Le Livre D’Un Père. (1878) Par Victor De Laprade. (1812-1883) TABLE DES MATIERES I Le Petit Garde-Malade. II L'Enfant Grondé. III A Versailles. IV Petit enfant, petit oiseau... V Les Petites Soeurs. VI Ambition. VII A Un Grave Ecolier. VIII Le Petit Ménage Du Père. IX Inquiétudes. X Le Bon Cheval Gris. XI La Soeur Aînée. XII Les Deux Portraits. XIII Le Droit D'Aînesse. XIV Le Château De Mes Songes. XV Petits Ingrats. XVI Soleil D'Hiver. XVII Remords. XVIII Rendez-Vous. XIX La France. XX Loin Du Foyer. XXI Le Printemps D'Un Père. XXII Diane. XXIII Menace. XXIV Serment. XXV Les Enfants Sont Partis. XXVI Dans L'Insomnie. XXVII Ils Sont Ma Vie. XXVIII De Là-Haut. XXIX L'Absent. XXX Le Petit Soldat. XXXI Les Vacances. XXXII Dans Le Doute. XXXIII La Ruche. XXXIV Morts Pour La Patrie. XXXV La Grand'Gerbe. XXXVI Prière Du Matin. XXXVII En Provence. XXXVIII Petit Docteur. XXXIX Les Vaches. XL Nos Morts Nous Aident. XLI Prière Du Soir. XLII Pèlerinage. XLIII Travaillons. XLIV Soyez Des Hommes. XLV L'Escalade. XLVI La Soeur Cadette. XLVII La Vieille Maison. I Le Petit Garde-Malade. Mon cher petit, ton père est vieux; Son mal chaque jour se fait pire; Mais la vie, à travers tes yeux, Lui sourit d’un dernier sourire. Il souffre de plus d’un tourment, Ami, qu’on ignore à ton âge. Toi, tu sais trouver gentiment Le mot tendre qui le soulage. Roule au coin du feu mon fauteuil, Voilà ta leçon terminée. Et mets ma tasse de tilleul Près de moi sur la cheminée. Reste assis là, sur mes genoux; Laisse chômer ton écritoire. Causons tous deux, embrassons-nous; Chacun contera son histoire. Dis-moi nos courses d’autrefois, Tes frais souvenirs de campagne; A t’entendre parler des bois Je me croirai sur la montagne. Je reverrai l’azur du ciel, L’émail des prés dont Dieu me sèvre, Ces fleurs où je prenais mon miel Renaîtront pour moi sur ta lèvre. Cher compagnon, venu trop tard! Mes pieds ne peuvent plus te suivre. Tu n’as vu de moi qu’un vieillard; Tu me connaîtras par mon livre. Je grave aujourd’hui dans tes yeux Une image austère et sans charmes, Et je mêle à tes premiers jeux L’ennui de mes dernières larmes. Tu reverras, sur tes vieux jours, Dans les scènes de ton enfance, Ce père qui souffrait toujours, Mais que soulageait ta présence. Doucement tu te souviendras Qu’au bruit de ton rire sonore, Quand il te prenait dans ses bras, Sa gaîté s’éveillait encore. Quand il parlait à ta raison, Tu savais déjà le comprendre. Cher petit, remets ce tison Et la bouilloire sur la cendre. Reviens à ton poste chéri; Baise encor mon front que tu presses Pour ce soir me voilà guéri. Et Dieu te rende tes caresses! Mars 1873. II L'Enfant Grondé. Je t’ai grondé!. trop fort peut-être! Et je me sens tout soucieux En voyant grossir dans tes yeux Ces deux larmes que j’ai fait naître. Je m’étais trop vite irrité D’un tort pur de toute malice: C’est oubli, c’est légèreté, Et ton coeur n’était pas complice. Je t’aurai dit, dans mon émoi, Quelque vive et dure parole. Mon bon enfant que je désole, Va! j’en souffre encor plus que toi. Qu’il en coûte d’être sévère! Tâche, ami, de te souvenir Du chagrin que se fait ton père Quand il faut gronder et punir. Garde sa douloureuse image Dans ton petit coeur bien aimant; Si tu songes à ce moment, Tu seras toujours, toujours sage! Oh oui! c’est la dernière fois Que tu fais mal et que je gronde. Tu m’as bien compris, je le vois; Tu relèves ta tête blonde, Tu t’élances sur mes genoux. Viens, viens! c’est moi qui te rappelle; Vite, oublions notre querelle, Mon cher petit, embrassons-nous! Mai 1875. III A Versailles. Chers petits, qui voulez me suivre Lorsque je m’embarque à tout vent, Vous sans qui je ne puis pas vivre Et que je quitte si souvent! Après notre adieu triste et tendre, Lorsque vous rêvez entre vous, Vous dites, cherchant à comprendre: «Où va donc le père sans nous?» Chers bien-aimés, quand je vous laisse, Quand je fuis la chère maison, Ce n’est ni plaisir ni richesse Que je poursuis à l’horizon. Nul rêve d’un sort plus prospère, Rien que l’inflexible devoir, N’arrache ainsi votre vieux père A vos baisers de chaque soir. Sans prendre garde à ma souffrance Et sans nulle pitié pour moi, Dans le grand conseil de la France On m’a mis. je ne sais pourquoi! Si c’est, mon Dieu! parce que j’aime Sa grandeur et sa liberté, Le poids de cet honneur suprême, Je l’ai peut-être mérité. Je n’ai pu combattre pour elle; C’est là ce qui valait le mieux. Hélas I pour venger sa querelle Je suis infirme et je suis vieux! Mais chacun lutte à sa manière Pour la cause qu’il doit servir. Les lois, je ne sais pas les faire, Et j’aime mieux leur obéir. Je sais peut-être comme on darde En face, à l’ennemi vainqueur, Un mot qui s’enfonce et qu’il garde Sans pouvoir l’ôter de son coeur. La haine, à défaut du génie, M’arma du trait juste et malin; Et je sais que mon ironie Les irrite encore à Berlin. Je sais qu’excitant l’espérance, Lus dans nos plus humbles cantons, Mes vers ont, au nom de la France, Fait pleurer les soldats bretons; Que, dans nos revers pleins de gloire, Pour entretenir sa vigueur, Maint fils du Rhône ou de la Loire Se les est récités par coeur. D’autres sont orateurs sublimes; J’ai rêvé de moindres emplois. Pourquoi donc m’ôter à mes rimes? Assez de gens feront les lois! Et cependant, puisqu’on m’invite A des maux qu’il faut partager, Oublions tout et partons vite; Restons autant que le danger. C’est pourquoi de ces deux années Vous eûtes de si faibles parts; Pourquoi dans ces tristes journées, A peine arrivé, je repars. C’est ainsi que je vous délaisse, Mes chers petits, mes seuls amours, Que je passe au loin ma vieillesse, Sans vous embrasser tous les jours. Mon esprit s’éteint, mon coeur s’use Loin de vous et loin du soleil; Et, certes, ce n’est pas la Muse Qui m’ôte ainsi force et sommeil! De l’arène retentissante Où j’entends ces fauves clameurs, La Muse, hélas! est bien absente. Ce n’est pas d’elle que je meurs! Je succombe à de vieilles peines, Aux regrets, aux espoirs trahis; Mon sang est sorti de mes veines Par les blessures du pays. Je suis las, caduc avant l’âge; Dieu seul pourrait me ranimer. Mon coeur, sans lutter davantage, N’a plus que la force d’aimer. Les branches du vieux sycomore Se brisent de tous les côtés, Et mes jours, s’il m’en reste encore, Un par un sont déjà comptés. Que puis-je, à cette heure dernière, Contre les destins en courroux?. Mais je suis toujours votre père, Et je veux finir près de vous. Décembre 1873. IV Petit enfant, petit oiseau... A Mon Cher Petit Paul. Petit enfant, petit oiseau! Quand tu fredonnes dans ma chambre, Je me crois en plein renouveau, Fût-ce aux tristes jours de décembre. Petit oiseau, petit enfant! Les murs noirs, les pages méchantes, L’ennui, le brouillard étouffant, Tout s’éclaircit lorsque tu chantes. Il fait soleil dans la maison Sur chaque meuble où tu te poses; Ton sourire à chaque saison Donne des lilas et des roses. Je cesse un moment de souffrir; Tes baisers sont mes seules trêves. Dans tes yeux je vois se rouvrir Le ciel clos de mes anciens rêves. Des fleurs vives de ta gaité Dieu veut que ma force renaisse. Sitôt que l’enfant a chanté, Le père a repris sa jeunesse. Juin 1872. V Les Petites Soeurs. Elles vont, la main dans la main, On ne les voit jamais qu’ensemble; Sans que l’une à l’autre ressemble, Toujours sur le même chemin Elles vont, la main dans la main. Deux fleurs sur une seule branche! S’embrassant toujours d’un côté, Même quand l’arbre est agité; L’une étant rose et l’autre blanche, Deux fleurs sur une seule branche! Où sont donc les petites soeurs? Dit chacun de nous, qu’il demande La plus petite ou la plus grande; Elles ont d’égales douceurs; Où sont donc les petites soeurs? L’une veut tout ce que veut l’autre, Dans l’étude ou dans le plaisir; Chacune oubliant son désir, Pour leur bonheur et pour le nôtre, L’une veut tout ce que veut l’autre. Aux oeuvres du coeur ou des doigts Promptes l’une et l’autre à bien faire, Chacune est la petite mère, La petite soeur, à la fois, Aux oeuvres du coeur ou des doigts. Jamais de pleurs ni de querelles, Au salon pas plus qu’au berceau; Les bijoux après le cerceau, Tout gaîment se partage entre elles. Jamais de pleurs ni de querelles. Elles vont, la main dans la main, On ne les voit jamais qu’ensemble; Sans que l’une à l’autre ressemble, Toujours sur le même chemin Elles vont, la main dans la main. Septembre 1873. VI Ambition. Des voeux plus inquiets que tous mes jeunes rêves Depuis que je vieillis m’ont agité sans trêves; Mon coeur, exempt d’orgueil, libre des passions, S’étonne, par moments, de ses ambitions; Je me fais, en dehors de la route commune, Des chimères de gloire et de haute fortune; J’entasse des travaux et j’en médite encor, Et je me surprends même à remuer de l’or! Je bâtis - moi, logé comme les hirondelles - Des châteaux sur le roc, presque des citadelles; De sévères portraits tapissent le dedans, Et l’honneur des aïeux y parle aux descendants. On y suspend aux murs de vaillantes épées; Les regards sont joyeux, les mains sont occupées. On a réparé là le temps que j’ai perdu; J’y compte des lauriers dont aucun ne m’est dû. J’aime les habitants de ce donjon de marbre, Car ils sortent de moi comme les fleurs de l’arbre; Autant que par le bras ils valent par l’esprit; Leur plume a fait pâlir mon plus brillant écrit, Et, d’un coup, trouvé l’art et l’illustre matière Que j’ai cherchés en vain durant ma vie entière. Là fleurit le bonheur à côté du devoir. Tout les trésors qu’on rêve et qu’on ne peut avoir, Tous ceux que j’ai perdus et tous ceux que j’envie, Tout ce qui m’a manqué dans cette rude vie, L’espoir, enfin, s’ouvrant sur un vaste horizon, Tout ce qui grandit l’âme, emplit cette maison. Lorsque après un combat le soldat s’y désarme, La tendresse l’accueille, un sourire le charme; L’élégance y rayonne, et la simplicité, Et la grâce qui rend plus douce la beauté. Quand j’imagine ainsi, dans mes trop longues veilles, Ces hôtes, ce manoir et toutes ces merveilles, Amis, ne croyez pas qu’oubliant la raison, Je rêve d’habiter cette chère maison! J’ai vécu, je sais mieux quelle est ma destinée; J’avais ma tâche, enfants, et je l’ai terminée. Je ne prétends pas vivre en ce manoir si beau; Je l’aperçois, de loin, par delà mon tombeau. Vous savez bien pour qui j’ai ces vastes pensées, Et ces ambitions autrefois repoussées. Vous savez si, cherchant ou le pouvoir ou l’or, Autre part qu’en vos coeurs j’ai placé mon trésor! Mais, pour mes bien-aimés, je suis insatiable. Qu’importent mes vieux jours que la souffrance accable, Si, comblé par le ciel dans mes voeux les plus doux, Tout ce que je n’eus pas, je vous le donne à vous! Si, travaillant d’accord avec la Providence, Je laisse aux chers petits la joie et l’abondance! Si je les ai faits tels, si fiers, si généreux, Que l’honneur de mon nom s’agrandisse par eux! S’ils gardent mieux que moi, tout en suivant ma trace, Les solides vertus qui fondent une race! Si, de plusieurs degrés rehaussant la maison, Ils se font de leurs mains un solide blason! Jadis j’avais rêvé d’ennoblir mes ancêtres, Je me réglais sur eux, je les prenais pour maîtres. Il me serait, au prix des efforts que je fis, Bien doux d’être à mon tour ennobli par mes fils! Je sais que peu de noms s’inscrivent dans l’histoire; Mais on acquiert l’honneur à défaut de la gloire: On se voit estimé des esprits exigeants; Si l’on n’a pas la foule, on a les braves gens. Fallût-il renoncer à ce lustre modeste, Le bonheur est possible et la vertu nous reste; Et, sous son toit obscur, l’honnête homme a du moins Les âmes de ses morts et son Dieu pour témoins! J’applaudirais d’en haut vos victoires secrètes. Mais je reprends mon rêve, et je vous vois poètes. Soldats, penseurs, guidant les cités d’un bras fort. Et, de plus, satisfaits de vous comme du sort; Puis, joyeux, animés d’une secrète flamme, Capables de goûter les voluptés de l’âme, Atteignant de votre art le suprême degré, Et touchant les hauteurs où j’ai tant aspiré. Voilà de quels espoirs s’aiguise mon courage; Voilà pourquoi je lutte et m’excite à l’ouvrage; Voilà quels rêves d’or, dans mes nuits sans sommeil, Me font, sans un murmure, attendre le soleil. Enfants! mon cher secours en mes peines amères, Je vous bénis encor pour toutes ces chimères; Mon souci paternel m’est doux et bienfaisant, Car il aide mon coeur à fuir loin du présent. Ainsi, grâce à vous tous, et grâce à ma tendresse, Je puis porter encor mes maux et la vieillesse, Et, par vos douces mains tiré de ma langueur, Retrouver quelquefois mon esprit et mon coeur. Peut-être, aidé par vous, j’achèverai ce livre; Vous êtes ma raison d’espérer et de vivre. Vienne donc la douleur! Je saurai la braver, Ayant gardé par vous la force de rêver; Voyant, à l’horizon, au bout de mes souffrances, Mûrir en gerbes d’or mes belles espérances. Qu’importe le passé, mon travail imparfait, Si vous faites, demain, ce que je n’ai pas fait! J’accepte également, et d’une âme ravie, Le combat de la mort ou celui de la vie; J’aurai bien accompli mon devoir et ma loi, Si vous êtes meilleurs et plus heureux que moi. Novembre 1873. VII A Un Grave Ecolier. Monsieur l’écolier sérieux, Vous m’aimez encor, je l’espère? Levez un moment vos grands yeux: Fermons ce gros livre ennuyeux, Et souriez à votre père. Il est beau d’être un raisonneur, De tout lire et de tout entendre, De remporter les prix d’honneur!. C’est, je crois, un plus grand bonheur D’être un enfant aimant et tendre. Lorsqu’on a fait tout son devoir, Que la main est lasse d’écrire, Quand le père est rentré, le soir, Avec les soeurs il faut savoir Jouer, causer. même un peu rire. Vous verrez chez les vieux auteurs, Expliqués au long dans vos classes, Que la Muse à ses sectateurs Ordonne, en quittant les hauteurs, D’aller sacrifier aux Grâces. Autres temps, autres conseillers! Dans le savant siècle où nous sommes, On voit déjà les écoliers, Avec l’algèbre familiers, Aussi maussades que les hommes. Chez moi qu’il n’en soit pas ainsi; Contre les pédants je réclame. Je suis poète, Dieu merci! Et j’ai pour principal souci, Mes enfants, de vous faire une âme. Avant de savoir l’allemand, La physique et le latin même, Aimez! c’est le commencement: Aimez sans honte et vaillamment, Aimez tout ce qu’il faut qu’on aime. Mais il est trop peu généreux D’aimer tout bas et bouche close. A ceux que l’on veut rendre heureux, Des souhaits que l’on fait pour eux Il faut dire au moins quelque chose. Les vrais bons coeurs sont transparents; On y voit toute leur tendresse. Ah! chers petits indifférents, Gâtez un peu vos vieux parents; Leur bonheur est dans vos caresses! C’est beaucoup d’avoir la bonté; Montrez-la bien, qu’on en jouisse! Il faut que, dès avant l’été, En fleurs de grâce et de gaité Votre bon coeur s’épanouisse. Voyez! dans le meilleur terrain, Parmi les blés hauts et superbes, C’est Dieu qui mêla, de sa main, Le bluet d’azur au bon grain, Le pavot rouge à l’or des gerbes. Vous, ainsi, savants, mais joyeux, Charmez la maison paternelle. Quand on a le sourire aux yeux, A la lèvre un mot gracieux, La vertu même en est plus belle. Mars 1875. VIII Le Petit Ménage Du Père. Un petit doigt frappe à ma porte; J’en connais le son argentin: «Entrez!.» je sais que l’on m’apporte Mon bonheur de chaque matin. Les voilà! toujours les premières A remplir ce joyeux devoir. On entend là-bas les grands frères S’ébattre en leur bruyant dortoir. Mais en avril comme en décembre, Toujours, épiant mon réveil, Les deux soeurs entrent dans ma chambre, Plus exactes que le soleil. Et, si noire que soit la brume, A leur sourire familier, Une vive clarté s’allume Dans mon coeur, dans mon atelier. Ma nuit, ma triste nuit s’envole; Leur voix douce m’a raffermi Avec cette simple parole: «Père, avez-vous un peu dormi? Longtemps je les garde embrassées: Et quels bons rires entre nous! Mais voilà mes deux empressées Qui s’échappent de mes genoux. Car on veut tout remettre en place, Livres, papiers, tout l’attirail, Pour que l’ordre et la bonne grâce Ornent ma table de travail. L’encrier, garni de ses plumes, M’invite et prend un air charmant; Sur mes rayons les gros volumes S’alignent par enchantement. Sus les bronzes de l’étagère, Sur les cadres d’or du trumeau, Comme une hirondelle légère On fait voltiger le plumeau. La bruyère, en sa porcelaine, Le tapis et ses larges fleurs, Le blason du coussin de laine, Tout reprend de vives couleurs. Et tandis qu’on passe et repasse, Sur mes genoux, en fredonnant, On revient, et vite on embrasse Le front du père rayonnant. Moi, j’ai vu fuir, sous ces doigts d’ange, Les spectres de ma longue nuit; Mon esprit goûte un calme étrange Dans la chambrette qui reluit. Il ne reste en mon âme entière Plus une crainte et plus un deuil, Pas plus qu’un seul grain de poussière Sur le bois de mon vieux fauteuil. Durant tout ce petit ménage Qu’on achève avec tant d’amour, Le poète a repris courage Pour son labeur de chaque jour. Avec mes douces visiteuses, Chez moi, le soleil et l’espoir, La verve et les rimes heureuses, Tout revient pour jusqu’à ce soir. Il m’est resté de leur passage, - A moi qui me sentais si vieux, Avec la fermeté d’un sage, Les ardeurs d’un jeune amoureux. J’ai retrouvé toute ma flamme Et toute ma sérénité. Et je bénis, du fond de l’âme, Les Muses qui m’ont visité. Juin 1876 IX Inquiétudes. Vous dont je devrai compte à l’âme de mon père, Enfants par qui je crains tour à tour et j’espère, J’ai tenté bien des fois de percer l’avenir Pour vous y suivre encore et vous y soutenir; Je songe avec terreur à ce juge suprême Qui doit vous voir à l’oeuvre et me juger moi-même. Comme j’accepterais mon fardeau redoublé Si moi seul, moi tout seul, j’en étais accablé! Comme énergiquement j’achèverais ma tâche, Certain, sous mes douleurs, de n’être jamais lâche, Si vous m’étiez montrés, après ces temps mauvais, Dignes de votre aïeul, tels que je vous rêvais: Si vous aviez atteint le seul but où je vise, Et plus haut que mes vers inscrit notre devise; Et si Dieu, dès ce monde, en surcroît de l’honneur, Voulait vous accorder quelque peu de bonheur! Qu’importe que ma fin soit souriante ou triste! C’est pour ces jeunes fleurs que le vieil arbre existe, Que la fleur soit donc belle et le fruit généreux: L’arbre qui les portait sera jugé sur eux. C’est ainsi, chers enfants, dont l’aspect me rassure, Que vous serez ma gloire ou bien ma flétrissure. Étant sortis de moi, vous me devez au moins D’attester tout mon coeur et d’être mes témoins. Exerçant sur mon nom la censure et l’envie, Bien des gens ne sauront de moi que votre vie, Et si vous n’êtes bons, je serai cru pervers; De mensonge et d’orgueil on taxera mes vers, Et, les effaçant tous, d’un seul coup de faiblesse, Vous ferez un plomb vil de l’or que je vous laisse. Ne me démentez pas! l’honneur est à ce prix. Tâchez de valoir mieux que mes meilleurs écrits; Et que l’on reconnaisse, en vous regardant vivre, Que mon coeur sentait bien ce que disait mon livre; Que j’avais dans le sang, que j’observai toujours La fière loyauté qui règne en mes discours; Que, si vous marchez droit, c’est en suivant ma trace, Que ce n’est point hasard, mais vertu de ma race. Ayez donc devant vous, comme image du bien, Votre père, toujours, ainsi que j’eus le mien; Qu’il soit mort ou proscrit, vivez en sa présence: L’aïeul vous parlera dans votre conscience. Avant de vous fier à ce qui semble d’or, Consultez son honneur, comme je fais encor. Ce n’est pas moi, c’est lui que je pose en modèle! J’ai tâché seulement d’être une ombre fidèle, De marcher sur sa voie et vers son but sacré; Je ne l’atteindrai point, mais j’en approcherai! Au mépris du succès, du bien-être éphémère, J’écris d’après mon coeur et le coeur de ma mère. Mes modestes héros ne sont pas pris ailleurs. Si mon poème est bon, vos aïeux sont meilleurs. Heureux quand, par moments, réchauffé de leurs flammes, J’ai su parer mes vers des beautés de leurs âmes. Du tronc qui nous porta soyez les dignes fruits; Qu’on me retrouve en vous plus pur que je ne suis, Que, dans vos actions, mon âme reparaisse Libre enfin de toute ombre et de toute faiblesse. Polissez nuit et jour sous la main du devoir L’acier de votre vie où je veux me revoir, Afin qu’à tous les yeux la clarté dont il brille Illumine mon oeuvre, honneur de la famille. Ah! comme avec douceur aux trois quarts du chemin Mon vieux corps fatigué se coucherait demain; Que l’éternel repos aurait pour moi de charmes, Si je vous laissais tous vaillants et tous en armes! Si, de là-bas, dans l’ombre où dorment les aïeux, Je vous savais aimés, purs, honorés, joyeux! Si je voyais déjà poindre vos destinées Dans ce feuillage obscur des premières années; Si les fruits grossissants, peints de vives couleurs, Etaient prêts à tenir les promesses des fleurs! Mais je pars, le coeur plein de doute et de murmures, Avant que la vendange et la moisson soient mûres! Le triste laboureur, loin du champ bien aimé, Ne récoltera pas ce qu’il avait semé. Et qui sait, après lui, si la foudre et la grêle, Si les chasseurs, foulant ses blés, sa vigne frêle, Laisseront sur le sol, dans les greniers en feu, Quelque chose à cueillir ou pour l’homme ou pour Dieu! Puisse, un jour, récoltant l’or de ces jeunes plantes, Au gré du vieux semeur bien douces mais trop lentes, La patrie hériter de ma chère moisson! Amis, si vous gardez ma suprême leçon, Si je vous vois, comblant ma plus haute espérance, Chérir, comme je fais, notre mère la France, Prêts à la bien servir en temps calme ou troublé, Je puis vivre ou mourir, mais fier, mais consolé. Pourquoi douter? pourquoi, rassasié d’orages, Ne pas forcer ton âme à de meilleurs présages? La vie est sombre, ayons un radieux trépas! Croyons à de beaux jours que nous ne verrons pas, Et qui feront mûrir, dans l’héritage en fête, Cette verte moisson qui si fort t’inquiète! Fions-nous au bon sol, au bon grain, au soleil. Et dans les bras de Dieu dormons notre sommeil. Février 1875. X Le Bon Cheval Gris. Bon cheval gris, si doux, si sage, Toi qui portais, quatre à la fois, Mes chers petits et leur bagage, Tandis qu’à pied, le long du bois, Je suivais l’heureux équipage. Bon cheval gris, si doux, si sage, Tu mérites plus d’une page Dans nos histoires d’autrefois. Bien loin, bien loin par les vallées, Sur les hauts plateaux verdoyants, Que d’heures gaîment écoulées A l’air vif, sous les cieux brillants, Et combien d’étapes doublées Grâce à tes pieds sûrs et vaillants! Lorsqu’ils trottaient dans la bruyère, Comme jadis les quatre preux, Sur la monture coutumière Aucun n’était las ou peureux. Celui qui demeurait à terre Se suspendait à ta crinière, Dans les sentiers durs et pierreux. Quand tu croyais reprendre haleine Sur un gazon fin et luisant, A l’ombre, au bord de la fontaine Où l’on goûtait en s’amusant, Quelque aîné, désobéissant, Pour faire, tout seul et sans gêne, Un temps de galop dans la plaine, Sautait sur ton dos complaisant; Ou bien, durant une heure entière, Chantant, riant d’un rire fou, Toute la blonde fourmilière, Qui par devant, qui par derrière, Grimpait de tes pieds à ton cou. Aussi que de mains empressées, Au retour du bon cheval gris, T’apportaient le foin par brassées, Et t’offraient, à l’envi dressées, Ta part de sucre et de pain bis! Mais Dieu sait tout ce qu’il endure De tous ces démons d’écoliers! Et jamais une égratignure N’attrista leurs jeux familiers, Le grand galop sur la verdure, Le trot à travers les halliers. Car tu réglais ta souple allure Sur l’âge de tes cavaliers. Tu souffrais, sans te troubler guère, Leurs bonds et leurs cris argentins; Tu semblais, indulgent compère De ces mille tours enfantins, T’en réjouir à ta manière, Et comprendre l’émoi du père Au milieu de tous ces lutins. Et lui, le distrait, le poète, Écuyer des plus maladroits, Par ton esprit, ô noble bête! Combien l’as-tu sauvé de fois, Quand, vers l’azur levant la tête, Sans voir les périlleux endroits, Sur ton dos il était en quête D’une rime, au tournant du bois! Les soirs où je fais ton histoire, C’est à grand’peine, on peut m’en croire, Que de pleurer je me défends. Va! tu méritais la victoire Sur ces vains coureurs triomphants; Si je pouvais donner la gloire, J’éterniserais ta mémoire, Bon vieil ami de mes enfants! Te voilà mort, mon vieux fidèle! Au néant on t’a condamné; Mais à Dieu mon coeur en appelle. Je suis sûr qu’il t’avait donné Une part de l’âme éternelle. Car la bonté ne périt pas, Et l’être en qui Dieu l’a placée L’emporte au delà du trépas. Elle vit comme la pensée. Aimez-la, mes petits chéris, Dans la plus humble créature; Aimez-la chez les grands esprits, C’est leur essence la plus pure; C’est la fleur, le joyau sans prix, C’est la perle de la nature. Aimez-la dans ce bon cheval, Qui la possédait sans mélange; Dans le chien, ce héros étrange Qui meurt pour un maître brutal: Elle met le pauvre animal Au niveau de l’homme et de l’ange. Oui, bon gris nous te reverrons Sur des montagnes bien plus belles, Où nous aurons de grandes ailes, De vives clartés sur nos fronts; Et, joyeux, nous galoperons Sur des bruyères immortelles. Et là viendront nous entourer, Et courir en troupe légère, Ceux qui furent bons sur la terre, Ces chiens qui nous ont fait pleurer, Ceux de Lamartine et d’Homère. Octobre 1874. XI La Soeur Aînée. Elle avait ses cinq ans à peine, Qu'on admirait dans la maison, Dans la maison bruyante et pleine, Sa bonne humeur et sa raison. Toujours à bien faire occupée, Ferme et vaillante avec douceur, Elle aimait, au lieu de poupée, Elle aimait sa petite soeur. Elle veillait à ses toilettes Comme une petite maman, Présidait aux jeux, aux emplettes, Aux surprises du jour de l'an. Elle arrangeait l’affreux bagage Des grands frères désordonnés, Et de jolis noeuds, son ouvrage, Leurs cous rétifs étaient ornés. Qu’on perdît un livre d’étude, Cahier, canif et caetera. On disait sans inquiétude: «Bah! Hélène le trouvera!» Faisant moins de bruit que personne, A peine elle avait entendu, Au négligent qui l’abandonne Elle apportait l’objet perdu. Et parfois, dans les cas suprêmes, A ses yeux vifs ayant recours, Le père et la maman eux-mêmes Avaient besoin de son secours. Mais c’est quand vint le petit frère, C’est alors qu’il fallait la voir! Comme elle était heureuse et fière De bercer l’enfant chaque soir! Alors elle était grande et sage, Bonne aux plus sérieux emplois; Ce n’était point un badinage, Elle avait sept ans, cette fois! Quelle prudence maternelle Aux premiers pas du gros bébé! Jamais en trottinant près d’elle Le cher petit n’était tombé. Qu’on le taquine ou qu’on le gronde, On verra si la bonne soeur, La servante de tout le monde, Sait résister à l’oppresseur. Se dressant de toute sa taille Et le cachant contre son sein, Elle est prête à livrer bataille: La poule défend son poussin. Si vous n’aimiez pas votre Hélène Après un passé si touchant, Votre âme serait bien vilaine, Paul, et vous seriez bien méchant! Mais des soins et de l’amour tendre, Cher petit, déjà coutumier, A la chérir, à la défendre, Tu seras toujours le premier. C’est notre jeune providence: Nous puisons tous à ce trésor. On aime, on vante sa prudence; Toi, tu la vantes plus encor. Elle fut ta petite mère, Et tu vois comme elle s’y prend Pour être douce à son vieux père; Tu vois les soins qu’elle me rend. La voilà grande et presque femme, Et ceux-là seront trop heureux Qui, nous ôtant cette chère âme, Se la partageront entre eux. Aimez-la bien, la soeur aînée, Retenez-la dans notre nid; C’est pour vous qu’elle nous est née, Et votre père la bénit. Décembre 1873. XII Les Deux Portraits. Pour que du vieil honneur ta maison soit le temple, Suspends-y ces portraits, mes témoins, mon exemple, Devant qui, le matin et le soir, à genoux, J’ai fait, durant vingt ans, ma prière avec vous; Qui, d’un oeil vigilant, nous regardaient en face, Et, tant que j’ai vécu, n’ont pas quitté leur place. Mes pilotes sacrés, toujours au gouvernail, Ils surveillaient d’en haut ma table de travail. Je les interrogeais dans les temps difficiles; Ils tenaient mon esprit, mon coeur, ma main, dociles Te cherchais dans leurs yeux à lire mon devoir; J’y trouvais le conseil et le don de vouloir, Et les sages pensers dans mon âme soumise Descendaient et régnaient par leur douce entremise. Leur sourire écartait tous ces nuages noirs: L’orgueil, les vains désirs et les vains désespoirs. Aux esprits généreux ils destinaient mes pages, Chassaient toutes fadeurs de mes mâles ouvrages, Et préféraient pour moi, dédaignant les moqueurs, Aux vulgaires bravos l’estime des grands coeurs. Ainsi, depuis vingt ans, je travaille et je pense Sous leurs yeux bien aimés. J’y vois ma récompense. Ils me parlent sans cesse, et tous mes vers heureux, Les vers où vous pleurez, me sont dictés par eux. Jamais un seul matin je n’ai pris mon ouvrage Sans les bien regarder pour me donner courage; Jamais je n’ai souffert, jamais pleuré tout seul Et sans mettre avec moi la grand’mère et l’aïeul. Je vis en eux; ils sont le meilleur de moi-même; Je tiens d’eux, et d’eux seuls, tout ce qui fait qu’on m’aime, D’eux et de leurs esprits, de leurs coeurs grands ouverts. Je n’en diffère, hélas! que par bien des travers. Heureux si je n’ai point, miroir trop infidèle, Dans le cours de ma vie altéré ce modèle, Si surtout en mes fils l’aïeul n’est pas déçu, Si je leur ai transmis le coeur que j’ai recu! Donc, lorsqu’il est besoin d’échauffer vos courages, Adressez-vous, amis, à ces chères images; Vous m’y retrouverez! Leur aspect caressant Vous rendra plus encor que votre père absent; Ce sera moi toujours, mais plus doux, mais sans fièvres, Sans amertume au coeur et sans tristesse aux lèvres. Priez-les en mon nom, priez-les chaque jour; Ils ont plus de pouvoir s’ils n’ont pas plus d’amour. De leur humble carrière ils sont sortis augustes; La lumière aujourd’hui pleut du front de ces justes. Tandis que nous luttons, cherchant notre avenir, Ils lèvent, de là-haut, leurs mains pour nous bénir! I Le Grand Père. Voici l’aïeul, voici mon père au doux visage; Le coeur d’un chevalier et la raison d’un sage! Il a connu, chéri les aînés d’entre vous, Et vous avez joué quatre sur ses genoux. Ses traits sont-ils restés dans vos jeunes mémoires? Gardez-les bien! ainsi que mes vieilles histoires, Et les tendres conseils, les baisers, les secrets Que vous avez reçus devant ces chers portraits. Pour chauve et blanc qu’il soit, admirez sur sa face La fraîcheur, la clarté, signes de bonne race. Un sang vif et léger, et riche de soleil, Anime de sa peau le fin tissu vermeil; Cette lèvre sans fiel, d’une grâce infinie, Mince et ferme, au besoin lancerait l’ironie; Cet oeil plein de douceur, mais qui semble attristé, Limpide, a ses éclairs d’ardeur et de gaîté. Vieux Français d’autrefois, en sa forte croyance Inflexible, il avait, pour autrui, l’indulgence. Joyeux dans la dispute et de propos charmant, Ses ennemis l’aimaient, l’admiraient franchement; Heureux de le contraindre à rompre le silence, Tous à l’envi s’offraient à sa courtoise lance. Tant qu’il vécut, réglant notre heureuse maison, Il était ma justice, il était ma raison. Ses notes, sur mes vers, par un goût sûr guidées, Coupaient court aux écarts du style ou des idées. Critique et fin lettré, quoique docteur savant, Il jugeait, il pensait lorsque j’allais rêvant. A l’Icare étourdi qui part à tire-d’ailes, Sa main sage attachait le poids des grands modèles, M’enchaînait prêt à fuir dans le vague horizon, Et faisait du bon sens mon heureuse prison. Il croyait, peu sensible aux couleurs entassées, Qu’un mot juste suffit aux plus grandes pensées, Que l’âme la plus haute est simple en ses discours; De mon âpre hyperbole il modérait le cours, Prisant dans nos combats, pour la plus juste cause, La générosité par-dessus toute chose. Il fut mon maître en tout; c’est de lui que j’ai pris Les dogmes que je sers, la langue que j’écris. Tous vantaient sa raison qui jamais ne dévie, Son esprit clair, charmant, loyal comme sa vie, Acéré sans venin, gai sans être moqueur. Mais que serait-ce, enfants, s’ils avaient vu son coeur, De ses jeunes travaux connu la longue histoire, Son obscur dévouement, plus noble que la gloire! Ecolier, orphelin à seize ans, ses labeurs Soutenaient sans fléchir une mère et deux soeurs. Le pain était amer, les soucis étaient rudes. Et rien ne l’arrachait à ses nobles études; Il donnait, intrépide à son double devoir, Tout le jour au métier et la nuit au savoir. Dans l’âge où mollement j’assemblais quelques rimes, Il scrutait la nature et ses secrets intimes, Voulant suivre en son art, jusqu’au plus haut degré, Son père, le savant qu’il avait adoré! Car, s’oubliant, il fit deux parts de sa carrière; Ses aïeux, puis ses fils, eurent sa vie entière. Jeune homme, il travaillait, docile à cette loi, Pour sa mère, et vieillard, il travaillait pour moi. Un jour, dans la vigueur de ses vertes années, Du prix de ses efforts à peine couronnées, Près de toucher au but, mûr pour les dignités, Il dut choisir: l’honneur et les serments prêtés, Obéis sur-le-champ, obéis avec joie, Des succès, des honneurs lui fermèrent la voie. Et pour penser demain ce qu’il pensait hier, A son vieux roi fidèle, il resta pauvre et fier. Tel fut l’homme de coeur, père de votre père; Vous porterez son nom dignement, je l’espère. Si l’un de vous forfait au sang dont il est né, Moi qui vous l’ai transmis, je serai condamné. II Le Grand Père. Notre secours est là, dans l’aïeule en prière, Dans l’âme qui respire en ce divin portrait, Dans le profond amour qui luit sous sa paupière, Dans ses douleurs de sainte où le ciel apparaît! Quand le peintre - un ami digne de la connaître - Qui m’avait vu pleurer, qui la voyait souffrir, Pour l’immortaliser prit son pinceau de maître, L’Éternité pour elle était prête à s’ouvrir. L’espoir déjà perçait sous son inquiétude; Elle nous voyait tous vivants et rachetés; Sa souffrance expirait dans la béatitude, Car devant Dieu ses pleurs avaient été comptés. L’art n’a rien oublié dans cette image d’elle. Tout son amour de mère en ses yeux est écrit; Et l’on prend ce portrait, si simple et si fidèle. Pour la Madone en pleurs aux pieds de Jésus-Christ. Invoquez-la! Jamais une mère, une sainte, N’eut dans un coeur plus humble un amour plus profond; En tous vos jours d’épreuve invoquez-la sans crainte, Sûrs qu’elle vous écoute et que Dieu lui répond. Douce, elle s’ignorait et s’accusait sans cesse Et n’ouvrait qu’en tremblant son esprit, un trésor! Mais son coeur est resté ma suprême richesse, La source où je m’abreuve et dont je vis encor. C’est d’elle que je tiens les ardeurs du poète, Ce souffle intérieur prompt à me ranimer, La hauteur des désirs, l’espérance inquiète Et le don de souffrir avec celui d’aimer. Oui, l’invisible feu, senti de bien peu d’âmes, Qui circule en mes vers, discret et contenu, Qui répand la chaleur, mais sans jeter de flammes, S’alluma dans son coeur et de là m’est venu. Si parfois vous sentez, en relisant mes pages, Courir un doux frisson dans vos coeurs attendris, Si vous en devenez plus aimants et plus sages, C’est qu’elle avait pensé les choses que j’écris. Il eût fallu la voir et l’entendre elle-même Avec son beau regard fait à sécher nos pleurs, Aux expiations s’offrant pour ceux qu’elle aime, Et prompte à se charger de toutes nos douleurs! Quelle main délicate à panser nos blessures! Quel baume tout puissant de ses yeux a coulé! Un mal qui me laissa de longues meurtrissures, La mort qui me tenait, par elle ont reculé. Elle est deux fois ma mère et l’auteur de ma vie! Elle m’a mis au monde et tiré du tombeau. Elle m’a donné tout: la foi que j’ai suivie Et l’amour qui m’entraîne à voler vers le beau. Des dons que j’en reçus je suis fier. et je tremble D’avoir en fruits mauvais dissipé cette fleur! Mais puisque vous m’aimez, c’est que je lui ressemble, Et que vous avez tous pris un peu de son coeur. C’est qu’elle habite en nous, c’est qu’elle n’est pas toute A ce ciel où ses fils n’atteignent pas encor, Qu’elle nous veut conduire et soutenir en route, Que son âme est restée où restait son trésor. C’est elle qui bénit, invisible patronne, La maison toujours pleine et les enfants nombreux, Et des douces vertus qui formaient sa couronne Y maintient le parfum et le répand sur eux. Soyons à son exemple, à son culte fidèles, Aux plus humbles devoirs assidus chaque jour, Afin d’aller ensemble, emportés sur ses ailes, Rejoindre les aïeux dans l’éternel amour. Février 1875. XIII Le Droit D'Aînesse. Te voilà fort et grand garçon, Tu vas entrer dans la jeunesse; Reçois ma dernière leçon: Apprends quel est ton droit d’aînesse. Pour le connaître en sa rigueur Tu n’as pas besoin d’un gros livre; Ce droit est écrit dans ton coeur. Ton coeur! c’est la loi qu’il faut suivre. Afin de le comprendre mieux, Tu vas y lire avec ton père, Devant ces portraits des aïeux Qui nous aideront, je l’espère. Ainsi que mon père l’a fait, Un brave aîné de notre race Se montre fier et satisfait En prenant la plus dure place. A lui le travail, le danger, La lutte avec le sort contraire; A lui l’orgueil de protéger La grande soeur, le petit frère. Son épargne est le fonds commun Où puiseront tous ceux qu’il aime; Il accroît la part de chacun De tout ce qu’il s’ôte à lui-même. Il voit, au prix de ses efforts, Suivant les traces paternelles, Tous les frères savants et forts, Toutes les soeurs sages et belles. C’est lui qui, dans chaque saison, Pourvoyeur de toutes les fêtes, Fait abonder dans la maison Les fleurs, les livres des poètes, Il travaille, enfin, nuit et jour: Qu’importe! les autres jouissent. N’est-il pas le père à son tour? S’il vieillit, les enfants grandissent! Du poste où le bon Dieu l’a mis Il ne s’écarte pas une heure; Il y fait tête aux ennemis, Il y mourra, s’il faut qu’il meure! Quand le berger manque au troupeau, Absent, hélas! ou mort peut-être, Tel, pour la brebis et l’agneau, Le bon chien meurt après son maître. Ainsi, quand Dieu me reprendra, Tu sais, dans notre humble héritage, Tu sais le lot qui t’écherra Et qui te revient sans partage. Nos chers petits seront heureux, Mais il faut qu’en toi je renaisse. Veiller, lutter, souffrir pour eux. Voilà, mon fils, ton droit d’aînesse! Janvier 1875. XIV Le Château De Mes Songes. Quand j’étais plus petit que vous, Je contais déjà mon histoire; Heureux des songes les plus fous, Je bâtissais ma tour d’ivoire, J’entassais travaux sur travaux, J’atteignais jusqu’au rang suprême. Mais de tous mes projets nouveaux, La fin était toujours la même. Toujours une immense maison, Un parc immense, à la campagne, Apparaissaient à l’horizon De tous mes châteaux en Espagne. Là, nous vivions tous en commun, Beaucoup de soeurs, beaucoup de frères; Le soir, il n’en manquait pas un, Tantes, petits-cousins, grand’mères; Tous les amis, jusqu’aux derniers, Mes joueurs de barre et de quille, Vieilles bonnes, vieux jardiniers. Tous, jusqu’aux chiens de la famille. Petits et grands, jeunes et vieux, Avaient santé, gaité parfaites; Et l’on s’aimait à qui mieux mieux Dans ce manoir toujours en fêtes. D’épais buissons, à travers champs, Formaient sa lointaine ceinture; Les ennuyeux et les méchants N’en pouvaient franchir la clôture. Toutes les saisons à la fois Se mêlaient dans ce parc étrange; On y faisait, à chaque mois, Les foins, la moisson, la vendange. Toujours des fruits, toujours des fleurs Au temps de la neige et des bises, Des fruits de toutes les couleurs, Des raisins avec des cerises. Donc, un jardin au fond d’un bois, Voilà, dans ma longue innocence, Ce que j’ai rêvé tant de fois. Peut-être au delà de l’enfance. Et c’est là, dans ce vieux manoir, Près du Lignon ou de la Dore, Que j’aime si fort à vous voir, Chers enfants, quand je rêve encore, Or, durant ces songes si beaux, Dans nos brouillards toujours en cage, Mes chers petits, mes chers oiseaux, Nous perchons au cinquième étage! Et, dans mon maigre testament, Faisant à chacun part entière, Chers petits, je ne puis vraiment Vous laisser château ni chaumière. Mais, à défaut de la maison Qui jamais, hélas! ne s’achève, Près de quitter vie et prison, Amis, je vous lègue mon rêve: Ce grand manoir sur les sommets Devant qui tout n’est que masure, Où nos coeurs unis à jamais S’aimeront sans fin ni mesure; Ce jardin, là-haut, dans le bleu Fleuri de soleils et d’étoiles, Où nous verrons tous le bon Dieu Sans plus de crainte et plus de voiles. Dans ces murs, faits de diamant, Sans que le plancher craque ou tremble, Nous pourrons éternellement Jouer, sauter, courir ensemble. Nul de nous n’en sortira plus; Nous aurons de l’air, de l’espace; Tous nos amis, tous nos élus Y tiendront à jamais leur place. Et moi qui, jadis, tout enfant Ai bâti ces heureux mensonges, Moi, j’aurai, rêveur triomphant, Trouvé le château de mes songes. Septembre 1875. XV Petits Ingrats. Petits ingrats, mauvaises têtes, Méchants que je ne veux plus voir, Savez-vous le mal que vous faites Lorsque vous manquez au devoir? Sitôt que vous n’êtes pas sages, Nos amis, de très bonne foi, M’accablent de tristes présages Sur vous tous et même sur moi. «Je vous rends de mauvais services J’ai gâté ces vilains enfants; Je suis cause de tous vos vices.» A peine si je me défends! Je cherche, au dedans de moi-même, A m’excuser sur quelque point; Pour quelles raisons je vous aime?. Et, vraiment, je n’en trouve point. Vous travaillez avec paresse, Vous êtes grognons, étourdis; Et, quand je parle de sagesse, Vous riez à ce que je dis. On ne m’a pas fait de mensonge: Je fus trop facile et trop doux. Et - je tremble, hélas! quand j’y songe, Je suis responsable de vous! Jamais le monde ne fait grâce, Vous le saurez tous, mais trop tard; Et du châtiment qui menace Le pauvre père aura sa part. Si par orgueil, ou par paresse, Vous prenez de mauvais chemins, Songez au nom que je vous laisse: Ma mémoire est entre vos mains. Vous savez le but de ma vie? C’est vous. Et j’ai mis mon bonheur A travailler, sans autre envie due d’accroître un peu votre honneur. Vers ce but j’ai marché sans trêve Et j’y marcherai jusqu’au soir. Pauvres enfants, de mon beau rêve Vous pouvez me faire déchoir! On dira: «Ce n’était, en somme, Qu’un rimeur, à tort à travers; Mieux vaudrait nous laisser un homme Que ces dix volumes de vers. Tous ces rimeurs, en vers, en prose, Ils prennent des airs triomphants. Celui-là ne fut pas grand’chose S’il ressemblait à ses enfants.» Vous ne voudrez pas, je l’espère, Rétifs, joueurs immodérés, Qu’on parle ainsi de votre père Et de ceux qu’il a vénérés. Nous avons tous, en ce bas monde, Petits et grands, dès le bercail, La même loi simple et féconde: Obéir, aimer le travail. Travaillez! des heures d’étude Ne perdez pas un seul instant; Ce serait une ingratitude Pour celui qui vous aime tant. Il faut que chacun se surmonte; Quand je vous vois sots, négligents, Je ne puis pardonner sans honte Même aux yeux les plus indulgents. Mais il me semble qu’on raisonne Et qu’on sourit. Petits ingrats! Ne vous montrez plus à personne. Venez vous cacher dans mes bras. 1879. XVI Soleil D'Hiver. Il fait bien noir, en décembre, Dans ma chambre; Ma lampe l’éclaire peu, Un brouillard aigu pénètre Tout mon être, Et j’ai froid devant mon feu. Mon vieux corps est à la gêne; J’ai grand’peine A me dresser sur mes reins. Mon coeur fléchit, ma pensée Gît glacée Par l’hiver et les chagrins. Et je roule, amer et sombre, Dans cette ombre, Des rêves désespérés. Voilà qu’on frappe à ma porte, Je m’emporte. Mais c’est vous, amis!. entrez. C’est vous, enfants! c’est la joie! Dieu m’envoie Un message et le réveil. Dans vos yeux souriant d’aise Que je baise, Vous m’apportez le soleil. Mon coeur serré se délie, Et j’oublie Que je songeais à mourir; Et je veux encor vous suivre, Je veux vivre, Vivre pour vous et souffrir! Mars 1875. XVII Remords. Parlez-moi souvent, bien souvent, Chers petits, venez tout me dire: Ce que vous voyez en rêvant, Ce qui vous fait pleurer ou rire. Mes bien-aimés, il m’est si doux De vous voir et de vous entendre, D’écouter ce que dit en vous Votre bon coeur joyeux et tendre! Parlez! Remplissez la maison Des éclats de votre voix fraîche; Parlez sans rime ni raison. Parlez! chantez! qui vous empêche? Le tapage que vous ferez, Vos cris. je les absous d’avance, Jamais vous ne m’affligerez, Chers petits, que par le silence. Seul à seul ou tous à la fois, Disons-nous toujours quelque chose! Mais que j’entende votre voix: Sinon, me voilà tout morose. Parlez-moi, ne me cachez rien; Vous n’avez pas peur, je l’espère! Jamais, quand il vous aime bien, On ne parle assez à son père. Je vous ai souvent raconté Mes souvenirs si vifs encore. Vos grands parents et leur bonté. Vous savez si je les adore. S’ils furent tendres, indulgents, Leurs portraits sont là pour le dire; Voyez ces yeux intelligents Qui vous cherchent pour vous sourire. Ces deux grands coeurs en qui j’ai foi M’ont dit, à leur heure dernière: «Mon fils, je suis content de toi!» C’est le prix de ma vie entière. Eh bien, quand je songe à ces morts Qui m’ont absous de toute faute, Je me sens au coeur un remords, Et je le confesse à voix haute. Je n’ai pas fait tout mon devoir Envers ces âmes généreuses: J’aurais pu, dans l’humble manoir, Les rendre ici-bas plus heureuses; Si ma bouche eût dit seulement La moitié des tendres pensées Qui, du fond de mon coeur aimant, Leur étaient tout bas adressées; S’ils avaient vu, dans leurs douleurs, Quand je composais mon visage, Jaillir quelques-uns de ces pleurs Dont j’arrose ici leur image; Si toujours, sans leur rien celer, Sans retenir une caresse, Près d’eux j’avais su mieux parler Le langage de ma tendresse. Mais, hélas! je gardais mon coeur Muet en leur douce présence, Et je gâtais notre bonheur En les aimant trop en silence. Faites mieux, mes petits chéris, Soyez meilleurs que moi, de grâce! Ouvrez-moi vos jeunes esprits, Dites-moi tout ce qui s’y passe. Votre amour n’est pas un secret; Qu’il me parle et que je le voie! Plus tard vous auriez le regret De m’avoir privé d’une joie. Parlez-moi, ne me cachez rien; Vous n’avez pas peur, je l’espère! Jamais, quand il vous aime bien, On ne parle assez à son père. Juin 1875. XVIII Rendez-Vous. Je pars pour ne plus revenir; Mais je vous reverrai quand même. Dieu voudra bien nous réunir; Il sait trop comme je vous aime. Je vais à lui tout plein de foi. J’espère un bonheur sans mélanges; Le ciel ne serait rien pour moi, Sans vous tous, mes bons petits anges! Nous y verrons tous les aïeux, Tous les frères que nous aimâmes. Ah! c’est là qu’on sera joyeux, Au doux pays, au doux pays des âmes! J’ai beaucoup souffert ici-bas Et lutté plus qu’on ne le pense; Vous aurez aussi vos combats; Soyez sûrs de la récompense. Je vais aux sources des vertus, Et, durant votre apprentissage, Quand vos coeurs seront abattus, Je vous enverrai le courage. Pour vous, sur le chemin du beau, J’allumerai ces vives flammes Qu’on voit par delà le tombeau, Au doux pays, au doux pays des âmes. Tous les jours vous regarderez, Durant votre épreuve éphémère, Ces portraits, nos témoins sacrés, L’aïeul et la sainte grand’mère. Et, tous enlacés, par moment, Souriant à ma propre image, Vous vous aimerez tendrement, Si vous voulez me rendre hommage. Ne pleurez pas; embrassons-nous! Chez le Dieu que tant nous priâmes, Qu’il sera bon le rendez-vous Au doux pays, au doux pays des âmes! Décembre 1875. XIX La France. Si vous voulez dans votre coeur, Quand mes os seront sous la terre, Sauver ce que j’eus de meilleur, Garder mon âme tout entière. Aimez, sans vous lasser jamais, Sans perdre un seul jour l’espérance, Aimez-la comme je l’aimais, Aimez la France! Qu’importent les labeurs ingrats Et l’injustice populaire! Travaillez de l’âme et des bras, Et je vous réponds du salaire. Conservez ma robuste foi; Vous aurez de plus la vaillance. Enfants! servez-la mieux que moi, Servez la France! Servez-la dans l’obscurité, Avec la même idolâtrie. Arrière toute vanité, Et gloire à toi, sainte patrie! Votre honneur, amis, c’est le sien. Humbles soldats de sa querelle, Souffrez, sans lui demander rien, Souffrez pour elle! Vous tenez d’elle et des aïeux, De ce grand passé qu’on envie, Vos moeurs, votre esprit et vos dieux; Vous lui devez plus que la vie. Ne marchandez pas votre sang, Afin de là rendre immortelle. Au premier rang, au dernier rang, Mourez pour elle. Novembre 1875. XX Loin Du Foyer. Enfin, voici la maison pleine! Elle était sombre, il y fait jour; On y gazouille à perdre haleine. Les chers oiseaux sont de retour. Voici l’heure tant ajournée! J’ai là tous ceux que j’y rêvais, Vous tous, près de la cheminée, Enfants!. Et c’est moi qui m’en vais. Quand la couvée est réunie, Moi, qui d’eux tous ai tant besoin, Je pars. quelle amère ironie! Je pars seul et m’en vais bien loin. Ma chambre était froide, était nue, J’y vivais morne et désolé. Et quand la joie est revenue, Pourquoi donc me suis-je envolé? On me disait: «Voici la neige Et les longues nuits sans sommeil, Le froid, l’épais brouillard, que sais-je? Ton coeur a besoin de soleil. «Va-t’en vers la terre odorante, La terre où fleurit l’oranger, Où passa ta jeunesse errante, Où tu n’es pas un étranger. «Bien souvent tu menas ton rêve A travers champs, sur ces hauteurs Où chacun de nos pas soulève Un flot d’ineffables senteurs. «Tu sais qu’on y respire un baume, Et que son soleil tout puissant Refait, atome par atome, Les trésors de l’âme et du sang. «Tu la connais, cette nature, Si riche d’ardentes couleurs, Où le vers fleurit sans culture, Entre les vignes et les fleurs. C’est là qu’à ta pensive aurore, La Muse, à travers les buissons, A, d’une voix libre et sonore, Dicté ses premières chansons. «Là, sous les pins et les yeuses, Tu sais qu’il est plus d’un manoir Dont les grandes portes joyeuses S’ouvriront pour te recevoir; «Que les amitiés empressées, Les propos charmants, les beaux vers, Effaceront de tes pensées La noire empreinte des hivers. «Le soleil fut ton premier maître; C’est à lui de te rajeunir. Va-t’en là-bas, va-t’en renaître A la chaleur du souvenir! «Reviens sur la terre enchantée Où tu cueillis les pommes d’or; Tu peux, vieux lutteur, comme Antée, T’y relever poète encor.» Ainsi parlait un docteur sage; J’ai voulu suivre ce conseil. Avec les oiseaux de passage J’ai fui du côté du soleil. Je souffrais de l’âpre froidure; Les grands cygnes étaient partis, Et pour courir même aventure Je vous ai quittés, chers petits! Mais en vain la blonde Provence Aux chansons veut me convier, Sur ses coteaux ornés d’avance Et du myrte et de l’olivier; En vain du sol où je voyage Un écho jaillit sous mes pas. La Muse qui chante à mon âge Est muette où vous n’êtes pas. Les clartés, les parfums que j’aime, Les voix du monde aérien, Les torrents, le chêne lui-même, A mon coeur ne disent plus rien. J’ai cessé de voir et d’entendre Dans l’âme du vaste univers; Une voix plus humble et plus tendre Me dictera mes derniers vers. Enfants! c’est la Muse modeste Qui tient nos coeurs purs et joyeux. Le seul poème qui me reste, Je le lis, tout bas, dans vos yeux. Quel espoir m’entraîne et m’agite Loin de nos retraits familiers? Où trouverai-je un plus doux gîte Et des coeurs plus hospitaliers? Au prix des souffrances de l’âme, De l’exil, presque des remords, Faut-il payer l’amer dictame Qui soulage à peine mon corps? Hélas! s’il me faut pour revivre Un air plus tiède, un ciel plus doux. Ne puis-je, à côté de mon livre, Trouver mon soleil près de vous? Enveloppé de votre haleine, Serré dans vos bras grands ouverts, Comme le bélier dans sa laine, Je braverais les noirs hivers. Mais, puisqu’un autre arrêt l’emporte, Que c’est votre avis, ce matin, Que la science est la plus forte Et m’ordonne un soleil lointain. De la Provence coutumière Je reprends le tiède sentier; Dans ses parfums, dans sa lumière, Je me plongerai tout entier. Mon corps, mon coeur, ma poésie Rajeunis dans ces lieux brillants, De ces bains de chaude ambroisie Sortiront joyeux et vaillants. Oui, la vigueur me fait envie! Mon grand combat n’est pas livré; Je veux m’attacher à la vie, Car c’est pour vous que je vivrai. C’est à moi, dans notre nuit sombre, De vous diriger par la main Loin de l’ornière et du grand nombre, De vous montrer votre chemin; De vous enseigner, par l’exemple, Sans nuls pensers ambitieux, A dresser dans votre âme un temple Au sévère honneur des aïeux. Lorsque, en la tourmente où nous sommes, Vous saurez combattre et souffrir, Chers enfants vous serez des hommes, Et j’aurai le droit de mourir. Décembre 1873. XXI Le Printemps D'Un Père. En vain, de sa douce voix, Dans nos bois La brise de mai soupire; Les chênes, mes vieux amis, Endormis, Ne savent plus rien me dire. En vain, lorsque je m’assieds, A leurs pieds, Sourit l’oeil bleu des pervenches, Et voltigent les chansons Des pinsons Sur les aubépines blanches. Avec ses fraîches odeurs, Ses splendeurs, Ses concerts, sa vive haleine, Le printemps, - qui m’enivrait, - Reparaît Et moi je le sens à peine! Car je souffre et je suis las; J’entre, hélas! Dans la vieillesse inféconde. Par le temps et les soucis, Obscurcis, Mes yeux se ferment au monde. Mais, si je regarde en moi, J’y revois Verdoyer la Poésie, Sans plus emprunter aux fleurs Des couleurs, Des tableaux de fantaisie. J’y cueille, au fort des hivers, Pour mes vers, Mieux que les roses vermeilles, Plus douces que les oiseaux Et les eaux, Des voix flattent mes oreilles. J’ai dans mon coeur, riche encor, Un trésor; J’ai ma tendresse infinie; Sous mon toit j’ai le printemps, Et j’entends Son éternelle harmonie. Car j’ai vos fredons joyeux. Vos grands yeux Pleins de sourire et de flammes: J’ai surtout, - perles sans prix, - Mes chéris! Vos belles petites âmes. Mars 1875 XXII Diane. Va, mon enfant, tu fais très bien D’être sensible et bon quand même, Et de pleurer ce pauvre chien, Car il faut aimer qui nous aime. Ils sont tout près d’être méchants Ceux qui riraient de cette larme. Ne cache pas ces pleurs touchants; Ton chagrin m’émeut et me charme. Aimons-les, ces bons animaux, Race courageuse et gentille, Qui souffre avec nous de nos maux Et veille au foyer de famille. Pour les braves coeurs de chez nous C’est un amour héréditaire. Ecoute, ami, sur mes genoux, Cette histoire de ton grand-père: Ils étaient quatre enfants joyeux, Très gâtés, disait le vulgaire: Car jadis, chez nos bons aïeux, Les plus tendres ne gâtaient guère. Mais votre aïeule, en vérité, Commença le nouveau système; Mon père était enfant gâté, Je le fus, vous l’êtes de même. Je ne m’en plains pas, jusqu’ici; Oh non, mes bien-aimés! j’espère Que vous serez tous, Dieu merci, Enfants gâtés. comme mon père. Donc, au scandale des voisins, Dans sa douceur intelligente, Pour les gros péchés enfantins Ma grand’mère était indulgente. Mais des crimes renouvelés Il fallait bien faire justice; Et dans ces âges reculés, Tu sais quel était le supplice? Les pleurs étaient de nul secours. Mais, si grave que fût l’offense, Le cher coupable avait toujours Un allié pour sa défense. Diane était son joli nom; Ce n’était pas une marquise, Une duchesse au pied mignon. C’était une levrette grise. De très loin, dès le premier cri, Elle devinait tout, bien vite; Et vers le compagnon chéri La voilà qui se précipite. On veut l’écarter, vains efforts! Elle revient, dix fois chassée, Et de son gentil petit corps Couvrant. la place menacée, Elle est là, tremblant, gémissant; Si bien que le juge équitable, De peur de frapper l’innocent, Renonce à punir le coupable. C’est ainsi que du châtiment, L’amie intrépide et constante, Diane, a cent fois, gentiment, Sauvé grand-père, oncle et grand’tante. Et c’est pourquoi, dans la maison, Nous sommes tous amis des bêtes; Le chien et le petit garçon Y vivent en amours parfaites. Pleure donc le pauvre Pataud; J’en fais presque autant pour mon compte. Il était laid, - mince défaut; Il était bon, pleure sans honte. Mais, pour te suivre au loin, parmi Les prés, les bois de la montagne, Il te faut un nouvel ami, Et je te cherche une compagne. J’obtiendrai peut-être, ô douceur! Celle qu’à rêver je m’obstine, La fille, ou la nièce, ou la soeur Du cher Fido de Lamartine. Elle aura de grands et doux yeux, La souplesse d’une liane, Le poil gris d’un velours soyeux, Et tu la nommeras. Diane. Décembre 1875. XXIII Menace. Savez-vous, messieurs les enfants, Savez-vous à quoi je m’expose, Quand je vous gâte en vers, en prose, Même un peu, quand je vous défends, Sans vous peindre toujours en rose? Tous les vieux oncles d’autrefois, Plus d’une maman fort gentille, Tous les pédants, - il en fourmille, - M’accusent de saper les lois De l’État et de la famille. On me dit: «Vous parlez trop d’eux; Vous les vantez, les chantez même! L’orgueil viendra, défaut suprême. C’est un plaisir bien hasardeux De trop leur montrer qu’on les aime. Jadis, par un moyen très sûr, On se faisait toujours comprendre, Le fouet. on ne veut plus l’entendre! Il faut que le père soit dur Pour que le fils ait le coeur tendre.» Puis on énumère sans fin De longs exemples que j’abrège. Les Grecs, les Romains et que sais-je? Le fouet à monsieur le dauphin Et mou affreux temps de collège. J’ai souffert, c’est la vérité, Et du jeûne et de la férule Dans cette prison ridicule. J’en suis sorti pâle, éreinté, On y rendrait poussif Hercule. Cet antre noir, ces pions méchants Sont mortels à toute âme honnête. On risque au moins d’en rester bête. C’est quand j’eus pris la clef des champs Que le bon Dieu me fit poète. N’allez pas conclure, étourdis, Qu’on peut, sous le toit de son père, Désobéir et ne rien faire. Retenez bien ce que je dis, Je vais devenir très sévère: Je vous ai gâtés, j’en ai peur; Mais je n’en suis pas responsable, Et je dirai, si l’on m’accable: J’ai trop écouté ce trompeur, Mon ami Stahl! le vrai coupable. Son mauvais exemple a fait loi; Mais il sait tout ce que j’en pense. Il a trop prêché l’indulgence; Il m’a rendu bon malgré moi, Ce cher enjôleur de l’enfance. Donc, travaillez et soyez doux, Sinon. Je prendrai du courage! Stahl même à vous punir s’engage, Stahl n’écrira plus rien pour vous. Qu’on se le dise, et qu’on soit sage! 1879. XXIV Serment. Nommez votre pays de ce nom: la Patrie! Après celui de Dieu, c’est le nom du devoir. Prononcez-le toujours avec idolâtrie, Ce nom qui vous oblige au combat, à l’espoir. Si quelqu’un, se disant le citoyen du monde, Insulte à votre amour du haut de sa raison, Ce mot: l’Humanité, sur sa lèvre inféconde Veut dire l’égoïsme et sent la trahison. Nous! plus Dieu la punit, plus le monde l’accable, Plus elle est en opprobre aux rois, aux empereurs, Aimons notre cité d’un amour implacable. Opposons cet amour à leurs lâches fureurs. Qu’on ne me parle plus de ces peuples, nos frères! Où sont-ils, et lequel nous a tendu la main? Je suis Français! la France a les destins contraires: J’ai souci d’elle seule, et non du genre humain. Oui, nous sommes tombés, vaincus par notre faute! Nous avons manqué d’âme et quitté les sommets: L’abîme est bien profond, car la cime était haute. Ceux qui rampent toujours seuls ne tombent jamais. Oui, la France est coupable, et s’accuse elle-même; Mais lequel est plus pur, de ses voisins jaloux? Lequel peut, à bon droit nous lancer l’anathème? Quel peuple sans péché se lève contre nous? Qu’ils se taisent! Nous seuls et l’esprit de nos pères Restons juges du crime et des devoirs trahis. Par fierté, par amour, soyons juges sévères. C’est le servir bien mal que flatter son pays. Mais plus nos doigts sanglants sonderont de blessures, Plus il apparaîtra de hontes au grand jour; Plus la sainte patrie aura subi d’injures, Plus le deuil sera grand. plus grand sera l’amour! Je t’aimais glorieuse, et t’adore insultée; Je me sens mieux ton fils en pleurant tes revers, France! Ô mère! ô grandeur que j’ai trop peu chantée, A toi mon dernier souffle, à toi mon dernier vers! Enfants! si votre père, en butte à quelque outrage, Vieux, proscrit, mutilé, portait son propre deuil, C’est alors que, debout, pleins d’amour, pleins de rage, Vous vous diriez ses fils avec le plus d’orgueil. Soyons ainsi, nous tous, les fils de la Patrie, Humbles devant son Dieu, fiers devant l’étranger! Tenons-nous le coeur haut et la main aguerrie; Faisons-nous des vertus dignes de la venger. Jeunes gens qui serez meilleurs que nous ne sommes, Vous qui vaincrez, - mon coeur a son pressentiment! - Sous les drapeaux, le jour où vous devenez hommes, Avancez la main haute, et prêtez ce serment: «Je jure devant Dieu, sur mon âme immortelle, Sur les os de nos morts et de par leurs exploits, De vivre pour la France et de mourir pour elle, D’honorer ses autels, d’obéir à ses lois. «Jamais entre mes mains l’ombre d’une souillure Ne ternira l’éclat dont ses armes ont lui. Si mon voisin de rang tombe d’une blessure, Sans m’écarter d’un pas je combattrai pour lui. «Je maintiendrai la terre et le nom des ancêtres: Et, fussé-je le seul à lui garder ma foi, Je jure de laisser, libre d’injustes maîtres, Mon cher pays plus grand qu’il n’était avant moi.» C’est ainsi que jurait la jeunesse d’Athènes. Vous savez quels combats ces soldats ont livrés! Enfants, dressés comme eux à des luttes certaines, Vous Français, vous chrétiens, vous les surpasserez. N’avez-vous pas, de plus que le héros antique, Ce ferme espoir qui fait de la mort un bonheur? Outre le Dieu vivant qui manquait à l’Attique, N’avez-vous pas l’esprit de nos aïeux. l’honneur? 23 février 1874. XXV Les Enfants Sont Partis. Ils sont partis!. un lourd silence Envahit toute la maison; Ces murs qu’éclairait leur présence Se font noirs comme une prison. Moi, je m’en vais, pauvre âme en peine, Par les chambres, les corridors, Ramassant un jouet qui traîne, Rangeant tous leurs menus trésors. Sur les tables, près des lits vides, J’ai fermé les livres ouverts; Et j’arpente, les yeux humides Le dortoir, l’atelier, déserts. Les rois de ces petits royaumes, Où sont-ils, mes oiseaux joyeux? Je crois voir de sombres fantômes Dans les coins où brillaient leurs yeux. Adieu le bruit, les jeux. les trêves Où mes maux étaient adoucis; Me voilà seul avec mes rêves. Je veux dire avec mes soucis. Il faut, hélas! que je vous voie, Pour vivre un peu, mes chers petits! Vous êtes ma force et ma joie, Enfants! et vous voilà partis. Mais vous allez dans la montagne Remplir de fleurs votre panier, Et mon esprit vous accompagne, Si mon corps reste prisonnier. Laissez-moi les trottoirs moroses, Courez, joyeux, au fond des bois; Goûtez au miel des grandes choses Où je m’abreuvais autrefois. Je reste avec mes lourdes chaînes Que Dieu n’a pas voulu briser; Allez de ma part sous les chênes Rendre à la Muse son baiser. Allez! c’est votre tour de vivre Et de fréquenter les hauts lieux, De lire, ailleurs que dans un livre, La parole qui vient des cieux. Que je sois triste et que je reste Dans la ville avec les moqueurs, Pourvu qu’aux champs la fleur céleste Fleurisse dans vos petits coeurs! Quand la chaude haleine du hâle Brunit vos cous, vos bras chéris, Qu’importe que mon front soit pâle Et mes vieux os endoloris? Ma tâche est presque terminée; Encor quelques heures d’efforts. Vous, au début de la journée, Vous avez besoin d’être forts. Vous grandissez pour la vengeance Et pour l’honneur de vos aïeux. Aimez comme moi notre France, Et tâchez de la servir mieux! Sur les sommets des vieilles Gaules Respirant notre air nourricier, Faites-vous de fermes épaules, Des bras de fer, des pieds d’acier. Après cette école champêtre, Il faudra, mes coureurs hardis, Que j’hésite à vous reconnaître, Tant je vous trouverai grandis. Si ce jour-là je vous embrasse, Dorés, brûlés par le soleil; Et si vous rentrez à la classe L’oeil brillant et le teint vermeil; Si le sang, plus pur dans vos veines, Échauffe des coeurs plus ardents; Si vos lèvres sont toutes pleines De joyeux récits débordants; Si, dans vos jeux, dans vos querelles, Aux yeux du vaincu, du vainqueur, Je vois jaillir ces étincelles Qui promettent l’homme de coeur; Pour vous faire une âme plus pure, Un coeur sans haine et sans effroi, Si là-haut la grande nature Fut un meilleur maître que moi. Libre, alors, de l’inquiétude Dont ces longs jours sont obsédés, Je bénirai ma solitude Et Dieu qui vous aura gardés. Septembre 1873. XXVI Dans L'Insomnie. J’ai perdu, contre la souffrance D’un long mal toujours en éveil, J’ai perdu, sans plus d’espérance, Ce doux refuge, le sommeil! Jusqu’au matin je reste en proie A des supplices innommés. Ô mes chers petits bien-aimés, Pour connaître encore une joie, Il faut, il faut que je vous voie. J’ouvre la chambre où vous dormez. Je m’avance et je tends l’oreille; J’écoute et me dis: Les voila! Près du lit d’angoisse où je veille. Chers enfants, si vous n’étiez là, Les tourments que la nuit m’impose Briseraient des coeurs mieux armés. Mais je vous vois, mes bien-aimés, Calmes, souriants, le front rose; Et votre sommeil me repose. Dormez, dormez! Lorsque, effaré, fou d’insomnie, J’entre ainsi, morne, à petits pas, Vous, durant ma lâche agonie, N’écoutez, ne regardez pas! Je faisais montre de courage, J’ai servi les droits opprimés. Mais aujourd’hui, mes bien-aimés, Pour me croire encore un vrai sage, Il ne faut pas voir mon visage. Dormez, dormez! Quand je crains que Dieu m’abandonne, Lorsque j’ai hâte de mourir, Et qu’il n’est près de moi personne Qui me parle et m’aide à souffrir, C’est vous qui prenez ma défense Et, malgré moi, me ranimez. Votre aspect, ô mes bien-aimés, Le calme heureux de votre enfance Sont ma force et mon innocence. Dormez, dormez! Tandis qu’en vous, blanc comme neige, Flotte un essaim de visions, Je lutte avec le noir cortège, Les vieux spectres des passions. Pour que les remords fassent trêve, Dans leur tombe à jamais fermés, Je pense, ô mes chers bien-aimés, Jusqu’à l’heure où le jour se lève, Au ciel que vous voyez en rêve. Dormez, dormez! Avril 1875. XXVII Ils Sont Ma Vie. Je suis vieux et presque un aïeul; Et, si la maison n’était pleine, Je me sentirais vivre à peine. N’étant plus rien, si j’étais seul! Je serais muet, mort peut-être; Je n’aurais plus espoir ni foi, Si chez vous je ne voyais naître Ce que l’âge a détruit chez moi; Si, déjà, vos jeunes arbustes, Sous mes baisers et sous mes pleurs, Chargés de feuilles et de fleurs, Ne poussaient des branches robustes; Si vous n’étiez déjà partis, Fiers de m’aider sur notre voie, Portant avec vous, chers petits, Ma vertu, ma force et ma joie. Je n’ai plus vaillance ou gaîté, Je n’ai plus rien de ce qu’on aime; Prenez tout ce qui m’est ôté! Travail, ardeur, amitié même. Oublié de tous, près de vous, Si je vous vois, forts et fidèles, Tâchant d’atteindre mes modèles. Mon déclin me semblera doux. Sans plus dépenser de courage, Je me croirai jeune et vaillant, Si vous frappez un coup brillant Dans le repos de mon vieil âge. Et je pourrai vous dire adieu, Mes oeuvres étant bien complètes, Fier de léguer cinq bons athlètes A mon nom, à la France, à Dieu. Mars 1875. XXVIII De Là-Haut. Quand Dieu me prendra pour toujours Dans son paradis que j’envie, Il me laissera mes amours Et les chers soucis de ma vie. Si je n’emportais tout mon coeur, Tout mon coeur de fils et de père, Que ferais-je de mon bonheur? Mieux vaudrait encor cette terre. Mais je sais qu’à travers les cieux, Du sein de la clarté profonde, Je vous suivrai toujours des yeux Dans ce cher petit coin du monde. Rien n’arrêtera mon regard; Pour arriver jusqu’à votre âme, Il percera, de part en part, L’azur et les soleils en flamme. Vous me croyez bien loin, bien loin, Perdu dans ces sphères trop hautes; Mais je suis toujours le témoin De vos vertus et de vos fautes. Là-haut, parmi les triomphants, C’est toujours à vous que je pense. Dieu fera de mes chers enfants Ou ma peine ou ma récompense. Comme si j’étais près de vous, Aimez-vous donc les uns les autres; Soyez laborieux et doux, Gardez la foi de tous les nôtres. Pour votre père, à qui mieux mieux, Déployez vos jeunes courages; Je ne puis être un bienheureux Si vous n’êtes vaillants et sages. Mai 1876. XXIX L'Absent. Pauvre enfant, que fait-il ce soir? Las, meurtri, malade. que sais-je? Les pieds glacés par cette neige, Peut-être il n’a que son pain noir! Pour un geste, une maladresse, Pour un mot trop vite échappé, Peut-être injustement frappé, Il se ronge dans sa tristesse. Et moi je ne puis rien pour lui! Rien que souffrir de son absence; Et je dois souffrir en silence, Je dois lui cacher mon ennui. Je le cherche à la vieille table Où s’assied un cercle joyeux. J’ai le sourire dans les yeux, Pendant que le chagrin m’accable. Le sarment a beau flamboyer, Et j’ai beau faire l’intrépide, J’ai froid, près de ce doux foyer, En regardant sa place vide. Lorsque tu reçois mes sermons, Tu trouves ma lettre bien rude; Sais-tu bien comme nous t’aimons, Pauvre ami, dans ta servitude! Tu crois peut-être, par moment, Qu’on t’oublie et qu’on te dédaigne; Quand ton vieux père, en te nommant, Joint les mains sur son coeur qui saigne. Si tu voyais, cher exilé, Durant ton absence infinie, Les nuits du père désolé Et sa douloureuse insomnie! Adieu! mais songeons au revoir! Assez pleuré sur cette page! Pour que tu fasses ton devoir, Gardons tous deux notre courage. Novembre 1875. XXX Le Petit Soldat. Toi, qui, de si leste façon, Mets ton fusil de bois en joue, Un jour tu feras tout de bon Ce dur métier que l’enfant joue. Il faudra courir sac au dos, Porter plus lourd que ces gros livres, Faire étape avec des fardeaux, Cent cartouches, trois jours de vivres. Soleils d’été, bises d’hiver, Mordront sur cette peau vermeille; Les balles de plomb et de fer Te siffleront à chaque oreille. Tu seras soldat, cher petit! Tu sais, mon enfant, si je t’aime? Mais ton père t’en avertit, C’est lui qui t’armera, lui-même! Quand le tambour battra demain, Que ton âme soit aguerrie, Car j’irai t’offrir, de ma main, A notre mère, la Patrie! Tu vis dans toutes les douceurs, Tu connais les amours sincères, Tu chéris tendrement tes soeurs, Ton père, et ta mère, et tes frères: Sois fils et frère jusqu’au bout; Sois ma joie et mon espérance, Mais souviens-toi bien qu’avant tout, Mon fils, il faut aimer la France. Elle a subi le grand affront, Mais Dieu veut qu’elle se relève. Nos écoliers la vengeront Et par l’esprit et par le glaive. Oui, nos fils feront leur devoir. Fais d’abord celui de ton âge; On acquiert, quand on sait vouloir, Et la science et le courage. Travaille en silence, obéis, Apprends à tout souffrir sans larmes; Et plus tard, servant ton pays, Tu seras ferme sous les armes. Exempt d’intrigue et le front haut, Tu devras conquérir tes grades, En passant gaîment, s’il le faut, Après tes jeunes camarades. Sache applaudir de bonne foi Le mérite qu’on te préfère. Si d’autres l’aiment plus que toi, Tant mieux pour la France, ta mère! Garde la devise des tiens, De ton aïeul qui fut mon maître, Et redis comme nos anciens: «Il vaut mieux être que paraître.» Vous serez soldats, chers enfants! Peut-être, après mainte souffrance, Un jour, vaincus ou triomphants, Il faudra mourir pour la France. Alors je serai, grâce à Dieu, Là-haut ou ma mère est allée; Mais mon âme avec vous, au feu, Redescendra dans la mêlée. Vous me sentirez près de vous. Quand sonneront à votre oreille, Pour vous exciter aux grands coups, Quelques mots du divin Corneille. En luttant contre le vainqueur, Peut-être aussi, d’une voix fière, Vous parlerez à votre coeur Avec les vers de votre père. Tous accourus pour ce grand jour, Tous unis d’une même étreinte, Nous serons là. si pleins d’amour Que nul n’aura connu la crainte. Puis, quand tout sera consommé, Heureux du coup qui nous rassemble Vers Dieu, vers l’aïeul bien aimé, Nous remonterons tous ensemble. Novembre 1873. XXXI Les Vacances. Changeons, pour ces deux mois, de livres et de maîtres. Que l’encre et le papier se reposent un peu. Loin de ces sombres murs, sous les pins et les hêtres, Étudions ensemble à l’école de Dieu. Nous reviendrons pâlir sur les oeuvres de l’homme; La classe aujourd’hui s’ouvre à travers les buissons, Après les hauts penseurs de la Grèce et de Rome, Les oiseaux des forêts nous offrent leurs leçons. Vous le savez, amis, leur sagesse est bien douce; Elle entre au fond du coeur avec l’air embaumé. Nous lirons sans effort, dans l’herbe et dans la mousse, Le poème éternel sur ce globe imprimé. A cette heureuse école on apprend mille choses; Le disciple endormi s’y retrouve, au réveil, Savant comme le chêne et frais comme les roses, Rien qu’en ouvrant son âme aux rayons du soleil. On s’instruit dans les champs, rien qu’à s’y laisser vivre, Rien qu’à n’y pas fermer obstinément les yeux, Rien qu’à toucher du doigt les feuillets de ce livre, En écoutant le maître avec le coeur joyeux. Ce maître, c’est le père! il vient, heureux et tendre, Aux portes du collège il attendait son jour; Il amassait pour vous, brûlant de le répandre, Le plus grand des savoirs et le plus pur: l’amour. Il donne une leçon chaque fois qu’il caresse, Qu’il vous cueille une fleur, qu’il vous montre les cieux, Qu’avec le souvenir de leur sainte vieillesse, Il vous transmet, enfants, les baisers des aïeux. La science est l’écho de leurs âmes bénies, Le fruit de leurs conseils pratiqués tant de fois; Et vous l’entendrez mieux mêlée aux harmonies Qu’ajoute à nos discours le murmure des bois. Baignés de la fraîcheur des splendides aurores, Vous conduirez l’étude à la cime des monts Où la lumière en nous filtre par tous les pores, Où l’arôme des pins se boit à pleins poumons. Car l’esprit ne vit pas du maigre pain des livres; Il se nourrit encor de soleil, de grand air, Des fluides sacrés dont les forêts sont ivres, Des atomes ardents qui gonflent notre chair. Il s’anime au contact des choses animées, Au galop des coursiers, à l’odeur des prés verts, En passant de l’école aux campagnes aimées, Et de ces chiffres morts au vivant univers. Tout savoir n’est pas fait de calculs et d’étude; La vie excelle, enfants, à nous le dispenser. Il est bon de gravir par quelque sentier rude, De sentir et de voir autant que de penser. Allons prendre conseil de la terre natale; Interrogeons l’esprit des vallons familiers; Pour nous verser à flots sa science vitale, La nature enseignante attend ses écoliers. Voici la chasse ouverte et les vignes sont mûres! Je veux voir, dans la classe où demain nous entrons, Au lieu d’encre à vos doigts le jus pourpré des mûres, La poussière à vos pieds et le hâle à vos fronts. Le livre aimé palpite et s’ouvre à notre approche; Il est écrit de fleurs, illustré de soleil. Chaque pas fait jaillir, de l’herbe et de la roche, Quelque brin de science, une image, un conseil. Ce vaste mont, fendu de la base à la crête, Des temps amoncelés nous trahit l’épaisseur; Cette plante me livre une vertu secrète; La ruse de l’oiseau se transmet au chasseur. Ce pâtre industrieux nous instruit, sur les landes, Tressant l’osier flexible ou découpant le bois; Du lait de ses troupeaux, du miel de ses légendes, Le rustique chanteur nous abreuve à la fois. Avec nous le semeur, à l’affût d’un présage, Interroge le ciel si prompt à varier; Conduite sous nos yeux, l’oeuvre du labourage Nous apprend le respect de son mâle ouvrier. Partout c’est un conseil inculqué par l’exemple; Et le soir, en rentrant, disciples des forêts, Pleins du vivant esprit qui souffle dans ce temple, Nous savons mieux prier, voyant Dieu de plus près. Ainsi, même en nos jeux, l’étude se consomme, Et, du sombre lycée aux lumineux sommets, Sur les pas de l’enfant, pour en tirer un homme, Marche un doux précepteur qui ne s’endort jamais. Venez donc et montons à travers les bruyères, Aspirant l’air chargé de parfums et d’accords, Qui, des flots et des fleurs, porte en haut les prières. Nous travaillons pour l’âme en exerçant le corps. Toute vertu s’accroît de leur mâle équilibre, Dans ces temps de bassesse et d’appétits sans frein, Il faut, pour rester juste, il faut, pour rester libre, Un ferme coeur servi par des membres d’airain. Aussi bien qu’un penseur le sage est un athlète; Un fier combat l’attend, à toute heure, en tout lieu. Il faut, pour lui forger une armure complète, Que la sainte nature aide l’esprit de Dieu. Allons nous raviver, nous recréer en elle! Nous reviendrons plus forts et mieux prêts au combat, Si nous pressons du coeur la terre maternelle Qui relève son fils dès que l’ennui l’abat. Armons-nous, mes amis, pour les luttes prochaines, Du souffle des hauts lieux sous les pins toujours verts; Allons respirer l’air que respirent les chênes. Les livres sont fermés et les bois sont ouverts. Avril 1867. XXXII Dans Le Doute. A Mon Pere.?????? Toi que j’ai dans mon coeur pour guide et pour exemple, Toi dont l’auguste image est là, devant mes yeux, Donnant à ce réduit la majesté d’un temple, Où j’offre pour encens mon travail aux aïeux, Ô mon père! je viens, dans une heure suprême, T’emprunter ta raison, ta sereine vertu; Prier ton vieil honneur de décider lui-même. Entre ces deux devoirs, parle, que ferais-tu? Réponds sans condescendre à mon faible courage; J’ai tes moindres conseils pour inflexible loi, Et je puis être fort achevant ton ouvrage: Suppose à cette place un fils digne de toi. Parle-moi franchement, ainsi qu’un chef de race; Tandis qu’à tes côtés, oubliant ses douleurs, En cet autre portrait, sainte et pleine de grâce, Ma mère encor répand la prière et les pleurs. Vous savez tous les deux le secret de mon doute, Oracles paternels, chaque jour consultés! Vous savez vers quel but je veux pousser ma route, Si je vis pour moi-même et pour mes vanités. J’ai toujours fait deux parts du seul bien que j’envie, Du trésor qu’après vous j’augmente et je défends, Deux parts de mon honneur et deux parts de ma vie, L’une pour les aïeux, l’autre pour les enfants. C’est à vous, devant eux, en mes jours de faiblesse, Que je dois rendre compte et demander conseil, Afin que je puisse être, aux fils de ma tendresse, D’un exemple aussi pur et d’un secours pareil. Conseille-moi, prononce à ma place, ô mon père! Si j’en souffre moi seul, tout sera pour le mieux. Ordonne-moi l’effort qui devra satisfaire Aux droits de nos enfants, aux droits de nos aïeux. Et, si j’ai bien agi selon ta conscience, Au prix de mon repos, au prix de mon orgueil, Ô mon père! tu sais de quelle récompense Je veux me rendre digne au delà du cercueil. Au pied de ce portrait que mon regard consulte, Qu’un jour, non sans fierté, plaçant aussi le mien, Quelqu’un des fils à qui j’aurai transmis ton culte Vienne me demander un pareil entretien; Et qu’ayant accompli son acte de courage, Plus calme après la lutte et plus fort dans sa foi, Fixant ses yeux en pleurs sur mon heureuse image, Il me dise: «Ô mon père! es-tu content de moi? Juin 1870. XXXIII La Ruche. I Nous montions vers les solitudes, Quand, non loin de la plaine encor, S’offre à nous un chêne aux flancs rudes D’où le miel suinte en perles d’or. A mi-coteau, dans une haie, Il se dresse au soleil levant; La ruche est sûre, vaste et gaie, A l’abri du froid et du vent. L’essaim des vives ouvrières Bourdonne autour du noir logis; On dirait un bruit de prières Dans les buissons de fleurs rougis. La troupe, un moment indécise, A l’appel des mille senteurs Hésite, et chacun à sa guise Choisit la plaine ou les hauteurs; Là-bas, vole aux vignes prochaines, Dans ces petits enclos charmants, Vers ses longs prés bordés de chênes, Vers les bluets, dans les froments; Ou là-haut, parmi les genièvres, Les sorbiers, les pins résineux, Vers le cytise aimé des chèvres, Vers ces grands rochers lumineux. La place exprès semble choisie; On a deux mondes à la fois Pour promener sa fantaisie. On a les hameaux ou les bois. On y peut, à pleines corbeilles, Aux fleurs, aux fruits les plus divers, Vieux poète et jeunes abeilles, Cueillir ou son miel ou ses vers. II C’est là, sur le sol des ancêtres, Devant cet immense horizon, Qu’à l’abri d’un rideau de hêtres, Je pose en rêve une maison. Je la vois simple, mais ancienne; Les murs sont fortement bâtis. Et je rêve enfin qu’elle est mienne, Pour être à vous, mes chers petits! Pour vous garder, loin de la ville, Ce foyer plein de souvenir, Ce nid, ce port, ce vieil asile Où l’on veut toujours revenir; Où, quand notre âme est appauvrie, Après l’hiver sombre et moqueur, On fait moisson de rêverie, On va renouveler son coeur. Là, vers les bruyères vermeilles, Le blé noir, le trèfle ou le thym, Vos pensers, comme ces abeilles, S’envoleraient chaque matin. Notre humble terre a sa richesse. Ce ciel, ces sommets que voilà, Ce n’est point le beau ciel de Grèce, Ce n’est point l’Hymète ou l’Hybla. Dans ces vastes champs qu’on domine, Ce n’est, là-bas, aux feux du soir, Ni Mégare, ni Salamine, Qu’on voit du pied de ce manoir. Au bout d’une plaine jaunie, Le soleil rougit, par instants, Non l’azur des mers d’Ionie, Mais l’eau grise de nos étangs, J’aperçois, du vert promontoire Dont ma ruche est le Parthénon, Un long fil d’argent. c’est la Loire, Modeste encore et sans renom. Mais la nature est bonne mère; Nous aussi nous avons nos fleurs. Le laurier, la rose éphémère, Germent ici tout comme ailleurs. III Vous, les abeilles vagabondes, Avant de peupler ce jardin, Combien avez-vous vu de mondes En venant chez nous de l’Éden? Vous qui, de la sagesse antique, Gardez encor les douces lois, Êtes-vous filles de l’Attique, Abeilles des chênes gaulois? Peut-être, en buvant les rosées D’Éleusis et de Marathon, Vos aïeules se sont posées Sur la bouche d’or de Platon. Nous n’avons pas ces nuits sereines Et ces grands noms mélodieux, Ces mers où chantent les sirènes Et ces lèvres des demi-dieux; Pourtant sur notre humble montagne On peut, de fleurs et de chansons, Quand l’essor printanier vous gagne, Cueillir aussi d’amples moissons. Ce miel de la ruche sans maître, Trésor du pâtre et du chasseur, Aura moins de parfums peut-être, Mais plus de force et de douceur. Volez donc, chastes ouvrières, Vierges qui travaillez si bien; Autant nous vaudront ces bruyères Qu’un laurier-rose athénien. IV Vous, enfants, partez avec elles, Et, sans oublier votre nid, Maintenant qu’ont poussé vos ailes, Allez à travers l’infini. La terre est pleine de merveilles, La nature est belle en tout lieu; Posez-vous, comme des abeilles, Sur toutes les oeuvres de Dieu. Allez, chacun selon sa force, Mais sans perdre l’ardeur jamais; Percez des fleurs la tendre écorce, Volez de la plaine aux sommets; Avec la libre fantaisie D’un esprit jeune et curieux, Que chacun pille l’ambroisie Dans la fleur qu’il aime le mieux; Sur les pêchers de nos collines, Au bord des étangs, sur les joncs, Sur la ronce autour des ruines, Et sur le lierre des donjons. Au moindre calice allez boire, Au moindre ruisseau, s’il est pur, Dans le grand fleuve de l’histoire, Dans l’urne du poète obscur. Imprégnez-vous de toute chose Bonne à distiller cire ou miel, De la poussière d’une rose, Des pleurs d’une aube dans le ciel. Puis, chères âmes dispersées, Apportez-moi, chaque printemps, La récolte de vos pensées Dans la ruche où je vous attends. Voici, pour moi, l’heure inféconde Où l’homme, atteint d’un sombre ennui, Ferme ses yeux aux fleurs du monde, Et ne regarde plus qu’en lui. Cette immense nature en fête, Ces bois et ces prés embaumés, Ces monts dont j’atteignis le faîte, Ces déserts que j’ai tant aimés, Ces splendeurs saintes que j’admire, Bientôt, se voilant d’un brouillard, Pour moi n’auront plus un sourire, Pour moi n’auront plus un regard; Mais aux voluptés dont me sèvre Mon hiver pâle et soucieux, Je goûte encor par votre lèvre, Je vois ces beautés par vos yeux. C’est à vos doux rêves intimes, Le long de ces bois toujours verts, C’est à votre essor vers les cimes, Que je veux demander mes vers. Volez donc! le ciel est en flammes Sur ces hauteurs que nous voyons; Remplissez vos vaillantes âmes De parfums, d’accords, de rayons. Après ces travaux pleins de charmes, Revenez vite, ô cher essaim, Verser tout, la joie ou les larmes, Vos trésors entiers, dans mon sein! Et du gain de quelques journées Vous comblerez, à mon appel, Le vide fait par les années Au creux de l’arbre paternel. Revenez! la nuit est prochaine, Jeunes abeilles, mes amours!. Et par les fentes du vieux chêne Un miel pur coulera toujours. Mai 1869. XXXIV Morts Pour La Patrie. Lu à l’inauguration du monument consacré par les anciens élèves du Lycée de Lyon aux camarades morts pour la France 1870-1871. Quand viendra votre tour d’entrer dans la carrière, Jeunes gens qu’on prépare à de mâles travaux, Si parmi vos aînés dont la patrie est fière, Vous prenez un modèle et cherchez des rivaux, Ni l’or, ni le pouvoir, ni la gloire elle-même, Ne vous désigneront les plus grands, les meilleurs, N’ayez pas le succès pour idéal suprême: Levez plus haut votre âme et regardez ailleurs. La vertu difficile est le but de la vie; Des héros de tout temps, amis, vous l’apprendrez: Pour être ambitieux d’un sort digne d’envie, Lisez ces noms obscurs. et désormais sacrés! Ils rentreront, demain, dans le silence et l’ombre; Mais sur ces humbles murs vous viendrez les revoir. Bienheureux ces martyrs oubliés dans le nombre: Ils ont plus que la gloire. ILS ONT FAIT LEUR DEVOIR! Leur nom n’est pas signé sur quelque oeuvre éphémère, Nul titre étincelant ne luit sur leur tombeau; Mais, soldats, ils sont morts pour la France leur mère. Honneur à la vertu, le génie est moins beau. Ils sont morts écrasés par les destins contraires; Mais ne parlons pas d’eux, amis, en gémissant: A ces nobles vaincus, vous leurs fils, ou leurs frères, Ne donnez pas de pleurs, vous leur devez du sang! Ils ont fait leur devoir, et vous ferez le vôtre! Vous le ferez, amis, avec plus de bonheur. Votre combat sera plus vaillant que le nôtre: Nous avons eu le deuil, et vous aurez l’honneur. Prononcez mieux que nous ce saint nom: la Patrie! Osez enfin tout haut vous proclamer Français. Soyez digne de vaincre, ô jeunesse aguerrie! Faites votre devoir . Dieu fera le succès. Vous apprenez ici toute noble science; On vous dresse à porter l’esprit et le coeur haut. Avant tout, connaissez, adorez bien la France: Voilà le grand savoir, aujourd’hui, qu’il nous faut. Jadis, enfant, assis sur ces bancs où vous êtes, Entre ces mêmes murs où nous menons un deuil, J’entendais des récits de gloire et de conquêtes, Et ce doux nom de France était tout mon orgueil. Épris d’elle et d’Athène, et de Sparte et de Rome, Je pleurais sur Caton et sur Léonidas. Ces pleurs m’ont fait poète et m’ont fait honnête homme: Amis, vous serez plus. vous serez des soldats! Depuis ces quarante ans, la lyre s’est trompée En nous prêchant l’amour de nos voisins jaloux. Réparez son erreur, enfants, à coups d’épée. Vous aimerez après. mais, d’abord, vengez-nous. Français, rien que Français, n’aimons plus que la France: Sur nous, sur notre sang elle seule a des droits; Dans ces seules vertus plaçons notre espérance, Et n’attendons plus rien des peuples et des rois. De nos moindres soldats honorons la mémoire: Ils sont morts sans prétendre à devenir fameux; C’est assez pour forcer quelque jour la victoire D’obéir, de combattre et de mourir comme eux. Savez-vous bien, amis, devant ces funérailles, Pour vous, objets sacrés de nos plus chers souhaits. Pour vous nos fils, pour vous le sang de nos entrailles. Le destin que je rêve et le voeu que je fais? Je le fais pour nous tous, vieillards ou jeunes hommes, Et tous à l’accomplir tenons-nous préparés! Ce voeu n’est qu’un devoir dans le deuil où nous sommes; La France me le dicte et vous l’approuverez: Puissent, un jour, après les exploits les plus rares, Au milieu des transports, dans nos murs triomphants, A l’ombre des drapeaux repris sur les barbares, Vos noms être inscrits LA des mains de vos enfants! Octobre 1875 XXXV La Grand'Gerbe. I Un char passe, lent et superbe, Le premier char de la moisson; La croix sur la plus haute gerbe Brille en longeant le vert buisson. Une croix d’épis, des guirlandes, Bluets, pavots, ruban doré. Les moissonneurs, joyeuses bandes, Marchent autour du char sacré. Des fleurs entourent les faucilles. Des fleurs couronnent les enfants. Vaillants garçons, robustes filles, Entrent dans la cour, triomphants. Les fifres et la cornemuse Sonnent sur l’herbe, à qui mieux mieux, Les airs de la rustique muse Qui faisaient bondir les aïeux. Déjà tournent les folles rondes, Filles, garçons, entremêlés; Hors des coiffes les tresses blondes S’échappent sur les cous hâlés. A voir comme chacun se dresse, Saute et rit de mille façons, A voir la fougueuse allégresse De ces danses, de ces chansons, Dirait-on qu’au loin dans la plaine, Ils ont, courbés sous un ciel lourd, Altérés, suant, hors d’haleine, Manié la faux tout le jour? Car, mes fils, il faut qu’on travaille Rudement pour cueillir ces grains! La moisson, plus que la semaille, Veut l’effort des bras et des reins. La terre, chaude comme braise, Brûle les pieds. Le noir grillon Se tait, se cache et dort à l’aise Dans les crevasses du sillon. Et plus les récoltes sont belles, Moins le faucheur a de sommeil, Coupant et liant ses javelles Sous les morsures du soleil. Mais voyez aussi quelle joie Lorsque, aux douces fraîcheurs du soir, Les taureaux et le char qui ploie Portent la grand’gerbe au manoir! II Enfants, je conduis la charrue Sur un sol dur, sous un ciel froid, Pour que la moisson reste accrue, La moisson d’un domaine étroit. Je tâche, au sillon que je creuse, De semer encor vaillamment Une récolte généreuse De grain choisi, de pur froment. Ainsi, durant l’automne sombre, Tout père jusqu’au dernier jour, A travers des peines sans nombre, Poursuit l’oeuvre de son labour, Afin qu’en la saison prochaine, Les bras d’un jeune moissonneur, Sur la vieille table de chêne Déposent la gerbe d’honneur. Pour que l’enfant se réjouisse De la richesse des moissons, Que le vieux logis retentisse Et qu’on danse aux vieilles chansons! Mais une loi reste, éternelle, Dont nul bonheur ne nous défend; Pour finir l’oeuvre paternelle Il faut le travail de l’enfant. Sur le sol creusé par le père Avec tant d’effort et d’amour, Quand le grain mûrit et prospère, Le fils doit suer à son tour. L’été mène un jeune cortège Moissonner, au champ du vieillard, Ce qui fut semé sous la neige Et labouré dans le brouillard. Sous un lourd soleil, à votre heure, Dans ce champ, mes fils, vous viendrez; Mais votre part est la meilleure: Je sème, et vous récolterez. Je fais une tâche incertaine, Par un temps gris, humide, obscur: Quand vous descendrez dans la plaine, Le ciel sera clair, le blé mûr. Je marche les pieds dans la boue, Morne, inquiet, silencieux; Un âpre vent fouette ma joue Et la neige de mes cheveux. Mais sur la terre où je me couche Des moissonneurs se lèveront, Un joyeux cantique à la bouche, La gerbe en main, des rieurs au front. Juillet 1870. XXXVI Prière Du Matin. Les voilà tous, groupés dans mon heureuse chambre, M’apportant du matin le sourire empressé, Eux que j’ai pour soleil dans mon pâle novembre. Et maintenant, amis, qu’on s’est bien embrassé, A genoux! et pensons à notre Père, au Maître Qui fît vos petits coeurs et les remplit d’amour. Son doux regard commence à luire à ma fenêtre; Disons vite au bon Dieu, disons notre bonjour. L’aurore le salue; amis, faisons de même; Parlons-lui coeur à coeur, nous, ses enfants chéris; Répétons-lui d’abord la prière qu’il aime, Vers le père céleste élevons nos esprits. Mon Dieu! notre famille entière Chaque jour vous fait sa prière Et cherche en vous son seul appui; Gardez nos âmes dans la joie, Gardez-nous dans la honne voie, Réunis tous comme aujourd’hui. Vous avez comblé notre enfance; Vous nous donnez en abondance Le pain que tant d’autres n’ont pas. Accordez-nous le pain de l’âme; Allumez en nous votre flamme, Éclairez chacun de nos pas. Faites que nous aimions sans cesse; Aimer, c’est la grande sagesse; Nos trésors à nous, c’est l’amour! L’amour, sainte et douce monnaie Dont l’humble enfant, mon Dieu, vous paie Le prix du pain de chaque jour. Donnez-nous à tous de répandre Sur nos pauvres cet amour tendre Qui se nomme la charité, Et qui jamais ne se repose. Mon Dieu, par-dessus toute chose Mon Dieu, donnez-nous la bonté, Donnez-nous encor davantage: La vigueur, le ferme courage. Redressez-nous si nous tombons. Ceux-là qui n’ont pas la vaillance, Qui n’ont pas lutté dans l’enfance, Ne sauraient être appelés bons. Demain, nous combattrons peut-être. Devant vous seul, ô Père! ô Maître! Nous voulons fléchir les genoux. Dans ces champs qui seront les nôtres. Nous travaillerons pour les autres Comme on a travaillé pour nous. Enfants! debout, la chambre est pleine de lumière. Aux pieds de notre Dieu nous reviendrons ce soir. Allons dans le travail poursuivre la prière, Et tous, petits et grands, faisons notre devoir. Juillet 1876. XXXVII En Provence. Sur les collines de Provence, Décembre est un mois de printemps. Voici le soir, l’heure s’avance, Et les cieux restent éclatants. De chaque plante que je foule, De chaque arbuste où je m’assieds, Un torrent de parfums s’écoule, Un oiseau s’envole à mes pieds. L’air, à lui seul, est un remède, Et je suis venu sur ces monts, Dans ces flots de lumière tiède, Humer la vie à pleins poumons. Je vois briller de ma fenêtre Des nuits plus belles que des jours, On a cru que j’allais renaître. Et pourtant, je souffre toujours! La douce maison que j’habite, Sous l’abri de ses murs épais, Me sourit, m’enchaîne et m’invite A m’épanouir dans sa paix. Aux propos de la cheminée, Esprit et coeur sont de moitié; Elle est joyeuse, elle est ornée Et chaude comme l’amitié. A petits pas nous allons prendre Nos bains d’air pur et de soleil, Et de bonne heure un adieu tendre Souhaite à chacun le sommeil. L’??? du soir tinte et s’élance, Volant des clochers aux sommets; Puis, tout rentre dans le silence. Et pourtant je ne dors jamais! Si l’amitié, si la nature Avaient un remède à m’offrir, S’il est un baume à ma blessure, C’est là que je devais guérir. Mais, puisque je vais, pâle et triste, Au mal rongeur toujours soumis, Puisque ma souffrance résiste A ce soleil, à ces amis, Chers enfants, il faut que j’achève Ce voyage au pays des fleurs; Car c’est trop de subir, sans trêve, Et votre absence et mes douleurs. Je pense à notre maison pleine De tous ceux à qui j’appartiens. Réchauffez-moi de votre haleine, Ouvrez-moi vos coeurs!. je reviens, Décembre 1873. XXXVIII Petit Docteur. Cher petit, tu m’as dit souvent Que tu voudrais, pour me complaire, Devenir un docteur savant Et bon, comme le bon grand-père. Tu voudrais, fidèle aux aïeux, Marcher droit sur leur humble route. Et j’ai des larmes dans les yeux, Mon bien-aimé, quand je t’écoute. Je tressaille, à ce doux espoir, De joie et d’orgueil tout ensemble, En songeant que je puis avoir, Mon père! un fils qui vous ressemble. Tu passeras donc tes beaux jours A te préparer en silence, Libre des vulgaires amours, Par l’étude à la bienfaisance. La science nous tient rigueur, Il faudra percer ses mystères; Mais tu sais déjà, dans ton coeur, Que les malheureux sont tes frères. Prêt à les servir, en tout lieu Tu partageras leurs alarmes, Et chez les pauvres du bon Dieu Tu sécheras beaucoup de larmes. Le bon grand-père a fait ainsi. Toi, tu l’imiteras sans cesse, N’ayant pas le moindre souci Des honneurs et de la richesse. Peut-être il te faudra souffrir, Brisant ou ta lyre ou ta plume; Mais il est plus beau de guérir Que d’imprimer un gros volume. Cher enfant, ne regrette rien! Le renom, l’éloge illusoire. Tu vivras en faisant du bien: Va! c’est la plus solide gloire. Juillet 1876. XXXIX Les Vaches. I Le ciel est bleu, l’air frais, léger et diaphane. Entendez rire au loin la folle caravane!. Le plateau verdoyant doré par le soleil S’égaye aux cris joyeux d’un groupe au front vermeil. Sans donner un regard aux horizons superbes, Ils marchent à grand bruit parmi les hautes herbes; Dans la bruyère en fleurs ils trébuchent gaiement. La ronce et les genêts, plus serrés par moment, Prennent dans leurs réseaux les petits de la bande, Tandis qu’un son connu là-bas nous affriande. C’est derrière le Puech (1) qu’il faut franchir encor, Où le gazon jauni scintille en touffes d’or, C’est le parc où, sonnant le goûter, vive et claire, La cloche tinte au cou des vaches qu’on va traire. Tant pis pour qui s’égare ou demeure en retard! L’espoir du bon lait chaud ramène le traînard; La troupe se rassemble, et d’un pas plus alerte Abrège le circuit de la colline verte. Ma voix qui les pressait, et qu’on n’écoutait pas, Doit ici les calmer et ralentir leurs pas. Il faut que la sueur sèche un peu sous ces blouses. On va plus sagement sur de fines pelouses, Et s’arrêtant aux fleurs qui croissent par milliers, On se dit leurs vertus et leurs noms familiers. La flore des hauts lieux dans sa splendeur s’étale: Sur l’humble serpolet rougit la digitale; Le genièvre a semé ses grains noirs sur le thym. Chacun, pour son herbier, fait là quelque butin. Voici - dans ses fleurs d’or - longue tige penchée, La grande gentiane en juillet desséchée. Passons, et sans goûter à ce flot froid et noir, Sous le toit du chalet, au bord de l’abreuvoir. Nous verrons au retour, sous ce bouquet de hêtres, Ce réduit abondant et ses trésors champêtres: La cave où, pour l’hiver, jaunit, comme un fruit mûr, Le fromage encor frais rangé contre le mur. Évitons, mes enfants, cette place plus basse Où dans un sol mouvant l’eau se cache et s’amasse. Suivons l’étroit sentier loin des joncs. Voyez-vous Poindre ce brin d’azur dans l’herbe à vos genoux? C’est la petite fleur pour qui j’ai fait des lieues. Qu’en voilà, tout à coup, de gentianes bleues! Cueillons vite et marchons, mes amis, s’il vous plait, Dans sa douce chaleur savourer ce bon lait. Voici, voici le parc! Cent belles vaches brunes Éparses au soleil sur le pré vert: les unes S’étendent pour dormir; d’autres, le nez au vent, Debout, l’oeil grand ouvert, ruminent en rêvant. Du côté du soleil un mur de hautes claies Abrite sous l’osier le pâtre aux larges braies; Assis sur l’escabeau qui pendait à ses flancs, Il presse entre ses doigts les pis fauves ou blancs. Les veaux, la tête basse et clos à part des mères, Attendent. Le vacher entr’ouvre les barrières, Chacun, libre à son tour, saisit avidement L’ample sein qui pour lui se gonfle en un moment. A peine il a goûté la mamelle remplie, Qu’aux cuisses de la vache un noeud adroit le lie. Le maître est là, tout prêt; usant d’un droit cruel, Il détourne la mère avec un peu de sel. Bientôt le vase est plein et l’écume déborde. Le veau reprend sa place, affranchi de sa corde, Et dans la tonne immense on court vider le seau; Et - trois ainsi faisant - le lait coule en ruisseau. Tout à l’heure il faudra deux de ces fils des Gaules, Une barre de frêne et leurs fortes épaules, Pour porter au buron, où l’attend le pressoir, Cette cuve de lait qui se comble en un soir. Mais voici les enfants! et la bande altérée Vole avec de grands cris à la douce curée. Dans le groupe joyeux le pâtre est prisonnier. On tire avec ardeur les tasses du panier; Autour du seau fumant on se presse, on se pousse; Plus d’un visage en sort tout barbouillé de mousse; Et, la première soif s’étant calmée enfin, On vide la sacoche et l’on songe à la faim. On plonge de nouveau l’écuelle dans les gerles, Et sur ces doigts brunis roulent de blanches perles. Assis en rond, couchés sur l’herbe et les habits, Dans la crème écumante ils trempent leur pain bis. Qu’ils sont vifs et bruyants, qu’ils sont heureux de vivre Il semble que ce lait, ce lait pur les enivre. Et moi, dans leur nectar, je plonge avec gaieté Mon menton grisonnant par l’écume argenté. Puis, pour tirer profit de l’heure, hélas! trop brève, Je les laisse à leurs jeux et je vais à mon rêve. Contre un hêtre battu des vents de toute part, Sur le tertre isolé je m’assieds à l’écart; Et l’immense horizon des montagnes Arvernes Déroule autour de moi ses plans larges et ternes Au nord l’âpre Cantal, dont les flancs assombris Sous le plus chaud soleil restent mornes et gris. Un peu de neige encore, au bout des cimes pâles, S’éclaire aux feux du soir du rose des opales. Des lambeaux de forêts, en sinueux replis, Roulent au pied des monts dans l’ombre ensevelis. Des collines d’azur, des bois, de longues plaines Ondulent au midi comme des mers lointaines. Dans l’herbe, à quelques pas, chevreaux à l’abreuvoir. Mes bruyants compagnons s’agitent sans me voir, Heureux de folâtrer seuls, sans trêve et sans guide. Plus bas rumine et dort le grand troupeau placide. A peine, d’un son bref, la clochette à leurs cous. Depuis que j’y prends garde, a tinté quelques coups; Tant le repos est fort des vaches maternelles, Tandis que nous puisons à leurs saintes mamelles! Mais le soleil s’abaisse; un reflet incertain Dore et rougit leur peau de bronze florentin. Je les vois dans la pourpre et le calme des reines: Ce calme, au loin s’étend sur les cimes sereines; Et l’auguste nature, en paix de tout côté, Travaille avec douceur à sa fécondité. Alors, devant mon Dieu je m’incline et j’adore; Cette paix s’insinue en moi par chaque pore, Et mon coeur, aspirant ce souffle des déserts, Palpite à l’unisson du tranquille univers. Rien n’en trahit l’ardeur et la secrète flamme, Et le même travail s’accomplit dans mon âme, Qui, des sucs de la terre et des rayons du ciel, Dans la vache et la fleur fait le lait et le miel, Je bois à ces torrents de vie universelle, Et sous les doigts de Dieu mon poème ruisselle. II Sublimes réservoirs de toute pureté, Sommets par où le ciel communique à la terre, Où la fraîcheur survit aux flammes de l’été, Où dans toutes ses soifs l’homme se désaltère! La neige sur vos fronts dort ses chastes sommeils; Là filtrent l’humble source et le superbe fleuve; Vos flancs versent le lait au troupeau qui m’abreuve; Le vin fume à vos pieds sur les coteaux vermeils. J’ai salué jadis vos forêts protectrices, Vos chênes éloquents instruits de l’avenir, Voici mes fils! je viens avec eux pour bénir Vos prés, l’herbe féconde et nos saintes nourrices. Et vous, goûtez ce sel et ces fleurs dans nos mains, Vaches à vos bergers douces comme des mères! O vous qui, sans combat, versâtes les premières L’aliment pacifique aux farouches humains! J’aime à vous voir ainsi rêver, fortes et lentes, Tandis que s’accomplit dans la nuit de vos flancs Le mystère sacré qui de ces vertes plantes Distillera pour nous ces flots tièdes et blancs. Dans un puissant repos vous êtes là, couchées, Comme ces larges monts au musculeux poitrail, Durant qu’ils font germer dans leur profond travail Les herbes, les métaux et les sources cachées. Des flammes du couchant vos fronts luisent comme eux, Et, tandis que rougit à vos pieds la bruyère, Qu’une fine vapeur court sur vos reins fumeux, Vous aussi semblez boire à longs traits la lumière. Respirez-vous, de plus, un vague esprit dans l’air? Entendez-vous des voix qu’ignore^ la montagne? Voyez-vous des lueurs qu’un désir accompagne Dans la nuit de vos sens passer comme un éclair? Vous sentez-vous ainsi plus proches soeurs des hommes? A ces vieux nourrissons gardez-vous quelque amour? Rêvez-vous comme nous, orgueilleux que nous sommes, D’un rang plus haut dans l’être et d’un meilleur séjour? Depuis ces milliers d’ans que le fils de la femme Boit à votre mamelle et dort à vos côtés, N’avez-vous pas reçu, nourrices des cités, Pour prix de votre lait, quelque part de notre âme? Où manquent les taureaux manque le pur froment, Où tarit votre lait les nations tarissent. Qu’à ces doux serviteurs le maître soit clément; Qu’à la voix du berger les troupeaux obéissent. Votre race à la nôtre a frayé son chemin. Habitant nos maisons, nos tentes, nos cavernes, Du vieil Himalaya jusqu’à ces monts Arvernes, Vous avez pas à pas guidé le genre humain. Autour de ces volcans qui s’éteignaient à peine, Les vaches et le pâtre ont dormi dès ce jour; Et, s’ouvrant tout entière aux oeuvres du labour, La sainte Gaule a vu grandir la race humaine. Mais l’homme et le troupeau restent plus vigoureux, Nourris sur l’âpre sol de ces monts basaltiques; Tout vient s’y rajeunir, et des enfants nombreux Portent au loin le sang des vieux taureaux celtiques. Et vous, sur ces hauts lieux, vous campez jour et nuit, Mères! et vous gardez ce sang pur de mélange, Et sous vos fronts pensifs un rêve se poursuit, Rêve obscur commencé près des sources du Gange. Nos hivers ont en vain neigé sur vos flancs roux; Fécondes à jamais, calmes, intarissables, A l’ombre du palmier, du cèdre ou de l’érable, Vous livrez aux humains votre lait, sans courroux Dociles à l’enfant comme au bouvier rigide, Sans offenser sa main, vous y mangez le sel. Mieux qu’un long frêne armé de l’aiguillon cruel Vers le champ du labour son frêle osier vous guide: Car l’homme, ingrat et dur, à vos fronts résignés, Impose un joug barbare et de lourdes misères; Vous aussi vous creusez votre sillon, ô mères! Près des boeufs haletants et de sueur baignés. Vous que l’antique Asie entourait de son culte, Qui dormiez au désert près de ses doux penseurs, Ces Brahmes pleins d’amour qui préservaient d’insulte Tout arbre comme un frère, et vous comme des soeurs! Vous fûtes des vieux rois l’orgueil et l’opulence; Nous vivons tous, encor, de vos bienfaits obscurs, Des trésors de vos flancs répandus en silence; Le sage honore en vous la source des biens purs. Tandis que notre sang se corrompt dans les villes, Que nous changeons de soifs, d’ivresse et de douleurs, Votre lait et ce miel, issus des mêmes fleurs, Ont gardé leurs vertus sur ces gazons tranquilles. Elle apparaît ton oeuvre, ô Nature, en tout lieu! Dans mon coeur altéré des choses éternelles, La paix et la douceur coulent de tes mamelles, Et, par de frais sentiers, tu me conduis vers Dieu: Vers lui dont j’entrevois partout la Providence, Vers lui qu’à travers tout j’adore en ces déserts. Et j’entoure en son nom, de l’encens de mes vers, La vache aux larges flancs, mère de l’abondance. Egayé du son clair de ce cuivre argentin, Baigné des feux vermeils du couchant qui s’allume, La saine odeur du lait, de la sauge et du thym A ma lèvre irritée ôte son amertume. Autour de ces troupeaux calmes comme ces bois, Mon âme se repose, et j’y respire à l’aise; Et, tandis que mon sang s’enrichit et s’apaise, L’infini de mon coeur déborde avec ma voix; Et j’oublie un moment l’heure sombre où nous sommes, Et, peut-être, au milieu de ces fraîches senteurs, Ma pensée à longs flots coule de ces hauteurs, Plus pure devant Dieu, plus douce pour les hommes. Septembre 1866. XL Nos Morts Nous Aident. L’homme n’est jamais seul dans sa peine ou sa joie: Des témoins, des amis, sont là, sans qu’il les voie; Un regard attentif nous observe en tout lieu: Le regard de nos morts après celui de Dieu. Vivons avec nos morts, et prenons-les pour juges; Ayons-les chaque soir pour conseils, pour refuges; Sachons que nos combats sont livrés sous leurs yeux, Qu’un secours éternel nous vient de nos aïeux, Et qu’à travers les temps chaque effort méritoire Établit d’eux à nous un partage de gloire. Non, la mort ne rompt pas pour le père et l’enfant Le commerce du faible avec le triomphant; Ils peuvent s’entr’aider vaillamment l’un et l’autre, Et les mondes meilleurs touchent encore au nôtre. J’assisterai d’en haut à vos moindres soucis, Au nom de votre père ils seront adoucis; Et, grâce à vous, le Dieu qu’on prie et qui pardonne, Chers petits, me rendra plus que je ne vous donne. Ayez dans votre coeur, ayez vos morts présents; Les pleurs qu’on donne aux morts sont des pleurs bienfaisants Gardez-moi bien, amis, ma place tout entière, Et ma si douce part d’amour et de prière, Et cet autel secret chaque soir rallumé. Ainsi que je les garde à l’aïeul tant aimé. Heureux qui vit dans l’ombre, à ses tombeaux fidèle, Et trouvant chez ses morts son guide et son modèle; Une chaîne d’aïeux, c’est une chaîne d’or Qui s’enlace à nos flancs et nous dirige encor, Et par qui, sans broncher, soutenus à la taille, Nous marchons droits et forts à travers la bataille; Par qui l’on prend au ciel un invincible appui, Par qui Dieu nous soulève et nous attire en lui. Décembre 1873. XLI Prière Du Soir. Nous avons travaillé tous, chacun de son mieux; Nous avons fait notre journée, Et nous avons joué tous, vaillants et joyeux, Après la tâche terminée. Mais sommes-nous bien sûrs tous, durant nos leçons, Nos jeux, nos ébats côte à côte, D’avoir toujours été doux, sages, bons garçons, De n’avoir pas fait une faute? Le soir, c’est le moment de regarder en soi, De faire un examen suprême, Et de dire au bon Dieu: «Père, pardonnez-moi, Si j’ai bien pardonné moi-même.» Ouvrez vos petits coeurs à ce maître clément; Courbez, amis, vos jeunes têtes. Pour devenir meilleurs, parlez-lui franchement Et montrez-vous tels que vous êtes. Puis, avant de dormir, dans votre lit bien chaud, De ce doux sommeil que j’ignore, Pensez aux grands parents, à ceux qui sont là-haut, A ces deux que je pleure encore. Si vous saviez comment ils faisaient leur devoir, Combien ces âmes étaient belles!. Dieu, qui nous les reprit, nous les fera revoir; Priez-les et priez pour elles; Afin qu’à chaque aurore elles montent en Dieu, Dans ce bonheur qui croît sans cesse, Et que sur leurs enfants elles versent un peu De leur force et de leur sagesse. Priez pour moi. j’ai tant besoin de leur secours! J’ai connu des peines amères! J’ai lutté, j’ai souffert, j’ai travaillé toujours. Priez aussi pour vos deux mères! Embrassez-moi. le soir, je suis trop sérieux, Mais il ne faut pas que je pleure; Vos chers petits baisers rafraîchiront mes yeux, Et me feront la nuit meilleure. Allez dormir, ayant sur les lèvres encor Un mot d’amour et de prière; Et qu’à mes yeux, demain, après vos rêves d’or, Dieu vous rende avec sa lumière! Juillet 1876. XLII Pèlerinage. Après le cher pays où dorment les ancêtres, Ayez vos lieux sacrés, charme du souvenir, Où, sans cesse appelé, l’on aime à revenir Sous les toits des amis, sur les traces des maîtres. Le soir tombant, c’est là que l’on peut rajeunir, Qu’on retrouve la joie avec le don des larmes; Là qu’après le combat on retrempe ses armes, Que la voix du passé nous parle d’avenir. J’ai refait, pas à pas, le chemin de mon père; Vous referez le mien, chers enfants, je l’espère; Vous reviendrez pour moi, pour l’aïeul vénéré, Partout où j’ai souri, partout où j’ai pleuré. Sous un ciel lumineux comme celui d’Attique, J’ai ma ville de joie et de deuil, ville antique, Aix, la cité latine, - un nom doux à mon coeur, - De la grecque Marseille heureuse et jeune soeur; Sol aimé de Pallas et doté de l’olive, Ville du gai savoir, chanteuse accorte et vive, Où le roi troubadour, joyeux infortuné, Se nomme encor partout: «Notre bon roi René.» C’est là, grâce au soleil, que j’ai repris la force Et l’ardeur de mon sang qu’éteignait le brouillard; Qu’après un long collège et des maux de vieillard Ma tardive jeunesse a brisé son écorce. Sous ce ciel toujours bleu, dans ces bois toujours verts, J’ai senti mon coeur battre et fait mes premiers vers. Puis, sous ce même azur qui m’avait fait renaître, Parmi le souvenir des compagnons joyeux, Perdant loin du foyer mon père, mon vrai maître, J’ai mené mon grand deuil et me suis senti vieux. C’est ainsi que j’ai vu, sur cette douce terre, Commencer mon printemps et ma saison austère. Ce sol nous garde, enfants, le plus rare trésor; Une amitié de race et datant du vieux monde, Riche en mâles douceurs, en exemples féconde, M’appelait en Provence et m’y ramène encor. Sitôt qu’un rude hiver de nos brouillards m’exile, Ce ciel, tout de lumière, auprès d’un coeur tout d’or, A mon âme, à mon corps, offre un aimable asile. Là-bas tout fleurît mieux, tout, jusqu’à l’amitié; Des illustres amours c’est la terre choisie; Dans leur joie ou leur deuil la muse est de moitié. J’ai là, sans l’y chercher, trouvé ma poésie. C’était alors pour nous, pour tout un peuple heureux, Le temps des longs espoirs et des vastes pensées; Tous ardents citoyens, tous rêveurs généreux, Fils du siècle, alliés aux fils des anciens preux, Dans une égale foi nous tenions embrassés La liberté nouvelle et les gloires passées. Les arts, après les lois, venaient de rajeunir; Tenant nos rêves d’or pour suprême richesse, Nous devisions sans fin d’idéal, d’avenir. Tout n’était pas perdu dans nos jours de paresse. Mais nous avions, hélas! un dangereux travers: Pauvres, sans nul souci, nous faisions tous des vers! Je voudrais, par vos noms, vous faire tous revivre, Vous que Dieu m’a repris, vous les premiers témoins Qui, dès mes premiers pas, m’excitiez à poursuivre! Moi, je croyais en vous, et j’osai faire un livre, Objet de tant d’orgueil, oeuvre de tant de soins! S’il eût été de vous, vous l’eussiez aimé moins. Je voudrais par vos noms vous faire tous revivre. Toi qui de ce beau ciel aimais tant la chaleur, Dors, mon bon Gaszinski, dans la terre adoptive, Doux exilé, poète à la grâce naïve, Simple dans l’héroïsme et gai dans le malheur! Ta Pologne a livré sa dernière bataille; Tu n’assisteras pas à l’heure du réveil. Tes neveux et nos fils ne sont plus de ta taille; Tout vieillit et s’épuise. excepté le soleil. Dors sous les oliviers d’un paisible sommeil! Et toi le confident, toi l’ami de collège, L’ami sensé, Mentor de tous ces jeunes fous, Toi par qui la raison se montrait parmi nous; Coeur tendre, aimable esprit, comment te dépeindrai-je? L’estime et le respect entouraient tes vingt ans; Les fleurs de la sagesse ornèrent ton printemps, Et tu n’as pas cueilli leurs doux fruits en automne! Tu mourus le premier, hélas! en plein bonheur. Le premier, le plus jeune, et ta part fut la bonne: Ils finissent ainsi, les élus du Seigneur. Le succès à ton nom n’a pas mis de couronne; Mais tu mourus sans tache et tu n’as pas souffert, Toi qui m’aimais si bien, mon pauvre Guillibert! Ailleurs je t’ai pleuré, toi le sombre poète, Penseur mort au même âge et de nous seul connu, De ton berceau brumeux sous cet azur venu Sans y rasséréner ta grande âme inquiète, Que de soirs, cher Tisseur, autour des chênes verts, Jamais lassés d’errer et de causer sans trêves, Avec toi, mon émule et maître en l’art des vers, Avons-nous voyagé dans le pays des rêves! Mon poème avec nous s’avançait en chemin, T’empruntant une rime, une idée, une image, De cette oeuvre en commun je garde un témoignage, Mon livre entier relu, noté de page en page, Psyché, cinq mille vers copiés de ta main! Ami, j’ai mieux encor que ces pages si chères; Pour ton vieux compagnon tu revis dans tes frères, Et ton nom, prononcé dans tous nos entretiens, Me rend mes plus beaux jours entremêlés aux tiens, Que d’autres chers acteurs, dans cette douce histoire, Des printemps écoulés sous ce ciel généreux! Ceux-là me survivront et je compte sur eux Pour protéger mon oeuvre et garder ma mémoire. Je n’écris pas leurs noms, et je fais sans remords, Comme ils feront un jour, la grande part aux morts, Mais tous de ma jeunesse ont embelli la fête; Tous ont de mon esprit secondé le réveil. C’est pour m’être avec eux enivré de soleil Et d’ardente amitié que je devins poète. Coteaux pierreux, chargés d’arbustes toujours verts, Tièdes vallons de l’Arc aux bastides fleuries, Dans vos étroits sentiers, durant ces quatre hivers, Que vous avez ouï de folles causeries, Que vous avez caché, bercé de rêveries, Que vous avez prêté de couleurs à nos vers! Puis, dès que les hauts lieux tentaient mon coeur malade, Quand l’ardeur du désert tout à coup me prenait, Que de fois, dans la nuit, fuyant tout camarade, A travers champs, après la halte au Tholonet J’ai de Sainte-Victoire accompli l’escalade! Plus tard, sous d’autres cieux, les esprits tentateurs, Mont fait goûter l’ivresse et l’orgueil des hauteurs, Et, lisant près de Dieu sa vivante écriture, J’ai commencé mon hymne à la grande nature; Plus tard j’ai respiré la sainte horreur des bois. Mais, sur ces monts, pareils à ceux que vit Homère, Sous ces pins élégants dorés par la lumière, Du rythme harmonieux j’appris les douces lois. La muse de Platon fut ma muse première; J’entrevis sur ses pas l’idéale beauté, Et c’est l’hymne du coeur que j’ai d’abord chanté. Terre où, jeune et joyeux, je vivais comme un sage, Faisant d’un art chéri le long apprentissage, Après vingt ans et plus, nul souvenir chagrin, Nul ennui, nul remords d’un passé sans nuage Ne ternissait en moi ton ciel toujours serein. Chez toi chaque retour, ô terre fraternelle, Se marquait pour mon coeur d’une fête nouvelle; Mais tu devais aussi m’apporter mon grand deuil; De nos heureux printemps l’image est effacée, Et quand je te reviens je n’ai qu’une pensée: Je demande mon père et revois son cercueil. Me voilà, dès ce jour, au point de la carrière, Où le doute et l’ennui s’emparent des plus forts, Où l’on jette, hésitant, un regard en arrière, Où l’on a commencé de vivre avec les morts; Où l’on n’a d’aiguillon que la dure pensée D’achever au plus tôt la tâche commencée. Afin de s’endormir sans joie et sans remords. Mais à mes yeux lassés quand tout se décolore, Tu sais me rendre un peu de vie et de chaleur; Sans pouvoir à ma nuit promettre une autre aurore, Ville des souvenirs, tu m’es bien douce encore! Tu me tiens par l’attrait d’une sainte douleur: J’accomplis dans tes murs comme un pèlerinage; J’y revois un par un mille endroits consacrés. Si vous voulez, enfants, me rendre témoignage, Si vous gardez mon culte et mon nom d’âge en âge, Vous aimerez ces lieux et vous y reviendrez! Mars 1874. XLIII Travaillons. Mes enfants, il faut qu’on travaille! Il faut tous, dans le droit chemin, Faire un métier, vaille que vaille, Ou de l’esprit ou de la main. Nul ici-bas ne se repose. Il n’est rien d’inerte et d’oisif, Ni l’oiseau, ni même la rose, Ni ce vieux front chauve et pensif. La fleur travaille sur la branche; Le lis, dans toute sa splendeur, Travaille à sa tunique blanche, L’oranger à sa douce odeur. Si la sève, oisive et sans force, Dormait sans aider au soleil, Comment, sur cette noire écorce, Apparaîtrait un fruit vermeil! Voyez cet oiseau qui voltige Vers ces brebis, sur ces buissons. N’a-t-il rien qu’un joyeux vertige? Ne songe-t-il qu’à ses chansons? Il songe aux petits qui vont naître Et leur prépare un nid bien doux; Il travaille, il souffre peut-être, Comme un père l’a fait pour vous. Ce bon cheval qui vous ramène Sur les sentiers grimpants des bois, Croyez-vous qu’il n’ait point de peine A vous porter quatre à la fois? Et pourtant c’est comme une fête Lorsqu’il vous sent tous sur son dos; Les autres jours, la pauvre bête Traîne de bien plus lourds fardeaux. Entendez crier la charrue Tout près de vous, là, dans ce champ; Voici l’attelage qui sue Et qui fume au soleil couchant. Ils y vont de toutes leurs forces, Et de la tête et du poitrail, Ces deux grands boeufs aux jambes torses. Certes, c’est là du bon travail! Là-bas, le chien court, saute, aboie Et poursuit brebis et béliers. Croyez-vous que c’est de la joie, Qu’il folâtre sous les halliers? Il va, grondé, battu peut-être, De l’un à l’autre en s’essoufflant; Il va, sur un signe du maître, Rassembler le troupeau bêlant. Mais qui bourdonne à mes oreilles? Regardez bien! vous pourrez voir Nos chères petites abeilles Qui butinent dans le blé noir. C’est pour vous que ces ouvrières Travaillent de tous les côtés; Sur les jasmins, sur les bruyères, Elles vont cueillir vos goûters. En rentrant vous serez bien aises De trouver votre couvert mis, D’avoir encore, après les fraises, Un miel brun sur votre pain bis. Quand, pour mieux finir la journée, Le soir, allumant un bon feu, Près de la grande cheminée Vous inventerez quelque jeu; Si, dans un coin, seul, en silence, Penchant la tête et fermant l’oeil, Pendant que l’on rit, que l’on danse, Je m’étends sur mon vieux fauteuil; A me voir sans parler ou lire, Sans plus faire un geste, un effort, Vous direz, avec un sourire: Voilà le père qui s’endort. Non, je ne dors pas, je voyage Avec vous en maints lieux divers; Et, pour vous prêcher le courage, Chers petits, je vous fais ces vers. Ils ne vont pas tout d’une haleine, Ils ne me tombent pas du ciel; Et ce n’est pas non plus sans peine. Que les abeilles font leur miel. Sachez qu’une belle pensée, Qu’une image aux vives couleurs, N’est pas cueillie ou ramassée Comme un fruit ou comme une fleur. Quand j’ai rencontré, d’aventure, Un grand vers, des traits éclatants. Dans mon âme et dans la nature, C’est que j’avais fouillé longtemps. Dieu seul a le travail facile. L’univers est toujours dispos Sous ses doigts, et toujours docile. Et Dieu n’est jamais en repos. A toute heure il ordonne, il crée Un astre, un monde, un coeur béni; Il étend son oeuvre sacrée, Sans fin, dans l’espace infini. Et nous, qu’il fit à son image, Armés de l’esprit créateur, Nous avons tous un noble ouvrage, Un monde à faire en notre coeur. Nous pouvons agrandir la vie, L’emplir de lumière et d’amour, Rien qu’en travaillant, purs d’envie, A notre pain de chaque jour. Il n’est point de peine perdue Et point d’inutile devoir; La récompense nous est due, Si nous savons bien la vouloir. Le moindre effort l’accroît sans cesse, Surtout s’il a fallu souffrir. Travaillez donc, et sans faiblesse. Ne plus travailler, c’est mourir. Avril 1875. XLIV Soyez Des Hommes. J’ai trop souvent, mes doux lecteurs, Parmi les bruyères fleuries, Parmi les bois, sur les hauteurs, Conduit vos jeunes rêveries. J’aimais à cueillir, à genoux, Au bord des neiges les fleurs roses, Sous mes doigts exprimant pour vous Les parfums intimes des choses. Je voulais, seul, dans ces beaux lieux, Loin du monde, à côté des nues, Nourrir vos coeurs purs et joyeux Du miel des plantes inconnues; Et dans le calme des forêts, Aux feux des aurores vermeilles, Vous faire adorer de plus près Le Dieu qui créa ces merveilles. Ce Dieu nous appelle, aujourd’hui, Autre part que dans la nature: Il nous faut pour marcher à lui Revêtir une forte armure. Notre poste est dans les cités, Dans ces combats à toute outrance Où l’on blesse des deux côtés, Ô Christ! votre soldat. la France. Déserts visités en rêvant, J’aspirai, du moins, sur vos cimes, Dans le souffle du Dieu vivant L’espoir et les désirs sublimes. C’est lui que nous allions chercher Sous les sapins, sur la bruyère; Nous grandissions sur le rocher, Dans l’art sacré de la prière; Et nous rapportons des sommets Mieux que des vers et des fleurs vaines, Une foi qui ne meurt jamais, Et l’amour, ce sang de nos veines. En cueillant les lis frais éclos, Ma muse, à ces heures champêtres, Taillait aussi des javelots Dans les frênes et dans les hêtres. Montrez, amis, à quoi vous sert D’avoir habité son domaine; Sortis plus vaillants du désert, Entrez dans la bataille humaine. Élevez vos coeurs et vos yeux Vers les sommets de notre histoire; Saluez l’oeuvre des aïeux Et leurs noms rayonnants de gloire. Pour exciter votre vigueur Nourrissez-vous de leurs exemples; Humbles comme eux près du Seigneur, Soyez fiers au sortir des temples. Fuyez, oubliez pour toujours, Tout prêts à de sanglants baptêmes, Les fleurs, les chansons, les amours, Mes chères Alpes elles-mêmes, Le bleu des lacs si doux à voir, Les bois, ma vieille idolâtrie. Tout ce qui n’est pas le Devoir, Tout ce qui n’est pas la Patrie. Ne soupirons plus mollement. Fuyons toute lyre énervante. Arrière le faux sentiment! Place à la foi ferme et vivante! Il faut de plus mâles sauveurs Dans l’affreux orage où nous sommes. Nous avons eu trop de rêveurs. Soyez des hommes. 1878 XLV L'Escalade. I Du sommet, vierge encor, but de notre journée, Et d’où la plaine immense est au loin dominée, Un taillis nous sépare, ardu, planté de houx, Hérissé de bruyère entre de noirs cailloux. Las de gravir, assis sur un roc de basalte, Avant l’heure, aux trois quarts du chemin je fais halte. Tourné vers ces hauts lieux d’où je me sens banni, J’étanche la sueur de mon front dégarni. Mais eux! comme enivrés d’être seuls et sans guide, Dressant vers l’inconnu leur jeune tête avide, Et par de joyeux cris l’un l’autre s’animant, Les deux vaillants garçons grimpent allègrement. Moi, je les suis du coeur, et, comme dans un rêve, Je crois que mon désir les porte et les soulève; Quand mon regard les perd sous le taillis plus noir, Je les devine encore en cessant de les voir. Voici qu’un vent rapide écarte un peu les branches: Le vert sombre des houx trahit leurs vestes blanches. Un rocher, par moment, me les cache, et soudain J’ai revu, bondissants, le chevreuil et le daim. On s’arrête; et vers moi, durant la courte étape, Prompt à me rassurer, un long hourra s’échappe. Et j’applaudis, heureux témoin de leur essor; Et du fond de mon coeur je les exhorte encor. II Courage! enfants, montez où je ne puis atteindre! J’ai fait ce que j’ai pu, j’ai montré le chemin; Je suis las, l’heure approche où mon feu va s’éteindre; C’est à vous de me tendre une vaillante main. C’est à vous d’emporter mon âme sur vos ailes, D’annoncer une aurore au soir qui va finir; C’est par vous, par vos yeux, ô mes oiseaux fidèles, Que mes yeux et mon coeur plongent dans l’avenir. A vous voir sur ces monts, souples, joyeux, alertes, Altérés d’inconnu, fuir à travers les bois, Je sens, avec l’air vif de ces cimes désertes, Courir dans mon vieux sang les ardeurs d’autrefois. Ma jeunesse revient, mais sereine, apaisée; C’est la même chaleur avec un jour plus pur, C’est un ciel à midi, s’humectant de rosée, C’est l’arbre encore en fleur couronné de fruit mûr. Un flot de vie en moi de partout s’insinue, Comme un présent du ciel et comme un don de vous; Je sens, de ma saison tout à coup revenue, La verdure aussi fraîche et le parfum plus doux. Quand le chêne au tronc creux n’a d’entier que l’écorce, Ainsi l’abeille y fait sa divine liqueur; Il sera consolé d’avoir perdu sa force. Le chêne, au lieu de sève, a du miel dans le coeur. Volez donc, posez-vous sur toutes ces merveilles, Sur ces fleurs des hauts lieux qui vous restent ouverts, C’est de vous que j’attends, ô mes chères abeilles, La sève de mon âme et le miel de mes vers. Allez sur les sommets d’où la clarté ruisselle, Cueillir plus haut que moi votre part d’idéal; Emportez de ces bois quelque vertu nouvelle, Pour en faire aux aïeux un tribut filial. Chantez, jeunes oiseaux, le chêne va se taire! Ce qu’ébauchait ma vie, à vous de le finir. Puisse grandir en vous notre âme héréditaire, Et mon père, attendri, par vos mains me bénir. Que m’importent mes jours si près de disparaître, Enfants, mes seuls objets d’espérance ou d’effroi! J’aime en vous l’avenir, tous ceux qui doivent naître Et tous ces morts sacrés que je sens vivre en moi. De ma mère aux doux yeux vous êtes le sourire, A travers nos soucis, la grâce et le bonheur; Sang de l’auguste aïeul qui se plut à m’instruire, Vous êtes le devoir et vous serez l’honneur. Marchez donc vaillamment pour que je me repose, Et partis de la pierre où lassé je m’assieds, Parvenus sur ce pic baigné de vapeur rose, Voyez-moi de bien haut et dans l’ombre à vos pieds. Que cet âpre sentier sourie à votre audace! Prenez pour but ces lieux d’un difficile accès, Où les intérêts vils n’ont pas marqué leur trace. La gloire est dans l’effort. Qu’importe le succès! Le pèlerin d’en haut souvent tombe ou chancelle; Il se heurte, il se brise à l’obstacle maudit; Mais, tandis que son corps s’use à la rude échelle, Son esprit la dépasse et son âme grandit. Montez dans la douleur, sûrs de la récompense; Quand le but invoqué s’enfuirait devant vous, Vers le faîte entrevu de tout homme qui pense, Montez d’un pas plus ferme et plus hardi que nous. Saisissez donc, enfants, ce flambeau de la vie; Tandis que les vieillards se querellent entre eux, Partez, jeunes coureurs, purs de crainte et d’envie, Éclairant sous vos pas l’avenir ténébreux. Montez jusqu’où visait le rêve de vos pères; Et sans rien accepter dans ce temps odieux, Tâchez, dans vos combats, sous des astres prospères, De venger notre injure et d’absoudre nos dieux. Prenez la voie étroite, et pour prix de vos peines, En plein azur, assis sur ce rocher vermeil, Attirez de vos mains, vers ces hauteurs sereines, Mon âme qui vous suit du côté du soleil. III Encor quelques degrés franchis de ce pas ferme, Et de l’âpre escalade ils atteindront le terme. Le sommet désiré va leur livrer ses fleurs. Des cieux mélangés d’ombre et de sombres couleurs Le soleil plus rapide embrasse au loin la voûte: Il s’abaisse; on dirait qu’il veut, las de sa route, Choisir, pour s’y poser dans le calme du soir, Ce faîte où deux enfants ont rêvé de s’asseoir. Du rocher qui flamboie aux deux coureurs que j’aime, Mesuré par mes yeux, l’intervalle est le même Qu’entre ce trône ardent et les pieds d’or du Dieu Le terme de la course apparaît au milieu. Or, songeant au duel de Jacob et de l’ange, Moi j’assistais d’en bas à cette lutte étrange. Cependant les troupeaux, les hommes de labour, Se hâtent vers la plaine avant la fin du jour. A travers la bruyère et les taillis en pente, Sur la roche inégale où le sentier serpente, Les chèvres, les brebis, les vaches au poil roux, Passent en longue file en contournant les houx. Des rebords du plateau jusque vers la colline Tinte à chaque détour la clochette argentine. Voici, tout près de moi, le chien et le berger. Je ne suis plus pour eux un bizarre étranger. Le vieux pâtre interrompt sa ballade ingénue; Il s’approche, il m’adresse un mot de bienvenue. Il sait de quoi je songe, et, d’un geste joyeux, Lève un bras vers la cime où se tournent mes yeux. Il sourit, et, flattant l’orgueil qui me travaille, Il vante de mes gars la souplesse et la taille; Et jamais à mon coeur, jamais si douce voix Ne vaut ce mâle éloge en son rude patois. Mais le soleil déjà touche à l’ardente roche, Et le basalte aigu s’enflamme à son approche. Tout à coup, s’affaissant sur le sombre plateau, - Comme un bloc de fer rouge écrasé du marteau S’éparpille en éclairs contre la noire enclume, - L’astre en feu rejaillit, et tout l’azur s’allume. Or, du même coup d’oeil qui saisit dans les airs Les jets de l’incendie et le vol des éclairs, J’aperçois, dessinés en silhouette noire, Mes gars, les bras levés en signe de victoire. Voilà le globe d’or descendu derrière eux. Un trait rouge a bordé le profil ténébreux Du rocher dominant la montagne aux flancs sombres. Dans le ciel bleu je vois s’agrandir les deux ombres; Et, de là-haut, deux cris serrés et triomphants M’apportent le salut et l’orgueil des enfants. Alors, bénissant Dieu de mon oeuvre achevée, Heureux d’ouvrir l’espace à ma chère couvée, Je songe que le jour du combat va venir Pour eux, et qu’il s’agit pour moi de bien finir; Et je me réjouis par-dessus toute chose, De laisser après moi des soldats à ma cause, Au droit, à l’idéal, à tout ce que je crois; Des fidèles, enfin, au Dieu mort sur la croix. Le passé disparaît dans ce rêve suprême, Et je sens tout mon coeur, détaché de moi-même, S’envoler vers mes fils dans ces champs lumineux, Pour vivre de leur vie et s’absorber en eux. Avril 1866. XLVI La Soeur Cadette. Il faut nous aimer encor mieux, Chère petite abandonnée!. Pour faire au loin d’autres heureux, Elle s’en va, la soeur aînée. On la chérit, je le sais bien, Là-bas dans sa maison nouvelle; Mais c’était mon ange et le tien; Que ferons-nous tous deux sans elle? Tu viendras t’asseoir plus souvent Près du fauteuil héréditaire Où j’écrivais auparavant, Où je rêve, hélas! sans rien faire. Ce joyeux bonjour d’autrefois, A mon coeur pressé de l’entendre, Chaque matin ta douce voix Saura le dire encor plus tendre. Je puis encor me reposer Sur la Muse active et discrète Qui fait, sans y perdre un baiser, Le ménage de ma chambrette; Qui rend aux rayons, au tiroir, Papiers, brochures entamées, Et me dicte, sans le savoir, Toutes mes meilleures pensées. On nous a pris ta grande soeur! Mais déjà tu sais, ma chérie, Près du père et près du rêveur, Être, à la fois, Marthe et Marie. Jadis dans vos soins partagés, Dans l’utile emploi de chaque heure Souriante et les doigts légers, Tu prenais la part la meilleure: Les crayons, les airs de Mozart, Les livres qu’on peut lire ensemble, Les beaux fruits rangés avec art, Les fleurs. tout ce qui te ressemble. Sans y laisser ta bonne humeur, Tu savais de ta fine plume, Rendre lisible à l’imprimeur Le brouillon d’un futur volume. Déchiffrer mes vers d’un oeil sûr Et copier jusqu’à ma prose, C’était ton métier le plus dur. A présent, c’est bien autre chose! Tl ne suffit pas de charmer; Il faut, en bonne ménagère, Prévoir, compter, ouvrir, fermer, Être lieutenant de la mère; Contenter de mille façons, Sans que nul ne geigne, ou ne grogne, Un vieux père et trois grands garçons. Ce n’est pas petite besogne! Et tu la fais d’un ton si doux, Avec une bonté si pleine, Que le coeur seul souffre chez nous De l’absence de notre Hélène. Et c’est toi le plus longuement Qui, parmi tes grandes affaires, Viens écouter, esprit charmant, Mes radotages littéraires. Où trouverai-je une douceur Après ce jour que j’appréhende, Lorsque Adda, la petite soeur, Nous manquera comme la grande? Et vous savez, mon Dieu, pourtant, Si je le veux, si je l’appelle Ce cruel, cet heureux instant, Ce coeur qui sera digne d’elle! Dût-elle habiter loin de nous, Vous lui réservez, je l’espère, Comme à sa soeur, un brave époux, Un fils pour moi, pour tous un frère. Et vous me permettrez, Seigneur, Ayant uni ce couple tendre, De voir, quelques jours, son bonheur; Mais après. vous pouvez me prendre. 1878 XLVII La Vieille Maison. Enfants, je laisse un héritage Modeste, comme de raison; Mais, quand vous ferez le partage, Gardez cette vieille maison! Les beaux messieurs de grande ville Ne lui trouvent guère d’appas. Ma petite maison tranquille, Amis, ne la méprisez pas. Heureux, si le bon Dieu vous donne Ce qu’elle abrita de bonheur! Là, sans faire ombrage à personne, On vivait simple avec honneur. A plus de cent ans en arrière Du jour où vint mon fils aîné, On posait sa première pierre. Et c’est là que mon père est né. Ce toit sacré, je le respecte! J’aime à l’embellir en rêvant; L’antique aïeul son architecte Fut un soldat, puis un savant. Cadet de race, un peu rebelle, Il préférait aux grands partis Femme sans dot, mais bonne et belle: C’est d’eux que nous sommes sortis. Dieu nous a gardé leur demeure, Honorez donc, à votre tour, Ces murs où j’appris, de bonne heure, La paix, le travail et l’amour! J’y passai trop peu de journées: Le devoir m’appelait ailleurs, En d’autres sphères moins bornées, Mais d’où l’on ne sort pas meilleurs: Naguère, écoliers, dans l’attente, Vos congés vers l’humble manoir Vous ramenaient chez la grand’tante Toute heureuse de vous avoir. Là, plus rien n’était à la mode Et j’y trouvais une douceur: Tout était vieux, simple et commode Et tous les dons venaient du coeur. Dans un jardin de quelques mètres Des rieurs, un arbre, un filet d’eau. Et vous étiez les joyeux maîtres Du cerisier et du ruisseau. Tandis que vous jetiez la ligne A des poissons toujours absents, Un canard blanc, que dis-je, un cygne Coulait vos vaisseaux menaçants. Moi, plus que vous enfant, peut-être, Le coeur et les yeux grands ouverts, Je vous suivais de ma fenêtre Tout en griffonnant quelques vers. Pour aimer ces vieux murs que j’aime, Songez à vos premiers ébats, A la bonté, toujours la même, Qui nous rappelait tous là-bas. Vous serez fidèles, j’espère, Aux souvenirs que je défends: Amis, comme votre vieux père Restez toujours, restez enfants. Hélas, après des funérailles, Voilà que des indifférents Vont remplacer dans ces murailles La dernière des grands parents. Tous ces vieux meubles que j’enlève Aux chères places d’autrefois, Avec nous, sans repos ni trêve, Vont voyager sous d’autres toits. Mais vous êtes encor les maîtres Du petit manoir consacré. Certes, ce toit de vos ancêtres Ce n’est pas moi qui le vendrai! Chacun va suivre sa carrière, Puisque Dieu nous a dit: marchez! Donc, sans regarder en arrière, Tous au travail! allez, cherchez, Dispersez-vous, la terre est grande! Mais lorsque après un fier labeur Vous aurez fait ce que demande Le besoin, et surtout l’honneur, Si l’un de vous, tendre et modeste, Fidèle, épris du souvenir, Dans l’humble maison qui nous reste S’applique, un jour, à revenir; S’il se fait, sous ces vieilles pierres, Un nid pour deux vrais amoureux, Celui-là, parmi tous ses frères, Ne sera pas le moins heureux. Septembre 1877. Note. (1) Puech, mot celtique resté usuel en Auvergne pour désigner une montagne, une hauteur de forme conique; de là le mot de Puy: le Puy de Dôme, le Puy en Velay.(Note tirée du correspondant 1866 Tome 69 P814.) Source: http://www.poesies.net