La Tragédie De Pasiphaé. (1627) (Qui est nouvelle et n'a jamais été représentée.) Par Théophile de Viau. (1590-1626) Tragédie. M. DC. XXVII A Paris Chez Claude Et Charles Hulpeau, sur le Pont Saint-Michel, à l'Encre Double. et Jean Martin sur le Pont Saint-Michel, près le château Saint-Ange. TABLE DES MATIÈRES. Au Lecteur. Argument. Personnages. ACTE I ACTE II ACTE III ACTE IV ACTE V Notes. Au Lecteur. Salut. Ami lecteur, l'ardente affection que j'ai de te donner quelque utile contentement et une morale récréation m'a rendu curieux et convoiteux de recueillir, partout où ma diligence a eu de l'accès, les plus agréables fruits poétiques que les vierges bourgeoises du sacré Parnasse ont fait distiller des mielleuses plumes de leurs nourrissons les plus célèbres et les mieux enthousiasmés de ce temps. La lecture que tu feras de ce poème dramatique, intitulé Pasiphaé, que je te dédie, te donnera sujet de me remercier de ce que je l'aurai exhibé à la vue du public. L'argument t'enseignera aussi sommairement ce qui est compris en icelui. Il est tiré du huitième livre des Métamorphoses d'Ovide. Plusieurs estiment que ce poème est du style de feu Théophile. Un de ses plus particuliers amis me l'a assuré, et qu'il le fit au commencement qu'il s'introduisit en Cour. J'ai sur son affirmation cru que cela était ainsi. Le jugement qu'en ont fait quelques braves hommes m'a fait résoudre à le divulguer pour tel, afin qu'il suruesquit son auteur. Sous les enveloppes de cette histoire fabuleuse, il y a une mythologie instructive qui mérite d'être bien méditée et entendue. Pour y parvenir (AMI LECTEUR), prend la peine de feuilleter le 5° chapitre intitulé Pasiphaé du 6° livre des Mythologies de Noël des Comtes. Reçois de moi cette adresse, jouis franchement du travail journalier de ma presse. Qui ne cessera d'aller son train, pour produire des ouvrages exquis qui délecteront et profiterons au Lecteur, en continuant, Adieu. Argument. Minos, fils de Jupiter et d'Europe, roi de Crète, vengea la mort de son fils Androgée sur les Athéniens et Mégaréens, qui avaient proditoirement occis; il les força à lui envoyer tous les ans pour tribut sept nobles adolescents et autant de pucelles pour être dévorés du Minotaure, qui était dedans le labyrinthe fabriqué par Dédale. Tandis qu'il faisait la guerre aux Athéniens, Pasiphaé, fille du Soleil et de Perseis, femme de Minos, devint enragément amoureuse d'un taureau blanc, avec lequel elle s'accoupla par l'invention de Dédale, qui la mit dedans une vache de bois. De leur accouplement naquit le Minotaure, qui était demi-homme et demi-taureau. Thésée, par le moyen d'Ariane, qui l'aimait, entre dedans le labyrinthe et le tue; afin d'abolir le sanglant tribut que Minos leur avait imposé. Dédale se sauve avec des ailes artificielles pour éviter la punition: mais son fils Icare pour voler trop haut, chut dedans la mer, et s'y noya par sa témérité. Personnages. PASIPHAÉ, femme de Minos. BERSYNTHE, damoiselle d'honneur de Pasiphaé. ARIANE, fille de Minos. PHÈDRE, fille de Minos. PREMIÈRE FILLE, captivée. DEUXIÈME FILLE, captivée. SILVRE. NOCHER. MINOS, roi de Crète. L’ORACLE. AMBASSADEURS D'ÉGÉE. ÉGÉE, roi. CONSEILLER. NAUTONNIER. PILOTE. THÉSÉE, fils d'Égée. LES GARDES. GEÔLIER. DÉDALE. La Troupe Des Captifs. ACTE I Pasiphaé, Bersynthe, Minos. PASIPHAÉ. Soleil qui fais tout voir et qui vois tout au monde, Cache, mon géniteur, ta flamme dessous l'onde, Cesse de plus montrer le jour que j'ai pollu, (1) Couvre, en couvrant le tien, mon flambeau dissolu; Cache aux yeux des mortels un prodige difforme, D'un monstre tant hideux l'accouchement énorme; Soit de lui la mémoire éteinte désormais, Que nos futurs neveux l'ignorent à jamais, Que d'un reproche tel jusqu'à la moindre trace Le soupçon odieux s'absente de ma race. Seule je suis infâme, et seule avec mon fruit J'épouse le tombeau d'une éternelle nuit. Qu'on taise mon renom et l'histoire tragique Du plus horrible enfant que vit jamais l'Afrique. Qu'une reine un prodige au monde ait apporté, Que d'un taureau beuglant mon ventre ait avorté! Ô cieux! Vous l'avez vu sans me broyer en poudre, Sans consumer ce lit d'un rouge trait de foudre. Fends toi, terre, englouti la mère avec l'enfant, Et couvre ma vergogne en ton gouffre étouffant, (2) Que le plancher croulé sous cette couche fonde, Que le ciel sur ce toit éclate et le confonde! Ô dieux si vous avez des feux comme l'on dit, Versez les maintenant sur ce couple maudit. Vous m'êtes sourds, cruels, vous n'avez point d'orages Capable d'assouvir ma forcenante rage. Venez, Fureurs, venez, impitoyable essaim, De vos noirs couleuvreaux me déchirer le sein. Vous me fuyez, Enfers, mon effroyable encombre Épouvante l'horreur de la caverne sombre. Ô mechef, ô désastre, ô comble de malheurs! (3) BERSYNTHE. Madame tempérez cet excès de douleurs, Ne vous laissez dompter à la fureur maîtresse, Opposez la raison aux coups de la détresse, Votre désastre est grand, mais ne doit-on souffrir Tout ce qu'il plaît au ciel d'encombre nous offrir? Les malheurs enchaînés, le fil de notre vie Rongent continuels tant qu'elle soit ravie, C'est du Destin puissant l'irrévocable loi Qui règle également le champêtre et le Roi. Le sort, âge, ny sexe en sa fureur ne flatte, D'en haut le trait du foudre indifférent éclate, (4) Sinon que plus souvent il brûle décoché, Le faîte d'un cyprès du ciel plus approché, Et l'orgueil d'un sapin plutôt ce feu terrasse, Que des saules rivagers la chevelure basse, De même vos grandeurs, plus qu'un peuple fangeux Exposent votre chef aux foudres orageux Les Dieux pour se montrer à l'univers suprêmes, Souvent comme envieux frappent vos diadèmes, Car vos palais royaux, qu'ils font choir à l'envers, Croulent plus évidents aux yeux de l'Univers. Vous le savez, Madame, et qu'à leur main inique L'écu de patience est le remède unique, Le bouclier plus fort encontre tous malheurs, Et l'antidote seul offert à vos douleurs. PASIPHAÉ. Le remède à mes maux, joint à mon infamie, Ne se présente ailleurs qu'en la Parque blêmie, Hélas! Qu'un trait du Ciel en foudre délâché (5) N'a-t-il dedans l'Enfer mon opprobre caché! Jupiter fut trop doux, et l'aide de Lucine Coupable a relevé ma honteuse gésine, (6) Quoi donc vivrai-je encor à fin que le remords De mon crime odieux me livre mille morts, Non, non, plutôt du sort j'accomplirai l'ouvrage, Un juste désespoir doit venger mon outrage, Un poignard acéré me percera le flanc Pour ma honte noyer d'un gros fleuve de sang. BERSYNTHE. Dissipez, immortels, ce tourbillon de rage, Madame, réfrénez ce furieux courage, Revenez à vous-même, hélas votre cercueil Ne peut que rengréger blâmable votre deuil, (7) Plus affliger Minos le travailler au double. PASIPHAÉ. Ha! Ce nom de frayeur l'entendement me trouble, Minos que je diffame aux races à venir, Tant que l'âge mortel aura le souvenir, Minos que maintenant (énorme vitupère) D'un taureau mugissant je fais être le père, Pourrez vous le souffrir, pourrez vous l'ayant su, Me massacrer, la mère, et le monstre conçu, Cachant dans un tombeau qui tous deux nous enserre Le reproche du Ciel, la honte de la Terre. Ha! Je vous préviendrai, j'éviterai les dards Que me lancent déjà vos furieux regards; Vous ne me verrez point à l'objet de votre ire, (8) Ma mort rengrégerait son destiné martyre. (9) Sus! Qu'on m'apporte ici le monstre que j'ai fait, Qu'il soit d'un même fer avecque moi défait. Oblige mon amour de ce dernier office. Quoi vous me refusez ingrate, ce service. Las! Tu me fais souffrir, sous ombre de pitié, Et pire qu'un bourreau, je sens ton amitié. Bersynthe, toi ma chère et ma fidèle amie, Toi seule en qui ma foi toujours s'est affermie, Fais paraître aujourd'hui l'amour que ci-devant, Ton coeur officieux m'a témoigné souvent, Couronne par la fin ta volonté fidèle, Prends, Bersynthe, un poignard; ne crains d'être cruelle, C'est m'être pitoyable en m'offrant un secours Qui seul de mes ennuis doit terminer le cours, Précipitant là-bas aux germaines furies Mes douleurs qu'aussi bien je ne puis voir guéries. Bersynthe derechef, si mon amour t'époint, (10) Prends un fer, je te prie, et ne m'épargne point, Que je sois par ta main d'un trépas salutaire Poussée avec le monstre en l'orque solitaire, Tu n'auras pour cela les astres ennemis, Les dieux approuveront l'homicide commis, Tu les venges ainsi, mon offense punie, Tu venges autant ainsi leur propre ignominie, Tu priveras Minos de l'objet odieux, Que lui doit présenter mon fruit prodigieux, Ainsi tu prouveras l'amour de ta maîtresse. Ne cherche point d'excuse où la raison te presse, Tu rétive couarde à ce piteux devoir, Ne peut donc ma pitié, barbare, t'émouvoir? Que veut ta face ainsi contre terre abattue? BERSYNTHE. Hé Dieux le coeur me fend, votre douleur me tue, Madame reprenez vos esprits égarés. On ne va que trop tôt dans le nuiteux marais; (11) Toujours on est à temps sur ce rivage triste D'où jamais du retour nul ne trouva la piste, Moi souffrir votre mort, et que ma propre main Se vint contaminer d'un fait tant inhumain, Ha plutôt le trépas prévienne cette envie, Jamais un crime tel ne souillera ma vie, Madame, vous mourant, je mourrai donc aussi. Mais Dieux je vois Minos s'acheminer ici, Retenez ces sanglots témoins de votre angoisse Que cet oeil plus serein à son abord paroisse. MINOS. Te revoyant délivré, or Madame je veux, À la chaste Lucine appandre mille voeux. (12) À son honneur sacré trois génisses cornues Sur des autels nouveaux enfumeront les nues, Pourquoi pleurent ces yeux tous ternis de couleur, Tu ressens quelque pointe encor de ta douleur, On y soutient le choc d'une pénible entorse, Deux soleils suffiront à réparer ta force. Reprend coeur mon souci, montre un oeil plus joyeux, Et me dis quel enfant nous ont donné les Cieux, Si quelque fruit naissant a bienheuré ta couche. Mais quels profonds soupirs s'exhalent de ta bouche; C'est un nouveau surgeon de ton sexe produit, (13) Tu n'as pas accouché d'un moins aimable fruit, Sage autant que la mère, et semblable de forme, Et d'un esprit royal à tes vertus conforme, Nous avons trop de quoi nous contenter heureux, Mais je vois qu'un chacun lamente douloureux, On ne me répond rien, quel funereux esclandre M'annonce tant de pleurs que je vous vois répandre, Mon esprit, étonné d'un soupçonneux martel, Présage de l'enfant l'accouchement mortel. PASIPHAÉ. Plut au ciel rigoureux qui fait que ma paupière, Honteuse, malgré moi, regarde la lumière, Que la mère et l'enfant sous un même destin De l'Érèbe gouffreux le désiré butin. (14) MINOS. Quel désespoir vous tient, quel étrange manie Le frein de votre esprit si fièrement manie Et vous et votre fruit la tombe souhaiter, On voit leurs fans hideux les ourses allaiter; C'est offenser nature, et plus qu'une lionne, Plus qu'un coeur de tigresse avoir l'âme félonne. Vous le devez aimer, c'est votre propre sang, Fut-ce un prodige énorme éclos de votre flanc. PASIPHAÉ. Hélas vous l'avez dit, un prodige farouche A diffamé naissant notre royale couche. MINOS. Ô dieux qu'ai-je entendu? C'est un songe trompeur, Qui vainement passé, m'emplit l'âme de peur, Me dites-vous au vrai qu'une engeance brutale Dans votre lit pollu voit son heure natale. PASIPHAÉ. Le témoignage prompt, autant vrai qu'odieux, Ne pourra que trop tôt vous en venir aux yeux. MINOS. Mais quel monstre est-ce là, quelle force mêlée, Rend du portrait humain la forme maculée. (15) PASIPHAÉ. Hélas n'enquérez plus ma langue sur ce point, L'effroi du souvenir qui furieux m'époint, (16) Refuse le récit de ces piteux encombre, Que ne suis-je déjà parmi les vaines ombres. MINOS. Si veux-je voir que c'est, qu'on me le montre ici, Ô dires des Enfers, quel prodige est ceci, (17) Voilà le dos d'un boeuf joint à la face humaine, Recteurs de l'univers, cohorte souveraine, Dieux équitables Dieux qu'avons-nous tant forfait Pour souffrir de votre ire un si terrible trait, Pères de la nature, impitoyables pères, De quels si grands péchés se vengent vos colères, Combien faites-vous voir que les plus fiers humains, Fléchissent impuissants sous vos divines mains, Qu'un diadème d'or ne garantit nos têtes, N'exempte point les rois des coups de vos tempêtes, Que vos fléaux sur tous s'étendent ici-bas! Bien jugés, immortels, je n'en murmure pas, Je souffre patient des malheureux désastres, Exposé criminel à la fureur des astres, Je sais que dès le bers nos destins malfaisants Dévident en péché la course de nos ans, Que dans le large rond que l'Océan enserre Le chef du plus dévot est digne du tonnerre. Balançant notre offense à la punition, C'est le soulas unique en notre affliction. (18) PASIPHAÉ. Diffamez d'un opprobre honteux à la mémoire, Qui jusqu'aux ans derniers aura sa tache noire, Que sert de réclamer les Déités des cieux, Que sert d'un vain soulas le miel fallacieux, Le mal est sans remède, et quoi que l'on essaye, On ne guérit jamais une incurable plaie, De moi du seul trépas j'espère le confort Qui m'emporte, ombre vaine, aux rives de la mort, Cher époux, par l'ardeur dont vous m'avez chérie, Écoutez donc ma voix dolente qui vous prie, Par tout ce que de moi vous eûtes jamais cher, Que votre bras me fasse en l'Orque trébucher, On ne peut d'un pardon flatter ma forfaiture, J'ai blasphémé l'amour, j'ai violé nature, Je m'expose au supplice; hélas supplice doux, Si désormais du ciel il calme le courroux, Pourquoi m'épargne tant votre âme pitoyable. MINOS. Il me faut donc mourir également coupable, Non, non, pourquoi voudraient nous imputer les Dieux Ce que nature errant a fait de vicieux, Outre qu'en désespoir se bourreler soi-même, C'est irriter des Dieux la majesté suprême, Offenser leur justice, et volontairement Chercher d'un Ixion le juste châtiment. Les Dieux tiennent la vie et le trépas des hommes, En ce globe mortel par cette loi nous sommes Au sentier de nos jours borné de leur compas, Nous ne saurions hâter ni retarder nos pas, Témoigner à rencontre un obstiné courage, N'est que montrer sans fruit le fiel de notre rage, Enflammer leur courroux, et sous ombre de deuil Brauer leurs coeurs divins d'un téméraire orgueil, Tempère (mon souci) la coléreuse envie Qui te fait en fureur tant abhorrer la vie. PASIPHAÉ. Vos propos tout confus de divine faveur, De mon esprit remis alentent la ferveur; (19) Pour vous je ne verrai la stygieuse rame, (20) Pour vous je traînerai ma langoureuse trame: Mais ce monstre enfanté, mon diffame pervers: Comment le receler aux yeux de l'univers? MINOS. Dans le profond enclos d'une caverne sombre, Où s'épande toujours l'obscurité de l'ombre: Il faut le renfermer, et là, secrètement, Du vivre journalier lui fournir l'aliment. De quelque ouvrier expert l'industrie subtile À cet ouvrage ici doit s'employer utile. BERSYNTHE. Un Dédale nommé sur tous industrieux, Sait bâtir des prisons en tours ambagieux, D'irrémeable accès; c'est un creux labyrinthe (21) Propre à votre dessein. MINOS. Va le trouver, Bersynthe, L'affaire t'est commis, dis lui qu'au plus soudain Pour complaire à mon veuil, y soit mise la main, (22) Tandis en vos travaux, consolez-vous Madame, Ne donnez en butin à la douleur votre âme. On voit finir le mal souvent récompensé D'un contraire bonheur qu'on n'a jamais pensé. PASIPHAÉ. Ainsi puissent les Dieux d'une liesse prompte Ensevelir bénins ma tristesse et ma honte. (23) ACTE II Minos, Silvre, Oracle, Ambassadeurs. MINOS. Battu d'un coup du ciel, épouvantable effroi, Qui superbe se vante du vain titre de Roi, De qui crut la couronne une capable roche Pour émousser les traits que Jupiter décoche, J'apprends hélas j'apprends que les astres toujours Regorgent de méchef pour malheurer nos jours; (24) Ainsi, dorénavant, tes flammes radieuses À mes jours beau Soleil éclatent odieuses, Ainsi dorénavant mon âme n'a d'objet Qui ne lui soit d'ennui lamentable sujet. Rien ne s'offre à mes yeux qu'encombre, et les délices Plus douces de ma cours ne sont que des supplices Tout ce qui plus joyeux s'oppose a ma langueur De mon deuil incurable augmente la rigueur; Mon coeur, traînant du ciel la coléreuse flèche, Porte toujours la main à sa récente brèche, Se propose toujours et gémit en horreur De nature et du ciel le monstrueux erreur. Un prodige germé de ta royale souche, Un taureau dont ta femme à ta honteusement accouche, D'effroi ce souvenir hérisse mes cheveux, Et me revient tant plus éteindre je le veux Qui désormais ma Crète, ô toi Reine des îles, Doit régir après moi tes populeuses villes? Mon Androgée est mort, et mon sang odieux, Ne germant perverti qu'un fruit prodigieux. Androgée, un patron des princes magnanimes Que l'Ardenois poussa dans les nuiteux abîmes, Ha! Ce forfait m'emplit d'éternelle rancoeur, Et toujours d'un dépit m'en fait signer le coeur, Aussi, tant qu'un soleil éclairera le monde, Tant que sera mon règne environné de l'onde, Ma vengeance funeste empreinte de terreur Les battra criminels du trait de ma fureur, Flagellez par ma dextre en courroux étendue, Ils porteront la peine à leur offense due, Ou Minos cessera de commander ici, Ou Minos cessera de respirer aussi. SILVRE. Sire, leur crime est grand, un supplice condigne (25) Ne punira jamais leur trahison insigne, Ils ont trop outrageux forfait à l'équité Pour rendre leur méfait des peines acquitté, Le bruit sanglant du meurtre enfle à tous le courage, Époint tous vos sujets de vengeresse rage, (26) Il n'est celui de tous, tant ce rancoeur nous touche Qui son chef courageux n'expose à l'escarmouche, Qui ne se porte ardent ou plus sur les soldats Grêlent de tous cotés les flammes et les dards, Qui n?épandit son âme alors toute allégée, Votre injure une fois sur l'ennemi vengée, Vous en avez témoins ceux qui jà déléguez Ont d'un premier effort les traîtres subjugués, Ont fait couler du sang dans les vallons d'Ardée, Ainsi que d'un torrent la vague débordée, Ont élevé de morts un monstrueux bûcher, Ont fait plus d'ennemis en l'Orque trébucher Que de fleurs au printemps n'abat dessus la plaine De l'Aquillon grondant la froidureuse haleine, (27) Plus que dans l'Ibérie au bois demi mourant (28) N'arrache de cheveux l'automne dévorant, Plus qu'on ne voit au ciel de ces lumières sombres Quand la dive aux trois noms a fait venir les ombres. MINOS. Hélas! Mais ce carnage aux armes mutuelles Redonde jusqu'aux miens également cruel. (29) Déjà tant de milliers de valeureux gendarmes Tombent a mon sujet sous les contraires armes, Mon royaume déjà se comble d'orphelins, Ô Mars, que tes effets nous ont été malins. SILVRE. Revengeant un affront dont le sort nous afflige, À un second malheur notre malheur s'oblige; Nous ne faisons ainsi qu'exhaler un courroux Autant qu'à l'ennemi pernicieux à nous, Aveuglément poussés par le vent d'une rage, Sans amender le mal, sans réparer l'outrage, Car mille et mille corps pour quitter leurs esprits, N'en sauraient ranimer un que la Parque a pris. Tous vos sujets offerts en sanglante hécatombe Ne sauraient Androgée rappeler de la tombe: (30) On ne revient jamais ayant franchi ce pas, Car notre jour éteint ne se rallume pas, Ainsi le trait grondant élancé du tonnerre Quand le ciel dépité veut châtier la terre, Ne se rappelle point, et son mortel effet Ne peut non par les Dieux jamais être défait, Arrêtons donc le cours des rivières coulantes De tantde sang puisé dans nos troupes mourante, C'est trop donner de temps à nos vaines fureurs C'est donner trop d'espace à nos louches erreurs MINOS. Comment ne les punir n'en laisser un exemple Où la postérité d'âge en âge contemple Leur supplice effroyable à l'injure pareil, J'atteste les rayons du lumineux soleil, Ces rayons innocents dont la candeur outrée Rebroussa dans le ciel pour le crime d'Atrée Qu'un acte si perfide impuni ne sera Que ma fureur contre eux jamais ne cessera, Qu'il faut que leur couronne ou la mienne finisse. Paravant qu'un lien de paix nous réunisse. SILVRE. Vu qu'ils vous sont venus la trêve proposer, Au moins un peu de temps l'armée reposer, Ne sera que le mieux. MINOS. Si je permets la trêve Pour refaire mon camp, il faut qu'elle soit brève, Un siècle passera tandis chaque moment, Mais quel éclat de feu ouvre le firmament. L’ORACLE. Écoute prononcer juste Roi de la Crète, De l'oracle des Dieux ce que leur voix décrète, Ton fils dedans l'horreur du Tartare reclus Tant de sanglants regrets ne te demande plus Voyant tant de guerriers dans l'Achéron descendre, Tous les jours immolés à sa muette cendre, Il se plaint vers le Ciel, accuse son destin De l'avoir fait auteur d'un combat si mutin, Gémit que ta grandeur peu à peu diminue, Ainsi que ta fureur sanglante continue, Qu'en bref toute cette île est au fief d'Atropos. (31) Ses mânes pour cela n'ont jamais de repos, Toujours sont agités de ses fâcheuses craintes Et poussent vers le Ciel mille piteuses plaintes, Le Ciel importuné des cris de son malheur Les immortels touchés de sa juste douleur Ordonnent une paix à cette dure guerre Qui fait horreur au Ciel et frayeur à la Terre, Met la Mer en colère, et en trouble l'Enfer. Cesse donc par les Dieux de flammes et de fer! Donne, car c'est du Ciel la volonté mandée, Non seulement la trêve aujourd'hui demandée, Mais une entière paix octroie à l'ennemi; Et soulage ton fils au Cocyte blêmi, Ton fils de qui pourtant les cendres outragées Sur les traîtres seront cruellement vengées, Sans qu'il faille à cela tes lames aiguiser, Sans qu'il faille le sang de ton peuple puiser, Et noyer le supplice aux âges mémorable, Ordonné pour punir leur cité misérable, Tu auras un tribut de leurs propres enfants Qui te viendront leur vie apporter tous les ans, De l'un et l'autre sexe un sanguinaire hommage Des mânes de ton fils réparera l'outrage, Sept vierges et sept fils qu'ils éliront au sort En Crète tous les ans s'en viendront à la mort, Le monstrueux enfant dont ta femme accouchée D'un opprobre éternel a sa maison tachée, Se paîtra de leur sang ce montre mi-taureau Devant tes yeux vengeurs en sera le bourreau Au labyrinthe obscur où tu l'as fait enclore, Il jeûnera deux jours avant qu'il les dévore, Puis étant de la faim à la fureur réduit, Il aura ce butin à sa rage conduit, Ainsi sera le dol de l'ennemi perfide (32) Puni de cent trépas pour un seul homicide Leur honte aussi jamais ne sera dans l'oubli. À telle loi sera votre accord établi, Ainsi me l'ont dicté les gouverneurs du pôle, Ne sois donc point rebelle à leur sainte parole, Fais ce que je t'annonce, et que sans contredit S'exécute au plutôt l'arrêt que je t'ai dit. MINOS. Sacré nonce des Dieux, oracle de justice, Ô sainte voix du Ciel que tu nous est propice, Donc maintenant de nous s'absente le danger Donc vous prenez le soin, ô Dieux, de me venger, Mille grâces par moi d'immortelle mémoire Rendront ce bénéfice à nos neveux notoire, Je vous veux obéir et mon courage est prêt D'exécuter heureux votre divin arrêt. SILVRE. Bonheur inespéré qui me comble de joie, Mais quel peuple étranger avance ici sa voie Sire, tout à propos voici l'Ambassadeur Qui de trêve autrefois vous fut le demandeur. AMBASSADEURS. Abattus à vos pieds justement ennemis Pour l'horrible forfait que nous avons commis Notre voix d'un pardon honteusement vous prie, Pour l'honneur ruiné de toute la patrie, Par nos murs désertés par nos faibles remparts Qui de brèches crevées font ventre en mille parts, Par le sang qui rougit notre terre enivrée À la fureur de Mars entièrement livrée Par les Dieux, par le los du mérité renom (33) Dont la sainte clémence honore votre nom, Tempérez la fureur de votre ire équitable, Calmez votre vengeance affreuse et redoutable, Finissez nos travaux retirant le méchef Et les tourments hideux qui pressent notre chef, Ne veuillez sans profit et sans nul avantage Exercer plus longtemps cet impiteux carnage, (34) Au moins prenez pitié de vos propres guerriers Que l'Enfer tous les jours engloutit à milliers, À vos dépens d'autrui ne causés le dommage, Plus vous exigeant un tribut un hommage, Nous imposant de peine à chasser ce malheur Autant que de nos biens peut fournir la valeur Nous n'y rétivons point sans être réfractaires, (35) Nos plus beaux revenus à vos pieds tributaires, Nous vous apporterons, si payant nos moyens, Nous vivons de nos murs paisibles citoyens MINOS. Je demande un tribut que le Ciel même ordonne À telle paction le crime je pardonne. (36) AMBASSADEURS. Puisque le Ciel le veut Monarque nous voici Si vous le trouvez bon, pour l'approuver aussi, Ô Dieux que je redoute, un présage funeste Me fait craindre d'un trait de la rigueur céleste. MINOS. Ce tribut que le Ciel m'enjoint vous imposer Pour d'une entière paix nos discords apaiser, Est tel que tous les ans du sang de votre ville Quatorze enfants viendront recevoir en mon île Un trépas innocent pour vos chefs criminels, Et vous observerez ces pactes éternels Dont sept vierges sept fils ma victime asservie Me viendront tous les ans sacrifier leur vie, Vous me serez tenus de cet hommage là, Les Dieux en leur décret ayant conclu cela De mon sang malheureux font un prodige naître Dont la faim vos enfants sont destinés à paître, Avisés d'accepter l'accord venu des Cieux, Rebelles réprouvant la sentence des Dieux, Leur ire se renflamme, et mon coeur se rallume Pour vous persécuter plus qu'il n'a de coutume, Vous verrez de renfort mes bataillons doublés, Serez de ma fureur plus que jamais troublés, Sans merci, sans espoir de répéter encore Cet offre et soit juré par le Ciel que j'adore. AMBASSADEURS. Ô vengeance du ciel, ô justice cruelle, Ô pour nos citoyens effroyable nouvelle, Allons, leur rapporter les pactes proposés À ce cruel accord les rendre disposés. ACTE III Egée, Ambassadeurs, Conseiller, Nautonnier, Thésée, Filles. ÉGÉE. Pour un meurtre commis ô céleste malice Nous avons trop souffert ce rigoureux supplice, Durera-t-il toujours le carnage et le fer. N'ont-ils encor soulé l'insatiable Enfer, Caron dut être las de passer les cohortes Des esprits séparés de nos brigades mortes En ce siège cruel, des soldats égorgés Se sont mille ruisseaux dans l'Orque dégorgés. Hélas! Depuis le jour que le flambeau du monde Éclaira le chaos de sa première ronde, Les cieux n'ont point versé de désastre pareil Si dure cruauté ne fut sous le Soleil, Non pas du premier jour du siège des Pergames Jusqu'à la triste nuit de ses meurtrières flammes, Lorsqu'enfants, père, mère et les vieillards plus vieux Se virent égorgés dans le temple des dieux, Quand l'honneur dévoré de leur ville fameuse Soula l'ire du Ciel en victime fumeuse. À l'effroyable horreur du comble de leurs maux Nos malheurs comparés se trouveront égaux, Injustice du ciel pour si légère injure, Que la punition se prend bien à l'usure: Ô barbare Minos ressource de nos maux, Combien juge équitable on te renomme à faux, Exécrable tyran moins doux que Diomède, Qui d'un Busire fier les cruautés excède, Jamais tout ton venin ton coeur ne vomira Ta sanguinaire soif jamais ne tarira, Ni ne verrons jamais ta colère fléchie Tes scadrons absenter notre terre affranchie. (37) Que veux-tu plus de nous, oppressés de la faim? La mère ses enfants dévore au lieu de pain, Nos murs sont tous déserts, la campagne se noie Dans notre sang versé qui par fleuves ondoie, Tes guerriers ont leur part en notre inique sort, Également par toi victimes de la mort. Ton malheur, peu s'en faut, au nôtre se parie: (38) Il est temps, il est temps de brider ta furie! Nous sommes criminels du malheureux trépas Qui ton fils Androgée a fait tomber là-bas, Il est vrai; mais aussi nous promettons d'amende Tout ce qu'à l'expier ta rancoeur nous demande. Prends ce qu'il te plaira, exige sans pitié De tous nos revenus la plus riche moitié: Je jure par les Dieux que plus grands je révère. Retirant de nos chefs ce châtiment sévère, Nous te l'accorderons! Mais n'aperçois-je pas Les députés vers lui tourner ici leur pas, À quoi s'est résolu ce monarque de Crète. AMBASSADEURS. Que toute la patrie à lamenter s'apprête Que ne suis-je chétif au dernier de mes jours. ÉGÉE. Quoi veut-il persister en la guerre toujours? AMBASSADEURS. D'un contraire malheur la guerre terminée, Il tient notre Cité sous son joug dominée, Il accorde la paix, mais sous des pactes tels Qu'on élirait au prix les combats plus mortels. ÉGÉE. Je ne vois point de sens en ce douteux langage Ouvre nous plus a plain ton funeste message. AMBASSADEURS. Humbles d'oeil et de voix et ployants les genoux Nous avons vu ses yeux enflammés de courroux Ainsi qu'une lionne aux forêts de Nemée (39) Découvrant un chevreuil dans l'ombreuse ramée. (40) D'une voix en courroux comme un foudre éclatant Avant qu'il soit de nous un seul mot écoutant: Ha mechants, nous dit-il, exécrables perfides, M'osez-vous polluer de vos yeux homicides, À son regard troublé d'un criminel remords D'avoir poussé sa race au royaume des morts, Nous ouvrons la parole, et tombés sur la face, Requérons d'un pardon sa pitoyable grâce, Lui dépeignons aux yeux le long siège inclément, Qui son peuple et le notre opprime également Conjurons sa pitié par le renom de juste Qui le rend aujourd'hui par l'univers auguste Qu'il lui plaise une paix en fin nous accorder, Et le forfait commis d'un tribut amender, Le prions qu'à son choix il exige un hommage Alors de la frayeur m'étouffe le courage. ÉGÉE. Achève et nous apprends quel fardeau si pesant, Quel tribut si cruel il vous est imposant. AMBASSADEURS. Un tribut ordonné par le courroux céleste, Un autel de Busire un repas de Thieste, Un oracle du Ciel pour nos débats finir, Et d'un supplice dû notre crime punir, Las ce cruel tyran expressément commande Que notre propre sang lui soit donné d'amende. ÉGÉE. Ô tribut exécrable! Horrible nouveauté! AMBASSADEURS. Que nous soyons tenus, extrême cruauté Qui fait que tout mon sang dans mes veines se fige, Paître de nos enfants la fureur d'un prodige, D'un monstre mi-taureau, l'abominable fruit Que nature en horreur de son germe a produit. Il faudra chacun an que quatorze de nombre Viennent porter leur vie à ce mortel encombre Que sept de chaque sexe en leur âge plus beau Présentent leur gosier à ce monstre bourreau, Tel hommage le Ciel enjoint qu'on leur octroie. ÉGÉE. Barbare Jupiter, tonne, éclate, foudroie, Décoche tous les traits du boiteux forgeron Pour m'envoyer victime aux gouffres d'Achéron. CONSEILLER. C'est le décret des Dieux, et leur sentence expresse Ordonne à tel effet échanger notre oppresse. L'affaire est bien pesée, il vous est bien meilleur D'appointer à ce prix moindre en est le malheur, (41) Que non pas tous mourir et que perdre l'Empire De deux malheurs au choix, il faut laisser le pire Qui pourrait s'acquitter en l'hommage du Ciel Pour fondre en quelque autel un offrande de miel, L'homme le plus avare enivrerait les nues Pour le sang épargner de ses troupes cornues, Ainsi serait bien sot le vassal qui rendrait Deux tributs à son Roi, pour un seul qu'il lui doit, Que sert-il d'employer beaucoup en une affaire Qui pourrait aussi bien avecques peu ce faire Si quatorze trépas de nos enfants livrés Peuvent rendre un millier de peuples délivrés, Pourquoi de notre sang épandre davantage, Pourquoi ne vous soumettre à si léger hommage? ÉGÉE. Hommage si léger, et de quel autre faix Plus pesant pouvaient-ils surcharger cette paix, Tu le nommes léger, et dans l'ombreux royaume Le roc Sisyphean n'est au près que du chaume, Tu le nommes léger, et je serais moins las Sous le faix d'Encelade, ou sous celui d'Atlas. AMBASSADEURS. Il me semble léger et sa peine moins dure, Puisque sa cruauté d'un nombre se mesure Il vaut mieux deux fois sept que deux fois mille offrir, Bien certains du malheur que nous devons souffrir, On prend pour se résoudre un soulas profitable Un mal que l'on prévoit n'est pas si dommageable. ÉGÉE. Ridicule soulas et que peut profiter De prévoir un malheur qu'on ne peut éviter? Au contraire certains de nos futures pertes La rage nous fait voir les sanglantes offertes De nos enfants meurtris une frayeur toujours, Un désespoir secret accompagne nos jours Sans trêve, sans repos, cet infernal hommage Roulera par nos yeux sa funéreuse image, Chacun craindra toujours que son fils destiné Ne soit traîné sanglant du taureau butiné, Ô rage, ô crève-coeur, ô monstre de misère Que le Ciel, que l'Enfer avorte de colère, Dieux non pas de clémence, ains de sévérité. (42) CONSEILLER. Débattre aux immortels n'est que témérité, Soulons puisqu'il le faut leur sanguinaire envie. ÉGÉE. De nos fils innocents sacrifier la vie, Immoler les chétifs qui n'ont rien mérité: Ô méchef incroyable à la postérité, Bourreaux de notre sang de nos mains violentes Arracher les enfants à leurs mères dolentes, Pour les abandonner à ce monstre beuglant Qui en fera sa proie et son repas sanglant Contraindre a tel tribut nos âmes parricides, N'est-ce nous rendre ainsi de nous-même homicides, C'est forcer la nature, et pour complaire aux Dieux, Violenter les lois de la terre et des Cieux, Les Dieux se vont ainsi contrariant eux-mêmes. AMBASSADEURS. Cessez grand Roi cessez vos colérés blasphèmes Ne veuillez le vouloir des Dieux examiner. ÉGÉE. Ha! Je ne puis ici mon ire dominer. AMBASSADEURS. Un courroux inutile on doit sage restreindre Alors qu'il est permis tant seulement de plaindre Ici nous ne pouvons que seulement pleurer Les malheurs que les Dieux nous forcent d'endurer. ÉGÉE. Je ne saurais ployer à leur voix inhumaine. AMBASSADEURS. Il le faut, pour gauchir à plus cruelle peine. ÉGÉE. Est-il rien plus cruel que son sang immoler. AMBASSADEURS. Oui de voir un pays de peuple désoler, Perdre toute la terre à votre loi soumise, Qu'on sauve avec ce peu de victime requise On ne le doit nier, car ne l'accordant pas, Pour cela vos enfants n'échappent du trépas, Ils ne feront ainsi qu'en leur cendre meurtrie, Mourir des feux meurtriers de toute la patrie, S'ils meurent plus heureux, ce sera que mourant Ils se verront suivis de beaucoup de parents, Ne voyez-vous les traits de la fureur divine Qui menacent nos murs d'une entière ruine, Minos s'est résolu d'envoyer du renfort Pour redoubler son camp et nous presser plus fort, Puis les Dieux plus à craindre ordonnent votre crime, S'expier sanguinaire en sanglante victime. ÉGÉE. Ô terre désastreuse! Ô peuple malheureux! Payons donc au tyran le tribut funéreux, Versons-lui notre sang propitions les mânes (43) De son fils qui se plaint aux rives stygianes, De son fils dont le meurtre empreint au souvenir À mes yeux effrayez ne cesse de venir, Allons signifier à la ville étonnée Cette sanglante paix contre nos voeux donnée, Et, commettant au sort le troupeau innocent, Choisir ceux qui feront un hommage récent, Envoyons mes amis à ses mortelles peines Quatorze enfants tirés des familles d'Athènes. CONSEILLER. Ô justice cruelle! Ô destins irrités. En quel enfer de maux nous avez-vous jetés, Toi qui conduit des Cieux le grand tour ordinaire, Père Saturnien Majesté débonnaire, Et vous tous immortels dont l'amour infini Pour nos crimes de nous ne fut jamais banni, Modérez-nous votre ire, et d'un sort pitoyable, Bornez de peu de temps le supplice effroyable Que ce premier hommage a l'ennemi rendu, Notre sang au taureau ne soit plus épandu, Et faites Dieux bénins que mon enfant unique À ce tourment hideux aujourd'hui ne s'applique; Ainsi vous arrachez deux âmes à la mort, Car de mon fils perdu j'épouserais le sort, Ainsi, je vous promets, ma requête obtenue, De voeux continuels importuner la nue Aux autels érigés en nos saintes maisons, Des victimes brûler en toutes les saisons, Plus d'offrandes payer que le printemps ne donne De verdoyants cheveux aux rameaux de Dodone, Vous verser plus de sang dans ce vagueux enclos Que Neptune profond n'embrasse pas de flots, Faire fumer d'encens un plus riche nuage Que n'en fit le brasier du dardanois pillage. NAUTONIER. Entrez, pauvres agneaux destinés à l'autel; Recevez de mes bras un service mortel, Puisque je suis contraint, en ce cruel office, De porter votre vie au sanglant sacrifice. Ô bateau malheureux! Ô funeste aviron, Digne de ne servir qu'en l'esquif de Charon, Digne de ne couper que les flots de la Parque, Pourquoi me suis-je appris à conduire une barque À me connaître, expert, à la route des flots: Mais pourquoi seul choisi d'entre les matelots, Devais-je être le chef d'un si piteux voyage, Où je n'ai point d'espoir qu'en celui du naufrage, Que d'attendre les Cieux par pitié s'allumer D'un orage impiteux qui nous fasse abîmer. THÉSÉE. Cesse tes cris Nocher retient ta voix peureuse, Notre âme par la mort aujourd'hui bienheureuse, S'envole dans les cieux et laisse nos beaux jours Couronnez d'un laurier qui verdira toujours Nous vivrons d'âge en âge, et la voix de Mémoire De nos noms à jamais rechantera la gloire, Vous pleurez, mes amis à quel plus beau destin, Pouvait le bon démon réserver notre fin, Mourir pour la patrie, et c'est tout l'avantage Qu'ont les mignons des Dieux pour leur bel héritage, Il faut prendre courage et le trépas souffrir, Auquel vient avec nous l'honneur même s'offrir. UNE FILLE. De ce monstre bourreau l'imaginé visage Se présente à mes yeux, me transit le courage, Me glace tout le sein de mortelles terreurs, Et déjà de l'Enfer me fait voir les horreurs. UNE AUTRE FILLE. Dieux on nous fait mourir. THÉSÉE. Êtes-vous ignorantes, Des trois fatales soeurs qui sont tout dévorantes, L'une tient la quenouille, et l'autre le fuseau: Mais la troisième porte un funéreux ciseau, Qui selon que les Dieux ont mesuré notre âge, Prompte coupe la trame, et finit son ouvrage, Croyez-vous toujours vivre au terrestre séjour. UNE FILLE. Mais en notre printemps nous est ravi le jour! THÉSÉE. Et c'est en quoi les Dieux nous obligent encore, La vieillesse d'ennuis ainsi ne nous dévore, Nous ne saurons que c'est d'un continu cracher Qui nous vient les poumons en phlegmes arracher, D'être sourds, chassieux et glacés d'un cathère; Bref de traîner un corps qui n'est rien que de terre, Entrer au monument aussi secs que les os Qui depuis tout un siècles y demeuraient enclos. UNE FILLE. Mais nous mourons sans mal d'une mort violente. THÉSÉE. C'est pour nous exempter de quelque fièvre lente, D'un syncope subit ou d'un ardent poison, Maux qui font par le corps malade la raison, Affaiblissent l'esprit, plongent dessous la lame Avec la cendre morte une grand'part de l'âme, L'empêchent de voler à l'immortalité Étouffant de ses feux la noble qualité: Mais nous, grâces aux Dieux et à l'heureux encombre Qui nous pousse en bas âge en la demeure sombre, Évitons ce danger notre esprit sain et fort S'oppose courageux aux effrois de la mort, La mort qui n'a de mal ni d'accès difficile, Fors c'il qui nous y montre une peine inutile, Qu'est-ce qu'un pas soudain on a plus de tourment Au chemin de la mort qu'à son propre moment, Il nous y faut résoudre; or, sus, troupe chérie Qu'avez-vous, Le destin m'immole à la patrie, Ne montrez plus ici le courage rétif, Il se faut éjouir du glorieux motif, (44) Qui nous porte à présent sur les vagues humides, Apprenez à me voir à n'être plus timides. Sus, que l'ancre levée on démarre ce bord. LA TROUPE. Adieu donc pour jamais, adieu aimable port! THÉSÉE. Adieu chère patrie. LE PILOTE. Ha le deuil qui m'entame, Dans mes bras tremblotants fait chanceler la rame, Courage Nautonnier ramons bien d'un accort. (45) Où tend notre sentier. NAUTONNIER. Vers l'étoile du Nord, Ayant passé la côte, on haussera les voiles. THÉSÉE. Montrez-nous clairs jumeaux vos germaines étoiles Éclairez notre course et conduisez nos pas Sous vos astres tuteurs jusqu'au point du trépas. ACTE IV Ariane, Les Gardes, Thésée, Filles, Geôlier. ARIANE. Du sort injurieux la rancune et la haine, Brassent toujours du mal à l'innocence humaine, Celle qui par le chef ne portent pour atour, Que des serpents tressés qui leur flottent autour, La troupe des fureurs aux mortels ennemie Ne sommeille jamais dans la salle blêmie, Du nocturne palais, tout le malin troupeau Nous prépare toujours quelque encombre nouveau. Fortune sur nos chefs aveuglément se roule Or haut, or au milieu, or au bas de sa houle. Quel bonheur qui nous flatte, un astre dans les cieux, Nous aguette toujours d'un oeil malicieux. (46) Jupiter d'un clin d'oeil les empires renverse, Et des mieux fortunés les grandeurs bouleverse. Un exemple inouï dans les siècles passés, Un monstre de malheur le nous apprend assez, Crète de cent cités richement populeuse, Crète sur les cités du monde glorieuse Qui naguère en bonheur les cieux même excédait, Naguère la fortune entière possédait Des astres plus bénins saintement affublée, Se voit en un clin d'oeil d'adversité comblée, Mon frère, en qui mon père âgé se reposait, En qui l'espoir du peuple entièrement gisait, Soulas de la patrie et son amour unique, Passé de son printemps en l'antre Plutonique, Il est mort, et malheur, notre sang peu fécond, Ne laisse à tant de biens un héritier second, Minos n'a plus de fils futur prince de Crète, Et les Dieux! Ha ma voix dans l'artère s'arrête, Le poumon me défaut, et mon palais perclus Ne veut, n'ose, ne sait éclore le surplus, Et les Dieux, mais plutôt les horreurs stygiales, (47) Les fureurs ont poilu les entrailles royales, D'un prodige enfanté, conçu d'un même sang Que je suis, et porté neuf mois en même flanc, Horrible monument d'une honteuse flamme Qu'un silence éternel doit sauver de diffame, Encore les destins ne se contentent point, Un plus piteux esclandre à celui-ci se joint. Ce monstre ne se paît que du sanglant massacre, Que l'injure du Ciel à sa fureur consacre; Son breuvage est de sang, un hommage annuel Doit fournir de viande à son repas cruel, Et nous sommes contraints de meurtrir, misérables De l'essence des Dieux les portraits vénérables, Violer leur image et donner à la faim De ce monstre glouton un sacrifice humain, La pitié me transit, je me sens offensée Repassant tel horreur en ma triste pensée, Et je jure le Ciel, où mon esprit malsain, Possible enverra cette complainte en vain, Qu'il me déplaît de vivre à tel malheur contrainte Que d'un trépas soudain l'inévitable atteinte, M'allégerait beaucoup, si mourant je pouvais Racheter ces pauvrets qu'au supplice je vois, Quoi les faire mourir s'il ne sont pas coupables, Dieux de tant d'injustice êtes vous bien capables, Êtes-vous si cruels, mais quel bruit impourvu (48) Survient à mes regrets, ô grands Dieux, qu'ai-je vu! Voila ces innocents qu'au supplice on prépare, Arrêtez, inhumains, voyez troupe barbare, Quel mal on vous fait faire, et par les Dieux voyez À quelle impiété vous êtes employés, Qu'ont forfait ces pauvres, quel supplice les mène, Au tourment préparé de leur future peine. LES GARDES. Nous n'enquérons cela, ne nous chaut de savoir Ce qu'ils ont perpétré, ce n'est notre devoir, Madame; notre charge enjoint de satisfaire Au mandement du Roi et son vouloir parfaire, Justes ou criminels, à tort ou par raison, Il nous les faut traîner au creux d'une prison. ARIANE. Que faites-vous, bourreaux. LES GARDES. Hé, Madame, de grâce, Qu'en votre coeur pour nous la pitié prenne place, Préservez notre chef de l'éminent trépas, Que notre corps ne serve au monstre de repas. ARIANE. Par les Dieux conjurés, par la foi d'innocence, Par mon autorité dont tous prendrez licence, Lâchez-les, mes amis, de grâces les lachez, Et d'un si lâche exploit vos dextres ne tachez. Obligez mon amour si vous craignez mon père, Je vous exempterai des traits de sa colère, Pour vous servir d'asile encontre ce danger, Je donnerai mon chef afin de vous pleiger. (49) LES GARDES. Contraints d'exécuter ce que le Roi commande, On ne peut accorder votre sainte demande, Rebelles à Minos, nous serions criminels. Les crimes au surplus, qui sont tous personnels Ne se peuvent pleiger. Cette faute commise, Pour votre caution ne serait pas remise, Nos chefs en pâtiraient. THÉSÉE. Ayez pitié de nous. ARIANE. Ses soupirs, ses accents si piteux et si doux, Ne vous amolliront, ces beautés si divines Ne feront point d'effort à vos dures poitrines! L'UN DES GARDES. Voulez-vous en leurs lieux vous rendre prisonniers. DEUX DES GARDES. Nenni. PREMIER GARDE. Et vous? L'AUTRE GARDE. Ni moi. ARIANE. Ô rochers mariniers! Fiers tigres du Caucase! Ha que mon âme endure Au souvenir affreux de leur proche torture. LES GARDES. Mais nous sommes ici trop longtemps demeurant, Allons, il faut venir. THÉSÉE. Bien, nous suivrons tyrans. Adieu, Madame, adieu, Jupiter récompense Les voeux signifiés de si rare clémence, Votre faveur montrée en l'offre seulement, Comme en l'effet reçu m'oblige également. ARIANE. Faut-il donc que les Dieux soient sujets à la Parque, Destin, qu'en cet effet ta fierté se remarque! LES GARDES. C'est trop. THÉSÉE. Adieu, Madame. ARIANE. Adieu, gloire du jour, Merveille de nature et chef-d'oeuvre d'amour, Qui reprochez aux Dieux l'injustice et le blâme D'avoir leur propre sang fait butin d'une lame; L'amour et la pitié, de contraires façons, Me blessent à la fois de flamme et de glaçons, La pitié fait couler en mes veines glacées Les tyranniques morts à leurs chefs menacées, Et l'amour, d'autre part, vient tenter mes esprits D'un assaut impourvu nouvellement surpris, L'objet abandonné d'une divine idole Qu'absente de mes yeux du souvenir j'accole, Va d'un doux entretient mon âme repaissant; Son brandon trop épris, bien qu'à peine naissant Envoie en mon cerveau ne sais quelle fumée, Par les soufflets d'amour plus en plus allumée; Que ses yeux me semblaient pleins d'amoureux appas, Le soleil dans les cieux plus beau n'éclaire pas. Et ses cheveux dorés se pourraient bien décrire, Comme les rais du jour quand l'aube se retire. Comme les poils d'Adon garrottent sa Cypris (50) D'un noeud tel que celui dont mon courage est pris, Tel que le doux lien de mes chères cadènes, (51) De mon martyre doux, denies plaisantes peines: Mais que fais-je insensée, et quel aveugle erreur Me vient précipiter au temps de ma fureur, J'affecte l'impossible, une poudreuse lame Doit bientôt s'emparer de l'objet de ma flamme; Laisser veuf mon amour, il ne faut persister En semblable manie, ainçais lui résister. Délaisse donc, mon coeur, cette frivole attente, Applique le remède à ta plaie récente; Empêche de ramper ce poison plus avant. Espérant un hymen, c'est pour chasser le vent. Le décret du destin à ton voeu contrarie, Surmonte donc mon coeur, surmonte ta furie, Vise à quelque autre but, et d'un contraire cours Vers un phare plus sûr fais cingler tes amours. Hélas! Qu'à tel dessein m'est libre la parole, Mais l'effet est contraint sous le Dieu qui m'affole, Ardente de vouloir, de force je défaux À surmonter d'amour les continus assauts; Je brûle, je péris, puissant Dieu d'Idalie, Relâche un peu les noeuds dont ta corde me lie, Alente le brasier, modère moi ton feu, Et me donne loisir de respirer un peu. Derechef, derechef, doux enfant de Cythère, Toi, que l'onde, la terre, et que le ciel révère, Qui commandes aux dieux, qui forces Jupiter, Sous ton joug le tonnerre et l'égide quitter, Seul fais ce qu'il te plaît, seul peux mettre en ruine, Ce grand tout comme seul, tu en fus l'origine, Favorise à mes voeux, assiste, assiste-moi, D'un prospère succès efface mon émoi, N'épargne ton secours à l'image naïve De tes beautés, qui jà touchent l'ombreuse rive, Dévaler au cercueil, Amour, ne le permets, Ce pauvre prisonnier en liberté remets, Exploit qui te sera de bien peu d'entreprise: Est-ce toi qui força le bastion d'Acrise, Fis brèche à ses remparts, bien que leur bâtiment Fut maçonné d'airain et non pas de ciment: Brise donc ces prisons, Amour je te réclame, Arrache des liens ce larron de mon âme. Mais, ô vaine prière, inutile recours. Il me faut de moi-même emprunter le secours, Attendre ce bonheur de quelque aide visible, Chercher en mon esprit quelque moyen possible, Bander tous les ressorts de mon invention Pour parvenir au but de telle intention, De rompre cette tour si munie et si forte, Il faudrait de soldats une entière cohorte, Outre que nos vassaux leurs chefs n'exposeraient, À semblables dangers, aucuns ne l'oseraient, Sans doute tel remède est bien loin d'apparence, À celui qui ne sait se nourrir d'espérance; Mais quel autre moyen serait mieux médité, Que de mettre un embûche à la fidélité? De tant d'Argus commis à la garde soigneuse, L'entreprise me plaît, elle est moins périlleuse, L'amorce des présents a beaucoup de pouvoir Pour corrompre la foi et tromper le devoir, L'or pénètre partout, et sans beaucoup de peine Fait passer avec lui tout cela qu'il emmène. Soit vice, soit vertu, bienveillance ou rancoeur, Il n'est rien à quoi l'or ne dispose le coeur, J'offrirai ce que j'ai de précieux et rare Pour éblouir les yeux de leur esprit avare, Ce diamant tiré du Pactole perleux, Choisi sur les plus beaux de son bord graveleux, Ce rubis dont l'éclat semble jeter des flammes, Et le riche trésor de ses perleuses trames, S'ils veulent leur faveur à mon aide employer Tout ce que je possède en sera le loyer: Mais si leur coeur loyal ne m'est pas exorable, Soupçon hors de propos qui n'est pas vraisemblable, Toutefois il se peut, la crainte du tourment Que leur fait découvert, leur garde assurément, Les retiendra forclos d'espérer un asile (52) Contre l'ire du Roi, ce qui n'est pas facile. En ce cas, mon esprit au fonds de son savoir Ne sait a quel remède autre recours avoir; En ce cas au cachot qui ces pauvrets enferme, De sa mort et la mienne il attendra le terme, L'homme demi-taureau l'engloutira vivant, Et mon âme l'ira dans l'Averne suivant, Le fer et le poison m'en prêteront l'office Pour payer à l'Amour ce sanglant sacrifice. Célestes, empêchez: mais il m'a semblé voir Le geôlier, aidez-moi, grands Dieux à l'émouvoir Je te réclame Amour, et toi reine d'Erice, Prépare-moi son coeur altéré d'avarice, Dispose son esprit à recevoir le don Qu'au secours emprunté je promets de guerdon; (53) Ainsi quel bon dessein t'entretient à cette heure? GEÔLIER. J'avise si la tour de toutes parts est sûre, Les grilles, les guichets, et si quelque défaut En toute la prison réparer il me faut. ARIANE. Ne déplores-tu point la funeste aventure De ce peuple innocent et leur perte future, GEÔLIER. Vraiment au souvenir j'en hérisse d'effroi, Toutefois si leur sort est au vouloir du Roi, Les Dieux les destinaient au monstre pour pâture. ARIANE. S'ils pouvaient éviter leur cruelle torture, En serais-tu content? GEÔLIER. Je serais éjoui. (54) Sans doute si j'avais leur délivrance ouï. Comment? Minos veut-il leur supplice remettre, Satisfait de les voir à sa merci soumettre? ARIANE. Je pense le Tyran bien loin de tel avis. GEÔLIER. Comment, seront-ils donc à la Parque ravis? ARIANE. Si tu veux seconder avec moi, pitoyable, De mon sacré dessein l'entreprise louable. GEÔLIER. Excepté le devoir qui m'oblige à la foi, Votre commandement peut disposer de moi, Ne doutez de mon aide, elle vous est permise. ARIANE. De tous ces condamnés la charge t'est commise, Tu portes même ici la clef de la maison, Ouvres quand il te plaît et fermes la prison. GEÔLIER. Il est vrai, je puis seul disposer de la porte. ARIANE. Donc je te veux ouvrir vu secret qui m'importe, Avec condition du silence promis. GEÔLIER. Madame, sans danger il me sera commis. ARIANE. Un de ses innocents destiné à la Parque, Un qui par sa beauté parmi tous se remarque, D'assez riche stature, et d'un port plus divin (55) Que les vrais immortels compagnons de Jupin, Un Adon, un archer, second fils de Cyprine, D'un trait inopiné m'a blessé la poitrine, Éblouissant mes veux de ses perfections, A gagné si avant dans mes affections, Que je suis toute en lui, ne parle, ne respire Que l'espoir d'un hymen où mon amour aspire. Ne pouvant que par toi ce bonheur acquérir: Humble, je viens ici ta grâce requérir. Sans que rien du complot paraisse en évidence Tu peux secrètement, comme par imprudence, Laisser la porte ouverte et lâcher mon amant, Je t'offre de guerdon ce riche diamant. GEÔLIER. Que j'expose mon chef pour lui donner la vie, De telles charités oncques je n'eus envie. ARIANE. En fuyant avec nous, tu ne peux encourir Éloigné de ces bords le danger de mourir, La fureur de Minos tu n'auras plus à craindre. GEÔLIER. Les longues mains des rois peuvent partout atteindre, Je serais insensé de courre en un exil (56) Toujours accompagné de crainte et de péril, Attendre de mon Roi l'attente redoutable, Et de ma perfidie un salaire équitable; En tout autre sujet mon service est à vous. ARIANE. Tu ne veux te commettre à même sort que nous, Courir même aventure, et recevoir commune Après nos maux finis, la prospère fortune, Oui, je jure le Ciel, tu auras même part Au bonheur avenir. GEÔLIER. J'y vois trop de hasard. ARIANE. Il n'est rien plus aisé surtout, vu que personne D'entreprise pareille ici ne te soupçonne, Ne l'oserait penser, ni croire le voyant, Quand la nuit ses rideaux obscurs va déployant, Qu'au règne de Morphé tout taciturne et sombre, On n'entend, on ne voit, on ne touche que l'ombre, Tu pourras avec lui secrètement sortir, De là pour de notre île incontinent partir, Un navire apprêté sur la rive prochaine, Sera prêt à flotter par la vagueuse plaine. GEÔLIER. Voilà très bien pourvu, si cela succédait, Si le vouloir du Ciel au vôtre répondait: Votre esprit tout le fait subtilement dispose, Non qu'à cela pourtant mon courage s'expose: Je suis un peu timide, adieu, je sens la faim Des captifs qui m'appelle à leur donner du pain. ARIANE. Tu m'éconduis, Barbare, au moins ne me décèle. GEÔLIER. Vous me verrez secret autant comme fidèle. ARIANE. Et tu me permettras de voir ce prisonnier? GEÔLIER. Mon office ne peut cela vous dénier. ARIANE. Que l'oreille du Roi n'en soit point avertie. GEÔLIER. Vous aurez en secret, l'entrée et la sortie. ARIANE. Allons voir ce chétif, allons lui discourir, Disons lui que mon âme avec lui veut mourir, Si quelque Dieu propice en si dure misère Ne s'offre de guérir mon mal qui désespère. ACTE V Phèdre, Ariane, Thésée, Minos, Troupe, Dédale, Nocher. PHÈDRE. Dites moi, chère soeur, quel soucieux nuage Vous fait ternir les yeux et pâlir le visage; D'où partent ces soupirs? Dites-le hardiment, Ma soeur, j'y trouverai possible allégement. ARIANE. Phèdre, ma chère soeur, tu sondes une plaie Contre qui vainement tout remède j'essaye; Je travaille d'un mal qui traîne clandestin, Peu à peu dans l'Enfer mon malheureux destin; Pauvre je porte au flanc la flèche décochée, Qui par la seule mort s'en peut voir arrachée, J'altère d'une soif qui ne se peut tarir, Je brûle d'un poison qui ne se peut guérir. PHÈDRE. Jeune d'ans et d'esprit, d'expérience nue, Telle sorte de mal encore ne m'est connue; Mais si la conjecture ici ne me déçoit, Un évident martyre en vos yeux s'aperçoit, Comme d'un mal secret ainsi que la figure Une douleur d'esprit, c'est cela que j'augure, Un aveugle Archerot dont le fantôme ailé, (57) Encor ne m'a jamais qu'à l'oreille volé, Un petit Dieu d'amour, un enfançon volage, Séjourne coutumier au printemps de notre âge; N'est-ce là votre mal vous changez de couleur. ARIANE. Ha que tu trouves bien le lien de ma douleur; Il est vrai, je mourrai des passions bourrelles (58) Qui ragent là dedans au fonds de mes moelles; Je suis au désespoir pauvrette, hélas! Je suis Au précipice affreux d'un océan d'ennuis. PHÈDRE. Amour n'est qu'un tourment de chatouilleuse braise, Que bien peu de liqueur facilement apaise, Je le dis pour l'avoir tant seulement ouï, Ce feu perd ce désir tant qu'il en a joui: Pourquoi ne tâchez-vous que telle rage alente D'un réfrigère doux son ardeur violente? ARIANE. La Parque tient captif le remède bénin Qui seul peut adoucir mon amoureux venin. PHÈDRE. Que dites vous ma soeur, vous cherchez dans la bière L'embrassement d'un corps qui n'est plus que poussière. ARIANE. Il m'eut autant valu dans la tombe choisir Quelque fantôme à qui se vouât mon désir. Rhadamante autant vaut parmi les siens enrôle (59) Le glorieux tyran qui ma franchise vole. PHÈDRE. Quoi, le tombeau prochain menace votre amant. ARIANE. De son trépas certain j'épie le moment. PHÈDRE. Apprenez moi qui c'est, est-il de cette terre? ARIANE. C'est un Athénien que la prison enserre, Un de ses innocents que l'injure du sort Et le courroux des Dieux vont livrer à la mort. Thésée au nom sacré, dont la foi référée Grave une sainte image en mon coeur révérée, Thésée, des beautés modèle précieux Que la mère Nature a dérobé des Cieux; Et que l'Olympe même avouerait de sa race, Si les destins amis intérinaient sa grâce; (60) Qui vivrait immortel si la gloire d'amour, D'envie et de courroux ne l'exilait du jour. C'est lui Phèdre, c'est lui, dont la céleste face Empreinte incessamment me renflamme et reglace; Ores m'éprend d'amour, et au même moment Me remet à l'horreur de son proche tourment; Mais j'ai de quoi ma soeur, lamenter ma misère; Mais j'ai de quoi blâmer ma fortune sévère. PHÈDRE. Rien ne sentent ici, les soupirs et les pleurs, Il faut avoir recours à des moyens meilleurs L'amour ne manque point d'invention subtile. ARIANE. Hélas! J'ai tout tenté, mais tout m'est inutile, J'ai roulé dans l'esprit mille et mille desseins, Qui tous ont avorté, tous sont demeurés vains; J'ai vainement tendu ma trompeuse cordelle (61) À l'âme du geôlier cruellement fidèle, Ces joyaux précieux je lui ai tous offerts Pourvu que mon amour fut arraché des fers; Le tigre a fait le sourd, ma suppliante bouche N'a trouvé qu'un rocher, rien qu'une dure souche, Je n'ai rien obtenu que d'entrer seulement Au cachot ténébreux qui cache mon amant. Là, debondant mes yeux en un fleuve de larmes (62) J'ai donné de l'amour les premières alarmes, J'ai, ma soeur, je vous prie, que ceci soit couvert. PHÈDRE. Ne craignez que par moi tel secret soit ouvert. ARIANE. J'ai mes feux allégés, j'ai soulagé mes peines En arrousant de pleurs les pesantes cadènes (63) En baisant ses beaux yeux dignes d'une Cypris, Qui d'amour mutuel se sont rendus épris, Au mal que j'ai pour lui sa torture est égale, Il n'est fâché d'aller en la demeure pâle Que pour moi seulement, et en perdant le jour, Il jure perdre moins qu'en perdant mon amour, Crève-coeur qui redouble en mes passions saintes, D'amour et de pitié les mortelles atteintes. PHÈDRE. Vraiment votre accident est digne de pitié, Que ne puis-je assister votre sainte amitié, Enfin n'avez-vous rien inventé de remède À toute extrémité qui bien ou mal succède/ ARIANE. Comme quand la tempête et la fureur des eaux Demaines ça et là les naufragés vaisseaux, (64) Qu'on désespère tout, que l'onde pénétrée Partout où les rochers lui ont brisé l'entrée, Surcharge le navire et qu'un second écueil, Enfin dessous les eaux lui cave le cercueil, (65) Les nautonniers, épars sur les vagues profondes. Rebattent vainement la surface des ondes; Celui-ci prend un ais arraché du plancher, L'un au mât, l'autre vient au timon s'attacher, Mais rien, tout cet effort aux pauvrets ne profite Qu'à passer de ses flots dans ceux-là du Cocyte, Ainsi dans une tour que l'orage de Mars, De flammes et de fers enceint de toutes parts, Chacun tâche à fuir; on avance, on recule, Bas la main à la fin tout se tue, ou se brûle, Tous remèdes sont vains, bien qu'on ne laisse pas D'esquiver jusqu'au point extrême du trépas. De même notre amour qu'un foudroyant orage Désespère du port au milieu du naufrage, Notre amour ruiné essaye vainement D'éviter le moment du proche monument. Sur le bord du tombeau désolée et confuse J'invente à le sauver une grossière ruse, J'imagine un moyen pour le faire évader, Qui de bien peu d'espoir me peut persuader. PHÈDRE. Possible que le Ciel vous sera favorable, Et contre tout espoir le rendra profitable, N'en désespérez point sans l'avoir éprouvé: Mais quel est ce remède à l'extrême trouvé? ARIANE. Aujourd'hui mon Thésée avec sa jeune bande À ce monstre glouton doit servir de viande, On le doit amener dans une obscure tour, Qui a cent lieux d'entrée et pas un de retour; C'est au creux labyrinthe, ouvrage inimitable, Qui ne doit pas sembler aux neveux véritables; Dédale, ingénieux, l'a si bien compassé, (66) Qu'après l'avoir de l'oeil mille fois repassé, Suivi tous les sentiers, artifice admirable, On le trouve toujours partout irréméable, (67) Dans ce cachot Minos le monstre recela, Il faut que mon amant soit retiré de là, S'il domptait le Taureau, et que notre artifice Sur l'autel de Pluton en fit le sacrifice. PHÈDRE. Le moyen qu'il vainquît un monstre si puissant. ARIANE. S'il le va d'un venin funeste repaissant, J'ai choisi du poison dont la prompte efficace Le doit mort renverser étendu sur la place, Un poison plus pressant qu'onques Circé ne fit. C'est ce gâteau de miel et de sucre confit, Qui montrera soudain sa force envenimée, Précipité d'abord dans la gueule affamée, Du prodige béant, et lui tenant le coeur, Laissera mon Thésée heureusement vainqueur. PHÈDRE. Cette ruse me plaît et montre à mon courage De quelque bonne issue un apparent présage, Sans doute le prodige, aiguillonné de faim, À l'abord furieux dévorera ce pain. Mais quel remède après que votre amant ressorte? ARIANE. Attachant ce filet à la première porte, Par un chemin certain sa route il gardera, Puis au retour sa main le fil dévidera, Suivant de pas en pas au train de la cordelle, Du sentier déjà fait la conduite fidèle, Trouvera la sortie, et de là puis après Se rendra dans la nef qui nous attend exprès. Compagne de sa fuite en la terre et en l'onde, Son précieux objet je suivrai vagabonde. PHÈDRE. Le complot est subtil, et la faveur des Dieux Le fera réussir j'espère à votre mieux: Mais ma soeur mon amour est offensé d'entendre, Que vous voulez partir sans compagne me prendre; Je veux auecques vous même risque courir, Avoir toujours commun le vivre et le mourir. ARIANE. L'affaire réussie nous pourvoirons au reste, Ha! Que ce n'est pas là ce qui plus me moleste, Les Dieux veuillent en bien l'affaire disposer, Cependant l'heure est prête qu'on le doit exposer; Je m'en vais le trouver, et d'espoir abusée Ce remède inventé présenter à Thésée, Je vais trouver son coeur et son corps prisonnier, Où je crois lui donner l'embrassement dernier. PHÈDRE. J'y veux aller aussi, si sans être importune, Je le puis avec vous courant même fortune. ARIANE. Ma soeur vous obligez par trop mon amitié. PHÈDRE. Je dois de vos travaux endurer la moitié, Nature qui nous a dans même flanc moulées, Nature qui nous a du même lait soulées, Le nous apprend ainsi, et les bontés parfois D'un instinct sans raison gardent les mêmes lois. ARIANE. Avançons donc, ma soeur, et sages prenons garde, Qu'aucun oeil curieux nos secrets ne regarde. Nous approchons la tour, et si l'oeil ne me faut, J'aperçois mon amant qui nous guigne d'en haut; (68) Ici commodément sans être découverte Je le puis aboucher par la fenêtre ouverte; Voici, mon doux soulas, le remède apprêté Ainsi qu'à te sauver nous l'avons arrêté: Entrant au labyrinthe, il faudra que tu tiennes, Ce fil, et que par lui de son creux tu reviennes, L'attacher à la porte et en tenir le bout. Ainsi tu peux aller et revenir partout, Au reste ce poison d'incomparable force, Où j'ai mêlé du sucre et du miel pour amorce, Seulement de l'odeur le monstre étouffera, Exploit que la valeur de ta dextre fera Par les Dieux favoris et plus que je n'espère, Amour à nos travaux se montrera prospère. THÉSÉE. Avez-vous bien daigné de moi vous souvenir, En ce lieu maintenant hasardeuse venir Tant penser au souci de rompre mon supplice, Ha! Parque ores vraiment j'abhorre ta malice, J'accuse ta rigueur, je ne puis m'empêcher D'injurier les Dieux, et ne crois pas pêcher. Qu'un si pieux travail n'aurait point de salaire, Donc le ciel ne craint point Amour de te déplaire; Le Destin te maîtrise et le Ciel veut avoir Des trophées sur toi. N'as-tu plus de pouvoir? Non, non, le Ciel se trompe, et le Ciel et la Parque Avant que de charger l'acherontide barque, J'espère guerdonner nos amoureux travaux, J'espère de finir la trame de nos maux, Je triomphe du monstre, autant vaut, ma déesse. Que la peur désormais pour cela ne te presse, Ton secours employé m'en rendra le vainqueur, Amour vient m'influer telle espérance au coeur. ARIANE. Le Ciel veuille accomplir ton bienheureux présage. PHÈDRE. Je vous en prie, ô Dieux, du plus pur du courage. THÉSÉE. Quelqu'un s'en vient à nous, on ouvre la prison. ARIANE. Cachez donc maintenant ce fil et ce poison, Ce sont là les bourreaux. THÉSÉE. Retirez vous, Madame, Qu'ils ne puissent connaître et rompre cette trame: Tandis prenez le soin qu'au rivage prochain, Un vaisseau soit tout prêt pour de marrer soudain. ARIANE. Allons le préparer, ha! Ma soeur, j'appréhende Qu'en vain tant de valeur du malheur se défende. MINOS. Qu'on mène ce butin au monstre préparé, Ce troupeau qui doit être aujourd'hui dévoré; Exécrables martyrs de vos parents perfides, Abreuvez les Enfers, de votre sang avides. LA TROUPE. Redoutable monarque, ayez pitié de nous. MINOS. Promptement, un à un, qu'on les y livre tous, Tôt qui sait les détours, emmène-les Dédale, À la bouche du monstre. DÉDALE. Engeance déloyale, Entrez, suivez serpents, tu te veux écouler, Si te faut-il la faim du prodige saouler. THÉSÉE. Puisque votre rigueur veut immoler nos vies, Qu'en moindre désespoir elles nous soient ravies, Au moins votre pitié nous dût avoir permis, Avec quelque défense être au supplice mis, Résistant, quoi qu'en vain, d'un arc ou d'une lame, Ainsi s'envolerait plus contente notre âme. MINOS. Qui de la main plus fort le monstre domptera, Qui par tant de détours vainqueur ressortira, Non par autre moyen finira son supplice. THÉSÉE. Bien nous irons cruel, et sous le ciel propice Vengerons sur ton chef le sang de nos enfants, Et sortirons bientôt du monstre triomphants. LA TROUPE. Qu'on les traîne dedans, et qu'on les abandonne Au monstre et à la faim, sans secours de personne. LA TROUPE. Ô accident étrange! ô merveilleux effort, Le monstre est atterré, il gît parterre mort; L'avoir pu renverser dès l'atteinte première. THÉSÉE. Donc les Dieux d'un prodige ont purgé la lumière. Vous venez, immortels, notre sang délivrer, Du monstre que la Parque en voulait enivrer, Pour nous avoir recous de nos prochaines tombes, Vos autels fumeront de cent mille hécatombes; Cet obstacle défait, reste tant seulement De suivre mon filet, et sortir aisément. LA TROUPE. Courage incomparable et d'essence divine, Qui seul nous a recous de la Parque voisine, Le Ciel soit ton loyer, et puisse ton renom, Premier dans l'univers, ternir tout autre nom! THÉSÉE. Amis, votre salut, aussi cher que ma gloire, Me flatte d'un plaisir impossible de croire. Le pays désolé notre retour n'attend: Qu'il me tarde que ja cette joie il n'entend. Or sus, allons pourvoir que l'on trouve un navire Qui de ces bords cruels promptement nous retire. LA TROUPE. Au plutôt un vaisseau tout proche sera prêt. THÉSÉE. Avancez, après vous je ne ferai d'arrêt: Reste de redonner l'espoir à mon idole Que la peur du succès incertaine lui vole, Qui n'espère de voirie dessein réussi, Comme un si grand danger ne promettait aussi. Ha! La voici venir toute décolorée, Qu'un Enfer de frayeurs dans l'âme dévorée. ARIANE. Qu'attends-je plus, chétive, à me donner la mort. PHÈDRE. Qu'encor un peu d'espoir vous serve de confort. THÉSÉE. Madame, qui vous rend tellement étonnée? ARIANE. Est-ce toi, mon Thésée, est-ce toi qui reviens Du sentier de l'Averne, est-ce toi que je tiens? Donc le Monstre est vaincu par ta valeur suprême? THÉSÉE. L'honneur d'un tel exploit n'appartient qu'à vous-même, À ce divin esprit dont le rare savoir En cela m'a donné l'adresse et le pouvoir. ARIANE. De ces lacs chatouilleux ne flatte point mon âme, Seulement nous devons remercier ma flamme, L'excès de mon amour qui m'a fait inventer Ce que mon désespoir n'eut pas osé tenter. Mais n'es tu point blessé, Je crains que ta conquête De quelque coup de dent funeste ne s'achète. THÉSÉE. Grâce aux Dieux, je ne suis d'aucune plaie atteint, Plutôt que m'aborder le monstre fut éteint: Car le poison jeté dans sa béante bouche, L'affaiblit aussitôt, et parterre le couche, En moins d'un tourne main à mes pieds il mourut, Tant le venin soudain et subtil apparut; Le prodige dompté, la trace resuivie, Selon votre conseil, m'a remis à la vie. Ainsi dorénavant, ce que je vois le jour, Est par vous ma déesse, et par l'aide d'Amour; Ainsi jamais ingrat tout le cours de mon âge, À vos saintes faveurs j'en payerai l'hommage. ARIANE. Je ne veux de loyer pour ce bienfait reçu. Sinon que mon amour ne soit jamais déçu; Que saoulé de mes feux, volage, tu n'apprêtes Un nouvel hyménée et le mien ne rejette. THÉSÉE. Que le cours du soleil ne soit plus révolu Sur mon coupable chef de tel crime pollu, (69) Que les Cieux colérés d'un foudroyant tonnerre Cachent ma perfidie au centre de la terre, Donnez-moi cette main, je jure le soleil, La puissance d'Amour et les rais de votre oeil, Que jamais mon penser ne sera si profane, D'aimer un autre objet pour quitter Ariane, Par l'Hymen dont je prends à témoin tous les Dieux, Par l'Amour déité, bourgeoise de vos yeux, De n'admettre jamais en ma couche fidèle Que l'amour d'Ariane et n'aimer que pour elle. ARIANE. Ta promesse m'assure et chasse les soupçons; Au surplus notre fuite au plutôt avançons, La nef prête à cingler sur la moite campagne Nous attend. PHÈDRE. En tous lieux je vous ferai compagne Ne me veuillez ma soeur de grâce abandonner. THÉSÉE. Amour vraiment pieux, qui me fait étonner, Comment de nos erreurs la route dangereuse Ne Tous effraye point, vous n'êtes point peureuse. PHÈDRE. Je ne redoute point le courroux de la mer, Dussé-je sur le port avec vous abîmer. THÉSÉE. Allons donc chère soeur, si le Ciel favorable Nous fait toucher les bords de notre terre aimable, Nous trouverons de quoi colloquer un amour, Possible dignement autant qu'en cette Cour, Sachant bien que sur tous vous méritez l'élite, Je briguerai ce bien à mon chaste Hypolite, Possible que votre oeil présent à cet objet, Lui fera naître au coeur quelque amoureux projet. PHÈDRE. Son renom glorieux éclatant de merveille, Sous un zéphir d'amour m'avait frappé l'oreille, Quelques traits impourvus qu'il m'a pu décocher, Me font naître un désir ardant de l'approcher. (70) THÉSÉE. Ô moi, le plus heureux que le soleil regarde! ARIANE. Mais déjà ce propos trop longtemps nous retarde. NOCHER. Le vaisseau nous attend tout prêt à démarrer. THÉSÉE. Quelle terre aujourd'hui pouvons-nous espérer. NOCHER. Sous le vouloir des Dieux, si le vent continue, Nous prendrons port à Naxe. (71) THÉSÉE. Ha! L'île m'est connue. ARIANE. Dépêchons de partir, sortons secrètement, Puisque rien ne s'oppose à notre partement. (72) PHÈDRE. Adieu mon père, adieu. THÉSÉE. Allez, qu'on se dépêche. ARIANE. Gardons bien que le Roi notre fuite n'empêche. MINOS. Ô rage, ô désespoir, ô comble de malheur, Qu'on équipe des naux pour suivre ce voleur; Ha corsaire avorté de l'infernale rage, Aux mânes de mon fils dépouiller leur hommage, Ruiner ma grandeur, et de mon sang royal Tout le reste envahir par un rapt déloyal, Mes filles enlever, mes deux filles si chères, Unique allègement du poids de mes misère: Qu'on coure depuis l'aube à l'occident glacé, Que tout Neptune soit de nos vaisseaux tracé; Qu'on prenne ce brigand, qu'à mes jeux on l'amène, De tant d'impiété prendre la juste peine, De supplices vengeurs apaiser ma rancoeur! Ha le deuil tient ma voix et me serre le coeur. Notes. (1) Pollu(e): Qui a été souillé, profané (terme vieilli). (2) Vergogne: Terme autrefois très noble et qui aujourd'hui est devenu familier. Honte. (3) Méchef: Terme vieilli. Fâcheuse aventure. (4) Foudre, au propre, est, dans le langage ordinaire, du féminin, mais le langage élevé et la poésie peuvent le faire masculin. (5) Délâcher: Donner, offrir. (6) Gésine: Mot vieilli signifiant les couches d'une femme. (7) Rengréger: Terme vieilli. Augmenter, en parlant du mal, des maladies. (8) Ire: colère. (9) Destiné: Qui a été ordonné par le destin, en parlant des choses. (10) Époindre: Terme vieilli. Faire sentir un aiguillon, un désir. (11) Nuiteux: de la nuit. (12) Appandre: Pendre, suspendre, attacher à une voûte, à des piliers, à une muraille. (13) Surgeon: Fig. Descendant, rejeton d'une race (vieilli en ce sens). (14) Érèbe: Terme de mythologie. La partie la plus obscure de l'enfer; l'enfer même. Les monstres de l'Érèbe. (15) Meculé: couvert de taches. (16) Époindre: Terme vieilli. Faire sentir un aiguillon, un désir. (17) Dires: Ce qu'on dit, ce qu'on avance, ce qu'on déclare. Le dire des témoins. Leurs dires ne sont pas concordants. (18) Soulas: Terme vieilli. Soulagement, consolation, joie, plaisir. (19) Alentir: Rendre plus lent. (20) Stygieux: Qui concerne le Styx, fleuve des Enfers. (21) Irréméable: Latinisme. D'où l'on ne peut revenir. (22) Veuil: volonté. (23) Bénin: Fig. Propice, favorable. Ciel bénin. Influence bénigne. (24) Méchef: Terme vieilli. Fâcheuse aventure. (25) Condigne: Terme de théologie. Satisfaction condigne, satisfaction parfaitement égale à la faute. Mérite condigne, mérite égal à la récompense. (26) Époindre: Terme vieilli. Faire sentir un aiguillon, un désir. (27) Aquilon: Poétiquement. Tout vent violent et froid. (28) Ibérie: Espagne. (29) Redonder: Être de trop dans le discours. Voilà des répétitions qui redondent. (30) Androgée: Fils de Minos, tué par des jeunes d'Athènes et Mégare. (31) Atropos: ou L'inflexible; Parque qui coupe le fil de la vie. (32) Dol: Terme de jurisprudence. Tromperie, fraude. (33) Los: Vieux mot qui signifie louange. (34) Impiteux: impitoyable. (35) Rétiver: S'opposer à qqc. (36) Paction: Terme vieilli. Action de faire un pacte, une convention. (37) Scadrons: escadrons (38) Parier: Aller de pair. (39) Némée: Cité du Péloponnèse en Grèce, au nord d'Argos et au sud-ouest de Corinthe. (40) Ramée: Assemblage de branches entrelacées soit naturellement, soit de main d'homme. (41) Appointer: Dans les troupes, appointer d'une corvée, d'une garde, l'imposer par punition. (42) Ains: mais. (43) Propitier: (Très rare) Rendre propice. (44) Éjouir: Se livrer à la joie. (45) Accort: Qui est de gentil esprit, qui est à la fois avisé et gracieux. (46) Aguetter: attendre dans un endroit caché pour l'attaquer, lui tendre une embuscade. (47) Stygiale: du Styx, fleuve des enfers. (48) Impourvu: Terme vieilli. Non prévu. (49) Pleiger: Cautionner, promettre par caution (terme vieilli). (50) Garrotter: Attacher comme avec un garrot, c'est-à-dire fortement. (51) Cedène: Chaîne de fer à laquelle on attachait les forçats. (52) Forclos: Au propre, mis dehors, laissé dehors. (53) Guerdon: Terme vieilli. Récompense. (54) Éjouir: Se livrer à la joie. (55) Stature: Hauteur de la taille d'une personne. (56) Courre: Infinitif ancien du verbe courir. (57) Acherot: Petit archer, nom donné à Cupidon. Vieux. (58) Bourrelle: dérivé féminin de bourreau. (59) Rhadamante: fils de Zeus et d'Europe, frère de Minos. Il est un des juges des enfers. (60) Intériner: Rendre complet, parfaire. (61) Cordelle: Corde dont on se sert pour le halage des bateaux en rivière et, sur mer, pour divers usages de chaloupes. (62) Debonder: Se répandre en abondance (au fig.) (63) Arrouser: arroser. (64) Demaines: Séjour. (65) Caver: Creuser, miner. (66) Compassser: Mesurer avec le compas des degrés, des distances sur une carte, sur un plan. (67) Irréméable: Latinisme. D'où l'on ne peut revenir. (68) Guigner: Regarder sans faire semblant, à la dérobée, guetter. (69) Pollu: Qui a été souillé, profané (terme vieilli). (70) Arder: Brûler. (71) Naxos: île au nord de la Crête membre des Cyclades. (72) Partement: Terme vieilli. Acheminement d'un lieu à un autre. Source: http://www.poesies.net