sur son histoire Il fait répondre ses tombeaux! « Linné révélait de sa flore, Buffon de ses hôtes errants Les moeurs et les traits différents, Mais non pas l’origine encore; Des êtres par leur art classés La chaîne attendait sa soudure, Elle flottait à l’aventure Sans souci des chaînons cassés. Avec une audace prudente Mariant leurs groupes divers, Voici qu’un chercheur nouveau tente Les chemins par Lamarck ouverts! Il reconnaît comment dévie, Se transforme et se ramifie La descendance au loin suivie De nos ancêtres découverts. A la puissance créatrice Darwin interdit le caprice: Il lui donne pour s’outiller Les instincts aux efforts intenses, Et pour s’apprendre à travailler L’affreux champ clos des existences: Dans le combat nécessité Par la famine et le partage La plus ferme variété Fonde et lègue son avantage; L’espèce, en équilibre, sort De la victoire qui s’achève, Et sa durée est une trêve Que menace un lutteur plus fort. « La terre est un champ de bataille! Mais ni la force ni la taille N’y sauraient toujours triompher: Le microbe invisible affronte Le gigantesque mastodonte Dont le poids ne peut l’étouffer. La planète change de face, Le géant n’y laisse de trace Que l’os dans la roche incrusté; L’invisible toujours vivace Y brave seul la vétusté. En vain contre l’espèce même Le temps ou le fléau sévit: La cellule que la mort sème, Mère des formes, leur survit! Génératrice universelle, Elle cache une humble parcelle Du foyer qui luira demain Chez les bêtes vague étincelle, Puis flambeau sous le front humain! » - «Mais d’où vient cette flamme? Il est un Dieu peut-être. Peut-être une âme aussi: Pour renoncer sans honte à les jamais connaître, Qu’avez-vous éclairci? « Vous avez seulement diminué le nombre Des noms donnés aux faits: Comme eux, leurs propres lois dont la cause est dans l’ombre Ne sont que des effets; « Sans rien avoir trouvé de la raison du monde, L’homme se dit savant Quand il tâte combien l’ignorance est profonde En sondant plus avant; « Mais c’est en vain qu’à fuir ce qui le fuit lui-même Il croit se résigner; Il cherche malgré lui cette cause suprême Qu’il ne peut dédaigner! « C’est elle qui l’attire à travers les fantômes Que ses prunelles font: Vous-mêmes, en parlant de forces et d’atomes, Vous parlez d’elle au fond. « Vous assignez un cours au flot des phénomènes, Mais le lit fait défaut; Vous épiez leur suite, et c’est perdre vos peines: Les deux bouts sont plus haut. « De la Vérité l’homme, en la servant, Demeure Serviteur à demi, Si, n’osant l’approcher en époux, il l’effleure Et n’en est que l’ami! « Elle n’est certes pas d’une facile étreinte, Et sa morsure au coeur laisse une ardente empreinte: Souvent insaisissable, elle frustre nos bras Ou ne donne au baiser que des enfants ingrats; Aux voeux impatients, au zèle téméraire Trop souvent elle oppose une froideur contraire; Mais par ses grands refus s’égarer ou souffrir, Comme à ses trahisons, à ses rigueurs s’offrir, C’est l’aimer tout entière, et, sans retraite aucune, Suivre tout son caprice et toute sa fortune! ’ Sages qui n’en prenez qu avec mesure et choix, Vous n’enchaînerez pas notre culte à vos lois! » - « Ainsi répondent ceux dont l’amour monte et vole Droit vers le sein voilé de cette altière idole, A ceux qui, las d’assauts vainement essayés, Se résignent dans l’ombre à lui baiser les pieds. « Hélas! à qui d’entre eux faut-il que je me fie? A ceux qui, terrassant toute sublime envie, Marquent à la pensée un poste humble mais sûr, Et l’arment d’un regard d’exacte sentinelle, Ou bien à ceux qui font de l’espérance une aile Pour aller toucher Dieu sous son rideau d’azur? » N ’ obtenant du passé nulle ferme réponse, Faustus au vain secours du souvenir renonce. Ainsi la lente marche à tâtons de l’esprit Par l’appel patient à tout ce qu’il apprit Seul il l’avait refaite en sa longue insomnie, Étape par étape; et la route aplanie Par tous les pèlerins qui l’avaient précédé N’aboutissait qu’à l’ombre en un temple vidé, Où désespérément lutte en cherchant sa lampe Une foi vague avec une raison qui rampe. Quand un explorateur a seul longtemps marché Dans le désert aride et mouvant, tout jonché Des ossements de ceux qui tentèrent la route, Sans que des eaux du ciel il tombât une goutte Ni que la moindre source arrosât le sol blanc, Il se traîne, altéré, d’un pas lourd et tremblant, Vers les palmiers lointains dont l’appel l’encourage, Mais reconnaît, hélas’ que c’était un mirage Et se couche, épuisé, sous le vol d’un vautour. Ainsi Faustus, ayant dépassé tour à tour Les monuments épars des humaines doctrines Et vu s’évanouir, au bout de leurs ruines, Le fantôme du vrai vainement poursuivi, Laisse enfin retomber son front inassouvi Que bat l’aile du doute assuré de sa proie. Mais sous l’ongle pesant qui l’oppresse et le broie Il se débat encore, et c’est désormais seul Qu’il ose soulever son ténébreux linceul. VOIX DE LA TERRE Vérité, parle-nous du fond de tes abîmes! Réponds au long appel de tes pâles victimes Qui t’implorent obstinément. Jalouse Vérité, laisse tomber ton voile; Dis-nous l’âge et le lieu de la plus vieille étoile Qui vit l’essor du mouvement! Révèle-nous au loin la première pensée, L’effort originel qui l’ont un jour lancée Dans l’infini désert et noir, La cause unique: amour, nécessité, caprice, Toute-puissance aveugle, ou raison créatrice, Qu’il nous faut nommer sans la voir! Tout semble s’écrouler; dis-nous ce qui demeure. La forme est l’apparence, et l’apparence un leurre, Le fond tâté s’évanouit, Et sentant l’être en nous, si nous y cherchons l’âme, Notre intime regard vainement l’y réclame: En nous comme ailleurs il fait nuit! Donne enfin son salaire à la tâche si dure Qu’impose le mutisme ingrat de la Nature A tes amants laborieux! Exauce enfin leur noble et fidèle prière; Mets à nu ta splendeur, fût-elle meurtrière, Dût-elle leur brûler les yeux! VIII LA CURIOSITÉ FAUSTUS E ces enfants jouer dans la vallée? Ils ont pris dès l’aurore, en chantant, leur volée. Écoute dans l’air rose et subtil du matin Jusqu’à nous vibrer l’or de leur rire lointain. STELLA Sur terre à leur insu pleurés, c’est par le rire Que les enfants ici font tous accueil au jour; Chacun d’eux épelant le bonheur à son tour Sait lire dans les yeux et dans les coeurs écrire, Sans maîtres, le poème éternel de l’amour! FAUSTUS Que ce soit leur unique et parfaite science! Que, d’aimer, d’être aimés seulement curieux, Ils laissent, dans leur humble et sage insouciance, L’oeuvre des éléments rester mystérieux! Le monde a, tout entier, pour floraison la vie; Vivre, c’est échanger sans cesse avec autrui; L’amour est le suprême échange: c’est donc lui Qui donne un sens au monde et qui le justifie! STELLA A quoi bon, le regard péniblement tendu Et le front consumé par de stériles fièvres, Soumettre au froid scalpel le cher tissu des lèvres, Quand le baiser donné nous est deux fois rendu? A quoi bon mesurer par des chiffres moroses Le temps que met l’étoile à resplendir pour nous, Quand nous la contemplons, les paupières mi-closes, La tête pour coussins ayant deux chers genoux? FAUSTUS Il ne reste de la lumière Qu’une aveugle vibration, Quand on a banni du rayon Sa magie aux yeux coutumière; Pourquoi décolorer le ciel? Pourquoi ravir à la matière Son mirage immatériel? Encore si l’esprit avide, Déchirant le rideau d’azur, Trouvait derrière un butin sûr! Mais il n’y saisit que le vide, Et, dans l’infini décevant, De la cause l’appât perfide L’égare toujours plus avant. Laissons l’Être voilé se teindre Des illusions du regard; Ne touchons pas au léger fard Dont nous le parons sans l’atteindre. Il nous est donné d’être bons: Tout aimer suffit pour éteindre La soif de tout savoir: aimons! STELLA Ah! que cette parole à mon oreille est douce! Ton génie avait affronté Le mystère éternel qui toujours nous repousse, Mais il s’est reconnu dompté. Désormais tu remis à ton coeur ta pensée, Et dupe, mais pour mieux sentir, A l’aube qui sourit, par tes yeux nuancée, Tu permis enfin de mentir, Au parfum des gazons qui nous servent de couche De mentir aussi pour ton bien, Au cristal de ma voix, au velours de ma bouche, De ne jamais t’enseigner rien! FAUSTUS Pardonne-moi, Stella! (j’en ai porté la peine) Mon oubli passager de la beauté sereine Et des plaisirs exquis, du bonheur tendre et fin, Tant rêvés sur la terre, et savourés enfin! Pardonne cet oubli, nuage sans durée. Ma joie est maintenant sans mélange, épurée Des vestiges derniers de mon plus grand souci, Le seul qui m’ait hanté, vivace encore, ici. Quand, tiré de la tombe aux affreuses ténèbres, Je quittai, radieux, mes vêtements funèbres, Tout à l’enivrement de mes sens enchantés, J’abandonnai mon âme entière aux voluptés, A la surprise étrange et vague de renaître, A la paix, qui d’abord inondèrent mon être, Et surtout, dans tes bras, au bonheur sans rival De posséder réel mon plus cher idéal! La Nature à sentir m’occupait sans partage, Et je n’exigeais d’elle, alors, pas davantage! Mais l’homme avait en moi gardé le vieux levain Du désir de savoir qu’elle amusait en vain: J’interrogeai bientôt la coupe enchanteresse, Le breuvage et la source où je puisais l’ivresse. STELLA Ah! l’épreuve m’a coûté cher Tu sondais ton fatal problème, L’oeil fixe, errant seul, ayant l’air D’un spectre rôdeur au fond blême. Mon baiser ne pouvait bannir Ta rêverie inquiétante; Et vaine, un soir, fut mon attente Je ne te vis point revenir. FAUSTUS Jusqu’à l’heure où notre ombre en s’effaçant s’allonge, Au hasard devant moi j’avais tout droit marché Du pas distrait d’un homme enfoncé dans le songe, Sans voir poindre et blanchir le vrai longtemps cherché. Dans ma mémoire obscure où gisait pêle-mêle Des terrestres penseurs le peuple enseveli, Évoquant les éclairs que leur oeuvre recèle, J’en consultais, de loin, le souvenir pâli. Mais chacun d’eux dressait, ou superbe ou grossière, Pour guider ma recherche une nouvelle tour, Phare tremblant, amas de nue ou de poussière, Que je voyais s’éteindre et crouler à son tour. Le vent que fait chaque âge en sa fuite sonore Dispersait sous nies yeux l’édifice léger; Après chaque lueur la nuit plus noire encore Assombrissait l’abîme où je voulais plonger; Par ma sonde, pourtant si courte et si tôt lasse, Je me flattais d’atteindre assez profondément Pour toucher, sous les flots dont la figure passe, L’inébranlable lit témoin de leur tourment. STELLA Hélas! hors du monde où la fange Se fait chair pour souffrir et pour courber le dos, Ne pouvais-tu goûter le céleste repos, Libre, heureux, pur comme un archange? FAUSTUS Je suis homme!_ Tu sais comment me fut rendu Ce repos que j’avais, en t’oubliant, perdu. La brise fraîchissait, je relevai la tête. L’astre qui règle ici le jour et la saison Empourprait seulement le fil de l’horizon; En haut, inaugurant leur solennelle fête, Les étoiles déjà scintillaient à foison. J’étais au bord d’un lac dont l’eau plane et limpide M’offrait dans son miroir ces sublimes foyers Renversés et dans l’ombre à l’infini noyés, Et je crus voir, du centre où la cause réside, L’univers s’arrondir sur mon front, sous mes pieds. Pendant que mon esprit, de l’un à l’autre pôle, Pour arracher au ciel un cri révélateur, Du sphinx éblouissant étreignait la grandeur, Une main se posa sans bruit sur mon épaule. La surprise rompit mon héroïque ardeur: « Tu fais de ta pensée un téméraire usage. Va! le combat entre elle et Dieu n’est pas égal. » Et, dans le mol éclat du jour zodiacal, Qui baignait de blancheur son buste et son visage, Je reconnus, debout à mon côté, Pascal! STELLA J’ai mille fois béni, je bénirai sans cesse L’inespéré sauveur, le divin messager Qui plaignait ta folie et t’en sut corriger, Lui qui sait fuir l’orgueil non moins que la bassesse, Aux secrets éternels sans révolte étranger. FAUSTUS « Homme, dit-il, ta vue est brève. Garde-toi d’usurper le lieu D’où plonge, sans borne ni trêve Et partout, le regard de Dieu. Reporte le tien sur les roses; Sa lutte avec l’immensité, L’origine et la fin des choses N’aboutit qu’à la cécité. « J’ appliquais avant toi, jaloux de Dieu moi-même, Ta misérable toise à tous les infinis, Mais j’ai dû refermer sur l’Inconnu suprême Mes yeux hallucinés, par le gouffre punis. « Moins ténébreux que l’homme et moins contradictoire, Le mystère chrétien ne m’a pas répugné, Et dans le coeur saignant du Christ, avec ma gloire, J’ai, tremblant, enfoui mon front mal résigné. « Mais lorsque, ayant franchi la mort qui rassérène, Pénétré de l’azur où je me ranimais, J’eus très haut recouvré, dans la paix souveraine, La native candeur de mon âme à jamais, « Je ne ressentis plus la terrestre indigence Qui l’affamait naguère et la décourageait; Ma calme volonté, ma saine intelligence Ne poursuivirent plus l’inaccessible objet. « J’avais compris, Faustus, que toute créature A son partage utile et clair de vérité, Mais qu’aux natures soeurs de sa propre nature Le champ de son savoir est toujours limité. « Comme la force aveugle ignore ce qui pense, Comme la masse inerte ignore ce qui meut, L’homme ignore à son tour la plus sublime essence, Dieu, plus riche que lui, pouvant ce qu’il ne peut. « Son cerveau pour domaine a les faits qui l’entourent: Il en devine l’ordre et les fidèles noeuds, Il décrit les chemins que les astres parcourent, Étant force lui-même et matière comme eux; « Mais ce domaine, l’Être infini le déborde, Car il embrasse tout d’une étreinte qui fuit. Sa profondeur échappe à l’ancre dont la corde S’épuise, et qui sans mordre oscille dans la nuit. « La Cause où la Nature entière est contenue Outrepasse la sphère où l’homme est circonscrit; Elle est l’inabordable et dernière inconnue Du problème imposé par le monde à l’esprit. « L’homme, né pauvre et nu sur une terre avare, Fut armé d’un génie apte à la féconder, Mais cet humble génie à scruter Dieu s’égare Et méconnaît sa tâche en le voulant sonder. « Retourne auprès de ton amie, Confie au berceau de ses bras Ta raison malade endormie, Et l’important, tu l’apprendras: Le seul bien qui nous intéresse, Crois-m’en, car je l’ai médité, C’est le trésor de la tendresse, Plus humain que la vérité. » Ainsi parlait le maître, et l’ironie austère Qui parfois acérait ses lèvres sur la terre En avait disparu, n’ayant plus à sévir, Et mon esprit au sien se laissait asservir. STELLA Le servage pour ce rebelle Était peu dur, car son clément dompteur Le condamnait à lire un seul mot qui s’épelle Dans un livre enchanteur, Et m’abandonnant de son rôle La douce part que j’exerce aujourd’hui, Renvoyait simplement ton front à mon épaule Comme au plus sûr appui. FAUSTUS Certes, disciple ému de sa grande parole, e renonçai sur l’heure à l’entreprise folle, Car cette tâche à l’homme est un trop lourd fardeau De percer jusqu’à Dieu l’épaisseur du rideau: Je respectai la cause éternelle et secrète; Mais, si chère que fût à mon coeur la retraite Offerte à ma pensée au fond du tien, Stella, Ma fière ambition lentement s’immola. Je cédai par raison, mais non par défaillance, Disputant pied à pied mes droits à la science, Comme un héros blessé s’éloigne à reculons Pour mourir sans montrer au vainqueur les talons, Et lui résiste encore et tâche à le pourfendre, Et défend du terrain ce qu’il en peut défendre. « Tes derniers mots m’ont fait sentir O maître, répondis-je, une morsure intime, Le vif et soudain repentir D’avoir de mon orgueil rendu l’amour victime. « Je suivrai ton prudent conseil. Mais apprends-moi, car l’âme a soif de sa lumière Comme l’oeil a soif de soleil, Ce que tu sais, sinon la vérité première! « Je me soumets sans murmurer A l’ombre inéluctable, à la nuit nécessaire, Ne laisse pas pour moi durer Celle que ton génie écarte et qui m’enserre. « Ternissant tout ce que je vois, L’ignorance me pose une taie aux prunelles; Dévoile à ma raison les lois Qui sont de l’Univers les beautés éternelles! « Afin qu’au plein jour des sommets Plus clairvoyant, sans brume et de haut, je contemple Ma seule idole désormais, Ma Stella, d’un regard plus profond et plus ample!_ » STELLA O sophiste! A quoi bon, pour lire en l’être aimé, D’autres rayons que ceux où l’amour vrai s’allume Et dont le pur éclat dissipe toute brume, Rayonnement du coeur dans les yeux exprimé? FAUSTUS Pascal me répondit: « J’ai fait l’expérience, Autrefois, de servir l’amour et la science, Mais j’alternai d’abord ces deux cultes divers: « De la beauté, ma séductrice, Humble serf, je baisais les fers, Et j’oubliais pour son caprice Toutes les lois de l’Univers. « Je ne consacrais pas ma veille, Par un hommage injurieux, A raisonner sur la merveille De la grâce pour l’aimer mieux. « Je n’imposais point à l’ovale D’un jeune visage adoré L’exacte ellipse pour rivale: Le contour qui charme est sacré! « Puis, quand j’enfonçais ma pensée Dans un problème ténébreux, La Vérité, ma fiancée, M’avait seule pour amoureux, « Et, toute à son oeuvre jalouse, La science chassait l’amour, Car c’est l’esprit seul qu’elle épouse. J’aimais et pensais tour à tour. « Mais j’ai bientôt souffert de diviser mon âme. A la fin j’ai voulu régénérer en moi Le feu sacré du Beau, du Vrai, dans une flamme Qui fût ensemble ardente et claire, dans la Foi! « Alors, sacrifiant la chair idolâtrée Au pain de la divine essence revêtu, La création vaine à l’Éternel qui crée, Mon génie au Credo, mes sens à la vertu, « J’ ai désespérément précipité mon doute Dans ce brasier profond, brûlant et radieux, Comme Empédocle osa, pour abréger la route, Par un gouffre embrasé fuir au-devant des dieux! « Mon génie est sorti de sa grande aventure Renouvelé, serein, mesurant bien ici Sa force et sa limite, oubliant la torture De ce doute orageux qui l’avait obscurci. « Il ne s’arrête plus sur l’essence divine, Mais par un sage instinct s’y dérobe, pareil A l’ail baigné de jour qui dans l’éther devine Et ne regarde pas la face du soleil; « Averti désormais qu’il ne fait prisonnière Que la vérité proche, éparse autour de lui, Il en a recueilli la diffuse lumière En un seul rayon blanc que je t’offre aujourd’hui. « Mais ce présent ici n’est plus qu’un don futile Et pour ton âme avide est d’un menteur attrait. Ah! le moindre cristal t’y serait plus utile: Le jour en l’irisant du moins t’égayerait; « Tu pourrais y verser le vin que tu préfères Et l’en remplir encore après l’avoir tout bu. La vérité n’a pas l’éclat joyeux des verres, Et l’esprit qu’elle inonde est à jamais repu. « Tu verras s’écouler, procession rampante, Les accidents poussés par le guide éternel, Comme un fleuve qu’entraîne entre ses bords sa pente Et dont l’eau vient du ciel, passe, et retourne au ciel, « Et devant ce spectacle (oiseux et monotone, Car tu n’as plus besoin, pour vivre, d’inventer Ni d’apprendre, et plus rien de ce qu’on sait n’étonne) Tu ne tarderas pas à t’en désenchanter. « Ton coeur sans nul profit s’avoûra qu’il se prive, Et ton front languira, désormais sans emploi; Tu laisseras ton être aller à la dérive, Mêlé lui-même aux flots esclaves de leur loi; « Vers le grand réservoir qui les rend à leur source, Roulant comme une paille au hasard de leur pli, Tu laisseras glisser, au milieu de ta course, Ton savoir dans le rêve et bientôt dans l’oubli. » STELLA Le Maître a pour jamais scellé notre alliance: Je lui dois ton entier retour! Il avait éprouvé ce que vaut la science Et ce que vaut l’amour, ’ Et quil n’est point en nous de souvenir qui reste S’il ne peut au coeur s’imprimer, Et que rien n’est dans l’homme entièrement céleste Hors le pouvoir d’aimer. Il voulait, en donnant à ma tendresse immense Ton âme profonde à remplir, L’ouvrir au seul bonheur qui toujours recommence Pour toujours s’accomplir. Il l’a tranquillisée. Ah! que Dieu le lui rende! Qu’en la paix d’un songe adouci La sienne ait une soeur assez belle, assez grande Pour la combler aussi! FAUSTUS « Si peu qu’à l’avenir la vérité m’importe, Aujourd’hui de son temple entr’ouvre-moi la porte, Lui répondis-je, après je la refermerai, Mais je soupire au seuil de l’inconnu sacré. Mes sens, mon coeur ont eu leur joie entière et pure; A son tour mon esprit réclame sa pâture: Ouvre de ce beau temple à ses regards ravis, Sinon le sanctuaire, au moins tout le parvis! » - « Par son ordre éternel la Nature est divine, Reprit-il, c’est pourquoi la science confine Par ses deux bouts au dogme aveugle, et c’est pourquoi Euclide, malgré lui, fait des actes de foi. La science à la nuit arrache par poignées Des lois, confusément par les faits témoignées, Puis, livrant leur mêlée au labeur du cerveau, Par un examen lent, incessamment nouveau, Les débrouille d’abord, les dégage de l’ombre, Les éprouve, et réduit patiemment leur nombre. ’ Il n’en restera quune, objet simple et dernier, Où le front du savant aspire à s’appuyer; Mais cet appui suppose une autre assise encore, ’ Le réel fondement qu’on sent et quon ignore, L’Être qui par soi-même existe et se soutient, Qui seul dure, à qui seul la puissance appartient. Le connaitre serait saisir la cause même, Non la loi seulement, mais la raison suprême, Non le plus haut rapport, mais l’Absolu, mais Dieu. L’âme à travers le corps ne voit du jour qu’un peu, Et ce peu, l’oeil de chair ne le laisse, ici même, Qu’effleurer le rideau du souverain problème. Ali! peut-être plus tard, plus haut encore_ Mais Le savoir accessible au monde où tu renais T’est seul permis: écoute. » - Et je tendis l’oreille Avec une ferveur anxieuse, pareille A celle d’un amant dont l’espoir épîrait Sur des lèvres de vierge un hésitant arrêt. STELLA Il t’a dit cette loi qui règle, universelle, Même le vol du papillon, Qui régit la matière en sa moindre parcelle, La force en sa moindre action, Qui prescrit leur caprice aux souffles de la vie Comme aux masses leur choc fatal, Et qui tient chaque chose, âme ou corps, asservie Au ciel par son astre natal. Il te l’a révélée, et maintenant à peine Si tu t’en souviens dans mes bras, Et comme ce duvet chassé par mon haleine, Demain, Faustus, tu l’oublîras. FAUSTUS Mais je n’oublîrai pas mon extase éphémère Quand j’ai vu d’un seul noeud tous les effets s’unir, Et, comme un océan que son poids seul tempère, Sous une même loi tous leurs flots s’aplanir; Quand j’ai vu le concert durer dans ce qui change, L’harmonie imposer un visage au chaos, Quand la première fois j’ai joui sans mélange De la beauté du monde absous de ses fléaux; Quand il me fut donné d’admirer l’art dôcile Des atomes mêlés venant de toutes parts, Choisis par l’Idéal, composer une argile Qui devait sous ta forme enchanter mes regards! Ils ne m’accuseront d’aucune ingratitude, Mais leur oeuvre les a supplantés dans mon coeur. Heureux, j’en ai percé le secret sans étude, Sans trouble j’en subis en toi l’attrait vainqueur. STELLA O mon ami, le frêle charme Qui pour te vaincre est nia seule arme Et que mon aveugle abandon Te laisse goûter sans alarme, C’est toi-même qui m’en fais don! Ma beauté n’est que l’exemplaire Du type, assorti pour te plaire Que ta propre nature élit, Et ton propre regard m’éclaire Du jour qui pour toi m’embellit; Je ne dois qu’à ton goût mes grâces. Le long temps qu’à les voir tu passes N’en use-t-il point la valeur? Ne se peut-il que tu t’en lasses, Malgré leur immortelle fleur? - Comme pour écraser le doute à sa naissance Faustus couvre soudain d’un baiser véhément Les lèvres de Stella, les presse longuement, Et l’épouse a pleuré, mais de reconnaissance. Autour d’eux, tout à coup, de gais éclats de voix, Des chants mêlés d’appels, s’élèvent à la fois: Une bande d’enfants par les prés accourue Pêle-mêle à l’assaut de leurs genoux se rue; Les plus jeunes en font l’escalade à grands cris, Pendant que les aînés vers le couple surpris Tendent leurs bras chargés de lilas dont s’épanche, En s’écroulant sur lui, l’odorante avalanche. Il s’incline, accablé, sous le croissant amas, Il y succombe, et rit, et ne discerne pas, Tant le joyeux tumulte en agite les couches, Les caresses des fleurs des caresses des bouches; Il se débat et sort de ce siège innocent Avec un lit nouveau pour le soir qui descend. * * * O couples épargnés! qui, sans péril ni honte, Traversez humblement la terre, où l’on vous compte, Seuls élus de l’amour, dont les coeurs, tout d’abord Et pour toujours, ont mis leurs battements d’accord; Qui, de la jalousie ignorant les alarmes, Jamais à vos baisers n’avez mêlé de larmes; Qui, loin des sols taris par les foules hantés, Fuyez le pavé dur et l’or vil des cités De peur que votre joie aux railleurs ne se montre, Mais, connus du poète, allez à sa rencontre Pour écouter sa voix pleine d’échos amis, Dites-moi qu’aux vivants le bonheur est permis! J’ai rêvé, grâce à vous, des noeuds inaltérables Entre deux âmes soeurs, mais en des corps durables, Sur un globe meilleur, propice à tous leurs voeux, Qu’un soleil indulgent caresse de ses feux Et tapisse de fleurs pour les pieds qui le foulent, Terre où les horizons sans points noirs se déroulent. Grâce à vous, ces amants se frayent des sentiers Embaumés du parfum d’éternels églantiers Dont nulle épine aux doigts n’a vendu les offrandes. Tantôt, puisant l’ivresse à des sources plus grandes, Ils montent voir de haut, dans un voyage ailé, S’élargir la campagne, y luire, démêlé, Le soyeux écheveau des fleuves, et leurs ondes Rendre la neige altière au lit des mers profondes; Tantôt, abandonnant la conquête des airs Pour le loisir, plus doux, dans les vallons plus chers, Ils reviennent aux biens dont l’infini les sèvre, Aux biens qu’on peut cueillir ou couver: rose ou lèvre; Fruit tendu par la branche et donné par la main; Flânerie où l’esprit reçoit des yeux son pain Sans fatiguer sa meule à moudre les images; Prière murmurante, assaut de gais ramages; Accolade ou salut à d’immortels passants Qui ne peuvent plus être à tout jamais absents, Et font de l’amitié le plus noble mélange Ou bien quelque suave ou radieux échange. Tantôt, comme, échappé des urnes, le trop-plein Retourne à la fontaine en ruisseau cristallin, De leurs coeurs l’allégresse en chants d’amour déborde, Hymne du bonheur même à celui qui l’accorde! Attestez-le-moi bien, ô couples enlacés, Que vos plaisirs sans deuils vous remplissent assez, Que le fouet du devoir pour toujours vous oublie, Et que vous vous sentez contents de votre vie_ Attestez-le, j’éprouve au plus secret de moi Je ne sais quel frisson qui ressemble à l’effroi_ VOIX DE LA TERRE Lamentable océan des douleurs, dont la houle Se soulève en hurlant, s’affaisse et se déroule Et marche en avant sans repos! N’est-il donc pas encore apparu sur ta route Un monde fraternel où quelque ami t’écoute? N’auras-tu nulle part d’échos? Personne en ces déserts renaissants qui t’engouffrent N’est-il apte à comprendre un cri d’âmes qui souffrent, Un appel d’humain désespoir? Le Temps amasse en vain décombres sur décombres: Il n’a pas épuisé des formes et des nombres L’intarissable réservoir. L’humanité là-bas est peut-être une ébauche Qu’il s’essaie à pétrir, qu’il éprouve et qu’il fauche Pour l’achever durable ailleurs_ Ah! si tu rencontrais quelque terre accomplie Où jeune elle apparût émondée, embellie, Heureuse par des dons meilleurs; Et si là d’autres coeurs aux résonnantes fibres Battaient à l’unisson des plaintes dont tu vibres, Émus d’un amour bienfaisant; Si, possesseurs du vrai, de règles enfin sûres, D’autres esprits pour baume aux terrestres blessures T’offraient leur sagesse en présent! Marche! Là-bas grandit dans les ombres épaisses Un globe qui ressemble à celui que tu laisses Derrière toi décroître et fuir_ Autour de son soleil qui se rapproche il vole, Il blanchit, décoré d’une douce auréole, Et commence à s’épanouir. TROISIÈME PARTIE LE SUPPRÊME ESSOR IX L’AIGUILLON FAUSTUS Que de fois avons-nous, de ce haut promontoire, Contemplé ce grand fleuve aux berges de gazon Déroulant sous nos pieds sa claire et souple moire Qui va là-bas se perdre au bleuâtre horizon! Ces fleurs couvrant le sol de leurs riantes gerbes Comme un manteau tigré jeté sur un dormeur, Et ces vierges forêts aux statures superbes Dont nous bercent d’en bas la houle et la rumeur! Que de fois, unis là dans une même extase, Côte à côte, en silence, et la main dans la main, Sur ce roc dont les bords nous dérobent la base, Avons-nous cru planer dans un vol surhumain! Mais jamais, n’est-ce pas? la sublime allégresse Dont ce balcon céleste emplit l’âme et les yeux N’égala cet émoi sacré qui nous oppresse Comme si nous allions y devenir des dieux! Stella! le pur éther est seul notre patrie! Que j’y sente ton coeur sur mon coeur se poser, Et que, rivant ma lèvre à ta lèvre fleurie, J’y goûte un paradis qu’embaume ton baiser! STELLA Oui, dans cette clarté sereine, Sur ce sommet où passe une subtile haleine, Ce m’est un délice innommé, Une ivresse en effet divine D’être à toi, de m’abattre en paix sur la poitrine Large et tendre du bien-aimé! Ah! que ma bouche offre à la tienne Un miel dont la saveur à jamais l’y retienne! Comme se fondent deux liqueurs Dans la coupe qui les mélange, Ne formons dans l’amour, par leur intime échange, Qu’une essence de nos deux coeurs! - Alors debout devant l’éternelle Nature, Jeunes hôtes d’un monde où la jeunesse dure, Dans un embrassement immobile et muet Ils sentent s’accomplir leur suprême souhait. Sur leur enchantement le temps plane et s’arrête_ - «Laisse-moi m’arracher pour une heure à tes bras, Et permets, dit enfin Stella, qu’en bas j’apprête Notre nid quotidien: tu m’y retrouveras. Déjà l’ombre envahit la vallée; il me tarde De le fleurir: ce soin délicat me regarde. » - Elle s’est dégagée et part en envoyant Dans sa fuite à Faustus un baiser souriant. Il suit, plongeant les yeux sur la vaste pelouse, Le labeur gracieux de l’angélique épouse, Et voit s’amonceler sous le mourant soleil Le frais tapis qui doit parfumer son sommeil. L’amour fait de sa vie une paisible fête. Mais voilà qu’il tressaille; il a dressé la tête Comme si quelque souffle eût frôlé ses cheveux. - « Qu’ai-je entendu?_ Sans doute, oui! sans doute la brise_ La brise qui chuchote et m’effleure en ses jeux. Une plainte? Mais non! Quelle étrange méprise!_ Un bruit d’ailes peut-être? Oh! ce n’est cette fois Ni vol d’oiseau ni vent! On dirait une voix_ Le frisson gémissant des lointaines ramures Ressemble, vers le soir, à de vivants murmures_ Non pourtant, la forêt ne peut ainsi gémir_ Ce que j’entends si proche est un humain soupir! J’en reconnais l’accent. Dieu! c’est une parole_ Quelle âme ici dans l’air supplie et se désole? VOIX DE LA TERRE Le dôme où nous avions cloué Un Zodiaque dont les signes Semblaient des prunelles bénignes, Notre essor ne l’a pas troué; Et maintenant que cette voûte Fuit l’oeil de l’homme à l’infini, L’espoir pour notre aile est banni D’y percer jusqu’à Dieu sa route! Nos cris monteront-ils à jamais oubliés, Solitaires, de monde en monde, Errants, et d’âge en âge, hélas! multipliés, Sans que rien là-haut y réponde? FAUSTUS Elle vibre en mon sein, cette clameur profonde_ LES VOIX Nos pieds saignants traînent des fers, Nos reins sous les fardeaux succombent! Marchons! Malheur ceux qui tombent! Le fouet est marqué dans nos chairs. - Nous voilà serfs, nouveaux esclaves! - Liberté, si lente à venir! Qu’es-tu, si tu ne peux bannir La misère aux viles entraves? - S’il est un juste au ciel, que nous le réveillions! Qu’en lui notre appel retentisse! Dans l’innombrable essaim des constellations Quel est l’astre où dort la Justice? FAUSTUS De quel réveil mon trouble est-il en moi l’indice? LES VOIX Nous malades, nous languissons! - Nous, l’âpre effort sans fruit nous tue! - Et nous, la faim nous prostitue! - Nous, la grêle abat nos moissons! Attendrons-nous toujours le baume Promis à nos tourments déçus? Pour qui donc a souffert Jésus? Qu’il est loin d’ici, son royaume! Dans ces globes épars, au nôtre ressemblants, Où la pitié se cache-t-elle? Que nos plaintes enfin t’arrachent à leurs flancs, O soeur de la race mortelle! FAUSTUS La Pitié! Quel passé ce mot-là me rappelle? LES VOIX Hélas! nous avons tant aimé Sans une aumône du sourire! Le ciel que les beaux yeux font luire Nous sera-t-il toujours fermé? Le débauché hardi s’y vautre Pendant que nous joignons les mains; A nous rêveurs les froids dédains! O rage! les baisers à l’autre! - Ne me jalousez pas: que ne suis-je haï! L’homme auguste en moi diminue_ Cynique, je descends; tendre, je fus trahi. Rends-nous, serpent, l’Ève ingénue! FAUSTUS Cette obsécration ne m’est pas inconnue_ LES VOIX Je suis Tubalcaïn. Je vois s’entr’égorger Mes fils avec le fer que j’enseigne i forger. - Moi, je suis Triptolème, et je vois mes semaillesEn fécondant les champs les vouer aux batailles! - J’attachai, le premier, les chevaux au timon, La roue au char: ces biens sauveront-ils mon nom? - Moi, je suis Prométhée: un vautour me dévore. - Je suis Harmodius: le crime est couronnéEt je meurs. - Moi, Socrate, en saluant l’aurore J’accepte la ciguë: ils m’ont empoisonné! - Je suis le Christ en croix: j’attends mon père encore. Seigneur! Seigneur! pourquoi m’avoir abandonné? - Quand devons-nous cueillir pour nos oeuvres la palmeSans pleurs et le laurier sans outrages, promis Par la vertu sévère à ses fermes amis? Quand aurons-nous la gloire inaltérable et calme? Créateur! ton dédain ne peut être le prix Des sueurs, du sang et des larmes! Récompense la lutte et garde ton mépris Pour le rêve aux stériles charmes! FAUSTUS O lointain souvenir des outils et des armes! La Gloire! Il m’en souvient comme d’un clair rayon Et comme d’un agile et brûlant aiguillon: Là-bas, les serviteurs du droit par la vaillance, Ceux du beau par les arts, du vrai par la science, Pouvaient rêver du moins pour leur bras ou leur front La juste renommée au vol tardif ou prompt! Héros que j’enviais, ô saints! votre martyre, Quel qu’en soit le destin, comme autrefois m’attire! Votre mérite à Dieu dans l’infini s’offrant Est plus pur sans salaire et, sans espoir, plus grand! Du ciel intérieur il vous a faits les hôtes, Mais vos âmes, en outre et depuis bien longtemps, D’une aile plus légère, aux sphères les plus hautes, Ont déjà devancé vos soupirs que j’entends! Et moi, dont nul bienfait n’a racheté les fautes, Qui même ai fui les maux au lieu de les guérir, J’usurpe ici la paix si rude à conquérir!_ - Parfois, en plein été, quand le regard se noie Dans l’azur qui sans tache uniment se déploie, Quand le songe, planant avec sécurité, Semble par un saphir immuable abrité, Et qu’assoupi, de jour, d’air et de parfums ivre, On n’a plus d’autre soin que de se laisser vivre, Un point grisâtre, à peine une brume, au midi, Se révèle, se cuivre et s’avance agrandi. Du nuage effrayant l’invasion rapide A bientôt en entier voilé le bleu limpide. L’air soupire et se tait, immobile, étouffant, Tout l’horizon tressaille et sourdement murmure. Soudain, le rideau noir avec fracas se fend, Et par l’éblouissante et brève déchirure S’illumine le champ jusque-là ténébreux Du combat sans merci des éléments entre eux. Faustus est traversé d’une clarté pareille. L’orageux souvenir qu’évoque son oreille Trouble d’un deuil subit son loisir souriant, Et dans sa conscience un éclair foudroyant Lui montre tout à coup la lice encore ouverte Du combat que l’honneur livre au plaisir; en vain Les caresses pour lui l’avaient de fleurs couverte. Du seul miel de l’amour il crut leurrer sa faim: Rien ne l’assouvira, hors la fierté suprême, Si cher que la vertu la fasse au coeur payer, D’effectuer en soi, librement, par soi-même, Le plein contentement de l’homme tout entier! - Faustus! Faustus! - Ce cri que l’écho lui répète Comme un cri de colombe en des bruits de tempête, Cet appel qu’à travers les plaintes il entend, Clair et long, jusqu’à lui de la plaine montant, A de son coeur soudain dominé la tourmente; Il frissonne, étonné d’entendre son amante. - Faustus! Faustus! « O timbre pur, Timbre d’une voix trop connue! Ta vibration me remue Comme un tendre lambeau d’azur Qui rend plus sinistre la nue! « Timbre cher! qu’en mille unissons Pleins de secrète poésie Depuis si longtemps j’associe A tous les musicaux frissons De cette atmosphère choisie! « Doux timbre! tu n’es plus d’accord Avec les sons qu’elle m’apporte: Ils m’émeuvent d’une autre sorte Et leur mâle attrait te fait tort: L’harmonie entre vous est morte! « Car ces voix dont je suis hanté Ont l’âpre et noble accent du blâme: Leur prière oblige et réclame; Toi, tu berces la volonté Et tu verses l’oubli dans l’âme_ « Mes rêves se sont résolus, A ce souffle mâle, en fumée; Ma charité s’est rallumée_ Hélas! je ne redescends plus Qu’à pas lents vers la bien-aimée. » Pendant qu’il s’en retourne où le requiert l’amour, Le silence se fait lentement à l’entour: La clameur se dissipe en murmure, s’efface, Puis vaguement expire; il n’en reste plus trace, Comme après la tempête au formidable heurt Un grand bruit de forêt s’alanguit, tombe et meurt. Tu fuis; derrière toi s’est fermé ton sillage, Et sans doute au hasard tu poursuis ton voyage, Choeur gémissant, formé des désespoirs humains! Ou, peut-être, assuré qu’aux maux dont tu te plains Quelque réparateur est né sous ta secousse, Sens-tu s’évanouir l’aiguillon qui te pousse. Mais non! Tu n’es là-haut que le frémissement Que font les cris lointains du terrestre tourment; Tu ne sens rien, tu fuis le monde qui t’engendre Et, pour le renseigner, tu n’y peux redescendre; Et ceux qui t’ont commis leur message plaintif T’ont devancé d’un vol plus sûr et plus hâtif. Pendant que tu vas seul sans connaître ta route, Émigrant d’astre en astre ils ont déjà, sans doute, Atteint, selon leur lutte et, par degrés, heureux, Les justes paradis que tu cherches pour eux? Mais dans l’immensité ta quête vagabonde N’aura pas été vaine et pour l’homme inféconde, Si ton passage éveille et fait sourdre en secret Dans une conscience un généreux regret, Si tu peux rappeler à quelque âme endormie Que sa félicité devient son ennemie, Qu’elle arrête ses voeux et ses élans trop tôt, Loin de leur but dernier qui plane encor plus haut! Oui, pour gagner la sphère où les bons se préparent Le nimbe glorieux dont leurs oeuvres les parent, Et pour oser répondre à haute voix, debout, Au nom d’homme devant l’Infini qui sait tout, Faustus doit acheter la paix suprême, entière, Et s’il la veut durable il faut qu’il la conquière Il le sent, il rougit, et médite en chemin Quelque grand sacrifice utile au genre humain_ STELLA Te voilà donc! Ami, tu te faisais attendre; Ne m’oubliais-tu pas? - A ce reproche tendre Se marie un baiser fiévreusement rendu. « J’ai deux fois appelé: tu n’as pas répondu, Mais ma voix s’est mélée au vent du soir sans doute; Je l’entendais d’en bas lugubrement gémir, Ici jamais encore un aussi fort zéphyr N’a troublé le silence enchanté qu’on y goûte. » FAUSTUS En effet, j’écoutais ce souffle véhément Qui t’émouvait de loin comme un gémissement: Ce n’était qu’une folle et joyeuse tempête Où je prenais plaisir à rafraîchir ma tête. STELLA Ton visage pourtant n’a point l’air égayé_ Mais plutôt_ FAUSTUS Quoi? Stella. STELLA Grave, et presque effrayé. FAUSTUS Si je te semble grave, encore ému, peut-être, Ne t’en prends qu’à la nuit; je viens de la voir naître, Pendant que, toi, des jeux du vent tu t’alarmais, Plus sublime et plus riche en astres que jamais. STELLA Elle est belle, il est vrai, mais cette vague alarme M’en a distrait les yeux. FA USTUS J’en subissais le charme, L’attrait, l’impérieux, l’irrésistible attrait_ Oui, Stella, je ne sais quel appel m’attirait Vers la plus claire étoile aux meilleurs proposée Pour conquête éternelle! STELLA Une chaude rosée Mouille ma main_ Faustus! Ah! tu pleures! Pourquoi? Pourquoi? Parle, réponds, sois sincère avec nmoi! Des pleurs! ici des pleurs! Ouvre, pour Dieu! ton âme_ - Elle tremble, s’affaisse et de terreur se pâme. Faustus s’écrie, enlace et reçoit sur son coeur Ce bel ange abattu, plus beau dans la langueur. N’eût-il pas dû cacher son trouble à son amie, Qu’un si cruel réveil trouvait mal affermie? Puisque ces tristes voix qui cherchaient des échos N’avaient fait, en passant, qu’effleurer son repos, Pourquoi n’avait-il pas, imitant leur clémence, Préservé son amour de cette angoisse immense? Il a pleuré, l’ingrat! Pris d’un subit remords, Il baise ces longs yeux éteints qu’on dirait morts, Ce front où la détresse est dans la grâce empreinte, Et réchauffe ce sein que n’émeut plus l’étreinte. Au temps où le bonheur était nouveau pour lui, Un jour, il s’était là près d’elle évanoui Pour avoir longuement humé l’âme odorante D’une fleur qui semblait du lis aimé parente. Et c’est elle, à présent, qui défaille à son tour Dans ses bras, mais blessée en aspirant l’amour! Elle reprend ses sens et, levant la paupière, Remplit son lent regard d’une triste prière_ Faustus sur sa poitrine, avec force et douceur, La presse, la ranime, et lui parle: « O ma soeur, O ma compagne, objet et raison de ma vie, Se peut-il qu’une larme, innocemment ravie A l’admiration par la splendeur des cieux, Ait terni ton bonheur d’un nuage anxieux? N’avais-tu donc jamais, dans ce beau monde, encore A mes cils palpitants vu les larmes éclore? Pourtant déjà mes yeux en ont été voilés Devant l’azur des tiens, paradis étoilés! Et ces larmes, c’était l’extase débordante Qui m’inondait sans bruit d’une caresse ardente. Hé bien! ces mêmes pleurs, Stella, sollicités Au plus profond de moi par les pures clartés Qu’en nos épanchements me versent tes prunelles, Germent devant les nuits aux clartés solennelles. L’Infini m’avait seul ému quand j’ai pleuré, Clémence en haut, tendresse en bas, partout sacré! » Stella lui prend la main, sourit et se rassure; Mais il n’a fait, hélas! que panser sa blessure. X LE SACRIFICE Que le bonheur de l’homme est un problème étrange! Toute bête, pourvu qu’elle s’accouple et mange Et laisse entrer le jour dans ses yeux grands ouverts, Est contente. Elle fait aux aliments offerts Le même accueil joyeux qu’aux pâtures conquises Et ne tend au bonheur que par des convoitises. Mais l’homme ne jouit longtemps et sans remords Que des biens chèrement payés par ses efforts, Et ses voeux, désertant la terre qu’ils dédaignent, Aspirent on jamais les appétits n’atteignent, Où son âme franchit les limites de l’air, Au ciel inhabitable à ses poumons de chair. Il n’est vraiment heureux qu’autant qu’il se sent digne, Et le but que si haut la vertu lui désigne Le condamne à gravir d’un pied endolori Les sommets nus, rivaux du sol bas et fleuri. Jadis en abordant cette plage clémente D’où son âme à l’abri défiait la tourmente, Faustus avait d’abord, sans mélange, éprouvé L’ineffable douceur de se sentir sauvé; Il ne s’était, plus tard, souvenu de la terre Que pour en goûter mieux le lointain salutaire, Puis tout le monde ancien s’effaça dans l’oubli Comme un vaisseau coulé sous une mer sans pli. Or, voilà qu’un sinistre et vagabond message, Ébranlant tout à coup son coeur d’homme au passage, Y réveille en sursaut des échos endormis Comme un poignant appel de naufragés amis. Cet appel obsédant, qu’il reconnaît, l’entraîne Du port céleste et sûr où la vie est sereine Là-bas vers le point noir d’où, parmi les brisants, Fut poussé jusqu’à lui ce cri d’agonisants. Mais pourra-t-il jamais démarrer de la grève Le sauveteur captif de l’Amour et du Rêve? Pourra-t-il, triomphant de ses ensorceleurs, En rompre l’anneau d’or et la chaîne de fleurs? STELLA Ne songe pas, Faustus; lève plutôt la tête! Quelle nuit! On dirait qu’un triomphe s’apprête, Que, sous un dais immense et d’un velours nacré, Pour quelque alléluia s’assemble un choeur sacré. La nuit qui t’arracha des larmes était-elle Aussi religieuse, aussi pure, aussi belle? Je n’ai jamais senti sous ton baiser d’époux Tant de sécurité dans un repos si doux_ Mais où va ton regard subitement plus sombre? Ami, que cherches-tu parmi ces feux sans nombre? FAUSTUS Stella, je cherche au firmament, Mais seulement par la pensée, Le monde où tu t’es fiancée A moi par ton premier serment; Car cette terre aux yeux perdue, Dont le soleil là-bas semble pâle et dormant, Est comme dévorée au loin par l’étendue. Je me rappelle cet enfer, Bloc pétri de flamme et de fange, Et les fruits nés de ce mélange: Le tigre, le vautour, le ver! Et cependant je l’aime encore Pour ses fragiles fleurs dont l’éclat m’était cher, Pour tes soeurs dont le front en passant le décore. STELLA ’ Je n en ai plus qu’un terne et confus souvenir_ De presque tous ces noms prononcés par ta bouche Je ne reconnais plus le son vil ou farouche_ Fleur est le seul d’entre eux que j’ai pu retenir. FAUSTUS Le langage des pauvres hommes Est riche encore d’autres noms Que, même en l’Éden où nous sommes, A nos plus chers biens nous donnons. STELLA Oui, jeunesse, amour, beauté, grâce, Ces noms appris ailleurs jadis, Nul autre en douceur ne les passe Dans la langue des paradis. FAUSTUS Aussi beau que ceux-là, mais triste Et d’un son pur comme le leur, Un mot sacré là-bas existe_ Reconnais-tu le mot douleur? STELLA Ah! dans mon coeur, ce mot, d’heureux jours innombrables L’avaient bien effacé! Un coutumier bonheur fait d’ivresses durables M’a voilé le passé, Jusqu’à la nuit sublime où, m’abusant, tes larmes Ont de tes yeux jailli Si chaudes que, rendue aux anciennes alarmes, J’ai soudain tressailli. Alors (mais ce fut court comme un vol de nuée Qui menace et s’en va) Du fond de ma mémoire une ombre remuée Tout à coup s’éleva, Foule vague et lointaine, à peine murmurante, Qui m’effraya pourtant, Mais que ton regard calme et ta voix rassurante Chassèrent à l’instant. Parfois un reste obscur de la crainte éphémère Dont j’ai pour toi frémi, Effleurant mon bonheur, même en tes bras l’altère; Je te l’avoue, ami! FAUSTUS Cette peur que pour moi tu sentis par méprise A soulevé, dis-tu, la brume informe et grise Du passé de là-bas longtemps enseveli_ Hélas! et, par moments, ce souvenir morose T’importune, lambeau d’orage en un ciel rose_ Si la terre pourtant souffrait de notre oubli? Si devant nous, Stella, ses passagers, nos frères, Sur leur grossier radeau battu des vents contraires, Vers l’infini muet dressaient leurs fronts meurtris Et joignaient en pleurant leurs mains désespérées Sans voir poindre aucun port dans les mers éthérées, Ni luire aucun signal en réponse à leurs cris! Pourrions-nous, entendant leur appel de détresse, Lisant dans leurs regards l’effroi qui les oppresse, Nous sentir dans la joie innocemment heureux, Et, riches d’un savoir qui leur serait utile, N’en faire qu’un usage infécond et futile, Et, vivant pour nous seuls, ne rien tenter pour eux? STELLA Non! Faustus, et notre ignorance De leur sort subi sans témoin N’absoudrait pas, bien qu’ils soient loin, Pour eux en nous l’indifférence. Leurs corps pour le martyre élus Sont du même sang que les nôtres, Et leurs âmes ne sont point autres Que nos propres âmes non plus. Des fibres vives nous rattachent, Hors de l’espace, à nos pareils, Et les distances des soleils Jamais du coeur ne les arrachent. Elles sont oisives si haut, Mais, malgré leurs siècles de rouille, Il suffit d’un pleur qui les mouille Pour les attendrir aussitôt. Ah! s’il est vrai que tu ressentes Comme moi l’ancienne pitié, Pourquoi t’ouvrirais-je à moitié Mes tristesses compatissantes? Pour t’en épargner le souci Je te dissimulais mon trouble; Mais l’atteinte en nos coeurs fut double: Tu souffrais pour la terre aussi. - Tout étonné, Faustus avec ferveur écoute Ces paroles qu’ensemble il savoure et redoute: Pour l’oeuvre qu’il médite il en sent tout le prix; Mais son projet terrible a-t-il été compris? Il se recueille et cherche un prudent artifice Pour deviner l’accueil promis au sacrifice. « Mon silence est bien loin d’un lâche désaveu: Il m’est, dit-il, si bon de croire Que j’ai pu pour la terre évoquer un beau voeu Du fond de ta mémoire! « Plus ange par les traits tu devins en retour Par tes oeuvres ici moins femme, Depuis qu’ayant guéri mon passé, ton amour Cessa d’être un dictame. « Ah! je songeais combien nous aurons à souffrir De connaître et vainement plaindre Tant de maux qu’il serait plus noble de guérir Que doux de ne pas craindre. « Et j’enviais l’honneur, par d’autres mérité, D’abolir la misère humaine; Je rêvais d’aller rendre à notre charité Son douloureux domaine; « Mais, sans avoir perdu, grandi par cet honneur, Le nom d’époux dont tu me nommes, De revenir vers toi mêler à ton bonheur Celui de tous les hommes! » Levant son clair regard, Stella profondément Dans les yeux de Faustus le plonge un long moment; Elle y mire son âme avec idolâtrie, Lui jette au cou ses bras, les y noue, et s’écrie: « Si tu faisais cela, mon bien-aimé, mon roi! (Mais c’est chose impossible et folle que tu rêves_) Si tu désertais l’astre où m’ont rivée à toi Nos heures de délice innombrables et brèves; Si, héros par l’ivresse encore mal dompté, Vers la terre osant seul rebrousser les abîmes, Tu voulais du loisir et de la volupté Immoler les douceurs à des devoirs sublimes, « Pourrais-tu, déserteur, de ton cou détacher Ces deux bras dont l’anneau si fortement l’enlace, Et, m’emportant ma vie, à mon coeur l’arracher Avec le lambeau même où saignerait ta place? » FAUSTUS Oh! je sais quel puissant lien Quel noeud cher unit nos deux êtres! Jamais à la façon des bourreaux et des traîtres, Je ne séparerais, Stella, mon sort du tien. STELLA Jamais tu n’aurais à le faire! Car je te suivrais n’importe où: J’irais, me fallût-il briser chaîne et verrou, Pieds nus, t’accompagner jusqu’au dernier calvaire! FAUSTUS Et moi je te conjurerais De m’aimer encor davantage, « Assez pour renoncer au périlleux partage D’un hasard difficile à braver de plus près_ STELLA Si tu mets mon courage en doute, Mets-le donc à l’épreuve aussi! Va! rien ne m’effraierait que d’être veuve ici: Avec tout son appui ma force fuirait toute. - S’envelopper debout dans son propre linceul Pour s’offrir, âme et corps, pleinement libre, et seul, Au salut de l’espèce, et, si l’on y succombe, Sentir qu’on a fondé sa gloire sur sa tombe Et donné dans ce lit à son front pour chevet Ineffablement doux le bonheur qu’on a fait, Y perdît-on des jours filés d’or et de soie, Ce n’est que transformer, pour l’ennoblir, sa joie! Mais s’il faut condamner à l’amer abandon D’un astre où tout est pur, lumineux, noble et bon, Et vers l’ancienne geôle où l’homme rampe et souffre Entraîner dans la nuit menaçante du gouffre Un être cher et frêle, une femme, avec soi, Le coeur lui-même oppose au dévoûment sa loi! Faustus en hésitant contemple la victime_ Mais il rougit bientôt qu’en la balance intime Le soupir d’une femme ait pour lui plus de poids Que tous les pleurs du monde y tombant à la fois. FA USTUS Mes paroles à ton courage, Stella, ne faisaient pas outrage! C’est à moi-même seulement Que s’adressaient dans ma pensée Ces mots dont tu fus offensée: Douté-je de ton dévoûment! Ah! ta vaillance est sans reproche, Et si l’aventure était proche Tu renoncerais, n’est-ce pas? A ce jour qui nous environne. STELLA Qui donc t’offrirait la couronne Ou le baume après les combats? FAUSTUS Hé bien, qu’attendons-nous? La lice est préparée, Et les cris des hérauts ont déjà retenti! Entre le Mal et moi la lutte est déclarée; Le signal de là-bas en est déjà parti: La grande plainte humaine a rempli mes oreilles Pendant la nuit divine où mes yeux t’ont fait peur; Depuis lors sans relâche elle a hanté mes veilles, Comme un remords secoue une infâme torpeur! Enfin j’ai résolu, possesseur solitaire, Invulnérable ici, d’un stérile savoir, D’en porter le secours aux damnés de la terre, D’en ouvrir la merveille à leur mourant espoir! Que sont-ils devenus? Hélas! mon savoir même (Savoir humain, borné sous un front par des sens) Expire, avec ma vue, au seuil de ce problème; Leur sort défie au loin mes regards impuissants! Mais je vais sans nuage et bientôt le connaître, O ma Stella! par toi dans l’ombre accompagné. Viens, les hauteurs du ciel nous verront reparaître Fiers et sûrs d’un bonheur immuable et gagné! - Elle écoutait, l’oeil fixe et la bouche entr’ouverte. L’imminence imprévue et soudain découverte D’un retour au passé par quelque étrange mort La trouve désarmée et l’accable d’abord. D’une voix basse où tremble une angoisse indicible: « Quoi! tu voudrais_ O Dieu! non! ce n’est pas possible_ Répond-elle en posant, affaissée à demi, Ses deux mains et son front sur le sein de l’ami. FAUSTUS Chère Stella! toi-même à l’instant_ STELLA Oh! pardonne_ Je ne te trahis pas, mais le coup qui m’étonne Est brusque_ inattendu_ terrible_ FAUSTUS Il t’a fait mal. Je le voulais rapide, hélas! mais non brutal. C’est à moi d’obtenir mon pardon: je l’implore, Souris-moi, reste là sur ma poitrine encore Pour sentir de plus près ma tendresse et ma foi. Oui, relève ton front pâli, rassure-toi, De ton ébranlement reviens, ma bien-aimée; Mon coeur bat sur le tien, Stella_ STELLA Je suis calmée. Un court saisissement, comme un éclair d’effroi, M’avait jeté dans l’âme un subit désarroi; Mais me voilà rendue à ma volone vraie! FAUSTUS Tu me suivras? STELLA Oui! rien avec toi ne m’effraie. FAUSTUS Réfléchis_ STELLA Si tu pars, je partirai. FAUSTUS Pourtant Si tu me secondais davantage en restant? Si, n’ayant, seul là-bas, à songer qu’à ma tâche, Je m’y consacrais mieux? STELLA Tais-toi! je ne suis lâche Qu’au sacrifice affreux dont tu m’oses parler! FAUSTUS, se jetant à ses genoux. De grâce_ STELLA Emporte-moi si tu veux t’en aller, Ou bien mets à néant mon amour et ma vie! FAUSTUS Tu veux que je demeure alors? STELLA Je t’en défie! FAUSTUS Ah! que tu lis en moi juste et profondément! Et que ce cri d’estime allège mon tourment! Je voulais t’épargner cette mâle aventure, Mais je n’avais, d’abord, pas osé t’en exclure: Ton amour indigné l’eût proscrite aussitôt; J’espérais amener l’ange à m’attendre en haut Pour y sauvegarder l’épouse: tu refuses, Et, deux fois magnanime en déjouant mes ruses, Tu m’absous immolée, et tu veux de ta main Tendre ta part de ciel au pauvre genre humain. STELLA J’y suis prête. FAUSTUS La Mort, ô compagne intrépide, M’a promis son grand philtre et son aile rapide Pour l’accomplissement de mon grave dessein. Aux passagers connus elle ouvrira son sein, Et, nous enveloppant de sa caresse austère, Ira nous déposer ensemble sur la terre. Nous nous réveillerons sous notre ancien soleil_ STELLA J’aspire en tressaillant à ce lointain réveil; Mon oublieux regard m’y semblera novice_ Mais quel prodige a mis la Mort à ton service? FAUSTUS L’avis sacré d’un songe. STELLA Eh! quel songe n’est vain? FAUSTUS Celui-là fut vraiment marqué du sceau divin. J’avais, tout un long jour, fatigué ma pensée A m’assurer les vents pour cette traversée; Enfin, comme un pilote invoquant, au départ, Devant l’immensité, sa foi plus que son art, Je m’en étais remis à mon Juge suprême Pour que, s’il m’approuvait, il me guidât lui-même; Confiant dans l’arrêt j’attendais le secours. Or, à l’heure où le somme étend ses rideaux lourds, La Mort, l’auguste Mort, l’infaillible Passeuse, Non celle qu’imagine infecte, blême, osseuse, Notre invincible horreur pour le cadavre humain, Mais la Force qui fraye aux âmes leur chemin Et les entraîne au but que l’Espérance indique, M’apparut sous les traits d’une vierge pudique. Elle me révéla sa sainte mission, Puis marquant dans l’espace avec précision D’un geste sûr le point où la terre gravite: « J’y peux voler, dit-elle, et l’atteindre aussi vite Que j’en marque la place, et, couchés dans mes bras, Je vous y porterai tous deux, quand tu voudras. » Je nie dressai soudain, les yeux hantés encore Comme du spectre clair d’un fuyant météore; Tu dormais immobile et blanche à mon côté, Et je crus voir pâlir dans l’ombre ta beauté, Comme si, dans son vol t’effleurant la paupière, La Mort t’eût préparée à t’enfuir la première. STELLA J’ai souvenance, ami, qu’une nuit, en effet, Je me sentis sombrer dans le sommeil parfait Que j’ai connu jadis en montant vers ce monde: C’était comme une paix infiniment profonde. Certes, s’il n’en doit pas coûter plus à nos sens, S’il nous faut seulement glisser dans l’autre sens, A quoi bon différer la fatale descente? Nos regards sont tournés vers la patrie absente: Ne les reportons plus au paradis laissé; Notre zèle, en tombant, s’y débattrait, blessé Comme un ramier meurtri par les lacets d’un piège; Sauvons-le du regret qui de partout l’assiège. FAUSTUS Oui, fragile est l’ardeur, le devoir ombrageux: Craignons de retirer sous le dé nos enjeux Par la tentation d’un regard en arrière; Ne prêtons pas l’oreille à la douce prière Que nous fait cet Éden au climat suborneur De ne le pas risquer pour le gain de l’honneur. Vois, le profil des monts tendrement s’illumine; Moins sombre est la forêt qui là-bas s’y termine; Autour de nous déjà se redressent les fleurs, Le crêpe est moins épais qui voilait leurs couleurs, Leur grâce nous menace, et l’aurore prochaine Va rendre à ce vallon l’attrait qui nous enchaîne: C’est au réveil des fleurs que la vertu s’endort_ STELLA Prends-moi donc sur ton coeur et fais signe à la Mort! - O bravoure où criait l’ancien sang de sa race! Avec emportement son bien-aimé l’embrasse_ Époux, l’un contre l’autre appuyez bien vos coeurs: Vos âmes cette fois sur vos lèvres sont soeurs Par un lien plus fort que les chaînes charnelles; Leur commun dévoûment les a faites jumelles Par l’héroïque emploi de leur félicité, Comme jamais encore elles ne l’ont été. Vous connaissiez l’amour, mais non sa joie entière: La profonde douceur, la jouissance altière De rendre sur la lèvre un culte à la vertu, De pouvoir s’adorer quand le désir s’est tu. La tombe est toute Lite, et pour l’heure fatale L’aube leur a tissé des suaires d’opale. Ils regagnent leur couche, et se livrent tous deux, En silence, à l’asile aujourd’hui hasardeux Que leur ouvre ce lit, odorante corbeille Oii, depuis, si longtemps, leurs bonheurs de la veille Au fidèle matin renaissaient rafraîchis. Étendus sans bouger, droits, les bras seuls fléchis Pour rapprocher leurs mains et les unir, il semble Que le trépas déjà les ait glacés ensemble. Ils n’ont pas vu la Mort achever leur repos: Leurs yeux à leur insu par degrés se sont clos, Leurs fronts n’ont plus pensé, décolorés à peine, Et tout bas, ralentie, a cessé leur haleine. Quand le soleil du monde abandonné par eux Embrasa tout à coup l’horizon vaporeux, Une abeille rôdeuse, explorant les prairies, Sur un amas foulé de mille fleurs meurtries S’arrêta pour y faire un butin pour son miel, Comme avec la douleur se fait la joie au ciel. XI LE RETOUR ’ Qu est devenu là-bas le vieux globe vivace Où luttait par l’esprit et par la volonté Contre le sol revêche et le fauve indompté L’homme auguste, qui seul y pût dresser la face? Cet astre a bien changé depuis les jours lointains Où Faustus et Stella par des trépas précoces, Pour célébrer plus haut leurs éternelles noces, Furent tous deux ravis vers de nouveaux matins. L’homme en a disparu. Le céleste silence Que son verbe sublime y rompait autrefois N’est maintenant troublé que par d’inertes voix, Par le bruit sourd du vent dans les bois qu’il balance, Par la vague rumeur des mers et des torrents, Par le fracas brutal des aveugles tempêtes, Par les cris isolés et discordants des bêtes Qui dans les hauts fourrés poussent leurs pieds errants Dans la faune et la flore une fixe harmonie Fait durer chaque espèce autant que son milieu; L’homme seul, conquérant devenu demi-dieu, Finit avant le monde où régna son génie, Et ses sujets ont tous à leur roi survécu. La vie a déserté, d’âge en âge plus brève, Son corps plus affaibli par le luxe et le rêve; Par sa victoire même il a péri vaincu. Ses derniers descendants n’ayant plus la main rude, Le sceptre y défaillit, tandis que, pas à pas, La Nature poussait sur le maître enfin las L’assaut des révoltés luttant sans lassitude, Jusqu’à l’heure où partout a bondi, libre et seul, Le peuple, hier captif, des parcs et des étables, Où l’âpre invasion des plantes innombrables A couvert les cités d’un souriant linceul. L ’ ancien cirque offre au lièvre un vallon de fougères Et dans un clair bassin l’eau du ciel à l’oiseau; Le pont ne prête plus qu’au nid son frais arceau, Et le lierre y suspend des guirlandes légères; Le fort et ses canons dorment ensevelis; ’ La tour de l’astronome en tertre sest muée; La plaine est par le temple à peine bossuée, Les palais et les murs n’y forment que des plis. Les graines vont germer où le vent les disperse: Sur les flancs de la terre autrefois bigarrés La culture parquait, avec soin séparés, Les divers végétaux de parure diverse; Maintenant, confondus par les jeux du hasard, Dans leur croissance exempts d’hostiles influences, Ils ne font qu’un tapis où toutes leurs nuances Donnent partout ensemble une fête au regard. Ce n’est qu’une forêt désormais sans barrières, D’un pôle à l’autre offerte au baiser du soleil, Où les déserts qu’il vêt d’un poudroiement vermeil Et les chaos rocheux sont les seules clairières. Le peuple ailé voltige et chante rassuré Sous le fidèle abri des renaissants feuillages, Et ne trouve, au retour de ses constants voyages, Aucun asile vert qui soit dénaturé. Plus de joug: les taureaux marchent la corne haute, Les gazelles font fête aux génisses leurs soeurs; Plus de lourds cavaliers ni de traîtres chasseurs: Les chevaux et les cerfs galopent côte à côte; Et foulant, rois du sol par mi juste retour, Sur les vieux champs de Mars, les lis dans les luzernes Et les lilas, suaire embaumé des casernes, Ils vaguent par troupeaux que fouette seul l’Amour. Sous le pied fugitif des promptes antilopes Que les lions debout menacent de leur flair, Sous l’oeil grave et perçant des aigles, rois de l’air, Il n’est pavés ni toits sans vertes enveloppes; Dans les ports écroulés les luisants goèmons Ont, par-dessus les quais, rampé de proche en proche; Et, les flancs incrustés dans le sable et la roche, Dorment de gros vaisseaux fixes comme des monts. Tels des géants couchés dont saillirait l’épaule, De monstrueux engins, témoins des derniers arts, Dressent leurs angles nus où rôdent les lézards, Rien n’ayant pu germer sur le cuivre et la tôle; Et le livre, où déjà les avaient préparés, Même avant Archimède, Euclide et Pythagore, A, loin du jour qui luit sur le métal encore, Rejoint les inventeurs, tous dans la nuit rentrés. Les jardins où Platon butinait ses paroles Et le fameux portique où méditait Zénon Ne sont plus: tout le marbre enfoui dort sans nom, Et l’abeille est partout suspendue aux corolles; Les bois en s’inclinant ne font plus de saluts, La lyre sans Orphée est sur eux impuissante; Elle attend vainement l’âme d’Homère absente, Qjti s’en est envolée et n’y passera plus! L’air est veuf des frissons sacrés de l’éloquence: Effleurés vainement de souffles sans vertus, Les rostres par la ronce étouffés se sont tus; Les lèvres qui prêtaient aux sons leur élégance Les en ont dépouillés par leur dernier soupir; La terre a vu s’éteindre avec la bouche humaine La seule bouche où l’âme eût façonné l’haleine Et su dans le baiser par le serment s’unir. Oui, l’homme eut des lèvres divines Par la parole et le baiser; Mais combien de dards et d’épines La haine y savait aiguiser! Combien y firent de blessures Les mots à l’âme en frappant l’air, Plus pénétrantes et plus sûres Que celles des dents à la chair! Combien de lâches perfidies Y mêlaient le miel au poison! Par combien d’insultes hardies Le dogme y blessait la raison! Et, si les fables des poèmes Y berçaient le front déridé, Que de mensonges, de blasphèmes Y souffletaient la Vérité! Si l’avide interrogatoire Dont l’homme obsédait l’Univers En perça le masque illusoire, Si l’homme osa lire au travers, Que son audace fut punie! Il dut reculer, l’oeil hagard, Devant la trouée infinie, Plus profonde que son regard. Il laissa retomber les voiles Qu’on ne lève pas sans trembler, Mais il y nombra tant d’étoiles Qu’il sentit les cieux l’accabler; Il se trouva plus solitaire En se découvrant plus petit: Alors il embrassa la terre Avec un sinistre appétit. Quittant sa lutte commencée Avec l’impossible à saisir, Il n’occupa plus la pensée Qu’au raffinement du plaisir, Et, las des recherches altières, Docile aux instincts seulement, Il n’employa plus ses lumières Qu’à servir leur aveuglement. La richesse engendra l’envie. Complice des arts énervants, La guerre moissonna la vie Dans des carnages plus savants. Ce fut moins par la noble usure Des blanches ailes de l’esprit Que par les désirs sans mesure Des sens épuisés qu’il périt. Triomphe! Te voilà soulagée, ô Cybèle, Du fardeau de ton dernier né: Une floraison folle orne ton front rebelle, L’ancienne floraison, plus simple et non moins belle, Qui l’avait d’abord couronné. Les accrocs insultants dont le soc et la hache Enlaidissaient ton beau manteau, L’immense frondaison des forêts les y cache, L’herbe y couvre le plâtre et sa cruelle tache, Et le plat baiser du rateau. Depuis que la Nature a de son puissant este Effacé tant d’affronts divers, C’est ta parure antique et sans fard qui te reste L’or de tes sables nus et ta verdure agreste Et l’azur glauque de tes mers. Le hasard, non l’apprêt, mêle en ta chevelure A l’églantine le raisin, Et tes enfants dont l’homme humiliait l’allure Heurtent d’un franc sabot, sans gêne à l’encolure, Ton solide et plantureux sein. Ils n’ont plus dans leur oeil redevenu sauvage La nuit des longs maux sans espoirs; Aucune maladie aujourd’hui ne ravage Leurs corps luisants sauvés des travaux du servage Ils broutent sur les abattoirs. Et si les carnassiers leur font la chasse encore, Si le meurtre n’a pas pris fin, Du moins plus de ripaille où le rire sonore Ose absoudre la dent; plus rien qui déshonore L’oeuvre fatale de la faim! O Terre, elle a cessé, l’injure impérieuse De la race humaine à tes droits! Insolente à ton tour, tu fais pousser, joyeuse, Où flottaient les drapeaux, l’aubépine et l’yeuse, Et les chardons autour des croix! Ton maître est le Soleil. Celui-là t’apprivoise Pour ton bien, par l’attrait du jour; Tu l’aimes, car c’est lui qui te peuple et te boise; Tu hais l’homme, et les fleurs dont l’éclat te pavoise Fêtent sa mort, non sans retour. Il revient cependant. Le couple endormi plane Tout proche, et la senteur qui, chargeant l’air, émane Des forêts, leur murmure au bruit des mers mêlé Et la fraîcheur des vents ont déjà révélé A ses sens qu’un rappel à la vie émerveille Ton voisinage vague encore_ Il se réveille! Faustus et sa compagne ouvrent en frissonnant Au soleil de jadis d’autres yeux maintenant: Il leur semble d’abord que son jour les éclaire, Voilé d’un crêpe fin, comme un midi polaire, Car de l’Éden quitté, là-bas évanoui, Le fond de leur mémoire est encore ébloui. Mais c’est le jour natal, et leur âme qu’il charme En goûte la caresse à travers une larme, De quelque peine ancienne inconscient reflux_ Puis l’attendrissement, croissant de plus en plus Avec le souvenir de ce malheureux monde, Rompt la digue des pleurs dont il attirait l’onde. Combien avait de prise encore et de vigueur La racine terrestre enfoncée en leur coeur! Et que ces monts, ces bois, ces champs, ces mers, ces fleuves Rendent d’amis perdus à leurs prunelles veuves! L’ange pâle a fait halte et demeure en suspens_ « Vole! exauce l’amour qu’en ces pleurs je répands, O Mort! lui dit Stella. Notre oeuvre est commencée; Pour ne pas s’accomplir elle est trop avancée. Au départ j’ai frémi, mais je brûle à présent De rendre à la douleur un culte bienfaisant; N’arrête point au seuil l’essor qui nous ramène, Après un lâche oubli, vers la patrie humaine. » FAUSTUS Oh! pourquoi, si près d’eux, au moment d’atterrir, Faire attendre les maux que nous voulons guérir? Divine conductrice, achève donc la route! Qui te peut retenir de la mesurer toute? Là, sous tes pieds, peut-être à ton fardeau sauveur La foule des souffrants attache avec ferveur Son espérance ardente et tant de fois déçue D’apprendre si la tombe a vraiment une issue Ouvrant à la douleur un céleste avenir, Ou de la voir sur terre et tans délai finir. LA MORT C’est la première fois qu’au lieu de leur naissance, Après que des Édens ils ont pris connaissance, Je rends ceux dont mon souffle avait guéri les maux. J’ai renversé pour vous mes trajets sidéraux, Et j’hésite, à ma route ordinaire infidèle, Devant la cruauté de mon dernier coup d’aile. Il m’avait agréé de vous ravir d’ici Vers un astre où le sort vous serait adouci, Où vous auriez le prix de vos peines passées Par un loisir sans trouble à jamais effacées; Mais la compassion pour le malheur lointain, Comme un flot lent à sourdre et qui jaillit soudain, Vous a fait tout à coup, saintement téméraires, Replonger dans la nuit pour rejoindre vos frères. Je ne suis que l’esclave aveugle des héros: Leurs propres dévoûments sont leurs premiers bourreaux, Et l’entier sacrifice a pour loi mon silence; Qui me suit pour l’honneur dans l’inconnu s’élance; Et par ma bouche avare (et savante pourtant!) Rien ne doit transpirer du destin qui l’attend. Vous aurez fait, hélas! l’expérience amère Du plus noble dessein couvant une chimère, De l’action sublime et sans utilité. - Elle se tait, baissant son regard attristé. FAUSTUS Quoi donc? Ose tout dire! Est-ce que, d’avciiture, L’homme fuirait le baume aux tourments qu’il endure, Et serait-il tombé dans un tel désespoir Qu’il niât et bannît les sauveurs sans les voir? STELLA Ou, déjà secouru, n’a-t-il plus besoin d’aide? Ou lui-même à ses maux sut-il porter remède? Ah! s’il était heureux, nous le cacherais-tu? FAUSTUS Non! Ta parole est sombre et ton front abattu: Qu’il fût déjà sauvé par lui-même ou par d’autres, Tes yeux depuis longtemps l’auraient su dire aux nôtres. LA MORT La Nature a frustré, bien avant aujourd’hui, L’appel qu’il vous lançait et votre élan vers lui (Nul décret désormais ne m’oblige à le taire, Car où cesse l’épreuve expire mon mystère): Si vous n’entendez pas monter les bruits confus ’ Des vivantes cités, c’est quelles ne sont plus_ FAUSTUS ET STELLA Grand Dieu! LA MORT Si dans les champs où les murs et les haies Et les chemins, jadis, ont croisé tant de raies, Vous ne voyez partout qu’un vaste océan vert Ondulant aussi loin que le regard se perd, C’est qu’ils sont reconquis par les bois et l’herbage, Et que plus rien n’y roule et rien ne les partage_ FAUSTUS ET STELLA L’homme? L’homme? LA MORT Il est loin! Sous ce riant chaos Dans la nuit du passé gisent épars ses os; Et, depuis que mon souffle en a tari la moelle, Sur l’échelle des cieux, où le fait voyager Sa propre conscience au poids lourd ou léger, Ce qu’il a d’immortel fuit d’étoile en étoile. XII LE TRIOMPHE A ces mots qu’en tremblant ils avaient pressentis Les sauveurs spoliés pleurent, anéantis. FAUSTUS Trop tard! O châtiment de nos lenteurs cruelles, Pour nos âmes plus dur que l’abandon par elles Du stérile bonheur qui les déshonorait! STELLA Châtiment de l’oubli par l’impuissant regret D’avoir laissé languir, sans les dons secourables Qu’ils imploraient d’en bas, nos frères misérables! Ah! quel isolement terrible fut le leur Dans le muet désert où criait leur douleur! FAUSTUS Le remords me déchire, et le fardeau m’oppresse Des blasphèmes lancés à Dieu par leur détresse. A ces désespérés combien eût pu servir, Combien leur eût sauvé d’échelons à gravir Vers la paix où plus d’un peut-être est loin d’atteindre, Le Vrai dont nous laissions l’éclair en nous s’éteindre! STELLA Je tremble aussi, Faustus, que nous n’en répondions. FAUSTUS Stella! que faire? Où fuir les imprécations Et les gémissements qui hantent ma mémoire? STELLA Effaçons-les plutôt. Qu’il soit expiatoire, Qu’il soit réparateur, notre tardif retour! Abordons, et faisons de notre ancien séjour Le paradis présent d’une race nouvelle A qui la vérité tout d’abord se révèle, Engendre tous les arts par nos promptes leçons, Et donne, telle aussi que nous la connaissons, La félicité pure offerte toute prête, Sans les longues sueurs d’une ingrate conquête. FAUSTUS Rendre l’homme à la terre! Audacieux dessein! Sais-tu quel avenir germerait dans ton sein, Femme, si tu cédais au désir qui s’y lève, Aveugle et périlleux, d’être une seconde Ève? STELLA Je vois s’épanouir cette autre humanité, Comme la floraison d’un radieux été. FAUSTUS Prends garde! Souviens-toi des serres parfumées Où bientôt, dans l’oubli d’odeurs accoutumées, Une torpeur croissante alanguissait les pas: Tel le bonheur inné ne se sentirait pas. Souviens-toi qu’en dépit des plus sûrs diadèmes Les héritiers des rois portaient sur leurs fronts blêmes D’un vague et sombre ennui le misérable sceau Pour avoir respiré la grandeur au berceau. LA MORT N ’ espérez point, la peine étant d’ici proscrite, Que la volupté même, égale et sans mérite, Soustraye son délire au niveau de l’ennui: L’ivresse, allègre hier, meurt dolente aujourd’hui, A moins d’être le prix, toujours suave à l’âme, Des victoires qu’en soi la conscience acclame; Et le coeur ne jouit que des biens retrouvés Ou de ceux qu’il achète à des maux éprouvés. STELLA N’est-il pas une joie, hélas! qu’un deuil n’altère, Qui ne soit d’une peine, en naissant, tributaire? Et tout gage d’amour à des vivants donné Des mains du donateur sort-il empoisonné? Non! non! Baisse les yeux, regarde ces colombes Qui volent sous nos pieds sans rien savoir des tombes Ni de tous les soupirs dans la terre endormis: Crois-tu que le baiser ne leur soit pas permis Sans le mélange amer d’une saveur d’absinthe? Pourquoi, fruit d’un hymen dont la chaîne est plus sainte, Des couples de mortels pour sentir mieux doués Seraient-ils donc les seuls au lent dégoût voués? LA MORT Multitude des morts, race humaine envolée De ton rude berceau qui fut ton mausolée, Dis, maintenant qu’éparse en des astres plus beaux Tu connais l’échappée immense des tombeaux, Recommencerais-tu la terrestre aventure Sans qu’elle eût pour attrait une palme future? Y voudrais-tu revivre exempte des tourments Qui plus haut t’ont valu de tels ravissements, Et honteuse en secret d’une joie avilie Qui ne serait point due à la tâche accomplie? - « Non! j’y voudrais souffrir de nouveau, crîrais-tu, « Car je sais quel trésor amasse la vertu. « J’y patienterais: qu’est-ce que la durée « Par l’espoir de lauriers éternels mesurée? « J’attendrais un bonheur mérité, non surpris, « Qui fût de mes efforts, non des vôtres, le prix, « Dans un Éden conquis où les luttes passées « Fissent un repos fier à mes forces lassées; « Mais dans votre oasis je n’accepterais pas « Le legs des combattants sans nia part des combats. « N’y pouvant assouvir mes besoins sans bassesse, « J’aurais donné le droit, moi, la race princesse, « A la bête expirant sous mon couteau brutal, « De mépriser en l’homme un plus lâche animal. » Songez-y, cette terre était un lieu d’épreuve Et le redeviendrait pour l’humanité neuve. STELLA Ou souffrir ou déchoir, quelle sévère loi! FAUSTUS Je la crains pour ma race en l’acceptant pour moi. Mais les félicités, Stella, que tu médites Par nous-mêmes lui sont malgré nous interdites Sans doute, à notre insu, dans notre sang si vieux Sommeillent les fureurs d’innombrables aïeux; Ressuscité sans doute, un vice héréditaire, D’âge en âge transmis jusqu’à nous sur la terre, Des vieilles passions fatal et sourd ferment, Revivrait dans nos fils, éclairés vainement. STELLA Mais ils auront reçu, non la vague espérance, Non la foi seulement, niais la pleine assurance Que le fruit des vertus est le bien souverain! Le devoir au désir imposera son frein. FAUSTUS La volupté plus proche, avant tout poursuivie, Engendre les rivaux, la colère et l’envie. Quel péril l’amour même au bonheur fait courir! STELLA Je t’aimerais encore au risque d’en souffrir. Allons! n’ajournons point par un subtil sophisme Le généreux rachat d’un aveugle égoïsme, Et puis n’importe! épine ou fleur, mousse ou granit, Où se pressent deux coeurs tout leur devient un nid! FAUSTUS Ah! je n’espère plus d’autre douceur au monde Que de sentir la peine en charité féconde. Et c’est pourquoi j’hésite, en voyant reverdir, Se repeupler de nids, de fleurs, et resplendir Au soleil caressant et chaud ce pauvre globe Que le départ du maître au servage dérobe, J’hésite à le lui rendre, et doute avec effroi Si même son malheur ferait heureux son roi! STELLA Se peut-il qu’en ton choix le repos de la brute A la félicité des âmes le dispute, Quand ici Dieu prépare et permet à l’esprit L’holocauste de chair où son feu se nourrit? N’absous-tu que le tigre? FAUSTUS Es-tu tigresse, ou femme? STELLA Ah! reconnais mes cris! mes cris de soeur qu’affame Un jeûne plus auguste et plus impératif: L’avide amour des siens dont le tourment plus vif Arrache une autre plainte au meilleur de son être. C’est le coeur repentant qu’il s’agit de repaître! FAUSTUS Quelle angoisse! Ou faillir à son sublime appel Ou risquer, fils d’Adam, de réveiller Abel Pour quelque horrible embûche au meurtre ancien pareille. STELLA Ce n’est plus le serpent qui me parle à l’oreille: Si le sourire d’Ève offrait tous les malheurs, Ce sont tous les bienfaits qui germent dans mes pleurs. La femme est chaste en moi, la mère y sera forte: Que mon flanc se déchire, et qu’un Abel en sorte! FAUSTUS Toi! l’angélique épouse au bonheur exempté Des poignantes rançons de la maternité, Sans partage chérie, invulnérable amante, Quel besoin d’un martyre imprudent te tourmente? STELLA Assez longtemps l’amour sans fruit nous enivra; ’aspire au double honneur, qui seul m’apaisera, D’offrir à mon époux un fils qui lui ressemble Et de fonder un ciel l d’être ange et mère ensemble! Descendons! FAUSTUS Nous jouons un formidable jeu_ STELLA Nous le jouons ensemble! FAUSTUS A la grâce de Dieu! STELLA Mort! tu l’as entendu. - La suprême Berceuse Sans bouger, sur son aile ouverte et paresseuse Attend, le regard fixe au fond des cieux rivé, Un ordre souverain qui n’est pas arrivé, S’étonnant que l’auteur de cette terre y laisse Un couple imprudemment disposer d’une espèce. Dans l’azur, un silence immense et solennel Semble épier l’arrêt de l’Arbitre éternel Qui prohibe ou tolère et châtie ou pardonne, Pendant que rit encore au soleil et bourdonne, Par sa douce ignorance à la peur étranger, Ce monde dont la paix court un si grand danger! L’attente a peu duré: l’aile oisive palpite, Et, dans une envolée imprévue et subite, L’ange, tournant le dos au globe inférieur, Vers le plus glorieux séjour et le meilleur Ravit éperdument le couple magnanime_ De la carrière astrale il indique la cime: « C’est lâ, c’est lâ que vous montez! Où du repos les forts jouissent, Où sans remords s’évanouissent En extases les volontés! Où, des funèbres bandelettes Ayant rompu les derniers plis, Les anciens voeux ensevelis Savourent des faveurs complètes. « Rouvrant vos coeurs plus soucieux Du genre humain que de vous-mêmes, A l’aube des splendeurs suprêmes Je vous ai vus fermer les yeux, Et dans l’ombre, unis pour me suivre, Vous élancer à son secours! Fidèles à tous les amours, C’est d’eux seuls que vous allez vivre! » Sur leurs têtes ils voient, de vertige étourdis, Fondre Cassiopée et le Lion grandis; Les polygones d’or s’abaissent, les saluent, Glissent, puis engloutis derrière eux diminuent. Comme un oeil dilaté par une flèche éteint, Sirius élargi n’est déjà plus distinct. La Grande Ourse à son tour, subitement énorme, Tombe et n’est bientôt plus qu’un point blême et sans forme. Des Pléiades, plus vif et promptement décru, Le tressaillant fantôme a soudain disparu. L’immensité fuyante offre, emporte et dévore Andromède, Orion, d’autres signes encore, Persée et les Gémeaux, Castor après Algol: Le Zodiaque épars s’effondre sous leur vol! Ils montent, étreignant la Mort qui les entraîne Là-haut, là-haut où germe une lueur sereine; Et tout le peuple astral que l’homme a dénombré, Ce qu’il nommait le ciel, sous leurs pieds a sombré. A cette nébuleuse une autre nébuleuse Succède, puis une autre, en la mer onduleuse Dr l’impalpable éther, océan sans milieu Dont blanchissent au loin les archipels en feu; Et ces brouillards lactés qu’ils atteignent et percent En poudre éblouissante autour d’eux se dispersent. Ils franchissent, après ces milliers de soleils, De plus hauts firmaments de plus en plus vermeils, Jusqu’au zénith où meurt l’ascension stellaire, Où l’astre originel et dernier les éclaire De l’aube enchanteresse, espoir de leur regard. Ils arrivent, encore étonnés du départ_ Au-dessous d’eux, là-bas, dans le lointain fourmille Des mondes imparfaits l’innombrable famille_ Ils rn sentent leur être à jamais séparé_ Au loin tressaille encor la peine universelle: Dans leurs yeux clairs où tremble une humide étincelle C’est la dernière fois que l’amour a pleuré. L’entier Paradis s’ouvre, et la Mort les dépose Où la félicité devient l’apothéose! Elle s’écrie: « Entrez vainqueurs Dans le triomphe et dans la joie! Où l’auréole aux fronts flamboie Allumée aux rayons des coeurs! C’est là que la houle inquiète Des accidents vient s’amortir, Entrez donc, pour n’en plus sortir, Dans le bonheur, votre conquête! « Le bonheur n’est dû qu’à l’effort; Et ceux dont vous craignez le blâme, S’ils n’ont point affranchi leur âme, N’ont maudit que leur propre tort. Dieu vous a pardonné la faute Dont le regret vous a lavés; Du plus haut soupir recevez La récompense la plus haute! « Savourez le divin baiser Que l’âme pure offre à la bouche, Votre vertu même est la couche Où vous allez vous reposer! La Douleur en bas me rappelle, Bienheureux! adieu sans retour: Rappelez-vous à quel amour Vous devez la gloire éternelle! » La Charité les sacre habitants du vrai Ciel, Dont ils n’avaient goûté qu’un reflet partiel. Enfin s’ouvre pour eux cet ineffable empire De l’Idéal suprême où la Nature aspire! Vers qui l’homme en criant lève ses bras meurtris, Où tend l’avide essor des coeurs et des esprits, Où les âmes qu’en bas la force aveugle enchaîne, Que dispute à l’azur la fange plus prochaine, Montent, en secouant comme un bagage vil Le poids, complice obscur de leur ancien exil. Vers la lumière ils ont gravi le plus haut stade Et couronné l’ardue et sublime escalade De tous les échelons, si longtemps ténébreux, Dont la terre ne fut qu’un des derniers pour eux. Et maintenant, après les lentes renaissances, Sous le climat propice aux plus riches essences, Leur être, qui dans l’ombre avait germé jadis, Au ciel s’épanouit tout entier! comme un lis En achevant d’éclore accomplit le prodige Qu’apprêtait la racine et qu’annonçait la tige. Tout en eux, autour d’eux, est absolument pur. La pensée en leurs corps ne sent plus aucun mur: Par d’inquiets élans cette captive altière Avait usé déjà sa prison de matière Où le jour autrefois, par d’étroits soupiraux, N’entrait qu’en se brisant à de jaloux barreaux; Maintenant que la chair n’est plus son ennemie, Son libre vol explore une sphère infinie, Car, ne se heurtant point à sa fine cloison, Elle ne sent plus rien lui barrer l’horizon. Elle ose provoquer les plus lointains problèmes, Et les regarde en soi se résoudre d’eux-mêmes. Le Beau, qui prête au Vrai la clarté du rayon, Un visage adorable à la perfection, Dans leur oeil plus ouvert et plus lucide éveille La pleine vision de toute sa merveille; De ses moules divins sort le contour ailé, Et le sens leur en est jusqu’au fond révélé. L’Idéal n’a pour eux plus rien d’imaginaire, Car leur demeure même en est le sanctuaire; L’Ordre, qu’ils ont servi, leur sourit à son tour, Et l’admiration dilate en eux l’amour! Mais surtout, oh! surtout, quels mots sauraient décrire L’auguste accueil, le doux et superbe sourire Que leur font la Justice et la Fraternité Dans le temple où le culte en fut ressuscité, Dans l’invisible temple où luit leur conscience. C’est là qu’ils ont scellé leur étroite alliance, C’est là que leur bonheur, par la vertu trempé, Triomphe intime et sûr qu’ils n’ont point usurpé, Se fonde pour fleurir sans mélange et sans terme, Car l’ère de l’épreuve et du péril se ferme. Dignes du rang suprême où tend le genre humain, Les voilà revenus, fiers, la mais, dans la main, Hors de la mer cosmique en naufrages féconde, Au port d’embarquement, à la source du Monde! DE LA NATURE DES CHOSES. (Traduction du 1er Livre de Lucrèce) AVANT-PROPOS Cette traduction du premier livre de Lucrèce a été entreprise comme un simple exercice, pour demander au plus robuste et au plus précis des poètes le secret d’assujettir le vers à l’idée. Nous avons laissé et repris souvent notre travail, retournant au poème de la Nature comme au meilleur gymnase, toutes les fois que nous avions besoin d’éprouver et de retremper nos forces. C’est ainsi que ce premier livre s’est trouvé peu à peu entièrement traduit. Les autres le seront-ils jamais? Ne devions-nous pas plutôt garder ce fragment qui, sans donner assez, nous engage trop? Ces scrupules nous auraient arrêté, si en effet nous avions cru signer une promesse, offrir autre chose au lecteur qu’une étude littéraire et philosophique. C’est donc une étude, rien de plus, et il y paraîtra, car nous nous sommes imposé la tâche, trop souvent puérile, de ne pas excéder dans notre traduction le nombre des vers du texte, nous permettant seulement de les intervertir quand le sens pouvait s’y prêter. Nous avons adopté l’excellente édition allemande de Jacob Bernays, qui fait partie de la collection des auteurs grecs et latins de Teubner1. Passionnément épris du génie de Lucrèce, nous sommes loin toutefois d’épouser la doctrine des atomes, qui, d’ailleurs, ne lui appartient pas, ce que nous admirons sans réserve, c’est le grand 1 A Paris, chez Haar et Steinert, 9, rue Jacob. souffle d’indépendance qui traverse l’oeuvre tout entière et qu’on y aspire avec enthousiasme. La préface qu’on va lire n’est pas une critique directe de notre auteur, mais elle en con-tient implicitement le commentaire et sépare notre opinion de la sienne. Comme, en exposant nos idées, nous avons nécessairement rencontré les deux principaux courants de la pensée dans tous les temps, le matérialisme et le spiritualisme, on comprendra que nous ayons été entraîné fort loin, et l’on s’étonnera moins des proportions exagérées que cette préface a malgré nous dû prendre. Les lignes qui précèdent forment l’avant-propos de notre livre dans la première édition, qui a paru il y a une dizaine d’années. Si nous exhumons aujourd’hui cette traduction et la préface qui l’accompagne, c’est qu’il nous a semblé opportun de les rapprocher de notre dernier poème, la Justice. Nous avons pensé qu’il pourrait n’être pas sans intérêt de per-mettre ainsi au lecteur de reconnaître dans ce poème l’influence de nos premières études. C’est naturellement d’un oeil un peu prévenu qu’on voit un rimeur se mêler de philosophie; aussi sentons-nous qu’en offrant au public une réédition de notre préface, nous avons grand besoin de recommandations auprès de lui. Le lecteur philosophe nous pardonnera donc si, pour lui inspirer quelque confiance, nous avons transcrit, à la fin de cet essai (page 138), en faveur de notre travail, le témoignage d’une autorité compétente. Nous n’avons pas résisté non plus à la tentation de reproduire un autre témoignage propre à rassurer l’humaniste qui attache un prix particulier à l’exactitude de la traduction; on le trouvera également plus loin joint au premier. La fatigue que nous a causée la traduction du seul premier livre de Lucrèce nous a ôté tout espoir d’arriver jamais à faire celle des autres livres en y appliquant le même système d’interprétation, et nous avons dû y renoncer. Du reste, la traduction magistrale en vers du poème entier, publiée en 1876 par notre confrère André Lefèvre, et que nous considérons comme définitive, suffirait à nous persuader et à nous consoler à la fois d’abandonner notre entreprise. PRÉFACE Nous nous proposons, dans les pages qui suivent, de présenter l’ensemble de nos observations sur l’état et l’avenir de la philosophie. Nous avons recherché, dans la nature même de l’intelligence, quelles sont les causes de la diversité des doctrines en dépit de l’unité de la raison; où en sont les deux systèmes radicaux, le matérialisme et le spiritualisme, touchant l’être et la raison d’être des choses; quelle transformation la méthode scientifique est appelée à faire subir aux termes de la question métaphysique; quel est le domaine, quelles sont les bornes de la connaissance humaine. Un traité quelque peu complet sur de si vastes matières passerait de beaucoup nos forces et notre ambition; des remarques et des notes mises en ordre, voilà tout ce que nous prétendons donner au lecteur. LA DIVERSITÉ DES OPINIONS. Le plus sérieux motif de découragement dans la recherche de la vérité, c’est assurément la prodigieuse diversité des opinions humaines; des contradictions si nombreuses et si frappantes semblent bien justifier tous les doutes sur l’unité et la véracité de la raison. Les sceptiques n’ont pas d’argument plus spécieux. Ces contradictions, en effet, ne s’expliquent pas seulement par la passion, qui est étrangère à la nature de l’esprit même, elles se produisent sur des questions où nul autre intérêt n’est en jeu que celui de la vérité, où l’erreur paraît ne pouvoir provenir que d’un vice des facultés intellectuelles. On comprend que les problèmes sociaux, à supposer la bonne foi dans tous les partis, trouvent difficilement des solutions unanimes, car les opinions immédiatement pratiques sont trop voisines des intérêts pour ne point les suivre et se diviser avec eux. Mais le dissentiment n’est pas moindre, lorsqu’il s’agit des spéculations abstraites qui n’ont qu’une influence très indirecte sur la vie positive. Des philosophes, des savants, qui n’étudient que par pure curiosité, qui ne pensent que pour le fruit intérieur de la pensée, se rencontrent rarement et ne s’accordent presque jamais. Il faut donc qu’en dehors des mobiles passionnels il existe dans la nature même de l’esprit des causes de ce dissentiment. Il ne suffit pas d’alléguer que les penseurs se placent à des points de vue différents, car, quelque distants que soient entre eux ces points de vue, les regards sont dirigés sur le même objet; la connaissance en devrait être plus complète par la concordance de tous les aspects. La différence des points de vue est plutôt propre à faire converger les esprits qu’à les séparer. Ce qui les sépare, c’est leur inégal progrès dans la ré-flexion qui fait que leur vue a des portées très différentes. En visant la même chose, fût-ce du même côté, ils l’analysent différemment et ne s’en font pas la même idée, sans pour cela s’en faire une idée fausse. A proprement parler, les esprits ne sont pas en état de se contredire, parce qu’ils ne se rejoignent pas; les uns devancent les autres. Le même langage ne peut servir à tous; pour se contredire, il faudrait au moins qu’ils s’entendissent, ils ne s’entendent pas. Les discussions aboutissent presque toujours au mutuel aveu d’un désaccord sur le sens des mots; or, ce sens varie selon le degré de réflexion: tel mot prend un sens plus profond pour l’un des interlocuteurs que pour l’autre. La conciliation reste impossible, à moins qu’ils ne commencent ensemble un travail de définition, une recherche de commune méthode, et si la bonne foi est entière des deux côtés, la dispute, longtemps stérile, pourra devenir une fructueuse collaboration. La raison, en effet, chez tous les hommes est de même nature, a les mêmes exigences et se pose les mêmes questions. Sans cette identité de l’intelligence, le langage ne se fût jamais formé, car il implique la logique. La formation des langues et la possibilité de les traduire les unes dans les autres témoignent assez de l’unité de la raison humaine. Il faut que chacun de nous, sous peine de rester insociable, arrive progressivement à concevoir tout ce qu’il entend nommer, afin de participer au bienfait de l’entente commune. Cette entente ne porte malheureusement pas sur tous les objets de la connaissance, il s’en faut de beaucoup. Plus les notions deviennent abstraites et s’élèvent, plus elles partagent les intelligences. L’acte le plus simple de l’esprit, la perception des objets extérieurs au moment où ils impressionnent les sens, s’opère en général sans donner lieu à de longues disputes; on arrive bientôt à se désigner mutuellement les mêmes objets perçus, et tant qu’on ne porte sur eux aucun jugement, qu’on se borne à les percevoir, on s’entend sur les idées qui les représentent. Voici tel arbre, telle pierre, on ne peut qu’inviter les autres à les voir comme soi; jusque-là aucune discussion ne peut s’élever. Mais à mesure que les opérations de l’esprit se compliquent, les chances de dissentiment se multiplient. Les jugements portés sur cet arbre ou cette pierre rencontreront sans doute peu de contradictions, s’ils ne font que constater dans ces choses les éléments très distincts que les sens peuvent y saisir immédiatement, la couleur, la figure; il suffira d’une égale attention pour faire la même analyse. Déjà les difficultés peuvent commencer si tous les observateurs ne sont pas capables d’une égale attention; mais où le désaccord deviendra presque inévitable, c’est lorsque les jugements, au lieu d’être des constatations immédiates, résulteront d’un travail préalable de la pensée sur les données sensibles; lorsque, par exemple, on tentera quelque définition de la chose ou la moindre explication de son existence. Dès ce moment, les divergences d’opinion deviendront telles, qu’on pourra douter que des esprits qui concluent si diversement soient de même nature et fonctionnent d’après les mêmes lois. Nous croyons fermement que ces divergences n’impliquent pas de contradictions radicales, mais qu’elles naissent, comme nous l’avons dit, du développement inégal de la réflexion chez les individus. On met en présence des pensées d’une maturité trèsdifférente ; il est impossible qu’elles concordent. C’est ce fait que nous voudrions étudier d’un peu plus près et suivre dans ses conséquences. LA SPONTANÉITE ET LA RÉFLEXION Tous les hommes commencent à penser spontanément, et la plupart ne penseront jamais qu’ainsi, c’est-à-dire que les idées, les jugements, les raisonnements, se forment sans que l’esprit assiste à leur formation et en prenne conscience. Comme un pianiste frappe les touches, et, sans avoir besoin de connaître le mécanisrne intérieur de l’instrument, sans savoir comment se font les notes, les combine et en jouit; de même l’homme, en pensant, détermine la production de l’idée en lui, sans apercevoir l’intime travail de l’intelligence; il agit sur des ressorts dont il provoque et attend les effets, mais dont l’agencement peut lui rester toujours inconnu. Mais il peut, tout comme le pianiste, regarder dans la machine, la démonter pièce par pièce pour étudier la nature des phénomènes qu’il y produit. La pensée dès lors n’est plus spontanée; en tant qu’elle observe ses actes et s’en rend compte, elle est réfléchie. La réflexion dont nous parlons ici n’est pas la réflexion prise au sens littéraire, qui n’est qu’une concentration de l’esprit sur l’idée, elle est fort différente de l’attention. L’attention est impliquée à un degré quelconque dans toutes les opérations de l’entendement, elle n’en caractérise aucune. La pensée peut même être spontanément attentive: on est fort attentif au théâtre, mais on ne s’aperçoit pas qu’on l’est. L’attention, dans ce cas, est l’exemple le plus frappant d’un effort inconscient; elle est une espèce de ressort, mû à notre insu et à notre profit, et dirigé de nous au monde extérieur. On a peu étudié les manifestations spontanées de la vie intellectuelle; il y a là cependant un champ d’observations indéfini. On rencontrerait sans doute dans cette direction le passage de la pensée à l’instinct. Nous devons nous contenter ici de constater les deux applications distinctes de l’acte de penser, la spontanéité, la réflexion, selon que l’esprit se porte vers son objet extérieur sans retour sur ses opérations propres, ou qu’au contraire il s’observe dans son travail de perception. Réfléchir sur un objet, c’est donc le percevoir avec la conscience qu’on le perçoit, c’est par conséquent critiquer les moyens de le connaître, en un mot y appliquer une méthode, et par cette méthode l’analyser et le connaître plus profondément. Du reste, l’esprit n’a pas deux modes de penser, il ne fait jamais que percevoir; seulement, dans le cas de la réflexion, la perception de l’objet se complique de celle des facultés mêmes qui l’étudient, et suppose un acte de conscience. Mais quand cet acte de conscience, qui crée la méthode, a-t-il dû se produire? quand commence la réflexion? Elle est toujours postérieure à la spontanéité, elle apparaît dès que l’esprit sent qu’il y a problème, dès qu’il est mis en demeure de répondre à une question qu’il ne peut plus résoudre instinctivement. Le simple fait de la question, de l’interrogation, l’acte de curiosité, est tout d’abord spontané. L’enfant est questionneur et curieux, et cependant il ne réfléchit pas encore, ou du moins il n’a qu’une réflexion très-rare et très-obscure. Ce qui détermine l’esprit à réfléchir, ce n’est donc pas la curiosité même, c’est la difficulté qu’il rencontre à la satisfaire; il n’y a vraiment problème pour lui qu’à ce moment. Qu’on suppose, en effet, la curiosité satisfaite instinctivement à mesure qu’elle naît, la réflexion devient inutile, l’usage spontané de la raison suffit à résoudre les questions à mesure qu’elles se présentent. Mais il n’en va pas ainsi; l’équilibre est fréquemment rompu entre la puissance spontanée de l’esprit et la difficulté qui s’impose; à chaque instant sa curiosité passe son intelligence instinctive; il est alors obligé de tâter ses propres forces, de les disposer et d’organiser le siège de l’inconnu. C’est la crise de la vie intellectuelle, son moment dramatique, l’initiation à une douleur et à une joie d’un genre nouveau qu’il n’est pas donné à tous de sentir tout entières. Une curiosité proportionnée exactement à la puissance de l’entendement, un entendement mesuré à l’étendue des besoins physiques, telles sont sans doute les conditions harmonieuses de la vie des bêtes. Peut-être l’homme risquerait-il de diminuer sa grandeur en cherchant à rétablir dans ses facultés cet équilibre et cette paix, en nivelant sa curiosité aux forces de son esprit, en sacrifiant la belle présomption du désir à la juste portée de la fonction. Avoir posé vainement de grandes questions, avoir désiré connaître d’emblée et avant tout l’important du monde, son origine et sa fin, n’est-ce pas plus glorieux pour l’esprit humain que d’avoir résolu de moindres problèmes et de ne s’être pas soucié des autres? Tant que l’homme avait perçu, comparé, généralisé, induit, déduit, sans considérer ni contrôler la nature de ces divers actes, l’homme pensait comme il marche. Or, de même qu’il est contraint de prendre conscience de sa marche, de calculer ses pas et de les diriger par une volonté expresse dès que le chemin devient difficile, de même il a dû se sentir penser, il a dû observer en lui cette fonction et y devenir attentif pour la bien conduire, dès qu’il a rencontré de sérieux obstacles à l’intelligence de l’objet. A côté de la méthode naturelle, instinctive, qui n’est que la spontanéité de l’esprit, et ne varie sans doute point d’un homme à l’autre, des méthodes artificielles prirent donc naissance par la réflexion de la pensée sur ses propres actes. Toute méthode artificielle suppose une certaine expérience acquise du mécanisme intime de la pensée, et la méthode est évidemment d’autant plus sûre, que cette expérience est plus avancée et plus exacte. Dans l’histoire de la connaissance, on voit bientôt la réflexion se substituer à la spontanéité, des essais de méthode aux tentatives de la. recherche instinctive. L’homme, en effet, n’a pas usé de ses facultés intellectuelles selon le voeu le plus strict de sa nature animale, qui ne vise qu’à la conservation de l’espèce; il les a très-vite appliquées à l’étude plus noble et pour ainsi dire contemplative de tout l’Univers. Aussitôt les problèmes les plus complexes se sont posés à sa raison novice. Le progrès lent, quotidien, qu’elle pouvait spontanément accomplir dans la science tout empirique des moyens de subsister, n’a plus suffi à cette ambition aristocratiqué de savoir pour savoir. La raison, repoussée brutalement dès ses premières démarches, s’est sentie acculée. Ce sentiment a provoqué en elle la première conscience de son effort, et, se retournant sur elle-même, elle s’est dès lors par la réflexion emparée de la direction de son entreprise. Il importe de remarquer que depuis ce moment le progrès de la science entière est resté intimement lié au progrès de la réflexion, qui, sous le nom de logique et depuis Aristote, a tenté de s’organiser en science particulière. La seule spontanéité de l’esprit s’attache aux données sensibles dans l’ordre où elles se présentent; elle observe et juge à mesure qu’elle perçoit, elle n’est capable d’instituer aucune expérimentation; elle ne provoque pas les questions, elle les rencontre et les résout par une assimilation inconsciente, comme se fait la digestion. La réflexion, par l’analyse des lois de la pensée, tend à déterminer de mieux en mieux les conditions mêmes de la connaissance sous la variété des objets, et par suite à bien poser ces conditions dans une recherche quelconque. Elle tend à une méthode unique, mais progressivement, et comme tous les esprits ne possèdent pas au même point cette faculté d’analyse logique, il se pro-duit en réalité autant de méthodes artificielles qu’il y a de degrés dans la réflexion. Ces méthodes sont le plus souvent vicieuses parce qu’elles soumettent l’étude de toutes choses à un régime logique incomplet, qui n’est applicable qu’à un certain ordre de faits. Le plus grand exemple qu’on puisse fournir de ces partis pris malheureux, c’est le procédé logique de Spinosa, qui, pour avoir voulu démontrer mathématiquement des vérités de l’ordre empirique, s’est refusé tour le bénéfice de la méthode expérimentale. Quand elle est poussée au delà de ,son domaine propre, une méthode artificielle perd les avantages de la spontanéité et nous met en défiance contre elle-même. Cela est si vrai qu’on en appelle toujours malgré soi des systèmes au bon sens, qui n’est autre que la spontanéité de l’esprit humain. Et il arrive souvent que, pour juger ses propres doctrines, le philosophe se dessaisit de la direction réfléchie, voulue, de son intelligence, la remet à la nature par un retour de confiance, et laisse en lui une souveraine raison, la raison pour ainsi dire impersonnelle, prononcer en dernier ressort sur la validité de ses travaux méthodiques. Quel penseur n’a senti parfois toute son oeuvre revisée, infirmée ou confirmée par cette secrète juridiction? Il ne faut pas en être dupe, elle n’est pas toujours le bon sens, elle n’est souvent que le sens commun, et tandis que le premier est en quelque sorte la résultante harmonieuse et instinctive de toutes les facultés intellectuelles, le second n’est la plupart du temps que la somme des préjugés traditionnels. Toutes les doctrines fameuses qui ont ouvert des voies nouvelles à la pensée humaine ont marqué un pas de plus dans la réflexion; elles n’ont été que des logiques profondes, trop éloignées de la spontanéité vulgaire pour être toujours comprises de leur siècle., L’isolement des grands penseurs ne doit pas nous surprendre. On peut dire sans exagération que les efforts de la réflexion ne sont pas plus naturels à l’esprit que les exercices de la corde raide ne le sont au corps; la foule ne suit pas mieux le penseur dans ses spéculations que l’acrobate dans sa voltige, ce sont des tours de force qui s’exécutent au-dessus de sa tête. La distinction que nous venons d’établir entre la spontanéité de l’esprit et la réflexion explique suffisamment la difficulté qu’éprouvent les hommes à accorder leurs opinions. De la plus naïve spontanéité à la plus consciente réflexion, qui sont les deux termes extrêmes de l’acte de penser, il existe une infinité de degrés et de variétés dans le développement d’esprits également bien doués d’ailleurs. Les enfants, la plupart des femmes, les gens sans instruction, n’observent pas la marche de leur pensée, ils raisonnent sans se rendre compte des mots: or, car, donc, etc., et concluent par une nécessité dont ils sentent la force, mais dont ils ne songent même pas à pénétrer le secrét. Leur curiosité va en avant au hasard, sans règle ni but déterminé. Leurs questions manifestent bien un besoin intime de leur esprit, mais sont posées sans aucun plan préconçu, sans nulle prévision méthodique d’une concordance entre les solutions partielles obtenues. Cette classe est très-propre à recevoir l’erreur, parce que son ignorance la rend confiante et crédule, mais elle n’est guère capable de l’engendrer par ellemême, elle ne considère, en général, que les objets les plus immédiats, les plus voisins des sens; sa curiosité, quoique vive, ne devance que fort peu sa connaissance acquise et, dans les limites restreintes de ses recherches, elle trouve dans la méthode instinctive un guide très-sûr. On rencontre ensuite une classe nombreuse de gens qui ne sont ni des manoeuvres ni des penseurs, mais qui, voués à des professions, sinon manuelles, du moins encore pratiques, ont reçu les éléments de diverses sciences qui s’y appliquent, et s’en sont assimilé les méthodes particulières. Ils n’ont, à vrai dire, pas grande con-science de ces méthodes et en usent comme des produits de la réflexion d’autrui. Souvent ces études superficielles ont suffi pour détruire en eux la spontanéité au profit d’une logique bornée, de sorte qu’ils sont parfois, avec beaucoup plus de prétention, plus éloignés du vrai que la classe précédente. C’est un des résultats fâcheux de la division du travail intellectuel nécessitée par les besoins divers de la vie sociale; toute profession exclusive tend à détruire l’harmonie des facultés. On peut ranger dans une catégorie voisine une foule d’hommes d’esprit, de lettrés et d’artistes, que des fonctions tyranniques ou, au contraire, une fantaisie toujours flottante ont empêchés de penser entièrement et à fond. Puis on trouve la classe des penseurs, de ceux qui se sont consacrés à remuer les idées; les savants et les philosophes. Ceux-là ont certainement plus réfléchi que les autres, c’est leur métier, mais c’est précisément chez eux que se remarque le développement le plus inégal de la réflexion. Il ne faut pas s’en étonner: tandis que les autres se rencontrent à peu près tous sur le terrain vague du sens commun et s’y arrêtent au même niveau, ceux-ci vont jusqu’au bout de leur énergie intellectuelle, et, en l’épuisant tout entière, accusent à des profondeurs différentes tous les degrés de leur diverse puissance d’esprit. Enfin, nous ne savons trop quel rang donner dans cette hiérarchie aux hommes qu’une croyance traditionnelle dispense d’élaborer eux-mêmes aucune doctrine. Ils ne peuvent que nous engager à croire comme eux, et nous ne pouvons que les supplier de rendre évident ce qu’ils croient; mais, en général, ils s’ôtent tout moyen de faire cette preuve, en déclarant l’incompétence de la raison sur la chose même à prouver. Il suffit de jeter un coup d’oeil sur ce tableau des divers degrés de la réflexion chez les hommes qu’on suppose d’intelligence égale, pour se con-vaincre qu’entre les diverses classes l’accord des opinions est impossible, et que dans une même classe le dissentiment doit être très-fréquent. Les esprits, sans voir nécessairement faux, voient plus ou moins profondément; ils n’ont même pas la ressource de communiquer entre eux. Le même mot peut affecter autant de significations différentes qu’il existe de degrés possibles dans l’analyse réfléchie de l’objet désigné, et certains mots compris des uns peuvent être tout à fait dépourvus de sens pour les autres. Les exemples de ces malentendus abondent dans toute discussion, et, pour ne signaler que ceux qui intéressent la philosophie, le mot absolu n’a tout son sens que pour une personne sur mille; quelques savants mêmes ne l’entendront peut-être jamais, et leur dédain pour l’objet lointain qu’il désigne se sent parfois de leur dépit de ne point l’entendre. Le mot esprit, opposé au mot matière, signifie pour les hommes les plus simples la matière même extrêmement subtilisée, une flamme et un souffle. D’autres vont plus loin, mais, procédant toujours par abstraction des propriétés sensibles, n’arrivent jamais à imaginer l’esprit sans le localiser, ce qui est encore le matérialiser. D’autres renoncent à l’imaginer et le conçoivent négativement; tout ce qui ne rentre pas dans leur notion de la matière est pour eux esprit, mais dès lors ils ne savent comment expliquer la relation de l’esprit et de la matière dans l’homme. On rechercherait vainement toutes les nuances introduites dans le sens de ce mot, selon la profondeur de la réflexion. Il résulte de tout ce qui précède que la diversité des opinions ne prend pas uniquement sa source dans l’erreur ni dans une incompatibilité essentielle des intelligences. Chaque homme est capable d’analyser jusqu’à un certain degré qui n’est pas le même pour tous; en tant qu’il juge l’objet par le rapport qu’il abstrait de ses perceptions, il ne se trompe pas, mais d’autres peuvent abstraire des mêmes perceptions un rapport différent, plus étendu ou plus restreint. Si donc le vocabulaire ne fournit pas autant de mots distincts que l’objet comporte de définitions progressives, le malentendu et le désaccord sont inévitables. La raison est une, mais la réflexion se développe par moments successifs dans l’éducation de la pensée individuelle et dans l’histoire de la pensée humaine; et à chaque moment de ce progrès les mêmes perceptions d’un objet, plus profondément analysées, changent de signification pour l’intelligence. PERCEVOIR ET COMPRENDRE. Lorsque nous distinguons la connaissance spontanée de la connaissance réfléchie, nous ne pré. tendons nullement qu’elles s’opèrent toujours séparément et que l’une ou l’autre soit exclusive dans chaque esprit; nous sommes convaincu au contraire qu’il n’est personne qui ne les possède toutes deux ensemble, mais dans une proportion très-variable. C’est leur inégale mesure qui fait la diversité des opinions. La bonne éducation des facultés ne consiste pas à substituer la réflexion à la spontanéité, mais à exercer le plus possible la première pour bien juger le témoignage indispensable de la seconde. La réflexion n’agit que sur les données sensibles, lesquelles sont nécessairement spontanées et constituent la communication de l’esprit avec son objet. Nous croyons ferme-ment que toute science digne de ce nom est fondée sur l’observation et l’expérience, c’est-à-dire sur les perceptions immédiates qui se forment spontanément en nous; nous sommes donc bien loin d’admettre qu’aucune doctrine puisse être créée par la réflexion pure. La base de toute science est donc, à notre avis, un ensemble de données sensibles ou perceptions immédiates qui sont l’oeuvre de la spontanéité de l’esprit, et la fin de toute science est un système de rapports que la réflexion découvre dans ces don-nées et qui les rend intelligibles. Mais qu’est-ce donc que cette intelligibilité des perceptions immédiates? L’esprit, avons-nous dit, est un, sa nature est la même chez tous les hommes, bien qu’à des degrés différents de conscience de lui-même. Or à tous les degrés il a les mêmes besoins, il n’est satisfait qu’aux mêmes conditions. Ces conditions, les voici: avant tout percevoir nettement les matériaux de la pensée, c’est-à-dire bien discerner les sensations et leur division spontanée en groupes ou unités distinctes; ensuite comprendre, c’est-à-dire répondre sur chaque unité aux questions suivantes: qu’est-elle? quelle est sa raison d’être? Ainsi, l’esprit veut d’abord voir distinctement sa donnée, puis savoir ce qu’elle est, ce qui la distingue et la définit; enfin il ne se contente pas de constater son existence et les rapports intrinsèques constituant son unité, il ne la conçoit pas sans rapports extrinsèques posant son existence et ses conditions, il demande la cause, le comment et le pourquoi de l’objet; et s’il ne les trouve pas en dehors de l’objet, il faut qu’il les trouve dans la nécessité de ses rapports intrinsèques, qu’il conçoive ceux-ci comme subsistants par eux-mêmes. Il n’est pas d’homme qui ne sente ce problème dans tout objet perçu, et qui n’en essaye la solution; les perceptions ne sont rendues intelligibles qu’à ce prix. LES DEUX MODES D’EXPÉRIENCE. Pour déterminer quelle est la part de la spontanéité et celle de la réflexion dans l’état actuel des connaissances, nous devons examiner où en sont les doctrines sur l’être et la raison d’être des choses qu’atteignent nos moyens d’observation et d’expérience. Nous rappelons que ces moyens sont de deux sortes: par l’expérience externe que nous tenons de nos sens, nous constatons en nous des affections auxquelles nous attribuons des causes hors de nous; par l’expérience interne, nous constatons dans nos affections et dans rios actes quelque chose de nousmêmes, si peu que ce soit. Commençons par examiner l’oeuvre de l’expérience externe, les données qu’elle fournit à l’esprit, et comment l’esprit résout sur elles les questions d’être et de raison d’être dont la solution peut seule les rendre intelligibles, les faire comprendre. EXPÉRIENCE EXTERNE. La première exigence de l’esprit, percevoir nettement avant de juger pour être en état de juger, se rencontre chez l’enfant et chez l’ignorant au même degré que chez l’homme cultivé. Chacun s’efforce également d’accommoder ses sens à l’impression, chacun y est également attentif, mais les différences commencent à l’acte de comprendre. En se demandant: qu’est-ce que cela? les uns seront beaucoup plus exigeants, plus difficiles à satisfaire que les autres. Cette question n’a pas pour tous la même portée; la portée du comment et du pourquoi sera aussi très-diverse. Il est aisé de s’en rendre compte. Il y a une distinction spontanée des groupes de perceptions ou objets de la pensée, que la nature se charge en quelque sorte d’opérer sans le concours de notre volonté pour notre conservation et notre utilité; elle l’opère dans l’esprit des bêtes comme dans le nôtre, et il y a une distinction plus analytique, plus profonde, d’objets élémentaires constituant les premiers, qui est un fruit de la science réfléchie. Ne nous flattons pas d’apprendre à l’enfant à distinguer un chien d’un cheval, un arbre d’une pierre, nous ne pouvons que lui donner l’occasion de les distinguer lui-même en lui désignant ces objets, désignation qui consiste à le mettre sur la voie de percevoir comme nous et qui serait évidemment impossible sans l’initiative spontanée de ses facultés. Le monde s’offre dans la perception de l’enfant, comme dans la nôtre, en groupes naturels de sensations liées entre elles d’une manière constante et qui correspondent à l’unité directe-ment inaccessible de leur cause extérieure. Cette unité, nous l’appelons vie, cohésion, continuité, impénétrabilité, etc., quand nous nous préoccupons d’en définir le principe; mais à l’esprit de l’enfant, elle s’impose comme lien des sensations groupées, sans qu’il songe à distinguer ses sensations de leur cause extérieure, l’image sensible de l’objet réel qui la fait naître en lui. Plus tard, la réflexion conduit l’homme à examiner l’unité du groupe sensible acceptée jusque-là instinctivement, à l’analyser dans ses perceptions élémentaires pour découvrir le principe de cette unité, et comme il ne le trouve confiné dans aucune perception élémentaire, il l’attribue à une influence extérieure à la donnée sensible, ne tombant pas sous les sens, mais coordonnant les sensations, qu’il appelle force, vie, âme, etc. Cette seconde distinction des êtres n’est déjà plus spontanée, mais elle est le résultat d’une réflexion encore superficielle. Cette connaissance demi-réfléchie est la plus commune, c’est à peu près la métaphysique de tout le monde. Il importe de bien montrer quel est cet état de la pensée et combien il est propre à entraver le progrès de la réflexion scientifique. La connaissance spontanée qui suffit à l’homme comme aux animaux pour la satisfaction des besoihs essentiels n’est à proprement parler qu’un rêve, une pure illusion, une sorte d’hypothèse instinctive, et quiconque ne s’en est pas aperçu en est encore au début de la vie intellectuelle. Pour l’enfant, comme nous venons de le remarquer, et pour beaucoup d’hommes faits, la sensation de l’objet se confond absolument avec l’objet même, et ainsi l’ensemble de leurs sensations leur paraît être le monde extérieur. Rien ne leur semble s’interposer entre le monde et eux; ils s’imaginent que les couleurs appartiennent aux objets extérieurs, en sont une qualité propre, tandis qu’elles n’en sont que des signes en nous et répondent en eux à des propriétés d’un ordre tout autre. Ils prennent le rideau sur lequel se reflète le fantôme du monde pour le monde même. Le mot arbre, par exemple, signifie réellement deux choses, un groupe de sensations figurées, vertes, brunes, résistantes, etc., et l’objet qui, en nous impressionnant, est cause en nous de ces sensations. Pour l’enfant et pour l’ignorant, l’image et l’objet ne font qu’un. La connaissance spontanée fait donc concevoir comme existant hors du moi des états sensibles du moi, elle extériorise les sensations mêmes et les montre comme des propriétés et non comme des signes de l’objet extérieur. Il s’est écoulé des siècles avant que ce mirage pût s’évanouir sous la réflexion; la physique d’Aristote prouve à quel point il est naturel à l’esprit; la gloire de Descartes et de la physique moderne est de l’avoir dissipé. Mais il s’en faut bien que les savants aient tous conscience du progrès qu’ils ont fait faire à la réflexion, et beaucoup d’entre eux parlent encore de la matière comme s’ils vivaient au temps d’Epicure. Ils en sont encore à cette connaissance demi-réfléchie dont nous voulons signaler la faiblesse et le danger; ils infèrent encore de la sensation à l’objet sans avoir complètement et résolument distingué l’une de l’autre. Nous allons, pour essayer de les en convaincre, passer rapidement en revue leurs notions de l’être des choses dans les sciences fondamentales, physique, chimie, physiologie. Occupons-nous d’abord de la physique et voyons où elle en est de sa conception de la matière. DE LA MATIÈRE EN PHYSIQUE. La physique reconnait chaque jour qu’elle a pour mission principale d’étudier la cause extérieure des sensations, de rechercher quelles sont dans les objets extérieurs les propriétés qui nous les rendent perceptibles, qu’est-ce que la couleur, le son, la chaleur, le poids, etc. Il lui appartient par conséquent de définir le rapport réel des sens au monde extérieur et de faire tomber toutes les illusions de la connaissance spontanée. Elle a pré-paré admirablement la solution du problème, mais elle semble ne pas apercevoir toute la portée de ses notions acquises; on dirait qu’elle craint de réfléchir à fond sur ses données. Il est suffisamment établi aujourd’hui que la diversité de nos sensations (couleur, chaleur, son, etc.) est due aux propriétés différentes des nerfs, optiques, tactiles, acoustiques, etc., mais que le phénomène extérieur qui affecte les nerfs est toujours le même, à savoir, la vibration, un mouvement identique en nature au mouvement constaté et créé par le toucher, bien que l’agent excitateur ne soit pas le même pour tous les sens et qu’il puisse être souvent trop subtil pour être mesuré par les nerfs du tact. Une preuve bien décisive de ce fait, c’est qu’il suffit de toucher un nerf quel-conque pour déterminer la sensation, sans avoir recours à l’agent ordinaire qui l’ébranle. Ainsi tout phénomène d’impression sur nos sens est un phénomène de l’ordre tactile, et la méthode de la physique consiste jusqu’à présent à tenter la conversion de tous les phénomènes d’impression en simple mouvement vibratoire d’un milieu élastique ébranlant les nerfs. Toutes les prévisions du calcul fondées sur cette idée préconçue s’étant vérifiées par l’expérience, l’hypothèse confine à la réalité. Les conséquences en sont immenses. Si nous pouvons acquérir quelque notion de l’être des choses extérieures qui nous impressionnent, nous ne l’acquerrons donc qu’en étudiant la cause du mouvement et de la résistance dans le phénomène du toucher. La matière ne se définirait donc plus pour nous que par un seul de nos sens; elle ne serait pas: « tout ce qui tombe sous les sens », mais plus spécialement: tout ce qui est de nature résistante, encore bien que notre propre tact soit souvent trop grossier pour en percevoir la résistance. Mais on va voir que cette dernière définition de la matière, si bien justifiée par l’état actuel de la science, identifie absolument la matière à ce qu’on nomme la force, et rend inintelligibles les idées d’inertie, de masse, de solidité et même de volume, telles qu’elles sont encore conçues par la plupart des physiciens. S’imaginer que la matière est essentiellement étendue, inerte, solide, c’est conserver les illusions de la connaissance spontanée. Quand nous sentons qu’un objet nous résiste, nous sentons que nous déployons contre lui une activité spéciale que nous appelons notre force musculaire ou physique; or le sentiment que nous avons de cette force déployée par nous nous révèle en même temps la nature de la chose qui nous résiste, par la raison bien évidente que deux choses qui n’auraient rien de commun ne se rencontreraient en rien, et que, en tant qu’elles se rencontrent, elles sont de même nature. Tout ce que nous savons donc de l’objet nommé matière, c’est qu’il est analogue, sinon identique, à la force que nous lui opposons. Tout revient donc à examiner ce qu’est cette force, et nous ne pouvons interroger sur ce point que la conscience de notre propre activité physique. Ce principe, du reste, n’est pas seulement vrai de la matière et de la force, il l’est de toutes choses; nous ne connaissons de la nature des objets que ce qu’elle a d’identique à la nôtre. Nous aurons à développer plus loin cette vérité, paradoxale en apparence. Le physicien, après l’analyse qu’il a dû faire de la cause extérieure de nos sensations, ne peut donc plus accorder au mécanicien que le monde des corps est un système de forces agissant sur des mobiles passifs et distincts d’elles-mêmes, sur des quantités de matière inerte ou masses; il n’y a dans la nature que de la substance active. Il ne faudrait pas croire toutefois que le dédoublement fictif de cette substance en force et masse ait faussé les calculs des mécaniciens. Les merveilles de l’astronomie, la preuve que cette science fait chaque jour de sa méthode par ses justes prédictions, sont des garanties inébranlables de sa véracité. Les choses, en effet, se passent comme s’il y avait force et masse, et si l’hypothèse n’est pas exacte, elle est, du moins jusqu’à présent, suffisante; elle est utile et admissible au même titre que la décomposition fictive d’un mouvement unique en mouvements élémentaires. Les apparences sont d’ailleurs pour elle: dans la connaissance spontanée, l’objet que nous voyons et touchons, en tant que vu, nous semble une chose inerte et passive sur laquelle nous agissons pour la toucher et lui imprimer le mouvement. Il est probable que l’aveugle-né ne pourrait par lui-même faire cette décomposition de l’objet physique en masse et force, car pour lui tout est résistance, c’est-à-dire force. La solidité des corps, non seulement des corps élastiques, mais aussi des corps supposés continus et pleins, comme les prétendus atomes, est une lutte entre notre force et celle qui en réalité les constitue; leur impénétrabilité n’est que l’impossibilité où sont les forces de s’anéantir. La mécanique tend du reste à modifier sa notion de la masse dans un sens plus philosophique. Elle ne la définit plus: « la quantité absolue de matière dont un corps est composé, » ce qui impliquait une métaphysique de la matière, elle la définit par un rapport tiré des effets de l’activité, quelle que puisse être la nature intime de l’être actif: la masse, c’est l’expression du rapport qui existe entre la valeur numérique d’une force constante quelconque, et la valeur numérique de la vitesse pendant l’unité de temps: définition peu compromettante qui a l’avantage de laisser entière la question de substance, et qui du reste est la seule utile au calcul. Nous venons d’indiquer comment les découvertes modernes de la physique sur la cause extérieure des sensations doivent modifier la notion spontanée de la matière; les plus récentes découvertes sur la transformation des agents physiques les uns dans les autres n’y contribueront pas moins. Nous ne pouvons les passer complètement sous silence. La physique ne se borne pas, en effet, à rechercher comment le monde entre en communication avec les sens, par quels agents et par quel mode d’action il les impressionne; elle étudie en outre la mutuelle dépendance de nos sensations, comment elles se modifient sous l’influence combinée des agents qui les déterminent. Elle découvre que les perceptions, si différentes entre elles, de résistance, de lumière, de chaleur, d’électricité, de magnétisme, peuvent, dans des circonstances favorables, se substituer les unes aux autres; qu’on peut changer la lumière en chaleur, celle-ci en force, celle-ci en électricité, etc., et réciproquement. Ce fait prend une extrême importance, en venant corroborer et compléter la loi précédemment établie, à savoir que le mode d’impression des agents extérieurs, dits fluides impondérables, sur nos sens est unique, ré ductible dans tous les cas à un phénomène de l’ordre tactile. Il conduit à penser que ces agents ne sont pas réellement distincts, mais qu’ils ne sont que les modes divers d’un unique agent capable d’un mouvement variable par lequel divers sens peuvent être successivement affectés. Dans cette conception les agents et forces physiques ne se transformeraient pas, ils seraient identiques. Cette identité est prouvée expérimentalement pour l’électricité et le magnétisme, pour la chaleur et la force dans les changements d’état des corps. La physique tend ainsi à établir que le monde sensible est composé de forces de même nature que la force humaine. Les corps sont des systèmes de forces qui se manifestent à nous soit par leur résistance immédiate au toucher, soit par l’intermédiaire d’agents qui sont forces aussi et transmettent leur ébranlement aux nerfs; et ces agents semblent devoir se réduire à deux, l’air considéré comme véhicule du son, et un milieu ou éther affectant par ses divers états nos autres sens. Le moment n’est donc sans doute pas éloigné où cette science, trouvant la synthèse de ses grandes découvertes, en dégagera une notion simple des causes extérieures de nos sensations, et renversera pour sa part l’hypothèse spontanée d’une matière brute, distincte des puissances qui s’y manifestent. DE LA MATIÈRE EN CHIMIE. Passons à la chimie, et voyons ce qu’elle a fait de la notion de matière. Fonder une distinction entre cette science et la précédente sur le caractère passager des phénomènes physiques et le caractère permanent des phénomènes chimiques, c’est arbitraire. Que l’équilibre des forces en jeu soit plus ou moins stable, plus ou moins durable, les lois qui régissent les forces sont toutes permanentes et seules elles le sont. Il n’y a d’absolument fixe que les lois. Les états chimiques sont si peu permanents qu’ils changent perpétuellement pour la nutrition du monde organisé, et les états physiques si peu transitoires par essence que le poids des corps est constant. Les sciences se désignent suffisamment, il est inutile et même dangereux de vouloir les définir avec exactitude; on risque d’élever entre elles des barrières imaginaires. Ne doivent-elles pas toutes se confondre à leurs limites? Elles ne pourraient d’ailleurs se définir que par leur objet, qu’elles ont précisément mission de définir. Il serait puéril de chercher si l’action analytique et synthétique de l’électricité est chimique ou physique, elle est à la fois et indivisément l’un et l’autre. Ne traçons point de démarcation exclusive: constatons seulement que les phénomènes chimiques modifient les corps dans leur unité spontanément perçue, c’est-à-dire que par la composition et décomposition des corps connus, ils en offrent de nouveaux à notre perception; par là ces phénomènes révèlent dans les corps d’autres propriétés plus distinctives que les propriétés communes à tous et dites physiques. Le chimiste, comme tout savant, prend nécessairement pour point de départ de ses recherches les données de la connaissance spontanée, et accepte de celle-ci une première distinction des corps; il perçoit instinctivement comme des unités différentes l’eau, les minéraux, les métaux, etc.; mais il réfléchit sur la nature de ces unités, sur leur principe intime. L’alchimiste s’attachait surtout à la différence de leurs caractères physiques et soupçonnait à peine en quoi consistent véritablement les propriétés chimiques. Aujourd’hui le chimiste se sert des caractères physiques comme d’étiquettes, comme d’indications utiles, mais secondaires, nullement essentielles. Il distingue scientifiquement les corps par leurs diverses actions réciproques, par leurs propriétés d’analyse et de synthèse mutuelles qui sont les propriétés chimiques, et non par leurs propriétés d’impression sur nos sens qui sont purement relatives à nous. et physiques. Les premiers progrès de la chimie datent de cette conception plus réfléchie. Ce qui préoccupait l’alchimiste dans son rêve de la transmutation des corps, c’était la conversion de propriétés physiques données en d’autres également physiques, en celles de l’or, par exemple; les combinaisons les intéressaient surtout à ce point de vue. Ces résultats tout industriels ne sont pas dédaignés du chimiste moderne, mais ils sont les applications, non le but scientifique de ses recherches. La découverte de la loi des proportions définies et des équivalents a permis de distinguer nettement le mélange de la combinaison, et de fixer entre chaque corps et tous les autres une relation constante qui le caractérise chimiquement, c’est-à-dire indépendamment de son. impression sur nos sens. De là une distinction plus essentielle des corps, car la corrélation entre les propriétés chimiques et les propriétés physiques n’est pas toujours exacte, de sorte que ces dernières ne différencient qu’imparfaitement les essences. Il se présente des cas, comme l’isomorphisme et le dimorphisme, où des ressemblances ou dissemblances physiques ne correspondent plus à des caractères chimiques semblables ou dissemblables. La propriété chimique, nommée affinité, que nos sens ne peuvent directement atteindre, provoque la combinaison et la maintient; elle est donc un principe vraiment essentiel de distinction des corps, car elle détermine en s’exerçant la formation d’unités nouvelles perçues par nos sens. L’idée qu’on peut se faire de la substance matérielle est donc intimement liée à celle qu’on se fera de l’affinité. La physique nous a révélé la matière, en tant que résistante et impressionnant nos sens, comme une force analogue à celle que nous développons au dehors dans l’acte du toucher et que nous appelons notre force physique. La chimie nous signale tout autre chose. Comme nos sens n’atteignent point l’affinité, nous ne sommes plus autorisés à l’identifier absolument aux forces physiques. Il est bien vrai qu’elle modifie ces forces; que tout phénomène chimique est accompagné de manifestations d’électricité et de chaleur; qu’il y a un spectre chimique; que le degré de cohésion est fort important dans les actions chimiques; que l’oxydation du muscle est nécessaire à la production de l’énergie musculaire; et qu’ainsi une étroite connexion existe entre les forces chimiques et les forces physiques, mais leur complète identité est encore hypothétique. I1 nous suffit toutefois de constater que les affinités et les ag ents p hysiques se suppos ent et s’influence nt mutuellement, pour être en état d’affirmer que la nature des unes n’est pas en tout différente de celle des autres, car on ne conçoit aucune relation possible entre des choses qui n’ont absolument rien de commun. Les plus récents progrès de la chimie tendent même à établir que l’affinité serait une loi mécanique n’agissant qu’à des distances minimes et se rattachant à la loi de l’attraction universelle; mais la preuve de cette assimilation n’est pas entièrement faite, et le principe de l’affinité est resté jusqu’à présent irréductible. Ainsi, d’une part, nous n’avons aucune sensation directe de l’affinité; ne tombant pas sous nos sens, elle se soustrait encore à la définition vulgaire de la matière; d’autre part, comme ses effets se manifestent indirectement dans nos sensations par les agents physiques et qu’elle entre en relation avec eux, il faut qu’elle participe de leur nature active. Il semble donc qu’on ait encore moins en chimie qu’en physique le droit d’admettre des masses inertes soumises à des forces différentes d’elles en nature. Quant à la nature spécifique de l’affinité, elle nous est trop inconnue pour que nous nous en formions une idée véritable, puisque nous n’en trouvons pas le type exact et complet dans nos forces propres, les seules qui tombent sous notre conscience. La physique nous révèle la matière comme une chose essentiellement active, une force dont le type nous est offert dans celle que nous exerçons sur le monde extérieur; la chimie nous fait entrevoir dans la matière des puissances d’un autre ordre, intimes, c’est-à-dire sans relation directe avec nos sens, capables de se développer et d’agir sous l’influence des forces physiques, pour constituer des corps nouveaux en conférant une unité nouvelle à des unités élémentaires. Quand nous disons forces et puissances, nous n’entendons point d’ailleurs créer arbitrairement autant de substances distinctes ou entités, qu’il y a de modes d’activité manifestés; c’est une question qui sera traitée en son lieu; ces mots désignent simplement ici des classes différentes de phénomènes rapportées aux diverses causes, substantielles ou non, de leurs différences. DE LA MATIÈRE EN PHYSIOLOGIE. La physiologie nous découvre à son tour des puissances plus secrètes, plus inaccessibles encore à nos sens et qui créent une distinction nouvelle dans les corps chimiquement définis en conférant à certains d’entre eux une unité spéciale qu’on nomme la vie. L’hypothèse des animistes et celle des vitalistes, quelque erronées que soient leurs formules métaphysiques, expriment néanmoins un fait vrai: l’impossibilité de rendre compte du phénomène de la vie par les seules forces matérielles connues des chimistes et des physiciens. Mais les animistes et les vitalistes se font une idée fausse de la matière, lorsqu’ils se croient obligés d’y adjoindre un principe différent d’elle et distinct, en quelque sorte spirituel, dont la fonction serait de la modeler et de l’animer, de lui donner figure et vie, en un mot de l’organiser. L’idée d’une sorte de souffle agitant une matière inerte est la donnée instinctive de la connaissance spontanée; elle a, comme telle, son utilité pratique, car elle différencie des manières d’être qu’il était bon de ne pas confondre; il était bon qu’instinctivement l’homme distinguât la matière vivante de toute autre. Mais cette concession devient téméraire et très contestable dès qu’elle prétend spécifier la différence essentielle de l’être vivant. et de l’être qui ne l’est pas. La réflexion a fait peu à peu justice des vaines entités qu’elle engendre. On eut bientôt découvert que la plupart des mouvements observés dans l’organisme, loin de procéder d’un principe spécial, ne sont que des applications particulières des lois physiques et chimiques; tels sont les phénomènes d’absorption, de digestion, de circulation. On ne vit plus d’antagonisme entre ces lois et l’action vitale. La vie, prenant ses conditions mêmes et ses moyens d’action dans les données physiques et chimiques, ne parut plus être une résistance, une lutte contre les tendances de la matière brute; elle se révéla comme un degré supérieur dans le développement des activités matérielles. On distingua la substance organisée de la substance brute, sans faire de la vie un principe substantiellement distinct de la matière et l’asservissant. Par un esprit de simplification, très scientifique d’ailleurs, certains physiologistes sont portés à admettre que tous les phénomènes de la vie pourront être expliqués par la physique et la chimie, comme, par exemple, l’absorption et la digestion l’ont été par l’endosmose et les actions chimiques. Ils ont tenté, dans cette voie, l’assimilation du courant nerveux au courant électrique; mais le nerf est mauvais conducteur et l’on a reconnu des différences essentielles entre ces agents, bien qu’ils s’influencent réciproquement. Les sécrétions échappent également à ce système; il ne peut rendre compte, du moins jusqu’à présent, du caractère électif de leur oeuvre. La vie, autant que la science actuelle peut l’atteindre, ne paraît donc être ni une résultante des forces physiques et chimiques, ni un principe extérieur à la matière. Elle est la matière même, manifestant une de ses propriétés ou forces dans les conditions physiques et chimiques requises. Mais, pour concevoir ainsi la vie, il faut évidemment restituer à l’idée de matière toute sa richesse et toute sa portée; il faut en bannir l’idée d’inertie. Il faut comprendre que la matière n’est pas distincte de la force, qu’il n’existe dans la nature que de la substance active; qu’enfin, loin d’avoir pour caractère propre d’être massive et inerte, la matière n’est que par son activité, dont les divers modes s’appellent propriétés, puissances ou forces. Une force, c’est la matière même agissant par une de ses propriétés; la matière est la substance même des forces. Cette vue réhabilite la matière, jusque-là si méprisée, si ravalée au profit d’une certaine classe de substances spirituelles qu’il fallait bien imaginer pour expliquer tous les phénomènes actifs. La matière réduite à une masse inerte, ne pouvant rien sur elle-même ni par elle-même, n’avait d’autre propriété que de subir l’action de ces êtres hypothétiques appelés forces, principes vitaux, esprits; tandis qu’en fait ces êtres ne sont qu’une abstraction des propriétés actives inhérentes à la matière, inséparables d’elle, et qui sont toutes conditions et bases les unes des autres, suivant une gradation dont la série des êtres marque le progrès depuis le caillou jusqu’à l’homme. Il convient donc de reléguer le puéril mépris de la matière parmi les naïvetés de la connaissance spontanée; mais il faut en même temps lui rendre ses vrais attributs et la concevoir dans toute sa puissance et sa complexité. THÉORIE ATOMIQUE. Les observations précédentes, quelque incomplètes qu’elles soient, nous permettent d’apprécier une métaphysique fort ancienne sur l’être des choses, la théorie atomique ou moléculaire, que la science moderne a rajeunie. La divisibilité mécanique des corps, leur circulation continuelle, la persistance de leurs éléments, l’impossibilité d’une création et d’un anéantissement, l’existence du plein et du vide et la nécessité de concevoir quelque chose qui les différencie, toutes ces considérations, telles qu’on les trouve développées dans le premier livre de Lucrèce, devaient logiquement conduire à supposer une matière compacte, inaltérable, éternelle, divisée en masses très petites et douées de mouvement. Pour Épicure, les atomes sont essentiellement actifs et non point indifférents; c’est là un premier trait de lumière sur la nature vraie de la matière, mais Épicure n’a pas une pleine conscience de cette idée féconde. Il est évident qu’à ses yeux l’atome est massif en même temps qu’actif; il conçoit le plein, non comme une force résistante, mais comme une masse, et dans l’atome actif cette masse est mise en mouvement par elle-même, elle vainc sa propre inertie. L’identité n’est pas complètement aperçue entre la substance matérielle et la force. De là résulte qu’il ne conçoit pas d’autre action au monde que le déplacement et qu’ainsi le seul mode de mouvement pour lui est celui que la physique nous a révélé et dont nous trouvons le type dans les actes de notre propre force musculaire. Aussi sa théorie ne peut-elle atteindre au delà du premier degré des phénomènes de l’activité, au delà de la mécanique; et toutes les applications qu’il en fait aux degrés supérieurs, objets de la chimie et de la physiologie, sont vaines et stériles. Ce qui a creusé un si profond abîme entre l’esprit et la matière, c’est cette opinion téméraire que la matière, masse inerte, n’est capable que d’une espèce de modifications, l’étendue, la figure et le déplacement. Dès lors, en effet, il n’en pouvait rien sortir qui ressemblât à la vie physiologique et morale, modes d’activité tout différents. Mais aujourd’hui la réflexion nous a fait analyser nos sensations dans leur essence même, et nous apprend à séparer ce qui, dans la sensation, est nous-même, le subjectif, de ce qui exprime le phénomène extérieur par lequel nous sommes impressionné, l’objectif. Si donc il est vrai que la matière ne nous cause que des sensations étendues, figurées et sujettes à des déplacements, il n’est pas moins vrai que ces sensations peuvent être des signes fort insuffisants des actes intimes de l’objet extérieur. Nous avons constaté, en effet, que les affinités et la vie, qui ne peuvent s’exprimer dans notre sensibilité que par des signes physiques tels que la figure et le déplacement, ne nous livrent rien de leur nature spécifique et nous laissent concevoir des modes d’activité propres à la matière, dont nous ne saurions nous former aucune image. La théorie moléculaire de la science moderne se fonde sur des données beaucoup plus positives que celle de l’antiquité; elle n’est point issue des spét culations abstraites sur le plein et le vide, mais d’une synthèse des lois expérimentales. Les différents corps sous un même volume n’ont pas tous le même poids; on en a conclu qu’ils ne sont pas également massifs et que par conséquent ils ne sont pas faits de matière continue, car on ne concevrait pas que la matière continue pesât inégalement sous des volumes égaux. On supposa donc que la pesanteur se manifeste par une multitude d’actions distinctes et égales dont la résultante peut varier dans un même corps selon son volume et dans les corps différents, de même volume, selon le nombre des composantes élémentaires agissant en chacun d’eux. Cette hypothèse d’éléments pondéraux, égaux et distincts, trouvait la confirmation dans l’expérience qui démontre que tous les corps tombent également vite dans le vide, car cette égalité de vitesse s’explique très bien en admettant que la pesanteur agit par des sollicitations égales et indépendantes. En chimie, d’autre part, on découvrit que, dans toutes les combinaisons et décompositions des corps, la manifestation physique de leur poids reste constamment la même et qu’ainsi le jeu des affinités laisse aux actions de la pesanteur toute leur indépendance. Quelques modifications chimiques que puissent subir les corps, leur poids ne perd ni ne gagne. Mais la réciproque n’est pas vraie: on reconnut que l’affinité varie avec les poids; que les modifications chimiques sont subordonnées à des conditions constantes de poids, c’est-à-dire que les corps ne se combinent entre eux qu’en proportions pondérales définies. On constata ainsi entre l’affinité et la pesanteur une relation telle que les propriétés chimiques d’un corps dépendent de sa composition centésimale. En conséquence, on admet que l’élément ou atome chimique est constitué, dans les corps simples, par une molécule matérielle d’un poids élémentaire, et, dans les corps composés, par une molécule matérielle formée des molécules agrégées de plusieurs corps simples dont les poids élémentaires sont soumis entre eux à des rapports fixes et s’ajoutent nécessairement pour faire le poids de la molécule composée. Ce sont encore, dans la pensée du savant moderne, de petites masses pesantes qui représentent le substratum des phénomènes physiques et chimiques. Cette conception, mieux fondée que la théorie antique, parce qu’elle s’appuie sur l’expérience, n’est pas moins viciée par une métaphysique grossière. Le savant, il est vrai, se défend de toute prétention métaphysique, mais on ne peut penser sans une certaine métaphysique, et quand on se borne à celle de la connaissance spontanée, qui est la pire de toutes, on s’imagine qu’on n’en fait aucune. Parler d’un corps, c’est faire de la métaphysique, c’est concevoir, malgré soi, par une nécessité de l’intelligence, qui s’impose aux sensations, un fond reliant les propriétés séparément perçues par nos divers sens, et rattachant les différentes causes extérieures des sensations à quelque principe déterminant l’unité des groupes appelés corps. Mais ce principe est conçu plus ou moins naïvement, selon le degré de réflexion, et le savant en est encore à donner pour principe d’unité aux propriétés chimiques une masse étendue. Qu’une chose extérieure à nous et inétendue produise en nous une sensation étendue, comme une couleur, il n’y a rien là qui surprenne le philosophe habitué par la réflexion à distinguer toujours le subjectif de l’objectif; il sait que la sensation c’est nous-même dans un certain état qui n’est que le signe de l’objet extérieur et peut ne point participer de toute son essence; mais, pour la plupart des hommes, rien n’est plus absurde. Une matière inétendue paraît inintelligible au savant, parce que la matière ne lui semble pouvoir être sentie qu’étendue: comme si une chose pouvait rester, en tant que sentie, ce qu’elle est réellement; comme si être senti, ce n’était pas aliéner sa propre nature, la compliquer de la nature de ce qui sent. La théorie atomique nous semble donc introduire dans la science une fausse idée de Pétré des choses en nous représentant la matière comme substantiellement massive. En outre, chaque molécule étant une masse et non une pure manifestation d’activité, la matière est supposée par cela même substantiellement divisée; il y a autant de substances minimes que de molécules. Cette conséquence est grave. De ce que la matière est perçue par groupes distincts de sensations, il ne s’ensuit pas qu’il y ait autant de substances individuelles que de groupes sentis, car les sensations groupées peuvent naître d’actes distincts d’une substance unique: il suffit même que nous constations des relations entre ces groupes pour pouvoir affirmer qu’ils ont entre eux quelque fond commun, un substratum unique, aucune communication n’étant concevable qu’à cette condition. Mais, pour ne pas trancher cette importante question par une considération toute spéculative, voyons si, au point de vue de la science positive, cette hypothèse d’une division de la matière en unités substantielles n’offre pas d’inconvénients. Quand on admet, comme il est prudent de le faire, que les groupes de sensations perçues sont seulement des unités phénoménales, on peut admettre aussi que toute unité nouvelle naissant du rapprochement d’autres unités est une manifestation d’activité qui se produit à l’occasion de celles-ci sans en être nécessairement une résultante. La substance unique manifeste une nouvelle propriété, latente jusque-là, dans les circonstances favorables créées par le rapprochement, mais cette propriété préexistait en puissance. Dans la théorie atomique, au contraire, cette propriété n’est qu’une résultante et ne saurait être autre chose; l’unité nouvelle ne naît pas seulement à l’occasion des unités mises en présence dans le creuset, elle en est le composé. Prenons un exemple pour fixer les idées: voici deux unités, le soufre et le fer: si ces deux unités sont substantielles, le sulfure de fer est nécessairement leur somme, ses propriétés ne peuvent être que des résultantes des propriétés du soufre et de celles du fer, car il n’entre dans sa formation que ces deux substances individuelles, il ne peut donc rien s’y trouver qui n’en sorte. Les corps, dans cette hypothèse, sont substantiellement des masses pesantes distinctes, le poids mesure exactement la quantité de matière, et puisqu’il est le même après la combinaison qu’il était avant, c’est que rien ne s’est introduit dans l’unité nouvelle sinon les unités primitives; elle est bien réellement un composé. Si, au contraire, les deux unités, soufre et fer, sont seulement phénoménales, le sulfure de fer n’est pas nécessairement leur somme, il peut n’être qu’une manifestation nouvelle sollicitée par elle dans la substance unique. Comparons les deux hypothèses. La dernière a d’abord pour elle de ne pas outre-passer arbitrairement les données expérimentales; nous ne percevons que les phénomènes, et il est clair que rien n’autorise à conclure du groupement des sensations à la division de la substance active qui les cause, pas plus que nous n’avons le droit de supposer trois individus dans un homme dont se manifestent à nous la pensée, la sensibilité et la volonté. Elle a pour elle encore de répondre mieux à l’idée que nous nous faisons naturellement de l’homogénéité des composés; nous concevons le sulfure de fer avec toutes ses propriétés spécifiques sous un poids quelconque, aussi réduit qu’un poids quelconque de fer ou de soufre. Dans la théorie atomique, la molécule de sulfure de fer, c’est-à-dire la partie ultime qu’on ne pourrait diviser sans détruire ce corps, pèse nécessairement plus et est plus étendue que la molécule ou partie ultime du fer ou du soufre, résultat singulier; mais une répugnance à croire n’est pas une objection, nous n’insistons pas sur ce point. Cette théorie impose une conséquence plus difficile à admettre. Les propriétés du composé ne sont, d’après elle, que des résultantes et ne sauraient être autre chose. Or qu’est-ce qu’une résultante? Une résultante est nécessairement de même nature que ses composantes, elle n’est que leur somme en quelque sorte personnifiée; elle ne peut produire que des effets de même nature que les effets produits par ses composantes, et même ses effets doivent impliquer celui que chacune d’elles eût produit en agissant seule , enfin les composantes doivent être toutes de même nature, sinon leur somme, qui est la résultante même, serait impossible. Si donc tous les corps sont des résultantes de molécules groupées, il faut que toutes les catégories de la nature soient impliquées dans chaque molécule, que toutes les espèces d’activité physiques, chimiques, vitales, morales s’y trouvent contenues à un certain degré; le monde est tout entier dans chaque molécule, et toutes sont de même nature, puisqu’elles se suppléent perpétuellement comme composantes dans leur circulation sans fin d’un corps à l’autre. Cette conséquence, à vrai dire, ne manque pas de grandeur, mais les atomistes modernes ne sont-ils pas un peu surpris de reproduire forcément l’homoyomérie antique dans toute son étrangeté? Ils ne peuvent y échapper qu’en se jetant dans, le système d’Épicure qui borne les propriétés de la molécule à la solidité, à la figure et au mouvement; c’est avec cela qu’il leur faut expliquer le monde. C’est assez, en effet, pour expliquer les phénomènes mécaniques, mais tous les phénomènes sont-ils réductibles à l’essence tactile? Aux tendances qui s’accusent de plus en plus dans nos théories scientifiques, on serait tenté de le croire. Nous avons remarqué déjà que toute la physique marche à une synthèse purement mécanique. La chimie suit la même pente; voici que les vues de Newton sur l’affinité, oubliées longtemps comme une extension téméraire de sa grande découverte astronomique, trouvent une sanction inattendue dans les plus récents travaux de nos chimistes. Sainte-Claire Deville, par sa théorie de la dissociation qui assimile la décomposition au phénomène de la tension des vapeurs, et Mayer par sa conception du choc des molécules qui résout l’affinité dans un travail mécanique, semblent bien préparer la fusion des phénomènes chimiques et physiques. Toutefois cette fusion est loin d’être opérée encore, et la propriété chimique échappe à toute formule mathématique; ce qu’on a seulement établi, c’est l’extrême importance des conditions physiques où elle se manifeste; on pourra même arriver à mesurer l’affinité par la chaleur; mais il n’est pas du tout certain que l’affinité puisse être réductible à l’agent physique. En chimie organique, la théorie moléculaire commence en effet à rencontrer d’assez grandes difficultés. Les corps organiques se révèlent à nous comme des unités en quelque sorte plus riches, plus variées que les corps inorganiques; à mesure qu’on approche des unités vivantes, les produits accusent, pour nos sens du moins, une essence plus délicate et plus avancée. On s’attend à y rencontrer des principes constituants plus nombreux ou un principe propre plus important, mais soumis à l’analyse, ces produits se résolvent en carbone, azote, oxygène et hydrogène; leurs innombrables différences doivent donc, dans la théorie atomique, s’expliquer toutes par les proportions pondérales et les dispositions relatives diverses des molécules de ces corps élémentaires. Bien que, dans un système mécanique, l’addition ou la suppression d’une composante puisse produire de graves perturbations, il faut avouer néanmoins que les révolutions totales apportées dans les propriétés des composés organiques par la perte ou l’acquisition d’une molécule et par le changement présumé d’orientation des molécules sont bien surprenantes. Il se peut même que la composition centésimale de deux corps soit identique, et que leurs propriétés chimiques soient différentes, comme nous le voyons pour les corps isomères, et dans ce cas il faut admettre que l’orientation seule rend compte de toutes leurs différences. La chose n’est pas impossible, mais quand on crée des hypothèses on peut se préoccuper de la vraisemblance et mettre en doute des simplifications si merveilleuses, qui n’ont pas encore leur formule mathématique, et dont l’expérience ne donne aucune vérification certaine, car de ce que l’affinité est modifiée par l’orientation il ne s’ensuit pas nécessairement qu’elle en soit une résultante. Il se peut, en effet, qu’une disposition nouvelle apporte des conditions favorables à la manifestation de propriétés qui, loin d’être créées par ces conditions, préexistaient et les attendaient pour se révéler. Dans cette opinion, la seule qui s’en tienne aux données de l’expérience, il n’y a de constatable que des unités phénoménales servant de conditions à d’autres unités phénoménales et les déterminant à se manifester. Dès lors les rapports de poids et de situation apparaissent comme des conditions du développement de l’affinité, non comme constituant l’affinité même. Rien n’est moins paradoxal. Nous avons maint exemple d’actions de présence analogues; telles sont en effet les catalyses, les fermentations dans lesquelles certains corps n’agissent que par leur influence sur d’autres pour déterminer la manifestation d’affinités latentes. Il est visible alors que le corps catalytique a joué simplement le rôle de condition et non celui de composante. Les affinités mises en liberté ne sont ni les siennes, ni des résultantes des siennes. Il est tout aussi rationnel d’admettre que, dans la combinaison ordinaire, les corps, unités phénoménales mises en présence, agissent par une influence de ce genre pour favoriser le développement de l’unité phénoménale qui sera le corps nouveau; seulement, dans le cas de fermentation ou de catalyse, les éléments qui provoquent l’unité nouvelle restent en dehors d’elle, tandis que dans ce dernier cas, ils y sont impliqués. L’analyse chimique, poussée aussi loin que possible, ne nous livre pas les éléments d’un corps tels qu’ils y existaient au moment même où ils le constituaient; par cela seul qu’elle est obligée de détruire l’unité du corps, elle peut provoquer des formations ultérieures qui ne représentent pas du tout la composition réelle du corps et que nous prendrions à tort pour ses éléments constitutifs. En somme, analyser un corps, c’est le détruire, et c’est par conséquent laisser échapper le principe même de son unité pour ne mettre en évidence que les résultats de cette destruction. Or ces résultats sont des matériaux que l’analyse a pu dénaturer et qui, loin de former l’essence même du corps, ne font sans doute que poser les conditions où elle peut apparaître et se développer. Synthétiser, c’est simplement rétablir ces conditions. En résumé, pour ce qui regarde la chimie, nous croyons qu’il serait encore téméraire d’affirmer qu’il n’existe pas de propriété chimique distincte; nous inclinons plutôt à penser qu’il en existe une se manifestant dans certaines conditions physiques, mais n’étant pas la résultante de ces conditions. Que si l’on arrivait à démontrer que l’affinité est réductible à l’ordre des phénomènes tactiles, la question de la division de substance resterait à résoudre pour les autres espèces de phénomènes perceptibles: des atomes substantiellement distincts et animés de puissances purement mécaniques de même nature que notre force musculaire, peuvent-ils rendre compte des faits de la vie végétative, sensible, consciente, intellectuelle? C’est ce que nous allons examiner. Si l’on définit la vie par la nutrition et la génération seulement, abstraction faite de toute sensibilité, on la considère comme un simple mouvement périodique et continu, et l’on peut admettre que la propriété vitale de la molécule n’est, en dernière analyse, qu’une puissance de se mouvoir. Toutes les fonctions de l’organisme peuvent alors s’expliquer par une composition de mouvements opérée dans des circonstances favorables. Il est vrai que la vie ainsi définie n’est applicable qu’au règne végétal, mais dans cette mesure, l’explication peut se soutenir. Les objections tirées de la complexité des phénomènes vitaux, et de leur périodicité, sont sans valeur contre ce système, parce que la combinaison de forces continues et éternelles peut produire l’un et l’autre de ces effets. On ne peut objecter non plus la part immense qu’il fait au hasard en supposant une constante coïncidence de toutes les circonstances favorables; la science n’admet point le hasard, qui est simplement l’inconnu, et en outre, les propriétés n’étant à ses yeux que des relations fixes entre les êtres, les relations sont éternellement établies par la seule constance des propriétés. L’ord?e universel est impliqué dans chaque propriété, il est donc superflu de chercher hors des essences individuelles une constitution souveraine de leurs rapports; quant à la raison de ces rapports, à leur pourquoi, c’est une question sur laquelle la science expérimentale peut refuser de répondre, parce qu’elle ne prétend pas la résoudre. Or, en fait, la naissance par genèse (aux dépens d’un blastème dont les matériaux s’unissent, sans dérivation directe des éléments ambiants) peut être, à la manière des cristallisations, un mouvement résultant. La naissance par reproduction dans laquelle les éléments formés se présentent identiques ou analogues aux éléments dont ils sortent, peut elle-même, malgré son caractère plus complexe, n’être encore qu’un mouvement périodique résultant. La segmentation et le cloisonnement des cellules ne sont après tout que des mouvements. La cellule même est le premier arrangement perceptible à nos yeux, mais beaucoup d’autres ont pu précéder celui-là, comme beaucoup d’autres le suivent. Cette série de formes peut bien être attribuée aux dispositions primitives et aux propriétés combinées des molécules, depuis le système rudimentaire de deux ou trois d’entre elles, jusqu’à l’organisation des innombrables molécules qui figurent le corps humain; et cela sans addition d’aucun principe organisateur distinct des molécules et agissant pour les disposer. Nous n’avons, jusque-là, aucun argument péremptoire à opposer à cette doctrine, car la vie n’y est définie que par la nutrition et la génération, c’est-à-dire en somme, par figure et mouvement, toutes choses qui peuvent être des résultantes. Mais toute vie n’est pas comprise dans cette définition. La vie de relation qui implique la sensibilité à un degré quelconque semble incompatible avec la théorie moléculaire. Elle n’est plus réductible à une composition de mouvements inconscients, elle ne paraît pas pouvoir être une résultante de phénomènes qui ne sont pas de même nature qu’elle. Ici nous puisons une objection très scientifique dans la véritable notion de résultante, telle que nous l’avons posée plus haut. S’il n’y a ni sensibilité, ni pensée, ni volonté, dans l’atome, aucun de ces phénomènes moraux ne peut sortir d’un groupement d’atomes. Et à supposer que l’atome fût doué de ces facultés, même à l’état rudimentaire, toute difficulté ne serait pas aplanie. En effet, les phénomènes moraux impliquant tous unité et indivisibilité substantielles, comme nous le révèle la conscience qui est l’expérience interne, aucun d’eux ne peut résulter de l’action multiple et divisée de plusieurs êtres. On conçoit bien que deux êtres sentent et pensent de même simultanément, il y a deux sensations, deux pensées distinctes, mais on ne conçoit pas qu’il y ait une seule et même sensation, une seule et même pensée pour deux con-sciences. Dès qu’on accepte le fait de la sensation et qu’on y fonde la science entière, il faut l’accepter dans ce qu’il contient, dans tout ce que l’esprit y aperçoit. Or l’esprit aperçoit l’indivisibilité subjective de ce phénomène aussi clairement que sa portée objective. On n’a pas le droit de se fier à sa signification objective touchant l’existence du monde extérieur, et de douter de sa valeur subjective touchant l’identité une et indivisible du moi, identité qui s’y trouve évidemment contenue. Mais, avant de pénétrer dans l’ordre nouveau des faits de conscience et d’interpréter les données de l’expérience interne, résumons le témoignage de l’expérience externe sur l’être des choses. TÉMOIGNAGE DE L’EXPÉRIENCE EXTERNE SUR LA SUBSTANCE. La notion de matière, telle qu’elle se forme instinctivement dans la connaissance spontanée, par l’usage irréfléchi des sens, est purement illusoire, et loin de nous révéler la nature vraie de l’être extérieur qui impressionne nos sens, nous induit à la confondre avec les sensations mêmes. Cette notion, suffisante pour guider l’homme dans la satisfaction de ses besoins essentiels, semble appropriée aux nécessités de sa condition physique; elle n’est pour lui qu’un moyen de conservation. A ce titre, elle devient tellement habituelle et inhérente à la façon d’interpréter le monde extérieur qu’il n’est pas aisé de la rectifier et que les illusions dont elle est cause sont souvent alléguées comme des vérités de bon sens. Quand l’esprit passe de la connaissance spontanée à la connaissance réfléchie, c’est-à-dire lorsque, prenant conscience de ses actes intellectuels et commençant à critiquer sa propre fonction, il distingue l’objectif du subjectif et tente de l’en séparer, la science naît et peu à peu dissipe les mirages de la sensation. Alors la matière, l’être extérieur dont nos sens reçoivent l’impression, apparaît sous un jour nouveau. Cet être n’était concevable que comme une chose massive, inerte, de substance étendue et compacte, subissant aveuglément des impulsions que l’esprit rapportait à des êtres distincts d’elle et personnifiés par l’imagination sous les noms de force, vie, âme, divinité; la matière désormais dépouille ses apparences grossières, se révèle active; capable de puissance, et les moteurs qu’on plaçait hors d’elle sont rendus à son essence propre sous le nom de propriétés. Mais là ne se borne pas le progrès de l’analyse. La conception d’une masse douée de propriétés actives ne satisfait bientôt plus l’esprit réfléchi. Ces deux termes, masses et activité propre, lui semblent contradictoires, il atteint à la notion plus haute, plus large, de l’être actif sans mélange d’éléments sensibles tels que l’étendue subjective et la masse. Il renonce dès lors à imaginer la matière, parce qu’imaginer, c’est nécessairement subjectiver, c’est voir la chose à travers soi-même et non en elle-même, c’est y mêler du moi. L’esprit se contente donc de la concevoir, c’est-à-dire de constater son existence, sa faculté de produire tels effets sensibles, et d’en découvrir les lois, en se gardant de chercher dans les effets la représentation de leur cause. La pure conception de la matière est donc bien différente de son image. Ceux qui s’arrêtent à l’image de la matière, à son apparence sensible, s’en font une idée erronée et grossière; ils lui attribuent des qualités qui ne sont que les formes de leur propre sensibilité, les signes de la matière en eux; et, parce que l’homme, en effet, ne peut rien voir que sous un signe étendu, rien toucher que sous un signe solide d’apparence passive, ils prêtent ces attributs tout subjectifs à ce qu’ils voient et touchent. Est-ce à dire qu’il n’y ait rien dans le monde extérieur qui corresponde à l’étendue subjective et à la solidité? Nous n’allons point jusque-là: aux rapports de position qui constituent la figure, aux rapports tactiles qui font le volume résistant, correspondent, nous n’en doutons pas, des rapports extérieurs, mais des rapports absolument inimaginables au moyen de l’étendue et de la masse, telles que nous les trouvons dans notre sensibilité. Une représentation quelconque de la matière dans l’esprit est illusoire et exclut nécessairement de l’essence matérielle tout ce qui n’est pas réductible à la figure et à l’inertie, c’est-à-dire tous les attributs de la vie, de la pensée et de la volonté. Ceux, au contraire, qui se bornent à concevoir l’être extérieur, abstraction faite de toute image, n’ont aucun motif raisonnable de scinder cet être extérieur en deux substances, matière et esprit, plutôt qu’en mille. Ils ne se croient pas autorisés à rattacher les divers ordres de phénomènes à autant de substances distinctes. Ils ne se sentent même pas en état d’affirmer qu’il y ait dans le monde perceptible des substances distinctes, car tout se lie et se tient solidairement dans nos perceptions; nous ne percevons rien d’isolé, rien qui soit entièrement séparé du reste des choses. La pensée est subordonnée à l’organisme, puisque les affections physiques influent sur elle; l’organisme n’est pas indépendant de la pensée, puisque toutes les fonctions ne sont pas instinctives, que plusieurs sont mises en train par la volonté, et que les affections morales peuvent modifier la santé. Il suffit que ces relations réciproques soient constatées pour qu’on puisse affirmer l’existence de quelque fond commun à l’organisme et à la pensée. L’expérience externe, soumise à l’analyse réfléchie, ne nous apporte donc aucune distinction radicale des êtres considérés dans leur substance. Elle ne constate ni matière ni esprit, dans le sens vulgaire de ces mots; elle fait concevoir seulement un tout indivisible qui se manifeste par des groupes de phénomènes d’ordre différent. Ces groupes divers supposent dans le tout des propriétés ou puissances et forces diverses leur conférant l’unité. Autant d’unités ainsi formées, autant d’individualités auxquelles nous donnons des noms. La connaissance spontanée, par un travail instinctif de nos fonctions sensibles et intellectuelles, nous révèle immédiatement les plus utiles à notre conservation, elle n’est qu’un degré supérieur de l’instinct des bêtes et vise le même but. La réflexion analyse ensuite ces unités, en sépare le subjectif de l’objectif, et fait le premier triage du moi et du monde extérieur, fondement et condition de la science. Voyons maintenant si l’expérience interne con-firme ou non ces résultats; examinons ce qu’elle peut nous apprendre à son tour sur l’être des choses. EXPÉRIENCE INTERNE. Nous venons de voir que nous ne pouvons fonder sur le seul témoignage des sens aucune distinction de substance entre les êtres. Nous ne percevons pas l’être extérieur lui-même, mais ses signes en nous; or les signes, ou groupes de sensations, se distinguent bien les uns des autres par de constants rapports intrinsèques leur conférant l’unité, mais nous ne pouvons conclure de cette unité toute phénoménale à l’unité substantielle, et admettre autant de substances individuelles que nous constatons par les sens de groupes sensibles individuels. Si toutefois nous sommes portés à le faire, si instinctivement nous attribuons à ces groupes sensibles des principes d’unité distincts que nous appelons matière, force, vie, âme, c’est que la connaissance spontanée ne s’opère pas tout entière par le seul fonctionnement des sens, mais qu’il se mêle au témoignage de ceux-ci des données d’une autre source, qui est la conscience. Toute notion d’unité vient de la conscience, et toutes les idées de force, de vie, d’âme, que nous attachons aux groupes sensibles, ne sont que des applications au monde extérieur des données de la conscience. Ces applications sont-elles légitimes? Le sont-elles toutes? Et dans quelle mesure? La valeur des doctrines spiritualistes dépend tout entière de ces questions. Il y a une conscience spontanée et une conscience réfléchie, c’est-à-dire que l’esprit peut faire retour sur les témoignages de la conscience comme sur ceux des sens, et séparer là aussi l’objectif du subjectif. Tout homme prononce « moi » spontanément, dès qu’il sent quelque intérêt à se distinguer des autres êtres, mais peu d’hommes sont capables de descendre en eux-mêmes, de considérer ce moi et de chercher à s’en faire une idée. La conscience réfléchie ne se borne pas à sentir le moi, elle le pense. Elle n’est pas, à vrai dire, une faculté spéciale de l’intelligence, elle n’est qu’une application particulière de la réflexion prenant pour objet l’être affecté et le distinguant de ses affections. Ce que la conscience réfléchie nous révèle de notre être contient tout ce que nous pouvons sa-voir de l’être des choses extérieures qui impressionnent nos sens, car, à coup sûr, nous n’atteignons pas mieux cet être que le nôtre. Si même l’être des choses extérieures ne nous est pas absolument étranger et inconnu, c’est précisément parce qu’il communique avec le nôtre, et nous ne connaissons de l’un que ce qu’il a de commun avec l’autre. On voit combien une exacte analyse de l’acte de conscience est importante; il y va de tout ce que nous pouvons savoir d’ontologie. C’est, à la vérité, bien peu. Il est certain d’abord que l’homme ne sait pas ce qu’il est en substance; quand il dit « moi », il constate l’existence de son être, son unité individuelle et identique sous la variété de ses modifications; mais il n’aperçoit pas sa nature intime; sinon, il n’aurait pas besoin d’étudier sa propre essence par expérience et de constituer une psychologie, il connaîtrait à priori par intuition directe tous les modes de son activité. Nous croyons en effet qu’il n’y a pas d’aperception immédiate interne, mais que la conscience du moi ne naît qu’à l’occasion de quelque affection de notre être: sensation, sentiment, désir, pensée; nous pouvons nous apercevoir sentant, désirant, pensant, mais non point dans notre substance, indépendamment de toute modification de nousmême. On s’imagine qu’on aperçoit immédiatement l’être du moi, parce qu’on abstrait les perceptions de conscience comme toutes les autres, et qu’ainsi l’on conçoit l’activité du moi après en avoir perçu les divers actes; mais cette conception, postérieure ou, tout au plus, simultanée, n’est jamais, selon nous, antérieure à la perception de ces actes et n’en est jamais indépendante. L’être du moi est pour l’esprit qui l’étudie un inconnu objectif au même titre que les choses extérieures. TÉMOIGNAGE DE L’EXPÉRIENCE INTERNE SUR LA SUBSTANCE. La conscience nous révèle donc que notre per-sonne est une, indivisible, identique, et par cela même très distincte de toute autre essence; mais elle constate aussi que notre personne est, dans son activité multiple, subordonnée à d’innombrables conditions extérieures; elle ne l’aperçoit pas comme isolée dans l’univers, mais, bien au contraire, comme soutenant une infinité de rapports avec le monde extérieur. Nous n’éprouvons pas, en effet, dans notre être, une seule affection qui n’implique une communication avec ce monde; nous y percevons son intrusion, sa présence, car sentir, être affecté, c’est par cela même n’être plus indépendant, c’est constater plus ou moins explicitement autre chose que soi. Toute la difficulté de la connaissance consiste précisément à démêler, dans ce dualisme de toute affection, l’objectif du subjectif, la chose pensée de l’organisme pensant. Ces questions, dépourvues de sens pour les esprits qui n’ont encore connu que spontanément ou à peu près, sont très familières à ceux qui se sont occupés de l’origine et de la véracité des idées; nous ne nous adressons qu’à ces derniers. La conscience, tout en posant notre personne, reconnaît que cette personne est en relation avec ce qui n’est pas elle, qu’elle fait partie d’un milieu où elle a ses racines, et que par conséquent elle a quelque élément commun avec le reste de l’univers, sans quoi toute communication avec lui serait impossible. Comment concilier la personnalité, l’individualité avec la communication qui suppose un fond impersonnel et universel? Problème redoutable, que la conscience pose sans être compétente pour le résoudre, puisqu’il implique la nature de l’être qu’elle n’atteint jamais. On voit combien la distinction des substances, impossible à établir d’après les seules données de l’expérience externe, demeure incertaine quand on s’adresse à l’expérience interne. MATÉRIALISME ET SPIRITUALISME. Au point où nous en sommes de notre.analyse, nous rencontrons le noeud de toutes les querelles des matérialistes et spiritualistes sur l’être de l’homme et de l’univers. En effet, il s’agit de savoir si la conscience en révélant le moi conduit à la connaissance d’un être distinct de l’être déjà manifesté à l’expérience externe, ou si, au contraire, la conscience ne fournit qu’un moyen de plus d’interroger celui-ci, et d’en constater certaines modifications, dites psychiques ou morales. que les sens ne sont pas organisés pour atteindre. Il n’y aurait alors qu’un seul être se révélant à nous par des modifications différentes, les unes accessibles aux sens et constituant le monde physique, les autres accessibles à la seule conscience, formant le monde moral dont le théâtre est le moi. Les matérialistes et les spiritualistes tranchent la question par de pures hypothèses qui violentent les données de l’observation. Les spiritualistes, considérant la perception du moi, un et indivisible, par la conscience comme la révélation immédiate d’un être propre, distinct en substance de tous les autres, séparent profondément le monde moral du monde physique, l’âme du corps. Ils se condamnent ainsi à rendre, non seulement insoluble, mais encore inconcevable, la communication manifeste de ces deux mondes, leur subordination réciproque. S’ils n’ont rien de commun, ils ne peuvent soutenir aucune relation, et s’ils ont quelque chose de commun, ce milieu qui les unit est impliqué dans l’un et dans l’autre à la fois, et ils ne sont pas substantiellement distincts. Les spiritualistes sont très intéressés à maintenir la fausse conception d’une matière brute, inerte et massive, parce qu’elle les autorise à distinguer cette matière de l’élément moral de l’essence humaine. Mais, à mesure qu’ils avilissent davantage le monde physique, le corps, ils sont plus embarrassés de ses relations avec l’âme. Les matérialistes ont un intérêt tout contraire. La conscience, pour eux, ne fait que révéler l’unité d’un ensemble de phénomènes, non accessibles aux sens, il est vrai, mais ne relevant pas d’une sub, stance distincte de celle qui tombe sous les sens et qui est la matière. La matière a des effets que les sens perçoivent et d’autres qui se manifestent à la seule conscience, laquelle n’est elle-même qu’une fonction de l’organisme, une résultante des actions combinées de la matière, au même titre que les autres fonctions de l’économie. Tout s’explique, à leurs yeux, par une systématisation d’éléments matériels. Il leur importe évidemment de contester tout fait de conscience qui créerait un abîme entre le monde moral et le monde physique. Aussi ad-mettent-ils que toute idée prend son origine dans les sensations, qui sont liées à l’impression, la-quelle est un effet immédiat de la matière. Le mysticisme leur est odieux, car il se donne pour une intuition qui s’affranchit du secours des sens, qui a un autre objet que la matière. La métaphysique leur semble une ambitieuse vanité, parce qu’elle prétend régir la science de l’univers par des concepts absolus, antérieurs, comme loi de la pensée, à la perception, irréductibles aux données sensibles. Ils n’ont aucune raison pour tenter une distinction de substance, la matière leur suffit; mais ils s’efforcent de réprimer les hautes prétentions de l’esprit métaphysique , puisqu’il faut que l’es-prit même s’explique tout entier par la matière. Ni l’une ni l’autre de ces deux opinions extrêmes sur la nature de l’être ne nous satisfait. Nous venons de le constater: on ne sait rien de l’être, par quelque voie qu’on essaye de le pénétrer; toute distinction de substances est donc hypothétique et téméraire, faute de données sérieuses. Conclure de l’unité personnelle du moi, révélée par la conscience, à une unité substantielle du moi distincte et indépendante, comme font les spiritualistes, c’est analyser incomplètement l’acte de conscience, c’est isoler absolument le moi du reste du monde, c’est, dans tous les cas, prononcer sur ce qu’on ignore. D’autre part, admettre, comme le font les matérialistes, que les phénomènes moraux sont avec les phénomènes physiques dans un rapport tel que les uns naissent des autres par production, composition ou transformation d’éléments de même substance, c’est affirmer sans preuves. L’expérience nous montre bien que toute modification apportée au corps a son retentissement dans l’état moral du moi, et que réciproquement le corps se ressent de toutes les affections du moi. Mais l’expérience n’a jamais démontré que ces deux unités, le corps et le moi, puissent convertir mutuellement les uns dans les autres les phénomènes qui les caractérisent. Oui, le monde des sensations, des idées et des sentiments, se développe à mesure que le monde des phénomènes physiologiques se développe; il y a, sans aucun doute, dépendance et connexité, mais il n’est nullement prouvé qu’il y ait jamais transformation d’un ordre de phénomènes dans l’autre. Si les matérialistes ne faisaient point de métaphysique, s’ils se bornaient à pré-tendre que des phénomènes physiques sont accompagnés de phénomènes moraux selon une loi constante, on ne le leur contesterait pas; mais, quand ils veulent expliquer cette relation en identifiant le principe du moi au principe du corps, on ne peut le leur accorder. Tel état physiologique détermine tel état moral, c’est incontestable, mais il n’est pas démontré que le premier produise le second. La différence entre déterminer et produire est capitale: produire, c’est fournir les matériaux de la chose qui naît; déterminer, c’est simplement fournir les conditions de la naissance. Qu’on y prenne garde: un être ne produit que soi sous une autre forme, il reste le sujet du phénomène qu’il produit, mais il peut déterminer dans un autre sujet un changement d’état, ce qui n’est nullement l’y produire. Que divers états du cerveau déterminent la naissance de diverses idées, d’accord, mais que ces états produisent les idées, c’est ce qui n’a jamais été prouvé. Les spiritualistes sont certainement fondés à soutenir que les phénomènes moraux n’ont pas leur principe dans les phénomènes physiques, bien qu’ils y aient leurs conditions, mais les matérialistes ont raison d’affirmer que rien n’autorise à distinguer en substance le monde moral du monde physique. Voilà ce qu’il faut retenir des deux doctrines. NI MATÉRIALISME, NI SPIRITUALISME. Nous sommes, quant à nous, porté à penser que ces deux ordres de phénomènes sont irréductibles l’un à l’autre, en tant qu’ils relèvent de deux modes distincts de l’être universel; mais nous croyons qu’ils trouvent l’un et l’autre dans cet être unique et commun, hors duquel il n’y a pas de relation possible entre les mondes, leur fondement et leur principe respectifs. On ne peut dire que l’âme soit issue du corps, mais l’âme et le corps, ou plutôt l’ensemble des phénomènes moraux et celui des phénomènes physiologiques, peuvent être deux manifestations de la substance unique, où gît profondément la loi de leurs mutuels rapports. Si l’on cherche leur lien dans la sphère circonscrite où ils se manifestent à l’expérience externe et interne, on ne le trouvera pas. Le lien commun de toutes les unités que nous percevons, de l’âme et du corps, et de toutes choses, c’est l’Être universel, c’est ce que nous appellerions Dieu, si ce mot n’éveillait dans les esprits autant d’idées différentes qu’il y a de degrés à l’éducation de la pensée. Dans cette conception qui, remarquons-le bien, ne prétend pas être un système, mais une simple conjecture, une sorte de préliminaires de conciliation entre les données de l’expérience externe et celles de l’expérience interne, on donne provisoirement audience à toutes les aspirations de l’esprit humain, depuis l’idéalisme jusqu’au positivisme. Ce ne sont pas en effet les aspirations qui sont incompatibles, ce sont leurs formules étroites et exclusives, ce sont les systèmes. Le mysticisme voudrait prouver positivement qu’il y a un monde moral distinct et supérieur, et la science exacte avoue le caractère mystérieux de la vie et de la pensée. Mais, quand il s’agit de constituer ces tendances intellectuelles en doctrines, chacun nie instinctivement ce qui l’embarrasse. Nous ne proposons pas de compromis entre ces deux systèmes, ce serait, pour le moment du moins, exiger de part et d’autre un sacrifice de convictions sincères, mais nous conjurons les deux camps de ne point creuser arbitrairement entre eux une tranchée infranchissable, comme si le rapprochement devait être à jamais impossible. Rien de plus arbitraire en effet que l’hypothèse de la matière, telle qu’elle se définit dans les théories scientifiques; et rien de moins légitime que la prétention du spiritualisme à scinder l’homme en deux substances dont la relation devient inintelligible. Nous croyons que pour sortir de l’impasse où aboutissent ces contradictions gratuites, il faudrait poser les armes, faire trêve et se rejoindre tous au même degré de réflexion sur les notions acquises. D’une part, on relèverait la matière du mépris puéril des spiritualistes, en établissant qu’elle est une essence active, qu’elle a un fond commun avec l’essence morale comme le prouve la transmission du mouvement par la pensée à la volonté et par celle-ci à la puissance nerveuse. D’autre part, tout en accordant aux matérialistes l’impossibilité actuelle d’une distinction de substances et la mutuelle connexité des phénomènes physiques et moraux, on n’affirmerait pas jusqu’à preuve contraire que les premiers produisent les seconds. Le mieux serait sans doute de bannir des discussions philosophiques les mots matière et esprit en tant qu’ils désignent des substances, et de les employer seulement pour désigner deux ordres évidemment distincts de phénomènes. L’étude expérimentale de ces phénomènes, sans opinion préconçue touchant leur substratum, un ou multiple, rectifierait bien des idées fausses nées du sens traditionnel, aujourd’hui suranné, de ces mots. On arriverait bientôt à reconnaître que l’abîme qui séparait ces choses n’était qu’une lacune de la science, leur incompatibilité une apparente contradiction de deux analyses incomplètes, opérées à des degrés inégaux de réflexion. Plus d’un philosophe sérieux, sincère, conviendra qu’il n’a pas des idées suffisamment nettes sur les objets de la dispute; c’est à l’élucidation de ces idées qu’il nous importe de travailler tous, au lieu de nous quereller pour des solutions définitives qui ne seront pas mûres de longtemps. Le désaccord cessera peu à peu, à mesure que la réflexion, retardée par les vocabulaires et les systèmes qui immobilisent la pensée, se portera librement de toutes parts sur les mêmes données expérimentales. PRINCIPE DE LA CURIOSITÉ. Nous avons établi, au début de cette étude, que l’homme ne croit pas avoir achevé la science d’une chose tant qu’il n’a pas obtenu de réponse à ces trois questions? Qu’est-elle? Comment s’est-elle produite? Pourquoi est-elle? Son intelligence n’est pas satisfaite s’il ne connaît l’être et la raison d’être de l’objet. Nous venons de voir qu’elle ne le sera jamais complètement en ce qui concerne la nature intime, la substance des objets, et que, jusqu’à présent, elle n’est pas même en état de prononcer sur leur distinction substantielle, bien qu’elle les perçoive comme des groupes distincts de phénomènes. Quant aux autres questions touchant la cause, les conditions et le but de tout objet, nous avons aussi à nous demander dans quelle mesure elles sont légitimes et solubles. Remarquons d’abord qu’elles se posent à l’occasion et sur les données de l’expérience externe, mais qu’elles ne sont pas imposées par celle-ci. Nous ne percevons en effet que la contiguïté, la succession ou la simultanéité de nos sensations; tout ce que nous pouvons en conclure, c’est que tels groupes de sensations sont toujours précédés, accompagnés ou suivis de tels autres, mais il n’en résulte en aucune façon qu’ils soient raison d’être, c’est-à-dire cause et fin les uns des autres. Aucune idée de puissance ni de communication de mouvement ne peut sortir de la seule coordination de nos sensations, si l’expérience interne ne puise dans les forces qui constituent notre propre activité les types des moteurs extérieurs du monde perçu. De là les concepts de la cause, du comment et du pourquoi des objets, de là le mouvement de curiosité. Nous avons maintenant à examiner ce fait, pour nous rendre compte de la portée et de la légitimité des questions que nous adressons à la nature. C’est tout d’abord un fait bien remarquable, quoique trop habituel pour être frappant, que ce fait seul de la curiosité. D’où vient que chaque objet perçu est pour nous un problème? En vertu de quel besoin, de quelle exigence de l’esprit, la perception que nous en avons nous semble-t-elle incomplète? Voici un arbre, d’où vient que notre esprit outrepasse la perception de cet arbre, ne s’en contente pas, sent de l’inconnu, interroge et demande l’origine, la manière d’être et le but de cet objet. Il est clair que l’esprit serait hors d’état de poser ces questions dont les termes ne lui sont pas fournis par l’expérience externe, par la perception seule de l’objet, si déjà les notions d’origine, de cause, de moyen et de fin, n’existaient en lui, acquises ou innées, avant qu’il interrogeât. Et si nous allons au fond de toute interrogation, quelle qu’elle soit, nous trouvons qu’elle implique toujours un premier terme abstrait ou prédicat indéterminé, et un second terme ou sujet qui ne sera spécifié que par une détermination du prédicat. Ainsi, l’arbre que voilà est le sujet qui ne paraît pas suffisamment spécifié tant qu’on ignore d’où il vient, comment il est organisé, à quelle fin il existe; et il s’agit de déterminer son origine, son mode d’être et sa fin, les trois termes que l’esprit conçoit comme spécifiant cet arbre. De là, trois questions posées sous la forme: d’où vient cet arbre? comment est-il? pourquoi est-il? c’est-à-dire à quelle fin? LOIS DE LA CURIOSITÉ. Cette analyse fournit les données d’une théorie de la curiosité que nous ne pouvons développer ici; nous n’en présentons que les résultats principaux. En premier lieu: une question n’est fondée que si le prédicat convient au sujet, si une détermination dû premier est de nature à spécifier le second, condition qui n’est pas toujours acilement appréciable. Demander, par exemple, où est la pensée, ne sera pas une question fondée, s’il n’est pas préalablement prouvé que la pensée est susceptible de localisation, si ses rapports avec l’espace sont inconnus. En second lieu: une question posée n’est rendue soluble que si les données fournissent un système de rapports s’impliquant tous et impliquant à la fois le sujet et la détermination du prédicat supposée connue. Les rapports doivent s’impliquer tous, car ils concourent tous à la spécification du sujet, et par conséquent ils coexistent en lui et par lui; ils sont liés entre eux par l’unité même de son essence. Le problème, de quelque nature qu’il soit, doit, en un mot, pouvoir être mis en équation. La première de ces règles est évidente, la seconde, pressentiè par tout logicien, ne se pourrait démontrer rigoureusement sans excéder les bornes d’un simple aperçu. Or ces règles sont toujours exactement observées dans les sciences positives, mathématiques ou expérimentales; elles sont constamment violées dans les sciences philosophiques. Dans les sciences mathématiques, le terme indéterminé, le prédicat, convient toujours au’sujet, car l’idée en est toujours impliquée dans la définition du sujet. Dans un problème quelconque de mathématiques, l’inconnue est une grandeur de même nature que les données. Dans les sciences naturelles, la méthode consiste à observer des faits, puis à en dégager des lois qui expriment ce qu’ils ont de commun et de constant; la curiosité procède donc par une simple constatation, par la simple question: qu’existe-t-il? laquelle ne suppose dans l’esprit que la notion d’existence. Puis la découverte des propriétés générales ou lois permet de poser d’autres questions dont le prédicat est précisément une de ces lois et le sujet un phénoméne qu’elle régit. On reconnaît, par exemple, que tous les corps sont pesants, et dès lors on est capable de poser une question de plus sur un corps donné, à savoir: que pèse-t-il? Ainsi l’observation et l’expérience constatent des faits, l’abstraction en dégage des rapports constants que l’induction applique à tous les autres faits non expérimentés, mais considérés dans des conditions identiques. En suivant une pareille méthode, on ne risque jamais de poser une question mal fondée; en effet, le prédicat ne peut pas ne pas convenir au sujet, puisqu’on a procédé par l’observation et l’induction pour établir avant tout la convenance du premier avec le second; on ne cherche donc pas une détermination du prédicat avant de savoir par une enquête préalable s’il convient au sujet. La seconde règle, la règle de solubilité, est appliquée avec la même rigueur que la première dans les sciences positives. En mathématiques, c’est manifeste; l’algèbre en fait foi, et à cause de la simplicité des données qui sont abstraites, l’application de la règle y apparaît dans toute son exactitude; l’équation exprime un jugement porté sur des grandeurs, mais le principe de la mise en équation s’étend à des données quelconques; seulement l’égalité entre grandeurs est remplacée par une identité de rapports d’une catégorie différente. C’est ce qui a lieu dans les sciences naturelles; chaque problème particulier n’est soluble qu’aux mêmes conditions: il faut que les données fournies, soit par la définition, soit par l’expérience, soit par l’hypothèse, présentent une série de rapports impliquant la détermination cherchée et formant avec elle une unité qui les lie tous entre eux. La solution du problème général de la nature est soumise à la même règle, seulement les données sont les lois partielles découvertes. Quand des lois distinctes ont été bien établies, on s’efforce de découvrir des rapports nouveaux qui les relient et les identifient dans une nouvelle loi supérieure. Le problème du monde reste insoluble tant que les lois partielles découvertes qui en sont les données n’arrivent pas à concorder, tant qu’il existe des lacunes dans la série des rapports constants qui rattachent tous les phénomènes; et la science ne travaille qu’à remplir peu à peu ces vides, à renouer ces solutions de continuité, en cherchant l’identification des lois connues. Les hypothèses sont en quelque sorte des ponts jetés provisoirement d’une loi partielle à l’autre, et elles servent de lien provisoire jusqu’à ce qu’elles soient vérifiées et deviennent lois, ou soient supplantées par la découverte de la vraie loi. Ainsi la série interrompue et indéfinie des rapports tend à se renouer et à se clore: l’oeuvre de la science consiste à en compléter les termes pour en faire la somme. La plupart des philosophes ont dédaigné jusqu’à présent cette méthode lente et sûre. Ils ont prétendu interroger le monde avant de l’avoir analysé, et cette présomption les a toujours égàrés. Oubliant ou ignorant que, pour poser une question légitime sur une chose quelconque, il faut que les termes de cette question soient tirés de l’analyse de la chose même, ils se sont exposés à soulever des questions absurdes. Et, comme ils négligent tous les rapports que l’expérience seule peut révéler, ils manquent de données concordantes pour poser une équation quelconque où la vraie solution puisse être impliquée. Leur illusion est facile à mettre en lumière. Ils ont puisé dans l’expérience interne certaines notions qui conviennent à l’essence humaine, et arbitrairement ils en font les prédicats des questions qu’ils adressent à chaque chose et au tout. Ainsi, l’activité volontaire dont l’homme est doué suppose une initiative ou mise en train de sa puissance, et une intention, une direction et un but assignés à cette puissance. De là les idées d’ordre providentiel, de cause première et de finalité. Ils appliquent les attributs de leur propre essence, l’économie de leur propre vie à l’univers entier. Mais cette application est-elle légitime? Les questions qu’ils adressent au monde sont-elles fondées? Cela revient à demander si tout est humain dans l’univers, car à cette condition seulement elles seront légitimes. Les savants se gardent tous les jours davantage de toute présomption à cet égard. Ils interrogent à mesure que leurs questions sont légitimées par les données empiriques fournissant les prédicats, et ils ne tentent la solution que lorsque les données deviennent assez nombreuses pour concorder. Ils ne disent pas à priori: « Nous avons à connaître la cause et la fin du monde », mais ils disent « Qu’y a-t-il à connaître au monde pour l’esprit humain? » Ils commencent donc par observer sans définir d’avance l’objet de leur recherche, sans savoir dans quelle direction ils seront entraînés par les faits. Cette méthode est prudente, elle est infaillible. DOMAINE ET LIMITES DE LA CONNAISSANCE HUMAINE. La science, du reste, malgré la supériorité de sa méthode, ne peut, non plus que la philosophie, espérer d’étendre ses conquêtes au delà d’un domaine relativement restreint dont l’essence humaine, qui est bornée, donne exactement la mesure. Nous l’avons remarqué en effet, l’homme, pour connaître, doit communiquer avec l’objet, c’est-à-dire avoir quelque chose de commun avec lui; il doit donc participer de sa nature, il n’en connaît même que ce en quoi il participe de sa nature. Supposons donc l’essence humaine analysée et faisons un tableau de tous les attributs irréductibles à l’analyse qui la composent: sensibilité, pensée, volonté, force musculaire, étendue, mouvement, nombre, etc. Nous aurons précisément la liste des seules catégories de l’être que l’homme puisse connaître, en un mot le monde intelligible à l’homme, monde qui n’est peut-être qu’une très minime partie de l’univers. L’homme ne perçoit que les essences analogues par quelque élément de la sienne. Toutes les fois que nous percevons un objet par nos moyens d’obnervation, nous sommes certain que les attributs que nous en percevons ont leurs analogues dans notre essence; c’est la condition même de toute perception. Mais nous pouvons très bien nous méprendre sur le degré d’analogie de l’objet avec notre essence, et supposer, par exemple, qu’il veut parce qu’il se meut, bien qu’on puisse douter que tout mouvement implique volonté. Telle est la tendance des enfants, telle est celle des peuples naissants: ils attribuent sans discernement toute l’essence humaine à tous les objets qu’ils voient agir. Une juste attribution, une exacte appréciation de leur analogie, exige une analyse des données de la conscience et de l’expérience dont ils sont encore incapables. Plus grave encore est l’erreur des philosophes, lorsqu’ils attribuent, non pas à l’objet qu’ils perçoivent, mais à l’univers entier qui échappe à leur perception et qui renferme sans doute des catégories absolument étrangères à l’essence humaine, les qualités mêmes de cette essence. Nous demandons à tout objet perçu, sa cause, sa fin, son moment et son lieu, et ces idées d’origine, de but, de temps et d’espace, ne sont, avons-nous dit, que des abstractions des propres conditions de notre nature active, révélée par la conscience. Or les axiomes expriment simplement que tout objet perçu est soumis aux mêmes conditions, et il y est soumis précisément parce qu’il est perçu et qu’à ce titre il participe de notre essence qui le perçoit. Ainsi, quand nous percevons un mouvement, un phénomène, nous ne pouvons le concevoir sans l’assimiler à nos actes volontaires qui ont une cause, une destination, un moment, un lieu, et leur substratum en nous; nous disons donc: tout phénomène suppose une substance, une cause, un but, un espace et un temps. Tous nos groupes de sensation sont assujettis à ces conditions qui sont les seuls axiomes. Nous n’appelons pas de ce nom les jugements premiers et évidents qui résultent de l’analyse même de l’objet et qui n’en sont, au fond, que la définition. Deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles, parce que, par définition, deux quantités sont égales quand elles ont une même mesure, laquelle peut être l’une d’elles ou une troisième. La seule analyse de l’idée d’égalité fournit l’idée de mesure et par suite l’expression de l’égalité par la mesure; ce n’est point un axiome. Il y a, dans l’axiome proprement dit, attribution faite à l’objet d’un élément qui n’y est pas manifesté par l’analyse; et cet élément, puisé, selon nous, dans notre propre essence, nous l’attribuons à l’objet perçu parce qu’il ne serait pas perceptible s’il ne participait de notre essence. Nous jugeons les choses en tant qu’elles sont humaines et selon le degré où elles le sont. Un être intelligent qui n’aurait pas la volonté serait incapable de sentir pour l’objet perçu la nécessité d’une cause et d’une fin, et un être intelligent doué de modes d’activité dont nous sommes dépourvus soumettrait à un plus grand nombre d’axiomes tout ce qui tomberait sous sa perception. Aussi croyons-nous qu’il faut user des axiomes avec discernement; ils ne sont applicables que dans la sphère de nos perceptions et perdent toute autorité, lorsque, par une extension illégitime, nous les transportons du domaine de nos perceptions à l’univers entier. Quant aux idées absolues (le nécessaire, l’infini, l’inconditionnel, le parfait), on les considère souvent comme dépassant dans leur objet l’essence humaine et la sphère de l’expérience. Nous avons des réserves à faire sur ce point. Remarquons qu’elles ne posent aucune catégorie qui ne soit impliquée dans l’essence humaine: substance, relation, qualité, quantité, nous ne trouvons rien de plus dans ces idées et tout cela. est dans l’homme. L’homme n’en imagine pas d’autres, parce qu’il ne peut rien imaginer hors de ses propres catégories, mais rien ne prouve que celles-ci soient les seules. Le nombre et la nature de nos idées absolues sont donc déterminés par le nombre et la nature de nos catégories essentielles. Pour ce qui est de leur formation, nous croyons qu’elles naissent de notre réflexion sur le caractère de notre activité intellectuelle. Voici comment nous l’entendons. Nous constatons que toutes nos catégories essentielles: être, relation, qualité, quantité, sont limitées et dépendantes, en un mot déterminées; vivre c’est le constater, car nous ne vivons que par le secours d’un milieu qui nous borne. Nous sentons que nous ne nous suffisons pas, que nous ne sommes pas par nous-même. En outre, tous les objets extérieurs dont l’existence est liée et nécessaire à la nôtre nous apparaissent également déterminés par d’autres objets; nous ne percevons que le relatif, le fini et le contingent, si loin que nous poussions la série de nos expériences dans chacune des catégories: être, relation, qualité, quantité. Ainsi, d’une part, nous existons et ne pourrions exister par nous-même, et d’autre part les choses que nous percevons successivement existent et ne pourraient non plus exister par elles-mêmes. Mais si, au lieu de nous arrêter à nous-mêmes et à chaque terme successivement perçu hors de nous dans chaque catégorie, nous considérons immédiatement l’ensemble de tous les termes, il est clair que nous ne concevrons pas cet ensemble comme étant relatif et fini; il faut bien qu’il soit par lui-même, car il existe et, ne laissant rien hors de lui, il ne peut être déterminé à l’existence par aucune autre chose. Nos propres catégories peuvent donc prendre un caractère absolu, quand elles sont envisagées dans l’ensemble des termes qui s’y rapportent. Ainsi, tout phénomène est impliqué dans un substratum, lequel est lui-même un mode plus ou moins médiat de la substance qui est en dernière analyse le fond de toute réalité et à ce titre ne saurait exister que par elle-même; une grandeur finie est limitée par une grandeur de même nature, et celle-ci par une autre, en d’autres termes ce qui est borné n’est que partie par définition même; or la somme de toutes les parties, et la grandeur totale qui n’étant point portion n’est plus limitée, est infinie; tout fait a d’autres faits pour conditions, tout acte est produit par une cause, mais le système complet de tous les faits et de tous les actes ne dépend plus que des rapports qu’il implique, c’est-à-dire de sa propre essence, il est absolu; enfin tout ce qui progresse est imparfait, mais la somme conçue de tous les degrés progressifs constitue l’idéal qui est la perfection. Nous voyons donc comment toutes nos catégories, être, quantité, relation, qualité, deviennent absolues, dès que nous considérons en chacune d’elles l’ensemble des déterminations qu’elle comporte, en un mot son tout. Mais nous pouvons aller plus loin et concevoir, sans Ies imaginer, toutes les catégories de l’univers, y compris celles qui, n’étant pas les nôtres, ne nous sont pas connues; nous pouvons concevoir le tout de chacune, c’est-à-dire son absolu, et enfin la somme des absolus ou le Grand Tout. Mais remarquons bien que cette conception est d’ailleurs complètement creuse, elle n’est qu’une idée du savoir possible, l’activité de notre esprit fonctionnant à vide sous sa propre réflexion. Spontanément nous ne concevons pas, nous ne faisons que percevoir avec le sentiment de la limitation et de la dépendance de notre être à l’égard des autres et de ceux-ci à l’égard d’autres encore, mais la réflexion s’attachant, non plus aux actes successifs de la fonction de percevoir, mais au caractère illimité de son exercice, fait la somme de sa puissance et non de ses opérations accomplies. Par suite, elle dépasse la portée de la perception et se borne à concevoir. Telle est, selon nous, l’origine des idées absolues sur lesquelles toute métaphysique est fondée. Nous n’entreprendrons pas d’en faire ici la discussion complète, nous sommes convaincu que la réflexion des esprits est plus inégale sur ce sujet que sur tout autre, et nous n’avons certes pas la présomption de croire que nous l’ayons approfondi autant qu’il doit l’être. Nous avons d’ailleurs voulu, dans cette préface, indiquer seulement les causes de la diversité des opinions, l’état de la pensée philosophique, et la nécessité de ne rien conclure avant que l’analyse ait été conduite avec plus d’entente et beaucoup plus avant. Nous ne nous reconnaissons ni la maturité d’esprit nécessaire pour arrêter une doctrine, ni surtout l’autorité qu’il faudrait pour lui donner du poids. Notre but serait pleinement atteint, si nos observations pouvaient donner à penser aux matérialistes et aux spiritualistes et faire sentir à tous qu’au point où en sont les connaissances humaines, un système ontologique est prématuré. Ces observations, nous les résumons en quelques lignes pour les mettre mieux en relief et les dégager de tou nos aperçus secondaires et plus contestables. RÉCAPITULATION. L’homme perçoit, c’est-à-dire que ses sensations forment des groupes ou des unités, et il juge, c’est-à-dire qu’il affirme des rapports entre ces unités ou entre les éléments d’une même unité. Il perçoit et juge spontanément, sans avoir conscience de la fonction intellectuelle qu’il exerce, jusqu’à une certaine limite à partir de laquelle il commence à ré-fléchir. La réflexion consiste en un retour conscient de la pensée sur son acte et elle commence lorsque la curiosité est plus exigeante que l’esprit n’a d’intelligence instinctive. La réflexion a pour résultat une direction voulue de la pensée, une méthode, par suite, une analyse plus profonde des éléments contenus dans les unités spontanées; et enfin une vue plus exacte des rapports impliqués dans les données de la sensibilité. Les unités spontanément perçues ne peuvent être que désignées, elles ne se définissent que par la science progressive de leurs rapports intrinsèques et extrinsèques. Les définitions sont donc, pour un même objet, fort différentes selon la science de ces rapports, elles sont donc subordonnées à l’état de la connaissance réfléchie. Un même objet est donc susceptible d’autant de significations dans les divers esprits qu’il y a en eux de degrés différents de ré-flexion. Telle est, en dehors des mobiles passionnels, la cause intellectuelle de la diversité des opinions. La curiosité a pour principes: 1° l’expérience interne qui nous révèle notre existence, notre activité et ses modes, en un mot les catégories de notre être; 2° les axiomes, c’est-à-dire la conviction que chacune de ces catégories est applicable à tout objet perçu, en tant qu’il participe de notre essence comme perçu. Nous ne pouvons connaître de l’objet que ce par quoi il est en communication avec nous, ses déterminations dans les catégories qui sont précisément les nôtres. Notre science ne peut donc excéder la connaissance de nos catégories appliquées à nos perceptions. Tel est le domaine , telle est la limite du savoir de l’homme. Toute application de nos propres catégories à l’univers entier est arbitraire et n’offre aucun caractère scientifique. La nature active de notre esprit, son initiative lui permet de ne point s’arrêter à chaque terme de la série de ses perceptions; il peut, par réflexion sur sa fonction même, dépasser toute perception et considérer comme accomplie son oeuvre successive, mais dès lors il cesse de percevoir, et conçoit; il conçoit le Tout dans l’absolu. Telle est son opération métaphysique; il ne peut affirmer du Tout qu’une vérité , c’est qu’il existe par lui-même, vérité qui n’est point transcendante, mais qui découle de la définition du Tout. Du reste nous ignorons complètement les catégories du Tout, hormis celles qu’implique notre propre essence; la méta-physique ne peut donc faire aucun progrès, elle est toute dans une seule idée qui est son principe et son terme: l’être par soi. L’histoire prouve suffisamment qu’elle n’a jamais fait un pas de plus. Les métaphysiciens et les théologiens ont, sous toutes les formes, transporté les catégories humaines à l’être par soi. Ce qui fait le succès de la métho de scientifique et son incontestable supériorité, c’est que par l’observation et l’expérience elle prend connaissance de l’objet, elle constate son existence et ce qu’il a de perceptible, avant de lui adresser aucune question présupposant en lui des catégories qui peuvent n’y pas être; elle ne prend pour prédicats de ses questions que les idées générales qu’elle a d’abord abstraites des données empiriques; ainsi les questions qu’elle pose sont toujours fondées, tandis que la métaphysique a trop souvent présumé qu’elle était en droit d’adresser à l’univers entier les mêmes questions de causalité, d’origine et de fin, qu’on peut adresser à l’essence humaine ou à toute essence composée de catégories impliquées dans l’homme. La science tend chaque jour à se défier de l’emploi des axiomes philosophiques de causalité, de substantialité, de finalité, parce qu’ils ne sont applicables qu’aux objets dont l’essence est assimilable à l’essence humaine, et que cette assimilation est toujours périlleuse. Elle s’en tient, pour principes, à des propositions analytiques très claires par la simplicité du rapport qu’elles expriment, comme la partie est plus petite que le tout; deux quantités égales à une troisième sont égales entre elles; deux et deux font quatre; la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre; propositions qu’elle nomme aussi axiomes, mais qui n’en sont point, car elles sont réductibles à un jugement analytique et ne diffèrent de tout autre jugement que par la simplicité qui les rend immédiatement intelligibles. Elle se contente d’observer comment un phénomène est déterminé par d’autres qui le précèdent ou l’accompagnent, quelles sont ses conditions d’existence et non plus quelles sont ses causes, car elle a reconnu que les prétendues causes étaient simplement ellesmêmes des phénomènes déterminés et non point des puissances particulières capables de se déterminer à l’action pour modifier leur milieu, comme paraît le faire notre propre activité d’où nous tirons l’idée de cause. La science abandonne aussi peu à peu l’axiome de finalité, elle conçoit l’ordre du monde comme un équilibre résultant subséquemment de la concurrence et de l’opposition des forces, mais non plus comme une harmonie préétablie en vue de laquelle les forces auraient été mesurées et proportionnées; étant données des forces quelconques, n’agissant que pour agir, pour persévérer respectivement dans leur essence, de leur rencontre résultera nécessairement un système, soit équilibré, soit en voie d’équilibre, qui ne différera en rien d’un système prémédité dont les forces auraient été calculées pour l’harmonie obtenue, car dans les deux cas l’équilibre ou l’ordre n’existera qu’aux mêmes conditions; donc, pour connaître les rapports qui constituent l’état actuel du monde, ces rapports étant identiques dans l’une ou l’autre hypothèse, il est superflu d’introduire dans une pareille recherche la préoccupation d’une fin; la fin ne serait utile à l’étude des rapports que si elle pouvait être connue avant eux, chose impossible puisqu’elle ne se définit que par eux. La fin nous est utile pour juger nos actes volontaires, parce que nous la posons nous-même avant d’agir, et nous jugeons nos actes par leur conformité à la fin voulue, mais ceux qui nous voient agir ne la connaissent que par l’accomplissement de nos actes, et n’en eussions-nous prémédité aucune, ils nous attribueraient un dessein quelconque d’après le résultat de notre action, toute machinale qu’elle serait. Nous sommes des spectateurs semblables en face de la nature, observons ce qu’elle fait, mais ne préjugeons pas qu’elle l’a voulu. Quant à l’axiome de substantialité, la science n’y a pas encore renoncé malgré son aversion marquée pour la métaphysique; elle parle encore de matière, de masse, de molécules, et s’attarde ainsi dans des conceptions surannées, illusions de la connaissance spontanée qu’elle a pour mission de faire tomber en substituant partout des rapports aux entités fictives. Nous avons essayé de montrer que ni l’expérience externe ni l’expérience interne ne sont en état de résoudre le problème de la substance. Il leur est impossible d’en attester la division: l’individualité conçue comme une distinction de substances aboutit à la négation de toute relation entre les individus, faute d’un fond commun à tous; or, si l’expérience nous apprend quelque chose de certain, c’est qu’il existe des relations entre toutes les choses que nous percevons. Mais d’autre part comment concilier la conscience avec l’universalité de la substance? Nous pouvons très bien ne pas être capables de résoudre cette difficulté, sans être pour cela en droit de la déclarer insoluble; mais nous ne sommes certainement pas en droit de la trancher contre le témoignage de l’expérience. Sachons plutôt ne pas savoir, ce n’est pas la moindre vertu du vrai philosophe. Le plus sûr est de différer la conclusion et de réfléchir longtemps encore. Toutefois, entendons par réfléchir, non pas concentrer indéfiniment nos facultés sur les mêmes questions toujours posées de la même manière, mais au contraire multiplier incessamment les données de l’expérience externe et interne en les analysant toujours davantage, et saisir ainsi des rapports de plus en plus essentiels à l’objet, afin d’améliorer nos définitions. Peut-être arriverons-nous ainsi à nous comprendre, à exercer en commun nos forces sur les mêmes points, et à donner quelque fondement incontesté à la philosophie. Alors seulement la recherche sur l’être des choses et leur raison d’être, au lieu de recommencer dans chaque esprit, à chaque génération, pourra léguer des résultats admis et se continuer de siècle en siècle, ce qui sera le signe certain de son organisation scientifique. 1869. LUCRÈCE DE LA NATURE DES CHOSES LIVRE PREMIER. Mère des fils d’Enée, ô volupté des Dieux Et des hommes, Vénus, sous les astres des cieux Qui vont, tu peuples tout: l’onde où court le navire, Le sol fécond; par toi tout être qui respire Germe, se dresse et voit le soleil radieux! Tu parais, les vents fuient, et les sombres nuages; Le champ des mers te rit; fertile.en beaux ouvrages, La terre épand les fleurs suaves sous tes pieds, Le jour immense éclate aux cieux pacifiés! Dès qu’avril apparaît, et qu’enflé de jeunesse Le fécondant Zéphire a forcé sa prison, Ta vertu frappe au coeur les oiseaux, ô Déesse, Leur bande aérienne annonce ta saison; Le sauvage troupeau bondit dans l’herbe épaisse Et fend l’onde à la nage, et tout être vivant A ta grâce enchaîné brûle en te poursuivant. C’est toi qui par les mers, les torrents, les montagnes, Les bois peuplés de nids et les vertes campagnes, Plantant au coeur de tous l’amour cher et puissant, Les pousses d’âge en âge à propager leur sang! Le monde ne connaît, Vénus, que ton empire; Rien sans toi, rien n’éclôt aux régions du jour, Nul n’inspire sans toi, ni ne ressent d’amour! A ton divin concours dans mon oeuvre j’aspire! Je veux à Memmius parler de l’Univers, A notre Memmius que, prodigue et constante, Orna de tous les dons ta faveur éclatante! Donne, ô Vénus, la grâce éternelle à mes vers! Mais, pendant que je chante, et sur mer et sur terre Endors et fais tomber la fureur de la guerre Tu peux, seule, aux mortels donner la douce paix. Mars, le Dieu tout armé de la guerre farouche, Quand l’amour l’a vaincu, sur ton sein jette et couche » Son coeur blessé du mal qui ne guérit jamais, Tes genoux pour coussin, dans un regard de flamme, Béant vers toi, d’amour il se repaît les yeux, Et, renversé, suspend à tes lèvres son âme! Lorsqu’il repose ainsi sur ton corps glorieux, Presse-le comme une onde, et que ta voix le charme Et le prie, et, propice aux Romains, le désarme! Mon chant, quand la patrie est dans de mauvais jours, Se trouble, et Memmius ne peut, en pleine alarme, Frustrer l’espoir public d’un illustre secours! Les Dieux, de leur nature, entière par soi-même, Sont immortels, heureux dans une paix suprême, Loin des choses de l’homme et bien plus haut que nous; Nos périls, nos douleurs ne leur sont pas communes; Sans nul besoin de nous, maîtres de leurs fortunes, Ils sont indifférents, sans grâce ni courroux. Apprête ton génie, et d’une libre oreille A loisir, Memmius, entends la vérité; Ce gage de mon zèle et ce fruit de ma veille, Ne les dédaigne pas sans m’avoir écouté. Je vais dire des Dieux les principes suprêmes Et sonder la Nature en ces éléments mêmes Dont les corps sont créés, vivifiés, nourris, Où, par la mort dissous, retournent leurs débris. Retiens qu’en mes leçons les mots matière ou germe, Ou corps générateur, désignent l’élément; Le nom de corps premier tous les trois les renferme, Car il marque à la fois cause et commencement. L’homme traînait sa vie abjecte et malheureuse, Sous le genou pesant de la Religion Qui, des hauteurs du ciel penchant sa tête affreuse, Le tenait dans l’horreur de son obsession. Un Grec fut le premier qui, redressant la face, Affronta le fantôme avec des yeux mortels. Foudre, ni ciel tonnant, ni prestige d’autels Ne l’ébranle, et d’un coeur qu’enhardit la menace Il brûle de forcer pour la première fois Le temple où la Nature enserre et clôt ses lois. Son héroïque ardeur triomphe, et, vagabonde, L’entraîne par delà les murs flambants du monde; Son âme et sa pensée explorent l’infini; Il en revient vainqueur: il sait ce qui peut naître, Ce qui ne le peut pas, du pouvoir de chaque être Les bornes, et son terme à son fond même uni. Sur la Religion un pied vengeur se pose, L’écrase; et sa victoire est notre apothéose! Tu crains, dans mes leçons, de te voir entraîné Par la raison sans culte au noir chemin des crimes. Ah! la Religion fait plutôt des victimes; Et d’un culte odieux le sacrilège est né! Des Grecs, au port d’Aulis, l’élite réunie, Les rois, pour conjurer la Vierge-aux-Carrefours, Souillent l’infâme autel du sang d’Iphigénie. Sur ses tempes déjà flottent les blancs atours Suspendus au bandeau qu’à son front on attache. Elle voit là son père immobile d’horreur, Le couteau que le prêtre à ce malheureux cache, Les larmes que sa vue à tout le peuple arrache, Et sent fuir ses genoux, muette de terreur. La misérable! En vain c’est elle la première Qui fit entendre au roi le nom sacré de père: On la saisit tremblante, on la traîne à l’autel, Non pour voir accomplir le rite solennel Et par l’hymen brillant s’en retourner suivie, Mais, nubile, offrant pure au fer honteux sa vie, Tomber, victime en pleurs qu’un père sacrifie Pour le départ heureux et sûr de ses vaisseaux_ Tant la Religion put conseiller de maux! Vaincu par tous les vieux et terribles mensonges Que t’ont faits les devins, tu te gares de moi; Car combien n’ont-ils pas imaginé de songes Qui pussent, de la vie abolissant la loi, Bouleverser ton sort tout entier par l’effroi! Ah! que si, reniant sa sainte extravagance, L’homme avait bien la foi que ses maux finiront, Des devins menaçants il vaincrait l’arrogance! Mais, ignorant, sans force, il baisse encor le front, Car il craint dans la mort une éternelle peine: Que sait-il, en effet, de l’âme et de son sort? L’âme est-elle l’aînée ou la contemporaine De la vie, ou dissoute avec nous par la mort? Au gouffre de Pluton dans la nuit descend-elle? Un dieu la souffle-t-il en mainte chair nouvelle? Comme autrefois l’a dit Ennius, qui ravit A l’Hélicon charmant la verdure immortelle, La première qu’autour d’un front latin l’on vit! Mais ses vers d’éternelle et haute renommée, Peignant l’Achéron noir, en ont peuplé les bords De spectres sans couleur d’une essence innommée, Ombre qui n’est point l’âme et qui n’est plus le corps. Et c’est là qu’il a vu la figure d’Homère, Toujours jeune, surgir et de tristesse amère Fondre en pleurs, puis ouvrir la Nature à ses yeux. Mais avant de sonder et d’expliquer les cieux, Le soleil et la lune et la loi qui les mène, Les forces de la terre et ses créations, C’est nous qu’il faut d’abord que nous interrogions. Qu’est donc la vie en nous? Qu’est-ce que l’âme humaine? Quand des objets, le jour, ont frappé nos cerveaux, Pourquoi se dressent-ils dans la fièvre ou le somme? Qui de nous n’a pas cru revoir, entendre un homme Dont la terre enserrait depuis longtemps les os? Je sens bien que des Grecs les recherches obscures Ne peuvent par mes vers luire d’un jour plus beau; J’ai dû même innover des mots et des figures, Car notre langue est pauvre et le sujet nouveau. Mais ta vertu, l’espoir d’une amitié suave, M’allègent le fardeau que la fatigue aggrave; L’amitié, m’éveillant dans le calme des nuits, Me dictera le mot, l’accent qui devant l’âme Allume et fait courir une brillante flamme Dont l’inconnu s’éclaire en ses profonds réduits. Pour dissiper l’horreur de notre nuit profonde, Le soleil ne peut rien, ni le jour éclatant; Mais la Nature parle et la Raison l’entend! Et voici le principe où la raison se fonde: Rien n’est jamais sorti du néant par les Dieux. Que si l’humanité tremble dans l’épouvante, C’est qu’à l’oeuvre infini de la terre et des cieux L’homme cherche une cause; elle échappe à ses yeux, Et la force divine est celle qu’il invente. Mais quand nous aurons vu que rien n’éclôt de rien, Nous marcherons guidés au but qui nous appelle, Nous saurons de quel fond, par quel secret moyen, Tout prend l’être et se meut sans que nul Dieu s’en mêle. Que le néant engendre,et les êtres divers Naissent tous l’un de l’autre, et tout leur est semence. Dès lors la race humaine au sein des mers commence, Le poisson naît du sol, l’oiseau surgit des airs, Bêtes fauves, troupeaux, bétails de toute espèce, Aux déserts comme aux champs vivent sans loi produits, Et les arbres n’ont plus toujours les mêmes fruits: Tous bons à tout produire, ils en changent sans cesse. Car si chaque être n’a ses corps générateurs, Où chacun trouve-t-il une constante mère? Mais tu leur vois à tous leurs germes créateurs: Aussi chacun n’éclôt, n’émerge à la lumière Qu’où reposent ses corps premiers et sa matière. Tout être ainsi ne peut par tous être enfanté, Car des pouvoirs distincts à chaque être appartiennent, Pourquoi la rose en mai, les moissons en été? Et le cep par l’automne à s’épandre invité? Si ce n’est qu’en leur temps les semences conviennent, Et qu’ainsi tout produit apparaît tour à tour, Quand la terre vivace élève au seuil du jour L’être en fleur, sur la foi des saisons qui reviennent. Si tout de rien naissait, tout surgirait. soudain, Sans nulle saison propre, en un temps incertain, N’étant plus d’éléments dont un ciel impropice Pût jamais empêcher l’union créatrice. S’ils poussaient du néant, les êtres aussitôt Croîtraient, n’attendant point des germes l’assemblage: L’enfance à la jeunesse atteindrait sans passage, L’arbre soudain du sol s’élèverait d’un saut. Mais quoi! d’un tel désordre a-t-on jamais vu trace? Tout grandit lentement, ainsi que le prescrit Un germe sûr; chaque être est conforme à sa race; Chacun d’un propre fonds croît donc et se nourrit. Puis le sol, sans les eaux que chaque année assure, Ne pourrait, infécond, de beaux fruits s’égayer, Ni tous les animaux, privés de nourriture, Entretenir leur vie et se multiplier. Loin d’admettre qu’il soit sans corps premiers des êtres, Crois plutôt que, pareils aux mots formés de lettres, Ils trouvent par milliers de communs éléments. Qui donc à la Nature eût interdit de faire Des hommes qu’on eût vus déraciner, géants, Les grands monts, traverser à gué les océans, Et porter, invaincus, un âge séculaire, S’il n’était aux objets, pour naître, un fond marqué, Principe où de chacun l’essor fût impliqué? Il faut donc l’avouer: rien de rien ne commence, Puisque tous les objets ont besoin de semence Qui, les créant, les porte au champ subtil des airs. Si la campagne, enfin, préférable aux déserts, Par nos mains cultivée en fruits meilleurs êbonde, Il faut bien qu’en la terre il soit des éléments, Que le labour incite à leurs enfantements Quand notre soc retourne une glèbe féconde. Que s’il n’en était point, tout sans notre labeur D’un essor spontané naîtrait beaucoup meilleur. Ajoute que la mort désagrège la chose Sans réduire jamais ses germes à néant; S’il pouvait rien périr de ce qui la compose, La chose périrait, disparue à l’instant, Sans attendre un agent qui, propre à la dissoudre, Dût miner ses liens pour la réduire en poudre. Mais un germe éternel fixe chaque produit; Jusqu’à ce qu’un agent vienne assaillir cet être, Ou, le désagrégeant, dans ses pores pénètre, La Nature ne souffre en rien qu’il soit détruit. Si l’âge enfin, des corps que son travail dissipe Tuant le fond, consume en entier leur principe, D’où vient le divers sang des êtres que Vénus Rend au jour de la vie? Où puise, eux revenus, Le sol riche un suc propre à nourrir chaque type? Quelle eau la source vive et le fleuve à la mer Prodiguent-ils? Quels feux donne aux astres l’éther? Car le passé sans borne et la vie actuelle Ont dû tarir tout être à substance mortelle. Que s’il dure aujourd’hui, s’il a toujours duré Des corps par qui ce monde est fait et réparé, Il faut bien, les douant d’une immortelle essence, De rentrer au néant leur nier la puissance. Si la matière enfin, d’un noeud plus ou moins fort Se liant, ne restait l’éternel fond des choses, Tout, d’une même atteinte et par les mêmes causes, Périrait au toucher seulement de la mort, Faute de corps massifs, d’éternelle substance, Dont quelque force dût rompre la consistance. Mais non! les éléments formant de divers noeuds Tandis que la matière est éternelle en eux, Les corps restent entiers tant que nul choc n’arrive Assez fort pour briser leur trame respective; La mort réduit ainsi l’objet à l’élément Et, loin d’anéantir, désunit seulement. Il pleut et l’eau périt, quand l’éther, divin père, La précipite au sein maternel de la terre; Mais, vois: le beau blé monte, et le rameau verdit, Et l’arbre cède au poids de ses fruits et grandit; Vois donc: le genre humain, les bêtes s’en nourrissent, Et les riches cités d’un jeune sang fleurissent. Par tous les bois feuillus chantent les nouveaux nids; Las du faix de leur graisse, en des prés bien fournis, Se couchent les troupeaux, et, gonflant la mamelle, Le blanc laitage coule, et la race nouvelle, Folle sur les gazons, d’un pied encor peu sûr, Bondit, le cerveau jeune enivré de lait pur. Quand donc la chose meurt, tout ne meurt pas en elle: Des débris de chaque être un nouvel être sort; Ainsi toute naissance est l’oeuvre d’une mort. Comme j’ai dit que rien du néant ne peut naître Et que rien n’y retourne après avoir eu l’être, Tu te prends à douter de mes enseignements, Parce que l’oeil ne peut saisir les éléments; Je te vais donc prouver qu’il faut que l’on conçoive Dans tout objet des corps, sans que l’oeil les perçoive. Ainsi le vent flagelle avec fougue les eaux, Répand la nue au loin, coule les gros vaisseaux, Casse, en tourbillonnant à travers les campagnes, Les grands arbres, et bat les sublimes montagnes D’un souffle aux pins fatal: tel le vent frémissant Se déchaîne en furie et hurle menaçant. Il est donc fait de corps qui, soustraits à la vue, Balayant et la mer et la terre et la nue, Entraînent tout obstacle à leur vol turbulent. Ces corps fluides vont propageant leurs ravages, Tout comme on voit soudain l’eau mobile en coulant Monter, quand vient l’accroître, après d’amples orages, Un déluge apportant de la cime des monts Avec des troncs entiers des fragments de branchages. L’impétueux torrent force les meilleurs ponts; Il court sus aux piliers, tourbillon gros de pluie; La masse, sous l’effort terrible qu’elle essuie, Croule avec un grand bruit; les lourds quartiers de roc Sont roulés sous les flots; rien ne résiste au choc! Or le souffle du vent doit courir de la sorte: Quand, pareil au torrent, il fond sur un objet, M’assaille, des coups répétés qu’il lui porte Le renverse, l’enlève, et tournoyant jouet Dans les cercles fougueux de la trombe il le roule. Donc le vent cache en soi des corps premiers en foule, Puisqu’il imite ainsi les moeurs, le mouvement Des grands cours d’eau qui sont des corps évidemment. On ne peut voir non plus des choses odorantes Aux narines monter les senteurs différentes; Le chaud ne se voit pas; le froid de même aux yeux Se dérobe, et le son ne s’aperçoit pas mieux; Et ces choses pourtant sont vraiment corporelles, Si j’en prends à témoin les sens frappés par elles, Car les corps seulement sont tangibles entre eux. Une tunique au bord des flots brisés pendue, Boit leur rosée, et sèche au soleil étendue. Or ce travail de l’eau pénétrant le tissu, Puis dissipée au feu, l’eeil ne l’a point perçu: L’onde en minimes parts s’épand et se divise, Et, nulle, à nos regards ne laisse aucune prise. Quand elle a du soleil compté bien des retours, La bague s’use au doigt qu’elle orna tous les jours; L’eau que distille un toit creuse, en tombant, la pierre; Le fer de la charrue est rongé par la terre; Les pieds ont aplani les pavés du chemin; Vois l’idole d’airain sur le seuil de la porte: Il faut qu’en la baisant une foule entre et sorte, Et ces saluts nombreux en ont usé la main. La perte se voit bien, car la forme s’altère; Mais ce qu’à tout instant l’objet perd de matière, La Nature. en ravit la vue à l’oeil humain. Ce qu’aux êtres le temps apporte et la Nature, Peu à peu les forçant à croître avec mesure, Ne peut être saisi des yeux les plus puissants, Non plus que le déclin de leurs corps vieillissants. Nul oeil, à chaque instant, rie peut voir la morsure Que fait aux rocs pendants le sel rongeur des mers C’est d’indivisibles corps qu’est formé l’Univers. La matière pourtant n’emplit pas tout le monde; Sache que toute chose a quelque vide en soi. C’est cette connaissance importante et féconde Qui va guider, fixer ta raison vagabonde, T’expliquer le grand Tout, et me gagner ta foi! Il est donc un milieu libre, vide, impalpable. Rien ne serait, sans lui, de se mouvoir capable; Car leur solidité formerait chez les corps Un mutuel obstacle à leurs communs efforts, Et nul n’avancerait, puisque nul dans la masse Aux autres ne pourrait le premier faire place. Or dans les champs du ciel, de la terre et des mers, Tout se meut à nos yeux sur des rythmes divers: Aucun de tous ces corps agités sans relâche N’eût pu, faute d’un vide, y commencer sa tâche; Et bien plus, aucun d’eux n’aurait même existé: La matière eût dormi dans sa solidité. Il n’est pas un objet, de ceux qu’on croit solides, Qui n’offre aux corps subtils un vide où pénétrer. Vois suinter la pierre, et les grottes humides Par des canaux secrets goutte à goutte pleurer. Dans nos membres partout filtre la nourriture; Si l’arbre pousse, et donne au temps marqué ses fruits, C’est que les sucs, du bout des racines conduits, Circulent par le tronc dans toute la ramure; La voix perce une enceinte, et par les huis bien clos Vole et passe; un froid vif se glisse jusqu’aux os: Ce que tu ne verrais nullement se produire Sans des vides par où le corps pût s’introduire. Et que penseras-tu des choses que tu vois, Pareilles de grandeur, se surpasser de poids? Si l’une est de matière autant que l’autre pleine, Le plomb ne saurait donc peser plus que la laine, Car la matière seule entraîne tout en bas, Et le propre du vide est de ne peser pas. Plus une chose est grande et te semble légère, Plus elle atteste ainsi qu’elle a de vide en soi; Et plus pesante elle est, plus sa lourdeur fait foi Qu’elle a perdu de vide et gagné de matière. Nos recherches enfin nous l’ont donc révélé, Ce vide, à toute chose intimement mêlé! Il faut qu’en hâte ici, de peur qu’on ne t’égare, Contre un exemple adroit, mais vain, je te prépare. L’eau cède aux flancs luisants des poissons écailleux Et leur ouvre un sentier liquide, et derrière eux Comble la brèche ouverte au retour de son onde, Ainsi peuvent, dit-on, les choses se mouvoir Et se substituer dans la masse du monde. Mais quoi! rien de plus,faux se peut-il concevoir! Car où chaque poisson trouve-t-il une issue, S’il ne l’a de l’eau même auparavant reçue? Mais où peut passer l’eau, sans qu’il ait avancé? Voilà donc tous les corps dans un repos forcé, Ou conviens que partout le vide au plein s’ajoute, Et qu’à tout mouvement il ouvre et fait sa route. Enfin, prends un corps plat par un autre pressé, Soudain, sépare-les: il fàut sans aucun doute Que l’air occupe entre eux tout l’espace laissé; Mais bien que d’alentour l’air prompt s’y précipite, Il ne peut, dans l’instant, affluer assez vite Pour l’emplir en entier, mais doit par chaque bout Gagner de proche en proche avant d’occuper tout. Le contact et l’écart, si l’air est contractile, S’expliquent, dira-t-on, sans vide; erreur subtile! Un lieu, qui n’était point occupé, le devient; Un autre, qui l’était, cède ce qu’il contient: Il n’est pas de raison pour que l’air se condense, Et le fit-il, sans vide il ne pourrait, je pense, Grouper ses éléments, se retirer en soi. Ne t’embarrasse plus d’objections frivoles: Il faut du vide enfin reconnaître la loi! Et je pourrais encore, ami, dans mes paroles Par d’autres arguments corroborer ta foi; Mais, pour les signaler à ton esprit sagace, Il suffit que mes vers t’en aient livré la trace. Quand le chien, par les monts pleins d’errants animaux, Flaire, il va droit au gîte abrité de rameaux, Dès qu’il s’est élancé sur des pistes certaines; Ainsi, de preuve en preuve, aux notions lointaines Tu cours, et, jusqu’au vrai fidèlement conduit, Tu le forces dans l’ombre en son dernier réduit! Si mon verbe concis t’arrête ou te déroute, J’étendrai la doctrine et la déplorai toute; Mon sein riche épandra le miel de mes discours En fleuve intarissable et si large en son cours Qu’en nos membres le froid de l’âge peut descendre Et de la vie en nous la gaine se briser, Sans que mon luth t’ait fait sur chaque chose entendre Les arguments sans nombre où tu pourrais puiser! De l’oeuvre commencé renouons la texture: Deux choses donc: les Corps, et par eux habité Le Vide, ouvrant carrière à leur mobilité, Voilà le propre fond de toute la Nature! Les corps, nous les sentons, le sens est vrai par soi; Sans ce premier appui d’une commune foi, Sur les secrets du monde il n’est pas d’avenue Et pas de vérité certainement connue. Quant à ce lieu, l’espace, en mes vers appelé Le Vide, il est: sans lui les corps n’ont plus de siège, Ils ont de circuler perdu le privilège; C’est ce que mes leçons déjà t’ont révélé. Et n’imagine point d’être qui d’aventure Serait distinct des corps et du vide à la fois, Qui fit une nouvelle et troisième nature. Quel que fût cet objet, dès qu’il est, tu conçois Qu’un surcroît, fort ou faible, à l’Univers s’ajoute. Est-il tangible, encor que léger et subtil, Dans la somme des corps il doit compter sans doute; Et s’il est intangible, alors que pourrait-il Au passage d’un autre opposer de solide? Il est donc pénétrable; en un mot, c’est le Vide. Et toute chose est telle, au surplus, qu’elle peut Soit agir, soit subir l’acte d’une autre chose, Ou telle enfin qu’une autre y réside et s’y meut; Mais, causée ou subie, une action suppose Quelque masse, et le lieu quelque espace vacant. Hors le vide et les corps, l’être donc ne comporte Nulle nature en soi d’une troisième sorte Plus rien qui de nos sens vienne ébranler la porte, Ni qu’atteigne l’esprit d’un regard convaincant! Ces deux principes font dans tout objet l’essence; Et d’elle tout le reste, accident, prend naissance. L’essence ne se peut de l’objet détacher Sans le détruire: ainsi, le poids dans le rocher, La chaleur dans le feu, dans l’eau l’état fluide, Ce qu’on palpe en tout corps, ce qui cède en tout vide. Pour ce qui vient et fuit, laissant inaltéré Le fond de l’être, ainsi la liberté, la guerre, L’esclavage, la paix, le luxe, la misère, Accident est le nom justement consacré. Le temps s’est point pur soi; ce n’est que par les choses Que ton esprit conçoit l’être sain que tu poses Sous les soins de présent, de passé, d’avenir; Car le temps n’est sensible, il faut en convenir, Que dans le mouvement ou le repos qui dure. Quand d’Hélène on te dit réelle la capture, Et réels les Troyens domptés par les combats, Certes cette aventure en soi n’existe pas: Des âges accomplis l’irrévocable fuite Emporta les héros et leur oeuvre à leur suite, Car rien ne s’est jadis exécuté par eux Qui ne fût l’accident des choses et des lieux. Enfin, si tu niais l’Espace et la Matière, Bases de la nature et de l’histoire entière, Pour la beauté d’Hélène une ardente fureur N’eût point, soufflant au coeur du Phrygien sa flamme, Allumé ces combats pleins d’une illustre horreur, Ni le cheval de bois n’eût, pour brûler Pergame, Dans une nuit perfide enfanté l’Achéen. L’action n’a donc pas, à fond considérée, Par soi, comme les corps, existence et durée, Ni comme l’être vide un fondement certain; Mais elle est l’accident, elle est ce qui varie, Dans la masse et le lieu, théâtre de la vie! Tout corps, par son essence, ou n’est qu’un élément, Ou d’éléments ensemble agrégés se compose; S’il est élémentaire, à l’effort violent Pour le broyer, sa masse invincible s’oppose. Mais tu pourrais douter qu’au monde il existât Nul corps dont la matière aux efforts résistât: Le fer incandescent s’amollit sous la braise; La voix, les cris, la foudre, ont accès par les murs; L’or se dissout au feu qui tord ses lingots durs; Le roc, fumant de rage, éclate en la fournaise; La flamme dompte et fond la glace de l’airain; L’argent, sous le flot lent des liqueurs qu’on y verse, Fait sentir la chaleur ou le froid qui le perce, Sitôt que le convive a pris la coupe en main. L’existence du plein te paraît donc peu sûre. Mais puisque la Raison l’exige et la Nature, Écoute-moi: bientôt tu m’auras avoué Que d’une consistance éternelle est doué L’élément primitif, germe de toute chose, Où l’oeuvre universel se résume et repose. Je l’ai dit: la Nature est double; et tu comprends, Depuis qu’il t’est prouvé combien sont différents Et le corps et le lieu, champ de toute naissance, Que chacun d’eux sépare et garde son essence: Partout où git l’espace en mes vers appelé Le Vide, point de masse; et partout où réside La masse, il ne saurait exister aucun vide; Ainsi l’atome est plein, sans vide au plein mêlé. Puisqu’aux objets formés nous découvrons du vide, Il doit donc à l’entour exister du solide; Et certes l’on feindrait sans aucun fondement Qu’un vide est dans leur masse enclos intimement; Car encor faut-il bien qu’une paroi l’enserre, Et qu’est-elle? sinon quelque amas de matière Qui compose à ce vide un emprisonnement. La matière peut donc, en vertu de sa masse, Être éternelle, alors que périt l’agrégat. Se pût-il que le vide au monde entier manquât, Tout serait donc massif, et s’il ne fût pas trace De corps venant former tous en leurs lieux des pleins, Tout serait pénétrable en ces abîmes vains. Or le vide et le plein se partagent le monde; Aucun n’en bannit l’autre et n’est tout l’univers. Afin donc que le vide au plein ne se confonde, Il faut l’atome, un corps qui les fasse divers. Aux assauts du dehors il reste invulnérable; Rien ne peut desserrer sa trame impénétrable. Enfin, et mes leçons l’ont déjà démontré, D’une épreuve quelconque il sort inaltéré. Ni rupture, ni choc en effet n’est possible Sans vide, rien n’est plus aux tranchants divisible, Plus rien n’absorbe l’eau, le froid qui gagne et mord, Ni le feu pénétrant, ces ministres de mort; Et plus la chose atteinte offre de vide en elle, Plus leur intime attaque a de mortel effet. Si donc vraiment l’atome est de solide fait Sans vide, la matière est vraiment éternelle. Et s’il fût que jamais la matière pérît, Dans leur ancien néant qui les eût fait éclore Les choses rentreraient pour en renaître encore. Mais rien ne naît de rien, ma Muse te l’apprit, Et rien n’est jamais né que le néant reprit. De l’atome immortelle est donc la masse entière: L’objet, s’y résolvant à son heure dernière, Rapporte au renouveau des choses la matière! Ainsi, fort de sa simple et solide unité, L’atome se conserve et rouvre la carrière Aux transformations depuis l’éternité! S’il n’était point enfin posé par la Nature De terme aux fractions, une longue rupture Eût déjà divisé la matière à tel point Qu’une heure dût bientôt arriver dans la suite Où ses oeuvres conçus ne s’achèveraient point; Car toute chose au monde est plus vite détruite Qu’elle n’est restaurée; aussi ce que le temps Dans le cours infini des âges précédents Eût brisé, manquerait, dissous et pêle-mêle, D’assez de jours pour naître à sa forme nouvelle. Or tout prouve aujourd’hui dans ce que nous voyons, Qu’il est à ce broîment une limite sûre, Car le temps refait tout, et par genres assure Leur croissance et leur fleur à ses créations. Ajoute que malgré la solide substance Des atomes, l’esprit peut concevoir comment L’eau, la vapeur, la terre, et l’air, sans consistance, Se forment, et d’où vient leur souple mouvement; Car il suffit d’un vide épars dans la Nature. Mais si de tous les corps les éléments sont mous, La naissance du fer et de la pierre dure Demeure sans principe et sans raison pour nous, Faute de quelque assise où la Nature fonde. Il doit donc exister de durs et simples corps Dont le compact amas puisse produire au monde Le tissu plus serré de tous les êtres forts. Qu’on suppose les corps divisés sans limite: Il faut bien que pourtant, depuis l’éternité Jusqu’à présent, des corps aient toujours subsisté Dont la masse n’a point encore été détruite. Or, dit-on, leur essence est la fragilité; Comment donc, subissant des assauts innombrables, A travers tous les temps sont-ils demeurés stables? Puisqu’aux espèces donc la Nature a prescrit Leur degré de croissance et leur fixe durée; Que la part de pouvoir qui leur est mesurée En de constantes lois trouve son terme écrit; Puisque, loin de changer, l’ordre des choses reste, Si bien que les oiseaux, tout variés qu’ils sont, Gardent du genre en eux le signe manifeste, L’atome, dans tout être, est l’immuable fond! Car si les éléments qui forment toute essence Étaient par quelque atteinte au changement sujets, On ne saurait quels corps pourraient prendre naissance Ou ne le pourraient pas, la dose de puissance Et le terme inhérents à l’être des objets, Ni comment chaque race eût transmis sa nature, Ses lois, ses moeurs, son vivre à sa progéniture. Le point, le dernier terme où le plein se résout, Limite qui n’est plus des organes sentie, Existe assurément sans aucune partie; D’essence irréductible, il n’a pu hors d’un tout Ni ne pourra jamais subsister par lui-même, Partiel par nature, élément simple, extrême; Et le plein est formé par le compact amas De pareils éléments qu’un seul contact assemble Et qui, n’existant point, par soi, hors de l’ensemble, Y tiennent forcément et ne s’arrachent pas. L’atome est donc un plein solide, indivisible, Bloc massif d’éléments le plus petits possible, Non fait de corps distincts conduits à concourir, Mais de tout temps pourvus d’une unité profonde, A qui l’on n’ôte rien, qu’on ne peut amoindrir, Réservoir éternel des semences du monde! Si la division n’a son terme borné, Le moindre corps se prête à des parts innombrables, Les moitiés des moitiés sont en deux séparables Toujours, et tout objet reste indéterminé; Car, dès lors, de la moindre à la plus grande chose Quelle est la différence? Aucune. Vainement La plus grande au-dessus s’élève infiniment; De parts sans nombre aussi la moindre se compose. Mais la raison qui sent ces contradictions S’en révolte; et tu dois, convaincu, reconnaître Qu’il existe des corps simples, sans portions, D’essence indivisible, et qui, possédant l’être, Sont solides aussi, doivent toujours durer. Supprime cette loi: que les choses produites En d’insécables parts sont forcément réduites, Et la Nature alors ne se peut réparer; Car un corps devenant à l’infini poussière, Répugne à ces états qu’affecte une matière Apte à créer, tels que: poids, chocs, liens divers, Rencontre et mouvement, d’où sort tout l’univers. Ceux qui veulent que tout existe et s’accomplisse Par le feu, que le feu soit l’unique élément, De ceux-là tu prévois l’insigne égarement. Héraclite, leur chef, est le premier en lice Qui, chez les sages grecs, moins à l’autorité Qu’à l’art d’un verbe obscur dut la célébrité. La foule volontiers s’éprend et s’émerveille Du mystère entrevu sous d’habiles détours; La foule tient pour vrai ce qui flatte l’oreille, Ce que farde un sonore et caressant discours! S’il n’est que le feu pur, d’où vient donc, je te prie, Que le monde, son oeuvre, à l’infini varie Dans ses productions? Car il importe peu Que se dilate ou bien se condense le feu, S’il reste feu toujours et dans chaque partie; Son ardeur, là plus vive, est ailleurs amortie, Selon qu’il se resserre ou s’écarte diffus. Mais tu n’en peux tirer pour cela rien de plus, Tant s’en faut que l’état si varié des choses N’ait que ses éléments, clairs ou serrés, pour causes. Encor s’ils admettaient du vide aux corps uni, Le corps igné pourrait devenir dense ou rare; Mais devant les écueils que le vrai leur prépare, Ils esquivent le vide, ils l’ont partout banni; La peur d’un sol ardu les jette aux fausses routes. Aussi ne voient-ils pas qu’ôtant le vide aux corps, Ils rendent tout massif: les choses ne font toutes Qu’un seul plein qui ne peut rien émettre au dehors, Comme un foyer qui lance et chaleur et lumière, Et prouve qu’il n’est point de compacte matière. S’ils pensent que le feu, par quelque autre moyen, Transforme ainsi sa masse, en groupes la resserre, Sans que nulle partie en lui soit nécessaire, Il faudra que ce feu tout entier tombe à rien, Et que tout l’Univers prenne de rien naissance; Car tout être changé qui de ses bornes sort, Anéantit par là ce qu’il était d’abord. Si donc rien n’est sauvé de la première essence, Le monde, tu le vois, rentre dans le néant, Et du néant renaît tout entier florissant! Puisque pour conserver la Nature la même A tout jamais, il est des corps déterminés Qui, dans leur va-et-vient variant leur système, Transforment les objets autrement combinés, Ces corps ne sont donc pas des éléments ignés. Que feraient en effet leur rupture, leur fuite, Leur ordre varié, leur changement de lieu, Si de tous les objets l’essence était de feu? Resterait feu toujours toute chose produite! Voici le vrai, je crois: il est des éléments Dont le concours, le jeu, la place, la figure, Et l’ordre, font du feu lui-même la nature, Et la changent au gré de leurs agencements; Ils n’offrent rien d’igné, ni rien qui puisse émettre Des corps dont notre tact sente et palpe le jet. Prétendre que le feu c’est tout, ne pas admettre Hors le feu, dans le monde, un seul réel objet, Comme enseigne Héraclite, est d’un fou le langage: Car il oppose aux sens leur propre témoignage; Il ébranle les sens dont toute foi dépend, D’où ce qu’il nomme feu s’est fait à lui connaître; Il admet que le sens connaît au vrai cet être, Mais non d’autres, qu’il voit tout aussi clairement. Doctrine assurément non moins folle que vaine! Car où te référer? Quelle marque certaine Ont le faux et le vrai hors de tes sens pour toi? A quel titre, niant au reste l’existence, Ne laisser que le feu pour unique substance Plutôt qu’ôtant le feu laisser n’importe quoi? Certes des deux côtés la démence est la même. Avoir donc pris le feu pour le seul élément, Et composé de feu l’universel système, Ou voulu tirer tout de l’air uniquement, Ou cru que l’eau peut seule et par soi faire un monde, Ou pensé que la terre, en tout créant, revêt Les attributs divers propres à chaque objet, Quel écart de bon sens et quelle erreur profonde! Erreur aussi d’unir les éléments par deux, En joignant au feu l’air, et la terre au fluide; Ou par quatre: air, feu, terre, onde, croyant qu’en eux De toute éclosion le principe réside. L’Agrigentin fameux, Empédocle y croyait, Celui qu’enfanta l’île à bords triangulaires Dont la mer d’Ionie aux eaux vertes et claires Bat les golfes profonds de son flot inquiet, Et, prompte, se ruant par un étroit passage, Des bords italiens sépare le rivage. Charybde immense est là; c’est là qu’en grommelant Bout l’Etna qui menace, encor gros de colère, De vomir de sa gorge un autre jet brûlant, Flambante éruption dont tout le ciel s’éclaire! Des merveilles ont mis cette terre en honneur, Et tout le genre humain l’admire et la renomme: Sol opulent, armé d’une race au grand coeur; Mais il n’en est sorti rien d’égal à cet homme, D’aussi prodigieux, d’aussi cher et sacré! Ah! dans de si beaux chants sa divine poitrine Exhale et fait parler son illustre doctrine Qu’à peine paraît-il de sang d’homme engendré! Hé bien! lui-même et ceux qu’en ces vers j’interpelle, Mais que si loin son oeuvre a laissés derrière elle, Eux qui, dans leur sublime et riche invention, Arrachent un oracle au temple de leur âme, Plus sûr et plus divin que tout ce que proclame La Pythie au trépied verdoyant d’Apollon, Sur les sources du monde, écueil de leurs disputes, Faillissent lourdement! Aux grands les grandes chutes! Et d’abord, sans nul vide ils font tout se mouvoir, Et gardant les corps mous et subtils, la lumière, Le feu, l’air, les vivants, les plantes et la terre, Sans y mêler de vide ils les croient concevoir. Puis ils croient que les corps à l’infini se rompent, Sans admettre jamais d’arrêt aux fractions Ni, dans les corps, d’atome insécable. Ils se trompent: Il faut bien que pour point dernier nous admettions Ce que l’aveu des sens prononce irréductible: Or l’atome insécable est justement pour nous Cet extrême d’un corps qui n’est plus perceptible. En outre, comme ils font de corps souples et mous, Corps sujets à périr comme on les a vus naître, Les éléments premiers, créateurs de tout être, Il suit que l’Univers doit retourner à rien Et doit tirer de rien ses oeuvres rajeunies. Erreur deux fois absurde et que tu connais bien! Ces substances, d’ailleurs, si souvent ennemies Et poisons l’une à l’autre, ou périraient unies, Ou se disperSéraient comme par les gros temps Se dispersent la foudre et la pluie et les vents. Admets enfin que tout sorte de quatre choses, Et qu’aussi tout retourne à ces quatre éléments; Mais ces principes-là, d’où vient que tu supposes Qu’ils font les corps plutôt que les corps ne les font? Car ils alternent tous pour engendrer le monde D’un échange éternel d’apparence et de fond. Que si tu veux que l’air se puisse unir à l’onde, Et la matière ignée à l’élément terreux, Sans changer de nature en s’accouplant entre eux, Jamais tu ne feras que leur concours enfante Un corps vivant, non plus que sans vie: une plante; Car chacun dans ce groupe, amas d’êtres. divers, Accuse sa nature, et l’air s’y manifeste Joint à la terre, et joint à l’eau le feu s’atteste. Or les vrais éléments n’engendrent l’Univers Que par un fond occulte et des moyens couverts, Pour que nul, n’élevant une hostile puissance, Ne rompe dans les corps leur unité d’essence. Ces sages font venir du céleste foyer Le feu, qui doit en air se changer le premier; Puis l’onde sort de l’air, et la terre de l’onde; A l’inverse renaît de la terre le monde, L’eau, puis l’air, puis le feu, par un faux éternel Des astres à la terre et de la terre au ciel, Sans que leur changement réciproque s’arrête. Mais il ne se peut pas que l’élément s’y prête: Pour sauver, en effet, le monde du néant, Il faut bien qu’un principe invariable y dure, Car la mutation qui franchit la nature, C’est la mort de l’objet qui fut auparavant. Or, puisque les objets énoncés tout à l’heure Se viennent tous entre eux convertir, il faut bien Que le fond, qui n’y peut se transformer, demeure, Sans quoi tout l’Univers se résoudrait â rien. Que n’admettons-nous donc des corps de cette espèce, Qui, les mêmes toujours, ayant créé le feu, Dès que leur nombre augmente ou diminue un peu, Font l’air, en variant leur ordre et leur vitesse, Et d’objets en objets transforment tout sans cesse? Mais tout, me diras-tu (le fait aux yeux est clair), Puise au sol, croit et monte aux régions de l’air. Si la pluie aux saisons favorables n’abonde Pour distiller la nue aux feuillages mouvants, Si le soleil n’y joint sa chaleur qui féconde, Il ne croît de moissons, d’arbres, ni de vivants, Faute d’aliments secs et d’eau qui les arrose, Le corps se perd, la vie alors se décompose Et rompt avec les nerfs et les os son lien. Nous prenons en effet nourriture et soutien De corps fixes, fixés aussi pour toute chose. C’est que les éléments, cent fois modifiés, Entrent, communs à tout, en des choses diverses, Variant l’aliment aux êtres variés. Ce qui surtout importe en leurs mille commerces, C’est leur accord, comment ils se sont ordonnés, Les mouvements entre eux soit reçus, soit donnés; Car les mêmes font tout: soleil, azur et fange, Mers et fleuves, ainsi qu’arbres, bêtes, moissons, Mais combinés et mus de diverses façons. Et ne voyons-nous pas, dans ces vers que j’arrange, Les mêmes lettres faire ainsi des mots nombreux, Bien qu’il faille avouer que mots et vers entre eux De son comme de sens à tout moment diffèrent, Dès que les rapports seuls de leurs lettres s’altèrent? Certes, les éléments, en composés divers, Sont plus féconds encore au monde qu’en mes vers. Enfin d’Anaxagore explorons le système Rapporté par les Grecs, mais qu’ici je ne peux Traduire en ce parler pauvre de nos aïeux; Je t’en pourrai du moins exposer l’esprit même. Son homoemérie est toute en ce qui suit: L’os est fait d’os menus de petitesse extrême, De viscères menus le viscère est produit, Le sang naît du concours de mille gouttelettes Toutes de sang, l’or vient de l’or même en paillettes, La terre est un amas de corps terreux en miettes, Le feu de corps ignés, et l’eau de corps aqueux, Ainsi tous les objets de corps les mêmes qu’eux. Il le croit, et pourtant ne veut du tout admettre Ni vide en les objets, ni terme aux fractions; Sur l’un et l’autre point il me paraît commettre La même erreur que ceux que plus haut nous citions. En outre, il fait ainsi trop fragile le germe, Si l’on peut appeler germe un principe tel, Identique aux objets, pâtissant et mortel Comme eux, et n’offrant rien, pour subsister, de ferme. Lequel pourra tenir contre un puissant effort, Et se pourra sauver, sous les dents de la mort? Est-ce le sang? les os? la flamme, l’air, ou l’onde? Aucun, certes, dès lors qu’au même titre tous Seront aussi mortels que toute chose au monde Que nous voyons lutter et périr devant nous. Or, les choses jamais, j’en ai fourni les preuves, Ne rentrent au néant et n’en remontent neuves. Puis, grâce aux mets, le corps s’accroît et s’entretient; Il s’ensuit que les os, les nerfs, le sang, les veines,(*) Faits de mets variés sont tous hétérogènes; Ou bien chaque élément est complexe et contient De petits corps nerveux et des veines complètes, De petits os, du sang réduit en gouttelettes; * * * * * * (* Nous avons complété le sens avec le vers suivant Et nervos alienigenis ex partibus esse qu’on trouve dans diverses éditions, notamment dans celle de Lambin..) * * * * * * Dans ce cas, l’aliment, qu’il soit humide ou sec, Est donc hétérogène: il y faut reconnaître Des nerfs, des os, du sang, mainte autre humeur avec. De plus, si tous les corps que du sol on voit naître S’y trouvent en petit, le sol implique alors Des germes d’un genre autre, autant qu’il fait de corps. Et de tous les objets tu peux ainsi l’entendre: Le bois cachant en lui flamme, fumée et cendre, Des germes d’un genre autre y sont donc inhérents; Tous les corps que la terre alimente y vont prendre Des corps différents d’eux, nés de corps différents. Il restait au système fine ombre de refuge; Anaxagore ici s’en empare: il préjuge De tous les corps dans tous le mélange secret, Seul le corps dont la dose y domine apparaît, Le premier sous la main et le premier qu’on voie. C’est là du vrai pourtant se beaucoup éloigner: Dans les blés, quand le grès d’un âpre effort les broie. La présence du sang se devrait témoigner, Et des autres produits que notre corps sécrète; On devrait voir la meule en mouvement saigner. Des herbes et de l’eau serait de même extraite Une rosée exquise et semblable de goût Au lait dont les brebis ont la mamelle pleine. Rien qu’en pulvérisant les glèbes de la plaine, On verrait, dispersés en embryons partout, Herbes, moissons, forêts, dans le sein de la terre. Enfin le bois rompu révélerait le feu, La cendre et la vapeur, qu’en germes il enserre. Or il est évident que rien de tel n’a lieu: Il est donc faux qu’ainsi les choses s’entremêlent, Mais les germes, communs aux corps qui les recèlent Y font mainte alliance en variant leur noeud. Pourtant, me diras-tu, les puissantes tempêtes, Soufflant sur les grands monts, contraignent quelquefois Les hauts arbres voisins à tant froisser leurs faites Que la flamme jaillit en vifs éclairs du bois. Mais la flamme en ce bois n’est pas toute produite, Ses germes seuls y sont qui, par le frottement Rassemblés, des forêts causent l’embrasement Si la flamme y gisait à l’avance introduite, Le feu ne se pourrait jamais dissimuler, Il devrait, attaquant les arbres, tout brûler. Je te l’ai donc bien dit: ce qui surtout importe, Ce sont des éléments tous de la même sorte, Leur concours, le rapport qui les tient ordonnés, Les mouvements entre eux soit reçus, soit donnés. C’est ainsi que, changeant à peine leurs systèmes, Ils font le bois, le feu; comme dans ces mots mêmes Il suffit de changer les lettres quelque peu Pour désigner de noms distincts le bois, le feu. Enfin, si rien pour toi du spectacle des choses N’est explicable à moins qu’en tout tu ne supposes Des germes de nature analogue aux produits, Dans leurs propres effets les germes sont détruits: S’ils vibrent dans l’éclat du ris qui les secoue, Comment de pleurs salés vont-ils baigner la joue? Courage! entends le reste, alors tu verras mieux: L’ombre est épaisse, oui, mais d’un thyrse de flamme Un grand espoir d’honneur m’est venu frapper l’âme; Il m’attise au côté l’amour délicieux Des Muses! et tout plein de leur vertu, j’explore Des déserts que nul autre au mont Piérus encore N’a foulés! Il me plaît d’aller faire jaillir Des eaux vierges encore; il me plaît de cueillir Des fleurs neuves, d’atteindre une illustre couronne Dont les Muses n’ont ceint les tempes de personne! Et mon objet est grand! Je viens rompre les fers Dont les religions garrottent l’âme humaine. Je chante, illuminant un ténébreux domaine Où je colore tout de la beauté des vers! Et ce charme est utile à l’oeuvre que je tente Le médecin qui fait d’ingénieux efforts Pour donner aux enfants l’absinthe rebutante A d’un miel doux et blond du vase enduit les bords, Et l’approchant ainsi de leur lèvre amusée Leur verse à leur insu cette amère liqueur, Non pour mettre en péril leur candeur abusée, Mais leur rendre plutôt la vie et la vigueur; Et moi, dont le sujet est si peu fait pour plaire, Sujet souvent ingrat aux disciples nouveaux Et toujours abhorré du rebelle vulgaire, Dans ce parler suave exposant mes travaux, J’ai voulu les dorer du doux miel de la Muse. Puisses-tu jusqu’au bout, séduit par cette ruse, Avec moi pénétrer, sous le charme des vers, L’essence, la figure et l’art de l’Univers! Solides, tu le sais, les germes de matière Vont et viennent sans fin, masse à jamais entière; Mais leur somme, ce point doit être examiné, Est-elle ou non finie? Et j’ai déterminé Le lieu, l’espace libre où s’agite le monde. Ce vide, recherchons s’il offre un champ borné Ou d’un abîme ouvert l’immensité profonde. Certes, dans aucun sens le Tout n’est limité; Car il faudrait qu’au Tout fût une extrémité; Or nulle extrémité n’existe en une chose Sans quelque être au delà qui la borne et qui pose Un terme où le trajet du regard aboutit; Donc le Tout (hors duquel n’est rien sans contredit) Manquant d’extrémité n’a ni fin ni mesure. Et n’importe en quel lieu l’on s’y trouve placé, Toujours, de quelque poste éloigné qu’on s’assure, On voit tout l’infini de toutes parts laissé. En outre, supposons fini l’espace vide: Que si quelqu’un se porte à son extrême bord, Et là, juste au confin, décoche un trait rapide, Admets-tu que, brandi par un puissant effort, Le trait d’un libre vol fuie où la main l’adresse, Ou bien que devant lui quelque obstacle se, dresse? C’est l’un ou l’autre: il faut évidemment opter; Des deux parts point d’issue! et tu dois reconnaître Qu’à l’infini s’étend tout l’ensemble de l’être, Car ou bien quelque objet venant l’intercepter, Ce trait n’atteindra pas à la limite même; Ou, s’il passe, il n’est point parti du bord extrême. Je te peux suivre ainsi, tu recules en vain N’importe où; qu’advient-il de cette flèche enfin? Elle ne peut trouver nulle part de limite, Il s’ouvre une carrière éternelle à sa fuite. En outre, que l’espace entier soit limité, Qu’en un cercle fixé le Tout se circonscrive, Aussitôt par son poids la matière massive Se ramasse en un bloc au fond précipité; Sous la voûte du ciel rien, plus rien ne circule, Même il n’est plus ni ciel ni rayons de soleil. La matière, en effet, qui toute s’accumule, Dès l’infini du temps croupit dans le sommeil. Il n’en est point ainsi: les corps élémentaires N’ont jamais de repos, car il n’est pas de fond Où tous ils puissent tendre et rester sédentaires; Dans une activité sans fin les choses vont En tous sens, et le flot des principes du monde, Éternels et lancés du sein du gouffre, abonde. L’objet borne l’objet; partout nous l’observons: Les monts limitent l’air, et l’air enceint les monts, La mer confine au sol, le sol aux mers confine; Mais le Tout hors de soi n’a rien qui le termine. Une lueur de foudre en son rapide cours Peut, tant la profondeur de l’espace est immense, Suivre le vol du temps en y fuyant toujours, Et toujours sa carrière en entier recommence. Ainsi, de tous côtés, des abîmes ouverts; Nulle part, de limite à l’énorme univers! La Nature interdit à cette somme entière Des choses toute borne, en forçant la matière A borner l’être vide et la bornant par lui; Tous deux font l’un par l’autre un ensemble infini. Si l’un, absorbant l’autre, eût franchi sa barrière, Usurpant à lui seul toute l’immensité, Ni terre alors, ni mer, ni coupole sereine Du ciel, ni corps sacrés des Dieux, ni race humaine, Rien n’eût, un seul moment de l’heure, subsisté, La matière disjointe, en poudre, éparse toute, Par le grand vide irait vagabonde et dissoute; Ou plutôt, de tout temps diffuse et sans lien, Ne se pouvant grouper, elle ne créerait rien. Et ce n’est certes point par conseil et génie Que les germes entre eux se sont coordonnés; Ils n’ont point stipulé leur future harmonie; Mais de mille façons, mus, heurtés, combinés, Ils explorent partout l’étendue infinie; Essayant toute sorte et de jeux et d’accords, Ils parviennent enfin jusqu’à ces assemblages Où se fixe créé le monde entier des corps, Qui reste organisé pour un grand nombre d’âges Dès que les mouvements ont trouvé leurs concerts, L’eau des fleuves ainsi roule aux avides mers Et les comble à grands flots, et les races pullulent Florissantes, la terre au doux soleil mûrit Des fruits nouveaux, les feux éthérés qui circulent Vivent! Mais il fallait que l’infini s’ouvrît D’où jaillît la matière, abondamment offerte A tous, en temps voulu, pour réparer leur perte. Comme les animaux privés de se nourrir Défaillent amaigris, le monde doit mourir Si par quelque motif, en détournant sa course, La matière une fois le laisse sans ressource. Puis les chocs du dehors ne peuvent de partout Tenir l’ensemble uni, comme qu’il se compose; Leur pression fréquente en maintient quelque chose, Tandis que d’autres corps viennent remplir le tout; Mais cette pression, qu’un ressaut entrecoupe, Laisse aux germes ainsi la place et le moment De fuir, et de jaillir en liberté du groupe. Il faut donc qu’il en vienne encore abondamment, Et qu’à flots infinis la matière se presse, Afin qu’aussi les chocs se succèdent sans cesse. Sur ce point, Memmius, prends garde et ne crois pas Que tout, comme ils l’ont dit, tende au centre du monde, Qu’ainsi de l’Univers l’équilibre se fonde Sans chocs extérieurs, et qu’en haut comme en bas, Tout tendant au milieu, rien ne se désagrège; Quelque chose aurait donc en soi son propre siège, Et les corps lourds qui sont sous terre, montant tous, Prendraient pied sur le sol à l’opposé de nous. Comme on voit des objets les images dans l’onde, Un peuple d’animaux, selon eux, vagabonde Renversé, sans qu’il puisse au-dessous plutôt choir De terre en ciel qu’ici nos corps n’ont le pouvoir D’eux-mêmes de voler vers le céleste temple; Ceux-là voient le soleil, lorsque notre oeil contemple Les astres de la nuit; avec nous tour à tour Partageant l’heure, ils font leur nuit de notre jour. Chimères, dont l’erreur de ces fous était grosse, Parce qu’ils ont d’abord pris une route fausse Il ne peut être au vide, au lieu sans horizon, Nul centre; y fût-il même un centre, aucune chose Ne doit se fixer là par cette seule cause Plutôt qu’ailleurs siéger pour toute autre raison. En effet, tout le lieu, l’espace appelé vide, Doit s’ouvrir dans le centre aussi bien qu’en dehors Aux corps pesants partout où leur chute les guide. Il n’est pas d’endroit tel qu’arrivé là le corps, Cessant de graviter, dans l’abîme réside. Tout vide sous le poids qui s’y veut appuyer Cède indéfiniment par son essence même. Rien de tel ne peut donc maintenir le système Des corps, et par l’attrait d’un centre les lier. Ce ne sont pas d’ailleurs tous les corps qu’ils prétendent Vers le centre poussés, mais bien certains d’entre eux: Les terres, les liqueurs, les corps quasi terreux, Océans, grandes eaux qui des sommets descendent; Tandis qu’inversement les atomes de feu, Les particules d’air s’écartent du milieu: Tout l’éther étoilé vibre en formant la sphère, Et le soleil repaît ses flammes au champ bleu Du ciel, où tout le feu rayonné s’agglomère. Des arbres, disent-ils, jamais ne verdirait Le faîte, si du sol chacun d’eux ne tirait Peu à peu sa pâture de crainte Qu’à la façon du feu volant de toutes parts N’éclatent aussitôt, par le grand vide épars, Les murs rompus du monde, entraînant tout le reste, Ou que ne croule bas l’ample voûte céleste, Que, sous les pieds la terre en un clin d’oeil fuyant, Dans leurs débris mêlés cieux et choses broyant Les corps, tout n’aille au vide, immensité profonde, Et qu’en un point de temps rien ne subsiste au monde Hors la matière aveugle et l’espace désert. Car, si les éléments font faute en quelque place, Au désastre commun c’est un passage ouvert: La matière par là va jaillir toute en masse. Retiens ces vers, le reste aisément s’en déduit: Un point éclaircit l’autre, en vain la nuit obscure Couvre tes pas, va lire au coeur de la Nature; Va! c’est ainsi qu’au vrai le vrai s’allume et luit! NOTE Voici en quels termes la préface de notre traduction de Lucrèce est appréciée dans le recueil intitulé: Année philosophique, études critiques sur le mouvement des idées générales dans les divers ordres de connaissances, par F. Pillon, deuxième année, 1868, suivies d’une critique générale, par Ch. Renouvier, 1869, etc.: L’homme traînait sa vie abjecte et malheureuse Sous le genou pesant de la Religion, Qui_ (Suit une quinzaine de vers extraits de la traduction.) « On peut juger, par cet échantillon, des beautés que l’auteur a su rendre dans ses vers, et aussi des petites imperfections inséparables d’une traduction littérale. Mais les traductions libres en ont bien d’autres et de pires, si tant est qu’elles traduisent réellement et ne trahissent pas. « La longue préface de M. est une dissertation en vérité très-intéressante et originale. C’est, nous n’hésitons pas à le dire, un des bons morceaux de philosophie qui aient paru cette année, un exemple heureux du mélange de la philosophie et de la science pour asseoir les bases d’une critique des idées générales. La discussion des notions de masse et d’atome, ensuite d’affinité, est particulièrement remarquable et profonde. Mais nous ne pouvons la rapporter ici, même en abrégé. Bornons-nous à dire que l’auteur a percé dans le fond des idées qu’on se fait vulgairement et que les savants mêmes se font de la matière. Au sujet du matérialisme et du spiritualisme, il demande que ces mots soient décidément bannis, et qu’on se borne à désigner par les noms de matière et d’esprit deux ordres distincts de phénomènes. Il donne les raisons solides de la distinction. Sur la question de la substance, il s’exprime ainsi: « Quant à l’axiome de substantialité, la science n’y a pas encore renoncé, malgré son aversion marquée pour la métaphysique; elle parle encore de matière, de masse, de molécule, et s’attarde ainsi dans des conceptions surannées, illusions de la connaissance spontanée, qu’elle a pour mission de faire tomber en substituant partout des rapports aux entités fictives. Nous avons essayé de montrer que ni l’expérience externe, ni l’expérience interne, ne sont en état de résoudre le problème de la substance. Il leur est impossible d’en attester la division: l’individualité conçue comme une distinction de substances aboutit à la négation de toute relation entre individus, faute d’un fonds commun.à tous_ Mais, d’autre part, comment concilier la conscience avec l’universalité de la substance? Nous pouvons très-bien ne pas être capable de résoudre cette difficulté, sans être pour cela en droit de la déclarer insoluble; mais nous ne sommes certainement pas en droit de la trancher contre le témoignage de l’expérience. Sachons plutôt ne pas savoir; ce « n’est pas la moindre vertu du philosophe_ » M. va au fond des choses, on le voit; mais ne fait-il pas un peu en philosophie ce que, en science, il reprend chez les savants? Les questions qu’il se pose sur les substances, que ne se les pose-t-il sur les êtres, c’est- à-dire sur les fonctions individuelles de phénomènes assujettis et à des lois spéciales et à d’autres lois qui les enveloppent ensemble? Sans doute il pourra se demander encore comment des lois distinctes peuvent admettre des relations mutuelles sans se fondre en une loi générale, ou comment une loi générale peut souffrir des consciences indépendantes. Mais qu’il!éfléchisse au principe de causalité autant qu’il a évidemment réfléchi au principe de substantialité, il reconnaîtra, nous n’en doutons pas, que l’individualité des êtres n’ajoute,.non plus qu’elle n’ôte rien à la difficulté de comprendre des relations mutuelles, ou des dépendances et des causes; mais que la seule forme rationnelle sous laquelle le monde puisse entrer dans notre connaissance, c’est une harmonie entre des groupes de phénomènes dont la conscience et l’expérience constatent certaines séparations et certaines liaisons, et qui sont tels que certains d’entre eux, quand ils se modifient de certaine manière, impliquent des modifications de certains autres, sans que nous puissions jamais pénétrer au delà de ce fait d’un ordre harmonique de coexistence et de succession. « Nous citerons encore un passage. Il s’agit cette fois de l’induction qui conduit les métaphysiciens à leur thèse de l’être nécessaire en soi: « Nous ne pouvons connaître de l’objet que ce par quoi il est en communication avec nous, ses déterminations dans les catégories qui sont expressément les nôtres. Notre science ne peut donc excéder la connaissance de nos catégories appliquées à nos perceptions. Tel est le domaine, telle est la limite du savoir de l’homme. » « Ceci est catégorique et on ne saurait mieux dire. Pourquoi l’auteur ajoute-t-il: « Toute application de nos propres catégories à l’universalité est arbitraire et n’offre aucun caractère scientifique. » En tant que l’univers entier pourrait être pour nous un objet d’affirmation quelconque, il semble pourtant que nous ne pouvons qu’appliquer nos catégories. En tant qu’il ne peut être pour nous l’objet d’une affirmation quelconque, n’en parlons plus. L’auteur continue: « La nature active de notre esprit, son initiative lui permet de ne point s’arrêter à chaque terme de la série de ses perceptions; il peut par réflexion sur sa fonction même dépasser toute perception et considérer comme accomplie son oeuvre successive, mais dès lors il cesse de percevoir et conçoit; il conçoit le tout dans l’absolu. Telle est son opération métaphysique; il ne peut affirmer du tout qu’ une vérité, c’est qu’il existe par lui-même, vérité qui n’est point transcendante, mais qui découle de la définition du tout. Du reste, nous « ignorons complètement les catégories du tout hormis celles qu’implique notre propre essence. La métaphysique ne peut donc faire aucun progrès, elle est toute dans une seule idée qui est son principe et son terme: l’être par soi. L’histoire prouve suffisamment qu’elle n’a jamais fait un pas de plus. Les métaphysiciens et les théologiens ont, sous toutes les formes, transporté les catégories humaines à l’être par soi. » « La conclusion de ce remarquable passage est nettement criticiste. L’auteur semble même nous permettre, dans les lignes que nous avons soulignées, de considérer le tout comme un vrai tout, savoir déterminé, car notre essence intellectuelle nous oblige à regarder un tout comme un tout et non pas comme un infini. Toutefois, le procédé de M. rappelle ici celui que M. Vaherot suit et qualifie si étrangement d’analytique, pour arriver à constituer une synthèse d’éléments contradictoires. Nous ignorons si M. entend que le tout doit être posé éternel et infini. Nous voudrions bien qu’il trouvât l’occasion de s’expliquer quelque part sur ce point. Ce qu’il dit, que nous ignorons complètement les catégories du tout, souffre une exception en effet, en ce sens que nous sommes tenus de savoir, quand nous parlons du tout, ce que nous appelons le tout, et quand nous disons qu’il est par soi, ce que c’est selon nous qu’être par soi. » Voici maintenant quelques lignes, écrites par M. Max Bonnet, en 1876, dans le n° 24 de la Revue critique d’histoire et de littérature, dirigée par MM. C. de La Berge, M Bréal, G. Monod et G. Paris: « _ M. , dont la traduction du 1. Ier est ce qu’il existe de mieux en ce genre, M. en s’aidant des bons ouvrages modernes pour faire disparaître certaines taches, créerait un Lucrèce français qui n’aurait rien à envier aux meilleures traductions en vers des nations plus favorisées par leur idiome pour des travaux de cette nature. » Source: http://www.poesies.net